La Détenue de Versailles en 1871/Texte entier

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chez l’auteur, 7, impasse Hélène (p. --145).

LA


DÉTENUE


DE VERSAILLES


EN 1871


Par Mme C. HARDOUIN
INSTITUTRICE




PRIX : 1 FRANC




PARIS
Chez l’Auteur, 7, impasse Hélène


1879


LA


DÉTENUE DE VERSAILLES


EN 1871
LA


DÉTENUE


DE VERSAILLES


EN 1871


Par Mme C. HARDOUIN
INSTITUTRICE




PRIX : 1 FRANC




PARIS
Chez l’Auteur, 7, impasse Hélène


1879

LA

DÉTENUE DE VERSAILLES

EN 1871



I


Comment je fus arrêtée. — L’aménité d’un commissaire. — Mon dossier. — Au poste de la rue des Moines. — Entre deux haies — Bravoure de la force. — Un colonel légiste. — Encore mon dossier. — L’habit ne fait pas l’agent. — Au palais de l’Industrie. — La dame Espagnole. — Socialisme et libre examen. — Portrait moral — Un brave garçon.

C’était le 7 juillet 1871, quarante jours après la victoire de l’armée de Versailles : j’étais au milieu de mes élèves, occupée aux soins habituels d’une institutrice de jeunes filles. Il était trois heures du soir. Un homme élégamment vêtu se présente et demande madame Hardouin des Viviers.

Je m’avance, que veut donc ce Monsieur ?

À ma vue il paraît tout embarrassé.

— Madame Hardouin ! c’est moi, lui dis-je ; que me voulez-vous ?

— Vous emmener avec moi chez le commissaire de police pour donner un renseignement.

Peu au fait de cette ruse policière, je crus qu’il s’agissait d’un de mes locataires qui venait, comme tant d’autres, d’être arrêté. J’accompagnai donc ce monsieur, de bonne foi, sans me rendre compte du but de sa démarche. Je ne pus cependant, en quittant mes élèves, me défendre d’un serrement de cœur. Je les recommandai vivement à la personne qui me remplaçait.

Je n’avais, de ma vie, mis les pieds dans un commissariat de police. Surprise de me voir conduire au 17e arrondissement, qui n’est pas le mien, je voulus retourner chez moi. C’est alors que mon conducteur, changeant de ton et de langage, me dit qu’il s’agissait peu de ma volonté ; puis il me déplia magistralement un ordre écrit, où je lus :

Ordre de requérir la force armée, si madame Hardouin fait résistance.

Je vis alors qu’il s’agissait bien de moi. Nous arrivâmes ainsi au commissariat. Muette et accablée, je comparus devant le commissaire, qui me fit en me toisant, la lecture d’une accusation anonyme telle, qu’il aurait dû suffire de me voir pour en reconnaître l’absurdité.

J’étais accusée :

1° D’avoir commandé les barricades de l’avenue de Clichy, avec cinq mitrailleuses à mes côtés, un chassepot à la main, ceinte d’une écharpe rouge, et d’avoir dit : Le premier qui recule, je le tue.

2° D’avoir présidé le club à la Reine Blanche.

3° D’avoir présidé le club de la Révolution Sociale.

4° D’avoir excité les hommes à la lutte, etc.

Il me fallut presque de force, signer cet écrit, pour en accuser connaissance ; je le fis en protestant avec indignation contre ces monstrueux mensonges ; ce qui était vrai, et je le reconnus, c’est que j’avais assisté au club de la Révolution Sociale.

Cette formalité accomplie, le commissaire me remit, malgré mes protestations, aux mains des sergents de ville, qui, sans enquête aucune, me conduisirent rue des Moines, où l’un des gardiens, poussant un lourd verrou, ouvrit une porte et me poussa dans un cabinet que je pris pour des latrines, tant le lieu était infect et humide.

J’étais prisonnière au poste de police. La pièce, longue de trois mètres sur deux de large, avait pour tout ameublement une planche large de cinquante centimètres, servant de lit, de table et de chaise, un baquet à ordures, puis une chaîne, sans doute pour m’attacher si je faisais la rebelle. L’eau coulait sur le bitume, l’humidité me pénétrait jusqu’aux os. Seule dans ce réduit, je pensai à mon fils âgé de dix-neuf ans et que je n’avais point quitté depuis sa naissance ; je pensai à mon mari, me demandant partout en ne me voyant pas au retour de son travail. Je pensai à ma mère, à mes frères, à mes sœurs, à mes élèves, et je sanglotai.

Deux heures après ma porte s’ouvrit et deux sergents de ville me reconduisirent au commissariat, où on avait à me faire part de nouvelles dépositions toujours anonymes.

Le commissaire que je revoyais n’avait rien de bien distingué. Il me parla les mains dans ses poches ; mais la politesse n’est sans doute pas de rigueur envers une accusée. Il me donna lecture d’une nouvelle page qui m’accusait « d’avoir lu les journaux les plus avancés de la Commune ; d’avoir prêché des doctrines communistes si agréables à ceux qui ne possèdent rien etc. » ; puis il me remit aux mains des agents qui me ramenèrent rue des Moines. Là, leurs bons camarades m’apostrophèrent et me dirent : « Voilà ce que vous auriez dû brûler ; on ne pourrait vous y renfermer. Quelle tête ! Elle ne l’a pas volé, celle là, etc. etc. » Puis ils refermèrent sur moi la lourde barre de fer, et je me retrouvai seule dans cet antre.

Tout à coup j’entendis une voix jeune et franche qui chantait :

    Je suis l’enfant de la misère,
    Le rude labeur est ma loi,
    Mais le travail fait l’âme fière,
    Ô mon cœur, je m’adresse à toi
    Longue est ma chaîne de labeurs ;
    Je suis le fils des travailleurs,
    C’est le travail qui rend féconde
    La vieille terre aux riches flancs ;

    C’est le travail qui prend à l’onde,
    Corail, perles et diamants.
    Au travail appartient le monde,
    Aux travailleurs à leurs enfants.
    Riche oublions ce qui nous blesse
    Dans un même effort fraternel ;

    J’aurai nom : Force ! et toi Tendresse

    Frère, l’amour est fils du ciel.

bis

Montant sur le siége, je mis l’œil à une petite lucarne ronde, hérissée de pointes, à la façon des colliers de dogue, seule ouverture qui me donnait l’air et la lumière ; je vis le jeune chanteur en blouse grise qui barbouillait les murs de peinture. Je l’appelai, il regarda autour de lui, inquiet, puis il vint au guichet. Je le priai d’aller chercher mon mari, il me le promit. J’eus un moment d’apaisement et d’espérance. Mais en ces temps de haine farouche, où montrer de la sympathie aux vaincus c’est s’en faire solidaire, ce jeune homme eut peur, et, vainement, l’œil à la lucarne, l’oreille au guet des pas, j’attendis. La nuit vint sans que je visse un visage aimé. Les passants devinrent plus rares, les lumières s’éteignirent, les volets se fermèrent, j’entendis sonner minuit, il n’y avait plus à en douter, mon mari et mon fils ignoraient où j’étais.

Tant d’émotions diverses m’avaient brisée ; aussi, malgré ma douleur, cédant à la fatigue, étendue sur la planche dégouttante d’eau, je m’endormis d’un sommeil agité. Ce peu de repos fut encore troublé d’heure en heure par mes geôliers qui venaient s’assurer de moi. Parmi ces hommes, il devait y avoir des maris, des frères, des pères, et pas un ne songea à me demander si j’avais faim ! J’appris plus tard qu’avec de l’argent (qu’on devait en entrant déposer entre les mains du commissaire), on pouvait se faire apporter du dehors ce dont on avait besoin.

Aux premiers rayons du soleil, la porte de ma cellule s’ouvrit ; on me dit de prendre mes affaires parce que je ne reviendrais plus. J’entends faire l’appel des prisonniers. On pleure, on gémit, mais on se parle, car chacun, excepté moi, a des parents et des amis qui s’inquiètent du départ. Assurément mon mari et mon fils étaient à ma recherche. Appelée la dernière, j’en profite pour prier la femme d’un prisonnier de vouloir bien aller rue des Moulins, ajoutant qu’à l’école elle trouverait toujours quelqu’un… Elle non plus n’en fit rien… On oublie vite le malheur des autres quand il faut songer au sien propre.

Mes ennemis anonymes, moins anonymes sans doute pour M. le commissaire que pour moi, devaient être de puissantes gens pour qu’on pût agir ainsi à mon égard. Quoi qu’il en fût, seule de mon sexe, je marchai derrière les prisonniers, à pied, entre deux rangs de soldats et de sergents de ville.

À la place Wagram est un vaste logis, érigé pour la circonstance en prévôté. Nous y sommes introduits. Nous voilà dans un vestibule de deux à trois mètres carrés. Nous sommes une quarantaine ; pourquoi venons-nous là ? Personne de nous n’en sait rien. Je supposai que ce lieu était comme une salle d’attente et que nous n’allions pas tarder à partir pour Versailles. On nous défend de nous asseoir sur le tapis qui couvre l’escalier donnant dans cette pièce. Apercevant parmi les soldats qui nous répètent cette consigne un jeune homme à figure calme, j’eus confiance en son cœur. Je lui dis : « Vous qui, sans doute, avez une mère, allez dire à mon fils que vous m’ayez vue ici, et que j’y étais en bonne santé ! » Il fit comme les autres. Que peut la douleur d’une femme qu’on appelle « pétroleuse ? »

Soudain j’entends crier : « La femme Hardouin, suivez-moi. »

Je comparais devant un colonel entouré de quelques militaires gradés. Le colonel est un homme d’une cinquantaine d’années. Une moustache grisonnante couvre une bouche fine, ironique, à lèvres minces. La physionomie est distinguée, mais la tenue caparaçonnée, — c’est le seul mot qui puisse donner une idée de la raideur de sa tenue, — le port hautain de la tête empêche la confiance que sa figure aurait pu naturellement inspirer. Trois décorations ornent sa poitrine, l’une brille plus que les autres, elle est sans doute récente.

Portant à plusieurs reprises ses yeux de ma personne au dossier qu’il tenait entre ses mains, il me dit d’un ton où perçait le doute :

— Quoi ! c’est vous qui êtes la femme Hardouin ?

— Oui, Monsieur.

— Une institutrice, dit-il. Voilà ! voilà ! Vous, ajouta-t-il, une femme lettrée, commander une barricade ! Plus responsable par votre instruction, vous irez aux îles Calédoniennes prêcher vos doctrines.

Est-ce qu’accusée est synonyme de coupable ? lui répondis-je.

— Taisez-vous, dit-il, tous vous n’avez rien fait.

— Au contraire, monsieur le colonel, j’ai beaucoup fait, mais rien de ce dont vous m’accusez. J’accepte la responsabilité de tous mes actes. J’ai, comme vous le voyez sur le registre que vous tenez en ce moment, soigné vos blessés militaires, quand des chefs incapables les envoyaient à la mort, au Bourget, à Champigny et à Buzenval.

— Taisez-vous, communeuse, dit-il, vous n’êtes plus au club pour pérorer ainsi.

— Vous tairiez-vous, monsieur le colonel, si on vous accusait d’avoir tué votre père et qu’on vous empêchât de prouver votre innocence ? »

Le colonel se leva, arpentant la salle à grands pas, sans me répondre. Tout à coup il s’arrêta et dit au sergent qui m’avait amenée, avec une brusquerie dans laquelle il y avait de la bienveillance :

« Sergent ! Emmenez cette femme à l’Élysée, séparée des autres prisonniers. »

Le sergent me remit aux mains d’un jeune soldat défenseur de l’ordre, qui me suivit sur le trottoir à quelques pas des autres prisonniers. Chemin faisant, ce pauvre garçon tint à protester contre le rôle dont on l’humiliait :

« Je suis soldat, dit-il, et je trouve singulier qu’on m’affuble de ce costume. »

Récemment arrivé d’Allemagne, il n’avait pas pris part à la lutte dans Paris.

« Prisonnier des Prussiens pendant six mois, couché sur la dure et fort mal nourri, je n’ai pas tant souffert moralement de cette captivité que du métier de chien (sic) qu’on m’impose. Pourquoi nous mettre ainsi au service de la haine, quand nous avons droit au retour près de nos familles ? »

Ce jeune homme me parut de bonne foi : je le priai de me laisser acheter quelques provisions de bouche. Il me le permit, et dix minutes après nous arrivâmes à une maison voisine des écuries du Palais de l’Industrie, où siégeait la grande prévôté.

Quand j’y entrai, tout le convoi y était déjà.

On nous fit mettre sur deux rangs, et, debout, sous un soleil de plomb, on nous fit attendre pendant une heure, à cause de l’examen des dossiers, l’appel qui nous fit définitivement prisonniers. Des gendarmes nous gardaient de tous côtés, et pour la troisième fois on nous demanda nos noms, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile, profession, etc. Puis, d’une voix tonnante, un capitaine rougeaud cria :

« En route pour le Palais de l’Industrie. »

Je dus reprendre place dans les rangs.

Ce palais avait été transformé en vastes écuries pendant le siége. C’était là que nous devions attendre jusqu’au lendemain.

Nous entrâmes le 8 juillet en ce palais de douleur momentanée, pendant ces jours de terreur tricolore. Une section transversale le coupait en deux parties : l’une, gardée par les chasseurs à pied, nous était interdite ; dans l’autre, divisée en de nombreuses stalles à chevaux, s’étalaient de nombreuses paillasses sur lesquelles prisonniers et prisonnières prirent place.

Le front brûlant, accablée, je me laissai choir sur un de ces grabats et me mis à pleurer. Je vis plusieurs de ceux qui nous avaient précédés écrire des lettres, je leur demandai une feuille de papier et j’écrivis à mon mari et à ma famille qui habite la Touraine. (Je note ceci, car à Tours seulement, mon frère apprit que j’étais prisonnière). À Paris, rien.

Songeant au coup pénible que ma lettre allait porter au cœur de ceux qui m’aimaient, en proie à cette pensée que, malgré toutes les démarches qu’ils n’avaient pu manquer de faire, mon fils et mon mari n’étaient pas encore parvenus jusqu’à moi, je m’arrêtai souvent dans cette triste rédaction. Se savoir à quelques mètres des siens, sentir que votre absence les torture, ignorer enfin le sort qu’on vous réserve, n’est-ce pas trop de souffrances ? Ceux-là seuls que de pareilles épreuves ont atteints comprendront mes angoisses. « À ce soir ! » m’avaient dit en partant à leur travail le père et le fils, qui devaient, en rentrant, trouver la maison vide, et ce bon baiser d’adieu, me rappelant la douce vie de mon foyer, me brisait l’âme.

L’arrivée d’une dame accompagnée de son fils vient m’arracher à ces tristes réflexions. La nouvelle venue était une petite femme brune, de mise convenable et qui pouvait avoir cinquante ans. J’appris plus tard, qu’elle était d’origine espagnole. Le jeune homme, son fils avait vingt-cinq ans ; Ses traits accentués déjà, son air digne et pensif, disaient à la fois l’intelligence et la souffrance. La touchante affection dont il entourait sa mère éveillait la sympathie. En les voyant s’approcher, je me levai.

La dame vint à moi. Elle savait assez de français pour se faire comprendre ; ils avaient été arrêtés, elle et son fils, sur la dénonciation de leur concierge, le matin sans qu’on leur donnât le temps de changer de vêtements : « Mon fils est médecin, me dit-elle, il a cru que la science, autant que l’humanité, lui faisait un devoir de donner des soins à quiconque les réclamait. Nous avons soigné, durant le siége et la Commune, les soldats et les fédérés indistinctement. C’est là tout notre crime. »

L’identité de la situation qui nous était faite à cause des mêmes actes, m’impressionna. Je sentis augmenter en moi, la sympathie que m’avait inspirée l’étrangère. Les cœurs qui se comprennent en viennent vite aux confidences. Madame W… était une femme de lettres, d’assez de réputation dans son pays, où plusieurs de ses ouvrages étaient fort répandus. Ses convictions l’avaient faite l’un des défenseurs de la cause populaire en Espagne. Elle croyait sincèrement à la régénération de la péninsule, mais comme beaucoup d’esprits, quoique éclairée, elle ne la voyait possible que dans une réforme religieuse. « C’est le clergé, disait-elle, qui de tout temps, par ses intrigues entrava l’essor du progrès. Il faut inaugurer l’ère du libre examen, hardiment, au grand jour. Si depuis quatre-vingts ans l’Espagne a si peu suivi dans leur évolution politique, économique et religieuse, les autres pays de l’Europe, on ne le doit qu’à l’esprit d’entêtement et de rétroaction qui fait de l’église romaine, l’ennemie de tout ce qui pense, avance et s’améliore. Borne au milieu d’un siècle qui marche, l’Église Romaine, n’a qu’une pensée, enrayer la civilisation qui l’envahit et menace de l’engloutir. Elle ne se résoudra pas sans lutte à perdre avec son influence, les prérogatives que lui donne la haute-main dans les affaires du monde, et qu’un dernier effort de la politique des princes lui maintient, mais l’incrédulité des peuples grandit, on la discute encore, on ne la craint pas, bientôt on ne la payera plus. »

Les opinions socialistes de l’étrangère participaient à la fois du système de Saint-Simon et des vues de Lamennais. Ma compagne de détention croyait donc à la toute puissance socialisatrice du mot Charité. Elle avait élevé ses enfans dans l’amour de ses semblables, beau sentiment certes, mais dont il ne faut pas abuser. Ses filles, l’une âgée de 17 ans, l’autre, sa fille adoptive âgée de 20, avaient reçu d’elle une éducation qui s’adressait bien plus au cœur qu’à la raison. Comme si les enfants n’eussent pas dû quelque jour entrer dans le monde où le mal trop souvent domine, elle n’avait pas cru devoir armer leur vertu contre ses appétits, ses ruses, peut-être à cause de cette idée qu’il ne faut point prématurément tuer l’illusion des jeunes âmes. C’était gravement oublier que la femme souvent incomprise, et d’autant plus isolée, n’acquiert de force, précisément que par la connaissance de sa faiblesse, et des dangers qui l’entourent. Madame W… n’avait montré (elle l’avouait) que le beau côté des choses à ses enfants ; aussi disait-elle que ses filles, chez qui jamais pensée du mal n’avait germé, seraient facilement la proie du premier venu qui saurait toucher leur cœur. C’est la crainte de cette catastrophe qui fit qu’elle les confia de suite au consul pour les envoyer dans sa famille. Elle les attendait pour le leur annoncer. Ses confidences m’attachaient à elle. Je me laissai aller à ce sentiment affectueux qu’un sort commun venait d’établir entre nous.

Pendant cette causerie le soir vint. Elle rejoignit son fils pour dîner et ensuite chercher une place où passer la nuit. Seule alors parmi tant d’hommes, je me jetai sur une paillasse auprès du poste des soldats. L’un d’eux, brave Bourguignon, me dit de dormir tranquille, qu’il veillerait sur moi, il me dit d’autres bonnes paroles. Il était arrivé récemment d’Afrique et n’avait pas pris part au combat terrible. Sa sympathie qu’il ne cherchait du reste pas à cacher, m’inspira confiance, je m’endormis-promptement. La paille, après la planche de la rue des Moines, me parut un lit de roses.

Le matin à mon réveil, mon gardien m’offrit du café, m’apporta de l’eau et sa serviette dont il regrettait d’avoir fait usage. On sentait dans ce paysan Bourguignon cette bonté, cette intention du juste et cette délicatesse qui dénotent un bon naturel amélioré par l’éducation, et qui sont peu communes dans les campagnes qui n’ont pas comme la Bourgogne, la possibilité d’avoir des écoles gratuites.


CHAPITRE II


L’appel. — Les innocents seront jugés. — Tristes scènes. — En route. — Les wagons réservés — Épisodes Versaillais — L’éducation du monde comme il faut. — La femme qui rit. — À l’Orangerie. — Le repos des fédérés — Philosophie et fraternité. — L’amusement d’un guerrier. — La fosse aux Lions. — Vive la République !


À peine si nous avions eu le temps de déjeuner, que le cri : « Sur les rangs, sur les rangs ! » nous appela au milieu de l’allée, un officier aux triples fonctions de greffier, d’employé d’État civil et de délégué des conseils de guerre nous fit subir pour la troisième fois seulement depuis la veille, un interrogatoire roulant sur nos noms, prénoms, professions, domicile, âge, lieu de naissance, ceux des parents, le département qu’ils habitent, etc., etc., ce qui provoqua cette réflexion : « Pourquoi ne pas nous demander nos actes de baptême. »

Cette sortie qui valut à son auteur, un violent rappel à l’ordre, nous fit rire un peu.

Rappel qui lui valut sans doute un : Intelligent, mais dangereux.

L’appel terminé, on nous distribua à chacun une moitié de pain de munition en nous annonçant notre départ pour Versailles.

Beaucoup de prisonniers recevaient la visite de parents ou d’amis. Seule peut-être de tous les prisonniers et prisonnières je n’avais vu personne qui vint m’apporter un mot d’espoir. Mais comment penser à soi quand tous ceux qui vous entourent sont si malheureux. La douleur des autres me fit oublier ma propre situation. Aussi vais-je écrire ici, deux de ces scènes attristantes.

Les enfants de la dame espagnole étaient venues dès le matin. Le consul d’Espagne ainsi qu’un docteur les accompagnait. Ce dernier avait fait des démarches auprès de M. Thiers pour obtenir la liberté de cette dame et de son fils ; mais le chef du pouvoir avait répondu : C’est impossible : tout le monde sera jugé et les innocents seront rendus à leur famille.

Ces deux charmantes jeunes filles apportaient des vêtements à leur mère. Retirées à l’écart, mais en vue des soldats et des prisonniers, madame W… pleurant, changea de costume. Triste cabinet de toilette, en effet, que cette écurie publique.

Je regardais ces jeunes filles avec attendrissement, en les voyant faire tous leurs efforts pour défier la curiosité. Et quand l’heure de la séparation sonna, je ne pus m’empêcher de pleurer avec elles.

Cependant à quelque pas de là, se passait une scène plus navrante encore : sanglotant et pressée contre son mari, une jeune femme enceinte, tenant une petite fille de 6 à 7 ans par la main, ne voulait pas se séparer du père de ses enfants. Leurs sanglots se confondaient. En vain, ce malheureux homme voulait consoler sa famille, sa femme appuyée sur sa poitrine ne voulait pas se séparer de lui : « Oh ! va-t-en, disait-il, je t’en supplie, ta douleur m’ôte tout courage. » « Je veux te suivre, dit-elle, pour partager ta prison. » Pauvre femme que le cœur abuse ; est-ce que le budget permettrait cela ? Ils te l’enverront à Cayenne ou ailleurs ton mari, il y mourra de la fièvre avec des milliers d’autres. Pour toi et tes enfants, la fièvre, la phthisie, puis la fosse commune, où l’on t’oubliera. Mais qu’est-ce que cela fait, puisqu’on rebâtit la maison de M. Thiers.

Une voix clama : En route.

Nous partîmes entourés de chasseurs à cheval. La dame espagnole appuyée sur le bras de son fils pleurait. Elle avait peur des chevaux, et malgré les soins émus et les prévenances de son enfant, elle ne marchait qu’en tremblant, le soleil est brûlant, la route boueuse, il a plu pendant la nuit. Il faut marcher plain-pied dans les flaques d’eau noire. Tant de convois ont passé par là depuis deux mois que le nôtre attire peu l’attention. Les méchants mêmes se blasent. À ce moment on n’injuriait plus, on ne crachait plus au visage des prisonniers ; on ne demandait plus leur mort.

Des Champs-Élysées à la gare Montparnasse la route est longue à faire dans ces conditions. Arrivés au boulevard de Grenelle un grand malaise accablait les prisonniers : sans son fils Mme W. fût tombée sur la route. Je voulus lui parler, mais une fois de plus je la trouvai, quoique femme de progrès, complètement dépourvue d’énergie.

Nous trouvâmes à la gare, d’autres prisonniers venus de divers points de Paris. Nous étions environ trois cents.

Une locomotive à la tête de plusieurs wagons à bestiaux était là, vomissant la vapeur.

On nous entassa indistinctement dans ces compartiments clos et sans banquettes, debout et pressés comme des colis, sans air et sans aucune lumière. L’autorité nous refusait jusqu’à la vue des riants côteaux verts. Et en moins d’une heure nous descendions dans la ville, qu’après le roi dit Soleil, l’Assemblée soi-disant nationale honorait de son absolutisme.

Pour s’assurer que durant ce trajet rapide effectué dans des coffres barrés de fer et supérieurement clos, aucun prisonnier n’avait, au risque de se rompre les reins, osé prendre la clé des champs, on nous recompta tous, à l’arrivée, puis on nous fit conduire à l’Orangerie.

Le parcours dans les rues de Versailles amena quelques épisodes qui donneront entre mille, une idée de notre éducation religieuse.

Sœur de Saint-Vincent-de-Paul, une cornette blanche aux ailes de colombe nous regardait venir. Au moment où plusieurs d’entre nous, femmes, passèrent devant la sainte fille, subitement saisie d’une joie séraphique, elle se mit à battre les mains avec force, pour manifester sa joie. Toutefois son enthousiasme ne s’en tint pas là, elle y ajouta ces deux jolis mots : « Atroces pétroleuses. » Ceci était comme un parfum veuillotiste.

Plus loin j’eus les honneurs d’une mention spéciale, de la part d’un homme dont la blouse était ma foi, presque aussi blanche que la ci-devant cornette.

« Oh ! celle-là, dit l’homme en blouse, en me désignant de l’index, c’est pour sûr, la femme d’un membre de la Commune. » Un gros rire épais souligna cette ineptie.

Résidus des soutiens de l’Empire, vainqueurs de candélabres et de kiosques, revêtez pour vous embellir le sarrau du travail ou l’habit de la pensée, vous n’empêcherez jamais qu’on découvre en vous, la marque indélébile de l’indicateur policier.

Ces deux manifestations m’avaient laissée à peu près froide ; mais le rire éclatant d’une jeune dame bientôt mère, me frappa douloureusement. Pourquoi cette jeune femme qu’à son costume on jugeait être riche, riait si fort, nous allons le dire.

Parmi les prisonnières se trouvaient plusieurs femmes de qui la mise attestait un profond dénûment.

Une d’entre elles, dans un état de grossesse avancé, n’avait mangé qu’un morceau de pain bis, depuis deux jours. Hâve, les yeux cernés, souffrant à faire peine, elle se traînait à demi soutenue au bras de sa compagne d’aspect presque aussi navrant… Mais cette misère dans la douleur restait sans plainte, elle ne pleurait même plus, tant elle avait déjà pleuré… C’est tout cela qui fit rire la femme du monde.

Oh ! pensai-je, c’est donc possible qu’une mère puisse s’égayer des tortures qu’on fait subir à d’autres mères. Une femme, riche, jeune et heureuse qui n’a pas honte d’insulter au malheur de son sexe. La maternité, pourrait donc être un vain mot.

Mère, il me semblait que ce mot voulait dire commisération. L’enfant n’est-il pas le lien des âmes, l’anneau vivant qui fait toutes les femmes unies au moins par la souffrance ? l’amour enfin qui n’a pas d’ennemis et ne distingue point les êtres couverts de bure des êtres vêtus de soie ? Oh ! quel sang vivifie ton cœur, femme qui n’a pas pleuré devant ton sexe meurtri jusqu’en ses entrailles ?

Ce rire me navra, mais surtout me confondit. Qu’était-ce que l’exclamation ridicule de l’homme en blouse et l’insulte de la religieuse auprès de la joie sereine de cette jeune femme ?

C’est ici surtout qu’apparaît dans sa monstruosité l’éducation basée sur l’antagonisme des classes.

Comme ses sœurs, il est certain que la jeune femme avait au cœur en naissant, la charité qu’y met la nature. Pour qu’à l’âge où tout dans l’être est encore généreux, elle n’ait pas rougi de paraître cynique, il faut nécessairement qu’elle n’en ait pas eu conscience. Oui, cette jeune femme dans sa richesse est déshéritée du seul bien qui fait la vie douce, elle n’aime ni ne peut aimer. Sans miséricorde il n’est point de bonheur vrai, les aimants seuls compatissent : elle rit.

Martyres de l’éducation sénile, anti-cordiale et par cela même anti-sociale donné à la jeunesse dans ces instituts dits religieux, il faut plaindre ces pauvres êtres repliés sur eux et desséchant de mépris pour l’humanité ; mais n’avoir ni repos ni trêve qu’on n’ait obtenu la suppression de l’enseignement délétère qui, certainement, l’a faite avec la sœur de saint Vincent de Paul, ce qu’elle est ; une énormité morale. Il y a dans cette extinction de générosité chez la femme, plus qu’un symptôme de décadence. Ce n’est malheureusement pas un fait isolé qu’après la chute de la Commune, les plus acharnées à l’outrage contre les vaincus furent des femmes d’un monde qu’on avait pu croire civilisé.

Nous arrivons à l’Orangerie, située à l’un des angles du fameux parc de Versailles.

Qui ne connaît ces allées symétriquement tirées au cordeau, ces massifs alignés à l’anglaise, ces parterres tracés en angles curvilignes et rectangles, avec leurs faux-cols d’azalées encravatés de cinéraires.

Tout cela méticuleusement tondu, peigné, abreuvé, fait toujours l’ébahissement des classiques en horticulture. Ceux-ci verraient volontiers dans Le Nôtre un demi-Dieu, dont la Quintinie formerait l’autre moitié.

Pour nous rustres, amants du vrai, du spontané, de la nature, ces avenues qu’un sable payé cher ; tapisse, ces tertres élevés, ces buissons pleins de grâce et de maintien, dont un coup de cisaille réprime les écarts, comme on ramène l’enfant espiègle à l’alignement des préjugés, nous faisait songer combien avec les sommes séculairement dépensées à l’entretien de ce luxe improductif, on eût pu créer d’associations qui, fonctionnant aujourd’hui, résoudraient en partie le problème cherché et dont le manque de solution nous amène ici captifs. Aussi quelle ironie en voyant cet Eldorado né des sueurs du travail et dans lequel le travailleur n’a point accès ! Et pour la première fois que la plupart d’entre-nous voyaient ce temple de l’oisiveté, nous étions conduits par la force au service de la haine.

Certes, une excursion hors des murs de la ville bruyante et poudreuse, par un ciel splendide, dans de frais jardins ombreux, aurait déridé notre front, si le joug du vainqueur eût été moins lourd. Mais nous étions les vaincus et c’est pour cela qu’en face des joies du sol nous restions sombres.

note.


CHAPITRE III


La cour et l’aspect du Chantier. — Celles que les purs de la presse baptisaient mégères. — Les enfants : le jeu du fusillé ! — Les sculpteurs. — Au Grenier : 400 femmes et 150 enfants. — Agglomération, douleur physique et douleur morale. — Simples réflexions. — Jusques à quand ?… — Entrevue. Spécimen d’arrestation. — Régime alimentaire. — Morale et conséquences du régime.


Escortées de nos sept gardes, il nous faut donc reprendre la route suivie le matin.

Le Chantier se trouve aux environs du chemin de fer ; nous y marchons ; dix minutes s’écoulent, et nous nous trouvons devant le vaste bâtiment dit Grenier d’abondance qui se dresse au fond d’une cour enclavée de murs.

Il faut que le lecteur s’arrête un instant dans cette cour.

En y pénétrant, une émotion mêlée de surprise me saisit. C’est qu’aussi le spectacle qui s’offre à nous est bien fait pour émouvoir.

Qu’on se figure, dans un rectangle de soixante-dix à quatre-vingts mètres, près de cinq cents femmes et jeunes garçons agglomérés. Les unes sont debout adossées au mur, d’autres assises sur des pierres, car il n’y a là ni bancs, ni chaises. Leur visage, bruni, par une longue insolation, a l’air quasi-masculin des femmes du Midi. Dans cette cour sans ombre, où le soleil darde à pic, elles viennent tous les jours, fuyant l’atmosphère pire encore du Grenier. Les vêtements d’un grand nombre de ces femmes, déchirés, sales ou passés de couleur, attestent un usage prolongé et le peu de soin qu’il leur est possible d’en prendre, faute de rechange. Sauf l’eau qui ne manque pas, mais qu’on se procure comme on peut dans les vases les plus bizarres, tous les moyens de toilette manquent aux malheureuses. Au reste, une heure d’exposition dans cette casbah où le soleil poudre à gris visages et cheveux, suffirait pour rendre vains tous les efforts de l’amour-propre. Aucune cependant ne reste oisive : la plupart s’emploient à tricoter, qui des fichus, qui des camisoles et des bas, la guipure même a des artistes parmi elles ! Certaines brodent en tapisserie ou raccommodent leurs effets ; toutes enfin s’occupent suivant l’aptitude, le goût ou les moyens dont elles disposent.

Telles sont les femmes que le Gaulois et le Figaro, prostitués du journalisme, ont qualifié d’atroces mégères.

Dans un angle à gauche, est une pompe autour de laquelle des lavandières ont installé leurs baquets. On peut juger d’après ce qui précède si la besogne doit manquer.

Une fumée intense qui s’élève à droite, dans la cour attire l’attention : là, à l’aide de pavés, on a dressé des fourneaux. De vastes marmites y mugissent, soufflant dans l’air des odeurs de bouillon.

Des cantinières parmi les détenues se chargent, contre deniers comptants, des aliments à fournir. Par malheur, il faut bien le dire, quelques-unes y mettent une avidité qui leur acquiert d’autant moins de sympathies, que la bourse des prisonnières est en général fort creuse. Est-il donc fatal qu’on ne puisse tenter commerce qu’à peine de déchéance ?

Le fond de la cour avait été assigné aux enfants. Garçonnets de dix à seize ans, ils étaient là cent cinquante qui jouaient avec toute l’originalité et l’insouciance de leur âge. Le génie inventif de ces gavroches, vivant de péripéties et jamais à court, avait su trouver dans l’actualité, si poignante qu’elle fût, éléments et motifs à leurs jeux. Le croirait-on ? ils s’amusaient à reproduire les scènes d’arrestation et cela avec une intelligence, une mémoire, dignes d’un meilleur emploi, certes, et qu’on aurait fait servir plus utilement à leur éducation. Mais les moralisateurs de Versailles, s’occupaient trop alors de se débarrasser des pères pour s’embarrasser des enfants.

Ces gamins s’étaient distribué les rôles. L’un faisait le commissaire, l’autre était le prisonnier, voire le portier délateur (mouton) ; les plus forts mimaient les agents (sergos), d’autres enfin les soldats et jusqu’à la famille éplorée. Dénonciations, perquisitions, arrestations, douleurs, prières, plaintes ou révoltes, toutes circonstances qui précèdent, accompagnent, entourent ou suivent l’exécution d’ordres arbitraires, étaient reproduites par eux avec un naturel de gestes et d’intonations à faire rire et pleurer tout ensemble.

Chaque matin, dans Versailles, les cantinières en dépêchaient quelques-uns à l’achat de vivres frais : l’autorisation du chef du poste des gendarmes était nécessaire pour cela, et de plus il fallait que le visage du gamin donnât comme une garantie de retour, ce qui n’empêcha point qu’un beau jour plusieurs d’entr’eux trahissant — les misérables ! — tant de confiance et tant de bonté, eurent l’infamie de se donner de l’air.

Les bons sujets, eux, c’est-à-dire ceux qui n’avaient pu s’esquiver, faute de moyens, s’étaient procuré, je ne sais où, des blocs d’un calcaire grossier. Ironie des temps ! à l’aide de mauvais couteaux empruntés à la cuisinière, ils faisaient avec ces blocs… des canons et des mitrailleuses ! Ces engins meurtriers pour rire, mis en loterie, permettaient aux sculpteurs une visite à la cantine. Tout cela, bien entendu, sous l’œil et avez tolérance des gendarmes.

Nouvelles arrivées, on nous laissa peu de temps dans cette cour. Un commissaire qui vint nous ordonna de le suivre au troisième étage du bâtiment, où siégeait le capitaine-instructeur du 4me conseil de guerre.

Celui-ci mérite à tous égards l’hommage d’une photographie ressemblante : nous aurons soin au cours du récit de l’offrir trait pour trait.

Là, — réédition fastidieuse de la rue Gauthey. de la place Wagram, du palais de l’Industrie, de l’Orangerie ; — après avoir pris nos noms, on nous relit les dossiers ; puis le commandant du Chantier dit : « Descendez au second étage, vous trouverez des paillasses et vous vous placerez où vous pourrez. »

En montant, j’avais pu jeter un coup d’œil dans le grenier qu’on nous destinait, car l’escalier, quasi-perpendiculaire, qui du rez-de-chaussée conduisait aux étages supérieurs, avait été pratiqué dans le plancher à la façon des trappes ouvertes.

Ce grenier, vaste dock poudreux, est à la fois la chambre à coucher, le cabinet de toilette, le salon, le réfectoire, la cuisine, l’atelier et le vestiaire d’un demi-millier d’êtres humains. Ces paillasses — nids de poussière et de vermine — pressées côte à côte, et qui semblaient n’en faire qu’une seule, immense, sont des lits pour femmes. Et sur ce vaste grabat, pendant que le crépuscule ramène à leurs hôtels, satisfaits, les législateurs du peuple, de pauvres mères, des épouses, des jeunes filles livrées en masse aux misères de l’esprit et du corps, voient par degré s’éteindre en elles le seul bien qu’elles aient sur terre, la santé ; il y aura quelque part, à deux ou trois cents mètres de là, des moralistes éminents qui parleront de la vertu comme du plus précieux des biens : — leurs gendarmes délégués assisteront à pleine vue au coucher, au sommeil, au lever de ces 400 femmes ; — des législateurs qui discuteront sur le travail et l’éducation des enfants : à la même heure 150 de ces enfants s’étioleront aux miasmes d’un milieu qui n’est le leur ni par l’âge ni par le sexe ; — des philosophes qui, gravement, chercheront ailleurs la cause du mal et du bien, des économistes en proie au problème de l’équilibre entre la production, le travail et la population ; des citoyens, des époux, enfin, qui contents d’eux après la séance, en rentrant le soir, donneront un baiser à leur femme, une caresse à leur fille ; — et, au même moment, ces 400 êtres brisés, mis au rebut de l’humanité, sentiront leur haine croître en raison des tortures qu’ils auront subies.

Certes, je ne m’étais pas attendue à des traitements différents de ceux qu’on infligeait aux autres prisonnières. Je ne pensais pas non plus que une cellule particulière eût été réservée à chacune des détenues, les prisons improvisées n’offrant pas le confortable des maisons d’arrêt ordinaires ; mais je ne sais quelle illusion procédant des idées relatives à l’hygiène, à la morale, au respect enfin dont la femme est l’objet dans les pays civilisés me faisait croire à la possibilité d’un aménagement au moins militaire. Ce n’était point dans mon esprit exagérer la mansuétude de l’administration française que de la supposer susceptible de traiter les femmes à l’égal du soldat : bref, une division par chambrée de 15 ou 20 prisonnières, et même moins, était la limite à laquelle j’avais poussé l’optimisme.

On conçoit qu’à tous égards ce système aurait offert plus de latitude aux femmes soigneuses de leur personne, qui savent que la propreté est à l’égard du corps, ce qu’est la décence dans les mœurs. À tout le moins, il eût épargné aux détenues la présence fort gênante des gardiens peu discrets. Que fallait-il pour cela ? Quelques cloisons en planches divisant ce vaste galetas en loges pour donner asile à dix ou douze femmes. On se fût ainsi justifié devant l’histoire du fait accablant parmi tant d’autres, d’avoir ici manqué aux lois de la plus vulgaire décence. Mais le gouvernement avait bien d’autres préoccupations à l’ordre du jour. Quelques centaines de femmes, la plupart promises à la prison, à l’exil, quelques unes à la mort, qu’est-ce que cela près des éminents problèmes d’ordre politique dont le pouvoir était alors saisi ! La constitution Rivet, à la bonne heure !… Pauvre mort-née ! Il nous fallut donc, mes compagnes et moi, nous arrimer dans cette cale pénitentiaire : ainsi l’on faisait des hommes-colis vivants plus maltraités que les colis-inertes, sur les pontons.

Il était alors huit heures du soir ; mais au mois d’août, le jour luit encore à cette heure, et l’on aurait pu laisser jusqu’à sa chute complète les prisonnières au frais vivifiant de la cour : la nuit les ramenait assez tôt dans ce grenier funeste. Mais tel était l’ordre : à huit heures toutes toutes devaient être rentrées.

Vu notre récente arrivée, nous n’étions pas descendues. Une grande rumeur, déchirée d’éclats de voix, monta soudain : les abeilles allaient regagner la ruche : elles se mettaient en mouvement. En effet, le murmure devint bientôt cohue, et quelques instants après, chassé par les gendarmes, le pauvre essaim rentrait au vaste taudis, sa couche, véritable lit de douleur avec des pierres pour traversin.

À leur rentrée, quelques prisonnières de la Chapelle et des Batignolles me reconnurent, et je devins entre elles l’objet d’un débat où le cœur plaidait en première instance. Ces braves femmes se souvenaient qu’en des temps plus heureux, elles m’avaient confié leurs enfants, et toutes voulurent m’avoir pour voisine. N’ayant pas le don d’ubiquité, je me laissai entraîner par l’une d’elles, sage-femme, qui déjà m’avait préparé une paillasse.

Tant de sympathie ne put cependant vaincre la tristesse dont j’étais saisie, et qu’augmentait encore le tableau que j’avais sous les yeux. La fatigue de ces deux jours, jointe à l’inquiétude où j’étais sur ma famille, tant d’émotions enfin devaient avoir leur contre coup : la poitrine oppressée, suffoquant, je tombai sur la paille et pleurai longtemps.

Cette seconde nuit, passée loin des miens dans ce Grenier, fut un long cauchemar dont l’obsédante impression me resta toute la nuit. Cependant une sorte de demi-léthargie m’envahit, et brisée, à bout de forces, je finis par m’endormir. Il fallait que la nature, vivace et puissante en moi, fut vraiment accablée, pour que j’eusse pu céder au sommeil dans ce milieu bruyant et chargé d’une vapeur malsaine ; mais j’en devais bien souffrir d’autres.

La dame espagnole occupait l’un des grabats disponibles à quelque distance du mien. Cette pauvre dame, depuis qu’elle était là, semblait avoir perdu conscience de ses actes. Le hasard l’avait placée entre une cantinière fédérée encore vêtue du costume, et la jeune fille qui, disait-on, avait relevé Dombrowski blessé à mort rue Myrrha.

Le surlendemain qui suivit notre arrivée au Chantier, j’eus enfin la visite de mon mari. Triste entrevue ! En le voyant, j’eus un affreux serrement de cœur. Son visage pâli disait toute la peine, toute l’inquiétude que lui avait causées ma disparition subite. Je ne pus contenir ma douleur. Lui, s’efforçait de rester calme, mais je vis bien au fond ce qu’il souffrait. Il m’apprit qu’après bien des démarches restées sans résultat, il était allé se renseigner à la Préfecture de Police.

Chose qui paraîtrait impossible en temps normal, mais qui s’explique dans ces jours ou l’arbitraire seul faisait la loi, on lui affirma qu’aucun mandat d’amener n’avait été lancé contre la femme Hardouin. « Êtes-vous allé, lui dit-on, chez les commissaires de votre arrondissement ? » « Chez tous, avait-il répondu, et même à la Mairie. » « Et vous n’en avez eu aucune nouvelle ? » « Aucune. » Le fonctionnaire de la Préfecture s’étonna lui-même. Par une étrangeté bizarre, le mandat en vertu duquel on était venu m’arrêter émanait d’un commissaire, du 17e arrondissement, dont je ne dois pas relever, puisque j’habite le 18e.

Dois-je donc imputer à ce fonctionnaire seul tout l’odieux d’un acte discrétionnaire qui me privait de la liberté, et comme il ne me connaissait aucunement, croire qu’il se soit fait de son gré l’instrument de quelque haine cachée ? Ce serait possible, puisque les commissaires auxquels mon mari s’était adressé, n’avaient pas eu connaissance de l’arrestation et qu’à la Préfecture même on lui avait suggéré la crainte d’un enlèvement. Lui demandant si sa femme était belle et si elle avait des ennemis il répondit, en montrant mon fils : « C’est la mère de ce jeune homme, Monsieur ! »

Par une sorte de fatalité, le signataire de cet ordre fut précisément le seul chez lequel mon mari n’alla point ; et quand ma lettre lui fut remise, il n’avait que de vagues indices sur l’endroit où je pouvais être.

Les quinze minutes qu’on accordait aux prisonnières pour l’entrevue étant écoulées, le gendarme sous la surveillance de qui l’entretien avait lieu nous le fit charitablement remarquer. Mon mari me quitta en me disant que le lendemain j’aurais la visite de mon fils.

Le cœur serré, je retournai m’asseoir à ma place, et, la tête dans mes mains, je donnai libre cours à mes larmes. Combien cet homme si bon et si dévoué devait souffrir en s’en allant !

Encore, pensais-je, si l’on connaissait une limite à cette détention, un temps déterminé qui vînt au moins donner patience ; mais l’incertitude en prison ! Les criminels ont au moins la consolation relative d’apercevoir un terme à leurs maux ; pour ceux qu’un délit politique tient sous les verrous, la durée de la prévention dépend souvent non d’un arrêt de la justice, mais du bon plaisir de l’ennemi.

La nuit toutefois me fut plus calme, moins peuplée de rêves obsédants, et je dormis quelques heures d’un sommeil qui me rendit des forces.

Avec le jour reparut la navrante réalité. Je pus alors envisager en détail la situation. Les types, à la fois singuliers et sympathiques de mes compagnes, et le plan du vaste galetas qui leur servait d’encadrement, mériteraient la vigueur de touche d’un autre pinceau que le mien, mais tel qu’il me frappa, je vais essayer de le peindre.

Rectangulaire, le Grenier était divisé, au centre d’abord et dans toute la longueur, par une sorte de sentier dont le pied des paillasses formait comme les talus latéraux. Douze portes-fenêtres mobiles, vitrées de haut en bas, y répandaient le jour que voulaient bien laisser passer d’énormes jalousies fixes. Cependant, si massives qu’elles fussent, elles permettaient de voir au dehors sans être vu. La nécessité rend ingénieux. Leurs ais étagés avaient été transformés en dressoirs pour la vaisselle.

Des poteaux, distants entre eux d’environ six mètres, divisaient en sections le Grenier. À ces poteaux, des cordes tendues, sur lesquelles toute la friperie multicolore des pauvres prisonnières étalait sa vétusté désolante. C’était dans une certaine mesure le seul paravent qu’on put opposer aux regards effrontés des gardiens, car celles d’entre nous qui disposaient d’un châle ou d’un jupon de reste ne se faisaient point faute de le transformer en rideau. La nuit, ces cordes pliaient sous le poids des hardes, encore bien qu’on se dévêtît peu. La seule couverture octroyée suffisait amplement à se garantir du frais matinal dans cette atmosphère attiédie de quatre cents haleines.

Il n’y avait pas d’heure fixe pour le lever : chacune à sa guise prenait du sommeil ce qui lui semblait nécessaire ; mais comme on était en août, la plupart préféraient à toute sieste prolongée une promenade dans la cour. Les poumons imprégnés d’air vicié l’exigeaient d’ailleurs impérieusement.

Quand le soleil, haut sur l’horizon, commençait à chauffer un peu trop, toutes, hormis les cuisinières en plein vent, remontaient au Grenier.

Mais voici dix heures ! C’est le moment de la distribution des vivres. Une voix rude crie de l’extrémité du vaste dortoir : « Les femmes, arrivez ! » — Alors toutes se lèvent, et comme aux plus mauvais jours du siége forment queue telle quelle, sans ordre de place ni numéro.

Ce pêle-mêle avait des inconvénients, à cause de la façon dont s’effectuait la remise des vivres. Pour le pain, aucune difficulté : un pour deux étant donné, on se le partageait immédiatement et tout était dit. Mais autre était le problème quand il s’agissait d’une boîte de viande de conserve, d’un litre de riz ou de haricots octroyé pour seize. Les complications surgissaient et l’on devait alors se former en groupes, ce qui n’avait pas toujours lieu sans trouble, — puis se réunir autour de la détentrice des victuailles.

Celle-ci faisait la distribution avec autant d’impartialité que possible : mais ces efforts, peu appréciés du reste, contentaient rarement tout le monde. Celle qui trouvait sa portion congrue ne manquait pas d’accuser la partageuse de favoritisme ou d’incapacité ; cela parfois donnait lieu à des incidents d’un comique triste, car ils accusaient au fond l’ignoble sordidité du gouvernement à l’égard de ses prisonniers ; il est vrai qu’ayant à solder les conseils de guerre, il se devait à lui-même de faire beaucoup d’économies, au double point de vue du soin de sa réputation de financier et de l’axiome de droit qui veut que les dépens du procès incombent à la partie qui succombe : or, nous ne succombions que trop !

On se figure aisément qu’un litre de haricots dont il fallait tirer seize parts, ne permettait à aucune de nous le luxe d’une indigestion. Et, qu’on ne s’y trompe pas, cette cuillerée de fécule devait suffire, avec la moitié du pain de munition, à la nourriture quotidienne d’une personne. Invraisemblable, la chose n’en est pas moins vraie. Le riz et le bœuf conservé dans l’eau salée étaient donnés dans la même proportion : encore le bœuf était-il parfois si corrompu que les vers y grouillaient. Dans ce cas, les malheureuses qui n’avaient pas d’argent (et c’était le plus grand nombre), devaient manger leur pain sec.

Les ustensiles de cuisine étaient au niveau du confort : quelques assiettes, mais seulement une cuiller pour six ; les doigts servaient de fourchette. Des couteaux, armes dangereuses, peu en avaient. L’eau de la pompe était la seule boisson pour celles qui ne pouvaient acheter du vin.

Le régime débilitant de ce milieu méphitique, et la quasi-impossibilité ou l’on était de procéder aux soins du corps, étiolèrent en quelques mois les natures les plus robustes.

Telles femmes entrées là pleines de santé en sortaient haves et fiévreuses pour entrer à l’infirmerie. Beaucoup de celles qu’on y transporta n’en revinrent plus : le cimetière les avait prises. C’est qu’en effet la misère agglomérée et la douleur famélique sont deux rudes pourvoyeuses de la mort. Elles ne tuent point tout d’un coup, mais leur action lente et continue, qui perfore et mine le corps comme le taret la carène du navire, n’en a pas moins pour résultat l’anéantissement de l’être : il y a seulement cette différence : l’un sombre sous le poids des eaux qui le pénètrent ; l’autre sous le poids de l’air qui ne le pénètre plus.


CHAPITRE IV


Le directeur et son second. — Droit de vie et de mort. — Le courrier : Distribution des lettres. — Réalisme et psychologie. — Un vaguemestre comme on en voit peu. — Je deviens secrétaire. — Les nuits au chantier. — Convoi nocturne. — Scènes navrantes — Comment la consigne capitule.


Comme si la situation n’avait pas été d’elle-même assez désespérante, il se trouva des êtres pour augmenter notre souffrance.

Le geôlier-chef des Chantiers était un lieutenant de chasseurs, jadis lancier de la garde impériale. À le croire, quarante-trois ans était son âge. Physiquement, l’homme n’était point mal. Haut de taille et pincé dans sa tunique bleu ciel, il avait cette élégance guindée du soldat visant à la distinction. Toutefois, si le buste était raide le geste n’avait point d’aisance. Sur ce corps, en somme assez bien proportionné, une tête étonnamment petite.

La nature est rarement prodigue en tout : bien que son possesseur le crût modelé d’après l’antique, le visage, ni laid ni beau, s’accusait surtout par l’absence de caractère. Blond d’ailleurs, ce lieutenant n’avait de martial que la rousse moustache en brosse émergeant de son masque framboise.

Quand j’aurai dit que ce bel homme n’était pas plus astiqué, pommadé, cosmétiqué des bottes au képi que certain général d’Afrique aujourd’hui légendaire, il ne restera plus qu’à parler du moral.

C’est une nature curieuse et bien instructive que la sienne. On trouverait peu d’hommes aux actes plus carrément contradictoires. Il avait des colères sanguines qui ne s’éteignaient que dans des brutalités. Entier dans ses rages, prompt à se venger, il ne souffrait pas qu’on répondît même avec raison. C’était l’absolu dans l’irascible. S’il arrivait qu’une des pauvres brebis confiées à sa garde s’égarât dans le sentier de la réplique, son dogue orgueil ramenait rudement l’imprudente au bercail de la soumission. L’assurance de l’impunité produit souvent chez certains hommes l’effet des fumées alcooliques ; elles les grisent et les enhardissent dans leurs excès. Peut-être ce soldat se montra-t-il cruel précisément en vertu du droit de vie et de mort qu’il disait avoir sur nous.

Cependant à côté de violences inqualifiables, de rigueurs exagérées, il avait des élans de sensibilité singulière. La douleur vraie ne le trouvait pas toujours froid. Compatissant par boutades, il l’était sans arrière-pensée. Enfin, la libre humanité, sans être toujours tendue, vibrait de temps à autre au cœur de ce brutal : mais il fallait pour cela qu’il n’eût point bu.

Malheureusement, les libations de l’ex-lancier se dénotaient plus souvent que sa philanthropie, et si le Dieu, auquel il croyait sans doute, puisqu’il l’invoquait à la messe, fait, ainsi qu’on l’a dit, deux parts des bienfaits et des fautes, j’ai grand’peur qu’au jugement dernier le plateau de celles-ci ne l’emporte terriblement sur l’autre.

Pour second et secrétaire, le directeur M*** avait un sieur Frassani, corse d’origine, de caractère et de tempérament. Il s’en faut que tous les Corses indistinctement soient des êtres vils, mais celui-ci l’était dans toute l’acception du mot[1].

Un beau visage, dit l’école antique, est le reflet d’une belle âme. Le beau, c’est le laid, réplique le romantisme. Et là-dessus force livres qui ne prouvent rien, tant ils ont voulu prouver. Il se peut qu’aux yeux de la nature, qui ne fait point d’exception, le laid ne soit qu’une réfraction des préjugés de l’homme sur ses pareils et tous les êtres qui l’entourent. Pour moi, je ne veux point décider qui de l’artiste amant des contours ou du penseur épris du fond, côtoie la vérité. Il est, je crois, des âmes droites sous de vilains masques, comme aussi de beaux visages cachant des âmes tortueuses ; toutefois, il semble que la sympathie, spontanément éprouvée pour quelqu’un doit dans une large mesure déterminer notre conduite envers lui.

Donc le Frassani était assez bien, jeune, et d’une taille au-dessus de la moyenne ; mais à l’expression de sa physionomie dure, devant son front déprimé, sous l’éclat métallique de son regard noir, on se sentait pris à la fois d’inquiétude et d’aversion. Plein de zèle, cauteleux devant les chefs, méchant et grossier pour les faibles, il se vengeait du mépris qu’il inspirait au plus grand nombre en s’efforçant de faire du mal à tous. Bref, ce Corse était l’abject fait homme dans toute la force du mot. Autour de ces deux personnages, quelques comparses aux fonctions toutes mécaniques, comme le portier-consigne et les gendarmes.

Enfin le capitaine Bréot, dont j’aurai plus tard à tracer la physionomie.

Le lecteur connaît maintenant la prison, et les geôliers : renouons le fil du récit.

Chaque jour, et régulièrement à deux heures, arrivait le facteur. Chargé de sa boîte, il montait au Grenier et procédait aussitôt à la remise des lettres. Oh ! cette heure, quelles émotions ne faisait-elle pas naître ! qui dira l’anxiété, l’espoir, l’appréhension reflétés sur tous les visages avides de nouvelles ! qui dira les frémissements intime de ces femmes exilées de la vie sociale et domestique, n’y tenant plus que par ce lien fragile, une lettre…

Ô réalistes ! c’est là qu’il eût fallu venir broyer vos couleurs, prendre le vif de vos tableaux, galvaniser vos toiles mortes ! là, chercher ta physiologie, moraliste, là, tes arguments, penseur ! Si jamais la triste mimique opprimée a du cœur jailli dans toute sa sévérité saisissante, ce fut là certes, à ce moment, parmi ces quatre-cents femmes du peuple.

Le facteur était à peine entré que toutes, comme mues par un ressort unique, se lèvent à la fois et courent à lui, l’entourant et le pressant. C’est alors une rumeur, un enchevêtrement de cris, d’apostrophes, d’interjections sans fin. L’employé des postes en est étourdi.

Cependant la boîte aux lettres doit s’alléger et cela le plus tôt possible. Gonflant ses poumons, le facteur profite d’un moment d’accalmie et parvient à se faire entendre. Aussitôt une voix émerge de la cohue, puis deux, puis trois ; les mains s’emparent des missives, et leurs destinataires, retirées à l’écart se hâtent d’en prendre lecture. Il se faisait alors un mouvement houleux dans la masse et le bruit recommençait « Silence donc ! crie le facteur ; je n’en finirai jamais si vous continuez le vacarme. » On se tait et de nouveaux billets vont à leur adresse.

Les femmes qui n’avaient pas de lettres, voyant la distribution à sa fin, anxieuses, interrogeaient le facteur. « N’en avez-vous pas oublié, disaient-elles ; veuillez donc voir au fond. » Lui leur montrait la boîte vide, et, déçues, les malheureuses s’éloignaient en soupirant.

Un incident chaque jour renouvelé, montrait à quel point l’impatience des prisonnières était vive.

Parmi tant de noms divers il en était de plus ou moins lisibles. Le facteur avait beau doubler ses facultés visuelles il ne parvenait pas toujours à les déchiffrer, et cela prenait du temps ; or c’est à ce moment surtout qu’il n’en fallait point perdre. Une jeune détenue, grande fille intelligente, vint obvier à l’inconvénient. Se plaçant derrière le facteur qu’elle dominait de toute la tête, elle saisissait d’un coup d’oeil la suscription, la disait d’une voix claire, et la lettre attendue allait promptement à son adresse. Aussi dès ce jour l’agent des postes ne put hésiter une seconde, sans entendre crier de toutes parts : « Laissez lire à Georgette, elle connaît les noms ! » Voilà comment Georgette, qu’on avait surnommée le vaguemestre, devint lectrice en titre au Grenier de Versailles.

Si le tapage était grand à l’arrivée du facteur, le silence après son départ ne l’était pas moins ; c’est que toutes, recueillies, dévoraient littéralement le message reçu. Une nouvelle quelle qu’elle fût, n’était-elle point préférable au doute qui torture ? on le sentait, et chacun avait à cœur de respecter le silence plein d’éloquentes émotions.

Les réponses prenaient le reste de la journée.

Quelques femmes les faisaient elles-mêmes, mais la plupart devaient recourir à l’obligeance de compagnes plus lettrées. Institutrice, je dus à cette qualité d’être la secrétaire de plusieurs d’entre elles dont les maris étaient aux pontons. Ainsi j’eus part aux confidences, d’ailleurs assez réservées, des pauvres captifs de l’Océan. Il y avait toutefois beaucoup à révéler du régime des bagnes flottants : les transportés, eux, n’en parlaient qu’à demi-mots par métaphores, mais cette réserve, évidemment imposée, se trahissait par cela même : tu m’empêches de rien dire, donc tu redoutes la vérité, et si tu la crains, c’est qu’elle t’accuse.

D’autres auront à soulever le voile qui dérobe encore à la vindicte publique le fond du tableau des proscriptions.

Poursuivons notre tâche.

La correspondance terminée, nous descendions dans la cour. Là, du moins, l’air était respirable ; seulement, après huit heures, le soir, il n’était possible à personne d’y séjourner ; les gendarmes rudoyant quiconque s’avisait de ne pas regagner le Grenier assez vite.

L’éclairage de ce Grenier, bouge pour cinq cents créatures humaines, consiste en deux lampes à chaque extrémité. La lumière qu’elles émettent esquisse à peine dans la nuit les êtres et les choses. Une pénombre où s’agitent confusément des formes indécises, c’est tout ce qu’on peut distinguer avant que, s’affaissant peu à peu dans le fouillis du vaste grabat, ces ombres en arrivent à ne plus former qu’un tas avec lui… C’est l’heure du repos. Un bruissement de paille qu’on écrase, se confondant avec une rumeur que la fatigue abat bientôt, et le bruit, en quelque sorte tamisé, s’individualise. Alors on peut entendre s’exhaler les tristes andantes de la souffrance : des plaintes entrecoupées de sanglots d’un timbré lugubre vous font tressaillir. En proie à quelque vision de mort, une malheureuse, subitement dressée sur sa couche, s’y laisse retomber gémissante, puis c’est le pas lourd et scandé du gardien, et, dans la nuit, la vibration prolongée des wagons qui roulent et le sifflet aigu des locomotives.

Les Chantiers sont voisins de la gare, avons-nous dit.

Dans l’incertitude où beaucoup de femmes étaient du sort de leurs maris, on devine quelle anxiété les poussait aux fenêtres à l’heure du départ des trains. Les persiennes étaient closes, mais placées en contre-haut de la gare, elles n’empêchaient pas de voir dans un certain rayon ce qui s’y passait. De là des scènes navrantes. Croyant reconnaître un père, un époux, parmi ceux qu’on déportait, des malheureuses tout en pleurs allaient demander comme une grâce qu’on les joignît au convoi. Un peu plus tard, leur prière eût été sans doute entendue, conformément au décret de colonisation matrimoniale rendu par l’Assemblée de Versailles : mais comme alors aucune décision n’avait encore été prise, on refusa.

De ce jour, il fut défendu de regarder partir les trains ; mais pour cela il eût fallu déplacer les paillasses, qui presque toutes bordaient le pied des fenêtres, ou calfeutrer celles-ci, ou bien employer la violence. Dame consigne n’osa point et finit par laisser faire ; quitte à s’en dédommager. En effet, dès ce moment toute plainte ou protestation à la vue des convois entraîna deux jours de cachot pour la coupable. Ne pouvant bâillonner la douleur, on la frappait réglementairement… Muette, elle était tolérée !

Une nuit, il pouvait être deux heures, un bruit insolite venu de la gare mit soudain toutes les femmes sur pied. Entraînée, j’en voulus connaître la cause, et les suivis à la fenêtre : voici ce que je pus voir. Aux lueurs du gaz et le long du quai de la gare un long ruban sombre se déroulait, pointillé de reflets métalliques. Évidemment un nouveau convoi de prisonniers était là, escorté d’hommes armés. Je m’attendais à voir la colonne s’engouffrer dans ces coffres-étables affectés au transport des fédérés, mais elle stationna. Pourtant un mouvement se fit ; des hommes se détachèrent de la masse, qui, bientôt suivis de quelques autres, s’arrêtèrent comme pour se consulter ; soudain plusieurs d’entre eux se baissant, enlevèrent du sol un fardeau que je pus distinguer. Pareille manœuvre eut lieu de la part des autres, et les deux groupes, se suivant à peu de distance s’éloignèrent comme pour sortir de la gare.

Intriguée, je concentrai mes regards vers ces hommes. Ils cheminaient lentement, et bientôt allaient disparaître derrière un mur, lorsque, obliquant à droite, ils passèrent sous les rayons d’une lanterne à gaz. Alors nous pûmes distinguer la nature du cortége : deux hommes étendus sur deux civières et qu’on transportait je ne sais où. Des soldats accompagnaient. Ceux qu’on enlevait étaient-ils morts ou seulement malades ? l’ambulance allait-elle les recevoir ou le cimetière ? question ! Quoiqu’il en fût, une heure après le convoi des prisonniers partit sans eux.

Cette scène à laquelle les circonstances et la nuit prêtaient un caractère funèbre, émut beaucoup les détenues. Quelques-unes, encore sous l’impression des fusillades récentes de Satory, eurent de cruelles pensées.

Rien comme l’ombre, d’ailleurs, n’ajoute au lugubre d’une situation ; ne pouvant s’assurer des faits, on les suppose, et pour peu que l’imagination s’en mêle, on se fait bientôt des fantômes des choses les plus naturelles. Hélas ! il n’en était que de trop réels… que de trop nombreux surtout. Quand les transports avaient lieu de jour, le tableau bien qu’attristant n’éveillait pas les mêmes angoisses. À la lumière, et dégagés des brumes tragiques, individus et choses reprenaient leur aspect véritable. Les wagons n’étaient plus de lourds cercueils et les gaz des flambeaux de mort ; on ne voyait plus un fossoyeur dans chaque soldat. Vaincus et vainqueurs alors apparaissaient sous leur vrai jour. Ceux-ci armés et durs, l’outrage et la menace aux lèvres, ceux-là, dignes et courageusement résignés ; et le front nu, pour la plupart, ils entraient dans les wagons sans air qui les enlevaient à leur famille sans murmurer un mot.


CHAPITRE V


Les agglomérations. — Indifférence ou parti pris. — La thérapeutique d’un major. — Les médecins fédérés : science et modestie. — Les sages-femmes aux chantiers. — La morale humaine. — Les geôliers de l’ordre moral. — Naissance au Grenier. — Le supplice du poteau. — Exploits d’un Corse. — Pour une lettre. — L’incarcérée de Versailles. — À toi Figaro.


Tant d’émotions, de secousses, avaient altéré la santé des plus robustes. L’air ambiant du Grenier continuait l’œuvre d’extinction lente à laquelle on semblait nous vouer. La vie s’échappait là par tous les pores, à dose insensible mais croissante. Un poison volatil rendu chaque jour plus dense imprégnait l’atmosphère où s’agitaient ces 400 femmes. Il pénétrait l’être par les yeux, l’odorat, l’ouïe, le contact ; les poumons n’en étaient point seuls imprégnés ; sentiments, facultés, force morale, l’être entier dans ce milieu s’abîmait dans une gradation stupéfiante.

Les agglomérations ont ceci d’endémique : que la moindre pustule y fait promptement plaie. Étroitement cloîtrées dans leur prison, ces quatre cents femmes devaient subir, souillées dans leur chair et leur âme, l’affreux supplice de leur déchéance. Impuissantes à guérir l’ulcère qui les envahissait, il leur fallut sentir contre elles la bave des larves nées de la corruption sociale, et, le cœur plein de révolte contenue, ne rien dire !

Pourtant une sélection préalable était facile à l’autorité. Détentrice des dossiers, elle connaissait les antécédents ; mais il lui parut plus habile de tout confondre. Elle se disait que l’opinion, simpliste par nature, et qui, volontiers, condamne en bloc, ne manquerait point d’appliquer la même épithète outrageante à l’universalité des détenues…

Indifférence ou jésuitisme, ce procédé d’assimilation et de fusion a tout l’odieux d’un outrage aux mœurs. L’histoire en devra tenir compte aux pouvoirs de ce temps-là.

On comprend quel aliment devait offrir à la maladie cette masse en proie aux mille assauts de la misère. Chaque jour envoyait à l’ambulance quelques-unes de mes pauvres compagnes. Tout moyen propre à prévenir les complications, faisait absolument défaut, la moindre indisposition dégénérait vite en affection grave. Il y avait bien un médecin aux Chantiers, mais étant donnés le régime et le milieu, c’est en vain qu’il eût décuplé tout ce qu’il pouvait avoir de science, les résultats n’en eussent pas moins été nuls. Or, l’honorable praticien pratiquait le moins possible… Ses visites avaient lieu une fois par jour, et voici la thérapeutique, peut-être savante, mais, croyons-nous, par trop anesthésique dont le major usait et même abusait :

La malade. — Docteur, je souffre de maux d’estomac.

Le docteur. — Donnez un flacon, que j’y verse quelques gouttes de laudanum !

— J’ai la migraine, docteur : du laudanum.

— Des douleurs articulaires : du laudanum.

— Une névralgie : laudanum, laudanum !

Tant, que le surnom : Laudanum, lui resta.

Évidemment, l’Esculape en képi mettait le codex en cette formule unique. S’il y glissait au hasard quelques grammes d’aloës, c’était par pure hérésie.

Une nuit, l’atmosphère était suffocante : plusieurs femmes et enfants tombèrent malades. Appelé immédiatement, le major se dérangea ? Erreur. On eut alors recours à ses confrères de Versailles : même succès. MM. de la science conservatrice auraient cru se compromettre.

Des femmes allaient peut-être mourir faute de secours, quand le directeur se souvint qu’à l’Orangerie se trouvaient deux médecins prisonniers : il alla les chercher lui-même, et ceux-là se hâtèrent d’accourir. C’étaient le docteur anglais R***, fort connu dans le 17e arrondissement, et le fils de la dame espagnole. Trois gendarmes les protégèrent dans le parcours de l’Orangerie, aux Chantiers, comme nous-mêmes l’avions été par nos cinq gardes. Ils ne perdaient point de temps. Le directeur Marcerou, accompagné du capitaine-directeur de l’Orangerie les suivait à quelques pas.

Une femme râlait, un petit enfant se mourait dans les convulsions. M. R*** s’occupa de la femme, le jeune espagnol prit l’enfant. L’ayant couché sur le bitume, il lui fit d’une petite lancette deux légères incisions aux jambes et aux cuisses ; aucune goutte de sang ne jaillit. Cependant au bout d’une heure de soins intelligents il rendait le petit être à la vie. Sa mère pleurant de joie pressait avec effusion la main du jeune docteur ému lui-même. L’enfant sauvé, l’Espagnol porta son dévouement sur les femmes.

De son côté, l’Anglais obtenait de bons résultats. La malade qu’il soignait avait une esquinancie. En peu d’instants il eut fixé au bout d’une aiguille à tricoter un petit tampon de toile qu’il imbiba d’eau salée : l’ayant à plusieurs reprises introduit dans la gorge de la malade, le docteur fit boire à celle-ci un demi-verre d’eau également saturée de sel. Presque aussitôt la femme rendit des…… en abondance et fut soulagée. Le lendemain, M. R*** prescrivit un purgatif qui devait achever la guérison, quand notre major survenant crut devoir envoyer la convalescente à l’ambulance de Satory : bon major[2] !

Parmi les prisonnières des Chantiers se trouvaient plusieurs sages-femmes. De bonnes âmes y voudront voir une attention de la Providence pour les femmes enceintes ; nous y voyons, nous, un pur effet du coup de filet si intelligemment jeté sur la capitale après Mai.

On sait qu’en général ces citoyennes, relativement savantes, marchent avec le progrès ; il n’est point surprenant qu’un certain nombre d’elles se soient mêlées au mouvement communaliste au moins à titre d’ambulancières. Elles n’en sont plus d’ailleurs à compter leur dévouement au peuple. Initiées dès longtemps aux secrets du foyer, c’est de visu qu’elle jugent des misères du travailleur. Aussi ne faut-il pas leur demander de vaines paroles, incrédules qu’elles sont à l’efficacité des formules pour soulager des souffrances réelles. La cabalistique béate les fait sourire : sachant qu’on ne guérit qu’avec et par la science, elles vont droit au mal et l’attaquent hardiment. « Tu souffres, femme, voici mon savoir et mon bras. » Combien d’entre elles, devant le dénûment des pauvres accouchées, ont laissé leur bourse en se retirant !

Ancrée aux règles des statuts strictement observés, qu’est la compassion machinale de la sœur de charité près du dévouement senti, voulu, raisonné de cette libre-sœur, vivant dans et de la vie sociale, qu’on trouve à toute heure au secours de la nature en lutte avec soi, et qui puise dans le seul amour de l’humanité le courage d’accomplir une tâche rude entre toutes ?

On sait que des femmes enceintes n’avaient point trouvé grâce auprès du vainqueur. Elles étaient plusieurs aux Chantiers. Que leur présence dans ce milieu, que l’insuffisance d’aliments malsains, que tant d’émotions diverses enfin aient eu pour effet d’épuiser leurs forces et par suite d’aggraver en elles le travail de la gestation, c’est un fait à la portée des moins savants ; — mais que les geôliers de l’ordre moral, n’aient point senti qu’ils devaient à ces femmes au moins une cellule à part, et pour garde une d’entre nous, c’est ce qu’aucun homme civilisé ne voudra croire. Cela fut pourtant. Mme Nivert, détenue elle-même, dut à l’improviste, la nuit, procéder à l’accouchement de la femme X… qui se tordait dans les douleurs.

Rien n’avait été préparé pour recevoir le petit être ; rien pour donner à la mère les breuvages indispensables. Point de linge, point de feu, point de médicaments, rien !

Madame Nivert emporta le nouveau-né dans son tablier et le soigna comme elle put durant cette nuit. Quant à l’accouchée, dans un état de fièvre qui pouvait avoir de terribles suites, elle dut attendre le jour.

Nous devons cette justice au directeur des Chantiers, qu’informé le matin de l’évènement il fit donner à cette femme tous les secours nécessaires. Ses compagnes à l’envie, se prirent d’émulation, et pour une mère, l’enfant en eut dix prêtes à lui donner leurs soins.

On ne crut pas devoir séparer le petit être de sa mère ; elle put l’allaiter et lui prodiguer sa tendresse, mais, au Grenier même et dans les conditions d’hygiène qu’on sait.

L’ordre de transporter les mères de famille en centrale ne vint que plus tard, et la femme dont nous parlons y dut elle-même rester six mois… pour purger sa condamnation.

Toutefois cet évènement donna lieu à de vives protestations contre le régime des Chantiers. Irrités des lenteurs de la procédure, plusieurs d’entre nous accusaient hautement l’autorité de haines systématiques dans ses façons de procéder et le choix de ses instruments. Il n’en fallait pas tant pour réveiller la brutalité des gardiens.

On sait que des poteaux étayaient de distance en distance le plafond du grenier : c’est à ce genre de pilori qu’on n’eut point honte d’attacher par les jambes et les mains les raisonneuses. « Prendront leur place les g… qui s’aviseraient de prêter secours aux coupables, » tel était l’ordre du chef.

Nonobstant la menace, les victimes auraient été délivrées ; mais la présence des gendarmes s’y opposait. Nos pauvres compagnes durent subir le supplice tout le temps que M. le directeur était au café.

Ainsi liées, les poignets au dos, le moindre effort des patientes afin de desserrer les cordes dégénérait en douleurs des plus vives ; mais telle était leur colère, qu’à ce prix même elles les auraient voulu briser.

Enfin M. le directeur parut et donna l’ordre de les détacher.

Les femmes lui montrèrent leurs poignets meurtris. « Il ne fallait pas vouloir rompre vos liens, » prononça-t-il en passant outre.

Aussi pourquoi voulaient-elles rompre… il valait bien mieux plier !…

Pareille punition fut infligée à d’autres détenues pour avoir répliqué avec impertinence au sieur Frassani, le gendarme, qui, le plus souvent ivre, mettait sa gloire à vomir contre nous les plus grossières injures.

C’est par cet homme des plus vils qu’un jour nous vîmes éventrer d’un coup de pied un pauvre garçon : le crime de cet enfant avait été de dépasser, en jouant dans la cour avec ses camarades, le périmètre qu’on leur avait assigné.

Le coup était si violent, que les intestins du petit malheureux pendaient sortis du ventre. Je le vois encore, étendu sur le dos, poussant des cris lamentables et s’efforçant de retenir ses entrailles. Il appelait au secours. Mme Nivert, la sage-femme, et quelques autres accoururent pour le soigner. Malheureusement on ne pouvait lui donner des soins aux Chantiers. Il fut envoyé à l’ambulance et nous ne le revîmes plus.

Si l’enfant survécut à ses blessures, pourquoi le demander ? Un de plus ou de moins à l’hécatombe de mai, qu’est-ce que cela fait !

Cependant cet acte monstrueux avait soulevé contre le Frassani une véritable fureur. Il eût certainement payé cher son crime sans la présence de ses collègues armés qui le protégèrent à temps.

Sous l’impression des scènes qui précèdent, une jeune femme ex-cantinière des fédérés avait écrit au député de son pays, qui déjà l’était venue voir aux Chantiers.

Vraie au fond, mais peut-être exagérée dans les termes, sa lettre exposait au député les justes griefs des prisonnières, et, les étayant des faits qu’on vient de lire, en dénonçait énergiquement leurs auteurs. Les violences du directeur, pas plus que les brutalités de ses subalternes, n’avaient échappé à sa vindicte.

La lettre fut remise à l’autorité militaire par le député, qui s’éleva vivement contre de tels procédés et demanda la révocation immédiate du chef de dépôt, révocation qu’on lui promit. Son devoir accompli et comptant sur cette promesse, le représentant se retira ; mais la lettre oubliée par lui fut envoyée sans retard au directeur des Chantiers : si l’on y joignit l’expression d’un blâme, je l’ignore : en tout cas il ne fut point révoqué.

Quand le directeur reçut le billet à sa charge, il entra dans une fureur apoplectique. Un instant je le crus atteint d’un de ces accès de délire qui proviennent de l’abus des liqueurs fortes.

Pourpre, les yeux injectés, il sacrait et jurait à casser les vitres, tout en cherchant d’un regard terrible l’auteur de la lettre. Oh ! malheur à elle, pensait-on, si elle a signé. Cela n’était que trop vrai !

Ayant aperçu la jeune V*** parmi nous, il s’arrêta devant elle, la fixa un moment et d’un geste impérieux et brusque lui fit signe d’avancer :

« — C’est vous ! V***, qui avez écrit cela ?

« — C’est moi ; prononça-t-elle hardiment. Je n’ai dit que la vérité…

Il lui coupa la parole.

« — Qui a fait parvenir cette lettre ?

Mme V*** ne répondit pas.

« — Le nom ! mille tonnerres ! le nom !… ou je…

Même silence. Le visage du directeur devenait blême.

« — Ah ! je vous forcerai bien à le dire, cria-t-il. Encore une fois, le nom de votre complice ?

« — Je ne dénoncerai pas qui m’a rendu service. Faites ce que vous voudrez…

« — Gendarmes, attachez-moi cette gredine au poteau, et ne l’en délivrez pas qu’elle n’ait avoué le nom de sa complice. »

Les gendarmes obéirent.

La malheureuse, étroitement garrottée, endura deux heures cette question d’un genre nouveau, pleurant de douleur ; mais n’avouant toujours pas.

La nuit survint. Comme la jeune femme persistait dans son mutisme, le directeur la fit conduire au cachot, cave suintant goutte à goutte l’humidité. Il pensait obtenir de la frayeur l’aveu qu’il n’avait pu tirer de la souffrance.

Mme V*** est frêle, d’une santé délicate, et d’ailleurs brisée par l’émotion. C’était peut-être la mort qu’une nuit à passer dans ce carcero glacial nommé la Correction. Toutefois elle s’y laissa conduire, croyant qu’on voulait seulement l’épouvanter et qu’on l’en tirerait bientôt. Mais une heure s’écoula sans que personne vînt. Seule dans l’obscurité, entre ces quatre murs, l’esprit encore rempli des meurtres de la semaine sanglante, elle eut peur, cria, cria tant qu’on la fit sortir.

Alors, elle avoua tout.

Toutes les femmes ne sont pas des Louise Michel.

Elle dit que la lettre avait été portée au député par le neveu de madame R***, lequel était venu quelques jours avant voir sa tante. Cette dame alors dut payer pour deux, le directeur commença par lui supprimer les visites de ses proches, seule consolation qu’eussent les prisonnières. Appelée devant le capitaine-instructeur, et se doutant bien qu’on ne lui pardonnerait pas sa courageuse entremise, elle répondit d’une manière et sur un ton qui lui valurent à elle aussi, la correction, et plus tard la déportation dans une enceinte fortifiée.

Cependant madame R*** n’était qu’une bourgeoise de caractère et d’éducation, qui au début se sentait quelque peu froissée au contact de la vile multitude ; ce contact la heurtait et l’indignait. Pourtant il eut au moins un avantage pour elle : car il lui permit de se faire une exacte opinion de la valeur des vaincus gens de rien, et des vainqueurs gens de bien.

Il est à supposer en effet que la manière dont ceux-ci comprirent le bien à son égard a pu modifier en elle l’idée de justice et de bonté qu’elle s’était peut-être plu à voir incarnée en eux.

Au reste et sans parler de la dame espagnole, madame R*** n’était point, tant s’en faut, restée seule de sa condition dans l’horrible prison des Chantiers.

Nous nous souvenons entre autres d’une marquise du noble faubourg (sic)[3] et de la femme d’un rédacteur figariste (oui, du Figaro délateur) qui fut arrêtée, celle-ci, pour avoir, paraît)il, défendu une barricade !…

Versailles se souvient encore des démarches du pauvre homme près des juges militaires pour recouvrer sa femme. La justice conservatrice resta longtemps sourde aux supplications de l’infortuné, et si, touchée à la fin, elle consentit à lui rendre sa moitié coupable, ce ne fut que bien et dûment amendée par la pénitence et le jeûne.

Aussi qui dira la plaie politique ouverte au cœur de ce mari modèle ? qui dira surtout s’il collabore toujours à l’honnête Figaro ?

CHAPITRE VI.


Comment on rétablit l’ordre. — Une mesure sans nom — La nouvelle constatation. — Trop de zèle. — Le journal introuvable. — À propos de l’Internationale. — Simple question de justice et de droit. — L’activité d’un juge instructeur militaire. — Une bonne note du susdit. — Interprétation libre et mensongère.


Nous l’avons dit, tout n’était point mauvais chez le directeur des Chantiers : — il avait ses heures de philanthropie. On lui dut certaines améliorations rigoureusement nécessaires, il est vrai, mais qu’en vertu de son pouvoir discrétionnaire il pouvait ne point réaliser.

Peu à peu, sur ses ordres, le Grenier fut assaini, désinfecté des miasmes qui le rendaient si funeste à la santé. Il adoucit également le régime alimentaire, et, par diverses mesures d’hygiène, rendit enfin le pénitencier habitable. Mais si le directeur mieux inspiré s’amendait en quelque sorte, il n’en était guère ainsi des subalternes, qui semblaient s’autoriser des brusqueries échappées à leurs chefs pour exagérer leurs violences.

Un jour que les gendarmes frappaient à coups redoublés de pauvres enfants, plusieurs femmes voulurent s’interposer. Non contents de les avoir insultées gravement, les brutaux eurent encore la barbarie de refouler ces femmes à coups de corde jusqu’au troisième étage. Ce n’est pas tout : appelés devant le capitaine-instructeur, ils prétendirent avoir été les premiers insultés. On les crut sur parole, et les femmes furent envoyées en Centrale après avoir passé une nuit au cachot.

Une si criante injustice ne pouvait passer sans protestations : il y en eut au Grenier et dans la cour, à ce point que les habitants du quartier s’en émurent. De toutes les fenêtres surgirent des têtes effarées ; la foule accourut, croyant à quelque révolte. De nombreuses voix criaient : « on assassine donc là-dedans ? Ouvrez ! ouvrez les portes, nous voulons voir. » Enfin grâce aux menaces à main armée, le calme put se rétablir. Le directeur parvint à faire rentrer les femmes, et nous fûmes sans exception consignées sur nos grabats. Réduite à cette mesure, la punition était supportable, d’autant qu’elle ne pouvait durer, la salubrité du Grenier exigeant une aération quotidienne ; mais une méchanceté s’y joignit qui nous frappa doublement au cœur : on nous supprima les visites. Pour comprendre combien était dur cet arrêt, il faut savoir que les visites, outre la joie qu’elles nous procuraient, étaient le seul moyen que nous eussions d’améliorer un peu notre situation physique. Il est vrai qu’elles donnaient à nos proches l’occasion de juger par eux-mêmes cette situation qu’on nous faisait, et que par cette mesure à double tranchant, on les punissait eux-mêmes des indiscrétions qu’indubitablement ils avaient dû commettre.

Chargés de modestes provisions réunies à grand’peine, un père, un mari, une sœur, un fils attendaient à la porte l’heure de l’ouverture, étonnés d’un retard inusité, lorsqu’on leur apprit que pour deux jours tout le Grenier était aux arrêts. Ils demandèrent qu’au moins on voulut bien faire tenir aux prisonnières les provisions apportées.

La consigne fut implacable.

Nos pauvres amis, des larmes dans les yeux, durent s’en retourner à Paris, avec leur manne, fruit de privations supportées dans l’espoir qu’elles seraient un soulagement pour l’être aimé.

Nombre d’entre eux avaient dû faire la route à pied (25 kilomètres), par 35 degrés de chaleur ; leur temps était compté, et la plupart n’avaient que leur salaire pour vivre ! Cependant cela se renouvela plusieurs fois…

D’ordinaire, quand il ne pleuvait pas, on nous laissait descendre dans la cour le matin. Quand le soleil, devenu cuisant, y rendait le séjour intenable, on pouvait regagner le Grenier. Cette ascension déjà pénible pour beaucoup de femmes affaiblies, le directeur prenait parfois plaisir à la faire recommencer. Le prétexte, c’était une nouvelle constatation d’identité. Ainsi en haut, il nous fallait redescendre, puis remonter immédiatement, après défilé par devant MM. le lieutenant et le commissaire C., délégué de la prévôté, lesquels assis devant une table réinscrivaient pour la huitième fois peut-être, noms, prénoms, domiciles, etc.

Encouragé par l’exemple, le Frassani ajoutait ses idioties aux ridicules du supérieur. Jurant et sacrant, il obligeait les femmes à remonter le soir au grabat, sous l’insolente et tacite menace d’un fouet cinglant. Jusqu’au portier, ancien sergent, doué pourtant d’un visage honnête, qui trouvait drôle d’approcher les enfants, un énorme bâton à la main.

Cependant on recevait de temps à autre la visite, soit de députés, soit d’officiers supérieurs, soit de membres du clergé, ou de Mme la Préfète. Intérêt ou curiosité, peut-être les deux guidaient les visiteurs.

Toutefois, à dater d’un certain jour, le Grenier se vit tout à fait abandonné par la noble dame. On n’avait, paraît-il, pas craint de transmettre à la visiteuse des preuves un peu trop vives de gratitude.

Le lieutenant M… en fit d’amers reproches, les miettes qui marchent, dit-il, n’étant généralement pas reçues dans le monde…

Ce trait d’esprit nous fit rire un peu ; mais les coupables, s’il y en avait, eurent bien garde de se trahir, les transmissions par voie de contact n’étaient d’ailleurs que trop fatales au Grenier ; cela résultait de la nature des choses.

Plus tard, l’entrée de notre galère fut interdite aux députés : on craignait des rapports. Les rares représentants du peuple qui voulaient bien s’intéresser à notre sort furent obligés d’attendre au parloir que les détenues vinssent les y trouver.

Au 3e étage, une pièce en planches avait été construite, qui servait de cabinet au capitaine instructeur.

Aidé d’un sergent son greffier, c’est là que ce militaire improvisé juge tenait audience. Rapporteur au 4e conseil de guerre, il se nommait, comme on sait, M. B…

Nous ne croyons pas que personne ait montré plus de zèle et se soit identifié d’une façon plus complète à son personnage. Juge dans notre cause, on pourrait non sans raison nous accuser de parti pris si nous formulions un dire à l’encontre du capitaine : aussi nous bornerons-nous à donner une idée de l’homme par la simple analyse des faits. Le lecteur se chargera du soin des rapprochements à faire et de l’arrêt à prononcer. On saura seulement que le capitaine B… avait moins de quarante ans. Que cette ascension militaire relativement rapide — car il avait dû décrocher ses grades un à un au mât de Cocagne de la discipline — n’ait pas eu lieu sans capitulation de dignité, c’est d’autant moins douteux que le capitaine, raide d’orgueil au fond, plein de lui et de son emploi, se montrait devant ses supérieurs et les étrangers d’importance d’une élasticité dorsale à rendre jaloux tous les Rodin.

D’une politesse affectée d’ailleurs, M. B… se piquait de savoir vivre : en réalité, il savait ruser. Pourvu qu’il obtînt des aveux, il trouvait tous les moyens bons. Flatteur et bonhomme à propos, sensible même s’il le fallait, il vous mettait en liberté… prochaine, dès que vous lui auriez tout révélé. Ses interrogatoires étaient de véritables piéges où, sous couleur de bons conseils, il attirait les prévenues. Ignorant comme ses pareils en matière juridique, il s’abandonnait à tout cela sans se douter le moins du monde qu’il est de principe strict, en judicature honnête, d’éloigner scrupuleusement dans l’instruction tout ce qui peut constituer l’ombre d’une provocation. Loin de là, c’est à faire jaser surtout qu’il mettait toute sa finesse, recueillant avec soin la parole en apparence insignifiante comme le mot compromettant, pour en former contre l’accusée autant de notes accablantes.

Ainsi que mes compagnes, je me laissai prendre aux dehors d’urbanité de cet homme habile ; ma confiance alla même jusqu’à lui prêter des sentiments fort honorables, certes, mais loin, hélas ! d’être les siens.

Un jour, le député de la circonscription d’Indre-et-Loire, où réside ma famille, voulut bien venir me voir ; j’en profitai pour l’édifier sur le régime et les rigueurs des Chantiers, et par la même occasion je le priai de hâter auprès des autorités militaires l’heure de notre mise en jugement, qu’on semblait par trop retarder. Il me le promit, et sans perdre de temps alla trouver le capitaine instructeur. Quelques heures après, celui-ci me fit mander à sa barre. Dès mon entrée il se leva, me salua, et plein de courtoisie daigna m’avancer lui-même un siége ; enfin (comble de civilité) me demanda la permission de rester couvert — à cause d’un rhume (compliqué de calvitie). — Après ces préliminaires, auxquels j’eus la naïveté d’être sensible, le capitaine m’annonça qu’il venait d’avoir la visite de M. H., le député qui s’intéressait à moi. — Je n’ai pas, me dit-il, votre dossier entre les mains pour le moment, mais je vous engage à vous bien tenir. L’intérêt que vous m’inspirez m’engage d’ailleurs à vous prévenir qu’on vous observe particulièrement. Veillez sur vous et sur vos paroles, et gardez-vous de rien faire qui puisse aggraver votre situation. »

Je crus devoir le remercier pour ces avis.

« À propos, reprit-il d’un ton paterne, vous avez écrit pour vos compagnes plusieurs lettres au colonel G…, ainsi qu’à moi. Je les ai là, toutes ; mais mon devoir m’oblige à vous dire que la plupart de ces femmes auxquelles vous servez de secrétaire sont d’une moralité fort douteuse.

Je l’interrompis.

« — Permettez, Monsieur, il ne m’appartient pas d’apprécier ici le caractère de ces femmes ni ce qu’elles ont été, et je ne vois pas bien en quoi les modestes services que j’ai pu leur rendre pourraient m’être imputés à crime. »

« Sans doute, madame, repartit doucement le capitaine, votre conduite n’a rien en soi de répréhensible d’autant plus que je vous sais assez d’honneur pour…

« De grâce, Monsieur, épargnez-moi toute comparaison défavorable à des compagnes malheureuses ; et puisque vous avez bien voulu m’assurer qu’un grand nombre d’entre elles n’avaient rien de grave à leur charge, employez-vous plutôt à rapprocher le jour de leur mise en liberté. Songez aux mères surtout, pour qui chaque heure passée ici est doublement douloureuse. »

Le capitaine protesta qu’il ne tenait pas à lui qu’elles ne fussent bientôt rendues à la famille, qu’il y tâchait de tous ses moyens, mais que le nombre des dossiers était considérable, leur examen des plus ardus, etc., etc. Finalement, il me reconduisit à la porte me congédiant d’une façon polie. Je l’avoue, tant d’aménité m’imposa, et j’emportai de l’entretien une impression favorable. Entre les mains d’un tel homme, pensai-je, notre cause est au moins à l’abri d’exagérations funestes.

Le surlendemain, le capitaine me fit appeler de nouveau, et les politesses de l’avant-veille eurent une seconde édition. Après quelques propos tout à fait étrangers à ma position de détenue, il me dit avec affabilité que, pensant à moi, il avait apporté un journal traitant de l’Internationale, qu’il allait me le remettre.

Cherchant parmi, les paperasses : « Voyons, voyons, ce journal, où peut-il être ? — Et le juge bousculait tout sur son bureau. — Je suis cependant, sûr de l’avoir posé là. — Sergent, vous n’auriez pas aperçu ce journal ? Non, capitaine. — Je n’y comprends rien, ma parole d’honneur ! »

Sa parole d’honneur ! C’était, un subterfuge innocent pour amener la conversation sur la ligue internationale des Travailleurs. Cette fois encore je donnai dans le piége. Nous causâmes donc et je ne lui cachai pas mes sympathies. Le programme de l’Association ouvrière me paraissant à tous égards conforme aux principes du droit moderne, je m’étonnai de bonne foi qu’on eût voulu voir dans cette ligue légitime une menace permanente pour l’ordre, un péril pour la société. Et de fait il n’y a rien, absolument rien dans les statuts, que de moral et de juste, rien que d’intelligemment conservateur.

Il est assez démontré de nos jours qu’entraver le cours d’un fleuve, aller contre les besoins des masses, c’est vouloir imprudemment les voir déborder. Or, pour ces statuts nouveaux, sorte de constitution préalable et nécessaire à l’organisation du travail dans l’avenir, le grand élément ouvrier, en déterminant ses droits, régularisait lui-même et limitait son action.

Voici pour le principe.

En fait, il est assez étrange que ce droit d’association puisse encore être contesté. Est-ce qu’aujourd’hui nous ne le voyons pas consacré dans toutes les branches de l’activité humaine ? N’est-ce point grâce à lui que chemins de fer, usines, banques, mines, navigation, etc., se sont créés, prospèrent et se développent tous les jours ? Puissant agent de production, de bien-être et par conséquent d’ordre aux mains du capitaliste, pourquoi s’obstiner à ne voir en lui qu’un instrument de subversion dès qu’il tend à se démocratiser ? N’est-il donc reconnu bon qu’autant qu’il reste une arme de servitude pour le riche et le puissant ?

Le capitaine m’écoutait en souriant :

« — Oh ! dit-il, l’Internationale a moins pour objet de produire par association, que d’organiser militairement le parti du nombre, c’est-à-dire le plus formidable dès qu’il connaîtrait sa force.

« Il se peut, répliquai-je, que dans la pensée de quelques-uns des membres influents de l’Internationale, l’association ait été regardée plutôt comme un moyen d’action politique que comme remède contre le paupérisme ; mais je ne crois pas que l’immense majorité des travailleurs ait vu dans cette ligue du travail autre chose qu’un instrument d’émancipation pacifique. De ce que quelques-uns ont pu méconnaître ou violer l’esprit des statuts, il n’est pas juste de conclure à la condamnation en bloc du plus grand nombre, dont le droit reste inattaquable. On parle d’ordre et de sécurité sociale. Ils ne seraient nullement en jeu sous un régime de liberté suffisante alliée à un pouvoir qui n’aurait point peur de son ombre. En réalité, c’est encore la raison d’État qui préside aux lois d’exception[4]. Seulement, comme nous sommes sensés jouir du système parlementaire, on leur donne un nom qui les couvre. Les coups d’État ne sont plus que des lois de salut.

— Je ne vous savais pas si forte politicienne, madame, fit le capitaine d’un ton d’ironie mal déguisée ; recevez-en mes félicitations. Toutefois, et j’en demande pardon à votre éloquence, elle ne m’a pas le moins du monde convaincu. Je demeure incrédule à la pureté d’intention des Internationalistes, et je persiste à voir dans cette institution une arme de guerre politique en même temps qu’un grand danger pour la société. Heureusement, elle n’a plus de longs jours à vivre, en France du moins, »

Voyant que, décidément, au lieu d’un interrogatoire, le capitaine cherchait une discussion[5], je lui demandai brusquement où notre procès en était. Les dossiers ne lui avaient pas encore été retournés, mais cela ne pouvait tarder ; il s’occupait d’ailleurs activement d’expédier les affaires qui étaient entre ses mains, et pour ma part, je pouvais avoir une confiance entière dans la célérité avec laquelle, etc., etc.

Sa célérité ! elle avait du plomb aux ailes.

Interroger par jour deux ou trois prisonnières, et parfois pas du tout, était ce qu’il appelait expédier activement. À ce compte, et si l’on suppose une moyenne de trois interrogatoires par détenue, l’instruction seule aurait duré dix-huit mois, car il faut déduire des jours actifs les dimanches, qu’en bon chrétien, monsieur chômait dévotement.

    Qu’une sage lenteur préside à tous vos actes !

était donc la règle du capitaine ; il l’appliquait à la lettre, mais ce n’est pas précisément aux sources de la sagesse que s’alimentait sa lenteur. On s’en plaignit même au directeur des Chantiers, brusque lui, mais point âpre, et qui, rendons-lui cette justice, se hâta d’intervenir près de l’éternel instructeur.

On sait qu’en sus de leur solde les officiers chargés d’instruire étaient payés dix francs par jour. Ce détail doit-il expliquer en partie la marche fort peu accélérée de leur procédure ? Je le crois.

Quoiqu’il en soit, le directeur vit son collègue et lui parla. Il paraît que l’entretien ne fut guère diplomatique ; mais il eut ce résultat de faire activer un peu l’examen de nos dossiers.


CHAPITRE VII


Œuvre de l’ignorance. — Cartomancie. — Les réussites. — Oblitérations du cerveau féminin. — Appel de notre hérétique. — L’école aux Chantiers. — Un ordre tardif — Ranvier fils : dialogue où M. le capitaine se fâche qu’on l’appelle citoyen. — La phase édifiante. — Une mission et sa mère. — La parole d’un enfant : pendant au petit fusillé de Victor Hugo. — Politique de prêtre. — Les petits barricadiers. — C’est la faute à Voltaire.


L’activité des premiers jours avait disparu des Chantiers. Tant qu’avait duré chez elles l’espoir d’être bientôt libérées, les femmes s’étaient montrées relativement courageuses. Si le bonheur était loin, hélas ! bien loin, au moins le bon sens ne les avait-il point quittées. Mais la détention se prolongeait, et le doute entrait chaque jour plus avant dans l’esprit des pauvres détenues. Maintenant, si l’on considère que, de nature essentiellement impressionnable, rien ne prédispose davantage la femme à croire aux horoscopes comme les situations anormales, on ne s’étonnera pas que les pauvres prisonnières, en face de réalités trop pénibles, aient eu recours au mirage des fictions.

Chez des malheureuses rongées d’inquiétude et privées du correctif souverain, le travail, quoi de plus commun que la croyance aux données les plus absurdes, pour peu que ces dernières répondent à leurs désirs, à leurs craintes, voire à leurs préjugés ?

Marchandes à la crédulité, il se rencontre toujours quelques sibylles de hasard dans toute agglomération féminine. De par la force des choses elles trouvèrent au Grenier un terrain des plus favorables, car je ne crois pas que jamais la cartomancie ait réuni plus d’adeptes à la fois que dans ce triste milieu.

Un jeu de cartes à la main, on ne voyait plus que groupes avides occupés de réussites. Incessamment on invoquait la destinée, dont les oracles, cependant peu variés, allaient toujours — comme on le pense — contre les plus simples notions du bon sens, ou n’étaient qu’une figuration grossière des faits acquis et journaliers. Ainsi les figures des cartes revêtaient au gré des tireuses, et d’après un ordre de sortie convenu, un caractère, un rôle plus ou moins fantaisiste, mais toujours de circonstance. Ces mômeries, desquelles un enfant n’aurait pu s’empêcher de rire, trouvaient cependant crédit chez les pauvres affolées. Que les oracles se démentissent à cinq minutes d’intervalle, qu’ils fussent en contradiction parfois flagrante avec les faits, il importait peu ; l’essentiel était de les voir annoncer ou promettre quelque chose. Or comme il est reconnu que tout est dans tout, tel événement heureux ou non devait fatalement arriver, qui, un jour ou l’autre, leur donnerait raison.

Naturellement la réussite qui réussissait le mieux était celle à treize, nombre dont le caractère incontestablement fatidique avait déjà par lui-même toute la puissance divinatoire convenable ! Elle différait des autres opérations cabalistiques en ce sens, qu’après avoir coupé les cartes de la main gauche, toujours il fallait obtenir à la cinquième ou septième carte (division impaire) une figure ayant valeur et signification allégorique. Exemple : On retourne les cartes : — 1, — 2, — 3, — 4, — 5, valet de pique : un mouchard ! Un mouchard, c’est-à-dire. ad libitum : dénonciation, se tenir en garde, retenir sa langue ; bref, rien de bon. — 1, — 2, 3, — 4, — 5, as de pique (?) passons ; — 6, 7 ! roi de cœur ! homme tout puissant, qui protège et s’occupe de vous, enfin comme il faut. 1, — 2, — 3, — 4, — 5 ! roi de pique, homme de loi, juge, interrogatoire ! Plusieurs rois successifs ; conseils de guerre, etc., etc. Ainsi de suite au gré des Circés populaires.

Les Lenormands du Grenier croyaient ou non à leurs jongleries : mais les clientes, elles, y avaient énergiquement foi.

L’oracle n’avait-il pas été défavorable, une surexcitation singulière s’emparait de la croyante ; elle se croyait déjà libre, n’attendait plus qu’un arrêt de non-lieu, et communiquait à qui voulait l’entendre sa conviction aussi profonde qu’éphèmère. L’augure avait-il prononcé inversement, la pauvre déçue, morne, accablée, s’en allait, veuve d’illusions, gémir sur sa couche où tout repos lui devenait impossible jusqu’au lendemain. Alors on consultait de nouveau la sibylle, et si l’oracle cette fois avait tourné, c’était, au lieu du sombre découragement, l’espoir lumineux qui rentrait en elle, et vice-versa tous les jours, au point que les tireuses en titre voyant la crédulité croître en raison du nombre des contradictions, en vinrent à faire commerce de leurs idioties. À la fin, ce qu’elles tiraient de plus clair en fait d’horoscopes, c’étaient de petits profits, qui multipliés ne laissaient pas que de former certaines sommes.

On se rend aisément compte de l’action funeste exercée sur des cerveaux affaiblis par ce genre d’incantations arbitraires et décevantes. Cependant, tout grossiers que soient ces procédés de la magie réduite à l’absurde, et peut-être à cause de cela, le nombre des fidèles est encore assez nombreux parmi le peuple féminin. Ignorance ! nous l’accordons, mais peut-être aussi penchant invincible vers le mystique et l’abstrait. Il se pourrait que ce qu’on regarde généralement comme un produit du fanatisme ou de la superstition ne soit au fond que le résultat d’une lacune cérébrale, d’un phénomène de physiologie spécial au tempérament de la femme. Cette idée, que nous avançons sous réserve, a pour elle l’appui de nombreux faits biologiques. Le respect ostensible ou latent d’ailleurs de la femme pour les choses dites extra-physiques n’a peut-être pas d’autre source, et pourrait expliquer, dans une certaine mesure, pourquoi, malgré les progrès de la libre-pensée, depuis vingt-cinq ans, le nombre des croyants aux miracles en France est encore si considérable.

Nous avons dit que le nombre des enfants détenus aux Chantiers pouvait s’élever à cent cinquante environ ; qu’au début et durant assez longtemps, ils avaient comme nous, les femmes, habité le Grenier, vécu de notre vie, respire le même air vicié.

Devant l’oisiveté pernicieuse à laquelle ces enfants étaient réduits, j’eus l’idée d’employer à l’instruction des plus jeunes tout le temps qu’on leur laissait perdre et le peu de savoir que je possède. Pour commencer, je crus devoir m’assurer des dispositions de ceux-ci et de leur degré d’instruction. La plupart ne savaient ou savaient peu lire ; quelques-uns étaient relativement avancés. Je fis un choix des moins lettrés et leur annonçai mon intention. Ils en parurent très-contents. M’adressant alors au directeur des Chantiers à qui j’exposai mes vues, je lui demandai l’appoint d’un concours au moins moral. Il approuva la pensée du projet et m’en félicita même ; il sentait, il appréciait, disait-il, les bons résultats qu’on en pourrait obtenir et pour son compte n’y voyait aucun inconvénient sérieux ; seulement, il m’objecta que n’ayant pas qualité pour autoriser la création d’une école au Grenier, force lui était d’en référer à ses supérieurs. Cela me parut juste, et j’attendis qu’il en eût référé. Plusieurs jours, s’étant écoulés sans amener de réponse, je réitérai ma demande. Les raisons qu’il invoqua cette fois durent me prouver qu’on ne se souciait pas du tout que je fisse cours ou classe aux petits hères. Entre autres raisons, on alléguait la difficulté d’établir un matériel scolaire convenable ; on dit aussi que le Grenier n’étant qu’une prison volante où nous devions du reste peu séjourner ( ?), il n’y avait pas lieu de l’ériger en pensionnat. Bref, sous des motifs spécieux, on répondait par une fin de non-recevoir.

Cependant, je ne me décourageai point : ne pouvant l’obtenir de bon gré, je me passai de l’exequatur officiel. Le fait d’instruire les enfants est trop conforme à mes goûts comme à ma profession, j’y trouvais une diversion trop salutaire, un attrait trop cordial, trop vif, pour y renoncer de bonne grâce. D’ailleurs il me semble que ma conduite n’avait rien que de louable ; qu’à défaut du devoir, l’humanité m’en faisait une loi, et qu’en tout état de cause, la discipline elle-même — grand cheval de bataille du directeur — n’ayant rien à redouter de l’instruction des jeunes gens, celui-ci se garderait d’y mettre opposition. De fait, il n’intervint que peu, et je commençai les cours. Ils furent de peu de durée. Pour une raison qu’on ne dit pas, mais qu’on pourrait dire hautement, ordre fut donné de séparer totalement les enfants des femmes. Irréprochable en lui, cet ordre n’avait qu’un tort, c’était de venir tard, et de plus il était entaché de considérations où la morale entrait à faible dose, si tant est qu’elle y entrât ; en revanche la politique y avait une large part, comme on le verra dans ce qui suit :

Parmi les jeunes garçons auxquels s’adressaient mes leçons, s’en trouvait un particulièrement surveillé… à cause des opinions de son père ; c’était le petit Ranvier, fils du membre de la Commune. Le capitaine instructeur, l’ayant fait venir, lui demanda entre autres choses s’il n’avait pas connu madame Hardouin à Paris, et finalement l’interrogea sur la manière dont je faisais mes leçons et sur ce que je leur disais. Mais, pour me servir du terme original de l’enfant, le capitaine en fut pour son voyage, il ne lui apprit rien : il ne pouvait d’ailleurs rien lui dire où son zèle et sa finasserie pussent contre moi trouver matière à de nouvelles notes à charge.

Mais donnons l’interrogatoire, il en vaut la peine.

Le Capitaine. — Voyons, gamin, dis-moi la vérité : ton père et toi connaissiez-vous madame Hardouin pendant la Commune ?

Ranvier fils. — Citoyen capitaine, je…

Le Capitaine. — Ne m’appelle pas ainsi : dis monsieur.

Ranvier. — Mais, je ne puis pourtant pas vous insulter, citoyen, c’est-à-dire Monsieur, puisque vous ne m’avez pas fait de sottise ! (sic)

Le Capitaine. — Je vais te f… au cachot si tu continues…

Réponds, la connaissais-tu ?

— Non !

Le capitaine-juge, sentant l’inanité de ses questions, les cessa, non toutefois sans lancer en guise de flèche du Parthe cette apostrophe à l’enfant : « Pourquoi gardes-tu ce haillon rouge autour de tes reins ?

Ranvier calme :

« Parce que cette écharpe est le drapeau de mon père.

Le Capitaine n’en voulut pas davantage ; il fit sortir le petit de son cabinet.

Mais réservons à Ranvier fils le récit de sa détention, dont nous ne savons rien de plus du reste, et continuons. Ici va commencer la phase édifiante des événements.

Un jour nous eûmes aux Chantiers deux visites tout à fait providentielles. Comme, Protée, la Providence aime les métamorphoses : cette fois elle apparut sous les traits d’un jeune abbé et l’image d’une religieuse qu’il appelait : « ma mère. »

Ma mère, vêtue de gros bleu, cachait son visage ascétique sous un voile noir. Mon fils, lui, n’était ni plus ni moins qu’un enfant de noble souche, et se faisait appeler concurremment M. l’abbé et M. le vicomte.

Au fait, de R… étant le nom de son père, prendre la particule était naturel au fils : certainement, grâce à l’Empire, l’emploi du De nobiliaire a beaucoup perdu de son antique éclat, mais cela ne peut empêcher le de R… d’avoir compté des aïeux à la reddition de Damiette sous les croisades.

Maintenant qu’il soit ou non orthodoxe qu’un abbé n’ait pas craint de se faire appeler vicomte, il importe peu, c’est affaire au droit canon. Pour nous, il sera indistinctement l’un ou l’autre au gré de sa vanité.

Donc l’abbé ne cachait point qu’étant riche et noble, son père l’avait mis en possession de 50, 000 livres ( ?) avec mission de les manger en bonnes œuvres.

Avec de l’argent, il est aisé de faire le bien, mais en tirer parti du même coup pour la sainte cause ne l’est pas toujours ; et pourtant, que d’âmes à ramener au Seigneur, que de cœurs à s’attacher par la gratitude aux Chantiers ! Mais chut ! puisque à part ce moyen tout impersonnel, M. de R… n’avait rien absolument qui lui permit de se les attacher autrement. Il est long, très-long, maigre et boiteux ; M. l’abbé est d’ailleurs complétement étranger à l’éloquence de la chaire…

À cause de tout cela, je pensai qu’il pourrait efficacement aider à la réalisation de mon projet. Il visitait le Grenier, je m’approchai de lui. Sa famille et la mienne, tourangelles, sont voisines et se connaissent. Lui rappeler cette circonstance pouvait me le rendre favorable ; je la lui rappelai. Il fut affable et m’offrit incontinent sa protection. « Pardon, lui-je, moi, je ne réclame que des juges. C’est pour ces jeunes détenus qu’il me faut votre appui. Ils perdent ici des heures qu’on pourrait employer utilement à les instruire. Un matériel modeste, un peu de liberté suffiraient pour cela.

Comme il paraissait m’écouter avec intérêt, j’eus un moment d’espoir. Avec un dixième seulement de la somme dont-il disait pouvoir disposer, ne pouvait-il pas beaucoup en effet pour les enfants ? Sa double qualité de noble et prêtre lui donnait près des autorités une influence qu’il pouvait également employer au soulagement des prisonnières. On verra comment on entendait mettre en œuvres ces moyens.

« — Je m’intéresse infiniment à ces petits barricadiers, me dit-il ; » et pour en donner une preuve, il fit d’abord construire un certain nombre de tables et de bancs… qui n’eurent jamais aux Chantiers emploi de mobilier scolaire : quant aux leçons que sur sa recommandation on devait m’autoriser à donner, elles eurent en effet lieu… jusqu’à trois fois, et l’on se ravisa, car il n’entrait pas plus dans les plans du prêtre que du soldat d’inculquer aux petits détenus d’autre enseignement que celui du bienheureux catéchisme. N’étaient-ils pas, ces enfants, trop émancipés déjà par les événements ? Comment ai-je pu croire un instant qu’un membre du clergé fût assez malhabile, assez désintéressé de l’existence de sa mère l’Église, pour me laisser en main l’éducation des jeunes gens mis sous sa coupe ; je m’en accuse, le cœur est si peu logicien.

Les enfants me furent donc retirés. C’est à la dérobée, et pour ainsi dire en fraude, qu’il me fut possible de faire lire les moins âgés. — Ces petits m’avaient chargée de leur correspondance ; je ne les vis plus que pour cela.

Leurs lettres ? oui, c’est en grande partie à des achats de papier, de plumes et d’encre qu’ils employaient les quelques sous dont on payait leurs commissions dans Versailles. Car si, comme nous l’avons dit, quelques-uns en avaient profité pour reprendre leur libre essor, la plupart accomplissaient fidèlement la promesse qu’ils faisaient de revenir ; ayant donné leur parole, ils la tenaient. Pourtant, ces Chantiers, c’était pour eux pis que la prison, le bagne. On les y traitait moins comme des enfants que comme des chiens, auxquels on accorde de la paille sèche et qu’on baigne de temps en temps.

Le fait rapporté par Victor Hugo, dans l’Année terrible, d’un enfant qui, l’ayant promis à l’officier, vint se replacer au bout des fusils, trouve ici son admirable pendant.

L’authenticité pourrait en être attestée par le directeur de la prison lui-même.

Un matin, l’un des enfants qu’on envoyait d’ordinaire aux provisions disparut. Le fait s’étant déjà plusieurs fois produit, le directeur n’y prit point garde. Or le petit déserteur s’était acheminé vers Paris pour aller embrasser sa mère, restée sans nouvelles de lui depuis trois mois. On se figure le bonheur de la pauvre femme qui croyait son enfant perdu, quand elle le revit sain et sauf. S’il fut embrassé, choyé, caressé, nous le laissons à penser aux mères. Le revoir, n’était-ce point pour elle, en même temps qu’un grand bonheur, la fin de ses inquiétudes ? Ne l’avait-elle point tout entier, libre à présent, près d’elle, dans ses bras ?… Cher petit ! on le lui briserait plutôt qu’elle se le laissât prendre !

Interrogé, l’enfant raconta comment on l’avait arrêté avec ses camarades, puis conduit aux Chantiers. Cher enfant, il n’en devenait que plus attaché au cœur maternel. « Heureusement, tout est fini, n’est-ce pas, maintenant, mon mignon, bien fini ? »

« — Maman, fit l’enfant, sérieux, je m’ai ensauvé de la prison parce que je savais bien que t’avais du chagrin de ne plus me voir ; mais à présent que tu m’as vu, n’est-ce pas, tu seras raisonnable. Tu comprends, on ne m’a pas encore jugé, j’ai pas ma liberté. Seulement, tu vas venir me reconduire à Versailles ; comme ça, on se verra un peu plus longtemps, pas vrai ?… « Eh bien ! cette mère, navrée au fond de l’âme, ne voulut point retenir malgré lui cet enfant : il avait promis. Elle le prit par la main, et tous deux, à pied, revinrent aux Chantiers.

On n’eut point honte de reprendre le petit transfuge, et c’est à peine si la pauvre mère, avant de s’en retourner à Paris, obtint un mot d’espoir du capitaine-juge.

Pour moi, je ne sais qu’admirer le plus, de la naïve loyauté de l’enfant ou de l’héroïque résignation de la mère.

Ce qu’il advint du petit prisonnier et de ses camarades, je l’ignore, ayant quitté les Chantiers avant qu’on eût prononcé sur eux.

Mais revenons à l’abbé.

Maître absolu du terrain, et de concert avec sa mère, il s’est mis en mesure d’introduire aux Chantiers les modifications qu’il juge devoir le conduire plus sûrement au but.

Et d’abord, c’est par l’estomac qu’il entend s’attacher les cœurs. D’autres procédent inversement, mais ceux-là n’ont pas idée des séductions d’un bœuf orthodoxe à point servi. Si peu sincère que soit l’abbé de R…, il l’est assez pour comprendre qu’en fait de prosélytisme le meilleur est celui qui celui qui s’adresse à la matière, nous ne voulons pas dire aux sens. Aussi commencera-t-il par s’entourer de chaudrons, et sans oublier les écuelles en terre dispensées en nombre bien compris, il étendra sa munificence à 150 cuillers en fer brut, mais n’ayant jamais servi.

Sur ses ordres et de sa bourse, une cantine s’établira dans un coin retiré de la cour.

Abritant les saints fourneaux des averses païennes, une vaste toile (velum), va se dérouler au vent, et, sous cette tente, l’abbé daignera présider lui-même aux agapes de l’enfant pauvre.

Pour ma mère, aidée des sœurs qu’elle s’est adjointes, elle aura l’adjudication des panacées culinaires.

Le mérite ne se mesure pas seulement aux œuvres ; il faut aussi mettre en balance l’intention. L’œuvre de l’abbé serait d’autant plus méritoire qu’elle ferait pour sûr des ingrats. Et pourtant y eut-il jamais dans l’Église à blason humilité plus grande ! M. de R… servait lui même de sa dextre aristocratique la soupe et le ragoût aux gamins.

Assis et rangés à terre en plein soleil, c’est de lui seul que tous indistinctement recevaient la pâture bénie. Cependant, le dirons-nous, malgré tant de bienfaits les petits gueux restaient froids. Tant de chaleur apostolique et solaire se dépensaient en pure perte et n’allumaient pas leur zèle ; ils ne voyaient dans l’apostolat de l’abbé qu’une simple et pure mission de gastrophile.

Ce n’est pas tout, pour la plupart compatriotes de Voltaire, les vauriens semblaient avoir hérité de son rire sceptique. Ainsi quand M. l’abbé tapissé d’un long tablier bleu qui, le prenant à la gorge, étreignait sa taille de guêpe et retombait jusqu’à ses chevilles, quand M. l’abbé, dis-je, en boîtant, s’avançait vers eux sa cuiller à pot à la main, c’est au prix de mille efforts que les moins polissons étouffaient des rires insurgés. Quant aux autres… ah dam ! écoutez, tout le monde n’a pas la force de se contenir… C’est qu’aussi, cet abbé, ce long abbé, qui laissait voir par les poches de sa soutane un bout de sa chemise effrontée… il était rien drôle ! (pardon, ce sont eux qui parlent) ; et les plus petits s’étonnaient fort que les curés n’eussent point de pantalon !…

Les repas, disons-nous, avaient lieu dans la cour au soleil. Mais, soyons justes, l’abbé avait mis ses pensionnaires en état d’en braver les rayons : de larges chapeaux en paille, qui sont au fin panama ce qu’un robinson rustique est à l’ombrelle de soie, préservaient leur chef des insolations.

Le repas n’était jamais pris — cela va de soi — qu’au préalable M. l’abbé sur un grand signe de croix n’eût fait dire le Benedicite. Croirait-on qu’ici encore les gavroches irréligieux s’égayaient à ses dépens… Au moins si les sournois avaient eu le courage de leur insolence ! mais non, c’était à l’ombre complice des larges bords du sombrero qu’ils masquaient leur hilarité. Certains ne la cachaient si bien pourtant qu’il fût impossible de les surprendre. Alors, quelque peu vexé, l’abbé se remettait à genoux et faisait impitoyablement recommencer la prière. Bast ! il l’eût répétée dix fois, qu’il n’aurait pas obtenu dix minutes de recueillement. C’est si mal éduqué, des barricadiers !

Mais à délit flagrant, châtiment immédiat : les dissipés se voyaient tirer les oreilles, attachés au poteau ou bien mis à genoux dans la cour assez longtemps, et c’était dur. Aussi, malgré l’amélioration réelle de l’ordinaire, les enfants en vinrent-ils à regretter le régime moins substantiel mais plus libre d’auparavant.

Les bouillons gras, s’ils faisaient maints prosélytes parmi les femmes, n’amenaient aucune conversion chez les gamins. Pain sec et liberté, telle eût été volontiers leur devise ; l’abbé dut le reconnaître. Il fallait donc aviser : on avisa.

L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu… ou de ses ministres. Bien que M. de R… ne fût pas venu pour restaurer exclusivement les corps, vile matière, l’âme des prisonniers pâtissait pour le moins autant que son enveloppe, En tenter la guérison eût semblé téméraire à quiconque aurait été sans science. Mais notre abbé avait la foi, et cela dispense du reste. Il se mit donc ardemment à l’œuvre. D’ailleurs le temps passé parmi nous avait dû l’édifier sur la nature du mal, et par suite lui suggérer le remède qu’il fallait administrer.

Le Benedicite, la prière, c’est bien ; mais cela peut-il suffire ? assurément, non. D’autre part, comment songer à des cérémonies plus cossues dans un endroit aussi mal approprié qu’un grenier, et quel grenier ? Bast ! l’abbé se rappela les autels ambulants de la Vendée sous la Révolution, et sauta lestement l’obstacle.

Au troisième étage et tout près du conseil de guerre, un temple fut bientôt érigé par ses soins. Sous l’action combinée des bonnes sœurs et de quelques femmes au zèle pieux, l’autel se para comme par miracle de tous les ornements usités et sans lesquels il n’est point d’autel un peu convenable. Linge blanc, vases de fleurs, guirlandes, chandeliers, rien n’y manquait. Quant aux appareils du culte proprement dit, le vicomte y pourvut : christ, ostensoir, calice, patène, nappe eucharistique, se trouvaient là comme à leur place, prêts au fonctionnement sacré de la sainte-messe et de la très-sainte communion. Seul le confessionnal manquait, mais il ne s’ensuivait nullement qu’un prêtre ne confessât point, au contraire[6].

Un coin du Grenier et l’isolement suffisaient, la matière première du sacrement de pénitence, ici comme ailleurs, du reste, ne faisant point défaut.

À côté, M. le capitaine instructeur, usurpant les fonctions sacerdotales, confessait également maintes pénitentes. Les repenties couraient ainsi la double chance d’un acquittement militaire et d’une absolution du prêtre.

Cependant aucune des femmes n’était tenue d’aller à la messe : y montait qui voulait ; ni même à la prière du soir, désormais obligatoire pour les enfants.

Ici, pour répandre un peu de gaieté, l’abbé R… faisait entonner des cantiques, qu’il accompagnait de la voix et du geste, en véritable directeur d’orphéon.

Entre temps, il fut question d’inculquer aux enfants les beautés du catéchisme, afin de faire la première communion. Les petits parisiens commencèrent alors à voir d’un fort mauvais œil les manigances de l’abbé. Pour eux, cette tutelle apostolique, malgré sa forme anodine et doucereuse, sentait trop la domination. Leur instinct, mis en éveil, ne s’y trompait point. Ils disaient, secouant la tête : « Est-ce qu’on espère nous garder longtemps comme ça ? »

Inquiète aussi de la tournure que prenait sa charité, j’interrogeai le vicomte sur ses vues. Il me répondit avec flamme : « Mon espoir est de fonder avec ces enfants une colonie en Afrique. » La pensée qu’il n’avait pas ce droit me rassura.

En effet, pour qu’il pût disposer des gamins à son gré — en admettant qu’on les lui confiât, encore fallait-il que ceux-ci eussent été condamnés à la correction, et ils ne l’étaient pas heureusement.

L’influence de l’abbé grandissait chaque jour. Grâce à lui quelques femmes, — les fidèles à la messe, — ayant obtenu leur liberté, le nombre des pratiquantes s’accrut soudain, et le chœur des cantiques lui-même se renforça de quelques voix.

De plus en plus fier de lui, le vicomte n’épargnait plus rien pour entraîner les conversions. Madame la Préfète de Versailles, en dépit des mauvais souvenirs emportés gratis, daigna reparaître plusieurs fois aux Chantiers avec d’autres dames, ses amies. Par leurs soins, les enfants avaient été à peu près requinqués, tant en cotonnade qu’en toile. À leur tour un certain nombre de femmes éprouvèrent, quoiqu’un peu tard, les bienfaits de la réaction charitable, sous forme de chaussures, camisoles, chemises et jupons. Est-il nécessaire d’ajouter que ces dons allaient s’adresser spécialement et comme de droit aux ferventes de la chambrée ? Aussi le Grenier devenait-il de plus en plus une petite église. Toutefois l’action du prosélytisme ne put franchir un certain cercle prédestiné : la clientèle de l’abbé se recrutait surtout de malheureuses, auxquelles il faut beaucoup pardonner.

Légalement, monsieur l’abbé vicomte de R. ne résidait pas aux Chantiers ; il en avait seulement fait un domicile diurne, de sorte qu’on voyait stationner du matin au soir sa voiture à la porte, tandis que le cocher, en fait de mission, lui, dormait ou passait le temps chez le marchand de vin du coin.

Où monsieur l’abbé rayonnait malgré sa modestie, c’est quand du haut d’un petit balcon en planches au 3e étage, donnant sur la cour, il voyait à sa voix pastorale obéir toute la colonie enfantine.

Quand on prend de l’autorité, on n’en saurait trop prendre : des enfants il en vint aux femmes, auxquelles de sa chaire improvisée, il criait avec humeur : « Les femmes, montez donc à la prière, ma mère vous attend ! » Il est vrai qu’à part les rhabillées et les prétendantes à la protection, peu de personnes répondaient à l’appel. Il fallait voir alors comme il admonestait les indifférentes : « Ames endurcies ! » clamait-il. Ennuyées, quelques femmes lui répondirent légèrement ; il les fit mettre au cachot.

Cependant nous nous plaignîmes au directeur des procédés sommaires de l’abbé ; et le militaire, vexé dans son amour-propre par le moniteur en soutane, fit lever la consigne.

Le commandant des Chantiers, avons-nous dit, était parisien, et par conséquent assez peu dévot. Un jour, je ne sais à quelle occasion, l’abbé reçut de lui une invitation à dîner.

En l’absence de salle à manger, c’est dans une pièce du Grenier contigüe à la chapelle que la table fut dressée. D’ordinaire le commandant prenait sa nourriture au dehors.

Si le réfectoire était pauvre, la vaisselle à peine aisée, la qualité de la chère et le bouquet des vins n’en éprouvèrent aucun dommage. Les cordons bleus de l’établissement, à les croire, s’étaient du reste surpassés.

Le commandant, cela coule de source, versait rasade sur rasade, au point qu’il mit quelque peu, non sans intention, croyons-nous, M. l’abbé dans les vignes de son maître.

Alors, de la cour où nous étions avec les enfants, il nous fut donné d’assister à l’une de ces scènes où le pitoyable le dispute au grotesque. Très-enluminé, d’en haut l’abbé se livrait à une mimique des plus expressives. Évidemment il cherchait et ne savait comment trouver le meilleur moyen d’exprimer toute sa gaieté, quand soudain nous le vîmes porter les mains à ses poches. Au même instant une grêle de menue monnaie vint tomber dans la cour au milieu des gamins qui se précipitèrent à qui mieux mieux. Ce fut pendant quelques minutes une mêlée indescriptible. De son balcon, l’abbé riait à se tordre les côtes ; l’homme de Dieu faisait place au Dieu du rire.

Enfin l’heure de la prière vint mettre fin au scandale.

Rappelé au sentiment de sa situation, l’abbé non sans quelques efforts parvint à réunir ses fidèles. Voulant assister jusqu’au bout aux curieux effets de la jubilation du prêtre, je montai cette fois à la chapelle. Toutefois la prière eut lieu sans incident notable : celle-ci terminée, on entonna les cantiques. J’écoutai, mais à part quelques notes d’un timbre un peu cuivré, à part trois ou quatre éclats de voix étrangers à tous les diapasons connus, rien ne trahit chez l’abbé le trop plein des émotions du dîner.


CHAPITRE VIII.


Cependant les jugements des conseils de guerre suivaient leur cours. Tous les jours quelque nouvelle et rigoureuse condamnation venait jeter l’émoi parmi nous. Sur les quatre premières femmes jugées, d’eux avaient été condamnées à mort, deux à la déportation.

Ces résultats nous frappèrent de stupeur ; la plus grande consternation fit place au calme relatif où nous étions. Une circonstance imprévue vint encore ajouter au trouble des âmes déjà si fortement ébranlées.

Un matin, nous vîmes arriver aux Chantiers le commissaire civil C…, qui d’abord débuta par une fort longue leçon de morale à notre adresse. Tout à fait hors de propos dans l’état où nous nous trouvions, cet exorde aigre-doux n’était qu’un prétexte, ou plutôt qu’une précaution oratoire : au fond le commissaire venait nous annoncer notre prochain transfert à Clermont.

Ce fut un coup de foudre.

Certes, nous ne doutions pas que Versailles ne fût qu’une étape sur la route de l’exil ou de la détention et qu’il nous le faudrait quitter en même temps que l’espoir de rejoindre notre famille : mais toutes étaient loin de penser que ce moment fût si proche, et dans tous les cas, qu’aucun transfert général dût avoir lieu avant jugement. Chacun se hâta d’écrire à ses parents, à ses amis. Le lendemain la cour était pleine d’une population persuadée qu’elle venait recevoir les adieux des malheureuses prisonnières… C’était une fausse alerte. Le jour d’après, on vint nous dire en riant qu’il était seulement question d’expédier les femmes vingt par vingt…

Ainsi l’on se jouait de notre situation : elle était si plaisante ! — Une fausse alerte, hein ! s’était dit quelqu’un ; si nous leur donnions une fausse alerte ! Quelle bonne farce ! les parents accourront, on pleurera, on s’encouragera, ce sera drôle… D’autant plus drôle, que de la farce il restera quelque chose : les vingt en balance d’expédition, sans autre étiquette !

En effet, la plus douloureuse anxiété planait sur toutes : chacune redoutait que parmi les noms appelés ne se trouvât le sien, et craignait de n’être plus aux Chantiers dans les vingt-quatre heures. Les visites que nous recevions facilement de Paris nous retenaient au Grenier.

Le premier appel eut lieu 10 minutes avant le départ, et pour comble au milieu de la nuit. Ce qu’en de telles circonstances ce départ avait de poignant ne se peut exprimer. Nous nous étions comme habituées l’une à l’autre dans ce Grenier, où, quoi qu’il eût de triste, on jouissait d’une certaine indépendance ; et voilà que tout d’un coup il fallait changer de prison sans avoir été jugées !

La raison de l’évacuation des Chantiers, était simplement qu’on allait en renouveler la population.

De fait, après deux autres convois pour les Centrales, composés comme le premier de vingt prisonnières chacun, on vit arriver 300 femmes extraites de Saint-Lazare.

Escortées d’une double haie d’agents en civil elles firent leur entrée dans la cour au milieu de l’étonnement et de la curiosité générales. Assez, bien mises pour la plupart, les nouvelles venues étaient propres. Leur toilette était soignée, leur teint blanc, tout en elles enfin tranchait tellement sur l’aspect hétéroclite et misérable des détenues de Versailles, qu’elles en restèrent toutes saisies. La vue de nos visages brunis par le soleil et de nos mains quasi-noires les frappa douloureusement, et c’est avec des larmes dans les yeux qu’elles entrèrent à leur tour au Grenier.

Les sbires de la rue de Jérusalem eux-mêmes ne cachaient pas leur étonnement. Mais ce qui dominait en eux c’était moins la surprise qu’un certain sentiment de malaise. En effet, sous les regards de tout ce monde féminin, leur contenance n’était rien moins qu’assurée : c’est que Beaucoup d’entre eux craignaient d’être reconnus, comme de fait plusieurs le furent sans ménagement. — « Tiens ! exclamait une voix, M. B., l’habitué du petit café X…, il est donc de la police à présent ! » ou bien : « Mais je ne me trompe pas, c’est bien M. P. que je vois, Tiens ! il en est donc aussi lui ! » Et dire que nous nous demandions jadis de quoi tous ces gens-là vivaient.

Évidemment les malheureux auraient voulu s’en aller. Ils s’en allèrent en effet ; on les congédia dès que toutes les Saint-Lazariennes furent internées ; non toutefois sans leur avoir payé leur course d’une pièce de deux francs par tête. Or ils n’étaient guère moins d’un cent. Deux cents francs pour escorter trois cents femmes en chemin de fer, ce n’est vraiment pas trop.

Émues à notre aspect en entrant dans la cour, les nouvelles venues le furent bien davantage quand elles se virent au Grenier. J’ignore ce que sont à St-Lazare et le régime pénitenciaire et la distribution des cellules : mais s’il en faut juger par l’énergique répulsion que manifesta la nouvelle colonie à la vue de notre taudis — désormais le leur, — assurément les Chantiers restent profondément au-dessous.

Si les détenues sont relativement moins libres à Saint-Lazare, il est certain qu’elles y disposent au moins d’un lit par tête et de moyens d’hygiène absolument inconnus à l’ex-Grenier d’abondance de Versailles. Sans doute aussi la discipline y est autre, car on pouvait constater chez les dernières venues le plus curieux silence, en même temps qu’une grande déférence envers les visiteurs importants. Bien que rien dans le tempérament de ces dames ne fût moins ordinaire, cette allure contrastait singulièrement avec les mœurs bruyantes, franches, et quelque peu révolutionnaires des Chantiers ; au point que durant quelque temps les nouvelles et les anciennes semblaient former deux camps tout à fait distincts. Cependant, peu à peu, par la force des choses et l’entière parité de situation, on en vint à confondre ses regrets, ses craintes, ses espérances.

Deux mois s’étaient écoulés depuis mon arrestation, et j’ignorais toujours quand devait avoir lieu mon jugement. La prévention m’inquiétait de plus en plus, car du train qu’entre les mains du capitaine B… marchait l’instruction des causes, il était presque impossible d’en prévoir le terme, d’autant plus que ce nouveau contingent de 300 prévenues venait encore accroître le travail courant.

Heureusement cette circonstance vint nous servir : un juge adjoint fut délégué près du capitaine, qui se piqua d’émulation devant son collègue, et par eux en quelques semaines toutes les femmes furent interrogées et les dossiers enfin mis au rôle.

Il avait été du reste sérieusement arrêté qu’à jour fixe et dans un délai peu éloigné toutes les femmes quitteraient les Chantiers pour faire place aux hommes.

Enfin l’heure approchait de comparaître devant le conseil de guerre. J’en éprouvai un grand soulagement, car il me répugnait beaucoup d’être envoyée en Centrale ; puis c’était la fin, et quelle qu’elle dût être, je la préférais à l’ignorance énervante du lendemain où nous étions depuis si longtemps.

Au dernier interrogatoire que j’eus à subir du capitaine B…, celui-ci me donna lecture du texte définitif de l’acte d’accusation. Sur de nouveaux renseignements recueillis par les commissaires du quartier M… et D… (l’ancien n’était plus en fonctions), le chef d’avoir, armée d’un fusil, commandé une barricade, avait été abandonné ; restait ma présence aux clubs et les discours plus ou moins véridiques y prononcés par moi. N’ayant pas à me défendre sur ce point, je signai l’acte sans hésitation. — Quelques jours après, nous étions, une douzaine de mes compagnes et moi, envoyées au lieu dit : la Correction de Versailles, rue de Paris, ou déjà nous avaient précédées nombre de co-détenues. Je l’avoue, en entrant dans cette maison de condamnées pour vol et vagabondage, une pénible émotion me saisit. Certes, la part de responsabilité incombant à nos institutions est grande dans la faute de ces malheureuses, mais il me sembla qu’en nous imposant ce nouveau contact on ne cherchait qu’à nous compromettre encore.

Sachant que Louise Michel était à la Correction, ainsi que plusieurs autres femmes, je demandai pourquoi on ne nous mettait pas ensemble comme aux Chantiers. Une jeune religieuse me répondit qu’on avait « l’ordre exprès de ne point laisser communiquer la fille Michel et la femme Hardouin. »

Louise était précisément dans un atelier qu’on pouvait apercevoir de l’endroit où nous étions par la grille du jardin qui nous séparait. Apprenant ma présence et mon désir de me rapprocher d’elle, Louise m’appela ; je courus à elle malgré la religieuse qui me suivait et pus lui donner la main à travers la grille. — Ne pleurez pas, me dit-elle affectueusement ; nous irons ensemble à la Nouvelle-Calédonie[7], où nous planterons le drapeau rouge, et là nous nous ferons les éducatrices des enfants de la Déportation. »

Singulière perspective, et qui dit bien le caractère de cette excellente fille, enthousiaste jusque dans le malheur.

Cependant je ne pus m’empêcher de sourire à sa proposition. Ne pensant point avoir mérité l’honneur un peu dur d’être déportée, je le lui dis en me séparant d’elle sur l’ordre de la sœur.

Je n’avais point connu Louise Michel à Paris. Aux Chantiers quelques heures suffirent pour faire de nous deux amies.

Une esquisse à larges traits de cette autre Pauline Roland intéressera, croyons-nous, le lecteur.

Le fond de cette âme d’élite est une générosité sans bornes, un détachement des choses qui la touchent, allant jusqu’à l’oubli du moi. Bonne autant qu’on peut l’être, elle s’est fait pour ainsi dire une atmosphère d’abnégation ; elle y respire et s’y meut avec aisance et force, toute sa vie est là, ne pouvoir se dévouer la tuerait ; il lui faut des êtres à chérir, des courages à relever, une confiance enfin que rien n’altère et qui prouve l’exquise droiture de son cœur. On l’aime sans le vouloir, parce qu’elle aime sans compter. Son influence vient surtout de ce qu’elle n’en croit pas avoir et qu’elle se moque d’ailleurs d’en acquérir. Ne donnant rien à la gloire, elle est sans ambition propre : ce qu’elle veut, elle ne le veut que pour le peuple et par lui, sachant bien qu’il ne saura définitivement conserver son œuvre que s’il l’a fondée seul, défendue et scellée de son sang.

Sa foi dans la Révolution est sans bornes : mais cette croyance procède, en elle, beaucoup plus de principes strictement définis que d’un irrésistible besoin de justice. Ses aspirations sont plutôt idéales que pratiques dans le sens habituel du mot. Louise Michel, en effet, partage avec son sexe le pur sentiment du juste, et comme une intuition des solutions du problème social : mais on ne saurait affirmer qu’elle en possède exactement les moyens d’appréciation, les éléments de critique. Il lui suffit d’ailleurs d’être une affirmation vivante dans la Révolution, de croire à sa nécessité et de combattre pour son triomphe. Sa mère est pour elle l’objet d’un amour et d’une vénération rares ; et l’on peut dire que cet amour égale dans son cœur celui qu’elle a voué depuis si longtemps à l’humanité.

Une grande indulgence pour les faibles, en même temps qu’un grand courage : une dignité calme, des gestes lents, un langage imagé, quelque peu sombre, tel est enfin le fond de ce tempérament énergiquement sympathique.

Louise Michel est poëte. Inspirée parfois, sa muse irrégulière a des tons un peu farouches ; elle cherche d’ailleurs moins à chanter qu’à peindre, elle a moins le rhythme que la couleur. Son vers, un peu négligé, a de l’ampleur et du souffle ; on n’y sent point l’effort, ni un respect exagéré des lois de la prosodie. Riche de métaphores, elle manque cependant de mots et surmène un peu l’adjectif. Son mètre favori est l’alexandrin en stances de quatre. L’allure un peu traînante et cadencée de cette mesure se prête mieux que toute autre à l’expression de ses sentiments où la tristesse et le vague dominent. Toutefois elle aborde aussi l’ode, et pour la vivacité propre à l’enthousiasme aucun rhythme n’offre les ressources de l’hexamètre : c’est naturellement celui-ci qu’elle adopte.

Nature puissamment attractive, rares étaient celles qui résistaient au prestige de Louise Michel. Les sœurs elles-mêmes le subissaient à leur insu. « J’espère, leur disait-elle en souriant, vous rendre bientôt communeuses et vous emmener à la Calédonie. » Celles-ci se mordaient les lèvres et ne disaient pas non. La preuve qu’elles l’aimaient, c’est qu’en dépit de l’ordre exprès de ne point nous laisser ensemble, Louise venait librement dans ma cellule, encor bien que les sœurs en eussent la clef.

Huit jours se passèrent ainsi. Le calme renaissait un peu en moi, j’envisageais l’avenir sous un jour moins triste. Pourtant cette maison de correction, avec ses hauts murs et ses grilles me serrait le cœur. Le dirai-je ! sous ce contrôle glacé des sœurs, dans ce silence de sacristie troublé seulement par leurs prières chuchotées et leurs pas traînant sur les dalles, je me pris à regretter la liberté relative des Chantiers, leur tohu-bohu, le soleil et ses ardeurs. Ici tout était froid, sombre, religieusement monotone, et, pour tout dire, mortellement ennuyeux.

Le neuvième jour, une sœur vint me dire que mon fils et mon mari m’attendaient au parloir… mais qu’il ne m’était point permis de les voir. — « Comment ! point permis ? Pourquoi ? — Ils ne sont munis que d’un permis de la Prévôté. » — « Eh bien ! » — « Il leur faut aussi celui des Chantiers. » — « Et pour cette formalité vous m’empêcheriez de les voir ! » — « L’ordre est formel, nous ne pouvons pas. »

Je priai, j’implorai les sœurs : elles furent inflexibles. Ni ma douleur, ni les paroles plus dures que je leur adressai ne purent les émouvoir. Ces femmes de Dieu, qui méprisent assez l’humanité pour s’en détacher vivantes, ne peuvent comprendre qu’on ait au cœur autre chose que ce qu’elles nomment une céleste flamme.

Étisie de l’âme ou candeur du fanatisme, l’une d’elles, qui n’avait pas vingt-cinq ans, vint me dire étonnée : « Comment pouvez-vous aimer un homme, prendre un mari ! Moi, je leur porte chaque jour à manger, et plus je les vois, plus je les trouve affreux ! Il est bon, fit-elle après une pause, d’aimer assez le bon Dieu, pour n’avoir pas à craindre leurs regards… »

Pauvres fleurs desséchées de mysticisme qui vous imaginez vivre en un Dieu réprouvant l’homicide, et qui condamnez votre existence au suicide à petit feu, comprenez donc une fois pour toutes l’unique et seule raison des êtres, et donnez des enfants à la terre qui vous donna père et mère.

Autre désagrément de la Correction ! nous y recevions nos lettres toujours en retard de quatre ou cinq jours, tandis qu’aux Chantiers elles nous arrivaient régulièrement ; il en résultait pour les prévenues les plus grands inconvénients.

Au bout de quelques jours il me fut enfin permis de voir mon mari, en règle cette fois. Les deux permissions de la Prévôté et du capitaine instructeur lui permettaient enfin de me parler… à travers une double grille qu’un espace d’un mètre séparait, et sous l’oreille discrète d’une religieuse recueillant religieusement mes paroles. Je priai mon mari de m’envoyer Me André Rousselle, qui, en sa qualité de défenseur, aurait peut-être le droit de communiquer avec l’accusée. L’arrêt de comparution devant le conseil de guerre venait d’ailleurs de m’être remis : c’était pour le 8 octobre. Nous étions au 29 septembre.

Après avoir pris connaissance de mon dossier, dont il crut devoir faire insérer un extrait dans le Radical du 8 novembre, à l’effet, sans doute, d’offrir au public un spécimen des rapports policiers, Me André Rousselle vint me trouver. — « Dans toute votre affaire, me dit-il, comme d’ailleurs dans la plupart de celles concernant les femmes, il n’y a point l’ombre d’un délit sérieux : vous serez acquittée. » J’en acceptai l’assurance de cet homme plein d’affabilité, et lui remis une lettre pour ma famille.

Enfin, j’allais être jugée.

On était au 5 octobre : le 8 il nous faudrait comparaître devant le 4e Conseil de guerre.

Ces trois jours nous parurent longs.

Enfin plusieurs soldats d’escorte nous furent envoyés, qui nous y menèrent, mes deux compagnes et moi.

Le 4e Conseil de guerre siégeait aux grandes écuries. Une baraque en planches improvisée en salle d’attente nous reçut, et nous garda durant 2 heures…, au bout desquelles on vint nous dire que l’audience était remise à plus tard, les témoins à charge n’ayant pas, par oubli, été assignés !…

On le voit, l’ordre et la régularité ne pouvaient être mieux observés… On avait oublié les témoins à charge : donc on nous renvoyait à quinzaine : c’était tout simple, si simple que je m’étonne encore qu’on ne nous ait point remis à un mois ; ce qui n’aurait fait après tout que quatre mois de prévention dans les conditions qu’on sait.

Cependant Me A. Rousselle jugea l’incident d’un œil moins bénévole. Faire payer l’erreur d’un greffier par 8 jours de détention à des femmes depuis si longtemps détenues, lui parut le comble de l’arbitraire, et c’est par des paroles vraiment indignées qu’il fustigea publiquement ces procédés d’une justice trop fantaisiste. Il fut applaudi des curieux qui se trouvaient dans la salle, mais cela n’empêcha point les soldats de nous ramener, baïonnette au fusil, à la Correction.

Les jours qui suivirent furent bien tristes pour nous. On n’avait pas jugé nécessaire de nous dire à quelle date fixe et définitive on entendait procéder à notre jugement, de sorte que de nouveau saisies d’inquiétude, nous nous demandions s’il ne faudrait pas passer autant de jours à la Correction qu’on nous en avait infligés aux Chantiers.

Enfin le 17 octobre, douze jours après, nous eûmes, madame Lenz et moi, le suprême soulagement de nous entendre acquitter.

Voici d’ailleurs l’extrait du jugement rendu, tel que le publièrent plusieurs journaux :

4e CONSEIL DE GUERRE

Audience du 17 octobre.
PRÉSIDENCE DE M. LE COLONEL BOISDENEMETZ

Paul de Blois, avocat du Gouvernement lit l’accusation ci-dessous :

« Tout le monde aux Batignolles connaît madame Hardouin comme une épouvantable créature de la Commune, qui n’inspire qu’horreur et dégoût, oubliant ses devoirs d’épouse et de mère, allant au club tous les soirs, prêchant des doctrines communistes si agréables à ceux qui ne possèdent rien, applaudissant aux défaites de l’armée Versailles, et disant que la Commune devait brûler Paris plutôt que de le laisser prendre. »

Bref, le rapport conclut à la mise en jugement de Mme Hardouin.

Délits prévus par les articles 293 et 261 du code pénal.

Me André Rousselle présente la défense de Mme Hardouin en ces termes :

« Je ne parle, dit-il, que parce que dans le public des accusations se sont produites. Qu’y a-t-il au fond de cette affaire ? Des bavardages de quartier, de voisins à voisins. C’est au point qu’un honorable député, en voyant le dossier, aurait eu cette idée fixe qu’il devait y avoir erreur sur l’identité de la prévenue. Comment les bruits ont-ils pris naissance ? Mme Hardouin a eu le tort d’aller au club. De là scandale. Elle y était allée 2 fois : huit jours après, elle était représentée comme y passant toutes ses soirées. »

« Tous les témoins, même à charge (puisque, Messieurs, vous n’avez même pas trouvé nécessaire d’entendre ceux à décharge), viennent déposer que Mme Hardouin est une excellente mère de famille, une institutrice dévouée, victime de quelque méchante haine. Vous ne pourriez, Messieurs les jurés, condamner l’accusée, car nous n’avons entendu sur son compte que des accusations sur des on dit, et comme pour parler il faut exister et par conséquent avoir un nom, le Conseil ne peut que renvoyer dès ce soir, cette épouse à l’époux qui l’attend là, dans cette salle, en proie à la plus atroce douleur, et à son fils qui n’a pas eu la force d’y rester, séparé de sa mère pour la première fois depuis 19 ans qu’il est au monde.

« Non-seulement elle est réclamée par deux honorables députés de son pays (la Touraine), mais par le maire et son conseil du village où elle est née, où elle s’est mariée et où sa mère et sa famille résident. Un grand nombre de commerçants, de propriétaires et de parents qui lui ont confié leurs enfants ont affirmé l’estime qu’ils lui portent et par leur présence ici et par les pétitions qu’ils ont signées en sa faveur. Mme Hardouin ira reprendre la mission qu’elle s’est donnée dès l’âge de 20 ans, et j’ai la certitude qu’elle saura toujours y porter la tête haute. »

Le conseil après une courte délibération m’acquitta à l’unanimité.

Je rentrai le soir dans ma famille, et dès le lendemain je repris la classe de laquelle on m’avait si impitoyablement arrachée, heureuse d’y revoir les enfants toujours vrais en leurs affections, fêter le retour de celle qui les avait tant pleurées.


RÉSUMÉ




Donc, les mitraillades sommaires, les fusillades avec ou sans jugement, les pontons, les transportations n’ont point suffi. Le sang des hommes ayant coulé par ruisseaux n’était rien. Bien que les survivants allassent périr de fièvre à Noukahiva, les hommes ce n’était pas assez. Il fallait encore au minotaure de la réaction des femmes par centaines. Il les lui fallait ravies au foyer, traînées par les routes, jetées dans les prisons. Quelques-unes venaient d’être mères, d’autres allaient le devenir : rien n’arrêta les vainqueurs, la cellule s’improvisa berceau de nouveau-né…

Le crime de la plupart de ces femmes était de n’avoir pas livré leur fils ou leur époux, d’avoir partagé la foi des leurs, de s’être montrées républicaines. Enfin Saint-Lazare fut leur première station, puis vinrent les Chantiers, puis les Centrales, Clermont, Auberive, puis la déportation dans l’Océanie.

Livrer ainsi les femmes et les enfants aux fureurs de parti, cela ne s’était point vu depuis la Saint-Barthélemy, et les boucheries des Cévennes, ces holocaustes religieux. Alors on invoquait la gloire de Dieu. Dieu ! c’est-à-dire la raison d’État, l’intérêt du roi, des grands et du clergé. Aujourd’hui, c’est le péril social. Le péril social ! entendez-vous, que l’hécatombe de mai, que la dispersion des familles a dû certainement conjurer ; car la revendication du peuple est sans doute ensevelie dans le dernier des trous creusés aux Buttes Chaumont.

Aussi l’ordre est-il rétabli, le gouvernement moins éphémère, le pays plus florissant et plus assuré de paix. Enfin les grands problèmes sociaux que soulève la vie du peuple, résolus ou bien prêts de l’être. N’est-ce pas ?

Qu’on jette un regard impartial sur la marche économique et politique du pays, de la France, depuis 1871, et l’on aura la réponse.

On a libéré le territoire, soit ? mais un gouvernement populaire et viril l’aurait également délivré, à meilleur compte et plus vite, et nous n’en serions pas à recevoir sans protester les insolents rappels à l’ordre de M. de Bismarck, à la moindre velléité d’organisation démocratique ; nous n’en serions pas surtout — conséquence de l’établissement d’un régime sans caractère et sans nom, — à ne compter aucun allié sérieux en Europe.

A-t-on compté ce que le système du provisoire indéfini et du calme dit moral a coûté à la France ? L’accroissement sans fin des budgets alimentés à force d’impôts tellement) iniques qu’ils en deviennent infructueux, va frapper dans leurs sources vives le commerce et l’industrie qui demandent grâce. Des lois fiscales insensées ouvrent à nos ennemis les marchés intérieurs, ils en expulsent les produits nationaux ; et pour peu que le système se prolonge, nous verrons bientôt disparaître la seule supériorité que n’ait encore pu nous enlever le vainqueur, celle de la production et des exportations.

Il ne suffit pas de faire la guerre et d’étouffer sous le crépitement des mitrailleuses la voix d’un peuple réclamant ses droits pour que les paisibles, les honnêtes, les bons citoyens comme on veut nous définir en nous classant, n’aient plus qu’à labourer, fabriquer, échanger en toute assurance. La sécurité du lendemain, cela ne se fonde pas à coups de fusil ni à coups d’État parlementaires. Il faut autre chose. La crise économique et financière, depuis les répressions, s’est accrue au point de vous amener à la reconnaître publiquement en plein Tribunal de commerce. Les chômages, faillites, fermetures d’usines, d’ateliers et de magasins, toutes ces calamités sociales, l’exécution de cinquante mille hommes ne l’a point prévenue.

Si, comme vous le dites, vous avez rétabli l’ordre, comment n’avez-vous pas reconquis la confiance, et son signe le plus évident, la reprise du travail, qui crée les affaires ?

C’est que le remède n’est pas plus dans l’état de siége à perpétuité, dans les chasses aux portefeuilles et la brigue des prétendants que dans l’oppression de la presse et la poursuite des républicains.

Non ! transformer le soldat en juge, l’investir de la puissance des lois, faire de l’équivoque politique et de l’embastillement des villes un état de choses indéfini, faire appel à tout propos à la brutale intervention des armes, ce n’est point protéger, c’est encore moins sauver la société. C’est introduire le dogme de la force dans la Constitution et légitimer dans l’avenir tous les succès des coups d’État, tous les rapts de la conquête.

Est-ce bien là ce que veulent les conservateurs ? Non, sans doute. Et cependant c’est là le sort que nous aurions à craindre, si devant la Prusse formidable et l’Europe entière armée pour de nouvelles conflagrations, les partis en France ne font une fois trêve à leur acharnement contre le mouvement social du prolétariat, si tout n’est pas sacrifié aux intérêts de caste et de dynastie.

La République démocratique peut seule désormais tenir tête aux coalitions étrangères, seule imposer la paix en Europe par le spectacle de sa force intérieure. L’oublier, c’est courir à la plus terrible des chutes, l’effacement politique de la France dans le concert européen, et sa dissolution intérieure par la guerre sociale.

Mais la République est vivace ; elle a poussé depuis neuf ans dans le sol français des racines profondes. Maintenant que les partis monarchiques sont éliminés ou réduits à l’impuissance, le gouvernement fort qu’elle possède aujourd’hui saura comprendre, espérons-le pour lui, que l’heure est venue de supprimer définitivement les vieux débris des institutions monarchiques, et de lancer à pleine volée la France démocratique dans la voie de la Liberté.

Il songera que tous les travailleurs attendent de lui, avec une légitime impatience, les réformes sociales que n’aurait pu jamais leur donner nulle monarchie, sans mentir à son principe et sans péril pour elle-même.

Il barrera résolument la route à quiconque tenterait un retour impossible vers le passé.

Et s’il n’était point assez avisé pour comprendre sa tâche, assez hardi pour l’accomplir, le peuple, lui, est assez fort pour se substituer à des mandataires impuissants et pour se sauver lui-même.


FIN
NOTE DE LA PAGE 73

(1) Au milieu des femmes arrêtées comme ayant participé aux actes de la Commune se trouvait une comtesse du faubourg St Germain.

Cette dame eut beau dire qu’elle avait été arrêtée à sa porte en allant rendre visite à l’une de ses amies, elle demeura pendant quelques semaines prisonnière de l’armée de Versailles et du gouvernement de M. Thiers.

Mais un jour un député de haute noblesse, examinant curieusement les détenues aux Chantiers, aperçut la comtesse X. qu’il avait connue dans le monde. « Quoi ! s’écria-t-il est-ce possible ? vous, Mme la comtesse, ici ? »

« Oui moi-même, mon cher ami, qu’en pensez vous ? »

Le surlendemain la noble dame rentrait dans son appartement. Cependant, combien d’autres était dans le même cas ? Des 400 prisonnières le quart au moins étaient sans dossier. Il y avait là depuis 3 mois une mère de quatre enfants qui n’avait pas sa raison. Elle criait ou priait jour et nuit. Appelant à son secours alternativement la Reine du ciel et son fils, criant : « Au feu ou à l’assassin. » Sa faible tête avait été bouleversée à la vue des incendies : elle s’était sauvée dans la rue, courant au hasard, éperdue, laissant ses enfants à sa mère et à son mari. Acte qui dénotait déjà l’égarement de son cerveau ! Jamais une mère qui possède sa lucidité d’esprit n’abandonne ses enfants dans le danger, fût ce pour les confier à leur père.

Une autre prisonnière était la femme d’un brave docteur qui avait donné tous ses soins aux blessés fédérés. Mme X. avait été arrêtée en même temps que son mari. Traînée à St-Lazare puis aux Chantiers, et enfin à l’ambulance de Satory, à peine âgée de 30 ans, elle en sortit, laissant là sa santé et son bonheur, éternellement troublés par cette atroce torture de plusieurs mois.

Je pourrais citer de nombreux exemples de ce genre ; mais le lecteur connaît ces choses, et d’ailleurs dans une publication prochaine je me propose de raconter l’histoire de quelques héroïnes de la détention de 1871.


Paris. — Typ. Collombon et Brûlé, rue de l’Abbaye, 22.

Une erreur typographique nous oblige à renvoyer ici quelques pages omises à la fin du Chapitre II, page 27.


L’Orangerie, transformée en lieu de détention, était depuis deux mois habitée par les prisonniers de l’armée fédérée.

Le bâtiment était divisé en trois parties.

Au centre, dans la rotonde, étaient les officiers de tous les grades auxquels on avait dévolu, pour literie, deux bottes de paille pour trois. Dans l’aile droite, vaste salle rectangulaire, on avait entassé les simples soldats de la Commune. Tous étaient tête nue. Qu’étaient devenus leurs képis et leurs chapeaux ? L’aile gauche était réservée aux prisonniers dits : « intéressants, » pouvant espérer promptement, une ordonnance de non-lieu. En petit nombre étaient ceux-là !

Pour nous, femmes, on nous désigna la rotonde, en attendant qu’on eût décidé où nous envoyer. À notre arrivée, les deux ou trois cents fédérés galonnés s’empressèrent autour de nous pour avoir des nouvelles de Paris. Depuis deux mois que, couchés dans cette paille, ils vivaient séparés de la société, on comprend avec quel empressement ils recueillaient les quelques nouvelles que nous pouvions leur donner.

Quelques-uns croyaient déjà à une amnistie ; d’autres, plus au fait de la politique, attendaient la prison, l’exil, même la mort. Si ce n’eût été le singulier tapis qui couvrait la salle, on eût pu se croire en pleine réunion publique, à l’heure où quelque dépêche du Champ de bataille tenait les assistants en émoi.

L’heure du dîner arriva. Et c’est là que je vis l’application de ce beau précepte : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fît. » Les privilégiés, c’est-à-dire ceux qui recevaient des douceurs de leur famille, partageaient avec ceux qui n’avaient pour nourriture que du pain noir et de la viande de conserve, encore faisait-on le bouillon avec cette viande. Presque toujours l’offre précédait la demande. J’admirai cet esprit de solidarité, et si quelque chose me consola, ce fut le spectacle de ces hommes, jeunes et vieux, fraternisant et se partageant avec joie tout ce qu’ils possédaient. Plusieurs nous invitèrent à partager leur bouillon, ce que nous acceptâmes de grand cœur, et, bien que le consommé fût fait de viandes peu savoureuses et servi dans des boîtes en fer, nous le trouvâmes délicieux.

Je finissais à peine, quand un officier blond filasse, au nez bien rouge, portant un tas de dossiers sous le bras, appela « la femme Hardouin ». Je me levai. Il lut à haute voix ma peu méritée accusation de bravoure.

Cette nomenclature de mes forfaits épuisée, le soldat greffier m’envoya cette galante apostrophe :

« — En voilà du propre, en voilà des exploits ! À bientôt pour la Nouvelle-Calédonie ! »

Puis il procéda de même pour quatre de mes compagnes, sauf pourtant la conclusion. Quant à la cinquième, qui n’avait aucun dossier, il était bien embarrassé pour la caser. Mme W… pleurait ; elle ne comprenait pas qu’un acte d’humanité pût constituer un crime. Et quand on lui annonça qu’il fallait se séparer de son fils, elle tomba dans mes bras.

Quelques-uns des prisonniers me connaissaient. Un médecin. M. R…, me tendit la main ; plusieurs me félicitèrent, prenant au sérieux ce que le greffier avait dit de ma bravoure.

Un officier supérieur fit son entrée dans la rotonde. Aussitôt le porte-dossiers, pensant sans doute qu’un peu de zèle le poserait devant son chef, cria :

« — La femme Hardouin ! l’institutrice ; encore une institutrice, mais c’est affreux ! Et dire qu’elle dirigeait les mitrailleuses ! »

Puis, brusquement :

« — Qu’avez-vous fait de votre chassepot ? »

À cette provocation, je ne fut pas maîtresse de moi, et, le regardant en face, je criai : Vive la République ! C’était, pour lui, la réponse la plus désagréable.

— La malheureuse ! dit une voix derrière moi, on va la conduire à la fosse aux Lions.

Le docteur R… m’expliqua que la fosse aux Lions était une cave où étaient Louise Michel, Mme Millière et quelques autres.

— Je crois, ajouta-t-il, qu’on vous mènera plutôt aux Chantiers. Mais, madame, soyez prudente[8].

J’attendis avec calme la délibération du jury militaire qui se tenait au rez-de-chaussée. On nous fit descendre.

Encore une fois on nous demanda nos noms, etc.

Voyant là du papier et de l’encre, je demandai à écrire à mon mari, et je demandai quelle adresse je devais lui donner.

— Les Chantiers, à Versailles, me dit l’un des officiers ; c’est là que vous irez dormir ce soir.

Cette dernière lettre, que le bureau se chargea de faire parvenir, arriva enfin à son adresse.

On donna l’ordre aux gendarmes de nous conduire au Grenier-d’Abondance, prison des Chantiers. Les gendarmes étaient six, nous étions cinq femmes, nous entendîmes l’officier factotum donner l’ordre de mettre une cartouche dans les fusils.

Nous dûmes reprendre le chemin que nous venions de parcourir, car les Chantiers touchent la gare où nous avions débarqué. Pourquoi nous avait-on menées à l’Orangerie ?


Paris. — Typ. Collombon et Brûle, rue de l’Abbaye, 22.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Comment je fus arrêtée. — L’aménité d’un commissaire. — Mon dossier. — Au poste de la rue des Moines. — Entre deux haies — Bravoure de la force. — Un colonel légiste. — Encore mon dossier. — L’habit ne fait pas l’agent. — Au palais de l’Industrie. — La dame Espagnole. — Socialisme et libre examen. — Portrait moral — Un brave garçon. 
 1
L’appel. — Les innocents seront jugés. — Tristes scènes. — En route. — Les wagons réservés — Épisodes Versaillais — L’éducation du monde comme il faut. — La femme qui rit. — À l’Orangerie. — Le repos des fédérés — Philosophie et fraternité. — L’amusement d’un guerrier. — La fosse aux Lions. — Vive la République ! 
 18
La cour et l’aspect du Chantier. — Celles que les purs de la presse baptisaient mégères. — Les enfants : le jeu du fusillé ! — Les sculpteurs. — Au Grenier : 400 femmes et 150 enfants. — Agglomération, douleur physique et douleur morale. — Simples réflexions. — Jusques à quand ?… — Entrevue. Spécimen d’arrestation. — Régime alimentaire. — Morale et conséquences du régime. 
 28
Le directeur et son second. — Droit de vie et de mort. — Le courrier : Distribution des lettres. — Réalisme et psychologie. — Un vaguemestre comme on en voit peu. — Je deviens secrétaire. — Les nuits au chantier. — Convoi nocturne. — Scènes navrantes — Comment la consigne capitule. 
 46
Les agglomérations. — Indifférence ou parti pris. — La thérapeutique d’un major. — Les médecins fédérés : science et modestie. — Les sages-femmes aux chantiers. — La morale humaine. — Les geôliers de l’ordre moral. — Naissance au Grenier. — Le supplice du poteau. — Exploits d’un Corse. — Pour une lettre. — L’incarcérée de Versailles. — À toi Figaro. 
 59
Comment on rétablit l’ordre. — Une mesure sans nom — La nouvelle constatation. — Trop de zèle. — Le journal introuvable. — À propos de l’Internationale. — Simple question de justice et de droit. — L’activité d’un juge instucteur militaire. — Une bonne note du susdit. — Interprétation libre et mensongère. 
 74
Œuvre de l’ignorance. — Cartomancie. — Les réussites. — Oblitérations du cerveau féminin. — Appel de notre hérétique. — L’école aux Chantiers. — Un ordre tardif — Ranvier fils : dialogue où M. le capitaine se fâche qu’on l’appelle citoyen. — La phase édifiante. — Une mission et sa mère. — La parole d’un enfant : pendant au petit fusillé de Victor Hugo. — Politique de prêtre. — Les petits barricadiers. — C’est la faute à Voltaire. 
 89
 115
  
 134
  1. Tout récemment condamné pour vol, à deux ans de prison.
  2. Cette dame, qui habite la rue St Antoine, est allée depuis remercier le docteur chez lui. Elle l’a trouvé entouré de sept jeunes enfants.
  3. Voir la note à la fin du volume1.
  4. Loi contre l’Internationale.
  5. Le résultat de l’entretien fut qu’à mon dossier la note un peu fantaisiste qui suit s’ajouta comme par hasard : « Elle prêchait les doctrines communalistes, si agréables à ceux qui ne possèdent rien. »
  6. L’abbé, n’ayant du prêtre que l’habit, ne pouvait ni officier ni confesser. Un autre prêtre vint donc dire la messe et confesser.
  7. Désir que je ne partageais point.
  8. La fosse aux Lions était une cave d’où les prisonnières avaient été retirées depuis quelques jours.