L’Encyclopédie/1re édition/GREC

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GREC, s. m. (Grammaire.) ou langue greque, ou grec ancien, est la langue que parloient les anciens Grecs, telle qu’on la trouve dans les ouvrages de leurs auteurs, Platon, Aristote, Isocrate, Demosthene, Thucydide, Xenophon, Homere, Hésiode, Sophocle, Euripide, &c. Voyez Langue.

La langue greque s’est conservée plus long-tems qu’aucune autre, malgré les révolutions qui sont arrivées dans le pays des peuples qui la parloient.

Elle a été cependant altérée peu-à-peu, depuis que le siége de l’empire romain eut été transféré à Constantinople dans le quatrieme siecle : ces changemens ne regardoient point d’abord l’analyse de la langue, la construction, les inflexions des mots, &c. Ce n’étoit que de nouveaux mots qu’elle acquéroit, en prenant des noms de dignité, d’offices, d’emplois, &c. Mais dans la suite les incursions des Barbares, & sur-tout l’invasion des Turcs, y ont causé des changemens plus considérables. Cependant il y a encore à plusieurs égards beaucoup de ressemblance entre le grec moderne & l’ancien. Voyez l’article suivant Grec vulgaire.

Le grec a une grande quantité de mots ; ses inflexions sont autant variées, qu’elles sont simples dans la plûpart des langues de l’Europe. Voyez Inflexion.

Il a trois nombres ; le singulier, le duel, & le pluriel (voyez Nombre) ; beaucoup de tems dans les verbes ; ce qui répand de la variété dans le discours, empêche une certaine sécheresse qui accompagne toûjours une trop grande uniformité, & rend cette langue propre à toutes sortes de vers. Voyez Temps.

L’usage des participes, de l’aoriste, du prétérit, & les mots composés qui sont en grand nombre dans cette langue, lui donnent de la force & de la briéveté, sans lui rien ôter de la clarté nécessaire.

Les noms propres dans le grec signifient souvent quelque chose, comme dans les langues orientales. Ainsi Aristote signifie bonne fin ; Démosthene signifie force du peuple ; Philippe signifie qui aime les chevaux ; Isocrate signifie d’une égale force, &c.

Le grec est la langue d’une nation polie, qui avoit du goût pour les Arts & pour les Sciences qu’elle avoit cultivées avec succès. On a conservé dans les Langues vivantes quantité de mots grecs propres des Arts ; & quand on a voulu donner des noms aux nouvelles inventions, aux instrumens, aux machines, on a souvent eu recours au grec, pour trouver dans cette langue des mots faciles à composer qui exprimassent l’usage ou l’effet de ces nouvelles inventions. C’est sur ce qu’ont été formés les noms d’acoustique, d’aréometre, de barometre, de thermometre, de logarithme, de télescope, de microscope, de loxodromie, &c.

Grec vulgaire ou moderne, est la langue qu’on parle aujourd’hui en Grece.

On a écrit peu de livres en grec vulgaire depuis la prise de Constantinople par les Turcs ; ceux que l’on voit ne sont guere que des catéchismes, & quelques livres semblables, qui ont été composés ou traduits en grec vulgaire par les Missionnaires latins.

Les Grecs naturels parlent leur langue sans la cultiver : la misere où les réduit la domination des Turcs, les rend ignorans par nécessité, & la politique ne permet pas dans les états du grand-seigneur de cultiver les Sciences.

Soit par principe de religion ou de barbarie, les Turcs ont détruit de propos-délibéré les monumens de l’ancienne Grece, & méprisé l’étude du grec, qui pouvoit les polir, & rendre leur empire florissant. Bien différens en cela des Romains, ces anciens conquérans de la Grece, qui s’appliquerent à en apprendre la langue, après qu’ils en eurent fait la conquête, pour puiser la politesse & le bon goût dans les Arts & dans les Sciences des Grecs.

On ne sauroit marquer précisément la différence qu’il y a entre le grec vulgaire & le grec littéral : elle consiste dans des terminaisons des noms, des pronoms, des verbes, & d’autres parties d’oraisons qui mettent entre ces deux langues une différence à-peu-près semblable à celle que l’on remarque entre quelques dialectes de la langue italienne ou espagnole. Nous prenons des exemples de ces langues, parce qu’elles sont plus connues que les autres ; mais on pourroit dire la même chose des dialectes des langues hébraïque, tudesque, esclavonne, &c.

Il y a aussi dans le grec vulgaire plusieurs mots nouveaux, qu’on ne trouve point dans le grec littéral, des particules qui paroissent explétives, & que l’usage seul a introduites pour caractériser certains tems des verbes, ou certaines expressions qui auroient sans ces particules le même sens, si l’usage avoit voulu s’en passer ; divers noms de dignités & d’emplois inconnus aux anciens Grecs, & quantité de mots pris des langues des nations voisines. Dictionnaire de Trévoux & Chambers. (G)

* Grecs (philosophie des). Je tirerai la division de cet article de trois époques principales, sous lesquelles on peut considérer l’histoire des Grecs, & je rapporterai aux tems anciens leur philosophie fabuleuse ; aux tems de la législation, leur philosophie politique ; & aux tems des écoles, leur philosophie sectaire.

De la philosophie fabuleuse des Grecs. Les Hébreux connoissoient le vrai Dieu ; les Perses étoient instruits dans le grand art de former les rois & de gouverner les hommes ; les Chaldéens avoient jetté les premiers fondemens de l’Astronomie ; les Phéniciens entendoient la navigation, & faisoient le commerce chez les nations les plus éloignées ; il y avoit long-tems que les Egyptiens étudioient la Nature & cultivoient les Arts qui dépendent de cette étude ; tous les peuples voisins de la Grece étoient versés dans la Théologie, la Morale, la Politique, la Guerre, l’Agriculture, la Métallurgie, & la plûpart des Arts méchaniques que le besoin & l’industrie font naître parmi les hommes rassemblés dans des villes & soûmis à des lois ; en un mot, ces contrées que le grec orgueilleux appella toûjours du nom de Barbares, étoient policées, lorsque la sienne n’étoit habitée que par des sauvages dispersés dans les forêts, fuyant la rencontre les uns des autres, paissant les fruits de la terre comme les animaux, retirés dans le creux des arbres, errant de lieux en lieux, & n’ayant entre eux aucune espece de société. Du-moins c’est ainsi que les Historiens mêmes de la Grece nous la montrent dans son origine.

Danaüs & Cecrops étoient égyptiens ; Cadmus, de Phénicie ; Orphée, de Thrace. Cecrops fonda la ville d’Athenes, & fit entendre aux Grecs, pour la premiere fois, le nom redoutable de Jupiter ; Cadmus éleva des autels dans Thebes, & Orphée prescrivit dans toute la Grece la maniere dont les dieux vouloient être honorés. Le joug de la superstition fut le premier qu’on imposa ; on fit succéder à la terreur des impressions séduisantes, & le charme naissant des beaux Arts fut employé pour adoucir les mœurs, & disposer insensiblement les esprits à la contrainte des lois.

Mais la superstition n’entre point dans une contrée sans y introduire à sa suite un long cortége de connoissances, les unes utiles, les autres funestes. Aussi-tôt qu’elle s’est montrée, les organes destinés à invoquer les dieux se dénouent ; la langue se perfectionne ; les premiers accents de la Poésie & de la Musique sont retentir les airs ; on voit sortir la Sculpture du fond des carrieres, & l’Architecture d’entre les herbes ; la conscience s’éveille, & la Morale nait. Au nom des dieux prononcé, l’univers prend une face nouvelle ; l’air, la terre, & les eaux se peuplent d’un nouvel ordre d’êtres, & le cœur de l’homme s’émeut d’un sentiment nouveau.

Les premiers législateurs de la Grece ne proposerent pas à ses peuples des doctrines abstraites & seches ; des esprits hébétés ne s’en seroient point occupés : ils parlerent aux sens & à l’imagination ; ils amuserent par des cerémonies voluptueuses & gaies : le spectacle des danses & des jeux avoit attiré des hommes féroces du haut de leurs montagnes, du fond de leurs antres ; on les fixa dans la plaine, en les y entretenant de tables, de représentations, & d’images. A mesure que les phénomenes de la nature les plus frappans se succéderent, on y attacha l’existence des dieux ; & Strabon croit que cette méthode étoit la seule qui pût réussir. Fieri non potest, dit cet auteur, ut mulierum & promiscuæ turbæ multitudo philosophicâ oratione ducatur, exciteturque ad religionem, pietatem, & fidem ; sed superstitione præterea ad hoc opus est, quæ incuti sine fabularum portentis nequit. Etenim fulmen, ægis, tridens, faces, anguis, hastæque deorum thyrsis infixæ fabulæ sunt atque tota theologia prisca. Hæc autem recepta fuerunt à civitatum autoribus, quibus veluti larvis insipientium animos terrerent. Nous ajoûterons que l’usage des peuples policés & voisins de la Grece, étoit d’envelopper leurs connoissances sous les voiles du symbole & de l’allégorie, & qu’il étoit naturel aux premiers législateur des Grecs de communiquer leurs doctrines ainsi qu’ils les avoient reçûes.

Mais un avantage particulier aux peuples de la Grece, c’est que la superstition n’étouffa point en eux le sentiment de la liberté, & qu’ils conserverent sous l’autorité des prêtres & des magistrats, une façon de penser hardie, qui les caractérise dans tous les tems.

Une des premieres conséquences de ce qui précede, c’est que la Mythologie des Grecs est un cahos d’idées, & non pas un système, une marqueterie d’une infinité de pieces de rapport qu’il est impossible de séparer ; & comment y réussiroit-on ? Nous ne connoissons pas la vie, les mœurs, les idées, les préjugés des premiers habitans de la Grece. Nous aurions là-dessus toutes les lumieres qui nous manquent, qu’il nous resteroit à desirer une histoire exacte de la Philosophie des peuples voisins ; & cette histoire nous auroit été transmise, que le triage des superstitions greques d’avec les superstitions barbares seroit peut-être encore au-dessus des forces de l’esprit humain.

Dans les tems anciens, les législateurs étoient philosophes & poëtes : la reconnoissance & l’imbécillité mettoient tour-à-tour les hommes au rang des dieux ; & qu’on devine après cela ce que devint la vérité déjà déguisée, lorsqu’elle eut été abandonnée pendant des siecles à ceux dont le talent est de feindre, & dont le but est d’étonner.

Dans la suite fallut-il encourager les peuples à quelque entreprise, les consoler d’un mauvais succès, changer un usage, introduire une loi ? ou l’on s’autorisa des fables anciennes en les défigurant, ou l’on en imagina de nouvelles.

D’ailleurs l’embleme & l’allégorie ont cela de commode, que la sagacité de l’esprit, ou le libertinage de l’imagination peut les appliquer à mille choses diverses : mais à-travers ces applications, que devient le sens véritable ? Il s’altere de plus en plus ; bien-tôt une sable a une infinité de sens différens ; & celui qui paroît à la fin le plus ingénieux est le seul qui reste.

Il ne faut donc pas espérer qu’un bon esprit puisse se contenter de ce que nous avons à dire de la philosophie fabuleuse des Grecs.

Le nom de Promethée fils de Japhet est le premier qui s’offre dans cette histoire. Promethée sépare de la matiere ses élémens, & en compose l’homme, en qui les forces, l’action, & les mœurs sont variées selon la combinaison diverse des élémens ; mais Jupiter que Promethée avoit oublié dans ses sacrifices, le prive du feu qui devoit animer l’ouvrage. Promethée conduit par Minerve, monte aux cieux, approche le ferula à une des roues du char du soleil, en reçoit le feu dans sa tige creuse, & le rapporte sur la terre. Pour punir sa témérité, Jupiter forme la femme connue dans la fable sous le nom de Pandore, lui donne un vase qui renfermoit tous les maux qui pouvoient désoler la race des hommes, & la dépêche à Promethée. Promethée renvoye Pandore & sa boîte fatale ; & le dieu trompé dans son attente, ordonne à Mercure de se saisir de Promethée, de le conduire sur le Caucase, & de l’enchaîner dans le fond d’une caverne où un vautour affamé déchirera son foie toûjours renaissant ; ce qui fut exécuté : Hercule dans la suite délivra Promethée. Combien cette fable n’a-t-elle pas de variantes, & en combien de manieres ne l’a-t-on pas expliquée ?

Selon quelques-uns, il n’y eut jamais de Promethée ; ce personnage symbolique représente le génie audacieux de la race humaine.

D’autres ne disconviennent pas qu’il n’y ait eu un Promethée ; mais dans la fureur de rapporter toute la Mythologie des Payens aux traditions des Hébreux, il faut voir comme ils se tourmentent, pour faire de Promethée, Adam, Moyse, ou Noé.

Il y en a qui prétendent que ce Promethée fut un roi des Scythes, que ses sujets jetterent dans les fers pour n’avoit point obvié aux inondations d’un fleuve qui dévastoit leurs campagnes. Ils ajoûtent qu’Hercule détourna le fleuve dans la mer, & délivra Promethée.

En voici qui interpretent cette fable bien autrement : l’Egypte, disent-ils, eut un roi fameux qu’elle mit au rang des dieux pour les grandes découvertes d’un de ses sujets. C’étoit dans les tems de la fable comme aux tems de l’histoire ; les sujets méritoient des statues, & c’étoit au souverain qu’on les élevoit. Ce roi fut Osiris, & celui qui fit les découvertes fut Hermès : Osiris eut deux ministres, Mercure & Promethée ; il avoit confié à tous les deux les découvertes d’Hermès. Mais Promethée se sauva, & porta dans la Grece les secrets de l’état : Osiris en fut indigné ; il chargea Mercure du soin de sa vengeance. Mercure tendit des embuches à Promethée, le surprit, & le jetta dans le fond d’un cachot, d’où il ne sortit que par la faveur de quelque homme puissant.

Pour moi, je suis de l’avis de ceux qui ne voyent dans cet ancien législateur de la Grece, qu’un bienfaiteur de ses habitans sauvages qu’il tira de la barbarie dans laquelle ils étoient plongés, & qui leur fit luire les premiers rayons de la lumiere des Sciences & des Arts ; & ce vautour qui le dévore sans relâche, n’est qu’un emblème de la méditation profonde & de la solitude. C’est ainsi qu’on a cherché à tirer la vérité des fables ; mais la multitude des explications montre seulement combien elles sont incertaines. Il y a une broderie poétique tellement unie avec le fond, qu’il est impossible de l’en séparer sans déchirer l’étoffe.

Cependant en considérant attentivement tout ce système, on reste convaincu qu’il sert en général d’enveloppe tantôt à des faits historiques, tantôt à des découvertes scientifiques, & que Ciceron avoit raison de dire que Promethée ne seroit point attaché au Caucase, & que Cephée n’auroit point été transporté dans les cieux avec sa femme, son fils, & son gendre, s’ils n’avoient mérité par quelques actions éclatantes que la fable s’emparât de leurs noms.

Linus succéda à Promethée ; il fut théologien, philosophe, poëte, & musicien. Il inventa l’art de filer les intestins des animaux, & il en fit des cordes sonores qu’il substitua sur la lyre aux fils de lin dont elle étoit montée. On dit qu’Apollon jaloux de cette découverte, le tua ; il passe pour l’inventeur du vers lyrique ; il chanta le cours de la lune & du soleil, la formation du monde, & l’histoire des dieux ; il écrivit des plantes & des animaux ; il eut pour disciples Hercule, Thamyris, & Orphée. Le premier fut un esprit lourd, qui n’aimoit pas le châtiment & qui le méritoit souvent. Quelques auteurs accusent ce disciple brutal d’avoir tué son maître.

Orphée disciple de Linus fut aussi célebre chez les Grecs que Zoroastre chez les Chaldéens & les Perses, Baddas chez les Indiens, & Thoot ou Hermès chez les Egyptiens ; ce qui n’a pas empêché Aristote & Ciceron de prétendre qu’il n’y a jamais eu d’Orphée : voici le passage d’Aristote ; nous le rapportons pour sa singularité. Les Epicuriens prouvoient l’existence des dieux par les idées qu’ils s’en faisoient, & Aristote leur répondoit : & je me fais bien une idée d’Orphée, personnage qui n’a jamais été ; mais toute l’antiquité réclame contre Aristote & Ciceron.

La fable lui donne Apollon pour pere, & Calliope pour mere, & l’histoire le fait contemporain de Josué : il passe de la Thrace sa patrie dans l’Egypte, où il s’instruit de la Philosophie, de la Théologie, de l’Astrologie, de la Medecine, de la Musique, & de la Poésie. Il vient de l’Egypte en Grece, où il est honoré des peuples ; & comment ne l’auroit-il pas été, prêtre & medecin, c’est-à-dire homme se donnant pour savoir écarter les maladies par l’entremise des dieux, & y apporter remede, quand on en est affligé ?

Orphée eut le sort de tous les personnages célebres dans les tems où l’on n’écrivoit point l’histoire. Les noms abandonnés à la tradition étoient bien-tôt oubliés ou confondus ; & l’on attribuoit à un seul homme tout ce qui s’étoit fait de mémorable pendant un grand nombre de siecles. Nous ne connoissons que les Hébreux chez qui la tradition se soit conservée pure & sans altération ; & n’auroient-ils que ce privilége, il suffiroit pour les faire regarder comme une race très-particuliere, & vraiment chérie de Dieu.

La Mythologie des Grecs n’étoit qu’un amas confus de superstitions isolées ; Orphée en forma un corps de doctrine ; il institua la divination & les mysteres ; il en fit des cérémonies secrettes, moyen sûr pour donner un air solemnel à des puérilités ; telles furent les fêtes de Bacchus & d’Hecate, les éleusinies, les panathenées & les thesmophories. Il enjoignit le silence le plus rigoureux aux initiés ; il donna des regles pour le choix des prosélytes : elles se réduisoient à n’admettre à la participation des mysteres, que des ames sensibles & des imaginations ardentes & fortes, capables de voir en grand & d’allumer les esprits des autres : il prescrivit des épreuves ; elles consistoient dans des purifications, la confession des fautes qu’on avoit commises, la mortification de la chair, la continence, l’abstinence, la retraite, & la plûpart de nos austérités monastiques ; & pour achever de rendre le secret de ces assemblées impénétrable aux profanes, il distingua différens degrés d’initiation, & les initiés eurent un idiome particulier & des caracteres hiéroglyphiques.

Il monta sa lyre de sept cordes ; il inventa le vers hexametre, & surpassa dans l’Epopée tous ceux qui s’y étoient exercés avant lui. Cet homme extraordinaire eut un empire étonnant sur les esprits, du moins à en juger par ce que l’hyperbole des Poëtes nous en fait présumer. A sa voix, les eaux cessoient de couler ; la rapidité des fleuves étoit retardée ; les animaux, les arbres accouroient ; les flots de la mer étoient appaisés, & la nature demeuroit suspendue dans l’admiration & le silence : effets merveilleux qu’Horace a peints avec force, & Ovide avec une délicatesse mêlée de dignité.

Horace dit ode XII. liv. I.

Aut in umbrosis Heliconis oris
Aut super Pindo, gelidove in Hæmo,
Unde vocalem temerè insecutæ
Orphea sylvæ,
Arte maternâ rapidos morantem
Fluminum lapsus, celeresque ventos,
Blandum & auritas fidibus canoris
Ducere quercus.

Et Ovide, métamorph. liv. X.

Collis erat, collemque super planissima campi
Area, quam viridem faciebant graminis herbæ ;
Umbra loco deerat, quâ postquam poste resedit,
Dis genitus vates & fila sonantia movit,
Umbra loco venit.

Ceux qui n’aiment pas les prodiges opposeront aux vers du poëte lyrique un autre passage, où il s’explique en philosophe, & où il réduit la merveilleuse histoire d’Orphée à des choses assez communes :

Sylvestres homines sacer interpresque deorum,
Cædibus & victu fœdo deterruit Orphœus,
Dictus ab hoc lenire tigres, rapidosque leonès ;


c’est-à-dire qu’Orphée fut un fourbe éloquent, qui fit parler les dieux pour maîtriser un troupeau d’hommes farouches, & les empêcher de s’entrégorger ; & combien d’autres évenemens se reduiroient à des phénomenes naturels, si l’on se permettoit d’écarter de la narration l’emphase avec laquelle ils nous ont été transmis !

Après les précautions qu’Orphée avoit prises pour dérober sa théologie à la connoissance des peuples, il est difficile de compter sur l’exactitude de ce que les auteurs en ont recueilli. Si une découverte est essentielle au bien de la société, c’est être mauvais citoyen que de l’en priver ; si elle est de pure curiosité, elle ne valoit ni la peine d’être faite, ni celle d’être cachée : utile ou non, c’est entendre mal l’intérêt de sa réputation que de la tenir secrette ; ou elle se perd après la mort de l’inventeur qui s’est tu, ou un autre y est conduit & partage l’honneur de l’invention. Il faut avoir égard en tout au jugement de la postérité, & reconnoître qu’elle se plaindra de notre silence, comme nous nous plaignons de la taciturnité & des hiéroglyphes des prêtres égyptiens, des nombres de Pythagore, & de la double doctrine de l’académie.

A juger de celle d’Orphée d’après les fragmens qui nous en restent épars dans les auteurs, il pensoit que Dieu & le chaos co-existoient de toute éternité ; qu’ils étoient unis, & que Dieu renfermoit en lui tout ce qui est, fut, & sera ; que la lune, le soleil, les étoiles, les dieux, les déesses & tous les êtres de la nature, étoient émanés de son sein ; qu’ils ont la même essence que lui ; qu’il est présent à chacune de leurs parties ; qu’il est la force qui les a développées & qui les gouverne ; que tout est de lui, & qu’il est en tout ; qu’il y a autant de divinités sûbalternes, que de masses dans l’Univers ; qu’il faut les adorer ; que le Dieu créateur, le Dieu générateur, est incompréhensible ; que répandu dans la collection générale des êtres, il n’y a qu’elle qui puisse en être une image ; que tout étant de lui, tout y retournera ; que c’est en lui que les hommes pieux trouveront la récompense de leurs vertus ; que l’ame est immortelle, mais qu’il y a des lustrations, des cérémonies qui la purgent de ses fautes, & qui la restituent à son principe aussi sainte qu’elle en est émanée, &c.

Il admettoit des esprits, des démons & des héros. Il disoit : l’air fut le premier être qui émana du sein de Dieu ; il se plaça entre le chaos & la nuit. Il s’engendra de l’air & du chaos un œuf, dont Orphée fait éclore une chaîne de puérilités peu dignes d’être rapportées.

On voit en général qu’il reconnoissoit deux substances nécessaires, Dieu & le chaos ; Dieu principe actif ; le chaos ou la matiere informe, principe passif.

Il pensoit encore que le monde finiroit par le feu, & que des cendres de l’Univers embrase, il en renaîtroit un autre.

Que l’opinion, que les planetes & la plûpart des corps célestes sont habités comme notre terre, soit d’Orphée ou d’un autre, elle est bien ancienne. Je regarde ces lambeaux de philosophie, que le tems a laissés passer jusqu’à nous, comme ces planches que le vent pousse sur nos côtes après un naufrage, & qui nous permettent quelquefois de juger de la grandeur du bâtiment.

Je ne dis rien de sa descente aux enfers ; j’abandonne cette fiction aux Poëtes. On peut croire de sa mort tout ce qu’on voudra ; ou qu’après la perte d’Euridice il se mit à prêcher le célibat, & que les femmes indignées le massacrerent pendant la célébration des fêtes de Bacchus ; ou que ce dieu vindicatif qu’il avoit négligé dans ses chants, & Vénus dont il avoit abjuré le culte pour un autre qui lui déplaît, irriterent les bacchantes qui le déchirerent ; ou qu’il fut foudroyé par Jupiter, comme la plûpart des héros des tems fabuleux ; ou que les Thraciennes se défirent d’un homme qui entraînoit à sa suite leurs maris ; ou qu’il fut la victime des peuples qui supportoient impatiemment le joug des lois qu’il leur avoit imposées : toutes ces opinions ne sont guere plus certaines, que ce que le poëte de la métamorphose a chanté de sa tête & de sa lyre.

Caput, Hæbre, lyramque
Excipis, &, mirum, medio dum labitur amne,

Flebile nescio quid queritur lyra, flebile linguæ
Murmur at exanimis ; respondent flebile ripæ.


« Sa tête étoit portée sur les flots ; sa langue murmuroit je ne sai quoi de tendre & d’inarticulé, que répétoient les rivages plaintifs ; & les cordes de sa lyre frappées par les ondes, rendoient encore des sons harmonieux ». O douces illusions de la Poésie, vous n’avez pas moins de charmes pour moi que la vérité ! puissiez-vous me toucher & me plaire jusque dans mes derniers instans !

Les ouvrages qui nous restent sous le nom d’Orphée, & ceux qui parurent au commencement de l’ere chrétienne, au milieu de la dissension des Chrétiens, des Juifs & des Philosophes payens, sont tous supposés ; ils ont été répandus ou par des Juifs, qui cherchoient à se mettre en considération parmi les Gentils ; ou par des chrétiens, qui ne dédaignoient pas de recourir à cette petite ruse, pour donner du poids à leurs dogmes aux yeux des Philosophes ; ou par des philosophes même, qui s’en servoient pour appuyer leurs opinions de quelque grande autorité. On faisoit un mauvais livre ; on y inseroit les dogmes qu’on vouloit accréditer, & l’on écrivoit à la tête le nom d’un auteur célebre : mais la contradiction de ces différens ouvrages rendoit la fourberie manifeste.

Musée fut disciple d’Orphée ; il eut les mêmes talens & la même philosophie, & il obtint chez les Grecs les mêmes succès & les mêmes honneurs. On lui attribue l’invention de la sphere ; mais on la revendique en faveur d’Atlas & d’Anaximandre. Le poëme de Léandre & Héro, & l’hymne qui porte le nom de Musée, ne sont pas de lui ; tandis que des auteurs disent qu’il est mort à Phalere, d’autres assûrent qu’il n’a jamais existé. La plûpart de ces hommes anciens qui faisoient un si grand secret de leurs connoissances, ont réussi jusqu’à rendre leur existence même douteuse.

Thamyris succede à Musée dans l’histoire fabuleuse ; il remporte le prix aux jeux pithiens, défie les muses au combat du chant, en est vaincu & puni par la perte de la vûe & l’oubli de ses talens. On a dit de Thamyris ce qu’Ovide a dit d’Orphée :

Ille etiam Thracum populis fuit autor, amorem
In teneros transferre mares, citràque juventam
Ætatis breve ver & primos carpere flores.


Voilà un vilain art bien contesté.

Amphion contemporain de Thamyris, ajoûte trois cordes à la lyre d’Orphée ; il adoucit les mœurs des Thébains. Trois choses, dit Julien, le rendirent grand poëte, l’étude de la Philosophie, le génie, & l’oisiveté.

Melampe qui parut après Amphion, fut théologien, philosophe, poëte & medecin ; on lui éleva des temples après sa mort, pour avoir guéri les filles de Prætus de la fureur utérine : on dit que ce fut avec l’ellébore.

Hésiode, successeur de Melampe, fut contemporain & rival d’Homere. Nous laisserons les particularités de sa vie qui sont assez incertaines, & nous donnerons l’analyse de sa théogonie.

Le Chaos, dit Hésiode, étoit avant tout. La Terre fut après le Chaos ; & après la Terre, le Tartare dans les entrailles de la Terre : alors l’Amour naquit, l’Amour le plus ancien & le plus beau des immortels. Le Chaos engendra l’Erebe & la Nuit ; la nuit engendra l’Air & le Jour ; la Terre engendra le Ciel, la Mer & les Montagnes ; le Ciel & la Terre s’unirent, & ils engendrerent l’Océan, des fils, des filles ; & après ces enfans, Saturne, les Cyclopes, Bronte, Stérope & Argé, fabricateurs de foudres ; & après les Cyclopes, Cotté, Briare & Cygès. Dès le commencement les enfans de la Terre & du Ciel se brouillerent avec le Ciel, & se tinrent cachés dans les entrailles de la Terre. La Terre irrita ses enfans contre son époux, & Saturne coupa les testicules au Ciel. Le sang de la blessure tomba sur la Terre, & produisit les Géants, les Nymphes & les Furies. Des testicules jettés dans la Mer naquit une déesse, autour de laquelle les Amours se rassemblerent : c’étoit Vénus. Le Ciel prédit à ses enfans qu’il seroit vengé. La Nuit engendra le Destin, Nemesis, les Hespérides, la Fraude, la Dispute, la Haine, l’Amitié, Momus, le Sommeil, la troupe legere des Songes, la Douleur & la Mort. La Dispute engendra les Travaux, la Mémoire, l’Oubli, les Guerres, les Meurtres, le Mensonge & le Parjure. La Mer engendre Nérée, le juste & véridique Nérée ; & après lui, des fils & des filles, qui engendrerent toutes les races divines. L’Océan & Thétis eurent trois mille enfans. Rhéa fut mere de la Lune, de l’Aurore & du Soleil. Le Styx fils de l’Océan engendra Zelus, Nicé, la Force & la Violence, qui furent toûjours assises à côté de Jupiter. Phébé & Cæus engendrerent Latone, Astérie & Hécate, que Jupiter honora par-dessus toutes les immortelles. Rhéa eut de Saturne Vesta, Cerès, Pluton, Neptune & Jupiter, pere des dieux & des hommes. Saturne qui savoit qu’un de ses enfans le déthroneroit un jour, les mange à mesure qu’ils naissent ; Rhéa conseillée par la Terre & par le Ciel, cache Jupiter le plus jeune dans un antre de l’île de Crete, &c.

Voilà ce qu’Hésiode nous a transmis en très-beaux vers, le tout mêlé de plusieurs autres rêveries greques. Voyez, dans Brucker, tome I. pag. 417. le commentaire qu’on a fait sur ces réveries. Si l’on s’en est servi pour cacher quelques vérités, il faut avoüer qu’on y a bien réussi. Si Hésiode pouvoit revenir au monde, & qu’il entendît seulement ce que les Chimistes voyent dans la fable de Saturne, je crois qu’il seroit bien surpris. De tems immémorial, les planetes & les métaux ont été désignés par les mêmes noms. Entre les métaux, Saturne est le plomb. Saturne dévore presque tous ses enfans ; & pareillement le plomb attaque la plûpart des substances métalliques : pour le guérir de cette avidité cruelle, Rhéa lui fait avaler une pierre ; & le plomb uni avec les pierres, se vitrifie & ne fait plus rien aux métaux qu’il attaquoit, &c. Je trouve dans ces sortes d’explications beaucoup d’esprit, & peu de vérité.

Une réflexion qui se présente à la lecture du poëme d’Hésiode, qui a pour titre, des jours & des travaux, c’est que dans ces tems la pauvreté étoit un vice ; le pain ne manquoit qu’au paresseux : & cela devroit être ainsi dans tout état bien gouverné.

On cite encore parmi les théogonistes & les fondateurs de la philosophie fabuleuse des Grecs, Epiménide de Crete, & Homere.

Epiménide ne fut pas inutile à Solon dans le choix des lois qu’il donna aux Athéniens. Tout le monde connoît le long sommeil d’Epiménide : c’est, selon toute apparence, l’allégorie d’une longue retraite.

Homere théologien, philosophe & poëte, écrivit environ 900 ans avant l’ere chrétienne. Il imagina la ceinture de Vénus, & il fut le pere des graces. Ses ouvrages ont été bien attaqués, & bien défendus. Il y a deux mots de deux hommes célebres que je comparerois volontiers. L’un disoit qu’Homere n’avoit pas vingt ans à être lu ; l’autre, que la religion n’avoit pas cent ans à durer. Il me semble que le premier de ces mots marque un défaut de philosophie & de goût, & le second un défaut de philosophie & de foi.

Voilà ce que nous avons pû rassembler de supportable sur la philosophie fabuleuse des Grecs. Passons à leur philosophie politique.

Philosophie politique des Grecs. La Religion, l’Eloquence, la Musique & la Poésie, avoient préparé les peuples de la Grece à recevoir le joug de la législation ; mais ce joug ne leur étoit pas encore imposé. Ils avoient quitté le fond des forêts ; ils étoient rassemblés ; ils avoient construit des habitations, & élevé des autels ; ils cultivoient la terre, & sacrifioient aux dieux : du reste sans conventions qui les liassent entre eux, sans chefs auxquels ils se fussent soûmis d’un consentement unanime, quelques notions vagues du juste & de l’injuste étoient toute la regle de leur conduite ; & s’ils étoient retenus, c’étoit moins par une autorité publique, que par la crainte du ressentiment particulier. Mais qu’est ce que cette crainte ? qu’est-ce même que celle des dieux ? qu’est-ce que la voix de la conscience, sans l’autorité & la menace des lois ? Les lois, les lois ; voilà la seule barriere qu’on puisse élever contre les passions des hommes : c’est la volonté générale qu’il faut opposer aux volontés particulieres ; & sans un glaive qui se meuve également sur la surface d’un peuple, & qui tranche ou fasse baisser les têtes audacieuses qui s’élevent, le foible demeure exposé à l’injure du plus fort ; le tumulte regne, & le crime avec le tumulte ; & il vaudroit mieux pour la sûreté des hommes, qu’ils fussent épars, que d’avoir les mains libres & d’être voisins. En effet, que nous offre l’histoire des premiers tems policés de la Grece ? des meurtres, des rapts, des adulteres, des incestes, des parricides ; voilà les maux auxquels il falloit remédier, lorsque Zaleucus parut. Personne n’y étoit plus propre par ses talens, & moins par son caractere : c’étoit un homme dur ; il avoit été pâtre & esclave, & il croyoit qu’il falloit commander aux hommes comme à des bêtes, & mener un peuple comme un troupeau.

Si un européen avoit à donner des lois à nos sauvages du Canada, & qu’il eût été témoin des excès auxquels ils se portent dans l’ivresse, la premiere idée qui lui viendroit, ce seroit de leur interdire l’usage du vin. Ce fut aussi la premiere loi de Zaleucus : il condamna l’adultere à avoir les yeux crevés ; & son fils ayant été convaincu de ce crime, il lui fit arracher un œil, & se fit arracher l’autre. Il attacha tant d’importance à la législation, qu’il ne permit à qui que ce fût d’en parler qu’en présence de mille citoyens, & qu’avec la corde au cou. Ayant transgressé dans un tems de guerre la loi par laquelle il avoit décerné la peine de mort contre celui qui paroîtroit en armes dans les assemblées du peuple, il se punit lui-même en s’ôtant la vie. On attribue la plûpart de ces faits, les uns à Charondas, les autres à Dioclès de Syracuse. Quoi qu’il en soit, ils n’en montrent pas moins combien on exigeoit de respect pour les lois, & quel danger on trouvoit à en abandonner l’examen aux particuliers.

Charondas de Catane s’occupa de la politique, & dictoit ses lois dans le même tems que Zaleucus faisoit exécuter les siennes. Les fruits de sa sagesse ne demeurerent pas renfermés dans sa patrie, plusieurs contrées de l’Italie & de la Sicile en profiterent.

Ce fut alors que Triptoleme poliça les villes d’Eleusine ; mais toutes ses institutions s’abolirent avec le tems.

Dracon les recueillit, & y ajoûta ce qui lui fut suggéré par son humeur féroce. On a dit de lui, que ce n’étoit point avec de l’encre, mais avec du sang qu’il avoit écrit ses lois.

Solon mitigea le système politique de Dracon, & l’ouvrage de Solon fut perfectionné dans la suite par Thesée, Clisthene, Démetrius de Phalere, Hipparque, Pisistrate, Periclès, Sophocle, & d’autres génies du premier ordre.

Le célebre Lycurgue parut dans le courant de la premiere olympiade. Il étoit reservé à celui-ci d’assujettir tout un peuple à une espece de regle monastique. Il connoissoit les gouvernemens de l’Egypte. Il n’écrivit point ses lois. Les souverains en furent les dépositaires ; & ils purent, selon les circonstances, les étendre, les restreindre, ou les abroger, sans inconvénient : cependant elles étoient le sujet des chants de Tyrtée, de Terpandre, & des autres poëtes du tems.

Rhadamante, celui qui mérita par son intégrité la fonction de juge aux enfers, fut un des législateurs de la Crete. Il rendit ses institutions respectables, en les proposant au nom de Jupiter. Il porta la crainte des dissensions que le culte peut exciter, ou la vénération pour les dieux, jusqu’à défendre d’en prononcer le nom.

Minos fut le successeur de Rhadamante, l’émule de sa justice en Crete, & son collégue aux enfers. Il alloit consulter Jupiter dans les antres du mont Ida ; & c’est de-là qu’il rapportoit aux peuples non ses ordonnances, mais les volontés des dieux.

Les sages de Grece succéderent aux législateurs. La vie de ces hommes, si vantés pour leur amour de la vertu & de la vérité, n’est souvent qu’un tissu de mensonges & de puérilités, à commencer par l’historiette de ce qui leur mérita le titre de sages.

De jeunes Ioniens rencontrent des pêcheurs de Milet, ils en achetent un coup de filet ; on tire le filet, & l’on trouve parmi des poissons un trépié d’or. Les jeunes gens prétendent avoir tout acheté, & les pêcheurs n’avoir vendu que le poisson. On s’en rapporté à l’oracle de Delphe, qui adjuge le trépié au plus sage des Grecs. Les Milésiens l’offrent à Thalès, le sage Thales le transmet au sage Bias, le sage Bias à Pittacus, Pittacus à un autre sage, & celui-ci à Solon, qui restitua à Apollon le titre de sage & le trépié.

La Grece eut sept sages. On entendoit alors par un sage, un homme capable d’en conduire d’autres. On est d’accord sur le nombre ; mais on varie sur les personnages. Thalès, Solon, Chilon, Pittacus, Bias, Cléobule & Periandre, sont le plus généralement reconnus. Les Grecs ennemis du despotisme & de la tyrannie, ont substitué à Periandre, les uns Myson, les autres Anacharsis. Nous allons commencer par Myson.

Myson naquit dans un bourg obscur. Il suivit le genre de vie de Timon & d’Apémante, se garantit de la vanité ridicule des Grecs, encouragea ses concitoyens à la vertu, plus encore par son exemple que par ses discours, & fut véritablement un sage.

Thalès fut le fondateur de la secte ionique. Nous renvoyons l’abregé de sa vie à l’article Ionienne, (Philosophie), où nous ferons l’histoire de ses opinions.

Solon succéda à Thalès. Malgré la pauvreté de sa famille, il joüit de la plus grande considération. Il descendoit de Codrus. Exécestide, pour réparer une fortune que sa prodigalité avoit épuisée, jetta Solon son fils dans le commerce. La connoissance des hommes & des lois fut la principale richesse que le philosophe rapporta des voyages que le commerçant entreprit. Il eut pour la Poésie un goût excessif, qu’on lui a reproché. Personne ne connut aussi-bien l’esprit leger & les mœurs frivoles de ses concitoyens, & n’en sut mieux profiter. Les Athéniens desespérant, après plusieurs tentatives inutiles, de recouvrer Salamine, décernerent la peine de mort contre celui qui oseroit proposer derechef cette expédition. Solon trouva la loi honteuse & nuisible. Il contrefit l’insensé ; & le front ceint d’une couronne, il se présenta sur une place publique, & se mit à réciter des élégies qu’il avoit composées. Les Athéniens se rassemblent autour de lui ; on écoute ; on applaudit ; il exhorte à reprendre la guerre contre Salamine. Pisistrate l’appuie ; la loi est révoquée ; on marche contre les habitans de Megare ; ils sont défaits, & Salamine est recouvrée. Il s’agissoit de prévenir l’ombrage que ce succès pouvoit donner aux Lacédémoniens, & l’allarme que le reste de la Grece en pouvoit prendre ; Solon s’en chargea, & y réussit : mais ce qui mit le comble à sa gloire, ce fut la défaite des Cyrrhéens, contre lesquels il conduisit ses compatriotes, & qui furent séverement châtiés du mépris qu’ils avoient affecté pour la religion.

Ce fut alors que les Athéniens se diviserent sur la forme du gouvernement ; les uns inclinoient pour la démocratie ; d’autres pour l’oligarchie, ou quelque administration mixte. Les pauvres étoient obérés au point que les riches devenus maîtres de leurs biens & de leur liberté, l’étoient encore de leurs enfans : ceux-ci ne pouvoient plus supporter leur misere ; le trouble pouvoit avoir des suites fâcheuses. Il y eut des assemblées. On s’adressa d’une voix générale à Solon, & il fut chargé d’arrêter l’état sur le penchant de sa ruine. On le créa archonte, la troisieme année de la quarante-sixieme olympiade ; il rétablit la police & la paix dans Athenes ; il soulagea les pauvres, sans trop mécontenter les riches ; il divisa le peuple en tribus ; il institua des chambres de judicature ; il publia ses lois ; & employant alternativement la persuasion & la force, il vint à-bout des obstacles qu’elles rencontrerent. Le bruit de sa sagesse pénétra jusqu’au fond de la Scythie, & attira dans Athenes Anacharsis & Toxaris, qui devinrent ses admirateurs, ses disciples & ses amis.

Après avoir rendu à sa patrie ce dernier service ; il s’en exila. Il crut que son absence étoit nécessaire pour accoûtumer ses concitoyens, qui le fatiguoient sans cesse de leurs doutes, à interpréter eux-mêmes ses lois. Il alla en Egypte, où il fit connoissance avec Psenophe ; & dans la Crete, où il fut utile au souverain par ses conseils ; il visita Thalès ; il vit les autres sages ; il conféra avec Périandre, & il mourut en Chypre âgé de 80 ans. Le desir d’apprendre qui l’avoit consumé pendant toute sa vie, ne s’éteignit qu’avec lui. Dans ses derniers momens, il étoit encore environné de quelques amis, avec lesquels il s’entretenoit des sciences qu’il avoit tant chéries.

Sa philosophie pratique étoit simple ; elle se reduisoit à un petit nombre de maximes communes, telles que celles-ci : ne s’écarter jamais de la raison : n’avoir aucun commerce avec le méchant : méditer les choses utiles : éviter le mensonge : être fidele ami : en tout considérer la fin ; c’est ce que nous disons à nos enfans : mais tout ce qu’on peut faire dans l’âge mûr, c’est de pratiquer les leçons qu’on a reçûes dans l’enfance.

Chilon de Lacédémone fut élevé à l’éphorat sous Eutydeme. Il n’y eut guere d’homme plus juste. Parvenu à une extrème vieillesse, la seule faute qu’il se reprochoit, c’étoit une foiblesse d’amitié qui avoit soustrait un coupable à la sévérité des lois. Il étoit patient, & il répondoit à son frere, indigné de la préférence que le peuple lui avoit accordée pour la magistrature : tu ne sais pas supporter une injure, & je le sais moi. Ses mots sont laconiques. Connois toi : rien de trop : laisse en repos les morts. Sa vie fut d’accord avec ses maximes Il mourut de joie, en embrassant son fils qui sortoit vainqueur des jeux olympiques.

Pittacus naquit à Lesbos, dans la 32e olympiade. Encouragé par les freres du poëte Alcée, & brûlant par lui-même du desir d’affranchir sa patrie, il débuta par l’exécution de ce dessein périlleux. En reconnoissance de ce service, ses concitoyens le nommerent général dans la guerre contre les Athéniens. Pittacus proposa à Phrinon qui commandoit l’ennemi, d’épargner le sang de tant d’honnêtes gens qui marchoient à leur suite, & de finir la querelle des deux peuples par un combat singulier. Le défi fut accepté. Pittacus enveloppa Phrinon dans un filet de pêcheur qu’il avoit placé sur son bouclier, & le tua. Dans la répartition des terres, on lui en accorda autant qu’il en voudroit ajoûter à ses domaines ; il ne demanda que ce qu’il en pourroit renfermer sous le jet d’un dard, & n’en retint que la moitié. Il prescrivit de bonnes lois à ses concitoyens. Après la paix, ils reclamerent l’autorité qu’ils lui avoient confiée, & il la leur résigna. Il mourut âgé de 70 ans, après avoir passé les dix dernieres années de sa vie dans la douce obscurité d’une vie privée. Il n’y a presque aucune vertu dont il n’ait mérité d’être loüé. Il montra surtout l’élévation de son ame dans le mépris des richesses de Crésus ; sa fermeté dans la maniere dont il apprit la mort imprévûe de son fils ; & sa patience, en supportant sans murmure les hauteurs d’une femme impérieuse.

Bias de Priene fut un homme rempli d’humanité ; il racheta les captives Messéniennes, les dota, & les rendit à leurs parens. Tout le monde sait sa réponse à ceux qui lui reprochoient de sortir les mains vuides de sa ville abandonnée au pillage de l’ennemi : j’emporte tout avec moi. Il fut orateur célebre & grand poëte. Il ne se chargea jamais d’une mauvaise cause ; il se seroit cru deshonoré, s’il eût employé sa voix à la défense du crime & de l’injustice. Nos gens de palais n’ont pas cette délicatesse. Il comparoit les sophistes aux oiseaux de nuit, dont la lumiere blesse les yeux. Il expira à l’audience entre les bras d’un de ses parens, à la fin d’une cause qu’il venoit de gagner.

Cléobule de Linde, ville de l’île de Rhodes, avoit été remarqué par sa force & par sa beauté, avant que de l’être par sa sagesse. Il alla s’instruire en Egypte. L’Egypte a été le séminaire de tous les grands hommes de la Grece. Il eut une fille appellée Eumétide ou Cléobuline, qui fit honneur à son pere. Il mourut âgé de 70 ans, après avoir gouverné ses citoyens avec douceur.

Périandre le dernier des sages, seroit bien indigne de ce titre, s’il avoit mérité la plus petite partie des injures que les historiens lui ont dites ; son grand crime, à ce qu’il paroît, fut d’avoir exercé la souveraineté absolue dans Corinthe : telle étoit l’aversion des Grecs pour tout ce qui sentoit le despotisme, qu’ils ne croyoient pas qu’un monarque pût avoir l’ombre de la vertu : cependant à travers leurs invectives, on voit que Périandre se montra grand dans la guerre & pendant la paix, & qu’il ne fut déplacé ni à la tête des affaires ni à la tête des armées ; il mourut âgé de 80 ans, la quatrieme année de la quarante huitieme olympiade : nous renvoyons à l’histoire de la Grece pour le détail de sa vie.

Nous pourrions ajoûter à ces hommes, Esope, Théognis, Phocilide, & presque tous les poëtes dramatiques ; la fureur des Grecs pour les spectacles donnoit à ces auteurs une influence sur le gouvernement, dont nous n’avons pas l’idée.

Nous terminerons cet abrégé de la philosophie politique des Grecs, par une question. Comment est-il arrivé à la plûpart des sages de Grece, de laisser un si grand nom après avoir fait de si petites choses ? il ne reste d’eux aucun ouvrage important, & leur vie n’offre aucune action éclatante ; on conviendra que l’immortalité ne s’accorde pas de nos jours à si bas prix. Seroit-ce que l’utilité générale qui varie sans cesse, étant toutefois la mesure constante de notre admiration, nos jugemens changent avec les circonstances ? Que falloit-il aux Grecs à-peine sortis de la Barbarie ? des hommes d’un grand sens, fermes dans la pratique de la vertu, au-dessus de la séduction des richesses & des terreurs de la mort, & c’est ce que leurs sages ont été : mais aujourd’hui c’est par d’autres qualités qu’on laissera de la réputation après soi ; c’est le génie & non la vertu qui fait nos grands hommes. La vertu obscure parmi nous n’a qu’une sphere étroite & petite dans laquelle elle s’exerce ; il n’y a qu’un être privilégié dont la vertu pourroit influer sur le bonheur général, c’est le souverain ; le reste des honnêtes gens meurt, & l’on n’en parle plus : la vertu eut le même sort chez les Grecs dans les siecles suivans.

De la philosophie sectaire des Grecs. Combien ce peuple a changé ! du plus stupide des peuples, il est devenu le plus délié ; du plus féroce, le plus poli : ses premiers législateurs, ceux que la nation a mis au nombre de ses dieux, & dont les statues décorent ses places publiques & sont révérées dans ses temples, auroient bien de la peine à reconnoître les descendans de ces sauvages hideux qu’ils arracherent il n’y a qu’un moment du fond des forêts & des antres.

Voici le coup-d’œil sous lequel il faut maintenant considérer les Grecs sur-tout dans Athenes.

Une partie livrée à la superstition & au plaisir, s’échappe le matin d’entre les bras des plus belles courtisanes du monde, pour se répandre dans les écoles des philosophes & remplir les gymnases, les théatres & les temples ; c’est la jeunesse & le peuple : une autre, toute entiere aux affaires de l’état, médite de grandes actions & de grands crimes ; ce sont les chefs de la république, qu’une populace inquiete immole successivement à sa jalousie : une troupe moitié sérieuse & moitié folâtre passe son tems à composer des tragédies, des comédies, des discours éloquens & des chansons immortelles ; & ce sont les rhéteurs & les poëtes : cependant un petit nombre d’hommes tristes & querelleurs décrient les dieux, médisent des mœurs de la nation, relevent les sottises des grands, & se déchirent entre eux ; ce qu’ils appellent aimer la vertu & chercher la vérité ; ce sont les philosophes, qui sont de tems-en-tems persécutés & mis en fuite par les prêtres & les magistrats.

De quelque côté qu’on jette les yeux dans la Grece, on y rencontre l’empreinte du génie, le vice à côté de la vertu, la sagesse avec la folie, la mollesse avec le courage ; les Arts, les travaux, la volupté, la guerre & les plaisirs ; mais n’y cherchez pas l’innocence, elle n’y est pas.

Des barbares jetterent dans la Grece le premier germe de la Philosophie ; ce germe ne pouvoit tomber dans un terrein plus fécond ; bientôt il en sortit un arbre immense dont les rameaux s’étendant d’âge en âge & de contrées en contrées, couvrirent successivement toute la surface de la terre : on peut regarder l’Ecole Ionienne & l’Ecole de Samos comme les tiges principales de cet arbre.

De la secte Ionique. Thalès en fut le chef. Il introduisit dans la Philosophie la méthode scientifique, & mérita le premier d’être appelle philosophe, à prendre ce mot dans l’acception qu’il a parmi nous ; il eut un grand nombre de sectateurs ; il professa les Mathématiques, la Métaphysique, la Théologie, la Morale, la Physique, & la Cosmologie ; il regarda les phénomenes de la nature, les uns comme causes, les autres comme effets, & chercha à les enchaîner : Anaximandre lui succéda, Anaximene à Anaximandre, Anaxagoras à celui-ci, Diogene Apolloniate à Anaxagoras, & Archelaüs à Diogene. Voyez Ionienne, (Philosophie).

La secte ionique donna naissance au Socratisme & au Péripatétisme.

Du Socratisme. Socrate, disciple d’Archélaüs, Socrate qui fit descendre du ciel la Philosophie, se renferma dans la Métaphysique, la Théologie, & la Morale ; il eut pour disciples Xénophon, Platon, Aristoxène, Démétrius de Phalere, Panetius, Callisthene, Satyrus, Eschine, Criton, Cimon, Cebès, & Timon le misanthrope. Voy. l’art. Socratisme.

La doctrine de Socrate donna naissance au Cyrénaïsme sous Aristippe, au Megarisme sous Euclide, à la secte Eliaque sous Phédon, à la secte Académique sous Platon, & au Cynisme sous Anthisthene.

Du Cyrénaïsme. Aristippe enseigna la Logique & la Morale ; il eut pour sectateurs Arété, Egesias, Annium, l’athée Théodore, Evemere, & Bion le Boristhenite. Voyez l’article Cyrénaïsme.

Du Mégarisme. Euclide de Mégare, sans négliger les parties de la philosophie Socratique, se livra particulierement à l’étude des Mathématiques ; il eut pour sectateurs Eubulide, Alexine, Euphane, Apollonius, Cronus, Diodore, & Stilpon. Voyez l’article Mégarisme.

De la secte Eliaque & Erétriaque. La doctrine de Phédon fut la même que celle de son maître ; il eut pour disciples Ménedeme & Asclépiade. Voy. Eliaque, (secte.)

Du Platonisme. Platon fonda la secte Académique ; on y professa presque toutes les Sciences, les Mathématiques, la Geométrie, la Dialectique, la Métaphysique, la Psycologie, la Morale, la Politique, la Théologie, & la Physique.

Il y eut trois académies ; l’académie premiere ou ancienne, sous Speusippe, Xénocrate, Polémon, Cratès, Crantor : l’académie seconde ou moyenne, sous Architas & Lacyde : l’académie nouvelle ou troisieme, quatrieme, & cinquieme, sous Carnéade, Clitomaque, Philon, Charmidas, & Antiochus. Voyez les articles Platonisme & Académie.

Du Cynisme. Anthistene ne professa que la Morale ; il eut pour sectateurs Diogene, Onesicrite, Maxime, Cratès, Hypparchia, Métrocle, Ménedeme, & Ménippe. Voyez l’art. Cynisme.

Le Cynisme donna naissance au Stoïcisme ; cette secte eut pour chef Zénon, disciple de Cratès.

Du Stoïcisme. Zénon professa la Logique, la Métaphysique, la Théologie, & la Morale ; il eut pour sectateurs Persée, Ariston de Chio, Hérille, Sphere, Athénodore, Clianthe, Chrysippe, Zénon de Tarre, Diogene le Babylonien, Antipater de Tarse, Panétius, Posidonius, & Jason. Voyez l’art. Stoicisme.

Du Péripatétisme. Aristote en est le fondateur ; Montagne a dit de celui-ci, qu’il n’y a point de pierres qu’il n’ait remuées. Aristote écrivit sur toutes sortes de sujets, & presque toûjours en homme de génie ; il professa la Logique, la Grammaire, la Rhétorique, la Poétique, la Métaphysique, la Théologie, la Morale, la Politique, l’Histoire naturelle, la Physique & la Cosmologie : il eut pour sectateurs Théophraste, Straton de Lampsaque, Lycon, Ariston, Critolaüs, Diodore, Dicéarque, Eudeme, Héraclide de Pont, Phanion, Démétrius de Phalere, & Hieronimus de Rhodes. Voyez les articles Aristotélisme & Péripatétisme.

De la secte Samienne. Pythagore en est le fondateur ; on y enseigna l’Arithmétique, ou plus généralement, la science des nombres, la Géométrie, la Musique, l’Astronomie, la Théologie, la Medecine, & la Morale. Pythagore eut pour sectateurs Thelauge son fils, Aristée, Mnésarque, Ecphante, Hypon, Empédocle, Epicarme, Ocellus, Tymée, Archytas de Tarente, Alcméon, Hyppase, Philolaüs, & Eudoxe. Voyez l’art. Pythagorisme.

On rapporte à l’école de Samos la secte Eléatique l’Héraclitisme, l’Epicuréisme, & le Pyrrhonisme ou Scepticisme.

De la secte Eléatique. Xénophane en est le fondateur : il enseigna la Logique, la Métaphysique, & la Physique ; il eut pour disciples Parménide, Mélisse, Zénon d’Elée, Leucippe qui changea toute la philosophie de la secte, négligeant la plûpart des matieres qu’on y agitoit, & se renfermant dans la Physique ; il eut pour sectateurs Démocrite, Protagoras, & Anaxarque. Voyez Eléatique, (secte.)

De l’Héraclitisme. Héraclite professa la Logique, la Métaphysique, la Théologie, & la Morale, & il eut pour disciple Hippocrate, qui seul en valoit un grand nombre d’autres. Voyez Héraclitisme.

De l’Epicuréisme. Epicure enseigna la Dialectique, la Théologie, la Morale, & la Physique ; il eut pour sectateurs Métrodore, Polyene, Hermage, Mus, Timocrate, Diogene de Tarse, Diogene de Séleucie, & Apollodore. Voy. l’art. Épicuréisme.

Du Pyrrhonisme ou Scepticisme. Pyrrhon n’enseigna qu’à douter ; il eut pour sectateurs Timon & Enésideme. Voyez les art. Pyrrhonisme & Scepticisme.

Voilà quelle fut la filiation des différentes sectes qui partagerent la Grece, les chefs qu’elles ont eus, les noms des principaux sectateurs, & les matieres dont ils se sont occupés ; on trouvera aux articles cités, l’exposition de leurs sentimens & l’histoire abrégée de leurs vies.

Une observation qui se présente naturellement à l’aspect de ce tableau, c’est qu’après avoir beaucoup étudié, réfléchi, écrit, disputé, les philosophes de la Grece finissent par se jetter dans le Pyrrhonisme. Quoi donc, seroit-il vrai que l’homme est condamné à n’apprendre qu’une chose avec beaucoup de peine ; c’est que son sort est de mourir sans avoir rien sû ?

Consultez sur les progrès de la Philosophie des Grecs hors de leurs contrées, les articles des différentes sectes, les articles de l’histoire de la Philosophie en général, de la philosophie des Romains sous la république & sous les empereurs, de la philosophie des Orientaux, de la philosophie des Arabes, de la philosophie des Chrétiens, de la philosophie des peres de l’Eglise, de la philosophie des Chrétiens d’occident, des Scholastiques, de la philosophie Parménidéenne, &c. vous verrez que cette philosophie s’étendit également par les victoires & les défaites des Grecs.

Nous ne pouvons mieux terminer ce morceau que par un endroit de Plutarque qui montre combien Alexandre étoit supérieur en politique à son précepteur, qui fait assez l’éloge de la saine Philosophie, & qui peut servir de leçon aux rois.

« La police ou forme de gouvernement d’état tant estimée, que Zénon, le fondateur & premier auteur de la secte des philosophes Stoïques, a imaginée, tend presque à ce seul point en somme, que nous, c’est-à-dire les hommes en général, ne vivions point divisés par villes, peuples, & nations, estant tous séparés par lois, droits & coûtumes particulieres, ains que nous estimions tous hommes nos bourgeois & nos citoyens, & qu’il n’y ait qu’une sorte de vie comme il n’y a qu’un monde, ne plus ne moins que si ce fût un même troupeau paissant soubs même berger en pastis communs. Zénon a écrit cela comme un songe ou une idée d’une police & de lois philosophiques qu’il avoit imaginées & formées en son esprit : mais Alexandre a mis à réelle exécution ce que l’autre avoit figuré par écrit ; car il ne fit pas comme Aristote son précepteur lui conseilloit, qu’il se portât envers les Grecs comme pere, & envers les barbares comme seigneur, & qu’il eût soin des uns comme de ses amis & de ses parens, & se servît des autres comme de plantes ou d’animaux ; en quoi faisant, il eût rempli son empire de bannissemens, qui sont toûjours occultes semences de guerres & factions & partialités fort dangereuses : ains estimant être envoyé du ciel comme un commun réformateur, gouverneur, & réconciliateur de l’univers, ceux qu’il ne put rassembler par remontrances de la raison, il les contraignit par force d’armes, & assemblant le tout en un de tous costés, en les faisant boire tous, par maniere de dire, en une même coupe d’amitié ; & meslant ensemble les vies, les mœurs, les mariages & façons de vivre, il commanda à tous hommes vivans d’estimer la terre habitable être leur pays & son camp en être le château & donjon, tous les gens de bien parens les uns des autres, & les méchans seuls étrangers. Au demeurant, que le grec & le barbare ne seroient point distingués par le manteau ni à la façon de la targue ou du cimeterre, ou par le haut chapeau, ains remarqués & discernés le grec à la vertu & le barbare au vice, en réputant tous les vertueux grecs & tous les vicieux barbares ; en estimant au demeurant les habillemens communs, les tables communes, les mariages, les façons de vivre, étant tous unis par mélange de sang & communion d’enfans ».

Telle fut la politique d’Alexandre, par laquelle il ne se montra pas moins grand homme d’état qu’il ne s’étoit montré grand capitaine par ses conquêtes. Pour accréditer cette politique parmi les peuples, il appella à sa suite les philosophes les plus célebres de Grece ; il les répandit chez les nations à mesure qu’il les subjuguoit. Ceux-ci plierent la religion des vainqueurs à celle des vaincus, & les disposerent à recevoir leurs sentimens en leur dévoilant ce qu’ils avoient de commun avec leurs propres opinions. Alexandre lui même ne dédaigna pas de conférer avec les hommes qui avoient quelque réputation de sagesse chez les barbares, & il rendit par ce moyen la marche de la Philosophie presque aussi rapide que celle de ses armes.

Grecs, (Hist. anc. & Littérature.) On ne cessera d’admirer les talens & le génie de cette nation, tant que le goût des Arts & des Sciences subsistera dans le monde.

Parcourons l’histoire générale de ce peuple célebre qu’il n’est pas permis d’ignorer ; elle offre de grandes scenes à l’imagination, de grands sujets de réflexion à la Politique & à la Philosophie. De toutes les histoires du monde, c’est celle qui est la plus liée à l’esprit humain, & par conséquent la plus instructive & la plus intéressante : mais pour éviter la confusion, nous diviserons cette histoire en cinq âges différens, & nous considérerons les Grecs 1°. depuis leur commencement jusqu’à la prise de Troie : 2°. depuis la prise de Troie jusqu’aux victoires de Mycale & de Platée : 3°. depuis cette époque jusqu’à la mort d’Alexandre : 4°. depuis la mort de ce prince jusqu’à la conquête que les Romains firent de la Grece ; 5°. depuis cette époque jusqu’au regne d’Auguste.

Premier âge de la Grece. L’histoire des Grecs ne peut remonter qu’à l’arrivée des colonies, & conséquemment tout ce qu’ils ont débité sur les tems antérieurs est imaginé après coup. Mais dans quel tems du monde ces colonies se sont-elles établies dans la Grece ? M. Freret, dans un ouvrage très-curieux sur cette matiere, a entrepris de déterminer cette époque : par une suite de calculs, il fixe celle d’Inachus, la plus ancienne de toutes, à l’an 1970 ; celle de Cécrops à l’an 1657 ; celle de Cadmus à l’an 1594, & celle de Danaüs à l’an 1586 avant Jesus-Christ.

Il semble que le nom de Pélasges, regardé par quelques anciens & par les modernes comme celui d’un peuple d’Arcadie qu’ils font successivement errer dans les îles de la mer Egée, sur les côtes de l’Asie mineure, & sur celles de l’Italie, pourroit bien être le nom général des premiers Grecs avant la fondation des cités ; nom que les habitans de chaque contrée quitterent à mesure qu’ils se policerent, & qui disparut enfin quand ils furent civilises.

Suivant ce système, les anciens habitans de la Lydie, de la Carie, & de la Mysie, les Phrygiens, les Pisidiens, les Arméniens, en un mot presque tous les peuples de l’Asie mineure, formoient dans l’origine une même nation avec les Pelasges ou Grecs européens : ce qui fortifieroit cette conjecture, c’est que la langue de toutes ces nations asiatiques, la même malgré les différences qui caractérisoient les dialectes, avoit beaucoup de rapport pour le fond avec celle des Grecs d’Europe, comme le montrent les noms grecs donnés dans l’Iliade aux Troyens & à leurs alliés, & les entretiens que les chefs ont sans interpretes : peut-être aussi que la nation greque n’eut point de nom qui la désignât collectivement.

Il y eut entr’autres divisions, deux partis célebres qui agiterent long-tems la Grece, je veux dire les Héraclides descendans d’Hercule fils d’Amphytrion, & les Pélopides descendans d’Atrée & de Thieste fils de Pélops, qui donna son nom au Péloponnese : la haine horrible de ces deux freres a cent fois retenti sur le théatre. Atrée fut pere d’Agamemnon & de Ménélas : ce dernier n’est que trop connu pour avoir épousé la fille de Tyndare roi de Lacédémone, la sœur de Clytemnestre, de Castor, & de Pollux, en un mot la belle Hélene. Peu de tems après son mariage, elle se fit enlever par Paris, fils de Priam roi de la Troade : tous les Grecs entrant dans le ressentiment d’un mari si cruellement outragé, formerent en commun l’entreprise à jamais mémorable de la longue guerre, du siége, & de la destruction de Troie. Les poésies d’Homere & de Virgile ont immortalisé cet évenement, les femmes & les enfans en savent par cœur les plus petits détails. Ici finit le premier âge de la Grece.

On appelle cet âge le tems héroïque, parce que l’on y doit rapporter les travaux d’Hercule, de Thésée, de Pyrithoüs, les voyages des Argonautes, l’expédition des sept capitaines devant Thebes, en faveur de Polynice fils d’Œdipe contre Etéocle son frere ; la guerre de Minos avec Thésée, & généralement tous les sujets que les anciens tragiques ont cent fois célébrés.

Second âge de la Grece. Au retour de la fameuse expédition de Troie, la Grece éprouva mille révolutions que les vicissitudes des tems amenerent sur la scene ; leurs rois dont l’autorité avoit été fort étendue à la tête des armées, tenterent hautement dans le sein du repos de dépouiller le peuple de ses principales prérogatives : l’ambition n’avoit point encore trouvé le secret de se déguiser avec adresse, d’emprunter le masque de la modération, & de marcher à son but par des routes détournées ; cependant jamais elle n’eut besoin de plus d’art & de ménagement. Sa violence souleva des hommes pauvres, courageux, & dont la fierté n’étoit point émoussée par cette foule de besoins & de passions qui asservirent leurs descendans.

A peine quelques états eurent secoüé le joug, que tous les autres voulurent être libres ; le nom seul de la royauté leur fut odieux, & une de leurs villes opprimée par un tyran, devenoit en quelque sorte un affront pour tous les Grecs : ils s’associerent donc à la célebre ligue des Amphictions ; & voulant mettre leurs lois & leur liberté sous la sauve-garde d’un corps puissant & respectable, ils ne formerent qu’une seule république : pour serrer davantage le lien de leur union, ils établirent des temples communs & des jours marqués pour y offrir des sacrifices, des jeux, & des fêtes solennelles, auxquelles toutes les villes confédérées participoient ; mais il falloit encore à cette ligue un ressort principal qui pût regler ses mouvemens, les précipiter ou les rallentir.

Ce qui manquoit aux Grecs, Lycurgue le leur procura, & le beau gouvernement qu’il établit à Sparte le rendit en quelque sorte le législateur de la Grece entiere. « Hercule, dit Plutarque, parcouroit le monde, & avec sa seule massue il exterminoit les brigands : Sparte avec sa pauvreté exerçoit un pareil empire sur la Grece ; sa justice, sa modération & son courage y étoient si considérés, que sans avoir besoin d’armer ses citoyens ni de les mettre en campagne, elle calmoit par le ministere d’un seul homme, toutes les séditions domestiques, terminoit les querelles élevées entre les villes, & contraignoit les tyrans à abandonner l’autorité qu’ils avoient usurpée ».

Cette espece de médiation toûjours favorable à l’ordre, valut à Lacédémone une supériorité d’autant plus marquée, que les autres républiques étoient continuellement obligées de recourir à sa protection ; se ressentant tour-à-tour de ses bienfaits, aucune d’elles ne refusa de se conduire par ses conseils. Il est beau pour l’humanité de voir un peuple qui ne doit sa grandeur qu’à son amour pour la justice. On obéissoit aux Spartiates parce qu’on honoroit leur vertu : ainsi Sparte devint insensiblement comme la capitale de la Grece, & joüit sans contestation du commandement de ses armées réunies.

Athenes après Sparte tenoit dans la confédération le premier rang ; elle se distinguoit par son courage, ses richesses, son industrie, & sur-tout par son élégance de mœurs & un agrément particulier que les Grecs ne pouvoient s’empêcher de goûter, quoiqu’ils fussent alors assez sages pour lui préférer des qualités plus essentielles. Les Athéniens naturellement vifs, pleins d’esprit & de talens, se croyoient destinés à gouverner le monde. Chaque citoyen regardoit comme des domaines de l’état tous les pays où il croissoit des vignes, des oliviers & du froment.

Cette république n’avoit jamais joüi de quelque tranquillité au-dedans, sans montrer de l’inquiétude au-dehors. Ardente à s’agiter, le repos la fatiguoit ; & son ambition auroit dérangé promptement le système politique des Grecs, si le frein de son gouvernement n’eût tempéré ses agitations. Polybe compare Athenes à un vaisseau que personne ne commande, ou dans lequel tout le monde est le maître de la manœuvre ; cependant cette comparaison n’a pas toûjours été vraie. Les Athéniens, par exemple, surent bien s’accorder pour le choix de leurs généraux, quand il fut question de combattre Darius.

Ce puissant monarque ayant entrepris de subjuguer la Grece, en remit le soin à Mardonius son gendre. Celui-ci débarqua dans l’Eubée, prit Erétrie, passa dans l’Attique, & rangea ses troupes dans la plaine de Marathon, mais dix mille Grecs d’une bravoure à toute épreuve, sous les ordres de Miltiade, mirent l’armée des Perses en déroute, l’an du monde 3494, & remporterent une victoire des plus signalées. Darius termina sa carriere au moment qu’il se proposoit de tirer vengeance de sa défaite ; Xercès toutefois, loin d’abandonner les vûes de son prédécesseur, les seconda de tout son pouvoir, & rassembla pour y réussir toutes les forces de l’Asie.

Les Grecs de leur côté résolurent unanimement de vaincre ou de mourir ; leur amour passionné pour la liberté, leur haine envenimée contre la monarchie, tout les portoit à préférer la mort à la domination des Perses.

Nous ne connoissons plus aujourd’hui ce que c’est que de subjuguer une nation libre : Xercès en éprouva l’impossibilité ; car il faut convenir que les Perses n’étoient point encore tombés dans cet état de mollesse & de corruption, où Alexandre les trouva depuis. Cette nation avoit encore des corps de troupes d’autant plus formidables, que le courage y servoit de degrés pour parvenir aux honneurs ; cependant sans parler des prodiges de valeur de Léonidas au pas des Thermopyles, où il périt avec ses trois cents Lacédémoniens, la supériorité de Thémistocle sur Xercès, & de Pausanias sur Mardonius, empêcha les Grecs de succomber sous l’effort des armes du plus puissant roi de l’Asie. Les journées de Salamine & de Platée furent décisives en leur faveur ; & pour comble de gloire, Léotichides roi de Sparte & Xantippe athénien triompherent à Mycale du reste de l’armée des Perses. Ce fut le soir même de la journée de Platée, l’an du monde 3505, que les deux généraux grecs, avant de donner la bataille de Mycale, dirent à leurs soldats qu’ils marchoient à la victoire, & que Mardonius venoit d’être défait dans la Grece ; la nouvelle se trouva véritable, ou par un effet prodigieux de la renommée, dit M. Bossuet, ou par une heureuse rencontre ; & toute l’Asie mineure se vit en liberté.

Ce second âge est remarquable par l’extinction de la plûpart des royaumes qui divisoient la Grece ; c’est aussi durant cet âge, que parurent ses plus grands capitaines, & que se formerent ses principaux accroissemens, au moyen du grand nombre de colonies qu’elle envoya, tant dans l’Asie mineure que dans l’Europe ; enfin c’est dans cet âge que vêcurent les sept hommes illustres auxquels on donna le nom de Sages. Quelques-uns d’eux n’étoient pas seulement des philosophes spéculatifs, ils étoient encore des hommes d’état. Voyez l’article Philosophie des Grecs.

Troisieme âge de la Grece. Plus les Grecs avoient connu le prix de leur union pendant la guerre qu’ils soûtinrent contre Xercès, plus ils devoient en resserrer les nœuds après leurs victoires ; malheureusement les nouvelles passions que le succès de Sparte & d’Athenes leur inspira, & les nouveaux intérêts qui se formerent entre leurs alliés, aigrirent vivement ces deux républiques l’une contre l’autre, exciterent entr’elles une funeste jalousie ; & leurs querelles en devenant le principe de leur ruine, vengerent, pour ainsi dire, la Perse de ses tristes défaites.

Les Athéniens, fiers des journées de Salamine & de Platée, dont ils se donnoient le principal honneur, voulurent non-seulement aller de pair avec Lacédémone, mais même affecterent le premier rang, trancherent, & déciderent sur tout ce qui concernoit le bien général, s’arrogeant la prérogative de punir & de récompenser, ou plûtôt agirent en arbitres de la Grece. Remplis de projets de gloire qui augmentoient leur présomption, au lieu d’augmenter leur crédit, plus attentifs à étendre leur empire maritime qu’à en joüir ; enorgueillis des avantages de leurs mines, de la multitude de leurs esclaves, du nombre de leurs matelots ; & plus que tout cela, se glorifiant des belles institutions de Solon, ils négligerent de les pratiquer. Sparte leur eût généreusement cédé l’empire de la mer ; mais Athenes prétendoit commander par-tout, & croyoit que pour avoir particulierement contribué à délivrer la Grece de l’oppression des Barbares, elle avoit acquis le droit de l’opprimer à son tour. Voilà comme elle se gouverna depuis la bataille de Platée, & pendant plus de cinquante ans.

Durant cet espace de tems, Sparte ne se donna que de foibles mouvemens pour réprimer sa rivale ; mais à la fin pressée par les plaintes réitérées de toutes parts contre les vexations d’Athenes, elle prit les armes pour obtenir justice ; & Athenes rassembla toutes ses forces pour ne la jamais rendre. C’est ici que commence la fameuse guerre du Péloponnese, qui apporta tant de changemens dans les intérêts, la politique, & les mœurs de la Grece, épuisa les deux républiques rivales, & les força de signer un traité de paix qui remit les villes greques asiatiques dans une entiere indépendance. Thucydide & Xénophon ont immortalisé le souvenir de cette guerre si longue & si cruelle, par l’histoire qu’ils en ont écrite.

Tout faisoit présumer que la Grece alloit joüir d’un profond repos, quand Thebes parut aspirer à la domination ; jusque-là Thebes unie tantôt avec Sparte, tantôt avec Athenes, n’avoit tenu que le second rang, sans que l’on soupçonnât qu’un jour elle prétendroit le premier. On fut bien trompé dans cette confiance. Les Thébains extrèmement aguerris, pour avoir presque toûjours eu les armes à la main depuis la guerre du Pélopponnese, & pleins d’un desir ambitieux qui croissoit à-proportion de leurs forces & de leur courage, se trouverent trop serrés dans leurs anciennes limites ; ils rompirent avec Athenes, attaquerent Platées, & la raserent. Les Lacédémoniens irrités marcherent contr’eux, entrerent avec une puissante armée dans leur pays, & y pénétrerent bien avant : tous les Grecs crurent Thebes perdue ; on ne savoit pas quelle ressource elle pouvoit trouver dans un seul citoyen.

Epaminondas que Cicéron regarde comme le premier homme de la Grece, avoit été élevé chez son pere Polymne, dont la maison étoit le rendez-vous des savans, & des plus grands maîtres dans l’art militaire. Voyez dans Cornelius Nepos les détails de l’éducation d’Epaminondas, & son admirable caractere. Ce jeune héros défit totalement les Lacédémoniens à Leuctres, & leur porta même un coup mortel, dont ils ne se releverent jamais. Après cette victoire, il traversa l’Attique, passa l’Eurotas, & mit le siége devant Sparte ; mais considérant qu’il alloit s’attirer la haine de tout le Péloponnese, s’il détruisoit une si puissante république, il se contenta de l’humilier. Cependant ce grand homme, plein d’une ambition demesurée pour la gloire de sa patrie, vouloit lui donner sur mer la même supériorité qu’il lui avoit rendue sur terre, quand la fin de ses jours fit échoüer un si grand projet, que lui seul pouvoit soûtenir. Il mourut d’une blessure qu’il reçut à la bataille de Mantinée, où il avoit mis les ennemis en déroute.

On vit alors la Grece partagée en trois puissances. Thebes tâchoit de s’élever sur les ruines de Lacédémone ; Lacédémone songeoit à réparer ses pertes, Athenes, quoiqu’en apparence dans le parti de Sparte, étoit bien-aise de voir aux mains ses deux rivales, & ne pensoit qu’à les balancer, en attendant la premiere occasion d’accabler l’une & l’autre. Mais une quatrieme puissance les mit d’accord, & parvint à l’empire de la Grece : ce fut Philippe de Macédoine, un des profonds politiques, & des grands rois que le hasard ait placés sur le trone.

Elevé à Thebes chez le pere d’Epaminondas, il eut la même éducation que ce héros ; il y étoit en qualité d’ôtage, quand il apprit la consternation des peuples de Macédoine par la perte de leur roi Perdicas son frere ainé, tué dans un combat contre les Illyriens. A cette nouvelle, Philippe se déroba de Thebes, arriva dans sa patrie, réduisit les Péoniens sous son obéissance, ferma la porte du royaume à Pausanias prince du sang royal, vainquit les Illyriens, & fit une paix captieuse avec Athenes. Enhardi par ces premieres prospérités, il s’empara de Crenide que les Thasiens avoient bâtie, & y ouvrit des mines, dont il employa le produit à entretenir un puissant corps de troupes étrangeres, & à s’acquérir des créatures.

Il avoit visité les principales villes de la Grece ; il en avoit étudié le génie, les intérêts, les forces, & la foiblesse. Il savoit que la corruption s’étoit glissée par tout, qu’en un mot la Grece dans cette conjoncture sembloit ne demander qu’un maître. Convaincu de cette vérité, après avoir long-tems médite son projet, & l’avoir caché avec une profonde dissimulation, il vainquit les Grecs par les Grecs, & ne parut être que leur instrument. Démosthene leur parloit de l’amour de la gloire, de l’amour de la patrie, de l’amour de l’indépendance ; & ces belles passions n’existoient plus. Au lieu de s’unir très-étroitement, pour se garantir d’un ennemi si redoutable qui étoit à leurs portes, ils firent tout le contraire, & se déchirerent plus que jamais par la guerre civile, qu’on nomma la guerre sacrée.

Philippe vit avec plaisir cette guerre qui affoiblissoit des peuples dont il se promettoit l’empire, & demeura neutre, jusqu’à ce que les Thessaliens furent assez aveugles pour l’appeller à leur secours. Il y vola, chassa leur tyran, & se concilia l’affection de ces peuples, dont l’excellente cavalerie jointe à la phalange macédonienne eut depuis tant de part à ses succès, & ensuite à ceux d’Alexandre. Au retour de cette entreprise, il s’empara du passage des Thermopyles, se rendit maître de la Phocide, se fit déclarer Amphiction, général des Grecs contre les Perses, vengeur d’Apollon & de son temple ; enfin la victoire décisive de Chéronée sur les Athéniens & les Béotiens, couronna ses autres exploits. Ainsi la Macédoine jusqu’alors foible, méprisée, souvent tributaire, & toûjours réduite à mendier des protections, devint l’arbitre de la Grece. Philippe fut tué par trahison à l’age de 47 ans, l’an du monde 3648 ; mais il eut l’avantage de laisser à son fils un royaume craint & respecté, avec une armée disciplinée & victorieuse.

Alexandre n’eut pas plûtôt pourvû au-dedans de son royaume, qu’il alla fondre sur ses voisins. On le vit en moins de deux ans subjuguer la Thrace, passer le Danube, battre les Getes, prendre une de leurs villes ; & repassant ce fleuve, recevoir les hommages de diverses nations, châtier en revenant les Illyriens, & ranger au devoir d’autres peuples ; delà voler à Thebes qu’un faux bruit de sa mort avoit révolté contre la garnison macédonienne, détruire cette ville ; & par cet exemple de sévérité, tenir en bride le reste des Grecs qui l’avoient déjà proclamé leur chef.

Après avoir réglé le gouvernement de la Grece, il partit pour l’Asie l’an du monde 3650 avec une armée de trente-huit mille hommes, traversa l’Hellespont, & s’avança vers le Granique, où il remporta sa premiere victoire sur les Perses ; ensuite il poussa ses conquêtes jusqu’à Sardes qui se rendit à lui ; & parcourant la côte d’Asie, il continua de soûmettre tout jusqu’à la Cilicie & la Phénicie : de-là revenant par l’intérieur des terres, il subjugua la Pamphylie, la Pisidie, la Phrygie, la Paphlagonie, & la Cappadoce ; il gagna la bataille d’Issus, & bien-tôt après celle d’Arbelles, qui coûta l’empire à Darius. On sait la suite de ses exploits. Ce prince conçut le dessein de conquérir les Indes, il s’empara des royaumes de Taxile & de Porus, il continua sa route vers l’Océan, arriva sur les confins du Carman, subjugua les Cosséens, & mourut à Babylone l’an du monde 3660. S’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit tout aussi pour se procurer la victoire ; & peut-être est-ce le seul usurpateur qui puisse se vanter d’avoir fait répandre des larmes à la famille qu’il avoit renversée du throne.

C’est dans ce troisieme âge de la Grece qu’il faut admirer le nombre incroyable de grands hommes qu’elle produisit, soit pour la guerre, soit pour les Sciences, ou pour les Arts. On trouvera dans Cornelius Nepos & dans Plutarque d’excellentes vies des capitaines grecs du siecle d’Alexandre ; lisez-les, & les relisez sans cesse.

Entre les poëtes, Eschile, Sophocle, Euripide, &c. pour le tragique ; Eupolis, Cratinus, Aristophane, &c. pour le comique, acquirent une réputation que la postérité leur a conservée. Pindare, malgré la stupidité reprochée à ses compatriotes, porta l’ode à un degré sublime, qui a été plus admiré qu’imité.

Parmi les orateurs, on distingue singulierement Démosthene, Eschine, Isocrate, Gorgias, Prodicus, Lysias, &c.

Entre les philosophes, Anaxagore, Mélisse, Empédocle, Parménide, Zénon d’Elée, Esope, Socrate, Euclide de Mégare, Platon, Aristote, Diogene, Aristippe, Xénophon, le même que le général & l’historien.

Entre les historiens, on connoît Hérodote, Ctésias, Thucydide, &c. Voyez la suite de cet article.

Le célebre Méthon trouva l’ennéadécatéride, ou la fameuse période de 19 années ; découverte que les Athéniens firent graver en lettres d’or au milieu de la place publique. Voyez Ennéadécatéride.

Enfin, tous les artistes les plus célebres dont nous parlerons plus bas, fleurirent dans le troisieme âge de la Grece ; âge incomparable qui fit voler la gloire de cette nation jusqu’au bout du monde, & qui la portera jusqu’à la fin des siecles !

Quatrieme âge de la Grece. Alexandre mourut souverain d’un état qui comprenoit la Thrace, la Macédoine, l’Illyrie, l’Epire, la véritable Grece, le Péloponnese, les îles de l’Archipel, la Grece asiatique, l’Asie mineure, la Phénicie, la Syrie, l’Egypte, l’Arabie, & la Perse. Ces états toutefois n’étoient rien moins que conquis solidement ; on avoit cédé aux forces, au courage, à l’habileté, ou si l’on veut, à la fortune d’Alexandre ; mais il n’étoit pas possible qu’un joug si nouveau & si rapidement imposé, fût de longue durée ; & quand ce monarque auroit eu un fils capable de lui succéder, il y a lieu de croire qu’il n’auroit pû long-tems contenir tant de peuples, si différens de mœurs, de langages, & de religion. Toûjours est-il sûr que la division ne tarda guere de se mettre entre les prétendans à un si vaste empire ; aussi vit-on que les principaux royaumes qui se formerent des débris de la fortune de ce grand conquérant, au nombre de 12 ou 13, se réduisirent enfin à trois : l’Egypte, la Syrie, & la Macédoine, qui subsisterent jusqu’à la conquête des Romains.

Cependant au milieu de tant de troubles, les Grecs ne surent se faire respecter de personne ; & loin de profiter des divisions des Macédoniens, ils en furent les premiers la victime ; on ne songea pas même à les ménager, parce que la foiblesse où la vengeance d’Antipater les avoit réduits, les rendoit presque méprisables. Leur pays servit de théatre à la guerre, & leurs villes furent en proie à mille despotes, qui s’emparerent successivement de l’autorité souveraine, jusqu’à ce que les Achéens jetterent les fondemens d’une république, qui fut le dernier effort de la liberté des Grecs, & le fruit de la valeur d’Aratus, natif de Sycione.

Ce jeune guerrier n’avoit que vingt ans, lorsqu’il forma le dessein magnanime de rendre la liberté à toutes les villes de la Grece, dont la plus grande partie étoit opprimée par des tyrans, & par des garnisons macédoniennes. Il commença l’exécution de ce projet par sa propre patrie ; & plusieurs autres villes entrerent dans la confédération vers l’an 511 de la fondation de Rome.

La vûe des Achéens étoit de ne faire qu’une simple république de toutes les villes du Péloponnese, & Aratus les y encourageoit tous les jours par ses exploits. Les rois de Macédoine dont ce projet blessoit les intérêts, ne songerent qu’à le traverser, soit en plaçant autant qu’ils le pouvoient, des tyrans dans les villes, soit en donnant à ceux qui y étoient déjà établis, des troupes pour s’y maintenir. Aratus mit toute son application à chasser ces garnisons par la force, ou à engager par la douceur les villes opprimées à se joindre à la grande alliance. Sa prudence, son adresse, & ses rares qualités contribuerent extrèmement à le seconder ; cependant il ne réussit pas ; les Etoliens & Cléomene roi de Lacédemone s’opposerent si fortement a ses vûes, qu’ils parvinrent à les faire échoüer. Enfin les Achéens après avoir été défaits plusieurs fois, appellerent Philippe II. roi de Macédoine à leur secours, & l’attirerent dans leur parti, en lui remettant la forteresse de Corinthe ; c’est pour lors que ce prince déclara la guerre aux Etoliens ; on la nomma la guerre des alliés, sociale bellum ; elle commença l’an 534 de Rome, & dura trois ans.

Les Etoliens & les Athéniens réunis, mais également aveuglés par la haine qu’ils portoient au roi de Macédoine, inviterent Rome à les soûtenir, & Rome ne gardant plus de mesure avec Philippe, lui déclara la guerre. Les anciennes injures qu’elle en avoit reçûes, & les nouveaux ravages qu’il venoit de faire sur les terres de ses alliés, en furent un prétexte plausible.

Rome alors enrichie des dépouilles de Carthage, pouvoit suffire aux frais des guerres les plus éloignées & les plus dispendieuses ; les dangers dont Annibal l’avoit menacée, n’avoient fait que donner une nouvelle force aux ressorts de son gouvernement. Tout étoit possible à l’activité des Romains, à leur amour pour la gloire, & au courage de leurs légions. Quelque legere connoissance qu’on ait de la seconde guerre punique, on doit sentir l’étrange disproportion qui se trouvoit entre les forces de la république romaine, secondée par une partie des Grecs, & celles de Philippe. Aussi ce prince ayant été vaincu, fut obligé de souscrire aux conditions d’une humiliante paix qui le laissa sans ressource. Vainement Persée se flata de venger son pere ; il fut battu & fait prisonnier l’an de Rome 596, & avec lui finit le royaume de Macédoine.

Les Romains essayerent dèslors sur les Grecs cette politique adroite & savante, qui avoit déjà trompé & subjugué tant de nations : sous prétexte de rendre à chaque ville sa liberté, ses lois, & son gouvernement, ils mirent réellement la Grece dans l’impuissance de se réunir.

Les Etoliens s’étoient promis de grands avantages de la part des Romains, en favorisant leurs armes contre Philippe ; & pour toute récompense ils se virent obligés à ne plus troubler la Grece par leurs brigandages, & à périr de misere, s’ils ne tâchoient de subsister par le travail & l’industrie. Cet état leur parut insupportable ; mais comme le joug étoit déjà trop pesant pour le secoüer sans un secours étranger, ils engagerent Anthiochus roi de Syrie, à prendre les armes contre la république. La défaite de ce prince lui fit perdre l’Asie mineure ; & tous les Grecs ensemble se trouverent encore plus asservis par la puissance des Romains.

Remarquons ici avec un des plus beaux génies de notre siecle, l’habileté de leur conduite après la défaite d’Antiochus. Ils étoient maîtres de l’Afrique, de l’Asie, & de la Grece, sans y avoir presque de villes en propre. Il sembloit qu’ils ne conquissent que pour donner ; mais ils restoient si bien les maîtres, que lorsqu’ils faisoient la guerre à quelque prince, ils l’accabloient, pour ainsi dire, du poids de tout l’univers.

Il n’étoit pas tems encore pour les Romains de s’emparer des pays qu’ils venoient de conquérir. S’ils avoient gardé les villes prises à Philippe, ils auroient fait ouvrir les yeux à la Grece entiere. Si après la seconde guerre punique ou celle contre Antiochus, ils avoient pris des terres en Afrique ou en Asie, ils n’auroient pû conserver des conquêtes si foiblement établies. Il falloit attendre que toutes les nations fussent accoûtumées à obéir comme libres & comme alliées, avant de leur commander comme sujettes, & qu’elles eussent été se perdre peu-à-peu dans la république romaine, comme les fleuves vont se perdre dans la mer.

Après la défaite de Philippe, de Persée, & d’Antiochus, Rome prit l’habitude de régler par elle-même les différends de toutes les villes de la Grece. Les Lacédémoniens, les Béotiens, les Etoliens, & la Macedoine, étoient rangés sous sa puissance ; les Athéniens sans force par eux-mêmes, & sans alliés, n’étonnoient plus le monde que par leurs basses flateries ; & l’on ne montoit plus sur la tribune où Démosthene avoit parlé, que pour proposer les decrets les plus lâches. Les seuls Achéens oserent se piquer d’un reste d’indépendance, lorsque les Romains leur ordonnerent par des députés de séparer de leur corps Lacédemone, Corinthe, Argos, & Orcomene d’Arcadie. Sur leur refus, le sénat leur déclara la guerre, & le Préteur Métellus remporta sur eux deux victoires : l’une auprès des Thermopyles, & l’autre dans la Phocide. Enfin, Rome bien résolue de faire respecter sa puissance & de pousser ses avantages aussi loin qu’il lui seroit possible, envoya le consul Mummius avec les légions, pour se rendre maître de toute l’Achaïe. Le choix étoit terrible, & le succès assûré.

Ce consul célebre par la rusticité de ses mœurs, par la violence & la dureté de son caractere, par son ignorance dans les Arts qui charmoient la Grece, défit pour la derniere fois les Achéens & leurs alliés. Il passa tout au fil de l’épée, livra Corinthe au pillage & aux flammes. Cette riche capitale de l’Achaïe, cette ville qui sépara les deux mers, ouvrit & ferma le Péloponnese ; cette ville de la plus grande importance, dans un tems où le peuple grec étoit un monde, & les villes greques des nations ; cette ville, dis-je, si grande & si superbe, fut en un moment pillée, ravagée, réduite en cendres ; & la liberté des Grecs fut à jamais ensevelie sous ses ruines. Rome victorieuse & maîtresse souveraine, abolit pour lors dans toutes les villes le gouvernement populaire. En un mot, la Grece devint province romaine, sous le nom de province d’Achaïe. Ce grand évenement arriva l’an de Rome 608, & l’an du monde 3838.

Durant ce quatrieme âge que nous venons de parcourir, la Grece fit toujours éclore des héros, mais rarement plusieurs à-la-fois comme dans les siecles précédens. Lors de la bataille de Marathon, on avoit vu dans un même tems Leonidas, Pausanias, Miltiades, Thémistocle, Aristide, Léotichides, & plusieurs autres hommes du premier ordre. On vit dans cet âge-ci, un Phocion, un Aratus, & ensuite un Philopoëmen, après lequel la Grece ne produisit plus de héros dignes d’elle, comme si elle étoit épuisée. Quelques rois, tels que Pyrrhus d’Epire, Cléomene de Sparte, se signalerent à la vérité par leur courage : mais la conduite, les vertus, & la morale, ne répondoient pas en eux à la valeur.

Il se trouve dans cet âge quantité de philosophes célebres, & entr’autres Théophraste, successeur d’Aristote : Xénocrate, successeur de Platon, & maître de Polémon, dont Cratès fut le disciple ; celui-ci forma Crantor, qui eut pour éleve Arcésilaüs, fondateur de la moyenne académie ; Epicure, disciple de Cratès ; Zénon, fondateur de la secte des Stoïciens ; Chrysippe & Cléante qui suivirent ses sentimens ; Straton de Lampsaque péripatéticien, successeur de Théophraste ; & Lycas, successeur de Straton. Je ne dois pas oublier Démétrius de Phalere, sorti de la même école, depuis fait archonte d’Athenes, qu’il gouverna pendant dix ans ; au bout desquelles le crédit de ses ennemis l’obligea de se sauver chez le roi Ptolomée : j’ajoûte encore Diogene le stoicien, différent de Diogene le cynique ; Critolaüs, péripatéticien ; Carneades, académicien ; Lacyde, fondateur de la nouvelle académie, &c.

Entre les Poëtes, on distingue Aratus, qui a traité de l’Astronomie en vers ; Calliniaque, poëte élégiaque ; Ménandre, poëte comique ; Théocrite, Bion, & Moschus, poëtes bucoliques.

L’historien Timée, le géographe Eratosthene, & quelques autres, se firent aussi beaucoup de réputation par leurs ouvrages.

Mais il faut convenir qu’on s’apperçevoit déjà de la décadence des lettres ; aussi le cinquieme âge dont nous parlerons très-brievement, ne peut guere vanter que Métrodore, philosophe sceptique ; Geminus, mathématicien ; & Diodore de Sicile, historien. Les Sciences abandonnant la Grece, prenoient leur vol vers l’Italie, qui produisit à son tour la foule d’écrivains célebres du siecle d’Auguste.

Cinquieme âge de la Grece. Pendant cet âge qui commença l’an du monde 3838, & qui dura jusqu’à l’empire d’Octave, c’est-à-dire 116 ans, les Romains apporterent peu de changemens dans les lois municipales des villes greques ; ils se contenterent d’en tirer le tribut annuel, & d’exercer la souveraineté par un préteur. Un gouvernement si doux pour un pays épuisé par de longues guerres, retint la Grece sous la dépendance de la république, jusqu’au regne de Mithridate, qui fit sentir à l’univers qu’il étoit ennemi de Rome, & qu’il le seroit toûjours.

De tous les rois qui attaquerent la puissance romaine, Mithridate seul la combattit avec courage. Il eut de grands succès sur les premiers généraux romains ; conquit une partie de l’Asie, la Thrace, la Macédoine, & la Grece, & ne put être réduit à ses anciennes limites que par les victoires de Sylla.

Ce fameux capitaine qui ternit par sa barbarie la gloire que ses grandes qualités pouvoient lui procurer, n’eut pas plûtôt obtenu, malgré Marius, le commandement de l’armée contre le roi de Pont, qu’ayant appris qu’il avoit fait d’Athenes sa forteresse & sa place d’armes, il résolut de s’en emparer ; mais comme il n’avoit point de bois pour ses machines de guerre, & que rien n’étoit sacré pour lui, il coupa les superbes allées de l’académie & du Lycée, qui étoient les plus beaux parcs du monde ; bien-tôt après il fit le siége, & se rendit maitre d’Athenes, ou il abandonna le pillage à la licence de ses troupes, pour se concilier leur attachement. Il avoit déjà pillé lui-même les thrésors des temples d’Epidaure, d’Olympie, de Delphes, &c. auxquels ni Flaminius, ni Paul-Emile, ni les autres capitaines romains n’avoient osé toucher. Cependant « Mithridate, tel qu’un lion qui regardant ses blessures, n’en est que plus indigné, formoit encore le dessein de délivrer la Grece, de porter la guerre en Italie, & d’aller à Rome avec les autres nations qui l’asservirent quelques siecles après, & par les mêmes chemins ; mais indignement trahi par Pharnace son propre fils, & par une armée effrayée des hasards qu’il alloit chercher, il perdit toute espérance, & termina ses jours en roi magnanime ».

La prise d’Athenes, les victoires d’Orcomene & de Chéronée, toutes deux gagnées par Sylla, l’an 87 avant Jesus-Christ ; & pour dire encore plus, la mort de Mithridate, rendirent la Grece aux Romains sans qu’elle ait essuyé de nouvelles vicissitudes pendant les dissensions de César & de Pompée. Enfin, après les guerres civiles qui firent passer l’empire du monde entre les mains d’Auguste, il créa trois préteurs l’an 727 de Rome, pour assûrer davantage le repos de la Grece, ou plûtôt sa servitude, dont la durée s’est perpétuée jusqu’à nos jours.

Je n’ai pas le courage de suivre des malheurs qu’elle a éprouvés sous les successeurs d’Auguste, & depuis la translation du siége impérial de Rome à Bizance. Je dirai seulement que mille fois envahie, pillée, ravagée par cent nations différentes, Goths, Scythes, Alains, Gépides, Bulgares, Afriquains, Sarrazins, Croisés ; elle devint enfin la proie des Turcs au commencement du xjv. siecle ; toûjours gémissante depuis cette époque, sous le joug de la porte ottomane, elle n’offre actuellement à la vue des voyageurs, que des pays incultes, des masures, & de pauvres habitans plongés dans la misere, l’ignorance, & la superstition.

Réflexions sur la prééminence des Grecs dans les Sciences & dans les Arts. Tel a été le sort d’un des plus beaux pays du monde, & de la nation la plus illustre de l’antiquité ; quoi qu’en dise un des judicieux écrivains de Rome, qui cherche à diminuer la gloire des Grecs, en avançant que leur histoire tire son principal lustre du génie & de l’art des auteurs qui l’ont écrite, peut-on s’empêcher de reconnoître que leurs citoyens s’élevent quelquefois au-dessus de l’humanité ? Marathon, les Thermopyles, Salamine, Platée, Mycale, la retraite des dix mille & tant d’autres faits éclatans, exécutés dans le sein même de la Grece pendant le cours de ses guerres domestiques, ne sont-ils pas dignes, ne sont-ils pas même au-dessus des loüanges que leur ont donné les Historiens ?

Mais un éloge particulier que mérite la Grece, c’est d’avoir produit les plus grands hommes, dont l’histoire doit garder le souvenir. Rome ne peut rien opposer à un Lycurgue, à un Solon, à un Thémistocle, à un Epaminondas, & à quelques autres de cet ordre. On ne voit guere de citoyens de Rome s’élever au-dessus de leur siecle & de leur nation, pour prendre un nouvel essor, & lui donner une face nouvelle. Dans la Grece au contraire, je vois souvent de ces génies vastes, puissans, & créateurs, qui s’ouvrent un chemin nouveau, & qui pénétrant l’avenir, se rendent les maîtres des évenemens.

La Grece abattue, conserva même une sorte d’empire bien honorable sur ses vainqueurs ; ses lumieres dans les Lettres & dans les Arts, soûmirent l’orgueil des Romains. Les vainqueurs devenus disciples des vaincus, apprirent une langue que les Homere, les Pindare, les Thucydide, les Xenophon, les Demosthene, les Platon, les Sophocle, & les Euripide avoient enrichie par leurs ouvrages immortels. Des orateurs qui charmoient dejà Rome, allerent puiser chez les Grecs ce talent enchanteur de tout embellir, ce goût fin & délicat qui doit guider le génie, & ces secrets de l’art qui lui prêtent une nouvelle force.

Dans les écoles de Philosophie, où les citoyens les plus distingués de Rome se depouilloient de leurs préjugés, ils apprenoient à respecter les Grecs ; ils rapportoient dans leur patrie leur reconnoissance & leur admiration ; & leur république craignant d’abuser des droits de la victoire, tâchoit par ses bienfaits de distinguer la Grece des autres provinces qu’elle avoit soûmises. Quelle gloire pour les lettres, d’avoir épargné au pays qui les a cultivées, des maux dont ses législateurs, ses magistrats, & ses capitaines n’avoient pû le garantir ? Vengées du mépris que leur témoigne l’ignorance, elles sont sûres d’être respectées tant qu’il se trouvera d’aussi justes appréciateurs du mérite, que l’étoient les Romains.

Si des Sciences nous passons aux Beaux-Arts, nous n’hésiterons pas d’assûrer que les Grecs n’ont point eu de rivaux en ce genre. C’est sous le ciel de la Grece, on ne peut trop le répéter, que le seul goût digne de nos hommages & de nos études, se plut à répandre sa lumiere la plus éclatante. Les inventions des autres peuples qu’on y transportoit, n’étoient qu’une premiere semence, qu’un germe grossier, qui changeoit de nature & de forme dans ce terroir fertile. Minerve, à ce que disent les anciens, avoit elle-même choisi cette contrée pour la demeure des Grecs ; la température de l’air la lui faisoit regarder comme le sol le plus propre à faire éclore de beaux génies. Cet éloge est une fiction, on le sait : mais cette fiction même est une preuve de l’influence qu’on attribuoit au climat de la Grece ; & l’on est autorisé à croire cette opinion fondée, lorsqu’on voit le goût qui regne dans les ouvrages de cette nation, marqué d’un sceau caractéristique, & ne pouvoir être transplanté sans souffrir quelqu’altération. On verra toûjours, par exemple, entre les statues des anciens Romains & leurs originaux, une différence étonnante à l’avantage de ces derniers. C’est ainsi que Didon avec sa suite, comparée à Diane parmi ses Oréades, est une copie affoiblie de la Nausicaa d’Homere, que Virgile a tâché d’imiter. On trouve, il est vrai, des négligences dans quelques fameux ouvrages des Grecs qui nous restent : le dauphin & les enfans de la Vénus de Médicis, laissent quelque chose à desirer pour la perfection ; les accessoires du Diomede de Dioscoride sont dans le même cas ; mais ces foibles parties ne peuvent nuire à l’idée que l’on doit se former des artistes grecs. Les grands maîtres sont grands jusque dans leurs négligences, & leurs fautes même nous instruisent. Voyons leurs ouvrages comme Lucien vouloit que l’on vît le Jupiter de Phidias ; c’est Jupiter lui-même, & non pas son marche-pié, qu’il faut admirer.

Il seroit aisé de faire valoir les avantages physiques que les Grecs avoient sur tous les peuples ; d’abord la beauté étoit un de leurs apanages ; le beau sang des habitans de plusieurs villes greques se fait même remarquer de nos jours, quoique mêlé depuis des siecles avec celui de cent nations étrangeres. On se contentera de citer les femmes de l’île de Scio, les Georgiennes, & les Circassiennes.

Un ciel doux & pur contribuoit à la parfaite conformation des Grecs, & l’on ne sauroit croire de combien de précautions pour avoir de beaux enfans, ils aidoient cette influence naturelle. Les moyens que Quillet propose dans sa callipédie, ne sont rien en comparaison de ceux que les Grecs mettoient en usage. Ils porterent leurs recherches jusqu’à tenter de changer les yeux bleux en noirs ; ils instituerent des jeux où l’on se disputoit le prix de la beauté ; ce prix consistoit en des armes que le vainqueur faisoit suspendre au temple de Minerve.

Les exercices auxquels ils étoient accoûtumés dès l’enfance, donnoient à leurs visages un air vraiment noble, joint à l’éclat de la santé. Qu’on imagine un spartiate ne d’un héros & d’une héroïne, dont le corps n’a jamais éprouve la torture des maillots, qui depuis sa septieme année a couché sur la dure, & qui depuis son bas âge s’est tantôt exercé à lutter, tantôt à la courte, & tantôt à nager ; qu’on le mette à côté d’un sibarite de nos jours, & qu’on juge lequel des deux un artiste choisiroit pour être le modele d’un Achille ou d’un Thésée. Un Thésée formé d’après le dernier, seroit un Thésée nourri avec des roses, tandis que celui qui seroit fait d’après le spartiate, seroit un Thésée nourri avec de la chair, pour nous servir de l’expression d’un peintre grec, qui définit ainsi deux représentations de ce héros.

Les Grecs étoient d’ailleurs habillés de maniere, que la nature n’étoit point gênée dans le developpement des parties du corps ; des entraves ne leur serroient point comme à nous le cou, les hanches, les cuisses, & les piés. Le beau sexe même ignoroit toute contrainte dans la parure ; & les jeunes Lacédémoniennes étoient vêtues si legerement, qu’on les appelloit montre-hanches. En un mot, depuis la naissance jusqu’à l’âge fait, les efforts de la nature & de l’art tendoient chez ce peuple à produire, à conserver, & à orner le corps.

Cette prééminence des Grecs en fait de beauté une fois accordée, on sent avec quelle facilité les maîtres de l’art dûrent parvenir à rendre la belle nature. Elle se prêtoit sans cesse à leurs vûes dans toutes les solemnités publiques, les fêtes, les jeux, les danses, les gymnases, les théatres, &c. & comme il trouvoient par-tout l’occasion de connoître cette belle nature, il n’est pas étonnant qu’ils l’ayent si parfaitement exprimée.

Mille autres raisons ont concouru à la supériorité de cette nation dans la pratique des Beaux-Arts ; les soins qu’elle prenoit pour y former la jeunesse, la considération personnelle qui en résultoit, celle des villes & des sociétés particulieres rendue publique, par des priviléges distinctifs en faveur des talens ; cette même considération marquée d’une maniere encore moins équivoque par le prix excessif des ouvrages des grands maîtres : toutes ces raisons, dis-je, ont dû fonder la supériorité de ce peuple à cet égard sur tous les peuples du monde.

Il n’est point de preuves plus fortes de l’amour des Beaux-Arts, que celles qui se tirent des soins employés pour les augmenter & les perpétuer. Les Grecs voulant que leur étude fît une partie de l’éducation, ils instituerent des écoles, des académies, & autres établissemens généraux, sans lesquels aucun art ne peut s’élever, ni peut-être se soûtenir. Tandis que les seuls enfans de condition libre étoient admis à ces sortes d’écoles, on ne cessoit de rendre des hommages aux célebres artistes. Le lecteur trouvera dans Pausanias & dans Pline le détail de ceux qu’Apelle reçut des habitans de Pergame, Phidias & Damophon des Eléens, Nicias & Polignotte des Athéniens. Aristodeme écrivit un livre qui ne rouloit que sur ce sujet.

L’histoire nous a conservé le récit d’une autre sorte de reconnoissance, qui, quelque singuliere & quelqu’éloignée de nos mœurs qu’elle puisse être, n’est pas moins la preuve du cas que les Grecs faisoient des Beaux-Arts. Les Crotoniates ou les Agrigentins, il n’importe, avoient fait venir à grands frais le célebre Zeuxis ; ce peintre devant représenter Hélene, leur demanda quelques jeunes filles pour lui servir de modele ; les habitans lui en présenterent un certain nombre, & le prierent d’agréer en don les cinq plus belles qu’il avoit choisies.

Vous aimerez mieux d’autres témoignages d’estime en faveur des Artistes ? Eh bien, on donnoit, par exemple, à des édifices publics le nom des architectes qui les avoient construits ; c’est ainsi que suivant Pollux, il y avoit dans Athenes une place qui portoit le nom de l’architecte Méthicus ; c’est ainsi que suivant Pausanias, les Eléens avoient donné à un portique le nom de l’architecte Agaptus.

Les Grecs, non contens de leurs efforts pour entretenir l’émulation dans le grand, penserent encore à l’exciter universellement. Ils établirent chaque année des concours entre les Artistes. On y voloit de toutes parts, & celui qui avoit la pluralité des suffrages, étoit couronné à la vûe & avec l’applaudissement de tout le peuple ; ensuite son ouvrage étoit payé à un prix excessif, quelquefois étoit au-dessus de tout prix, d’un million, de deux millions, & même de plusieurs millions de notre monnoie. Qu’on ne dise point ici que les Grecs n’accordoient tant de faveurs, & ne semoient tant d’or, que pour marquer leur attachement aux divinités ou aux héros dont les artistes, peintres, & sculpteurs donnoient des représentations conformes à leurs idées. Ce discours tombera de lui-même, si l’on considere que les mêmes graces étoient également prodiguées à toutes sortes de succès & de talens, aux Sciences comme aux Beaux-Arts.

Si l’amour propre a besoin d’être flaté pour nourrir l’émulation, il a souvent besoin d’être mortifié pour produire les mêmes effets ; aussi voyons-nous qu’il y avoit des villes, où celui des Artistes qui présentoit le plus mauvais ouvrage, étoit obligé de payer une amende. Cette coûtume se pratiquoit à Thebes ; & par tout où ces sortes de punitions n’avoient pas lieu, l’honneur du triomphe & la honte d’être surpassé, étoit un avantage, ou bien une peine suffisante.

Peut-être que les divers alimens d’émulation exposés jusqu’ici, sont encore au-dessous de la considération des Orateurs, des Historiens, des Philosophes, & de tous les gens d’esprit, qui pénétrés eux-mêmes du mérite des Beaux-Arts & du mérite des Artistes, les célébroient de tout leur pouvoir. Il y a eu peu de statues & de tableaux de grands maîtres qui n’ayent été chantés par les poëtes contemporains, & ce qui est encore plus flateur, par ceux qui ont vêcu après eux. On sait que la seule vache de Myron donna lieu à quantité de pensées ingénieuses, & de fines épigrammes ; l’Anthologie en est pleine ; il y en a cinq sur un tableau d’Apelle représentant Venus sortant de l’onde, & vingt-deux sur le Cupidon de Praxitele. Tant de zele pour conduire les Beaux-Arts au sublime ; tant de gloire, d’honneur, de richesses, & de distinctions répandues sur leur culture, dans un pays où l’esprit & les talens étoient si communs, produisirent une perfection dont nous ne pouvons plus juger aujourd’hui complettement, parce que les ouvrages qui ont mérité tant d’éloges, nous ont presque tous été ravis.

Les Romains en comparaison des Grecs, eurent peu de goût pour les Arts ; ils ne les ont aimés, pour ainsi dire, que par air & par magnificence. Il est vrai qu’ils ne négligerent rien pour se procurer les morceaux les plus rares & les plus recommandables ; mais ils ne s’appliquerent point comme il le falloit à l’étude des mêmes arts, dont ils admiroient les ouvrages ; ils laissoient le soin de s’en occuper à leurs esclaves, qui par eux-mêmes étoient pour la plûpart des étrangers ; en un mot, comme le dit M. le comte de Caylus, dans son mémoire sur cette matiere, on ne vit point chez les Romains, ni la noble émulation qui animoit les Grecs, ni les productions sublimes de ces maîtres de l’art, que les âges suivans ont célébrés, dont les moindres restes nous sont si précieux, & qui, dans tous les genres, servent & serviront toûjours de modeles aux nations civilisées capables de goût & de sentiment. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

Grecs modernes considérés par rapport à la religion, (Hist. ecclés.) sont des chrétiens schismatiques, aujourd’hui soûmis à la domination du grand-seigneur, & répandus dans la Grece, les îles de l’Archipel, à Constantinople & dans l’Orient, où ils ont le libre exercice de leur religion.

Le schisme des Grecs commença dans le neuvieme siecle sous leur patriarche Photius, & sous l’empire de Michel III. surnommé le Bûveur ou l’Yvrogne : mais ce ne fut que dans le onzieme qu’il fut consommé par le patriarche Michel Cerularius. Dans le treizieme & le quinzieme siecles, aux conciles de Lyon & de Florence, la réunion des Grecs avec l’église romaine fut plûtôt tentée que consommée ; & depuis ce tems-là les Grecs pour la plûpart sont demeurés schismatiques, quoique parmi eux il y ait un assez bon nombre de catholiques obéissans à l’église romaine, sur-tout dans les îles de l’Archipel. Voyez Schisme.

Les grecs schismatiques ne reconnoissent point l’autorité du pape, & le regardent seulement comme le patriarche des Latins. Ils ont quatre patriarches pour leur nation ; celui de Constantinople, qui se dit le premier ; celui d’Alexandrie, celui d’Antioche, & celui de Jérusalem. Le patriarche d’Alexandrie réside ordinairement au grand Caire, & celui d’Antioche à Damas. Les chrétiens qui habitent la Grece proprement dite, ne reconnoissent pour leur chef que le patriarche de Constantinople qui y fait sa résidence, & qui est élû par les métropolitains & archevêques, puis confirmé par le grand-seigneur. Tous leurs patriarches & évêques sont religieux de l’ordre de S. Basile ou de S. Chrysostome. Les prélats & les religieux grecs portent leurs cheveux longs comme les séculiers en Europe, & different en cela des autres nations orientales qui les portent courts. Leurs habits pontificaux & sacerdotaux sont entierement différens de ceux dont on use dans l’église romaine. Ils ne se servent point de surplis ni de bonnets quarrés, mais seulement d’aubes, d’étoles & de chapes. Ils célebrent la messe avec une espece de chape qui n’est point ouverte ou fendue par le devant. Le patriarche porte une dalmatique en broderie, avec des manches de même ; & sur la tête une couronne royale, au lieu de mitre. Les évêques ont une certaine toque à oreilles, semblable à un chapeau sans rebords. Ils ne portent point de crosse, mais une béquille d’ébene, ornée d’ivoire ou de nacre de perle.

On ne célebre qu’une seule messe par jour en chaque église greque, & deux les fêtes & dimanches. Ils n’ont point d’autre traduction de la Bible que celle des Septante. Ils nient que le saint-Esprit procede du Fils, & néanmoins administrent le baptême au nom des trois personnes de la sainte Trinité. Ils ont la même créance que les Latins au sujet de l’eucharistie ; mais ils consacrent avec du pain levé, & donnent la communion au peuple sous les deux especes. Ils n’admettent point de purgatoire, quoiqu’ils avouent dans leur martyrologe qu’il y a un étang de feu, par lequel passent les ames qui ont quelques souillures pour en être purifiées. Ils prient Dieu pour les défunts, & célebrent des messes à leur intention pour les délivrer de ces peines, ou selon d’autres, pour fléchir la miséricorde de Dieu, qui, selon eux, ne doit juger personne qu’à la fin du monde. Il y en a aussi qui pensent que les peines des Chrétiens ne seront pas éternelles en enfer. Ils traitent d’hérétiques ceux qui ne font pas le signe de la croix comme eux, c’est-à-dire en portant premierement la main au côté droit, puis au gauche ; parce que, disent-ils, notre Seigneur donna sa main droite la premiere pour être crucifiée. Ils ne veulent point d’images en bosse ou en relief, mais seulement en plate peinture ou en gravure. Ils ne se servent point de musique ni de cloches dans les églises, & tiennent les femmes séparées des hommes par des treillis. A Constantinople, la plûpart des Chrétiens ont des chapelets ; mais dans la Grece, il n’y en a guere qui sachent le Pater & l’Ave. En général, les Grecs modernes sont fort ignorans, même leurs évêques, prêtres & religieux, les lettres étant aujourd’hui aussi négligées parmi eux, qu’elles y étoient autrefois cultivées. On trouvera répandu dans ce Dictionnaire ce qui concerne les opinions & les pratiques des Grecs modernes, soit sur le dogme, soit sur la discipline, sous les différens titres qui y sont relatifs.

On compte parmi les Grecs modernes plusieurs sociétés ou sectes chrétiennes répandues en Orient, & qui ont leurs évêques & leurs patriarches particuliers ; comme les Maronites ou Chrétiens du mont Liban, les Arméniens, les Georgiens, les Jacobites, les Nestoriens, les Cophtes, &c. Voyez Maronites, Arminiens, &c. (G)