Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 02/Texte entier

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. T-TdM).


LE LIVRE
DES
MILLE NUITS
ET UNE NUIT


TRADUCTION LITTÉRALE ET COMPLÈTE DU TEXTE ARABE
par le Dr J. C. MARDRUS


TOME II


HISTOIRE DU BOSSU AVEC LE TAILLEUR. LE COURTIER CHRÉTIEN, L’INTENDANT DU ROI ET LE MÉDECIN JUIF, ET AVENTURES DU BARBIER DE BAGHDAD ET DE SES SIX FRÈRES. — HISTOIRE DE DOUCE-AMIE ET D’ALI-NOUR. — HISTOIRE DE GHANEM BEN-AYOUB ET DE SA SŒUR FETNAH.


PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de Grenelle, 11

1916


CE SECOND VOLUME
JE LE DÉDIE
AU TRÈS ADMIRABLE MONSIEUR BERGERET
À TRAVERS
ANATOLE FRANCE


J. C. M.


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT




… VINGT-QUATRIÈME NUIT


HISTOIRE DU BOSSU AVEC LE TAILLEUR,
LE COURTIER CHRÉTIEN, L’INTENDANT &
LE MÉDECIN JUIF ; CE QUI S’EN SUIVIT ; &
LEURS AVENTURES RACONTÉES
À TOUR DE RÔLE


Alors Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des âges et des siècles, dans une ville de la Chine, un homme qui était tailleur et fort satisfait de sa condition. Il aimait les distractions et les plaisirs et avait coutume, de temps en temps, de sortir avec son épouse, se promener et se réjouir les yeux au spectacle de la rue et des jardins. Or, un jour que tous deux avaient passé la journée entière hors de leur demeure et que, le soir arrivé, ils revenaient chez eux, ils rencontrèrent sur leur chemin un bossu à l’aspect si drôle qu’il chassait toute mélancolie, faisait rire l’homme le plus triste et éloignait tout chagrin et toute affliction. Aussitôt le tailleur et son épouse s’approchèrent du bossu, s’amusèrent beaucoup de ses plaisanteries et tellement qu’ils l’invitèrent à les accompagner à leur maison pour qu’il fût leur hôte cette nuit-là. Et le bossu se hâta de faire à cette invitation la réponse qu’il fallait, et se joignit à eux et arriva avec eux à la maison. Là, le tailleur quitta un instant le bossu pour courir au souk acheter, avant que les marchands n’eussent fermé leurs boutiques, de quoi faire honneur à son invité. Il acheta du poisson frit, du pain frais, des limons et un gros morceau de halaoua[1] pour le dessert. Puis il s’en revint, mit toutes ces choses devant le bossu ; et tout le monde s’assit pour manger.

Pendant qu’on mangeait ainsi gaiement, la femme du tailleur prit un gros morceau de poisson entre ses doigts et, par manière de plaisanterie, le fourra tout entier dans la bouche du bossu, lui couvrit la bouche de sa main pour empêcher qu’il rejetât le morceau et lui dit : « Par Allah il faut absolument que tu avales cette bouchée d’un seul coup et sans arrêt, sinon je ne te lâche pas. »

Alors le bossu se mit à faire de grands effort, mais il finit par avaler la bouchée. Malheureusement pour lui, il était de son destin qu’une grosse arête se trouvât dans la bouchée : elle s’arrêta dans son gosier et fit qu’il mourut à l’heure même.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade, la fille du vizir, vit s’approcher le matin et, discrète selon son habitude, ne voulut pas prolonger davantage le récit, pour ne pas abuser de la permission accordée par le roi Schahriar.

Alors, sa sœur, la jeune Doniazade, lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont gentilles, douces, savoureuses et pures ! » Elle répondit : « Mais que diras-tu alors, la nuit prochaine, en entendant la suite, si toutefois je suis encore en vie et que ce soit le bon plaisir de ce Roi plein de bonnes manières et de politesse ! »

Et le roi Schahriar dit en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendu le reste de son histoire, qui est bien étonnante ! »

Puis le roi Schahriar prit Schahrazade dans ses bras ; et tous deux passèrent le reste de la nuit enlacés jusqu’au matin. Puis le Roi se leva et alla dans la salle de sa justice. Et aussitôt entra le vizir, et entrèrent aussi les émirs, les chambellans et les gardes, et le Divan fut tout plein de monde. Et le Roi se mit à juger, à régler les affaires, à nommer celui-ci à un emploi, à destituer celui-là, à terminer les procès pendants, et à s’occuper de la sorte jusqu’à la fin de la journée. Le Divan terminé, le Roi rentra dans ses appartements et alla retrouver Schahrazade.


ET COMME C’ÉTAIT
LA VINGT-CINQUIÈME NUIT


Doniazade dit à Schaharazade : « Ô ma sœur, je t’en prie, conte-nous la suite de cette histoire du Bossu avec le Tailleur et sa femme ! » Elle répondit : « De tout cœur et comme hommage dû ! Mais je ne sais si le Roi y consent ! » Alors le Roi se hâta de dire : « Tu peux ! » Et Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le tailleur vit le bossu mourir de la sorte, il s’écria : « Il n’y a de force et de pouvoir qu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! Quel malheur que ce pauvre homme soit ainsi venu mourir juste entre nos mains ! » Mais la femme s’écria : « Quel errement est donc le tien ! Ne connais-tu point ces vers du poète ?

« Ô mon âme, pourquoi t’enfoncer dans l’absurde à t’en rendre malade, et te préoccuper de ce dont ne surgira la peine ou le souci ?

Ne crains-tu donc point le feu, pour t’y asseoir ? Et ne sais-tu pas qu’à s’approcher du feu, on risque de flamber ? »

Alors son mari dit : « Et que me faut-il faire maintenant ? » Elle répondit : « Lève-toi donc ! Et à nous deux nous allons porter le corps ; nous le couvrirons d’une écharpe de soie, et nous le transporterons, toi en marchant derrière moi et moi en te précédant, et cela cette nuit même ! Et tout le long de la route tu diras à voix haute : « C’est mon enfant ! Et celle-ci, c’est sa mère ! Nous sommes à la recherche d’un médecin qui le puisse traiter ! Où y a-t-il un médecin ? »

Aussi lorsque le tailleur entendit ces paroles, il se leva, prit le bossu entre ses bras et, précédé de sa femme, sortit de la maison. Et la femme, de son côté, se mit à dire « Ô mon pauvre enfant ! Puisses-tu te tirer de là sain et sauf ! Dis ! Où souffres-tu ? Ah ! cette maudite petite vérole ! Sur quelle partie de ton corps as-tu des éruptions ? » À ces paroles, chaque passant se disait : « C’est le père et la mère ! Ils portent leur enfant atteint de la petite vérole ! » et se hâtait de s’éloigner.

Quant au tailleur et à sa femme, ils continuèrent ainsi à cheminer, tout en s’informant du logis d’un médecin, jusqu’à ce qu’on les eût conduits à la porte d’un médecin juif. Alors ils frappèrent à la porte, et aussitôt une négresse descendit, ouvrit la porte et vit cet homme qui portait un enfant dans ses bras, et aussi la mère qui l’accompagnait. Et celle-ci lui dit : « Nous avons avec nous cet enfant que nous désirons faire voir au médecin. Prends donc cet argent, un quart de dinar, et donne-le d’avance a ton maître, en le priant de descendre voir mon enfant qui est bien malade. »

Alors la servante remonta ; et aussitôt la femme du tailleur franchit le seuil de la maison, fit entrer son mari et lui dit : « Dépose vite ici le corps du bossu. Et hâtons-nous de filer au plus tôt. » Et le tailleur déposa le corps du bossu sur une des marches de l’escalier, contre le mur, et se hâta de sortir, suivi de sa femme.

Quant à la négresse, elle entra chez le médecin juif, son maître, et lui dit : « En bas, il y a un malade accompagné d’une femme et d’un homme qui m’ont donné pour toi ce quart de dinar afin que tu prescrives à ce malade quelque chose qui lui fasse du bien. » Lorsque le médecin juif vit le quart de dinar, il se réjouit et se hâta de se lever, et, dans sa hâte, il ne songea pas à prendre avec lui de la lumière pour descendre. Si bien qu’il butta du pied contre le bossu et le renversa. Et tout effrayé de voir ainsi rouler un homme, il se hâta de l’examiner et constata la mort et pensa qu’il était la cause de sa mort. Alors il s’écria : « Seigneur ! Ah ! Dieu vengeur ! Par les dix Paroles Saintes ! » Et il continua à invoquer Haroun, Iouschah[2] fils de Noun, et les autres. Et il dit : « Voici que je viens de butter contre ce malade et de le faire rouler jusqu’au bas de l’escalier ! Aussi, comment pourrai-je maintenant sortir de ma maison avec un homme mort ? » Pourtant il finit par le prendre et par le transporter de la cour dans la maison, et il le fit voir à sa femme et lui révéla la chose. Et sa femme terrifiée décria : « Ah ! non ! pas de ça ici ! Vite fais-le sortir ! Car, s’il reste ici jusqu’au lever du soleil, nous sommes perdus sans rémission. Aussi nous allons tous deux le transporter sur la terrasse de la maison, et de là nous le jetterons dans la maison de notre voisin le musulman. Car tu sais que notre voisin est l’intendant pourvoyeur de la cuisine du sultan, et que sa maison est infestée par les rats, les chats et les chiens qui descendent chez lui par la terrasse pour faire des dégâts et manger les provisions de beurre, de graisse, d’huile et de farine. Aussi ces animaux ne manqueront pas aussi de manger ce corps mort et de le faire disparaître. »

Alors le médecin juif et sa femme prirent le bossu, montèrent sur leur terrasse, et de là ils firent descendre doucement le corps dans la maison de l’intendant, et l’appliquèrent debout contre le mur de la cuisine. Puis ils s’en allèrent et redescendirent tranquillement chez eux.

Or, il y avait à peine quelques instants que le bossu était ainsi appliqué debout contre le mur que l’intendant, qui s’était absenté, revint à la maison, ouvrit la porte, alluma une chandelle et entra. Et il trouva un fils d’Adam debout dans un coin contre le mur de la cuisine. Et l’intendant, fort surpris, s’écria : « Qu’est cela ? Par Allah ! je vois maintenant que le voleur habituel de mes provisions est un homme, et non point un animal ! C’est lui qui me dérobe la viande et les graisses, que j’enferme pourtant soigneusement par crainte des chats et des chiens ! Aussi je constate qu’il aurait été bien inutile de tuer, comme je pensais à le faire, tous les chats et tous les chiens du quartier, puisque cet individu-là est seul à descendre ici par la terrasse ! » Et aussitôt l’intendant prit un énorme gourdin, courut à l’homme, l’en frappa violemment, le fit tomber et se mit à lui asséner des coups sur la poitrine. Mais comme l’homme ne bougeait pas, l’intendant vit qu’il était mort. Alors il fut dans la désolation et dit : « Il n’y a de force et de pouvoir qu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! » Puis il fut très effrayé et dit : « Maudits soient le beurre, les graisses, la viande et cette nuit-ci ! Faut-il que je sois assez malchanceux pour avoir de la sorte tué cet homme qui me reste ainsi entre les mains ! » Puis il le regarda plus attentivement et vit que c’était un bossu. Et il dit : « Il ne te suffisait donc plus d’être bossu ? Tu voulais encore être voleur, et voler la viande et les graisses de mes provisions ! Ô Dieu protecteur, protège-moi sous le voile de ta puissance ! » Sur ce, comme la nuit marchait vers sa fin, l’intendant chargea le bossu sur ses épaules, descendit de sa maison et se mit à marcher jusqu’à ce qu’il fût arrivé au commencement du souk. Il s’arrêta alors, plaça le bossu debout, à l’angle d’une boutique, au détour d’une rue, le laissa là et s’en alla.

Il n’y avait pas longtemps que le bossu était là que vint à passer un chrétien. C’était le courtier du sultan. Il était, ce soir, ivre, et allait, en cet état, prendre un bain au hammam. Son ivresse l’incitait à de curieuses choses et lui disait : « Va ! tu approches du Messie lui-même ! » Il allait donc ainsi en zigzaguant et en titubant, et il finit par se trouver face à face avec le bossu, sans le voir. À ce moment, il s’arrêta, se tourna du côté du bossu et se mit en posture d’uriner. Mais tout à coup il vit le bossu juste devant lui, contre le mur. À la vue de cet homme immobile, il pensa que c’était un voleur, celui peut-être qui lui avait volé son turban, au commencement de la soirée ; car le courtier chrétien était, en effet, nu-tête. Alors le chrétien se précipita contre l’homme et lui asséna sur la nuque un coup violent qui le fit rouler à terre. Puis il lança de hauts cris en appelant le gardien du souk. Et il tomba sur le bossu en le frappant à coups redoublés, dans l’excitation de l’ivresse, et s’apprêta même à l’étrangler en lui serrant le cou de ses deux mains. À ce moment, arriva le gardien du souk, et il vit le chrétien qui tenait sous lui renversé le musulman et le frappait et était sur le point de l’étrangler. Et le gardien s’écria : « Laisse cet homme, et lève-toi ! » Et le chrétien se leva.

Alors le gardien du souk s’approcha du bossu musulman, étendu par terre, l’examina et vit qu’il était mort. Il s’écria alors : « Oh ! a-t-on jamais vu ainsi un chrétien avoir l’audace de toucher à un musulman et de le tuer ! » Puis le gardien se saisit du chrétien, lui lia les bras derrière le dos et le conduisit à la maison du wali[3]. Et le chrétien se lamentait et disait : « Ô Messie ! ô Vierge ! Comment ai-je pu tuer cet homme ! Et comme il est mort vite, d’un seul coup de poing ! Passée l’ivresse, voici maintenant la réflexion ! »

Arrivés à la maison du wali, le chrétien et le bossu mort furent enfermés toute la nuit jusqu’à ce que le wali se fût réveillé, le matin. Et le wali interrogea le chrétien qui ne put nier les faits rapportés par le gardien du souk. Aussi le wali ne put que condamner à mort ce chrétien qui avait tué un musulman. Et il ordonna au porte-glaive, l’exécuteur des condamnés, de crier par toute la ville la sentence de mort du courtier chrétien. Puis il fit dresser la potence, et ordonna d’amener le condamné sous la potence. Alors vint le porte-glaive qui prépara la corde, fit le nœud coulant, le passa au cou du courtier et allait hisser, lorsque soudain l’intendant du sultan fendit la foule amassée, et se fraya un chemin jusqu’au chrétien debout sous la potence, et cria au porte-glaive : « Arrête ! c’est moi qui ai tué l’homme ! » Alors le wali lui dit : « Et pourquoi donc l’as-tu tué ? » Il dit : « Voici ! Cette nuit, en entrant dans ma maison, je l’ai vu qui s’était introduit chez moi en descendant de la terrasse, pour voler mes provisions. Et moi, je l’ai frappé à la poitrine avec un gourdin, et aussitôt je l’ai vu tomber et mourir. Alors je l’ai porté sur mes épaules et je suis venu au souk et je l’ai mis debout contre une boutique, à tel endroit, dans telle rue ! Malheureux que je suis ! Voici maintenant que j’allais être cause, par mon silence, de la mort de ce chrétien, après avoir moi-même tué un musulman ! Aussi c’est moi que l’on doit pendre ! »

Lorsque le wali eut entendu les paroles de l’intendant, il fit relâcher le courtier chrétien et dit au porte-glaive : « Tu vas tout de suite pendre cet homme-ci, qui vient d’avouer de sa propre bouche ! »

Alors le porte-glaive prit la corde qu’il avait d’abord passée au cou du chrétien, en entoura le cou de l’intendant, amena l’intendant juste sous la potence et allait le suspendre en l’air, lorsque tout à coup le médecin juif fendit la foule et cria au porte-glaive en disant : « Attends ! ne fais rien ! C’est moi seul qui l’ai tué ! » Puis il raconta ainsi la chose : « En effet, sachez tous que cet homme est venu me trouver pour me consulter afin que je le guérisse. Et comme je descendais l’escalier pour le voir, et qu’il faisait nuit, je l’ai heurté du pied : alors il a roulé jusqu’au bas de l’escalier et il est mort. Ainsi donc on ne doit pas tuer l’intendant, mais moi seulement ! »

Alors le wali ordonna la mort du médecin juif. Et le porte-glaive enleva la corde du cou de l’intendant et la mit au cou du médecin juif et allait exécuter le médecin, quand on vit arriver le tailleur qui fendilla foule et dit au porte-glaive : « Oh ! arrête-toi ! C’est moi seul qui l’ai tué ! Voici ! Hier je passai ma journée à flâner, et je revins, vers le soir, à la maison. En route, je rencontrai ce bossu, qui était ivre et fort gai, et il tenait à la main un tambour à grelots dont il s’accompagnait en chantant de tout son cœur et d’une façon fort réjouissante. Alors je m’arrêtai pour le voir et m’amuser, et j’en éprouvai un tel plaisir que je l’invitai à m’accompagner à la maison. Comme j’avais, entre autres choses, acheté du poisson, ma femme, lorsque nous nous fumes assis pour manger, prit un morceau de poisson qu’elle mit dans un morceau de pain, et elle en fit une bouchée qu’elle fourra dans la bouche du bossu ; et la bouchée étouffa le bossu, qui mourut aussitôt. Alors, moi et ma femme, nous le prîmes et nous le portâmes à la maison du médecin juif. Une négresse descendit qui nous ouvrit la porte ; et je lui dis : « Dis à ton maître qu’il y a à la porte une femme et un homme qui apportent un malade. Il faut donc descendre le voir pour lui prescrire un médicament ! » Puis je donnai à cette négresse un quart de dinar pour son maître. Alors elle se hâta de monter, et moi, je mis le bossu debout contre le mur de l’escalier ; et moi et ma femme, nous nous en allâmes au plus vite. Pendant ce temps, le médecin juif était descendu pour voir le malade ; mais il heurta le corps du bossu qui tomba ; et le juif pensa qu’il l’avait lui-même tué ! »

À ce moment, le tailleur se tourna du côté du médecin juif et lui dit : « N’est-ce point vrai ? » Il répondit : « Oui, en vérité ! » Alors le tailleur se tourna vers le wali et lui dit : « Il faut donc relâcher ce juif et me pendre, moi ! »

Le wali, à ces paroles, s’étonna prodigieusement et dit : « Vraiment cette histoire du bossu mérite d’être mise dans les annales et les livres ! » Puis il ordonna au porte-glaive de relâcher le juif et de pendre le tailleur, qui s’avouait coupable. Alors le porte-glaive amena le tailleur sous la potence, lui mit la corde au cou et dit : « Cette fois-ci, c’est la dernière. Je n’échangerai plus personne ! » Et il saisit la corde.

Voilà pour ceux-là !

Quant au bossu, on dit qu’il était le bouffon du sultan, et que le sultan ne pouvait s’en séparer une heure. Or, le bossu, après s’être enivré, cette nuit-là, s’était échappé du palais et était resté ainsi absent toute la nuit ; et, le lendemain, on vint dire au sultan qui demandait de ses nouvelles : « Seigneur, le wali te dira que le bossu est mort et que son meurtrier est sur le point d’être pendu. En effet, le wali avait fait mettre le meurtrier sous la potence, et le porte-glaive allait l’exécuter lorsqu’on vit arriver un deuxième individu, puis un troisième, et chacun d’eux disait : « C’est moi seul qui ai tué le bossu ! » Et chacun d’eux racontait au wali le motif du meurtre. »

Lorsque le sultan entendit ces paroles, il ne put en entendre davantage, il cria et appela un chambellan et lui dit : « Descends vite et cours près du wali, et dis-lui de m’amener sur l’heure tout ce monde-là ! »

Et le chambellan descendit et arriva près de la potence, juste au moment où le porte-glaive allait exécuter le tailleur. Et le chambellan s’écria : «  Arrête ! » Puis il raconta au wali que cette histoire du bossu était parvenue aux oreilles du roi. Et il l’emmena, et il emmena aussi le tailleur, le médecin juif, le courtier chrétien et l’intendant, fit emporter également le corps du bossu, et s’en alla avec eux tous chez le roi.

Lorsque le wali se présenta entre les mains du roi, il se courba et baisa la terre, et raconta au roi toute l’histoire du bossu, dans tous ses détails, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il est vraiment inutile de la répéter !

Le roi, en entendant cette histoire, s’émerveilla fort et fut pris d’une grande hilarité. Puis il ordonna aux scribes du palais d’écrire cette histoire avec l’eau d’or. Ensuite il demanda à tous les assistants : « Avez-vous jamais entendu une histoire pareille à celle du bossu ? »

Alors le courtier chrétien s’avança, baisa la terre entre les mains du roi et dit : « Ô roi des siècles et du temps, moi, je connais une histoire bien plus étonnante que notre aventure avec le bossu ! Si tu me le permets, je te la raconterai, car elle est de beaucoup plus merveilleuse, plus étrange et plus délicieuse que l’histoire du bossu ! »

Et le roi lui dit : « Oui ! déballe-nous, qu’on le voie, ce que tu possèdes ! »

Alors le courtier chrétien dit :


Notes
  1. Halaoua : pâte blanche faite avec de l’huile de sésame, du sucre, des noix, etc., sous forme de grands pains hémisphériques.
  2. Aaron, Josué.
  3. Wali : gouverneur d’une province au nom d’un sultan.



RÉCIT DU COURTIER CHRÉTIEN


« Sache, ô roi du temps, que je ne suis venu dans ces pays que pour une affaire commerciale. Je suis un étranger que la destinée a dirigé vers ton royaume. Je suis né, en effet, dans la ville du Caire et je suis un cophte d’entre les cophtes. Et c’est également au Caire que j’ai été élevé, et c’est là que mon père, avant moi, était courtier.

Lorsque mourut mon père, j’étais déjà parvenu à l’âge d’homme ; aussi je me fis courtier à sa place, attendu que je me voyais toutes sortes de bonnes dispositions pour ce métier, spécial à nous autres cophtes.

Or, un jour d’entre les jours, j’étais assis devant la porte du khân des marchands de grains, et je vis passe un jeune homme, le plus beau qui se pût voir, et vêtu des habits les plus somptueux, et monté sur un âne sellé d’une belle selle rouge. Lorsque ce jeune homme me vit, il me salua ; et moi, je me levai aussitôt par égard pour lui. Alors il tira un mouchoir qui contenait une petite quantité de sésame, en échantillon, et me dit : « Combien vaut l’ardeb[1] de cette espèce de sésame-ci ! » Je lui dis : « Cela vaut bien cent drachmes. » Il me répondit : « Prends alors avec toi les hommes qui mesurent les grains et dirige-toi vers le khân Al-Gaonali au quartier de Bab Al-Nassr : tu m’y trouveras. » Puis il me laissa et s’éloigna, après m’avoir donné le mouchoir qui contenait l’échantillon de sésame.

Alors je me mis à faire le tour des marchands acheteurs de grains et je leur fis voir l’échantillon que, moi, j’avais estimé cent drachmes. Et les marchands l’estimèrent cent vingt drachmes pour chaque ardeb. Alors je fus dans la plus grande joie et je pris avec moi quatre mesureurs, et j’allai aussitôt retrouver le jeune homme qui m’attendait, en effet, au khân. Lorsqu’il me vit, il vint à moi et me conduisit à un magasin où se trouvaient les grains, et les mesureurs remplirent des sacs et mesurèrent les grains, qui montèrent en tout à cinquante mesures en ardebs. Et le jeune homme me dit : « Tu toucheras pour ta part de courtage dix drachmes par ardeb vendu à cent drachmes. Mais tu toucheras pour moi tout l’argent et tu me le garderas soigneusement chez toi jusqu’à ce que je te le réclame. Comme le total du prix est cinq mille drachmes, tu en prélèveras pour toi cinq cents, et il m’en restera ainsi quatre mille cinq cents. Pour moi, sitôt que j’aurai fini mes affaires, je viendrai chez toi prendre l’argent. » Alors je lui répondis : « Qu’il soit fait selon ton désir ! » Puis je lui baisai les mains et m’éloignai.

Et, en effet, ce jour-là même, je gagnai de la sorte mille drachmes de courtage, cinq cents du vendeur et cinq cents des acheteurs, et je prélevai de la sorte le vingt pour cent, selon nos usages de courtiers égyptiens.

Quant au jeune homme, au bout d’un mois d’absence, il vint me voir et me dit : « Où sont les drachmes ? » Et je lui dis aussitôt :. « À tes ordres. Les voici tout préparés dans ce sac » Mais il me dit : « Garde-les encore chez toi quelque temps jusqu’à ce que je revienne les prendre. » Et il s’en alla et s’absenta de nouveau un mois, et revint et me dit : « Où sont les drachmes ? » Alors je me levai et le saluai et lui dis : « Ils sont à ta disposition. Les voici. » Puis je lui dis : « Maintenant veux-tu honorer ma maison en acceptant d’y venir manger avec moi un morceau ? » Mais il refusa et me dit : « Pour l’argent, je te prie de le garder encore jusqu’à ce que je revienne te le réclamer, après avoir terminé quelques affaires pressantes. » Puis il s’éloigna. Et moi, je serrai soigneusement l’argent qui lui appartenait et me mis à attendre son retour. Au bout d’un mois, il revint et me dit : « Ce soir, je repasserai ici prendre l’argent ! » Alors je tins l’argent tout prêt ; mais j’eus beau l’attendre jusqu’à la nuit, puis les autres jours, il ne revint qu’au bout d’un mois, pendant que, moi, je me disais : « Comme ce jeune homme est plein de confiance ! De ma vie, depuis le temps que je suis courtier dans les khans et les souks, je n’ai vu confiance pareille ! » Il vint donc à moi, et il était toujours sur son âne et vêtu d’habits somptueux, et il était aussi beau que la lune dans son plein, et avait le visage brillant et frais comme au sortir du hammam, et les joues roses et le front comme une fleur éclatante et, sur un coin de ses lèvres, un grain noir de beauté comme une goutte d’ambre noir, d’après le dire du poète :

La lune dans son plein, au haut de la tour, se rencontra avec le soleil ; et tous deux étaient dans leur éclat et leur beauté.

Tels étaient les deux amants. Et ceux qui les regardaient ne pouvaient que les admirer et les aimer, et leur souhaiter le bonheur.

Et maintenant ils sont si beaux et si merveilleux que par eux on se sent l’âme toute captive.

Aussi gloire à Allah qui accomplit de tels prodiges. Il façonne ses créatures au gré de son désir.

Lorsque je le vis, je lui baisai les mains et j’appelai sur lui toutes les bénédictions d’Allah et je lui dis : « Ô mon maître, j’espère que cette fois tu vas toucher ton argent ! » Il me répondit : « Patiente encore un peu, que je finisse de terminer mes affaires, et alors je viendrai te reprendre l’argent. » Puis il tourna le dos et s’éloigna. Et moi je pensai qu’il resterait encore longtemps, et je pris l’argent et le plaçai à un placement de vingt pour cent comme il est d’usage dans notre pays, et ainsi le fis bien valoir pour mon compte. Et je dis en mon âme : « Par Allah ! lorsqu’il reviendra, je le prierai d’accepter mon invitation, et je le recevrai avec une grande largesse, car son argent m’a été d’un bien grand profit et voici que je deviens fort riche ! »

Une année s’écoula de la sorte, au bout de laquelle il vint ; et il était vêtu d’une robe bien plus somptueuse que les autres fois, et toujours monté sur son âne blanc de race.

Alors je le conjurai avec ferveur de venir avec moi à la maison et de vouloir bien être mon invité. Et il me répondit : « Je veux bien, mais à la condition que tu ne prélèves point les dépenses que tu vas faire sur l’argent qui m’appartient et qui est chez toi ! » Et il se mit à rire. Et moi aussi. Et je lui dis : « Oui, certes, et de grand cœur ! » Et je l’emmenai dans ma maison, et le priai de s’asseoir ; et je courus au souk acheter toutes sortes de provisions, de boissons et autres choses semblables et je mis le tout entre ses mains sur la nappe et je l’invitai à commencer en disant : « Au nom d’Allah ! » Alors il s’approcha des mets servis et avança sa main gauche et se mit à manger avec cette main gauche. Alors je fus grandement surpris et je ne sus que penser. Lorsque nous eûmes fini de manger, il se lava cette main gauche sans s’aider de sa main droite ; et je lui tendis la serviette pour qu’il s’essuyât ; puis nous nous assîmes pour causer.

Alors je lui dis : « Ô mon maître, de grâce ! soulage-moi d’un poids qui me pèse et d’une tristesse qui me désole. Pourquoi as-tu mangé avec la main gauche ? Aurais-tu par hasard un mal douloureux à la main droite ? » À ces paroles le jeune homme récita ces deux strophes :

« Ne me demande point ce que j’ai de souffrances dans l’âme et de douleurs aiguës. Tu verrais mon infirmité.

Et surtout ne me demande point si je suis heureux. Je le fus. Mais il y a si longtemps ! Depuis, tout est changé. Toutefois, contre l’inévitable, il faut user de sagesse. »

Puis il tira sa main droite de la manche de sa robe : et je vis que cette main était coupée, car le bras n’avait plus de poignet. Et je fus énormément étonné. Mais il me dit : « Que cela ne t’étonne point ! Et surtout ne pense plus que c’est par manque d’égards envers toi que j’ai mangé avec ma main gauche ; car tu vois maintenant que c’est parce que ma main droite est coupée. Et la cause en est bien étonnante ! » Alors je lui demandai : « Et quelle est cette cause ? » Et il me dit :

« Sache que je suis de Baghdad. Mon père était l’un des grands et l’un des principaux de la ville. Et moi, jusqu’à ce que j’eusse atteint l’âge d’homme, j’écoutais les récits des voyageurs, des pèlerins et des marchands, qui nous racontaient, chez mon père, les merveilles des pays d’Égypte. Et moi, je retins en moi-même tous ces récits en les cultivant secrètement, et cela jusqu’à ce que mon père fût mort. Alors je pris toutes les richesses que je pus amasser, et beaucoup d’argent, et j’achetai une grande quantité de marchandises en étoffes de Baghdad et de Mossoul, et bien d’autres marchandises de prix et de la plus belle qualité ; et je mis toutes ces choses en paquets et je partis de Baghdad. Et comme Allah avait écrit que je devais arriver sain et sauf à destination, je ne tardai pas à arriver bientôt dans cette ville du Caire, qui est ta ville. »

Puis le jeune homme se mit à pleurer et récita ces strophes :

« Souvent l’aveugle, l’aveugle de naissance, sait éviter la fosse où tombera le clairvoyant, l’homme éclairé.

Souvent l’insensé sait éviter la parole qui, prononcée par le sage, causera la perte du sage et du savant.

Souvent l’homme pieux, le croyant, souffrira de la misère, alors que l’impie, le fou sera dans la félicité.

Aussi ! que l’homme sache bien son impuissance ! Seule la fatalité règne sur le monde. »

Les vers finis, il continua de la sorte son récit :

« J’entrai donc au Caire et j’allai au khân Serour, je défis mes paquets, je déchargeai mes chameaux et je serrai mes marchandises dans le local que je pris soin de louer. Puis je donnai quelque argent à mon serviteur pour qu’il nous achetât de quoi manger ; ensuite je m’endormis un peu, et, à mon réveil, j’allai faire un tour du côté de Baïn Al-Kassrein ; puis je revins au khân Serour, où je passai la nuit.

« Lorsque je me réveillai le matin, je défis un paquet d’étoffes et je dis en mon âme : « Je vais porter ces étoffes au souk et voir un peu le cours des affaires. » Alors je chargeai les étoffes sur les épaules de l’un de mes jeunes serviteurs, et je me dirigeai vers le souk et j’arrivai à l’endroit principal des affaires, une grande bâtisse entourée de portiques, de boutiques de toutes sortes et de fontaines ; c’est là, comme tu sais, que se tiennent les courtiers ; et on appelle ce lieu : kaïssariat Guerguess.

« À mon arrivée, tous les courtiers, qui étaient déjà avertis de ma venue, m’entourèrent et je leur donnai les étoffes, et ils partirent dans toutes les directions soumettre mes étoffes aux acheteurs principaux des souks. Mais ils revinrent bientôt et me dirent que le prix que l’on offrait de mes marchandises ne couvrait ni mon prix d’achat ni mes frais depuis Baghdad jusqu’au Caire. Et comme je ne savais que faire, le cheikh principal des courtiers me dit : « Je sais le moyen qu’il te faut employer pour arriver à faire quelque gain : c’est simplement de faire comme font tous les marchands. Cela consiste à vendre tes marchandises, en détail, aux marchands qui tiennent boutique, et cela pour un temps déterminé, devant témoins, et par écrit de part et d’autre, et par l’intermédiaire d’un changeur. Et alors régulièrement, chaque jeudi et chaque lundi, tu toucheras l’argent qui en sera résulté. Et, de la sorte, chaque drachme te rapportera deux drachmes et même davantage. De plus, pendant ce temps, tu auras tout le loisir de bien visiter le Caire et d’admirer le Nil, qui le traverse.

« Lorsque j’entendis ces paroles, je dis : « C’est vraiment là une idée excellente ! » Et aussitôt j’emmenai les courtiers et les crieurs avec moi jusqu’au khân Serour et je leur donnai toutes mes marchandises qu’ils portèrent à la kaïssariat. Et je vendis le tout en détail, aux marchands, après qu’on eût, de part et d’autre, écrit les clauses devant témoins et par l’intermédiaire d’un changeur de la kaïssariat.

« Cela fait, je revins à mon khân et j’y séjournai tranquillement, et je ne me privai d’aucun plaisir et ne ménageai aucune dépense. Tous les jours, je déjeunais somptueusement, avec la coupe de vin sur la nappe. Et j’avais toujours de bonne viande de mouton et toutes sortes de douceurs et de confitures. Et je continuai de la sorte jusqu’à ce que le mois fût échu, où je devais prélever mon revenu régulier. Et, en effet, à partir de la première semaine de ce mois-là, je me mis à toucher régulièrement mon argent ; chaque jeudi et chaque lundi, j’allais m’asseoir dans la boutique de chacun des marchands, mes débiteurs ; et le changeur et l’écrivain public arrivaient, faisaient un tour chez chaque marchand, touchaient l’argent et me l’apportaient.

« Je pris donc l’habitude d’aller ainsi m’asseoir tantôt dans une boutique, tantôt dans une autre, quand un jour (j’étais sorti du hammam où j’étais allé prendre mon bain, je m’étais ensuite un peu reposé, j’avais déjeuné d’un poulet et bu quelques coupes de vin, je m’étais ensuite lavé les mains et m’étais parfumé aux essences aromatiques) je vins au quartier de la kaïssariat Guerguess et m’assis dans la boutique d’un marchand d’étoffes, appelé Badreddine Al-Bostani. Lorsqu’il me vit, il me reçut avec beaucoup de cordialité et d’égards, et nous nous mîmes à causer une heure de temps.

« Or, pendant que nous étions ainsi à causer, nous vîmes arriver une femme couverte d’un grand voile de soie bleue ; et elle entra dans la boutique pour acheter des étoffes et s’assit sur un escabeau à côté de moi. Et le bandeau qui lui serrait la tête et lui couvrait légèrement le visage était disposé un peu de côté, et laissait échapper des parfums délicieux et les arômes les plus délicats. Aussi elle me ravit la raison par sa beauté et ses charmes, surtout lorsqu’elle eut écarté son voile et que j’eus aperçu le noir de ses prunelles ! Elle s’assit donc et salua Badreddine, qui lui rendit son souhait de paix et se tint debout devant elle et se mit à lui parler en lui montrant diverses sortes d’étoffes. Et moi, en entendant cette voix douce et pleine de charmes, je sentis encore davantage l’amour se consolider en mon cœur.

« Lorsqu’elle eut examiné quelques étoffes, et comme elle ne les trouvait pas assez belles, elle dit à Badreddine : « N’as-tu point par hasard une pièce de soie blanche tissée avec des fils d’or pur ? J’en aurais besoin pour me faire une robe. » Et Badreddine alla au fond de sa boutique, ouvrit une petite armoire et, de dessous plusieurs pièces d’étoffes, il retira une pièce de soie blanche tissée avec des fils d’or pur et l’apporta, et la déplia devant la dame. Et elle la trouva juste à sa convenance et elle dit au marchand : « Comme je n’ai pas d’argent sur moi, tu pourras, je pense, selon l’habitude, me la donner dès maintenant ; et moi, en arrivant à la maison, je t’en enverrai le prix. » Mais le marchand lui dit : « Cette fois-ci, je ne le puis pas, ô ma maîtresse ; car cette étoffe ne m’appartient pas, mais elle est à ce commerçant que tu vois ; et je me suis engagé à lui payer mon terme aujourd’hui même. » Alors elle fut dans un grand courroux et elle dit : « Malheur ! Oublies-tu donc que j’ai toujours l’habitude de t’acheter des étoffes de très grand prix et de te faire gagner bien plus que tu ne me réclames toi-même ? Et oublies-tu que je n’ai jamais différé de t’en envoyer le prix ? » Et il répondit : « Certes ! tu as raison, ô ma maîtresse ! Mais aujourd’hui je suis réduit à l’obligation d’avoir de l’argent immédiatement. » Lorsqu’elle entendit ces paroles, elle saisit la pièce d’étoffe et la lui lança à la poitrine et lui dit : « Vous êtes tous les mêmes dans cette maudite corporation ! Vous ne savez avoir d’égards pour personne ! » Puis elle se leva dans une très grande colère et lui tourna le dos pour s’en aller.

« Mais moi, je sentis mon âme qui s’en allait avec elle ; et je me levai avec hâte et me tins debout et lui dis : « Ô ma maîtresse, de grâce ! fais moi l’amitié de te tourner un peu de mon côté, et de revenir généreusement sur tes pas ! » Alors elle tourna son visage de mon côté, sourit un peu et revint sur ses pas et me dit : « Je veux bien rentrer dans cette boutique ; mais c’est uniquement pour toi ! » Puis elle vint s’asseoir en face de moi dans la boutique. Alors, je dis à Badreddine : « Cette pièce d’étoffe, quel en est pour toi le prix coûtant ? » Il me répondit : « Mille et cent drachmes ! » Alors je lui dis : « Soit ! et moi je te donne, en plus, cent drachmes de bénéfice. Donne-moi donc un papier pour que je puisse t’en donner le prix par écrit. » Et je pris de lui la pièce de soie tissée d’or ; et, en échange, je lui en donnai le prix par écrit ; puis je remis la pièce d’étoffe à la dame et lui dis : « Prends-la ! et maintenant tu peux aller sans t’inquiéter davantage du prix, que tu me paieras quand tu voudras. Pour cela tu n’auras qu’à venir me trouver un de ces jours dans le souk, où je suis toujours assis dans une boutique ou une autre ! Et même, si tu veux bien me faire l’honneur de l’accepter de moi comme un hommage, elle t’appartient ! » Alors elle me répondit : « Qu’Allah te le rende en toutes sortes de faveurs ! Puisses-tu posséder toutes les richesses qui sont en ma possession, et cela en devenant mon maître et la couronne de ma tête ! Ah ! puisse Allah daigner exaucer mon souhait ! » Alors je lui répondis : « Ô ma maîtresse, accepte donc cette pièce de soie ! Et d’ailleurs elle ne sera pas la seule ! Mais, je t’en prie, accorde-moi cette faveur d’admirer ton visage qui m’est caché ! » Alors elle releva l’étoffe légère qui lui voilait le bas de la figure et qui ne laissait apercevoir que les yeux.

« Lorsque je vis son visage, ce seul coup d’œil suffit à me jeter dans un trouble extrême, à river l’amour en mon cœur et à m’enlever la raison. Mais elle se hâta d’abaisser son voile, prit l’étoffe et me dit : « Ô mon maître, que ton absence ne dure pas trop longtemps, ou je mourrai de désolation ! » Puis elle s’éloigna ; et je restai seul avec le marchand, dans le souk, jusqu’au déclin du jour.

« Et moi, j’étais là, tout à fait comme si j’avais perdu mes sens et ma raison, et tout entier possédé par la folie de cette passion soudaine. Et la violence de ce sentiment fit que je me hasardai à questionner le marchand au sujet de la dame. Avant donc de me lever pour m’en aller, je lui dis : « Sais-tu qui est cette dame ? » Il me dit : « Oui, certes. C’est une dame fort riche. Son père était un émir illustre, qui est mort et lui a laissé beaucoup de biens et de richesses. »

« Alors je pris congé du marchand et je m’éloignai, et revins au khân Serour, où je logeais. Et mes serviteurs m’offrirent à manger : mais je pensais à elle et ne pus toucher à rien ; et je m’étendis pour dormir, mais aucun sommeil ne me vint ; et je passai ainsi toute la nuit à veiller, jusqu’au matin.

« Alors je me levai et me vêtis d’une robe encore plus belle que celle que j’avais la veille ; et je bus une coupe de vin et je déjeunai d’un petit morceau et je retournai à la boutique du marchand ; je le saluai et m’assis à ma place accoutumée. J’étais à peine assis que je vis arriver l’adolescente ; et elle était accompagnée d’une esclave. Elle entra, s’assit et me salua sans faire le moindre souhait de paix à Badreddine. Et, d’une voix suave et d’une façon de parler incomparable et d’une douceur sans pareille, elle me dit : « Envoie quelqu’un avec moi pour toucher les mille et deux cents drachmes, prix de la pièce de soie. » Et je lui répondis : « Mais il n’y a rien qui presse. Pourquoi donc cette hâte ? » Et elle me dit : « Que tu es munificent ! Mais encore faut-il que je ne sois pas pour toi une cause de perte. » Puis elle se décida à me mettre elle-même dans la main le prix de l’étoffe. Et nous nous mîmes à causer, et soudain je m’enhardis à lui révéler, par signes, la vivacité de mon sentiment. Et elle comprit aussitôt que je désirais ardemment mon union avec elle. Alors elle se leva vivement et s’éloigna rapidement après m’avoir pourtant dit, par politesse, un mot pour prendre congé. Alors, moi, je ne pus tenir davantage, et je sortis de la boutique, le cœur violemment attiré vers elle et me mis à marcher derrière elle, de fort loin, jusqu’à ce que je fusse arrivé hors du souk. Et tout à coup je la perdis de vue ; mais, à l’instant même, je vis venir à moi une jeune fille que je ne connaissais point et que je ne pouvais deviner à cause de son voile ; et elle me dit : « Ô mon maître, viens auprès de ma maîtresse qui a à te parler ! » Alors je fus très surpris et dis : « Mais nul ici ne me connaît ! » Et la jeune fille me dit : » Oh ! comme tu oublies vite ! Ne te rappelles-tu pas que je suis la servante que tu as vue tout à l’heure dans le souk avec la jeune dame, dans la boutique du marchand tel ? » Alors je me mis à marcher derrière elle jusqu’à ce que j’eusse vu sa maîtresse dans un coin de la rue des Changeurs. Lorsqu’elle me vit, elle s’avança vivement de mon côté, me prit dans l’angle de la rue et me dit : « Mon chéri, sache que tu occupes toute ma pensée, et que tu remplis mon cœur d’amour. Et, depuis l’heure où je t’ai vu, je ne goûte plus le repos du sommeil, et je ne mange ni ne bois ! » Et je lui répondis : « Et moi aussi, c’est bien la même chose ! Mais mon bonheur présent me défend toute plainte. » Elle me dit : « Mon chéri, dis-moi ! faut-il que j’aille chez toi, ou bien, toi, viendras-tu dans ma maison ? » Je lui dis : « Je suis un homme étranger ; et je n’ai d’autre habitation que le khân, qui est vraiment un endroit trop fréquenté ! Aussi, si tu as assez de confiance en mon amitié pour m’accepter chez toi, mon bonheur sera à son comble ». Elle me répondit : «  Certainement ! mais cette nuit, c’est la nuit du vendredi, et on ne peut vraiment !… Mais demain, après la prière de midi, monte sur ton âne et informe-toi du quartier Habbaniat ; et, lorsque tu y seras arrivé, tu demanderas où se trouve la demeure de Barakat, l’ancien gouverneur, connu sous le nom d’Aby-Schâma. C’est là même que j’habite. Et surtout ne manque pas d’y venir, car je serai là à t’attendre. »

« Alors moi, je fus dans une joie extrême ; puis nous nous séparâmes. Et moi, je revins au khân Serour, où j’habitais, et je passai toute la nuit sans pouvoir dormir. Mais au point du jour, je me hâtai de me lever, et je changeai de vêtements ; je me parfumai avec les odeurs les plus suaves, et je me munis de cinquante dinars d’or que je mis dans un mouchoir ; et je sortis du khân Serour et je me dirigeai vers l’endroit nommé Bab-Zaouïlat ; là je louai un âne et je dis à l’ânier : « Allons au quartier de Habbaniat ! » Et aussitôt, en moins d’un clin d’œil, il m’y conduisit ; et nous arrivâmes dans une rue appelée Darb Al-Mônkari ; et je dis à l’ânier : « Informe-toi maintenant, dans cette rue, de la maison du nakib[2] Aby-Schâma. » L’ânier s’en alla et revint au bout de quelques instants avec le renseignement demandé et me dit : « Tu peux descendre de l’âne. » Alors je mis pied à terre, et lui dis : « Marche devant moi pour me montrer le chemin. » Et il me mena à la maison et je lui dis : « Demain matin, tu reviendras ici me chercher pour me reconduire à mon khân. » Et l’ânier me répondit : « À tes ordres ! » Alors je lui donnai un quart de dinar d’or ; et il le prit et le porta à ses lèvres, puis à son front, pour me remercier, et s’en alla.

« Alors je frappai à la porte de la demeure. Et la porte me fut ouverte par deux fillettes, deux jeunes vierges aux seins droits et blancs arrondis comme deux lunes ; et elles me dirent : « Entre, seigneur ! Notre maîtresse est dans l’impatience de l’attente. Elle ne dort plus la nuit, à cause de l’ardeur de sa passion pour toi. » J’entrai alors dans une cour et je vis une superbe bâtisse avec sept portes ; et toute la façade était ornée de fenêtres donnant sur un vaste jardin. Ce jardin contenait des arbres fruitiers de toutes les espèces et de toutes les couleurs : il était arrosé par des eaux courantes ; on y entendait le parler des oiseaux. Quant à la maison, elle était toute en marbre blanc et diaphane et si poli qu’on pouvait y voir se refléter sa propre image ; et des ors en couvraient tous les plafonds intérieurs ; et tout autour couraient des inscriptions et des dessins de toutes les formes ; et elle contenait toutes les choses qui pouvaient charmer les yeux. Elle était entièrement pavée de marbre de très grande valeur et de toutes les couleurs. Au milieu de la grande salle, il y avait un bassin de marbre blanc tout incrusté de perles et de pierreries ; des tapis de soie couvraient tout le parquet, et des étoffes de toutes les couleurs étaient tendues aux murs ; de larges sofas meublaient la salle.

« Il y avait a peine quelques instants que j’étais entré et que je m’étais assis…

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin et, discrète, s’arrêta dans son récit.


MAIS LORSQUE FUT
LA VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le marchand continua ainsi son histoire au courtier cophte du Caire, qui la racontait à son tour au sultan, dans cette ville de la Chine :

« Je vis venir à moi l’adolescente toute parée de perles et de pierreries, le visage lumineux et les yeux allongés de kohl. Elle me sourit, elle me prit contre elle et ma serra sur sa poitrine. Puis elle mit sa bouche sur la mienne et se mit à me sucer la langue. Et moi aussi. Et elle me dit : « Est-ce vraiment toi que je vois ici, ou bien est-ce que je rêve ? » Et je lui répondis : « Je suis ton esclave ! » Et elle dit : « Oh ! quel jour béni ! Quel bonheur ! Par Allah ! je ne vis plus, je ne goûte plus le plaisir du manger et du boire ! » Je lui répondis : « Et moi également ! » Puis nous nous assîmes à causer ; et moi, j’étais vraiment tout confus de cette réception et je tenais ma tête baissée.

« Au bout de quelques instants, on tendit la nappe et on nous présenta des mets somptueux : des viandes rôties, des poulets farcis et des pâtes de toutes sortes. Et tous deux nous mangeâmes jusqu’à satiété, et elle me mettait elle-même les morceaux à la bouche, et m’invitait chaque fois avec les termes les plus pressants. Ensuite on me présenta l’aiguière et le bassin de cuivre ; et je me lavai les mains, et elle aussi ; puis nous nous parfumâmes à l’eau de roses musquée ; et nous nous assîmes à nous entretenir. Et elle me récita ces deux strophes :

« Si de ta venue j’avais été d’avance prévenue, pour tapis à tes pieds j’aurais étendu la pourpre de mon cœur et le noir de mes yeux ;

J’aurais étendu pour ta couche la fraîcheur de mes joues ! Et toi, ô voyageur, je t’aurais mis, contente, sur mes paupières. »

« Puis elle se mit à me raconter ses peines intimes ; et je fis de même : et cela fit que je devins encore beaucoup plus amoureux. Alors nous commençâmes nos ébats et nos jeux ; et nous nous mîmes à nous embrasser et à nous faire mille caresses jusqu’à la tombée de la nuit. Alors les servantes nous apportèrent à manger et à boire en abondance. Et nous ne cessâmes de boire jusqu’à minuit. Alors nous allâmes nous étendre et nous enlacer, et cela jusqu’au matin. Et de ma vie je n’eus une nuit comme cette nuit-là.

« Le lendemain matin je me levai, je glissai doucement sous le chevet du lit la bourse qui contenait les cinquante pièces d’or, je pris congé de l’adolescente et me disposai à sortir. Mais elle se mit à pleurer et me dit : « Ô mon maître, quand reverrai-je ton beau visage ? » Je lui dis : « Je reviendrai ici ce soir même. »

« Lorsque je m’en allai, je trouvai à la porte l’âne qui m’avait porté la veille ; et l’ânier aussi était là qui m’attendait. Je montai sur l’âne et j’arrivai au khân Serour ; je mis pied à terre et donnai un demi-dinar d’or à l’ânier et lui dis : « Reviens ce soir vers le coucher du soleil. » Il me répondit : « Tes ordres sont sur ma tête ! » J’entrai alors au khân et j’y déjeunai ; puis je sortis pour aller recueillir chez les débitants le prix de mes marchandises ; je touchai l’argent et je revins ; je fis préparer un mouton grillé et j’achetai des douceurs ; et j’appelai un portefaix auquel je donnai l’adresse et la description de la maison de la dame et le payai d’avance et lui dis d’aller porter ces choses là-bas. Et moi, je continuai à m’occuper de mes affaires jusqu’au soir ; et alors l’ânier vint me chercher et je pris cinquante dinars d’or que je mis dans un mouchoir, et je partis.

« Lorsque j’entrai dans la maison, je vis qu’on avait tout nettoyé, qu’on avait lavé le parquet, fourbi les ustensiles de cuisine, préparé les flambeaux, allumé les lanternes, apprêté les mets et décanté les boissons et les vins. Et elle, à ma vue, se jeta dans mes bras, se mit à me caresser et me dit : « Oh ! que j’ai envie de toi ! » Après quoi, nous nous mîmes à manger jusqu’à satiété. Puis les servantes enlevèrent la nappe et nous apportèrent les boissons. Et nous ne cessâmes de boire et de casser des amandes et des noisettes et des pistaches jusqu’à minuit. Alors nous nous couchâmes jusqu’au matin ; et je me levai et lui remis les cinquante dinars d’or, selon mon habitude, et je sortis. À la porte, je trouvai l’âne, que j’enfourchai, et j’allai au khân, où je m’endormis. Et le soir je me levai et fis préparer le dîner ; j’apprêtai un plat de riz sauté au beurre et panaché de noix et d’amandes, puis un plat de topinambours frits, et bien d’autres choses aussi. Puis j’achetai des fruits, diverses espèces d’amandes et beaucoup de fleurs, et les envoyai là-bas. Et moi-même, je pris avec moi cinquante dinars d’or dans un mouchoir et je sortis. J’enfourchai le même âne et j’arrivai à la maison, où j’entrai. Là nous nous assîmes à manger et à boire, puis à copuler jusqu’au matin. Lorsque je me levai, je lui glissai le mouchoir et retournai à mon khân selon mon habitude.

« Cet état de choses ne cessant point, je finis, du jour au lendemain, par me ruiner complètement, et je ne fus maître ni d’un dinar ni même d’un seul drachme. Alors je ne sus que dire ; et je pensai en mon âme que tout cela était l’œuvre du démon. Et je récitai ces strophes :

« Que la fortune un instant délaisse l’homme riche ou l’appauvrisse, et le voici éteint, sans gloire, comme vers le coucher jaunit le soleil.

Et désormais, s’il disparaît, son souvenir ne peut que s’effacer de toute mémoire. Et, s’il revient un jour, la chance jamais plus ne lui sourira.

La honte le prendra de se montrer dans les rues ; et, seul avec lui-même, il pleurera toutes les larmes de ses yeux.

Ouallah ! je le jure, l’homme n’a rien à attendre de ses amis. Que la misère fonde sur lui et le voici renié de ses parents eux-mêmes. »

« Alors je ne sus plus que faire et, tout à mes pensées affligeantes, je sortis du khân pour marcher un peu et j’arrivai à la place publique de Baïn Al-Kasraïn, près de la porte de Zaouïlat. Là, je trouvai un grand rassemblement et une foule qui remplissait toute la place, car c’était un jour de fête et de foire. Alors je me mêlai à la foule et vis près de moi, par l’effet du destin, un cavalier fort bien mis ; et, à cause de la grande presse, je fus serré contre lui malgré moi, et ma main vint juste contre sa poche et toucha cette poche ; et je sentis qu’elle contenait un petit paquet arrondi ; alors j’enfonçai vivement la main dans la poche et je tirai adroitement le petit paquet, mais pas assez légèrement pour qu’il ne sentît pas ou ne vît mon mouvement. Alors ce cavalier, sentant que sa poche avait diminué de poids, mit la main à sa poche et constata qu’elle ne contenait plus rien. Alors il se tourna vers moi en fureur, brandit sa masse d’armes et m’en asséna un grand coup sur la tête ; aussitôt je tombai à terre et je fus entouré par un grand cercle de gens, dont quelques-uns empêchèrent le cavalier de passer outre, en arrêtant le cheval par la bride et en disant au cavalier : « C’est honteux de ta part de profiter ainsi d’un rassemblement pour frapper un homme sans défense ! » Mais le cavalier leur cria : « Sachez, vous tous, que cet individu n’est qu’un voleur ! » À ces mots, je revins de l’évanouissement dans lequel je me trouvais et j’entendis les gens qui disaient : « Mais non ! c’est un jeune homme trop bien et de trop de distinction pour voler quoi que ce soit ! » Et toutes les personnes qui étaient là étaient à se demander si j’avais volé ou si je n’avais pas volé ; et les explications contraires de part et d’autre et les discussions allaient leur train ; et je finis par être entraîné dans le courant de la foule et j’allais probablement pouvoir échapper à la surveillance du cavalier, qui ne voulait pas me lâcher, lorsque, par l’effet du destin, le wali et les gardes vinrent à passer par là, traversèrent la porte de Zaouïlat, s’approchèrent du rassemblement dont nous étions le centre, et le wali demanda : « Qu’y a-t-il donc par ici ? » Et le cavalier répondit : « Par Allah ! ô émir, voici un voleur ! J’avais dans ma poche une bourse bleue contenant vingt dinars d’or ; il trouva le moyen, au milieu du rassemblement, de me l’enlever. » Et le wali demanda au cavalier : « As-tu quelqu’un qui l’ait vu pour en témoigner ? » Et le cavalier répondit : « Non ! » Alors le wali appela le mokâdem, chef de la police, et lui dit : « Saisis-toi de cet homme et fouille-le ! » Alors le mokâdem me prit, car la protection d’Allah n’était plus sur moi, et me dépouilla de tous mes vêtements et finit par trouver la bourse qui, en effet, était en soie bleue. Et le wali prit la bourse, compta l’argent et trouva qu’en effet elle contenait exactement vingt dinars d’or, comme l’avait affirmé le cavalier.

« Alors le wali, tout furieux, appela ses gardes et les hommes de sa suite : « Faites approcher cet homme ! » Alors on me fit approcher entre ses mains, et il me dit : « Il faut, jeune homme, m’avouer la vérité. Dis-moi donc si tu reconnais toi-même avoir volé cette bourse. » Alors, tout honteux, je baissai la tête, réfléchis un moment en pensant en mon âme : « Si je dis : Ce n’est pas moi ! on ne me croira pas, puisqu’on vient de trouver la bourse sur moi ; et si je dis : Je l’ai volée ! je me fais tout de suite attraper. » Mais je finis par me décider et je dis : « Oui, c’est moi qui l’ai volée ! »

« Lorsque le wali entendit ces paroles, il fut fort surpris, et appela les témoins et leur fit entendre mes paroles en me les faisant répéter devant eux. Et toute cette scène se passait à Bab-Zaouïlat.

« Alors le wali ordonna au porte-glaive de me couper la main. Et le porte-glaive aussitôt me trancha la main droite. À cette vue, le cavalier eut pitié de moi, et intercéda auprès du wali pour qu’on ne me coupât pas l’autre main. Et le wali accorda cette grâce et s’éloigna. Et les gens qui étaient là eurent compassion de moi et me donnèrent à boire un verre de vin pour me réconforter, à cause de la quantité de sang que j’avais perdue et de l’état de faiblesse où j’étais. Quant au cavalier, il s’approcha de moi et me tendit la bourse et me la mit dans la main et me dit : « Tu es un jeune homme distingué, et le métier de voleur ne te convient pas, mon ami. » Alors j’acceptai la bourse et récitai ces strophes :

« Ouallah ! sache, toi, ô le meilleur des hommes, que voleur, de ma vie je ne l’ai été, ni brigand non plus ;

Mais du haut de mon char le malheur m’a précipité, et la destinée farouche ! Et depuis lors je ne fais que m’enfoncer dans les peines, les soucis et la misère.

Et ce n’est certes pas moi qui me suis mis dans cet état. Mais le Seigneur, quand j’étais roi, de sa main me jeta le javelot : et la couronne aussitôt de ma tête s’envola ! »

« Alors le cavalier me laissa et s’en alla, après m’avoir ainsi obligé à accepter la bourse. Et moi aussi, je m’éloignai, je m’enveloppai le bras avec mon mouchoir et le cachai dans la manche de ma robe. Et j’étais devenu bien pâle et j’étais dans un triste état, de tout ce qui était arrivé.

« Et, sans trop savoir où j’allais, je me dirigeai du côté de la maison de mon amie. En arrivant, je me jetai sur le lit, exténué. Et l’adolescente vit ma pâleur et mon accablement et me dit : « De quoi souffres-tu ? Et pourquoi ce changement de teint et cette pâleur ? » Et je lui répondis : « La tête me fait mal, et je ne suis pas bien portant ! » À ces paroles elle fut fort attristée et me dit : « Ô mon maître, ne me brûle pas ainsi le cœur. Assieds-toi, je t’en prie, et lève un peu la tête vers moi, et dis-moi ce qui a pu t’arriver aujourd’hui. Car je lis bien des choses sur ton visage ! » Alors je lui dis : « De grâce, épargne-moi la peine de te répondre ! » Elle se mit alors à pleurer et me dit : « Ah ! je vois bien, à présent que je n’ai plus rien à t’accorder de mes faveurs, que tu es las et fatigué de moi ! Car tu n’es plus avec moi comme d’habitude ! » Puis elle versa d’abondantes larmes entrecoupées de soupirs ; et elle s’arrêtait, de temps en temps, pour me réitérer ses questions, auxquelles je ne faisais aucune réponse, et cela jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta de quoi manger, et on nous présenta les mets, selon l’habitude. Mais moi, je pris bien garde d’accepter, car j’aurais eu honte de prendre la nourriture de la main gauche et peur qu’elle ne m’en demandât la raison. Je lui dis donc : « Je n’ai à cette heure aucune envie de manger. » Alors elle me dit : « Tu vois bien que je devinais. Dis-moi donc ce qui a pu t’arriver aujourd’hui, et pourquoi je te vois ainsi affligé, triste et le cœur et l’esprit en deuil. » Alors je finis par lui dire : « Tout à l’heure je te raconterai la chose, peu à peu et lentement. » À ces paroles, elle me dit d’un air dégagé, en me tendant une coupe de vin : « Allons ! mon ami, bannis les tristes pensées. Voici de quoi chasser toute mélancolie. Bois donc ce vin ; et tu me raconteras ensuite le sujet de tes peines. » Et je répondis : « Si tu le veux absolument, alors donne-moi toi-même à boire, avec ta main. » Et elle approcha la coupe de mes lèvres et l’inclina doucement, et me la fit boire. Puis elle la remplit de nouveau et me la tendit, Alors je fis un effort sur moi-même, je tendis la main gauche et pris d’elle la coupe. Mais je ne pus retenir mes larmes et je récitai ces strophes :

« Les doigts du Très-Haut tiennent toutes les destinées. Il peut, à son gré, nous rendre sourds, aveugles, ignorants.

Il peut, s’il le veut, nous arracher la raison aussi aisément qu’on arrache un cheveu.

Il peut aussi, s’il le veut, nous rendre la raison, mais pour que nous puissions reconnaître nos erreurs »

« En finissant de réciter ces vers, je sanglotai de toute mon âme. Lorsqu’elle me vit ainsi pleurer, elle ne put elle-même se retenir davantage ; elle me prit la tête entre les mains et s’écria éperdument : « Oh ! de grâce, dis-moi enfin le motif de tes pleurs ! Tu m’as brûlé le cœur ! Et dis-moi aussi comment il se fait que tu prennes ainsi de moi la coupe avec ta main gauche. » Alors je lui répondis : « J’ai un abcès à la main droite. » Et elle me dit : « Découvre-moi cet abcès pour que je le crève ; et tu seras soulagé. » Je lui répondis : « Ce n’est guère le moment de faire cette opération. N’insiste donc pas davantage, car je suis bien résolu à ne pas découvrir ma main. » À ces paroles, je vidai entièrement la coupe, et je continuai à boire chaque fois qu’elle m’offrait la coupe remplie, et cela jusqu’à ce que je fusse tout à fait pris d’ivresse. Alors je m’étendis à ma place même et m’endormis.

« Alors elle profita de mon sommeil pour découvrir mon bras, et elle vit que je n’avais plus de main. Et elle se mit à me fouiller, et trouva dans ma poche la bourse bleue qui contenait l’or. Aussi, à la vue de mon malheur, elle entra dans un désespoir sans bornes et ressentit une douleur que nul au monde n’avait jamais ressentie.

« Lorsque, le lendemain matin, je revins de mon sommeil, je vis qu’elle m’avait déjà préparé le déjeuner ; je trouvai sur une assiette quatre poulets bouillis et du bouillon de poulet et du vin en abondance. Et elle m’offrit de tout cela. Et moi je mangeai et bus ; puis je voulus prendre congé et m’en aller. Mais elle m’arrêta et me dit : « Où vas-tu ainsi t’en aller ? » Je lui répondis : « À un endroit quelconque pour me distraire et chasser des soucis qui m’accablent et me compriment le cœur ! » Elle dit : « Oh ! ne t’en va pas ! Reste encore ! » Alors je m’assis, et elle me regarda longuement et me dit : « Mon ami, quelle folie est la tienne ! Ton amour pour moi t’a affolé, je le vois, et t’a fait dépenser pour moi tout ton argent. De plus, c’est certainement à moi, je le devine, qu’est due la perte de ta main droite. Or, je te le jure, et Allah m’est témoin, jamais plus je ne me séparerai de toi et ne te laisserai loin de moi ! Et tu verras que je dis la vérité ! Et même je veux maintenant me marier avec toi légalement ! »

« À ces paroles, elle envoya chercher les témoins, qui vinrent ; et elle leur dit : « Soyez témoins de mon mariage avec ce jeune homme. Vous allez donc écrire mon contrat avec lui, et attester que j’ai touché de lui la dot du mariage. »

« Alors les témoins écrivirent notre contrat de mariage. Et elle leur dit : « Je vous prends tous à témoin que toutes les richesses qui m’appartiennent et qui sont là, dans ce coffre que vous voyez, et tout ce que je possède, devient dès cet instant la propriété de ce jeune homme. » Et les témoins attestèrent et prirent note de sa déclaration et aussi de mon acceptation, et s’en allèrent après avoir touché leur salaire.

« Alors l’adolescente me prit par la main et me conduisit vers une armoire, l’ouvrit, me montra une grande caisse, qu’elle ouvrit également, et me dit : « Regarde un peu ce qu’il y a dans cette caisse. Je regardai et je vis que cette caisse était remplie de mouchoirs formant chacun un petit paquet. Et elle me dit : « Tout cela est ton propre bien, celui que, dans le temps, j’avais accepté de toi. En effet, chaque fois que tu me donnais un mouchoir contenant cinquante dinars d’or, je prenais soin de le serrer soigneusement et de le cacher dans cette caisse. Et maintenant reprends ton bien. C’est Allah qui te l’a réservé et te l’a écrit dans ta destinée. Aujourd’hui Allah te protège et m’a choisie pour l’accomplissement des choses par lui écrites ! Mais aussi c’est à cause de moi, sans aucun doute, que tu as perdu la main droite. Et je ne puis vraiment te rémunérer à la mesure de ton dévouement pour moi et de mon amour ; même si je sacrifiais mon âme, ce ne serait pas assez, et tu y perdrais toujours. » Puis elle ajouta : « Prends possession de ton bien ! » Et moi, je m’exécutai, et fis acheter une caisse neuve, où je mis un à un les objets que j’enlevais, au fur et à mesure, de la caisse de l’adolescente ; je récupérai ainsi l’argent que je lui avais donné, et mon cœur fut rempli de joie et tout mon chagrin s’évanouit.

« Je me levai alors et je la serrai dans mes bras ; et nous nous assîmes tous deux à boire gaîment ensemble. Et elle continua à me dire les paroles les plus douces et les plus gentilles et à s’excuser du peu qu’elle faisait pour moi en comparaison de ce que j’avais fait pour elle. Puis, voulant encore mettre le comble à tout ce qu’elle avait déjà fait pour moi, elle se leva et inscrivit à mon nom tout ce qui était en sa possession en fait de vêtements de prix, bijoux, valeurs et propriétés bâties, et terrains, et cela par un certificat cacheté de sa propre main, et devant témoins.

« Et cette nuit-là, malgré tous les ébats auxquels nous nous livrâmes, elle s’endormit fort attristée du malheur qu’elle disait m’être arrivé à cause d’elle et que j’avais fini par lui raconter dans tous les détails.

« Mais, dès ce moment, elle ne cessa de se lamenter pour moi et de s’affliger, et tellement qu’au bout d’un mois passé de la sorte, elle tomba dans le mal de langueur, qui s’accentua de jour en jour et s’aggrava et fit qu’au bout de cinquante jours elle finit par expirer et être des élus de l’autre monde.

« Alors moi, je fis pour elle tous les préparatifs des funérailles, et la mis moi-même en terre, et fis faire toutes les cérémonies qui servent de clôture à l’enterrement ; et je ne ménageai point les dépenses d’argent. Après quoi je revins du cimetière et entrai dans la maison et examinai tous les legs et dons qu’elle m’avait faits ; et je vis qu’elle m’avait, en effet, laissé beaucoup de richesses, de propriétés et d’immeubles, et, entre autres choses, de grands magasins remplis de grains de sésame. Et c’est justement ce sésame-là que je te chargeai de me vendre, ô seigneur, et pour lequel tu as bien voulu accepter le faible courtage qui est au-dessous de tes mérites.

« Quant aux absences que je faisais et dont tu as pu t’étonner, je les faisais parce que j’étais obligé de liquider toutes les choses qu’elle m’avait laissées et c’est à peine si maintenant je suis au bout de mes rentrées d’argent et autres choses semblables.

« Je te prie donc de ne pas refuser la gratification que je veux te faire, ô toi qui me donnes ainsi l’hospitalité dans la maison et me fais partager ton repas. Tu m’obligeras donc en acceptant de moi tout l’argent que tu m’as gardé chez toi et que tu as touché de la vente que tu as faite des grains de sésame.

« Et telle est mon histoire et la cause qui fait que je mange toujours de la main gauche ! »

— Alors moi, ô roi puissant, je dis au jeune homme : « Vraiment, tu me combles de tes bienfaits et de tes faveurs ! » Et il me répondit : « Cela n’est rien ! Maintenant, seigneur courtier, veux-tu te joindre à moi et m’accompagner dans mon pays, à Baghdad ? Je viens de faire de grands achats de marchandises d’Alexandrie et du Caire, que je pense revendre avec grands profits à Baghdad. Veux-tu donc être mon compagnon de route et mon associé dans les bénéfices ? » Et moi, je répondis : « Ton désir est un ordre ! » Puis je lui fixai la fin du mois comme date de notre départ.

Pendant ce temps, je m’occupai de vendre toutes mes propriétés sans y rien perdre ; et, avec l’argent que j’en retirai, j’achetai également des marchandises, et je partis en compagnie du jeune homme pour Baghdad, son pays, et de là, avec un très gros bénéfice et d’autres marchandises, nous fîmes route pour ce pays-ci, qui est ton empire, ô roi des siècles !

Quant au jeune homme, il ne tarda pas, lui, à vendre ici sa marchandise et à repartir pour l’Égypte, où il m’a précédé et où j’allais le rejoindre, quand, cette nuit qui vient de s’écouler, j’eus avec le bossu cette aventure, qui est due à mon ignorance de ce pays, où je ne suis qu’un étranger qui voyage pour son commerce.

Et telle est, ô roi des siècles, l’histoire que je crois plus extraordinaire que celle du bossu ! »

— Mais le roi répondit : « Eh non ! Je ne trouve pas, moi ! Elle n’est pas si merveilleuse que cela, ton histoire, ô courtier ! Aussi je vais immédiatement vous faire tous pendre, pour vous punir du crime commis sur la personne de mon bouffon, ce pauvre bossu que vous avez tué ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin et, discrète, s’arrêta dans son récit


MAIS LORSQUE FUT
LA VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le roi de la Chine dit : « Je vais vous faire tous pendre ! » l’intendant alors s’avança, se prosterna devant le roi et lui dit : « Si tu me le permets, je te raconterai une histoire qui m’est arrivée ces jours-ci et qui est bien plus étonnante et plus merveilleuse que celle du Bossu. Si donc tu la jugeais ainsi après l’avoir entendue, tu nous ferais grâce à nous tous ! » Et le roi de la Chine dit : « Soit ! Voyons un peu ton histoire ! » Alors il dit :


Notes
  1. Ardeb ou irdub : c’est la mesure arabe dite des arides, usitée encore aujourd’hui.
  2. Nakib : gouverneur d’une province.



RÉCIT
DE
L’INTENDANT DU ROI DE LA CHINE


« Sache, ô roi des siècles et du temps, que la nuit dernière j’étais invité à un repas de noces où se trouvaient beaucoup de docteurs de la loi et de savants versés dans le Livre Saint. Lorsque la lecture du Koran fut terminée, on tendit la nappe, on rangea les mets et on apporta tout ce qu’il fallait pour le festin. Or, entre autres choses sur la nappe, il y avait un plat à l’ail, nommé rozbaja, qui a une grande réputation et qui est fort délicieux surtout si le riz qui en fait la base est bien à point et si l’ail et les aromates qui l’assaisonnent sont à la dose voulue. Alors, nous tous, les invités, nous commençâmes à en manger avec un grand appétit, excepté l’un de nous qui refusa absolument de toucher à ce plat de rozbaja. Et comme nous le pressions fort d’en goûter ne fût-ce qu’une bouchée, il jura qu’il n’en ferait rien. Alors nous redoublâmes nos instances ; mais il nous dit : « De grâce ! assez me presser de la sorte. J’ai été assez éprouvé comme cela, pour une fois que j’ai eu le malheur d’y goûter. Et il nous récita cette strophe :

« Si tu ne veux plus reconnaître ton ancien ami, et si tu le veux éviter, ne perds point ton temps à user de stratagèmes : fuis-le ! »

Alors nous ne voulûmes pas insister davantage. Mais nous lui demandâmes : « Par Allah ! et quel est donc le motif qui t’empêche de manger de cette délicieuse rozbaja ? » Il répondit : « J’ai fait le serment de ne manger de rozbaja qu’après m’être lavé les mains quarante fois de suite avec de la soude, quarante fois avec de la potasse et quarante fois avec du savon, en tout cent vingt fois. » Alors le maître de la maison ordonna à ses serviteurs d’apporter sur l’heure de l’eau et les choses qu’avait demandées l’invité. Et l’invité alors se mit à se laver les mains exactement le nombre de fois qu’il avait mentionné ; puis il revint s’asseoir, mais bien à contre-cœur, et il avança la main vers le plat commun où nous mangions tous, et, tout tremblant et tout hésitant, il se mit à manger de ce plat de rozbaja. Et nous étions très étonnés de cela ; mais nous fûmes encore bien plus étonnés lorsque nous regardâmes sa main : nous vîmes que cette main manquait de pouce et n’avait que quatre doigts. Et l’invité ne mangeait ainsi qu’avec quatre doigts. Alors nous dîmes : « Par Allah sur toi ! dis-nous comment il se fait que tu n’aies plus de pouce ! Ou bien est-ce une déformation que tu as de naissance, et qui est simplement l’œuvre d’Allah ? Ou bien es tu victime d’un accident ? » Alors il répondit : « Mes frères, vous n’avez pas tout vu ! Ce n’est pas seulement un pouce qui me manque, mais les deux. Car je n’ai pas non plus de pouce à la main gauche. Et mes deux pieds aussi n’ont que quatre orteils. D’ailleurs, voyez par vous-mêmes ! » Et il nous montra l’autre main et nous découvrit ses deux pieds, et nous vîmes qu’en effet chacun n’avait que quatre orteils. Alors notre étonnement augmenta encore, et nous lui dîmes : « Notre impatience est à son comble, et nous désirerions vivement apprendre la cause qui t’a fait ainsi perdre tes deux pouces et tes deux gros orteils, et le motif qui t’a fait aussi te laver les mains cent vingt fois de suite. » Alors il nous raconta ainsi la chose :

Sachez, ô vous tous, que mon père était un marchand d’entre les grands marchands ; et il était même le plus grand des marchands de la ville de Baghdad, au temps du khalifat Haroun Al-Rachid. Mon père était un grand amateur de bons vins et de plaisirs ; il aimait la musique de nos instruments à cordes, l’aoûd et le kânoun. Aussi lorsqu’il mourut il ne me laissa nul argent, car il avait tout dépensé. Mais tout de même, comme c’était mon père, je lui fis un enterrement selon son rang, je donnai des festins funèbres en son honneur, et je pris le deuil pour lui durant des jours et des nuits. Après quoi, j’allai voir la boutique qui avait été sienne, je l’ouvris et je n’y trouvai plus rien qui eût quelque valeur ; au contraire, je constatai qu’il laissait de grosses dettes. Alors j’allai trouver les créanciers de mon père, je leur fis prendre patience et les rassurai le mieux que je pus. Puis je me mis à l’œuvre, à vendre et à acheter, et à payer les dettes, semaine par semaine, selon le gain que je faisais. Et je ne cessai de faire de la sorte jusqu’à ce que j’eusse payé toutes les dettes et même augmenté mon premier capital par mes gains réguliers.

« Or, un jour que j’étais assis dans ma boutique, je vis une adolescente, et de ma vie je ne vis de mes yeux quelque chose de plus beau. Elle était habillée de vêtements magnifiques, et était montée sur une mule. Devant elle, marchait un eunuque et, derrière elle, un autre eunuque. Elle arrêta sa mule au commencement du souk, mit pied à terre, et entra dans le souk, suivie de l’un des deux eunuques. Et cet eunuque lui dit : « Ô ma maîtresse, de grâce ! n’entre pas ainsi dans le souk, et ne te montre pas ainsi aux passants. Tu vas nous attirer de grandes calamités, Allons-nous en d’ici ! » Et l’eunuque essaya de l’arrêter. Mais elle ne fit guère attention à ses paroles, et se mit à inspecter toutes les boutiques du souk, l’une après l’autre, et elle ne vit point de boutique mieux tenue et plus belle que la mienne. Alors elle se dirigea de mon côté, toujours suivie de l’eunuque, s’assit dans ma boutique et me souhaita la paix. Et moi, jamais de ma vie je n’avais entendu une voix plus douce ni des paroles plus délicieuses. Et elle se découvrit le visage. Alors je la regardai, et sa seule vue me jeta dans le plus grand trouble et me ravit le cœur. Et je ne pus détacher mes regards de son visage, et je récitai ces deux strophes :

« Dis à la belle au voile doux, aussi doux que l’aile du ramier,

Dis-lui combien secourable me serait la mort si je songe à mes souffrances.

Dis-lui d’être bonne, un peu ! Pour elle j’ai renoncé à ma tranquillité et pour m’approcher de son aile ! »

« Lorsqu’elle entendit mes vers, elle me donna aussitôt la réplique par ces strophes-ci :

« Mon cœur, je l’ai usé à l’aimer. Et ce cœur pourtant se refuse à d’autres amours.

Et mes yeux, si par hasard ils apercevaient jamais une beauté étrangère, mes yeux ne sauraient plus s’en réjouir.

J’ai prêté serment de ne jamais arracher ton amour de mon cœur. Et pourtant mon cœur est triste et altéré de ton amour.

J’ai bu à une coupe où j’ai trouvé le pur amour. Oh ! que n’as-tu mouillé tes lèvres à cette coupe où j’ai trouvé l’amour !… »

« Puis elle me dit : « Ô jeune marchand, as-tu de belles étoffes à nous faire voir ? » Je dis : « Ô ma maîtresse, ton esclave est un pauvre marchand, et n’a rien qui soit digne de toi. Aie donc la patience d’attendre un peu. Car, comme il est encore grand matin, les autres marchands n’ont pas encore ouvert leurs boutiques. Tout à l’heure j’irai moi-même t’acheter chez eux tout ce dont tu pourrais avoir besoin en étoffes de prix. » Puis je me mis à causer avec elle et j’étais noyé dans la mer de son amour et perdu dans la folie de l’ardeur qu’elle m’inspirait. Mais lorsque les autres marchands ouvrirent leurs boutiques, je me levai et sortis lui acheter tout ce qu’elle m’avait commandé ; et tout l’achat que je fis, et que je pris à mon compte, monta à la somme de cinq mille drachmes. Et je remis le tout à l’esclave ; et elle partit avec lui et se dirigea du côté où l’autre esclave l’attendait avec le mulet, à l’entrée du souk, et elle s’éloigna. Mais elle ne me demanda aucun compte, et ne me fit aucune mention de l’argent qu’elle me devait et que j’avais pris sur moi de payer aux marchands. Et elle ne me dit même pas qui elle était, ni où était sa maison. Et moi, de mon côté, j’eus honte de lui en parler ; et je m’engageai alors à payer aux marchands les cinq mille drachmes à la fin de la semaine, car j’espérais que l’adolescente viendrait me payer. Puis je rentrai chez moi enivré d’amour. Et on m’apporta le dîner ; mais je le touchai à peine, car j’étais tout à la pensée de sa beauté et de ses charmes. Et lorsque je voulus m’endormir, je n’eus aucun sommeil.

« Et je restai en cet état durant une semaine, au bout de laquelle les marchands vinrent me réclamer l’argent ; mais, comme je n’avais pas encore eu de nouvelles de la dame, je les priai de patienter un peu et de m’accorder encore un crédit d’une semaine. Et ils y consentirent. En effet, au bout de la semaine, je la vis arriver un matin de bonne heure, montée sur sa mule ; et elle était accompagnée d’un serviteur et de deux eunuques. Elle me salua et dit : « Ô mon maître, excuse-nous d’avoir ainsi différé un peu trop de venir te payer. Mais voici l’argent. Fais venir un changeur pour vérifier les pièces d’or et toucher l’argent. » Et je fis venir le changeur ; et un des eunuques lui remit l’argent, qu’il contrôla et trouva de bonne nature. Alors je pris l’argent ; puis je me mis à causer avec l’adolescente jusqu’à ce que le souk fût ouvert et que les marchands fussent venus dans leurs boutiques. Alors elle me dit : « J’ai encore besoin de telle et telle chose. Va donc me les acheter. » Et je lui achetai, à mon compte, tout ce qu’elle avait demandé, et je le lui remis. Et elle le prit et s’en alla sans me dire quoi que ce soit au sujet de l’argent qu’elle me devait. Alors moi, quand je la vis s’éloigner, je me repentis d’avoir ainsi agi avec trop de confiance, car l’achat m’avait coûté mille dinars d’or. Et lorsque je l’eus perdue de vue, je dis en mon âme : « Je ne comprends plus rien à cette passion et à cette amitié qu’elle a pour moi ! Elle m’apporte la valeur de quatre cents dinars et elle me prend pour mille dinars de marchandises ! Si cela marche de cette façon-là, je n’ai plus devant moi que la faillite et la perte du bien des autres. Et, d’ailleurs, c’est à moi seul que les marchands frustrés viendront s’attaquer. Et j’ai bien peur que cette femme ne soit une trompeuse pleine d’astuce qui vient me circonvenir de ses charmes et de sa beauté, une rusée qui profite de ce que je suis un pauvre marchand sans protection et sans appui pour se moquer de moi et rire sur mon dos. Et moi qui ne lui ai pas demandé l’adresse de sa demeure ! »

« Je restai ainsi rempli de soucis et de pensées torturantes pendant un mois entier, au bout duquel les marchands vinrent me réclamer leur argent et insistèrent tellement que je me vis obligé, pour les contenter, de leur dire que j’allais tout vendre, ma boutique et ce qu’elle contenait, ma maison et tous mes biens. Et je fus ainsi tout près de ma ruine ; et je m’assis fort soucieux tout à ces pensées tristes, quand soudain je la vis apparaître au haut du souk, franchir la porte du souk et se diriger de mon côté. Lorsque je la vis, je sentis aussitôt s’évanouir mes soupçons et mes soucis, et j’oubliai l’état malheureux où j’avais été durant tout le temps de son absence. Et elle s’approcha de moi et se mit à causer avec moi en me parlant de sa voix si belle et en me disant de ces paroles si délicieuses qu’elle savait dire. Puis elle me dit : « Apporte le trébuchet et pèse l’argent que je t’apporte ! » Et elle me donna, en effet, tout ce qui me revenait et même plus, pour prix des achats que j’avais faits pour elle.

« Ensuite elle s’assit à côté de moi, et se mit à me parler avec beaucoup de laisser-aller et d’aisance. Et moi, je faillis mourir de joie et de bonheur. Et elle finit par me dire : « Es-tu célibataire ou as-tu une épouse ? » Alors je dis : « Eh non ! je ne connais point de femme ! » Et je pleurai en disant cela. Alors elle me dit : « Qu’as-tu à pleurer ? » Et je répondis : « C’est une chose qui vient de me passer par l’esprit. » Puis je pris le serviteur au fond de la boutique, lui tendis quelques dinars d’or et le priai de servir d’intermédiaire entre elle et moi pour cette affaire. Alors il se mit à rire et me dit : « Mais sache donc qu’elle aussi est amoureuse de toi, et beaucoup plus que toi d’elle ! Et elle n’avait aucune envie d’acheter des étoffes, et elle n’en a acheté que pour pouvoir te parler, et te dire sa passion pour toi. Aussi tu peux lui parler et lui dire ce que tu veux ; et certainement elle n’y trouvera rien à reprendre et ne te contrariera pas. »

« Mais elle, au moment où elle allait s’éloigner et prendre congé de moi, me vit tendre les dinars au serviteur qui l’accompagnait. Alors elle rentra dans la boutique et s’assit en souriant. Et je lui dis : « Accorde à ton esclave la grâce qu’il va te demander et pardonne-lui d’avance ce qu’il a à te dire ! » Puis je l’entretins de ce que j’avais dans l’esprit. Et je vis que cela lui agréait, et elle me répondit gentiment et me dit : « Ce serviteur t’apportera ma réponse à ta demande, et ma volonté ! Et toi fais exactement tout ce qu’il te dira de faire. » Puis elle se leva et s’en alla.

« Alors j’allai remettre leur argent aux marchands et le gain qu’ils méritaient. Quant à moi, ce ne fut guère un gain que je fis, mais j’eus une grande affliction en voyant, au bout d’un certain temps, que je n’avais plus de ses nouvelles. Et, dès l’instant que je ne la vis plus, je perdis tout sommeil durant toutes mes nuits. Mais enfin, au bout de quelques jours, son serviteur vint me trouver ; et je le reçus avec empressement et générosité et le priai de me donner des nouvelles. Il dit : « Elle était malade ces jours derniers. » Alors je dis : « Donne-moi donc quelques détails sur elle ! » Il dit : « Cette adolescente a été élevée par notre maîtresse Zobéida, l’épouse favorite de Haroun Al-Rachid, et elle devint l’une de ses suivantes. Et notre maîtresse Zobéida l’aime comme sa propre fille et ne lui refuse rien. L’autre jour, la jeune fille demanda à sa maîtresse la permission de sortir en lui disant : « Mon âme désire se promener et rentrer ensuite au palais ! » Et la permission lui fut accordée. Et, depuis ce jour, elle ne cessa d’aller en ville et de rentrer au palais, et si souvent qu’elle finit par être fort experte dans les achats et devint ainsi la pourvoyeuse de notre maîtresse Zobéida. C’est alors qu’elle te vit et parla de toi à sa maîtresse et la pria de te marier à elle. Et sa maîtresse dit : « Je ne puis le faire avant de voir moi-même ce jeune homme. Si je constate qu’il te ressemble en qualités, je te marierai à lui ! » Or, maintenant, je viens te voir pour te dire que notre but, à cette heure-ci, est de te faire entrer dans le palais. Si donc nous pouvons t’y faire entrer sans que personne s’en doute, tu peux être certain de l’avoir en mariage ; mais, si l’affaire est découverte, tu es sûr d’avoir la tête coupée. Qu’en dis-tu ? » Je répondis : « Certainement, j’irai avec toi. Tu n’as donc qu’à persister dans cette combinaison dont tu viens de me parler. » Alors le serviteur me dit : «  Lorsque la nuit sera venue, dirige-toi vers la mosquée que la dame Zobéida a fait construire sur le Tigre ; entre et fais ta prière et reste là à attendre ! » Et je répondis : « J’obéis, j’aime et j’honore ! »

« Lorsque le soir vint, j’allai à la mosquée, où j’entrai et me mis en prières, et j’y passai toute la nuit. Au point du jour, je vis arriver des esclaves dans une barque ; et ils avaient avec eux des caisses vides qu’ils introduisirent dans la mosquée et ils retournèrent vers leur barque. Mais l’un d’eux resta en arrière des autres ; et je l’examinai et je vis que c’était celui qui me servait d’intermédiaire. Et au bout de quelques instants je vis monter à la mosquée et venir à moi mon amie la suivante de Sett-Zobéida. Comme elle s’approchait, j’allai vivement à elle et l’embrassai, et elle m’embrassa aussi ; et nous nous assîmes un moment pour causer, et elle m’expliqua sa résolution. Puis elle me prit et me mit dans l’une des caisses, qu’elle ferma à clef ; et moi je n’avais pas encore eu le temps de réfléchir que j’étais déjà dans le palais du khalifat. Et on me fit sortir de la caisse, et on m’apporta des effets et des vêtements qui valaient certainement cinquante mille drachmes. Puis je vis vingt autres esclaves blanches, toutes aux seins merveilleux et toutes des vierges. Et au milieu d’elles se trouvait Sett-Zobéida, qui ne pouvait se mouvoir à cause de tout ce qu’elle avait sur elle de bijoux et de robes magnifiques. Devant elle, lorsqu’elle fut toute proche, les suivantes se mirent sur deux rangs, et je m’avançai et je baisai la terre entre ses mains. Alors elle me fit signe de m’asseoir ; et je m’assis entre ses mains. Alors elle se mit à me questionner sur mes affaires et mes parents et ma lignée. Et je répondis à toutes les choses qu’elle me demanda. Alors elle fut très contente et dit : « Ouallah ! je vois maintenant que je n’ai pas perdu mes peines à élever cette jeune fille, puisque je lui trouve un tel époux ! » Puis elle me dit : « Sache que nous tenons cette suivante pour l’égale de l’enfant même de notre moelle. Et elle te sera une épouse soumise et douce devant Allah et devant toi ! » Alors je m’inclinai et baisai la terre, et consentis à me marier avec la suivante.

« Alors elle m’invita à rester au palais dix jours. Et je restai ces dix jours, durant lesquels je ne sus ce qu’était devenue la jeune fille. Et, pour mes repas, c’étaient d’autres jeunes suivantes qui m’apportaient à déjeuner et à dîner et me servaient.

« Au bout du laps de temps nécessaire pour les préparatifs du mariage, Sett-Zobéida pria l’émir des Croyants de lui accorder la permission de marier leur suivante ; et il le lui permit et fit don à la suivante de dix mille dinars d’or. Alors Sett-Zobéida envoya chercher le kâdi et les témoins, qui écrivirent le contrat de mariage. Puis, cela terminé, on commença la fête. On prépara les douceurs de toutes sortes et les mets d’usage ; et on mangea et on but ; et on distribua des mets sur des assiettes à toute la ville. Et on fit durer le festin dix jours entiers. Alors seulement on fit entrer la jeune femme au hammam pour me la préparer selon l’usage.

« Pendant ce temps, on tendit la nappe pour moi et mes invités, et on apporta des mets exquis ; et entre autres choses il y avait, au milieu de poulets rôtis, de pâtisseries de toutes sortes, de farces délicieuses et de sucreries parfumées au musc et à l’eau de roses, un plat de rozbaja capable de rendre fou l’homme le plus sage et l’esprit le plus posé ! Et moi, à peine assis devant la nappe, par Allah ! je ne pus m’empêcher de me précipiter sur cette rozbaja et de m’en gorger. Puis je m’essuyai les mains, mais en oubliant de les laver…

« Après cela, je me levai et restai tranquille jusqu’à la nuit. Alors on alluma les flambeaux, et on fit entrer les chanteuses et les joueuses d’instruments ; et on se mit, à plusieurs reprises, à habiller la nouvelle mariée et chaque fois de façon différente ; et chaque fois, à chaque tour, chaque invité mettait une pièce d’or dans le plateau qu’on faisait circuler selon l’usage. Et le palais était entièrement rempli de la foule des invités ; et cela dura ainsi jusqu’à la fin. Alors j’entrai dans la chambre réservée, et on m’amena la nouvelle mariée, et les suivantes la déshabillèrent de tous ses vêtements et sortirent.

« Lorsque je la vis ainsi toute nue et que nous fûmes tous deux seuls sur notre couche, je la pris dans mes bras et je ne croyais pas, dans ma joie, que je la possédais vraiment. Mais, à ce moment même elle sentit l’odeur de ma main avec laquelle j’avais mangé la rozbaja, et lorsqu’elle sentit cette odeur, elle jeta un grand cri ! Et aussitôt accoururent vers nous de tous côtés les suivantes, pendant que, moi, j’étais tout tremblant d’émotion et ne savais guère quel était le motif de tout cela. Et les suivantes dirent : « Ô notre sœur, que t’arrive-t-il ? » Elle leur dit : « Oh ! débarrassez-moi vite de cet homme stupide que j’avais cru être un homme doué de bonnes manières ! » Et je lui dis : « Et qu’as-tu donc constaté de ma stupidité ou de ma folie ? » Elle dit : « Insensé que tu es ! Pourquoi donc as-tu mangé de la rozbaja et ne t’es-tu pas ensuite lavé les mains ! Et moi, maintenant, par Allah, je ne veux plus de toi, à cause de ton peu de jugement et de ton action mauvaise et criminelle ! » À ces paroles, elle saisit un fouet qui était près d’elle et me tomba sur le dos à grands coups, ainsi que sur les fesses, et tellement fort et si longtemps qu’à force de recevoir des coups, je perdis toute connaissance. Alors elle s’arrêta et dit aux suivantes : « Prenez-le et conduisez-le chez le gouverneur de la ville pour qu’il lui fasse couper la main dont il s’est servi pour manger la rozbaja, cette main qu’il n’a pas ensuite lavée ! » Mais moi, je revins à moi lorsque j’entendis ces paroles et je m’écriai : « Il n’y a de recours et de force, qu’en Allah le Tout-Puissant ! Est-ce parce que j’ai mangé de la rozbaja sans me laver la main que cette main doit être coupée ? A-t-on jamais vu une chose pareille ? » Alors les suivantes se mirent à intercéder pour moi auprès d’elle et lui dirent : « Ô notre sœur, ne le châtie pas cette fois-ci pour son action ! De grâce, pardonne-lui ! » Alors elle dit : « Soit, je ne lui ferai pas couper la main cette fois ; mais il me faut tout de même lui couper quelque chose d’entre ses extrémités ! » Puis elle sortit et me laissa seul.

« Et quant à moi, je restai ainsi seul durant dix jours sans la voir. Mais au bout de ces dix jours, elle vint me trouver et me dit : « Ô toi à la figure pleine de noir ![1] Je suis donc si peu de chose à tes yeux pour que tu aies mangé de la rozbaja sans te laver les mains ! » Puis elle cria à ses suivantes et leur dit : « Liez-lui les bras et les jambes ! » Alors on me lia les bras et les jambes ; et elle prit un rasoir au tranchant bien affilé, et me coupa les deux pouces des mains et les deux pouces des pieds. Et c’est pourquoi, ô vous tous, vous me voyez ainsi, sans pouces aux mains ni aux pieds.

« Quant à moi, je tombai évanoui. Alors elle saupoudra mes plaies avec une poudre de racine aromatique, et aussitôt mon sang cessa de couler. Et c’est alors que je dis en mon âme, et ensuite à haute voix : « Jamais plus je ne mangerai de rozbaja sans me laver ensuite les mains quarante fois avec de la potasse, quarante fois avec de la soude et quarante fois avec du savon ! » À ces paroles, elle me fit prêter serment pour cette promesse que je venais de faire, à savoir de ne jamais plus manger de rozbaja sans faire exactement ce que je venais de dire.

« Aussi, quand vous autres, tous ici assemblés, vous m’avez pressé de manger de la rozbaja qui est sur cette nappe, j’ai changé de couleur et mon teint a jauni, et je me suis dit en moi-même : « Voilà cette rozbaja cause de la perte de mes pouces ! » Et quand vous m’avez absolument obligé d’en manger, je me suis vu obligé, par mon serment, de faire ce que j’ai fait !»

— Alors, moi, ô Roi des siècles, continua l’intendant qui racontait l’histoire, je dis au jeune marchand de Bagdad, pendant que tous les assistants écoutaient : « Mais que t’est-il ensuite arrivé avec ton épouse ? » Il dit :

« Lorsque j’eus prêté le serment devant elle, son cœur se calma à mon égard et elle finit par me pardonner. Et alors, moi, je la pris et je couchai avec elle. Et nous restâmes ainsi un long temps unis en cet état. Au bout de ce temps, elle me dit : « Il faut bien que tu saches que personne à la cour du khalifat n’a appris ce qui s’est passé entre moi et toi ! Nul, si ce n’est toi, n’a jamais pu s’introduire dans ce palais. Et, si toi tu es entré ici, ce n’est que grâce aux bons soins d’El-Saïedat[2] Zobéida ! » Puis elle me remit cinquante mille dinars d’or et me dit : « Prends toute cette somme et va nous acheter, pour nous deux, une belle et vaste demeure, que nous y habitions ensemble. »

« Alors je sortis et j’achetai une maison magnifique et vaste. Puis j’y transportai toutes les richesses de mon épouse, tous les dons qu’on lui avait faits, les objets précieux, les belles étoffes et les beaux meubles et toutes les belles choses. Et je mis tout cela dans cette maison que j’avais ainsi achetée. Et nous y vécûmes ensemble fort heureux.

« Mais au bout d’une année, par la volonté d’Allah, mon épouse mourut ; et alors je ne pris point d’autre femme, et voulus voyager. Je sortis alors de Baghdad, après avoir vendu tous mes biens ; je pris tout mon argent et je me mis à voyager, jusqu’à ce que je fusse arrivé en cette ville-ci. »

— Et telle est, ô roi de ce temps, continua l’intendant, l’histoire que me raconta le jeune marchand de Baghdad ! Alors nous tous qui étions les invités de cette maison nous continuâmes à manger ; puis nous nous en allâmes.

Et c’est quand je fus sorti que m’est arrivée cette aventure-là, pendant la nuit, avec le bossu. Et c’est alors qu’il est arrivé, ce qui est arrivé.

Et telle est mon histoire ! Et je suis persuadé qu’elle est plus étonnante encore que celle qui nous est arrivée avec le bossu !

Ouassalam ![3] »

— Alors le roi de la Chine dit : « Tu te trompes ! Cela n’est pas du tout plus merveilleux que l’aventure du bossu, au contraire, l’aventure du bossu est, de beaucoup, plus étonnante que tout cela ! Aussi, il n’y a pas à hésiter, je vais vous faire tous crucifier, jusqu’au dernier ! »

Mais, à ce moment, s’avança le médecin juif qui baisa la terre et dit : « Ô roi de ce temps, moi, je vais te raconter une histoire qui est certainement, cette fois, bien plus extraordinaire que tout ce que tu as entendu et que l’aventure même du bossu ! »

Alors le roi de la Chine lui dit : « Donne ce que tu as, car je ne peux plus attendre ! »

Et le médecin juif dit :


Notes
  1. Expression très usitée ; elle signifie que quelqu’un n’a pas brillé dans l’accomplissement d’un acte quelconque. Au contraire, quand on dit : « Votre visage a blanchi », cela signifie que l’on s’est tiré d’une affaire fort brillamment et à son avantage.
  2. El-Saïedat, la grande dame, la maîtresse.
  3. Formule pour prendre congé ou se retirer : « Que la paix soit sur vous ! »



RÉCIT DU MÉDECIN JUIF


« La chose la plus extraordinaire qui me soit arrivée au temps de ma jeunesse est justement cette histoire.

J’étudiais alors la médecine et les sciences dans la ville de Damas. Et lorsque j’eus bien appris mon métier, je commençai à le pratiquer et à gagner ma vie.

Or, un jour d’entre les jours, un esclave de la maison du gouverneur de Damas vint chez moi et me dit de l’accompagner, et me conduisit à la maison du gouverneur. Et là, au milieu de la grande salle, je vis un lit de marbre lamé d’or. Sur ce lit était couché un fils d’Adam, malade. C’était un jeune homme si beau qu’on ne pouvait voir son pareil dans le monde de ce temps-là. Alors je me tins à son chevet et lui souhaitai une prompte guérison et la santé. Mais il me répondit seulement en me faisant signe des yeux. Et je lui dis : « Seigneur, donne-moi la main. » Alors il me tendit la main gauche, de quoi je fus fort étonné, et je me dis en moi-même : « Allah ! quelle chose surprenante ! Voilà un jeune homme qui a l’air très convenable et il est d’une très haute condition. Et pourtant il n’a aucune politesse. Quelle chose étonnante ! » Mais cela ne m’empêcha pas de lui tâter le pouls et de lui écrire une recette. Et depuis je continuai à aller le voir pendant dix jours, au bout desquels il reprit ses forces et put se lever comme d’habitude. Alors je lui prescrivis d’aller au hammam prendre un bain, pour ensuite revenir se reposer à la maison.

Pour me marquer alors sa reconnaissance, le gouverneur de Damas me fit revêtir une très riche robe d’honneur et me nomma son propre médecin, et aussi médecin de l’hôpital de Damas. Quant au jeune homme, qui pendant toute sa maladie avait continué à me tendre la main gauche, il me pria de l’accompagner au hammam, que l’on avait spécialement réservé pour lui seul en empêchant tous les clients d’entrer. Lorsque nous arrivâmes au hammam, les domestiques s’approchèrent du jeune homme, l’aidèrent à se déshabiller, prirent ses habits et lui en donnèrent d’autres, propres et neufs. Le jeune homme une fois nu, je remarquai qu’il n’avait pas de main droite. À cette vue, je fus extrêmement surpris et peiné ; et mon étonnement augmenta encore lorsque je vis des traces de coups de verges sur tout son corps. Alors le jeune homme se tourna vers moi et me dit : « Ô médecin du siècle ! ne t’étonne point de me voir en cet état, car je me propose de t’en dire bientôt la cause, et tu entendras un récit bien extraordinaire. Mais, pour cela, il faut attendre que nous soyons sortis du hammam. »

Après avoir quitté le hammam, nous arrivâmes à la maison, où nous nous assîmes pour nous reposer et ensuite manger, tout en causant. Et le jeune homme me dit : « Ne préfères-tu pas que nous montions dans la salle haute ? » Je lui dis : « Mais certainement ! » Alors il ordonna aux gens de la maison de nous faire griller un mouton à la broche et de nous le monter ensuite dans la salle haute, où nous montâmes nous-mêmes. Et les esclaves nous apportèrent bientôt le mouton grillé et aussi toutes sortes de fruits. Et nous nous mîmes à manger, mais lui, toujours en se servant de sa main gauche. Alors je lui dis : « Maintenant raconte-moi cette histoire ! » Il me répondit : « Ô médecin du siècle ! je vais te la raconter. Écoute donc.

« Sache que je suis natif de la ville de Mossoul ; où ma famille compte parmi les plus importantes de la ville. Mon père était l’un des dix enfants que mon grand-père avait laissés à sa mort et il était l’aîné d’entre ses frères ; et mon père, comme tous mes oncles, à la mort de mon grand-père, était déjà marié. Mais lui seul avait eu un enfant, qui est moi ; et aucun de mes oncles n’avait eu d’enfant. Aussi, moi, je gagnai en grandissant l’affection de tous mes oncles, qui m’aimaient et se réjouissaient en me regardant.

« Un jour que j’étais avec mon père dans la grande mosquée de Mossoul pour faire la prière du vendredi, je vis qu’après la prière tout le monde s’était retiré, excepté mon père et mes oncles, qui étaient là aussi. Ils s’assirent tous sur la grande natte et je m’assis avec eux. Et ils se mirent à causer, et la conversation tomba sur les voyages et les merveilles des pays étrangers et des grandes villes du loin. Mais c’est surtout de la ville du Caire et de l’Égypte que l’on parla. Et mes oncles nous redirent les récits admirables des voyageurs qui avaient visité l’Égypte et qui disaient qu’il n’y avait pas sur terre de pays plus beau, ni un fleuve plus merveilleux que le Nil. Aussi les poètes ont-ils eu raison de chanter ce pays et son Nil ; et il est bien dans le vrai, le poète qui s’écrie :

» Par Allah ! je te conjure, tu diras au fleuve de mon pays, au Nil de mon pays, tu lui diras qu’ici ma soif ne peut s’étancher, qu’ici l’Euphrate ne peut me guérir de la soif qui m’altère !

« Mes oncles se mirent donc à nous énumérer les merveilles de l’Égypte et de son fleuve, et avec tant d’éloquence et tant de chaleur que, lorsqu’ils cessèrent de parler et qu’ils s’en allèrent chacun chez soi, je demeurai tout saisi et songeur ; et mon esprit ne pouvait plus se détacher du souvenir agréable de toutes ces choses que je venais d’entendre au sujet de ce pays admirable. Et quand je revins à la maison, je ne pus fermer l’œil de toute la nuit, et je perdis l’appétit et refusai de manger et de boire.

« Sur ces entrefaites, j’appris, quelques jours plus tard, que mes oncles avaient fait les préparatifs d’un voyage en Égypte, et je me mis à supplier tellement mon père et à pleurer tellement pour qu’il me laissât partir avec eux, qu’il consentit et même m’acheta des marchandises pour en faire commerce ; il recommanda toutefois à mes oncles de ne pas me garder avec eux jusqu’en Égypte, mais de me laisser, sur leur route, à Damas, où je réaliserais le gain de mes marchandises. Je fis donc mes adieux à mon père, je me joignis à mes oncles et, tous ensemble, nous quittâmes Mossoul et nous partîmes.

« Nous voyageâmes ainsi jusqu’à Alep, où nous nous arrêtâmes quelques jours, et de là nous fîmes route pour Damas, que nous ne tardâmes pas à atteindre.

« Nous vîmes que cette ville de Damas était un lieu enfoui au milieu des jardins, des eaux courantes, des arbres, des fruits et des oiseaux. C’était un paradis tout de délices ; mais ce qui surtout y abondait, c’était les fruits pleins de saveur, toutes les espèces de fruits.

« Nous prîmes notre logement dans un des khâns ; et mes oncles restèrent à Damas jusqu’à ce qu’ils eussent vendu leurs marchandises de Mossoul, et acheté des marchandises de Damas pour les vendre au Caire ; et ils vendirent aussi mes marchandises et si avantageusement que chaque drachme de marchandise me rapporta cinq drachmes d’argent. Aussi cela ne manqua pas de me réjouir fort. Puis mes oncles me laissèrent seul à Damas et firent route vers l’Égypte.

« Quant à moi, je continuai à habiter Damas, où je louai une maison merveilleuse et dont la langue humaine serait impuissante à énumérer les beautés. Elle me coûtait par mois deux dinars d’or. Mais ce n’est pas tout. Je me mis à faire de larges dépenses et à vivre en satisfaisant toutes mes envies, et à ne me priver d’aucun mets ni d’aucune espèce de boisson. Et cela dura de la sorte jusqu’à ce que j’eusse dépensé tout l’argent que je possédais.

« Sur ces entrefaites, comme j’étais un jour assis à prendre l’air à la porte de ma maison, je vis s’approcher de moi une adolescente richement vêtue et dépassant en élégance tout ce que j’avais vu en ma vie. Je me levai vivement et l’invitai à honorer ma maison de sa présence. Elle n’y mit pas de façons et, gentiment, elle franchit le seuil et pénétra dans l’intérieur. Je refermai alors la porte derrière nous et, tout joyeux, je l’enlevai dans mes bras et la transportai dans la grande salle. Là, elle se découvrit, enleva son grand voile et m’apparut dans toute sa beauté. Je la trouvai si ravissante que je devins complètement éperdu d’amour.

« Aussi je ne manquai pas de courir aussitôt chercher la nappe, que je couvris de mets succulents, des fruits les plus choisis et de tout ce que comportait mon devoir en pareille circonstance. Et nous nous mîmes à manger et à nous ébattre, puis à boire, tellement que nous nous grisâmes complètement. Je la pris alors. Et la nuit que je passai avec elle jusqu’au matin comptera certes parmi les meilleures, c’est évident. Aussi je crus faire largement les choses en lui offrant, le matin, dix dinars d’or. Mais elle refusa et jura que jamais elle ne saurait accepter de moi quoi que ce fût. Puis elle me dit : « D’ailleurs, mon chéri, je reviendrai te voir dans trois jours, au crépuscule. Attends-moi donc sans faute. Et comme c’est moi qui m’invite chez toi, je ne veux pas être pour toi une cause de dépense. C’est moi donc qui vais te donner de l’argent pour préparer un festin comme celui d’aujourd’hui. » À ces paroles, elle me tendit dix dinars d’or qu’elle me força d’accepter ; puis elle me fit ses adieux et me quitta en prenant toute ma raison avec elle. Mais, comme elle me l’avait promis, au bout de trois jours elle revint me voir ; et elle était vêtue encore bien plus richement que la première fois, et si bellement que la langue essaierait vainement de décrire les étoffes brodées d’or et les soieries qui l’ornaient. De mon côté, j’avais préparé tout ce qu’il fallait, et vraiment je n’avais rien ménagé. Aussi nous nous mîmes à manger et à boire comme la dernière fois, et nous ne manquâmes certes pas de coucher ensemble, et cela jusqu’au matin. Elle me promit qu’elle reviendrait dans trois jours. Et, de fait, elle vint comme il était convenu, et, de mon côté, je la reçus avec tous les honneurs qui lui étaient dus. C’est alors qu’elle me dit : « Mon maître aimé, vraiment me trouves-tu belle ? » Je répondis : « Heh ! certes, par Allah ! » Elle me dit : « Alors je peux bien te demander la permission d’amener ici avec moi une adolescente plus belle encore que moi et plus jeune, pour qu’elle s’amuse avec nous et que nous puissions rire et jouer ensemble ; car c’est elle-même qui m’a prié de la faire sortir avec moi pour que nous nous divertissions ensemble et fassions des folies à nous trois. » Alors moi, j’acceptai de grand cœur ; elle me donna, cette fois, vingt dinars d’or et me recommanda de ne rien négliger pour préparer tout ce qu’il fallait et les recevoir dignement à leur arrivée, elle et l’adolescente, sa compagne. Puis elle me fit ses adieux et s’en alla.

« Donc moi, le quatrième jour, je ne manquai pas, selon l’habitude, de tout faire largement, étant donné surtout qu’il fallait recevoir dignement la nouvelle venue. Et, à peine le soleil couché, je vis arriver mon amie accompagnée d’une autre qui était enveloppée d’un grand voile. Elles entrèrent et s’assirent. Et moi, tout joyeux, je me levai, j’allumai les flambeaux, et me mis entièrement à leurs ordres. Elles se défirent alors de leurs voiles et je pus contempler la nouvelle jeune femme. Allah ! Allah ! elle était comme la lune dans son plein ; et je pensais à part moi qu’elle était encore bien plus belle que tout ce que nos yeux avaient vu jusque-là ! Aussi je m’empressai de les servir et de leur apporter les plateaux remplis de mets et de boissons ; et elles se mirent à manger et à boire. Et moi, pendant ce temps, j’embrassais la nouvelle jeune femme et lui remplissais la coupe et buvais avec elle. Mais cela ne manqua pas de rendre jalouse la première adolescente, qui cependant n’en fit rien paraître et qui même me dit : « Par Allah ! cette jeune femme est délicieuse ! Et d’ailleurs ne trouves-tu pas qu’elle est bien mieux que moi ? » Je répondis naïvement : « Tu as raison, en vérité ! » Elle me dit : « Prends-la donc et va dormir avec elle, cela me fera plaisir ! » Je répondis : « Tes ordres, je les respecte et les mets sur ma tête et dans mes yeux ! » Elle se leva alors et nous prépara elle-même le lit et nous y entraîna. Et aussitôt je m’étendis contre ma nouvelle amie et la possédai jusqu’au matin.

« Mais voici qu’en me réveillant je trouvai ma main couverte de sang ; je crus voir la chose en rêve et me frottai les yeux pour bien me rendre compte, et je vis que c’était bien réel. Comme il faisait déjà grand jour, je voulus réveiller l’adolescente encore endormie, et je lui touchai légèrement la tête. Et aussitôt la tête se sépara du corps et roula sur le sol.

« La jalousie de l’autre avait fait son œuvre.

« Ne sachant à quoi me résoudre, je restai une heure à réfléchir, puis je me décidai à me lever, à me dévêtir et à creuser une fosse dans la salle même où nous étions. J’enlevai donc les dalles de marbre et me mis à piocher et fis un trou assez grand pour contenir le corps, que j’enfouis aussitôt ; puis je comblai la fosse et remis les dalles de marbre dans le même état qu’auparavant.

« Cela fait je me vêtis, je pris tout ce qui me restait encore d’argent, je sortis et allai trouver le propriétaire de la maison et lui payai d’avance le prix d’une nouvelle année de bail et lui dis : « Je suis obligé de partir pour l’Égypte, rejoindre mes oncles qui m’y attendent. » Et je partis.

« Lorsque j’arrivai au Caire, j’y trouvai mes oncles, qui furent dans une grande joie en me voyant et me demandèrent la cause qui m’avait décidé à venir en Égypte. Je leur répondis : « Simplement le grand désir de vous revoir, et la crainte de dépenser à Damas ce qui me reste d’argent. » Ils m’invitèrent alors à demeurer avec eux ; j’acceptai. Et je restai ainsi avec eux pendant toute une année à m’amuser, à boire, à manger, à visiter les choses intéressantes de la ville, à admirer le Nil et à me réjouir de toutes les façons. Malheureusement, au bout de ce temps, mes oncles, qui avaient réalisé leur gain en vendant leurs marchandises, songèrent à retourner à Mossoul ; mais, comme je ne voulais point les y accompagner, je disparus pour les éviter, et ils partirent seuls en se disant : « Il est probable qu’il est parti pour Damas nous y devancer afin de préparer le logement, puisqu’il connaît bien cette ville. »

« Après leur départ je me remis à dépenser et à manger mon argent, et je restai ainsi au Caire durant encore trois ans ; et chaque année j’envoyai régulièrement le prix du loyer de ma maison à mon propriétaire de Damas. Au bout de ces trois années, comme il me restait à peine de quoi faire le voyage, je me décidai, à cause aussi de l’ennui et du désœuvrement où j’étais, à regagner Damas.

« Je partis donc et j’arrivai à Damas et allai aussitôt à ma maison où, à peine sur le seuil, je fus reçu avec une très grande joie par mon propriétaire, qui me souhaita la bienvenue et me remit les clefs de ma maison et me montra que la serrure était encore intacte et cachetée toujours de mon sceau. Et, en effet, j’entrai et je vis que toute chose était identiquement dans l’ordre où je l’avais mise.

« La première chose que je fis fut de laver aussitôt le parquet pour faire disparaître toute trace du sang de la jeune femme tuée par sa jalouse amie ; et alors seulement, tranquillisé, je me dirigeai vers le lit pour m’y reposer des fatigues du voyage. Et comme je soulevais le coussin pour l’arranger, je vis, sous le coussin, un collier d’or avec, d’espace en espace, trois rangs de perles nobles parfaites. C’était justement le collier de la jeune femme, qui avait été mis sous l’oreiller la nuit de nos ébats. À ce souvenir, je me mis à verser des larmes de regret et à déplorer la mort de cette adolescente. Puis je cachai soigneusement le collier dans une doublure de mon vêtement.

« Au bout de trois jours de repos dans ma maison, je songeai à aller au souk pour essayer de trouver une occupation et pour voir mes connaissances. Arrivé au souk, il était écrit par l’ordre du Destin que je devais être tenté par le Cheïtane et succomber à la tentation : car toute destinée ne peut que s’accomplir. Et je fus, en effet, tenté de me débarrasser du collier d’or et de perles en le vendant. Je le tirai donc de la doublure de mon vêtement et le montrai au plus habile courtier du souk. Le courtier m’invita à m’asseoir dans sa boutique, et, lui-même, sitôt le souk bien en train, prit le collier, me pria d’attendre son retour, et s’en alla le soumettre aux offres des marchands et des clients. Et, au bout d’une heure, il revint et me dit : « Je croyais d’abord que ce collier était en or véritable et en perles vraies, et qu’il devait valoir au moins mille dinars d’or. Mais je me trompais. Ce collier est faux. Il est façonné d’après les artifices des Francs, qui savent imiter l’or, les perles et les pierres précieuses. Aussi on ne m’en a offert, au souk, que mille drachmes seulement au lieu de mille dinars. » Je lui répondis : « Oui, vraiment, tu as raison. Ce collier est faux. Je l’avais fait faire simplement pour me moquer d’une femme à laquelle je l’avais donné en cadeau. Et, par le plus grand des hasards, cette femme vient de mourir et l’a laissé en héritage à mon épouse. Aussi nous avons décidé de le vendre à n’importe quel prix. Prends-le donc et vends-le à ce prix-là, et rapporte-moi les mille drachmes en question ! »

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le médecin juif raconta ainsi la suite.

Lorsque le jeune homme dit au courtier : « Tu peux le vendre à mille drachmes ! » le courtier comprit que le jeune homme ne connaissait pas la valeur du collier et qu’il l’avait ou volé ou trouvé, et que la chose devait être éclaircie. Il prit donc le collier et alla le porter au chef principal des courtiers du souk, qui aussitôt le prit et alla trouver le wali de la ville et lui dit : « Voici ! ce collier m’avait été volé ! Et justement nous venons de trouver le voleur. C’est un jeune homme qui est mis comme les fils des marchands, et il est à tel endroit, chez le courtier tel ! »

Et le jeune homme continua à me raconter ainsi son histoire :

« Aussitôt, et pendant que j’attendais le retour du courtier avec l’argent, je me vis entouré et saisi par les gardes, qui me traînèrent de force chez le wali. Et le wali me questionna sur le collier, et je lui racontai la même histoire qu’au courtier. Alors le wali se mit à rire et me dit : « Je vais t’apprendre, moi, le prix exact de ce collier ! » Il fit signe à ses gardes, qui m’appréhendèrent, me dépouillèrent de mes vêtements et me tombèrent dessus à coups de verges et de fouet jusqu’à me mettre tout le corps en sang. Alors de douleur je m’écriai : « Je vais vous dire la vérité. Ce collier, oui, c’est moi que l’ai volé au chef des courtiers ! » Et je pensai en mon âme qu’il valait encore mieux pour moi dire cela qu’avouer la vérité terrible de l’assassinat de la jeune femme dans ma maison. Car sûrement j’aurais été condamné à mort et tué de la même façon, en rachat de son meurtre.

« Mais à peine m’étais je accusé de ce vol qu’on se saisit de mon bras, et on me trancha la main droite, comme punition de ce vol ; et on fit cuire mon bras dans l’huile bouillante pour cicatriser la plaie. Et aussitôt je tombai évanoui de douleur. Et on me donna à boire quelque chose qui me fit recouvrer mes sens. Alors je ramassai ma main coupée et je revins à ma maison.

« Lorsque j’arrivai à ma maison, le propriétaire qui avait appris la chose, me dit : « Du moment que tu as été reconnu coupable de larcin et de choses illicites, je ne peux plus te garder dans ma maison. Tu vas donc reprendre tes effets et t’en aller chercher un gîte ailleurs ! » Je lui répondis : « Mon seigneur, je te prie de m’accorder seulement deux ou trois jours de délai pour que j’aie le temps de me trouver un autre logement ! » Et il me dit : « Je veux bien t’accorder ce délai. » Puis il me laissa et partit.

« Quant à moi, je me jetai à terre et me mis à pleurer et à me dire à moi-même : « Comment pourrais-je désormais retourner à Mossoul, mon pays, et avoir le courage de revoir mes parents avec ma main coupée ! Et mes parents ne me croiront pas lorsque je leur dirai que je suis innocent ! Aussi maintenant je n’ai plus qu’à me laisser aller à la volonté d’Allah, qui seul peut m’envoyer un moyen de salut ! »

« La peine et les chagrins que je continuai à avoir me rendirent malade, et je ne pus aller chercher une autre maison. Aussi, comme j’étais couché, le troisième jour, je vis tout à coup ma maison envahie par les gens du gouverneur général de Damas, et je vis s’avancer vers moi le propriétaire de la maison et le chef des courtiers. Et le propriétaire me dit : « Je dois te dire que le wali a mis le gouverneur général au courant du vol de ce collier. Et maintenant il ressort de tout cela que ce collier appartenait en réalité, non point à ce chef des courtiers, mais au gouverneur général lui-même, ou plutôt à l’une de ses filles, qui a disparu, elle aussi, voilà bientôt trois ans ! Et l’on vient pour se saisir de toi ! »

« À ces paroles, toutes mes jointures se mirent à trembler et tous mes membres aussi, et je pensai : « Maintenant, sans recours désormais, on va sûrement me mettre à mort. Il vaut mieux que je dise toute la vérité au gouverneur général. Et lui seul sera juge de ma mort ou de ma vie. » Mais déjà j’étais saisi et garrotté et traduit, la chaîne au cou, devant le gouverneur entre les mains duquel on me laissa, moi et le chef des courtiers. Et le gouverneur dit à ses gens, en me regardant : « Ce jeune homme que vous m’amenez n’est point un voleur, et sa main a été coupée injustement, j’en suis sûr ! Quant à ce chef des courtiers, c’est un menteur et un accusateur à faux ! Saisissez-vous donc de lui et jetez-le dans le cachot ! » Puis le gouverneur dit à ce chef courtier : « Tu vas tout de suite dédommager ce jeune homme pour sa main coupée, sinon je te ferai pendre et je confisquerai tous tes biens et toutes tes richesses, ô courtier de malédiction ! » Et il s’écria, en s’adressant aux gardes : « Emmenez-le de devant ma face, et sortez-tous ! » Et alors il ne resta plus dans la salle que le gouverneur et moi. Mais je n’avais plus ni le carcan au cou ni les bras liés.

« Lorsque nous fûmes ainsi seuls, le gouverneur me regarda avec une grande pitié et me dit : « Mon enfant, tu vas maintenant me parler avec franchise et me dire toute la vérité sans me rien cacher. Raconte-moi donc comment ce collier est parvenu entre tes mains. » Je lui répondis : « Ô mon maître et suzerain, je vous dirai la vérité ! » Et alors je lui racontai tout ce qui m’était arrivé avec la première adolescente, comment elle m’avait procuré et avait amené chez moi la deuxième adolescente, et comment ensuite, prise de jalousie, elle avait sacrifié sa compagne. Et je lui narrai la chose dans tous ses détails.

« En entendant mes paroles, le gouverneur, de douleur et d’affliction, inclina la tête sur sa poitrine, se couvrit la figure de son mouchoir et se mit à longtemps pleurer. Puis il se rapprocha de moi et me dit :

« Sache donc, ô mon enfant, que la première adolescente est ma fille aînée. Dès son enfance elle fut pleine de perversité, et fut, pour cette raison, tenue par moi avec une grande sévérité. Mais, à peine fut-elle pubère, que je me hâtai de la marier, et, dans ce but, je l’envoyai au Caire chez son oncle, mon frère, pour l’unir à l’un de mes neveux, son propre cousin. Elle se maria donc ; mais, peu de temps après, son époux mourut, et elle me revint et réintégra ma maison. Mais elle n’avait pas manqué de profiter de son séjour en Égypte pour apprendre des Égyptiennes tous les vices, toutes les corruptions et tous les genres de libertinage. Et tu sais, puisque tu as été en Égypte, combien expertes dans la débauche sont les femmes de ce pays. Les hommes ne leur suffisent point, et elles s’aiment et se mêlent entre elles, et s’enivrent et se perdent. Aussi, à peine de retour ici, elle te rencontra et se donna à toi et t’alla trouver quatre fois de suite. Mais cela ne lui suffisait point. Comme elle avait déjà eu le temps de pervertir ma seconde fille, sa sœur, et de se faire passionnément aimer d’elle, elle n’eut pas de peine à la persuader de venir chez toi, après lui avoir raconté tout ce qu’elle faisait avec toi. Ma seconde fille me demanda donc la permission d’accompagner sa sœur au souk, et moi, je le lui permis. Et il arriva ce qui arriva ! Donc lorsque ma fille aînée revint sans sa sœur, je lui demandai où était sa sœur. Elle ne me répondit que par des pleurs, et finit par me dire, tout en larmes : « Je l’ai tout à fait perdue dans le souk, et je ne sais pas du tout ce qu’elle est devenue ! » C’est ce qu’elle me dit, à moi. Mais bientôt elle s’ouvrit à sa mère et finit par lui raconter, en secret, toute l’histoire et la mort de sa sœur, tuée de ses propres mains, dans ta maison. Et depuis lors elle est dans les larmes et ne cesse de répéter jour et nuit : « Je dois pleurer jusqu’à mourir ! » Quant à tes paroles, ô mon enfant, elles n’ont fait que me confirmer dans ce que je savais déjà, et m’ont démontré qu’elle disait la vérité. Tu vois donc, mon fils, combien je suis malheureux ! Aussi j’ai un souhait à faire et une prière à t’adresser, et tu ne refuseras pas. Je désire ardemment faire de toi un membre de ma famille, et te donner en mariage ma troisième fille qui est une jeune fille sage, ingénue et vierge, et qui n’a aucun des vices de ses sœurs. Et je ne te demanderai aucune dot, pour ce mariage ; au contraire je te rémunérerai largement moi-même, et tu resteras chez moi, dans ma maison, comme un fils ! »

« Alors je lui répondis : « Qu’il soit fait suivant ta volonté, seigneur. Mais auparavant, comme j’ai appris dernièrement que mon père était mort, je voudrais envoyer recueillir son héritage. »

« Aussitôt le gouverneur fit envoyer un exprès à Mossoul, ma ville natale, pour recueillir, en mon nom, l’héritage laissé par mon père. Et moi, en effet, je me mariai avec la fille du gouverneur ; et, depuis ce jour, nous tous ici nous vivons de la vie la plus prospère et la plus douce.

« Et toi-même, ô médecin, tu as pu constater de tes propres yeux combien je suis aimé et honoré dans cette maison. Et tu ne me tiendras pas compte de l’incivilité que j’ai commise à ton égard, durant toute ma maladie, en te tendant ma main gauche, puisque ma main droite était coupée ! »

— Pour moi, continua le médecin juif, je fus fort émerveillé de cette histoire, et je félicitai le jeune homme de s’être tiré de la sorte de cette aventure. Et il me combla de présents, et me retint trois jours près de lui dans le palais, et me renvoya chargé de richesses et de biens.

Et alors, moi, je me mis à voyager et à parcourir le monde, pour mieux m’instruire dans mon art. Et c’est ainsi que j’arrivai dans ton empire, ô roi puissant et généreux ! Et c’est alors que, la nuit dernière, il m’est advenu cette aventure, désagréable plutôt, avec le bossu ! Et voilà mon histoire ! »

— Alors le roi de la Chine dit : « Cette histoire m’a assez intéressé. Mais tu te trompes, ô médecin ! elle n’est ni aussi merveilleuse ni aussi étonnante que l’aventure du bossu. Donc il ne me reste plus qu’à vous faire pendre tous les quatre, et surtout ce tailleur de malédiction qui est la cause et le commencement de votre crime ! »

À ces paroles, le tailleur s’avança entre les mains du roi de la Chine et dit : « Ô roi plein de gloire, avant de nous faire pendre, permets-moi, à moi aussi, de parler, et je te raconterai une histoire qui, à elle seule, contient des choses plus extraordinaires que toutes les autres histoires réunies, et dépasse en prodiges l’histoire même du bossu ! »

Et le roi de la Chine dit : « Si tu dis vrai, je vous pardonnerai à tous ! Mais malheur à toi si tu me racontes une histoire faible d’intérêt et dénuée de choses sublimes. Car je n’hésiterai pas à vous empaler, toi et tes trois compagnons, en vous faisant forer d’outre en outre, de la base jusqu’au sommet ! »

Alors le tailleur dit :


RÉCIT DU TAILLEUR


« Sache donc, ô roi du temps, qu’avant mon aventure avec le bossu, j’ai été invité dans une maison où l’on donnait un festin aux principaux membres des corporations de notre ville : tailleurs, savetiers, vendeurs d’étoffes, barbiers, menuisiers et d’autres aussi.

Et c’était de bon matin. Aussi, dès le lever du jour, nous nous étions tous assis en rond pour commencer le premier repas et nous n’attendions plus que le maître du logis, lorsque nous le vîmes entrer accompagné d’un adolescent étranger, beau, bien fait et gentil, et vêtu à la mode de Baghdad. Et il était aussi beau qu’on pouvait le souhaiter et aussi bien habillé qu’on pouvait l’imaginer. Mais il était ostensiblement boiteux. Il entra donc au milieu de nous et nous souhaita la paix, et nous nous levâmes tous pour lui rendre son salut. Puis nous allions tous nous asseoir, et lui avec nous, quand soudain nous le vîmes changer de couleur, s’abstenir de s’asseoir et se retirer pour sortir. Alors nous tous, avec le maître de la maison, nous fîmes nos efforts pour le retenir au milieu de nous, et le maître du logis insista beaucoup et l’adjura et lui dit : « En vérité nous ne comprenons rien à la chose. Je t’en prie, dis-nous au moins la cause qui te pousse à nous quitter ! »

Alors le jeune homme répondit : « Par Allah ! seigneur, je te supplie de ne point davantage insister pour me retenir. Car il y a ici, au milieu de vous, quelqu’un qui est la cause qui m’oblige à m’en aller. Et c’est ce barbier que voilà assis au milieu de vous ! »

À ces paroles le maître du festin fut extrêmement surpris et nous dit : « Comment peut-il se faire que ce jeune homme, qui vient d’arriver de Baghdad, puisse être incommodé par la présence de ce barbier qui est ici ? » Alors nous tous, les invités, nous nous tournâmes vers le jeune homme et nous lui dîmes : « De grâce, raconte-nous le motif de la répulsion pour ce barbier ! » Il répondit : « Seigneurs, ce barbier à la figure de goudron et à l’âme de bitume est la cause d’une aventure extraordinaire qui m’est arrivée à Baghdad, ma ville, et c’est lui aussi, ce maudit, qui est la cause que je suis boiteux. Aussi j’ai juré de ne jamais habiter la ville où demeurerait ce barbier et de ne jamais m’asscoir dans un endroit où il serait assis. Et c’est pour cela que j’ai été obligé de quitter Baghdad, ma ville, et de venir jusque dans ce pays éloigné. Mais voici que je le retrouve ici même. Aussi, dès ce moment, je vais m’en aller, et, ce soir, je serai déjà loin de cette ville et de la vue de cet homme de malheur ! »

À ce discours, le barbier devint jaune de teint, baissa les yeux et ne prononça pas une parole. Alors nous insistâmes tant auprès du jeune homme qu’il voulut bien nous raconter ainsi cette histoire :


HISTOIRE DU JEUNE HOMME BOITEUX AVEC
LE BARBIER DE BAGHDAD
[RACONTÉE PAR LE JEUNE HOMME BOITEUX ET RAPPORTÉE PAR LE TAILLEUR]


« Sachez donc, ô vous tous ici présents, que je suis né d’un père qui était l’un des principaux marchands de Baghdad, et, par la volonté d’Allah, mon père n’eut guère que moi pour enfant. Mon père, quoique fort riche et estimé de toute la ville, menait dans sa maison une vie paisible, calme et pleine de repos. Et il m’éleva dans cette voie, et, lorsque j’eus atteint l’âge d’homme, il me laissa toutes ses richesses, me rendit maître de tous ses serviteurs et de toute sa famille, et mourut dans la miséricorde d’Allah, à qui il alla rendre compte de la dette de sa vie. Et moi, je continuai, comme par le passé, à vivre largement, à me vêtir des habits les plus somptueux et à manger les mets les plus exquis. Mais je dois vous dire qu’Allah, qui est Tout-Puissant et Très-Glorieux, m’avait mis dans le cœur l’horreur de la femme, de toutes les femmes, et tellement que leur simple vue m’était un objet de souffrance et de désagrément. Je vivais donc sans me soucier d’elles, fort heureux d’ailleurs, et ne souhaitais rien de plus.

Un jour d’entre les jours, je marchais dans une des rues de Baghdad lorsque je vis venir de mon côté une troupe nombreuse de femmes. Aussitôt, pour les éviter, je pris vivement la fuite et me précipitai dans une ruelle, qui se terminait en cul-de-sac. Au fond de cette ruelle, il y avait un banc sur lequel je m’assis pour me reposer.

J’étais assis depuis déjà un certain temps, lorsque je vis en face de moi s’ouvrir une croisée, et une jeune femme y parut, qui tenait à la main un petit arrosoir, avec lequel elle se mit à arroser des fleurs placées dans des vases sur le bord de la croisée.

Seigneurs, je dois vous dire qu’à la vue de cette adolescente je sentis en moi se produire quelque chose que de ma vie je n’avais senti. Elle était, en effet, aussi belle que la lune dans son plein ; elle avait un bras aussi blanc et diaphane que le cristal, et elle arrosait ses fleurs avec une gentillesse qui me ravit l’âme. Aussi, à la minute même, mon cœur fut enflammé et complètement captif, ma tête et mes pensées ne travaillèrent qu’à son sujet, et toute mon horreur ancienne des femmes se transforma en un désir brûlant. Mais elle, une fois qu’elle eut arrosé ses plantes, elle regarda un peu distraitement à gauche, puis à droite, me vit et me lança un regard allongé qui me retira entièrement l’âme du corps. Puis elle referma la croisée et disparut. Et j’eus beau attendre là jusqu’au coucher du soleil, je ne la vis plus apparaître ; et j’étais comme un somnambule ou comme quelqu’un qui n’est plus de ce monde.

Pendant que j’étais assis dans cet état, voici venir et descendre de sa mule, près de la porte de la maison, le kâdi lui-même de la ville, précédé de ses nègres et suivi de ses serviteurs. Le kâdi entra alors dans la maison à la fenêtre de laquelle j’avais vu l’adolescente, et je compris qu’il devait être son père.

Je revins alors chez moi dans un état d’esprit déplorable, et, tout plein de chagrins et de soucis, je me laissai tomber sur mon lit. Et alors vinrent à moi toutes les femmes de ma maison, mes parents et mes serviteurs, et tous s’assirent en rond autour de moi et se mirent à me questionner et à m’importuner sur la cause de mon état. Mais je ne voulus leur rien dire à ce sujet et ne leur fis aucune réponse. Mais mon chagrin augmenta tellement, de jour en jour, que je tombai sérieusement malade et fus tout le temps l’objet des soins et des visites de tous mes parents et amis.

Un jour, je vis entrer chez moi une vieille femme qui, au lieu de gémir sur mon état et de me plaindre, vint s’asseoir au chevet de mon lit et se mit à me dire des paroles fort douces pour me calmer ; puis elle me regarda attentivement, m’examina longuement, et dit en particulier à tous mes gens de me laisser seul avec elle. Alors elle me dit : « Mon enfant, je sais la cause de ta maladie, mais il faut que tu me donnes des détails ! » Alors je lui donnai tous les détails de la chose, et elle me dit : « En effet, mon enfant, cette adolescente est la fille du kâdi de Baghdad, et cette maison est bien sa maison. Mais sache que le kâdi n’habite pas au même étage que sa fille, mais à l’étage situé plus bas ; et, tout de même, cette jeune femme, quoique habitant seule, est très grandement surveillée et bien gardée. Mais sache aussi que je suis une habituée de cette maison, dont je suis l’amie ; tu peux donc être sûr que tu ne pourras arriver à tes fins que par mon entremise. Hardi donc ! et prends courage ! »

Ces paroles m’armèrent de fermeté et me donnèrent du courage ; et aussitôt je me levai et me sentis le corps tout à fait dispos et revenu complètement à la santé. Et, à cette vue, tous mes parents furent dans la joie. Et là-dessus la vieille femme me quitta, en me promettant de revenir le lendemain me rendre compte de l’entrevue qu’elle allait avoir avec l’adolescente, fille du kâdi de Baghdad.

En effet, le lendemain elle revint. Mais, à la seule vue de son visage, je compris que la nouvelle n’était pas bonne. La vieille femme me dit : « Mon enfant, ne me questionne pas sur ce qui vient de m’arriver ! J’en suis encore toute émue. Imagine-toi qu’à peine lui avais-je glissé à l’oreille l’objet de ma visite qu’elle se leva toute droite et me dit avec la plus grande colère : « Si tout de suite tu ne te tais pas, ô vieille de malheur, et ne cesse tes propositions malséantes, je vais te faire punir comme tu le mérites. » Alors moi, mon enfant, je ne dis plus rien ; mais je me promis de revenir à la charge une seconde fois. Car il ne sera pas dit que j’aie entrepris en vain un projet comme celui-là, où je suis experte comme pas une au monde ! » Puis elle me quitta et partit.

Mais moi, je retombai encore plus gravement malade, et je cessai de boire et de manger.

Cependant la vieille femme, comme elle me l’avait promis, au bout de quelques jours revint chez moi, et son visage était éclairé, et elle me dit en souriant : « Allons ! mon enfant, donne-moi la gratification de ma bonne nouvelle ! » À ces paroles, je sentis de joie mon âme revenir dans mon corps, et je dis à la vieille : « Certes, ma bonne mère, je te suis redevable de tout bienfait ! » Alors elle me dit : « Je suis retournée hier chez l’adolescente en question ; lorsqu’elle vit que j’avais l’air tout à fait humble et abattu, et les yeux tout en larmes, elle me dit : « Ma pauvre tante, je te vois la poitrine bien oppressée ! Qu’as-tu donc ? » Alors je me mis à pleurer encore davantage et je lui dis : « Ô ma fille et ma maîtresse, ne te rappelles-tu point que je suis venue te parler d’un jeune homme passionnément épris de tes charmes ? Eh bien ! aujourd’hui ce jeune homme est juste sur le point de mourir à cause de toi. » Elle me répondit, avec le cœur pris de compassion et adouci extrêmement : « Mais qui est donc exactement ce jeune homme dont tu me parles ? » Je lui dis : « C’est mon propre fils, le fruit de mes entrailles. Il t’a vue, il y a quelques jours, à ta croisée, au moment où tu arrosais les fleurs, et il a pu voir un instant les traits de ton visage, et aussitôt, lui qui, jusqu’à ce jour, se refusait à voir n’importe quelle femme et avait horreur du commerce des femmes, s’est senti éperdu d’amour pour toi. Aussi lorsque, il y a quelques jours, je lui annonçai le mauvais accueil que tu m’avais fait, il retomba encore dans un état pire de maladie. Et maintenant je viens de le laisser étendu sur les coussins du lit, prêt à rendre son dernier souffle à son Créateur ! Et je pense même qu’il n’y a plus aucun espoir de le sauver ! » À ces paroles, l’adolescente devint toute pâle et me dit : « Et tout cela à cause de moi ? » Je répondis : « Mais oui, par Allah ! Aussi que comptes-tu faire à présent ? Je suis ta servante et tes ordres sont sur ma tête et sur mon œil ! » Elle dit : « Va au plus vite auprès de lui, et transmets-lui le salut de ma part, et dis-lui que j’ai beaucoup de peine de sa peine. Et ensuite tu lui diras que demain, vendredi, avant la prière, je l’attends ici même. Qu’il vienne donc chez moi, et je dirai à mes gens : « Ouvrez-lui la porte », et je le ferai monter dans mon appartement et nous passerons ensemble une heure entière. Mais il faudra qu’il s’en aille tout de suite après, avant que mon père revienne de la prière ! »

Lorsque j’eus entendu les paroles de la vieille, je sentis les forces me revenir et s’évanouir toutes mes souffrances et se reposer mon cœur. Et je tirai de ma robe une bourse remplie de dinars et je priai la vieille de l’accepter. Elle me dit alors : « Maintenant raffermis ton cœur et sois content ! » Je lui répondis : « En vérité, c’est bien fini ! » Et, en effet, mes parents s’aperçurent vite de ma guérison, et furent au comble de la joie, ainsi que mes amis.

J’attendis donc de la sorte le jour du vendredi, et je vis arriver la vieille, qui me demanda des nouvelles de ma santé, et je lui dis que j’étais dans le bonheur et la bonne santé. Et nous nous mîmes à causer jusqu’à l’heure où tout le monde devait aller à la prière. Alors je me levai et je mis mes plus beaux habits et me parfumai à l’essence de roses, et j’allais courir chez l’adolescente lorsque la vieille me dit : « Tu as encore largement le temps. Il vaut donc beaucoup mieux, en attendant, aller d’abord au hammam prendre un bon bain et te faire masser et te faire raser et épiler, surtout maintenant que tu relèves de maladie. Et tu ne t’en trouveras que mieux ! » Je répondis : « En vérité, c’est là une idée excellente et pleine de justesse. Mais il vaut mieux d’abord que je fasse appeler ici-même un barbier pour qu’il me rase la tête ; et ensuite j’irai au hammam prendre le bain. »

J’ordonnai alors à un de mes jeunes serviteurs d’aller me chercher un barbier, en lui disant : « Va vite au souk, et cherche-moi un barbier qui ait la main légère, mais qui soit surtout un homme sage, discret, modique de paroles et de curiosité, et qui ne me fende pas la tête de ses paroles et de sa loquacité, comme le font la plupart des individus de sa corporation ! » Et mon serviteur courut à la hâte et me revint bientôt en m’amenant un vieux barbier.

Et ce barbier, c’est ce maudit-là que vous voyez tous là devant vous, ô mes seigneurs !

Lorsqu’il fut entré, il me souhaita la paix, et je lui rendis son souhait de paix. Et il me dit : «  Qu’Allah dissipe loin de toi tout chagrin, toute peine, tout souci, tout deuil et toute adversité ! » Je répondis : « Puisse Allah exaucer tes bons souhaits ! » Il continua : « Voici que je t’annonce la bonne nouvelle, ô mon maître, et le retour de tes forces et de ta santé. Et maintenant que dois-je faire ? Te raser ou te tirer du sang ? Car tu n’ignores pas que notre grand Ibn-Abbas a dit : « Celui qui se fait raccourcir les poils le jour du vendredi se rend favorable Allah, qui éloigne de lui soixante-dix sortes de calamités ! » Et c’est le même Ibn-Abbas qui a dit également : « Mais celui qui se fait tirer du sang le jour du vendredi ou, ce jour-là, se fait appliquer des ventouses scarifiées, risque de perdre la vue et court la chance de s’attirer toutes les maladies ! » Alors je lui répondis : « Ô cheikh, assez user de telles plaisanteries, et lève-toi sur l’heure me raser la tête, et fais vite, car je suis faible et je ne dois ni parler beaucoup ni attendre. »

Il se leva alors, et prit un paquet entouré par un mouchoir, où il devait y avoir son bassin, ses rasoirs et ses ciseaux ; il l’ouvrit et en tira, non point un rasoir, mais un astrolabe à sept faces. Il le prit, s’en alla au milieu de la cour de ma maison, leva gravement la tête vers le soleil, le regarda avec attention, examina l’astrolabe et revint et me dit : « Tu dois savoir que ce jour de vendredi est le dixième du mois de Safar, de l’an sept cent soixante-trois de l’Hégire de notre saint Prophète (que soient sur lui la meilleure des prières et la paix !). Or, ce que je sais de la science des nombres m’apprend que ce jour de vendredi coïncide exactement avec le moment précis où se fait la conjonction de la planète Mirrikh et de la planète Houtared, et cela par sept degrés et six minutes. Or, cela démontre que l’action de se raser la tête aujourd’hui même est une action faste et tout à fait excellente. Cela m’indique aussi clairement qu’aujourd’hui tu as l’intention d’avoir une entrevue avec une personne, dont le sort m’est démontré heureux. J’aurais encore à te raconter des choses qui doivent l’arriver, mais ce sont des choses que je dois taire ! »

Je répondis : « Par Allah ! tu m’étouffes avec tous tes discours et tu me fais sortir l’âme. Et, de plus, tu as l’air d’augurer des choses désagréables. Or, je ne t’ai fait venir ici que pour me raser la tête. Lève-toi donc et rase-moi la tête sans allonger davantage ton discours ! » Il répondit : « Par Allah ! si tu savais la vérité de la chose, tu me demanderais encore bien plus de détails et de démonstrations. En tout cas, il faut que tu saches que si je suis un barbier, je ne suis pas seulement barbier. En effet, quoique je sois le barbier le plus réputé de Baghdad, outre l’art de la médecine, des plantes et des médicaments, je connais admirablement la science des astres, les règles de notre langue, l’art des strophes et des vers, l’éloquence, la science des nombres, la géométrie, l’algèbre, la philosophie, l’architecture, l’histoire et les traditions de tous les peuples de la terre. Donc c’est avec raison que je te conseille, mon seigneur, de faire exactement ce que t’ordonne l’horoscope que je viens de prendre, grâce à ma science et à l’examen des calculs astraux. Rends donc grâces à Allah qui m’a fait venir chez toi, et ne me désobéis pas, car je te conseille le bien et c’est par intérêt pour toi que je le parle. Et, d’ailleurs, je ne demande qu’à te servir et à rester à ton service, même une année entière, et cela sans aucune rémunération ! Mais aussi faut-il reconnaître que je suis un homme de quelque mérite et me rendre cette justice !»

À ces paroles, je lui dis : Tu es un véritable assassin et, il n’y a pas à dire, tu as résolu de me faire mourir d’impatience et de folie ! »

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin et, discrète, arrêta son récit.


ET LORSQUE FUT
LA VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le jeune homme dit au barbier : « Tu as résolu de me faire mourir d’impatience et de folie », le barbier répondit : « Sache pourtant, ô mon maître, que je suis cet homme que tout le monde connaît sous le nom d’El-Sâmet[1], à cause de mon peu de loquacité. Aussi tu ne me rends point justice en me croyant un bavard, surtout si tu veux bien une minute prendre la peine de me comparer à mes frères ! Car sache que j’ai six frères qui, eux, certainement, sont bien bavards ; et, pour te les faire connaître, voici que je vais te dire leurs noms. Le plus grand s’appelle El-Bacbouk ou Celui qui, en bavardant, produit un glouglou comme une cruche ; le second, El-Haddâr ou Celui qui mugit coup sur coup comme un chameau ; le troisième, Bacbac ou le Gloussour enflé ; le quatrième, El-Kouz El-Assouani ou le Cruchon incassable d’Assouan ; le cinquième, El-Aschâr ou la Chamelle enceinte ou le Grand Chaudron ; le sixième, Schakâlik ou le Pot fêlé ; et le septième, El-Sâmet ou le Silencieux. Et ce silencieux, c’est moi, ton serviteur ! »

Lorsque j’entendis toutes ces paroles volubiles du barbier, je sentis d’impatience éclater ma poche à fiel congestionnée, et je m’écriai en m’adressant à l’un de mes jeunes serviteurs : « Donne vite un quart de dinar à cet homme et fais-le déguerpir loin de moi, pour le respect d’Allah ! Car je renonce absolument à me faire raser la tête ! » Lorsque le barbier entendit cet ordre, il dit : « Ô mon maître, quelles paroles dures je viens d’entendre ! Par Allah ! sache bien que c’est sans aucune rétribution que je veux avoir l’honneur de te servir ; et il me faut absolument te servir, car cela m’est un devoir d’être entièrement à ton service et d’exécuter toutes tes volontés. Et je me croirais déshonoré pour toujours si j’acceptais ce que généreusement tu veux me donner. Car si, toi, tu n’as aucune idée de ma valeur, moi, par contre, j’ai ta valeur en très haute estime, et je suis sûr que tu es le digne fils de ton défunt père (qu’Allah l’ait en sa compassion !) ; car ton père était mon créancier pour tous les bienfaits dont il me comblait ; c’était un homme plein de générosité et de grandeur, et il me tenait en très haute estime, et tellement qu’un jour il envoya me mander ; et c’était un jour aussi béni que celui-ci. Lorsque j’arrivai chez lui, je le trouvai entouré de beaucoup de visiteurs ; il les quitta aussitôt pour se lever et venir à ma rencontre, et me dit : « Je te prie de me tirer un peu de sang. « Alors je pris mon astrolabe, je mesurai la hauteur du soleil, j’examinai attentivement les calculs et je découvris que l’heure était néfaste et que l’action de tirer le sang était ce jour-là fort difficile. Et je fis part aussitôt de mes appréhensions à ton défunt père, qui se soumit docilement à mes paroles et prit patience jusqu’à ce que fût venue l’heure faste et propice pour l’opération. Je lui tirai alors une bonne mesure de sang ; et il se laissa docilement faire et me remercia très chaudement ; et me remercièrent aussi tous les assistants. Et pour me rémunérer du sang que je venais de lui tirer, ton défunt père me donna sur l’heure cent dinars d’or. »

À ces paroles, je dis au barbier : « Puisse Allah n’avoir jamais en sa compassion mon défunt père qui a été assez aveugle pour avoir recours à un barbier tel que toi ! » Et le barbier, en entendant cela, se mit à rire en hochant la tête et dit : « Il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah, et Mahomet est l’Envoyé d’Allah ! Béni soit le nom de Celui qui transforme et ne se transforme point ! Or, moi, ô jeune homme, je te croyais doué de raison, et maintenant je constate que la maladie que tu as eue t’a complètement tourné la raison et t’a fait devenir un radoteur. Mais, cela ne m’étonne point trop, car je connais les Paroles Saintes qu’Allah a dites dans notre Saint et Précieux Livre dans le verset qui commence par ces mots : « Ceux qui compriment leur colère et font grâce aux hommes coupables… » Donc je veux bien oublier tes torts à mon égard et tes manquements, et je t’excuse pour toute chose ! Mais, vraiment, je ne comprends rien à ton impatience et à sa cause. Ne sais-tu point que ton père n’entreprenait jamais rien sans me consulter, et qu’en cela il suivait le proverbe qui dit : « L’homme qui prend conseil se met à l’abri. » Et moi, sois-en bien sûr, je suis un homme fort précieux, et tu ne trouveras jamais un homme d’aussi bon conseil que moi ni plus versé dans les préceptes de la sagesse et dans l’art de conduire habilement les affaires. Me voici donc debout sur mes deux pieds et attendant tes ordres et tout entier dévoué à ton service. Mais, dis-moi, comment se fait-il donc que, moi, je ne sois point ennuyé de toi, et que, toi, tu sois tellement ennuyé et furieux ? Il est vrai que si, moi, j’use vis-à-vis de toi de tant de patience, c’est uniquement par égard pour la mémoire de ton père, à qui je suis redevable de tant de bienfaits. » Alors je lui répondis : « Par Allah ! c’en est trop, vraiment ! Tu viens de me tuer avec ta volubilité et ton bavardage. Je te répète donc que je ne t’ai fait venir ici que pour que tu me rases la tête et t’en ailles ensuite au plus vite ! »

Et, en lui disant ces paroles, je me levai fort en colère et voulus le chasser et m’en aller, bien qu’il m’eût déjà mouillé le crâne et savonné. Alors il me dit sans s’émouvoir : « En vérité, je m’aperçois maintenant fort clairement que je t’ai causé un ennui insurmontable. Mais je ne t’en veux nullement pour cela, car je vois fort bien que tu as une intelligence faible et que tu es encore bien jeune, et il n’y a pas fort longtemps que je te portais encore, enfant, à cheval sur mon épaule, et que je te transportais de la sorte à l’école où tu ne voulais pas aller ! » Je lui répondis : « Voyons ! mon frère, par Allah, je te conjure, et par sa sainte vérité, de t’en aller d’ici pour me laisser vaquer à mes occupations ! Va-t-en donc en l’état de ton chemin ! » Et, en disant ces mots, je fus pris d’une telle crise d’impatience que je me déchirai les habits et me mis à pousser des cris inarticulés, comme un fou.

Lorsque le barbier me vit agir de la sorte, il se décida à prendre son rasoir et à le repasser sur le cuir qui était attaché à sa ceinture. Mais il mit tant de temps à repasser et à repasser ce rasoir sur le cuir que je fus sur le point de sentir mon âme sortir de mon corps. Enfin il finit par s’approcher de ma tête, commença à me raser sur un côté et m’enleva, en effet, quelques poils. Puis il s’arrêta, releva sa main et me dit : « Ô mon jeune maître l’emportement est une tentation du Cheïtane. » Et il me récita ces strophes :

« Ô sage ! tu dois longtemps mûrir ton projet, et ne jamais te hâter dans tes résolutions l Et surtout quand tu es choisi pour être un juge de la terre.

Ô juge ! ne juge point avec dureté, et tu trouveras pour toi la miséricorde lors de ton tour fatal.

Et n’oublie point qu’il n’y a point sur la terre de si puissante main qui ne puisse être abaissée par la main d’Allah qui la domine.

Et n’oublie point que l’homme impie et tyrannique trouvera toujours un tyran qui l’opprimera. »

Puis il me dit : « Ô mon maître, je vois fort bien que tu n’as aucune considération pour mes mérites et mes talents. Et pourtant c’est cette même main, qui te rase aujourd’hui, qui touche aussi et caresse la tête des rois, des émirs, des vizirs, des gouverneurs et de tous les gens nobles et illustres. Et c’est à mon intention, ou en l’honneur de quelqu’un qui me ressemblait fort, que le poète a dit :

« Tous les métiers je les considère comme des colliers précieux, mais ce barbier est lui-même la plus belle perle du collier.

Il dépasse en sagesse et en grandeur d’âme les plus sages et les plus grands ; et sa main tient sous elle la tête des rois. »

En réplique à toutes ces paroles, je dis au barbier : « Veux-tu enfin t’occuper de ton métier, ou non ? En vérité tu m’as rétréci la poitrine et complètement abîmé la cervelle ! » Alors il me dit : « Je finis par croire que tu es un peu pressé d’en finir. » Et je m’écriai : « Mais oui, certes ! mais oui, certes ! mais oui, certes ! » Il dit : « Apprends donc un peu à ton âme la patience et la modération, car la hâte est une suggestion du Tentateur, et elle ne peut que procurer le repentir et tous les échecs, de fortune ! Et d’ailleurs notre suzerain Mohammad (que sur lui soient la prière et la paix !) a dit : « La plus belle chose au monde est celle faite avec lenteur et toute mûre ! » Mais ce que tu viens de me dire excite grandement mon intérêt, et je te prie de m’expliquer le motif qui te rend si impatient et pour lequel tu es si pressé. J’espère pour loi que c’est un motif agréable, et j’aurais bien de la peine s’il en était autrement. Mais vraiment il faut que je m’interrompe un peu, car il ne me reste plus que quelques heures de soleil favorable. » Alors il laissa le rasoir de côté, et prit son astrolabe et s’en alla au soleil et resta un bon moment dans la cour, et mesura la hauteur du soleil, mais toutefois sans me perdre de vue et en m’adressant de temps à autre quelque question. Puis il revint vers moi et me dit : « Si c’est pour la prière de midi que tu es si pressé, en vérité tu peux attendre tranquillement, car il nous reste encore trois bonnes heures ni plus ni moins. Je ne me trompe jamais dans mes calculs. » Je lui dis : Par Allah sur toi ! épargne-moi tous ces discours, car tu m’as mis le foie en miettes ! »

Alors il reprit son rasoir, et se mit à le repasser comme il avait fait auparavant, et recommença à me raser un peu la tête ; mais il ne put s’empêcher de continuer de parler et me dit : « Je suis bien peiné de ton impatience ; et si tu voulais m’en révéler la cause, cela le serait un bien et un profit. Car tu sais maintenant combien ton défunt père me tenait en estime, et qu’il n’entreprenait jamais rien sans me consulter. » Je vis alors qu’il n’y avait plus pour moi de moyen de délivrance et je pensai en mon âme : « Voici qu’approche déjà le temps de la prière, et il faut que je sois chez la jeune femme, sinon ce sera trop tard et à peine serai je là que les gens auront terminé la prière et sortiront des mosquées. El tout alors serait perdu pour moi ! » Je dis donc au barbier : « Abrège enfin, et loin de toi toutes ces paroles vaines et cette curiosité indiscrète ! Je suis, si tu veux absolument le savoir, obligé de me rendre auprès d’un de mes amis pour une pressante invitation à un festin ! »

À ces mots d’invitation et de festin, le barbier me dit : « Qu’Allah te bénisse ! et que ce jour te soit plein de prospérité ! car justement tu viens de me faire souvenir que j’ai invité chez moi, pour aujourd’hui, plusieurs de mes amis, et que j’ai complètement oublié de leur préparer le repas. J’y pense seulement en ce moment où c’est déjà trop tard ! » Alors je lui dis : « Ne te préoccupe point de ce retard, j’y vais remédier tout de suite. Du moment que je ne mange point moi-même à la maison et que je suis invité à un festin, je veux bien te donner tout ce que j’ai chez moi de mets, de vivres et de boissons, mais à la condition que tout de suite tu mettes un terme à toute cette affaire et que tu achèves vite de me raser la tête ! » Il me répondit : « Puisse Allah te combler de ses dons, et qu’il te le rende un jour en bénédictions ! Mais, ô mon maître, aie la bonté de m’énumérer un peu les choses dont tu veux me gratifier, pour que je les connaisse ! » Je lui dis : « J’ai à ta disposition cinq marmites remplies de toutes sortes de choses délicieuses : aubergines et courges farcies, feuilles de vigne farcies et assaisonnées au citron, boulettes soufflées au blé concassé et à la viande écrasée, du riz aux tomates avec des petits morceaux de filet de mouton, du ragoût aux petits oignons ; de plus j’ai dix poulets rôtis, et un mouton grillé ; puis deux grands plateaux, l’un de kenafa[2] et l’autre de pâtisserie au fromage doux et au miel ; des fruits de toutes sortes : des concombres, des melons, des pommes, des limons et des dattes fraîches, et bien d’autres encore ! » Il me dit alors : « Fais donc apporter tout cela en ma présence, que je voie ! » Et moi, je fis apporter toutes ces choses, et il les examina et goûta à chaque chose, et il me dit : « Ta générosité est une grande générosité. Mais il manque les boissons ! » Je lui dis : « J’ai cela ! » Il me dit : « Fais apporter cela ! » Et je fis apporter six pots remplis de six espèces de boissons, et il goûta à chacune et me dit : « Puisse Allah te munir de toutes ses grâces ! Que ton âme est généreuse ! Mais il manque l’encens, le benjoin et les parfums à brûler dans la salle, et aussi l’eau de roses et l’eau de fleurs d’oranger pour en asperger mes hôtes. » Je lui fis alors apporter une cassette remplie d’ambre gris, de bois d’aloès, de nadd, de musc, d’encens et de benjoin, le tout valant plus de cinquante dinars d’or ; et je n’oubliai pas non plus les essences aromatiques et les aspersoirs d’argent contenant les eaux de senteur. Et comme le temps était devenu aussi étroit que l’était ma poitrine, je dis au barbier : « Prends tout cela ! mais finis de me raser toute la tête, par la vie de Mohammad, — que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! » Le barbier me dit alors : « Par Allah ! je ne prendrai point cette cassette avant de l’ouvrir et d’en voir tout le contenu ! » Alors j’ordonnai à mon jeune serviteur d’ouvrir la cassette, et le barbier laissa de côté son astrolabe, et s’accroupit par terre et se mit à manipuler tous les parfums, encens, benjoin, musc, ambre gris, bois d’aloès qui étaient dans la cassette, et il les reniflait l’un après l’autre et avec tant de lenteur et de temporisation que je sentis mon âme sur le point de délaisser mon corps. Après cela il se leva et me remercia et prit son rasoir et se mit en demeure de continuer à me raser la tête. Mais à peine avait-il commencé qu’il s’arrêta net et me dit :

« Par Allah ! ô mon enfant, je ne sais trop qui de vous deux je dois bénir et louer aujourd’hui, de toi ou de ton défunt père ! Car, en vérité, le festin que je dois donner chez moi est tout entier dû à ton initiative généreuse et à tes dons magnanimes. Mais te le dirais-je ? Je n’ai vraiment chez moi comme invités que des personnes peu dignes de tout ce festin somptueux, car ce sont comme moi des gens des différents métiers. Mais ils sont délicieux et pleins d’intérêt par leur personne. Et, s’il faut te les énumérer, ce sont : d’abord l’admirable Zeïtoun, le masseur du hammam ; le gai et plaisant Salih, vendeur de pois chiches torréfiés et concassés ; Hâoukal, le vendeur de fèves fermentées ; Hakraschat, le vendeur de légumes ; Hamid, le balayeur de fumier ; et enfin, Hakaresch, le vendeur de lait caillé !

« Tous ces amis que j’ai invités, pas plus que moi, ton serviteur, ne sont ni des bavards, ni d’indiscrets curieux ; mais ce sont de fort bons vivants qui chassent toute mélancolie. Le moindre d’entre eux a plus de valeur, à mes yeux, que le roi le plus puissant. Sache, en effet, que chacun d’eux est réputé dans toute la ville de Baghdad pour une danse et une chanson différente. Et, si cela te fait plaisir, je vais te danser et chanter la danse et la chanson de chacun d’eux.

« Ainsi regarde-moi et vois bien ! Voici la danse de mon ami Zeïtoun, le masseur ! La voilà ! » Quant à sa chanson, la voici :

« Elle est gentille, mon amie, et l’agneau le plus doux n’égale en rien sa douceur ! Je l’aime avec brûlure ! Et elle aussi ! Et tellement m’aime-t-elle qu’à peine loin d’elle pour un instant, je la vois accourir et se jeter sur ma couche !

Elle est gentille, mon amie, et l’agneau le plus doux n’égale en rien sa douceur ! »

« Mais, ô mon maître, continua le barbier, pour ce qui est de mon ami Hamid le balayeur d’ordures, voici sa danse !… Tu vois comme elle est suggestive et pleine de science et de gaieté ! Mais quant à sa chanson, la voici :

« Ma femme ! elle est avare ! et, à l’écouter, je mourrais de faim !

Ma femme ! elle est laide ! et, à l’écouter, dans ma maison pour toujours je m’enfermerais !

Ma femme ! le pain, elle le cache dans l’armoire ! Mais si je ne mange point de pain, et comme elle est laide à faire fuir un nègre au nez aplati, il me faudra bientôt me châtrer pour toujours ! »

Puis le barbier, sans me donner le temps de faire un signe de protestation, imita toutes les danses de ses amis, et chanta toutes leurs chansons. Puis il me dit : « Voici ce que peuvent faire mes amis à moi. Si donc tu voulais bien rire, je te conseille dans ton intérêt et pour notre plaisir à tous, de venir chez moi faire partie de notre compagnie, et de laisser là les amis chez lesquels tu m’as dit avoir l’intention de te rendre. Car je vois que tu as encore sur la figure des traces de fatigue, et tu relèves de maladie ; et il est possible que tu rencontres parmi les amis des individus amateurs de vains discours et ennuyeux parleurs et indiscrets curieux ; et ils te feront retomber dans une maladie bien plus grave que la première ! »

Alors je dis au barbier : « Pour aujourd’hui il ne m’est guère possible d’accepter ton invitation, mais ce sera pour un autre jour ! » Il me répondit : « La chose qui est la plus avantageuse pour toi, je te le répète, est de hâter le moment de la visite chez moi, et de venir sans retard goûter toute l’urbanité de mes amis et profiter de leurs admirables qualités. Et ainsi tu agiras selon le dire du poète :

« Ami, ne diffère jamais de profiter de la jouissance qui s’offre, et ne remets jamais au lendemain la volupté qui passe ! Car la volupté ne passe pas tous les jours et la jouissance à tes lèvres tous les jours n’offre point ses lèvres. Sache que la fortune est femme et, comme la femme, varie ! »

Alors, devant toutes ces harangues et tous ces bavardages, je ne pus m’empêcher de rire mais, avec le cœur tout bourré de pesante fureur ; puis je lui dis : « Maintenant je t’ordonne de terminer l’opération pour laquelle je t’ai fait venir, et de me laisser m’en aller sur la voie d’Allah et sous sa sainte protection ; et de ton côté tu t’en iras retrouver tes amis qui, à l’heure actuelle, doivent t’attendre avec impatience ! » Il me répondit : « Mais pourquoi refuses-tu ? En vérité, je ne te demande qu’une chose : me laisser te faire faire la connaissance de mes amis, ces délicieux compagnons, qui sont loin d’être des gens indiscrets, car je t’assure qu’une fois que tu les auras vus tu ne voudras plus en fréquenter d’autres, et tu délaisseras tes amis de l’heure actuelle ! » Je lui dis : « Qu’Allah augmente encore davantage le bonheur que tu éprouves de leur amitié ! Et, d’ailleurs, je te promets qu’un jour je les inviterai moi-même à venir à un festin que je donnerai spécialement pour eux ! »

Alors ce maudit barbier consentit à être de mon avis, mais me dit : « Du moment que je vois que tu préfères tout de même pour aujourd’hui le festin de tes amis et leur société à la société de mes amis, aie donc assez de patience pour attendre que je coure porter chez moi tous ces vivres que je dois à ta générosité ; je les mettrai sur la nappe devant mes invités, et, comme mes amis n’auront point la sottise de se scandaliser si je les laisse seuls faire honneur à ma nappe, je leur dirai de n’avoir ni à compter sur moi ni à attendre mon retour ; et tout de suite je reviendrai te rejoindre, et je t’accompagnerai où que tu désires aller ! » — Alors je m’écriai : « Oh ! il n’y a de recours ni de pouvoir qu’en Allah le Très-Haut le Tout-Puissant ! Ô homme, va donc enfin retrouver tes amis et réjouis-toi avec eux dans l’épanouissement, et laisse-moi m’en aller retrouver mes amis qui doivent attendre mon arrivée pour justement cette heure-ci ! » Et le barbier me dit : « Ah non ! jamais je ne consentirai à te laisser aller seul ! » Je lui répondis, en faisant de grands efforts sur moi-même pour ne pas l’insulter : « Mais sache enfin que l’endroit où je vais ne peut être visité que par moi tout seul ! » Il me dit : « Alors je comprends ! je pense que tu as un rendez-vous avec une femme ! Car, sans cela, tu me prendrais avec toi. Et pourtant sache que je mérite cet honneur plus que n’importe qui au monde, et qu’en plus je te serai d’une très grande aide pour tout ce que tu voudras faire. Et puis j’ai bien peur que cette femme ne soit une perfide étrangère. Alors, malheur à toi si tu es tout seul ! Tu y laisseras certes ton âme ! Car cette ville de Baghdad ne se prête guère à ces sortes de rendez-vous, oh ! pas du tout ! Et surtout depuis que nous avons ce nouveau gouverneur qui est d’une terrible rigueur pour ces sortes de choses ; car on dit qu’il est sans zebb ni œufs, et que c’est par haine et jalousie qu’il punit si sévèrement ces sortes d’aventures ! »

À ces paroles je ne pus plus tenir en place, et je m’écriai avec violence : « Ô toi le plus maudit d’entre les perfides et les bourreaux ! vas-tu, oui ou non, mettre un terme à tous ces bavardages dont tu m’assommes ?… » Alors le barbier consentit à se taire un bon moment pendant lequel il reprit son rasoir et enfin acheva de me raser toute la tête. Mais tout cela avait fait que le temps de la prière de midi était venu ; et même la prière devait être déjà assez avancée et on devait être au sermon.

Alors je lui dis, pour pouvoir le faire déguerpir : « Va chez tes amis leur porter tous ces mets et toutes ces boissons ; et moi, je te promets d’attendre ton retour pour que tu puisses m’accompagner à ce rendez-vous ! » Et j’insistai beaucoup pour le décider. Alors il me dit : « Je vois bien que tu veux me circonvenir pour te débarrasser de moi et t’en aller seul. Mais je te préviens que, ce faisant, tu te jettes dans des calamités dont tu ne pourras plus trouver l’issue ni te délivrer. Je te conjure donc, dans ton intérêt, de ne point quitter cet endroit avant que je ne revienne te prendre et t’accompagner pour savoir comment va se terminer ton aventure ! » Je lui dis : « Oui ! mais, par Allah ! ne sois pas trop lent à revenir ! »

Alors le barbier me pria de l’aider à mettre sur son dos toutes les choses que je lui avais données, et sur sa tête les deux grands plateaux de pâtisseries, et, tout chargé, il sortit de chez moi. Mais, le maudit ! à peine était-il dehors qu’il appela deux portefaix, leur remit sa charge, leur dit de porter le tout chez lui à tel endroit ; et lui-même s’embusqua dans une ruelle obscure, à attendre ma sortie.

Quant à moi, immédiatement je me levai, je me lavai le plus vite possible, et je m’habillai de mes plus beaux habits et je sortis de ma maison. Et à l’instant même j’entendis la voix des muezzins sur

les minarets qui appelaient les croyants à la prière de midi en ce jour saint du vendredi :

Bismillahi’rrahmani’rrahim ! Au nom d’Allah, le Clément-sans-bornes, le Miséricordieux !

La louange à Allah, Maître des humains, le Clément, le Miséricordieux !

Suprême souverain, Arbitre absolu au jour de la Rétribution,

C’est toi que nous adorons, c’est toi dont nous implorons le secours !

Dirige-nous dans le sentier droit,

Dans le sentier de ceux que tu as comblés de tes bienfaits.

Non pas de ceux qui ont encouru la colère, ni de ceux qui sont dans l’égarement !

Une fois hors de chez moi, je me dirigeai en toute hâte vers la maison de l’adolescente. Lorsque je fus arrivé à la porte du kâdi, je me retournai par hasard et je vis le maudit barbier à l’entrée de la ruelle. Alors, comme la porte de la maison était entr’ouverte pour moi, je me précipitai à l’intérieur et fermai vivement la porte. Et je vis dans la cour la vieille femme, qui me conduisit aussitôt à l’étage supérieur, où se trouvait l’adolescente.

Mais à peine étais-je entré que nous entendîmes des gens arriver dans la rue : c’était le kâdi, père de la jeune femme, et sa suite, qui revenaient de la prière. Et je vis, dans la rue, le barbier qui était debout et qui m’attendait. Quant au kâdi, la jeune femme me tranquillisa et me dit que son père ne la visitait que rarement, et que, d’ailleurs, il y avait toujours pour moi un moyen de ne pas être aperçu.

Mais, pour mon malheur, Allah voulut qu’il se produisit un incident qui me devait être fatal. En effet, il y eut cette coïncidence que justement ce jour-là une des jeunes esclaves du kâdi avait mérité un châtiment. Et le kâdi, à peine entré, se mit à donner la bastonnade à cette jeune esclave, et il devait lui fouetter très fort le derrière, car elle se mit à pousser des hurlements de travers ; et alors l’un des nègres de la maison entra pour essayer d’intercéder pour elle, et le kâdi furieux lui tomba dessus à coups de verges ; et ce nègre se mit aussi à hurler. Il y eut alors un tel tumulte que toute la rue fut mise en émoi, et le barbier de malheur crut que c’était moi qui étais pris et châtié et qui poussais ces cris. Alors il se mit à pousser des cris lugubres, à déchirer ses vêtements, à se couvrir la tête de poussière, et à implorer le secours des passants qui commençaient à se rassembler autour de lui. Et il pleurait et disait : « On vient d’assassiner mon maître dans la maison du kâdi ! » Puis, tout en criant, il courut chez moi suivi de toute une foule et prévint de la chose tous les gens de ma maison et mes serviteurs, qui aussitôt s’armèrent de bâtons et accoururent vers la maison du kâdi en vociférant et en s’excitant mutuellement. Et ils arrivèrent tous, et le barbier à leur tête, qui continuait à se déchirer les habits et à crier à tue-tête, devant la porte du kâdi, là où j’étais moi-même. Lorsque le kâdi entendit tout ce tumulte devant sa maison, il regarda par la fenêtre et vit tout ce monde d’énergumènes qui frappaient contre la porte avec leurs bâtons. Alors, trouvant que la chose était par trop grave, il descendit et ouvrit la porte et s’écria : « Ô bonnes gens, qu’y a-t-il donc ? » Et mes serviteurs lui crièrent : « C’est toi qui as tué notre naître ! » Il leur dit : « Mais qui donc est votre maître et qu’a-t-il donc commis pour que je l’aie tué ?… »

Mais, à ce moment de sa narration Schahrazade vit apparaître le matin, et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le kâdi, étonné, leur dit : « Et qu’a-t-il donc commis, votre maître, pour que je l’aie tué ? Et que vient-il faire au milieu de vous, ce barbier qui crie et qui se démène comme un âne ? » Alors le barbier s’écria : « C’est bien toi qui, il y a un moment, avais assommé mon maître à coups de bâton, alors que j’étais dans la rue et que j’entendais ses cris ! » Le kâdi répondit : « Mais qui donc est-il, ton maître ? D’où vient-il ? Où va-t-il ? Qui a pu l’introduire ici ? Et qu’a-t-il fait pour mériter les coups de bâton ? » Le barbier dit : « Ô kâdi de malheur, ne fais donc pas le rusé, car je connais toute l’histoire, la cause de l’entrée de mon maître dans ta maison et tous les détails de la chose. Je sais, en effet, et je veux maintenant que tout le monde le sache, que ta fille est éprise de mon maître et que mon maître le lui rend bien ! Et je l’ai accompagné moi-même jusqu’ici. Et alors, toi, tu l’as surpris dans le lit avec ta fille et tu l’as assommé à coups de bâton, aidé de tes serviteurs. Or, de ce pas je vais t’obliger à venir avec moi chez notre seul juge, le khalifat, à moins que tu ne préfères nous rendre sur-le-champ notre maître, et le dédommager des mauvais traitements que tu lui as fait subir, et nous le livrer sain et sauf, à moi et à ses parents. Sans quoi, je vais être forcé d’entrer dans ta maison par la force et de le délivrer moi-même. Hâte-toi donc de nous le rendre ! »

À ces paroles, le kâdi fut interloqué et plein de confusion et accablé de honte devant tous les assistants qui écoutaient. Mais il dit tout de même au barbier : « Si tu n’es point un menteur, tu n’as qu’à entrer toi-même dans ma maison, je te le permets, et à le chercher partout pour le délivrer ! » Alors le barbier se précipita dans la maison.

Quant à moi, qui assistais de la fenêtre, derrière le treillis de bois, à cette scène, lorsque je vis que le barbier s’était précipité dans la maison à ma recherche, je voulus m’enfuir. Mais j’eus beau chercher une issue, il n’y en avait pas à ma portée qui pût ne pas être aperçue par les gens de la maison ou qui ne fût pas à la portée du barbier. Je trouvai alors, dans une des chambres où je cherchais une issue, un grand coffre vide en bois, et je me hâtai d’y entrer me cacher, et je refermai le couvercle sur moi, et je coupai ma respiration.

Pour le barbier, lorsqu’il eut fureté dans toute la maison, il finit par entrer dans la chambre, dut regarder à droite et à gauche et apercevoir le coffre. Alors, le maudit, sans rien dire, comprit que j’étais là-dedans, prit le coffre, le chargea sur sa tête et l’emporta ; et il gagna la sortie au plus vite, pendant que je me sentais mourir d’épouvante. Mais, par la force de la fatalité, pendant qu’il me portait, la populace amassée voulut voir ce qu’il y avait dans le coffre, et tout à coup le couvercle fut enlevé. Alors ne pouvant souffrir la honte et les huées, je me levai précipitamment et je sautai à terre, mais si vite que je me cassai la jambe, Et c’est depuis ce temps que je suis boiteux. Mais, pour le moment, je ne songeais qu’à fuir et à me cacher ; et, comme je trouvais là une foule extraordinaire, je me mis à lui lancer des poignées d’or ; et je profitai de l’empressement de tous ces gens à ramasser l’or pour me dérober et courir à toute vitesse. Je me mis ainsi à parcourir une grande partie des rues les plus obscures de Baghdad. Mais combien ne fus-je point terrifié lorsque je vis soudain le barbier derrière moi et que je l’entendis crier à haute voix : « Ô bonnes gens ! grâce à Allah, j’ai retrouvé mon maître ! On a voulu me frapper dans mon affection pour mon maître ! Mais Allah n’a point permis le triomphe des méchants et me les a fait vaincre et m’a désigné pour le sauver d’entre leurs mains ! » Puis il me dit en courant derrière moi : « Ô mon maître, tu vois maintenant combien tu as mal fait d’agir avec impatience, et de ne point écouter mes conseils. Et sans le secours d’Allah, qui m’a suscité pour ta délivrance, tu aurais subi le pire traitement, et on t’aurait abîmé pour toujours ! Demande donc à Allah de me conserver pour que je sois toute ma vie à ton service, et que je sois pour toi un guide perspicace ; car, tu l’as constaté, tu as l’esprit faible, emporté, et tu es un peu sot ! Mais, seigneur, où cours-tu ainsi ? Attends-moi ! » Alors, moi, ne sachant plus comment me sauver de ce barbier, si ce n’est par la mort, je m’arrêtai et lui dis : « Ô barbier, ne t’a-t-il point suffi de me réduire en l’état où je suis ! Veux-tu donc ma mort ? »

Mais, comme je finissais de lui parler, je vis juste en face de moi, dans le souk, la boutique ouverte d’un marchand que je connaissais. Je me précipitai dans l’intérieur de la boutique et priai le propriétaire d’empêcher ce maudit d’entrer derrière moi. Et il put l’en empêcher en lui montrant un énorme gourdin et en lui faisant des yeux terribles. Mais le barbier ne partit qu’en maudissant le marchand, le père et le grand-père du marchand, et en lui disant toutes les injures qu’il connaissait.

Le marchand alors me questionna, et je lui racontai mon histoire avec ce barbier, et le priai de me laisser dans la boutique jusqu’à la guérison de ma jambe ; car je ne voulais plus retourner dans ma maison, de peur d’être hanté tout le temps par le barbier dont la figure m’était plus insupportable que la pire calamité. Puis, immédiatement après ma guérison, je pris tout l’argent que je possédais ; puis je fis venir les témoins et fis un testament par lequel je léguais à mes parents tout le restant de ma fortune, mes biens et mes propriétés, mais à leur revenir seulement après ma mort ; et je nommai un homme sûr comme intendant pour veiller sur tout cela, et le chargeai de bien traiter tous les miens, grands et petits. Et, pour en finir définitivement avec ce barbier, je résolus de quitter Baghdad, ma ville, et d’aller dans un endroit où je ne risquerais plus de me trouver face à face avec mon ennemi.

Je partis donc de Baghdad et ne cessai de voyager jusqu’à ce que je fusse arrivé dans ce pays-ci, où je crus avoir réussi à me débarrasser de mon persécuteur. Mais ce fut peine perdue, puisque je viens, ô mes seigneurs, de le trouver ici au milieu de vous autres, à ce festin où vous m’aviez invité !

Aussi vous pensez bien que je ne puis plus avoir de tranquillité avant que j’aie quitté ce pays comme je quittai l’autre, et tout cela à cause de ce maudit, de ce pervers, de ce barbier assassin qu’Allah confonde, lui, sa famille et toute sa postérité ! »


— Lorsque le jeune boiteux, continua le tailleur devant le roi de la Chine, eut prononcé ces mots, il se leva tout jaune de teint, nous souhaita la paix et sortit sans que nous eussions pu l’en empêcher.

Quant à nous tous, à cette histoire surprenante, nous regardâmes le barbier, qui se tenait silencieux et les yeux baissés, et nous lui dîmes : « Mais trouves-tu que le jeune homme ait dit la vérité ? Et, dans ce cas, pourquoi donc as-tu agi de la sorte et lui as-tu occasionné tous ces malheurs ? » Alors le barbier leva la tête et nous dit : « Par Allah ! c’est bien en connaissance de cause que j’ai agi, et je l’ai fait pour lui éviter de pires calamités. Car, sans moi, il était indubitablement perdu. Il n’a donc qu’à remercier Allah et à me remercier de ce qu’il ait perdu seulement l’usage de sa jambe au lieu de se perdre entièrement. Quant à vous autres, mes seigneurs, pour que vous ayez la preuve que je ne suis ni un bavard, ni un indiscret, ni semblable d’aucune manière à l’un quelconque de mes six frères, et pour vous démontrer que je suis un homme utile et bien avisé, et surtout très silencieux, je vais vous raconter mon histoire, et vous jugerez ! »

Sur ces paroles, nous tous, continua le tailleur, nous écoutâmes en silence cette histoire du barbier :


Notes
  1. El-Sâmet : le Silencieux.
  2. Kenafa : pour la description de cette pâtisserie fameuse en Orient, voir, au tome Ier, l’histoire de Hassan Badreddine.



HISTOIRES DU BARBIER DE BAGHDAD ET DE
SES SIX FRÈRES
[RACONTÉES PAR LE BARBIER ET RAPPORTÉES PAR LE TAILLEUR]


HISTOIRE DU BARBIER


Le barbier dit :

« Sachez donc, mes maîtres, que je vivais à Baghdad sous le règne de l’émir des Croyants, El-Montasser Billah[1]. On vivait heureux sous son pouvoir, car il aimait les pauvres et les petits, et la société des savants, des sages et des poètes.

Or, un jour d’entre les jours, le khalifat eut à se plaindre de dix individus qui habitaient non loin de la ville, et il ordonna au gouverneur-lieutenant de lui chercher ces dix individus. Et le destin voulut que, juste au moment où on leur faisait traverser le Tigre en barque, je fusse sur la rive du fleuve. Et je vis ces hommes dans la barque et je me dis en moi-même : « Sûr ! ces hommes se sont donné rendez-vous dans cette barque pour y passer toute la journée à s’amuser, à manger et à boire. Aussi il faut absolument que je sois leur invité et fasse partie du festin ! »

Je m’approchai alors de l’eau et, sans dire un mot, moi le Silencieux, je sautai dans la barque et me mêlai à tous ceux-là. Mais soudain je vis arriver les gardes du wali, qui se saisirent d’eux, leur mirent à chacun un carcan au cou et des chaînes aux mains, et finirent par se saisir aussi de moi et me mettre également un carcan au cou et des chaînes aux mains. Tout cela ! et je ne soufflai pas un mot et n’articulai pas une parole : ce vous est une preuve, mes seigneurs, de ma fermeté de caractère et de mon peu de loquacité. Je me laissai donc faire sans protester, et me vis conduit avec les dix individus jusqu’entre les mains de l’émir des Croyants, le khalifat Montasser Billah.

À notre vue, le khalifat appela son porte-glaive et lui dit : « Coupe immédiatement la tête à ces dix scélérats ! » Alors le porte-glaive nous rangea tous dans la cour, à la file, sous les yeux du khalifat, et, levant son glaive, il frappa la première tête et la fit sauter, puis la deuxième et la troisième et jusqu’à la dixième. Mais lorsqu’il arriva à moi, le nombre des têtes coupées était dix et il n’avait pas l’ordre d’en couper davantage. Il s’arrêta donc et dit au khalifat que son ordre était exécuté. Alors le khalifat se tourna et me vit encore debout et s écria : « Ô porte-glaive, je t’ai ordonné de couper la tête aux dix scélérats ! Comment se fait-il que ce dixième ait été épargné par toi ? Le porte-glaive répondit : « Par les grâces d’Allah sur toi et par les tiennes sur nous ! j’ai coupé dix têtes ! » Il répondit : « Voyons ! compte-les un peu devant moi ! » On les compta et on trouva en effet le nombre dix. Alors le khalifat me regarda et me dit : « Mais qui es-tu donc, toi ? et que fais-tu ici au milieu de ces amateurs de sang ? » Alors moi, ô mes maîtres, et alors seulement, devant cette question de l’émir des Croyants, je me décidai à parler. Je lui dis : « Ô émir des Croyants ! c’est moi qui suis le cheikh surnommé El-Samet à cause de mon peu de loquacité. De sagesse il y a beaucoup chez moi ; mais, pour ce qui est de la droiture de mon jugement, de la gravité de mes paroles, de l’excellence de ma raison, de la finesse de mon intelligence, de mon peu de verbiage, je ne t’en dirai rien, car ces qualités en moi sont infinies. Quant à mon métier, c’est la coiffure. Et je suis l’un des sept fils de mon père, et mes six frères sont tous vivants. Mais voici l’aventure ! Ce matin même, je me promenais le long du Tigre ; je vis ces dix individus-là qui sautaient dans une barque ; et je me mêlai à eux et je descendis avec eux et je crus qu’ils étaient conviés à un festin sur l’eau. Mais, à peine arrivé à l’autre rive, je m’aperçus que je me trouvais au milieu de criminels ; car je vis les gardes nous assaillir et nous mettre le carcan au cou. Et moi, quoique étranger à ces gens, je ne voulus point parler, ni protester, et cela à cause de mon excès de fermeté habituelle et de mon peu de loquacité.

Je fus donc conduit avec tous ceux-là entre tes mains, ô émir des Croyants. Et tu ordonnas que l’on coupât la tête à ces dix criminels, et je restai seul entre les mains du porte-glaive ; et, malgré tout, je ne dis pas un mot. Je trouve, moi, que cela est du courage et de la fermeté bien considérable. Et, d’ailleurs, rien que ce seul acte de me faire spontanément l’associé de dix inconnus, à lui seul est le plus grand acte de bravoure que je sache. Mais ne sois point étonné de mon action, ô émir des Croyants, car toute ma vie j’ai toujours agi de la sorte en obligeant des inconnus ! »

Lorsque le khalifat entendit mes paroles et apprit ainsi que j’étais plein de courage et de virilité, aimant le silence et la gravité, détestant la curiosité et l’indiscrétion quoi qu’en ait pu dire ce jeune boiteux qui était là tout à l’heure, ce jeune boiteux que j’ai sauvé de toutes sortes de calamités, il me dit : « Ô vénérable cheikh, barbier spirituel et grave ! dis-moi un peu, et tes frères les six ?… Sont-ils comme toi ? Ont-ils en eux autant de sagesse, de science et de discrétion ? » Je répondis : « Qu’Allah m’en préserve ! Combien loin de moi ils sont situés ! Ô émir des Croyants, en vérité tu viens de m’affliger d’un grand blâme en me comparant à ces six fous qui n’ont rien de commun avec moi, ni de près ni de loin. Car, à cause de leur bavardage insensé et de leur indiscrétion et de leur poltronnerie, ils s’attirèrent bien des misères et, chacun d’eux, une difformité physique ; contrairement à moi, qui suis sain et complet de corps et d’esprit. En effet, le premier de mes frères est boiteux ; le second, est borgne ; le troisième, brèche-dent ; le quatrième, aveugle ; le cinquième a les oreilles coupées et le nez coupé ; et le sixième, les lèvres fendues !

Mais, ô émir des Croyants, ne crois point que j’exagère les défauts de mes frères et mes qualités. Car, si je te racontais leur histoire, tu verrais combien je suis différent d’eux tous. Et comme leur histoire est infiniment suggestive, je vais, sans plus tarder, te la raconter :


HISTOIRE DE BACBOUK,
LE PREMIER FRÈRE DU BARBIER


« Ainsi ! sache, ô commandeur des Croyants, que le plus âgé de mes frères, le devenu boiteux, s’appelait El-Bacbouk ainsi nommé parce que, lorsqu’il se mettait à bavarder, l’on croyait entendre le glouglou d’une cruche. De son métier, il était tailleur à Baghdad.

Il exerçait son métier de tailleur dans une petite boutique qu’il avait louée d’un homme très farci d’argent et de richesses. Cet homme habitait au haut de la maison même où était située la boutique de mon frère Bacbouk ; et, tout à fait dans le bas de la maison, il y avait un moulin où habitait un meunier et aussi le bœuf du meunier.

Un jour donc que mon frère Bacbouk était assis à coudre dans sa boutique, soudain, en levant la tête, il aperçut au-dessus de lui, à la lucarne supérieure, une femme comme la lune à son lever, et qui s’amusait à regarder les passants. C’était l’épouse du propriétaire de la maison. À sa vue, mon frère Bacbouk sentit son cœur s’éprendre passionnément, et il lui fut impossible de coudre ou de faire autre chose que de regarder la lucarne ; et ce jour-là il resta ainsi hébété et en contemplation jusqu’au soir. Et le lendemain matin, dès le point du jour, il se remit à sa place et, tout en causant un peu, il levait la tête vers la lucarne et, à chaque point qu’il faisait avec l’aiguille, il se piquait les doigts, car chaque fois il dirigeait son regard vers la lucarne. Il resta dans cet état pendant plusieurs jours, durant lesquels il ne travailla et ne fit d’ouvrage même pas pour un drachme.

Quant à l’adolescente, elle comprit tout de suite les sentiments de Bacbouk mon frère, et résolut de les mettre à profit de toute manière et de s’en divertir beaucoup. Un jour donc que mon frère était encore plus hébété que d’habitude, elle lui jeta un regard rieur qui aussitôt transperça Bacbouk ; et Bacbouk regarda l’adolescente, mais si drôlement qu’elle rentra aussitôt pour rire tout à son aise. Et le sot Bacbouk fut au comble de la joie, ce jour-là, en pensant combien on l’avait regardé avantageusement.

Aussi, le lendemain, Bacbouk ne fut point considérablement étonné en voyant venir dans sa boutique, avec, sous le bras, une belle pièce d’étoffe recouverte d’un foulard de soie, le propriétaire de la maison, qui lui dit : « Je t’apporte une pièce d’étoffe pour que tu m’en tailles des chemises. » Alors Bacbouk ne douta plus que le propriétaire ne fût envoyé par son épouse, et il lui dit : « Sur mon œil et sur ma tête ! ce soir même les chemises seront prêtes. » En effet, mon frère se mit à travailler avec tant d’activité, se privant même de toute nourriture, que le soir, à l’arrivée du propriétaire, les chemises, au nombre de vingt, étaient taillées et cousues et pliées dans le foulard de soie. Et le propriétaire lui demanda : « Combien dois-je te payer ? » Mais juste à ce moment, à la lucarne furtivement apparut la jeune femme qui lança une œillade à Bacbouk et lui fit signe avec les sourcils de ne point accepter de rémunération. Et mon frère ne voulut rien accepter du propriétaire, quoiqu’il fût en ce moment dans une très grande gêne et qu’une seule obole lui eût été d’un grand secours. Mais il s’estima fort heureux de travailler et d’obliger le mari pour l’amour et les beaux yeux de l’épouse.

Mais cela n’était que le commencement des tribulations de ce Bacbouk de folie. En effet, le lendemain, à l’aube, le propriétaire vint avec, sous le bras, une nouvelle pièce d’étoffe et dit à mon frère : « Voici ! chez moi on m’a dit qu’il fallait que j’eusse des caleçons neufs pour les porter en même temps que mes chemises neuves. Et je t’apporte une nouvelle pièce pour que tu m’en tailles des caleçons. Et qu’ils soient bien amples ! Et n’épargne point les plis ni l’étoffe ! » Mon frère répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il fut durant trois jours entiers à l’ouvrage, et il ne prenait comme nourriture que le strict nécessaire, afin de ne pas perdre de temps, et surtout parce qu’il n’avait plus un seul drachme d’argent pour s’acheter le nécessaire.

Lorsqu’il eut fini le travail des caleçons, il les plia dans le grand foulard et, tout heureux et ne se possédant plus de joie, il monta lui-même les porter au propriétaire.

Il est superflu de te dire, ô commandeur des Croyants, que la jeune femme s’était entendue avec son mari pour se moquer de mon benêt de frère et pour lui faire les tours les plus surprenants. En effet, lorsque mon frère eut remis au propriétaire les caleçons neufs, le propriétaire fit mine de vouloir le payer. Mais aussitôt, dans l’embrasure de la porte, la jolie tête de la femme apparut, ses yeux lui sourirent et ses sourcils lui firent signe de refuser. Et Bacbouk se refusa absolument à recevoir n’importe quoi du mari. Alors le mari s’absenta un instant pour rejoindre son épouse, qui avait disparu, et revint bientôt auprès de mon frère et lui dit : « Moi et mon épouse avons résolu, pour reconnaître tes bons services, de te donner en mariage notre esclave blanche, qui est très belle et très gentille ; et, de la sorte, tu seras de la maison ! » Et mon Bacbouk pensa aussitôt que c’était là une excellente ruse de la jeune femme pour lui procurer ses entrées libres dans la maison, et il accepta, aussitôt ; et aussitôt on fit venir la jeune esclave et on la maria avec Bacbouk mon frère.

Lorsque, le soir venu, Bacbouk voulut s’approcher de l’esclave blanche, elle lui dit : « Non, non ! pas ce soir ! » Et il ne put, malgré tout son désir, prendre même un baiser de la jolie esclave.

Or, pour l’occasion, comme Bacbouk logeait d’ordinaire dans la boutique, on lui dit de dormir, ce soir-là, dans le moulin situé dans le bas de la maison pour qu’ils eussent plus de place, lui et sa nouvelle épouse. Et, après le refus de copulation de l’esclave qui était remontée chez sa maîtresse, Bacbouk fut obligé de se coucher tout seul. Mais, le matin, à l’aube, comme il dormait encore, soudain entra le meunier, qui disait à voix haute : « Ce bœuf ! il y a déjà quelque temps qu’il est au repos. Aussi je vais tout de suite l’atteler au moulin pour lui faire moudre le blé qui s’amasse en quantité considérable ! Les clients attendent que je leur livre la farine. » Il s’approcha alors de mon frère en faisant semblant de le prendre pour le bœuf, et lui dit : « Allons ! paresseux, lève-toi que je t’attelle ! » Et mon frère Bacbouk ne voulut point parler et se laissa prendre et atteler au moulin. Le meunier l’attacha par le milieu du corps au mât du moulin et, lui assénant un grand coup de fouet, lui cria : « Yallah ! » Lorsqu’il eut reçu le coup, Bacbouk ne put s’empêcher de beugler comme un bœuf. Et le meunier continua à lui donner de grands coups de fouet et à lui faire tourner le moulin pendant longtemps ; et mon frère beuglait absolument comme un bœuf et reniflait sous les coups.

Mais bientôt vint le propriétaire qui le vit, dans cet état, en train de tourner le moulin et de recevoir les coups. Et il alla aussitôt prévenir son épouse qui dépêcha vers mon frère la jeune esclave ; et elle le délia du moulin et lui dit avec beaucoup de compassion dans la voix : « Ma maîtresse me charge de te dire qu’elle vient d’apprendre les mauvais traitements qu’on t’a fait subir, et qu’elle est très peinée de la chose, et que nous tous nous prenons part à tes souffrances. » Mais le malheureux Bacbouk avait reçu tant de coups et était tellement recru qu’il ne put articuler un seul mot de réponse.

Pendant qu’il était dans cet état, vint le cheikh, qui avait écrit son contrat de mariage avec la jeune esclave ; le cheikh lui souhaita la paix et lui dit : «  Qu’Allah t’accorde une longue vie ! Et puisses-tu avoir un mariage béni ! Je suis sûr que tu viens de passer une nuit dans le bonheur pur, dans les ébats les plus amusants et les plus intimes et dans les embrassades, baisers et fornications depuis le soir jusqu’au matin ! » Mon frère Bacbouk lui dit : « Qu’Allah confonde les menteurs et les perfides de ton espèce, ô traître à la millième puissance ! Tu ne m’as jeté là-dedans que pour me faire tourner le moulin à la place du bœuf du meunier, et cela jusqu’au matin ! » Le cheikh l’invita alors à raconter les détails de la chose ; et il les raconta. Alors le cheikh dit : « C’est très simple ! Ton étoile ne s’accorde point avec l’étoile de la jeune femme ! » Bacbouk dit : « Ô maudit ! va-t’en voir si tu peux inventer encore d’autres perfidies ! » Puis mon frère s’éloigna et s’en alla réintégrer sa boutique, où il se mit en devoir d’attendre quelque travail qui lui permît de gagner son pain, lui qui avait tant travaillé sans être payé.

Or, pendant qu’il était assis, voici venir à lui la jeune esclave blanche, qui lui dit : « Ma maîtresse te désire ardemment ; et elle me charge de te dire qu’elle vient de monter sur la terrasse pour, de la lucarne, avoir le plaisir de te contempler. » Et, de fait, à l’instant même, mon frère vit apparaître à la lucarne la jeune femme qui était tout en larmes, qui se lamentait et qui disait : « Pourquoi, mon chéri, as-tu l’air ainsi boudeur, et tellement fâché que tu ne me regardes même pas ? Je te jure sur ta vie que tout ce qui s’est passé dans le moulin s’est passé à mon insu ! Et quant à cette esclave folle, je ne veux même plus que tu lui fasses l’honneur de la regarder. Moi seule désormais je serai tienne ! » Alors mon frère Bacbouk leva la tête et regarda la jeune femme ; et sa seule vue lui fit oublier toutes les tribulations passées, et il se reposa les yeux à contempler sa beauté et ses charmes. Puis il se mit à lui parler, et elle aussi, jusqu’à ce qu’il se fût persuadé que tous ces malheurs étaient arrivés à d’autres qu’à lui.

Bacbouk, dans l’espoir de revoir la jeune femme, continua à tailler et coudre chemises, caleçons, robes de dessus et robes de dessous jusqu’à ce que la jeune esclave fût venue un jour le trouver et lui dit : « Ma maîtresse te salue et te dit que, cette nuit même, mon maître, son époux, s’absente à un festin chez un de ses amis, et cela jusqu’au matin. Aussi t’attend-elle avec impatience pour coucher avec toi et passer cette nuit dans les délices et toutes sortes d’amusements ! » Et ce Bacbouk stupide faillit complètement perdre la raison à cette nouvelle.

Or, la perfide jeune femme avait combiné un dernier plan, de connivence avec son mari, pour se débarrasser de mon frère et, de cette façon, se dispenser, elle et son mari, de lui payer le prix de tous les habits qu’on lui avait commandés. Le propriétaire avait donc dit à sa femme : « Comment faudra-t-il faire pour le décider à pénétrer chez toi et, de cette façon, le surprendre et le traîner chez le wali ? » Elle répondit : « Laisse-moi donc agir à ma guise, et je le tromperai d’une telle tromperie et le compromettrai d’une telle compromission qu’il sera honni de toute la ville ! »

Tout cela ! et Bacbouk mon frère ne s’en doutait nullement ! Et il ignorait, d’ailleurs, toutes les ruses et toutes les embûches dont sont capables les femmes. Aussi, le soir venu, la jeune esclave vint le prendre et le conduisit auprès de sa maîtresse, qui aussitôt se leva, le salua, lui sourit et dit : « Par Allah ! ô mon maître, comme j’arde de te voir enfin près de moi ! » Et Bacbouk lui dit : « Moi aussi ! mais vite, et avant tout, un baiser ! Et ensuite… » Mais il n’avait pas encore achevé de parler que la porte de la salle s’ouvrit, et entra le mari de la jeune femme, suivi de deux esclaves noirs qui se précipitèrent sur mon frère Bacbouk, le garrotèrent, le jetèrent à terre, et, pour commencer, lui caressèrent le dos de leurs fouets. Puis ils le chargèrent sur leurs épaules et le transportèrent chez le wali, qui aussitôt le condamna à la peine suivante : après une administration de deux cents coups de lanières, on le hissa sur le dos d’un chameau, on l’y lia et on le promena par toutes les rues de Baghdad ; et un crieur public criait à haute voix : « Voilà comment est puni tout homme qui assaille les femmes de ses semblables ! »

Or, pendant qu’on le promenait de la sorte, soudain le chameau devint furieux et se mit à faire de grands écarts. Et Bacbouk ne put que tomber à terre, et du coup il se cassa la jambe. Et, depuis ce temps, il est devenu le boiteux qu’il est. De plus, le wali le condamna à l’exil, et Bacbouk, la jambe cassée, sortit de la ville. Mais, juste à temps, je fus prévenu de tout cela, ô commandeur des Croyants, moi son frère, et je courus derrière lui, et je le ramenai ici secrètement, je dois te l’avouer, et me chargeai de sa guérison, de ses dépenses et de tous ses besoins. Et je continue ! »

— À cette histoire de Bacbouk que je racontai, ô mes maîtres, au khalifat Montasser-Billah, il se mit à rire aux éclats et me dit : « Comme tu racontes bien ! et quel joli récit ! » Je répondis : « En vérité je ne mérite point encore ces louanges de ta part ! Car alors que diras-tu lorsque tu auras entendu l’histoire de chacun de mes autres frères ! Mais j’ai bien peur que tu ne me croies un bavard ou un indiscret ! » Et le khalifat répondit : « Loin de toi ! Hâte-toi, au contraire, de me raconter ce qu’il est advenu de tes autres frères, pour orner mes oreilles de cette histoire comme de boucles d’or, et ne crains point de me la détailler longuement, car je prévois qu’elle sera délicieuse et pleine de saveur ! » Je dis alors :


HISTOIRE D’EL-HADDAR
LE SECOND FRÈRE DU BARBIER


« Sache donc, ô émir des Croyants, que mon second frère s’appelait El-Haddar, car il mugissait comme un chameau, et il était brèche-dent. Comme métier, il ne faisait absolument rien, et il me donnait beaucoup de tracas par ses aventures avec les femmes, dont voici l’une, entre mille.

Un jour qu’il marchait sans but précis dans les rues de Baghdad, il vit s’avancer de son côté une vieille femme qui lui dit à voix basse : « Écoute, l’homme ! j’ai à te faire une proposition que tu es libre d’accepter ou de refuser, selon ton agrément. » Et mon frère cessa de marcher, et dit : « J’écoute. » La vieille continua : « Mais je ne puis te proposer cette chose que si tu me promets de ne point te laisser aller à être bavard ou prolixe en paroles. » Et mon frère Haddar répondit : « Tu n’as qu’à parler. » Elle lui dit : « Que penserais-tu d’un beau palais avec de l’eau courante, des arbres fruitiers, où le vin coulerait dans des coupes jamais vides, où tu verrais des visages ravissants, où tu trouverais des joues lisses à baiser, des tailles fines et pliantes à posséder, et toutes choses à l’avenant, et où tu resterais, de la sorte, du soir jusqu’au matin ? Et pour tout cela, pour jouir de tout cela, tu n’aurais seulement qu’à te conformer à la condition posée ! »

À ces paroles de la vieille, mon frère El-Haddar dit : « Mais, ô ma maîtresse, comment se fait-il que tu viennes me faire cette proposition précisément à moi, à l’exclusion de tout autre, parmi les créatures d’Allah ? Et quelle est en moi la chose qui a pu te plaire et te faire me préférer ? » Elle répondit : « Je viens justement de te dire, il y a un instant, de ne point être prolixe en paroles, de savoir te taire, et d’agir en silence. Suis-moi donc et ne dis plus rien. » Puis la vieille s’éloigna vivement, et mon frère, alléché par la prévision de toutes les choses promises, se mit à la suivre jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés tous deux à un palais de très belle apparence, où la vieille pénétra et fit pénétrer mon frère Haddar. Et mon frère vit que l’intérieur en était très beau, mais que ce qui y était contenu était encore bien plus beau : il tomba au milieu d’un groupe formé par quatre jeunes filles incomparables ; étendues sur les tapis, elles chantaient d’une voix délicieuse dés chansons qui auraient ému les roches les plus dures.

Après les cérémonies d’usage, l’une d’elles se leva, remplit une coupe et la but. Et mon frère Haddar crut de son devoir de lui dire : « Que cela te soit sain et délicieux et plein de forces ! » Et il s’approcha vivement d’elle pour prendre d’elle la coupe vide et se mettre à son service. Mais elle, aussitôt, remplit la coupe et la lui offrit ; et Haddar prit la coupe et but. Et l’adolescente, pendant qu’il buvait, se mit à lui caresser la nuque, mais un peu trop vivement, car elle lui donna un fort coup avec la paume de la main. Alors mon frère Haddar se fâcha fort, et se leva pour s’en aller, oubliant sa promesse de tout supporter sans protester. Mais la vieille s’approcha un peu de lui et lui cligna de l’œil pour lui signifier : « Il ne faut pas ! Reste plutôt et attends la fin ! » Et mon frère obéit et resta et supporta patiemment toutes les fantaisies de la jeune fille, qui le piquait, le pinçait, et lui caressait vivement la nuque d’une manière en somme, pleine de malice et désagréable. Et les trois autres rivalisaient de leur mieux à qui lui jouerait la meilleure farce : l’une lui tirait l’oreille à l’arracher, l’autre lui donnait des chiquenaudes à le faire pleurer, et la troisième s’appliquait de préférence à le pincer avec les ongles. Et mon frère patientait beaucoup, car la vieille lui faisait toujours signe de ne rien dire. Enfin, comme pour le récompenser de sa patience, la plus belle des jeunes filles se leva et lui dit de se déshabiller complètement ; et il le fit sans objection. Alors elle prit un aspersoir d’eau de roses et l’en aspergea et lui dit : « Tu me plais beaucoup. Mais tu as une barbe et des moustaches que je n’aime pas. Je n’aime pas les moustaches et les poils de barbe qui me piqueraient la peau. Si donc tu veux venir avec moi, il te faudra auparavant te raser complètement la face. » Il répondit : « Cela m’est bien difficile, car ce serait la plus grande honte qui me pût arriver ! » Elle dit : « Je ne pourrai jamais t’aimer autrement ! Il le faut ! » Alors mon frère se laissa conduire par la vieille dans la chambre voisine ; et la vieille lui coupa toute la barbe et la lui rasa, puis les moustaches et les sourcils. Après quoi, elle lui farda la figure de rouge et de blanc et le reconduisit au milieu des jeunes filles. À cette vue, elles se mirent à rire et tellement qu’elles se renversèrent sur leur derrière.

Puis la plus belle des jeunes filles s’avança vers lui et dit : « Ô mon maître, tu viens maintenant de conquérir mon âme par la vue de tes charmes. Aussi je n’ai plus qu’une grâce à te demander, c’est d’exécuter devant nous, ainsi nu et joli, quelque danse suggestive et élégante ! » Et comme El-Haddar se refusait un peu, elle lui dit : « Je t’adjure, par ma vie, de le faire ! Et ensuite tu me posséderas ! » Alors El-Haddar, au son de la darabouka, rythmiquement maniée par la vieille, s’entoura la taille d’un foulard de soie et, s’avançant au milieu de la pièce, dansa.

Il dansa et avec tant de drôlerie et de contorsions que les jeunes filles ne pouvaient plus se tenir de rire ; et elles se mirent à lui lancer à la tête tout ce qu’elles avaient sous la main : les oreillers, les fruits, les boissons et jusqu’aux flacons.

Mais c’est alors seulement que se passa la dernière chose. La plus belle des jeunes filles se leva, et un par un, et en prenant toutes sortes de poses, et en regardant mon frère avec des yeux en coulisse et comme éperdus de passion, elle se mit à enlever ses vêtements et il ne lui resta plus que la chemise fine et l’ample caleçon de soie. Et, à cette vue, El-Haddar, qui avait interrompu sa danse, s’écria : « Allah ! Allah ! » et il s’affola extrêmement.

Alors la vieille femme s’approcha de lui et lui dit : « Maintenant, il s’agit d’attraper ton amoureuse à la course. Car ma maîtresse a l’habitude, une fois excitée par les danses et la boisson, de se dévêtir toute, et de ne se livrer à l’amoureux que si, après l’examen de ses membres nus, de son zebb en érection et de sa légèreté à la course, elle le juge digne d’elle, tu vas donc la poursuivre partout, de chambre en chambre, et le zebb debout, jusqu’à ce que tu puisses l’attraper. Et c’est alors seulement qu’elle te laissera monter sur elle ! »

À ces paroles, mon frère rejeta la ceinture de soie, et s’apprêta à la course. De son côté, la jeune fille rejeta sa chemise fine et son caleçon, et apparut aussi nette qu’un jeune palmier frissonnant sous la brise ; et elle prit son élan et s’élança, en riant aux éclats, et fit deux fois le tour de la salle. Et mon frère Haddar, le zebb debout et en avant, la poursuivait.

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, pleine de discrétion, n’en dit pas davantage.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le tailleur de la ville de la Chine raconta ainsi au roi la suite de l’histoire que le barbier de Baghdad avait racontée aux invités, concernant son second frère El-Haddar, et qu’il avait racontée pour la première fois au khalifat Montasser Billah :

« Mon frère Haddar, le zebb debout et en avant, se mit à la poursuite de l’adolescente légère et rieuse. Et à cette vue, les trois jeunes filles et la vieille, devant la figure peinte et sans barbe ni moustaches ni sourcils de mon frère Haddar dont le zebb nu s’érigeait follement, furent prises d’un rire considérable, et se mirent à trépigner et à battre des mains.

Quant à la jeune fille nue, après deux tours dans la salle, elle enfila une longue galerie, puis d’autres chambres, l’une après l’autre, et toujours suivie et serrée de près par mon frère qui haletait et dont le zebb s’érigeait à la folie. Et elle courait toujours, rieuse de toutes ses dents et mouvementée de ses hanches.

Mais soudain, à un détour, la jeune fille disparut, et mon frère, en ouvrant une porte par où il croyait la jeune fille sortie, se trouva au milieu d’une rue. Et cette rue était la rue des corroyeurs de Baghdad. Et tous les corroyeurs virent El-Haddar, la barbe rasée, et les moustaches et les sourcils rasés, et la figure peinte comme une putain, et ils le huèrent, et ils prirent des courroies et se mirent à le fustiger, tout en riant aux éclats, et à le battre si fort qu’il perdit toute connaissance. Après cela ils le juchèrent sur un âne, à rebours, et lui firent faire le tour de tous les souks, puis finirent par l’amener devant le wali. Le wali leur dit : « Qui est celui-ci ? » Ils répondirent : « Celui-ci est un qui est tombé au milieu de nous, sortant soudain de la maison du grand-vizir. Et nous le trouvâmes dans cet état ! » Alors le wali fit donner à mon frère Haddar cent coups de fouet sur la plante des pieds et le chassa de la ville.

Alors moi, ô commandeur des Croyants, je courus derrière lui et le ramenai en secret et le mis à l’abri. Puis je lui allouai de quoi vivre à ma charge. Et tu peux juger maintenant que, si je n’étais pas un homme plein de courage et de qualités, je n’aurais pas supporté un pareil sot !

Mais, pour ce qui est de mon troisième frère et de son histoire, c’est bien autre chose, comme tu vas voir !


HISTOIRE DE BACBAC
LE TROISIÈME FRÈRE DU BARBIER


« Bacbac l’aveugle, dit le Glousseur enflé, est mon troisième, et de son métier il était mendiant, et il comptait parmi les principaux de la confrérie des mendiants, à Baghdad, notre ville.

Un jour, le vouloir d’Allah et la destinée voulurent que mon frère arrivât, tout en mendiant, à la porte d’une maison assez vaste. Et mon frère Bacbac, tout en criant ses invocations habituelles pour demander l’aumône : « Ô donateur ! ô généreux ! » frappa de son bâton à la porte de la maison. Or, il faut que je te le dise, ô commandeur des Croyants, mon frère Bacbac, comme les plus rusés de sa confrérie, avait coutume de ne jamais répondre quand, ayant frappé à la porte d’une maison, il entendait. « Qui va là ? » Il se taisait ainsi pour forcer les gens de l’intérieur à ouvrir ; sans quoi, habitués qu’ils étaient aux mendiants, ils n’ouvraient pas et répondaient simplement de l’intérieur : « Qu’Allah te prenne en pitié ! » C’est la façon de renvoyer les mendiants.

Aussi, ce jour-là, on eut beau demander de l’intérieur : « Qui est à la porte ? » mon frère se taisait. Aussi finit-il par entendre des pas se rapprocher et la porte s’ouvrir. Apparut un homme auquel Bacbac, s’il n’eût pas été aveugle, n’aurait certes pas demandé l’aumône. Mais c’était sa destinée. Et chaque homme porte sa destinée attachée à son cou.

L’homme lui demanda : « Que désires-tu ? » Mon frère Bacbac lui répondit : « Quelque chose, au nom d’Allah le Très-Haut ! » L’homme lui demanda : « Serais-tu aveugle ? » Il lui dit : « Oui, mon maître, et bien pauvre ! » L’homme répondit : « Dans ce cas, donne-moi la main, que je te conduise. » Il lui donna la main, et l’homme l’introduisit et lui fit monter des marches jusqu’à le faire arriver à la terrasse, qui était fort haute. Et mon frère, essoufflé, pensait : « Il va certes me donner les restes de quelque grand festin. »

Arrivés tous deux à la terrasse, l’homme lui dit : « Que veux-tu, l’aveugle ? » Mon frère, assez étonné, répondit : « L’aumône, pour Allah ! » Il répondit : « Qu’Allah t’ouvre ailleurs la journée ! » Alors Bacbac dit : « Ô toi tel ! ne pouvais-tu donc me signifier ta réponse alors que j’étais encore en bas ? » L’homme répondit : « Ô toi qui es plus bas que mon cul, pourquoi ne répondais-tu donc pas, toi-même, quand je criais de l’intérieur : « Qui est là ? Qui est à la porte ? » Déguerpis donc d’ici au plus vite, ou je vais te faire rouler comme une boule, ô mendiant visqueux et de malheur ! » Et Bacbac fut obligé, aveugle qu’il était, de descendre au plus vite l’escalier, tout seul. Il lui restait encore une vingtaine de marches à descendre, quand il fit un faux pas et tomba et se mit à dégringoler l’escalier jusqu’à la porte. Et, dans cette chute, il se contusionna fortement la tête, et se mit à geindre, tout en se remettant à marcher dans la rue. Alors plusieurs de ses compagnons mendiants, qui le virent geindre ainsi, lui en demandèrent la raison, et il la leur fit connaître. Puis il leur dit : « Maintenant, compagnons, il faudrait m’aider à retourner prendre chez moi quelque argent pour que j’achète de quoi manger dans cette journée infructueuse et maudite. Je suis ainsi obligé de toucher à nos économies qui, vous le savez, sont assez considérables, et dont vous m’avez constitué le dépositaire. »

Or, derrière lui, était descendu l’homme en question, qui s’était mis à le suivre doucement et en le serrant de tout près, pour le surveiller un peu. Et il se mit donc à marcher derrière mon frère et les deux autres aveugles, sans qu’ils pussent s’en douter, jusqu’à ce qu’ils fussent tous arrivés au gîte de Bacbac. Ils entrèrent, et l’homme se faufila derrière eux vivement, avant qu’ils eussent eu le temps de refermer la porte. Et Bacbac dit à ses deux compagnons : « Avant tout, cherchez bien s’il n’y a pas quelque étranger qui se soit caché dans la chambre. » À ces paroles, l’homme, qui était un voleur de profession et fort réputé parmi ceux de son métier, vit une corde qui était attachée au plafond, saisit la corde et grimpa lestement et sans bruit jusqu’au plafond où il s’assit tranquillement sur une poutre. Alors les deux mendiants se mirent à chercher par toute la chambre et en firent tout le tour à plusieurs reprises en tâtant dans les coins avec leurs bâtons. Cela fait, ils revinrent près de mon frère qui alors retira de la cachette tout l’argent dont il était le dépositaire et le compta avec ses deux compagnons. Et ils trouvèrent qu’il y avait juste dix mille drachmes. Puis chacun d’eux prit deux ou trois drachmes, et on remit tout l’argent dans les sacs, et on cacha de nouveau les sacs. Ensuite l’un des trois mendiants sortit un instant pour acheter de quoi manger, et revint bientôt, et tira de son bissac trois pains, trois oignons et quelques dattes. Et les trois compagnons s’assirent en rond pour manger. Alors le voleur se laissa doucement glisser le long de la corde et vint s’accroupir à côté des mendiants, et se mit à manger avec eux. Et comme il s’était mis à côté de Bacbac, qui avait l’ouïe très fine, Bacbac l’entendit qui faisait du bruit avec ses mâchoires en mangeant, et il s’écria : « Il y a un étranger au milieu de nous ! » et il tendit vivement la main du côté d’où il entendait venir le bruit des mâchoires, et justement sa main tomba sur le bras du voleur. Alors Bacbac et les deux mendiants se précipitèrent sur le voleur et se mirent à crier et à le frapper de leurs bâtons, en aveugles qu’ils étaient ; et ils appelèrent les voisins au secours, en hurlant : « Ô musulmans ! accourez à notre aide ! c’est un voleur ! Il veut nous enlever le peu d’argent de nos économies ! » Et les voisins accoururent et trouvèrent Bacbac qui tenait solidement, aidé de ses deux compagnons, le voleur qui essayait de se défendre et de se dégager. Mais le voleur, à l’arrivée des voisins, feignit d’être aveugle lui aussi et ferma les yeux et s’écria : « Par Allah ! ô musulmans, je suis un aveugle et l’associé de ces trois qui veulent me frustrer de ma part dans les dix mille drachmes d’économies que nous possédons en commun. Je vous le jure par Allah ! par le sultan ! par l’émir ! D’ailleurs, conduisez moi devant le wali ! » Alors arrivèrent les gardes du wali qui se saisirent des quatre hommes et les conduisirent entre les mains du wali, qui demanda : « Quels sont ces hommes ? » Et le voleur s’écria : « Écoute mes paroles, ô wali juste et perspicace, et la vérité t’apparaîtra. Et même, si tu ne veux pas me croire, mets-moi immédiatement à la torture, moi le premier, pour me forcer à dire la vérité ; et tu mettras ensuite mes autres compagnons à la torture ; et ils seront bien obligés de t’éclairer sur notre affaire ! » Et le wali s’écria : « Saisissez cet homme et jetez-le par terre et frappez-le jusqu’aux aveux ! » Alors les gardes se saisirent du faux aveugle, et l’un d’eux lui prit les deux pieds, et les autres se mirent à lui appliquer dessus de grands coups de fouet. Dès les dix premiers coups, le faux aveugle se mit à hurler, puis soudain ouvrit l’un de ses yeux, qu’il avait tenu constamment fermé ; et après quelques autres coups, il ouvrit ostensiblement son second œil.

À cette vue, le wali furieux s’écria ; « Quelle est cette perfidie, ô trompeur effronté ? » Il répondit : « Fais suspendre ma peine et je t’expliquerai tout ! » Et le wali fit suspendre la peine, et le voleur dit : « Nous sommes ici quatre faux aveugles qui trompons les gens pour recevoir l’aumône, et surtout pour avoir la facilité d’entrer dans les maisons, de regarder les femmes à découvert, et de les corrompre et de les monter et de les charger, et de les voler ensuite, et d’inspecter l’intérieur des maisons et de préparer le vol à coup sûr. Et comme nous exerçons ce métier lucratif depuis déjà un certain temps, nous avons pu amasser à nous quatre la somme de dix mille drachmes. Or, aujourd’hui, je réclamai ma part à mes compagnons, qui refusèrent de me la donner et, par contre, me rouèrent de coups, et m’auraient assommé si les gardes ne m’avaient tiré de leurs mains. Telle est la vérité, ô wali ! Maintenant, pour forcer mes compagnons à avouer, eux aussi, il n’y a qu’à leur appliquer le fouet comme à moi ! Et ils parleront ! Mais que les coups soient bien assénés, sinon mes compagnons, qui sont fort endurcis, n’avoueront rien et se garderont bien d’ouvrir les yeux comme je le fis moi-même ! » Alors le wali fit saisir mon frère le premier. Mon frère eut beau protester, il eut beau crier qu’il était aveugle de naissance, on lui appliqua une torture bien plus forte encore, tellement qu’il s’évanouit. Revenu à lui, il n’ouvrit pas les yeux, et le wali lui fit donner trois cents autres coups de bâton, puis trois cents autres ; et la même chose aux deux autres aveugles, qui n’ouvrirent, d’ailleurs, pas les yeux, malgré les coups et les conseils du seul faux aveugle, leur compagnon improvisé.

Ensuite le wali fit quérir par le faux aveugle l’argent caché dans la chambre de Bacbac, mon frère, et donna le quart de cet argent, deux mille cinq cents drachmes, au voleur, et il garda tout le reste pour sa caisse.

Quant à mon frère et à ses deux compagnons, les deux aveugles mendiants, le wali, après le châtiment, leur dit : « Misérables trompeurs ! vous mangez le pain, don d’Allah ! et vous jurez par son nom que vous êtes aveugles ! Sortez d’ici et qu’on ne vous revoie jamais plus à Baghdad ! »

Alors moi, ô commandeur des Croyants, ayant appris tout cela, je sortis de la ville à la recherche de Bacbac, et le trouvai, et le ramenai secrètement à Baghdad, et le logeai chez moi, et me chargeai de sa nourriture et de son habillement, et cela pour toujours !

Et telle est l’histoire de mon troisième frère, Bacbac l’aveugle ! »

À ce récit, le khalifat Montasser Billah se mit à rire et dit : « Qu’on donne une gratification à ce barbier pour sa peine, et qu’il s’en aille ensuite ! » Mais moi, ô mes seigneurs, je répondis : « Par Allah ! ô commandeur des Croyants, je ne saurais rien accepter avant de te raconter ce qui est advenu à mes trois autres frères, et cela en peu de mots, pour te bien prouver combien je suis concis en paroles et peu bavard de mon tempérament ! » Le khalifat répondit : « Soit ! je veux bien subir le supplice d’avoir les oreilles rompues par tes radotages et endurer encore quelques-unes de tes importunités et lourdeurs, qui, d’ailleurs, ne manquent pas d’agrément. » Alors je dis :


HISTOIRE D’EL-KOUZ,
LE QUATRIÈME FRÈRE DU BARBIER


« Mon quatrième frère, le borgne El-Kouz El-Assouani, le Cruchon incassable, exerçait à Baghdad le métier de boucher. Il excellait dans la vente des viandes et des hachis, et savait à merveille faire l’élevage et engraisser les moutons à grosse queue. Et il savait à qui vendre la bonne viande et à qui réserver la mauvaise. Aussi les principaux clients de la ville et les plus riches des marchands ne s’approvisionnaient que chez lui et n’achetaient guère d’autre viande que celle de ses moutons, de sorte qu’en peu de temps il devint fort riche et propriétaire de grands troupeaux et de grandes propriétés.

Cet état de prospérité ne cessant pas, mon frère El-Kouz était, un jour d’entre les jours, assis dans sa boutique, quand entra un grand cheikh à longue barbe blanche qui lui donna de l’argent et lui dit : « Coupe-m’en, de la bonne viande ! » Et mon frère lui coupa ce qu’il avait de meilleure viande, prit l’argent et rendit son salut au cheikh qui s’éloigna.

Alors mon frère examina les pièces d’argent qu’il venait de recevoir de l’inconnu, et constata qu’elles étaient toutes neuves et d’une blancheur éblouissante. Aussi se hâta-t-il de les mettre de côté, dans un coffret spécial, et se dit : « Voilà des pièces qui me porteront bonheur ! »

Cinq mois durant, le vieux cheikh à la longue barbe blanche ne cessa de venir tous les jours remettre à mon frère El-Kouz quelques-unes de ces pièces d’argent, blanches et neuves, pour de la viande fraîche et de bonne qualité ; et chaque fois, El-Kouz prenait soin de mettre cet argent à part. Mais, un jour, El-Kouz voulut compter tout l’argent qu’il avait amassé de cette manière, pour ensuite en acheter de beaux moutons et surtout quelques béliers, qu’il voulait dresser à se battre entre eux, exercice fort recherché à Baghdad, ma ville. Mais à peine avait-il ouvert le coffret où il avait mis l’argent du cheikh à la barbe blanche, qu’il s’aperçut qu’il n’y avait aucune espèce de monnaie, et il ne trouva à la place que quelques rondelles de papier blanc. À cette vue, il se mit à se donner de grands coups sur la figure et la tête et à crier en se lamentant. Et il fut bientôt le centre d’une grande quantité de passants, auxquels il raconta sa mésaventure, sans que personne sût bien s’expliquer la cause de la disparition de cet argent. Et El-Kouz continuait à crier et à dire : « Fasse Allah que ce maudit cheikh revienne maintenant, et je lui arracherai la barbe et le turban de mes propres mains ! »

À peine avait-il fini de prononcer ces dernières paroles, que le vieillard apparut soudain et fendit vivement la foule assemblée et s’approcha de mon frère le boucher, comme pour lui donner de l’argent, selon son habitude. Et aussitôt mon frère se précipita sur lui et le tint à la poitrine en s’écriant : « Ô musulmans, accourez ! secourez-moi ! Voici l’effronté voleur ! » Mais le cheikh ne perdit rien de son grand calme et, sans bouger, répondit à mon frère de façon à n’être entendu que de lui : « Choisis ! préfères-tu te taire ou aimes-tu mieux te compromettre publiquement ? Car l’affront que je te ferai sera bien plus terrible que celui dont tu veux me charger ! » El-Kouz répondit : « Mais quel affront peux-tu me faire, ô cheikh de bitume, et de quelle façon penses-tu me compromettre ? » Il dit : « Je prouverai devant tous que tu vends habituellement aux gens de la viande humaine au lieu de viande de mouton ! » Mon frère répliqua : « Tu mens, ô mille fois menteur et mille fois maudit ! » Le cheikh dit : « N’est maudit et n’est menteur que celui qui a dans sa boutique, en ce moment même, un cadavre suspendu au crochet de sa boucherie à la place d’un mouton ! » Mon frère protesta vivement : « Si la chose est prouvée comme tu la dis, ô chien fils de chien, mes biens et mon sang t’appartiennent légitimement ! » Alors le cheikh se tourna vers la foule et cria de toute sa voix : « Ô vous tous, mes amis, voyez ce boucher ! Jusqu’aujourd’hui il nous a tous trompés, et a enfreint les préceptes de notre Livre ! Cet homme, tous les jours, au lieu de moutons, égorge des fils d’Adam et nous vend leur viande comme viande de mouton ! Et si vous voulez contrôler la vérité de mon dire, vous n’avez qu’à entrer tous examiner sa boutique ! »

Aussitôt une clameur s’éleva de la foule qui se précipita dans la boutique de mon frère et la prit d’assaut. Et, à la vue de tous, un cadavre d’homme apparut suspendu au crochet, écorché, préparé, nettoyé et vidé ; et sur la planche aux têtes, ils virent trois têtes humaines écorchées et nettoyées et préparées au four pour être vendues ! Et, en effet, le cheikh à la longue barbe blanche n’était autre qu’un sorcier versé dans l’art de la magie et des envoûtements et brusquement il avait pu faire aux yeux de tous d’une chose une autre chose.

À cette vue, tous, les assistants se jetèrent sur mon frère en lui criant : « Impie ! sacrilège ! fourbe ! » et lui tombèrent dessus, les uns à coups de bâton, les autres à coups de fouet ; et les plus acharnés à lui porter les coups les plus cruels étaient ses anciens clients et les meilleurs de ses amis. Quant au vieux cheikh, il se chargea pour sa part d’asséner un violent coup de poing sur l’œil de mon frère, et le lui creva du coup irrémédiablement. Puis on prit le prétendu cadavre de l’égorgé, on garrotta mon frère El-Kouz, et tout le monde, précédé du cheikh, arriva devant l’exécuteur de la loi. Et le cheikh lui dit : « Ô émir ! voici que nous amenons entre tes mains, pour qu’il subisse la peine de ses crimes, cet homme qui, dès longtemps, égorgeait ses semblables pour en vendre la chair comme viande de mouton. Tu n’as plus qu’à prononcer la sentence et à faire marcher la justice d’Allah, car voici tous les témoins. »

Quant à mon frère, il eut beau se défendre, le juge ne voulut rien entendre de plus et le condamna à subir cinq cents coups de bâton sur le dos et le derrière ! Puis on confisqua tous ses biens et toutes ses propriétés ; et il eut bien de la chance d’avoir tant de richesses, car sans cela la peine pour lui eût été la mort sans remède. Puis on prononça contre lui la peine de l’exil.

Mon frère, devenu borgne, le dos meurtri de coups, presque mourant, sortit de la ville, et marcha droit devant lui, sans savoir où, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une ville éloignée et inconnue de lui. Il s’y arrêta et résolut d’y fixer son habitation et d’y exercer le métier de savetier, qui ne demande guère d’autre capital que de bonnes mains.

Il fixa donc sa résidence habituelle dans une encoignure, à l’angle de deux rues, et se mit à travailler pour gagner son pain. Mais un jour qu’il était en train de coudre une pièce à une vieille babouche, il entendit des hennissements de chevaux et le bruit de la marche de nombreux cavaliers. Il demanda la cause de tout ce tumulte et on lui répondit : « C’est le roi qui s’en va, selon son habitude, faire la chasse à pied et à courre, accompagné de toute sa suite. » Alors mon frère El-Kouz laissa un moment son aiguille et son marteau, et se leva pour voir passer le cortège du roi. Et pendant qu’il était debout et pensif, et rêvant à son état passé et présent, et aux circonstances qui, de boucher réputé, avaient fait de lui le dernier des savetiers, le roi vint à passer à la tête de son merveilleux cortège ; et, par hasard, il y eut cette coïncidence que les yeux du roi tombèrent sur l’œil crevé de mon frère El-Kouz. À cette vue, le roi changea de couleur et s’écria : « Qu’Allah me garde des malheurs de ce jour maudit et de mauvais augure ! » Puis il fit tourner immédiatement bride à sa jument et rebroussa chemin, lui et toute sa suite et tous ses soldats. Mais il donna en même temps l’ordre à ses esclaves de se saisir de mon frère et de lui administrer le châtiment mérité. Et aussitôt les esclaves se précipitèrent sur mon frère El-Kouz et lui donnèrent tant de coups qu’ils le laissèrent pour mort sur la route. Lorsqu’ils se furent éloignés, El-Kouz se releva et regagna douloureusement son retrait sous la petite toile qui l’abritait au coin de la rue, et il était moulu et à peine vivant. Et comme, par hasard, un homme de la suite du roi était en retard et passait devant son retrait, il l’adjura de s’arrêter, lui raconta le traitement qu’il venait de subir, et le pria de lui en dire le motif. L’homme se mit à rire aux éclats et lui répondit : « Mon frère, sache que notre roi ne peut tolérer la vue d’un borgne, surtout si le borgne est borgne de l’œil gauche ; cela lui porte malheur, et il fait toujours tuer le borgne sans rémission. Aussi je suis fort étonné que tu sois encore en vie. »

À ces paroles, mon frère, sans en entendre davantage, ramassa ses outils et ce qui lui restait de forces et, sans tarder, il prit la fuite et ne se reposa qu’une fois sorti de la ville. Et il se mit à marcher jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une autre ville fort éloignée qui n’avait point de roi ni de tyran comme l’autre.

Il résida assez longtemps dans cette ville, en prenant soin, par précaution, de ne se montrer nulle part. Mais un jour qu’il était plus triste qu’à l’ordinaire, il sortit un peu pour respirer l’air et flâner quelque peu en regardant ; il entendit derrière lui des hennissements de chevaux et aussitôt, se rappelant sa mésaventure dernière, il s’enfuit au plus vite et se mit à la recherche de quelque coin où se cacher ; mais il n’en trouva point. Toutefois il vit devant lui une grande porte, et il poussa cette porte, qui céda, et il se précipita à l’intérieur. Devant lui s’allongeait un grand corridor obscur, où il se cacha. Il y était à peine caché que soudain deux hommes devant lui se dressèrent et se saisirent de lui et l’enchaînèrent et lui dirent : « Allah soit loué, qui nous a permis enfin de te trouver, ô l’ennemi d’Allah et des hommes ! Voilà trois jours et trois nuits que nous te cherchons sans relâche, et tu nous as enlevé tout sommeil et tout repos. Et tu nous as fait goûter l’amertume de la mort ! » Et mon frère El-Kouz dit : « Mais, ô bonnes gens, à quoi Allah m’a-t-il donc condamné ? Et quel ordre vous a-t-il donc donné contre moi ? » Ils répondirent : « Tu veux nous perdre et perdre avec nous le maître de cette maison ! Ne t’a-t-il donc point suffi d’avoir réduit tous tes amis à la misère, et le maître de cette maison à la dernière pauvreté ? Et tu veux maintenant nous assassiner ! Où est le couteau que tu tenais hier à la main, quand tu courais derrière l’un de nous ? » À ces paroles, ils se mirent à le fouiller et trouvèrent à sa ceinture le couteau qui lui servait à couper le cuir du ressemelage. Alors ils terrassèrent El-Kouz et allaient l’égorger, quand il s’écria : « Écoutez-moi, bonnes gens, je ne suis ni un voleur ni un assassin ; mais j’ai une histoire surprenante à vous raconter, et c’est ma propre histoire ! » Mais ils ne voulurent point l’écouter ; ils le foulèrent aux pieds et le battirent et lui déchirèrent ses habits. Lorsqu’ils eurent ainsi déchiré ses habits et mis son dos à nu, ils virent sur son dos les cicatrices de tous les coups de bâton et de fouet qu’il avait reçus dans les derniers temps, et ils s’écrièrent : « Ô maudit scélérat ! voici les traces des coups anciens sur ton dos qui nous prouvent tous tes crimes passés ! » Et là-dessus, ils traînèrent le pauvre El-Kouz entre les mains du wali ; et El-Kouz réfléchissait à tous ses malheurs et se disait : « Combien grands doivent être mes péchés pour les ainsi expier, alors que je suis innocent de toute faute ! Pourtant je n’ai recours qu’en Allah le Très-Haut ! »

Lorsqu’il fut entre les mains du wali, le wali le regarda avec colère et lui dit : « Effronté misérable ! certes les coups dont les traces sont sur ton dos nous sont une preuve suffisante de toutes tes malversations passées et présentes. » Il dit et il ordonna qu’on lui administrât aussitôt cent coups de verges ! Après quoi, on le hissa et ficela sur le dos d’un chameau, et les crieurs le promenèrent à travers toute la ville en criant : « Voilà la punition de celui qui s’introduit criminellement dans la maison d’autrui ! »

Mais la nouvelle de toutes ces mésaventures de mon frère El-Kouz, ce malheureux, ne resta pas longtemps sans me parvenir. Et je me mis aussitôt à sa recherche, et je finis par le retrouver et cela juste au moment où on le descendait évanoui de sur le dos du chameau. Alors moi, ô commandeur des Croyants, je me fis un devoir de le recueillir, de le soigner et de le ramener en secret à Baghdad, où je lui allouai de quoi manger et boire tranquillement jusqu’à la fin de ses jours.

C’est là l’histoire de ce malheureux El-Kouz. Quant à mon cinquième frère, son aventure est surprenante et te prouvera, ô commandeur des Croyants, combien je suis de beaucoup le plus prudent et le plus sage de mes frères.


HISTOIRE D’EL-ASCHAR
LE CINQUIÈME FRÈRE DU BARBIER


« C’est justement, ô commandeur des Croyants, celui de mes frères qui avait les oreilles coupées et le nez également. On l’avait nommé El-Aschar, soit parce qu’il était grand et avait le ventre développé comme une chamelle enceinte, soit aussi parce qu’il était comme un grand chaudron. Mais cela ne l’empêchait point d’être d’une paresse extraordinaire le jour, alors que, la nuit, il faisait toutes sortes de commissions et gagnait de l’argent pour la journée suivante par toutes sortes de moyens illicites et assez bizarres.

Mais, à la mort de notre père, nous héritâmes chacun de cent drachmes d’argent. El-Aschar, comme chacun de nous, prit les cent drachmes qui lui revenaient, mais ne sut guère quel usage en faire. Enfin il eut l’idée, entre mille, de s’acheter un lot de verreries diverses et de les vendre au détail ; et cela de préférence à tout autre métier, à cause du peu de mouvement que comportait ce métier-là.

Mon frère El-Aschar devint donc marchand de verreries : à cet effet, il acheta un grand panier où il mit les verreries, choisit un coin d’une rue fréquentée, et s’y installa en mettant devant lui le panier de verreries. Il s’accroupit tranquillement, s’appuya le dos contre le mur d’une maison, et se mit à offrir sa marchandise aux passants, en la criant :

« Ô verres ! ô gouttes de soleil ! ô seins des adolescentes d’albâtre ! yeux de ma nourrice ! souffle durci et froid des vierges ! ô verres ! ô verres ! »

Mais le plus souvent El-Aschar se taisait et, le dos bien appuyé à la muraille, il se laissait aller à rêver tout haut. Et voici ce que, durant un de ces jours, au moment de la prière du vendredi, El-Aschar pensait :

« Je viens de placer tout mon capital dans l’achat de ces verreries, à savoir cent drachmes. J’arriverai certes à vendre le tout deux cents drachmes. Avec ces deux cents drachmes j’achèterai encore d’autres verreries, et je les vendrai quatre cents drachmes. Et je continuerai à vendre, à acheter et à vendre jusqu’à ce que je sois devenu possesseur d’un grand capital. Alors j’achèterai de toutes les espèces de marchandises, droguerie et parfums, et je ne cesserai de vendre qu’après m’être fait de très importants bénéfices. Alors je pourrai acheter un grand palais, des esclaves, des chevaux, et des selles avec des housses de brocart ouvragé d’or ; et je mangerai et je boirai ; et il n’y aura pas une chanteuse en ville que je n’invite à venir chanter dans ma maison. Puis je me mettrai en rapport avec toutes les marieuses les plus expertes de Baghdad et je les enverrai auprès des filles des rois et des vizirs ; et il ne se passera point un long temps que je ne me marie avec, au moins, la fille du grand-vizir ! Car il m’est parvenu que cette jeune fille est particulièrement belle et parfaite en perfections ; aussi je lui constituerai une dot de mille dinars d’or. Et je ne doute pas que son père, le grand-vizir, ne consente immédiatement à ce mariage ; mais, s’il n’y veut pas consentir, eh bien ! j’irai lui enlever sa fille en dépit de son nez, et je la conduirai dans mon palais. Alors je m’achèterai dix jeunes garçons pour mon service particulier. Après cela, je me ferai faire des habits royaux comme n’en portent que les sultans et les émirs ; et je commanderai au bijoutier le plus habile de me faire une selle d’or incrustée de perles et de pierreries. Et alors, monté sur le plus beau cheval, que j’achèterai au chef des Bédouins du désert ou que je ferai venir de la tribu des Anezi, je me promènerai par la ville avec des esclaves nombreux autour de moi, devant moi et derrière moi ; et, de la sorte, j’arriverai au palais du grand-vizir qui, à mon approche, se lèvera en mon honneur et me cédera sa place et se tiendra debout au-dessous de moi et s’estimera bien honoré d’être mon beau-père. Et moi, j’aurai avec moi deux jeunes esclaves porteurs d’une grande bourse chacun, et dans chaque bourse il y aura mille dinars. Je donnerai l’une des bourses au grand-vizir comme dot de sa fille, et je lui ferai cadeau de l’autre bourse simplement pour lui montrer ma générosité, ma magnanimité et combien à mes yeux le monde entier est peu de chose. Puis je retournerai avec gravité chez moi ; et lorsque ma fiancée m’enverra une personne pour me faire parvenir ses compliments, je comblerai d’or cette personne et je lui ferai cadeau d’étoffes précieuses et de robes magnifiques. Et si le vizir vient à m’envoyer quelque cadeau de noces, je ne l’accepterai pas et je le lui retournerai, même si c’était un cadeau de très grand prix, et tout cela pour lui bien prouver que j’ai l’âme haut placée et que je suis incapable de la moindre indélicatesse. Après quoi, je fixerai moi-même le jour de mes noces et les détails de la cérémonie ; et je donnerai mes ordres pour que rien ne soit épargné, tant pour le festin que pour le nombre et la qualité des joueurs d’instruments, des chanteurs, des chanteuses et des danseuses. Et je ferai dans mon palais tous les préparatifs nécessaires, je l’ornerai et le tendrai partout de tapis, et je joncherai le sol de fleurs depuis l’entrée jusqu’à la salle du festin, et je ferai arroser le sol avec de l’eau de roses et d’autres eaux de senteur.

« La nuit de mes noces, je revêtirai mes plus beaux habits et monterai m’asseoir sur un trône placé sur une estrade élevée, toute tendue d’étoffes brodées de soie avec des dessins de fleurs et des lignes colorées agréablement. Et pendant tout le temps que dureront les cérémonies et que l’on promènera, au milieu de la salle, ma femme avec tous ses atours et plus brillante que la pleine lune du mois de Ramadân, moi, je resterai immobile et grave et ne la regarderai même pas, et ne tournerai la tête ni à droite ni à gauche, et cela pour bien faire voir la gravité de mon caractère et ma sagesse ! Et on finira par conduire ma femme devant moi, dans toute la fraîcheur de sa beauté et toute parfumée délicieusement. Et je ne bougerai pas davantage, au contraire ! Et je resterai ainsi indifférent et grave jusqu’à ce que toutes les femmes présentes à la noce se soient approchées de moi et m’aient dit : « Ô notre maître et la couronne de nos têtes, voici ton épouse et ton esclave qui se tient respectueusement entre tes mains, et qui attend que tu lui fasses la grâce d’un regard. Elle est si fatiguée d’être ainsi debout ! et elle n’espère que ton ordre pour s’asseoir ! » Mais, moi, je ne prononcerai pas une seule parole, et ferai encore mieux désirer ma réponse. Et alors toutes les femmes et toutes les invitées se prosterneront en baisant la terre beaucoup de fois devant ma grandeur. C’est seulement alors que je consentirai à abaisser mes yeux et à daigner regarder ma femme, mais rien qu’une fois, d’un seul regard : après quoi, je relèverai les yeux et reprendrai mon air de grande indifférence. Et les servantes emmèneront ma femme et, moi, je me lèverai et je descendrai changer de vêtements pour en mettre d’autres bien plus riches et bien plus somptueux. Et on ramènera, une seconde fois, devant mon estrade, la nouvelle mariée revêtue d’autres habits et avec d’autres atours et disparaissant sous l’amas des bijoux, de l’or et des pierreries, et parfumée avec d’autres parfums bien plus agréables. Et j’attendrai que l’on m’en ait prié, à diverses reprises, pour regarder mon épouse, et tout de suite je relèverai les yeux pour ne la plus voir. Et je continuerai d’agir de la sorte jusqu’à ce que toutes les cérémonies soient complètement terminées.

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, ne voulut point abuser davantage, cette nuit-là, de la permission accordée.


ET LORSQUE FUT
LA TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle continua ainsi à conter l’histoire au roi Schahriar :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le barbier narra de la façon suivante la suite de l’aventure de son cinquième frère El-Aschar :

»… jusqu’à ce que toutes les cérémonies soient complètement terminées. Alors j’ordonnerai à quelques-uns de mes jeunes esclaves de prendre une bourse contenant cinq cents dinars en petite monnaie, et de jeter cette monnaie par poignées dans toute la salle et d’en distribuer autant à tous les joueurs d’instruments et chanteurs, et autant à toutes les suivantes de mon épouse. Et les suivantes, après cela, conduiront mon épouse dans sa chambre, où je me rendrai moi-même après m’être fait longtemps attendre. Lorsque j’entrerai chez elle, j’irai, sans la regarder, et en traversant les rangs des femmes alignées sur deux files dans la chambre, m’asseoir sur le divan, et je demanderai une coupe d’eau parfumée et sucrée, et je la boirai tranquillement, après avoir rendu grâces à Allah.

« Quant à mon épouse, je continuerai à ne pas m’apercevoir de sa présence sur le lit, toute prête à me recevoir ; et pour l’humilier et lui faire bien sentir ma supériorité et le peu de cas que je fais d’elle, je ne lui adresserai pas une seule fois la parole et je lui apprendrai de cette façon comment j’entends en user à l’avenir avec elle. Car ce n’est point autrement qu’on arrive à rendre les femmes dociles, douces et tendres. Et, en effet, bientôt je verrai entrer et s’approcher la femme de mon oncle, qui se mettra a m’embrasser la tête et les mains et à me dire : « Ô mon maître, daigne regarder ton esclave, ma fille, qui désire ardemment ton approche, et lui faire l’aumône d’une parole seulement ! » Mais moi, malgré les paroles respectueuses de la femme de mon oncle, qui n’aura pas osé m’appeler son gendre par crainte de paraître familière, je ne lui ferai aucune réponse. Alors elle continuera à me supplier pour me toucher et elle finira, j’en suis sûr, par se jeter à mes pieds, qu’elle baisera ainsi que le pan de ma robe, et cela bien des fois, et par me dire : « Ô mon maître, je te jure par Allah que ma fille est belle et vierge ! Je te jure par Allah qu’aucun homme n’a jamais vu ma fille à découvert ni connu la couleur de ses yeux ! De grâce, cesse de lui faire cet affront et de l’humilier aussi grandement ! Regarde comme elle est humble et soumise ; elle n’attend plus qu’un signe de toi pour te satisfaire en toutes choses ! »

« Là-dessus, la femme de mon oncle se lèvera et me remplira une coupe d’un vin exquis, et donnera la coupe à sa fille qui aussitôt viendra me l’offrir avec soumission et toute tremblante. Et moi, nonchalamment appuyé sur les coussins de velours brodé d’or du divan, je la laisserai se présenter entre mes mains et je me plairai, sans la regarder, à la voir debout, elle, la fille du grand-vizir, devant moi, l’ancien marchand de verreries qui criait sa marchandise au coin des rues :

» Ô gouttes de soleil ! seins des adolescentes d’albâtre ! yeux de ma nourrice ! souffle durci et froid des vierges, ô verres ! ombilic d’enfant, ô verres ! miel coloré, ô verres !

« Et elle, devant tant de noblesse et de grandeur, ne pourra que me prendre pour un fils de quelque illustre sultan dont la gloire remplit le monde. Et elle me dira, les larmes aux yeux : « Ô mon seigneur, de grâce ! ne refuse pas cette coupe et ne la repousse pas des mains de ton esclave ! Car je suis la dernière de tes esclaves ! » Mais, moi, à ces paroles je ne ferai aucune réponse. Et elle alors finira par s’enhardir un peu, devant mon silence, et insistera auprès de moi pour me faire prendre la coupe de vin, et l’approchera elle-même gentiment de mes lèvres. Mais moi, devant une pareille familiarité, je deviendrai furieux, je la regarderai terriblement et lui appliquerai sur la figure un grand soufflet et lui allongerai dans le ventre un violent coup de pied, là, comme ceci… »

Mon frère, continua le barbier, en prononçant ces paroles, fit le geste d’allonger le violent coup de pied à sa prétendue femme, et le coup porta en plein sur le panier fragile qui contenait les verreries devant lui ; et le panier, avec tout son contenu, roula au loin ! et il ne resta que des débris de tout ce qui constituait toute la fortune de ce fou. Ah ! si j’avais été là à ce moment, ô émir des Croyants, je l’aurais châtié comme il le méritait, ce frère plein d’insupportable vanité et de fausse grandeur d’âme !

Mais, devant ces dégâts sans remède, El-Aschar se mit à se donner de grands coups sur la figure et à déchirer ses habits de désespoir et à pleurer et à se lamenter tout en continuant à se frapper. Et alors, comme ce jour-là était précisément un vendredi et que la prière de midi allait commencer dans les mosquées, les gens qui sortaient de chez eux virent mon frère dans cet état, et les uns s’arrêtèrent à s’apitoyer sur lui, et les autres continuèrent leur chemin en le traitant de fou et en riant extrêmement, une fois qu’ils eurent appris, d’un voisin, les détails de l’extravagance de mon frère.

Pendant que mon-frère se lamentait de la sorte en déplorant la perte de son capital avec les intérêts, voici qu’une femme de haut rang vint à passer par là se rendant à la mosquée pour la prière du vendredi. Elle dépassait en beauté les femmes les plus belles ; de toute elle, se dégageait une vivifiante odeur de musc ; elle était montée sur une mule harnachée de velours et de brocart d’or ; elle était accompagnée d’un nombre considérable de serviteurs et d’esclaves. À la vue de tous ces verres cassés et de mon frère qui se lamentait si fort en pleurant, la compassion entra en son cœur et la pitié, et elle s’informa du motif d’un tel désespoir. Il lui fut répondu que le pauvre homme avait un panier de verreries dont la vente le faisait vivre, que c’était là tout son capital, mais qu’il ne lui en restait plus rien après l’accident qui lui avait tout cassé en morceaux. Alors cette femme appela l’un de ses serviteurs et lui dit : « Donne à ce pauvre homme tout ce que tu portes d’argent sur toi. Et le serviteur détacha immédiatement de son cou, où elle était fixée par un cordon, une grande bourse qu’il remit à mon frère. El-Aschar la prit, l’ouvrit et y trouva, après les avoir comptés, cinq cents dinars d’or. À cette vue il faillit mourir d’émotion et de la force de sa joie, et il se mit à appeler sur sa bienfaitrice toutes les grâces et les bénédictions d’Allah.

Devenu ainsi riche d’un moment à l’autre, El-Aschar, la poitrine dilatée de plaisir, se rendit à sa maison pour y mettre cette fortune, et il s’apprêtait à sortir pour aller à la recherche de quelque belle maison à louer où vivre à son aise, quand il entendit frapper doucement à la porte. Il se leva et courut ouvrir et vit une vieille femme qu’il ne connaissait point et qui lui dit : « Ô mon enfant, sache que le temps de la prière en ce jour saint du vendredi est presque écoulé, et je n’ai pas encore pu faire mes ablutions d’avant la prière. Je te prie donc de me permettre d’entrer un instant chez toi faire mes ablutions à l’abri des indiscrets. » Et mon frère lui répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et il lui ouvrit toute grande la porte et l’introduisit et la mena à la cuisine, où il la laissa seule.

Au bout de quelques instants, la vieille vint retrouver mon frère dans sa chambre, et là elle se tint sur le vieux morceau de natte qui servait de tapis dans la chambre, y fit quelques génuflexions assez à la hâte, puis elle termina sa prière en faisant pour mon frère des vœux fort bien dits et pleins de componction. Et mon frère, qui d’ailleurs ne se possédait pas de bonheur, la remercia vivement et, tirant de sa ceinture deux dinars d’or, les lui tendit généreusement. La vieille les repoussa avec dignité et s’écria : « Ô mon enfant, qu’Allah soit loué qui t’a fait si généreux ! Aussi je ne m’étonne plus que tu saches si vite inspirer de la sympathie aux gens, même à ceux qui, comme moi, ne t’ont vu qu’une seule fois. Quant à cet argent que tu veux bien m’offrir, remets-le dans ta ceinture, car, à en juger à ta mine, tu dois être un pauvre saâlouk, et cet argent te doit être plus nécessaire qu’à moi, qui n’en ai guère besoin. Et si vraiment, toi-même, tu peux aussi t’en dispenser, tu n’as qu’à le rendre à la noble femme qui te l’avait donné en voyant tes verres casses en morceaux. » Mon frère répondit : « Comment ! ma bonne mère, tu connais donc cette femme ? Dans ce cas, je te prie de me rendre le service de m’indiquer le moyen de la revoir. » La vieille répondit : « Mon fils, cette jeune femme, qui est fort belle, ne t’a fait cette générosité que pour t’exprimer son penchant pour toi, qui es jeune, beau et vigoureux, alors que son mari est impuissant et bien en retard, une fois au lit, avec elle ; car il est affligé d’une paire d’œufs froids à faire pitié. Lève-toi donc, mets tout ton or dans ta ceinture, de peur qu’on ne te le vole dans cette maison sans cadenas, et viens avec moi. Car je dois te dire que je suis au service de cette jeune dame depuis longtemps, et c’est moi qui lui fais toutes ses commissions secrètes. Une fois que je t’aurai introduit, ne manque pas d’être très empressé auprès d’elle, de lui dire toutes sortes de paroles gentilles et de lui faire tout ce dont tu es capable ; et plus ce sera, mieux tu te l’attacheras ; car elle, de son côté, n’épargnera rien pour te procurer tous les plaisirs, et tu seras le maître absolu de sa beauté et de ses richesses, entièrement ! »

Lorsque mon frère entendit ces paroles de la vieille, il se leva, fit comme elle lui avait dit et suivit la vieille qui se mit à marcher, et mon frère marcha derrière elle, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés tous deux à un grand portail que la vieille heurta d’une façon particulière. Et mon frère était dans une très grande émotion et ne se sentait pas de bonheur.

Au signal donné par la vieille femme, une jeune esclave grecque fort jolie vint ouvrir la porte très gentiment et leur souhaita la bienvenue en souriant d’un sourire engageant. La vieille entra et mon frère la suivit ; et il fut introduit par la petite grecque dans une salle grande et magnifique, située au milieu de cette vaste demeure, et tendue de grands rideaux de soie brodée d’or fin, et tapissée somptueusement. Et mon frère, se trouvant seul, s’assit sur un divan et enleva son turban, qu’il déposa sur ses genoux, et s’essuya le front. Mais à peine était-il là que les rideaux s’écartèrent, et apparut une adolescente incomparable et que rien ne pouvait égaler devant les regards émerveillés des hommes ; et elle avait sur elle tout ce que l’on pouvait imaginer de beau en fait de vêtements. Et mon frère El-Aschar se leva debout sur ses deux pieds.

Et l’adolescente, lorsqu’elle le vit, se mit à lui sourire de ses yeux, et se hâta d’aller fermer la porte, qui avait été laissée ouverte. Elle s’approcha alors de mon frère, lui prit la main, et l’attira à elle sur le divan de velours d’or. Là il serait inutile de détailler tout ce que, une heure durant, mon frère et l’adolescente se firent l’un à l’autre en embrassades, copulations, baisers, morsures, caresses, coups de zebb, torsions, contorsions, variations, premièrement, deuxièmement, troisièmement, et autrement.

Après ces ébats, la jeune femme se releva et dit à mon frère : « Mon œil, ne bouge pas d’ici avant que je ne revienne ! » Puis elle sortit vivement et disparut.

Et voici que soudain, horrible et l’œil en feu, à la porte brusquement ouverte, un nègre apparut, grand et tenant un glaive nu à la main, un glaive aux éclairs aveuglants. Et il cria au terrifié El-Aschar : « Malheur à toi, misérable ! Comment as-tu osé pénétrer dans ce lieu, ô fils de putain, fils adultérin, produit mêlé de tous les œufs pourris des scélérats ! » À ce langage assez violent mon frère ne sut quelle, réponse apporter, et sa langue se paralysa et tous ses muscles s’annihilèrent et il devint jaune de teint et affaissé de corps. Alors le nègre le prit, le mit complètement nu, et, pour allonger son supplice, se mit à lui donner de grands coups du plat de son sabre, et de la sorte plus de quatre-vingts coups ; puis il lui enfonça son sabre dans les chairs en plusieurs endroits, jusqu’à ce que mon frère tombât à terre et que le nègre le crût mort. Alors il appela d’une voix terrible, et aussitôt arriva une négresse avec un plateau rempli de sel. Elle posa le plateau à terre et se mit à remplir de ce sel les blessures de mon frère qui, malgré ses souffrances horribles, n’osait donner de la voix de peur qu’on l’achevât. Puis elle le couvrit entièrement de ce sel et s’en alla. Alors le nègre poussa un second cri aussi épouvantable que le premier, et la vieille femme se présenta et, aidée du nègre, fouilla les habits et la ceinture de mon frère, et en enleva tout l’or ; puis elle prit mon frère par les pieds et le traîna à travers les chambres jusqu’à un endroit de la cour où, par une ouverture, elle le lança au fond d’un trou noir où elle avait l’habitude de précipiter les cadavres de tous ceux que ses artifices attiraient dans cette maison pour servir de monteurs solides à l’assaut de sa jeune maîtresse, et pour ensuite être dépouillés et jetés dans ce souterrain, après avoir été recouverts de sel afin que leurs corps ne sentissent pas mauvais.

Le souterrain au fond duquel mon frère El-Aschar fut jeté était grand et plein de ténèbres, et les corps de ceux qui y avaient été précipités s’amassaient en tas les uns sur les autres. Et il demeura là dedans deux jours pleins, dans l’impossibilité d’aucun mouvement par suite de ses blessures et de sa chute. Mais Allah (qu’il soit glorifié et loué !) voulut que le sel dont mon frère avait été bourré fût justement la cause de sa guérison et empêchât le sang de se corrompre et l’étanchât. Ses blessures en voie de cicatrisation et ses forces un peu revenues, mon frère put se dégager d’entre les corps des morts, et se traîner tout le long du souterrain à la faveur d’une faible lumière qui lui parvenait du fond ; cette lumière provenait d’une lucarne au mur qui fermait le souterrain. Il put se hisser jusqu’à la lucarne et de là revenir à la clarté du jour, hors du souterrain.

Il se hâta alors de regagner sa maison, où je vins le trouver et le soignai avec les remèdes que je savais tirer des plantes et des sucs végétaux, et, au bout d’un certain temps, mon frère, complètement guéri, résolut de faire expier à la vieille femme et aux autres le supplice qu’il avait enduré. Il se mit à la recherche de la vieille et suivit ses traces et remarqua l’endroit où elle venait tous les jours pour attirer les jeunes gens qui devaient satisfaire sa maîtresse et devenir ensuite ce qu’ils devenaient. Et, un jour, il se déguisa en Persan étranger, s’entoura la taille d’une ceinture qu’il remplit de morceaux de verre pour faire croire que c’était de l’or, cacha un grand sabre sous sa longue robe de Persan, et alla attendre l’arrivée de la vieille, qui ne tarda pas à paraître. Aussitôt il s’approcha d’elle, fit semblant de mal parler l’arabe, notre langue, et imita le parler barbare des Persans pour dire à la vieille femme : « Bonne vieille, je suis un étranger et je voudrais savoir où trouver un trébuchet pour peser et contrôler ces neuf cents dinars d’or, que j’ai là dans ma ceinture et que je viens de toucher pour la vente des marchandises que j’avais apportées de mon pays. » La maudite vieille de malheur lui répondit : « Mais certes, mon jeune ami ! tu tombes bien, car justement mon fils, qui est un beau garçon comme toi, est changeur de sa profession et te prêtera bien son trébuchet. Viens donc, que je te conduise chez lui ! » Il lui dit : « Marche alors devant moi ! » Et elle marcha devant lui et lui derrière elle jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la maison en question. Et la même jeune esclave grecque leur vint ouvrir, en souriant agréablement, et la vieille lui dit à voix basse : « Cette fois, j’apporte à notre maîtresse des muscles solides et de la chair bien à point ! » Et la jeune esclave prit mon frère par la main et le conduisit dans la salle aux soieries, et resta avec lui à l’amuser quelques instants, puis alla prévenir sa maîtresse, qui arriva et fit avec mon frère tout ce qu’elle avait fait la première fois : et il n’y a aucune utilité à le répéter. Puis elle se retira et soudain apparut l’horrible nègre avec le glaive nu à la main, qui lui cria de se lever et de le suivre en le traitant comme la première fois. Et alors mon frère, qui marchait derrière le nègre, sortit tout à coup le sabre de dessous sa robe, et d’une seule fois coupa net la tête du nègre. Au bruit de la chute, accourut la négresse, qui subit le même sort, puis l’esclave grecque, dont la tête vola d’un seul coup. Puis vint le tour de la vieille, qui accourait, prête à mettre la main sur le butin. À la vue de mon frère, le bras couvert de sang et le sabre à la main, elle fut épouvantée et tomba sur le sol ; et mon frère la prit par les cheveux et lui cria : « Me reconnais-tu, ô vieille putain, fille de putain, ô pourrie de malheur ? » Et la vieille répondit : « Ô mon maître, je ne te reconnais pas ! » Mon frère dit : « Sache donc, ô vieille avaleuse de zebbs, que je suis celui-là même chez lequel tu étais venu faire tes ablutions, ô cul de vieux singe ! celui que tu avais entraîné ici pour qu’il montât ta maîtresse et la satisfit, celui que tu avais traîné par les pieds pour le jeter dans le souterrain ! » Et, ce disant, mon frère, d’un seul coup de sabre, trancha la vieille et en fit deux morceaux ; puis, cela fait, il se mit à la recherche de la jeune femme qui avait par deux fois copulé avec lui.

Il la trouva bientôt, occupée à s’attifer et à se parfumer, dans une pièce retirée. À sa vue, elle jeta un cri terrifié et se précipita à ses pieds en implorant la vie sauve ; et mon frère, se souvenant des plaisirs vrais qu’elle lui avait procurés et qu’elle avait eus avec lui, lui accorda généreusement la vie sauve, et lui dit : « Mais comment se fait-il que tu sois au milieu de cette maison, sous la gouverne de cet horrible nègre que j’ai tué de ma main et qui a dû te faire bien des horreurs ? » Elle répondit : « Ô mon maître, avant d’être enfermée dans cette maison maudite, j’étais la propriété d’un riche marchand de la ville ; et cette vieille était une amie de la maison et venait souvent nous voir et me témoignait, à moi surtout, beaucoup d’attachement. Un jour d’entre les jours, elle vint à moi et me dit : « Je suis invitée à une noce qui n’a jamais eu sa pareille, et personne au monde n’en a encore vu une semblable. Et je viens pour t’emmener avec moi ! » Je lui répondis : « Certes, j’écoute et j’obéis ! » Je me levai, je mis mes plus beaux habits et je pris avec moi une bourse contenant cent dinars et je partis avec la vieille. Nous arrivâmes bientôt à cette maison, où la vieille m’introduisit et où je tombai, par sa ruse, entre les mains et sous la puissance du nègre atroce qui, après m’avoir ravi ma virginité, me retint ici par la force et me fit servir ses desseins criminels, aux dépens de la vie des jeunes gens riches que la vieille lui procurait. Et c’est ainsi que depuis trois ans je ne suis qu’une chose entre les mains de la misérable vieille. » Alors mon frère lui dit : « Comme ton sort fut malheureux ! Mais, dis-moi, depuis le temps que tu es ici, tu dois savoir s’il y a beaucoup de richesses amassées par ces criminels ! » Elle répondit : « Certes, il y en a ! et tant, en vérité, que je doute fort que tu puisses tout emporter à toi seul ; car dix hommes n’y suffiraient pas. Viens, d’ailleurs, voir de ton propre œil ! » Et elle prit mon frère et lui fit voir de grands coffres remplis de monnaies de tous les pays et de bourses de toutes les formes. Et mon frère en resta tout ébloui et immobile. Elle lui dit alors : « Ce n’est pas là le moyen de faire sortir tout cet or ! Va donc chercher une quantité de portefaix et reviens avec eux pour les charger de tout cet or. Et, pendant ce temps, je vais moi-même préparer les charges. »

Mon frère se hâta alors de courir à la recherche des portefaix, et, au bout d’un certain temps, il revint avec dix hommes tenant chacun une grande couffe vide.

Mais, en arrivant à la maison, mon frère trouva la grande porte largement ouverte ; et la jeune femme avait disparu, elle et tous les grands coffres. Et il comprit qu’elle s’était jouée de lui pour emporter à elle seule les principales richesses. Pourtant il se consola, en voyant toutes les belles choses qui restaient dans la maison et toutes les valeurs qui étaient enfermées dans les armoires, toutes choses qui pouvaient le rendre riche pour le restant de ses jours. Aussi se promit-il de transporter tout cela le lendemain ; et, comme il était brisé de fatigue, il s’étendit sur le grand lit somptueux et s’endormit.

Le lendemain, en se réveillant, il fut à la limite de la terreur quand il se vit entouré par vingt gardes du wali, qui lui dirent : « Lève-toi tout de suite et viens avec nous chez le wali, qui te demande ! » Et ils l’emmenèrent, et refermèrent et scellèrent les portes, et le livrèrent aux mains du wali, qui lui dit : « J’ai appris toute ton histoire et les assassinats que tu as commis et le vol que tu allais faire. » Alors mon frère s’écria : « Ô wali, donne-moi le signe de la sécurité et je te raconterai la vérité ! » et le wali alors lui donna le petit voile, signe de la sécurité, et mon frère lui raconta toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin ; et il n’y a aucun profit à la répéter. Puis mon frère ajouta : « Maintenant, ô wali plein d’idées justes et droites, si tu veux, je consens à partager avec toi tout ce qui reste dans cette maison, et cela à parts égales ! » Mais le wali répliqua : « Comment ! tu oses prétendre au partage ! Or, par Allah ! tu n’auras rien, car je dois prendre le tout et ne te rien laisser ! Et tu dois t’estimer fort heureux d’avoir la vie sauve ! D’ailleurs, tu vas immédiatement quitter la ville et ne plus y paraître, sinon tu subiras le pire châtiment ! » Et le wali, qui craignait que le khalifat vînt à savoir l’histoire de l’enlèvement de l’argent pour son seul compte à lui, wali, exila mon frère. Et mon frère fut ainsi obligé de fuir au loin. Mais, pour que la destinée s’accomplit entièrement, à peine était-il hors des portes de la ville, qu’il fut assailli par des brigands qui, ne trouvant sur lui ni or ni valeurs, se contentèrent de lui prendre les habits qu’il avait sur lui, de le mettre nu, et de lui donner une quantité de coups de bâton ; et ils finirent, pour le punir de les frustrer d’une aubaine sur laquelle ils comptaient, par lui couper les oreilles et le nez également.

Et c’est alors que moi, ô commandeur des Croyants, je finis par apprendre les mésaventures de ce pauvre El-Aschar. Alors je me mis à sa recherche, et je n’eus de paix qu’en le retrouvant. Et je le menai chez moi, je le soignai, je le guéris et lui allouai de quoi manger et boire pour le restant de ses jours.

Là est l’histoire d’El-Aschar !

Mais pour ce qui est de l’histoire de mon sixième frère et dernier, ô émir des Croyants, elle mérite d’être entendue avant que je ne prenne le temps de me reposer.


HISTOIRE DE SCHAKÂLIK LE SIXIÈME FRÈRE
DU BARBIER


« Il s’appelait Schakâlik, le Pot fêlé, ô commandeur des Croyants, et c’est, lui, d’entre mes frères, qui avait les lèvres coupées, et non seulement les lèvres, mais aussi le zebb. Et son zebb ainsi que ses lèvres furent coupés à la suite de circonstances étonnantes extrêmement.

Schakâlik, ce sixième frère, était d’entre nous sept le plus pauvre ; il était tout à fait pauvre. Je ne parle pas des cent drachmes de l’héritage de notre père, car ces cent drachmes, Schakâlik, qui n’avait jamais vu de sa vie autant d’argent à la fois, se hâta de les manger, en une nuit en compagnie des chiffes déplorables du quartier gauche de Baghdad.

Il n’était donc possesseur d’aucune des vanités de ce monde périssable, et ne vivait que grâce aux aumônes des gens qui le recevaient chez eux à cause de ses bons mots et de ses drôleries.

Un jour d’entre les jours, Schakâlik était sorti à la recherche de quelque subsistance pour soutenir son corps exténué par les privations, et il se trouva, en marchant par les rues, devant la façade d’une magnifique maison qui s’ouvrait par un grand portique élevé de plusieurs marches. Et, sur les marches et à l’entrée, il y avait un nombre considérable de serviteurs, de jeunes esclaves, d’officiers et de portiers. Et mon frère Schakâlik s’approcha de quelques-uns de ceux qui stationnaient là et leur demanda à qui appartenait cette merveilleuse bâtisse. Ils répondirent : « Elle est la propriété d’un homme d’entre les fils des rois. » Puis mon frère s’approcha des portiers qui étaient assis sur un grand banc au haut des marches et leur demanda l’aumône, pour Allah ! Ils lui répondirent : « Mais d’où viens-tu donc pour ignorer que tu n’as qu’à entrer te présenter à notre maître pour qu’aussitôt tu sois comblé de ses dons ? » Alors mon frère entra, franchit le grand portique, traversa la cour spacieuse et le jardin, qui était rempli des plus beaux arbres et d’oiseaux chanteurs. Cette cour était pavée des plus beaux marbres blancs et noirs, et le jardin était incomparable de tenue, et nul humain n’en avait jamais vu le pareil. Tout autour, régnait une galerie à jour pavée de marbre ; de grands rideaux y entretenaient la fraîcheur pendant les heures chaudes. Et mon frère continua à marcher et entra dans la salle principale, qui était toute couverte de carreaux de porcelaine colorés de bleu, de vert et d’or, avec des fleurs et des feuillages entrelacés ; au milieu de la salle, il y avait un beau bassin d’albâtre où coulait l’eau fraîche avec un bruit fort doux. Une merveilleuse natte colorée tapissait la moitié surélevée du sol ; et, appuyé sur des coussins de soie brodée d’or, sur la natte était assis à son aise un très beau vieillard à la longue barbe blanche et à la figure éclairée par un sourire bienveillant. Et mon frère s’avança et dit au vieillard à la belle barbe : « Que la paix soit avec toi ! » Et le vieillard aussitôt se leva et répondit : « Et que sur toi soient la paix et la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! Que souhaites-tu, ô toi tel ? » Mon frère répondit : « Ô mon maître, te demander seulement l’aumône, car je suis exténué par la faim et les privations ! »

À ces paroles, le vieillard montra une grande commisération, et fut pris d’une telle douleur en apprenant cet état infortuné de mon frère, qu’il fut sur le point de se déchirer les habits, et il s’écria : « Par Allah ! est-il donc possible que je sois dans une ville et qu’un être humain soit dans cet état de faim où tu te trouves ! Vraiment c’est là une chose que je ne puis supporter avec patience ! » Et mon frère s’écria en élevant ses deux mains vers le ciel : « Qu’Allah t’accorde ses bénédictions ! et bénis soient tes générateurs ! » Le vieillard dit : « Il faut absolument que tu restes ici pour partager mon repas et goûter au sel de ma nappe ! » Et mon frère s’écria : « Ô mon maître, que je te remercie ! car je ne puis me tenir plus longtemps à jeun, ou je mourrai de faim ! » Alors le vieillard frappa ses mains l’une contre l’autre et dit au jeune esclave qui se présenta aussitôt : « Vite ! apporte l’aiguière d’argent et le bassin pour que nous nous lavions les mains ! » Et il dit à mon frère Schakâlik : « Ô mon hôte, approche-toi et lave-toi les mains ! »

À ces paroles, le vieillard se leva et s’approcha lui-même, quoique le jeune garçon n’eût plus reparu, et fit le geste de laisser couler sur ses mains l’eau d’une invisible aiguière, et de se frotter les mains comme si l’eau était versée dessus réellement. À cette vue, mon frère Schakâlik ne sut que penser ; mais, comme le vieillard insistait pour le faire s’approcher à son tour, il s’imagina que c’était une plaisanterie, et, comme il était lui-même réputé pour ses drôleries et ses tours amusants, il s’avança et se mit à faire le geste de se laver les mains, tout comme le vieillard. Alors le vieillard dit : « Ô vous autres, hâtez-vous de tendre la nappe et de nous apporter à manger, car ce pauvre homme est pressé par la faim ! » Et aussitôt accoururent de nombreux serviteurs qui se mirent à aller et venir, tout comme s’ils tendaient la nappe et la couvraient de mets nombreux et de plats remplis jusqu’au bord. Et Schakâlik, quoique fort affamé, se dit que les pauvres devaient endurer les caprices des riches et se garda bien de faire voir le moindre signe d’impatience. Alors le vieillard lui dit : » Ô mon hôte, assieds-toi là, à côté de moi, et hâte-moi de faire honneur à ma nappe ! » Et mon frère vint s’asseoir à côté de lui, près de cette nappe imaginaire ; et le vieillard se mit aussitôt à faire semblant de toucher à des plats, de prendre des bouchées et de faire mouvoir ses mâchoires et ses lèvres, tout comme s’il mâchait réellement ; et, il disait à mon frère : « Ô mon hôte, ma maison est ta maison, et ma nappe ta nappe ; ne te gène donc pas, et mange ton plein, sans honte ! Tiens, regarde ce pain ; comme il est blanc et bien à point ! que penses-tu de ce pain ? » Schakâlik dit : « Ce pain est très blanc et, en vérité, délicieux et tel que, de ma vie, je n’en ai goûté le pareil ! » Le vieillard dit : « Je crois bien ! la négresse qui l’a pétri est fort habile, et je l’ai achetée pour cinq cents dinars d’or ! Mais, ô mon hôte, prends et mange de ce plateau où tu vois se dorer cette admirable pâte losangée de kébéba au beurre, cuite au four ! Crois bien que la cuisinière n’y a épargné ni la viande rouge bien battue ni le blé mondé et concassé ni le cardamome ni le poivre ! Mange-donc, pauvre affamé, et dis-moi, que penses-tu de son goût, de son odeur et de son parfum ? » Mon frère répondit : « Cette kébéba est délicieuse à mon palais, et son odeur me dilate la poitrine ! Quant à la manière dont elle est réussie, je dois te dire que, même dans les palais des rois, on n’en goûte de semblable ! » Et, en disant ces paroles, Schakâlik se mit à agiter ses mâchoires, à mâcher, à agiter ses joues et à avaler, tout comme s’il faisait la chose réellement. Le vieillard dit : « Comme tu me fais plaisir, ô mon hôte ! mais je pense que je ne mérite pas ces louanges, car alors que dirais-tu de ce mets qui est là, à ta gauche, de ces merveilleux poulets rôtis, farcis aux pistaches, aux amandes, au riz, au raisin sec, au poivre, à la cannelle et à la viande hachée de mouton ? Et que dis-tu de leur fumet ! » Mon frère s’écria : « Allah ! Allah ! que leur fumet est délicieux, et que leur goût est savoureux et leur farce admirable ! » Le vieillard dit : « En vérité, que tu es plein de bonnes manières et d’indulgence pour ma cuisine ! Aussi je veux te faire, de mes propres doigts, goûter de cet incomparable plat-ci ! » Et le vieillard fit le geste de confectionner une bouchée qu’il aurait prise à un plat sur la nappe et, l’approchant des lèvres de mon frère, lui dit : « Prends et mange cette bouchée, ô mon hôte, et tu me donneras ton opinion sur ce plat où les aubergines farcies nagent dans leur sauce appétissante ! » Et mon frère fit le geste d’allonger le cou, d’ouvrir la bouche, et d’avaler la bouchée ; puis il dit en fermant les yeux de plaisir : « Ya Allah ! que c’est agréable et bon a digérer ! Je constate avec un plaisir inouï que nulle part ailleurs que dans ta demeure je n’ai goûté d’aussi bonnes aubergines farcies ! Tout y est ménagé avec l’art de doigts experts : la viande hachée d’agneau, les pois chiches, les pépins de pin, les grains de cardamome, la noix muscade, les clous de girofle, le gingembre, Je poivre et les herbes aromatiques. Et je perçois, tant c’est bien fait, le goût de chaque aromate ! » Le vieillard dit : « Aussi, ô mon hôte, je n’attends pas moins de ta faim et de ta politesse que te de voir avaler les quarante-quatre aubergines farcies qui sont dans ce plat ! » Mon frère dit : « Il m’est aisé de les avaler, car elles sont plus délicieuses que le sein de ma nourrice et plus caressantes à mon palais que les doigts des jeunes filles ! » Et mon frère fit le geste de prendre chaque aubergine farcie l’une après l’autre et de l’avaler, en hochant la tête de plaisir et en faisant claquer sa langue sur son palais. Et il pensait en lui-même à tous ces mets, et sa faim s’exaspérait, et il se disait qu’il se contenterait fort bien, pour assouvir sa faim, d’un simple pain sec de fèves moulues ou de maïs. Mais il se garda bien de trahir son sentiment.

Le vieillard lui dit alors : « Ô mon hôte, que ton langage est d’un homme bien élevé et accoutumé à manger en compagnie des rois et des grands ! Mange, mon ami, et que cela te soit sain et de délicieuse digestion ! » Et mon frère dit : « En vérité, pour ce qui est des mets, j’en ai assez mangé ! » Alors le vieillard frappa ses mains l’une contre l’autre et s’écria : « Vous autres ! enlevez cette nappe, et tendez-nous la nappe du dessert ! et portez-nous toutes les pâtisseries, toutes les confitures et tous les fruits les plus choisis ! » Et aussitôt accoururent les jeunes esclaves qui se mirent à aller et venir, et à agiter leurs mains, et à élever leurs bras arrondis au-dessus de leur tête, et à changer la nappe pour en mettre une autre ; puis, à un geste du vieillard, ils se retirèrent. Et le vieillard dit à mon frère Schakâlik : « C’est maintenant, ô mon hôte, le moment de nous dulcifier. Commençons par les pâtisseries. N’est-elle pas réjouissante à l’infini, cette pâte fine, légère, dorée, arrondie, et farcie aux amandes, au sucre et aux grenades, dans cette assiette, cette pâte de kataïefs sublimes ! Par ma vie ! goûte une ou deux pour voir ! Hein ! le sirop en est-il assez lié et juste à point, et la poudre de cannelle gentiment saupoudrée au-dessus ! On en mangerait, sans se rassasier, une cinquantaine ; mais il faut réserver une place pour cette excellente kenafa du plateau de cuivre ciselé. Regarde comme ma pâtissière est habile, et comme elle a su enrouler artistement les écheveaux de la pâte ! Ah ! de grâce, hâte-toi de t’en réjouir le palais avant que son julep ne s’écoule et qu’elle ne s’effrite : elle est si délicate ! Oh ! regarde ! et cette mahallabieh à l’eau de roses et saupoudrée de pistaches pulvérisées ! et ces porcelaines remplies de crème soufflée, relevée d’aromates et d’eau de fleurs d’oranger ! Mange, mon hôte, et plonge ta main sans restriction, là, bien ! » Et le vieillard donnait l’exemple à mon frère, et portait gloutonnement la main à la bouche, et avalait, tout comme dans la réalité. Et mon frère l’imitait excellemment, tout en sentant, de convoitise et de faim, l’eau lui mouiller les lèvres.

Le vieillard continua : « Aux confitures maintenant et aux fruits ! Comme confitures, ô mon hôte, tu n’as que l’embarras du choix, comme tu peux le constater. Tu vois là, devant loi, des confitures sèches, et des confitures dans leur jus. Je te conseille beaucoup les sèches, que je préfère, quoique les autres me tiennent à cœur également. Vois cette transparente et rutilante confiture sèche d’abricots, étalée en large lames fines, fondantes, sympathiques ! Et cette confiture sèche de cédrats au sucre cristallisé, parfumée à l’ambre ! et l’autre, l’arrondie en boules roses, de pétales de roses et de pétales de fleurs d’oranger ! oh ! celle-là surtout, vois-tu, j’en mourrai un jour ! Réserve-toi ! Réserve-toi ! car je te conseille de te plonger un peu dans cette confiture humide de dattes farcies d’amandes et de clous de girofle. Elle me vient du Caire, car à Baghdad on ne la fait pas si bien. Aussi ai-je chargé un de mes amis d’Égypte de m’envoyer cent pots remplis de cette délicieuse-là ! Mais ne va pas si vite, quoique ton empressement et ton appétit m’honorent extrêmement ! Je veux que tu me donnes particulièrement ton avis sur cette confiture sèche de carottes au sucre, aux noix et parfumée au musc ! » Mon frère Schakâlik dit : « Oh ! celle-là dépasse tous mes rêves et mon palais est dans l’adoration de ses délices ! Mais, à mon goût, je trouve que le musc en est un peu fort ! » La vieillard répondit : « Oh, non ! oh, non ! je ne trouve pas ; au contraire ! car je suis accoutumé à ce parfum, et à l’ambre aussi, et mes cuisinières et mes pâtissières m’en mettent des tas et des tas dans toutes mes pâtisseries, mes confitures et mes douceurs ! Le musc et l’ambre sont les deux soutiens de mon âme ! »

Le vieillard continua : « Mais n’oublie pas ces fruits ! car j’espère que tu as encore de la place. Voilà des limons, des bananes, des figues, des dattes fraîches, des pommes, des coings, des raisins et d’autres et d’autres ! Puis voici les amandes fraîches, les noisettes, les noix fraîches et d’autres ! Mange, ô mon hôte, Allah est grand et miséricordieux ! »

Mais mon frère, qui, à force de mâcher à vide, ne pouvait plus remuer les mâchoires, et dont l’estomac était plus excité que jamais par le rappel incessant de toutes ces bonnes choses, dit : « Ô seigneur, je dois t’avouer que je suis rempli, et qu’une bouchée de plus ne saurait s’introduire dans mon gosier ! » Le vieillard répondit : « C’est étonnant que tu te sois si vite rassasié ! Mais nous allons boire. Nous n’avons pas encore bu. »

Alors le vieillard frappa des mains, et accoururent les jeunes garçons aux manches et aux robes relevées soigneusement, et firent le geste de tout enlever, puis de mettre sur la nappe deux coupes et des flacons et des gargoulettes et des pots lourds et précieux. Et le vieillard fit semblant de verser du vin dans les coupes, et prit une coupe imaginaire et la présenta à mon frère, qui l’accepta avec gratitude et la porta à sa bouche et la but et dit : « Allah ! ya Allah ! quel vin exquis ! » et il fit le geste de se caresser la poitrine de plaisir. Et le vieillard fit semblant de prendre un grand pot de vieux vin et d’en verser délicatement dans la coupe, que mon frère but à nouveau. Et ils ne cessèrent de faire de la sorte, jusqu’à ce que mon frère eût fait semblant d’être dominé par les vapeurs de toutes ces boissons ; et il commença à hocher la tête et à dire des mots un peu vifs. Et à part soi il pensait : « C’est maintenant pour moi le temps de faire expier à ce vieillard tous les supplices qu’il m’impose ! »

Alors mon frère se leva tout d’un coup, comme ivre absolument, leva le bras si haut que son aisselle se découvrit, et l’abaissa brusquement en assénant un coup si violent de la paume sur la nuque du vieillard que toute la salle en retentit ; et, relevant de nouveau son bras, il lui porta un second coup encore bien plus violent. Alors le vieillard se mit dans une grande indignation et s’écria : » Qu’as-tu fait, ô le plus vil d’entre les gens de la terre entière ! » Mon frère Schakâlik répondit : « Ô mon maître et la couronne de ma tête, je suis ton esclave soumis, celui-là même que tu viens de combler de tes dons, que tu as accepté dans l’intérieur de ta demeure, que tu as nourri à ta nappe avec les mets les plus exquis, des mets comme n’en ont jamais goûté les rois mêmes, celui que tu as dulcifié avec les confitures, les compotes et les pâtisseries les plus douces, et dont tu as fini par assouvir l’ardente soif avec les vins les plus vieux et les plus précieux ! Mais qu’y faire ? il a tellement bu de ces vins, qu’il s’est enivré, qu’il a perdu toute retenue et qu’il a levé la main sur son bienfaiteur. Mais, de grâce ! excuse-le, cet esclave, car tu as l’âme plus haut placée que la sienne, et pardonne-lui sa folie ! »

À ces paroles de mon frère, le vieillard, loin de se montrer courroucé, se mit à rire haut et longtemps, puis finit par dire à Schakâlik : « Voilà déjà un long temps passé que je cherche dans le monde entier, parmi les gens réputés les plus drôles et les plus plaisants, un homme de ton esprit, de ton caractère et de ta patience ! Et nul n’a su tirer aussi heureux parti que toi de mes plaisanteries et de mes tours badins. Et tu es jusqu’ici l’unique qui ait pu se plier à mon humeur et à mon goût, et qui ait enduré jusqu’à la fin ma plaisanterie, et qui ait eu le bon esprit d’entrer dans mon jeu ! Aussi, non seulement je te pardonne ta conclusion, mais je veux que réellement, à la minute même, tu me tiennes compagnie devant une nappe réellement couverte de tous les mets et de toutes les douceurs et de tous les fruits en question ! Et jamais plus je ne me séparerai de toi désormais ! »

Et, en disant ces paroles, le vieillard ordonna réellement à ses jeunes esclaves de les servir tout de suite et ne rien épargner. Ce qui fut fait sans retard.

Après qu’ils eurent mangé les mets et se furent dulcifiés avec les pâtisseries, les confitures et les fruits, le vieillard invita mon frère à passer avec lui dans la seconde salle, celle spécialement réservée aux boissons. Et, dès leur entrée, ils furent reçus au son des instruments d’harmonie et aux chants des esclaves blanches toutes plus belles que des lunes. Ces jeunes chanteuses, pendant que mon frère et le vieillard buvaient délicieusement les vins les plus exquis, ne cessèrent de chanter sur tous les tons toutes les mélodies les plus charmantes et avec des modulations et une valeur des sons et un accent admirables. Puis, légères, quelques-unes dansèrent comme les oiseaux et fraîches et les ailes rapides et parfumées. Et ce jour-là la fête se termina par des baisers et des jouissances plus délicieuses qu’en songe.

Depuis lors, le vieillard s’attacha à mon frère d’une façon très solide, et en fit son ami intime et inséparable, et il l’aima d’un amour considérable, et lui fit chaque jour un présent nouveau et plus riche chaque fois. Et ils ne cessèrent de manger, de boire et de vivre dans les délices et cela durant encore vingt années.

Mais la destinée était inscrite et devait se consommer. En effet, au bout de ces vingt ans, le vieillard mourut, et aussitôt le wali fit saisir tous ses biens et les confisqua à son profit, car il n’y avait pas d’héritiers, et mon frère n’était point son fils. Alors mon frère, obligé de fuir la persécution et les mauvais desseins du wali, dut chercher le salut en quittant Baghdad, notre ville.

Mon frère Schakâlik sortit donc de Baghdad et se mit à voyager, et résolut de traverser le désert pour se rendre à la Mecque, se sanctifier. Mais, un jour, la troupe à laquelle il s’était joint fut attaquée par des Arabes nomades, des brigands coupeurs de routes, de mauvais musulmans ne pratiquant point les préceptes de notre Prophète, que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! Tous furent dépouillés et réduits en esclavage, et mon frère échut au plus féroce d’entre ces brigands bédouins. Et ce Bédouin conduisit mon frère dans sa tribu lointaine, et en fit son esclave. Et tous les jours il le battait et lui faisait subir tous les supplices et lui disait : « Tu dois être fort riche dans ton pays, rachète-toi donc et paie-moi ta rançon ! Sinon je te ferai subir les pires tortures et finirai par te massacrer de ma main ! » Et mon frère se lamentait et disait en pleurant : « Moi, par Allah ! je ne possède rien, ô cheikh des Arabes, et je ne connais même pas la route qui conduit à la richesse, et je suis dénué de tout, et maintenant je suis ton esclave et ta propriété, et je suis tout entier entre tes mains. Fais-donc de moi ce que tu veux ! »

Or, le Bédouin avait sous sa tente, comme épouse, une merveille d’entre les femmes, aux sourcils noirs et aux yeux de nuit ; et elle était chaude et brûlante en copulation. Aussi elle ne manquait pas, chaque fois que son mari le Bédouin s’éloignait de sa tente, de se proposer à mon frère et de venir s’offrir à lui de tout son corps, ce produit du désert arabe. Quant à mon frère Schakâlik, qui, contrairement à nous tous, n’était pas fameux en assauts et en foutreries, il se refusait à cette Bédouine, par honte d’être vu par Allah le Très-Haut ! Pourtant, un jour d’entre les jours, cette Bédouine enflammée réussit à troubler la continence de Schakâlik, mon frère, en rôdant sans cesse autour de lui avec des mouvements fort excitants de hanches, de seins et de ventre harmonieux. Et mon frère la prit, joua avec elle des jeux de circonstance et finit par la prendre sur ses cuisses. Et pendant qu’ils étaient tous deux dans cette posture, en train de s’entrebaiser, soudain le Bédouin terrible fit irruption dans la tente et vit le spectacle de son propre œil. Alors le Bédouin plein de férocité tira de sa ceinture un coutelas large à trancher d’un seul coup la tête d’un chameau d’une veine jugulaire à l’autre. Et il saisit mon frère et commença par lui couper les deux lèvres adultérines, et les lui enfonça ensuite dans la bouche. Et il s’écria : « Malheur à toi, ô traître perfide, voilà que maintenant tu as réussi à corrompre mon épouse ! » Et, en disant ces paroles, le Bédouin dur saisit le zebb encore chaud de Schakâlik, mon frère, et le trancha à la racine d’un seul coup, lui et les deux œufs. Puis il traîna Schakâlik par les pieds et le jeta sur le dos d’un chameau et le conduisit au sommet d’une montagne où il le jeta, et partit en l’état de son chemin.

Comme cette montagne est située sur la route des pèlerins, plusieurs, qui étaient de Baghdad, le découvrirent sur leur passage, et reconnurent en lui Schakâlik le Pot fêlé, qui les faisait tant rire par ses drôleries. Et ils vinrent en hâte m’aviser, après lui avoir donné à manger et à boire.

Alors moi, ô commandeur des Croyants, je courus à sa recherche, et je le portai sur mes épaules, et je le fis rentrer à Baghdad. Puis je le guéris de ses blessures, et je lui allouai de quoi se suffire jusqu’à la fin de ses jours.

Et voici que moi, ô commandeur des Croyants, je suis maintenant entre tes mains, et que j’ai mis une grande hâte à te raconter, en peu de mots, l’histoire de mes six frères, quoique j’eusse pu te la raconter bien plus longuement. Mais j’ai préféré m’en abstenir pour ne point abuser de ta patience, pour te montrer combien je suis peu porté au bavardage, et pour te prouver que je suis, non seulement le frère, mais le père de mes frères, dont, d’ailleurs, le mérite disparaît quand je suis là, moi que l’on appelle El-Sâmet ! »


— À cette histoire, continua le barbier aux invités, que je racontai au khalifat Montasser Billah, le khalifat se mit à rire extrêmement et me dit : « En vérité, ô Sâmet, tu parles fort peu, et tu es loin d’être affligé d’indiscrétion, de curiosité et de mauvaises qualités ! Mais, et j’ai des raisons pour cela, je veux que sur l’heure tu abandonnes Baghdad et que tu t’en ailles ailleurs. Mais hâte-toi surtout ! » Et le khalifat m’exila ainsi, injustement et sans me dire le motif d’une telle punition.

Alors, moi, ô mes maîtres, je ne cessai de voyager par tous les pays et par tous les climats, jusqu’à ce que j’eusse appris la mort de Montasser Billah et le règne de son successeur le khalifat El-Mostasem. Je revins alors à Baghdad ; mais je trouvai que tous mes frères étaient morts. Et c’est alors que le jeune homme, qui vient de nous quitter si malhonnêtement, m’a appelé chez lui pour se faire raser la tête. Et, contrairement à ce qu’il a dit, je vous assure, ô mes maîtres, que je ne lui ai fait que le plus grand bien, et probablement que, sans le secours que je lui ai porté, il aurait été tué par ordre du kâdi, père de l’adolescente. Aussi tout ce qu’il a raconté sur mon compte est calomnie, et tout ce qu’il vous a rapporté de moi sur ma prétendue curiosité, mon indiscrétion, mon verbiage, mon caractère grossier et mon manque de tact et de goût est absolument faux, mensonger et imaginaire, ô vous tous, les assistants ! »


Notes
  1. Montasser Billah ou le Victorieux-avec-l’aide-d’Allah.


— Telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l’histoire en sept parties que le Tailleur de la Chine raconta au roi. Puis il ajouta :

« Quand le barbier El-Sâmet eut achevé cette histoire, nous tous, les invités, nous n’eûmes pas besoin d’en entendre davantage pour nous convaincre que ce barbier étonnant était réellement le plus extraordinaire des bavards et le plus indiscret des barbiers qui se soient vus sur toute la surface de la terre. Et nous fûmes persuadés, sans autre preuve que ce que nous venions d’entendre, que le jeune boiteux de Baghdad avait été la victime de l’indiscrétion insupportable de ce barbier. Alors, quoique toutes ses histoires nous eussent grandement amusés, nous jugeâmes qu’il fallait tout de même le punir. Nous nous saisîmes de lui, malgré ses cris, et nous l’enfermâmes seul dans une chambre obscure habitée par les rats. Et, nous autres, les invités, nous continuâmes notre festin et à manger, à boire et à nous réjouir jusqu’à l’heure de la prière de l’asr. Et c’est alors seulement que chacun de nous se retira, et que moi je revins chez moi pour donner à manger à mon épouse.

Mais, à mon arrivée à la maison, je trouvai que ma femme me tournait le dos et était de fort méchante humeur. Et elle me dit : « Est-ce ainsi que tu m’abandonnes toute la journée et que, pendant que tu es dans la dilatation du plaisir et de l’épanouissement, tu me laisses à la maison toute seule, triste et déplorable ! Aussi, si tout de suite tu ne me fais pas sortir et ne me promènes pendant le reste de la journée, il n’y aura plus que le kâdi entre moi et toi, et je lui demanderai le divorce, sans différer ! »

Alors moi, qui n’aimais pas la mauvaise humeur et les scènes d’intérieur, pour avoir la paix et malgré ma fatigue, je sortis promener ma femme. Et nous restâmes à parcourir les rues et les jardins jusqu’au coucher du soleil.

Et c’est alors, comme nous retournions au logis, que nous fîmes la rencontre fortuite du petit bossu qui t’appartient, ô roi puissant et généreux. Et le bossu, qui était dans le plus grand état d’ivresse et gaîté, était en train de dire des bons mots fort plaisants à ceux qui l’entouraient, et il récitait ces deux strophes :

« Entre la coupe transparente et colorée et le vin subtil et purpurin, mon choix hésite et ne sait ce qu’il faudrait élire !

Car la coupe est comme le vin subtil et purpurin ! Et le vin est comme cette coupe transparente et colorée ! »

Puis le petit bossu s’interrompait, soit pour décocher aux assistants quelque plaisanterie divertissante, soit pour danser en s’accompagnant de son petit tambour. Et moi et mon épouse, nous pensâmes que ce bossu nous serait un agréable compagnon de table et nous l’invitâmes à venir partager notre repas. Et nous restâmes à manger ensemble, et mon épouse resta avec nous, car elle ne considérait pas que la présence du bossu fût celle d’un homme entier ; autrement elle ne serait pas restée à manger en présence d’un étranger.

Et c’est alors que mon épouse eut cette idée de plaisanter avec le bossu et de lui enfoncer dans la bouche le gros morceau de poisson qui l’étouffa. Et c’est alors, ô roi puissant, que nous prîmes le bossu mort et que nous réussîmes à nous en décharger dans la maison du médecin juif qui est ici avec nous. Et le médecin juif, à son tour, le jeta dans la maison de l’intendant qui, à son tour, en rendit responsable le courtier cophte.

Et telle est, ô roi généreux, la plus extraordinaire d’entre les histoires racontées aujourd’hui devant toi ! Et elle est certainement, cette histoire du barbier et de ses frères, bien plus surprenante et délicieuse que l’histoire du bossu ! »


— Lorsque le tailleur eut fini de parler, le roi de la Chine dit : « En vérité, je dois reconnaître que ton histoire, ô tailleur, est fort intéressante, et qu’elle est peut-être plus suggestive que l’aventure de mon pauvre bossu ! Mais ce barbier étonnant, où est-il ? Je veux d’abord le voir et l’entendre avant de prendre, une décision à votre égard à tous les quatre. Puis nous songerons à enterrer notre bossu, car il est mort déjà depuis hier. Et nous lui construirons un beau tombeau, puisqu’il m’a tant amusé de son vivant et qu’il m’a été, même après sa mort, un motif de joie en me procurant l’occasion d’entendre cette histoire du jeune boiteux avec le barbier et ses six frères, et les trois autres histoires ! »

À ces paroles, le roi ordonna à ses chambellans de prendre le tailleur pour aller à la recherche du barbier. Et, une heure plus tard, le tailleur et les chambellans, qui étaient allés délivrer le barbier de la chambre obscure, l’amenèrent au palais et le placèrent debout entre les mains du roi.

Et le roi examina le barbier et trouva que c’était un vieux cheikh âgé d’au moins quatre-vingt-dix ans, à la figure fort noire, à la barbe fort blanche et aux sourcils également blancs, aux oreilles pendantes et percées, au nez d’une longueur étonnante, et au maintien plein de morgue et de fierté. À cette vue, le roi de la Chine se mit à rire bruyamment et lui dit : « Ô Silencieux, il m’est parvenu que tu savais raconter des histoires admirables et pleines de merveilleux. Aussi je voudrais t’entendre me raconter quelque peu de ces histoires que tu connais si bien. » Le barbier répondit : « Ô roi du temps, on ne t’a pas trompé en te rapportant mes qualités. Mais, avant toutes choses, je voudrais savoir moi-même ce que font ici, réunis tous à la fois, ce courtier chrétien, ce juif, ce musulman et ce bossu couché par terre, mort. Et pourquoi cette réunion étrange ? » Et le roi de la Chine rit beaucoup et dit : « Mais pourquoi m’interroges-tu au sujet de ceux-là qui sont pour toi des inconnus ? » Le barbier dit : « J’interroge pour simplement démontrer à mon roi que je suis loin d’être un parleur indiscret, que je ne m’occupe jamais de ce qui ne me concerne point, et que je suis complètement innocent des calomnies racontées sur mon compte, à savoir que je suis un bavard extraordinaire et le reste. Et sache aussi que je suis digne de porter ce surnom de Silencieux que je porte. Comme dit le poète :

« Lorsque tes yeux voient un homme avec un surnom, sache que, si tu cherches bien, pour toi surgira toujours le sens de ce surnom. »

Alors le roi dit : « Ce barbier me plaît infiniment. Je veux donc lui raconter l’histoire du bossu, puis celle racontée par le chrétien, celle du juif, celle de l’intendant, et celle du tailleur ! » Et le roi raconta au barbier toutes ces histoires, sans omettre un détail. Et il n’y a point d’utilité ici à les répéter.

Lorsque le barbier eut entendu ces histoires et la cause de la mort du bossu, il se mit à hocher gravement la tête et dit : « Par Allah ! voilà une chose étonnante et qui me surprend extrêmement. Vous autres ! levez le voile qui recouvre le corps de ce bossu mort, que je le voie ! » Et le barbier, une fois le corps du bossu à découvert, s’approcha, s’assit par terre, prit la tête du bossu sur ses genoux, et le regarda attentivement à la figure. Et soudain il partit d’un éclat de rire et tel qu’il se renversa sur son derrière par la force explosive de son rire. Puis il dit : « En vérité, à toute mort une cause d’entre les causes ! Or, la cause de la mort de ce bossu est la plus étonnante chose d’entre les choses étonnantes ! Et elle mérite d’être inscrite en très belle écriture d’or sur les registres du règne, pour l’instruction des hommes futurs ! »

Et le roi fut surpris à l’excès en entendant les paroles du barbier et dit : « Ô barbier, ô Silencieux, explique-nous le sens de tes paroles ! » Il répondit : « Ô roi, je le jure par ta grâce et tes bienfaits, sache que ton bossu a l’âme en lui ! Et tu vas la voir ! » Et aussitôt le barbier tira de sa ceinture une fiole qui contenait un onguent, dont il enduisit le cou du bossu, et il couvrit le cou d’un morceau de laine, et attendit que vînt la moiteur. Alors il tira de sa ceinture de longues tenailles en fer, les introduisit dans le gosier du bossu, les manipula et les retira bientôt avec, au bout, tout le gros morceau de poisson et l’arête, cause de l’étouffement du bossu. Et, à l’heure même, le bossu eut un fort éternuement, ouvrit les yeux, revint à lui complètement, se caressa la figure de ses deux mains et sauta debout sur ses deux pieds, et s’écria : « La ilah ill’Allah ! et Mohammad est l’Envoyé d’Allah ! que sur lui soient la prière et le salut d’Allah ! »

À cette vue, tous les assistants furent stupéfaits et dans une grande admiration pour le barbier. Puis, revenus un peu de ce premier sentiment, le roi et tous les assistants ne purent s’empêcher de rire aux éclats de la mine du bossu. Et le roi dit : « Par Allah ! qu’elle est prodigieuse, cette aventure ! De ma vie je n’ai vu chose plus étrange et plus extraordinaire ! » Puis il ajouta : « Ô vous tous, musulmans ici présents, y a-t-il quelqu’un parmi vous qui ait vu de la sorte un homme mourir puis ressusciter ? Or, si, par les bienfaits d’Allah, nous n’avions pas eu le barbier, le cheikh El-Sâmet, ce jour aurait été le dernier du bossu. Et ce n’est que grâce à la science et au mérite de ce barbier admirable et plein de capacité que devons la vie sauve de notre bossu ! » Et tous les assistants répondirent : « Oui, certes, ô roi ! et cette aventure est le prodige des prodiges et le miracle des miracles ! »

Alors le roi de la Chine, plein de joie, ordonna que l’on mît immédiatement par écrit, en lettres d’or, cette histoire du bossu et celle du barbier, et qu’on les conservât dans l’armoire du règne : ce qui fut exécuté sur l’heure. Ensuite il fit cadeau d’une magnifique robe d’honneur à chacun des inculpés, au médecin juif, au courtier chrétien, à l’intendant et au tailleur, et les attacha tous quatre à sa personne et au service du palais, et leur fit faire la paix avec le bossu. Et il fit présent de cadeaux merveilleux au bossu qu’il combla de richesses et nomma à de hauts emplois et dont il fit son compagnon de table et de boisson. Quant au barbier, il eut pour lui des égards tout particuliers, lui fit revêtir une somptueuse robe d’honneur, lui fit faire un astrolabe d’or, des instruments en or et des ciseaux et des rasoirs incrustés de perles et de pierreries, et le nomma barbier et coiffeur de sa personne et du royaume, et en fit également son compagnon intime.

Et ils ne cessèrent tous de vivre de la vie la plus délicieuse et la plus prospère jusqu’à ce que fût venue mettre un terme à leur bonheur la Ravisseuse de toute jouissance, la Dislocatrice de toute intimité, la Mort.

— Mais, dit Schahrazade au roi Schahriar, sultan des îles de l’Inde et de la Chine, ne crois point que cette histoire soit plus admirable que celle de la belle Douce-Amie ! » Et le sultan Schahriar s’écria : « Quelle Douce-Amie ? » Alors Schahrazade dit :


HISTOIRE DE DOUCE-AMIE ET D’ALI-NOUR


Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait sur le trône de Bassra un sultan tributaire de son suzerain le khalifat Haroun Al-Rachid. Il s’appelait le roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini. Il aimait les pauvres et les mendiants, prenait en pitié ses sujets malheureux, et distribuait de sa fortune à ceux d’entre eux qui étaient des croyants en notre prophète Mohammad, — que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! Et il était de tous points digne de ce que dit le poète sur ses vertus et sa vaillance, dans l’ode qui commence par cette strophe :

Le fer de lance devint sa plume, le cœur des ennemis sa feuille d’écriture, et leur sang son encre habituelle.

Et il avait deux vizirs : l’un d’eux s’appelait El-Mohin ben-Sâoui, et l’autre s’appelait El-Fadl ben-Khacân. Mais il faut savoir qu’El-Fadl ben-Khacân était l’homme le plus généreux de son temps, doué d’un caractère fort agréable, de mœurs admirables et de qualités qui le faisaient aimer de tous les cœurs et estimer des hommes de sagesse et de science qui venaient le consulter et lui demander son avis dans les questions difficiles ; et tous les habitants du royaume, sans exception, faisaient des vœux pour sa longue vie et sa prospérité, tant il faisait le bien et évitait de commettre le mal et l’injustice. Quant au deuxième vizir, le nommé Ben-Sâoui, c’était bien autre chose : il détestait ses semblables et avait horreur du bien et cultivait le mal, et tellement qu’un poète qui le connut nous dit de lui :

Je le vis ! et aussitôt je me ramassai pour fuir la souillure de son approche et je relevai les pans de ma robe pour éviter le contact de sa turpitude. Et je demandai le salut à mon coursier, loin de cet élément impur.

Aussi à chacun de ces deux vizirs si différents on peut appliquer un vers différent d’un autre poète :

Savoure avec délices la société de l’homme noble, à l’âme noble, fils de noble ; car tu trouveras toujours que l’homme noble est né noble, d’un père noble !

Mais fuis au loin le contact de l’homme vil, à l’âme vile, d’extraction vile ; car tu trouveras que l’homme vil est né de père vil !

D’ailleurs, les gens avaient autant de haine et de répulsion pour le vizir El-Mohin ben-Sâoui qu’ils avaient d’amour et d’attachement pour le vizir Fadleddine ben-Khacân. Aussi le vizir Sâoui avait voué une grande inimitié au bon vizir Fadleddine et ne manquait aucune occasion de lui porter préjudice dans l’esprit du roi.

Or, un jour d’entre les jours, le roi de Bassra, Mohammad Ibn-Soleiman El-Zeini, était assis sur le trône de son royaume dans la salle de sa justice, et il était entouré de tous les émirs et des principaux notables et des grands de sa cour. Et le jour même on avait appris l’arrivée à Bassra, sur le marché des esclaves, d’une nouvelle fournée de jeunes esclaves de tous les pays. Aussi le roi se tourna vers son vizir Fadleddine et lui dit : « Je veux que tu me trouves une jeune esclave qui n’ait point sa pareille dans le monde, qui soit à la fois parfaite en beauté, supérieure en perfections et admirable de douceur de caractère ! »

À ces paroles du roi adressées au vizir Fadleddine, le vizir Sâoui, plein de jalousie de voir le roi mettre plutôt sa confiance en son rival, et voulant rebuter le roi, s’écria : « Mais, en admettant que l’on puisse trouver une femme pareille, il faudrait y mettre comme prix au moins dix mille dinars d’or ! » Alors le roi, plutôt excité par cette difficulté, appela sur le champ son trésorier et lui dit : « Prends tout de suite dix mille dinars d’or et va les porter chez mon vizir Fadleddine ben-Khacân ! » Et le trésorier se hâta d’exécuter l’ordre. En même temps, le vizir Fadleddine sortit du palais pour satisfaire au désir du roi.

Le vizir Fadleddine se rendit aussitôt au souk des esclaves, mais ne trouva rien qui approchât de près ou de loin des conditions requises pour l’achat. Alors il fit venir tous les courtiers qui s’occupaient au souk de l’achat et de la vente des esclaves blanches et noires, et leur recommanda de faire toutes recherches pour lui trouver une jeune esclave telle que la voulait le roi, et leur dit : « Il faut, chaque fois qu’une esclave atteint au souk le prix d’au moins mille dinars d’or, que vous m’avisiez aussitôt ; et je verrai si elle peut convenir ! »

Et, en effet, désormais il ne se passa pas de jour que deux courtiers ou trois ne vinssent proposer une jolie esclave au vizir, qui, chaque fois, renvoyait et courtier et esclave sans faire d’achat. Il vit de la sorte, en l’espace d’un mois, plus de mille jeunes filles plus belles les unes que les autres, et capables d’infuser la vie à mille vieillards impotents. Et il ne pouvait se décider pour aucune d’entre elles.

Or, un jour d’entre les jours, le vizir Fadleddine allait monter à cheval pour se rendre auprès du roi et le prier d’attendre encore quelque temps qu’il se fût acquitté de la commission, quand il vit s’approcher vivement un courtier qu’il connaissait et qui, lui tenant l’étrier, le salua avec respect et récita ses deux stances en son honneur :

« Ô toi qui fais se rehausser la gloire du règne et se redresser le vieil édifice des ancêtres, ô toi le toujours victorieux grand vizir !

Par ta générosité et tes bienfaits, tu redonnes la vie aux miséreux et aux mourants ! Et toutes tes actions sont toujours bien agréées d’Allah, notre Seigneur ! »

Et, ces vers récités, le courtier dit au vizir : « Ô noble Ibn-Khâcan, glorieux Fadleddine, je t’annonce que l’esclave dont tu as bien voulu généreusement me donner la description est présente, et tu peux en disposer ! » Et le vizir dit au courtier : « Vite amène-la à mon palais, que je la voie ! » Et le vizir rentra à son palais attendre l’esclave ; et, une heure après, le courtier revint en tenant par la main l’esclave en question. Pour la dépeindre, je dirai seulement que c’était une adolescente svelte et élancée, aux seins droits et glorieux, aux paupières brunes, aux yeux de nuit, aux joues pleines et lisses, au menton fin et souriant et ombré légèrement d’une fossette, aux hanches riches et solides, à la taille mince d’abeille et à la croupe lourde et souveraine. Elle entra et elle était vêtue d’étoffes rares et choisies. Mais j’oubliais de te le dire, ô Roi, sa bouche était une fleur, sa salive plus douce que le julep, ses lèvres plus rouges que la noix muscade dans sa fraîcheur, et tout son corps plus fin et plus pliant que la branche tendre du saule. Quant à sa voix, elle était plus mélodieuse que le chant de la brise et plus agréable que la brise qui passe parfumée aux fleurs des jardins. Et elle était de tous points digne de ces vers d’un poète qui l’a dépeinte :

Elle est de peau douce telle la soie, et de parler tel l’eau, avec des détours comme l’eau, et pure et reposante.

Et ses yeux ! Allah a dit : « Soyez ! » et ils furent. Ils sont l’œuvre d’un Dieu ! Et leur regard penché trouble les humains plus que ne le ferait le vin et son ferment.

Oh ! l’aimer ! À y penser aux heures nocturnes, mon âme se trouble et mon corps brûle ! Car je songe à sa crinière de nuit et à son front d’aurore, illuminateur du matin !

Et c’est pourquoi, dès que pubère et mûre comme la fleur, on l’appela Douce-Amie.[1]

Aussi, lorsque le vizir la vit, il fut complètement émerveillé et il demanda au courtier : « Quel est le prix de cette esclave ? » Il répondit : « À moi, son propriétaire me demande dix mille dinars, et j’ai arrêté ce prix avec lui, car je le trouve convenable, et le propriétaire m’a juré qu’il y perdait, vu une quantité de choses qu’il m’a énumérées et que je voudrais que tu entendisses toi-même de sa bouche, ô vizir ! » Alors le vizir dit : « Eh bien ! fais donc vite venir le propriétaire ! »

Aussitôt le courtier vola chercher le propriétaire et revint se présenter avec lui entre les mains du vizir. Et le vizir vit que le propriétaire de la merveilleuse jeune fille était un vieux Persan, très âgé et réduit par la vieillesse aux os et à la peau. Comme dit le poète :

Le temps et la destinée m’ont vieilli ; et ma tête tremble et mon corps se casse. Car qui peut résister à la force du temps et à sa violence ?

Jadis, debout je me tenais et le corps droit, et je marchais vers le soleil. Maintenant, terrassé de ma hauteur, la maladie est mon partage, et ma maîtresse l’immobilité !

Il souhaita la paix au vizir, qui lui dit : « Alors, c’est bien conclu, tu acceptes de me vendre cette esclave dix mille dinars d’or ? D’ailleurs, elle n’est pas pour moi, mais elle est destinée au roi ! » Le vieux répondit : « Du moment qu’elle est destinée au roi, je préfère l’offrir comme un présent, sans toucher le moindre prix. Mais, ô vizir généreux, puisque tu m’interroges, c’est mon devoir de répondre. Et je te dirai que ces dix mille dinars d’or, c’est à peine s’ils me dédommagent du prix des poulets dont je l’ai nourrie depuis son enfance, des robes de valeur dont je l’ai toujours habillée et des dépenses que j’ai faites pour son instruction. Car je lui ai donné plusieurs maîtres, sans compter ; et elle apprit la belle écriture, les règles de la langue arabe et de la langue persane, la grammaire et la syntaxe, les commentaires du Livre, les règles du droit divin et leurs origines, la jurisprudence, la morale et la philosophie, la géométrie, la médecine, le cadastre ; mais elle excelle surtout dans l’art des vers, dans le jeu des instruments de plaisir les plus variés et dans le chant et la danse ; enfin elle a lu tous les livres des poètes et des historiens. Mais tout cela n’a fait que contribuer à la rendre encore plus admirable de caractère et d’humeur ; et c’est pourquoi je l’ai appelée Douce-Amie. » Le vizir dit : « Assurément tu as raison. Mais je ne puis mettre plus de dix mille dinars d’or. Et, d’ailleurs, je vais te les faire peser et vérifier sur le champ. » Et, en effet, le vizir Fadleddine fit aussitôt peser les dix mille dinars en présence du vieux Persan, qui les prit. Mais, avant de partir, le vieux marchand d’esclaves s’avança et dit au vizir : « Je demande la permission à notre maître le vizir de lui donner un conseil. » Fadleddine répondit : « Certes ! donne ce que tu as ! » Le vieux dit : « Je conseille à notre maître le vizir de ne pas conduire Douce-Amie tout de suite chez notre roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini, car c’est aujourd’hui seulement qu’elle est arrivée de voyage, et la fatigue et le changement de climat et d’eau l’ont un peu épuisée. Aussi, le mieux pour toi et pour elle, c’est de la garder chez toi dans ton palais pendant encore dix jours ; et elle se reposera alors et elle haussera en beauté, et elle prendra un bain au hammam, et elle changera de vêtements. Et c’est alors seulement que tu pourras la présenter au sultan ; et cela te fera beaucoup plus d’honneur et de mérite aux yeux de notre sultan ! » Et le vizir trouva que le vieux était un homme de bon conseil, et il l’écouta. Et il mena Douce-Amie dans son palais, où il lui fit préparer une chambre réservée où elle pût se bien reposer.

Or, le vizir Fadleddine ben-Khacân avait un fils d’une admirable beauté, comme la lune à son lever. Son visage était d’une blancheur merveilleuse ; ses joues roses et avec, sur l’une d’elles, un grain de beauté comme une goutte d’ambre gris ; et sur ses joues était un duvet frais et soyeux ; et en tout il était comme dit le poète :

Les roses de ses joues ! plus délicieuses que les dattes rouges et leurs grappes ! je veux les cueillir.

Mais oserai-je vers elles tendre mes mains ? J’ai si peur de n’être point agréé ! D’ailleurs, à quoi bon ? Je l’ai déjà mis tout entier dans mes yeux ! El je m’en contente.

Si sa taille est tendre et si douce, son cœur est inexorable et si dur ! Ah ! pourquoi ce cœur ne prendrait-il pas un peu des qualités de sa taille !

Car sa tendre taille si douce, si elle influait un peu sur son cœur, il ne serait pas si injuste et si dur pour mon amour ; et il ne commettrait point envers lui tant de délits.

Et toi, ami, qui me blâmes à cause de l’amour où je suis pris, sache m’excuser un peu. Car ce n’est plus moi qui suis mon maître ; et mon corps et toutes mes forces sont sous la puissance de ces misères.

Et sache que le seul coupable, ce n’est point lui et ce n’est point moi, mais c’est mon cœur ! Et maintenant, je ne serais point en cet état de langueur, si mon jeune tyran était magnanime.

Or, ce jeune homme, qui s’appelait Ali-Nour, ne savait encore rien de l’achat de Douce-Amie. Et, d’ailleurs, le vizir, son père, avait recommandé avant toutes choses à Douce-Amie de ne pas oublier les conseils qu’il avait à lui donner. En effet, il lui avait dit : « Sache, ma chère fille, que je ne t’ai achetée que pour le compte de notre maître le roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini, et pour que tu sois sa favorite de choix. Aussi, il faut que tu prennes bien garde à toi, et que tu évites avec soin toutes les occasions qui peuvent te compromettre et me compromettre. Ainsi je dois te prévenir que j’ai un fils un peu garnement, mais fort beau garçon. Il n’y a pas une seule adolescente dans le quartier qui ne se soit librement donnée à lui et de la fleur de qui il n’ait joui. Prends donc bien garde à toi, évite de le rencontrer, de lui faire même entendre ta voix ou de lui montrer ton visage à découvert : tu serais perdue, sans faute ! » Et Douce-Amie répondit au vizir : « J’écoute et j’obéis ! » Alors le vizir, rassuré là-dessus, la quitta et s’en alla à ses affaires.

Or, par la volonté écrite d’Allah, les choses prirent une tout autre tournure que celle souhaitée par le bon vizir. En effet, quelques jours plus tard, Douce-Amie alla au hammam situé dans le palais même du vizir, et les petites esclaves mirent toute leur science à lui donner un bain qui fût le meilleur de leur vie. Après lui avoir lavé tous les membres et la chevelure, elles la massèrent et la frottèrent, puis elles l’épilèrent soigneusement avec la pâte de sucre en caramel, lui versèrent dans les cheveux le doux liquide aromatisé au musc, lui teignirent au henné les ongles des doigts et des orteils, lui allongèrent au kohl les cils et les sourcils, bridèrent à ses pieds des cassolettes d’encens mâle et d’ambre gris, et lui parfumèrent ainsi légèrement toute la peau. Puis elles lui jetèrent sur le corps une grande serviette qui sentait les fleurs d’oranger et les roses, lui serrèrent toute la chevelure dans une étoffe ample et chaude et la conduisirent, hors du hammam, dans son appartement réservé, où la femme du vizir, la mère du bel Ali-Nour, était à l’attendre pour lui souhaiter les souhaits d’usage au sortir du bain. À la vue de la femme du vizir, Douce-Amie s’avança et lui baisa la main ; et la femme du vizir l’embrassa sur les deux joues et lui dit : « Ô Douce-Amie, puisses-tu, par ce bain, éprouver le bien-être et les délices ! Ô Douce-Amie, que tu es belle maintenant, et brillante, et parfumée ! Tu illumines notre maison, qui, par toi, n’a plus besoin de flambeaux ! » Et Douce-Amie fut très émue, porta la main à son cœur, puis à ses lèvres et à son front, et, inclinant la tête, répondit : « Que je te remercie, ô ma maîtresse et mère ! Et puisse Allah te procurer tous les dons et toutes les jouissances sur cette terre et dans son paradis ! En vérité, ce bain me fut délicieux, et je n’avais qu’un regret : c’était de n’y être pas avec toi ! » Alors la mère d’Ali-Nour fit porter à Douce-Amie des sorbets et dès pâtisseries, lui souhaita la santé et une savoureuse digestion, et songea à aller elle-même prendre un bain au hammam.

Mais, sur le point de se rendre au hammam, la femme du vizir ne voulut pas laisser seule Douce-Amie, par crainte et par prudence, et laissa avec elle deux petites esclaves, et leur ordonna de garder soigneusement la porte de l’appartement réservé à Douce-Amie, et leur dit : « Sous n’importe quel motif, ne laissez personne entrer chez Douce-Amie, qui est toute nue et qui peut attraper froid ! » Et les deux petites esclaves répondirent avec respect : « Nous écoutons et obéissons ! »

Alors la mère d’Ali-Nour, entourée de ses autres femmes, se rendit au hammam après avoir embrassé une dernière fois Douce-Amie, qui lui souhaita un bain délicieux.

Or, sur ces entrefaites, le jeune Ali-Nour entra à la maison, chercha sa mère pour lui baiser la main, comme il faisait tous les jours, et ne la trouva pas. Alors il marcha à travers les chambres et arriva à la porte de l’appartement réservé à Douce-Amie. Et il vit les deux petites esclaves qui gardaient la porte et qui lui sourirent, tant il était beau et tant elles l’aimaient secrètement. Et il fut étonné de voir cette porte ainsi gardée, et il dit aux petites esclaves : « Ma mère est-elle ici ? » Elles lui répondirent, en essayant de le repousser de leurs petites mains : « Ah, non ! ah, non ! notre maîtresse n’est pas ici ! Elle n’est pas ici ! Elle est au hammam ! au hammam ! Elle est au hammam, ô notre maître Ali-Nour ! » Il leur dit : « Mais alors que faites-vous ici, mes agneaux ? Écartez-vous pour que j’entre ici me reposer ! » Elles répondirent : « N’entre pas, ô Ali-Nour, n’entre pas ici ! Il n’y a là-dedans que notre jeune maîtresse Douce-Amie ! » Ali-Nour s’écria : « Quelle Douce-Amie ? » Elles répondirent : « La belle, la Douce-Amie que ton père, notre maître le vizir Fadleddine, a achetée dix mille dinars, pour le sultan El-Zeini ! Elle sort du hammam, elle est toute nue, avec seulement sur elle la grande serviette du bain ! N’entre pas ! n’entre pas, ô Ali-Nour, elle prendrait froid, et notre maîtresse nous battrait ! N’entre pas, ô Ali-Nour ! »

Or, pendant ce temps, Douce-Amie entendait ces paroles de l’intérieur de son appartement, et elle pensait : « Ya Allah ! comment peut-il bien être, ce jeune Ali-Nour dont le vizir, son père, m’a énuméré les exploits ? Comment peut-il être, ce beau garçon qui n’a laissé, dans tout le quartier, ni une jeune fille intacte ni une jeune femme sans assaut ? Par ma vie ! que je voudrais le voir ! » Et, n’y tenant plus, elle se leva debout sur ses pieds, et, toute odorante encore, toute la peau sentant les aromates du hammam, et toute fraîche et les pores ouverts à la vie, elle s’avança vers la porte, doucement l’entr’ouvrit, et regarda. Et elle le vit. Et il était, cet Ali-Nour, absolument comme la lune à son plein. Et, à ce simple regard, Douce-Amie fut secouée d’émotion et frémit dans toute sa chair. Et, de son côté, Ali-Nour, par l’entrebâillement de la porte, avait eu le temps de jeter un rapide coup d’œil qui lui avait découvert toute la beauté de Douce-Amie.

Aussi Ali-Nour, emporté par le désir, cria d’une voix si forte aux deux petites esclaves et les secoua si vivement, qu’elles s’enfuirent en pleurant d’entre ses mains ; elles s’arrêtèrent dans la seconde chambre, qui était ouverte, et se mirent à regarder de loin la porte de l’appartement que le jeune Ali-Nour n’avait pas pris la peine de fermer derrière lui, après avoir pénétré chez Douce-Amie. Et elles virent de la sorte tout ce qui s’y passa.

En effet, Ali-Nour entra, et s’avança vers Douce-Amie qui s’était jetée éperdue sur le divan, et toute tremblante, les yeux grands ouverts, attendait dans sa vive nudité. Et Ali-Nour porta la main à son cœur et s’inclina entre les mains de Douce-Amie et lui dit doucement : « Ô Douce-Amie, c’est toi que mon père a achetée dix mille dinars d’or ! T’ont-ils donc pesée sur l’autre plateau pour savoir ta valeur ? Ô Douce-Amie, tu es plus belle que l’or en fusion, et ta crinière plus torrentielle que celle de la lionne du désert, et ta gorge nue plus douce et plus fraîche que la mousse du ruisseau ! » Elle répondit : « Ali-Nour, à mes yeux effrayés tu apparais plus terrible que le lion du désert ; à ma chair qui te désire, plus fort que le léopard ; et à mes lèvres qui pâlissent, plus meurtrier que le glaive dur ! Ali-Nour ! tu es mon sultan ! et c’est toi qui me prendras ! Viens ! »

Et Ali-Nour, ivre, s’avança, se jeta sur le divan, aux côtés de Douce-Amie. Et le couple s’enlaça. Et les deux petites esclaves, au dehors, s’étonnaient. Car ce fut, pour elles, assez étrange. Et elles ne comprenaient pas. Ali-Nour, en effet, après des baisers retentissants de part et d’autre, se laissa glisser vers le bas du divan, prit les deux jambes de Douce-Amie, les attira autour de lui, les plia sur les cuisses, et pénétra dans le milieu de Douce-Amie. Et Douce-Amie l’entoura de ses bras, et tous deux s’enlacèrent étroitement. Et pendant quelque temps, ce ne fut plus que baisers et mouvements divers. Et il suça la langue de Douce-Amie, qui suça également la langue d’Ali-Nour.

Alors les deux petites esclaves furent prises d’une grande terreur. Et elles s’enfuirent épouvantées, en criant, et coururent se réfugier au hammam auprès de la mère d’Ali-Nour, qui justement sortait du bain. Et elle était toute moite de la sueur qui s’égouttait de son corps. Et elle dit aux petites esclaves : « Qu’avez-vous donc à crier ainsi, à pleurer et à courir, mes petites filles ? » Elles répondirent : « Ô notre maîtresse, ô notre maîtresse ! » Elle dit : « Malheur ! qu’y a-t-il donc, petites misérables ? » Elles répondirent en pleurant plus fort : « Ô notre maîtresse, voici que notre jeune maître Ali-Nour nous a frappées et nous a chassées ! Puis nous le vîmes pénétrer chez notre maîtresse Douce-Amie, et il lui suça la langue, et elle aussi ! Et puis nous ne savons ce qu’il lui fit après, car elle soupirait fort, et lui sur elle ! Et nous voici terrifiées par tout cela. »

À ces paroles, la femme du vizir, quoique chaussée de hautes socques en bois pour le bain et malgré son âge avancé, se mit à courir, suivie de toutes ses femmes, et arriva dans l’appartement de Douce-Amie, juste au moment où Ali-Nour, ayant fini de jouir de la virginité de Douce-Amie, avait entendu les cris des petites esclaves et s’était enfui au plus vite.

Alors l’épouse du vizir, avec la figure jaune d’émotion, s’avança vers Douce-Amie, et lui dit : « Mais qu’est-il donc arrivé ? » Elle répondit, en répétant les paroles que le garnement Ali-Nour lui avait apprises et lui avait recommandé de dire à sa mère, si elle l’interrogeait : « Ô ma maîtresse, pendant que je me reposais de mon bain, couchée sur le divan, un jeune, homme entra que je n’avais jamais vu. Et il était très beau, ô ma maîtresse, et même il te ressemblait, quant aux yeux et aux sourcils ! Et il me dit : « C’est bien toi, Douce-Amie, que mon père m’a achetée pour dix mille dinars ? » Je lui répondis : « Oui, c’est moi Douce-Amie que le vizir a achetée pour dix mille dinars ! Mais je suis destinée au sultan Mohammad ben-Soleiman El-Zeini ! » Il me dit alors, et il riait : « Mais non, ô Douce-Amie ! mon père avait peut-être anciennement cette intention ; mais il a changé d’avis et m’a fait cadeau de toi entière ! » Alors moi, ô ma maîtresse, qui ne suis qu’une esclave soumise dès mon enfance, j’ai obéi ! Et, d’ailleurs, je crois avoir bien fait ! Ah ! je préfère appartenir comme esclave à ton fils Ali-Nour, ô ma maîtresse, que de devenir la femme légitime du khalifat lui-même qui règne à Baghdad ! » Alors la mère d’Ali-Nour dit : « Ah ! ma fille, quel malheur pour nous tous ! Cet Ali-Nour, mon fils, est un grand scélérat, et il t’a trompée ! Mais dis-moi, ma fille, que t’a-t-il fait ? » Douce-Amie répondit : « Je m’abandonnai toute à son pouvoir, et il me prit, et m’enlaça. » La mère d’Ali-Nour demanda : « Mais t’a-t-il prise complètement ? » Elle répondit : « Certes, oui ! Et même il m’a possédée trois fois ! Ô ma mère ! » À ces paroles, la mère d’Ali-Nour s’écria « Ah ! ma fille, ce garnement t’a donc brisée et cassée ! » Et elle se mit à pleurer et à se frapper la figure de ses mains, et toutes ses esclaves aussi se mirent à pleurer et à hurler : « Oh, calamité ! oh, calamité ! » Car, au fond, ce qui terrifiait la mère d’Ali-Nour et les femmes de la mère d’Ali-Nour était la crainte qu’elles avaient du père d’Ali-Nour. En effet, le vizir, quoique d’ordinaire bon et généreux, ne pouvait pas tolérer une pareille fredaine, d’autant moins que le roi lui-même était en cause et, par le fait même, l’honneur et la situation du vizir. Et il pouvait bien, dans sa colère, aller jusqu’à tuer de sa propre main Ali-Nour, son fils, ce jeune homme qu’en ce moment toutes ces femmes pleuraient comme déjà perdu à leur affection et à leur amour.

D’ailleurs, sur ces entrefaites, le vizir Fadleddine ben-Khacân entra, et vit toutes ces femmes dans les pleurs et la désolation. Et il demanda : « Mais qu’y a-t-il donc, mes enfants ? » Alors la mère d’Ali-Nour s’essuya les yeux, se moucha et dit : « Ô père d’Ali-Nour, jure-moi d’abord sur la vie de notre Prophète (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) que tu te conformeras en tous points à ce que je te dirai ! Sinon, je préfère mourir que de parler ! » Alors le vizir jura, et sa femme lui raconta la prétendue fourberie d’Ali-Nour et le malheur sans remède arrivé à la virginité de Douce-Amie.

Ali-Nour en avait fait voir bien d’autres à ses père et mère ; pourtant, au récit de cette fredaine dernière, le vizir Fadleddine fut atterré, puis se déchira les habits, se donna des coups de poing sur la figure, se mordit les mains, s’arracha la barbe et jeta au loin son turban. Alors la mère d’Ali-Nour essaya de le consoler et lui dit : « Ne t’afflige pas ! car, pour ce qui est des dix mille dinars, je te les restituerai en leur entier en les prenant sur l’argent qui m’appartient ou en vendant quelques-unes de mes pierreries. » Mais le vizir Fadleddine s’écria : « Ô femme ! que dis-tu ? T’imagines-tu donc que je pleure la perte de cet argent dont je n’ai que faire ? Et ne sais-tu que c’est mon honneur entamé et la perte de ma vie qui m’affligent ? » Et son épouse lui dit : « Mais enfin rien n’est perdu, puisque le roi ignore même l’existence de Douce-Amie et, à plus forte raison, la perte de sa virginité. Avec les dix mille dinars que je te donnerai, tu achèteras une esclave très belle pour le roi ; et nous, nous garderons Douce-Amie pour notre fils Ali-Nour, qu’elle aime déjà et qui connaît quel trésor nous avons trouvé en elle : car elle est parfaite en tous points. » Le vizir dit : « Mais, ô mère d’Ali-Nour, oublies-tu l’ennemi que nous laissons derrière nous, le second vizir qui a nom El-Mohin ben-Sâoui, et qui finira un jour par tout savoir. Ce jour-là, Sâoui s’avancera entre les mains du sultan et lui dira…

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrètement, arrêta son récit.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le vizir Fadleddine dit à sa femme : « Ce jour-là, le vizir Sâoui, mon ennemi, s’avancera entre les mains du sultan et lui dira : « Ô roi, voici que le vizir que tu cites toujours, et de l’attachement de qui tu prétends être sûr, a pris de toi dix mille dinars pour t’acheter une esclave. Et, de fait, il acheta une esclave qui n’a pas sa pareille dans le monde. Et comme il la trouvait merveilleuse, il dit à son fils Ali-Nour, ce gamin corrompu : « Prends-la, mon fils ! Il vaut mieux que ce soit toi qui en jouisses que ce vieux sultan, qui a déjà qui sait combien de concubines de la virginité de qui il ne peut même pas arriver à jouir ! » Et cet Ali-Nour, qui s’est fait une spécialité de ravir les virginités, prit la belle esclave et, en un clin d’œil, la perfora d’outre en outre. Et le voici maintenant qui continue à passer agréablement le temps avec elle en jeux divers, dans le palais de son père, au milieu des femmes dont il ne quitte jamais l’appartement, ce fainéant, ce dissolu, ce jeune perforateur ! »

« À ces paroles de mon ennemi Sâoui, continua le vizir Fadleddine, le sultan, qui m’estime, se refusera à le croire et lui dira : « Tu mens, ô Mohin Ben-Sâoui. » Mais Sâoui lui dira : « Permets-moi d’envahir, avec la troupe, la maison de Fadleddine, et je t’amènerai l’esclave sur l’heure, et tu vérifieras la chose par ton propre œil ! » Et le sultan, qui est changeant, lui en donnera la permission, et Sâoui se précipitera ici avec les gardes, et prendra Douce-Amie au milieu de vous toutes, et la conduira entre les mains du sultan. Et le sultan interrogera Douce-Amie, qui ne pourra qu’avouer. Alors mon ennemi Sâoui triomphera et dira : « Ô mon maître, tu vois combien je suis pour toi un bon conseiller ! Mais qu’y faire ? Il est écrit que je serai toujours de peu de poids auprès de toi, alors que ce traître de Fadleddine sera toujours bien agréé ! » Alors le sultan changera de sentiment a mon égard, et me punira avec sévérité. Et je serai un objet de risée pour tous les gens qui m’aiment et m’estiment aujourd’hui ! Et je perdrai ma vie et toute ma maison ! »

À ces paroles, la mère d’Ali-Nour dit à son époux : « Crois-moi, ne parle à personne de cette affaire et personne n’en saura rien. Et confie ton sort à la volonté d’Allah. Et rien n’arrivera que ce qui doit arriver. » Alors le vizir fut calmé par ces paroles, et la paix entra en lui pour ce qui était des conséquences futures ; mais il resta fort en colère contre son fils Ali-Nour

Mais, pour ce qui est du jeune Ali-Nour, il était sorti en hâte de la chambre de Douce-Amie, aux cris qu’avaient poussés les deux petites esclaves. Et il resta toute la journée à rôder par ci et par là, et ne rentra au palais qu’avec la nuit, et se hâta de se faufiler auprès de sa mère, dans l’appartement des femmes, pour éviter la colère du vizir. Et sa mère, malgré tout ce qui était arrivé, finit par l’embrasser et lui pardonna ; mais elle le cacha soigneusement, aidée en cela un peu par toutes ses femmes qui, secrètement, jalousaient Douce-Amie d’avoir eu dans ses bras ce cerf incomparable. Et, d’ailleurs, toutes étaient d’accord pour lui dire de se tenir bien en garde contre la colère du vizir. Ainsi Ali-Nour fût obligé, pendant encore un mois entier, de se faire ouvrir de nuit, par les femmes, la porte de l’appartement de sa mère, où il se faufilait sans bruit, et où, avec la connivence de sa mère, Douce-Amie venait le retrouver secrètement.

Un jour enfin, la mère d’Ali-Nour, voyant le vizir moins préoccupé que d’habitude, lui dit : « Jusques à quand cette colère persistante contre notre fils Ali-Nour ? Ô mon maître, nous avons, il est vrai, perdu l’esclave, mais veux-tu aussi que nous perdions notre fils ? Car je sens bien que, si cet état de choses continue, notre fils Ali-Nour fuira pour toujours la maison de ses parents, et c’est nous qui le pleurerons, ce fils unique, le fruit de nos entrailles ! » Et le vizir, ému, lui dit : « Mais quel moyen employer ? » Elle répondit : « Cette nuit, passe la soirée avec nous, et, quand Ali-Nour viendra, je vous ferai faire la paix. Et tu feras d’abord semblant de vouloir le châtier et même le tuer, et tu finiras par lui donner Douce-Amie en mariage. Car Douce-Amie, sur tout ce qui j’ai pu remarquer en elle, est admirable en toute chose. Et elle aime Ali-Nour, et je sais aussi qu’Ali-Nour l’aime autant. D’ailleurs, moi-même, comme je te l’ai dit, je te donnerai, sur mon argent, le prix que tu as dépensé pour l’achat de Douce-Amie ! »

Le vizir se conforma à l’avis de sa femme et, à peine Ali-Nour entré dans l’appartement de sa mère, il s’élança sur lui, le renversa sous ses pieds et leva sur lui un couteau comme pour le tuer. Alors la mère se précipita entre le couteau et son fils et s’écria : « Que vas-tu faire ? » Le vizir s’écria : « Je veux le tuer ! » La mère dit : « Il se repent ! » Et Ali-Nour dit : « Ô père, auras-tu le cœur de me sacrifier ? » Alors le vizir eut les yeux pleins de larmes et dit : « Mais toi, malheureux, comment as-tu eu le courage de me ravir mon bien et peut-être ma vie ? » Et Ali-Nour répondit : « Écoute, ô mon père, ce que dit le poète :

» Admets un moment que j’aie si mal agi et commis tous les délits ! Mais ne sais-tu que les êtres d’élite aiment à pardonner, à faire grâce totale, universelle ?

Et ne sais-tu qu’il te sied d’agir ainsi, surtout quand ton ennemi est entre tes mains, ou qu’il te conjure du fond du gouffre, au bas de la montagne, alors que tu le domines sur les sommets ? »

À l’audition de ces vers, le vizir lâcha son fils qu’il tenait renversé sous ses genoux, et la compassion entra dans son cœur, et il lui pardonna. Alors Ali-Nour se leva, embrassa la main de son père et de sa mère, et se tint dans une pose de soumission. Et son père lui dit : « Ô mon fils, que ne m’as-tu dit que tu aimais vraiment Douce-Amie, et que ce n’était pas seulement un caprice passager selon ton habitude ! Car si j’avais su que tu étais prêt à être juste envers notre Douce-Amie, je n’aurais pas hésité à te l’accorder en présent. » Ali-Nour répondit : « Mais certainement, ô mon père, je suis prêt à faire mon devoir envers Douce-Amie ! » Et le vizir dit : « Dans ce cas-là, mon cher enfant, la seule recommandation que j’aie à te faire et que tu ne doives jamais oublier, pour que ma bénédiction soit sur toi toujours, c’est de me promettre de ne jamais prendre en mariage légitime une autre femme que Douce-Amie, de ne jamais la maltraiter et de ne jamais t’en débarrasser en la vendant. » Et Ali-Nour répondit : « Je te fais le serment sur la vie de notre Prophète et sur le Koran sacré de ne jamais prendre une seconde épouse légitime du vivant de Douce-Amie, de ne jamais la maltraiter et de ne la revendre jamais ! ».

Après cela, toute la maison fut dans la joie ; et Ali-Nour put posséder librement Douce-Amie, et il continua à vivre ainsi avec elle, dans l’épanouissement, pendant encore l’espace d’une année. Quant au roi, Allah lui fit complètement oublier les dix mille dinars donnés au vizir Fadleddine pour l’achat d’une belle esclave. Mais, pour ce qui est du méchant vizir Ben-Sâoui, il ne tarda pas à connaître toute la vérité de l’histoire ; mais il n’osa encore rien dire au roi, sachant combien le vizir, père d’Ali-Nour, était bien agréé et aimé aussi bien par le roi que par tout le peuple de Bassra.

Mais, sur ces entrefaites, un jour, le vizir Fadleddine entra au hammam, et, se hâtant trop, il en sortit avant que sa sueur n’eût séché ; et, comme, au dehors, il y avait eu un grand changement de température, il attrapa un fort coup d’air qui aussitôt le jeta à bas et l’obligea à garder le lit. Puis son état s’aggrava, il ne ferma plus l’œil ni le jour ni la nuit, et arriva à une consomption qui fit de lui l’ombre de ce qu’il avait été. Alors il ne voulut pas différer davantage de remplir ses derniers devoirs, et fit appeler auprès de lui son fils Ali-Nour, qui se présenta aussitôt entre ses mains, les yeux remplis de larmes. Et le vizir lui dit : « Ô mon enfant, tout bonheur a une limite, tout bien une borne, toute échéance un terme, et toute coupe un breuvage amer. Aujourd’hui, c’est mon tour de goûter à la coupe de la mort. » Puis le vizir récita ces strophes :

« La mort peut bien t’oublier un jour, mais elle ne t’oubliera pas le lendemain. Et chacun de nous s’achemine à pas pressés vers le gouffre de la perdition.

Aux yeux du Très-Haut il n’existe ni plaine ni hauteur. Toute hauteur est nivelée, et nul homme n’est petit et nul homme n’est imposant.

Et jamais l’on n’a vu ni roi, ni empire, ni prophète jeter un défi à la loi de la mort, et vivre indéfiniment. »

Puis le vizir continua ainsi : « Et maintenant, mon fils, il ne me reste plus qu’une recommandation à te faire, c’est de mettre ta force en Allah, de ne jamais perdre de vue les fins dernières de l’homme et surtout de prendre toujours grand soin de notre fille Douce-Amie, ta femme ! » Alors Ali-Nour répondit : « Ô mon bon père, voici que tu nous quittes ! et y a-t-il sur la terre quelqu’un après toi ? Tu n’étais connu que par tes bienfaits, et le jour saint du vendredi les orateurs sacrés citaient ton nom de la chaire de nos mosquées pour te bénir et faire des vœux pour ta longue vie ! » Et Fadleddine dit encore : « Ô mon enfant, j’implore Allah de me recevoir, et de ne pas me repousser ! » Puis il prononça à haute voix les deux actes de foi de notre religion : « Je témoigne qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! et je témoigne que Mohammad est le prophète d’Allah ! » après quoi il poussa un dernier soupir, et fut pour toujours écrit au nombre des élus bienheureux.

Et aussitôt le palais entier fut rempli de cris et de gémissements ; et la nouvelle en parvint au sultan ; et toute la ville de Bassra ne tarda pas à apprendre la mort du vizir Fadleddine ben-Khacân ; et tous les habitants et jusqu’aux petits enfants dans les écoles le pleurèrent. De son côté, Ali-Nour n’épargna rien, malgré son abattement, pour rendre les funérailles dignes de la mémoire de son père. Et à ces funérailles marchèrent tous les émirs, les vizirs, y compris le méchant Ben-Sâoui, qui fut, comme les autres, obligé de porter le cercueil, les hauts dignitaires, les grands du royaume et tous les habitants de Bassra, sans exception. Et au sortir de la maison mortuaire, le cheikh principal qui conduisait les funérailles récita en l’honneur du mort ces stances entre mille :

« Je dis à l’homme chargé de ramasser sa dépouille mortelle : Obéis à mon ordre, et sache que de son vivant il écoutait mes conseils.

Fais donc, si tu veux, sur son flanc couler l’eau lustrale ; mais prends soin d’arroser son corps avec les larmes répandues par les yeux de la Gloire, de la Gloire qui le pleure !

Loin de lui, les baumes mortuaires et tous les aromates ! Pour l’embaumer dignement, ne te sers que des parfums de ses bienfaits et de l’odeur douce de ses actions en beauté !

Et que, pour porter sa dépouille mortelle, les anges glorieux descendent du ciel lui rendre hommage ! Et qu’ils laissent leurs pleurs couler abondamment !

Inutile donc de fatiguer du poids de son cercueil les épaules des porteurs ; car déjà les épaules de tous les hommes sont fatiguées et harassées par le poids de ses bienfaits et par le lourd fardeau de bien dont il les a chargées de son vivant ! »

Après ces funérailles, Ali-Nour garda le deuil longuement, et resta longtemps enfermé dans sa maison, refusant de voir et d’être vu, et demeura dans cet état d’affliction un très grand espace de temps. Mais, un jour d’entre les jours, pendant qu’il était assis tristement, il entendit quelqu’un frapper à la porte, et il se leva ouvrir lui-même et vit entrer un jeune homme de son âge, fils d’un des anciens amis et convives de feu son père le vizir ; ce jeune homme baisa la main d’Ali-Nour et lui dit : « Mon maître, tout homme vit dans ses descendants, et un fils comme toi ne peut qu’être le fils illustre de son père ! Il ne faut donc pas éternellement l’affliger, et n’oublie pas les saintes paroles du Seigneur des Anciens et des Modernes, notre Prophète Mohammad (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) qui a dit : « Guéris ton âme et ne porte point le deuil de la créature ! »

À ces paroles Ali-Nour ne put rien trouver à redire ; et aussitôt il résolut de mettre un terme à son affliction, du moins extérieurement. Il se leva, se transporta dans la salle de réunion et y fit transporter tous les objets obligatoires pour dignement recevoir les visiteurs. Et dès ce moment il ouvrit les portes de sa maison et commença à recevoir tous ses amis, jeunes et vieux. Mais il s’attacha particulièrement à dix jeunes gens, fils des principaux marchands de Bassra. Et, en leur compagnie, Ali-Nour commença à passer le temps en réjouissances et en festins continuels ; et il n’était personne à qui il ne fît cadeau de quelque objet de prix ; et il ne recevait personne sans qu’aussitôt il ne donnât une fête en son honneur. Et il faisait tout cela avec une telle prodigalité, malgré les sages remontrances de Douce-Amie, qu’un jour son intendant, effrayé de cette marche, vint le trouver et lui dit : « Ô mon maître, ne sais-tu que trop de générosité nuit et que de trop nombreux cadeaux épuisent la richesse ? Et ne sais-tu que celui qui donne sans compter s’appauvrit ? Aussi comme il parle vrai, le poète qui dit :

» Mon argent ! précieusement je le conserve, et, plutôt que de le volatiliser, j’en fais des lingots fondus. L’argent est mon glaive et il est aussi mon bouclier.

Et quelle folie d’en combler mes ennemis, mes pires ennemis ! N’est-ce point, parmi les hommes, changer ma félicité en infortune ?

Car mes ennemis se hâteront de le manger et de le boire avec délices, et ne songeront même pas à faire au malheureux l’aumône d’une obole !

Aussi je fais bien de soigneusement cacher mon argent à l’homme méchant et inexorable qui ne sait point compatir aux maux de ses semblables.

Je garderai mon argent ! Car malheur au pauvre qui, altéré comme le chameau resté cinq jours loin de l’abreuvoir, demande l’aumône d’une obole ! Son âme devient plus vile que l’âme même du chien.

Oh ! malheur à l’homme sans argent et sans ressources, serait-il même le plus savant d’entre les sages et d’un mérite plus brillant que le soleil ! »

À l’audition de ces vers récités par son intendant, Ali-Nour le regarda curieusement et lui dit : « Aucune de tes paroles ne saurait sur moi avoir quelque influence. Sache donc, une fois pour toutes, que je n’ai qu’une chose à te dire : tant que, tes calculs faits, tu trouves que j’ai encore de quoi déjeuner, garde-toi bien de me faire supporter la préoccupation et le souci de mon dîner ! Et comme il a raison excellement, le poète qui dit :

» Si un jour j’étais réduit à la pauvreté et par la fortune abandonné, que ferais-je ? Simplement de mes voluptés passées je me priverais, et me contenterais de ne plus bouger ni bras ni jambes !

Et je vous défie, vous tous, de me citer un avare qui se soit attiré les louanges par son avarice, comme je vous défie de me montrer un prodigue qui soit mort de sa prodigalité. »

À l’audition de ces vers récités par Ali-Nour, l’intendant n’eut plus qu’à se retirer en saluant respectueusement son maître Ali-Nour, et s’en alla veiller à ses affaires.

Quant à Ali-Nour, dès ce jour il ne sut plus mettre de bornes à sa générosité et à la bonté de son naturel, qui lui faisait donner tout ce qu’il avait à ses amis et même aux étrangers. Il suffisait que l’un de ses invités lui dît : « Comme tel objet est joli ! » pour qu’aussitôt Ali-Nour lui répondit : « Mais il t’appartient ! » ou qu’un autre lui dît : « Ô cher seigneur, quelle belle propriété tu as là ! » pour que tout de suite Ali-Nour lui dît : « Je vais immédiatement l’écrire à ton nom ! » et il se faisait apporter le calam, l’écritoire en cuivre et le papier, et écrivait la maison ou la propriété au nom de l’ami, et la timbrait de son sceau. Et il continua de la sorte durant l’espace d’une année entière ; et le matin il donnait un festin à tous ses amis et le soir il leur donnait un autre festin, toujours au son des instruments, et il faisait venir les meilleurs chanteurs et les danseuses les plus illustres.

Quant à sa femme, Douce-Amie, elle n’était plus écoutée comme avant, et même, depuis quelque temps, Ali-Nour la négligeait un peu ; et elle ne se plaignait jamais, mais se consolait dans la poésie et les livres qu’elle lisait. Et un jour qu’Ali-Nour était entré dans son appartement réservé, elle lui dit : « Ô Nour, lumière de mes yeux, écoute ces deux strophes du poète :

» Certes ! plus on fait le bien, plus on pose de jalons pour se rendre heureuse la vie ! Mais crains aussi les coups aveugles du Destin !

La nuit est faite pour le sommeil et le repos ; la nuit, c’est le salut de l’âme ; mais toi, tu t’es jeté tête baissée dans la dépense de ces heures reposantes ! Aussi ne t’étonne point si, au matin, le malheur sur toi vient à fondre soudain. »

À peine Douce-Amie eut-elle fini de réciter ces vers que l’on entendit des coups frappés à la porte extérieure. Et Ali-Nour sortit de l’appartement de sa femme et alla ouvrir ; et c’était justement l’intendant. Ali-Nour le conduisit dans une chambre près de la salle de réunion où, en ce moment, il y avait plusieurs des amis habituels, qui ne le quittaient presque plus. Et Ali-Nour dit à son intendant : « Qu’y a-t-il donc, que tu aies ainsi cette figure de travers ? » L’intendant répondit : « Ô mon maître, ce que je redoutais tant pour toi est arrivé ! » Il dit : « Et comment cela ? » il répondit : « Sache que mon rôle est fini, puisque je n’ai plus rien sous la main à gérer, t’appartenant. Et tu n’as plus quoi que ce soit en propriétés ou autres choses qui vaille une obole ou même moins qu’une obole. Et voici que je t’apporte les cahiers des dépenses que tu as faites et les cahiers de ton capital. » En entendant ces paroles, Ali-Nour ne put que baisser la tête, et dit : « Allah est le seul fort, le seul puissant ! »

Or, justement l’un des amis assemblés dans la salle de réunion entendit cette conversation, et se hâta d’aller immédiatement la rapporter aux autres, et leur dit : « Écoutez la nouvelle ! voici qu’Ali-Nour n’a plus une obole qui vaille ! » Et au moment même entra Ali-Nour qui avait, comme pour confirmer la vérité de cette nouvelle, la figure toute changée et l’air fort tourmenté.

À cette vue, l’un des convives se leva, se tourna vers Ali-Nour et lui dit : « Ô mon maître, je voudrais te demander la permission de me retirer, car ma femme va accoucher cette nuit même, et je ne puis vraiment la délaisser. Il faut donc que j’aille la retrouver au plus vite ! » Et Ali-Nour le lui permit. Alors se leva un second, qui dit : « Ô mon maître Ali-Nour, il faut absolument que je me rende aujourd’hui même chez mon frère qui fait célébrer les cérémonies de la circoncision de son enfant ! » Et Ali-Nour le lui permit. Puis chacun des convives se leva a son tour et trouva un expédient pour se retirer, et cela jusqu’au dernier, de telle sorte qu’Ali-Nour se trouva tout seul au milieu de la salle de réunion. Il fit alors appeler Douce-Amie et lui dit : « Ô Douce-Amie, tu ne sais pas encore ce qui vient de me tomber sur la tête ! » Et il lui raconta tout ce qui venait de se passer. Elle répondit : « Ô mon maître Ali-Nour, il y a bien longtemps que je ne cesse de te faire craindre ce qui a fini par t’arriver aujourd’hui. Mais tu ne m’as jamais écoutée, et même un jour tu m’as récité ces vers, pour toute réponse :

« Si la Fortune, passant un jour devant ta porte, la franchissait, saisis-la et, sans crainte, jouis-en à ta guise et fais-en profiter la foule de tes amis ; car elle peut réussir à te glisser des mains.

Mais si elle a décidé d’élire chez toi un domicile ferme, tu peux en user largement, car ce n’est point ta générosité qui l’épuisera ; et si elle a résolu de s’en aller, ce n’est point l’avarice qui la retiendra.

« Aussi, quand je t’ai entendu réciter ces vers, je me suis tue, et n’ai point voulu te rétorquer de réponse. » Ali-Nour lui dit : « Ô Douce-Amie, tu sais bien que je n’ai rien épargné pour mes amis, et c’est sur eux que j’ai dépensé tous mes biens ! Aussi je ne crois pas que maintenant ils puissent m’abandonner dans le malheur ! » Et Douce-Amie lui répondit : « Par Allah ! je te jure qu’ils ne seront pour toi d’aucun profit ! » Et Ali-Nour dit : « Eh bien ! je vais dès cette minute me lever et m’en aller les trouver un à un, et je frapperai à leur porte ; et chacun d’eux me donnera généreusement quelque somme ; et de la sorte je me constituerai un capital que je consacrerai à faire le commerce ; et je laisserai de côté les distractions et le jeu pour toujours. » Et, de fait, il se leva aussitôt et alla à la rue de Bassra où habitaient ses amis, car ses amis habitaient tous cette rue qui était la plus belle. Il frappa à la première porte, et une négresse vint ouvrir et lui dit : « Qui es-tu ? » Il lui répondit : « Dis à ton maître qu’Ali-Nour est à la porte et qu’il lui dit : « Ton serviteur Ali-Nour t’embrasse les mains et attend l’effet de ta générosité ! » Et la négresse rentra prévenir son maître qui lui cria : « Retourne vite lui dire que je ne suis pas ici ! » Et la négresse retourna dire à Ali-Nour : « Ô mon maître, mon maître n’est pas ici ! » Et Ali-Nour pensa en lui-même : « Voilà un fils adultérin ! il se cache de moi ! Mais les autres ne sont point des fils adultérins ! » Et il alla frapper à la porte d’un second ami et lui fit dire la même chose qu’au premier ; mais le second lui fit parvenir la même réponse négative. Alors Ali-Nour récita cette strophe :

« J’étais à peine devant la maison, que je l’entendis résonner vide, et je vis tous les habitants s’enfuir, de peur que leur générosité ne fût par moi mise à l’épreuve. »

Puis il dit : « Par Allah ! il faut que j’aille les visiter tous, dans l’espoir d’en trouver au moins un qui ferait à lui seul ce que tous ces traîtres n’ont pas fait. » Mais il ne put en trouver un seul qui consentît à se montrer ou même à lui faire donner un morceau de pain. Alors il ne put que se réciter ces stances :

« L’homme prospère est comme l’arbre : les gens l’entourent tant qu’il est couvert de fruits ;

Mais sitôt les fruits tombés, les gens se dispersent à la recherche d’un arbre meilleur.

Tous les fils de ce temps sont frappés de la même maladie ; car je n’en ai point rencontré un seul qui fût à l’abri de la contagion. »

Après quoi, il fut bien obligé d’aller dire à Douce-Amie, avec un front fort soucieux : « Par Allah ! pas un d’eux n’a voulu se montrer ! » Elle lui répondit : « Ô mon maître, ne t’avais-je pas dit qu’ils ne t’aideraient en rien ? Maintenant je te conseille simplement de commencer par vendre petit à petit les meubles et les objets précieux que nous avons à la maison. Et cela nous permettra de vivre encore quelque temps. » Et Ali-Nour fit ce que Douce-Amie lui avait conseillé. Mais, au bout d’un certain temps, il ne resta plus rien à vendre dans la maison. Alors Douce-Amie prit Ali-Nour qui pleurait et lui dit : « Ô mon maître, pourquoi pleures-tu ? ne suis-je pas encore là moi-même ? Et ne suis-je donc pas toujours la même Douce-Amie que tu dis la plus belle d’entre les femmes des Arabes ? Prends-moi donc et conduis-moi au souk des esclave ? et vends-moi ! As-tu donc oublié que j’ai été achetée dix mille dinars d’or par ton défunt père ? J’espère donc qu’Allah t’aidera dans cette vente et te la rendra fructueuse, et fera que je sois vendue à un prix encore plus élevé que la première fois. Quant à notre séparation, tu sais bien que, si Allah a écrit que nous devons un jour nous retrouver, nous nous retrouverons ! » Ali-Nour lui répondit : « Ô Douce-Amie, jamais je ne consentirai à me séparer de toi, fût-ce une heure seulement ! » Elle lui répondit : « Ni moi non plus, ô mon maître Ali-Nour ! Mais la nécessité est souvent loi, comme dit le poète :

« Ne crains point de tout faire, si t’y obligé la nécessité ! Et ne recule devant rien, si ce n’est devant la limite de la bienséance !

Et ne te préoccupe de rien sans motif sérieux ; et bien rares sont les choses affligeantes dont le motif soit sérieux ! »

À ces vers, Ali-Nour prit Douce-Amie dans ses bras, l’embrassa dans les cheveux et, les larmes sur les joues, il récita ces deux strophes :

« Arrête-toi, de grâce ! et laisse-moi dans tes yeux cueillir un regard, un seul regard pour toute provision de route ; et mon cœur abîmé s’en servira comme remède dans la séparation meurtrière.

Mais si cela même te semble une demande exagérée, abstiens-toi et laisse-moi à ma tristesse solitaire et à ma douleur ! »

Alors Douce-Amie se mit à parler à Ali-Nour et avec des paroles si douces, qu’elle le décida à prendre le parti qu’elle venait de lui proposer, en lui démontrant qu’il n’avait que ce seul moyen d’éviter, lui Ali-Nour, fils de Fadleddine ben Khacân, une pauvreté indigne de lui. Il sortit donc avec elle et la conduisit au souk des esclaves et s’adressa au courtier le plus estimé et lui dit : « Il faut que tu saches, ô courtier, la valeur de celle que tu vas crier au marché. Ne te méprends donc pas ! » Et le courtier lui répondit : « Ô mon maître Ali-Nour, je suis ton serviteur et je connais mes devoirs et les égards que je te dois ! » Alors Ali-Nour entra avec Douce-Amie et le courtier dans une chambre du khân, et enleva le voile qui couvrait le visage de Douce-Amie. À cette vue, le courtier s’écria : « Ya Allah ! mais c’est l’esclave Douce-Amie, que j’avais vendue moi-même au défunt vizir pour dix mille dinars d’or, il y a à peine deux ans ! » Et Ali-Nour répondit : « Oui, c’est elle-même ! » Alors le courtier dit : « Ô mon maître, chaque créature porte sa destinée attachée à son cou et ne peut s’y soustraire ! Mais je te jure que je vais consacrer tout mon savoir à bien vendre ton esclave, et au prix le plus haut du souk ! »

Et aussitôt le courtier courut à la place même où tous les marchands avaient l’habitude de se réunir, et attendit qu’ils fussent tous là, occupés qu’ils étaient en ce moment, un peu partout, à acheter des esclaves de tous les pays et à les rassembler, toutes vers ce point du souk où l’on trouvait des femmes turques, grecques, circassiennes, géorgiennes, abyssines et autres. Lorsque le courtier vit que tous les marchands étaient là et que la place entière était remplie de la foule des courtiers et des acheteurs, il se leva vivement, monta sur une grosse pierre et cria : « Ô vous tous, marchands, et vous, hommes pleins de richesses et de biens, sachez que tout ce qui est arrondi n’est pas noix ; tout ce qui est allongé n’est pas banane ; tout ce qui est rouge n’est pas viande ; tout ce qui est blanc n’est pas graisse ; tout ce qui est roux n’est pas vin ; tout ce qui est brun n’est pas datte ! Ô marchands illustres d’entre les marchands de Bassra et de Baghdad, voici que je propose aujourd’hui à votre jugement et à votre estimation une perle noble et unique, qui, si on voulait être équitable, vaudrait plus que toutes les richesses accumulées ! À vous donc de proposer le prix à crier d’abord comme mise en vente ! Mais venez voir, avant tout, de vos yeux ! » Et il les entraîna tous, leur fit voir Douce-Amie, et aussitôt tous tombèrent d’accord de commencer par ouvrir la vente au cri de quatre mille dinars, comme prix premier de mise. Alors le courtier cria : « À quatre mille dinars, la perle des esclaves blanches ! » Et tout de suite un marchand renchérit en criant : « À quatre mille cinq cents dinars ! » Mais juste à ce moment, le vizir ben Sâoui passait à cheval dans le souk des esclaves, et il vit Ali-Nour debout à côté du courtier, et le courtier qui criait un prix. Et il pensa en lui-même : « Ce garnement d’Ali-Nour est en train probablement de vendre le dernier de ses esclaves après le dernier de ses meubles ! » Mais bientôt il entendit que le prix était celui d’une esclave blanche et il pensa : « Ali-Nour doit en ce moment vendre son esclave, la jeune femme en question, car je pense qu’il n’a plus une obole. Oh ! si cela était vrai, comme cela me rafraîchirait le cœur ! » Alors il héla le crieur public qui accourut aussitôt en reconnaissant le vizir et qui baisa la terre entre ses mains. Et le vizir lui dit : « Je veux moi-même acheter cette esclave que tu cries. Amène-la-moi vite, que je la voie ! » Et le courtier, qui ne pouvait se dérober à l’ordre du vizir, se hâta d’amener Douce-Amie et lui releva le voile devant le vizir. À la vue de ce visage sans pareil et de toutes les perfections de la jeune femme et de sa taille magnifique, il fut émerveillé et il dit : « Quel prix a-t-elle atteint ? » Le courtier répondit : « Quatre mille cinq cents dinars à la seconde criée. » Et le vizir dit : « Eh bien, moi je la prends à ce prix ! » À ces paroles, il regarda fixement tous les marchands, qui n’osèrent hausser le prix, et pas un d’eux n’eut le courage d’augmenter, sachant la vengeance que ne manquerait pas le vizir de tirer de l’audacieux. Puis le vizir ajouta : « Eh bien, ô courtier, qu’as-tu ainsi à rester immobile ? Va donc, puisque je prends l’esclave à quatre mille dinars et que je t’en donne cinq cents pour ta peine ! » Et le courtier ne sut que répondre et, tête basse, alla trouver Ali-Nour un peu plus loin et lui dit : « Ô mon maître, quel malheur est le nôtre ! L’esclave s’échappe d’entre nos mains pour un prix dérisoire, pour rien ! Et c’est, comme tu peux le constater d’ici, le méchant vizir Ben-Sâoui, l’ennemi de ton défunt père, qui dut deviner que c’était ta propriété, et qui ne nous laissa pas arriver au prix réel. Il veut la prendre au prix de la seconde criée seulement. Et encore ! si nous étions sûrs qu’il la payera au comptant et tout de suite, nous nous consolerions un peu et nous remercierions Allah tout de même pour le peu ! Mais je sais que ce vizir de perdition est le plus mauvais payeur du monde, et je le connais de longue date, et je connais toutes ses ruses et ses méchancetés. Voici ce qu’il a dû imaginer dans sa méchanceté : il t’écrira une lettre de créance à toucher chez l’un de ses agents, auquel il enverra dire en secret de ne rien te payer du tout. Alors toi, chaque fois que tu voudras aller te faire payer, l’agent te dira : « Je te payerai demain ! » et ce demain ne viendra jamais. Et toi tu seras tellement fatigué et ennuyé de tant de retard que tu finiras par prendre avec eux un arrangement et tu leur livreras le papier signé par le vizir : et aussitôt l’agent le saisira et le déchirera ! et de la sorte tu perds irrémédiablement le prix de ton esclave ! »

À ces paroles du courtier, Ali-Nour fut en proie à une colère à peine contenue et demanda au courtier : « Maintenant, que faire ? » Il répondit : « Je vais te donner un conseil par lequel tu atteindras au meilleur résultat : je vais moi-même me diriger jusqu’au milieu du souk en emmenant Douce-Amie. Alors toi, tu te précipiteras derrière moi, et tu m’arracheras l’esclave, et tu lui diras : « Malheureuse ! où vas-tu donc ? ne sais-tu que c’est simplement un serment que je viens d’accomplir, par lequel j’avais juré de faire le simulacre de te vendre au souk des esclaves pour t’humilier et te corriger de ton mauvais caractère à la maison ! » Puis tu lui donneras deux ou trois coups, et tu la reprendras ! et alors tout le monde, et le vizir aussi, croira que vraiment tu n’avais amené l’esclave au souk que pour accomplir ton serment ! » Et Ali-Nour acquiesça et dit : « Voilà vraiment la meilleure idée ! » Alors le courtier s’éloigna, alla au milieu du souk, prit l’esclave par la main, l’amena devant le vizir El-Mohin ben-Sâoui, et lui dit : « Seigneur, le propriétaire de cette esclave est cet homme qui est là, à quelques pas au-dessus de nous ! Mais le voici qui vient à nous ! » En effet, Ali-Nour s’approcha du groupe, s’empara violemment de Douce-Amie, lui donna un coup de poing et lui cria : « Malheur à toi ! ne sais-tu que je ne t’ai fait venir au souk que simplement pour accomplir mon serment ? Retourne vite à la maison, et garde-toi bien désormais d’être désobéissante comme tu l’as été. Et ne va pas croire que j’aie besoin du prix de ta vente imaginaire ! Et d’ailleurs, même au cas où je serais dans le besoin, je préfèrerais vendre le dernier de mes meubles et leur vestige et tout ce qui m’appartient, plutôt que de songer à te mener au souk ! »

Aux paroles d’Ali-Nour, le vizir Ben-Sâoui s’écria : « Malheur à toi, jeune fou ! tu parles comme s’il te restait encore un meuble ou quelque chose à acheter ou à vendre. Nous savons tous que tu n’as plus une obole ! » Il dit et voulut s’avancer de son côté et se saisir de lui par la violence. À cette vue, tous les marchands et tous les courtiers regardèrent Ali-Nour, qui était fort connu et fort aimé d’eux tous et dont ils se rappelaient encore le père, qui leur avait été à tous un protecteur efficace et bon. Alors Ali-Nour leur dit : « Vous venez tous d’entendre les paroles insolentes de cet homme ; je vous en prends donc tous à témoin ! » Et de son côté, le vizir leur dit : « Ô marchands, c’est par égard pour vous autres que je ne veux pas tuer du coup cet insolent ! » Mais les marchands se regardèrent tous les uns les autres à la dérobée, et se firent des signes avec les yeux comme pour dire : « Soutenons Ali-Nour ! » et à haute voix ils dirent. : « En vérité, c’est une affaire qui ne nous regarde pas. Arrangez-vous tous deux comme vous le pourrez ! » Et Ali-Nour, qui, de son naturel, était plein de courage et d’audace, s’élança à la bride du cheval du vizir, saisit d’une main le vizir et l’arracha de la selle et le jeta à terre. Puis il lui mit un genou sur la poitrine, et se mit à lui donner des coups de poing sur la tête, dans le ventre et partout, et lui cracha à la figure, et lui dit : « Chien, fils de chien, fils adultérin, que ton père soit maudit, et le père de ton père et le père de ta mère, ô maudit, ô pourri ! » Puis il lui asséna encore un coup de poing très fort sur la mâchoire, et lui cassa quelques dents ; et le sang coula sur la barbe du vizir qui, d’ailleurs, était tombé juste au milieu d’une mare de boue.

À cette vue, les dix esclaves qui étaient avec le vizir mirent leur épée nue à la main, et voulurent fondre sur Ali-Nour et le massacrer et le mettre en morceaux. Mais toute la foule les en empêcha et leur cria : « Qu’allez-vous faire, et de quoi vous mêlez-vous ! Votre maître est un vizir, c’est vrai ; mais ne savez-vous pas que celui-ci est le fils d’un vizir aussi ! Et ne craignez-vous pas, imprudents, de les voir demain se réconcilier tous deux et alors de supporter, vous autres, toutes les conséquences ? » Et les esclaves virent qu’il était plus prudent de s’abstenir.

Mais, comme Ali-Nour s’était fatigué à force de donner des coups, il lâcha le vizir, qui put se relever tout couvert de boue, de sang et de poussière, et sous les yeux de la foule qui était loin de le plaindre, il se dirigea du côté du palais du sultan.

Quant à Ali-Nour, il prit Douce-Amie par la main et, acclamé par toute la foule, il regagna sa maison.

Quant au vizir, il arriva au palais du roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini dans cet état pitoyable, et s’arrêta au bas du palais et se mit à crier : « Ô roi ! un opprimé ! » Et le roi le fit amener entre ses mains, et le regarda et vit que c’était son vizir El-Mohin ben-Sâoui. Et, au comble de l’étonnement il lui dit : « Mais qui donc a osé commettre sur toi de tels actes ? » Et le vizir se mit à pleurer et récita ces vers :

« Est-il possible que le temps me prenne comme victime, alors que tu vis, toi-même, parmi les vivants de la terre de ce temps, et que je sois tristement la proie des chiens ardents, alors qu’intrépide tu es mon défenseur ?

Est-il possible que tout altéré puisse à tes eaux vives se désaltérer, alors que moi, ton protégé, je meurs de soif sous ton ciel, ô nuage bienfaisant qui nous donnes la pluie ? »

Puis il ajouta : « Ô mon maître, est-ce là le sort de tous les serviteurs qui t’aiment et te servent avec ferveur, et est-ce ainsi que tu tolères que de pareilles infamies soient commises contre eux ! » Et le roi lui demanda : « Mais qui donc t’a fait subir un pareil traitement ? » Il répondit : « Sache, ô roi, qu’aujourd’hui j’étais sorti faire une tournée du côté du souk des esclaves, dans le dessein d’acheter une esclave cuisinière qui sût m’apprêter les mets que régulièrement ma cuisinière actuelle se plaît à me brûler, et je vis dans ce souk-là une jeune esclave dont je n’avais jamais vu la pareille de ma vie entière. Et le courtier auquel je m’adressai me répondit : « Je crois bien qu’elle appartient au jeune Ali-Nour, fils du défunt vizir Khacân. Or, ô mon seigneur et suzerain, tu te souviens peut-être avoir donné anciennement dix mille dinars au vizir Fadleddine ben-Khacân, pour acheter une très jolie esclave pleine de qualités. Le vizir Khacân ne tarda pas, d’ailleurs, à trouver et à acheter l’esclave en question ; mais, comme elle était merveilleuse et qu’elle lui avait plu infiniment, il la donna en présent à son fils Ali-Nour. Et Ali-Nour, à la mort de son père, prit la voie des dépenses et des folies et si loin qu’il fut obligé de vendre ses propriétés, ses biens et jusqu’à ses meubles. Et lorsqu’il eut été réduit à n’avoir plus l’obole pour vivre, il mena au souk l’esclave, afin de la vendre, et la remit au courtier, qui la mit aussitôt à la criée. Et tout de suite les marchands se mirent à enchérir et tellement que le prix de l’esclave atteignit quatre mille dinars. Alors moi, je vis cette esclave et résolus de l’acheter pour mon suzerain le sultan, qui avait fourni le premier capital. J’appelai le courtier et lui dis : « Mon fils, je te donnerai moi-même les quatre mille dinars ! » Mais le courtier me montra le propriétaire de la jeune esclave ; et celui-ci, sitôt qu’il me vit, accourut comme un forcené et me dit : « Vieille tête de malédiction ! ô cheikh calamiteux et néfaste ! je préférerais la vendre à un juif ou à un chrétien plutôt que de te la céder, même si tu devais me remplir d’or le grand voile qui la couvre ! » Alors je répondis : « Mais, ô jeune homme, ce n’est point pour moi que je la désire, mais pour notre seigneur le sultan, qui est notre bienfaiteur à tous et notre bon maître ! » Mais à ces paroles, au lieu de céder, il devint encore bien plus furieux, et se jeta à la bride de mon cheval, et me saisit par une jambe et m’entraîna et me jeta à terre ; puis, sans tenir compte de mon âge avancé et sans respect pour ma barbe blanche, il se mit à me frapper et à m’injurier de toutes les façons et enfin me mit dans cet état déplorable où tu me vois en ce moment, ô roi juste ! Et tout cela ne m’arriva, que parce que je voulus faire plaisir à mon sultan et lui acheter une jeune esclave qui lui appartenait de droit et que je jugeais digne de sa couche ! »

Et le vizir, à ces paroles, se jeta aux pieds du roi et se mit à pleurer et à implorer la justice du roi. Et à sa vue et à l’audition de son récit, le roi fut dans une colère telle que la sueur coula de son front entre ses yeux ; et il se tourna du côté de ceux qui montaient la garde, les émirs et les grands du royaume, et leur fit un seul signe. Et aussitôt quarante gardes armés de grands glaives nus se présentèrent entre ses mains, immobiles. Et le sultan leur dit : « Descendez à l’instant même à la maison de mon ancien vizir El-Fadl ben Khacân, et mettez-la au pillage, et détruisez-la entièrement ; puis emparez-vous du criminel Ali-Nour et de son esclave, liez-leur les bras, et traînez-les par les pieds dans la boue et amenez-les entre mes mains. Et les quarante gardes répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se dirigèrent sur l’heure vers la maison d’Ali-Nour.

Or, il y avait au palais du sultan un jeune chambellan d’entre les chambellans, nommé Sanjar, qui avait été d’abord mamelouk du défunt vizir Ben-Khacân, et avait été élevé avec son jeune maître Ali-Nour pour lequel il s’était pris d’une grande affection. La chance voulut qu’il se trouvât justement-là au moment de l’entrée du vizir Sâoui et de l’ordre cruel donné par le sultan. Et il courut en toute hôte, par des chemins raccourcis, jusqu’à la maison d’Ali-Nour qui, entendant la porte heurtée avec précipitation, courut aussitôt ouvrir lui-même. Et il reconnut son ami le jeune Sanjar et voulut le saluer et l’embrasser. Mais le jeune Sanjar, sans se laisser faire, lui dit : « Ô mon maître aimé, ce n’est point le moment des paroles amicales et des formules du salut ; car écoute ce que dit le poète :

» Ton âme libre, si pour elle tu redoutes la tyrannie des liens et l’esclavage dur, déracine-la et vole ! Vole au loin et laisse dans les villes s’écrouler les maisons sur ceux qui les ont bâties.

Ô mon ami, tu trouveras bien d’autres pays que ton pays, sur la terre d’Allah vaste à l’infini ! mais d’autre âme que ton âme tu ne trouveras pas ! »

Et Ali-Nour répondit : « Ô mon ami Sanjar, que viens-tu donc m’annoncer ? » Sanjar dit : « Lève-toi et sauve-toi et sauve l’esclave Douce-Amie. Car El-Mohin ben-Sâoui vient de vous tendre un filet où, si vous y tombez, il se dispose à vous tuer sans miséricorde. Et d’ailleurs voici que le sultan, à son injonction, envoie contre vous deux quarante de ses gardes armés de glaives nus ! Mon idée donc est que vous preniez la fuite avant qu’il ne vous arrive malheur. » Et, à ces paroles, Sanjar tendit sa main pleine d’or à Ali-Nour et lui dit : « Ô mon maître, voici quarante dinars qui peuvent t’être utiles en ce moment ; et je te prie de me pardonner de ne pouvoir être plus généreux. Mais nous perdons du temps ! Lève-toi et fuis ! »

Alors Ali-Nour se hâta d’aller prévenir Douce-Amie qui aussitôt se couvrit de ses voiles ; et tous deux sortirent de la maison, puis de la ville et arrivèrent au bord de la mer, par l’assistance d’Allah. Et ils trouvèrent un navire qui allait justement partir et se préparait déjà à déployer ses voiles. Ils s’en approchèrent et virent le capitaine, debout au milieu du navire et qui criait : « Que celui qui n’a pas encore fait ses adieux les fasse, que celui qui n’a pas encore fini de faire ses provisions finisse, que celui qui a oublié chez lui quelque objet aille vite le chercher, car voici que nous allons partir ! » Et tous les voyageurs répondirent : « Nous n’avons plus rien à faire, ô capitaine, c’est fini ! » Alors le capitaine cria à ses hommes : « Allez ! déployez les voiles et enlevez les amarres ! » À ce moment Ali-Nour demanda au capitaine : « Pour où partez-vous, ô capitaine ? » Il répondit : « Pour la demeure de paix, Baghdad ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, arrêta son récit.


ET LORSQUE FUT
LA TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le capitaine dit à Ali-Nour : « Pour la demeure de paix, Baghdad ! » Ali-Nour lui dit : « Attendez ! nous y allons ! » et, suivi de Douce-Amie, il monta à bord du navire, qui aussitôt mit toutes ses voiles dehors et, comme un grand oiseau blanc, prit son essor en volant, comme dit le poète :

« Regarde le navire ! Son aspect te séduira. Le vent rapide est son émule, et dans la lutte de vitesse on ne connaît le vainqueur.

Il est comme un oiseau aux ailes déployées qui, du haut de l’azur, fond sur la mer et s’y balance. »

Et le navire, par un vent favorable, se mit en marche, emportant tous ces voyageurs. Voilà pour Ali-Nour et Douce-Amie.

Quant aux quarante gardes envoyés par le sultan pour s’emparer d’Ali-Nour, ils arrivèrent à la maison d’Ali-Nour, la cernèrent de toutes parts, brisèrent les portes, envahirent l’intérieur et firent partout les recherches les plus minutieuses. Mais ils ne purent mettre la main sur personne. Alors ils détruisirent la maison furieusement, et retournèrent rendre compte au sultan de leurs recherches infructueuses. Et le sultan leur dit : « Cherchez-les partout et fouillez toute la ville ! » Et comme le vizir Ben-Sâoui arrivait en ce moment, le sultan l’appela et, pour le consoler, lui donna une belle robe d’honneur et lui dit : « Nul autre que moi-même ne te vengera, je te le promets ! » Et le vizir lui souhaita une longue vie et la tranquillité dans le bonheur Puis le sultan ordonna à ses crieurs publics de crier dans toute la ville l’avis suivant : « Si quelqu’un de vous, ô habitants, rencontre Ali-Nour, le fils du défunt vizir Ben-Khacân, qu’il se saisisse de lui et l’amène entre les mains du sultan, et il aura une belle robe d’honneur, en récompense, et la somme de mille dinars ! Mais si quelqu’un le voit et le cache, il subira un châtiment exemplaire ! » Mais, malgré toutes les recherches, nul ne sut ce qu’était devenu Ali-Nour. Voilà pour le sultan et ses gardes.

Mais pour ce qui est d’Ali-Nour et de Douce-Amie, ils arrivèrent en paix à Baghdad, et le capitaine leur dit : « La voici, cette ville fameuse, ce Baghdad séjour de douceur ! C’est la ville heureuse qui ne connaît point les rigueurs des frimas et des hivers, qui vit à l’ombre de ses rosiers, aux tiédeurs du printemps, au milieu de ses fleurs, de ses jardins, et au bruit de ses eaux murmurantes ! » Et Ali-Nour remercia le capitaine pour ses bontés pendant le voyage, et lui donna cinq dinars d’or pour prix de son passage et de celui de Douce-Amie, puis il quitta le navire et, suivi de Douce-Amie, il pénétra dans Baghdad.

Le destin voulut qu’Ali-Nour, au lieu de prendre la route ordinaire, en prît une autre qui le conduisit au milieu des jardins qui entourent Baghdad. Et ils s’arrêtèrent à la porte d’un jardin entouré d’une grande muraille et dont l’entrée était bien balayée, bien arrosée et avait de chaque côté un grand banc ajouré ; la porte, qui était très belle, était fermée ; mais, vers le haut, elle supportait de très belles lampes de toutes les couleurs ; et, tout à côté, il y avait un bassin où coulait l’eau limpide. Quant au chemin qui conduisait à cette porte, il était tracé entre deux files de poteaux qui supportaient de magnifiques étoffes en brocart toutes tendues au vent.

Alors Ali-Nour dit à Douce-Amie : « Par Allah ! cet endroit est bien beau ! » Elle répondit : « Reposons-nous alors ici pendant une heure, sur ces bancs. » Et ils montèrent sur l’un des grands bancs, après s’être bien lavé la figure et les mains à l’eau fraîche du bassin. Et ils s’assirent prendre le frais sur les bancs et respirèrent avec délices la brise douce qui passait ; et c’était si bon qu’ils ne tardèrent pas à s’endormir, après s’être couverts de leur grande couverture.

Or, ce jardin à la porte duquel ils s’étaient endormis s’appelait le Jardin des Délices, et au milieu de ce jardin il y avait un palais qui s’appelait le Palais des Merveilles, et c’était la propriété du khalifat Haroun Al-Rachid. Quand le khalifat se sentait la poitrine rétrécie, il venait se dilater et se distraire et oublier les soucis dans ce jardin et ce palais. Ce palais en entier n’était formé que d’une seule salle immense, percée de quatre-vingts fenêtres ; et à chaque fenêtre était suspendue une grande lampe pleine de clarté ; et au milieu de la salle il y avait un grand lustre en or massif, aussi éclatant que le soleil. Cette salle ne s’ouvrait que lorsque venait le khalifat ; et alors on allumait toutes les lampes et le grand lustre, et on ouvrait toutes les fenêtres, et le khalifat s’asseyait sur son grand divan tendu de soie, de velours et d’or, et ordonnait alors à ses chanteuses de chanter et aux joueurs d’instruments de le charmer de leur jeu ; mais celui dont il aimait à entendre surtout la voix, c’était son chantre préféré l’illustre Ishâk, celui dont les chants et les improvisations étaient connus du monde entier. Et c’est ainsi qu’au milieu du calme des nuits et de la tiédeur douce de l’air parfumé aux fleurs du jardin, le khalifat se dilatait la poitrine, dans la ville de Baghdad.

Or, celui que le khalifat avait mis comme gardien de ce palais et de ce jardin était un bon homme de vieillard, qui s’appelait le cheikh Ibrahim, et il montait une garde vigilante, de jour et de nuit, pour empêcher les promeneurs et les curieux et surtout les femmes et les enfants d’entrer dans le jardin et de lui abîmer ou de lui voler les fleurs et les fruits. Or, ce soir-là, comme il faisait sa lente ronde habituelle tout autour du jardin, il ouvrit la grande porte et vit sur le grand banc deux personnes endormies et couvertes de la même couverture. Et il fut très indigné et s’écria : « Comment ! voici deux personnes assez audacieuses pour contrevenir aux ordres sévères du khalifat qui m’a donné le droit, à moi, cheikh Ibrahim, de faire subir n’importe quel châtiment à toute personne qui s’approcherait de ce palais ! Aussi je vais leur faire sentir un peu ce qu’il en coûte de s’emparer ainsi du banc réservé aux hommes du khalifat ! » Et cheikh Ibrahim coupa une branche pliante et s’approcha des dormeurs et brandit la branche et allait les fouetter d’importance, quand soudain il pensa : « Ô Ibrahim, que vas-tu faire ? Frapper des personnes que tu ne connais pas et qui sont peut-être des étrangers ou même des mendiants de la route d’Allah que la destinée a dirigés de ton côté ! Il faudrait d’abord voir leur visage ! » Et cheikh Ibrahim enleva la couverture qui cachait leur visage, et aussitôt s’arrêta charmé par ces deux visages merveilleux dont les joues se touchaient dans le sommeil et paraissaient plus belles que les fleurs de son jardin. Et il pensa : « Qu’allais-je faire ? Qu’allais-tu faire, ô Ibrahim aveugle ! Tu mériterais qu’on te fouettât toi-même pour te punir de ton injuste colère ! » Puis cheikh Ibrahim recouvrit le visage des dormeurs, et s’assit à leurs pieds, et se mit à masser les pieds d’Ali-Nour, pour lequel il s’était senti une sympathie soudaine. Et Ali-Nour, sous la sensation de ces mains qui le massaient, ne tarda pas à se réveiller, et vit que le masseur était un vieillard respectable et eut grande honte d’être ainsi massé par lui, et retira aussitôt ses pieds et se mit sur son séant avec précipitation ; et il prit la main du vénérable cheikh et la porta à ses lèvres, puis à son front. Alors cheikh Ibrahim lui demanda : « Mon fils, d’où venez-vous tous deux ? » Ali-Nour répondit : « Ô seigneur, nous sommes des étrangers ! » Et les larmes lui vinrent aux yeux à ces paroles. Et le cheikh Ibrahim dit : « Ô mon enfant, je ne suis pas de ceux qui oublient que le Prophète (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) a recommandé, en plusieurs endroits du Livre, d’être hospitalier à l’égard des étrangers et de les recevoir avec cordialité et de bon cœur. Venez donc avec moi, mes enfants, et je vous ferai visiter mon jardin et mon palais, et de la sorte vous oublierez vos peines et vous vous épanouirez et dilaterez la poitrine ! » Alors Ali-Nour lui demanda : « Ô seigneur, à qui donc appartient ce jardin ? » Et cheikh Ibrahim, pour ne pas intimider Ali-Nour et aussi un peu pour se glorifier, lui répondit : « Ce jardin et ce palais m’appartiennent ; et ils me viennent comme héritage de ma famille ! » Alors Ali-Nour et Douce-Amie se levèrent, et, précédés de cheikh Ibrahim, ils franchirent la porte du jardin.

Ali-Nour avait vu a Bassra de bien beaux jardins, mais il n’en avait jamais même rêvé de semblable à celui-ci. La grande porte était formée d’arcades superposées du plus bel effet, et couverte de vignes grimpantes qui laissaient pendre lourdement de magnifiques grappes, les unes rouges comme des pierres de rubis, les autres noires comme l’ébène. L’allée où ils pénétrèrent était ombragée d’arbres fruitiers qui pliaient sous le poids de leurs fruits mûrs. Sur les branches les oiseaux gazouillaient dans leur langue des motifs aériens ; le rossignol modulait ses airs ; le tourtereau roucoulait sa plainte d’amour ; le merle sifflait de son sifflet humain ; le pigeon à collier répondait comme enivré de liqueurs fortes. Là, chaque arbre fruitier était représenté par ses deux meilleures espèces ; il y avait des abricotiers avec des fruits à amande douce et des fruits à amande amère ; il y avait même des abricotiers du Khorassan ; des pruniers aux fruits couleur des lèvres belles ; des mirabelles douces à enchanter ; des figues rouges, des figues blanches et des figues vertes d’un aspect admirable. Quant aux fleurs, elles étaient comme les perles et le corail ; les roses étaient plus belles que les joues des plus belles ; les violettes étaient sombres comme la flamme du soufre brûlé ; il y avait les blanches fleurs du myrte ; il y avait des giroflées et des violiers, des lavandes et des anémones. Toutes leurs corolles se diadémaient des larmes des nuées ; et les camomilles souriaient de toutes leurs dents au narcisse ; et le narcisse regardait la rose avec des yeux profonds et noirs. Le cédrat arrondi était comme la coupe sans anse ni goulot ; les limons pendaient comme des boules d’or. Toute la terre était tapissée de fleurs aux couleurs par milliers ; car le printemps était roi et dominait tout le bocage ; car les fleuves féconds s’enflaient, et les sources tintaient, et l’oiseau parlait et s’écoutait ; car la brise chantait comme une flûte, le zéphyr lui répondait avec douceur, et l’air résonnait de toute la joie !

C’est ainsi qu’Ali-Nour et Douce-Amie, avec le cheikh Ibrahim, firent leur entrée dans le Jardin des Délices. Et c’est alors que cheikh Ibrahim, qui ne voulait pas faire les choses à moitié, les invita à pénétrer dans le Palais des Merveilles. Il leur ouvrit la porte et ils entrèrent.

Ali-Nour et Douce-Amie s’arrêtèrent avec un éblouissement dans les yeux de toute la splendeur de cette salle inouïe, et de tout ce qu’elle avait en elle de choses extraordinaires, étonnantes et pleines d’agrément. Ils furent un long temps à en admirer la beauté sans pareille ; puis, pour se reposer les yeux de toute cette splendeur, ils allèrent s’accouder à une fenêtre donnant sur le jardin. Et Ali-Nour, devant tout ce jardin et ces marbres éclairés par la lune, se mit à penser à ses peines passées, et il dit à Douce-Amie : « Ô Douce-Amie, en vérité, ce lieu est pour moi plein de charmes. Il me rappelle tant de choses ! Et il fait descendre la paix en mon âme, et éteint le feu qui me consume et la tristesse, ma compagne ! »

Sur ces entrefaites le cheikh Ibrahim leur apporta des provisions qu’il était allé chercher, et ils mangèrent leur plein ; puis ils se lavèrent les mains, et de nouveau allèrent s’accouder à la fenêtre et regarder les arbres chargés de leurs beaux fruits. Au bout d’un certain temps, Ali-Nour se tourna vers cheikh Ibrahim et lui dit : « Ô cheikh Ibrahim n’aurais-tu donc rien à nous donner comme boisson ? Car il me semble bien que d’ordinaire on doit boire après avoir mangé ! » Alors le cheikh Ibrahim leur apporta une porcelaine remplie d’une eau douce et fraîche. Mais Ali-Nour lui dit : « Que nous apportes-tu donc là ? Ce n’est pas du tout cela que je désire ! » Il lui répondit : C’est donc du vin que tu désires ? » Ali-Nour dit : « Mais oui, certes ! » Cheikh Ibrahim reprit : « Qu’Allah m’en garde et m’en protège ! Il y a treize ans que je m’abstiens de cette boisson néfaste, car le Prophète (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) a maudit celui qui boit n’importe quelle boisson fermentée, celui qui l’exprime et celui qui la porte pour la vendre ! » Alors Ali-Nour lui dit : « Permets-moi, ô cheikh, de le dire deux mots ! » Il répondit : « Dis-les ! » Il dit : « Si je t’indique le moyen de faire ce que je le demande, sans que tu sois ni le buveur du vin ni son fabricant ni son porteur, serais-tu fautif ou maudit d’après les Paroles ? » Il répondit : « Je crois que non. » Ali-Nour reprit : « Prends donc ces deux dinars et ces deux drachmes, monte sur cet âne qui est à la porte du jardin et qui nous a portés jusqu’ici, et va au souk, et arrête-toi a la porte du marchand d’eaux distillées de roses et de fleurs, qui a toujours du vin dans le fond de sa boutique ; et le premier passant que tu verras tu l’arrêteras et tu le prieras, en lui remettant l’argent, d’aller lui-même l’acheter la boisson, et cela pour deux dinars d’or, et tu lui donneras les deux drachmes pour sa peine. Et il te mettra lui-même les cruches de vin sur l’âne, et, comme c’est l’âne qui les portera, le passant qui les achètera, et nous qui les boirons, de cette façon tu ne seras pour rien dans cette affaire, et tu ne seras ainsi le buveur ni le fabricant ni le porteur ! Et, de cette façon, tu n’auras rien à redouter pour manquement à la sainte loi du Livre ! » Et le cheikh se mit, à ces paroles, à rire bruyamment, et dit à Ali-Nour : « Par Allah ! de ma vie je n’ai rencontré quelqu’un aussi gentil que toi ni doué de tant d’esprit et de charme ! » Et Ali-Nour répondit : « Par Allah ! nous sommes tous deux tes obligés, ô cheikh Ibrahim ! Mais nous n’attendons plus de toi que ce service que nous te demandons instamment ! » Alors le cheikh Ibrahim, qui, jusqu’à ce moment, n’avait pas voulu révéler l’existence au palais de toutes les boissons fermentées, dit à Ali-Nour : « Ô mon ami, voici les clefs de mon cellier et de ma dépense, qui sont toujours remplis pour faire honneur à l’émir des Croyants quand il vient ici m’honorer de sa présence. Tu peux y entrer et prendre à ta guise tout ce qui t’y plaira ! »

Alors Ali-Nour entra dans le cellier et ce qu’il y vit le jeta dans la stupéfaction : tout le long des murs et sur des étagères, en bon ordre, étaient rangés des vases et des vases tout en or massif, en argent massif et en cristal ; et ces vases étaient incrustés de toutes les espèces de pierreries. El Ali-Nour finit par se décider, et il choisit ce qu’il voulut, et retourna dans la grande salle ; il déposa les vases précieux sur le tapis, s’assit à côté de Douce-Amie, versa le vin dans des coupes magnifiques en verre cerclé d’or, et se mit à boire, lui et Douce-Amie, tout en s’émerveillant de toutes les choses contenues dans ce palais. Et bientôt cheikh Ibrahim vint leur offrir des fleurs odorantes, et se retira discrètement plus loin, selon l’usage, quand il y a un homme assis avec sa femme. Et tous deux recommencèrent à boire jusqu’à ce que le vin les dominât ; alors leurs joues se colorèrent, leurs yeux brillèrent comme ceux des gazelles, et Douce-Amie dénoua ses cheveux. Et le cheikh Ibrahim, à cette vue, fut pris d’une grande envie et se dit : « Pourquoi enfin m’asseoir ainsi loin d’eux au lieu de me réjouir avec eux. Et quand pourrai-je jamais me trouver à pareille fête, aussi charmante que celle que me donne la vue de ces deux admirables et beaux jeunes gens que l’on prendrait pour deux lunes ! » Et le cheikh Ibrahim, là-dessus, s’avança et s’assit à l’autre bout de la salle de réunion. Alors Ali-Nour lui dit : « Ô seigneur, je te conjure par ma vie, de t’approcher et de t’asseoir avec nous ! » Et le cheikh Ibrahim vint s’asseoir à côté d’eux, et Ali-Nour prit la coupe, la remplit et la tendit à cheikh Ibrahim en lui disant : « Ô cheikh, prends et bois ! et tu en connaîtras toute la saveur ! et tu sauras le délice du fond de la coupe ! » Mais le cheikh Ibrahim répondit : « Qu’Allah me protège ! ô jeune homme, ignores-tu donc que voici bientôt treize ans que je n’ai commis pareil manquement ? Et ne sais-tu que j’ai accompli deux fois mes devoirs de hadj à la Mecque glorieuse ? » Et Ali-Nour, qui voulait à toute force griser le cheikh Ibrahim, voyant qu’il n’arriverait pas à ses fins par la persuasion, n’insista pas davantage ; il but lui-même la coupe pleine, la remplit et la but de nouveau, puis, au bout de quelques instants, simula tous les gestes d’un ivrogne et finit par se jeter par terre, où il fit semblant de dormir. Alors Douce-Amie coula un long regard désolé et complexe sur cheikh Ibrahim et lui dit : « Ô cheikh Ibrahim, regarde comment cet homme se comporte vis-à-vis de moi ! » Il lui répondit : « Quelle désolation ! mais qu’a-t-il donc à agir de la sorte ? » Elle dit : « Si encore c’était la première fois ! Mais c’est toujours ainsi qu’il fait ! Il se met à boire et à boire, et coup sur coup, puis il se grise et s’endort, et me laisse ainsi toute seule sans compagnon et sans personne qui me tienne compagnie et boive avec moi ! Et je ne trouve de la sorte de goût à la boisson, puisque personne ne partage ma coupe, et je n’ai même plus le désir de chanter, puisque personne ne m’entend ! » Alors le cheikh Ibrahim, qui, sous l’influence de ces regards ardents et de cette voix chantante, sentait tous ses muscles frémir, lui dit : « En vérité, ce n’est point là une façon bien gaie de boire ! » Et Douce-Amie remplit alors la coupe, la lui tendit en le regardant langoureusement et lui dit : « Par ma vie ! je te prie de prendre cette coupe et de l’accepter pour me faire plaisir ! Et, de la sorte, je t’aurai bien de la gratitude ! » Alors le cheikh Ibrahim tendit la main, prit la coupe et la but. Et Douce-Amie la lui remplit de nouveau et il la but, puis une troisième fois en lui disant : « Oh ! mon cher seigneur, rien que celle-ci encore ! » Mais il lui répondit : « Par Allah ! je n’en puis plus ! ce que j’ai déjà bu est bien suffisant ! » Et elle insista beaucoup et avec beaucoup de gentillesse et, en se penchant vers lui, elle lui dit : « Par Allah ! il le faut absolument ! » Et il prit la coupe et la porta à ses lèvres, mais juste à ce moment. Ali-Nour éclata de rire et se mit brusquement sur son séant…

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, remit au lendemain la suite de son histoire.


AUSSI LORSQUE FUT
LA TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’Ali-Nour éclata de rire et se mit brusquement sur son séant et dit à cheikh Ibrahim : « Que fais-tu donc là ? Ne t’avais-je pas conjuré, il y a juste une heure, de me tenir compagnie, et n’avais-tu pas refusé, et ne m’avais-tu pas dit : Il y a treize ans que je n’ai fait pareille chose ! » Alors le cheikh Ibrahim eut bien honte, mais il se ravisa et se hâta de dire : « Par Allah ! je n’ai rien à me reprocher ! Toute la faute est à elle, qui a beaucoup insisté pour cela ! » Alors Ali-Nour se mit à rire ainsi que Douce-Amie, qui finit par se penchera son oreille et lui dit : « Laisse-moi faire, et ne le raille plus ! Et tu verras comme nous allons rire à ses dépens ! » Puis elle se versa une coupe et la but, en versa une à Ali-Nour qui la but, et continua ainsi à boire et à offrir à boire à Ali-Nour, sans plus faire la moindre attention à cheikh Ibrahim. Alors cheikh Ibrahim, qui les regardait faire fort étonné, finit par leur dire : « Quelle est donc cette façon d’inviter les gens à venir boire avec vous autres ? Est-ce donc simplement pour qu’on vous regarde faire ? » Et Ali-Nour et Douce-Amie se mirent à rire et tellement qu’ils s’évanouirent. Alors ils voulurent bien consentir à le faire boire avec eux, et continuèrent à boire de la sorte jusqu’au tiers de la nuit.

À ce moment, Douce-Amie dit à cheikh Ibrahim : « Ô cheikh Ibrahim, veux-tu bien me permettre de me lever pour aller allumer une de ces chandelles ? » Il lui répondit, déjà à moitié ivre : « Oui ! lève-toi, mais n’en allume qu’une seule, une seule ! » Et elle se leva aussitôt, et courut allumer non point une, mais toutes les chandelles des quatre-vingts chandeliers de la salle, et revint prendre sa place. Alors Ali-Nour dit à cheikh Ibrahim : « Ô cheikh ! que j’ai du plaisir à rester avec toi ! Mais ne veux-tu point me permettre d’allumer un de ces flambeaux ? » Et le cheikh Ibrahim lui répondit : « Soit ! lève-toi et allume un de ces flambeaux, mais un seul ! et ne crois point me tromper ! » Et Ali-Nour se leva et alla allumer non point un, mais les quatre-vingts flambeaux et les quatre-vingts lustres de la salle, sans que cheikh Ibrahim y eût prêté la moindre attention. Alors toute la salle, tout le palais et tout le jardin furent dans l’illumination. Et le cheikh Ibrahim dit : « En vérité, vous êtes tous deux encore plus libertins que moi ! » Et comme il était devenu complètement ivre, il se leva et alla, en marchant de côté et d’autre, ouvrir toutes les fenêtres, les quatre-vingts fenêtres de la salle de réunion, et revint s’asseoir et continuer à boire avec les deux jeunes gens, et à faire avec eux résonner la salle de rires et de chansons.

Mais le destin, qui est entre les mains d’Allah l’Omniscient, l’Entendeur de tout, le Créateur des causes et des effets, voulut que le khalifat Haroun Al-Rachid fût, juste à cette heure, assis à prendre le frais, en face, à la clarté de la lune, à l’une des fenêtres de son palais qui s’avançait sur le Tigre. Et, comme il regardait par hasard de ce côté-là, il vit toute cette illumination qui se réfractait et brillait dans l’air et à travers l’eau. Et il ne sut que penser, et commença par faire appeler son grand-vizir Giafar Al-Barmaki. Et lorsque Giafar se fut présenté entre ses mains, il lui cria : « Ô chien d’entre les vizirs ! tu es mon serviteur et tu ne me mets pas au courant des choses qui se passent à Baghdad, ma ville ? » Et Giafar lui répondit : « Je ne sais point ce que tu veux me dire par ces paroles ! » Et le khalifat lui cria : « Certes ! à cette heure Baghdad serait pris d’assaut par l’ennemi qu’il ne se passerait pas pire crime que celui-là ! Ô maudit, ne vois-tu point que mon Palais des Merveilles est dans l’illumination ! Et tu ignores quel est l’homme assez audacieux ou assez puissant pour pouvoir ainsi éclairer toute la grande salle, en allumer tous les lustres et tous les flambeaux et en ouvrir toutes les fenêtres ! Malheur à toi ! Le titre de khalifat ne m’appartient-il donc plus, pour que cette chose puisse être accomplie sans que je le sache ? » Et Giafar, un moment tout tremblant, répondit : « Mais qui donc t’a dit que le Palais des Merveilles a ses fenêtres ouvertes, ses lustres et ses flambeaux allumés ? » Et le khalifat dit ; « Approche-toi d’ici et regarde ! » Et Giafar s’approcha du khalifat et regarda du côté des jardins et vit toute cette illumination qui faisait paraître le palais comme en feu et plus brillant que la clarté de la lune. Alors Giafar comprit que ce devait être une imprudence de cheikh Ibrahim ; et comme il était d’un naturel bon et plein de compassion, il pensa aussitôt à imaginer quelque chose pour excuser le cheikh Ibrahim, le vieux gardien du jardin et du palais, qui probablement ne faisait la chose que pour essayer d’en tirer quelque profit. Il dit donc au khalifat : « Ô émir des Croyants ! le cheikh Ibrahim était venu me trouver la semaine dernière et m’avait dit : « Ô mon maître Giafar, mon souhait le plus ardent est de célébrer les cérémonies de la circoncision de mes fils sous les auspices et durant ta vie et la vie de l’émir des Croyants ! » Je lui avais répondu : « Et que souhaites-tu de moi, ô cheikh ? » Il m’avait dit : « Je souhaite simplement pouvoir, par ton entremise, obtenir le permis de la part du khalifat de célébrer les cérémonies de la circoncision de mes fils dans la grande salle du Palais des Merveilles. » Et je lui avais répondu : « Ô cheikh ! tu peux dès à présent préparer tout ce qu’il faut pour cette fête. Quant à moi, si Allah veut ! j’aurai une audience du khalifat et je lui soumettrai ton vœu ! » Alors le cheikh Ibrahim était parti là-dessus. Quant à moi, ô émir des Croyants, j’avais complètement oublié de te faire connaître la chose en question ! » Alors le khalifat répondit : « Ô Giafar, au lieu d’une faute tu t’es rendu coupable de deux fautes punissables. Et je dois te punir pour deux points. Le premier point, c’est que tu ne m’as pas mis au courant du premier point en question. Le second point, c’est que tu n’as pas accordé la chose souhaitée à ce pauvre cheikh Ibrahim qui devait la désirer ardemment. En effet, si le cheikh Ibrahim est venu l’implorer ; c’était simplement pour te faire comprendre qu’il avait besoin, lui, malheureux, de quelque argent pour couvrir ses frais. Or, d’un côté, tu ne lui as rien donné et, d’un autre côté, tu ne m’as point prévenu pour que ie puisse lui donner moi-même quelque chose ! » Et Giafar répondit : « Ô émir des Croyants, j’ai oublié ! « Alors le khalifat lui répondit : « Soit ! je te pardonne cette fois ! Mais maintenant, par les mérites de mes pères et de mes ancêtres ! il nous faut, dès cet instant, aller achever notre nuit chez le cheikh Ibrahim ; car c’est un homme de bien, un homme consciencieux, fort estimé de tous les principaux cheikhs de Baghdad, qui le visitent souvent ; je sais qu’il est secourable envers les pauvres et plein de compassion pour tous les besogneux ; et je suis sûr qu’en ce moment il doit avoir chez lui tout ce monde-là qu’il héberge et nourrit pour Allah ! Aussi, en allant ainsi là-bas, peut-être que l’un de ces pauvres fera pour nous quelque vœu qui nous profitera en ce monde et dans l’autre ; et peut-être aussi que notre visite sera de quelque profit au bon cheikh Ibrahim qui sera, à ma vue, au comble de la joie, lui et tous ses amis ! » Mais Giafar répondit : « Ô émir des Croyants, voici que la plus grande partie de la nuit est écoulée ; et tous les invités du cheikh Ibrahim doivent en ce moment être sur le point de s’en aller ! » Et le khalifat dit : « Il nous faut absolument aller au milieu d’eux ! » Et Giafar fut obligé de se taire ; mais il devint fort perplexe et ne sut plus que faire.

Cependant le khalifat se leva à l’instant même sur ses deux pieds, Giafar se leva entre ses mains, et, tous deux suivis de Massrour le porte-glaive, ils se dirigèrent du côté du Palais des Merveilles, toutefois après avoir pris la précaution de se déguiser tous les trois en marchands.

Ils arrivèrent, après avoir traversé les rues de la ville, au Jardin des Délices. Et le khalifat s’avança le premier, et vit que la grande porte en était ouverte ; et il fut fort étonné et dit à Giafar : « Regarde ; voilà que le cheikh Ibrahim a laissé la porte ouverte. En vérité, ce n’est point son habitude ! » Ils entrèrent pourtant tous les trois et traversèrent le jardin et arrivèrent au bas du palais. Et le khalifat dit : « Ô Giafar ! Il me faut d’abord les observer tous en cachette et sans bruit, avant que d’entrer chez eux, et cela pour voir un peu ce que le cheikh Ibrahim a comme invités, pour juger du nombre des principaux cheikhs et des présents qu’ils ont faits au cheikh Ibrahim, et des dons généreux dont ils l’ont comblé. Mais maintenant ils doivent tous être absorbés dans les pratiques religieuses des cérémonies, et chacun dans son coin, car je ne leur entends guère de voix et je ne leur constate guère de présence ! » Puis, à ces paroles, le khalifat regarda autour de lui et vit un grand noyer très haut ; et il dit : « Ô Giafar, je veux monter sur cet arbre, car ses branches sont proches des fenêtres ; et, de là, je pourrai regarder à l’intérieur. Aide-moi donc ! » Et le khalifat monta sur l’arbre, et ne cessa de grimper d’une branche à une autre branche qu’il n’eût atteint la branche qui était directement en face de l’une des fenêtres. Il s’assit alors sur la branche et regarda à travers la fenêtre.

Et voici qu’il vit un adolescent et une adolescente, tous les deux comme deux lunes, — gloire soit rendue à Celui qui les a créés ! — et il vit le cheikh Ibrahim, le gardien de son jardin, assis entre eux deux, la coupe à la main ; et il l’entendit qui disait à l’adolescente : « Ô souveraine des beautés, la boisson n’acquiert tout son délice que par la chanson ! Aussi, pour t’encourager à nous charmer de ta voix merveilleuse, je vais le chanter ce que dit le poète ! Écoute :

« Ya leili ! Ya eini[2].

Ne bois jamais sans une chanson de ton amie ! car, moi, j’ai remarqué que le cheval ne boit qu’au rythme du sifflement.

Ya leili ! Ya eini.

Puis ! cajole ton amie et flatte-la et caresse-la. Puis !… fonds sur elle et étends-la ! Tu as le grand et elle a le petit !...

Ya leili ! Ya eini ! »

En voyant le cheikh Ibrahim dans cette posture et en entendant de sa bouche cette chanson plutôt vive et guère convenable pour son âge de vieux gardien du palais, le khalifat sentit de colère la sueur jaillir d’entre ses yeux ; et il se hâta de descendre de l’arbre, et regarda Giafar et lui dit : « Ô Giafar, de ma vie je n’ai eu sous les yeux un spectacle aussi édifiant que celui des respectables cheikhs de mosquée qui sont dans cette salle, en train de pieusement remplir les cérémonies pieuses de la circoncision. Cette nuit est, en vérité, une nuit pleine de bénédiction ! Monte donc à ton tour sur l’arbre et hâte-toi de regarder dans la salle, de peur de manquer une occasion de te sanctifier, grâce aux bénédictions de ces dignes cheikhs de mosquée ! » Lorsque Giafar entendit les paroles de l’émir des Croyants, il devint fort perplexe, mais il n’hésita pas longtemps et se hâta d’escalader l’arbre et arriva en face de la fenêtre et regarda à l’intérieur. Et il vit le spectacle du groupe formé par les trois buveurs : cheikh Ibrahim, la coupe à la main et la tête branlante pendant qu’il chantait, Ali-Nour et Douce-Amie qui le regardaient, et l’écoutaient et riaient extrêmement.

À cette vue, Giafar n’eut plus aucun doute sur sa perte. Pourtant il descendit de l’arbre et s’arrêta entre les mains de l’émir des Croyants. Et le khalifat lui dit : « Ô Giafar, béni soit Allah qui nous a faits de ceux qui suivent avec ferveur les cérémonies extérieures des purifications, comme en cette nuit même, et qui nous éloigne de la route mauvaise des tentations et de l’erreur et de la vue des débauchés ! » Et Giafar, tant grande était sa confusion, ne savait que répondre. Le khalifat continua en regardant Giafar : « Mais autre chose ! je voudrais bien savoir qui a pu conduire jusqu’en ce lieu ces deux jeunes gens qui m’ont l’air d’être des étrangers. En vérité, je dois te dire, ô Giafar, que jamais mes yeux n’ont rien vu, en beauté, en perfections, en finesse de taille, en charmes de toute sorte, comme cet adolescent et comme cette adolescente ! » Alors Giafar implora son pardon du khalifat, qui le lui accorda ; et il dit : « Ô khalifat, en vérité, tu as dit vrai. Ils sont fort beaux ! » Et le khalifat alors dit : « Ô Giafar, remontons donc tous deux, ensemble, sur l’arbre, et continuons à les observer de notre branche. » Et tous deux remontèrent sur l’arbre et s’assirent sur la branche, en face de la fenêtre, et ils regardèrent.

Justement en ce moment, le cheikh Ibrahim disait : « Ô ma souveraine, le vin des coteaux m’a fait rejeter au loin la stérile gravité des mœurs et leur laideur ! Mais mon bonheur ne sera complet qu’en t’entendant pincer les cordes d’harmonie ! » Et Douce-Amie lui dit : « Mais, ô cheikh Ibrahim, par Allah ! comment pincer les cordes d’harmonie si je n’ai point d’instrument à cordes ? » Lorsque le cheikh Ibrahim entendit ces paroles de Douce-Amie, il se leva debout sur ses deux pieds, et le khalifat dit à l’oreille de Giafar : « Qui sait ce qu’il va maintenant faire, ce vieux libertin ? » Et Giafar répondit : « Je n’en sais rien. » Cependant le cheikh Ibrahim, qui s’était absenté quelques instants, revint bientôt dans la salle en tenant à la main un luth. Et le khalifat regarda ce luth avec attention et vit que c’était justement le luth dont jouait d’ordinaire son chanteur favori, Ishâk, quand il y avait fête au palais ou simplement pour le distraire. Alors le khalifat dit : « Par Allah ! c’est trop ! Pourtant je veux bien entendre chanter cette adolescente merveilleuse ; mais si elle chante mal, ô Giafar, je vous ferai tous crucifier jusqu’au dernier ; et si elle chante avec savoir et avec agrément, je ferai grâce à tous ceux-là, ces trois, mais toi, ô Giafar, tout de même je te crucifierai. » Alors Giafar s’écria : « Allah-oumma ! puisse-t-elle ne pas savoir chanter, dans ce cas ! » Et le khalifat, étonné, lui dit : « Pourquoi préfères-tu le premier cas au second ? » Giafar répondit : « Parce que, crucifié en leur compagnie, je trouverai avec qui passer assez gaîment les heures de mon supplice ! et nous nous tiendrons mutuellement compagnie ! » À ces paroles, le khalifat se prit à rire, en silence.

Cependant l’adolescente tenait déjà le luth d’une main et, de l’autre, elle en accordait savamment les cordes. Après quelques préludes très lointains et très doux, elle pinça les cordes qui vibrèrent de toute leur âme, à rendre liquide le fer, à réveiller le mort et à toucher le cœur de la roche et de l’acier. Puis, soudain, s’accompagnant, elle chanta :

« Ya leil… !

Mon ennemi, quand il me vit, vit combien l’amour aimait à me désaltérer à sa fontaine ! Et il s’écria : « Elle est trouble, l’eau de sa fontaine ! »

Ya ein… !

Mon ami, s’il prête l’oreille à de tels cris, n’a qu’à s’éloigner au très-loin ! mais oubliera-t-il jamais qu’elles me sont toutes dues, les délices goûtées et les folies de nos amours ! Ô délices et folies de nos amours !…

Ya leil… ! »

Douce-Amie, ayant chanté, continua à faire vibrer seul l’harmonieux luth aux cordes vivantes ; et le khalifat fit tous ses efforts pour ne pas crier extatiquement, en répons, un « Ah ! » ou un « Ya ein… ! » de plaisir. Et il dit : « Par Allah ! ô Giafar, de ma vie je n’ai entendu une voix aussi merveilleuse et ravissante que la voix de cette jeune esclave ! » Et Giafar sourit et répondit : « J’espère maintenant que la colère du khalifat contre son serviteur s’est évanouie ! » Il répondit : « Certainement, ô Giafar, elle s’est évanouie ! » Puis le khalifat et Giafar descendirent de l’arbre, et le khalifat dit à Giafar : « Maintenant je veux entrer dans la salle, m’asseoir au milieu d’eux, et entendre la jeune esclave chanter devant moi. » Il répondit : « Ô émir des Croyants, si tu apparaissais au milieu d’eux, ils en seraient fort dérangés ; et quant au cheikh Ibrahim, il en mourrait de frayeur, sûrement ! » Alors le khalifat dit : « Il le faut donc, ô Giafar, m’indiquer quelque combinaison pour arriver à connaître ce qu’il en est exactement de toute cette affaire, sans donner l’éveil à ceux-là et sans nous faire reconnaître. »

Là-dessus, le khalifat et Giafar, tout en songeant profondément à combiner le stratagème, se dirigèrent lentement du côté de la grande pièce d’eau située au milieu du jardin. Cette pièce d’eau communiquait avec le Tigre et contenait une quantité prodigieuse de poissons qui venaient s’y réfugier et chercher la nourriture qu’on leur jetait. Aussi le khalifat avait précédemment remarqué que les pécheurs s’y donnaient rendez-vous, et même, un jour qu’il était à l’une des fenêtres du Palais des Merveilles, il avait vu et entendu les pêcheurs, et il avait donné ordre à cheikh Ibrahim de ne jamais permettre aux pêcheurs d’entrer dans le jardin et de pêcher dans la pièce d’eau ; et il lui avait commandé de punir sévèrement tout coupable.

Or, ce soir-là, comme la porte du jardin avait été laissée ouverte, un pêcheur était entré et avait dit en son âme : « Voilà pour moi une bonne occasion de faire une pêche fructueuse ! » Ce pêcheur s’appelait Karim et était fort connu parmi les pêcheurs du Tigre. Il avait donc jeté son filet dans la pièce d’eau et, en attendant, il s’était mis à chanter ces vers admirables :

« Ô voyageur sur l’eau ! tu voyages en oubliant les périls et la perdition. Quand donc cesseras-tu de t’agiter et sauras-tu que la fortune jamais ne te viendra si tu la cherches ?

Vois-tu point la mer furibonde et le pêcheur las ? Il est las durant les nuits et fatigué, alors que les nuits sont pleines d’étoiles, que les nuits sont sereines et pleines d’étoiles !

Il a tendu son filet de corde que la vague soufflette ; et ses yeux ne voient et ne regardent d’autres seins que le sein de son filet.

Ne fais point comme le pêcheur, ô voyageur ! Regarde ! voici en son palais l’homme qui sait le prix de la vie et de la terre, qui sait jouir des jours de la terre et des nuits de la terre et des biens de la terre ! Heureux, son esprit est au repos ; et il vit de tous les fruits de la terre.

Regarde ! voici qu’il se réveille au matin après sa nuit de délices. Il se réveille au matin sous le sourire d’une gazelle adolescente, sous le regard de deux yeux de gazelle qui lui appartiennent et lui sourient !

Gloire à mon Seigneur ! Il donne à l’un et prive l’autre. L’un fait la pêche et l’autre mange le poisson ! Gloire à mon Seigneur ! »

Lorsque Karim le pêcheur eut fini de chanter, le khalifat tout seul s’avança de son côté, se tint debout derrière lui, le reconnut et lui dit soudain : « Ô Karim ! » Et Karim se retourna, saisi, en entendant son nom. Et, à la clarté de la lune, il reconnut le khalifat. Et il fut paralysé par la terreur. Puis il se reprit un peu et dit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, ne crois point que je le fais pour enfreindre tes ordres ; mais c’est la pauvreté seule et ma nombreuse famille qui me poussent, ce soir, à agir de la sorte ! » Et le khalifat dit : « Bien ! ô Karim, je veux bien ne point te voir. Mais veux-tu essayer de jeter ton filet en mon nom pour voir un peu ma chance ? » Alors le pêcheur fut dans la joie la plus grande et se hâta de jeter son filet à l’eau en invoquant le nom d’Allah, et il patienta jusqu’à ce que le filet eût atteint le fond de l’eau. Il le retira alors et y trouva de toutes les espèces de poissons, et en nombre incalculable. Et le khalifat en fut fort satisfait et lui dit : « Maintenant, ô Karim, déshabille-toi entièrement ! » Et Karim se hâta de se déshabiller. Il enleva un à un ses vêtements : sa robe de dessus aux manches amples, et toute rapiécée de pièces multicolores et de morceaux de laine de mauvaise qualité, et toute pleine de punaises de la variété à queue et de puces assez nombreuses pour couvrir la surface de la terre, son turban, qu’il n’avait pas déroulé depuis trois ans, et dont l’étoffe était faite de plusieurs morceaux de chiffons ramassés au hasard, et qui contenait des poux grands et des poux petits, de blancs et de noirs et d’autres aussi. Puis il déposa sa robe et son turban et se tint ainsi tout nu devant le khalifat. Alors le khalifat commença, lui aussi, à se déshabiller. Il enleva d’abord sa première robe en soie iskandarani et sa seconde robe en soie baâlbaki, puis son mantelet de velours et son gilet, et dit au pêcheur : « Karim, prend ces vêtements et mets-les toi-même ! » Puis le khalifat prit lui-même la robe aux larges manches du pêcheur et son turban et s’en vêtit ; puis il s’enroula autour du menton le cache-nez de Karim et lui dit : « Tu peux maintenant t’en aller à tes affaires. » Et l’homme se mit à remercier le khalifat et lui récita ces deux strophes :

« Tu m’as rendu le maître d’une richesse sans bornes, comme sans bornes sera mon remercîment ; et tu me comblas de tous les dons, sans compter.

Je te glorifierai donc tant que je serai au nombre des vivants ; et, à ma mort, mes os dans le sépulcre te remercieront encore. »

Mais à peine le pêcheur Karim avait-il fini de réciter ces vers que le khalifat sentit toute sa peau envahie par les punaises et les poux qui avaient élu domicile dans les loques du bonhomme, et tout cela se mit à circuler activement tout le long de son corps. Alors il se mit, de la main droite et de la main gauche, à les attraper par grosses poignées sur sa nuque, sur sa poitrine et partout, et à les jeter au loin avec horreur, en mouvements désordonnés et effarés. Puis il dit au pêcheur : «  Misérable Karim ! comment as-tu fait pour ainsi rassembler dans tes manches et dans ton turban toutes les bêtes malfaisantes ! » Et Karim répondit : « Seigneur, ne crains rien, crois-moi ! maintenant tu sens les piqûres de ces poux ; mais si tu as la patience de faire comme moi, dans une semaine d’ici tu ne sentiras plus rien et tu seras désormais à l’abri de leurs piqûres ; et tu n’y prêteras plus la moindre attention ! » Et le khalifat se prit à rire malgré toute son horreur, mais il dit : « Malheur ! comment vais-je pouvoir laisser cette robe sur mon corps ? » Le pêcheur dit : « Ô émir des Croyants, je voudrais bien te dire quelques paroles, mais j’éprouve une grande honte de les prononcer en présence de l’auguste khalifat ! » Il répliqua : « Dis tout de même ce que tu as à dire. » Karim répondit : « Il m’est passé par l’idée, ô commandeur des Croyants, que tu as voulu apprendre à pêcher pour avoir entre tes mains un métier qui te fît gagner ta vie ! Si cela était ainsi, ô commandeur des Croyants, ces habits et ce turban feront bien l’affaire ! » Alors le khalifat se mit à rire beaucoup des paroles du pêcheur, et le renvoya. Et Karim s’en alla en l’état de son chemin, et le khalifat se hâta de prendre la corbeille en feuilles de palmier où étaient les poissons de la pêche, couvrit soigneusement ces poissons avec de bonnes herbes fraîches et, chargé de la sorte, il alla retrouver Giafar et Massrour, qui l’attendaient un peu plus loin. En le voyant, Giafar et Massrour ne doutèrent pas que ce ne fût Karim le pêcheur, et Giafar eut peur pour le pêcheur de la colère du khalifat et lui dit : « Ô Karim, que viens-tu faire ici ? Hâte-toi de te sauver, car le khalifat est dans le jardin, cette nuit ! » Lorsque le khalifat entendit les paroles de Giafar, il fut pris d’un tel rire qu’il se renversa sur son derrière. Et Giafar s’écria : « Par Allah ! c’est notre souverain et maître, l’émir des Croyants lui-même ! » Et le khalifat répondit : « Mais oui, ô Giafar, et tu es mon grand-vizir, et c’est avec toi que je suis venu jusqu’ici, et tu ne m’as pas reconnu ! Aussi comment veux-tu maintenant que le cheikh Ibrahim me reconnaisse, lui qui est tout à fait ivre ? Ne bouge donc pas d’ici et attends-moi jusqu’à mon retour ! » Et Giafar répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors le khalifat s’avança du côté de la porte du palais et frappa. Et aussitôt, à l’intérieur de la grande salle, le cheikh Ibrahim se leva et s’écria : « Qui est à la porte ? » Il répondit : « C’est moi, ô cheikh Ibrahim ! » Il dit : « Et qui es-tu ? » Il répondit : « Moi, Karim le pêcheur ! J’ai appris que tu avais cette nuit des invités, et je suis venu t’apporter d’excellent poisson bien frais et tout frétillant encore ! »

Or, Ali-Nour et Douce-Amie aimaient beaucoup le poisson, justement. Aussi, à ces mots de poisson bien frais et tout frétillant encore, ils se réjouirent tous deux au comble de la joie, et Douce-Amie s’écria : « Ouvre-lui vite, ô cheikh Ibrahim, et laisse-le entrer avec le poisson qui est avec lui ! » Alors le cheikh Ibrahim se décida à ouvrir la porte, et le khalifat, déguisé toujours en pêcheur, put entrer librement, et commença à faire les saluts d’usage. Mais le cheikh Ibrahim l’interrompit par un éclat de rire et s’écria : « Bienvenu soit entre nous le larron, le voleur de ses partenaires ! Hardi ! viens nous montrer ce poisson fameux que tu as ! » Et le pêcheur enleva l’herbe fraîche et leur montra le poisson dans la corbeille ; et ils virent que le poisson était bien vivant et frétillait encore. Alors Douce-Amie s’écria : « Par Allah ! ô mes maîtres, que ce poisson est beau ! c’est dommage qu’il ne soit pas frit ! » Le cheikh Ibrahim s’écria : « Par Allah ! tu dis vrai ! » Et il se tourna vers le khalifat et lui dit : « Ô pêcheur, quel dommage que tu ne sois pas venu avec ce poisson une fois frit ! Prends-le donc et va vite nous le faire frire, et apporte-le-nous ensuite ! » Le khalifat répondit : « Sur ma tête tes ordres ! je vais le faire frire et je vous le rapporterai aussitôt. » Ils lui répondirent tous à la fois : « Oui ! dépêche-toi de le faire frire et de nous le rapporter ! »

Le khalifat se hâta de sortir et courut retrouver Giafar et lui dit : « Ô Giafar, ils demandent que le poisson soit frit ! » Il répondit : « Ô émir des Croyants, donne-le moi et je le ferai frire moi-même ! » Le khalifat dit : « Par la tombe de mes pères et de mes ancêtres ! nul autre que moi ne fera frire ce poisson ; et de ma propre main ! » Le khalifat alors alla à la hutte de roseaux qui servait d’habitation au gardien du jardin, cheikh Ibrahim ; il se mit à fureter partout et trouva tout ce qu’il fallait en fait d’ustensiles à friture et d’ingrédients, même le sel, le thym, les feuilles de laurier et autres choses semblables. Il s’approcha du fourneau et se dit en lui-même : « Ô Haroun, souviens-toi que dans ta jeunesse tu aimais beaucoup à aller stationner dans la cuisine, avec les femmes, et que tu te mêlais de la cuisine ! C’est maintenant le moment de montrer ton art ! » Il prit alors la poêle, la mit sur le feu, mit le beurre et attendit. Quand le beurre fut bien bouillant, il prit le poisson qu’il avait bien écaillé, nettoyé, lavé, salé et enduit légèrement de farine, et le mit dans la poêle. Le poisson bien cuit d’un côté, il le tourna sur l’autre côté avec un art infini et, quand le poisson fut bien à point, il le retira de la poêle et l’étendit sur de grandes feuilles vertes de bananier. Puis il alla au jardin cueillir quelques citrons, qu’il coupa et rangea également sur les feuilles de bananier, et il porta le tout aux convives, dans la salle, et le mit entre leurs mains. Alors le jeune Ali-Nour et la jeune Douce-Amie et le cheikh Ibrahim tendirent leurs mains et se mirent à manger ; et, lorsqu’ils eurent fini, ils se lavèrent les mains et Ali-Nour dit : « Par Allah ! ô pêcheur, tu viens de nous obliger infiniment, cette nuit ! » Puis il mit la main à sa poche et en retira trois dinars d’or d’entre les dinars que lui avait généreusement donnés le jeune chambellan de son père, à Bassra, le gentil Sanjar ; et il les tendit au pêcheur et lui dit : « Ô pêcheur, excuse-moi, je t’en prie, de ne pouvoir le donner plus, car, par Allah ! si je t’avais connu avant les derniers événements qui me sont arrivés, je t’aurais donné bien plus et j’aurais pour toujours enlevé de ton cœur l’amertume de la pauvreté. Prends donc ces dinars que mon état actuel me permet de te donner ! » Et il obligea le khalifat à accepter l’or qu’il lui tendait ; et le khalifat le prit, le porta à ses lèvres puis à son front comme pour remercier Allah et son bienfaiteur de ce don, et le mit dans sa poche.

Mais ce que cherchait avant tout le khalifat, c’était entendre la jeune esclave chanter devant lui. Aussi dit-il à Ali-Nour : « Ô mon jeune maître, tes bienfaits et la générosité sont sur ma tête et sur mes yeux ! Mais le souhait le plus ardent que je voudrais voir se réaliser grâce à ta bonté sans précédent, c’est que cette esclave jouât un peu de ce luth, qui est là, et chantât de sa voix, qui doit être admirable. Car les chants me ravissent et le jeu du luth également, et c’est ce que j’aime le plus au monde ! » Alors Ali-Nour dit : « Ô Douce-Amie ! » Elle répondit : «  Seigneur ? » Il dit : « Par ma vie, si elle t’est chère ! chante-nous quelque chose pour faire plaisir à ce pécheur qui désire ardemment t’entendre ! » À ces paroles de son cher seigneur, Douce-Amie, sans tarder, prit le luth, en tira quelques sons pour l’essayer et, pinçant soudain les cordes, elle exécuta un prélude qui enleva les auditeurs ; puis elle chanta ces deux strophes :

« La jeune, la flexible, la svelte jeune femme du bout tendre de ses doigts joua du luth, et mon âme en un clin d’œil de ma peau s’envola !

À sa voix, l’ouïe fut rendue à ceux atteints de surdité ; et des muets irrémédiables s’écrièrent soudain : « Ô le ravissement de cette voix ! »

Puis Douce-Amie, ayant ainsi chanté, continua à pincer les cordes de l’instrument et avec un art si merveilleux qu’elle ravit la raison à tous les assistants ; puis elle sourit et de nouveau chanta ces deux strophes :

« De ton pied adolescent, tu as touché notre sol qui en a frémi de délices et rayonné ! Et la clarté de tes yeux a chassé au loin les ténèbres de la nuit.

Pour te revoir, ô jeune garçon, me voici prêt à parfumer ma demeure de musc, d’eau de roses et de résine aromatisée. »

Et Douce-Amie chanta d’une voix si merveilleuse que le khalifat fut au comble de la jouissance, et sa passion l’emporta si fort qu’il ne put plus retenir l’enthousiasme de son âme et se mit à crier : « Ah ! ah ! ya Allah ! y Allah ! » Alors Ali-Nour lui dit : « Ô pêcheur, as-tu été bien charmé par la voix de l’esclave et par son jeu sur les cordes d’harmonie ? » Et le khalifat répondit : « Oui, par Allah ! » Alors Ali-Nour, qui d’ordinaire donnait sans hésiter tout objet qui plaisait à ses invités, lui dit : « Du moment, ô pêcheur, que tu trouves l’esclave à ta convenance, voici que je te l’offre et te la donne en cadeau, le cadeau d’un cœur généreux qui ne reprend jamais ce qu’il a une fois donné ! Prends donc l’esclave ! Elle est tienne désormais ! » Et Ali-Nour se leva à l’instant même, prit vivement son manteau qu’il jeta sur ses épaules et, sans même prendre congé de Douce-Amie, s’apprêta à quitter la salle de réunion, et laissa librement le khalifat déguisé en pécheur prendre possession de Douce-Amie. Alors Douce-Amie lui jeta un regard plein de larmes et lui dit : « Ô mon maître Ali-Nour ! tu vas ainsi réellement me quitter et me répudier, sans même me dire un dernier adieu ? De grâce, arrête-toi un peu, juste le temps que je te dise deux mots d’adieu. Écoute, ô Ali-Nour ! » Et Douce-Amie récita plaintivement ces deux strophes :

« Vas-tu t’échapper loin de moi, ô pur sang de mon cœur, toi dont la place est dans ce cœur meurtri, entre ma poitrine et mes entrailles ?

Ah ! je te supplie, à Toi le Clément sans bornes, de réunir ce qui est séparé, Toi le Généreux qui distribues à ton gré les bienfaits aux humains ! »

Lorsque Douce-Amie eut fini sa plainte, Ali-Nour se rapprocha un peu d’elle et lui dit :

« Elle me fit ses adieux au jour de la séparation, et me dit, en pleurant les brûlantes larmes de la séparation : « Que vas-tu faire maintenant, loin de moi, dans l’absence ? » Je lui dis : « Oh ! demande plutôt cela à celui qui reste près de toi ! »

En entendant ces paroles, le khalifat fut douloureusement affecté d’être la cause de la séparation de ces deux jeunes gens, et, d’un autre côté, il fut fort surpris de la facilité avec laquelle Ali-Nour lui faisait cadeau de cette merveille, et il lui dit : « Dis-moi, ô jeune homme, et ne crains pas de me l’avouer puisque je suis aussi âgé que ton père, craindrais-tu d’être arrêté et puni pour avoir peut-être enlevé cette jeune femme, ou bien songerais-tu à me la céder pour combler tes dettes ? » Alors Ali-Nour lui dit : « Par Allah, ô pêcheur ! il m’est arrivé à moi et à cette esclave une aventure tellement étonnante et des malheurs tellement extraordinaires que, s’ils étaient écrits avec des aiguilles sur les coins intérieurs des yeux, ils seraient une leçon à qui les lirait avec respect ! » Et le khalifat répondit : « Hâte-toi de nous raconter ton histoire et de nous en faire le récit détaillé, car tu ne peux savoir si cela ne sera pas pour toi une cause de soulagement et peut-être aussi de secours, car la consolation et le secours d’Allah sont toujours proches ! » Alors Ali-Nour dit : « Ô pêcheur, de quelle façon veux-tu entendre de moi le récit, en vers ou en prose ? » Et le khalifat répondit : « La prose, c’est de la broderie sur soie, et les vers sont des séries de perles ! » Alors Ali-Nour dit : « Voici d’abord le cordon de perles ! Et il ferma les yeux à demi et pencha son front et, en sourdine, il improvisa ces strophes, sur le champ :

« Ami ! j’ai fui le lit de mon repos ! Et, d’être ainsi loin du pays où je suis né, le chagrin sature mon âme !

Sache que j’avais un père que j’aimais et qui m’était le plus doux des pères ! Il n’est plus près de moi, et seul le tombeau lui sert de refuge !

Depuis lors, les afflictions et les malheurs m’ont tellement trituré qu’en sont broyées mes entrailles et en miettes mon cœur.

De son vivant, mon père m’avait choisi une d’entre les beautés, une jeune beauté pliante comme le rameau, à la taille onduleuse comme le rameau qu’un souffle fait ployer.

Je l’ai aimée, passionnément aimée, et j’ai pour elle brûlé en entier l’héritage de mon père, et je l’ai aimée à la préférer au plus aimé de mes chevaux rapides.

Mais un jour qu’à la fois tout me manquait, j’ai pris la route qui conduit à la vente, moi qui pourtant par dessus tout crains la douleur des séparations.

Le crieur public l’a criée sur le marché ! El soudain un vieux débauché, pour l’avoir, a haussé tout de suite le prix d’achat.

À la vue de l’ignoble vieux, la fureur m’a emporté, et j’ai pris mon esclave par la main et voulu l’emmener loin du marché !

Et déjà le vieux débauché s’imaginait assouvir sa convoitise, le vieux au cœur plein du feu flambant de l’enfer.

Alors moi, de ma main droite, je lui ai appliqué un coup de poing, et de ma main gauche, également ! Et j’ai déversé sur lui la colère qui me dévorait.

Puis, dans la crainte d’être pris, j’ai regagné au plus vite ma maison pour y être à l’abri de la puissance de mon ennemi.

Et le roi de la ville a ordonné pour moi l’arrestation et la prison. El c’est alors que j’ai vu vers moi accourir le jeune et beau chambellan loyal.

Il m’a avisé de fuir au plus vite et au loin, pour échapper aux stratagèmes de mes envieux.

Et moi, j’ai emmené mon amie et, sous l’aile de la nuit, tous deux nous sommes sortis de notre ville et nous avons pris la direction de Baghdad.

Et maintenant, ô pêcheur, sache bien que, hormis mon amie, je n’ai point de trésor ! El je te la donne en cadeau, ô pêcheur !

Ô pêcheur, sache bien que c’est la bien-aimée de mon cœur que je te donne, et qu’avec elle, c’est mon cœur lui-même que tu me ravis, ô pêcheur ! »

Lorsque Ali-Nour eut terminé d’égrener la dernière de ces perles, le khalifat lui dit : « Ô mon maître, maintenant que j’ai pu m’émerveiller de cette série de perles, veux-tu me donner quelques détails sur les broderies sur soie de cette histoire merveilleuse ? Alors Ali-Nour, qui croyait toujours parler au pêcheur Karim, lui donna tous les détails de son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin.

Lorsque le khalifat eut bien compris toute l’histoire, il dit : « Et maintenant où penses-tu t’en aller, ô mon maître Ali-Nour ? » Ali-Nour répondit : « Ô pêcheur, les terres d’Allah sont vastes à l’infini ! » Alors le khalifat lui dit : « Écoute-moi, ô jeune homme ! Je ne suis qu’un pêcheur obscur, mais je vais t’écrire sur le champ une lettre que tu remettras en mains propres au sultan de Bassra, Mohammad ben-Soleiman El-Zeini. Et il la lira, et aussitôt tu verras pour toi d’heureuses conséquences ! »

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et ne prolongea pas davantage le fil de son récit.


ET LORSQUE FUT
LA TRENTE-SIXIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le khalifat dit à Ali-Nour : « Moi, je t’écrirai une lettre que tu feras parvenir toi-même au sultan de Bassra, Mohammad ben-Soleiman El-Zeini ; et il la lira et tu en verras toutes les conséquences heureuses ! » Ali-Nour répondit : « Mais a-t-on jamais vu sur terre un pêcheur écrire librement aux rois ? C’est là une chose qui n’est jamais arrivée ! » Et le khalifat lui répliqua : « Tu dis vrai, ô mon maître Ali-Nour ! mais je vais tout de suite t’expliquer le motif qui me permet d’agir de la sorte. Sache qu’étant encore enfant, j’ai appris à lire et à écrire dans la même école et chez le même maître que celui de Mohammad El-Zeini. Et même j’étais bien plus avancé que lui, et j’avais une bien plus belle écriture que lui, et j’apprenais par cœur les vers ainsi que les versets du Livre bien plus facilement que lui. Et nous étions de très grands amis. Mais, plus tard, il fut favorisé par la fortune et devint roi, tandis qu’Allah fit de moi un simple pêcheur. Mais, comme il n’a pas l’âme fière devant Allah, il continua avec moi ses relations ; et moi, il n’y a pas de chose que je lui demande qu’il n’exécute aussitôt ; et même, si tous les jours je lui faisais mille demandes, il les exécuterait toutes, certainement ! » Lorsque Ali-Nour entendit ces paroles, il dit : « Écris alors ce que tu dis, que je le voie ! »

Alors le khalifat s’assit par terre, plia une jambe sur l’autre, prit une écritoire et un calam et une feuille, mit la feuille sur la paume de sa main gauche et tint le calam de sa main droite et écrivit cette lettre :

« Au nom d’Allah le Clément-sans-bornes le Miséricordieux !

« Et ensuite !

« Cet écrit est envoyé par moi Haroun Al-Rachid ben-Mahdi El-Abbassi à Sa Seigneurie Mohammad ben-Soleiman El-Zeini !

« Je te rappelle que ma grâce t’enveloppe, et qu’à elle seule tu dois d’avoir été nommé comme mon représentant dans un royaume de mes royaumes !

« Et maintenant je t’avise que le porteur de cet écrit, fait de ma main propre, est Ali-Nour, fils de Fadleddine ben-Khacân qui fut ton vizir et repose maintenant dans la miséricorde du Très-Haut !

« Des l’instant que tu auras lu mes paroles, tu te lèveras du trône du royaume et tu y mettras Ali-Nour, qui sera roi à ta place ! Car voici que je viens moi-même de l’investir de l’autorité dont je t’avais investi précédemment !

« Prends donc bien garde de différer l’exécution de ma volonté ! Et que sur toi soit le salut ! »

Puis le khalifat plia la lettre et la cacheta et, sans en révéler le contenu à Ali-Nour, il la lui remit. Et Ali-Nour prit la lettre, la porta à ses lèvres, puis à son front, la mit dans son turban et, à l’heure même, il sortit pour s’embarquer à destination de Bassra, tandis que la douloureuse Douce-Amie fondait en larmes dans son coin, abandonnée.

Voilà, pour le moment, ce qu’il en est d’Ali-Nour. Mais, pour ce qui est du khalifat, voici !

Lorsque le cheikh Ibrahim, qui, pendant tout ce temps, n’avait rien dit, vit tout cela, il se tourna vers le khalifat, qu’il prenait toujours pour Karim le pêcheur, et lui cria : « Ô le plus misérable d’entre les pêcheurs ! tu nous as apporté deux ou trois poissons qui valent à peine vingt moitiés de cuivre et, non content d’avoir empoché trois dinars d’or, tu veux maintenant prendre pour toi cette jeune esclave ! Misérable ! tu vas tout de suite me donner au moins la moitié de l’or ; et, quant à l’esclave, nous la partagerons aussi, et c’est moi qui commencerai, et toi après seulement ! »

À ces paroles, le khalifat s’approcha vivement de l’une des fenêtres, après avoir lancé un regard terrible à cheikh Ibrahim, et frappa ses mains l’une contre l’autre. Aussitôt Giafar et Massrour, qui n’attendaient que ce signal, accoururent dans la salle ; et, sur un signe du khalifat, Massrour se précipita sur cheikh Ibrahim et l’immobilisa. Quant à Giafar, qui tenait à la main une magnifique robe qu’il avait envoyé chercher en toute hâte par l’un de ses serviteurs, il s’approcha du khalifat, le dévêtit des loques du pêcheur et lui mit la robe de soie et d’or.

À cette vue, le cheikh Ibrahim terrifié reconnut le khalifat et, de honte, il se mit à se mordre les bouts des doigts ; mais il hésitait encore à croire à la réalité et se disait : « Enfin suis-je endormi ou éveillé ? » Alors le khalifat, de sa voix ordinaire, lui dit : « Eh bien ! cheikh Ibrahim, quel est donc cet état où tu t’es mis ? » Et le cheikh Ibrahim, à ces paroles, revint complètement de son ivresse et se jeta la face contre terre avec sa longue barbe et récita ces deux strophes :

« Pardonne la faute, ô toi qui as la préséance sur toutes les créatures ! La générosité est due du maître à l’esclave !

J’ai fait, je le confesse, ce à quoi m’avait poussé la folie ! Maintenant, à toi de savoir pardonner généreusement ! »

Alors le khalifat dit au cheikh Ibrahim : « Je te pardonne ! » Puis il se tourna vers la timide Douce-Amie et lui dit : « Ô Douce-Amie, maintenant que tu vois qui je suis, laisse-toi conduire au palais ! » Puis tous quittèrent la salle du Palais des Merveilles.

Lorsque Douce-Amie fut arrivée au palais, le khalifat lui fit donner un appartement réservé à elle toute seule et mit à ses ordres des servantes et des esclaves. Puis il alla la trouver et lui dit : « Ô Douce-Amie, tu m’appartiens pour le moment, puisque, d’un côté, je te désire et que, de l’autre, tu m’as été si généreusement cédée par Ali-Nour. Or, sache qu’à mon tour, pour reconnaître ce don, je viens d’envoyer Ali-Nour comme sultan à Bassra. Et, si Allah veut, je lui enverrai bientôt une magnifique robe d’honneur et je te chargerai de la lui porter toi-même. Et tu seras ainsi sultane avec lui ! » Puis le khalifat prit Douce-Amie dans ses bras et tous deux s’enlacèrent cette nuit-là. Et voila ce qu’il est advenu à eux deux.

Mais pour ce qui est d’Ali-Nour, voici ! Lorsque Ali-Nour ben-Khacân arriva, par la grâce d’Allah, dans la ville de Bassra, il alla directement au palais du sultan Mohammad El-Zeini, monta au palais et lança un grand cri. Et le sultan entendit le cri et s’informa de ce cri et ordonna d’amener l’homme en sa présence. Et Ali-Nour se présenta entre les mains du sultan, retira de son turban la lettre du khalifat et la lui remit. Et le sultan ouvrit la lettre et reconnut l’écriture du khalifat. Aussitôt il se leva debout sur ses deux pieds, lut attentivement le contenu et, l’ayant lu, il porta par trois fois la lettre à ses lèvres et à son front et dit : « J’écoute et j’obéis à Allah Très-Haut et au khalifat, l’émir des Croyants ! » Et aussitôt il fit venir les quatre kâdis de la ville et les principaux émirs pour leur faire part de sa résolution d’obéir immédiatement au khalifat en abdiquant le trône. Mais, sur ces entrefaites, entra le grand-vizir El-Mohin ben-Sâoui, l’ennemi ancien d’Ali-Nour et de son père Fadleddine ben-Khacân. Alors le sultan lui remit la lettre de l’émir des Croyants et lui dit : « Lis ! » Le vizir Sâoui prit la lettre et la lut et la relut, et fut au comble de la consternation ; mais soudain, et d’un adroit tour de main, il déchira le bas de la lettre où il y avait le cachet noir du khalifat, le porta à sa bouche, le mâcha, puis le rejeta au loin. Alors le sultan, pris d’une grande colère, s’écria : « Malheur à toi ! ô Sâoui, quel démon t’a poussé à commettre un acte pareil ? » Et Sâoui répondit : « Ô roi, sache que ce gredin n’a jamais vu le khalifat ni même son vizir Giafar. C’est simplement une espèce d’escroc et de garçon rongé de vices ! C’est un Satan plein de malice et de fourberie. Il a dû trouver par hasard un papier sur lequel il y avait l’écriture du khalifat ; et il a imité l’écriture et a commis un faux, et a écrit ainsi ce qu’il a voulu ! Aussi comment songer, ô sultan, à abdiquer le trône, alors que le khalifat ne t’a pas envoyé un exprès avec une patente écrite de sa noble écriture ! D’ailleurs, si c’était vraiment le khalifat qui t’avait envoyé cet homme, il l’aurait fait accompagner par quelque chambellan ou par quelque vizir. Or, nous savons que cet individu est venu seul ici ! » Alors le sultan répondit : « Et comment faire maintenant, ô Sâoui ? » Il dit : « Ô roi, confie-moi ce jeune homme, et je saurai bien arriver à la vérité. Je l’enverrai à Baghdad accompagné d’un chambellan qui s’informera exactement des faits. Si la chose est vraie, ce jeune homme nous rapportera, cette fois, une vraie patente écrite de la noble écriture du khalifat. Mais si la chose n’est pas vraie, le chambellan nous ramènera ce jeune homme, et je saurai bien alors me venger de lui d’une façon éclatante et lui faire expier le passé et le présent. »

À ces paroles du vizir Sâoui, le sultan finit par croire Ali-Nour réellement criminel, et ne voulut même pas patienter, tant il était entré dans une terrible colère. Et il cria à ses gardes : « Saisissez-le ! » Et les gardes saisirent Ali-Nour, et le jetèrent à terre et se mirent à lui donner la bastonnade jusqu’à ce qu’il se fût complètement évanoui. Puis le sultan leur ordonna de lui passer les chaînes aux pieds et aux mains ; puis il fit mander le geôlier en chef. Et le geôlier en chef ne tarda pas à venir se présenter entre les mains du roi.

Or, ce geôlier s’appelait Koutaït. Lorsque le vizir le vit, il lui dit : « Ô Koutaït, par ordre de notre maître le sultan, tu vas prendre cet homme-là et le jeter dans une fosse d’entre les fosses creusées dans le cachot, et le mettre jour et nuit à la torture, et fort durement. » Koutaït répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il emmena Ali-Nour et le conduisit tout de suite au cachot.

Lorsque Koutaït fut entré dans le cachot avec Ali-Nour, il referma la porte et fit aussitôt soigneusement balayer le sol et nettoyer un banc derrière la porte, il recouvrit ce banc d’un tapis et y plaça un coussin ; puis il s’approcha d’Ali-Nour, défit ses liens et le pria de monter se reposer sur le banc et lui dit : « Je n’oublie point, ô mon maître, que j’ai été maintes fois l’obligé du défunt vizir, ton père. Sois donc sans crainte ! » Et aussitôt il se mit à traiter Ali-Nour avec égards et bonté, ne le laissant manquer de quoi que ce fût ; et, d’un autre côté, il envoyait aviser journellement le vizir qu’Ali-Nour subissait les châtiments les plus terribles. Et cela dura ainsi quarante jours.

Lorsque fut le quarante-unième jour, on vit arriver au palais un magnifique cadeau au roi de la part du khalifat. Et le roi fut émerveillé de la richesse de ce cadeau ; mais comme il ne comprenait point le motif qu’avait eu le khalifat de le lui envoyer, il fit assembler ses émirs et leur demanda leur avis. Alors quelques-uns formulèrent cette idée que ce cadeau ne pouvait, dans la pensée du khalifat, qu’être destinée à celui que le khalifat avait envoyé pour être le sultan nouveau. Aussitôt le vizir Sâoui s’écria : « Ô roi, ne t’avais-je pas dit qu’il valait mieux se débarrasser de cet Ali-Nour, et que c’était là le parti le plus sage ? » Alors le sultan s’écria : « Par Allah ! tu me fais justement me souvenir de cet individu-là. Va vite me le chercher, et fais-lui couper la tête sans miséricorde ! » Et Sâoui répondit : « J’écoute et j’obéis ! Pourtant je désirerais bien auparavant faire annoncer son supplice à toute la ville par les crieurs publics qui crieraient : « Que tous ceux qui veulent assister à l’exécution d’Ali-Nour ben-Khacân viennent au-dessous du palais ! » Et tout le monde viendra voir cette exécution ; et je serai ainsi vengé, et mon cœur sera rafraîchi et ma haine assouvie ! » Et le sultan lui répondit : « Tu peux faire ce que bon te semble ! »

Alors le vizir Ben-Sâoui se réjouit fort et courut chez le gouverneur et lui ordonna de faire crier par toute la ville l’heure de l’exécution d’Ali-Nour et tous les détails mentionnés. Et cela fut aussitôt fait. Aussi, en entendant les crieurs publics, tous les habitants de la ville furent dans l’affliction et le deuil et se mirent à pleurer tous, jusqu’aux petits enfants dans les écoles et aux boutiquiers dans les souks ; puis les uns s’empressèrent d’accourir occuper une bonne place pour voir passer Ali-Nour et assister au spectacle douloureux de sa mise à mort, et les autres se rendirent en foule aux portes de la prison pour faire cortège à Ali-Nour dès sa sortie. Quant au vizir Ben-Sâoui, il prit dix de ses gardes et se hâta, dans sa joie, d’accourir a la prison et commanda qu’on lui ouvrît la porte et qu’on le laissât entrer. Alors le geôlier Koutaït fit semblant d’ignorer le motif qui l’amenait et lui dit : « Que souhaites-tu, ô notre maître le vizir ? » Il répondit : « Amène vite en ma présence ce jeune gredin vicieux ! » Le geôlier dit : « Il est maintenant dans le plus mauvais état à la suite de tous les coups qu’il a reçus et des tortures qu’il a subies. Pourtant je t’obéis tout de suite ! » Et le geôlier s’éloigna et se dirigea vers l’endroit où était Ali-Nour et le trouva qui récitait doucement ces strophes :

« Hélas ! personne pour me secourir dans mes malheurs ! Et voici mes maux augmenter d’intensité et leur remède se faire plus rare et plus cher !

L’absence impitoyable a consumé le plus pur de mon sang et usé mon dernier souffle de vie ! Et la fatalité a fait de mes amis mes ennemis les plus cruels !

Ô vous tous qui me voyez ! N’y a-t-il donc personne parmi vous pour compatir, pour juger de l’étendue de ma misère et répondre à mon appel ?

Que la mort, malgré toutes ses terreurs, m’apparaît douce, maintenant que de cette vie j’ai rejeté tout espoir trompeur !

Seigneur ! ô Toi qui guides les annonciateurs des bonnes nouvelles ! ô Mer de générosité ! ô Maître des médiateurs de consolation !

Voici que je t’implore de toutes les blessures d’une âme éprouvée ! Délivre-moi de mes calamités et de leur danger ! Pardonne mes bassesses et mes fautes ! Et oublie mes errements et ma malice ! »

Lorsque Ali-Nour eut fini sa plainte, Koutaït s’approcha de lui, lui expliqua vite la chose et l’aida à se dévêtir promptement des habits propres qu’il lui avait donnés en cachette, et à se vêtir d’une vieille robe en loques, comme un misérable prisonnier, et le conduisit entre les mains du vizir Sâoui qui l’attendait en trépignant de haine. Et Ali-Nour le vit et constata quelle inimitié lui vouait cet ancien ennemi de son père. Pourtant il lui dit : « Me voici, ô Sâoui ! Penses-tu que le destin te sera toujours favorable pour ainsi mettre en lui ta foi ? Et ignores-tu donc les paroles du poète :

« Ils ont jugé avec autorité et en ont profité pour outrepasser leurs droits et blesser l’équité ! Ils ignorent que bientôt leur verdict n’en sera plus un et se dissoudra dans le néant ! »

Et Ali-Nour ajouta : « Ô vizir, sache bien qu’Allah seul a le pouvoir, qu’il est le Seul Réalisateur ! » Alors il lui répondit : « Ô Ali, crois-tu m’intimider avec toutes tes sentences ? Or, sache que moi, en ce jour même, je vais te couper le cou en dépit de ton nez et du nez de tous les habitants de Bassra. Et, pour imiter

ta manière, je me conformerai à ce dire du poète :

« Laisse le temps agir à sa guise ! mais toi, satisfais-toi en te rendant justice !

« Et comme il est admirable cet autre poète qui dit :

» Celui qui vit après la mort de son ennemi, ne fût-ce qu’un jour, a atteint le but désiré ! »

Là-dessus, le vizir ordonna soudain à ses gardes de se saisir d’Ali-Nour et de le jeter sur le dos d’un mulet. Mais les gardes hésitèrent en voyant la foule regarder Ali-Nour et lui dire : « Ordonne ! et sur l’heure nous lapiderons cet homme et nous le mettrons en pièces, même au risque de nous perdre et de perdre nos âmes ! » Mais Ali-Nour dit : « Oh, non ! ne faites point cela, oh, non ! N’avez-vous point entendu ces vers du poète :

» Tout homme a un temps déterminé à passer sur la terre ! Passé ce temps, il doit mourir !

Mais aussi, si même les lions en leurs forêts m’entraînaient, je n’aurais rien à redouter, tant que mon temps ne serait pas venu ! »

Alors les gardes se saisirent d’Ali-Nour, le hissèrent sur le dos d’un mulet et se mirent à parcourir toute la ville jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au bas du palais, sous les fenêtres du sultan. Et ils criaient tout le temps : « Voilà le châtiment qui attend celui qui commet des faux en écriture ! » Puis ils placèrent Ali-Nour juste au lieu du supplice, à l’endroit même où le sang d’ordinaire croupissait. Et l’exécuteur, l’épée nue à la main, s’avança et dit à Ali-Nour : « Je suis ton esclave soumis ! Si donc tu as besoin que quelque chose soit faite, ordonne et je la ferai ; si tu as besoin de boire ou de manger, ordonne et je t’obéirai ! Car, sache que tu n’as plus que très peu d’instants à vivre, juste le temps que le sultan mette la tête à la fenêtre ! » Alors Ali-Nour regarda à droite et à gauche et récita ces strophes :

« De grâce, répondez-moi ! Y a-t-il parmi vous un ami miséricordieux pour me venir en aide ?

Le temps de ma vie est passé, et accomplie ma destinée ! Y a-t-il un homme charitable pour me secourir et mériter la récompense de cette bonne œuvre ;

Pour jeter un regard sur ma misère et découvrir ma tristesse et me donner un peu d’eau pour calmer les souffrances de mon supplice ? »

Alors tous les assistants se mirent à sangloter, et le porte-glaive alla aussitôt prendre une gargoulette d’eau et la présenta à Ali-Nour. Mais aussitôt le vizir Ben-Sâoui se précipita de sa place et donna un coup sur la gargoulette, qui se brisa, et cria, furieux, au porte-glaive : « Qu’attends-tu pour lui couper le cou ? » Alors le porte-glaive prit un bandeau et banda les yeux d’Ali-Nour. À cette vue, toute la foule se souleva contre le vizir et se mit à l’injurier et à lui crier toutes sortes de choses ; et le tumulte arriva bientôt à son comble, et l’agitation et les cris devinrent indescriptibles. Et soudain, pendant que régnait tout ce tumulte, une poussière s’éleva et des clameurs confuses retentirent et s’approchèrent, en remplissant l’air et l’espace.

À ce vacarme et à cette poussière, le sultan devint attentif ; il regarda par la fenêtre de son palais et dit à ceux qui l’entouraient : « Voyez vite ce qu’il en est ! » Mais le vizir Sâoui répondit : « Ce n’est point le moment ! Il faut avant tout couper le cou à cet homme-là ! » Mais le sultan dit : « Tais-toi donc, ô Sâoui ! Et laisse-nous voir ce que c’est ! »

Or, cette poussière était la poussière soulevée par les chevaux de Giafar, le grand-vizir du khalifat, et par ses cavaliers.

Et la raison de leur arrivée subite était la suivante. Le khalifat, après la nuit d’amour passée dans les bras de Douce-Amie, était resté trente jours sans plus se la rappeler, ni se rappeler toute cette histoire d’Ali-Nour ben-Khacân ; et personne non plus ne s’était trouvé pour l’en faire souvenir. Mais, une nuit d’entre les nuits, comme il passait à côté de l’appartement réservé de Douce-Amie, il entendit des pleurs et une voix douce et fine qui chantait en sourdine ce vers du poète :

« Ton ombre, absent serais-tu ou proche de moi, ô délices ! ne me quitte jamais ! Et ma langue, pour ma joie, aime à répéter ton nom, ô délicieux ! »

Et comme, après ce chant, les sanglots redoublaient d’intensité, le khalifat ouvrit la porte et entra dans l’appartement réservé. Et il vit que c’était Douce-Amie qui pleurait. À la vue du khalifat, Douce-Amie se jeta à ses pieds et les embrassa par trois fois, puis récita ces deux strophes :

« Ô toi d’illustre race et de noble filiation, rameau fertile qui ploie sous tes fruits, ô produit exquis d’un sang fameux !

Laisse-moi te faire te souvenir de la promesse que me fit la bonté et que promit ta générosité sans égale ! Ah ! puisses-tu ne la pas oublier ! »

Mais le khalifat, qui continuait à ne plus se rappeler Douce-Amie et Ali-Nour, lui dit : « Mais qui es-tu, ô jeune fille ? » Elle répondit : « Je suis le cadeau que t’avait fait Ali-Nour ben-Khacân. Et maintenant je souhaite te voir accomplir la promesse que tu m’avais faite de me renvoyer près de lui avec tous les honneurs dus. Et voilà bientôt trente jours que je suis ici, et sans goûter une heure à la nourriture du sommeil. » À ces paroles, le khalifat fit mander en toute hâte Giafar Al-Barmaki, et lui dit : « Il y a déjà trente jours que je n’entends plus parler d’Ali-Nour ben-Khacân ! Aussi je pense que le sultan de Bassra a dû le mettre à mort. Mais je jure, par ma tête et par la tombe de mes pères et de mes aïeux, que si un malheur est arrivé à ce jeune homme, je ferai périr celui qui en est la cause, même si c’est l’homme que j’aime le plus au monde ! Je veux donc, ô Giafar, que tu partes pour Bassra à l’heure même et que tu reviennes tout de suite m’apporter des nouvelles du roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini et de ses agissements vis-à-vis d’Ibn-Khacân Ali-Nour ! » Et Giafar se mit aussitôt en route.

Giafar arriva donc à Bassra et vit tout ce tumulte et ce vacarme et cette foule houleuse et excitée, et il demanda : « Mais qu’est-ce donc que tout ce tumulte ? » Et aussitôt mille voix, parmi le peuple, lui répondirent et lui racontèrent tout ce qui était arrivé à Ali-Nour ben-Khacân. Lorsque Giafar entendit leurs paroles, il se hâta encore davantage d’arriver au palais. Et il monta chez le sultan et lui souhaita la paix et lui raconta le sujet de sa venue et lui dit : « J’ai ordre, si un malheur était arrivé à Ali-Nour, de faire périr celui qui en aurait été la cause et de te faire expier à toi, ô sultan, le crime commis ! Où donc se trouve Ali-Nour ? »

Alors le sultan fit tout de suite amener Ali-Nour par les gardes qui allèrent le chercher sur la place. À peine Ali-Nour était-il entré, que Giafar se leva et ordonna aux gardes d’arrêter le sultan lui-même et le vizir El-Mohin ben-Sâoui. Et aussitôt il nomma Ali-Nour sultan de Bassra et le plaça sur le trône à la place de Mohammad El-Zeini qu’il fit enfermer avec le vizir.

Puis Giafar resta à Bassra les trois jours réglementaires de l’invitation, chez le nouveau roi. Mais, au matin du quatrième jour, Ali-Nour se tourna vers Giafar et lui dit : « En vérité, je désire vivement revoir l’émir des Croyants ! » Et Giafar voulut bien et dit : « Faisons d’abord notre prière du matin, et partons ensuite pour Baghdad ! » Et le roi dit : « J’écoute et j’obéis ! » Et ils firent la prière du matin, et tous deux, accompagnés des gardes et des cavaliers, et ayant avec eux l’ancien roi Mohammad El-Zeini et le vizir Sâoui, prirent le chemin de Baghdad. Et pendant toute la route le vizir Sâoui eut le temps de réfléchir et de se mordre les poings de repentir.

Ils se mirent donc à voyager, et Ali-Nour caracolait aux côtes de Giafar, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à Baghdad, la demeure de paix. Et ils se hâtèrent de monter chez le khalifat, et Giafar lui raconta l’histoire d’Ali Nour. Alors le khalifat fit approcher Ali-Nour et lui dit : « Prends ce glaive et coupe la tête, de ta propre main, à ton ennemi, ce misérable Ben-Sâoui ! » Et Ali-Nour prit le glaive et s’approcha de Ben-Sâoui. Mais celui-ci le regarda et lui dit : « Ô Ali-Nour ! moi, j’ai agi vis-à-vis de toi d’après mon tempérament. Je ne m’y pouvais soustraire. Mais toi, agis à ton tour d’après ton tempérament ! » Alors Ali-Nour jeta le glaive loin de lui, regarda le khalifat et lui dit : « Ô émir des Croyants, il vient de me désarmer ! » Et il récita ce que dit le poète :

« J’ai vu mon ennemi et j’ai su comment le vaincre ! Car l’homme pur est toujours vaincu par les paroles de bonté ! »

Mais le khalifat s’écria : « Soit ! laisse-le, toi ! » Et il dit à Massrour : « Ô Massrour ! lève-toi et coupe la tête de ce misérable ! » Et Massrour se leva et, d’un seul coup, trancha la tête du vizir El-Mohin ben-Sâoui. Alors le khalifat se tourna vers Ali-Nour et lui dit : « Maintenant, tu n’as qu’à me demander n’importe quoi ! Estime le prix ! » Ali-Nour répondit : « Ô mon maître, je ne souhaite point de royaume, et je ne veux avoir rien de commun avec le trône de Bassra. Car il n’y a pas pour moi d’autre vœu à formuler que celui d’avoir le bonheur de contempler les traits de Ta Seigneurie ! » Et le khalifat répondit : « Ô Ali-Nour, de tout cœur amical et comme hommage dû ! » Puis il fit prier Douce-Amie de venir, et il la rendit à Ali-Nour, et leur fit don de grande biens et de grandes richesses, et leur donna un palais d’entre les plus beaux palais de Baghdad, et leur alloua une pension somptueuse sur le Trésor. Et il voulut qu’Ali-Nour ben-Khacân devînt son intime et son compagnon. Et il finit par pardonner au sultan Mohammad El-Zeini, qu’il réintégra dans ses états en lui recommandant de bien faire attention à ses vizirs désormais. Et tous vécurent dans la joie et la prospérité jusqu’à la mort.

« Mais, continua la diserte Schahrazade, ne crois point, ô Roi, que cette histoire d’Ali-Nour et de Douce-Amie, toute délicieuse qu’elle soit, soit aussi merveilleuse ou aussi étonnante que celle de Ghanem ben-Ayoub et de sa sœur Fetnah ! » Et le roi Schahriar répondit : « Mais je ne connais point cette histoire ! »


Notes
  1. Douce-Amie, — au lieu des mots arabes : Anis Al-Djalis, simplement pour la facilité de la lecture.
  2. Ces mots qui signifient : « ô nuit ! ô les yeux ! » sont le leitmotive de toute chanson arabe. Ils reviennent à tout instant, soit comme prélude, soit comme accompagnement, soit comme finale.


HISTOIRE DE GHANEM BEN-AYOUB
ET DE SA SŒUR FETNAH


Et Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des siècles et des âges, un marchand d’entre les marchands, très riche et père de deux enfants. Il s’appelait Ayoub. Le fils s’appelait Ghanem ben-Ayoub, connu depuis sous le surnom d’El-Molim El-Massloub[1], et il était aussi beau que la pleine lune durant les nuits, et doué d’une merveilleuse éloquence et d’une délicieuse diction. La fille, sœur de Ghanem, s’appelait Fetnah[2], tant elle avait en elle de charme et de beauté.

À sa mort, leur père, Ayoub, leur laissa de très grandes richesses…

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin st se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Le marchand Ayoub, leur père, à sa mort, leur laissa de très grandes richesses. Entre autres choses, il leur laissa : cent charges de soieries, de brocarts et d’étoffes précieuses, et cent vases remplis de vessies de musc pur. Les charges étaient toutes emballées, et sur chaque balle il était écrit en gros caractères bien faits : à destination de Baghdad ; car le marchand Ayoub ne pensait pas mourir si tôt et avait l’intention de se rendre lui-même à Baghdad vendre ses précieuses marchandises.

Mais, une fois qu’Allah eut appelé le marchand Ayoub en son infinie miséricorde et que les jours de deuil furent passés, le jeune Ghanem songea à partir lui-même pour Baghdad à la place de son père. Il fit donc ses adieux à sa mère, à sa sœur Fetnah, à ses proches et à tous les habitants de son quartier et du voisinage ; puis il alla au souk, où il loua les chameaux nécessaires, chargea toutes ses balles sur les chameaux et profita du départ d’autres marchands pour Baghdad pour faire route avec eux ; et il sortit après avoir remis son sort entre les mains d’Allah Très-Haut. Et Allah lui écrivit la sécurité si bien que Ghanem ne tarda pas à arriver à Baghdad sain et sauf, avec toutes ses marchandises.

À peine arrivé à Baghdad, il se hâta de louer une fort belle maison, qu’il meubla somptueusement ; il y étendit partout de magnifiques tapis, des divans et des coussins, et n’oublia pas les rideaux aux portes et aux fenêtres ; puis il y fit décharger toutes les marchandises de sur le dos des chameaux et des mulets ; et il resta s’y reposer des fatigues du voyage et attendit tranquillement que tous les marchands de Baghdad et les notables fussent venus, les uns après les autres, lui souhaiter la paix et la bienvenue.

Il songea alors à aller au souk commencer la vente de ses marchandises. Il fit un paquet de dix pièces d’étoffes très belles et de fines soieries qui portaient chacune sur une étiquette le prix déterminé, et se dirigea vers le souk des grands marchands. Aussitôt il fut reçu avec empressement par tous les marchands, qui vinrent au-devant de lui et lui souhaitèrent la paix et l’invitèrent à accepter des rafraîchissements et le reçurent avec une très grande cordialité. Puis ils le conduisirent chez le cheikh du souk qui aussitôt, à la seule inspection des marchandises, les lui acheta séance tenante. Et Ghanem ben-Ayoub fit ainsi un gain de deux dinars d’or pour chaque dinar de marchandise. Et il fut fort content de ce gain, et continua ainsi à vendre tous les jours quelques pièces d’étoffe et quelques vessies de musc, avec un gain de deux pour un, et cela durant l’espace d’une année entière.

Un jour, au commencement de la seconde année, il alla au souk selon son habitude. Mais il trouva toutes les boutiques fermées, et la grande porte du souk fermée également. Et, comme ce n’était point une fête, il fut étonné et en demanda la raison. On lui répondit que l’un des principaux marchands venait de mourir et que tous les marchands étaient allés assister à ses funérailles ; et l’un des passants lui dit : « Tu feras bien d’y aller aussi, et d’accompagner le convoi, car cela te sera méritoire. » Et Ghanem répondit : « Mais certainement ! Seulement, Je voudrais savoir où se font les funérailles. » Alors on le lui indiqua ; et il entra aussitôt dans une cour de mosquée près de là, fit ses ablutions minutieusement avec l’eau du bassin, et se dirigea en toute hâte vers l’endroit indiqué. Il se mêla alors à la foule des marchands et les accompagna à la grande mosquée où l’on fit les prières d’usage sur le corps du défunt. Puis le convoi prit le chemin du cimetière qui était situé en dehors des portes de Baghdad. On entra dans le cimetière et on marcha à travers les tombes jusqu’à ce qu’on fût arrivé à l’édifice en dôme où l’on devait déposer le défunt.

Les parents du défunt avaient déjà tendu une immense tente au-dessus du tombeau, et y avaient suspendu les lustres, les flambeaux et les lanternes. Et tous les assistants purent entrer se mettre à couvert sous la tente. Alors on ouvrit le tombeau, on y déposa le corps, et on referma le couvercle. Puis les imans et les autres ministres du culte et les lecteurs du Koran commencèrent à réciter sur la tombe les versets sacrés du Livre et des chapitres prescrits. Et tous les marchands, ainsi que tous les parents du mort, s’assirent en rond sur les tapis étendus sous la tente et écoutèrent religieusement les saintes Paroles. Et Ghanem ben-Ayoub, quoique pressé de rentrer chez lui, ne voulut point, par égard pour les parents, s’en aller tout seul, et il resta à écouter avec les autres.

Les cérémonies religieuses ne prirent fin qu’avec le jour. Alors les esclaves arrivèrent chargés de grands plateaux couverts de mets et de douceurs, et les distribuèrent largement à tous les assistants, qui mangèrent et burent jusqu’à satiété, comme il est d’usage en tout enterrement ; puis on leur passa les, aiguières et les cuvettes et ils se lavèrent les mains, et s’assirent en rond silencieusement, comme d’usage.

Mais, au bout d’un certain temps, comme la séance ne devait être levée que le lendemain matin, Ghanem commença à s’inquiéter fort, à cause des marchandises qu’il avait laissées à la maison sans gardien, et il eut peur des voleurs, et se dit en lui-même : « Je suis un étranger, et je passe pour être un homme fort riche. Aussi, si je passais une nuit loin de ma maison, les voleurs la pilleraient entièrement et emporteraient tout mon argent et le restant de mes marchandises. » Et comme ses craintes ne faisaient qu’augmenter, il se décida à se lever et s’excusa auprès des assistants en leur disant qu’il allait satisfaire un besoin très pressant, et sortit au plus vite. Il se mit à marcher en suivant, dans l’obscurité, les traces du sentier jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la porte de la ville. Mais comme c’était déjà minuit, il trouva la porte de la ville fermée, et ne vit aucun passant s’en approcher ou s’en éloigner, et ne put entendre d’autre voix que les aboiements des chiens et les glapissements lointains des chacals mêlés aux hurlements des loups. Alors il s’écria, désappointé et effrayé : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah ! Auparavant c’était pour mon bien que j’avais peur, et maintenant c’est pour ma vie ! » Alors il revint sur ses pas et se mit à la recherche de quelque gîte pour y passer la nuit à l’abri jusqu’au matin. Il trouva bientôt une turbeh, non loin de là, entourée de quatre murs, et où il y avait un palmier. Cette turbeh avait une porte de granit qui était ouverte. Et Ghanem entra dans la turbeh et s’y étendit pour dormir ; mais le sommeil ne vint pas, et la terreur l’envahit d’être ainsi tout seul au milieu des tombeaux. Alors il se leva debout sur ses deux pieds, et ouvrit la porte et regarda au dehors. Et il vit une lumière qui brillait dans le loin, du côté de la porte de la ville. Il se mit à se diriger vers cette lumière, mais il vit qu’elle s’approchait elle-même sur le chemin qui conduisait à la turbeh où il était. Alors Ghanem eut peur et revint précipitamment, et entra de nouveau dans la turbeh et prit soin de refermer soigneusement la lourde porte et de repousser le loquet. Puis il n’eut de repos qu’il n’eût grimpé au haut du palmier et ne se fût bien blotti entre les branchages. De là, il remarqua que la lumière se rapprochait, et il finit par apercevoir trois nègres, dont deux portaient une grande caisse et le troisième tenait à la main une lanterne et des pioches. Lorsqu’ils furent tout près de la turbeh, l’un des porteurs vit que son compagnon à la lanterne s’était arrêté surpris, et il lui dit : « Qu’arrive-t-il donc, ô Saouâb ? » Saouâb répondit : « Ne vois-tu pas ? » L’autre dit : « Quoi donc ? » Saouâb répondit : « Ô Kâfour, ne vois-tu pis que la porte de la turbeh, qui nous avions laissée ouverte le soir, est maintenant fermée et bien cadenassée de l’intérieur ? » Alors le troisième nègre, qui s’appelait Bakhita, leur dit : « Quel petit esprit vous avez ! Ne savez-vous donc pas que les propriétaires des champs sortent tous les jours de la ville et viennent ici, après avoir visité leurs plantations, pour s’y reposer ? Ils entrent et prennent soin de refermer la porte sur eux, le soir venu, de crainte d’être surpris par des nègres comme nous, qu’ils redoutent énormément ; car ils savent bien que nous les prenons pour les rôtir et nous régaler de leur chair de blancs. » Alors Kâfour et Saouâb dirent au nègre Bakhita : « En vérité, ô Bakhita, s’il y a quelqu’un parmi nous qui soit modique d’esprit, c’est bien toi ! » Mais Bakhita répondit : « Je vois bien que vous ne croirez à mes paroles que lorsque nous serons entrés dans la turbeh et que nous y aurons vu quelque personne. Et je vous annonce même d’avance que si, en ce moment, il y a quelqu’un dans la turbeh, ce quelqu’un, à la vue de notre lumière qui s’approchait, aura grimpé, terrifié, au plus haut du palmier. Et ce n’est que là que nous le trouverons ! »

À ces paroles du nègre Bakhita, l’effaré Ghanem se dit en lui-même : « Quel nègre plein de malice ! Qu’Allah confonde tous les Soudaniens pour ce qu’ils ont en eux de perfidie et de malice ! » Puis, de plus en plus terrifié, il dit : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Omnipotent ! Qui va maintenant pouvoir me délivrer de cet abîme ? »

Après cela, les deux nègres porteurs de la caisse dirent au nègre porteur de la lanterne et des pioches : « Ô Saouâb ! grimpe sur le mur et saute dans la turbeh et ouvre-nous cette porte qui est fermée de l’intérieur ; car nous sommes bien fatigués du poids de cette caisse contre notre cou et sur nos épaules. Et nous te promettons, si tu nous ouvres cette porte, de te réserver le plus gros et le plus dodu des individus que nous attraperons là-dedans, et nous te le ferons cuire une cuisson bien à point, à lui bien dorer toute la peau, et nous nous engageons à ne pas laisser perdre inutilement une seule gouttelette de sa graisse ! » Mais Saouâb répondit : « Moi, comme je suis fort modique d’intelligence, voici ce que je crois plutôt préférable de faire : comme cette caisse nous a été confiée, le mieux est de nous en débarrasser en la jetant dans la turbeh par-dessus la muraille, puisqu’on nous a donné l’ordre de la déposer dans cette turbeh ! » Mais les deux autres nègres dirent : « Si nous jetons ainsi cette caisse par-dessus la muraille, sûrement elle se cassera ! « Saouâb dit : « Oui ! mais aussi, si nous entrons dans cette turbeh-là, j’aurai bien peur des brigands qui doivent y être cachés pour assassiner les passants et dévaliser les voyageurs ! Car c’est dans cette turbeh que se donnent, le soir, rendez-vous tous les brigands, pour faire entre eux le partage du butin. » Mais les deux nègres porteurs de la caisse lui répondirent ; « Homme de peu d’esprit ! es-tu donc assez idiot pour ajouter foi à de pareilles insanités ! »

Et, là-dessus, les deux nègres déposèrent la caisse à terre, escaladèrent le mur et sautèrent dans la turbeh pour courir ouvrir la porte, pendant que le troisième leur tenait la lumière. Ils firent tous les trois entrer la caisse, refermèrent sur eux la porte de granit, et s’assirent se reposer dans la turbeh. Et l’un d’eux dit : « En vérité, ô mes frères, nous voici bien las de cette longue marche et bien fatigués de tout ce mouvement que nous nous sommes donné pour escalader des murs et ouvrir des portes, et voici que c’est minuit. Reposons-nous donc tranquillement quelques heures avant de travailler à creuser la fosse où l’on nous a commandé d’enfouir cette caisse dont nous ignorons le contenu. Une fois bien reposés nous nous mettrons au travail. Or, voici ce que je vous propose : pour passer agréablement ces quelques instants de repos, que chacun de nous, les trois eunuques noirs, raconte à tour de rôle le motif qui l’a obligé à devenir eunuque et la raison qui l’a fait châtrer ! Et qu’il raconte les détails de son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin ! De la sorte, nous passerons cette nuit fort agréablement. »

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque l’un des nègres soudaniens eut proposé qu’ils se racontassent mutuellement la cause de leur eunuquat, le nègre Saouâb, qui portait la lanterne et les instruments, prit le premier la parole et dit : « Voulez-vous que je vous raconte, le premier, le motif de ma castration ? » Les deux autres répondirent : «  Certainement ! hâte-toi de parler ! »

Alors l’eunuque soudanien Saouâb dit :


HISTOIRE DU NÈGRE SAOUÂB, LE PREMIER

EUNUQUE SOUDANIEN


« Sachez donc, ô mes frères, que j’avais à peine cinq ans d’âge lorsque le marchand d’esclaves me prit et m’emmena de mon pays pour me conduire ici, à Baghdad. Il me vendit à un homme d’armes du palais. Cet homme avait une fillette qui, à ce moment, était âgée de trois ans. Je fus donc élevé avec elle ; et j’étais l’amusement de tous les gens de la maison lorsque je faisais jouer la petite fille, que je dansais pour elle des danses d’une grande drôlerie, et que je lui chantais les chansons que je connaissais ; et tout le monde aimait le petit négrillon.

Nous grandîmes ensemble de la sorte et nous atteignîmes, moi, l’âge de douze ans et, la petite, l’âge de dix ans. Et on continuait à nous laisser jouer ensemble, sans nous séparer. Aussi, un jour d’entre les jours, comme je la trouvai assise seule dans un endroit retiré, je m’approchai d’elle, selon mon habitude.

Or, à ce moment justement, la fillette venait de prendre un bain complet dans le hammam de la maison, car elle sentait bon de fort loin, et elle était délicieuse et parfumée et toute lustrale ; quant à sa figure, elle était comme la lune dans sa quatorzième nuit. Me voyant, elle courut à moi et nous nous mîmes à jouer, à nous ébattre et à faire mille petites folies ; et elle me mordait et je l’égratignais, et elle me pinçait et moi également, si bien qu’au bout de quelques instants mon petit zebb s’érigea et se gonfla et devint comme une clef énorme et saillit considérablement sous ma robe. Alors la petite se mit à rire et s’élança sur moi et me renversa par terre sur mon dos et vint se mettre à califourchon sur mon ventre ; et, là, elle se mit à se frotter et à me frotter et finit par mettre mon zebb à découvert. À la vue de mon zebb qui s’érigeait turgescent, elle le prit avec sa main et se mit à s’en frotter et à s’en chatouiller les petites lèvres de sa vulve, mais seulement par dessus le caleçon qu’elle portait. Mais ce manège fit que ma chaleur s’intensifia et devint telle que j’accolai la petite fille, et elle m’accola et se suspendit à mon cou et me serra de toutes ses forces. Et voilà que soudain, je ne sais comment, mon zebb devenu comme le fer perça le caleçon de la fillette et pénétra entre ses lèvres, et, du coup, lui enleva sa virginité.

Une fois notre chose finie, la fillette se reprit à rire et se mit à m’embrasser et à me cajoler ; mais moi, je fus terrifié de ce que je venais de ravir et, sans plus m’attarder, je m’échappai des mains de ma petite maîtresse et me mis à courir et allai me cacher chez un jeune nègre de mes amis.

Pour la petite fille, elle ne tarda pas à rentrer à la maison ; et bientôt sa mère, à la vue de sa robe fourragée et de son caleçon transpercé d’outre en outre, jeta un grand cri et examina la chose située entre les cuisses de la fillette ; et elle vit ce qu’elle vit ! Et elle tomba à la renverse et s’évanouit d’émotion et de colère. Mais elle revint à elle-même et, comme, en somme, la chose était irréparable, elle ne tarda pas à se calmer et prit toutes les précautions pour arranger l’affaire et cacher surtout l’incident à son époux, le père de la fillette. Et elle y réussit et patienta ainsi pendant deux mois, durant, lesquels ils avaient fini par me découvrir et ne cessaient de me cajoler et de me faire de petits cadeaux pour m’obliger à rentrer à la maison de mon maître. Et, une fois rentré, ils continuèrent à ne parler jamais de cette affaire-là et à la cacher soigneusement au père, qui m’aurait certainement tué ; et ni la mère ni personne ne me désiraient tant de mal, car ils m’aimaient beaucoup.

Au bout de ces deux mois, la mère réussit à fiancer la fillette à un jeune barbier, qui était le barbier du père et qui venait souvent à la maison à ce titre. Et elle lui constitua une dot sur son propre argent et lui fit le trousseau et y consacra tous ses efforts. Puis on songea à célébrer les noces. Et c’est alors qu’on fit venir le jeune barbier avec ses instruments ; et on me saisit, et le barbier me lia les bourses et me coupa mes deux œufs et, du coup, fit de moi un eunuque. Et la cérémonie du mariage eut lieu ; et on fit de moi l’eunuque de ma jeune maîtresse, et désormais je dus marcher devant elle partout où elle allait, qu’elle se rendît au souk ou en visite ou à la maison paternelle. Et la mère fit les choses si discrètement que nul ne sut rien de l’histoire, pas plus le nouveau marié que les parents et amis. Et, pour faire croire aux invités à la virginité de la fillette, la mère égorgea un pigeon et teignit de son sang la chemise de la nouvelle mariée et, selon l’usage, elle fit circuler la chemise vers la fin de la nuit, dans la salle de réunion, devant toutes les femmes invitées, qui pleurèrent d’émotion.

Et, depuis ce temps, j’habitai, avec ma jeune maîtresse, dans la maison du barbier, son époux. Et je pus, de la sorte, impunément, me délecter tout à mon aise et dans la mesure de mes forces à sa beauté et aux perfections de son corps délicieux. Car mes œufs étaient partis, il est vrai, mais mon zebb me restait. Je pouvais donc, sans risque et insoupçonné, continuer à baiser et à embrasser ma petite maîtresse, jusqu’à ce qu’elle fût morte, elle et son mari, et sa mère et son père. Alors je devins, de droit, la propriété du Trésor, et je devins l’un des eunuques du Palais. Et cela fit que je devins votre compagnon, ô mes frères nègres !

Et tel est la cause de ma castration et de mon eunuquat. Et maintenant que la paix soit sur vous ! »

— Sur ces paroles le nègre Saouâb se tut, et le second nègre Kâfour prit la parole et dit :


HISTOIRE DU NÈGRE KÂFOUR, LE SECOND

EUNUQUE SOUDANIEN


« Sachez donc, ô mes frères, que j’avais huit ans d’âge au commencement de mon histoire. Mais déjà j’étais fort expérimenté dans l’art de mentir ; et, chaque année, une fois par an seulement, je faisais au marchand d’esclaves un mensonge tel que son cul se rétractait et qu’il en tombait à la renverse. Aussi le marchand d’esclaves finit par vouloir se débarrasser de moi au plus vite, et il me mit entre les mains du crieur public et lui dit de me crier au souk en disant : « Qui veut acheter un négrillon avec son vice ? » Et le crieur se mit à parcourir avec moi tous les souks en criant la chose. Et bientôt un brave homme d’entre les marchands du souk s’approcha et demanda au crieur : « Mais quel est le vice de ce petit nègre ? » Il répondit : « C’est de mentir chaque année un seul mensonge, sans plus ! » Le marchand demanda : « Et quel prix a-t-on déjà proposé pour ce nègre avec son vice ? » Il répondit : « Six cents drachmes seulement. » Le marchand dit : « Je le prends. Et pour toi, vingt drachmes de courtage ! » Et, séance tenante, on assembla les témoins de vente, et l’achat fut conclu entre le crieur et le marchand du souk. Alors le crieur me mena à la maison de mon nouveau maître, prit l’argent et le courtage, et s’en alla.

Mon maître ne manqua pas de m’habiller proprement et d’une façon qui m’allait bien ; et je restai ainsi chez lui le reste de l’année, sans aucun incident. Mais vint la nouvelle année, et elle s’annonça comme une année bénie, pleine de promesses pour la récolte, la fertilité et les fruits. Aussi les marchands ne manquèrent pas de se donner mutuellement des festins dans les jardins ; et chacun à son tour se mit à faire les frais de l’invitation jusqu’à ce que vînt le tour de mon maître. Alors mon maître invita les marchands à un jardin situé en dehors de la ville, et y fit porter tout ce dont on pouvait avoir besoin en fait de nourriture et de boisson ; et tout le monde s’assit à boire et à manger depuis le matin jusqu’à midi. À ce moment, mon maître eut besoin d’une chose qu’il avait oubliée à la maison et me dit : « Ô esclave, monte sur ma mule et va vite à la maison demander à ta maîtresse telle chose, et fais diligence pour revenir ! » Et moi j’obéis à cet ordre et je me dirigeai en toute hâte vers la maison.

Lorsque je fus près de la maison, je me mis à jeter de grands cris et à répandre de grosses gouttes de larmes ; et aussitôt je fus entouré par un grand rassemblement de tous les habitants de la rue et du quartier, grands et petits. Et les femmes mirent la tête aux portes et aux fenêtres, et la femme de mon maître entendit mes cris et vint m’ouvrir, suivie de ses filles ; et toutes me demandèrent la cause qui m’amenait ainsi. Je répondis en pleurant : « Mon maître, qui était au jardin avec les invités, s’était absenté un moment pour aller, contre un mur, satisfaire un besoin. Et soudain le mur s’écroula et mon maître disparut sous les décombres. Alors, affolé, je sautai sur la mule et je vins en toute hâte vous mettre au courant de la situation. » Lorsque la femme et les filles eurent entendu mes paroles, elles se prirent à lancer de grands cris, à déchirer leurs habits et à se frapper le visage et la tête ; et tous les voisins accoururent et les entourèrent. Puis la femme de mon maître, en signe de grand deuil, comme cela se pratique d’ordinaire à la mort inattendue du chef de la maison, se mit à bouleverser la maison, à détruire et casser les étagères et les meubles, à les lancer par les fenêtres, à briser tout ce qui pouvait être brisé, et à enlever les portes et les fenêtres. Puis elle fit peindre tous les murs extérieurs en bleu et y fit coller de la boue par plaques Et elle me cria : « Misérable Kâfour, voilà que tu restes immobile ! viens donc m’aider à casser ces armoires, à détruire tous ces ustensiles et à mettre en morceaux toutes ces porcelaines ! » Alors, moi, sans avoir besoin d’un second appel, je m’élançai de tout cœur, et me mis à tout briser et à tout abîmer, les armoires, les meubles précieux, les porcelaines ; je brûlai les tapis, les lits, les rideaux, les étoffes précieuses et les coussins ; cela fait, je m’en pris à la maison elle-même et j’attaquai les plafonds et les murs, et je détruisis le tout de fond en comble. Et pendant tout ce temps je ne cessais de me lamenter et de clamer : « Ô mon pauvre maître ! ô mon malheureux maître ! »

Après cela, ma maîtresse et ses filles enlevèrent leurs voiles et, le visage découvert et les cheveux dénoués, sortirent dans la rue et me dirent : « Ô Kâfour, marche devant nous pour nous montrer le chemin, et conduis-nous à l’endroit où ton maître a été enterré sous les décombres. Car il nous faut le retrouver pour le mettre dans le cercueil et le ramener à la maison, et de là lui faire les funérailles qui lui sont dues ! » Alors je marchai devant elles en continuant à crier : « Ô mon pauvre maître ! » Et tout le monde me suivait, les femmes le visage découvert et les cheveux en désordre, avec des cris et des gémissements. Et peu à peu notre cortège grossit de tous les habitants de toutes les rues que nous traversions, hommes, femmes, enfants, jeunes filles et vieilles femmes ; et tous se frappaient le visage et pleuraient extrêmement. Et moi, je pris plaisir à leur faire faire ainsi tout le tour de la ville et je leur fis traverser toutes les rues ; et tous les passants s’informaient de la cause de tout cela, et on leur racontait ce qu’on m’avait entendu dire, et ils s’écriaient alors : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Omnipotent ! »

Pendant ce temps quelques-uns conseillèrent à la femme de mon maître d’aller d’abord trouver le wali et de lui raconter le malheur. Et tous allèrent chez le wali, tandis que, moi, je leur disais que j’allais les précéder au jardin sur les ruines qui avaient enterré mon maître.

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’eunuque Kâfour continua ainsi le récit de son histoire :

« Alors, moi, je courus au jardin ; et les femmes, avec tous les autres, se rendirent chez le wali et lui racontèrent la chose. Alors le wali se leva et monta à cheval et prit avec lui des ouvriers terrassiers chargés d’instruments, de sacs et de cordes ; et tout le monde prit le chemin du jardin en suivant les indications que j’avais données.

Moi, de mon côté, je me couvris les cheveux de terre, je me mis à me frapper le visage, et j’arrivai au jardin en criant : « Oh ! ma pauvre maîtresse ! ah ! mes pauvres petites maîtresses ! ah ! mes pauvres maîtres ! » Et j’entrai de la sorte au milieu des invités. Lorsque mon maître me vit ainsi, la tête couverte de terre et me frappant le visage et criant : « Ah ! qui va désormais me recueillir ? Ah ! quelle femme pourra jamais être aussi bonne que ma pauvre maîtresse ! » il changea de couleur et devint jaune de teint et me dit : « Qu’as-tu donc, ô Kâfour ? Et qu’est-il arrivé, dis ? » Je lui dis : « ô mon maître, lorsque tu m’eus donné l’ordre d’aller chez ma maîtresse chercher la chose demandée, j’arrivai et je trouvai que la maison s’était effondrée et avait enseveli sous ses ruines ma maîtresse et ses enfants ! » Il s’écria alors : « Ta maîtresse n’a-t-elle pas pu se sauver ? » Je dis : « Hélas ! non. Personne n’a pu se sauver ; et la première qui fut atteinte, c’est ma maîtresse la grande ! » Il me dit : « Mais ta maîtresse la petite, la plus jeune de mes filles, n’a-t-elle pu échapper ? » Je dis : « Hé ! non. » Il me dit : « Et la mule, n’a-t-elle pas pu être sauvée, la mule, celle que je monte d’ordinaire ? » Je répondis : « Non, ô mon maître, car les murs de la maison et les murs de l’étable se sont effondrés sur tout ce qu’il y avait de vivant dans la maison, même sur les moutons, les oies et les poules ! Et tout cela devint une masse de chair informe et disparut sous les décombres. Et il ne reste plus personne. » Il me dit : « Et même pas ton maître le grand, l’aîné de mes fils ? » Je dis : « Hélas ! non. Il n’y a plus personne de vivant. Et il n’y a plus ni maison ni habitants. Et il n’y a même plus trace de tout cela. Quant aux moutons, aux oies et aux poules, ils doivent être en ce moment la proie des chats et des chiens. »

Lorsque mon maître eut entendu mes paroles, la lumière se changea à ses yeux en ténèbres ; il perdit tout sentiment et toute volonté ; et il flageola sur ses jambes ; et ses muscles se paralysèrent ; et son dos se cassa. Puis il se mit à se déchirer les habits, à s’arracher la barbe, et à se frapper la figure, et à arracher son turban de dessus sa tête. Et il ne cessa d’agir de la sorte et de se frapper qu’en voyant toute sa figure en sang. Et il s’écriait : « Ah ! mes enfants ! ma femme ! Ah ! quelle calamité ! Ah ! quel malheur semblable au mien ? » Puis tous les marchands, ses compagnons, se mirent également à se lamenter et à pleurer avec lui pour lui exprimer leur compassion et déchirèrent leurs habits également.

Après cela, mon maître, suivi de tous les invités, sortit du jardin en continuant à se donner de grands coups, la plupart sur le visage. Et il devint comme un homme ivre. Mais à peine avait-il franchi la porte du jardin qu’il vit une grande poussière et entendit de grands cris lamentables. Et bientôt il vit poindre le wali avec tous ses gens et suivi des femmes de la maison, de tous les habitants du quartier et de tous les passants qui s’étaient joints à eux en cours de route, par curiosité. Et tout le monde était dans les pleurs et les lamentations.

La première personne avec laquelle mon maître se rencontra face à face fut ma maîtresse, son épouse, et, derrière elle, ses enfants. À leur vue, mon maître resta interdit et sentit sa raison s’envoler ; puis il se mit à rire et tous se jetèrent dans ses bras et se suspendirent à son cou en pleurant et en disant : « Ô notre père ! qu’Allah soit béni pour ta délivrance ! » Il leur dit : « Mais comment allez-vous, vous autres, et que vous est-il arrivé dans la maison ? » Son épouse dit : « Qu’Allah soit béni, qui nous fait revoir ton visage en toute sécurité ! Mais comment as-tu fait pour te sauver et te tirer seul des décombres ? Car, pour nous, comme tu le vois, nous sommes saufs et en bonne santé. Et sans la terrible nouvelle que Kâfour est venu nous annoncer, il ne serait rien arrivé, non plus, à la maison ! » Il s’écria : « Quelle nouvelle ? » Elle dit ; « Kâfour est arrivé à la maison, la tête découverte, les habits déchirés, et il criait : « Ô mon pauvre maître ! ô mon malheureux maître ! » Nous lui dîmes : « Qu’y a-t-il donc, ô Kâfour ? » Il dit : « Mon maître s’était accroupi contre un mur pour satisfaire un besoin, quand soudain le mur s’écroula et l’enterra vivant ! »

Alors mon maître, à son tour, leur dit : « Par Allah ! mais Kâfour est venu à l’instant même me trouver en criant : « Ô ma maîtresse ! ô les pauvres enfants de mon maître ! » Je lui dis : « Qu’y a-t-il donc, ô Kâfour ? » Il me dit : « Ma maîtresse vient de mourir, elle et tous les enfants, sous les ruines de la maison ! »

Là-dessus, mon maître se tourna de mon côté et vit que je continuais à répandre la poussière sur mes cheveux et à me lamenter et à déchirer mes habits et à jeter au loin mon turban. Alors il me lança un cri terrible pour me dire de m’approcher. Et je m’approchai et il me dit : « Ah ! misérable esclave ! nègre de mauvais augure, fils de putain et de mille chiens ! Ah ! maudit de race maudite ! Pourquoi nous avoir causé tous ces tourments et occasionné tous ces troubles ? Mais, par Allah ! je vais te punir selon ton crime, je vais séparer ta peau de ta chair et ta chair de tes os ! » Alors, moi, sans crainte, je lui dis : « Par Allah ! je te défie de me faire le moindre mal, car tu m’as acheté avec mon vice et cela par devant témoins, et les témoins témoigneront que tu m’as acheté en connaissance de cause. Tu savais donc que mon vice est de faire un mensonge tous les ans ; et c’est ainsi, d’ailleurs, que l’ont crié les crieurs. Or, je dois même t’aviser que tout ce que je viens de faire n’est qu’un demi-mensonge, et que je me réserve, avant la fin de l’année, d’accomplir la seconde moitié du mensonge entier que je dois accomplir ! » À ces paroles mon maître s’écria : « Ô le plus vil et le plus maudit d’entre les nègres, comment ! tout ce que tu viens de faire n’est seulement que la moitié d’un mensonge ? En vérité, quelle calamité énorme ! Va t’en, ô chien fils de chien, je te chasse ! Tu es libre désormais de tout esclavage ! » Je lui répondis : « Par Allah ! si, toi, tu me lâches, moi, pas du tout ! Car je ne veux point te lâcher, avant que l’année ne soit finie et que je n’aie accompli l’autre moitié de mon mensonge ! Alors seulement tu devras me conduire au souk et me vendre au même prix que tu m’as acheté, avec mon vice. Et d’ici-là, tu ne peux m’abandonner, car je n’ai point de métier pour en vivre. Et tout ce que je te dis là est chose légale, et légalement reconnue par les juges lors de mon achat ! »

Pendant que nous parlions de la sorte, tous les habitants, qui étaient venus là pour assister aux funérailles, s’informèrent de ce qui arrivait. Alors on leur expliqua, ainsi qu’au wali et à tous les marchands et à tous les amis, le mensonge qui était mon œuvre et on leur dit : « Mais tout cela n’est seulement que la moitié d’un mensonge ! » À cette explication, tous les assistants furent au comble de la stupéfaction et trouvèrent que cette moitié-là était déjà bien énorme. Et ils me maudirent et me lancèrent toutes sortes d’injures plus fortes les unes que les autres. Mais moi, je restais debout à rire et à dire : « Comment peut-on me faire des reproches, puisque l’on m’a acheté avec mon vice ? »

Nous arrivâmes bientôt dans la rue où habitait mon maître ; et il constata que sa maison n’était plus qu’un monceau de ruines, et il apprit que c’était moi qui avais le plus contribué à la destruction et qui avais cassé les choses qui valaient beaucoup d’argent car son épouse lui dit : « C’est Kâfour qui a cassé les meubles et les vases et les porcelaines, et qui a tout saccagé ! » Et la fureur de mon maître ne fit qu’en augmenter ; et il dit : « De ma vie je n’ai vu un fils de putain, un adultérin comme ce misérable nègre ! Et il prétend que tout cela n’est qu’un demi-mensonge ! Que serait-ce alors si c’était un mensonge complet ? Dans ce cas, ce serait la destruction, au moins, de toute une ville ou de deux villes ! » Là-dessus, il m’emmena de force chez le wali, qui me fit appliquer une bastonnade soignée et telle que je perdis connaissance et tombai évanoui.

Comme j’étais dans cet état, on fit venir un barbier avec ses instruments, qui me châtra complètement et cautérisa ensuite ma blessure au fer chaud. Et, à mon réveil, je constatai que je n’avais plus d’œufs et que j’étais devenu eunuque pour le reste de ma vie. Alors mon maître me dit : « De même que tu as brûlé mon cœur en essayant de lui ravir ce qu’il avait de plus cher, de même, à mon tour, je te brûle le cœur en le ravissant ce que tu as de plus cher ! » Puis il me prit avec lui au souk et me vendit pour un prix bien plus fort que celui qu’il avait payé, vu que j’étais devenu plus cher, parce que devenu eunuque.

Depuis lors, je ne cessai de jeter la discorde et le trouble dans toutes les maisons qui me prirent comme eunuque ; et j’allai, tout le temps, d’un maître à un autre, d’un émir à un émir, d’un notable à un notable, selon la vente et l’achat, jusqu’à ce qu’un jour je fusse devenu la propriété du palais de l’émir des Croyants en personne. Mais déjà j’avais beaucoup baissé, et mes forces avaient diminué avec la perte de mes œufs.

Et telle est, ô frères, la cause de ma castration et de mon eunuquat. J’ai fini ! Ouassalam ! »

— Lorsque les deux nègres eurent entendu ce récit de leur compagnon Kâfour, ils se mirent à rire et a se moquer de lui et lui dirent : « Tu es un malicieux coquin, fils de coquin. Et ton mensonge a été un épouvantable mensonge ! »

Puis le troisième nègre, qui s’appelait Bakhita, prit la parole à son tour et, s’adressant à ses deux compagnons, leur dit :


HISTOIRE DU NÈGRE BAKHITA, LE TROISIÈME

EUNUQUE SOUDANIEN


« Sachez, ô fils de mon oncle, que tout ce que nous venons d’entendre là est ridicule et vain. Moi, je vais vous raconter la cause de l’enlèvement de mes œufs et le motif de mon eunuquat, et vous verrez que j’ai mérité encore bien pis ! Car, moi, j’ai baisé ma maîtresse et j’ai forniqué avec l’enfant, fils de ma maîtresse.

Mais les détails de cette fornication sont tellement extraordinaires et tellement riches en incidents qu’il serait, pour l’instant, trop long de vous les raconter. Car, ô mes cousins, voici le matin qui s’approche et la lumière va nous surprendre avant que nous ayons eu le temps de creuser la fosse et d’y enfouir cette caisse que nous avons portée jusqu’ici ; et peut-être alors serons-nous compromis gravement et risquerons-nous de perdre nos âmes. Faisons donc le travail pour lequel nous avons été envoyés ici ; après quoi, je ne manquerai pas de vous raconter les détails de ma fornication et de mon eunuquat. »

— Sur ces paroles, le nègre Bakhita se leva et les deux autres se levèrent, bien reposés, et tous trois, à la lumière de la lanterne, commencèrent à creuser la terre pour faire une fosse de la largeur de la caisse ; et Kâfour et Bakhita piochaient et Saouâb ramassait la terre dans les couffes et la jetait au dehors ; et ils continuèrent de la sorte jusqu’à ce qu’ils eussent creusé une fosse profonde d’une demi longueur d’homme, et ils y déposèrent la caisse et la recouvrirent de terre, et égalisèrent le sol. Après quoi, ils reprirent leurs instruments et leur lanterne, sortirent de la turbeh, refermèrent la porte et s’éloignèrent rapidement.

Tout cela ! et Ghanem ben-Ayoub, toujours caché au haut du palmier, avait entendu toutes ces paroles et avait vu disparaître les eunuques. Lorsqu’il se fut assuré qu’il était bien seul, il commença à se préoccuper fort du contenu de la caisse et se dit : « Qui sait ce qu’il peut bien y avoir dans cette caisse-là ! » Mais il ne put encore se résoudre à descendre du palmier, par peur de la nuit, et il attendit qu’apparussent les premières lueurs de l’aube matinale. Il descendit alors du palmier, et se mit à creuser la terre avec ses mains et ne cessa que lorsqu’il eut mis la caisse à découvert et qu’il l’eut tirée de la fosse.

Ghanem prit alors un caillou et se mit à frapper sur le cadenas qui fermait le couvercle de la caisse et finit par le casser. Et il leva le couvercle. Et il trouva dans la caisse une adolescente, non point morte, mais endormie, car sa respiration montait et descendait d’une façon douce et réglée, et elle devait être seulement sous l’effet du banj.

Cette adolescente était d’une beauté sans pareille et d’un teint délicat et doux et délicieux. Elle était couverte de bijoux, de pierreries et de toutes sortes de joyaux ; elle avait au cou un collier d’or incrusté de gemmes précieuses, aux oreilles des pendeloques d’une seule pierre merveilleuse, et aux chevilles et aux poignets des bracelets d’or et de diamants ; et cela devait valoir un prix bien plus élevé que tout le royaume du sultan.

Lorsque Ghanem ben-Ayoub eut bien regardé la belle adolescente et constaté qu’elle n’avait subi aucune violence de la part des eunuques lubriques qui l’avaient portée jusque-là et avaient voulu l’enterrer vivante, il se pencha vers elle et la prit dans ses bras et l’étendit doucement par terre sur son derrière. Lorsque l’adolescente eut respiré l’air vif qui lui pénétrait dans les narines, son teint se revivifia et elle poussa un grand soupir et toussa et éternua : et, à ce mouvement, tomba de sa bouche un gros morceau de banj capable d’endormir un éléphant d’une nuit à l’autre nuit. Alors elle entr’ouvrit les yeux et quels yeux ! et, encore sous l’effet du banj, elle tourna ses regards adorables vers Ghanem ben-Ayoub et dit d’une voix murmurante et d’une façon de prononcer gentille et savoureuse : « Où es-tu donc, ma petite Riha ? tu vois bien que j’ai soif ! Hâte-toi de me rafraîchir ! Et toi, où es-tu, Zahra ? et toi Sabiha ? et toi, Schagarat Al-Dorr ? et toi, Nour Al-Hada ? et toi, Nagma ? et toi, Soubhia ? et toi surtout, ma petite Nozha, ô douce, ô gentille Nozha ? Où donc êtes-vous toutes, que vous ne répondez pas ?[3] » Et, comme personne ne répondait, l’adolescente finit pas ouvrir les yeux complètement et regarda tout autour d’elle et, épouvantée, elle s’écria : « Malheur à moi ! voici que je suis seule au milieu des tombeaux ! Oh ! qui a pu m’enlever, et m’arracher de mon palais et de mon intérieur aux beaux rideaux et aux belles tapisseries pour me jeter ici entre les pierres des tombeaux ? Mais quelle créature peut jamais savoir ce qu’il y a de caché au fond des cœurs ! Ô Toi qui connais les secrets les plus fermés, ô Rétributeur, tu sauras reconnaître les bons et les mauvais au jour de la Résurrection, au jour de ton Jugement ! »

Tout cela ! et Ghanem demeurait immobile sur ses deux pieds. Alors il s’avança et dit : « Ô souveraine de beauté, toi dont le nom doit être plus doux que le jus de la datte et dont la taille est plus pliante que le rameau du palmier, je suis Ghanem ben-Ayoub ; et ici il n’y a, en vérité, ni palais avec des rideaux ni tombeaux avec des morts, mais il y a ton esclave envoyé spécialement par le Maître Omniscient et Omniprésent pour te mettre à l’abri de tout désagrément, te garder de toute affliction et te faire parvenir à tes fins ! Et alors peut-être m’accorderas-tu aussi tes bonnes grâces, ô désirable ! » Puis il se tut.

Lorsque l’adolescente se fut bien assurée de la réalité de ce qu’elle voyait, elle dit : « Je témoigne qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Et je témoigne que Mohammad est l’Envoyé d’Allah ! » Puis elle se tourna vers Ghanem, le regarda de ses yeux brillants, se posa la main sur le cœur et dit de sa voix délicieuse : « Ô jeune homme béni, voici que je me réveille dans l’inconnu ! Peux-tu me dire qui m’a portée ici ? » Il répondit : « Ô ma maîtresse, ce sont trois nègres eunuques qui t’ont portée ici dans une caisse. » Puis Ghanem raconta à l’adolescente toute l’histoire, et comment il avait été surpris par la nuit hors de la ville, comment il était devenu la cause de sa délivrance à elle hors de la caisse, et comment, sans lui, elle serait morte étouffée sous terre. Puis il la pria de lui raconter son histoire et le motif de cette aventure. Mais elle lui répondit : « Ô jeune homme, qu’Allah soit glorifié qui m’a jetée entre les mains d’un homme comme toi ! Je te prie donc, pour le moment, de te lever et de me remettre dans la caisse ; puis tu iras chercher sur la route quelque muletier ou quelque loueur de bêtes de somme qui puisse se charger de cette caisse ; puis tu me feras porter dans ta maison. Alors seulement tu verras combien cela te sera profitable et tu éprouveras, grâce à moi, toutes sortes de délices et de bonheur ! Et je pourrai ensuite te raconter mon histoire et te mettre au courant de mes aventures. »

À ces paroles, Ghanem fut fort heureux et courut tout de suite à la recherche de quelque muletier ; et, comme le jour s’était déjà levé et que le soleil brillait de tout son éclat, la chose ne fut pas difficile : au bout de quelques instants, Ghanem revint avec un muletier, et, comme il avait déjà pris soin de remettre l’adolescente dans la caisse, il l’aida à mettre la caisse sur le dos du mulet, et l’on prit en hâte le chemin de la maison. Et, pendant la route, Ghanem sentit que l’amour de l’adolescente lui avait pénétré le cœur ; et il fut au comble du bonheur en songeant qu’elle allait lui appartenir bientôt, cette adolescente qui, esclave aux enchères du souk, eût bien valu dix mille dinars d’or, qui avait sur elle, en fait de bijoux, de pierreries et d’habits en étoffes précieuses, qui sait quelles richesses ! Et, tout à ses pensées joyeuses, il lui tardait d’arriver enfin à sa maison. Il finit, suivi du muletier, par y arriver en toute sécurité, et il aida le muletier à descendre la caisse et à la porter à l’intérieur de la maison.

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, cessa les paroles permises.


MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Ghanem ben-Ayoub arriva en toute sécurité à sa maison avec la caisse, qu’il ouvrit et d’où il fit sortir l’adolescente. L’adolescente examina la maison et vit que c’était une fort belle maison, toute tendue de tapis aux couleurs vives et joyeuses et toute tapissée d’étoffes et de tentures aux mille couleurs et reposantes à la vue ; et des meubles précieux et bien d’autres choses ; et elle vit de grandes balles de marchandises et d’étoffes de prix, et des charges de soieries et de brocarts, et des vases remplis de vessies de musc. Elle comprit alors que Ghanem était un grand marchand, maître de nombreuses richesses. Elle enleva alors le petit voile dont elle avait pris soin de se couvrir le visage et regarda attentivement cette fois le jeune Ghanem ; et elle vit qu’il était beau et très près des cœurs, et elle l’aima et lui dit : « Ô Ghanem, tu vois que devant toi je ne me couvre point le visage ! Mais j’ai bien faim, et je te prie de m’apporter vite de quoi manger. » Et Ghanem répondit : « Sur ma tête et sur mon œil ! »

Ghanem courut alors au souk et acheta un agneau cuit au four, un plateau de pâtisseries de la meilleure qualité qu’il prit chez le marchand de douceurs Hadj Soleiman, le plus illustre des marchands de douceurs de Baghdad, un plateau de halaoua, des amandes, des pistaches et des fruits de toutes sortes, des cruches pleines de vin vieux, et enfin des fleurs de toutes les variétés. Et il porta le tout à la maison et rangea les fruits dans les grandes coupes de porcelaine et les fleurs dans les vases précieux et plaça le tout devant l’adolescente. Alors elle lui sourit, et se serra contre lui, et lui jeta les bras autour du cou, et se mit à l’embrasser et à le cajoler et à lui dire mille choses pleines de délices. Et Ghanem sentit l’amour s’incruster bien plus dans sa peau et dans son cœur. Puis tous deux se mirent à manger et à boire jusqu’à la tombée de la nuit ; et, pendant ce temps, ils eurent tout loisir pour s’habituer l’un à l’autre et s’aimer, vu qu’ils étaient tous deux du même âge et d’égale beauté. Lorsque vint la nuit, Ghanem ben-Ayoub se leva et alluma les lustres et les flambeaux ; et la salle fut encore bien plus illuminée par l’éclat de leurs visages que par la lumière des chandelles. Puis Ghanem apporta les instruments de plaisir, et vint s’asseoir à côté de l’adolescente, et continua à boire et à lui verser à boire, à lui remplir des coupes et à boire avec elle, puis à jouer avec elle mille jeux fort agréables et à rire et à chanter les chansons les plus brûlantes et les vers les plus harmonieux. Et cela ne fit qu’augmenter encore en eux la passion qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Aussi béni soit et glorifié Celui qui unit les cœurs et joint les amoureux !

Ghanem et l’adolescente ne cessèrent leurs ébats et leur festin qu’à l’apparition de l’aube matinale. Et, comme le sommeil avait fini par peser sur leurs paupières, ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre, mais sans rien accomplir, ce jour-là, de définitif.

À peine réveillé, Ghanem ne voulut pas être en retard de bonnes manières, et courut au souk acheter tout ce dont on pouvait avoir besoin pour la journée, en fait de viandes, de légumes, de fruits, de fleurs et de vins ; et il apporta le tout à la maison, et s’assit à côté de l’adolescente ; et tous deux se mirent à manger avec plaisir jusqu’à ce qu’ils en eussent assez ; après quoi, Ghanem apporta les boissons, et tous deux se mirent à boire et à s’ébattre jusqu’à ce que leur visage se fût enflammé, que leurs joues se fussent colorées et que leurs yeux fussent devenus plus noirs et plus brillants. Alors l’âme de Ghanem ben-Ayoub désira avec ardeur baiser l’adolescente et coucher avec elle. Et Ghanem dit : « Ô ma souveraine, permets-moi de t’embrasser sur la bouche, afin que ce baiser rafraîchisse le feu de mes entrailles ! » Elle répondit : « Ô Ghanem, attends encore un peu que je devienne ivre et que je perde toute retenue et toute notion ; et alors je te permettrai, en secret, de prendre ce baiser sur ma bouche, puisque alors je, ne pourrai plus sentir tes lèvres me sucer ! » Elle dit et, comme elle commençait à devenir un peu ivre, elle se leva debout sur ses deux pieds, et se débarrassa de toutes ses robes et ne laissa sur son corps que la chemise fine et sur ses cheveux que le léger voile de soie blanche aux paillettes d’or.

À cette vue, le désir se mouvementa chez Ghanem, qui dit : « Ô ma maîtresse, me permets-tu maintenant de goûter ta bouche ? » L’adolescente répondit : « Par Allah ! c’est là une chose que je ne puis vraiment te permettre, ô Ghanem que j’aime, car il y a une chose fort contrariante qui est écrite là sur le cordon de mon caleçon ! Et je ne puis maintenant te la montrer. » Alors Ghanem, à cause de cette difficulté même à réaliser ce qu’il ardait si fort de faire, sentit son cœur déborder de passion, et il chanta, en s’accompagnant sur le luth, ces strophes improvisées :

« J’implorai un baiser de sa bouche, sa bouche tourment de mon cœur, un baiser qui me guérît de la maladie !

Elle me dit : « Oh, non ! oh, non ! pas ça ! jamais ! » Je lui dis : « Que si ! que si ! »

Elle me dit : « Un baiser ! mais cela doit se donner de bon cœur ! Et toi, prendrais-tu, contre mon désir, un baiser sur mes lèvres souriantes ? »

Je lui dis : « Mais un baiser pris par force, ô naïve, ne manque point de volupté ! » Elle me dit : « Que non ! que non ! pas moi ! pas moi ! Un baiser par force n’est bon, ô ravisseur, que sur la bouche des bergères dans les montagnes ! »

Ghanem, après ce chant, sentit encore augmenter l’intensité de sa folie et de ses élans, et les feux étinceler dans ses entrailles. Tout cela ! et l’adolescente ne lui accordait rien, quoiqu’elle continuât à lui montrer toutes les marques d’une passion partagée. Et ils continuèrent de la sorte, lui allumé considérablement et elle ne donnant rien, jusqu’à la tombée de la nuit. Alors Ghanem se leva et alluma les flambeaux et éclaira les lustres et fit flamboyer toute la salle. Puis il alla se jeter aux pieds de l’adolescente et colla sa bouche contre ces pieds merveilleux ; et il trouva qu’ils étaient comme du lait et tendres et fondants comme du beurre frais ; et il enfouit sa tête entre ces pieds et l’enfonça encore jusqu’aux jambes et plus haut, rapidement, entre les cuisses et se mit à manger toute cette chair savoureuse et tiède et parfumée au musc, à la rose et au jasmin. Et elle frémissait de toutes ses ailes, comme frémit la poule docile. Et Ghanem, affolé, s’écria : « Ô ma maîtresse, prends en pitié l’esclave de ton amour et le vaincu de tes yeux et le tué de ta chair ! Sans toi et ta venue, je serais dans le calme et le repos ! » Puis Ghanem sentit les larmes lui mouiller de passion les coins des paupières. Alors l’adolescente lui dit : « Par Allah ! ô mon maître, ô lumière de mes yeux, moi, je le le jure, je suis toute éprise de ton amour et te suis attachée de toute la pulpe de ma chair ! Mais, sache-le bien, jamais je ne me donnerai à toi ! et je ne te laisserai jamais m’approcher profondément ! » Ghanem s’écria : « Mais quel en est donc l’empêchement ? » Elle lui dit : « Cette nuit même, je t’en dirai le motif, et peut-être m’excuseras-tu alors ! » À ces mots, elle se laissa aller contre lui, et lui fit un collier de ses bras, et se mit à l’embrasser et à le cajoler et à lui promettre mille folies ! Et ils ne mirent fin à leurs jeux et à leurs ébats qu’à l’approche du matin, et sans que l’adolescente eût dit à Ghanem le motif qui l’empêchait de se donner à lui.

Et ils ne cessèrent de faire la même chose incomplète chaque jour et chaque nuit, et cela durant un mois entier. Et leur amour l’un pour l’autre n’avait fait que s’aiguiser et se nourrir. Mais une nuit d’entre les nuits, comme Ghanem était étendu tout de son long contre l’adolescente, et que tous deux étaient ivres de vin et d’excitation insatisfaite, Ghanem allongea la main sous la chemise fine, et tout doucement la glissa sur le ventre de l’adolescente et se mit à caresser la peau lisse qui frémissait ; et lentement il fit descendre sa main jusqu’au nombril qui s’ouvrait comme une coupe de cristal, et du doigt il en chatouilla les plis harmonieux. À cet attouchement, l’adolescente frissonna et se redressa dégrisée et porta vivement la main à son caleçon et vit qu’il était toujours bien attaché avec le cordon à glands d’or. Cela la tranquillisa, et elle se laissa retomber dans son demi-sommeil. Alors Ghanem de nouveau glissa sa main le long du ventre adolescent de cette merveille de chair, et arriva au cordon du caleçon et le tira soudain pour le délier et faire tomber le caleçon qui emprisonnait ce jardin de délices. Alors l’adolescente se réveilla tout à fait et s’assit sur son séant et dit à Ghanem : « Que veux-tu donc faire, ô Ghanem de mes entrailles ? » Il répondit : « Te posséder enfin et t’aimer complètement et te voir partager mes délices ! » Alors l’adolescente dit : « Ô Ghanem, écoute-moi ! Je vais enfin t’expliquer ma situation et te faire connaître mon secret. Et peut-être qu’alors tu admettras mes excuses et le motif qui m’a toujours empochée de me laisser délicieusement pénétrer de ta virilité ! » Ghanem dit : « Certes, j’écoute ! » Alors l’adolescente souleva le coin de sa chemise et prit en main le cordon de son caleçon et dit : « Ô mon maître Ghanem, lis ce qu’il y a d’écrit sur le bout de ce cordon ! » Et Ghanem prit le bout du cordon et vit qu’il y avait, brodés dans la trame même en lettres d’or, ces mots d’écriture : Je suis à toi et tu es à moi, ô descendant de l’oncle du Prophète !

Lorsque Ghanem eut lu ces mots d’écriture d’or sur le bout du cordon, il retira vivement la main et, point rassuré, dit à l’adolescente : « Hâte-toi de me révéler le sens de tout cela ! » Et l’adolescente dit :

« Sache, ô Ghanem, que je suis la favorite du khalifat Haroun Al-Rachid ; et ces mots écrits sur le cordon de mon caleçon te prouvent que je suis la propriété de l’émir des Croyants, et que je dois lui réserver le goût de mes lèvres et le mystère de ma chair. Mon nom, ô Ghanem, est Koual Al-Kouloub[4]. Et, dès mon enfance, je fus élevée dans le palais du khalifat, et je grandis, et je devins si belle que le khalifat me remarqua et vit ce qu’il avait en moi de qualités, de perfections et de dons dus à la générosité de mon Seigneur. Et ma beauté l’impressionna si vivement qu’il ressentit pour moi un très grand amour, et il me prit, et me donna, dans le palais, à moi seule, un appartement réservé et mit à mes ordres dix jeunes esclaves agréables et gentilles et au visage de bon augure. Puis il me fit présent de tous ces bijoux, de tous ces joyaux et de toutes ces belles choses dont tu m’as vue couverte dans la caisse. Et il me préféra à toutes les femmes du palais et négligea même pour moi son épouse favorite El Sett-Zobéida, sa parente. Aussi Sett-Zobéida conçut pour moi une haine qui ne tarda pas à montrer ses effets.

« Comme le khalifat s’était un jour absenté pour aller faire la guerre à l’un de ses lieutenants qui s’était révolté, Sett-Zobéida en profita pour combiner son plan contre moi. Elle réussit à corrompre l’une de mes servantes et la fit appeler un jour chez elle et lui dit : « Lorsque dormira ta maîtresse Kouat Al-Kouloub, tu lui mettras dans la bouche ce morceau de banj, après lui en avoir d’abord mis dans sa boisson. Et moi je t’en récompenserai et je te donnerai la richesse et la liberté ! » Et la jeune esclave, qui avait primitivement été l’esclave de Zobéida, répondit : « Je le ferai, certes, parce que je te suis dévouée et aimante ! » Et, toute joyeuse à l’idée des récompenses qui l’attendaient, elle vint chez moi et me donna à boire une boisson mélangée de banj. Et à peine cette boisson était-elle descendue dans mon intérieur que je tombai à terre comme une masse et mon corps entra en convulsions et mes talons arrivèrent à mon front, et je me sentis aller dans un autre monde. Lorsqu’elle me vit endormie, l’esclave alla chercher Sett-Zobéida qui vint et me mit dans cette caisse-là. Puis secrètement elle fit venir les trois eunuques en question et les gratifia avec beaucoup de générosité, eux et les portiers du palais, et me fit enlever de nuit, chargée sur les épaules des eunuques, et porter dans la turbeh où, pour ma délivrance, ô Ghanem, Allah t’avait conduit et t’avait placé au haut du palmier ! Car c’est bien à toi, ô Ghanem de mes yeux, que je dois d’avoir échappé à la mort par étouffement dans la fosse de la turbeh. Et c’est grâce à toi également que je suis maintenant en toute sécurité dans ta maison généreuse !

« Mais ce qui me préoccupe et jette le trouble dans mes esprits, c’est de ne point savoir ce que le khalifat a dû penser et faire, à son retour au palais, en ne me voyant plus. C’est également, ô Ghanem, de ne pouvoir, liée que je suis par le cordon de mon caleçon, me donner entièrement et te sentir palpiter dans mes entrailles !

« Et telle est mon histoire. Et je ne te demande que la discrétion et le secret. »

Lorsque Ghanem ben-Ayoub eut écouté cette histoire de Kouat Al-Kouloub et appris quels liens l’unissaient à l’émir des Croyants et su qu’elle était sa favorite et sa propriété, il se recula au fond de la salle par respect pour le nom du khalifat, et n’osa plus lever ses regards vers l’adolescente, tant elle lui était devenue chose sacrée, et il alla s’asseoir seul dans un coin et se mit à se faire mille reproches et à penser combien il avait failli être criminel et combien déjà il avait été audacieux en touchant seulement la peau royale de l’adolescente. Et il vit combien sa passion était malheureuse et son sort affligeant. Et il reprocha à la destinée ses coups injustes et ses calamités imméritées. Pourtant il ne manqua pas de tout rapporter à Allah et de dire : « Glorifié soit Celui qui a ses raisons pour faire travailler dans la douleur les cœurs nobles et pour éloigner toute affliction du cœur des méchants et des hommes vils ! » Puis il récita ces vers du poète :

« Jamais le cœur de l’amoureux ne peut goûter la joie du repos, tant que l’amour le tient dans sa main. Jamais la raison de l’amoureux ne se peut garder intacte, tant que la beauté reste cachée sous un aspect de femme.

Un ami m’a demandé : « Qu’est-ce que l’amour ? » Je lui dis : « L’amour est une douceur dont le jus est savoureux et la pâte amère. »

Alors l’adolescente s’approcha de Ghanem et le pressa contre son sein et l’embrassa et lui fit un collier de ses bras ; et elle essaya de tous les moyens, excepté un, pour le consoler ; mais Ghanem n’osait plus répondre aux caresses de la favorite de l’émir des Croyants, et se laissait faire, sans protester, mais sans rendre baiser pour baiser et accolade pour accolade. Et la favorite, qui ne s’attendait pas à ce changement si rapide de la part de Ghanem, tout à l’heure si allumé et maintenant si respectueux, redoubla de caresses et de cajoleries, et de la main voulut l’inciter à répondre plus vivement à la chaleur de la passion qui venait de s’attiser chez elle par le refus de Ghanem. Mais Ghanem, une heure durant, ne voulut rien entendre de pareil et, comme le matin les avait déjà surpris dans cet état de passion allumée et contenue, Ghanem se hâta de sortir un moment pour aller au souk acheter les provisions de la journée, et resta dehors une heure de temps pour faire toutes sortes d’emplettes encore plus abondantes que les autres jours, maintenant qu’il savait le rang de son invitée. Il acheta toutes les fleurs des marchands de fleurs, les plus beaux moutons rôtis des rôtisseurs, les pâtisseries les plus fraîches et les douceurs les plus juteuses, les plus soufflés et dorés des pains de froment pur, des crèmes délicieuses et des fruits en quantité, et porta le tout et le mit entre les mains de l’adolescente. Mais à peine était-il entré que l’adolescente s’approcha de lui et se frotta contre lui langoureusement et avec des yeux noirs de passion et humides de désir, et lui sourit avec un sourire de ses lèvres et lui dit : « Par Allah ! comme tu as tardé loin de moi, ô mon chéri, ô le désiré de mon cœur ! Par Allah ! ce n’est point pendant une heure, mais une année, que tu viens de t’absenter ! je sens bien maintenant que je ne saurais plus me retenir ! ma passion se fait extrême et intolérable, et j’en suis toute consumée ! Ô Ghanem ! tiens ! prends-moi ! prends-moi ! Ô Ghanem ! je meurs ! » Mais Ghanem la repoussa doucement et dit : « Ô ma maîtresse Kouat Al-Kouloub ! qu’Allah m’en préserve ! Cela, jamais ! Comment le chien pourrait-il usurper la place du lion ? Car ce qui est au maître ne saurait appartenir à l’esclave ! » Puis il s’échappa de ses mains et alla s’accroupir dans un coin, tout triste et tout soucieux. Mais elle alla le prendre par la main et le conduisit sur le tapis et l’obligea à s’asseoir à côté d’elle et à boire avec elle et manger. Et elle se mit à lui donner à boire tellement qu’il s’enivra ; et elle se jeta sur lui et se colla contre lui, et qui sait ce qu’elle fit de lui à son insu ! Puis elle prit son luth et chanta ces strophes :

« Il est broyé mon cœur d’amoureuse et émietté ! Insatisfaite et repoussée, pourrai-je ainsi longtemps demeurer ?

Ô toi, mon ami, ô gazelle qui m’évites sans délit de ma part et sans motif, ignores-tu que la gazelle se retourne quelquefois pour regarder.

Absence ! éloignement ! amour extrême ! tout s’est uni contre moi ! Mon cœur saura-t-il porter longtemps encore le poids de tant d’infortunes ? »

À ces vers, Ghanem ben-Ayoub revint à lui et pleura d’émotion ; et elle, le voyant pleurer, se prit également à pleurer. Mais ils ne tardèrent pas à se remettre à boire et à réciter des poèmes jusqu’à la tombée de la nuit.

Alors Ghanem se leva et, comme il faisait tous les soirs, tira les matelas des grandes étagères du mur et s’apprêta à les étendre par terre pour le lit. Mais au lieu de faire un lit, comme tous les soirs, il prit soin d’en faire deux, à distance l’un de l’autre. Et Kouat Al-Kouloub, fort contrariée, lui dit : « Pour qui ce second lit ? » Il répondit : » Un lit est pour moi et un autre pour toi. Et dès cette nuit nous devons dormir de cette façon ; car ce qui est au maître ne peut appartenir à l’esclave, ô Kouat Al-Kouloub ! » Mais elle reprit : « Ô mon maître chéri, loin de nous cette morale surannée ! Jouissons de la volupté qui passe, car demain elle sera déjà loin ! Et, d’ailleurs, tout ce qui doit arriver arrivera, et ce qui est écrit par le destin ne peut que s’accomplir ! » Mais Ghanem ne voulut point. Et elle n’en fut que plus passionnée et plus ardente et s’écria : « Par Allah ! cette nuit ne se passera point que nous n’ayons couché ensemble ! » Mais il dit : « Qu’Allah nous en préserve ! » Elle reprit : « Viens, ô Ghanem, voici que je m’ouvre à toi de toute ma chair ; et mon désir t’appelle et crie vers toi ! Ô Ghanem de mes entrailles, prends cette bouche fleurie et ce corps mûri par ton désir ! » Ghanem dit : « Qu’Allah m’en préserve ! » Elle s’écria : « Ô Ghanem, voici que toute ma peau se fait moite de ton désir, et ma nudité s’offre à tes baisers ! Ô Ghanem, l’odeur de ma peau est plus odorante que le jasmin ! Touche et sens, et tu t’enivreras ! » Mais Ghanem dit : « Ô Kouat Al-Kouloub, ce qui est au maître ne peut appartenir à l’esclave ! » Alors l’adolescente pleura de ses yeux et prit son luth et chanta :

« Je suis belle et élancée. Pourquoi me fuis-tu ? Je suis belle en tous sens, vois ! et pleine de merveilles ! Pourquoi me délaisser ?

J’ai brûlé tous les cœurs de ma passion, et j’ai ravi le sommeil de toutes les paupières ! Et, fleur de feu, nid ne m’a cueillie !

Je suis un rameau, et les rameaux sont faits pour être cueillis, les rameaux pliants et doux et fleuris ! Je suis la branche douce et pliante et fleurie ! Ne veux-tu pas me cueillir ?

Je suis la gazelle, et les gazelles sont faites pour la chasse, les gazelles fines et amoureuses. Je suis la gazelle fine et amoureuse, ô chasseur ! faite pour tes filets ! Pourquoi ne me prends-tu pas dans tes filets ?

Je suis la fleur, et les fleurs aromatiques sont faites pour être senties, les fleurs délicates et aromatiques. Et je suis la fleur aromatique et délicate ! Ah ! pourquoi ne veux-tu point me sentir ? »

Mais Ghanem, quoique plus amoureux que jamais, ne voulut point manquer au respect dû au khalifat et, malgré tous les désirs de l’adolescente, continua de la sorte pendant encore un mois entier. Voilà pour Ghanem et Kouat Al-Kouloub, la favorite de l’émir des Croyants !

Mais, pour ce qui est de Zobéida, voici ! Lorsque le khalifat se fut absenté à la guerre, et qu’elle eut fait de sa rivale ce qui fut fait, elle ne manqua pas de tomber bientôt dans une grande perplexité et se dit en elle-même : « Que dirai-je au khalifat, à son retour, lorsqu’il me demandera des nouvelles de Kouat Al-Kouloub, et de quel visage le recevrai-je ? » Elle se décida alors à faire venir une vieille femme qu’elle connaissait depuis son enfance et dont les bons conseils lui inspiraient une grande confiance ; et elle lui révéla son secret et lui dit : « Que vais-je faire, maintenant qu’il est arrivé à Kouat Al-Kouloub ce qui est arrivé ? » La vieille répondit : « J’ai tout compris, ô ma maîtresse. Mais le temps presse, car le khalifat est sur le point de revenir. Aussi il y a beaucoup de moyens que je pourrais t’indiquer pour lui tout cacher, mais je vais te donner le plus facile, le plus rapide et le plus sûr. Fais vite venir un menuisier et donne-lui l’ordre de tailler dans une grande pièce de bois un mannequin de la forme d’un mort. On mettra ce mannequin au tombeau en grande cérémonie ; on allumera les flambeaux et les cierges tout autour ; tu donneras l’ordre à tout le palais, à toutes les esclaves et aux esclaves de Kouat Al-Kouloub de revêtir les habits de deuil et de se mettre tout en noir ; et tu leur ordonneras, ainsi qu’à tous les eunuques, dès avant l’arrivée du khalifat, de tendre de noir tout le palais et tous les corridors. Et lorsque le khalifat, étonné, en demandera le motif, on lui dira : « Ô notre seigneur, votre maîtresse Kouat Al-Kouloub est morte en la miséricorde d’Allah ! Puisses-tu vivre les longs jours qu’elle n’a pas vécus ! D’ailleurs notre maîtresse Zobéida lui a rendu tous les honneurs de funérailles dignes d’elle et de notre maître, et l’a fait enterrer dans le palais même, sous une coupole construite spécialement ! » Alors le khalifat sera très touché de les bontés et pleurera et t’en saura beaucoup de gré. Puis il ne manquera pas de faire venir les lecteurs du Koran et de les faire veiller sur le tombeau en récitant les versets des funérailles. Mais si, au contraire, le khalifat, qui sait que tu n’aimais pas Kouat Al-Kouloub, venait à te soupçonner et à se dire en lui-même : « Qui sait si la fille de mon oncle, Zobéida, n’a pas œuvré pour perdre Kouat Al-Kouloub ! », et si le soupçon augmentait en lui et le poussait à faire ouvrir le tombeau pour constater de quelle mort était morte la favorite, toi, ô ma maîtresse, tu ne devrais pas avoir de crainte à ce sujet. Car, lorsqu’ils auront creusé la fosse et fait sortir le mannequin enterré et qui a été fait à l’image d’un fils d’Adam, et qu’ils auront vu ce mannequin habillé des étoiles les plus précieuses et recouvert du linceul somptueux, alors, si le khalifat voulait soulever le linceul et les étoffes pour voir la favorite une dernière fois, toi, ô ma maîtresse, tu ne manqueras pas de l’en empêcher et tout le monde aussi l’en empêchera en lui disant : « Ô émir des Croyants, il n’est point licite de voir une femme morte dont tout le bassin est à nu ! » Et le khalifat finira alors par être persuadé de la mort réelle de sa favorite, et il la fera enterrer de nouveau, et il te saura gré de ton action ! Et toi, de cette façon, tu seras délivrée de ce souci, si Allah veut ! »

À ces paroles de la vieille, Sett-Zobéida vit qu’elle venait d’entendre là un excellent avis, et tout de suite elle fit de riches présents à la vieille et lui donna une très belle robe d’honneur et beaucoup d’argent et lui dit de se charger elle-même de l’exécution du projet. Et la vieille mit une grande diligence à faire exécuter le mannequin par le menuisier, et elle porta le mannequin à Sett-Zobéida ; et toutes deux habillèrent le mannequin avec les habits somptueux de Kouat Al-Kouloub et le mirent dans un linceul fort riche, et lui firent de très belles funérailles, et le mirent dans un tombeau en coupole construit à grands frais, et allumèrent les flambeaux et les lustres et les cierges, et étendirent les tapis tout autour du tombeau pour les prières et les cérémonies d’usage. Puis Zobéida tendit tout le palais de noir et ordonna à toutes les esclaves de mettre les habits noirs du deuil. Et la nouvelle de la mort de Kouat Al-Kouloub se répandit dans tout le palais, et tout le monde, y compris Massrour et tous les eunuques, crut réellement à la chose.

Sur ces entrefaites, le khalifat revint de son voyage lointain et entra dans son palais et se dirigea en toute hâte vers l’appartement de Kouat Al-Kouloub, qui seule occupait sa pensée. Et il vit les serviteurs et les esclaves et les suivantes de la favorite vêtus du noir des deuils, et il commença à trembler d’appréhension ; et bientôt il vit arriver au-devant de lui Sett-Zobéida également vêtue des habits de deuil. Et, comme il demandait la raison de tout cela, on lui répondit que Kouat Al-Kouloub était morte. À cette nouvelle le khalifat tomba évanoui. Et lorsqu’il revint à lui, il demanda où était le tombeau pour aller le visiter. Alors Sett-Zobéida lui dit : « Sache, ô émir des Croyants, qu’à cause de mon affection pour Kouat Al-Kouloub je voulus l’enterrer dans mon propre palais ! » Alors le khalifat, encore en habits de voyage, se dirigea vers l’endroit du palais où était situé le tombeau de Kouat Al-Kouloub. Et il vit les flambeaux et les cierges allumés, et les tapis étendus tout autour. À cette vue, le khalifat remercia et loua Zobéida pour son action méritoire et revint au palais.

Mais le khalifat, qui de sa nature était enclin au soupçon, ne tarda pas à avoir des doutes et à s’inquiéter ; et, pour couper court à ces soupçons qui le tourmentaient, il donna l’ordre de faire creuser la fosse du tombeau et d’en exhumer le corps de sa favorite. Ce qui fut fait aussitôt. Et le khalifat, grâce au stratagème de Zobéida, vit la forme en bois couverte du linceul et crut que c’était sa favorite. Et il la fit inhumer de nouveau et fit tout de suite venir les ministres de la religion et les lecteurs du Koran, qui se mirent à réciter sur le tombeau les versets des funérailles, tandis que lui-même se tenait assis sur le tapis à pleurer toutes ses larmes, et tellement qu’il finit par tomber évanoui de faiblesse et de douleur.

Et le khalifat ne cessa pendant un mois entier de faire venir les ministres de la religion et les lecteurs du Koran et de se rendre auprès du tombeau de sa favorite, où il se mettait à pleurer amèrement.

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, cessa les paroles permises.


MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le khalifat ne cessa, pendant un mois entier, de se rendre au tombeau de sa favorite. Et le dernier jour du mois, les prières et la lecture du Koran durèrent depuis l’aube jusqu’à l’aube suivante ; et alors seulement chacun put rentrer chez soi. Et le khalifat, épuisé de larmes et de fatigue, rentra dans le palais et ne voulut voir personne, pas même son vizir Giafar ni son épouse et parente Zobéida, et tomba bientôt dans un lourd sommeil entre deux des esclaves femmes du palais qui veillaient à tour de rôle sur le sommeil du khalifat. L’une des femmes était assise près de la tête du khalifat et l’autre à ses pieds. Au bout d’une heure, comme le khalifat ne dormait plus profondément, il entendit la femme qui était assise près de sa tête dire à la femme qui était à ses pieds : « Quel malheur, ô mon amie Soubhia ! » Soubhia répondit : « Qu’y a-t-il donc, ô mon amie Nozha ? » Nozha dit : « Notre maître doit tout ignorer de l’affaire, lui qui passe ses nuits à veiller sur un tombeau où il n’y a qu’un morceau de bois charpenté, un mannequin travaillé par le menuisier. » Soubhia dit : « Comment, ô ma sœur Nozha ! Mais alors qu’est devenue Kouat Al-Kouloub ? et quel malheur l’a donc atteinte ? » Nozha dit : « Sache, ô Soubhia, que j’ai tout appris de notre sœur l’esclave aimée de Zobéida, notre maîtresse. Et Sett-Zobéida a fait venir l’esclave et lui a remis du banj pour endormir Kouat Al-Kouloub ; et l’esclave a donné le banj à Kouat Al-Kouloub, qui s’endormit aussitôt. Alors notre maîtresse l’a fait mettre dans une caisse qu’elle a remise aux eunuques Saouâb, Kâfour et Bakhita en leur donnant l’ordre de l’enterrer au loin dans une fosse. » Alors Soubhia, les larmes aux yeux, dit : « Ô Nozha, de grâce ! dis-moi vite si notre douce maîtresse Kouat Al-Kouloub est morte de cette horrible mort ! » Nozha répondit : « Qu’Allah préserve sa jeunesse de la mort ! Mais non, ô Soubhia ! Car j’ai entendu Sett-Zobéida dire à son esclave préférée : « J’ai appris, ô Zahra, que Kouat Al-Kouloub a pu s’échapper de la fosse et qu’elle est maintenant dans la maison d’un jeune marchand de Damas, nommé Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub ; et cela depuis déjà quatre mois ! » Tu vois donc, ô Soubhia, combien notre maître le khalifat est malheureux d’ignorer l’existence de sa favorite, lui qui continue à veiller les nuits sur un tombeau où il n’y a point de mort ! » Et les deux esclaves continuèrent à s’entretenir de cette façon pendant encore quelque temps, et le khalifat entendait leurs paroles.

Lorsqu’elles eurent fini de parler et que le khalifat n’eut plus rien à apprendre, soudain il se leva sur son séant, et cria d’une voix terrible qui fit s’enfuir les petites esclaves terrifiées, et entra dans une colère effroyable en pensant que sa favorite se trouvait chez un jeune homme nommé Ghanem ben-Ayoub et cela depuis déjà quatre mois. Et il se leva et fit mander en sa présence les émirs et les notables, et aussi son vizir Giafar Al-Barmaki, qui arriva en toute hâte et baisa la terre entre ses mains. Et le khalifat lui dit avec une grande colère : « Ô Giafar, prends avec toi des gardes et informe-toi de la maison d’un jeune marchand de Damas, nommé Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub. Et alors, toi et ta troupe, vous assaillerez sa maison, vous en arracherez ma favorite Kouat Al-Kouloub, et vous m’amènerez ce jeune insolent que je me réserve de mettre à la torture ! » Et Giafar répondit par l’ouïe et l’obéissance. Et il descendit avec une troupe de gardes et prit soin d’emmener le wali de la ville avec ses gens, et tous ensemble ne cessèrent de marcher et de faire des perquisitions qu’en trouvant la maison de Ghanem ben-Ayoub.

À ce moment, Ghanem venait de rentrer du souk après avoir acheté les provisions de la journée, et il était assis à côté de Kouat Al-Kouloub, et devant eux était un très beau mouton rôti et farci et bien d’autres mets, et ils en mangeaient avec leurs doigts de toute leur âme. Au bruit qui se faisait au dehors, Kouat Al-Kouloub regarda par la fenêtre et d’un seul coup d’œil se rendit compte du malheur qui s’abattait sur la maison ; elle vit toute la maison cernée par les gardes, les porte-glaives, les mamalik et les chefs de la troupe, et elle vit à leur tête le wali de la ville et le vizir Giafar. Et tous tournaient autour de la maison comme le noir de l’œil tourne autour des paupières. Et elle ne douta plus que le khalifat n’eût appris toute l’histoire ; mais elle devina également qu’il devait être fort jaloux de Ghanem qui la tenait depuis quatre mois dans sa maison. À cette pensée, son teint jaunit et ses beaux traits changèrent et, toute épouvantée, elle se tourna vers Ghanem et lui dit : « Ô mon chéri, avant tout, songe à te sauver ! Lève-toi donc et échappe-toi ! » Il répondit : « Ô mon amie, ô lumière de mes yeux, comment pourrai-je sortir et comment m’échapper d’une maison toute cernée par les ennemis ? » Elle lui dit : « Sois sans crainte ! » Et aussitôt elle le déshabilla complètement et le vêtit d’une vieille robe usée et râpée qui lui descendait jusqu’aux genoux, et prit une grande marmite à viande et la lui mit sur la tête et mit sur la marmite un plateau avec du pain et des porcelaines remplies des restes du repas, et lui dit : « Sors maintenant en cet état, et on te prendra pour le serviteur du traiteur et nul ne te fera de mal.

Et sois sans crainte pour tout le reste, car je saurai bien arranger la chose et je connais le pouvoir que j’ai en mains sur le khalifat ! » À ces paroles de Kouat Al-Kouloub, Ghanem, sans avoir le temps de faire ses adieux, se hâta de sortir et traversa les rangs des gardes et des mamalik en portant la charge de la cuisine sur la tête, et il ne lui arriva aucun mal, car il était sous la protection du Protecteur qui seul sait délivrer les hommes bien intentionnés des dangers et de toute malechance !

Mais bientôt le vizir Giafar descendit de cheval, et entra dans la maison, et arriva dans l’appartement réservé, et vit aussitôt au milieu de la salle toute remplie de balles de marchandises et de soieries, la belle Kouat Al-Kouloub, qui avait eu le temps de se faire encore plus belle et de mettre ses habits les plus riches et de s’orner de tous ses bijoux et de devenir brillante comme les plus brillantes, et qui avait eu le temps de rassembler dans une grande caisse ses effets les plus précieux, ses joyaux, ses pierreries et toutes les choses de valeur. Aussi à peine Giafar avait-il pénétré dans l’appartement, qu’elle se leva debout sur ses deux pieds et s’inclina et baisa la terre entre ses mains et lui dit : « Ô mon maître Giafar, voici que le calam a écrit ce qui devait être écrit par l’ordre d’Allah. Je me remets donc entre tes mains ! » Mais Giafar répondit : « Par Allah ! ô ma maîtresse, le khalifat m’a donné l’ordre de me saisir seulement de Ghanem ben-Ayoub ! Dis-nous donc où il est ! » Elle lui dit : « Ô Giafar, Ghanem ben-Ayoub, après avoir emballé la plus grande partie de ses marchandises, est parti, il y a quelques jours, pour sa ville, Damas, revoir sa mère et sa sœur Fetnah. Et je ne sais rien de plus et ne puis t’en dire davantage. Mais pour ce qui est de ma caisse à moi, que tu vois ici et où j’ai mis mes effets les plus précieux, je veux que tu me la gardes bien et que tu me la fasses transporter au palais de l’émir des Croyants ! » Et Giafar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis il prit la caisse et ordonna à ses hommes de la porter, et, après avoir comblé Kouat Al-Kouloub de prévenances, de soins et d’honneurs, il la pria de l’accompagner chez l’émir des Croyants ; et tous sortirent, toutefois après avoir, selon l’ordre du khalifat, complètement pillé et mis à sac la maison de Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub.

Lorsque Giafar se fut présenté entre les mains du khalifat, il lui raconta ce qu’il avait fait et le départ de Ghanem pour Damas et l’arrivée au palais de sa favorite Kouat Al-Kouloub. Et le khalifat, qui était persuadé que Ghanem avait fait à Kouat Al-Kouloub tout ce qu’il était possible de faire à une jeune femme belle et appartenant à autrui, entra dans une terrible colère et ne voulut même pas voir Kouat Al-Kouloub et ordonna à Massrour de la faire enfermer dans une chambre obscure et de la mettre sous la garde d’une vieille femme chargée ordinairement de ces fonctions.

Mais pour ce qui est de Ghanem, le khalifat le fit rechercher partout par les cavaliers ; et de plus il voulut écrire de sa propre main une lettre au sultan de Damas, son vicaire, Mohammad ben-Soleiman El-Zeini ; et il prit le calam, l’écritoire et une feuille et écrivit la lettre suivante :

« À sa seigneurie le sultan Mohammad ben-Soleiman El-Zeini, vicaire de Damas, de la part de l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid, le cinquième khalifat de la descendance glorieuse des Bani-Abbas.

« Au nom d’Allah le Clément-sans-bornes le Miséricordieux.

« Après la demande des nouvelles de ta santé qui nous est chère, et après notre prière à Allah de te conserver de longs jours dans la dilatation et l’épanouissement !…

« Et ensuite !

« Ô notre vicaire, tu sauras qu’un jeune marchand de ta ville, nommé Ghanem ben-Ayoub, est venu à Baghdad et a séduit et violenté une esclave de mes esclaves, et a fait d’elle ce qu’il a fait. Et il a fui ma vengeance et ma colère et s’est réfugié dans ta ville, où il doit être en ce moment avec sa mère et sa sœur.

« Tu te saisiras de lui et tu le lieras et tu lui donneras cinq cents coups de lanières. Ensuite tu le traîneras par toutes les rues de ta ville, et un crieur marchera devant le chameau qui le portera, et criera : « Voilà le châtiment de l’esclave qui ravit le bien de son maître ! » Et puis tu me l’enverras pour que je le fasse mettre à la torture et lui fasse ce qui est à faire.

« Ensuite ! Tu pilleras sa maison et tu la ruineras du faîte aux fondements et tu feras disparaître jusqu’aux traces de son existence.

« Et ensuite ! comme Ghanem ben-Ayoub a une mère et une jeune sœur, tu les prendras, tu les mettras toutes nues et tu les chasseras, après les avoir exposées durant trois jours aux yeux de tous les habitants de ta ville.

« Et porte une grande diligence et un grand zèle à exécuter notre ordre !

« Ouassalam ! »

Et immédiatement, sur l’ordre du khalifat, un courrier partit pour Damas et marcha si vite qu’il y arriva au bout de huit jours, et non de vingt et plus.

Aussi lorsque le sultan Mohammad eut entre ses mains la lettre du khalifat, il la porta à ses lèvres et à son front, et, après lecture, mit immédiatement l’ordre du khalifat à exécution. Il fit donc parcourir toute la ville par les crieurs publics, qui criaient : « Que ceux qui veulent piller, se rendent à la maison de Ghanem ben-Ayoub et la pillent à leur guise ! »

Et aussitôt il se dirigea lui-même avec ses gardes vers la maison d’Ayoub, et frappa à la porte, et la jeune sœur de Ghanem, Fetnah, accourut ouvrir et dit : « Qui est là ? » Il répondit : « C’est moi ! » Alors elle ouvrit la porte et, comme elle n’avait jamais vu le sultan Mohammad, elle se couvrit immédiatement le visage du coin de son voile de tête, et courut prévenir la mère de Ghanem.

La mère de Ghanem, à ce moment, était assise sous la coupole du tombeau qu’elle avait fait construire en souvenir de son fils Ghanem qu’elle croyait mort, depuis un an qu’elle n’avait plus entendu parler de lui. Et elle était toute en larmes et ne mangeait plus et ne buvait plus. Elle dit donc à sa fille Fetnah de faire entrer, et le roi Mohammad entra dans la maison et arriva au tombeau et vit la mère de Ghanem qui pleurait et lui dit : « Je viens pour voir ton fils Ghanem et l’envoyer au khalifat ! » Elle répondit : « Malheureuse que je suis ! mon fils Ghanem, le fruit de mes entrailles, nous a quittées, moi et sa sœur, depuis plus d’un an, et nous ne savons ce qu’il est devenu ! » Alors le roi Mohammad, qui était un homme plein de générosité, ne put qu’exécuter l’ordre du khalifat ; il fit immédiatement piller toute la maison et prendre les tapis, les vases, les porcelaines et les choses précieuses ; puis il ruina toute la maison et en fit transporter toutes les pierres loin de la ville. Puis, quoique la chose lui répugnât fort, il fit mettre nues la mère de Ghanem et la belle et jeune Fetnah, sa sœur, et les fit exposer durant trois jours dans la ville avec défense de les couvrir d’une chemise sans manches, et les chassa de Damas. Et c’est ainsi que Fetnah et sa mère, grâce au ressentiment du khalifat, furent chassées de Damas.

Quant à Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub, une fois sorti de Baghdad, il se mit à marcher et à pleurer jusqu’à ce que son cœur se fût émietté ; et il continua de la sorte, sans manger et sans boire, jusqu’à la fin de la journée ; et la faim et la douleur l’avaient affaibli. Il arriva enfin, mort de fatigue, à un village, et il alla à la mosquée du village et entra dans la cour et alla tomber épuisé sur une natte et appuya son dos contre un mur. Il resta de la sorte, sans connaissance, et le cœur battant d’une façon désordonnée, jusqu’au matin, et sans avoir eu la force de faire un mouvement pour demander quelque chose. Le matin, les habitants du village vinrent à la mosquée pour la prière, et le virent étendu sans vie ; comprenant qu’il était affamé et altéré, ils lui portèrent un pot de miel et deux pains et le firent manger et boire ; puis ils lui donnèrent, pour s’habiller, une chemise sans manches, il est vrai, et toute rapiécée et pleine de poux. Puis ils lui demandèrent : « Qui es-tu et d’où viens-tu, ô étranger ? » Et Ghanem ouvrit les yeux et regarda, mais ne put articuler un mot ni faire une réponse ; et il se mit seulement à pleurer. Alors ils restèrent autour de lui pendant un certain temps et finirent par s’en aller chacun à son travail.

Ghanem, par la force de ses chagrins et les privations, tomba malade et continua à rester couché sur la vieille natte de la mosquée pendant encore un mois ; et il devint faible de corps et bien changé quant au teint ; et son corps fut dévoré par les puces et les punaises ; et il fut réduit à un état si misérable que les fidèles de la mosquée se concertèrent un jour entre eux pour le porter à l’hôpital de Baghdad, vu qu’il n’y avait guère d’hôpital que là. Ils allèrent donc chercher un chamelier avec son chameau et lui dirent : « Tu vas mettre ce jeune homme malade sur le dos de ton chameau et tu le porteras à Baghdad et tu le déposeras à la porte de l’hôpital ; de cette façon, le changement d’air et les soins à l’hôpital le guériront certainement. Quant à toi, ô chamelier, c’est à nous que tu reviendras réclamer ce qui te sera dû pour le voyage et pour le chameau ! » Et le chamelier répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis, aidé des assistants, il prit Ghanem avec la natte sur laquelle il était couché, et le hissa sur le dos du chameau et l’y consolida.

Au moment même où le chamelier allait partir et où Ghanem pleurait sa misère, deux femmes très pauvrement vêtues, mêlées à la foule qui regardait, virent le malade et dirent : « Comme ce pauvre malade ressemble à notre fils Ghanem ! Mais il n’est guère possible que ce soit lui, ce jeune homme réduit à l’état d’ombre ! » Et ces deux femmes, qui étaient couvertes de poussière et venaient d’arriver dans la localité, se mirent à pleurer en songeant à Ghanem. Car c’étaient justement la mère de Ghanem et sa sœur Fetnah, qui avaient fui Damas et continuaient maintenant leur route vers Baghdad.

Quant au chamelier, il ne tarda pas à monter sur son âne et, prenant le chameau par le licou, s’achemina vers Baghdad. Il y arriva bientôt et alla droit à l’hôpital et fit descendre Ghanem de sur le dos du chameau et, comme c’était de très bon matin et que l’hôpital n’était pas ouvert, il le déposa sur la marche de la porte et s’en retourna à son village.

Ghanem resta ainsi étendu à la porte jusqu’à ce que les habitants fussent sortis de leurs maisons : et ils le virent ainsi couché sur la natte et réduit à l’état d’ombre, et ils l’entourèrent et se mirent à faire mille suppositions. Pendant qu’ils se communiquaient mutuellement leurs réflexions, vint à passer le cheikh principal du souk, qui aussitôt écarta la foule et s’approcha et vit ce jeune homme malade et se dit en lui-même : « Par Allah ! si ce jeune homme entre à l’hôpital, il est d’avance perdu faute de bons soins et c’est certainement un homme condamné à mort ! Je vais donc le prendre moi-même dans ma maison, et Allah m’en récompensera dans son Jardin des Délices ! » Alors le cheikh du souk ordonna à ses jeunes esclaves de prendre le jeune homme et de le transporter à la maison ; et il les y accompagna lui-même, et, à peine arrivé, il lui dressa un lit tout neuf avec de bons matelas et un oreiller tout neuf et bien propre ; puis il appela son épouse et lui dit : « Ô femme, voici un hôte qu’Allah nous envoie. Tu vas le servir avec beaucoup de soin. » Elle répondit : « Certes ! et il sera mis sur ma tête et sur mes yeux ! » Puis elle retroussa aussitôt ses manches, et fit chauffer l’eau dans le grand chaudron, et lui lava les pieds, les mains et tout le corps ; ensuite elle le revêtit des propres habits de son époux, et lui porta un verre de délicieux sorbet, et lui aspergea la figure d’eau de roses. Alors Ghanem commença à respirer plus librement ; et les forces peu à peu commencèrent à lui revenir, et avec elles le souvenir de son passé et de son amie Kouat Al-Kouloub. Et voilà pour Ghanem ben-Ayoub El-Molim El-Massloub.

Mais pour ce qui est de Kouat Al-Kouloub, lorsque le khalifat se fut mis tellement en colère contre elle…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, cessa les paroles permises.


MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que pour ce qui est de Kouat Al-Kouloub, lorsque le khalifat se fut mis tellement en colère contre elle et qu’il l’eut fait enfermer dans une chambre obscure sous la surveillance d’une vieille femme du palais, elle resta en cet état pendant quatre-vingts jours, sans communiquer avec qui que ce fût au palais. Et le khalifat avait fini par l’oublier complètement, lorsqu’un jour d’entre les jours, comme il passait près de la chambre de Kouat Al-Kouloub, il l’entendit chanter tristement les vers des poètes, puis s’interrompre pour se parler à voix haute et se dire : « Ô mon ami, ô Ghanem ben-Ayoub, quelle belle âme tu étais et quel généreux et chaste cœur ! Tu as été grand vis-à-vis de qui t’a opprimé, et respectueux à l’égard de la femme de celui qui a ravi les femmes de ta maison, et tu as sauvé de l’opprobre la femme de celui qui a jeté la honte sur les tiens et sur toi ! Mais il viendra un jour où, toi et le khalifat, vous vous tiendrez debout devant le Seul Juge, le Seul Juste ; et tu sortiras du conflit victorieux de ton oppresseur, avec Allah pour médiateur et les anges pour témoins ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ses paroles et compris le sens de sa plainte, alors que personne n’était là pour l’écouter, il sut qu’il avait été injuste à son égard et à l’égard de Ghanem. Il se hâta donc de rentrer dans le palais et chargea l’eunuque en chef d’aller lui chercher Kouat Al-Kouloub. Et Kouat Al-Kouloub se présenta entre ses mains et se tint la tête baissée, les yeux pleins de larmes et le cœur bien triste ; et le khalifat lui dit : « Ô Kouat Al-Kouloub, je t’ai entendue m’accuser d’injustice et me reprocher l’oppression ; et tu as prétendu que j’avais mal agi envers celui qui m’avait fait le bien ! Qui donc est-il, celui-là qui a respecté une femme m’appartenant et dont j’ai compromis les femmes, en retour ? celui-là, qui a protégé mes femmes et dont j’ai déshonoré les femmes ? » Kouat Al-Kouloub répondit : « C’est Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub ! Je te jure, ô khalifat, par tes grâces et tes bienfaits, que jamais Ghanem n’a essayé de me violenter ; et il est loin d’avoir commis sur moi des abominations ! Oh ! loin de lui, l’impudeur et la brutalité ! » Alors le khalifat, ne doutant plus, s’écria : « Quel malheur, ô Kouat Al-Kouloub ! En vérité, il n’y a de sagesse et de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Omniscient ! Aussi, ô Kouat Al-Kouloub, demande, et tous tes souhaits seront satisfaits ! » Alors Kouat Al-Kouloub s’écria : « Ô émir des Croyants, alors je te demande Ghanem ben-Ayoub ! » Et le khalifat, malgré tout l’amour qu’il continuait à ressentir pour sa favorite préférée, lui dit : « Cela sera fait, si Allah veut ! Je te le promets d’un cœur généreux qui ne revient jamais sur ce qu’il a donné ! Et il sera comblé d’honneurs ! » Kouat Al-Kouloub dit : « Ô émir des Croyants, je te demande, lorsque Ghanem sera de retour, de me donner à lui en cadeau pour que je sois son épouse aimante ! » Le khalifat répondit : « À son retour, Ghanem te sera accordé et tu deviendras sa propriété et son épouse ! » Alors Kouat Al-Kouloub dit : « Ô émir des Croyants, nul ne sait où se trouve Ghanem ; et le sultan de Damas lui-même t’a dit qu’on ne savait ce qu’il était devenu. Permets-moi donc de faire moi-même les recherches nécessaires, dans l’espoir qu’Allah daignera me le faire retrouver ! Le khalifat répondit : « Tu as la permission de faire ce que bon te semble ! »

À ces paroles, Kouat Al-Kouloub sentit sa poitrine se dilater de joie et son cœur s’épanouir, et elle se hâta de sortir du palais, après s’être munie d’une bourse contenant mille dinars d’or.

Le premier jour, elle parcourut toute la ville de Baghdad et alla trouver les cheikhs des quartiers et les chefs des rues, et elle les interrogea sans pouvoir arriver à un résultat.

Le second jour, elle alla au souk des marchands et visita toutes les boutiques et alla voir le cheikh principal du souk ; elle lui exposa la situation et lui remit une grande quantité de dinars, en le priant de les distribuer aux pauvres étrangers, à son intention.

Le troisième jour, comme elle était allée au souk des orfèvres et au souk des bijoutiers après avoir pris avec elle mille autres dinars, et comme elle avait fait appeler le cheikh des orfèvres et des bijoutiers et lui avait remis de l’or à distribuer aux pauvres étrangers le cheikh du souk, à ces mots de pauvres étrangers, lui dit : « Ô ma maîtresse, j’ai justement recueilli dans ma maison un jeune homme étranger et malade, dont j’ignore le nom et la qualité. (Or, c’était justement Ghanem ben-Ayoub ; mais le cheikh du souk ne le savait pas.) Mais ce doit être le fils d’un très grand marchand et de nobles parents. Car il est, quoique comme une ombre, d’un très beau visage et doué de toutes les qualités aimables et toutes les perfections. Il doit certainement avoir été réduit à cet état, soit par de grandes dettes qu’il n’aura pu payer, soit par un amour malheureux et l’absence de l’objet aimé. » À ces paroles, Kouat Al-Kouloub, sentit son cœur battre en mouvements désordonnés et ses entrailles remuer d’émotion, et elle dit au cheikh du souk des orfèvres et des bijoutiers : « Ô cheikh, comme tu ne peux quitter le souk à cette heure, fais-moi conduire par quelqu’un à ta maison ! » Et le cheikh des orfèvres dit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! » Et il lui donna un petit enfant du souk, qui connaissait la maison et à qui il dit : « Vite ! ô Felfel, conduis ta maîtresse à la maison ! » Et le petit Felfel du souk marcha devant Kouat Al-Kouloub et la conduisit à la maison du cheikh du souk, où se trouvait l’étranger malade.

Lorsque Kouat Al-Kouloub entra dans la maison, elle salua l’épouse du cheikh. Et l’épouse du cheikh la reconnut, car elle connaissait toutes les nobles dames de Baghdad, qu’elle visitait souvent, et se leva et s’inclina et baisa la terre entre ses mains. Alors Kouat Al-Kouloub, après les salutations d’usage, lui demanda : « Ma bonne mère, peux-tu maintenant me dire où se trouve le jeune étranger malade que vous avez recueilli dans votre maison ? » Alors l’épouse du cheikh se mit à pleurer et lui montra du doigt un lit qui se trouvait là et lui dit : « Le voici sur le lit. C’est un jeune homme certainement de noble race, car tout son maintien l’indique. » Alors Kouat Al-Kouloub se tourna vers le lit sur lequel était étendu le jeune étranger, et le regarda avec attention, et elle vit un jeune homme faible et amaigri et comme une ombre ; et elle fut loin de deviner que c’était Ghanem ; mais, tout de même, elle fut prise pour lui d’une grande compassion et se mit à pleurer et à dire : « Oh ! qu’ils sont malheureux les étrangers, même s’ils sont émirs dans leur pays ! » Puis elle remit les mille dinars d’or à l’épouse du cheikh des orfèvres et lui recommanda de ne rien épargner pour le bien-être du jeune malade ; puis elle donna de sa propre main les remèdes prescrits au malade et les lui fit boire, puis, après être restée plus d’une heure près de sa tête, elle souhaita la paix à l’épouse du cheikh du souk, et remonta sur sa mule et retourna au palais.

Et tous les jours elle allait dans les différents souks et passait son temps en recherches continuelles, quand un jour le cheikh vint la trouver et lui dit : « Ô ma maîtresse Kouat Al-Kouloub, comme tu m’as recommandé de t’amener tous les étrangers de passage à Baghdad, je viens conduire aujourd’hui entre tes mains généreuses deux femmes, l’une mariée et l’autre jeune fille, et toutes deux probablement d’un très haut rang, car leur maintien et leur visage me l’indiquent ; mais elles sont misérablement habillées de vêtements de poils de chèvre et portent chacune une besace au cou, comme les mendiants. Et leurs yeux sont pleins de larmes et leur cœur bien affligé. Et voici que je te les amène, car toi seule, ô souveraine des bienfaits, tu sauras les consoler et les fortifier et leur éviter la honte et l’opprobre des questions indiscrètes ; car sûrement ce ne sont pas des personnes qu’on peut soumettre aux questions indiscrètes. De mon côté, j’espère que, grâce au bien que nous leur ferons, Allah nous réservera, au jour de la Rétribution, une place dans le Jardin des Délices ! » Kouat Al-Kouloub répondit : « Par Allah ! ô mon maître, tu me fais souhaiter ardemment de les voir ! Où sont-elles donc ? » Alors le cheikh sortit et alla les chercher derrière la porte et les amena entre les mains de Kouat Al-Kouloub.

Lorsque la jeune Fetnah et sa mère furent entrées chez Kouat Al-Kouloub, elle les regarda et, voyant leur beauté et leur noblesse et les haillons dont elles étaient vêtues, elle se mit à pleurer et s’écria : « Par Allah ! ce sont des femmes de noble naissance et point habituées à la misère. Car je vois bien à leur visage qu’elles sont nées dans les honneurs et la richesse ! » Et le cheikh du souk répondit : « Certes ! ô ma maîtresse, tu dis vrai ! Le malheur a dû s’abattre sur leur maison et la tyrannie les opprimer et leur ravir leurs biens. Venons à leur aide, puisque nous aimons les pauvres et les misérables, pour mériter les grâces d’Allah le Miséricordieux ! » À ces paroles, la mère et la fille se mirent à pleurer et à penser à Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub. Et en les voyant pleurer, Kouat Al-Kouloub se mit à pleurer avec elles. Alors la mère de Ghanem lui dit : « Ô maîtresse pleine de générosité, fasse Allah que nous puissions retrouver ce que nous cherchons d’un cœur douloureux ! Celui que nous cherchons est le fils de nos entrailles et la flamme de notre cœur, notre fils Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub ! »

À ce nom de Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub, l’adolescente poussa un grand cri, car elle venait de comprendre que c’étaient là la mère de Ghanem et la sœur de Ghanem, et tomba évanouie. Et lorsqu’elle revint à elle, elle se jeta tout en pleurs dans leurs bras, et leur dit : « Espérez en Allah et en moi, ô mes sœurs, car ce jour sera le premier jour de votre bonheur et le dernier de vos malheurs ! Cessez donc toute affliction ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, cessa les paroles permises.


MAIS LORSQUE FUT
LA QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Kouat Al-Kouloub dit à la mère et à la sœur de Ghanem : « Cessez donc toute affliction ! » Puis elle se tourna vers le cheikh du souk des orfèvres et des bijoutiers et lui donna mille dinars d’or et lui dit : « Ô cheikh, tu vas maintenant les conduire à ta maison et dire à ton épouse de les prendre au hammam et de leur donner ensuite de très beaux habits ; et qu’elle les comble de soins et de prévenances, sans rien épargner pour leur bien-être ! »

Le lendemain Kouat Al-Kouloub ne manqua pas d’aller elle-même à la maison du cheikh du souk vérifier par ses propres yeux si tout avait été exécuté d’après ses instructions. À peine était-elle entrée que l’épouse du cheikh vint au-devant d’elle et lui baisa les mains et la remercia de ses générosités ; puis elle fit venir la mère et la sœur de Ghanem qui avaient été au hammam et en étaient sorties toutes transformées et le visage rayonnant de noblesse et de beauté. Et Kouat Al-Kouloub se mit à leur parler fort gentiment pendant une heure de temps ; puis elle demanda à l’épouse du cheikh des nouvelles de leur malade. Et l’épouse du cheikh répondit : « Il est toujours dans le même état. » Alors Kouat Al-Kouloub dit ; « Allons toutes le visiter et essayer de l’encourager ! » Et elle prit les deux femmes qui, retirées dans l’appartement des femmes, n’avaient pu voir le malade couché dans la salle de réunion, et toutes entrèrent chez le jeune homme, et le regardèrent avec beaucoup de tendresse et de pitié, et s’assirent autour de lui à causer ; et, dans la conversation, le nom de Kouat Al-Kouloub fut prononcé. À peine le jeune malade eut-il entendu prononcer ce nom de Kouat Al-Kouloub qu’aussitôt son teint pâle se colora, son corps amaigri se fortifia et son âme lui revint ; et il releva la tête, les yeux pleins de vie, et s’écria : « Où es-tu, ô Kouat Al-Kouloub ? »

Lorsque Kouat Al-Kouloub eut entendu le jeune homme l’appeler par son nom, en ouvrant les lèvres pour la première fois, elle reconnut la voix de Ghanem ben-Ayoub et se pencha vivement vers lui et lui dit : « Ô mon chéri ! tu es Ghanem ben-Ayoub ! » Il lui dit : « Oui ! c’est moi Ghanem ! » À ces mots, l’adolescente tomba à la renverse, évanouie. Quant à la mère de Ghanem et à sa sœur Fetnah, en entendant ces paroles, elles poussèrent un cri et tombèrent à la renverse, évanouies.

Au bout d’un certain temps, elles finirent par revenir à elles, et se jetèrent sur Ghanem, et il arriva ce qui arriva en fait de pleurs, de cris de joie et de baisers.

Puis Kouat Al-Kouloub, enfin plus calme, lui dit : « Gloire et louanges à Allah qui a permis enfin notre réunion toutes ensemble, moi, ta mère et ta sœur ! » Puis elle lui raconta toute l’histoire et ajouta : « Le khalifat, après tout cela, a cru à ma parole et t’a accordé ses bonnes grâces et m’a exprimé le désir de te voir ; de plus, il me donne à toi en cadeau ! » À ces paroles, Ghanem fut au comble de l’épanouissement et continua à baiser la main de Kouat Al-Kouloub qui lui baisait la tête et les yeux. Puis Kouat Al-Kouloub leur dit à tous : « Attendez-moi ici. Je vais revenir ! » Et elle alla en toute hâte au palais et ouvrit la caisse où il y avait ses choses précieuses, en tira beaucoup de dinars et alla au souk les donner au cheikh du souk en lui disant : « Achète pour chacune d’elles et pour Ghanem quatre costumes complets de la plus belle étoffe et vingt mouchoirs et dix ceintures et dix choses de chaque pièce d’habillement ! » Et elle retourna à la maison où étaient Ghanem et les autres et les conduisit tous au hammam. Puis elle leur prépara des poulets et des viandes bouillies et de bon vin purifié, et pendant trois jours leur donna ainsi elle-même à boire et à manger, en sa présence ; et au bout de ces trois jours d’un régime si réconfortant, ils sentirent la vie leur revenir et leur âme retourner à sa place. Puis Kouat Al-Kouloub les mena encore une fois au hammam et les fit changer de vêtements et les ramena à la maison du cheikh du souk. Quant à elle, elle songea alors à aller trouver le khalifat et elle se présenta entre ses mains et s’inclina jusqu’à terre et lui apprit le retour de Ghanem ben-Ayoub et de sa mère et de sa sœur Fetnah ; et elle ne manqua pas de lui dire combien la jeune Fetnah était jolie et toute neuve et pleine de beauté. Alors le khalifat dit à un esclave : « Va vite me chercher Giafar ! » Et Giafar vint et le khalifat lui dit : « Va vite me chercher Ghanem ben-Ayoub. » Et Giafar partit pour la maison du cheikh, où déjà Kouat Al-Kouloub l’avait précédé et avait informé Ghanem de son arrivée et lui avait dit : « Ô Ghanem, c’est maintenant surtout qu’il faut montrer au khalifat, qui charge Giafar de t’amener en sa présence, ton éloquence de langage et ta fermeté de cœur et la pureté de tes paroles ! » Puis elle l’habilla de la plus somptueuse de toutes les robes neuves achetées au souk et lui donna beaucoup de dinars et lui dit : « Ne manque de jeter l’or par poignées en arrivant au palais et en traversant le rang des eunuques et des serviteurs ! »

Sur ces entrefaites Giafar arriva à la maison, monté sur sa mule ; et Ghanem se hâta d’aller à sa rencontre, et lui souhaita la bienvenue et baisa la terre entre ses mains ; et il était maintenant devenu le beau Ghanem d’autrefois, au glorieux visage et à l’aspect si attirant ! Et Giafar le pria de l’accompagner et le conduisit entre les mains du khalifat. Et Ghanem vit l’émir des Croyants entouré de ses vizirs, de ses chambellans, de ses vicaires, des principaux personnages de son royaume et des chefs de ses gardes et de ses armées. Or, Ghanem était éloquent de langage, ferme de cœur, conteur agréable, diseur attachant, improvisateur admirable. Il s’arrêta donc entre les mains du khalifat, regarda un instant le sol d’un air réfléchi, leva ensuite la tête vers le khalifat et improvisa ces strophes ;

« Ô roi du temps, un œil de bonté a regardé la terre et l’a fécondée, et nous sommes les enfants de sa fécondité heureuse, sous ton règne plein de gloire.

Voici que les sultans et les émirs se prosternent à ton seuil, la barbe dans la poussière, et déposent en offrande à ta grandeur leurs couronnes de pierreries.

Voici que la terre n’est plus assez vaste ni la planète assez large pour contenir la masse formidable de tes armées ! Ô roi du temps, plante tes tentes sur les terres planétaires de l’espace tournoyant.

Et que les étoiles dociles et les astres nombreux s’attellent à ton triomphe et accompagnent ton cortège, ô chef spirituel !

Et que le jour de ta justice éclaire le monde et arrête les méfaits des criminels et récompense les actions pures de tes féaux ! »

Le khalifat était charmé de la beauté des vers, de leur rythme nombreux, de leur pureté de langue et de l’éloquence de l’auteur.

— Mais à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, ne prolongea pas les paroles permises.


ET LORSQUE FUT
LA QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, Ô Roi fortuné, que lorsque Ghanem ben-Ayoub eut ainsi charmé le khalifat Haroun Al-Rachid, le khalifat lui dit de s’approcher de son trône ; et Ghanem s’approcha du trône, et le khalifat lui dit : « Raconte-moi tous les détails de ton histoire, sans rien me cacher de la vérité ! » Alors Ghanem s’assit et raconta au khalifat toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a aucun profit à la répéter. Et le khalifat fut complètement persuadé de l’innocence de Ghanem et de la pureté de ses intentions, surtout lorsqu’il vit le respect de Ghanem pour les mots écrits sur le caleçon de la favorite et il lui dit : « Je te prie de libérer ma conscience de l’injustice commise à ton égard ! » Et Ghanem lui dit : « Ô émir des Croyants, je te libère ! Car tout ce qui appartient à l’esclave est la propriété du maître ! »

Le khalifat ne manqua pas, dans son contentement, d’élever Ghanem aux plus grandes charges du royaume ; il lui donna un palais et des émoluments somptueux et des esclaves hommes et des esclaves femmes en quantité considérable. Et Ghanem se hâta de prendre avec lui, dans son nouveau palais, sa mère et sa sœur Fetnah et son amie Kouat Al-Kouloub. Puis le khalifat, qui avait appris que Ghanem avait une sœur merveilleuse et vierge encore et toute jeune, nommée Fetnah, la demanda à Ghanem qui répondit : « Elle est ta servante et je suis ton esclave ! » Le khalifat ne manqua pas de l’en remercier et lui donna cent mille dinars d’or ; puis il fit venir le kadi et les témoins et écrire le contrat de Fetnah. Et ce fut le même jour et à la même heure que le khalifat, d’une part, et Ghanem, de l’autre, entrèrent chacun chez sa femme, Fetnah pour le khalifat, et Kouat Al-Kouloub pour Ghanem ben-Ayoub El-Molim El-Massloub.

Et le khalifat, le matin, à son réveil, fut si satisfait de la nuit qu’il venait de passer dans les bras de la vierge Fetnah et du résultat obtenu, qu’il fit venir les scribes doués de la plus belle écriture, et leur fit écrire l’histoire de Ghanem depuis le commencement jusqu’à la fin, pour qu’elle fût conservée dans l’armoire des papiers et pût servir aux générations futures et fît l’étonnement et les délices des sages qui seraient appelés à la lire avec respect et à admirer l’œuvre du Créateur du jour et de la nuit.

Mais, continua Schahrazade, en s’adressant au roi Schahriar, ne crois point, ô Roi des siècles, que cette histoire merveilleuse soit plus agréable ou plus étonnante que l’histoire guerrière et héroïque d’Omar Al-Némân et de ses fils Scharkân et El-Makân ! » Et le roi Schahriar dit : « Tu peux, certes ! la raconter, cette histoire guerrière, que je ne connais point ! »



TABLE DES MATIÈRES




HISTOIRE DU BOSSU AVEC LE TAILLEUR, LE COURTIER CHRÉTIEN, L’INTENDANT ET LE MÉDECIN ; CE QUI S’EN SUIVIT ; ET LEURS AVENTURES RACONTÉES À TOUR DE RÔLE. 
 7-196
Elles commencent vers la fin de la Vingt-quatrième Nuit et se terminent vers la fin de la Trente-deuxième Nuit. — Elles comprennent :
 
qui comprend :
 
et
 
soit :
 
Histoire du Barbier. 
 120-124 et 188-189
Histoire de Bacbouk. 
 124-132
Histoire d’El-Haddar. 
 133-139
Histoire de Bacbac. 
 139-145
Histoire d’El Kouz. 
 146 154
Histoire d’El Aschar. 
 154-173
Histoire de Schakâlik. 
 174-187
Elle commence vers la fin de la Trente-deuxième Nuit et se termine vers la fin de la Trente-sixième Nuit.
 
Elle commence vers la fin de la Trente-sixième Nuit et se termine au cours de la Quarante-quatrième Nuit. — Trois contes y sont intercalés :
 
HISTOIRE DE L’EUNUQUE SAOUÂB, LE PREMIER NÈGRE SOUDANIEN. 
 304-307
HISTOIRE DE L’EUNUQUE KÂFOUR, LE SECOND NÈGRE SOUDANIEN. 
 308-318
HISTOIRE DE L’EUNUQUE BAKHITA, LE TROISIÈME NÈGRE SOUDANIEN. 
 318-319


FIN DU DEUXIÈME VOLUME
  1. El-Molim El-Massloub, c’est-à-dire : Celui qui est réduit en esclavage par l’amour ravisseur.
  2. Fetnah, c’est-à-dire : Charmante séduction. — C’est également le nom d’une fleur jaune très odorante, la cassie (Acacia farnesiana).
  3. C’est-à-dire : Brise, Fleur du jardin, Aube du matin, Branche de perles, Lumière de la route, Étoile de la nuit, Étoile du matin, Délices du jardin.
  4. Kouat Al-Kouloub : Force des cœurs.