Découverte de la Terre/Deuxième partie/Texte entier

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Découverte de la Terre (1878)
Histoire des grands voyages et des grands voyageurs
2
J. Hetzel.

CHAPITRE PREMIER

Les Conquistadores de l’Amérique centrale.

I


Hojeda. — Améric Vespuce. — Son nom donné au Nouveau-Monde. — Juan de la Cosa. — V. Yanez Pinzon. — Bastidas. — Diego de Lepe. — Diaz de Solis. — Ponce de Léon et la Floride. — Balboa découvre l’océan Pacifique. — Grijalva explore les côtes du Mexique.

Les lettres et les récits de Colomb et de ses compagnons, qui s’étendaient complaisamment sur l’abondance de l’or et des perles trouvés dans les pays récemment découverts, avaient enflammé l’imagination d’un certain nombre de commerçants avides et d’une foule de gentilshommes, amoureux des aventures.

Le 10 avril 1495, le gouvernement espagnol avait publié une permission générale d’aller découvrir de nouvelles terres ; mais les abus qui se produisirent aussitôt et les plaintes de Colomb, sur les priviléges duquel on empiétait ainsi, amenèrent le retrait de cette cédule, le 2 juin 1497. Quatre ans plus tard, il fallut encore renouveler la prohibition et lui donner, comme sanction, des peines plus sévères.

Il se produisit alors une sorte d’entraînement général, favorisé, du reste, par l’évêque de Badajoz, Fonseca, dont Colomb eut tant à se plaindre, et par les mains de qui passaient toutes les affaires des Indes.

À peine l’Amiral venait-il de quitter San-Lucar pour son troisième voyage, que quatre expéditions de découverte s’organisèrent presque simultanément aux frais de riches armateurs, au premier rang desquels figurent les Pinzon et Améric Vespuce.

De ces expéditions, la première, composée de quatre navires, quitta le port de Santa-Maria, le 20 mai 1499, sous le commandement d’Alonso de Hojeda, qui emmenait avec lui Juan de La Cosa, comme pilote, et Améric Vespuce, dont les fonctions ne sont pas déterminées, mais qui semble avoir été l’astronome de la flotte.

Avant de résumer très-brièvement l’historique de ce voyage, nous donnerons quelques détails sur ces trois hommes, dont le dernier surtout joue dans l’histoire de la découverte du nouveau monde un rôle d’autant plus important que celui-ci a reçu son nom.

Hojeda, né à Cuenca vers 1465, élevé dans la maison des ducs de Médina-Celi, avait fait ses premières armes dans les guerres contre les Maures. Enrôlé parmi les aventuriers que Colomb avait recrutés pour son second voyage, il s’était à plusieurs reprises fait remarquer par sa froide résolution en même temps que par les ressources de son esprit ingénieux. Quelles causes amenèrent entre Colomb et Hojeda une rupture complète, après les services éminents que ce dernier avait rendus, notamment en 1495, où il avait décidé de la bataille de La Vega dans laquelle la confédération caraïbe fut anéantie ? On ne sait. Toujours est-il qu’à son arrivée en Espagne, Hojeda trouva auprès de Fonseca appui et protection. Le ministre des Indes lui aurait même communiqué, dit-on, le journal du dernier voyage de l’Amiral et la carte des pays qu’il avait découverts.

Le premier pilote de Hojeda était Juan de La Cosa, né vraisemblablement à Santona, dans le pays biscayen. Il avait souvent navigué à la côte d’Afrique avant d’accompagner Colomb dans son premier voyage et dans la seconde expédition, où il remplissait les fonctions d’hydrographe (maestro de hacer cartas).

Comme témoignage de l’habileté cartographique de La Cosa, nous possédons deux cartes très curieuses : l’une enregistre toutes les données acquises sur l’Afrique en 1500 ; l’autre, sur vélin et enrichie de couleurs comme la précédente, retrace les découvertes de Colomb et de ses successeurs.

Le second pilote était Barthélemy Roldan, qui avait fait également avec Colomb le voyage de Paria.

Quant à Améric Vespuce, ses fonctions étaient, comme nous l’avons dit, assez mal définies ; il était là pour aider à découvrir (per ajutare a discoprire, dit le texte italien de sa lettre à Soderini).

Né à Florence le 9 mars 1451, Amerigo Vespucci appartenait à une famille considérable et très-aisée. Il avait étudié avec fruit les mathématiques, la physique et l’astrologie, comme on disait alors. Ses connaissances en histoire et en littérature, si l’on juge d’après ses lettres, étaient assez vagues et mal dirigées. Il avait quitté Florence vers 1492, sans but bien déterminé, et s’était rendu en Espagne, où il s’occupa d’abord de transactions commerciales. C’est ainsi qu’on le voit à Séville facteur dans la puissante maison de commerce de son compatriote Juanoto Berardi. Comme cette maison avait fait à Colomb les avances pour son second voyage, il y a lieu de penser que Vespuce avait connu l’amiral à cette époque. À la mort de Juanoto, en 1495, Vespuce fut placé par ses héritiers à la tête de la comptabilité de la maison.

Soit qu’il fût fatigué d’une situation qu’il ne croyait pas à la hauteur de ses capacités, soit qu’il fût pris, à son tour, de la fièvre des découvertes, ou qu’il pensât faire rapidement fortune dans ces pays neufs qu’on disait si riches, Vespuce se joignit, en 1499, à l’expédition de Hojeda, comme en fait foi la déposition de ce dernier dans le procès intenté par le fisc aux héritiers de Colomb.

La flottille, composée de quatre bâtiments, mit à la voile de Santa-Maria le 20 mai, et, se dirigeant au sud-ouest, n’employa que vingt-sept jours pour découvrir le continent américain dans un endroit qui fut appelé Vénézuéla, parce que les habitations, construites sur pilotis, rappelaient celles de Venise. Hojeda, à la suite de quelques tentatives inutiles pour s’aboucher avec les indigènes, qu’il dut maintes fois combattre, vit l’île Marguerite ; après un voyage de quatre-vingts lieues à l’est de l’Orénoque, il arriva au golfe de Paria, dans une baie qui fut nommée baie de las Perlas, parce que les indigènes s’y livraient à la pêche des huîtres perlières.

Guidé par les cartes de Colomb, Hojeda passa par la Bouche-du-Dragon, qui sépare la Trinité du continent, et revint dans l’ouest jusqu’au cap de la Vela. Puis, après avoir touché aux îles Caraïbes où il fit un grand nombre de prisonniers qu’il comptait vendre en Espagne, il dut relâcher à Yaquimo, dans l’île Espagnole, le 5 septembre 1499.

L’Amiral, connaissant la hardiesse et l’esprit remuant de Hojeda, craignit de le voir apporter un nouvel élément de trouble dans la colonie. Il dépêcha donc Francisco Roldan avec deux caravelles afin de connaître les motifs de sa venue et de s’opposer, si besoin était, à son débarquement. L’Amiral avait été bien inspiré. À peine débarqué, Hojeda s’aboucha avec un certain nombre de mécontents, excita un soulèvement à Xaragua et résolut d’expulser Colomb. Après quelques escarmouches qui n’avaient pas tourné à son avantage, il fallut que, dans une entrevue, Roldan, Diego de Escobar et Juan de La Cosa s’interposassent pour décider Hojeda à quitter Española. Il emmenait, dit Las Casas, une prodigieuse cargaison d’esclaves, qu’il vendit sur le marché de Cadix pour des sommes énormes. Au mois de février 1500. il rentra en Espagne, où il avait été précédé par A. Vespuce et B. Roldan, qui avaient opéré leur retour le 18 octobre 1499.

La latitude la plus méridionale qu’Hojeda ait atteinte dans ce voyage est le 4e degré N., et l’expédition de découvertes proprement dite ne dura que trois mois et demi.

Si nous nous sommes un peu étendu sur ce voyage, c’est qu’il est le premier qu’ait accompli Vespuce. Certains auteurs, notamment Varnhagen et, tout dernièrement encore, M. H. Major, dans son histoire du prince Henri le Navigateur, admettent que le premier voyage de Vespuce est de 1497 et qu’il aurait, par conséquent, vu le continent américain avant Christophe Colomb. Nous avons tenu à bien établir la date de 1499 en nous étayant de l’autorité de Humboldt, qui a consacré tant d’années à l’examen de l’histoire de la découverte de l’Amérique, de M. Ed. Charton et de M. Jules Codine, qui a traité cette question dans le Bulletin de la Société de géographie de 1873 à propos de l’ouvrage de M. Major.

« Quand même il serait vrai, dit Voltaire, que Vespuce eût fait la découverte de la partie continentale, la gloire n’en serait pas à lui ; elle appartient incontestablement à celui qui eut le génie et le courage d’entreprendre le premier voyage, à Colomb. La gloire, comme dit Newton dans sa dispute avec Leibnitz, n’est due qu’à l’inventeur. » Mais comment admettre en 1497, dirons-nous avec M. Codine, « une expédition qui aurait découvert huit cent cinquante lieues de côtes de la terre ferme, sans qu’il en soit resté la moindre trace ni dans les grands historiens contemporains, ni dans les dépositions juridiques où, à propos des réclamations de l’héritier de Colomb contre le gouvernement espagnol, est exposée contradictoirement la priorité des découvertes de chaque chef d’expédition sur chaque partie de la côte parcourue ? »

Enfin les documents authentiques extraits des archives de la Casa de contratacion établissent que Vespuce fut chargé de l’armement des navires destinés à la troisième expédition de Colomb à Séville et à San-Lucar, depuis la mi-août 1497 jusqu’au départ de Colomb, le 30 mai 1498.

Les relations qu’on possède des voyages de Vespuce sont extrêmement diffuses, manquent de précision et de suite ; elles ne donnent sur les lieux qu’il a parcourus que des informations très vagues, pouvant s’appliquer à tel point de la côte aussi bien qu’à tel autre, et ne renferment enfin, sur les endroits dont ils ont été l’objet ainsi que sur les compagnons de Vespuce, aucune indication de nature à éclairer l’historien. Pas un seul nom de personnage connu, des dates qui se contredisent, voilà ce qu’on trouve dans ces lettres fameuses par le nombre de commentaires auxquels elles ont donné lieu. « Il y a, dit A. de Humboldt, comme un sort jeté pour embrouiller, dans les documents les plus authentiques, tout ce qui tient au navigateur florentin. »

Nous venons de raconter le premier voyage de Hojeda, avec lequel coïncide le premier voyage de Vespuce, suivant Humboldt, qui a comparé et mis en regard les principaux incidents des deux récits. Or, Varnhagen établit que, parti le 10 mai 1497, Vespuce pénétra le 10 juin suivant dans le golfe de Honduras, suivit les côtes du Yucatan et du Mexique, remonta le Mississipi et doubla, à la fin de février 1498, la pointe de la Floride. Après une relâche de trente-sept jours à l’embouchure du Saint-Laurent, il serait rentré en octobre 1498 à Cadix.

Si Vespuce avait réellement accompli cette navigation merveilleuse, il laisserait bien loin derrière lui tous les navigateurs ses contemporains. Ce serait en toute justice que son nom aurait été imposé au continent dont il aurait exploré une si longue ligne de littoral. Mais rien n’est moins établi, et l’opinion de Humboldt a semblé jusqu’ici, aux écrivains les plus autorisés, réunir la plus grande somme de probabilités.

Améric Vespuce fit trois autres voyages. A. de Humboldt identifie le premier avec celui de V. Yañez Pinzon, et M. d’Avezac avec celui de Diego de Lepe (1499-1500). À la fin de cette dernière année, Giuliano Bartholomeo di Giocondo se fit auprès de Vespuce l’interprète du roi Emmanuel et l’engagea à passer au service du Portugal. Vespuce accomplit aux frais de cette puissance deux nouveaux voyages. Dans le premier, il n’est pas plus le chef de l’expédition que dans ceux qui l’ont précédé, et ne joue à bord de la flotte que le rôle d’un homme dont les connaissances nautiques peuvent devenir utiles dans certaines circonstances données. L’étendue des rivages américains longés pendant ce troisième voyage est comprise entre le cap Saint-Augustin et le 52e degré de latitude australe.

La quatrième expédition de Vespuce fut signalée par le naufrage du vaisseau amiral près de l’île Fernando de Noronha, circonstance qui empêcha les autres navires de continuer leur route, de faire voile au delà du cap de Bonne-Espérance vers Malacca, et qui les contraignit à atterrir à la baie de Tous-les-Saints, au Brésil. Ce quatrième voyage a sans doute été fait avec Gonzalo Coelho. Quant au troisième, on ignore complétement quel en était le chef.

Ces différentes expéditions n’avaient pas enrichi Vespuce ; sa situation à la cour de Portugal était si peu brillante qu’il se détermina à reprendre du service en Espagne. Il y fut nommé piloto mayor le 22 mars 1508. Comme des émoluments assez importants furent, pour lui, attachés à cette charge, il acheva ses jours, sinon riche, du moins à l’abri du besoin, et s’éteignit à Séville, le 22 février 1512, dans la conviction que, comme Colomb, il avait touché aux rivages de l’Asie.

Améric Vespuce est surtout célèbre parce que le nouveau monde, au lieu de s’appeler Colombie, comme c’eût été justice, a reçu son nom. Ce n’est cependant pas à lui qu’il en faut faire remonter la responsabilité. Longtemps et bien à tort, on l’a accusé d’impudence, de supercherie et de mensonge, en prétendant qu’il avait voulu obscurcir la gloire de Colomb et s’attribuer l’honneur d’une découverte qui ne lui appartenait pas. Il n’en est rien. Vespuce était aimé, estimé de Colomb et de ses contemporains, et rien, dans ses écrits, ne vient à l’appui de cette imputation calomnieuse. Il existe sept documents imprimés attribués à Vespuce. Ce sont les relations abrégées de ses quatre voyages, deux autres récits des troisième et quatrième voyages sous forme de lettres adressées à Lorenzo de Pier Francesco de Medici, enfin une lettre adressée au même personnage et relative aux découvertes des Portugais dans les Indes. Ces documents, imprimés sous forme de petites plaquettes ou de livrets, furent bientôt traduits en plusieurs langues et se répandirent par toute l’Europe.

Ce fut en 1507 qu’un certain Hylacolymus. dont le nom véritable serait Martin Waldtzemuller, dans un livre imprimé à Saint-Dié et intitulé Cosmographiæ introductio, propose le premier de donner à la nouvelle partie du monde le nom d’Amérique. En 1509 paraît à Strasbourg un petit traité de géographie qui suit la recommandation d’Hylacolymus ; en 1520 est imprimée à Bâle une édition de Pomponius Mela, qui contient une carte du nouveau monde avec le nom d’Amérique. Le nombre des ouvrages qui, depuis cette époque, employèrent la dénomination proposée par Waldtzemuller devint tous les jours plus considérable,

Quelques années plus tard, mieux renseigné sur le véritable découvreur et sur la valeur des voyages de Vespuce, Waldtzemuller faisait disparaître de son ouvrage tout ce qui était relatif à ce dernier, et substituait partout au nom de Vespuce celui de Colomb. Trop tard ! L’erreur était consacrée.

Quant à Vespuce, il est fort peu probable qu’il ait eu connaissance des bruits qui se répandaient en Europe et de ce qui se passait à Saint-Dié. Les témoignages unanimes, pour louer son honorabilité, doivent définitivement le laver d’une accusation imméritée qui a trop longtemps pesé sur sa mémoire.

Presque en même temps que Hojeda, trois autres expéditions quittaient l’Espagne. La première, composée d’un seul bâtiment, sortit de la Barra Slatès au mois de juin 1499. Le commandant en était Pier Alonso Niño, qui avait servi sous l’Amiral dans ses deux derniers voyages. Il s’était adjoint un marchand de Séville, Christoval Guerra, qui avait sans doute fait les frais de l’entreprise. Ce voyage à la côte de Paria semble avoir eu pour but un commerce lucratif bien plutôt que l’intérêt scientifique. Aucune découverte nouvelle ne fut faite ; mais les deux voyageurs rapportèrent en Espagne, au mois d’avril 1500, une quantité de perles assez considérable pour exciter la cupidité de leurs compatriotes et le désir de tenter semblables aventures.

La seconde expédition était commandée par Vicente Yañez Pinzon, frère cadet d’Alonso, le commandant de la Pinta, qui se montra si jaloux de Colomb et qui avait adopté cette menteuse devise :

A Castilla y a Leon
Nuevo Mundo dia Pinzon.

Yañez Pinzon, dont le dévouement à l’Amiral fut aussi grand que la jalousie de son frère, lui avait avancé le huitième des dépenses de l’entreprise et avait commandé la Niña dans l’expédition de 1492.

Il partit en décembre 1499 avec quatre navires, dont deux seulement rentrèrent à Palos à la fin de septembre 1500. Il aborda le continent un peu au-dessous des parages visités quelques mois auparavant par Hojeda, explora la côte sur une longueur de 700 à 800 lieues, découvrit le cap Saint-Augustin par 8°20’ de latitude australe, suivit la côte au N.-O. jusqu’au Rio Grande, qu’il nomma Santa-Maria de la Mar dulce, et dans la même direction parvint jusqu’au cap San-Vicente.

Enfin, de janvier à juin 1500, Diego de Lepe, avec deux caravelles, explora les mêmes parages. Nous n’avons à enregistrer pour ce voyage que l’observation, très-importante, faite sur la direction des côtes du continent à partir du cap Saint-Augustin.

À peine Lepe venait-il de rentrer en Espagne que deux bâtiments sortaient de Cadix. Ils étaient armés par Rodrigo de Bastidas, homme honorable et riche, pour aller à la découverte de terres nouvelles, mais surtout dans le but de récolter de l’or et des perles, qu’on échangeait alors contre des verroteries et autres objets sans valeur.

Juan de La Cosa, dont l’habileté était proverbiale et qui, pour les avoir explorés, connaissait tous ces parages, était en réalité le chef de l’expédition. Les navigateurs gagnèrent la terre ferme, virent le rio Sinu, le golfe d’Uraba, et parvinrent au Puerto del Retrete ou de los Escribanos, dans l’isthme de Panama. Ce port, qui ne fut reconnu par Colomb que le 26 novembre 1502, est situé à dix-sept milles de la ville bientôt célèbre, mais aujourd’hui détruite, de Nombre de Dios.

Bref, cette expédition, organisée par un négociant, devint, grâce à Juan de la Cosa, un des voyages les plus fertiles en découvertes. Par malheur, elle devait tristement finir. Les navires se perdirent dans le golfe de Xaragua, ce qui obligea Bastidas et La Cosa à gagner par terre Santo-Domingo. Là, Bovadilla, cet homme intègre, ce gouverneur modèle dont nous avons raconté l’infâme conduite envers Colomb, fit arrêter les deux explorateurs sous le prétexte qu’ils avaient acheté de l’or aux Indiens de Xaragua, et les expédia pour l’Espagne, où ils n’arrivèrent qu’après une horrible tempête, dans laquelle périt une partie de la flotte.

Après cette expédition féconde en résultats, les voyages de découvertes deviennent un peu moins fréquents pendant plusieurs années, qui furent consacrées par les Espagnols à asseoir leur domination dans les contrées où ils avaient fondé des établissements.

En 1493, la colonisation de l’Española avait été commencée et on bâtissait la ville d’Isabella. Christophe Colomb avait lui-même, deux ans plus tard, parcouru le pays, soumis les pauvres sauvages, avec l’aide de ces chiens terribles dressés à la chasse des Indiens, et il les avait astreints, eux habitués à ne rien faire, au travail excessif des mines. Bovadilla, puis Ovando, traitant les Indiens comme un troupeau de bestiaux, les avaient répartis entre les colons. Les cruautés envers cette malheureuse race devenaient tous les jours plus épouvantables. Dans un ignoble guet-apens, Ovando s’empara de la reine de Xaragua et de trois cents des principaux du pays. À un signal donné, ceux-ci furent passés au fil de l’épée sans qu’on eût rien à leur reprocher. « Pendant plusieurs années, dit Robertson, l’or qu’on apportait aux fontes royales d’Espagne montait à 460,000 pesos environ (2,400,000 livres tournois), ce qui doit paraître une somme prodigieuse, si l’on fait attention à la grande augmentation de valeur que l’argent a acquise depuis le commencement du XVIe siècle. » En 1511, Diego Velasquez fit avec trois cents hommes la conquête de Cuba, et là se renouvelèrent les scènes de massacre et de pillage qui ont rendu si tristement fameux le nom espagnol. On coupait les poings aux Indiens, on leur arrachait les yeux, on versait de l’huile bouillante ou du plomb fondu dans leurs blessures, quand on ne les brûlait pas à petit feu pour leur arracher le secret des trésors dont on les croyait possesseurs. Aussi la population diminuait-elle rapidement, et le jour n’était pas éloigné où elle serait complétement éteinte. Il faut lire, dans Las Casas, l’infatigable défenseur de cette race si odieusement persécutée, l’émouvant et horrible récit des tortures qu’elle eut partout à souffrir.

À Cuba, le cacique Hattuey, fait prisonnier, fut condamné à périr par le feu. Attaché au poteau, un franciscain s’efforçait de le convertir en lui promettant qu’il jouirait sur-le-champ de toutes les délices du paradis, s’il voulait embrasser la foi chrétienne.

« Y a-t-il quelques Espagnols, dit Hattuey, dans ce lieu de délices dont vous me parlez ? — Oui, répondit le moine, mais ceux-là seulement qui ont été justes et bons. — Le meilleur d’entre eux, répliqua le cacique indigné, ne peut avoir ni justice ni bonté ! Je ne veux pas aller dans un lieu où je rencontrerais un seul homme de cette race maudite. »

Ce seul fait ne suffit-il pas à peindre le degré d’exaspération où en étaient arrivées ces malheureuses populations ? Et ces horreurs se reproduisaient partout où les Espagnols mettaient le pied ! Mais jetons un voile sur ces atrocités commises par des hommes qui se croyaient civilisés et prétendaient convertir au christianisme, cette religion de pardon et de charité, des peuples moins sauvages qu’eux-mêmes.

Pendant les années 1504 et 1505, quatre navires explorèrent le golfe d’Uraba. C’est le premier voyage pendant lequel Juan de La Cosa eut le commandement suprême. Il faut placer à la même époque le troisième voyage de Hojeda à la terre de Coquibacoa, voyage certain, suivant l’expression de Humboldt, mais très-obscur.

En 1507, Juan Diaz de Solis, de concert avec V. Yañez Pinzon, découvrit une vaste province connue depuis sous le nom de Yucatan. Quoique cette expédition n’ait été marquée par aucun événement mémorable, dit Robertson, elle mérite qu’on en fasse mention, parce qu’elle conduisit à des découvertes de la plus grande importance. C’est par la même raison que nous rappellerons le voyage de Diego de Ocampo qui, chargé de faire le tour de Cuba, reconnut le premier avec certitude que ce pays, regardé autrefois par Colomb comme une partie du continent, n’était qu’une grande île.

Deux ans plus tard, Juan Diaz de Solis et V. Pinzon, cinglant au sud vers la ligne équinoxiale, s’avancèrent jusqu’au 40e degré de latitude méridionale, et constatèrent avec surprise que le continent s’étendait à leur droite sur cette immense longueur. Ils débarquèrent plusieurs fois, prirent solennellement possession du pays, mais n’y fondèrent pas d’établissement, à cause de la faiblesse de leurs moyens. Le résultat le plus clair du voyage fut une appréciation plus exacte de l’étendue de cette partie du globe.

Le premier qui ait eu l’idée de fonder une colonie sur le continent est cet Alonso de Hojeda dont nous avons raconté plus haut les courses aventureuses. Sans fortune, mais connu pour son courage et son esprit entreprenant, il trouva facilement des associés, qui lui fournirent les fonds nécessaires à l’entreprise.

En même temps, Diego de Nicuessa, riche colon de l’Española, organisait une expédition dans le même but (1509). Le roi Ferdinand, toujours prodigue d’encouragements peu coûteux, leur accorda à tous deux force patentes et titres honorifiques, mais ne leur donna pas un maravédis. Il érigea sur le continent deux gouvernements, dont l’un s’étendait depuis le cap de la Vela jusqu’au golfe du Darien, et l’autre de ce golfe au cap Gracias a Dios. Le premier fut donné à Hojeda, le second à Nicuessa. Ces deux « conquistadores » eurent cette fois affaire à des populations moins débonnaires que celles des Antilles. Bien décidées à s’opposer à l’envahissement de leur pays, elles disposaient de moyens de résistance nouveaux pour les Espagnols. Aussi la lutte fut-elle acharnée. Dans un seul combat, soixante-dix des compagnons de Hojeda périrent sous les flèches des sauvages, armes terribles trempées dans le « curare, » poison si violent que la moindre blessure était suivie de mort. Nicuessa, de son côté, avait fort à faire pour se défendre, si bien que, malgré deux renforts considérables reçus de Cuba, la plupart de ceux qui s’étaient engagés dans ces expéditions périrent dans l’année de suites de blessures, de fatigues, de maladies ou de privations. Les survivants fondèrent la petite colonie de Santa-Maria el Antigua, dans le Darien, sous le commandement de Balboa.

Mais, avant de raconter la merveilleuse expédition de ce dernier, nous devons enregistrer la découverte d’une contrée qui forme l’extrémité septentrionale de cet arc profondément creusé dans le continent qui porte le nom de golfe du Mexique. En 1502, Juan Ponce de Léon, d’une des plus vieilles familles d’Espagne, était arrivé avec Ovando dans l’Española. Il avait contribué à la soumission de cette île et conquis en 1508 l’île San-Juan de Porto-Rico. Ayant entendu dire à des Indiens qu’il existait, dans l’île de Bimini, une fontaine miraculeuse dont les eaux rajeunissaient ceux qui en buvaient, Ponce de Léon résolut d’aller à sa recherche. Il faut croire qu’il sentait le besoin d’expérimenter cette eau, bien qu’il n’eût alors qu’une cinquantaine d’années.

Ponce de Léon équipa donc à ses frais trois vaisseaux, et partit du port Saint-Germain de Porto-Rico, le 1er mars 1512. Il se dirigea vers les Lucayes, qu’il visita consciencieusement ainsi que l’archipel des Bahama. S’il ne rencontra pas la fontaine de Jouvence qu’il cherchait si naïvement, il trouva du moins une terre qui lui parut fertile et à laquelle il donna le nom de Floride, soit parce qu’il y débarqua le jour de Pâques-Fleuries, soit à cause de son aspect enchanteur. Une telle découverte aurait satisfait un chercheur moins convaincu. Mais Ponce de Léon s’en alla d’île en île, dégustant toutes les sources qu’il rencontrait, sans s’apercevoir cependant que ses cheveux blancs redevinssent noirs ni que ses rides disparussent. Las enfin de ce métier de dupe, après six mois de courses infructueuses, il quitta la partie, laissant Perez de Ortubia et le pilote Antonio de Alaminos continuer la recherche, et rentra à Porto-Rico le 5 octobre. « Il y essuya beaucoup de railleries, dit le P. Charlevoix, de ce qu’on le voyait revenir très-souffrant et plus vieux qu’il n’était parti. »

On pourrait ranger cette expédition, ridicule dans ses motifs, mais fertile par ses résultats, au nombre des voyages imaginaires, si elle n’était garantie par des historiens aussi sérieux que Pierre Martyr, Oviedo, Herrera et Garcilasso de la Vega.

Vasco Nuñez de Balboa, de quinze ans plus jeune que Ponce de Léon, était venu en Amérique avec Bastidas et s’était établi dans l’Española. Mais là, comme un grand nombre de ses compatriotes, malgré le repartimiento d’Indiens qui lui avait été attribué, il s’était si bien endetté qu’il ne désirait rien tant que se soustraire aux poursuites de ses nombreux créanciers. Par malheur, un règlement défendait à tout navire en charge pour la Terre-Ferme de recevoir à son bord les débiteurs insolvables. Grâce à son esprit ingénieux, Balboa sut tourner la difficulté et se fit rouler dans un tonneau vide jusqu’au navire qui portait Encisco au Darien. Quoi qu’il en eût, le chef de l’expédition dut accepter le concours si singulièrement imposé de ce brave aventurier qui ne fuyait que devant les recors, comme il le prouva aussitôt débarqué. Les Espagnols, habitués à trouver si peu de résistance dans les Antilles, ne purent soumettre les populations féroces de la Terre-Ferme. À cause de leurs dissensions intestines, ils durent se réfugier à Santa-Maria el Antigua, que Balboa, élu commandant à la place d’Encisco, fonda dans le Darien.

S’il avait pu se faire craindre des Indiens par sa bravoure personnelle, par la férocité de son lévrier Léoncillo, plus redouté que vingt hommes armés et qui recevait régulièrement la paye d’un soldat, Balboa avait également su leur imposer une certaine sympathie par sa justice et par sa modération relative, car il n’admettait pas les cruautés inutiles. Pendant plusieurs années, Balboa recueillit de précieux renseignements sur cet El Dorado, ce pays de l’or qu’il ne devait pas atteindre lui-même, mais dont il devait faciliter l’accès à ses successeurs.

C’est ainsi qu’il apprit l’existence à six soleils (six jours de voyage) d’une autre mer, l’océan Pacifique, qui baignait le Pérou, pays où l’on trouvait de l’or en grande quantité. Balboa. dont le caractère était aussi fortement trempé que ceux de Cortès et de Pizarre, mais qui n’eut pas comme eux le temps de faire preuve des qualités extraordinaires que la nature lui avait départies, ne se trompa pas sur la valeur de cette information, et comprit toute la gloire qu’une telle découverte ferait jaillir sur son nom.

Il réunit cent quatre-vingt-dix volontaires, tous soldats intrépides, habitués comme lui aux hasards de la guerre, acclimatés aux effluves malsains d’une contrée marécageuse où les fièvres, la dyssenterie et les maladies de foie sont à l’état endémique.

Si l’isthme du Darien n’a pas plus de soixante milles de largeur, il est coupé par une chaîne de hautes montagnes au pied desquelles des terrains d’alluvion, extrêmement fertiles, entretiennent une végétation luxuriante dont les Européens ne peuvent se faire une idée. C’est un fouillis inextricable de lianes, de fougères, d’arbres gigantesques qui cachent complétement le soleil, véritable forêt vierge que coupent par places des flaques d’eau marécageuse et qu’habitent une multitude d’oiseaux, d’insectes et d’animaux dont personne ne vient jamais troubler les ébats. Une chaleur humide anéantit les forces et abat en peu de temps l’énergie de l’homme le plus robuste.

À ces obstacles que la nature semblait avoir semés à plaisir sur la route que Balboa devait parcourir, allaient s’ajouter ceux, non moins redoutables, que les féroces habitants de ce pays inhospitalier devaient lui opposer. Sans souci des risques que pouvait faire courir à son expédition la fidélité problématique de ses guides et de ses auxiliaires indigènes, Balboa partit, escorté par un millier d’Indiens porteurs et par une troupe de ces terribles lévriers qui avaient pris goût à la chair humaine dans l’Española.

Des tribus qu’il rencontra sur son chemin, les unes s’enfuirent dans les montagnes avec leurs provisions ; les autres, mettant à profit les accidents du terrain, essayèrent de lutter. Marchant au milieu des siens, souffrant de leurs privations, ne s’épargnant jamais, Balboa sut relever leur courage plus d’une fois défaillant, et leur inspirer un tel enthousiasme qu’après vingt-cinq jours de marche et de combats, il put enfin découvrir du haut d’une montagne cet immense Océan, dont, quatre jours après, l’épée nue d’une main, la bannière de Castille de l’autre, il prit possession au nom du roi d’Espagne. La partie du Pacifique qu’il venait d’atteindre est située à l’est de Panama et porte encore aujourd’hui le nom de golfe de San-Miguel que Balboa lui avait donné. Les renseignements obtenus des caciques du voisinage, qu’il soumit par les armes et chez lesquels il fit un butin considérable, concordaient de tout point avec ceux qu’il avait recueillis à son départ.

Il existait bien, dans le sud, un vaste empire, « si riche en or que les plus vils instruments en étaient faits », où des animaux domestiques, les lamas, dont la figure, dessinée par les indigènes, rappelait celle du chameau, avaient été apprivoisés et portaient de lourds fardeaux. Ces détails intéressants et la grande quantité de perles qui lui furent offertes confirmèrent Balboa dans cette idée qu’il avait atteint les contrées asiatiques décrites par Marco Polo, et qu’il était non loin de cet empire de Cipango dont le voyageur vénitien avait décrit les merveilleuses richesses, qui miroitaient sans cesse devant les yeux de ces avides aventuriers.

À plusieurs reprises, Balboa traversa l’isthme du Darien, et toujours dans des directions nouvelles. Aussi A. de Humboldt a-t-il pu dire avec raison que ce pays était mieux connu au commencement du seizième siècle que de son temps. Bien plus, Balboa avait lancé sur l’Océan qu’il avait découvert des bâtiments construits par ses ordres, et il préparait un formidable armement, avec lequel il comptait conquérir le Pérou, lorsqu’il fut odieusement et juridiquement mis à mort par ordre du gouverneur du Darien, Pedrarias Davila, jaloux de la réputation qu’il avait déjà conquise et de la gloire qui allait sans doute récompenser son audace dans l’expédition qu’il projetait. La conquête du Pérou se trouva donc retardée de vingt-cinq ans, grâce à l’envie criminelle d’un homme dont le nom est devenu, par l’assassinat de Balboa, presque aussi tristement célèbre que celui d’Érostrate.

Si, grâce à Balboa, on avait recueilli les premiers documents un peu précis sur le Pérou, un autre explorateur devait en fournir de non moins importants touchant ce vaste empire du Mexique, qui avait imposé sa domination à presque toute l’Amérique centrale. Juan de Grijalva avait reçu, en 1518, le commandement d’une flottille de quatre bâtiments armés par Diego Velasquez, le conquérant de Cuba, pour recueillir des renseignements sur le Yucatan, vu l’année précédente par Hernandez de Cordova. Grijalva, accompagné du pilote Alaminos, qui avait fait avec Ponce de Léon le voyage de la Floride, avait sous ses ordres deux cent quarante volontaires dont faisait partie Bernal Dias del Castillo, ce naïf auteur d’une si intéressante histoire de la conquête du Mexique, à laquelle nous ferons plus d’un emprunt.

Après treize jours de navigation, Grijalva relevait sur la côte de Yucatan l’île de Cozumel, doublait le cap Cotoche, et s’enfonçait dans la baie de Campêche. Il débarquait le 10 mai à Potonchan, dont les habitants, malgré l’étonnement que leur causaient les navires, qu’ils prenaient pour des monstres marins, et ces hommes au visage pâle qui lançaient la foudre, défendirent si vigoureusement l’aiguade et la ville, que cinquante-sept Espagnols furent tués et un grand nombre blessés. Une si chaude réception n’encouragera pas Grijalva à faire un long séjour chez cette nation belliqueuse. Il reprit donc la mer, après quatre jours de relâche, continua à longer dans l’ouest la côte du Mexique, entra le 17 mai dans une rivière appelée Tabasco par les indigènes, et s’y vit bientôt entouré d’une flottille d’une cinquantaine de pirogues, chargées de guerriers, prêts à engager le combat. Grâce à la prudence de Grijalva et aux démonstrations amicales qu’il ne ménagea pas, la paix ne fut point troublée.

« Nous leur fîmes dire, écrit Bernal Dias, que nous étions sujets d’un grand empereur ayant nom don Carlos, qu’eux aussi doivent le prendre pour maître et qu’ils s’en trouveront bien. Ils nous répondirent qu’ils avaient déjà un souverain et qu’ils ne comprenaient pas que, à peine arrivés, nous leur en offrissions un autre avant de les connaître. » Il faut avouer que cette réponse ne sentait pas trop son sauvage.

En échange de quelques bibelots européens sans valeur, les Espagnols reçurent du pain de yucca, de la gomme copale, des morceaux d’or taillés en forme de poissons ou d’oiseaux, ainsi que des vêtements de coton fabriqués dans le pays. Comme les indigènes, embarqués au cap Cotoche, n’entendaient pas bien la langue des habitants de Tabasco, la relâche en cet endroit fut abrégée et l’on reprit la mer. On passa devant le rio Guatzacoalco, on aperçut les sierras neigeuses de San-Martin et l’on jeta l’ancre à l’embouchure d’un fleuve qui fut appelé Rio de las Banderas, à cause des nombreuses bannières blanches qu’en signe de paix les indigènes déployèrent à la vue des étrangers.

Lorsqu’il débarqua, Grijalva fut reçu avec les honneurs qu’on rendait aux dieux. On l’encensa avec le copal, et on déposa à ses pieds plus de quinze cents piastres de petits joyaux en or, des perles vertes et des haches de cuivre. Après avoir pris possession du pays, les Espagnols gagnèrent une île qui fut appelée île de los Sacrificios, parce qu’on y trouva, sur une sorte d’autel placé en haut d’un long escalier, cinq Indiens sacrifiés depuis la veille, la poitrine ouverte, le cœur arraché, les bras et les cuisses coupés. Puis, on s’arrêta devant une autre petite île, qui reçut le nom de San-Juan, du nom du saint que l’on fêtait ce jour même, et auquel on ajouta le mot Culua, qu’on entendait répéter par les Indiens de ces parages. Or, Culua était l’ancien nom du Mexique, et cette île San-Juan de Culua est aujourd’hui Saint-Jean d’Ulloa.

Après avoir chargé sur un navire qu’il expédia à Cuba tout l’or qu’il avait récolté, Grijalva continuait à suivre la côte, découvrait les sierras de Tusta et de Tuspa, recueillait de nombreux et d’utiles renseignements sur cette contrée populeuse, et arrivait au Rio Panuco, où il se vit assailli par une flottille d’embarcations contre lesquelles il eut toutes les peines du monde à se défendre.

L’expédition touchait à sa fin, les navires étaient en fort mauvais état et les vivres épuisés ; les volontaires, blessés ou malades, se trouvaient en tout cas trop peu nombreux pour être laissés, même à l’abri de fortifications, au milieu de ces populations guerrières. Les chefs eux-mêmes n’étaient plus d’accord. Bref, après avoir radoubé le plus grand des navires dans le rio Tonala, où Bernal Dias se vante d’avoir semé les premiers pépins d’orangers qui vinrent au Mexique, les Espagnols reprirent la route de Santiago de Cuba, où ils arrivèrent le 15 novembre, après une croisière de sept mois, et non pas de quarante-cinq jours, comme le dit M. Ferdinand Denis dans la Biographie Didot, et comme il est répété dans les Voyageurs anciens et modernes de M. Ed. Charton.

Considérables étaient les résultats obtenus dans ce voyage. Pour la première fois, l’immense ligne de côtes qui forme la presqu’île de Yucatan, la baie de Campêche et le fond du golfe du Mexique avait été explorée sans discontinuité, de cap en cap. Non-seulement on savait maintenant que le Yucatan n’était pas une île, comme on l’avait cru, mais on avait recueilli de nombreuses et précises informations sur l’existence du riche et puissant empire du Mexique. On avait été surtout frappé des marques d’une civilisation plus avancée que celle des Antilles, de la supériorité de l’architecture, de la culture habile du sol, de la délicatesse de tissu des vêtements de coton et du fini des ornements d’or que portaient les indigènes, toutes choses qui devaient exalter chez les Espagnols de Cuba la soif des richesses et les décider à s’élancer, modernes Argonautes, à la conquête de cette nouvelle Toison d’or.

Mais, cette périlleuse et intelligente navigation qui jetait un jour si nouveau sur la civilisation indienne, Grijalva n’en devait pas recueillir les fruits. Le sic vos, non vobis du poëte allait encore une fois, en cette circonstance, trouver son application.


II

Fernand Cortès. — Son caractère. — Sa nomination. — Préparatifs de l’expédition et tentatives de Velasquez pour l’arrêter. — Débarquement à Vera Cruz. — Du Mexique et de l’empereur Montézuma. — La république de Tlascala. — Marche sur Mexico. — L’empereur prisonnier. — Défaite de Narvaez. — La Noche triste. — Bataille d’Otumba. — Second siége et prise de Mexico. — Expédition de Honduras. — Voyage en Espagne. — Expéditions dans l’océan Pacifique. — Second voyage de Cortès en Espagne. — Sa mort.

Velasquez n’avait pas attendu le retour de Grijalva pour expédier en Espagne les riches productions des contrées découvertes par celui-ci, et solliciter du conseil des Indes, ainsi que de l’évêque de Burgos, un surcroît d’autorité qui lui permît d’en tenter la conquête. En même temps, il préparait un nouvel armement proportionné aux dangers et à l’importance de l’entreprise qu’il méditait. Mais, s’il lui était relativement facile de rassembler le matériel et le personnel nécessaires, Velasquez, qu’un vieil écrivain nous représente comme peu généreux, crédule et porté au soupçon, eut plus de mal à lui trouver un chef. Ce dernier, en effet, devait réunir des qualités presque toujours incompatibles : un grand talent et un courage intrépide, sans lesquels il n’y avait pas de succès à espérer, en même temps assez de docilité et de soumission pour ne rien faire sans ordres et lui laisser, à lui qui ne courait aucun risque, la gloire de l’entreprise et de son succès. Les uns, braves et entreprenants, ne voulaient pas être réduits au rôle d’instruments ; les autres, plus dociles ou plus dissimulés, manquaient des qualités requises pour la réussite d’une si vaste entreprise ; ceux-ci, et c’étaient ceux qui venaient de faire campagne avec Grijalva, voulaient qu’on donnât à leur chef le commandement suprême ; ceux-là préféraient Agustin Bermudez ou Bernardino Velasquez. Pendant ces pourparlers, deux favoris du gouverneur, Andrès de Duero, son secrétaire, et Amador de Lares, contrôleur à Cuba, firent alliance avec un hidalgo nommé Fernando Cortès, à la condition de partager l’apport de celui-ci.

« Ils s’exprimèrent, dit Bernal Dias, en termes si bons et si mielleux, faisant de grands éloges de Cortès, assurant que c’était bien l’homme à qui convenait cet emploi, que ce serait un chef intrépide et certainement très-fidèle à Velasquez, dont il était le filleul, qu’ils le laissèrent convaincu, et Cortès fut nommé capitaine général. Et comme Andrès de Duero était le secrétaire du gouverneur, il s’empressa de formuler les pouvoirs par écrit, de bonne encre, bien amples au gré de Cortès, et il les lui apporta dûment signés. »

Ce n’était certainement pas l’homme que Velasquez aurait choisi, s’il avait pu lire dans l’avenir. Cortès était né en 1485, à Medellin, dans l’Estramadure, d’une famille ancienne mais peu fortunée. Après avoir étudié quelque temps à Salamanque, il retourna dans sa ville natale, dont le séjour, calme et paisible, ne pouvait longtemps convenir à son bouillant caractère et à son humeur capricieuse. Il partit bientôt pour l’Amérique, comptant, pour avancer, sur la protection de son parent Ovando, gouverneur de l’Española.

À son arrivée, Corlès occupa en effet plusieurs emplois honorables et lucratifs, sans compter qu’entre temps il prenait part aux expéditions dirigées contre les indigènes. Malheureusement, s’il s’initiait ainsi à la tactique indienne, il se familiarisait aussi avec ces actes de cruauté qui ont trop souvent souillé le nom castillan. En 1511, il accompagna Diego de Velasquez dans son expédition de Cuba et s’y distingua tellement, que, malgré certains dissentiments avec son chef, dissentiments complétement élucidés par les auteurs modernes, il reçut en récompense de ses services une large concession de terres et d’Indiens.

En peu d’années, grâce à son existence industrieuse, Cortès avait amassé trois mille castellanos, somme considérable pour sa position. Bien qu’il n’eût jamais, jusqu’alors, commandé en chef, son activité infatigable, qui avait succédé à la fougue désordonnée de la jeunesse, sa prudence bien connue, sa prud’homie, comme on disait autrefois, une grande rapidité de décision, enfin le talent, qu’on lui reconnaissait à un haut degré, de savoir gagner les cœurs par la cordialité de son caractère, telles furent les qualités qu’avaient fait valoir auprès de Velasquez ses deux protecteurs, Ajoutez à cela qu’il avait une belle prestance, une habileté prodigieuse dans tous les exercices du corps, et une force d’endurance rare, même parmi ces aventuriers habitués à tout souffrir.

Sa commission une fois reçue avec les marques de la reconnaissance la plus respectueuse, Cortès arbora à la porte de sa maison un étendard de velours noir brodé d’or, portant une croix rouge au milieu de flammes bleues et blanches, et au-dessous cette légende en latin : « Amis, suivons la croix, et si nous avons la foi, nous vaincrons par ce signe. » Il concentra dès lors toutes les ressources de son esprit ingénieux sur les moyens propres à faire réussir l’entreprise. Poussé par un enthousiasme que ne lui auraient jamais supposé ceux mêmes qui le connaissaient le mieux, non-seulement il consacra tout l’argent qu’il possédait à l’armement de sa flotte, mais encore il engagea ses propriétés, et il emprunta à ses amis des sommes considérables, qui lui servirent à l’achat de vaisseaux, de vivres, de munitions de guerre et de chevaux. En peu de jours, trois cents volontaires s’enrôlèrent, attirés par la renommée du général, alléchés par les risques et les profits vraisemblables de l’entreprise.

Mais Vélasquez, toujours soupçonneux et sans doute poussé par quelques envieux, faillit arrêter l’expédition à ses débuts. Averti par ses deux protecteurs que le gouverneur voulait lui enlever le commandement en chef, Cortès eut bientôt pris sa résolution. Bien que les équipages fussent incomplets et l’armement insuffisant, il réunit ses hommes et leva l’ancre dans la nuit. Velasquez, ainsi joué, dissimula sa colère, mais mit tout en œuvre pour arrêter celui qui venait de secouer toute dépendance avec tant de désinvolture.

À Macaca, Cortès compléta ses approvisionnements et vit se ranger sous sa bannière un grand nombre des compagnons de Grijalva : Pedro de Alvarado et ses frères, Christoval de Olid, Alonzo de Avila, Hernandez de Puerto-Carrero, Gonzalo de Sandoval et Bernal Dias del Castillo, qui devait écrire, de ces événements quorum pars magna fuit, une précieuse chronique. Puis il se dirigea vers la Trinité, port situé sur la côte méridionale de Cuba, où il prit de nouveaux approvisionnements. Pendant ce temps, le gouverneur Verdugo recevait des lettres de Velasquez, lui enjoignant d’arrêter Cortès, à qui le commandement de la flotte venait d’être retiré. Mais c’eût été un acte dangereux pour la sécurité de la ville, et Verdugo s’abstint. Afin de réunir de nouveaux adhérents, Cortès se rendit à la Havane, tandis que son lieutenant Alvarado gagnait par terre le port, où furent faits les derniers préparatifs. Malgré l’insuccès de sa première tentative, Velasquez expédia encore l’ordre d’arrêter Cortès ; mais le gouverneur Pedro Barba comprit sans peine l’impossibilité de l’exécuter au milieu de soldats qui auraient, suivant l’expression de Bernal Dias, volontiers donné leur vie pour Cortès.

Enfin, après avoir bien battu le rappel des volontaires et embarqué tout ce qui lui parut nécessaire, Cortès mit à la voile, le 18 février 1519, avec onze bâtiments, dont le plus fort jaugeait 100 tonneaux, 110 marins, 553 soldats, dont 13 arquebusiers, 200 Indiens de l’île et quelques femmes pour les travaux domestiques. Ce qui constituait la force de l’expédition, c’étaient ses dix pièces de canon, ses quatre fauconneaux pourvus d’abondantes munitions, et seize chevaux réunis à grand renfort d’argent. C’est avec ces moyens presque misérables et qu’il avait eu cependant tant de peine à rassembler, que Cortès allait entamer la lutte avec un souverain dont les domaines étaient plus étendus que tous ceux de la couronne d’Espagne, — entreprise dont les difficultés l’auraient sans doute fait reculer, s’il en avait pu entrevoir la moitié. Mais, il y a longtemps qu’un poëte l’a dit, la fortune sourit à ceux qui osent.

Après une violente tempête, l’expédition toucha à l’île de Cozumel, dont les habitants, soit par peur des Espagnols, soit par conviction de l’impuissance de leurs dieux, embrassèrent le christianisme. Au moment où la flotte quittait l’île, on eut la chance de recueillir un Espagnol nommé Jeronimo de Aguilar, depuis huit ans prisonnier des Indiens. Cet homme, qui avait parfaitement appris la langue maya, et qui avait autant de prudence que d’adresse, rendit bientôt les plus grands services comme interprète.

Cortès, après avoir doublé le cap Cotoche, descendit dans la baie de Campêche, dépassa Potonchan et remonta le rio Tabasco, dans l’espérance d’y être aussi bien reçu que l’avait été Grijalva et d’y récolter une aussi grande quantité d’or. Mais les dispositions des indigènes étaient entièrement changées, et l’on dut employer la violence. Malgré leur nombre et leur bravoure, les Indiens furent battus dans plusieurs actions, grâce à la terreur que leur inspirèrent les détonations des armes à feu et l’aspect des cavaliers montés, qu’ils prenaient pour des êtres surnaturels. Les Indiens perdirent beaucoup de monde dans ces combats, et les Espagnols eurent deux tués, quatorze hommes et plusieurs chevaux blessés ; on pansa ces derniers avec de la graisse d’Indien prise sur les morts. Enfin la paix fut conclue, et Cortès reçut des vivres, des habits de coton, un peu d’or et vingt femmes esclaves, parmi lesquelles était cette Marina, célébrée par tous les historiens de la conquête, qui devait rendre aux Espagnols tant de signalés services comme interprète.

Cortès continua sa course à l’ouest, cherchant un endroit propre au débarquement, mais il ne le trouva qu’à Saint-Jean d’Ulloa. À peine la flotte avait-elle jeté l’ancre, qu’un canot s’approcha sans crainte du vaisseau amiral. Grâce à Marina, qui était d’origine aztèque, Cortès apprit que les peuples de ce pays étaient sujets d’un grand empire dont leur province était une conquête récente. Leur monarque, appelé Moctheuzoma, mieux connu sous le nom de Montézuma, habitait Tenochtitlan ou Mexico, à soixante-dix lieues environ dans l’intérieur. Cortès fit part aux Indiens de ses intentions pacifiques, leur offrit quelques présents, et débarqua sur la plage torride et malsaine de Vera-Cruz. Les provisions affluèrent aussitôt. Mais, le lendemain du débarquement, Teutile, gouverneur de la province, envoyé par Montézuma, se trouva assez embarrassé pour répondre à Cortès, qui lui demandait de le conduire sans retard devant son maître : Il savait toutes les inquiétudes et les craintes qui hantaient l’esprit de l’empereur depuis l’arrivée des Espagnols. Cependant, il fit déposer aux pieds du général des étoffes de coton, des manteaux en plumes et des objets d’or, dont la richesse ne fit qu’exciter la cupidité des Européens. Alors, pour donner à ces pauvres Indiens une idée de sa puissance, Cortès fit manœuvrer ses soldats et tirer quelques pièces d’artillerie, dont les décharges les glacèrent de terreur. Pendant tout le temps qu’avait duré l’entrevue, des peintres avaient reproduit sur des étoffes de coton blanc les vaisseaux, les troupes et tout ce qui avait frappé leur vue. Ces dessins, fort habilement exécutés, devaient être envoyés à Montézuma.

Avant de commencer le récit des luttes héroïques qui allaient se succéder, il nous semble à propos de donner quelques détails sur cet empire du Mexique, qui, si puissant qu’il parût, renfermait cependant de nombreux ferments de décadence et de dissolution. Ce fut ce qui permit à cette poignée d’aventuriers d’en faire la conquête.

La partie de l’Amérique soumise à Montézuma portait le nom d’Anahuac, et s’étendait entre 14 et 20 degrés de latitude nord. Vers le milieu de cette région, qui présente des climats très-variés à cause des différences d’altitude, un peu plus près du Pacifique que de l’Atlantique, se développe, sur une circonférence de soixante-sept lieues et à 7,500 pieds au-dessus de la mer, une vaste cuvette dont le fond contenait alors plusieurs lacs, et qui est connue sous le nom de vallée de Mexico, du nom de la capitale de l’empire.

Comme on doit le penser, nous possédons bien peu de détails authentiques sur un peuple dont les annales écrites ont été brûlées par des « conquistadores » ignorants et par des moines fanatiques, qui supprimèrent avec acharnement tout ce qui pouvait rappeler les traditions religieuses et politiques de la race conquise.

Venus du nord au septième siècle, les Toltèques avaient débouché sur le plateau de l’Anahuac. C’était une race intelligente, adonnée à l’agriculture et aux arts mécaniques, sachant travailler les métaux, et qui construisit la plupart des édifices somptueux et gigantesques dont on retrouve partout les ruines dans la Nouvelle-Espagne.

Après quatre siècles de domination, les Toltèques disparurent du pays avec autant de mystère qu’ils y avaient pénétré. Ils furent remplacés un siècle plus tard par une tribu sauvage venue du nord-ouest, et bientôt suivie d’autres peuplades plus avancées, qui semblent avoir parlé la langue toltèque. Les plus célèbres de ces tribus sont les Aztecs et les Alcolhuès ou Tezcucans, qui s’assimilèrent avec facilité la teinture de civilisation demeurée dans le pays avec les derniers Toltèques. Quant aux Aztecs, après une série de migrations et de guerres, ils se fixèrent en 1326 dans la vallée de Mexico, où ils bâtirent leur capitale Ténochtitlan. Pendant un siècle, grâce à un traité d’alliance offensive et défensive entre les États de Mexico, de Tezcuco et de Tlacopan rigoureusement observé, la civilisation aztèque, d’abord renfermée dans les limites de la vallée, déborda et n’eut bientôt plus pour bornes que le Pacifique et l’Atlantique.

En peu de temps, ces peuples étaient arrivés à un degré de civilisation supérieur à celui de toutes les tribus du nouveau monde. Le droit de propriété était reconnu au Mexique, le commerce y était florissant, et trois sortes de monnaies assuraient le mécanisme de l’échange. La police était bien faite, et un système de relais, fonctionnant dans la perfection, permettait de transmettre rapidement les ordres du souverain d’un bout à l’autre de l’empire. Le nombre et la beauté des villes, la grandeur des palais, des temples et des forteresses dénotent une civilisation avancée, qui présente un singulier contraste avec les mœurs féroces des Aztecs. Rien de plus barbare et de plus sanguinaire que leur religion polythéiste. Les prêtres formaient une corporation très-nombreuse et jouissaient d’une grande influence, même dans les affaires exclusivement politiques. À côté de rites semblables à ceux des chrétiens, tels que le baptême et la confession, leur religion était un tissu des plus absurdes et des plus sanguinaires superstitions. C’est ainsi que les sacrifices humains, adoptés au commencement du quatorzième siècle, et d’abord assez rares, étaient bientôt devenus si fréquents qu’on évalue à vingt mille, année moyenne, le nombre des victimes immolées, et qui étaient pour la plupart fournies par les nations vaincues. Dans certaines circonstances, ce nombre fut même beaucoup plus élevé. C’est ainsi qu’en 1486, lors de l’inauguration du temple d’Huitzilopchit, soixante-dix mille captifs périrent en un seul jour.

Le gouvernement du Mexique était monarchique ; mais la puissance des empereurs, d’abord assez restreinte, s’était accrue avec les conquêtes et était devenue despotique. Le souverain était toujours choisi dans la même famille, et son avénement était marqué par de nombreux sacrifices humains.

L’empereur Montézuma appartenait à la caste sacerdotale, et son pouvoir en avait reçu de singuliers accroissements. À la suite de nombreuses guerres, il avait reculé les frontières et subjugué des nations qui accueillirent avec empressement les Espagnols, dont la domination leur paraissait devoir être moins pesante et moins cruelle que celle des Aztecs.

Il est parfaitement certain que si Montézuma fût tombé avec les forces considérables dont il disposait sur les Espagnols, lorsque ceux-ci occupaient la plage chaude et malsaine de Vera-Cruz, ils n’auraient pu, malgré la supériorité de leurs armes et de leur discipline, résister à un pareil choc. Ils auraient tous péri ou auraient été forcés de se rembarquer. Les destinées du nouveau monde eussent été complétement changées. Mais la décision, ce trait le plus saillant du caractère de Cortès, faisait entièrement défaut à Montézuma, qui ne sut à aucun moment prendre résolûment un parti.

Cependant, de nouveaux envoyés de l’empereur s’étaient rendus au camp espagnol, apportant à Cortès l’ordre de quitter le pays, et, sur le refus de ce dernier, tous rapports des indigènes avaient immédiatement cessé avec les envahisseurs. La situation se tendait. Cortès le comprit. Après avoir vaincu quelques hésitations qui s’étaient manifestées dans ses troupes, il fit jeter les fondations de la Vera-Cruz, forteresse qui devait lui servir de base d’opérations et de soutien pour un rembarquement possible. Il organisa ensuite une sorte de gouvernement civil, de junte, comme on dirait aujourd’hui, à laquelle il remit sa commission révoquée par Velasquez, et il se fit donner, au nom du roi, de nouvelles provisions avec les pouvoirs les plus étendus. Puis, il reçut les envoyés de la ville de Zempoalla qui venaient solliciter son alliance et sa protection contre Montézuma, dont ils supportaient le joug avec impatience.

C’était vraiment jouer de bonheur que de trouver de tels alliés dès les premiers jours du débarquement. Aussi, Cortès, ne voulant pas laisser échapper cette occasion, accueillit avec faveur les Totonaques, se rendit dans leur capitale, et, après avoir fait construire une forteresse à Quiabislan sur le bord de la mer, il les décida à refuser le payement de l’impôt. Il profita de son séjour à Zempoalla pour exhorter ces peuples à se convertir au christianisme, et renversa leurs idoles, comme il l’avait fait à Cozumel, pour leur prouver toute l’impuissance de leurs dieux.

Pendant ce temps, un complot se nouait dans son camp, et, persuadé que, tant qu’il resterait un moyen de regagner Cuba, il aurait à lutter contre la lassitude et le mécontentement de ses soldats, Cortès fit jeter à la côte tous ses navires sous le prétexte qu’ils étaient en trop mauvais état pour servir plus longtemps. C’était là un acte d’audace véritablement inouï, qui forçait ses compagnons à vaincre ou à mourir.

N’ayant alors plus rien à craindre de l’indiscipline de ses troupes, Cortès partit le 16 août de Zempoalla avec cinq cents soldats, quinze chevaux et six canons de campagne, sans compter deux cents Indiens porteurs, destinés à tous les travaux serviles.

Il atteignit bientôt les frontières de la petite république de Tlascala, dont les peuples, féroces, ennemis de toute servitude, étaient depuis longtemps en lutte avec Montézuma. Cortès se flattait que son intention, tant de fois proclamée, de délivrer les Indiens du joug mexicain jetterait les Tlascalans dans ses bras et en ferait ses alliés. Il leur demanda donc passage sur leur territoire pour gagner Mexico. Mais ses ambassadeurs furent retenus, et lorsqu’il s’avança dans l’intérieur du pays, il dut, pendant quatorze jours consécutifs, soutenir les attaques continuelles de jour et de nuit de plusieurs armées de 30,000 Tlascalans, qui déployèrent une bravoure et une opiniâtreté dont les Espagnols n’avaient pas encore vu d’exemple dans le nouveau monde.

Mais les armes de ces braves étaient trop primitives. Que pouvaient-ils avec des flèches et des lances armées d’obsidienne ou d’os de poisson, des pieux durcis au feu, des épées de bois, et surtout une tactique insuffisante. Lorsqu’ils s’aperçurent que, dans tous ces combats, qui avaient coûté la vie à un si grand nombre de leurs plus braves guerriers, pas un seul Espagnol n’avait été tué, ils prêtèrent à ces étrangers une nature supérieure, tout en ne sachant quelle opinion se faire d’hommes qui renvoyaient, les mains coupées, les espions surpris dans leur camp, et qui, après chaque victoire, non-seulement ne dévoraient pas les prisonniers comme l’auraient fait les Aztecs, mais encore les relâchaient chargés de présents et demandaient la paix.

Les Tlascalans se reconnurent donc vassaux de l’Espagne, et jurèrent de seconder Cortès dans toutes ses expéditions. De son côté, celui-ci devait les protéger contre leurs ennemis. Il n’était que temps d’ailleurs que la paix fût faite. Beaucoup d’Espagnols étaient blessés ou malades, tous étaient exténués de fatigue. Leur entrée triomphale à Tlascala, où ils furent accueillis comme des êtres surnaturels, ne tarda pas à leur faire oublier leurs souffrances.

Après vingt jours de repos dans cette ville, Cortès reprit sa marche vers Mexico avec une armée auxiliaire de six mille Tlascalans. Il se dirigea d’abord vers Cholula, considérée par les Indiens comme une ville sainte, sanctuaire et résidence chérie de leurs dieux. Montézuma était bien aise d’y attirer les Espagnols, soit qu’il comptât que les dieux vengeraient eux-mêmes la violation de leurs temples, soit qu’il pensât qu’une sédition et qu’un massacre fussent plus faciles à organiser dans cette ville populeuse et fanatique.

Mais Cortès avait été averti par les Tlascalans d’avoir à se défier des protestations d’amitié et de dévouement des Cholulans. Quoi qu’il en fût, il prit ses quartiers dans l’intérieur de la ville, car il y allait de son prestige de paraître n’avoir rien à redouter. Averti par les Tlascalans que les femmes et les enfants étaient éloignés, et, par Marina, qu’un corps considérable de troupes était concentré aux portes de la cité, que des chausse-trappes et des tranchées étaient creusées dans les rues, tandis que les terrasses se couvraient de pierres et de traits, Cortès prévint ses ennemis, fit saisir les principaux de la ville et organisa le massacre d’une population surprise et privée de ses chefs. Pendant deux jours entiers, les malheureux Cholulans furent en butte à tous les maux que purent inventer la rage des Espagnols et la vengeance des Tlascalans, leurs alliés. Six mille habitants égorgés, les temples brûlés et la ville à moitié détruite, c’était là un exemple terrible, bien fait pour terrifier Montézuma et ses sujets.

Aussi partout, sur les vingt lieues qui le séparaient de la capitale, Cortès fut-il reçu comme un libérateur. Il n’était pas un cacique qui n’eût à se plaindre du despotisme impérial, ce qui confirmait Cortès dans l’espoir qu’il aurait facilement raison d’un empire si divisé.

À mesure qu’ils descendaient des montagnes de Chalco, la vallée de Mexico, son lac immense, profondément découpé et entouré de grandes villes, cette capitale bâtie sur pilotis, ces champs si bien cultivés, tout cela se déroulait devant les yeux émerveillés des Espagnols.

Sans s’inquiéter des perpétuelles tergiversations de Montézuma, qui ne sut jusqu’au dernier moment s’il recevrait les Espagnols en amis ou en ennemis, Cortès s’engagea sur la chaussée qui conduit à Mexico au travers du lac. Déjà, il n’était plus qu’à un mille de la ville, lorsque des Indiens, qu’à leur costume magnifique on reconnaissait pour de hauts personnages, vinrent le saluer et lui annoncer la venue de l’empereur.

Montézuma parut bientôt, porté sur les épaules de ses favoris dans une sorte de litière ornée d’or et de plumes ; en même temps qu’un dais magnifique le protégeait contre l’ardeur du soleil.

À mesure qu’il avançait, les Indiens se prosternaient devant lui et se cachaient la tête, comme s’ils eussent été indignes de le contempler. Cette première entrevue fut cordiale, et Montézuma conduisit lui-même ses hôtes dans le quartier qu’il leur avait préparé. C’était un vaste palais, environné d’une muraille de pierre et défendu par des tours élevées. Cortès prit aussitôt ses dispositions de défense et fit braquer ses canons sur les avenues qui y conduisaient.

À la seconde entrevue, des présents magnifiques furent offerts au général ainsi qu’à ses soldats. Montézuma raconta que, suivant une antique tradition, les ancêtres des Aztecs seraient venus, dans le pays, sous la conduite d’un homme blanc et barbu comme les Espagnols. Après avoir fondé leur puissance, il s’était embarqué sur l’Océan, en leur promettant que ses descendants viendraient un jour les visiter et réformer leurs lois. S’il les recevait aujourd’hui, non comme des étrangers, mais comme des pères, c’est qu’il était persuadé de voir en eux les descendants de leur ancien chef et qu’il les priait de se regarder comme les maîtres de ses États.

Les jours suivants furent employés à visiter la ville, qui parut aux Espagnols plus grande, plus populeuse, plus belle qu’aucune autre de celles qu’ils avaient vues jusque-là en Amérique. Ce qui constituait sa singularité, c’étaient ces chaussées qui la mettaient en communication avec la terre ferme, chaussées coupées de place en place pour permettre un libre passage aux embarcations qui sillonnaient le lac. Sur ces ouvertures étaient jetés des ponts qui pouvaient être facilement détruits. Du côté de l’est, il n’y avait pas de chaussée, et l’on ne pouvait communiquer avec la terre ferme qu’au moyen de canots.

Cette disposition de Mexico n’était pas sans inquiéter Cortès, qui pouvait se voir tout d’un coup bloqué dans la capitale sans qu’il lui fût possible d’en sortir. Il résolut donc, pour prévenir toute tentative séditieuse, de s’assurer de l’empereur comme otage. Les nouvelles qu’il venait de recevoir lui fournissaient d’ailleurs un excellent prétexte : Qualpopoca, général mexicain, avait attaqué les provinces soumises aux Espagnols, blessé à mort Escalante et sept de ses soldats ; enfin la tête d’un prisonnier décapité, promenée de ville en ville, prouvait que les envahisseurs pouvaient être vaincus et n’étaient rien de plus que de simples mortels.

Cortès profita de ces événements pour accuser l’empereur de perfidie. Il prétendit que, s’il lui faisait bonne mine ainsi qu’à ses soldats, c’était afin de saisir l’occasion favorable de leur faire subir le même traitement qu’à Escalante, procédé indigne d’un souverain et bien différent de la confiance avec laquelle Cortès était venu le trouver. Si, d’ailleurs, les soupçons que tous les Espagnols avaient conçus n’étaient pas fondés, l’empereur avait un moyen bien simple de se justifier en faisant punir Qualpopoca. Enfin, pour empêcher le retour d’agressions qui ne pouvaient que nuire à la bonne harmonie et afin de prouver aux Mexicains qu’il ne nourrissait contre les Espagnols aucun mauvais dessein, Montézuma n’avait d’autre parti à prendre que de venir résider au milieu d’eux. L’empereur ne s’y décida pas facilement, cela se comprend de reste, mais il lui fallut céder à la violence et aux menaces. En annonçant à ses sujets sa nouvelle résolution, il dut plusieurs fois leur assurer qu’il se mettait librement et de son plein gré entre les mains des Espagnols et les calmer par ces paroles, car ils menaçaient de se jeter sur les étrangers.

Ce coup audacieux réussit à Cortès au delà de ses espérances, Qualpopoca, son fils et cinq des principaux artisans de la révolte furent saisis par les Mexicains, remis à un tribunal espagnol, à la fois juge et partie, qui les condamna et les fit brûler vifs. Non content d’avoir puni des hommes qui n’avaient fait qu’exécuter les ordres de leur empereur et s’étaient opposés les armes à la main à l’envahissement de leur pays, Cortès imposa une nouvelle humiliation à Montézuma en lui mettant les fers aux pieds, sous prétexte que les coupables l’avaient accusé au dernier moment.

Pendant six mois, le « conquistador » exerça au nom de l’empereur, réduit au rôle de roi fainéant, l’autorité suprême, changeant les gouverneurs qui lui déplaisaient, faisant rentrer les impôts, présidant à tous les détails de l’administration, envoyant, dans les différentes provinces de l’empire, des Espagnols chargés de reconnaître leurs productions et d’examiner avec un soin tout spécial les districts miniers et les procédés en usage pour la récolte de l’or.

Enfin, Cortès exploitait la curiosité que Montézuma montrait de voir des navires européens pour faire venir de Vera-Cruz des agrès et des apparaux, et pour construire deux brigantins destinés à assurer ses communications par le lac avec la terre ferme.

Enhardi partant de preuves de soumission et d’humilité, Cortès alla plus loin et exigea de Montézuma qu’il se reconnût le vassal et le tributaire de l’Espagne. Cet acte de foi et hommage fut accompagné, on le devine facilement, de riches et nombreux présents, ainsi que d’une forte contribution qui fut levée sans trop de difficulté. On en profita pour rassembler tout ce qui avait été extorqué en or et en argent aux Indiens, et le fondre, sauf certaines pièces qui furent conservées à cause de la beauté du travail. Le tout ne monta pas à plus de 600,000 pesos, soit 2,500,000 livres. Ainsi, quoique les Espagnols eussent mis en usage toute leur puissance, bien que Montézuma eût épuisé ses trésors pour les rassasier, le produit ne montait qu’à une somme dérisoire, bien peu en rapport avec l’idée que les conquérants s’étaient faite des richesses du pays.

Lorsqu’on eut mis à part le quint du roi, le quint pour Cortès, et qu’on eut distrait de quoi rembourser les sommes avancées pour les frais de l’armement, la part de chaque soldat ne s’éleva pas à cent pesos. Avoir éprouvé tant de fatigues, couru de si grands dangers et souffert tant de privations pour cent pesos, autant aurait valu rester à l’Española ! Si c’était à ce piètre résultat qu’aboutissaient les magnifiques promesses de Cortès, si le partage avait été fait avec justice, ce dont on n’était pas certain, il était dérisoire de rester plus longtemps dans un pays si misérable, alors que, sous un chef moins prodigue de promesses, mais plus généreux, on pouvait gagner des contrées riches en or et en pierreries, où de braves guerriers auraient trouvé une juste compensation à leurs misères. Ainsi murmuraient ces aventuriers avides ; les uns acceptèrent en maugréant ce qui leur revenait, les autres le refusèrent dédaigneusement.

Si Cortès avait réussi à convaincre Montézuma dans tout ce qui touchait à la politique, il n’en fut pas de même pour ce qui avait trait à la religion. Jamais il ne put le décider à se convertir, et lorsqu’il voulut renverser les idoles comme il l’avait fait à Zempoalla, il souleva une sédition qui n’aurait pas manqué de devenir très sérieuse, s’il n’avait pas aussitôt abandonné ses projets. Dès lors, les Mexicains, qui avaient souffert presque sans résistance l’emprisonnement et la soumission de leur monarque, résolurent de venger leurs dieux insultés et préparèrent une révolte générale contre les envahisseurs.

C’est au moment où les choses semblaient prendre une tournure moins favorable à l’intérieur que Cortès reçut, de Vera-Cruz, la nouvelle que plusieurs navires croisaient devant le port. Tout d’abord, il crut que cette flotte de secours était envoyée par Charles-Quint en réponse à la lettre qu’il lui avait adressée, le 16 juillet 1619, par Puerto Carrerro et Montejo. Il fut bientôt détrompé et apprit que cet armement, organisé par Diego Velasquez, qui avait su avec quelle facilité son lieutenant avait secoué tous les liens de dépendance envers lui, avait pour but de le déposséder, de le faire prisonnier et de l’envoyer à Cuba, où son procès serait fait rapidement.

Cette flotte, dont le commandement avait été remis à Pamphilo de Narvaez, ne comptait pas moins de dix-huit vaisseaux, portant quatre-vingts cavaliers, cent fantassins, dont quatre-vingts mousquetaires, cent vingt arbalétriers et douze pièces de canon.

Narvaez débarqua sans opposition près du fort San-Juan d’Ulloa. Mais, ayant sommé Sandoval, gouverneur de Vera-Cruz, de lui remettre la ville, celui-ci se saisit de ceux qui s’étaient chargés de cette insolente commission et les envoya à Mexico. Cortès les remit aussitôt en liberté et tira d’eux des informations circonstanciées sur les projets et les forces de Narvaez. Le danger qu’il courait personnellement était grand. Les troupes armées par Velasquez étaient plus nombreuses, mieux fournies d’armes et de munitions que les siennes ; en outre, ce qui l’inquiétait, ce n’était pas la perspective d’être condamné, mis à mort, c’était la crainte de voir perdre le fruit de tous ses efforts et du préjudice que ces dissensions allaient porter à sa patrie. La situation était critique. Après avoir mûrement réfléchi et pesé le pour et le contre du parti qu’il allait prendre, Cortès se détermina à combattre, malgré tout son désavantage, plutôt que de sacrifier ses conquêtes et les intérêts de l’Espagne.

Avant d’en venir à cette extrémité, Cortès dépêcha à Narvaez son chapelain Olmedo, qui fut très-mal reçu, et vit rejeter dédaigneusement toutes les propositions d’accommodement. Olmedo eut plus de succès auprès des soldats, qui le connaissaient pour la plupart et auxquels il distribua nombre de chaînes, d’anneaux d’or et de bijoux, très-propres à leur donner une haute opinion des richesses du conquérant. Mais Narvaez, qui en fut informé, ne voulut pas laisser plus longtemps ses troupes exposées à la séduction ; il mit à prix la tête de Cortès et de ses principaux officiers et s’avança à sa rencontre. Ce dernier était trop habile pour livrer bataille dans des conditions défavorables. Il temporisa, lassa Narvaez et ses troupes, qui rentrèrent à Zempoalla, et prit si bien ses mesures que, la surprise et la terreur d’une attaque nocturne compensant l’infériorité de ses forces, il fit prisonnier son adversaire et toutes ses troupes, et ne perdit lui-même que deux soldats.

Le vainqueur traita bien les vaincus, leur laissant le choix ou de se retirer à Cuba ou de partager sa fortune. Cette dernière perspective, appuyée de présents et de promesses, parut tellement séduisante aux nouveaux débarqués, que Cortès se vit à la tête de mille soldats, le lendemain du jour où il était sur le point de tomber entre les mains de Narvaez.

Ce brusque revirement de fortune fut puissamment secondé par l’habileté diplomatique de Cortès, qui se hâta de reprendre le chemin de Mexico. Les troupes qu’il y avait laissées sous le commandement d’Alvarado, à la garde de ses trésors et de l’empereur son prisonnier, étaient réduites aux dernières extrémités par les indigènes, qui avaient tué ou blessé un grand nombre de soldats et tenaient le reste étroitement bloqué, sous la menace permanente d’un assaut général. Il faut avouer, du reste, que la conduite imprudente et criminelle des Espagnols et notamment le massacre, pendant une fête, des citoyens les plus distingués de l’empire, avaient amené le soulèvement qu’ils redoutaient et qu’ils avaient voulu prévenir.

Après avoir été rejoint par deux mille Tlascalans, Cortès accourut à marches forcées vers la capitale, où il arriva heureusement, sans que les Indiens eussent rompu les ponts des chaussées et des digues qui reliaient Mexico à la terre ferme. Malgré l’arrivée de ce renfort, la situation ne s’améliora pas. Chaque jour, il fallait livrer de nouveaux combats et faire des sorties pour dégager les avenues des palais occupés par les Espagnols.

Cortès comprit alors la faute qu’il avait commise de venir s’enfermer dans une ville où il pouvait être forcé à tout instant, et d’où il lui était cependant si difficile de sortir. Il eut alors recours à Montézuma, qui pouvait, par son autorité et par le prestige dont il était encore entouré, apaiser le soulèvement, donner, en tout cas, un peu de répit aux Espagnols et préparer leur retraite. Mais, lorsque le malheureux empereur, devenu le jouet de Cortès, parut sur les murailles, revêtu de ses ornements royaux, et engagea ses sujets à cesser les hostilités, des murmures de mécontentement s’élevèrent, des menaces furent proférées ; les hostilités recommencèrent, et, avant que les soldats eussent eu le temps de le protéger de leurs boucliers, l’empereur fut percé de flèches et atteint à la tête d’une pierre qui le renversa.

À cette vue, les Indiens, épouvantés du crime qu’ils venaient de commettre, cessèrent à l’instant le combat et s’enfuirent dans toutes les directions. Quant à l’empereur, comprenant, mais trop tard, toute l’abjection du rôle que Cortès lui avait fait jouer, il arracha les appareils dont on avait bandé ses blessures, refusa toute nourriture et expira en maudissant les Espagnols.

Après un événement si funeste, on ne devait plus songer à entrer en accommodement avec les Mexicains, et il fallait à tout prix et rapidement se retirer d’une ville où l’on allait être bloqué et affamé. Cortès le comprit et s’y prépara en secret. Ses troupes étaient tous les jours serrées de plus près ; lui-même dut mainte fois mettre l’épée à la main et combattre comme un simple soldat. Solis raconte même, on ne sait d’après quelle autorité, que, dans un assaut donné à l’un des édifices qui dominaient le quartier des Espagnols, deux jeunes Mexicains, reconnaissant Cortès qui animait ses soldats de la voix, résolurent de se sacrifier pour faire périr l’auteur des calamités de leur patrie. Ils s’approchèrent de lui dans une posture suppliante, comme s’ils voulaient lui demander quartier, et, le saisissant au milieu du corps, ils l’entraînèrent vers les créneaux, par lesquels ils se précipitèrent, espérant l’entraîner avec eux. Mais, grâce à sa force et à son agilité exceptionnelles, Cortès put échapper à leur étreinte, et ces braves Mexicains périrent dans leur tentative généreuse et inutile pour le salut de leur pays.

La retraite une fois décidée, il s’agissait de savoir si on l’opérerait de jour ou de nuit. De jour, on pourrait mieux résister à l’ennemi, on verrait mieux les embûches préparées, on pourrait plus facilement prendre ses précautions pour rétablir les ponts rompus par les Mexicains. D’un autre côté, on savait que les Indiens attaquaient rarement après le coucher du soleil ; mais ce qui décida Cortès en faveur d’une retraite nocturne, c’est qu’un soldat, qui se mêlait d’astrologie, avait promis à ses camarades un succès assuré si l’on agissait la nuit.

On se mit donc en marche à minuit. Outre les troupes espagnoles, Cortès avait sous ses ordres les détachements de Tlascala, de Zempoalla et de Cholula, qui s’élevaient encore, malgré les pertes considérables qu’ils avaient éprouvées, à sept mille hommes. Sandoval commandait l’avant-garde ; Cortès était au centre avec les bagages, les canons, les prisonniers, parmi lesquels étaient un fils et deux filles de Montézuma ; Alvarado et Velasquez de Léon conduisaient l’arrière-garde. On avait eu soin de construire un pont volant qui devait être jeté sur les parties rompues de la chaussée. À peine les Espagnols avaient-ils débouché sur la digue qui menait à Tacuba et qui était la plus courte, qu’ils furent attaqués en tête, en flancs et en queue par des masses profondes d’ennemis, tandis qu’une innombrable flottille de canots faisait pleuvoir sur eux une grêle de pierres et de traits. Ahuris, aveuglés, les alliés ne savent auquel répondre. Le pont de bois s’enfonce sous le poids de l’artillerie et des combattants. Entassés sur une chaussée étroite, ne pouvant faire usage de leurs armes à feu, privés de leur cavalerie qui manque de champ, mêlés avec les Indiens qui les attaquent corps à corps, n’ayant plus la force de tuer, entourés de tous côtés, les Espagnols et leurs alliés cèdent sous le nombre toujours renouvelé des assaillants. Chefs et soldats, fantassins et cavaliers, Espagnols et Tlascalans sont confondus ; chacun se défend personnellement, sans souci de la discipline et du salut commun.

Tout semblait perdu, lorsque Cortès, avec une centaine d’hommes, parvient à franchir la coupure de la digue sur la masse des cadavres qui l’ont comblée. Il range ses soldats à mesure qu’ils arrivent, et, à la tête de ceux qui sont le moins grièvement blessés, il s’enfonce comme un coin dans la mêlée et parvient à dégager une partie des siens. Avant le jour, tout ce qui avait pu échapper au massacre de cette noche triste, comme fut désignée cette épouvantable nuit, se trouvait réuni à Tacuba. Ce fut les yeux pleins de larmes que Cortès passa la revue de ses derniers soldats, tous couverts de blessures, et qu’il se rendit compte des pertes sensibles qu’il avait essuyées ; 4,000 Indiens, Tlascalans et Cholulans, et presque tous les chevaux, étaient tués ; toute l’artillerie ainsi que les munitions et la plus grande partie des bagages étaient perdus ; plusieurs officiers de distinction, Velasquez de Léon, Salcedo, Morla, Lares et bien d’autres, étaient au nombre des morts ; un des plus dangereusement atteints était Alvarado ; pas un homme, fût-il officier ou soldat, qui n’eût une blessure.

On ne s’attarda pas à Tacuba, et l’on fit route au hasard dans la direction de Tlascala, où l’on ne savait pas d’ailleurs quel accueil on recevrait. Toujours harcelés par les Mexicains, les Espagnols durent encore livrer une grande bataille dans les champs d’Otumba à une multitude de guerriers que certains historiens évaluent à deux cent mille. Grâce aux quelques cavaliers qui lui restaient, Cortès put renverser tout ce qui se trouvait devant lui, et arriver jusqu’à une troupe de hauts personnages facilement reconnaissables à leurs panaches dorés et à leurs vêtements luxueux, parmi lesquels se tenait le général portant l’étendard. Avec quelques cavaliers Cortès fondit sur le groupe et fut assez heureux ou assez adroit pour renverser d’un coup de lance le général mexicain, qu’un soldat nommé Juan de Salamanca acheva d’un coup d’épée. À dater du moment où l’étendard disparut, la bataille fut gagnée, et les Mexicains, pris d’une terreur panique, abandonnèrent à la hâte le champ de bataille. « Jamais les Espagnols n’avaient couru plus grand danger, et sans l’étoile de Cortès, dit Prescott, pas un n’eût survécu pour transmettre à la postérité le récit de la sanglante bataille d’Otumba. » Le butin fut considérable et put dédommager en partie les Espagnols des pertes qu’ils avaient subies à leur sortie de Mexico, car cette armée était composée des principaux guerriers de la nation, qui, persuadés de leur succès infaillible, s’étaient parés de leurs plus riches ornements.

Le lendemain, les Espagnols entraient sur le territoire de Tlascala.

« J’appellerai maintenant l’attention des curieux lecteurs, dit Bernal Dias, sur ce fait que, lorsque nous revînmes à Mexico au secours d’Alvarado, nous formions un total de treize cents hommes, y compris les cavaliers au nombre de quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingts arbalétriers, autant d’hommes d’escopette et plus de deux mille Tlascalans avec beaucoup d’artillerie. Notre seconde entrée à Mexico avait eu lieu le jour de la Saint-Jean de 1520, et notre fuite le 10 du mois de juillet suivant. Nous livrâmes la mémorable bataille d’Otumba le 14 de ce même mois de juillet. Et maintenant, je veux porter l’attention sur le nombre d’hommes qu’on tua, tant à Mexico, au passage des chaussées et des ponts, que dans les autres rencontres d’Otumba et sur les routes. J’affirme que, dans l’espace de cinq jours, on nous massacra 860 hommes, en y comprenant soixante-dix soldats qu’on nous tua dans le village de Rustepèque avec cinq femmes de Castille ; nous perdîmes en même temps douze cents Tlascalans. Il est encore à remarquer que, s’il mourut plus d’hommes de la troupe de Narvaez que de celle de Cortès, au passage des ponts, ce fut parce qu’ils se mirent en route chargés d’une quantité d’or dont le poids les empêcha de nager et de se tirer des tranchées. »

Les troupes de Cortès étaient réduites à quatre cent quarante hommes avec vingt chevaux, douze arbalétriers et sept hommes d’escopette sans une charge de poudre, tous blessés, boiteux ou estropiés des bras, c’est-à-dire au même nombre que lors de la première entrée à Mexico, mais avec cette différence considérable qu’aujourd’hui ils sortaient de la capitale en vaincus.

En entrant sur le territoire de Tlascala, Cortès recommanda à ses hommes, et particulièrement à ceux de Narvaez, de ne commettre aucune vexation à l’égard des indigènes, car il y allait du salut commun, et de ne pas irriter les seuls alliés qui leur restassent. Par bonheur, les craintes qu’on avait conçues sur la fidélité des Tlascalans furent vaines. L’accueil qu’ils firent aux Espagnols fut des plus sympathiques ; ils ne songeaient qu’à venger la mort de leurs frères massacrés par les Mexicains. Dans leur capitale, Cortès apprit encore la perte de deux détachements, mais ces échecs, si graves qu’ils fussent, ne le découragèrent pas. Il avait sous ses ordres des troupes aguerries, des alliés fidèles ; Vera-Cruz était intacte ; il pouvait encore une fois compter sur sa fortune.

Mais, avant d’entreprendre une nouvelle campagne et d’entamer un nouveau siége, il y avait des secours à demander et des préparatifs à faire. Cortès n’y manqua pas. Il dépêcha quatre navires à l’Española pour enrôler des volontaires et acheter des chevaux, de la poudre et des munitions ; en même temps, il fit couper dans les montagnes de Tlascala les bois nécessaires à la construction de douze brigantins qui devaient être transportés par pièces jusqu’au lac de Mexico, où ils seraient lancés au moment opportun.

Après avoir réprimé certaines tentatives de mutinerie qui se produisirent surtout parmi les soldats venus avec Narvaez, Cortès marcha de nouveau en avant et s’attaqua d’abord, avec l’aide des Tlascalans, à ceux de Tepeaca et d’autres provinces voisines, ce qui eut l’avantage de familiariser de nouveau ses troupes avec la victoire et d’aguerrir ses alliés.

Sur ces entrefaites, deux brigantins chargés de munitions et de renforts, adressés par Velasquez à Narvaez, dont il ignorait les mésaventures, tombèrent entre les mains de Cortès ; en même temps, un certain nombre d’Espagnols, envoyés par François de Garay, gouverneur de la Jamaïque, se joignirent à lui. Grâce à ces recrues, l’armée de Cortès se trouva composée, lorsqu’il se fut débarrassé de plusieurs partisans de Narvaez dont il était mécontent, de cinq cent cinquante fantassins, dont quatre-vingts mousquetaires, et de quarante cavaliers. C’est avec ce faible corps d’armée, soutenu par mille Tlascalans, qu’il reprit la route de Mexico, le 28 décembre 1520, six mois après avoir été forcé de l’abandonner.

Nous passerons assez rapidement sur toute cette campagne malgré l’intérêt qu’elle peut offrir ; mais elle eut pour théâtre des contrées déjà décrites, et ce n’est pas à proprement parler l’histoire de la conquête du Mexique que nous voulons tracer. Il nous suffira de dire qu’après la mort de Montézuma, son frère Quetlavaca, élevé au trône, avait pris pour résister toutes les mesures de précaution compatibles avec la science stratégique des Aztecs. Mais il mourut de la petite vérole, triste cadeau que les Espagnols avaient fait au nouveau monde, au moment où ses brillantes qualités de prévoyance et de bravoure allaient être le plus nécessaires. Il eut pour successeur Guatimozin, neveu de Montézuma, connu pour ses talents et sa valeur.

Dès qu’il entra sur le territoire mexicain, Cortès eut à combattre. Il s’empara cependant bientôt de Tezcuco, ville située à vingt milles de Mexico et baignée par le lac central, sur lequel les Espagnols voyaient flotter trois mois plus tard une flottille imposante. Pendant ce temps, une nouvelle conspiration, qui avait pour but l’assassinat de Cortès et de ses principaux officiers, avait été découverte et le principal coupable fut exécuté. D’ailleurs, à ce moment, tout semblait sourire à Cortès ; il venait d’apprendre l’arrivée de nouveaux secours à Vera-Cruz, et la plupart des villes sous la domination de Guatimozin se soumettaient à ses armes. Le siége véritable commença au mois de mai 1521 et se continua avec des alternatives de succès et de revers jusqu’au jour où les brigantins furent mis à l’eau. Les Mexicains ne craignirent pas de les attaquer ; quatre à cinq mille canots, chargés chacun de deux hommes, couvrirent le lac et vinrent assaillir les bateaux espagnols, sur lesquels étaient embarqués près de trois cents hommes. Ces neuf brigantins, qui portaient du canon, eurent bientôt dispersé ou coulé la flotte ennemie, qui leur laissa, depuis lors, le champ libre. Mais ce succès et certains autres avantages, remportés par Cortès, ne menaient pas à grand’chose, et le siége traînait en longueur. Aussi le général résolut-il d’emporter la ville de vive force. Malheureusement, l’officier chargé de protéger la ligne de retraite par les chaussées tandis que les Espagnols s’enfonçaient dans la ville, trouvant ce poste indigne de sa valeur, l’abandonna pour courir au combat. Guatimozin, instruit de la faute qui venait d’être commise, en tira aussitôt parti. Il attaqua de tous côtés les Espagnols avec un tel acharnement qu’il leur tua beaucoup de monde et que soixante-deux soldats tombèrent vivants entre ses mains. Cortès lui-même faillit être pris vivant et fut grièvement blessé à la cuisse. Pendant la nuit, le grand temple du dieu de la guerre fut illuminé en signe de triomphe, et les Espagnols entendirent avec une tristesse profonde résonner le grand tambour. Des positions qu’ils occupaient, ils purent assister aux derniers moments de leurs infortunés compatriotes prisonniers auxquels on ouvrit la poitrine pour en arracher le cœur, et dont les corps, précipités au bas des degrés, furent déchirés par les Aztecs, qui s’en disputèrent les morceaux pour en faire un horrible festin.

Cette épouvantable défaite fit traîner le siége en longueur jusqu’au jour où, les trois quarts de la ville étant pris ou détruits, Guatimozin fut obligé par ses conseillers de quitter Mexico et de gagner la terre ferme, où il comptait organiser la résistance. Mais, la barque qui le portait ayant été saisie, il fut fait prisonnier. Il devait montrer dans sa captivité bien plus de force de caractère et de dignité que son oncle Montézuma.

Dès lors, toute résistance cessa, et Cortès put prendre possession de la capitale à moitié détruite. Après une héroïque résistance pendant laquelle 120,000, disent les uns, 240,000 Mexicains, suivant les autres, avaient péri, après un siége qui n’avait pas duré moins de soixante-quinze jours, Mexico, et avec cette cité tout l’empire, succombait moins aux coups que lui avaient portés les Espagnols qu’à la vieille haine, à la révolte des peuples conquis et à la jalousie des États voisins, qui allaient bientôt regretter le joug dont ils s’étaient si délibérément délivrés.

À l’ivresse du succès succédèrent presque aussitôt chez les Espagnols le dépit et la rage. Les immenses richesses sur lesquelles ils avaient compté n’existaient pas ou avaient été jetées dans le lac.

Cortès, dans l’impossibilité de calmer les mécontents, se vit contraint de laisser mettre à la torture l’empereur et son premier ministre. Quelques historiens, et notamment Gomara, rapportent que, tandis que les Espagnols attisaient le feu au-dessous du gril sur lequel les deux victimes étaient étendues, ce dernier tourna la tête vers son maître et sembla lui demander de parler pour mettre fin à ses tortures ; mais Guatimozin aurait réprimé cet instant de faiblesse par cette seule phrase : « Et moi, suis-je à quelque plaisir ou au bain ? » réponse qui a été transformée poétiquement en : « Et moi. suis-je sur des roses ? »

Les historiens de la conquête se sont pour la plupart arrêtés à la prise de Mexico ; mais il nous reste à parler de quelques autres expéditions entreprises par Cortès dans des buts différents et qui sont venues jeter une lumière toute nouvelle sur certaines parties de l’Amérique centrale ; enfin, nous ne voulons pas abandonner ce héros, qui a joué un rôle si considérable dans le développement de la civilisation et dans l’histoire du nouveau monde, sans donner quelques détails sur la fin de sa vie.

Avec la capitale était, à proprement parler, tombé l’empire mexicain ; s’il y eut encore quelque résistance, notamment dans la province d’Oaxaca, elle fut isolée, et il suffit de quelques détachements pour réduire les derniers opposants, terrifiés par les supplices qu’on avait fait subir à ceux de Panuco qui s’étaient révoltés. En même temps, les peuples des contrées éloignées de l’empire envoyaient des ambassadeurs pour se convaincre de la réalité de ce merveilleux événement, la prise de Mexico, pour contempler les ruines de la ville abhorrée et faire leur soumission.

Cortès, enfin confirmé dans sa situation, après des incidents trop longs à raconter et qui lui avaient fait dire : « Il m’a été plus difficile de lutter contre mes compatriotes que contre les Aztecs, » n’avait plus qu’à organiser sa conquête. Il commença par établir le siége de sa puissance à Mexico, qu’il rebâtit. Il y attira les Espagnols en leur donnant des concessions de terres, et les Indiens en les laissant tout d’abord sous l’autorité de leurs chefs naturels, quoiqu’il les eût bientôt tous réduits, sauf les Tlascalans, à l’état d’esclaves par le vicieux système des repartimientos en usage dans les colonies espagnoles. Mais, si l’on est en droit de reprocher à Cortès d’avoir fait bon marché des droits politiques des Indiens, il faut reconnaître qu’il manifesta la plus louable sollicitude pour leur bien-être spirituel. C’est ainsi qu’il fit venir des franciscains qui, par leur zèle et leur charité, gagnèrent en peu de temps la vénération des indigènes et obtinrent en une vingtaine d’années la conversion complète de la population.

En même temps, Cortès expédiait dans l’État de Mechoacan des détachements, qui pénétraient jusqu’à l’océan Pacifique et visitaient à leur retour quelques-unes des riches provinces situées au nord. Il fondait des établissements dans toutes les parties du pays qui lui paraissaient avantageuses, à Zacatula sur les bords du Pacifique, à Coliman dans le Mechoacan, à Santesteban près de Tampico, à Medellin près de Vera-Cruz, etc.

Aussitôt après la pacification du pays, Cortès confiait à Christoval de Olid un armement considérable, afin d’établir une colonie dans le Honduras. En même temps, Olid devait explorer la côte méridionale de cette province et rechercher un détroit qui mit en communication l’Atlantique et le Pacifique. Mais, affolé par l’orgueil du commandement, Olid n’eut pas plus tôt atteint sa destination qu’il se déclara indépendant. Cortès dépêcha aussitôt un de ses parents pour arrêter le coupable, et partit lui-même, accompagné de Guatimozin, à la tête de cent cavaliers et de cinquante fantassins, le 12 octobre 1524. Après avoir traversé la province de Goatzacoalco, Tabasco et le Yucatan. au milieu de privations de tout genre, opérant une marche des plus pénibles dans des terrains marécageux ou mouvants, à travers un océan de forêts ondulantes, le détachement approchait de la province d’Aculan, lorsque fut révélée à Cortès une conspiration ourdie, prétendait-on, par Guatimozin et les principaux chefs indiens. Elle avait pour but de massacrer à la première occasion chefs et soldats, après quoi l’on continuerait de s’avancer sur le Honduras, on en détruirait les établissements et l’on reviendrait sur le Mexique, où, dans un soulèvement général, on n’aurait sans doute pas de peine à se défaire des envahisseurs. Guatimozin eut beau protester de son innocence, et l’on a tout lieu d’y croire, il fut pendu, ainsi que plusieurs nobles Aztecs, aux branches d’un ceyba qui ombrageait la route. « L’exécution de Guatimozin, dit Bernal Diaz del Castillo, fut très-injuste, et nous fûmes tous d’accord pour la blâmer. » Mais, « si Cortès n’avait consulté, au dire de Prescott, que son honneur et l’intérêt de sa renommée, il aurait dû le conserver, car il était le vivant trophée de sa victoire, comme on conserve l’or dans la doublure de son habit. »

Enfin les Espagnols atteignirent Aculan, ville florissante où ils se refirent dans d’excellents quartiers, et l’on reprit la direction du lac de Peten, dont les populations se convertirent facilement au christianisme. Nous ne nous étendrons pas sur les souffrances et les misères qui assaillirent l’expédition dans ces contrées peu peuplées, jusqu’à San-Gil de Buena-Vista sur le Golfo Dolce, où Cortès, après avoir appris l’exécution d’Olid et le rétablissement de l’autorité centrale, s’embarqua pour revenir au Mexique.

À la même époque, il confiait à Alvarado le commandement de trois cents fantassins, cent soixante cavaliers et quatre canons, avec un corps d’Indiens auxiliaires. Alvarado s’avança au sud du Mexique, à la conquête du Guatemala. Il réduisit les provinces de Zacatulan, Tehuantepec, Soconusco, Utlatlan, fonda la ville de Guatemala la Vieja et fut nommé par Charles-Quint, pendant un voyage qu’il fit plus tard en Espagne, gouverneur des pays qu’il avait conquis.

Moins de trois ans après la conquête, un territoire de plus de quatre cents lieues de long sur l’Atlantique et de cinq cents sur le Pacifique était donc soumis à la couronne de Castille et jouissait, à bien peu d’exceptions près, d’une parfaite tranquillité.

Rentré à Mexico après l’inutile expédition de Honduras qui avait consommé presque autant de temps et causé presque d’aussi grandes souffrances aux Espagnols que la conquête du Mexique, Cortès reçut, peu de jours après, l’avis de son remplacement provisoire et l’invitation de se rendre en Espagne pour se disculper. Il ne se pressa pas d’obtempérer à cet ordre, espérant qu’il serait révoqué ; mais ses calomniateurs infatigables, ses ennemis acharnés, tant en Espagne qu’au Mexique, le chargèrent de telle sorte qu’il se vit dans l’obligation d’aller présenter sa défense, exposer ses griefs et réclamer hautement l’approbation de sa conduite.

Cortès partit donc, accompagné de son ami Sandoval, de Tapia et de plusieurs chefs aztecs, parmi lesquels était un fils de Montézuma. Il débarqua à Palos en mai 1528. À la même place où Christophe Colomb avait pris terre trente-cinq ans auparavant, et il fut accueilli avec le même enthousiasme et les mêmes réjouissances que le découvreur de l’Amérique. Il s’y rencontra avec Pizarre, alors au début de sa carrière et qui venait solliciter l’appui du gouvernement espagnol. Puis, il partit pour Tolède, où se trouvait la cour. L’annonce seule de son retour avait produit dans l’opinion un revirement complet. Ses prétendus projets de révolte et d’indépendance se trouvaient démentis par cette arrivée inopinée. Charles-Quint comprit sans peine que le sentiment public se révolterait à la pensée de punir un homme qui avait ajouté à la couronne de Castille son plus beau fleuron. Le voyage de Cortès ne fut qu’un triomphe continuel au milieu d’un concours inouï de population. « Les maisons et les rues des grandes villes et des villages, rapporte Prescott, étaient remplies de spectateurs impatients de contempler le héros dont le bras venait en quelque sorte de conquérir seul un empire à l’Espagne, et qui, pour emprunter le langage d’un vieil historien, marchait dans la pompe et la gloire, non d’un grand vassal, mais d’un monarque indépendant. »

Après lui avoir accordé plusieurs audiences et donné de ces marques particulières de faveur qui sont, par les courtisans, qualifiées de considérables, Charles-Quint daigna accepter l’empire que Cortès lui avait conquis et les présents magnifiques qu’il lui apportait. Mais il crut avoir tout fait pour le récompenser en lui donnant le titre de marquis della Valle de Oajaca et la charge de capitaine général de la Nouvelle-Espagne, sans lui restituer toutefois le gouvernement civil, pouvoir qui lui avait été attribué autrefois par la junte de Vera-Cruz. Puis Cortès, ayant épousé la nièce du duc de Béjar, d’une des premières familles de Castille, accompagna jusqu’au port l’empereur qui se rendait en Italie ; mais, bientôt las de cette vie frivole, si peu en rapport avec les habitudes actives de son existence passée, il reprit, en 1530, le chemin du Mexique, où il débarqua à Villa-Rica.

Cortès essuya tout d’abord quelques tracasseries de la part de l’Audience qui avait exercé le pouvoir en son absence et qui avait inauguré les poursuites contre lui, et il se trouva en conflit avec la nouvelle junte civile au sujet des affaires militaires. Bientôt dégoûté, le marquis della Valle se retira à Cuernavaca dans ses immenses propriétés, où il s’occupa d’agriculture. On lui doit l’introduction de la canne à sucre, du mûrier, l’encouragement de la culture du chanvre et du lin, et l’élève en grand des moutons mérinos.

Mais cette vie paisible, exempte d’aventures, n’était pas pour plaire longtemps à l’esprit entreprenant de Cortès. En 1532 et en 1533, il équipa deux escadres, qui allèrent faire dans le N.-O. du Pacifique un voyage de découvertes. La dernière parvint à l’extrémité méridionale de la péninsule californienne sans avoir obtenu le résultat qu’il se flattait d’obtenir : la découverte d’un détroit unissant le Pacifique à l’Atlantique. Lui-même n’eut pas plus de succès en 1536 dans la mer Vermeille. Enfin, trois ans plus tard, une dernière expédition, dont il avait confié le commandement à Ulloa, pénétra jusqu’au fond du golfe, puis, longeant la côte extérieure de la péninsule, remonta jusqu’au 29e degré de latitude. Là, le chef de l’expédition renvoya à Cortès un de ses bâtiments, tandis que lui-même s’enfonçait dans le nord ; mais on n’en entendit plus parler.

Telle fut l’issue malheureuse des expéditions de Cortès, qui, sans lui rapporter un ducat, ne lui coûtèrent pas moins de trois cent mille castellanos d’or. Elles eurent pour résultat cependant, de faire connaître la côte de l’océan Pacifique depuis la baie de Panama jusqu’au Colorado. On fit le tour de la presqu’île de Californie et l’on put ainsi reconnaître que cette prétendue île faisait partie du continent. Les replis de la mer Vermeille ou de Cortès, comme les Espagnols l’appelèrent à juste titre, furent soigneusement explorés, et l’on reconnut qu’au lieu d’avoir l’issue qu’on lui supposait au nord, cette mer n’était qu’un golfe profondément creusé dans le continent.

Ces expéditions de découvertes, Cortès n’avait pu les armer sans entrer en conflit avec le vice-roi, don Antonio de Mendoza, que l’empereur avait envoyé au Mexique, nomination blessante pour le marquis della Valle. Fatigué de ces tracasseries continuelles, indigné de voir ses prérogatives de capitaine général, sinon absolument méconnues, du moins toujours discutées, Cortès partit encore une fois pour l’Espagne. Mais ce voyage ne devait guère ressembler au premier. Vieilli alors, dégoûté, trahi par la fortune, le « conquistador » n’avait plus rien à attendre du gouvernement. Il ne devait pas tarder à le comprendre. Un jour, il fendit la presse qui entourait le coche de l’empereur et monta sur l’étrier de la portière. Charles-Quint, feignant de ne pas le reconnaître, demanda quel était cet homme. « C’est, répondit fièrement Cortès, celui qui vous a donné plus d’États que vos pères ne vous ont laissé de villes. » Puis, la faveur publique s’était détournée du Mexique, qui n’avait pas rendu ce qu’on en avait espéré, et tous les esprits étaient alors tendus vers les richesses merveilleuses du Pérou. Accueilli, cependant, avec honneur par le conseil suprême des Indes, Cortès exposa ses griefs ; mais les débats s’éternisèrent, et il ne put obtenir aucune satisfaction. En 1541, lors de la désastreuse expédition de Charles-Quint contre Alger, Cortès, dont les conseils n’avaient pas été écoutés et qui servait comme volontaire, perdit trois émeraudes sculptées d’une grosseur merveilleuse, joyaux qui auraient payé la rançon d’un empire. À son retour, il reprit ses sollicitations avec aussi peu de succès. Il éprouva un tel chagrin de cette injustice et de ces déceptions répétées, que sa santé en fut gravement atteinte. Il mourut loin du théâtre de ses exploits, le 10 novembre 1547, à Castilleja de la Cuesta, au moment où il se disposait à retourner en Amérique.

« C’était un chevalier errant, dit Prescott. De toute cette glorieuse troupe d’aventuriers que l’Espagne du XVIe siècle lança dans la carrière des découvertes et des conquêtes, il n’y en eut pas de plus profondément imbu de l’esprit des entreprises romanesques que Fernand Cortès. La lutte lui plaisait, et il aimait à aborder une entreprise par son côté le plus difficile… »

Cette passion pour le romanesque aurait pu réduire le conquérant du Mexique au rôle d’un vulgaire aventurier ; mais Cortès fut certainement un profond politique et un grand capitaine, si l’on doit donner ce nom à l’homme qui accomplit de grandes actions par son seul génie. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire, qu’une si grande entreprise ait été menée à bonne fin avec des moyens aussi insuffisants. On peut vraiment dire que Cortès a conquis le Mexique avec ses seules ressources.

Son influence sur l’esprit de ses soldats était le résultat naturel de leur confiance dans son habileté, mais on doit l’attribuer aussi à ses manières populaires, qui le rendaient éminemment propre à conduire une bande d’aventuriers. Lorsqu’il fut parvenu à un plus haut rang, si Cortès déploya plus de pompe, ses vétérans, du moins, continuèrent à jouir de la même intimité près de lui. En terminant ce portrait du « conquistador », nous nous associerons pleinement à ce que dit l’honnête et véridique Bernal Diaz : « Il préférait son nom de Cortès à tous les titres qu’on pouvait lui adresser, et il avait de bonnes raisons pour cela, car le nom de Cortès est aussi fameux de nos jours que celui de César parmi les Romains ou d’Annibal parmi les Carthaginois. » Le vieux chroniqueur termine par un trait qui peint bien l’esprit religieux du XVIe siècle : « Peut-être ne devait-il recevoir sa récompense que dans un meilleur monde, et je le crois pleinement ; car c’était un honnête cavalier, très-sincère dans ses dévotions à la Vierge, à l’apôtre saint Pierre et à tous les saints. »

III

La triple alliance. — François Pizarre et ses frères. — Don Diègue d’Almagro. — Premières tentatives. Le Pérou, son étendue, ses peuples, ses rois. — Prise d’Atahualpa, sa rançon et sa mort. — Pierre d’Alvarado. — Almagro au Chili — Lutte entre les conquérants. — Procès et exécution d’Almagro. — Expéditions de Gonzalo Pizarre et d’Orellana. — Assassinat de François Pizarre. — Révolte et exécution de son frère Gonzalo.

À peine les renseignements recueillis par Balboa sur la richesse des pays situés au sud de Panama avaient-ils été connus des Espagnols, que plusieurs expéditions s’étaient organisées pour en tenter la conquête. Mais toutes avaient échoué, soit que les chefs ne fussent pas à la hauteur de leur mission, soit que les moyens fussent insuffisants. Il faut reconnaître aussi que les localités explorées par ces premiers aventuriers, — ces pionniers, comme on dirait aujourd’hui, — ne répondaient en aucune façon à ce qu’en attendait l’avidité espagnole. En effet, tous s’étaient aventurés dans ce qu’on appelait alors la terre Ferme, pays éminemment insalubre, montagneux, marécageux, couvert de forêts, dont les rares habitants, très-belliqueux, avaient ajouté pour les envahisseurs un obstacle à tous ceux dont la nature avait été si prodigue dans cette contrée. Si bien que peu à peu l’enthousiasme s’était refroidi et qu’on ne parlait plus que pour les tourner en dérision des merveilleux récits faits par Balboa.

Cependant, il existait à Panama un homme bien à même d’être fixé sur la réalité des bruits qui avaient couru touchant la richesse des pays baignés par le Pacifique ; c’était Francisco Pizarro, qui avait accompagné Nuñez de Balboa à la mer du Sud, et qui s’associa avec deux autres aventuriers, Diego de Almagro et Fernand de Luque.

Disons tout d’abord quelques mots des chefs de l’entreprise. François Pizarre, né près de Truxillo entre 1471 et 1478, était le fils naturel d’un certain capitaine Gonzalo Pizarro qui ne lui avait appris qu’à garder les cochons. Bientôt las de cette existence et profitant de ce qu’il avait égaré l’un des animaux confiés à sa garde pour ne pas rentrer à la maison paternelle, où il était roué de coups à la moindre peccadille, Pizarre se fit soldat, passa quelques années à guerroyer en Italie et suivit Christophe Colomb en 1510 à l’Española. Il y servit avec distinction ainsi qu’à Cuba, accompagna Hojeda dans le Darien, découvrit, comme nous l’avons dit plus haut, l’océan Pacifique avec Balboa, et aida après l’exécution de ce dernier, Pedrarias Davila, dont il était devenu le favori, à conquérir tout le pays connu sous le nom de Castille d’Or.

Si Pizarre était un enfant naturel, Diego de Almagro était un enfant trouvé, recueilli en 1475 à Aldea del Rey, disent les uns, à Almagro, dont il aurait pris le nom, suivant les autres. Élevé au milieu des soldats, il passa de bonne heure en Amérique, où il avait réussi à amasser une petite fortune. Quant à Fernand de Luque, c’était un riche ecclésiastique de Tabago, qui exerçait les fonctions de maître d’école à Panama.

Le plus jeune de ces trois aventuriers avait alors plus de cinquante ans, et Garcilasso de la Vega raconte que, lorsqu’on connut leur projet, ils devinrent l’objet de la dérision générale ; mais c’était surtout de Fernand de Luque qu’on se moquait, si bien qu’on ne l’appelait plus que Hernando el Loco, Fernand le Fou.

L’association fut vite conclue entre ces trois hommes, dont deux au moins étaient sans peur, s’ils n’étaient tous trois sans reproches. Luque donna l’argent nécessaire à l’armement des vaisseaux et à la paye des soldats ; Almagro y participa également ; mais Pizarre, qui ne possédait que son épée, dut payer autrement sa contribution. Ce fut lui qui prit le commandement de la première tentative que nous allons raconter avec quelques détails, parce que là éclatent dans tout leur jour la persévérance et l’inflexible obstination du « conquistador. »

« Ayant donc demandé et obtenu permission de Pedro Arias d’Avila, rapporte Augustin de Zarate, un des historiens de la conquête du Pérou, François Pizarre équipa avec assez de peine un vaisseau, sur lequel il s’embarqua avec cent quatorze hommes. Il découvrit à cinquante lieues de Panama une petite et pauvre province nommée Pérou, ce qui depuis a fait donner improprement le même nom à tout le pays qu’on découvrit le long de cette côte par l’espace de plus de douze cents lieues de longueur. Passant outre, il découvrit un autre pays, que les Espagnols nommèrent le Peuple brûlé. Les Indiens lui tuèrent tant de monde qu’il fut contraint de se retirer fort en désordre au pays de Chinchama, qui n’est pas éloigné du lieu d’où il était parti. Cependant Almagro, qui était resté à Panama, y équipait un navire, sur lequel il s’embarqua avec soixante-dix Espagnols et descendit la côte jusqu’à la rivière San-Juan, à cent lieues de Panama. N’ayant pas rencontré Pizarre, il remonta jusqu’au Peuple brûlé, où, ayant reconnu par quelques marques qu’il y avait été, il débarqua son monde. Mais les Indiens, enflés de la victoire qu’ils avaient remportée sur Pizarre, résistèrent bravement, forcèrent les retranchements dont Almagro s’était couvert et le contraignirent à se rembarquer. Il retourna donc en suivant toujours la côte jusqu’à ce qu’il arrivât à Chinchama, où il trouva François Pizarre. Ils furent fort aises de se revoir, et, ayant joint leurs gens avec quelques nouveaux soldats qu’ils levèrent, ils se virent suivis de deux cents Espagnols et redescendirent encore une fois la côte. Ils souffrirent tellement de la disette des vivres et des attaques des Indiens, que don Diègue retourna à Panama pour y faire quelques recrues et en tirer des provisions. Il en ramena quatre-vingts hommes, avec lesquels et ceux qui leur restaient ils allèrent jusqu’au pays qu’on nomme Catamez, pays médiocrement peuplé et où ils trouvèrent abondamment des vivres. Ils remarquèrent que les Indiens de ces lieux, qui les attaquaient et leur faisaient la guerre, avaient le visage tout parsemé de clous d’or enchâssés dans des trous qu’ils se faisaient exprès pour porter ces ornements. Diego de Almagro retourna encore une fois à Panama tandis que son compagnon l’attendait avec les renforts qu’il devait amener dans la petite île du Coq, où il souffrit beaucoup par la disette où il se trouvait de toutes les choses nécessaires à la vie. »

À son arrivée à Panama, Almagro ne put obtenir de Los Rios, successeur d’Avila, de faire de nouvelles levées, car il ne devait pas permettre, disait-il, qu’un plus grand nombre de gens allassent inutilement périr dans une entreprise téméraire ; il envoya même à l’île du Coq un bâtiment pour ramener Pizarre et ses compagnons. Mais une telle décision ne pouvait plaire à Almagro et à de Luque. C’étaient des frais perdus ; c’était l’anéantissement des espérances que la vue des ornements d’or et d’argent des habitants de Catamez avaient pu leur faire concevoir. Ils dépêchèrent donc un affidé à Pizarre en lui recommandant de persévérer dans sa résolution et de refuser d’obéir aux ordres du gouverneur de Panama. Mais Pizarre eut beau se répandre en promesses séduisantes, le souvenir des fatigues endurées était trop récent, et tous ses compagnons, à l’exception de douze, l’abandonnèrent.

Avec ces hommes intrépides, dont les noms nous sont parvenus et parmi lesquels était Garcia de Xerès, un des historiens de l’expédition, Pizarre se retira dans une île moins voisine de la côte et inhabitée à laquelle il donna le nom de Gorgone.

Là, les Espagnols vécurent misérablement de mangles, de poissons et de coquillages et attendirent cinq mois durant les secours qu’Almagro et de Luque devaient leur envoyer.

Enfin, vaincu par les protestations unanimes de toute la colonie, qui s’indignait de voir périr ainsi misérablement et comme des malfaiteurs des gens dont le seul crime était de n’avoir pas désespéré de la réussite, Los Rios envoya à Pizarre un petit bâtiment chargé de le ramener. Afin que ce dernier n’eût pas la tentation de s’en servir pour reprendre son expédition, on avait eu soin de n’y embarquer aucun soldat. À la vue du secours qui leur arrivait, oublieux de toutes leurs privations, les treize aventuriers n’eurent rien de plus pressé que de convertir à leurs espérances les matelots qui venaient les chercher. Alors, tous ensemble, au lieu de reprendre la route de Panama, ils firent voile malgré vents et courants dans le sud-est, jusqu’à ce qu’ils arrivassent, après avoir découvert l’île Sainte-Claire, au port de Tumbez, situé au delà du 3e degré de latitude sud, où ils virent un temple magnifique et un palais appartenant aux souverains du pays, les Incas.

La contrée était peuplée et assez bien cultivée ; mais ce qui séduisit par-dessus tout les Espagnols, et ce qui leur fit croire qu’ils avaient atteint les pays merveilleux dont on avait tant parlé, c’était une abondance de l’or et de l’argent telle que ces métaux étaient employés, non-seulement à la parure et à l’ornement des habitants, mais encore à faire des vases et des ustensiles communs.

Pizarre fit reconnaître l’intérieur du pays par Pietro de Candia et Alonso de Molina, qui lui en rapportèrent une description enthousiaste, et il se fit livrer quelques vases d’or ainsi que des lamas, quadrupèdes domestiqués par les Péruviens. Enfin il prit à son bord deux naturels qu’il se proposait de faire instruire dans la langue espagnole et d’utiliser comme interprètes, lorsqu’il reviendrait dans le pays. Il mouilla ensuite successivement à Payta, à Saugarata et dans la baie de Santa-Cruz, dont la souveraine, Capillana, accueillit ces étrangers avec tant de démonstrations amicales que plusieurs d’entre eux ne voulurent plus se rembarquer. Après avoir descendu la côte jusqu’à Porto-Santo, Pizarre reprit la route de Panama, où il arriva après trois ans entiers passés en explorations dangereuses qui avaient complétement ruiné de Luque et Almagro.

Avant d’entreprendre la conquête du pays qu’il avait découvert et ne pouvant obtenir de Los Rios la permission d’engager de nouveaux aventuriers, Pizarre résolut de s’adresser à Charles-Quint. Il emprunta donc la somme nécessaire au voyage et passa en Espagne, en 1528, pour y rendre compte à l’empereur de ce qu’il avait entrepris. Il lui fit le tableau le plus séduisant des pays à conquérir et obtint en récompense de ses travaux les titres de gouverneur, capitaine général, et d’alguazil major du Pérou, à perpétuité pour lui et ses héritiers. En même temps, la noblesse lui était conférée avec mille écus de pension. Sa juridiction, indépendante du gouverneur de Panama, devait s’étendre sur un espace de deux cents lieues, au sud de la rivière de Santiago, le long de la côte, qui prendrait le nom de Nouvelle-Castille et dont le gouvernement lui appartiendrait, concessions qui ne coûtaient rien à l’Espagne, car c’était à lui de les conquérir. De son côté, il s’engageait à lever deux cent cinquante hommes, à se pourvoir de vaisseaux, d’armes et de munitions. Pizarre se rendit ensuite à Truxillo, où il détermina ses frères Fernand, Jean et Gonzalo à le suivre, ainsi qu’un de ses frères d’un autre lit nommé Martin d’Alcantara. Il profita de son séjour dans sa ville natale, à Caceres et dans toute l’Estramadure, pour essayer de faire des recrues, qui ne se présentèrent pas en foule cependant, malgré le titre de Caballeros de la Espada dorada qu’il promettait à ceux qui voudraient servir sous ses ordres. Puis, il revint à Panama, où les choses ne se passèrent pas aussi facilement qu’il l’espérait. Il avait bien réussi à faire nommer de Luque évêque protector de los Indios ; mais, pour Almagro, dont il redoutait l’ambition et dont il connaissait les talents, il n’avait demandé que la noblesse et une gratification de cinq cents ducats avec le gouvernement d’une forteresse à élever à Tumbez. Almagro, qui avait dépensé tout ce qu’il possédait dans les voyages préliminaires, peu satisfait de la maigre part qui lui était faite, refusa de participer à la nouvelle expédition, et voulut en organiser une à son compte. Il fallut toute l’adresse de Pizarre, aidée de la promesse que celui-ci lui fit de lui céder la charge d’adelantado, pour l’apaiser et le faire consentir à renouveler l’ancienne association.

Les ressources des trois associés étaient si bornées à ce moment qu’ils ne purent rassembler que trois petits bâtiments avec cent quatre-vingts soldats, dont trente-six cavaliers, qui partirent au mois de février 1531 sous le commandement de Pizarre et de ses quatre frères, tandis qu’Almagro restait à Panama pour organiser une expédition de secours. Au bout de treize jours de navigation, après avoir été emporté par un ouragan cent lieues plus bas qu’il se l’était proposé, Pizarre fut contraint de débarquer ses gens et ses chevaux dans la baie de San-Mateo et de suivre la côte. Cette marche, fut difficile, dans un pays hérissé de montagnes, peu peuplé et coupé de rivières qu’il fallut traverser à leur embouchure. Enfin, on arriva à un lieu nommé Coaqui, où l’on fit un grand butin, ce qui détermina Pizarre à renvoyer deux de ses navires. Ils emportaient à Panama et à Nicaragua une valeur de plus de 30,000 castellanos, ainsi qu’un grand nombre d’émeraudes, riche butin qui devait, selon Pizarre, déterminer beaucoup d’aventuriers à venir le rejoindre.

Puis, le conquérant continua sa marche dans le sud jusqu’à Porto-Viejo, où il fut rejoint par Sébastien Benalcazar et Juan Fernandez, qui lui amenèrent douze cavaliers et trente fantassins. L’effet que la vue des chevaux et les détonations des armes à feu avaient produit au Mexique se renouvela au Pérou, et Pizarre put arriver sans rencontrer de résistance jusqu’à l’île de Puna, dans le golfe de Guayaquil. Mais les insulaires, plus nombreux et plus belliqueux que leurs congénères de la terre ferme, résistèrent vaillamment pendant six mois à toutes les attaques des Espagnols. Bien que Pizarre eût reçu de Nicaragua un secours amené par Fernand de Soto, bien qu’il eût fait décapiter le cacique Tonalla et seize des principaux chefs, il ne put vaincre leur résistance. Il fut donc contraint de regagner le continent, où les maladies du pays frappèrent si cruellement ses compagnons qu’il dut séjourner trois mois à Tumbez, en butte aux attaques continuelles des indigènes. De Tumbez, il se porta ensuite sur le rio Puira, découvrit le port de Payta, le meilleur de toute cette côte, et fonda la colonie de San-Miguel, à l’embouchure du Chilo, afin que les vaisseaux qui viendraient de Panama trouvassent un port assuré. C’est dans ce lieu qu’il reçut quelques envoyés de Huascar, qui lui faisait connaître la révolte de son frère Atahualpa et lui demandait des secours.

Au moment où les Espagnols débarquèrent pour en faire la conquête, le Pérou bordait l’océan Pacifique sur une longueur de quinze cents milles et s’enfonçait à l’intérieur bien loin de la chaîne imposante des Andes. À l’origine, la population se trouvait divisée en tribus sauvages et barbares, n’ayant aucune idée de la civilisation, vivant continuellement en guerre les unes contre les autres. Pendant une longue série de siècles, les choses étaient restées dans le même état, et rien ne faisait présager la venue d’une ère meilleure, lorsque, sur les bords du lac Titicaca, un homme et une femme, qui se prétendaient enfants du soleil, apparurent aux Indiens. Ces deux personnages, d’une figure majestueuse, appelés, Manco-Capac et Mama-Oello, rassemblèrent, vers le milieu du douzième siècle, suivant Garcilasso de la Vega, un grand nombre de tribus errantes et jetèrent les fondements de la ville de Cusco. Manco-Capac avait appris aux hommes l’agriculture et les arts mécaniques, tandis que Mama-Oello enseignait aux femmes l’art de filer et de tisser. Lorsqu’il eut satisfait à ces premières nécessités de toutes les sociétés, Manco-Capac donna des lois à ses sujets et constitua un état politique régulier. C’est ainsi que s’était établie la domination de ces Incas ou seigneurs du Pérou. Leur empire, d’abord borné aux environs de Cusco, n’avait pas tardé à s’agrandir sous leurs successeurs et à s’étendre depuis le tropique du Capricorne jusqu’à l’île des Perles, sur une longueur de trente degrés. Leur pouvoir était devenu aussi absolu que celui des anciens souverains asiatiques : « Aussi, dit Zarate, n’y eut-il peut-être jamais pays au monde où l’obéissance et la soumission des sujets aient été plus loin. Les Incas étaient pour eux de quasi-divinités ; ils n’avaient qu’à mettre un fil tiré de leur bandeau royal entre les mains de quelqu’un pour qu’il fût respecté et obéi partout, jusque-là qu’on avait une déférence si absolue pour les ordres du roi qu’il portait, qu’il pouvait seul et sans aucun secours de soldats exterminer une province entière et y faire périr hommes et femmes, parce qu’à la seule vue de ce fil tiré de la couronne royale, ils s’offraient tous à la mort volontairement et sans aucune résistance. »

D’ailleurs, les vieux chroniqueurs s’accordent à dire que ce pouvoir sans bornes fut toujours employé par les Incas pour le bonheur de leurs sujets. D’une série de douze rois qui se succédèrent sur le trône du Pérou, il n’en est aucun qui n’ait laissé le souvenir d’un prince juste et adoré de ses peuples. Ne chercherait-on pas vainement dans le reste du monde une contrée dont les annales rapportent un fait analogue ? Ne faut-il pas, dès lors, regretter que les Espagnols aient apporté la guerre et ses horreurs, les maladies et les vices d’un autre climat et ce que, dans leur orgueil, ils appelaient la civilisation, chez des peuples heureux et riches, dont les descendants appauvris, abâtardis, n’ont même pas, pour les consoler de leur irrémédiable décadence, le souvenir de leur antique prospérité ?

« Les Péruviens, dit Michelet dans son admirable Précis d’histoire moderne, transmettaient les principaux faits à la postérité par des nœuds qu’ils faisaient à des cordes. Ils avaient des obélisques, des gnomons réguliers pour marquer les points des équinoxes et des solstices. Leur année était de trois cent soixante-cinq jours. Ils avaient élevé des prodiges d’architecture et taillé des statues avec un art surprenant. C’était la nation la plus policée et la plus industrieuse du nouveau monde. »

L’Inca Huayna-Capac, père d’Atahualpa sous qui ce vaste empire fut détruit, l’avait beaucoup augmenté et embelli. Cet Inca, qui conquit tout le pays de Quito, avait fait, par les mains de ses soldats et des peuples vaincus, un grand chemin de cinq cents lieues, de Cusco jusqu’à Quito, à travers des précipices comblés et des montagnes aplanies. Des relais d’hommes, établis de demi-lieue en demi-lieue, portaient les ordres du monarque dans tout l’empire.

Telle était leur police, et, si l’on veut juger de leur magnificence, il suffit de savoir que le roi était porté dans ses voyages sur un trône d’or qui pesait 25,000 ducats. La litière d’or, sur laquelle était le trône, était soutenue par les premiers personnages de l’État.

À l’époque où les Espagnols parurent pour la première fois sur la côte, en 1526, le douzième Inca venait d’épouser, au mépris de la loi antique du royaume, la fille du roi de Quito, qu’il avait vaincu, et en avait eu un fils, nommé Atahualpa, à qui il laissa ce royaume à sa mort, arrivée vers 1529. Son fils aîné Huascar, dont la mère était du sang des Incas, eut le reste de ses États. Mais ce partage, si contraire aux coutumes établies depuis un temps immémorial, excita à Cusco un tel mécontentement, que Huascar, encouragé par ses sujets, se détermina à marcher contre son frère, qui ne voulait pas le reconnaître pour son maître et seigneur, toutefois Atahualpa n’eut pas plus tôt goûté au pouvoir qu’il ne voulut plus l’abandonner. Il s’attacha, par des largesses, la plupart des guerriers qui avaient accompagné son père à la conquête de Quito, et, lorsque les deux armées se rencontrèrent, le sort favorisa l’usurpateur.

N’est-ce pas une curieuse remarque à faire que, au Pérou aussi bien qu’au Mexique, les Espagnols furent favorisés par des circonstances tout à fait exceptionnelles ? Au Mexique, des peuples récemment soumis à la race aztèque, foulés sans merci par leurs vainqueurs, les accueillent comme des libérateurs ; au Pérou, la lutte de deux frères ennemis, acharnés l’un contre l’autre, empêche les Indiens de tourner toutes leurs forces contre les envahisseurs qu’ils auraient facilement écrasés !

Pizarre, en recevant les envoyés d’Huascar qui venaient lui demander secours contre son frère Atahualpa, qu’il représentait comme un rebelle et un usurpateur, avait aussitôt compris tout le parti qu’il pouvait tirer des circonstances. Il comptait bien qu’en prenant la défense de l’un des compétiteurs, il pourrait plus facilement les opprimer tous les deux. Il s’avança aussitôt dans l’intérieur du pays, à la tête de forces peu considérables, soixante-deux cavaliers et cent vingt fantassins dont une vingtaine seulement étaient armés d’arquebuses et de mousquets, car il avait fallu laisser une partie de ses troupes à la garde de San-Miguel, où Pizarre comptait trouver un refuge en cas d’insuccès et où devaient, en tout cas, débarquer les secours qui pourraient lui arriver.

Pizarre se dirigea sur Caxamalca, petite ville située à une vingtaine de journées de marche de la côte. Il dut, pour cela, traverser un désert de sables brûlants, sans eau et sans arbres, qui s’étendait sur vingt lieues de long jusqu’à la province de Motupé, et où la moindre attaque d’un ennemi, jointe aux souffrances endurées par sa petite armée, aurait pu d’un seul coup anéantir l’expédition. Puis, il s’enfonça dans les montagnes, et s’engagea dans des défilés étroits où auraient pu l’écraser des forces peu considérables. Il reçut pendant cette marche un envoyé d’Atahualpa, lui apportant des souliers peints et des manchettes d’or, qu’il était invité à porter lors de sa prochaine entrevue avec l’Inca. Naturellement, Pizarre fut prodigue de promesses d’amitié et de dévouement. Il déclara à l’ambassadeur indien qu’il ne ferait que suivre les ordres du roi son maître en respectant la vie et les biens des habitants. Dès son arrivée à Caxamalca, Pizarre logea prudemment ses troupes dans un temple et un palais de l’Inca, à l’abri de toute surprise. Puis, il envoya un de ses frères avec de Soto et une vingtaine de cavaliers au camp d’Atahualpa, qui n’était éloigné que d’une lieue, pour lui faire connaître son arrivée. Les envoyés du gouvernement, reçus avec magnificence, furent émerveillés de la multitude d’ornements, de vases d’or et d’argent qu’ils virent partout dans le camp indien. Ils revinrent avec la promesse qu’Atahualpa viendrait le lendemain faire visite à Pizarre et lui souhaiter la bienvenue dans son royaume. En même temps, ils rendirent compte des richesses merveilleuses qu’ils avaient vues, ce qui confirma Pizarre dans le projet qu’il avait formé de s’emparer par trahison du malheureux Atahualpa et de ses trésors.

Plusieurs auteurs espagnols, et Zarate notamment, déguisent les faits, qui leur ont sans doute paru trop odieux, et rejettent la trahison sur Atahualpa. Mais on possède aujourd’hui trop de documents pour ne pas être forcé de reconnaître avec Roberston et Prescott toute la perfidie de Pizarre. Il était très-important pour lui d’avoir l’inca en sa possession et d’en user comme d’un instrument, ainsi que Cortès avait fait de Montézuma. Il profita donc de la simplicité et de l’honnêteté d’Atahualpa, qui avait ajouté une entière céance à ses protestations d’amitié et ne se tenait pas sur ses gardes, pour organiser un guet-apens dans lequel ce dernier ne pouvait manquer de tomber. Au reste, pas un scrupule dans l’âme déloyale du conquérant, autant de sang-froid que s’il allait livrer bataille à des ennemis prévenus, et, cependant, cette infâme trahison sera un éternel déshonneur pour sa mémoire.

Pizarre divisa donc sa cavalerie en trois petits escadrons, laissa en un seul corps toute son infanterie, cacha ses arquebusiers sur le chemin que devait parcourir l’Inca et garda auprès de lui une vingtaine de ses plus déterminés compagnons.

Atahualpa, voulant donner aux étrangers une haute idée de sa puissance, s’avançait avec toute son armée. Lui-même était porté sur une sorte de lit décoré de plumes, recouvert de plaques d’or et d’argent, orné de pierres précieuses. Entouré de baladins et de danseurs, il était accompagné de ses principaux seigneurs, portés comme lui sur les épaules de leurs serviteurs. Une telle marche était plutôt celle d’une procession que celle d’une armée.

Dès que l’Inca fut arrivé près du quartier des Espagnols, suivant Robertson, le père Vincent Valverde, aumônier de l’expédition, qui reçut plus tard le titre d’évêque en récompense de sa conduite, s’avança le crucifix d’une main et son bréviaire de l’autre. Dans un interminable discours, il exposa au monarque la doctrine de la création, la chute du premier homme, l’incarnation, la passion et la résurrection de Jésus-Christ, le choix que Dieu avait fait de saint Pierre pour être son vicaire sur la terre, le pouvoir de ce dernier transmis aux papes et la donation faite au roi de Castille par le pape Alexandre de toutes les régions du nouveau monde. Après avoir développé toute cette doctrine, il somma Atahualpa d’embrasser la religion chrétienne, de reconnaître l’autorité suprême du pape et de se soumettre au roi de Castille comme à son souverain légitime. S’il se soumettait immédiatement, Valverde lui promettait que le roi, son maître, prendrait le Pérou sous sa protection et lui permettrait de continuer d’y régner ; mais il lui déclarait la guerre et le menaçait d’une terrible vengeance, s’il refusait d’obéir et persévérait dans son impiété.

C’était là, pour le moins, une singulière mise en scène et une étrange harangue, faisant allusion à des faits inconnus des Péruviens et de la vérité desquels un orateur plus habile que Valverde n’aurait pas réussi à les persuader. Si l’on ajoute à cela que l’interprète connaissait si mal l’espagnol qu’il était dans l’impossibilité presque absolue de traduire ce qu’il comprenait à peine lui-même, et que la langue péruvienne devait manquer de mots pour exprimer des idées si étrangères à son génie, on sera peu surpris de savoir que du discours du moine espagnol Atahualpa ne comprit presque rien. Il est certaines phrases, cependant, qui, s’attaquant à son pouvoir, le frappèrent de surprise et d’indignation. Il n’en fut pas moins modéré dans sa réponse. Il dit que, maître de son royaume par droit de succession, il ne comprenait pas qu’on eût pu en disposer sans son consentement ; il ajouta qu’il n’était nullement disposé à renier la religion de ses pères pour en adopter une dont il entendait parler pour la première fois ; à l’égard des autres points du discours, il n’y comprenait rien ; c’était chose, pour lui, toute nouvelle, et il serait bien aise de savoir où Valverde avait appris tant de choses merveilleuses. — « Dans ce livre, » répondit Valverde, en lui présentant son bréviaire. Atahualpa le prit avec empressement, en tourna curieusement quelques feuillets et, l’approchant de son oreille : « Ce que vous me montrez là, dit-il, ne me parle pas et ne me dit rien ! » Puis il jeta le livre à terre.

Ce fut le signal du combat ou plutôt du massacre. Les canons et les mousquets entrèrent en jeu, les cavaliers s’élancèrent, et l’infanterie tomba l’épée à la main sur les Péruviens stupéfaits. En quelques instants, le désordre fut à son comble. Les Indiens s’enfuirent de tous les côtés sans essayer de se défendre. Quant à Atahualpa, bien que ses principaux officiers s’efforçassent, en l’entraînant, de lui faire un rempart de leur corps, Pizarre fondit sur lui, dispersa ou renversa ses gardes, et, le saisissant par sa longue chevelure, le précipita à bas de la litière qui le portait. La nuit seule put arrêter le carnage. Quatre mille Indiens étaient tués, un plus grand nombre blessés et trois mille faits prisonniers. Ce qui prouve bien jusqu’à l’évidence qu’il n’y eut pas combat, c’est que, de tous les Espagnols, Pizarre seul fut atteint, et encore le fut-il par un de ses soldats, qui voulut trop précipitamment s’emparer de l’Inca.

Le butin, ramassé sur les morts et dans le camp, dépassa tout ce que les Espagnols avaient pu imaginer. Aussi leur enthousiasme fut-il proportionné à la conquête de tant de richesses.

Tout d’abord, Atahualpa supporta avec assez de résignation sa captivité, d’autant plus que Pizarre faisait tout pour l’adoucir, en paroles du moins. Mais, ayant bientôt compris quelle était la convoitise effrénée de ses geôliers, il proposa à Pizarre de lui payer rançon et de faire remplir, jusqu’à la hauteur qu’il pouvait atteindre avec la main, une chambre de vingt deux pieds de longueur sur seize de largeur, de vases, d’ustensiles et d’ornements en or. Pizarre y consentit avec empressement, et l’Inca prisonnier expédia aussitôt, dans toutes les provinces, les ordres nécessaires, qui furent exécutés promptement et sans murmures. Bien plus, les troupes indiennes furent licenciées, et Pizarre put envoyer Soto et cinq Espagnols à Cusco, ville située à plus de deux cents lieues de Caxamalca, tandis que lui-même soumettait le pays à cent lieues à la ronde.

Sur ces entrefaites, Almagro débarqua avec deux cents soldats. On mit à part pour lui et pour ses hommes, — avec quels regrets, il est facile de l’imaginer, — cent mille pesos ; on réserva le quint du roi, et il resta encore, 528,500 pesos à partager entre Pizarre et ses compagnons. Ce produit du pillage et du massacre fut solennellement réparti entre les ayants-droit, le jour de saint Jacques, patron de l’Espagne, après une fervente invocation à la divinité. Déplorable mélange de religion et de profanation, malheureusement trop fréquent en ces temps de superstition et d’avarice !

Chaque cavalier reçut pour sa part 8,000 pesos et chaque fantassin 4,000, soit quelque chose comme 40,000 et 20,000 francs. Il y avait là de quoi satisfaire les plus difficiles, après une campagne qui n’avait été ni longue ni pénible. Aussi, beaucoup de ces aventuriers, désireux de jouir en paix et dans leur patrie d’une fortune inespérée, s’empressèrent-ils de demander leur congé. Pizarre le leur accorda sans peine, car il comprenait que le bruit de leur rapide fortune ne tarderait pas à lui amener de nouvelles recrues. Avec son frère Fernand, qui allait en Espagne porter à l’empereur la relation de son triomphe et des présents magnifiques, soixante Espagnols partirent, lourds d’argent, mais légers de remords.

Aussitôt sa rançon payée, Atahualpa réclama sa liberté. Pizarre, qui ne lui avait conservé la vie que dans le but de se couvrir de l’autorité et du prestige que l’empereur avait gardé sur ses sujets et de ramasser tous les trésors du Pérou, fut bientôt obsédé des réclamations du prisonnier. Il le soupçonnait aussi depuis quelque temps d’avoir ordonné secrètement de lever des troupes dans les provinces éloignées de l’empire. De plus, Atahualpa, s’étant aperçu que Pizarre n’était pas plus instruit que le dernier de ses soldats, en avait conçu pour le gouverneur un mépris qu’il ne sut malheureusement pas dissimuler. Tels sont les motifs, bien futiles pour ne pas dire plus, qui déterminèrent Pizarre à faire instruire le procès de l’Inca.

Rien de plus odieux que ce procès dans lequel Pizarre et Almagro furent à la fois juges et parties. Des chefs d’accusation, les uns sont si ridicules, les autres si absurdes, qu’on ne sait vraiment s’il faut le plus s’étonner de l’effronterie ou de l’iniquité de Pizarre, qui soumettait à de telles informations le chef d’un puissant empire sur lequel il n’avait aucune juridiction. Atahualpa, déclaré coupable, fut condamné à être brûlé vif ; mais comme il avait fini, pour se débarrasser des obsessions de Valverde, par demander le baptême, on se contenta de l’étrangler. Digne pendant de l’exécution de Guatimozin ! Forfait des plus atroces et des plus odieux qu’aient commis les Espagnols en Amérique, où ils se sont pourtant souillés de tous les crimes imaginables !

Il y avait encore cependant dans cette tourbe d’aventuriers quelques hommes qui avaient conservé le sentiment de l’honneur et de leur propre dignité. Ils protestèrent hautement au nom de la justice indignement bafouée et vendue ; mais leurs voix généreuses furent étouffées par les déclamations intéressées de Pizarre et de ses dignes acolytes.

Le gouverneur investit alors de la royauté, sous le nom de Paul Inca, un des fils d’Atahualpa. Mais la guerre entre les deux frères et les événements qui s’étaient passés depuis l’arrivée des Espagnols avaient considérablement relâché les liens qui attachaient les Péruviens à leurs rois, et ce jeune homme, qui devait bientôt périr honteusement, n’eut guère plus d’autorité que Manco-Capac, fils d’Huascar, qui fut reconnu par les peuples de Cusco. Bientôt même, quelques-uns des principaux du pays cherchèrent à se tailler des royaumes dans l’empire du Pérou : tel fut Ruminagui, commandant à Quito, qui fit massacrer le frère et les enfants d’Atahualpa, et se déclara indépendant.

La discorde régnait au camp péruvien. Les Espagnols résolurent d’en profiter. Pizarre s’avança rapidement sur Cusco, car, s’il avait jusque-là tardé de le faire, c’est qu’il n’avait sous la main que peu de forces. Maintenant qu’une foule d’aventuriers, alléchés par les trésors rapportés à Panama, se précipitaient à l’envi vers le Pérou, maintenant qu’il pouvait réunir cinq cents hommes, après avoir laissé une garnison importante à San-Miguel sous le commandement de Benalcazar, Pizarre n’avait plus de raisons pour attendre. En chemin, quelques combats furent livrés à de gros corps de troupes ; mais ils se terminèrent, comme toujours, par des pertes très-sérieuses pour les indigènes et insignifiantes pour les Espagnols. Lorsqu’ils entrèrent dans Cusco et qu’ils prirent possession de cette ville, ceux-ci se montrèrent étonnés du peu d’or et de pierres précieuses qu’ils y trouvèrent, bien que cela passât de beaucoup la rançon d’Atahualpa. Est-ce parce qu’ils étaient déjà familiarisés avec les richesses du pays, ou parce qu’ils étaient un plus grand nombre à les partager ?

Pendant ce temps, Benalcazar, fatigué de son inaction, profitait de l’arrivée d’un renfort, venu de Nicaragua et de Panama, pour se diriger vers Quito, où, selon le dire des Péruviens, Atahualpa avait laissé la plus grande partie de ses trésors. Il se mit à la tête de quatre-vingts cavaliers et de cent vingt fantassins, battit, en plusieurs occasions, Ruminagui, qui lui barrait la route, et, grâce à sa prudence et à son habileté, put entrer victorieux à Quito ; mais il n’y trouva pas ce qu’il cherchait, c’est-à-dire les trésors d’Atahualpa.

À la même époque, Pierre d’Alvarado, qui s’était si fort distingué sous Cortès et qui avait été nommé gouverneur du Guatemala en récompense de ses services, feignit de croire que la province de Quito n’était pas sous le commandement de Pizarre et organisa une expédition forte de cinq cents hommes, dont plus de deux cents servaient à cheval. Débarqué à Porto-Viejo, il voulut gagner Quito, sans guide, en remontant le Guyaquil et en traversant les Andes. Ce chemin a été, de tout temps, un des plus mauvais et des plus pénibles qu’il fût possible de choisir. Avant d’avoir atteint la plaine de Quito, après avoir horriblement souffert de la soif et de la faim, sans parler des cendres brûlantes du Chimborazo, volcan voisin de Quito, et des neiges qui les assaillirent, le cinquième des aventuriers et la moitié des chevaux avaient péri ; le reste était complétement découragé et dans l’impuissance absolue de combattre. Ce fut donc avec la plus vive surprise, en même temps qu’avec un sentiment d’inquiétude, que les compagnons d’Alvarado se virent tout à coup en présence, non pas d’un corps d’Indiens comme ils s’y attendaient, mais d’un corps d’Espagnols sous les ordres d’Almagro. Ces derniers se disposaient à les charger, lorsque certains officiers plus modérés firent adopter un arrangement en vertu duquel Alvarado devait se retirer dans son gouvernement, après avoir touché cent mille pesos pour ses frais d’armement.

Tandis que ces événements se passaient au Pérou, Fernand Pizarre faisait voile pour l’Espagne, où la prodigieuse quantité d’or, d’argent et de pierres précieuses qu’il apportait ne pouvait manquer de lui procurer un excellent accueil. Il obtint pour son frère François la confirmation de ses fonctions de gouverneur avec des pouvoirs plus étendus ; lui-même fut nommé chevalier de Saint-Jacques ; quant à Almagro, il fut confirmé dans son titre d’adelantado, et sa juridiction fut étendue de deux cents lieues, sans être cependant délimitée exactement, ce qui laissait une porte ouverte aux contestations et aux interprétations arbitraires.

Fernand Pizarre n’avait pas encore regagné le Pérou qu’Almagro, ayant reçu la nouvelle qu’un gouvernement spécial lui avait été confié, prétendit que Cusco en dépendait et prit ses dispositions pour en faire la conquête. Mais Jean et Gonzalo Pizarre n’entendaient point se laisser dépouiller. On était sur le point d’en venir aux mains, lorsque François Pizarre, qu’on appelle souvent le Marquis ou le grand Marquis, arriva dans la capitale.

Jamais Almagro n’avait pu pardonner à ce dernier la duplicité dont il avait fait preuve dans ses négociations avec Charles-Quint, ni la désinvolture avec laquelle il s’était fait attribuer aux dépens de ses deux associés la plus grosse part d’autorité et le gouvernement le plus étendu. Mais, comme il rencontra une grande opposition à ses desseins, comme il n’était pas le plus fort, il dissimula son mécontentement, fit bonne mine à mauvais jeu et parut joyeux d’un raccommodement.

« Ils renouèrent donc alors leur société, dit Zarate, à cette condition que don Diègue d’Almagro irait pour découvrir le pays du côté du sud, et que, s’il en trouvait quelqu’un qui fût bon, ils en demanderaient pour lui le gouvernement à Sa Majesté ; que, s’il ne trouvait rien qui l’accommodât, ils partageraient entre eux le gouvernement de don François. Cet accord fut fait d’une manière solennelle, et ils prêtèrent serment sur l’hostie consacrée de ne rien entreprendre à l’avenir l’un contre l’autre. Quelques-uns rapportent qu’Almagro jura qu’il n’entreprendrait jamais rien ni sur Cusco, ni sur le pays qui est par delà jusqu’à cent trente lieues de distance, quand même Sa Majesté lui en donnerait le gouvernement. On ajoute que, s’adressant au Saint-Sacrement, il prononça ces paroles : « Seigneur, si je viole le serment que je fais maintenant, je veux que tu me confondes et me punisses et dans mon corps et dans mon âme. »

Après cet accord solennel qui devait être observé avec aussi peu de fidélité que le premier, Almagro prépara toutes choses pour son départ. Grâce à sa libéralité bien connue autant qu’à sa réputation de courage, il réunit cinq cent soixante-dix hommes, tant cavalerie qu’infanterie, avec lesquels il s’avança par terre vers le Chili. Le trajet fut excessivement pénible, et les aventuriers eurent particulièrement à souffrir des rigueurs du froid dans leur passage des Andes ; de plus, ils eurent affaire à des peuples très-belliqueux, qu’aucune civilisation n’avait amollis, et qui les assaillirent avec une furia dont rien au Pérou n’avait pu leur donner une idée. Almagro ne put créer aucun établissement, car à peine était-il depuis deux mois dans le pays, qu’il apprit que les Indiens du Pérou s’étaient révoltés et avaient massacré la plupart des Espagnols. Il revint aussitôt sur ses pas.

Après la signature du nouvel accord intervenu entre les conquérants (1534), Pizarre avait regagné les provinces voisines de la mer, dans lesquelles il put établir, puisqu’il n’avait plus à craindre de résistance, un gouvernement régulier. Pour un homme qui jamais n’avait étudié la législation, il avait édicté de sages règlements sur l’administration de la justice, sur la perception des impôts, la répartition des Indiens et le travail des mines. Si le « conquistador » avait quelques côtés dans le caractère qui prêtaient facilement à la critique, il est juste de reconnaître qu’il ne manquait pas d’une certaine élévation d’idées et qu’il avait la conscience du rôle qu’il jouait de fondateur d’un grand empire. C’est cela même qui le fit longtemps hésiter sur le choix de la future capitale des possessions espagnoles. Cusco avait bien pour elle d’avoir été la résidence des Incas ; mais cette ville, située à plus de quatre cents milles de la mer, se trouvait fort loin de Quito, dont l’importance paraissait extrême à Pizarre. Il fut bientôt frappé de la beauté et de la fertilité d’une grande vallée arrosée par un cours d’eau, le Rimac. Il y établit en 1536 le siége de sa puissance. Bientôt, grâce au magnifique palais qu’ils s’y fit construire, aux somptueuses demeures de ses principaux officiers, la ville des rois (de los Reyes) ou Lima, comme on l’appelle, par corruption du nom du fleuve qui coule à ses pieds, ne tarda pas à prendre l’aspect d’une grande cité. Pendant que ces soins retenaient Pizarre loin de sa capitale, de petits corps de troupes, envoyés dans diverses directions, s’enfonçaient dans les provinces les plus reculées de l’empire, afin d’anéantir les derniers foyers de résistance, de telle sorte qu’il ne restait à Cusco même qu’une quantité peu considérable de troupes. L’Inca, qui était demeuré entre les mains des Espagnols, crut le moment opportun pour fomenter un soulèvement général, dans lequel il espérait bien que sombrerait la domination étrangère. Bien qu’il fût gardé de fort près, il sut prendre ses mesures avec une telle habileté qu’il n’éveilla point les soupçons des oppresseurs. Il reçut même la permission d’assister à une grande fête qui devait se célébrer à quelques lieues de Cusco, et pour laquelle les personnages les plus considérables de l’empire s’étaient réunis. Aussitôt que l’Inca parut, l’étendard de la révolte fut levé. Des confins de la province de Quito jusqu’au Chili le pays fut bientôt en armes, et nombre de petits détachements espagnols furent surpris et exterminés. Cusco, défendue par les trois frères Pizarre avec cent soixante-dix Espagnols seulement, fut pendant huit mois consécutifs en butte aux attaques incessantes des Péruviens, qui s’étaient exercés au maniement des armes enlevées à leurs adversaires. Les conquérants résistèrent vaillamment, mais éprouvèrent des pertes sensibles et notamment celle de Jean Pizarre. Lorsqu’il apprit ces nouvelles, Almagro quitta précipitamment le Chili, traversa le désert montueux, pierreux et sablonneux d’Atacama, où il souffrit autant de la chaleur et de la sécheresse qu’il avait souffert dans les Andes de la neige et du froid, pénétra sur le territoire péruvien, défit Manco-Capac dans une grande bataille et parvint jusqu’auprès de la ville de Cusco, après avoir chassé les Indiens. Il essaya alors de se faire livrer la ville sous prétexte qu’elle n’était pas comprise dans le gouvernement de Pizarre, et, violant une trêve pendant laquelle les partisans du Marquis prenaient un peu de repos, il pénétra dans Cusco, s’empara de Fernand et de Gonzalo Pizarre, et se fit reconnaître pour gouverneur.

Pendant ce temps, un corps considérable d’Indiens investissait Lima, interceptait toute communication et anéantissait les divers petits corps de troupes qu’à plusieurs reprises Pizarre envoya au secours de Cusco. À cette époque, ce dernier expédiait tous ses navires à Panama pour obliger ses compagnons à faire une résistance désespérée ; il rappelait de Truxillo les forces sous les ordres d’Alonzo d’Alvarado et confiait à ce dernier une colonne de cinq cents hommes, qui s’avança jusqu’à quelques lieues de la capitale, sans soupçonner le moins du monde que celle-ci fût entre les mains de compatriotes parfaitement décidés à lui en barrer le chemin. Mais Almagro désirait bien plutôt attirer à lui ces nouveaux adversaires que les détruire ; il s’arrangea donc pour les surprendre et les fit prisonniers. Il avait alors entre les mains une belle occasion de terminer la guerre, et de se rendre, d’un seul coup, maître des deux gouvernements. C’est ce que lui firent observer plusieurs de ses officiers, et notamment Orgoños, qui auraient voulu qu’il fît périr les deux frères du « conquistador », et qu’il s’avançât à marches forcées avec ses forces victorieuses contre Lima, où Pizarre surpris ne pourrait lui résister. Mais ceux que Jupiter veut perdre, a dit un poëte latin, il les affole. Almagro, qui, dans tant d’autres circonstances, avait secoué tout scrupule, ne voulut pas se donner le tort d’envahir le gouvernement de Pizarre à la façon d’un rebelle, et il reprit tranquillement le chemin de Cusco.

A se placer au point de vue exclusif de ses intérêts, Almagro commettait là une lourde faute dont il ne devait pas être longtemps à se repentir. Mais, si nous considérons, ce qu’on ne devrait jamais perdre de vue, c’est-à-dire l’intérêt de la patrie, ces actes d’agression qu’il avait déjà commis et la guerre civile qu’il soulevait en face d’un ennemi tout prêt à en profiter, constituaient un crime capital. Ses adversaires ne devaient pas tarder à l’en faire souvenir.

S’il fallait à Almagro une prompte décision pour se rendre maître de la situation, Pizarre avait tout à espérer du temps et de l’occasion. En attendant les renforts qu’on lui promettait du Darien, il entama avec son adversaire des négociations qui durèrent plusieurs mois, et pendant lesquelles un de ses frères ainsi qu’Alvarado trouvèrent le moyen de s’évader avec plus de soixante-dix hommes. Bien qu’il eût été tant de fois dupé, Almagro consentit encore à recevoir le licencié Espinosa, chargé de lui représenter que, si l’empereur savait ce qui se passait entre les deux compétiteurs et apprenait l’état où leurs démêlés réduisaient les choses, sans doute il les rappellerait l’un et l’autre et les remplacerait. Enfin, après la mort d’Espinosa, il fut décidé par le frère François de Bovadilla, à qui Pizarre et Almagro avaient remis la décision de leur différend, que Fernand Pizarre serait incontinent rendu à la liberté, que Cusco serait remis entre les mains du Marquis, et qu’on enverrait en Espagne plusieurs officiers des deux partis, chargés de faire valoir les droits réciproques des compétiteurs et d’en remettre la décision a l’empereur.

À peine le dernier de ses frères venait-il d’être mis en liberté, que Pizarre, rejetant toute idée de paix et d’arrangement amiable, déclara que les armes seules décideraient qui, de lui ou d’Almagro, serait le maître du Pérou. Il réunit en peu de temps sept cents hommes, dont il confia le commandement à ses deux frères. Dans l’impossibilité où ils se trouvèrent de traverser les montagnes pour gagner Cusco par une route directe, ils suivirent le bord de la mer jusqu’à Nasca et pénétrèrent dans une branche des Andes, qui devait les mener en peu de temps à la capitale.

Peut-être Almagro eût-il dû défendre les défilés des montagnes, mais il n’avait que cinq cents hommes, et il comptait beaucoup sur sa brillante cavalerie, qu’il n’aurait pu déployer dans un terrain resserré. Il attendit donc l’ennemi dans la plaine de Cusco. Les deux partis s’attaquèrent, le 26 avril 1538, avec un égal acharnement ; mais la victoire fut décidée par deux compagnies de mousquetaires, que l’empereur avait envoyées à Pizarre, quand il avait appris la révolte des Indiens. Cent quarante soldats périrent dans ce combat, qui reçut le nom de las Salinas. Orgoños et plusieurs officiers de distinction furent tués de sang-froid après la bataille. Almagro, vieux et malade, ne put échapper aux Pizarre.

Les Indiens, qui, réunis en armes sur les montagnes environnantes, s’étaient promis de tomber sur le vainqueur, n’eurent rien de plus pressé que de s’enfuir. « Rien, dit Robertson, ne prouve peut-être mieux l’ascendant que les Espagnols avaient pris sur les Américains, que de voir ceux-ci, témoins de la défaite et de la dispersion d’un des partis, n’avoir pas le courage d’attaquer l’autre, affaibli et fatigué par sa victoire même, et n’oser tomber sur leurs oppresseurs lorsque la fortune leur offrait une occasion si favorable de les combattre avec avantage. »

À cette époque, une victoire, non suivie de pillage, n’était pas complète. Aussi la ville de Cusco fut-elle mise à sac. Toutes les richesses qu’y trouvèrent les compagnons de Pizarre ne suffirent pas à les contenter. Ils avaient tous une si haute idée de leurs mérites et des services qu’ils avaient rendus, qu’à chacun il aurait fallu une place de gouverneur. Fernand Pizarre les dispersa donc et les envoya conquérir de nouveaux territoires avec quelques partisans d’Almagro, qui s’étaient ralliés et qu’il importait d’éloigner.

Quant à ce dernier, Fernand Pizarre, convaincu qu’un foyer d’agitation permanent couvait à l’abri de son nom, il résolut de s’en défaire. Il lui fit donc faire son procès, qui se termina, comme il était facile de le prévoir, par une condamnation à mort. À cette nouvelle et après quelques moments d’un trouble bien naturel, pendant lesquels Almagro fit valoir et son grand âge et la façon toute différente dont il en avait usé à l’égard de Fernand et Gonzalo Pizarre, lorsqu’ils étaient ses prisonniers, il recouvra son sang-froid et attendit la mort avec le courage d’un soldat. Il fut étranglé dans sa prison et décapité publiquement (1538).

Après plusieurs expéditions heureuses, Fernand Pizarre partit pour l’Espagne afin de rendre compte à l’empereur de ce qui s’était passé. Il trouva les esprits étrangement prévenus contre lui et ses frères. Leur cruauté, leurs violences, leur mépris des engagements les plus sacrés, avaient été exposés dans toute leur nudité et sans ménagement par quelques partisans d’Almagro. Aussi fallut-il à Fernand Pizarre une habileté merveilleuse pour faire revenir l’empereur. Hors d’état de juger de quel côté était la justice, puisqu’il n’était éclairé que par les intéressés, Charles-Quint ne voyait que les conséquences, déplorables pour son gouvernement, de la guerre civile. Il se décida donc à envoyer sur les lieux un commissaire auquel il remit les pouvoirs les plus étendus, et qui, après s’être fait rendre compte des événements, devait établir la forme de gouvernement qu’il jugerait la plus utile. Cette mission délicate fut confiée à un juge de l’audience de Valladolid, Christoval de Vaca, qui ne se montra pas au-dessous de sa tâche. Chose digne de remarque ! On lui recommanda d’user des plus grands égards envers François Pizarre, au moment même où son frère Fernand était arrêté et jeté dans une prison où il devait être oublié pendant vingt ans.

Tandis que ces événements se passaient en Espagne, le Marquis partageait le pays conquis, gardait pour lui et ses affidés les districts les plus fertiles ou les mieux situés, et n’accordait aux compagnons d’Almagro, à ceux du Chili comme on les appelait, que des territoires stériles et éloignés. Puis, il confiait à l’un de ses maîtres de camp, Pedro de Valdivia, l’exécution du projet qu’Almagro n’avait pu qu’ébaucher, la conquête du Chili. Parti le 28 janvier 1540 avec cent cinquante Espagnols, parmi lesquels devaient s’illustrer Pedro Gomez, Pedro de Miranda et Alonso de Monroy, Valdivia traversa d’abord le désert d’Atacama, entreprise considérée encore aujourd’hui comme des plus pénibles, et arriva à Copiapo au milieu d’une belle vallée. Reçu très-cordialement d’abord, il eut à soutenir, dès que la récolte fut faite, de nombreux combats contre une race différente des Indiens du Pérou, les Araucans, braves et infatigables guerriers. Il n’en fonda pas moins la ville de Santiago, le 12 février 1541. Valdivia passa huit ans au Chili, présidant à la conquête et à l’organisation du pays. Moins avide que les autres « conquistadores » ses contemporains, il ne recherchait les richesses minérales que pour assurer le développement de la prospérité de sa colonie, dans laquelle il sut tout d’abord encourager l’agriculture. « La plus belle mine que je sache, c’est du blé et du vin, avec la nourriture du bestail. Qui a de ceci, il a de l’argent. Et de mines, nous n’en vivons point, quant à leur substance. Et tel bien souvent a belle mine qui n’a pas bon jeu. » Ces sages paroles de Lescarbot, dans son Histoire de la Nouvelle France, Valdivia aurait pu les prononcer, car elles expriment, on ne peut mieux, ses sentiments. Sa valeur, sa prudence, son humanité, cette dernière surtout, qui brille étrangement à côté de la cruauté de Pizarre, lui assurent un rang à part et l’un des plus élevés parmi les « conquistadores » du XVIe siècle.

À l’époque où Valdivia partait pour le Chili, Gonzalo Pizarre, à la tête de trois cent quarante Espagnols, dont la moitié étaient montés, et de quatre mille Indiens, traversait les Andes au prix de fatigues telles que la plupart de ces derniers périrent de froid ; puis, il s’enfonça à l’est dans l’intérieur du continent, à la recherche d’un pays où abondaient, disait-on, la cannelle et les épices. Accueillis, dans ces vastes savanes, coupées de marais et de forêts vierges, par des pluies torrentielles qui ne durèrent pas moins de deux mois, ne rencontrant qu’une population rare, peu industrieuse et hostile, les Espagnols eurent souvent à souffrir de la faim dans un pays où n’existaient alors ni les bœufs, ni les chevaux, où les plus grands quadrupèdes étaient les tapirs et les lamas, et encore ne rencontrait-on que rarement ces derniers sur ce versant des Andes. En dépit de ces difficultés qui auraient découragé des explorateurs moins énergiques que les descubridores du XVIe siècle, ils persistèrent dans leur tentative et descendirent le Rio Napo ou Coca, affluent de gauche du Marañon, jusqu’à son confluent. Là, ils construisirent, à grand’peine, un brigantin, qui fut monté par cinquante soldats, sous le commandement de Francisco Orellana. Mais, soit que la violence du courant ait emporté celui-ci, soit que, n’étant plus sous les yeux de son chef, il ait voulu devenir, à son tour, commandant d’une expédition de découverte, il n’attendit pas Gonzalo Pizarre au rendez-vous fixé et continua de descendre le fleuve jusqu’à ce qu’il arrivât à l’Océan. Une pareille navigation, à travers près de deux mille lieues de régions inconnues, sans guide, sans boussole, sans provisions, avec un équipage qui murmura plus d’une fois contre la folle tentative de son chef, au milieu de populations presque constamment hostiles, est vraiment merveilleuse. De l’embouchure du fleuve qu’il venait de descendre avec sa barque mal construite et délabrée, Orellana parvint à gagner l’île de Cubagua, d’où il fit voile pour l’Espagne. Si le proverbe : « a beau mentir qui vient de loin », n’avait été connu depuis longtemps, Orellana l’aurait fait inventer. Il débita en effet les fables les plus saugrenues sur l’opulence des pays qu’il avait traversés. Les habitants étaient si riches, que les toits des temples étaient formés de plaques d’or, assertion qui donna naissance à la légende de l’El-Dorado. Orellana avait appris l’existence d’une république de femmes guerrières qui avaient fondé un vaste empire, ce qui a fait donner au Marañon le nom fleuve des Amazones. Que si l’on dépouille, cependant, cette relation de tout ce ridicule et ce grotesque qui devaient plaire aux imaginations de ses contemporains, il n’en demeure pas moins établi que l’expédition d’Orellana est une des plus remarquables de cette époque si féconde en entreprises gigantesques, et qu’elle fournit les premiers renseignements sur l’immense zone de pays qui s’étend entre les Andes et l’Atlantique.

Mais revenons à Gonzalo Pizarre. Son embarras et sa consternation avaient été grands, lorsqu’en arrivant au confluent du Napo et du Marañon, il n’avait pas trouvé Orellana, qui devait l’y attendre. Craignant qu’un accident fût arrivé à son lieutenant, il avait descendu le cours du fleuve pendant cinquante lieues jusqu’à ce qu’il rencontrât un malheureux officier, abandonné pour avoir fait à son chef quelques représentations sur sa perfidie. À la nouvelle du lâche abandon et du dénûment dans lequel on les laissait, les plus braves furent découragés. Il fallut céder à leurs instances et revenir vers Quito, dont on était éloigné de plus de douze cents milles. Pour exprimer quelles furent leurs souffrances dans ce voyage de retour, il suffira de dire qu’après avoir mangé chevaux, chiens et reptiles, racines et bêtes sauvages, après avoir même mâché tout ce qui était cuir dans leur équipement, les malheureux survivants, déchirés par les broussailles, hâves et décharnés, regagnèrent Quito au nombre de quatre-vingts. Quatre mille Indiens et deux cent dix Espagnols avaient perdu la vie dans cette expédition, qui n’avait pas duré moins de deux ans.

Pendant que Gonzalo Pizarre conduisait la malheureuse expédition que nous venons de raconter, les anciens partisans d’Almagro, qui n’avaient jamais pu se rallier franchement à Pizarre, se groupaient autour du fils de leur ancien chef et complotaient la mort du Marquis. C’est en vain que François Pizarre fut plusieurs fois instruit de ce qui se tramait contre lui, jamais il ne voulut ajouter foi aux avertissements. Il disait : « Soyez tranquilles, je serai en sûreté tant qu’il n’y aura personne au Pérou qui ne sache que je puis en un moment ôter la vie à celui qui oserait concevoir le projet d’attenter à la mienne. »

Le dimanche 26 juin 1541, au moment de la sieste, Jean de Herrada et dix-huit conjurés sortent de la maison d’Almagro, l’épée nue à la main, armés de pied en cap. Ils courent vers la maison de Pizarre en criant : « Mort au tyran ! mort à l’infâme ! » Ils envahissent le palais, tuent François de Chaves, qui accourait au bruit, et pénètrent dans la salle où se tenaient, avec François Pizarre, son frère François-Martin, le docteur Juan Velasquez et une douzaine de serviteurs. Ceux-ci sautent par les fenêtres, à l’exception de Martin Pizarre, de deux autres gentilshommes et de deux grands pages, qui se font tuer en défendant la porte de l’appartement du gouverneur. Lui-même, qui n’a pas eu le temps d’attacher sa cuirasse, saisit son épée et un bouclier, se défend vaillamment, tue quatre de ses adversaires, en blesse plusieurs. L’un des assaillants se dévoue, attire sur lui les coups de Pizarre. Pendant ce temps, les autres trouvent le moyen d’entrer et le chargent avec tant de furie qu’il ne peut parer tous les coups, étant même si las qu’à peine pouvait-il mouvoir son épée. Ainsi, « ils en vinrent à bout, dit Zarate, et achevèrent de le tuer d’une estocade dans la gorge. En tombant, il demanda à haute voix confession, et, ne pouvant plus parler, il fit à terre une figure de croix qu’il baisa, et ainsi il rendit son âme à Dieu. » Des nègres traînèrent son corps à l’église, où Juan Barbazan, son ancien domestique, osa seul venir le réclamer. Ce fidèle serviteur fit en secret les honneurs de ses funérailles, car les conjurés avaient pillé sa maison et n’avaient pas laissé de quoi payer les cierges.

Ainsi finit François Pizarre, assassiné dans la capitale même du vaste empire que l’Espagne devait à sa vaillance et à sa persévérance infatigable, mais qu’il lui donnait, il faut bien l’avouer, ravagé, décimé, noyé dans un déluge de sang. Souvent comparé à Cortès, il eut autant d’ambition, de courage, de capacité militaire ; mais il poussa à l’extrême les défauts du marquis della Valle, la cruauté et l’avarice, auxquels il joignit la perfidie et la duplicité. Si l’on est porté à expliquer par l’époque où il vécut certains côtés du caractère de Cortès qui sont peu estimables, on est du moins séduit par cette grâce et cette noblesse de manières, par ces façons de gentilhomme au-dessus des préjugés qui le firent tant aimer du soldat. Dans Pizarre, on reconnaît, au contraire, une rudesse, une âpreté de sentiments peu sympathique, et ses qualités chevaleresques disparaissent entièrement derrière cette rapacité et cette perfidie qui sont les traits saillants de sa personnalité.

Si Cortès rencontra dans les Mexicains des adversaires braves et résolus qui lui opposèrent des difficultés presque insurmontables, Pizarre n’eut aucune peine à vaincre les Péruviens, amollis et craintifs, qui ne résistèrent jamais sérieusement à ses armes. Des conquêtes du Pérou et du Mexique, la moins difficile procura le plus d’avantages métalliques à l’Espagne. Aussi fut-elle la plus appréciée.

La guerre civile allait éclater encore une fois après la mort de Pizarre, lorsqu’arriva le gouverneur délégué par le gouvernement métropolitain. Dès qu’il eut réuni les troupes nécessaires, il marcha vers Cusco. Il s’empara sans peine d’Almagro, le fit décapiter avec quarante de ses affidés, et gouverna le pays avec fermeté jusqu’à l’arrivée du vice-roi Blasco Nuñez Vela. Notre intention n’est pas d’entrer dans le détail des démêlés que celui-ci eut avec Gonzalo Pizarre, qui, profitant du mécontentement général causé par de nouveaux règlements sur les repartimientos, se révolta contre le représentant de l’empereur. Après de nombreuses péripéties qui ne peuvent ici trouver leur place, la lutte se termina par la défaite et l’exécution de Gonzalo Pizarre, qui eut lieu en 1548. Son corps fut porté à Cusco et enterré tout habillé, « personne, dit Garcilasso de la Vega, ne voulant donner un pauvre drap. » Ainsi finit l’assassin juridique d’Almagro. N’est-ce pas le cas de répéter cette parole de l’Écriture : « Celui qui frappe de l’épée, périt par l’épée ? »

CHAPITRE II

Premier voyage autour du monde.

Magellan, ses commencements, ses déboires, son changement de nationalité. — Préparatifs de l’expédition. Rio-de-Janeiro. — La baie Saint-Julien. — Révolte d’une partie de l’escadre. — Punition terrible des coupables. — Le détroit de Magellan. — Les Patagons. — Le Pacifique. — Les îles des Larrons. — Zébu et les Philippines. — Mort de Magellan. — Bornéo. — Les Moluques et leurs productions. — Séparation de la Trinidad et de la Victoria. — Retour en Europe par le cap de Bonne-Espérance. — Dernières mésaventures.

On ignorait encore l’immensité du continent découvert par Christophe Colomb. Aussi, cherchait-on obstinément sur la côte d’Amérique, qu’on supposait toujours former plusieurs îles, ce fameux détroit qui devait mener rapidement dans l’océan Pacifique et jusqu’à ces îles des épices dont la possession aurait fait la richesse de l’Espagne. Tandis que Cortereal et Cabot le cherchaient sur l’océan Atlantique, et Cortès jusqu’au fond du golfe de Californie, tandis que Pizarre descendait la côte du Pérou et que Valdivia conquérait le Chili, la solution de ce problème était trouvée par un Portugais au service de l’Espagne, par Fernand de Magellan.

Fils d’un gentilhomme de Cota e Armas, Fernand de Magellan naquit à Porto, à Lisbonne, à Villa-de-Sabrossa ou à Villa-de-Figueiro, on ne sait au juste, à une date inconnue, mais vers la fin du XVe siècle. Il avait été élevé dans la maison du roi Jean II, où il reçut une éducation aussi complète qu’on pouvait la donner alors. Après avoir étudié d’une manière toute spéciale les mathématiques et la navigation, —car il existait à cette époque en Portugal un courant irrésistible qui emportait le pays tout entier vers les expéditions et les découvertes maritimes, — Magellan embrassa de bonne heure la carrière de la marine et s’embarqua, en 1505, avec Almeida, qui se rendait aux Indes. Il prit part au sac de Quiloa et à tous les événements de cette campagne. L’année suivante, il accompagna Vaz Pereira à Sofala ; puis, de retour à la côte de Malabar, nous le voyons assister à la prise de Malacca avec Albuquerque et s’y conduire avec autant de prudence que de bravoure. Il fit partie de ces expéditions qu’Albuquerque envoya, vers 1510, à la recherche de ces fameuses îles aux épices, sous le commandement d’Antonio de Abreu et de Francisco Serrão, qui découvrirent Banda, Amboine, Ternate et Tidor. Pendant ce temps, Magellan avait abordé à des îles de la Malaisie éloignées de 600 lieues de Malacca, et il obtenait sur l’archipel des Moluques des renseignements circonstanciés qui firent naître, dans son esprit, l’idée du voyage qu’il devait accomplir plus tard.

De retour en Portugal, Magellan obtint, non sans difficulté, l’autorisation de fouiller dans les archives de la couronne. Il acquit bientôt la certitude que les Moluques étaient situées dans l’hémisphère qu’avait attribué à l’Espagne la bulle de démarcation, adoptée à Tordesillas par les rois d’Espagne et de Portugal, et confirmée, en 1494, par le pape Alexandre VI.

En vertu de cette démarcation qui devait donner lieu à tant de débats passionnés, tous les pays situés à trois cent soixante milles à l’ouest du méridien des îles du cap Vert devaient appartenir à l’Espagne, et tous ceux à l’est du même méridien au Portugal.

Magellan avait trop d’activité pour rester longtemps sans reprendre du service. Il alla donc guerroyer en Afrique, à Azamor, ville du Maroc, où il reçut au genou une blessure légère, mais qui, lésant un nerf, le laissa boiteux pour le reste de sa vie et le força à rentrer en Portugal. Conscient de la supériorité que ses connaissances théoriques et pratiques, et ses services lui assuraient sur la tourbe des courtisans, Magellan devait ressentir plus vivement qu’un autre l’injuste traitement qu’il reçut d’Emmanuel, au sujet de certaines plaintes portées par les habitants d’Azamor contre les officiers portugais. Les préventions d’Emmanuel se changèrent bientôt en une aversion véritable. Elle se traduisit par cette imputation outrageuse que, pour échapper à des accusations irréfutables, Magellan feignait de souffrir d’une blessure sans conséquence dont il était complétement guéri. Une telle assertion était grave pour l’honneur si susceptible, si ombrageux, de Magellan. Aussi s’arrêta-t-il dès lors à une résolution extrême, qui répondait, d’ailleurs, à la grandeur de l’offense reçue. Pour que personne n’en pût ignorer, il fit constater par acte authentique qu’il renonçait à ses droits de citoyen portugais, changeait de nationalité et prenait en Espagne des lettres de naturalisation. C’était proclamer, aussi solennellement qu’il était possible de le faire, qu’il entendait être traité en sujet de la couronne de Castille, à laquelle il voulait consacrer dorénavant ses services et sa vie tout entière. Grave détermination, on le voit, qui ne trouva personne pour la blâmer, que les historiens les plus rigoristes ont excusée, témoin Barros et Faria y Sousa.

En même temps que lui, un homme profondément versé dans les connaissances cosmographiques, le licencié Ruy Faleiro, également tombé dans la disgrâce d’Emmanuel, quittait Lisbonne avec son frère Francisco et un marchand nommé Christovam de Haro. Il avait conclu avec Magellan un traité d’association pour gagner les Moluques par une voie nouvelle qui n’était pas autrement déterminée et qui restait le secret de Magellan. Dès qu’ils furent arrivés en Espagne (1517), les deux associés soumirent leur projet à Charles-Quint, qui l’accepta en principe. Mais il s’agissait, ce qui est toujours délicat, de passer aux moyens d’exécution. Par bonheur, Magellan trouva en Juan de Aranda, facteur de la chambre de commerce, un partisan enthousiaste de ses théories, qui lui promit de mettre en jeu toute son influence pour faire réussir l’entreprise. Il vit, en effet, le grand chancelier, le cardinal et l’évêque de Burgos, Fonseca. Il sut exposer avec tant d’habileté le bénéfice considérable, pour l’Espagne, de la découverte d’une route conduisant au centre même de production des épices, et le préjudice immense qui en résulterait pour le commerce du Portugal, qu’une convention fut signée le 22 mars 1518. L’empereur s’engageait à faire tous les frais de l’armement, à condition que la plus grande partie des bénéfices lui reviendrait.

Mais Magellan avait encore bien des obstacles à surmonter avant de prendre la mer. Ce furent, d’abord, les remontrances de l’ambassadeur portugais, Alvaro da Costa, qui essaya même, voyant l’inutilité de ses tentatives, de faire assassiner Magellan, au dire de Faria y Sousa. Puis, il se heurta au mauvais vouloir des employés de la Casa de contratacion de Séville, jaloux de voir donner à un étranger le commandement d’une expédition si importante, et envieux de la dernière faveur qui venait d’être accordée à Magellan et à Ruy Faleiro, nommés commandeurs de l’ordre de Saint-Jacques. Mais Charles-Quint avait donné son consentement par un acte public qui paraissait devoir être irrévocable. On essaya cependant de le faire revenir sur sa décision, en organisant, le 22 octobre 1518, une émeute soldée par l’or du Portugal. Elle éclata sous le prétexte que Magellan, qui venait de faire tirer à terre un de ses navires pour le réparer et le peindre, l’avait décoré des armes portugaises. Cette dernière tentative échoua misérablement, et trois ordonnances des 30 mars, 6 et 30 avril vinrent fixer la composition des équipages et nommer l’état-major ; enfin une dernière cédule, datée de Barcelone, le 26 juillet 1519, confiait le commandement unique de l’expédition à Magellan.

Que s’était-il passé avec Ruy Faleiro ? nous ne saurions le dire exactement. Mais ce dernier, qui jusqu’alors avait été traité sur le même pied que Magellan, qui avait peut-être conçu le projet, se vit tout à fait exclu du commandement de l’expédition, à la suite de dissentiments dont on ne connaît pas la cause. Sa santé, déjà ébranlée, reçut un dernier coup de cet affront, et le pauvre Ruy Faleiro, devenu presque fou, étant retourné en Portugal pour voir sa famille, y fut arrêté et ne put être relâché que grâce à l’intercession de Charles-Quint.

Enfin, après avoir prêté lui-même foi et hommage à la couronne de Castille, Magellan reçut à son tour le serment de ses officiers et matelots et quitta le port de San-Lucar de Barrameda, le matin du 10 août 1519.

Mais, avant d’entamer le récit de cette mémorable campagne, il nous faut donner quelques détails sur celui qui nous en a conservé la relation la plus complète, sur François-Antoine Pigafetta ou Jérôme Pigaphète, ainsi qu’il est souvent appelé en France. Né à Vicence vers 1491 d’une famille noble, Pigafetta faisait partie de la suite de l’ambassadeur Francesco Chiericalco, que Léon X envoya à Charles-Quint alors à Barcelone. Son attention fut sans doute éveillée par le bruit que faisaient alors en Espagne les préparatifs de l’expédition, et il obtint de prendre part au voyage. Ce volontaire fut d’ailleurs une excellente recrue, car il se montra dans toutes les circonstances aussi fidèle et intelligent observateur que brave et courageux compagnon. Il fut blessé au combat de Zébu à côté de Magellan, ce qui l’empêcha même d’assister au banquet pendant lequel un si grand nombre de ses compagnons devaient trouver la mort. Quant à son récit, à part quelques exagérations de détail dans le goût du temps, il est exact, et la plupart des descriptions que nous lui devons ont été vérifiées par les voyageurs et les savants modernes, notamment par M. Alcide d’Orbigny.

Dès son retour à San-Lucar le 6 septembre 1522, le Lombard, ainsi qu’on l’appelait à bord de la Victoria, après avoir accompli le vœu qu’il avait fait d’aller remercier pieds nus « Nuesta Señora de la Victoria, » présenta à Charles-Quint, alors à Valladolid, le journal complet du voyage. À son retour en Italie, au moyen de l’original ainsi que de notes complémentaires et à la requête du pape Clément VII et du grand maître de l’ordre de Malte, Villiers de l’Isle-Adam, il écrivit un récit plus étendu de l’expédition, dont il adressa plusieurs copies à quelques grands personnages et notamment à Louise de Savoie, mère de François Ier. Mais cette dernière, ne pouvant comprendre, pense M. Harrisse, le très-érudit auteur de la Bibliotheca americana vetustissima, l’espèce de patois employé par Pigafetta et qui ressemblait à un mélange d’italien, de vénitien et d’espagnol, requit un certain Jacques-Antoine Fabre de le traduire en français. Au lieu d’en donner une traduction fidèle, Fabre en aurait fait une sorte d’abrégé. Quelques critiques supposent cependant que ce récit aurait été écrit originairement en français ; ils fondent leur opinion sur l’existence de trois manuscrits français du XVIe siècle, qui présentent des variantes considérables, et dont deux sont déposés à la Bibliothèque nationale de Paris.

Pigafetta mourut à Vicence vers 1534. dans une maison qu’on pouvait encore voir en 1800 rue de la Lune, et qui portait la devise bien connue : « Il n’est ose sans espine. »

Toutefois, nous n’avons pas voulu nous en tenir à la relation de Pigafetta, et nous l’avons contrôlée et complétée au moyen du récit de Maximilien Transylvain, secrétaire de Charles-Quint, dont on trouve la traduction italienne dans le précieux recueil de Ramusio.

La flotte de Magellan se composait de la Trinidad, de 120 tonneaux, sur laquelle battait le pavillon du commandant de l’expédition ; du Sant’-Antonio, également de 120 tonneaux, commandant Juan de Carthagena, le second, la personne conjointe de Magellan, dit la cédule ; de la Concepcion, de 90, commandant Gaspar de Quesada ; de la fameuse Victoria, de 85, commandant Luis de Mendoza ; et enfin du Santiago, de 75, commandant Joao Serrão, dont les Espagnols ont fait Serrano.

Quatre de ces capitaines et presque tous les pilotes étaient Portugais. Barbosa et Gomes sur la Trinidad, Luis Alfonso de Goes et Vasco Gallego sur la Victoria, Serrão, Joao Lopes de Carvalho sur la Concepcion, Joao Rodriguez de Mœfrapil sur le Sant’-Antonio, et Joao Serrao sur le Santiago, ainsi que vingt-cinq matelots, formaient un total de trente-trois Portugais sur un ensemble de deux cent trente-sept individus, dont les noms nous ont été conservés et parmi lesquels figurent un assez grand nombre de Français.

Des officiers dont nous venons de citer les noms, nous rappellerons que Duarte Barbosa était le beau-frère de Magellan, et que Estavam Gomes, qui fut plus tard envoyé par Charles-Quint à la recherche du passage du nord-ouest, et qui, en 1524, longea les côtes d’Amérique depuis la Floride jusqu’à Rhode Island et peut-être jusqu’au cap Cod, revint à Séville, le 6 mai 1521, sans avoir participé jusqu’à sa fin à ce mémorable voyage.

Rien n’était mieux ordonné que cette expédition, pour laquelle avaient été réunies toutes les ressources que pouvait fournir l’art nautique de cette époque. Au moment du départ, Magellan remit à ses pilotes et à ses capitaines ses dernières instructions, ainsi que les signaux destinés à assurer la simultanéité des manœuvres et à empêcher une séparation possible.

Le lundi matin, 10 août 1519, la flotte leva l’ancre et descendit le Guadalquivir jusqu’à San-Lucar de Barrameda, qui forme le port de Séville, et où elle acheva de s’approvisionner. Ce fut seulement le 20 septembre qu’elle prit définitivement la mer. Six jours après, dans l’archipel des Canaries, elle relâcha à Ténériffe, où elle fit de l’eau et du bois. C’est en quittant ces îles que les premiers symptômes de la mésintelligence qui devait être si funeste à l’expédition éclatèrent entre Magellan et Juan de Carthagena. Ce dernier prétendait être mis au courant, par le commandant en chef, de la route qu’il avait l’intention de faire, prétention aussitôt rejetée par Magellan, qui déclara n’avoir aucun compte à rendre à son subordonné.

Après avoir passé entre les îles du cap Vert et l’Afrique, on atteignit les parages de Sierra-Leone, où des vents contraires et des calmes plats retinrent la flotte pendant une vingtaine de jours.

Un pénible incident se produisit alors. Dans un conseil tenu à bord du vaisseau amiral, une vive discussion s’étant élevée, et Jean de Carthagène, qui affectait de traiter avec mépris le capitaine général, lui ayant répondu avec hauteur et insolence, Magellan se vit contraint de l’arrêter de sa propre main et de le faire mettre aux ceps, instrument composé de deux pièces de bois superposées et percées de trous où devaient entrer les jambes du matelot qu’on voulait punir. Contre cette punition trop humiliante pour un officier supérieur, les autres capitaines réclamèrent vivement auprès de Magellan, et ils obtinrent que Carthagena fût simplement mis aux arrêts sous la garde de l’un d’entre eux.

Aux calmes succédèrent des pluies, des bourrasques et des rafales impétueuses, qui forcèrent les bâtiments à tenir la cape. Pendant ces orages, les navigateurs furent plusieurs fois témoins d’un phénomène électrique, dont on ne connaissait pas alors la cause, qu’on croyait être un signe manifeste de la protection du ciel, et qui est encore aujourd’hui désigné sous le nom de feu Saint-Elme. Une fois qu’on eut dépassé la ligne équinoxiale, — passage qui ne paraît pas avoir été, à cette époque, célébré par la grotesque cérémonie du baptême en usage jusqu’à nos jours, — on fit route pour le Brésil, où, le 13 décembre 1519, la flotte jeta l’ancre dans le magnifique port de Santa-Lucia, connu aujourd’hui sous le nom de Rio-Janeiro. Ce n’était pas, d’ailleurs, la première fois que cette baie était vue par les Européens, comme on l’a cru longtemps. Dès 1511, elle était désignée sous le nom de Bahia do Cabo-Frio. Elle avait été visitée aussi, quatre ans avant l’arrivée de Magellan, par Pero Lopez, et semble avoir été depuis le commencement du XVIe siècle fréquentée par des marins dieppois, qui, héritiers de la passion de leurs ancêtres, les Northmen, pour les navigations aventureuses, coururent le monde et fondèrent un peu partout des établissements ou des comptoirs.

En cet endroit, l’expédition espagnole se procura à bon compte, pour des miroirs, des bouts de ruban, des ciseaux, des grelots ou des hameçons, quantité de provisions, entre lesquelles Pigafetta cite les ananas, la canne à sucre, des patates, des poules et de la chair d’anta, qu’on croit être le tapir.

Les renseignements qu’on trouve dans la même relation sur les mœurs des habitants sont assez curieux pour être rapportés. « Les Brésiliens ne sont pas chrétiens, dit-il, mais ils ne sont pas non plus des idolâtres, car ils n’adorent rien ; l’instinct naturel est leur unique loi. » C’est là une constatation intéressante, un aveu singulier de la part d’un italien du XVIe siècle, fort porté à la superstition, et qui prouve une fois de plus que l’idée de la divinité n’est pas innée, comme l’ont prétendu certains théologiens.

« Ces indigènes vivent très-vieux, ils vont complétement nus, couchent sur des filets de coton, appelés hamacs, suspendus à des poutres par les deux bouts. Quant à leurs barques, appelées canoas, elles sont creusées dans un seul tronc d’arbre et peuvent contenir jusqu’à quarante hommes. Ils sont anthropophages, mais par occasion seulement, et ne mangent guère que leurs ennemis pris dans le combat. Leur habillement de cérémonie est une espèce de veste faite de plumes de perroquets tissées ensemble et arrangées de façon que les grandes pennes des ailes et de la queue leur forment une sorte de ceinture sur les reins, ce qui leur donne une figure bizarre et ridicule. » Nous avons déjà dit que le manteau de plumes était en usage sur le bord du Pacifique, chez les Péruviens ; il est curieux de constater qu’il était également porté par les Brésiliens. On a pu voir quelques spécimens de cette singulière parure à l’exposition du musée ethnographique. Ce n’était pas d’ailleurs le seul ornement de ces sauvages, qui se passaient, par trois trous percés dans la lèvre inférieure, de petits cylindres de pierre, coutume qu’on retrouve chez bien des peuplades océaniennes et qu’il faut rapprocher de notre mode des boucles d’oreilles. Ces peuples étaient extrêmement crédules et bons. Aussi Pigafetta dit-il qu’on aurait facilement pu les convertir au christianisme, car ils assistèrent en silence et avec recueillement à la messe qui fut dite à terre, remarque déjà faite par Alvarès Cabral.

Après être restée treize jours dans cet endroit, l’escadre continua sa route au sud en longeant la terre et arriva, par 34° 40’ de latitude australe, dans un pays où coulait une grande rivière d’eau douce. C’était la Plata. Les indigènes, appelés Charruas, éprouvèrent une telle frayeur à la vue des bâtiments, qu’ils se réfugièrent précipitamment dans l’intérieur du pays avec ce qu’ils avaient de plus précieux et qu’il fut impossible de rejoindre aucun d’eux. C’est dans cette contrée que, quatre ans auparavant, Juan Diaz de Solis avait été massacré par une tribu de Charruas, armés de cet engin terrible dont se servent encore aujourd’hui les gauchos de la République Argentine, ces bolas, qui sont des boules de métal attachées aux deux extrémités d’une longue lanière de cuir appelée lasso.

Un peu au-dessous de l’estuaire de la Plata, autrefois considéré comme un bras de mer débouchant dans le Pacifique, la flottille relâcha au port Désiré. On y fit, pour les équipages des cinq vaisseaux, ample provision de pingouins, volatiles qui ne constituaient pas un manger des plus succulents. Puis, on s’arrêta, par 49° 30’, dans un beau port où Magellan résolut d’hiverner et qui reçut le nom de baie Saint-Julien.

Depuis deux mois, les Espagnols se trouvaient en cet endroit, lorsqu’ils aperçurent, un jour, un homme qui leur parut d’une taille gigantesque. À leur vue, il se mit à danser et à chanter en se jetant de la poussière sur la tête. C’était un Patagon, qui se laissa conduire sans résistance sur les vaisseaux. Il manifesta le plus vif étonnement à la vue de tout ce qui l’entourait, mais rien ne le surprit autant qu’un grand miroir d’acier qu’on lui présenta. « Le géant, qui n’avait pas la moindre idée de ce meuble et qui, pour la première fois sans doute, voyait sa figure, recula si effrayé qu’il jeta par terre quatre de nos gens qui étaient derrière lui. » On le ramena à terre, chargé de présents, et l’accueil bienveillant qu’il avait reçu détermina ses compagnons, au nombre de dix-huit, — treize femmes et cinq hommes, — à monter à bord. Grands, le visage large et teint de rouge, sauf les yeux cerclés de jaune, les cheveux blanchis à la chaux, ils étaient drapés dans d’énormes manteaux de fourrure, et portaient ces larges chaussures en peau qui leur firent donner le nom de Grands-Pieds ou Patagons. Leur taille n’était cependant pas aussi gigantesque qu’elle le parut à notre naïf conteur, car elle varie entre 1m,92 et 1m,72, ce qui est toutefois au-dessus de la taille moyenne des Européens. Pour armes, ils avaient un arc court et massif et des flèches de roseau dont la pointe était formée d’un caillou tranchant.

Le capitaine, pour retenir deux de ces sauvages qu’il voulait conduire en Europe, usa d’une supercherie que nous qualifierions d’odieuse aujourd’hui, mais qui n’avait rien de révoltant au XVIe siècle, alors qu’on considérait partout les nègres et les Indiens comme des sortes d’animaux. Il les chargea de présents, et lorsqu’il les en vit embarrassés, il offrit à chacun d’eux un de ces anneaux de fer qui servent à enchaîner. Ils auraient bien voulu l’emporter, car ils estimaient le fer par dessus tout, mais leurs mains étaient pleines. On leur proposa alors de le leur attacher à la jambe, ce qu’ils acceptèrent sans méfiance. Les matelots fermèrent alors les anneaux, de sorte que les sauvages se trouvèrent enchaînés. Rien ne peut donner une idée de leur fureur, lorsqu’ils s’aperçurent de ce stratagème, plus digne de sauvages que d’hommes civilisés. On essaya encore, mais vainement, d’en capturer quelques autres, et dans cette chasse, l’un des Espagnols fut blessé d’une flèche empoisonnée, qui causa presque subitement sa mort. Chasseurs intrépides, ces peuples errent constamment à la poursuite des guanaquis et d’autre gibier, car ils sont doués d’une telle voracité que « ce qui suffirait à la nourriture de vingt matelots peut à peine en rassasier sept ou huit. »

Magellan, pressentant que la station allait se prolonger, voyant aussi que le pays ne fournissait que de piètres ressources, ordonna d’économiser les vivres et de mettre les hommes à la ration, afin que l’on pût atteindre le printemps sans trop de privations et gagner une contrée plus giboyeuse.

Mais les Espagnols, mécontents de la stérilité du lieu, de la longueur et de la rigueur de l’hiver, commencèrent à murmurer. Cette terre paraissait s’enfoncer dans le sud jusqu’au pôle antarctique, disaient-ils ; il ne semblait pas y avoir de détroit ; déjà plusieurs étaient morts des privations endurées ; enfin il serait bien temps de reprendre le chemin de l’Espagne, si le commandant ne voulait pas voir tous ses hommes périr en ce lieu.

Magellan, parfaitement résolu à mourir ou à mener à bonne fin l’entreprise dont il avait le commandement, répondit que l’empereur lui avait assigné le cours de son voyage, qu’il ne pouvait ni ne voulait, sous aucun prétexte, s’en départir, et qu’en conséquence il irait droit devant lui jusqu’à la fin de cette terre ou jusqu’à ce qu’il rencontrât quelque détroit. Quant aux vivres, s’ils s’en trouvaient trop à court, ses gens pouvaient ajouter à leur ration le produit de leur pêche ou de leur chasse. Magellan crut qu’une déclaration si ferme allait imposer silence aux mécontents et qu’il n’entendrait plus parler de privations dont il souffrait aussi bien que les hommes de ses équipages. Il se trompait grossièrement. Certains capitaines, et Juan de Carthagena en particulier, avaient intérêt à ce qu’une révolte éclatât.

Ces rebelles commencèrent donc à rappeler aux Espagnols leur vieille haine contre les Portugais. Le capitaine général, étant de ces derniers, ne s’était jamais franchement rallié, selon eux, au drapeau espagnol. Afin de pouvoir rentrer dans sa patrie et se faire pardonner ses torts, il voulait commettre quelque forfait éclatant, et rien ne serait plus avantageux au Portugal que la destruction de cette belle flotte. Au lieu de les mener dans cet archipel des Moluques dont il leur avait vanté l’opulence, il voulait les entraîner dans des régions glacées, séjour de neiges éternelles, où il saurait bien s’arranger pour les faire périr ; puis, avec l’aide des Portugais embarqués sur l’escadre, il ramènerait dans sa patrie les vaisseaux dont il se serait emparé.

Tels étaient les bruits, les accusations que semaient parmi des matelots les affidés de Juan de Carthagena, de Luis de Mendoza et de Gaspar de Quesada, lorsque, le dimanche des Rameaux, 1er avril 1520, Magellan convoqua les capitaines, officiers et pilotes, pour entendre la messe à son bord et dîner ensuite avec lui. Alvaro de La Mesquita, cousin du capitaine général, se rendit à cette invitation avec Antonio de Coca et ses officiers ; mais ni Mendoza, ni Quesada et à plus forte raison Juan de Carthagena, prisonnier de ce dernier, n’y parurent. La nuit suivante, ils montèrent avec trente hommes de la Conception sur le Sant’-Antonio et voulurent se faire livrer la Mesquita. Le pilote Juan de Eliorraga, en défendant, son capitaine, reçut quatre coups de poignard dans le bras. Quesada s’écriait en même temps : « Vous allez voir que ce fou va nous faire manquer notre affaire. » Les trois vaisseaux Conception, Sant’-Antonio et Santiago tombèrent sans difficulté entre les mains des rebelles, qui comptaient plus d’un complice dans les équipages. Malgré ce succès, les trois capitaines n’osèrent s’attaquer ouvertement au commandant en chef et lui envoyèrent porter des propositions d’accommodement. Magellan leur répondit de venir à bord de la Trinidad pour s’entendre avec lui ; mais ils s’y refusèrent énergiquement. N’ayant plus alors de ménagements à garder, Magellan fit saisir l’embarcation qui lui avait apporté cette réponse, et, choisissant parmi son équipage six hommes solides et déterminés, il les expédia à bord de la Victoria sous le commandement de l’alguazil Espinosa. Celui-ci remit à Mendoza une lettre de Magellan, lui enjoignant de se rendre à bord de la Trinidad, et, comme il souriait d’un air moqueur, Espinosa lui donna du poignard dans la gorge, tandis qu’un matelot lui portait un coup de coutelas à la tête. Pendant que ces événements se passaient, une autre embarcation, chargée de quinze hommes armés, accostait la Victoria et s’en emparait, sans que les matelots, surpris par la rapidité de l’exécution, opposassent la moindre résistance. Le lendemain, 3 avril, les deux autres bâtiments révoltés furent repris, non sans effusion de sang toutefois. Le corps de Mendoza fut divisé en quartiers, tandis qu’un greffier lisait à haute voix la sentence qui le flétrissait. Trois jours après, Quesada était décapité et coupé en morceaux par son propre domestique, qui se résignait à cette triste besogne pour avoir la vie sauve. Quant à Carthagena, le haut rang que la cédule royale lui avait conféré dans l’expédition le sauvait de la mort, mais il était abandonné, ainsi que le chapelain Gomez de la Reina, sur la plage, où il fut recueilli quelques mois après par Estevam Gomez. Quarante matelots coupables de rébellion reçurent leur pardon, parce que leurs services étaient reconnus indispensables. Après cette sévère répression, Magellan put espérer que l’esprit de mutinerie était décidement dompté.

Lorsque la température devint plus clémente, les ancres furent levées ; l’escadre reprit la mer le 24 août, suivant la côte et explorant avec soin tous les golfes pour y trouver ce détroit si obstinément cherché. À la hauteur du cap Sainte-Croix, un des navires, le Santiago, se perdit sur des rochers pendant une violente rafale qui soufflait de l’est. Par bonheur, on put sauver les hommes et les marchandises, sans compter qu’on parvint à enlever du bâtiment naufragé les agrès et les apparaux qu’on répartit sur les quatre vaisseaux restants.

Enfin, le 21 octobre suivant Pigafetta, le 27 novembre d’après Maximilien Transylvain, la flottille pénétra par un étroit goulet dans un golfe au fond duquel s’ouvrait un détroit, qui, comme on s’en aperçut bientôt, débouchait dans la mer du Sud. On l’appela tout d’abord le détroit des Onze mille Vierges, parce que ce jour leur était consacré. De chaque côté de ce détroit se dressaient des terres élevées et couvertes de neige sur lesquelles on aperçut de nombreux feux, surtout à gauche, mais sans qu’on pût entrer en communication avec les indigènes. Les détails qui nous sont donnés par Pigafetta et par Martin Transylvain sur la disposition topographique et l’hydrographie du détroit, sont assez vagues, et nous aurons d’ailleurs à y revenir, lorsque nous parlerons de l’expédition de Bougainville ; nous ne nous y arrêterons donc pas. Après une navigation de vingt-deux jours à travers cette succession de goulets et de bras de mer, larges tantôt d’une lieue, tantôt de quatre, qui s’étend sur une longueur de quatre cent quarante milles et qui a reçu le nom de détroit de Magellan, la flotte déboucha sur une mer immense et profonde.

La joie fut générale, lorsqu’enfin on vit atteint le but de tant et de si longs efforts. Désormais la route était ouverte, et les prévisions si habiles de Magellan s’étaient réalisées.

Rien n’est plus extraordinaire que la navigation de Magellan dans cet océan qu’il appela Pacifique, parce que, pendant près de quatre mois, il n’y fut assailli par aucune tempête. Les privations qu’eurent à supporter les équipages pendant ce long espace de temps furent excessives. Le biscuit n’était plus qu’une poussière mêlée de vers, et l’eau corrompue exhalait une odeur insupportable. Il fallut, pour ne pas mourir de faim, manger les souris, se nourrir de sciure de bois et ronger tous les cuirs qu’il fut possible de trouver. Comme il était facile de le prévoir, dans ces conditions, les équipages furent décimés par le scorbut. Dix-neuf hommes moururent, et une trentaine furent atteints aux bras et aux jambes de violentes douleurs qui les firent longtemps souffrir. Enfin, après avoir parcouru plus de 4,000 lieues sans avoir rencontré une seule île, dans une mer où l’on devait découvrir tant d’archipels si peuplés, on tomba sur deux îles désertes et stériles, appelées par cela même Infortunées, mais dont la position est indiquée d’une manière beaucoup trop contradictoire pour qu’il soit possible de les reconnaître.

Par 12° de latitude septentrionale et 146° de longitude, le mercredi 6 mars, les navigateurs découvrirent successivement trois îles, auxquelles on aurait bien voulu s’arrêter pour prendre des rafraîchissements et des provisions ; mais les insulaires, qui montèrent à bord, volèrent tant de choses sans qu’il fût possible de les en empêcher, que l’on dut y renoncer. Ils trouvèrent même moyen de s’emparer d’une chaloupe. Magellan, outré d’une telle impudence, fit une descente avec une quarantaine d’hommes armés, brûla un certain nombre de cases et d’embarcations et tua sept hommes. Ces insulaires n’avaient ni chef, ni roi, ni religion. La tête couverte de chapeaux de palmiers, ils portaient une barbe et des cheveux qui leur descendaient jusqu’à la ceinture. Généralement olivâtres, ils croyaient s’embellir en se colorant les dents de noir et de rouge, et leur corps était oint d’huile de coco, sans doute pour se protéger contre l’ardeur du soleil. Leurs canots, singulièrement construits, portaient une très-grande voile en nattes, qui pourrait facilement faire chavirer l’embarcation, s’ils n’avaient la précaution de lui donner une assiette bien plus stable au moyen d’une longue pièce de bois maintenue à une certaine distance par deux perches : c’est ce qu’on appelle le « balancier ». Très-industrieux, ces insulaires avaient pour le vol une aptitude singulière, qui a fait donner à leur pays le nom d’îles des Larrons.

Le 16 mars on vit, à trois cents lieues des îles des Larrons, une terre élevée qu’on reconnut bientôt être une île, connue aujourd’hui sous le nom de Samar. Magellan résolut d’y donner quelque repos à ses équipages exténués et fit dresser à terre deux tentes pour les malades. Les indigènes apportèrent bientôt des bananes, du vin de palmier, des cocos et des poissons. On leur offrit en échange des miroirs, des peignes, des grelots et autres bagatelles analogues. Arbre précieux entre tous les autres, le cocotier fournit à ces indigènes leur pain, leur vin, leur huile, leur vinaigre, sans compter qu’ils en tirent, en même temps que des vêtements, le bois nécessaire à la construction et à la couverture de leurs cabanes.

Bientôt familiarisés avec les Espagnols, les indigènes leur apprirent que leur archipel produisait les clous de girofle, la cannelle, le poivre, la noix muscade, le gingembre, le maïs, et qu’on y récoltait même de l’or. Magellan donna à cet archipel le nom d’îles Saint-Lazare, plus tard changé en celui de Philippines, du nom de Philippe d’Autriche, fils de Charles-Quint.

Cet archipel est formé d’un grand nombre d’îles qui s’étendent dans la Malaisie entre 5°,32’ et 19°,38’ de latitude nord, et 114°,56’ et 123°,43’ de longitude est du méridien de Paris. Les plus importantes sont : Luçon, Mindoro, Leyte, la Ceylon de Pigafetta, Samar, Panay, Negros, Zébu, Bohol, Palaouan et Mindanao.

Après s’être un peu refaits, les Espagnols reprirent la mer dans le but d’explorer l’archipel. Ils virent successivement les îles de Cenalo, Huinaugan, Ibusson et Abarien, ainsi qu’une autre île appelée Massava, dont le roi, Colambu, put se faire comprendre d’un esclave natif de Sumatra que Magellan avait ramené de l’Inde en Europe, et qui, par sa connaissance du malais, rendit en plusieurs circonstances de signalés services. Le roi monta à bord avec six ou huit de ses principaux sujets. Il apportait au capitaine général quelques présents en échange desquels il reçut une veste de drap rouge et jaune faite à la turque, un bonnet de fin écarlate, tandis que des miroirs et des couteaux étaient donnés aux gens de sa suite. On lui fit voir toutes les armes à feu, et on tira devant lui quelques coups de canon dont il fut fort épouvanté. « Puis Magellan, dit Pigafetta, fit armer de toutes pièces un d’entre nous et chargea trois hommes de lui donner des coups d’épée et de stylet, pour montrer au roi que rien ne pouvait blesser un homme armé de cette manière, ce qui le surprit beaucoup ; et, se tournant vers l’interprète, il dit par son moyen au capitaine qu’un homme armé de cette façon pouvait combattre contre cent. — Oui, répondit l’interprète au nom du commandant, et chacun des trois vaisseaux a deux cents hommes armés de cette façon. » Le roi, étonné de tout ce qu’il avait vu, prit congé du capitaine en le priant d’envoyer avec lui deux des siens pour leur faire voir quelques particularités de l’île. Pigafetta fut désigné et n’eut qu’à se louer de l’accueil qui lui fut fait. Le roi lui dit « qu’on trouvait dans son île des morceaux d’or gros comme des noix et même comme des œufs, mêlés avec de la terre qu’on passait au crible pour les trouver, et que tous ses vases et même quelques ornements de sa maison étaient de ce métal. Il était vêtu fort proprement, selon l’usage du pays, et c’était le plus bel homme que j’aie vu parmi ces peuples. Ses cheveux noirs lui tombaient sur les épaules ; un voile de soie lui couvrait la tête et il portait aux oreilles deux anneaux. De la ceinture jusqu’aux genoux, il était couvert d’un drap de coton brodé en soie. Sur chacune de ses dents on voyait trois taches d’or, de manière qu’on aurait dit qu’il avait toutes ses dents liées avec ce métal. Il était parfumé de storax et de benjoin. Sa peau était peinte, mais le fond en était olivâtre. »

Le jour de la Résurrection, on descendit à terre pour célébrer la messe, après avoir construit sur le rivage une sorte de petite église avec des voiles et des rameaux d’arbres. Un autel avait été dressé, et pendant tout le temps que dura la cérémonie religieuse, le roi, avec une grande affluence de peuple, écouta en silence et imita tous les mouvements des Espagnols. Puis, une croix fut plantée sur une colline avec grand apparat, et on leva l’ancre pour gagner le port de Zébu, qui était le plus propre pour ravitailler les vaisseaux et trafiquer. On y arriva le dimanche 7 avril. Magellan fit aussitôt descendre à terre un de ses officiers avec l’interprète, comme ambassadeur au roi de Zébu. L’envoyé expliqua que le chef de l’escadre était aux ordres du plus grand roi de la terre. Le but du voyage, ajouta-t-il, était les îles Moluques, et le désir de lui faire visite en même temps que de prendre quelques rafraîchissements en échange de marchandises : tels étaient les motifs qui les faisaient s’arrêter dans un pays où ils venaient en amis.

« Ils sont les bienvenus, répondit le roi ; mais, s’ils ont l’intention de trafiquer, ils doivent payer un droit auquel sont soumis tous les bâtiments qui entrent dans mon port, comme l’a fait, il n’y a pas quatre jours, une jonque de Siam qui est venue chercher de l’or et des esclaves, et comme peut en témoigner un marchand maure resté dans le pays. »

L’Espagnol répondit que son maître était un trop grand roi pour se soumettre à pareille exigence. Ils étaient venus avec des idées pacifiques ; mais, si l’on voulait faire la guerre, on trouverait à qui parler.

Le roi de Zébu, averti par le marchand maure de la puissance de ceux qui se présentaient et qu’il prenait pour des Portugais, consentit enfin à renoncer à ses prétentions. Bien plus, le roi de Massava, qui avait tenu à servir de pilote aux Espagnols, changea si bien les dispositions de son confrère, que ceux-ci obtinrent le privilége exclusif du commerce de l’île, et qu’une amitié loyale fut scellée entre le roi de Zébu et Magellan par l’échange du sang qu’ils tirèrent chacun de leur bras droit.

Dès ce moment, des vivres furent apportés, et les relations devinrent cordiales. Le neveu du roi, avec une nombreuse suite, vint visiter Magellan à son bord. Celui-ci en profita pour lui raconter l’histoire merveilleuse de la création du monde, de la rédemption de l’homme, et pour l’inviter à se convertir au christianisme ainsi que son peuple. Ils ne témoignèrent aucune répugnance à se faire baptiser, et, le 14 avril, le roi de Zébu, celui de Massava, le marchand maure avec cinq cents hommes et autant de femmes, reçurent le baptême. Mais ce qui n’était qu’une mode, puisqu’on ne peut dire que les indigènes connussent la religion qu’ils embrassaient et qu’ils fussent persuadés de sa vérité, devint une véritable frénésie, après une guérison miraculeuse qu’opéra Magellan. Ayant appris que le père du roi était malade depuis deux ans et sur le point de mourir, le capitaine général promit, s’il consentait à se faire baptiser et si les indigènes brûlaient leurs idoles, qu’il se trouverait guéri. « Il ajouta qu’il était si convaincu de ce qu’il disait, raconte Pigafetta, — car il est bon de citer textuellement ses auteurs en pareille matière, — qu’il consentait à perdre la tête si ce qu’il promettait n’arrivait pas sur-le-champ. Nous fîmes alors, avec toute la pompe possible, une procession de la place où nous étions à la maison du malade, que nous trouvâmes effectivement dans un fort triste état, de manière qu’il ne pouvait ni parler ni se mouvoir. Nous le baptisâmes avec deux de ses femmes et dix filles. Le capitaine lui demanda, aussitôt après le baptême, comment il se trouvait, et il répondit soudainement que, grâce à Notre-Seigneur, il se portait bien. Nous fûmes tous témoins de ce miracle. Le capitaine surtout en rendit grâces à Dieu. Il donna au prince une boisson rafraîchissante et continua de lui en envoyer tous les jours jusqu’à ce qu’il fût entièrement rétabli. Au cinquième jour, le malade se trouva parfaitement guéri et se leva. Son premier soin fut de faire brûler en présence du roi et de tout le peuple une idole pour laquelle il avait grande vénération, et que quelques vieilles femmes gardaient soigneusement dans sa maison. Il fit aussi abattre plusieurs temples placés au bord de la mer, où le peuple s’assemblait pour manger la viande consacrée aux anciennes divinités. Tous les habitants applaudirent à ces exécutions et se proposèrent d’aller détruire toutes les idoles, même celles qui servaient dans la maison du roi, criant en même temps Vive la Castille ! en l’honneur du roi d’Espagne. »

Près de l’île de Zébu se trouve une autre île, nommée Matan, qui avait deux chefs ; l’un avait reconnu l’autorité des Espagnols, l’autre s’y était énergiquement refusé, et Magellan résolut de la lui imposer. Le 26 avril, un vendredi, trois chaloupes portant soixante hommes armés de cuirasses, de casques et de mousquets, et une trentaine de balangais, sur lesquels se tenaient le roi de Zébu, son gendre et quantité de guerriers, partirent pour l’île de Matan. Les Espagnols attendirent le jour et sautèrent à l’eau au nombre de quarante-neuf, car les chaloupes ne pouvaient approcher la terre à cause des rochers et des bas-fonds. Plus de quinze cents indigènes les attendaient. Ils se jetèrent aussitôt sur eux en trois bataillons et les attaquèrent de front et de flanc. Les mousquetaires et les arbalétriers tirèrent de loin sur la multitude des guerriers, sans leur faire grand mal, car ils étaient protégés par des boucliers. Assaillis à coups de pierres, de flèches, de javelots et de lances, accablés sous le nombre, les Espagnols mirent le feu à quelques cases pour écarter et intimider les naturels. Mais ceux-ci, rendus plus acharnés par la vue de l’incendie, redoublèrent d’efforts et pressèrent de tous côtés les Espagnols, qui avaient la plus grande peine à leur résister, lorsqu’un fâcheux incident vint compromettre l’issue du combat. Les indigènes n’avaient pas été longtemps à remarquer que tous les coups qu’ils dirigeaient vers les parties du corps de leurs ennemis protégées par l’armure ne les blessaient pas. Ils s’attachèrent donc aussitôt à lancer leurs flèches et leurs javelots contre la partie inférieure du corps, qui se trouvait sans défense. Magellan, atteint à la jambe d’une flèche empoisonnée, ordonna la retraite, qui, commencée en bon ordre, se changea peu de temps après en une telle fuite, que sept ou huit Espagnols restèrent seuls à ses côtés. À grand’peine, ils reculaient en combattant pour regagner les chaloupes. Ils avaient déjà de l’eau jusqu’aux genoux, lorsque plusieurs insulaires se jetèrent à la fois sur Magellan, blessé au bras, qui était dans l’impossibilité de tirer son épée, et ils lui donnèrent sur la jambe un tel coup de sabre qu’il tomba aussitôt dans l’eau, où ils n’eurent pas de peine à l’achever. Ses derniers compagnons, tous atteints, et parmi eux Pigafetta, regagnèrent à la hâte les embarcations. Ainsi périt, le 27 avril 1521, l’illustre Magellan. « Il était orné de toutes les vertus, dit Pigafetta ; il montra toujours une constance inébranlable au milieu de ses plus grandes adversités. En mer, il se condamnait lui-même à de plus grandes privations que le reste de son équipage. Versé plus qu’aucun autre dans la connaissance des cartes nautiques, il possédait parfaitement l’art de la navigation, ainsi qu’il l’a prouvé en faisant le tour du monde, ce qu’aucun n’avait osé avant lui. »

L’éloge funèbre de Pigafetta, pour être un peu hyperbolique, n’en est pas moins vrai dans le fond. Il fallut à Magellan une constance, une persévérance singulière pour s’enfoncer, au mépris de la terreur de ses compagnons, dans des régions où l’esprit superstitieux de l’époque imaginait des dangers fantastiques. Il lui fallut, pour arriver à découvrir, à l’extrémité de cette longue côte, le détroit qui porte si justement son nom, une science nautique singulière. Il dut avoir une attention de tous les instants pour éviter dans ces parages inconnus, et sans instruments de précision, tout accident fâcheux. Si l’un de ses navires se perdit, on le doit imputer à l’orgueil, à l’esprit de révolte du capitaine, bien plutôt qu’à l’impéritie et au manque de précaution du général. Ajoutons, avec notre enthousiaste conteur : « La gloire de Magellan survivra à sa mort. »

Duarte Barbosa, beau-frère de Magellan, et Juan Serrano furent élus commandants par les Espagnols, que d’autres catastrophes allaient atteindre.

L’esclave qui jusqu’alors avait servi d’interprète avait été légèrement blessé pendant le combat. Depuis la mort de son maître, il se tenait à l’écart, ne rendant plus aucun service aux Espagnols, et restait étendu sur sa natte. À la suite de quelques représentations un peu vives de Barbosa, lui faisant observer qu’il n’était pas devenu libre par la mort de Magellan, il disparut tout à coup. Il alla trouver le roi nouvellement baptisé, auquel il exposa que, s’il pouvait attirer les Espagnols dans quelque piége et les y faire périr, il se rendrait ainsi maître de toutes leurs provisions et marchandises. Convoqués à une assemblée solennelle pour recevoir les présents que le roi de Zébu destinait à l’empereur, Serrano, Barbosa et vingt-sept Espagnols, assaillis à l’improviste pendant un festin, furent tous massacrés. Seul Serrano fut amené lié sur le bord de la mer. Là, il supplia ses compagnons de vouloir bien le racheter, sans quoi il allait être massacré. Mais Jean Carvalho et les autres, craignant que le soulèvement ne devînt général, redoutant d’être attaqués pendant les négociations par une flotte nombreuse à laquelle ils n’eussent pas été en état de résister, n’écoutèrent pas les supplications de l’infortuné Serrano. Ils mirent à la voile et gagnèrent l’île peu éloignée de Bohol.

Là, considérant que leur nombre se trouvait alors trop réduit pour gouverner trois vaisseaux, les Espagnols brûlèrent la Concepcion, après avoir transbordé sur les autres navires tout ce que celle-ci portait de précieux. Puis, après avoir côtoyé l’île de Panilongon, ils s’arrêtèrent à Butuan, qui fait partie de Mindanao, île magnifique, aux ports nombreux et aux rivières poissonneuses, au nord-ouest de laquelle gît l’île de Luçon, la plus considérable de l’archipel. Ils touchèrent encore à Paloan, où ils trouvèrent, pour s’approvisionner, des cochons, des chèvres, des poules, des bananes de diverses espèces, des noix de coco, des cannes à sucre et du riz. Ce fut pour eux, suivant l’expression de Pigafetta, une terre promise. Au nombre des choses qui lui parurent dignes de remarque, le voyageur italien cite les coqs que les indigènes entretiennent pour le combat ; passion qui, depuis tant d’années, est encore vivace dans tout l’archipel des Philippines. De Paloan, les Espagnols gagnèrent ensuite l’île de Bornéo, centre de la civilisation malaise. Dès lors, ils n’ont plus affaire à des populations misérables, mais à des peuples riches qui les reçoivent avec magnificence. Leur réception par le rajah est assez curieuse pour que nous en disions quelques mots. Au débarcadère, ils trouvèrent deux éléphants couverts de soie qui les amenèrent à la maison du gouverneur de la ville, tandis que douze hommes portaient les cadeaux qu’ils devaient offrir au rajah. De la maison du gouverneur où ils couchèrent, jusqu’au palais du roi, les rues étaient gardées par des hommes armés. Après être descendus de leurs éléphants, ils furent admis dans une salle remplie de courtisans. Au bout de celle-ci s’ouvrait un autre salon moins grand, tapissé de draps d’or, dans lequel se tenaient trois cents hommes de la garde du roi, armés de poignards. À travers une porte, ils purent alors apercevoir le rajah, assis devant une table, avec un petit enfant mâchant du bétel. Derrière lui il n’y avait que des femmes.

Le cérémonial exigeait que leur requête passât successivement par la bouche de trois seigneurs plus élevés en grade les uns que les autres, avant d’être transmise, au moyen d’une sarbacane placée dans un trou de la muraille, à l’un des principaux officiers, qui la soumettrait au roi. Il y eut alors un échange de présents à la suite duquel les ambassadeurs espagnols furent ramenés à leurs vaisseaux avec le même cérémonial qu’à l’arrivée. La capitale est bâtie sur pilotis, dans la mer même ; aussi, lorsque la marée monte, les femmes qui vendent les denrées traversent-elles la ville dans des barques. Le 29 juillet, plus de cent pirogues entouraient les deux vaisseaux, en même temps que des jonques levaient l’ancre pour se rapprocher d’eux. Craignant d’être attaqués par trahison, les Espagnols prirent les devants et firent une décharge d’artillerie qui tua beaucoup de monde sur les pirogues. Après quoi, le roi leur fit des excuses en disant que sa flotte n’était pas dirigée contre eux, mais bien contre les gentils, avec lesquels les musulmans avaient des combats journaliers. Cette île produit l’arak, alcool de riz, le camphre, la cannelle, le gingembre, des oranges, des citrons, cannes à sucre, melons, radis, oignons, etc. Ses objets d’échange sont le cuivre, le vif-argent, le cinabre, le verre, les draps de laine et les toiles et surtout le fer et les lunettes, sans parler de la porcelaine et des diamants, dont quelques-uns sont d’une grosseur et d’une valeur extraordinaires. Ses animaux sont les éléphants, les chevaux, les buffles, les cochons, les chèvres et les oiseaux de basse-cour. La monnaie dont on se sert est de bronze et porte le nom de sapèque, piécettes que l’on perfore pour les enfiler.

En quittant Bornéo, les voyageurs cherchèrent un endroit propice pour radouber leurs vaisseaux, qui en avaient le plus pressant besoin, car ils ne passèrent pas moins de quarante-deux jours à cette besogne. « Ce que j’ai trouvé de plus étrange dans cette île, raconte Pigafetta, ce sont des arbres dont les feuilles qui tombent sont animées. Ces feuilles ressemblent à celles du mûrier, si ce n’est qu’elles sont moins longues ; leur pétiole est court et pointu, et, près du pétiole, d’un côté et de l’autre, elles ont deux pieds. Si on les touche, elles s’échappent ; mais elles ne rendent point de sang quand on les écrase. J’en ai gardé une dans une boîte pendant neuf jours : quand j’ouvrais la boîte, la feuille s’y promenait tout alentour ; j’estime qu’elles vivent d’air. Ces très-curieux animaux sont aujourd’hui bien connus et portent le nom vulgaire de mouches-feuille. Ils sont d’un gris brun qui les fait d’autant mieux prendre pour des feuilles mortes qu’ils en ont tout à fait la forme.

Dans ces parages, l’expédition espagnole, qui avait conservé du vivant de Magellan son caractère scientifique, tourna sensiblement à la piraterie. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, on s’empara de jonques dont on força l’équipage à payer de fortes rançons.

On passa ensuite par l’archipel des Soulou, repaire de forbans malais, qui vient d’être seulement dans ces derniers temps soumis aux armes espagnoles, puis par Mindanao, qu’on avait déjà visité, car on savait que les Moluques si ardemment cherchées devaient se trouver dans un voisinage plus ou moins immédiat. Enfin, après avoir vu nombre d’îles, dont la nomenclature ne nous apprendrait pas grand’chose, le mercredi 6 novembre, les Espagnols découvrirent cet archipel sur lequel les Portugais avaient débité tant de fables effrayantes et ils débarquèrent deux jours plus tard à Tidor. Le but du voyage était atteint.

Le roi vint à la rencontre des Espagnols et les fit entrer dans sa pirogue. « Il était assis sous un parasol de soie qui le couvrait entièrement. Devant lui se tenaient un de ses fils qui portait le sceptre royal, deux hommes ayant chacun un vase d’or plein d’eau pour laver ses mains et deux tenant de petits coffrets dorés remplis de bétel. » Puis, on le fit monter sur les bâtiments, où l’on se montra pour lui rempli d’égards ; en même temps on le chargeait, ainsi que les personnages qui l’accompagnaient, de présents qui leur parurent très-précieux. « Ce roi est maure, c’est-à-dire arabe, assure Pigafetta ; il est âgé d’à peu près quarante-cinq ans, assez bien fait et d’une belle physionomie. Ses vêtements consistaient en une chemise très-fine, dont les manches étaient brodées en or ; une draperie lui descendait de la ceinture jusqu’aux pieds ; un voile de soie, — sans doute un turban, — couvrait sa tête, et sur ce voile il y avait une guirlande de fleurs. Son nom est rajah-sultan Manzor. »

Le lendemain, dans une longue entrevue qu’il eut avec les Espagnols, Manzor déclara son intention de se mettre lui-même, avec ses îles de Tidor et de Ternate, sous la protection du roi d’Espagne.

C’est ici le lieu de donner avec Pigafetta, dont nous suivons la relation pas à pas dans la version qu’a donnée M. Ed. Charton et qu’il a accompagnée de notes si précieuses, quelques détails sur l’archipel des Moluques.

Cet archipel se compose à proprement parler des îles Gilolo, Ternate, Tidor, Mornay, Batchian et Misal ; mais on a souvent compris sous le nom général de Moluques les groupes de Banda et d’Amboine. Bouleversé autrefois par des commotions volcaniques répétées, cet archipel renferme un grand nombre de volcans presque tous éteints ou endormis depuis une longue suite d’années. L’air y est brûlant et serait presque impossible à respirer, si des pluies fréquentes ne venaient constamment rafraîchir l’atmosphère. Ses productions naturelles sont extrêmement précieuses. Il faut placer au premier rang le sagoutier, dont la moelle, appelée sagou, remplace avec l’igname les céréales dans toute la Malaisie. Une fois que l’arbre est abattu, on en extrait la moelle, qui est alors râpée, passée au tamis, puis découpée en forme de petits pains qu’on fait sécher à l’ombre. Ce sont aussi le mûrier à étoffe, le giroflier, le muscadier, le camphrier, le poivrier et généralement tous les arbres à épices ainsi que tous les fruits des tropiques. Ses forêts renferment des bois précieux, l’ébène, le bois de fer, le tek, célèbre par sa solidité, et employé de toute antiquité pour les constructions luxueuses ; le laurier calilaban, qui donne une huile essentielle aromatique très-recherchée. À cette époque, les animaux domestiques n’étaient qu’en petit nombre aux Moluques, mais, parmi les bêtes sauvages les plus curieuses, on comptait le babiroussa, énorme sanglier aux longues défenses recourbées ; l’opossum, espèce de sarigue un peu plus grande que notre écureuil ; le phalanger, marsupiau qui vit dans les forêts épaisses et sombres, où il se nourrit de feuilles et de fruits ; le tarsier, sorte de gerboise, petit animal fort gracieux, inoffensif, au pelage roussâtre, dont la taille n’est guère plus grande que celle d’un rat, mais dont le corps offre certains rapports avec celui du singe. Parmi les oiseaux, c’étaient les perroquets et les cacatoès, ces oiseaux de paradis, sur lesquels on débitait tant de fables et qu’on croyait jusqu’alors privés de jambes, les martins-pêcheurs et les casoars, grands échassiers presque aussi gros que les autruches.

Un Portugais du nom de Lorosa était depuis longtemps établi aux Moluques. Les Espagnols lui firent tenir une lettre, dans l’espérance qu’il trahirait sa patrie pour s’attacher à l’Espagne. Ils obtinrent de lui les renseignements les plus curieux sur les expéditions que le roi de Portugal avait envoyées au cap de Bonne-Espérance, au Rio de la Plata, et jusqu’aux Moluques ; mais, par suite de diverses circonstances, ces dernières expéditions n’avaient pu avoir lieu. Lui-même était dans cet archipel depuis seize ans, et les Portugais, installés depuis dix ans, gardaient sur ce fait le plus profond silence. Lorsqu’il vit les Espagnols faire leurs préparatifs de départ, Lorosa se rendit à bord avec sa femme et ses effets pour rentrer en Europe. Le 12 novembre furent débarquées toutes les marchandises destinées à faire l’échange, et qui provenaient pour la plupart de quatre jonques dont on s’était emparé à Bornéo. Certes, les Espagnols firent un commerce avantageux, mais cependant pas autant qu’il eût été possible, parce qu’ils étaient pressés de retourner en Espagne. Des embarcations de Gilolo et de Bachian vinrent également trafiquer avec eux, et, peu de jours après, ils reçurent, du roi de Tidor, une provision considérable de clous de girofle. Ce roi les invita à un grand banquet qu’il avait coutume, disait-il, de donner lorsqu’on chargeait les premiers clous de girofle sur un navire ou sur une jonque. Mais les Espagnols, se rappelant ce qui leur était arrivé aux Philippines, refusèrent en faisant présenter des excuses et des compliments au roi. Lorsque leur chargement fut complet, ils mirent à la voile. À peine la Trinidad eut-elle pris la mer qu’on s’aperçut qu’elle avait une voie d’eau considérable, et il fallut au plus vite regagner Tidor. Les habiles plongeurs que le roi mit à la disposition des Espagnols n’ayant pu parvenir à la découvrir, il fallut décharger en partie le navire pour faire la réparation nécessaire. Les matelots qui montaient la Victoria ne voulurent pas attendre leurs compagnons, et, comprenant très-bien que la Trinidad ne serait pas en état de rentrer en Espagne, l’état-major décida qu’elle gagnerait le Darien, où sa précieuse cargaison serait déchargée et transportée, à travers l’isthme, jusqu’à l’Atlantique, où un bâtiment viendrait la prendre. Mais ce malheureux bâtiment, pas plus que ceux qui le montaient, ne devait rentrer en Espagne. Commandée par l’alguazil Gonçalo Gomez de Espinosa, qui avait pour pilote Juan de Carvalho, la Trinidad était en si mauvais état, qu’après avoir quitté Tidor, elle fut contrainte de relâcher à Ternate, dans le port de Talangomi. et l’équipage, composé de dix-sept hommes, fut immédiatement emprisonné par les Portugais. Aux réclamations d’Espinosa, on répondit en le menaçant de le pendre à une vergue, et le malheureux alguazil, après avoir été transféré à Cochin, fut envoyé à Lisbonne, où, pendant sept mois, il demeura enfermé dans la prison du Limoeiro avec deux Espagnols, seuls restes de l’équipage de la Trinidad.

Quant à la Victoria, richement chargée, elle quitta Tidor sous le commandement de Juan-Sébastien del Cano, qui, après avoir été simple pilote à bord d’un des navires de Magellan, avait pris le commandement de la Concepcion, le 27 avril 1521, et qui succéda à Juan Lopez de Carvalho, lorsque celui-ci fut démonté de son commandement par suite d’incapacité. Son équipage n’était composé que de cinquante-trois Européens et de treize Indiens. Cinquante-quatre Européens demeuraient à Tidor sur la Trinidad.

Après avoir passé au milieu des îles de Caioan, Laigoma, Sico, Giofi, Cafi, Laboan, Toliman, Bachian, Mata et Batutiga, la Victoria laissa à l’ouest cette dernière île, et, gouvernant dans l’ouest-sud-ouest, s’arrêta pendant la nuit à l’île Sula ou Xula. À dix lieues de là, les Espagnols mouillèrent à Bourou, la Boëro de Bougainville, où ils se ravitaillèrent. Ils s’arrêtèrent trente-cinq lieues plus loin, à Banda, où l’on trouve le macis et la noix muscade, puis à Solor, où l’on faisait un grand commerce de sandal blanc. Ils y passèrent quinze jours pour radouber leur bâtiment, qui avait beaucoup souffert, et y firent une ample provision de cire et de poivre ; puis, ils relâchèrent à Timor, où ils ne purent se ravitailler qu’en retenant par trahison le chef d’un village, venu à bord avec son fils. Cette île était fréquentée par les jonques de Luçon et par les « praos » de Malacca et de Java, qui y faisaient grand commerce de sandal et de poivre. Un peu plus loin, les Espagnols touchèrent à Java, où se pratiquaient, paraît-il, à cette époque, les sutties en usage dans l’Inde jusqu’à ces derniers temps.

Parmi les contes que rapporte sans y croire entièrement Pigafetta, il en est un des plus curieux. Il a trait à un oiseau gigantesque, l’Epyornis, dont a retrouvé, vers 1830, des ossements et des œufs gigantesques à Madagascar. Cela prouve combien il faut être réservé avant de rejeter dans le domaine du merveilleux nombre de ces légendes qui paraissent fabuleuses, mais dont le point de départ est exact. « Au nord de Java Majeure, dit Pigafetta, dans le golfe de la Chine, il y a un très-grand arbre appelé campanganghi, où se perchent certains oiseaux dits garula, si grands et si forts qu’ils enlèvent un buffle et même un éléphant et le portent en volant à l’endroit de l’arbre appelé puzathaer. » Cette légende avait cours dès le neuvième siècle chez les Persans et les Arabes, et cet oiseau joue dans les contes de ces derniers un rôle merveilleux, sous le nom de rock. Il n’est donc pas étonnant que Pigafetta ait pu recueillir chez les Malais une tradition analogue.

Après avoir quitté Java-Majeure, la Victoria doubla la presqu’île de Malacca, depuis une dizaine d’années déjà soumise au Portugal par le grand Albuquerque. Près de là se trouvent Siam et le Cambodge, puis Chiempa, où croît la rhubarbe. On trouve cette substance de la manière suivante : « Une compagnie de vingt à vingt-cinq hommes vont dans le bois, où ils passent la nuit sur les arbres pour se mettre en sûreté contre les lions, — notez qu’il n’y a pas de lions dans ces pays, — et les autres bêtes féroces, et en même temps pour mieux sentir l’odeur de la rhubarbe que le vent porte vers eux. Le matin, ils vont vers l’endroit d’où venait l’odeur et y cherchent la rhubarbe jusqu’à ce qu’ils la trouvent. La rhubarbe est le bois putréfié d’un gros arbre qui acquiert son odeur de sa putréfaction même ; la meilleure partie de l’arbre est sa racine ; cependant le tronc, qu’on appelle calama, a la même vertu médicinale. »

Décidément, ce n’est pas chez Pigafetta qu’il faudra chercher nos connaissances botaniques ; nous risquerions fort de nous tromper en prenant au sérieux les bourdes que lui racontait le Maure, auprès duquel il cherchait ses renseignements. Et cependant, le voyageur lombard nous donne avec le plus grand sérieux du monde des détails fantastiques sur la Chine et tombe dans de lourdes erreurs, qu’avait évitées Duarte Barbosa, son contemporain. Grâce à ce dernier, nous savons que le commerce de l’anfian ou de l’opium existait dès cette époque.

Une fois que la Victoria fut sortie des parages de Malacca, Sébastien del Cano eut bien soin d’éviter la côte de Zanguebar, où les Portugais étaient établis depuis le commencement du siècle. Il fit route en pleine mer jusque par 42° de latitude sud et dut pendant neuf semaines tenir les voiles serrées en vue de ce cap, à cause des vents d’ouest et de nord-ouest qui finirent par une horrible tempête. Pour tenir cette route, il fallut au capitaine une grande persévérance et non moins d’envie d’amener à bonne fin son entreprise. Le navire avait plusieurs voies d’eau, et nombre de matelots réclamaient une relâche à Mozambique, car, les viandes non salées s’étant corrompues, l’équipage n’avait plus pour boisson et pour nourriture que de l’eau et du riz. Enfin le 6 mai, le cap des Tempêtes fut doublé, et l’on put espérer la favorable issue du voyage. Cependant, bien des traverses attendaient encore les navigateurs. En deux mois, vingt et un hommes, tant Européens qu’Indiens, moururent de privations, et si, le 9 juillet, ils n’avaient pris terre à Santiago du cap Vert, ils seraient tous morts de faim. Comme cet archipel appartenait au Portugal, on eut soin de raconter qu’on venait d’Amérique, et l’on cacha soigneusement la route qu’on avait découverte. Mais un des matelots ayant eu l’imprudence de dire que la Victoria était le seul des vaisseaux de l’escadre de Magellan qui revînt en Europe, les Portugais se saisirent aussitôt de l’équipage d’une chaloupe et se disposèrent à attaquer le navire espagnol. Cependant, del Cano surveillait de son bord tous les mouvements des Portugais. Soupçonnant, par les préparatifs dont il était témoin, qu’on voulait se saisir de la Victoria, il fit mettre à la voile, laissant entre les mains des Portugais treize hommes de son équipage. Maximilien Transylvain attribue à la relâche aux îles du cap Vert un autre motif que Pigafetta. Il prétend que la fatigue des équipages, réduits par les privations et qui malgré tout n’avaient cessé de se tenir aux pompes, avait déterminé le capitaine à s’arrêter pour acheter quelques esclaves qui les aidassent à la manœuvre. N’ayant pas d’argent, les Espagnols auraient payé avec des épices, ce qui aurait ouvert les yeux aux Portugais.

« Pour voir si nos journaux étaient bien tenus, raconte Pigafetta, nous fîmes demander à terre quel jour de la semaine c’était. On répondit que c’était jeudi, ce qui nous surprit, parce que. suivant nos journaux, nous n’étions qu’au mercredi. Nous ne pouvions nous persuader de nous être trompés d’un jour ; j’en fus moi-même plus étonné que les autres, parce qu’ayant toujours été assez bien portant pour tenir mon journal, j’avais, sans interruption, marqué les jours de la semaine et les quantièmes du mois. Nous apprîmes ensuite qu’il n’y avait point d’erreur dans notre calcul, parce qu’ayant toujours voyagé vers l’ouest, en suivant le cours du soleil, et étant revenus au même point, nous devions avoir gagné vingt-quatre heures sur ceux qui étaient restés en place ; et il ne faut qu’y réfléchir pour en être convaincu. »

Sébastien del Cano gagna ensuite rapidement la côte d’Afrique et entra, le 6 septembre, dans la baie de San-Lucar de Barrameda, avec un équipage de dix-sept personnes, presque toutes malades. Deux jours après, il jetait l’ancre devant le môle de Séville, après avoir accompli en entier le tour du monde.

Dès son arrivée, Sébastien del Cano se rendit à Valladolid, où était la cour, et reçut de Charles-Quint l’accueil que méritaient tant de traverses courageusement surmontées. Le hardi marin, avec une pension de cinq cents ducats, eut la permission de prendre des armoiries représentant un globe avec cette devise : Primus circumdedisti me. Le riche chargement de la Victoria décida l’empereur à expédier une seconde flotte aux Moluques. Cependant, le commandement suprême n’en fut pas donné à Sébastien del Cano ; il fut réservé au commandeur Garcia de Loaisa, qui n’avait d’autre titre que son grand nom. Toutefois, après la mort du chef de l’expédition, arrivée dès que la flotte eut franchi le détroit de Magellan, del Cano se trouva investi du commandement, mais il ne le conserva pas longtemps, car il mourut six jours après.

Quant au navire la Victoria, il fut longtemps conservé dans le port de Séville, et, malgré tous les soins dont il fut entouré, il finit par périr de vétusté.

CHAPITRE III

Les expéditions polaires et la recherche du passage du Nord-Ouest.

I

Les Northmen. — Erik-le-Rouge. — Les Zeni. — Jean Cabot. — Cortereal. — Sébastien Cabot. — Willoughby. — Chancellor.

En découvrant l’Islande, la fameuse Thulé, et cet océan cronien dont la vase, les bas-fonds et les glaces rendaient la navigation dangereuse, où les nuits sont aussi claires qu’un crépuscule, Pithéas avait ouvert aux Scandinaves la route du Nord. La tradition des navigations accomplies par les anciens aux Orcades, aux Féroë et jusqu’en Islande se conserva chez les moines irlandais, hommes instruits, hardis marins eux-mêmes, ainsi que le prouvent leurs établissements successifs dans ces archipels. Aussi furent-ils les pilotes des Northmen, nom que l’on donne généralement à ces pirates scandinaves, norvégiens et danois, qui se rendirent pendant le moyen âge si redoutables à l’Europe entière. Mais, si toutes les informations que nous devons aux anciens, grecs et romains, sur ces contrées hyperboréennes sont extrêmement vagues et pour ainsi dire fabuleuses, il n’en est pas de même pour ce qui concerne les entreprises aventureuses des « hommes du nord. » Les Sagas, — c’est ainsi qu’on désigne les chants islandais et danois, — sont excessivement précises, et les données si nombreuses que nous leur devons se trouvent tous les jours confirmées par les découvertes archéologiques, faites en Amérique, au Groenland, en Islande, en Norvége et en Danemark. Il y a là une source de renseignements des plus précieuses, longtemps inconnue et inexploitée, dont on doit la révélation à l’érudit danois C.-C. Rafn, et qui nous fournit, sur la découverte précolombienne du continent américain, des faits authentiques du plus haut intérêt.

La Norvége était pauvre et chargée de population. De là nécessité d’une émigration permanente qui permît à une notable partie de ses habitants de chercher, dans des régions plus favorisées, la nourriture qu’un sol glacé leur refusait. Lorsqu’ils avaient trouvé quelque contrée assez riche pour leur fournir un abondant butin, ils revenaient au pays et repartaient, le printemps suivant, accompagnés de tous ceux qu’entraînaient l’amour du lucre, de la vie facile et la soif des combats.

Chasseurs et pêcheurs intrépides, accoutumés aux dangers de la navigation entre le continent et cette masse d’îles qui le bordent et semblent le défendre des assauts de l’Océan, à travers ces fiords étroits et profonds qui semblent coupés dans le sol même par quelque gigantesque épée, ils partaient sur ces navires de chêne dont l’apparition fit trembler les riverains de la mer du Nord et de la Manche. Quelquefois pontés, ces bâtiments, grands ou petits, longs ou courts, étaient le plus souvent terminés à l’avant par un éperon, d’une taille énorme, au-dessus duquel la proue s’élevait parfois à une grande hauteur, en affectant la forme d’un S. Les hällristningar, ainsi nomme-t-on les représentations graphiques si souvent rencontrées sur les rochers de la Suède et de la Norvége, nous permettent de nous figurer ces rapides embarcations, qui pouvaient porter un équipage considérable. Tels le Long-Serpent d’Olaf Tryggvason qui avait trente-deux bancs de rameurs et contenait quatre-vingt-dix hommes, le navire de Kanut qui en portait soixante, et les deux bâtiments d’Olaf le Saint que montaient parfois deux cents hommes. Les rois de la mer, comme on appela souvent ces aventuriers, vivaient sur l’Océan, ne s’établissant jamais à terre, passant du pillage d’un château à l’incendie d’une abbaye, dévastant les côtes de France, remontant les rivières, notamment la Seine jusqu’à Paris, courant la Méditerranée jusqu’à Constantinople, s’établissant plus tard en Sicile, et laissant dans toutes les régions du monde connu des traces de leurs incursions ou de leur séjour.

C’est que la piraterie, loin d’être comme aujourd’hui un acte qui tombe sous le coup des lois, était, dans cette société barbare ou à demi civilisée, non-seulement encouragée, mais chantée par les scaldes, qui réservaient leurs louanges les plus enthousiastes pour célébrer les luttes chevaleresques, les courses aventureuses et toutes les manifestations de la force. Dès le VIIIe siècle, ces redoutables coureurs des mers fréquentèrent les groupes des Orcades, des Hébrides, des Shetland et des Féroë, où ils rencontrèrent des moines irlandais, qui s’y étaient établis, depuis un siècle environ, pour catéchiser les populations idolâtres.

En 861, un pirate norvégien, nommé Naddod, fut emporté par la tempête vers une île couverte de neige qu’il baptisa Snoland (terre de neige), nom changé plus tard en celui d’Iceland (terre de glace). Là encore les Northmen trouvèrent, sous le nom de Papis, les moines irlandais dans les cantons de Papeya et de Papili.

Ingolf s’installa quelques années après dans le pays et fonda Reijkiavik. En 885, le triomphe d’Harold Haarfager, qui venait de soumettre à ses armes toute la Norvége, porta en Islande un flot considérable de mécontents. Ils y établirent la forme de gouvernement républicaine, qui venait d’être renversée dans leur patrie et qui subsista jusqu’en 1261, époque à laquelle l’Islande passa sous la domination des rois de Norvége.

Ces hardis compagnons, amoureux des aventures et des longues courses à la poursuite des phoques et des walrus, une fois installés en Islande, conservèrent leurs habitudes errantes et poussèrent des pointes hardies dans l’ouest, où, trois ans seulement après l’arrivée d’Ingolf, Guunbjorn découvrit les cimes chenues des montagnes du Groenland. Cinq ans plus tard, un banni, Erik le Rouge, chassé d’Islande pour un meurtre, retrouva la terre entrevue par Guunbjorn par 64° de latitude septentrionale. La stérilité de cette côte et ses glaces le déterminèrent à chercher dans le sud une température plus clémente, des terres plus ouvertes et plus giboyeuses. Il doubla donc le cap Farewell à l’extrémité du Groenland, se fixa sur la côte occidentale et construisit pour lui et ses compagnons de vastes demeures, dont M. Jorgensen a retrouvé les ruines. Cette contrée pouvait alors mériter le nom de Terre-Verte (Groenland), que lui donnèrent les Northmen ; mais l’accroissement annuel et considérable des glaciers en a fait, depuis cette époque, une terre de désolation.

Erik revint en Islande chercher ses amis, et l’année même de son retour à Brattahalida (ainsi s’appelait son établissement), quatorze navires chargés d’émigrants venaient le rejoindre. C’était un véritable exode. Ces faits se passaient en l’an 1000. Aussi vite que les ressources du pays le permirent, la population groenlandaise s’accrut, et, en 1121, Gardar, la capitale du pays, devint le siége d’un évêché, qui subsista jusqu’après la découverte des Antilles par Christophe Colomb.

En 986, Bjarn Heriulfson, venu de Norvége en Islande pour passer l’hiver avec son père, apprit que celui-ci avait rejoint Erik le Rouge au Groenland. Sans hésiter, le jeune homme reprend la mer. Il cherche au hasard un pays dont il ne connaît pas même exactement la situation, et les courants le jettent sur des côtes qu’on croit être celles de la Nouvelle-Écosse, de Terre-Neuve et du Maine. Il finit cependant par arriver au Groenland, où Erik, le puissant jarl norvégien, lui reprocha de n’avoir pas examiné, avec plus de soin, les pays dont il devait la connaissance à une heureuse fortune de mer.

Erik avait envoyé son fils Leif à la cour de Norvége, tant étaient fréquentes, à cette époque, les relations entre la métropole et ses colonies. Le roi, qui s’était converti au christianisme, venait d’expédier en Islande une mission chargée de renverser le culte d’Odin. Il confia à Leif quelques prêtres qui devaient catéchiser les Groenlandais ; mais, à peine de retour dans sa patrie, le jeune aventurier laissa les saints hommes travailler à l’accomplissement de leur tâche difficile, et, apprenant la découverte de Bjarn, il équipa ses navires et se mit à la recherche des terres entrevues. Successivement, il débarque dans une plaine pierreuse et désolée, à laquelle il donne le nom d’Helluland et qu’on a reconnue sans hésitation pour Terre-Neuve, puis sur une côte basse, sablonneuse, derrière laquelle se déroulait un immense rideau de sombres forêts, égayées par le chant d’innombrables oiseaux. Une troisième fois il reprend la mer, et, poussant au sud, il arrive dans la baie de Rhode-Island, au doux climat, dont la rivière est si peuplée de saumons qu’il s’y établit et y construit de vastes bâtiments en planches, qu’il nomme Leifsbudir (maison de Leif). Puis, il envoie quelques-uns de ses compagnons pour explorer la contrée, et ils reviennent avec cette bonne nouvelle que la vigne sauvage pousse dans le pays, ce qui lui vaut le nom de Vinland. Au printemps de l’année 1001, Leif, après avoir chargé son navire de peaux, de raisin, de bois et d’autres productions du pays, reprit la route du Groenland, ayant fait cette observation précieuse que le jour le plus court au Vinland durait encore neuf heures, ce qui a permis de placer par 41° 24′ 10″ l’emplacement de Leifsbudir. Cette heureuse campagne et le sauvetage d’une embarcation norvégienne, portant quinze hommes, valurent au fils d’Erik le surnom de Fortuné.

Cette expédition fit grand bruit, et le récit des merveilles du pays où Leif s’était établi, engagea son frère Thorvald à partir avec trente hommes. Après avoir passé l’hiver à Leifsbudir, Thorvald explora les côtes au sud, revint en automne dans le Vinland, et, l’année suivante, en 1004, il longea la côte au nord de Leifsbudir. Pendant ce voyage de retour, les Northmen rencontrèrent pour la première fois des Esquimaux, et les égorgèrent impitoyablement, sans motif. La nuit suivante, ils se trouvèrent tout à coup environnés d’une nombreuse flottille de Kayacs, d’où partit une nuée de flèches. Seul, Thorvald, le chef de l’expédition, fut blessé mortellement, et ses compagnons l’enterrèrent sur un promontoire auquel ils donnèrent le nom de promontoire de la Croix.

Or, dans le golfe de Boston, on découvrit, au XVIIIe siècle, un tombeau en maçonnerie où l’on trouva, avec des ossements, une poignée d’épée en fer. Les Indiens ne connaissant pas ce métal, ce ne pouvait être un de leurs squelettes ; ce n’étaient pas non plus les restes d’un des Européens débarqués après le XVe siècle, dont les épées n’avaient pas cette forme si caractéristique. On a cru reconnaître le tombeau d’un Scandinave, nous n’osons dire celui de Thorvald, le fils d’Erik le Rouge.

Au printemps de 1007, trois navires, emportant cent soixante hommes et des bestiaux, quittèrent l’Eriksfjord. Il s’agissait cette fois de fonder un établissement permanent. Les émigrants reconnurent l’Helluland, le Markland et le Vinland, débarquèrent dans une île, où ils construisirent des baraques, et commencèrent des travaux de culture. Il faut croire qu’ils avaient mal pris leurs mesures ou qu’ils avaient manqué de prévoyance, car l’hiver les surprit sans provisions, et ils souffrirent cruellement de la faim. Ils eurent, cependant, le bon esprit de regagner le continent, où ils purent, dans une abondance relative, attendre la fin de l’hiver.

Au commencement de 1008, ils se mirent à la recherche de Leifsbudir, et s’établirent à Mount-Hope-Bay, sur la rive opposée à l’ancien établissement de Leif. Là furent nouées, pour la première fois, quelques relations avec des indigènes appelés Skrellings dans les sagas, et qu’à leur portrait il est facile de reconnaître pour des Esquimaux. La première rencontre fut pacifique. Un commerce d’échanges se fit jusqu’au jour où le désir qu’avaient les Esquimaux de se procurer des haches de fer, toujours prudemment refusées par les Normands, les poussa à des agressions qui déterminèrent, après trois ans de séjour, les nouveaux venus à regagner leur patrie, sans avoir laissé de trace durable de leur passage dans le pays.

On comprend facilement que nous ne puissions raconter en détail toutes les expéditions qui, parties du Groenland, se succédèrent sur les rivages du Labrador et des États-Unis. Ceux de nos lecteurs qui voudraient des renseignements circonstanciés, nous les renverrons à l’intéressante publication de M. Gabriel Gravier, l’ouvrage le plus complet sur la matière, et auquel nous empruntons d’ailleurs tout ce qui est relatif aux expéditions normandes.

L’année même où Erik le Rouge prenait terre au Groenland, en 983, un certain Hari Marson fut jeté par la tempête hors des routes ordinaires, sur les côtes d’un pays désigné sous le nom de Terre des hommes blancs, et qui s’étendait, selon Rafn, depuis la baie Cheasapeak jusqu’à la Floride.

Pourquoi ce nom de Terre des hommes blancs ? Quelques compatriotes de Marson y étaient-ils déjà établis ? Il y a lieu de le supposer d’après les termes mêmes de la chronique. On comprend quel intérêt il y aurait à pouvoir déterminer la nationalité de ces premiers colons. Au reste, les sagas n’ont pas révélé tous leurs secrets. Il en est encore probablement d’inconnues, et, comme celles qu’on a retrouvées successivement ont confirmé des faits déjà admis, on a tout lieu d’espérer que nos connaissances des navigations islandaises deviendront plus précises.

Une autre légende, dont bien des parties sont romanesques, mais qui renferme cependant un fond de vérité, raconte qu’un certain Bjorn, contraint de quitter l’Islande à la suite d’une passion malheureuse, se serait réfugié dans les pays au delà du Vinland, où l’auraient retrouvé, en 1027, quelques-uns de ses compatriotes.

En 1051, pendant une nouvelle expédition, une femme islandaise fut tuée par des Skrellings, et l’on a exhumé, en 1867, un tombeau qui portait une inscription runique, des os et des objets de toilette qui sont aujourd’hui conservés au musée de Washington. Cette découverte a été faite à l’endroit précis indiqué par la saga qui racontait ces événements, et qui elle-même n’a été retrouvée qu’en 1863.

Mais les Northmen, établis en Islande et au Groenland, ne furent pas les seuls à fréquenter les côtes d’Amérique aux environs de l’an 1000, comme le prouve le nom de Grande-Irlande, donné aussi à la Terre des hommes blancs. Ainsi que le constate l’histoire de Madoc-op-Owen, des Irlandais et des Gallois y fondèrent des colonies, sur lesquelles nous ne possédons que peu de renseignements. Malgré leur vague et leur incertitude, MM. d’Avezac et Gaffarel s’accordent cependant pour reconnaître leur vraisemblance.

Après avoir dit quelques mots des courses et des établissements des Northmen au Labrador, au Vinland et dans les contrées plus méridionales, il nous faut revenir au nord. Les colonies fondées, primitivement, dans les environs du cap Farewell, n’avaient pas tardé à s’étendre le long de la côte occidentale, qui était à cette époque infiniment moins désolée qu’aujourd’hui, jusqu’à des latitudes boréales qu’on n’a plus atteintes que de nos jours. C’est ainsi qu’à cette époque, on pêchait le phoque, le morse et la baleine dans la baie de Discö ; et l’on comptait cent quatre-vingt-dix villes dans le Westerbygd et quatre-vingt-six dans l’Esterbygd. On est bien loin aujourd’hui d’un pareil nombre d’établissements danois sur ces côtes glacées.

Ces villes n’étaient vraisemblablement que des groupes peu considérables de ces maisons en bois et en pierre dont on a retrouvé quantité de ruines depuis le cap Farewell jusqu’à Upernavik, par 72° 50. En même temps, de nombreuses inscriptions runiques, aujourd’hui déchiffrées, sont venues apporter un degré de certitude absolue à des faits si longtemps ignorés. Mais combien de ces vestiges du passé restent encore à découvrir ! combien sont à jamais ensevelis sous les glaciers, de ces précieux témoignages de la hardiesse et de l’esprit d’entreprise de la race scandinave !

On a également acquis la preuve que le christianisme avait été apporté en Amérique et notamment au Groenland. Dans ce pays eurent lieu, suivant les instructions du pape Grégoire IV, des visites pastorales pour fortifier dans leur foi les Northmen nouvellement convertis et pour évangéliser les tribus indiennes et les Esquimaux. Bien plus, en 1865, M. Riant a établi d’une manière irréfutable que les croisades avaient été prêchées tant au Groenland, dans l’évêché de Gardar, que dans les îles et terres voisines, et que jusqu’en 1418, le Groenland paya au Saint-Siége la dîme et le denier de Saint-Pierre, qui se composaient, pour cette année, de deux mille six cents livres de dents de morses.

Les colonies norvégiennes durent leur décadence et leur ruine à des causes diverses : à l’extension très-rapide des glaciers — Hayes a constaté que le glacier du Frère-Jean marche avec une vitesse de trente mètres par an ; — à la mauvaise politique de la mère-patrie, qui empêcha le recrutement des colons ; à la peste noire, qui décima la population du Groenland de 1347 à 1351 ; enfin aux déprédations de pirates qui, en 1418, ravagèrent ces contrées déjà affaiblies, et dans lesquels on a cru reconnaître certains habitants des Orcades et des Féroë, dont nous allons parler.

Un des compagnons de Guillaume le Conquérant, nommé Saint-Clair ou Sinclair, n’ayant pas trouvé proportionnée à ses mérites la portion du pays conquis qu’il avait reçue, alla courir les aventures en Écosse, où il ne tarda pas à s’élever à la fortune et aux honneurs. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, les îles Orcades passèrent sous la domination de ses descendants.

Vers 1390, un certain Nicolo Zeno, appartenant à l’une des familles les plus nobles et les plus anciennes de Venise, qui avait armé un bâtiment à ses frais pour visiter dans un but de curiosité l’Angleterre et la Flandre, fit naufrage dans l’archipel des Orcades, où il avait été jeté par la tempête. Il allait être massacré par les habitants, lorsque le comte Henri Sinclair le prit sous sa protection. L’histoire de ce naufrage, des aventures et des découvertes qui en furent la suite, publiée dans le recueil de Ramusio, avait été écrite, dit l’érudit géographe Clements Markham dans ses Abords de la région inconnue, par Antoine Zeno. Par malheur, un de ses descendants, nommé Nicolas Zeno, né en 1515, déchira, étant enfant, ces papiers dont il ne connaissait pas la valeur. « Quelques lettres ayant survécu, il put plus tard rédiger le récit, tel que nous l’avons maintenant et tel qu’il fut imprimé à Venise. On avait aussi trouvé dans le palais une vieille carte pourrie par la vétusté, et qui expliquait ces voyages. Il en fit une copie, malheureusement en complétant, d’après la rédaction de son récit, ce qu’il croyait nécessaire pour son intelligence. En le faisant d’une façon étourdie, sans être guidé par la connaissance géographique qui nous permet de reconnaître où il se trompe, il mit la confusion la plus déplorable dans toute la géographie qu’il avait tirée du récit, tandis que les parties de la carte qui ne sont pas altérées de cette façon, et qui sont originales, présentent une exactitude en avance de bien des générations sur la géographie même de Nicolas Zeno le jeune, et confirment d’une façon remarquable la position de la vieille colonie du Groenland. Dans ces faits, nous n’avons pas seulement la solution de toutes les discussions qui se sont élevées sur ce sujet, mais la preuve la plus indiscutable de l’authenticité du récit, car, évidemment, Nicolas Zeno le jeune ne pouvait pas inventer ingénieusement une histoire, dont il aurait pour ainsi dire défiguré par ignorance la vérité à l’encontre de la carte. »

Le nom de Zichmni, dans lequel les écrivains contemporains, et au premier rang M. H. Major, qui a tiré ces faits du domaine de la fable, voient le nom de Sinclair, ne paraît être en effet applicable qu’à ce comte des Orcades.

À cette époque, les mers du nord de l’Europe étaient infestées de pirates scandinaves. Sinclair, qui avait reconnu dans Zeno un habile marin, se l’attacha et fit avec lui la conquête du pays de Frisland, nid de forbans qui ravageaient tout le nord de l’Écosse. Dans les portulans de la fin du XVe siècle et les cartes du commencement du xvie, ce nom désigne l’archipel des Féroë, indication vraisemblable, car Buache a retrouvé, dans les dénominations actuelles des havres et des îles de cet archipel, bon nombre de celles données par Zeno ; enfin les détails qu’on doit au navigateur vénitien, sur les eaux poissonneuses et dangereuses par leurs bas-fonds qui divisent cet archipel, sont encore vrais aujourd’hui.

Satisfait de sa position, Zeno écrivit à son frère Antonio de le venir rejoindre. Tandis que Sinclair faisait la conquête des Féroë, les pirates norvégiens désolaient les Shetland, alors nommées Eastland. Nicolo fit voile pour leur livrer bataille, mais lui-même dut s’enfuir devant leur flotte, beaucoup plus nombreuse que la sienne, et se réfugier sur une petite île de la côte d’Islande.

Après avoir hiverné en cet endroit, Zeno serait débarqué l’année suivante sur la côte orientale du Groenland, par 69 degrés de latitude septentrionale, dans un endroit « où se trouvaient un monastère de l’ordre des prédicateurs et une église dédiée à Saint-Thomas. Les cellules étaient chauffées par une source naturelle d’eau chaude que les moines employaient à préparer leurs aliments et à faire cuire leur pain. Les moines avaient de même des jardins couverts pendant la saison d’hiver et chauffés de la même façon, de sorte qu’ils étaient en état de produire des fleurs, des fruits et des herbes, comme s’ils avaient vécu dans un climat tempéré. » Ce qui semblerait confirmer ces récits, c’est que, de 1828 à 1830, un capitaine de la marine danoise a rencontré par le 69e degré une population de six cents individus de type nettement européen.

Mais cette course aventureuse, dans des contrées dont le climat ressemblait si peu à celui de Venise, fut fatale à Zeno, qui mourut peu de temps après son retour en Frisland.

Un vieux marin, revenu avec le Vénitien, qui avait été, disait-il, pendant de longues années prisonnier dans les pays de l’extrême ouest, aurait donné à Sinclair des détails si précis et si tentants sur la fertilité et l’étendue de ces régions, que ce dernier résolut d’en faire la conquête avec Antonio Zeno, qui avait rejoint son frère. Mais les populations se montrèrent partout si hostiles, opposèrent une telle résistance au débarquement des étrangers, que Sinclair dut, après une longue et périlleuse navigation, regagner le Frisland. Ce sont là tous les détails qui nous ont été conservés, et ils nous font regretter vivement la perte de ceux qu’Antonio devait donner, dans ses lettres à son père Carlo, au sujet des contrées que Forster et Malte-Brun ont cru pouvoir identifier avec Terre-Neuve.

Qui sait si, dans son voyage en Angleterre, pendant ses pérégrinations jusqu’à Thulé, Christophe Colomb n’entendit pas parler des antiques expéditions des Northmen et des Zeni, et si ces renseignements ne venaient pas apporter une confirmation singulière aux théories qu’il professait, aux idées pour la réalisation desquelles il était venu réclamer l’appui du roi d’Angleterre ?

De l’ensemble des faits que nous venons d’exposer brièvement, il résulte que l’Amérique était connue des Européens et colonisée avant Colomb. Mais, par suite de diverses circonstances, au premier rang desquelles il convient de placer la rareté des communications que les peuples du nord de l’Europe entretenaient avec ceux du midi, les découvertes des Northmen n’étaient sues que bien vaguement en Espagne et en Portugal. Selon toute apparence, nous en savons aujourd’hui beaucoup plus sur ce sujet que les compatriotes et les contemporains de Colomb. Si le marin génois eut connaissance de quelques bruits, il les rapprocha des indices qu’il avait recueillis dans les îles du cap Vert, et de ses souvenirs classiques sur la fameuse île Antilia et sur l’Atlantide de Platon. De ces renseignements, venus de tant de côtés différents, naquit chez lui la certitude que l’orient pouvait être atteint par les routes de l’occident. Quoi qu’il en soit, sa gloire reste entière ; il est bien l’inventeur de l’Amérique, et non pas ceux que le hasard des vents et des tempêtes y avait poussés malgré eux, sans la volonté arrêtée d’atteindre les rivages asiatiques, ce que Christophe Colomb aurait fait, si l’Amérique ne lui avait barré le chemin.

Les renseignements que nous allons donner sur la famille Cortereal, pour être beaucoup plus complets que tous ceux qu’on rencontre dans les dictionnaires biographiques, sont encore bien vagues. Il faut néanmoins s’en contenter, car jusqu’ici l’histoire n’en a pas recueilli davantage sur cette race d’intrépides navigateurs.

Joao Vaz Cortereal était bâtard d’un gentilhomme appelé Vasco Annes da Costa, qui avait reçu, du roi de Portugal, le sobriquet de Cortereal à cause de la magnificence de sa maison et de sa suite. Voué comme tant d’autres gentilshommes de cette époque aux aventures de mer, Joao Vaz aurait enlevé, en Galice, une jeune fille nommée Maria de Abarca, dont il fit sa femme.

Après avoir été huissier de l’infant don Fernand, il aurait été envoyé par le roi, avec Alvaro Martins Homem, dans l’Atlantique septentrional. Les deux navigateurs auraient alors vu une île, désignée depuis cette époque sous le nom de Terra dos Bacalhaos, terre des morues, et qui serait vraisemblablement Terre-Neuve. La date de cette découverte est approximativement fixée par ce fait qu’à leur retour, ils abordèrent à Terceira, et que, trouvant la capitainerie vacante par la mort de Jacome de Bruges, ils vinrent la demander à l’infante doña Brites, veuve de l’infant don Fernand, qui la leur accorda, à condition qu’ils la partageraient entre eux, fait confirmé par une donation datée d’Évora le 2 avril 1464.

Sans qu’on puisse garantir l’authenticité de cette découverte de l’Amérique, il est cependant un fait certain, c’est que le voyage de Cortereal dut être signalé par quelque événement extraordinaire. On ne faisait alors des donations de cette importance qu’à ceux qui avaient rendu quelque grand service à la couronne.

Établi à Terceira, Vaz Cortereal s’était fait construire, de 1490 à 1497, dans la ville d’Angra, un beau palais qu’il habitait avec ses trois enfants. Gaspard, son troisième fils, après avoir été au service du roi Emmanuel, alors que celui-ci n’était que duc de Beja, s’était de bonne heure senti attiré vers les entreprises de découvertes qui avaient illustré son père. Par un acte daté de Cintra, le 12 mars 1500, le roi Emmanuel fit don à Gaspard Cortereal des îles ou de la terre ferme qu’il pourrait découvrir, et le roi ajoutait ce renseignement précieux que « déjà et à d’autres époques il les avait cherchées pour son compte et à ses dépens. »

Gaspard Cortereal n’en était donc pas alors à son coup d’essai. Vraisemblablement, ses recherches avaient dû être dirigées dans les parages où son père avait signalé l’île des Morues. À ses frais, quoique avec l’aide du roi, Gaspard Cortereal équipa deux navires, au commencement de l’été de 1500, et, après avoir fait escale à Terceira, il fit voile vers le nord-ouest. Sa première découverte fut celle d’une terre dont l’aspect plantureux et verdoyant semble l’avoir charmé. C’était le Canada. Il y vit un grand fleuve charriant de la glace, le Saint-Laurent, que quelques-uns de ses compagnons prirent pour un bras de mer, et auquel il donna le nom de Rio-Nevado. « Le débit en est si considérable, qu’il n’est pas probable que ce pays soit une île, sans compter qu’il doit être partout couvert d’une couche de neige très-épaisse pour pouvoir donner naissance à un tel cours d’eau ».

Les maisons de cette contrée étaient en bois, couvertes de fourrures et de peaux. Les habitants ne connaissaient pas le fer et se servaient d’épées de pierre aiguisée, et leurs flèches étaient armées d’os de poisson ou de pierres. Grands et bien faits, ils avaient la face et le corps peints de diverses couleurs par galanterie, portaient des manilles d’or et de cuivre et s’habillaient de vêtements de fourrure.

Cortereal poursuivit son voyage et arriva au cap des Bacalhaos, « poissons qui se rencontrent sur cette côte en quantité si considérable qu’ils ne permettent pas aux caravelles d’avancer. » Puis, il suivit le rivage sur une étendue de deux cents lieues, du 56e au 60e degré ou même davantage, nommant les îles, les rivières et les golfes qu’il rencontrait ainsi que le prouvent Terra do Labrador, Bahia de Conceiçao, etc., débarquant et se mettant en rapports avec les naturels. Des froids très-rigoureux et un véritable fleuve de gigantesques glaçons empêchèrent l’expédition de remonter plus haut, et elle revint en Portugal avec cinquante-sept indigènes.

L’année même de son retour, le 15 mai 1501, Gaspard Cortereal, suivant un ordre du 15 avril, reçut des approvisionnements et quitta Lisbonne avec l’espoir d’étendre le champ de ses découvertes. Mais on n’entendit plus parler de lui depuis cette époque. Michel Cortereal son frère, qui était premier huissier du roi, demanda alors et obtint la permission d’aller à sa recherche et de poursuivre son entreprise. Par un acte du 15 janvier 1502, il lui fut fait donation de la moitié de la terre ferme et des îles que son frère aurait pu trouver. Parti le 10 mai de cette même année avec trois navires, Michel Cortereal gagna Terre-Neuve, où il divisa sa petite escadre afin que chacun des bâtiments pût explorer isolément la côte, et indiqua un lieu de rendez-vous. Mais, à l’époque fixée, il ne reparut pas, et les deux autres navires, après l’avoir attendu jusqu’au 20 août, reprirent le chemin du Portugal.

En 1503, le roi envoya deux caravelles pour tâcher d’avoir des nouvelles des deux frères, mais les recherches furent vaines, et elles revinrent sans avoir rien appris.

Lorsqu’il sut ces tristes événements, le dernier des frères Cortereal, Vasco Annes, qui était capitaine et gouverneur des îles de Saint-Georges et Terceira et alcaide mõr de la ville de Tavilla, résolut d’armer à ses frais un navire et de partir à la recherche de ses frères. Le roi dut s’y opposer dans la crainte de perdre le dernier de cette race de bons serviteurs.

Sur les cartes de cette époque, le Canada est souvent désigné sous le nom de Terra dos Cortereales, dénomination qui s’étend même parfois beaucoup plus bas et embrasse une grande partie de l’Amérique du Nord.

Tout ce qui concerne Jean et Sébastien Cabot est resté plongé jusqu’à ces derniers temps dans un vague qui n’est même pas encore complétement dissipé, malgré les études si consciencieuses de l’Américain Biddle, en 1831, de notre compatriote M. d’Avezac et de l’Anglais M. Nicholls, qui, mettant à profit les trouvailles faites dans les archives de l’Angleterre, de l’Espagne et de Venise, a construit un monument imposant, bien que discutable en certaines de ses parties. C’est dans ces deux derniers ouvrages que nous puiserons les éléments de cette étude rapide, mais surtout dans le travail de M. Nicholls, qui a, sur la plaquette de M. d’Avezac, l’avantage de raconter la vie entière de Sébastien Cabot.

On n’est fixé ni sur le nom ni sur la nationalité de Jean Cabot, encore moins sur l’époque de sa naissance. Jean Cabota, Caboto ou Cabot serait né, sinon à Gênes même, selon M. d’Avezac, du moins dans le voisinage de cette ville et peut-être même à Castiglione, vers le premier quart du XVe siècle. Quelques historiens en ont fait un Anglais, et l’amour-propre national pousserait peut être M. Nicholls à adopter cette opinion ; c’est du moins ce qui semble résulter des expressions qu’il emploie. Ce qu’on sait, à n’en pouvoir douter, c’est que Jean Cabot vint à Londres pour s’occuper de commerce et qu’il ne tarda pas à s’établir à Bristol, alors la seconde ville du royaume, dans un des faubourgs qui avait reçu le nom de Cathay, sans doute à cause des nombreux Vénitiens qui y résidaient et du commerce qu’ils faisaient avec les pays de l’extrême Orient. C’est là que seraient nés les deux derniers enfants de Cabot, Sébastian et Sanche, si l’on s’en rapporte à ce que raconte le vieux chroniqueur Eden : « Sébastien Cabot me dit qu’il était né à Bristol, et qu’à quatre ans il était parti avec son père pour Venise et qu’il était revenu avec lui en Angleterre quelques années après, ce qui avait fait penser qu’il était né à Venise. » En 1476, Jean Cabot était à Venise et il y reçut, le 29 mars, des lettres de naturalisation, ce qui prouve qu’il n’était pas originaire de cette ville, et qu’il devait avoir mérité cet honneur par quelque service rendu à la République. M. d’Avezac incline à penser qu’il s’était adonné à l’étude de la cosmographie et de la navigation, peut-être même avec le célèbre Florentin Paul Toscanelli, dont il aurait alors connu les théories sur la distribution des terres et des mers à la surface du globe. En même temps, il aurait pu entendre parler des îles situées dans l’Atlantique et désignées sous les noms d’Antilia, de Terre des Sept-Cités ou de Brésil. Ce qui paraît plus certain, c’est que les affaires de son commerce l’appelèrent dans le Levant, à la Mecque, dit-on, et que, là. il aurait appris de quel pays venaient ces épices qui constituaient alors la branche la plus importante du commerce des Vénitiens.

Quoi qu’il en soit de ces théories spéculatives, Jean Cabot, on en est certain, fonda à Bristol un important établissement de commerce. Son fils Sébastien, à qui ces premiers voyages avaient donné le goût de la mer, s’instruisit dans toutes les branches connues de la navigation et fit quelques courses sur l’Océan pour se rendre familier avec la pratique de cet art, comme il l’était déjà avec sa théorie. « Depuis sept ans, dit l’ambassadeur espagnol dans une dépêche du 25 juillet 1498, à propos d’une expédition commandée par Cabot, ceux de Bristol arment, chaque année, deux, trois ou quatre caravelles pour aller chercher l’île du Brésil et des Sept-Cités, suivant la fantaisie de ce Génois. » A cette époque, l’Europe entière retentissait du bruit que venaient de faire les découvertes de Colomb, « Il me naquit, dit Sébastien Cabot, dans un récit que nous a conservé Ramusio, un grand désir et comme une ardeur dans le cœur de faire, moi aussi, quelque chose de signalé, et sachant, par l’examen de la sphère, que, si je naviguais au moyen du vent d’ouest, j’arriverais plus rapidement à trouver l’Inde, je fis aussitôt connaître mon projet à Sa Majesté, qui en fut très-satisfaite. » Le roi auquel s’adressa Cabot est ce même Henri VII qui, quelques années avant, avait refusé tout appui à Christophe Colomb. On comprend qu’il ait accueilli avec faveur le projet que venaient lui soumettre Jean et Sébastien Cabot, car, bien que Sébastien, dans le fragment que nous venons de reproduire, s’attribue à lui seul tout l’honneur du projet, il n’en est pas moins vrai que son père fut le promoteur de l’entreprise, ainsi qu’en témoigne la charte suivante, que nous traduisons en l’abrégeant : « Nous Henry… permettons à nos amés Jehan Cabot, citoyen de Venise, et à Louis, Sébastien et Sanche, ses fils, de sous notre pavillon et avec cinq navires du tonnage et de l’équipage qu’ils jugeront convenables, découvrir à leurs propres dépens et charges..... nous leur octroyons, ainsi qu’à leurs descendants et ayants-droit, licence d’occuper, posséder.... À la charge de par eux, sur les profits, bénéfices et avantages résultant de cette navigation, nous payer en marchandises ou en argent le quint du profit ainsi obtenu, pour chacun de leurs voyages, toutes les fois qu’ils rentreront au port de Bristol (auquel port ils seront astreints d’aborder)..... promettons et garantissons à eux, leurs héritiers ou ayants-droit, qu’ils seront exempts de tous droits de douane pour les marchandises qu’ils apporteront des pays ainsi découverts..... Mandons et ordonnons à tous nos sujets, aussi bien sur terre que sur mer, de donner assistance audit Jehan et à ses fils..... Donné à..... le 5 mars 1495. »

Telle est la charte qui fut accordée à Jean Cabot et à ses fils à leur retour du continent américain, et non pas, comme l’ont prétendu certains auteurs, antérieurement à ce voyage. Dès que la nouvelle de la découverte faite par Colomb fut parvenue en Angleterre, c’est-à-dire vraisemblablement en 1493, Jean et Sébastien Cabot préparèrent l’expédition à leurs propres frais et partirent au commencement de l’année 1494 avec l’idée d’atteindre le Cathay et ensuite les Indes. Il ne peut y avoir doute sur ce point, car on conserve, à la Bibliothèque nationale de Paris, l’unique exemplaire de la carte gravée en 1544, c’est-à-dire du vivant de Sébastien Cabot, qui relate ce voyage et la date exacte et précise de la découverte du cap Breton.

Il est probable qu’il faut attribuer aux intrigues de l’ambassadeur espagnol le retard subi par l’expédition de Cabot, car l’année 1496 se passa tout entière sans qu’il eût accompli ce voyage.

L’année suivante, il partit au commencement de l’été. Après avoir retrouvé la Terre Prime-Vue, il suivit la côte et ne tarda pas à s’apercevoir, à son grand désappointement, qu’elle courait vers le nord. « Alors, la longeant pour m’assurer si je ne trouverais pas quelque passage, je n’en pus découvrir, et m’étant avancé jusqu’au 56e degré, et voyant qu’à cet endroit la terre tournait à l’est, je désespérai de découvrir un passage, et je virai de bord pour examiner la côte dans cette direction, vers la ligne équinoxiale, toujours avec le même objet de trouver un passage aux Indes, et à la fin j’atteignis le pays aujourd’hui nommé Floride où, les provisions commençant à me manquer, je pris la résolution de regagner l’Angleterre. » Ce récit, dont nous avons donné plus haut le commencement, fut fait par Cabot à Fracastor, quarante à cinquante ans après l’événement. Aussi n’est-il pas étonnant que Cabot y mêle deux navigations parfaitement distinctes, celle de 1494 et celle de 1497. Ajoutons encore quelques réflexions à ce récit : la première terre vue fut, sans contredit, le cap Nord, extrémité septentrionale de l’île du cap Breton, et l’île qui lui est opposée est celle du Prince-Édouard, longtemps connue sous le nom d’île Saint-Jean. Cabot pénétra vraisemblablement dans l’estuaire du Saint Laurent, qu’il prit pour un bras de mer, près de l’endroit où s’élève aujourd’hui Québec, et côtoya la rive septentrionale du golfe tant qu’il ne vit pas la côte du Labrador s’enfoncer dans l’est. Il prit Terre-Neuve pour un archipel et continua sa route au sud, non pas sans doute jusqu’à la Floride comme il le dit, — le temps consacré au voyage s’opposant à ce qu’il descendît si bas, — mais jusqu’à la baie Cheasapeake. Ce sont les pays que les Espagnols appelèrent plus tard « Terra de Estevam Gomez. »

Le 3 février 1498, le roi Henri VII signa à Westminster de nouvelles lettres patentes. Il autorisait Jean Cabot ou son représentant dûment autorisé à prendre dans les ports d’Angleterre six navires de deux cents tonneaux de jauge, et à acquérir au même prix que pour la couronne tout ce qui serait nécessaire à l’armement. Il lui permettait d’embarquer tels maîtres mariniers, pages et autres sujets, qui de leur propre volonté voudraient aller et passer avec lui à la terre et aux îles récemment découvertes. Jean Cabot fit alors les frais de l’équipement de deux navires, et trois autres furent armés aux dépens de marchands de Bristol.

Selon toute vraisemblance, c’est la mort, — une mort inopinée et subite — qui empêcha Jean Cabot de prendre le commandement de cette expédition. Son fils Sébastien dirigea donc la flotte, qui portait trois cents hommes et des vivres pour un an. Après avoir vu la terre par 45°, Sébastien Cabot suivit la côte jusqu’au 58e degré, peut-être même plus haut ; mais alors il faisait si froid, et il y avait une telle abondance de glaces flottantes, bien qu’on fût au mois de juillet, qu’il eût été impossible de s’enfoncer plus avant dans le nord. Les jours étaient très-longs et la nuit excessivement claire, détail intéressant pour fixer la latitude atteinte, car nous savons que sous le soixantième parallèle les plus longs jours sont de dix-huit heures. Ces divers motifs déterminèrent Sébastien Cabot à virer de bord, et il toucha aux îles Bacalhaos, dont les habitants, couverts de peaux d’animaux, avaient pour armes l’arc et les flèches, la lance, le javelot et l’épée de bois. Les navigateurs pêchèrent en cet endroit un grand nombre de morues ; elles étaient même si nombreuses, dit une vieille relation, qu’elles empêchaient le navire d’avancer. Après avoir longé la côte d’Amérique jusqu’au 38e degré, Cabot reprit la route d’Angleterre, où il arriva au commencement de l’automne.

En somme, ce voyage avait un triple but de découverte, de commerce et de colonisation, comme l’indiquent et le nombre des navires qui y prirent part et la force des équipages. Cependant, il ne paraît pas que Cabot ait débarqué personne ou qu’il ait fait quelques tentatives d’établissement soit au Labrador, soit dans la baie d’Hudson qu’il devait explorer plus complétement en 1571, sous le règne de Henri VIII, soit même au-dessous des parages des Bacalhaos, désignés sous le nom générique de Terre-Neuve.

À la suite de cette expédition presque complétement improductive, nous perdons de vue Sébastien Cabot, sinon complètement, du moins assez pour être insuffisamment renseignés sur ses actions et ses voyages jusqu’en 1517. Le voyageur Hojeda, dont nous avons raconté plus haut les différentes entreprises, avait quitté l’Espagne au mois de mai 1499. Nous savons que, dans ce voyage, il rencontra un Anglais, à Caquifbaco, sur la côte d’Amérique. Serait-ce Cabot ? Rien n’est venu nous fixer sur ce point ; mais on peut croire qu’il ne resta pas oisif et qu’il dut entreprendre quelque nouvelle expédition. Ce que nous savons, c’est qu’au mépris des engagements solennels qu’il avait pris avec Cabot, le roi d’Angleterre accorda à des Portugais et à des négociants de Bristol certains priviléges de commerce dans les pays découverts par celui-ci. Cette manière peu généreuse de reconnaître ses services blessa le navigateur et le décida à accepter les offres qui lui avaient été faites à différentes reprises de prendre du service en Espagne. Depuis la mort de Vespuce, arrivée en 1512, Cabot était le voyageur le plus en renom. Pour se l’attacher, Ferdinand écrivit donc, le 13 septembre 1512, à lord Willoughby, commandant en chef des troupes transportées en Italie, de traiter avec le navigateur vénitien.

Dès son arrivée en Castille, Cabot reçut, par une cédule du 20 octobre 1512, le grade de capitaine avec 5,000 maravédis d’appointements. Séville lui fut fixée pour résidence jusqu’à ce que se présentât l’occasion d’utiliser ses talents et son expérience. Il était question pour lui de prendre le commandement d’une expédition très-importante, lorsque Ferdinand le Catholique vint à mourir, le 23 janvier 1516. Cabot retourna aussitôt en Angleterre, après avoir obtenu vraisemblablement un congé.

Eden nous apprend que Cabot fut nommé l’année suivante, avec sir Thomas Pert, au commandement d’une flotte qui devait gagner la Chine par le nord-ouest. Le 11 juin, il était dans la baie d’Hudson par 67° 1/2 de latitude ; la mer libre de glace s’étendait devant lui si loin qu’il comptait réussir dans son entreprise, lorsque la lâcheté de son compagnon, la couardise et la mutinerie des équipages, qui refusèrent d’aller plus loin, vinrent le forcer de rentrer en Angleterre. Dans son Theatrum orbis terrarum, Ortelius trace la forme de la baie d’Hudson, telle qu’elle est véritablement, il indique même à son extrémité septentrionale un détroit qui se dirige vers le nord. Comment le géographe a-t-il pu être si exact ? Qui lui a donné les informations que reproduit sa carte, sinon Cabot ? dit M. Nicholls.

À son retour en Angleterre, Cabot trouva le pays ravagé par une horrible peste, qui arrêtait jusqu’aux transactions commerciales. Bientôt, soit que le temps de son congé fût écoulé, soit qu’il voulût se soustraire au fléau ou qu’il fût rappelé en Espagne, le navigateur vénitien regagna ce pays. En. 1518, le 5 février, Cabot fut nommé pilote-major avec des appointements qui, ajoutés à ceux qu’il touchait déjà, formaient un total de 125,000 maravédis, soit 300 ducats. Il n’exerça véritablement les fonctions de sa charge qu’au retour de Charles-Quint d’Angleterre. Son office principal consistait à examiner les pilotes, à qui l’on ne permettait pas d’aller aux Indes sans avoir subi cet examen.

L’époque n’était guère favorable aux grandes expéditions maritimes. La lutte entre la France et l’Espagne absorbait toutes les ressources en hommes et en argent de ces deux pays. Aussi Cabot, qui semble avoir eu pour patrie la science bien plutôt que telle ou telle contrée, fit-il à l’ambassadeur de Venise, Contarini, quelques ouvertures pour prendre du service sur les flottes de la République ; mais lorsque arriva la réponse favorable du Conseil des Dix, il avait d’autres projets en tête et ne poussa pas plus loin sa tentative.

En 1524, au mois d’avril, Cabot préside une conférence de marins et de cosmographes, réunis à Badajoz pour discuter si les Moluques appartenaient, d’après le célèbre traité de Tordesillas, à l’Espagne ou au Portugal. Le 31 mai, il fut décidé que les Moluques étaient par 20 degrés dans les eaux espagnoles. Peut-être cette résolution de la junte, dont il était président et qui remettait entre les mains de l’Espagne une grande partie du commerce des épices, ne fut-elle pas sans influence sur les résolutions du conseil des Indes. Quoi qu’il en soit, au mois de septembre de la même année, Cabot fut autorisé à prendre le commandement, avec le titre de capitaine général, de trois vaisseaux de cent tonneaux et d’une petite caravelle qui portaient cent cinquante hommes.

Le but annoncé du voyage était de traverser le détroit de Magellan, d’explorer avec soin les côtes occidentales de l’Amérique et de gagner les Moluques, où l’on trouverait pour le retour un chargement d’épices. Le mois d’août 1525 avait été fixé comme date du départ, mais les intrigues du Portugal réussirent à le faire retarder jusqu’en avril 1526.

Différentes circonstances purent dès ce moment faire mal augurer du voyage. Cabot n’avait qu’une autorité nominative, et l’association de marchands, qui avait fait les frais de l’armement, ne l’acceptant pas de bon gré comme chef, avait trouvé le moyen de contrarier tous les plans du voyageur vénitien. C’est ainsi qu’à la place du commandant en second qu’il avait désigne, on lui en imposa un autre, et que des instructions, destinées à être décachetées en pleine mer, furent remises à chaque capitaine. Elles renfermaient cette absurde disposition qu’en cas de mort du capitaine général, onze individus devaient lui succéder chacun à son tour. N’était-ce pas un encouragement donné à l’assassinat ?

À peine était-on hors de la vue de terre que le mécontentement se fit jour. Le bruit se répandit que le capitaine général n’était pas à la hauteur de sa tâche ; puis, comme on vit que ces calomnies ne l’atteignaient pas, on prétendit que la flottille était déjà à court de vivres. La mutinerie éclata dès qu’on fut à terre ; mais Cabot n’était pas homme à se laisser annihiler ; il avait trop souffert de la lâcheté de sir Thomas Pert pour supporter un pareil affront. Afin de couper le mal dans sa racine, il s’empara des capitaines mutinés. Malgré leur réputation et l’éclat de leurs services passés, il les fit descendre dans un canot et abandonner à terre. Quatre mois après, ils eurent la chance d’être recueillis par une expédition portugaise, qui semble avoir eu pour instruction de contre-carrer les projets de Cabot.

Le navigateur vénitien s’enfonça alors dans le Rio de la Plata, dont son prédécesseur, de Solis, avait commencé l’exploration comme pilote-major. L’expédition ne se composait plus alors que de deux bâtiments, l’un s’étant perdu pendant le voyage. Cabot remonta la Rivière de l’Argent et découvrit une île qu’il nomma François-Gabriel, et sur laquelle il construisit le fort de San-Salvador, dont il confia le commandement à Antonio de Grajeda. Avec une de ses caravelles, dont il avait enlevé la quille, Cabot, remorqué par ses embarcations, entra dans le Parana, bâtit au confluent du Carcarama et du Terceiro un nouveau fort, et, après avoir ainsi assuré sa ligne de retraite, il s’enfonça dans l’intérieur de ces cours d’eau. Arrivé au confluent du Parana et du Paraguay, il suivit le second, dont la direction s’accordait mieux avec son projet de gagner à l’ouest la région d’où venait l’argent. Cependant le pays ne tarda pas à changer d’aspect et les habitants à modifier leur attitude. Jusqu’alors, ils étaient accourus, émerveillés, à la vue des bâtiments ; mais, sur les bords cultivés du Paraguay, ils s’opposèrent avec courage au débarquement des étrangers, et trois Espagnols ayant essayé d’abattre les fruits d’un palmier, une lutte s’engagea pendant laquelle trois cents naturels perdirent la vie. Cette victoire avait mis hors de combat vingt-cinq Espagnols. C’était trop pour Cabot, qui évacua rapidement ses blessés sur le fort San Spirito et se retira en faisant face aux assaillants.

Déjà Cabot avait envoyé à l’empereur deux de ses compagnons pour le mettre au courant de la tentative de révolte de ses capitaines, lui faire connaître les motifs qui l’obligeaient à modifier le cours fixé de son voyage et lui demander des secours en hommes et en provisions. La réponse arriva enfin. L’empereur approuvait ce que Cabot avait fait, lui ordonnait de coloniser le pays dans lequel il venait de s’établir, mais il ne lui envoyait ni un homme ni un maravédis. Cabot essaya de se procurer dans le pays les ressources qui lui manquaient et fit commencer des essais de culture. En même temps, pour tenir ses troupes en haleine, il réduisait à l’obéissance les nations voisines, faisait construire des forts, et, remontant le Paraguay, il atteignait Potosi et les cours d’eau des Andes qui alimentent le bassin de l’Atlantique. Enfin, il se préparait à pénétrer au Pérou, d’où venaient l’or et l’argent qu’il avait vus entre les mains des indigènes ; mais, pour tenter la conquête de cette vaste région, il fallait plus de troupes qu’il n’en pouvait réunir. Cependant, l’empereur était dans l’impossibilité de lui en envoyer. Les guerres d’Europe absorbaient toutes ses ressources, les cortès refusaient de voter de nouveaux subsides, et les Moluques venaient d’être engagées au Portugal. Dans ces conditions, après avoir occupé cinq ans le pays et attendu pendant tout ce temps des secours qui n’étaient jamais arrivés, Cabot fit en partie évacuer ses établissements et revint en Espagne avec une partie de son monde. Le reste, composé de cent vingt hommes laissés à la garde du fort San Spirito, après bien des péripéties que nous ne pouvons raconter ici, périt de la main des Indiens, ou fut obligé de se réfugier sur les côtes du Brésil dans les établissements portugais. C’est aux chevaux, importés par Cabot, qu’est due la merveilleuse race sauvage qui vit aujourd’hui en troupes nombreuses dans les pampas de la Plata, et ce fut là le seul résultat de cette expédition.

Quelque temps après son retour en Espagne, Cabot résigna sa charge et vint s’établir à Bristol vers 1548, c’est-à-dire au commencement du règne d’Édouard VI. Quels furent les motifs de ce nouveau changement ? Cabot était-il mécontent d’avoir été laissé à ses propres forces pendant son expédition ? Se trouva-t-il blessé de la manière dont furent récompensés ses services ? Nous ne saurions le dire. Mais Charles-Quint profita du départ de Cabot pour lui rayer sa pension, qu’Édouard VI s’empressa de remplacer, en lui faisant payer annuellement 250 marcs, soit 116 livres sterling et une fraction, ce qui était une somme considérable pour l’époque.

Le poste qu’occupa Cabot en Angleterre semble ne pouvoir être désigné que du nom d’intendant de la marine, car il paraît avoir veillé à toutes les affaires maritimes sous l’autorité du roi et du conseil. Il donne des permissions, il examine des pilotes, il rédige des instructions, il trace des cartes, besogne multiple, variée, pour laquelle il possédait, ce qui est si rare, les connaissances théoriques et pratiques. En même temps, il enseignait la cosmographie au jeune roi, il lui expliquait la variation du compas et savait l’intéresser aux choses de la navigation et à la gloire qui résulte des découvertes maritimes. C’était là une situation considérable, presque unique. Cabot s’en servit pour mettre à exécution un projet qu’il caressait depuis longtemps.

À cette époque, le commerce n’existait pour ainsi dire pas en Angleterre. Tout le trafic était entre les mains des villes hanséatiques, Anvers, Hambourg, Brême, etc. Ces compagnies de marchands avaient, à différentes reprises, obtenu des abaissements de droits d’entrée considérables, et ils avaient fini par monopoliser le commerce anglais. Cabot pensait que les Anglais avaient autant de qualités qu’eux pour devenir des manufacturiers, et que la marine déjà puissante que possédait l’Angleterre pourrait merveilleusement servir à l’écoulement des produits du sol et des fabriques. À quoi bon recourir à des étrangers lorsqu’on pouvait faire ses affaires soi-même ? Si l’on n’avait pu, jusqu’ici, gagner le Cathay et l’Inde par le nord-ouest, ne pourrait-on pas essayer de l’atteindre par le nord-est ? Et si l’on ne réussissait pas, ne trouverait-on pas de ce côté des peuples plus commerçants, plus civilisés que les misérables Esquimaux des côtes de Labrador et de Terre-Neuve ?

Cabot réunit un certain nombre de notables commerçants de Londres, leur exposa ses projets, et les constitua en une association dont il fut nommé, le 14 décembre 1551, président à vie. En même temps, il agissait très-vigoureusement auprès du roi et, lui ayant fait connaître le tort que causait à ses sujets le monopole dont jouissaient les étrangers, il obtenait son abolition le 23 février 1551, et inaugurait la pratique de la liberté commerciale.

L’association des marchands anglais, qui prit le nom de « marchands aventuriers », s’empressa de faire construire des navires appropriés aux difficultés de la navigation dans les régions arctiques. Le premier perfectionnement que la marine anglaise dut à Cabot, ce fut le doublage de la quille, qu’il avait vu faire en Espagne, mais qui n’était pas encore pratiqué en Angleterre.

Une flottille de trois navires fut réunie à Deptford. C’étaient la Buona-Speranza, dont le commandement fut donné à sir Hugh Willoughby, vaillant gentilhomme qui s’était acquis à la guerre une grande réputation ; la Buona-Confidencia, capitaine Cornil Durforth ; et le Bonaventure, capitaine Richard Chancellor, habile marin, ami particulier de Cabot, qui reçut le titre de pilote-major. Le sailing master du Bonaventure était Stephen Burrough, marin consommé, qui devait faire de nombreuses courses dans les mers du nord et devenir plus tard pilote en chef d’Angleterre.

Si l’âge et ses importantes fonctions empêchèrent Cabot de se mettre à la tête de l’expédition, il voulut du moins présider à tous les détails de l’armement. Il rédigea même des instructions qui nous ont été conservées et qui prouvent la prudence et l’habileté de ce remarquable navigateur. Il y recommande l’usage du loch, instrument destiné à mesurer la vitesse du navire, et il veut que le journal des événements de mer soit tenu avec régularité, qu’on recueille par écrit toutes les informations sur le caractère, les mœurs, les habitudes, les ressources des peuples qu’on visitera, ainsi que sur les productions du pays. On ne devra faire aucune violence aux natifs, mais agir envers eux avec courtoisie. Tout blasphème ou juron doit être sévèrement puni ainsi que l’ivrognerie. Les exercices religieux sont prescrits, la prière doit être faite matin et soir ainsi que la lecture des saintes Écritures une fois par jour. Il termine en recommandant par-dessus tout l’union et la concorde, rappelle aux capitaines la grandeur de leur entreprise et l’honneur qu’ils vont recueillir ; enfin il leur promet de joindre ses prières aux leurs pour le succès de leur œuvre commune.

L’escadre mit à la voile le 20 mai 1558 en présence de la cour, réunie à Greenwich, au milieu d’un immense concours de population, après des fêtes et des réjouissances auxquelles le roi, qui était malade, ne put assister. Près des îles Loffoden, sur la côte de Norvége, à la hauteur de Wardhöus, l’escadre fut séparée du Bonaventure. Emportés par la tourmente, les deux vaisseaux de Willoughby touchèrent sans doute à la Nouvelle-Zemble et furent forcés par les glaces de redescendre au sud. Le 18 septembre, ils entrèrent dans le port formé par l’embouchure de la rivière Arzina dans la Laponie orientale. Quelque temps après, la Buona-Confidencia, séparée de Willoughby par une nouvelle tempête, rentra en Angleterre ; quant à ce dernier, des pêcheurs russes retrouvèrent l’année suivante son navire au milieu des glaces. L’équipage entier était mort de froid. C’est du moins ce que donna à penser le journal tenu, jusqu’au mois de janvier 1554, par l’infortuné Willoughby.

Chancellor, après avoir vainement attendu ses deux conserves au rendez-vous qui avait été fixé en cas de séparation, se crut dépassé par elles, et, doublant le cap Nord, il entra dans un vaste golfe qui n’est autre que la mer Blanche, puis débarqua à l’embouchure de la Dwina, près du monastère Saint-Nicolas, sur l’emplacement où devait bientôt s’élever la ville d’Arkhangel. Les habitants de ces lieux désolés lui apprirent que le pays était sous la domination du grand-duc de Russie. Il résolut aussitôt de se rendre à Moscou, malgré l’énorme distance qui l’en séparait. C’était alors le czar Ivan IV Wassiliewitch, dit le Terrible, qui était sur le trône. Depuis quelque temps déjà, les Russes avaient secoué le joug tartare, et Ivan avait réuni toutes les petites principautés rivales en un seul corps d’état, dont la puissance commençait à devenir considérable. La situation de la Russie, exclusivement continentale, loin de toute mer fréquentée, isolée du reste de l’Europe dont elle ne faisait pas encore partie, tant ses mœurs et ses habitudes étaient encore asiatiques, promettait le succès à Chancellor. Le czar, qui jusqu’alors n’avait pu se procurer que par la voie de la Pologne les marchandises d’origine européenne, et qui voulait arriver jusqu’aux mers germaniques, vit avec plaisir les Anglais essayer d’établir un commerce qui devait être avantageux pour les deux parties. Non-seulement il accueillit Chancellor avec courtoisie, mais il lui fit les offres les plus avantageuses, lui accorda de grands priviléges et l’encouragea, par l’affabilité de sa réception, à renouveler son voyage. Chancellor vendit avec bénéfice ses marchandises, prit une autre cargaison de fourrures, d’huile de phoque et de baleine, de cuivre et d’autres produits, puis il regagna l’Angleterre avec une lettre du czar. Les avantages que la Compagnie des marchands aventuriers avait tirés de ce premier voyage l’encouragea à en tenter un second. Chancellor fit donc, l’année suivante, une nouvelle course à Arkhangel et amena en Russie deux agents de la Compagnie, qui conclurent avec le czar un traité avantageux. Puis, il reprit la route de l’Angleterre avec un ambassadeur et sa suite qu’Ivan envoyait en Grande-Bretagne. Des quatre navires qui composaient la flotte, l’un périt sur les côtes de Norvége, un autre en quittant Drontheim, et le Bonaventure, que montaient Chancellor et l’ambassadeur, sombra dans la baie de Pitsligo sur la côte orientale d’Écosse, le 10 novembre 1556. Chancellor se noya dans le naufrage, moins heureux que l’ambassadeur moscovite, qui eut la chance de se sauver ; mais les présents et les marchandises qu’il portait en Angleterre furent perdus.

Tels ont été les commencements de la Compagnie anglaise de Russie. Bon nombre d’expéditions se sont succédé dans ces parages, mais ce serait sortir de notre cadre que de les raconter. Nous reviendrons donc à Cabot.

On sait que la reine d’Angleterre, Marie, avait épousé le roi d’Espagne Philippe II. Lorsque celui-ci vint en Angleterre, il se montra fort mal disposé pour Cabot, qui avait abandonné le service d’Espagne et procurait en ce moment même à l’Angleterre un commerce qui allait bientôt accroître singulièrement la puissance maritime d’un pays déjà redoutable. Aussi ne sera-t-on pas étonné d’apprendre que, huit jours après le débarquement du roi d’Espagne, Cabot fut forcé de résigner sa place et sa pension, qui toutes deux lui avaient été données à vie par Édouard VI. Worthington fut nommé à sa place. M. Nicholls pense que cet homme peu honorable, qui avait eu des démêlés avec la justice, avait pour mission secrète de saisir parmi les plans, les cartes, les instructions et les projets de Cabot, ceux qui pouvaient être utiles à l’Espagne. Le fait est que tous ces documents sont aujourd’hui perdus, à moins qu’on ne les retrouve dans les archives de Simancas.

À partir de cette époque, l’histoire perd complétement de vue le vieux marin. Le même mystère qui plane sur sa naissance enveloppe le lieu et la date de sa mort. Ses immenses découvertes, ses travaux cosmographiques, son étude des variations de l’aiguille aimantée, sa sagesse, son humanité, son honorabilité assurent à Sébastien Cabot un des premiers rangs parmi les découvreurs. Figure perdue dans l’ombre et le vague de la légende jusqu’à nos jours, Cabot doit à ses biographes Biddle, d’Avezac et Nicholls d’être mieux connu, plus apprécié et d’avoir été pour la première fois mis en lumière.


II

Jean Verrazzano. — Jacques Cartier et ses trois voyages au Canada. — La ville de Hochelaga. — Le tabac à fumer. — Le scorbut. — Voyage de Roberval. — Martin Frobisher et ses voyages. — John Davis. — Barentz et Heemskerke. — Le Spitzberg. — Hivernage à la Nouvelle-Zemble. — Retour en Europe. — Reliques de l’expédition.

Depuis 1492 jusqu’à 1524, la France s’était tenue, officiellement du moins, à l’écart des entreprises de découverte et de colonisation. Mais François Ier ne pouvait voir d’un œil tranquille la puissance de son rival Charles-Quint recevoir un accroissement considérable par la conquête du Mexique. Il chargea donc le Vénitien Jean Verrazzano, qui était à son service, de faire un voyage d’exploration. Nous nous y arrêterons un peu, bien que les lieux visités aient été déjà reconnus à plusieurs reprises, parce que, pour la première fois, le pavillon de la France flotte sur les rivages du Nouveau-Monde. Cette exploration, d’ailleurs, allait préparer celles de Jacques Cartier et de Champlain au Canada, aussi bien que les malheureuses expériences de colonisation en Floride de Jean Ribaut et de Laudonnière, le sanglant voyage de représailles de Gourgues et la tentative d’établissement au Brésil de Villegagnon.

On ne possède aucun détail biographique sur Verrazzano. Dans quelles circonstances entra-t-il au service de la France ? Quels étaient ses titres au commandement d’une telle expédition ? Rien n’est connu du voyageur vénitien, car on ne possède de lui que la traduction italienne de son rapport à François Ier, publiée dans le recueil de Ramusio. La traduction française de cette traduction italienne existe, en abrégé, dans l’ouvrage de Lescarbot sur la Nouvelle France et dans l’Histoire des Voyages. Nous nous servons, pour ce résumé très-rapide, du texte italien de Ramusio, sauf en quelques passages, où la traduction de Lescarbot nous a paru pouvoir donner une idée de cette langue si riche, si originale, si merveilleusement modulée du XVIe siècle.

Parti avec quatre navires pour faire des découvertes dans l’Océan, dit Verrazzano dans une lettre adressée de Dieppe, le 8 juillet 1524, à François Ier, il fut forcé par la tempête de se réfugier avec deux de ses navires, la Dauphine et la Normande, en Bretagne, où il put réparer ses avaries. De là, il fit voile pour les côtes d’Espagne, sur lesquelles il semble avoir donné la chasse à quelques vaisseaux espagnols. Nous le voyons quitter avec la Dauphine seulement, le 17 janvier 1524, un petit îlot inhabité dans le voisinage de Madère, et se lancer sur l’Océan avec un équipage de cinquante hommes, bien fournis de vivres et de munitions pour huit mois de voyage.

Vingt-cinq jours plus tard, il a fait cinq cents lieues dans l’ouest, lorsqu’il est assailli par une terrible tempête, et vingt-cinq jours après, c’est-à dire le 8 ou le 9 mars, ayant fait quatre cents lieues environ, il découvre, par 30° de latitude nord, une terre qu’il pensait ne pas avoir été explorée jusque-là. « D’arrivée, elle nous sembla fort basse, mais approchant à un quart de lieue, nous reconnûmes par les grands feux que l’on faisait le long des havres et orées de la mer, qu’elle était habitée, et, nous mettant en peine de prendre port pour surgir et avoir connaissance du pays, nous navigâmes plus de cinquante lieues en vain, si que voyant que toujours la côte tournait au midi nous délibérâmes de rebrousser chemin. » Les Français, trouvant un lieu propre au débarquement, aperçurent beaucoup d’indigènes qui venaient à eux, mais qui s’enfuirent, lorsqu’ils leur virent prendre terre. Ramenés bientôt par les signes et les démonstrations amicales des Français, ils se montrèrent grandement émerveillés de leurs habits, de leur figure et de la blancheur de leur peau. Les indigènes étaient entièrement nus, sauf le milieu du corps, couvert de peaux de martre, suspendues à une étroite ceinture d’herbes gentillement tissée et ornée de queues d’autres animaux qui leur tombaient jusqu’aux genoux. Quelques-uns portaient des couronnes de plumes d’oiseaux. « Ils sont bruns de peau, dit la relation, et tout semblables aux Sarrazins ; leurs cheveux sont noirs, pas très-longs, liés ensemble derrière la tête en forme de petite queue. Ils ont les membres bien proportionnés, sont de médiocre stature, bien qu’un peu plus grands que nous, et n’ont d’autre défaut que d’avoir le visage assez large ; ils sont peu forts, mais agiles et des plus grands et des plus vîtes coureurs de la terre. » Il fut impossible à Verrazzano de recueillir des détails sur les mœurs et le genre de vie de ces peuples, à cause du peu de temps qu’il demeura avec eux. Le rivage était, en cet endroit, formé de menu sablon. bossué çà et là de petites collines aréneuses, derrière lesquelles étaient semés « bocages et forêts très-touffues si plaisantes à voir que c’est merveille. » Il y avait dans ce pays, autant qu’il fut possible d’en juger, abondance de cerfs, de daims et de lièvres, des lacs et des étangs d’eau vive ainsi que quantité d’oiseaux.

Cette terre gît par 34°. C’est donc la partie des États-Unis qui porte aujourd’hui le nom de Caroline. L’air y est pur et salubre, le climat tempéré, la mer est partout sans écueils, et, malgré le manque de ports, elle n’est pas fâcheuse aux navigateurs.

Pendant tout le mois de mars, les Français longèrent la côte, qui leur sembla habitée par des peuples nombreux. Le défaut d’eau les força plusieurs fois à aborder, et ils purent constater que ce qui plaisait le plus aux sauvages, c’étaient des miroirs, des sonnettes, des couteaux, des feuilles de papier. Un jour, ils envoyèrent à terre une chaloupe avec vingt-cinq hommes. Un jeune marinier sauta à l’eau, « pour ce qu’il ne pouvait prendre terre à cause des flots et courants, afin de donner quelques petites denrées à ce peuple, et les leur ayant jetées de loin, pour ce qu’il se méfiait d’eux, il fut poussé violemment par les vagues sur la rive. Les Indiens, le voyant en cet état, le prennent et le portent bien loin de la marine, au grand étonnement du pauvre matelot, lequel s’attendait qu’on l’allât sacrifier. L’ayant mis au pied d’un coteau, à l’object du soleil, ils le dépouillèrent tout nu, s’ébahissant de la blancheur de sa chair, et allumant un grand feu, le firent revenir et reprendre de la force, et ce fut lors, que tant ce pauvre jeune homme que ceux qui étaient au bateau estimaient que ces Indiens le dussent massacrer et immoler, faisant rôtir sa chair en ce grand brasier et puis en prendre leur curée ainsi que font les cannibales. Mais il en advint tout autrement ; car ayant témoigné le désir de revenir à l’embarcation, ils le reconduisirent à l’orée de la mer, et, l’ayant baisé très-amoureusement, ils se retirèrent sur une colline pour le voir rentrer dans la barque. »

Continuant à suivre le rivage vers le nord pendant plus de cinquante lieues, les Français atteignirent une terre qui leur parut plus belle, étant couverte de bois épais. Dans ces forêts, vingt hommes s’enfoncèrent de plus de deux lieues et ne regagnèrent le rivage que dans la crainte de s’égarer. Ayant, dans ce trajet, rencontré deux femmes, une jeune et une vieille avec des enfants, ils se saisirent d’un de ces derniers, qui pouvait avoir huit ans, dans le but de l’emmener en France ; mais ils ne purent en faire autant de la jeune femme, qui se mit à crier de toutes ses forces, appelant à son secours ses compatriotes qui étaient cachés dans les bois. En cet endroit, les sauvages étaient plus blancs que tous ceux qu’on avait rencontrés jusque-là ; ils prenaient les oiseaux au lacet et faisaient usage d’un arc en bois très-dur et de flèches armées d’os de poisson. Leurs canots, longs de vingt pieds et larges de quatre, étaient creusés au feu dans un tronc d’arbre. Les vignes sauvages étaient nombreuses et escaladaient les arbres en longs festons, ainsi qu’elles font en Lombardie. Avec un peu de culture, elles auraient sans doute produit un excellent vin, « car le fruit en était suave et doux, semblable au nôtre, et nous pensâmes que les indigènes n’y étaient pas insensibles, car partout où ces vignes poussaient, ils avaient soin d’enlever les branches des arbres environnants afin que le fruit pût mûrir. » Des roses sauvages, des lis, des violettes et toute sorte de plantes et de fleurs odoriférantes, nouvelles pour des Européens, tapissaient partout le sol et répandaient dans l’air des parfums embaumés.

Après être restés pendant trois jours dans ces lieux enchanteurs, les Français continuèrent à suivre la côte vers le nord, naviguant le jour et jetant l’ancre la nuit. Comme la terre tournait à l’est, ils firent encore une cinquantaine de lieues dans cette direction, et découvrirent une île de forme triangulaire, éloignée du continent d’une dizaine de lieues, semblable comme grandeur à l’île de Rhodes, et à laquelle on donna le nom de la mère de François Ier, Louise de Savoie. Puis, ils atteignirent une autre île éloignée d’une quinzaine de lieues, qui possédait un port magnifique et dont les habitants vinrent en foule visiter les navires étrangers. Deux rois, surtout, étaient d’une belle stature et d’une grande beauté. Vêtus d’une peau de cerf, la tête nue, les cheveux ramenés en arrière et liés en bouquet, ils portaient au cou une large chaîne, ornée de pierres de couleur. C’était la plus remarquable nation qu’on eût jusqu’alors rencontrée. « Les femmes sont gracieuses, dit la relation publiée par Ramusio. Les unes portaient sur les bras des peaux de loup cervier ; leur tête était ornée de leurs cheveux tressés, et de longues nattes leur pendaient des deux côtés de la poitrine ; les autres avaient des coiffures qui rappelaient celles des femmes d’Égypte et de Syrie ; c’étaient les plus âgées et les femmes mariées qui portaient des pendants d’oreilles en cuivre travaillé. Cette terre est située sous le parallèle de Rome, par 41 degrés deux tiers, mais le climat en est bien plus froid. »

Le 5 mai, Verrazzano quitta ce port et longea le littoral pendant cent cinquante lieues. Enfin il arriva à un pays dont les habitants ne ressemblaient guère à ceux qu’il avait rencontrés jusqu’alors. Ils étaient si sauvages qu’il fut impossible d’entretenir avec eux aucun commerce, aucune relation suivie. Ce qu’ils paraissaient estimer par-dessus tout, c’étaient les hameçons, les couteaux et tout objet en métal, n’attachant aucun prix à toutes les babioles qui avaient jusqu’alors servi aux échanges. Vingt-cinq hommes armés descendirent et s’enfoncèrent de deux ou trois lieues dans l’intérieur du pays. Ils furent accueillis par les naturels à coups de flèches ; après quoi ceux-ci se retirèrent dans les immenses forêts qui semblaient couvrir toute la contrée.

Cinquante lieues plus loin s’étale un vaste archipel, composé de trente-deux îles, toutes voisines de la terre, séparées par d’étroits canaux, qui rappelèrent, au navigateur vénitien, les archipels qui, dans l’Adriatique, bordent les côtes de l’Esclavonie et de la Dalmatie. Enfin, cent cinquante lieues plus loin encore, par 50 degrés de latitude, les Français parvinrent aux terres autrefois découvertes par les Bretons. Se trouvant alors à court de provisions, et ayant reconnu la côte d’Amérique sur une longueur de 700 lieues, ils regagnèrent la France et débarquèrent heureusement à Dieppe au mois de juillet 1524.

Quelques historiens racontent que Verrazzano, fait prisonnier par les sauvages qui habitent les côtes du Labrador, aurait été mangé. Fait matériellement impossible, puisqu’il adressa de Dieppe à François Ier le récit de voyage que nous venons de résumer. D’ailleurs, les Indiens de ces régions n’étaient pas anthropophages. Certains auteurs, nous n’avons pu découvrir sur la foi de quels documents ni dans quelles circonstances, racontent que Verrazzano, tombé au pouvoir des Espagnols, aurait été mené en Espagne, où il aurait été pendu. Il est plus sage d’avouer que nous ne savons rien de certain sur Verrazzano, et que nous ignorons totalement quelles récompenses son long voyage a pu lui procurer. Peut-être, lorsqu’un érudit aura compulsé nos archives, dont le dépouillement et l’inventaire sont loin d’être terminés, recouvrera-t-on quelque nouveau document ; mais, pour le moment, il faut nous en tenir au récit de Ramusio.

Dix ans plus tard, un capitaine malouin du nom de Jacques Cartier, né le 21 décembre 1484, conçut le projet d’établir une colonie dans les parties septentrionales de l’Amérique. Favorablement accueilli par l’amiral Philippe de Chabot et par François Ier, qui demandait à voir l’article du testament d’Adam qui le déshéritait du Nouveau-Monde au profit des rois d’Espagne et du Portugal, Cartier quitta Saint-Malo avec deux navires, le 20 avril 1534. Le bâtiment qui le portait ne jaugeait que soixante tonneaux et avait soixante et un hommes d’équipage. Au bout de vingt jours seulement, tant la navigation fut heureuse, Cartier découvrit Terre-Neuve au cap Bonne-Vue. Il remonta alors dans le nord jusqu’à l’île aux Oiseaux, qu’il trouva environnée d’une glace toute rompue et déliquescente, mais sur laquelle il put, cependant, faire une provision de cinq ou six tonneaux de guillemots, de macareux et de pingouins, sans compter ceux qui furent consommés frais. Il explora ensuite toute la côte de l’île, qui portait à cette époque quantité de noms bretons, ce qui prouve la fréquentation assidue de nos compatriotes dans ces parages. Puis, pénétrant dans le détroit de Belle-Ile, qui sépare le continent de l’île de Terre-Neuve, Cartier parvint au golfe de Saint-Laurent. Sur toute cette côte les ports sont excellents. « Si la terre correspondait à la bonté des ports, dit le navigateur malouin, ce serait un grand bien ; mais on ne la doit point appeler terre ; ce sont bien plutôt cailloux et rochers sauvages et lieux propres aux bêtes farouches : d’autant qu’en toute la terre vers le nord, je n’y vis pas tant de terre qu’il en pourrait tenir en un benneau (tombereau). » Après avoir côtoyé le continent, Cartier fut rejeté par la tempête sur la côte occidentale de Terre-Neuve, où il explora les caps Royal, de Lait, les îles Colombaires, le cap Saint-Jean, les îles de la Madeleine, et la baie de Miramichi sur le continent. En cet endroit, il eut quelques relations avec les sauvages, qui montrèrent « une grande merveilleuse allégresse d’avoir des ferrements et autres choses, dansant toujours et faisant plusieurs cérémonies, et, entre autres, ils se jetaient de l’eau de mer sur la tête avec les mains ; si bien qu’ils nous donnèrent tout ce qu’ils avaient, ne retenant rien. » Le lendemain, le nombre des sauvages fut encore plus considérable, et nos marins français firent ample récolte de fourrures et de peaux d’animaux. Après avoir exploré la baie des Chaleurs, Cartier arriva à l’entrée de l’estuaire du Saint-Laurent, où il vit des naturels qui n’avaient ni les façons ni le langage des premiers. « Ceux-ci peuvent être vraiment appelés sauvages, d’autant qu’il ne se peut trouver gens plus pauvres au monde, et je crois que, tous ensemble, ils n’eussent pu avoir la valeur de cinq sous, excepté leurs barques et leurs rets. Ils portent la tête entièrement rasée, hormis un floquet de cheveux au plus haut de la tête, lesquels ils laissent croître longs comme une queue de cheval, et qu’ils lient sur la tête avec des aiguillettes de cuir. Ils n’ont d’autre demeure que dessous leurs barques lesquelles ils renversent et s’étendent dessous sur la terre, sans aucune couverture. » Après avoir planté une grande croix en ce lieu, Jacques Cartier obtint du chef qu’il emmènerait avec lui deux de ses enfants et qu’il les ramènerait à son prochain voyage. Puis, il reprit la route de France et débarqua à Saint-Malo, le 5 septembre 1534.

L’année suivante, le 19 mai, Cartier quitta Saint-Malo, à la tête d’un armement composé de trois navires appelés la Grande et la Petite Hermine et l’Emerillon, sur lesquels avaient pris passage quelques gentilshommes des plus qualifiés, entre lesquels il convient de citer Charles de la Pommeraye et Claude de Pont-Briant, fils du sieur de Moncevelles et échanson du Dauphin. Tout d’abord, l’escadre fut dispersée par la tempête et ne put se réunir qu’à Terre-Neuve. Après avoir abordé à l’île des Oiseaux, au havre du Blanc-Sablon, qui est dans la baie des Châteaux, Cartier pénétra dans la baie Saint-Laurent. Il y découvrit l’île Natiscotec, que nous appelons Anticosti, et pénétra dans un grand fleuve appelé Hochelaga, qui mène au Canada. Sur les bords du fleuve est le pays de Saguenay, d’où vient le cuivre rouge, appelé caquetdazé par les deux sauvages qu’il avait pris à son premier voyage. Mais, avant de pénétrer dans le Saint-Laurent, Cartier voulut reconnaître tout le golfe pour voir s’il n’existait aucun passage vers le nord. Il revint ensuite à la baie des Sept-Iles, remonta le fleuve et gagna bientôt la rivière de Saguenay, qui se jette dans le Saint-Laurent sur sa rive septentrionale. Un peu plus loin, après avoir dépassé quatorze îles, il entra sur les terres du Canada, que jamais voyageur n’avait visitées avant lui.

« Le lendemain, le seigneur de Canada, nommé Donnaconna, vint avec douze barques près des bâtiments, accompagné de seize hommes. Il commença par le travers du plus petit de nos navires à faire une prédication et prêchement à leur mode, en agitant son corps et ses membres d’une merveilleuse sorte, ce qui est une cérémonie de joie et assurance. Et lorsqu’il fut arrivé à la nef générale, où étaient les deux Indiens ramenés de France, ledit seigneur parla à eux, et eux à lui. Et ils commencèrent à lui conter ce qu’ils avaient vu en France, et le bon traitement qui leur avait été fait, de quoi fut ledit seigneur fort joyeux et pria le capitaine de lui bailler ses bras pour les baiser et accoler, ce qui est leur mode de faire chère en ladite terre. Le pays de Stadaconé ou de Saint-Charles est fertile et plein de bien beaux arbres de la nature et sorte de France, comme chênes, ormes, pruniers, ifs, cèdres, vignes, aubépines, qui portent des fruits aussi gros que des prunes de dame, et autres arbres, sous lesquels croît aussi bon chanvre que celui de France. » Cartier parvint ensuite, avec ses barques et son galion, jusqu’à un endroit qui est le Richelieu d’aujourd’hui, puis jusqu’à un grand lac formé par le fleuve, le lac Saint-Pierre, et arriva enfin à Hochelaga ou Montréal, c’est-à-dire à deux cent dix lieues de l’embouchure du Saint-Laurent. En ce lieu sont « terres labourées et belles grandes campagnes pleines de blé de leurs terres, qui est comme mil de Brésil, aussi gros ou plus que pois, duquel ils vivent ainsi que nous faisons du froment. Et parmi ces campagnes est située et assise la dite ville de Hochelaga près et joignant une montagne qui est alentour d’elle, bien labourée et fort petite, de dessus laquelle on voit fort loin. Nous nommâmes cette montagne le Mont-Royal. »

L’accueil fait à Jacques Cartier fut on ne peut plus cordial. Le chef ou Agouhanna, qui était tout perclus de ses membres, pria le capitaine de les toucher comme s’il lui eût demandé guérison. Puis des aveugles, des borgnes, des boiteux, des impotents vinrent s’asseoir auprès de Jacques Cartier, pour qu’il les touchât, tellement il semblait que ce fût un Dieu descendu pour les guérir. « Ledit capitaine, voyant la piété et foi de ce dit peuple, dit l’évangile de Saint-Jean, savoir : In principio, faisant le signe de la croix sur les pauvres malades, priant Dieu qu’il leur donnât connaissance de notre sainte foi et grâce de recouvrer chrétienté et baptême. Puis ledit capitaine prit un livre d’heures et tout hautement lut la passion de Notre-Seigneur, si bien que tous les assistants le purent ouïr, tout ce pauvre peuple faisant un grand silence, regardant le ciel et faisant pareilles cérémonies qu’ils nous voyaient faire. » Après avoir pris connaissance du pays qu’on découvrait à trente lieues à la ronde du haut du Mont-Royal et avoir recueilli certains renseignements sur les sauts et rapides du Saint-Laurent, Jacques Cartier reprit la route du Canada, où il ne tarda pas à rejoindre ses navires. Nous lui devons les premiers renseignements sur le tabac à fumer, qui ne paraît pas avoir été en usage dans toute l’étendue du nouveau monde. « Ils ont une herbe, dit-il, dont ils font grand amas durant l’été pour l’hiver ; ils l’estiment fort, et les hommes seulement en usent de la façon qui suit : ils la font sécher au soleil et la portent à leur cou en une petite peau de bête, en guise de sac, avec un cornet de pierre ou de bois ; puis à toute heure ils font poudre de ladite herbe et la mettent à l’un des bouts dudit cornet ; puis ils mettent un charbon de feu dessus et soufflent par l’autre bout, tant qu’ils s’emplissent le corps de fumée, tellement qu’elle leur sort par la bouche et les narines, comme par un tuyau de cheminée. Nous avons expérimenté ladite fumée, après laquelle avoir mis dans notre bouche, il semble y avoir de la poudre de poivre, tant elle est chaude. » Au mois de décembre, les habitants de Stadaconé furent atteints d’une maladie contagieuse, qui n’était autre que le scorbut. « Ladite maladie prit tellement en nos navires qu’à la mi-février, de cent dix hommes que nous étions, il n’y en avait pas dix sains. » Ni prières, ni oraisons, ni vœux à Notre-Dame de Roquamadour n’amenèrent de soulagement. Vingt-cinq Français périrent jusqu’au 18 avril, et il n’y en avait pas quatre qui ne fussent atteints de la maladie. Mais, à cette époque, un chef sauvage apprit à Jacques Cartier que la décoction des feuilles et le jus d’un certain arbre qu’on croit être le sapin du Canada ou l’épine-vinette étaient très-salutaires. Dès que deux ou trois en eurent éprouvé les effets bienfaisants, « il y eut une telle presse qu’on se voulait tuer sur ladite médecine à qui en aurait la premier ; de sorte qu’un arbre aussi gros et aussi grand que je vis jamais a été employé en moins de huit jours, lequel a fait telle opération, que si tous les médecins de Louvain et de Montpellier y eussent été avec toutes les drogues d’Alexandrie, ils n’en eussent pas tant fait en un an que ledit arbre a fait en huit jours. »

Quelque temps après, Cartier, ayant remarqué que Donnacona tâchait à exciter quelque sédition contre les Français, le fit saisir ainsi que neuf autres sauvages pour les emmener en France, où ils moururent. Il mit à la voile du havre Sainte-Croix le 6 mai, descendit le Saint-Laurent, et, après une navigation qui ne fut marquée par aucun incident, il débarqua à Saint-Malo le 16 juillet 1536.

François Ier, à la suite du rapport que le capitaine malouin lui fit de son voyage, résolut de prendre possession effective du pays. Après avoir nommé François de la Roque, sieur de Roberval, vice-roi du Canada, il fit armer cinq navires, qui, chargés de provisions et de munitions pour deux ans, devaient transporter, dans la nouvelle colonie qu’on allait établir, Roberval et un certain nombre de soldats, d’artisans et de gentilshommes. Les cinq navires mirent à la voile le 23 mai 1541. Ils furent si contrariés des vents qu’il leur fallut plus de trois mois pour gagner Terre-Neuve. Cartier n’atteignit le havre Sainte-Croix que le 23 août. Dès qu’il eut débarqué ses provisions, il renvoya en France deux de ses bâtiments, avec des lettres au roi, lui rendant compte de ce qui avait été fait et comme quoi le sieur de Roberval n’avait pas encore paru et qu’on ne savait ce qui lui était arrivé. Puis, il fit commencer des travaux de défrichement, bâtir un fort et jeter les premiers fondements de la ville de Québec. Il prit ensuite avec lui Martin de Paimpont et d’autres gentilshommes, gagna Hochelaga et alla examiner les trois sauts de Sainte-Marie, de la Chine et de Saint-Louis. À son retour à Sainte-Croix, il trouva Roberval qui venait d’arriver, et il rentra à Saint-Malo au mois d’octobre 1542, où il mourut vraisemblablement dix ans plus tard. Quant à la nouvelle colonie, Roberval ayant péri dans un second voyage, elle végéta et ne fut plus qu’un comptoir jusqu’en 1608, époque de la fondation de Québec par M. de Champlain, dont nous raconterons un peu plus loin les services et les découvertes.

Nous venons de voir comment Cartier, d’abord parti à la recherche du passage du nord-ouest, avait été amené à prendre possession du pays et à jeter les bases de la colonie du Canada. En Angleterre, un mouvement semblable se produisait, entretenu par les écrits de sir Humphrey Gilbert et de Richards Wills. Ils finirent par entraîner l’opinion publique, et démontrer qu’il n’était pas plus difficile de trouver ce passage qu’il ne l’avait été de découvrir le détroit de Magellan. Un des plus ardents partisans de cette recherche était un hardi marin, nommé Martin Frobisher, qui, après s’être maintes fois adressé à de riches armateurs, trouva enfin dans Ambroise Dudley, comte de Warwick, favori de la reine Élisabeth, un protecteur dont les secours pécuniaires lui permirent d’armer une pinasse et deux méchantes barques de vingt à vingt-cinq tonneaux. C’est avec d’aussi faibles moyens que l’intrépide navigateur allait affronter les glaces dans des parages qui n’avaient plus été fréquentés depuis les Northmen. Parti de Deptford le 8 juin 1576, il reconnut le sud du Groenland, qu’il prit pour le Frisland de Zeno. Bientôt arrêté par les glaces, il dut rétrograder jusqu’au Labrador sans pouvoir y aborder, et pénétra dans le détroit d’Hudson. Après avoir côtoyé les îles Savage et Résolution, il entra dans un détroit qui a reçu son nom, mais également appelé par quelques géographes entrée de Lunley. Il descendit sur la terre de Cumberland, prit possession du pays au nom de la reine Élisabeth et noua quelques relations avec les indigènes. Le froid augmentant rapidement, il fut contraint de rentrer en Angleterre. Frobisher ne rapportait que des détails scientifiques et géographiques assez vagues sur les contrées qu’il avait visitées ; il reçut cependant un accueil des plus flatteurs, lorsqu’il montra une pierre noire et lourde dans laquelle on trouva un peu d’or. Les imaginations s’enflammèrent aussitôt. Plusieurs seigneurs, la reine elle-même, contribuèrent aux frais d’un nouvel armement, composé d’un bâtiment de deux cents tonneaux et de cent hommes d’équipage, et de deux barques plus petites, qui emportaient pour six mois de provisions de guerre et de bouche. Sous ses ordres, Frobisher avait des marins expérimentés, Fenton, York, Georges Beste et C. Hall. Le 31 mai 1577, l’expédition mit à la voile, revit le Groenland, dont les montagnes étaient couvertes de neige, et dont le rivage était défendu par un boulevard de glace. Le temps était mauvais. Des brouillards excessivement intenses, épais comme de la purée de pois, diraient des matelots anglais, des îles de glace d’une demi-lieue de tour, des montagnes flottantes qui plongeaient de soixante-dix à quatre-vingts brasses dans la mer, tels furent les obstacles qui empêchèrent Frobisher d’atteindre, avant le 9 août, le détroit qu’il avait découvert pendant la campagne précédente. On prit possession du pays et l’on poursuivit sur terre et sur mer quelques pauvres Esquimaux, qui, blessés « en cette rencontre, sautèrent en désespérés du haut des rochers dans la mer, dit Forster dans ses Voyages dans le nord, ce qui ne serait pas arrivé s’ils s’étaient montrés plus soumis, ou si nous avions pu leur faire comprendre que nous n’étions pas leurs ennemis. » On découvrit bientôt une grande quantité de pierres semblables à celle qui avait été rapportée en Angleterre. C’était de la marcassite d’or, et l’on se hâta d’en recueillir deux cents tonnes. Dans leur joie, les marins anglais dressèrent une colonne commémorative sur un pic auquel ils donnèrent le nom de Warwick-Mount, et rendirent des actions de grâces solennelles. Frobisher s’éleva ensuite d’une trentaine de lieues dans le même détroit, jusqu’à une petite île qui reçut le nom de Smith’s Island. Les Anglais y trouvèrent deux femmes ; ils en prirent une avec son enfant et laissèrent l’autre à cause de son extrême laideur. Soupçonnant, tant la superstition et l’ignorance florissaient à cette époque, que cette femme avait les pieds fourchus, ils lui firent retirer sa chaussure pour s’assurer qu’elle avait bien les pieds faits comme eux. Puis, Frobisher voyant le froid augmenter et voulant mettre en sûreté les trésors qu’il pensait avoir recueillis, renonça pour cette fois à chercher plus longtemps le passage du nord-ouest. Il fit donc voile pour l’Angleterre, où il arriva, après une tempête qui dispersa sa flotte, à la fin du mois de septembre. L’homme, la femme et l’enfant, dont on s’était emparé, furent présentés à la reine. On raconte, à ce propos, que le sauvage, voyant, à Bristol, le trompette de Frobisher à cheval, voulut en faire autant et s’y mit, la tête tournée du côté de la queue de l’animal. Accueillis avec curiosité, ces sauvages obtinrent de la reine la permission de tirer, sur la Tamise, toutes sortes d’oiseaux, même des cygnes, ce qui était défendu à tout le monde sous les peines les plus sévères. Au reste, ils ne vécurent pas longtemps et moururent avant que l’enfant eût quinze mois.

On n’avait pas tardé à reconnaître que les pierres rapportées par Frobisher contenaient réellement de l’or. Une fièvre qui tenait du délire s’empara aussitôt de la nation, mais surtout des hautes classes. On avait trouvé un Pérou, un Eldorado ! La reine Élisabeth, malgré son grand sens pratique, céda au courant. Elle résolut de bâtir un fort dans le pays nouvellement découvert, auquel elle donna le nom de Meta incognita (borne inconnue), et d’y laisser, avec cent hommes de garnison, sous le commandement des capitaines Fenton, Beste et Filpot, trois bâtiments qui prendraient chargement de pierres aurifères. Ces cent hommes furent soigneusement choisis ; c’étaient des boulangers, des charpentiers, des maçons, des raffineurs d’or et autres appartenant à tous les corps de métiers. La flotte se composait de quinze vaisseaux, qui appareillèrent d’Harwich, le 31 mai 1578. Vingt jours après, les côtes du Frisland occidental furent découvertes. Les baleines, en troupes innombrables, se jouaient autour des navires. On raconte même qu’un des bâtiments poussé par un bon vent, donna si fort contre une baleine, que la violence du choc l’arrêta subitement, et que celle-ci, après avoir jeté un grand cri, aurait fait un saut hors de l’eau et se serait enfoncée subitement. Deux jours plus tard, la flotte rencontra une baleine morte qu’on crut être celle qui avait été frappée par la Salamandre. Lorsque Frobisher se présenta à l’entrée du détroit qui avait reçu son nom, il le trouva encombré de glaces flottantes. La barque Dennis de cent tonnes, dit la vieille relation de Georges Beste, « reçut d’un écueil de glace un tel choc qu’elle coula à pic en vue de toute la flotte. » À la suite de cette catastrophe, « soudain une horrible tempête s’éleva du S.-E., les bâtiments furent entourés de tous côtés par la glace, ils en laissèrent beaucoup derrière eux, à travers laquelle ils purent passer, en trouvèrent encore plus devant eux, qu’il leur fut impossible de traverser. Certains, soit qu’ils aient trouvé un endroit moins encombré de glaces et rencontré une place où courir, carguèrent leurs voiles et s’en allèrent à la dérive ; des autres, plusieurs s’arrêtèrent et jetèrent l’ancre sur une grande île de glace. Les derniers furent si rapidement enfermés au milieu d’un nombre infini d’îlots de glace et de fragments de banquise, que les Anglais furent obligés de s’en remettre, eux et leurs navires, à la merci de la glace, et de protéger les flancs des bâtiments avec des câbles, des coussins, des mâts, des planches et toute espèce d’objets, qui furent suspendus aux bordages, afin de les défendre des chocs furieux et des assauts de la glace. » Frobisher lui-même fut jeté hors de sa route. Dans l’impossibilité de rallier son escadre, il longea la côte occidentale du Groenland par le détroit qui devait bientôt recevoir le nom de Davis, et pénétra jusqu’à la baie de la Comtesse-Warwick. Dès qu’il eut réparé ses bâtiments avec les bois qui devaient servir à la construction de l’habitation, il chargea cinq cents tonneaux de pierres semblables à celles qu’il avait déjà rapportées. Jugeant alors la saison trop avancée, considérant aussi que les provisions avaient été consommées ou perdues avec le Dennis, que les bois de construction avaient été employés à réparer les navires, ayant perdu quarante hommes, il reprit la route d’Angleterre le 31 août. Les tempêtes et les ouragans l’accompagnèrent jusqu’au rivage de sa patrie. Quant aux résultats de son expédition, ils étaient à peu près nuls comme découvertes, et les pierres qu’il était allé charger au milieu de tant de dangers étaient sans valeur.

C’est le dernier voyage arctique auquel ait pris part Frobisher. Nous le retrouvons, en 1585, vice-amiral de Drake ; en 1588, il se distingue contre l’invincible Armada ; en 1590, il fait partie de la flotte de Walter Raleigh sur les côtes d’Espagne ; enfin, dans une descente sur les côtes de France, il est si grièvement blessé qu’il n’a que le temps de ramener son escadre à Portsmouth avant de mourir.

Si les voyages de Frobisher n’eurent que l’intérêt pour but, il faut s’en prendre, non au navigateur, mais aux passions de l’époque. Il n’en est pas moins vrai que, dans des circonstances difficiles et avec des moyens dont l’insuffisance fait sourire, il fit preuve de courage, d’habileté et de persévérance. À Frobisher revient, en un mot, la gloire d’avoir montré la route à ses compatriotes et d’avoir fait les premières découvertes dans les parages où devait s’illustrer le nom anglais.

S’il fallait renoncer à l’espoir de trouver dans les régions circumpolaires des contrées où l’or fût aussi abondant qu’au Pérou, ce n’était pas un motif pour ne pas continuer à y chercher un passage vers la Chine. Des marins très-habiles soutenaient cette opinion, qui rencontra auprès des marchands de Londres d’assez nombreux adhérents. Avec l’aide de plusieurs hauts personnages, deux navires furent équipés : le Sunshine, de cinquante tonneaux et de vingt-trois hommes d’équipage, et le Moonshine, de trente-cinq tonneaux. Ils quittèrent Portsmouth, le 7 juin 1585, sous le commandement de John Davis.

Celui-ci découvrit l’entrée du détroit qui reçut son nom, et dut traverser d’immenses champs de glace en dérive, après avoir rassuré son équipage, effrayé du choc des banquises et de l’éclatement des blocs, au milieu d’un brouillard intense. Le 20 juillet, Davis découvrit, sans pouvoir y aborder, la terre de Désolation. Neuf jours plus tard, il donnait dans la baie Gilbert, où il échangeait, avec une population pacifique, des peaux de veaux marins et des fourrures contre quelques bagatelles. Ces indigènes, quelques jours après, vinrent en si grand nombre, qu’il n’y eut pas moins de trente-sept canots autour des bâtiments de Davis. En cet endroit, le navigateur constata la présence d’une énorme quantité de bois flottés, parmi lesquels il cite un arbre entier qui n’aurait pas eu moins de soixante pieds de long. Le 6 août, il jetait l’ancre près d’une montagne de couleur d’or, qui reçut le nom de Raleigh, dans une belle baie appelée Tottness ; en même temps, il donnait à deux caps de cette terre de Cumberland les noms de Dyer et de Walsingham.

Pendant onze jours, Davis fit encore voile vers le nord, dans une mer libre de glaces, largement ouverte et dont l’eau avait la couleur de l’Océan. Déjà, il se croyait à l’entrée de la mer qui communiquait avec le Pacifique, lorsque le temps changea tout à coup et devint si brumeux, qu’il se vit forcé de regagner Yarmouth, où il débarqua le 30 septembre.

Davis eut l’habileté de faire partager à ses armateurs l’espoir qu’il avait conçu. Aussi, le 7 mai suivant (1586), repartait-il avec les deux navires qui avaient fait la campagne précédente. On leur adjoignit la Mermaid, de cent vingt tonneaux, et la pinasse North-Star. Lorsqu’il atteignit la pointe méridionale du Groenland, le 25 juin, Davis dépêcha le Sunshine et le North-Star vers le nord afin de chercher un passage sur la côte orientale, tandis qu’il faisait la même route que l’année précédente et s’enfonçait dans le détroit qui porte son nom jusqu’au 69e degré. Mais les glaces étaient bien plus nombreuses cette année, et, le 17 juillet, l’expédition rencontra un « icefield » d’une telle dimension, qu’elle mit treize jours à le côtoyer. Le vent, après avoir passé sur cette plaine de glace, était si froid, que les agrès et les voiles furent gelés et que les matelots refusèrent d’aller plus loin. Il fallut donc redescendre dans l’est-sud-est. Là, Davis explora la terre de Cumberland sans trouver le détroit qu’il cherchait, et, après une escarmouche avec les Esquimaux, dans laquelle il eut trois morts et deux blessés, il reprit, le 19 septembre, la route de l’Angleterre.

Bien que, cette fois encore, ses recherches n’eussent pas été couronnées de succès, Davis avait toujours bon espoir, comme en témoigne la lettre qu’il écrivit à la Compagnie, dans laquelle il disait qu’il avait réduit le passage à une espèce de certitude. Prévoyant, toutefois, qu’il aurait plus de peine à décider l’envoi d’une nouvelle expédition, il ajoutait que les frais de l’entreprise seraient amplement couverts par le profit de la pêche des morses, des phoques et des baleines, si nombreux en ces parages qu’ils semblaient y avoir établi leur quartier général. Le 13 mai 1587, il mit à la voile avec le Sunshine, l’Elisabeth, de Darmouth, et l’Hélène, de Londres. Cette fois, il remonta encore plus haut qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, puisqu’il atteignit 72° 12’, c’est-à-dire à peu près la latitude d’Upernavik, et qu’il signala le cap Handerson’s Hope. Arrêté par les glaces, forcé de rebrousser chemin, il navigua dans le détroit de Frobisher, et, après avoir traversé un large golfe, il arriva, par 61°10’ de latitude, en vue d’un cap auquel il donna le nom de Chudleigh. Ce cap fait partie de la côte du Labrador et forme l’entrée méridionale du détroit d’Hudson. Après avoir côtoyé les rivages d’Amérique jusqu’au 32e degré, Davis reprit le chemin de l’Angleterre, où il arriva le 15 septembre.

Bien que la solution du problème ne fût pas trouvée, on avait néanmoins obtenu des résultats précieux, mais auxquels on n’attachait pas alors grand prix. Près de la moitié de la baie de Baffin était reconnue, et l’on avait des notions précises sur ces rivages et sur les peuples qui les habitent. C’étaient, au point de vue géographique, des acquisitions considérables, mais qui n’étaient guère faites pour toucher les marchands de la Cité. Aussi les tentatives par le nord-ouest furent-elles abandonnées des Anglais pendant une assez longue période.

Un nouveau peuple venait de naître. Les Hollandais, à peine délivrés du joug espagnol, inaugurèrent la politique commerciale, qui devait faire la grandeur et la prospérité de leur patrie, par l’envoi successif de plusieurs expéditions à la recherche, par le nord-est, d’une route vers la Chine ; projet autrefois formé par Sébastien Cabot, et qui avait donné à l’Angleterre le commerce de la Russie. Avec leur instinct pratique, les Hollandais s’étaient tenus au courant de la navigation anglaise. Ils avaient même établi des comptoirs à Kola et à Arkhangel, mais ils voulaient aller au delà chercher de nouveaux débouchés. La mer de Kara leur semblant trop difficile, ils résolurent, d’après les conseils du cosmographe Plancius, de tenter une nouvelle voie par le nord de la Nouvelle-Zemble. Les marchands d’Amsterdam s’adressèrent alors à un marin expérimenté, à Wilhelm Barentz, né dans l’île de Terschelling, près du Texel. Ce navigateur partit du Texel, en 1594, sur le Mercure, doubla le cap Nord, vit l’île de Waigatz, et se trouva le 4 juillet en vue de la côte de la Nouvelle-Zemble par 73°25’. Il navigua le long du littoral, doubla le cap Nassau le 10 juillet, et fut en contact avec les glaces trois jours plus tard. Jusqu’au 3 août, il tenta de se frayer un passage, tâtant la banquise de côtés différents, remontant jusqu’aux îles Orange à l’extrémité de la Nouvelle-Zemble, parcourant dix-sept cents milles et virant de bord jusqu’à quatre-vingt-une fois.

Nous ne croyons pas que jusqu’alors aucun navigateur ait fait preuve d’une telle persévérance. Ajoutons qu’il mit à profit cette longue croisière pour fixer astronomiquement et avec une rare précision la latitude d’une série de positions. Enfin, lassé de cette lutte infructueuse, l’équipage demanda merci, et il fallut rentrer au Texel.

Les résultats obtenus furent jugés si importants que, l’année suivante, les États de Hollande confièrent à Jacques Van Heemskerke le commandement d’une flotte de sept bâtiments, dont Barentz fut nommé pilote en chef. Après avoir touché en différents points les côtes de la Nouvelle-Zemble et de l’Asie, cette escadre fut forcée par les glaces de rétrograder, sans avoir fait de découverte importante, et de rentrer en Hollande le 18 septembre.

En général, les gouvernements n’ont pas la persévérance des simples particuliers. L’armement considérable de l’année 1595 n’avait rien produit et avait coûté une grosse somme. Ce fut assez pour décourager les États de Hollande. Les commerçants d’Amsterdam, substituant alors leur action à celle du gouvernement, qui se contentait de promettre une prime à celui qui découvrirait le passage du nord-est, armèrent deux bâtiments, dont ils confièrent le commandement à Heemskerke et à Jean Corneliszoon-Rijp. Barentz n’avait en réalité que le titre de pilote, mais c’était lui le véritable commandant. L’historien du voyage, Gerrit de Veer, était aussi embarqué comme contre-maître.

Les Hollandais partirent d’Amsterdam le 10 mai 1596, passèrent par les Shetland et les Feroë, et, le 5 juin, ils virent les premières glaces, « dont nous fûmes bien ébahis, croyant premièrement que c’étaient des cygnes blancs. » C’était au sud du Spitzberg, dans les parages de l’île aux Ours, qu’ils ne tardèrent pas à atteindre et sur laquelle ils débarquèrent le 11 juin. Ils y récoltèrent un grand nombre d’œufs de mouettes et tuèrent à grand’peine, à quelque distance de la mer, un ours blanc qui devait donner son nom à la terre que Barentz venait de découvrir. Le 19 juin, ils débarquèrent sur une grande terre qu’ils crurent faire partie du Groenland, et à laquelle ils donnèrent le nom de Spitzberg à cause de ses montagnes aiguës ; ils en explorèrent une bonne partie de la côte occidentale. Forcés par les glaces de redescendre à l’île aux Ours, ils se séparèrent à cette hauteur de Jean Rijp, qui devait essayer encore une fois de faire route par le nord. Le 11 juillet, ils étaient dans les parages du cap Kanin, et, cinq jours plus tard, ils avaient gagné la côte occidentale de la Nouvelle-Zemble, qui portait le nom de Terre de Willoughby. Ils changèrent alors de direction, et, remontant au nord, ils arrivèrent le 19 à l’île des Croix, où la glace, encore attachée au rivage, leur barra la route. Ils demeurèrent en cet endroit jusqu’au 4 août, et, deux jours plus tard, ils doublèrent le cap Nassau. Après plusieurs péripéties qu’il serait trop long de raconter, ils atteignirent les îles Orange, à l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Zemble. Ils commencèrent à descendre le long de la côte orientale, mais ils furent bientôt obligés d’entrer dans un havre, où ils se trouvèrent complétement bloqués par les glaces et où « ils furent forcés, en grand froid, pauvreté et tristesse, de demeurer tout l’hiver. » On était au 26 août. « Le 30, les glaçons commencèrent à s’entasser l’un sur l’autre contre le navire avec une neige volante. Le navire fut soulevé et environné, de manière que tout ce qui était auprès et alentour commença à craquer et à crever. Il semblait que le navire dût se crever en mille pièces, chose épouvantable à voir et à ouïr et à faire dresser les cheveux. Le navire fut depuis en semblable péril, quand la glace vint dessous, le dressant et poussant comme s’il eût été levé par quelque instrument. » Bientôt le bâtiment craqua tellement que la prudence commanda de débarquer quelques provisions, des voiles, la poudre à canon, le plomb, les arquebuses ainsi que les autres armes, et de dresser une tente ou cabane pour se mettre à l’abri de la neige et des atteintes des ours. Quelques jours plus tard, des matelots qui s’étaient avancés de deux ou trois lieues dans l’intérieur du pays, trouvèrent auprès d’une rivière d’eau douce quantité de bois flotté ; ils y découvrirent en outre des traces de chevreaux sauvages et de rennes. Le 11 septembre, voyant que la baie s’était remplie de blocs énormes, entassés les uns sur les autres et soudés ensemble, les Hollandais comprirent qu’ils allaient être obligés d’hiverner en ce lieu, et résolurent, « afin d’être mieux gardés contre la froidure et armés contre les bêtes féroces, » d’y bâtir une maison qui fût en état de les contenir tous, tandis qu’on abandonnerait à lui-même le navire, qui devenait tous les jours moins sûr et confortable. Par bonheur, ils trouvèrent sur le rivage des arbres entiers, venus sans doute de Sibérie et poussés là par le courant, en nombre tel qu’ils suffirent non-seulement à la construction de leur habitation, mais encore à leur chauffage pendant tout l’hiver.

Jamais Européen n’avait encore hiverné dans ces régions, au milieu de cette mer paresseuse et immobile, qui, suivant les expressions si fausses de Tacite, forme la ceinture du monde, où l’on entend la rumeur du soleil qui se lève. Aussi les dix-sept Hollandais ne pouvaient-ils s’imaginer les souffrances dont ils étaient menacés. Ils les supportèrent d’ailleurs avec une patience admirable, sans un mot de murmure, sans la moindre tentative d’indiscipline ou de révolte. La conduite de ces braves matelots, ignorants de ce qu’un avenir si sombre leur réservait et qui avaient remis avec une confiance admirable « leurs affaires entre les mains de Dieu, » pourra toujours être donnée comme exemple, même aux marins d’aujourd’hui. On peut dire qu’ils avaient bien réellement au cœur l’æs triplex dont parle Horace. C’est grâce à l’habileté, à la science, à la prévoyance de leur chef Barentz, autant qu’à leur esprit de discipline, qu’ils durent de sortir de la Nouvelle-Zemble, leur tombeau probable, et de revoir les plages de leur patrie.

Les ours, extrêmement nombreux à cette époque de l’année, firent de fréquentes visites à l’équipage. Plus d’un fut tué, mais les Hollandais se contentèrent de les écorcher pour prendre leur fourrure et ne les mangèrent pas, sans doute parce qu’ils en croyaient la chair malsaine. C’eût été, pourtant, un supplément considérable de nourriture, qui leur aurait permis de ne pas toucher à leurs viandes salées et d’éviter plus longtemps les atteintes du scorbut. Mais n’anticipons pas et continuons à suivre le journal de Gerrit de Veer.

Le 23 septembre, le charpentier mourut et fut enterré le lendemain dans la fente d’une montagne, parce qu’il était impossible de bêcher la terre, tant le froid était grand. Les jours suivants furent consacrés au transport des bois flottés et à la construction de la maison. Il fallut, pour la couvrir, démolir les chambres d’avant et d’arrière du navire ; elle fut montée le 2 octobre, et l’on y planta, en guise de mai, une pièce de neige gelée. Le 31, il fit grand vent du nord-ouest ; la mer était entièrement ouverte et sans glace, si avant que la vue pouvait s’étendre. « Mais nous demeurâmes comme pris et arrêtés en la glace, et le navire était bien de deux ou trois pieds élevé sur la glace, et nous ne pouvions penser autre chose, si ce n’est que l’eau était gelée jusqu’au fond, quoiqu’il y eût une profondeur de trois brasses et demie. »

Le 12 octobre, on commença à coucher dans la maison, bien qu’elle ne fût pas terminée. Le 21, la meilleure partie des vivres, les meubles et tout ce dont on pouvait avoir besoin, fut tiré du navire, car on sentait que le soleil allait bientôt disparaître. Une cheminée avait été élevée sur le toit de la maison ; à l’intérieur une pendule hollandaise fut pendue ; des lits se dressèrent le long des murs et un tonneau se transforma en baignoire, car le chirurgien avait sagement recommandé l’usage fréquent des bains pour maintenir la santé des hommes. Ce qui tomba de neige pendant cet hiver est vraiment merveilleux. La maison disparut tout entière sous cet épais manteau, qui éleva d’ailleurs sensiblement la température intérieure. Chaque fois qu’ils avaient besoin de sortir, les Hollandais étaient obligés de creuser un long corridor sous la neige. Toutes les nuits, ils entendaient les ours d’abord, puis les renards qui se promenaient sur le toit de l’habitation et tâchaient d’enlever quelques planches du toit pour pénétrer dans l’intérieur. Aussi prirent-ils l’habitude de grimper dans la cheminée, d’où, comme d’une guérite, ils pouvaient les tirer et les chasser. Ils avaient confectionné un grand nombre de piéges, dans lesquels tombèrent quantité de renards bleus, dont la précieuse fourrure leur servait à se garantir du froid et dont la chair leur permettait d’économiser leurs provisions. Toujours gais et de bonne humeur, ils supportèrent tant bien que mal l’ennui de la longue nuit polaire et la rigueur du froid. Il fut tel, que, pendant deux ou trois jours, comme ils n’avaient pu faire autant de feu qu’auparavant à cause de la fumée rabattue par le vent, il gela si fort dans la maison, que les parois et les sol furent glacés à la profondeur de deux doigts, même dans les cabanes où ces pauvres gens étaient couchés. Il fallut faire dégeler le vin de Xérès, lors de la distribution qui s’en faisait tous les deux jours par mesure d’une demi-pinte.

« Le 7 décembre, continua le rude temps avec une tempête violente, venant du nord-est, qui produisit un froid horrible. Comme nous ne savions aucun moyen pour nous en garantir, et que nous délibérions ensemble sur ce que nous pourrions faire de mieux, l’un des nôtres, en cette extrême nécessité, proposa d’user de la houille, que nous avions apportée de notre navire en la maison, et d’en faire du feu, parce que le feu en est ardent et de longue durée. Sur le soir, nous fîmes un grand feu de cette houille, qui donna une grande chaleur ; mais nous ne prîmes pas garde à ce qui pouvait en advenir ; car, comme la chaleur nous ranima entièrement, nous cherchâmes à la retenir longtemps. À cette fin, nous trouvâmes bon de bien étouper tous les huis et la cheminée, pour tenir la douce chaleur enclose. Et ainsi, chacun alla dormir en sa cabane, bien animé par cette chaleur acquise, et nous discourûmes longtemps ensemble. Mais à la fin, il nous prit un tournoiement de tête, toutefois à l’un plus qu’à l’autre ; et nous nous en aperçûmes premièrement à l’un des nôtres qui était malade, et qui, par cette raison, le pouvait moins endurer. Et aussi par nous-mêmes ; nous sentîmes qu’une grande angoisse nous surprit, de manière que quelques-uns, qui furent les plus vaillants, sortirent de leur cabane et commencèrent par déboucher la cheminée, puis après ouvrirent l’huis. Mais celui qui ouvrit l’huis s’est évanoui et tomba sans connaissance sur la neige, ce qu’apercevant, j’y courus et le trouvai couché tout évanoui. Je m’en allai en hâte chercher du vinaigre et lui en frottai la face jusqu’à ce qu’il revînt de sa pamoison. Puis après, quand nous fûmes revenus à nous, le capitaine donna à chacun un peu de vin pour nous réconforter le cœur.

« Le 11, continua le temps clair avec une extrême froidure, telle que celui qui ne l’a pas éprouvée ne voudrait le croire ; même les souliers, gelés à nos pieds, étaient aussi durs que de la corne, et intérieurement ils étaient couverts de glace, de manière que nous ne pouvions plus nous en servir. Les vêtements sur nos corps étaient tout blancs de la gelée et de la glace. »

Le 25 décembre, jour de Noël, le temps fut aussi rude que les jours précédents. Les renards faisaient rage sur la maison, ce que l’un des matelots dit être de mauvais présage, et comme on lui demandait pourquoi, il répondit : « Parce qu’on ne pouvait les mettre en un pot ou à la broche, ce qui eût été bon présage. »

Si l’année 1596 avait fini par un froid extrême, le commencement de 1597 ne fut pas plus agréable. Tempêtes de neige et gelées très-violentes ne permirent pas aux Hollandais de sortir de la maison. Ils y célébrèrent gaiement la fête des Rois, comme le rapporte le naïf et touchant récit de Gerrit de Veer. « C’est pourquoi, nous avons demandé au capitaine qu’au milieu de notre misère, nous pussions nous divertir un peu, y employant une partie du vin qu’on devait nous distribuer de deux en deux jours. Ayant deux livres de farine, nous fîmes des crêpes à l’huile. Et chacun apporta un biscuit de pain blanc, que nous avons trempé dans le vin et mangé. Et il nous sembla que nous étions en notre patrie et entre nos parents et amis ; et nous en fûmes autant récréés que si nous eussions fait un banquet d’honneur, tant nous en trouvâmes bonne saveur. Nous fîmes aussi un roi à l’aide de billets, et notre maître-canonnier fut roi de la Nouvelle-Zemble, pays enclos entre deux mers et bien long de deux cents lieues. »

À partir du 21 janvier, les renards devinrent moins nombreux, les ours reparurent, et le jour commença à s’accroître, ce qui permit aux Hollandais, depuis si longtemps reclus, de sortir quelque peu. Le 24, un des matelots, qui était depuis longtemps malade, mourut et fut enterré dans la neige à quelque distance de la maison. Le 28, par un très-beau temps, tous sortirent, se promenèrent, s’exercèrent à courir, à jeter la boule pour assouplir leurs membres, car ils étaient d’une extrême faiblesse et presque tous malades du scorbut. Ils étaient si débilités qu’ils furent obligés de s’y prendre à plusieurs fois pour apporter à leur maison le bois qui leur était nécessaire. Enfin, dans les premiers jours de mars, après plusieurs tempêtes et chasses de neige, ils purent constater qu’il n’y avait plus nulle glace en mer. Malgré cela, le temps était encore rude et le froid glacial. Il ne fallait pas encore songer à reprendre la mer, d’autant plus que le navire était toujours engagé dans la glace. Le 15 avril, ils y firent une visite et le trouvèrent en assez bon état.

Au commencement de mai, les matelots commencèrent à s’impatienter et demandèrent à Barentz s’il ne comptait pas bientôt prendre les dispositions nécessaires au départ. Mais celui-ci leur répondit qu’il fallait attendre jusqu’à la fin du mois, et qu’alors, s’il était impossible de dégager le navire, on s’arrangerait pour disposer la chaloupe et le grand canot, et les rendre propres à naviguer en mer. Le 20 du mois, les préparatifs du départ furent commencés ; on peut deviner avec quelle joie et quelle ardeur. La chaloupe fut radoubée, les voiles furent raccommodées, le canot et la chaloupe traînés à la mer, les provisions embarquées. Puis, voyant que l’eau était ouverte et qu’il ventait fort, Heemskerke alla trouver Barentz, qui avait été longtemps malade, et lui déclara « qu’il lui semblait bon de partir de là et de commencer, au nom de Dieu, le voyage pour abandonner la Nouvelle-Zemble. »

« Guillaume Barentz avait auparavant écrit un billet expliquant comment nous étions partis de Hollande pour aller vers le royaume de Chine, et tout ce qui était advenu, afin que si, par aventure, quelqu’un venait après nous, il pût savoir ce qui nous était arrivé. Il a mis ce billet dans le fourreau d’un mousquet et l’a pendu à la cheminée. »

Le 13 juin 1597, les Hollandais abandonnèrent donc le navire, qui n’avait pas bougé de sa prison de glace, et, se mettant sous la garde de Dieu, les deux chaloupes prirent la mer. Elles gagnèrent les îles Orange et redescendirent la côte occidentale de la Nouvelle-Zemble au milieu de périls sans cesse renaissants.

« Le 20 juin, Nicolas Andrieu devint très-faible, et nous vîmes bien qu’il expirerait bientôt. Le lieutenant du gouverneur vint en notre chaloupe et nous dit que Nicolas Andrieu était fort mal disposé, et qu’il était bien apparent qu’il finirait bientôt ses jours. Sur quoi, Guillaume Barentz dit : « Il me semble aussi que ma vie ne durera guère. » Nous ne pensions pas que Barentz fût si malade, car nous causions ensemble, et Guillaume Barentz regardait la petite carte que j’avais faite de notre voyage. Nous eûmes ensemble divers propos. À la fin, il déposa la carte et me dit : « Gérard, donne-moi à boire. » Après qu’il eut bu, il lui survint une telle faiblesse qu’il tournait les yeux dans sa tête, et il mourut si subitement que nous n’eûmes pas le temps d’appeler le capitaine, qui était sur l’autre barque. Cette mort de Guillaume Barentz nous contrista grandement, vu qu’il était notre principal conducteur et notre seul pilote, en qui nous avions mis toute notre confiance. Mais nous ne pouvions résister à la volonté de Dieu, et cette pensée nous calma quelque peu. »

Ainsi mourut au milieu de ses découvertes, comme ses successeurs Franklin et Hall, l’illustre Barentz. Dans les termes si mesurés et si sobres de la courte oraison funèbre de Gerrit de Veer, on sent percer l’affection, la sympathie et la confiance que ce hardi marin avait su inspirer à ses malheureux compagnons. Barentz est une des gloires de la Hollande, si féconde en braves et habiles navigateurs. Nous dirons, tout à l’heure, ce qui a été fait pour honorer sa mémoire.

Après avoir été plusieurs fois obligés de tirer de l’eau les embarcations, sur le point d’être broyées entre les glaçons, après avoir vu à mainte reprise la mer s’ouvrir et se refermer devant eux, après avoir souffert de la soif et de la faim, les Hollandais gagnèrent le cap Nassau. Forcés, un jour, de tirer sur la banquise leur canot qui menaçait d’être défoncé, ils perdirent une partie de leurs provisions et faillirent être tous noyés, car la glace se rompait sous leurs pieds. Au milieu de tant de misères, ils avaient quelquefois de bonnes aubaines. C’est ainsi qu’ayant gagné sur la glace l’île des Croix, ils y trouvèrent soixante-dix œufs de canard de montagne. « Mais ils ne savaient dans quoi les mettre pour les porter. Finalement, l’un d’eux ôta ses braies, les liant par en bas, et, y ayant mis les œufs, ils les ont portés à deux sur une pique, et le troisième portait le mousquet. Ils revinrent ainsi après avoir été douze heures partis, ce qui nous faisait craindre que quelque malheur leur fût arrivé. Les œufs furent les bienvenus, et nous en mangeâmes comme des seigneurs. » À partir du 19 juillet, les Hollandais voguèrent sur une mer, sinon libre de glaces, tout au moins débarrassée de ces grands bancs qui leur avaient donné tant de mal à franchir. Le 28 juillet, en entrant dans le golfe Saint-Laurent, ils rencontrèrent deux barques russes, dont ils n’osèrent tout d’abord s’approcher. Mais, lorsqu’ils virent les matelots venir à eux, sans armes et avec des démonstrations d’amitié, ils bannirent toute crainte, d’autant plus qu’ils les reconnurent pour les avoir rencontrés l’année précédente dans les environs de Waigatz. Ils en reçurent quelque secours, et reprirent leur voyage en continuant à longer, d’aussi près que la glace le permettait, le rivage de la Nouvelle-Zemble. Dans une descente à terre, ils découvrirent la cochléaria, plante dont les feuilles et les semences sont un des plus puissants anti-scorbutiques connus. Aussi en mangèrent-ils à pleines mains et en éprouvèrent-ils presque aussitôt un grand soulagement. Cependant, leurs provisions s’épuisaient ; ils n’avaient plus qu’un peu de pain et presque plus de viande. Ils se décidèrent alors à prendre le large, afin de raccourcir la distance qui les séparait des côtes de Russie, où ils espéraient trouver quelques barques de pêcheurs qui pourraient les secourir. Leur espoir ne fut pas trompé, quoiqu’ils aient encore eu bien des maux à souffrir. Les Russes se montrèrent très-touchés de leur infortune, et consentirent à leur céder à plusieurs reprises des vivres, qui les empêchèrent de mourir de faim. Par un épais brouillard, les deux embarcations avaient été séparées. Elle ne se retrouvèrent que bien au delà du cap Kanine, de l’autre côté de la mer Blanche, à l’île Kildyn, où des pêcheurs apprirent aux Hollandais qu’à Kola se trouvaient trois navires de leur nation, prêts à mettre à la voile pour retourner dans leur patrie. Ils dépêchèrent donc un des leurs, accompagné d’un Lapon, qui revint trois jours après, avec une lettre signée Jean Rijp. Grande fut la stupéfaction des Hollandais à la vue de cette signature. Ce n’est qu’en comparant la lettre qu’ils venaient de recevoir avec plusieurs autres qu’Heemskerke avait en sa possession, qu’ils furent persuadés qu’elle émanait bien du capitaine qui les avait accompagnés l’année précédente. Quelques jours après, le 30 septembre, Rijp vint lui-même, avec une barque chargée de provisions, pour les chercher et les amener dans la rivière de Kola, où était ancré son navire.

Rijp fut grandement émerveillé de tout ce qu’ils lui racontèrent, et du terrible voyage d’environ quatre cents lieues qu’ils avaient fait et qui n’avait pas duré moins de cent quatre jours, du 13 juin au 25 septembre. Quelques jours de repos, une nourriture saine et abondante, suffirent pour faire disparaître les dernières traces du scorbut et remettre les marins de leurs fatigues. Le 17 septembre, Jean Rijp sortit de la rivière de Kola, et, le 1er novembre, l’équipage hollandais arriva à Amsterdam. « Nous avions, dit Gerrit de Veer, les mêmes vêtements que nous portions dans la Nouvelle-Zemble, ayant en tête des bonnets de renard blanc, et nous allâmes à l’hôtel de Pierre Hasselaer, qui avait été l’un des curateurs de la ville d’Amsterdam, chargé de présider à l’appareil des deux navires de Jean Rijp et de notre capitaine. Arrivés à cet hôtel, au milieu de l’étonnement général, parce que depuis longtemps nous passions pour morts et que le bruit s’en était répandu par la ville, la nouvelle de notre arrivée parvint aussi à l’hôtel du prince, où étaient alors à table monseigneur le chancelier et l’ambassadeur du très-illustre roi de Danemark, Norvége, des Goths et des Vandales. En sorte que nous avons été amenés près d’eux par M. L’Écoutets et deux seigneurs de la ville, et nous avons fait audit seigneur ambassadeur et aux seigneurs bourgmestres le récit de notre voyage. Puis, chacun de nous s’est retiré dans sa maison. Ceux qui n’étaient pas de la ville furent logés dans une hôtellerie pendant quelque temps, jusqu’à ce que nous reçûmes notre argent, alors chacun s’en est allé. Voici les noms de ceux qui revinrent de ce voyage : Jacques Heemskerke, commis et capitaine, Pierre Peterson Vos, Gérard de Veer, maître, Jean Vos, chirurgien, Jacques Jansen Sterrenburg, Léonard Henri, Laurent Guillaume, Jean Hillebrants, Jacques-Jansen Hoochwout, Pierre Corneille, Jacques de Buisen et Jacques Everts. »

De tous ces braves marins nous n’avons plus rien à dire, sinon que de Veer publia, l’année suivante, le récit de son voyage ; et qu’Heemskerke, après avoir fait plusieurs campagnes dans l’Inde, reçut en 1607 le commandement d’une flotte de vingt-six vaisseaux, à la tête de laquelle il livra, le 25 avril, aux Espagnols, sous le canon de Gibraltar, un rude combat, dans lequel les Hollandais furent vainqueurs, mais où il perdit la vie.

Ce n’est qu’en 1871, près de trois cents ans plus tard, que fut revu le lieu d’hivernage de l’infortuné Barentz et de ses compagnons. Le premier, il avait doublé la pointe septentrionale de la Nouvelle-Zemble, et il était resté le seul jusqu’à cette époque. Le 7 septembre 1871, le capitaine norvégien Elling Carlsen, connu par de nombreuses courses dans la mer du Nord et dans l’océan Glacial, arriva au Havre de Grâce de Barentz, et, le 9, il découvrit la maison qui avait abrité les Hollandais. Elle semblait avoir été construite la veille, tant elle était dans un étonnant état de conservation. Tout se trouvait dans la même position qu’au départ des naufragés. Seuls, les ours, les renards et les autres habitants de ces régions inhospitalières avaient visité cet endroit. Autour de la maison étaient épars de grands tonneaux, des amas d’os de phoques, de morses et d’ours. Dans l’intérieur, tout se trouvait en place. C’était la reproduction fidèle de la curieuse gravure de Gerrit de Veer. Les lits étaient rangés le long de la cloison comme ils sont figurés dans le dessin, ainsi que l’horloge, les mousquets, la hallebarde. Parmi les ustensiles de ménage, les armes et les différents objets rapportés par le capitaine Carlsen, nous citerons deux casseroles marines de cuivre, des gobelets, des canons de fusil, des gouges et des limes, une paire de bottes, dix-neuf cartouchières, dont quelques-unes encore pleines de poudre, la pendule, une flûte, des serrures et cadenas, vingt-six chandeliers d’étain, des fragments de gravures et trois livres hollandais, dont une Histoire de Chine, la dernière édition de Mendoza, qui montre le but que Barentz poursuivait dans cette expédition, et un Manuel de la navigation, qui prouve tout le soin que le pilote mettait à se tenir au courant des choses de sa profession.

À son retour au port d’Hammerfest, le capitaine Carlsen rencontra un Hollandais, M. Lister Kay, qui acheta les reliques de Barentz et les transmit au gouvernement néerlandais. Ces objets ont été déposés au musée de la marine de la Haye, et une maison, ouverte par devant, a été construite, entièrement semblable à celle que reproduit le dessin de Gerrit de Veer. Chacun des objets ou des instruments rapportés a pris la place qu’il occupait dans la maison de la Nouvelle-Zemble. Entourés de tout le respect et de toute l’affection qu’ils méritent, ces précieux témoignages d’un événement maritime important, du premier hivernage dans les mers arctiques, ces touchants souvenirs de Barentz, de Heemskerke et de ses rudes compagnons, constituent un des monuments les plus intéressants du musée. À côté de l’horloge, figure un cadran de cuivre au milieu duquel un méridien est tracé. Ce curieux cadran, inventé par Plancius et qui servait sans doute à déterminer les déviations de la boussole, est aujourd’hui le seul modèle existant d’un instrument nautique qui n’a jamais dû être très-répandu. À ce titre encore, il est aussi précieux que le sont, à un autre point de vue, la flûte qui servait à Barentz et les souliers du pauvre matelot décédé pendant l’hivernage. On ne peut voir sans une émotion poignante cette curieuse collection.

CHAPITRE IV

Les voyages d’aventures et la guerre de course.
Drake. — Cavendish. — De Noort. — Walter Raleigh.

Une chaumière bien misérable de Tavistock dans le Devonshire, tel fut, en 1540, le lieu de naissance de Francis Drake, qui devait, par son courage indomptable, gagner des millions, qu’il perdit avec autant de facilité, d’ailleurs, qu’il les avait gagnés. Edmund Drake, son père, était un de ces prêtres qui s’adonnent à l’éducation du peuple. Sa pauvreté n’avait d’égale que l’estime qu’on professait pour son caractère. Chargé de famille, le père de François Drake se vit dans la nécessité de laisser son fils embrasser la profession maritime, pour laquelle il avait d’ailleurs une vive passion, et servir comme mousse à bord d’un caboteur qui faisait le transit avec la Hollande. Laborieux, actif, opiniâtre, économe, le jeune Francis Drake eut bientôt acquis les connaissances théoriques nécessaires à la conduite d’un bâtiment. Lorsqu’il eut réalisé quelques économies, grossies par la vente d’une embarcation que lui avait léguée son premier patron, il fit quelques voyages plus étendus, visita la baie de Biscaye, le golfe de Guinée, et dépensa tout son avoir pour se procurer une cargaison qu’il devait vendre aux Indes occidentales. Mais il ne fut pas plus tôt arrivé au rio de la Hacha, que navire et chargement furent confisqués, on ne sait sous quel futile prétexte. Toutes les réclamations de Drake, qui se voyait ruiné, furent inutiles. Il jura de se venger d’une telle injustice et tint parole.

En 1567, c’est-à-dire deux ans après cette aventure, une petite flotte de six bâtiments, dont le plus fort jaugeait 700 tonneaux, quitta Plymouth, avec l’approbation de la reine, pour faire une expédition sur les côtes du Mexique. Drake commandait un navire de 50 tonneaux. Tout d’abord, on captura quelques nègres au cap Vert, sorte de répétition générale de ce qui devait se passer au Mexique. Puis, on assiégea la Mina, où l’on prit encore des nègres, qu’on alla vendre aux Antilles. Hawkins, sans doute sur les conseils de Drake, s’empara de la ville de Rio-de-la-Hacha ; puis, il gagna Saint-Jean d’Ulloa, après une terrible tempête. Mais le port renfermait une flotte nombreuse et était armé d’une puissante artillerie. La flotte anglaise fut défaite, et Drake eut grand peine à regagner les côtes d’Angleterre en janvier 1568.

Drake fit ensuite deux expéditions aux Indes occidentales pour étudier le pays. Lorsqu’il crut avoir réuni les connaissances nécessaires, il arma à ses frais deux navires : le Swan, de 25 tonneaux, que commanda son frère John, et le Pacha de Plymouth, de 70 tonneaux. Les deux bâtiments avaient pour équipage soixante-treize loups de mer, sur lesquels on pouvait compter. De juillet 1572 à août 1573, tantôt seul, tantôt de concert avec un certain capitaine Rawse, Drake fit une fructueuse croisière sur les côtes du Darien, attaqua les villes de Vera-Cruz et de Nombre-de-Dios et fit un butin considérable. Malheureusement, ces excursions n’allèrent pas sans bien des cruautés, des actes de violence, dont on rougirait aujourd’hui. Mais nous n’insisterons pas sur des scènes de piraterie et de barbarie qui ne sont que trop fréquentes au XVIe siècle.

Après avoir coopéré à la répression de la révolte d’Irlande, Drake, dont le nom commençait à être connu, se fit présenter à la reine Élisabeth. Il lui exposa son projet d’aller ravager les côtes occidentales de l’Amérique du Sud, en passant par le détroit de Magellan, et obtint, avec le titre d’amiral, une flotte de cinq bâtiments, sur laquelle furent embarqués cent soixante matelots d’élite.

Parti de Plymouth le 15 novembre 1577, Francis Drake eut des relations avec les Maures de Mogador, dont il n’eut pas à se louer, fit quelques captures de peu d’importance avant de gagner les îles du cap Vert, où il prit des rafraîchissements, et mit cinquante-six jours pour traverser l’Atlantique et gagner la côte du Brésil. Il la suivit, alors, jusqu’à l’estuaire de la Plata, où il fit provision d’eau, atteignit la baie des Phoques, en Patagonie, trafiqua avec les sauvages et tua un grand nombre de pingouins et de loups marins, pour l’approvisionnement de ses équipages. « Quelques-uns des Patagons, qui furent vus le 13 mai, un peu au-dessous de la baie des Phoques, dit la relation originale, portaient sur leur tête une apparence de corne et presque tous avaient pour chapeaux force belles plumes d’oiseaux. Ils avaient aussi le visage peint et diversifié de plusieurs sortes de couleurs, et ils tenaient chacun un arc dans la main, duquel, à chaque coup qu’ils tiraient, ils décochaient deux flèches. Ce sont des hommes fort agiles et, à ce que nous avons pu voir, assez bien entendus au fait de la guerre, car ils tenaient un bon ordre en marchant et avançant, et, de peu d’hommes qu’ils étaient, ils se faisaient paraître en grand nombre. » M. Charton, dans ses Voyageurs anciens et modernes, fait remarquer que Drake n’insiste pas sur la taille extraordinaire que Magellan avait attribuée aux Patagons. Il y a pour cela plus d’une bonne raison. Il existe en Patagonie plus d’une tribu, et la description que Drake nous donne ici des sauvages qu’il rencontra ne ressemble guère à celle que fait Pigafetta des Patagons du port Saint-Julien. S’il existe, comme cela paraît aujourd’hui prouvé, une race d’hommes à la taille élevée, son habitat paraît fixé sur les bords du détroit, à l’extrémité méridionale de la Patagonie, et non à quinze jours de navigation du port Désiré, où Drake arriva le 2 juin. Le jour suivant, il atteignit le havre Saint-Julien, où il trouva une potence jadis dressée par Magellan pour punir quelques rebelles de son équipage. Drake, à son tour, choisit ce lieu pour se débarrasser d’un de ses capitaines, nommé Doughty, depuis longtemps accusé de trahison et de détournement, et qui, à plusieurs reprises, s’était séparé de la flotte. Quelques matelots ayant avoué qu’il les avait sollicités de se joindre à lui pour rompre le voyage, il fut convaincu du crime de rébellion et d’embauchage, et, suivant les lois d’Angleterre, condamné par un conseil de guerre à avoir la tête tranchée. Cette sentence fut incontinent exécutée, bien que Doughty eût jusqu’au dernier moment énergiquement protesté de son innocence. La culpabilité du capitaine Doughty était-elle bien prouvée ? Si Drake fut accusé, à son retour en Angleterre, et malgré la modération dont il fit toujours preuve envers les siens, d’avoir profité de l’occasion pour se débarrasser d’un rival qu’il redoutait, il est difficile d’admettre que les quarante juges qui prononcèrent la sentence se soient concertés pour obéir aux secrets desseins de leur amiral et condamner un innocent.

Le 20 août, la flotte, réduite à trois navires, par suite d’avaries survenues à deux bâtiments bientôt détruits par l’amiral, donna dans le détroit, qui n’avait pas été franchi depuis Magellan. S’il rencontra de beaux havres, Drake constata qu’il était difficile d’y mouiller à cause de la profondeur de l’eau près de la terre, en même temps que des vents violents, soufflant par rafales subites, qui rendaient la navigation dangereuse. Dans une tourmente qui l’assaillit à la sortie du détroit dans le Pacifique, Drake vit périr un de ses navires, tandis que son dernier compagnon était séparé de lui, quelques jours après, sans qu’il le revît jusqu’à la fin de la campagne. Entraîné par les courants, au sud du détroit jusque par 55° 1/3 Drake n’avait plus que son seul bâtiment ; mais, par le mal qu’il fit aux Espagnols, il montra les ravages qu’il aurait pu exercer s’il avait eu sous ses ordres la flotte avec laquelle il avait quitté l’Angleterre. Dans une descente dans l’île de la Mocha, les Anglais eurent deux tués, plusieurs blessés, et Drake lui-même, atteint de deux flèches à la tête, se vit dans l’impossibilité absolue de punir les Indiens de leur perfidie. Dans le port de Valparaiso, il s’empara d’un bâtiment richement chargé de vins du Chili et de lingots d’or estimés à 37,000 ducats ; puis il pilla la ville, abandonnée précipitamment par ses habitants. À Coquimbo, sa présence avait été signalée ; aussi trouva-t-il des forces imposantes qui le forcèrent à se rembarquer. À Arica, il pilla trois petites barques, dans l’une desquelles on trouva cinquante-sept barres d’argent estimées à 50,160 livres. Dans le port de Lima, où étaient mouillés douze navires ou barques, le butin fut considérable. Mais ce qui réjouit le plus Drake, ce fut d’apprendre qu’un galion, nommé le Cagafuego, très-richement chargé, faisait voile pour Paraca. Il s’élança aussitôt à sa poursuite, captura, chemin faisant, une barque portant quatre-vingts livres d’or, soit 14,080 écus de France, et n’eut pas de peine, à la hauteur du cap San-Francisco, à s’emparer du Caga-Fuego, sur lequel il trouva quatre-vingts livres d’or. Cela fit dire en riant au pilote espagnol : « Capitaine, notre navire ne doit plus se nommer Caga-Fuego (crache-feu), mais bien Caga Plata (crache-argent), c’est le vôtre qui doit s’appeler Caga-Fuego. » Après un certain nombre d’autres prises plus ou moins riches sur la côte du Pérou, Drake, apprenant qu’un armement considérable se préparait contre lui, pensa qu’il était temps de rentrer en Angleterre. Pour cela, trois routes s’ouvraient devant son navire : repasser par le détroit de Magellan, ou traverser la mer du Sud et doubler le cap de Bonne-Espérance pour revenir par l’Atlantique, ou bien remonter la côte de Chine et rentrer par la mer Glaciale et le cap Nord. C’est à ce dernier parti, comme au plus sûr, que Drake s’arrêta. Il prit donc le large, gagna le 38e degré de latitude nord et débarqua dans la baie de San-Francisco, qui avait été vue trois ans auparavant par Bodega. On était alors au mois de juin. La température était très-basse et la terre couverte de neige. Les détails que Drake donne sur sa réception par les indigènes sont assez curieux : « Quand nous sommes arrivés, les sauvages ont témoigné une grande admiration de nous voir, et, pensant que nous étions des dieux, ils nous ont reçus avec une grande humanité et révérence.

« Tant que nous sommes demeurés, ils ont continué de nous venir revoir, nous apportant tantôt de beaux panaches faits de plumes de diverses couleurs, et tantôt du petun (tabac), qui est une herbe dont les Indiens usent ordinairement. Mais, avant que de nous les présenter, ils s’arrêtaient un peu loin, en un lieu où nous avions dressé nos tentes. Puis ils faisaient de longs discours en façon de harangue, et, quand ils avaient fini, ils laissaient leurs arcs et flèches en cette place, et s’approchaient de nous pour nous offrir leurs présents.

« La première fois qu’ils y sont venus, leurs femmes se sont arrêtées en la même place et se sont égratigné et arraché la peau et la chair de leurs joues, se lamentant d’une manière admirable, de quoi nous nous sommes étonnés. Mais nous avons appris que c’était une forme de sacrifice qu’elles nous faisaient. »

Les détails que Drake donne à propos des Indiens de la Californie sont à peu près les seuls qu’il fournisse sur les mœurs et les usages des nations qu’il a visitées. Nous ferons remarquer, à ce sujet, cette habitude des longues harangues que le voyageur a bien soin de noter, et que nous retrouvons chez les Indiens du Canada, comme Cartier l’avait constaté une quarantaine d’années plus tôt.

Drake ne remonta pas plus haut dans le nord et renonça à son projet de revenir par la mer Glaciale. Lorsqu’il mit à la voile, ce fut pour redescendre vers la ligne, gagner les Moluques et revenir en Angleterre par le cap de Bonne-Espérance. Comme cette partie du voyage se fait dans des pays déjà connus et que les observations rapportées par Drake ne sont ni nombreuses ni nouvelles, nous la raconterons assez rapidement.

Le 13 octobre 1579, Drake atteignit, par 8° de latitude nord, un groupe d’îles dont les habitants avaient les oreilles fortement allongées par le poids des ornements qui y étaient suspendus ; leurs ongles, qu’ils laissaient croître, semblaient leur servir d’armes défensives ; leurs dents, « noires comme poix de navires, » contractaient cette couleur par l’usage du bétel. Après s’y être reposé, Drake passa par les Philippines, et arriva le 14 novembre à Ternate. Le roi de cette île vint à son bord avec quatre canots chargés de ses principaux officiers, revêtus de leurs costumes de cérémonie. Après un échange de politesses et de présents, les Anglais reçurent du riz, des cannes à sucre, des poules, du figo, des clous de girofle et de la farine de sagou. Le lendemain, quelques matelots, descendus à terre, assistèrent au conseil. « Lorsque le roi est arrivé, on portait devant lui une riche ombrelle ou parasol tout brodé d’or. Il était vêtu selon la mode du pays, mais d’un habillement extrêmement magnifique, car il était couvert depuis les épaules jusqu’en terre d’un long manteau de drap d’or. Il avait pour ornement de tête une forme de turban tout ouvragé de fin or et enrichi de pierreries et de houppes, de même étoffe. De son col lui pendait une belle chaîne d’or avec de larges boucles doublées et redoublées. En ses doigts, il avait six bagues de pierres extrêmement précieuses et ses pieds étaient chaussés de souliers de maroquin. »

Après être resté quelque temps dans le pays pour refaire son équipage, Drake reprit la mer ; mais il échoua, le 9 janvier 1580, sur une roche, et fut forcé, pour se renflouer, de jeter par-dessus bord huit pièces de canon et une grande quantité de provisions. Un mois après, il arrivait à Baratène, où il réparait son navire. Cette île produisait à profusion de l’argent, de l’or, du cuivre et du soufre, des épices, des limons, concombres, cocos et autres fruits délicieux. « Nous en avons chargé nos navires abondamment, pouvant confesser que, depuis notre partement d’Angleterre, nous n’avons passé par aucun lieu où nous avons trouvé plus de commodité de vivres et de rafraîchissements qu’en cette île et celle de Ternate. »

En quittant cette île si riche, Drake fit terre à Java major, où il fut très-chaleureusement accueilli par les cinq rois qui se partageaient l’île et par la population. « Ce peuple est de belle corpulence, il est aussi très-curieux et bien garni d’armes, comme épées, dagues et rondaches, et toutes ces armes sont faites d’une artificielle façon. » Drake était depuis peu de temps à Java, lorsqu’il apprit que non loin de là était à l’ancre une flotte puissante, qu’il soupçonna être une flotte espagnole. Pour l’éviter, il mit à la voile précipitamment. Il doubla le cap de Bonne-Espérance dans les premiers jours de juin, s’arrêta à Sierra-Leone pour faire de l’eau, et rentra à Plymouth le 3 novembre 1580, après une absence de trois ans moins quelques jours.

L’accueil qu’il reçut en Angleterre fut tout d’abord extrêmement froid. Ses coups de main sur les villes et les navires espagnols, alors que les deux nations étaient en pleine paix, le faisaient à juste titre considérer par une partie de la société comme un pirate qui foule aux pieds le droit des gens. Pendant cinq mois, la reine elle-même, retenue par des nécessités diplomatiques, feignit d’ignorer son retour. Mais, au bout de ce temps, soit que les circonstances eussent changé, soit qu’elle ne voulût pas tenir plus longtemps rigueur à cet habile marin, elle se rendit à Deptford, où était ancré le bâtiment de Drake, monta à bord et conféra au navigateur le titre de chevalier.

À partir de cette époque, son rôle de découvreur est fini, et sa vie d’homme de guerre et d’ennemi implacable des Espagnols ne nous appartient plus. Chargé d’honneurs, investi de commandements importants, Drake mourut en mer, le 28 janvier 1596, pendant une expédition contre les Espagnols.

A lui revient l’honneur d’avoir, le second, passé le détroit de Magellan et d’avoir vu la Terre de Feu jusque dans les parages du cap Horn. Il remonta également, sur la côte de l’Amérique du Nord, plus haut que ne l’avaient fait ses devanciers et reconnut plusieurs îles et archipels. Très-habile navigateur, il se tira fort rapidement du détroit de Magellan, et si on lui attribue peu de découvertes, c’est vraisemblablement parce qu’il négligea de les enregistrer dans son journal, ou parce qu’il les désigne souvent d’une manière si inexacte qu’on a peine à les retrouver. C’est lui qui inaugura cette guerre de course dans laquelle les Anglais et plus tard les Hollandais devaient faire tant de mal aux Espagnols. Les profits considérables qu’il en retira encouragèrent ses contemporains et firent naître en eux l’amour des longues navigations aventureuses.

Entre tous ceux qui prirent exemple sur Drake, le plus illustre est, sans contredit, Thomas Cavendish ou Candish. Entré fort jeune dans la marine militaire anglaise, Cavendish eut une jeunesse très-orageuse, pendant laquelle il dissipa rapidement sa petite fortune. Ce que le jeu lui avait enlevé, il résolut de le regagner sur les Espagnols. Ayant obtenu en 1585 des lettres de marque, il fit la course dans les Indes orientales et rentra en Angleterre avec un butin considérable. Encouragé par ce succès facile de détrousseur de grands chemins maritimes, il se dit qu’acquérir un peu d’honneur et de gloire, tout en faisant sa fortune, cela ne valait que mieux. Il acheta donc trois navires, le Désir de 20, le Content de 60, et le Hugh-Gallant de 40 tonneaux, sur lesquels il embarqua cent vingt-trois soldats et matelots. Ayant mis à la voile le 22 juillet 1586, il passa par les Canaries, descendit à Sierra-Leone, attaqua et pilla la ville, puis remit à la voile, traversa l’Atlantique, releva le cap Saint-Sébastien au Brésil, longea la côte de Patagonie et arriva le 27 novembre au port Désiré. Il y trouva une prodigieuse quantité de chiens marins, très-grands et si forts que quatre hommes avaient peine à les tuer, et une masse d’oiseaux que leur manque d’ailes empêchait de voler et qui se nourrissaient de poissons. On les désigne généralement sous les noms de manchots et de pingouins. Dans ce port très-sûr, les navires furent tirés à sec pour être réparés. Pendant cette relâche, Cavendish eut quelques escarmouches avec les Patagons « hommes d’une taille gigantesque et dont les pieds avaient 18 pouces de long », qui lui blessèrent deux matelots, avec des flèches armées d’un caillou tranchant.

Le 7 janvier 1597. Cavendish donna dans le détroit de Magellan et recueillit, dans la partie la plus étroite du canal, vingt et un Espagnols et deux femmes, seuls survivants de la colonie fondée trois ans auparavant, sous le nom de Philippeville, par le capitaine Sarmiento. Construite pour empêcher le passage du détroit, cette ville ne comptait pas moins de quatre forts et plusieurs églises. Cavendish put apercevoir la forteresse alors déserte et déjà tombant en ruines. Ses habitants, mis par les attaques continuelles des sauvages dans l’impossibilité absolue de faire leurs récoltes, étaient morts de faim ou avaient péri en essayant de regagner les établissements espagnols du Chili. Cavendish, à la suite de ce lamentable récit, changea le nom de Philippeville en celui de Port-Famine, sous lequel cet endroit est encore aujourd’hui désigné. Le 21, il entra dans une belle baie, qui reçut le nom d’Élisabeth et dans laquelle fut enterré le charpentier du Hugh-Gallant. Non loin de là débouchait une belle rivière, sur les bords de laquelle habitaient les anthropophages, qui avaient fait une si rude guerre aux Espagnols, et qui essayèrent vainement d’attirer les Anglais dans l’intérieur du pays.

Le 24 février, comme la petite escadre débouquait dans la mer du Sud, elle fut assaillie par une violente tempête qui la dispersa. Le Hugh-Gallant, resté seul, faisant eau de toutes parts, eut toutes les peines du monde à être maintenu à flot. Rallié le 15 par ses conserves, Cavendish essaya vainement de débarquer à l’île de la Mocha, où Drake avait été si maltraité par les Araucans. Cette contrée, riche en or et en argent, n’avait pu être jusqu’alors asservie par les Espagnols, et ses habitants, décidés à tout pour garder leur liberté, repoussaient à main armée toute tentative de descente. Il fallut donc gagner l’île Sainte-Marie, où les Indiens, prenant les Anglais pour des Espagnols, leur fournirent en abondance du maïs, des poules, des patates, des cochons et d’autres provisions.

Le 30 du même mois, Cavendish jeta l’ancre par 32° 50’ dans la baie de Quintero. Des bœufs, des vaches, des chevaux sauvages, des lièvres, des perdrix en abondance, tels furent les animaux que rencontrèrent, en s’avançant dans le pays, une trentaine de mousquetaires. Attaqué par les Espagnols, Cavendish dut regagner ses bâtiments, après avoir perdu douze hommes. Il ravagea ensuite, pilla ou brûla les villes de Paraca, Cincha, Pisca, Païta, et dévasta l’île de Puna, où il fit un butin de 645,000 livres d’or monnayé. Après avoir coulé le Hugh-Gallant vu l’impossibilité absolue où il était de tenir la mer, Cavendish continua sa fructueuse croisière, brûla, à la hauteur de la Nouvelle-Espagne, un bâtiment de 120 tonneaux, pilla et incendia Aguatulio, et s’empara, après six heures de combat, d’un vaisseau de 708 tonneaux, chargé de riches étoffes et de 122,000 pesos d’or. Alors, « victorieux et content », Cavendish voulut mettre à l’abri d’un revers les dépouilles opimes qu’il emportait. Il gagna les îles des Larrons, les Philippines, Java major, doubla le cap de Bonne-Espérance, se rafraîchit à Sainte-Hélène, et mouilla, le 9 septembre 1588, à Plymouth, après deux ans de voyage, de courses et de combats. Un dicton affirme qu’il est plus difficile de conserver que d’acquérir : Cavendish fit ce qu’il fallait pour le confirmer. Deux ans après son retour, de l’immense fortune qu’il avait rapportée, il ne possédait plus que la somme nécessaire à l’armement d’une troisième expédition. Ce devait être la dernière.

Parti avec cinq bâtiments, le 6 août 1591, Cavendish vit sa flottille dispersée par la tempête sur la côte de Patagonie, et ne put la rallier qu’au port Désiré. Assailli dans le détroit de Magellan par des ouragans terribles, il fut obligé de rebrousser chemin, après s’être vu abandonné par trois de ses bâtiments. Le manque de vivres frais, le froid, les privations de toute sorte qu’il eut à subir et qui avaient décimé son équipage, le contraignirent à remonter le littoral du Brésil, où les Portugais s’opposèrent à toute tentative de descente. Il dut donc reprendre la mer sans avoir pu se ravitailler. De chagrin peut-être autant que de privations, Cavendish mourut, avant d’avoir pu regagner les côtes d’Angleterre.

Un an après le retour des compagnons de Barentz, deux vaisseaux, le Mauritius et le Hendrick-Fredrick, ainsi que les deux yachts Eendracht et Espérance, montés par deux cent quarante-huit hommes d’équipage, quittèrent Amsterdam, le 2 juillet 1598. Le commandant en chef de cette escadre était Olivier de Noort, alors âgé de trente ans ou environ, homme connu par plusieurs voyages au long cours. Il avait pour second, pour vice-amiral, Jacques Claaz d’Ulpenda, et pour pilote un certain Melis, habile marin d’origine anglaise. Cette expédition, armée par plusieurs marchands d’Amsterdam avec l’aide et le concours des États de Hollande, devait poursuivre un double but ; elle était à la fois commerciale et militaire. Autrefois, les Hollandais se contentaient de prendre en Portugal les marchandises qu’ils transportaient, avec leurs caboteurs, dans l’Europe entière ; ils étaient aujourd’hui réduits à aller les chercher dans leur centre même de production. Pour cela, de Noort devait montrer à ses compatriotes la route inaugurée par Magellan et faire, sur son chemin, le plus de mal possible aux Espagnols et aux Portugais. À cette époque, Philippe II, dont les Hollandais avaient secoué le joug et qui venait de réunir le Portugal à ses États, avait défendu à ses sujets toute relation commerciale avec les révoltés des Pays-Bas. Il y avait donc pour la Hollande, si elle ne voulait pas être ruinée, et par cela même retomber sous la domination espagnole, nécessité absolue de se frayer un chemin vers les îles aux épices. La route la moins fréquentée par les navires ennemis était celle du détroit de Magellan ; elle fut prescrite à de Noort.

Après avoir touché à Gorée, les Hollandais relâchèrent, dans le golfe de Guinée, à l’île do Principe. Les Portugais, feignant d’accueillir avec amitié les hommes descendus à terre, profitèrent d’une occasion favorable pour se jeter sur eux et les massacrer sans pitié. Au nombre des morts, furent Cornille de Noort, frère de l’amiral, Melis, Daniel Gœrrits et Jean de Bremen ; seul, le capitaine Pierre Esias put échapper. C’était une triste entrée en campagne, un funeste présage qui ne devait pas être trompeur. Furieux de ce guet-apens, de Noort débarqua cent vingt hommes ; mais il trouva les Portugais si bien fortifiés, qu’après une vive escarmouche, dans laquelle il eut encore dix-sept hommes tués ou blessés, il dut lever l’ancre, sans avoir pu tirer vengeance de l’indigne et lâche trahison dont son frère et douze de ses compagnons avaient été victimes. Le 25 décembre, un des pilotes, nommé Jean Volkers, fut abandonné sur la côte d’Afrique à cause de ses menées déloyales, du découragement qu’il cherchait à semer dans les équipages et de sa rébellion bien constatée. Le 5 janvier, l’île d’Annobon, située un peu audessous de la ligne, dans le golfe de Guinée, fut reconnue, et l’on changea de route pour traverser l’Atlantique. À peine de Noort venait-il de mouiller dans la baie de Rio-Janeiro, qu’il envoya à terre des matelots pour faire de l’eau et acheter aux naturels quelques provisions. Mais les Portugais s’opposèrent à la descente et tuèrent onze hommes. Alors, chassés de la côte du Brésil par les Portugais et les indigènes, repoussés par les vents contraires. ayant vainement essayé d’atteindre l’île Sainte-Hélène, où ils comptaient prendre des rafraîchissements, dont ils avaient le plus pressant besoin, les Hollandais, privés de leur pilote, errent à l’aventure sur l’Océan. Ils débarquent aux îles désertes de Martin-Vaz, regagnent la côte du Brésil, au Rio-Doce, qu’ils prennent pour l’île de l’Ascension, et sont finalement forcés d’hiverner dans l’île déserte de Santa-Clara. Cette relâche fut signalée par plusieurs événements fâcheux. Le vaisseau amiral toucha contre un écueil avec tant de violence, que, par une mer un peu forte, il eût été perdu. Il y eut aussi quelques exécutions sanglantes et barbares de matelots rebelles, notamment celle d’un pauvre homme qui, ayant blessé un pilote d’un coup de couteau, fut condamné à avoir la main clouée au grand mât. Les malades, nombreux sur la flotte, furent débarqués, et presque tous guérirent au bout de quinze jours. Du 2 au 21 juin, de Noort demeura dans cette île, qui n’était éloignée que d’une lieue du continent. Mais, avant de reprendre la mer, il fut forcé d’incendier l’Eendracht, car il n’avait plus assez de matelots pour le manœuvrer. Ce n’est que le 20 décembre, après avoir été drossé par mainte tempête, qu’il put mouiller au port Désiré, où l’équipage tua en quelques jours quantité de chiens et de lions de mer, ainsi que plus de cinq mille pingouins. « Le général est allé à terre, dit la traduction française du récit de de Noort, publiée par de Bry, avec un parti de gens armés, mais ils n’aperçurent personne, bien aucunes sépultures auxquelles ils mettent leurs morts, posées en hautes levées de rochers où ils mettent beaucoup de pierres, toutes teintes en rouge dessus là sépulture, ayant en outre orné leurs sépultures avec dards, pennaches et autres étrangetés qu’ils usent pour armes. »

Les Hollandais virent aussi, mais de trop loin pour pouvoir les tirer, des buffles, des cerfs et des autruches, et ramassèrent, dans un seul nid, dix œufs de cet oiseau. Le capitaine Jacques-Iansz Huy de Cooper mourut pendant cette relâche et fut enterré au port Désiré. Le 23 novembre, la flotte donna dans le détroit de Magellan. Pendant une descente à terre, trois Hollandais ayant été tués par des Patagons, leur mort fut vengée par le massacre de toute une tribu d’Enoos. Cette longue navigation, à travers les défilés et les lacs du détroit de Magellan, fut encore signalée par la rencontre de deux navires hollandais, sous la conduite de Sebald de Weerdt, qui avait hiverné non loin de la baie Mauritius, et par l’abandon du vice-amiral Claaz, qui s’était, dit-on, rendu plusieurs fois coupable d’insubordination. N’y a-t-il pas, dans ces actes que nous voyons commettre si fréquemment à cette époque par des navigateurs espagnols, anglais et hollandais, un signe des temps ? Ce que nous traiterions aujourd’hui de barbarie épouvantable semblait sans doute une peine relativement douce à ces hommes habitués à faire peu de cas de la vie humaine. Et cependant est-il rien de plus cruel que d’abandonner un homme, sans armes et sans provisions, dans un pays désert ? Le débarquer dans une contrée peuplée de féroces cannibales qui doivent se repaître de sa chair, n’est-ce pas le condamner à une mort horrible ?

Le 29 février 1600, de Noort déboucha dans le Pacifique, après avoir mis quatre-vingt-dix-neuf jours à traverser le détroit. Quinze jours plus tard, une tempête le séparait du Handrik-Fredrick, dont on n’entendit plus jamais parler. Pour lui, resté seul avec un yacht, il relâcha à l’île de la Mocha, et, contrairement à ses devanciers, fut bien accueilli par les naturels. Puis, il longea la côte du Chili, où il put se procurer des vivres en abondance en échange de couteaux de Nuremberg, de cognées, de chemises, de chapeaux et d’autres objets sans grande valeur. Après avoir ravagé, pillé et brûlé nombre de villes sur cette côte et sur celle du Pérou, après avoir coulé tous les bâtiments qu’il rencontra et ramassé un butin considérable, de Noort, apprenant qu’une escadre sous les ordres du frère du vice-roi, don Luis de Velasco, avait été envoyée à sa poursuite, jugea à propos de cingler vers les îles des Larrons, où il atterrit le 16 septembre. « Les habitants vinrent avec plus de deux cents canots autour de notre navire, étant trois, quatre ou cinq hommes dans chaque canot, criant à grande foule : Hierro, hierro (du fer, du fer), qui est fort requis d’eux. Ils vivent aussi bien dans l’eau que sur terre et savent dextrement plonger, ce que nous vîmes en jetant cinq pièces de fer à la mer, qu’un seul homme alla quérir. » De Noort put constater, à ses dépens, que ces îles méritaient bien leur nom. Les insulaires cherchèrent, en effet, à arracher les clous du navire et s’emparèrent de tout ce qui leur tombait sous la main. L’un d’eux, étant parvenu à grimper le long d’un cordage, eut même l’audace de pénétrer dans une cabine et de se saisir d’une épée, avec laquelle il se jeta à la mer.

Le 14 octobre suivant, de Noort traversa l’archipel des Philippines, où il opéra plusieurs descentes et brûla, pilla ou coula nombre de navires espagnols ou portugais et de jonques chinoises. Il croisait dans le détroit de Manille, lorsqu’il fut attaqué par deux gros vaisseaux espagnols. Dans le combat qui s’ensuivit, les Hollandais eurent cinq tués et vingt-cinq blessés et perdirent leur brigantin, qui fut pris avec ses vingt-cinq hommes d’équipage. Les Espagnols perdirent plus de deux cents hommes, car le feu prit à leur vaisseau amiral, qui fut coulé. Loin de recueillir les blessés et les hommes valides qui essayaient de se sauver à la nage, les Hollandais, « cinglant avec le trinquet au travers des têtes nageantes, en percèrent encore aucunes à coups de lance et y délâchèrent aussi le canon dessus. » De Noort, à la suite de cette sanglante et stérile victoire, alla se réparer à Bornéo, prit une riche cargaison d’épices à Java, et, ayant doublé le cap de Bonne-Espérance, débarqua le 26 août à Rotterdam, après un voyage de près de trois années, n’ayant plus qu’un seul navire et quarante-huit hommes d’équipage. Si les négociants qui avaient fait les frais de l’armement approuvèrent la conduite de de Noort, qui rapportait une cargaison les couvrant bien au delà de leurs déboursés et qui avait montré à ses compatriotes la route de l’Inde, nous devons, tout en louant ses qualités de marin, faire de grandes réserves sur la façon dont il exerça le commandement et jeter un blâme sévère sur la barbarie qui a marqué d’une tache sanglante le premier voyage autour du monde exécuté par les Hollandais.

Nous allons maintenant parler d’un homme qui, doué de qualités éminentes et de défauts au moins égaux, poussa sa vie dans des directions différentes, souvent même opposées, et qui, après être arrivé au comble des honneurs auxquels peut prétendre un gentilhomme, porta sa tête sur un échafaud, accusé de trahison et de félonie. Il s’agit de sir Walter Raleigh. S’il doit trouver une place dans cette galerie des grands voyageurs, ce n’est ni comme fondateur de la colonisation anglaise, ni comme marin, c’est comme découvreur, et ce que nous devons dire de lui n’est pas à son avantage. Walter Raleigh, étant resté cinq ans en France à guerroyer contre la Ligue, au milieu de tous ces Gascons qui formaient le fond des armées d’Henri de Navarre, perfectionna dans un tel milieu les habitudes de hâblerie et de mensonge qui lui étaient naturelles. En 1577, après une campagne aux Pays-Bas contre les Espagnols, il rentre en Angleterre et prend un vif intérêt aux questions qui passionnaient ses trois frères utérins, Jean, Onfroy et Adrien Gilbert. À cette époque, l’Angleterre subissait une crise économique très-grave. L’agriculture se transformait. Partout le pacage était substitué au labourage, et le nombre des ouvriers agricoles s’en trouva singulièrement réduit. De là une misère générale, et par cela même un surcroît de population qui ne tarda pas à devenir inquiétant. En même temps, aux longues guerres succède la paix, qui doit durer pendant tout le règne d’Élisabeth, si bien qu’un grand nombre d’aventuriers ne savent plus comment donner satisfaction à leurs goûts pour les émotions violentes. À ce moment, il y a donc nécessité d’une émigration, qui délivre le pays de sa population, qui permette à tous les misérables mourant de faim de subvenir à leur existence dans une terre vierge, et qui accroisse par cela même l’influence et la prospérité de la mère patrie. Tous les bons esprits, qui suivent en Angleterre le mouvement des idées, Hackluyt, Thomas Harriot, Carlyle, Peckham et les frères Gilbert, sont frappés de cette nécessité. Mais c’est à ces derniers qu’il appartient d’avoir su désigner l’endroit favorable à l’établissement de colonies. Raleigh ne fit que s’associer à ses frères, imiter leur exemple, mais il n’a ni conçu ni commencé, comme on lui en fait beaucoup trop souvent l’honneur, l’exécution de ce fécond projet : la colonisation des rivages américains sur l’Atlantique. Si Raleigh, tout-puissant auprès de la reine Elisabeth, changeante et cependant jalouse dans ses affections, encourage ses frères, s’il dépense lui-même 40,000 livres sterling dans ses tentatives de colonisation, il a cependant bien soin de ne pas quitter l’Angleterre, car la vie de patience et de dévouement du colonisateur ne peut lui convenir. Il abandonne et vend sa patente, en n’oubliant pas de se réserver le cinquième des bénéfices éventuels de la colonie, dès qu’il s’aperçoit de l’inutilité de ses efforts.

En même temps, Raleigh arme des navires contre les possessions espagnoles ; lui-même prend bientôt part à la lutte et aux combats qui sauvèrent l’Angleterre de l’invincible Armada, puis il va soutenir les droits du prieur de Crato au trône de Portugal. C’est peu de temps après son retour en Angleterre qu’il tombe dans la disgrâce de sa royale maîtresse, et qu’après sa sortie de prison, lorsqu’il est enfermé dans son château princier de Sherborne, il conçoit le projet de son voyage en Guyane. Pour lui, c’est une entreprise gigantesque, dont les résultats merveilleux doivent attirer les regards du monde entier et lui ramener la faveur de sa souveraine. Comment la découverte et la conquête de l’Eldorado, de ce pays où, suivant Orellana, les temples sont couverts de lames d’or, où tous les instruments, même les plus vils, sont en or, où l’on marche sur les pierres précieuses, ne procurerait-elle pas « plus de gloire — ce sont les termes mêmes que Raleigh emploie dans sa relation — que n’en acquirent Cortès au Mexique, Pizarre au Pérou ? Il aura sous lui plus de villes et de peuples et d’or que le roi des Espagnes, que le sultan des Turcs et que n’importe quel empereur ! » Nous avons parlé des fables qu’Orellana avait débitées en 1539 et qui avaient enfanté plus d’une légende. Humboldt nous dévoile ce qui leur avait donné naissance, en nous peignant la nature du sol et des rochers qui entourent le lac Parima, entre le rio Essequibo et le rio Branco. « Ce sont, dit ce grand voyageur, des roches d’ardoise micacée et de talc étincelant qui resplendissent au milieu d’une nappe d’eau miroitant sous les feux du soleil des tropiques. » Ainsi s’expliquent ces dômes d’or massif, ces obélisques d’argent et toutes ces merveilles que l’esprit enthousiaste et hâbleur des Espagnols leur fit entrevoir. Raleigh croyait-il à l’existence de cette ville d’or pour la conquête de laquelle il allait sacrifier tant d’existences ? Était-il lui-même bien persuadé, et ne céda-t-il pas aux illusions de son esprit avide de gloire ? On ne saurait le dire, mais ce qui est indiscutable, c’est que, pour employer les expressions propres de M. Philarète Chasles, « au moment même où il s’embarquait, on ne croyait pas à ses promesses, on se défiait de ses exagérations, on craignait les résultats d’une expédition dirigée par un esprit aussi hasardeux et d’une moralité aussi équivoque. »

Cependant, il semblait que Raleigh eût tout prévu pour cette œuvre et qu’il eût fait les études nécessaires. Non-seulement il parlait de la nature du sol de la Guyane, de ses productions et de ses peuples avec un aplomb imperturbable, mais il avait eu soin d’envoyer à ses frais un navire commandé par le capitaine Whiddon, afin de préparer les voies à la flotte qu’il allait conduire en personne sur les bords de l’Orénoque. Toutefois, ce qu’il se garda bien de confier au public, c’est qu’il ne reçut de son émissaire que des renseignements défavorables à l’entreprise. Lui-même partit de Plymouth, le 9 février 1595, avec une petite flotte de cinq vaisseaux et cent soldats, sans compter les marins, les officiers et les volontaires. Après s’être arrêté quatre jours à Fuertaventura, l’une des Canaries, pour y faire du bois et de l’eau, il gagna Ténériffe, où devait le rejoindre le capitaine Brereton. L’ayant vainement attendu huit jours, Raleigh partit pour la Trinité, où il rallia Whiddon. L’île de la Trinité était alors gouvernée par don Antonio de Berreo, qui, disait-on avait recueilli sur la Guyane des renseignements précis. Il ne vit pas avec plaisir l’arrivée des Anglais et dépêcha immédiatement à Cumana et à l’île Marguerite des émissaires chargés de réunir des troupes pour les attaquer. En même temps, il défendait sous peine de la vie aux Indiens et aux Espagnols d’entretenir aucune relation avec les Anglais. Raleigh, averti, résolut de le prévenir. La nuit venue, il descendit secrètement à terre avec cent hommes, s’empara sans coup férir de la ville de Saint-Joseph, à laquelle les Indiens mirent le feu, et emmena à son bord Berreo et les principaux personnages. En même temps arrivèrent les capitaines Georges Gifford et Knynin, dont il avait été séparé sur les côtes d’Espagne. Il fit aussitôt voile pour l’Orénoque, pénétra dans la baie Capuri avec une grosse galère et trois embarcations chargées d’une centaine de matelots et de soldats, s’engagea dans le labyrinthe inextricable d’îles et de canaux qui forment son embouchure, et remonta le fleuve sur un parcours de cent dix lieues. Les renseignements que Raleigh donne sur sa campagne sont tellement fabuleux, il entasse, avec la désinvolture d’un Gascon transporté sur les bords de la Tamise, tant de mensonges les uns sur les autres, qu’on serait tenté de ranger son récit au nombre des voyages imaginaires. Quelques Espagnols, qui avaient vu la ville de Manoa, appelée Eldorado, lui racontèrent, dit-il, que cette ville dépasse par sa grandeur et sa richesse toutes les villes du monde et tout ce que les « conquistadores » ont vu en Amérique. « Là, point d’hiver, ajoute-t-il, un sol sec et fertile, du gibier et des oiseaux de toute espèce en grande abondance ; des oiseaux remplissaient l’air de chants inconnus, c’était pour nous un véritable concert. Mon capitaine, envoyé à la recherche des mines, aperçut des veines d’or et d’argent ; mais, comme il n’avait que son épée pour instrument, il ne put détacher ces métaux pour les examiner en détail, il en emporta cependant plusieurs morceaux qu’il se réservait d’examiner plus tard. Un Espagnol de Caracas appela cette mine Madre del Oro (mère de l’or). » Puis, comme Raleigh sent bien que le public est en garde contre ses exagérations, il ajoute : « On pensera peut-être qu’une fausse et trompeuse illusion m’a joué, mais, pourquoi aurais-je entrepris un voyage aussi pénible, si je n’avais eu la conviction que sur la terre il n’y avait pas un pays plus riche en or que la Guyane ? Whiddon et Milechappe, notre chirurgien, rapportèrent plusieurs pierres qui ressemblaient beaucoup aux saphirs. Je montrai ces pierres à plusieurs habitants de l’Orénoque, qui m’ont assuré qu’il en existait une montagne entière. » Un vieux cacique de cent dix ans, qui cependant pouvait faire encore dix milles à pied sans se fatiguer, vint le voir, lui vanta la puissance formidable de l’empereur de Manoa et lui prouva que ses forces étaient insuffisantes. Il lui dépeignit ces peuples comme très-civilisés, portant des habits, possédant de grandes richesses, notamment en plaques d’or ; enfin il lui parla d’une montagne d’or pur. Raleigh raconte qu’il voulut en approcher, mais, fâcheux contre-temps, elle était à ce moment à demi submergée. « Elle avait la forme d’une tour et me parut plutôt blanche que jaune. Un torrent qui s’en précipitait, encore gonflé par les pluies, faisait un bruit formidable, qu’on entendait de plusieurs lieues et qui assourdissait notre monde. Je me rappelai la description que Berreo avait faite de l’éclat du diamant et des autres pierres précieuses disséminées dans les différentes parties du pays. J’avais bien quelque doute sur la valeur de ces pierres ; cependant leur blancheur extraordinaire me surprit. Après un moment de repos sur les bords du Vinicapara et une visite au village du cacique, ce dernier me promit de me conduire au pied de la montagne par un détour ; mais, à la vue des nombreuses difficultés qui se présentaient, je préférai retourner à l’embouchure du Cumana, où les caciques des environs venaient d’apporter différents présents consistant en productions rares du pays. » Nous ferons grâce au lecteur de la description de peuples trois fois plus grands que les hommes ordinaires, de cyclopes, d’indigènes qui avaient les yeux sur les épaules, la bouche sur la poitrine et les cheveux plantés au milieu du dos, — toutes affirmations, relatées sérieusement, mais qui donnent à la relation de Raleigh une ressemblance singulière avec un conte de fée. On croirait, en la lisant, que c’est une page détachée des Mille et une Nuits.

Si nous mettons de côté tous ces contes d’une imagination en délire, que reste-t-il pour le géographe ? Rien, ou presque rien. Ce n’était vraiment pas la peine d’annoncer à grand fracas, à grand renfort de réclame, cette expédition fantaisiste, et ne pourrions-nous pas dire avec le fabuliste :

Je me figure un auteur
Qui dit : Je chanterai la guerre
Que firent les Titans au maître du tonnerre !
C’est promettre beaucoup : mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent.

CHAPITRE V

Missionnaires et colons. Commerçants et touristes.

I


Caractère nettement tranché du XVIIe siècle. — Exploration plus complète des régions déjà découvertes. — À la soif de l’or succède le zèle apostolique. — Les missionnaires italiens au Congo. — Les missionnaires portugais en Abyssinie. — Brue au Sénégal et Flacourt à Madagascar. — Les apôtres de l’Inde, de l’Indo-Chine et du Japon.

Le XVIIe siècle tranche nettement sur celui qui l’a précédé, en ce sens que les grandes découvertes sont toutes à peu près faites, et qu’on ne va plus, dans toute cette période, que compléter les renseignements déjà acquis. Il contraste également avec celui qui va le suivre, parce que les méthodes scientifiques ne sont pas encore appliquées, comme elles le seront cent ans plus tard, par les astronomes et les marins. Il semble, en effet, que les récits des premiers explorateurs, qui n’ont, pour ainsi dire, pu prendre qu’un aperçu des régions parcourues en guerroyant, aient exercé une influence fâcheuse sur certains côtés de l’esprit public. La curiosité, dans le sens étroit du mot, est poussée à l’extrême. On parcourt le monde pour avoir une idée des habitudes et des mœurs de chaque nation, des productions et de l’industrie de chaque contrée, mais on n’étudie pas. On ne cherche pas à remonter aux sources, à se rendre compte scientifiquement du pourquoi des choses. On voit, la curiosité est satisfaite, et l’on passe. Les observations ne sont que de surface, et il semble qu’on ait hâte de parcourir toutes les régions que le XVIe siècle a dévoilées.

Puis, l’abondance des richesses, répandues tout à coup dans l’Europe entière, a amené une crise économique. Le commerce, comme l’industrie, se transforme et se déplace. De nouvelles voies sont ouvertes, de nouveaux intermédiaires surgissent, de nouveaux besoins naissent, le luxe s’accroît, et l’envie de faire rapidement fortune par les spéculations tourne bien des têtes. Si Venise est morte au point de vue commercial, les Hollandais vont se faire, pour employer une heureuse expression de M. Leroy-Beaulieu, « les rouliers et les facteurs de l’Europe, » et les Anglais se préparent à jeter les bases de leur immense empire colonial.

Aux marchands succèdent les missionnaires. Ils s’abattent en troupes nombreuses sur les contrées nouvellement découvertes, évangélisant, civilisant les peuples sauvages, étudiant, décrivant le pays. Le développement du zèle apostolique est un des traits dominants du XVIIe siècle, et nous devons reconnaître tout ce que la géographie et les sciences historiques doivent à ces hommes dévoués, instruits et modestes. Le voyageur ne fait que passer, le missionnaire séjourne dans le pays. Ce dernier a évidemment bien plus de facilités pour acquérir une connaissance intime de l’histoire et de la civilisation des peuples qu’il étudie. Il est donc tout naturel que nous leur devions des récits de voyages, des descriptions, des histoires encore consultées avec fruit et qui ont servi de base aux travaux postérieurs.

S’il est un pays auquel s’appliquent plus particulièrement ces réflexions, c’est l’Afrique et notamment l’Abyssinie. Que connaissait-on de ce vaste continent triangulaire au XVIIe siècle ? Rien que les côtes, dira-t-on ! Erreur. Depuis les temps les plus reculés, l’Astapus et le Bahr-el-Abiad, les deux branches du Nil, étaient connus des anciens. Ceux-ci s’étaient même avancés, si l’on en croit les listes de peuples et de pays retrouvés à Karnak par M. Mariette, jusqu’aux grands lacs intérieurs. Au XIIe siècle, le géographe arabe Edrisi écrit, pour Roger II de Sicile, une excellente description de l’Afrique et confirme ces données. Plus tard, Cadamosto et Ibn Batutah parcourent l’Afrique, et ce dernier va jusqu’à Tombouctou. Marco Polo déclare que l’Afrique ne tient à l’Asie que par l’isthme de Suez et visite Madagascar. Enfin, lorsque les Portugais, à la suite de Vasco da Gama, ont accompli le périple de l’Afrique, quelques-uns s’arrêtent en Abyssinie, et bientôt il s’établit entre cette contrée et le Portugal des relations diplomatiques. Nous avons déjà dit quelques mots de Francesco Alvarez ; à sa suite s’installent dans le pays plusieurs missionnaires portugais, parmi lesquels nous devons citer les pères Paez et Lobo.

Le père Paez quitta Goa en 1588 pour aller prêcher le christianisme sur la côte orientale de l’Afrique septentrionale. À la suite de longues et douloureuses mésaventures, il débarqua à Massaouah, en Abyssinie, parcourut le pays et poussa en 1618 une pointe jusqu’aux sources du Nil bleu, — découverte dont Bruce devait plus tard contester l’authenticité, mais dont le récit ne diffère qu’en quelques particularités sans importance de celui du voyageur écossais. En 1604, Paez, arrivé près du roi Za Denghel, avait prêché avec un tel succès qu’il l’avait converti avec toute sa cour. Il avait même, bientôt, conquis sur le monarque abyssin une telle influence que celui-ci, ayant écrit au pape et au roi d’Espagne pour leur offrir son amitié, leur demandait des hommes en état d’instruire son peuple.

Le père Jeronimo Lobo débarqua en Abyssinie avec Alphonse Meneses, patriarche d’Éthiopie, en 1625. Mais les temps étaient bien changés. Le roi converti par Paez avait été massacré, et son successeur, qui avait appelé les missionnaires portugais, ne tarda pas à mourir. Un violent revirement se produisit contre les chrétiens, et les missionnaires furent chassés, emprisonnés ou livrés aux Turcs. Lobo fut alors chargé d’aller quêter la somme nécessaire au rachat de ses confrères. Après de nombreuses péripéties qui le menèrent au Brésil, à Carthagène, à Cadix, à Séville, à Lisbonne et à Rome, où il donna au roi d’Espagne et au pape des détails précis et nombreux sur l’Église d’Éthiopie et sur les mœurs des habitants, il fit un dernier voyage dans l’Inde, et revint mourir à Lisbonne en 1678.

Sur la côte de l’Atlantique, au Congo, le christianisme avait été introduit, en 1489, l’année même de la découverte par les Portugais. Tout d’abord, des dominicains y furent envoyés ; mais, comme leurs progrès étaient presque nuls, le pape y expédia des capucins italiens, avec le consentement du roi de Portugal. Ce furent Carli de Placenza en 1667, Jean-Antoine Cavazzi de 1654 à 1668, puis Antonio Zucchelli et Gradisca de 1696 à 1704. Nous ne citons que ces missionnaires parce qu’ils ont publié les relations de leurs voyages. Cavazzi explora tour à tour l’Angola, le pays de Matamba, les îles de Coanza et Loana. Dans l’ardeur de son zèle apostolique, il ne trouvait rien de mieux, pour convertir les noirs, que de brûler leurs idoles, que de réprimander les rois sur l’usage antique de la polygamie, que de soumettre au supplice de la question ou de faire déchirer à coups de fouet ceux qui retombaient dans l’idolâtrie. Malgré cela, il acquit sur les indigènes un ascendant considérable, qui, mieux dirigé, aurait pu produire des résultats très-utiles au développement de la civilisation et au progrès de la religion. Les mêmes reproches peuvent être adressés au père Zucchelli et aux autres missionnaires du Congo.

La relation de Cavazzi, publiée à Rome en 1687, affirmait que l’influence portugaise s’étendait à deux ou trois cents milles de la côte. À l’intérieur, existait une ville très-importante, connue sous le nom de San-Salvador, qui possédait douze églises, un collège de jésuites et une population de 50 000 âmes. À la fin du xvie siècle, Pigafetta publia le récit de voyage de Duarte Lopez, ambassadeur du roi de Congo auprès des cours de Rome et de Lisbonne. Une carte, qui accompagne ce récit, nous représente un lac Zambré à la place occupée par le Tanganyîka, et plus à l’ouest le lac Acque Lunda, d’où sortait le Congo ; sous l’équateur sont indiqués deux lacs : l’un, le lac du Nil ; l’autre, plus à l’est, porte le nom de Colué ; ils semblent être l’Albert et le Victoria Nyanza. Ces informations si curieuses furent rejetées par les géographes du xixe siècle, qui laissèrent en blanc tout l’intérieur de l’Afrique.

Sur la côte occidentale d’Afrique, à l’embouchure du Sénégal, nous avions fondé des établissements, qui, sous l’habile administration d’André Brue, ne tardèrent pas à prendre une extension considérable. Celui-ci, commandant pour le roi et directeur général de la Compagnie royale de France aux côtes du Sénégal et autres lieux d’Afrique, — tel était son titre officiel, — bien qu’il soit peu connu et que l’article qui le concerne soit des plus écourtés dans les grands recueils biographiques, mérite d’occuper une des premières places parmi les colonisateurs et les explorateurs. Non content d’étendre notre colonie jusqu’à ses limites actuelles, il a exploré des contrées qui n’ont été revues que dans ces derniers temps par le lieutenant Mage, ou qui n’ont pas été visitées depuis lors. André Brue porta les postes français : dans l’est, au-dessus de la jonction du Sénégal et de la Falémé ; dans le nord, jusqu’à Arguin, que nous avons abandonné depuis, tout en réservant nos droits, et, au midi, jusqu’à l’île de Bissao. Il explora, dans l’intérieur, le Galam et le Bambouk, si fertile en or, et recueillit les premiers documents sur les Pouls, Peuls ou Fouls, sur les Yoloffs et sur les Musulmans ; qui, venus du nord, tentaient la conquête religieuse de toutes les populations noires du pays. Les renseignements, ainsi assemblés par Brue sur l’histoire et les migrations de ces peuples, sont des plus précieux ; ils éclairent encore aujourd’hui d’une vive lumière le géographe et l’historien. Non-seulement, Brue nous a laissé le récit des faits dont il a été le témoin et la description des lieux qu’il a visités, mais nous lui devons aussi de nombreuses indications sur les produits du pays, les plantes, les animaux et tous les objets qui peuvent donner lieu à une exploitation commerciale ou industrielle. Ces documents si curieux, mis en œuvre assez maladroitement par le père Labat, il faut le reconnaître, ont fait l’objet, il y a quelques années, d’un très-intéressant travail de M. Berlioux.

Au sud-est de l’Afrique, pendant la première moitié du XVIIe siècle, les Français fondèrent quelques établissements de commerce à Madagascar, île longtemps connue sous le nom de Saint-Laurent. Ils élèvent le fort Dauphin, sous l’administration de M. de Flacourt ; plusieurs districts inconnus de l’île sont reconnus ainsi que les îles voisines de la côte ; les îles Mascareignes sont occupées en 1649. S’il fut ferme et modéré avec ses compatriotes, de Flacourt n’usa pas de la même réserve avec les naturels ; il amena même une révolte générale, à la suite de laquelle il fut rappelé. Au reste, les courses dans l’intérieur de Madagascar furent excessivement rares, et il faut attendre jusqu’à nos jours pour rencontrer une exploration sérieuse.

De l’Indo-Chine et du Thibet, les seules informations parvenues en Europe pendant tout le cours du XVIIe siècle, furent dues aux missionnaires. Les noms des pères Alexandre de Rhodes, Ant. d’Andrada, Avril, Bénédict Goes, ne peuvent être passés sous silence. On trouve, dans leurs Lettres annuelles, quantité de renseignements, qui ont encore aujourd’hui conservé un réel intérêt, sur ces régions si longtemps fermées aux Européens. Dans la Cochinchine et le Tonkin, le père Tachard se livra à des observations astronomiques dont le résultat prouva, avec la dernière évidence, combien étaient erronées les longitudes données par Ptolémée. Elle appelèrent l’attention du monde savant sur la nécessité d’une réforme dans la représentation graphique des pays de l’extrême orient, et, pour y arriver, sur le besoin absolu de bonnes observations, faites par des savants spéciaux ou des navigateurs familiers avec les calculs astronomiques. Le pays qui tentait le plus particulièrement les missionnaires, c’était la Chine, cet immense empire, si populeux, qui, depuis l’arrivée des Européens dans l’Inde, appliquait avec la dernière rigueur cette politique absurde : l’abstention de tout rapport, quel qu’il fût, avec les étrangers. C’est seulement à la fin du XVIe siècle, que les missionnaires obtinrent enfin cette permission, tant de fois demandée, de pénétrer dans l’Empire du Milieu. Leurs connaissances en mathématiques et en astronomie facilitèrent leur établissement et leur permirent de récolter, soit dans les anciennes annales du pays, soit pendant leurs voyages, une prodigieuse quantité d’informations des plus précieuses pour l’histoire, l’ethnographie et la géographie du Céleste Empire. Les pères Mendoza, Ricci, Trigault, Visdelou, Lecomte, Verbiest, Navarrete, Schall et Martini méritent une mention spéciale pour avoir porté en Chine les sciences et les arts de l’Europe, et répandu en Occident les premières notions précises et véridiques sur la civilisation immobile de la Terre des Fleurs.

II


Les Hollandais aux îles aux Épices. — Lemaire et Schouten. — Tasman. — Mendana. — Queiros et Torrès. — Pyrard de Laval. — Pietro della Valle. — Tavernier. — Thévenot. — Bernier. — Robert Knox. — Chardin. — De Bruyn. — Kæmpfer.

Les Hollandais n’avaient pas été longtemps à s’apercevoir de la faiblesse et de la décadence de la puissance portugaise en Asie. Ils sentaient avec quelle facilité une nation habile et prudente pourrait s’emparer, en peu de temps, de tout le commerce de l’extrême Orient. Après un assez grand nombre d’expéditions particulières et de voyages de reconnaissance, ils avaient fondé, en 1602, cette célèbre Compagnie des Indes, qui devait porter à un si haut degré la prospérité et la richesse de la métropole. Dans ses luttes avec les Portugais, tout aussi bien que dans ses rapports avec les indigènes, la Compagnie poursuivit une politique de modération très-habile. Loin de fonder des colonies, de réparer et d’occuper les forteresses qu’ils prenaient aux Portugais, les Hollandais se donnaient comme de simples commerçants, exclusivement occupés de leur trafic. Ils évitaient de bâtir tout comptoir fortifié, sauf à l’intersection des grandes routes de commerce. Aussi purent-ils, en peu de temps, s’emparer de tout le cabotage entre l’Inde, la Chine, le Japon et l’Océanie. La seule faute que commit la toute-puissante Compagnie, ce fut de concentrer entre ses mains le monopole du commerce des épices. Elle chassa les étrangers qui s’étaient établis ou qui venaient prendre charge aux Moluques et aux îles de la Sonde ; elle arriva même, pour élever la valeur des précieuses denrées, à proscrire la culture de certains produits dans un grand nombre d’îles, et à défendre, sous peine de mort, l’exportation et la vente des graines et des boutures des arbres à épices. En peu d’années, les Hollandais étaient établis à Java. Sumatra, Bornéo, aux Moluques, au cap de Bonne-Espérance, points de relâche des mieux placés pour les navires rentrant en Europe.

C’est à ce moment qu’un riche marchand d’Amsterdam, nommé Jacques Lemaire, conçut, avec un habile marin du nom de Wilhem Cornelis Schouten, le projet de gagner les Indes par une route nouvelle. Les États de Hollande avaient en effet défendu à tout sujet des Provinces-Unies qui n’était pas au service de la Compagnie des Indes, d’atteindre les îles aux Épices par le cap de Bonne-Espérance ou par le détroit de Magellan. Schouten, disent les uns, Lemaire, suivant les autres, aurait eu l’idée d’éluder cette interdiction en cherchant un passage au sud du détroit de Magellan. Ce qui est certain, c’est que Lemaire fit une moitié des frais de l’expédition, tandis que Schouten, avec l’aide de divers négociants dont les noms ont été conservés et qui occupaient les premières charges de la ville de Horn, fit l’autre moitié. Ils équipèrent un vaisseau de 360 tonneaux, la Concorde, et un yacht, qui portaient un équipage de 65 hommes et 29 canons. Assurément, c’était là un armement peu en rapport avec la grandeur de l’entreprise. Mais Schouten était un habile marin, l’équipage avait été trié sur le volet, et les navires étaient abondamment fournis de vivres et de manœuvres de rechange. Lemaire était le commis et Schouten le capitaine du navire. La destination fut tenue secrète. Officiers et matelots prirent l’engagement illimité d’aller partout où on les conduirait. Le 25 juin 1615, c’est-à-dire onze jours après qu’on eut quitté le Texel, lorsqu’une indiscrétion n’était plus à craindre, les équipages furent rassemblés pour entendre la lecture d’un ordre portant : « que les deux vaisseaux chercheraient un autre passage que celui de Magellan pour entrer dans la mer du Sud et pour y découvrir certains pays méridionaux, dans l’espérance d’y faire d’immenses profits, et que, si le ciel ne favorisait pas ce dessein, on se rendrait par la même mer aux Indes orientales. » Cette déclaration fut reçue avec enthousiasme par l’équipage tout entier, animé, comme tous les Hollandais à cette époque, de l’amour des grandes découvertes.

La route, alors généralement suivie pour gagner l’Amérique du Sud, longeait, comme on l’a peut-être remarqué, les côtes d’Afrique jusqu’au dessous de la ligne équinoxiale. La Concorde n’eut garde de s’en écarter ; elle gagna le littoral du Brésil, la Patagonie et le port Désiré, à cent lieues au nord du détroit de Magellan. La tempête empêcha, pendant plusieurs jours, les navires d’entrer dans le port. Le yacht resta même, durant toute une marée, couché sur le flanc et à sec, mais la pleine eau le remit à flot, pour peu de temps cependant, car tandis qu’on réparait sa carène, le feu prit aux agrès et le bâtiment fut consumé malgré les efforts énergiques des deux équipages. Le 13 janvier 1616, Lemaire et Schouten atteignirent les îles Sébaldines, découvertes par Sebald de Weerdt, et suivirent le rivage de la Terre de Feu à peu de distance de terre. La côte courait à l’est-quart-sud-est et était bordée de hautes montagnes couvertes de neige. Le 24 janvier à midi, on en aperçut l’extrémité, mais à l’est s’étendait une autre terre qui parut également fort élevée. La distance entre ces deux îles, suivant l’estime générale, parut être de huit lieues, et l’on s’engagea dans le détroit qui les séparait. Il était tellement encombré de baleines, que le navire dut courir plus d’une bordée pour les éviter. L’île, située à l’est, reçut le nom de Terre des États, et celle de l’ouest le nom de Maurice-de-Nassau.

Vingt-quatre heures après avoir embouqué ce détroit, qui reçut le nom de Lemaire, la flottille en sortait, et donnait à un archipel de petites îles situées à tribord le nom de Barnevelt, en l’honneur du grand pensionnaire de Hollande. Par 58 degrés, Lemaire doubla le cap Horn, ainsi nommé en souvenir de la ville où l’expédition avait été armée, et il entra dans la mer du Sud. Lemaire remonta ensuite jusque par le travers des îles de Juan-Fernandez, où il jugea à propos de s’arrêter, afin de rafraîchir son équipage attaqué du scorbut. Comme l’avait fait Magellan, Lemaire et Schouten passèrent, sans les voir, entre les principaux archipels de la Polynésie, et atterrirent, le 10 avril, à l’île des Chiens, où il ne fut possible de se procurer qu’un peu d’eau douce et quelques herbages. On espérait atteindre les îles Salomon, mais on passa dans le nord de l’archipel Dangereux, où furent découvertes l’île Waterland, ainsi nommée parce qu’elle contenait un grand lac, et l’île aux Mouches, parce qu’une nuée de ces insectes s’attacha au bâtiment, et qu’il ne fut possible de s’en débarrasser qu’au bout de quatre jours, grâce à une saute de vent. Puis Lemaire traversa l’archipel des Amis, et atteignit celui des Navigateurs ou de Samoa, dont quatre petites îles conservent encore les noms qui leur furent alors donnés : les îles Goed-Hope, des Cocos, de Horn et des Traîtres. Les habitants de ces parages se montrèrent extrêmement enclins au vol ; ils s’efforcèrent d’arracher les chevilles du bâtiment et de casser les chaînes. Comme le scorbut continuait à sévir parmi l’équipage, on fut heureux de recevoir, comme présents du roi, un sanglier noir et des fruits. Le souverain, appelé Latou, ne tarda pas à venir dans une grande pirogue à voile, de la forme des traîneaux de Hollande, escorté d’une flottille de vingt-cinq embarcations. Il n’osa pas monter lui-même à bord de la Concorde ; mais son fils eut plus de hardiesse, et se rendit compte, avec une vive curiosité, de tout ce qu’il voyait. Le lendemain, le nombre des pirogues avait augmenté sensiblement, et les Hollandais, à certains indices, reconnurent qu’une attaque se préparait. En effet, une grêle de pierres tombe sur le bâtiment, à l’improviste ; les embarcations se rapprochent, deviennent gênantes, et les Hollandais sont réduits, pour s’en débarrasser, à faire une décharge de mousqueterie. Cette île reçut, à bon droit, le nom d’île des Traîtres.

On était au 18 mai. Lemaire fit alors changer la route et porter au nord pour gagner les Moluques par le nord de la Nouvelle-Guinée. Il passa probablement en vue de l’archipel de Salomon, des îles de l’Amirauté et des Mille-Iles ; puis il longea la côte de la Nouvelle-Guinée depuis 143° jusqu’à la baie Geelwink. Il débarqua fréquemment et nomma une foule de points : les Vingt-Cinq-Iles qui font partie de l’archipel de l’Amirauté, le Haut-Coin, le Haut-Mont (Hoog-Berg), qui semble correspondre à une portion de la côte voisine de la baie Kornelis-Kinerz, Moa et Arimoa, deux îles revues plus tard par Tasman, l’île qui reçut alors le nom de Schouten, appelée aujourd’hui Mysore et qu’il ne faut pas confondre avec d’autres îles Schouten situées sur la côte de Guinée, mais bien plus à l’ouest, enfin le cap Goed-Hope, qui paraît être le cap Saavedra à l’extrémité occidentale de Mysore. Après avoir vu la terre des Papuas, Schouten et Lemaire atteignirent Gilolo, l’une des Moluques, où ils reçurent de leurs compatriotes un accueil empressé.

Lorsqu’ils furent bien reposés de leurs fatigues et guéris du scorbut, les Hollandais se rendirent à Batavia, où ils arrivèrent le 23 octobre 1616, treize mois seulement après avoir quitté le Texel et n’ayant perdu dans ce long voyage que treize hommes. Mais la Compagnie des Indes n’entendait pas que ses priviléges fussent lésés et qu’on pût parvenir aux colonies par une voie non prévue dans les lettres patentes qui lui avaient été accordées, lors de son établissement. Le gouverneur fit saisir la Concorde et arrêter officiers et matelots qu’il embarqua pour la Hollande, où ils devaient être jugés. Le pauvre Lemaire, qui s’attendait à une autre récompense de ses travaux, de ses fatigues et des découvertes qu’il avait faites, ne put supporter le coup qui le frappait si inopinément ; il tomba malade de chagrin et mourut à la hauteur de l’île Maurice. Quant à Schouten, il ne paraît pas avoir été inquiété à son retour dans sa patrie, et il fit plusieurs autres voyages aux Indes, qui ne furent marqués par aucune nouvelle découverte. Il revenait en 1625, en Europe, lorsque le mauvais temps le força d’entrer dans la baie d’Antongil, sur la côte orientale de Madagascar, où il mourut.

Telle fut cette expédition importante qui ouvrait, par le détroit de Lemaire, une nouvelle voie moins longue et moins dangereuse que par celui de Magellan, expédition marquée par plusieurs découvertes en Océanie, et par une exploration plus attentive de points déjà vus par des navigateurs espagnols ou portugais. Mais il est souvent difficile d’attribuer avec certitude à l’un ou l’autre de ces peuples la découverte de certaines îles, terres ou archipels voisins de l’Australie.

Puisque nous parlons des Hollandais, nous laisserons un peu de côté l’ordre chronologique des découvertes pour raconter, avant celles de Mendana et de Quiros, les expéditions de Jean-Abel Tasman.

Quels furent les débuts de Tasman, par suite de quelles circonstances embrassa-t-il la vie de marin, comment acquit-il cette science et cette habileté nautiques dont il donna tant de preuves et qui l’amenèrent à des découvertes importantes ? Voilà ce qu’on ignore. Sa biographie commence à son départ de Batavia, le 2 juin 1639. Après avoir passé les Philippines, il aurait visité avec Mathieu Quast, pendant ce premier voyage, les îles Bonin, alors connues sous le nom fantastique d’ « îles d’Or et d’Argent. » Dans une seconde expédition, composée de deux bâtiments qu’il commandait en chef et qui partirent de Batavia le 14 août 1642, il gagna l’île Maurice, le 5 septembre, et s’enfonça ensuite dans le sud-est, à la recherche du continent austral. Le 24 novembre, par 42°25’ de latitude sud, il découvrit une terre, à laquelle il donna le nom de Van-Diemen, gouverneur des îles de la Sonde, et qui est aujourd’hui à bien plus juste titre appelée Tasmanie. Il y mouilla dans la baie Frédéric-Henry, et reconnut que cette terre était habitée, mais sans qu’il pût, cependant, apercevoir aucun indigène.

Après avoir suivi cette côte pendant un certain temps, il fit voile dans l’est, avec l’intention de remonter ensuite dans le nord, pour gagner l’archipel des Salomon. Le 13 décembre, il arriva, par 42°10’ de latitude, en vue d’une terre montueuse qu’il suivit vers le nord jusqu’au 18 décembre. Là, il mouilla dans une baie ; mais les plus hardis des sauvages qu’il y rencontra ne s’approchèrent du navire qu’à la distance d’un jet de pierre. Leur voix était rude, leur taille grande, leur couleur d’un brun tirant sur le jaune ; leurs cheveux noirs, à peu près aussi longs que ceux des Japonais, étaient relevés au sommet de la tête. Ils osèrent le lendemain venir à bord d’un des vaisseaux pour faire quelques échanges. Tasman, voyant ces dispositions pacifiques, expédia vers la terre une chaloupe pour prendre une connaissance plus approfondie du rivage. Des marins qui la montaient, trois furent tués sans provocation par les indigènes, et les autres, se sauvant à la nage, furent recueillis par les embarcations des navires. Lorsqu’on fut en état de faire feu sur les assaillants, ils avaient déjà disparu. Le lieu où s’était passé ce funeste événement reçut le nom de baie des Assassins (Moordenaars bay). Tasman, persuadé qu’il ne pouvait entamer aucune relation avec des peuples si féroces, leva l’ancre et remonta les côtes jusqu’à leur extrémité, qu’il nomma cap Maria-Van-Diemen, en l’honneur de sa « dame, » car une légende veut qu’ayant eu l’audace de prétendre à la main de la fille du gouverneur des Indes orientales, celui-ci l’aurait embarqué sur deux bâtiments délabrés, le Heemskerke et le Zeechen.

La terre ainsi découverte reçut le nom de Terre des États, bientôt changé en celui de Nouvelle-Zélande. Le 21 janvier 1643, Tasman découvrit les îles Amsterdam et Rotterdam, où il trouva une grande quantité de porcs, de poules et de fruits. Le 6 février, les navires donnèrent dans un archipel d’une vingtaine d’îles, qui furent appelées îles du prince Guillaume, et, après avoir vu Anthong-Java, Tasman suivit la côte de la Nouvelle-Guinée, à partir du cap Santa-Maria, passa par les points qui avaient été reconnus antérieurement par Schouten et Lemaire, et mouilla à Batavia, le 15 juin suivant, après dix mois de voyage.

Dans une seconde expédition, Tasman, d’après ses instructions datées de 1664, devait visiter la Terre de Van Diemen et faire une exploration attentive de la côte occidentale de la Nouvelle-Guinée, jusqu’à ce qu’il eût atteint le 17e degré de latitude sud, afin de reconnaître si cette île appartenait au continent austral. Il ne paraît pas que Tasman ait mis à exécution ce programme. Du reste, la perte de ses journaux nous réduit à l’incertitude la plus complète sur la route qu’il suivit et sur les découvertes qu’il put faire. Depuis cette époque, on ignore complétement les événements qui marquèrent la fin de sa carrière, ainsi que le lieu et la date de sa mort.

À partir de la prise de Malacca par Albuquerque, les Portugais comprirent qu’un monde nouveau s’étendait au sud de l’Asie. Leurs idées furent bientôt partagées par les Espagnols, et dès lors une série de voyages se firent dans l’océan Pacifique, à la recherche d’un continent austral, dont l’existence paraissait géographiquement nécessaire pour contre-balancer l’immense étendue des terres connues. Java la grande, désignée plus tard sous les noms de Nouvelle-Hollande et d’Australie, aurait été vue, par des Français peut-être, ou, ce qui est plus probable, par Saavedra, de 1530 à 1540, et elle fut cherchée par une foule de navigateurs, parmi lesquels nous citerons les Portugais Serrao et Meneses, et les Espagnols Saavedra, Hernando de Grijalva, Alvarado, Inigo Ortiz de Retes, qui explorèrent la plupart des îles au nord de la Nouvelle-Guinée et cette grande île elle-même. À la suite viennent Mendana, Torrès et Quiros, sur lesquels nous nous attarderons un peu, à cause de l’importance et de l’authenticité des découvertes qui leur sont dues.

Alvaro Mendana de Neyra était neveu du gouverneur de Lima, don Pedro de Castro, qui appuya vivement, auprès du gouvernement métropolitain le projet conçu par son neveu de chercher de nouvelles terres dans l’océan Pacifique. Mendana avait vingt et un ans lorsqu’il prit le commandement de deux navires et de cent vingt-cinq soldats et matelots. Il appareilla du port de Callao, de Lima, le 19 novembre 1567. Après avoir vu la petite île de Jésus, il reconnut, le 7 février entre 7 et 8° de latitude sud, l’île de Sainte-Isabelle, où les Espagnols construisirent un brigantin, avec lequel ils firent la reconnaissance de l’archipel dont elle faisait partie. « Les habitants, dit la relation d’un compagnon de Mendana, sont anthropophages, ils se dévorent entre eux lorsqu’ils peuvent se faire prisonniers de guerre et même sans être en hostilité ouverte, quand ils réussissent à se prendre par trahison. » Un des chefs de l’île envoya à Mendana, comme un mets délectable, un quartier d’enfant ; mais le général espagnol le fit enterrer en la présence des naturels. Ceux-ci se montrèrent très-choqués d’un acte qu’ils ne pouvaient comprendre. Les Espagnols parcoururent l’île de las Palmas (des Palmiers), l’île de los Ramos, ainsi nommée parce qu’elle fut découverte le jour des Rameaux, l’île de la Galère et l’île Buena-Vista, dont les habitants, sous des démonstrations amicales, cachaient des intentions hostiles, qui ne tardèrent pas à se faire jour. Même accueil à l’île San-Dimas, à Sesarga et à Guadalcanar, où l’on trouva des gingembres pour la première fois. Dans le voyage de retour vers Sainte-Isabelle, les Espagnols suivirent une route qui leur permit de découvrir l’île Saint-Georges, où ils constatèrent la présence de chauves-souris aussi grosses que des milans. À peine le brigantin avait-il rallié le port de Sainte-Isabelle que l’ancre fut levée, car le lieu était si malsain que cinq soldats moururent et un grand nombre d’autres tombèrent malades. Mendana s’arrêta à l’île Guadalcanar, où, de dix hommes qui étaient descendus à terre pour faire de l’eau, un nègre échappa seul aux coups des indigènes, qui avaient vu avec un extrême déplaisir l’enlèvement d’un des leurs par les Espagnols. Le châtiment fut terrible. Vingt hommes furent tués et nombre de maisons incendiées. Puis, Mendana visita plusieurs îles de l’archipel de Salomon, entre autres les Trois-Maries et San-Juan. Dans cette dernière, tandis que l’on radoubait et calfatait les navires, plusieurs rixes eurent lieu avec les naturels, auxquels on fit quelques prisonniers. Après cette relâche accidentée, Mendana reprit la mer, visita les îles San-Christoval, Santa-Catalina et Santa-Anna. Mais, à ce moment, le nombre des malades étant considérable, les vivres, les munitions, à peu près épuisés, les agrès pourris, on reprit la route du Pérou. La séparation du vaisseau amiral, la découverte d’un certain nombre d’îles, qu’il est difficile d’identifier, et probablement des îles Sandwich, de violentes tempêtes, pendant lesquelles les voiles furent emportées, les maladies causées par l’insuffisance et la putréfaction de l’eau et du biscuit, signalèrent ce long et pénible voyage de retour, qui prit fin au port de Colima, en Californie, après cinq mois de navigation.

Le récit de Mendana n’excita pas d’enthousiasme, malgré le nom de Salomon qu’il donna à l’archipel par lui découvert, pour faire croire que de là venaient les trésors du roi des Juifs. Les récits merveilleux n’avaient plus de prise sur ces hommes gorgés des richesses du Pérou. Il leur fallait des preuves ; la plus petite pépite d’or, le moindre grain d’argent aurait bien mieux fait leur affaire. Mendana dut attendre vingt-sept ans avant de pouvoir organiser une nouvelle expédition.

Cette fois, l’armement était considérable, car on se proposait de fonder une colonie dans l’île de San-Christoval, qu’Alvaro de Mendana avait vue à son premier voyage. Aussi, quatre navires portant près de quatre cents personnes, la plupart mariées et parmi lesquelles il convient de citer doña Isabelle, femme de Mendana, les trois beaux-frères du général, et le pilote Pedro-Fernandez Quiros, qui devait s’illustrer plus tard comme commandant en chef d’une autre expédition, partirent du port de Lima le 11 avril 1595. Ils ne laissèrent définitivement que le 16 juin la côte du Pérou, où ils avaient achevé de s’équiper. Au bout d’un mois d’une navigation qui ne fut marquée par aucun incident, on découvrit une île, qui, suivant la coutume, reçut le nom de la sainte qu’on fêtait ce jour-là, et fut appelée Madeleine. Immédiatement, la flotte fut entourée d’une foule de canots, portant plus de quatre cents Indiens presque blancs, d’une belle taille, et qui, tout en donnant aux matelots des cocos et d’autres fruits, semblaient les engager à débarquer. Ils ne furent pas plus tôt montés à bord qu’ils se mirent à piller ; il fallut tirer un coup de canon pour s’en débarrasser, et l’un d’eux, qui avait été blessé dans la bagarre, eut bientôt changé leurs dispositions. On dut répondre par la mousqueterie à la grêle de flèches et de pierres qu’ils lancèrent sur les bâtiments. Non loin de cette île, on en découvrit trois autres, San-Pedro, la Dominica et Santa-Christina. On donna au groupe le nom de las Marquezas de Mendoça, en l’honneur du gouverneur du Pérou. Si amicales avaient été les premières relations, qu’une Indienne, en voyant les beaux cheveux blonds de doña Isabelle de Mendoça, lui avait demandé par signe de lui en donner une boucle ; mais, par la faute des Espagnols, les relations ne tardèrent pas à devenir hostiles, jusqu’au jour où les naturels, s’étant rendu compte de l’énorme infériorité de leurs armes, demandèrent la paix.

Le 5 août, la flottille espagnole reprit la mer et fit quatre cents lieues dans l’ouest-nord-ouest. Le 20 août, furent découvertes les îles Saint-Bernard, appelées depuis îles du Danger, puis les îles de la Reine-Charlotte, sur lesquelles on ne débarqua pas, malgré la pénurie des vivres. Après l’île Solitaire, dont le vocable en dit assez sur sa situation, on atteignit l’archipel de Santa-Cruz. Mais, à ce moment, pendant un orage, le vaisseau amiral se sépara de la flotte, et bien qu’à plusieurs reprises on eût envoyé à sa recherche, on n’en eut plus de nouvelles. Une cinquantaine de canots s’approchèrent aussitôt du navire. Ils étaient montés par une foule de naturels au teint basané ou d’un noir vif. « Tous avaient les cheveux frisés, blancs, rouges ou d’autre couleur (car ils étaient peints) ; les dents de même, teintes de rouge ; la tête à demi rasée ; le corps nu, à l’exception d’un petit voile de toile fine, le visage et les bras peints en noir, reluisants, rayés de diverses couleurs ; le cou et les membres chargés de plusieurs tours de cordon en petits grains d’or ou de bois noir, en dents de poissons, en espèces de médailles de nacre, de perles. Pour armes, ils avaient des arcs, des flèches empoisonnées, à pointes aiguës, durcies au feu ou armées d’os et trempées dans un suc d’herbe, de grosses pierres, des épées de bois lourd, d’un bois raide, avec trois pointes de harpon, de plus d’une palme chacun. Ils avaient en bandoulière des havresacs de feuilles de palmier fort bien travaillés, remplis de biscuits qu’ils font de certaines racines dont ils se nourrissent. »

Mendana crut d’abord les reconnaître pour les habitants des îles dont il était en quête, mais il ne tarda pas à être détrompé. Les vaisseaux furent accueillis par une grêle de flèches. Ces événements étaient d’autant plus fâcheux que Mendana, voyant qu’il ne pouvait retrouver les îles Salomon, s’était déterminé à établir sa colonie dans cet archipel. À ce propos, la discorde divisa bientôt les Espagnols ; une révolte, fomentée contre le général, fut presque aussitôt réprimée, et les coupables furent exécutés. Mais, ces tristes événements et les fatigues du voyage avaient si profondément atteint la santé du chef de l’expédition, qu’il mourut, le 17 octobre, après avoir eu le temps de désigner sa femme pour lui succéder dans la conduite de l’expédition. Mendana mort, les hostilités avec les naturels redoublèrent ; plusieurs Espagnols étaient si épuisés par les maladies et les privations qu’une vingtaine d’indigènes bien déterminés en auraient eu facilement raison. Persister à vouloir fonder un établissement dans de telles conditions, c’eût été folie ; tous le comprirent, et l’ancre fut levée le 18 novembre. Le projet de doña Isabelle de Mendoça était de gagner Manille, où l’on recruterait des colons pour revenir fonder un établissement. Elle consulta tous les officiers, qui approuvèrent par écrit son projet, et elle trouva dans Quiros un dévouement et une habileté qui n’allaient pas tarder à être mis à une rude épreuve. On s’écarta tout d’abord de la Nouvelle-Guinée, afin de ne pas s’embarrasser dans les nombreux archipels qui l’environnent et pour gagner au plus tôt les Philippines, comme l’exigeait l’état de délabrement des navires. Après avoir passé en vue de plusieurs îles entourées de récifs madréporiques, où les équipages voulaient aborder, permission que Quiros refusa toujours avec beaucoup de prudence, après avoir été séparé d’un des bâtiments de l’escadre, qui ne pouvait ou ne voulait pas suivre, on atteignit les îles des Larrons, qui devaient bientôt prendre le nom d’îles Mariannes. Les Espagnols allèrent plusieurs fois à terre pour acheter des vivres ; les indigènes ne voulaient ni de leur or ni de leur argent, mais faisaient le plus grand cas du fer et de tous les outils de ce métal. La relation contient ici quelques détails sur le culte des sauvages pour leurs ancêtres, et ils sont assez curieux pour que nous les reproduisions textuellement : « Ils désossent les cadavres de leurs parents, brûlent les chairs et avalent la cendre mêlée avec du tuba, qui est un vin de coco. Ils pleurent les défunts tous les ans, pendant une semaine entière. Il y a un grand nombre de pleureuses qu’on loue exprès. Outre cela, tous les voisins viennent pleurer dans la maison du défunt ; on leur rend la pareille quand le tour vient de faire la fête chez eux. Ces anniversaires sont fort fréquentés, parce qu’on y régale copieusement les assistants. On pleure toute la nuit et l’on s’enivre tout le jour. On récite, au milieu des pleurs, la vie et les faits du mort, à partir du moment de sa naissance, durant tout le cours de son âge, racontant sa force, sa taille, sa beauté, en un mot tout ce qui peut lui faire honneur. S’il se rencontre dans le récit quelque action plaisante, la compagnie se met à rire à gorge déployée, puis subitement on boit un coup et l’on se remet à pleurer à chaudes larmes. Il se trouve quelquefois deux cents personnes à ces ridicules anniversaires. » Lorsqu’il arriva aux Philippines, l’équipage espagnol n’était plus qu’une réunion de squelettes, hâves, à demi morts de faim. Doña Isabelle débarqua à Manille, le 11 février 1596, au bruit du canon, et fut reçue solennellement, au milieu des troupes sous les armes. Le reste des équipages, qui avaient perdu cinquante hommes depuis le départ de Santa-Cruz, fut logé et nourri aux frais du public, et les femmes trouvèrent toutes à se marier à Manille, sauf quatre ou cinq qui entrèrent en religion. Quant à doña Isabelle, elle fut reconduite quelques temps après au Pérou par Quiros, qui ne tarda pas à soumettre au vice-roi un nouveau projet de voyage. Mais Luis de Velasco, qui avait succédé à Mendoza, renvoya le navigateur au roi d’Espagne et au conseil des Indes, en prétextant qu’une semblable décision dépassait les bornes de son autorité. Quiros passa donc en Espagne, puis à Rome, où il trouva un bienveillant accueil auprès du pape, qui le recommanda chaudement à Philippe III. Enfin, après des démarches et des sollicitations sans nombre, il obtint, en 1605, les pouvoirs nécessaires pour armer à Lima les deux vaisseaux qu’il jugerait les plus convenables, pour aller à la recherche du continent austral et continuer les découvertes de Mendana. Avec deux navires et un bâtiment léger, Quiros partit du Callao, le 21 décembre 1605. À mille lieues du Pérou, il n’avait encore découvert aucune terre. Par 25 degrés de latitude méridionale, il eut connaissance d’un groupe de petites îles qui appartiennent à l’archipel Dangereux. C’étaient la Convercion-de-San-Pablo, l’Osnabrugh de Wallis, et la Decena, ainsi nommée parce qu’elle fut vue la dixième. Bien que cette île fût défendue par des rochers, on se mit en relations avec les naturels, dont les habitations étaient éparses au bord de la mer, au milieu des palmiers. Le chef de ces indigènes, forts et bien proportionnés, portait sur la tête une sorte de couronne faite de petites plumes noires, si fines et si souples qu’on les eût prises pour de la soie. Une chevelure blonde, qui lui descendait jusqu’à la taille, excita l’admiration des Espagnols. Ceux-ci, ne pouvant comprendre qu’un homme au visage si basané pût avoir une chevelure d’un blond si flavescent, « aimèrent mieux croire qu’il était marié et qu’il portait les cheveux de sa femme. » Cette couleur singulière n’était due qu’à l’usage habituel de la poudre de chaux, qui brûle les cheveux et les fait jaunir.

Cette île, qui reçut de Quiros le nom de Sagittaria, est, d’après Fleurieu, l’île de Taïti, l’une des principales du groupe des îles de la Société. Les jours suivants, Quiros reconnut encore plusieurs îles, sur lesquelles il ne débarqua pas, et auxquelles il imposa des noms empruntés au calendrier, suivant une coutume qui a transformé en une véritable litanie tous les vocables indigènes de l’Océanie. Il atteignit, notamment, une île, qui fut appelée de la Gente Hermosa, à cause de la beauté de ses habitants, de la blancheur et de la coquetterie des femmes, que les Espagnols déclarèrent l’emporter en grâces et en attraits même sur leurs propres compatriotes de Lima, dont la beauté est cependant proverbiale. Cette île était située, suivant Quiros, sous le même parallèle que Santa-Cruz, où il avait l’intention de se rendre. Il fit donc route à l’ouest et gagna une île appelée Taumaco par les indigènes, sur 10° de latitude méridionale et à quatre-vingts lieues dans l’est de Santa-Cruz. Ce serait l’une des îles Duff. Là, Quiros apprit que, s’il dirigeait sa course au sud, il découvrirait une grande terre dont les habitants étaient plus blancs que ceux qu’il avait rencontrés jusqu’alors. Cette information le décida à abandonner son projet de gagner Santa-Cruz. Il fit route dans le sud-ouest, et, après avoir découvert plusieurs petites îles, il arriva, le 1er mai 1606, dans une baie large de plus de huit lieues. Il donna à cette île le nom de Saint-Esprit, qu’elle a conservé. C’était une des Nouvelles-Hébrides. Quels événements se passèrent pendant cette relâche ? La relation est muette sur ce sujet. Mais nous savons, d’autre part, que l’équipage révolté fit Quiros prisonnier, et, abandonnant le second vaisseau et le brigantin, reprit, le 11 juin, la route d’Amérique, où il arriva, le 3 octobre 1606, après neuf mois de voyage. M. Ed. Charton n’éclaircit pas cet événement. Il se tait sur la révolte de l’équipage et jette même tout le tort de la séparation sur le commandant du second bâtiment, Luis Vaes de Torrès, qui aurait abandonné son général en quittant la Terre du Saint-Esprit. Or, on sait, par une lettre même de Torrès au roi d’Espagne, — publiée par lord Stanley à la fin de son édition anglaise de l’Histoire des Philippines par Antoine de Morga, — qu’il resta « quinze » jours à attendre Quiros dans la baie de Saint-Philippe et de Saint-Jacques. Les officiers, réunis en conseil, résolurent de lever l’ancre le 26 juin, et de continuer la recherche du continent austral. Retardé par les mauvais temps, qui l’empêchent de faire le tour de l’île du Saint-Esprit, assailli par les réclamations d’un équipage sur lequel souffle un vent de révolte, Torrès se décide à faire route au nord-est pour gagner les îles espagnoles. Par onze degrés et demi, il découvre une terre qu’il pense être le commencement de la Nouvelle-Guinée. « Toute cette terre est terre de Nouvelle-Guinée, dit Torrès, elle est peuplée par des Indiens qui ne sont pas très-blancs, et qui vont nus, quoique leur ceinture soit couverte d’écorces d’arbres...... Ils combattent avec des javelines, des boucliers et certaines massues de pierre, le tout orné de beaucoup de belles plumes. Le long de cette terre sont d’autres îles habitées. Il y a sur toute la côte de nombreux et vastes ports avec de très-larges rivières et beaucoup de plaines. En dehors de ces îles s’étendent récifs et bas-fonds ; les îles sont entre ces dangers et la terre ferme, et un chenal court au milieu. Nous prîmes possession de ces ports au nom de Votre Majesté… Ayant couru trois cents lieues sur cette côte, et vu décroître notre latitude de deux degrés et demi, jusqu’à nous trouver par neuf degrés, en ce point a commencé un banc de trois à neuf brasses qui longeait la côte par sept degrés et demi. Ne pouvant aller plus loin à cause des basses nombreuses et des puissants courants que nous rencontrions, nous nous décidâmes à tourner notre course au sud-ouest par le chenal profond dont il a été parlé jusque vers le onzième degré. Il y a là, d’un bout à l’autre, un archipel d’îles innombrables, par lequel je passai. À la fin du onzième degré, le fond devient plus bas. Il y avait là de très-grandes îles, et il en paraissait davantage vers le sud ; elles étaient habitées par un peuple noir, très-robuste et tout nu, ayant pour armes de longues et fortes lances, des flèches et des massues de pierre mal façonnées. »

Dans les parages ainsi désignés, les géographes modernes ont été d’accord pour reconnaître cette patrie de la côte australienne qui se termine par la péninsule York, et l’extrémité de la Nouvelle-Guinée, récemment visitée par le capitaine Moresby. On savait que Torrès avait embouqué le détroit qui a reçu son nom et qui sépare la Nouvelle-Guinée du cap York ; mais l’exploration toute récente de la partie sud-est de la Nouvelle-Guinée, où l’on a constaté la présence d’un peuple au teint relativement clair, très-différent des Papous, est venue donner un degré de certitude inattendu aux découvertes de Quiros. C’est pourquoi nous avons tenu à nous y arrêter quelque peu, en nous référant à un très-érudit travail de M. E. T. Hamy, paru dans le Bulletin de la Société de géographie.

Nous devons dire maintenant quelques mots de voyageurs qui ont parcouru des contrées peu fréquentées et qui ont fourni à leurs contemporains une connaissance plus exacte d’un monde naguère tout à fait inconnu. Le premier de ces voyageurs est François Pyrard, de Laval. Embarqué en 1601, sur un navire malouin, pour aller commercer aux Indes, il fit naufrage sur l’archipel des Maldives. Ces îlots, ou attolls, au nombre de douze mille au moins, situés au sud de la côte de Malabar, descendent dans l’océan Indien depuis le cap Comorin jusqu’à l’équateur. Le bon Pyrard nous raconte son naufrage, la fuite d’une partie de ses compagnons de captivité dans l’archipel, et le long séjour de sept années qu’il fit aux Maldives, séjour rendu presque agréable par le soin qu’il avait eu d’apprendre la langue indigène. Il eut tout le temps de s’instruire des mœurs, des habitudes, de la religion, de l’industrie des habitants, ainsi que d’étudier les productions et le climat du pays. Aussi sa relation est-elle très-riche en détails de toute sorte. Jusqu’à ces dernières années, elle avait conservé son attrait, parce que les voyageurs ne fréquentent pas volontiers cet archipel malsain, dont l’isolement avait écarté les étrangers et les conquérants. La relation de Pyrard est donc encore instructive et agréable à lire.

En 1607, une flotte fut envoyée aux Maldives par le roi de Bengale, afin de s’emparer des cent ou cent vingt canons que leur souverain devait au naufrage de nombreux bâtiments portugais. Pyrard, malgré toute la liberté qu’on lui laissait et bien qu’il fût devenu propriétaire, voulait revoir sa chère Bretagne. Aussi, saisit-il avec empressement cette occasion de quitter l’archipel avec les trois compagnons qui lui restaient seuls de l’équipage entier. Mais l’odyssée de Pyrard n’était pas complète. Conduit d’abord à Ceylan, il fut transporté au Bengale et essaya de gagner Cochin. Emprisonné par les Portugais dans cette dernière ville, il tomba malade et fut soigné dans l’hôpital de Goa. Il n’en sortit que pour servir pendant deux ans comme soldat, au bout desquels il fut de nouveau jeté en prison. C’est en 1611 seulement qu’il put revoir sa bonne ville de Laval. Après tant de traverses, Pyrard dut sans doute sentir le besoin du repos, et l’on est fondé à croire, par le silence de l’histoire sur la fin de sa vie, qu’il sut enfin trouver le bonheur.

Si l’honnête bourgeois François Pyrard fut, pour ainsi dire, malgré lui et pour avoir voulu faire fortune trop rapidement, lancé dans des aventures où il faillit laisser sa vie, ce furent des circonstances autrement romanesques qui décidèrent Pietro della Valle à voyager. Descendant d’une noble et antique famille, il est tour à tour soldat du pape et marin, faisant la chasse aux corsaires barbaresques. À son retour à Rome, il trouve, auprès d’une jeune fille qu’il devait épouser, la place prise par un rival qui a profité de son absence. Un si grand malheur appelle un remède héroïque. Della Valle jure de visiter, en pèlerin, le tombeau du Christ. Mais s’il n’est chemin, dit le proverbe, qui ne mène à Rome, il n’est si long détour qui ne conduise à Jérusalem. Della Valle devait le prouver. Il s’embarque en 1614 à Venise, passe treize mois à Constantinople, gagne par mer Alexandrie, puis le Caire, et se joint à une caravane qui le mène enfin à Jérusalem. Mais, chemin faisant, della Valle avait sans doute pris goût à la vie de voyage, car il visite successivement Bagdad, Damas, Alep, et pousse même une pointe jusqu’aux ruines de Babylone. Il faut croire que della Valle avait été marqué comme une victime facile, car, à son retour, il tombe amoureux d’une jeune chrétienne de Mardin, d’une merveilleuse beauté, et il l’épouse. On pourrait penser que voilà fixée la destinée de cet infatigable voyageur. Il n’en est rien. Della Valle trouve moyen d’accompagner le shah dans sa guerre contre les Turcs et de parcourir pendant quatre années consécutives les provinces de l’Iran. Il quitte Ispahan en 1621, perd sa femme au mois de décembre de la même année, la fait embaumer et se fait suivre de son cercueil pendant quatre autres années, qu’il consacre à explorer Ormuz, les côtes occidentales de l’Inde, le golfe Persique, Alep et la Syrie, pour débarquer enfin à Naples en 1626.

Les pays que visita ce singulier original, poussé par un entraînement vraiment extraordinaire, sont par lui décrits en style alerte, gai, naturel, avec une certaine fidélité même. Mais il inaugure la pléiade des voyageurs amateurs, des curieux et des marchands. Il est le premier de cette féconde race de touristes qui encombrent, tous les ans, la littérature géographique de nombreux volumes, où le savant ne trouve guère à glaner que de maigres renseignements.

Tavernier est un curieux insatiable. À vingt-deux ans, il a parcouru la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse, la Pologne, la Hongrie et l’Italie. Puis, quand l’Europe n’offre plus un aliment suffisant à sa curiosité, il part pour Constantinople, où il s’arrête un an, et gagne la Perse, où l’occasion et

Quelque diable, aussi, le poussant,


il se met à acheter des tapis, des tissus, des pierres précieuses et ces mille bibelots, pour lesquels la curiosité allait se passionner et qu’elle devait payer des sommes fabuleuses. Le bénéfice que Tavernier tira de sa cargaison l’engage à recommencer son voyage. Mais, en homme sage et prudent, avant de se mettre en route, il apprit chez un joaillier l’art de connaître les pierres précieuses. Pendant quatre voyages successifs, de 1638 à 1663, il parcourut la Perse, le Mogol, les Indes, jusqu’à la frontière de Chine, et les îles de la Sonde. Aveuglé par l’immense fortune que son trafic lui avait procurée, Tavernier voulut jouer au grand seigneur et se vit bientôt à la veille de la ruine. Il espérait la conjurer en envoyant un de ses neveux en Orient avec une pacotille considérable ; mais elle fut au contraire consommée par ce jeune homme, qui, jugeant à propos de s’approprier le dépôt qui lui avait été confié, s’établit à Ispahan.

Tavernier, qui était instruit, a recueilli nombre d’observations intéressantes sur l’histoire, les productions, les mœurs, les usages des pays qu’il a visités. Sa relation a certainement contribué à donner à ses contemporains une idée beaucoup plus juste que celle qu’ils se faisaient des contrées de l’Orient.

Au reste c’est de ce côté que, pendant le règne de Louis XIV, se dirigent tous les voyageurs, quel que soit le but qu’ils se proposent. L’Afrique est entièrement délaissée, et si l’Amérique est le théâtre d’une véritable exploration, elle se fait sans l’aide du gouvernement.

Pendant que Tavernier accomplissait ses dernières et lointaines excursions, un archéologue distingué, Jean de Thévenot, neveu de Melchisédec Thévenot, l’érudit à qui l’on doit la publication d’une intéressante série de voyages, parcourait l’Europe d’abord, puis Malte, Constantinople, l’Égypte, Tunis et l’Italie. Il rapportait, en 1661, une importante collection de médailles, d’inscriptions de monuments, aujourd’hui d’un si puissant secours pour l’historien et le philologue. En 1664, il partait de nouveau pour le Levant, visitait la Perse, Bassorah, Surate et l’Inde, où il vit Masulipatam, Berampour, Aurengabad et Golconde. Mais les fatigues qu’il avait éprouvées l’empêchèrent de regagner l’Europe, et il mourut dans l’Arménie en 1667. Le succès de ses relations, bien mérité par le soin et l’exactitude d’un voyageur dont la science en histoire, en géographie, en mathématiques, dépassait, de beaucoup, le niveau moyen de ses contemporains, fut considérable.

Il nous faut maintenant parler de l’aimable Bernier, le « joli philosophe », ainsi qu’il était appelé dans son cercle galant. Là, se rencontraient Ninon et La Fontaine, madame de la Sablière, Saint-Évremont et Chapelle, sans compter tant d’autres bons et gais esprits, réfractaires à la solennité gourmée qui pesait alors sur l’entourage de Louis XIV. Bernier ne pouvait échapper à la mode des voyages. Après avoir vu sommairement la Syrie et l’Égypte, il résida douze ans dans l’Inde, où ses connaissances spéciales en médecine lui concilièrent la faveur du grand Aureng-Zeb et lui permirent de voir, en détail et avec fruit, un empire alors dans tout l’épanouissement de sa prospérité.

Au sud de l’Indoustan, Ceylan réservait plus d’une surprise à ses explorateurs. Robert Knox, fait prisonnier par les indigènes, dut à cette triste circonstance de résider longtemps dans le pays et de recueillir, sur les immenses forêts et les peuples sauvages de Ceylan, les premiers documents authentiques. Les Hollandais, par une jalousie commerciale dont ils ne furent pas les seuls à donner l’exemple, avaient jusqu’alors tenu secrets les renseignements qu’ils s’étaient procurés sur une île dont ils cherchaient à faire une colonie.

Encore un négociant, Jean Chardin, fils d’un riche joaillier de Paris, qui, jaloux des succès de Tavernier, veut, comme lui, faire fortune dans le commerce des diamants. Les pays qui les attirent, ces marchands, ce sont ceux dont la renommée de richesse et de prospérité est devenue proverbiale ; ce sont la Perse et l’Inde, aux riches costumes étincelants de pierreries et d’or, aux mines de diamants d’une grosseur fabuleuse. Le moment est bien choisi pour visiter ces pays. Grâce aux empereurs Mogols, la civilisation et l’art se sont développés ; les mosquées, les palais, les temples se sont élevés, des villes ont surgi tout d’un coup. Leur goût, — ce goût si étrange, si nettement caractérisé, si différent du nôtre, — éclate dans la construction des édifices gigantesques, tout aussi bien que dans la bijouterie et l’orfévrerie, dans la fabrication de ces riens coûteux pour lesquels l’Orient commençait à se passionner. En habile homme, Chardin prend un associé, aussi connaisseur que lui-même. Il ne fait d’abord que traverser rapidement la Perse pour gagner Ormuz et s’embarquer pour les Indes. L’année suivante, il est de retour à Ispahan et s’empresse d’apprendre la langue du pays, afin de traiter les affaires directement et sans intermédiaire. Il a le bonheur de plaire au shah Abbas II. Dès lors sa fortune est faite, car il est à la fois de bon ton et d’un courtisan avisé d’avoir le même fournisseur que son souverain. Mais Chardin eut un autre mérite que celui de faire fortune. Il sut recueillir sur le gouvernement de la Perse, les mœurs, les croyances, les usages, les villes, la population de ce pays, une masse considérable de renseignements qui ont fait de son récit, jusqu’à nos jours, le vade-mecum du voyageur. Ce guide est d’autant plus précieux que Chardin avait eu soin d’engager à Constantinople un habile dessinateur du nom de Grelot, par lequel furent reproduits les monuments, les cités, les scènes, les costumes, les cérémonies qui peignent si bien ce que Charron appelait « le tous les jours d’un peuple. »

Quand Chardin revint en France, en 1670, la révocation de l’édit de Nantes avait chassé de leur patrie, à la suite de persécutions barbares, une foule d’artisans, qui allèrent enrichir l’étranger de nos arts et de notre industrie. Chardin, protestant, comprit très-bien que sa religion l’empêcherait d’arriver ce à ce qu’on appelle honneurs et avancement. » Comme, suivant son expression, « on n’est pas libre de croire ce qu’on veut, » il résolut de retourner aux Indes, « où, sans être pressé de changer de religion, » il ne pouvait manquer d’atteindre une position honorable. Ainsi donc, la liberté de conscience était alors plus grande en Perse qu’en France. Cette assertion, de la part d’un homme qui a fait la comparaison, est peu flatteuse pour le petit-fils de Henri IV.

Mais, cette fois, Chardin ne suivit pas la même route. Il passa par Smyrne, par Constantinople, et de là, traversant la mer Noire, il débarqua en Crimée sous un costume religieux. En passant à travers la région du Caucase, il eut l’occasion d’étudier les Abkases et les Circassiens. Il pénétra ensuite dans la Mingrélie, où il fut dépouillé d’une partie des bijoux qu’il rapportait d’Europe, de ses effets et de ses papiers. Lui-même ne put échapper que grâce au dévouement des théatins, chez lesquels il avait reçu l’hospitalité. Ce ne fut cependant que pour tomber entre les mains des Turcs, qui le rançonnèrent à leur tour. Il arriva, après d’autres mésaventures, à Tiflis, le 17 décembre 1672. Comme la Géorgie était alors gouvernée par un prince tributaire du shah de Perse, il lui fut facile de gagner Erivan, Tauris, et enfin Ispahan.

Après un séjour de quatre années en Perse et un dernier voyage dans l’Inde, pendant lequel il réalisa une fortune considérable, Chardin revint en Europe et se fixa en Angleterre, car sa patrie lui était interdite pour cause de religion.

Le journal de son voyage forme un ouvrage considérable, dans lequel tout ce qui a trait à la Perse est particulièrement développé. Son long séjour dans le pays et sa fréquentation des premiers personnages de l’État lui permirent de réunir des documents nombreux et authentiques. Aussi peut-on dire que la Perse était mieux connue au XVIIe siècle qu’elle ne le fut cent ans plus tard.

Les contrées que Chardin venait de visiter furent revues quelques années après par un peintre hollandais, Corneille de Bruyn, ou Le Brun. Ce qui fait le prix de son ouvrage, c’est la beauté et l’exactitude des dessins qui l’accompagnent, car, pour le texte, on n’y trouve rien qu’on ne connût auparavant, si ce n’est cependant sur les Samoyèdes, qu’il fut le premier à visiter.

Il nous faut parler maintenant du Westphalien Kæmpfer, presque naturalisé Suédois par le long séjour qu’il avait fait dans les pays scandinaves. Il y refusa la brillante position qu’on lui offrait, pour accompagner, comme secrétaire, un ambassadeur qui se rendait à Moscou. Il put ainsi voir les principales cités de la Russie, pays alors à peine entré dans la voie de la civilisation occidentale ; puis il gagna la Perse, où il abandonna l’ambassadeur Fabricius, afin de s’engager au service de la Compagnie hollandaise des Indes et de continuer ses voyages. C’est ainsi qu’il vit tout d’abord Persépolis, Schiraz, Ormuz sur le golfe Persique, où il fut gravement malade et où il s’embarqua, en 1688, pour les Indes orientales. L’Arabie heureuse, l’Inde, la côte de Malabar, Ceylan, Java, Sumatra et le Japon, tels sont les pays qu’il visita plus tard. Le but de ces voyages était exclusivement scientifique. Médecin, mais adonné spécialement aux études d’histoire naturelle, Kæmpfer récolta, décrivit, dessina ou dessécha un nombre considérable de plantes alors inconnues en Europe, donna, sur leur emploi pharmaceutique ou industriel, des renseignements nouveaux, et recueillit un immense herbier, aujourd’hui conservé avec la plupart de ses manuscrits au British museum de Londres. Mais la partie la plus intéressante de sa relation, aujourd’hui bien vieillie, bien incomplète, depuis que le pays est ouvert à nos savants, a longtemps été celle qui est relative au Japon. Il avait su se procurer les livres traitant de l’histoire, de la littérature et des sciences du pays, quand il n’avait pu tirer de certains personnages, auprès desquels il avait su se faire bien venir, des renseignements qu’on n’était pas dans l’habitude de communiquer aux étrangers.

En somme, si tous les voyageurs dont nous venons de parler ne sont pas à proprement parler des découvreurs, s’ils n’explorent pas des pays inconnus avant eux, ils ont tous, à degrés inégaux et suivant leurs aptitudes ou leurs études, le mérite d’avoir mieux fait connaître les contrées qu’ils visitèrent. En outre, ils ont su reléguer dans le domaine des fables bien des récits que d’autres, moins éclairés, avaient acceptés naïvement, et qui étaient depuis lors si bien passés dans le domaine public que personne ne songeait à les contester.

Grâce à eux, l’histoire de l’Orient était un peu connue ; on commençait à soupçonner les migrations des peuples, et à se rendre compte des révolutions de ces grands empires dont l’existence avait été si longtemps problématique.

CHAPITRE VI

I

La grande flibuste.

Guillaume Dampier ou un roi de la mer au XVIIe siècle.

Né en 1612, à East Toker, Guillaume Dampier se trouva dès l’enfance livré à lui-même par la mort de ses parents. Sans grand goût pour l’étude, il aimait mieux courir les bois et batailler contre ses camarades que rester tranquille sur les bancs de l’école. Aussi fut-il de bonne heure embarqué comme mousse sur des bâtiments de commerce. Après un voyage à Terre-Neuve et une campagne dans les Indes orientales, il s’engagea dans la marine militaire, et, blessé dans un combat, il revint se faire soigner à Greenwich. Libre de préjugés, Dampier oublia son engagement en sortant de l’hôpital militaire, et partit pour la Jamaïque en qualité de gérant d’une plantation. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir que ce métier ne pouvait lui plaire. Aussi, il abandonna ses nègres au bout de six mois, et s’embarqua pour la baie de Campêche, où il travailla pendant trois ans à récolter des bois de teinture.

Au bout de ce temps, on le retrouve à Londres ; mais les lois, et les agents chargés de les faire respecter, le gênent. Il regagne la Jamaïque, où il ne tarde pas à se mettre en rapport avec ces fameux boucaniers et flibustiers qui firent, à cette époque, tant de mal aux Espagnols.

Établis dans l’île de la Tortue, sur la côte de Saint-Dominique, ces aventuriers, Anglais ou Français, avaient juré une haine implacable à l’Espagne. Leurs ravages ne se bornèrent pas au seul golfe du Mexique ; ils traversèrent l’isthme de Panama et dévastèrent les côtes de l’océan Pacifique, depuis le détroit de Magellan jusqu’à la Californie. La terreur exagérait encore les exploits de ces flibustiers, qui tenaient, cependant, du merveilleux.

C’est parmi ces aventuriers, alors commandés par Harris, Sawkins et Shays, que Dampier s’engagea. En 1680, nous le voyons dans le Darien. Il y pille Santa-Maria, essaie vainement de surprendre Panama, et capture avec ses camarades, montés sur de mauvais canots volés aux Indiens, huit navires bien armés, qui étaient au mouillage, non loin de la ville. En cette circonstance, les pertes des flibustiers ont été si considérables dans le combat, et le butin si maigre, qu’ils se séparent. Les uns regagnent le golfe du Mexique, les autres s’établissent à l’île Juan-Fernandez, d’où ils ne tardent pas à attaquer Arica. Mais ils furent, cette fois encore, si maltraités, qu’une nouvelle scission se produisit, et que Dampier dut gagner la Virginie, où son capitaine espérait faire quelques recrues. Là, le capitaine Cook armait un navire, avec l’intention de pénétrer dans l’océan Pacifique par le détroit de Magellan. Dampier est du voyage. On commence par faire la course sur la côte d’Afrique, aux îles du cap Vert, à Sierra-Leone, dans la rivière Scherborough, car c’est la route que suivent habituellement les bâtiments à destination de l’Amérique du Sud. Par 36° de latitude méridionale, Dampier, qui note sur son journal tous les faits intéressants, remarque que la mer est devenue blanche ou plutôt pâle, sans pouvoir s’en expliquer la raison. S’il eût fait usage du microscope, il s’en serait facilement rendu compte. Les îles Sébaldines sont passées sans incident, le détroit de Lemaire est traversé, le cap Horn est doublé le 6 février 1684, et, dès qu’il a pu échapper aux tempêtes qui assaillent ordinairement les navires entrant dans le Pacifique, le capitaine Cook gagne l’île Juan-Fernandez, où il espère se ravitailler. Dampier se demandait s’il allait y retrouver un Indien du Nicaragua, qui y avait été laissé, en 1680, par le capitaine Sharp. « Cet Indien avait demeuré seul plus de trois ans dans l’île. Il était dans les bois à la chasse des chèvres, lorsque le capitaine anglais avait fait rembarquer ses gens, et l’on avait mis à la voile sans s’apercevoir de son absence. Il n’avait que son fusil et son couteau, avec une petite corne de poudre et un peu de plomb. Après avoir consommé son plomb et sa poudre, il avait trouvé le moyen de scier, avec son couteau, le canon de son fusil en petits morceaux et d’en faire des harpons, des lances, des hameçons et un long couteau. Avec ces instruments, il eut toutes les provisions que l’île produit : chèvres et poissons. À un demi-mille de la mer, il avait une petite hutte revêtue de peaux de chèvres. Il ne lui était pas resté d’habit ; une simple peau servait à lui couvrir les reins. »

Si nous nous sommes arrêté, quelque peu sur cet ermite forcé, c’est qu’il a servi de type à Daniel de Foe pour son Robinson Crusoe, ce roman qui a fait les délices de tous les enfants.

Nous ne raconterons pas ici par le menu toutes les expéditions auxquelles participa Dampier. Il nous suffira de dire qu’il visita, dans cette campagne, les îles Gallapagos. Voyant la plupart de ses entreprises échouer, le capitaine Swan, sur le bord duquel Dampier servait en 1686, gagna les Indes orientales, où les Espagnols se tenaient moins sur leurs gardes, et où il comptait s’emparer du galion de Manille. Mais nos aventuriers arrivèrent à Guaham, n’ayant plus que trois jours de vivres. Les matelots avaient concerté de manger successivement, si la route se prolongeait, tous ceux qui s’étaient déclarés pour le voyage, et de commencer par le capitaine, qui en avait fait la proposition. Dampier aurait eu son tour après lui. « De là vient, dit-il assez plaisamment, qu’après avoir mouillé à Guaham, Swan lui dit en l’embrassant : « Ah ! Dampier, vous leur auriez fait faire un bien mauvais repas ! » Il avait raison, ajoute-t-il, « car j’étais aussi maigre et décharné qu’il était gras et dodu. » Mindanao, Manille, certaines côtes de la Chine, les Moluques, la Nouvelle-Hollande et les îles Nicobar, tels furent les points visités et pillés par Dampier en cette campagne. Dans ce dernier archipel, il se sépara de ses compagnons et fut recueilli à demi mort sur la côte de Sumatra.

Pendant cette campagne, Dampier avait découvert plusieurs îles jusqu’alors inconnues, et notamment le groupe des Baschi. En véritable aventurier qu’il était, aussitôt rétabli, il parcourut tout le sud de l’Asie, Malacca, le Tonkin, Madras et Bencoulen, où il s’engagea comme artilleur au service de l’Angleterre. Cinq mois après, il désertait et rentrait à Londres. Le récit de ses aventures et de ses courses lui attira un certain nombre de sympathies parmi la haute société, et il fut présenté au comte d’Oxford, lord de l’Amirauté. Il ne tarda pas à recevoir le commandement du vaisseau le Roebuck, pour tenter un voyage de découverte dans les mers qu’il avait déjà explorées. Il quitta l’Angleterre, le 14 janvier 1699, avec le projet de passer par le détroit de Magellan, ou de faire le tour de la Terre de Feu, pour commencer ses découvertes par les côtes du Pacifique, qui avaient reçu jusque-là le moins grand nombre de visiteurs. Après avoir passé l’équateur, le 10 mars, il fit voile pour le Brésil, où il se ravitailla. Loin de pouvoir redescendre la côte de la Patagonie, il se trouva alors rejeté par les vents à seize lieues dans le sud du cap de Bonne-Espérance, d’où il fit voile par l’E.-S.-E vers la Nouvelle-Hollande. Cette longue traversée ne fut signalée par aucun incident. Le 1er août, Dampier aperçut la terre et chercha aussitôt un havre pour y débarquer. Cinq jours plus tard, il abordait dans la baie des Chiens marins, sur la côte occidentale de l’Australie ; mais il ne trouva qu’une terre stérile, où il ne rencontra ni eau ni végétation. Jusqu’au 31 août, il longea ce littoral sans découvrir ce qu’il cherchait. Dans une descente, il eut une légère escarmouche avec quelques habitants, qui semblaient extrêmement clair-semés dans le pays. Leur chef était un jeune homme de taille médiocre, mais vif et alerte ; ses yeux étaient entourés d’un seul cercle de peinture blanche, et une raie de la même couleur lui descendait depuis le haut du front jusqu’au bout du nez ; sa poitrine et ses bras étaient également zébrés de blanc. Quant à ses compagnons, ils avaient la peau noire, le regard féroce, les cheveux crépus, la taille haute et déliée.

Depuis cinq semaines qu’il rangeait de près la terre, Dampier n’avait trouvé ni eau ni vivres ; cependant, il ne voulait pas lâcher prise et entendait continuer à remonter la côte vers le nord. Toutefois, les bas-fonds qu’il rencontra sans cesse, la mousson du nord-ouest qui allait arriver, le forcèrent à renoncer à son entreprise, après avoir découvert plus de trois cents lieues du continent austral. Il se dirigea ensuite vers Timor, où il comptait reposer et refaire son équipage épuisé par ce long voyage. Mais il connaissait peu ces parages, et ses cartes étaient tout à fait insuffisantes. Il fut donc obligé d’en opérer la reconnaissance, comme si les Hollandais n’y fussent pas établis depuis longtemps. C’est ainsi qu’il découvrit, entre Timor et Anamabao, un passage à l’endroit où sa carte n’indiquait qu’une baie. L’arrivée de Dampier dans un port qu’eux seuls connaissaient, surprit et mécontenta gravement les Hollandais. Ils se figurèrent que les Anglais n’avaient pu y parvenir qu’au moyen de cartes prises sur un vaisseau de leur nation. Cependant, ils finirent par revenir de leur frayeur et les accueillirent avec bienveillance.

Bien que les préludes de la mousson se fissent sentir, Dampier reprit la mer et se dirigea vers la côte septentrionale de la Nouvelle-Guinée, qu’il atteignit, le 4 février 1700, près du cap Maho des Hollandais. Parmi les choses qui le frappèrent, Dampier cite la prodigieuse quantité d’une espèce de pigeons, des chauves-souris d’une taille extraordinaire, et des pétoncles, sorte de coquillage, dont l’écaille vide ne pesait pas moins de 258 livres. Le 7 février, il approche de l’île du Roi-Guillaume et court dans l’est, où il ne tarde pas à voir le cap de Bonne-Espérance de Schouten et l’île qui a reçu le nom de ce navigateur. Le 24, l’équipage fut témoin d’un spectacle singulier : « Deux poissons, qui accompagnaient le vaisseau depuis cinq ou six jours, aperçurent un gros serpent marin et se mirent à le poursuivre. Ils étaient à peu près de la figure et de la grandeur des maquereaux, mais de couleur jaune et verdâtre. Le serpent, qui les fuyait d’une grande vitesse, portait la tête hors de l’eau, et l’un des poissons s’efforçait de lui saisir la queue. Aussitôt qu’il se retournait, le premier poisson demeurait en arrière et l’autre prenait sa place. Ils le tinrent longtemps en haleine, toujours attentif à se défendre en fuyant, jusqu’à ce qu’on les perdît de vue. »

Le 25, Dampier donna le nom de Saint-Mathias à une île montagneuse, longue d’une dizaine de lieues, située au-dessus et à l’est des îles de l’Amirauté. Sept ou huit lieues plus loin, il découvrit une autre île, laquelle reçut le nom de l’Orageuse, à cause de violents tourbillons qui empêchèrent d’y aborder. Dampier se croyait alors près de la côte de la Nouvelle-Guinée, tandis qu’il longeait celle de la Nouvelle-Irlande. Il tenta d’y descendre ; mais il était environné de pirogues portant plus de deux cents naturels, et le rivage était couvert d’une foule nombreuse. Voyant qu’il serait imprudent d’envoyer à terre une chaloupe, Dampier fit virer de bord. À peine cet ordre était-il donné, que le navire fut criblé de pierres, que les indigènes lançaient avec une machine dont il ne put découvrir la forme, mais qui fit donner à cet endroit le nom de baie des Frondeurs. Un seul coup de canon les frappa de stupeur et mit fin aux hostilités. Un peu plus loin, à quelque distance du rivage de la Nouvelle-Irlande, ce sont les îles Denis et Saint-Jean que les Anglais découvrent. Le premier, Dampier, passe par le détroit qui sépare la Nouvelle-Irlande de la Nouvelle-Bretagne, reconnaît les îles Volcan, de la Couronne, G. Rook, Long-Rich et l’île Brûlante.

Après cette longue croisière signalée par des découvertes importantes, Dampier reprit la route de l’ouest, regagna l’île Missory, et atteignit enfin l’île de Ceram, l’une des Moluques, où il fit une assez longue relâche. Il se rendit ensuite à Bornéo, passa par le détroit de Macassar et atterrit à Batavia, dans l’île de Java, le 23 juin. Il y resta jusqu’au 17 octobre, et fit route pour l’Europe. En arrivant à l’île de l’Ascension, le 23 février 1701, son navire avait une voie d’eau si considérable qu’il fut impossible de la boucher. On dut échouer le bâtiment et transborder à terre l’équipage et le chargement. Par bonheur, l’eau ne manquait pas, non plus que les tortues, les chèvres et les écrevisses de terre. On était donc assuré de ne pas mourir de faim, jusqu’au jour où un navire relâcherait dans l’île et rapatrierait les naufragés. Ce moment ne se fit pas attendre, car, le 2 avril, un bâtiment anglais les prenait à son bord et les ramenait en Angleterre. Nous aurons encore occasion de parler de Dampier, à propos des voyages de Wood Rodgers.

II

Le pôle et l’Amérique.

Hudson et Baffin. — Champlain et La Sale. — Les Anglais sur la côte de l’Atlantique. — Les Espagnols dans l’Amérique du Sud. — Résumé des connaissances acquises à la fin du XVIIe siècle. — La mesure du degré terrestre. — Progrès de la cartographie. — Inauguration de la géographie mathématique.

Si les tentatives pour trouver un passage par le nord-ouest avaient été abandonnées depuis une vingtaine d’années par l’Angleterre, on n’avait cependant pas renoncé à chercher, par cette voie, un passage qu’on ne devait découvrir que de nos jours, et encore pour constater son impraticabilité absolue. Un habile marin, Henri Hudson, dont Ellis a dit « que jamais personne n’entendit mieux le métier de la mer, que son courage était à l’épreuve de tous les événements et que son application fut infatigable, » conclut un traité avec une compagnie de marchands pour chercher le passage par le nord-ouest. Le 1er mai 1607, parti de Gravesend avec une simple barque, le Hopewell, et douze hommes d’équipage, il atteignit, le 13 juin, la côte orientale du Groenland par 73°, et lui donna un nom qui répondait à ses espérances en l’appelant cap Tiens-Bon (hold with hope). Le temps était plus beau et moins froid que dix degrés plus bas. Le 27 juin, Hudson avait remonté de cinq degrés dans le nord, mais le 2 juillet, par un de ces brusques revirements si fréquents dans ces contrées, le froid devint rigoureux. Cependant, la mer restait libre, l’air était calme, des bois flottés dérivaient en grande quantité. Le l4 du même mois, par 33° 23’, le contremaître et le bosseman du navire descendirent sur une terre qui formait la partie septentrionale du Spitzberg. Des traces de bœufs musqués et de renards, une grande abondance d’oiseaux aquatiques, deux ruisseaux d’eau douce, et chaude dans l’un des deux, prouvèrent à nos navigateurs que la vie était possible, sous ces latitudes extrêmes, à cette période de l’année. Hudson, qui n’avait pas tardé à reprendre la mer, se vit arrêté à la hauteur du 82e degré, par une épaisse banquise, qu’il s’efforça, mais vainement, de percer ou de tourner. Il dut rentrer en Angleterre, où il arriva le 15 septembre, après avoir découvert une île qui est vraisemblablement celle de Jean Mayen. La route suivie dans ce premier voyage n’ayant pu donner issue vers le nord, Hudson en tenta une autre. En effet, il partit le 21 avril de l’année suivante, et s’avança entre le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble ; mais il dut se contenter de suivre, pendant un certain temps, le rivage de cette grande terre, sans pouvoir s’élever autant qu’il l’aurait voulu. L’échec de cette seconde tentative était plus complet que celui de la campagne de 1607. Aussi la Compagnie anglaise qui avait fait les frais de ces deux tentatives se refusa-t-elle à recommencer. C’est sans doute ce motif qui détermina Hudson à prendre du service en Hollande.

La Compagnie d’Amsterdam lui remit, en 1609, le commandement d’un navire, avec lequel il partit du Texel au commencement de l’année. Après avoir doublé le cap Nord, il s’avança le long des côtes de la Nouvelle-Zemble ; mais son équipage, composé d’Anglais et de Hollandais, qui avaient fait les campagnes des Indes orientales, fut bientôt rebuté par le froid et les glaces. Hudson se vit forcé de changer de route et de proposer à ses matelots en pleine révolte de chercher le passage, soit par le détroit de Davis, soit par les côtes de la Virginie, où devait se trouver une issue, suivant les informations du capitaine Smith, qui avait fréquenté ces côtes. Le choix de cet équipage, peu soumis à la discipline, ne pouvait être douteux. Hudson, pour ne pas compromettre entièrement les dépenses de la Compagnie d’Amsterdam, dut gagner les îles Féroë, descendre vers le sud jusqu’au 44e parallèle, et chercher, sur la côte d’Amérique, le détroit dont on lui avait certifié l’existence. Le 18 juillet, il débarqua sur le continent afin de remplacer son mât de misaine brisé pendant une tempête ; il en profita pour échanger des pelleteries avec les indigènes. Mais ses matelots indisciplinés, ayant soulevé par leurs exactions les pauvres sauvages si paisibles, le contraignirent à remettre à la voile. Il continua de suivre la côte jusqu’au 3 août, et prit terre une seconde fois. Par 40°30’, il découvrit une grande baie, qu’il remonta pendant plus de cinquante lieues en canot. Cependant, les provisions commençaient à manquer, et il n’était pas possible de s’en procurer à terre. L’équipage, qui semble avoir, durant toute cette campagne, imposé ses volontés à son capitaine, s’assembla, les uns proposant d’hiverner à Terre-Neuve pour reprendre l’année suivante la recherche du passage, les autres voulant gagner l’Irlande. On s’arrêta à ce dernier parti ; mais, lorsqu’on approcha des côtes de la Grande-Bretagne, la terre exerça un si puissant attrait sur ses hommes qu’Hudson fut obligé de relâcher, le 7 novembre, à Darmouth.

L’année suivante, 1610, malgré tous les ennuis qu’il avait supportés. Hudson essaya de renouer avec la Compagnie hollandaise. Mais le prix qu’elle mit à son concours le fit bientôt renoncer à son projet et l’engagea à en passer par les exigences de la Compagnie anglaise. Celle-ci imposa à Hudson la condition d’embarquer, plutôt comme assistant que comme second, un marin habile, appelé Coleburne, dans lequel elle avait toute confiance. On comprend combien une telle exigence était blessante pour Hudson. Aussi, ce dernier profita-t-il de la première occasion pour se débarrasser du surveillant qui lui avait été imposé. Il n’était pas encore sorti de la Tamise, qu’il renvoyait à terre Coleburne, avec une lettre pour la Compagnie, dans laquelle il s’efforçait de pallier et de justifier ce procédé au moins étrange.

Dans les derniers jours de mai, alors que le navire venait de relâcher dans un des ports de l’Islande, l’équipage forma, au sujet de Coleburne, un premier complot sans peine réprimé, et lorsqu’il quitta cette île, le 1er juin, Hudson avait rétabli son autorité. Après avoir passé le détroit de Frobisher, Hudson reconnut la terre de Désolation de Davis, donna dans le détroit qui a reçu son nom et ne tarda pas à s’enfoncer dans une large baie, dont il visita toute la côte occidentale jusqu’au commencement de septembre. À cette époque, un des bas officiers, ne cessant d’exciter la révolte contre son chef, fut démonté, mais cette mesure de justice ne fit qu’exciter les matelots. Dans les premiers jours de novembre. Hudson, arrivé au fond de la baie, chercha un endroit propre à y hiverner, et, l’ayant bientôt trouvé, il fit mettre le navire à sec. Une pareille résolution se conçoit difficilement. D’une part, Hudson n’avait quitté l’Angleterre qu’avec six mois de vivres, déjà bien largement entamés, et il ne fallait guère songer, vu la stérilité du pays, à s’y procurer un supplément de nourriture ; d’autre part, l’équipage avait donné de si nombreux signes de mutinerie qu’il ne pouvait guère compter sur sa discipline et sa bonne volonté. Toutefois, bien que les Anglais aient dû souvent se contenter d’une maigre ration, ils ne passèrent pas un hiver trop pénible, grâce à de nombreux arrivages d’oiseaux. Mais, dès que le printemps fût revenu et que le navire fut paré pour reprendre la route d’Angleterre, Hudson comprit que son sort était décidé. Il prit donc ses dispositions en conséquence, distribua à chacun sa part de biscuit, paya la solde et attendit les événements. Ce ne fut pas long. Les conjurés se saisirent de leur capitaine, de son fils, d’un volontaire, du charpentier et de cinq matelots, les embarquèrent dans une chaloupe, sans armes, sans provisions, sans instruments, et les abandonnèrent à la merci de l’Océan. Les coupables regagnèrent l’Angleterre, non pas tous cependant, car deux furent tués dans une rencontre avec les Indiens, un autre mourut de maladie et les autres furent gravement éprouvés par la famine. Au reste, aucune poursuite ne fut commencée contre eux. Seulement, en 1674, la Compagnie procura un emploi, à bord d’un navire, au fils de Henri Hudson, « disparu dans la découverte du nord-ouest », qui était absolument sans fortune.

Les expéditions d’Hudson furent suivies de celles de Button et de Gibbons, à qui l’on doit, à défaut de nouvelles découvertes, de sérieuses observations sur les marées, sur les variations du temps et de la température et sur nombre de phénomènes naturels.

En 1615, la Compagnie anglaise confia à Byleth, qui avait pris part aux derniers voyages, le commandement d’un bâtiment de 50 tonneaux. Son nom, la Découverte, était de bon augure. Il emportait, comme pilote, le fameux Guillaume Baffin, dont la renommée a éclipsé celle de son capitaine. Partis d’Angleterre le 13 avril, les explorateurs anglais reconnurent le cap Farewell dès le 6 mai, passèrent de l’île Désolation aux îles des Sauvages, où ils rencontrèrent un grand nombre de naturels, et remontèrent dans le nord-ouest jusqu’à 64°. Le 10 juillet, la terre était à tribord et la marée venait du nord ; ils en conçurent un tel espoir pour l’existence du passage cherché, qu’ils donnèrent au cap découvert en cet endroit le nom de Confort. C’était vraisemblablement le cap Walsingham, car ils constatèrent, après l’avoir doublé, que la terre tournait au nord-est et à l’est. C’est à l’entrée du détroit de Davis que s’arrêtèrent leurs découvertes pendant cette année. Ils étaient de retour à Plymouth le 9 septembre, sans avoir perdu un seul homme.

Si grandes étaient les espérances conçues par Byleth et par Baffin. qu’ils obtinrent de reprendre la mer sur le même bâtiment l’année suivante. Le 14 mai 1616, après une navigation qui n’eut rien de remarquable, les deux capitaines pénétrèrent dans le détroit de Davis, reconnurent le cap Espérance de Sanderson, point extrême atteint autrefois par Davis, et remontèrent jusqu’à 72° 40, à l’île des Femmes, ainsi nommée parce qu’on y rencontra quelques Esquimaudes. Le 12 juin, Byleth et Baffin furent forcés par les glaces d’entrer dans une baie de la côte. Des Esquimaux leur apportèrent beaucoup de cornes, sans doute des défenses de morses, ou des cornes de bœufs musqués ; ce qui fit appeler cette entrée Horn sound (détroit des cornes). Après une station de quelques jours en cet endroit, il fut possible de reprendre la mer. À partir de 75° 40, on rencontra une immense étendue d’eau libre de glaces, et l’on pénétra, sans grands dangers, jusqu’au delà du 78e degré de latitude, à l’entrée du détroit qui prolongeait au nord l’immense baie qu’on venait de parcourir, et qui reçut le nom de Baffin. Faisant alors route à l’ouest, puis au sud-ouest, Byleth et Baffin découvrirent les îles Carey, le détroit de Jones, l’île Cobourg et le détroit de Lancastre. Enfin, ils descendirent toute la rive occidentale de la baie de Baffin jusqu’à la terre de Cumberland. Désespérant alors de pouvoir pousser plus loin ses découvertes, Byleth, qui comptait dans son équipage un grand nombre de scorbutiques, se vit forcé de regagner les côtes d’Angleterre, où il débarqua à Douvres, le 30 août.

Si cette expédition se terminait encore par un échec, en ce sens qu’on n’avait pas trouvé le passage du nord-ouest, les résultats obtenus étaient cependant considérables. Byleth et Baffin avaient prodigieusement reculé les bornes des mers connues dans les parages du Groenland. Le capitaine et le pilote, comme ils l’écrivirent au directeur de la Compagnie, assuraient que la baie par eux visitée était un excellent lieu de pêche, où se jouaient des milliers de baleines, de phoques et de walrus. L’événement ne devait pas tarder à leur donner amplement raison.

Redescendons maintenant sur la côte d’Amérique, jusqu’au Canada, et voyons les événements qui s’y étaient passés depuis Jacques Cartier. Ce dernier, on se le rappelle, avait fait un essai de colonisation, qui n’avait pas produit de résultats importants. Cependant, quelques Français étaient restés dans le pays, s’y étaient mariés et avaient fait souche de colons. De temps à autre, ils recevaient quelques renforts amenés par des bâtiments pêcheurs de Dieppe ou de Saint-Malo. Mais le courant d’émigration avait de la peine à s’établir. C’est dans ces circonstances qu’un gentilhomme nommé Samuel de Champlain, vétéran des guerres de Henri IV, et qui, pendant deux ans et demi, avait couru les Indes orientales, fut engagé par le commandeur de Chastes avec le sieur de Pontgravé, pour continuer les découvertes de Jacques Cartier et choisir les lieux les plus favorables à l’établissement de villes et de centres de population. Ce n’est pas ici le lieu de nous occuper de la façon dont Champlain entendit son rôle de colonisateur, ni de ses grands services, qui auraient pu le faire surnommer le père du Canada. Nous laisserons donc, de parti pris, tout ce côté de son rôle, et non le moins brillant, pour nous occuper seulement des découvertes qu’il réalisa dans l’intérieur du continent.

Partis de Honfleur le 15 mars 1603, les deux chefs de l’entreprise remontèrent d’abord le Saint-Laurent jusqu’au havre de Tadoussac, à quatre-vingts lieues de son embouchure. Ils reçurent un bon accueil de ces populations qui n’avaient pourtant « ni foi, ni loi, vivant sans Dieu et sans religion, comme bêtes brutes. » Laissant en ce lieu leurs navires, qui n’auraient pu s’avancer plus haut sans danger, ils gagnèrent en barque le saut Saint-Louis, où s’était arrêté Jacques Cartier, s’enfoncèrent même quelque peu dans l’intérieur et revinrent en France, où Champlain fit imprimer pour le roi une relation de ce voyage.

Henri IV résolut de continuer l’entreprise. Sur ces entrefaites, M. de Chastes étant venu à mourir, son privilége fut transmis à M. de Monts, avec le titre de vice-amiral et de gouverneur de l’Acadie. Champlain accompagna M. de Monts au Canada et passa trois ans entiers, soit à l’aider de ses conseils et de ses soins dans ses tentatives de colonisation, soit à explorer les côtes de l’Acadie, qu’il releva jusqu’au delà du cap Cod, soit à faire des courses dans l’intérieur et à visiter les tribus sauvages qu’il importait de se concilier. En 1607, après un nouveau voyage en France pour recruter des colons, Champlain retourna de nouveau dans la Nouvelle-France et fonda, en 1608, une ville qui devait être Québec. L’année suivante fut consacrée à remonter le Saint-Laurent et à en faire l’hydrographie. Monté sur une pirogue, avec deux compagnons seulement, Champlain pénétra, avec quelques Algonquins, chez les Iroquois, et demeura vainqueur dans une grande bataille donnée sur les bords d’un lac qui a reçu son nom ; puis il redescendit la rivière Richelieu jusqu’au Saint-Laurent. En 1610, il fait une nouvelle incursion chez les Iroquois, à la tête de ses alliés les Algonquins, auxquels il a toutes les peines du monde à faire observer la discipline européenne. Pendant cette campagne, il employa des machines de guerre qui surprirent grandement les sauvages et lui assurèrent facilement la victoire. Dans l’attaque d’un village, il fit construire un cavalier de bois que deux cents hommes des plus vigoureux « portèrent devant ce village à la longueur d’une pique, il y fit montrer trois arquebusiers bien à couvert des flèches et des pierres qui pourraient leur être tirées ou lancées. » Un peu plus tard, nous le voyons explorer la rivière Ottawa et s’avancer, dans le nord du continent, jusqu’à soixante-quinze lieues de la baie d’Hudson. Après avoir fortifié Montréal, en 1615, il remonte deux fois l’Ottawa, explore le lac Huron et parvient par terre jusqu’au lac Ontario, qu’il traverse.

Il est bien difficile de faire deux parts dans la vie si occupée de Champlain. Toutes ses courses, toutes ses reconnaissances n’avaient pour but que le développement de l’œuvre à laquelle il avait consacré son existence. Ainsi détachées de ce qui fait leur intérêt, elles nous paraissent sans importance, et cependant, si la politique coloniale de Louis XIV et de son successeur avaient été différentes, nous posséderions en Amérique une colonie qui ne le céderait assurément pas en prospérité aux États-Unis. Malgré notre abandon, le Canada a conservé un fervent amour pour la mère-patrie.

Il faut maintenant sauter une quarantaine d’années, pour arriver à Robert Cavelier de la Sale. Pendant ce temps, les établissements français ont pris quelque importance au Canada, et se sont étendus sur une grande partie du nord de l’Amérique. Nos chasseurs, nos trappeurs parcourent les bois et apportent tous les ans, avec leur chargement de fourrures, de nouvelles informations sur l’intérieur du continent. Ils sont puissamment secondés dans cette dernière tâche par les missionnaires, au premier rang desquels nous devons ranger le père Marquette, que l’étendue de ses courses sur les grands lacs et jusqu’au Mississipi désigne particulièrement à notre reconnaissance. Deux hommes méritent aussi d’être cités, pour les encouragements et les facilités qu’ils donnèrent aux explorateurs ; ce sont M. de Frontenac, le gouverneur de la Nouvelle-France, et l’intendant de justice et de police Talon. En 1678, arriva au Canada, sans but bien déterminé, un jeune homme nommé Cavelier de La Sale. « Il était né à Rouen, dit le P. Charlevoix, d’une famille aisée ; mais, ayant passé quelques années chez les jésuites, il n’avait point eu de part à l’héritage de ses parents. Il avait l’esprit cultivé, il voulait se distinguer et il se sentait assez de génie et de courage pour y réussir. En effet, il ne manqua ni de résolution pour entreprendre, ni de constance pour suivre une affaire, ni de fermeté pour se roidir contre les obstacles, ni de ressource pour réparer ses pertes ; mais il ne sut pas se faire aimer, ni ménager ceux dont il avait besoin, et, dès qu’il eut de l’autorité, il l’exerça avec dureté et avec hauteur. Avec de tels défauts, il ne pouvait pas être heureux, aussi ne le fut-il point. »

Ce portrait du père Charlevoix nous paraît un peu poussé au noir, et il ne nous semble pas qu’il apprécie à sa juste valeur la grande découverte que nous devons à Cavelier de La Sale, découverte qui n’a sa pareille, nous ne disons pas son égale, que celle du fleuve des Amazones par Orellana, au XVIe siècle, et celle du Congo par Stanley, au xixe. Toujours est-il qu’à peine arrivé dans le pays, il se mit, avec une application extraordinaire, à étudier les idiomes indigènes, à fréquenter les sauvages pour se mettre au courant de leurs mœurs et de leurs habitudes. En même temps, il recueillait, auprès des trappeurs, une masse de renseignements sur la disposition des fleuves et des lacs. Il fit part de ses projets d’exploration à M. de Frontenac, qui l’encouragea et lui donna le commandement d’un fort construit au débouché du lac dans le Saint-Laurent. Sur ces entrefaites, un certain Jolyet arriva à Québec. Il apportait la nouvelle qu’avec le père Marquette et quatre autres personnes, il avait atteint un grand fleuve appelé Mississipi, coulant vers le sud. Cavelier de La Sale eut bientôt compris tout le parti qu’on pourrait tirer d’une artère de cette importance, surtout si le Mississipi avait, comme il le pensait, son embouchure dans le golfe du Mexique. Par les lacs et l’Illinois, affluent du Mississipi, il était facile de mettre en communication le Saint-Laurent avec la mer des Antilles. Quel merveilleux profit la France allait tirer de cette découverte ! La Sale expliqua le projet qu’il avait conçu au comte de Frontenac et obtint de lui des lettres de recommandation très-pressantes pour le ministre de la marine. En arrivant en France, La Sale apprit la mort de Colbert ; mais il remit à son fils, le marquis de Seignelay, qui lui avait succédé, les dépêches dont il était porteur. Ce projet, qui paraissait reposer sur des bases sérieuses, ne pouvait que plaire à un jeune ministre. Aussi Seignelay présenta-t-il La Sale au roi, qui lui fit expédier des lettres de noblesse, lui accorda la seigneurie de Catarocouy et le gouvernement du fort qu’il avait bâti, avec le monopole du commerce dans les contrées qu’il pourrait découvrir.

La Sale avait également trouvé moyen de se faire patronner par le prince de Conti, qui lui demanda d’emmener le chevalier Tonti, fils de l’inventeur de la Tontine, auquel il s’intéressait. C’était pour La Sale une précieuse acquisition. Tonti, qui avait fait campagne en Sicile, où il avait eu la main emportée par un éclat de grenade, était un brave et habile officier, qui se montra toujours excessivement dévoué.

La Sale et Tonti s’embarquèrent à La Rochelle, le 14 juillet 1678, emmenant avec eux une trentaine d’hommes, ouvriers et soldats, et un récollet, le père Hennepin, qui les accompagna dans tous leurs voyages.

Puis, comprenant que l’exécution de son projet exigeait des ressources plus considérables que celles dont il disposait, La Sale fit construire une barque sur le lac Érié et consacra une année entière à courir le pays, visitant les Indiens, faisant un actif commerce de pelleteries, qu’il emmagasina dans son fort du Niagara, tandis que Tonti agissait de même sur d’autres points. Enfin, vers la mi-août de l’année 1679, sa barque, le Griffon, étant en état de faire voile, il s’embarqua sur le lac Érié, avec une trentaine d’hommes et trois pères récollets pour Machillimackinac. Il essuya, dans la traversée des lacs Saint-Clair et Huron, une rude tempête qui causa la désertion d’une partie de ses gens, que le chevalier Tonti lui ramena. La Sale, arrivé à Machillimackinac, entra bientôt dans la baie Verte. Mais, pendant ce temps, ses créanciers à Québec faisaient vendre tout ce qu’il possédait, et le Griffon, qu’il avait expédié, chargé de pelleteries, au fort de Niagara, se perdait ou était pillé par les Indiens, on n’a jamais su au juste. Pour lui, bien que le départ du Griffon eût mécontenté ses compagnons, il continua sa route et atteignit la rivière Saint-Joseph, où se trouvait un campement de Miamis et où Tonti ne tarda pas à le rejoindre. Leur premier soin fut de construire un fort en cet endroit. Ils traversèrent ensuite la ligne de partage des eaux entre le bassin des grands lacs et celui du Mississipi ; puis ils gagnèrent la rivière des Illinois, affluent de gauche de ce grand fleuve. Avec sa petite troupe, sur laquelle même il ne pouvait entièrement compter, la situation de La Sale était critique, au milieu d’un pays inconnu, chez une nation puissante, les Illinois, qui, d’abord alliés de la France, avaient été prévenus et excités contre nous par les Iroquois et les Anglais, jaloux des progrès de la colonie canadienne.

Cependant, il fallait, à tout prix, s’attacher ces Indiens, qui, par leur situation, pouvaient empêcher toute communication entre La Sale et le Canada. Afin de frapper leur imagination, Cavelier de La Sale se rend à leur campement, où plus de trois mille hommes sont rassemblés. Il n’a que vingt hommes, mais il traverse fièrement leur village et s’arrête à quelque distance. Les Illinois, qui n’ont pas encore déclaré la guerre, sont surpris. Ils s’avancent vers lui et l’accablent de démonstrations pacifiques. Tant est versatile l’esprit des sauvages ! tant fait d’impression sur eux toute marque de courage ! Sans tarder, La Sale profite de leurs dispositions amicales, et bâtit, sur l’emplacement même de leur camp, un petit fort qu’il nomme Crèvecœur, par allusion aux chagrins qu’il a déjà éprouvés. Il y laisse Tonti avec tout son monde, et pour lui, inquiet du sort du Griffon, il regagne, avec trois Français et un Indien, le fort de Catarocouy que cinq cents lieues séparent de Crèvecœur. Avant de partir, il avait détaché avec le P. Hennepin, un de ses compagnons, nommé Dacan, avec mission de remonter le Mississipi au delà de la rivière des Illinois, et, s’il était possible, jusqu’à sa source, « Ces deux voyageurs, dit le père Charlevoix, partirent du fort de Crèvecœur le 28 février, et, étant entrés dans le Mississipi, le remontèrent jusque vers le 46° de latitude nord. Là, ils furent arrêtés par une chute d’eau assez haute, qui tient toute la largeur du fleuve et à laquelle le P. Hennepin donna le nom de Saint-Antoine-de-Padoue. Ils tombèrent alors, je ne sais par quel accident, entre les mains des Sioux, qui les retinrent assez longtemps prisonniers. »

Dans son voyage de retour à Catarocouy, La Sale, ayant découvert un nouvel emplacement propre à la construction d’un fort, y appela Tonti, qui se mit aussitôt à l’œuvre, tandis qu’il continuait sa route. C’est le fort Saint-Louis. À son arrivée à Catarocouy, La Sale apprit des nouvelles qui auraient abattu un homme moins bien trempé. Non-seulement le Griffon, sur lequel il avait pour 10,000 écus de fourrures, était perdu, mais un bâtiment, qui lui apportait de France une cargaison estimée 22,000 francs, avait fait naufrage, et ses ennemis avaient répandu le bruit de sa mort. N’ayant plus rien à faire à Catarocouy, ayant prouvé par sa présence que tous les bruits répandus sur sa disparition étaient faux, il regagna le fort Crèvecœur, où il fut bien étonné de ne trouver personne.

Voici ce qui s’était passé. Tandis que le chevalier Tonti était occupé à la construction du fort Saint-Louis, la garnison du fort Crèvecœur s’était soulevée, avait pillé les magasins, en avait fait autant au fort Miani et avait fui jusqu’à Machillimackinac. Tonti, presque seul en face des Illinois soulevés contre lui par les déprédations de ses hommes, et jugeant qu’il ne pourrait résister dans son fort de Crèvecœur, en était sorti, le 11 septembre 1680, avec les cinq Français qui composaient sa garnison, et s’était retiré jusqu’à la baie du lac Michigan. Après avoir mis garnison à Crèvecœur et au fort Saint-Louis, La Sale vint à Machillimackinac, où il retrouva Tonti. Ils en repartirent ensemble vers la fin d’août pour Catarocouy, où ils s’embarquèrent sur le lac Érié avec cinquante-quatre personnes, le 28 août 1681. Après une course de quatre-vingts lieues le long de la rivière glacée des Illinois, ils atteignirent le fort de Crèvecœur, où les eaux libres leur permirent de se servir de leurs canots. Le 6 février 1682, La Sale arriva au confluent de l’Illinois et du Mississipi. Il descendit le fleuve, reconnut l’embouchure du Missouri, celle de l’Ohio, où il éleva un fort, pénétra dans le pays des Arkansas, dont il prit possession au nom de la France, traversa le pays des Natchez, avec lesquels il fit un traité d’amitié, et déboucha enfin, le 9 avril, après une navigation de trois cent cinquante lieues sur une simple barque, dans le golfe du Mexique. Les prévisions si habilement conçues par Cavelier de La Sale étaient réalisées. Il prit aussitôt solennellement possession de la contrée, à laquelle il donna le nom de Louisiane, et appela Saint-Louis le fleuve immense qu’il venait de découvrir.

Il ne fallut pas moins d’un an et demi à La Sale pour revenir au Canada. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, quand on songe à tous les obstacles semés sur son chemin. Quelle énergie, quelle force d’âme il fallut à l’un des plus grands voyageurs dont la France puisse s’enorgueillir, pour mener à bien semblable entreprise !

Par malheur, un homme, cependant bien intentionné, mais qui se laissa prévenir contre La Sale par ses nombreux ennemis, M. Lefèvre de la Barre, qui avait succédé à M. de Frontenac, comme gouverneur du Canada, écrivit au ministre de la marine qu’on ne devait pas regarder les découvertes de La Sale comme bien importantes. « Ce voyageur, disait-il, était actuellement, avec une vingtaine de vagabonds français et sauvages, dans le fond de la baie, où il tranchait du souverain, pillait et rançonnait ceux de sa nation, exposait les peuples aux incursions des Iroquois, et couvrait toutes ces violences du prétexte de la permission, qu’il avait de Sa Majesté, de faire seul le commerce dans les pays qu’il pourrait découvrir. »

Cavelier de La Sale ne pouvait rester en butte à ces imputations calomnieuses. D’un côté, l’honneur lui commandait de rentrer en France pour se disculper ; de l’autre, il entendait ne pas laisser à autrui le profit de sa découverte. Il partit donc, et reçut de Seignelay un accueil bienveillant. Le ministre n’avait pas été ému des lettres de M. de La Barre ; il avait compris qu’on n’accomplit pas de grandes choses sans froisser bien des amours-propres, sans se faire de nombreux ennemis. La Sale en profita pour lui exposer son projet de reconnaître par mer l’embouchure du Mississipi, afin d’en frayer le chemin aux vaisseaux français et d’y fonder un établissement. Le ministre entra dans ces vues et lui remit une commission qui plaçait sous ses ordres Français et sauvages, depuis le fort Saint-Louis des Illinois jusqu’à la mer. En même temps, le commandant de l’escadre qui le transporterait en Amérique serait sous sa dépendance et lui fournirait, lors de son débarquement, tous les secours qu’il lui réclamerait, pourvu que ce ne fût pas au préjudice du roi. Quatre bâtiments, dont une frégate de quarante canons commandée par M. de Beaujeu, devaient porter deux cent quatre-vingts personnes, y compris les équipages, à l’embouchure du Mississipi, et former le noyau de la nouvelle colonie. Soldats et artisans avaient été fort mal choisis, on s’en aperçut trop tard, et pas un ne savait son métier. Partie de La Rochelle, le 24 juillet 1684, la petite escadre fut presque aussitôt forcée de rentrer au port, le mât de beaupré de la frégate ayant cassé tout à coup, par le plus beau temps du monde. Cet accident inexplicable fut le point de départ de la mésintelligence entre M. de Beaujeu et M. de La Sale. Le premier ne pouvait se voir avec plaisir subordonné à un simple particulier et ne le pardonnait pas à Cavelier. Rien n’eût été cependant plus simple que de refuser ce commandement. Le second n’avait pas la douceur de manières et l’urbanité nécessaires pour faire revenir son compagnon. La brouille ne fit que s’accentuer durant le voyage, en raison des entraves qu’apportait M. de Beaujeu à la rapidité et au secret de l’expédition. Les tracas de La Sale étaient même devenus si grands, lorsqu’on arriva à Saint-Domingue, qu’il tomba gravement malade. Il guérit cependant, et l’expédition remit à la voile le 25 novembre. Un mois après, elle était à la hauteur de la Floride ; mais, comme « on avait assuré à La Sale que, dans le golfe du Mexique, tous les courants portaient à l’est, il ne douta pas que l’embouchure du Mississipi ne lui restât bien à l’ouest ; erreur qui fut la source de toutes ses disgrâces. »

La Sale fit donc porter à l’ouest et dépassa sans s’en apercevoir, sans vouloir même faire attention à certains indices qu’on le priait de remarquer, l’embouchure du Mississipi. Quand il s’aperçut de son erreur et qu’il pria M. de Beaujeu de revenir en arrière, celui-ci ne voulut plus y consentir. La Sale, voyant qu’il ne pouvait rien gagner sur l’esprit contrariant de son compagnon, se décida à débarquer ses hommes et ses provisions dans la baie Saint-Bernard. Mais, jusque dans ce dernier acte, Beaujeu mit une mauvaise volonté coupable et qui fait aussi peu d’honneur à son jugement qu’à son patriotisme. Non-seulement il ne voulut pas débarquer toutes les provisions, sous prétexte que, certaines étant à fond de cale, il n’avait pas le temps, de changer tout son arrimage, mais encore il donna asile sur son bord au patron et à l’équipage de la flûte chargée des munitions, des ustensiles et des outils nécessaires à un nouvel établissement, gens que tout semble convaincre d’avoir jeté, de propos délibéré, leur bâtiment à la côte. En même temps, quantité de sauvages profitèrent du désordre causé par le naufrage de la flûte pour dérober tout ce qui put leur tomber sous la main. Cependant, La Sale, qui avait le talent de ne paraître jamais abattu par la mauvaise fortune et qui trouvait dans son génie des ressources appropriées aux circonstances, fit commencer les travaux d’établissement. Pour donner courage à ses compagnons, il mit plus d’une fois la main à l’ouvrage ; mais les travaux n’avancèrent que lentement à cause de l’ignorance des ouvriers. Bientôt, frappé de la ressemblance du langage et des habitudes des Indiens de ces parages avec ceux du Mississipi, La Sale se persuada qu’il n’était pas éloigné de ce fleuve et fit plusieurs excursions pour s’en rapprocher. Mais, s’il trouvait un pays beau et fertile, il n’en était pas plus avancé pour ce qu’il cherchait. Il revenait chaque fois au fort, plus sombre et plus dur, et ce n’était pas le moyen de remettre le calme dans ces esprits aigris par les souffrances et l’inanité de leurs efforts. Des graines avaient été semées ; mais presque rien n’avait levé, faute de pluie. Ce qui avait poussé n’avait pas tardé d’être ravagé par les sauvages et par les bêtes fauves. Les chasseurs qui s’éloignaient du camp étaient massacrés par les Indiens, et les maladies trouvaient une proie facile dans ces hommes accablés par l’ennui, le chagrin et la misère. En peu de temps, le nombre des colons tomba à trente-sept. Enfin, La Sale résolut de tenter un dernier effort pour gagner le Mississipi et, en descendant ce fleuve, trouver du secours chez les nations avec lesquelles il avait fait alliance. Il partit, le 12 janvier 1687, avec son frère, ses deux neveux, deux missionnaires et douze colons. Il s’approchait du pays des Cenis, lorsqu’à la suite d’une altercation entre l’un de ses neveux et trois de ses compagnons, ceux-ci assassinèrent le jeune homme et son domestique pendant leur sommeil et résolurent aussitôt d’en faire autant du chef de l’entreprise. De La Sale, inquiet de ne pas voir revenir son neveu, partit à sa recherche, le 19 au matin, avec le père Anastase. Les assassins, en le voyant s’approcher, s’embusquèrent dans un fourré, et l’un d’eux lui tira dans la tête un coup de fusil qui l’étendit roide mort. Ainsi périt Robert Cavelier de La Sale, « homme d’une capacité, au dire du P. Charlevoix, d’une étendue d’esprit, d’un courage et d’une fermeté d’âme qui auraient pu le conduire à quelque chose de grand, si, avec tant de bonnes qualités, il avait su se rendre maître de son humeur sombre et atrabilaire, fléchir sa sévérité ou plutôt la dureté de son naturel… » On avait répandu contre lui nombre de calomnies ; mais il faut d’autant plus se tenir en garde contre tous ces bruits malveillants, « qu’il n’est que trop ordinaire d’exagérer les défauts des malheureux, de leur en imputer même qu’ils n’avaient pas, surtout quand ils ont donné lieu à leur infortune et qu’ils n’ont pas su se faire aimer. Ce qu’il y a de plus triste pour la mémoire de cet homme célèbre, c’est qu’il a été plaint de peu de personnes, et que le mauvais succès de ses entreprises — de sa dernière seulement — lui a donné un air d’aventurier, parmi ceux qui ne jugent que sur les apparences. Par malheur, c’est ordinairement le plus grand nombre, et en quelque sorte la voix du public. »

Nous n’avons que peu de chose à ajouter à ces dernières paroles si sages. La Sale ne sut pas se faire pardonner son premier succès. Nous avons dit par suite de quel concours de circonstances sa seconde entreprise échouait. Il mourut victime, on peut le dire, de la jalousie et du mauvais vouloir du chevalier de Beaujeu. C’est à cette petite cause que nous devons de ne pas avoir fondé en Amérique une colonie puissante, qui se fût bientôt trouvée en état de lutter avec les établissements anglais.

Nous avons raconté les commencements des colonies anglaises. Les événements qui se passèrent en Angleterre leur furent très-favorables. Les persécutions religieuses, les révolutions de 1648 et de 1688 fournirent quantité de recrues, qui, animées d’un excellent esprit, se mirent au travail et transportèrent au delà de l’Atlantique les arts, l’industrie et en peu de temps la prospérité de la mère-patrie. Bientôt, les immenses forêts qui couvraient le sol de la Virginie, de la Pensylvanie, de la Caroline, tombèrent sous la hache du « squatter » et furent défrichées, tandis que les coureurs des bois, repoussant les Indiens, faisaient mieux connaître l’intérieur du pays et préparaient l’œuvre de la civilisation. Au Mexique, dans toute l’Amérique centrale, au Pérou, au Chili et sur les bords de l’Atlantique, les choses se passaient autrement. Les Espagnols avaient étendu leurs conquêtes ; mais, loin de travailler comme les Anglais, ils avaient réduit les Indiens en esclavage. Au lieu de s’adonner aux cultures propres à la variété des climats et des contrées dont ils s’étaient emparés, ils ne cherchaient que dans le produit des mines les ressources et la prospérité qu’ils auraient dû demander à la terre. Si un pays peut ainsi parvenir rapidement à une richesse prodigieuse, ce régime tout factice n’a qu’un temps. Avec les mines ne tarde pas à s’épuiser une prospérité qui ne se renouvelle pas. Les Espagnols devaient en faire la triste expérience.

Ainsi donc, à la fin du XVIIe siècle, une grande partie du nouveau monde était connue. Dans l’Amérique du Nord, le Canada, les rivages de l’océan Atlantique et du golfe du Mexique, la vallée du Mississipi, les côtes de la Californie et du Nouveau-Mexique étaient reconnus ou colonisés. Tout le milieu du continent, à partir du Rio-del-Norte jusqu’à la Terre Ferme, était soumis, nominalement du moins, aux Espagnols. Dans le Sud, les savanes et les forêts du Brésil, les pampas de l’Argentine et l’intérieur de la Patagonie se dérobaient encore aux regards des explorateurs. Il devait longtemps encore en être de même.

En Afrique, la longue ligne de côtes qui se déroule sur l’Atlantique et la mer des Indes avait été patiemment suivie et relevée par les navigateurs. En quelques points seulement, des colons ou des missionnaires avaient tenté de pénétrer le mystère de ce vaste continent. Le Sénégal, le Congo, la vallée du Nil et l’Abyssinie, voilà tout ce que l’on connaissait alors avec un peu de détail et de certitude.

Si bien des contrées de l’Asie, parcourues par les voyageurs du moyen âge, n’avaient pas été revues depuis cette époque, nous avions soigneusement exploré toute la partie antérieure de ce continent, l’Inde nous était révélée, nous y fondions même quelques établissements, la Chine était entamée par nos missionnaires, et le Japon, ce fameux Cipango qui avait exercé une si puissante attraction sur les voyageurs du siècle précédent, nous était enfin connu. Seuls la Sibérie et tout l’angle nord-est de l’Asie avaient échappé à nos investigations, et l’on ignorait encore si l’Amérique n’était pas rattachée à l’Asie, mystère qui devait être bientôt éclairci.

Dans l’Océanie, nombre d’archipels, d’îles ou d’îlots isolés restaient encore à découvrir, mais les îles de la Sonde étaient colonisées, les côtes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande avaient été reconnues en partie, et l’on commençait à douter de l’existence de ce grand continent austral qui s’étendait, selon Tasman, de la Terre de Feu à la Nouvelle-Zélande ; mais il fallait cependant encore les longues et soigneuses reconnaissances de Cook pour reléguer définitivement dans le pays des fables une chimère si longtemps caressée.

La géographie était sur le point de se transformer. Les grandes découvertes, faites en astronomie, allaient être appliquées à la géographie. Les travaux de Fernel et surtout de Picard, sur la mesure d’un degré terrestre entre Paris et Amiens, avaient permis de savoir que le globe n’est pas une sphère, mais un sphéroïde, c’est-à-dire une boule aplatie aux pôles et renflée à l’équateur. C’était trouver du même coup la forme et la dimension du monde que nous habitons. Enfin les travaux de Picard, continués par La Hire et Cassini, furent terminés, au commencement du siècle suivant. Les observations astronomiques, rendues possibles par le calcul des satellites de Jupiter, permettaient de faire la rectification de nos cartes. Si cette rectification s’était produite déjà sur certains lieux, elle devenait indispensable depuis que le nombre des points, dont la position astronomique avait été observée, s’était considérablement augmenté. Ce devait être l’œuvre du siècle suivant. En même temps, la géographie historique était plus étudiée ; elle commençait à prendre pour base l’étude des inscriptions, et l’archéologie allait devenir un des instruments les plus utiles de la géographie comparée. En un mot, le XVIIe siècle est une époque de transition et de progrès ; il cherche et il trouve les puissants moyens que son successeur, le XVIIIe siècle, devait mettre en œuvre. L’ère des sciences vient de s’ouvrir, et avec elle le monde moderne commence.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
TABLE DES MATIÈRES
DE LA DEUXIÈME PARTIE




Les conquistadores de l’Amérique centrale.
Hojeda. — Améric Vespuce. — Son nom donné au nouveau monde. — Juan de la Cosa. — V. Yanez Pinzon. — Bastidas. — Diego de Lepe. — Diaz de Solis. — Ponce de Léon et la Floride. — Balboa découvre l’océan Pacifique. — Grijalva explore les côtes du Mexique 
 1
Fernand Cortès. — Son caractère. — Sa nomination. — Préparatifs de l’expédition et tentatives de Velasquez pour l’arrêter. — Débarquement à Vera-Cruz. — Du Mexique et de l’empereur Montezuma. — La république de Tlascala. — Marche sur Mexico. — L’empereur prisonnier. — Défaite de Narvaez. — La noche triste. — Bataille d’Otumba. — Second siége et prise de Mexico. — Expédition de Honduras. — Voyage en Espagne. — Expéditions dans l’océan Pacifique. — Second voyage de Cortès en Espagne. — Sa mort 
 27
La triple alliance. — François Pizarre et ses frères. — Don Diègue d’Almagro. — Premières tentatives. — Le Pérou, son étendue, ses peuples, ses rois. — Prise d’Atahualpa, sa rançon et sa mort. — Pierre d’Alvarado. — Almagro au Chili. — Lutte entre les conquérants. — Procès et exécution d’Almagro. — Expéditions de Gonzalo Pizarre et d’Orellana. — Assassinat de François Pizarre. — Révolte et exécution de son frère Gonzalo 
 70
Premier voyage autour du monde.
Magellan ses commencements, ses déboires, son changement de nationalité. — Préparatifs de l’expédition. — Rio de Janeiro. — La baie Saint-Julien. — Révolte d’une partie de l’escadre. — Punition terrible des coupables. — Le détroit de Magellan. — Les Patagons. — Le Pacifique. — Les îles des Larrons. — Zébu et les Philippines. — Mort de Magellan. — Bornéo. — Les Moluques et leurs productions. — Séparation de la Trinidad et de la Victoria. — Retour en Europe par le cap de Bonne-Espérance. — Dernières mésaventures 
 110
Les expéditions polaires et la recherche du passage du Nord-Ouest.
Les Northmen. — Erik le Rouge. — Les Zeni. — Jean Cabot. — Cortereal. — Sebastien Cabot. — Willoughby. — Chancellor 
 154
Jean Verrazzano. — Jacques Cartier et ses trois voyages au Canada. — La ville de Hochelaga. — Le tabac à fumer. — Le scorbut. — Voyage de Roberval. — Martin Frobisher et ses voyages. — John Davis. — Barentz et Heemskerke. — Le Spitzberg. — Hivernage à la Nouvelle-Zemble. — Retour en Europe. — Reliques de l’expédition 
 195
Les voyages d’aventures et la guerre de course.
Drake. — Gavendish. — De Noort. — Walter Raleigh. 
 240
Missionnaires et colons. Commerçants et touristes.
Caractère nettement tranché du XVIIe siècle. — Exploration plus complète des régions déjà découvertes. — À la soif de l’or succède le zèle apostolique. — Les missionnaires italiens au Congo. — Les missionnaires portugais en Abyssinie. — Brue au Sénégal et Flacourt à Madagascar. — Les apôtres de l’Inde, de l’Indo-Chine et du Japon. 
 270
Les Hollandais aux îles des épices. — Lemaire et Schouten. — Tasman. — Mendana. — Quiros et Torrès. Pyrard de Laval. — Pietre della Valle. — Tavernier. — Thévenot. — Bernier. — Robert Knox. — Chardin. — De Bruyn. — Kæmpfer 
 279
Guillaume Dampier ou un roi de la mer au XVIIe siècle. 
 313
Hudson et Baffin. — Champlain et La Sale. — Les Anglais sur la côte de l’Atlantique. — Les Espagnols dans l’Amérique du Sud. — Résumé des connaissances acquises à la fin du XVIIe siècle. — La mesure du degré terrestre. — Progrès de la cartographie. — Inauguration de la géographie mathématique 
 322