La Maison des Bories/Texte entier

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. C--).


Il a été tiré de cet ouvrage


25 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma,

à Voiron, numérotés de 1 à 25.



LA MAISON DES BORIES


DU MÊME AUTEUR, À LA MÊME LIBRAIRIE :


Trois parmi les autres, 20e édition. Un volume in-16.


En Préparation :


Le Mort saisit le Vif.


CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS


Dialogue à une seule voix (Éditions du Tambourin).

Ben Kiki l’Invisible (Denoël et Steele)


Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1932.

SIMONNE RATEL

ISABELLE COMTAT
LA MAISON
DES BORIES


PARIS
LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
imprimeurs-éditeurs — 8, rue garancière, 6e



Tous droits réservés


Copyright 1932 by Librairie Plon

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l’U. R. S. S.

LA MAISON DES BORIES



CHAPITRE PREMIER


La voix de la Zagourette appelait — une petite voix d’alouette aiguë, joyeuse, qui montait aussi haut qu’elle pouvait monter :

— Corbiau Genti-il ! Où es-tu-u ? On va chercher les camara-a-des !…

Puis tout se tut sur le plateau des Bories et le silence parut au Corbiau Gentil plus pressant qu’un appel. Elle eut un mouvement de recul et s’aplatit davantage dans le sillon, sous la protection des tiges mouvantes du seigle vert.

La voix de Laurent s’élevait à son tour :

— Ho ! Corbiau, ho !

Mais elle ne répondit pas davantage. Elle ne pouvait répondre sans trahir sa cachette, et elle n’avait pas envie d’en sortir pour le moment.

Elle était complètement allongée, son menton reposant sur ses bras croisés. Devant elle, au creux du sillon, sur la terre déjà sèche et fendillée par le soleil de juin, des cailloux blancs dessinaient un carré grand comme la main. C’était sa maison, la propre maison d’Anne-Marie Comtat.

Il y avait la maison des Bories qui était à tout le monde : à son oncle Amédée, à Belle-Jolie, à Lise et à Laurent, les Carabis des Bois, et à elle-même qui était aux yeux du monde la cousine de Lise et de Laurent, mais en réalité quelque chose de beaucoup plus intime, de beaucoup plus proche d’eux : la troisième du trio Carabi, le troisième enfant de Belle-Jolie, bien que Belle-Jolie n’eût que deux enfants et qu’elle fût aux yeux du monde la tante d’Anne-Marie Comtat.

Il y avait donc la maison des Bories, où tout le monde vivait.

Et il y avait la maison du champ de seigle, ignorée de tout le monde, — oui, même d’Isabelle. Il y avait aussi le four à pain du fermier, ou la resserre du foin au-dessus de la remise, ou l’abri que formaient deux roches accolées, à demi masqué par un genévrier, à la lisière du bois de sapins. Mais c’était là ce que Laurent appelait ses « terriers » d’où on la débusquait assez facilement, tandis que personne n’avait jamais découvert le secret de la maison du champ de seigle.

Elle déplaça vers la droite un caillou du carré : ainsi la porte était ouverte. Sa main brune se faufila vivement par l’ouverture et elle remit le caillou en place. La porte était fermée. Elle était dans sa maison.

Le sentiment de sécurité, de joie qu’elle en ressentit étouffa presque complètement la préoccupation qui l’avait fait se réfugier chez elle. Elle fut un moment sans penser à rien, écoutant le vent qui brassait les seigles au-dessus de sa tête, suivant de l’œil les insectes qui couraient sur les gerçures de la terre et qui se blottissaient sous leur carapace quand elle leur soufflait dessus. Elle aussi avait sa carapace, mais elle s’y blottissait toujours un peu trop tard, lorsqu’elle se sentait atteinte. Alors le sang fuyait ses membres, se réfugiait au plus profond du corps, et dans sa tête aussi, c’était une débandade sous la carapace d’indifférence. Tout le monde à l’intérieur, vers ce qu’il y a de plus secret, de mieux caché — et fermez bien toutes les issues ! — mais c’était toujours une seconde trop tard, l’ennemi avait pénétré dans la place, elle n’arrivait qu’à s’enfermer avec lui et personne ne pouvait plus la secourir. D’ailleurs elle ne voulait pas être secourue. Derrière les portes closes elle entamait un duel silencieux, à qui dévorerait l’autre. À ces moments-là il lui était odieux de vivre dans un espace large, où les regards vous assaillent de tous côtés, surtout le regard d’Isabelle, qui voyait tout — et elle se réfugiait dans sa maison du champ de seigle — un caillou déplacé : porte ouverte ; le caillou remis en place : porte fermée. Et alors, les voix qu’elle aimait le mieux pouvaient bien appeler au dehors :

— Ho ! Corbiau, ho !

Elle ne sortait que lorsqu’elle avait complètement épuisé le plaisir sombre du conflit. Cela durait parfois toute une après-midi. Sans un mouvement, allongée au creux du sillon, à plat ventre, le menton appuyé sur ses bras nus, qui garderaient longtemps le dessin brouillé de la face de la terre, les yeux grands ouverts dans le vide, ces yeux aux pupilles larges, qui ressemblaient aux yeux des lémuriens sauf le mince anneau de l’iris, d’un bleu brillant, dont la clarté surprenait dans cette figure brune…

Pour le moment, c’était le reflux. Elle avait oublié son souci et s’amusait avec une coccinelle. Coccinelle, pimprenelle, étincelle, aurait dit la Zagourette en secouant ses boucles. Laurent aurait posé la petite bête sur son index en lui intimant d’un air ardent et péremptoire : « Bouge pas, bouge pas, je vais faire ton portrait ! » Le Corbiau Gentil soufflait dessus et regardait la manière dont elle rentrait les pattes et bombait sa carapace rouge à points noirs, sans faire un mouvement.

Le flux revint, sans que rien l’eût annoncé et l’inquiétude assiégea de nouveau la petite fille. Elle remonta un peu plus les épaules et rentra la tête. C’était ce mouvement d’oiseau malade, hivernal et contemplatif qui l’avait fait surnommer Corbiau Gentil, comme dans cette histoire que racontait Isabelle, où il était question d’un corbeau apprivoisé qui avait pris froid un matin d’hiver et se tenait tristement perché sur le barreau d’une chaise dans la salle de la ferme, — et son maître lui demandait, avec l’accent morvandiau :

— Mâ, quoi donc qu’t’ais, mon Corbiau Gentil ?

Et le Corbiau répondait d’une grosse voix enrhumée et morvandelle :

— Jô seûs mailaide…


« L’oncle Amédée allait-il, oui ou non, répondre à cette lettre ? C’était tout de même malheureux de ne pouvoir lui dire, tout simplement : « Oncle Amédée, je vous en prie, ne répondez pas à cette lettre, » Mais avec l’oncle Amédée, rien n’était simple. Il fallait toujours prendre des précautions inouïes pour lui parler, car on ne savait jamais ce qu’une chose, qui vous paraissait simple et inoffensive, pouvait devenir dans son esprit. Avec Isabelle, c’était exactement le contraire : tout ce qui vous paraissait compliqué et menaçant devenait simple et inoffensif lorsqu’on lui en parlait. Mais on ne pouvait pas toujours tout lui dire, même à elle, surtout à elle, parce qu’on l’aimait tant.

« Il y avait de ces choses qui se refusaient à la parole. Quand même on aurait ouvert la bouche et remué la langue pour s’obliger à former des mots, les mots n’auraient pas voulu sortir, ou bien ils auraient dit tout autre chose que ce à quoi l’on pensait. Par exemple, au lieu de dire :

— Ma Belle-Jolie, si maman voulait me reprendre, j’aimerais mieux mourir, tu entends ? manger des graines de pavot pour me faire mourir…

On aurait dit quelque chose comme ça :

— Figure-toi, j’ai fait un rêve idiot, cette nuit. J’ai rêvé que je voulais manger de la graine de pavot, pour m’amuser. Crois-tu que c’est bête, hein ?

« Car on aimait tant Isabelle qu’on se trouvait paralysé quand il fallait dire de ces mots qui lui auraient révélé l’inquiétude ou la peine où l’on était, et l’on aurait eu honte de le lui laisser seulement soupçonner. Et pourtant il fallait trouver moyen de l’avertir de ce qui se passait, sans en avoir l’air.

« Devant l’oncle Amédée, on n’éprouvait nulle honte — il était tellement étranger à tout ce qui vous concernait ! — mais avec lui il fallait mesurer ses mots pour ne pas faire d’histoires. Ainsi on ne pourrait jamais lui demander de ne pas répondre à cette lettre, parce qu’il aurait fallu avouer que Laurent l’avait entendu parler de la lettre, ce matin, avec Isabelle et s’était dépêché de tout raconter aux filles — et Dieu sait comment il aurait pris la chose !

« Si encore on avait pu dire que c’était Lise qui avait entendu ce qu’elle n’aurait pas dû entendre… Il aurait commencé par se mettre en colère, mais la Zagourette s’en serait tirée par une de ces répliques vives, gracieuses et moqueuses qui faisaient penser à l’éclat de rire du merle, quand il s’envole sous le nez du chasseur, et l’oncle Amédée aurait tourné les talons en grommelant et serait remonté dans son bureau. Mais avec Laurent, grands Dieux ! avec Laurent…

« Car si les choses n’allaient pas toujours comme elles auraient dû aller, dans cette maison des Bories où l’on était si heureux, par moments, qu’il n’y avait pas besoin de se creuser la cervelle pour imaginer un autre paradis. — S’il y avait trop souvent, à la maison des Bories, des larmes et de l’angoisse dans l’air et la nécessité absolue de se retirer dans la maison du champ de seigle pour y tourner et retourner pendant des heures toutes sortes de problèmes inquiétants, c’était uniquement à cause de cela : parce qu’il y avait, d’un côté, Laurent et de l’autre, Amédée, — et, entre les deux, Isabelle…

« Et ce qu’il y avait de plus épouvantable au monde après les colères d’Amédée, c’était les colères de Laurent. On pouvait se demander comment Isabelle n’en sortait pas en pièces, elle qui était toujours entre les deux… Oui, on se demandait comment elle faisait pour avoir l’air aussi gai toujours, et même être véritablement gaie et s’amuser avec ses Carabis comme personne ne savait s’amuser. Quand elle faisait la mère grenouille, par exemple, en sautant sur le plancher et se servant de ses mains comme de pattes, il y avait de quoi s’asphyxier à force de rire. On se demandait comment elle faisait, mais cela ne servait à rien de se le demander, car on aurait pu passer des après-midi et des après-midi dans la maison du champ de seigle sans arriver à découvrir les secrets d’Isabelle, car Isabelle n’était pas quelqu’un comme tout le monde et l’oncle Amédée le lui reprochait assez.

« Il fallait bien qu’elle ne fût pas comme tout le monde pour savoir calmer Laurent comme elle le faisait, d’un mot, d’un geste ou rien qu’en le regardant, ce que personne, sauf elle, ne pouvait faire. Et il est bien vrai que Laurent se serait jeté au feu pour elle, mais on se rendait bien compte que c’était encore plus pénible pour lui de reprendre son calme quand il était en colère que de sauter d’un élan, houp ! dans le feu, — car le saut dans le feu n’est pas ce qu’il y a de plus difficile, ce qu’il y a de plus difficile, c’est d’y rester. Du moins on se l’imagine, puisqu’on n’a jamais sauté dans le feu. Et pourtant on l’aurait fait, tous, Laurent, la Zagourette et le Corbiau, si seulement Isabelle avait dit : « Sautez. » Mais on ne pouvait pas garantir qu’on y serait resté. Une seule chose était certaine : c’est qu’Isabelle y serait restée, elle, s’il l’avait fallu pour les sauver, eux. Ça, on en était sûr et peut-être qu’elle avait des secrets pour empêcher le feu de brûler.

« Toujours est-il qu’ils se seraient mis au feu pour elle, tous les trois, et qu’ainsi elle arrivait à calmer Laurent. Mais elle n’arrivait pas toujours à calmer Amédée et on pouvait se demander si Amédée, lui, aurait sauté dans le feu pour elle. Ce qui paraissait plus probable, mais c’était une supposition, c’est qu’Amédée aurait été content de la voir se mettre au feu pour lui et peut-être de l’entendre crier qu’elle brûlait, quitte à se mettre lui aussi à crier et à injurier le feu parce qu’il brûlait Isabelle, car c’était sa manière à lui de l’aimer et personne n’y pouvait rien. Mais on ne pouvait affirmer qu’Isabelle se serait mise au feu pour lui, en trouvant que le feu ne brûlait pas. Cela paraissait très peu probable, et on pouvait bien plutôt supposer qu’elle serait vivement sortie du feu en criant qu’il brûlait. Et il est bien évident qu’Amédée lui en aurait beaucoup voulu de trouver que le feu ne brûlait pas quand il s’agissait des enfants et qu’il brûlait quand il s’agissait de lui, mais cela, personne n’y pouvait rien et Amédée moins que personne. Il n’y avait donc qu’à supporter les choses comme elles étaient, mais cela n’empêchait pas Amédée de se mettre en colère et c’était une chose épouvantable. Et, somme toute, cette histoire de lettre n’aurait pas eu tellement d’importance, si on avait pu, tout simplement, en parler à l’oncle Amédée, lui demander de la lire tout haut et de dire ce qu’il avait répondu, au cas où il aurait répondu.

« Car supposez qu’il ait répondu à cette femme qui vivait maintenant au Mexique, c’est-à-dire, très, très loin — mais il y avait des bateaux et on finissait toujours par arriver. — Supposez qu’il ait répondu à cette femme qui était la mère du Corbiau Gentil et qui l’avait laissée pour s’en aller à l’étranger, lorsqu’elle était toute petite, — et c’est alors qu’Isabelle l’avait prise, le père qui était le cousin germain d’Isabelle étant mort presque tout de suite après. Supposez qu’il ait répondu à cette femme-là, lui qui n’aimait pas les enfants et qui trouvait, c’était visible, que les choses iraient bien mieux, s’il n’y avait pas d’enfant dans la maison, pas de Corbiau, pas de Zagourette ; pas de Laurent surtout, pas de Laurent ! et une Isabelle pour lui tout seul, supposez qu’il ait répondu à cette femme-là, qui était une « moins qu’une femelle », Isabelle l’avait dit, Laurent l’avait entendu et l’avait répété après Isabelle, — et c’était tout de même vexant de penser qu’on avait pour mère une « moins qu’une femelle », encore qu’on se moquât bien de ce qu’elle pouvait être en réalité pourvu qu’elle restât où elle était. — Supposez qu’il ait répondu à cette femme-là : « Vous pouvez venir la chercher si ça vous fait plaisir. Ça en fera toujours un de moins, bon sang de Dieu ! »

Ici l’inquiétude marqua un point d’orgue et l’esprit du Corbiau resta suspendu comme au sommet de la plus haute vague, avec une douleur d’angoisse au creux de l’estomac et la peur de regarder autour de soi. Heureusement qu’on était à l’abri dans la petite, si petite maison du champ de seigle… Et comme le courage lui manquait, la vague se dégonfla, s’aplatit et retourna insensiblement en arrière, jusqu’au souvenir précis, déjà vingt fois ressassé, d’où l’inquiétude s’élançait pour aller chaque fois de vague en vague, un peu plus loin.

Ce matin, elle était en train de jouer dans le jardin avec la Zagourette. Laurent était arrivé, tout émoustillé de curiosité, le nez en l’air et l’œil pétillant :

— Dis donc, Corbiau, ta mère a écrit. Elle est au Mexique, elle est mariée avec un homme que papa a connu au collège. Je l’ai entendu qui le disait à Sa Gentille et pis alors Sa Gentille a dit qu’elle avait pas besoin de jouer la comédie et de faire semblant de s’inquiéter de toi maintenant, que personne lui demandait rien et qu’elle nous fiche la paix. Pis alors, papa a dit que c’était tout de même correct de lui répondre et Sa Gentille a dit que c’était pas la peine d’être correct avec une femme qui était moins qu’une femelle, parce qu’elle avait rien dans le ventre.

— Moins qu’une femelle ! reprit Laurent avec enthousiasme. Moins qu’une vache, moins qu’une lapine, eh ! ben alors, je comprends qu’il faut pas se gêner. Tu peux être tranquille, si jamais elle sort de son Mexique, moi je ne fais ni une ni deux, je la prends par la peau du dos et je la flanque dans le ravin.

— C’est ça ! c’est ça ! avait piaulé la Zagourette en trépignant de plaisir. Et quand elle sera au fond, on lui crachera sur la tête, hein, dis, Laurent ?

Mais le Corbiau avait simplement haussé les épaules et dit d’une voix tranquille :

— Elle ne viendra pas, et qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, cette histoire-là ?

Et maintenant la voilà dans sa maison du champ de seigle et l’inquiétude fait un nouveau bond.

« — Alors, papa a dit que c’était tout de même correct de lui répondre…

« S’il a vraiment dit que c’était correct, tout est perdu et il va lui répondre, il lui a déjà répondu.

« Mais supposez qu’il lui ait répondu : « Vous pouvez venir la chercher, si ça vous fait plaisir, etc… » cela ne prouve pas forcément que tout soit perdu.

« D’abord parce qu’il est très possible que cette femme-là n’ait aucune envie de venir la chercher et on lui en serait très reconnaissante, de n’avoir pas cette envie. Mais supposez qu’elle en ait envie tout de même et qu’elle vienne la chercher. Ah ! eh bien alors, on verrait un peu Isabelle ! »

Là, le Corbiau sentit qu’elle touchait à une bouée de sauvetage, s’y cramponna et, soulagée, se mit à rire doucement à l’idée de la manière dont Isabelle pourrait recevoir la « moins qu’une femelle qui n’avait rien dans le ventre ». Mais au fait, qu’est-ce que cela voulait dire exactement « n’avoir rien dans le ventre, » et qu’est-ce qu’il fallait avoir dans le ventre, que cette femme-là n’avait pas ?



— Elle est z’envolée, dit la Zagourette. Moi, je crois qu’elle est devenue un vrai corbiau jusqu’au coucher du soleil. Hein, dis, tu crois pas ?

Elle levait sur son frère des yeux scintillants, rieurs, avides de merveilles et de l’approbation de son dieu.

Le dieu, campé sur ses mollets râblés, haussa les épaules et dicta son oracle :

— C’est une manie. Faut pas la contrarier. Tout de même, c’est pas poli pour les camarades.

— Oui, reprit Lise en secouant ses boucles. Qu’est-ce que je vais dire à Juliette ?

— Viens, dit Laurent. On va prévenir Sa Gentille qu’elle est encore partie dans ses terriers.

Ils se mirent à trotter vers la maison, tous les deux de front, bien attelés, mais sans se tenir par la main. (Laurent détestait qu’on le touchât sans sa permission.)

Isabelle était en train de coudre, assise auprès de la fenêtre de la salle à manger, le teint blanc, les sourcils hauts, paisible au milieu d’un grand carnage de fils et de bouts d’étoffe. La boîte à épingles béait sur le parquet, vidée de son contenu qui jonchait les alentours comme par l’effet d’une dispersion magnétique. Toutes les manifestations de l’activité d’Isabelle créaient autour d’elle une atmosphère de champ de bataille qui exaspérait Amédée, qui ravissait les enfants.

Laurent et Lise entrèrent au petit trot, vinrent buter contre elle et ne bougèrent plus, occupés à la regarder, les mains derrière le dos, le nez en l’air. Isabelle leva ses grandes paupières et sourit, et la même lumière éclaira de l’intérieur leurs trois visages qui se ressemblaient sans qu’il fût possible de situer cette ressemblance.

Elle se pencha, flaira délicatement leurs cheveux et leurs joues, à la manière des mères chattes, et sut ainsi que tout était en ordre, qu’ils se portaient bien et ne s’étaient pas encore battus.

La joue de Laurent avait la couleur et la saveur d’une pêche flambée et son regard brusque et doré éclatait violemment et magnifiquement dans son visage cuit.

La joue de Lise était ronde, translucide et délicatement rosée, comme un pétale d’églantine. Le plus brûlant soleil n’arrivait pas à l’entamer et la lumière se concentrait toute dans ses cheveux dorés, d’une légèreté d’écume, qu’elle faisait perpétuellement danser et virevolter autour de sa tête comme les grelots d’une petite folie. Elle-même était la folie et le grelot, ivre de gaieté du matin au soir, bavarde et pétulante avec, parfois, des crises de rage subites et futiles, des rages de grelot enragé, ou de violents chagrins qu’une chanson dissipait.

Tous les trois se regardèrent un moment sans parler, souriants et tranquilles, l’air à la fois heureux, étonné et satisfait, comme s’ils découvraient à l’instant même une nouveauté ravissante et constataient en même temps que tout allait comme à l’accoutumée, que l’éternité continuait, pareille à elle-même.

— Où est le Corbiau ? demanda tout à coup Isabelle.

Lise ouvrit les mains :

— Z’envolé. Y a au moins cinq minutes qu’on l’a pas vu.

— Cinq minutes ! écoute-la ! dit Laurent d’un air amusé et indulgent avec son bizarre sourire de chien de chasse, qui consistait à retrousser la narine en frémissant un peu de la lèvre supérieure. « Y a deux heures, oui. Elle a disparu tout de suite après le déjeuner. Mais t’inquiète pas, elle est dans ses terriers, elle reviendra quand ça lui chantera. »

Isabelle les regarda l’un après l’autre :

— Vous ne vous êtes pas disputés ?

Ils secouèrent négativement la tête en ouvrant de larges yeux pour qu’elle pût lire dedans qu’ils disaient la vérité.

L’œil d’Isabelle avait ceci de particulier qu’il était petit et paraissait grand lorsqu’elle vous regardait. C’est qu’elle ne regardait pas seulement avec son doux petit œil perspicace, d’un brun clair teinté de vert, cannelle et goémon, mais avec ses grandes paupières attentives et la double courbe de ses sourcils nets, arqués très haut, en pont chinois. De sorte qu’il était impossible d’échapper à ce triple regard — et d’ailleurs, personne n’essayait.

— Cherchez bien, voyons. Vous ne lui avez pas fait de la peine ? Lise, tu ne lui as pas raconté une histoire qui finit mal ?

— Moi ? Oh ! z’alors, tu sais donc plus que j’aime rien que les histoires qui finit bien ?

— Qui finissent bien. C’est vrai ! ma Zagourette, c’est vrai.

— Qui finissent bien…

— Et toi, l’Ours, tu ne l’as pas appelée « Sale crâ » ou « ch’tio déplumé » ? Tu ne l’as pas battue ?

— Je te promets, dit l’Ours en étendant une main solennelle. Pis d’abord, faut pas croire qu’elle se laisse faire. Quand j’en rosse une, elles se mettent deux pour me carpigner, les sales bêtes !

— Eh ! il ne manquerait plus que ça, qu’elle se laissât faire ! s’écria Isabelle en secouant belliqueusement son chignon brun.

—… Mais c’est très vilain de vous battre, acheva-t-elle après un moment de réflexion et d’un air aussi peu convaincu que possible.

— Oh ! attends voir, dit Laurent en se frappant le front. C’est peut-être bien ce que je lui ai dit de la lettre de la bonne femme.

— Quelle bonne femme ?

— La moins qu’une femelle, que tu disais à papa… la… Lydie machin… enfin quoi, sa mère.

— Où as-tu pris ça ? demanda vivement Isabelle. Tu nous as donc écoutés ? Où étais-tu ?

— J’ai entendu d’abord sans le faire exprès. J’étais sous la fenêtre de la salle à manger. Puis ensuite, j’ai écouté pour savoir.

— Tu sais pourtant que c’est vilain, d’espionner, d’écouter aux portes, de lire les lettres ? C’est ignoble ! Tu le sais ?

— J’ai pas pensé à tout ça, avoua Laurent d’un air déconfit. J’ai écouté pasque ça m’amusait de savoir.

— Eh bien, dit Isabelle, si tu n’es pas capable de te priver de ce qui t’amuse quand il le faut, tu ne seras jamais un homme. Tu deviendras un vieux petit garçon et c’est bien ce qu’on peut imaginer de plus sot.

Laurent leva sur sa mère des yeux pensifs.

— Tu crois ?

— J’en suis sûre.

— Et si j’essaie à partir d’aujourd’hui, est-ce que c’est encore temps ?

— Oui, si tu le veux vraiment.

— Eh bien ! je veux vraiment, s’écria le petit garçon en serrant les poings et les mâchoires et levant le menton d’un air de défi.

Isabelle le regardait et son regard soucieux et tendu passait en réalité par-dessus la tête de Laurent et cherchait plus loin, comme s’il y avait eu, derrière lui, quelqu’un dont elle cherchait à découvrir le visage caché.

— Si le Corbiau se fait du chagrin à cause de cette z’histoire-là, déclara la Zagourette, c’est vraiment pas la peine, pisqu’on lui a dit que si sa mère venait la chercher, on la flanquerait dans le ravin.

Isabelle sursauta :

— Mais qu’est-ce que vous avez bien pu lui raconter ! sa mère ne viendra jamais la chercher, cette lettre n’avait aucune importance, ça n’était rien, rien du tout, et vous en avez fait toute une histoire. Je suis sûre que cette petite va se tourmenter pendant des semaines, maintenant. Tenez, vous êtes insupportables !

Elle reprit son ouvrage d’un air mécontent et tira de brusques aiguillées, sans mot dire.

Laurent et Lise échangèrent un regard consterné.

Ils ne bougeaient plus, retenaient leur souffle, prêts à pleurer, Isabelle, les yeux baissés sur son ouvrage, entendait ce silence et voyait ces deux petites figures chagrines par tous les pores de sa peau. Au bout d’un moment, elle les regarda en souriant avec une moue tendre, les sourcils remontés vers le front. Alors ils grimpèrent sur ses genoux et scrutèrent minutieusement son visage pour voir s’il ne s’y était pas formé une ride dont ils seraient les responsables. Mais elle avait toujours sa peau veloutée, douce et blanche comme l’amande et finement tendue sur sa jolie joue maigre par l’arête romaine du nez et du menton. Ils soupirèrent de satisfaction, pétrissant ce visage à pleines mains, à pleine bouche, comme un pain dont ils ne pouvaient se rassasier. À son tour, elle fit mine de les manger et leurs rires, leurs cris aigus, emplissaient la pièce.

Soudain, Isabelle dressa la tête et les enfants s’immobilisèrent à son exemple.

Quelqu’un descendait l’escalier : un pas d’homme. Le groupe se dénoua instantanément, avec souplesse et en silence. Les enfants coururent à la table où traînaient des journaux illustrés et s’absorbèrent dans la contemplation du dernier numéro de la Mode Pratique dont la couverture en couleurs représentait la mode printanière de 1907 : une dame moulée dans une robe princesse gris souris, à traîne balayeuse et coiffée d’un grand chapeau à plumes. Isabelle tenait son aiguille d’une main, son ouvrage de l’autre, comme un alibi. Le poignet suspendu, le visage attentif, elle écoutait le pas.

— Non, dit-elle, c’est Ludovic.

En effet, le pas tourna court, gagna le fond du couloir où se trouvait la cuisine. Une porte s’ouvrit et se referma et la maison tranquille appartint de nouveau aux bruits intermittents du dehors : l’aboiement du chien, la clameur d’une poule ou le chant boiteux et rouillé des pintades : kékouék, kékouék, kékouék…

— Allez, dit Laurent avec un petit saut de kangourou. On va chercher les camarades.

Mais avant de sortir, ils embrassèrent encore une fois Isabelle, en appuyant fortement, à plusieurs reprises, leurs paumes contre ses joues, ses épaules et ses bras, comme pour prendre une empreinte. C’était son odeur qu’ils voulaient emporter avec eux, la fine odeur de benjoin de sa peau, sous la poudre à la violette.

Dehors, ils appelèrent Chientou et tous trois trottèrent de compagnie jusqu’à la gare de l’Églantier. Tant pis pour le Corbiau, on dirait aux camarades qu’elle était en voyage.

L’églantier fleuri bordait un chemin creux, le long d’un maigre pâturage, le seul de ce plateau des Bories, tout en seigle, en sombre verdure de pommes de terre, en landes de bruyère ou en prés marécageux, constellés au printemps de narcisses blancs et d’orchis pourprés et le reste du temps, roussâtres comme l’incendie.

Dans ce pâturage, le fermier mettait ses veaux à l’engrais et parfois l’un d’eux venait offrir par-dessus la barrière son mufle innocent, tendre et morveux. Mais l’arrivée du train des camarades déclenchait régulièrement une panique éperdue.

Le train des camarades était double. Il y avait le train des garçons et le train des filles. Le train des garçons était attelé à une locomotive dernier modèle, de celles qui font du 120 à l’heure. La locomotive du train des filles n’était que de l’avant-dernier modèle : elle ne pouvait dépasser le 110. Laurent l’avait décidé une fois pour toutes, sourd aux cris de rage et aux protestations.

— D’abord, c’est moi le chef de gare. Si vous m’embêtez, je décroche la locomotive et vos filles restent en panne.

Alors le Corbiau haussait des épaules résignées et Lise souriait, brusquement calmée, une petite étincelle bleue dans chaque prunelle. Un jour viendrait…

— Tu y es ? demanda Laurent. Attention ! Je donne le signal à Henri.

Il leva le bras dans la direction des monts lointains, d’un bleu d’aile de ramier, qui ondulaient à l’horizon, écrasés par la perspective.

À ce signal convenu, Henri, le chef des camarades, lançait du fond de l’espace la locomotive dernier modèle et le train chargé de garçons.

Chientou se souleva deux ou trois fois sur ses pattes de derrière comme un lapin à qui on présente une carotte, et fit : « Ha ! » d’un air extraordinairement excité.

— Tûûûû-ûû-ûû-tt !

Laurent parcourut au trot une cinquantaine de mètres à la rencontre du train, tourna sur lui-même et piqua un galop frénétique, les coudes collés au corps. Le train arrivait à cent vingt à l’heure. Un saut de côté, et Laurent redevint chef de gare pour donner le signal d’arrêt. Puis il s’empressa pour accueillir Henri, Simon, Paul, Lucien, Jacques, tous les camarades qui descendaient en tumulte des wagons.

Chientou bondissant, gueule ouverte et langue frisée, accueillait lui aussi cette foule plus vaste que le chemin creux.

— Attention ! cria Laurent. Je donne le signal au train des filles.

Et le cœur de la Zagourette fondit de joie à la pensée qu’elle allait revoir Juliette, la douce, la tendre, la jolie, la bien habillée, l’incomparable, qui conduisait sa locomotive comme une Bradamante, si belle, si blonde dans sa robe de satin bleu pâle — une robe à traîne qu’elle relevait pour courir, avec ses jambes de fée, de biche, de jeune femme au bal et de petite fille de six ans.

Non, se pouvait-il que la locomotive de Juliette — de Juliette ! fût condamnée à ne faire que du 110 alors que cet imbécile d’Henri menait la sienne à 120 ! Attends un peu, attends !

Lise court au-devant du train comme l’avait fait Laurent, pivote sur elle-même, s’élance à fond de train vers la gare de l’Églantier, halète, pantèle :

— Chef de gare ! chef de gare ! Je sais pas ce qui est arrivé, chef de gare ! La locomotive s’est emballée, elle a fait au moins du 140.

— Ah ! elle a fait du 140 ? dit le chef de gare. Eh bien, tu vas voir ta Juliette !

Hélas ! comme toutes les créatures parfaites, Juliette est vouée au bourreau. Laurent incarne toutes les persécutions qui peuvent fondre en cette vallée de larmes sur une Juliette et Juliette, vingt fois martyre et vingt fois ressuscitée, n’hésite jamais, pourtant, à monter sur sa locomotive, là-bas, au fond de l’espace, pour accourir au-devant du supplice et serrer sur son cœur la Zagourette ivre d’extase.

Ô folle Zagourette ! Qu’est-ce que cela pouvait bien faire, que la locomotive fît du 110 ou du 140 ! Qu’est-ce qu’une locomotive au prix de la vie de Juliette ! Et Lise éclate en larmes :

— Non, non, pas Juliette ! C’était pour rire, chef de gare. On n’a fait que du 110.

Trop tard, trop tard… Laurent se dresse sur la pointe des pieds, son nez court hume la vengeance, ses yeux brillent :

— En avant, les garçons ! Kss, kss, sur les filles ! Rossez-les, traînez-les par les cheveux ! Moi, je me charge de celle-là.

Un cri déchirant répond au geste de son poing vainqueur qui se referme sur une poignée d’air : l’adorable cou de Juliette.

— Je la tiens, ricane Laurent, on va la faire brûler. Henri, apporte-moi des fagots.

Chientou bondit follement autour du « bûcher ». Lise se rue sur le bourreau, toutes griffes dehors, en hurlant. D’une bourrade, il l’envoie rouler à dix pas, elle se relève d’un tour de reins, crachant de fureur comme un chat-tigre, se rue de nouveau ; mais la voix de Juliette l’arrête net, une petite voix de ventriloque qui sort en gémissant du gosier de Laurent :

— Ne le touche pas, ne le touche pas ! Il va se venger sur moi ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu, qu’il est méchant ! Adieu, ma Zagourette, je vais mourir ! Adieu, adieu, pense à moi quelquefois…

— Oh ! sanglote Lise, le cœur fendu. Attends, ma Juliette, attends, tiens bon…

Elle vole vers la maison, passe à travers les portes, s’abat sur Isabelle :

— Z’amie, au secours ! Il est en train de brûler Juliette !

Isabelle lâche tout, accourt ventre à terre, saisit Laurent par le col de sa blouse et le secoue :

— Monstre ! Brute ! Néron ! Attila ! Veux-tu laisser Juliette !

Néron-Attila sourit de la narine droite, cligne de l’œil gauche : « Allons, tu vois bien que c’est pour la frime, » se baisse et fait mine de ramasser sur le sol un paquet guenilleux, qu’il jette aux pieds de sa sœur :

— Tiens, la voilà, ta Juliette. Tu peux la conduire chez le vétérinaire. Elle n’a plus qu’une patte.

Lise lève sur sa mère des yeux noyés où luit pourtant une aube d’espoir :

— Z’amie, oh ! dis… c’est vrai, que Juliette n’a plus… oh ! dis ?

Isabelle se mord les lèvres. Il ne s’agit pas de rire.

— Non, mon Oiseau Bleu, non, mon pauvre Capricorne, ce n’est pas vrai. Elle n’a même pas le bout du nez roussi.

Un grand soupir de délivrance et la Zagourette, luisante de larmes et radieuse, s’en va, les bras en berceau, emportant sur son cœur Juliette sauvée des flammes.



« Donc, à supposer qu’Amédée ait écrit à cette femme-là, ce qui n’était pas certain : « Vous pouvez bien venir la chercher si ça vous fait plaisir, » à supposer qu’il l’eût fait et que cette femme-là vînt la chercher, on pouvait être tranquille, Isabelle se mettrait sur le pas de la porte et regarderait cette femme-là d’une certaine manière, — et peut-être bien qu’elle regarderait aussi Amédée de cette manière-là, comme le jour où il avait dit qu’il allait mettre Laurent dans une maison de correction et alors Isabelle n’avait rien dit, elle ne disait jamais rien quand il y avait quelque chose entre Laurent et Amédée — seulement elle l’avait regardé de cette manière-là, et il avait crié : « Bon sang de Dieu ! » et fracassé un vase de la cheminée sur le parquet, mais on n’avait jamais plus reparlé de la maison de correction.

« Alors ce qu’elle avait fait pour Laurent ce jour-là, elle pourrait le faire pour le Corbiau un autre jour, — bien qu’elle fût la mère de Laurent et qu’elle ne fût pas la mère du Corbiau. Mais ça ne voulait rien dire, parce qu’elle n’était ni mère, ni tante, ni cousine, elle était Ma Gentille ou Sa Gentille. « Sa », c’est-à-dire, la Gentille de « On », c’est-à-dire des Carabis. Sa Gentille ou Z’amie, ou Belle-Jolie, — enfin quoi, elle était ce qu’elle était, — et les gens pouvaient bien l’appeler tant qu’ils voulaient Mme Durras, ce qui était naturel en somme, puisque son mari s’appelait M. Durras, ces pauvres gens ne se rendaient pas compte que leur « Madame Durras » ne voulait rien dire du tout et qu’Isabelle répondait à ce nom par simple politesse — et même quelquefois il lui arrivait de prendre un moment avant de répondre, comme si elle s’était demandé pendant ce temps-là quelle pouvait bien être cette Mme Durras dont ils parlaient, — tandis que les enfants n’avaient qu’à prononcer tout bas un des noms qu’ils lui donnaient, fût-ce au milieu de la nuit, quand toute la maison était plongée dans le sommeil, et aussitôt on entendait ses pieds nus trotter sur le parquet et elle demandait : « Qu’y a-t-il ? » Tout cela prouvait bien qu’il y avait d’un côté quelque chose qui n’existait pas et de l’autre quelque chose qui existait, et qu’elle, le Corbiau, se trouvait, justement, par chance, du côté où la chose existait — et alors cela ne faisait aucune différence, qu’elle fût ou non la fille d’Isabelle et qu’elle eût ou non bu de son lait quand elle était petite. »

Le Corbiau soupira d’aise, allongea ses bras nus, minces et dorés, et posa tendrement sa joue sur la terre du sillon. C’était une terre de haut plateau et de très vieux pays : fine, sèche, minérale, et qui ne sentait presque plus la terre. En appliquant l’oreille contre elle, comme les Peaux-Rouges des romans d’aventures, on n’entendait rien, car il n’y avait personne sur le plateau des Bories, sauf le fermier et la famille du fermier qui vivaient farouchement et furtivement dans leur ferme, à la manière des bêtes sauvages. À l’autre bout du plateau il y avait la maison, nue et blanche au soleil comme un os de seiche, et à côté les bâtiments bas de l’écurie et de la remise, coiffés de tuiles rouges.

Il y avait encore le potager, le champ d’avoine qui appartenait à la maison et le jardin de fleurs extraordinairement éclatant, planté par Isabelle. La basse-cour avec ses poules et ses pintades, le clapier et la niche du camarade chien, — et trois sorbiers qui étaient censés donner de l’ombre en été, mais que le soleil traversait comme un crible, avec une telle force qu’on s’étonnait de ne pas l’entendre crépiter sur les feuilles.

Et puis il y avait le vent, maître du plateau avant tout autre. C’était le vent que le Corbiau entendait, de son oreille libre. Il passait sur les seigles avec un bruit d’aiguisage et s’en allait bercer la cime des sapins, sur la pente de la montagne. Un bon vent régulier de beau temps, qui ne méditait aucun mauvais coup. Tout allait bien, en somme. Pourquoi se tourmenter ?

« Puisque cette femme-là repartirait comme elle était venue, si jamais elle s’avisait de venir, puisque ça ne signifiait rien qu’on fût la fille de cette femme-là plutôt que la fille d’Isabelle, puisque Isabelle vous aimait autant qu’on l’aimait, c’est-à-dire on ne pouvait exprimer comment… »

Et justement Isabelle appelait, et le vent apportait sa voix :

— Anne-Marie ! Viens goûter ! Allons, viens, mon Corbiau !

Le Corbiau déplaça le petit caillou vers la droite et le remit en place. Elle était sortie de sa maison. Elle progressa vers l’extrémité du sillon en rampant, mais quand sa tête plongea dans la nappe éclatante de l’après-midi, elle recula vivement et rentra dans le sillon. Elle n’était plus certaine, tout à coup, d’avoir complètement terrassé l’inquiétude, d’être suffisamment armée pour supporter la lumière, les regards, peut-être les questions. Encore un moment, rien qu’un moment… Elle avait dérangé, en rampant, le petit carré de cailloux. Elle le reconstitua soigneusement, recommença le rite de l’ouverture et de la fermeture de la porte. Et tous ses membres se contractèrent de plaisir, comme s’ils avaient voulu se réduire en réalité aux dimensions visibles de la maison du champ de seigle.

Isabelle appelait toujours : « Anne-Marie ! Anne-Marie ! »

« Elle était peut-être inquiète. Mais peut-être bien qu’on ne serait pas fâchée qu’elle fût inquiète, pour voir, oh ! simplement pour voir si elle était vraiment aussi inquiète quand il s’agissait du Corbiau, qui après tout n’était tout de même pas sa fille, que lorsqu’il s’agissait de Lise et de Laurent… »



— Mais voyons, disait Laurent d’un air de vieux philosophe, tu sais donc pas ce que c’est que la caboche d’une fille ? Je te dis qu’elle reviendra quand ça lui chantera.

Isabelle rentra dans la maison. Mais la vue de la table servie renouvela son souci.

— Ce n’est pas possible ! s’écria-t-elle avec feu, cette enfant n’a rien dans l’estomac depuis le déjeuner. Ne m’attendez pas, mangez.

Et elle repartit à sa recherche, — car si elle méprisait catégoriquement les femmes qui n’avaient rien dans le ventre, il lui était intolérable qu’un enfant n’eût rien dans l’estomac. Elle-même mangeait peu, mais elle prenait un plaisir inconscient à donner à manger. Enfants, mari, domestiques, chien, volailles, mendiants, tout ce qui dépendait de son gouvernement était glorieusement nourri. Un mauvais repas la rendait triste et elle trouvait au jeûne quelque chose de scandaleux et, pour tout dire, d’impie.

— Corbiau ! Corbiau !

Elle se pencha sur le ravin, une petite combe pierreuse, pleine de phlox mauves et de framboisiers, qui séparait le plateau de la croupe montagneuse dont il était la terrasse avancée. Elle fit le tour de la ferme, traversa la lande de bruyère, longea le champ de seigle :

— Corbiau ! Corbiau !

Elle semait des appels un peu partout, mais ne cherchait pas à découvrir la cachette, respectant cet étrange besoin qui poussait la petite à dérober sa vie.

« Si elle n’avait pas eu ses « terriers », elle aurait creusé sa retraite en elle-même encore plus profondément et alors comment la délivrer des poisons qu’elle sécrétait à son propre usage, sensible et taciturne, docile et rétive, voyant juste, raisonnant loin, parfois, et agissant à faux, et toujours à la recherche d’on ne savait quoi, pareille à un mineur égaré dans des galeries obscures ? »

— Corbiau ! Corbiau !

« Comment une femme aussi vaine avait-elle pu faire une enfant comme celle-là, qui prenait tout terriblement au sérieux ? Nulle, cette Lydie, complètement nulle. Ni cœur, ni cerveau, ni caractère. Rien que le besoin de jouer un rôle et de mentir à jet continu pour être admirée. Une hystérique. Il fallait bien être hystérique pour s’affoler d’un museau d’homme et abandonner son enfant. »

— Corbiau ! Corbiau !

« Et ce pauvre grand benêt de Charles qui s’était laissé mourir là, bêtement, comme un bœuf. Pour une catin à la cervelle creuse ! Cette sottise des hommes, ce goût profond de la frivolité qui était en eux, cette non-conscience des devoirs essentiels… Il n’aurait pas pu s’obliger à vivre pour sa fille, non ? Ce n’était pas aussi intéressant qu’un jupon, peut-être ? »

— Corbiau ! Corblau !

« Tout de même, s’il était arrivé quelque chose à cette petite ? Si elle était malade ? Si elle souffrait ? Si elle appelait sans être entendue ? Si elle pleurait toute seule dans un coin en se croyant abandonnée une seconde fois ? »

Une chaleur d’angoisse monta au visage d’Isabelle et sa voix se fêla :

— Corbiau ! Réponds-moi, mon Corbiau !

— Je suis là.

Elle arrivait tranquillement, par le chemin de la ferme, sans que nul pût dire d’où elle était sortie, et elle souriait, comme si elle venait de faire une promenade agréable, sans inquiétude pour personne.

Isabelle la prit par la main et l’emmena goûter au triple galop, avec la crainte subite que Laurent n’eût englouti tous les croquets.



À mesure que l’heure du travail approchait, Laurent se sentait démangé d’un désir de plus en plus vif de se rendre utile. Il proposa successivement d’aider Marie-Louise à éplucher les légumes, de cueillir une salade de pissenlits pour le dîner, d’arroser le jardin à la place de Ludovic, de graisser la roue de la brouette, de repriser ses chaussettes, de monter une bande de canevas sur le métier à tapisserie et de cirer le parquet. Sa mère déclinait gravement ces offres l’une après l’autre et Laurent la regardait d’un air à la fois déçu, furieux et interdit d’admiration.

Cinq heures sonnèrent. Isabelle se leva :

— Allons, dit-elle, assez tortillé. Les leçons.

Laurent poussa un soupir tragique et Lise répéta en éclatant de rire : « Assez tortillé. » C’était une des expressions familières d’Isabelle. Il y en avait d’autres, par exemple : « Mais ne me racontez donc pas d’histoires » ou bien, devant quelque chose de médiocre : « Ça, c’est pour les pignoufs » ou encore : « Ça n’est rien, rien du tout, » en pesant sur le rien comme pour l’enfoncer en terre et le « rien du tout » venait ensuite pour niveler la terre par-dessus et qu’il n’en fût plus jamais question.

Elle disait encore très souvent : « C’est l’essentiel, » avec un air affairé d’abeille qui a plus de fleurs à butiner que sa vie d’abeille ne comporte de minutes.

M. Durras avait aussi ses expressions familières. Par exemple ; « C’est inffernal » avec f explosive, ou « C’est abssurde » avec « s » double. Et encore : « Suivez bien mon raisonnement… » « Toutes choses égales d’ailleurs, »… « nous ne parlons pas au conditionnel »… « Très exactement, voici… » Et encore, quand il parlait à Isabelle : « Vous ne pouvez donc rien faire comme tout le monde ? » et quand il parlait à Laurent : « Je te vais mater » et quand il se parlait à lui-même : « Eh bien ! et moi ? »

Isabelle disposa sur la table les livres et les cahiers et approcha quatre chaises. Les enfants travaillaient mieux quand ils la voyaient assise à côté d’eux et travaillant comme eux.

Chacun prit un livre et c’était curieux d’observer combien ils se comportaient différemment. Laurent lisait tout bas des lèvres en ponctuant chaque mot d’une inclinaison du buste et de la tête, comme un rameur qui peine, — et pourtant il n’avait aucune peine à retenir ce qu’il apprenait, mais il lui fallait contracter tous ses muscles pour obliger son attention à se fixer et pour s’empêcher d’envoyer le livre au plafond. Lise parcourait rapidement les lignes et de temps en temps relevait un regard brillant et ravi qui semblait prendre le monde à témoin de la nature exquise de cette leçon si intéressante et si facile à apprendre. Anne-Marie lisait des yeux, comme une grande personne, mais en faisant une pause à chaque ligne, l’air à la fois appliqué et distrait. Tout se passait chez elle comme s’il y avait eu une grande distance de son corps à son cerveau et une autre grande distance, une sorte de « no mans’land », entre son cerveau et ce « moi » intime qui assistait aux événements et les jugeait sans pouvoir se manifester, ce « moi » prisonnier d’une muraille de cristal, lent à s’émouvoir mais qui une fois touché, n’oubliait plus. De sorte que tout ce qu’elle apprenait, tout ce qu’elle ressentait, accomplissait en elle un long voyage et creusait sa trace.

Par son aspect, ses membres longs et minces, sa lisse, lourde chevelure noire glissant le long de ses joues, ses gestes flottants et comme suspendus, elle offrait un contraste frappant avec ses cousins, ronds, râblés, de sang chaud, prompts comme des lézards, l’œil vif et le poil brillant. « Dieu merci ! disait Isabelle en levant le menton, ils ne sont pas empaillés ! » Le Corbiau n’était pas non plus ce qu’on appelle « empaillé » ; il y avait même des jours où sa tranquille audace arrachait à Laurent cet hommage : « Non, jamais on ne croirait que tu peux avoir tant de culot ! » Mais il fallait lui laisser le temps du voyage.

Isabelle tirait l’aiguille, au milieu du plus parfait silence. Elle avait oublié tout ce qui n’était pas cette pièce calme, pleine de lumière et ces trois enfants. Ces oublis profonds et foudroyants ressemblaient chez elle au sommeil d’un homme fatigué. C’était une défense de la nature.

Lorsque Laurent se mit à tambouriner sur la table de ses deux poings rageurs et à envoyer des coups de pied aux barreaux de sa chaise, tout le monde sut qu’il était en train de se battre avec son problème d’arithmétique. Les filles levèrent la tête d’un air inquiet. Isabelle soupira et se maudit.

Elle était capable de bien des choses, en des ordres d’idées fort divers, ayant développé dans la solitude ses dons de nature. Ainsi elle était capable de faire un feu flambant sans bois ni charbon, avec un bout de carton frotté de chandelle, une bobine vide, le gras d’une côtelette, et une vieille semelle de soulier. Elle était capable d’improviser en une heure un déjeuner succulent, aussi bien que de se passer de déjeuner quand il le fallait (encore que cela lui fût moralement pénible). Elle était capable de broder, non pas à la manière des jeunes femmes oisives qui font des trous dans la toile pour charmer leur ennui ou escorter leurs rêves, mais à la manière des brodeuses médiévales qui traçaient une œuvre d’art à la pointe de l’aiguille, en combinant leurs points comme une ciselure sur étoffe. Elle était capable de s’inventer de la musique pour elle seule, quand elle était seule. Elle était capable de lire les pensées derrière le front des gens et de les désarçonner au moment où ils s’y attendaient le moins en répondant non pas à ce qu’ils venaient de dire, mais à ce qu’ils venaient de penser. Elle était capable de tailler une fort jolie robe et de la coudre, le tout sans patron et en une seule après-midi, et c’était relativement très solide, car les coutures mettaient bien huit jours avant de craquer et, comme elle disait alors en les raccommodant avec des épingles : « Quand une robe a de l’allure, c’est l’essentiel. » Elle était capable de passer une nuit sans bouger d’un cil avec un enfant endormi sur les bras, et, dans ces bras une crampe — et de tenir tête à un régiment de cuirassiers montés, si elle n’avait pas été de l’avis du colonel. Elle était capable de bien d’autres choses encore et des plus difficiles, dans ce qu’elle nommait le bien comme dans ce que les autres nommaient le mal. Mais elle n’avait jamais été capable de vaincre la répulsion que lui inspirait l’arithmétique et Laurent, apparemment, tenait d’elle et Lise promettait de suivre le même chemin, car elle devenait mélancolique au seul bruit de deux fois deux, quatre.

Le Corbiau, au contraire, montrait des dispositions remarquables. Bien qu’elle eût un an de moins que Laurent, elle l’avait rattrapé sur ce point et même dépassé, — mais cette supériorité non partagée lui paraissait une tare, comme la marque de son origine étrangère et il lui arrivait plus d’une fois de faire exprès un problème faux et de répondre de travers à Mlle Estienne, alors que le prisonnier de la muraille de cristal répondait juste et savourait la solution du problème, bonne pour lui tout seul.

Elle proposa timidement :

— Tu veux que j’essaie de voir si je peux le faire ?

— À quoi ça sert ! répondit Laurent avec fureur.

Il martela son cahier en grondant entre ses dents : « Vacherie, vacherie, vacherie, vache de cochonnerie, de saloperie… »

Son menton tremblait, déformé par l’avancée de la mâchoire inférieure qui en faisait un bloc massif et brutal. Isabelle posa la main sur son poing :

— Allons, allons… Laisse ce problème, tu t’y remettras tout à l’heure. Apprends ton histoire naturelle. Et ne parle pas comme Ludovic, avec des mots dégoûtants.

— Oui, oui, balbutia le petit garçon d’un air égaré. Oui, Ma Gentille.

Il leva sur elle des yeux brusquement emplis de larmes :

— Tu vois bien pourtant, tu vois que je suis un crétin ! Un crétin et un voyou, c’est vrai, c’est vrai, tu vois bien !

— C’est pas vrai ! cria Lise avec feu. T’es un z’homme épatant !

Et le Corbiau, à quelques secondes d’intervalle ; répéta en détachant nettement les syllabes :

— Ça n’est pas vrai. C’est idiot ce que tu dis.

Le visage d’Isabelle s’était durci et de nouveau elle semblait chercher quelqu’un derrière Laurent. Elle saisit son fils d’un mouvement presque farouche, comme pour le défendre contre un danger :

— Non, dit-elle, sombrement, ça n’est pas vrai. Tu le sais bien que ça n’est pas vrai. Tu es mon merveilleux petit garçon et tu peux arriver à tout ce que tu voudras. Mais il faut vouloir, tu entends ? il faut vouloir.

Laurent secouait la tête en pleurant :

— Un crétin, un voyou, un pauv’ type, voilà ce que je suis ! Un pauv’ type… Est-ce que ça peut vouloir quelque chose, un pauv’ type ? Il a raison, quand il dit que je te fais honte, c’est vrai, dis que c’est vrai…

— Laurent, demanda Isabelle d’une voix basse, est-ce que tu veux me faire mourir de chagrin ? Est-ce que tu veux que je sois demain matin une vieille femme toute blanche, avec des rides ?

— Ah ! cria Laurent en se redressant comme mû par un ressort, des rides, toi, des rides ! attends un peu, attends, les rides, je tirerai tellement sur la peau qu’il faudra bien qu’elles s’en aillent !

Il ouvrait tout grands ses yeux de velours et de feu, serrait les mâchoires et les poings, soufflait et renâclait comme un petit taureau.

— Eh bien ! voilà, dit Isabelle, voilà comment il faut vouloir travailler, pour devenir un homme instruit et pour que je sois fière de toi. Allons, fais voir ce problème.

Il se rassit sur sa chaise et tous les deux se penchèrent sur le problème. C’était tout de même un de ceux qu’Isabelle aurait pu résoudre, — mais il ne fallait pas avoir l’air d’aider Laurent. Elle lui lut la donnée plusieurs fois tout haut, lentement, avec des pauses qui séparaient les éléments de la difficulté et une lumière parut se faire dans l’esprit du petit garçon :

— Attends voir, attends voir…

Enfin on le tenait, ce problème. Laurent posa fébrilement la dernière opération, se trompa quatre fois, se barbouilla d’encre jusqu’aux phalanges et put enfin crier : « Chic ! Ah ! le cochon, il nous en a fait voir ! »

Lise lui sauta au cou : « Ah ! mon z’animal, t’es un fameux z’animal ! » Il la secouait, mais elle était douée d’une plasticité peu commune et s’accrochait souplement, comme le chèvrefeuille.

— Poisse ! grognait Laurent empêtré de bras, de jambes, de cheveux. Seccotine ! Pou de bois !

Mais il retroussait la narine droite, mais Lise riait aux éclats, mais le Corbiau souriait de sa petite bouche ferme et ronde posée sur son visage comme un sceau, mais le regard d’Isabelle s’était éclairé et il y avait dans l’air une joie hors de proportion avec cette histoire de problème.



Ces fins d’après-midi d’été rendaient les enfants ivres, fous. Ils se couraient après en poussant des cris aigus, s’arrêtaient pour humer l’air qui se chargeait d’odeurs, repartaient… Chientou leur sautait au menton, des quatre pattes. Lise entonnait d’une voix de tête, en imitant l’accent nasillard et traînant d’une écolière qui ânonne sa leçon :

— Un — co-chon — lai-teux — est — un — co-chon — tout — frais — pon-du — Un — co-chon — lai-teux est un co-chon — tout — frais — pon-du — un co-chon…

Et les deux autres à pleine voix, comme un hymne :

Cochon laiteux,
Cochon crémeux,
Cochon tout frais pondu.

Mais bientôt le fou rire les étranglait tous les trois. C’était l’effet infaillible de cette « scie » qu’ils avaient inventée un soir, tandis qu’à la même heure, peut-être, sur les boulevards parisiens, à trois cents kilomètres à vol d’oiseau de la maison des Bories, un camelot obéissant aux mêmes raisons mystérieuses lançait : « En voulez-vous des z’homards ? Ah ! la sale bête, il a du poil aux pattes ! »

Marie-Louise parut à la porte de la cuisine, ronde comme une brioche, avec le même air avenant et bien cuit. Elle relevait son tablier empli de grain.

Laurent se campa sur ses mollets nus et chanta sa mélopée du soir, pour appeler la basse-cour :

Colonel
Colonel
Péronnelle
Péronnelle
La Cendrée
La Cendrée,
Venez, venez, venez,…

Ils arrivaient tous, ventre à terre, le Colonel en tête, un petit coq gris moucheté de blanc, l’œil monoclé de rouge, la jambe sèche, — nerveux, galantin, autoritaire. Laurent le tenait en grande estime pour la manière dont il menait les poules — surtout cette grosse goulue de fainéante de Péronnelle, La Dorking au col pékiné noir et blanc, rusée, avide, qui n’avait pas sa pareille pour chiper les tartines au vol. La Cendrée au plumage gris était fine et douce, mi air d’éternelle jeune fille. Laurent la prenait sur son bras, penchait la tête en fermant les yeux et la Cendrée s’endormait pour de bon. Les autres poules n’avaient pas de nom, c’était de simples volailles.

Chientou s’excitait fort devant toutes ces plumes. Ce braque qui refusait de chasser et prenait le large quand M. Durras décrochait son fusil retrouvait le sang de ses ancêtres devant un poulailler. Lise le lança pour rire sur les pintades qui s’envolèrent sur le toit :

Kékouète, kékouète, kékouète… Elle mèneraient ce vacarme jusqu’au coucher du soleil et, quand le soleil aurait disparu, tendraient leurs cous bleus vers l’occident et pousseraient toutes ensemble une lamentation à une seule syllabe gutturale :

« Kai, kai, kai, kai, kai… »

Laurent siffla Chientou et se mit en ligne avec lui et le lapin apprivoisé qui buvait de la bière et savait prendre le départ pour la course au signal du starter. Tous les trois partirent comme des dératés dans la direction du sorbier. Chientou arriva bon premier, tout faraud et sauta de joie : « Ha ! »

Ludovic traversait la cour, trimbalant des seaux vides. En passant, il cligna de l’œil vers Laurent qui croquait une carotte avec son lapin — un coup pour toi, un coup pour moi — mais qui lâcha tout à ce clin d’œil, et suivit le domestique à la fontaine.

Quand ils revinrent, le Corbiau était dans le jardin, Lise avait disparu.

— Viens-t’en nous deux à l’écurie faire le boire de Bichette, disait Ludovic. On va rigoler un coup.

Isabelle passa la tête par la fenêtre et appela ;

— Laurent ? Veux-tu venir une minute ?

Ludovic grommela « Turellement » et s’en fut tout seul à l’écurie. Ses yeux, d’un vert indécis et trouble, couleur d’huître, louchaient de colère.

Lise s’en allait sur le chemin des genêts, tenant à la main une petite boîte à thé en fer-blanc de la Compagnie coloniale. Les boîtes de la Compagnie coloniale lui plaisaient particulièrement à cause de la phrase imprimée sur la bande de papier qui fait le tour du couvercle : « La loi punit le contrefacteur. » Un contrefacteur, c’est évidemment un contrebandier qui pour des raisons personnelles s’habille en facteur. Que la loi punisse un homme aussi original, voilà qui ne vous inspire aucune sympathie pour la loi.

Un bousier retourné ramait désespérément des pattes au milieu du chemin. Lise le remit sur le ventre et dit tout haut d’un air affable : « Pas de quoi. Au revoir. »

Les hurluberlus étaient là, comme tous les soirs, autour du gros chardon violet. Tout un vol de petits papillons bleus, plus bleus à l’envers des ailes qu’à l’endroit, couleur de brouillard et de rêve, indécis, paresseux, volant bas et se laissant cueillir à la main et enfermer dans une boîte à thé sans même paraître y prendre garde. Quand la Zagourette eut rempli sa boîte, elle regarda autour d’elle en souriant vaguement, la bouche entr’ouverte. Son cœur battait très vite, très fort et il lui semblait que des cercles en partaient, de plus en plus grands, qui allaient s’élargissant jusqu’au fond du paysage, jusqu’aux Cévennes bleues dans le soir pur. Elle était à la fois submergée et soulevée et s’abandonnait. Cela lui arrivait à chaque instant : devant un champ d’avoine verte où le vent courait, devant une fleur, un caillou, une bête, devant sa mère. C’était à la fois très ordinaire et merveilleux. Mais y avait-il quelque chose qui fût ordinaire ? Ou plutôt y avait-il quelque chose qui ne fût pas merveilleux ? Les cercles se rétrécirent lentement, graduellement et finirent par se concentrer dans un petit noyau dur : une boîte en fer-blanc pleine de papillons bleus. Lise ouvrit le couvercle, secoua la boîte : « Z’envolez-vous, allez ! » Ils s’envolèrent sans hâte, comme indifférents à la liberté, se posèrent presque aussitôt dans les creux du chemin, sur les cailloux, sur les chardons, engourdis, mous, somnambules, avec une lente, paresseuse palpitation de leurs ailes bleuâtres, comme s’ils respiraient par là et non par… Au fait, comment respiraient-ils ? Ils n’avaient pas de nez. Ah ! quels hurluberlus ! Bonsoir, les hurluberlus. À demain.

Elle revint vers la maison, sautant d’un pied sur l’autre, faisant danser ses boucles, et débitant tout haut, d’une petite voix argentine et lointaine, comme si elle parlait du fond d’un rêve, des mots qui la charmaient, — des mots à pleurer de tendresse ; escarboucle, hurluberlu, mélancolie… Calembredaine, un mot à mourir de rire. Et cette phrase, oh ! cette phrase qu’on aurait répétée toute la journée, pour rien, pour le plaisir :

— Tarare ! répondit l’autre.

— Tarare ! dit le calife.

— Tarare ! répétèrent tous les galopins qui jouaient aux billes à la porte du palais.

« Tarare ! Tarare ! La loi punit le contrefacteur. Ah ! mille millions d’hurluberlus ! Tarare ! dit le calife. Un palais, un palais, le palais du calife. Et des galopins, ha ! ha ! je ne vous dis que ça, des galopins qui jouaient aux billes à la porte du palais. Non, mon Oiseau bleu, non, mon Capricorne… Juliette, ma Juliette, tu es la princesse, la jolie, jolie, oh ! la jolie princesse de mes chimères…

« Savoir qu’est-ce qu’il y aura de bon pour dîner ? Il y avait une fois… Non, y z’y avait une fois un Z’animal, un Corbiau et une Zagourette, — et pis une Z’amie. Oh ! une Z’amie… ça, on peut pas seulement dire, on en est z’époutrillé. Tarare ! une tarte aux fraises, peut-être bien, et un potage à la poule en bœuf, ça sentait bon tout à l’heure dans la cuisine. Cochon laiteux, cochon crémeux, comment, pourquoi, eh ! oui, vraiment, je vous le demande, ma chère, comment qu’on ne tourne pas de l’œil trente-six mille fois par jour à force d’être trop content ? »



Après le dîner, il faisait si bon que personne ne voulait aller se coucher, ni le Corbiau, en contemplation devant les pavots qui se fermaient à l’approche de la nuit, — ni Laurent qui donnait la chasse aux sphinx bourdonnant autour des fleurs de tabac blanc, — ni la Zagourette, serrée contre sa mère, la joue appuyée sur son bras nu, à l’endroit de la saignée et qui respirait de tout son nez, regardait de tous ses yeux, écoutait de toutes ses oreilles les merveilles d’un soir d’été encloses dans un coin de jardin.

Isabelle regardait plus loin, vers le troupeau de crêtes montagneuses que la perspective abaissait jusqu’aux lointaines Cévennes, fondues à l’horizon, toutes bleues, vers la Limagne mauve, étalée au pied des plateaux, vers la route qui descendait pendant des lieues et des lieues pour rejoindre la plaine. Par là, c’était Chignac et par ici, Saint-Jeoire. Entre les deux, la solitude. Et là-haut, le ciel, vert à l’orient, orangé au couchant et entre les deux, un grand espace incolore et pur comme une perle.

Il aurait fait bon rester là, jusqu’à nuit noire, jusqu’à la brusque levée du vent, qui galopait follement toute la nuit, entre ciel et terre, sous un fourmillement d’étoiles.

Isabelle se retourna, jeta un coup d’œil à la fenêtre du deuxième étage, voilée de rideaux d’étamine blanche. L’heure approchait où il lui faudrait accomplir sa métamorphose.

— Allons, dit-elle, il est temps, mes Carabis des bois.

Ils la regardèrent, virent que cette fois c’était sérieux et la suivirent sans protester.

Avant d’entrer avec eux dans la chambre, elle écouta si rien ne bougeait au second. Rien ne bougeait. Elle avait encore un peu de temps.

Il arrivait, par certains soirs trop beaux, comme celui-ci, qu’on laissât passer l’heure. Isabelle disait d’Amédée qu’il avait un chronomètre dans le sang — mais bien que pareil accident n’eût jamais interrompu sa circulation à elle qui était excellente, elle tenait les montres en disgrâce, se fiant à un sixième sens, à une mesure, instinctive du temps qui la trompait rarement, mais se laissait parfois surprendre. Et ces surprises bousculaient, enrayaient le mouvement de comédie italienne par lequel elle escamotait habituellement les enfants, refermant sur eux la porte de gauche quand Amédée entrait par la porte de droite et inversement. Ce jeu de ballet comique, tant de souplesse, un air si candide et le rire triomphant caché sous le masque, tout cela certains soirs se trouvait rompu, figé, raté, pour une minute d’inattention, — et la comédie devenait drame, car voici qu’Amédée descendait l’escalier et les avait vus.

Il s’arrêtait, passait le dos de sa main sur ses grandes joues pâles et sous son collier de barbe, comme si son faux col lui donnait des démangeaisons. Puis il demandait d’une voix faussement surprise :

— Quelle heure est-il donc, Isabelle ?

Et Isabelle, d’un air faussement indifférent :

— Je ne sais pas au juste, mon ami, dans les huit heures moins le quart, je suppose.

Alors Amédée tirait sa montre et faisait entendre un petit rire léger :

— N-non, n-non, ma chère, il n’est pas « dans les huit heures moins le quart ». Il est e-xac-tement huit heures moins quatre.

— Bien, bien, répondait Isabelle en levant le plus dédaigneux des mentons à l’adresse de ces onze minutes de différence.

Mais M. Durras reprenait :

— Laurent, veux-tu avoir la bonté de me lire ce qu’il y a d’écrit là ?

Laurent s’approchait de l’emploi du temps affiché sur le mur et lisait en bégayant légèrement :

« Sept heures qua-quarante-cinq, coucher des enfants. Hu-huit heures, d-dîner M-Monsieur et M-Madame, »

— Et M-Madame, répétait Amédée en se moquant. Tu n’es même pas capable de lire correctement. Et là, le nota bene.

No-nota be-bene. « Cet-t-t’horaire de-devra être observé t-très exactement, t-tout compte te-nu des-des-des ac-cidents et cas de force ma-ma-ma- ah ! zut ! majeure. »

— Tu le fais exprès ? demandait M. Durras en posant sur son fils un regard dur.

Isabelle se glissait doucement entre eux, prenait son mari par la manche de son veston et conseillait :

— Allez dîner, je vous rejoins dans une minute.

— Mais, ma chère ! nous descendons, répondait M. Durras avec ironie.

Et il appelait, par-dessus la rampe de l’escalier :

— Ludovic ? Venez donc coucher les enfants. Marie-Louise servira le potage.

Tout cela, et le singulier sourire de Ludovic quand il montait l’escalier et le visage d’Isabelle, soudain durci et figé comme si on avait posé sur ses traits un masque de cire à leur ressemblance, et le regard à la fois souffrant, dur et avide de M. Durras qui semblait quêter sur ces traits quelque chose qu’il n’y trouvait pas, tout cela les enfants le connaissaient, et ils savaient aussi, sans que personne le leur eût jamais dit, que le meilleur moyen d’assister Isabelle dans cette sournoise bataille, c’était d’avoir l’air content, alors qu’ils en auraient pleuré de déception. Même un soir la Zagourette avait déclaré avec son fameux toupet :

— Chic, alors ! on va faire une partie de cartes avec Ludovic.

Ce qui était une invention manifeste, car on savait bien que Ludovic, une fois qu’ils étaient au lit tous les trois, ne pensait qu’à chatouiller Laurent comme un idiot.

Mais ce soir rien ne bougeait au second. Isabelle soupira d’aise, entra dans la chambre et referma sur elle la porte de son royaume.


II


Au moment même où sept heures sonnaient, M. Durras écrivait la dernière phrase de son chapitre « Roches métamorphiques ». Il en éprouva une intime satisfaction. S’il avait posé sa plume à sept heures quatre, ou à sept heures dix, ce n’eût pas été du tout la même chose que d’atteindre à ce moment précis la borne fixée à son travail du jour et de se trouver en face de cinquante-cinq minutes de loisir, très exactement.

Il se frotta les mains l’une contre l’autre, puis les éleva et frotta son visage du haut en bas, soigneusement, minutieusement, comme fait un homme qui se débarbouille, mais au ralenti. Et quand il se fut frotté les yeux et descendit vers ses grandes joues, il étira de bien-être ses paupières un peu bouffies, d’un blanc de craie sous les épais sourcils, plus foncés que sa courte barbe et ses cheveux châtains, coiffés en brosse, dont le poil fin et brûlant ressemblait à de la soie filée.

L’accent du visage était dans ces sourcils de charbonnier des Balkans, rapprochés à la base du nez comme pour résister à la double dépression temporale et dominer le vaste désert des joues trop larges, où le profil régulier, viril, le front de mathématicien, haut et carré, le nez droit et sévère, semblaient toujours en danger d’être engloutis. Un autre contraste se manifestait dans la bouche dont la lèvre supérieure, plate et mince, taillée en biseau, disparaissait sous la moustache, tandis que la lèvre inférieure rouge, pulpeuse, s’avançait comme pour dire « u », débordant la ligne du profil et formant au bas du visage pâle une voluptueuse gouttière, couleur de cire écarlate.

Quand Amédée se mettait en colère, avec sa lèvre et ses yeux clairs, ses joues pâles, il ressemblait à un masque de plâtre touché de vermillon et de bleu de Prusse et ces couleurs à la fois vives et figées donnaient à sa physionomie une dureté pétrifiante.

Pour le moment, il n’avait aucun sujet de mécontentement, au contraire, — et son visage était simplement celui d’un homme intelligent, sensuel et triste, avec des sourcils de charbonnier, un front de mathématicien et le port de buste correct, un peu raide, un peu théâtral de quelqu’un qui aime à présider, à parler pour une assemblée en posant ses avant-bras sur une table et faisant des gestes avec ses mains et qui aurait pu devenir cul-de-jatte sans que son prestige en souffrît, à condition qu’on lui laissât la table et l’auditoire.

En dépit de ce buste présidentiel, M. Durras vivait en ours, sauf de rares exceptions, dans sa maison des Bories, s’en allait seul dans la montagne avec son petit marteau de géologue et son sac, revenait deux, trois jours après, et si parfois Isabelle avait l’impression que quarante paires d’oreilles interchangeables lui auraient été nécessaires pour écouter son mari sans fatigue, elle aimait encore mieux cela que de le voir tourner indéfiniment autour d’une table, sans dire mot, les mains croisées derrière le dos, — comme il le faisait en ce moment, seul dans son bureau.

Une lumière égale emplissait la pièce, un peu adoucie par le déclin du jour, mais encore intense. Elle était si crue, cette lumière des Bories, que même dans une pièce tendue de sombre, elle paraissait réfléchie par des murs blancs. Dans ce bureau perché au deuxième étage, directement au-dessous du grenier, on se serait cru au sommet d’un phare. L’été, M. Durras tenait ses volets clos jusqu’à cinq heures du soir et l’hiver, bien avant quatre heures, il repoussait dehors la lumière immobile, réfléchie par la neige, l’espace illimité, boréal, où un épervier planait sans mouvement et il s’enfermait avec sa lampe et son feu, ses meubles Empire tapissés d’une soierie verte et les plaques de schiste noir ciselé d’empreintes fossiles qui couvraient les murs : Ammonites et fougères, un ichtyosaure qui tenait du crocodile nain et de l’espadon et un ptérodactyle curieusement fossilisé la tête en bas, dans une attitude d’impossible vol, sa délicate membrane écartelée, son bec conique tendu vers les profondeurs de la terre. La lumière de la fin du jour posait sur la surface polie des schistes de pâles reflets étirés, l’image fantôme d’une fenêtre aux rideaux blancs. L’image disparut lorsque Amédée s’interposa entre la fenêtre et son reflet.

Il se tenait debout, les mains dans les poches, et regardait au dehors, à travers le rideau, sans s’appuyer à la vitre.

Isabelle était dans le jardin avec les enfants. Ils se promenaient tous les quatre le long des allées, regardaient les fleurs, et parlaient d’un air sérieux et animé. Pour dire quoi ? Des bêtises, évidemment. Comment pouvait-elle les prendre ainsi au sérieux, toujours ? Comment pouvait-elle !

Il secoua les épaules et revint s’asseoir à sa table. C’était agréable de placer une sensation d’oisiveté dans l’attitude habituelle du travail. Il éprouva d’abord cette sensation douce, puis se persuada qu’il l’éprouvait encore, y réussit pendant un instant, — mais cela aussi s’évapora et il s’aperçut qu’il s’ennuyait. Il tira sa montre : sept heures vingt huit. Encore vingt-sept minutes à passer.

Il saisit une feuille blanche et se divertit à tracer sa signature à l’encre bleue, à l’encre rouge, à l’encre verte, à l’encre violette, puis avec une vingtaine de crayons différents qu’il trouvait sous sa main, rangés par ordre de tailles, comme les gommes, à côté des cachets timbrés à ses initiales et des bâtons de cire fine de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Isabelle le plaisantait quelquefois sur son goût excessif pour les accessoires de bureau, — et aussi sur sa manie d’écrire son nom partout, même à la surface des vitres embuées, du bout du doigt : Amédée Durras, Amédée Durras… L’A et le D gonflés, immenses et ronds, comme deux montgolfières entraînant le filin d’une mince signature à peine lisible, faite d’une série d’ondulations qui allaient s’affaiblissant, se perdant, — mais les deux traits parallèles qui encadraient la signature la maintenaient fermement dans des rails et compensaient en quelque sorte l’aventure dérisoire des montgolfières.

Amédée Durras, Amédée Durras…

Il crut entendre à son oreille la voix d’Isabelle avec ce rien de sarcasme caché sous la plaisanterie :

— Vous l’aimez donc tant, votre nom, que vous voulez le voir écrit partout ?

« Sottise ! Comme si un geste machinal pouvait traduire une inclination… Il n’entendait que trop ce qu’elle prétendait insinuer. Mais elle se trompait, encore une fois. S’il se fût aimé lui-même autant qu’elle le prétendait, il aurait été plus heureux, car les satisfactions d’amour-propre ne lui avaient pas manqué, depuis le collège jusqu’à sa thèse de doctorat ès sciences, qui avait été si favorablement commentée dans le monde scientifique. Il aurait eu de bonnes raisons d’être content de lui et pourtant…

« Son nom ! son nom ! Évidemment qu’il y tenait, à son nom ! C’était sa représentation en ce monde, c’était une de ses figures, une figure soustraite aux passions, aux déceptions, une figure facile à défendre. Qu’il fût heureux ou malheureux, innocent ou coupable, vivant ou mort, cette figure persisterait immuable, fixée par son labeur : Amédée Durras, les Plis Hercyniens en France… Cela existait-il, oui ou non ? Mais Isabelle ramenait tout à son point de vue. Elle s’était mis en tête qu’il était un égoïste, qu’il se préférait à tout et il n’y avait pas moyen de l’en faire démordre. On dit : « Entêté comme une mule. » On ferait mieux de dire : « Entêté comme une femelle, » ce serait plus général et d’autant plus vrai.

« S’il y avait dans la maison un égoïste, un être qui se préférait à tout et s’admirait en tout, ce n’était pas lui, ah ! non, bon sang de Dieu, ce n’était pas lui ! On n’avait pas à chercher bien loin pour le trouver, cet être-là, éclatant d’impudence, vermeil comme un petit vampire et persuadé qu’il était un phénix à force de se voir adulé par sa mère, gâté, pourri par sa mère ! Celui-là ne saurait jamais ce que c’était qu’une enfance empoisonnée par la peur… »

On les avait oubliées, ces années d’enfance, on n’avait aucune raison d’aimer à s’en souvenir ; c’était à douter même qu’on les eût vécues. Pourtant, la figure de la Peur était toujours là, dans un coin de la mémoire, une vieille femme en robe grenat foncé, des bandeaux gris, des yeux gris, dont le regard vous transperçait comme une aiguille à tricoter, une bouche mince resserrée par des plis convergents, en bourse fermée. Tous les soirs, il fallait comparaître devant elle et lui faire sa confession de la journée, — sans rien omettre, attention ! car elle savait tout ce qui se passait dans la maison sans quitter son fauteuil. Et quand on avait fini, la bouche se serrait davantage, les yeux luisaient, car c’était le moment où l’enfant devait monter dans sa chambre, se déshabiller tout seul et attendre la correction de tous les soirs pendant qu’elle, en bas, savourait avec une lente gourmandise son petit dîner de vieille chatte. On aurait cru qu’elle prenait plaisir à prolonger l’attente. Mais il avait attendu ce moment-là toute la journée et dès le lendemain matin il recommençait à l’attendre. C’était tout cela son enfance : l’attente interminable du châtiment.

« Cette vieille mère Durras, comme il l’appelait en lui-même, quand il était petit, faible et dévoré d’une rancune impuissante, cette terrible vieille femme qui avait successivement réduit en servage son mari, son fils et sa belle-fille et qui continuait d’opprimer le dernier survivant de sa race, que lui avait-il fait ? Peut-être qu’elle ne lui pardonnait pas d’avoir échappé à la catastrophe de chemin de fer qui avait coûté la vie à ses parents ? Évidemment, c’eût été une belle simplification, la mère Durras n’avait pas tort. Pour ce que la vie lui avait apporté de bonheur, il eût mieux valu l’écraser dans l’œuf. Il lui aurait volontiers dit cela à la vieille dame, par une espèce de tardive sympathie, maintenant qu’il avait son jugement d’homme. Mais elle était morte, la terre gardait ses os. Qu’elle les gardât bien ! S’il y avait eu un enfer… Mais c’était là une de ces bourdes avec lesquelles on avait achevé de le terrifier jusqu’à l’âge de vingt ans. Et les Pères Jésuites avaient eu beau lui donner tous les prix d’excellence de leur collège de Saint-Christophe il savait trop ce que ça lui avait coûté, ces prix d’excellence, pour leur pardonner jamais de l’avoir abruti à ce point-là. Eux, après la mère Durras, du beau travail en vérité, ah ! oui !

« La vieille dame, passe encore. Elle ne l’avait tenu sous sa férule que pendant ses jeunes années, celles qui comptent pour rien dans la vie d’un homme. Cet illustre raseur de Pascal avait eu un éclair de bon sens (en voilà un, entre parenthèses, qui aurait mieux fait de continuer ses expériences d’hydrostatique que de perdre son temps à écrire ses Pensées, bonnes tout au plus pour un siècle où on croyait encore dur comme fer à la création du monde en six jours.) Mais enfin il avait eu un éclair de bon sens, quand il avait écrit quelque part que les seize premières années de la vie sont des années nulles, ou quelque chose d’analogue.

« Et c’est justement à cette époque que ces maudits Jésuites s’étaient emparés de son esprit, l’avaient pétri, lui avaient communiqué jusqu’aux moelles un tremblement dont il avait mis des années à guérir. Un gosse qui tremble devant une vieille femme méchante, cela n’est rien, cela ne laisse pas de traces. Mais un homme qui tremble devant lui-même… ah ! bon sang de Dieu ! Le péché, la femme, l’immondice, la damnation — et perpétuellement : « Que suis-je ? Qui suis-je ? Que me veut-on ? » Ah ! bon sang de Dieu !

« Il s’était jeté dans le travail à corps perdu, comme on fuit. Et s’il avait choisi, entre toutes les sciences auxquelles son intelligence était également apte, — car on ne pouvait dire qu’il fût un imbécile, ça non ! — s’il avait choisi la science de la terre et de son histoire, ç’avait été pour y chercher des armes. Et il les y avait trouvées. C’était peut-être la seule chose qui ne l’eût pas déçu. Il les y avait trouvées, il avait appris à penser par lui-même. Les dogmes dont on l’avait imbu s’étaient effrités sans douleur, dispersés en poussière. Et le jour où il avait ri, non pas même ri, mais rigolé en songeant à cette pensée, précisément, de l’illustre raseur, où il est question de Moïse désigné par Dieu comme « l’historien du monde », ce jour-là il s’était senti fameusement délivré.

« Il aurait pu désormais être heureux, toute contrainte abolie… Toute contrainte abolie ? On le dit, on le croit, mais sait-on réellement où cesse une contrainte ? Pourquoi n’avait-il pas suivi son véritable penchant, qui allait vers la femme et non vers le mariage ? Pourquoi avait-il stupidement désiré fonder une famille et pouvoir dire, comme les autres : « Ma femme, mes enfants, » sans même savoir ce que c’était qu’une femme et des enfants ? Pourquoi ? Pourquoi ?

« Et pourtant il avait été heureux avec Isabelle… Il avait pu croire un moment qu’il avait bien fait… »

M. Durras jeta un sombre regard à la photographie d’une jeune fille en robe de bal qui ornait sa cheminée. La photographie ne laissait voir que le buste, une ruche de taffetas encadrait un décolleté chaste, mais sans maigreur, un cou mince et rond, offert de trois quarts, comme le visage où le modelé doux de la prime jeunesse estompait un profil latin, long et ferme sous des bandeaux bruns très épais, noués en chignon.

Amédée retrouvait dans sa mémoire ce salon de province doucement éclairé, qui sentait le feu de bois et les petits fours fins, et cette jeune fille assise auprès de la cheminée, la tête penchée vers le feu, le bout de son escarpin verni sortant furtivement de dessous sa longue jupe claire, tel un nez d’agneau noir plein de crainte et de curiosité. L’arc très pur des sourcils regardait de haut et semblait s’étonner : « C’est donc ainsi ? » et la moue imperceptible de la lèvre supérieure, bien dessinée, bien relevée en son milieu autour d’une délicate empreinte en forme de petite amande, demandait avec mélancolie : « Pourquoi ? »

La main d’Amédée qui venait de couvrir la feuille blanche d’une série de signatures identiques s’échappa vers un coin libre et traça plus lentement à la manière d’une main qui écrit toute seule un autre nom : Isabelle…

Amédée tressaillit, biffa le nom d’un coup de crayon rageur et jeta la feuille au panier.



Lorsque Amédée Durras rencontra cette jeune fille, Isabelle Comtat vivait sans bruit dans la maison de ses parents. Le matin, elle faisait des tartes, des coulis et des galantines sous la direction d’une cuisinière réputée pour ses talents, mais qu’une vieille dyspepsie rendrait acariâtre. Puis elle arrangeait les fleurs en bouquets pour la table. L’après-midi, elle s’asseyait à son piano et jouait pendant des heures Mozart, Chopin, Schumann et Beethoven. Puis elle faisait des visites avec ses parents ou recevait les visiteurs de ses parents. Le soir, s’il n’y avait pas un bal ou quelque patinage d’hiver dans le parc d’un château scintillant sur sa colline au fond de la vaste nuit scintillante, elle rentrait dans sa chambre, fermait doucement la porte à clef et laissait crouler devant un grand feu clair la masse de sa chevelure, d’un brun de truffe glacé par endroits d’un peu de roux, comme la terre d’automne en sa profondeur.

Elle aimait sa famille, son pays, ce que la vie lui offrait, ce qu’elle semblait lui promettre. Mais déjà elle ne pouvait s’empêcher de juger ce qu’elle aimait le mieux avec autant de détachement que si elle ne l’eût pas aimé. Ainsi elle savait depuis longtemps que les siens étaient profondément bons, profondément honnêtes, de cette vieille bourgeoisie provinciale où l’on eût préféré voir un enfant mort que forfait. Mais que dans leur vie, dans les principes qu’ils appliquaient, dans leur conscience même, l’opinion d’autrui tenait plus de place que leur propre jugement. Et en silence, elle les désapprouvait.

Lorsque Amédée Durras demanda sa main, ses parents la consultèrent avant de répondre, — et elle répondit oui, en sachant exactement pourquoi.

Elle se connaissait depuis longtemps un grand désir à triple face : sortir de son milieu végétatif, s’instruire, s’élever. Le mariage la conduirait à la vie active, son mari l’instruirait, ses enfants l’élèveraient, — car elle les élèverait d’abord, eux, avec tant d’amour qu’ils ne pourraient être que des lumières. Voilà ce qu’elle savait. Elle savait encore une chose : c’est qu’elle n’aimait pas Amédée Durras, mais là, elle n’aurait su dire pourquoi.

On les félicitait tous deux : « Une si jolie jeune fille, si charmante, si musicienne, une femme d’intérieur si accomplie… » « Un homme si distingué, de tant d’avenir, un esprit si remarquable… » « Merci, merci », répondaient-ils.

Non, elle n’aurait su dire le pourquoi de cette aversion secrète qui lui donnait envie de fuir quand son fiancé l’approchait. Mais elle croyait de bonne foi que c’était là un sentiment commun à toutes les jeunes filles en présence d’un homme amoureux et pensait que la Nature jouait aux femmes un tour détestable en vérité, — mais il fallait en passer par là. Elle n’était pas fille à reculer devant les conséquences d’un « oui », Isabelle Comtat. Seulement, elle se méfiait d’instinct de tout ce qu’elle ne connaissait pas — et si, par hasard, l’expérience venait confirmer cette méfiance primitive, alors toutes les forces du monde coalisées n’auraient pu ébranler son opinion sur ce qu’elle avait expérimenté et, sur-le-champ, jugé. C’est ainsi qu’elle était… et personne n’y pouvait rien.

Bien entendu, ce n’est pas cette jeune fille-là qu’Amédée allait épouser. Il épousait la jeune fille qu’il avait vue près de la cheminée, douce, silencieuse, un peu craintive et mélancolique. Auprès d’elle, il oubliait complètement sa vieille ennemie la Peur. Il se sentait plein d’assurance, glorieux, sûr de lui, content de lui, — heureux, en somme.

Ils eurent, pour leur mariage, le sacrement, les cloches, le suisse, les clameurs d’orgue et la mangeaille, tout le cérémonial inventé par les hommes pour sanctifier l’indécence et apprivoiser le hasard.



Feu de temps après leur mariage, M. et Mme Durras quittèrent le pays d’Isabelle, doux et morne pays de vignes, d’étangs et de peupliers, où chaque épaule de terrain porte un château, pour le plateau des Bories, la maison hantée par la lumière et les rats, et ses trois sorbiers étiques, tordus sous un vent perpétuel.

Isabelle, en arrivant, fit claquer tous les volets, ouvrit toutes les fenêtres et la maison banale et nue, traversée d’espace, eut l’air d’un navire. Le lendemain elle se pencha sur le sol, fit couler entre ses doigts une poignée de terre et pendant le court répit que lui laissaient un printemps tardif, un été brûlant, tôt délayé dans les brouillards de septembre, elle fit sortir du sol des fleurs et des légumes, peupla la basse-cour et les clapiers et confia une douzaine d’œufs de pintade à une grosse poule beige affolée de maternité. Le premier été fut plein de pépiements et de bruits d’ailes. Mais quand les brumes d’automne montèrent de la Limagne et que la maison, soulevée, parut flotter avec son jardin tout noir, force fut à Isabelle de se replier vers une présence humaine et de mesurer en elle-même la profondeur d’un étonnement qu’elle avait empêché jusque-là de glisser vers le désespoir.

De quel nom nommer cela ? Quelle était la nature de ce qu’il ressentait pour elle ? Comment faisait-il pour, à la fois, s’imposer si tyranniquement, obstruer toutes les issues et n’offrir que le vide quand on essayait de s’appuyer sur lui ? Pourquoi la fureur, quand il réclamait la douceur ? Pourquoi se trouvait-elle si seule, alors qu’ils étaient constamment, hélas ! constamment deux ? Où la menait-il ? Où allait leur vie ? Que pouvait-elle espérer de demain, qui ne fût pas lamentablement pareil à hier ?

Plus tard, bien plus tard, Isabelle trouva par hasard dans un livre une phrase qui disait en quelques mots ce qu’elle avait remâché pendant des mois de tristesse et de solitude : « … Tant d’hommes, qui se contentent d’être pour leur femme la synthèse d’un sexe et d’une profession. » Cette phrase l’éblouit comme une vérité, comme sa vérité. Mais ce n’était qu’une de ses vérités. Car nous pourrions revivre sept fois la même vie en remettant indéfiniment les pas dans nos pas, faire sept fois le tour de notre propre vie, banale et mystérieuse, familière et inviolable, sans espoir de voir jamais s’ouvrir devant nous les murailles de la cité.

En réalité, ce qu’elle éprouva pendant ces premiers mois de vie commune, échappait à toute définition. On lui avait tellement répété que l’amour venait après le mariage qu’elle avait essaye de croire, pour une fois, ce que les autres lui avaient dit — de faire confiance à son mari, d’attendre le miracle en faisant taire cette voix qui lui criait que ce n’était pas la peine d’attendre, car il ne se produirait jamais rien, car jusqu’à la fin ce qu’il appelait son amour ressemblerait à une meurtrière vengeance, car jusqu’à la fin, elle ne ressentirait qu’un désir en face de cet amour : fuir, fuir au bout du monde, pour ne plus voir le dur glacis de ces yeux bleus où elle n’avait jamais lu : « Ma chérie, comme tu es belle, » ni aucune de ces phrases que les romans prêtent aux hommes quand ils les font parler aux femmes, ces phrases dont elle avait rêvé, comme toutes les jeunes filles, et qu’Amédée semblait ignorer… Non, ce qu’elle lirait toujours au fond de ces prunelles, c’était : « Toi que j’ai choisie, tu vas payer, tu vas payer ! » Payer quoi ? Payer pour qui ? Que lui avait-on fait ? Que lui avait-elle fait ? De quel nom nommer ce qui la guettait au fond de ces prunelles d’homme amoureux et qui n’attendait, elle le sentait bien, qu’une minute d’inattention de sa part pour bondir sur elle et la terrasser ? Elle en aurait crié d’épouvante et de solitude, dans cette grande maison sonore, si elle n’avait été une jeune femme si bien élevée et si raisonnable.

Mais Isabelle Durras était une jeune femme raisonnable et bien élevée et elle s’appliquait de toutes ses forces à faire honneur à la parole d’Isabelle Comtat, puisqu’elle avait dit « oui », dans une autre vie, en sachant exactement pourquoi, mais sans savoir, grands dieux ! sans savoir un mot de ce qu’elle faisait…

Pendant quelques mois, Amédée put se croire heureux. Il était amoureux pour la première fois de sa vie et s’émerveillait de cette nouveauté. Il avait épousé Isabelle parce qu’elle lui plaisait comme aucune femme ne lui avait jamais plu et, pour l’épouser, il avait passé par-dessus les considérations de la prudence qui lui remontrait qu’Isabelle n’avait pas de fortune, une petite dot et des goûts raffinés, circonstance aggravante, alors que lui-même n’était pas très riche, plus qu’elle, cependant, ayant pu disposer dès sa majorité du bien de ses parents : une quinzaine de mille francs de revenu, dont il avait fait fructifier le capital. Mais l’amour avait balayé toutes ces considérations mesquines et Amédée s’en trouvait grandi à ses propres yeux. D’ailleurs il n’avait qu’à se féliciter de son choix. Sa femme était jolie, pleine de bonne volonté, d’humeur égale et tenait sa maison avec cet art de bien vivre qu’elle avait appris chez ses parents, les meilleures gens du monde. Oui, il n’avait qu’à s’en féliciter. Quoi de plus doux que de vivre avec la femme qu’on aime ?

Une si jolie peau… une si bonne table… Un peu trop fantaisiste, un peu portée à la prodigalité, plus aristocrate peut-être que bourgeoise, dans l’ensemble — et cela aurait pu devenir inquiétant — mais justement il aimait tant à rédiger des emplois du temps, des budgets, des programmes, il était si exercé dans l’art d’enfermer la vie entre des cadres et des formules… Elle avait de la chance d’être tombée sur un homme comme lui qui saurait mater ce qu’elle avait d’un peu excessif, d’un peu anarchique.

Comme ils étaient heureux ! À chaque instant il quittait son bureau, un papier à la main, couvert de chiffres et d’accolades, — le nouvel emploi du temps, la nouvelle combinaison du budget, car il en pouvait inventer à l’infini. Isabelle était à son jardin ou à son piano ou à sa toilette, mais il fallait qu’elle vînt tout de suite, tout de suite :

— Écoute… Suis-moi bien…

Elle approuvait. Une heure après, il redescendait, ayant disposé la même chose dans un ordre différent.

— Écoute… Suis-moi bien…

Elle approuvait.

Une fois, ayant cru s’apercevoir, à son regard, qu’elle ne l’écoutait pas, il lui tendit un piège, avec un plaisir qui l’étonna lui-même : il lui lut, à un quart d’heure d’intervalle, deux emplois du temps dont le premier était normal et dont l’autre supposait une journée de quarante-huit heures. Elle les approuva tous les deux.

Alors, brusquement, il se mit en colère, comme cela ne lui était jamais arrivé ni chez sa grand’mère, ni au collège. Elle ne l’écoutait donc pas ? Elle se moquait donc de la peine qu’il prenait pour elle ? Mais elle verrait si elle s’imaginait avoir affaire à un imbécile ! Il la tiendrait serré, il l’aurait à l’œil, on ne le bernait pas impunément, etc., etc… et il marchait sur elle, soulevé de colère : « Tu m’as compris ? » Tu m’as compris ? » Isabelle le regardait, avec ses sourcils étonnés, sa lèvre bien dessinée, mélancolique et dédaigneuse. Quand il eut fini, elle s’en alla, sans dire mot. Il se sentit un peu honteux et pensa que pour cette fois il lui pardonnait. C’était encore une si jeune femme ! Et ils étaient si heureux !

Il lui lisait aussi des fragments de sa thèse, qu’il était en train de rédiger. Là, elle l’écoutait avec un visible intérêt, mais elle n’en finissait pas de poser des questions, elle l’interrompait à chaque instant pour lui demander l’explication d’un mot, pour rattraper un chaînon qui lui manquait. Eh ! que diable, il ne s’était pas marié pour fonder une école libre ! C’était évident qu’elle ne pouvait pas prétendre, avec son instruction élémentaire de jeune fille « comme il faut », à saisir une pensée façonnée par des années d’études. Mais est-ce qu’il lui demandait de comprendre ? Il lui demandait d’écouter. Il se remit en colère et Isabelle l’écouta dès lors dans un parfait silence.

Mais ces petits incidents ne signifiaient pas grand’chose. Dans l’ensemble, ils étaient parfaitement heureux.

On l’aurait stupéfié en lui révélant qu’il s’était abattu de tout son poids sur Isabelle, qu’elle étouffait, que toute son activité de ménagère, de jardinière, n’était qu’une manière de lutter pour sa vie et que ses fleurs, ses bêtes, sa musique, ses livres, étaient pour la jeune femme autant d’alliés contre lui.



Isabelle n’aurait su dire à quel moment avait commencé en elle ce sourd travail de démolition. Peut-être dès le lendemain de son mariage.

Toujours est-il qu’elle s’aperçut un beau jour qu’elle était en train de démolir en elle tout ce à quoi, jusqu’à présent, elle avait cru.

On avait bouché toutes les issues du monde intérieur qui lui était familier. Maintenant, elle se frayait désespérément un chemin à travers elle-même, vers un monde nouveau. L’instinct avait commencé, la volonté suivait, car il lui fallait en quelque sorte passer sur le corps de la femme qu’elle avait été pour accéder à ce monde nouveau, — et le concours de la volonté était indispensable pour tuer cette femme qui avait encore tant de traits de la jeune fille, qui s’obstinait à croire à l’amour, au bonheur personnel, qui protestait que les promesses n’avaient pas été tenues, mais qu’elles devaient l’être un jour ou l’autre, qui rusait déjà pour s’enfermer dans le cercle stérile où le regret, sans fin, engendre l’illusion et l’illusion le regret… Il fallait tuer cette femme.

Le combat dura des mois, souterrain. Isabelle rêve souvent de la maison paternelle, du jardin où elle cueille des fleurs pour la table. Puis elle est au bal, chez la si belle châtelaine qui porte à son cou grec une rivière de diamants ; elle danse avec ce danseur dont le visage revient toujours, mêlé aux fleurs et à des bouffées de musique lancinante. Les voilà encore qui patinent tous deux sur l’étang gelé. Un brasero devient soleil d’hiver, s’élève dans l’espace avec une légèreté voluptueuse et terrifiante. Une voix dit…

Au moment où elle va saisir ce que dit la voix, Isabelle s’éveille, reconnaît la respiration du dormeur à ses côtés, pleure sans bruit, longtemps, pendant ces heures désolées d’avant l’aube où tout déserte l’âme, excepté le sentiment du malheur.

Aux heures lucides, elle revient encore sur son passé, mais c’est pour en faire le procès.

Pourquoi donc, depuis vingt ans, s’était-on efforcé de développer en elle toutes les vertus faibles au détriment des vertus fortes ? Pourquoi l’avoir pliée à la douceur, à la patience, à l’effacement, à la résignation, dernier recours des incapables ou des vaincus ? Pourquoi ne l’avait-on pas mieux instruite de ce que cachent les paroles hypocrites et les formules sacramentelles ? À quoi bon tant de principes, s’ils ne correspondaient à aucune réalité ? Qu’était-ce que ce guet-apens perpétré par toute une collectivité de braves gens avec l’assentiment des familles et la consécration des usages, cette abominable trahison qui consistait à vous bander les yeux, la bouche et les oreilles, à vous engourdir le cerveau au moyen de quelques idées toutes faites et à vous jeter d’un seul coup, ligotée, ahurie, impuissante, au milieu d’une mêlée de fauves ?

Et sa religion, quels secours lui avait-elle ménagés, quel appui lui offrait-elle dans l’état d’abandon monstrueux où elle se trouvait maintenant ? À la pension où elle avait passé tant d’hivers à grelotter sous le regard mort d’une Vierge de plâtre, on lui glissait dans la poche un morceau de pain bénit pour la préserver des chiens enragés. Contre la bête tapie au fond de l’homme, il n’existait pas d’amulette. Elle ne retrouvait qu’une phrase, répétée à satiété : « Mon Dieu, que votre volonté soit faite… »

« Mon Dieu, que votre volonté soit faite. » Se soumettre, toujours se soumettre. Joindre les mains, fermer les yeux, tout accepter et attendre la mort. Car la vie ne nous était donnée que pour nous préparer à la mort et la suprême réussite, c’était de bien mourir. C’était cela qu’on lui avait appris et pour mieux la préparer à mourir, on avait oublié de la préparer à vivre. Eh bien, non ! On l’avait trompée. L’important, c’était de vivre, la grande chance humaine, la seule, c’était de vivre, la suprême réussite c’était de vivre en donnant la vie, — et la grande loi de la vie, c’était que le plus vivant triomphe du moins vivant, l’absorbe et le digère, — et la grande nécessité, c’était d’apprendre à se défendre et non à se soumettre, et c’est ce qu’elle allait apprendre, toute seule, et tout ce qu’on ne lui avait pas appris, par principe ou par négligence ou par erreur ou par système, elle allait l’apprendre, toute seule.

Le long hiver de cinq mois isolait la maison sous la bourrasque hurlante ou le gel clair. Le vent lâché sur le plateau soulevait le heurtoir de bronze, frappait à la porte sans relâche, frappait, frappait à la porte avec l’insistance aveugle des fantômes. Au dedans, le feu brûlait, la lampe brillait, l’intimité douce et menteuse tissait sa trame. Amédée, les pieds sur les chenets, se curait les ongles, regardait sa femme et songeait à la nuit. Isabelle lisait, calme en apparence, le cœur serré par une ardeur de découverte et à chaque instant qui passait, quelque chose de ce qui avait été Isabelle Comtat se détachait d’elle et sombrait silencieusement dans la mort apparente.

Avril rompit l’hiver attardé à la manière d’un fleuve qui rompt ses digues. Le plateau gorgé de neige fondue se mit à fumer sous un soleil très vite brûlant et les prés s’étoilèrent de « coucous », de narcisses blancs et d’orchis pourprés. Au jardin, semis et boutures levèrent, fleurirent en un mois et tout de suite ce fut l’été, avec des sautes incendiaires de vent du sud qui grillaient tout, des coups de vent d’ouest qui poussaient sur le plateau de courts et terrible orages, roux-cuivre et violet-foudre. Cette haute torche de l’été, à son tour, plongea tout entière dans le brouillard d’automne. Isabelle se prenait à aimer la brusquerie farouche de ce climat et goûtait le vent d’octobre, brutal et mouillé, chargé d’une saveur de terreau noir et d’amères racines. Un jour, le brouillard se résolut en neige fine et de nouveau ce fut l’hiver, les lamentations démoniaques de la tempête, la limpidité boréale des beaux matins cristallisés et, dès la tombée du jour, le retour du voyageur-fantôme qui frappait, frappait à la porte, promenait sans répit autour de la maison sa plainte aiguë, harcelante.

Amédée, satisfait, tranquille, achevait son ouvrage. Isabelle avait fait place nette et commençait le sien.



À l’annonce de la nouvelle, assez attendue d’ailleurs, Amédée montra une satisfaction sincère. Un enfant, cela consolidait l’armature du mariage. Il était normal, logique, il était rassurant d’avoir un enfant. À + B = C. « Je suis bien content, Isabelle. Si c’est un fils, comme je l’espère, nous l’appellerons Laurent. »

Isabelle sourit, d’un sourire réticent. Elle est paisible, active. Elle a acquis spontanément une notion précise du temps et ses gestes sont calculés selon une économie instinctive qui lui permet d’accomplir dans chaque journée le maximum de travail. Et tandis qu’elle prépare berceau, layette, la tête lui bourdonne et le cœur lui tremble comme à ceux qui préparent un beau voyage et nourrissent leur fièvre en lisant des noms de villes sur la carte.

L’enfant naît. C’est un fils et on l’appelle Laurent. C’est parfait. À + B = C. Mais A n’avait pas prévu que C aurait un gosier pour crier, des gencives douloureuses, un ventre capricieux, une voix perçante qui déchire le sommeil, cependant que B bondit hors des draps et commence, dans la chambre voisine, une promenade à pieds nus entrecoupée d’une chanson tendre.

Il n’avait pas prévu, surtout, que la mère naîtrait en même temps que l’enfant. Isabelle a enfanté Laurent, mais Laurent a enfanté une seconde Isabelle. Amédée reste interdit devant ce phénomène semblable, en petit, à l’apparition d’un continent. Une nouvelle nature a surgi, aussi nette, aussi définie qu’un diamant taillé. Elle en a le tranchant, la décision, l’éclat. D’où lui vient cette assurance ? Pourquoi le rythme de sa vie s’est-il accéléré ? Mille fois plus prompte qu’auparavant, elle répond : « Je n’ai pas le temps, » à tout ce qu’on lui propose de faire, qui ne concerne pas l’enfant. Et cette allégresse qui tout le long du jour fredonne une chanson, taille une robe, invente un langage… Elle s’épuise à nourrir, à veiller, à courir autour d’un berceau, et plus elle s’épuise, plus elle semble avoir de forces. Dans ce monde nouveau, Amédée erre dépaysé, dévoré d’envie, sans pouvoir y trouver sa place.

Un jour, Isabelle allaitait Laurent. Le front penché sur lui, le bras droit enserrant le petit corps, des deux longs doigts de sa main gauche, elle soulevait son sein pour que l’enfant pût boire à l’aise. D’elle à lui, de lui à elle, la vie circulait, en circuit fermé. Amédée demanda brusquement d’une voix étranglée :

— Alors, moi, je n’existe plus ?

Isabelle leva la tête et pour la première fois il vit dans ses yeux ce regard lointain, détaché, qui semblait venir d’outre-tombe et il entendit dans sa bouche ces mots qu’il prononçait si souvent lui-même sans les entendre :

— Eh bien, et moi ?

Mais il ne pouvait comprendre le véritable sens de ces mots. Il ne pouvait savoir qu’elle avait dû passer sur sa propre dépouille pour en arriver là. Il ne put donc que donner à ces mots le sens qu’il leur donnait habituellement et il répliqua violemment que si elle se sacrifiait c’est qu’elle le voulait bien, qu’elle n’avait qu’à habituer l’enfant à se passer d’elle et que désormais il exigeait que la bonne s’occupât de Laurent, jour et nuit. Là-dessus Isabelle lui conseille d’une voix paisible, avec un regard meurtrier, de confier aussi à la bonne le soin d’écrire ses ouvrages et Amédée sort en faisant claquer la porte, pâle de colère, tout le visage envahi par ses joues.

Un peu plus tard, calmé, il essaie de sortir de l’impasse où il se voit engagé. Assurément, un père doit s’oublier pour son enfant. C’est normal, c’est logique ; mais que peut le raisonnement contre l’instinct ? Son instinct lui commande, dès qu’il voit le bébé, de crier : « Emportez-moi ça ! » S’il se contient, c’est parce qu’un père ne doit pas dire une chose pareille. Mais il quitte la pièce. S’il pouvait oublier l’existence de cet enfant ! Comme tout était simple, facile, agréable, avant qu’il fût là… Amédée vivait tranquille, installé dans la durée. Le visage d’une femme douce, au regard étonné et pensif sous des sourcils en pont chinois, lui inspirait un sentiment de sécurité, un contentement de soi réconfortants.

Cette femme, qu’est-elle devenue ? Le regard de celle qui a pris sa place ne s’étonne plus de rien. Il pèse, évalue et juge sans appel. S’apercevoir qu’un être vivant est un tombeau, horreur ! Pourtant, c’est toujours la forme d’Isabelle et le goût violent de cette forme persiste chez Amédée. Cela aussi, c’est impitoyable.

Peu à peu il découvre à son supplice un étrange attrait. Il lui arrive d’épier, sans être vu, Isabelle et le petit. Elle est là qui lui parle un absurde langage d’être humain qui aurait fait ses classes chez les oiseaux. Il lui répond par des voyelles modulées, une mimique de la bouche et des paupières et des signaux désordonnés des bras et des jambes. « Un poulpe ! pense Amédée avec dégoût, un poulpe tronqué ! »

Ou bien Isabelle appuie sa joue contre la joue du bébé et du bout des lèvres fait un bruit léger de baiser, indéfiniment, comme quelqu’un qui buvotte à une source en trempant la moitié du visage dans l’eau. Un jour, le petit a poussé son nez à deux ou trois reprises contre la joue de sa mère. Isabelle est restée pendant quelques secondes la bouche entr’ouverte, les yeux rayonnants, sans souffle, suspendue à un ravissement éternel, Amédée a vu cela.

Quand il revoit cette image et bien d’autres, — et bien d’autres ! — il lui semble qu’il frotte une tumeur enflammée contre une haie d’épines, doucement d’abord, puis de plus en plus fort, jusqu’au sang, jusqu’à l’élancement aigu qui le laisse pantelant, le diaphragme contracté et sensible, les membres langoureux, l’esprit hébété. C’est alors que la main trace toute seule, sur la feuille blanche : Amédée Durras, Amédée Durras…

Les manifestations de l’amour épuisent l’amour. Amédée a découvert une passion inépuisable, qui s’exaspère à mesure qu’elle s’assouvit. Il y a des moments exquis. Exquis… mais si brefs et si chèrement payés… le regard d’Isabelle est parfois difficile à supporter. Il faut arriver au nirvana de la fureur ou de la jouissance pour rester indifférent au mépris que ce regard laisse tomber sur vous, comme une dalle funéraire.

Par exemple, le jour où Amédée a battu Laurent pour la première fois. C’était venu sans qu’il l’eût prémédité, avec une force irrésistible. Isabelle lui avait mis l’enfant sur les genoux, ce matin-là, toute exultante et chaleureuse : « Mais regardez donc comme il est beau ! »

En effet, c’était un beau bébé, avec d’immenses yeux sombres, des joues sanguines, des lèvres de coquelicot mouillé et un nez comique d’enfant tartare, court et retroussé, fait pour humer le vent, la fumée d’herbes. Il dansait sur les genoux de son père, levant alternativement ses petits pieds d’ourson, fermant et ouvrant les poings, et il accompagnait sa gesticulation d’une espèce de crachotement de locomotive qui semblait traduire une ardeur impuissante.

Amédée le regardait avec curiosité, raidi par une vague inquiétude, et il s’efforçait de sourire en lui demandant : « Eh bien ? Eh bien, petit Laurent ? »

Là-dessus on vint chercher Isabelle pour les besoins de la maison. Lorsque l’enfant vit disparaître sa mère, il se tourna vers la porte, tout d’une pièce, comme s’il voulait s’élancer dans l’air à la nage, et il s’efforçait sur place, entre ces mains d’homme qui le tenaient, avec des « ahan » et des appels du pied.

— « Veux-tu rester tranquille ! » s’écria Amédée en le secouant. Le bébé leva sur son père un regard stupéfait et désapprobateur et soudain ferma les paupières, ouvrit la bouche, aspira une goulée d’air et poussa du fond du gosier un cri de chat démoniaque. Ce fut comme si ce cri avait rompu une digue. Ainsi, c’était pour ça, pour cette larve piaillante qu’Isabelle oubliait son existence, le supprimait du monde ? Les lèvres d’Amédée se contractèrent sur ses dents et il se mit à frapper le petit corps, ravi par un transport plus large, plus franc que les voluptés ambiguës de la haie d’épines, une jouissance moelleuse et bienfaisante. Pâle, les yeux agrandis, il regardait rougir sous ses coups la peau du bébé avec une expression de stupéfaction heureuse et un peu égarée.

Isabelle fit irruption dans la pièce, d’un bond de louve, se saisit de l’enfant convulsé et hurlant et pendant quelques secondes elle fit face à son mari, muette, le corps raidi, comme engainé dans du bois jusqu’à la nuque, les lèvres entr’ouvertes et agitées nerveusement sur ses dents serrées. Amédée recula devant son regard. Il ne savait plus s’il était passé de l’état de veille à celui de cauchemar ou d’un rêve confusément agréable à une pénible réalité. Ce vertige se dissipa bientôt pour faire place à une furieuse honte, à une rancune énorme contre cette femme, cet enfant, cette scène grotesque. Il franchit la porte, eut conscience qu’il fuyait, se retourna, hurla : « Allez au diable ! » et se jeta dans l’escalier, le corps en tumulte.

Peu à peu il oublia cette scène. Il oublia même le désir de meurtre qu’il avait lu dans le regard d’Isabelle quand elle lui faisait face, les yeux vivant d’une vie terrible dans sa figure pétrifiée.

La soutenance de sa thèse, les éloges qu’elle lui valut, reléguèrent au second plan, pendant deux ou trois mois, son mécontentement profond. Isabelle l’avait accompagné à Paris, semblait heureuse de ses succès. Bien entendu, on n’avait pu lui faire admettre de sevrer Laurent et de le laisser aux Bories, — comme si un enfant de dix mois, dans une maison confortable avec une bonne aux petits soins, pouvait courir quelques risques… Enfin ! Tout cela, et même les piailleries du moutard qui perçait une dent et n’était pas capable de prendre son mal en patience, tout cela s’effaça au rayonnement de la thèse glorieuse.

Tous trois revinrent aux Bories. Amédée se remit au travail. Il projetait un grand ouvrage, une Géologie du Massif central qui surpasserait toutes les études similaires connues jusqu’alors. De nouveau, il s’en alla dans la montagne, parcourant le pays pendant cinq, six jours de suite. C’était là des journées bienheureuses pour Isabelle, qui regardait pousser Laurent du matin au soir et du soir au matin, — et souvent, en le regardant, son regard devenait pensif et tendu comme si elle déchiffrait une partition difficile.

À mesure qu’il grandissait, l’enfant se révélait frénétique, ivre de vacarme et de destruction, nerveux et sensible à l’excès. Isabelle lui imposait une vie réglée, beaucoup de sommeil, le grand air et les douches, évitait auprès de lui les éclats de voix, les gestes violents, et quand il était méchant lui répandait prestement un verre d’eau froide sur la tête, ce qui l’apaisait comme par enchantement. Et lui, dès qu’il avait su balbutier, avait inventé pour elle des mots inouïs qu’il ne disait qu’à elle, — et dès qu’il avait pu marcher seul, il lui avait rapporté du jardin ou des champs des fleurs décapitées et toutes flétries dans sa petite main grasse. Elle le prenait sur ses genoux, mesurait la longueur de ses cils avec son mètre souple et s’émerveillait, car aucun enfant au monde n’avait jamais eu des cils aussi longs, aussi soyeux, ni des prunelles aussi semblables au velours sombre de certaines capucines, ni, dans ces prunelles, un regard aussi émouvant, où il y avait à la fois la clarté et son contraire, la douceur et son contraire, l’amour et son contraire, et parfois comme un hymne magnifique, et parfois comme un appel au secours…

Mais Amédée pensait qu’il n’avait jamais vu aussi antipathique petite brute, quand l’enfant le regardait avec cette expression de méfiance animale qui assombrissait, alourdissait son visage ardent, « Eh bien ? » demandait le père en le fixant durement. L’enfant pâlissait, cillait nerveusement sans baisser les paupières et Amédée voyait, avec un malaise inexprimable, monter, s’étendre sur ces traits enfantins le reflet de la Peur. Peur, il avait peur ! Qui donc lui avait appris à avoir peur de son père ? — « Pourquoi as-tu peur de moi, Laurent ? Veux-tu répondre ? Veux-tu répondre, ou bien… » Il levait la main, l’enfant levait le bras pour se protéger. C’était la conclusion ordinaire de leurs rencontres. Isabelle accourait, mais déjà la gifle s’était abattue, lourde de rancune, cinglante et Isabelle poussait un cri comme si elle l’avait reçue. Quelquefois aussi, Amédée restait interdit devant ces yeux d’enfant, de bébé, qui décidément ne se baissaient pas, ces yeux qui cillaient, louchaient, offraient un regard chaviré, trouble, affreux, mais ne se baissaient pas. Tous les deux se regardaient ainsi pendant quelques secondes. Puis Amédée se détournait en frissonnant, le cœur étreint d’une sourde angoisse : « Cet enfant ne m’aime pas, Isabelle, c’est de votre faute. » Car depuis quelque temps, ils avaient pris l’habitude de se dire « vous ».

La seconde grossesse d’Isabelle apporta à M. Durras un indicible soulagement. C’en était fini de la tyrannie de Laurent, de sa présence unique, obsédante. D’ailleurs, le gamin s’en rendait compte, il était furieùsement jaloux, comme tous les enfants gâtés. Le jour où on lui avait annoncé qu’il allait avoir une petite sœur, il avait déclaré avec un calme cynique : « Battue » et Amédée avait ricané, en regardant Isabelle désemparée : « Jolie petite nature, n’est-ce pas ? »

Lise est née et Laurent, comme frappé d’extase, passe des heures à côté du berceau, regardant de tous ses yeux ce phénomène. « Comédie ? » se demande le père qui guette une défaillance. Avec Laurent, les espoirs de ce genre sont rarement déçus. Tantôt, assis auprès du moïse, il improvise pour le bébé une tendre petite chanson : « Minonnette, zentillette, petit Totinolet, » tantôt, saisi d’une frénésie indomptable, il abat son poing sur le nez du « rossignolet » qui pousse des cris d’écorché, ameute la maison. Alors on voit Laurent, pâle, insensible aux coups, se frapper la poitrine en accusant avec des hurlements désespérés sa « tête de bourrique ». Et Amédée triomphe : « Vous voyez bien qu’il est méchant. »

Lise avait un an, lorsque Charles Comtat, le cousin germain d’Isabelle, mourut assez mystérieusement du chagrin d’avoir été abandonné par son insignifiante petite femme, laissant la charge de ses biens à Amédée et celle de sa fille à Isabelle. Il y eut donc à la maison un troisième enfant, une grave et noiraude petite fille d’environ deux ans, à qui Laurent dit tout d’abord : « T’es laide » et qu’il admit ensuite à partager fraternellement avec Lise les tendresses et les coups.

Amédée s’était donné pour tâche de protéger sa fille et sa pupille contre leur tourmenteur et il s’acquitta de cette tâche avec un entrain manifeste, y trouvant même des douceurs, jusqu’au jour où il s’aperçut qu’entre Laurent et lui, les petites avaient choisi Laurent.

À dater de ce jour-là, il s’était fait aux Bories une séparation aussi nette qu’une dissociation chimique : d’une part, M. et Mme Durras ; — de l’autre : Isabelle et les enfants. Mais c’était une situation chimique essentiellement instable, du fait qu’Isabelle et Mme Durras étaient apparemment le même corps et que malgré l’extrême mobilité de ses éléments, un corps ne pouvait appartenir à la fois à un groupe et à l’autre. C’est pourquoi, par un accord tacite, les deux groupes évitaient autant que possible de se trouver en présence, — et c’est pourquoi M. Durras, qui s’ennuyait dès qu’il ne travaillait plus, dans son bureau clair et solitaire comme un phare, attendait ce soir-là qu’il fût l’heure d’en sortir.

En attendant, il traçait d’une main distraite et machinale sa signature sur une feuille blanche et son cerveau flottait au gré d’une sombre rêverie.

Oui, s’ils avaient pu ne jamais se trouver en présence… Théoriquement, c’était parfait, cette séparation des groupes. Pratiquement…

Et d’abord, s’il avait abandonné les enfants à eux-mêmes, ou à Isabelle, ce qui était la même chose, ils auraient été trop contents, et Dieu sait comment ils auraient pu être élevés, Laurent surtout ! S’il n’avait pas senti une poigne d’homme pour le mater, ce petit chenapan…

M. Durras serra sa lèvre supérieure sur ses dents. Il pensait à la scène de dimanche dernier. Ce jour-là, comme tous les dimanches, les enfants devaient déjeuner avec leurs parents, mais auparavant, M. Durras faisait la révision de la semaine : travail et conduite. Car il était fort soucieux de ses devoirs de père quoi qu’Isabelle pût en penser, et le premier devoir d’un père est de veiller à la conduite et au travail de ses enfants.

— Anne-Marie, avez-vous été sages tous les trois, cette semaine ?

La petite le regarde avec ses larges prunelles, sa bouche ronde, fermée comme un sceau et prend un temps avant d’articuler nettement cette réponse évasive :

— Je ne sais pas ce que vous appelez « sages », oncle Amédée.

— Comment ? tu ne sais pas ? Et toi, Lise, le sais-tu, si vous avez été sages ?

Lise sourit, lève l’index et, d’une voix gracieuse et moqueuse :

— Couci couça, papa. Laurent a été M. Couci, Anne-Marie Mlle Couça, et moi je suis Mlle Couci-Couça. Nous avons bien l’honneur de vous saluer.

Et tout en faisant une révérence de théâtre, elle le regarde par en dessous, pour voir si cet aimable trio a produit l’effet escompté et détourné l’orage.

Mais Amédée poursuit l’enquête avec un sourire un peu nerveux :

— Ah ! vraiment, ma fille ? Tu es une bonne langue. Mais dis-moi donc, est-ce que M. Couci n’aurait pas battu sa sœur et sa cousine ? Il me semble que j’ai entendu des cris, hier matin… qu’en dis-tu, Laurent ?

La figure joyeuse naufrage à vue d’œil et deux petites voix étranglées protestent en même temps.

— C’est pas vrai !

— D’abord, on ne dit pas « c’est pas vrai », réplique Amédée avec sévérité. Et puis c’est Laurent que j’interroge.

— C’est vrai, répond Laurent, le menton levé, les yeux pleins de défi. On s’est battu et je les ai rossées, parce qu’elles m’embêtaient et que je suis le plus fort. Et pis, j’ai cassé le parapluie de maman en voulant faire un parachute, et pis, j’ai pas appris ma leçon d’arithmétique, et pis j’ai répondu merde à Mlle Estienne.

Il a lancé tout d’une haleine ce bulletin de victoire. Et maintenant sa respiration se précipite et il regarde son père fixement, les mâchoires serrées.

— En vérité, dit Amédée avec lenteur, voilà un petit voyou qui fait grand honneur à sa mère.

Il étend la main, saisit l’enfant par le poignet À ce moment, il a conscience d’un débat, d’un choix possible : « Si je le prenais sur mes genoux, si je lui disais : « Mon petit… » Mais il ne peut pas, déjà il ne peut plus. Isabelle a murmuré sourdement, moitié imploration, moitié menace :

« Amédée, Amédée, ne lui faites pas de mal… » et le son de cette voix déchaîne en lui la cruelle et fascinante vibration et il se repaît de ces traits bouleversés, de cette lèvre mordue, de ces genoux de femme qui se serrent convulsivement sous la robe. Son bras se détend et il gifle Laurent à toute volée, une, deux, avec la paume, puis avec le revers de la main, imprimant sur la joue du petit garçon, en blanc d’abord, puis en rouge, la trace de quatre doigts longs et le chaton de sa grosse chevalière.

Ce cri, c’est Isabelle qui l’a poussé. Elle s’est levée, d’un élan animal, pour se jeter sur son mari. Est-ce sa volonté qui l’arrête ou ces mots de Laurent qui claque des dents, mais qui parvient à dire sans bégayer :

— Pleure pas. Ma Gentille, il ne m’a pas fait mal ?

Amédée regarde son fils, sa femme avec des yeux fous, sort de la pièce, va s’asseoir sur le banc du jardin, soudain anéanti, vidé. Il contemple les fleurs écrasées sous le soleil de midi, leur port affaissé, leur peau moite où la couleur se dénature, comme sous l’effet d’une putréfaction intime.

Découragement, désolation de vivre. S’il n’était pas un homme, il pleurerait… oh ! comme il pleurerait sur lui-même !

Amédée Durras, Amédée Durras… où est-il, Amédée Durras ? qui est-il ? Il est marié et n’a pas de femme. Il est père et n’a pas d’enfants. De quel destin dérisoire est-il donc l’ouvrier ?

Isabelle… Quand il la surprend au milieu de ses enfants, — ils ont une manière de s’agglutiner à elle comme des coraux, comme des polypes, pouah ! — Quand il la surprend, par hasard, il ne fait qu’entrevoir son visage, ce visage qu’elle a pour eux seuls, qui est sans doute son vrai visage, maintenant : riant, animé, rayonnant de toute-puissance et de sécurité. Elle l’aperçoit, les enfants s’écartent, disparaissent, il n’a plus devant lui qu’un masque de femme à l’expression attentive et soucieuse, comme celui d’un acteur qui répète un rôle. Une apparence, ce n’est plus qu’une apparence qu’il possède, qu’il tourmente. Ah ! bon sang de Dieu !

Fantômes autour de lui, fantômes en lui-même, faux soutien d’une armature qui s’effondre à la moindre défaillance, s’évanouit dans le brouillard… Et le pire, le pire, c’est l’attrait de ce néant. Rêver, se faire du mal avec des souvenirs, des images, qui font couler dans le cœur et jusqu’à l’extrémité des membres, par tous les canaux du sang, une langueur corrosive — et si les souvenirs, les images, viennent vous hanter au moment du travail, le travail attend et plus il attend, plus sera pénible l’effort à faire pour s’arracher à l’angoisse voluptueuse, pour regrouper dans le bain dissolvant les éléments qui composent Amédée Durras, lui, non pas un autre.

Aussi, quand le travail est terminé, comme ce soir, il est bon de se laisser flotter au gré d’une rêverie triste, écœurante et qui dilate la moelle, comme un plaisir solitaire.

On frappait à la porte. Amédée sursauta, chiffonna la feuille de papier couverte de signatures et la jeta dans la corbeille, Isabelle entrait, — ou plutôt Mme Durras :

— Il est huit heures une, Amédée, vous n’êtes pas souffrant ?

Il se retourna vivement, lui jeta un regard soupçonneux. Se moquait-elle ? Cet esprit mordant qui lui était venu, depuis Laurent… Mais non, elle lui offrait un visage candide et sérieux, presque le visage de la jeune fille qu’il avait épousée dix ans plus tôt. Cependant, ce visage s’était aminci, comme creusé au burin. L’arcade de la joue tendait la peau fine et on pouvait voir maintenant combien la ligne du profil était nette et volontaire. Non, ce n’était plus la même, hélas !

Il soupira, fit le geste de chasser une mouche invisible et suivit sa femme dans l’escalier.

Elle descendait devant lui, moulée dans une simple robe de linon bleu-lin qui dégageait la naissance de la nuque. Une mèche courte échappée à son chignon bouclait légèrement sur cette nuque élancée, pareille à une jacinthe blanche. Amédée perdit à nouveau le fil de ses pensées, parce que cette boucle, cette nuque, ce dos vêtu de linon bleu-lin qui s’amincissait vers la taille, strictement serrée dans une ceinture de faille bleu sombre, réveillaient au fond de son cœur, dans les canaux de son sang, la trace langoureuse et corrosive, qu’y avait laissée, tout à l’heure, l’image d’Isabelle convulsée d’inquiétude et de Laurent giflé.


III


La fenêtre de la chambre des enfants était grande ouverte sur la nuit, sur la rumeur du vent qui parcourait le haut plateau, la lande de bruyère, l’étendue des seigles, brassait sans fin la houle sombre des sapins, derrière la maison qu’il enveloppait de son lasso fluide, toujours courant après lui-même.

Le point d’or de la veilleuse clignotait, projetant au plafond l’ombre agrandie de la rondelle de liège qui flottait dans l’huile. Cette veilleuse était là pour protéger Lise des terreurs nocturnes, car elle voyait toutes sortes de choses dans l’obscurité.

Pour le moment, elle ne craignait rien. Elle luttait contre le sommeil, par plaisir, pour jouir plus longtemps du reflet de la veilleuse au plafond, de l’odeur de la nuit, de la voix de Chientou, qui dialoguait, dehors, avec le vent, par de brefs aboiements, d’abord, puis par quintes…

Le Corbiau soupira en se retournant dans son lit. Celle-là aimait le sommeil, mais elle se réveillait parfois brusquement, sans cause, et se dressait sur son séant, comme affolée. Ce soir, elle semblait dormir paisiblement.

Laurent se souleva sur son coude, jeta un regard du côté du lit de sa sœur :

— Lise, chuchota-t-il, écoute…

— Quoi ?

La voix de Laurent enfla, sans hausser le timbre. Il parlait bas et fort, comme les acteurs qui font une confidence à cinq cents personnes :

— Écoute la bête qui tourne autour de la maison. Tu l’entends ?

— C’est pas vrai, gémit Lise.

— Tu l’entends ? reprit Laurent. Elle cherche, elle tourne, elle va peut-être trouver moyen d’entrer… oh ! là, là, là, là ! si elle passait sa patte par la fenêtre…

Lise poussa un râle étouffé et disparut sous les couvertures. On ne vit plus qu’un petit tas qui progressait vers le fond du lit par ondulations successives à la manière d’une chenille. À moitié chemin environ, cela s’arrêta, se mit en boule et ne bougea plus. Laurent, dressé sur son coude, le nez en bataille, les yeux brillants, guettait, avec une patience de chasseur de phoque, le moment où la victime reviendrait à la surface pour respirer. Il s’amusait follement. Cette pauvre Zagourette, ce qu’on la faisait marcher ! Le Corbiau ne marchait pas si facilement, elle n’acceptait rien sur la foi de la parole, rien, sinon qu’elle était laide, mais il valait mieux ne pas lui dire ça, d’abord parce que ça n’était pas vrai, ensuite parce que ça lui faisait vraiment de la peine et qu’elle fichait le camp dans ses terriers…

Laurent avait pour le Corbiau une tendresse tyrannique et la plus haute estime. Il fallait qu’elle lui obéît « au doigt et à l’œil », ce qu’elle ne faisait pas toujours, d’ailleurs, cette « cabocharde ». Certes, une fameuse cabocharde, et on l’aurait tuée sur place plutôt que de la faire céder, quand sa caboche avait dit non. Aussi, bien qu’il lui répétât toute la journée des choses désagréables, il l’estimait très fort. Personne, pensait-il, excepté bien entendu Sa Gentille qui savait tout, personne ne savait comprendre le Corbiau comme lui. Lui seul appréciait à leur valeur sa sûreté, sa fidélité, son intelligence « qui n’en avait pas l’air » et sa manière d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle avait résolu, à travers tous les obstacles, brave Corbiau !

Quant à Lise, ce qu’il éprouvait pour elle, c’était de l’adoration, mais il ne fallait pas que personne s’en aperçût, elle encore moins que les autres, car un homme est perdu, n’est-ce pas, s’il laisse voir ses sentiments. Il la considérait en lui-même comme un petit être mystérieux, qui tenait à la fois du feu follet, du chat blanc et de la petite fille. Cette conception de la triple nature de Lise se trahissait dans les surnoms qu’il lui donnait. Quand il parlait au chat, il l’appelait « Chat Fou ». Quand il parlait au lutin, il l’appelait « Pétrotte ». Quand il parlait à la petite fille, il l’appelait « ma Grosse », — car elle était si drôlement potelée, avec des fossettes partout, comme un bébé. Elle était d’une faiblesse et d’une crédulité attendrissantes, et en même temps d’une malice et d’une élasticité surnaturelles. On pouvait l’effrayer, la gronder, la punir, la battre même, elle pleurait ou trépignait pendant cinq minutes et tout à coup elle relevait la tête, ses cheveux dansaient, son œil brillait, son sourire se moquait et toute sa physionomie prenait quelque chose d’ailé, de voltigeant, de joyeusement indomptable. Pétrotte, quoi, Pétrotte ! Et si vous croyez que c’est commode de faire manœuvrer un feu follet « au doigt et à l’œil »… Pourtant, Laurent avait sur Pétrotte un pouvoir presque illimité et il ne connaissait pas de plus grand plaisir que d’abuser de ce pouvoir, de la plier à des ouvrages qui lui déplaisaient, de la mortifier pour l’exalter ensuite, de faire pleurer, trépigner, sangloter jusqu’à la suffocation cette petite créature secrètement chérie.

Est-ce qu’elle allait se laisser étouffer au fond de son lit, cette imbécile ?

— Allons, dit-il rudement, sors de là dedans, gourde ! C’est pour te faire peur. Il n’y a pas de bête.

Les ondulations de chenille reprirent sous la couverture, mais en sens contraire. On vit paraître une boucle, puis un œil effaré, violet de rancune, puis un petit visage cramoisi qui poussa un jurement, un crachement de chat en colère :

— Ch… Chameau ! sale ch… chameau !

— Pourquoi tu gobes tout ce qu’on te raconte ? demanda Laurent, du ton d’un éducateur qui prend son rôle au sérieux. Tu sais bien qu’il n’y a pas de bête, c’est le vent de la Margeride.

Lise le regarda encore un moment d’un air froncé, puis brusquement sa figure se détendit et brilla :

— Tu dis que c’est le vent de la Margeride ? reprit-elle de sa petite voix extatique de clochette voilée.

— Bien sûr, grogna Laurent. Allez, dors, idiote.

Il se retourna sur le côté, ferma les poings et fonça dans le sommeil, tête baissée, comme un petit taureau.

Mais Lise se répétait avec ravissement :

— C’est le vent de la Margeride, c’est le vent de la Margeride…

Il en savait de jolies choses, ce Laurent !

Cependant, quand elle sentit venir le sommeil, elle rabattit le drap sur sa tête. On ne savait jamais… si la bête, pendant la nuit, allait sortir sournoisement du vent de la Margeride…



Comme dix heures sonnaient, M. et Mme Durras montèrent l’escalier. Amédée parlait fort, selon son habitude, et Isabelle faisait « Chut, chut ! »

Ils entrèrent dans la chambre de Mme Durras, qui faisait face à celle des enfants, de l’autre côté du couloir. Quelques minutes après, la porte du cabinet de toilette qui donnait également sur le couloir s’ouvrit doucement, furtivement. Isabelle en peignoir et pieds nus faisait sa ronde.

Sans un bruit, presque sans déplacer d’air, légère comme une âme dans son peignoir de plumetis blanc, elle se penche sur chacun des enfants, les touche impalpablement du regard et du flair, rabat le drap qui cache la tête de Lise, recouvre Laurent qui s’est découvert, abaisse sa joue jusqu’au visage du Corbiau Gentil, trouve ce visage un peu brûlant et hoche la tête d’un air inquiet. Enfin, la voilà debout au milieu de la chambre, elle regarde lentement autour d’elle, hume l’air, ausculte le silence, tâte l’obscurité, — et lentement, lentement, comme à regret, fait demi-tour et s’en va.

Du moins, son corps s’en va. De quel nom appeler ce qui demeure derrière elle, ce qui, toute la nuit, veille au chevet des enfants et court alerter le corps, deux, trois fois par nuit, pour une épaule découverte et qui va prendre froid, incapable qu’elle est d’éveiller le cerveau engourdi du dormeur, — pour un enfant qui grimace et se débat, épouvanté au fond du sommeil par un cauchemar muet — pour un perce-oreille tombé du plafond et qui chemine sur le drap à la rencontre d’une chair tendre ? Deux, trois fois par nuit, Isabelle endormie traverse le couloir, s’éveille au bord d’un petit lit, recouvre l’épaule, chasse le cauchemar, tue l’insecte, retourne se coucher, s’endort aussitôt et le matin ne se souvient de rien. Mais les enfants savent qu’elle est venue. Ils ne s’éveillent jamais sans qu’elle accoure, blanche sous ses cheveux bruns, les yeux fermés et tout à coup ouverts, attentifs et lucides. Ce somnambulisme maternel n’a rien qui les étonne. Rien de ce qui vient d’Isabelle ne peut les étonner.

— Sa Gentille ? dit Laurent. Elle dort jamais. Jamais.

Dormir ? Comment pourrait-elle dormir ? Quel besoin a-t-elle de dormir ? Tout le monde dort, les simples mortels, oui, mais elle… S’ils étaient capables d’exprimer l’idée qu’ils se font d’elle, ils la définiraient ainsi : « Un Enfant tout-puissant, infiniment beau, infiniment juste, infiniment aimable, qui n’a jamais eu de commencement et n’aura jamais de fin… »

Dormir ? se figure-t-on Dieu en train de dormir ?



Le clair de lune, cette nuit-là, fut le seul coupable.

Anne-Marie s’éveilla brusquement, se dressa sur son séant, comme cela lui arrivait quelquefois et vit la chambre inondée de clarté. Contre le mur, au-dessus du lit de la Zagourette, l’ombre d’une branche de sorbier se dessinait en noir et imitait la silhouette d’un animal fantastique en train de sauter par-dessus la barre d’appui de la fenêtre.

La petite appliqua ses deux mains sur sa bouche pour retenir un cri d’effroi. Puis elle remarqua que l’ombre ne bougeait pas et se recoucha, toute tremblante. Aussi, ce Laurent, avec ses histoires de bête… Elle l’avait bien entendu, tout à l’heure, quand il faisait enrager cette pauvre Lise. Elle savait que c’était de la blague, naturellement, mais voilà tout de même ce qui arrive : on s’endort là-dessus, on s’éveille brusquement, on voit une ombre sur le mur et avant qu’on ait eu le temps de réfléchir, le peur vous vrille jusqu’aux talons.

La peur vous vrille jusqu’aux talons… Ce qui ne serait rien, si la peur qui vient sans raison et s’en va quand la raison la chasse, n’avait réveillé cette inquiétude qui a travaillé, battu de son flux et de son reflux, pendant des heures, l’esprit d’une petite fille réfugiée dans sa maison du champ de seigle.

Et voilà que, chose curieuse, tous les remparts qu’on avait édifiés contre elle dans la journée ont sombré dans le sommeil et qu’il ne reste plus, d’efficace, de virulent, que l’inquiétude qui n’a même plus de nom, plus de forme, — l’inquiétude seule, le sentiment du danger et du malheur permanents, — et que ce sentiment vous terrasse et qu’on se met à pleurer en appelant Isabelle de toutes les forces de son esprit, car la voix se refuse à jeter un appel, un cri, un pleur, n’importe quelle manifestation extérieure de ce qu’il faut cacher à tout prix : peur, chagrin, amour…

De l’autre côté du couloir, derrière une porte fermée, des chuchotements s’élèvent, un dialogue pressé, impatient. Une voix d’homme demande :

— Qu’est-ce qui vous prend ? Où allez-vous encore ?

Une voix de femme répond :

— Une minute, je vous en prie, mon ami. Je vais voir quelque chose…

Et voilà Isabelle, ses cheveux sombres, le trot silencieux de ses pieds nus, et le soupir de délivrance de la petite :

— Toi ! Toi ! oh ! c’est toi… oh ! ça va bien maintenant, puisque c’est toi…

Seulement Isabelle ne se contente pas aussi facilement, elle veut savoir pourquoi l’on pleure, — et comme elle connaît la manière de s’y prendre avec une petite nature farouche, elle engage une longue conversation à voix basse, une conversation où elle amène sans en avoir l’air l’épisode d’une lettre reçue du Mexique, d’une lettre tout à fait insignifiante et que Laurent n’a pas comprise. De quoi s’est-il mêlé, ce gros animal ? Enfin, bref, d’une lettre qui demandait simplement des nouvelles d’Anne-Marie et ne parlait nullement d’un retour possible, — et d’ailleurs, même s’il était jamais question d’un retour, Anne-Marie doit savoir qu’elle est la fille adoptive d’Isabelle et la pupille de son oncle Amédée et que personne n’a le droit de la leur enlever, — ceci, bien entendu, dit en passant, à titre de renseignement, car on ne va pas s’imaginer qu’Anne-Marie se soit jamais figuré…

— Oh ! mais bien sûr, ma Belle-Jolie, tu es drôle ! Comment veux-tu que je me sois jamais figuré… Comme tu es drôle !

Et la petite rit tout bas de plaisir, tant c’est drôle de se sentir si bien rassurée, tranquillisée pour toujours, sans que personne ait jamais su…

— Tout de même, chuchote-t-elle en riant, comme j’aurais été bête, hein, si je m’étais mis dans la tête qu’elle allait venir me prendre ? Comme j’aurais été une imbécile de bête ! Hein ?

— De quoi parle-t-on ? interrompt une voix impatiente. Qu’est-ce qu’il y a encore ? Arrivera-t-on à passer une nuit tranquille dans cette maison, oui ou non ?

Amédée est là, pâle sous le lait bleu du clair de lune, avec sa lèvre écarlate qui s’agite nerveusement. Correct, sanglé, même à cette heure de la nuit, dans un veston de chambre à col montant, il a l’air d’un préfet mécontent de ses administrés.

Mécontent ? Oh ! plus que mécontent ! Une colère inexplicable altère sa voix, durcit ses yeux clairs sous les épais sourcils et le Corbiau sent le cœur lui manquer.

Isabelle explique que la petite a fait un mauvais rêve, qu’elle a un peu de fièvre, mais Amédée secoue la tête et rit, à bouche fermée, en soufflant par les narines.

— Que de peine, Isabelle ! Que de peine vous allez vous donner pour inventer une histoire, si je ne vous dis pas tout de suite que je sais très exactement ce qui a empêché cette enfant de dormir… Mais je vous le dis tout de suite, vous voyez. Je ne mens pas, moi. J’ai tout entendu, c’est simple. Elle était longue, votre minute, ma chère. J’aurais eu le temps de m’ennuyer si je n’avais entendu quelque chose d’assez intéressant… Dame, je peux bien écouter aux portes, moi aussi, comme Laurent, hein ?

Ces derniers mots ont été lancés d’une voix nasale, claironnante. Laurent s’éveille en sursaut, étend des bras de noyé :

— Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’y a ? C’est toi. Ma Gentille ?

— Non, dit Amédée en inclinant son visage pâle au-dessus du lit. C’est moi.

L’enfant recule silencieusement dans le fond de la ruelle. Isabelle fait trois pas vers lui, avec un bruit sourd de ses pieds nus sur le parquet. L’ombre de la branche, secouée par le vent, danse en mesure sur le mur éclatant.

— Petit misérable, dit Amédée, les dents serrées, il ne te manquait plus que ça, d’aller écouter aux portes, comme un domestique ! qui a écouté ce que je disais à ta mère à propos d’une lettre que j’avais reçue de la mère d’Anne-Marie ? Ce n’est pas toi, hein ?

— Naturellement que c’est moi, marmotte Laurent, papillotant des paupières et dodelinant de la tête.

Il a perdu dans le sommeil sa violence de jeune bête sauvage. Il a l’air de dire :

— Ah ! finissons-en tout de suite et qu’on puisse dormir !

— Naturellement que c’est moi, répète Amédée en imitant son ton traînant. Mais qu’est-ce que c’est donc que cet enfant-là ? s’écrie-t-il dans une explosion de rage désespérée. Mais d’où vient-il ?

— De vous, mon cher ami, réplique Isabelle, glaciale. Si je m’en souviens, croyez bien que ce n’est pas pour mon plaisir.

Amédée recule, comme frappé à la poitrine. Puis d’un mouvement de balancier, il revient vers Laurent.

— Tu vas te lever tout de suite et t’en aller coucher là-haut, dans la chambre carrelée, tu m’as compris ? Tu y coucheras toute la semaine. Et si tu recommences jamais à écouter aux portes, je t’envoie dans une maison de correction, tu m’entends ? Allez, file, et ne regarde pas ta mère, ce n’est pas la peine. C’est moi qui commande, ici.

Laurent s’en va, trébuchant dans sa longue chemise et reniflant discrètement les larmes qui commencent de couler. Les narines dilatées, Amédée sourit en regardant sa femme qui a l’air de moudre du sable entre ses mâchoires.

Tout à coup, M. Durras se retourne :

— Lise, où vas-tu ? Je te défends de suivre ton frère !

La Zagourette, éveillée par la brusque irruption de son père, a suivi toute la scène d’un œil aigu d’émouchet. Quand Laurent est sorti, elle s’est glissée hors de ses draps et s’est coulée sur les traces de son frère avec une prudence de Peau-Rouge. Hélas ! en vain…

— Lise, tu m’as entendu ? Si tu fais un pas de plus, tu seras fouettée !

La Zagourette se retourne, agite ses mains à a hauteur de ses oreilles d’un geste comiquement excédé et flûte sur un ton de comédie mondaine :

— Mais, mon pauvre papa, tu vois donc pas que dans toute cette z’histoire, y a seulement pas de quoi fouetter un chat ?

Un sourire fugitif détend le visage crispé d’Isabelle. Amédée reste coi. Il n’y a pas d’exemple qu’il soit sorti vainqueur d’un conflit avec la Zagourette, si par imprudence il lui laisse le temps de parler. Soit qu’il se sente désarmé par le plaisir de vivre qui éclate ingénument dans toute sa personne, — soit qu’il redoute la pénétrante malice qui le dispute chez elle à l’ingénuité, — soit encore qu’il flaire dans les roueries de cette petite cervelle une odor di femina qui le touche au point sensible, il s’arrête, la regarde d’un air surpris, hausse les épaules et tourne les talons en marmottant, pour sauver la face, quelque chose comme : « Passe pour aujourd’hui » ou ; « Tâche de ne pas recommencer » et disparaît. Ce qu’il fait ce soir encore, mais en emmenant Isabelle par le bras, comme un gendarme mène son prisonnier. Elle s’est assez occupée d’eux pour cette nuit, bon sang de Dieu ! et c’est un peu son tour…

Il la tient, il l’emmène, mais elle marche d’un air si fier et si dégagé, en levant si haut le menton, que c’est elle en vérité qui a l’air de le mener pendre…

À peine ont-ils disparu que Lise grimpe l’escalier avec une vélocité de rat, se faufile dans la chambre carrelée.

C’est une chambre de domestique inoccupée, entre le bureau d’Amédée et la chambre de Ludovic et de Marie-Louise. Nue, pavée de carreaux rouges, avec un lit de fer et une cuvette d’émail bleu posée sur un pied de bois jaune serin, elle est dévastée, le jour, par une lumière terrible. Le soir, elle est pleine de nuit opaque ou d’un clair de lune saharien. Comment expliquer l’impression de solitude, d’abandon, l’angoisse du vide que dégage, pour Laurent, la chambre carrelée ? Il claque des dents sous le féroce clair de lune, il pense qu’il va mourir là, tout seul, qu’Amédée a enfermé Isabelle à clef pour l’empêcher de le rejoindre, de le sauver, qu’il veut sa mort, oui, oui sa mort, c’est ça qu’il veut, c’est ça…

Mon Dieu, sauvé ! la Zagourette ! la Zagourette, Pétrotte, le Chat Fou ! Tout ce monde-là brille et danse, étincelle de triomphe et fulgure d’indignation.

— Pleure pas, mon Z’animal, pleure pas. Quand on sera grands, on emmènera la Z’amie avec nous dans un palais, on lui paiera des robes en dentelle blanche et des voitures à deux chevaux. Hein, dis ?

Laurent essuie ses larmes et se met à rire. Lise trotte jusqu’à la fenêtre et l’ouvre toute grande. Ah ! le merveilleux, le doux clair de lune, plein de l’haleine des fées ! Ah ! la merveilleuse, la folle aventure que cette nuit dans la chambre carrelée !

Elle se glisse à côté de Laurent dans le petit lit de fer et le prend par le cou.

Quel bonheur ! Il ne l’appelle plus « pou de bois », il se laisse embrasser tant qu’elle veut, il a même de ces sollicitudes invraisemblables qui la bouleversent de reconnaissance :

— T’as froid aux pieds, ma pauv’grosse ? Mets-les sur les miens.

Il est toujours chaud comme un pain qu’on sort du four, ce Laurent. Il en a même l’odeur, cette bonne odeur de soleil en tranches. Et il est si plein d’idées, ce Laurent ! Il fait de si jolis portraits de fleurs avec son aquarelle et ses pinceaux ! Il chante si bien la gamme ! Oh ! et quand il imite le poulailler surpris la nuit par un renard ! Et ce don qu’il a, ce don véritablement céleste pour tout mettre à feu et à sang et pour inventer des expéditions à se rompre le cou et ramener à la maison des filles écorchées et pleines de bosses et rayonnant d’une gloire intime ! Ah ! c’est un z’homme épatant, ce Laurent, on peut pas dire le contraire !

Elle le serre par le cou de toutes ses forces, tandis qu’il dodeline de la tête, perplexe et reniflant, tout ensommeillé, tout bénin :

— Enfin, qu’est-ce qui lui a pris de me tomber dessus comme ça pendant que je dormais ? Qu’est-ce qui lui a pris, dis un peu ?

— Laisse donc, dit Lise, c’est sa z’humeur noire qui le tient, tu sais bien. Faut plus y penser. Écoute, écoute voir, si on se racontait des histoires tous les deux, hein, dis ?

Mais il avait coulé à pic au fond du sommeil, en moins d’une seconde.



Isabelle, debout dans sa chambre, attendait qu’Amédée fût endormi pour retourner auprès des enfants. Les larmes de Laurent lui pesaient sur le cœur, à l’étouffer.

Mais il fallait attendre. Elle entendait son mari marcher de long en large, dans la pièce à côté. Elle savait qu’il épiait ses mouvements à travers la porte de communication fermée. Ah ! oui, fermée ! Devant son regard, il n’avait pas insisté…

C’eût été pourtant le moyen de ménager une réconciliation, tandis que maintenant, il faudrait vivre pendant des jours et des jours sur le pied de guerre et c’était atroce de vivre sur le pied de guerre avec un pareil ennemi qui usait méthodiquement du tir indirect, visant la mère à travers les enfants et faisant mouche à tous les coups.

Tant pis, tant pis ! Il y a des réconciliations qui sont au-dessus des forces humaines. S’il l’avait approchée elle l’étranglait net.

Ce n’est pas la première fois qu’elle éprouve cette ruée affolante de tout son sang vers une image de meurtre. La première fois, ce fut le jour où il avait battu son bébé si sauvagement. Pendant un instant, elle avait imaginé qu’elle serrait le cou de l’homme entre ses mains, en creusant un nid pour les deux pouces à la base de la carotide. Elle en avait grincé des dents, toute secouée par un spasme auquel avait succédé une merveilleuse détente… Bien-être éphémère d’ailleurs. Après ces conflits tragiques, Isabelle se sent lasse et grelottante, le corps haché de courbatures, l’âme désespérée.

Cette nuit elle a appuyé ses beaux bras nus contre le mur, les mains en haut, à plat, d’un geste de prisonnier qui mime inconsciemment l’impossible évasion, et la tête abandonnée sur ses bras, dans le flot de sa chevelure farouche, elle tremble et pleure, sous le clair de lune indifférent.



Amédée avait bu coup sur coup plusieurs verres d’eau. Cette eau l’alourdissait sans le désaltérer. Il finit par se rendre compte que ce n’était pas une soif du gosier qu’il éprouvait, mais une sensation d’aridité totale qui le desséchait jusqu’au bout des doigts.

Il n’était pas contenté, voilà. Il avait le corps creux et vibrant comme une flûte, et ce sentiment croissant d’exaspération qui montait, montait…

Il se mit à marcher à grands pas dans sa chambre, les mains derrière le dos, tournant rapidement, d’un mouvement mécanique, à chaque extrémité de sa course. Cela rythmait sa pensée.

« Cette vie-là n’était plus possible. Il se sentait devenir fou. Le moindre incident provoquait un drame. Quelle histoire, mon Dieu, quelle histoire, pour un sale gamin qu’il n’avait même pas puni comme il aurait mérité de l’être ! Il aurait dû prendre une cravache, oui, voilà ce qu’il aurait dû faire… »

Un poignard aigu, gainé de velours, traversa le cœur d’Amédée, se coula dans son sang avec une rapidité vertigineuse. Il dut s’arrêter, les jarrets fléchissants, la gorge sèche, les membres emplis d’abeilles qui frémissaient, voltigeaient, chatouillaient, lui bourdonnaient aux oreilles… Un fauteuil le reçut. Il se sentait las, maintenant. Las et triste, chargé d’amertume.

« Tout cela, c’était de la faute d’Isabelle, de son absurde idolâtrie. Elle plaçait les enfants sur un piédestal et il n’y fallait pas toucher. Est-ce que c’était un système d’éducation, ça ? Est-ce qu’on l’avait élevé comme ça, lui ? »

Un sursaut de colère le mit debout et il reprit sa promenade mécanique.

« Bon sang de Dieu, qu’est-ce que ces êtres pouvaient bien avoir à se dire toute la journée et toute la nuit ? Lui, quand il avait vu les enfants pendant une heure, il en avait assez. Et pourtant, il n’était pas un mauvais père, il aimait bien ses enfants, mais oui, il pensait quelquefois à l’avenir, quand ils seraient des hommes et des femmes, des êtres raisonnables avec lesquels on peut échanger des idées… Alors il serait content de les voir autour de lui, il se sentirait moins vieux. Mais que seraient-ils dans l’avenir, élevés de cette manière ?

« Cet odieux Laurent ! que pouvait-on attendre de bon d’une pareille nature, tolérée, encouragée par une mère aveugle ?

« Ah ! s’il n’y avait pas Laurent ! Tout était de sa faute, tout. C’était lui qui avait transformé Isabelle de cette inconcevable manière. Et au lieu de chercher à se le faire pardonner, le petit misérable, il ne savait qu’inventer pour se rendre plus odieux !

« Pourtant, il n’aurait pas demandé mieux que de l’aimer, Laurent. Avant sa naissance, il faisait des projets, des rêves. L’enfant serait intelligent, travailleur, appliqué, docile, comme son père. Il lui formerait l’esprit, il en ferait un petit savant. Ils s’en iraient tous les deux dans la montagne :

« — Tu vois, petit, ça, c’est une vallée synclinale.

« — Oui, papa.

« Au lieu de cela… Bon sang de Dieu, s’il parvenait seulement à découvrir chez Laurent une seule des qualités que sa mère lui attribue ! Sincère ? Si l’insolence aujourd’hui s’appelle sincérité, nous sommes d’accord. Inventif ? ha ! ha ! elle avait l’art des euphémismes, Isabelle. Inventif comme le démon, oui ! Artiste ? Ça, c’était le grand mot, la grande affaire ! pour deux ou trois barbouillages de gosse et parce qu’il était bon en solfège… Et après ? À quoi cela est-il bon, un « artiste » ? Quel besoin un enfant a-t-il d’être « artiste ? » Il ferait mieux d’apprendre ses leçons et de comprendre ses problèmes, et ça… bon sang de Dieu, quelle paresse et quelle stupidité ! des problèmes enfantins, ridicules, il n’y comprenait goutte ! Et quand son père l’interrogeait, il se mettait à bégayer et ne répondait que des âneries… Ah ! il était joli, son phénix ! Encore, s’il avait eu des qualités de cœur, on lui aurait volontiers pardonné d’être un crétin, car ce n’était pas de sa faute, après tout. Mais Isabelle qui parlait de son « cœur d’or », de sa loyauté, de sa sensibilité, elle n’avait donc jamais vu, Isabelle, ce regard sauvage, méfiant, traqué, ce regard de bête des bois, cet abominable regard dans son visage contracté, au menton lourd, bestial ?

« D’où pouvait-il tenir pareils instincts ? D’où venait cet enfant, ce fléau du ciel, aurait-il dit autrefois quand il croyait à ces bourdes ? »

La voix mordante d’Isabelle s’éleva dans sa mémoire :

« — De vous, mon cher ami. Croyez bien que si je m’en souviens, ce n’est pas pour mon plaisir. »

« Ah ! la sale bête, comme elle savait l’atteindre au défaut de la cuirasse !

« Est-ce que c’était de sa faute, si… Eh ! oui, peut-être que les premiers temps de son mariage, il n’avait pas su… il aurait dû… D’accord, d’accord, mais enfin toutes ces simagrées de femme… Au diable !

« Quant à Laurent, qu’il fût de lui, ça, il n’en pouvait douter. S’il y avait un homme qui pût être sûr de la fidélité de sa femme, c’était bien lui. Et après ? Qu’est-ce que ça signifiait, cette paternité du sang ? Son fils ! Qu’est-ce que ça voulait dire ? Quel rapport y avait-il, non pas même entre l’homme qu’il était et Laurent, mais entre l’enfant qu’il avait été et Laurent ? »

M. Durras se dirigea vers une commode. Au fond du dernier tiroir, il y avait, classés par année et noués d’un ruban, tous ses devoirs d’écolier, de sept à dix-huit ans. Liasses jaunies, couvertes d’une écriture appliquée dont le tracé avait pâli, — mais les notes marginales à l’encre rouge se détachaient vivement à la clarté blafarde de la lune : appréciations sévères ou flatteuses, — beaucoup plus souvent flatteuses. B majuscules qui voulaient dire « Bien », ici, là et encore : T. B., T. B., Très Bien, Très Bien…

Ces petits signes à l’encre rouge surgissaient au clair de lune, témoins d’un passé mort, comme pour le réconforter, le confirmer dans l’estime de lui-même. Mais il restait mécontent, tourmenté. Ces devoirs d’écolier modèle, que de fois il les avait mis sous le nez de Laurent : « Tiens, voilà ce que je faisais à ton âge. Tâche d’en faire autant, si tu peux, » et chaque fois il avait espéré qu’Isabelle allait convenir qu’il était à l’âge de Laurent bien plus intelligent que Laurent, — lui donner raison, enfin, une fois une seule fois ! Mais elle se taisait, levait le menton d’un air indifférent, et même un jour il avait cru la voir hausser les épaules.

Il haussa rageusement les siennes en réponse à ce souvenir, dénoua les rubans et parcourut les feuillets un à un. D’abord, il y prit plaisir. Des naïvetés, au passage, le faisaient sourire. Ailleurs, il s’étonnait devant un raisonnement bien construit, recourait à la date marquée en tête de la copie à côté des initiales rituelles : A. M. D. G. (Ad majorem Dei gloriam). Ainsi, voilà comme il pensait, à dix ans, à douze ans à quinze ans ? Sans ces témoins, il n’en aurait rien su. Il n’aurait même pas su qu’il pensait du tout. De l’enfant, du jeune homme qu’il avait été, il ne se rappelait rien, sinon une impression vague et persistante de tristesse et de crainte. Et peu à peu cette idée supplanta le plaisir qu’il prenait à relire ces œuvres puériles, l’envahit et régna seule, dans sa désolation : c’est qu’il ne restait rien de lui en réalité c’est qu’il n’existait plus dans le passé, — absolument comme s’il n’avait jamais existé. Qu’était-ce que ces pauvres épaves de lui-même, des problèmes sur le débit des robinets, la classification des vertébrés un parallèle entre Roland et Achille, Olivier et Patrocle. (Roland est preux, mais Olivier est sage… le bouillant Achille… Le prudent Patocle…) des traductions de Virgile et d’Homère (ces raseurs), des formules algébriques, des figures de géométrie ? Où était-il dans tout cela ? Nulle part. N’importe quel bon élève aurait pu tracer à sa place les mots qu’il avait tracés. Alors, s’il n’était pas là, où donc était-il ? Nulle part. Évanoui, perdu, dissous, sans espoir de retour. Ces copies d’écolier n’étaient que fossiles, qui conservaient le grêle dessin impersonnel d’une structure d’esprit commune à toute une classe de ses semblables. Et lui, lui, Amédée Durras, lui, non pas un autre, il avait disparu comme ont disparu les formes de la période pré-carbonifère, dissoutes dans l’impassibilité minérale des roches cristallines. Et chaque jour il se dissolvait, sans espoir. Ses ouvrages, ses ouvrages… Étaient-ils autre chose que des devoirs d’écolier, de vieil écolier émérite ? S’il lui était donné de les relire, trente ans plus tard, n’éprouverait-il pas le même étonnement, la même sensation d’un mur infranchissable entre lui dans le passé et lui dans le présent ? Et si lui n’était pas capable de franchir ce mur à la recherche de lui-même, qui donc le franchirait ? Agenouillé sur le tapis, il fouilla dans le tiroir, en sortit une photographie collée sur un carton glacé, doré sur tranche. Elle représentait un collégien d’une douzaine d’années, posant gauchement pour le photographe, une main ballante, l’autre main appuyée sur le guéridon où reposait sa casquette. De grandes joues pâles, un grand front, des traits bouffis par l’âge ingrat, de gros yeux qui regardaient tristement devant eux, et sur toute sa personne, cet air mélancoliquement hydrocéphale, représentatif et mortuaire qu’ont les chrysanthèmes en pot.

Amédée considérait cette photographie au clair de lune. Lui, ça, lui ? Était-ce possible ? Il avait beau se le répéter, l’idée que ce collégien et lui présent étaient la même personne n’arrivait pas à s’imposer à son esprit. Cette effigie lui était aussi étrangère qu’un portrait de Louis XIV, — et il ne pouvait se persuader que le modèle de cette image eût réellement vécu, exactement comme pour Louis XIV qui n’avait pas plus de réalité pour lui que le centaure Chiron. On aurait dit que la photographie était consciente de son inanité. Le ton du citrate sur le papier glacé tournait au beige ivoire, et la lumière blafarde de la lune, tombant sur cette pâle figure, accentuait encore sa décoloration.

Amédée la rejeta dans le tiroir. Il venait de penser à Laurent, de le voir en train de jouer, à demi nu comme toujours, le torse hâlé et musclé, chaud, hardi, goulu, la lèvre vermeille, l’œil éclatant… Celui-là était bien vivant, — mais il n’échapperait pas plus que les autres à la dissolution, qu’Isabelle le voulût ou non. Et puis, qu’est-ce que cela pouvait lui faire, que Laurent fût vivant ou non ? C’est-à-dire… Bien sûr, il préférait qu’il fût vivant, cela ne souffrait aucun doute, car c’était tout de même son fils et il aurait eu du chagrin de le perdre, comme tous les pères. Mais en quoi l’existence de Laurent pouvait-elle l’aider dans cette recherche de lui-même ? Comment voulait-on qu’il se retrouvât dans un être différent de lui alors qu’il ne se retrouvait même pas dans son être propre ?

« Un autre moi-même, » ha ! ha ! c’était encore une belle balançoire ! C’était comme « les joies de la famille », « la paix du foyer, » « le ciel aux justes », « l’enfer aux méchants, » et « la plus grande gloire de Dieu », apposée comme un timbre sur une copie d’écolier !

Non, non, tout cela était duperie. L’amour, duperie. Le mariage, duperie. La paternité, duperie. L’espèce voulait se continuer et voilà tout, mais pourquoi faire ? Qu’était-ce que l’existence ? Duperie.

La clarté livide avait envahi toute la chambre. Au plus haut du ciel, la lune étincelante flottait dans l’éther, décrivait une fois de plus son orbite, planète morte, éclairée d’un reflet trompeur. Où allait-elle ? Nulle part. À quoi servait-elle ? À rien.

Amédée souleva un drap ruisselant de lumière froide, se glissa dans son lit et le sommeil miséricordieux l’engloutit aussitôt, comme il avait englouti Laurent.



Le Corbiau Gentil regardait fixement l’ombre, de branche de sorbier, que le vent balançait en mesure sur le mur éclatant.

Elle ne bougeait pas, cillait à peine. Ses pieds étaient glacés, ses mains glacées, ses joues brûlaient et son cœur battait faiblement, loin, loin d’elle, comme enfoui sous des masses de neige. Mais il battait encore trop fort, car à chaque battement, l’idée, l’idée intolérable, crucifiante, reprenait force et la peignait : « C’est moi qui ai fait punir Laurent… » « Il ne m’avait rien fait, il ne m’avait rien dit, il n’avait pas parlé de cette lettre pour me faire enrager, au contraire, puisqu’il avait dit qu’il « la » flanquerait dans le ravin, et c’est moi qui l’ai fait punir.

« Il ne cafarde jamais, il me défend toujours, il s’est fait battre pour moi le jour où l’oncle Amédée voulait me gifler et qu’il s’est mis devant moi avec ses poings serrés et son air à lui, et que l’oncle Amédée a hurlé de colère et l’a battu à tour de bras, — et c’est moi qui l’ai fait punir…

« Il avait confiance en moi. Lise avait confiance en moi, Isabelle avait confiance en moi et voilà que je l’ai fait punir…

« Quand j’ai eu mon angine, il faisait des dessins pour m’amuser et Lise me racontait des histoires pour m’amuser et Isabelle me faisait de la tisane au miel et des laits de poule à la fleur d’oranger, et ils ne quittaient pas ma chambre, et voilà que je l’ai fait punir…

« Je n’étais pas leur sœur et ils m’aimaient bien, je n’étais pas la fille d’Isabelle et elle m’aimait bien, et maintenant, comment m’aimeraient-ils encore, maintenant que je l’ai fait punir ?

« Je n’étais pas leur sœur, mais c’était tout comme, je n’étais pas sa fille, mais c’était tout comme et nous étions si heureux ! Mais comment ferons-nous pour être encore heureux, maintenant que je l’ai fait punir ?

« On était si heureux, tous, si heureux, on s’entendait si bien, tous ensemble, on n’avait qu’à se regarder pour se comprendre et quand Laurent avait fait une sottise on travaillait tous à la réparer, et quand il pleurait on travaillait tous à le consoler, on avait tous le même ouvrage et la même peine et moi je les ai tous trahis en le faisant punir…

« Et vraiment, il y aurait de quoi se tuer, de quoi sauter tout de suite par la fenêtre et que ce soit fini, mais ce serait trop simple et il faut que je vive pour avoir de la peine tous les jours et payer tous les jours mon imbécillité d’idiotie qui l’a fait punir…

« Et certainement ils ne m’aimeront plus, mais peut-être qu’ils feront semblant de m’aimer encore pour ne pas me faire de peine et moi je devrai faire semblant de croire qu’ils ne font pas semblant ; mais je saurai qu’ils font semblant et ce sera ma peine de tous les jours pour m’apprendre à l’avoir fait punir…

« Et cela n’aura jamais de fin, pour m’apprendre et je serai toujours malheureuse, toujours, toujours, pour m’apprendre… Et d’ailleurs, ça ne servira à rien d’être malheureuse, puisque ça n’empêchera pas que, tout à l’heure, je l’ai fait punir…

« Et je me demande s’il n’y a vraiment pas moyen de faire quelque chose qui ferait que ça ne soit pas vrai, qui ferait que je peux oublier et qu’ils peuvent tous oublier que je l’ai fait punir…

« Je me demande ce que je pourrais faire qui les rendrait extraordinairement heureux tous et moi extraordinairement malheureuse, mais heureuse au fond d’être malheureuse pour les rendre tous heureux… Et puisque c’est Laurent que j’ai fait punir, c’est lui d’abord que je devrais rendre heureux — et d’ailleurs quand il sera heureux tout le monde le sera, puisqu’il n’y a que Laurent qui nous empêche tous d’être toujours heureux, à cause de ce qu’il y a entre lui et l’oncle Amédée. Alors, si j’allais dire à l’oncle Amédée de me punir toujours à la place de Laurent et de me battre tant qu’il voudra à la place de Laurent, peut-être que tout le monde serait heureux et que moi j’arriverais à oublier cette nuit où je l’ai fait punir…

« Mais je me demande si l’oncle Amédée voudra et si ça lui fera la même chose que ce soit moi au lieu de Laurent. Je crois bien plutôt qu’il ne voudra pas et alors qu’est-ce que je peux faire, car il faut absolument que je fasse quelque chose ? Quelque chose de grand, quelque chose d’énorme, quelque chose d’incroyable et qui fasse que tout aille bien ?

« Peut-être que si je pouvais donner à l’oncle Amédée de la graine de pavot pour le faire dormir toute la journée et toute la nuit, ça irait bien. Mais il finirait bien par s’en apercevoir et ça n’irait plus. Et si je lui en donnais trop, ça le ferait mourir et j’aurais commis un crime. Mais peut-être que c’est ça justement que je devrais faire, pour m’apprendre à l’avoir fait punir, parce qu’on me mettrait en prison et on me couperait la tête, et ça ne serait pas trop. Et eux seraient bien tranquilles et heureux pendant ce temps-là. Seulement, tout de même, je ne sais pas si c’est bien ça que je devrais faire, parce qu’Isabelle dit toujours qu’il faut faire attention aux idées qui vous viennent et qu’elles ne sont pas toujours bonnes et qu’il faut les regarder avec elle, comme quand on trie les graines pour le semis du jardin. Alors peut-être que je ferais mieux de lui en parler d^abord, comme d’une idée qui m’est venue comme ça et tout à fait sans importance, simplement pour avoir son avis.

« Et si elle me dit que c’est une bonne idée, je la ferai, mais si elle me dit que c’est une mauvaise idée je ne le ferai pas, parce qu’elle a toujours raison et je chercherai autre chose pour leur faire oublier à tous que je l’ai fait punir… »

Elle regardait toujours l’ombre fantastique de la branche de sorbier, mais le sang recommençait à circuler dans ses membres, elle se sentait presque heureuse et se mit à faire jouer ses petites mains brunes dans la clarté et à mimer sur le mur l’ombre d’une poursuite, La main poursuivie se faisait toute petite, décrivait des méandres serpentins et brusquement disparaissait, comme avalée par le mur, cependant que la main poursuivante, désorientée, se tournait de tous côtés, balançant l’ombre d’une tête qui était l’ombre d’un index et ne trouvant plus rien sur le mur que le clair de lune et la branche de sorbier.

« Mais il ne comprenait donc rien, cet homme-là ? Cet homme intelligent, il ne comprenait donc rien à rien ? Non, pas d’espoir, il ne comprendrait jamais rien. Il ne comprendrait jamais l’effort exténuant qu’elle soutenait chaque jour pour préserver les enfants des conséquences du drame qui dévastait leur existence à tous les deux, cet antagonisme total, irrémédiable, dont personne n’était responsable et les enfants, grands dieux ! moins que personne. Cet antagonisme qu’elle avait pressenti lorsqu’ils étaient fiancés, — mais à ce moment-là elle s’imaginait qu’il fallait imposer silence à l’instinct et n’écouter que la raison, elle ne connaissait rien, elle n’était préparée à rien, elle était ce qu’il y a au monde de plus ignorant, de plus préomptueux et de plus désarmé : une jeune fille bien élevée, consacrée telle par l’opinion.

« Et maintenant, c’était trop tard. Il fallait vivre avec son malheur, — mais surtout, surtout, éviter que les enfants n’en fussent atteints. Ils étaient déjà trop clairvoyants, trop sensibles, terriblement précoces en tout. Elle redevenait enfant avec eux, pour les maintenir dans l’enfance et pour juger de tout à leur échelle, les comprendre, les connaître parfaitement, obtenir leur confiance. Elle s’appliquait à édifier pour eux un refuge de paix, d’harmonie, et là-dessus l’autre arrivait, aveuglé par sa jalousie de mâle, poussé par une rage de destruction, et tout était à recommencer.

« Si elle avait pu lui faire entendre raison, mais non, impossible, c’était comme une force de la nature ! « Et moi ! Et moi ! »

« Sur d’autres sujets, elle pouvait causer raisonnablement avec lui, et jouir parfois d’une illusion de concorde, mais dès qu’elle nommait les enfants, il s’emportait : « Votre absurde passion… votre idolâtrie… »

« Mais il ne comprendrait donc jamais rien à rien ? Certes, elle avait d’eux un amour, un orgueil, qui défiaient toute imagination. « Vous êtes monstrueuse, » lui disait-il quelquefois. Mais là encore, il tombait à faux. Ce mot ne signifiait rien du tout dans la bouche d’Amédée, car il s’appliquait seulement à l’indépendance de sa femme vis-à-vis des conventions et des usages et s’il avait pris la peine de regarder, il aurait vu que son anarchisme était tout superficiel, une simple révolte contre les habitudes du troupeau, et qu’elle aimait l’ordre intérieur. C’était précisément sa tâche à elle de faire triompher l’ordre sur le chaos, mais il ne s’en doutait pas.

« La nature profonde de ses sentiments, il ne la soupçonnait même pas, car s’il avait pu seulement entrevoir la violence surhumaine de ses affections et de ses haines, il en serait mort d’effroi, ce géologue.

« Eh bien, pourtant, cet amour, cet orgueil à la taille des dieux élémentaires et colossaux, cet amour, cet orgueil qu’elle avait d’eux étaient ramenés à la mesure humaine par sa lucidité qui ne lui faisait grâce de rien. Elle ne les « idolâtrait » pas, elle les voyait tels qu’ils étaient. Elle avait dénombré tous les penchants funestes de Laurent, sa répugnance à l’effort, sa violence, son fol orgueil — certes, d’un côté ou de l’autre, il avait de qui tenir, le pauvre petit, — et ce besoin morbide, mais si humain (si masculin surtout, pensait-elle) de faire souffrir ce qu’il aimait. Elle savait qu’il lui faudrait surveiller le point critique où l’agilité d’esprit de Lise pourrait tourner à la ruse, son optimisme enfantin à l’opportunisme, son effusion poétique au chimérisme cérébral. Elle s’appliquait à dépister Anne-Marie dans ses labyrinthes, à la délivrer de ses poisons, redoutant qu’elle n’eût hérité le don du mensonge qui était la seule originalité de sa mère, avec la dangereuse sensibilité du père, ce bon gros apparemment placide qui avait stupéfié tout le monde, en mourant discrètement de chagrin, le cœur rompu. Et encore, pour Anne-Marie, tout lui était plus difficile, tout pouvait échouer d’un moment à l’autre, car elle ne l’avait pas portée dans ses flancs et il n’y avait pas entre elles la mystérieuse communication des corps. Mais quelles que fussent les difficultés, il ne fallait pas se laisser rebuter, il fallait recommencer avec une patience inlassable le travail de Sisyphe de l’éducateur aux prises avec les puissances du sang. Et s’observer soi-même et soi-même s’élever, en sachant que chaque mot, chaque geste, sera retenu, copié, assimilé, deviendra substance vivante… Ah ! il croyait que c’était facile, qu’on n’avait qu’à distribuer des claques et des punitions et dire « c’est moi qui commande » ! Il croyait qu’elle ne faisait rien, que jouer avec eux du matin au soir et contenter leurs lubies ! Vraiment ! Il ne soupçonnait pas cette contention de chaque instant qu’elle s’imposait, cet effort dont tout son être craquait, pour rester calme devant ses interventions à lui, ses désastreuses interventions qui ruinaient en un clin d’œil l’ouvrage de sa journée, semaient la méfiance, la terreur et la haine, lâchaient tous les démons à grand’peine enchaînés. Il ne connaissait rien de ses désespoirs, quand elle échappait à un homme changé en bête fauve pour retrouver un enfant pareil à un possédé, ivre, écumant de rage, le blasphème à la bouche, le regard chaviré. Il ne savait pas qu’elle passait des nuits blanches, des nuits d’angoisse, à se demander si elle n’était pas vaincue d’avance, dans ce combat trop inégal, et la tentation qui lui venait, la tentation du grand repos où elle les aurait emmenés avec elle, pour avoir enfin la paix, pour les soustraire aux dangers. Non, non, il ne voyait rien, il ne sentait rien de ce qui se passait en elle, en eux, il ne se doutait pas du danger permanent qu’était la vie, avec cette volonté cachée dans tous les êtres, cette volonté obscure et tenace de retourner à la nuit, au chaos, à la condition farouche des bêtes, cette volonté qui le terrassait, lui, à chaque instant, — et voilà, voilà ce qu’il fallait étouffer quand on tenait de jeunes vies entre ses mains, de jeunes vies dont on voulait faire des lumières, et on ne pouvait y arriver que par les moyens lumineux, amour, confiance, non par les moyens obscurs et chaotiques, la terreur et les coups. Mais il ne voulait rien entendre, rien, la jalousie l’aveuglait, une véritable démence de jalousie, de haine. Pour le calmer, il aurait fallu penser comme lui, et elle ne pouvait pas penser comme lui, il aurait fallu délaisser les enfants et elle ne pouvait pas les délaisser. Alors ? Alors ?

« Ô l’homme, l’homme, être brouillon, malfaisant, destructeur, ébloui par son intelligence et pour tout le reste plongé dans les ténèbres, inférieur à la bête, incurablement niais, obtus, ridicule matamore campé sur le chemin de la nature et pensant lui barrer la route avec ses : « Et moi ! Et moi ? » Ah ! moi, moi, moi, moi apoplectique. Moi hideux, Moi mâle ! Les balayer de la surface de la terre, jusqu’au dernier, et respirer, enfin, respirer !… »

Elle crispait ses mains moites sur la barre d’appui de la fenêtre et la lune éclairait son visage blême et convulsé de passion et sa chevelure de ménade qui lui battait les flancs.

Le chien, en bas, s’était dressé contre le mur de la maison et gémissait de tendresse vers cette forme blanche.

— Mon bon vieux, dit Isabelle d’une voix soudain apaisée, ma bonne bête… Va, va, j’aime mieux un chien qu’un chrétien…

Elle mit ses cheveux en ordre, tendit l’oreille. Plus rien ne bougeait dans la chambre d’Amédée.

Un instant après, Isabelle était auprès du Corbiau qui ne dormait pas, qui n’avait pas l’air de vouloir dormir du tout et qu’elle emporta dans son lit. Chemin faisant, la petite lui demanda négligemment son avis sur une question sans importance, « histoire de savoir si c’était une bonne idée ou pas » et Isabelle sursauta :

— Oh ! non, non, c’est une très mauvaise idée, mon Corbiau, une idée à ne pas conserver une minute en tête ! N’y pense plus et dors.

— Ah ! bon, dit la petite fille. C’était simplement pour savoir, tu comprends…

Elle s’endormit dans le lit d’Isabelle, veillée par un regard pensif, sous des sourcils en pont chinois. Les rats dans le grenier faisaient un bruit incessant de bobines roulées, un sabbat de bobines de bois, affolées par le clair de lune.

Quand la respiration de la petite fille eut pris le rythme du sommeil, Isabelle sortit doucement, monta l’escalier, pieds nus, entra dans la chambre carrelée.

Les deux enfants dormaient sous une nappe de clarté. Laurent faisait la moue, comme lorsqu’il dessinait, avec la même expression d’abandon apparent et d’attention profonde, mais ses longs cils exactement joints dessinaient la courbe du parfait repos. La lumière lunaire était si crue qu’on pouvait distinguer comme en plein jour la teinte brune qui fardait naturellement ses paupières et les prolongeait vers les tempes comme un trait de sépia. Lise esquissait encore le geste de le tenir par le cou, mais ses mains avaient lâché prise et son bras potelé, laiteux, chargeait d’un poids léger la poitrine de son frère. L’ombre d’un sourire creusait encore la fossette de sa joue et elle avait l’air d’écouter, toute endormie, ce que lui racontaient ses boucles.

Isabelle ne pouvait se rassasier de les regarder tous les deux, lavés de clarté, reposant dans leur beauté de fleur, dans leur nacre. Une sensation indéfinissable l’envahissait. Elle avait l’impression de les découvrir comme dans un conte oriental ou une légende grecque. Ils représentaient quelque chose de précieux, d’unique, que toutes les puissances de la nature avaient contribué à former. Ils étaient la perle marine, l’or et le sel gemme, Amour et Psyché. Ils s’étaient lentement formés en secret, loin de tout, cachés à tous les yeux, recouverts pendant des lustres et des lustres par les puissances murmurantes qui travaillaient à leur achèvement et quand l’heure était venue, les puissances murmurantes s’étaient retirées pour qu’elle vînt les découvrir, au fond. Au fond de quoi ? Au fond de tout. Au fond de la mer, au fond du ciel, au fond des légendes et des songes, au fond des idées, au fond de la vie, au fond du temps. Ils étaient tous les trois au fond, protégés, paisibles, eux endormis, elle éveillée. Et les puissances murmurantes, la mer, le vent, le clair de lune, faisaient cercle autour d’eux et la clarté musicale frémissait à son oreille : « Regarde, nous te les avons donnés. Regarde et garde-les bien. »

Isabelle tremblait de la tête aux pieds, les mains jointes devant ses enfants endormis et les larmes ruisselaient, sans qu’elle s’en rendît compte, sur son visage transfiguré.

Qu’elle était heureuse, mon Dieu, qu’elle était heureuse ! Y avait-il jamais eu au monde une créature aussi heureuse qu’elle ?

Quand elle redescendit — au bout de combien de temps, elle ne savait — elle retourna s’accouder à sa fenêtre. Elle était trop heureuse pour dormir, le sang lui battait dans les veines, des milliers de cœurs lui battaient dans le sang.

« Comment avait-elle pu se plaindre et douter, tout à l’heure ? Alors qu’elle les avait à elle, et la vie devant eux — et en eux et en elle cette force de l’esprit qui les sauverait tous ? Ils seraient des lumières, ils avaient tous en eux de quoi devenir des lumières, c’était écrit sur leur front.

« Laurent, ah ! Laurent, son port de tête si fier, ses sourcils nets, ses yeux, ses magnifiques yeux tendres et veloutés… Quand il descendait furtivement à l’aube pour voir lever le soleil, caché avec Chientou dans le champ de pommes de terre… Elle les voyait tous les deux de sa fenêtre, le garçon accroupi dans le feuillage sombre et tenant le cou du chien tourné vers l’orient, comme pour lui apprendre à regarder le lever du soleil avec des yeux d’homme et le chien avait l’air de comprendre, il aboyait à petits coups brefs et nuancés, comme une conversation… Et quand Laurent revenait vers la maison, sa petite culotte de toile bleue collée à ses reins par la rosée, il apercevait sa mère à la fenêtre et lui souriait, sans s’étonner de la découvrir là à cette heure, puisqu’elle ne dormait jamais, puisqu’elle était partout… Et quand elle composait ses bouquets, et qu’il lui donnait son avis, le regard attentif : « Vois-tu, Ma Gentille, ce qui manque là, c’est du jaune… » Il avait toujours raison, il en savait plus long qu’elle qui croyait pourtant bien connaître l’art de faire des bouquets, — mais c’était si beau qu’il en sût plus long qu’elle !… Et ce jour où il lui avait dit, après avoir vu la femme de l’aubergiste de Saint-Jeoire, dont le visage violet et poilu ressemblait à une groseille à maquereaux trop mûre : « C’est drôle, Ma Gentille. Il y a la femme, mais toutes les femmes ne ressemblent pas à la femme… » Et cette autre fois où il l’avait trouvée en train de pleurer et où il lui avait pris la main pour la poser contre sa joue : « Ma toute petite, comment peut-on te faire pleurer ? Mais c’est vrai qu’il y a bien des pays où on mange les rossignols… » Ah ! quel poète il serait plus tard, quel philosophe, quel peintre, quel musicien !

« Et Lise, quelle adorable créature ne serait-elle pas ! La figure de la joie sur la terre, un éblouissement vivant, voilà ce que serait plus tard la Zagourette. C’était ce qu’elle avait voulu, ce qu’elle avait demandé de toutes ses forces, dans cette église où l’orgue jouait l’andante de la Sonate pathétique, — et elle, effondrée sur un prie-Dieu, pleurait, pleurait comme on saigne en demandant de toutes ses forces que tout ce qu’elle souffrirait retombât en joie sur l’enfant qu’elle attendait, — puisque Dieu était un marchand, puisqu’il fallait payer, au plus haut prix, tous les bonheurs d’ici-bas… Elle avait payé sans discuter, et Lise était née, blanche et or, pétrie de joie des pieds à la tête. Rien qu’à la regarder, on oubliait souci, chagrin, colère, on était forcé de rire et de croire au bonheur. Est-ce que ce n’était pas un beau cadeau qu’elle allait faire au monde ?

« Ils seraient des lumières, par le cœur ou par l’esprit. On les admirerait, sans comprendre pourquoi ils étaient si différents des autres.

« Elle seule comprendrait, elle seule qui les aurait amenés là et qui saurait ce qu’ils lui avaient coûté. Et quand elle les aurait amenés là, elle ne demanderait plus rien, elle pourrait se dessécher, comme une vieille racine qui a donné tout son suc. L’ordre du monde le voudrait ainsi et il n’y avait pas à se révolter contre l’ordre du monde, ni à réclamer une récompense extraordinaire pour l’avoir suivi.

« Elle ne demanderait plus rien, elle aurait atteint son but et savouré sa vengeance : la stupéfaction d’Amédée quand il les verrait dans leur gloire, quand il les verrait enfin, pour la première fois de sa vie et qu’elle pourrait lui dire : « Voilà ce que j’ai fait, seule. Seule, sans vous, malgré vous… homme ! »

« Et là-dessus, il pourrait aller au diable, s’il voulait. Elle ne chercherait pas à lui rendre le mal qu’il lui avait fait. Non par esprit chrétien, — elle en avait fini avec la pleurnicherie chrétienne et le mot « pardon » ne signifiait rien pour ceux qui avaient un vrai cœur dans une vraie poitrine. Par contre, le mot « dédain » disait très bien ce qu’il voulait dire.

« Amédée ? Ce n’était pas de sa faute s’il ne comprenait rien à rien. Ce n’était pas de sa faute si l’instinct qui éclairait les femmes aveuglait les hommes. Il ne pouvait rien changer à l’ordre du monde, ni elle. Qu’il cherchât sa vérité tout seul, s’il en était capable ! C’eût été perdre son temps que d’essayer de contenter ce qui, par nature, ne pouvait être contenté, — et elle n’avait pas de temps à perdre. S’il n’avait pas encore compris que le « moi » était sacrifié d’avance dans l’ordre du monde, tant pis pour lui : il était assez grand pour trouver sa vérité tout seul, il avait étudié pour cela pendant des années et elle, elle n’avait pas de temps à perdre. »

Accoudée à sa fenêtre, les cheveux pleins de nuit, les épaules baignées de lune, elle contempla longtemps ce paysage à sa mesure : la vaste et sauvage étendue où rien, ni maison, ni fumée, ni cri, ni soupir, ne décelait la présence des hommes, le moutonnement indéfini des montagnes bleues écrasées par la perspective, sous la lumière étale, et la pleine lune au zénith, catapulte lancée qui ne connaissait rien d’autre que la nécessité de son mouvement.

Enfin elle fut se coucher, à côté de la petite fille qui respirait paisiblement, — et elle glissa dans le sommeil par paliers insensibles, en se retenant au bord de l’inconscience.

Un engourdissement poreux, fluidique, la recouvre, laissant à nu des plages de peau sensible qui frémissent, des paupières qui battent, une ouïe qui se tend vers les bruits, les menaces possibles. Et pourtant, elle dort.

De grands nuages ourlés de roux fuient en sens inverse du flottement de la lune. En haut, en bas, océan. Partout, navires. Le plateau vogue, avec ses maigres champs, sa ferme et sa maison. La maison vogue, la maison des Bories, avec sa cargaison de destinées, ses douleurs à fond de cale. Dans le grenier les rats ont cessé de faire rouler des bobines. Ils galopent maintenant à fond de train, droit devant eux, chaussés de bottes.

Un à un, les nuages disparurent, cardés par le vent, bus par le ciel profond. L’immobilité vivante de la lumière lunaire régna seule, sur le paysage arrêté. Le bruit de ressac du vent dans les sapins soutenait le silence, haleine rythmée d’une marée lointaine.

Vers la fin de la nuit, la lune, disparaissant derrière la montagne, emporte le vent. Calme plat jusqu’à l’aube. Puis se lève un vent nouveau, un vent jeune et joueur, qui traîne un sillage soyeux de chuchotements d’herbe. Et la caille, dans les seigles, commence à appeler ses petits.


IV


Carl-Stéphane Kürstedt arriva aux Bories par une claire matinée de juin.

On parlait de lui depuis quelques jours. « Ce garçon… votre étudiant… comment donc l’appelez-vous déjà ? » demandait Isabelle à son mari, — elle ne pouvait jamais retenir les noms, même les plus ordinaires, — et M. Durras répondait : « Le Finlandais ? Kürstedt, K-ü-r-s-t-e-d-t, combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? »

Donc, il était étudiant, et Finlandais. Il venait demander conseil à M. Durras au sujet d’un travail qu’il voulait entreprendre sur les puys d’Auvergne, et s’entendre aussi avec lui sur un projet de traduction de ses ouvrages en allemand, ce qui causait à Amédée une vive satisfaction. On savait encore qu’il parlait quatre ou cinq langues, et qu’il avait voyagé dans tous les pays d’Europe. Quelle figure pouvait-il bien avoir ?

La maison des Bories n’était pas tellement isolée que, de temps en temps, un hôte n’en prît le chemin. M. Durras, qui fuyait les contraintes mondaines, aimait trop discourir pour ne pas souffrir de la solitude. Isabelle s’était bien aperçue de l’adoucissement que la présence d’un invité apportait à son humeur, à condition que cette présence ne se prolongeât pas trop longtemps. Aussi essayait-elle de le persuader de s’installer dans une grande ville, lorsqu’il aurait achevé sa Géologie du Massif central. Elle avait pour cela ses raisons, qui ne concernaient pas toutes Amédée, mais à cause de ces raisons même, il lui fallait manœuvrer prudemment. Une femme qui pousse son mari à se rapprocher de la ville où demeure son amant n’était pas tenue à plus de précaution qu’Isabelle, quand elle prononçait devant Amédée le mot « Paris » en songeant que là, elle pourrait faire instruire les enfants sans se séparer d’eux. Et tout en parlant elle le surveillait de tous ses yeux, de toutes ses paupières, de tous ses sourcils, pour poignarder sur ses lèvres le mot « internat » aussitôt qu’il ferait mine de s’y former.

Jusqu’alors, M. Durras n’avait pris aucune décision. Son travail s’acheminait lentement vers son terme. Isabelle patiente couvait des projets, et les enfants qui vivaient dans le présent comme tous les enfants, attendaient Carl-Stéphane Kürstedt avec la plus grande curiosité.

Depuis le matin, toutes affaires cessantes, ils étaient montés dans la resserre du foin au-dessus de l’écurie et surveillaient par la lucarne la route de Chignac. Le « Finlandais » venait du Puy, où il séjournait, et Ludovic était allé l’attendre avec la voiture à l’arrivée du train.

On entendit le roulement de la voiture bien avant de l’apercevoir, car le tournant la dérobait. Enfin elle apparut. Bichette au pas, Ludovic sur le siège, et à côté de la Victoria une grande silhouette dégingandée qui montait la côte à pied, pour ne pas fatiguer le cheval.



Lorsqu’il y avait un invité, les enfants déjeunaient à la table des grandes personnes, pour simplifier le service. Pendant toute la durée du repas, ils se tenaient droits et silencieux, comme à la parade, les yeux braqués sur Isabelle qui les gouvernait par signes imperceptibles, désignant du bout des cils le morceau qu’ils devaient prendre dans le plat présenté par Ludovic, arrêtant d’un frémissement des sourcils un geste malheureux ou récompensant leur tenue exemplaire par un sourire à lèvres fermées, onde plutôt que sourire, qui parcourait son visage sans qu’un muscle bougeât, aussi rapide et immatérielle que l’ombre d’un vol d’oiseau sur un pré ensoleillé. Mais eux, sans rien dire, captaient cette onde à pleines prunelles et s’épanouissaient de bonheur jusqu’aux orteils.

Dès le début du déjeuner, Carl-Stéphane Kürstedt sembla fasciné par cette espèce d’orchestration magnétique. Le regard de ses petits yeux bleus, enfoncés et brillants comme deux gouttelettes d’eau pure, allait et venait d’Isabelle aux enfants avec une expression de curiosité amusée. Il avait l’air d’un chat qui suit de son coin de feu le vol d’une guêpe dans une pièce fermée. Mais comme il était placé à la droite de Mme Durras, il n’osait achever son mouvement pour la regarder en face et restait un moment le cou tordu, le regard tiré vers le coin externe de l’œil, ce qui lui donnait une étrange figure, si bien qu’une ou deux fois le diapason de la voix de M. Durras, qui parlait tout seul avec une aisance admirable, s’éleva légèrement en signe d’étonnement ou d’impatience. Isabelle en eut chaud aux oreilles et dirigea immédiatement vers l’orateur un mouvement convergent qui le rétablit au centre de l’attention.

Les enfants l’écoutaient d’ailleurs avec émerveillement, très fiers de produire devant l’étranger un père et un oncle aussi « calé », qui parlait comme un livre, avec points, virgules, parenthèses et guillemets et des mots inconnus et splendides. Il décrivait la surrection des volcans de l’Auvergne, des millions d’années auparavant, et sans qu’il s’en doutât, ce qui n’était pour lui que connaissance redevenait drame dans trois esprits enfantins pour qui ressuscitaient la terreur et la merveille des âges disparus. À un moment, M. Durras vit le regard de son fils fixé sur lui, sérieux, intense, illuminé, happant les mots qui sortaient de ses lèvres et il ressentit un petit choc agréable : cette vision de Laurent avait rejoint en lui l’image de l’enfant théorique, l’enfant « Oui-papa » dont il avait jadis rêvé, et l’espace d’une seconde, ces deux Laurent s’étaient accolés et fondus. Mais l’instant d’après, il avait perdu jusqu’au souvenir de ce doux ébranlement.

M. Durras s’interrompit pour prendre de l’entremets que lui présentait Ludovic. Les trois têtes aussitôt se retournèrent vers Isabelle et trois regards ravis lui dédièrent l’offrande diaprée de cette matinée pleine de soleil, de ce bon déjeuner, de cet Amédée éloquent et débonnaire, de leur beauté à eux, de sa beauté à elle et de l’amour toujours présent, menant au creux du cœur sa vie d’abeille.

Le sourire invisible d’Isabelle frémit, s’envola, effleura au passage le visage de l’étranger et ce fut comme si un bref coup de soleil envahissait ce visage, du menton osseux aux pommettes mongoles, fonçant le teint de jambon de cette peau d’homme du Nord déjà cuite par le hâle jusqu’aux sourcils et glissant en nappe rose sur le vaste front, très haut, très blanc, qui semblait planer au-dessus des traits comme un fragment égaré de lune. La pâleur satinée de ce front, la blancheur des longs doigts aux phalanges fondues et celle des paupières, quand il baissait les yeux : trois touches de neige, de lune et de féminité, qui se jouaient sur un ensemble plus rude, cuir et métal, — cuir pour la peau du visage, métal blond pour les cheveux et les sourcils. On avait à peine entendu sa voix depuis le début du repas. Il se contentait de ponctuer les périodes de M. Durras par des approbations timides et gutturales qui semblaient émaner d’un étrange instrument de musique, sollicité à point nommé, plutôt que d’un gosier d’homme. Cela sonnait à peu près comme : « Gloum, gloum, gloum… » Et à chaque fois qu’il émettait un son, il hochait la tête, comme pour marquer la mesure, cependant que son regard bleu voyageait tout autour de la table, à la poursuite d’harmonies plus subtiles.

Ce regard s’arrêta sur le Corbiau gentil, qui s’efforçait de manger ses cerises à la cuiller, dans un élan éperdu de distinction. Le jeune homme retourna la tête vers Isabelle, qui regardait au même moment le même spectacle et il y eut entre eux un éclair amusé qui les fit sourire en même temps. M. Durras s’interrompit net :

— Qu’y a-t-il, Isabelle ?

— Rien du tout, mon ami,

— Vous venez de sourire, si j’ai bien vu.

« Il y a donc quelque chose qui prête à sourire dans ce que j’ai dit ? C’est possible. Éclairez-moi, je ne demande pas mieux que de rire…

— Mon Dieu ! rien. Je souriais d’une bêtise, d’un rien, qui n’avait rien à voir avec ce que vous dites…

Amédée resta quelques instants le menton levé, le regard suspendu, comme quelqu’un qui attend une explication. L’explication ne venant pas, il haussa les épaules, vida lentement son verre, s’essuya les lèvres avec minutie, reposa sa serviette sur ses genoux, ses mains sur sa serviette et demeura ainsi, immobile et sans dire mot, jusqu’au moment où Ludovic apporta sur la table le service à café turc.

Isabelle avait rougi jusqu’à la racine des cheveux. Carl-Stéphane Kürstedt qui évitait de la regarder, le cou droit et raide dans son faux col, devina pourtant cette rougeur et perçut en même temps, contre son flanc gauche, une sensation de gêne, comme si l’espace, de ce côté, fût devenu soudain tuméfié et sensible. Ses muscles se contractèrent involontairement, comme pour éviter de s’y appuyer, et il s’efforçait, par un scrupule de délicatesse, d’en détourner aussi sa pensée.

La tumeur immatérielle se résorba lentement, disparut. Il y eut de nouveau à gauche une zone calme et légère et le jeune homme appartint tout entier au rayonnement jaune orangé qu’avait éveillé dans son esprit le nom d’Isabelle en ressuscitant le souvenir d’un massif d’escholtzias, tout un tertre de petites coupes de flammes au vent, qu’il avait vu, en mai, il ne savait plus quelle année, dans il ne savait plus quelle ville du Sud.



Aussitôt après le déjeuner, M. Durras emmena le visiteur dans son bureau. Ils n’en redescendirent qu’à l’heure du thé et Amédée, le visage satisfait, détendu, annonça à sa femme que leur hôte passerait aux Bories la journée du lendemain et que le surlendemain tous deux partiraient pour une excursion d’une huitaine de jours dans les montagnes du Cantal.

« Bénies soient les montagnes du Cantal, » pensa Isabelle, mais elle répondit : « Bien, mon ami, » et s’en fut à la cuisine donner l’ordre de préparer une chambre pour M. Kürstedt. Ludovic achevait d’essuyer la vaisselle. Il lui jeta un de ces coups d’œil obséquieux et sournoisement hostiles qu’elle ne pouvait souffrir.

Décidément, elle n’aimait pas ce garçon, ses yeux couleur d’huître, son front de singe, bas et bilieux, aux cheveux plantés droit… Sale tête ! Lui non plus ne l’aimait pas, quoiqu’elle le traitât toujours avec la plus exacte politesse. Mais il était adroit et débrouillard, tour à tour cocher, jardinier, valet de chambre, et puis sa femme avait tant de qualités…

Quand Mme Durras eut refermé la porte, Ludovic gonfla les narines et tira sa bouche de biais. C’était sa manière de sourire, quand il voulait laisser entendre plus de choses qu’il n’en exprimait.

— Elle est en sucre aujourd’hui. Elle aime la distrayotte, ça m’a l’air.

Marie-Louise leva son regard honnête, bleu-lessive dans le hâle des joues :

— Elle est comme elle est toujours. Qu’est-ce que t’as à chercher continuellement midi à quatorze heures ?

Ludovic haussa les épaules et se remit à essuyer ses fourchettes, le front plissé. Tout à coup, il éclata :

— T’as vu comme elle a harnaché le gamin ce matin ? En soie blanche avec deux mètres de ceinture bleue autour du nombril ! Si c’est pas idiot !

— En moire, précisa Marie-Louise d’un air tendre et gourmand. Il était rudement joli et les petites aussi.

— Joli ! Bien sûr qu’il est joli ! Mais il a pas à être joli de cette façon-là, c’est idiot !

— Pourquoi ?

— J’te dis que c’est idiot. C’est idiot, la manière qu’elle s’y prend avec ce gosse, comme si elle avait toujours peur qu’on le lui mange. Chaque fois qu’il est avec moi, elle l’appelle, elle a toujours quelque chose à lui dire à ce moment-là, t’as pas remarqué ? Et dimanche dernier, t’as pas remarqué quand son père l’a envoyé manger à la cuisine parce qu’il avait renversé son verre sur la nappe, t’as pas remarqué qu’elle est arrivée tout de suite ? « Et tiens-toi bien, mon chéri. Et tiens pas ta fourchette comme ça, mon trésor. Et coupe pas ton pain avec ton couteau. Et bois pas de vin pur, et ci et ça, » t’as pas compris, non ? Comme si y avait deux manières de manger et qu’y risque d’attraper la mauvaise avec moi, avec nous, quoi ! Pour un peu, elle lui dirait que j’ai la gale, à Laurent, pour l’empêcher de venir avec moi…

— T’es pas fou ? Il vient dans la cuisine tant qu’il veut, éplucher mes haricots, goûter mes sauces et tout,

— Oui, toi, bien sûr, toi, parce que c’est toi. Mais justement… Tiens, veux-tu que je te dise, y a trop de femmes autour de ce gosse-là. Elle l’enfumelle, voilà. Et elle le rend fier comme elle. Elle le… elle le… ah ! tiens, j’aime mieux pas en parler, ça me fiche en rogne !

— Baroque, dit Marie-Louise avec tranquillité. Tu n’es qu’un baroque. Va donc faire ta chambre, tu m’appelleras pour le lit.

Ludovic prit son balai, son plumeau, ses chiffons et s’engouffra dans l’escalier. Arrivé au premier étage il s’approcha de la fenêtre du vestibule, allongea le cou. Il voyait de là les trois enfants assis sur les châssis à concombres, à l’entrée du jardin, et qui parlaient avec animation. C’était toujours là qu’ils tenaient leurs conseils. Les jeux, les farces, les expéditions périlleuses, les rébellions concertées contre Mlle Estienne, l’institutrice qui montait de Saint-Jeoire tous les matins, ( « Je compte : une, deux, trois, à trois on crache sur son livre et on met les pieds sur la table, » ) les réflexions sur les « Gens », c’est-à-dire l’humanité étrangère aux Bories et les entretiens philosophiques sur l’existence en général, tout cela mûrissait sous les châssis à concombres.

Ludovic mit deux doigts en fourche entre ses lèvres et siffla en s’effaçant derrière le panneau ouvert de la fenêtre ; les enfants levèrent la tête, ne virent rien, reprirent leur conversation. Mais cinq minutes après, Laurent rejoignait Ludovic dans la chambre du fond.

— Tu as sifflé ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, tout émoustillé de curiosité, son nez court et mobile humant d’avance les nouvelles.

— Tu vois, dit Ludovic, je fais la chambre. Le type qui a un nom à coucher dehors va coucher ce soir à la maison.

Bien que Laurent ne trouvât pas la plaisanterie très spirituelle, il rit bruyament, par politesse. Il sentait qu’il devait beaucoup d’égards à Ludovic, un homme qui savait tant de choses et qui voulait bien l’honorer de son amitié.

Entre Sa Gentille, c’est-à-dire le Bon Dieu sur la terre, et Amédée, c’est-à-dire l’incarnation de tout ce que le monde peut contenir d’énigmatique et d’hostile, Ludovic industrieux, avisé, plein d’expérience, représentait pour Laurent un modèle viril. « Un fameux modèle, » pensait le petit garçon, qui aurait donné six mois de sa vie pour savoir seulement siffler comme lui, mais il avait beau s’exercer, il n’arrivait qu’à se cracher dans les doigts. Isabelle avait poussé des cris indignés, le jour qu’elle l’avait surpris dans ces exercices :

— Comme les voyous ! Quelle horreur ! C’est encore Ludovic qui t’a appris ça ! Je te défends de jouer avec lui, tu m’entends ? Il est brutal et sournois et tu deviendras comme lui si tu le fréquentes.

Alors il tâchait d’éviter Ludovic, soupirant de cette interdiction, de ce jugement incompréhensible porté sur un homme aussi remarquable. Mais puisque Sa Gentille l’avait dit… Ludovic faisait mine de ne rien voir et ne parlait plus à Laurent qu’à la troisième personne, avec une déférence excessive et gouailleuse. À la fin, le petit garçon n’y tenait plus. Il s’échappait, courait rejoindre Ludovic à l’écurie, bégayant de colère et d’humiliation :

— Je… je… si tu, tu… tu me p-parles encore comme ça…

Ludovic prenait un air étonné et respectueux, plissait son front de singe intelligent :

— Quoi donc, Monsieur Laurent ? Monsieur Laurent n’est pas content de son domestique ? Monsieur Laurent va lui donner ses huit jours ?

— C’est — c’est pas vrai, bégayait Laurent, les larmes aux yeux. D’a-d’abord, moi, moi aussi, je veux être un do-domestique…

Alors Ludovic le saisissait brusquement dans ses bras, l’enlevait en l’air, approchait son visage tout près de celui de l’enfant en marmottant : « Oh ! toi, toi… », les dents serrées, avec une expression qui ressemblait à de la colère et qui n’en était pas, car ses yeux brillaient et souriaient, et Laurent, tout interdit de cette explosion, n’osait pas détourner la tête, bien qu’il eût horreur qu’on lui soufflât dans le nez. Ludovic le regardait ainsi un moment de tout près, puis le reposait sur le sol en murmurant d’une voix changée :

— T’es un drôle de petit pointu. Viens, on va faire le boire à Bichette.

Quelquefois, après qu’ils avaient fait la paix de cette manière, on entendait arriver les filles, qui couraient en appelant Laurent. Ludovic fermait vivement la porte de l’écurie : « Laisse-les courir. T’as pas besoin d’être tout le temps fourré avec les filles. C’est bête, une fille, ça sait rien faire. Toi, t’es un homme. » Tout flatté qu’il fût d’être un homme, Laurent sentait se rebiffer l’orgueil du clan :

— Celles-là sont pas comme les autres, mon vieux. Elles « chougnent » jamais quand elles tombent. Pis d’abord, c’est moi qui les ai élevées…

Mais dès qu’il entendait la voix d’Isabelle : « Laurent, où es-tu donc ? » le petit garçon tressaillait, filait entre les doigts de Ludovic comme un furet. Et le valet, resté seul, grommelait des injures et crachait de dépit dans la mangeoire.

— Alors, demanda Laurent, il reste encore demain, l’étranger ? Encore demain et combien de jours ?

— Aussi longtemps que papa voudra.

— Tu permets que je t’aide ?

— Si ça te fait plaisir… consentit Ludovic d’un air blasé en lui passant le plumeau.

Il s’assit sur le canapé et s’amusa du spectacle de Laurent en train d’épousseter les meubles avec l’ardeur et le sérieux qu’il mettait dans tous ses actes. Par l’ouverture de son tablier en toile de Vichy, on voyait son petit costume de moire blanche, et la ceinture de dauphin qui lui moulait la taille.

Ludovic sentit se réveiller une douleur mal éteinte.

— Dis donc, on va t’habiller comme ça tous les jours, sous prétexte qu’il y a un type à la maison ?

— Je ne sais pas, répliqua Laurent, absorbé. Ça m’est égal.

— Moi, je ne t’aime pas comme ça, tu sais ? Tu me fais mal au cœur. T’as l’air d’un petit Gontran de la Fleur des Pois. C’est pas ton genre.

— Tu crois ? demanda Laurent, un instant déconcerté et chagrin.

Mais il reprit vite :

— Maman me trouve bien comme ça. Elle s’y connaît. C’est pas ton affaire.

Ludovic sourcilla :

— Elle t’harnache comme une fille, oui, pour mieux que tu lui ressembles ! T’es sûr que t’es pas une fille, dis donc ? continua-t-il en se moquant.

— Imbécile ! grommela Laurent, vexé.

Ludovic souriait, clignait de l’œil, se dandinait.

— Est-ce que tu connais seulement la différence ?

— Te fais donc pas plus bête que tu n’es, conseilla Laurent d’un air obligeant.

L’autre lui jeta un regard étonné et indécis et se mit à frotter son parquet en silence.

— Comment trouves-tu l’étranger ? demanda Laurent au bout d’un moment. Nous, on le trouve gentil. Mais il parle pas beaucoup.

— Il est gentil, voui, approuva Ludovic en gonflant les narines et souriant de biais. Il va faire la cour à maman.

— Qu’est-ce que tu dis ? souffla le petit garçon, brusquement pâli.

Le domestique éclata de rire :

— Eh ben ! quoi, c’est pas défendu ? Toi aussi, quand tu seras grand, tu feras la cour aux femmes.

— Jamais, gronda Laurent, farouchement. Et pis d’abord, maman, c’est pas une femme. C’est maman.

— Sacré petit phénomène ! dit Ludovic en riant. Elle est faite comme les autres, va !

Et il se mit à chanter la chanson-miaou, qu’il avait apprise autrefois d’une femme de chambre :

Mac-Mââhon,
Monte lââ-haut,
— Faire quoâ-â ?
— L’amour à mo-â-â…

Les yeux de Laurent s’obscurcirent, sa mâchoire inférieure avancée tendit son menton raide et grelottant, et tout à coup il se rua sur Ludovic, les poings en avant :

— Cochon ! Sale cochon !

L’autre continuait à rire en esquivant lestement ses attaques. Laurent, ivre, allait donner contre les murs, contre les meubles, se ramassait avec une respiration sifflante de coqueluche et se ruait de nouveau dans le vide. Finalement, il se laissa tomber sur le parquet, qu’il martela de ses poings, hoquetant et grinçant des dents, Ludovic riait aux larmes.

Laurent, tout à coup, releva la tête, regarda le domestique et se mit debout :

— Regardez-moi cet idiot qui rit, gronda-t-il d’une voix sourde et frémissante, cet idiot, ce cochon, ce voyou ! Maman me l’avait bien dit, que tu n’étais qu’un voyou !

Il tira violemment la porte à lui et disparut.

Ludovic ne riait plus.



— Un charmant garçon, ce Kürstedt, dit Amédée en se laissant tomber au creux d’un fauteuil, dans la chambre de sa femme. Un homme très bien élevé.

— Très bien élevé, approuva Isabelle, en écho.

— Il a une bonne culture scientifique, bien qu’il ne soit pas spécialisé à la manière allemande. En un sens, c’est regrettable, car je crois qu’il ne poussera jamais rien à fond. C’est un voyageur dans tous les domaines.

« Mais ces Allemands, quelle organisation ! Quel sérieux ! Savez-vous qu’à l’Université de Bonn où Kürstedt a passé trois ans, non seulement ma thèse a été inscrite au catalogue l’année même de la soutenance, mais qu’on a constitué immédiatement une bibliographie ou figurent les moindres brochures que j’ai publiées, avant et depuis ? C’est prodigieux. Allez donc chercher quelque chose de semblable en France ! Il faut voir nos bibliothèques des Facultés, quel laisser-aller, quelle insuffisance… Et la Nationale donc ! Un catalogue qui n’est jamais fichu d’être à jour, des livres qu’il faut attendre pendant une heure, des employés qui sont payés pour dormir ! On se fout de tout, chez nous, c’est bien simple. Aussi, vous verrez qu’ils finiront par nous avoir.

— Les Allemands ? dit Isabelle, incrédule. Et ça ?

Elle montrait les veines de son poignet, d’un geste qui lui était familier, quand elle voulait parler du sang, de la race.

— Ptt ! fit Amédée. Kürstedt me disait qu’il avait l’impression très nette que l’Allemagne se prépare à nous tomber dessus. Si c’est vrai, nous sommes foutus. Foutus, je vous dis, nous ne tiendrons pas deux semaines…

— Mais non, mais non, chantonnait Isabelle en étendant sur ses mains de la pâte d’amandes. D’ailleurs, il n’y aura pas de guerre, ce n’est plus possible à notre époque.

Amédée s’était levé et arpentait la pièce, les mains derrière le dos, tournant mécaniquement sur lui-même à chaque fin de course.

— Eh bien, ce projet de traduction ?

— C’est en très bonne voie. Il a même l’intention de traduire ma Géologie, aussitôt qu’elle sera achevée, pour un éditeur de Leipzig. Je crois qu’il s’en tirera bien. Il n’est pas sot, ce garçon.

— Il n’en a pas l’air, murmura Isabelle comme se parlant à elle-même. Mais il doit faire un drôle de ménage avec la science. Il a un front d’astrologue et des mains de bossu musicien.

Amédée s’arrêta court, haussant les sourcils :

— Et alors ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Combien avez-vous observé déjà de bossus qui soient en même temps musiciens, pour pouvoir énoncer une idée générale sur la forme des mains des bossus musiciens ?

— Aucun, mon cher, vous avez raison.

— Je ne comprends pas qu’on parle pour ne rien dire.

La remarque irritée tomba dans le silence. Isabelle achevait sa toilette du soir. Elle avait chaud, trop chaud, comme toujours, dès que la fenêtre était fermée. Son peignoir blanc glissa jusqu’à sa taille, dénudant ses épaules et ses bras qui se soulevèrent, d’un mouvement d’ailes, aussitôt que sa peau fut à l’air. Vu de dos, son buste faisait penser à une grande torchère, portant haut la chevelure tordue en flamme de bronze. Quand Laurent la voyait ainsi, il effleurait du doigt, sans la toucher, la ligne incurvée qui allait de l’attache de la tête à l’attache du bras et murmurait d’un ton pénétré, religieux : « Tu vois, ça, c’est admirable. Quand je serai grand, je sculpterai ton buste. Ma Gentille. »

Amédée se pencha, goûta la chair tiède, de sa rouge lèvre en « U », insistante, quêteuse.

— À qui, ça ? demanda-t-il sourdement, en lui pétrissant les bras. Hein ?

— Mais bien sûr, répondit Isabelle d’une voix posée, sans tourner la tête.



Carl-Stéphane Kürstedt tenait minutieusement le journal de sa vie, notant tout, événements, impressions, pensées et même les rêves que sa mémoire avait le don d’enregistrer avec une fidélité rare, — peut-être parce qu’il l’y avait exercée dès l’enfance, fasciné qu’il était par cette vie nocturne. Il n’y avait vu tout d’abord qu’un amusement. Maintenant, il y cherchait les signes de son destin. C’était là sa préoccupation profonde et s’il tenait aussi soigneusement son journal, c’était avec l’espoir de découvrir un sens, un dessin caché sous l’inextricable lacis que compose l’arabesque des menus faits quotidiens.

Ce soir-là, rentré dans sa chambre, il écrivit longtemps.

— 13 juin. Beau départ du Puy. Belle lumière matinale, un air vif, piaffant.

« Arrivée à Chignac deux heures plus tard. Le domestique de M. D… m’attendait à la gare avec la voiture. Figure hostile qui m’impressionne désagréablement. Trajet maussade, la timidité croissant à mesure que le but approche. Regret d’être venu ; sensation de tristesse imbécile de l’homme qu’on éveille en pleine nuit pour lui faire accomplir une corvée. Les montées sont raides, je descends pour soulager le cheval et la marche me remet un peu.

« Mme D… m’accueille et me donne tout de suite l’impression que je suis un familier de la maison. Cette espèce d’anesthésie des sens où me plonge ma ridicule timidité disparaît, je vois tout ce qui m’entoure et Mme D… elle-même, qui me parle, — et je lui réponds. Un visage italien, fier, intense et mélancolique. Je me demande : « Pourquoi mélancolique ? » tandis qu’elle me parle. Et je remarque en même temps qu’elle ne me pose aucune de ces questions qui attendent partout le voyageur, inévitables et banales : « Comment trouvez-vous notre pays ? » « Vous plaisez-vous en France ? » etc., etc… Non, elle me parle de la contrée où nous sommes, du climat, des vents, des nuages, de la végétation, des fleurs et des baies qu’on trouve en se promenant dans les bois, de la nature du sol, des essais de culture qu’elle a faits dans son jardin, et tout à coup, avec un air joyeux, qui transforme son visage : « Voulez-vous voir le jardin ? » Nous allons voir le jardin et c’est une vraie surprise de trouver sur ce haut plateau dévasté de lumière, dans ce maigre terrain, un parterre de fleurs éclatantes, qui ont l’air véritablement de crever de santé. Des œillets aux pétales doubles et triples, certains si rouges qu’ils en sont presque noirs, comme la crête d’un coq batailleur, des pavots énormes, des bégonias au cœur frisé, des géraniums flamboyants. La couleur vibre sous le soleil. Toute la gamme des rouges et des jaunes. Une pulsation ininterrompue de Cymbale, une clameur dionysiaque qui m’éblouit. C’est tellement inattendu, cette bacchanale sous la lumière dans ce vieux pays usé… Je suis sur le point de dire quelque chose là-dessus à Mme D… quand soudain, son visage change encore, paraît éclairé brusquement par un reflet de forge, ardent et grave. Elle regarde par-dessus mon épaule et dit : « Voilà mes enfants. »

« Je me retourne et je vois venir à nous trois beaux enfants, aussi brillants, aussi lustrés que les fleurs du jardin, vêtus à la fois comme des petits lords dans un tableau de l’école anglaise et comme des enfants de la nature, pieds nus dans des sandales, le corps à peine caché par leurs vêtements beaucoup plus courts que tous ceux que j’ai vus jusqu’à présent à des enfants français. Un braque tacheté de brun trotte sagement à côté d’eux et complète le tableau. On s’attendrait à voir autour de leur groupe les frondaisons d’un parc et un château dans le fond, régnant sur de longues pelouses. Au lieu de cela, c’est un plateau perdu dans la montagne, une maison blanche et banale, au premier plan — et au fond une ferme misérable, entourée de seigles verts et de prés roussâtres. Mais c’est beaucoup plus beau qu’il en soit ainsi. Ces enfants, cette jeune femme, ces fleurs ont l’air d’avoir été transportés là par miracle, uniquement pour me surprendre. La jeune femme me regarde avec des yeux brillants d’orgueil où je lis aussi clairement que si elle parlait : « Nous n’avons rien de luxueux à vous offrir pour vous faire honneur, dans ce pauvre pays. Mais, voyez, nulle part vous ne trouverez rien de plus beau que ce que je vous montre en ce moment ! » Et c’est si vrai que je ressens à la poitrine le choc et la chaleur des bonheurs inattendus.

« Les trois enfants nous disent bonjour gentiment, chacun à leur manière. Le petit garçon : « Bonjour, monsieur, » en me tendant la main d’homme à homme, avec un regard net, abrupt, en plein visage. La petite fille blonde répète gracieusement : « Bonjour, monsieur, » d’un air amusé et complice, comme s’il y avait un sous-entendu comique sous ces deux mots, et il doit y en avoir un pour elle. Son regard rieur se lève sur moi avec une étonnante expression d’attente éblouie, et certes, jamais de ma vie, je n’ai aussi cruellement regretté de n’être pas beau. Au moins aurais-je dû pouvoir sortir quelque merveille de mes poches mais, hélas ! je n’avais sur moi que mon mouchoir et mon portefeuille. Il me faudra réparer ce fiasco. Quant à la petite fille brune, qui avait un air assez caucasien dans sa robe jaune, avec ses cheveux noirs et ses larges yeux, elle n’a rien dit du tout en me confiant une petite main sensible comme une souris, qui s’est d’abord rétractée, puis livrée, puis reprise et immédiatement enfuie. Quelle drôle de petite fille ! Timide ? Oui et non. Non, plutôt. C’est quelque chose de plus profond que la timidité.

« Mme D… regardait ses enfants et me regardait. Encore une fois, je fus frappé d’un changement d’expression de sa physionomie. Elle avait l’air calme et attentif, clignait légèrement des paupières en les contemplant, la tête en arrière, comme un peintre qui juge de son ouvrage, puis ouvrait les yeux tout grands en reportant son regard sur moi. Où donc, ou donc avais-je vu le même rythme, la même expression orgueilleuse et paisible ? Et soudain je me rappelai : la lionne du Tiergarten, qui regardait alternativement ses lionceaux et le public, fermant et ouvrant ses yeux d’or tour à tour pleins d’amour et d’un dédain superbe.

« Avec tout cela, j’avais complètement oublié le principal mobile de mon voyage. Et quand M. D… est apparu sur le seuil en disant à sa femme d’un air mécontent qu’il nous attendait au salon depuis dix minutes, c’est alors seulement que je me suis rappelé ce qui m’amenait ici et il m’a semblé que je tombais de la lune. Mme D… nous a excusés en souriant, — mais malgré ce sourire, ce n’était plus la même femme : un air détaché, poli, mondain, plus rien de la flamme dont elle brûlait tout à l’heure. Ce dernier avatar n’est pas le moins étonnant de la part d’un être qui, de la tête aux pieds, m’avait paru authentique, engagé tout entier à chaque instant dans tout ce qu’il fait ou ce qu’il dit. Est-ce forcer mon impression ? Il m’a semblé qu’à partir du moment où son mari est arrivé, elle ne faisait plus que jouer un rôle avec le faux naturel des comédiens qui donnent faim au public en faisant mine de manger un poulet de carton. Ou plutôt, soyons précis : je ne me suis pas rendu compte de cela tout de suite. C’est ce soir, pendant le dîner, que j’ai compris et défini de cette manière mon impression du matin. Oui… une douceur de carton offerte à ce mari, une patience de carton, une femme tout entière de carton peint, une effigie — et derrière cette effigie un foyer vivant et brûlant, un rayonnement de flamme orange. Voilà mon impression.

« Et lui ? Je ne sais encore que penser de lui en tant qu’homme.

« Un caractère difficile. C’est visible. Irritable et autoritaire et probablement violent. Mais quoi ? Cela ne me donne aucune lumière sur lui. C’est comme si je savais qu’il est dyspeptique ou rhumatisant. Et après ? Cela ne concerne pas son âme.

« Aucune communication directe, intuitive, entre lui et moi. En sa présence, ma pensée gèle, je me sens stupide. Pourquoi ?

« Autre chose : il m’est impossible de fixer ses traits dans ma mémoire. Vague souvenir d’un visage intelligent et froid. Dès que je ne regarde plus ce visage, je l’oublie. Pourquoi ?

« Il me sera certainement d’un grand secours pour mon travail, et je pense aussi lui rendre service en traduisant ses ouvrages. Mais pourquoi suis-je à l’aise en face de sa pensée écrite et si mal à l’aise en face de l’homme lui-même ? Dans son bureau, ce soir, nous causions depuis de longues heures déjà. Ou plutôt il parlait, car j’ai dit fort peu de choses et des plus ordinaires… Ah ! encore ceci : il parle beaucoup et très bien, mais il est le contraire d’un homme communicatif.

« Donc, il parlait, en jouant machinalement avec toutes sortes de petits objets qu’il prenait et déposait sur son bureau. Pourquoi m’a-t-il fait penser à un prisonnier essayant de se donner le change ?

« Il y avait une si belle lumière à cette heure-là, des voix d’enfants montaient vers nous… Comme j’aurais voulu être dehors !… Mais il semblait ne rien entendre et nous n’avons quitté son bureau que pour descendre dîner.

« J’ai cru sentir ce matin qu’il y avait quelque chose de grave, de très douloureux entre elle et lui. Mais ceci n’est pas mon affaire. Ne pas se mêler de la vie des autres. Pourtant, la sympathie… Mais quel besoin ont-ils de ma sympathie ?

« Qu’ils étaient beaux ce matin à table, frais, vifs comme goujons dans l’eau. Et vraiment, ils baignent perpétuellement dans une eau-mère, qui vient d’elle, à travers laquelle il y a des courants, des échanges. Unis et séparés comme les globules du sang, tous les quatre. Un même milieu, et des échanges constants. C’est aussi passionnant qu’une goutte d’eau vue au microscope. Si ma mère m’avait jamais regardé comme elle les regarde, je crois que je serais mort de félicité. Mais je n’ai jamais été beau. Une grande sauterelle mal venue, qui n’avait rien de flatteur pour une si jolie femme. Est-ce pour cela ? Mais je suis sûr, donc, que si l’un de ses enfants avait l’air d’une grande sauterelle, elle le regarderait tout de même comme la lionne du Tiergarten. Peut-être aussi que je ne suis pas beau parce que ma mère ne m’a pas aimé ? Mais qu’est-ce que cela me fait, d’être beau ou non ? Et d’être aimé ou non ? Il y a tant de bonheur au monde et les choses sont ce qu’elles doivent être. Qu’il me soit seulement donné de comprendre…

« Aujourd’hui, 12 juin, fut une belle journée. Peut-être un commencement. Peut-être la fin d’une chose oubliée. En tout cas, une belle journée. Puisqu’il nous faut marquer avec des bornes ce qui est ininterrompu, je salue joyeusement cette petite borne, en passant. »

Carl-Stéphane cessa d’écrire et vint respirer à sa fenêtre. Elle donnait sur le ravin, et la pente de la montagne paraissait si proche que le jeune homme étendit instinctivement le bras pour la toucher. Cette sombre échine limitait un défilé de ciel tout pailleté d’astres, aussi aéré et lumineux que la montagne était massive et pétrie d’obscurité. Carl-Stéphane resta là, le cœur un peu ivre de tant de nuit, à écouter le vent qui faisait dans les sapins un grand bruit de sable vanné.


V


La première personne que Carl-Stéphane rencontra le lendemain matin, ce fut le Corbiau. Il lui baisa la main, par jeu, inclinant sa haute taille dégingandée jusqu’à cette petite main brune, griffée d’égratignures. La petite fille lui jeta un regard surpris, inquiet et presque offensé, mais comme il lui souriait, elle sourit à son tour, remonta l’épaule droite, pencha la joue et demeura ainsi quelques instants, pareille à un ibis noir, — puis, brusquement, secoua la tête et se sauva.

— Bonjour, prince, dit la Zagourette de sa voix la plus mondaine. Avez-vous bien dormi ?

Par la vertu magique du mot « Prince », elle le vit aussitôt vêtu d’argent et de dentelles, au pied d’un escalier de marbre blanc. Elle saisit sa robe courte à deux mains et lui fit une révérence de cour, avec une mine de chat fripon, pour signifier au prince que, malgré son titre et ses dentelles, il ne lui en imposait pas tant que ça.

Carl-Stéphane en riait encore lorsqu’il salua Mme Durras. Comme il lui baisait la main, il sentit peser sur lui un regard sombre et soupçonneux : Laurent se tenait aux côtés de sa mère, raide et silencieux comme un gendarme. Carl-Stéphane sourit légèrement, caressa la tête du petit garçon avec la mine pensive de ceux qui se promènent dans les allées du souvenir, Laurent s’écarta d’un mouvement brusque.

— Eh bien ? dit Isabelle en levant les sourcils.

Laurent rougit, serra les poings et prononça avec effort :

— Bonjour, monsieur. Avez-vous bien dormi ?

— Très bien, très bien, merci beaucoup, murmura le jeune homme.

Il avait rougi aussi et semblait perdu. Un silence gêné régna.

— Il ne faut pas m’appeler monsieur, dit-il enfin d’une voix gutturale et plaintive, en jetant au petit garçon un regard affamé de sympathie. Je m’appelle Carl-Stéphane.

Laurent parut surpris, indécis. Son regard s’humanisait.

— Moi, je m’appelle Laurent Durras, répliqua-t-il avec autant de fierté que s’il disait : « Je suis l’empereur de Chine. »

Il allait sortir de la pièce, sur cette superbe déclaration. Mais avant de franchir le seuil, il se retourna, comme poussé par le besoin tardif de répondre à l’amabilité de l’étranger.

— Si vous voulez, dit-il, je vous ferai voir mon lapin. Il boit de la bière comme un homme chic, et il fait la course en ligne droite avec moi et le chien et prend le départ au coup de sifflet.

— Très intéressant, approuva la voix gutturale. J’irai voir cela, donc.

Resté seul avec Isabelle, Carl-Stéphane se mit à rire. Auprès d’elle, il n’éprouvait aucune gêne, il se sentait libre, épanoui et confiant.

— Un jeune typhon domestique, votre fils, je crois, madame ?

— E-xac-tement, répliqua-t-elle, moitié riant, moitié soupirant, et le regardant, lui sembla-t-il, avec un intérêt nouveau.

C’est alors qu’il remarqua la forme de ses paupières.

Un moment après, il sortit dans la cour. M. Durras était dans son bureau et Carl-Stéphane sentait qu’il aurait dû aller lui présenter ses devoirs. Mais il était beaucoup plus pressé de faire la conquête de Laurent. Et la lumière matinale était si belle ! pensa-t-il en manière d’excuse.

Le lapin, un gros lapin gris en liberté, prenait bel et bien le départ au sifflet, rangé en ligne avec le garçon et le chien. C’était un de ces succès de dressage que Laurent devait à un don spécial, hérité d’Isabelle, de communiquer avec les animaux et de s’en faire des amis, bien qu’il ne se privât pas de les tourmenter, quand son mauvais démon le tourmentait lui-même.

Après la course, le lapin trempa son nez fendu dans le verre de bière que lui présentait son maître et éternua cinq ou six fois d’un air satisfait. Laurent lui caressa les oreilles et vida le verre.

Le Corbiau, les mains derrière le dos, le visage émerveillé, semblait la statue même de l’admiration. Lise riait, secouait ses boucles.

— Vous voyez cet homme-là ? dit-elle à Carl-Stéphane en désignant son frère, d’un doigt moqueur. Eh ! ben, c’est un z’individu. Vous savez pas ce qu’il a fait l’autre jour ? Eh ben, il a tetté la lapine blanche. Vous savez pas pourquoi ? Pasqu’il dit qu’il n’y a pas de raison pour qu’on ne boive pas du lait de lapine, pisqu’on boit bien du lait de vache. Seulement, vous savez ce qui est arrivé ? Eh ben, il a eu mal au cœur, conclut-elle triomphalement.

— C’est tiède, c’est sucré, ça sent le poil de bête, reprit Laurent avec une grimace de dégoût. Mais comment est-ce que je l’aurais su, si je l’avais pas goûté ?

— Certes donc, c’est bien le rôle des hommes de risquer les expériences, approuva Carl-Stéphane avec gravité. Sans cela, il ne se ferait jamais de progrès dans le monde. Et qu’est-ce que vous avez encore expérimenté, jeune homme, dites-moi ?

— J’ai goûté de la crotte de poule, répondit le jeune homme d’un air méditatif. Mais ça, alors, y a vraiment rien à en tirer, même si on était pris par la famine. C’est tout juste bon pour fumer le jardin, et encore c’est pas fameux, le fumier de cheval vaut cent fois mieux. Vous voulez venir voir la Bichette ?

On alla voir la Bichette, qui tourna vers les enfants son grand œil doux, plein d’une patience émouvante. Laurent lui parlait avec tendresse en la tenant par le cou et la jument léchait ses joues fraîches au goût salé.

Ludovic, au fond de l’écurie, maniait des seaux avec plus de bruit qu’il n’était nécessaire, comme quelqu’un qui veut se faire remarquer. Laurent alla vers lui, de son air franc :

— Bonjour, Ludovic.

— Bonjour, monsieur Laurent, monsieur Laurent va bien ?

— Oh ! là-là, cria Lise d’une voix pointue, ouh ! ma chère, voilà Ludovic qui fait du chic !

Laurent revenait, désemparé. Le domestique le suivit des yeux, gonflant les narines avec son sourire de biais. Il vit Carl-Stéphane qui le regardait, détourna brusquement la tête et se mit à siffler.

— Si on allait voir le jardin ? proposa le Corbiau en mettant sa main dans la main de l’étranger, avec une soudaine confiance.

On alla voir le jardin. Laurent et le Corbiau y possédaient chacun son coin, qu’ils cultivaient moitié fleurs, moitié légumes. Isabelle, qui voulait inculquer à ses enfants le goût de la terre et le sens des réalités, leur rachetait leurs légumes pour la table, en prenant grand soin de ne pas favoriser l’un plus que l’autre.

Quant à Lise, qui avait pour les fleurs et les plantes une véritable passion amoureuse, elle considérait qu’elle était faite pour les admirer, mais que les cultiver était l’affaire des autres. Ses jardins à elle fleurissaient en d’autres lieux, qui ne connaissaient pas d’hiver.

— Je sais pas comment font ces deux-là, disait-elle à Carl-Stéphane après qu’il eut admiré comme il convenait les planches de carottes, les œillets d’Inde et les bégonias, les haricots et les salades. Je sais pas comment ils font pour arriver à faire pousser des légumes. C’est des gens complètement z’impossibles, les légumes. Quand vous les voyez tout cuits, ç’a a l’air de rien, n’est-ce pas ? Eh ben, quand c’est en vie, vous imaginez pas toutes les histoires qu’il leur faut, à ces gens-là !

— Cette gamine est décourageante, dit Laurent, en toisant sa sœur de dix pieds de haut, — mais sa narine droite se retroussait éperdument. Elle est absolument bonne à rien, cette pauvre Pétrotte, J’ai beau faire ce que je peux pour la dégourdir, quand on l’envoie chercher du persil, elle vous rapporte de la ciguë. Bien heureux encore qu’elle n’en mange pas.

« Si y avait pas celle-là, qui est un peu moins bête, reprit-il en désignant le Corbiau, qui brilla d’orgueil, on pourrait croire que j’ai pas su les élever.

— Personne, donc, ne croira jamais une chose pareille, affirma gravement Carl-Stéphane. Mais que dit papa, d’avoir un si bon jardinier et qui sait si bien élever les petites filles ?

— Oh ! fit Laurent d’un air léger, papa, vous savez, ça l’intéresse pas beaucoup, ces choses-là.

— Non, non, chantonna Lise, non pour sûr, ça l’intéresse pas beaucoup, il est trop savant pour ça. Et ma foi, tant mieux, pasque s’il venait encore mettre son nez dans les résédas, oh ! z’alors, ça serait tous les jours de la semaine la comédie du dimanche…

Elle se mit à cabrioler en débitant à une vitesse vertigineuse :

— Silicate d’aluminium, trois fois quatre onze, tu n’es qu’un crétin, ah ! là, là, quand j’avais ton âge, broum, broum, topinambour, fallait voir ça, et va-t’en manger à la cuisine, qu’est-ce que j’ai fait à ce sacré Bon Dieu pour qu’il m’ait fichu un crétin pareil, et ça et ça, pour un pet de mouche on dirait que la maison croule et des histoires à n’en plus finir, pauvre Guillaume, véritablement à propos de bottes, enfin, comme dit maman quand elle se croit toute seule, j’aime encore mieux ça que d’avoir épousé un imbécile, mais si…

— Tais-toi, coupa Laurent avec sévérité, c’est toi l’imbécile, tu nous casses les oreilles.

Lise s’arrêta, cligna de l’œil en appuyant son index sur son nez et tous les trois éclatèrent d’un rire inextinguible.

Carl-Stéphane, pensif, contemplait le gravier.

— On va se promener un peu du côté de la forêt ? proposa le Corbiau.

Y allait-on ? N’y allait-on pas ? Après tout, il avait le temps de monter voir M. Durras.

Ils s’en furent vers la montagne, franchirent le ravin, Chientou trottant devant eux. Lise expliquait à Carl-Stéphane qu’il ne fallait pas avoir peur du loup, mais seulement du loup-garou « parce qu’il vous mange plus vite ». Mais elle dédaigna d’expliquer, tant c’était évident, que l’essentiel, quand on rencontrait un loup affamé, c’était d’avoir une minute à soi, rien qu’une petite minute, le temps de jeter les premiers mots d’une z’histoire si intéressante que le loup oubliait sa faim, croisait les pattes de devant pour mieux écouter, en ouvrant des babines attentives et charmées et qu’on devenait, tarare ! les meilleurs amis du monde.

Ce fut Carl-Stéphane qui eut l’idée d’une chasse au loup. Chientou faisait le loup, filant entre les arbres et quatre sauvages bondissaient à ses trousses, dirigés par les ordres brefs et gutturaux du plus grand des quatre, — non le moins sauvage, ni le moins enfant. Une habile manœuvre d’encerclement coupa la retraite à la proie, qui se hérissa en grondant, acculée à un genévrier.

— Il devient loup ! cria Lise. Arrêtez, il devient loup pour de vrai !

Elle s’accroupit devant lui, se mit à lui parler, le prit par le cou sans peur de ses crocs découverts, le Corbiau lui murmura de tendres excuses et peu à peu, l’âme farouche qui avait surgi dans les yeux du braque faiblit, s’apaise, retourne au noir repos et l’amour remonte dans ses prunelles pailletées, lentement, visiblement, comme un soleil.

Carl-Stéphane se décida enfin à frapper chez M. Durras lorsque l’arrivée de l’institutrice eut interrompu les jeux. Il fut accueilli par un froid sourire et par cette phrase ironique :

— Ainsi, vous aimez la popularité, monsieur Kürstedt ?

Et il ne sut que balbutier une vague excuse, car il se sentait extraordinairement heureux, d’un bonheur auquel l’existence de M. Durras n’avait aucune part, — et sa conscience scrupuleuse s’efforçait, mais en vain, de se fabriquer des remords.


VI


19 juin. — C’est une chose singulière que de vivre du matin au soir, seul dans la montagne avec un homme qui vous est aussi étranger le sixième jour que le premier, alors qu’il y a entre vous et lui un terrain commun, des préoccupations identiques, une même culture. Si je partais demain, il m’oublierait, je l’oublierais, notre rencontre n’a rien créé, — ou plutôt il n’y a pas eu rencontre, puisque je n’ai jamais eu un instant l’impression de l’avoir rejoint, d’avoir touché quelque chose de son être qui lui appartînt en propre.

Chaque fois que j’essaie de le faire sortir du domaine des choses apprises, il se dérobe avec une sorte de répugnance. Je puis maintenant prévoir ses déductions, tracer d’avance le trajet de sa pensée et je dirais presque, prononcer avant lui les mots qui vont sortir de ses lèvres, s’il n’en savait beaucoup plus long que moi sous certains rapports. Mais à défaut des matériaux, leur arrangement m’est connu. Et avec cela, je demeure absolument sans lumière sur la manière dont il envisage les choses essentielles de l’existence — l’amour, la beauté, le bien et le mal, la destinée. Mais qu’est-ce qui existe pour lui ? Un drame d’Eschyle, par exemple, n’existe pas, une mélodie de Schumann n’existe pas, un bel arbre avec le geste de ses branches, n’existe pas. Rien n’existe que ce qu’il a appris. Et certes, il est passé maître dans cette science qui consiste à déchiffrer l’histoire de la Terre dans ses plis pétrifiés. Mais à quoi sert de connaître à fond chacun des moellons de sa prison, si ce n’est pour étudier les moyens d’en sortir ?

Je me suis quelquefois demandé, en l’écoutant s’il n’était pas lui-même en voie de pétrification, en train de retourner au minéral.

Hier, vers le soir, comme le soleil déclinait, nous sommes arrivés dans une combe plantée de châtaigniers magnifiques. Une herbe épaisse, un ruisseau qu’on entendait sans le voir. J’ai demandé qu’on s’arrêtât un moment, pour jouir de cet endroit et de cette heure, de la lumière oblique, si dorée, si légère. Par ces belles fins de jour, j’ai l’impression que le monde prend une conscience accrue de sa vie propre, un grand désir joyeux de persévérer dans son être et qu’à aucun moment un arbre n’est plus arbre, un chat plus chat, une femme plus femme… Mais quand on parvient à ce point extrême d’accomplissement, on atteint en même temps à l’extrême instabilité et ce renforcement crépusculaire de la nature des choses appelle la nuit, qui dissout les formes et confond les souffles. Aussi son éclat bref est-il particulièrement exquis.

Je regardai M. Durras, insensible, inchangé. Il se tenait debout, adossé à un arbre, indifférent à l’heure, au paysage, prêt à repartir de son pas infatigable et régulier, car il marche comme on imagine que le Juif Errant doit marcher.

Brusquement, l’idée me vint, — non, la certitude qu’une condamnation pesait sur cet homme. « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. Ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. » Oui, mais à qui la faute ?

Il est condamné à traverser la vie sans rien voir, sans rien entendre de ce qui fait la douceur de la vie, la sienne et celle des autres, et je pense à ces autres… Doivent-ils être punis aussi ? Pour quelle faute ?

La lumière déclinait de plus en plus. Je fus saisi d’une espèce de terreur, en pensant au Golem — et aussi à cette histoire que l’ami Jakobus m’avait contée sur les superstitions des nègres de Haïti, qui croient que leurs sorciers peuvent magnétiser les morts. Sornettes, bien sûr, mais puisqu’il n’y a de vérité que dans l’esprit, elles doivent être vraies selon l’esprit, à la manière des symboles.

Je le regardais, je le regardais… J’attendais follement un signe, un mot qui me confirmât la réalité de cette atroce aventure. Mais il me dit simplement : « Êtes-vous reposé ? L’auberge n’est plus qu’à trente-cinq minutes d’ici. » Et je le suivis, riant en moi-même de ma crainte panique.

Pendant le dîner, je l’ai observé tandis qu’il parlait. La signification de ses traits se contredit et s’annule elle-même. Il a le nez et les sourcils d’un homme fait pour commander et les joues d’un faible, le regard glacé et la lèvre sensuelle, le front éclairé et le menton lourd. Mais son esprit est aussi défini et tranchant que son visage l’est peu. Il croit aux systèmes, aux classifications, à tout ce qui encadre et contient artificiellement la vie multiforme. Et sur certains points, il est lui-même un automate de précision.

Ce soir-là, seul dans ma petite chambre qui paraissait remplie tout entière par un énorme édredon rouge, j’ai tenté l’expérience du calque plastique. Est-ce que je m’abuse sur la valeur de cette expérience ? Je ne crois pas. C’est en imitant la voix d’Anna, — et pour mieux l’imiter, reproduisant la forme de ses lèvres et de toute sa bouche autour des mots, — que je me suis aperçu qu’elle me mentait. Et combien d’autres fois !…

La voix nasale de M. Durras, son articulation qui appuie sur les consonnes, je peux les reproduire. Je sais que cette voix-là monte tout de suite au ton de la colère, échappe à son maître comme un cheval emballé, enflamme le cerveau. Bon. Mais ce n’est rien.

Je souffle ma bougie. L’édredon rouge disparaît. Je suis seul dans l’obscurité avec une odeur de vieille armoire, obsédante comme une présence. Lorsque mes yeux, accoutumés, me permettent de distinguer la place des meubles, je me mets à marcher de long en large dans ma chambre, les mains derrière le dos, en me retournant d’un mouvement raide et mécanique à chaque extrémité de ma promenade. J’avance ma lèvre inférieure, mordue et remordue pour la rendre plus sensible, j’oblige le sang à quitter peu à peu mon visage, refluant vers le cœur, toutes mes forces sont tendues pour esquisser l’ébauche d’une autre forme et je me sens comme un moule creux d’où se retire peu à peu la notion d’une personnalité définie.

Combien de temps cela dura-t-il ? Je ne sais. J’aurais pu marcher de long en large toute la nuit, il n’y avait aucune raison d’interrompre ce mouvement, une fois commencé. Je ne pensais à rien, autant qu’il m’en souvienne, ne percevais rien, sinon l’activité inorganique de ma lèvre inférieure, chaude, irriguée de sang et qui me reliait au monde sensible avec une avidité aveugle, une contractilité de protoplasme.

Peu à peu, un malaise m’envahit, le sentiment d’une menace planant autour de moi. L’inquiétude, l’angoisse, la solitude, un besoin affolé de défense à tout prix… Je tâtonne à la recherche d’une boîte d’allumettes, les mains glacées. La flamme jaillit, je reconnais mon visage dans la glace.

Tout à l’heure, était-ce moi qui avais peur ? ou lui ? Y a-t-il quelque chose qui me menace ? Ou n’est-ce qu’une angoisse nerveuse, née de ma rêverie du crépuscule, associée à l’obscurité et à une odeur de vieille armoire ?

21 juin. — Nous voici au Puy, Nous rentrons demain. M. D… très cordial, m’invite à passer encore quelques jours chez lui. Puis je m’installerai à proximité ! Chignac ou Saint-Jeoire, pour commencer cette traduction, dont il semble assez impatient et qu’il souhaite contrôler. Après tout, mon propre travail peut attendre. Qu’est-ce qui me presse ? Aucune nécessité matérielle, aucun souci de vanité. Il est même étonnant que dans ces conditions je songe encore à travailler, alors que le spectacle de la vie m’intéresse si fort.

Et comment expliquer ce que je sens, que pour le moment il est beaucoup plus urgent pour moi-même d’entreprendre cette traduction que d’avancer le travail pour lequel je suis venu ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai rêvé que j’étais aux Bories, dans le salon, seul. Dans la maison, on ne faisait qu’ouvrir et fermer des portes. Le petit garçon entre, s’assied dans un fauteuil sans me regarder, feuillette un livre, le repose et s’en va. Je l’entends appeler du dehors : « Maman, il est revenu. Va voir. » Mme D… arrive, s’avance vers moi jusqu’à me toucher et me demande : « Où est mon mari ? » Je fais un effort pénible pour me le rappeler et au même moment, je m’aperçois que je suis seul, dans une maison vide, démeublée du haut en bas et que c’est moi qui ouvre et ferme les portes en parcourant les pièces l’une après l’autre. Je me jette dans l’escalier qui n’en finit plus et descends les marches par grands bonds élastiques qui me donnent le vertige. Le dernier bond s’achève en chute dans le noir et la secousse me réveille.

Il est trois heures du matin. Dieu merci ! ce n’est qu’un rêve. Tout à l’heure, il fera chaud et clair sous la grande lumière et les enfants chercheront joyeusement dans mes poches les petits cadeaux que je leur rapporte.


VII


Le Corbiau Gentil sentit venir le sommeil, se releva brusquement en se pinçant le bras jusqu’au sang.

N’allaient-ils pas bientôt monter ? La porte du salon, en bas, était fermée. Mais on entendait par moments des bouffées de conversations animées. La voix de trompette de M. Durras, la voix de tambour voilé de Carl-Stéphane et le rire d’Isabelle.

La petite fille serrait dans sa main la bille d’agate dont elle n’avait voulu se séparer ni pour manger, ni pour dormir. Un canif en pierres d’Auvergne pour Laurent, un médaillon d’aventurine pour Lise, qui s’obstinait, enchantée, à nommer « escarboucle » la pierre pailletée d’or, et pour Anne-Marie cette bille d’agate, mystérieuse, magique, qui emprisonnait une volute de fumée bleuâtre à l’intérieur de cercles brillants. Comme il savait faire plaisir, ce Carl-Stéphane !

Attention… la porte s’ouvre, en bas. Des voix assourdies se rapprochent, montent l’escalier, remplissent le vestibule. Quelqu’un demande en chuchotant : « Est-ce que je peux regarder dormir les enfants ? » C’est lui. Il entre dans la chambre, sur la pointe des pieds, avec Isabelle, se penche sur Lise endormie, sur Laurent endormi, sur Anne-Marie… endormie. Isabelle, debout au milieu de la chambre embrasse tout, d’un coup d’œil. Puis ils s’en vont, chuchotent des bonsoirs et ferment leurs portes.

Cinq minutes après, Isabelle revient, seule. Tout à l’heure ce n’était qu’un semblant de visite, une politesse faite à l’étranger. Maintenant, c’est le travail sérieux, la fonction, le beau métier, poussé aux dernières limites de l’intelligence et de la passion.

Elle reste longtemps penchée sur le lit du Corbiau, La petite fille perçoit son souffle léger. Elle sait si bien qu’Isabelle sait qu’elle ne dort pas qu’elle est sur le point d’ouvrir les yeux en souriant. Mais elle ne les ouvre pas. Elle voit à l’intérieur de ses paupières, comme sur un écran, le visage attentif qui la regarde, les sourcils hauts, la moue sérieuse et tendre de la bouche, la joue maigre, consumée, — et son cœur fond du besoin de lui dire comme elle l’aime, comme elle voudrait mourir pour elle. Mais elle ne dit rien, n’ouvre pas les yeux, respire profondément, rythmiquement, comme une petite fille qui dort, et Isabelle s’en va.

Quand elle a refermé sa porte, le Corbiau se lève, s’allonge à plat ventre sur la natte de Chine, atteint sous son lit une petite tasse qui contient un peu de lait où macèrent depuis le matin trois tranches de concombre.

La tasse dans une main, la bille d’agate dans l’autre, elle gratte à la porte de Carl-Stéphane.

— Le Gentil Corbeau ! À cette heure ! On ne dormait donc pas ?

Elle ne répond rien, le regarde en souriant, le regarde de tous ses yeux, l’écoute de toutes ses oreilles, pour ne plus jamais oublier cette figure surprise, ces deux gouttes d’eau bleue dans un visage de jambon cuit, cette voix gutturale et voilée qui prononce avec un si drôle d’accent : « Le Gentil Corbeau » !

Et puis elle lui tend la tasse :

— Pour votre coup de soleil que vous avez sur le front…

Il prend la tasse, soulève entre deux doigts une tranche de concombre dégouttante de lait à demi caillé et la contemple avec une gravité ahurie. Enfin, il paraît comprendre et fait exactement ce qu’il fallait faire : il se badigeonne le front avec la tranche de concombre. C’est purement merveilleux à voir.

— Merci, dit Carl-Stéphane. Je sens déjà que cela me fait du bien, donc.

Maintenant il faudrait s’en aller. Mais elle a encore quelque chose à faire. Le matin, quand il lui a donné la bille d’agate, elle a été incapable de lui dire le moindre merci.

Elle s’approche de lui, découvre la bille au creux de sa paume moite :

— Regardez. Ça… (elle montre une ligne brun clair) ça, c’est les yeux de ma Belle Jolie. Ça (une ligne brun foncé), c’est les yeux de mon Laurent. Ça (une ligne bleue et brillante), c’est les yeux de ma Zagourette. Et ça (suivant d’un geste circulaire la volute de fumée bleuâtre emprisonnée dans l’agate), c’est tout Carl-Stéphane.

Elle lève sur lui ses larges prunelles noires, serre la bille d’agate dans sa main fermée, porte cette main à son cou et l’emprisonne, la tête penchée entre le menton et l’épaule.

— Voilà. Je vais dormir avec. Mais, s’il vous plaît, ne le dites à personne.

Elle disparut, trottant sur ses pieds nus, dans sa longue chemise de nuit, avec cet air de rat apprivoisé qu’ont tous les enfants qui trottent pieds nus en chemise de nuit.

Carl-Stéphane penserait qu’il a rêvé si son front n’était encore poisseux de lait caillé au concombre. Il va et vient dans sa chambre. Trop de choses s’agitent en lui depuis ce matin, trop de joie, trop d’élans, une certitude trop merveilleusement triomphante qu’il a rencontré sa destinée. Heureuse ou malheureuse, il ne sait. Mais enfin elle est venue, il connaît son visage : des sourcils hauts, attentifs, une moue sérieuse et tendre, une joue maigre, consumée…

Et cette petite fille, avec sa mixture et sa bille d’agate ! Cette étrange petite fille nocturne, qui apparaît, disparaît… C’est comme un rêve, délicieux, profond, angoissant, insolite. C’est un de ces moments de la vie où l’on perçoit le grondement, le mystère de l’océan qui vous ballotte et vous emporte où il veut.

Il étouffait. Impossible d’écrire, impossible de dormir. Cela dépassait les mots, cela se refusait au sommeil.

Ouvrir la fenêtre. Et la montagne surgit, énorme et noire. Et le bruit de marée du vent dans les sapins et le chemin de ciel, là-haut, avec son gravier d’astres. Comme tout est pareil et comme tout est changé !



— Monsieur Kürstedt, avez-vous déjà vu un phénix ?

On prenait le café, dans les petites tasses turques. Les enfants n’en prenaient pas, mais ils attendaient sagement qu’un signe d’Isabelle leur eût donné la liberté.

À la question de M. Durras, Laurent s’agita sur sa chaise, Carl-Stéphane leva un visage surpris, Isabelle, silencieuse, pesa de tout son regard sur le regard de son mari. Elle savait ce qui allait suivre, — mais il était impossible de l’arrêter, trop d’exaspération couvait en lui depuis quelques jours, — parce que Carl-Stéphane avait vanté imprudemment les enfants, parce qu’il s’en occupait trop et parce que les enfants adoraient Carl-Stéphane. C’était une fatalité de la nature d’Amédée qu’il souffrît férocement de se voir préférer quelqu’un et fît toujours le contraire de ce qu’il fallait pour gagner l’affection. Il faisait penser à un animal pris au piège qui tire sur le lacet et s’étrangle un peu plus à chaque sursaut, au lieu de revenir en arrière pour se dégager.

En ce moment, il était pâle et un sourire cruel tendait sa lèvre inférieure.

— Si vous n’avez jamais vu de phénix, continua-t-il, je vais vous en montrer un spécimen. Laurent, veux-tu aller chercher tes devoirs de la semaine ?

— Mon ami, dit Isabelle, les devoirs de Laurent n’intéressent pas du tout M. Kürstedt et nous ferions beaucoup mieux d’aller nous promener.

— Mais nous irons nous promener ensuite. Je suis certain, moi, que les devoirs de Laurent intéressent beaucoup M. Kürstedt. Tout ce qui concerne les enfants l’intéresse beaucoup, n’est-ce pas, monsieur Kürstedt ? Carl-Stéphane balbutia une réponse inintelligible. Il avait le cœur étreint par l’angoisse qui figeait tout le monde autour de la table et qui avait soudain transformé Isabelle en statue de pierre.

Un frémissement nerveux tiraillait les paupières de Laurent quand il remit les devoirs à son père. Puis il alla s’asseoir à sa place, d’un air de défi. Isabelle le regarda avec force jusqu’à ce qu’il tournât la tête de son côté et dès ce moment leurs regards ne se lâchèrent plus, tissant une corde de résistance invisible.

— Tenez, dit M. Durras en brandissant une copie, voici une dictée triomphale, dix-huit lignes, vingt-deux fautes. « L’alouète (è-t-e) monte en chantan (t-a-n) au-desus (une seule « s » ) des çillon (ç, quel esprit simple ! o-n au singulier, naturellement, puisqu’il s’agit du pluriel) et cœtera, et cœtera… Passons.

« Composition française… ah ! voyons, il paraît que nous sommes bien doué pour la composition française. « Décrivez votre jardin ». Oh ! oh ! écoutez cela (je vous passe l’orthographe, il faudrait s’arrêter à tous les mots) :

« Dans mon jardin, il y a une planche de haricots gris maraîcher que j’ai plantés tout seul, avec les conseils de maman (alors tu ne les as pas plantés tout seul ? ) J’ai planté des gris maraîcher, parce que c’est les meilleurs. (Si tu disais plutôt, je trouve que ce sont les meilleurs, parce que c’est moi qui les ai plantés, tu serais plus près de la vérité.) Il y a aussi des œillets rouges « tige de fer », que maman aime bien, des œillets d’Inde et du réséda. Il y a des choux de Milan et des choux cabus qui sont pleins de rosée le matin, quand le soleil se lève derrière les pommes de terre (quand tu rencontreras un astronome, Laurent, tu feras bien de lui apprendre que le soleil se lève derrière les pommes de terre). Sur le plus beau des choux je vois une chenille à poils (un ban pour la chenille à poils ! ) qui se promène et je sais qu’elle mange les feuilles et je pense : « La chenille se fiance au chou pour mieux lui ronger le cœur ». (Ça, alors c’est du génie ou je ne m’y connais pas. N’est-ce pas, Isabelle  ?) »

Isabelle ne répondit pas et Amédée continua dans un silence de mort :

— Passons maintenant à l’arithmétique. L’arithmétique est notre triomphe, je dois vous le confesser en toute modestie, monsieur Kürstedt. Voyez : six divisions fausses sur sept et un problème juste sur six. Cette proportion m’enchante. N’ai-je pas lieu d’être fier d’avoir mis au monde un enfant si brillant ?

« Dis-moi, Laurent, si tu me regardais un peu au lieu de regarder ta mère ? Laurent, tu m’as compris ? »

Isabelle reporta son regard sur son mari et Laurent tourna la tête. Pendant quelques instants, le père et le fils parurent se mesurer. M. Durras avec son dur visage taillé dans la craie, sa barbe sombre, le bleu verdissant de ses yeux, couleur de sulfate de cuivre. Laurent avec ses joues sanguines, son nez court, son regard abrupt, et cet air de chaleur répandu sur toute sa personne et qui pouvait aussi bien dévaster que réchauffer.

— Tu n’as pas honte ! demanda brusquement Amédée. Tu n’as pas honte d’être aussi paresseux, aussi nul, de déshonorer ton père et ta mère ?

— Cela suffit, dit Isabelle en se levant, de manière à se placer entre eux. Gardons les grands mots pour les grandes occasions, il n’y en a pas tant de rechange. Nous savons tous que Laurent n’est pas parfait et il le sait aussi, soyez tranquille. La semaine prochaine, il travaillera mieux.

— Il ne m’a pas répondu, reprit Amédée d’un ton farouche. Je veux qu’il me réponde. Je veux qu’il me dise devant tout le monde qu’il a honte de lui.

Il écarta violemment sa femme et se remit en face de Laurent :

— Tu vas dire ici, devant tout le monde : « Papa, j’ai honte de moi et je te promets d’essayer de devenir un enfant convenable. » Répète.

Le visage de l’enfant s’était décomposé. Sa mâchoire inférieure, saillante, détruisait la ligne pure de son menton. On l’entendait haleter, comme s’il luttait avec un ennemi.

— Eh bien ?

— J’ai honte de moi ! cria tout à coup Laurent d’une voix rauque et déchirante. J’ai honte de moi parce que je te ressemble, là !

Dans le silence pétrifié qui suivit, on entendit le petit garçon grimper l’escalier avec la précipitation et le vacarme d’un sanglier poursuivi et s’enfermer à double tour dans sa chambre.

Lise éclata en sanglots, créant une diversion, Isabelle la prit sur ses genoux, se mit à la bercer sans un mot, les yeux absents. Le Corbiau Gentil, accroupi sur une chaise, serrait ses genoux à deux mains, avec une telle violence que ses phalanges étaient toutes blanches.

M. Durras était resté immobile, les yeux exorbités, l’artère temporale saillante. Enfin, il sortit son mouchoir et se tamponna les lèvres en soufflant par les narines.

— Monsieur Kürstedt je suis désolé de vous avoir offert le spectacle de cette petite scène de famille. Au moins, vous connaissez maintenant le joli caractère de mon fils. Voilà le résultat d’une idolâtrie maternelle dont on n’a jamais vu d’exemple depuis que le monde est monde. Maintenant que vous avez vu, vous pourrez peut-être persuader à ma femme qu’elle s’y prend mal. Moi, j’y renonce.

Il jeta un regard de fureur impuissante à Isabelle qui berçait toujours Lise sur ses genoux et ne paraissait même pas le voir. Comme toujours, elle ne disait rien. Elle le retranchait du monde, simplement.

— Bon sang de Dieu ! gronda M. Durras.

Il sortit en faisant claquer la porte et s’éloigna à grands pas sur la route de Saint-Jeoire.

D’interminables minutes passèrent. Carl-Stéphane osa relever la tête et vit qu’Isabelle pleurait. Les larmes coulaient sur son visage comme sur la face d’une statue, sans une contraction, lourdes, pressées, roulant très vite sur la joue et le menton et tombant sur le corsage de linon bleu de lin, qui les buvait.

— Madame ! madame ! balbutia le jeune homme, éperdu.

Elle ne répondit rien. Elle ne bougeait pas, sauf ce bercement machinal. Son regard était fixe et chaque battement de cils précipitait une larme.

Carl-Stéphane tomba à genoux, lui prit la main, colla cette main froide sur sa joue brûlante,

— Madame, il ne faut pas rester ici. Je vous conjure… Il faut quitter cette maison, ce pays, avec les enfants. Dites-moi où je peux vous conduire. Je vous emmènerai où vous voudrez. J’ai assez pour vivre tous. Je vous supplie de partir. Il ne faut pas rester. C’est trop mauvais pour vous, ici. Je vous supplie de ne pas rester.

Avait-elle entendu ? Sa main était froide, inerte. Elle regardait au fond d’un espace invisible et pleurait, sans un geste, murée dans une douleur où personne ne pouvait la secourir.

Carl-Stéphane se releva, contempla un moment cette statue vivante et sortit sur la pointe des pieds, comme dans une église. En sortant, il se heurta presque à Ludovic, qui marmotta une excuse, oscilla sur ses talons d’un air incertain et rentra dans l’office.

Le lendemain, Carl-Stéphane s’installait à Saint-Jeoire, dans une mauvaise chambre d’auberge, pour un temps indéterminé.


VIII


25 juillet — Je voyais Mme Durras assise sur une souche, dans une clairière entourée de sapins. Sa tête penchée me dérobait son visage. Du bout de son ombrelle, elle donnait de petits coups dans la mousse. Les geais, dans les bois, menaient le plus étonnant vacarme que j’aie jamais entendu, — d’abord parce que ces geais criaient comme des corbeaux, alors que je savais que c’était des geais. Elle n’y prenait pas garde, regardait toujours le sol, absorbée dans sa songerie. Où étais-je moi-même ? Je contemplais ce tableau comme à travers un hublot de soleil.

Au réveil, je me suis senti tout triste. Il y avait je ne sais quoi dans ce rêve, que je suis incapable de démêler. Mais il restera dans ma mémoire, comme un souvenir aigu, émouvant, infiniment plus net qu’une vision réelle, à cause de son isolement dans l’esprit, à cause surtout de son mystère, de ce grain d’anomalie qui imprime en nous d’une manière ineffaçable les visions du songe, comme l’image d’une belle boiteuse.

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28 juillet. — Comme tous les matins, je suis sorti peu après le lever du soleil. À cette heure, les maisons qu’on aperçoit de loin dans la campagne, une face éclairée par la lumière naissante, l’autre face encore fondue dans la grisaille de l’aube, ont l’air de sortir du sol pour mûrir au soleil. Oui, des fruits étranges, nés du cerveau de l’homme et qui retournent lentement à la nature, qui mûrissent lentement au soleil et à la rosée, au brouillard et à la neige. Une génération d’hommes vient au monde, se développe et meurt pendant que la maison arrive à maturité. À mesure qu’elles mûrissent, elles deviennent plus douces à l’homme, parce qu’elles lui ressemblent moins.

Voilà ce que me disent ces figures mi-éclairées que j’aperçois de loin dans la campagne. Cette idée me transporte et j’avance comme dans les rêves, le corps fantastiquement léger, porté par les battements de mon cœur.

Aujourd’hui, je ne monterai pas aux Bories. La journée est à moi, immense. Le monde vient à moi, j’éclate de plénitude. Et voilà que je prends le chemin des Bories. Mais je m’arrête au cinquième tournant, juste à la pointe extrême de l’ombre du sorbier dont les baies sont plus jaunes que les autres. Trois enjambées de plus et je verrais surgir la maison sur sa butte d’herbe et j’entendrais le vent courir sur le plateau. Mais je ne le veux pas. J’oblique à travers champs, suivant le plus long côté d’un triangle rectangle dont la maison serait le sommet. Les foins sont hauts, je marche jusqu’aux genoux dans les scabieuses et les silènes, les panais, les campanules et les grosses centaurées bleues chargées de faux-bourdons mouillés, dans les graminées, les nielles, dans la vipérine, le trèfle rose et le lupin. J’ai traversé jadis des champs de roses. J’ai vu la floraison du Caucase au printemps. Rien, rien n’est comparable, rien, je le sens, n’effacera jamais dans mon souvenir ces foins d’Auvergne qui me trempaient les genoux et qui sentaient si âcrement l’herbe.

Au bas de ce champ, s’étale une petite nappe d’eau. Des osiers l’entourent et des reines-des-prés. Je fais un détour de ce côté pour recevoir en plein cœur le parfum doux-amer, miel et tisane sauvage, et j’ai besoin tout à coup de sentir le sol contre moi et je m’allonge dans l’herbe en riant comme on pleure et j’y enfouis mes doigts qui rencontrent des petites limaces froides.

Je me relève, je traverse d’autres champs, un pré marécageux, roussâtre, qui est le domaine des libellules bleues, un autre pré où poussent des champignons couleur de cuir mouillé, tous en tas. Après, il faut franchir une haie d’aubépine et je rejoins la route de Chignac, tout affligé de quitter ces prés charmants. Mais aussi il devenait nécessaire de me sécher et le soleil est un puissant ami. Il me chauffe les jambes comme un chien familier pendant que je remonte la route en revenant vers la maison. C’est là qu’on descend toujours de voiture, pour soulager Bichette, quand on revient de Chignac. La première fois… Te souviens-tu comme tu étais grognon ? Imbécile !

Et maintenant, à l’assaut du grand hêtre, jusque dans le feuillage, là où la jonction de deux branches forme une selle confortable, ô bonne mère Nature ! De là, invisible, je vois la maison, je vois le jardin incliné selon la pente du plateau, et le toit rouge de l’écurie et j’entends les aboiements du chien qui me retentissent dans le cœur. Et je ne demande rien de plus pour me sentir merveilleusement heureux et très solidement éternel.

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27 juillet. — Plus on progresse dans la connaissance d’un être, plus on voit s’étendre le champ d’inconnu. Comment peut-on se lasser de la vie commune ? Est-ce l’amour qui se lasse avant la curiosité ou la curiosité qui, s’éteignant, éteint l’amour ? Faiblesse du cœur ou faiblesse de l’esprit ? Mais le véritable amour n’est pas soumis à la curiosité. Il a un caractère nécessaire, comme le mouvement des astres.

Je le lui dis. Elle m’approuve avec chaleur, avec sa conviction de montagne en marche et me parle de l’amour comme une passionnée mystique parlerait de son Dieu. Et tout à coup, retourne la tête vers moi, d’un geste brusque et bref : « Bien entendu, je parle de l’amour absolu, celui d’une mère pour son enfant et d’un enfant pour sa mère. L’autre n’est qu’une rage de dents. »

Elle me fait quelquefois penser à un bastion. Il y a bien des ouvertures, mais ce sont des meurtrières pour les canons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand nous nous promenons avec les enfants, elle regarde tout, embrasse tout d’un coup d’œil, les petits en avant, moi à ses côtés, un pinson sur un arbre, un épervier dans le ciel, la forme des nuages, la direction du vent, en tire des présages pour le temps qu’il fera demain, cueille des plantes, enseigne des remèdes, admire une fleur, flaire un parfum et nous annonce du chèvrefeuille à dix mètres, pense à mille choses à la fois et cependant poursuit son idée avec la plus douce obstination.

Qu’elle est vivante !

Je lui dis : « Madame, vous pouvez beaucoup parce que vous êtes multiple. Il y a en vous une femme sauvage, qu’il vaut mieux, je crois, ne pas provoquer, une Romaine de l’antiquité, pleine de stoïcisme et d’un terrible bon sens latin, une fée champêtre un petit peu sorcière et une jeune fille tendre. De toutes ces figures de vous-même, laquelle préférez-vous ? »

— Oh ! préférer… dit-elle en riant, avec un petit geste insouciant. Tout ce que je peux faire est de m’accepter. Je ne suis pas toujours pour moi-même une compagnie facile.

— Vous ne vous occupez pas assez de vous-même. Prenez garde, le « moi » qu’on néglige devient rancuneux, plein d’idées méchantes, comme un enfant abandonné. À la longue, il se venge. Vos quatre figures finiront par se liguer contre vous, si vous ne leur rendez un petit culte. Au moins, faut-il en élire une.

— Eh bien ! répond-elle, riant toujours, je choisis la sauvage. C’est elle qui a le plus de sang, vous ne croyez pas ?

— Je crois, madame, que vous avez la religion du sang. Votre respectable hôtesse pourrait bien être une Inca.

— La religion du sang ? répète-t-elle, frappée, soudain sérieuse. C’est juste. Aussi, je n’aime guère qu’on m’abîme le mien.

Elle dit cela avec un coup d’œil qui vaut un coup de lance. Ce cannibalisme sacré qu’il y a dans l’amour des femmes, même le plus pur…

Je crois qu’elle tuerait avec une aisance…

Pourtant elle aime trop la vie pour admettre le meurtre — du moins de sang-froid. Mais il doit y avoir au fond d’elle-même quelque chose qui révère le sang versé.

Se rend-elle compte du danger que représentent pour elle les forces primitives qui l’habitent ?

Nous en sommes tous là, au fond, mais tout ce qui la touche revêt un caractère de grandeur religieuse et barbare, qui ne s’embarrasse d’aucune complexité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

28 juillet. — Comme je me promenais aux alentours de la maison, retardant — par plaisir l’instant où je devrais y entrer, le Gentil Corbiau est venu se placer à côté de moi, soudainement et sans bruit, à sa manière habituelle de petit fantôme nocturne, qui surgit d’un fossé et s’évanouit dans un champ de coquelicots.

Un moment, nous avons marché sans rien dire, moi un peu embarrassé d’avoir été surpris, elle, cueillant au bord du talus des fleurs mauves de plantain qu’elle arrange en un petit bouquet.

Enfin elle prend la parole :

— Vous êtes bien, à l’auberge de Saint-Jeoire ?

— Très bien, mon Gentil Corbiau.

— Vous n’avez pas envie de vous en aller ?

— Pas la moindre envie. D’abord, il faut que je finisse le travail que j’ai commencé pour votre oncle Amédée.

— Ah ! oui. Il va durer longtemps, ce travail, n’est-ce pas ?

— Pourquoi cette question, ma petite fille ?

— Parce que…

Elle me regarde, de ses grands yeux mystérieux :

— Longtemps, c’est presque la même chose que toujours, n’est-ce pas ?

— Euh… presque…

— Presque, c’est-à-dire pas tout à fait ?

— C’est cela.

— Alors, quand « longtemps » sera fini, vous vous en irez, quand même ?

— Personne ne peut le savoir. Il arrive tant de choses en un jour, n’est-il pas vrai, mon Gentil Corbiau ? Ainsi, aujourd’hui, que va-t-il arriver ? Cherchons un peu, ce qu’il pourrait bien arriver de beau…

Mais plus je m’obstine à la traiter en enfant, plus elle devient grave.

— Oui, dit-elle, aujourd’hui, c’est long, quand c’est aujourd’hui. Mais hier, par exemple, et avant-hier et avant-avant-hier, ce n’était pas si long que ça, puisque c’est fini. Alors, demain, aujourd’hui sera fini et… ah ! zut, je ne sais jamais bien dire ce que je veux, mais vous comprenez, n’est-ce pas ?

J’incline la tête sans pouvoir parler, saisi de retrouver chez cette petite fille l’écho du grand cri de saint Augustin : « Tout ce qui finit est trop court. »

— Carl-Stéphane, demande-t-elle encore, au bout de combien d’aujourd’huis vous vous en irez ?

— Mon petit chat, dis-je, suffoqué d’émotion, mon petit enfant, je voudrais ne jamais m’en aller…

— Ah ! bon. Alors vous ne vous en irez pas.

Et elle sourit et commence à gambader et à courir de droite et de gauche, en décrivant des lacets autour de moi à la manière des enfants en promenade, qui est aussi celle des chiens et des papillons.

Puis nous nous asseyons au bord d’un talus. Décidément, je ne travaillerai pas ce matin. Il me faudra affronter les sourcils mécontents de M. Durras. Pourquoi les gens ne se rendent-ils pas compte qu’il y a dans la vie des choses tellement plus importantes que le travail ?

— Carl-Stéphane ?

— Ma petite fille ?

— Qu’est-ce que vous pensez de mon oncle Amédée ?

— Je… mais… je pense qu’il est un très honorable monsieur, mon petit chat.

— Oui, bien sûr, mais qu’est-ce que vous croyez qu’il a, comme maladie ?

— Mais il n’est pas malade !

— Oh ! si. Peut-être que vous ne l’avez pas encore vu, parce que vous ne le connaissez pas depuis assez longtemps, mais vous verrez. Il est malade à cause de Laurent. Je ne sais pas trop comment, mais je crois tout de même que j’ai trouvé. Il paraît que les mamans sont malades quand elles vont avoir un bébé. Alors je pense que quand Laurent est né, mon oncle Amédée a pris la maladie à son tour. C’est pour ça qu’il en veut tellement à Laurent et à ma Belle Jolie. Vous n’avez pas remarqué comme il leur en veut ? Oh § si alors, je sais bien que vous l’avez remarqué, mais vous ne voulez pas le dire… Pourquoi vous ne voulez pas me dire les choses, à moi ? Moi, je vous dis tout, vous voyez, et c’est même bizarre, parce que je n’aime pas dire les choses, habituellement. Mais vous êtes si… si… enfin je ne sais pas comment, Carl-Stéphane. Alors est-ce que vous croyez qu’on pourra le guérir de sa maladie, mon oncle Amédée ?

— Mais… peut-être, mon tout petit. Si Laurent était très, très gentil avec lui, par exemple…

— Comment voulez-vous ? dit-elle en levant sur moi son regard pathétique, presque insoutenable. Laurent est très, très gentil avec nous, c’est-à-dire que même quand il est méchant, nous, on le trouve gentil, parce qu’on l’aime. Mais comment voulez-vous que mon oncle Amédée le trouve jamais gentil, puisqu’il ne l’aime pas ? Et comment voulez-vous que Laurent puisse jamais être gentil avec lui, puisqu’il sait bien qu’il ne l’aime pas ? Ce n’est pourtant pas de sa faute si l’oncle Amédée a pris la maladie. C’est comme moi quand je suis née, Carl-Stéphane, vous savez ? Maman a dû m’en vouloir de lui avoir donné la maladie, puisqu’elle m’a laissée, ma Belle Jolie vous a peut-être raconté ? Elle a bien fait d’ailleurs, puisque ma Belle Jolie m’a prise avec elle. Mais supposez que je n’aie pas eu de Belle Jolie, hein ? Et puis enfin, vous ne trouvez pas ça affreux, cette histoire de maladie ? Vous croyez qu’il y a un Bon Dieu, vous ?

— Ou…i, Quelque chose comme une Providence, certainement.

— Eh bien ! moi pas, dit-elle avec tranquillité. Sans ça, mon oncle Amédée serait guéri depuis longtemps. Vous ne trouvez pas que c’est affreux, d’être malade comme ça ? Et que ma Belle Jolie et nous tous, on soit malheureux, simplement à cause de ça, quand on pourrait être si heureux, et l’oncle Amédée aussi ?

— Vous êtes tous malheureux ?

— Des jours, on est malheureux, des jours, on est très heureux. Mais des jours… oh ! des jours, ma Belle Jolie est tellement malheureuse qu’on ne peut absolument pas être heureux, nous. Si vous saviez comme elle pleure…

Je me lève brusquement et je balbutie :

— Oh ! il faut faire quelque chose…

Alors la petite me regarde, les mains jointes, comme en extase :

— Je le savais, Carl-Stéphane, je le savais…

Que savait-elle ?

Elle n’a plus rien dit, moi non plus. Nous avons remonté le chemin, vers la maison. Ses yeux me souriaient. Petit être innocent, indéchiffrable…

Et puis la journée a passé. Et me voici à nouveau devant des résolutions informes, une extase annihilante et le sentiment d’un cruel devoir qui me point. Verrai-je clair un jour ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

30 juillet. — Nous courions tous les deux sur une route. Il faisait nuit, un vent furieux tordait les arbres. J’avais peur, comme si on nous poursuivait. Je vois un saule creux et je lui fais signe de se cacher dans le tronc. Mais elle continue à courir en criant ; « Les guêpes ! les guêpes ! » Au même moment, je m’aperçois que je suis à l’intérieur du saule et qu’un essaim de guêpes me harcèle.

Maintenant, je me trouve dans une forêt de sapins très sombre. Au pied des sapins, dans la mousse, une bordure de plantes étranges, qui tiennent du champignon et de la plante grasse et qui reproduisent vaguement la forme d’un corps de hibou, avec les deux pattes distinctes, griffues, un bec au milieu de ce qui paraît la face et deux gros yeux ronds. Je détache ces plantes du sol, comme des champignons, en pensant que Mme Durras sera très intéressée par leur aspect rare, — et tout à coup je m’aperçois qu’ils sont vivants, qu’ils bougent et que leurs yeux de hibou me regardent avec une expression humaine. Je les lâche, ils s’envolent en troupe nombreuse. L’idée me vient qu’ils vont chercher du renfort pour me poursuivre. Je m’enfuis et j’arrive dans une prairie où poussent de hautes fleurs : physalis, digitales et d’autres plantes inconnues qui portent au sommet d’une hampe une clochette de cire blanche pareille à la fleur du magnolia. Encore une fois je pense à offrir ces fleurs à Mme Durras et je me hâte de les cueillir tout en craignant le retour des hommes-hiboux. Pendant que je cueille, une voix intérieure m’avertit que ces plantes sont vénéneuses. Leur odeur douceâtre me donne la nausée, mais je cueille toujours, jusqu’au moment où la troupe des hommes-hiboux s’abat sur moi, me crible de coups de bec. La sensation se superpose à celle de l’essaim et je m’éveille en grand malaise. L’odeur fade, vireuse des plantes subsiste dans ma mémoire et m’écœure, mais je découvre très vite, avec soulagement, l’origine de la vision fantastique des hommes-hiboux : c’est l’image du roi Migonnet, que la petite Lise m’a montrée la veille dans son livre de contes. Elle sera enchantée d’apprendre que j’ai vu cette nuit toute une troupe de rois Migonnet. Cependant, une impression de trouble et de crainte persiste jusqu’au matin, comme si j’étais menacé. Ce qui me réconforte un peu, c’est que, dans ces deux rêves, le danger me visait seul.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1er  août. — Le calme enchanté de la soirée aux Bories, le souffle pur de la nuit qui vient, l’odeur des fleurs par bouffées, le vent dans les sapins, et en moi, cette aisance, ce confort de l’âme qui a trouvé sa maison… Je suis lâche. Je m’étais promis de ne plus accepter de rester dîner si M. Durras ne me retenait de lui-même (ce qui, à vrai dire, ne lui est jamais arrivé). Je sens que ma présence l’importune, une fois que nous avons fini de travailler ensemble. Il me le cache à peine. Si nous faisons un peu de musique, le soir, Mme Durras et moi, il est là dans un fauteuil, le visage dur et morne, l’air d’un reproche vivant ; et lorsque sa femme lui parle, il répond d’un air hargneux qui la fait en une seconde rougir et pâlir et me torture.

Hier, je prends congé de lui vers six heures. En bas, les enfants me retiennent et nous jouons jusqu’au moment de leur dîner, Mme Durras me dit alors : « Vous restez dîner avec nous ? » Je sens que je dois refuser, et j’accepte. Les enfants sont contents, parce que j’irai leur dire bonsoir au lit. À huit heures, M. Durras descend, me lance un regard brusque et surpris ; « Vous êtes encore là ? » Et Mme Durras répond vite en rougissant de sa brutalité : « M. Kürstedt veut bien nous faire le plaisir de dîner avec-nous. » À ce moment, je sens nettement combien je suis lâche. C’est elle qui paiera le plaisir de ma soirée. Je le sens, et je l’accepte. Et je fais mine, comme elle, de ne pas savoir que M. Durras voudrait me voir au diable. Aurais-je jamais pu penser que l’amour était à ce point l’ennemi de l’orgueil ?

Pendant que nous sommes à table une petite souris traverse la pièce en trottant sans hâte, comme chez elle. Mme Durras lui jette des miettes et me raconte que la maison est pleine de souris et de rats. Les rats se cantonnent dans le grenier, mais les souris descendent quelquefois dans sa chambre, le long du mur, derrière la courtine de son lit. « Je frappe du poing sur l’étoffe pour leur faire peur, et on dirait un boisseau de petites noix qui remontent à toute vitesse le long d’un fil. »

— Une nuit, dit M. Durras, j’en ai tué deux avec un embauchoir. Vous rappelez-vous comme elles criaient ?

Elle fait « oui » de la tête avec une moue de dégoût.

De toute la soirée, je n’ai pu chasser de mon esprit la pensée de cette intimité scellée par deux petits tas de chair et d’os écrabouillés sur un mur.

C’est pourtant vrai qu’il est son mari.

Pourquoi cette idée me parait-elle inconcevable ? Et pourtant, est-ce une illusion ? Il me semble parfois que cette idée est aussi inconcevable pour elle que pour moi. J’en viens à me demander s’il existe vraiment, si ce n’est pas un simulacre, comme dans les contes, un mauvais enchantement qu’un mot va dissiper.

D’autres fois, je me dis que la vie n’est pas un conte et qu’au regard d’une loi morale rigoureuse, ces pensées rentrent dans la catégorie des « pensées criminelles ». Si cela est, il faut bien avouer que le remords n’est pas toujours le compagnon du crime.

Mais si je me demande où je vais… Je n’en sais rien. Je ne veux même pas essayer de le savoir. Je voudrais que le temps s’arrêtât, c’est tout.

Je ne lui ai jamais dit un mot que ses enfants n’aient pu entendre. Mais qu’est-ce que cela signifie, les mots qu’on dit ? Elle entend bien mieux ce que je pense, mais elle fait celle qui n’entend pas. Peu importe. Je ne demande rien, je ne veux pas me présenter dans cette maison comme un mendiant, mais comme un donateur. Que donner ? Je ne sais pas, mais j’ai la conviction que je finirai par le savoir. Je ne suis pas pressé, — oh ! tellement peu pressé !… Et peut-être est-ce lâcheté de ma part, refus inconscient, ce souhait d’arrêter le temps…

Elle est comblée et elle les comble. L’Éros subtil, total, les baigne. Ils respirent en lui, ils s’y meuvent, ils en sont comme phosphorescents. L’amour en deçà ou au delà du sexe. En devenant hommes, nous perdons la clef de ce monde-là. Quand j’étais petit, les jours où ma mère consentait à me laisser jouer dans sa robe, bientôt je m’immobilisais et me gorgeais de sa présence comme une éponge se gorge d’eau marine. Si elle m’avait aimé comme je l’aimais, elle aurait senti un bonheur réciproque à me nourrir de sa substance. Peut-on imaginer rien de plus complet ? Le geste mâle transposé dans l’impondérable, réuni à la féminité en une seule personne. Le cycle fermé.

Au nom de quoi lui demander de revenir en arrière, puisqu’elle est allée plus loin qu’aucun de nous ? Il faut renoncer à être homme, ou fuir. Pas d’autre alternative.

C’est peut-être une des raisons profondes de leur dramatique hostilité. Ils n’en sortiront jamais. Lui ne fera pas un pas en avant. Se renoncer, sortir de soi-même, cela lui est impossible. Et elle… autant demander au torrent de remonter vers la montagne. Alors ?

Alexandre devant le nœud gordien.

Est-ce pour le trancher que je suis venu ? Mais qui m’indiquera la manière de m’y prendre ? Je ne suis pas Alexandre et le nœud est de chair vive.

Une femme ordinaire… Mais elle ? Il y a en elle tant de choses qui m’échappent… Je n’ai jamais eu le courage de risquer la moindre allusion à ces folles paroles, ce jour où elle pleurait, où l’espace autour d’elle était dur et fermé…

Ces regards qu’elle laisse parfois tomber, du haut de ses sourcils : « Homme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? »

Peut-être me suis-je engagé dans une terrible aventure. Il n’importe. Je suis heureux, je ne demande rien.

4 août. — M. Durras m’a annoncé ce matin qu’il allait s’absenter pour une vingtaine de jours. Il m’a dit cela du ton le plus ordinaire et je me demande encore pourquoi je me suis senti comme foudroyé en l’entendant me faire part d’une chose aussi simple.

C’était comme si tout ce que j’espère vaguement et redoute encore plus vaguement se rassemblait pour fondre sur moi en une seule masse.

C’était la chance offerte et la nécessité de la décision. Une telle angoisse m’a saisi que j’ai demandé : « Ne pouvez-vous retarder ce voyage ? »

— Impossible. Je dois accomplir une période de service militaire. Corvée, corvée ! mais vous pourrez avancer la traduction en mon absence. Nous verrons cela dès que je serai de retour. Inutile de vous dire que ma bibliothèque est à votre disposition, tout comme si j’étais là.

Il parlait tranquillement et un tremblement me gagnait. Il ne voit donc rien ? Il ne sent donc rien ?

Quelquefois, quand je suis sur le point de m’endormir, le bout de mon pouce et le bout de mon index s’appuient machinalement l’un contre l’autre et l’aberration des sens gagnés par le sommeil, peut-être aussi un léger engourdissement des doigts, font que cette étroite surface de contact paraît grandir, s’élargir, gonfler et que je crois tenir un disque épais, plus large que moi-même, la Table Ronde au moins, entre le pouce et l’index, cependant que tout mon corps se rapetisse jusqu’à n’être plus rien.

C’est exactement l’effet que me produisaient ces simples paroles, qui allaient s’élargissant, occupant tout l’espace et ma propre personne diminuait, diminuait… Peut-être me serais-je évanoui. Le chant d’un coq, éclatant dans la cour, libéra l’espace et me rendit mes proportions.


IX


10 août. — Le courage m’avait manqué pour noter la déception de cette première journée passée aux Bories, seul avec elle et les enfants.

J’en attendais une telle joie ! Mais dès mon arrivée, j’ai senti une ombre dans son accueil, une réserve, un souci secret qui faussait sa belle, riche nature, si splendidement jaillissante et authentique. La gêne n’a fait que grandir pendant le déjeuner. Et cet horrible demi-sourire de proxénète insolent, sur la vilaine face de ce domestique ! Elle ne l’aime pas non plus, mais pourquoi le garde-t-elle ? Au point de tension où j’étais arrivé, la seule présence de cet homme me causait un malaise insurmontable.

Je n’ai pas beaucoup prolongé ma visite. Les enfants me suppliaient de rester, elle n’a rien dit. Au moment où je prenais congé : « Venez quand vous voudrez, vous savez que la maison vous est ouverte. »

Comme si elle ne savait pas que je sais que dans son pays ces mots ne veulent rien dire, sinon éluder une invitation directe, — et qu’en arrivant à l’improviste, dans une maison française « qui vous est ouverte », on est sûr de produire l’effet d’un chien courant dans un nid de sarcelles ! Alors, pourquoi ne pas me dire, comme auparavant : « Venez tel jour ? » Veut-elle m’écarter ? N’a-t-elle pas confiance ?

Je rentre abattu, malade de tristesse. Nuit affreuse, rêves innommables, journée du lendemain plus affreuse encore et nuit blanche, de peur de dormir et de rêver. Et puis à l’aube, cette idée impérieuse, que j’avais besoin, absolument besoin, pour mon travail, d’un livre de la bibliothèque de M. Durras.

Matinée si lente, si lente que les heures me tiraient sur les jointures des membres comme si j’étais un pauvre diable au chevalet de torture.

Enfin, je puis monter, le cœur horriblement battant. Et tout de suite, en arrivant, je retrouve tout en place : les cris de bienvenue des enfants, le sourire d’accueil, franc et spontané, le ton amical, naturel, qui me met si parfaitement à l’aise : « Vous montez travailler là-haut ? Vous redescendrez pour le thé ? »

Je monte, je m’assieds à la place de M. Durras.

On se défie du haschich, de l’opium, on repousse facilement une vision insensée ou lubrique… qui songerait à se mettre en garde contre une chose aussi simple : être assis dans un fauteuil, à la place de quelqu’un qui est en voyage ?

Je suis là, je feuillette un livre, je prends des notes. De temps en temps, je lève les yeux, je regarde la fenêtre, d’où tombe une éblouissante lumière et quand je regarde à nouveau mon papier, j’y vois des rectangles noirs. Alors pour me reposer la vue, je contemple mon mobilier Empire, ma bibliothèque, mon tapis et la photographe d’une jeune fille qui est ma femme, depuis… Depuis quand ? Depuis deux minutes, deux heures, deux mois, deux ans, deux siècles ? Mais non. Depuis toujours.

Nos enfants jouent en bas, se poursuivent et crient. Tout à l’heure, quand je descendrai, ils se presseront tous autour de moi, notre jeune fils Typhon, qui nous donne les plus beaux espoirs avec, parfois, de l’inquiétude ; notre petite fille solaire qui nous illumine le cœur et notre petite fille lunaire qui est profonde et lente comme une marée, — et puis elle, ma femme, qui est la vie, la pulsation de ma vie, de toutes nos vies.

Comme nous serons heureux de nous trouver rassemblés ! Nous nous aimons tant que deux heures de séparation nous font l’effet d’un long voyage. Non sans raison, car on croit se séparer pour deux heures et on se sépare pour des siècles. J’ai comme une vague idée que cela nous est arrivé, avant d’être paisiblement amarrés dans le temps comme nous le sommes aujourd’hui et cette aventure nous laisse toujours un peu de crainte. Si cela recommençait ? Mais non, nous sommes au port.

Tout à coup on frappe. C’est notre petite fille lunaire, avec son sourire si doux, qui s’effarouche si facilement :

— Le thé va être prêt, Carl-Stéphane.

C’est une habitude qu’ont nos enfants de nous appeler tous les deux par notre prénom. Nul irrespect dans cette familiarité. Nous nous aimons tant !

Aurai-je le courage de continuer ? Il le faut bien. Il me faut trouver en moi tous les courages. Au surplus, je suis payé de tout, par avance. Ce que j’ai vécu là est unique.

La petite fille s’est assise et m’a regardé en silence. Et tout à coup, elle m’a demandé :

— Croyez-vous que mon oncle Amédée détestera toujours Laurent, quand il reviendra ?

Le choc a été si rude que j’en ai gémi en moi-même. Il fallait donc retomber dans cette patrie de la douleur et de l’absurde ! Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Pourquoi une femme vivante est-elle attachée à un homme mort ? Pourquoi le mort essaie-t-il d’entraîner l’enfant dans la mort au lieu d’essayer de retrouver le chemin de la vie ? Pourquoi suis-je dans cette maison l’étranger, alors que c’est le maître qui devrait être l’étranger, et moi le maître ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour que tout soit enfin remis en ordre ?

— Vous ne répondez pas ? dit la petite fille. Alors vous pensez que ce sera toujours la même chose ? Vous ne connaissez pas de remède ?

Que répondre ? Je balbutie lâchement :

— Peut-être.

Sa figure s’éclaire lentement, par degrés. Un lever de soleil. Qu’ai-je dit ? Comment revenir sur cette parole ?

— Ah ! je savais bien. Je savais bien que vous alliez tout arranger, Carl-Stéphane. Quand je vous ai vu la première fois, j’ai pensé tout de suite que vous alliez tout arranger. Non, pas exactement tout de suite, mais un peu plus tard. Mais ça n’a pas d’importance, tout de suite ou plus tard. Je suis bien contente, mon petit Carl-Stéphane. Vous venez prendre le thé ? Soyez tranquille, je ne dirai rien à personne.

Et maintenant, me voilà seul en face de cet engagement contracté malgré moi, et qui me pousse en avant avec une force terrible. Il n’y a plus que deux chemins, devant moi. Sur l’un, ils m’accompagnent. Sur l’autre, je suis seul.

Faites, faites, faites que je puisse prendre le premier !


X


Un halo brillant vibre au-dessus du champ de seigle. Les épis mûrs y trempent leurs longues barbes d’écrevisses végétales qui tâtent la lumière et frémissent de son frémissement. Le champ tout entier résonne sourdement, comme un orgue, de la rumeur des insectes cachés au plus chaud de la chaleur, dans la forêt des tiges.

Au ras du sol, plus bas que les bleuets et les nielles, régnait une température de couveuse, à faire éclater un crâne ordinaire. Mais le crâne d’une petite fille qui s’est mis en tête d’aller « prendre le frais » dans sa maison du champ de seigle n’est pas soumis aux mêmes lois qu’un crâne ordinaire.

La porte de la « maison » était fermée.

À l’intérieur, il faisait très bon. « Quelle chance d’avoir pu s’échapper sans être vue ! » Lise et Laurent avaient invité les camarades à venir voir Carl-Stéphane. Ils ne se rendaient probablement pas compte que c’était inconvenant de montrer Carl-Stéphane comme une bête curieuse, même avec toute la gentillesse et toute l’amitié du monde. Carl-Stéphane, il ne fallait le montrer à personne. C’était déjà trop de le laisser voir aux domestiques, surtout à ce sale Ludovic qui avait toujours l’air de ricaner en parlant de lui. Évidemment, il ne se rendait pas compte, le pauvre type, il ne pouvait pas imaginer un instant ce que c’était que Carl-Stéphane. C’est bien pour ça qu’on aurait voulu le cacher à tous les yeux et qu’on ne pouvait vraiment penser à lui que dans la maison du champ de seigle.

« Comme il avait l’air grave et soucieux pendant le déjeuner ! Comme il regardait tout le monde, avec la mine de quelqu’un qui a quelque chose de très important à dire et qui ne dit rien… Évidemment, il ne pouvait pas leur dire qu’il avait trouvé le moyen de délivrer l’oncle Amédée de son mal et de les délivrer tous du même coup. Il ne pouvait pas dire une chose pareille, car supposez qu’il n’ait pas réussi comme il l’espérait… Évidemment, il réussirait, mais enfin, jusqu’au dernier moment, on n’est jamais tout à fait sûr que les choses réussissent, même quand on s’appelle Carl-Stéphane et qu’on a de si merveilleuses mains, des mains auprès desquelles toutes les autres mains ont l’air de pattes, — surtout certaine paire de mains noiraudes et griffées d’égratignures. On en avait honte de poser de pareilles mains dans ses longues mains blanches, mais c’était si bon d’avoir honte de cette manière-là qu’on aurait voulu avoir des mains encore plus vilaines pour rendre les siennes encore plus belles par comparaison et avoir encore un peu plus honte…

« Attention ! Qui vient là ? »

Le Corbiau jeta un coup d’œil inquiet au caillou qui fermait sa « maison » et s’aplatit sur le sol comme un lièvre. Les voix se rapprochaient. Une voix d’homme gutturale, un peu hésitante, au son de tambour voilé. Une voix de femme vive et claire, à la parole impétueuse.

— Je vous assure, donc… Cela est bien plus terrible que vous ne pouvez le supposer.

— Ne dramatisons pas. Inutile d’ajouter encore à la réalité. Et puis, cela ne sert à rien de gémir sur son sort. D’autant plus que les situations les plus pénibles deviennent supportables quand on a la faculté de les oublier vingt fois par jour.

— Je sais, oui, mais c’est une mauvaise chose que l’accoutumance…

— Non, oh ! non, je ne parle pas d’accoutumance. Oh ! l’accoutumance, non, je ne sais pas ce que c’est que l’accoutumance. Vous pouvez vous habituer à quelque chose, vous ? Moi pas. Bonheur ou malheur, tout est toujours nouveau et quand je vivrais mille ans…

— Eh bien ! donc, si vous sentez le mal, ainsi, toujours, comme une blessure pas fermée, vous devez comprendre, vous devez savoir qu’il y a danger. Je voudrais vous dire ce que je sais, mais votre bon sens latin me regarde du fond de vos petites prunelles diurnes et il me fait peur. Si vous vouliez regarder plutôt ces épis et que je voie seulement vos romantiques paupières de brune triste, il me semble que je me trouverais dans un pays plus favorable.

Un rire léger s’éleva.

— Pauvre Carl-Stéphane ! Pourquoi donc avez-vous toujours besoin qu’on vous approuve ? Qu’est-ce que cela peut faire, qu’on soit ou qu’on ne soit pas de votre avis, si votre voix intérieure vous dit que vous avez raison ?

— Madame, je pense que la grande supériorité des femmes dans l’existence, c’est qu’elles n’entendent jamais qu’une voix à la fois, — ou plusieurs voix, mais qui disent toutes la même chose, comme celles qui parlaient à votre Jeanne d’Arc. Tandis que les pauvres hommes entendent une cacophonie qui est, je pense, l’écho de Babel, et pour cela il leur est plus difficile, donc, d’être certains qu’ils ont raison,

— Ça doit être bien gênant. Allons, racontez-moi votre histoire. Je ne vous regarde plus. Comme les épis sont drus cette année ! Avez-vous remarqué ? C’est plaisir de les voir. On les coupera bientôt, la caille a déniché.

— La caille ?… répéta la voix gutturale, d’un ton absent.

Il y eut un silence, comme si les deux voix s’étaient envolées à la suite de la caille.

— Ah ! Madame, reprit tout à coup Carl-Stéphane avec une sourde véhémence, si je pouvais vous convaincre !

Ils étaient toujours là, deux présences opaques dans la lumière, deux voix alternées qui interrompaient tour à tour le bourdonnement continu du champ, — et c’était à chaque fois comme lorsqu’on s’éveille la nuit en chemin de fer, à un arrêt du train, et que des paroles au timbre insolite s’entre-croisent dans le wagon obscur.

— Me convaincre de quoi ?

— De la nature de ce danger que vous bravez tous les jours, donc. Si je vous disais…

— Quoi ? N’ayez pas peur de ce que vous avez à dire.

— Vous vivez avec un mort, lança la voix assourdie, d’un seul trait.

— Un mort ?

— Croyez-vous que les morts soient dans la terre ? Non, non, ne croyez pas. Il n’y a dans la terre que les dépouilles, ce n’est pas le vrai de l’homme. Le vrai de l’homme parcourt un cycle sans fin et s’il a mérité de vivre, il vit en se perfectionnant de plus en plus. Mais s’il a déchu pour une raison ou une autre, il reste mort pour la durée d’une ou de plusieurs existences. Non pas mort à la façon des corps, mort à la façon des âmes, mort vivant et conscient de sa mort et souffrant horriblement d’être mort parmi les vrais vivants, vous concevez cela ?

— Non, c’est-à-dire… oui et non. Comme une fable ?

— Ah ! la plus triste réalité, donc ! Des hommes, des femmes comme tout le monde. Il faut bien les regarder pour comprendre qu’ils sont morts. Quelque ressort secret les galvanise. J’en ai connu, ah ! j’en ai connu qui avaient les plus brillantes apparences de la vie. Je comprends maintenant, je retrouve tous les morts que j’ai connus. Des hommes, des femmes. Il y en a d’inoffensifs, mais ils n’aiment personne et pleurent d’ennui quand on a fini de les amuser. Ils disent toujours les mêmes choses, ils font toujours les mêmes gestes, ils ont la manie de l’imitation comme des singes véritables, mais pas un sentiment, pas une affection, pas un élan. Le vide, donc, et c’est tout. Mais imaginez-vous que d’autres puissent être redoutables, avec une volonté obstinée de vengeance contre les vivants, parce qu’ils souffrent tant de n’être pas comme eux ? Et qu’ils essaient de les rendre pareils à eux, par jalousie, et pour n’être plus tout seuls ? Et imaginez-vous le danger qu’il peut y avoir à exciter la jalousie d’un mort ? Danger pour les vivants, et danger pour eux-mêmes, car ils ne font qu’aggraver leur peine, s’ils entraînent un autre…

— Alors, ils sont jaloux parce qu’ils sont morts, et parce qu’ils sont jaloux, ils tuent, et parce qu’ils tuent, il leur faut continuer à être morts, donc jaloux et il n’y a pas de raison pour que cela finisse ?

— Il faut les laisser à leur destin et ne pas les tenter, reprit la voix sourde avec une gravité qui répondait à la légèreté de la voix claire. On ne peut rien pour eux, sinon se sauver d’eux. Le reste ne dépend pas de nous.

— Vous avez une imagination bien macabre. Il y a d’ailleurs du vrai dans ce que vous dites, d’une manière figurée. Certains êtres sont possédés d’une véritable fureur de détruire…

— Ah ! vous le sentez ? Vous l’avez senti ce besoin de destruction ?

— Si je l’ai senti ? Vous voulez dire… Mais pourquoi parlons-nous de ce sujet-là ! À quoi cela sert-il, d’en parler ? Je fais ce qu’il faut, n’ayez crainte. Et ne pensez plus aux morts, il n’y a que les vivants de dangereux. Il s’agit de ne pas avoir peur et voilà tout. Vous n’avez jamais vu le matou cracher sur les petits de la chatte ? Deux forces contraires… mais la plus forte est de mon côté, n’ayez crainte. Ne faites donc pas cette figure. Pensez à autre chose, allons.

— Pourquoi faites-vous semblant d’être gaie ? Pourquoi refusez-vous de m’entendre ? Croyez-vous que je ne sache pas, donc, que vous tremblez pour les petits, vous aussi, toujours ? Croyez-vous que j’aie oublié ce jour où vous avez pleuré, où j’ai touché, comme avec mes mains, votre désespoir ? Et depuis, j’ai sur le cœur ce poids qui me pèse… Pourquoi restez-vous ici, où il n’y a pas d’issue pour vous ? Que signifie de provoquer le malheur et de braver le danger sans profit pour personne ? Que signifie d’user vos forces dans la guerre au lieu de les donner à la joie ? Quelle folie ! quelle folie ! Écoutez-moi, croyez-moi, je suis votre ami, je donnerais ma vie pour vous voir heureuse. Écoutez-moi, prenez les enfants, partez. Je ferai ce que vous voudrez, je vous conduirai où vous voudrez, je vous supplie d’accepter tout ce que j’ai. Vous le savez, n’est-ce pas, que vous pouvez compter sur moi jusqu’à la mort ? Ah ! je ne peux pas bien dire… mais vous savez, n’est-ce pas, vous savez depuis longtemps ? Vous avez bien compris, tout compris ? Vous avez confiance ?

— Je vous remercie, murmura l’autre voix un peu altérée, un peu lointaine. Je n’oublierai pas. Mais… je ne peux pas accepter et je vous demande de n’en plus parler jamais, voulez-vous ?

— Mais pourquoi ? Mais pourquoi ? Ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas…

— N’en parlons plus jamais. C’est tout. Voulez-vous que nous retournions vers la maison ?

— Je le savais, je le savais, reprit la première voix, hachée par le souffle précipité de l’angoisse. Je l’ai toujours senti. C’était trop facile, si vous aviez voulu, ce chemin, trop facile, trop heureux. Il ne faut pas que je sois heureux. Il faut que je sois seul. Dans arbre, j’étais seul à me battre contre les guêpes. Seul après, dans la forêt, avec les petits hommes volants, toujours seul…

— Stéphane ? Que dites-vous ? Stéphane ! répondez-moi ! que regardez-vous ?

La voix inquiète voletait, battait de l’aile, à la recherche de l’autre voix perdue. Et voici qu’après un silence, l’autre revint, lourde, fatiguée, comme d’un long voyage.

— Rien… oh ! rien… Rien.

— Allons, venez, mon petit enfant, reprit la deuxième voix, très douce, comme si elle offrait à l’autre, si fatiguée, de s’appuyer sur elle pour rentrer à la maison ; sans doute, à la maison, lui donnerait-elle à goûter.

Le temps passa. Les voix s’étaient tues. Évanouies, les présences opaques. La lumière chantait. Allongée dans le sillon, le menton reposant sur ses bras croisés, la petite fille écoutait voyager en elle, lentement, sûrement, une à une, sans un oubli, ces paroles tombées du monde des grandes personnes dans la maison du champ de seigle.


XI


Le vent du sud souffle depuis le matin, sous un ciel bouché, couleur d’ardoise. Sur terre, tout ce qui est verdure fonce et se flétrit comme une vieille feuille d’épinard. Le gravier blanc, le plateau sombre où la brosse des seigles coupés dessine un rectangle fauve émettent un rayonnement intolérable de chaleur mate. La terre gercée se fend, les pavots du jardin se recroquevillent au creux d’une puissante main fiévreuse, des lames brûlantes hachent les verveines et les œillets. Seul, le réséda des bordures tient encore bon, mais il sent la pêche cuite.

Dans la maison, Isabelle se tient les tempes, plus nerveuse qu’un chat par temps d’orage.

Les enfants se sont réfugiés dans la remise, orientée au nord. Les camarades pourront-ils venir, par ce vent ? Laurent soutient que la locomotive des garçons coupera le vent comme avec un canif, mais que la locomotive des filles restera en panne. La discussion technique menace de s’envenimer.

Ludovic est monté avec sa fourche dans la resserre du foin, qui coupe la remise à mi-hauteur. Tout à coup on l’entend s’exclamer et rire :

— Laurent, v’nez vouarre ! V’nez vite vouarre !

Les enfants lèvent le nez. Ludovic, au bord du plancher surélevé, brandit sa fourche à quatre dents. À la pointe de chacune des dents, un raton de quelques jours, empalé, palpite.

Les filles se sont sauvées, criant et se cachant les yeux. Laurent reste là, horrifié et fasciné, les mâchoires serrées, les cils battants. Ludovic descend lentement les échelons, dos à l’échelle, maintenant la fourche en l’air.

— Tu les vois, mon p’tit Laurent ? Tu les vois les rats ?

Il rit et de sa main libre caresse le cou nu, ce cou de fille qui jaillit de la blouse échancrée et où une petite artère bat à la naissance de la gorge.

Laurent regarde la fourche et serre les dents sur un grandissant malaise. Il ne va pas s’évanouir, tout de même ? Ludovic se moquerait de lui. Pourtant, c’est la même sensation que le jour où il s’était coupé profondément la jambe et passait son doigt sur la coupure. Cela faisait à la fois du mal et du bien — et tout d’un coup l’horizon s’était mis à tourner comme une toupie…

— Regarde, mon vieux pointu.

Ludovic posa la fourche à terre, dégagea un des ratons, du bout de sa chaussure, et l’écrasa minutieusement sous son talon, comme une groseille.

Laurent vit le plancher se soulever jusqu’à son menton, ferma les yeux et se laissa mollement glisser à la rencontre du plancher.

— Ben quoi, dit Ludovic, t’es poulette à ce point-là ? C’est malheureux quand même, faut bien te dresser…

Le Corbiau Gentil s’était enfui dans un de ses terriers, Dieu sait où. Lise, dans la cour, tournait sur elle-même, frappait le sol du pied et se pressait le front. Mais elle a beau supplier son esprit inventif de lui fournir une raison de ne pas croire à la souffrance des rats, l’esprit renâcle. Toutes les « z’histoires » du monde n’empêcheront pas que les ratons n’aient senti passer la fourche au milieu de leur petit ventre gras. Ils ne pourront plus jamais trotter sur leurs pattes roses et tendres comme des radicelles, ils ne sont pas comme Juliette, qui sort indemne du bûcher, « pas même le bout du nez roussi… »

C’en est trop. Elle part d’un trait vers la maison, ras écartés, se jette sur Isabelle.

— Oh ! Z’amie, Z’amie, Ludovic… les rats…



Morne journée. Le vent du sud souffle toujours. Isabelle, de plus en plus malade, est dans sa chambre, volets fermés. Ludovic ne sort pas de la cuisine, il doit être d’une telle humeur qu’on n’ose y penser. L’explication a été chaude. Isabelle a bondi dans la remise et on a entendu alterner les éclats de sa voix irritée et la voix insolente et grasseyante du valet.

— C’est bon, a dit Mme Durras. Vous partirez demain. J’en suis bien fâchée pour Marie-Louise, mais vous avez dépassé la mesure.

Marie-Louise, quand elle a su la nouvelle, s’est mise à pleurer. Les enfants, aussi affligés qu’elle, essayaient de la consoler :

— Pleure pas, Marie-Louise. On t’écrira, on t’enverra la photographie des poules…

Morne journée. On se traîne entre la chaleur d’un soleil invisible et le rayonnement de la terre aride. Le jardin est un Sahara planté de fleurs artificielles vieilles de dix ans. Sur le chemin de la ferme, Clodomir l’endormi, le fils lymphatique du fermier farouche, transporte des seaux d’eau avec la lenteur expirante d’une abeille sous la pluie d’automne.

Est-ce que ce vent du sud va durer toute la vie ? Laurent est grognon. Lise presque muette et le Corbiau Gentil, errant languissamment avec eux, ne cesse de retourner dans sa tête active l’interrogation qui l’obsède depuis la veille ; « Est-il vrai que Carl-Stéphane soit parti seulement pour « une dizaine de jours ». Pourquoi avait-il dit au revoir à tout le monde avec un air… avec un air… avec l’air qu’on a quand on s’en va pour longtemps ?

Vers le soir, Isabelle est redescendue. Elle allait un peu mieux et tout le monde a repris vie. Assise au piano, Laurent à ses pieds, sur un petit tabouret, attentif et paisible, elle joue aux enfants la marche des Rois Mages, qu’elle a composée pour eux. Lise, un doigt levé, écoute les voix graves, les voix barbues des Mages arrêtés dans le désert, sous les étoiles, et cherchant le chemin de Bethléem. Elle les voit, solennels et chargés de présents, tels qu’ils passent dans l’air, avec leurs coffres et leurs chameaux, leurs barbes et leurs couronnes, lorsque revient la nuit de l’Épiphanie et qu’ils déposent sur des lits d’enfants, dans la maison des Bories, des oranges et de merveilleuses petites galettes cuites au feu du désert.

Et le Corbiau se demande quel est ce chemin que Carl-Stéphane doit suivre tout seul, s’il ne risque pas de se perdre en route et s’il rencontrera l’étoile et les Mages pour le ramener aux Bories, comme un roi, avec l’or, la myrrhe et l’encens.

Et Laurent tend l’oreille aux accords en mineur et pense que sa mère est belle.

Et Ludovic, en passant dans le couloir, grimace un sourire de haine et crache sur la porte du salon.

Et Marie-Louise, dans la cuisine, prépare tristement son dernier potage.



Cette nuit-là, Isabelle ne put fermer l’œil avant l’aube. Les trois petits dormaient dans son lit et elle à demi nue, maudissant l’étouffement des plafonds, allait et venait sans bruit du lit à la fenêtre, de la fenêtre à la porte et de la porte au lit. Tantôt elle essuyait doucement la sueur qui perlait au front des enfants, tantôt, le buste penché hors de la fenêtre, elle essayait de trouver une bouffée d’air frais dans la nuit opaque. Tantôt, l’oreille collée à la porte fermée à clef, elle écoutait les pas suspendus de Ludovic, qui parcourait le vestibule du deuxième étage, soulevé de haine et qui à un moment donné, descendit l’escalier sur ses pieds de feutre et resta là, dans le couloir. Jusqu’à ce qu’il fût remonté, Isabelle se tint derrière la porte, serrant dans sa main la hachette de la cuisine. Elle n’avait jamais su se servir d’une arme à feu.

Vers la fin de la nuit, l’orage éclata, délivrant la terre, et Isabelle s’endormit pour deux heures, car elle devait se lever tôt pour conduire Ludovic et Marie-Louise à Chignac où ils prendraient le train de Clermont.

Une dernière fois, Ludovic saisit les rênes. Il n’avait pas desserré les dents et son front bas rappelait la couleur plombée du ciel, la veille.

Isabelle au fond de la voiture parlait affectueusement à Marie-Louise, dont les yeux rougis lui faisaient peine.

— Ah ! ma pauvre Marie-Louise, qu’une femme est donc malheureuse, quand elle dépend d’un homme !

Et Marie-Louise soupirait :

— Si on pouvait seulement savoir ce qu’ils ont dans la cervelle…

Les pavés pointus de Chignac retentirent sous les roues. Isabelle se pencha pour répondre au bonjour du curé de Saint-Jeoire, qui s’en allait à la gare à bicyclette. Elle aperçut au même moment une silhouette dégingandée qui s’effaçait au coin d’une rue. Carl-Stéphane ici ? C’était bien lui, elle aurait reconnu entre mille cette manière de dévisser la taille en marchant et de rejeter alternativement les épaules en arrière.

Quand elle eut déposé le couple à la gare, elle revint dans la ville, arrêta la voiture au coin de la rue où elle avait aperçu la silhouette du jeune homme et parcourut les alentours à pied.

C’était la saison des oronges et la petite ville était emplie de l’odeur des champignons, entassés dans les rues à même le pavé et que des paysannes triaient, assises sur le revers de leurs jupes noires, avant de les mettre en sacs pour l’expédition.

Plus tard, Isabelle devait se souvenir de cette odeur de mousse et de cuir neuf et garder le souvenir de son tailleur de serge bleu marine et de ses souliers de peau grise circulant avec précaution parmi les éboulements d’oranges éclatantes et vernies, pareilles à des œufs de Pâques dans leurs coques de daim blanc.

Elle ne trouva personne et reprit le chemin des Bories, pensive, inquiète. Que faisait Carl-Stéphane à Chignac, alors qu’elle le croyait à Paris ? Pourquoi lui avait-il menti ? Pourquoi se cachait-il ?

Elle se promit de revenir un jour prochain, de le retrouver et d’éclaircir cette énigme, qui la tourmentait plus que de raison.

Mais la semaine passa sans qu’elle eût le loisir d’exécuter son projet. En attendant les nouveaux domestiques, il fallait tout faire à la maison. Laurent avait proposé, flambant de zèle : « Ma Gentille, si tu veux, je remplacerai Ludovic pour tout le temps. Je sais très bien bêcher le jardin et soigner Bichette. Toi, tu sais faire la cuisine et conduire la voiture. Puisque tu dis toujours qu’on n’est pas riche, ça nous fera une économie…

— Dis donc, mon gros, avait-elle répliqué, si je voulais faire de toi un jardinier et un garçon d’écurie, crois-tu que je dérangerais Mlle Estienne pour te donner des leçons ? C’est très bien de savoir bêcher le jardin, soigner Bichette, faire la cuisine et conduire la voiture. Mais il faut aussi savoir faire quelque chose de mieux. La véritable économie, c’est de travailler de toutes ses forces à ce qu’on peut faire de mieux et que personne ne pourrait faire aussi bien que vous. Hmm ?

Et Clodomir était venu faucher l’avoine, panser Bichette et entretenir le jardin, maniant languissamment une bêche ensommeillée et un sécateur à couper les songes.

Puis il fallut songer à la provision de bois. L’automne pourrissait déjà la fin du mois d’août. Avant le lever du soleil, des brumes traînaient sur le paysage bleu, humide et massif comme une grosse prune. Les soirées étaient plus fraîches, l’odeur de la forêt, au crépuscule, plus proche et plus hardie. Une averse passa sur la montagne et quand le voile d’eau se leva, on vit pointer dans la verdure sombre des sapins, très haut, une mèche couleur de miel.

Un matin, Isabelle s’éveilla sous un choc brusque. C’était ce soir qu’Amédée revenait. La vie simple, ordonnée, laborieuse, allait à nouveau se doubler de ce cauchemar étranger à sa vie, ce déroulement cruel et hagard où elle tenait sa partie malgré elle, essayant toujours d’en démêler le sens et de ne pas perdre la bonne direction.

Un ciel chargé de nuées gris jaunâtre, couleur de mauvais œuf, assombrissait la fin d’une lourde après-midi quand ils s’en furent tous les quatre à Chignac dans la voiture. « Pourvu que nous ayons le temps de rentrer avant l’orage, » pensait Isabelle oppressée par la chaleur moite, le silence de la campagne à peine troublé de brefs coups de vent qui prenaient les feuillages à revers, les retroussaient vivement et les laissaient retomber, — oppressée davantage encore par l’inquiétude, la tristesse de ce revoir, par une sorte de nausée morale.

Lise et Laurent bavardaient, contents de la promenade. Lise pariait que leur père serait de bonne humeur, content de rentrer à la maison et qu’il leur raconterait une z’histoire de militaires. Laurent pariait qu’avant une heure, une question d’arithmétique viendrait sur le tapis et qu’il serait giflé.

— Et toi, Corbiau, qu’est-ce que tu paries ? Allons, réveille-toi, Corbiau z’empaillé.

— Je ne parie rien, répondit le Corbiau, de sa voix nette et tranquille. Je n’ai pas d’imagination.

Et elle rencoigna dans le fond de la victoria sa petite figure blanche et ses yeux de lémurien qui voit lentement descendre le boa.

Ainsi, les uns riant et plaisantant, les autres craignant sans bien savoir ce qu’ils craignaient, ils passèrent sous le grand hêtre où Carl-Stéphane, blême et résolu, se préparait à accomplir ce qu’il jugeait son suprême devoir et l’ordre inéluctable du destin.

Aucun des quatre ne soupçonna sa présence, ni le regard dont il les suivit longtemps. Et Carl-Stéphane ne soupçonnait pas davantage la présence de Ludovic accroupi derrière un talus, — Ludovic qui, lui aussi, avait reconnu certaine silhouette dégingandée au tournant d’une rue de Chignac et qui était revenu le lendemain flairer la piste de sa vengeance et sentait maintenant qu’il touchait au but.


XII


Lise avait deviné juste. M. Durras rentrait content. Pareil à ces collégiens qui n’aiment le collège que durant les vacances, il regrettait la vie de famille aussitôt qu’il en était privé.

Pourtant, cette période de service militaire avait passé plus vite qu’il ne l’aurait cru, grâce à un petit quelque chose qui lui avait donné beaucoup de satisfaction.

Le petit quelque chose possédait en propre un nez court et très blanc, qu’un drôle de mouvement de physionomie abaissait du bout et dilatait des narines comme celui d’un chien qui flaire le gibier, au-dessus d’une grande bouche mollement ondulée, mais d’un rouge saisissant qui la rendait visible d’aussi loin qu’un signal d’aiguillage.

Et, ma foi ! peut-être bien qu’il la reverrait, car elle avait éveillé en lui, certainement, plus qu’un désir banal. Elle était si sentimentale ! Elle avait eu tant de chagrin de le quitter ! C’était, au fond, une nature idéaliste qui n’avait pas la vie qu’elle méritait, comme bien d’autres. Une petite femme déclassée qui aurait fait une excellente épouse, au fond, si elle avait trouvé un homme capable de la comprendre. Elle était pleine de bons sentiments, délicats, désintéressés. Elle l’avait mené chez le meilleur confiseur de la ville pour choisir des bonbons pour les enfants et avait paru si étonnée quand il lui en avait offert une boîte… Oui, peut-être qu’il lui demanderait de venir le retrouver, de temps à autre, au Puy ou à Clermont. Bien entendu, il lui enverrait le prix de son billet, en deuxième classe. Deux, trois jours ensemble, cela lui ferait de petites vacances. La vie de reclus qu’il menait aux Bories ne lui valait rien, au fond. S’ils avaient vécu dans une grande ville avec des distractions à leur porte, Isabelle et lui n’en seraient jamais venus à se quereller comme ils le faisaient. Il n’y avait aucune raison, à y bien réfléchir, pour qu’une femme comme elle, intelligente et d’un caractère sérieux, n’appréciât pas un homme comme lui. C’était la faute aux circonstances, uniquement.

Il jeta sa cigarette, baissa la vitre du compartiment. Le train entrait en gare. Isabelle était là, avec les enfants. Il trouva qu’elle avait embelli pendant son absence et lui fit signe de la main, avec un sourire auquel elle répondit.

Au sortir de la gare, il s étonna de ne pas trouver Ludovic. Isabelle le mit au courant, insistant sur le caractère louche du garçon, sur ses allées et venues dans la maison, la dernière nuit.

— Allons donc ? disait M. Durras, levant des sourcils stupéfaits. Et moi qui n’étais pas là ! Vous avez dû avoir peur, toute seule avec les enfants ?

À vrai dire, elle ne se souvenait pas d’avoir eu peur. Elle se souvenait d’avoir fait le guet, tout le corps en éveil, avec le désir obscur de se servir de sa hachette, et le désir contradictoire d’entendre Ludovic remonter dans sa chambre. Elle répondit cependant qu’en effet elle n’était pas rassurée et Amédée parut content.

Ils continuèrent à parler de ces événements, du ménage de domestiques qui devait arriver dans deux jours, de l’arrangement actuel, avec Clodomir.

— Parfait, parfait. Vous avez très bien fait.

C’était intéressant, ces nouvelles de la maison. Cela vous donnait une espèce de sentiment de supériorité, cet échange de menues informations qui n’intéressaient qu’un petit groupe de personnes privilégiées, celui-là même dont vous faisiez partie. Oui, malgré les discordes et quel que fût l’attrait des aventures passagères, cela existait, le foyer.

Il passa l’index sous le lobe de l’oreille d’Isabelle, car il avait pris place sur le siège d’avant, à côté d’elle, qui conduisait.

— Et alors, vous, Isabelle, cela va bien ?

Elle répondit en souriant ; « Très bien, très bien, » et lui jeta un coup d’œil étonné et investigateur dont il fut un instant gêné. Mais il ne lui en voulut pas.

— Et Kürstedt, à propos ? A-t-il bien travaillé ?

— Il doit être à Paris depuis huit jours. Mais je pense qu’il reviendra bientôt,

— Il vous a fait la cour, hein ? demanda-t-il en lui serrant le haut du bras, par plaisanterie.

Cette idée qu’on pût faire la cour à une femme aussi froide que la sienne l’amusait prodigieusement.

— Prenez donc garde aux enfants, murmura Isabelle d’une voix basse et rapide.

— C’est vrai, les enfants…

Il se retourna vers le fond de la voiture. Lise, les mains aux genoux, se penchait vers son frère, secouait ses boucles en riant.

— Tu vois, j’ai déjà à moitié gagné. Qu’est-ce que tu me donneras, en pour ?

— Macache, dit Laurent. On avait parié sans enjeu.

— Ah ! zut, c’est vrai. Eh ! bien, ça fait rien, Tu m’embrasseras quand même, dis, mon z’animal ?

— Tais-toi ! souffla Laurent.

Il venait de s’apercevoir que leur père les écoutait. Amédée retrouva sur le visage du petit garçon cette expression de méfiance animale qu’il ne pouvait souffrir. C’était sa première impression désagréable depuis le retour. Lise était incomparablement plus gentille et plus intelligente, pensa-t-il. Au moins, elle n’avait pas peur de lui. Fallait-il qu’un enfant eût la conscience chargée pour avoir peur de son père !

— Qu’aviez-vous parié, Lise, raconte-moi ça ?

Elle n’hésita pas.

— On avait parié que tu nous rapporterais des bonbons.

On, qui ça on ? Toi, tu avais parié pour les bonbons. Et Laurent, pour quoi avait-il parié ?

— Laurent ? Eh bien, Laurent, il avait parié pour des pétards.

— C’est toi qui as gagné, dit M. Durras en souriant, tu auras la part de ton frère. Et toi, Anne-Marie, tu n’avais rien parié ? Pourquoi me regardes-tu avec ces yeux ronds ? On dirait que tu ne me reconnais pas ?

— Oh ! mais si, oncle Amédée, répondit une petite voix sage, à peine perceptible, du fond des coussins.

Amédée se retourna vers sa femme. Avec les enfants, la conversation était vite épuisée.

— Je crois que nous aurons tout juste le temps de rentrer, dit-elle en désignant du bout du fouet les nuées basses.

La nuit approchant avec l’orage, la campagne prenait un aspect cadavérique. Des masses de violet cendreux s’accumulaient au creux des haies, comme un reflet pâli des nuages violet noir, couleur de plaie empoisonnée, qui descendaient lentement vers la terre, d’une seule pesée. Tout se taisait, sauf l’appel monotone que lançait par intervalles un crapaud perdu dans un champ, — et cette note cristalline et résignée s’élevait tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt près, tantôt loin, faible, unique, obsédante, omniprésente inoubliable.

Lorsqu’ils arrivèrent au bas de la dernière côte, des roulements de barriques encore sourds et lointains préludaient de l’autre côté du plafond de nuages. Mais on apercevait déjà la maison et Chientou arrivait ventre à terre, fou de joie, se roulait aux pieds d’Isabelle, bondissait dans la voiture pour répondre aux cris des enfants, s’échappait, revenait, saluait enfin Amédée d’une flairée diplomatique et d’un va-et-vient de queue courtoisement protocolaire.

Tout le monde était descendu pour soulager la jument que Laurent guidait par la tête, tirant avec elle à plein collier. Les petites filles allongeaient le pas pour essayer de rattraper Laurent et M. Durras venait par derrière, sa femme à ses côtés.

Comme on dépassait le grand hêtre, de larges gouttes, molles et lourdes comme du mercure, étoilèrent la poussière,

— Voici la pluie, dit M. Durras. Dépêchons.

À peine avait-il fini de parler qu’une sèche détonation craqua. Il fit un geste du bras et tomba sur les genoux.

Dans le tumulte qui s’ensuivit, personne ne prit garde à Chientou qui se dressait contre le tronc du hêtre en aboyant furieusement. Personne, sauf le Corbiau Gentil qui serrait ses deux bras repliés contre ses côtes, ne disait mot, ne bougeait pas et regardait tout, de ses yeux dilatés dans une face livide. Lise poussait des cris perçants. Laurent, avec le sang-froid surprenant de certains nerveux, avait d’abord calmé la jument et maintenant il aidait sa mère à hisser le blessé dans la voiture. Il vit du sang sur ses mains, ferma les yeux et serra les dents,

— Qu’est-ce que c’est ? Que s’est-il passé ? demanda M. Durras d’une voix mince, faible, plus émouvante encore que la vue du sang.

Isabelle secoua la tête, comme pour signifier : « Je ne sais pas, je ne sais pas. » La crispation de ses mâchoires l’empêchait de parler.

— Maman, sanglotait Lise, est-ce qu’il va mourir ?

Elle fit « non, non » de la tête.

— Pleure pas, dit Laurent, on n’a pas besoin de çà. Allez, donne-moi la main, viens. Viens, Corbieau, reste pas plantée comme une souche. T’inquiète pas, Ma Gentille, je m’occupe des gamines.

Isabelle saisit la bride de la jument et tira comme si toute son énergie était passée dans son poignet.

La montée s’acheva sous une pluie battante, parmi les roulements incessants qui se rapprochaient. Laurent avait jeté une couverture sur les épaules des filles et se laissait mouiller.

Au moment où le cortège arrivait à la barrière du jardin, un fracas semblable à la chute verticale d’une énorme pile d’assiettes éclata derrière eux, sur la route, accompagné d’une lueur fulgurante.

Psshiiou, fit Laurent, sifflant entre ses dents. Celui-là n’est pas tombé loin.

M. Durras avait perdu connaissance. Laurent proposa d’aller chercher Clodomir pour aider à le transporter. Isabelle fit « non », de la tête, courut chercher une chaise ou elle assujettit à l’aide de deux serviettes nouées ce corps tragiquement inerte et en réunissant leurs forces, ils parvinrent à le transporter dans la maison. Un cordial le ranima pendant qu’Isabelle lui dénudait le torse et lavait la blessure, — un petit trou rond à la hauteur de l’omoplate gauche. Quand elle eut achevé un bandage sommaire, elle courut chercher des vêtements secs, fit signe aux enfants de se déshabiller, entassa du papier et des fagots dans la cheminée, y jeta une allumette, s’engouffra dans le couloir, revint enveloppée d’une limousine qui lui tombait jusqu’aux pieds, un béret de laine blanche enfoncé sur les cheveux, désigna du bras la direction de Chignac et disparut. Une minute après, on entendait le roulement de la voiture décroître et se perdre.

Laurent traduisit pour son père, d’un ton rassurant, plein de promesses :

— Elle va chercher le médecin. N’aie pas peur, elle sera bientôt de retour.

M. Durras hocha la tête, ferma les yeux et s’appuya sur ses oreillers, dans le fauteuil où on l’avait assis. Il était encore plus pâle que d’habitude et respirait péniblement, les traits crispés par une expression de souffrance.

Le frère et la sœur se dévêtirent devant le feu flambant et crépitant. Le Corbiau ne bougeait pas, les yeux fixés sur Amédée. Laurent la secoua par le bras.

— Qu’est-ce que tu attends pour te déshabiller ? Enlève-moi ça, ouste, c’est trempé.

La petite fille poussa un profond soupir, défit ses sandales et retira sa robe, avec des gestes lents, suspendus, de nageur entre deux eaux.

Quand ils furent assis tous les trois, bien au sec, devant la cheminée, le Corbiau se pencha vers Laurent, chuchota très bas :

— J’ai vu celui qui a tiré. C’est un petit gros, avec une casquette.

— Où ça ?

— Dans le champ, derrière les arbres. Il s’est sauvé tout de suite.

— Je n’ai rien vu, dit Laurent, tu es bien sûre ?

Elle hocha la tête.

— Sûre. Je le dirai aux gendarmes. Et toi qu’est-ce que tu diras ?

— Rien, puisque je n’ai rien vu.

— Qu’est-ce que vous racontez ? demanda Lise en poussant sa frimousse curieuse entre leurs têtes rapprochées.

— Rien, coupa Laurent, d’un ton sévère.

Des sourcils et des lèvres, il fit signe au Corbiau de se taire. C’était là des soucis de grande personne.

— Si, reprit Lise en secouant ses boucles. Le Corbiau te raconte une z’histoire sur celui qui a tiré.

— Comment, une histoire ? protesta le Corbiau d’un air inquiet.

La petite fille se rapprocha encore et demanda mystérieusement :

— Est-ce qu’il était habillé en facteur ?

— Tu dis des âneries, coupa Laurent. C’était un petit gros avec une casquette et… attends, attends… oui, je crois bien qu’hier j’ai vu un petit gros, justement, avec une casquette, rôder autour de la maison à l’entrée de nuit. Et même je suis rentré pour prendre mon pistolet et quand je suis ressorti le type avait fichu le camp.

— Tu vois, appuya le Corbiau avec conviction. C’était lui. Il faudra le dire aux gendarmes.

Lise regardait le feu. Du moment que le « type » n’était pas habillé en facteur, ce n’était pas un contre-facteur, et ce n’était plus du tout intéressant. Elle se tourna vers son père, hocha la tête en le considérant d’un air apitoyé. Encore un peu de patience. Tout à l’heure, « dans cinq minutes, » on entendrait la voiture, la Z’amie ouvrirait vivement la porte en annonçant quelque bonne nouvelle et le blessé serait guéri.

Il faisait maintenant tout à fait noir. Les éclairs craquants et fulgurants éblouissaient les vitres, presque sans interruption et à chaque fois, la pluie redoublait de violence sous les décharges, comme une toupie sous le fouet.

— Sa Gentille qui est dehors… murmura Laurent.

Tous les trois se regardèrent avec une telle anxiété que Lise n’y put tenir, chercha du réconfort.

— Chientou est avec elle… dit-elle avec élan.

Les deux autres lui jetèrent un regard incertain et tout le monde se tut, pliant les épaules sous l’attente interminable, dans la maison qui n’était plus défendue.


XIII


Le plan de Carl-Stéphane comportait deux morts : celle de M. Durras et la sienne. Ainsi, pensait-il, son geste demeurerait pur. Il délivrerait tout le monde, — sa victime elle-même, engagée dans une impasse, exécuterait l’ordre du destin qui, durant ces huit derniers jours, avait parlé à sa conscience un langage impérieux et s’offrirait du même coup à cette justice supra-terrestre, dont il ne doutait pas, bien qu’il n’en pût concevoir la forme.

Quant aux conséquences terrestres de son acte, il n’y avait jamais songé, lorsqu’il vagabondait en gesticulant à travers la campagne, aux alentours de Chignac, ou s’avançait sur la route jusqu’au grand hêtre qui l’abritait dans son feuillage pendant des heures, immobile, perdu de contemplation, enivré de certitude et de sacrifice, extasié de désespoir.

Tout à l’heure, lorsque la voiture était passée sous l’arbre, et qu’il avait entendu monter vers lui la voix joyeuse des enfants, le bonheur des holocaustes l’avait transpercé de part en part, l’avait cloué à sa branche, tel un clou d’acier géant. Et son esprit avait glissé hors du temps, jusqu’au moment où la pression de son pouce sur la crosse du revolver et de son index sur la gâchette se fondirent tout à coup en une seule sensation, où il entendit une détonation, accompagnée d’une courte flamme, vit tomber un homme et comprit que c’était lui qui venait de tirer. Alors tout s’abolit dans une stupéfaction sans limites.

Du sang, des cris, un homme chancelant qu’une femme et un enfant hissaient péniblement dans une voiture, tout seuls sur une route déserte, sous le crépuscule d’orage… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Lui, l’auteur de ce tumulte lamentable ? Jamais, jamais il n’avait voulu cela. Il avait tiré sur un simulacre, il attendait… Qu’attendait-il ? Tout, sauf ce qu’il voyait. Cela ne ressemblait à rien. Ce n’était même pas tragique. C’était pitoyable et désordonné : un homme affalé sur les coussins tachés de rouge, une jeune femme en chapeau et en costume tailleur qui tirait le cheval par la bride comme un roulier, et des petites jambes nues d’enfant qui trottaient sous la pluie. Ils s’en allaient, tous ensemble… Quel sens trouver à cela ? Et maintenant ? se tuer ? Pourquoi faire ? Cela ne signifiait plus rien.

Il regarda machinalement ses doigts écartés, qui avaient laissé choir le revolver. Ses longs doigts blancs, féminins, irresponsables. Et tout à coup, il pensa ; « Je lui ai tiré dans le dos ». Cette idée le redressa, le poussa le long du tronc, jusqu’à la route et il se mit à fuir sous l’orage, le cerveau bourdonnant, criblé, affolé par l’idée qui devenait le battement de ses artères, le rythme de sa course, le mouvement de sa respiration, la substance de son sang : « je lui ai tiré dans le dos »…



Ludovic se dressa au sommet du talus, le dévala en deux enjambées et s’approcha du hêtre, qu’il considéra de bas en haut, avec curiosité et une sorte d’estime gouailleuse. Son mauvais sourire lui tirait la lèvre de biais, comme un mégot, — et il ne trouvait à dire, en secouant la tête, que ces trois mots à la fois subjugués et menaçants :

— Ben, mon gars… ben, mon gars…

Son pied heurta le revolver dans l’herbe. Il le ramassa et le coucha dans la paume de sa main droite, en le flattant de la main gauche, comme il aurait fait d’un cheval. Décidément, la chance était pour lui. Avec cette petite pièce à conviction, il les tenait. Elle pourrait toujours lever le menton. Avait-il eu du flair, non mais, avait-il eu du flair, en laissant sa femme à Clermont pour venir surveiller le Kürstedt ! Jamais il ne l’aurait cru capable de ça, cet efflanqué !

— Ben, mon gars… Ben, mon gars…

Il tendait le cou, pour tâcher d’apercevoir encore la haute silhouette dégingandée qui avait fondu dans le crépuscule, sous un voile de pluie sifflante.

— Cours toujours, mon fils, dit-il tout haut. Tu n’iras pas loin.

Ce triomphe le payait en une fois de toutes les servitudes. Enfin, il était le maître de quelque chose et de quelqu’un. Il tenait deux vies entre ses mains, il pouvait faire souffrir, il était riche.

Par une bravade plus ou moins consciente, il s’adossa au tronc du hêtre, qu’il sentait bouger sous son épaule lorsque les assauts du vent tordaient sa ramure fouettée de pluie. Le danger de la foudre ? Peuh ! Sa chance ne le rendait-elle pas invulnérable ? Se fait-on écraser lorsqu’on vient de gagner le gros lot ? Solidement piété sur le sol, le dos à l’arbre, Ludovic défiait les éléments, enivré par la complicité des circonstances.

Il fut foudroyé en pleine certitude, lorsque la décharge s’abattit sur le grand hêtre. La terre et les nuages réglaient leurs comptes aveugles et Ludovic n’eut pas le temps de s’étonner de ce démenti infligé à sa confiance. Une gifle géante l’écrasa sur le sol. Cela ne fit guère plus de bruit que l’éclatement d’une noix plaquée par le vent d’automne sur la route dure. Mais la grosse branche du hêtre, tranchée vive, s’abîma dans un fracas soyeux, recouvrit le corps inerte avec un tremblement inextinguible de personne vivante.


XIV


Une peur imprécise, glaçante, serrait Isabelle à la nuque et la volonté d’avancer quand même lui bandait le menton, tendu, raide et douloureux sous la pluie. Elle s’efforçait de ne penser à rien, ni au danger présent, ni à l’angoisse qui lui scellait les mâchoires, ni aux enfants restés tout seuls à la maison, ni aux suites probables de cette tragique aventure. Elle s’appliquait à bien tenir les rênes et à rester calme, pour ne pas affoler la jument. Chientou, dressé sur ses pattes de derrière, posait les pattes de devant sur le siège, près de sa maîtresse, mais à chaque fois qu’une lézarde fulgurante et tonnante déchirait l’obscurité, il se rejetait dans le fond de la voiture avec un gémissement humble. Isabelle aurait voulu lui parler, elle ne le pouvait. Elle tira sur les guides en voyant un tas de branchages abattus en travers de la route, arrêta la voiture et sauta à terre pour écarter l’obstacle. Le chien se mit à hurler lugubrement et la jeune femme cria, les dents ouvertes par un élan panique, lorsque son pied heurta un corps étendu sous les branches.

Elle revint en courant vers la voiture, foula le chien, tête et flancs, sous ses mains affolées en lui criant de se taire. La jument pointait les oreilles et commençait à danser. Isabelle se dompta pour lui parler d’une voix normale et quand la bête fut calmée, elle était calme aussi. Elle décrocha la lanterne, en se disant avec une sorte d’insensibilité anesthésique qu’il fallait montrer à cette femme ce qui l’attendait, là-bas, et qui devait être le comble de l’horreur. Ensuite, elles tiendraient conseil.

La surprise lui arracha un autre cri, un cri de soulagement farouche ;

— Ah ! Ludovic ! C’est Ludovic ! Ah ! c’est trop beau ! Ah ! la crapule ! c’est trop beau !

La lumière jaune de la lanterne, constamment dévorée par la lueur des éclairs, tombait sur la face intacte de Ludovic, yeux béants, bouche ouverte, et sur le haut de son corps. Le revolver brillait contre son flanc, comme un innocent caillou noir tombé au milieu des feuilles.

Isabelle recouvrit le cadavre en frissonnant et se redressa. Il lui semblait qu’elle n’avait plus rien à faire sur cette route. Mais si : il fallait aller chercher le médecin à Chignac, téléphoner au Puy pour faire venir un chirurgien, si le médecin se déclarait incompétent…

La jument renâclait de terreur en franchissant l’obstacle, tenue par la bride sous le mors. Elle partit comme un trait dès qu’Isabelle fut remontée sur son siège. C’était, par bonheur, une bête docile et paisible, qui ne s’était jamais emballée de sa vie et qui possédait une vieille expérience des orages, même aveuglants, cinglants et tourbillonnants comme celui-ci. Mais elle conserva de cette course une extrême nervosité en face des branchages tombés qui barraient une route, recouvrant on ne savait quoi.

Elle allongeait le trot, allongeait le cou, et battait des quatre fers quand une rafale de vent lui envoyait en travers des pattes, à la volée, un grand coup de pluie froide.

— Stop ! cria Isabelle en tirant sur les rênes. Où allez-vous ? Montez !

Carl-Stéphane leva sur elle un visage sans regard. Il posa un pied sur le marchepied, saisit d’une main le montant du siège, mais il lui fallut s’y reprendre à trois fois avant de parvenir à coordonner ses mouvements. Il ruisselait comme un rat tombé dans une flaque. Isabelle le regardait, les yeux agrandis, la bouche tordue par une grimace de stupéfaction douloureuse. C’était donc vrai ? C’était donc vrai ?

Elle craignait et appelait ses premiers mots. Il se pencha vers elle :

— Je lui ai tiré dans le dos, articula-t-il péniblement avec un accent étranger beaucoup plus prononcé qu’à l’ordinaire.

Elle remit machinalement la jument au trot, d’un clappement de langue. Il ne fallait pas perdre un instant, Chientou poussait son nez contre les vêtements trempés du voyageur.

— Ce n’est pas possible ! marmottait Isabelle, parlant à la nuit, à la pluie. Ce n’est pas possible !

Elle tourna brusquement la tête vers lui, pour le regarder, pour se convaincre. Il sentit son mouvement, la regarda aussi :

— Moi, moi, reprit la voix lente, appliquée et gutturale, je lui ai tiré dans le dos. Je lui ai tiré dans le dos.

— Il faut que vous soyez devenu fou ! Comment avez-vous pu…

La tête de Carl-Stéphane s’inclina sur sa poitrine. Il soupira profondément et murmura quelque chose pour lui tout seul. Isabelle se pencha. Il répétait :

— Je lui ai tiré dans le dos…

— Il n’est pas mort, dit-elle. Il ne mourra pas. Oh ! comment avez-vous pu… Mais qu’espériez-vous donc ? s’écria-t-elle avec une soudaine violence.

Pas de réponse. La pluie mâchait à millions de mâchoires le gâchis boueux des ornières. Un craquement sec éclata sur la droite et une petite bille de feu bien ronde serpenta vivement sur la route inondée, à deux pas de la voiture, preste et joueuse, à la manière d*un lézard ou d’une souris. Elle s’éteignit en chuintant et l’averse redoubla, avec des sifflements, des assauts forcenés.

— À quelques centimètres près… pensa Isabelle.

Soudain elle se dressa toute droite, comme hallucinée. Elle venait de voir en imagination ses enfants orphelins.

Non, non, n’y pas penser, chasser cette idée. Deux secondes de plus, elle allait se mettre à hurler comme le chien, tout à l’heure, à courir follement vers la maison, à travers la tempête.

Elle se contraignit à se rasseoir, rassembla les guides. Carl-Stéphane, à côté d’elle, se laissait ballotter par les cahots de la voiture, les coudes aux genoux, la tête ensevelie dans ses mains. Une colère rouge la souleva contre cet insensé, à cause de qui ses enfants risquaient de la perdre. De quoi s’était-il mêlé ? L’avait-elle prié d’intervenir ? S’était-elle jamais plainte ? Oh ! ce droit haïssable sur la vie des autres que les êtres s’arrogent au nom de l’amour ! Croyait-il donc qu’Amédée était l’obstacle, entre elle et lui ? S’imaginait-il forcer sa volonté par un meurtre ? Un meurtre ! Introduire la mort dans son jeu, la mort qu’elle repoussait tous les jours, sous toutes ses formes ! Voilà donc ce qu’il méditait, ce fol, ce mangeur de chimères, ce Gribouille qui prétendait jouer les Lohengrin !

Elle lui jeta un regard irrité, le vit si défait, si pitoyable, que sa colère fondit d’un seul coup et qu’elle l’embrassa, les larmes aux yeux. Son seul ami, le seul être qui lui eût témoigné du dévouement, depuis des années. Et voilà qu’elle allait le perdre… Carl-Stéphane la regarda d’un air surpris et préoccupé, comme quelqu’un qui cherche à comprendre une leçon difficile.

— Allons, remettez-vous, dit-elle, criant pour surmonter le bruit des rafales. Remettez-vous, Stéphane. C’était un coup de folie. Il faut oublier. Mon mari vivra et pour tout le monde Ludovic sera le coupable. Mais comment se trouvait-il là ? Étiez-vous… complices ?

— Ludovic ? répéta lentement le jeune homme, en fronçant les sourcils avec effort.

— Vous ne l’avez pas vu ? Vous ne savez rien ? Je l’ai trouvé sur la route tout à l’heure, mort, foudroyé. Il avait un revolver. Était-ce le vôtre ou le sien ?

Elle pariait toujours en criant, la bouche près de son oreille, comme on parle aux sourds. Et lui faisait un effort terrible pour comprendre ce qu’elle lui disait, qui devait avoir pour lui une importance capitale et qu’il n’arrivait pas à comprendre, à cause de cet essaim qu’il avait dans le cerveau, qui faisait tant de bruit, toujours le même bruit :

— Je lui ai tiré dans le dos… Je lui ai tiré dans le dos…

Les rêves les plus fantastiques ne lui avaient jamais produit pareille impression d’incohérence et d’impuissance. Où donc, en quel lieu inaccessible pourrait-il trouver le sens de ces mots que quelqu’un à côté de lui, criait à tue-tête, ces mots qui devaient avoir un sens capital :

— Foudroyé, tué par la foudre, comprenez-vous ? Était-il à vous, ce revolver ? Le revolver, Stéphane, est-ce que vous m’entendez ? Le re-vol-ver à côté de Lu-do-vic… Mon Dieu, est-ce qu’il est devenu fou ?

Il n’était pas fou. Il le serait peut-être devenu si rien n’avait obligé son esprit à s’arracher à l’inconscience qui menaçait de l’engloutir. Pour le moment, il avait oublié tout ce qu’il savait de lui-même avant le coup de revolver, et en même temps, tout ce qu’il savait de français, excepté un mot : « moi » et une phrase : « Je lui ai tiré dans le dos… » Mais son cerveau travaillait comme il n’avait jamais travaillé. Il travaillait à répéter trois syllabes, trois coups de marteau patients, obstinés, pour éveiller les souvenirs ensevelis, de l’autre côté du mur :

— Lu-do-vic… Lu-do-vic…

Tout à coup, l’image de Ludovic répondit à son nom et le mur tomba. En même temps il entendit dans sa mémoire les paroles d’Isabelle qu’il avait enregistrées tout à l’heure sans les comprendre. Ludovic était étendu mort sous le hêtre, son revolver à la main. Comment il se trouvait là, peu importait. L’important, c’était la leçon éblouissante qui s’en dégageait pour lui : son crime lui était remis, la vie recommençait, comme avant. Et sa victime ne mourrait pas.

— Ah ! s’écria-t-il en renversant le front sous l’averse, je puis donc encore être heureux !

Ce cri bouleversa Isabelle. Qu’il était enfant !

— Dites-moi ce que je dois faire, pour réparer. J’irai soigner votre mari, je demanderai son pardon…

— Avez-vous tout à fait perdu la tête ?

— Alors quoi ? demanda-t-il déconcerté.

— Vous allez prendre le premier train pour Paris. De là, vous écrirez à mon mari qu’une cause quelconque vous rappelle dans votre pays. Si vous pouvez y retourner, en effet, cela vaudra beaucoup mieux pour tout le monde.

— Mais… vous ? Comment vous reverrai-je ?

— Il vaut beaucoup mieux ne pas me revoir.

— C’est impossible, balbutia-t-il en pâlissant.

Elle ne répondit pas et il sut que dans son esprit c’en était fait, qu’elle avait décidé de ne le revoir jamais. L’inutilité de sa révolte le découragea d’avance de tenter le moindre effort. Ainsi, à douze ans, il avait voulu se laisser mourir de faim après avoir compris ce qu’était la mort.

— M’écrirez-vous ? demanda-t-il très bas.

— À quoi bon ?

— Ainsi, ce sont des adieux ?

Elle inclina la tête, gravement.

— Ne voulez-vous pas au moins arrêter un instant ? Il me semble… Ah ! j’avais tant de choses à vous dire…

— Y songez-vous ? dit-elle violemment. Vous oubliez tous ceux qui m’attendent, à la maison.

À la maison… Elle allait remonter tout à l’heure à la maison, sans lui qui n’y entrerait plus jamais. Il ne pourrait plus jamais dire la maison en parlant de cette maison des Bories, la seule qui fût pour lui, vraiment, la maison.

Le désespoir lui serra la gorge. Tout l’abandonnait. Il avait cru s’offrir en holocauste et ne conservait que le remords d’un crime inutile. Il avait cru délivrer cette femme d’un cauchemar et elle retournait d’elle-même à ce cauchemar. Il avait cru gravir un sommet et voilà qu’il retombait dans la nuit, plus incertain que jamais, privé d’amour, désespéré, doutant même des raisons de son geste, qu’il avait cru si pur. Immolation ou traîtrise ? Sacrifice d’un amant idéal ou coup de couteau d’un Napolitain jaloux ? Ce prétendu simulacre, ce « mort », c’était tout de même le mari, — un mari bien vivant. Pourquoi donc ne s’était-il pas tué immédiatement, quand il l’avait vu tomber, comme il s’était promis de le faire. Était-il autre chose qu’un lâche convoiteux ? Et s’il aimait Isabelle d’un amour vraiment désintéressé, pourquoi tant d’amertume contre elle, parce qu’elle l’écartait de sa vie ? Non, rien ne valait la peine d’exister. Boue et sang, tout n’était que boue et sang. Qu’attendre d’un tel monde ?

Les grondements de l’orage s’éloignaient par vastes bonds, au-dessus des champs noyés. La pluie tombait encore, en fine vapeur rousse dans le halo des lanternes.

— Il faudra nous quitter à l’entrée de Chignac, dit Isabelle. J’irai tout de suite chez le médecin et de là à la gendarmerie.

La jument trottait ferme, sur la route plate. Encore quelques minutes et les lumières de Chignac trembleraient au loin dans l’air humide. Il aurait fallu verser dans ces dernières minutes une essence infiniment précieuse, de quoi embaumer toute une vie de souvenir, mais elles ne contenaient rien que l’instabilité angoissée qui prélude aux séparations.

Et voici la petite maison du cantonnier avec une seule fenêtre éclairée au bord de la route…

— Il faudra vous changer en arrivant à l’hôtel et demander qu’on vous allume du feu, dit tout à coup Isabelle. Et si vous aviez pris froid, n’oubliez pas : cinq à six gouttes de teinture d’aconit dans du lait chaud et des sinapismes aux jambes.

Il ne put s’empêcher de sourire sous ses larmes. Oui, c’était bien ainsi qu’elle devait le quitter, inflexible et maternelle. Quelle belle unité il y avait dans la loi qui gouvernait les êtres, à travers tant d’incohérence et de contradictions ! Cette pensée le réconforta un peu dans son malheur. Ce n’était guère plus qu’un ver luisant dans un tunnel, mais cela suffisait à vous rappeler que la lumière existait et qu’on l’avait autrefois goûtée.

Quand la voiture s’arrêta, on entendit le silence de la campagne, les feuilles qui s’égouttaient, les rigoles qui coulaient avec un rire rauque et bas au fond de l’ombre.

La jument encensait, secouait les gourmettes comme pour dire : « Allons ! Allons ! » Le chien s’ébrouait, joyeux. Carl-Stéphane se pencha sur les mains d’Isabelle, mais elle prévint son mouvement et serra virilement les siennes. Comme il se redressait, il sentit contre sa joue une joue froide et mouillée, des lèvres chaudes.

— Adieu, mon petit enfant, dit-elle à voix basse. Je vous souhaite la plus belle revanche. Vous verrez plus tard que tout cela n’était rien.

Il sauta à terre, s’adossa à un arbre pour la regarder s’éloigner, enveloppée dans sa cape de berger, silhouette sombre entre les feux cahotants des lanternes.

Il ne souffrait pas encore. Il ne pensait qu’à ne pas bouger, afin que ne séchât pas trop vite, sur sa joue, cette trace de pluie ou de larme qui lui picotait la peau.


XV


Amédée gisait au fond de quelque chose qui pouvait être une cuve de nuages aux parois molles, ou un ravin, ou une vallée synclinale.

Une grosse pierre pesait sur sa poitrine, une pierre ronde et plate qui pouvait être une table d’orientation en basalte d’Auvergne ou bien une meule de gruyère…

…Et si ç’avait été une meule de gruyère, on l’aurait mangée. On l’aurait mangée. On l’aurait, donc, mangée.

…Mais pourquoi parler au conditionnel ? Et puisque

…Manger une pierre ? Que disait-il donc, qu’on l’aurait mangée ? Et puisque… Mais d’abord, savoir ce qu’il était question de manger… Et qui mangeait ? Laurent, oui, bien entendu, mangeait du pain et du saucisson, assis sur la pierre. Tout ça lui était bien égal. Il mangeait du pain et du saucisson, et sans faim, je vous prie de le croire, histoire de peser un peu plus lourd. Un point, c’est tout.

…Mais puisque

…Ah ! pourquoi criait-elle toujours comme ça : « Monte ! Monte ! » comme si l’enfant avait été en danger. Il n’était pas en danger, que diable, puisqu’il était avec son père. Son père n’allait pas le manger, peut-être. Mais folle, folle ! « Monte ! Monte ! » Une voix, ah ! des larmes, ah !… Comme elle criait, comme elle criait… comme elle pleurait, comme elle pleurait… Quelque chose d’atrocement absurde et conditionnel de pleurer comme ça, parce que Laurent mangeait du pain et du saucisson. Et, nota bene, très exactement assis tout seul sur cette pierre d’un quintal, dix grammes et cinquante centigrammes — et le père enterré là-dessous, s’il vous plaît. De sorte que pour le faire sortir de là-dessous il aurait fallu déployer une force de… allons, de combien, Laurent, en dynes ? Naturellement, tu ne sais pas. Tiens, tu n’es qu’un crétin, va le dire à ta mère et qu’elle vienne me chercher ici, car je commence à en avoir assez, assez et plus qu’assez, tu m’as compris ?

…Ah ! monte, monte ! Eh bien ! non, c’était exaspérant à la fin. Et, nota bene, elle aussi avait une pierre d’un quintal, dix grammes et cinquante centigrammes sur la poitrine et le petit s’asseyait dessus, tout pareil. Toujours du pain et du saucisson et aucune espèce d’utilité. Alors, à quoi bon, n’est-ce pas ? Toujours est-il que si on raconte maintenant que le père le tenait par la jambe pour l’empêcher de monter, c’est très exactement le contraire, je vous prie, monsieur Kürstedt et il n’y a qu’à s’en laver les mains, et encore avec une pierre ponce.

…Mais pourquoi est-ce qu’il fait l’imbécile, maintenant, sur sa table d’orientation ? C’est pour me faire peur, hein ? C’est pour me faire peur, dis ? Laurent ! Laurent ! Veux-tu bouger tout de suite et ne pas me faire peur comme ça ! Laurent ! À quoi ça sert de raconter que tu es mort, puisque ta mère ne te croira pas ? Laurent ! Laurent !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Isabelle donnait à boire au fiévreux, redressait les oreillers qui le maintenaient assis dans son lit. Les visions du délire s’effaçaient pour un moment, une respiration oppressée, mais régulière, succédait au monologue sourd et précipité, haché de cris d’angoisse, et la jeune femme retournait s’asseoir au creux d’un fauteuil. Lasse, les derniers roulements de l’orage retentissant encore dans sa tête, elle se sentait accablée par une tristesse sans bornes. Demain matin, à la première heure, le chirurgien du Puy serait là, Amédée guérirait de sa blessure, elle en avait la certitude. Mais elle avait aussi la certitude que nul chirurgien ne pourrait jamais débrider la plaie secrète qui empoisonnait l’atmosphère autour d’eux.

Cette nuit-là, le Corbiau s’éveilla en sursaut, poursuivie par le souvenir d’un événement terrible auquel il fallait penser, penser, penser… mais aussitôt dégagé de sommeil, son cerveau lui répondit : « Non, c’était Ludovic. Les gendarmes savent que c’était Ludovic » et elle se rendormit avec un soupir de bien-être.



Comme Isabelle l’avait prévu, la cicatrisation de la blessure fut rapide :

— Vous êtes bâti à chaux et à sable, mon cher monsieur, dit le médecin, le jour où il enleva les fils de suture. Vous vivrez jusqu’à cent ans.

— Grand merci, docteur. Je n’y tiens pas.

Quand ils furent seuls, Amédée se tourna vers sa femme, poussé par le démon des jouissances amères :

— Ma pauvre amie, vous avez manqué une belle occasion de vous débarrasser de moi.

Il attendait une protestation passionnée mais elle se contenta de hausser les épaules. Toute la matinée, il médita sombrement.

Elle l’avait bien soigné, c’est vrai, veillant à son chevet aussi longtemps qu’il avait été en danger, présente au moindre appel, — et patiente. C’est vrai. Mais pourquoi avait-elle l’air si tranquille ? Il aurait voulu revoir, au moins une fois, penché sur lui, ce visage que lui avait fait, jadis, l’attaque de croup de Laurent : une cire creusée à coups de pouce, où seuls les yeux vivaient, au fond des orbites, pareils à deux flammes de cierge allumées par l’angoisse sous la voûte d’une chapelle. Elle priait comme une folle, à ce moment-là. Elle avait voué son fils au bleu et au blanc jusqu’à l’âge de douze ans, pour que la Vierge le prît sous sa protection, — ce qui était d’autant plus absurde qu’Isabelle avait cessé de croire, comme lui, à la religion de son enfance, mais tout devenait bon, quand il s’agissait de Laurent. On l’aurait fait marcher à quatre pattes et manger de l’herbe. Mais pour lui, pas de danger qu’elle priât le Bon Dieu, la Sainte Vierge ou les anges !

Isabelle interrompit le cours de ses pensés en lui apportant son déjeuner, et le visage d’Amédée s’éclaira, car il voyait sur le plateau une tasse de consommé de volaille, une aile de poulet et une crème aux amandes grillées, — le même menu qu’elle avait servi à Laurent le jour où il avait dit : « J’ai faim, » et où ces deux mots l’avaient lancée en tourbillon à travers toute la maison, criant à tout le monde, d’une voix insensée : « Il est guéri ! »

— Aurez-vous assez ?

— Merci, c’est juste ce qu’il me faut.

« Ouf ! ces escaliers… » soupira Isabelle en s’asseyant au pied du lit. Elle portait la main à son ventre avec une petite grimace.

Eh bien, reposez-vous, dit-il brusquement. Personne ne vous oblige à vous fatiguer.

Mais pendant qu’elle déjeunait, en bas, avec les enfants, il la fit monter à deux ou trois reprises, sous prétexte d’ouvrir la fenêtre ou de remplir sa boule d’eau chaude, en réalité parce qu’il les entendait rire et que tout d’un coup il s’ennuyait et se sentait seul.

Les enfants venaient le voir plusieurs fois par jour, tournaillaient un moment dans la chambre comme des hirondelles et ressortaient plus vite qu’ils n’étaient entrés.

— Ne vous sauvez donc pas comme ça, leur dit-il un jour, d’une voix mécontente. Asseyez-vous et restez un peu tranquilles.

Ils s’assirent en cercle, posèrent les mains sur leurs genoux et le regardèrent, de leurs yeux brillants, quêteurs, qui paraissaient toujours attendre quelque chose d’étonnant. Amédée cherchait désespérément un sujet de conversation. Lise vint à son secours :

— Et puis z’alors, papa, à quoi tu penses, quand tu es comme ça tout seul dans ton lit ?

— Mais… à rien. Je me repose.

— Tu te racontes pas des histoires ?

— À mon âge on n’aime plus les histoires.

— Eh ben vrai, zut ! Heureusement que j’aurai jamais ton âge ! Tu veux pas que je t’en raconte une tout de même, pour voir ?

— Si tu veux…

Il était sensible à l’intention, mais dès les premiers mots, il perdit pied.

« Et puis z’alors, le prince des Escarboucles dit à ses écuyers de seller son cheval blanc. Et puis z’alors dans la forêt, y avait des corolles et des topazes plein. Et puis z’alors, une fée arriva, avec une robe de clair de lune et un manteau d’argent brochant sur le tout. — Non, monsieur, vous êtes qu’une calembredaine. — Tarare, madame, mon cœur est à vos pieds. — Pouh ! là, là, vot’cœur, si vous saviez ce que j’aime mieux une boîte à thé d’hurluberlus, la loi punit le contrefacteur… »

— Quoi ? quoi ? Mais elle n’a ni queue ni tête, ton histoire, ma pauvre fille, elle est absurde !

Lise se tut brusquement, se mordit la lèvre et contempla son pied potelé, nu dans sa sandale, qu’elle balançait avec rage. Tout allègre et confiant que fût son caractère, ce n’était pas absolument ce qu’on appelle un bon caractère et elle se montrait aussi chatouilleuse sur le chapitre des « z’histoires » que sur celui de la vitesse limite accordée au train des filles.

Laurent la considérait de haut, la narine retroussée, l’œil pétillant, comme il eut regardé un oiseau-mouche en colère.

— Oncle Amédée, demanda tout à coup le Corbiau Gentil, voulez-vous faire une partie de dames avec moi ?

— Je veux bien, dit-il enchanté, car il aimait en premier le jeu d’échecs, et en second, le jeu de dames. Il pensait qu’avec une petite fille, ce ne serait qu’une partie pour rire. Aussi son étonnement fut grand quand, au bout de dix minutes d’un jeu négligent, elle lui rafla sept pions et fit dame et qu’il découvrit tout à coup son plan, fort bien mené depuis le commencement. Cela raisonnait donc parfois comme un adulte, un enfant ?

Il contre-attaqua, elle se défendit. La partie dura longtemps. Les deux autres s’étaient envolés et faisaient à eux seuls, dans la cour, plus de vacarme que les pintades. Mais Amédée ne les entendait pas. Il marchait de surprise en surprise.

— Savez-vous que la petite Anne-Marie est étonnante ? dit-il le soir à Isabelle, qui cousait auprès de son lit, à la veillée.

Elle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les sourcils et regarda son mari avec une moue doucement ironique.

— Elle réfléchit, elle calcule. Elle est bien plus intelligente que les autres enfants de son âge.

— Combien avez-vous observé, dans votre vie, d’enfants de son âge pour pouvoir énoncer une idée générale sur l’intelligence des enfants de cet âge ? demanda Isabelle, d’une voix suave.

— Il n’y a pas moyen de raisonner avec vous, bougonna M. Durras en haussant les épaules.

Le lendemain, il se mit en devoir d’initier la petite fille au jeu d’échecs. Quand elle apporta l’échiquier à son chevet, les deux autres voulurent s’en mêler.

— Laisse-nous, Laurent. Tu n’y comprendrais rien, tu es trop bête.

Laurent sortit en sifflotant, les mains dans les poches. Le Corbiau Gentil serra les lèvres et baissa la tête. Lise n’avait rien entendu, fascinée par les noms enchanteurs des pièces de l’échiquier. Elle les déplaçait, les faisait virevolter, les apostrophait :

— Le Fou, allez dire au Roi que la Reine est dans la Tour avec le Cavalier.

— Voyez-vous ça ! dit Amédée. Et que fait-elle dans la Tour avec le Cavalier ?

La petite lève un regard où ruisselle du ciel :

— Le Cavalier chante, papa, et la Reine écoute.

— Non, trancha le Corbiau, de sa voix nette et monotone. Le Cavalier dit : « Madame, il faut me suivre. Le Roi est un mort vivant et il y a danger, » mais la Reine dit : « Je ne peux pas » et personne ne sait pourquoi.

— Qu’est-ce que tu racontes ? s’écria Amédée, en souriant. Tu veux faire concurrence aux histoires de ta cousine, à présent ?

— Elle est jolie, approuva Lise en hochant ses boucles d’un air connaisseur.

— Allons, laisse-nous jouer. Va-t’en retrouver ton frère !

— Ils appellent ça jouer ! s’écria la Zagourette en brandissant vers le plafond des mains indignées. Rester là comme des bûches, sans rien dire, ils appellent ça jouer !

Elle sortit en coup de vent et on l’entendit bondir de marche en marche en chantant « Cochon laiteux ».

Amédée disposait ses pièces : La Tour, le Cavalier, le Fou, la Dame Noire sur la case noire… La petite fille le regardait, sans bouger.

— Oncle Amédée ?

— Eh bien ?… Parle donc !

— Savez-vous ce que c’est qu’un mort vivant ?

— Qu’est-ce que tu racontes ! C’est au moins Laurent qui t’a mis ces âneries en tête. On est mort ou on est vivant, il n’y a pas de milieu. Allons, suis-moi bien. Nous allons faire manœuvrer les pions, simplement pour t’exercer. Regarde bien comment je dispose mes pièces : la Tour, le Cavalier, le Fou…

Elle s’appliquait de toutes ses forces à bien suivre, serrait les lèvres, écarquillait les yeux, mais que c’était compliqué ! Celui-ci qui marche en ligne droite, celui-là qui saute de deux en deux, cet autre qui avance en diagonale… Si seulement elle avait pu leur laisser le temps de voyager dans son esprit comme ils voyageaient sur l’échiquier, — d’accomplir ce long voyage en caravane jusqu’au fond de son esprit, là où se tenait le prisonnier, derrière le mur de cristal… Il n’y aurait rien de fait tant que celui-là ne se serait pas intéressé à ce voyage des personnages noirs et blancs, car c’était lui le véritable partenaire d’Amédée, non pas elle. Elle n’était qu’une petite fille timide, et l’oncle Amédée l’intimidait terriblement. Elle sentait tellement qu’il allait se fâcher si elle ne comprenait pas assez vite ! Aussi elle les retenait tous à la surface, la Tour, la Dame, le Roi, le Cavalier, le Fou, et les simples pions qui marchaient à l’avant-garde, et cela finit par une épouvantable salade de noir et de blanc, — salade dans sa tête, salade sur l’échiquier où tous les personnages gisaient, renversés d’un revers de main.

— Seigneur ! Moi qui te croyais intelligente ! Mais tu ne comprends rien à rien, ma pauvre enfant ! Tiens, range-moi cet échiquier, j’y renonce.

Elle ne se fit pas prier, courut retrouver Laurent.

— Tu sais, c’est impossible, son jeu d’échecs. Je suis trop bête.

Elle était si heureuse de pouvoir lui dire qu’Amédée l’avait trouvée aussi bête que lui ! Le petit garçon la regardait, campé sur ses jarrets, les mains dans les poches, le nez mobile, l’œil brillant d’humour :

— Ma pauv’ vieille, si tu l’écoutes, tu seras bête toute ta vie. Tu sais donc pas que quand il vous parle il vous fait pousser des oreilles d’âne ?


XVI


Septembre d’or fondit dans octobre bleu. Des vols de grives s’abattaient sur les genévriers de la montagne et des bandes de corbeaux emplissaient le ciel de croassements à contretemps, quittant les hauts sapins pour la vallée.

Quand ils passaient au-dessus des Bories, une plaisanterie toujours neuve consistait à dire :

« Eh ! Corbiau, voilà tes frères qui t’appellent ! » et le Corbiau souriait sans répondre, en remontant ses épaules d’oiseau égyptien. Cette année-là, elle suivit longtemps des yeux le vol noir et croassant, comme si elle confiait un message à ses frères.

Elle aimait tous les oiseaux, vivants ou morts. Quand un chasseur apportait des grives, elle réclamait la faveur de les plumer. Marie se faisait un peu prier. Marie, la femme du flegmatique Antonin, était une créature rêche et sèche, gouvernée par une conception intransigeante des devoirs et des prérogatives d’une cuisinière. « Les patrons commandent au salon, la cuisinière à la cuisine, » tel était son dogme. Elle avait dû cependant fléchir devant Isabelle, qui n’admettait pas facilement les dogmes et ne se fiait à personne pour la sauce béarnaise. Quant à la petite, elle n’était pas gênante, bien tranquille dans son coin et après tout, c’était assez commode de trouver les oiseaux tout plumés au moment de les faire cuire…

Cric, cric, cric… Pour plumer la tête sans l’écorcher, il fallait tendre la peau sur le crâne avec le pouce de la main gauche… Voici l’oiseau plumé, tout nu, avec son vieux petit crâne et ses bras manchots. Le Corbiau le tourne et le retourne entre ses mains, le cœur serré de tendresse et d’angoisse. Cela fut une grive, qui chantait, qui se bourrait de grains de genièvre, et maintenant, qu’est-ce que c’est ?

Elle alignait les petits corps sur la table de la cuisine, bien en ordre, sortait sans bruit, montait sans bruit à la chambre d’amis, au fond du vestibule du premier étage. Cela avait été la chambre de Carl-Stéphane et maintenant, qu’est-ce que c’était ?

Elle ouvrait le premier tiroir de la commode, et la chambre redevenait la chambre de Carl-Stéphane, puisque la bille d’agate était là, posée sur le petit miroir ancien que le jeune homme avait envoyé de Paris « pour son Gentil Corbiau », avec d’autres jolis cadeaux pour Lise et Laurent, avant de retourner dans son pays, d’où il reviendrait… quand ? « Je n’en sais rien, » répondait Isabelle quand Lise ou Laurent lui posait la question, car le Corbiau Gentil ne prononçait jamais le nom de Carl-Stéphane.

Mais la bille d’agate était là, réfléchie par l’eau un peu trouble du miroir encadré d’argent.

La petite fille allait fermer la perte à clef, marchant sur la pointe des pieds, le cœur battant. Elle revenait à la commode, sortait avec précaution bille d’agate et miroir, les posait sur la table.

Dans le deuxième tiroir, il y avait l’échiquier, avec un traité du jeu d’échecs. Elle posait le tout sur la table et commençait à travailler, lisant tour à tour et déplaçant ses pions :

— Le Fou court en diagonale sur les cases de sa couleur, en avant et en arrière…

Elle lisait tout haut, mais ce n’était pas sa propre voix qu’elle entendait : c’était une voix lente, gutturale, qui faisait admirablement comprendre ce qu’elle disait, laissant voyager chaque mot, chargé de sens, jusqu’où il lui plairait d’aller… On avait tout le temps, on avait toute la vie devant soi pour comprendre ce que cette voix disait, — car on ne pouvait rien imaginer de plus doux que d’écouter cette voix-là pendant toute sa vie et de s’avancer lentement dans le chemin que cette voix-là vous avait ouvert, ce chemin où il fallait avancer toute seule. Mais qu’on était bien, toute seule avec cette voix-là !

— Le pion marche comme une tour, mais sans pouvoir reculer, et prend comme un fou, en diagonale, lorsqu’une pièce ou un pion adverse…

Des bancs de brume s’étalaient dans la vallée. Ils s’élevaient avec lenteur, conservant leur aspect de matelas foulé jusqu’à ce que le vent les prît, les cardât furieusement, les jetât sur la maison comme pour l’engloutir sous cette vague floconneuse qui sentait la noix fraîche et la fumée, — mais la maison ressortait intacte du chaos et la vague allait s’effilocher sur les sapins de la montagne, noircir l’or des bouleaux et des foyards disséminés dans leur nappe sombre et tenter vainement d’éteindre ce tout petit arbre d’espèce inconnue qui brûlait là-haut d’un feu sourd, complètement rouge.



M. Durras, tout à fait remis, mangeait de bel appétit et mangeait de tout, excepté du saucisson, qui lui inspirait maintenant une étrange répugnance. L’heureuse disposition de la convalescence s’était maintenue en lui lorsqu’il fut debout et valide et on le connut plus gai qu’il n’avait jamais été, taquinant Isabelle, plaisantant avec les petites filles et même avec Laurent, qui ne savait qu’en penser. Mais un jour, sa femme le vit s’asseoir à table avec le visage sombre et fermé qu’elle connaissait trop bien. Les enfants, avertis, se tinrent cois et la vie reprit comme auparavant, craintivement tapie dès qu’on entendait un pas d’homme descendre l’escalier, follement débridée et bondissante autour d’Isabelle, qui menait la ronde, aussitôt qu’il n’était plus là.

Pourtant il ne s’était rien passé. Rien, sinon ceci que M. Durras avait voulu écrire au Petit Nez de Chien de venir le retrouver au Puy pour quelques jours de vacances avant l’hiver. Il avait pris sa plume et commencé en souriant : « Chère petite amie… » Et à ce moment-là, ayant fait un effort pour se représenter celle à qui s’adressaient ces mots, il s’était demandé par quoi cette femme avait bien pu lui plaire. Il ne retrouvait dans sa mémoire que des propos plats et prétentieux, supérieurement agaçants, proférés par une bouche peinte. Il se rappelait aussi qu’elle l’avait promené pendant toute une après-midi devant tous les bijoutiers de la ville, et il commençait maintenant à se demander si ses allusions répétées à sa vieille montre qui « battait la chabraque » et marquait toujours l’heure des rendez-vous avec vingt minutes de retard…

En somme, qu’est-ce que c’était que cette femme-là ? D’où sortait-elle ? Elle avait beau se donner pour une femme du monde… Une femme du monde ne couche pas avec un homme, aussi séduisant soit-il, au bout de la première soirée de conversation. Même si elle aime les hommes, comme toutes les femmes, elle fait semblant de ne pas y tenir. Et une femme du monde n’épluche pas ses sardines avec son couteau et ne s’essuie pas la bouche avec son pain quand elle vient de manger de la salade. Et elle ne dit pas en parlant de gens, précisément, du monde : « C’est du monde bien. » Et si elle avait eu son brevet supérieur, comme elle le prétendait (ce qui, entre parenthèses, était fort peu « femme du monde », car on sait bien que les femmes du monde ne savent rien), elle n’aurait dit « Quoique ça », pour « malgré cela », et « je m’en rappelle » et « en face la gare ». Allons ! elle lui avait menti, depuis A jusqu’à Z et comme toujours, il avait été trop bon, trop naïf, toujours prêt à s’attendrir, toujours pris par les sentiments…

Furieux contre elle et contre lui-même, il rejeta cette aventure au néant, d’un haussement d’épaules, et de nouveau la suite des jours à vivre lui apparut comme une terne procession de jours déjà vécus.

Le travail restait son refuge. Là, pas de surprise, pas de mirages à craindre, pas de décevantes métamorphoses. La pensée était sûre de son objet, l’esprit, sûr de sa pensée. Il se retrouvait lui-même, un homme équilibré, lucide, averti, méthodique, impartial, habile à classer les idées et les faits et à exprimer les unes et décrire les autres en formules claires et définitives. Encore six mois d’effort et sa Géologie du Massif Central serait au point, un ouvrage sans précédent pour la minutie de la documentation, l’ampleur des déductions, la nouveauté du plan. On verrait alors ce que c’était qu’Amédée Durras.

Il rentra dans son domaine clos, où ne pénétraient ni femme, ni enfants, ni chagrin, ni angoisse, d’où l’imprévu était banni — et la bourrasque d’hiver se mit à tourner autour de la maison sans qu’il s’en aperçût.

Tous les soirs à six heures il descendait faire sa partie de dames avec le Corbiau Gentil, qui avait retrouvé grâce à ses yeux. Isabelle cousait auprès du feu, les enfants lisaient ou jouaient tranquillement, assis loin d’elle. Encore empreint de cette espèce d’imperméabilité que lui conférait le tête-à-tête avec sa pensée, il percevait leur présence comme un défilé d’ombres chinoises, à l’arrière-plan de sa conscience, de sorte que les hostilités entre Laurent et lui se trouvaient suspendues, faute pour ainsi dire de combattants. Cependant son corps, poursuivant sa vie propre, s’épanouissait à l’intérieur du triple cercle de chaleur, de lumière et de saveurs qu’Isabelle traçait autour des siens, au cœur des éléments déchaînés.

Elle faisait de l’hiver une fête perpétuelle au creux de la maison tapissée de bien-être, qu’elle emplissait, comme un nid, de choses brillantes et bonnes à manger. Comment s’y prenait-elle pour transformer quatre mois d’isolement farouche en une seule longue journée irradiée par la merveille de deux syllabes : Noël ? Son pouvoir se manifestait par mille petits riens : une bougie rose, une chandelle romaine, un quartier d’orange ou une noix glacée dans une caissette de papier gaufré, — plus subtilement, par un sourire, une inflexion de voix qui suggérait des joies et des promesses mystérieuses, par une allégresse triomphante, une capacité d’espérance et de bonheur infinie, enfantine : Noël. Et cette joie recouvrait la tragédie d’un destin douloureux, accepté avec pleine conscience, pour sauver des vies plus faibles, nourries de son sang et qui exigeaient innocemment la pleine consommation du sacrifice : Noël.

De l’autre côté des murs, la tempête menait ses combats aveugles, chaotiques, lançait sur la maison un bélier de vent qui l’ébranlait tout entière d’un coup sourd, comme une vague contre un récif, puis se débridait en une galopade panique, aiguisant, à mesure qu’elle s’éloignait par-dessus forêts et montagnes, le long cri surhumain de la vitesse éperdue.

Ce pandémonium cessait aussi brusquement qu’il avait éclaté et les enfants sortaient en criant de plaisir dans le froid clair, scintillant de gemmes sous le soleil. La neige était brassée, feuilletée en énormes tas, découvrant par endroits le sol nu, dur et sonore. Le vent de la Margeride ravinait ses terres en maître sanglier. Çà et là, un creux fouillé par la bourrasque imitait l’empreinte d’un torse immense, au revers d’un talus blanc. Il ne fallait qu’un peu d’imagination pour se croire au pôle. Chientou figurait tour à tour un traîneau tiré par une douzaine de chiens de traîneau, un Esquimau, un phoque, un ours blanc, une banquise. On risquait une expédition jusqu’à la factorerie de la baie de Baffin, où Bichette mastiquait son avoine dans un parfum de cuir et de crottin, dans la chaleur des fourrures.

Les explorateurs avaient si chaud qu’ils enlevaient leurs guêtres et pataugeaient dans la neige, entre la maison et l’écurie, jambes nues jusqu’aux cuisses. Le feu caché dans le froid les brûlait et Isabelle au retour enduisait de lanoline leurs membres gercés en respirant sur eux, à grandes goulées, une odeur d’eau pure et de plein vent.

La nuit venue, les leçons apprises et les devoirs faits, Lise grimpait sur les genoux de sa mère, Laurent montait sur le siège de son fauteuil et lui passait les bras autour du cou et le Corbiau, assise à ses pieds, tout contre elle, appuyait la tête sur ses jambes ! Leur groupe formait ainsi une figure hindoue à seize membres et quatre visages, voguant paisiblement au fil des histoires, entre le feu et la nuit.

C’était tantôt Isabelle qui contait, tantôt Lise, tantôt Laurent. Chacun avait sa manière et son répertoire. Isabelle brodait sur le fonds inépuisable des contes rustiques, où les hommes font la bête et où les bêtes font l’homme, et de ces fabliaux malicieux où l’esprit païen se venge en riant des puissances chrétiennes, lançant le curé à la poursuite du diable qui n’est qu’un cochon égaré dans l’église, faisant jurer le tonnerre à l’enfant de chœur qui vient d’estourbir, en battant sa coulpe, le merle déniché à l’aube et caché entre chemise et poitrine. Elle contait en patoisant, avec un petit œil rigoleur de paysan sceptique et les enfants, saouls de gaieté, se renversaient dans ses bras comme des javelles.

Quand on avait bien ri : « Et puis z’alors, » commençait la Zagourette de sa voix de clochette voilée, tintant à travers une eau profonde. Cette voix vous promenait à travers des forêts magiques où princes et princesses, enchanteurs et fées foisonnaient comme pinsons et pinsonnes, comme loriots et mésanges, pêle-mêle avec les fleurs et les pierres précieuses, les hurluberlus et les calembredaines. Il y avait aussi des loups débonnaires, tellement bavards qu’ils en oubliaient de manger et des « crocrodiles » qui n’avaient de terrible que le nom. La Zagourette ne pouvait se figurer autrement le danger, n’importe quel danger : un mot inventé pour faire peur aux gens, une manière de « crocrodile ». On n’avait qu’à le regarder en riant et en secouant ses boucles et le monstre, tout décontenancé, essayait à son tour un sourire confus de quarante-deux dents. Et Isabelle qui rêvait, les lèvres perdues dans la chevelure ensoleillée de sa petite fille, se demandait si cette conception du mal était chez elle un trait d’enfance ou un trait de nature et se disait que plus tard il y faudrait veiller.

« Et puis z’alors, à force de raconter à force, à force, moi j’ai plus de langue. Alors maintenant je dis plus rien et le Z’animal va nous faire le Poulailler surpris par un Renard. »

Le Z’animal se faisait un peu prier, avec des mines de grande vedette. Mais peu à peu son corps hanché sur une seule jambe, son cou, sa tête penchée suggéraient le sommeil et voici qu’il roulait au fond de son gosier, derrière la barrière des dents, un ronchonnement nonchalant de volaille qui rêve. Aussitôt l’auditoire se trouvait plongé dans une obscurité vaguement éclairée de reflets de plumages, dans l’odeur chaude et fade du poulailler endormi.

Un souffle rôdeur, coupé de silences, un mouvement sinueux de la main, traduisent l’entrée furtive du renard. À peine un son enroué, filé par le coq, a-t-il révélé le cheminement d’une obscure inquiétude que la clameur d’une poule égorgée éclate, précipitant le poulailler dans un tumulte de cris, dans une neige de plumes arrachées où sonne éperdument le clairon du coq, soudain faussé par un gargouillement d’agonie. Horribles vociférations des veuves, chez qui l’épouvante soutient vigoureusement le regret. Clameurs de mort, bonds silencieux du monstre, tumulte et joie du carnage… Soudain, un bruit de sabots traînés dans une cour de ferme. Souple ondulation du renard, qui fond dans la nuit, sa proie entre les dents. Sur le champ de bataille, éclairé par la lueur d’une lanterne promenée à bout de bras, de rauques appels, des « cott, cott, cott » précipités et stupides racontent une épouvantable histoire à cette voix paysanne qui compte lentement, atterrée : « Eûn’, deux, trrois, quat’pittes et l’coq ! Oh ! la sâ bêête ! la sâ bêête ! »

Le Corbiau ne racontait jamais rien. Elle écoutait, serrée contre Isabelle, les genoux ramenés à la hauteur du menton, sa lourde et lisse chevelure noire glissant le long de ses joues mates — et son attitude, ses prunelles obscures, comme deux puits béants, suggéraient le feu de campement, la brousse, l’auditoire en cercle. Elle ne disait jamais rien, mais parce qu’elle était là, tout devenait plus profond, plus mystérieux, tout semblait venir de plus loin et s’en aller sur une longue route.

Isabelle lui caressait la tête, doucement, sans fin, cherchant à savoir ce qui pouvait bien mûrir dans cette tête, quelle était cette idée dont elle sentait la présence, pour ainsi dire du bout des doigts, sans pouvoir en deviner la nature ? Mais la petite ne disait rien.

C’est ainsi que passent les soirées d’hiver dans la maison des Bories, cependant que le vent aveugle, soulevant le heurtoir de bronze, frappe, frappe, frappe à la porte. Et Chientou, étendu sur la pierre chaude du foyer, de temps à autre allonge une patte timide, effleure le pied d’Isabelle et vite détourne la tête et contemple le parquet d’un air de fiancée pudique, éperdu de bonheur et de confusion parce que sa maîtresse lui pétrit l’oreille et l’appelle en riant « ma vieille bête de chien ».

Un soir, Lise et Laurent s’étaient sauvés dans le couloir pour mijoter quelque tour pendable qui les faisait rire aux éclats. Le Corbiau appuyait sa tête, comme à l’ordinaire, sur les genoux d’Isabelle. Elle leva les yeux et du ton le plus simple, comme si elle continuait une conversation commencée, elle demanda :

— Ma Belle Jolie, pourquoi donc tu n’as pas voulu partir avec Carl-Stéphane ?

— C’était donc ça ? pensa Isabelle, à la fois soulagée et surprise.

Mais de sa surprise, elle ne montra rien. Elle savait aussi être fidèle à un système et le sien consistait à ne jamais laisser pénétrer dans l’esprit des enfants, pour autant que cela dépendit d’elle, la notion des mystères coupables et du fruit défendu. Elle s’appliquait à leur persuader, par toute son attitude et ses propos, qu’il n’y avait jamais rien que de propre et de clair et qu’il fallait toujours aller au fond de tout, avec un regard clair et un esprit bien nettoyé, fortifié de prudence et de volonté.

C’est pourquoi elle répondit, tout naturellement et sincèrement, avec un sérieux qui haussa la petite fille à vingt coudées au-dessus d’elle-même :

— Parce que, vois-tu, mon Corbiau, entre un mari et une femme, même s’ils ne s’accordent pas très bien, il y a la parole d’honneur, — et que ça ne s’emporte pas dans une valise.

« Et puis, parce que je suis à vous et rien qu’à vous, mes Carabis. »


XVII


Pâques, cette année-là, tomba le 1er  avril. On n’avait eu jusqu’alors aucune nouvelle du printemps enseveli sous la neige.

Le matin en s’éveillant, les enfants virent les rameaux de buis chargés de friandises attachés à un barreau de leur lit, près du chevet, et ils surent que cela voulait dire : Résurrection.

Quand les rameaux furent dégarnis, on fit tourner les petites feuilles rondes et vernies sur le fourneau de la cuisine. Elles se creusaient et viraient à toute vitesse comme des barques folles en dégageant une merveilleuse odeur mélancolique de vieux parc enchanté par le temps — l’odeur même de ce conte d’Andersen où le rossignol charme la mort en lui chantant la douceur du cimetière fleuri d’orties.

L’après-midi, un coup de vent d’ouest poussa sur le plateau un tourbillon de flocons lourds qui fondaient en touchant terre et cessèrent de tomber au moment où ils devenaient des gouttes de pluie molle. Le lendemain, des îlots de terre noire affleuraient, entre de larges plaques de grosse neige détrempée, aux cristaux lâches et qui pompaient la boue avant d’être eux-mêmes aspirés dans la profondeur du réseau lâche et spongieux, pour gorger de leur suc les bulbes des orchis et des narcisses blancs. Et le printemps se rua sur la montagne. L’eau ruisselait le long des pentes, miroitait dans les creux, brisant en éclats le soleil nouveau. On entendait partout son chuchotis pressé et son musical sanglot d’impatience quand elle rencontrait l’obstacle d’une grosse racine ou d’un caillou.

Amédée se hâtait d’achever son ouvrage, comme s’il se fût senti traqué par l’impérieuse saison. Laurent dessinait pour sa mère un projet de bandeau de tapisserie aux iris bleus, sur fond jaune. Le Corbiau musait le long des haies, à la recherche de chenilles rares qu’elle mettait dans une boîte percée de trous, et la boîte sous son lit. La Zagourette regardait grossir les œufs de grenouilles dont le filet gluant voilait l’eau du ruisseau et guettait avec une amoureuse impatience les premiers coucous des prés. Encore quinze jours, et les narcisses allaient fleurir dans le pré marécageux, derrière la ferme. Les narcisses ! Rien que d’y penser, on en avait l’estomac serré de joie.

C’est à ce moment qu’Isabelle tomba malade et le printemps s’éteignit.

Depuis quelques mois, elle avait parfois un peu mal au ventre quand elle montait les escaliers. Mais elle n’y prit garde que le jour où la douleur, au lieu de cesser lorsqu’elle s’asseyait, persista, devint lancinante. Elle dut enfin s’aliter, avec une poche de glace pilée sur le ventre et le médecin déclara qu’il fallait l’opérer. Isabelle décida sur-le-champ qu’elle partirait le lendemain même pour Paris où elle connaissait un chirurgien habile. Lise et Laurent se sauvèrent dans le salon et, à force de pleurer dans les bras de l’un de l’autre, s’endormirent au creux du même fauteuil. Quant il leur fallut se mettre à table en face de leur père soucieux et sévère, ils montraient des faces boursouflées où les fleurs carrées du velours de Gênes avaient imprimé des tatouages en creux du plus barbare effet.

— Allons, allons, dit M. Durras, vous n’êtes pas ridicules de vous mettre dans des états pareils ? Votre mère n’est pas perdue, que diable ! Regardez Anne-Marie, elle a un peu plus de bon sens que vous.

Le Corbiau, qui venait de rentrer on ne savait d’où, leva son visage indifférent, un peu plus pâle seulement que d’habitude.

— Il ne faut pas que personne pleure, dit-elle de sa voix nette, sans inflexion. Il n’y a pas à se tourmenter. Isabelle va se faire opérer et tout ira bien. Et si tout n’allait pas tout à fait bien, il n’y aurait pas non plus à se tourmenter. Car ce serait en somme tout ce qu’il y a de plus simple et de plus facile d’arranger les choses pour que tout aille tout à fait bien.

Lise, malgré son chagrin, ne put s’empêcher de rire à cette phrase singulière et Amédée lui-même eut un pâle sourire en se tournant vers sa nièce et pupille :

— Voilà ce que dans toutes les langues on appelle un discours précis…

L’angoisse, plus que la fièvre et la douleur physique, tenait Isabelle éveillée.

N’eût-elle qu’une chance sur mille de laisser sa vie dans cette opération, l’énormité du malheur contenu dans ce millième de chance renversait, dans son esprit, les proportions et l’affolait d’anxiété.

Une seule chose l’eût tranquillisée : emmener les enfants avec elle. Mais comment justifier aux yeux d’Amédée, ce surcroît de dépenses très lourd pour leur budget et cette complication « absurde », comme il dirait certainement ? Car il ne pourrait se douter que si elle tenait tant à les garder près d’elle, c’était pour les empoisonner si elle se sentait mourir.

Elle ne redoutait la mort qu’à cause d’eux. Elle partie, ils étaient perdus. Laurent perdu, dévoré par le chaos, Lise perdue, éteinte à jamais sous un malheur trop lourd pour elle, Anne-Marie perdue, égarée dans ses propres labyrinthes… Elle n’avait confiance en personne. Les siens, les chers siens, l’aimaient sans la comprendre et croyaient à l’opinion publique. Carl-Stéphane, qui l’avait aimée et comprise comme elle aurait voulu l’être quand elle s’appelait Isabelle Comtat, n’avait su que la charger d’une responsabilité nouvelle. Et Dieu était loin et elle n’avait jamais cru, même dans ses heures de piété, qu’il mesurât le vent à la brebis tondue ni se souciât beaucoup de fournir la pâture aux petits des oiseaux.

Elle songea soudain que si elle était morte, quelqu’un d’autre choisirait les robes de ses petites et les habillerait certainement trop long, avec des étoffes communes et des couleurs qui n’iraient pas à leur teint. À cette idée, une telle souffrance la poignit que son visage se couvrit d’une sueur froide.

Non, non, ils ne pouvaient pas plus subsister sans elle qu’elle n’aurait pu subsister sans eux. L’amour avait soudé leur groupe en un seul être et la moindre amputation devenait mortelle. Eh bien ! elle aurait le courage de les tuer de sa propre main, ses petites lumières, pour les soustraire à la mort lente. Ce serait son dernier don, et leur dernier bonheur. La paix pour les quatre, dans l’éternité.

Demain, elle ferait monter Mlle Estienne, qui allait s’occuper des enfants pendant son absence. Elle lui remettrait l’argent du voyage en lui expliquant qu’elle devrait lui amener immédiatement les enfants au reçu d’un simple télégramme : « Venez. » Et elle saurait bien s’empêcher de mourir tant que les enfants ne seraient pas là. À moins qu’elle ne succombât sous le chloroforme… soit, elle ne se laisserait pas endormir, elle dirait au chirurgien de l’attacher et de ne pas s’inquiéter de ses cris.

Et quand les enfants seraient là…

Isabelle se souleva sur un coude, alluma une bougie sur sa table de chevet, saisit un crayon et du papier et commença d’écrire à son mari. Elle écrivait d’abondance, car cette lettre était rédigée dans son esprit depuis longtemps, peut-être depuis toujours.

La lumière clignotante de la bougie éclairait des files de mots hérissés d’angles, des mots samouraïs qui montaient à l’assaut, lances en avant, sous la protection des boucliers droits, entièrement surplombants, qu’étaient les barres des « t ».

« Le premier choc passé, vous comprendrez que j’ai agi pour le bien de tous. J’espère que vous pourrez refaire votre vie avec succès. J’espère aussi que vous aurez assez de caractère pour ne pas vous inquiéter de l’opinion, si les gens trouvent là dedans matière à baver leur petit venin.

« Quant à la mère d’Anne-Marie, si elle vient vous montrer ses grimaces, montrez-lui la porte. On peut avoir pitié d’une guenon, mais non d’une femme qui a moins de cœur qu’une guenon.

« Pour le reste, je n’ai de comptes à rendre à personne. Je désire que les enfants soient ensevelis avec moi, tous les trois couchés sur mon corps. Et si j’ai encore une faveur à demander, c’est qu’on nous oublie. »

Elle plia les feuillets, les glissa sous une enveloppe où elle traça la suscription : « Pour mon mari. À ouvrir après ma mort, » jeta l’enveloppe dans le tiroir de sa table, souffla la bougie et s’allongea sur le dos, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, les tempes martelées par les battements de son sang.

La tension de son esprit lui tirait douloureusement les globes des yeux. Peu à peu cette sensation s’effaça sous la fièvre montante, qui la cahotait doucement sur une couche de plumes, le tumulte des pensées sombra, son corps flotta…

L’antichambre du songe est parfois vide, entre des parois de silence transparent, parfois peuplée de figures qui parlent.

Une petite figure parlait — une petite figure en chemise de nuit, assise sur le lit d’Isabelle. Pas plus de poids qu’un oiseau et une voix blanche, monocorde, une voix de rêve qui n’avait pas l’air de penser ce qu’elle disait : « Il ne faut pas te tourmenter, ma Belle Jolie. À supposer que tout n’aille pas très bien, il ne faudrait pas te tourmenter. Parce que nous, ce serait facile de faire ce qu’il faut. Je voudrais seulement savoir combien il faut manger de graines de pavot ou bien si la ciguë vous fait mourir plus vite… »

Là où elle était, Isabelle trouva ces mots tout simples et tout naturels.

— Écoute, écoute, dit-elle vivement, d’une voix blanche et rapide — la voix, sans doute, de cette Isabelle qui se promenait la nuit tout endormie dans la chambre des enfants, guettant les cauchemars et les perce-oreilles. Écoute, écoute, si on vous dit que je suis morte, il ne faudra pas le croire avant de m’avoir vue. Il faudra vous faire conduire près de moi, et venir contre moi et m’appeler : « Maman ! » Si je ne réponds pas, c’est que je serai vraiment morte. Alors, écoute bien : il faudra prendre ce petit paquet cacheté de cire rouge qui est au fond de la boîte de laque dans le placard de ma chambre. Dans trois verres d’eau, c’est juste ce qu’il faut et ce sera très vite fait. Écoute aussi : tu prendras la lettre qui est dans le tiroir de ma table de nuit et tu la mettras sur ton lit, bien en évidence. C’est pour Amédée.

— Amédée, demanda la petite voix monocorde, qu’est-ce qu’on en fait ?

— Rien, répondit l’autre voix.

Les membres d’Isabelle s’étirèrent au fond du sommeil et un profond soupir sortit de sa poitrine. La petite figure avait disparu.

Elle dormit bien et s’éveilla pleine de confiance. Cherchant à traduire ce sentiment de sécurité, elle se dit : « Tout ira bien. Je sais que tout ira bien. » Elle ne fit aucune recommandation à Mlle Estienne, sinon des recommandations de détail au sujet des enfants, embrassa les petits et partit sans se retourner dans la voiture qui l’emmenait avec Amédée.


XVIII


M. Durras revint au bout de quelques jours, délivré de souci. Il avait fait transporter Isabelle dans une pension de famille confortable où elle achevait de se rétablir sous la surveillance d’une garde, affaiblie, mais souriante et se conformant aux prescriptions médicales avec une docilité invraisemblable. Le coup de folie qui l’avait fait batailler pendant une heure avec le chirurgien avant de consentir à prendre le chloroforme ne pouvait s’expliquer que par son état maladif. Étranges conséquences de ces atteintes secrètes qui ravagent les organes féminins, pensait Amédée, perplexe et méditatif… Pouvait-on jamais prévoir leurs réactions ? Pouvait-on savoir où elles allaient pêcher leurs idées, leurs passions absurdes, leurs fantaisies de chèvre rétive ? À mesure qu’il avançait en âge et en expérience, l’attrait physique que lui inspiraient toujours les femmes se compliquait d’une sorte de répugnance de l’esprit, d’une méfiance craintive de ce qui circulait sous ces corps polis, sous ces fronts blancs, plus petits que le sien — et la seule source de joie sûre qu’il eût connue dans sa vie s’en trouvait secrètement corrompue.

Les enfants l’assommèrent de questions, voulant savoir dans combien de jours elle allait revenir, où elle était, ce qu’elle faisait, si elle dormait la nuit, si elle parlait le jour, — et ce qu’elle lui avait dit pour eux, Elle avait dit simplement : « Embrassez bien les enfants, » et il ne pouvait pas en inventer pour leur faire plaisir, que diable ! Mais il répondit à leurs questions avec une patience dont il ne se serait jamais cru capable, tant il était satisfait de penser qu’Isabelle était hors de danger et que, d’ici une semaine ou deux, la vie désorganisée par son absence reprendrait son cours.

Le soir, il descendit un peu plus tôt que d’habitude, pour voir si les enfants ne faisaient pas trop endêver Mlle Estienne. Mais non, ils étaient très convenables paraît-il, même Laurent, probablement parce que sa mère n’était pas là pour excuser ses sottises.

— Oncle Amédée, demanda le Corbiau d’un petit air bizarre, avez-vous un moment avant le dîner ? Oui ? Alors, attendez, s’il vous plaît.

Elle disparut et revint avec l’échiquier.

— Voulez-vous essayer encore une fois de m’apprendre à jouer aux échecs ?

Il n’avait pas gardé trop bon souvenir de la première expérience, mais elle levait sur lui un regard tellement rempli d’anxiété et d’espoir qu’il en fut frappé et s’étonna en lui-même, une fois de plus, de la passion que ces petits êtres apportaient à des choses futiles.

— Allons, si tu veux. Mais tâche de faire attention, cette fois.

Elle sourit et disposa ses pièces correctement, toute seule. Tiens ! elle avait de la mémoire.

— On fait manœuvrer les pièces, pour voir ?

— Faisons manœuvrer les pièces. Tu te souviens de ce que je t’avais dit ?

— Je vais essayer. Poussez vos pièces et ne me dites rien.

Il poussa ses pions en avant, puis les pièces, souriant, sceptique, attendant le « bafouillage ». Mais elle ne « bafouillait » pas. Assurément, elle ne savait pas encore jouer aux échecs, ce qui s’appelle jouer. Peut-être faudrait-il des mois avant qu’elle comprît vraiment le jeu, mais elle connaissait à fond la théorie. C’était stupéfiant.

— Eh bien, par exemple… qui t’a appris ?

— Personne, répondit-elle en rougissant lentement, une dizaine de secondes environ après qu’elle eut parlé.

— Ce n’est pourtant pas la seule leçon que je t’ai donnée…

— J’ai appris toute seule, cet hiver.

— Toute seule ? s’écria-t-il, surpris et enchanté. Tu as appris à jouer aux échecs toute seule, pour me faire plaisir ?

— Ou…i, dit la petite. Et une nouvelle vague de sang passa par-dessus la première et se retira, lentement.

— Par exemple ! répétait Amédée. Par exemple ! Eh bien, embrasse-moi.

Elle l’embrassa gentiment, sourit et baissa ses longs cils asiatiques sur le cheminement de ses pensées, caravane nonchalante et sûre et bien protégée.

— Alors, reprit M. Durras, tu l’aimes un peu, ton oncle Amédée ?

Elle releva les yeux, appuya sa joue sur sa main et répondit de sa voix douce et nette :

— J’aimerais bien vous tenir compagnie dans l’endroit où vous êtes, si vous voulez de moi.

Primo, dit Amédée, pourquoi ne réponds-tu jamais directement aux questions qu’on te pose ? Secundo, qu’entends-tu par « l’endroit où vous êtes » ? Je suis en ce moment dans le salon, je serai tout à l’heure dans la salle à manger, après je serai dans ma chambre ou dans mon bureau. Alors ?

« Veux-tu dire, reprit-il, emporté par son raisonnement et oubliant sa première question, que tu désires me tenir compagnie partout où je serai ? Si c’est cela, je te réponds que tu es une bien gentille petite fille, mais que ton idée ne me paraît pas réalisable, car nos occupations sont divergentes, excepté quand nous jouons aux dames ou aux échecs, ce qui me fait beaucoup de plaisir.

« Ou bien alors veux-tu dire, comme la tournure de ta phrase le signifie en effet, que tu désires me tenir compagnie en ce moment même, à l’endroit où nous sommes ? Mais alors je te réponds que ton vœu est exaucé, puisque nous sommes ensemble et que tu me tiens justement compagnie. As-tu compris ? »

Elle le regardait d’un air surpris et appliqué. Enfin, elle secoua la tête, ouvrit la bouche et répondit :

— Ça ne fait rien.

Ce qui n’était pas une réponse, ainsi qu’Amédée le lui fit observer. Mais il n’en put rien tirer d’autre, sinon, au bout d’un moment, cette question digne de M. de la Palisse :

— N’est-ce pas qu’on aime beaucoup mieux avoir quelqu’un avec qui on s’entend bien, pour vous tenir compagnie, que quelqu’un avec qui on s’entend mal ?

— Évidemment, dit M. Durras, en riant.

— Et de toute la maison, c’est moi, n’est-ce pas, onde Amédée, avec qui vous vous entendez le… plus bien ?

— On dit : le mieux. Mais serais-tu vaniteuse ?

Elle eut de nouveau l’air surpris. Amédée sourit pour lui montrer qu’il plaisantait. Au fond, il était heureux et secrètement flatté de la peine qu’elle prenait pour lui plaire. Et il se disait que si tous les enfants ressemblaient à cette petite fille-là, il aurait beaucoup de plaisir à s’occuper des enfants.

— Maintenant, dit Mlle Estienne, nous allons écrire à petite mère, qui est toute seule à Paris, dans son lit. Pauvre petite mère !

Les trois échangèrent un coup d’œil rapide et abaissèrent sur leurs mains trois paires d’yeux où l’envie de rire piquait des étincelles. Ils auraient bien voulu ne pas se moquer de Mlle Estienne, qui était douce et jolie et cambrait la taille comme le plus distingué des hippocampes dans sa ceinture de gros grain baleiné. Mais comment ne se rendait-elle pas compte que cette appellation de « Petite mère » appliquée à Isabelle était aussi risible qu’une capeline à rubans sur la tête d’un chat sauvage ?

— Eh bien ! voyons, vous n’y mettez pas plus d’empressement ? Ce n’est pas gentil. Une petite mère qui vous aime tant ! Il ne faut pas être des enfants égoïstes. Voyons : prenons tous les trois une jolie feuille de papier et écrivons. Je vais vous dicter à chacun une petite lettre. Lise d’abord, parce quelle est la plus jeune. Vous y êtes Lise ?

« Ma chère petite maman,

« J’espère que tu vas de mieux en mieux et que le docteur est content de toi… »

— Médecin, demanda Lise, est-ce que ça prend une cédille sous le « c » ?

— Mais pourquoi médecin ? Je vous dis « docteur ».

— Docteur, mademoiselle, ça fait poseur, répliqua Lise d’un air gracieux et poli.

Et elle écrivit :

« J’espère que le médecin (médeçin) est content de toi » encore qu’elle trouvât cette phrase complètement idiote (pouvait-on imaginer quelqu’un qui ne fût pas content de la Z’amie ? Et s’il n’était pas content, en vérité, il n’avait qu’à aller se faire pendre ailleurs !) mais elle désirait faire plaisir à Mlle Estienne.

L’institutrice dicta trois lettres, qui disaient la même chose en des termes différents, — mais celle du Corbiau commençait par « Ma chère petite tante » ce qui les fit éclater de rire tous les trois. Pourquoi ? Qu’y avait-il de drôle à ces mots usuels ? Puis elle les relut soigneusement pour corriger les fautes d’orthographe et barra sur la lettre de Lise le : (médeçin). Pendant ce temps, les enfants la regardaient, les bras appuyés à la table, dans une pose rêveuse, avec un sourire mystérieux, ironique et lointain qui imprégnait d’une soudaine ressemblance leurs trois visages dissemblables.

— Maintenant, vous pouvez aller jouer jusqu’à l’heure du déjeuner. Tâchez de jouer gentiment, sans faire de bruit, et ne vous battez pas. Et ne sortez pas du jardin, n’est-ce pas ?

— Oui, Mademoiselle. Non, Mademoiselle, chantonnèrent en s’éloignant des voix d’enfants sages.

Ils allèrent droit à la remise, qui était pleine de soleil et de copeaux de bois frais, Laurent se campa au milieu, étrangla sa taille entre ses deux mains et frétilla en imitant la voix de Mlle Estienne :

— P’tite mère ! Ouh ! là, là, ma chère petite mère de petite tante !

Et tous les trois éclatèrent de rire en gambadant et se roulant dans les copeaux comme de jeunes chiens.

Quand ils furent calmes, ils sortirent des crayons et du papier d’une cachette ménagée derrière l’établi et se mirent en devoir d’écrire à Isabelle.

« Ma Gentille, mon Petit Morceau de Sucre.

« Comment vas-tu ? Bien, j’espère. Les lettres qu’on t’a écrit tout à l’heure, ça compte pas, c’est de Mlle Estienne. C’est une brave fille et on fait ce qu’on peut pour pas la faire enrager. Par moments on croirait qu’elle est bête et d’autres fois pas du tout. Je sais pas bien comment t’expliquer, il faudra qu’on en parle quand tu reviendras. Je pense tout de même qu’elle est pas bête puisqu’elle est institutrice. Enfin on l’aime bien et on fait ce qu’on peut. Je suis sage et je fais pas enrager Juliette et pourtant je t’assure que ces filles me tapent joliment sur les nerfs, Juliette et les autres, avec leurs manières. Heureusement que le Chat Fou et le Corbiau sont pas comme elles sans ça je pourrais pas les voir. Mais tu m’as dit que si j’étais méchant ça te ferait mal au ventre alors si c’est vrai, attention.

« Peut-être que tu as eu un peu mal hier pasque je me suis mis en rage, mais aussi tu sais pas ce qu’Antonin a fait, ce cochon-là ? Il a tué le Colonel ! Et tu sais pas pourquoi ? Pasqu’il se battait avec le nouveau coq que le maire nous a donné, un grand idiot avec des plumes aux pattes qui a l’air de se trouver intéressant je ne te dis que ça. Il a dit que c’était papa qui avait dit de le tuer. Alors j’ai rien dit à papa, mais j’ai rossé Antonin qui riait comme un imbécile et je lui ai dit ce que tu ne veux pas que je dise : « Crève donc » et tout le reste. J’étais malade de rage et ce matin j’ai dit à Marie que j’en mangerais pas, de son Colonel, qu’elle a fait cuire à la poule en bœuf. Eh ben, elle m’a dit, vous aurez rien d’autre à manger. Eh, ben, j’ai dit, je crèverai de faim et ça m’est égal et pis d’abord il est maigre comme tout et dur comme de la carne, votre Colonel. Et c’est vrai tu sais, pauvre vieux Colonel, il était pas fait pour qu’on le mange.

« On a commencé les semis de notre jardin avec le Corbiau. Elle a semé cette année rien que des pavots comme fleurs et une planche de pois mange-tout. Moi j’ai semé des gris-maraîchers et pis du réséda et planté des boutures de bégonias et des œillets. Je pense faire aussi une planche de laitues et de chicorées et peut-être de la doucette que tu aimes bien avec de la betterave. Tu sais comme je sais bien faire pousser les salades.

« Je t’envoie deux portraits de fleurs avec ma lettre ci-inclus. C’est un coucou et une anémone. Ma Gentille, si tu voulais m’apporter des crayons de couleur et des pois fulminants quand tu reviendras, tu me feras bien plaisir. Quand est-ce que tu reviens ?

« Je ne vois plus rien à te dire pour l’instant et j’embrasse bien fort ton museau chéri et surtout reviens vite.

« Laurent. »

« Z’Amie chérie,
« Mon âme va vers toi,
« Plaintive et mon cœur aux abois,
« Écoute les échos qui me parlent de toi.

« C’est des vers que je t’ai faits hier soir dans mon lit et je les trouve jolis. Et toi ? Pour le moment, j’en trouve pas d’autres, mais ça fait rien je te les envoie quand même.

« Attends, voilà une guêpe qui vient d’entrer dans la remise, on va la chasser. Ça y est je reprends ma lettre on lui a fait peur avec un vieux journal. On t’écrit dans la remise pour être tranquille, pasque Mlle Estienne veut toujours qu’on t’écrive ce qu’elle veut. Tout à l’heure elle voulait que je t’écrive docteur à la place de médecin (médeçin), zut pour la cédille je sais jamais s’il en faut ou pas.

« On est toujours très sages pour que tu sois contente, On est des vrais ratiflous et même des gueurnipilles comme tu dis. C’est Laurent qui nous coiffe le matin le Corbiau et moi pasqu’il a peur que Mlle Estienne nous tire les cheveux et lui il fait bien attention de pas nous tirer et après il se lave les mains au vinaigre à la framboise en faisant pouèh, pouèh, ce que c’est dégoûtant ces cheveux de fille ça sent le vieux mouton. Enfin quoi toujours le même z’animal !

« Papa va bien, on le voit pas souvent pasqu’il travaille après son livre, mais quand on le voit il est très aimable, ne te tourmente pas. On a déjeuné tous ensemble dimanche et Laurent a été très gentil et il a attrapé toute la mie de pain que je lui passais sous la table, pour pas la manger et papa a rien vu, heureusement.

« Au revoir, ma Z’amie, mon trésor, ma belle, mon narcisse blanc. Tu es sûre que le médecin (médeçin) se trompe pas quand il dit que tu dois encore rester à Paris ? Ça fait déjà je sais pas combien de temps que tu es partie. Au revoir, au revoir et des millions de fois que je t’embrasse. Chientou te dit bien des choses.

« La Zagourette. »


« Belle Jolie Aimée,

« Avec cette lettre je t’envoie un petit paquet. C’est ma chenille que je te donne, la noire et jaune, la plus belle. Tu peux la laisser dans sa boîte et quand tu reviendras, pense de la mettre à l’air dans le wagon. Mais elle sera toujours à toi même quand tu seras revenue et le papillon aussi.

« Je ne sais jamais bien quoi te dire quand je t’écris, parce que c’est juste dans ces moments-là que je me sens bête. Tous les soirs je te raconte des choses avant de m’endormir et peut-être que tu m’entends mais peut-être aussi que tu ne m’entends pas ? Dis-le-moi quand tu m’écriras. Surtout dis bien ce qui est vrai et pas pour me faire plaisir. Surtout, surtout ! J’aime mieux savoir et de toute façon ça me fera plaisir.

« Les choses ont l’air d’aller bien ici. Tu peux compter sur moi s’il y avait quelque chose je m’arrangerai toujours pour que tout aille bien. Mlle Estienne est très gentille, oncle Amédée aussi. Nous jouons aux dames ensemble et maintenant il m’apprend à jouer aux échecs et ça va très bien.

« Je voudrais bien savoir ce que tu as eu exactement et si c’est vrai que tu n’as plus rien. Je ne sais pas si je peux te dire à bientôt. J’espère tout de même que oui et que les choses n’auront pas l’idée de me contrarier parce que j’ai dit ce que je pense. Alors, à bientôt, de tout mon cœur.

« Ton Corbiau Gentil. »

La journée avait commencé, pour M. Durras, sous les plus heureux auspices.

Le matin même, il écrivit la dernière ligne de son ouvrage. Il ne lui restait plus qu’à classer les figures, dessinées hors texte et ce petit travail matériel lui parut un amusement.

À onze heures, le facteur lui remit un pli recommandé qui portait le cachet de Leipzig. C’était une lettre de l’éditeur allemand, lui annonçant la prochaine publication de la traduction de son ouvrage les Plis Hercyniens en France. Le tirage était presque entièrement souscrit d’avance, ajoutait l’éditeur, grâce à l’activité de M. Kürstedt et il y avait tout lieu d espérer que les autres ouvrages de l’éminent géologue rencontreraient la même faveur auprès du public allemand, si M. Durras consentait à les laisser publier aux mêmes conditions.

L’opportunité de cette lettre, qui semblait apporter un don de joyeux avènement à l’ouvrage à peine né, colora d’allégresse et d’espoir l’état de détente intellectuelle ou se trouvait Amédée, et ce fut une des rares circonstances de sa vie où il se représenta à lui-même sous l’aspect d’un homme heureux.

La lettre à la main il descendit l’escalier, rencontra Marie à qui il recommanda d’un ton cordial de faire un bon déjeuner, s’entendit demander en réponse, d’un air assez peu gracieux, « si Monsieur le trouvait donc habituellement mauvais », répliqua précipitamment : « Mais non, mais non », tout en pensant : « Quel caractère ! c’est un vrai malheur d’être aussi susceptible », appela les enfants qui arrivèrent tout inquiets et leur lut la lettre en présence de Mlle Estienne qui cambrait une taille plus distinguée et plus hippocampe que jamais et répétait d’un ton pénétré : « Eh bien ! j’espère, mes enfants, que petit père a de beaux succès ! » comme s’il venait d’obtenir un 10 sur 10 en orthographe ou en arithmétique.

Puis il leur donna à chacun vingt sous « pour les dépenser comme ils voudraient », Puis il chercha ce qu’il pourrait bien faire encore pour leur faire plaisir et contenter son besoin d’expansion et leur annonça qu’il venait de terminer son livre et se donnait congé pour toute la journée. Là-dessus, Mlle Estienne demanda la permission de descendre à Saint-Jeoire où elle avait justement à faire jusqu’au soir et elle partit, chargée de trois pièces d’un franc et de multiples commissions, laissant les enfants à la garde d’un homme heureux.

Tous les quatre se mirent à table à midi juste. Les enfants, qui déjeunaient habituellement à onze heures et demie, avaient faim et soif. Laurent se versa de l’eau.

— On ne boit pas avant de manger, dit M. Durras. Jette-moi ce verre d’eau. Tu boiras quand tu auras mangé ton omelette.

— L’omelette, ça étouffe, fit observer Laurent.

— Pas de réflexion. Mange et tais-toi.

L’enfant prit une toute petite portion d’omelette mais son père le surveillait et l’obligea d’en reprendre avant de boire. Le tic des mauvais jours commença de tirailler les paupières de Laurent. Enfin il put avaler son verre d’eau avec un soupir d’aise si ostentatoire que M. Durras fronça les sourcils. Une atmosphère d’inquiétude succédait autour de la table à l’allégresse de tout à l’heure. Lise se taisait, le Corbiau regardait obstinément la nappe et M. Durras, irrité de sentir la joie le fuir, pensait : « Lui ! toujours lui ! »

Là-dessus, Antonin apporta le coq bouilli, accompagné de riz et d’une sauce blanche. Laurent se servit largement de riz et refusa le poulet.

— Tu n’as pas faim ? Tu voulais tout dévorer tout à l’heure. Qu’est-ce que cela signifie ?

— J’aime pas le poulet, répondit Laurent d’un air buté.

— Comment, tu n’aimes pas le poulet ? En voilà une histoire ! Et d’ailleurs, un enfant n’a pas à dire « j’aime » ou « j’aime pas ». Il n’a qu’à manger ce qu’on lui donne et à se taire. Antonin, donnez du poulet à Laurent, s’il vous plaît.

— J’en mangerai pas, reprit la voix obstinée, rauque et tremblante.

— Nous allons bien voir si tu n’en mangeras pas. Antonin, donnez du poulet à Laurent, un gros morceau. Là. Maintenant, prends ta fourchette. Prends ta fourchette ! répéta M. Durras d’une voix terrible en frappant la table du poing.

Les filles, tapies sur leurs chaises, appelaient Isabelle au secours, de toutes leurs forces de leur esprit. Hélas ! Isabelle était loin… Laurent se leva tout d’une pièce, regard fou, lèvres convulsives :

— Je m-mangerai pas du Co-Colonel ! Pis… pis d’abord, c’est… (il prit une grande respiration) c’est toi qui l’as fait tuer… ass-ssassin !

Et d’un bond il traversa la pièce et sauta par la fenêtre.

M. Durras pâle jusqu’aux lèvres, les yeux exorbités, s’était levé avec quelques secondes de retard. Il trouva dans ses jambes le Corbiau Gentil, les bras en croix, le visage levé vers lui et qui criait éperdument :

— Moi, moi, oncle Amédée ! moi, moi, moi !

Il l’écarta d’une poussée mais elle tomba sur ses pieds, lui enlaça les jambes de ses deux bras et se laissa traîner, secouer, en criant à tue-tête, comme une locomotive en détresse, comme personne jamais n’avait entendu crier cette petite fille tranquille :

— Carl-Stéphane, au secours, au secou-ours ! Il va le tuer, il va le tuer ! Vous l’aviez dit, vous l’aviez di-ît ! Vous vouliez nous emmener tous, tous, tou-oûs ! Et Isabelle n’a pas voulu-û ! Oh ! pourquoi n’a-t-elle pas voulu-û ! Maintenant il va le tuer-êr !

Amédée s’immobilisa. Le sang quittait ses membres, refluait à la tête. Son visage pâle devenait pourpre. La locomotive en détresse continuait à lancer ses appels :

— Oh ! comme vous l’aimiez, comme vous l’aimiez ! Et elle aussi, elle vous aimait, et nous aussi, et nous aussi ! Nous vous aimions tous, tous, tou-oûs ! Et elle n’a pas voulu parti-îr ! Oh ! pourquoi n’a-t-elle pas voulu parti-îr !

— Qu’est-ce que tu dis ? souffla M. Durras, en saisissant la petite fille par les deux bras et la mettant debout, face à lui.

Elle le regarda en plein visage, de ses prunelles béantes, serra les dents, serra les lèvres. Maintenant, plus un mot.

— Veux-tu répéter ce que tu viens de dire ?

Plus un mot.

Il passa une main fébrile sur son front, lâcha la petite fille, essaya de la persuasion, d’une voix hachée par l’effort qu’il faisait sur lui-même :

— Voyons, ma petite, parle. Qu’est-ce que ça veut dire, ce que tu criais tout à l’heure ?

Plus un mot. Elle le regardait, tranquille. Il la saisit, d’un mouvement dont il ne fut pas maître, l’éleva en l’air comme pour la fracasser sur le parquet.

— Veux-tu parler ou je t’assomme !

Lise poussa un cri aigu et se mit à sangloter.

— Monsieur, Monsieur… balbutia Antonin, qui s’approchait en tremblant.

— Vous, foutez le camp ! hurla M. Durras.

Ah ! s’il avait eu seulement une grande personne en face de lui ! Mais cette enfant, cette enfant…

Elle le regardait toujours sans ciller, comme insensible. Et en réalité elle était insensible, toute réfugiée dans les profondeurs d’elle-même où se tenait le prisonnier derrière le mur de cristal. Et de là, elle regardait s’accomplir ce qu’il avait voulu, se dénouer comme il l’avait voulu cette partie d’échecs qu’il dirigeait depuis des mois, derrière son mur de cristal. Car il savait ce qu’il faisait et du moment qu’il avait décidé de l’offrir, elle, comme victime à l’oncle Amédée pour lui tenir compagnie « à l’endroit où il était », c’est qu’il savait bien que de tous les êtres de la maison, c’était elle qu’il fallait choisir ; — parce qu’Isabelle ne mourrait pas de sa mort, tandis qu’elle mourrait sûrement si on lui enlevait Lise ou Laurent — et le mieux eût été, certes, de mourir tous ensemble, — mais il aurait fallu emmener aussi Carl-Stéphane. Tandis que lorsqu’elle serait morte et tiendrait compagnie à l’oncle Amédée chez les morts, « là où il était », Carl-Stéphane pourrait revenir et elle le verrait sans doute avec ses yeux morts, puisque Amédée, qui était mort, l’avait bien vu et que son nom lui produisait encore un tel effet…

Toutes ces pensées défilaient dans sa tête avec une rapidité inaccoutumée, — et elle attendait, elle attendait ce qui allait se produire, sans effroi, avec une intense curiosité et la satisfaction de se taire.

Or, il ne se produisit rien. Antonin s’était réfugié dans un coin de la pièce et roulait des yeux épouvantés. Lise courut vers son père en sanglotant : « Papa ! papa ! » Il regarda les deux petites l’une après l’autre, d’un air égaré, fit des deux mains le geste de repousser ce qui s’approchait de lui et sortit de la pièce en coup de vent.

Assise sur le parquet, dans les bras de Lise qui l’aveuglait de ses cheveux, l’étouffait d’embrassades, la petite fille remontait lentement à la surface d’elle-même, surprise et déçue, découronnée de son exploit. Carl-Stéphane ne saurait jamais ce qu’elle avait failli faire.

Étendu sur son lit, Amédée respirait profondément, le col dégrafé, le visage rafraîchi par une serviette mouillée.

Il venait de comprendre comment on peut tuer dans un accès de fureur. S’il avait eu une grande personne en face de lui… Isabelle, par exemple…

L’image d’Isabelle le fit se redresser, d’un bond. Cette femme, cette femme en qui il avait confiance, cette femme qui l’avait trompé, berné, et tout le monde le savait, les enfants le savaient, les domestiques le savaient !

Une pensée terrible le traversa : Ludovic ! qui sait si cette femme et son complice n’avaient pas payé Ludovic pour le tuer ? Mais oui, plus il y réfléchissait… Cette histoire de rats ne tenait pas debout, on ne renvoie pas un domestique pour des rats… Tout était machiné avec cette crapule pour faire croire à une vengeance… Une vengeance ! mais d’abord si Ludovic avait à se venger de quelqu’un, c’était d’Isabelle qui l’avait renvoyé et non de lui, qui était absent ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ! Comment avait-il pu trouver naturel de recevoir dans le dos, dans son dos à lui, une balle destinée à Isabelle ? Ô imbécile, imbécile, confiant imbécile ! Toujours dupé, toujours victime de sa sentimentalité… Ah ! elles étaient sentimentales, elles, les garces ! leur profit, leur plaisir, leurs passions, leurs vices — et l’argent d’un homme et la vie d’un homme, ça compte pour rien.

Cette femme, cette femme ! Il l’estimait, il la croyait honnête. Tout ce qu’elle lui avait fait souffrir depuis leur mariage, il le lui pardonnait, parce qu’il la croyait honnête. Et voilà ce qu’elle était ! Une femme qu’il avait épousée par amour, une fille sans fortune avec des goûts de princesse, qui ne voulait que de la vraie dentelle à ses chemises et ne mangeait pas le gras des côtelettes, avec vingt-cinq mille francs de dot ! Une bourgeoise plus fière qu’une impératrice et plus bohème que les plus bohèmes, qui se drapait sur le corps trois chiffons assemblés avec des épingles et appelait ça une robe, qui vivait sans montre, qui rangeait ses placards une fois tous les deux ans, qui n’était pas fichue de lire un indicateur des chemins de fer, qui arrivait toujours en gare au moment où le train démarrait avec huit paquets dans les bras plus une valise, qui se foutait de tout et de tous et se promenait dans la vie comme dans un parc du grand siècle, en levant le menton et regardant les manants du haut de ses sourcils de Chinoise ! Ah ! il la connaissait maintenant, il la connaissait à fond, prodigue, orgueilleuse, obstinée, intraitable, exaspérante ! Mais il lui restait encore à découvrir qu’elle était une garce et ça, il ne l’aurait jamais cru, jamais !

Ce Kürstedt, cette espèce de godelureau désossé avec ses grandes pattes de faucheux ! Mais qu’est-ce qu’elle avait bien pu lui trouver d’extraordinaire, bon sang de Dieu ? Ni beau, ni bien fait, une intelligence archi-moyenne, aucune idée personnelle, sinon pour vous débiter avec le sérieux d’un pape, des bourdes à vous retourner les ongles sur la couleur des mots et la sensibilité de l’espace ! C’est peut-être avec des âneries de ce genre qu’on pipait l’esprit des femmes ? Dire qu’il avait cru Isabelle intelligente et qu’elle était capable de donner dans des panneaux aussi grossiers ! Mais oui, elle l’admirait ! Un soir qu’il se moquait des théories de cet imbécile, elle lui avait répondu avec un sourire qui en disait long : « Je crois que vous n’êtes pas fait pour vous entendre avec les poètes ! » Ah ! Monsieur était poète ? Joli, le poète ! Un fameux salaud ! s’introduire dans une maison, flatter le mari, séduire la femme, capter les enfants par toutes sortes de complaisances et de cadeaux et pour finir, pan ! une balle dans le dos du pauvre type qui rentre chez lui, content de retrouver son foyer. Un joli foyer ! Une belle existence, qu’on lui avait faite ! Ce n’était donc pas assez de lui empoisonner la vie avec sa folie maternelle, de détourner les enfants de lui, de le traiter comme un étranger dans sa propre maison, il lui avait fallu encore le bafouer avec le premier venu, à son nez, à sa barbe, les enfants complices, les domestiques complices, toute la maison ricanant derrière son dos et lui aveugle et sacrifié, comme toujours sacrifié ! Oh ! oh ! mais qu’est-ce que c’était donc, que cette femme-là ? Mais comment n’avait-il rien vu, alors que tout lui criait la vérité ? Ces brusques rougeurs quand une fois par hasard il laissait entendre à ce saligaud qu’on le voyait tout de même un peu trop souvent à la maison, ces silences rancuniers, après, quand ils étaient seuls, cet air rêveur, cette tristesse ou cette gaieté sans cause, — et l’autre, l’autre, rappliquant sans cesse, avec un cadeau, un bibelot, une fleur de la montagne, toujours là, indévissable, l’air d’un chien affamé qu’on met à la porte et qui revient toujours… tout, tout, tout les accusait ! Et cette fuite de Kürstedt après l’accident, cette lettre embarrassée… Étrange coïncidence, n’est-ce pas ! Ils avaient compté sans lui, sans cette vie enragée qu’il avait chevillée au corps. Il n’était pas de ceux qui se laissent mourir. Ah ! bon sang de Dieu, non !

Cette tête qu’elle faisait en le soignant, cette face morne, plombée ! Parbleu ! ils étaient refaits ! Pas voulu partir… Naturellement, puisque le coup avait raté. Elle n’était pas si bête que de découvrir ses batteries. Mais Dieu sait ce qu’elle complotait encore, sous son front fermé. Dieu sait si ce vaurien n’était pas auprès d’elle en ce moment, en train de lui servir d’infirmière…

Une douleur aiguë le fit bondir du lit en grondant. Une preuve ! Il lui fallait une preuve ! Elle avait dû garder ses lettres, toutes les femmes gardent les lettres où il est question d’elles ! Une seule preuve et il la ferait condamner, il lui enlèverait les enfants, son Laurent, son chéri et les deux petites et elle pourrait venir hurler à la porte de la maison comme une chienne, il la ferait chasser à coups de balai !

L’armoire d’Isabelle était fermée à clef. Il fit sauter la serrure avec un ciseau à froid, bouleversa les rayons, jetant le linge pêle-mêle à travers la pièce ! ces chemises qu’il avait aimées sur elle, en linon fin, « garnies de vraie dentelle » ou d’un simple motif de jours, ces bas de fil de bourgeoise honnête, ces petits mouchoirs transparents avec un « I » brodé dans un médaillon ovale, ces mouchoirs avec lesquels Isabelle avait si souvent tamponné ses paupières douces aux lèvres, plus bistrées et plus chaudes quand elles avaient pleuré… Il bouleversa tout, avec une fureur méthodique, retourna tous les tiroirs de la commode sur le tapis, visita le placard où un petit paquet blanc reposait au fond d’une boîte de laque et ne trouva rien. Enfin, comme il ouvrait, sans grand espoir, le tiroir de la table de chevet, une enveloppe lui sauta aux yeux, qui portait une suscription, de l’écriture d’Isabelle : « Pour mon mari. À ouvrir après ma mort. »

À six heures, M. Durras descendit et pria Antonin d’atteler pour le conduire à Chignac au train de Paris.

Lorsque le domestique revint, il confia à Marie « que Monsieur avait une tête épouvantable et que ce n’était vraiment pas permis de se mettre dans des états pareils à propos d’une scène de gosses ».

Mlle Estienne était remontée pendant ce temps de Saint-Jeoire, rapportant le pistolet de fer-blanc et les amorces, une enveloppe de décalcomanies, des « surprises » et un sac de pastilles à la violette, toutes poisseuses et collées par un trop long séjour dans le bocal de l’épicière.


XIX


La chambre ou Isabelle achevait sa convalescence donnait sur un jardin de Neuilly, paisible, un peu étouffé, un peu triste. Trop de fusains et trop de lierre, mais un merle sifflait dans un marronnier.

La garde, assise près de la fenêtre, tricotait un passe-couloir au crochet, d’un rose abominable. Isabelle, les yeux fermés pour ne pas voir ce rose, rêvait toute éveillée qu’elle écoutait chanter la caille de l’aube dans les seigles des Bories.

Un pas précipité résonna dans le couloir. Isabelle sut qui venait là et son cœur se serra avant même que l’arrivant n’eût ouvert la porte.

— C’est moi, dit Amédée en jetant sa valise sur le parquet. Vous ne m’attendiez pas ?

Elle ouvrit les yeux, vit sa face hagarde, son linge fripé, jeta un cri, les mains en avant :

— Les enfants ?

— Justement. Nous allons en parler.

— Madame Yvonne, dit Isabelle d’une voix expirante en se tournant vers la garde, vous pouvez disposer de votre matinée. Revenez vers midi.

Mme Yvonne se leva, jeta un coup d’œil de blâme à « cet énergumène qui ne l’avait même pas saluée », ouvrit la bouche pour lui rappeler qu’une récente opérée avait besoin de ménagements, referma la bouche par degrés en considérant le visage de l’ « énergumène », adressa à Isabelle un sourire réconfortant et sortit d’un air digne.

— Vite, haleta la jeune femme. Ne me faites pas mourir. Parlez.

M. Durras s’approcha du lit, les bras croisés, pencha sur sa femme un masque de craie sculpté par la haine, où seules vivaient deux prunelles d’un bleu de Prusse :

— Quelle sorte de femme êtes-vous donc ? murmura-t-il d’une voix sourde, où passait un accent de terreur. Dites ? Je voudrais le savoir ?

— Et vous ? répliqua-t-elle fermement, plongeant son regard dans le sien. En ce moment, êtes-vous un homme ou une bête ?

Une lueur de conscience humanisa un instant la face blême. Amédée recula, se prit les joues à deux mains et gémit :

— Tout de même ! tout de même ! Dire que j’aurais pu être si content de vous revoir !

— Oui, dit Isabelle, voilà.

Soudain, l’angoisse eut raison de son courage. Elle se mit à pleurer :

— Parlez, dites-moi ce qui est arrivé. Ayez pitié, ne me torturez pas, je suis si fatiguée, si fatiguée…

— Hain ! gniain, gniain, gniain ! j’suis fa-ti-i-gué-e, fit M. Durras en imitant la voix traînante d’une femme qui pleure. Vous pouvez crever ! tonna-t-il, immédiatement après, de toute la force explosive de sa fureur.

Isabelle releva le menton d’un coup sec, regarda son mari, s’accota à ses oreillers. Un feu subit avait séché ses yeux :

— Merci, j’aime mieux ça. À nous deux. Vous allez me dire ce qui s’est passé. J’aime autant vous prévenir que s’il est arrivé malheur aux enfants à cause de vous, vous ne sortirez pas vivant de mes mains.

Le « Hein » ? d’Amédée éclata comme un coup de trompette. Ce souffle donné, il suffoqua :

— C’est vous qui… C’est vous maintenant qui… oh ! oh ! oh !… Et ça ! Et ça !

Il sortit de sa poche une lettre froissée, mâchée, qu’il jeta sur la courtepointe.

— Haâh… c’est donc ça… soupira Isabelle avec l’accent d’un soulagement infini, un soupir musical, qui n’en finissait plus, délivrant sa poitrine, la vidant jusqu’au fond.

Rien n était arrivé aux enfants. Il avait trouvé sa lettre et voilà tout. Elle seule était en cause, — et pour elle seule, elle ne craignait rien. Elle se trouvait comme dans une île, cernée par un bras de mer infranchissable et loin, là-bas, sur le rivage, un homme la menaçait et lui montrait le poing, un tout petit homme ridicule. Comment ne voyait-il pas la mer entre eux, comment ne comprenait-il pas qu’il était ridicule, avec ses menaces ? La suggestion de l’image fut si forte qu’elle se mit à rire — non d’un rire de théâtre, mais d’un rire franc, irrésistible, un rire de jeune fille qui lui dilatait la poitrine et remplissait ses yeux de larmes. Et chaque fois qu’elle regardait son mari, debout en face d’elle, blême dans sa barbe sombre, tragique, les bras croisés comme un justicier, elle pensait : « Lui qui n’aime pas l’eau ! » et le fou rire la reprenait.

— Ça vous fait rire ? hurlait Amédée, ça vous fait rire ? Vous vous êtes foutue de moi pendant dix ans et ça vous fait rire ? Vous m’avez bafoué, roulé, trompé, et ça vous fait rire ? Vous avez essayé de me faire assassiner et ça vous fait rire ? Et pour le bouquet, vous vouliez empoisonner nos enfants, de sang-froid, et ça vous fait rire ? Mais qu’est-ce que vous êtes donc, hein ?

Isabelle prit un grand souffle, tamponna ses yeux diamantés de larmes joyeuses, se moucha et s’assit commodément dans son lit. Allons ! il fallait tout de même écouter ce que racontait ce petit homme, là-bas.

— Ah ! ça vous fait rire ? Est-ce que vous rirez toujours quand je vous traînerai devant les tribunaux ? Est-ce que vous rirez toujours quand on vous enlèvera les enfants pour me les donner, à moi ? Ah ! vous dressez l’oreille, tout de même ! Est-ce que vous croyez que ce n’est pas suffisant, une lettre comme celle-là pour vous faire condamner, à défaut du reste, mais le reste, patience ! j’y arriverai. Vous croyiez avoir affaire à un imbécile, mais vous n’y avez vu que du feu ; pour une fois, ma chère, c’est bien votre tour. Et l’imbécile se défendra. Ah ! vous croyez qu’on peut tout faire impunément, que c’est le règne du bon plaisir et de la rigolade et vive l’anarchie ! n’est-ce pas, à la lanterne on les pendra, tous les maris tous les cocus, tous les gêneurs, tous les empêcheurs de danser en rond ? Eh bien ! je le regrette pour vous, ma petite, mais nous n’en sommes pas encore là. Il y a encore des lois en France, et des tribunaux pour enlever leurs enfants à une mère indigne qui n’a jamais su les élever, et des gendarmes pour exécuter les sentences, et vous pourrez rire à ce moment-là, si ça vous fait plaisir. Qu’est-ce que vous dites ?

— Rien.

— Vous avez entendu ce que je viens de dire ? Vous avez bien compris ?

— Mais oui. Il y a des lois en France, il y a des tribunaux pour enlever leurs enfants à une mère indigne qui n’a jamais su les élever, comme moi, et les donner à un tendre père qui sait admirablement les élever, comme vous, il y a des gendarmes pour exécuter les sentences… Qu’est-ce qu’il y a encore ? Ah ! il y a que le règne du bon plaisir et de la rigolade. C’est étonnant comme vous peignez ressemblant, Amédée.

— Vous ne me croyez pas capable de mettre mes menaces à exécution, peut-être ?

— Oh ! mais si, répondit Isabelle en soulevant paisiblement ses hautes paupières et regardant cet homme qui lui paraissait de plus en plus lointain et comme faiblissant de minute en minute. Seulement, voyez-vous, mon pauvre Amédée, vos menaces, vos tribunaux, vos lois, vos gendarmes…

Elle fit un geste de la main droite, en l’air, comme pour se débarrasser d’un duvet de chardon, et acheva en lissant le drap du plat de sa main gauche, avec douceur :

— Tout ça n’est rien. Rien du tout.

Amédée se laissa tomber dans un fauteuil, les jambes molles, la tête bourdonnante et vide, comme s’il venait de donner du front contre un mur.

Un mur. Voilà ce que c’était que cette femme. Non cette… chose qu’il avait en face de lui. Un mur. Et derrière le mur qu’y avait-il ? Un monstre ? Une folle ? Une bête sauvage ? Ou cette jeune fille aux sourcils étonnés qui regardait le feu dans un salon de province, son petit escarpin verni passant le bout du nez sous sa jupe de taffetas rose ? Cette douce jeune fille, si jolie, si douce, pleine de silence et de réticences sous son manteau de cheveux bruns et qui ne savait pas ce que c’était que la fureur, qu’aucune sorte de fureur ? Cette jeune fille devenue jeune femme, qui avait vécu quelques mois dans la maison des Bories, et qui avait disparu un beau jour, on ne savait comment, pour aller on ne savait où ? Oh ! comme il aurait voulu la retrouver, celle-là ! S’il avait pu la retrouver, il aurait su mieux s’y prendre, il aurait fait bien attention et elle ne serait pas partie… Mais chaque fois qu’il prenait son élan pour essayer de la rejoindre, il se heurtait à un mur.

Si Amédée avait su que Carl-Stéphane, qu’Isabelle aimait, s’était brisé contre ce mur, aussi bien que lui, qu’elle n’aimait pas. S’il avait su que ce qu’il voyait devant lui c’était bien Isabelle, mais Isabelle habitée par un dieu exigeant qui l’avait choisie pour son plus grand bonheur et son plus grand tourment, un dieu qui ne la ménageait pas plus qu’il ne ménageait les autres et à qui elle appartenait comme la torche appartient à la flamme, sans pouvoir lui disputer un atome de sa substance. S’il avait su qu’il était complètement vain de tenter de barrer le chemin à cette femme habitée par son dieu, car elle vous aurait renversé et passé sur le corps pour aller où elle devait aller, avec la même impassibilité qu’une lame de fond ou un glacier en marche. S’il avait su tout cela, il aurait peut-être été en mesure de choisir une des deux solutions du dilemme : accepter ce qu’il ne pouvait empêcher ou s’en aller pour ne plus le voir — et la tragédie de leur vie aurait pris fin.

Mais il ne savait rien de tout cela et si quelqu’un le lui avait expliqué à ce moment même, il ne l’aurait pas cru. Il était capable de déchiffrer dans une fissure de roche des histoires millénaires aussi surprenantes que celle-là, mais il était incapable de reconnaître chez un vivant à ses côtés, les raz de marée, les convulsions volcaniques, les sédimentations séculaires et les éclosions foudroyantes longuement préparées par un génie patient et tâtonnant, tous ces phénomènes enfin dont il savait relever les traces sur le visage de la terre, une fois qu’ils étaient accomplis. Mais autre chose était de les surprendre dans leur redoutable activité — et puis Isabelle lui tenait trop à la chair pour qu’il pût lui accorder cette sympathie de l’intelligence qu’il accordait à un caillou. Il ne pouvait que la désirer ou la haïr, parfois les deux en même temps.

En ce moment, il la haïssait, sans plus, car elle lui faisait peur. Oui, à regarder ce visage tendu vers lui, à la fois ardent et calme comme un tison qui se consume lentement, il éprouvait une espèce d’horreur et ce fut la seule confuse perception qu’il eut jamais de cette présence implacable et magnifique qui avait élu pour demeure Isabelle Comtat et le traînait, lui, pitoyablement à la remorque.

Tout à coup, il aperçut sur la cheminée un petit bouquet de violettes de Parme et sa fureur jalouse le ressaisit, par association de l’image des fleurs et de l’idée d’amour. Mais il essaya de rester calme et ironique comme elle, puisque la violence la faisait rire.

— Et alors ? demanda-t-il en étendant les jambes et faisant jouer ses poignets dans ses manchettes avec une feinte aisance, comment va votre amant ? Il paraît qu’il a bien travaillé pour moi et que le tirage de sa traduction est presque entièrement souscrit, grâce à ses bons soins. Avouez qu’il me devait bien ça, après avoir failli m’expédier ad patres

Il l’observait et la vit pâlir. Un élan irrésistible le jeta sur elle, les poings levés, les dents serrées, broyant les mots :

— Combien avait-il donné à Ludovic pour me tuer ? Hein ? Hein ? À combien aviez-vous estimé ma peau, deux crapules ?

— Vous êtes fou ? cria Isabelle avec un tel élan d’ébahissement que ses poings retombèrent. Ce ton-là, cette mine-là ne s’inventaient pas. À moins… Était-elle à ce point comédienne ?

— Ah ! par exemple ! reprit-elle avec violence, voilà une insulte dont vous me rendrez raison ! Qu’est-ce que vous osez dire ? Qu’est-ce que vous osez penser ? Et vous profitez de ce que je suis dans mon lit et que je ne peux pas vous mettre à la porte avec deux paires de gifles !

— Voyons, voyons, dit Amédée en passant la main sur son front, ne nous emballons pas. Procédons par ordre. Je retire ce que j’ai dit, jusqu’à plus ample informé. Mais si…

— Il n’y a pas de « plus ample informé », coupa la voix impétueuse. Quand on avance une chose pareille, c’est qu’on en est sûr. Allez chercher vos gendarmes ! Allez, allez, mais allez donc, qu’est-ce que vous attendez ? « Feu du Ciel ! reprit-elle avec rage, au bout d’un court silence, je pleurerais des larmes de sang d’avoir eu la bêtise de rester fidèle à cet homme-là, si c’était vraiment à cet homme-là que je suis restée fidèle… »

— Enfin, balbutia Amédée, ce Kürstedt… Est-ce vrai ou non qu’il vous a demandé de partir avec lui ?

— C’est vrai, répondit-elle avec un regard écrasant. Et après ?

— Et vous ne me l’avez pas dit ? Voilà la confiance que vous avez en moi ?

— « À combien aviez-vous estimé ma peau, deux crapules ? » reprit Isabelle, en imitant la voix haineuse de son mari. Voilà la confiance que vous avez en moi ?

— C’est de votre faute, répliqua-t-il d’un ton raide. Tout est de votre faute, tout.

Mais il se sentait perdu. Elle le regardait de nouveau comme tout à l’heure, après sa crise de fou rire, comme si son regard avait dû faire un long voyage au fil de l’eau, passer sous le pont chinois des sourcils avant de l’atteindre, lui, tout lointain, tout petit.

— Pauvre être ! murmura-t-elle d’une voix rêveuse. J’aurais pu vous tromper, c’était si facile. Il y a des femmes qui appellent cela se venger. Vous autres hommes, vous attachez tant d’importance à cette histoire… Pauvres êtres ! tout ça n’est rien, rien du tout.

Elle se tut, sourcils levés, bouche pensive, contemplant sans doute en elle-même ce qui pour elle était quelque chose et que tous les « pauvres êtres » ne connaîtraient jamais.

Ses mains abandonnées jouaient machinalement sur le drap, — des mains grasses et blanches, aux doigts ronds. Elle les soignait à la pâte des Prélats et il y avait en effet dans ces mains une expression de paix active et de douceur monastique qui contrastait avec la fièvre de son mince visage passionné.

Amédée regardait ces mains, et il se souvint tout à coup de ce jour où Isabelle lui avait fait un gâteau pour sa fête et crut entendre encore à son oreille la voix rieuse de Lise, qui babillait en le tirant vers la salle à manger par la manche de son veston : « Viens voir un peu ce que ta femme t’a fait, avec ses mains d’ivoire… Tiens ! regarde… Tu crois que c’est pas un ange, ta femme ? »

Ce souvenir de gâteau, la vue de ces mains sur le drap achevèrent la déroute de son esprit. Qu’était-il venu chercher ici ? Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Il avait pris le train comme un fou pour aller châtier une femme doublement criminelle, un monstre, et il s’était jeté tête baissée contre un mur. Puis le mur s’était écarté et voici qu’il trouvait dernière la figure familière de sa femme, celle qui lui faisait des gâteaux pour sa fête, celle qui lisait sous la lampe, celle avec qui il se querellait, comme tous les maris avec toutes les femmes, celle qui avait une peau douce et blanche et odorante, celle qui ne l’avait pas trompé parce qu’elle se moquait bien de « cette histoire » et que tous les freluquets du monde perdaient leur temps auprès de cette nature sage et froide, uniquement occupée de ses enfants et de sa petite vie d’intérieur…

Il la regarda, vit encore une autre femme : celle dont les paupières tendues comme des voiles bistrées sous l’arc des sourcils appareillaient pour de longs voyages où il n’était pas convié, celle qui disait d’une voix douce et inflexible ; « Tout ça n’est rien, rien du tout… »

À ce moment, le regard d’Isabelle croisa le sien. Il éprouva la sensation d’un choc physique et recula, repoussant son fauteuil contre le mur, devant le bouleversement subit qui convulsait les traits de ce visage tout à l’heure paisible. Elle le regardait, les prunelles fixes et se mordait les poings.

Amédée s’approcha du lit, conciliant :

— Voyons, qu’y a-t-il ?

Elle poussa un cri aigu, un cri de terreur ou de folie :

— Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! Allez-vous-en, ne me touchez pas !

Il recula de nouveau jusqu’au fauteuil. Qu’était-ce encore que cette crise de nerfs ? Elle brandissait ses poings vers le plafond, les secouait avec une expression de désespoir dément :

— Oh l’horreur ! l’horreur ! L’horreur de cette vie ! L’horreur !

— Quelle vie ? demanda-t-il en essayant de mettre de la patience dans sa voix. De quoi parles-tu, voyons ?

Elle cria encore, comme si ce « tu » l’avait brûlée. Et son gémissement reprit :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Vous ne voyez donc pas ? Allez-vous-en ! Par pitié, allez-vous-en !

— Parfait, dit-il d’un ton sec et outragé. Je m’en vais.

— Je m’en vais ? reprit-il, la main sur le bouton de la porte. Vous voulez vraiment que je m’en aille ?

Un râle indistinct — douleur ou fureur épuisante — gronda dans la poitrine d’Isabelle.

— Comprends pas, dit Amédée à la cantonade en levant les sourcils et les épaules.

Il fit claquer la porte derrière lui, gagna la rue.

Isabelle, sur son lit, se tordait comme pour échapper à des liens, jetait de tous côtés ses cheveux, ses mains crispées :

— L’horreur de cette vie ! L’horreur ! L’horreur !

Elle avait vu clair, tout à coup. Vu sa vie, leur vie, nue, entière, dépouillée du voile des habitudes et des patiences, reconstituée hors de l’émiettement quotidien. Cela dépassait les forces, submergeait le courage, cela jetait le corps en déroute, dans une crise de terreur panique, un délire de fuite qui faisait trembler les muscles, s’entre-choquer les dents.

— L’horreur ! L’horreur !

Enfin les larmes vinrent à son secours et elle se mit à parler en balbutiant, à jeter aux murs une confession hachée où passaient toutes sortes de souvenirs épaves échouées au fond de la mémoire et qui surgissent dans les bouleversements de l’être. Personne, non pas même celui qui en était le principal acteur, n’aurait pu retrouver dans cette apparente confusion le dessin d’une tragédie jour par jour vécue. Quand elle répétait en pleurant : « le ruisseau, le ruisseau, » ces mots évoquaient pour elle seule le rire sourd des eaux de pluie qui s’écoulaient dans l’ombre, le soir où elle avait dit adieu à Carl-Stéphane, devant les premières maisons de Chignac. Au même moment, sa mémoire lui représentait une vision qui datait des tout premiers jours de son mariage : Amédée à table, qui venait de manger de la salade, qui avait négligé de s’essuyer la bouche et lui parlait avec des lèvres luisantes, une goutte d’huile attardée au creux de son menton — et soudain elle avait dû quitter la table, saisie d’une nausée irrésistible, d’un soulèvement de tout son corps. Ces deux visions l’accablaient du même désespoir, comme s’il y avait eu entre elles un rapport intime — et d’autres s’y mêlaient, les renforçaient, tout un monde de souvenirs qu’elle ressentait avec la même intensité douloureuse. Tous étaient projetés sur le même plan, tous prenaient la même importance, comme s’il n’y avait, aux yeux de l’esprit, ni présent, ni passé, ni proportions relatives — rien qu’un seul présent, et une seule mesure et que tout fût également essentiel ou également nul. Peut-être est-ce là, en fin de compte, le secret de la vertu apaisante du souvenir.

Isabelle en éprouva peu à peu les bienfaits. Par ce chemin, elle rentra dans la perception fragmentaire dont un choc l’avait dangereusement fait sortir et elle se mit à réfléchir sur la conduite immédiate à tenir vis-à-vis de son mari, pour apaiser une fois de plus leur insoluble conflit, le ramener une fois de plus à l’arrière-plan de la vie commune.

Dès qu’elle eut arrêté une résolution, son courage ressurgit, tout neuf et comme lavé. Elle retrouva en elle cette aptitude au bonheur qui la rendait semblable aux enfants et sa foi obstinée dans la vie. Déjà, elle entendait les aboiements délirants de Chientou, les cris des petites, le roulement de la voiture qui la ramènerait aux Bories. Le vent tordait les panaches étiques des trois sorbiers… Quelle lumière !



Amédée s’en allait par les rues, droit devant lui, inconscient du désordre de sa tenue, de son visage mâchuré, de son linge fripé et noirci par sa nuit en chemin de fer. Il allait, il allait, pour user cet élan qui l’avait jeté la veille dans un train, soulevé de fureur, et n’avait rencontré que le vide au bout de sa course. Il lui fallait d’abord user cet élan, pour sortir du chaos. Et il allait, il allait sans rien regarder, sans rien entendre, guidé, quand il devait traverser les rues, par l’instinct de conservation qui ordonnait : « À droite ! À gauche ! Attention ! »

Ainsi tous deux, le caniche tirant l’aveugle, finirent par échouer dans un restaurant de la place du Havre où ils commandèrent à déjeuner, car ils avaient faim.

La brûlure aromatique d’une gorgée de café succédant à la sensation anesthésiante d’une tranche napolitaine rétablit brusquement le contact interrompu avec le monde extérieur. Des visages s’interposèrent, une rumeur de foule, d’assiettes et de cuillers heurtées, l’odeur des sauces et des viandes. Amédée s’étira, sourit. Ce sourire tomba sur un visage de femme, placé là comme une sébile pour recueillir les sourires sans emploi et en faire son pain quotidien. Amédée suivit la femme. Un naufragé touchait terre.

En montant l’escalier de l’hôtel où il était entré quelques minutes après elle pour se conformer au rituel établi par la tolérance de la police, il eut le sentiment fugitif d’exercer des représailles justifiées. Puis il se souvint de la désinvolture avec laquelle Isabelle traitait « cette histoire » et aussitôt tout le rebuta : le tapis couleur farine de moutarde bordé d’une bande grenat, la tête d’un garçon d’étage et la voix de la femme qui lui demandait pourquoi il avait l’air « à cran ».

Une heure après, rasé, baigné, détendu, Amédée regardait passer la foule, assis à la terrasse d’un café des boulevards. Il s’amusa longtemps à observer le manège d’un camelot qui avait étalé un bout de tapis sur les trottoirs et faisait combattre deux petits coqs d’étoffe ou de fer-blanc mus par des élastiques. À un mètre de distance, il était impossible de distinguer les fils et les petites bêtes élancées l’une contre l’autre, de toute leur masse légère de jouet, semblaient vider avec fureur une inépuisable querelle personnelle. Au bout d’un moment le camelot, ayant fait quelques affaires, rangea ses petits belligérants dans une boîte, ramassa son vieux bout de tapis et s’en fut plus loin.

Amédée paya sa consommation, se leva et redescendit à pied vers Neuilly. Une grande résolution mûrissait dans sa tête.

À l’automne prochain, il viendrait s’installer à Paris avec sa famille. Depuis pas mal de temps déjà, il était tenté par l’étude des terrains du bassin parisien. Et puis, dans une ville, il pourrait doubler son travail personnel d’une activité extérieure : des conférences, des cours, encore qu’il ne tînt pas beaucoup à s’inscrire dans les cadres de l’Université. Les enfants iraient en classe, Isabelle les verrait moins.

Peut-être même comprendrait-elle que l’intérêt de Laurent exigeait qu’il fût mis en pension, pour lui apprendre à travailler. On le ferait sortir le jeudi et le dimanche et tout le monde serait heureux. La grande bêtise qu’il avait faite, ç’avait été d’amener une jeûné mariée dans ce repaire de loups des Bories. Elle s’était jetée follement dans la maternité, faute de distractions extérieures et tout le poison de leur vie était venu de là.

Certes, s’il avait mieux connu les femmes… Mais voilà, on l’avait abruti en lui persuadant dès l’enfance que la femme était le diable et qu’il ne fallait pas l’approcher hors du mariage… Tas de coupables imbéciles ! Enfin, il en avait terminé avec les préjugés et les incompréhensions. Maintenant qu’il était capable de penser par lui-même, il allait diriger sa vie un peu mieux, et tâcher de vivre en paix.

À la Porte Maillot, des Italiennes en sabots de bois claquants et tabliers noirs plissés portaient sur la hanche des paniers de violettes et de roses-thé liées en bottes maigres, aux longues tiges flexibles couleur de corail. Elles poursuivaient les passants de leurs offres nasillardes qui traînaient longtemps avec le parfum des fleurs, dans l’air d’avril. L’une d’elles s’attacha aux pas de M. Durras, flairant sans doute la secrète faiblesse de cet homme au visage dur. Il fut sur le point de céder, mais songea qu’il aurait l’air de présenter des excuses s’il rapportait des fleurs à Isabelle et il se débarrassa par un « non » sec et bref, de la marchande déçue.

À mesure qu’il approchait de la pension de famille, il appréhendait davantage le premier regard de sa femme et son premier mot. Tout son être avait soif de paix.

Lorsqu’il entra, Isabelle prenait son thé, dévorant à belles dents des tartines de pain de seigle si amplement beurrées qu’on ne voyait plus le pain.

— Voulez-vous du thé ? demanda-t-elle en passant à son mari l’assiette des tartines.

Le thé était chaud, les tartines savoureuses, confortable le fauteuil dans lequel Amédée laissa tomber son corps fatigué. Il trouva la vie bonne.

— Savez-vous à quoi je pensais, Isabelle ? Je pensais que nous devrions nous installer à Paris, l’automne prochain. Qu’en dites-vous ?

Cela dépassait ses espérances. Mais elle contrefit celle qui est d’abord surprise et qui hésite, puis qui découvre peu à peu de bonnes raisons d’approuver — et toutes ces raisons semblaient concerner Amédée seul. Ils en discutèrent avec animation toute la soirée, exagérant un peu la cordialité mutuelle.

En cherchant du papier dans le buvard de sa femme pour établir un programme et un budget, Amédée trouva tout un paquet de lettres des enfants et se mit à les lire. Isabelle épiait son visage avec inquiétude. Mais il avait l’air plus surpris que fâché.

— C’est curieux, soupira-t-il.

Et, tournant vers sa femme un visage étonné et chagrin :

— Pourquoi ne m’écrivent-ils jamais des lettres pareilles ?

Pourquoi ? répéta Isabelle, en le regardant avec une attention perçante, comme si elle tâchait de le voir à travers un masque. Si vous réfléchissiez un peu vous-même à ce « pourquoi » ?

— Bien sûr, dit-il avec précipitation, bien sûr, bien sûr, ce n’est pas la même chose. C’est évident. N’en parlons plus.

Il détestait la cohérence de sa femme. Elle allait toujours droit son chemin, comme un soc de charrue et ses actes, toujours simples, lui ressemblaient. Elle avait bien de la chance ! pensait-il quelquefois avec amertume, mais qu’elle jugeât les autres selon ses propres lois, c’était par trop féminin.

D’un commun accord, ils parlèrent d’autre chose.

Le lendemain, d’ailleurs, Amédée reçut une double lettre de ses enfants, à laquelle il fut d’autant plus sensible qu’elle semblait répondre au souhait exprimé la veille et le délivrait de sa préoccupation :


« Mon cher papa,

« Je suis bien fâché de ce que je t’ai dit hier. Je t’écris pour te dire que j’aurais bien mangé du poulet si ça n’avait pas été le Colonel, mais le Colonel je pouvais vraiment pas. Peut-être que tu comprendras et que tu voudras bien me pardonner. Maman te dira aussi qu’il aurait pas fallu tuer le Colonel, mais bien sûr c’est pas ta faute, tu pouvais pas savoir. Enfin je te demande pardon, là. Je tâcherai d’être gentil à l’avenir, comme dit Mlle Estienne et de bien travailler à l’avenir pour que les grands dépensements que tu fais pour mon instruction ne soient pas perdus. Ne fais pas de la peine à maman à cause de moi, ce n’est pas de sa faute la pauvre petite, c’est tout de la mienne. J’espère que tu vas la ramener à la maison et je t’embrasse affectueusement.

« Laurent Durras. »


« Mon cher papa,

« Je t’écris pour te dire qu’il faut pas en vouloir à Laurent, tu sais bien que c’est une espèce d’individu mais pas méchant pour un sou au fond. Moi quand il me rosse je l’appelle cochon, chameau et tout et j’ai envie de lui carpigner les z’œils pendant cinq minutes au moins et pis il m’embrasse et c’est fini. Il a bien du chagrin d’avoir été méchant et nous aussi les filles qu’on en a pleuré toute une journée au moins. Le Corbiau est même un peu malade avec la fièvre, mais Mlle Estienne lui fait de la tisane des quat’fleurs et je lui raconte des z’histoires et ça va aller très bien. Reviens vite avec maman on vous fera des triomphes et le beau feu d’artifice que vous allez nous rapporter. Tout le monde et Chientou vous embrasse bien fort.

« Lise. »

M. Durras répondit par retour :


« Mes chers enfants,

« Je vous remercie de vos lettres qui m’ont fait plaisir et je veux bien pardonner à Laurent pour cette fois encore si son repentir est sincère et à condition qu’il songe sérieusement à réformer son épouvantable caractère qui le fera détester de tout le monde quand il sera grand. Enfin n’en parlons plus. J’espère qu’il nous donnera à l’avenir un peu plus de satisfaction à votre mère et à moi.

« Votre mère affirme qu’elle sera en état de prendre le train après-demain, malgré les conseils de l’infirmière. Je ne trouve pas cela très prudent non plus, mais comme votre mère ne fait jamais que ce qu’elle veut, vous pouvez vous attendre à nous voir arriver dans trois jours.

« J’espère qu’Anne-Marie n’est pas sérieusement malade. Votre mère prie Mlle Estienne de lui envoyer une dépêche si la température persistait.

« À bientôt, mes chers enfants. Nous vous embrassons tous affectueusement.

« Votre père

« Amédée Durras. »


Isabelle lut la lettre de son mari, en hochant la tête avec satisfaction. Mais elle prit une plume et barra d’un trait le « comme votre mère ne fait jamais que ce qu’elle veut… »

— Une idée à ne pas mettre dans la tête des enfants, dit-elle, gravement. En ce monde, on ne fait jamais ce qu’on veut. Personne.


XX


Ah ! si l’été pouvait ne jamais finir ! Si un cataclysme pouvait couper la maison des Bories de toute communication avec le monde vivant ! Si Paris pouvait être détruit par un tremblement de terre !

— Quelle idée d’aller à Paris ! gémissait le chœur des camarades. Paris, c’est affreux, c’est plein de gens, on y étouffe !

— Les Parisiens ? Peuh ! disait Laurent, superbe. D’abord, Sa Gentille a dit que c’était tous des mangeurs de pâté de foie. S’ils nous embêtent, on les rossera.

— Et qu’allez-vous faire à Paris ? reprenait le chœur.

— Étudier, répondait Laurent sur le ton du De profundis.

La tendre Juliette se plaignait, colombe :

— Tu m’oublieras, tu auras d’autres amies…

Lise en avait les larmes aux yeux :

— Jamais, ma Juliette, jamais, c’est pas possible. Tu viendras me voir par la fenêtre, quand je serai en classe, je te ferai des signes… Hein ! dis ?

— Tu crois qu’on va nous séparer ? demandait le Corbiau avec inquiétude. Quand même j’ai un an de plus que toi, je veux qu’on nous mette dans la même classe. Je te ferai tes problèmes et tu me feras mes dictées.

— Et pis, ponctuait Laurent, fermant ses poings durs, si y a des idiotes de filles qui vous embêtent, vous aurez qu’à me le dire, hein ?

À force d’entendre parler de Paris, d’études de collège, les camarades devinrent respectueux, un peu intimidés, et l’idée du départ se colora de prestige. Mais on avait beau en parler, on n’y croyait pas. C’était une imagination plus excitante que les autres, voilà tout. Dans les histoires d’Isabelle, il y avait maintenant trois écoliers, deux filles et un garçon, qui étaient toujours les premiers de leur classe, et qui rentraient chez eux le soir, mangeaient de grandes tartines de confiture, en buvant du sirop d’oranges et travaillaient ensuite bien sagement sous la lampe, dans une pièce qui sentait un peu l’encaustique et l’étoffe. Et dehors, derrière les volets fermés, on entendait rouler des voitures sur le pavé de bois.

Les Carabis voyaient très bien ce qu’elle leur dépeignait, au fond d’une perspective attirante, un peu mélancolique, comme les plaisirs de l’hiver entrevus un jour de printemps. Mais la vérité, c’est qu’ils n’y croyaient pas.

Jamais les fleurs du jardin n’avaient plus vigoureusement fleuri, jamais l’horizon n’avait paru plus vaste, creusé pour loger les montagnes bleues. Les enfants avaient beaucoup grandi, surtout le Corbiau, qui s’allongeait comme les rames de ses pois mangetout. Mais l’essentiel, pour certains yeux attentifs et perspicaces, c’est qu’elle avait repris une mine enfantine et insouciante, après cette longue après-midi qu’elles avaient passée toutes les deux, la petite fille sur les genoux d’Isabelle, se déchargeant lentement, dans ce langage vague et allusif dont celle qui l’écoutait possédait la clef, de son machiavélisme héroïque et puéril, de ses fantômes. Elle n’avait pas prononcé le nom de Carl-Stéphane, mais Isabelle savait aussi ce que ce silence voulait dire, et la petite s’était trouvée exorcisée, ni l’une ni l’autre n’aurait su dire comment, par les voies mystérieuses de l’amour, qui chasse une forme de lui-même pour la remplacer par une autre.

La réalité du départ devint brusquement tangible le jour où un acheteur se présenta pour examiner la jument. Heureusement qu’il ne l’emmena pas sur le champ, car Laurent aurait fait un malheur. Il pleurait en tenant Bichette par le cou, jurant qu’il assommerait le premier qui tenterait de lui passer un licol étranger.

Hélas ! l’inéluctable frappe de tous côtés, les victimes jalonnent la route. La Cendrée, la Péronnelle, finissent dans le pot-au-feu, le « grand-idiot-avec-des-plumes-aux-pattes » subit à son tour le sort de son rival, Jeannot lui-même… Il fallut toute la persuasion d’Isabelle pour faire admettre à Laurent qu’un lapin buveur de bière et champion de courses à pied, dût finir comme les autres lapins — mais enfin il vint un jour où Laurent, sanglotant, écrivit sur le carnet de comptes qu’il tenait avec un soin scrupuleux, le prix de sa première trahison : Jeannot, 2 k. 300, trente-cinq sous.

Un soir, la dernière pintade se posa sur le toit, où elle poussa longtemps son cri boiteux et rouillé : kekouek, kekouek, kekouek, kai, kai, kai… Quand le soleil eut disparu à l’horizon, elle s’envola vers les bois, comme l’âme sauvage et mélancolique de la maison des Bories, et nul ne la revit plus.

Un dernier espoir demeurait ; Chientou. Puisqu’on ne pouvait pas emmener Chientou à Paris, on n’irait pas à Paris. Isabelle décida qu’on mettrait Chientou en pension à Saint-Jeoire. C’était donc vrai ? On allait donc partir ?

Encore quinze jours, encore huit jours, encore sept jours… Le jardin dégarni, la maison trop sonore, sans tapis, sans rideaux, l’écurie vide, la basse-cour déserte, Amédée irritable, Isabelle fatiguée, Chientou anxieux, Marie et Antonin détachés, déjà partis en esprit vers une nouvelle place… On s’accroche toujours à l’espoir que tout va se rétablir par miracle, se réinstaller dans l’éternité. Plus que deux jours… que le miracle se dépêche… le lendemain, on vint chercher Chientou et tout le monde pleura.



La voiture de louage attendait dans la cour, les bagages s’entassaient dans le vestibule, tout était prêt. Isabelle s’assit dans l’embrasure de la fenêtre, au fond du salon vide. Amédée, là-haut, visitait toutes les chambres pour s’assurer qu’on n’avait rien oublié, ouvrant et fermant les portes sur son passage. La jeune femme pensa tout à coup à Carl-Stéphane. Où était-il ? Que faisait-il ? Elle n’avait jamais répondu à cette folle lettre de vingt pages qu’il lui avait adressée de Paris, le lendemain du drame et qu’elle avait brûlée, feuillet par feuillet, écrasant même les cendres… Depuis ils avaient échangé de ces billets insignifiants et courtois, vœux de fête, remerciements à propos d’un cadeau, qui ressemblent aux paroles échangées sur le quai d’une gare, avant le départ du train. Elle ne saurait plus rien de lui, il ne saurait plus rien d’elle. Pauvre Carl-Stéphane ! Il avait désiré l’amour d’une femme, mais c’était trop tard — et il avait emporté sans le savoir, l’amour d’une petite fille — mais c’était trop tôt. Toujours ainsi, toujours ainsi… Quelle piste embrouillée ! Quel étrange colin-maillard de déceptions et de réussites à contretemps ! Ce qu’on avait rêvé arrive, mais sous une figure si déformée qu’on ne le reconnaît pas. Et pourtant ce qu’on avait profondément voulu finissait toujours par se réaliser. Voici qu’Amédée s’était engagé de lui-même sur le chemin où elle avait désiré l’amener et qu’ils allaient quitter cette maison des Bories où elle avait connu des déchaînements inouïs de bonheur, de douleur, et d’inquiétude, sans désespérer jamais. Pendant des années qui lui paraissaient maintenant une seule longue minute, elle avait tenu sur son cœur ce qu’elle aimait le mieux au monde, seule avec son amour dans cette nature farouche qui s’accordait secrètement à la sienne. Et maintenant, il fallait quitter tout cela, sans regrets, puisqu’elle l’avait voulu. Il fallait se plier à la vie policée des villes et jeter ses petits sauvages dans le creuset, pour en faire des hommes et des femmes, livrer leurs esprits à d’autres influences — et c’était cela qui serait le plus dur — leur donner des maîtres qui leur apprendraient tout ce qu’elle ne pouvait leur apprendre, tout ce qu’elle aurait voulu savoir et qu’ils sauraient à sa place. Toute sa vie allait être vouée à organiser leur ascension. Il faudrait que l’intelligence vînt constamment au secours de l’instinct, que l’amitié, entre eux, secondât l’amour…

Amédée redescendait.

— Eh ! bien, nous partons ?

— Nous partons ! répondit-elle avec allégresse.

Ils ne partaient pas pour le même voyage.

La voiture démarra au trot pesant d’un cheval de labour. Tous se retournaient pour voir la maison jusqu’au dernier moment. Elle se détachait sur sa butte, blanche, nue, aveugle avec ses volets fermés, une face morte, une coque vide qu’on abandonnait au vent.

Les enfants chagrins se pressaient contre Isabelle. Comme on passait sous le grand hêtre, elle leva les yeux pour regarder le bel arbre mutilé par la foudre et la branche verte qui surgissait de la cicatrice, vieille aujourd’hui d’une année. Puis elle se renfonça dans la voiture et ne regarda plus rien.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


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EN VENTE À LA MÊME LIBRAIRIE
———— ROMANS ————


Jean BALDE | J.-K. HUYSMANS
Reine d’Arbrieux. La Cathédrale. — Là-bas. — L’Oblat

Les Foules de Lourdes. — En route.

Georges BERNANOS | Edmond JALOUX
L’imposture.

La Joie

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Marc CHABOURNE | Jean DE LA BRÊTE
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Suzanne Martinon

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  • La Traversée du boulevard

Yvonne Schultz

  • Le Sampanier de la baie d’Along

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  • Le Désordre