Les Contents et mécontents sur le sujet du temps

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Les contens et mescontens sur le sujet du temps.

1649



Les contens et mescontens sur le sujet du temps.
À Paris.
M. DC. XLIX.
In-4.

Ayant dessein ces jours passez d’aller au Palais pour apprendre quelques nouvelles touchant les affaires presentes, je treuvay que la porte en estoit investie d’une multitude de peuple et gardée par un regiment de bourgeois qui se tuoient le cœur et le corps pour en empescher l’entrée ; ce qui me fit resoudre à passer chemin, n’estant pas propre à violenter une chose deraisonnable, ou faire des submissions à des gens qui croiroient m’obliger beaucoup en m’accordant une faveur de si peu de conséquence.

Je passay donc plus outre ; mais je ne fus pas plus tost vis-à-vis de Saint-Barthelemy1 qu’un autre obstacle arresta mes desseins et mes pas : une troupe de monde ramassé de toutes sortes de sexes et de conditions occupoit tellement le passage que, quand mesme la curiosité ne m’auroit pas donné l’envie d’apprendre le sujet de ce tumulte, j’aurais esté contraint de demeurer quelque temps malgré moy. Je m’informe donc d’abort aux uns et aux autres de ce que c’estoit, mais ces personnes interessées dans la dispute avoient à respondre à bien d’autres qu’à moy ; et, sans un bon-heur qui me fit rencontrer un de mes amis parmy cette multitude, j’aurois esté long-temps avant que de penetrer dans le sujet de cette brouillerie. Je le salue et luy demande, après les complimens ordinaires, d’où pouvoit provenir cette apparence de sedition, dont je n’avois pu rien tirer qu’à bastons rompus. Ce n’est, me respondit-il, qu’une bagatelle. Cette gueuse que vous voyez avec ses deux enfans attachez sur son dos avec des bretelles, sortant de Saint-Barthelemy, a demandé l’aumosne en passant à cette fille d’armurier dont la boutique est toute proche. Je ne sçay si la rudesse du refus qu’elle luy a fait, ou la naturelle façon d’injurier et de quereller, a poussé cette gueuse à luy dire que c’estoit une belle Madame de bran de rebuter ainsi les pauvres et de n’avoir non plus pitié d’eux que des bestes ; qu’elle ressembloit le mauvais riche, et qu’elle aymoit mieux crever des chiens que d’en soulager les membres de Dieu. Cette fille s’est montrée assez patiente d’abord ; mais quand elle s’est veu importunée de ces injures, elle a commandé aux garçons de chasser cette yvrognesse, ce qu’ils ont fait à la verité avec un peu trop de rigueur, jusques à la renverser par terre avec ses enfans. Le peuple s’est assemblé là-dessus, qui a relevé cette pauvre femme, entreprenant son party avec beaucoup de chaleur ; entr’autres, ce petit homme assez mal fait, dit-il en me le montrant, d’un mestier comme je croy qui n’a plus de cours maintenant, s’est si bien eschauffé de paroles avec les filles et les garçons de cette boutique, qu’ils en sont quasi venus jusqu’aux mains. On dit bien vray, a-t-il dit d’abord, qu’il vaudroit mieux qu’une cité abysmast qu’un pauvre devinst riche.

Voyez un peu cette reyne de carte qui se carre comme un pou sur un tignon ! Et depuis quand es-tu si relevée, eh ! Madame ? Je croy que devant le siège de Corbie2 tu n’estois pas si glorieuse ! Il a bien plu dans ton escuelle depuis ce temps-là ! Mort de ma vie ! je t’ay veu bien piètre aussi bien que moy. Ce n’est pas d’aujourd’huy que je te connois. Tu dois bien remercier ceux qui sont cause de la guerre, et prier Dieu que Paris soit tousjours comme il est. Ouy, Messieurs, a-t-il dit se retournant devers le peuple, ce sont des monopoleurs qui tirent tout l’argent de Paris à vendre leurs diables d’armes, qui ne servent qu’à faire tuer le monde ; et, tel que vous me voyez, je me suis veu et je devrois estre plus qu’eux ; mais cette guerre m’a ruiné aussi bien que beaucoup d’autres, et il n’y a que ces canailles qui en font leur profit. Quelques voisins, prenant la parole pour l’armurière, ont appellé cet homme seditieux, et que s’il n’estoit pas à son ayse, qu’il s’en prist à ceux qui l’avoient ruiné ; qu’au reste le bien des marchands ne luy devoit rien ; qu’il feroit bien de se retirer ; et, disant cela, l’ont un peu poussé par les espaules. Cette rudesse l’a mis tout à fait deshors, et, comme il s’est veu supporté de beaucoup d’autres qui s’estoient rangez de son costé, il s’est mis à declamer tout haut que c’estoit une pitié de voir des coquins mal-traicter des honnestes gens, que c’estoit des traitres dans Paris, qu’ils estoient cause de la continue de la guerre, et que l’on feroit bien de se jetter sur leur fripperie et de piller leur maison. À ce bruit, le monde s’est attroupé plus qu’auparavant, et toute cette multitude s’est divisée en deux partys contraires, de contens et de mescontens. Au party des contens, qui estoit celuy de l’armurier, se sont joints quelques marchands du palais, clinqualliers, bahutiers, faiseurs de malles, valises3 et foureaux de pistolets, paticiers, boulangers, meusniers, bouchers, espiciers, charcuitiers, fourbisseurs, armuriers ou faiseurs de pistolets, usuriers et presteurs sur gages, cordonniers, imprimeurs, cabaretiers4, colporteurs et vendeurs de rogatons, maquignons, pannachers, faiseurs de baudriers, vendeurs de poudre et de balles, officiers de guerre et cavaliers, et bref tous ceux à qui la guerre peut apporter plus de profit que la paix, et qui se maintiennent mieux dans les troubles que dans l’estat tranquille des affaires.

Celuy des mescontens, beaucoup plus grand et plus puissant que l’autre, s’est fortifié tout à coup de quantité d’artisans, comme peintres, architectes, sculpteurs, graveurs, horlogeurs, menuisiers, massons, relieurs, libraires, marchands de soye, lingers, prestres, passementiers, rubaniers, lutiers, musiciens, violons, rotisseurs, harangères, chaudronniers, advocats, procureurs, solliciteurs, sergens à cheval et à verge, miroüettiers, esguilletiers, espingliers, joualliers, vendeurs de babiolles5, tabletiers, serruriers, fondeurs, vendeurs d’evantails et d’escrans, teinturiers, blanchisseurs, macreaux, putains6, et toutes sortes de gens que l’estat des affaires presentes a mis et met encor tous les jours au berniquet7, et qui ne sçavent plus, la plus part, de quels bois faire flesche. Vous les distinguerez facilement, si vous voulez les escouter un moment, par les raisons qu’ils apportent, ou plustost les injures qu’ils se chantent les uns aux autres.

Cet entretien fut interrompu par un grand cry qui s’esleva dans la troupe, qui fut suivy d’une risée generale. Un meusnier qui s’estoit eschauffé dans la dispute avoit laissé son mulet derrière luy, chargé de deux sacs de farine. Quelque matois, se servant de l’occasion, ayant percé le sac, en tira secrettement une bonne partie, et se retira finement après avoir fait son coup. Le meusnier, en estant adverty par quelques uns qui voyoient encor couler la farine par le trou, s’escria qu’il estoit volé ; sur quoy la femme d’un solliciteur, qui s’escrimoit fort et ferme de la langue et qui n’en eust pas donné sa part au chat, luy dit en le raillant : Ha ! qu’il est bien employé ! C’est, par mon ame, pain benist ; il est bon larron qui larron desrobe. Vrayment, le voilà bien malade ! Quand on lui en auroit pris vingt fois davantage, il sauroit bien où le reprendre. Les premières moutures en pâtiront sans doute. — À qui en a cette double masque ? luy replique le meusnier ; t’ay-je jamais rien derobé ? Si tu avois fait les pertes que j’ay fait, tu n’aurois pas le caquet si affilé. J’ai perdu six asnes, Messieurs, et quatre mulets, quand les grandes eaux emportèrent les moulins8, et cette chienne me viendra reprocher encore que je fais de grands profits ! — Quand tu aurois esté noyé quant et quant eux, il n’y auroit pas eu grand perte, dit la solliciteuse. Un boulanger, prenant la parole pour le meusnier, qui estoit, comme je croy, son compère, dit que cela estoit estrange que l’on blasmoit les personnes les plus necessaires et desquelles on ne se pouvoit passer. Sçay mon9 ! ma foy, dit un relieur ; voilà des gens bien necessaires, mais c’est pour tirer l’argent et ruiner entierement le pauvre peuple. — Que veux-tu dire ? replique le boulanger ; aurois-tu du pain sans eux et sans nous ? — Nous en donnes-tu, luy dit l’autre, et ne devons-nous point t’en avoir de l’obligation lorsque tu nous rançonnes et vends une chose six fois au double ?

— En effet, continue un peintre, c’est une honte des abus que commettent les boulangers ; ils achètent le bled à bon prix et rencherissent tous les jours le pain de plus en plus. La police y devroit donner ordre10 et en chastier quelques uns pour donner exemple aux autres. — Cela ne va pas comme tes peintures barbouillées, luy respond le boulanger ; mesle-toy de vendre tes Vierges Maries borgnesses, ou de faire comme Judas en vendant Nostre Seigneur pour trente deniers. — Il faudroit donc que je te le vendisse, car tu as plus la mine d’un juif que d’un moulin à vent, dit le peintre. Un frippier11 qui avoit la teste tournée d’un autre costé creut que ce mot de juif avoit esté dit à son occasion, et, sans demander d’où venoit cette injure, s’adressa fortuitement à une harangère qu’il trouva la bouche ouverte, et, jurant par la mort et par la teste, l’appella plus de cent fois macquerelle. Est-ce à cause, luy dit-il ensuitte, que tu ne vends plus ta marée puante, depuis que nous avons permission de manger de la viande ? Te veux-tu vanger sur ceux qui n’en peuvent mais ? Mortbieu ! je t’envoyray chercher tes juifs où tu les as laissez, et te montreray que je suis honneste homme. — En as-tu tanstost assez dit ? replique l’harengère les mains sur les roignons ; jour de Dieu ! tu t’es bien adressé, guieble de receleur ! Si je vendons de la marchandise, elle est belle et bonne ; mais, pour toy, tu te donnerois au diable pour cinq sols et tromperois ton père si tu pouvois. C’est bien, mercy de ma vie ! de quoy je me mets en peine si j’ay ta pratique, ou si tu vas acheter des tripes ou de la vache aux bouchers ! Sur ce mot de bouchers, un qui estoit un peu derrière s’avança pour repliquer à cette injure, en la menaçant de luy donner sur la moitié de son visage. Un jeune advocat s’avança de dire là-dessus qu’il avoit remarqué que les bouchers, à leur dire, n’avoient jamais que du bœuf, et les cordonniers que de la vache. Que voulez-vous dire des cordonniers, monsieur l’advocat de cause perdue ? repart un de cette vacation ; ils sont honnestes gens et ne sont pas des cousteaux de tripiers comme vous, qui playderiez la plus mauvaise cause pour un teston, et qui prenez le plus souvent de l’argent des deux parties. — Ne sutor ultra crepidam, luy replique l’advocat ; vous estes un sire dans vostre boutique. — Qui parle de cire ? dit là-dessus un epicier ; je voudrois que tous les mestiers fussent exempts de tromperie comme le nostre : il n’y auroit pas tant de monde de damné. — Il ne faut juger de personne, dit un prestre en retroussant sa soutane ; qui se justifie est ordinairement le plus coupable. — Meslez-vous de dire vos oremus, luy replique l’espicier, sans venir faire icy des sermons en pleine rue. Le prestre fui prudent et se retira de la meslée doucement sans rien dire davantage. Ce que voyant un colporteur, il dit à l’espicier en riant : Vous avez donné le fait au prestolin ; le voilà penaut comme un fondeur de cloches. — Est-ce pour m’offenser ? dit là-dessus un fondeur ; il semble que tu me montres au doigt. Helas ! mon pauvre frippon, tu le serois bien autrement sans les rogatons dont tu amuses le peuple et sans les sottises que l’on te donne à debiter ; tu aurois bien la gueulle morte, et ta femme seroit bien contrainte de mettre en gage les bagues et le demy-ceint12 pour mettre du pain sous ta dent. Il en eust dit davantage sans le bruit d’une autre dispute qui fit tourner tout le monde, pour voir ce que c’estoit.

Un joueur de luth du party des mescontens avoit desjà dit quantité d’injures à un charcutier qui n’avoit pas la mine d’avoir souffert aucune disette pendant le siège ; il avoit les joues rebondies comme les fesses d’un pauvre homme, et la troigne si luisante de gresse que l’on se fust miré dans son visage. Le joueur de luth, au contraire, estoit sec comme son instrument ; couvert d’un petit manteau noir de serge de Rome13 sur un habit de couleur extremement minée, il avoit un nez violet qui avoit la mine d’avoir esté rouge autrefois et s’estre baigné dans une infinité de verres de vin. Le charcutier l’avoit un peu poussé, ce qui l’ocasionna de luy dire que s’il avoit rompu son luth il luy auroit fait sauter sa boutique. — Ha ! le gascon ! dit là-dessus le charcutier ; n’est-ce point un cotret au lieu d’un luth ? Et, voulant lever son manteau pour s’en esclaircir, l’estoffe estant un peu mure, il en dechira sans y penser une bonne partie, et, pour l’aigrir encore davantage, luy dit en retirant sa main : Il est de damas, il quitte le noyau14. Le joueur de luth, picqué de ce double affront, se mit à luy chanter injures à bon escient, considerant qu’il n’eust pas esté le plus fort à vuider ce different à coups de points. Comment ! commença-t-il à dire, maistre salisson, marmiton, graillon, souillon, brouillon, as-tu bien l’impudence de mettre tes mains infames sur moy, qui sont encore toutes pleines de merde que tu nous fais manger dans tes andouilles ! Va, va, marquis de Sale-Bougre, vendre ton boudin crevé et ton pourceau ladre pour empester le monde, et ne te mesle pas de venir engraisser mon luth ny mes habits. Le charcutier, sans s’emouvoir beaucoup de ces invectives, ne fit que luy dire en riant : Aga donc, monsieur le lutherien ! vous vous boutez en escume. Ne vous eschauffez pas tant, vous engendrerez une pluresie ; vous ferez mieux de nous jouer une sarabande. Je vous donneray quatre deniers, comme à un vielleux ; peut-estre n’en avez-vous pas tant gaigné depuis quinze jours. Mais voyez comme ce petit ratisseur de corde à boyau fait l’entendu ! Ma foy, tu n’as que faire de rire ; tu ne gaignes pas trop. Tu veux degouster le monde de ma marchandise ; mais c’est comme le renard des mures, et tu serois trop heureux de mouiller ton pain dans le bouillon de mon salé. Un musicien, amy du joueur de luth, aussi sec que luy pour le moins, se retira comme il vouloit repliquer à ces mespris, en luy remonstrant que c’estoit se profaner que d’entrer en paroles avec gens de cette sorte, et qu’il n’y avoit rien à gaigner que des coups ; puis, se tournant devers moy avec une façon pitoyable, il dit en continuant : Cela n’est-il pas deplorable, Monsieur, qu’il faille que des brutaux fassent des niches à d’honnestes gens ? Il s’est veu des temps que les arts liberaux estoient en vogue et en estime ; mais maintenant tout est perverty, la vertu n’est couverte que de lambeaux, et nous nous voyons contraints de ployer sous des gens qui n’auroient esté, dans le bon temps, que nos moindres valets. — Mais croyez-vous, dit un orlogeur, que cela dure long-temps, et que nous soyons tousjours reduits dans cette misère ? Sans quelque peu d’argent que j’avois mis à part au commencement de ces troubles, j’aurois esté reduit à l’extremité, quoy que, Dieu mercy, je m’escrime assez bien de mon art. Je connois un graveur de mes amis qui gaignoit tous les jours sa pistolle, et qui, n’ayant pas maintenant le moyen d’avoir du pain, est reduit à vendre ses meubles pièce à pièce. — C’est le moyen de vivre de mesnage15, repliquay-je, et de faire gaigner les usuriers. Sur ce mot, le musicien, me tirant par le bras, me fit prester l’oreille pour entendre ce que deux personnes disoient assez secrettement. Je ne puis, disoit l’un des deux, quand vous me donneriez tout vostre bien ; je ne demande qu’à faire plaisir quand je puis. — Mais, Monsieur, disoit l’autre en action de suppliant, vous estes nanty de la valeur de cent escus, sur quoy vous ne m’avez presté que quatre pistolles ; prestez-m’en encore autant, et je vous passeray une obligation de cent francs ; je vous donneray encore une monstre si vous ne vous contentez des gages que vous avez. — Faites-moy donc, dit l’usurier, l’obligation d’unze pistolles à payer à Pasques, ou n’en parlons plus. Vous voyez comme je suis franc ; je vous promets que je m’en fais faute pour vous en accommoder. L’autre, comme ravy de cette favorable responce, luy fit mille remerciemens et se resolut à passer par-là, nonobstant une uzure si prodigieuse qui nous fit hausser les espaules. Mais il en fut payé tout sur-le-champ par un capitaine de cavalerie, qui reconnust cet insigne fesse-Mathieu, et, sans luy donner loisir de se reconnoistre, luy donna cinq ou six conps de canne sur les oreilles en luy disant : Es-tu bien si hardy, vieux reistre, de prendre les pistolets de mes cavaliers en gage, et d’empescher le service du roy en retenant leurs armes ? Il faut, mort-bieu ! les rendre tout à l’heure, ou je te passeray mon espée au travers du corps. Je ne pus entendre le reste, d’autant que, me sentant secrettement tirer par derrière, je crus que c’estoit quelque coupeur de bourse qui vouloit faire son chef-d’œuvre sur mon gousset16 ; mais je fus bien estonné quand j’aperceus que c’estoit une fille qui avoit esté autrefois de ma connoissance. Ce qui redoubla mon admiration, ce fut sa mine et son equipage. Elle que j’avois tousjours veue avec un train de baronne, vestue à l’avantage, n’aller jamais qu’en chaise ou qu’en carrosse, estoit alors à pied, sans laquais, mediocrement vestue, mal chaussée, et le visage si pasle que je ne me peux tenir de luy demander si elle avoit esté malade. Je le pourrois bien avoir esté sans que vous en auriez rien sceu, me respondit-elle ; il y a mille ans que l’on ne vous a veu, et vous ne faites plus estat de vos amis. — Laissons là ces reproches, luy dis-je ; vous ne voyez pas des personnes de si petite condition que moy : c’est à faire à des barons ou à de riches partysans. — Ha ! Monsieur, me dit-elle, ne vous mocquez point de moy ; vous parlez d’un temps qui n’est plus. Toutes les choses sont bien changées, et j’ay honte de vous dire qu’il faut que je m’abandonne maintenant aux valets dont les maistres s’estimoient naguères heureux de me posseder. — Si est-ce, luy repliquay-je, que vous n’estes pas moins belle ny plus agée que vous estiez. Vous avez raison, continua-t-elle ; mais la misère du temps est cause de ce desordre. La cherté du pain a bien amandé nostre marchandise, et, si je vous disois qu’il n’y en a pas un morceau chez moi, vous auriez bien plus sujet de vous estonner ; mais je le dis à un galand homme, me dit-elle en me prenant la main, et qui ne me refuseroit pas une pistole si j’en avois affaire. La sedition, venant à croistre tout à coup, me desbarassa de la peine de luy respondre, et me servit de pretexte de m’esloigner et de la perdre de veue. Ce fut alors que je vis les deux partys formez estre tous prets d’ajouster les coups aux paroles et aux injures. Les mescontens lassez de la guerre disoient qu’il falloit resolument faire la paix et piller tous ces rongeurs qui peschent en l’eau trouble ; les contens, au contraire, les appelloient des seditieux, qui ne servoient de rien dans Paris et qui ne portoient les armes qu’à regret ; enfin, l’on s’alloit frotter tout à bon, sans la compagnie de l’isle du Palais17, qui, en allant monter la garde de la porte Saint-Jacques, rencontra à l’endroit de cette assemblée quantité de conseillers qui sortoient du Palais en carrosse ; et, dans la conteste qu’ils eurent à qui passeroit le premier, un juriste allegua ce vers de Ciceron18 :

Cedant arma togæ, concedet laurea linguæ ;

mais un officier de la compagnie la fit passer outre en lui repliquant :

Silent inter arma leges.

Cela fit separer cette troupe animée, et me donna moyen de continuer mon chemin et mes affaires.


1. Cette petite église se trouvoit rue de la Barillerie, en face du Palais. La salle du Prado, qui fut d’abord le théâtre de la Cité, occupe son emplacement. On avoit beaucoup souffert des troubles dans ce quartier, où se faisoit le commerce des objets de luxe. Le 19 juin 1652, il y eut une requête présentée au Parlement par les marchands, bourgeois et artisans « demeurant tant sur le pont Saint-Michel, au Change, rue de la Barillerie et ès environs du Palais et lieux adjacens, pour qu’on les dechargeat « des loyers qu’ils pourroient debvoir du terme de Noël à Pasques ». Ils donnent pour raison que, « leur traficq ordinaire… ayant cessé, comme il est notoire, ils sont reduits à une disette extrême, joint que la plupart du temps leurs boutiques sont fermées, estant obligés d’avoir les armes sur le dos et faire garde aux portes. » Cette requête a été publiée dans toute sa teneur par l’Investigateur, journal de l’Institut historique, avril 1841, p. 133–134.

2. Cette ville, qui n’est qu’à trente-cinq lieues de Paris, ayant été prise en 1636, la terreur des Parisiens, qui voyoient déjà l’ennemi à leurs portes, avoit été grande. Tout le monde s’étoit armé, et Paris avoit eu bientôt sur pied près de vingt mille hommes, presque tous laquais ou apprentis. Ceux-ci, que les maîtres avoient été obligés de congédier en vertu de l’arrêt du 13 août, et qui n’avoient plus d’emploi comme artisans, en avoient ainsi retrouvé comme soldats. Les clercs des procureurs et les commis avoient aussi été équipés en guerre. « L’armée de Corbie, dit Tallemant, obligea chaque porte cochère de fournir un cavalier. Mon père équipa un de ses commis pour cela. » (Historiettes, 1re édit., t. 5, p. 151.) V. aussi plus haut, p. 7, note. C’est à ce grand armement que notre armurière avoit fait la fortune qu’on lui reproche ici.

3. Le commerce des marchands de malles est celui qui a toujours prospéré le mieux en ces temps de troubles et de paniques, où tant de gens n’ont que la bravoure de la fuite. Dans le Bourgeois de Paris, pièce d’à-propos en cinq actes jouée au Gymnase, et l’une des meilleures que la révolution de 1848 ait inspirées, l’un des bons rôles est pour un layetier, dont la frayeur des gens pressés de faire leurs malles a de même achalandé la boutique.

4. Si les cabaretiers de la ville étoient parmi les contents, ceux de la banlieue étoient du parti contraire : ainsi la Durié, la fameuse tavernière de Saint-Cloud. Une mazarinade nous a conté ses doléances, les Lamentationt de la Durié de Saint-Cloux, touchant le siège de Paris, Paris, 1649, in-4. V. sur elle une note de notre édit. du Roman bourgeois, p. 86.

5. Bimbelotiers, marchands de jouets, bimbale, comme disent les Italiens.

6. Il est question de cette misère des filles de joie dans un grand nombre de Mazarinades. Nous citerons seulement : Ambassade burlesque des filles de joie au cardinal ; Dialogue de dame Perrette et de Jeanne la Crotée sur les malheurs du temps et le rabais de leur metier ; L’Etat déplorable des femmes d’amour de Paris, la harangue de leur ambassadeur au cardinal Mazarin, et son succès ; La famine, ou les Putains à cul, par le sieur de la Valise, chevalier de la Treille, etc

7. « Envoyer quelqu’un au berniquet, c’est-à-dire le ruiner. » (Leroux, Dict. comique.) Le berniquet est le bahut où les meuniers mettent le son. À l’homme ruiné qui n’a plus de pain sur la planche, il ne reste que la ressource d’aller au berniquet.

8. Les moulins qui étoient amarrés sous le pont au Change et sous le pont Notre-Dame. Ils avoient beaucoup souffert des inondations de la Seine de 1636 à 1641.

9. Pour ce mon, ça mon. Nous avons déjà expliqué le sens et l’origine de cette interjection.

10. Il y eut une Requête des bourgeois de Paris à Nosseigneurs de Parlement touchant la police des vivres, etc., par lequelle il est demandé que le pain soit taxé à six blancs, ou trois sous la livre de pain blanc, deux sous le moyennement bis, dix ou vingt deniers le bis. Un boulanger qui, loin de se soumettre à cette taxe, avoit refusé de vendre du pain à une pauvre femme, mourut les entrailles rongées par de gros vers. C’est du moins ce qui est raconté dans une pièce du temps, La mort effroyable d’un boulanger impitoyable de cette ville. Paris, 1649, in-4.

11. Tous les frippiers passoient alors pour être des Juifs. V. notre t. 1, p. 181.

12. V., sur cette parure des petites bourgeoises et surtout des chambrières, notre t. 1, p. 317, et t. 3, p. 106. Pour ce dernier passage, nous avons cité ce qu’on lit dans le dictionnaire de Cotgrave au sujet de cette sorte de ceinture, dont le devant étoit d’argent ou d’or, et l’autre partie de soie. Cette description est fort bien justifiée par ces vers d’une chanson de Jacques Gohorry, qui prouvent en outre que vers le milieu du XVIe siècle le demi-ceint étoit à la mode déjà :

Il vous donnera ceinture,
Demi-ceint ferré d’argent,
Rouge cotte et la doublure
Plus que l’herbe verdoyant.

13. La serge de Rome étoit une étoffe légère qui se fabriquoit à Amiens. On en faisoit les habits longs et les soutanes d’été.

14. Le noyau des prunes de damas gris et de damas blanc se détache facilement.

15. Le même trait se trouve mot pour mot dans le Médecin malgré lui, acte 1, scène 1. Martine se désole d’avoir un mari « qui vend pièce à pièce tout ce qui est dans le logis. — C’est vivre de ménage », répond Sganarelle.

16. Il falloit faire deux chefs-d’œuvre en présence des confrères pour être reçu maître coupeur de bourses. C’est au second, le plus difficile, qu’il est fait allusion ici. L’aspirant, selon Sauval (Antiq. de Paris, liv. 5), étoit conduit par ses compagnons dans un lieu public, comme la place Royale, ou dans quelque église. Dès qu’ils voyoient une dévote à genoux devant la Vierge, ou un promeneur facile à voler, les confrères lui ordonnoient de faire ce vol en leur présence et à la vue de tout le monde. À peine étoit-il parti qu’ils disoient aux passants, en le montrant du doigt : Voilà un coupeur de bourse qui va voler cette personne. Chacun alors de s’arrêter pour l’examiner. Le vol fait, les confrères se joignoient aux passants, se jetoient sur l’aspirant, l’injurioient, le frappoient, l’assommoient, sans qu’il dût oser ni déclarer ses compagnons, ni laisser voir qu’il les connût.

17. Elle veilloit à la sûreté de tout ce quartier, qui n’étoit pas le mieux gardé de Paris. Nous avons ailleurs parlé de Defunctis, prévôt de robe courte, qui commandoit cette compagnie sous Louis XIII. V. notre t. 2, p. 162–163, note.

18. Dans le De officiis, liv. 1, ch. 22.