Les Rétractations (Augustin)/I/VII

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Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 312-313).
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CHAPITRE VII.

des mœurs de l’église catholique et des mœurs des manichéens. — deux livres.


1. J’étais baptisé, je me trouvais à Rome et je ne pouvais tolérer la jactance des Manichéens qui se vantent de la fausse et fallacieuse continence ou abstinence pour laquelle, afin de tromper les ignorants, ils se préfèrent aux vrais chrétiens, avec qui ils ne sont pas dignes d’être comparés. J’écrivis donc deux livres, l’un sur les Mœurs de l’Église catholique, l’autre sur les Mœurs des Manichéens.

2. Dans celui qui traite des mœurs de l’Église catholique, j’ai apporté un témoignage où on lit : « À cause de vous, nous sommes frappés tout le jour ; on nous regarde comme des brebis de tuerie[1]. » J’ai été trompé par une faute de mon exemplaire, et je ne me souvenais pas assez des Écritures, avec lesquelles je n’étais pas encore familier. Les autres exemplaires ne portent pas : « à cause de vous, nous sommes frappés tout le jour ; » mais « nous sommes frappés de mort » ou, comme disent d’autres, « nous sommes mis à mort. » Ce sens est indiqué comme le plus vrai par les versions grecques, et c’est de cette langue, d’après la traduction des Septante, que les anciennes Écritures divines ont été transportées en latin. Cependant, je me suis beaucoup appuyé sur ce texte dans ma discussion[2], et je ne réprouve nullement comme faux ce que j’ai dit sur le fond des choses. Seulement, je n’ai pas démontré suffisamment par ces paroles la concordance que je désirais établir entre l’Ancien et le Nouveau Testament. D’où est venue mon erreur, je l’ai dit ; d’ailleurs, j’ai démontré cette concordance par beaucoup d’autres témoignages[3].

3. Semblablement, et presqu’aussitôt après, j’ai invoqué un passage du livre de la Sagesse, d’après mon exemplaire, où on lisait : « La sagesse enseigne la sobriété, la justice et la vertu[4]. » De cette citation j’ai déduit des choses très-vraies, mais à l’occasion d’une faute de copie[5]. Quoi de plus vrai en effet que de soutenir que la sagesse enseigne la vérité de la contemplation, que je supposais signifiée par le nom de sobriété ; et la probité des actes, que je croyais figurée par les deux autres mots justice et vertu ? Or, les manuscrits les plus authentiques de la même version disent : « Elle enseigne la sobriété et la sagesse, la justice et la vertu. » Le traducteur latin a nommé ici les quatre vertus qui sont le plus souvent dans la bouche des philosophes ; appelant sobriété la tempérance, donnant à la prudence le titre de sagesse, énonçant la force par le mot de vertu, et réservant à la justice seule son propre nom. Mais beaucoup plus tard nous avons trouvé dans les exemplaires grecs que ces quatre vertus portent, dans le livre de la Sagesse, les mêmes noms que leur donnent les Grecs. Ce que j’ai emprunté au livre de Salomon : « Vanité des vaniteux, dit l’Ecclésiaste[6], » je l’ai lu dans plusieurs textes, mais le grec ne l’a pas. Il dit : « Vanité des vanités. » Je ne l’ai vu qu’après. Je me suis assuré que le latin était plus exact, en disant des vanités plutôt que des vaniteux. Toutefois les déductions que j’ai tirées de ce texte fautif sont parfaitement légitimes, comme on peut s’en assurer[7].

4. Quant à ce que j’ai dit : « Celui-là même que nous voulons connaître, c’est-à-dire Dieu, commençons par l’aimer d’un entier amour[8] ; » il aurait mieux valu employer le mot sincère, que le mot entier ; car il ne faudrait pas que l’on pût supposer que l’amour de Dieu ne pourra pas être plus grand lorsque nous le verrons face à face. Que l’on veuille donc bien accepter cette expression en ce sens que l’entier amour soit le plus grand que nous puissions espérer, tant que nous marchons dans la foi ; il sera en effet plus complet, il sera absolument complet, mais par la claire vue. De même en parlant de ceux qui secourent les pauvres, ce que j’ai écrit : « Ils sont appelés miséricordieux quand même ils seraient assez sages pour n’être plus troublés par aucune souffrance d’esprit[9], » ne se doit point prendre comme si j’avais prétendu qu’il y a dans cette vie de tels sages ; je n’ai pas dit : « parce qu’ils sont » mais « quand même ils seraient. »

5. En un autre endroit, je me suis exprimé ainsi[10] : « Mais lorsque cette charité fraternelle il aura nourri l’âme attachée à votre sein et l’aura fortifiée jusqu’à la rendre capable de suivre Dieu ; aussitôt que sa majesté aura commencé à se dévoiler à l’homme autant qu’il lui suffit pendant son séjour sur cette terre, l’ardeur de la charité s’allume tellement, et c’est un tel incendie d’amour divin, que tous les vices sont consumés, l’homme purifié et sanctifié, et que la divinité de cette parole sacrée : Je suis un feu dévorant[11], se manifeste avec éclat. » Les Pélagiens pourraient penser que j’ai affirmé la possibilité d’une telle perfection dans la vie mortelle : qu’ils ne se l’imaginent point. Cette ardeur d’amour capable de monter à la suite de Dieu, et de consumer tous les vices, peut naître et grandir en cette vie ; mais quant à achever ce pourquoi elle naît, et délivrer l’homme de tout vice, elle ne le peut. Cependant une aussi grande merveille s’accomplit par cette même ardeur d’amour, quand elle peut l’être et là où elle le peut, ainsi : comme le baptême de la régénération purifie de la culpabilité de tous les péchés qu’entraîne la tache originelle ou qu’a contractée l’iniquité humaine ; de la même manière cette perfection purifie de toute la souillure des penchants mauvais dont l’infirmité humaine ne peut être exempte en cette vie. C’est dans ce sens, en effet, que doit être comprise cette parole de l’Apôtre : « Le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle ; la purifiant dans le baptême de l’eau par la parole, afin qu’elle parût devant lui une Église glorieuse, sans tache, sans rides, sans quoi que ce fût de ce genre[12]. » Car ici-bas est le baptême de l’eau par la parole, au moyen duquel l’Église est purifiée. Or, quand l’Église entière dit ici-bas : « Remettez-nous nos offenses[13], » elle n’est pas sans tache, sans ride, sans défaut de ce genre ; et cependant c’est de ce qu’elle reçoit ici-bas qu’elle s’élève à la perfection, à cette gloire qui n’est pas d’ici-bas.

6. Dans l’autre livre qui a pour titre : Des Mœurs des Manichéens, ce que j’ai avancé en ces termes : « La bonté de Dieu dispose tellement toutes les défections qu’elles sont là où elles doivent être le plus convenablement, jusqu’à ce que par un mouvement ordonné elles reviennent au point d’où elles s’étaient éloignées[14], » ne doit pas être pris comme si toutes ces choses revenaient au point d’où elles se sont écartées, ainsi que le croyait Origène ; mais seulement les choses qui sont sujettes à retour. Ainsi ceux qui sont punis du feu éternel ne reviennent pas à Dieu, qu’ils ont abandonné. C’est cependant la loi de toutes les défections de demeurer là où elles doivent être le plus convenablement ; aussi ces damnés qui ne reviennent pas demeurent plus convenablement dans le supplice. Ailleurs j’ai dit : « Presque personne ne doute que les scarabées ne vivent de leurs excréments cachés et mis en boules[15] ; » mais beaucoup de gens en doutent, et il en est même qui n’en ont jamais entendu parler. Cet ouvrage commence par ces mots : « Nous avons assez fait, je pense, dans nos autres livres… »

  1. Ps. XLIII, 23 ; Rom. VIII, 36.
  2. Liv. I, C. IX, n. 14, 15.
  3. Ibid. C. xvi, n. 26-29.
  4. Sap. VIII, 7.
  5. Liv. I, C. XVI, n. 27.
  6. Ecclés. I, 2.
  7. Liv. I, C. XXI, n. 39.
  8. Liv. I, C. XXV, n. 47.
  9. Liv. I, C. XXVII, n. 53.
  10. Ibid. C. XXX, n. 64.
  11. Deut. IV, 24 ; Héb. XII, 29.
  12. Éph. V, 25-27.
  13. Matth. VI, 12.
  14. Liv. II, C. VII, n. 9.
  15. Ibid. C. XVII, n. 63.