Cours d’agriculture (Rozier)/COQUILLAGE, COQUILLE

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Hôtel Serpente (Tome troisièmep. 480-484).


COQUILLAGE, COQUILLE. C’est à ces substances, c’est au débris des madrépores, des lithophites ; en un mot, à tous les débris des logemens des insectes, soit de mer, soit d’eau douce, que l’on doit attribuer la formation des faluns immenses de Tourraine ; c’est à ces débris pulvérisés & atténués à l’excès, que la craie doit son origine, ainsi que la pierre calcaire, les marbres, &c. Pour rendre raison de ces phénomènes, il faut considérer les coquilles sous trois points de vue différens.

I. Les coquilles entières ont été rassemblées en masse, & souvent par couche de plusieurs pieds : tels sont ces grands bancs d’huîtres, longues souvent de près d’un pied, sur trois à quatre pouces de largeur, & dont on dit que son analogue vivant se trouve aujourd’hui aux grandes Indes. L’on trouve ces bancs, devenus fossiles, dans le bas Dauphiné, la basse Provence, le bas Languedoc, & ces huîtres sont mêlées avec de l’argile plus ou moins pure ; quelques-unes sont encore dans leur premier état, & d’autres ne sont lapidifiées qu’en partie. Je crois que la substance même de l’animal est une des causes principales qui a le plus concouru à la lapidification : dans cet état, les coquilles ne contribuent pas plus à la bonification des champs, qu’un morceau de pierre calcaire.

Si la coquille a resté dans son état naturel, & que, dans cet état, elle ait été brisée par parcelles, alors le frottement des unes contre les autres les a usées, les a limées, & en a converti une certaine quantité en chaux naturelle ; alors ces détritus peuvent former un excellent engrais.

Si ces coquilles & leurs parcelles ont toutes été réduites à l’état de poussière, semblable à celle de la chaux éteinte à l’air ; si cette poussière forme des amas considérables, ou a des bancs de craie : si, enfin, la poussière la plus atténuée a été unie à de l’argile bien pure & bien fine, voilà l’origine de la marne, & le principe de sa fécondité.

Comment ces coquilles ont-elles été arrachées du fond de la mer, des rochers auxquels elles étoient attachées ? comment & quand ont-elles été desséminées sur notre terre, pour y paroître, soit en bancs, soit en masses énormes, soit répandues çà & là ? Ce sont autant de problêmes que je n’entreprendrai pas de résoudre, & desquels on n’a donné, jusqu’à ce jour, aucune solution parfaitement, satisfaisante. Plusieurs hypothèses, publiées sur ce sujet, sont très-ingénieuses ; mais elles ont toujours un côté foible, & ne sont d’aucune utilité pour l’agriculture.

II. Les coquilles, madrépores, coraux ; en un mot, les anciens logemens des animaux, & fabriqués par eux, sont aujourd’hui dans deux états ; ou ils sont fossiles c’est-à-dire, changés en pierre ; ou ils n’ont éprouvé aucune altération. Dans le premier cas, ils forment la pierre calcaire, que nous réduisons en chaux ; (voyez ce mot) & cette chaux sert à bâtir nos maisons, & à amender les terres. Dans le second, c’est-à-dire, lorsque la coquille est telle qu’elle sort de la mer, on trouve un puissant engrais : portée sur nos champs, elle leur communique d’abord le sel marin dont elle est imprégnée ; ensuite elle se décompose peu à peu par l’action des météores, par le frottement de la charrue, &c. & fournit peu à peu la substance calcaire, qui s’unissant avec les débris des végétaux, forme l’humus ou terre végétale par excellence ; (Voyez Terre végétale) en un mot, la seule qui soit véritablement soluble dans l’eau, & la seule qui forme la charpente des plantes.

Il y a plusieurs manières de fertiliser les champs avec des coquilles. 1°. Si elles sont fossiles & en corps solide, en les réduisant en poudre fine, au moyen des bocards, pilons, &c. 2°. Si la nature les a déjà réduites en poussière, & si cette poussière, ou seule, ou unie à d’autres portions terreuses, forme des masses solides, il faut encore recourir aux pilons. 3°. Si la consistance de ces masses est lâche, peu serrée, peu compacte, le frottement, des chocs légers suffiront pour détruire l’adhésion de ces parties ; telles sont les craies. 4°. Enfin, cette poussière est simplement unie à une terre quelconque, sans être solidifiée, telle que la marne, elle se dissoudra sur nos champs par le seul contact de l’air, du soleil, des pluies, &c. Voilà pour les coquilles fossiles, ou réduites à un état de chaux par les mains de la nature.

III. Les coquillages, tels qu’ils existent aujourd’hui, tels qu’on les tire du sein de la mer, ou qu’on les ramasse sur ses bords, deviennent, par l’industrie de l’homme, un excellent engrais, suivant les circonstances & la nature du sol qui doit être engraissé. (Voyez les mots Amendement, Engrais) Il y a plusieurs manière de les employer ; 1°. Ou en les faisant calciner comme la pierre calcaire ; & alors on les réduit en véritable chaux, telle que celle employée pour le mortier. (Voyez ce qui a été dit à l’article Chaux)

2°. En leur faisant éprouver un degré de chaleur capable de pénétrer leurs parties, sans les convertir en chaux ;

3°. En les portant sur le champ, telles qu’on les retire de la mer.

Par la première méthode, le champ est engraissé aussitôt : par la seconde, l’opération est plus longue ; il l’est dans l’année même, parce que la chaleur imprimée à la substance de la coquille, commence à détruire le lien d’adhésion de ses parties, & peu à peu l’air, la pluie, &c. en isolent chaque partie : enfin, par la troisième, l’engrais s’établit insensiblement, à la longue & d’année en année, par la décomposition de la coquille. Je préférerais cette dernière méthode pour nos provinces méridionales, & sur-tout pour les terreins peu riches en végétaux, & dont le sol a peu de ténacité. De ces principes de théorie, venons à la pratique qui doit les confirmer : je vais emprunter les expériences suivantes du Journal économique du mois d’août, année 1743. Cet article a été tiré des Journaux anglois. Le mémoire est intitulé : Manière d’engraisser les terres avec des coquillages de mer, dans les provinces de Londonderry & de Donnegall en Irlande, publiée par l’Archevêque de Dublin. « Sur la côte de la mer, l’engrais ordinaire consiste en coquillages : vers la partie orientale de sa baie de Londonderry, il y a plusieurs éminences que l’on apperçoit presque dans le temps de la marée basse : elles ne sont composées que de coquillages de toutes sortes, sur-tout de pétuncles, de moules, &c. Les gens du pays viennent avec des chaloupes, pendant la basse eau, & emportent des charges entières de ces coquillages : ils les laissent en tas sur la côte, jusqu’à ce qu’ils soient secs ; ensuite ils les emportent dans des chaloupes, en remontant les rivières, & après cela, dans des sacs sur des chevaux, l’espace de six à sept milles dans les terres : on emploie quelquefois quarante, jusqu’à quatre-vingts barils pour un arpent. Ces coquillages font bien dans les terres marécageuses, argileuses, humides, serrées, dans les bruyères ; mais ils ne sont pas bons pour les terres sablonneuses. Cet engrais dure si longtemps, que personne n’en peut déterminer le terme : la raison en est vraisemblablement, que les coquillages se dissolvent tous les ans, petit à petit, jusqu’à ce qu’ils soient entièrement épuisés ; ce qui n’arrive qu’après un temps considérable, au-lieu que la chaux opère tout d’un coup ; mais il faut observer que le terrein devient si tendre en six ou sept ans, que le blé y pousse trop abondamment, & donne de la paille si longue, qu’elle ne peut se soutenir. Pour lors, il faut laisser reposer la terre un an ou deux, afin de ralentir sa fermentation, & d’augmenter sa consistance ; après quoi la terre rapportera, & continuera de le faire pendant vingt ou trente années. Dans les années où on ne laboure point la terre, elle produit un beau gazon, émaillé de marguerites ; & rien n’est si beau, que de voir une montagne haute & escarpée, qui, quelques années auparavant, étoit noire de bruyères, paroître tout d’un coup couverte de fleurs & de verdure. Cet engrais rend le gazon plus fin, plus épais & plus court : cet amendement contribue à détruire les mauvaises herbes, ou du moins il n’en produit pas comme le fumier. Telle est la méthode dont on se sert pour améliorer les terres stériles & marécageuses. »

» Les habitans du pays répandent un peu de fumier ou de litière sur la terre, & sèment par-dessus des coquilles, lorsqu’ils veulent faire croître des pommes de terre, & ils les plantent, ou à un pied les unes des autres, ou quelquefois dans des sillons, à six ou sept pieds de distance. Au mot Pomme de terre, on trouvera la manière de les cultiver dans ce pays. »

» Les trois premières années, les pommes de terre occupent le terrein ; on le laboure à la quatrième & on y sème de l’orge : la récolte est fort bonne pendant plusieurs années de suite. »

» On remarque que les coquilles réussissent mieux dans les terreins marécageux, où la surface est de tourbe, parce que la tourbe est le produit des végétaux réduits en terreau, & dont les parties salines ont été entraînées par l’eau. »

» En creusant à un pied de profondeur, dans presque tous les endroits autour de la baie de Londonderry, on trouve des coquilles & des bancs entiers qui en sont faits ; mais ces coquilles, quoique plus entières que celles qu’on apporte de Shell-Island, ne sont pas si bonnes pour amender des terres. » (Il auroit fallu indiquer la différence qui se trouve entre les espèces de ces coquilles, & les premières, ou si ce sont les mêmes. Je regarde les coquilles d’huîtres comme les meilleures, parce qu’elles sont plutôt attaquées par les météores, à cause de leur porosité, & des couches écailleuses dont elles sont formées.) »

» La terre, près de la côte, produit du blé passable, & les coquilles seules ne produisent pas l’effet qu’on en attend, si on n’y met un peu de fumier. »

Cette dernière remarque de l’Archevêque de Dublin justifie le principe que j’ai si souvent répété, (voy. le mot Amendement) & que je répéterai plus souvent encore dans le cours de cet Ouvrage. Pour qu’un engrais agisse, il faut qu’il soit réduit à l’état savonneux, afin qu’il soit soluble à l’eau, & que, dans cet état, il puisse s’insinuer dans les conduits séveux de la plante. (Voyez le mot Engrais) Mais pourquoi l’engrais de coquillages réussit-il dans les parties éloignées de la mer, & non pas sur ses bords, jusqu’à une certaine distance ? C’est que le terrein qui l’avoisine, ne manque pas de sel ; il y est entraîné & porté par les vents humides de mer, & déposé avant que ces vents aient pénétré à un éloignement dans les terres. Ce sol n’a donc pas besoin d’engrais purement salin, mais d’engrais animal, huileux, graisseux, &c. afin que ce sel se combine avec ce dernier & fasse avec lui un corps savonneux.

Dans les pays, au contraire, éloignés de la mer, la partie saline est en trop petite quantité ; c’est pourquoi la chaux, la marne, les coquillages, &c. produisent le meilleur effet : la partie animale y est assez abondante ; de manière que le sel marin, ou sel de cuisine, est ici un très-bon engrais, & là il devient nuisible. Ce n’est pas tout : si on employoit sans restriction, dans les pays chauds & secs, la méthode publiée par l’Archevêque de Dublin, on perdroit ses récoltes en grains : la chaleur est trop forte, les pluies trop peu abondantes, & l’activité du sel nuiroit à la végétation. Étudions le pays que nous habitons, & voyons s’il se trouve dans la même circonstance que celui dont on parle, avant d’adopter les pratiques, bonnes en elles-mêmes, mais en général mauvaises. L’emploi des coquilles peut être très-utile dans les cantons naturellement froids & pluvieux, comme en Normandie, en Bretagne, en Artois, en Flandres, en Picardie ; &c. mais, comme tel, nuisible en Provence, en Languedoc, le long du rivage.

Malgré ce que je viens de dire, j’adopte très-fort son usage, même pour ces provinces, avec la restriction suivante. Je voudrois qu’on fît, dans une fosse où l’on pourroit conduire l’eau à volonté, un lit de coquillage, un lit de fumier ; ce dernier double du premier, & ainsi de suite, jusqu’à ce que la fosse fût remplie : si c’est dans l’été, la remplir d’eau, afin que cette eau, aidée par la chaleur du fumier lors de sa fermentation, pénétrât les couches dont la coquille est formée ; peu à peu la combinaison savonneuse s’établiroit ; enfin, lorsqu’on tireroit de la fosse, un ou deux ans après, la coquille, elle seroit presque détruite, ou du moins entièrement pénétrée par le suc du fumier. Si on donne trop d’eau à ce fumier, la fermentation sera foible ; il faut simplement entretenir son humidité, & rien de plus. La première eau sera bientôt évaporée ans les pays chauds ; on doit concevoir que l’activité du sel calcaire est diminuée ; que, par son union avec la substance graisseuse, il a déjà formé la substance savonneuse ; enfin, que la masse de la coquille est plus susceptible d’être décomposée par l’air, par le soleil, par les pluies, &c.

Je désire encore que ces coquilles, que ce fumier, soit jeté sur les terres qui reposent ou sont en jachères dès le mois de novembre, & qu’il soit aussitôt enterré par un fort coup de charrue à versoir : il travaillera admirablement pendant cette année de repos, & ne brûlera pas la récolte de l’année suivante.