De Paris à Bucharest/Chapitre 50

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L


Portraits et tableaux de genre. — Le maître d’hôtel. — Un voleur. — Un vrai bohémien. — Un baron allemand bon enfant. — La question de l’eau froide. — Les frères ennemis. — Une prima donna à la cuisine. — Les complaisants. — Transactions commerciales.

En cherchant, dans les rues de Bucharest des images pittoresques, des costumes ou des monuments, j’ai souvent rencontré des scènes de mœurs étranges. Il est difficile de donner, même avec la plus grande réserve, quelque idée de l’abandon physique et surtout moral d’une partie considérable de la population : on doit, il est vrai, en accuser surtout les principes démoralisateurs qu’y ont déposés comme autant d’immondices les anciens dominateurs turcs, grecs et russes.

Le côté singulier ou comique est seul abordable. — Le propriétaire de l’hôtel que j’habitais, l’un des plus confortables et des mieux famés de la ville, était Allemand. Sa femme, Valaque je crois, petite, très-luxueuse et en même temps très-négligée dans ses toilettes, portait des jupes françaises trop amples, des corsages valaques trop courts, une coiffure serbe, ses cheveux nattes roulés autour de la tête à la hauteur des tempes, une profusion de bijoux et des savates aux pieds. Sa démarche était traînante et sa voix colère. Dans sa face olivâtre on ne voyait que les yeux, qui d’abord semblaient voilés, puis s’allumaient graduellement et lançaient des regards perçants comme ceux d’une chatte qui s’éveille et se fâche. Sa maigreur remarquable lui composait une laideur pleine d’originalité (ce portrait, j’en suis fâché, ressemble à plus d’une figure là-bas). Le mari était grand, fort bel homme, mais semblait toujours mal éveillé : on voyait tous les jours ce singulier couple sur un banc de la cour, sous des lauriers roses. — Le mari dormait dans une pose sultanesque. La femme, accompagnée de deux suivantes, vêtues très-légèrement, accroupies près d’elle, chiffonnait ; cinq ou six marmots tout jeunes, presque nus, piétinaient sur les majestueuses jupes et se roulaient dans la poussière, sans qu’elle prît plus de souci des jupes que des enfants. Cette gracieuse exhibition durait environ deux heures, puis mari et femme disparaissaient jusqu’au lendemain.

Un jour nous dînions, l’Anglais et moi, dans une salle d’été, ouverte sur une cour, lorsque le bruit d’une lutte et des cris déchirants nous arrachèrent à notre agréable occupation. Nous courûmes ainsi que d’autres voyageurs au salon de réception d’où partaient les cris. Nous y vîmes un garçon d’une vingtaine d’années, renversé à terre, se couvrant la figure de ses mains et dont les cris dégénéraient en beuglements. Cinq ou six des garçons de l’hôtel, groupés de côté, le menaçaient du poing ; — le maître d’hôtel, calme et digne, les contenait d’un geste olympien, mais deux autres garçons étant survenus, il leur fit un court récit en leur montrant un bureau dont le tiroir était béant, à moitié brisé. — Chacun d’eux, l’un après l’autre, tomba sur le patient, lui administra sur la tête un certain nombre de coups de poing, dans les jambes un nombre à peu près égal de coups de pied, et, sa colère de commande calmée, rentra dans le groupe des gens de service. D’autres serviteurs vinrent encore, et contribuèrent, avec le même cérémonial et d’après le même récit mesuré du patron et corroboré du même geste, à cette justice à la turque, à laquelle semblait présider un monsieur en costume de boyard, au geste théâtral. — Je crus que c’était un aga de police, qui après avoir laissé pratiquer un ancien usage, emmenait le maladroit voleur pour le faire juger selon la loi nouvelle, — car la correction administrée, il disparut avec lui. — Je fus bien étonné en apprenant que, de ces deux personnages, l’un était le maître, et le voleur son domestique : il me déplut surtout d’être assuré que je les avais pour voisins de palier ; d’autant plus que malgré cette audacieuse tentative de vol, le domestique resta au service de son maître et que tous deux firent un assez long séjour à l’hôtel.

À la rigueur, l’Anglais comprenait que l’hôtelier n’osât pas remercier un client qui buvait le champagne, jouait gros jeu avec ses amis et faisait grande dépense. Mais il ne trouvait guère d’explication à la tolérance du boyard et il concluait à la nécessité de coucher avec notre bourse.

Dans le nombreux personnel de cette singulière hôtellerie, un garçon attira tout d’abord mon attention par l’admirable expression de tristesse résignée répandue sur sa physionomie encore belle, quoique flétrie et dévastée, et par le délabrement incompréhensible de son costume.

À quelque heure qu’on le rencontrât il était toujours en costume de soirée. J’appris qu’il était garçon de jeu, fonctions d’un lucre hasardeux, mais fort actives. Il distribuait des cartes, marquait les points au jeu de billard, percevait l’impôt des heures ou des parties, et tenait le jeu du matin au soir et du soir au matin, ne se couchant jamais, et, rarement encore, dormait debout ; ses occupations habituelles avaient laissé des traces éloquentes sur son costume ; les manches de son habit noir étriqué étaient lustrées par le frôlement des tables, et deux grandes éraillures transversales, produites par le contact des bandes du billard, coupaient jusqu’au vif les jambes de son pantalon. Malgré cette triste tenue, il y avait de la distinction dans sa longue taille mince, sur son visage pâle, et dans ses mains fines et blanches.

Jamais figure ne prêta mieux à la légende et aux aventures : tout en lui sentait le mystère, ce qu’on m’en raconta n’était guère au-dessous de ce que l’imagination la plus romanesque pouvait enfanter.

Il était de Bohême, gentilhomme de grande famille, avait perdu par trahison une grande position, et, entraîné par le démon du jeu, s’était lui-même dépouillé de toute sa fortune.

Il acceptait l’indignité de sa position actuelle comme une juste réparation de ses fautes, et sa résignation était soutenue par d’anciennes prédictions de sorcières tziganes qui, après lui avoir révélé les malheurs qui devaient le frapper, l’assuraient d’une réhabilitation suivie d’un bonheur constant. Mais comment le bonheur pourrait-il jamais rentrer dans le cœur d’un homme qui endure des supplices semblables à celui que je lui vis subir un jour ?

Parmi les habitués de l’hôtel était un baron allemand, tournure de gros plutôt que de grand seigneur, parlant toujours très-haut, fumant une grosse pipe montée d’argent, et portant le chapeau sur l’oreille : — il avait laissé dans son pays, disait-on, sa morgue aristocratique, n’étant venu à Bucharest que pour s’amuser sans étiquette. Donc M. le baron, n’étant pas fier, proposa partie au pauvre garçon bohême, et comme il était aussi bon enfant que simple, il voulut égaliser les chances, et il établit les enjeux de la manière suivante : de sa personne il risquait un swandzig par partie, et, de son côté, le bohême devait boire un verre d’eau à chaque partie qu’il perdrait : or, il convient de savoir que le verre d’eau, en usage là-bas et qu’on sert avec le rafraîchissement appelé dulcias, contient au moins deux tiers de litre. Les deux joueurs étaient habiles et firent avec un bonheur égal huit parties en trente ou quarante minutes. —Le bohême, empocha quatre swandzigs et but, sans en perdre une goutte, environ trois litres d’eau à la grande joie de M. le baron, qui, se retira enchanté de la popularité que lui avaient conquise ses façons débonnaires. Rien de moins aristocratique en effet.

Les scènes de ce genre n’étonnaient que moi.

Pendant trois jours, aux heures du dîner, je fus fort intrigué de voir les garçons du restaurant, dont la face était parfaitement intacte jusque-là, revenir de la cuisine marqués sur le nez ou sur les pommettes des joues, d’estafilades transversales qui me rappelaient les coups d’épée d’apparat des étudiants de Munich. Quoiqu’on y entendît parfois des piétinements et comme des bruissements d’armures, je ne pouvais pas supposer que la cuisine fût une salle d’escrime. J’eus le mot de l’énigme un jour que je vis la porte s’ouvrir avec-fracas et apparaître sur le seuil deux marmitons très-animés, le tablier blanc retroussé et roulé autour du bras gauche comme la cape des combattants espagnols, le bras droit armé d’une casserole à long manche dont ils s’escrimèrent en feintes savantes et en coups retentissants. La cuisinière échevelée, se précipita entre eux comme l’Hersilie de L. David entre Romulus et Tatius, aussi belle, mais plus blonde qu’elle, et les sépara, au moment où, par une manœuvre habile, ils venaient de se coiffer mutuellement de leur armes, et, tirant sur le manche de toutes leurs forces, se maintenaient la tête baissée, tous deux vainqueurs, tous deux vaincus. Je découvris par les commentaires auxquels donna lieu cette scène, que la plus grande partie du personnel féminin de l’hôtel, depuis la dame qui trônait au comptoir du café, jusqu’aux plus infimes laveuses de vaisselle, avait été recrutée peu de temps auparavant dans une troupe théâtrale dramatique et lyrique hongroise, qui n’avait pas eu de succès La jeune première dramatique, jadis reine ou princesse, inscrivait les chopes. Les soubrettes et les utilités étaient chambrières. Les grandes coquettes étaient on ne savait où ni quoi. La première chanteuse était devenue la première cuisinière : elle dispensait les épices avec beaucoup de brio. Les deux marmitons étaient ses frères ; ils l’avaient suivie dans la fortune adverse, et avaient mis à son service leur instinct belliqueux. Ils avaient si souvent en braves chevaliers, tiré l’épée pour leur dame ou pour leur foi, qu’ils avaient contracté l’habitude du geste, quelle que fût l’arme à leur portée. Leur nouvel état leur mettant le plus souvent une casserole sous la main, c’était avec cet ustensile si pacifique qu’ils se vengeaient des quolibets de l’aristocratie de service ou punissaient tout manque de respect envers la diva : les nez endommagés témoignaient de leur adresse et de la fréquence des attaques qu’ils avaient à repousser. Je ne sus pas ce qui avait amené ce jour-là ces frères dévoués à jouer le rôle des frères ennemis.

Il y a là-bas une classe d’individus qui n’ont, je crois, d’équivalents nulle part. Fils de propriétaires qui ont joué et perdu leurs biens, bannis ou affranchis de la domesticité, ils ont un peu d’argent ou encore un peu de crédit, un langage assez facile, beaucoup d’effronterie, pas le moindre sens moral et un habit noir. Sous le patronage d’un personnage important qu’ils ont surpris ou gagné, on sait à peu près comment, ils sollicitent une place. Solliciter, c’est leur état connu. En attendant cette place qui, espérons-le pour les administrés, n’arrivera jamais, ils font des affaires, Dieu sait lesquelles ! Celles qu’on peut avouer pour eux commencent aux renseignements officieux donnés à l’étranger qui offre un cigare en remercîment, et vont, jusqu’au courtage de transactions commerciales qui rapportent à l’entremetteur un double bénéfice payé par les deux contractants. Rien ne rebute la ténacité de ces individus, rien n’égale leur servilité, si ce n’est leur couardise.

Je fus longtemps en butte aux obséquiosités d’un de ces personnages, et je m’amusais de la bouffonnerie de ses offres. Il m’offrit d’abord de me conduire dans une honorable société où l’on jouait pour l’honneur ; ensuite il voulut me vendre des chevaux et je ne sais combien de centaines de kilos de cocons de vers à soie ; ce fut enfin un riche mariage qu’il me proposa, plus une audience du prince, tout cela uniquement « par amour pour les Français. » Il avait à propos de cet amour désintéressé une phrase qu’il répétait sans cesse, et qui, je crois bien, ne l’engageait pas plus que ses offres et ses promesses. « J’aime la France, disait-il, plus que ma patrie, autant que mon honneur ! »

Je ne tombais dans aucun de ces piéges, plus heureux en cela qu’un grand nombre de Français, d’Italiens et d’Allemands qui, à cette époque, étaient accourus à Bucharest pour trafiquer de la soie et surtout pour s’approvisionner de graine de vers dont la récolte avait été mauvaise en beaucoup d’autres pays.

Ces étrangers avaient établi dans la ville plusieurs magnaneries provisoires destinées à une seule récolte. Des citadins s’étaient également livrés à cette production dans une proportion beaucoup plus grande que d’habitude. Il y avait, par suite, rivalité entre les acheteurs, démarches secrètes, et manœuvres commerciales de toutes sortes : occasion admirable pour ces maîtres intrigants, dont je viens de décrire un modèle ! Aussi étaient-ils en pleine activité. De leur intermédiaire moins que scrupuleux, résulta les complications les plus bizarres et les plus désagréables : — même logement loué pour deux exploitations rivales ; femmes de journée engagées dans plusieurs ateliers à la fois ; marchandises véreuses repoussées de tous les acheteurs, reparaissant toujours avec l’indication d’une provenance nouvelle, voyageant pendant trois semaines d’un quartier de la ville à l’autre, et faisant courir en pure perte tous les chalands qui ne les connaissaient que trop ; d’autres achetées par plusieurs personnes, malgré des arrhes et des paroles d’honneur échangées. Ces courtiers peu scrupuleux de toutes sortes de marchandises, nés de l’ancienne civilisation, jouent de leur reste : ils ne pourront trouver place dans une société légalement constituée. C’est une classe de transition qui n’aura plus aucune chance d’exister quand les riches et les puissants privilégiés ne seront plus en position de les soutenir contre les faibles, qui ne seront plus les opprimés. Et, déjà, dans la génération nouvelle qui s’épure et s’élève par l’instruction et l’éveil des idées patriotiques, ce n’est plus que la lie du fond dans une liqueur qui se clarifie.