L’Encyclopédie/1re édition/ACCOMPAGNEMENT

La bibliothèque libre.
Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 75-77).

ACCOMPAGNEMENT, s. m. c’est l’exécution d’une harmonie complette & réguliere sur quelque instrument, tel que l’orgue, le clavecin, le théorbe, la guitarre, &c. Nous prendrons ici le clavecin pour exemple.

On y a pour guide une des parties de la Musique, qui est ordinairement la basse. On touche cette basse de la main gauche, & de la droite, l’harmonie indiquée par la marche de la basse, par le chant des autres parties qu’on entend en même tems, par la partition qu’on a devant les yeux, ou par des chiffres qu’on trouve communément ajoûtés à la basse. Les Italiens méprisent les chiffres ; la partition même leur est peu nécessaire ; la promptitude & la finesse de leur oreille y supplée, & ils accompagnent fort bien sans tout cet appareil : mais ce n’est qu’à leur disposition naturelle qu’ils sont redevables de cette facilité : & les autres Peuples qui ne sont pas nés comme eux pour la Musique, trouvent à la pratique de l’accompagnement des difficultés infinies ; il faut des dix à douze années pour y réussir passablement. Quelles sont donc les causes qui retardent l’avancement des éleves, & embarrassent si long-tems les maîtres ? La seule difficulté de l’Art ne fait point cela.

Il y en a deux principales : l’une dans la maniere de chiffrer les basses ; l’autre dans les méthodes d’accompagnement.

Les signes dont on se sert pour chiffrer les basses sont en trop grand nombre. Il y a si peu d’accords fondamentaux ! pourquoi faut-il une multitude de chiffres pour les exprimer ? les même signes sont équivoques, obscurs, insuffisans. Par exemple, ils ne déterminent presque jamais la nature des intervalles qu’ils expriment, ou, ce qui pis est, ils en indiquent d’opposés : on barre les uns pour tenir lieu de dièse, on en barre d’autres pour tenir lieu de bémol : les intervalles majeurs & les superflus, même les diminués, s’expriment souvent de la même maniere. Quand les chiffres sont doubles, ils sont trop confus ; quand ils sont simples, ils n’offrent presque jamais que l’idée d’un seul intervalle ; de sorte qu’on en a toûjours plusieurs autres à sous-entendre & à exprimer.

Comment remédier à ces inconvéniens ? faudra-t-il multiplier les signes pour tout exprimer ? mais on se plaint qu’il y en a déjà trop. Faudra-t-il les réduire ? on laissera plus de choses à deviner à l’accompagnateur, qui n’est déja que trop occupé. Que faire donc ? Il faudroit inventer de nouveaux signes, perfectionner le doigter, & faire des signes & du doigter deux moyens combinés qui concourent en même tems à soulager l’accompagnateur. C’est ce que M. Rameau a tenté avec beaucoup de sagacité dans sa Dissertation sur les différentes méthodes d’accompagnement. Nous exposerons aux mots Chiffrer & Doigter, les moyens qu’il propose. Passons aux méthodes.

Comme l’ancienne Musique n’étoit pas si composée que la nôtre, ni pour le chant, ni pour l’harmonie, & qu’il n’y avoit guere d’autre basse que la fondamentale, tout l’accompagnement ne consistoit que dans une suite d’accords parfaits, dans lesquels l’accompagnateur substituoit de tems en tems quelque sixte à la quinte, selon que l’oreille le conduisoit. Ils n’en savoient pas davantage. Aujourd’hui qu’on a varié les modulations, surchargé, & peut-être gâté l’harmonie par une foule de dissonnances, on est contraint de suivre d’autres regles. M. Campion imagina celle qu’on appelle regle de l’octave ; & c’est par cette méthode que la plûpart des maîtres montrent aujourd’hui l’accompagnement.

Les accords sont déterminés par la regle de l’octave, relativement au rang qu’occupent les notes de la basse dans un ton donné. Ainsi le ton connu, la note de la basse continue, le rang de cette note dans le ton, le rang de la note qui la précede immédiatement, le rang de celle qui la suit, on ne se trompera pas beaucoup en accompagnant par la regle de l’octave, si le compositeur a suivi l’harmonie la plus simple & la plus naturelle : mais c’est ce qu’on ne doit guere attendre de la Musique d’aujourd’hui. D’ailleurs, le moyen d’avoir toutes ces choses présentes ? & tandis que l’accompagnateur s’en instruit, que deviennent les doigts ? A peine est-on arrivé à un accord qu’un autre se présente ; le moment de la réflexion est précisément celui de l’exécution : il n’y a qu’une habitude consommée de Musique, une expérience refléchie, la facilité de lire une ligne de musique d’un coup d’œil, qui puissent secourir ; encore les plus habiles se trompent-ils avec ces secours.

Attendra-t-on pour accompagner que l’oreille soit formée, qu’on sache lire rapidement la musique, qu’on puisse débrouiller à livre ouvert une partition ? mais en fût-on là, on auroit encore besoin d’une habitude du doigter, fondée sur d’autres principes d’accompagnement que ceux qu’on a donnés jusqu’à M. Rameau.

Les maîtres zélés ont bien senti l’insuffisance de leurs principes. Pour y remédier ils ont eu recours à l’énumération & à la connoissance des consonances, dont les dissonnances se préparent & se sauvent. Détail prodigieux, dont la multitude des dissonnances fait suffisamment appercevoir.

Il y en a qui conseillent d’apprendre la composition avant que de passer à l’accompagnement ; comme si l’accompagnement n’étoit pas la composition même, aux talens près, qu’il faut joindre à l’un pour faire usage de l’autre. Combien de gens au contraire veulent qu’on commence par l’accompagnement à apprendre la composition ?

La marche de la basse, la regle de l’octave, la maniere de préparer & de sauver les dissonnances, la composition en général, ne concourent qu’à indiquer la succession d’un seul accord à un autre ; de sorte qu’à chaque accord, nouvel objet, nouveau sujet de réflexion. Quel travail pour l’esprit ! Quand l’esprit sera-t-il assez instruit, & l’oreille assez exercée, pour que les doigts ne soient plus arrêtés ?

C’est à M. Rameau qui, par l’invention de nouveaux signes & la perfection du doigter, nous a aussi indiqué les moyens de faciliter l’accompagnement, c’est à lui, dis-je, que nous sommes redevables d’une méthode nouvelle, qui garantit des inconvéniens de toutes celles qu’on avoit suivies jusqu’à présent. C’est lui qui le premier a fait connoître la basse fondamentale, & qui par là nous a découvert les véritables fondemens d’un Art où tout paroissoit arbitraire.

Voici en peu de mots les principes sur lesquels sa méthode est fondée.

Il n’y a dans l’harmonie que des consonances & des dissonances. Il n’y a donc que des accords consonans & dissonans.

Chacun de ces accords est fondamentalement divisé par tierces. (C’est le système de M. Rameau) Le consonant est composé de 3 notes, comme ut, mi, sol ; & le dissonant de quatre, comme sol, si, re, fa.

Quelque distinction ou distribution que l’on fasse de l’accord consonant, on y aura toûjours trois notes, comme ut, mi, sol. Quelque distribution qu’on fasse de l’accord dissonant, on y trouvera toûjours quatre notes, comme sol, si, ré, fa, laissant à part la supposition & la suspension qui en introduisent d’autres dans l’harmonie comme par licence. Ou des accords consonans se succedent, ou des accords dissonans sont suivis d’autres dissonans, ou les consonans & les dissonans sont entrelacés.

L’accord consonant parfait ne convenant qu’à la tonique, la succession des accords consonans fournit autant de toniques, & par conséquent de changemens de ton.

Les accords dissonans se succedent ordinairement dans un même ton. La dissonance lie le sens harmonique. Un accord y fait souhaiter l’autre, & fait sentir en même tems que la phrase n’est pas finie. Si le ton change dans cette succession, ce changement est toûjours annoncé par un dièse ou par un bémol. Quant à la troisieme succession, savoir l’entrelacement des accords consonans & dissonans, M. Rameau réduit à deux cas cette succession, & il prononce en général, qu’un accord consonant ne peut être précédé d’un autre dissonant que de celui de septieme de la dominante, ou de celui de sixte-quinte de la soûdominante, excepté dans la cadence rompue & dans les suspensions ; encore prétend-il qu’il n’y a pas d’exception quant au fond. Il nous paroît que l’accord parfait peut encore être précédé de l’accord de septieme diminuée, & même de celui de sixte superflue ; deux accords originaux, dont le dernier ne se renverse point.

Voilà donc trois textures différentes de phrases harmoniques : des toniques qui se succedent & qui font changer de ton : des consonances qui se succedent ordinairement dans le même ton ; & des consonances & des dissonnances qui s’entrelacent, & où la consonance est, selon M. Rameau, nécessairement précédée de la septieme de la dominante, ou de la sixte-quinte de la soûdominante. Que reste-t-il donc à faire pour la facilité de l’accompagnement, sinon d’indiquer à l’accompagnateur quelle est celle de ces textures qui regne dans ce qu’il accompagne ? Or c’est ce que M. Rameau veut qu’on exécute avec des caracteres.

Un seul signe peut aisément indiquer le ton, la tonique & son accord.

On tire de là la connoissance des dièses & des bémols qui doivent entrer dans le courant des accords d’une tonique à une autre.

La succession fondamentale par quintes ou par tierces, tant en montant qu’en descendant, donne la premiere texture de phrases harmoniques toute composée d’accords consonans.

La succession fondamentale par tierces ou par quintes en descendant, donne la seconde texture, composée d’accords dissonans, savoir des accords de septieme, & cette succession donne l’harmonie descendante.

L’harmonie ascendante est fournie par une succession de quintes en montant, ou de quartes en descendant, accompagnées de la dissonance propre à cette succession, qui est la sixte ajoûtée ; & c’est la troisieme texture des phrases harmoniques, qui n’a jusqu’ici été observée de personne, quoique M. Rameau en ait trouvé le principe & l’origine dans la cadence irréguliere. Ainsi par les regles ordinaires, l’harmonie qui naît d’une succession de dissonances descend toûjours, quoique selon ses vrais principes & selon la raison, elle doive avoir en montant une progression tout aussi réguliere qu’en descendant. Voyez Cadence.

Les cadences fondamentales donnent la quatrieme texture de phrases harmoniques, où les consonances & les dissonances s’entrelacent.

Toutes ces textures peuvent être désignées par des caracteres simples, clairs & peu nombreux, qui indiqueront en même tems, quand il le faut, la dissonance en général ; car l’espece en est toûjours déterminée par la texture même. Voyez Chiffrer. On commence par s’exercer sur ces textures prises séparément, puis on les fait se succéder les unes aux autres sur chaque ton & sur chaque mode successivement.

Avec ces précautions, M. Rameau prétend qu’on sait plus d’accompagnement en six mois, qu’on n’en savoit auparavant en six ans, & il a l’expérience pour lui. Voyez Musique, Harmonie, Basse fondamentale, Basse continue, Partition, Chiffrer, Doigter, Consonance, Dissonance, Regle de l’octave, Composition, Supposition, Suspension, Ton, Cadence, Modulation, &c.

A l’égard de la maniere d’accompagner avec intelligence, elle dépend plus de l’habitude & du goût que des regles qu’on en peut donner. Voici pourtant quelques observations générales qu’on doit toûjours faire en accompagnant.

1°. Quoi que suivant les principes de M. Rameau il faille toucher tous les sons de chaque accord, il ne faut pas toûjours prendre cette regle à la lettre. Il y a des accords qui seroient insupportables avec tout ce remplissage. Dans la plûpart des accords dissonans, surtout dans les accords par supposition, il y a quelque son à retrancher pour en diminuer la dureté ; ce son est souvent la septieme, quelquefois la quinte, quelquefois l’une & l’autre. On retranche encore assez souvent la quinte ou l’octave de la basse dans les accords dissonans, pour éviter des octaves ou des quintes de suite, qui font souvent un fort mauvais effet, surtout dans le haut ; & par la même raison, quand la note sensible est dans la basse, on ne la met pas dans l’accompagnement ; au lieu de cela, on double la tierce ou la sixte de la main droite. En général on doit penser en accompagnant, que quand M. Rameau veut qu’on remplisse tous les accords, il a bien plus d’égard à la facilité du doigter & à son système particulier d’accompagnement, qu’à la pureté de l’harmonie.

2°. Il faut toûjours proportionner le bruit au caractere de la Musique, & à celui des instrumens ou des voix qu’on a à accompagner : ainsi dans un chœur on frappe les accords pleins de la main droite, & l’on redouble l’octave ou la quinte de la main gauche, & quelquefois tout l’accord. Au contraire dans un récit lent & doux, quand on n’a qu’une flûte ou une voix foible à accompagner, on retranche des sons, on les arpege doucement, on prend le petit clavier : en un mot, on a toûjours attention que l’accompagnement, qui n’est fait que pour soûtenir & embellir le chant, ne le gâte & ne le couvre pas.

3°. Quand on a à refrapper les mêmes touches dans une note longue ou une tenue, que ce soit plûtôt au commencement de la mesure ou du tems fort, que dans un autre moment : en un mot, il faut ne rebattre qu’en bien marquant la mesure.

4°. Rien n’est si désagréable que ces traits de chant, ces roulades, ces broderies, que plusieurs accompagnateurs substituent à l’accompagnement. Ils couvrent la voix, gâtent l’harmonie, embrouillent le sujet, & souvent ce n’est que par ignorance qu’ils font les habiles mal-à-propos, pour ne savoir pas trouver l’harmonie propre à un passage. Le véritable accompagnateur va toûjours au bien de la chose, & accompagne simplement. Ce n’est pas que dans de certains vuides on ne puisse au défaut des instrumens placer quelque joli trait de chant : mais il faut que ce soit bien à propos, & toûjours dans le caractere du sujet. Les Italiens jouent quelquefois tout le chant au lieu d’accompagnement ; & cela fait assez bien dans leur genre de musique. Mais quoi qu’ils en puissent dire, il y a souvent plus d’ignorance que de goût dans cette maniere d’accompagner.

5°. On ne doit pas accompagner la Musique Italienne comme la Françoise. Dans celle-ci il faut soûtenir les sons, les arpéger gracieusement du bas en haut ; s’attacher à remplir l’harmonie, à joüer proprement la basse : car les Compositeurs François lui donnent aujourd’hui tous les petits ornemens & les tours de chant des dessus. Au contraire, en accompagnant de l’Italien, il faut frapper simplement les notes de la basse, n’y faire ni cadences, ni broderie, lui conserver la marche grave & posée qui lui convient : l’accompagnement doit être sec & sans arpéger. On y peut retrancher des sons sans scrupule ; mais il faut bien choisir ceux qu’on fait entendre. Les Italiens font peu de cas du bruit ; une tierce, une sixte bien adaptée, même un simple unisson, quand le bon goût le demande, leur plaisent plus que tout notre fracas de parties & d’accompagnement : en un mot, ils ne veulent pas qu’on entende rien dans l’accompagnement, ni dans la basse, qui puisse distraire l’oreille du sujet principal, & ils sont dans l’opinion que l’attention s’évanoüit en se partageant.

6°. Quoique l’accompagnement de l’orgue soit le même que celui du clavecin, le goût en est différent. Comme les sons y sont soûtenus, leur marche doit être plus douce & moins sautillante. Il faut lever la main entiere le moins qu’on peut, faire glisser les doigts d’une touche à l’autre sans lever ceux qui, dans la place où ils sont, peuvent servir à l’accord où l’on passe ; rien n’est si désagréable que d’entendre sur l’orgue cette espece d’accompagnement sec & détaché, qu’on est forcé de pratiquer sur le clavecin. Voyez le mot Doigter.

On appelle encore accompagnement toute partie de basse ou autre instrument, qui est composée sur un chant principal pour y faire harmonie. Ainsi un solo de violon s’accompagne du violoncelle ou du clavecin, & un accompagnement de flûte se marie fort bien à la voix ; cette harmonie ajoûte à l’agrément du chant : il y a même par rapport aux voix une raison particuliere pour les faire toûjours accompagner de quelques instrumens : car quoique plusieurs prétendent qu’en chantant on modifie naturellement sa voix selon les lois du tempérament, cependant l’expérience nous montre que les voix les plus justes & les mieux exercées, ont bien de la peine à se maintenir long tems dans le même ton quand rien ne les y soûtient. A force de chanter on monte ou l’on descend insensiblement, & en finissant, rarement se trouve-t-on bien juste dans le même ton d’où l’on étoit parti. C’est en vûe d’empêcher ces variations que l’harmonie d’un instrument est employée pour maintenir toûjours la voix dans le même diapason, ou pour l’y rappeller promptement lorsqu’elle s’en égare. V. Basse continue. (S)

Accompagnement se dit, en Peinture, des objets qui sont ajoûtés, ou pour l’ornement, ou pour la vraissemblance. Il est naturel que dans un tableau représentant des chasseurs, on voie des fusils, des chiens, du gibier, & autres équipages de chasse : mais il n’est pas nécessaire pour le vraissemblable qu’on y en mette de toutes les especes ; lorsqu’on les y introduit, ce sont des accompagnemens qui ornent toûjours beaucoup un tableau. On dit d’un tableau représentant des chasseurs : il faudroit à ce tableau quelque accompagnement, comme de fusils, gibier, &c. On dit de beaux accompagnemens. Cette chose accompagne bien cette partie, ce groupe, &c. (R)