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La Guzla/Texte entier

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Levrault (p. -257).



LA GUZLA,
OU CHOIX
DE POÉSIES ILLYRIQUES
RECUEILLIES
Dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie
et l’Herzegovine.
À PARIS,
Chez F. G. Levrault, rue de la Harpe, n.o 81 ;
Et rue des Juifs, n.o 33, à Strasbourg.
1827.


TABLE
DES MATIÈRES.


 vii
La belle Hélène, première partie 
 77
La belle Hélène, deuxième partie 
 83
 125
 169
 187
 189
Hadagny, première partie 
 233
Hadagny, deuxième partie 
 239


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PRÉFACE.


Quand je m’occupais à former le recueil dont on va lire aujourd’hui la traduction, je m’imaginais être à peu près le seul Français (car je l’étais alors) qui pût trouver quelque intérêt dans ces poëmes sans art, production d’un peuple sauvage ; aussi les publier était bien loin de ma pensée.

Depuis, remarquant le goût qui se répand tous les jours pour les ouvrages étrangers, et surtout pour ceux qui, par leurs formes mêmes, s’éloignent des chefs-d’œuvre que nous sommes habitués à admirer, je songeai à mon recueil de chansons illyriques. J’en fis quelques traductions pour mes amis, et c’est d’après leur avis que je me hasarde à faire un choix dans ma collection et à le soumettre au jugement du public.

Plus qu’un autre, peut-être, je pouvais faire cette traduction. J’ai habité fort jeune les provinces illyriques. Ma mère était une Morlaque[1] de Spalutro, et, pendant plusieurs années, j’ai parlé l’illyrique plus souvent que l’italien. Naturellement grand amateur de voyages, j’ai employé le temps que me laissaient quelques occupations, assez peu importantes, à bien connaître le pays que j’habitais ; aussi existe-t-il peu de villages, de montagnes, de vallons, depuis Trieste jusqu’à Raguse, que je n’aie visités. J’ai même fait d’assez longues excursions dans la Bosnie et l’Herzegovine, où la langue illyrique est conservée dans toute sa pureté, et j’y ai découvert quelques fragmens assez curieux d’anciennes poésies.

Maintenant je dois parler du choix que j’ai fait de la langue française pour cette traduction. Je suis Italien ; mais, depuis certains événemens qui sont survenus dans mon pays, j’habite la France, que j’ai toujours aimée et dont, pendant quelque temps, j’ai été citoyen. Mes amis sont Français ; je me suis habitué à considérer la France comme ma patrie. Je n’ai pas la prétention, ridicule à un étranger, d’écrire en français avec l’élégance d’un littérateur : cependant l’éducation que j’ai reçue et le long séjour que j’ai fait dans ce pays, m’ont mis à même d’écrire assez facilement, je crois, surtout une traduction dont le principal mérite, selon moi, est l’exactitude.

Je m’imagine que les provinces illyriques qui ont été long-temps sous le gouvernement français, sont assez bien connues pour qu’il soit inutile de faire précéder ce recueil d’une description géographique, politique, etc.

Je dirai seulement quelques mots des bardes slaves ou joueurs de guzla, comme on les appelle.

La plupart sont des vieillards fort pauvres, souvent en guenilles, qui courent les villes et les villages en chantant des romances et s’accompagnant avec une espèce de guitare, nommée guzla, qui n’a qu’une seule corde faite de crin. Les oisifs, et les Morlaques ont peu de goût pour le travail, les entourent, et quand la romance est finie, l’artiste attend son salaire de la générosité de ses auditeurs. Quelquefois, par une ruse adroite, il s’interrompt dans le moment le plus intéressant de son histoire, pour faire un appel à la générosité du public ; souvent même il fixe la somme pour laquelle il consentira à raconter le dénouement.

Ces gens ne sont pas les seuls qui chantent des ballades ; presque tous les Morlaques, jeunes ou vieux, s’en mêlent aussi : quelques-uns, en petit nombre, composent des vers (voyez la notice sur Maglanovich), qu’ils improvisent souvent. Leur manière de chanter est nazillarde, et les airs des ballades sont très-peu variés ; l’accompagnement de la guzla ne les relève pas beaucoup, et l’habitude de l’entendre peut seule rendre cette musique tolérable. À la fin de chaque vers, le chanteur pousse un grand cri ou plutôt un hurlement, semblable à celui d’un loup blessé. On entend ces cris de fort loin dans les montagnes, et il faut y être accoutumé pour penser qu’ils sortent d’une bouche humaine.


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NOTICE
sur Hyacinthe Maglanovich.


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Hyacinthe Maglanovich est le seul joueur de guzla que j’aie vu, qui fût aussi poëte ; car la plupart ne font que répéter d’anciennes chansons, ou tout au plus ne composent que des pastiches, en prenant vingt vers d’une ballade, autant d’une autre, et liant le tout au moyen de mauvais vers de leur façon.

Notre poëte est né à Zuonigrad, comme il le dit lui même dans sa ballade intitulée l’Aubépine de Veliko. Il était fils d’un cordonnier, et ses parens ne semblent pas s’être donné beaucoup de mal pour son éducation, car il ne sait ni lire ni écrire. À l’âge de huit ans il fut enlevé par des Tchingénehs ou Bohémiens. Ces gens le menèrent en Bosnie, où ils lui apprirent leurs tours et le convertirent sans peine à l’islamisme, qu’ils professent pour la plupart[2]. Un ayan ou maire de Livno le tira de leurs mains et le prit à son service, où il passa quelques années.

Il avait quinze ans, quand un moine catholique réussit à le convenir au christianisme, au risque de se faire empaler s’il était découvert ; car les Turcs n’encouragent point les travaux des missionnaires. Le jeune Hyacinthe n’eut pas de peine à se décider à quitter un maître assez dur, comme sont la plupart des Bosniaques ; mais, en se sauvant de sa maison, il voulut tirer vengeance de ses mauvais traitemens. Profitant d’une nuit orageuse, il sortit de Livno, emportant une pelisse et le sabre de son maître, avec quelques sequins qu’il put dérober. Le moine qui l’avait rebaptisé l’accompagna dans sa fuite, que peut-être il avait conseillée.

De Livno à Scign en Dalmatie il n’y a qu’une douzaine de lieues. Les fugitifs s’y trouvèrent bientôt sous la protection du gouvernement vénitien et à l’abri des poursuites de l’ayan. Ce fut dans cette ville que Maglanovich fit sa première chanson : il célébra sa fuite dans une ballade qui trouva quelques admirateurs et qui commença sa réputation[3].

Mais il était sans ressources d’ailleurs pour subsister, et la nature lui avait donné peu de goût pour le travail. Grâce à l’hospitalité morlaque, il vécut quelque temps de la charité des habitants des campagnes, payant son écot en chantant sur la guzla quelque vieille romance qu’il savait par cœur. Bientôt il en composa lui-même pour des mariages et des enterremens, et sut si bien se rendre nécessaire, qu’il n’y avait pas de bonne fête si Maglanovich et sa guzla n’en étaient pas.

Il vivait ainsi dans les environs de Scign, se souciant fort peu de ses parens, dont il ignore encore le destin, car il n’a jamais été à Zuonigrad depuis son enlèvement.

À vingt-cinq ans c’était un beau jeune homme, fort, adroit, bon chasseur et de plus poëte et musicien célèbre ; il était bien vu de tout le monde, et surtout des jeunes filles. Celle qu’il préférait se nommait Marie et était fille d’un riche Morlaque, nommé Zlarinovich. Il gagna facilement son affection et, suivant la coutume, il l’enleva. Il avait pour rival une espèce de seigneur du pays, nommé Uglian, lequel eut connaissance de l’enlèvement projeté. Dans les mœurs illyriennes l’amant dédaigné se console facilement et n’en fait pas plus mauvaise mine à son rival heureux ; mais cet Uglian s’avisa d’être jaloux et voulut mettre obstacle au bonheur de Maglanovich. La nuit de l’enlèvement, il parut accompagné de deux de ses domestiques, au moment où Marie était déjà montée sur un cheval et prête à suivre son amant. Uglian leur cria de s’arrêter d’une voix menaçante. Les deux rivaux étaient armés suivant l’usage. Maglanovich tira le premier et tua le seigneur Uglian. S’il avait eu une famille, elle aurait épousé sa querelle, et il n’aurait pas quitté le pays pour si peu de chose ; mais il était sans parens pour l’aider, et il restait seul exposé à la vengeance de toute la famille du mort. Il prit son parti promptement et s’enfuit avec sa femme dans les montagnes, où il s’associa avec des Heyduques[4].

Il vécut long-temps avec eux, et même il fut blessé au visage dans une escarmouche avec les Pandours[5]. Enfin, ayant gagné quelque argent d’une manière assez peu honnête, je crois, il quitta les montagnes, acheta des bestiaux et vint s’établir dans le Kotar avec sa femme et quelques enfans. Sa maison est près de Smocovich, sur le bord d’une petite rivière ou d’un torrent qui se jette dans le lac de Vrana. Sa femme et ses enfans s’occupent de leurs vaches et de leur petite ferme ; mais lui est toujours en voyage ; souvent il va voir ses anciens amis les Heyduques, sans toutefois prendre part à leur dangereux métier.

Je l’ai vu à Zara pour la première fois en 1816. Je parlais alors très-facilement l’illyrique, et je désirais beaucoup entendre un poëte en réputation. Mon ami, l’estimable voivode Nicolas ***, avait rencontre à Biograd, où il demeure, Hyacinthe Maglanovich, qu’il connaissait déjà, et sachant qu’il allait à Zara, il lui donna une lettre pour moi. Il me disait que, si je voulais tirer quelque chose du joueur de guzla, il fallait le faire boire ; car il ne se sentait inspiré que lorsqu’il était à peu près ivre.

Hyacinthe avait alors près de soixante ans. C’est un grand homme, vert et robuste pour son âge, les épaules larges et le cou remarquablement gros ; sa figure est prodigieusement basanée ; ses yeux sont petits et un peu relevés du coin ; son nez aquilin, assez enflammé par l’usage des liqueurs fortes, sa longue moustache blanche et ses gros sourcils noirs forment un ensemble que l’on oublie difficilement quand on l’a vu une fois. Ajoutez à cela une longue cicatrice qu’il porte sur le sourcil et sur une partie de la joue. Il est très-extraordinaire qu’il n’ait pas perdu l’œil en recevant cette blessure. Sa tête était rasée, suivant l’usage presque général, et il portait un bonnet d’agneau noir : ses vêtemens étaient assez vieux, mais encore très-propres.

En entrant dans ma chambre, il me donna la lettre du voivode et s’assit sans cérémonie. Quand j’eus fini de lire : vous parlez donc l’illyrique, me dit-il d’un air de doute assez méprisant. Je lui répondis sur-le-champ dans cette langue que l’entendais assez bien pour pouvoir apprécier ses chansons, qui m’avaient été extrêmement vantées. Bien, bien, dit-il ; mais j’ai faim et soif : je chanterai quand je serai rassasié. Nous dinâmes ensemble. Il me semblait qu’il avait jeûné quatre jours au moins, tant il mangeait avec avidité. Suivant l’avis du voivode, j’eus soin de le faire boire, et mes amis, qui étaient venus nous tenir compagnie sur le bruit de son arrivée, remplissaient son verre à chaque instant. Nous espérions que quand cette faim et cette soif si extraordinaires seraient apaisées, notre homme voudrait bien nous faire entendre quelques-uns de ses chants. Mais notre attente fut bien trompée. Tout d’un coup il se leva de table et se laissant tomber sur un tapis près du feu (nous étions en Décembre), il s’endormit en moins de cinq minutes, sans qu’il y eût moyen de le réveiller.

Je fus plus heureux une autre fois : j’eus soin de le faire boire seulement assez pour l’animer, et alors il nous chanta plusieurs des ballades que l’on trouvera dans ce recueil.

Sa voix a dû être fort belle ; mais alors elle était un peu cassée. Quand il chantait sur sa guzla, ses yeux s’animaient et sa figure prenait une expression de beauté sauvage, qu’un peintre aimerait à exprimer sur la toile.

Il me quitta d’une façon étrange : il demeurait depuis cinq jours chez moi, quand un matin il sortit, et je l’attendis inutilement jusqu’au soir. J’appris qu’il avait quitté Zara pour retourner chez lui ; mais en même temps je m’aperçus qu’il me manquait une paire de pistolets anglais qui, avant son départ précipité, étaient pendus dans ma chambre. Je dois dire à sa louange qu’il aurait pu emporter également ma bourse et une montre d’or qui valaient dix fois plus que les pistolets qu’il m’avait pris.

En 1817, je passai deux jours dans sa maison, où il me reçut avec toutes les marques de la joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfans et petits-enfans me sautèrent au cou, et quand je le quittai, son fils aîné me servit de guide dans les montagnes pendant plusieurs jours, sans qu’il me fût possible de lui faire accepter quelque récompense.

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L’Aubépine de Veliko1.


1.

LAubépine de Veliko, par Hyacinthe Maglanovich, natif de Zuonigrad, le plus habile des joueurs de guzla. Prêtez l’oreille.


2.

Le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, a quitté sa maison et son pays. Ses ennemis sont venus de l’est ; ils ont brûlé sa maison et usurpé son pays.


3.

Le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, avait douze fils : cinq sont morts au gué d’Obravo ; cinq sont morts dans la plaine de Rebrovje.


4.

Le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, avait un fils chéri : ils l’ont emmené à Kremen ; ils l’ont enfermé dans une prison, dont ils ont muré la porte.


5.

Or, le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, n’est pas mort au gué d’Obravo ou dans la plaine de Rebrovje, parce qu’il était trop vieux pour la guerre et qu’il était aveugle.


6.

Et son douzième fils n’est pas mort au gué d’Obravo ou dans la plaine de Rebrovje, parce qu’il était trop jeune pour la guerre et qu’il était à peine sevré.


7.

Le bey Jean Veliko, fils d’Alexis, a passé avec son fils la Mresvizza, qui est si jaune, et il a dit à George Estivanich : « Étends ton manteau, que je sois à l’ombre2. »


8.

Et George Estivanich a étendu son manteau ; il a mangé du pain et du sel avec le bey Jean Veliko3, et il a nommé Jean le fils que sa femme lui a donné4.


9.

Mais Nicolas Jagnievo et Joseph Spalatin et Fédor Aslar se sont réunis à Kremen aux fêtes de Pâques, et ils ont bu et mangé ensemble.


10.

Et Nicolas Jagnievo a dit : « La famille de Veliko est détruite. » Et Joseph Spalatin a dit : « Notre ennemi Jean Veliko, fils d’Alexis, est encore vivant. »


11.

Et Fédor Aslar a dit : « George Estivanich a étendu son manteau sur lui, et il vit tranquille au-delà de la Mresvizza, avec son dernier fils Alexis. »


12.

Ils ont dit tous ensemble : « Que Jean Veliko meure avec son fils Alexis ! » Et ils se sont pris la main et ils ont bu dans le même cornet de l’eau-de-vie de prunes5.


13.

Et le lendemain de la Pentecôte, Nicolas Jagnievo est descendu dans la plaine de Rebrovje et vingt hommes le suivent armés de sabres et de mousquets.


14.

Joseph Spalatin descend le même jour avec quarante Heyduques6, et Fédor Aslar les a joints avec quarante cavaliers portant des bonnets d’agneaux noirs.


15.

Ils ont passé près de l’étang de Majavoda, dont l’eau est noire et où il n’y a pas de poissons, et ils n’ont pas osé y faire boire leurs chevaux ; mais ils les ont abreuvés à la Mresvizza.


16.

« Que venez-vous faire, beys de l’est ? que venez-vous faire dans le pays de George Estivanich ? Allez-vous à Segna complimenter le nouveau Podestat ? »


17.

« Nous n’allons pas à Segna, fils d’Étienne, a répondu Nicolas Jagnievo ; mais nous cherchons Jean Veliko et son fils. Vingt chevaux turcs, si tu nous les livres. »


18.

— « Je ne te livrerai pas Jean Veliko pour tous les chevaux turcs que tu possèdes. Il est mon hôte et mon ami. Mon fils unique porte son nom. »


19.

Alors a dit Joseph Spalatin : « Livre-nous Jean Veliko, ou tu feras couler du sang. Nous sommes venus de l’est sur des chevaux de bataille avec des armes chargées. »


20.

— « Je ne te livrerai pas Jean Veliko, et s’il te faut du sang, sur cette montagne là-bas j’ai cent vingt cavaliers qui descendront au premier coup de mon sifflet d’argent. »


21.

Alors Fédor Aslar, sans dire mot, lui a fendu la tête d’un coup de sabre ; et ils sont venus à la maison de George Estivanich, où était sa femme, qui avait vu cela.


22.

— « Sauve-toi, fils d’Alexis ! sauve-toi, fils de Jean ! les beys de l’est ont tué mon mari ; ils vous tueront aussi ! » Ainsi a parlé Thérèse Gelin.


23.

Mais le vieux bey a dit : « Je suis trop vieux pour courir. » Il lui a dit : « Sauve Alexis, c’est le dernier de son nom ! » Et Thérèse Gelin a dit : « Oui, je le sauverai. »


24.

Les beys de l’est ont vu Jean Veliko. « À mort ! » ont-ils crié : leurs balles ont volé toutes à la fois, et leurs sabres tranchans ont coupé ses cheveux gris.


25.

— Thérèse Gelin, ce garçon est-il le fils de Jean7 ? » Mais elle répondit : « Vous ne verserez pas le sang d’un innocent. » Alors ils ont tous crié : « C’est le fils de Jean Veliko ! »


26.

Joseph Spalatin voulait l’emmener avec lui ; mais Fédor Aslar lui perça le cœur de son ataghan8, et il tua le fils de George Estivanich, croyant tuer Alexis Veliko.


27.

Or, dix ans après, Alexis Veliko était devenu un chasseur robuste et adroit. Il dit à Thérèse Gelin : « Maman, pourquoi ces robes sanglantes suspendues à la muraille9 ? »


28.

« C’est la robe de ton père, Jean Veliko, qui n’est pas encore vengé ; c’est la robe de Jean Estivanich, qui n’est pas vengé, parce qu’il n’a pas laissé de fils. »


29.

Le chasseur est devenu triste ; il ne boit plus d’eau-de-vie de prunes ; mais il achète de la poudre à Segna : il rassemble des Heyduques et des cavaliers.


30.

Le lendemain de la Pentecôte, il a passé la Mresvizza, et il a vu le lac noir où il n’y a pas de poisson : il a surpris les trois beys de l’est, tandis qu’ils étaient à table.


31.

« Seigneurs ! Seigneurs ! voici venir des cavaliers et des Heyduques armés ; leurs chevaux sont luisans ; ils viennent de passer à gué la Mresvizza : c’est Alexis Veliko. »


32.

— « Tu mens, tu mens, vieux racleur de guzla. Alexis Veliko est mort ; je l’ai percé de mon poignard. » Mais Alexis est entré et a crié : « Je suis Alexis, fils de Jean ! »


33.

Une balle a tué Nicolas Jagnievo ; une balle a tué Joseph Spalatin ; mais il a coupé la main droite à Fédor Aslar, et il lui a coupé la tête ensuite.


34.

« Enlevez, enlevez ces robes sanglantes. Les beys de l’est sont morts. Jean et George sont vengés. L’aubépine de Veliko a refleuri ; sa tige ne périra pas10 ! »


NOTES.

1. Ce titre n’est motivé que par la dernière stance. Il paraît que l’aubépine était le signe distinctif de la famille de Veliko.

2. C’est-à-dire, accorde-moi ta protection.

3. On sait que dans le Levant deux personnes qui ont mangé du pain et du sel ensemble, deviennent amis par ce fait seul.

4. C’est la plus grande marque d’estime que l’on puisse donner à quelqu’un, que de le prendre pour le parrain d’un de ses enfans.

5. Slibovitce.

6. Les Heyduques sont des espèces de Morlaques sans asile et qui vivent de pillage. Le mot de Hayduk veut dire chef de parti.

7. Il faudrait, pour rendre cette stance plus intelligible, ajouter : dirent-ils en montrant le fils de George Estivanich.

8. Long poignard turc, formant une courbe légère et tranchant à l’intérieur.

9. Usage illyrien.

10. La vengeance passe pour un devoir sacré chez les Morlaques. Leur proverbe favori est celui-ci : qui ne se venge pas ne se sanctifie pas. En illyrique cela fait une espèce de calembourg : Ko ne se osveti onse ne posveti. Osveta en illyrique signifie vengeance et sanctification.

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LA MORT
de Thomas II, Roi de Bosnie.1

FRAGMENT.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

..... Alors les mécréans leur coupèrent la tête, et ils mirent la tête d’Étienne au bout d’une lance, et un Tartare la porta près de la muraille en criant : « Thomas ! Thomas ! voici la tête de ton fils. Comme nous avons fait à ton fils, ainsi te ferons-nous ! » Et le Roi déchira sa robe et se coucha sur de la cendre, et il refusa de manger pendant trois jours…

Et les murailles de Kloutch étaient tellement criblées de boulets qu’elles ressemblaient à un rayon de miel, et nul n’osait lever la tête seulement pour regarder, tant ils lançaient de flèches et de boulets qui tuaient et blessaient les Chrétiens. Et les Grecs2 et ceux qui se faisaient appeler agréables à Dieu3 nous ont trahis et ils se sont rendus à Mahomet, et ils travaillaient à saper les murailles. Mais ces chiens n’osaient encore donner l’assaut, tant ils avaient peur de nos sabres affilés. Et la nuit, lorsque le Roi était dans son lit sans dormir, un fantôme a percé les planches de sa chambre et il a dit : « Étienne, me reconnais-tu ? » Et le Roi lui répondit tout tremblant : « Oui, tu es mon père Thomas. » — Alors le fantôme étendit la main et secoua sa robe sanglante sur la tête du Roi. — Et le Roi dit : « Quand cesseras-tu de me persécuter ? » Et le fantôme répondit : « Quand tu te seras remis à Mahomet… »

Et le Roi est entré dans la tente de ce démon4, qui fixa sur lui son mauvais œil, et il dit : « Fais-toi circoncire, ou tu périras. » Mais le Roi a répondu fièrement : « Par la grâce de Dieu, j’ai vécu en Chrétien ; je veux mourir en Chrétien. » Alors ce méchant infidèle l’a fait saisir par ses bourreaux, et ils l’ont écorché vif, et de sa peau ils ont fait une selle. Ensuite leurs archers l’ont pris pour but de leurs flèches, et il est mort malheureusement, à cause de la malédiction de son père.


NOTES.

1. Thomas Ier, roi de Bosnie, fut assassiné secrètement, en 1460, par ses deux fils. Étienne et Radivoï. Le premier fut couronné sous le nom de Étienne-Thomas II ; c’est le héros de cette ballade. Radivoï, furieux de se voir exclu du trône, révéla le crime d’Étienne et le sien, et alla ensuite chercher un asile auprès de Mahomet.

L’évêque de Modrussa, légat du pape en Bosnie, persuada à Thomas II que le meilleur moyen de se racheter de son parricide était de faire la guerre aux Turcs. Elle fut fatale aux Chrétiens : Mahomet ravagea le royaume et assiégea Thomas dans le château de Kloutch en Croatie, où il s’était réfugié. Trouvant que la force ouverte ne le menait pas assez promptement à son but, le sultan offrit à Thomas de lui accorder la paix, sous la condition qu’il lui paierait seulement l’ancien tribut. Thomas II, déjà réduit à l’extrémité, accepta ces conditions et se rendit au camp des infidèles. Il fut aussitôt arrêté, et sur son refus de se faire circoncire, son barbare vainqueur le fit écorcher vif et achever à coups de flèches.

Ce morceau est fort ancien et je n’ai pu en obtenir que ce fragment. Le commencement semble se rapporter à une bataille perdue par Étienne, fils de Thomas II, et qui précéda la prise de la citadelle de Kloutch.

2. Les Grecs et les catholiques romains se damnent à qui mieux mieux dans la Dalmatie et la Bosnie. Ils s’appellent réciproquement : Passa-Vjerro, c’est-à-dire, foi de chien.

3. En illyrique, Bogou-mili, c’est le nom que se donnaient les Paterniens. Leur hérésie consistait à regarder l’homme comme l’œuvre du diable, à rejeter presque tous les livres de la Bible, enfin à se passer de prêtres.

4. Mahomet II. Les Grecs disent encore que ce Prince n’était autre qu’un diable incarné.


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LA VISION
de Thomas II, Roi de Bosnie.1

Par Hyacinthe Maglanovitch.
1.

Le Roi Thomas se promène dans sa chambre ; il se promène à grands pas, tandis que ses soldats dorment couchés sur leurs armes ; mais lui il ne peut dormir, car les infidèles assiégent sa ville, et Mahomet veut envoyer sa tête à la grande mosquée de Constantinople.


2.

Et souvent il se penche en dehors de la fenêtre pour écouter s’il n’entend point quelque bruit ; mais la chouette seule pleure au-dessus de son palais, parce qu’elle prévoit que bientôt elle sera obligée de chercher une autre demeure pour ses petits.


3.

Ce n’est point la chouette qui cause ce bruit étrange ; ce n’est point la lune qui éclaire ainsi les vitraux de l’église de Kloutch ; mais dans l’église de Kloutch résonnent les tambours et les trompettes, et les torches allumées ont changé la nuit en un jour éclatant.


4.

Et autour du grand Roi Thomas dorment ses fidèles serviteurs, et nulle autre oreille que la sienne n’a entendu ce bruit effrayant ; seul il sort de sa chambre, son sabre à la main, car il a vu que le ciel lui envoyait un avertissement de l’avenir.


5.

D’une main ferme il a ouvert la porte de l’église ; mais quand il vit ce qui était dans le chœur, son courage fut sur le point de l’abandonner : il a pris de sa main gauche une amulette d’une vertu éprouvée, et plus tranquille alors, il entra dans la grande église de Kloutch.


6.

Et la vision qu’il y vit est bien étrange : le pavé de l’église était jonché de morts et le sang coulait comme les torrens qui descendent, en automne, dans les vallées du Prologh, et pour avancer dans l’église, il était obligé d’enjamber des cadavres et de s’enfoncer dans le sang jusqu’à la cheville.


7.

Et ces cadavres étaient ceux de ses fidèles serviteurs, et ce sang était le sang des Chrétiens. Une sueur froide coulait le long de son dos et ses dents s’entrechoquaient d’horreur. Au milieu du chœur, il vit des Turcs et des Tartares armés avec les Bogou-mili2, ces renégats !


8.

Et près de l’autel profané était Mahomet au mauvais œil, et son sabre était rougi jusqu’à la garde ; devant lui était Thomas Ier3, qui fléchissait le genouil et qui présentait sa couronne humblement à l’ennemi de la chrétienté.


9.

À genoux aussi était le traître Radivoï4, un turban sur la tête ; d’une main il tenait la corde dont il étrangla son père, et de l’autre il prenait la robe du Vicaire de Satan5, et il l’approchait de ses lèvres pour la baiser, ainsi que fait un esclave qui vient d’être bâtonné.


10.

Et Mahomet daigna sourire, et il prit la couronne, puis il la brisa sous ses pieds, et il dit : « Radivoï, je te donne ma Bosnie à gouverner, et je veux que ces chiens te nomment leur Beglierbey6. » Et Radivoï se prosterna et il baisa la terre inondée de sang.


11.

Et Mahomet appela son visir : « Visir, que l’on donne un caftan7 à Radivoï. Le caftan qu’il portera sera plus précieux que le brocard de Venise ; car c’est de la peau de Thomas écorché que son frère va se revêtir. » Et le visir répondit : « Entendre c’est obéir.8 »


12.

Et le bon Roi Thomas sentit les mains des mécréans déchirer ses habits, et leurs ataghans fendaient sa peau, et de leurs doigts et de leurs dents ils tiraient cette peau, et ainsi ils la lui ôtèrent jusqu’aux ongles des pieds9, et de cette peau Radivoï se revêtit avec joie.


13.

Alors Thomas s’écria : « Tu es juste, mon Dieu ! tu punis un fils parricide ; de mon corps dispose à ton gré ; mais daigne prendre pitié de mon âme, ô divin Jésus ! » À ce nom, l’église a tremblé ; les fantômes s’évanouirent et les flambeaux s’éteignirent tout d’un coup.


14.

Avez-vous vu une étoile brillante parcourir le ciel d’un vol rapide et éclairer la terre au loin. Bientôt ce brillant météore disparaît dans la nuit, et les ténèbres reviennent plus sombres qu’auparavant : telle disparut la vision de Thomas.


15.

À tâtons il regagna la porte de l’église ; l’air était pur et la lune dorait les toits d’alentour. Tout était calme, et le roi aurait pu croire que la paix régnait encore à Kloutch, quand une bombe10 lancée par le mécréant vint tomber devant lui et donna le signal de l’assaut.


NOTES.

1. Il faut se rappeler ici la note de la ballade précédente, qui contient un précis des événemens qui amenèrent la fin du royaume de Bosnie.

2. Les Paterniens. Vid. ut suprà.

3. Le père de Thomas II.

4. Son frère, qui l’avait aidé à commettre son parricide.

5. Mahomet II.

6. Ce mot signifie seigneur des seigneurs. C’est le titre du Pacha de Bosnie. Radivoï n’en fut jamais revêtu, et Mahomet se garda bien de laisser en Bosnie un seul des rejetons de la famille royale.

7. On sait que le grand-seigneur fait présent d’un riche caftan ou pelisse, aux grands dignitaires au moment où ils vont prendre possession de leurs gouvernements.

8. Proverbe des esclaves turcs qui reçoivent un ordre.

9. Thomas II fut en effet écorché vif.

10. Maglanovich avait vu des bombes et des mortiers, mais il ignorait que l’invention de ces instrumens de destruction était bien postérieure à Mahomet II.


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Le Morlaque à Venise1.


1.

Quand Prascovie m’eut abandonné, quand j’étais triste et sans argent, un rusé Dalmate vint dans ma montagne et me dit : Va à cette grande ville des eaux, les sequins y sont plus communs que les pierres dans ton pays.


2.

Les soldats sont couverts d’or et de soie : et ils passent leur temps dans toutes sortes de plaisirs : quand tu auras gagné de l’argent à Venise, tu reviendras dans ton pays avec une veste galonnée d’or et des chaînes d’argent à ton hanzar2.


3.

Et alors, ô Dmitri ! quelle jeune fille ne s’empressera pas de t’appeler de sa fenêtre et de te jeter son bouquet quand tu auras accordé. ta guzla ? Monte sur mer, crois-moi, et viens à la grande ville, tu y deviendras riche assurément.


4.

Je l’ai cru, insensé que j’étais, et je suis venu dans ce grand navire de pierres ; mais l’air m’étouffe et leur pain est un poison pour moi. Je ne puis aller où je veux ; je ne puis faire ce que je veux : je suis comme un chien à l’attache.


5.

Les femmes se rient de moi quand je parle la langue de mon pays, et ici les gens de nos montagnes ont oublié la leur, aussi bien que nos vieilles coutumes : je suis un arbre transplanté en été, je sèche et je meurs.


6.

Dans ma montagne, lorsque je rencontrais un homme, il me saluait en souriant et me disait : Dieu soit avec toi, fils d’Alexis ; mais ici je ne rencontre pas une figure amie, je suis comme une fourmi jetée par le vent au milieu d’un vaste étang.


NOTES.

1. La république de Venise entretenait à sa solde un corps de soldats nommés esclavons. Un ramassis de Morlaques, Dalmates, Albanais, composait cette troupe très-méprisée à Venise, ainsi que tout ce qui était militaire. Le sujet de cette ballade semble être un jeune Morlaque malheureux en amour et qui s’est laissé enrôler dans un moment de dépit.

Ce chant est fort ancien, à en juger par quelques expressions, maintenant hors d’usage et dont peu de vieillards peuvent encore donner le sens. Au reste, rien n’est plus commun que d’entendre chanter à un joueur de guzla des paroles dont il lui serait impossible de donner une explication quelconque. Ils apprennent par cœur fort jeunes ce qu’ils ont entendu chanter à leur père, et le répètent comme un perroquet redit sa leçon. Il est malheureusement bien rare aujourd’hui de trouver des poètes illyriens qui ne copient personne et qui s’efforcent de conserver une belle langue, dont l’usage diminue tous les jours.

2. Grand couteau qui sert de poignard au besoin.


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Chant de mort1.


1.

Adieu, adieu, bon voyage ! Cette nuit la lune est dans son plein ; on voit clair pour trouver son chemin, bon voyage !


2.

Une balle vaut mieux que la fièvre : libre tu as vécu, libre tu es mort. Ton fils Jean t’a vengé ; il en a tué cinq.


3.

Nous les avons fait fuir depuis Tchaplissa jusqu’à la plaine ; pas un n’a regardé derrière son épaule pour nous voir encore une fois.


4.

Adieu, adieu, bon voyage ! Cette nuit la lune est dans son plein ; on voit clair à trouver son chemin, bon voyage !


5.

Dis à mon père que je me porte bien2, que je ne me ressens plus de ma blessure, et que ma femme Hélène est accouchée d’un garçon.


6.

Je l’ai appelé Wladin comme lui. Quand il sera grand, je lui apprendrai à tirer le fusil, à se comporter comme doit le faire un brave guerrier.


7.

Chrusich a enlevé ma fille aînée et elle est grosse de six mois. J’espère qu’elle accouchera aussi d’un garçon beau et fort3.


8.

Twark a quitté le pays pour monter sur la mer ; nous ne savons pas de ses nouvelles : peut-être le rencontreras-tu dans le pays où tu vas.


9.

Tu as un sabre, une pipe et du tabac, avec un manteau de poil de chèvre4 : en voilà bien assez pour faire un long voyage, où l’on n’a ni froid ni faim.


10.

Adieu, adieu, bon voyage ! Cette nuit la lune est dans son plein ; on voit clair pour trouver son chemin. Bon voyage !



NOTES.

1. Ce chant a été improvisé par Maglanovich, à l’enterrement d’un heyduque son parent qui s’était brouillé avec la justice et fut tué par les Pandours.

2. Les parens et les amis du mort lui donnent toujours leurs commissions pour l’autre monde.

3. Jamais un père ne se fâche contre celui qui enlève sa fille, bien entendu lorsque tout se fait sans violence. (Voy. note 1, l’Amante de Dannisich.)

4. On enterre les heyduques avec leurs armes, leur pipe et les habits qu’ils portaient au moment de leur mort.


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Le Seigneur Mercure.


1.

Les mécréans sont entrés dans notre pays pour enlever les femmes et les petits enfans. Les petits enfans, ils les mettent sur leurs selles devant eux ; les femmes, ils les portent en croupe et tiennent un doigt de ces malheureuses entre leurs dents1.


2.

Le seigneur Mercure a levé sa bannière : autour de lui sont venus ses trois neveux et ses treize cousins ; tous sont couverts d’armes brillantes, et sur leurs habits ils portent la sainte croix et des amulettes pour les préserver de malheur2.


3.

Quand le seigneur Mercure fut monté sur son cheval, il dit à sa femme Euphémie, qui lui tenait la bride : « Prends ce collier d’ambre ; si tu m’es fidèle, il restera entier ; si tu m’es infidèle, le fil cassera et les grains tomberont3. »


4.

Et il est parti, et personne n’avait de ses nouvelles, et sa femme craignit qu’il ne fût mort ou que les Arnautes ne l’eussent emmené prisonnier dans leur pays. Mais, au bout de trois lunes, Spiridion Pietrovich est revenu.


5.

Ses habits sont déchirés et souillés de sang, et il se frappait la poitrine. Il dit : « Mon cousin est mort ; les mécréans nous ont surpris et ils ont tué ton mari. J’ai vu un Arnaute lui couper la tête : à grand’peine me suis-je sauvé. »


6.

Alors Euphémie a poussé un grand cri et elle s’est roulée par terre déchirant ses habits. « Mais, dit Spiridion, pourquoi tant s’affliger ? ne reste-t-il pas au pays des hommes de bien ? » Et ce perfide l’a relevée et consolée.


7.

Le chien de Mercure hurlait après son maître et son cheval hennissait ; mais sa femme Euphémie a séché ses larmes, et la même nuit elle a dormi avec le traître Spiridion. Nous laisserons cette fausse femme pour chanter son mari.


8.

Le Roi a dit au seigneur Mercure : « Vas dans mon château, à Clissa4 et dis à la Reine qu’elle vienne me trouver dans mon camp. » Et Mercure est parti, et il chevaucha sans s’arrêter trois jours et trois nuits.


9.

Et quand il fut sur les bords du lac de Cettina, il dit à ses écuyers de dresser sa tente, et lui descendit vers le lac pour y boire. Et le lac était couvert d’une grosse vapeur, et l’on entendait des cris confus sortir de ce brouillard.


10.

Et l’eau était agitée et bouillonnait comme le tourbillon de la Jemizza, quand elle s’enfonce sous terre. Quand la lune se fut levée, le brouillard s’est dissipé, et voilà qu’une armée de petits nains à cheval5 galopait sur le lac, comme s’il eût été glacé.


11.

À mesure qu’ils touchaient le rivage, homme et cheval grandissaient jusqu’à devenir de la taille des montagnards de Douaré6, et ils formaient des rangs et s’en allaient en bon ordre, chevauchant par la plaine et sautant de joie.


12.

Et quelquefois ils devenaient gris comme le brouillard, et l’on voyait l’herbe au travers de leurs corps ; et d’autres fois leurs armes étincelaient et ils semblaient tout de feu. Soudain un guerrier, monté sur un coursier noir, sortit des rangs.


13.

Et quand il fut devant Mercure, il fit caracoler son cheval et montrait qu’il voulait combattre avec lui. Alors Mercure fit le signe de la croix et, piquant son bon cheval, il chargea le fantôme, bride abattue et la lance baissée.


14.

Huit fois ils se rencontrèrent au milieu de leur course et leurs lances ployèrent sur leurs cuirasses comme des feuilles d’iris ; mais à chaque rencontre le cheval de Mercure tombait sur les genoux, car le cheval du fantôme était bien plus fort.


15.

« Mettons pied à terre, dit Mercure, et combattons encore une fois à pied. » Alors le fantôme sauta à bas de son cheval et courut contre le brave Mercure ; mais il fut porté par terre du premier choc, malgré sa taille et sa grande force.


16.

« Mercure ! Mercure ! Mercure ! tu m’as vaincu, dit le fantôme. Pour ma rançon, je veux te donner un conseil : ne retourne pas dans ta maison, car tu y trouverais la mort. » La lune s’est voilée et le champion et l’armée ont disparu tout d’un coup.


17.

« Bien est fou qui s’attaque au diable, dit Mercure. J’ai vaincu un démon, et ce qui m’en revient, c’est un cheval fourbu et une prédiction de mauvais augure. Mais elle ne m’empêchera pas de revoir ma maison et ma chère femme Euphémie. »


18.

Et la nuit, au clair de la lune, il est arrivé au cimetière de Poghosciami7 ; il vit des prêtres et des pleureuses avec un chiaous8 auprès d’une fosse nouvelle, et près de la fosse était un homme mort avec son sabre à son côté et un voile noir sur sa tête.


19.

Et Mercure arrêta son cheval : « Chiaous, dit-il, qui allez-vous enterrer en ce lieu ? » Et le chiaous répondit : « Le seigneur Mercure qui est mort aujourd’hui. » Mercure se prit à rire de sa réponse ; mais la lune s’est voilée et tout a disparu.


20.

Quand il arriva dans sa maison, il embrassa sa femme Euphémie : « Euphémie, donne moi ce collier que je t’ai confié avant de partir ; je m’en rapporte plus à ce collier d’ambre qu’aux sermens d’une femme. » Euphémie dit : « Je vais te le donner. »


21.

Or, le collier magique s’était rompu ; mais Euphémie en avait fait un autre tout semblable et empoisonné. — « Ce n’est pas la mon collier, dit Mercure. » — « Comptez bien tous les grains, dit-elle ; vous savez qu’il y en avait soixante-sept. »


22.

Et Mercure comptait les grains avec ses doigts, qu’il mouillait de temps en temps de sa salive, et le poison subtil se glissait à travers sa peau. Quand il fut arrivé au soixante-sixième grain, il poussa un grand soupir et tomba mort.


NOTES.

1. Cette manière barbare de conduire des prisonniers est fort usitée, surtout par les Arnautes dans leurs surprises. Au moindre cri de leur victime, ils lui coupent le doigt avec les dents. D’après cette circonstance et quelques autres du même genre, je suppose que l’auteur de la ballade fait allusion à une guerre des anciens rois de Bosnie contre les Musulmans.

2. Ce sont, en général, des bandes de papier contenant plusieurs passages de l’Évangile, mêlés avec des caractères bizarres et enveloppés dans une bourse de cuir rouge. Les Morlaques appellent Zapiz ces talismans, auxquels ils ont grande confiance.

3. On voit à chaque instant de nouvelles preuves du mépris que les Illyriens ont pour leurs femmes.

4. Clissa a été souvent la résidence des rois de Bosnie, qui possédaient aussi une grande partie de la Dalmatie.

5. Les histoires d’armées de fantômes sont fort communes dans l’Orient. — Tout le monde sait comment une nuit la ville de Prague fut assiégée par des spectres qu’un certain savant mit en fuite en criant : Vézelé ! Vézelé !

6. Ils sont remarquables par leur haute stature.

7. Sans doute que la maison du seigneur Mercure était dans ce village.

8. Ce mot est emprunté je crois de la langue turque ; il signifie maître des cérémonies.


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Les braves Heyduques1.


Dans une caverne, couché sur des cailloux aigus, est un brave Heyduque, Christich Mladin. À côte de lui est sa femme, la belle Catherine ; à ses pieds ses deux braves fils. Depuis trois jours ils sont dans cette caverne sans manger ; car leurs ennemis gardent tous les passages de la montagne, et s’ils lèvent la tête, cent fusils se dirigent contre eux. Ils ont tellement soif, que leur langue est noire et gonflée ; car ils n’ont pour boire qu’un peu d’eau croupie dans le creux d’un rocher. Cependant pas un n’a osé faire entendre une plainte2, car ils craignaient de déplaire à Christich Mladin. Quand trois jours furent écoulés, Catherine s’écria : « Que la sainte Vierge ait pitié de vous, et qu’elle vous venge de vos ennemis ! » Alors elle a poussé un soupir et elle est morte. Christich Mladin a regardé le cadavre d’un œil sec ; mais ses deux fils essuyaient leurs larmes quand leur père ne les regardait pas. Le quatrième jour est venu, et le soleil a tari l’eau croupie dans le creux du rocher. Alors Christich, l’aîné des fils de Mladin, est devenu fou : il a tiré son hanzar3 et il regardait le cadavre de sa mère avec des yeux comme ceux d’un loup auprès d’un agneau. Alexandre, son frère cadet, eut horreur de lui ; il a tiré son hanzar et s’est percé le bras. « Bois mon sang, Christich, et ne commets pas un crime4 : quand nous serons tous morts de faim, nous reviendrons sucer le sang de nos ennemis. » Mladin s’est levé ; il s’est écrie : « Enfans, debout ! Mieux vaut une belle balle que l’agonie de la faim. » Ils sont descendus tous les trois comme des loups enragés. Chacun a tué dix hommes, chacun a reçu dix balles dans la poitrine. Nos lâches ennemis leur ont coupé la tête, et quand ils la portaient en triomphe, ils osaient à peine la regarder, tant ils craignaient Christich Mladin et ses fils5.


NOTES.

1. On dit que Hyacinthe Maglanovich a fait cette belle ballade dans le temps où il menait lui-même la vie d’un heyduque, c’est-à-dire à peu de chose près la vie d’un voleur de grand chemin.

2. Les Heyduques souffrent la douleur avec encore plus de courage que les Morlaques mêmes. J’ai vu mourir un jeune homme qui, s’étant laissé tomber du haut d’un rocher, avait eu les jambes et les cuisses fracturées en cinq ou six endroits. Pendant trois jours d’agonie il ne proféra pas une seule plainte ; seulement lorsqu’une vieille femme qui avait, disait-on, des connaissances en chirurgie, voulut soulever ses membres brisés pour y appliquer je ne sais quelle drogue, je vis ses poings se contracter et ses sourcils épais se rapprocher d’une manière effrayante.

3. Grand couteau que les Morlaques ont toujours dans leur ceinture.

4. Ce mot rappelle celui de l’écuyer Breton au combat des trente : « Bois ton sang, Beaumanoir ! »

5. Les soldats qui font la guerre aux Heyduques sont nommés Pandours. Leur réputation n’est guère meilleure que celle des brigands qu’ils poursuivent ; car on les accuse de détrousser souvent les voyageurs qu’ils sont chargés de protéger. Ils sont fort méprisés dans le pays, à cause de leur lâcheté. Souvent dix ou douze heyduques se sont fait jour au travers d’une centaine de Pandours. Il est vrai que la faim que ces malheureux endurent fréquemment, est un aiguillon puissant pour exciter leur courage.

Lorsque les Pandours ont fait un prisonnier, ils le conduisent d’une manière assez singulière. Après lui avoir ôté ses armes, ils se contentent de couper le cordon qui attache sa culotte, et la lui laissent pendre sur les jarrets. On sent que le pauvre heyduque est obligé de marcher très-lentement, de peur de tomber sur le nez.


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L’Amante de Dannisich.


l.

Eusèbe m’a donné une bague d’or ciselée1 : Wlodimer m’a donné une toque rouge2, ornée de médailles ; mais Dannisich, je t’aime mieux qu’eux tous.


2.

Eusèbe a les cheveux noirs et bouclés : Wlodimer a le teint blanc comme une jeune femme des montagnes ; mais Dannisich, je te trouve plus beau qu’eux tous.


3.

Eusèbe m’a embrassée, et j’ai souri : Wlodimer m’a embrassée, il avait l’haleine douce comme la violette. Quand Dannisich m’embrasse3, mon cœur tressaille de plaisir.


4.

Eusèbe sait beaucoup de vieilles chansons, Wlodimer sait faire résonner la guzla ; j’aime les chansons et la guzla, mais les chansons et la guzla de Dannisich.


5.

Eusèbe a chargé son parrain de me demander en mariage. Wlodimer enverra demain le prêtre à mon père4 ; mais viens sous ma fenêtre, Dannisich, et je m’enfuirai avec toi.


NOTES.

1. Avant de se marier, les femmes reçoivent des cadeaux de toutes mains sans que cela tire à conséquence. Souvent une fille a cinq ou six adorateurs, de qui elle tire chaque jour quelque présent, sans être obligée de leur donner rien autre que des espérances. Quand ce manège a duré ainsi quelque temps, l’amant préféré demande à sa belle la permission de l’enlever, et elle indique toujours l’heure et le lieu de l’enlèvement. Au reste la réputation d’une fille n’en souffre pas du tout pour cela, et c’est de cette manière que se fait la moitié des mariages morlaques.

2. Une toque rouge est pour les femmes un insigne de virginité. Une fille qui aurait fait un faux pas, et qui oserait paraître en public avec sa toque rouge, risquerait de se la voir arracher par un prêtre, et d’avoir ensuite les cheveux coupés par un de ses parens en signe d’infamie.

3. C’est la manière de saluer la plus ordinaire. Quand une jeune fille rencontre un homme qu’elle a vu une fois, elle l’embrasse en l’abordant.

Si vous demandez l’hospitalité à la porte d’une maison, la femme ou la fille aînée du propriétaire vient vous tenir la bride du cheval, et vous embrasse aussitôt que vous avez mis pied à terre. Cette réception est très-agréable de la part d’une jeune fille, mais d’une femme mariée elle a ses désagrémens. Il faut savoir que, sans doute par excès de modestie et par mépris pour le monde, une femme mariée ne se lave presque jamais la figure, aussi toutes sont-elles d’une malpropreté hideuse.

4. Sans doute pour la demander aussi en mariage.


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La belle Hélène.


PREMIÈRE PARTIE.


1.

Asseyez-vous autour de Jean Bietko, vous tous qui voulez savoir l’histoire lamentable de la belle Hélène et de Théodore Khonopka, son mari. Jean Bietko est le meilleur joueur de guzla que vous ayez entendu et que vous entendrez jamais.


2.

Théodore Khonopka était un hardi chasseur du temps de mon grand-père, de qui je tiens cette histoire. Il épousa la belle Hélène, qui le préféra à Piero Stamati1, parce que Théodore était beau et que Piero était laid et méchant.


3.

Piero Stamati s’en est venu un jour à la maison de Théodore Khonopka : « Hélène, est-il vrai que votre mari est parti pour Venise et qu’il doit y rester un an ? » — « Il est vrai, et j’en suis tout affligée, parce que je vais rester seule dans cette grande maison. »


4.

« Ne pleurez pas, Hélène, de rester seule à la maison. Il viendra quelqu’un pour vous tenir compagnie. Laissez-moi dormir avec vous, et je vous donnerai une grosse poignée de beaux sequins luisans, que vous attacherez à vos cheveux qui sont si noirs. » —


5.

« Arrière de moi, méchant ! ............ ? » — « Mais, dit le méchant Stamati, laissez-moi dormir avec vous, et je vous donnerai une robe de velours avec autant de sequins qu’il en peut tenir dans le fond de mon bonnet. » —


6.

« Arrière de moi, méchant ! ou je dirai ta perfidie à mes frères, qui te feront mourir. » .............. Or, Stamati était un petit vieillard camus et rabougri, et Hélène était grande et forte.


7.

Bien lui prit d’être grande et forte ....

.................... Stamati est tombé sur le dos, et il est rentré dans sa maison pleurant, les genoux à demi ployés, et chancelant ........


8.

Il est allé trouver un juif impie, et lui a demandé comment il se vengerait d’Hélene ? Le juif lui a dit : « Cherche sous la pierre d’une tombe, jusqu’à ce que tu trouves un crapaud noir2 ; alors tu me l’apporteras dans un pot de terre. »


9.

Il lui apporta un crapaud noir trouvé sous la pierre d’une tombe, et il lui a versé de l’eau sur la tête et a nommé cette bête Jean. C’était un bien grand crime de donner à un crapaud noir le nom d’un si grand apôtre !


10.

Alors ils ont lardé le crapaud avec la pointe de leurs ataghans, jusqu’à ce qu’un venin subtil sortît de toutes les piqûres ; et ils ont recueilli ce venin dans une phiole et l’ont fait boire au crapaud. Ensuite ils lui ont fait lécher un beau fruit.


11.

Et Stamati a dit à un jeune garçon qui le suivait : « Porte ce beau fruit à la belle Hélène et dis-lui que ma femme le lui envoie. » Le jeune garçon a porté le beau fruit, comme on le lui avait dit, et la belle Hélène l’a mangé tout entier avec une grande avidité.


12.

Quand elle eut mangé ce fruit, qui avait une si belle couleur, elle se sentit toute troublée, et il lui sembla qu’un serpent remuait dans son ventre.

Que ceux qui veulent connaître la fin de cette histoire, donnent quelque chose à Jean Bietko.


DEUXIÈME PARTIE.


1.

Quand la belle Hélène eut mangé ce fruit, elle fit le signe de la croix ; mais elle n’en sentit pas moins quelque chose qui s’agitait dans son ventre. Elle appela sa sœur, qui lui dit de boire du lait ; mais elle sentait toujours comme un serpent.


2.

Voilà que son ventre a commencé à gonfler peu à peu, tous les jours davantage ; si bien que les femmes disaient : « Hélène est grosse ; mais comment cela se fait-il, car son mari est absent ? Il est allé à Venise, il y a plus de dix mois. »


3.

Et la belle Hélène était toute honteuse et n’osait lever la tête, encore moins sortir dans la rue. Mais elle restait assise et pleurait tout le long du jour et toute la nuit encore. Et elle disait à sa sœur : « Que deviendrai-je quand mon mari reviendra ? »


4.

Quand son voyage eut duré un an, Théodore Khonopka pensa à revenir. Il monta sur une galère bien dorée et il est revenu heureusement dans son pays. Ses voisins et ses amis sont venus à sa rencontre, vêtus de leurs plus beaux habits.


5.

Mais il eut beau regarder dans la foule, il ne vit pas la belle Hélène ; et alors il demanda : « Qu’est devenue la belle Hélène, ma femme, pourquoi n’est-elle pas ici ? » Ses voisins se prirent à sourire ; ses amis rougirent ; mais pas un ne répondit3.


6.

Quand il est entré dans sa maison, il a trouvé sa femme assise sur un coussin. « Levez-vous, Hélène. » Elle s’est levée, et il a vu son ventre qui était si gros. « Qu’est-ce cela, il y a plus d’un an, Hélène, que je n’ai dormi avec vous ? » —


7.

« Mon seigneur, je vous le jure par le nom de la bienheureuse vierge Marie, je vous suis restée fidèle ; mais on m’a jeté un sort qui m’a fait enfler le ventre. » Mais il ne l’a point crue, et il a tiré son sabre et lui a coupé la tête d’un seul coup.


8.

Lorsqu’elle eut la tête coupée, il dit : « Cet enfant qui est dans son sein perfide n’est point coupable, je veux le tirer de son sein et l’élever. Je verrai à qui il ressemble, et ainsi je connaîtrai quel est le traître qui est son père, et je le tuerai. »


8. (Variante.) 4

(Lorsqu’elle eut la tête coupée, il dit : « Je veux le tirer de son sein perfide et l’exposer dans le pays, comme pour le faire mourir. Alors son père viendra le chercher, et par ce moyen je reconnaîtrai le traître qui est son père, et je le tuerai. »)


9.

Il a ouvert son beau sein si blanc, et voilà qu’au lieu d’un enfant il n’a trouvé qu’un crapaud noir. « Hélas, hélas ! qu’ai-je fait, dit-il ; j’ai tué la belle Hélène, qui ne m’avait point trahi ; mais on lui avait jeté un sort avec un crapaud ! »


10.

Il a ramassé la tête de sa chère femme et l’a baisée. Soudain cette tête froide a rouvert les yeux ; ses lèvres ont tremblé, et elle a dit : « Je suis innocente, mais des enchanteurs m’ont ensorcelée par vengeance avec un crapaud noir. »


11.

« Parce que je te suis restée fidèle, Piero Stamati m’a jeté un sort, aidé par un méchant juif, qui habite dans la vallée des tombeaux. » Alors la tête a fermé les yeux, sa langue s’est glacée, et jamais elle ne reparla.


12.

Théodore Khonopka a cherché Piero Stamati et lui a coupé la tête. Il a tué aussi le méchant juif ; et il a fait dire trente messes pour le repos de l’ame de sa femme. Que Dieu lui fasse miséricorde et à toute la compagnie.


NOTES.

1. Ce nom est italien. Les Morlaques aiment beaucoup à faire jouer aux Italiens un rôle odieux. Pasa vjerro, foi de chien, et Lantzmantzka vjerro, foi d’Italien, sont deux injures synonymes.

2. C’est une croyance populaire de tous les pays que le crapaud est un animal venimeux. On voit dans l’histoire d’Angleterre qu’un roi fut empoisonné par un moine avec de l’ale dans laquelle il avait noyé un crapaud.

3. Ce passage est remarquable par sa simplicité et sa concision énergique.

4. J’ai entendu chanter cette ballade de ces deux manières.


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Sur le Mauvais œil.


INTRODUCTION.


C’est une croyance fort répandue dans le Levant et surtout en Dalmatie, que certaines personnes ont le pouvoir de jeter un sort par leurs regards. L’influence que le mauvais œil peut exercer sur un individu est très-grande. Ce n’est rien que de perdre au jeu ou de se heurter contre une pierre dans les chemins ; souvent le malheureux fasciné s’évanouit, tombe malade et meurt étique en peu de temps. J’ai vu deux fois des Victimes du mauvais œil. Dans la vallée de Knin, une jeune fille est abordée par un homme du pays qui lui demande le chemin ; elle le regarde, pousse un cri et tombe par terre sans connaissance. L’étranger prit la fuite. J’étais à quelque distance, et croyant d’abord qu’il avait assassiné la jeune fille, je courus à son secours avec mon guide. La pauvre enfant revint bientôt à elle et nous dit que l’homme qui lui avait parlé avait le mauvais œil et qu’elle était fascinée. Elle nous pria de l’accompagner chez un prêtre, qui lui fit baiser certaines reliques, et pendit à son cou un papier contenant quelques mots bizarres et enveloppé dans de la soie. La jeune fille alors reprit courage, et deux jours après, quand je continuai mon voyage, elle était en parfaite santé.

Une autrefois, au village de Poghoschiamy, je vis un jeune homme de vingt-cinq ans pâlir et tomber par terre de frayeur devant un Heyduque très-âgé qui le regardait. On me dit qu’il était sous l’influence du mauvais œil, mais que ce n’était pas la faute du Heyduque, qui tenait son mauvais œil de la nature, et qui même était fort chagrin de posséder ce redoutable pouvoir. Je voulus faire sur moi-même une expérience. Je parlai au Heyduque et le priai de me regarder quelque temps ; mais il s’y refusa toujours et parut tellement affligé de ma demande, que je fus forcé d’y renoncer. La figure de cet homme était repoussante, et ses yeux étaient très-gros et saillans. En général, il les tenait baissés ; mais quand, par distraction, il les fixait sur quelqu’un, il lui était impossible, m’a-t-on dit, de les détourner avant que sa victime ne fût tombée. Le jeune homme qui s’était évanoui l’avait regardé aussi fixément en ouvrant les yeux d’une manière hideuse et montrant tous les signes de la frayeur.

J’ai entendu aussi parler de gens qui avaient deux prunelles dans un œil, et c’étaient les plus redoutables, selon l’opinion des bonnes femmes qui me faisaient ce conte.

Il y a différens moyens, presque tous insuffisans, de se préserver du mauvais œil. Les uns portent sur eux des cornes d’animaux ; les autres, des morceaux de corail, qu’ils dirigent contre toute personne suspecte du mauvais œil.

Ou dit aussi qu’au moment où l’on s’aperçoit que le mauvais œil vous regarde, il faut toucher du fer, ou bien jeter du café à la tête de celui qui vous fascine. Quelquefois un coup de pistolet tiré en l’air brise le charme fatal. Souvent des Morlaques ont pris un moyen plus sûr : c’est de diriger leur pistolet contre l’enchanteur prétendu.

Un autre moyen de jeter un sort consiste à louer beaucoup une personne ou une chose. Tout le monde n’a pas non plus cette faculté dangereuse, et elle ne s’exerce pas toujours volontairement.

Il n’est personne, ayant voyagé en Dalmatie ou en Bosnie, qui ne se soit trouvé dans la même position que moi. Dans un village sur la Trebignizza, dont j’ai oublié le nom, je vis un joli petit enfant qui jouait sur l’herbe devant une maison. Je le caressai et je complimentai sa mère, qui me regardait. Elle parut assez peu flattée de ma politesse et me pria sérieusement de cracher au front de son enfant. J’ignorais encore que ce fût là le moyen de détruire l’enchantement produit par des paroles. Très-étonné, je refusais obstinément, et la mère appelait son mari pour m’y contraindre le pistolet sur la gorge, quand mon guide, jeune Heyduque, me dit : « Monsieur, je vous ai toujours vu bon et honnête, pourquoi ne voulez-vous pas défaire un enchantement que, j’en suis sûr, vous avez fait sans le vouloir ? » Je compris la cause de l’obstination de la mère, et je me hâtai de la satisfaire.

En résumé, pour l’intelligence de la ballade suivante, ainsi que de plusieurs autres, il faut croire que certaines personnes ensorcellent par leurs regards ; que d’autres ensorcellent par leurs paroles ; que cette faculté nuisible se transmet de père en fils ; enfin, que ceux qui sont fascinés de cette manière, surtout les enfans et les femmes, sèchent et meurent en peu de temps.

Voici un extrait des idées de Jean-Baptiste Porta sur ce sujet.

« Isigone et Memphrodore disent qu’il y a en Afrique certaines familles qui ensorcellent par la voix et par la langue. Si elles admirent ou louent de beaux arbres, de beaux blés, de beaux enfans, de beaux chevaux et du bétail en bon point, toutes ces choses sèchent ou amaigrissent et meurent incontinent, sans qu’il y ait aucune autre cause ; ce que Solin même a écrit. Le même Isigone dit que les Triballiens et les Illyriens ou Sclavons en ont de même, qui ont deux prunelles aux yeux et qui ensorcellent mortellement ceux-là qu’ils regardent, de manière qu’ils tuent ceux qu’ils regardent un long temps. Ces sorciers-là, étant fâchés et offensés, ont la vue tant nuisible, que les jeunes adolescens principalement en reçoivent et sentent le dommage. Appolonides Philarque dit que cette sorte de femmes est en Scythie, et qu’on les appelle Bithiæ. En Ponte il y a une autre race de Thibiens, et plusieurs autres de même nature, lesquels on remarque par la double prunelle en l’un des yeux et par la figure d’un cheval qu’ils ont en l’autre : de quoi Didymus aussi a fait mention. Damon a aussi parlé d’un venin presque semblable qui se trouve en Éthiopie, dont la liqueur rend les corps qu’elle touche secs et arides, et appert que toutes les femmes qui ont double prunelle ensorcellent par la vue. Cicéron en écrit aussi, et Plutarque et Philarque, et disent que les peuples qui habitent le Pont Paléthéobère ensorcellent mortellement et empoisonnent non-seulement les petits qui sont faibles et débiles, mais aussi les grands qui sont de corps plus ferme et solide ; non-seulement ceux qui sont ordinairement avec eux, mais les étrangers et ceux qui n’ont aucun commerce avec eux, tant est grande la force de la vue, et combien que la sorcellerie se fasse par le toucher et mesler, elle se parfait toutefois bien souvent par les yeux, comme une certaine extermination et envoi d’esprit coulant par les yeux au cœur de l’ensorcelé, qui l’infecte du tout. Car il advient que l’adolescent qui a un sang subtil, clair, chaud et doux, donne tels esprits, vu qu’ils sortent de la chaleur du cœur, et sang le plus pur, parce qu’étant très-légers ils parviennent en la plus haute partie du corps et sortent et sont dardés par les yeux, qui sont pleins de petits trous et veines, et sont plus nets que partie qui soit : et avec cet esprit, par rayons, est mise dehors une certaine vertu ignée, de manière que ceux qui regardent les yeux rouges et chassieux, sont contraints d’avoir une même maladie ; ce qui m’est advenu et m’a causé dommage ; car il infecte l’air, lequel infect vient à infecter l’autre, ainsi le plus près des yeux emportant avec soi la vapeur du sang corrompu par la contagion de laquelle les yeux reçoivent semblable rougeur. Le loup ôte ainsi la voix, le basilic la vie, lequel jette le venin par le regard et darde de ces rayons un coup venimeux, que si on lui présente un miroir, le venin qu’il darde par ses yeux est rejeté à celui qui l’avait jeté, par la réflexion. (Jean-Baptiste Porta.) »


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Maxime et Zoé1.


Par Hyacinthe Maglanovich.


1.

Oh Maxime Duban ! Oh Zoé, fille de Jellavich ! que la sainte mère de Dieu récompense votre amour ! Puissiez-vous être heureux dans le ciel !


2.

Quand le soleil s’est couché dans la mer, quand le voivode s’est endormi, alors on entend une douce guzla sous la fenêtre de la belle Zoé, la fille aînée de Jellavich.


3.

Et vite la belle Zoé se lève sur la pointe du pied, et elle ouvre sa fenêtre, et un grand jeune homme est assis par terre qui soupire et qui chante son amour sur la guzla.


4.

Et les nuits les plus noires sont celles qu’il préfère ; et quand la lune est dans son plein, il se cache dans l’ombre et l’œil seul de Zoé peut le découvrir sous sa pelisse d’agneaux noirs.


5.

Et quel est ce jeune homme à la voix si douce ? qui peut le dire ? Il est venu de loin ; mais il parle notre langue : personne ne le connaît, et Zoé seule sait son nom.


6.

Mais ni Zoé ni personne n’a vu son visage ; car, quand vient l’aurore, il met son fusil sur son épaule et il s’enfonce dans les bois, à la poursuite des bêtes fauves.


7.

Et toujours il rapporte des cornes du petit bouc de montagne, et il dit à Zoé : « Porte ces cornes avec toi et puisse Marie te préserver du mauvais œil ! »


8.

Il s’enveloppe la tête d’un schall comme un Arnaute2, et le voyageur égaré qui le rencontre dans les bois n’a jamais pu connaître son visage sous les nombreux plis de la mousseline dorée.


9.

Mais une nuit Zoé dit : « Approche, que ma main te touche. » Et elle a touché son visage de sa main blanche ; et quand elle se touchait elle-même, elle ne sentait pas des traits plus beaux.


10.

Alors elle dit : « Les jeunes gens de ce pays m’ennuient ; ils me recherchent tous ; mais je n’aime que toi seul : viens demain à midi, pendant qu’ils seront tous à la messe. »


11.

« Je monterai en croupe sur ton cheval, et tu m’emmèneras dans ton pays, pour que je sois ta femme : il y a bien long-temps que je porte des opanke ; je veux avoir des pantoufles brodées.3 »


12.

Le jeune joueur de guzla a soupiré ; il a dit : « Que demandes-tu ? je ne puis te voir le jour ; mais descends cette nuit même, et je t’emmènerai avec moi dans la belle vallée de Knin : là nous serons époux. »


13.

Et elle dit : « Non, je veux que tu m’emmènes demain, car je veux emporter mes beaux habits, et mon père a la clef du coffre. Je la déroberai demain, et puis je viendrai avec toi. »


14.

Alors il a soupiré encore une fois, et il dit : « Ainsi que tu le désires, il sera fait. » Puis il l’a embrassée ; mais les coqs ont chanté et le ciel est devenu rose, et l’étranger s’en est allé.


15.

Et quand est venue l’heure de midi, il est arrivé à la porte du voivode, monté sur un coursier blanc comme lait, et sur la croupe était un coussin de velours, pour porter plus doucement la gentille Zoé.


16.

Mais l’étranger a le front couvert d’un voile épais ; à peine lui voit-on la bouche et la moustache. Et ses habits étincellent d’or, et sa ceinture est brodée de perles.4

17.

Et la belle Zoé a sauté lestement en croupe, et le coursier blanc comme lait a henni, orgueilleux de sa charge, et il galopait laissant derrière lui des tourbillons de poussière.


18.

« Zoé, dis-moi, as-tu emporté cette belle corne que je t’ai donnée ? » — « Non, dit-elle, qu’ai-je à faire de ces bagatelles ? J’emporte mes habits dorés et mes colliers et mes médailles. » —


19.

« Zoé, dis-moi, as-tu emporté cette belle relique que je t’ai donnée ? » — « Non, dit-elle, je l’ai pendue au cou de mon petit frère, qui est malade, afin qu’il guérisse de son mal. »


20.

Et l’étranger soupirait tristement. « Maintenant que nous sommes loin de ma maison, dit la belle Zoé, arrête ton beau cheval, ôte ce voile et laisse-moi t’embrasser, cher Maxime.5 »


21.

Mais il dit : « Cette nuit nous serons plus commodément dans ma maison : il y a des coussins de satin ; cette nuit nous reposerons ensemble sous des rideaux de damas. » —


22.

« Eh quoi, dit la belle Zoé, est-ce là l’amour que tu as pour moi ? Pourquoi ne pas tourner la tête de mon côté ; pourquoi me traites-tu avec tant de dédain ? Ne suis-je pas la plus belle fille de mon pays ? » —


23.

« Oh Zoé, dit-il, quelqu’un pourrait passer et nous voir, et tes frères courraient après nous et nous ramèneraient à ton père. » Et parlant ainsi, il pressait son coursier de son fouet.


24.

« Arrête, arrête, ô Maxime, dit-elle, je vois bien que tu ne m’aimes pas : si tu ne te retournes pour me regarder, je vais sauter du cheval, dussé-je me tuer en tombant. »


25.

Alors l’étranger d’une main arrêta son cheval, et de l’autre il jeta par terre son voile ; puis il se retourna pour embrasser la belle Zoé : Sainte Vierge, il avait deux prunelles dans chaque œil6 !


26.

Et mortel, mortel était son regard ! Avant que ses lèvres eussent touché celles de la belle Zoé, la jeune fille pencha la tête sur son épaule, et elle tomba de cheval pâle et sans vie.


27.

« Maudit soit mon père ! s’écria Maxime Duban, qui m’a donné cet œil funeste7. Je ne veux plus causer de maux ! » Et aussitôt il s’arracha les yeux avec son hanzar.


28.

Et il fit enterrer avec pompe la belle Zoé ; et pour lui, il entra dans un cloître ; mais il n’y vécut pas long-temps, car bientôt on rouvrit le tombeau de la belle Zoé, pour placer Maxime à côté d’elle.


NOTES.

1. Cette ballade peut donner une idée du goût moderne. On y voit un commencement de prétention qui se mêle déjà à la simplicité des anciennes poésies illyriques. Au reste, elle est fort admirée et passe pour une des meilleures de Maglanovich. Peut-être faut-il tenir compte du goût excessif des Morlaques pour tout ce qui sent le merveilleux.

2. En hiver les Arnautes s’enveloppent les oreilles, les joues et la plus grande partie du front avec un schall tourné autour de la tête et qui passe par-dessous le menton.

3. Allusion à la coutume qui oblige les filles à porter cette espèce de chaussure grossière avant leur mariage. Plus tard elles peuvent avoir des pantoufles (pachmak), comme celles des femmes turques.

4. C’est dans cette partie de l’habillement que les hommes mettent surtout un grand luxe.

5. On voit ici comment la fable d’Orphée et d’Eurydice a été travestie par le poëte illyrien qui, j’en suis sûr, n’a jamais lu Virgile.

6. C’est un signe assuré du mauvais œil.

7. Il faut se rappeler que cet œil funeste est souvent héréditaire dans une famille.


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Le mauvais œil1.


Dors, pauvre enfant, dors tranquille ; puisse Saint-Eusèbe avoir pitié de toi !


l.

Maudit étranger ! puisses-tu périr sous la dent des ours ; puisse ta femme t’être infidèle !

Dors, etc.


2.

Avec des paroles flatteuses il vantait la beauté de mon enfant ; il a passé la main sur ses cheveux blonds.

Dors, etc.


3.

Beaux yeux bleus, disait-il, bleus comme un ciel d’été, et ses yeux gris se sont fixés sur les siens.

Dors, etc.


4.

Heureuse la mère de cet enfant, disait-il, heureux le père ; et il voulait leur ôter leur enfant.

Dors, etc.


5.

Et par des paroles caressantes il a fasciné le pauvre garçon, qui maigrit tous les jours.

Dors, etc.


6.

Ses yeux bleus, qu’il vantait, sont devenus ternes par l’effet de ses paroles magiques.

Dors, etc.


7.

Ses cheveux blonds sont devenus blancs comme ceux d’un vieillard, tant les enchantemens étaient forts.

Dors, etc.


8.

Ah ! si ce maudit étranger était en ma puissance, je l’obligerais à cracher sur ton joli front.

Dors, etc.


9.

Courage, enfant, ton oncle est allé à Starigrad ; il rapportera de la terre du tombeau du saint.

Dors, etc.


10.

Et l’évêque, mon cousin, m’a donné une relique, que je vais pendre à ton cou pour te guérir.

Dors, etc.


NOTES.

1. Voir l’introduction, page 91.


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La Flamme de Perrussich.


Par Hyacinthe Maglanovich.


l.

Pourquoi le bey Janco Marnavich n’est-il jamais dans son pays ? Pourquoi voyage-t-il dans les âpres montagnes de Vergoraz, ne couchant jamais deux nuits sous le même toit ? Ses ennemis le poursuivent-ils et ont-ils juré que le prix du sang ne serait jamais reçu ?


2.

Non. Le bey Janco est riche et puissant. Personne n’oserait se dire son ennemi, car à sa voix plus de deux cents sabres sortiraient du fourreau. Mais il cherche les lieux déserts et se plaît dans les cavernes qu’habitent les Heyduques ; car son cœur est livré à la tristesse depuis que son pobratime1 est mort.


3.

Cyrille Pervan est mort au milieu d’une fête. L’eau-de-vie a coulé à grands flots et les hommes sont devenus fous. Une dispute s’est élevée entre deux beys de renom, et le bey Janco Marnavich a tiré son pistolet sur son ennemi ; mais l’eau-de-vie a fait trembler sa main, et il a tué son pobratime Cyrille Pervan.


4.

Dans l’église de Perrussich ils s’étaient juré de vivre et de mourir ensemble ; mais deux mois après avoir prêté ce serment, l’un des pobratimi est mort par la main de son frère. Le bey Janco depuis ce jour ne boit plus de vin ni d’eau-de-vie ; il ne mange que des racines, et il court çà et là, comme un bœuf effrayé du taon.


5.

Enfin, il est revenu dans son pays, et il est entré dans l’église de Perrussich : là, pendant tout un jour, il a prié, étendu, les bras en croix sur le pavé, et versant des larmes amères. Mais quand la nuit est venue, il est retourné dans sa maison, et il semblait plus calme, et il a soupé, servi par sa femme et ses enfans.


6.

Et quand il se fut couché, il appela sa femme et lui dit : « De la montagne de Pristeg, peux-tu voir l’église de Perrussich ? » Et elle regarda à la fenêtre et dit : « La Morpolazza est couverte de brouillard, et je ne puis rien voir de l’autre côté. » Et le bey Janco dit : « Bon, recouche-toi près de moi » et il pria dans son lit pour l’ame de Cyrille Pervan.


7.

Et quand il eut prié, il dit à sa femme : « Ouvre la fenêtre et regarde du côté de Perrussich. » Aussitôt sa femme s’est levée et elle dit : « De l’autre côté de la Morpolazza, au milieu du brouillard, je vois une lumière pâle et tremblotante. » Alors le bey a souri, et il dit : « Bon, recouche-toi ; » et il prit son chapelet et se remit à prier.


8.

Quand il eut dit son chapelet, il appela sa femme et lui dit : « Prascovie, ouvre encore la fenêtre et regarde. » Et elle se leva et dit : « Seigneur, je vois au milieu de la rivière une lumière brillante2 qui chemine rapidement de ce côté. » Alors elle entendit un grand soupir et quelque chose qui tombait sur le plancher. Le bey Janco était mort.


NOTES.

1. L’amitié est en grand honneur parmi les Morlaques, et il est encore assez commun que deux hommes s’engagent l’un à l’autre par une espèce de fraternité nouvelle. Il y a dans les rituels illyriques des prières destinées à bénir cette union de deux amis qui jurent de s’aider et de se défendre l’un l’autre toute leur vie. Deux hommes unis par cette cérémonie religieuse s’appellent en illyrique pobratimi, et les femmes posestrime, c’est-à-dire, demi-frères, demi-sœurs. Souvent on voit les pobratimi sacrifier leur vie l’un pour l’autre, et si quelque querelle survenait entre eux, ce serait un scandale aussi grand que si, chez nous, un fils maltraitait son père. Cependant comme les Morlaques aiment beaucoup les liqueurs fortes et qu’ils oublient quelquefois dans l’ivresse leurs sermens d’amitié, les assistans ont grand soin de s’entremettre entre les pobratimi, afin d’empêcher les querelles toujours funestes dans un pays où tous les hommes sont armés.

J’ai vu à Knin une jeune fille morlaque mourir de douleur d’avoir perdu son amie, qui avait péri malheureusement en tombant d’une fenêtre.

2. L’idée qu’une flamme bleuâtre voltige autour des tombeaux et annonce la présence de l’ame d’un mort, est commune à plusieurs peuples, et est généralement reçue en Illyrie.

Le style de cette ballade est touchant par sa simplicité, qualité assez rare dans les poésies illyriques de nos jours.


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Barcarole.


1.

Pisombo1, pisombo ! la mer est bleue, le ciel est serein, la lune est levée et le vent n’enfle plus nos voiles d’en haut. Pisombo, pisombo !


2.

Pisombo, pisombo ! que chaque homme prenne un aviron ; s’il sait le couvrir d’écume blanche, nous arriverons cette nuit à Raguse. Pisombo, pisombo !


3.

Pisombo, pisombo ! ne perdez pas de vue la côte à votre droite, de peur des pirates et de leurs bateaux longs remplis de sabres et de mousquets2. Pisombo, pisombo !


4.

Pisombo, pisombo ! voici la chapelle de Saint-Étienne, patron de ce navire : grand Saint-Étienne3, envoie-nous de la brise ; nous sommes las de ramer. Pisombo, pisombo !

5.

Pisombo, pisombo ! le beau navire, comme il obéit au gouvernail. Je ne le donnerais pas pour la grande carraque qui met sept jours à virer de bord4. Pisombo, pisombo !


NOTES.

1. Ce mot n’a aucune signification. Les matelots illyriens le répètent en chantant continuellement pendant qu’ils rament afin d’accorder leurs mouvemens.

Les marins de tous les pays ont un mot ou un cri à eux propre, qui accompagne toutes leurs manœuvres.

2. Plusieurs de ces bateaux portant jusqu’à soixante hommes, et ils sont tellement étroits que deux hommes de front ne sont pas assis commodément.

3. Chaque bâtiment porte en général le nom du saint patron du capitaine.

4. Cette ridicule plaisanterie est commune à tous les peuples marins.


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Le combat de Zenitza-Telika1.


Le grand bey Radivoï a mené les braves avec lui pour livrer bataille aux infidèles. Quand les Dalmates2 ont vu nos étendards de soie jaune, ils ont relevé leurs moustaches et ils ont mis leurs bonnets sur l’oreille, et ils ont dit « Nous aussi nous voulons tuer des mécréans, et nous rapporterons leurs têtes dans notre pays. » Le bey Radivoï répondit : « Dieu y ait part. » Aussitôt nous avons passé la Cettina et nous avons brûlé toutes les villes et tous les villages de ces chiens circoncis, et quand nous trouvions des juifs, nous les pendions aux arbres3. Le beglier-bey est parti de Banialouka4 avec deux mille Bosniaques pour nous livrer bataille ; mais aussitôt que leurs sabres courbés ont brillé au soleil, aussitôt que leurs chevaux ont henni sur la colline de Zenitza-Velika, les Dalmates, ces misérables poltrons, ont pris la fuite et nous ont abandonnés. Alors nous nous sommes serrés en rond et nous avons environné le brave bey Radivoï. « Seigneur, nous ne vous quitterons pas comme ces lâches, — mais Dieu aidant et la sainte Vierge, nous rentrerons dans notre pays, et nous raconterons cette grande bataille à nos enfans. » Puis nous avons brisé nos fourreaux5. Chaque homme de notre armée en valait dix, et nos sabres étaient rougis depuis la pointe jusqu’à la garde. Mais, comme nous espérions repasser la Cettina, le selichtar6 Mehemet est venu fondre sur nous avec mille cavaliers. « Braves gens, a dit le bey Radivoï, ces chiens sont trop nombreux, nous ne pourrons leur échapper. Que ceux qui ne sont pas blessés tâchent de gagner les bois, ainsi ils échapperont aux cavaliers du selichtar. » Lorsqu’il eut fini de parler, il se trouva avec vingt hommes seulement, mais tous, ses cousins ; et tant qu’ils ont vécu, ils ont défendu le bey leur chef. Quand dix-neuf eurent été tués, Thomas, le plus jeune, dit au bey : « Monte sur ce cheval blanc comme la neige, — il passera la Cettina et te ramènera dans notre pays. » Mais le bey a refusé de fuir, et il s’est assis par terre les jambes croisées. Alors est venu le selichtar Mehemet qui lui a tranché la tête.


NOTES.

1. J’ignore à quelle époque eut lieu l’action qui a fourni le sujet de ce petit poème, et le joueur de guzla qui me l’a récité, ne put me donner d’autres informations, si ce n’est qu’il le tenait de son père et que c’était une ballade fort ancienne.

2. Les Dalmates sont détestés par les Morlaques, et le leur rendent bien. On verra par la suite que l’auteur attribue à la trahison des Dalmates la perte de la bataille.

3. Les Juifs sont dans ce pays l’objet de la haine des Chrétiens et des Turcs, et dans toutes les guerres ils étaient traités avec la dernière rigueur. Ils étaient et sont encore aussi malheureux que le poisson volant, pour me servir de l’ingénieuse comparaison de sir Walter Scott.

4. Banialouka a été pendant long-temps la résidence du beglier-bey de Bosnie. Bosna Seraï est maintenant la capitale de ce pachalik.

5. Usage illyrien. C’est un serment de vaincre ou mourir.

6. Selichtar, mot turc qui veut dire porte-épée ; c’est une des principales charges de la cour d’un Pacha.


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Sur le Vampirisme.


En Illyrie, en Pologne, en Hongrie, dans la Turquie et une grande partie de l’Allemagne, on s’exposerait aux reproches d’irréligion et d’immoralité, si l’on niait publiquement l’existence des vampires.

On appelle vampire (vudkodlak en illyrique), un mort qui sort de son tombeau, en général la nuit, et qui tourmente les vivans. Souvent il les suce au cou ; d’autres fois il leur serre la gorge, au point de les étouffer. Ceux qui meurent ainsi par le fait d’un vampire, deviennent vampires eux-mêmes après leur mort. Il paraît que tout sentiment d’affection est détruit dans les vampires ; car on a remarqué qu’ils tourmentaient leurs amis et leurs parens plutôt que les étrangers.

Les uns pensent qu’un homme devient vampire par une punition divine ; d’autres, qu’il y est poussé par une espèce de fatalité. L’opinion la plus accréditée est que les schismatiques et les excommuniés enterrés en terre sainte, ne pouvant y trouver aucun repos, se vengent sur les vivans des peines qu’ils endurent.

Les signes du vampirisme sont : la conservation d’un cadavre après le temps où les autres corps entrent en putréfaction ; la fluidité du sang ; la souplesse des membres, etc. On dit aussi que les vampires ont les yeux ouverts dans leurs fosses ; que leurs ongles et leurs cheveux croissent, comme ceux des vivans. Quelques-uns se reconnaissent au bruit qu’ils font dans leurs tombeaux en mâchant tout ce qui les entoure, souvent leur propre chair.

Les apparitions de ces fantômes cessent, quand, après les avoir exhumés, on leur coupe la tête et qu’on brûle leur corps.

Le remède le plus ordinaire contre une première attaque d’un vampire, est de se frotter tout le corps, et surtout la partie qu’il a sucée, avec le sang que contiennent ses veines, mêlé avec la terre de son tombeau. Les blessures que l’on trouve sur les malades se manifestent par une petite tache bleuâtre ou rouge, telle que la cicatrice que laisse une sangsue.

Voici quelques histoires de vampires rapportées par Dom Calmet, dans son Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires, etc.

« Au commencement de Septembre mourut dans le village de Kisilova, à trois lieues de Gradisch, un vieillard, âgé de soixante-deux ans, etc. Trois jours après avoir été enterré, il apparut la nuit à son fils, et lui demanda à manger ; celui-ci lui en ayant servi, il mangea et disparut. Le lendemain le fils raconta à ses voisins ce qui était arrivé. Cette nuit le père ne parut pas ; mais la nuit suivante il se fit voir et demanda à manger. On ne sait pas si son fils lui en donna ou non ; mais on trouva le lendemain celui-ci mort dans son lit. Le même jour, cinq ou six personnes tombèrent subitement malades dans le village, et moururent l’une après l’autre en peu de jours.

« L’officier ou bailli du lieu, informé de ce qui était arrivé, en envoya une relation au tribunal de Belgrade, qui fit venir dans le village deux de ses officiers avec un bourreau, pour examiner cette affaire. L’officier impérial, dont on tient cette relation, s’y rendit de Gradisch, pour être témoin d’un fait dont il avait si souvent ouï parler.

« On ouvrit tous les tombeaux de ceux qui étaient morts depuis six semaines : quand on vint à celui du vieillard, on le trouva les yeux ouverts, d’une couleur vermeille, ayant une respiration naturelle, cependant immobile comme mort ; d’où l’on conclut qu’il était un signalé vampire. Le bourreau lui enfonça un pieu dans le cœur. On fit un bûcher et l’on réduisit en cendres le cadavre. On ne trouva aucune marque de vampirisme ni dans le cadavre du fils, ni dans celui des autres. » —

« Il y a environ cinq ans qu’un certain Heyduque, habitant de Médreïga, nommé Arnold Paul, fut écrasé par la chute d’un chariot de foin. Trente jours après sa mort quatre personnes moururent subitement et de la manière que meurent, suivant la tradition du pays, ceux qui sont molestés des vampires. On se ressouvint alors que cet Arnold Paul avait souvent raconté : qu’aux environs de Cassova et sur les frontières de la Servie turque il avait été tourmenté par un vampire turc (car ils croient aussi que ceux qui ont été vampires passifs pendant leur vie, les deviennent actifs après leur mort ; c’est-à-dire, que ceux qui ont été sucés, sucent aussi à leur tour) ; mais qu’il avait trouvé moyen de se guérir, en mangeant de la terre du sépulcre du vampire et en se frottant de son sang ; précaution qui ne l’empêcha pas cependant de le devenir après sa mort, puisqu’il fut exhumé quarante jours après son enterrement et qu’on trouva sur son cadavre toutes les marques d’un archivampire. Son corps était vermeil, ses cheveux, ses ongles, sa barbe s’étaient renouvelés, et ses veines étaient toutes remplies d’un sang fluide et coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont il était environné. Le hadnagi ou le bailli du lieu, en présence de qui se fit l’exhumation, et qui était un homme expert dans le vampirisme, fit enfoncer, selon la coutume, dans le cœur du défunt Arnold Paul un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part ; ce qui lui fit, dit-on, jeter un cri effroyable, comme s’il était en vie. Cette expédition faite, on lui coupa la tête et l’on brûla le tout. Après cela, on fit la même expédition sur les cadavres de ces quatre autres personnes mortes de vampirisme, crainte qu’elles n’en fissent mourir d’autres à leur tour.

« Toutes ces expéditions n’ont cependant pu empêcher que, vers la fin de l’année dernière, c’est-à-dire au bout de cinq ans, ces funestes prodiges n’aient recommencé, et que plusieurs habitans du même village ne soient péris malheureusement. Dans l’espace de trois mois, dix-sept personnes de différent sexe et de différent âge sont mortes de vampirisme ; quelques-unes sans être malades, et d’autres après deux ou trois jours de langueur. On rapporte entre autres qu’une nommée Stanoska, fille du Heyduque Jotuïtzo, qui s’était couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit toute tremblante, en faisant des cris affreux et disant que le fils du Heyduque Millo, mort depuis neuf semaines, avait manqué de l’étrangler pendant son sommeil. Dès ce moment elle ne fit plus que languir, et au bout de trois jours elle mourut. Ce que cette fille avait dit du fils de Millo, le fit d’abord reconnaître pour un vampire : on l’exhuma, et on le trouva tel. Les principaux du lieu, les médecins, les chirurgiens, examinèrent comment le vampirisme avait pu renaître, après les précautions qu’on avait prises quelques années auparavant.

« On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnold Paul avait tué non-seulement les quatre personnes dont nous avons parlé, mais aussi plusieurs bestiaux, dont les nouveaux vampires avaient mangé, et entre autres le fils de Millo. Sur ces indices, on prit la résolution de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps, etc. Parmi une quarantaine on en trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidens de vampirisme : aussi leur a-t-on transpercé le cœur et coupé la tête, et ensuite on les a brûlés et jeté leurs cendres dans la rivière.

« Toutes les informations et exécutions dont nous venons de parler ont été faites juridiquement, en bonne forme et attestées par plusieurs officiers qui sont en garnison dans le pays, par les chirurgiens-majors des régimens et par les principaux habitans du lieu. Le procès-verbal en a été envoyé vers la fin de Janvier dernier au conseil de guerre impérial à Vienne, qui avait établi une commission militaire pour examiner la vérité de tous ces faits. (D. Calmet, tom. II.) »

Je terminerai en racontant un fait du même genre, dont j’ai été témoin, et que j’abandonne aux réflexions de mes lecteurs.

En 1816, j’avais entrepris un voyage à pied dans le Vorgoraz, et j’étais logé dans le petit village de Varboska. Mon hôte était un Morlaque riche, pour le pays, homme très-jovial, assez ivrogne et nommé Vuck Poglonovich. Sa femme était jeune et belle encore, et sa fille, âgée de seize ans, était charmante. Je voulais rester quelques jours dans sa maison, afin de dessiner des restes d’antiquités du voisinage ; mais il me fut impossible de louer une chambre pour de l’argent ; il me fallut la tenir de son hospitalité. Cela m’obligeait à une reconnaissance assez pénible, en ce que j’étais contraint de tenir tête à mon ami Poglonovich aussi long-temps qu’il lui plaisait de rester à table. Quiconque a dîné avec un Morlaque, sentira la difficulté de la chose.

Un soir les deux femmes nous avaient quittés depuis une heure environ, et pour éviter de boire, je chantais à mon hôte quelques chansons de son pays, quand nous fûmes interrompus par des cris affreux qui partaient de la chambre à coucher. Il n’y en a qu’une ordinairement dans une maison, et elle sert à tout le monde. Nous y courûmes armés, et nous y vîmes un spectacle affreux. La mère, pâle et échevelée, soutenait sa fille évanouie, encore plus pâle qu’elle-même et étendue sur de la paille qui lui servait de lit. Elle criait « Un vampire ! un vampire ! ma pauvre fille est morte ! »

Nos soins réunis firent revenir à elle la pauvre Khava : elle avait vu, disait-elle, sa fenêtre s’ouvrir, et un homme pâle et enveloppé dans un linceul s’était jeté sur elle et l’avait mordue en tâchant de l’étrangler. Aux cris qu’elle avait poussés, le spectre s’était enfui, et elle s’était évanouie. Cependant elle avait cru reconnaître dans le vampire un homme du pays mort depuis plus de quinze jours et nommé Wiecznany. Elle avait sur le cou une petite marque rouge ; mais je ne sais si ce n’était pas un signe naturel, ou si quelque insecte ne l’avait pas mordue pendant son cauchemar.

Quand je hasardai cette conjecture, le père me repoussa durement ; la fille pleurait et se tordait les bras, répétant sans cesse : « Hélas ! mourir si jeune, avant d’être mariée ! » et la mère me disait des injures, m’appelant mécréant, et certifiant qu’elle avait vu le vampire de ses deux yeux et qu’elle avait bien reconnu Wiecznany. Je pris le parti de me taire.

Toutes les amulettes de la maison et du village furent bientôt pendues au cou de Khava, et son père disait en jurant que le lendemain il irait déterrer Wiecznany et qu’il le brûlerait en présence de tous ses parens. La nuit se passa de la sorte sans qu’il fût possible de les calmer.

Au point du jour tout le village fut en mouvement ; les hommes étaient armés de fusils et de hanzars ; les femmes portaient des ferremens rougis ; les enfans avaient des pierres et des bâtons. On se rendit au cimetière au milieu des cris et des injures dont on accablait le défunt. J’eus beaucoup de peine à me faire jour au milieu de cette foule enragée et à me placer auprès de la fosse.

L’exhumation dura long-temps. Comme chacun voulait y avoir part, on se gênait mutuellement, et même plusieurs accidens seraient arrivés sans les vieillards, qui ordonnèrent que deux hommes seulement déterreraient le cadavre. Au moment où on enleva le drap qui couvrait le corps, un cri horriblement aigu me fit dresser les cheveux à la tête. Il était poussé par une femme à côté de moi : « C’est un vampire ! il n’est pas mangé des vers ! » s’écriait-elle, et cent bouches le répétèrent à la fois. En même temps vingt coups de fusil tirés à bout portant mirent en pièces la tête du cadavre, et le père et les parens de Khava le frappèrent encore à coups redoublés de leurs longs couteaux. Des femmes recueillaient sur du linge la liqueur rouge qui sortait de ce corps déchiqueté, afin d’en frotter le cou de la malade.

Cependant plusieurs jeunes gens tirèrent le mort hors de la fosse, et bien qu’il fût criblé de coups, ils prirent encore la précaution de le lier bien fortement sur un tronc de sapin ; puis ils le traînèrent, suivis de tous les enfans, jusqu’à un petit verger en face de la maison de Poglonovich. Là étaient préparés d’avance force fagots entremêlés de paille. Ils y mirent le feu, puis y jetèrent le cadavre et se mirent à danser autour et à crier à qui mieux mieux, en attisant continuellement le bûcher. L’odeur infecte qu’il répandait me força bientôt de les quitter et de rentrer chez mon hôte.

Sa maison était remplie de monde ; les hommes, la pipe à la bouche ; les femmes parlant toutes à la fois et accablant de questions la malade qui, toujours très-pâle, leur répondait à peine. Son cou était entortillé de ces lambeaux teints de la liqueur rouge et infecte qu’ils prenaient pour du sang, et qui faisait un contraste affreux avec la gorge et les épaules à moitié nues de la pauvre Khava.

Peu à peu toute cette foule s’écoula et je restai seul d’étranger dans la maison. La maladie fut longue. Khava redoutait beaucoup l’approche de la nuit, et elle voulait toujours avoir quelqu’un pour la veiller. Comme ses parens, fatigués par leurs travaux de la journée, avaient de la peine à rester éveillés, j’offris mes services comme garde-malade, et ils furent acceptés avec reconnaissance. Je savais que ma proposition n’avait rien d’inconvenant pour des Morlaques.

Je n’oublierai jamais les nuits que j’ai passées auprès de cette malheureuse fille. Les craquemens du plancher, le sifflement de la bise, le moindre bruit la faisait tressaillir. Lorsqu’elle s’assoupissait, elle avait des visions horribles, et souvent elle se réveillait en sursaut, en poussant des cris. Son imagination avait été frappée par un rêve, et toutes les commères du pays avaient achevé de la rendre folle, en lui racontant des histoires effrayantes. Souvent, sentant ses paupières se fermer, elle me disait : « Ne t’endors pas, je t’en prie. Tiens un chapelet d’une main et ton hanzar de l’autre ; garde-moi bien. » D’autres fois elle ne voulait s’endormir qu’en tenant mon bras dans ses deux mains, et elle le serrait si fortement, qu’on voyait dessus long-temps après l’empreinte de ses doigts.

Rien ne pouvait la distraire des idées lugubres qui la poursuivaient. Elle avait une grande peur de la mort et elle se regardait comme perdue sans ressource, malgré tous les motifs de consolation que nous pouvions lui présenter. En quelques jours elle était devenue d’une maigreur étonnante ; ses lèvres étaient totalement décolorées et ses grands yeux noirs paraissaient encore plus brillans ; elle était réellement effrayante à regarder.

Je voulus essayer de réagir sur son imagination, en feignant d’entrer dans ses idées. Malheureusement, comme je m’étais d’abord moqué de sa crédulité, je ne devais plus prétendre à sa confiance. Je lui dis que dans mon pays j’avais appris la magie blanche, que je savais une conjuration très-puissante contre les mauvais esprits, et que, si elle voulait, je la prononcerais à mes risques et périls pour l’amour d’elle.

D’abord sa bonté naturelle lui fit craindre de me brouiller avec le ciel ; mais bientôt, la peur de la mort l’emportant, elle me pria d’essayer ma conjuration. Je savais par cœur quelques vers français de Racine ; je les récitai à haute voix devant la pauvre fille, qui croyait cependant entendre le langage du diable. Puis frottant son cou à différentes reprises, je feignis d’en retirer une petite agathe rouge que j’avais cachée entre mes doigts. Alors je l’assurai gravement que je l’avais tirée de son cou et qu’elle était sauvée. Mais elle me regarda tristement et me dit : « Tu me trompes ; tu avais cette pierre dans une petite boîte, je te l’ai vue. Tu n’es pas un magicien. » Ainsi ma ruse lui fit plus de mal que de bien. Dès ce moment elle alla toujours de plus en plus mal.

La nuit avant sa mort elle me dit : « C’est ma faute si je meurs. Un tel (elle me nomma un garçon du village) voulait m’enlever. Je n’ai pas voulu, et je lui ai demandé pour le suivre une chaîne d’argent, il est allé à Marcaska en acheter une, et pendant ce temps-là le vampire est venu. Au reste, ajouta-t-elle, si je n’avais pas été à la maison, il aurait peut-être tué ma mère. Ainsi, cela vaut mieux. » Le lendemain elle fit venir son père et lui fit promettre de lui couper lui-même la gorge et les jarrets, afin qu’elle ne fût pas vampire elle-même, et elle ne voulait pas qu’un autre que son père commît sur son corps ces inutiles atrocités. Puis elle embrassa sa mère et la pria d’aller sanctifier un chapelet au tombeau d’un saint homme auprès de son village et de le lui rapporter ensuite. J’admirai la délicatesse de cette paysanne, qui trouvait ce prétexte pour empêcher sa mère d’assister à ses derniers momens. Elle me fit détacher une amulette de son cou. « Garde-la, me dit-elle, j’espère qu’elle te sera plus utile qu’à moi. » Puis elle reçut les sacremens avec dévotion. Deux ou trois heures après, sa respiration devint plus forte et ses yeux étaient fixes. Tout d’un coup elle saisit le bras de son père et fit un effort comme pour se jeter sur son sein ; elle venait de cesser de vivre. Sa maladie avait duré onze jours.

Je quittai quelques heures après le village, donnant au diable de bon cœur les vampires, les revenans et ceux qui en racontent des histoires.


La belle Sophie1,

SCÈNE LYRIQUE.

Personnages.
Nicéphore. Sophie
Le Bey de Moïna.     Chœur de jeunes gens.
Un Hermite. Chœur des Svati.3
Le Kuum.2 Chœur de jeunes filles.

1.
Les jeunes gens.

Jeunes gens de Vrachina, sellez vos coursiers noirs, sellez vos coursiers noirs de leurs housses brodées : aujourd’hui parez-vous de vos habits neufs ; aujourd’hui chacun doit se parer, chacun doit avoir un ataghan à poignée d’argent et des pistolets garnis de filigrane. N’est-ce pas aujourd’hui que le riche bey de Moïna épouse la belle Sophie ?


2.
Nicéphore.

Ma mère, ma mère ! ma jument noire est-elle sellée ? Ma mère, ma mère ! ma jument noire a henni : donnez-moi les pistolets dorés que j’ai pris à un bim-bachi ; donnez-moi mon ataghan à poignée d’argent : écoutez, ma mère, il me reste dix sequins dans une bourse de soie ; je veux les jeter aux musiciens de la noce. N’est-ce pas aujourd’hui que le riche bey de Moïna épouse la belle Sophie ?


3.
Les Svati.

Oh, Sophie ! mets ton voile rouge, la cavalcade s’avance ; entends les coups de pistolet qu’ils tirent en ton honneur4 : musiciennes, chantez l’histoire de Jean Valathiano et de la belle Agathe ; vous vieillards, faites résonner vos guzlas. Toi Sophie, prends un crible, jette des noix5. Puisses-tu avoir autant de garçons ! Le riche bey de Moïna épouse la belle Sophie.


4.
Sophie.

Marchez à ma droite, ma mère ; marchez à ma gauche, ma sœur. Mon frère aîné, tenez la bride du cheval ; mon frère cadet, soutenez la croupière. — Quel est ce jeune homme pâle qui s’avance sur une jument noire ? pourquoi ne se mêle-t-il pas à la troupe des jeunes gens ? Ah, je reconnais Nicéphore : je crains qu’il n’arrive quelque malheur. Nicéphore m’aimait avant le riche bey de Moïna.


5.
Nicéphore.

Chantez, musiciennes, chantez comme des cigales ! Je n’ai que dix pièces d’or ; j’en donnerai cinq aux musiciennes, cinq aux joueurs de guzla. — Oh, bey de Moïna ! pourquoi me regardes-tu avec crainte ? N’es-tu pas le bien-aimé de la belle Sophie ? n’as-tu pas autant de sequins que de poils blancs à la barbe ? Mes pistolets ne te sont pas destinés. Hou ! hou ! ma jument noire, galope à la vallée des pleurs : ce soir je t’ôterai bride et selle ; ce soir tu seras libre et sans maître.


6.
Les jeunes filles.

Sophie ! Sophie ! que tous les saints te bénissent ! Bey de Moïna ! que tous les saints te bénissent ! Puissiez-vous avoir douze fils tous beaux, tous blonds, hardis et courageux. Le soleil baisse ; le bey attend seul sous son pavillon de feutre : Sophie, hâte-toi ! dis adieu à ta mère ; suis le kuum : ce soir tu reposeras sur des carreaux de soie : tu es l’épouse du riche bey de Moïna.


7.
L’Hermite.

Qui ose tirer un coup de feu près de ma cellule ; qui ose tuer les daims qui sont sous la protection de S. Chrysostome et de son hermite ? Mais ce n’est point un daim que ce coup de feu a frappé : cette balle a tué un homme, et voilà sa jument noire qui erre en liberté. Que Dieu ait pitié de ton ame, pauvre voyageur ! Je m’en vais te creuser un tombeau dans le sable, auprès du torrent.


8.
Sophie.

Oh, mon seigneur, que vos mains sont glacées ! ô, mon seigneur, que vos cheveux sont humides ! Je tremble dans votre lit, malgré vos couvertures de Perse. En vérité, mon seigneur, votre corps est glacé : j’ai bien froid ; je frissonne, je tremble ; une sueur glacée a couvert tous mes membres ! Ah ! sainte mère de Dieu, ayez pitié de moi ; mais je crois que je vais mourir.


9.
Le Bey de Moïna.

Où est-elle, où est-elle, ma bien-aimée, la belle Sophie ? Pourquoi ne vient-elle pas sous ma tente de feutre ? Esclaves, courez la chercher, et dites aux musiciennes de redoubler leurs chants ; je leur jetterai demain matin des noix et des pièces d’or : que ma mère remette la belle Sophie au kuum de la noce ; il y a bien long-temps que je suis seul dans ma tente.


10.
Le Kuum.

Nobles Svati, que chacun remplisse sa coupe ! que chacun vide sa coupe ! La mariée a pris nos sequins ; elle a volé nos chaînes d’argent6 : pour nous venger, ne laissons pas une cruche d’eau-de-vie dans leur maison. Les époux se sont retirés ; j’ai délié la ceinture de l’époux : livrons-nous à la joie. La belle Sophie épouse le riche bey de Moïna.


11.
Sophie.

Mon seigneur, que t’ai-je fait ? pourquoi me presser ainsi la poitrine : il me semble qu’un cadavre de plomb est sur mon sein. Sainte mère de Dieu ! ma gorge est tellement serrée, que je crois que je vais étouffer : ô, mes amies, venez à mon aide ! le bey de Moïna veut m’étouffer. Oh, ma mère, ô, ma mère ! venez à mon aide, car il m’a mordue à la veine du cou et il suce mon sang.


NOTES.

1. Ce morceau fort ancien et revêtu d’une forme dramatique que l’on rencontre rarement dans les poésies illyriques, passe pour un modèle de style parmi les joueurs de guzla Morlaques. On dit qu’une anecdote véritable a servi de thème à cette ballade, et l’on montre encore dans la vallée de Scign un vieux tombeau qui renferme la belle Sophie et le bey de Moïna.

2. Le kuum est le parrain de l’un des époux. Il les accompagne à l’église et les suit jusque dans leur chambre à coucher, où il délie la ceinture du marié, qui, ce jour-là, d’après une ancienne superstition, ne peut rien couper, lier, ni délier. Le kuum a même le droit de faire déshabiller, en sa présence, les deux époux. Lorsqu’il juge que le mariage est consommé, il tire en l’air un coup de pistolet, qui est aussitôt accompagné de cris de joie et de coups de feu par tous les svati.

3. Ce sont les membres des deux familles réunis pour le mariage. Le chef de l’une des deux familles est le président des svati et se nomme stari-svat. Deux jeunes gens, appelés diveri, accompagnent la mariée et ne la quittent qu’au moment ou le kuum la remet à son époux.

4. Pendant la marche de la mariée les svati tirent continuellement des coups de pistolet, accompagnement obligé de toutes les fêtes, et poussent des hurlemens épouvantables. Ajoutez à cela les joueurs de guzla et les musiciennes, qui chantent des épithalames souvent improvisés, et vous aurez l’idée de l’horrible charivari d’une noce morlaque.

5. La mariée, en arrivant à la maison de son mari, reçoit des mains de sa belle-mère ou d’une des parentes (du côté du mari) un crible rempli de noix ; elle le jette par-dessus sa tête, et baise ensuite le seuil de la porte.

6. La femme n’a pour dot que ses habits et quelquefois une vache : mais elle a le droit de demander un cadeau à chacun des svati ; de plus, tout ce qu’elle peut leur voler est de bonne prise. En 1812, je perdis de cette manière une fort belle montre ; heureusement que la mariée en ignorait la valeur, et je pus la racheter moyennant deux sequins.


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Jeannot.


1.

Jeannot devait revenir à la ville, et il fallait passer, la nuit, par un cimetière. Or, c’était un poltron plus lâche qu’une femme ; il tremblait comme s’il avait eu la fièvre.


2.

Quand il fut dans le cimetière, il regardait à droite et à gauche, et il entendit comme quelqu’un qui rongeait, et il pensa que c’était un brucolaque qui mangeait dans son tombeau1.


3.

« Hélas, hélas ! dit-il, je suis perdu. S’il me regarde, il voudra me manger, car je suis si gras : il faut que je mange de la terre de son tombeau2 ; autrement c’est fait de moi. »


4.

Alors il s’est baissé pour prendre de la terre ; mais un chien qui rongeait un os de mouton a cru que Jeannot voulait le lui prendre. Il lui a sauté à la jambe et l’a mordu jusqu’au sang.


NOTES.

1. Espèce de vampire. (Voyez la notice sur les vampires.)

2. Ce préservatif est fort en usage et passe pour être très-efficace.


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IMPROVISATION1
de Hyacinthe Maglanovich.


1.

Étranger, que demandes-tu au vieux joueur de guzla ? que veux-tu du vieux Maglanovich ? Ne vois-tu pas ses moustaches blanches ? ne vois-tu pas trembler ses mains desséchées ? Comment pourrait-il, ce vieillard cassé, tirer un son de sa guzla, vieille comme lui ?


2.

Hyacinthe Maglanovich, autrefois avait la moustache noire ; sa main savait diriger au but un lourd pistolet, et les jeunes hommes et les femmes l’entouraient la bouche béante d’admiration, quand il daignait s’asseoir à une fête et faire résonner sa guzla sonore.


3.

Chanterai-je encore, pour que les jeunes joueurs de guzla disent en souriant : Hyacinthe Maglanovich est mort ; sa guzla est fausse, et ce vieillard tout cassé radote. Qu’il laisse à d’autres, plus habiles que lui, l’honneur de charmer les heures de la nuit, en les faisant paraître courtes par leurs chants.


4.

Eh bien ! qu’ils se présentent, les jeunes joueurs de guzla ; qu’ils nous fassent entendre leurs vers harmonieux. Le vieux Maglanovich les défie tous. Il a vaincu leurs pères aux combats de l’harmonie ; il les vaincra tous : car Hyacinthe Maglanovich est comme ces vieux châteaux ruinés2. Mais les maisons neuves sont-elles aussi belles ?


5.

La guzla de Hyacinthe Maglanovich est aussi vieille que lui ; mais jamais elle ne se déshonora en accompagnant un chant médiocre. Quand le vieux poëte sera mort, qui osera prendre sa guzla et en tirer des sons ? Non, l’on enterre un guerrier avec son sabre : Maglanovich reposera sous terre avec sa guzla sur sa poitrine.


NOTES.

1. Tout me porte à croire que ce morceau a été réellement improvisé. Maglanovich avait une grande réputation parmi ses compatriotes pour les impromptus, et celui-ci, au dire des connaisseurs du pays, est un de ses meilleurs.

2. Allusion aux monuments antiques dont les ruines imposantes se rencontrent à chaque pas.


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Constantin Yacoubovich.


l.

Constantin Yacoubovich était assis sur un banc devant sa porte : devant lui son enfant jouait avec un sabre ; à ses pieds, sa femme Miliada était accroupie par terre1. Un étranger est sorti de la forêt et l’a salué, en lui prenant la main.


2.

Sa figure est celle d’un jeune homme, mais ses cheveux sont blancs, ses yeux sont mornes, ses joues creuses, sa démarche chancelante. « Frère, a-t-il dit, j’ai bien soif et je voudrais boire. » Aussitôt Miliada s’est levée et lui a vîte apporté de l’eau-de-vie et du lait.


3.

— « Frère, quelle est cette éminence là-bas avec ces arbres verts ? » — « N’es-tu donc jamais venu dans ce pays, dit Constantin Yacoubovich, que tu ne connaisses pas le cimetière de notre race ? » — « Eh bien ! c’est-là que je veux reposer, car je me sens mourir peu à peu. »


4.

Alors il a détaché une large ceinture rouge, et il a montré une plaie sanglante. — « Depuis hier la balle d’un chien de mécréant me déchire la poitrine : je ne puis ni vivre ni mourir. » Alors Miliada l’a soutenu et Constantin Yacoubovich a sondé la blessure.


5.

— « Triste, triste fut ma vie ; triste sera ma mort. Mais sur le haut de ce tertre, dans cet endroit exposé au soleil, je veux que l’on m’enterre ; car je fus un grand guerrier, quand ma main ne trouvait pas un sabre trop pesant pour elle. »


6.

Et sa bouche a souri, et ses yeux sortaient de leur orbite : soudain il a penché la tête. Miliada s’écria : « Oh, Constantin, aide-moi ! car cet étranger est trop pesant pour que je puisse le soutenir toute seule. » Et Constantin a reconnu qu’il était mort.


7.

Puis il l’a chargé sur son cheval et l’a porté au cimetière, sans s’inquiéter si la terre latine souffrirait dans son sein le cadavre d’un Grec schismatique2. Ils ont creusé sa fosse au soleil, et ils l’ont enterré avec son sabre et son hanzar, comme il convient à un guerrier


8.

Après une semaine, l’enfant de Constantin avait les lèvres pâles, et il pouvait à peine marcher. Il se couchait tout triste sur une natte, lui qui aimait tant à courir çà et là. Mais la Providence a conduit dans la maison de Constantin un saint hermite, son voisin.


9.

« Ton enfant est malade d’une maladie étrange : vois sur son cou si blanc cette tache rouge, c’est la dent d’un vampire. » Alors il a mis ses livres dans un sac, et il s’en est allé au cimetière, et il a fait ouvrir la fosse où l’on avait enterré l’étranger.


10.

Or, son corps était frais et vermeil ; sa barbe avait cru et ses ongles étaient longs comme des serres d’oiseaux ; sa bouche était sanglante et sa fosse était inondée de sang. Alors Constantin a levé un pieu pour l’en percer ; mais le mort a poussé un cri et s’est enfui dans les bois.


11.

Et un cheval, quand les étriers lui coupent les flancs3, ne pourrait courir aussi vite que ce monstre, et son impétuosité était telle, que les jeunes arbres se courbaient sous son corps et que les grosses branches cassaient, comme si elles eussent été gelées.


12.

L’hermite a pris du sang et de la terre de la fosse, et en a frotté le corps de l’enfant ; et Constantin et Miliada en ont fait autant ; et le soir ils disaient : « C’est à cette heure que ce méchant étranger est mort. » Et comme ils parlaient, le chien a hurlé et s’est caché entre les jambes de son maître.


13.

La porte s’est ouverte et un grand géant est entré en se baissant ; il s’est assis les jambes croisées, et sa tête touchait les poutres de la maison ; et il regardait Constantin en souriant, et celui-ci ne pouvait détourner les yeux, car il était fasciné par le vampire.


14.

Mais l’hermite a ouvert son livre et il a jeté une branche de romarin dans le feu ; puis, avec son souffle, il a dirigé la fumée contre le spectre, et l’a conjuré au nom de Jésus. Bientôt le vampire a tremblé et s’est élancé par la porte, comme un loup poursuivi par les chasseurs.


15.

Le lendemain, à la même heure, le chien a hurlé et la porte s’est ouverte, et un homme est entré et s’est assis : sa taille était celle d’un soldat, et toujours ses yeux s’attachaient sur ceux de Constantin pour le fasciner ; mais l’hermite l’a conjuré, et il s’est enfui.


16.

Et le lendemain un petit nain est entré dans sa maison, et un rat aurait bien pu lui servir de monture. Toutefois ses yeux brillaient comme deux flambeaux, et son regard était funeste ; mais l’hermite l’a conjuré pour la troisième fois, et il s’est enfui pour toujours.


NOTES.

1. Dans un ménage morlaque le mari couche sur un lit, s’il y en a un dans la maison, et la femme couche sur le plancher. C’est une des nombreuses preuves du mépris avec lequel sont traitées les femmes dans ce pays. Un mari ne cite jamais le nom de sa femme devant un étranger sans ajouter : Da prostite, moya xena (ma femme, sauf votre respect).

2. Un Grec enterré dans un cimetière latin devient vampire, et vice-versa.

3. Les étriers turcs sont plats, assez semblables à des souliers, et tranchans sur les bords ; ils servent ainsi d’éperons.


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Impromptu1.


La neige du sommet du Prolog n’est pas plus blanche que n’est ta gorge. Un ciel sans nuage n’est pas plus bleu que ne sont tes yeux. L’or de ton collier est moins brillant que ne sont tes cheveux, et le duvet d’un jeune cygne n’est pas plus doux au toucher. Quand tu ouvres la bouche, il me semble voir des amandes sans leur peau. Heureux ton mari ! Puisses-tu lui donner des fils qui te ressemblent !


NOTE.

1. Cet impromptu fut fait à ma requête par un vieux morlaque pour une dame anglaise qui se trouvait à Trau en 1816.

Je trouve dans le voyage à Boukhara de M. le colonel baron de Meyendorff une chanson faite par une jeune fille Kirghise, qui offre une grande analogie avec celle-ci. Je demande la permission de l’insérer ici.


Chanson Kirghise.

Vois-tu cette neige ? eh bien ! mon corps est plus blanc. Vois-tu sur cette neige couler le sang de ce mouton égorgé ? eh bien ! mes joues sont plus vermeilles. Passe par cette montagne, tu y verras un tronc d’arbre brûlé, eh bien ! mes cheveux sont plus noirs.

Chez le sultan il y a des mollahs qui écrivent beaucoup, eh bien ! mes sourcils sont plus noirs que leur encre.


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Le Vampire1.


1.

Dans le marais de Stavila, auprès d’une source, est un cadavre étendu sur le dos. C’est ce maudit Vénitien qui trompa Marie, qui brûla nos maisons. Une balle lui a percé la gorge, un ataghan s’est enfoncé dans son cœur ; mais depuis trois jours qu’il est sur la terre, son sang coule toujours rouge et chaud.


2.

Ses yeux bleus sont ternes, mais regardent le ciel : malheur à qui passe près de ce cadavre ! Qui pourrait éviter la fascination de son regard ? Sa barbe a cru, ses ongles ont poussé2 ; les corbeaux s’éloignent de lui avec effroi, tandis qu’ils s’attachent aux braves Heyduques qui jonchent la terre autour de lui.


3.

Sa bouche est sanglante et sourit comme celle d’un homme endormi et tourmenté d’un amour hideux. Approche, Marie, viens contempler celui pour lequel tu as trahi ta famille et ta nation ! Ose baiser ces lèvres pâles et sanglantes qui savaient si bien mentir. Vivant il a causé bien des larmes ; mort il en coûtera davantage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


NOTES.

1. Ce fragment de ballade ne se recommande que par la belle description d’un vampire. Il semble se rapporter à quelque petite guerre des Heyduques contre les podestats vénitiens.

2. Signes évidens de vampirisme.


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La querelle de Lepá et de Tchernyegor1.


1.

Malédiction sur Ostoïx ! malédiction sur Nicolo Ziani, Nicolo Ziani au mauvais œil ! Puissent leurs femmes être infidèles, leurs enfans difformes ! Puissent-ils périr comme des lâches qu’ils sont ! Ils ont causé la mort de deux braves chefs. ........


2.

Que celui qui sait lire et écrire, que celui qui aime à rester assis, s’occupe à vendre des étoffes à la ville. Que celui qui a du cœur mette un sabre à son côté et qu’il vienne à la guerre. Là les jeunes gens gagneront des richesses ......


3.

Ô Lepá ! ô Tchernyegor ! le vent s’élève, vous pouvez déployer toutes vos voiles. La sainte Vierge et Saint-Eusèbe veillent sur vos légers vaisseaux ; ils sont comme deux aigles qui descendent de la montagne noire pour ravir des agneaux dans la plaine.


4.

Lepá est un brave guerrier et Tchernyegor est aussi un brave soldat. Ils prennent beaucoup d’objets précieux aux riches fainéans des villes ; mais ils sont généreux pour les joueurs de guzla, comme les braves doivent l’être : ils font l’aumône aux pauvres2.


5.

C’est pourquoi ils ont gagné le cœur des plus belles femmes. Lepá a épousé la belle Yevekhimia ; Tchernyegor a épousé la blonde Nastasia ; et quand ils revenaient de la mer, ils appelaient d’habiles joueurs de guzla et se divertissaient en buvant du vin et de l’eau-de-vie.


6.

Quand ils eurent pris une riche barque, ils la tirèrent à terre, et ils virent une belle robe de brocard3. Celui à qui elle était dut être bien triste de perdre cette riche étoffe ; mais cette robe pensa causer un grand malheur, car Lepá l’a convoitée et Tchernyegor aussi.


7.

« J’ai abordé cette barque le premier, dit Lepá ; je veux avoir cette robe pour ma femme Yevekhimia. » — « Mais, dit Tchernyegor, prends le reste, je veux parer de cette robe ma femme Nastasia. » Alors ils ont commencé à tirailler la robe, au risque de la déchirer.


8.

Le front de Tchernyegor a pâli de colère. — « À moi, mes jeunes guerriers ! aidez-moi à prendre cette robe ! » Et il a tiré son pistolet ; mais il a manqué Lepá et il a tué son page4. Aussitôt les sabres sortirent de leurs fourreaux : c’était une chose horrible à voir et à raconter.


9.

Enfin, un vieux joueur de guzla s’est élancé : « Arrêtez ! a-t-il crié, tuerez-vous vos frères pour une robe de brocard ? » Alors il a pris la robe et l’a déchirée en morceaux5. Lepá remit le premier son sabre au fourreau, et Tchernyegor ensuite ; mais il regardait Lepá de travers, parce qu’il avait un mort de plus6.


10.

Ils ne se sont point serré la main, comme ils avaient coutume ; ils se sont séparés pleins de colère et pensant à la vengeance. Lepá s’en est allé dans la montagne ; Tchernyegor a suivi le rivage. Lepá se disait à lui-même : « Il a tué mon page chéri qui m’allumait ma pipe : il en portera la peine. »


11.

« Je veux aller dans sa maison prendre sa femme qu’il aime tant ; je la vendrai aux Turcs pour qu’il ne la revoie jamais. » Alors il a pris douze hommes avec lui, et il s’en est allé à la maison de Tchernyegor. Je dirai tout à l’heure pourquoi il ne trouva pas Tchernyegor à la maisons


12.

Quand il fut arrivé à la maison de Tchernyegor, il vit la belle Nastasia qui faisait cuire un agneau7. « Bon jour, seigneur, dit-elle, veux-tu boire un verre d’eau-de-vie ? » — « Je ne viens pas pour boire de l’eau-de-vie ; je viens pour t’emmener avec moi : tu seras esclave et tu ne seras jamais rachetée. »


13.

Il a pris la blonde Nastasia, et malgré ses cris il l’a emportée dans sa barque, et il a été la vendre à une caravelle à l’ancre près du rivage. Je cesserai de chanter Lepá et je chanterai Tchernyegor. Il était furieux d’avoir un mort de plus. « Malédiction sur ma main, j’ai manqué mon perfide ennemi ! »


14.

« Mais, puisque je ne puis le tuer, je veux enlever sa femme chérie et la vendre à cette caravelle à l’ancre près du rivage : quand il reviendra dans sa maison et qu’il ne verra plus Yevekhimia, il mourra certainement de douleur. » Alors il a mis son fusil sur son épaule et s’en est venu à la maison de la belle Yevekhimia.


15.

— « Lève-toi, Yevekhimia, lève-toi, femme de Lepá : il faut que tu me suives à ce vaisseau là-bas. » — « Comment, seigneur, dit-elle, trahirais-tu ton frère ? » Sans avoir pitié d’elle, il l’a prise par ses cheveux noirs, et l’ayant chargée sur ses épaules, il l’a menée dans sa barque, puis à bord de la caravelle.


16.

— « Patron, je veux de cette femme six cents pièces d’or. » — « C’est trop, dit le patron ; je viens d’en acheter une plus belle pour cinq cents. » — « Donne-moi cinq cents pièces d’or ; mais montre-moi cette femme-là. » Alors il a reçu cinq cents pièces d’or, et il a livré la belle Yevekhimia, qui fondait en larmes.


17.

Ils sont entrés dans la cabine, et le patron a levé le voile de la belle Nastasia. Quand Tchernyegor a reconnu sa chère femme, il a poussé un grand cri, et de ses yeux noirs ont coulé des larmes pour la première fois. Il a voulu racheter sa femme ; mais le Turc n’a pas voulu la revendre.


18.

Il a sauté dans sa barque serrant les poings. « Ramez, mes jeunes gens, ramez au rivage ! Il faut que tous mes guerriers se rassemblent pour prendre ce gros vaisseau, car il renferme ma chère Nastasia. » La proue s’est couverte d’écume, la barque volait sur l’eau comme un canard sauvage.


19.

Quand il approcha du rivage, il vit Lepá qui s’arrachait les cheveux. « Ah ! ma femme Yevekhimia, tu es prisonnière dans cette caravelle ; mais je perdrai la vie ou je te délivrerai ! » Tchernyegor a sauté à terre, et il a marché droit à Lepá et lui a serré la main.


20.

— « J’ai enlevé ta femme, tu as enlevé la mienne. J’ai tué ton page chéri, tu m’as tué un homme de plus. Soyons quittes : périsse notre haine ; soyons unis comme auparavant, et allons reprendre nos femmes. » Lepá lui a serré la main ; il a dit : « Frère8, tu parles bien. »


21.

Ils ont appelé leurs jeunes matelots ; ils embarquent des fusils et des pistolets ; ils rament à la caravelle, frères comme auparavant : c’était un beau spectacle à voir. Ils ont abordé ce gros vaisseau. — « Nos femmes, ou vous êtes morts ! » Ils ont repris leurs femmes ; mais ils ont oublié d’en rendre le prix9.


NOTES.

1. Il est évident que cette intéressante ballade ne nous est point parvenue dans son intégrité. On suppose que le morceau que nous traduisons faisait autrefois partie d’un poëme sur la vie des deux pirates Lepá et Tchernyegor, dont un seul épisode s’est conservé.

La première stance contient des imprécations contre ceux qui ont causé la mort des deux héros. À en juger d’après leurs noms, un de ceux que le poëte semble accuser de trahison était morlaque, et l’autre dalmate ou italien.

La seconde stance est d’une autre mesure que la première, et je ne sais si c’est avec raison que le vieillard de qui je la tiens la mêlait au reste de la ballade. D’ailleurs, les sentimens qu’elle exprime sont ceux de presque tous les Morlaques. — Le récit de la querelle des deux amis ne commence réellement qu’à la stance quatrième.

2. L’auteur montre ici avec naïveté le motif de son admiration pour ces deux brigands.

3. Venise fabriquait autrefois, comme on sait, une grande quantité d’étoffes de brocard d’or et d’argent pour le Levant.

4. Les chefs ont toujours auprès d’eux un page qui porte leur pipe et prépare leur café en temps de paix, et qui charge leurs armes à la guerre. Voilà les principales fonctions d’un page morlaque.

5. On peut voir par ce trait de quelle considération jouissent les vieillards et les poëtes.

6. Quand une famille a perdu un de ses membres par un assassinat, elle tâche de tuer quelqu’un de la famille ennemie. Ce mort trouve des vengeurs, et il n’est pas rare que dans l’espace d’une année une vingtaine de personnes périssent ainsi pour une querelle qui leur est étrangère. La paix ne peut se faire décemment que lorsque chaque famille compte autant de morts l’une que l’autre. Se réconcilier quand on a un mort de plus, c’est s’avouer vaincu.

7. Mot à mot, du mouton fumé assaisonné avec des choux ; c’est ce que les Illyriens nomment paçterma.

8. Frère est mis là comme synonyme d’ami.

9. Ce dernier trait est caractéristique.


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L’Amant en bouteille.


l.

Jeunes filles qui m’écoutez en tressant des nattes, vous seriez bien contentes si, comme la belle Khava1, vous pouviez cacher vos amans dans une bouteille.


2.

La ville de Trebigne a vu un grand prodige : une jeune fille, la plus belle de toutes ses compagnes, a refusé tous les amans, jeunes et braves, riches et beaux.


3.

Mais elle porte à son cou une chaîne d’argent avec une phiole suspendue, et elle baise ce verre et lui parle tout le jour, l’appelant son cher amant.


4.

Ses trois sœurs ont épousé trois beys puissans et hardis. « Quand te marieras-tu, Khava ? Attendras-tu que tu sois vieille pour écouter les jeunes gens ? » —


5.

« Je ne me marierai point pour n’être que l’épouse d’un bey : j’ai un ami plus puissant. Si je désire quelque objet précieux, à mon ordre il l’apporte. »


6.

« Si je veux une perle au fond de la mer, il plongera pour me l’apporter : ni l’eau, ni la terre, ni le feu ne l’arrêtent, quand une fois je lui ai donné un ordre. »


7.

« Moi, je ne crains point qu’il me soit infidèle : une tente de feutre, un logis de bois ou de pierre est une maison moins close qu’une bouteille de verre. »


8.

Et de Trebigne et de tous les environs les gens sont accourus pour voir cette merveille : et si elle demandait une perle, une perle lui était apportée.


9.

Voulait-elle des sequins pour mettre dans ses cheveux2, elle tendait sa robe et en recevait de pleines poignées. Si elle eût demandé la couronne ducale, elle l’aurait obtenue.


10.

L’évêque ayant appris la merveille, en a été irrité. Il a voulu chasser le démon qui obsédait la belle Khava, et il lui a fait arracher sa bouteille chérie.


11.

« Vous tous qui êtes Chrétiens, joignez vos prières aux miennes pour chasser ce noir démon ! » Alors il a fait le signe de la croix et a frappé sur la phiole de verre un grand coup de marteau.


12.

La phiole s’est brisée : du sang en a jailli. La belle Khava pousse un cri et meurt. C’était dommage qu’une si grande beauté fût ainsi victime d’un démon.3


NOTES.

1. Ève.

2. Les femmes attachent des sequins à leurs cheveux, qu’elles portent en nattes tombant sur les épaules. Cette mode est surtout adoptée dans les cantons limitrophes des provinces turques.

3. Je trouve dans le Monde enchanté du fameux docteur Balthasar Bekker, une histoire qui a beaucoup de rapport avec celle-ci :

« Environ l’an 1597 Dieu permit qu’aux prières des fidèles il apparut un certain esprit (l’on ne pouvait dire au commencement s’il était noir ou blanc), qui a fait apostasier plusieurs personnes. Il y avait une certaine fille appelée Bietka, qui était recherchée par un jeune homme appelé Zacharie. Ils étaient l’un et l’autre natifs de Wieclam, et y avaient été élevés. Ce jeune homme donc, nonobstant qu’il fût ecclésiastique et qu’il aspirât à la prêtrise, ne laissa pas de s’engager et de donner une promesse de mariage ; mais, son père l’ayant détourné de ce dessein par la considération du rang qu’il tenait dans l’Église, et voyant ainsi qu’il ne pouvait venir à bout de son entreprise, il s’abandonna à la mélancolie, de telle sorte qu’il attenta à sa propre vie, et s’étrangla. Peu de temps après sa mort, il apparut un esprit à cette jeune fille qui feignit d’être l’ame de ce Zacharie qui s’était pendu ; et qui lui dit qu’il était envoyé de Dieu pour montrer le déplaisir qu’il avait de son crime, et que, comme elle avait été la principale cause de sa mort, il était venu pour s’unir à elle et pour accomplir sa promesse. Ce bel esprit sut si bien cajoler cette pauvre créature, en lui promettant de l’enrichir, qu’il lui persuada qu’il était l’esprit de son amant défunt, tellement qu’elle se fiança avec lui. Le bruit de ce nouveau mariage de Bietka avec l’esprit de Zacharie se répandant tous les jours de plus en plus dans toute la Pologne, tous les curieux y accoururent de toutes parts.

« Plusieurs des nobles qui ajoutaient foi aux paroles de cet esprit, firent connaissance avec lui, et il y en eut même qui le menèrent chez eux. Par ce moyen Bietka amassa beaucoup d’argent, d’autant plus que l’esprit ne voulait rendre aucune réponse, ni parler à personne, ni prédire la moindre chose, que par son consentement. Il demeura un an entier dans la maison du sieur Trepka, intendant de Cracovie ; de là, allant de maison en maison, il vint à la fin demeurer chez une certaine Dame veuve, appelée Wlodkow, où, pendant deux ans qu’ils y séjournèrent, l’esprit mit en œuvre toute son adresse et pratiqua tous les tours qu’il savait faire.

« Voici les principaux. Il donnait assurance des choses passées et présentes. Il élevait adroitement la religion romaine, et enfin il déclamait contre les évangéliques et assurait qu’ils étaient tous damnés. Il ne voulait pas même qu’aucun d’eux approchât de lui ; car il estimait qu’ils étaient indignes de converser avec lui ; mais il le permettait à ceux dont il était assuré qu’ils ne se souciaient pas tant de la religion que de la nouveauté, et par ce moyen il en attrapa plusieurs qu’il fit rentrer dans le papisme. Jusques ici personne n’avait su que cet esprit était le diable, et on ne l’aurait pas encore appris si, dans l’année du jubilé 1600, certains Polonais, étant allés en Italie, n’eussent répandu le bruit de l’esprit de Zacharie parmi le peuple. Ce qu’un certain Italien qui exerçait l’art magique ayant appris, comme il y avait cinq ans que cet esprit qu’il tenait enfermé, lui était échappé, il s’en alla en Pologne trouver cette Dame Wlodkow, et demanda au grand étonnement de tous les assistans que ce diable qui lui avait déserté lui fût rendu ; ce que la Dame lui ayant accordé, il renferma de nouveau cet esprit malin dans une bague et le reporta en Italie ; lequel diable, au dire de cet Italien, aurait causé de grands malheurs en Pologne s’il l’y eût laissé. »


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Cara-Ali, le vampire.


1.

Cara-Ali a passé la rivière jaune1 ; il est monté vers Basile Kaïmis et a logé dans sa maison.


2.

Basile Kaïmis avait une belle femme, nommée Juméli ; elle a regardé Cara-Ali, et elle est devenue amoureuse de lui.


3.

Cara-Ali est couvert de riches fourrures ; il a des armes dorées, et Basile est pauvre.


4.

Juméli a été séduite par toutes ces richesses ; car quelle est la femme qui résiste à beaucoup d’or ?


5.

Cara-Ali, ayant joui de cette épouse infidèle, a voulu l’emmener dans son pays, chez les mécréans.


6.

Et Juméli dit qu’elle le suivrait ; méchante femme, qui préférait le harem d’un infidèle au lit conjugal.


7.

Cara-Ali l’a prise par sa fine taille et l’a mise devant lui sur son beau cheval blanc comme la première neige.


8.

Où es-tu, Basile ? Cara-Ali que tu as reçu dans ta maison enlève ta femme Juméli que tu aimes tant !


9.

Il a couru au bord de la rivière jaune et il a vu les deux perfides qui la traversaient sur un cheval blanc.


10.

Il a pris son long fusil orné d’ivoire et de houppes rouges2 ; il a tiré, et soudain voilà que Cara-Ali a chancelé sur sa monture.


11.

« Juméli, Juméli ! ton amour me coûte cher. Ce chien de mécréant m’a tué, et il va te tuer aussi.


12.

« Maintenant, pour qu’il te laisse la vie, je m’en vais le donner un talisman précieux, avec lequel tu acheteras ta grâce.


13.

« Prends cet Alcoran dans cette giberne de cuir rouge doré3 : celui qui l’interroge est toujours riche et aimé des femmes.


14.

« Que celui qui le porte ouvre le livre à la soixante-sixième page ; il commandera à tous les esprits de la terre et de l’eau. »


15.

Alors il tombe dans la rivière jaune et son corps flottait, laissant un nuage rouge au milieu de l’eau.


16.

Basile Kaïmis accourt et, saisissant la bride du cheval, il avait le bras levé pour tuer sa femme.


17.

« Accorde-moi la vie, Basile, et je te donnerai un talisman précieux : celui qui le porte est toujours riche et aimé des femmes.


18.

« Que celui qui le porte ouvre le livre à la soixante-sixième4 page ; il commandera à tous les esprits de la terre et de l’eau. »


19.

Basile a pardonné à son infidèle épouse ; il a pris le livre que tout Chrétien devrait jeter au feu avec horreur.


20.

La nuit est venue ; un grand vent s’est élevé et la rivière jaune a débordé ; le cadavre de Cara-Ali fut jeté sur le rivage.


21.

Basile a ouvert le livre impie à la soixante-sixième page ; soudain la terre a tremblé et s’est ouverte avec un bruit affreux.


22.

Un spectre sanglant a percé la terre ; c’était Cara-Ali. « Basile, tu es à moi maintenant que tu as renoncé à ton Dieu. »


23.

Il saisit le malheureux, le mord à la veine du cou, et ne le quitte qu’après avoir tari ses veines.


24.

Celui qui a fait cette histoire est Nicolas Cossiewitch, qui l’avait apprise de la grand’mère de Juméli.


NOTES.

1. Probablement la Zarmagna, qui est très-jaune en automne.

2. Cet ornement se trouve fréquemment aux fusils des Illyriens et des Turcs.

3. Presque tous les Musulmans portent un Alcoran dans une petite giberne en cuir rouge.

4. Le nombre soixante-six passe pour être très-puissant dans les conjurations.


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Les Pobratimi1.


1.

Jean Lubovich était né à Traù, et il vint une fois à la montagne de Vorgoraz, et il fut reçu dans la maison de Cyrille Zborr, qui le régala pendant huit jours.


2.

Et Cyrille Zborr vint à Traù, et il logea dans la maison de Jean Lubovich, et pendant huit jours ils burent du vin et de l’eau-de-vie dans la même coupe.


3.

Quand Cyrille Zborr voulut s’en retourner dans son pays, Jean Lubovich le retint par la manche et lui dit : « Allons devant un prêtre et soyons pobratimi. »


4.

Et ils allèrent devant un prêtre, qui lut les saintes prières ; ils communièrent ensemble et jurèrent d’être frères jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre.


5.

Un jour Jean était assis, les jambes croisées2, devant sa maison à fumer sa pipe, quand un jeune homme, les pieds tout poudreux, parut devant lui et le salua.


6.

« Jean Lubovich, votre frère Cyrille Zborr m’envoie. Il y a près de la montagne un chien qui lui veut du mal, et il vous prie de l’aider à vaincre ce mécréant. »


7.

Jean Lubovich a pris son fusil dans sa maison ; il a mis un quartier d’agneau dans son sac, et ayant poussé sa porte3, il s’en vint dans la montagne de Vorgoraz.


8.

Et les balles que lançaient les pobratimi allaient toujours frapper le cœur des ennemis ; et nul homme, si fort, si leste qu’il fût, n’eût osé leur tenir tête.


9.

Aussi ils ont pris des chèvres et des chevreaux, des armes précieuses, de riches étoffes et de l’argent monnayé, et ils ont pris aussi une belle femme turque.


10.

Des chèvres et des chevreaux, des armes et des étoffes, Jean Lubovich a pris une moitié, et Cyrille Zborr l’autre moitié ; mais la femme, ils ne pouvaient la diviser.


11.

Et tous deux voulaient l’emmener dans leur pays, et ils aimaient tous deux cette femme ; de sorte qu’ils se querellèrent pour la première fois de leur vie.


12.

Mais Jean Lubovich dit : « Nous avons bu de l’eau-de-vie et nous ne savons ce que nous faisons ; demain matin nous parlerons de cette affaire avec tranquillité… » Alors ils se sont couchés sur la même natte, et ils ont dormi jusqu’au matin.


13.

Cyrille Zborr fut le premier qui s’éveilla, et il poussa Jean Lubovich pour qu’il se levât. « Maintenant que tu es sobre, veux-tu me donner cette femme ? » Mais Jean Lubovich n’a pas répondu, et il s’est assis, et des larmes coulaient de ses yeux noirs.


14.

Alors Cyrille s’est assis de son côté, et il regardait tantôt l’esclave turque et tantôt son ami, et il regardait quelquefois le hanzar qui était à sa ceinture.


15.

Or, les jeunes gens qui étaient venus à la guerre avec eux se disaient : « Qu’arrivera-t-il ? deux pobratimi rompront-ils l’amitié qu’ils se sont jurée à l’église ? »


16.

Quand ils furent restés assis pendant long-temps, ils se levèrent à la fois, et Jean Lubovich a pris la main droite de l’esclave et Cyrille Zborr sa main gauche.


17.

Et des larmes coulaient de leurs yeux, grosses comme des gouttes de pluie d’orage. Soudain ils ont tiré leurs hanzars et en même temps ils les ont plongés dans le sein de l’esclave.


18.

« Périsse l’infidèle, plutôt que notre amitié ! » Alors ils se sont serré la main et jamais ils ne cessèrent de s’aimer.

Cette belle chanson a été faite par Étienne Chipila, le jeune joueur de guzla4.


NOTES.

1. On a vu dans les notes de la Flamme de Perrussich l’explication de ce mot.

2. C’est la manière la plus générale de s’asseoir.

3. Ce peu de mots exprime assez bien les préparatifs de guerre d’un Morlaque.

4. Je suppose que cette chanson, dont on a donné un extrait dans une revue anglaise, a fourni à l’auteur du théâtre de Clara Gazul l’idée de l’amour africain.


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Hadagny1.


PREMIÈRE PARTIE.


1.

Serral est en guerre contre Ostrowicz : les épées ont été tirées ; six fois la terre a bu le sang des braves. Mainte veuve a déjà séché ses larmes ; plus d’une mère pleure encore.


2.

Sur la montagne, dans la plaine, Serral a lutté contre Ostrowicz, ainsi que deux cerfs animés par le rut. Les deux tribus ont versé le sang de leur cœur, et leur haine n’est point apaisée.


3.

Un vieux chef renommé de Serral appelle sa fille : « Hélène, monte vers Ostrowicz, entre dans le village et observe ce que font nos ennemis ; je veux terminer la guerre qui dure depuis six lunes. »


4.

Hélène a mis son bonnet garni de tresses d’argent et son beau manteau rouge brodé2. Elle a chaussé de forts souliers de buffle3, et elle est partie pour la montagne au moment où le soleil se couchait.


5.

Les beys d’Ostrowicz sont assis autour d’un feu. Les uns polissent leurs armes ; d’autres font des cartouches. Sur une botte de paille est un joueur de guzla qui charme leur veille.


6.

Hadagny, le plus jeune d’entre eux, tourne les yeux vers la plaine. Il voit monter quelqu’un qui vient observer leur camp : soudain il se lève et saisit un long fusil garni d’argent.


7.

« Compagnons, voyez-vous cet ennemi qui se glisse dans l’ombre ; si la lumière de ce feu ne se réfléchissait pas sur son bonnet4, nous serions surpris ; mais, si mon fusil ne rate, il périra. »


8.

Quand il eut baissé son long fusil, il lâcha la détente et les échos répétèrent le bruit du coup. Voilà qu’un bruit plus aigu se fait entendre. Bietko, son vieux père, s’est écrié : « C’est la voix d’une femme ! »


9.

« Oh, malheur, malheur ! Honte à notre tribu. C’est une femme qu’il a tuée au lieu d’un homme armé d’un fusil et d’un ataghan. » Alors ils ont pris chacun un brandon allumé pour mieux voir.


10.

Ils ont vu le corps inanimé de la belle Hélène, et le rouge a coloré leurs visages. Hadagny s’est écrié : « Honte à moi, j’ai tué une femme ! Malheur à moi, j’ai tué celle que j’aimais ! »


11.

Bietko lui a lancé un regard sinistre. « Fuis ce pays, Hadagny, tu as déshonoré la tribu. Que dira Serral, quand il saura que nous tuons des femmes, comme les voleurs heyduques5 ? »


12.

Hadagny poussa un soupir ; il regarda une dernière fois la maison de son père ; puis il mit son long fusil sur son épaule, et il descendit de la montagne pour aller vivre dans des pays éloignés.


13.

Cette chanson a été faite par Jean Wieski, le plus habile des joueurs de guzla. Que ceux qui voudront savoir quelle fut la fin des aventures d’Hadagny, paient le joueur de guzla de son grand travail.


DEUXIÈME PARTIE6.


1.

Je gardais mes chèvres appuyé sur mon long fusil7 : mon chien était couché à l’ombre, et les cigales chantaient gaiement sous chaque brin d’herbe ; car la chaleur était grande.


2.

Du défilé je vis sortir un beau jeune homme. Ses vêtemens étaient déchirés ; mais on voyait encore briller les broderies sous ses haillons : il portait un long fusil garni d’argent, et à sa ceinture un ataghan.


3.

Quand il fut près de moi, il me salua et me dit : « Frère, ce pays n’est-il pas celui d’Ostrowicz ? » Alors je ne pus retenir mes larmes et je poussai un profond soupir. « Oui, lui répondis-je. »


4.

Alors il dit : « Ostrowicz était riche autrefois ; ses troupeaux couvraient la montagne ; ses guerriers faisaient briller quatre cents fusils au soleil ; mais aujourd’hui je ne vois que toi et quelques chèvres galeuses. »


5.

Alors je dis : « Ostrowicz était puissant ; mais une grande honte est tombée sur lui et lui a porté malheur. Serral l’a vaincu à la guerre depuis que le jeune Hadagny a tué la belle Hélène. » —


6.

« Raconte-moi, frère, comment cela est arrivé. » — « Serral est venu comme un torrent ; il a tué nos guerriers, dévasté nos moissons et vendu nos enfans aux Heyduques. Notre gloire est passée ! » —


7.

« Et le vieux Bietko, ne peux-tu me dire quel fut son sort ? » — « Quand il a vu la ruine de sa tribu, il est monté sur cette roche et il appelait son fils Hadagny, qui était parti pour des pays lointains. »


8.

« Un bey de Serral, puissent tous les saints le maudire ! lui tira un coup de fusil et de son ataghan il lui coupa la gorge ; puis il le poussa du pied et il le fit rouler dans le précipice. »


9.

Alors l’étranger tomba, la face contre terre, et, tel qu’un chamois blessé, il roula dans le précipice où son père était tombé ; car c’était Hadagny, le fils de Bietko, qui avait causé nos malheurs.


NOTES.

1. Cette chanson est, dit-on, populaire dans le Monténègre ; c’est à Narenta que je l’ai entendue la première fois.

2. Dans le Monténègre les femmes servent toujours d’espions. Elles sont cependant respectées par ceux dont elles viennent observer les forces, et qui ont connaissance de leur mission. Faire la moindre insulte à une femme d’une tribu ennemie, serait se déshonorer à jamais. (Voir les lettres sur la Grèce du colonel Voutier.)

3. En illyrique opanke : c’est une semelle de cuir cru, attachée à la jambe par des bandelettes ; le pied est recouvert d’une espèce de tricot bigarré. C’est la chaussure des femmes et des filles. Quelque riches qu’elles soient, elles portent les opanke jusqu’à leur mariage ; alors, si elles veulent, elles peuvent prendre les pachmaks ou chaussons en maroquin des femmes turques.

4. Les bonnets sont garnis de médailles et de galons brillans.

5. Le nom de Heyduque est presque une injure pour les habitans des villages riches.

6. On croit que cette seconde partie n’est pas du même auteur que la première.

7. Les hommes ne sortent jamais sans être armés.


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Les Monténégrins1.


1.

Napoléon a dit : « Quels sont ces hommes qui osent me résister ? Je veux qu’ils viennent jeter à mes pieds leurs fusils et leurs ataghans ornés de nielles2. » Soudain il a envoyé à la montagne vingt mille soldats.


2.

Il y a des dragons, des fantassins, des canons et des mortiers. « Venez à la montagne, vous y verrez cinq cents braves Monténégrins. Pour leurs canons, il y a des précipices ; pour leurs dragons, des rochers, et pour leurs fantassins, cinq cents bons fusils. »


3.

....................3


4.

Ils sont partis : leurs armes luisaient au soleil ; ils sont montés en ordre pour brûler nos villages ; ils sont montés pour enlever dans leur pays nos femmes et nos enfans4. Quand ils sont arrivés au rocher gris, ils ont levé les yeux et ils ont vu nos bonnets rouges.


5.

Alors a dit leur capitaine : « Que chaque homme ajuste son fusil, que chaque homme tue un Monténégrin. » Aussitôt ils ont tiré et ils ont abattu nos bonnets rouges qui étaient plantés sur des piquets5. Mais nous qui étions à plat ventre derrière eux, nous leur envoyâmes une vive fusillade.


6.

« Écoutez l’écho de nos fusils, a dit le capitaine. » Mais avant qu’il se fût retourné, il est tombé mort et vingt-cinq hommes avec lui. Les autres ont pris la fuite, et jamais de leur vie ils n’osèrent regarder un bonnet rouge.

Celui qui a fait cette chanson était avec ses frères au rocher gris ; il se nomme Guntzar Wossieratch.


NOTES.

1. Il n’est pas de petit peuple qui ne s’imagine que les regards de l’univers sont fixés sur lui. Du reste je crois que Napoléon ne s’est jamais beaucoup occupé des Monténégrins.

2. Ce sont des ornemens ciselés sur la poignée des armes précieuses, surtout sur les ataghans. On remplit les creux d’une composition d’un beau noir bleuâtre et dont le secret est, dit-on, perdu dans le Levant.

3. Ici manque une stance.

4. L’habitude de faire la guerre avec les Turcs faisait penser aux Monténégrins que toutes les nations exerçaient les mêmes atrocités dans leurs expéditions militaires.

5. Cette ruse fut fréquemment employée avec succès.


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Le cheval de Thomas II.


Pourquoi pleures-tu, mon beau cheval blanc ? pourquoi hennis-tu douloureusement ? N’es-tu pas harnaché assez richement à ton gré ? n’as-tu pas des fers d’argent avec des clous d’or ? n’as-tu pas des sonnettes d’argent à ton cou ? et ne portes-tu pas le Roi de la fertile Bosnie ? — Je pleure, mon maître, parce que l’infidèle m’ôtera mes fers d’argent et mes clous d’or et mes sonnettes d’argent. Et je hennis, mon maître, parce qu’avec la peau du Roi de Bosnie le mécréant doit me faire une selle.


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TRISTE BALLADE
de la noble épouse d’Asan-Aga1.


Qu’y a-t-il de blanc sur ces collines verdoyantes ? Sont-ce des neiges, sont-ce des cygnes ? Des neiges ? elles seraient fondues. Des cygnes ? ils se seraient envolés. Ce ne sont point des neiges, ce ne sont point des cygnes : ce sont les tentes de l’aga Asan-Aga. Il se lamente de ses blessures cruelles. Pour le soigner, sont venues et sa mère et sa sœur ; sa femme, retenue par la timidité, n’est point auprès de lui2.

Quand la douleur s’est apaisée, il fait dire à sa fidèle épouse : « Ne me regarde pas dans ma maison blanche, ni dans ma maison, ni devant mes parens. » La dame, en entendant ces paroles, se renferme dans son appartement toute triste et accablée. Voilà que des pas de chevaux ont retenti près de sa maison, et la pauvre femme d’Asan-Aga, croyant que son mari s’approche, court à son balcon pour se précipiter. Mais ses deux filles ont suivi ses pas : « Arrête, notre mère chérie ! ce n’est point notre père Asan-Aga, c’est notre oncle Pintorovich-Bey. »

L’infortunée s’arrête ; elle serre dans ses bras son frère chéri. « Ah, mon frère ! grande honte ! Il me répudie, moi qui lui ai donné cinq enfans ! »

Le bey garde un morne silence ; il tire d’une bourse de soie rouge un écrit qui lui rend sa liberté3. Maintenant elle pourra reprendre la couronne de mariée, aussitôt qu’elle aura revu la demeure de sa mère.

La dame a lu cet écrit ; elle baise le front de ses deux fils et la bouche vermeille de ses deux filles ; mais elle ne peut se séparer de son dernier enfant, encore au berceau. Son frère, sans pitié, l’arrache avec peine à son enfant, et la plaçant sur son cheval, il rentre avec elle dans sa maison blanche. Elle resta peu de temps dans la maison de ses pères. Belle, de haut lignage, elle fut recherchée bientôt par les nobles seigneurs du pays. Entre tous se distinguait le cadi d’Imoski.

La dame implore son frère : « Ah ! mon frère, puissé-je ne te pas survivre ! Ne me donne à personne, je t’en conjure4 ; mon cœur se briserait en voyant mes enfans orphelins. » Ali-Bey ne l’écoute point ; il la destine au cadi d’Imoski.

Elle lui fait encore une dernière prière : qu’il envoie au moins une blanche lettre au cadi d’Imoski, et qu’il lui dise : « La jeune dame te salue et par cette lettre elle te fait cette prière : quand tu viendras avec les nobles svati, apporte à ta fiancée un long voile qui la couvre tout entière, afin qu’en passant devant la maison de l’aga, elle ne voie pas ses orphelins. »

Quand le cadi eut lu cette blanche lettre, il rassembla les nobles svati. Les svati allèrent chercher la mariée, et de sa maison ils partirent avec elle tous remplis d’allégresse.

Ils passèrent devant la maison de l’aga ; ses deux filles du haut du balcon ont reconnu leur mère ; ses deux fils sortent à sa rencontre, et appellent ainsi leur mère : « Arrête, notre mère chérie ! viens goûter avec nous ! » La malheureuse mère crie au stari-svat : « Au nom du ciel ! mon frère stari-svat, fais arrêter les chevaux près de cette maison, que je puisse donner quelque chose à mes orphelins. » Les chevaux s’arrêtèrent près de la maison, et elle donna des cadeaux à ses enfans. À ses deux fils elle donne des souliers brodés d’or ; à ses deux filles des robes bigarrées, et au petit enfant, qui était encore au berceau, elle envoie une petite tunique.

Asan-Aga a tout vu retiré à l’écart : il appelle ses deux fils : « Venez à moi, mes orphelins ; laissez-là cette mère sans cœur qui vous a abandonnés ! »

La pauvre mère pâlit, sa tête frappa la terre et elle cessa de vivre aussitôt, de douleur de voir ses enfans orphelins.


NOTES.

1. On sait que le célèbre abbé Fortis a traduit en vers italiens cette belle ballade. Venant après lui, je n’ai par la prétention d’avoir fait aussi bien ; mais seulement j’ai fait autrement. Ma traduction est littérale, et c’est là son seul mérite.

La scène est en Bosnie et les personnages sont Musulmans, comme le prouvent les mots d’aga, de cadi, etc.

2. Il nous est difficile de comprendre comment la timidité empêche une bonne épouse le soigner un mari malade. La femme d’Asan-Aga est musulmane, et, suivant ses idées de décence, elle ne doit jamais se présenter devant son mari sans être appelée. Il paraît cependant que cette décence est outrée, car Asan-Aga s’en est irrité. Les deux vers lyriques sont remarquablement concis, et par cela même un peu obscurs :

Oblaziga mater i sestrisa ;
A glivbouza od stida ne mogla.

3. Kaigu oprochienja. Mot à mot, un papier de liberté ; c’est l’acte de divorce.

4. Pintorovich-Bey, comme chef de famille, dispose de sa sœur, comme il pourrait le faire d’un cheval ou d’un meuble.

FIN.
  1. Les Morlaques sont les habitants de la Dalmatie qui parlent le slave ou l’illyrique.
  2. Tous ces détails m’ont été donnés en 1817 par Maglanovich lui-même.
  3. J’ai fait de vains efforts pour me la procurer. Maglanovich lui-même l’avait oubliée, ou peut-être eut-il honte de me réciter son premier essai dans la poésie.
  4. Espèce de bandits.
  5. Soldats de la police, voy. les notes suiv.