Description d’un parler irlandais de Kerry/4-5

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Quatrième partie, chapitre V. La phrase nominale ; éléments, structure et valeur.


CHAPITRE V
LA PHRASE NOMINALE : ÉLÉMENTS, STRUCTURE ET VALEUR

§ 145. La phrase nominale consiste essentiellement l’équation dans de deux noms, pronoms, ou groupes nominaux (une proposition infinitive ou relative jouant ici le rôle d’un groupe nominal) simplement juxtaposés ou associés à l’aide de la forme prédicative is ou d’une particule verbale (négative, interrogative, relative).

Le sujet (élément défini) de la phrase nominale peut être un substantif (on un groupe substantif), déterminé ou non, au cas direct, un pronom au cas régime, une proposition infinitive ou relative.

Le prédicat (élément de définition) peut être un adjectif ou un groupe adjectival, invariable, un substantif (ou un groupe substantif), déterminé ou non, au cas direct, un pronom au cas régime ; ce peut être aussi un substantif régi par une préposition, un pronom prépositionnel ou un adverbe, mais ces cas sont étroitement limités par la valeur même de la phrase nominale (voir § 154).

La forme prédicative ne présente aucun des caractères du verbe. C’est un proclitique, susceptible d’affecter l’initiale du prédicat qui la suit. Elle n’a pas de sujet, au sens verbal, puisqu’elle exprime non un procès mais un rapport : aussi le pronom sujet de la phrase nominale est-il au cas régime. Elle ne peut donc comporter les oppositions de nombre et de personne qui, dans le verbe, ne se conçoivent que par référence au sujet. Elle ne comporte pas davantage les oppositions d’aspect (voir § 201) qui, elles, intéressent le procès. Partout où peut intervenir l’aspect c’est tɑ: et non is que l’on a. En revanche, elle exprime les oppositions de temps, le rapport exprimé pouvant être posé pour une période présente, passée, future, ou hypothétique.

La conjugaison de la forme prédicative se réduit à une forme de présent-futur et une forme passée, avec laquelle la forme conditionnelle est le plus souvent confondue.

Deux faits viennent compliquer celle flexion : d’une part, lorsque la phrase nominale commence par une particule verbale ou par un démonstratif, la forme prédicative est absente (c’est le cas au présent-futur démonstratif, interrogatif ou négatif, mais cf. § 146 pour la tendance à avoir b après an), ou combinée avec ces particules (c’est le cas au passé-conditionnel, et dans la phrase relative et complétive) ; d’autre part elle se fait suivre, dans diverses formes de phrase, d’un démonstratif avec lequel elle se combine, la voyelle du proclitique tombant alors.

§ 146. Formes.

A. Phrase affirmative ; présent-futur : is (is) ; avec pronom : ʃα, ʃe, ʃi, ʃiəd (’seadh, ’sé, ’sí, ’siad) ; passé-conditionnel : bo‛ (ba, budh) devant consonne, b, əb (do b’) devant voyelle.

B. Phrase négative ; Présent-futur : zéro ; notez que la négation nʹi: (ní) n’aspire pas l’initiale du prédicat nominal ; passé-conditionnel : nʹi:r (níor), nʹi:rəv (níorbh).

C. Phrase relative et complétive affirmative ; la forme prédicative est combinée avec go ; présent-futur : gœr (gur) devant consonne, sans action sur l’initiale suivante, gœrb (gurb) devant voyelle ; devant pronom gob (go b’) ; passé : gœr‛ (gur), devant consonne, gœrəv (gurbh) devant voyelle ; devant pronom, fréquemment, gob (go b’), comme au présent ; conditionnel : gœr‛ (gur) et gœrəv (gurbh), comme au passé, mais aussi go mo (go mbudh) devant consonne, gom (go mb’) devant voyelle ; de même avec les formes du relatif : dɑ:rəb (dárb) dɑ:rəv (dárbh), etc.

D. Phrase complétive négative ; présent-futur : nɑχ ; passé-conditionnel : la forme prédicative se combine avec la négation, pour donner nɑ:r‛ (nár), nɑ:rəv (nárbh).

E. Phrase interrogative ; présent futur : 1º forme prédicative zéro ; la particule ən (voir § 216) n’affecte pas initiale du prédicat nominal : 2º On a par ailleurs, aussi bien au présent qu’au passé, əb (an b’), əm (an mb’) devant pronom, devant ɑul, ɑuləgʹ (amhlaidh) « ainsi », et devant le démonstratif inʹ (shin) ; passé-conditionnel ; ər‛ (ar), ərəv (arbh) : de même kʹe:rəv (cérbh), etc. Mais on a aussi ə m (an mb’), əb (a b’), comme au présent.

F. Proposition interrogative négative : comme sous D.

§ 147. Exemples : A. bo χumə lʹum (ba, budh, chuma liom) « cela m’était, me serait égal » ; fʹerʹəmʹ vuər ə bʹα i (feirm mhuar do b’ eadh i) « c’était une grosse ferme » ; bʹinʹ iəd iəd (b’ shin iad iad) « les voilà (au passé) » B. nʹi do: lʹum (ní dóigh liom) « je ne crois pas ». C. is do: lʹum gœr kumə lʹαt e (is dóigh liom gur cuma leat é) « il me semble que cela t’est égal », et au passé gœr χumə lʹαt e (gur chuma leat é) « que cela t’était égal », mais is do: lʹe fʹαr nə bʷilʹə go be fʹe:nʹ fʹαr nə kʹe:lʹə (is dóigh le fear na buile go b’é féin fear na céille) « l’insensé pense que c’est lui qui est sensé (prov.) » ; ə dʹrʹo: gœrəv jɑ:r lʹαt (i dtreó gurbh fhearr leat) « en sorte que tu aurais préféré », mais aussi ə dʹrʹo: go mo ǥo: lʹαt (i dtreó go mbudh dhóigh leat) « en sorte que tu aurais cru... » E. ə bɑuləgʹ nɑ:r χuəli:ʃ e (an b’ amhlaigh nár chualais é) « est-ce que le fait est que tu ne l’as pas entendu dire ? ». F. nɑ:χ do: lʹαt e (nách dóigh leat é ?) « ne le penses-tu pas ? » ; nɑ:r ǥo: lʹαt go mʹeαχ bɑ:ʃtʹəχ ɑun inʹe: (nár dhóigh leat go mbeadh báisteach ann indé) ? « Ne pensais tu pas qu’il pleuvrait, hier ? »

§ 148. La forme prédicative du présent se rencontre fréquemment avec référence au passé : 1º quand la copule sert à mettre en vedette un élément de la phrase : ag saoileamhaint gur b’í Scéimhín a bhí ann « pensant que c’est Scévine qui était là » (conte inédit), mais quelques lignes plus bas dans le même récit on a la forme du passé gur bh’í ; Tomas, p. 56 : is mílseáin bun a bhladair... do bhí aige liom « c’est des friandises la raison de toutes les cajoleries qu’il me faisait » ; 2º par négligence de la correspondance des temps qui, même dans la phrase verbale, n’est le plus souvent pas exprimée (voir §§ 209 et 238) : le cas est différent lorsque l’on a ə mʹα (an mb’eadh ?) « était-ce ainsi ? » comme passé de ən α (an eadh ?) « est-ce ainsi ? ». Il s’agit ici de l’extension au prétérit de la forme sans r des particules, extension qu’atteste également la phrase verbale (voir § 216).

Notez l’aspiration d’un prédicat prépositionnel après la particule dans un tour comme B. O. II, 199 níor mhar sin don-a bhean « il n’en était pas ainsi de sa femme ».

Types de phrase nominale.

§ 149. L’ordre normal de la phrase nominale, forme prédicative + prédicat + sujet, est essentiellement le même que celui de la phrase verbale, où le verbe, prédicat de la phrase verbale, précède le sujet.

Cet ordre est du reste susceptible d’être modifié, la phrase nominale présentant une grande variété de formes, dont la répartition est le plus souvent réglée par la nature du prédicat. On ne peut ici qu’indiquer les principaux types.

1º Le prédicat est un substantif régi par une préposition, un pronom prépositionnel ou un adverbe ; on a l’ordre : forme préd. + prédicat + sujet : is minic síos droichbhean tighe « est souvent en bas une mauvaise maîtresse de maison » ; R. C., 49, 410 : ni lé ghrádh di é « ce n’était pas par amour pour elle ».

§ 150.Substantivation du prédicat adjectif. Soit le type de phrase : forme préd. + prédicat adjectif + sujet ; is fʹi:r sən (is fíor san) « c’est vrai » ; R. C., 49, 412 : is fearra dhúinn í thabhairt linn « il vaut mieux que nous l’emmenions ». Le prédicat adjectif étant senti comme équivalent au substantif, ou au pronom sujet (et non comme attribut de ce sujet), la valeur substantive tend à en être indiquée explicitement par l’apposition soit d’un pronom en accord pour le genre avec le sujet, quand celui-ci est indéterminé, soit d’un substantif précédé de l’article, quand le sujet est déterminé. D’où deux types très fréquents de phrase nominale avec prédicat adjectif : α) forme préd. + préd. adjectif + pronom + sujet : is mʷè:l i: guələ gan dʹrʹəhɑ:rʹ (is maol í guala gan dearbhráthair) litt. « est nue elle l’épaule sans frère » (prov.) ; β) forme préd. + préd. adjectif + substantif déterm. + sujet : is αtʹ ə χɑinʹtʹ i: ʃinʹ (is ait an chainnt í sin) « c’est un drôle de propos que celui-ci » ; is u:ntəχ ə rœd e: (is iongantach an rud é) litt. « est drôle la chose ceci ». L’emploi de l’article devant l’apposition là où nous dirions « c’est une drôle de chose » s’explique du fait que l’apposition renvoie à un élément connu, indiqué dans la suite de la phrase (voir § 100).

§ 151. 3º Le prédicat est un substantif indéterminé. Le substantif prédicat est alors mis le plus souvent en vedette en tête de phrase, mais, comme la forme prédicative doit rester le proclitique de son prédicat, la place normale de celui-ci, après la forme prédicative, est prise par un pronom neutre ; d’où la forme : prédicat + forme préd. + pronom + sujet : B. O., II, 373 : Mac feirmeóra dob ea Seán O Briain « Shan O Briain était fils de fermier », tour beaucoup plus fréquent que l’ordre simple is mac feirmeóra Seán ; mais lorsqu’il y a une particule (qui doit rester en tête) : an mac feirmeóra Seán ?

§ 152. 4º Les deux termes de la phrase sont déterminés (substantifs déterminés, noms propres ou pronoms personnels). Il y a lieu de distinguer plusieurs cas.

Quand les deux termes sont des pronoms personnels, on a l’ordre normal, avec forme prédicative en tête : ʃiəd iəd (’siad iad) « les voici » ; il y a tendance à renforcer le prédicat par un démonstratif, sur quoi s’appuie la forme prédicative : ʃidʹ iəd iəd (sid iad iad).

Quand l’un des termes seulement est un pronom, deux types de phrase se rencontrent : ou bien le pronom est traité comme prédicat, même alors que l’élément d’information est en fait fourni par le substantif. Dans ce cas la forme prédicative est fréquemment omise : R. C., 49, 413 : Cé hé mise ?... mise do mháthair. « Qui suis-je ?... je suis ta mère » ; ou bien la forme prédicative se fait suivre d’un pronom, en accord pour le genre avec le pronom sujet ; d’où l’ordre forme préd. + pronom + prédicat substantif + pronom sujet (cet ordre a pour effet d’éviter la succession de deux proclitiques lorsque le substantif prédicat est précédé de l’article ou d’un possessif) : Tomas, p. 21 : b’í ceann ba chabanta de sna driféaracha í litt. « c’était-elle la plus hardie des sœurs elle » ; B. O., II, 374 : ní hí do bhean í ach mo bhean féin « litt. n’est pas elle ta femme elle... », « elle n’est pas ta femme, mais ma propre femme ».

Quand les deux termes sont des substantifs déterminés il arrive fréquemment que la forme prédicative soit absente, surtout devant un nom propre. Sinon, elle se fait suivre d’un pronom, en accord pour le genre (naturel, non grammatical, § 74) avec le sujet : Máire an ainm a bhí uirthi « Marie était son nom » ; ʃe ə tuegʹənʹəs ə rœd is mo: ə ǥʷilʹən orəm (’se an t‑uaigneas an rud is mó a ghoilleann orm) « la solitude est la chose qui me fait le plus souffrir. »

§ 153. Le besoin de mettre en vedette le prédicat, ou les commodités de la construction, lorsque l’un des termes est d’une longueur gênante, peuvent venir bouleverser l’ordre type de ces phrases. Le type 3º répond au besoin d’insister sur le prédicat (ici indéterminé), mais l’usage très général qui en est fait lui enlève beaucoup de sa valeur expressive. Quand le prédicat est déterminé, le même effet (plus appuyé, du fait que le tour est moins généralisé) est obtenu en annonçant le prédicat par un pronom qui prend sa place derrière la forme prédicative, puis en le reprenant en fin de phrase à l’aide de la particule nɑ: (ná) : R. C. 49, 413 : Sé an ainm a glaodhtaí ar an oidhre seo ná Mici na muc « Ceci était le nom dont on appelait ce berger, à savoir Mici-aux-cochons ». Même construction avec prédicat indéterminé (la valeur emphatique du type 3º étant usée) : Tomás, p. 30 : dubhairt na daoine go raibh bean uasal innti, ach b’í bean í ná máighistreás scoile « les gens disaient qu’il y avait une dame dans (la barque), mais c’était, comme dame, une maîtresse d’école ».

Valeur de la phrase nominale.

§ 154. La valeur de la phrase nominale apparaît lorsqu’on la met en contraste avec la phrase à verbe d’existence. La phrase nominale est une équation qualitative établissant une équivalence (totale ou partielle, selon l’extension relative du sujet et du prédicat) entre deux éléments nominaux. La phrase avec táim exprime un état, et les modalités de cet état. Ainsi le prédicat de la phrase nominale, même lorsqu’il est adjectif, a-t-il une valeur essentielle, et exprime-t-il une part intégrante de l’être du sujet, tandis que le complément de la phrase à verbe d’existence n’a qu’une valeur circonstancielle, et exprime un accident (fût-il permanent) de la manière d’être du sujet.

Ainsi avec un prédicat prépositionnel ou adverbial ; comparez l’expression de la propriété de droit, par la phrase nominale : is lʹum-sə e (is liom-sa é) « cela m’appartient », à celle de la possession de fait par le verbe d’existence : tɑ: ʃe əgɑm (tá sé agam) « je l’ai, je le tiens » ; is dʹαs ə sgʹiən tɑ: gɑt ən lʹαtsə i (is deas an sgian atá agat, an leat-sa í ?) « c’est un joli couteau que tu as là. Est-ce qu’il t’appartient ? ». La préposition ɑs « hors de » exprime, devant le prédicat de la phrase nominale, l’extraction, l’origine, part intégrante de l’identité d’un individu ; devant le complément de la phrase verbale, elle exprime la position actuelle : kɑd ɑs tœsə (cad as tusa ?) « Quel est ton pays, ta nationalité ? », tɑ: ʃe ɑs bαlʹə (tá sé as baile) « il est sorti ».

De même pour le prédicat adjectif ; on a vu comment la langue tend à en marquer la valeur substantive, dans une formule comme is mαh ə vʹαn i (is maith an bhean í) « c’est une bonne femme » ; mais, avec le verbe d’existence, pour exprimer non plus la nature mais le comportement : bhí sí anamhaith dosna bochtaibh « elle était très bonne pour les pauvres ». La valeur adverbiale de l’adjectif comme détermination circonstancielle du verbe d’existence est soulignée par l’emploi de la particule go, qui le précède normalement, en l’absence d’autres particules ou compléments de degré : ʃe ə vʹi go krɑ:tʹə (’sé a bhí go cráidhte) « c’est lui qui était contrarié », mais vʹi: ʃe krɑ:tʹə go mαh (bhí sé cráidhte go maith) « il était sérieusement contrarié ».

Au prédicat substantif de la phrase nominale, définissant la nature du sujet, la phrase à verbe d’existence oppose le substantif précédé de la préposition ə (i) « en » et du possessif, qualifiant la manière d’être ou l’état du sujet : kαlʹi:nʹ mαh iʃα hu (cailín maith iseadh thú) « tu es une brave fille », mais bʹi: əd χαlʹi:nʹ mαh əniʃ (bí id’ chailín maith anois) «  comporte-toi en brave fille, sois bien sage, maintenant » ; il est superflu de s’appesantir sur cette opposition entre la phrase d’identification ou de classification et ta phrase de qualification.

§ 155. Le soin avec lequel la langue distingue ces deux démarches : qualification d’un terme donné, établissement d’un rapport entre deux termes, explique le caractère particulier de la phrase comparative. En effet, le degré positif de l’adjectif, servant à qualifier un objet ou un procès, trouve sa place dans la phrase verbale comme dans le groupe nominal. S’il apparaît dans la phrase nominale c’est, comme nous l’avons vu, avec la valeur d’un véritable substantif neutre. En revanche les degrés de comparaison de l’adjectif ont pour rôle d’établir une relation (de nature qualitative) entre deux notions nominales. Or c’est là précisément la fonction de la phrase nominale. Aussi le comparatif, exclusif ou inclusif (superlatif), ne peut-il se construire que comme prédicat de la phrase nominale : is fʹɑ:r ʃαniəχə nɑ: ʃαnɑli: (is fearr seanfhiacha ná seanfhallaidhe) « mieux vaut une vieille dette qu’on vieux manteau (prov.) ».

Pour rattacher le comparatif au groupe nominal on a recours à la phrase nominale relative : ní fheaca riamh cailín ba dheise ná í « je n’ai jamais vu plus jolie fille qu’elle » litt. « fille qui fut plus jolie qu’elle » ; níl aon áit is feárr ná an baile « il n’est pas de meilleur endroit (d’endroit qui soit meilleur) que la patrie ».

Pour insérer le comparatif dans la phrase verbale on le construit avec la particule nʹi:s, nʹi:sə (níos) au présent-futur, nʹi:bə (ní ba), au passé-conditionnel, particule qui fonctionne comme forme prédicative propre à la phrase comparative : tɑ: ʃe nʹi:sə lɑ:dʹərʹə nɑ: mʹiʃə (tá sé níos láidre ná mise) « il est plus robuste que moi » ; vʹeαχ ə sgʹi:αl nʹi bʹɑ:r (bheadh an sgéal ní b’fhearr) « les affaires seraient en meilleur point ». La forme nʹi:s (níos) tend à être employée partout en lieu et place de la forme nʹi:bə, en voie d’élimination.