Les Lunettes de grand’maman/Texte entier

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J. Hetzel et Cie (p. AT.--).










LES


LUNETTES DE GRAND’MAMAN
C O L L E C T I O N  H E T Z E L


PIERRE PERRAULT

LES LUNETTES
DE
GRAND’MAMAN

DESSINS DE J. GEOFFROY
PETITE BIBLIOTHEQUE BLANCHE

ÉDUCATION ET RÉCRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS
Droits de traduction et de reproduction réservés.







À



MA MÈRE




P. Perrault.

LES
LUNETTES DE GRAND’MAMAN



CHAPITRE PREMIER


Mes premiers souvenirs datent d’une triste époque : la mort de ma chère maman. Je n’avais guère plus de six ans, lorsque ce grand malheur arriva. Sans en comprendre toute la portée, j’en fus cruellement impressionné ; tous les incidents de notre deuil me sont encore présents à la mémoire.

Mon père était préfet dans un des départements du Centre.

Je n’avais ni frères ni sœurs, nos grands parents n’habitaient pas la même ville que nous ; aussi lorsqu’on eut emporté ma pauvre petite maman, nous restâmes terriblement seuls, papa et moi, dans notre grande maison dont tous les volets étaient clos.

Vers l’après-midi du second jour, une vieille dame que je ne connaissais pas arriva.

Elle était grande, maigre, toute ridée ; ses cheveux étaient blancs, et de grosses lunettes en argent, à verres bleuâtres, cachaient ses yeux.

Ces lunettes avaient cela de particulier que leurs branches étaient recouvertes d’une gaine de soie de chaque côté des tempes, et allaient se perdre dans les cheveux bouclés de la vieille dame.

Papa me dit que cette personne était ma grand’mère maternelle. Je ne compris pas tout de suite que cela voulait dire qu’elle était la mère de ma petite maman.

« Va l’embrasser, Maurice, ajouta mon père.

— Elle a l’air méchant, répondis-je.

— Je t’en prie, mon chéri.

— Non. »

Mon père, troublé, n’insista plus.

Quant à la vieille dame, qui avait écouté sans intervenir, elle laissa sa main, déjà tendue vers moi, retomber sur ses genoux.

Ils causèrent longtemps tous les deux. J’entendis bien des choses auxquelles je ne comprenais rien, mais il en est d’autres dont je me souviens encore très bien aujourd’hui.

« Pourquoi avoir laissé ma pauvre Marie dans une ville où régnait le choléra ? demanda ma grand’mère d’un ton de reproche.

— Elle n’a pas voulu me quitter, quoique je l’en aie suppliée bien des fois, répondit doucement mon père, et mon devoir, comme préfet, était de rester à mon poste. »

Puis on parla de mes droits…

Qu’est-ce que c’était que cela, des droits ?

Voilà la question que je me posai à moi-même.

Mais la personne aux lunettes m’intimidait trop. Je n’osai pas me renseigner.

On parla aussi des diamants de famille de maman. Ah ! cela, par exemple, je savais très bien que c’étaient de jolis cailloux brillants comme des soleils, que maman portait à son cou et à ses oreilles pour aller au bal.

Lorsqu’elle venait, toute parée, m’embrasser dans mon petit lit avant de partir, j’admirais toujours ce collier qui semblait à lui seul éclairer la chambre, comme une rangée de petits astres.

Papa dit à grand’maman que cela les avait bien étonnés de découvrir un jour qu’ils étaient faux.

« Vous avez donc voulu les vendre que vous les avez fait estimer ? » demanda ma grand’mère.

Mon père secoua d’abord la tête sans répondre. Enfin, il finit par dire :

« Ma situation de préfet a des nécessités de dépenses qu’il faut subir. Je regrette que vous sembliez ne pas le comprendre. »

Je me suis toujours souvenu de cette phrase, parce que ma grand’mère gronda papa à ce propos.

Puis elle ajouta en me regardant :

« Pauvre petit ! Quand vous vouliez vendre ces diamants, vous ne songiez donc pas à son avenir ? — Et, me regardant : — Je crains que vous ne l’ayez mal élevé. »

Ce qu’elle disait semblait faire de la peine à mon père.

Heureusement, dès le lendemain, elle partit.

C’est moi qui étais content ! Sa figure pâle me glaçait.

« Dis adieu à ta grand’mère, mon enfant, murmura mon père à mon oreille, pendant qu’on descendait la malle et que grand’mère avait le dos tourné.

— Je veux bien, répondis-je tout bas. Tant mieux qu’elle s’en aille. Elle t’a assez grondé, petit père.

— Enfant terrible, » me dit-il.

Mais il m’embrassa.

Grand’mère était déjà au bas de l’escalier. Tout en le descendant plus lentement qu’elle avec mes petites jambes :

« Quand on gronde les gens, c’est qu’on ne les aime pas, dis, papa ? Tu m’aimes bien, toi, c’est pour ça que tu ne te fâches jamais. Ma petite maman ne me grondait pas non plus. »

Grand’mère une fois partie, mon père ne me quitta pas de la soirée. L’heure venue, il me coucha lui-même et tâcha de faire, en bordant mon petit lit, comme il savait que maman faisait.

J’étais fatigué, je fermai les yeux bien vite.

Il me crut endormi, je suppose, car il se mit à faire à ma bonne une foule de recommandations qu’il n’était pas dans ses projets que j’entendisse, bien certainement.

J’écoutais de mon mieux, tout content de me voir l’objet d’une telle sollicitude. Mon père ajouta :

« Surtout ne le faites jamais pleurer ; sa pauvre mère ne serait plus là pour le consoler. J’aime mieux le gâter un peu que de le rendre malheureux dès à présent. »

Quelle découverte ! Je me promis de m’en servir pour faire mes quatre cents volontés.

Le lendemain matin, en ouvrant les yeux, la conversation que j’avais surprise eut ma première pensée. Désirant m’assurer que ce n’était point un rêve, j’essayai bien vite d’en faire l’épreuve, et je me mis, sans autre motif, à crier de toutes mes forces.

Jenny, qui travaillait à côté de mon lit, se précipita vers moi. Elle avait l’air si effaré que cela me donna envie de rire, mais je m’en gardai bien ; je n’en continuai pas moins mon tapage en me frottant les yeux pour faire croire à des larmes.

« Monsieur Maurice, taisez-vous, je vous en prie. Voulez-vous quelque chose ? Qu’est-ce que vous avez, mon Dieu ? »

Je n’avais rien du tout. Je ne voulais rien que faire du bruit pour voir, et je ne savais trop quoi répondre :

Cependant il me vint une inspiration.

« J’ai faim, m’écriai-je. Je veux mon chocolat. Voilà pourquoi je pleure. J’ai très faim. Qu’on me fasse vite déjeuner au lit. »

Ce caprice, tout nouveau, laissa d’abord ma bonne stupéfaite. Je l’observais du coin de l’œil. En la voyant hésiter, je redoublai mes cris.

Se souvenant alors des recommandations de mon père :

« Vous l’aurez, vous l’aurez ; attendez seulement cinq minutes, » s’écria Jenny.

Elle courut à la cuisine.

Ah ! la bonne affaire ! C’était donc vrai ? Je pouvais avoir des caprices toute la journée, à présent.

Je ne m’en fis pas faute, quoique celui de ce matin-là me réussit assez mal, car voici ce qui arriva.

Lorsque Jenny revint avec la tasse de chocolat brûlant, je m’emparai du tout, refusant avec obstination de la laisser tenir quelque chose. Elle eut beau me dire : « Ça va tomber, monsieur Maurice, il arrivera un malheur, » je résistai et commençai à déjeuner. Mais, à la seconde cuillerée, un mouvement que je fis renversa l’équilibre de ma tasse. Elle pencha. Sentant mes doigts inondés et brûlés, je les retirai vivement… N’étant plus soutenue, la tasse acheva de se renverser, et le reste du chocolat, encore très chaud, glissa dans mon lit, me brûlant un peu partout.

Je criai avec plusieurs bonnes raisons pour le faire, cette fois.

Mon père accourut bouleversé.

Jenny fut renvoyée sans que j’eusse la bonne pensée de dire un mot pour l’excuser. J’en fus quitte pour un bain et quelques frictions de glycérine, et la leçon ne me corrigea pas, loin de là.

Mon père m’aimait trop pour avoir le courage de me gronder, et je continuai à abuser de mon pouvoir et de sa faiblesse.

Cela dura ainsi plusieurs mois ; mais un matin papa se plaignit de douleurs au côté. Le médecin, appelé aussitôt, dit que c’était une fluxion de poitrine… et, le neuvième jour, j’étais deux fois orphelin.

J’aimais bien mon père, et surtout m’en sentais bien aimé.

Quand j’embrassai sa main toute refroidie, je fus atterré ; je sentis que j’avais tout perdu.

Le souvenir me revint d’un pauvre petit oiseau dont la mère avait été tuée et que j’avais vu au jardin quelques jours auparavant, blotti contre une branche, tout malade. On me dit qu’il allait mourir, parce que c’était un petit rossignol et que ces oiseaux-là ne peuvent s’élever sans leurs parents.

Moi aussi je n’avais plus de parents. Qui donc saurait m’aimer comme eux ?

Je restai toute la journée silencieux à songer, et, pour la première fois peut-être, je me laissai déshabiller docilement sans me mettre en colère et sans tourmenter ma bonne.

Le jour de l’enterrement, je vis beaucoup de monde. Toutes les chambres étaient ouvertes, les salons du premier, tout.

Je demandai papa. On me montra un grand drap noir bordé d’argent qui disparaissait presque sous les fleurs, et l’on me dit que mon père était dessous, et qu’il serait bientôt au ciel, près de maman.

« Alors qu’il m’emmène, qu’il m’emmène ! » m’écriai-je en fondant en larmes.

Hélas ! il n’était pas en son pouvoir d’exaucer mon désir.

Quand tout le monde fut parti, j’errai par la maison, tout seul, sans que personne s’occupât de veiller sur moi. Je n’ai jamais éprouvé, depuis, un pareil sentiment d’isolement et d’abandon.

Mais, dans la nuit, la vieille dame, ma grand’mère, revint, et le lendemain elle assistait à mon réveil.

Son visage me sembla moins sévère que la première fois. Elle se pencha sur mon petit lit et m’embrassa, en me demandant si je la reconnaissais.

Je fis signe que oui.

« Allons, lève-toi, mon pauvre petit homme, me dit-elle, nous n’avons pas de temps à perdre aujourd’hui. »

Là commencèrent les hostilités entre nous deux.

Je voulais déjeuner au lit, comme j’en avais pris la mauvaise habitude.

Sans rien me répondre, elle fit à ma bonne un signe que celle-ci comprit probablement, car elle s’empara de moi sans façon et se mit en devoir de m’habiller.

J’eus une colère terrible, mais personne n’y prit garde.

À la fin, je me mis à appeler : « Papa, papa ! » C’était de ma part une protestation contre la manière d’agir dont je me jugeais victime.

Ma grand’mère, qui écrivait, se retourna. Elle avait l’air triste et me dit seulement :

« Ton père et ta petite maman auront du chagrin, si tu es un méchant enfant. Sois sage. »

Le jour suivant, on chargea deux malles sur un omnibus. Gertrude, la paysanne qui avait accompagné ma grand’mère, me prit sur ses bras et me porta dans la voiture, où sa maîtresse nous rejoignit.

J’étais en wagon quelques minutes après, et le plaisir
À LA FIN JE ME MIS À APPELER : « PAPA, PAPA ! »
de voir se succéder avec une rapidité étonnante les collines, les vallées, les fleuves, les villes, les forêts, me fit oublier tout le reste.





CHAPITRE II


Vers le soir, nous descendions à la gare de Maltroit mais nous n’étions pas arrivés encore.

Il nous fallut traverser toute la ville pour gagner la maison de ma grand’mère, qui se trouvait située à l’extrémité du faubourg, dans la campagne.

Je n’avais plus pour me distraire les mille incidents du voyage ; mon chagrin et ma mauvaise humeur commencèrent à reparaître.

Le matin, ma bonne m’avait fait ses adieux.

« Mais je ne te renvoie pas, m’étais-je écrié, tout prêt à regretter le souffre-douleur qu’on m’enlevait.

— Votre grand’mère n’a pas besoin de moi, monsieur Maurice, avait-elle répondu. Il paraît qu’on vous trouve assez grand garçon pour vous habiller tout seul. — Et quel air moqueur elle avait en me disant cela ! — C’est chez la vieille dame que vous allez demeurer maintenant. M’est avis que vous n’y aurez pas, comme chez votre papa, toutes vos aises. »

Ces révélations, qui, à l’instant où elles me furent faites, m’avaient laissé assez indifférent, me revenaient, tout en trottinant à côté de ma grand’mère qui me donnait la main, et je résolus de m’insurger contre ce qui me déplairait dans ma nouvelle existence.

Je donnai à peine un coup d’œil à la maison, dans laquelle on entrait après avoir traversé un jardin et franchi un perron de cinq marches. La porte ouvrait sur un vestibule, au fond duquel se trouvait l’escalier montant au premier étage.

La chambre de ma grand’mère occupait le côté droit du rez-de-chaussée.

Comme nous entrions, un vieux bonhomme sortit de la cuisine, située en face, et nous souhaita le bonsoir.

Il était suivi de deux animaux : une petite chienne nommée Prudence et une chatte angora nommée Rapine, qui vinrent l’une et l’autre se frotter joyeusement contre leur maîtresse.

Les deux bêtes grondèrent en m’apercevant. Je compris tout de suite que nous ne ferions pas amitié ensemble, car je n’aimais, dans ce temps-là, les animaux que pour les taquiner, et ceux-ci ne me semblaient pas d’humeur à se laisser faire.

Tout cela entra avec nous dans la chambre, où flambait un bon feu. J’étais las, je m’assis sur une petite chaise garnie d’un coussin, à côté de la cheminée.

« Ôte-toi de là, Maurice, me dit ma grand’mère, c’est la place de Prudence. »

Je me levai d’un air boudeur et je m’avançai près d’un autre siège pareil au premier et placé en face. Mais la chatte m’avait devancé. Il paraît que c’était sa place, à elle !

Ah ça, est-ce que dans cette maison les bêtes allaient passer avant moi ? Furieux, je m’assis violemment sur le parquet, et je me mis à crier.

« Gertrude, allez chercher la chaise de Marie, dit ma grand’mère. Ce sera désormais celle de son fils. »

Lorsque la bonne revint, sa maîtresse lui prit des mains la petite chaise en bois doré, recouverte de soie bleue, qu’elle apportait.

« C’est celle de ta mère quand elle avait ton âge, mon enfant… — sa voix tremblait un peu en disant cela. — C’est toi qui l’occuperas désormais. »

Je m’emparai sans dire merci, mais avec une profonde satisfaction, du petit siège qu’on me tendait, et dont l’élégance me rappelait le luxe de la maison paternelle.

J’en pris possession en lançant aux deux animaux un regard de triomphe.

« Je suis mieux que vous, pensais-je, c’est bien fait. »

Ma grand’mère m’observait. Peut-être cherchait-elle sur mon visage la trace de l’émotion qu’aurait dû provoquer le souvenir de ma mère.

Mais, puisque j’ai promis de tout dire, il faut bien que je l’avoue, l’orgueil et l’égoïsme s’ajoutaient, en dose considérable, à la somme de mes autres défauts et paralysaient souvent en moi tous les mouvements du cœur. Ah ! j’étais un joli personnage, à cet âge-là, je dois en convenir.

Le lendemain matin, la petite chaise dorée avait une housse grise, qu’elle n’a plus quittée depuis… Ma grand’mère avait de bons yeux, malgré ses lunettes.

Lorsqu’on eut soupé, Gertrude prépara mon lit, me prit sur ses genoux et me déshabilla.

« Mauvais principes, gronda sa maîtresse en secouant la tête.

— Oh ! seulement pour ce soir, reprit la servante. Voyez, madame, il tombe de fatigue. »

La bonne créature me fit faire ma prière, me porta à ma grand’mère pour lui dire bonsoir, et me glissa dans mon petit lit bien blanc et bien doux.

Voici comment était arrangée cette pièce, qui, je pus m’en rendre compte dès le lendemain, servait tout à la fois de chambre à coucher, de salon et de salle à manger.

La cheminée faisait face à la porte. Tout autour restaient en permanence le fauteuil de grand’mère et les sièges des deux animaux. À partir de mon arrivée, ma petite chaise s’ajouta aux autres, mais je la changeais de place à chaque instant. Cela m’agaçait de voir les choses toujours invariablement où elles étaient la veille. Je ne regardais jamais l’ensemble du foyer sans penser au conte de la Belle au bois dormant, que je m’étais souvent fait raconter.

Au fond, en face de la grande fenêtre donnant sur le jardin, régnait un galandage en briques qui formait deux cabinets et laissait un espace vide au milieu.

C’est là qu’était le lit de ma grand’mère. Des rideaux jaunes, pareils à ceux de la fenêtre, se relevaient de chaque côté de l’alcôve sur deux patères qui supportaient toujours, outre les embrasses, quelque bonnet ou quelque fichu.

Les deux cabinets avaient des portes en toile recouvertes de papier pareil à la tapisserie, au-dessus desquelles se trouvait un œil-de-bœuf dépourvu de vitre. L’un d’eux, celui de droite, contenait mon lit. Quant à l’autre, pendant bien longtemps j’ignorai sa destination.

Tout le jour, on poussait devant la porte la grande table qui servait à nos repas, et le soir, étant toujours couché le premier, je ne savais rien des arrangements pris pour la nuit.

Il y avait encore dans la chambre une jolie table à ouvrage près de la fenêtre, une grande armoire à côté de la porte, et trois fauteuils symétriquement alignés devant l’alcôve.

Je pense qu’on les mettait devant la fenêtre, dans le même ordre, lorsque ma grand’mère voulait se coucher.

Le soir, Gertrude apportait une chaise de la cuisine, sa quenouille, son rouet, et veillait près de nous en filant.

On ne peut se figurer dans quelle stupéfaction me plongèrent, au début, cette chambre, avec son arrangement et ses destinations diverses, ces coutumes de familiarité, de veillée en commun avec une domestique, et tout ce que je voyais, enfin.

Mon esprit se perdait en des comparaisons interminables, entre le présent et les souvenirs qui me restaient du luxe en usage chez mon père.

Mon nouveau genre de vie me réservait bien d’autres surprises.

Le lendemain de mon arrivée, en ouvrant les yeux, je réclamai mon chocolat. Ma grand mère apparut alors avec mes habits à la main et une grande cuvette pleine d’eau froide !… toute froide !…

Elle m’embrassa, me demanda si j’avais bien dormi et m’aida à me lever et à me débarbouiller.

« Il faut t’habituer à te vêtir tout seul, mon enfant, dit-elle. Tu déjeuneras une fois prêt. Chez moi, cela se fait ainsi. Quant à du chocolat, j’en suis bien désolée, mais il n’y faut plus penser. Ici tout le monde mange de la soupe, au premier déjeuner. »

À ces mots, j’entendis une sorte de gémissement partant de la chambre.

De la soupe, comme les domestiques, à moi, Maurice Moissac ? Ah ! mais non, par exemple.

Après m’être rapidement et assez mal habillé, je marchai vers la table avec l’air résolu que doit avoir un général prêt à livrer bataille.

Elle était dans son coin, sans trace de couvert !

« Le matin, je mange à la cuisine, dit ma grand’mère en me prenant par la main.

— Ça ne s’est pas toujours vu, marmotta la bonne qui faisait le lit.

— Gertrude ! dit sévèrement ma grand’mère en se retournant.

— Ah ! ma foi, madame, vous ne m’empêcherez toujours pas de penser que ce n’est point à votre âge qu’on doit changer ses habitudes.

— Pensez ce que vous voudrez, interrompit vivement sa maîtresse, mais faites-moi le plaisir de vous taire. »

Un second soupir, semblable à celui entendu, sortit du cœur de Gertrude. Ce fut toute sa réponse.

La cuisine, d’une propreté extrême, et bien rangée, je dois l’avouer, était chaude à cette heure matinale.

Un vieux fauteuil se trouvait préparé au coin du feu, à côté d’une petite table recouverte d’une nappe bien blanche, et sur laquelle deux bols pleins de soupe fumante se faisaient vis-à-vis.

Je considérai ce régal d’un air dédaigneux, refusant d’y goûter. Il ne me sembla pas que ma grand’mère lui fît non plus beaucoup de fête. On aurait dit qu’elle n’y était pas habituée.

« Allons, mon petit Maurice, fais comme moi, déjeune, me dit-elle en avalant de son mieux une grande cuillerée.

— Je ne veux pas de soupe.

— Il faut cependant te résigner, mon ami. Nous ne sommes pas riches, loin de là, et notre situation ne nous permet aucun luxe de table ni autre.

— Vas-tu essayer de me faire croire que je suis pauvre ? m’écriai-je ravi de trouver un prétexte pour me mettre en colère. Eh bien, et la belle maison de papa, et nos beaux meubles, nos chevaux, nos voitures ! Tout cela n’est-il pas à moi ? Je veux m’en retourner, du reste. C’est trop laid ici, et je n’y resterai pas.

— Tu n’as plus d’autre maison que la mienne, pauvre petit, » répondit ma grand’mère en soupirant.

Elle m’expliqua alors que ce que je croyais notre propriété était celle de l’État ; que mon père, obligé par sa position à faire beaucoup de dépenses, s’était ruiné, et que je ne possédais plus rien.

Mon petit orgueil reçut ce jour-là une rude atteinte, mais mon entêtement ne céda pas pour cela d’une ligne.

— C’est égal, repris-je, je ne veux pas de soupe.

— Comme tu voudras, » répondit sèchement ma grand’mère, qui, ayant fini, prit son chapeau et sortit pour aller à la messe du matin.

Vers neuf heures, l’appétit me talonna si bien que je retournai à cette maudite écuelle. Mais la soupe était froide. Je la trouvai mauvaise. J’eus alors recours à ma ressource ordinaire. Je me mis à crier de toutes mes forces en tapant des pieds.

Gertrude accourut.

« Ah ! bon Jésus ! qu’est-ce qui vous arrive ? »

Je redoublai mes cris.

« Pauvre petiot, ça a été gâté, quoi, et dorloté de trop, c’est sûr !... Mais madame qui veut tout changer ? C’est pour vot’ bien, allez, monsieur Maurice, ce que fait vot’ grand’mère. J’en sais quéque chose, moi ! »

Et Gertrude se mit à me raconter que jusque-là sa maîtresse et elle prenaient chaque matin du café au lait… « du bon café, insista-t-elle en gémissant. Et madame déjeunait dans sa chambre. Elle passe une bonne heure après à visiter ses pauvres. Mais elle dit comme ça, ajouta la brave fille, que les domestiques de là-bas, même des employés de la préfecture, lui ont dit vos défauts. Il paraît que vous en êtes farci, mon pauvre mignon : gourmand, colère, méchant, paresseux, plein de vanité. Tous, quoi, tous !… »

Ce récit, fait à bonne intention, ne pouvait m’être agréable, mais je n’osai protester.

Je n’avais qu’une qualité, une seule : je n’étais pas menteur. Je n’ai jamais pu déguiser la vérité ; même pour me défendre, même en jouant. Si j’avais ouvert la bouche, c’eût été pour convenir que tout ce qu’on avait raconté était vrai… Et, naturellement, j’aimais mieux me taire.

Devinant bien que j’étais humilié, Gertrude reprit :

« Écoutez, monsieur Maurice, si vous voulez me promettre de ne rien dire, pour ne pas me faire gronder, je vais vous donner un morceau de chocolat et du pain. Vous irez vous promener au jardin en mangeant et vous ne rentrerez qu’après avoir fini. »

J’acceptai joyeusement et je m’enfuis.

Tout en grignotant mon chocolat, je ruminais ce que je venais d’entendre. J’en conclus qu’une grand’mère est une espèce de créature à part, faite uniquement pour rendre les petits enfants malheureux. Aussi, à dater de ce moment, je me dis que je ne pourrais jamais aimer la mienne.

J’avais à peine fini mon déjeuner lorsqu’elle m’appela.

J’accourus et je la trouvai déjà débarrassée de son chapeau et installée dans sa chambre. Dès que j’entrai :

« Gertrude, s’écria-t-elle, vous avez donné du chocolat à cet enfant ?

— Oh ! madame, je vous jure…

— Ne jurez pas. Je le sais. Approche, Maurice. »

Je fis deux pas. Ma grand’mère posa le doigt sur une petite tache brune restée au coin de ma bouche.

« C’est vrai, hein ? dit-elle.

— Oui, grand’mère, » répondis-je tout honteux.

Je fus bien étonné, car elle m’attira vers elle et m’embrassa.

« Tu n’as pas menti, c’est bien, dit-elle. Mais je te défends d’en manger désormais avant ta soupe. Tu entends, Maurice, je te le défends, et tu seras puni si tu recommences. »

Je ne répondis rien.

Ma grand’mère, prenant un gros livre, le posa sur ses genoux, me fit asseoir sur un petit tabouret, devant elle, et me donna une leçon de lecture.

J’étais un âne, cela est certain. Mais j’aurais pu me rattraper bien vite si j’avais voulu… Seulement, je ne voulais pas. Voilà.

La journée se passa tant bien que mal ; mais, le lendemain, je recommençai la comédie de la veille pour le déjeuner.

Cependant, comme c’était de la soupe au lait, j’en avalai quelques cuillerées, non sans lancer à ma grand’mère des regards furibonds.

« Faut-il être méchant, pensais-je, se priver de café pour ne pas m’en donner ! »

Au bout de quelques jours, j’observai qu’il n’y avait jamais de plats sucrés dans cette maison. La composition d’un entremets était pour moi un profond mystère. Mais, comme j’en avais vu passer sur notre table de toutes sortes et de toutes couleurs, je finis par conclure, après avoir réfléchi bien longtemps, que, pour en faire, il s’agissait tout simplement d’ajouter du sucre à un plat quelconque. Je formai le projet d’essayer.

Ayant vu un matin, dans un bol, des œufs cassés pour faire une omelette, je courus au placard, et je pris deux grandes cuillerées de sucre pilé que je glissai parmi les œufs en mélangeant le tout avec soin.

Lorsqu’on apporta sur la table le mets auquel j’avais fait cette petite addition, je baissai les yeux avec la fausse modestie d’un inventeur fier de son triomphe, et je tâchai de prendre un air indifférent.

Mais, malgré moi, je regardai grand’mère en dessous, attendant avec anxiété ce qu’elle allait dire.

À la première bouchée, elle poussa une exclamation.

« Ma pauvre fille, dit-elle en se tournant vers Gertrude occupée à me servir, cette omelette est sucrée. Vous aurez eu une distraction.

— Mais ce n’est pas possible, madame, je n’ai pas ouvert le placard au sucre ce matin.

— Vous le croyez… Allons, du reste, le mal n’est pas grand. Tenez l’omelette sur un bain-marie, nous la mangerons au dessert avec des confitures. »

C’était exquis ! Je ne me sentais pas de joie : « Je recommencerai, » pensai-je.

La semaine suivante, en effet, m’étant encore trouvé seul à la cuisine, j’avisai une casserole dont le contenu embaumait. Il y avait dedans une grosse chose brune avec du jus tout autour.

Cela me rappela le plum-pudding, un plat qui avait mes sympathies, et dont je n’avais pas mangé depuis longtemps.

« Si c’en était un, murmurai-je en jetant un coup d’œil à la fenêtre pour m’assurer que Gertrude était toujours occupée au jardin… Voyons un peu que je le goûte. »

Je pris une cuillère sur la table.

« Je parie, me dis-je en la remplissant de jus, que ce n’est pas assez sucré. »

Je crois bien ! Ça ne l’était pas du tout. Je me hâtai de réparer cet oubli, et je le fis sans parcimonie.

« À présent, pensai-je, il y faudrait encore autre chose… pour que ça brûle sur la table… Quoi donc, déjà ? du rhum. C’est cela, oui, c’est bien le nom. Voyons un peu si j’en trouverai. »

Mettant à profit mes connaissances nouvellement acquises, j’épelai l’étiquette placée sur chaque bouteille.

Je lus sur l’une : vinaigre ; sur l’autre : sirop de framboises, mais nulle part je ne trouvai ce que je cherchais. Faute de mieux, je me décidai pour le sirop que j’avais goûté et reconnu fort bon… « Après tout, me dis-je, ça brûlera peut-être. Voyons un peu que j’essaye. »

Je pris un charbon tout rouge avec les pincettes courtes du potager, et je l’approchai du jus. Cela ne voulut pas flamber, à mon grand désespoir. De plus, il arriva un petit malheur. Je lâchai le charbon, qui tomba dans la sauce.

Comment le retirer ? Vite, une cuillère. Mais si, avant, j’essayais de mettre le feu avec une allumette… J’en étais à promener l’allumette enflammée sur la sauce, quand j’entendis marcher.

Pris d’épouvante, je la lâchai… elle alla rejoindre le charbon, et je n’eus que le temps de couvrir cet étrange amalgame et de m’enfuir dans la chambre : Gertrude entrait.

« Ah ! s’écria-t-elle, que ce foie de veau sent bon. Je me réjouis d’en manger. »

C’était un foie de veau… Qu’avais-je fait ?

Ce n’est pas sans une certaine appréhension que je me ’ mis à table. Ce qui me tracassait surtout, c’était l’allumette et le morceau de charbon. Enfin on apporta ce maudit plat auquel j’avais contribué, croyant faire merveille, et ma grand’mère s’apprêta à le découper. Mais elle s’arrêta, la fourchette piquée dans la viande et le couteau en arrêt, sur quelque chose qu’elle regardait d’un air stupéfait.

« Ma pauvre fille, je ne sais où vous avez la tête, s’écria-t-elle. Voilà à présent une allumette dans cette sauce.

— Une allumette, s’écria Gertrude. Ce n’est toujours pas possible.

— La voilà, » dit ma grand’mère en lui présentant l’objet. Je n’étais pas très à mon aise.

« À présent, pensai-je, elle va trouver ce maudit charbon… »

Cela ne manqua pas. Son couteau fut arrêté par un corps dur qu’elle chercha de la pointe.

« Ah ça, Gertrude, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà de la braise, à présent. »

La pauvre fille, sûre de son innocence, se mit à me considérer… Mais, craignant de me faire punir, elle n’osa rien dire pour se défendre.

« C’est en garnissant mon fourneau que ce malheur sera arrivé, fit-elle humblement. Quant à l’allumette, voyez, madame, ça ne peut rien risquer. Elle est brûlée du bout. »

Ma grand’mère fit un signe de tête affirmatif et me servit ; puis elle posa une belle tranche de foie sur son assiette.

Mais, dès qu’elle y eut goûté, elle s’arrêta, et je sentis sous ses lunettes son regard se fixer sur moi d’un air qui me donna froid dans le dos… C’est que mon ragoût était horriblement mauvais avec son petit goût de framboises et son jus transformé en sirop… Je m’en étais assuré…

Au bout d’un examen qui ne dura pas une minute, ma grand’mère m’interpella :

« Maurice ! regarde-moi en face. »

Je n’en pus jamais venir à bout.

« C’est toi qui as sucré ce plat, et aussi l’omelette de la semaine dernière, n’est-ce pas ? »

Je ne répondis rien.

« Allons, avoue. C’est bien inutile de nier, va, ta figure parle pour toi. »

Silence obstiné de ma part.

« Ah ! c’est ainsi, s’écria-t-elle, eh bien, mon garçon, voilà ton déjeuner. »

En disant cela, elle avait coupé un gros morceau de pain qu’elle me tendit.

Je sortis de table, et je m’en allai au jardin, où, tout en arrosant mon pain de mes larmes, je pensai que j’étais bien malheureux.

Il est très grand, le jardin. Le parterre entoure la maison et, derrière se trouve un immense potager qui s’étend jusqu’à un grand mur le séparant de la basse-cour. C’est par là que je me dirigeai.

Cette basse-cour avait le don d’éveiller ma curiosité. Peut-être était-ce tout simplement parce qu’on m’en interdisait l’entrée ; mais je n’étais jamais passé devant la porte sans avoir envie de l’ouvrir.

Malheureusement, le verrou était placé trop haut.

Ce jour-là, le vieux bonhomme qui travaillait au jardin avait oublié sa brouette tout auprès.

C’était une trop bonne occasion. Je grimpai dessus, je tirai le verrou, et j’ouvris enfin cette porte qui me cachait tant de choses.

Je fus un peu désappointé.

Une cour boueuse dans laquelle étaient marquées d’innombrables pattes de poulets ; un tas de fumier sur lequel picorait la volaille, de petites maisons à toits bas, un grand hangar rempli de bois, avec une scie et un chevalet, deux ou trois auges : c’était tout.

En m’apercevant, les poules s’enfuirent de tous côtés avec des cris d’effroi. Mais le coq, plus vaillant, ne perdit pas la tête.

Ayant aperçu la porte, ouverte toute grande, il appela ses compagnes, marcha en avant, et toute la bande s’en alla au travers des jeunes salades.

Peu m’importait ! Mon attention était du reste absorbée tout entière par l’une des petites cabanes d’où partaient de sourds grognements.

Je m’étais avancé peu à peu… Que pouvait-il bien y avoir ?… Je tâchais de regarder par de petits trous percés au centre de la porte, mais je n’arrivais pas à distinguer grand’chose… J’eus alors l’idée de l’entr’ouvrir un peu, juste pour y passer la tête… Ah bien, oui ! Le verrou ne fut pas sitôt tiré, qu’une masse énorme se précipita, me forçant à lâcher prise…

Fou de peur, je m’enfuis en criant dans le jardin, où une truie, suivie de ses petits, me poursuivit en grognant d’un air féroce.

Je perdais la tête à ce point que l’idée ne me vint pas de regagner la maison. Je courais ! je courais ! tout en retournant à chaque instant la tête, afin de m’assurer que l’affreuse bête n’était pas sur mes talons. Je crois que de ma vie je n’ai couru si vite que cette fois-là.

Mais en regardant sans cesse en arrière, j’allais au hasard… Tout à coup je sentis le terrain manquer sous mes pas, je fis un plongeon qui me sembla interminable, ma tête heurta un corps dur, l’eau éclaboussa la truie, qui s’enfuit en se secouant… et moi… eh bien, moi… quand je pus ouvrir les yeux, je m’aperçus que j’étais dans un tonneau d’arrosage.

Mes cris attirèrent enfin le père Boisson et Gertrude,

occupés à déjeuner. On me repêcha. Le vieux jardinier me
II
on me repêcha.
porta à bras tendu jusque sur le perron, non sans m’avoir,

à plusieurs reprises, rudement secoué, pour me faire égoutter, disait-il.

Je n’osais me rebiffer. La position ne s’y prêtait guère. Il n’aurait eu qu’à me lâcher !

« Passez-moi ce polisson-là à la lessive, dit-il à Gertrude. Moi, je cours après mes bêtes. Ah ! elles ont fait du joli ! »

On me déshabilla, on me lava de la tête aux pieds, car j’étais plein de vase, et on me mit au lit.

J’eus un bon accès de fièvre, pendant lequel il me sembla voir souvent, penché sur moi, un visage très doux, qui avait quelque ressemblance avec celui de ma grand’mère. Mais ce ne pouvait être le sien, car lorsque, le surlendemain, je me retrouvai debout et bien portant, je la vis froide et sévère comme d’habitude.

« Que cette leçon te serve ! me dit-elle. Cela t’apprendra que le bon Dieu évité quelquefois aux parents la peine de corriger les enfants qui désobéissent. »




CHAPITRE III


Mon accès de fièvre avait encore attendri Gertrude, qui, décidément, éprouvait un faible pour moi. J’en eus la preuve quelques jours après.

Comme je faisais la grimace devant mon inévitable soupe et que ma grand’mère, ayant fini la sienne, partait pour la messe, la bonne fille appela Prudence, Rapine, leur donna mon déjeuner et me fit une immense tartine de confitures.

« Seulement, cette fois, dit-elle, dépêchez-vous, monsieur Maurice, et je vous laverai bien le visage pour que madame ne devine rien. »

J’acceptai ; et, aussitôt ma tartine finie, j’apportai docilement ma petite frimousse toute barbouillée.

« Frotte, frotte bien, Gertrude, insistais-je, en tendant alternativement l’une et l’autre joue. Ce n’est pas assez, encore… »

Elle frotta tant et si bien qu’en me regardant dans la glace je me trouvai rouge comme une tomate et luisant comme le parquet.

« Pour le coup, pensai-je, je ne risque rien. »

Aussi je fus stupéfait lorsqu’en rentrant ma grand’mère, au premier coup d’œil jeté de mon côté, s’écria :

« Qu’as-tu mangé au lieu de soupe ? »

Je baissai la tête, suivant ma coutume.

« Veux-tu répondre ? dit-elle sévèrement.

— Non, dis-je, je ne veux pas répondre. »

Je gagnai à cela une semaine de pain sec au goûter.

J’étais furieux et encore plus intrigué.

« Elle devine tout, pensais-je. Pas moyen de rien lui cacher… J’étais si propre ! »

Et je passais mes mains sur mes deux joues qui me cuisaient à force d’avoir été frottées.

« Il n’y a que les fées qui savent tout, me disais-je en errant à travers les allées du jardin… aussi loin que possible du tonneau d’arrosage. Est-ce qu’elle le serait ? Une vieille fée méchante, oh ! bien méchante, par exemple ! »

Une fois cette pensée éclose dans mon cerveau, elle y fit des progrès extraordinaires. Je me mis à examiner attentivement ma grand’mère, à tourner autour d’elle, cherchant la baguette dont toute fée est pourvue.

Mais j’eus beau regarder partout, je ne découvris rien.

Enfin, un soir qu’après m’avoir mis au lit, Gertrude était venue, comme d’habitude, travailler près de sa maîtresse, je l’entendis qui lui disait ;

« Je n’ai plus d’argent, madame, et c’est demain jour de marché. »

Ma grand’mère se leva, car je distinguai son pas un peu traînant, puis elle ouvrit l’armoire dont je reconnus le petit grincement particulier, et elle revint vers son fauteuil.

« Hélas ! dit-elle, me voilà au bout. Ces deux voyages ont coûté si cher ! Malgré toutes nos réformes, nous dépensons encore trop, ma fille. »

Gertrude soupira sans répondre.

« Allez vous coucher, reprit ma grand’mère, il est neuf heures.  »

J’entendis le bruit de la porte qui s’ouvrait, puis celui du rouet heurtant le chambranle, et des allées et venues dont je ne me rendais pas bien compte.

Cela dura un quart d’heure environ.

Lorsque tout fut devenu silencieux autour d’elle, ma grand’mère poussa un gros soupir.

« Allons, mes chères lunettes, dit-elle à demi voix, venez à mon secours. »

Cette invocation fut pour moi un trait de lumière… Ses lunettes ?… Voilà la fée à son service. Étais-je nigaud de n’y avoir pas songé ?… C’était donc de là que lui venait cette puissance mystérieuse qui l’aidait à lire dans ma pensée et à deviner toutes mes sottises ?…

Je me levai tout doucement, et, grimpant sans bruit le long de ma porte dont les bandes entrecroisées me servaient d’échelons, j’arrivai à la hauteur de l’œil-de-bœuf, d’où mon regard pouvait facilement plonger dans une partie de la chambre.

Mais j’en fus pour mes frais de curiosité : ma grand’mère me tournait le dos.

Je l’entendis soupirer, tout en continuant de parler à ses lunettes. Tout à coup elle se leva. Je faillis lâcher prise, car elle ne pouvait manquer de m’apercevoir… Mais non, sa préoccupation l’empêcha de lever la tête. Elle avait déposé ses lunettes sur la cheminée. C’est étonnant comme son visage me parut beau ainsi, malgré ses rides, et comme ses yeux bleus me rappelèrent ceux de ma chère petite maman.

Munie de ciseaux et d’un écheveau de laine blanche, elle regagna sa place.

À quelle opération se livrait-elle ?… Il me fut impossible de m’en rendre compte. Une voix soupirait… la sienne ou celle de la fée, je n’en sais rien.

Un moment après, tout retomba dans le silence, et je me glissai dans mon lit, vivement ému de ma découverte.

Le lendemain, en rentrant de la messe, ma grand’mère avait dans sa bourse une grosse somme d’argent. Un présent de sa fée sans doute. Je pensai qu’il devait être bien agréable d’en avoir une à son service… Ah ! si je pouvais donc lui emprunter ses lunettes, me disais-je. Combien j’aurais de choses à leur demander !

D’abord du chocolat tous les matins, puis des habits de velours bleu, pareils à ceux que je portais autrefois ; ensuite de savoir lire et écrire sans avoir la peine d’apprendre, et enfin des jouets de toute sorte : toupies, cheval de bois… Mais, dans cette antique maison, jamais un moment d’oubli, une distraction dont j’aurais pu profiter. Le lendemain ramenait fatalement, aux mêmes heures que la veille, les mêmes occupations, et ce que ma grand’mère oubliait le moins, c’était de mettre ses lunettes.

Après le premier déjeuner, elle me faisait lire, apprendre quelques fables de La Fontaine, écrire. Cela durait deux heures qui me semblaient deux ans ; ensuite j’allais jouer jusqu’à midi ; on se mettait à table, et, aussitôt la fin du repas, ma grand’mère s’installait dans son fauteuil, prenait un journal, et, presque toujours, après l’avoir lu, sommeillait une demi-heure.

Pendant ce temps-là, Gertrude lavait sa vaisselle, nettoyait sa cuisine avec tant d’attention, qu’elle oubliait de me surveiller.

Je n’avais pas tardé à observer tout cela, et, généralement, quand je projetais quelque escapade, c’est à ce moment que je l’exécutais.

Un jour je montai au grenier. J’en avais déjà fait le tour pas mal de fois, furetant, espérant toujours découvrir quelque chose d’amusant.

Mais c’était si propre et si bien rangé chez nous qu’il n’y avait aucun de ces recoins où s’entassent ces objets disparates qui dans toutes les maisons sont mis au rebut.

Cette fois-là, je m’étais promis d’ouvrir une grande caisse que j’avais remarquée, et j’allais bien doucement en montant l’escalier, afin de ne pas attirer l’attention de ma grand’mère, si elle venait à se réveiller. J’étais déjà sur le palier du premier étage, lorsque je m’arrêtai tout intrigué : la porte d’une des chambres était entre-bâillée.

Le gros trousseau de clefs, ce trousseau que Gertrude ne quittait jamais, pendait à la serrure… Quelle aubaine !…

J’entrai. Comme ameublement, ce n’était pas joli. Du reste, les volets fermés ne permettaient guère de bien distinguer les choses. Le jour ne filtrait que par des fentes étroites pratiquées dans le haut : de ces fentes semblables à des yeux de Chinois qui rient.

J’aperçus vaguement un grand lit avec des rideaux bleus à fleurs grises ; mais mon regard fut presque tout de suite attiré vers un coin où justement un petit rayon de soleil, passant par les yeux des volets, allait caresser un tas énorme de choses rouges, dorées, verdâtres. Et puis mon odorat était sollicité par un parfum étrange, fait de toutes sortes de bonnes odeurs, mais qu’il m’était impossible de bien définir…

J’approchai. La montagne aux couleurs variées, c’étaient des pommes ! À côté d’elle, une claie pleine de pruneaux qui finissaient de sécher…

À mesure que mes yeux s’habituaient à la demi-obscurité de la chambre, je faisais quelque découverte nouvelle.

Ce fut d’abord, sur la cheminée, une quantité de pots de confitures, de toute taille et de toute couleur. Puis, sur la table, des noisettes et des amandes. Enfin, en me reculant pour admirer tout cela dans son ensemble, je me heurtai contre une grande perche, qui, appuyée sur des chaises, soutenait une belle rangée de grappes de raisin, attachées deux à deux par des fils.

Un vrai paradis terrestre pour un gourmand de ma sorte !

J’étais entré dans la chambre aux provisions.

Je m’en réjouis en pensant aux excellents desserts que ces bonnes choses me promettaient… puis, je songeai qu’en attendant… je pourrais bien m’offrir quelques échantillons de chacune…

Je n’éprouvai pas le moindre scrupule. Ce qui était à ma grand’mère était à moi ! Et cependant, comme j’étais peu logique ! Je tâtai les poches de mon pantalon afin de m’assurer qu’elles pouvaient recevoir un supplément ; mais je me gardai bien d’avoir recours à celles de mon tablier, les trouvant trop en vue. Je mis deux jolies pommes d’un côté, bourrant un peu pour les faire tenir, car ce jour-là précisément, par un concours de circonstances particulières, il y avait déjà dans mes poches de culotte un tas de choses.

L’autre côté, moins encombré, put recevoir une douzaine de pruneaux, une poire un peu trop mûre qui s’affaissa complaisamment quand j’appuyai dessus, un tout petit raisin et quelques noisettes.

Ainsi lesté, je regagnai sans bruit la porte, non sans avoir fait aux richesses que je venais de découvrir un signe d’amitié et la promesse de nouvelles visites ; puis, je descendis l’escalier à pas de loup.

J’étais légèrement inquiet, et, sans trop bien savoir pourquoi, j’aurais donné beaucoup pour me trouver dans le jardin. J’en tenais déjà la porte après avoir franchi rapidement le vestibule, lorsque la voix de ma grand’mère, s’élevant tout à coup, me cloua à ma place ; elle m’appelait…

Ici j’éprouve quelque hésitation, je l’avoue, et, si je n’étais lié par une promesse qui doit m’être sacrée, je passerais sous silence ce qui va suivre.

Ah ! c’est que c’est joliment dur à raconter.

On dit que, suivant la nature des gens, ils apaisent ou renouvellent leur chagrin lorsqu’ils en parlent… Chez moi, ce n’est pas l’apaisement qui s’opère, et… et…

Enfin voici la chose :

En m’entendant nommer, j’entrai bien vite ; mais, pris de peur, j’eus l’idée naïve de placer mes deux mains sur les poches de mon pantalon pour en diminuer le volume. 11 se passa alors quelque chose de singulier. Les objets fondants cédèrent sous la pression, et je sentis mon caleçon de toile s’imbiber d’une sorte de jus… fait de quoi ? Moi, qui savais le contenu de mes poches, je n’osais pas y songer.

J’avançai cependant, mais avec l’air préoccupé, la démarche hésitante.

« Qu’est-ce que tu veux, grand’mère ?

— Savoir ou tu allais, mon ami.

— Mais… au jardin… Il n’est pas trois heures.

— Et d’où viens-tu ? »

En posant cette question, elle assujettit ses lunettes sur son nez.

« Là, pensai-je, voilà encore la maudite fée qui l’aura avertie. Je parie qu’elle sait tout.

— Je viens… je viens… »

Je l’ai dit. Mon gosier était absolument récalcitrant à laisser passer un mensonge. Ça m’étranglait. Je rachetais cette qualité unique par un assez joli assortiment de défauts, j’ai bien le droit de ne pas faire le modeste à son égard.

Ma grand’mère, qui me connaissait à fond, attendait ; les deux mains paisiblement croisées sur son journal.

Enfin je trouvai quelque chose qui me parut admirable de présence d’esprit.

« Je viens de là-haut », répondis-je.

Là-haut ! C’était si vague. Il y a le grenier, les mansardes, le toit…

« Ah ! alors tu as dû voir, en passant, la porte de la chambre bleue entr’ouverte. Tu n’es pas entré ? »

Je ne répondis rien, et je me sentis devenir rouge jusqu’aux oreilles.

« Vide tes poches, » me dit sévèrement ma grand’mère.

C’en était fait !… J’étais pris. Je voyais s’aligner devant moi la ribambelle des morceaux de pain sec qui formeraient le menu de mes goûters pendant quinze jours au moins.

Je voulus cependant me défendre jusqu’au bout et j’essayai d’une dernière ruse.

Je commençai par les poches de mon tablier dont je connaissais la complète innocence.

Mais, ayant vu apparaître successivement mon mouchoir de poche, un petit couteau et ma toupie :

« Après, » me dit-elle froidement.

Il fallut m’exécuter.

Alors, baissant la tête, je glissai ma main dans la poche droite de mon pantalon, celle qui renfermait les deux pommes, tâchant par les interstices de faufiler mes petits doigts jusqu’à quelque objet que j’eusse le droit d’avoir en ma possession.

J’amenai triomphalement un petit couteau… seulement, pour le faire sortir, j’avais chassé devant lui une des pommes qui s’en alla rouler bruyamment sur le parquet.

Alors… oh ! alors, ce fut fini. Je perdis la tête. Je lâchai le couteau pour courir après la pomme… Mais, avant de l’avoir ramassée, je me retournai vivement.

« J’aurais tout supposé, excepté que le fils de ton père et de ta mère pût être un voleur, disait ma grand’mère avec une expression de mépris qui me rendit furieux.

— Voleur ? tu m’appelles voleur !… m’écriai-je.

— Oui. Ne t’es-tu pas caché pour dérober ces fruits ? N’essayais-tu pas de me dissimuler ton larcin ? Tu vois donc bien que tu connais ta faute, et que le mot que j’emploie ta conscience te l’a déjà dit.

— Ce qui est à toi est à moi… »

J’étais d’autant plus exaspéré que je me sentais dans mon tort.

les mains crispées dans mes cheveux, je piétinais le tout.

« Nullement. Tout ce qui est ici m’appartient, et n’appartiendra qu’à moi tant que je vivrai. Tu as donc volé. Et souviens-toi bien de ceci, Maurice : qui ne s’habitue pas dans son enfance à respecter le bien de ses parents a de grandes chances pour ne pas respecter plus tard le bien d’autrui. »

Maintenant que je vois cela de loin et que je réfléchis, je reconnais que ma grand’mère avait cent fois raison ; mais, sur le moment, je ne voulus rien entendre. Je me mis à pousser des cris, et, fou de rage, je sortis de mes poches tout ce que j’y avais fait entrer.

Quel travail !

La seconde pomme alla rejoindre en courant la première sur le parquet ; puis, j’y lançai successivement de la ficelle, des pruneaux, du raisin à l’état de compote et la poire molle devenue marmelade, etc.

Mes deux mains fouillaient à la fois chacune de son côté.

La vue de tous mes trésors acheva de me rendre furieux. Je pris mon chapeau, je le lançai au travers du reste, et, redoublant mes cris, les mains crispées dans mes cheveux, je piétinai sur le tout.

Quelle bouillie !…

Grand’mère se leva. Elle me prit les deux bras. Son visage avait pâli, sa main tremblait un peu.

« Tais-toi, me dit-elle.

— Non, non, non ! »

Et je recommençai à piétiner. Mes cris étaient devenus des hurlements. Tout à coup je sentis ma tête prise dans un étau : c’était le bras de ma grand’mère… et puis… quoi ? Mon pantalon sur mes souliers, et avant que j’aie pu deviner, prévoir, me défendre., cinq ou six claques, appliquées de main de maître, je n’ai pas besoin de dire sur quelle partie de ma personne.

Comprend-on maintenant que j’aie eu quelque peine à raconter cela ?

La correction fit sur moi un singulier effet. Elle me stupéfia au point de me rendre muet.

Jamais jusque-là je n’avais reçu la moindre chiquenaude. Bien au contraire, c’était toujours moi qui avais battu les autres. La menace du fouet m’eût été aussi incompréhensible que du grec.

Ma grand’mère le savait bien. C’est pourquoi, je pense, elle s’était épargné la peine de m’avertir.

Lorsque je repris connaissance de moi-même, j’étais libre, et mon bourreau avait repris sa place.

Je ramassai à la hâte mes vêtements, je m’enfuis dans mon cabinet et refermai la porte sur moi. Puis, ne trouvant pas encore mon lit assez sombre pour y cacher ma honte, je me fourrai dessous.

Là, je criai jusqu’à ce que mon gosier épuisé me refusât le service. Alors, qui le croira ?… Je m’endormis.

Lorsque je m’éveillai, j’aperçus une petite lumière dans mon cabinet. Je sortis de mon coin à quatre pattes, et ayant exploré mon domaine pour m’assurer que j’y étais bien seul, je me décidai à me mettre debout à côté de mon lit.

On avait placé sur ma table, auprès de la bougie allumée, un gros morceau de pain sec et un verre d’eau… mon souper, sans doute.

J’allai vers la porte. Elle était fermée en dehors. J’étais prisonnier. Avec cela, une bonne petite odeur de rôti et le cliquetis du couteau et de la fourchette m’arrivaient par l’œil-de-bœuf.

Ma grand’mère dînait !…

Je mordis dans mon pain sec en ruminant d’affreux projets de vengeance.





CHAPITRE IV


Le lendemain fut une belle journée, pleine de soleil, malgré la saison.

Je m’en suis toujours souvenu, parce que cela m’avait été particulièrement désagréable. J’aurais voulu qu’il fît nuit pendant quinze jours au moins. Et avec cela c’était un dimanche ; grand’mère recevait trois personnes : une vieille dame avec son mari, et un autre monsieur qui était veuf, M. Salmont.

Les petits-enfants de ce dernier, Jean et Marguerite, venaient quelquefois jouer avec moi, quand leur mère les amenait passer quelques jours chez leur grand-papa. Marguerite était même la filleule de ma grand’mère.

M. Salmont était très bon pour moi. Quant aux deux autres, ils ne pouvaient pas souffrir les enfants, — la dame surtout.

Dès que j’approchais, c’étaient des cris d’effroi. J’allais salir sa robe, lui marcher sur les pieds, déranger sa toilette…

Son mari me gratifiait régulièrement d’un « bonjour, petit » accompagné d’une tape sur la joue ; et nos rapports se bornaient là.

J’allais donc me réfugier près de M. Salmont, qui m’asseyait sur ses genoux et vidait ses poches, toujours remplies de friandises à mon intention.

Mais, ce jour-là, on pense bien que je n’avais pas même voulu demander pardon à ma grand’mère, et j’étais déjà couché vers sept heures et demie, quand les habitués arrivèrent.

« Où donc est Maurice ? demanda mon vieil ami.

— Il est au lit, répondit ma grand’mère.

— Serait-il malade ?

— Non, mais laissez-le s’endormir. Je vous raconterai plus tard toute l’histoire. J’en suis encore bouleversée. »

Après ces préambules, on aurait eu tort de compter sur mon sommeil. Je ne fis plus un mouvement, mais je me pinçai deux ou trois fois pour me tenir éveillé.

Au bout d’un moment, lorsque la table fut rapprochée du feu et le jeu installé, j’entendis M. Grassay qui demandait de sa voix aigrelette :

« Et votre histoire, ma chère amie ? »

Ce furent alors des chuchotements auxquels je ne comprenais rien du tout. Cela ne faisait pas mon affaire, car je tenais absolument à connaître le jugement porté sur ma conduite.

Je grimpai donc à mon observatoire. De là, quoique ma grand’mère parlât à voix basse, je ne perdis pas un mot.

Lorsqu’elle eut fini :

« Mais c’est un monstre que cet enfant, s’écria Mme Grassay avec indignation.

— Le fait est… » ajouta son mari.

Un monstre, rien que ça ! J’étais furieux. Je fis à ces deux malveillants personnages une de mes grimaces les mieux réussies, et Dieu sait qu’à cette époque mon répertoire était riche et varié.

Mais, juste à ce moment, M. Salmont leva la tête et m’aperçut. Il faut croire que ma figure était joliment drôle, car il partit d’un éclat de rire qui arrêta net les trois joueurs de boston.

Bien sûr, ils allaient suivre la direction de son regard et me voir aussi. Je rentrai ma tête comme un diable dans sa boîte, ne laissant plus dépasser que mes deux mains par lesquelles je me cramponnais.

Quelques secondes pleines d’anxiété s’écoulèrent… Mais tout à coup j’entendis M. Salmont répondre à ma grand-mère :

« Ce qui me fait rire, chère madame, le voilà… grande misère à cœur. Vous serez tous battus. »

Mon vieil ami ne sut jamais tout ce qu’il entra de reconnaissance dans mon baiser du dimanche suivant.

Les jours se passèrent sans que ma rancune s’éteignît.

Chaque fois que mes yeux rencontraient la place où avait eu lieu l’exécution, je tressautais malgré moi. Je ne pensais qu’à effacer l’affront par quelque chose de terrible… Mais quoi ? Je n’avais pas encore trouvé.

Je me répétai si souvent que, pour réussir, il aurait fallu avoir à mon service les lunettes-fée, que, malgré les difficultés que présentait l’entreprise, je finis par me résoudre à la tenter avant tout.

Un soir que, depuis deux heures déjà, tout dormait dans la maison, excepté moi que mes projets tenaient éveillé, je m’assis sur mon lit, et, frottant doucement une allumette que je m’étais procurée dans le jour à la cuisine, j’allumai ma bougie. Je me levai, et, vêtu seulement de ma grande chemise de nuit, pieds nus, pour faire moins de bruit, j’ouvris ma porte. Elle cria. Jamais, avant cette nuit, je n’avais remarqué le tapage désagréable que faisait cette maudite porte en tournant sur ses gonds… Néanmoins, j’entrai, et bientôt je me trouvai à quelques pas des rideaux baissés derrière lesquels reposait ma grand’mère.

J’avançai encore en retenant mon souffle et je posai mon bougeoir par terre avant de commencer mes investigations.

Je cherchai d’abord dans les poches de grand’mère. Oh ! mon Dieu oui, je l’osai, comme l’eût fait un vrai voleur. Je n’y découvris rien. Sur la table de nuit, pas davantage, ni même dans le tiroir. Il ne restait plus qu’une chance : le dessous de l’oreiller. Mais cela, c’était une terrible affaire. Mon cœur battait à se rompre. Néanmoins, j’allais y glisser la main, quand, en m’approchant, j’aperçus le grand ruban de moire qui restait tout le jour autour du cou de grand’mère, soutenant une sorte d’étui qu’elle glissait entre les plis de son fichu.

Bien certainement, les lunettes devaient y être. Ainsi elle ne les quittait jamais. A-t-on de telles précautions pour un objet sans valeur ?

J’avançai la main, et, soulevant doucement l’étui dont la couleur sombre se détachait sur la blancheur du drap, je l’ouvris.

Ô bonheur ! il contenait bien les lunettes. Je m’en emparai vivement ; mais je restai stupéfait en sentant leurs branches enfermées dans leurs gaines de soie, épaisses à tel point que j’eus peine à les faire tenir sur mes tempes et derrière mes oreilles.

C’est égal, j’avais réussi ! J’étais enfin maître du talisman de grand’mère.

Je regardai dans les gros verres bleus, mais je ne vis absolument rien au travers, que des ombres flottantes, grossies et d’aspect tourmenté.

On me croira sans peine si je dis que ma conscience était encore plus troublée que mes yeux.

Tout à coup, derrière moi, il me sembla entendre comme le bruit léger d’un rideau qu’on soulève. J’eus une belle peur, mais je n’osai pas me retourner.

bien certainement les lunettes devaient y être.

J’ôtai un instant les lunettes, je les remis, et j’aperçus, sans m’y reconnaître, la silhouette, l’ombre agrandie de ma tête sur le mur.

« C’est l’ombre de la fée », me dis-je…

Je lui trouvais une bien drôle de figure. Seulement, sachant que ces êtres-là lisent fort bien dans notre pensée, j’osais à peine me faire à moi-même cette réflexion, dans la crainte de l’offenser.

Enfin, d’une voix qui n’était pas très rassurée encore, je me décidai à dire, pendant que mes deux mains tenaient les lunettes sur mon nez :

« Fée, j’ai le talisman en mon pouvoir, obéis-moi. »

J’aurais juré que les lèvres de ma grand’mère avaient fait un mouvement. Mais, sûr de ma puissance, je n’en pris pas souci, et je continuai :

« Je t’ordonne de changer tout de suite ma grand’mère en un petit garçon qui ait fait des sottises, et de me transformer en une grand’mère très sévère avec des grands bras et des mains très dures. »

Alors ?… le croira-t-on ?

J’entendis une voix étouffée, parlant je ne sais d’où, me demander :

« Pourquoi faire ?

— Pour me venger, » répondis-je.

Me doutant pas qu’à l’instant même mon souhait se réalisât, je regardais ma grand’mère pour voir si déjà elle se rapetissait. Mais elle n’avait nulle idée de sa transformation prochaine, ni de ce qui l’attendait ensuite, c’est certain, et même elle devait rêver à quelque chose de gai, car je la vis positivement sourire, quoique ses yeux restassent clos.

Ce qui se passa alors fut aussi loin que possible de ce que j’attendais, et je mis bien des jours à pouvoir le comprendre.

Une main invisible m’avait arraché violemment les lunettes, un souffle puissant comme un vent d’orage avait éteint ma bougie, et je sentis deux bras, des bras qui me semblèrent gros comme des arbres, m’enlever de terre et m’emporter… où ? je l’ignore, car je m’étais évanoui.

Lorsque je revins à moi, j’étais couché dans mon petit lit.

« Comment suis-je là ? » me demandai-je.

Alors j’entendis très distinctement un éclat de rire étouffé. Ma maudite fée se moquait de moi, probablement.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit. Quelle figure allais-je faire le lendemain, en face de ma grand’mère, à qui sa protectrice ne manquerait pas de tout raconter ? Me me serais-je pas attiré quelque effroyable châtiment par cette équipée dont, au fond du cœur et à la réflexion, j’étais loin d’être fier ?

Mais personne dans la maison ne parut soupçonner quoi que ce soit.

La fée, je dois lui rendre cette justice, fut très discrète, car ma grand’mère me parla aussi doucement que les jours où j’étais sage.

Cette aventure eut pour résultat inattendu d’apaiser un peu mon ressentiment. Nous nous disions, mon petit orgueil et moi, qu’avoir voulu venger l’offense c’était presque l’avoir effacée.

Seulement il me revenait de cette nuit des impressions, des souvenirs qui m’avaient laissé l’esprit fort inquiet… La voix qui m’avait parlé m’avait semblé avoir une vague ressemblance avec la voix de…

Enfin, un soir, toutes mes réflexions se traduisirent ainsi :

« Où donc couches-tu, Gertrude ? »

Elle se mit à rire.

« Vous savez bien que ma chambre est au grenier.

— Oui, mais j’ai regardé le lit ce matin, il n’y avait point de draps dessus. »

Elle continua de rire sans vouloir me répondre. Seulement, à quelque temps de là, un jour que la table était au milieu de la chambre, ayant ouvert la porte du second cabinet, je me trouvai près d’un lit garni de draps, et sur l’oreiller était posé le bonnet de nuit de Gertrude. Il s’y tenait comme à une place dont on a l’habitude et qui ne peut être disputée.

Je finis par en conclure que c’était Gertrude qui avait éteint ma bougie, qui m’avait parlé et qui m’avait emporté. Cependant ma foi au pouvoir des lunettes ne lut pas ébranlée complètement.





CHAPITRE V


À cette époque, il se fit dans l’emploi de mes journées un changement considérable : j’allai à l’école.

Les gros froids de l’hiver étaient passés, et, tous les matins, je faisais joyeusement la route, conduit par Gertrude.

Un garçon du voisinage, un [eu plus âgé que moi, me ramenait.

Il résulta de ce nouveau genre de vie qu’ayant moins le temps de faire des sottises, j’étais moins souvent grondé ou puni. Mais les lunettes me troublaient toujours autant, et je ne m’attachais pas beaucoup plus à ma grand’mère.

Un jeudi du mois d’avril, j’errais au jardin, un peu désœuvré, quand je vis au pied d’un mur quelques belles touffes de violettes en fleur. Je les considérai un moment tout pensif… puis tout à coup un nom sortit de mes lèvres… de mon cœur plutôt : « Maman. »

Quand j’étais tout petit, nous avions l’habitude, mon père et moi, d’aller après le déjeuner, pendant que maman faisait sa toilette, nous promener sur une terrasse si bien abritée et si chaude qu’il y fleurissait des violettes en toutes saisons.

Nous deux papa, nous faisions un bouquet et nous le portions à petite mère, qui le mettait à son corsage et nous embrassait en nous disant merci.

Je me mis à genoux et je fis mon bouquet en songeant à tout cela. Quand il fut terminé, les fleurs étaient toutes mouillées… J’avais pleuré sans m’en apercevoir.

« À qui le donner ? » me demandais-je tout en marchant vers la maison.

J’entrai dans la chambre de grand’mère. Elle venait de terminer sa sieste. Elle me sourit.

Ce sourire vainquit mon hésitation.

« Tiens, grand’mère, » dis-je en lui tendant mon bouquet. Elle me regarda, étonnée, me fit un signe de tête et approcha les fleurs de son visage, comme pour en respirer le parfum. Au bout d’un moment, elle les passa dans son fichu et croisa de nouveau ses mains sur ses genoux. Ses joues étaient humides… elle aussi avait pleuré… Pourquoi donc ? Est-ce qu’elle avait comme moi pensé à maman ?

Je m’en allai. Mais, vers le soir, à cette heure charmante où il ne fait plus tout à fait jour et où cependant la lampe n’est point allumée encore, je revins comme de coutume m’asseoir auprès de ma grand’mère.

Elle me disait souvent des contes, à cette heure-là, quand j’avais été sage.

Le jour dont je parle, lorsque j’entrai, elle m’attira sur ses genoux, et, posant ma tête sur son épaule, me parla doucement et tendrement raison.

Cela produisit chez moi un bien singulier phénomène : J’éclatai en sanglots… Mais j’embrassai ma grand’mère de bon cœur, et ce fut, je crois, la première fois depuis notre vie commune.

Je ne m’en rendis pas moins coupable, trois jours après, l’un nouveau méfait.

J’eus l’idée infernale d’enfermer Prudence et Rapine, qui se détestaient, dans une cage que J’avais trouvée au grenier.

Quand ma grand’mère rentra de la messe, elle vit Rapine acculée dans un angle et prête à s’élancer sur la petite chienne qui, tremblante de peur, essayait de garer ses yeux avec ses pattes.

À trois pas d’elles, Je regardais, en riant aux éclats. la comédie que Je m’étais offerte.

Ma grand’mère passa près de moi, sans rien dire, ouvrit la porte de la cage, et, non sans peine, en sortit la vieille Prudence, qui était sa préférée.

Puis, l’emportant dans ses bras, elle me jeta un regard indigné et s’éloigna en murmurant :

« Je m’étais abusée, hélas ! cet enfant n’a pas de cœur. »

Il s’écoula plus d’un an sans que mon caractère subît une grande amélioration.

Le contact de mes camarades, qui ne craignaient pas mes colères et se moquaient sans cesse de mon orgueil avait fini par modifier un peu ma nature de ces deux côtés-là ; mais j’étais resté égoïste et gourmand.

Un matin, en partant pour l’école, je vis Gertrude en train de battre le beurre. Il n’y en avait encore qu’un petit morceau de fait ; mais il était si appétissant que j’en aurais bien voulu une tartine.

« Donne-moi ce beurre, » demandai-je à Gertrude.

Grand’mère entendit :

« Si ta journée s’est bien passée, si tu as été sage à l’école, tu l’auras à ton goûter, je te le promets. »

Je partis content.

J’avais, ce jour-là, huit sous dans ma poche, prix des bons points de la semaine précédente. Ceci résultait d’un contrat passé entre ma grand’mère et moi. Elle me donnait un sou par bon point, dix sous par place de premier, et ces ressources formaient l’argent de mes menus plaisirs.

Mes plus grandes dépenses étaient les toupies et les sucres d’orge.

Comme je sortais du jardin tout seul (car, approchant de ma dixième année, j’allais à l’école sans être accompagné), je rencontrai à quelques pas du jardin une petite mendiante qui s’avança vers moi. J’avais justement la main dans ma poche, et je faisais gaiement danser mes sous, en songeant à leur emploi.

La petite entendit sans doute ce joli tapage, car elle murmura en tendant la main :

« La charité, mon bon monsieur.

— Va à la maison », répondis-je sans la regarder.

Grand’mère, qui m’avait suivi jusqu’à la porte, m’entendit.

« Viens, mon enfant, dit-elle, on va te donner quelque chose de bon. »

Ah ! si j’avais pu supposer…

Dans l’après-midi, lorsque je réclamai mon beurre, Gertrude me répondit que la petite mendiante l’avait mangé.

Je faillis entrer dans une de mes affreuses colères d’autrefois. Mais je me retins. Je comprenais que j’avais manqué de cœur et que la leçon était vraiment méritée.

C’était si facile de prendre deux sous dans ma poche et de les donner.

Ma grand’mère m’observait en souriant.

Grâce à ses lunettes-fée, elle devinait mes réflexions, car elle me les répéta presque mot pour mot.

« Viens, ajouta-t-elle, asseyons-nous sur ce banc, » Et là, tous les deux, sous le berceau de chèvrefeuille, en face d’un beau soleil couchant, nous avons longuement causé.

Elle m’expliqua la charité.

« Nous devons la faire, mon enfant, conclut-elle. Notre cœur doit nous pousser à aider les pauvres gens, chaque fois nue nous le pouvons. Dieu lui-même nous le recommande.

Il a dit : « Un seul verre d’eau donné en mon nom vous sera compté. »

— Un seul verre d’eau, grand’mère ?

— Oui, mon enfant, il se souvient de tout. »

Je n’ajoutai rien, et grand’mère me laissa réfléchir.

Il y avait peut-être bien trois mois que ce petit événement avait eu lieu, quand, un jour, en rentrant de l’école, je rencontrai encore un pauvre. C’était un petit garçon, cette fois. Un enfant de mon âge.

Il me fit la demande accoutumée :

« La charité, mon bon monsieur ! »

Les enseignements de ma grand’mère me revinrent à l’esprit.

« Veux-tu un verre d’eau ? » lui demandai-je.

Le petit eut l’air abasourdi.

« Merci, monsieur, dit-il, je n’ai pas soif.

— Pas soif du tout ? insistai-je.

— Non. »

Alors il me vint une idée merveilleuse. En regardant le costume du petit pauvre, je m’étais aperçu que son pantalon avait des trous de telle taille… que, si sa grand’mère avait voulu… voulu… faire une exécution, elle n’aurait pas eu besoin de le déshabiller.

Immédiatement, je me mis en devoir de quitter ma culotte.

C'était une jolie petite culotte en drap marron, toute neuve ; cela avait certainement plus de valeur qu’un verre d’eau.

Je me trouvai bientôt vêtu seulement de mon petit caleçon de toile, attaché aux genoux.

Cela ne laissait pas d’être singulier. Mais je me trou- vais encore très bien mis. D'ailleurs, j'avais dépassé les maisons, et je courais peu de chances de rencontrer du monde avant d’arriver chez nous.

Le petit paysan hésitait.

« Prends, prends, lui dis-je. Grand'mère sera très con- tente. Habille-toi vite, que je voie un peu comme ma culotte te va bien. »

Puis, une réflexion me vint.

« Ah! attends. Ma toupie qui est dans la poche. »

Lorsque je la pris, je vis le petit pauvre la regarder avec admiration.

« Oh! la belle toupie ! murmura-t-il.

— Tu n’en as jamais eu ?

— Non, jamais, mon bon monsieur. »

Cela me fit extraordinairement pitié. Je me sentis tout
V
« garde-la, je te la donne. »
ému à cette pensée : point de toupie, jamais ! Pauvre petit !

Du pain, on s’en passerait encore, pensais-je. Ce n’est pas déjà si bon. Mais une toupie !…

Ma poche de gilet contenait justement une place de premier, valant cinquante centimes ; cela me permettrait de remplacer mon jouet.

« Garde-la, lui dis-je, je te la donne. Elle tourne parfaitement. Voilà aussi ma ficelle. »

Je crois, en vérité, qu’il fut plus émerveillé de la toupie que du pantalon.

Il me combla de remerciements et partit tout joyeux pour aller retrouver sa famille, campée dans les environs.

Il avait couru d’abord ; mais, occupé à regarder mon présent, il ralentit peu à peu sa marche, de sorte que, en arrivant en face de notre maison, je n’étais guère qu’à vingt pas derrière lui. Ma grand’mère se promenait. Elle vit passer le petit pauvre, et je l’entendis qui disait à Gertrude :

« C’est singulier. Voilà un mendiant qui a un pantalon neuf absolument semblable à celui de Maurice. »

J’arrivai à mon tour.

Comme j’avais pris l’habitude de laisser à l’école mon tablier de lustrine noire, rien ne dissimulait l’originalité de mon costume. Mes deux petites jambes fluettes apparaissaient serrées dans le caleçon, et j’avançais gravement, comme il convient à une personne qui a lieu d’être satisfaite de sa conduite.

« Ah ! miséricorde ! mais c’est bien le sien ! s’écria ma grand’mère. Maurice, qu’as-tu fait de ton pantalon ?

— Je l’ai donné à un petit pauvre qui était presque tout nu, répondis-je. Le bon Dieu sera content de moi, dis, grand’mère ? »

Et j’allongeai une jambe, puis l’autre, en tournant sur mes talons de l’air le plus dégagé.

Grand’mère avait peine à tenir son sérieux.

« Je parie, dit-elle d’un petit air malicieux, que tu as tout au moins gardé ta toupie.

— Non, grand’mère, je la lui ai donnée. Figure-toi, grand’mère, qu’il en avait trop envie. Il la mangeait des yeux. Il n’en avait jamais eu une à lui. »

À cette réponse, ma grand’mère m’embrassa si tendrement que je sentis son cœur battre sur le mien.

À partir de cette époque, je devins meilleur. Je m’étais attaché à ma grand’mère, et, si elle était toujours sévère pour moi quand mon caractère de l'ancien temps reparaissait, nous passions parfois de bonnes après-midi tous les deux. Je me couchais maintenant à neuf heures au lieu de huit, et, lorsque j’avais été gentil toute la journée, nous jouions le soir aux dominos.

L’envie me vint souvent, entre deux parties, de questionner grand’mère à propos de ses lunettes, mais je ne l'ai jamais osé.





CHAPITRE VI


Je suis arrivé ainsi à l’âge de quatorze ans. Depuis trois années déjà j’ai quitté la petite école pour suivre les cours du collège, et, l’été dernier, il était question de m’envoyer terminer mes études à Paris.

Mais depuis… depuis, ma pauvre bonne grand’mère est morte.

Un soir elle me dit, il y a de cela deux mois :

« Je me sens bien fatiguée. En allant demain matin au collège, passe chez le docteur et prie-le de venir me voir. »

Je fis la commission ; mais, comme je revenais à midi, je rencontrai M. Salmont.

« Vite, mon enfant, dit-il, elle est très mal et te demande. »

Nous nous sommes mis à courir tous les deux. Quand je mis entré dans la chambre, ma grand’mère, soulevée sur ses oreillers, semblait attendre.

« Mon cher enfant, me dit-elle, je vais retrouver ta mère et ton père. Embrasse-moi. Quand je ne serai plus là, M. Salmont, qui devient ton tuteur, te conduira à Paris, où tu dois rester jusqu’à la fin de tes études. Tu ne reviendras dans cette maison que lorsque tu auras choisi une carrière qui te permette d’y vivre tranquille. »

Et, comme je fondais en larmes :

« Mon pauvre Maurice, me dit-elle, laisse-moi la force de te parler raison. J’ai une idée sur ton avenir, un désir Je voudrais que tu te fisses médecin. Ton grand’père l’était Peu de carrières offrent à l’homme de cœur autant d’occasions d’être utile aux autres. Et nous sommes en ce monde pour faire le plus de bien possible. Ne l’oublie jamais. »

Sa voix devenait faible. Il me fallait approcher mon oreille de ses lèvres pour l’entendre.

Elle ôta ses lunettes. Je revis les yeux bleus si doux que j’avais aperçus un soir… Je me sentais tout prêt à aimer beaucoup celte grand’mère-là.

Un petit coffret élan posé sur ses genoux. Elle v renferma les terribles lunettes et en tendit la clef à M. Salmont.

« Vous donnerez à Maurice ce petit coffret quand il sera reçu docteur et qu’il vous aura apporté son diplôme.

« J’ai une prière à te faire, reprit la mourante en se tournant vers moi. Avant de partir pour Paris, rappelle tous tes souvenirs, et ces souvenirs, écris-les, de façon que ta vie nouvelle n’en puisse rien effacer. Veux-tu me le promettre ? Je connais ta sincérité. H te sera utile un jour de les relire. Laisse le cahier dans mon armoire ; tu le reliras quand tes études seront finies et que tu reviendras retrouver cette maison, ta maison. »

J’ai promis. Ma pauvre grand’mère me prit alors la tête à pleines mains et me donna des baisers… quels tendres baisers !… Ah ! c’étaient bien des baisers de mère ! Il me semblait retourner de sept ou huit ans en arrière, et sentir encore sûr mon front les lèvres de mon père chéri et de ma pauvre petite maman.

« Tu m’aimais donc, grand’mère ? lui demandai-je très ému.

— Oui, Maurice, oui, mon enfant, je t’aime comme t’aimait ta mère, comme je l’aimais, hélas ! mais j’ai dû me retenir de te le montrer, pauvre petit, car on t’avait gâté, et il s’agissait de t’aimer comme on doit aimer un enfant qu’on veut corriger, qu’il faut redresser, et dont on a la ferme volonté de faire un homme de valeur. »

M. le curé entrait. M. Salmont sortit avec moi et Gertrude, puis, au bout d’un moment, tout le monde revint pour la dernière cérémonie.

Grand’mère me fit un signe. Je m’approchai de son lit et tombai à genoux. Elle eut encore la force de poser sa main sur ma tête. J’entendis mon nom, celui de ma mère, celui de Dieu, puis un soupir… Ce fut tout.

Je baisai cette main qui venait de me bénir, et je pleurai amèrement…

Je n’avais certes pas toujours été bon pour ma grand’mère… Je me le reprocherai toute ma vie.

Je pars demain. M. Salmont me conduira.


1er septembre 18..


Me revoilà. J’ai passé ma thèse. Rien que des boules blanches ! Je suis médecin, et je rentre, pour n’en plus sortir, dans la petite ville où j’ai été élevé.

Je viens de relire les souvenirs d’enfance que, pour obéir à ma grand’mère, j’avais écrits avant mon départ. Était-ce bien moi, ce petit garçon dont le portrait est fait dans ces mémoires, cet enfant égoïste, volontaire, mauvais, souvent sans cœur et toujours gourmand ?… Hélas ! oui, je le reconnais aujourd’hui, c’est grâce à toi, grand’mère, que j’ai un peu changé.

Pour accomplir ta dernière volonté, il me reste à ouvrir, en présence de M. Salmont, le coffret qui renferme tes lunettes, la terreur de mon enfance. C’est demain…

J’ai comme une émotion, une inquiétude ; réminiscence de celle que j’éprouvais autrefois, lorsque je m’avançais, ayant à rendre compte de quelque méfait, et que ces deux gros verres bleus avaient l’air de s’agrandir encore, pour mieux pénétrer ma pensée.

Depuis ta mort, grand’mère, j’ai, sans m’en être rendu compte, sans en avoir toujours eu conscience, suivi la direction que tu m’avais imprimée.

J’ai fait comme la balle élastique, qui, ayant reçu l’élan, ne peut plus s’arrêter en route, et marche droit au but. encore bien que la main qui l’a lancée se soit retirée d’elle…

Mes années de lycée n’ont point eu d’événements. J’ai travaillé, j’ai eu quelques succès… Le vieil ami à qui tu avais confié la somme mise par toi en réserve pour mon éducation a pourvu à toutes mes dépenses. Hier, il m’a rendu ses comptes. Il me reste trois cents francs que voilà, la maison, le jardin, et la vieille Gertrude qui, en onze ans, n’a pas changé, sinon qu’elle me paraît bien plus jeune qu’autrefois. Elle prétend que la clientèle doit venir bien avant la fin des trois cents francs ; et qu’avec ces trois cents francs, elle se charge de me faire vivre et bien vivre pendant six mois — cinquante francs par mois… Dieu l’entende ! Nous essayerons.

1er septembre 18..

Grand’mère, pardon… pardon à deux genoux !… Il est neuf heures du soir, et, en présence de M. Salmont, à qui j’ai remis triomphalement mon diplôme, je viens d’ouvrir le coffret fermé par toi le jour de ta mort.

Les lunettes étaient-elles vraiment fées ? Leurs branches dépouillées de leurs gaines de soie me sont apparues tout à coup… couvertes de diamants !!

En soulevant l’étui, j’ai trouvé une lettre pour moi…

« À mon bien-aimé Maurice », disait l’enveloppe. J’ai ouvert.
VI
les lunettes étaient-elles vraiment fées ?
j’ai lu… j’ai pleuré… j’ai relu et il pleure encore en

écrivant ces lignes que j’ajoute à mes souvenirs.

Ainsi c’est bien vrai, grand’mère, tu m’aimais aussi tendrement que mon père et ma mère… seulement, tu me voulais heureux, non pas tout de suite, comme ces chers parents trop faibles pour moi, mais toujours.

Et, pour cela, il fallait faire plier ma nature rebelle, orgueilleuse, égoïste ; m’armer pour la lutte de la vie, m’habituer à la pauvreté pour me forcer au travail, sans lequel une existence ne peut être ni utile ni bien remplie… Tu me dis tout cela ?

Tu t’es privée de toutes les petites douceurs auxquelles était habituée ta vieillesse, pour me donner l’exemple de la frugalité. Tu as condamné ton visage à paraître sévère, pour m’inspirer une crainte que mon caractère insoumis rendait indispensable, et, à ta dernière heure seulement, tu as laissé parler toute ta tendresse. Je ne la méritais pas, grand’mère, car alors j’étais un ingrat.

Ces diamants dont la présence me semblait, tout à l’heure encore, tenir du prodige… c’est la fortune que ta prévoyante affection m’a gardée. Lorsque tu as vu, me dis-tu, que la générosité de mon père l’entraînait à de folles dépenses, tu as tremblé pour mon avenir, et, au lieu de donner à ma mère, à l’occasion de ma naissance, ces diamants restés comme une dernière épave de la fortune de la famille, tu as fait mettre du strass à la place et tu as gardé pour nous ce petit trésor. Tu t’excuses presque d’avoir laissé ce capital improductif, me dis-tu. Qu’importe, va ! Ton but est ainsi bien plus sûrement atteint, car, m’étant toujours cru pauvre, j’ai pris l’habitude du travail, et maintenant j’en ai le goût.

Il y avait autour des branches de tes lunettes pour quatre-vingt mille francs de diamants… Pauvre grand’mère ! Je me souviens du soir où je te surpris appelant tes lunettes à ton secours… C’est la plus petite des pierres que tu as enlevée ce jour-là de leur singulier écrin. Deux autres ont pourvu à mon éducation. « Puisse le reste t’aider à être heureux comme je le souhaite ! » murmurais-tu.

Ah ! grand’mère vénérée, pourquoi m’as-tu été enlevée sitôt ? Pourquoi n’es-tu plus là, dans ce fauteuil que tu as occupé si longtemps ?… Pourquoi n’est-ce pas ta voix qui me dit tout ce que je viens de lire ? Ta lettre a ouvert mes yeux, obstinément aveuglés à ton égard. D’aujourd’hui seulement je t’aime autant que tu le mérites, et il me sembla que c’est tout à l’heure, en lisant ton adieu, que je t’ai perdue.


complément nécessaire de mon journal


Chère grand’mère,


Tu m’auras conduit comme par la main jusqu’à ce bonheur que tu avais rêvé pour moi… Tu avais tout préparé, tout prévu.

Grâce à toi, je suis arrivé au port, en plein bonheur !

J’ai la position que tu avais rêvée pour moi dans notre département.

J’ai pu écrire, entre temps, quelques mémoires et publier quelques travaux scientifiques qui ont été remarqués en France et même à l’étranger. Ces travaux m’ont valu d’être nommé membre correspondant de l’Académie de médecine.

Mais ce qui vaut mieux encore, grand’mère, je suis marié, et ma femme est ta petite filleule Marguerite, la petite-fille de mon tuteur, de ton ami Salmont.

Nous avons deux beaux enfants auxquels il ne manquerait rien et qui seraient parfaits, si tu étais là, chère grand’mère, pour nous empêcher de les gâter, et pour leur donner les leçons qui ont été si profitables à leur père.

Ah ! grand’mère, grand’mère ! je te dois tout !












JEANNE-DES-HARENGS





JEANNE-DES-HARENGS






Je retenais l’autre jour, après une longue absence, dans le petit village où j’ai été élevé.

Emu, comme on doit l’être au retour de l’exil, je cherchais du regard quelques-uns des chers souvenirs éparpillés jadis.

Hélas ! j’avais compté sans le temps et le progrès.

L’un avait renversé le vieux mur croulant, le bâtiment au toit de « lave » ; l’autre avait édifié sur ces ruines une maison toute neuve, bien jolie, mais qui ne pouvait rien me dire… nous ne nous connaissions pas.

Quand je débouchai sur la place, je la trouvai belle, agrandie, ornée d’un square… oui…, mais la petite rivière, qui courait libre et joyeuse autrefois, se cache maintenant sous un tunnel sombre.

Et, à mesure que j’avançais, mon cœur se serrait davantage.

réprouvais l’amer désenchantement d’un homme qui croit venir chez des amis et qui se trouve en face de visages inconnus, indifférents, glacés.

Mais tout à coup, comme je montais la rue escarpée, rocailleuse qui aboutit à l’église, je poussai un cri de joie. Enfin ! je retrouvais dans mon pauvre Rully une épave, un coin, que le temps avait respecté, sur lequel la civilisation n’avait pas eu de prise : la boutique de Jeanne-des-Harengs.

La vieille fille portant ce nom bizarre était une humble marchande qui nous vendait, à la sortie de l’école, des tou pies et des sifflets.

Sa pauvreté allait alors jusqu’à la détresse.

Toutes ses marchandises tenaient à l’aise dans cinq ou six boites alignées sur un rayon, derrière un comptoir vermoulu.

Pour n’avoir pas à payer le loyer de deux chambres, elle avait installé son lit, à rideaux de serge brune, dans un angle du magasin.

Quant à son étalage, placé derrière les carreaux verdâtres d’une étroite fenêtre, il présentait à l’œil rassortiment le plus hétéroclite.

On voyait, d’un côté, trois harengs saurs, un almanach, deux écheveaux de fil bis, un plumeau d’oie, un sifflet et un petit paquet de vermicelle.

L’autre vantail, réservé à la confiserie, était orné de deux bonshommes de pain d’épice, fortement piqués par les mouches, et d’un bocal, plein mi-partie de dragées, mi-partie de sucres d’orge.

Ce naïf et singulier assemblage de choses, qui m’était resté dans l’esprit, je le retrouvais tel après vingt ans.

Deux larmes —pourquoi le cacherais-je ? — deux larmes me montèrent aux yeux.

Il me semblait voir passer mon enfance, entendre notre bruyante sortie de l’école, les poussées, les disputes, les batailles… Et, immobile, pensif, rajeuni, je restais a rêver en considérant un sifflet de deux sous.

J’étais là depuis quelques minutes, lorsqu’un jeune homme pouvant avoir mon âge, et qui montait lentement, s’arrêta à deux pas de moi.

11 me regardait avec une obstination bienveillante qui finit par attirer mon attention.

Je l’examinai à mon tour. Le cœur me battit… il me semblait connaître ce visage. Je me nommai en saluant.

Il me tendit les deux mains.

C’était bien un camarade d’enfance. Quelle joie !

Les premières questions échangées, il me parla tout de suite de l’embellissement du village. Il s’en montrait tout fier.

Je l’appelai Vandale, ce qui le fit beaucoup rire.

« C’est donc pour cela que je t’ai trouvé en admiration devant l’étalage de Jeanne-des-Harengs ! s’écria mon ami. Il n’a pas changé, celui-là.

— Dieu merci !

— Jeanne pourrait cependant faire mieux. C’est aujourd’hui une grosse marchande, et les clients ne lui manquent pas. Mais elle dit qu’ayant toujours vu sa maison ainsi, elle ne la veut pas autrement.

— Elle a, parbleu ! bien raison. Et comment lui est venue tant de prospérité ?

— Oh ! d’une façon curieuse : tout d’un coup, en un jour ! Et, tiens, l’aventure a eu son dénouement le mois dernier.

— Quelle aventure ?

— Voici : Jeanne, qui maintenant va toutes les semaines à Chalon pour renouveler ses marchandises, qui a deux chambres, et qui, luxe effréné, raccommode ses vieilles robes avec des pièces de la même couleur, Jeanne était pauvre encore, comme tu te le rappelles, il n’y a pas plus d’une dizaine d’années.

« Un matin, une fillette de dix ou onze ans, Mlle Thérèse Louvet, vint acheter deux sucres d’orge.

« Jeanne-des-Harengs n’était pas à sa place habituelle. Croyant la marchande sortie, la petite s’arrêtait indécise, lorsqu’une voix grêle et cassée, partant du fond de la chambre, l’engagea à s’approcher.

« Je suis malade, mademoiselle, disait Jeanne. Voulez-vous être assez bonne pour vous servir vous-même ? »

« Thérèse prit deux sucres d’orge et glissa dix centimes dans le tiroir. Puis, au moment de s’en aller :

« Si je pouvais vous être utile, Jeanne ? Désirez-vous quelque chose ?

— Ah ! chère enfant du bon Dieu, donnez-moi à boire, s’il vous plaît. J ai la fièvre, je meurs de soif. »

Thérèse était une fillette adroite et entendue. Elle eut bientôt fait de ranimer le feu et de mettre chauffer de la tisane. Mais, pendant qu’elle était absorbée par ces soins, la porte s’ouvrit de nouveau, et un beau garçon d’environ quatorze ans, soulevant son képi de lycéen, demanda de la ficelle.

« Je vais vous servir, monsieur Edme, dit Thérèse, en reconnaissant le fils de leur voisin, M. Savry. C’est moi qui suis la marchande aujourd’hui : Jeanne a la fièvre. »

« Tout en parlant, elle tendait au jeune garçon l’article demandé.

« Il lui remit cinquante centimes, ajoutant à voix basse :

« Gardez tout. Elle a l’air si pauvre !

— Ah ! fit Thérèse, il lui faudrait beaucoup de clients comme vous. »

« Que se passa-t-il alors dans ces deux jeunes cœurs ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils s’étaient compris, car Edme sortit bientôt, en disant :

« Je vais vous en chercher. »

« Il tint parole.

« Un quart d’heure après, commençait une interminable procession d’acheteurs.

« Thérèse se hâtait, gracieuse, active, engageante. Elle demandait à Jeanne :

« Combien vendez-vous le riz ?

— Six sous la livre, mademoiselle ; mais vous pouvez le laisser pour cinq. »

« Et la gentille marchande, retournant la proposition, disait gaiement :

« Il vaut six sous, mais je vous le laisse à sept et même à dix. si vous voulez. »

« Et, pour chaque objet, c’était la même scène
VII
il lui remit cinquante centimes.

« On riait et on payait.

« Jeanne-des-Harengs, dont tu connais la surdité, n’entendait pas de quelle façon singulière et inaccoutumée Thérèse faisait l’article ; mais, en voyant se vider rapidement ses vieilles boîtes, elle était près de croire à un miracle.

« Vers onze heures, Edme reparut.

« Il avait fait le tour du village et avait des promesses pour toute la journée.

« Et maintenant, dit-il à sa petite amie, vous devriez aller déjeuner.

— J’ai peur de manquer la vente, répondit gravement Thérèse. Si vous vouliez prier maman de m’envoyer mon repas ici ? Je suis sûre qu’elle serait très contente d’apprendre notre succès. Elle est si bonne ! »

« Au bout a un moment, Edme rentrait de nouveau, un grand panier à la main.

« Madame votre mère m’a invité à déjeuner avec vous ; de plus, ajouta-t-il, j’ai la promesse qu’elle et ma mère viendront cette après-midi nous acheter quelque chose. »

« On mit le couvert, et la malade elle-même mangea un blanc de poulet.

« La soirée s’écoula comme la matinée. Vers cinq heures, il ne restait que le petit paquet de vermicelle suspendu à la devanture, et un peu de semoule gisant au fond d’une boîte.

Thérèse avait même revendu ses deux sucres d’orge, la pauvre mignonne ! et ce n’est pas, à mes yeux, son moindre mérite, car elle les adorait dans ce temps-là.

« Enfin il se présenta une dernière cliente. Elle voulait du savon… L’espiègle lui persuada que le vermicelle et la semoule feraient bien mieux son affaire, et la bonne femme, convaincue, emporta ces antiques débris.

« On n’avait plus qu’à faire la caisse.

« Pendant que je compte tout cet argent, vous devriez aller demander ma bourse à maman, monsieur Edme, dit Thérèse. J’ai peur que notre recette ne fasse pas une bien grosse somme.

— J’y vais, » répondit l’infatigable commissionnaire. « Il rapporta en même temps son petit avoir. Le tout, réuni au produit de la vente, formait un total d’environ deux cents francs.

« Le lendemain, Jeanne-des-Harengs, guérie par la joie s’en allait à Chalon remplacer ses marchandises.

« Les clients de la veille lui revinrent, soit par curiosité, soit par intérêt.

« Puis comme les provisions, sans cesse renouvelées, étaient de premier choix, on apprit peu à peu le chemin de sa boutique.

« Et voilà comment elle a fini par acquérir une petite aisance.

— Mais ce dénouement dont tu me parlais, demandai-je, quel est-il ?

— Le dénouement, reprit mon ami avec un sourire, en étendant la main, regarde, le voilà qui fait ses visites de noce.

« Edme a épousé Thérèse ? Ce sont eux qui viennent à nous ? Mon Dieu, oui. Ces enfants avaient gardé l’un de l’autre un bon souvenir. Cela se comprend. Plus tard, ils se sont aimés. Quel joli couple, hein ? »

C’est vrai : ils étaient charmants tous les deux.

Thérèse, blonde, mignonne, avec des yeux noirs qui lui donnaient un air étrange et doux ; Edme, personnifiant, dans toute sa mâle beauté, le type hardi et superbe des anciens habitants de notre vieille Bourgogne : les Gaulois, aux blonds cheveux, aux yeux bleu clair, à la moustache fauve.

Et je les suivais du regard, en songeant combien le fil mystérieux qui relie les destinées est ténu, délicat, fragile, bien souvent.

Plus indifférents à la misère de la pauvre marchande, ces heureux qui passaient fussent peut-être restés des étrangers l’un pour l’autre… Leur bonté les avait réunis. La vie semble parfois nous refuser le bonheur ; bien souvent, c’est nous, fous et aveugles, qui l’avons côtoyé sans le voir.




TABLE



Les Lunettes de Grand′maman :

Pages.











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