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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/9

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Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 38-40).

Comment nous deſcendimes en l’Iſle des ferremens[1].

Chapitre IX.


Novs eſtans bien apoinct ſabourez l’eſtomach[2] euſmes vent en pouppe : & fut leué noſtre grand artemon, dont aduint qu’en moins de deux iours arriuaſmes en l’Iſle des ferremens, deſerte, & de nul habitee : & y veiſmes grand nombre d’arbres, portans marroches, piochons, ſerfouettes[3], faux, faucilles, beches, truelles, congnees, ſerpes, ſcies, doloueres, forces, ſcizeaux, tenailles, pelles, virolets, & vibrequins.

Autres portoient daguenets, poignards, ſangdedez, ganiuets, poinſſons, eſpees, verduns, braquemarts, ſimeterres, eſtocs, raillons[4], & couſteaux.

Quiconque en vouloit auoir, ne faiſoit que crouſler l’arbre : ſoudain tomboient comme prunes : d’auantage, tombans en terre rencontroient vne eſpece d’herbe, laquelle on nommoit fourreau, & s’engainoient là dedans. A la cheute ſe faiſoit bien garder qu’ils ne tomboient ſus la teſſe, ſus les pieds, ou autres parties du corps. Car ils tomboient de poinſte, c’eſtoit pour droit engainer, & euſſent affollé la perſonne. Deſſouz ne ſçay quels autres arbres, ie vis certaines eſpeces d’herbes, leſquelles croiſſoient comme piques, lances, iauelines, halebardes, vouges, pertuizanes, rançons, fourches, eſpieux : croiſſantes haut, ainſi qu’elles touchoient à l’arbre, rencontroient leurs fers & allumelles, chaſcune compeſante à ſa forte. Les arbres ſuperieurs ia les auoient appreſſees à leur venue & croiſſance, comme vous appreſtez les robes des petis enfans, quand les voulez deſmailloter. Afin que deſormais n’abhorrez l’opinion de Platon, Anaxagoras, & Democritus[5] (Furent-ils petis philoſophes ?) ces arbres nous ſembloient animaux terreſtres, non en ce differentes des beſtes, qu’elles n’euſſent cuir, graiſſe, chair, veines, arteres, liguamens, nerfs, cartilages, adenes[6], os, mouelle, humeurs, matrices, cerueau, & articulations, congneues : car elles en ont comme bien deduit Theophraſte : mais en ce qu’elles ont la teſte, c’eſt le tronc, en bas : les cheueux, ce ſont les racines, en terre : & les pieds, ce ſont les rameaux, contremont : comme ſi vn homme faiſoit le cheſne fourcheu. Et ainſi comme vous, verollez, de loin à vos iambes iſchiatiques, à vos omoplates, ſentez la venue des pluyes, des vents, du ſerain, tout changement de temps : auſſi à leurs racines, caudices[7], gommes, medulles, elles preſentent quelle forte de baſton deſſouz elles croiſt & leur preparent fers & allumelles conuenantes. Vray eſt qu’en toutes choſes (Dieu excepté) adulent quelquefois erreur. Nature meſme n’en eſt exempte quant elle produit choſes monſtrueuſes & animaux difformes. Pareillement en ces arbres ie notay quelque faute, car vne demye pique croiſſante hors en l’air ſouz ces arbres ferrementiportes, & en touchant les rameaux, en lieu de fer, rencontra vn ballay : bien ce ſera pour ramonner les cheminees. Vne pertuizane rencontra des cizailles, tout eſt bon ce ſera pour oſter les chenilles des iardins. Vne hampe de hallebarde rencontra le fer d’vne faux, & ſembloit hermaphrodite, c’eſt tout vn ce ſera pour quelque faucheur. C’eſt belle choſe croire en Dieu. Nous retournans à nos nauires, ie vis derriere ie ne ſcay quel buyſſon ie ne ſcay quelles gens, faiſans ie ne ſcay quoy, & ie ne ſcay comment, aguiſans ie ne ſcay quels ferremens[8], qu’ils auoient ie ne ſcay où, & ne ſcay en quelle maniere[9].


  1. L’Iſle des ferrements. L’idée première paraît prise du chapitre XXIV des navigations de Panurge intitulé : De l’iſle ou croiſſent les eſpees, poignards, couſteaux grans & petis de toutes ſortes. Il y a en outre un souvenir du chapitre IX du quart livre et « des eſtranges alliances de l’Iſle Ennaſin. » Les phrases, les comparaisons, les expressions caractéristiques sont toutes presque déjà connues. Il en est de même dans tous les morceaux qui ne sont évidemment pas de Rabelais. C’est une démonstration que nous ne pouvons entreprendre partout, ligne par ligne, mot par mot, mais dont nous voulons du moins donner un spécimen dans les notes de ce chapitre. Le glossaire facilitera du reste beaucoup ce genre de comparaison.
  2. Sabourez l’eſtomach. « I’ay bien ſaburré mon ſtomach. » (t. I, p. 22, l. 16)
  3. Marroches, piochons, ſerfouettes. « Des marrochons, des pioches, cerfouettes, » (t. I, p. 92, l. 13)
  4. Braquemarts, ſimeterres, eſtocs, raillons. Le modèle de cette énumération d’armes se trouve dans le prologue du tiers livre (t. II, p. 7, l. 19) auquel le rédacteur du cinquieſme liure a fait de nombreux emprunts.
  5. Platon, Anaxagoras, & Democritus. Cicéron, Académiques, IV, 37.
  6. Cartilages, adenes. Toutes ces expressions se trouvent dans l’Anatomie de Quareſmeprenant, t. II, p. 374-377.
  7. Racines, caudices. « Racine, tronc, caudice. » (t. II, p. 228, l. 23)
  8. Ie ne ſçay quels ferremens. « I’ay le ferrement infatiguable, » a dit Panurge (t. II, p. 134), dans un sens analogue.
  9. Et… manière. Ms. : En ne ſçay quelle bragguete.