De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 31
De l’esprit des lois (éd. Nourse) | ||
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Chapitre I.
Changements dans les offices et les fiefs.
D’abord les comtes n’étaient envoyés dans leurs districts que pour un an ; bientôt ils achetèrent la continuation de leurs offices. On en trouve un exemple dès le règne des petits-enfants de Clovis. Un certain Peonius était comte dans la ville d’Auxerre ; il envoya son fils Mummolus porter de l’argent à Gontran pour être continué dans son emploi ; le fils donna de l’argent pour lui-même, et obtint la place du père. Les rois avaient déjà commencé à corrompre leurs propres grâces.
Quoique, par la loi du royaume, les fiefs fussent amovibles, ils ne se donnaient pourtant, ni ne s’ôtaient d’une manière capricieuse et arbitraire ; et c’était ordinairement une des principales choses qui se traitaient dans les assemblées de la nation. On peut bien penser que la corruption se glissa dans ce point, comme elle s’était glissée dans l’autre ; et que l’on continua la possession des fiefs pour de l’argent, comme on continuait la possession des comtés.
Je ferai voir, dans la suite de ce livre, qu’indépendamment des dons que les princes firent pour un temps, il y en eut d’autres qu’ils firent pour toujours. Il arriva que la cour voulut révoquer les dons qui avaient été faits : cela mit un mécontentement général dans la nation, et l’on en vit bientôt naître cette révolution fameuse dans l’histoire de France, dont la première époque fut le spectacle étonnant du supplice de Brunehault.
Il paraît d’abord extraordinaire que cette reine, fille, sœur, mère de tant de rois, fameuse encore aujourd’hui par des ouvrages dignes d’un édile ou d’un proconsul romain, née avec un génie admirable pour les affaires, douée de qualités qui avaient été si longtemps respectées, se soit vue tout à coup exposée à des supplices si longs, si honteux, si cruels, par un roi dont l’autorité était assez mal affermie dans sa nation, si elle n’était tombée, par quelque cause particulière, dans la disgrâce de cette nation. Clotaire lui reprocha la mort de dix rois ; mais il y en avait deux qu’il fit lui-même mourir ; la mort de quelques autres fut le crime du sort ou de la méchanceté d’une autre reine ; et une nation qui avait laissé mourir Frédégonde dans son lit, qui s’était même opposée à la punition de ses épouvantables crimes, devait être bien froide sur ceux de Brunehault.
Elle fut mise sur un chameau, et on la promena dans toute l’armée ; marque certaine qu’elle était tombée dans la disgrâce de cette armée. Frédégaire dit que Protaire, favori de Brunehault, prenait le bien des seigneurs, et en gorgeait le fisc, qu’il humiliait la noblesse, et que personne ne pouvait être sûr de garder le poste qu’il avait. L’armée conjura contre lui, on le poignarda dans sa tente ; et Brunehault, soit par les vengeances qu’elle tira de cette mort, soit par la poursuite du même plan, devint tous les jours plus odieuse à la nation.
Clotaire, ambitieux de régner seul, et plein de la plus affreuse vengeance, sûr de périr si les enfants de Brunehault avaient le dessus, entra dans une conjuration contre lui-même ; et, soit qu’il fût malhabile, ou qu’il fût forcé par les circonstances, il se rendit accusateur de Brunehault, et fit faire de cette reine un exemple terrible.
Warnachaire avait été l’âme de la conjuration contre Brunehault ; il fut fait maire de Bourgogne ; il exigea de Clotaire qu’il ne serait jamais déplacé pendant sa vie. Par là le maire ne put plus être dans le cas où avaient été les seigneurs français ; et cette autorité commença à se rendre indépendante de l’autorité royale.
C’était la funeste régence de Brunehault qui avait surtout effarouché la nation. Tandis que les lois subsistèrent dans leur force, personne ne put se plaindre de ce qu’on lui ôtait un fief, puisque la loi ne le lui donnait pas pour toujours ; mais quand l’avarice, les mauvaises pratiques, la corruption firent donner des fiefs, on se plaignit de ce qu’on était privé par de mauvaises voies des choses que souvent on avait acquises de même. Peut-être que si le bien publie avait été le motif de la révocation des dons, on n’aurait rien dit ; mais on montrait l’ordre, sans cacher la corruption ; on réclamait le droit du fisc, pour prodiguer les biens du fisc à sa fantaisie ; les dons ne furent plus la récompense ou l’espérance des services. Brunehault, par un esprit corrompu, voulut corriger les abus de la corruption ancienne. Ses caprices n’étaient point ceux d’un esprit faible : les leudes et les grands officiers se crurent perdus ; ils la perdirent.
Il s’en faut bien que nous ayons tous les actes qui furent passés dans ces temps-là ; et les faiseurs de chroniques, qui savaient à peu près de l’histoire de leur temps, ce que les villageois savent aujourd’hui de celle du nôtre, sont très stériles. Cependant nous avons une constitution de Clotaire, donnée dans le concile de Paris pour la réformation des abus, qui fait voir que ce prince fit cesser les plaintes qui avaient donné lieu à la révolution. D’un côté, il y confirme tous les dons qui avaient été faits ou confirmés par les rois ses prédécesseurs ; et il ordonne, de l’autre, que tout ce qui a été ôté à ses leudes ou fidèles leur soit rendu.
Ce ne fut pas la seule concession que le roi fit dans ce concile. Il voulut que ce qui avait été fait contre les privilèges des ecclésiastiques fût corrigé : il modéra l’influence de la cour dans les élections aux évêchés. Le roi réforma de même les affaires fiscales : il voulut que tous les nouveaux cens fussent ôtés ; qu’on ne levât aucun droit de passage établi depuis la mort de Gontran, Sigebert et Chilpéric ; c’est-à-dire, qu’il supprimait tout ce qui avait été fait pendant les régences de Frédégonde et de Brunehault : il défendit que ses troupeaux fussent menés dans les forêts des particuliers : et nous allons voir tout à l’heure que la réforme fut encore plus générale, et s’étendit aux affaires civiles.
Chapitre II.
Comment le gouvernement civil fut réformé.
On avait vu jusqu’ici la nation donner des marques d’impatience et de légèreté sur le choix, ou sur la conduite de ses maîtres ; on l’avait vue régler les différends de ses maîtres entre eux, et leur imposer la nécessité de la paix. Mais, ce qu’on n’avait pas encore vu, la nation le fit pour lors : elle jeta les yeux sur sa situation actuelle ; elle examina ses lois de sang-froid ; elle pourvut à leur insuffisance ; elle arrêta la violence ; elle régla le pouvoir.
Les régences mâles, hardies et insolentes de Frédégonde et de Brunehault avaient moins étonné cette nation, qu’elles ne l’avaient avertie. Frédégonde avait défendu ses méchancetés par ses méchancetés mêmes ; elle avait justifié le poison et les assassinats par le poison et les assassinats ; elle s’était conduite de manière que ses attentats étaient encore plus particuliers que publics. Frédégonde fit plus de maux, Brunehault en fit craindre davantage. Dans cette crise, la nation ne se contenta pas de mettre ordre au gouvernement féodal, elle voulut aussi assurer son gouvernement civil : car celui-ci était encore plus corrompu que l’autre ; et cette corruption était d’autant plus dangereuse qu’elle était plus ancienne, et tenait plus, en quelque sorte, à l’abus des mœurs qu’à l’abus des lois.
L’Histoire de Grégoire de Tours et les autres monuments nous font voir, d’un côté, une nation féroce et barbare ; et, de l’autre, des rois qui ne l’étaient pas moins. Ces princes étaient meurtriers, injustes et cruels, parce que toute la nation l’était. Si le christianisme parut quelquefois les adoucir, ce ne fut que par les terreurs que le christianisme donne aux coupables. Les églises se défendirent contre eux par les miracles et les prodiges de leurs saints. Les rois n’étaient point sacrilèges, parce qu’ils redoutaient les peines des sacrilèges ; mais d’ailleurs ils commirent, ou par colère, ou de sang-froid, toutes sortes de crimes et d’injustices, parce que ces crimes et ces injustices ne leur montraient pas la main de la divinité si présente. Les Francs, comme j’ai dit, souffraient des rois meurtriers, parce qu’ils étaient meurtriers eux-mêmes ; ils n’étaient point frappés des injustices et des rapines de leurs rois, parce qu’ils étaient ravisseurs et injustes comme eux. Il y avait bien des lois établies ; mais les rois les rendaient inutiles par de certaines lettres appelées Préceptions, qui renversaient ces mêmes lois : c’était à peu près comme les rescrits des empereurs romains, soit que les rois eussent pris d’eux cet usage, soit qu’ils l’eussent tiré du fond même de leur naturel. On voit dans Grégoire de Tours qu’ils faisaient des meurtres de sang-froid, et faisaient mourir des accusés qui n’avaient pas seulement été entendus ; ils donnaient des préceptions pour faire des mariages illicites ; ils en donnaient pour transporter les successions ; ils en donnaient pour ôter le droit des parents ; ils en donnaient pour épouser les religieuses. Ils ne faisaient point, à la vérité, des lois de leur seul mouvement ; mais ils suspendaient la pratique de celles qui étaient faites.
L’édit de Clotaire redressa tous les griefs. Personne ne put plus être condamné sans être entendu ; les parents durent toujours succéder selon l’ordre établi par la loi ; toutes préceptions pour épouser des filles, des veuves ou des religieuses, furent nulles, et on punit sévèrement ceux qui les obtinrent et en firent usage. Nous saurions peut-être plus exactement ce qu’il statuait sur ces préceptions, si l’article 13 de ce décret et les deux suivants n’avaient péri par le temps. Nous n’avons que les premiers mots de cet article 13, qui ordonne que les préceptions seront observées ; ce qui ne peut pas s’entendre de celles qu’il venait d’abolir par la même loi. Nous avons une autre constitution du même prince, qui se rapporte à son édit, et corrige de même, de point en point, tous les abus des préceptions.
Il est vrai que M. Baluze, trouvant cette constitution sans date, et sans le nom du lieu où elle a été donnée, l’a attribuée à Clotaire 1er. Elle est de Clotaire II. J’en donnerai trois raisons :
1° Il y est dit que le roi conservera les immunités accordées aux églises par son père et son aïeul. Quelles immunités aurait pu accorder aux églises Childéric, aïeul de Clotaire 1er, lui qui n’était pas chrétien, et qui vivait avant que la monarchie eût été fondée ? Mais si l’on attribue ce décret à Clotaire II, on lui trouvera pour aïeul Clotaire 1er lui-même, qui fit des dons immenses aux églises pour expier la mort de son fils Cramne, qu’il avait fait brûler avec sa femme et ses enfants.
2° Les abus que cette constitution corrige subsistèrent après la mort de Clotaire 1er, et furent même portés à leur comble pendant la faiblesse du règne de Gontran, la cruauté de celui de Chilpéric, et les détestables régences de Frédégonde et de Brunehault. Or, comment la nation aurait-elle pu souffrir des griefs si solennellement proscrits, sans s’être jamais récriée sur le retour continuel de ces griefs ? Comment n’aurait-elle pas fait pour lors ce qu’elle fit lorsque Chilpéric II ayant repris les anciennes violences, elle le pressa d’ordonner que, dans les jugements, on suivit la loi et les coutumes, comme on faisait anciennement ?
3° Enfin, cette constitution, faite pour redresser les griefs, ne peut point concerner Clotaire 1er, puisqu’il n’y avait point sous son règne de plaintes dans le royaume à cet égard, et que son autorité y était très affermie, surtout dans le temps où l’on place cette constitution ; au lieu qu’elle convient très bien aux événements qui arrivèrent sous le règne de Clotaire II, qui causèrent une révolution dans l’état politique du royaume. Il faut éclairer l’histoire par les lois, et les lois par l’histoire.
Chapitre III.
Autorité des maires du palais.
J’ai dit que Clotaire II s’était engagé à ne point ôter à Warnachaire la place de maire pendant sa vie. La révolution eut un autre effet. Avant ce temps, le maire était le maire du roi : il devint le maire du royaume ; le roi le choisissait, la nation le choisit. Protaire, avant la révolution, avait été fait maire par Théodéric, et Landéric par Frédégonde ; mais depuis, la nation fut en possession d’élire.
Ainsi il ne faut pas confondre, comme ont fait quelques auteurs, ces maires du palais avec ceux qui avaient cette dignité avant la mort de Brunehault, les maires du roi avec les maires du royaume. On voit, par la loi des Bourguignons, que chez eux la charge de maire n’était point une des premières de l’État ; elle ne fut pas non plus une des plus éminentes chez les premiers rois francs.
Clotaire rassura ceux qui possédaient des charges et des fiefs ; et, après la mort de Warnachaire, ce prince ayant demandé aux seigneurs assemblés à Troyes qui ils voulaient mettre en sa place, ils s’écrièrent tous qu’ils n’éliraient point ; et, lui demandant sa faveur, ils se mirent entre ses mains.
Dagobert réunit, comme son père, toute la monarchie : la nation se reposa sur lui, et ne lui donna point de maire. Ce prince se sentit en liberté ; et, rassuré d’ailleurs par ses victoires, il reprit le plan de Brunehault. Mais cela lui réussit si mal, que les leudes d’Austrasie se laissèrent battre par les Sclavons, s’en retournèrent chez eux, et les marches de l’Austrasie furent en proie aux Barbares.
Il prit le parti d’offrir aux Austrasiens de céder l’Austrasie à son fils Sigebert, avec un trésor, et de mettre le gouvernement du royaume et du palais entre les mains de Cunibert, évêque de Cologne, et du duc Adalgise. Frédégaire n’entre point dans le détail des conventions qui furent faites pour lors ; mais le roi les confirma toutes par ses chartres, et d’abord l’Austrasie fut mise hors de danger.
Dagobert, se sentant mourir, recommanda à Aega sa femme Nentechilde et son fils Clovis. Les leudes de Neustrie et de Bourgogne choisirent ce jeune prince pour leur roi. Aega et Nentechilde gouvernèrent le palais ; ils rendirent tous les biens que Dagobert avait pris, et les plaintes cessèrent en Neustrie et en Bourgogne, comme elles avaient cessé en Austrasie.
Après la mort d’Aega, la reine Nentechilde engagea les seigneurs de Bourgogne à élire Floachatus pour leur maire. Celui-ci envoya aux évêques et aux principaux seigneurs du royaume de Bourgogne des lettres, par lesquelles il leur promettait de leur conserver pour toujours, c’est-à-dire pendant leur vie, leurs honneurs et leurs dignités. Il confirma sa parole par un serment. C’est ici que l’auteur du Livre des maires de la maison royale met le commencement de l’administration du royaume par des maires du palais.
Frédégaire, qui était Bourguignon, est entré dans de plus grands détails sur ce qui regarde les maires de Bourgogne dans le temps de la révolution dont nous parlons, que sur les maires d’Austrasie et de Neustrie ; mais les conventions qui furent faites en Bourgogne furent, par les mêmes raisons, faites en Neustrie et en Austrasie.
La nation crut qu’il était plus sûr de mettre la puissance entre les mains d’un maire qu’elle élisait, et à qui elle pouvait imposer des conditions, qu’entre celles d’un roi dont le pouvoir était héréditaire.
Chapitre IV.
Quel était, à l’égard des maires, le génie de la nation.
Un gouvernement dans lequel une nation qui avait un roi élisait celui qui devait exercer la puissance royale, parait bien extraordinaire ; mais, indépendamment des circonstances où l’on se trouvait, je crois que les Francs tiraient à cet égard leurs idées de bien loin.
Ils étaient descendus des Germains, dont Tacite dit que, dans le choix de leur roi, ils se déterminaient par sa noblesse ; et dans le choix de leur chef, par sa vertu. Voilà les rois de la première race, et les maires du palais ; les premiers étaient héréditaires, et les seconds étaient électifs.
On ne peut douter que ces princes, qui, dans l’assemblée de la nation, se levaient, et se proposaient pour chefs de quelque entreprise à tous ceux qui voudraient les suivre, ne réunissent pour la plupart, dans leur personne, et l’autorité du roi et la puissance du maire. Leur noblesse leur avait donné la royauté ; et leur vertu, les faisant suivre par plusieurs volontaires qui les prenaient pour chefs, leur donnait la puissance du maire. C’est par la dignité royale que nos premiers rois furent à la tête des tribunaux et des assemblées, et donnèrent des lois du consentement de ces assemblées : c’est par la dignité de duc ou de chef qu’ils firent leurs expéditions, et commandèrent leurs armées.
Pour connaître le génie des premiers Francs à cet égard, il n’y a qu’à jeter les yeux sur la conduite que tint Arbogaste, Franc de nation, à qui Valentinien avait donné le commandement de l’armée. Il enferma l’empereur dans le palais ; il ne permit à qui que ce fût de lui parler d’aucune affaire civile ou militaire. Arbogaste fit pour lors ce que les Pépins firent depuis.
Chapitre V.
Comment les maires obtinrent le commandement des armées.
Pendant que les rois commandèrent les armées, la nation ne pensa point à se choisir un chef. Clovis et ses quatre fils furent à la tête des Français, et les menèrent de victoire en victoire. Thibault, fils de Théodebert, prince jeune, faible et malade, fut le premier des rois qui resta dans son palais. Il refusa de faire une expédition en Italie contre Narsès, et il eut le chagrin de voir les Francs se choisir deux chefs qui les y menèrent. Des quatre enfants de Clotaire 1er, Gontran fut celui qui négligea le plus de commander les armées ; d’autres rois suivirent cet exemple : et pour remettre sans péril le commandement en d’autres mains, ils le donnèrent à plusieurs chefs ou ducs
On en vit naître des inconvénients sans nombre : il n’y eut plus de discipline, on ne sut plus obéir ; les armées ne furent plus funestes qu’à leur propre pays ; elles étaient chargées de dépouilles avant d’arriver chez les ennemis. On trouve dans Grégoire de Tours une vive peinture de tous ces maux. « Comment pourrons-nous obtenir la victoire, disait Gontran, nous qui ne conservons pas ce que nos pères ont acquis ? Notre nation n’est plus la même… » Chose singulière ! elle était dans la décadence dès le temps des petits-fils de Clovis.
Il était donc naturel qu’on en vînt à faire un duc unique ; un duc qui eût de l’autorité sur cette multitude infinie de seigneurs et de leudes qui ne connaissaient plus leurs engagements ; un duc qui rétablît la discipline militaire, et qui menât contre l’ennemi une nation qui ne savait plus faire la guerre qu’à elle-même. On donna la puissance aux maires du palais.
La première fonction des maires du palais fut le gouvernement économique des maisons royales. Ils eurent, concurremment avec d’autres officiers, le gouvernement politique des fiefs ; et, à la fin, ils en disposèrent seuls. Ils eurent aussi l’administration des affaires de la guerre et le commandement des armées ; et ces deux fonctions se trouvèrent nécessairement liées avec les deux autres. Dans ces temps-là, il était plus difficile d’assembler les armées que de les commander : et quel autre que celui qui disposait des grâces, pouvait avoir cette autorité ? Dans cette nation indépendante et guerrière, il fallait plutôt inviter que contraindre ; il fallait donner ou faire espérer les fiefs qui vaquaient par la mort du possesseur, récompenser sans cesse, faire craindre les préférences : celui qui avait la surintendance du palais devait donc être le général de l’armée.
Chapitre VI.
Seconde époque de l’abaissement des rois de la première race.
Depuis le supplice de Brunehault, les maires avaient été administrateurs du royaume sous les rois ; et, quoiqu’ils eussent la conduite de la guerre, les rois étaient pourtant à la tête des armées, et le maire et la nation combattaient sous eux. Mais la victoire du duc Pépin sur Théodoric et son maire acheva de dégrader les rois ; celle que remporta Charles Martel sur Chilpéric et son maire Rainfroy, confirma cette dégradation. L’Austrasie triompha deux fois de la Neustrie et de la Bourgogne ; et la mairerie d’Austrasie étant comme attachée à la famille des Pépins, cette mairerie s’éleva sur toutes les autres maireries, et cette maison sur toutes les autres maisons. Les vainqueurs craignirent que quelque homme accrédité ne se saisît de la personne des rois pour exciter des troubles. Ils les tinrent dans une maison royale, comme dans une espèce de prison. Une fois chaque année ils étaient montrés au peuple. Là ils faisaient des ordonnances, mais c’étaient celles du maire ; ils répondaient aux ambassadeurs, mais c’étaient les réponses du maire. C’est dans ce temps que les historiens nous parlent du gouvernement des maires sur les rois qui leur étaient assujettis.
Le délire de la nation pour la famille de Pépin alla si loin, qu’elle élut pour maire un de ses petits-fils qui était encore dans l’enfance ; elle l’établit sur un certain Dagobert, et mit un fantôme sur un fantôme.
Chapitre VII.
Des grands offices et des fiefs sous les maires du palais.
Les maires du palais n’eurent garde de rétablir l’amovibilité des charges et des offices ; ils ne régnaient que par la protection qu’ils accordaient à cet égard à la noblesse : ainsi les grands offices continuèrent à être donnés pour la vie, et cet usage se confirma de plus en plus.
Mais j’ai des réflexions particulières à faire sur les fiefs. Je ne puis douter que, dès ce temps-là, la plupart n’eussent été rendus héréditaires.
Dans le traité d’Andely, Gontran et son neveu Childebert s’obligent de maintenir les libéralités faites aux leudes et aux églises par les rois leurs prédécesseurs ; et il est permis aux reines, aux filles, aux veuves des rois, de disposer, par testament, et pour toujours, des choses qu’elles tiennent du fisc.
Marculfe écrivait ses Formules du temps des maires. On en voit plusieurs où les rois donnent et à la personne et aux héritiers : et, comme les formules sont les images des actions ordinaires de la vie, elles prouvent que, sur la fin de la première race, une partie des fiefs passait déjà aux héritiers. Il s’en fallait bien que l’on eût, dans ce temps-là, l’idée d’un domaine inaliénable ; c’est une chose très moderne, et qu’on ne connaissait alors ni dans la théorie, ni dans la pratique.
On verra bientôt sur cela des preuves de fait : et, si je montre un temps où il ne se trouva plus de bénéfices pour l’année, ni aucun fonds pour son entretien, il faudra bien convenir que les anciens bénéfices avaient été aliénés. Ce temps est celui de Charles Martel, qui fonda de nouveaux fiefs, qu’il faut bien distinguer des premiers.
Lorsque les rois commencèrent à donner pour toujours, soit par la corruption qui se glissa dans le gouvernement, soit par la constitution même qui faisait que les rois étaient obligés de récompenser sans cesse, il était naturel qu’ils commençassent plutôt à donner à perpétuité les fiefs que les comtés. Se priver de quelques terres était peu de chose ; renoncer aux grands offices, c’était perdre la puissance même.
Chapitre VIII.
Comment les Alleus furent changés en fiefs.
La manière de changer un alleu en fief se trouve dans une for-mule de Marculfe. On donnait sa terre au roi ; il la rendait au donateur en usufruit ou bénéfice, et celui-ci désignait au roi ses héritiers.
Pour découvrir les raisons que l’on eut de dénaturer ainsi son alleu, il faut que je cherche, comme dans des abîmes, les anciennes prérogatives de cette noblesse qui, depuis onze siècles, est couverte de poussière, de sang et de sueur.
Ceux qui tenaient des fiefs avaient de très grands avantages. La composition pour les torts qu’on leur faisait, était plus forte que celle des hommes libres. il paraît par les Formules de Marculfe, que c’était un privilège du vassal du roi, que celui qui le tuerait paierait six cents sous de composition. Ce privilège était établi par la loi salique et par celle des Ripuaires ; et pendant que ces deux lois ordonnaient six cents sous pour la mort du vassal du roi, elles n’en donnaient que deux cents pour la mort d’un ingénu, Franc, Barbare, ou homme vivant sous la loi salique ; et que cent pour celle d’un Romain.
Ce n’était pas le seul privilège qu’eussent les vassaux du roi. Il faut savoir que quand un homme était cité en jugement, et qu’il ne se présentait point, ou n’obéissait pas aux ordonnances des juges, il était appelé devant le roi ; et s’il persistait dans sa contumace, il était mis hors de la protection du roi, et personne ne pouvait le recevoir chez soi, ni même lui donner du pain : or, s’il était d’une condition ordinaire, ses biens étaient confisqués ; mais s’il était vassal du roi, ils ne l’étaient pas. Le premier, par sa contumace, était censé convaincu du crime, et non pas le second. Celui-là, dans les moindres crimes, était soumis à la preuve par l’eau bouillante ; celui-ci n’y était condamné que dans le cas du meurtre. Enfin un vassal du roi ne pouvait être contraint de jurer en justice contre un autre vassal. Ces privilèges augmentèrent toujours ; et le capitulaire de Carloman fait cet honneur aux vassaux du roi, qu’on ne peut les obliger de jurer eux-mêmes, mais seulement par la bouche de leurs propres vassaux. De plus, lorsque celui qui avait les honneurs ne s’était pas rendu à l’armée, sa peine était de s’abstenir de chair et de vin, autant de temps qu’il avait manqué au service ; mais l’homme libre qui n’avait pas suivi le comte, payait une composition de soixante sous, et était mis en servitude jusqu’à ce qu’il l’eût payée.
Il est donc aisé de penser que les Francs qui n’étaient point vassaux du roi, et encore plus les Romains, cherchèrent à le devenir ; et qu’afin qu’ils ne fussent pas privés de leurs domaines, on imagina l’usage de donner son alleu au roi, de le recevoir de lui en fief, et de lui désigner ses héritiers. Cet usage continua toujours ; et il eut surtout lieu dans les désordres de la seconde race, où tout le monde avait besoin d’un protecteur, et voulait faire corps avec d’autres seigneurs, et entrer, pour ainsi dire, dans la monarchie féodale, parce qu’on n’avait plus la monarchie politique.
Ceci continua dans la troisième race, comme on le voit par plusieurs chartres ; soit qu’on donnât son alleu, et qu’on le reprit par le même acte ; soit qu’on le déclarât alleu, et qu’on le reconnût en fief. on appelait ces fiefs, fiefs de reprise.
Cela ne signifie pas que ceux qui avaient des fiefs les gouvernassent en bons pères de famille ; et, quoique les hommes libres cherchassent beaucoup à avoir des fiefs, ils traitaient ce genre de biens comme on administre aujourd’hui les usufruits. C’est ce qui fit faire à Charlemagne, prince le plus vigilant et le plus attentif que nous ayons eu, bien des règlements pour empêcher qu’on ne dégradât les fiefs en faveur de ses propriétés. Cela prouve seulement que de son temps la plupart des bénéfices étaient encore à vie, et que par conséquent on prenait plus de soin des alleus que des bénéfices ; mais cela n’empêche pas que l’on n’aimât encore mieux être vassal du roi qu’homme libre. On pouvait avoir des raisons pour disposer d’une certaine portion particulière d’un fief ; mais on ne voulait pas perdre sa dignité même.
Je sais bien encore que Charlemagne se plaint, dans un capitulaire, que, dans quelques lieux, il y avait des gens qui donnaient leurs fiefs en propriété, et les rachetaient ensuite en propriété. Mais je ne dis point qu’on n’aimât mieux une propriété qu’un usufruit : je dis seulement que, lorsqu’on pouvait faire d’un alleu un fief qui passât aux héritiers, ce qui est le cas de la formule dont j’ai parlé, on avait de grands avantages à le faire.
Chapitre IX.
Comment les biens ecclésiastiques furent convertis en fiefs.
Les biens fiscaux n’auraient dû avoir d’autre destination que de servir aux dons que les rois pouvaient faire pour inviter les Francs à de nouvelles entreprises, lesquelles augmentaient d’un autre côté les biens fiscaux ; et cela était, comme j’ai dit, l’esprit de la nation ; mais les dons prirent un autre cours. Nous avons un discours de Chilpéric, petit-fils de Clovis, qui se plaignait déjà que ses biens avaient été presque tous donnés aux églises. « Notre fisc est devenu pauvre, disait-il ; nos richesses ont été transportées aux églises. Il n’y a plus que les évêques qui règnent ; ils sont dans la grandeur, et nous n’y sommes plus. »
Cela fit que les maires, qui n’osaient attaquer les seigneurs, dépouillèrent les églises : et une des raisons qu’allégua Pépin pour entrer en Neustrie, fut qu’il y avait été invité par les ecclésiastiques, pour arrêter les entreprises des rois, c’est-à-dire des maires, qui privaient l’Église de tous ses biens.
Les maires d’Austrasie, c’est-à-dire la maison des Pépins, avaient traité l’Église avec plus de modération qu’on n’avait fait en Neustrie et en Bourgogne ; et cela est bien clair par nos chroniques, où les moines ne peuvent se lasser d’admirer la dévotion et la libéralité des Pépins. Ils avaient occupé eux-mêmes les premières places de l’Église. « Un corbeau ne crève pas les yeux à un corbeau », comme disait Chilpéric aux évêques.
Pépin soumit la Neustrie et la Bourgogne ; mais ayant pris, pour détruire les maires et les rois, le prétexte de l’oppression des églises, il ne pouvait plus les dépouiller sans contredire son titre, et faire voir qu’il se jouait de la nation. Mais la conquête de deux grands royaumes, et la destruction du parti opposé, lui fournirent assez de moyens de contenter ses capitaines.
Pépin se rendit maître de la monarchie en protégeant le clergé : Charles Martel, son fils, ne put se maintenir qu’en l’opprimant. Ce prince, voyant qu’une partie des biens royaux et des biens fiscaux avait été donnée à vie ou en propriété à la noblesse, et que le clergé, recevant des mains des riches et des pauvres, avait acquis une grande partie des allodiaux mêmes, il dépouilla les églises : et les fiefs du premier partage ne subsistant plus, il forma une seconde fois des fiefs. Il prit, pour lui et pour ses capitaines, les biens des églises et les églises mêmes ; et fit cesser un abus qui, à la différence des maux ordinaires, était d’autant plus facile à guérir, qu’il était extrême.
Chapitre X.
Richesses du clergé.
Le clergé recevait tant, qu’il faut que, dans les trois races, on lui ait donné plusieurs fois tous les biens du royaume. Mais si les rois, la noblesse et le peuple trouvèrent le moyen de leur donner tous leurs biens, ils ne trouvèrent pas moins celui de les leur ôter. La piété fit fonder les églises dans la première race ; mais l’esprit militaire les fit donner aux gens de guerre, qui les partagèrent à leurs enfants. Combien ne sortit-il pas de terres de la mense du clergé ! Les rois de la seconde race ouvrirent leurs mains, et firent encore d’immenses libéralités ; les Normands arrivent, pillent et ravagent, persécutent surtout les prêtres et les moines, cherchent les abbayes, regardent où ils trouveront quelque lieu religieux : car ils attribuaient aux ecclésiastiques la destruction de leurs idoles, et toutes les violences de Charlemagne, qui les avait obligés les uns après les autres de se réfugier dans le Nord. C’étaient des haines que quarante ou cinquante années n’avaient pu leur faire oublier. Dans cet état des choses, combien le clergé perdit-il de biens ! À peine y avait-il des ecclésiastiques pour les redemander. Il resta donc encore à la piété de la troisième race assez de fondations à faire et de terres à donner : les opinions répandues et crues dans ces temps-là auraient privé les laïques de tout leur bien, s’ils avaient été assez honnêtes gens. Mais si les ecclésiastiques avaient de l’ambition, les laïques en avaient aussi : si le mourant donnait, le successeur voulait reprendre. On ne voit que querelles entre les seigneurs et les évêques, les gentilshommes et les abbés ; et il fallait qu’on pressât vivement les ecclésiastiques, puisqu’ils furent obligés de se mettre sous la protection de certains seigneurs, qui les défendaient pour un moment, et les opprimaient après.
Déjà une meilleure police, qui s’établissait dans le cours de la troisième race, permettait aux ecclésiastiques d’augmenter leur bien. Les calvinistes parurent, et firent battre de la monnaie de tout ce qui se trouva d’or et d’argent dans les églises. Comment le clergé aurait-il été assuré de sa fortune ? il ne l’était pas de son existence. Il traitait des matières de controverse, et l’on brûlait ses archives. Que servit-il de redemander à une noblesse toujours ruinée ce qu’elle n’avait plus, ou ce qu’elle avait hypothéqué de mille manières ? Le clergé a toujours acquis, il a toujours rendu, et il acquiert encore.
Chapitre XI.
État de l’Europe du temps de Charles Martel.
Charles Martel, qui entreprit de dépouiller le clergé, se trouva dans les circonstances les plus heureuses : il était craint et aimé des gens de guerre, et il travaillait pour eux ; il avait le prétexte de ses guerres contre les Sarrasins ; quelque haï qu’il fût du clergé, il n’en avait aucun besoin ; le pape, à qui il était nécessaire, lui tendait les bras : on sait la célèbre ambassade que lui envoya Grégoire III. Ces deux puissances furent fort unies, parce qu’elles ne pouvaient se passer l’une de l’autre : le pape avait besoin des Francs pour le soutenir contre les Lombards et contre les Grecs ; Charles Martel avait besoin du pape pour humilier les Grecs, embarrasser les Lombards, se rendre plus respectable chez lui, et accréditer les titres qu’il avait, et ceux que lui ou ses enfants pour-raient prendre. Il ne pouvait donc manquer son entreprise.
Saint Eucher, évêque d’Orléans, eut une vision qui étonna les princes. Il faut que je rapporte à ce sujet la lettre que les évêques assemblés à Reims écrivirent à Louis le Germanique, qui était entré dans les terres de Charles le Chauve, parce qu’elle est très propre à nous faire voir quel était, dans ces temps-là, l’état des choses, et la situation des esprits. Ils disent que « saint Eucher ayant été ravi dans le ciel, il vit Charles Martel tourmenté dans l’enfer inférieur, par l’ordre des saints qui doivent assister avec Jésus-Christ au jugement dernier ; qu’il avait été condamné à cette peine avant le temps, pour avoir dépouillé les églises de leurs biens, et s’être par là rendu coupable des péchés de tous ceux qui les avaient dotées ; que le roi Pépin fit tenir à ce sujet un concile ; qu’il fit rendre aux églises tout ce qu’il put retirer des biens ecclésiastiques ; que, comme il n’en put ravoir qu’une partie à cause de ses démêlés avec Vaifre, duc d’Aquitaine, il fit faire, en faveur des églises, des lettres précaires du reste ; et régla que les laïques paieraient une dîme des biens qu’ils tenaient des églises, et douze deniers pour chaque maison ; que Charlemagne ne donna point les biens de l’Église ; qu’il fit au contraire un capitulaire par lequel il s’engagea, pour lui et ses successeurs, de ne les donner jamais ; que tout ce qu’ils avancent est écrit, et que même plusieurs d’entre eux l’avaient entendu raconter à Louis le Débonnaire, père des deux rois ».
Le règlement du roi Pépin dont parlent les évêques fut fait dans le concile tenu à Leptines. L’Église y trouvait cet avantage, que ceux qui avaient reçu de ses biens ne les tenaient plus que d’une manière précaire ; et que d’ailleurs elle en recevait la dîme, et douze deniers pour chaque case qui lui avait appartenu. Mais c’était un remède palliatif, et le mal restait toujours.
Cela même trouva de la contradiction, et Pépin fut obligé de faire un autre capitulaire, où il enjoignit à ceux qui tenaient de ces bénéfices de payer cette dîme et cette redevance, et même d’entretenir les maisons de l’évêché ou du monastère, sous peine de perdre les biens donnés. Charlemagne renouvela les règlements de Pépin.
Ce que les évêques disent dans la même lettre, que Charlemagne promit, pour lui et ses successeurs, de ne plus partager les biens des églises aux gens de guerre, est conforme au capitulaire de ce prince, donné à Aix-la-Chapelle l’an 803, fait pour calmer les terreurs des ecclésiastiques à cet égard ; mais les donations déjà faites subsistèrent toujours. Les évêques ajoutent, et avec raison, que Louis le Débonnaire suivit la conduite de Charlemagne, et ne donna point les biens de l’Église aux soldats.
Cependant les anciens abus allèrent si loin, que, sous les enfants de Louis le Débonnaire, les laïques établissaient des prêtres dans leurs églises, ou les chassaient, sans le consentement des évêques. Les églises se partageaient entre les héritiers ; et quand elles étaient tenues d’une manière indécente, les évêques n’avaient d’autre ressource que d’en retirer les reliques.
Le capitulaire de Compiègne établit que l’envoyé du roi pourrait faire la visite de tous les monastères avec l’évêque, de l’avis et en présence de celui qui le tenait ; et cette règle générale prouve que l’abus était général.
Ce n’est pas qu’on manquât de lois pour la restitution des biens des églises. Le pape ayant reproché aux évêques leur négligence sur le rétablissement des monastères, ils écrivirent à Charles le Chauve qu’ils n’avaient point été touchés de ce reproche, parce qu’ils n’en étaient pas coupables, et ils l’avertirent de ce qui avait été promis, résolu et statué dans tant d’assemblées de la nation. Effectivement ils en citent neuf.
On disputait toujours. Les Normands arrivèrent, et mirent tout le monde d’accord.
Chapitre XII.
Établissement des dîmes.
Les règlements faits sous le roi Pépin avaient plutôt donné à l’Église l’espérance d’un soulagement qu’un soulagement effectif ; et, comme Charles Martel trouva tout le patrimoine public entre les mains des ecclésiastiques, Charlemagne trouva les biens des ecclésiastiques entre les mains des gens de guerre. On ne pouvait faire restituer à ceux-ci ce qu’on leur avait donné ; et les circonstances où l’on était pour lors rendaient la chose encore plus impraticable qu’elle n’était de sa nature. D’un autre côté, le christianisme ne devait pas périr, faute de ministres, de temples et d’instructions.
Cela fit que Charlemagne établit les dîmes, nouveau genre de bien, qui eut cet avantage pour le clergé, qu’étant singulièrement donné à l’Église, il fut plus aisé dans la suite d’en reconnaître les usurpations.
On a voulu donner à cet établissement des dates bien plus reculées : mais les autorités que l’on cite me semblent être des témoins contre ceux qui les allèguent. La constitution de Clotaire dit seulement qu’on ne lèverait point de certaines dîmes sur les biens de l’Église. Bien loin donc que l’Église levât les dîmes dans ces temps-là, toute sa prétention était de s’en faire exempter. Le second concile de Mâcon, tenu l’an 585, qui ordonne que l’on paie les dîmes, dit, à la vérité, qu’on les avait payées dans les temps anciens ; mais il dit aussi que, de son temps, on ne les payait plus.
Qui doute qu’avant Charlemagne on n’eût ouvert la Bible, et prêché les dons et les offrandes du Lévitique ? Mais je dis qu’avant ce prince les dîmes pouvaient être prêchées, mais qu’elles n’étaient point établies.
J’ai dit que les règlements faits sous le roi Pépin avaient soumis au paiement des dîmes et aux réparations des églises, ceux qui possédaient en fief les biens ecclésiastiques. C’était beaucoup d’obliger par une loi dont on ne pouvait disputer la justice, les principaux de la nation à donner l’exemple.
Charlemagne fit plus : et on voit, par le capitulaire de Villis, qu’il obligea ses propres fonds au paiement des dîmes : c’était encore un grand exemple.
Mais le bas peuple n’est guère capable d’abandonner ses intérêts par des exemples. Le synode de Francfort lui présenta un motif plus pressant pour payer les dîmes. On y fit un capitulaire dans lequel il est dit que, dans la dernière famine, on avait trouvé les épis de blé vides ; qu’ils avaient été dévorés par les démons, et qu’on avait entendu leurs voix qui reprochaient de n’avoir pas payé la dîme : et, en conséquence, il fut ordonné à tous ceux qui tenaient les biens ecclésiastiques, de payer la dîme ; et, en conséquence encore, on l’ordonna à tous.
Le projet de Charlemagne ne réussit pas d’abord : cette charge parut accablante. Le paiement des dîmes chez les Juifs était entré dans le plan de la fondation de leur république ; mais ici le paiement des dîmes était une charge indépendante de celles de l’établissement de la monarchie. On peut voir, dans les dispositions ajoutées à la loi des Lombards, la difficulté qu’il y eut à faire recevoir les dîmes par les lois civiles : on peut juger, par les différents canons des conciles, de celle qu’il y eut à les faire recevoir par les lois ecclésiastiques.
Le peuple consentit enfin à payer les dîmes, à condition qu’il pourrait les racheter. La constitution de Louis le Débonnaire, et celle de l’empereur Lothaire son fils, ne le permirent pas.
Les lois de Charlemagne sur l’établissement des dîmes étaient l’ouvrage de la nécessité ; la religion seule y eut part, et la superstition n’en eut aucune.
La fameuse division qu’il fit des dîmes en quatre parties, pour la fabrique des églises, pour les pauvres, pour l’évêque, pour les clercs, prouve bien qu’il voulait donner à l’Église cet état fixe et permanent qu’elle avait perdu.
Son testament fait voir qu’il voulut achever de réparer les maux que Charles Martel, son aïeul, avait faits. Il fit trois parties égales de ses biens mobiliers : il voulut que deux de ces parties fussent divisées en vingt-une, pour les vingt-une métropoles de son empire ; chaque partie devait être subdivisée entre la métropole et les évêchés qui en dépendaient. Il partagea le tiers qui restait en quatre parties ; il en donna une à ses enfants et ses petits-enfants, une autre fut ajoutée aux deux tiers déjà donnés, les deux autres furent employées en œuvres pies. Il semblait qu’il regardât le don immense qu’il venait de faire aux églises, moins comme une action religieuse, que comme une dispensation politique.
Chapitre XIII.
Des élections aux évêchés et abbayes.
Les églises étant devenues pauvres, les rois abandonnèrent les élections aux évêchés et autres bénéfices ecclésiastiques. Les princes s’embarrassèrent moins d’en nommer les ministres, et les compétiteurs réclamèrent moins leur autorité. Ainsi, l’Église recevait une espèce de compensation pour les biens qu’on lui avait ôtés.
Et si Louis le Débonnaire laissa au peuple romain le droit d’élire les papes, ce fut un effet de l’esprit général de son temps : on se gouverna à l’égard du siège de Rome comme on faisait à l’égard des autres.
Chapitre XIV.
Des fiefs de Charles Martel.
Je ne dirai point si Charles Martel donnant les biens de l’Église en fief, il les donna à vie, ou à perpétuité. Tout ce que je sais, c’est que, du temps de Charlemagne et de Lothaire 1er, il y avait de ces sortes de biens qui passaient aux héritiers et se partageaient entre eux.
Je trouve de plus qu’une partie fut donnée en alleu, et l’autre partie en fief.
J’ai dit que les propriétaires des alleus étaient soumis au service comme les possesseurs des fiefs. Cela fut sans doute en partie cause que Charles Martel donna en alleu aussi bien qu’en fief.
Chapitre XV.
Continuation du même sujet.
Il faut remarquer que les fiefs ayant été changés en biens d’Église, et les biens d’Église ayant été changés en fiefs, les fiefs et les biens d’Église prirent réciproquement quelque chose de la nature de l’un et de l’autre. Ainsi les biens d’Église eurent les privilèges des fiefs, et les fiefs eurent les privilèges des biens d’Église : tels furent les droits honorifiques dans les églises, qu’on vit naître dans ces temps-là. Et, comme ces droits ont toujours été attachés à la haute justice, préférablement à ce que nous appelons aujourd’hui le fief, il suit que les justices patrimoniales étaient établies dans le temps même de ces droits.
Chapitre XVI.
Confusion de la royauté et de la mairerie. Seconde race.
L’ordre des matières a fait que j’ai troublé l’ordre des temps ; de sorte que j’ai parlé de Charlemagne avant d’avoir parlé de cette époque fameuse de la translation de la couronne aux Carlovingiens faite sous le roi Pépin : chose qui, à la différence des événements ordinaires, est peut-être plus remarquée aujourd’hui qu’elle ne le fut dans le temps même qu’elle arriva.
Les rois n’avaient point d’autorité, mais ils avaient un nom ; le titre de roi était héréditaire, et celui de maire était électif. Quoique les maires, dans les derniers temps, eussent mis sur le trône celui des Mérovingiens qu’ils voulaient, ils n’avaient point pris de roi dans une autre famille ; et l’ancienne loi qui donnait la couronne à une certaine famille, n’était point effacée du cœur des Francs. La personne du roi était presque inconnue dans la monarchie ; mais la royauté ne l’était pas. Pépin, fils de Charles Martel, crut qu’il était à propos de confondre ces deux titres ; confusion qui laisserait toujours de l’incertitude si la royauté nouvelle était héréditaire, ou non : et cela suffisait à celui qui joignait à la royauté une grande puissance. Pour lors, l’autorité du maire fut jointe à l’autorité royale. Dans le mélange de ces deux autorités, il se fit une espèce de conciliation. Le maire avait été électif, et le roi héréditaire : la couronne, au commencement de la seconde race, fut élective, parce que le peuple choisit ; elle fut héréditaire, parce qu’il choisit toujours dans la même famille.
Le père Le Cointe, malgré la foi de tous les monuments, nie que le pape ait autorisé ce grand changement : une de ses raisons est qu’il aurait fait une injustice. Et il est admirable de voir un historien juger de ce que les hommes ont fait, par ce qu’ils auraient dû faire ! Avec cette manière de raisonner, il n’y aurait plus d’histoire.
Quoi qu’il en soit, il est certain que, dès le moment de la victoire du duc Pépin, sa famille fut régnante, et que celle des Mérovingiens ne le fut plus. Quand son petit-fils Pépin fut couronné roi ce ne fut qu’une cérémonie de plus, et un fantôme de moins : il n’acquit rien par là que les ornements royaux ; il n’y eut rien de changé dans la nation.
J’ai dit ceci pour fixer le moment de la révolution, afin qu’on ne se trompe pas, en regardant comme une révolution ce qui n’était qu’une conséquence de la révolution.
Quand Hugues Capet fut couronné roi au commencement de la troisième race, il y eut un plus grand changement, parce que l’État passa de l’anarchie à un gouvernement quelconque ; mais, quand Pépin prit la couronne, on passa d’un gouvernement au même gouvernement.
Quand Pépin fut couronné roi, il ne fit que changer de nom ; mais, quand Hugues Capet fut couronné roi, la chose changea, parce qu’un grand fief, uni à la couronne, fit cesser l’anarchie.
Quand Pépin fut couronné roi, le titre de roi fut uni au plus grand office ; quand Hugues Capet fut couronné roi, le titre de roi fut uni au plus grand fief.
Chapitre XVII.
Chose particulière dans l’élection des rois de la seconde race.
On voit, dans la formule de la consécration de Pépin, que Charles et Carloman furent aussi oints et bénis ; et que les seigneurs français s’obligèrent, sous peine d’interdiction et d’excommunication, de n’élire jamais personne d’une autre race.
Il paraît, par les testaments de Charlemagne et de Louis le Débonnaire, que les Francs choisissaient entre les enfants des rois ; ce qui se rapporte très bien à la clause ci-dessus. Et, lorsque l’empire passa dans une autre maison que celle de Charlemagne, la faculté d’élire, qui était restreinte et conditionnelle, devint pure et simple ; et on s’éloigna de l’ancienne constitution.
Pépin, se sentant près de sa fin, convoqua les seigneurs ecclésiastiques et laïques à Saint-Denis ; et partagea son royaume à ses deux fils Charles et Carloman. Nous n’avons point les actes de cette assemblée ; mais on trouve ce qui s’y passa dans l’auteur de l’ancienne collection historique mise au jour par Canisius, et celui des Annales de Metz, comme l’a remarqué M. Baluze. Et j’y vois deux choses en quelque façon contraires : qu’il fit le partage du consentement des grands ; et ensuite, qu’il le fit par un droit paternel. Cela prouve ce que j’ai dit, que le droit du peuple, dans cette race, était d’élire dans la famille : c’était, à proprement parler, plutôt un droit d’exclure qu’un droit d’élire.
Cette espèce de droit d’élection se trouve confirmée par les monuments de la seconde race. Tel est ce capitulaire de la division de l’empire que Charlemagne fait entre ses trois enfants, où, après avoir formé leur partage, il dit que, « si un des trois frères a un fils, tel que le peuple veuille l’élire pour qu’il succède au royaume de son père, ses oncles y consentiront ».
Cette même disposition se trouve dans le partage que Louis le Débonnaire fit entre ses trois enfants, Pépin, Louis et Charles, l’an 837, dans l’assemblée d’Aix-la-Chapelle ; et encore dans un autre partage du même empereur, fait vingt ans auparavant, entre Lothaire, Pépin et Louis. On peut voir encore le serment que Louis le Bègue fit à Compiègne, lorsqu’il y fut couronné. « Moi, Louis, constitué roi par la miséricorde de Dieu et l’élection du peuple, je promets… » Ce que je dis est confirmé par les actes du concile de Valence, tenu l’an 890, pour l’élection de Louis, fils de Boson, au royaume d’Arles. On y élit Louis ; et on donne pour principales raisons de son élection, qu’il était de la famille impériale, que Charles le Gras lui avait donné la dignité de roi, et que l’empereur Arnoul l’avait investi par le sceptre et par le ministère de ses ambassadeurs. Le royaume d’Arles, comme les autres, démembrés ou dépendant de l’empire de Charlemagne, était électif et héréditaire.
Chapitre XVIII.
Charlemagne.
Charlemagne songea à tenir le pouvoir de la noblesse dans ses limites, et à empêcher l’oppression du clergé et des hommes libres. Il mit un tel tempérament dans les ordres de l’État, qu’ils furent contrebalancés, et qu’il resta le maître. Tout fut uni par la force de son génie. Il mena continuellement la noblesse d’expédition en expédition ; il ne lui laissa pas le temps de former des desseins, et l’occupa tout entière à suivre les siens. L’empire se maintint par la grandeur du chef : le prince était grand, l’homme l’était davantage. Les rois ses enfants furent ses premiers sujets, les instruments de son pouvoir, et les modèles de l’obéissance. il fit d’admirables règlements ; il fit plus, il les fit exécuter. Son génie se répandit sur toutes les parties de l’empire. On voit, dans les lois de ce prince, un esprit de prévoyance qui comprend tout, et une certaine force qui entraîne tout. Les prétextes pour éluder les devoirs sont ôtés ; les négligences corrigées, les abus réformés ou prévenus. Il savait punir ; il savait encore mieux pardonner. Vaste dans ses desseins, simple dans l’exécution, personne n’eut à un plus haut degré l’art de faire les plus grandes choses avec facilité, et les difficiles avec promptitude. Il parcourait sans cesse son vaste empire, portant la main partout où il allait tomber. Les affaires renaissaient de toutes parts, il les finissait de toutes parts. Jamais prince ne sut mieux braver les dangers ; jamais prince ne les sut mieux éviter. Il se joua de tous les périls, et particulièrement de ceux qu’éprouvent presque toujours les grands conquérants : je veux dire les conspirations. Ce prince prodigieux était extrêmement modéré ; son caractère était doux, ses manières simples ; il aimait à vivre avec les gens de sa cour. Il fut peut-être trop sensible au plaisir des femmes ; mais un prince qui gouverna toujours par lui-même, et qui passa sa vie dans les travaux, peut mériter plus d’excuses. Il mit une règle admirable dans sa dépense : il fit valoir ses domaines avec sagesse, avec attention, avec économie ; un père de famille pourrait apprendre dans ses lois à gouverner sa maison. On voit dans ses Capitulaires la source pure et sacrée d’où il tira ses richesses. Je ne dirai plus qu’un mot : il ordonnait qu’on vendît les œufs des basses-cours de ses domaines, et les herbes inutiles de ses jardins ; et il avait distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards, et les immenses trésors de ces Huns qui avaient dépouillé l’univers.
Chapitre XIX.
Continuation du même sujet.
Charlemagne et ses premiers successeurs craignirent que ceux qu’ils placeraient dans des lieux éloignés ne fussent portés à la révolte ; ils crurent qu’ils trouveraient plus de docilité dans les ecclésiastiques : ainsi ils érigèrent en Allemagne un grand nombre d’évêchés, et y joignirent de grands fiefs. Il paraît, par quelques chartres, que les clauses qui contenaient les prérogatives de ces fiefs n’étaient pas différentes de celles qu’on met tait ordinairement dans ces concessions, quoiqu’on voie aujourd’hui les principaux ecclésiastiques d’Allemagne revêtus de la puissance souveraine. Quoi qu’il en soit, c’étaient des pièces qu’ils mettaient en avant contre les Saxons. Ce qu’ils ne pouvaient attendre de l’indolence ou des négligences d’un leude, ils crurent qu’ils devaient l’attendre du zèle et de l’attention agissante d’un évêque : outre qu’un tel vassal, bien loin de se servir contre eux des peuples assujettis, aurait au contraire besoin d’eux pour se soutenir contre ses peuples.
Chapitre XX.
Louis le débonnaire.
Auguste, étant en Égypte, fit ouvrir le tombeau d’Alexandre. On lui demanda s’il voulait qu’on ouvrit ceux des Ptolomées ; il dit qu’il avait voulu voir le roi, et non pas les morts. Ainsi, dans l’histoire de cette seconde race, on cherche Pépin et Charlemagne ; on voudrait voir les rois, et non pas les morts.
Un prince, jouet de ses passions, et dupe de ses vertus mêmes ; un prince qui ne connut jamais sa force ni sa faiblesse ; qui ne sut se concilier ni la crainte ni l’amour ; qui, avec peu de vices dans le cœur, avait toutes sortes de défauts dans l’esprit, prit en main les rênes de l’empire que Charlemagne avait tenues.
Dans le temps que l’univers est en larmes pour la mort de son père ; dans cet instant d’étonnement où tout le monde demande Charles, et ne le trouve plus ; dans le temps qu’il hâte ses pas pour aller remplir sa place, il envoie devant lui des gens affidés pour arrêter ceux qui avaient contribué au désordre de la conduite de ses sœurs. Cela causa de sanglantes tragédies : c’étaient des imprudences bien précipitées. Il commença à venger les crimes domestiques, avant d’être arrivé au palais, et à révolter les esprits, avant d’être le maître.
Il fit crever les yeux à Bernard, roi d’Italie, son neveu, qui était venu implorer sa clémence, et qui mourut quelques jours après : cela multiplia ses ennemis. La crainte qu’il en eut le détermina à faire tondre ses frères : cela en augmenta encore le nombre. Ces deux derniers articles lui furent bien reprochés : on ne manqua pas de dire qu’il avait violé son serment, et les promesses solennelles qu’il avait faites à son père le jour de son couronnement.
Après la mort de l’impératrice Hirmengarde, dont il avait trois enfants, il épousa Judith ; il en eu un fils ; et bientôt, mêlant les complaisances d’un vieux mari avec toutes les faiblesses d’un vieux roi, il mit un désordre dans sa famille, qui entraîna la chute de la monarchie.
Il changea sans cesse les partages qu’il avait faits à ses enfants. Cependant ces partages avaient été confirmés tour à tour par ses serments, ceux de ses enfants et ceux des seigneurs. C’était vouloir tenter la fidélité de ses sujets ; c’était chercher à mettre de la confusion, des scrupules et des équivoques dans l’obéissance ; c’était confondre les droits divers des princes, dans un temps surtout où les forteresses étant rares, le premier rempart de l’autorité était la foi promise et la foi reçue.
Les enfants de l’empereur, pour maintenir leurs partages, sollicitèrent le clergé, et lui donnèrent des droits inouïs jusqu’alors. Ces droits étaient spécieux ; on faisait entrer le clergé en garantie d’une chose qu’on avait voulu qu’il autorisât. Agobard représenta à Louis le Débonnaire qu’il avait envoyé Lothaire à Rome pour le faire déclarer empereur ; qu’il avait fait des partages à ses enfants, après avoir consulté le ciel par trois jours de jeûnes et de prières. Que pouvait faire un prince superstitieux, attaqué d’ailleurs par la superstition même ? On sent quel échec l’autorité souveraine reçut deux fois, par la prison de ce prince et sa pénitence publique. On avait voulu dégrader le roi, on dégrada la royauté.
On a d’abord de la peine à comprendre comment un prince, qui avait plusieurs bonnes qualités, qui ne manquait pas de lumières, qui aimait naturellement le bien, et, pour tout dire enfin, le fils de Charlemagne, put avoir des ennemis si nombreux, si violents, si irréconciliables, si ardents à l’offenser, si insolents dans son humiliation, si déterminés à le perdre ; et ils l’auraient perdu deux fois sans retour, si ses enfants, dans le fond plus honnêtes gens qu’eux, eussent pu suivre un projet, et convenir de quelque chose.
Chapitre XXI.
Continuation du même sujet.
La force que Charlemagne avait mise dans la nation subsista assez sous Louis le Débonnaire, pour que l’État pût se maintenir dans sa grandeur, et être respecté des étrangers. Le prince avait l’esprit faible ; mais la nation était guerrière. L’autorité se perdait au-dedans, sans que la puissance parût diminuer au-dehors.
Charles Martel, Pépin et Charlemagne gouvernèrent l’un après l’autre la monarchie. Le premier flatta l’avarice des gens de guerre ; les deux autres celle du clergé ; Louis le Débonnaire mécontenta tous les deux.
Dans la constitution française, le roi, la noblesse et le clergé avaient dans leurs mains toute la puissance de l’État. Charles Martel, Pépin et Charlemagne se joignirent quelquefois d’intérêts avec l’une des deux parties pour contenir l’autre, et presque toujours avec toutes les deux : mais Louis le Débonnaire détacha de lui l’un et l’autre de ces corps. Il indisposa les évêques par des règlements qui leur parurent rigides, parce qu’il allait plus loin qu’ils ne voulaient aller eux-mêmes. Il y a de très bonnes lois faites mal à propos. Les évêques, accoutumés dans ces temps-là à aller à la guerre contre les Sarrasins et les Saxons, étaient bien éloignés de l’esprit monastique. D’un autre côté, ayant perdu toute sorte de confiance pour sa noblesse, il éleva des gens de néant. Il la priva de ses emplois, la renvoya du palais, appela des étrangers. Il s’était séparé de ces deux corps, il en fut abandonné.
Chapitre XXII.
Continuation du même sujet.
Mais ce qui affaiblit surtout la monarchie, c’est que ce prince en dissipa les domaines. C’est ici que Nitard, un des plus judicieux historiens que nous ayons ; Nitard, petit-fils de Charlemagne, qui était attaché au parti de Louis le Débonnaire, et qui écrivait l’histoire par ordre de Charles le Chauve, doit être écouté.
Il dit « qu’un certain Adelhard avait eu pendant un temps un tel empire sur l’esprit de l’empereur, que ce prince suivait sa volonté en toutes choses ; qu’à l’instigation de ce favori, il avait donné les biens fiscaux à tous ceux qui en avaient voulu ; et par là avait anéanti la république ». Ainsi, il fit dans tout l’empire ce que j’ai dit qu’il avait fait en Aquitaine : chose que Charlemagne répara, et que personne ne répara plus.
L’État fut mis dans cet épuisement où Charles Martel le trouva lorsqu’il parvint à la mairerie ; et l’on était dans ces circonstances, qu’il n’était plus question d’un coup d’autorité pour le rétablir.
Le fisc se trouva si pauvre que, sous Charles le Chauve, on ne maintenait personne dans les honneurs, on n’accordait la sûreté à personne, que pour de l’argent : quand on pouvait détruire les Normands, on les laissait échapper pour de l’argent ; et le premier conseil qu’Hincmar donne à Louis le Bègue, c’est de demander dans une assemblée de quoi soutenir les dépenses de sa maison.
Chapitre XXIII.
Continuation du même sujet.
Le clergé eut sujet de se repentir de la protection qu’il avait accordée aux enfants de Louis le Débonnaire. Ce prince, comme j’ai dit, n’avait jamais donné de préceptions des biens de l’Église aux laïques ; mais bientôt Lothaire en Italie, et Pépin en Aquitaine, quittèrent le plan de Charlemagne, et reprirent celui de Charles Martel. Les ecclésiastiques eurent recours à l’empereur contre ses enfants ; mais ils avaient affaibli eux-mêmes l’autorité qu’ils réclamaient. En Aquitaine, on eut quelque condescendance ; en Italie, on n’obéit pas.
Les guerres civiles, qui avaient troublé la vie de Louis le Débonnaire, furent le germe de celles qui suivirent sa mort. Les trois frères, Lothaire, Louis et Charles, cherchèrent, chacun de leur côté, à attirer les grands dans leur parti, et à se faire des créatures. Ils donnèrent à ceux qui voulurent les suivre, des préceptions des biens de l’Église ; et, pour gagner la noblesse, ils lui livrèrent le clergé.
On voit, dans les Capitulaires, que ces princes furent obligés de céder à l’importunité des demandes, et qu’on leur arracha souvent ce qu’ils n’auraient pas voulu donner : on y voit que le clergé se croyait plus opprimé par la noblesse que par les rois. Il paraît encore que Charles le Chauve fut celui qui attaqua le plus le patrimoine du clergé, soit qu’il fût le plus irrité contre lui, parce qu’il avait dégradé son père à son occasion, soit qu’il fût le plus timide. Quoi qu’il en soit, on voit dans les Capitulaires des querelles continuelles entre le clergé qui demandait ses biens, et la noblesse qui refusait, qui éludait, ou qui différait de les rendre ; et les rois entre deux.
C’est un spectacle digne de pitié, de voir l’état des choses en ces temps-là. Pendant que Louis le Débonnaire faisait aux églises des dons immenses de ses domaines, ses enfants distribuaient les biens du clergé aux laïques. Souvent la même main qui fondait des abbayes nouvelles, dépouillait les anciennes. Le clergé n’avait point un état fixe. On lui ôtait ; il regagnait ; mais la couronne perdait toujours.
Vers la fin du règne de Charles le Chauve, et depuis ce règne, il ne fut plus guère question des démêlés du clergé et des laïques sur la restitution des biens de l’Église. Les évêques jetèrent bien encore quelques soupirs dans leurs remontrances à Charles le Chauve, que l’on trouve dans le capitulaire de l’an 856, et dans la lettre qu’ils écrivirent à Louis le Germanique l’an 858 ; mais ils proposaient des choses, et ils réclamaient des promesses tant de fois éludées, que l’on voit qu’ils n’avaient aucune espérance de les obtenir.
Il ne fut plus question que de réparer en général les torts faits dans l’Église et dans l’État. Les rois s’engageaient de ne point ôter aux leudes leurs hommes libres, et de ne plus donner les biens ecclésiastiques par des préceptions ; de sorte que le clergé et la noblesse parurent s’unir d’intérêts.
Les étranges ravages des Normands, comme j’ai dit, contribuèrent beaucoup à mettre fin à ces querelles.
Les rois, tous les jours moins accrédités, et par les causes que j’ai dites, et par celles que je dirai, crurent n’avoir d’autre parti à prendre que de se mettre entre les mains des ecclésiastiques. Mais le clergé avait affaibli les rois, et les rois avaient affaibli le clergé.
En vain Charles le Chauve et ses successeurs appelèrent-ils le clergé pour soutenir l’État, et en empêcher la chute ; en vain se servirent-ils du respect que les peuples avaient pour ce corps, pour maintenir celui qu’on devait avoir pour eux ; en vain cherchèrent-ils à donner de l’autorité à leurs lois par l’autorité des canons ; en vain joignirent-ils les peines ecclésiastiques aux peines civiles ; en vain, pour contrebalancer l’autorité du comte, donnèrent-ils à chaque évêque la qualité de leur envoyé dans les provinces : il fut impossible au clergé de réparer le mal qu’il avait fait ; et un étrange malheur, dont je parlerai bientôt, fit tomber la couronne à terre.
Chapitre XXIV.
Que les hommes libres furent rendus capables de posséder des fiefs.
J’ai dit que les hommes libres allaient à la guerre sous leur comte, et les vassaux sous leur seigneur. Cela faisait que les ordres de l’État se balançaient les uns les autres ; et, quoique les leudes eussent des vassaux sous eux, ils pouvaient être contenus par le comte, qui était à la tête de tous les hommes libres de la monarchie.
D’abord, ces hommes libres ne purent pas se recommander pour un fief, mais ils le purent dans la suite ; et je trouve que ce changement se fit dans le temps qui s’écoula depuis le règne de Gontran jusqu’à celui de Charlemagne. Je le prouve par la comparaison qu’on peut faire du traité d’Andely passé entre Gontran, Childebert et la reine Brunehault, et le partage fait par Charlemagne à ses enfants, et un partage pareil fait par Louis le Débonnaire. Ces trois actes contiennent des dispositions à peu près pareilles à l’égard des vassaux ; et, comme on y règle les mêmes points, et à peu près dans les mêmes circonstances, l’esprit et la lettre de ces trois traités se trouvent à peu près les mêmes à cet égard.
Mais, pour ce qui concerne les hommes libres, il s’y trouve une différence capitale. Le traité d’Andely ne dit point qu’ils pussent se recommander pour un fief ; au lieu qu’on trouve, dans les partages de Charlemagne et de Louis le Débonnaire, des clauses expresses pour qu’ils pussent s’y recommander : ce qui fait voir que, depuis le traité d’Andely, un nouvel usage s’introduisit, par lequel les hommes libres étaient devenus capables de cette grande prérogative.
Cela dut arriver lorsque Charles Martel ayant distribué les biens de l’Église à ses soldats, et les ayant donnés, partie en fief, partie en alleu, il se fit une espèce de révolution dans les lois féodales. Il est vraisemblable que les nobles, qui avaient déjà des fiefs, trouvèrent plus avantageux de recevoir les nouveaux dons en alleu, et que les hommes libres se trouvèrent encore trop heureux de les recevoir en fief.
Chapitre XXV.
Cause principale de l’affaiblissement de la seconde race. Changement dans les Alleus.
Charlemagne, dans le partage dont j’ai parlé au chapitre précédent, régla qu’après sa mort les hommes de chaque roi recevraient des bénéfices dans le royaume de leur roi, et non dans le royaume d’un autre ; au lieu qu’on conserverait ses alleus dans quelque royaume que ce fût. Mais il ajoute que tout homme libre pourrait, après la mort de son seigneur, se recommander pour un fief dans les trois royaumes à qui il voudrait, de même que celui qui n’avait jamais eu de seigneur. On trouve les mêmes dispositions dans le partage que fit Louis le Débonnaire à ses enfants l’an 817.
Mais, quoique les hommes libres se recommandassent pour un fief, la milice du comte n’en était point affaiblie : il fallait toujours que l’homme libre contribuât pour son alleu, et préparât des gens qui en fissent le service, à raison d’un homme pour quatre manoirs ; ou bien qu’il préparât un homme qui servit pour lui le fief ; et quelques abus s’étant introduits là-dessus, ils furent corrigés, comme il paraît par les constitutions de Charlemagne, et par celle de Pépin, roi d’Italie, qui s’expliquent l’une l’autre.
Ce que les historiens ont dit, que la bataille de Fontenay causa la ruine de la monarchie, est très vrai ; mais qu’il me soit permis de jeter un coup d’œil sur les funestes conséquences de cette journée.
Quelque temps après cette bataille, les trois frères, Lothaire, Louis et Charles, firent un traité, dans lequel je trouve des clauses qui durent changer tout l’état politique chez les Français.
Dans l’annonciation que Charles fit au peuple de la partie de ce traité qui le concernait, il dit que tout homme libre pourrait choisir pour seigneur qui il voudrait, du roi ou des autres seigneurs. Avant ce traité, l’homme libre pouvait se recommander pour un fief, mais son alleu restait toujours sous la puissance immédiate du roi, c’est-à-dire sous la juridiction du comte ; et il ne dépendait du seigneur auquel il s’était recommandé, qu’à raison du fief qu’il en avait obtenu. Depuis ce traité, tout homme libre put soumettre son alleu au roi, ou à un autre seigneur, à son choix. Il n’est point question de ceux qui se recommandaient pour un fief, mais de ceux qui changeaient leur alleu en fief, et sortaient, pour ainsi dire, de la juridiction civile, pour entrer dans la puissance du roi ou du seigneur qu’ils voulaient choisir.
Ainsi ceux qui étaient autrefois nuement sous la puissance du roi, en qualité d’hommes libres sous le comte, devinrent insensiblement vassaux les uns des autres, puisque chaque homme libre pouvait choisir pour seigneur qui il voulait, ou du roi, ou des autres seigneurs ;
2° Qu’un homme changeant en fief une terre qu’il possédait à perpétuité, ces nouveaux fiefs ne pouvaient plus être à vie. Aussi voyons-nous, un moment après, une loi générale pour donner les fiefs aux enfants du possesseur : elle est de Charles le Chauve, un des trois princes qui contractèrent.
Ce que j’ai dit de la liberté qu’eurent tous les hommes de la monarchie, depuis le traité des trois frères, de choisir pour seigneur qui ils voulaient, du roi ou des autres seigneurs, se confirme par les actes passés depuis ce temps-là.
Du temps de Charlemagne, lorsqu’un vassal avait reçu d’un seigneur une chose, ne valût-elle qu’un sou, il ne pouvait plus le quitter. Mais, sous Charles le Chauve, les vassaux purent impunément suivre leurs intérêts ou leur caprice ; et ce prince s’exprime si fortement là-dessus, qu’il semble plutôt les inviter à jouir de cette liberté, qu’à la restreindre. Du temps de Charlemagne, les bénéfices étaient plus personnels que réels ; dans la suite ils devinrent plus réels que personnels.
Chapitre XXVI.
Changement dans les fiefs.
Il n’arriva pas de moindres changements dans les fiefs que dans les alleus. On voit par le capitulaire de Compiègne, fait sous le roi Pépin, que ceux à qui le roi donnait un bénéfice, donnaient eux-mêmes une partie de ce bénéfice à divers vassaux ; mais ces parties n’étaient point distinguées du tout. Le roi les ôtait lorsqu’il ôtait le tout ; et, à la mort du leude, le vassal perdait aussi son arrière-fief ; un nouveau bénéficiaire venait, qui établissait aussi de nouveaux arrière-vassaux. Ainsi l’arrière-fief ne dépendait point du fief ; c’était la personne qui dépendait. D’un côté, l’arrière-vassal revenait au roi, parce qu’il n’était pas attaché pour toujours au vassal ; et l’arrière-fief revenait de même au roi, parce qu’il était le fief même, et non pas une dépendance du fief.
Tel était l’arrière-vasselage, lorsque les fiefs étaient amovibles ; tel il était encore, pendant que les fiefs furent à vie. Cela changea lorsque les fiefs passèrent aux héritiers, et que les arrière-fiefs y passèrent de même. Ce qui relevait du roi immédiatement, n’en releva plus que médiatement ; et la puissance royale se trouva, pour ainsi dire, reculée d’un degré, quelquefois de deux, et souvent davantage.
On voit, dans les Livres des Fiefs, que quoique les vassaux du roi pussent donner en fief, c’est-à-dire en arrière-fief du roi, cependant ces arrière-vassaux ou petits vavasseurs ne pouvaient pas de même donner en fief ; de sorte que ce qu’ils avaient donné, ils pouvaient toujours le reprendre. D’ailleurs une telle concession ne passait point aux enfants comme les fiefs, parce qu’elle n’était point censée faite selon la loi des fiefs.
Si l’on compare l’état où était l’arrière-vasselage du temps que les deux sénateurs de Milan écrivaient ces Livres, avec celui où il était du temps du roi Pépin, on trouvera que les arrière-fiefs conservèrent plus longtemps leur nature primitive que les fiefs.
Mais lorsque ces sénateurs écrivirent, on avait mis des exceptions si générales à cette règle, qu’elles l’avaient presque anéantie. Car, si celui qui avait reçu un fief du petit vavasseur l’avait suivi à Rome dans une expédition, il acquérait tous les droits de vassal ; de même, s’il avait donné de l’argent au petit vavasseur pour obtenir le fief, celui-ci ne pouvait le lui ôter, ni l’empêcher de le transmettre à son fils, jusqu’à ce qu’il lui eût rendu son argent. Enfin, cette règle n’était plus suivie dans le sénat de Milan.
Chapitre XXVII.
Autre changement arrivé dans les fiefs.
Du temps de Charlemagne, on était obligé, sous de grandes peines, de se rendre à la convocation, pour quelque guerre que ce fût ; on ne recevait point d’excuses ; et le comte qui aurait exempté quelqu’un, aurait été puni lui-même. Mais le traité des trois frères mit là-dessus une restriction qui tira, pour ainsi dire, la noblesse de la main du roi : on ne fut plus tenu de suivre le roi à la guerre, que quand cette guerre était défensive. Il fut libre, dans les autres, de suivre son seigneur, ou de vaquer à ses affaires. Ce traité se rapporte à un autre, fait cinq ans auparavant entre les deux frères Charles le Chauve et Louis roi de Germanie, par lequel ces deux frères dispensèrent leurs vassaux de les suivre à la guerre, en cas qu’ils fissent quelque entreprise l’un contre l’autre ; chose que les deux princes jurèrent, et qu’ils firent jurer aux deux armées.
La mort de cent mille Français à la bataille de Fontenay fit penser à ce qui restait encore de noblesse que, par les querelles particulières de ses rois sur leur partage, elle serait enfin exterminée ; et que leur ambition et leur jalousie ferait verser tout ce qu’il y avait encore de sang à répandre. On fit cette loi, que la noblesse ne serait contrainte de suivre les princes à la guerre, que lorsqu’il s’agirait de défendre l’État contre une invasion étrangère. Elle fut en usage pendant plusieurs siècles.
Chapitre XXVIII.
Changements arrivés dans les grands offices et dans les fiefs.
Il semblait que tout prît un vice particulier, et se corrompît en même temps. J’ai dit que, dans les premiers temps, plusieurs fiefs étaient aliénés à perpétuité : mais c’étaient des cas particuliers, et les fiefs en général conservaient toujours leur propre nature ; et si la couronne avait perdu les fiefs, elle en avait substitué d’autres. J’ai dit encore que la couronne n’avait jamais aliéné les grands offices à perpétuité.
Mais Charles le Chauve fit un règlement général, qui affecta également et les grands offices et les fiefs : il établit, dans ses Capitulaires, que les comtés seraient données aux enfants du comte ; et il voulut que ce règlement eût encore lieu pour les fiefs.
On verra tout à l’heure que ce règlement reçut une plus grande extension ; de sorte que les grands offices et les fiefs passèrent à des parents plus éloignés. Il suivit de là que la plupart des seigneurs, qui relevaient immédiatement de la couronne, n’en relevèrent plus que médiatement. Ces comtes, qui rendaient autrefois la justice dans les plaids du roi ; ces comtes, qui menaient les hommes libres à la guerre, se trouvèrent entre le roi et ses hommes libres ; et la puissance se trouva encore reculée d’un degré.
Il y a plus : il paraît par les capitulaires que les comtes avaient des bénéfices attachés à leur comté, et des vassaux sous eux. Quand les comtés furent héréditaires, ces vassaux du comte ne furent plus les vassaux immédiats du roi ; les bénéfices attachés aux comtés ne furent plus les bénéfices du roi ; les comtes devinrent plus puissants, parce que les vassaux qu’ils avaient déjà les mirent en état de s’en procurer d’autres.
Pour bien sentir l’affaiblissement qui en résulta à la fin de la seconde race, il n’y a qu’à voir ce qui arriva au commencement de la troisième, où la multiplication des arrière-fiefs mit les grands vassaux au désespoir.
C’était une coutume du royaume que, quand les aînés avaient donné des partages à leurs cadets, ceux-ci en faisaient hommage à l’aîné ; de manière que le seigneur dominant ne les tenait plus qu’en arrière-fief. Philippe Auguste, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers, de Boulogne, de Saint-Paul, de Dampierre, et autres seigneurs, déclarèrent que dorénavant, soit que le fief fût divisé par succession ou autrement, le tout relèverait toujours du même seigneur, sans aucun seigneur moyen. Cette ordonnance ne fut pas généralement suivie, car, comme j’ai dit ailleurs, il était impossible de faire dans ces temps-là des ordonnances générales ; mais plusieurs de nos coutumes se réglèrent là-dessus.
Chapitre XXIX.
De la nature des fiefs depuis le règne de Charles le chauve.
J’ai dit que Charles le Chauve voulut que, quand le possesseur d’un grand office ou d’un fief laisserait en mourant un fils, l’office ou le fief lui fût donné. Il serait difficile de suivre le progrès des abus qui en résultèrent, et de l’extension qu’on donna à cette loi dans chaque pays. Je trouve dans les Livres des Fiefs, qu’au commencement du règne de l’empereur Conrad II, les fiefs, dans les pays de sa domination, ne passaient point aux petits-fils ; ils passaient seulement à celui des enfants du der-nier possesseur que le seigneur avait choisi : ainsi les fiefs furent donnés par une espèce d’élection que le seigneur fit entre ses enfants.
J’ai expliqué, au chapitre XVII de ce livre, comment, dans la seconde race, la couronne se trouvait à certains égards élective, et à certains égards héréditaire. Elle était héréditaire, parce qu’on prenait toujours les rois dans cette race ; elle l’était encore, parce que les enfants succédaient ; elle était élective, parce que le peuple choisissait entre les enfants. Comme les choses vont toujours de proche en proche, et qu’une loi politique a toujours du rapport à une autre loi politique, on suivit pour la succession des fiefs le même esprit que l’on avait suivi pour la succession à la couronne. Ainsi les fiefs passèrent aux enfants, et par droit de succession et par droit d’élection ; et chaque fief se trouva, comme la couronne, électif et héréditaire.
Ce droit d’élection dans la personne du seigneur ne subsistait pas du temps des auteurs des Livres des Fiefs, c’est-à-dire sous le règne de l’empereur Frédéric 1er.
Chapitre XXX.
Continuation du même sujet.
Il est dit dans les Livres des Fiefs que, quand l’empereur Conrad partit pour Rome, les fidèles qui étaient à son service lui demandèrent de faire une loi pour que les fiefs, qui passaient aux enfants, passassent aussi aux petits-enfants ; et que celui dont le frère était mort sans héritiers légitimes pût succéder au fief qui avait appartenu à leur père commun : cela fut accordé.
On y ajoute, et il faut se souvenir que ceux qui parlent vivaient du temps de l’empereur Frédéric 1er, « que les anciens jurisconsultes avaient toujours tenu que la succession des fiefs en ligne collatérale ne passait point au-delà des frères germains ; quoique, dans des temps modernes, on l’eût portée jusqu’au septième degré, comme, par le droit nouveau, on l’avait portée en ligne directe jusqu’à l’infini ». C’est ainsi que la loi de Conrad reçut peu à peu des extensions.
Toutes ces choses supposées, la simple lecture de l’histoire de France fera voir que la perpétuité des fiefs s’établit plus tôt en France qu’en Allemagne. Lorsque l’empereur Conrad Il commença à régner en 1024, les choses se trouvèrent encore en Allemagne comme elles étaient déjà en France sous le règne de Charles le Chauve, qui mourut en 877. Mais en France, depuis le règne de Charles le Chauve, il se fit de tels changements, que Charles le Simple se trouva hors d’état de disputer à une maison étrangère ses droits incontestables à l’empire ; et qu’enfin, du temps de Hugues Capet, la maison régnante, dépouillée de tous ses domaines, ne put pas même soutenir la couronne.
La faiblesse d’esprit de Charles le Chauve mit en France une égale faiblesse dans l’État. Mais comme Louis le Germanique son frère, et quelques-uns de ceux qui lui succédèrent, eurent de plus grandes qualités, la force de leur État se soutint plus longtemps.
Que dis-je ? Peut-être que l’humeur flegmatique, et, si j’ose le dire, l’immutabilité de l’esprit de la nation allemande, résista plus longtemps que celui de la nation française à cette disposition des choses, qui faisait que les fiefs, comme par une tendance naturelle, se perpétuaient dans les familles.
J’ajoute que le royaume d’Allemagne ne fut pas dévasté, et, pour ainsi dire, anéanti, comme le fut celui de France, par ce genre particulier de guerre que lui firent les Normands et les Sarrasins. Il y avait moins de richesses en Allemagne, moins de villes à saccager, moins de côtes à parcourir, plus de marais à franchir, plus de forêts à pénétrer. Les princes, qui ne virent pas à chaque instant l’État prêt à tomber, eurent moins besoin de leurs vassaux, c’est-à-dire en dépendirent moins. Et il y a apparence que si les empereurs d’Allemagne n’avaient été obligés de s’aller faire couronner à Rome, et de faire des expéditions continuelles en Italie, les fiefs auraient conservé plus longtemps chez eux leur nature primitive.
Chapitre XXXI.
Comment l’empire sortit de la maison de Charlemagne.
L’empire, qui, au préjudice de la branche de Charles le Chauve, avait déjà été donné aux bâtards de celle de Louis le Germanique, passa encore dans une maison étrangère, par l’élection de Conrad, duc de Franconie, l’an 912. La branche qui régnait en France, et qui pouvait à peine disputer des villages, était encore moins en état de disputer l’empire. Nous avons un accord passé entre Charles le Simple et l’empereur Henri 1er, qui avait succédé à Conrad. On l’appelle le pacte de Bonn. Les deux princes se rendirent dans un navire qu’on avait placé au milieu du Rhin, et se jurèrent une amitié éternelle. On employa un mezzo termine assez bon. Charles prit le titre de roi de la France occidentale, et Henri celui de roi de la France orientale. Charles contracta avec le roi de Germanie, et non avec l’empereur.
Chapitre XXXII.
Comment la couronne de France passa dans la maison de Hugues Capet.
L’hérédité des fiefs et l’établissement général des arrière-fiefs éteignirent le gouvernement politique, et formèrent le gouvernement féodal. Au lieu de cette multitude innombrable de vassaux que les rois avaient eus, ils n’en eurent plus que quelques-uns, dont les autres dépendirent. Les rois n’eurent presque plus d’autorité directe : un pouvoir qui devait passer par tant d’autres pouvoirs, et par de si grands pouvoirs, s’arrêta ou se perdit avant d’arriver à son terme. De si grands vassaux n’obéirent plus ; et ils se servirent même de leurs arrière-vassaux pour ne plus obéir. Les rois, privés de leurs domaines, réduits aux villes de Reims et de Laon, restèrent à leur merci. L’arbre étendit trop loin ses branches, et la tête se sécha. Le royaume se trouva sans domaine, comme est aujourd’hui l’empire. On donna la couronne à un des plus puissants vassaux.
Les Normands ravageaient le royaume ; ils venaient sur des espèces de radeaux ou de petits bâtiments, entraient par l’embouchure des rivières, les remontaient, et dévastaient le pays des deux côtés. Les villes d’Orléans et de Paris arrêtaient ces brigands ; et ils ne pouvaient avancer ni sur la Seine ni sur la Loire. Hugues Capet, qui possédait ces deux villes, tenait dans ses mains les deux clefs des malheureux restes du royaume ; on lui déféra une couronne qu’il était seul en état de défendre. C’est ainsi que depuis on a donné l’empire à la maison qui tient immobiles les frontières des Turcs.
L’empire était sorti de la maison de Charlemagne dans le temps que l’hérédité des fiefs ne s’établissait que comme une condescendance. Elle fut même plus tard en usage chez les Allemands que chez les Français : cela fit que l’empire, considéré comme un fief, fut électif. Au contraire, quand la couronne de France sortit de la maison de Charlemagne, les fiefs étaient réellement héréditaires dans ce royaume : la couronne, comme un grand fief, le fut aussi.
Du reste, on a eu grand tort de rejeter sur le moment de cette révolution tous les changements qui étaient arrivés, ou qui arrivèrent depuis. Tout se réduisit à deux événements : la famille régnante changea, et la couronne fut unie à un grand fief.
Chapitre XXXIII.
Quelques conséquences de la perpétuité des fiefs.
Il suivit de la perpétuité des fiefs que le droit d’aînesse ou de primogéniture s’établit parmi les Français. On ne le connaissait point dans la première race : la couronne se partageait entre les frères ; les alleus se divisaient de même ; et les fiefs, amovibles ou à vie, n’étant pas un objet de succession, ne pouvaient pas être un objet de partage.
Dans la seconde race, le titre d’empereur qu’avait Louis le Débonnaire, et dont il honora Lothaire son fils aîné, lui fit imaginer de donner à ce prince une espèce de primauté sur ses cadets. Les deux rois devaient aller trouver l’empereur chaque année, lui porter des présents, et en recevoir de lui de plus grands ; ils devaient conférer avec lui sur les affaires communes. C’est ce qui donna à Lothaire ces prétentions qui lui réussirent si mal. Quand Agobard écrivit pour ce prince, il allégua la disposition de l’empereur même, qui avait associé Lothaire à l’empire, après que, par trois jours de jeûne et par la célébration des saints sacrifices, par des prières et des aumônes, Dieu avait été consulté ; que la nation lui avait prêté serment, qu’elle ne pouvait point se parjurer ; qu’il avait envoyé Lothaire à Rome, pour être confirmé par le pape. Il pèse sur tout ceci, et non pas sur le droit d’aînesse. Il dit bien que l’empereur avait désigné un partage aux cadets, et qu’il avait préféré l’aîné ; mais en disant qu’il avait préféré l’aîné, c’était dire en même temps qu’il aurait pu préférer les cadets.
Mais quand les fiefs furent héréditaires, le droit d’aînesse s’établit dans la succession des fiefs, et, par la même raison, dans celle de la couronne, qui était le grand fief. La loi ancienne, qui formait des partages, ne subsista plus : les fiefs étant chargés d’un service, il fallait que le possesseur fût en état de le remplir. On établit un droit de primogéniture ; et la raison de la loi féodale força celle de la loi politique ou civile.
Les fiefs passant aux enfants du possesseur, les seigneurs perdaient la liberté d’en disposer ; et, pour s’en dédommager, ils établirent un droit qu’on appela le droit de rachat, dont parlent nos coutumes, qui se paya d’abord en ligne directe, et qui, par usage, ne se paya plus qu’en ligne collatérale.
Bientôt les fiefs purent être transportés aux étrangers, comme un bien patrimonial. Cela fit naître le droit de lods et ventes, établi dans presque tout le royaume. Ces droits furent d’abord arbitraires ; mais quand la pratique d’accorder ces permissions devint générale, on les fixa dans chaque contrée.
Le droit de rachat devait se payer à chaque mutation d’héritier, et se paya même d’abord en ligne directe. La coutume la plus générale l’avait fixé à une année du revenu. Cela était onéreux et incommode au vassal, et affectait, pour ainsi dire, le fief. Il obtint souvent, dans l’acte d’hommage, que le seigneur ne demanderait plus pour le rachat qu’une certaine somme d’argent, laquelle, par les changements arrivés aux monnaies, est devenue de nulle importance : ainsi le droit de rachat se trouve aujourd’hui presque réduit à rien, tandis que celui de lods et ventes a subsisté dans toute son étendue. Ce droit-ci ne concernant ni le vassal ni ses héritiers, mais étant un cas fortuit qu’on ne devait ni prévoir ni attendre, on ne fit point ces sortes de stipulations, et on continua à payer une certaine portion du prix.
Lorsque les fiefs étaient à vie, on ne pouvait pas donner une partie de son fief, pour le tenir pour toujours en arrière-fief ; il eût été absurde qu’un simple usufruitier eût disposé de la propriété de la chose. Mais, lorsqu’ils devinrent perpétuels, cela fut permis, avec de certaines restrictions que mirent les coutumes : ce qu’on appela se jouer de son fief.
La perpétuité des fiefs ayant fait établir le droit de rachat, les filles purent succéder à un fief, au défaut des mâles. Car le seigneur donnant le fief à la fille, il multipliait les cas de son droit de rachat, parce que le mari devait le payer comme la femme. Cette disposition ne pouvait avoir lieu pour la couronne ; car, comme elle ne relevait de personne, il ne pouvait point y avoir de droit de rachat sur elle.
La fille de Guillaume V, comte de Toulouse, ne succéda pas à la comté. Dans la suite, Aliénor succéda à l’Aquitaine, et Mathilde à la Normandie ; et le droit de la succession des filles parut dans ces temps-là si bien établi, que Louis le Jeune, après la dissolution de son mariage avec Aliénor, ne fit aucune difficulté de lui rendre la Guyenne. Comme ces deux derniers exemples suivirent de très près le premier, il faut que la loi générale qui appelait les femmes à la succession des fiefs se soit introduite plus tard dans la comté de Toulouse que dans les autres provinces du royaume.
La constitution de divers royaumes de l’Europe a suivi l’état actuel où étaient les fiefs dans les temps que ces royaumes ont été fondés. Les femmes ne succédèrent ni à la couronne de France ni à l’empire, parce que, dans l’établissement de ces deux monarchies, les femmes ne pouvaient succéder aux fiefs ; mais elles succédèrent dans les royaumes dont l’établissement suivit celui de la perpétuité des fiefs, tels que ceux qui furent fondés par les conquêtes des Normands, ceux qui furent fondés par les conquêtes faites sur les Maures ; d’autres enfin, qui, au-delà des limites de l’Allemagne, et dans des temps assez modernes, prirent, en quelque façon, une seconde naissance par l’établissement du christianisme.
Quand les fiefs étaient amovibles, on les donnait à des gens qui étaient en état de les servir, et il n’était point question des mineurs. Mais, quand ils furent perpétuels, les seigneurs prirent le fief jusqu’à la majorité, soit pour augmenter leurs profits, soit pour faire élever le pupille dans l’exercice des armes. C’est ce que nos coutumes appellent la garde-noble, laquelle est fondée sur d’autres principes que ceux de la tutelle, et en est entièrement distincte.
Quand les fiefs étaient à vie, on se recommandait pour un fief ; et la tradition réelle, qui se faisait par le sceptre, constatait le fief, comme fait aujourd’hui l’hommage. Nous ne voyons pas que les comtes, ou même les envoyés du roi, reçussent les hommages dans les provinces ; et cette fonction ne se trouve pas dans les commissions de ces officiers qui nous ont été conservées dans les capitulaires. Ils faisaient bien quelquefois prêter le serment de fidélité à tous les sujets ; mais ce serment était si peu un hommage de la nature de ceux qu’on établit depuis, que, dans ces derniers, le serinent de fidélité était une action jointe à l’hommage, qui tantôt suivait et tantôt précédait l’hommage, qui n’avait point lieu dans tous les hommages, qui fut moins solennelle que l’hommage, et en était entièrement distincte.
Les comtes et les envoyés du roi faisaient encore, dans les occasions, donner aux vassaux dont la fidélité était suspecte, une assurance qu’on appelait firmitas ; mais cette assurance ne pouvait être un hommage, puisque les rois se la donnaient entre eux.
Que si l’abbé Suger parle d’une chaire de Dagobert, où, selon le rapport de l’antiquité, les rois de France avaient coutume de recevoir les hommages des seigneurs, il est clair qu’il emploie ici les idées et le langage de son temps.
Lorsque les fiefs passèrent aux héritiers, la reconnaissance du vassal, qui n’était dans les premiers temps qu’une chose occasionnelle, devint une action réglée : elle fut faite d’une manière plus éclatante, elle fut remplie de plus de formalités, parce qu’elle devait porter la mémoire des devoirs réciproques du seigneur et du vassal, dans tous les âges.
Je pourrais croire que les hommages commencèrent à s’établir du temps du roi Pépin, qui est le temps où j’ai dit que plusieurs bénéfices furent donnés à perpétuité : mais je le croirais avec précaution, et dans la supposition seule que les auteurs des anciennes Annales des Francs n’aient pas été des ignorants, qui, décrivant les cérémonies de l’acte de fidélité que Tassillon, duc de Bavière, fit à Pépin, aient parlé suivant les usages qu’ils voyaient pratiquer de leur temps.
Chapitre XXXIV.
Continuation du même sujet.
Quand les fiefs étaient amovibles ou à vie, ils n’appartenaient guère qu’aux lois politiques ; c’est pour cela que, dans les lois civiles de ces temps-là, il est fait si peu de mention des lois des fiefs. Mais lorsqu’ils devinrent héréditaires, qu’ils purent se donner, se vendre, se léguer, ils appartinrent et aux lois politiques et aux lois civiles. Le fief, considéré comme une obligation au service militaire, tenait au droit politique ; considéré comme un genre de bien qui était dans le commerce, il tenait au droit civil. Cela donna naissance aux lois civiles sur les fiefs.
Les fiefs étant devenus héréditaires, les lois concernant l’ordre des successions durent être relatives à la perpétuité des fiefs. Ainsi s’établit, malgré la disposition du droit romain et de la loi salique, cette règle du droit français : Propres ne remontent point. Il fallait que le fief fût servi ; mais un aïeul, un grand-oncle auraient été de mauvais vassaux à donner au seigneur : aussi cette règle n’eut-elle d’abord lieu que pour les fiefs, comme nous l’apprenons de Boutillier.
Les fiefs étant devenus héréditaires, les seigneurs, qui devaient veiller à ce que le fief fût servi, exigèrent que les filles qui devaient succéder au fief, et, je crois, quelquefois les mâles, ne pussent se marier sans leur consentement ; de sorte que les contrats de mariage devinrent pour les nobles une disposition féodale et une disposition civile. Dans un acte pareil, fait sous les yeux du seigneur, on fit des dispositions pour la succession future, dans la vue que le fief pût être servi par les héritiers : aussi les seuls nobles eurent-ils d’abord la liberté de disposer des successions futures par contrat de mariage, comme l’ont remarqué Boyer et Aufrerius.
Il est inutile de dire que le retrait lignager, fondé sur l’ancien droit des parents, qui est un mystère de notre ancienne jurisprudence française que je n’ai pas le temps de développer, ne put avoir lieu à l’égard des fiefs, que lorsqu’ils devinrent perpétuels.
Italiam, Italiam… Je finis le traité des fiefs où la plupart des auteurs l’ont commencé.