Ludovico/Texte entier

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. --228).

LUDOVICO,

OU

LE FILS D’UN HOMME DE GÉNIE.
Cet Ouvrage se vend aussi :

À S.-Pétersbourg, Chez Weyher.

Varsovie…… — Glücksberg.

Vienne…… — Schaumbourg.

Leipsic…… — Grieshammer.

Légpold.…… — Pfaff


Genève…… — Paschoud.

— Manget et Cherbuliez.

Bordeaux…… — Melon

Lille…… — Vanackere.

Perpignan…… — Tastu.

Rouen…… — Frère.

Strasbourg…… — Levrault.

Toulon…… — Curet.

LUDOVICO,

OU

LE FILS D’UN HOMME DE GÉNIE

TRADUIT DE L’ANGLAIS,

Par Mme la Baronne de MONTOLIEU ;

OUVRAGE DÉDIÉ À LA JEUNESSE.

For Know poor Edwin, was no vulgar boy Deep thougt off s’em’d to fix his infant eye Dainties he heeded not, nor guade, nor toy

Silent when glad, afectionate though shy
Beatie poem of Minstrel.

La crainte de l’Eternel est le principe de la science ; les insensés méprisent la sagesse et l’instruction. Mon fils, ne rejetez pas les avis de votre mère ; ils seront comme une guirlande sur votre tête, comme un collier de

Perles à votre cou.
Proverbes de Salomon.
TOME PREMIER.

À PARIS,

CHEZ ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE,

RUE HAUTEFEUILLE, N° 23.


1817.
DE L’IMPRIMERIE DE FEUGUERAY,
Cloître Saint-Benoît, n° 4.

LIVRES DE FONDS
ET D’ASSORTIMENT
QUI SE TROUVENT
CHEZ ARTHUS BERTRAND,
LIBRAIRE, RUE HAUTEFEUILLE, Nº. 23, À PARIS

Nota. Les personnes qui désireront recevoir les Ouvrages brochés, francs de port, voudront bien ajouter 40 c par volume in-18, 75 c. par volume in-12, 1 f. 50 c. par volume in-8°., et 3 f. par volume in-4°.

Le même Libraire fait la Commission pour la France et pour l’Étranger.

On est prié d’affranchir les Lettres et Envois d’argent.

M.

J’ai l’honneur de vous adresser un Extrait de mon Catalogue, ainsi que la note des Nouveautés que je viens de publier. La re mise et le terme seront proportionnés au montant de votre demande.

Dans le cas où vous n’auriez pas de Correspondant à Paris, je me chargerai de remplir toutes vos commissions. Vous pouvez compter sur mon exactitude et ma célérité pour l’exécution de vos ordres.

J’ai l’honneur de vous saluer,

Arthur Bertrand

Paris, le 1er. juin 1818.

OUVRAGES NOUVEAUX
Chez le même Libraire.

LES SOUPERS DE MOMUS, recueil de chansons inédites pour 1818. Cinquième année de la collection. I vol. in-18, bien imprimé, avec de jolies figures et de la musique 2 f

La quatrième année, pour 1817. 2 f.

Il ne faut pas confondre ce Recueil de chansons avec les SOIRÉES DE MOMUS, dont l’Éditeur à pris, à dessein, ce titre.

HISTOIRE DE JEANNE D’ARC, surnommée la Pucelle d’Orléans, tirée de ses propres déclarations, de cent quarante-quatre dépositions de témoins oculaires, et des manuscrits de la Bibliothèque du Roi et de la Tour de Londres ; par M. le Brun de Charmettes, Sous-Préfet de Saint-Calais. Ornée du portrait de Jeanne d’Arc et de sept jolies figures. 4 forts vol. in-8. 25 f.

TABLEAU DE LA CAMPAGNE D’AUTOMNE DE 1813 en Allemagne, depuis la rupture de l’armistice jusqu’au passage du Rhin par l’armée française, avec des tableaux, et une carte lithographiée des environs de Leipsic. 1 vol. in-8°. ; par M. B*** 5f.

LUDWIG-D’EISACH, ou les trois Éducations ; traduit d’Auguste Lafontaine, 3 vol. in-12, fig. 7 50.

QUELQUES SCÈNES DE LA VIE DES FEMMES ; par M. le C*** de L***, auteur d’Alfred-le-Grand. 3 vol. iu-12, fig. 7 50.

LE TEMPLIER, LE JUIF ET L’ARABE ; formant les tomes I et 2, avec fig.

LA FILLE DU BAIGNEUR D’AUSROURG, ou Féodalité, Amour et Honneur, formant le tome 3., avec fig. ; par l’auteur de quelques Scènes de la Vie des Femmes, etc. ; 3 vol. in-12, 1818, fig. ; les trois volumes. 7 f. 5o c.

OPPRESSION ET RÉVOLTE, ou la Guerre des Nobles et des Vilains, 3 vol. in-12, par le même, 1818. 7 f. 5o c.

Sous presse :

VIE DE JACQUES II, ROI D’ANGLETERRE, tirées des mémoires écrits de sa propre main ; ouvrage publié par ordre du Prince Régent. etc. ; publiée par J. S. Clarke, docteur-ès-lois ; traduit de l’anglais par M. Coben ; 4 vol. in-8°.

VOYAGE EN ALLEMAGNE, DANS LE TYROL ET EN ITALIE, pendant les années 1804, 1805 et 1806 ; par madame de la Recke, née comtesse de Médem, etc. ; traduit et imité de l’allemand par madame la baronne de Moutolieu ; 4 vol. in-80.

Ouvrages de M. Mollevaut, de l’Académie française.

ELEGIES DE TIBULLE, traduites en vers français, avec le texte en regard. Didot aîné. 1 vol. in-18. gr. rais. fig.

POÉSIES DE CATULLE. I vol. id. fig.

ÉLÉGIES DE PROPERCE. I vol. id. fig.

ÉLÉGIES DE MOLLEVAUT. I vol. id. fig.

Sous presse, du même auteur :

La tradnction en prose de L’ÉNEIDE DE VIRGILE ; 4 vol. in-18.. grand raisin. LES FLEURS, poëme en quatre chants ; 1 vol. in-18, grand raisin avec buit jolies figures. Ouerages de M Lantier, chevalier de Saint-Louis. VOYAGES D’ANTENOR EN GRÈCE ET EN ASIE, avec des notions su l’Egypte ; manuscrit trouvé à Herculanum. 3 vol. in-8°. 5 fig. 15 : — Le même, 5 vol. in-18. 13e. édition. 5 fig. 1818. LES VOYAGEURS EN SUISSE. 3 vol. in-8°. avec portrait. 6 18. VOYAGE EN ESPAGNE, du chevalier Saint-Gervais, officier frar çais. 2 vol. in-8º. fig Io i in-80. La même, 3 vol. in-12. CONTES en vers et en prose. 3 vol. in-8o. fig. Nata. Le tome 3e. se vend séparément CORRESPONDANCE DE SUZETTE — CESARINE D’ARLY, 2 volume,

Ouvrages de Madame Isabelle de Montolieu. CAROLINE DE LICHTFIELD, ou Mémoires d’une famille prussienne 3e. édition originale, revue et corrigée par l’auteur, ornée d jolies fig, et de la musique des romances. 3 vol. in-12. 7 50 LES CHATEAUX SUISSES, anciennes anecdotes et chroniques, 4 vol. in-12. ornés de 4 jolies gravures. 2º. édition 8+ RAISON ET SENSIBILITÉ, ou les deux manières d’aimer ; tradui librement de l’anglais. 4 vol. in-12. 9 f HISTOIRE DU COMTE RODERIGO DE W*** ; suivi du jeune Frui. tier du lac de Joux, et du Siége du château de Grandson ; nou. velle du 15e. siècle. Par la même. 1 vol. in-12. 1818. 36 Quatre autres Nouvelles, ayant pour titre : EXALTATION el PIETE contenant : Philosophie et Religion ; le jeune Quaker, Elise, ot les Souvenirs d’une jeune Morave, et la Veille de Noël, ou la Conversion. I vol, in-12, fig. 3 F 1818.

LE ROBINSON SUISSE, ou Journal d’un père de famille naufragé avecses enfans, traduit de l’allemand de Wyss. 2e. édit. revue avec soin, et augmentée des Petits Robinson dans leur ile, comédie, 4 vol. in-12, ornés de 12 figures en taille-douce et de la carte de l’ile déserte.

ONDINE, conte traduit de l’allemand, in-12. fig. se HARLES ET HÉLÈNE DE Mozporr, ou Huit ans de trop ; trad. de Mesner, 1 vol, in-12 2f. 50

FERME AUX ABEILLES, ou les fleurs de Lys, imitée d’Auguste Lafontaine. 2 vol. in-12. 48.

CHALET Ds HAUTES-AmæweEs, suivi de deux feuillets de mou ami Gustave ; Amour et Silence ; Frères et Sœurs ; les Aveux d’un Misogine, ou l’Ennemi des Femmes. 3 vol. in-12. 6f.

SUITE DES NOUVELLES traduites ou imitées par madame Isabelle de Montolieu, contenant Nantilde, cu la Vallée de Balbella ; Découverte des Eaux thermales de Weissembourg ; Cécile de Rodex, ou les Regrets ; Alice, ou la Sylphide ; Sophie d’Alwin, ou le Séjour aux eaux de B, 3 vol. in-12. musique, 7 50

LUDOVICO, ou le Fils d’un homme de génie, 2 vol. in-12. 5f

MARIE MENZIKOFF ET PHÉDOR DoLGOROUSKI. 2 vol.in-1a. 5f.

CRISTOMÈNE, trad. d’Aug. Lafontaine. à vol, in-12. 5f.


LE PRESBYTÈRE AU BORD DE LA MER, trad. d’Aug. Lafontaine. 4 vol, in-12. fig. of.

LES AVEUX AU TOMBEAU, trad. du même par madame Elisa V… i 4 vol, in-12. fig. : 9$f

LA NOUVELLE EMMA, ou les Caractères anglais du siècle ; par 1 l’auteur d’Orgueil et Préjugé, etc. trad. de l’anglais. 4 vol. in-12. pap. vélin. 10 f.

ANASTASE ET NEPuTALI, ou les Amis. 4 vol. in-12. of.

ANGELO, COMTE D’ALBINI, ou les Dangers du Vice ; traduit de l’anglais de Rosa Malthida. 3 vol. in-12. 6f.

MARIE, ou les Hollandaises, 3. édition, revue et augmentée par l’auteur. ( M, le cornte Louis de Saint-Leu). 3 vol. in-12. 6f,

MÉDÉE, roman mythol. en 28 livres, pour servir à l’histoire du siècle héroïque qui a précédé le siége de Troie, faits parles Grecs, sous les ordres du grand Agamemnon, avec des Notes, par M. Née de Larochelle. 4 forts vol. in-12. fig : 12 f.


Ouvrages par Souscription.

TRAITÉ DES ARBRES ET ARBUSTES que l’on cultive en France, ou en pleine terre ; par Duhamel ; nouvelle édition, augmentée de plus de moitié pour le nombre des espèces, et dans laquelle on a refondu le Traité des Arbres fruitiers du même auteur, rédigé. par M. J. L. A. Loiseleur-Deslongchamps ; avec des figures imprimés en couleur ou en noir, d’après les dessins peints sur la nature, par MM. P. J. Redouté et B. Bessa.

Cet ouvrage a été imprimés sur trois papiers différens, et il forme quatre-vingt-trois livraisons.

Le premier sur beau carré, avec les planches en noir,.9fr. par livraison ; le second, sur carré vélin, avec les planches imprimées en couleur, 25 fr. ; et enfin le troisième, sur nom de Jésus vélin, figures imprimées en couleur, 40 fr. par livraison.

LETTRES de madame de Sévigné, en 10 volumes in-8°, enrichis de très-belles gravures.

Le prix de chaque volume est de 9 fr. Les quatre premiers volumes sont en vente.

BIBLIOTHÈQUE PAYSICO-ÉCONOMIQUE, dirigée par M. Thiébault-de-Bernaud.

À dater du premier janvier 1817, on a publié de nouveau, et chaque mois, un cahier in-12 de 72 pages ; à la fin de l’année, les 12 cahiers formeront 2 vol. in-12 avec des planches, et, tous les six mois, on donnera une Table alphabétique des articles. contenus dans chaque volume,

Le prix de l’abonnement est de 12 fr. pour les 12 cahiers, que l’on recevra, francs de port, par la Poste. La lettre d’avis et l’argent que l’on enverra par les directeurs des postes, où en un mandat, ; doivent être affranchis, et adressés à M. ARTHUS BERTRAND, libraire, rue Hautefeuille, n° 23, À Paris.

Nota. On trouve, à la même adresse, toutes les années ; antérieures, à raison de 10 fr. chaque.

ŒUVRES COMPLETTES DE BUFFON ET PARTIES SUPPLÉMENTAIRES, ou Cours complet d’Histoire naturelle, générale et perticulière, : contenant toutes les œuvres de Leclerc de Buffon, dans lesquelles ! les supplémens ont été insérés à la place indiquée par l’auteur lui-même, et les notes et les additions nécessaires pour que l’ouvrage de Buffon fût au niveau des connaissances acquises depuis sa publication. :

Cette édition, la plus complette de celles qui aient paru, renferme 127 volumes in-8°, y compris 3 volumes de Table des matières, accompagné d’environ 1300 fig., bon tirage, 635 f.

CARTES CHRONOLOGIQUES ET GENÉALOGIQUES, pour servir à l’étude de l’histoire ancienne et moderne, et à celle des langues S «  des sciences et des arts, par M. Destours.

10. Carte de l’Empire romain, depuis Auguste jusqu’à Charlemagne. Une feuille.

20. Carte de France, en deux feuilles ;

La première, depuis l’origine de la monarchie jusqu’à la fin du onzième siècle.

La seconde, depuis le douzième siècle jusqu’à nos jours. Prix des deux feuilles ensemble. 8 f.

3º. Carte des écrivains de la langue latine, depuis l’origine de la langue jusqu’à la fin du sixième siècle. 4 f.

4. Carte des principaux écrivains de la langue française, en vers et en prose depuis le douzième siècle jusqu’aujourd’hui.

La Notice explicative se vend séparément

Les mêmes Cartes, collées sur toile, se vendent I f. de plus par feuille.


Abrégé de l’histoire générale des Voyages, contenant ce qu’il y a de plus remarquable, de plus utile et de plus avéré dans les pays où les voyageurs ont pénétré ; par J.-F. La Harpe, nouvelle édition, 24 vol. in-8 ; carte. 120 f.

des trois voyages du capitaine Cook, précédé d’un extrait des voyages de Byran, Wall, Carteret et Bougainville, autour du Monde ; par J. La Harpe, nouvelle édition ornée d’une très-belle carte générale des Voyages de Cook, 6 vol. in-8. 36 f.

BIBLIOTHÈQUE (NOUVELLE) D’UN HOMME DE GOUT, entièrement refondue, corrigée et augmentée, contenant les jugemens tirés des journaux les plus connus, et des critiques les plus estimées, sur les meilleurs ouvrages qui ont paru dans tous les genres, tant en France que chez l’étranger, jusqu’à ce jour, par MM. Barbier et Des Essarts. 5 vol. in-8, 25 f.

LE CABINET DU JEUNE NATURALISTE, ou tableaux intéressans de l’histoire des animaux ; 6 vol. in-12 imprimés par Crapelet, et ornés de 65 belles gravures. 1817. 24 f.

COURS de littérature ancienne et moderne ; par J.-F. La Harpe, nouvelle édition, 16 vol. in-18. 36 f.

DICTIONNAIRE UNIVERSEL de commerce, banque, manufactures douanes, pêche, navigation marchande, des lois et administration du commerce, auquel on a joint l’explication des changes, monnaies, poids et mesures des diverses nations commerçantes, avec leur réduction en valeurs françaises, terminé par une nomenclature, en douze langues, de toutes les marchandises et matières connues dans le commerce ; par une Société de Négocians, et dédié à la Banque de France, 2 forts vol. in-4. 36 f.

DICTIONNAIRE DU CODE DE COMMERCE, ou le Code de commerce avec tous les articles des Codes civil et de procédure qui y ont rapport, es autres lois sur le même sujet. I vol. in-4 9 f

Les 3 volumes ensemble, au lieu de 51 fr., ancien prix, 42 I.

ESSAI SUR L’HISTOIRE DE LA NATURE, ouvrage dédié au Roi ; par MM. Gavoty et Toulouzan. 3 forts vol. in-8. 20 f.

HISTOIRE DE CATHERINE II, impératrice de Russie ; par J. Castéra ; suivie de l’état actuel du commerce, des richesses, forces, des productions de la Russie. 3 vol. in-8, avec 13 portraits et 2 belles cartes de la Russie et de la Pologne avec ses différens partages. 18 f.

Le même ouvrage en 4 vol. in-12, avec les 13 portraits et les cartes, en tout 16 planches. 12 f.

HISTOIRE DES DOUZE CÉSARS, traduite du latin de Suétone, sans aucun retranchement. 2 vol. in-8. 12 f

LETTRES de Madame de Sévigné à sa fille et à ses amis. 12 vol.in-18 deux portraits. 1817. 34 £

LONDRES, la Cour et les provinces d’Angleterre, d’Ecosse et d’Ir- lande, 2 vol. in-8. II f

MEMOIRES du Cardinal de Retz, contenant ce qui s’est passé de remarquable en France pendant les premières années du règne de Louis XIV, nouvelle édition, 6 vol. in-8. 30 E

— Le même ouvrage, 6 vol. in-12. 18 f.

ŒUVRES DE MASSILLON, 13 vol. in-8, portrait. 96 f.

QUADRILLE (LE) DES ENFANS, ou Systême nouveau de lecture, avec lequel tout enfant de 4 à 5 ans peut, par le moyen de 84 figures coloriées, être mis en état de lire dans toute sorte de livres en 3 ou 4 mois ; par Berthaud. 1 vol. in-8, 84 fig., édit. originale acquise des héritiers de l’auteur, avec les 84 fiches. 15 E

SOUVENIRS (MES) DE VINGT ANS DE SÉJOUR À BERLIN, ou Frédéric-le-Grand, sa famille, sa cour, son gouvernement, son académie, ses écoles et ses amis littérateurs et philosophes ; par Dieudonné-Thiébaud ; 3e. édit. revue, corrigée et augmentée par Dampmartin. 4 vol. in-8, avec le portrait du Grand Frédéric et celui de l’auteur. 20 f

STATISTIQUE GÉNÉRALE ET PARTICULIÈRE DE LA FRANCE ET DE SES COLONIES, avec une description topographique, agricole, politique, industrielle et commerciale de cet état. 7 forts vol. in-8. de plus de 3, 770 pages, avec un atlas grand in-4, contenant 19. tableaux et 9 cartes, tant de la France et de sa navigation intérieure, que des colonies et établissemens français dans les quatre parties du monde. 52 f

TABLEAU HISTORIQUE ET POLITIQUE DE LA FRANCE sous les trois premières dynasties, jusqu’au règne de Louis XIV ; dédié à S. M Louis XVIII ; par M. Delacroix, auteur des Constitutions des principaux États de l’Europe, etc. 3 forts vol. in-8.

VOYAGE EN RUSSIE, EN TARTARIE ET EN TURQUIE ; par le docteur Édouard-Daniel Clarke, professeur de minéralogie à l’Université de Cambridge, traduit de l’anglais, avec trois cartes géographiques et deux plans. 3 vol. in-8. 18 f.

VOYAGE DANS L’EMPIRE D’AUTRICHE, pendant les années 1809 et 1810, ou Essai politique et géographique sur cet empire ; par M. Marcel de Serres, inspecteur des arts et manufactures, etc. 4 forts vol. in-8. avec une carte physique de l’Empire d’Autriche, et plusieurs coupes générales sur le niveau des montagnes, des plaines et des villes de cette contrée. On y a joint des tableaux forts curieux 30 f.

RELATION D’UN VOYAGE FORCé, en Espagne et en France, dans les années 1810 à 1814 ; par le général-major lord Blayney, prisonnier de guerre, traduit de l’anglais, avec des notes du traducteur. 2 volumes in-8. 10 f.

VOYAGE EN MORÉE, À CONSTANTINOPLE, EN ALBANIE, et dans plusieurs autres parties de l’empire ottoman, pendant les années 1800 et 1801, contenant la description de ces pays, leurs productions, les mœurs, usages, maladies et le commerce de leurs habitans ; par Pouqueville, avec cartes, fig. et vues nouvelles. 3 forts vol. in-8. 15 f.

VOYAGE DANS L’ASIE MINEURE ET EN GRÈCE, en 1764.65 et 66, par Chandler ; traduit par MM. Servois et Barbié-Dubocage ; 3 vol. in-8, avec des cartes. 18 f.

VOYAGE DANS LES QUATRE PRINCIPALES ILES DES MERS D’AFRIQUE, par Bory-de-Saint-Vincent ; 3 vol. in-8, et un atlas de 58 planches. 48 f.


Ouvrages stéréotipes.

COMPTES FAITS DE BARÈME, en francs et centimes, suivis : 1º. du rapport de la livre tournois au franc, et du franc à la livre tournois ; 2°. du tarif des écus et des louis ; 3°. du calcul de l’intérêt à demi pour cent par mois, pour tous les jours du mois et de l’année ; 4°. de la conversion de la livre en kilogramme, de la pinte en litre, de l’aune en mètre, des lieues en myriamètres, et vice versa pour chacun d’eux ; 5°. du tarif du prix des glaces en pouces et centimètres, un gros volume in-24.

HISTOIRE DE L’ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT, avec des explications édifiantes tirées des Saints Pères ; par Royaumont, ornée de quarante gravures, 1 vol. in-12. 2 50

JOURNÉE DU CHRÉTIEN, sanctifiée par la prière et par la méditation, suivie de l’Abrégé de la Doctrine chrétienne ; par M. l’abbé de la Hogue, nouvelle édition de 1817, augmentée et revue, vol. in-18.



IMPRIMERIE DE POULET, QUAI DES AUGUSTINS, N°9.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

L’ouvrage dont j’offre la traduction au public, et principalement à la jeunesse, ne porte aucun nom. L’auteur n’y est désigné que par lettre de quelques ouvrages précédens, que je ne connais point, mais qui, sans doute, ont du mérite, à en juger par celui-ci. S’il est accueilli favorablement, je tâcherai de me les procurer pour les traduire aussi, et de savoir le nom de celle à qui on les doit. Une Épître dédicatoire à son fils apprend seulement que c’est une femme, et sans cette preuve on l’aurait présumé. Une tendre épouse, une excellente mère devait avoir tracé le beau caractère d’Agnès ; elle en aura trouvé le modèle dans son cœur ; et peut-être son fils, qu’elle paraît chérir, lui a-t-il fourni celui de Ludovico. Son esprit observateur, qui a saisi avec intelligence les différentes nuances dont l’âme humaine est susceptible, a tracé le singulier caractère de M. Alfred Lewis ; et l’auteur l’a développé avec beaucoup d’intérêt. Elle a prouvé qu’on peut exciter la sensibilité sans amour : à peine en est-il question dans son ouvrage ; et, en le lisant, on est ému d’un bout à l’autre. Plus d’une fois en le traduisant j’ai senti mes yeux se baigner de larmes ; et mon petit Ludovico est bien fait pour produire cet effet sur tous les cœurs maternels. Je me flatte surtout qu’il trouvera des amis chez les enfans, à qui je dédie ma traduction, avec le désir et l’espoir de leur offrir dans Ludovico un modèle dont ils se plaîront à imiter les vertus simples et modestes, l’amour filial et la persévérance dans le travail.

Le titre de cet ouvrage m’a fort embarrassée : c’est, en anglais, The Son of a Genius, littéralement, le Fils d’un Génie, ce qui, en français, laisserait supposer un conte de Fées. Il me parut d’abord aussi que l’épithète de génie était accordée un peu légèrement à M. Lewis, du moins dans le sens qu’en France on donne à ce mot. J’aurais voulu en trouver un autre pour exprimer à-la-fois et les talens qui le distinguaient, et la légèreté présomptueuse qui l’empêchait de les porter au degré de perfection qui caractérise le génie. Cependant, en y réfléchissant, j’ai trouvé qu’on ne pouvait, sans injustice, refuser du génie au peintre habile, au poète enthousiaste auteur d’un bon poëme, au mécanicien inventeur d’une machine utile et ingénieuse. Certainement M. Lewis en avait du moins tous les élémens ; et si ses conceptions avaient eu plus de suite ; s’il ne s’était pas cru lui-même un génie supérieur, il le serait devenu. Je me suis donc décidée à donner à ma traduction à-peu-près le même titre que l’original, et je ne m’y suis permis que peu de changemens. Puisse cette petite histoire d’un genre assez nouveau, qui n’est proprement ni un roman ni un conte, plaire à mes lecteurs comme il me plaît à moi-même !

Isabelle de Montolieu.

LUDOVICO,
OU
LE FILS
D’UN HOMME DE GÉNIE.


CHAPITRE PREMIER.

Croyez à ce que je vous dis, mistriss Lewis ; votre fils est un enfant plein de génie, un génie rare ; je vois cela, disait un amateur de peinture à la femme d’un peintre très-habile dont il était venu voir les ouvrages. M. Lewis n’était pas au logis ; son fils, jeune garçon de douze ans, dessinait avec attention à l’un des bouts de la table, et c’est en examinant ses esquisses que le gentil-homme se récriait sur son talent. Cet enfant était maigre et pâle à faire pitié, mais sa physionomie et ses traits annonçaient beaucoup d’intelligence : une douce rougeur anima ses joues et son regard lorsqu’il entendit la flatteuse observation et les éloges dont il était l’objet. L’amateur ne pouvait se lasser de regarder alternativement et les dessins et le jeune dessinateur ; il allait prédire encore qu’il serait un jour un génie rare, lorsque la mère l’arrêta par un regard où il put lire à-la-fois la crainte que la flatterie ne donnât de l’orgueil à son fils, et, ce qui le surprit davantage, une profonde tristesse du genre de ses éloges, et même une nuance d’effroi.

Je vous assure, monsieur, dit-elle avec vivacité, que vous vous trompez tout-à-fait ; mon fils n’a point de génie ; il a tout au plus quelque talent pour ce genre d’industrie et ce qu’il faut d’application pour la rendre profitable ; voilà tout ce qu’on peut dire de cet enfant.

— Vous le rabaissez trop, madame ; moi, je suis convaincu qu’il a réellement du génie, et qu’un jour ou l’autre on parlera de lui : vous ne devez pas éteindre son ardeur ni vous montrer trop sévère pour les écarts d’un esprit tel que le sien. N’exigez rien de lui ; il ira plus loin, inspiré seulement par son génie (ici un profond soupir s’échappa du sein de madame Lewis). M. H*** prit un des dessins qui étaient sur la table et l’examina encore. Celui, continua-t-il qui, à cet âge, a pu faire ceci, pourra bien certainement, dans quelques années, avoir des droits légitimes à tous les honneurs accordés au génie. La mère répondit à cette flatteuse prophétie par des larmes qui, retenues long-temps avec effort, coulèrent enfin malgré elle ; elle s’écria comme involontairement : « Dieu le préserve de les rechercher et d’y prétendre ! »

M. H*** fut touché de la voir aussi affectée ; mais il en conclut que c’était une femme faible, bornée, dont l’esprit rétréci, et l’obstination qui en est la suite ordinaire, arrêteraient les talens de son fils, éteindraient son génie. Au premier moment il avait eu meilleure opinion d’elle. La physionomie de madame Lewis était extrêmement intéressante, remarquable surtout par une expression de sensibilité, et par ce doux abattement qui indique à la-fois le malheur et la résignation. La première impression avait été en sa faveur ; mais là tendre compassion qu’elle avait inspirée se reporta toute entière sur ce pauvre enfant si pâle, si maigre, si appliqué à son travail. Son regard et ses essais annonçaient une imagination dont la faible mère comprimait l’essor. Elle n’entend rien au génie, pensait M. H*** en la quittant ; c’est un mot vide de sens pour elle, et qui l’effraye au lieu de la flatter. Elle préfère que ce pauvre petit garçon travaille sans relâche jusqu’à se rendre malade ; peu lui importe que ses ouvrages indiquent le génie ; qu’il en fasse beaucoup, c’est tout ce qu’elle demande. Quelle pitié qu’il ait une telle mère !

Il se trompait du tout au tout. Madame Lewis était non seulement la meilleure et la plus tendre des mères, mais aussi la plus éclairée ; elle était surtout remarquable par une force d’esprit qu’on ne trouve pas ordinairement chez les femmes, par un sentiment naturel de la perfection dans tous les genres, un goût fin et délicat qui, dans quelque position qu’on se trouve, touche de près au génie. Ce don précieux, cette flamme céleste est rarement accordée aux mortels ; c’est déjà beaucoup de savoir la sentir, et madame Lewis n’y était point étrangère ; mais elle avait pour le mot de génie, et la prétention d’en avoir, une aversion qui allait presque jusqu’à l’horreur, et qui sera justifiée par son histoire ; il était associé dans son esprit avec la vanité désordonnée, l’imprudence et la folie. Les uns, disait-elle, en font l’excuse de leurs caprices, d’autres de leurs erreurs, quelque-fois même de leurs vices, et presque toujours de leur ruine. Il n’est donc pas étonnant que ce mot appliqué à son fils chéri l’eût fait frémir ! Cet enfant, si faible en apparence, était son seul espoir, sa seule ressource, sa seule consolation. Il était élevé par elle avec une tendresse si complète et si parfaite, un amour maternel si judicieux, et il avait jusqu’alors si bien répondu à ses espérances, que tout ce qui allait en sens contraire de son système d’éducation devait lui causer une peine extrême. Ce système, aussi sage que simple, consistait principalement à suivre ce que la raison indique, ce que la conscience approuve et ce que la nécessité exige, sans se laisser jamais entraîner aux prestiges de l’imagination, dont la lumière vive et trompeuse égare si souvent ceux qui la suivent. Madame Lewis était convaincue que ce qu’on obtient de soi-même par une constante application, toujours assez difficile, conduit plus sûrement au but que des talens brillans et faciles ; elle redoutait même pour son fils une célébrité qui excite toujours l’amour-propre, éteint par conséquent la sensibilité, et éveille souvent des passions dangereuses. Ah ! pensait-elle en regardant son cher Ludovico, puisse-tu, mon enfant, n’être jamais cité pour la supériorité de tes talens, et l’être pour tes vertus, pour ta modestie, ton amour du travail, ta résignation aux maux qui sont le partage de l’humanité ! N’est-ce pas là le vrai bonheur d’un être appelé à de plus hautes destinées dans une meilleure vie ? Et lors même que tu n’obtiendrais ni considération ni richesses dans un monde où l’on vit si peu de temps, où ce qu’on appelle la gloire n’est que de la fumée, tu prépareras ton âme pour celui qui ne doit jamais finir, où le génie et les talens brillans céderont le pas aux vertus modestes, et seront comptés pour bien peu de chose. Nous allons donner sur la vie de cette femme intéressante quelques détails qui la feront connaître, ainsi que son mari et son fils.

M. Rumney, père de madame Lewis, était un ecclésiastique estimé, pasteur du village de New-Kirchdale, situé dans le pittoresque comté de Cumberland. Il avait épousé la fille d’un de ses voisins, excellente femme, élevée dans toute la simplicité qui convenait à son état. Elle lui avait donné cinq enfans, quatre fils, et une fille qui était l’aînée de cette nombreuse famille. Deux de ses frères, qui la suivaient immédiatement, moururent dans leur première jeunesse. Agnès devint alors le seul objet des soins de son père, qui lui donna toute l’instruction qu’il destinait à ses fils. Avant leur mort, elle se consacrait entièrement avec sa mère aux soins du ménage ; mais M. Rumney, privé de ses fils, ayant besoin, dans sa douleur, d’une utile distraction, et ses cadets étant encore au berceau, se fit à-la-fois un plaisir et un devoir d’instruire sa fille, chez laquelle il trouva les meilleures dispositions, beaucoup de facilité pour apprendre, et de mémoire pour retenir ce qu’elle apprenait. Mais en homme sage il se garda bien d’en abuser et de faire de son Agnès une femme savante, méprisant les utiles occupations de son sexe ; il borna ses instructions à ce qui pouvait, sans pédanterie, former son cœur et son esprit. La première fut celle de la sainte religion dont il était un des ministres. Agnès savait à-peu-près par cœur les quatre évangiles, la plupart des cantiques sacrés, et la liturgie de l’Église. Elle n’avait jamais lu de livres de controverse ; mais son père lui donna une connaissance suffisante des dogmes des différentes communions de la religion chrétienne, du respect pour toutes, et de l’amour pour celle de son pays. Elle avait lu avec fruit l’Histoire d’Angleterre, un abrégé de celle de France, celle des Juifs, qui se trouve liée avec les saintes Écritures, et assez de l’Histoire ancienne, grecque et romaine, pour pouvoir en parler avec son père lorsque l’occasion s’en présentait. Elle savait aussi presque par cœur les saisons de Thompson, et plusieurs morceaux choisis des poètes anglais les plus estimés. Trois volumes du Spectateur, tous les sermons de Tillotson, quelques-uns de Blair, quelques tragédies nationales de Schakespear, composaient toute sa bibliothèque : voilà quelle était l’érudition de la jeune Agnès Rumney, qui paraîtra bien mince aux esprits plus cultivés, mais qui cependant était fort au-dessus de la plupart de celle des filles de pasteurs de village.

Elle avait de plus une charmante voix, et beaucoup d’oreille et de goût naturel ; sans savoir la musique, elle chantait, et elle lisait avec un accent parfait, dont la douceur particulière allait au fond de l’âme. Son écriture était belle ; elle savait sa langue par principes, et n’était pas même tout-à-fait étrangère au latin, dont son père n’avait pu résister à lui donner quelques leçons. Elle savait assez de minéralogie, de botanique et d’histoire naturelle pour doubler le plaisir de ses promenades et prendre plus d’intérêt à tous les objets de la création. Elle avait surtout l’art de bien employer son temps et de n’en point perdre inutilement ; ses différentes études ne lui faisaient pas négliger son aiguille ni les soins du ménage. Elle était à la fois agréable à son père et utile à sa mère. Comme c’était presque toujours en causant familièrement avec elle, soit dans son cabinet, soit dans ses promenades, que M. Rumney lui communiquait ce qu’il savait lui-même, il n’était jamais entré dans l’esprit d’Agnès qu’elle fut plus instruite que les autres jeunes personnes ; ou quand elle en rencontrait de décidément ignorantes, elle les plaignait de n’avoir pas un père aussi complaisant que le sien ; ainsi elle était également à l’abri et de l’orgueil que donne la supériorité et de la jalousie de celle des autres. Au reste Agnès avait une simplicité naturelle si complète, qu’elle ne pensait jamais à son savoir, et ne cherchait ni à le montrer ni à le cacher. Dès son enfance, tout en elle indiquait beaucoup de force d’âme, jointe à une profonde sensibilité. Elle chérissait les frères qu’elle perdit ; avec qui elle était intimement liée par le rapprochement de leur âge et les jeux de leur enfance. Leur mort lui causa la plus vive douleur ; si jeune encore elle sut la modérer pour ne pas augmenter celle de ses parens, et fut leur consolation. Une parfaite solidité de caractère, la piété la plus fervente et la plus profonde, une vraie modestie, sans ombre d’affectation, rendaient Agnès aussi estimable qu’elle était aimable. Sa figure, sans avoir rien de frappant, était très-agréable, et ses yeux le miroir de son âme : enfin Agnès promettait d’être un jour la meilleure des femmes et des mères, comme elle était la plus intéressante des jeunes filles.

À l’époque dont nous parlons, ce n’était pas encore la mode de visiter, comme on l’a fait depuis, les beautés naturelles du Cumberland ; de temps en temps cependant quelques amateurs des sites pittoresques venaient y parcourir les lacs et les montagnes ; mais le village retiré où M. Rumney passait dans l’obscurité sa tranquille vie, était trop éloigné des objets de curiosité pour attirer les voyageurs. Il y avait cependant dans ses environs des points de vue très-remarquables ; mais ils étaient peu connus, et les simples habitans de New-Kirchdale ne savaient rien des lords, des ladys, des artistes, qui venaient admirer leur pays, que ce qu’ils en apprenaient par hasard les jours de marché ou de faire dans les bourgs de Servich et de Paterdale, où le bon pasteur et sa femme allaient de temps en temps faire quelques emplettes.

À la distance d’environ cinq milles du presbytère, était une assez belle terre appartenant à un gentilhomme très-riche ; mais il ne l’habitait que rarement dans la saison de la chasse. Il considérait et aimait le pasteur Rumney, et ne manquait jamais dans les occasions de lui apporter un présent de quelques livres nouveaux, qui étaient très-bien reçus, et de deux douzaines de bouteilles de bon vin, qui étaient soigneusement conservées pour en donner à ses paroissiens malades autant qu’il durait : à peine se permettait-il d’en goûter. Cet excellent homme était vraiment le père spirituel de ses paroissiens ; leur bien-être, leur union, leurs différens étaient son affaire essentielle. Il était secondé par sa digne et pieuse compagne, sans cesse occupée à ménager son simple superflu, pour trouver quelque chose à l’heure du besoin et pour soulager les malheureux. Son habileté en médecine venait au secours de leur ignorance ; et lorsqu’elle ne pouvait les guérir, sa bonté les consolait ; ses soins adoucissaient leurs maux : ainsi réciproquement ils partageaient leurs joies et leurs chagrins. Lorsqu’elle perdit ses deux fils, l’affliction de ces bons paysans fut telle qu’on aurait dit que la mort avait frappé tous les enfans du village. Quand la récolte de blé du pasteur manquait, chacun, jusqu’au plus pauvre, apportait une gerbe dans sa grange ; quand une de ses brebis périssait, chaque berger venait lui dire qu’une des siennes avait fait deux agneaux, pour avoir le prétexte de lui en offrir un.

Les habitans de cette partie de l’Angleterre jouissent d’un degré d’égalité dans leurs fortunes inconnu partout ailleurs, qui prévient à la fois et l’accumulation des propriétés, qui se rencontre si souvent dans d’autres parties de cette île, et l’extrême pauvreté, ainsi que le mal qui résulte de la bassesse qu’elle entraîne. Le sol de ce pays est presque entièrement possédé par des familles anciennes, mais sans titres, qui, étant propriétaires et non fermiers des domaines qu’elles cultivent, jouissent de toute l’indépendance des seigneurs terriers. Quoique ces propriétaires ne soient souvent pas plus riches que leurs fermiers, ils se qualifient eux-mêmes de gentilshommes ; le fils aîné est seul héritier de son père, et il n’est pas rare d’en trouver qui résident sur le domaine de leurs ancêtres de père en fils, depuis et même avant Guillaume le conquérant. Ils mettent leur orgueil à conserver autant qu’il leur est possible toutes les anciennes coutumes en usage chez leurs aïeux. Si le perfectionnement de l’esprit n’y gagne pas, le moral y trouve son compte. Les annales de fa mille transmettent ordinairement les plus beaux côtés des caractères ; le possesseur actuel est appelé à maintenir dans tout leur lustre la bonne-foi, l’intégrité, la disposition religieuse, les vertus sociales et domestiques attachées à son nom. Il s’accoutume de bonne heure à régler ses passions, pour être comme ses pères en exemple à ses enfans, à ses voisins ; et comme le bon sens naturel conduit l’homme à considérer ce qui peut lui être le plus avantageux dans le progrès de la civilisation, il est à présumer que dans le Cumberland et le Westmorland les gens aisés ont la sagesse de ne pas rejeter les nouveaux usages lorsqu’ils peuvent leur être utiles, et que, sans abandonner les pratiques du temps passé, ils y joignent ce qu’il y a de mieux dans l’esprit du siècle. Mais ce qu’ils conservent avec le plus de soin, ce sont les habitudes religieuses. Dans chaque famille la sainte Bible est lue tous les jours par le chef de la maison, qui l’explique et la commente : tous prennent le desir de l’instruction, et de connaître au moins quelque chose de l’histoire des peuples dont il est question dans les saintes Ecritures ainsi que celle de leur pays Le goût, le talent de la poésie est naturel aussi aux habitans d’une contrée si sublime et si pittoresque, qui leur inspire des idées de beauté, de terreur, d’intérêt national, d’exaltation même ; et c’est ce qui constitue l’essence de la poésie, exerce l’imagination sans corrompre le cœur, et fait de la contemplation de la nature un des plus grands. charmes de la vie.

Nous ne demandons pas excuse à nos lecteurs de cette digression sur une peuplade intéressante et peu connue. Les voyageurs qui viennent admirer les sites remarquables du Cumberland seront bien aises de savoir que les habitans sont dignes aussi de leur attention ; et ceux qui n’y vont pas penseront avec plaisir qu’il existe une société de gens presque tous bons, simples et vertueux ; notre Agnès, qui en fait partie, les intéressera davantage encore. Nous allons revenir à elle et ne plus la quitter.


CHAPITRE II.

Agnès avait accompli sa dix-neuvième année. On était en automne, Lord S***, après une absence de quatre années, arriva à sa terre près de New-Kirchdale, accompagné de plusieurs amis ; dans le nombre était un jeune artiste, peintre de paysage très-habile, qui venait dans le Cumberland avec l’intention de faire des esquisses des points de vue romantiques qu’on y trouve en grand nombre.

M. Rumney se hâta d’aller visiter son patron, et revint enchanté de la société rassemblée au château. Il avait si rarement l’occasion de s’entretenir avec des gens d’un esprit plus cultivé que celui de ses chers paroissiens, qu’il en sentait doublement le prix ; il parla surtout avec enthousiasme du plaisir que lui avait procuré la conversation du jeune peintre. Son imagination, son éloquence, la sublimité et la richesse de ses idées, la manière animée et brillante dont il décrivait les beautés de la nature, le feu de son regard si bien d’accord avec celui de ses discours, furent tour-à-tour l’objet des éloges du pasteur. Agnès et sa mère, émues et surprises de la vivacité avec laquelle il s’exprimait, partageaient son enchantement, et desiraient ardemment de connaître celui qui électrisait à ce point un homme ordinairement assez calme. Leur curiosité fut satisfaite plus tôt qu’elles ne l’espéraient. M. Lewis (c’était le nom du jeune artiste) avait été de son côté très-satisfait du bon sens, de la simplicité et de la sensibilité du pasteur de New-Kirchdale. Il est rare que les impressions favorables ne soient pas réciproques ; et comme M. Lewis avait l’habitude de céder à l’instant à toutes les siennes, de poursuivre avec ardeur tout ce qui l’attirait, d’admirer, de mépriser, d’adorer ou de détester tout ce qui se rencontrait sur son chemin, son adoration pour le vieux pasteur de New-Kirchdale le conduisit dès le lendemain de bonne heure au presbytère. Il se présenta lui-même chez M. Romney comme chez un ami intime, en le priant de lui indiquer les sites les plus remarquables, de l’accompagner dans cette course, et de lui permettre au retour de partager son dîner de famille.

Le maître de la maison accepta toutes ces propositions avec un extrême plaisir, trouva sa nouvelle connaissance plus aimable encore par cette manière franche et naturelle. Il courut chez sa femme pour la prévenir qu’ils auraient un hôte inattendu ; il partit avec lui pour leur promenade pittoresque, et la mère et la fille s’occupèrent à rendre leur simple diner un peu moins frugal qu’à l’ordinaire.

M. Lewis revint transporté, extasie des scènes romantiques, des arbres, des rochers, des cascades, des précipices, des vallons, des hameaux, des chaumières, enfin de tout ce qu’il venait de voir ; mais bientôt la charmante Agnès lui fit tout oublier, et s’il parla encore avec feu des charmes de ce beau pays, ce fut surtout parce qu’elle l’habitait.

De son côté, Agnès écoutait avec délice l’éloge des sites qu’elle aimait, qu’elle admirait aussi, et que le brillant langage du jeune enthousiaste embellissait encore. M. Rumney le trouvait aussi plus aimable, plus éloquent au milieu de sa petite famille que la veille dans le grand cercle du château ; il en fut très-flatté, et lorsque M. Lewis eut pris congé en secouant la main du pasteur, et lui promettant de revenir bientôt, M. Rumney s’écria : « Eh bien, mes chères amies, que dites-vous de cet étonnant jeune homme ? avez-vous jamais rencontré quelqu’un aussi parfaitement aimable ?

Jamais, répondit sa femme ; j’en suis enchantée ! Mais ce que j’ai le plus admiré, c’est quand il a placé mes deux petits sur ses genoux, et qu’il leur racontait si gaîment toutes les folies qu’il faisait à leur âge. As-tu remarqué comme nos petits garçons l’écoutaient et avec quelle complaisance il répondait à leurs questions enfantines ? Un homme qui a autant d’esprit et de connaissances, se plaire à causer avec des enfans ! cela m’a extrêmement frappée.

Je le comprends, dit M. Rumney ; tu es mère, et c’est fort naturel. Moi, ce qui m’a le plus charmé dans son entretien, c’est son admiration si vive pour nos montagnes et notre pays. Avez-vous entendu avec quel feu, quelle vérité il disait qu’il n’avait rien vu en sa vie de plus charmant que ce qu’il voyait ici, et qu’il craignait de ne plus trouver aucun plaisir ailleurs ? il est vrai que je lui ai montré les plus belles perspectives, les points de vue les plus ravissans ! N’étais-tu pas heureuse, Agnès, d’entendre parler ainsi de notre contrée ?

Oui sûrement, mon père, dit la jeune fille ; mais ce qui m’a le plus touchée, c’est lorsqu’il nous a récité ce beau morceau de poésie où il est question d’une mère. Il s’est d’abord rappelé la sienne, qu’il a eu le malheur de perdre ; ses yeux se sont remplis de larmes ; il a été incapable de poursuivre. J’ai été, je l’avoue, enchantée et surprise qu’un jeune homme aussi habile dans son art, et vivant au milieu du grand monde, sentit comme je le ferais si j’étais séparée de ma bonne maman,

Que le ciel te bénisse, mon doux ange, lui dit cette dernière en l’embrassant tendrement ; sa mère, malgré toute sa joie et son orgueil d’avoir un tel fils, ne pouvait pas être plus heureuse que celle d’Agnès.

Ainsi M. Lewis dans une seule visite avait fait la conquête de tous les habitans du presbytère. Il y revint bientôt et souvent. Peu de temps après on eut dit qu’il faisait déjà partie de la famille. La timidité d’Agnès se dissipa par degrés ; elle parla devant lui et avec lui comme avec son père. Il découvrit alors ce que sa physionomie intelligente lui avait déjà indiqué, c’est que sa modestie et sa défiance d’elle-même voilaient beaucoup d’esprit et de connaissances. Il pénétra dans le trésor de son âme, et fut bientôt convaincu que cette jeune fille si douce, si simple, était vraiment aussi aimable, aussi instruite que sa figure était agréable, et sa conversation lui plut au moins autant que son extérieur l’avait séduit au premier moment. La beauté, l’élégance des formes sont des avantages si communs en Cumberland, que presque toutes les voisines d’Agnès étaient aussi jolies qu’elle, et quelques-unes plus frappantes ; mais aucune n’avait cette culture d’esprit, ce tact fin et sûr, dont elle ne se doutait pas elle-même. L’esprit réuni à une parfaite simplicité de cœur et à une absence totale de prétentions, est quelque chose de si rare et de si charmant, qu’il ne peut manquer son effet. Agnès ne parlait jamais de ce qu’elle savait, évitait toute citation de ses lectures, ne mettait pas en avant son opinion, et cédait volontiers à celle des autres, quand elle n’était pas contraire à ses principes ; mais elle comprenait et saisissait à l’instant tout ce que M. Lewis pouvait imaginer et dire. Comme lui elle était enthousiaste de la belle nature, des beaux-arts, de tout ce qui excite l’admiration ; mais elle y joignait tant de bon sens, qu’elle savait s’arrêter à temps et n’allait jamais jusqu’à l’exagération. Sa vive tendresse pour ses parens était accompagnée d’une soumission si complète et si touchante ; sa dévotion était si sincère et si douce ; toute sa conduite, tous ses sentimens annonçaient tant de raison et de sensibilité ; elle était enfin si près de la perfection, qu’il était impossible qu’un homme tel que M. Lewis, adorateur passionné du vrai beau dans tous les genres, n’en fût pas à-la-fois frappé et touché. Dans le grand monde où il avait vécu, il avait vu ce qu’on appelait des femmes accomplies, des figures citées pour leur beauté, des talens variés et cultivés, du bon ton, de l’élégance, etc., etc., etc. L’affectation de l’esprit ou du sentiment l’avait séduit tour-à-tour : plus d’une fois il avait cru être amoureux à la folie, car chez lui rien n’était modéré ; mais il n’avait vu encore aucune femme qui put se comparer à la charmante Agnès ; il n’avait rien encore éprouvé de semblable au sentiment qu’elle lui inspirait. C’était plus que de l’amour, plus que de la passion ; il ne pouvait exister sans elle : son goût pour la liberté, suite ordinaire du génie ou de ce qu’on croit être du génie, céda bientôt à ce sentiment dominateur. Accoutumé à suivre avec ardeur toutes les impressions, il ne chercha pas à combattre celle qui l’entraînait à se lier pour la vie à son Agnès, à celle (pensait-il) qui de tout temps lui était destinée. Celui qui aime de toutes les puissances de son âme est sur d’avance d’être aimé si le cœur auquel il s’adresse est encore libre. Celui d’Agnès ne se doutait pas de l’amour avant d’avoir vu et entendu M. Lewis ; il se donna en entier, et lorsque celui-ci lui demanda son aveu pour l’obtenir de ses parens, Agnès rougit et baissa les yeux en silence. Déjà elle avait avoué à son père que le jeune peintre lui était plus cher que la vie ; elle ne le lui cacha pas à lui-même. Transporté de joie, il la quitta pour aller parler à son ami Rumney.

Il l’aborda avec une contenance ou verte, ingénue, et lui confia avec une noble franchise et son amour et ses intentions d’épouser Agnès sans laquelle il ne pouvait vivre. Il avoua à son respectable ami que sa fortune était fort restreinte et presque réduite à rien par les dépenses nécessaires qu’il avait faites pour se perfectionner dans son art ; que depuis la perte de ses parens, il croyait bien qu’il n’avait pas conduit ses affaires avec autant de prudence qu’il l’aurait dû ; qu’il avait une impétuosité de caractère qui le précipitait quelquefois dans des extravagances dont il se repentait, ou dans des erreurs qu’il méprisait ; mais (ajouta-t-il) j’ai un cœur susceptible d’une tendresse sans bornes, d’une dévotion sublime et d’une profonde contrition. Dieu soit béni, mon naturel est loin d’être vicieux. Mon nom est sans tache, et j’ai soin de le conserver tel. Mes erreurs n’ont été que les erreurs du génie qui m’entraîne quelquefois plus loin que je ne le voudrais ; mais j’ai des droits à l’indulgence de ceux qui connaissent et estiment l’a vivacité et l’originalité qui l’accompagnent.

Une confession humble et franche ne manque jamais d’intéresser le cœur ; et l’excellent homme à qui celle-ci s’adressait était sans aucun doute disposé à juger favorablement celui qui la faisait, et à s’arrêter seulement au côté aimable de son caractère. Quant à la fortune, comme le pasteur n’avait pas un schilling à donner à sa fille, il jugea qu’il ne lui convenait pas de faire aucune remarque sur cet objet et de se montrer difficile. Quelque légèrement que M. Lewis parlât de sa propriété, elle paraissait richesse aux yeux d’un homme qui dans toute sa vie n’en avait pas possédé la moitié. Il avait entendu au château parler du jeune artiste comme d’un génie distingué qui ferait honneur à son pays, et qui venait de toucher pour un de ses tableaux une somme égale à tout le revenu du bon pasteur. Loin donc de supposer que sa fille pût manquer de quelque chose dans sa situation future, il crut de bonne-foi qu’elle faisait un très-bon mariage, et envisagea ce que M. Lewis lui disait là-dessus comme une des singularités, qu’en dépit de son affection, il avait souvent remarquées dans son aimable jeune ami. Mais il regarda comme le premier de ses devoirs de le faire expliquer positivement sur ses principes de religion et de morale. Il n’avait pas attendu ce moment pour mettre l’entretien sur ce sujet, et déjà il avait été content du feu, de l’enthousiasme, du profond intérêt avec lequel ce jeune homme sentait les beautés de la vertu et l’excellence du christianisme, et cette fois il lui parut en être pénétré. Il est vrai, disait le pasteur à sa femme, en lui rapportant cet entretien, qu’il n’a pas approfondi plusieurs points comme je l’aurais désiré ; mais je l’impute à la difficulté de retenir sa fougueuse imagination et son esprit ardent qui porte naturellement toute l’exaltation de ses idées dans la contemplation des divins mystères, et l’empêche de s’arrêter à la lettre de la loi. Son génie lui inspire des conceptions plus nobles, des vues plus relevées de notre sainte religion et de sa vérité qu’au commun des mortels, moins favorisés que lui des dons du génie.

Quoique madame Rumney eût naturellement assez de pénétration et de jugement, elle avait été si long-temps sous la complète influence de son mari ; elle était si convaincue de la supériorité de son esprit et de ses lumières, qu’elle n’opposait jamais rien à ce qu’il avançait ou désirait, et d’autant moins dans cette occasion-ci, qu’elle était, ainsi que lui, invinciblement attirée par l’amabilité de leur jeune ami, et qu’elle pensait que non-seulement il rendrait sa fille heureuse, mais qu’il la placerait dans une situation plus relevée, où ses talens et la perfection dont elle la voyait douée paraîtraient au jour ; où ses vertus seraient en bon exemple ; et où peut-être, en entrant dans ce grand monde auquel ils étaient eux-mêmes si étrangers, elle pourrait, au moyen de ses connaissances, être utile à ses jeunes frères, dont le nombre s’était encore augmenté. Toutes ces considérations réunies lui firent accepter avec plaisir M. Lewis pour son gendre ; elle lui donna son Agnès dans la confiance de faire le bonheur de cette fille chérie. En mère tendre et pénétrante, elle s’était aperçue que celle-ci s’attachait à ce jeune homme, peut-être même avant qu’elle s’en doutât. Elle la voyait admirer ses talens, vénérer ses vertus, se soumettre à ses opinions, et c’était, suivant elle, les vrais caractères de l’affection qu’une femme doit avoir pour son mari. Elle voyait M. Lewis de son côté aimer sa fille avec une passion qui tenait de si près à l’idolâtrie, que le digne pasteur en était presque scandalisé. Il trouvait qu’un amour immodéré, même pour le plus aimable des êtres, même pour sa femme, était un degré de péché ; mais cette fois il conclut que c’était une espèce d’enthousiasme inséparable du vrai génie, et fut entraîné à pardonner à son gendre ce qu’il aurait condamné dans tout autre.

Après la noce, qui ne tarda pas à se faire, le jeune couple habita quelque temps encore au presbytère, pour que M. Lewis pût finir ses études et ses esquisses des sites environnans. Ce temps fut le paradis pour Agnès. Au milieu des sentimens les plus doux et de tout ce qu’elle chérissait au monde, elle n’avait rien à regretter ni à désirer. Elle accompagnait son bien-aimé dans ses excursions lointaines, et souvent lui servait de guide ; elle parcourait à côté de lui les vallées sauvages, suivait les Méandres des ruisseaux, grimpait, appuyée sur son bras, les montagnes escarpées, et planait avec lui sur cette contrée si belle et si chérie, pendant qu’avec les yeux d’un peintre et la langue d’un poète, son éloquent ami la promenait d’un objet d’intérêt à l’autre, lui en faisait sentir toutes les beautés, lui expliquait leur utilité dans le grand plan de la création. Depuis l’humble filet d’eau ruisselant goutte à goutte, jusqu’au superbe lac étendant son grand miroir dans la plaine et répétant les objets qui l’entourent ; depuis le tertre couvert de verdure jusqu’aux rochers arides, rien n’échappait à ses regards ; tout s’animait par son enthousiasme. Non-seulement Agnès le partageait, mais elle y ajoutait encore en glorifiant le créateur de ces merveilles, et en s’élevant par l’admiration et la reconnaissance jusqu’au trône du Tout-Puissant. Alfred (c’était le nom de baptême de M. Lewis) à son tour entraîné par la naïve et religieuse éloquence de sa jeune femme, ne pouvait assez s’étonner de trouver autant d’énergie dans un caractère si doux et si docile.

Mais malgré tout le bonheur dont ils jouissaient, Agnès ne put se dissimuler que les habitudes de son mari, les heures de ses repas, les excursions dans lesquelles ils s’oubliaient, dérangeaient la vie réglée de ses bons parens, et que son séjour prolongé chez eux leur occasionnait un surcroît de dépense au-delà de leurs moyens. Quelque pénible qu’il fût à son cœur de se séparer d’eux et de quitter une maison si chère, elle ne voulut pas rester au-dela du terme fixé : ils partirent donc, M. Lewis heureux d’emmener son Agnès, et celle-ci avec un degré d’inquiétude sur son existence future, qui jusqu’alors n’était jamais entré dans sa pensée, et qui vint ajouter à sa douleur de se séparer de sa famille.



CHAPITRE III.

Alfred Lewis était le fils unique d’un gentilhomme qui avait joui d’une belle fortune. Un goût passionné pour la mécanique avait causé sa ruine. Il avait du talent pour cette science si utile et si perfectionnée en Angleterre, mais pas assez de suite dans les idées ni de persévérance dans l’exécution. Il fit des dépenses inouïes pour la construction de machines très-ingénieuses en théorie, mais dont il ne put jamais amener une seule à la perfection. Sans aucun doute, d’autres après lui ont su tirer parti de ses essais, de son infatigable imagination, qui consomma en entier sa fortune.

Son fils avait reçu une éducation libérale qui, jointe à beaucoup d’esprit naturel, le mettait à même de réussir dans tout ce qu’il voudrait entreprendre. Mais jusqu’à l’âge de dix-sept ans il annonçait une telle légèreté de caractère qu’il ne pouvait se fixer à aucune étude particulière. À cet âge, il déclara qu’il voulait se vouer exclusivement à la peinture, vers laquelle il se sentait entraîné par son génie. Ce desir, qui répondait aux vues de son père, obtint son approbation. Il lui donna tous les moyens de se perfectionner dans cet art, qui devait être pour lui une source de richesses, et il avait besoin d’en acquérir ; et dans tous les cas un moyen de célébrité. Le jeune homme montrait en effet beaucoup de dispositions naturelles ; mais malheureusement son père lui persuada que son génie seul assurerait ses succès. « Tu te sens entraîné par le goût de la peinture ; lui disait-il, comme moi par celui des inventions mécaniques, et jamais le génie ne doit être contrarié. Laissons-lui tout son essor, toute son énergie ; il produira des merveilles ». Ainsi ce père imprudent anéantissait d’avance le bénéfice de l’instruction qu’il faisait donner à son fils, en l’encourageant à tout attendre de l’inspiration du génie, et à négliger ainsi l’application si nécessaire dans quelque étude qu’on poursuive. Il mourut peu de temps après que le choix de son fils fut fait, et laissa ses affaires dans un tel désordre que sa veuve, excellente femme et tendre mère, succomba au pied de la lettre aux peines qu’elle se donna pour les arranger et laisser quelque chose à son fils. En sacrifiant ses droits, elle eut la satisfaction de payer toutes les dettes, et Alfred resta en possession de deux milles livres sterling[1]. Madame Lewis espérait qu’avec cette somme il pourrait subsister convenablement et tenir sa place parmi ses égaux ; elle était d’ailleurs persuadée qu’il était plein de talens et de génie, et ne pouvait manquer de réussir ; elle ne lui connaissait aucun vice, aucune mauvaise disposition : ainsi sa mort, plus tranquille que sa vie, loin d’être accompagnée d’aucune crainte pour cet objet chéri, fut, au contraire, adoucie par les plus douces espérances.

Le jeune Alfred Lewis aimait sincèrement ses parens et les regretta beaucoup ; mais ni l’exemple des erreurs de son père ni celui des vertus de sa mère n’eurent aucune influence sur lui. Inconsidéré, impétueux, enthousiaste, passionné, plein de présomption sur ses talens et son génie, s’abandonnant sans aucune raison aux caprices de son imagination ou plutôt à ses fantaisies ; mais à côté de ces défauts, généreux, affectionné, franc, sincère, ouvert, on ne pouvait pas plus se défendre de l’aimer que de le blâmer. Il était perpétuellement entraîné dans des folies dont il se repentait, et dans lesquelles il retombait sans cesse, parce qu’il avait une trop haute opinion de lui-même pour pouvoir se corriger. Quand il était forcé de convenir de ses torts, il les attribuait à la supériorité de son génie, qui ne pouvait pas se soumettre aux mêmes règles que suivent les esprits médiocres ; il était trop fier de cette prétendue supériorité pour examiner s’il la possédait en effet. Tantôt il en faisait l’excuse de sa paresse, tantôt celle de ses extravagances, se persuadant à lui-même, et cherchant à persuader aux autres, que dans tout ce qu’il faisait ou ne faisait pas, il était entraîné par la force de son génie. Il ne pouvait se dissimuler cependant que c’était par des études régulières et par l’application qu’il avait acquis ou développé son talent pour la peinture. Tant qu’il avait été sous la direction d’un bon maître, ses progrès furent étonnans, parce qu’il avait vraiment envie de réussir, beaucoup d’intelligence et un noble mépris des difficultés ; mais quand, par la mort de ses parens, il devint libre de ses actions ; quand il se vit obligé de joindre au travail de son état le soin de ses affaires, de diriger lui-même sa conduite, de tirer parti de ses connaissances et de ses talens, il manifesta une négligence qui allait jusqu’à la folie, une ignorance des choses essentielles dont un écolier aurait rougi un mépris pour les petits soucis de la vie et pour ses intérêts, dont il regardait au-dessous de lui de s’occuper, et qui le jeta bientôt dans des embarras très-fâcheux, et enfin dans les plus grandes calamités.

Quand il se maria il avait vingt-quatre ans, et déjà il avait acquis quelque renommée comme peintre. Mais il s’était décidé pour le paysage : ce genre demande plus de temps et plus de perfection, si l’on veut obtenir une grande réputation, et jusqu’à ce qu’elle soit établie, il n’y a pas des gains considérables à espérer. Il pouvait au moins ménager son patrimoine et l’augmenter même en enseignant son art ; mais il regardait ce moyen comme tout-à-fait indigne de lui et comme une vraie dégradation pour le génie qu’il croyait avoir, non-seulement pour la peinture, mais pour tout ce qui lui passait dans la tête, et qu’il poursuivait avec l’ardeur de son âge et de son caractère. Si je me vouais à l’état servile de maître de dessin, disait-il à sa femme, il faudrait m’adonner exclusivement à cette occupation et rester toujours au même point, en enseignant toujours les mêmes choses. Non, mon génie ne peut se renfermer dans un cercle aussi resserré ; je me sens né pour aller très-loin dans tout ce que j’entreprendrai. Les beaux-arts se tiennent par la main ; l’un n’exclut pas l’autre, et l’homme de génie doit tout essayer et triompher de tous les obstacles. En conséquence, il se remit pendant quelque temps à la mécanique, croyant avoir reçu de son père ce talent en héritage, et il y réussit mieux que lui, parce qu’il avait plus de génie. Mais la régularité nécessaire aux opérations mécaniques et les calculs minutieux qu’elles exigent l’ennuyèrent bientôt ; il l’abandonna pour la poésie, à laquelle il se livra avec passion, et il commença la composition d’un poëme dont il attendait beaucoup de gloire et beaucoup de profit. Pour se délasser de ses travaux littéraires, il revenait de temps en temps à la peinture ; mais, hélas ! entre la plume et le pinceau, employés tour-à-tour sans suite et sans effet, les mois s’écoulèrent les uns après les autres, et jamais. Agnès ne s’aperçut que les travaux de son mari lui rapportassent la moindre chose ! Sa fortune, déjà très-diminuée lorsqu’il se maria, se consumait peu à peu sans qu’il s’en inquiétât le moins du monde, tant il se croyait sûr d’en retrouver par ses talens une plus brillante. Pendant long-temps Agnès s’interdit de faire aucune remarque ou d’exprimer aucune inquiétude à ce sujet ; ne lui ayant rien apporté en dot, elle ne se croyait pas le droit de le gêner dans l’emploi de son argent et de son temps. Ses modestes besoins et son économie suppléaient à tout ; mais enfin son mari lui avoua lui-même un jour que ses moyens de subsistance diminuaient au point, qu’il allait se trouver dans l’embarras pour faire aller son ménage. Elle en vint à souhaiter ardemment que ses talens supérieurs, qu’elle avait si souvent admirés avec délices, produisissent quelque chose de plus solide que son admiration, et de voir se réaliser quelques-unes des espérances dont il l’entretenait sans cesse. Ce desir augmenta encore lorsqu’elle devint mère d’un fils, que M. Lewis reçut avec des transports de joie et de ravissement. Dans ce moment-là il avait repris le pinceau, et voulut absolument donner à son fils le nom d’un peintre fameux pour exciter, disait-il, son émulation. Au lieu donc de lui donner le nom d’Alfred, qui était si cher à Agnès, l’enfant fut baptisé Ludovico Carrache.

Ils avaient alors quitté le nord de l’Angleterre, et ils étaient venus s’établir à Manchester, ville très-remarquable par sa richesse, sa population, et le goût de plusieurs de ses habitans pour les sciences et les arts. Un artiste habile ne pouvait manquer d’y trouver plus d’encouragemens et de protecteurs que dans la retraite où il avait vécu jusqu’alors. M. Lewis regardait sa longue résidence dans les montagnes du Cumberland comme une étude de la nature plus utile que la meilleure académie ; il assurait y avoir fait d’étonnans progrès dans son art. Il avait obtenu plusieurs bonnes recommandations pour les familles les plus aisées et les plus considérées ; et sa confiance dans ses ressources était telle, que la certitude de ne posséder plus au monde que cinquante guinées pour l’entretien de sa famille, n’éleva pas l’ombre d’un nuage dans son esprit. Il fut très-bien reçu par ceux à qui il était recommandé, et qu’il regardait d’avance comme ses patrons et ses amis. Quelques échantillons de son talent furent très-admirés. Agnès partagea son espoir et son bonheur, quoiqu’elle se lamentât souvent en secret sur tout ce que coûtait un établissement dans une grande ville, où toutes les choses nécessaires à la vie étaient plus chères qu’elle n’aurait pu même l’imaginer. Elle s’appliqua plus qu’elle ne l’avait fait encore à ménager dans tout ce qui la concernait, et à suppléer par la frugalité et la plus stricte économie, à l’augmentation de leurs dépenses.

Mais le temps des épreuves était venu. Jusqu’alors M. Lewis avait suivi sans contrainte son goût et ses inclinations, et s’était fait un amusement de ses études ; actuellement il était appelé, comme chacun l’est du plus au moins, à obéir à la volonté des autres, à se soumettre à des privations pour obtenir un avantage réel, à travailler avec constance à un ouvrage commandé, et jamais il ne lui fut possible de se plier cette nécessité. Le genre de vie qu’il avait adopté jusqu’alors, d’aller d’un lieu dans un autre sans but positif, et de varier ses occupations, lui occasionnait un ennui mortel dès qu’il était obligé de rester quelques heures à la même place, occupé de la même chose. Son habitude de croire au pouvoir de son génie, ou de ce qu’il appelait ainsi, anéantissait tout ce que sa position lui présentait d’avantageux. Il n’écoutait que ses propres idées, qu’il regardait comme des inspirations, et méprisait ou rejetait toutes celles que des gens plus raisonnables que lui lui présentaient. Il détestait jusqu’au mot de raison : elle était, disait-il, l’éteignoir du génie. Les tableaux qu’on lui commandait ne s’achevaient pas, ou n’étaient pas ce qu’on lui avait demandé. Il suffisait qu’on lui eût fixé le moment de les rendre pour qu’il ne lui fût plus possible d’y travailler. Il arrivait fréquemment qu’un tableau sur lequel reposait toute la subsistance de sa famille était totalement abandonné pour composer des couplets ou des vers qu’il mettait dans quelque journal, ou pour faire quelques strophes de son poëme, ou (ce qui, pour être plus utile, n’en était pas moins une perte de temps) pour s’occuper de quelque spéculation mécanique ou résoudre des problèmes d’algèbre. Si quelques amis, s’intéressant à lui, comme il était difficile de s’en défendre, lui remontraient doucement combien ce changement continuel d’occupations lui était nuisible, il ne manquait jamais de mettre en avant l’impossibilité qu’éprouve un esprit supérieur de se soumettre à des règles communes et à un travail monotone ; il citait mille exemples d’hommes de génie qui ne travaillaient que par inspiration. Ces deux mots répondaient à tout. Il déclarait qu’à moins d’être inspiré par son génie, il ne pouvait rien faire ; que l’art ne s’exerce pas à volonté comme le grossier travail du manœuvre ; que l’indépendance de son esprit ne pouvait être comprimée par des entraves ; qu’elles ne pouvaient être supportées que par des âmes vulgaires, qui, faute d’être capables de pouvoir s’élever sur les ailes du génie, suivent méthodiquement toujours la même route, etc.

Ces écarts d’imagination, cette négligence dans sa conduite, étaient surtout insupportables à la classe des négocians, accoutumés à une extrême régularité dans leur vie et dans leur travail, dont l’éducation et les habitudes étaient si opposées à l’enthousiasme et à la légèreté du caractère de M. Lewis. Ils le jugèrent donc avec sévérité, et le blamèrent plus encore qu’il ne les dédaignait. Après trois ans de résidence à Manchester, il quitta cette ville en faisant le serment de ne plus vivre avec des êtres uniquement occupés de leur commerce, de leurs manufactures, et dont l’esprit étroit n’allait pas au-delà de leurs intérêts pécuniaires ; ou bien avec des savans qui ne s’occupaient que de sciences exactes, et n’entendaient rien aux beaux-arts, aux élans du génie et aux caprices qui en sont la suite nécessaire. Il partit pour la ville d’York, emmenant sa femme et trois petits garçons. Un an après la naissance de Ludovico Carrache, Agnès avait eu un second fils, que son père avait nommé Raphaël, puis elle venait d’accoucher d’un troisième, qu’il consentit cependant à nommer Francis, du nom de son grand-père maternel, quoiqu’il eût bien préféré l’appeler Titien.



CHAPITRE IV.

Ce ne fut pas sans regret qu’Agnès quitta Manchester ; elle y avait éprouvé personnellement beaucoup de bonté et d’affection de la part du peu de gens qu’elle avait fréquentés et qui savaient apprécier ses vertus ; elle les trouvait de son côté bons, généreux, hospitaliers. S’ils aimaient à gagner de l’argent, ils aimaient aussi à venir au secours des malheureux, et à en faire gagner à ceux qui en avaient les moyens. Elle était convaincue qu’en suivant seulement les règles de la simple prudence, et avec un travail modéré mais suivi, il leur aurait été possible d’y vivre à leur aise, et de s’assurer même pour l’avenir une honnête indépendance. Mais M. Lewis pensait, au contraire, que le séjour du comté d’York, peuplé de gentilshommes campagnards, et, pendant la belle saison, de seigneurs opulens, lui convenait beaucoup mieux à tous égards ; que c’était là où ses talens et son génie seraient appréciés à leur juste valeur, et où il ne pouvait manquer de s’enrichir. Il conserva long-temps encore cette illusion. Mais sa femme ne tarda pas à s’apercevoir que si les négocians de Manchester avaient l’esprit trop étroit pour sentir le mérite des beaux-arts, la bourse des gentilshommes d’York était trop étroite pour les payer.

Les nobles campagnards ou habitans des villes de seconde et troisième classe ne sont pas assez riches pour se permettre des fantaisies de luxe et payer bien cher, un joli paysage. Ils vivent sur un revenu fixe, et ne peuvent point se permettre de dépenses inutiles ; mais ils témoignèrent à M. Lewis beaucoup d’estime et de considération, ce qui, joint au bon marché des denrées et des logemens, donna quelque consolation à la pauvre Agnès. Elle jouissait du parfait bonheur de son mari, qui se trouvait enfin (disait-il) parmi ses semblables, avec qui il pouvait parler, qui pouvaient l’entendre. Il reprenait une nouvelle vie, le feu de son imagination se ranimait, et bientôt on s’en apercevait à ses compositions. Agnès était flattée de le voir lancé dans une société pour laquelle il semblait formé, et où il répandait au moins autant d’agrément qu’il en recevait. Il était courtisé, invité, admiré généralement ; sa présence semblait absolument nécessaire dans les parties de plaisir ; il n’y en avait point sans l’aimable, le charmant Alfred. Il était connu et par son nom et par son mérite. On savait qu’il était d’une très-bonne famille, et que les malheurs seuls de son père l’avaient obligé à se faire une ressource de son talent distingué pour la peinture, et chaque bonne maison d’York lui fut ouverte. Des littérateurs, des amateurs de poésie ou de peinture, ou des oisifs qui s’amusaient de son entretien varié et de son esprit, l’entouraient sans cesse, et pas un seul jour ne se passait sans qu’il reçût plusieurs invitations. Mais dans cette vie agréable on comprend que tout travail était suspendu pour un temps ; même la peinture, qui était son état et sa ressource la plus réelle, fut totalement négligée en faveur de la poésie. Malheureusement les antiques de cette partie de l’Angleterre, la belle cathédrale de la ville d’York, et plusieurs avantages qui distinguent ce comté, le frappèrent comme poète, plutôt que comme peintre. Quelques morceaux de son poëme lus en société et prônés comme des chefs-d’œuvre par ses admirateurs, montèrent sa tête. Il résolut d’achever un ouvrage qui devait l’immortaliser ; et pour y travailler sans distraction, prétendant être entraîné par son génie, il se retira tout-à-fait du monde, et, comme un véritable poète inspiré, il se promenait dans les environs absorbé par sa composition, et n’ayant plus d’autre pensée que celle de la poésie. Perdu dans les sublimes contemplations, n’existant plus que dans les siècles passés, s’exaltant lui-même pour rendre en beaux vers tout ce qu’il éprouvait, où ne le vit plus nulle part, et à peine même chez lui.

C’était le moment où la ville et les environs d’York se remplissent de gens distingués et riches, qui auraient pu lui être utiles, chez lesquels ses nouveaux amis voulaient l’introduire ; mais pour éviter leurs sollicitations, et ne pas être distrait dans son travail poétique, il alla tout-à-coup se réfugier dans une ferme assez éloignée, décidé (écrivait-il à sa femme) de vivre dans la solitude la plus cachée jusqu’à ce qu’il eût achevé et conduit à sa perfection son beau poëme de Constantin-le-Grand, qui non-seulement l’enrichirait à jamais, mais le rendrait célèbre dans toute l’Europe.

Pendant qu’il était à York admiré, caressé de tout le monde, et dans un train de dissipation et d’oisiveté, sa femme et ses enfans vivaient dans un petit logement solitaire sur le peu d’argent qu’il avait gagné à Manchester, et qu’Agnès économisait autant qu’il lui était possible, mais dont elle voyait avec douleur approcher la fin. Elle ne pouvait se défendre de pressentimens mélancoliques sur sa situation, et n’étant disposée ni par goût ni par habitude à rechercher la société, elle se refusa, aux invitations qu’on lui fit dans les commencemens. La société de ses enfans lui suffisait ; elle employait à leur éducation tous les momens où elle n’était pas occupée par les soins de son ménage et par son aiguille, car c’était elle seule qui faisait et raccommodait tous leurs vêtemens. Elle cherchait tous les moyens possibles de retarder l’affreux moment qu’elle prévoyait, celui du besoin. Il lui fut impossible cependant, malgré sa répugnance, d’éviter de s’endetter pour se procurer le simple nécessaire ; mais elle espérait encore des temps plus heureux, parce qu’elle savait qu’ils ne tenaient qu’à la volonté de son mari. La vente d’un seul paysage, s’il y en avait eu un de fini, aurait suffi pour satisfaire les créanciers, qui commençaient à s’impatienter. Elle était décidée à parler sérieusement à M. Lewis et à exiger de lui quelques jours d’un travail assidu, lorsqu’elle reçut une lettre de sa part datée de la ferme où il s’était retiré pour se livrer en liberté au génie de la poésie. Il lui demandait de venir le joindre avec leurs trois petits garçons, sans réfléchir qu’il fallait, avant de quitter la ville où ils étaient établis, payer ce qu’ils devaient ; et comment payer, quand il ne restait presque rien à la pauvre Agnès ? Elle se vit obligée de faire un compromis avec les créanciers, en leur abandonnant ses meubles, ses ustensiles de ménage, plusieurs de ses vêtemens et la plus grande partie des livres de son mari. Cela se répandit bientôt, et leur crédit fut complètement anéanti. À York comme ailleurs les pauvres ont toujours tort, et de plus M. Lewis avait celui de ne plus amuser ses amis. Quand son poëme fut achevé et qu’il vint triomphant l’offrir au libraire, en lui demandant d’ouvrir une souscription pour l’imprimer, celui-ci le refusa et ne lui cacha point qu’il ne réussirait pas à la remplir, parce qu’il passait généralement pour un paresseux, un dissipateur, un ingrat, un homme bizarre, qui faisait des dettes sans savoir comment les payer, abandonnait ses protecteurs, était mauvais mari, mauvais père, qui exposait sa femme et ses enfans à périr de misère, et qui, sous tous les rapports, avait cessé d’intéresser.

M. Lewis fut plus frappé de l’injustice que de la vérité de ces accusations. Il se rappelait que ceux qui lui reprochaient actuellement sa paresse et sa dissipation, étaient les mêmes qui, à son arrivée dans leur ville, l’avaient flatté et forcé presque à partager leur oisiveté et leurs plaisirs ; et lorsqu’il s’en arrachait avec courage pour se livrer dans la retraite à un travail continuel, ils l’abandonnaient sans miséricorde. Trop fier pour solliciter leur pitié, il remercia sa femme d’avoir à tout prix apaisé leurs créanciers. Je veux, lui dit-il, quitter à jamais cette ville injuste, cette société ignorante et frivole, qui ne sentirait pas la beauté de mon poëme, et qui n’est pas digne de le protéger. C’est dans la métropole, c’est à Londres seulement que je dois le publier ; c’est là que le génie ne peut manquer d’admirateurs et d’illustres protecteurs, qui sauront encourager et récompenser le talent. Agnès, toujours séduite par l’éloquence de son mari, approuva ce plan ; mais il devint impraticable par le manque absolu de moyens de se rendre à Londres. Le peu d’argent qui leur restait ne put les conduire que jusqu’à Leeds, et leur suffit à peine à payer d’avance pour une semaine un pauvre logement. Au bout de ce temps-là cette habitation fut changée contre une beaucoup plus pauvre. Ce fut dans cette chétive demeure que leur fils cadet, qu’Agnès nourrissait encore, mourut victime du besoin ; il expira sur le sein de sa mère, desséché par le chagrin et la misère. Sans doute cet enfant était heureux de quitter cette triste vie ; mais une mère, dans quelque situation qu’elle soit, a des larmes pour la perte de son enfant ; et celles d’Agnès coulèrent. Cependant elle fut plus tôt résignée que son mari. Toujours extrême dans tous ses sentimens, se reprochant peut-être aussi son imprévoyance, il se livra à un tel désespoir, que pendant long-temps il fut incapable d’aucun travail. Agnès, au contraire, sentit que c’était le moment de faire quelque chose pour conserver la vie des deux fils qui lui restaient. À York la famille avait demeuré chez un gantier ; madame Lewis avait suivi cet ouvrage et pris des modèles. Elle cousait habilement, et elle résolut de faire des gants, et de les vendre en gros à des marchands. Elle se défit d’une de ses meilleures robes, et du prix qu’elle en tira, elle se procura des peaux, de la soie et tout ce qu’il fallait pour exécuter son projet ; mais son mari s’en étant aperçu, le lui défendit absolument, prétendant qu’elle le dégradait en se plaçant dans la classe des ouvrières ; qu’elle était femme d’un gentilhomme, et que ce n’était qu’en restant à sa place, et en suivant les impulsions de son génie créateur, qu’il pourrait rétablir ses affaires et reparaître avec honneur.

« Mais en attendant, mon cher Lewis, nos enfans manquent de pain ; n’est-ce pas assez d’en avoir perdu un ? devons-nous nous exposer à voir aussi périr Ludovico et Raphaël ? À cette touchante sommation, M. Lewis tomba dans une espèce d’agonie de désespoir ; il parlait de s’ôter la vie, à lui, à sa femme, à leurs fils. Agnès, effrayée, employa toute la sensibilité de son cœur à le calmer, à relever ses espérances. Elle lui parla avec enthousiasme de la beauté de son poëme, exalta son talent pour la peinture, et finalement lui persuada de reprendre ses pinceaux. Elle y voyait plutôt un moyen de l’occuper et de le distraire de son chagrin, qu’un espoir de subsistance. Elle savait à présent, par une triste expérience, qu’il lui était presque impossible de finir ce qu’il commençait avec courage, et tremblait que son génie ne lui inspirât quelque autre chose avant d’avoir rien achevé. Cependant elle eut la satisfaction de voir qu’il était un peu ranimé et qu’il se mettait à peindre avec assez d’assiduité. Devant lui elle ne s’occupait que des soins de son pauvre ménage, d’instruire ses deux enfans, de mettre leurs simples vêtemens en bon état. Cet ouvrage était utile aussi, et elle y consacrait tous les momens où son mari était avec elle ; mais dès qu’il sortait, elle coupait et cousait ses gants. Elle y devint très-habile, et par un travail continuel, elle pût payer leur demeure, acheter pour elle et pour ses fils du pain et des pommes-de-terre, et un peu de bonne viande et de vin pour son mari. Lorsqu’il rentrait, elle lui demandait excuse d’avoir dîné sans lui, ce qu’elle faisait pour qu’il ne s’aperçût pas qu’elle se refusait les alimens meilleurs qu’elle lui servait, avec d’autant plus de plaisir qu’elle le voyait enfin assidu auprès de son chevalet. Il ne le quittait que pour aller prendre des esquisses d’après nature, et paraissait avoir repris du courage et même de l’amabilité. Lewis était un de ces êtres insoucians, qui ne se tourmentent jamais de l’avenir. Tant qu’on ne lui demandait point d’argent lorsqu’il n’en avait pas, que son diner se trouvait sur la table, que sa femme, ses enfans et lui-même étaient nourris et vêtus, il ne s’embarrassait pas com ment cela arrivait, ne songeait pas au lendemain, s’amusait des jeux de ses petits garçons, s’enthousiasmait de leurs talens naissans, prédisait que ce seraient comme lui de grands génies; mais leur bien-être réel, leur future destination étaient la dernière de ses pensées. Le moment présent, bon ou mauvais, était tout pour lui, et si quelque circonstance, quelque réflexion d’Agnès le forçaient à s’occuper de l’avenir, il tombait dans un tel découragement, il se faisait des reproches si amers, ou bien il entrait dans un si grand désespoir, que l’unique étude de cette excellente femme était d’éviter tout ce qui pouvait l’inquiéter ou l’allarmer.

Ses efforts ne furent pas sans récompenses. Le talent de M. Lewis sortit enfin de l’obscurité ; il finit quelques petits tableaux avec la perfection qu’il pouvait y mettre ; il obtint d’un libraire établi à Leeds de les placer dans son magasin, et il eut le bonheur d’en vendre deux avantageusement. Son courage fut entièrement relevé ; il promit à son Agnès que ce premier succès serait suivi de bien d’autres. Il prit un meilleur logement, rétablit la garde-robe de sa femme et la sienne ; et ses deux fils eurent aussi des habits neufs. Il plaça l’aîné dans une école, fit assez bonne chère, racheta des livres, et vit bientôt la fin des guinées que la vente de ses tableaux lui avaient procurées long-temps avant d’en avoir fait d’autres. Pendant quelque temps encore son crédit, qui avait remonté avec ses dépenses, se soutint ; mais quand il avait encore de l’argent, il négligea de payer ceux qui s’étaient fiés à lui, et ils devinrent ses ennemis. Agnès souffrait plus actuellement qu’elle n’avait souffert de sa précédente misère, dans laquelle elle se voyait sur le point de retomber avec plus d’humiliation que lorsqu’elle était arrivée déjà pauvre et dénuée de tout. À présent M. Lewis avait attiré l’attention sur sa famille par des dépenses qu’elle avait vues avec un extrême regret, ne cessant de conjurer son mari de mettre quelque chose en réserve pour les temps fâcheux. « Il n’en reviendra plus, lui disait-il, en souriant de ses craintes avec la confiance orgueilleuse qu’il avait toujours dans la prospérité. Si j’ai pu tirer une telle somme de deux misérables petits paysages, où je n’avais pas même mis tout mon talent, accablé comme je l’étais par la mort de mon pauvre enfant, que ne puis-je pas espérer du grand tableau que je vais entreprendre ! »

Agnès était au désespoir de cette entreprise. Un grand tableau qui prendrait beaucoup de temps, et dont la vente était bien plus incertaine, tait pas ce qu’il fallait dans un moment de détresse ; quelques petits paysages, dont le débit était plus facile, auraient bien mieux convenu. Elle n’osa pas contrarier son mari dans la crainte de lui faire tout abandonner ; mais c’était d’autant plus fâcheux, qu’occupé de ce grand tableau, il sortait rarement, et qu’elle ne pouvait pas travailler à son occupation accoutumée, qui lui procurait au moins quelques secours journaliers. Elle était aussi assez incommodée d’une nouvelle grossesse, et elle avait de plus à soigner son second fils, le petit Raphaël. Cet enfant, alors âgé de six ans et demi, et dont le moral promettait beaucoup, avait toujours été d’une santé très-délicate. Ce qui désolait le plus sa mère était la déchirante idée qu’il se ressentait de la pourriture trop grossière pour son faible estomac qu’elle avait été forcée de lui donner, et qu’il n’avait pu supporter. Elle se rappelait qu’à Manchester, où ils étaient mieux nourris, les deux petits garçons étaient remarquables par leurs belles couleurs, leur for ce et leur vivacité. Son cœur était déchiré en voyant à présent comme ils étaient pâles, maigres, abattus, surtout le cadet, qui déclinait sensiblement et s’avançait à pas rapides vers la fin de sa courte existence. Quelquefois ce pauvre cœur maternel était prêt à se briser de douleur ; alors elle avait recours à l’Être suprême, que dès son enfance elle avait appris à regarder comme le meilleur des pères, qui ne veut que le bien de ses enfans, lors même qu’il les éprouve. Elle élevait vers le ciel ses yeux pleins de larmes, priait avec ardeur ce Dieu tout bon de la soutenir, de la tirer de sa détresse, et toujours elle se sentait un peu soulagée. Oh ! qu’on ne nie pas le pouvoir de la prière, elle fait toujours du bien, lors même qu’elle n’est pas d’abord exaucée ; elle en donne l’espoir et ranime l’ame abattue. Quelquefois ses deux enfans, prosternés auprès d’elle, élevaient aussi vers Dieu leurs innocentes mains et leur regard si touchant ; ils priaient avec elle. « Mon Dieu, disaient-ils, toi qui es si bon, conserve-nous notre maman et notre bien aimé père. » Si par hasard M. Lewis se trouvait là dans un de ces momens, ému avec l’excès qu’il mettait à toutes ses sensations, il se prosternait aussi, baigné de larmes, et semblait partager en entier la touchante dévotion de sa famille ; mais ce n’était pas avec ce profond sentiment de foi, d’humilité, de résignation qui inspirait Agnès, et qu’elle avait communiqué à ses enfans. Elle voyait, avec un vif chagrin que ces mouvemens d’une sensibilité momentanée n’étaient accompagnés ni d’un sincère repentir, ni d’une résolution ferme et positive de changer de système et de conduite, et n’étaient suivis d’aucune réforme : au contraire, il cherchait ensuite à se soustraire à ces momens d’émotion religieuse. Il sortait plus souvent, abandonnait son travail, ou s’il restait, il s’en occupait avec négligence, en se plaignant d’un abattement moral et physique qui éteignait son génie.

M. Lewis n’était point ce qu’on appelle un homme vicieux ; il adorait sa femme, il chérissait ses enfans ; il avait aussi des talens très-réels ; mais sa versatilité dans leur application, une hauteur dans le caractère, qu’il appelait la noble fierté d’un gentilhomme, et qui l’empêchait de chercher les occasions de tirer parti de son travail, et surtout cette confiance illimitée dans son génie, et l’orgueil qui en était la suite, ternissaient toutes ses bonnes qualités, et les rendaient inutiles à son propre bonheur et à celui des objets de son affection. En vain, la nature et l’éducation lui avaient donné des vertus, des grâces et des talens, tous ces dons réunis ne firent que l’égarer dans une mauvaise route.

Après huit ans de séjour dans des villes riches, populeuses, hospitalières, M. Lewis se trouva complètement ruiné, accablé de dettes, menacé chaque jour de perdre sa liberté ; et la pauvre Agnès, avec une petite fille au sein, son fils cadet venant d’expirer et son fils aîné, tel qu’on l’a dépeint au commencement de cet ouvrage, pâle, maigre, exténué, pleurant à côté de sa mère son cher petit frère, qu’il aimait tendrement. Mais qui peindra le douloureux état de la malheureuse Agnès ! Sans argent pour faire enterrer l’enfant qu’elle venait de perdre et pour nourrir celui qui lui restait ; persécutée par des créanciers qu’elle ne pouvait satisfaire, à une distance immense de ses parens, sans moyens d’aller les joindre, et ne pouvant d’ailleurs se résoudre à leur être à charge ; forcée de presser elle-même le départ d’un mari qu’elle aimait encore tendrement malgré ses torts, et qu’elle voyait menacé d’une longue et pénible détention : tel était le sort de cette femme intéressante, et si heureuse avant son mariage sous le toit paternel. Mais elle aimait trop et son mari et ses enfans pour regretter de s’être associée au sort de l’un et d’avoir donné la vie aux autres, quoique ce fût un triste présent dans leur état actuel ; mais elle n’en pleurait pas moins son Raphaël, n’en desirait pas moins de conserver son cher Ludovico et sa petite Constantine : c’est ainsi que M. Lewis avait nommé sa fille en l’honneur de Constantin-le-Grand, le héros de son poëme.


CHAPITRE V.

Ludovico avait alors près de dix-ans ; il était grand pour son âge, mais extrêmement mince et délié. Son visage était pâle ; mais ses traits fins, ses grands yeux noirs pleins d’intelligence, ses beaux cheveux bruns, bouclés en anneaux sur son front, lui donnaient, malgré ses vêtemens grossiers, l’air d’un enfant qui avait vu de meilleurs jours. Ses joues, ses mains, le col ouvert de sa chemise étaient toujours propres ; et comme son père le menait ordinairement courir la campagne lorsqu’il allait faire ses études de dessin, le petit garçon avait acquis de la grâce et de l’agilité dans sa démarche, et il avait tout-à-fait l’air d’un petit gentilhomme dans sa tournure et ses attitudes.

Son caractère était naturellement très-impétueux. Il tenait de son père cette promptitude de conception qui le conduisait à ressentir vivement des injures souvent imaginaires, c’est-à-dire, qu’il aurait été facilement violent et disposé à la colère. Mais en même temps il était si tendrement attaché à ceux qui l’entouraient, si véritablement affligé quand il leur avait fait la moindre peine, ou qu’il croyait avoir offensé qui que ce fut ; il était si prompt à le réparer, si reconnaissant quand on recevait ses excuses et qu’on lui pardonnait, que quoique par sa grande vivacité il fut souvent entraîné à quelque sottise, il n’était jamais long-temps en disgrâce. Au reste, comme sa mère savait qu’une vie passée en torts et en réparations est pour le moins inutile, elle mit un soin particulier à corriger cette nuance de son caractère, qui pouvait le rendre malheureux dans tout le cours de sa vie ; elle lui fit sentir que la réparation n’est pas toujours en notre pouvoir, et n’a même plus de prix quand on retombe dans la même faute dont on a montré du regret. « Comment veux-tu, lui disait-elle ; qu’on te croie vrai et sincère dans ton repentir, quand tu recommences quelques jours après à offenser de nouveau ceux qui t’ont pardonné ? » Cet argument fit une forte impression sur Ludovico, qui avait le mensonge et la fausseté en horreur ; et les tendres remontrances de sa bonne mère eurent un tel succès, qu’au moment dont nous parlons il était impossible de rencontrer un enfant de cet âge plus aimable et plus docile… Sa vivacité était encore très-grande ; mais déjà il savait la modérer quand il le fallait. Il était sur tout remarquable par ce pouvoir sur lui-même très-extraordinaire chez un enfant de dix ans, et par une persévérance dans ce qu’il avait résolu, qui ne l’était pas moins. Dans cette occasion cependant, et son courage et sa constance cédèrent à son affliction de la perte de son frère, qu’il chérissait au-delà de toute expression : À-peu-près du même âge, puisqu’il n’y avait qu’une année et demie de différence, couchant dans le même lit, ayant de grands rapports de bonté et de sensibilité, quoique Raphaël, toujours un peu faible et languissant, fut naturellement plus doux, ils ne s’étaient jamais quittés. Cette circonstance et ses résultats avaient aussi contribué à augmenter encore l’attachement de son frère c’était son seul ami, son seul compagnon. Leur pauvreté les avait exclus de toute liaison avec les enfans des riches, et ni M. Lewis avec sa hauteur, ni sa femme avec sa tendresse inquiète, n’auraient aimé à les associer avec ceux des classes inférieures si mal élevés. Pendant la courte période que Ludovico avait fréquenté l’école publique, il avait éprouvé mille insultes des autres écoliers, au sujet de la difficulté de prononcer son nom de Carrache. Ce fut alors qu’il conjura son père de se contenter du nom de Ludovico, qui paraissait déjà et bien long et bien extraordinaire à des Anglais. Au sortir de l’école il s’attacha plus encore à Raphaël, qui avait aussi un nom peu commun et ne se moquait point de lui. Ils s’aimaient tous les deux si passionnément, que ni dans leurs jeux d’enfance, ni dans leurs études, jamais ils n’avaient eu aucune querelle, Ludovico, quoique l’ainé, et peut-être un peu le favori de son père, n’en prenait aucun avantage, et faisait valoir Raphaël dans toutes les occasions. Maintenant ils étaient séparés… séparés pour jamais ! Ah ! ce coup fut bien cruel pour le pauvre Ludovico ; il pleura pendant plusieurs heures sur le corps privé de vie de son bien aimé frère, ne cessant de l’appeler comme s’il avait pu l’entendre. Et moi aussi, criait-il, je veux m’en aller avec Raphaël et Francis. Il ne voulait écouter aucune consolation. Sa mère, au désespoir, s’efforçait de contenir sa douleur pour calmer celle de son enfant et pour déterminer son mari à saisir ce moment d’affliction, pendant lequel leurs créanciers les laisseraient peut-être tranquilles, et à profiter de la nuit pour s’éloigner de ce comté où il pouvait être saisi d’un instant à l’autre, ayant déjà reçu des mandats d’arrêt. Elle ras sembla dans une petite bourse quelques schillings qui lui restaient du gain de son ouvrage, et la mettant dans les mains de son époux, elle le supplia de partir à l’instant même, et de lui laisser le soin d’enterrer leur pauvre enfant. Le désespoir empreint sur tous les traits de cet infortuné, en promenant ses regards sur la misérable chambre qu’il fallait quitter, et qui renfermait encore tout ce qui lui était cher au monde, frappa Ludovico. Ses sanglots, ses cris s’arrêtèrent ; son cœur était alors trop serré pour pouvoir pleurer ; ses yeux suivaient l’expression de ceux de son père, qui s’attachaient tour-à-tour sur quelque objet d’amour et d’intérêt, premièrement sur le cercueil où son enfant reposait de l’éternel sommeil de la mort, puis sur le berceau où sa petite fille dormait tranquillement, ignorant encore les malheurs de ses parens, et enfin sur la figure amaigrie et pâle de son Agnès, sur laquelle il s’arrêta avec une telle expression de douleur, qu’elle semblait concentrer toutes les misères humaines.

Le jeune garçon vola dans les bras de son père ; il sanglota convulsivement sur son sein ; il semblait que son cœur allait se rompre. « Mon pauvre enfant, dit M. Lewis en faisant un effort sur lui-même, mon cher Ludovico, ne te laisse pas aller ainsi à ton chagrin ; rappelle-toi que c’est ton devoir de te conserver pour ta mère. Je la laisse à tes soins, Ludovico ; elle n’a plus d’autre soutien, d’autre consolateur ; penses-y sans cesse, mon cher fils, à présent, hélas ! notre seul fils. » Il le serra passionnément contre son cœur, puis il le repoussa doucement, et sortit les mains sur les yeux, comme pour se dérober la vue de ce qui l’aurait retenu.

Agnès fut soulagée d’avoir pu le décider à ce départ, qui pourtant déchirait son cœur. Mais son enfant était dans un tel désespoir qu’elle s’efforça de modérer le sien. Elle s’approcha de lui, le prit dans ses bras, et lui dit en levant les yeux au ciel : « Nous avons un consolateur, mon fils, ayons tout notre recours à lui ; mais tu sais bien que nous n’en aurions pas le droit si nous nous livrions à un chagrin immodéré qui démentit la confiance parfaite que nous devons avoir en sa bonté, et notre obéissance pour ce qu’il ordonne. Il est naturel que tu pleures Raphaël, ton frère et ton ami, que tu t’affliges du départ de ton père dans un tel moment. Notre-Seigneur lui-même pleura sur la tombe de Lazarre ; mais tu sais, mon cher Ludovico, qu’il ne s’abandonna pas à sa douleur. Il n’augmenta pas celle des sœurs de son ami par l’excès de la sienne, et chercha au contraire à les soutenir ; c’est là le divin modèle dont nous devons au moins tâcher d’approcher ». Ludovico promit à sa mère de surmonter son chagrin et d’implorer l’assistance de Dieu ; puis il lui dit : « Oh maman ! si je pouvais, comme me l’a dit mon papa, être votre soutien, votre consolateur, je pourrais encore être heureux. Maman, croyez-vous que cela me soit possible ?

— Oui, mon enfant ; non-seulement je le crois, mais j’en suis sûre. Déjà à présent vous pouvez me faire du bien et me consoler en allant vous coucher et vous reposer : mes craintes sur votre santé l’emportent dans ce moment sur toutes les autres. »

Ludovico l’embrassa et s’en alla dans un petit cabinet contigu, et dans son lit solitaire. Quoique la soirée fût déjà très-avancée, il redoutait de se trouver dans cette couche naguère partagée avec son cher Raphaël ; mais son agitation et ses pleurs l’avaient fatigué ; il avait aussi un rayon d’espoir de pouvoir être utile à sa mère, qui le calmait un peu. Ainsi qu’il l’avait promis, il versa son cœur dans celui qui donne la pâture aux petits oiseaux et mesure le vent à l’agneau tondu ; il fit une courte mais ardente prière, après quoi il tomba dans un profond sommeil, qui lui rendit des forces et du courage. Il fut réveillé de bonne heure par beaucoup de bruit dans la rue, et se rappela que c’était un jour de grande foire ; il conclut qu’il valait mieux se lever et réaliser un projet qui lui avait passé dans la tête.

En entrant dans la chambre, il trouva sa pauvre mère assise à la même place où il l’avait laissée, mais avec sa petite sœur dans ses bras. Il connut d’abord à la chandelle presque en entier consumée, et au tas d’ouvrage qui était sur la table, qu’elle ne s’était point couchée, et qu’elle avait cousu des gants toute la nuit pour pouvoir les vendre à la foire, et c’était vrai. Hélas ! la malheureuse Agnès travaillait toute une nuit à côté du cadavre d’un enfant chéri, pour avoir de quoi lui rendre les derniers devoirs ; et combien de fois les larmes, les déchirantes larmes d’une mère qui voit mourir l’être auquel elle a donné la vie, arrêtèrent son travail ! Ludovico l’embrassa tendrement, et sa petite sœur aussi ; il jeta un mélancolique regard sur la bière qui contenait les restes de son bien aimé frère ; ensuite il s’occupa à chercher du papier et des crayons, avec un air si calme, si tranquille, que sa mère s’imaginant qu’il y avait quelque petit mystère d’enfance là-dessous, et charmée de voir qu’il cherchait à se distraire par quelque occupation, ne parut faire aucune attention à lui. Elle restait sur son siége, les yeux attachés sur son petit nourrisson, abîmée dans ses tristes pensées, songeant à son pauvre mari qui errait alors de côté et d’autre pour chercher un asile. Pendant ce temps-là, Ludovico avait rassemblé tout ce qu’il fallait pour dessiner. Son père lui en avait donné les premiers principes dès qu’il avait pu tenir un crayon ; et c’était son amusement favori que de barbouiller tantôt passablement et le plus souvent assez mal, des arbres et des maisons. Il s’assit par terre vis-à-vis de sa mère avec tout son attirail, et commença à dessiner comme il le faisait ordinairement. Agnès était absorbée dans ses pensées. Sa petite s’était endormie sur ses genoux ; elle la regardait encore en silence ; Ludovico, tout à son ouvrage ; ne disait rien non plus. À la fin madame Lewis s’écria : « Venez, mon enfant ; il y a près de deux heures que vous êtes levé ; venez déjeûner.

— D’abord, maman, j’ai bientôt fini ; mais je ne puis bouger auparavant. »

Elle n’insista pas, trop heureuse de le voir plus calme que la veille, et même si calme qu’elle en était surprise ; et réfléchissant sur la légèreté de l’enfance : « Je croyais, pensait-elle, que son chagrin durerait plus long-temps ; il semble avoir oublié son frère et son père. » Au bout de deux minutes Ludovico se leva, et présenta à sa mère une esquisse assez grossière, mais bien conçue et très-reconnaissable d’elle-même et de son petit enfant. Elle l’approuva beaucoup, indiqua quelques corrections, que Ludovico adopta promptement ; puis il avala son déjeûner en grande hâte. Après avoir obtenu de sa mère de prendre aussi quelque chose, il se remit à l’ouvrage, et son habileté augmentant par la pratique, il se trouva au milieu du jour avoir fait six dessins de sa mère et de sa petite sœur, peu variés quant à l’attitude, mais de plus en plus meilleurs. Ils logeaient chez un fabricant de draps qui avait une presse pour ses pièces d’étoffes ; il alla lui demander la permission d’y mettre ses six feuilles ; ensuite avec une règle il les encadra de deux lignes parallèles au crayon, qu’il remplit d’encre de la Chine avec adresse et propreté, mais du même air de mystère avec lequel il avait commencé son travail. À peine la mère affligée put-elle s’empêcher de sourire de l’importance qu’il mettait à ses dessins représentant toujours le même objet. « Toujours la maman et ta sœur, lui dit-elle ! tu devrais essayer autre chose.

Non, pas aujourd’hui, bonne maman ; je ne puis m’occuper que de vous. » Elle lui donna deux baisers. Peu de temps après, une femme à qui elle avait promis une douzaine de paires de gants vint les chercher. Ils n’étaient pas tout-à-fait finis ; elle la pria de s’arrêter un moment ; et pendant qu’elles parlaient ensemble, Ludovico s’échappa sans qu’on s’en aperçût. Quand l’affaire des gants fut terminée et la femme partie, Agnès s’étonna de l’absence de son fils, mais ne s’en inquiéta pas ; elle pensa qu’il était retourné à la presse du maître de la maison. Elle était bien aise, puisque l’ouvrage qui l’occupait était fini, qu’il ne revint pas s’affliger sur le cercueil de son frère ; mais quand le soir approcha, et qu’après s’en être informée, elle apprit qu’il n’était pas dans la maison, elle devint extrêmement inquiète. Elle sentit plus que jamais toute l’amertume de sa situation, et combien ses malheurs, déjà si cruels, si difficiles à supporter, pouvaient encore augmenter.

Durant toutes les détresses que madame Lewis avait éprouvées depuis qu’elle avait quitté l’humble toit paternel, elle n’avait jamais fait connaître à ses parens plus de sa situation réelle qu’il n’était absolument nécessaire ; leur apprendre ses malheurs eût été les leur faire partager, et les rendre malheureux eux-mêmes en pure perte. Elle connaissait assez leur tendresse pour être sûre qu’ils feraient tous les sacrifices pour venir à son secours, et sachant combien leur revenu était borné, elle ne pouvait se résoudre à diminuer encore leurs ressources. Je souffre bien moins, pensait-elle, de ma pauvreté, que je ne souffrirais de celle de mes bons parens. Mais elle fut tout-à-coup frappée de l’idée que Ludovico, privé de la compagnie de son frère et des soins de son père, exposé peut-être à manquer de pain, si le travail de sa petite fabrique de gants venait à manquer, serait bien mieux placé chez son grand-père, qui le recevrait sûrement avec affection, lui accorderait secours et protection, et continuerait à l’élever bien mieux qu’elle ne pouvait le faire. Elle débattait en elle-même la nécessité de cette résolution et les moyens de l’effectuer, et la douleur de se séparer d’un enfant aussi cher, et la difficulté de savoir à qui le confier pour un aussi long voyage. Elle ne pouvait le faire elle-même, nourrissant un petit enfant, n’ayant d’argent que celui qu’elle gagnait au jour la journée, et ne voulant pas surtout quitter une ville où elle laissait des dettes qu’elle espérait acquitter peu à peu à force d’assiduité au travail. Soudain la porte fut ouverte par Ludovico, dont la physionomie avait une expression singulière. Il se précipite auprès de sa mère, tombe à genoux, et baissant son visage sur elle, il fond en larmes ; en même temps il saisit sa main, qu’il couvre de baisers, et dans laquelle il place un écu et deux schillings.

Mon enfant, mon cher enfant s’écrie-t-elle, qui t’a donné cet argent ? —

C’est vous, maman ; c’est ma petite sœur ce sont vos portraits. Oh ! maman, maman ! je les ai tous vendus, tous ceux que j’ai faits ce matin. J’étais d’abord un peu honteux et timide sur la place du marché, sans oser les offrir à personne ; mais des gens se sont approchés, m’ont demandé à voir mes images, et ce que je voulais les vendre ; j’ai dit un schilling pièce. Deux femmes m’en ont acheté chacune un ; puis un homme qui vend beaucoup de petits portraits est venu près de moi et m’a offert cet écu pour les quatre qui me, restaient, en me disant de lui en faire encore une douzaine pour jeudi prochain ; qu’il me les achèterait tous. Eh bien ! n’est-ce pas une bonne nouvelle, maman ? Oui, en vérité, mon cher amour, une très bonne nouvelle. Mais pourquoi pleurez-vous, Ludovico ? —

Oh ! maman, j’étais hier si malheureux, parce que Raphaël était mort, parce que mon père partait et qu’il avait l’air si désolé, je ne pouvais m’empêcher de souhaiter qu’il plût à Dieu de me prendre aussi et de le lui demander. Je pleurais, je criais dans l’excès de ma douleur comme si j’allais mourir ; mais à présent je sens qu’il vaut beaucoup mieux que je vive et que je sois, comme l’a dit papa, votre soutien et votre consolation ; et j’ai été si heureux, si content d’avoir pu vendre mes petits portraits, que mon cœur est plein, si plein de joie, qu’il faut absolument que je pleure. Mais ce n’est pas comme hier, que mes larmes m’étouffaient ; aujourd’hui elles me font du bien. »

Il embrassa sa mère, et pleura encore. Elle le pressa contre son cœur, qui s’élevait au ciel en silencieuse reconnaissance d’avoir un si bon fils, et elle pleura avec lui. Au milieu de sa profonde douleur, il y avait aussi des larmes de bonheur.

Après une longue pause, Ludovico recouvra sa sérénité, et dit avec gaîté : « Qui sait, chère maman, tout ce que je pourrai faire ? Vous vous rappelez bien ce que disait toujours mon père, que j’ai du génie et que je serais un jour un grand homme. Je sais bien que je dois en remercier Dieu, qui me l’a donné ce génie pour vous être utile, et peut-être aussi à mon pauvre père. Ah ! si seulement Raphaël vivait encore ! s’il pouvait sentir ce que je sens et m’aider ! Oh ! comme alors je serais heureux ! car il avait aussi du génie, Raphaël. »

Agnès était touchée de ce généreux espoir, et du noble enthousiasme qui dans ce moment animait le cœur et la physionomie de son aimable enfant ; mais elle sentit qu’il était de son devoir de profiter de cette heure où toute sa sensibilité était en action, pour imprimer dans son jeune esprit les vérités dont elle voulait qu’il fût pénétré, et lui apprendre à ne pas trop compter sur lui-même et sur ses talens. Comme il était forcé par les circonstances à réfléchir plus tôt que ne le fait un autre enfant, et même à agir, elle voulut le mettre sur la route qu’il devait suivre, et le sauver des illusions vaniteuses qui avaient fait tant de mal à son père. Prenant donc ses deux mains dans les siennes, pendant qu’il était encore agenouillé devant elle, avec un regard plein de tendresse, mais d’un ton ferme et solennel, elle lui dit : « Mon cher enfant, le ciel vous a donné comme à tous les hommes des talens, ou plutôt la faculté d’en acquérir, avec la prudence et la persévérance, qui non-seulement les développent, mais les perfectionnent. Chaque talent vraiment utile, vraiment desirable peut être obtenu ; mais sans ces deux qualités et sans industrie, et la juste application de cette industrie tous les dons naturels deviennent inutiles ou dangereux. Après cela, mon cher Ludovico, il est juste et indispensable de remercier Dieu de vous avoir rendu capable d’être utile à vos parens ; c’est lui qui donne aux hommes tout ce qui peut leur être bon, s’ils savent en faire usage pour leur bonheur. Reconnaissez avec humilité que vous lui devez tout ; implorez sa bénédiction sur vos efforts pour réussir dans ce que vous entreprenez, et son secours dans vos essais ; mais rappelez-vous sans cesse qu’il y a folie et présomption à se croire certain du succès avant de l’avoir obtenu. C’est la volonté de l’Être suprême, que, soit pour ce monde, soit pour celui qui est à venir, notre bonheur devienne la récompense de nos efforts et de notre vigilance.

— Mais, maman, dit l’enfant, qui l’avait écoutée avec une extrême attention, qu’est-ce que voulait donc dire mon père en répétant sans cesse que le génie seul peut tout conquérir, et lorsqu’il me racontait tant de choses des grands hommes de génie ?

— Les grands hommes dont il parlait, mon fils, avaient une préférence décidée pour quelque art, pour quelque science ; ils poursuivaient avec une suite et une diligence extrême tous les moyens d’obtenir la perfection dans la partie qu’ils étudiaient, et lorsque, à force d’efforts et d’assiduité pour cet objet, ils avaient atteint ce degré de perfection ou de science, on les appelait alors avec raison des grands hommes ; car ce n’est pas sans peine et sans sacrifices qu’ils ont atteint ce but. Aussi y en a-t-il peu qui parviennent à mériter ce beau titre ; mais il est toujours bien d’y prétendre et d’avancer, autant qu’on le peut, dans cette carrière. La préférence ou l’entraînement vers un art ou une science s’appelle simplement le goût ; uni avec la persévérance, il produit la supériorité, qui devient du génie. Me comprenez-vous, mon cher ?

— Parfaitement, maman. Je me rappelle que le pauvre Raphaël voulut une fois faire un cerf-volant ; il n’y réussit d’abord pas du tout : alors papa dit qu’il était un bon enfant, mais qu’il n’avait point de génie. Je pensais qu’il était inutile de se tourmenter pour si peu de chose ; mais il avait envie d’un cerf-volant, et il essaya, essaya, ne se rebuta point, et parvint enfin à en faire un très-joli, que j’ai encore et que je veux garder toute ma vie à cause de lui. Papa dit alors : Eh ! bien, je déclare à présent que ce petit garçon a le génie des cerfs-volans. Je suppose qu’en général on croit que le goût pour une chose est du génie ; mais je sais bien qu’on se trompe, et que cela ne suffit pas : je le sais par moi-même. Tenez, maman, j’ai tâché plus de cent fois depuis quelques semaines de faire votre portrait et celui de ma petite sœur, seulement au crayon, sans pouvoir y réussir, quoique ce fût la chose au monde dont j’avais le plus d’envie. Mais je n’ai pas voulu y renoncer jusqu’à ce que je fusse parvenu à faire quelque chose de bien, parce que j’avais vu si souvent que lorsque mon papa commençait un tableau et ne l’achevait pas, vous étiez si triste, bonne mère, et vous poussiez de profonds soupirs quand personne que moi ne les entendait.

— Oui, mon enfant, notre père qui est aux cieux les entendait aussi, et en vous inspirant cet amour filial, ce desir de m’aider, il m’a prouvé que les soupirs d’un cœur humble et soumis ne s’adressent pas en vain à sa miséricorde. Que cette certitude soit votre consolation, mon cher enfant ! Rappelez-vous que lors même que le succès ne couronne pas toujours vos efforts, vous avez un ami qui les voit, qui vous en tient compte, qui fera même de vos souffrances un moyen de bénédiction, et que son secours ne manque jamais à ceux qui se confient en lui et en lui seul. »


CHAPITRE VI.

Cette intéressante conversation fut interrompue par l’arrivée de mistriss Holmes, la maîtresse de la maison ; elle venait leur apprendre la triste nouvelle que M. Lewis venait d’être arrêté, et déjà conduit à la geole, pour un gros mémoire qu’il devait à M. Bradley, son tailleur, et elle ajouta : « Comme il y a toute apparence que vous ne pourrez pas non plus payer votre logement, je n’exige pas ce que vous me redevez pour le dernier terme ; passe donc pour celui-là, pourvu que vous enterriez aujourd’hui le petit garçon, et que vous quittiez tous demain soir.

Ce terrible événement, prévu depuis long-temps par madame Lewis, n’en fut pas moins cruel. Au premier moment, le coup fut même si affreux qu’elle tomba en arrière sur sa chaise, presque évanouie, pendant que Ludovico demandait avec véhémence et en tremblant de colère, où ce méchant homme avait pris son pauvre père ? —

« Méchant ! interrompit madame Holmes ; on n’est pas méchant que je sache lorsqu’on tâche de recouvrer ce qui nous est dû : aussi pourquoi votre père, sachant très-bien qu’il y avait des mandats d’arrêt contre lui, et fuyant pour les éviter, s’est-il conduit comme font toujours ces imbécilles de grands génies ? Au lieu de sortir du comté à toutes jambes, que pensez-vous qu’il ait fait ? Il s’est assis vis-à-vis d’un vieux chêne, et a tiré un porte-feuille de sa poche, où il y avait du papier et un crayon, et s’est mis à dessiner cet arbre comme s’il avait eu, au lieu de dettes, mille guinées de rente. Les gens qui venaient à la foire l’ont vu là ; ils l’ont raconté. Cela est parvenu aux oreilles da bailli chargé de le pincer, et il est allé avec ses gens où on lui disait qu’il était. On l’y a trouvé, dessinant tranquillement ; on l’a pris sans le moindre embarras, et on l’a mené en prison. Devineriez-vous la seule chose qu’il demandait avec instance ? »

Cette dernière phrase tira Agnès de la stupeur où elle était plongée. « Au nom du ciel, dit-elle à l’hôtesse, apprenez-moi ce qu’il demandait !

« Il suppliait (répondit elle) qu’on voulut lui laisser finir le dessin de son vieux chêne, et assurait qu’il en tirerait vingt guinées. Mais bah ! le croira qui voudra ; il ne serait pas où il en est, ni vous non plus, pauvre dame, si on tirait comme cela vingt guinées du portrait d’un vieux arbre. Mauvais métier que cela ! gueux comme un peintre, dit le proverbe, et il a bien raison. Je ne voudrais pas que ma Nancy en épousât un pour tout au monde, et si j’étais de vous, madame Lewis, je défendrais bel et bien à mon petit Lu… Lu… je ne sais comment il s’appelle, de toucher un pinceau ou un crayon. Voyez son père ! un joli homme tout-à-fait, bonne façon, l’air d’un seigneur, et qui sait tout faire, dit-il. Eh ! bien, avec son habileté il n’aura jamais un morceau de pain à donner à ses enfans, et le voila au fond d’une prison. Dieu sait quand il en sortira, etc., etc. »

Madame Lewis souffrait tout au monde. Enfin cette fâcheuse consolatrice sortit, et Ludovico se jeta en pleurant dans les bras de sa mère. Après s’être livré à toute sa douleur, le petit garçon prit la parole : a Maman, dit-il, pourquoi madame Holmes assurait-elle que ceux qui ont fait arrêter mon père ne sont pas des méchans ? Cela n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Hier, quand il vous parlait d’eux, il les nommait ses cruels ennemis, des créanciers sans humanité et sans cœur : ne sont-ce donc pas des méchans ? —

— Votre père, cher enfant, était un état d’affliction et de crainte du malheur qui lui est arrivé. C’est là ce qui le faisait parler avec plus d’aigreur qu’il ne l’aurait dû ; c’est ce qui n’arrive que trop souvent quand on est très-fâché ou très en colère, et l’on s’en blâme ensuite soi-même.

— Donc, maman, on n’est pas méchant quand on fait mettre quelqu’un en prison. ?

— Non, mon cher, on n’est pas méchant lorsqu’on en a le droit pour se faire payer de ce qui est dû légitimement ; mais on n’est pas bon non plus d’user aussi rigoureusement de ses droits, et quelquefois on est cruel : lorsque la chose est possible, on ferait mieux peut-être de prendre patience, et de laisser la liberté à son débiteur, s’il est honnête homme, et s’il n’est que malheureux. Je ne décide point cependant que M. Bradley soit cruel, quoiqu’il nous mette tous dans une grande détresse ; mais il a attendu très-long-temps son argent ; il a su que votre père avait eu le pouvoir de le payer, et l’avait oublié ; c’est sans doute ce qui l’a fâché. Je sais qu’il passe pour un bon homme, très-charitable, mais régulier dans ses paiemens, desirant de soutenir sa famille assez nombreuse, et d’ailleurs n’ayant aucune connaissance du monde, et nulle idée des difficultés qu’on éprouve quelquefois dans l’état de peintre, où le gain est précaire et fondé sur la fantaisie.

Je ne veux jamais contracter de dettes, maman, s’écria Ludovico, et surtout vis-à-vis de gens ignorans. Mon cœur se déchire en pensant que mon papa passera la nuit dans une prison, et tout seul avec ses tristes pensées. Allons auprès de lui, chère maman. »

Agnès se leva, et aussi vite que ses membres tremblans le lui permirent, elle mit son chapeau et son schall ; mais en jetant un regard sur le cercueil de Raphaël, elle frémit et parut hésiter d’abandonner ainsi les restes de son enfant. Ludovico lut dans son âme. « Allez auprès de mon père, chère maman, lui dit-il ; je ne veux pas encore quitter cette chambre ni mon frère ; je ne suis point effrayé de rester avec mon cher Raphaël. Sûrement, maman, vous ne pensez pas que j’en aie peur : je suis certain qu’à présent son âme est au ciel, où il prie pour nous ; et son corps… Maman, je voudrais pouvoir toujours le garder. »

Agnès émue jusqu’au fond de l’âme, et surprise en même temps du développement que le malheur opérait chez cet excellent enfant, sentit une espèce de calme renaître dans son cœur oppressé. L’un de ces enfans intercédait pour ses parens auprès du trône d’un Dieu miséricordieux ; l’autre le lui disait ; leur innocence devait être exaucée ! Elle serra tendrement Ludovico contre son cœur. « Cher enfant, lui dit-elle, tu es l’ange consolateur de ta mère ; reste donc auprès de ton frère, rends-lui encore les devoirs d’une tendre amitié ; moi, je vais remplir les miens auprès de ton malheureux père, et le consoler aussi en lui parlant de son fils. » Elle saisit la petite Constantine dans son berceau, et l’emportant dans ses bras, elle s’éloigna avec rapidité de son misérable asile, pour aller dans celui, bien plus misérable encore, que son époux occupait. Elle le trouva si complètement abattu par la sévérité des réflexions qu’il avait faites sur lui-même depuis son entrée dans la prison, qu’il en était malade. Elle avait pensé rester avec lui une heure au plus, et revenir passer la nuit avec le solitaire et triste Ludovico ; mais quoique son cœur fût cruellement balancé entre des objets si chers, elle sentit qu’il était impossible d’abandonner son mari dans cette affreuse situation. Elle resta donc auprès de lui ; et le pauvre Ludovico, l’attendant d’un instant à l’autre, passa la nuit entière sans se coucher, à côté du cercueil de son frère. Une idée cruelle le retint long-temps éveillé ; il avait la certitude que la plus forte nécessité pouvait seule retenir sa mère et l’empêcher de revenir auprès de lui ; il avait été trop souvent le témoin de la violence des sensations de son père pour ne pas en redouter les suites dans un tel moment. En pensant à sa mère, il se retraça, non seulement les excellens préceptes qu’elle avait toujours gravés dans son âme et dans celle du silencieux ami qui reposait dans la tombe, mais il se rappela aussi tout l’ensemble de sa conduite. « Quand maman a du chagrin, se disait-il, elle ne reste pas là à se lamenter et à pleurer ; elle fait ce qu’il y a de mieux à faire pour l’adoucir ou le réparer. Je veux faire aussi comme cela ; je veux écrire une lettre bien touchante à celui qui retient mon père en prison, et le supplier de le mettre en liberté. Je lui promettrai de lui donner d’abord mon habit neuf et celui du pauvre Raphaël. Nous ne les avons mis que les dimanches ; ils sont bien bons encore. Cela diminuera un peu la dette ; et la semaine prochaine je lui donnerai tout l’argent que je retirerai de mes petits portraits : si on me paye encore un écu pour quatre, combien en aurai-je pour douze ? »

Agnès lui avait appris assez d’arithmétique pour faire ce compte ; celui-là en amena d’autres. Tout en calculant il tomba enfin profondément endormi, et ne se réveilla que lorsque les rayons du soleil levant tombèrent sur ses yeux. Il les ouvrit et regarda autour de lui : il était encore seul. Il rassembla ses pensées, se souvint de la lettre qu’il avait résolu d’écrire la veille au tailleur qui avait fait enfermer son père. Mais comment composer une lettre ? c’était bien difficile ; il n’en avait jamais écrit et ne savait par où commencer. Après quelques essais, il pensa qu’il réussirait mieux à toucher le cœur de cet homme en lui parlant et en lui portant tout de suite les habits qu’il voulait lui donner. Il passa dans le cabinet, les prit dans l’armoire, et en fit un paquet. Entendant du bruit dans la maison, il alla prier qu’on veillât sur leur chambre et sur le dépôt sacré qu’elle contenait. « Maman me pardonnera bien, dit-il en lui même, d’être sorti un instant quand elle saura pourquoi ; et si je réussis, quel bonheur d’aller chercher papa dans sa prison, et de le ramener ici ! » Plein de cet espoir il allait sortir, quand celui même auquel il voulait s’adresser, le tailleur Bradley, ouvrit la porte, et entra dans la chambre. Sa soudaine apparition déconcerta tellement le petit garçon, qu’il ne put retrouver un seul mot du pathétique appel à l’humanité de ce créancier qu’il avait préparé.

« Où est votre mère, enfant ? dit brusquement M. Bradley.

— Ma mère, monsieur, a pris ma petite sœur dans ses bras, et hier au soir à dix heures elle est allée à la prison où… vous… où est mon papa, et n’est pas encore revenue.

— Ah ! ah ! et vous avez passé la nuit tout seul, mon petit ami ?

— Tout seul ! Oh ! non… avec mon frère.

— Et où est-il le petit malade ? » Il jeta alors ses regards dans toute la chambre, peut-être pour voir aussi s’il y restait quelques bons meubles. Ses yeux tombèrent sur le cercueil : « Dieu me bénisse, s’écria-t-il ; c’est une bière ! Est-il donc mort le petit moribond ?

— Hélas ! oui, monsieur ; nous avons eu le malheur de le voir mourir avant hier, et… et… et ce matin nous voulons l’enterrer ». Le pauvre enfant cherchait à retenir ses larmes qui coulaient malgré ses efforts.

« Triste besogne que vous allez faire là, dit le tailleur en secouant la tête. Et où alliez-vous, enfant, avec ce gros paquet d’habits ? les mettre en gage, je suppose, pour payer l’enterrement.

— Non, monsieur, pas en gage, mais… Ce sont mes meilleurs habits et ceux du pauvre Raphaël, qui n’en a plus besoin ; j’allais vous les porter, monsieur, et vous prier, vous supplier de les prendre pour une partie de ce que mon père vous doit, et de le laisser sortir de prison ; je vous promets, je vous jure que la semaine prochaine je vous donnerai beaucoup d’argent, vous pouvez y compter.

— Et où le prendrez-vous, mon petit ? Qui vous a dit de faire cela et de m’apporter vos habits ?

— Personne, monsieur ; je le fais de moi-même ; mais je sais bien que maman ne sera pas en colère contre moi, bien au contraire. Elle est toujours si malheureuse quand elle a des dettes ! et actuellement elle est tout-à-fait désolée de ce que mon pauvre papa est en prison ».

Le tailleur sentit une larme mouiller ses paupières. « Ah ! ah ! petit drôle, dit-il, je vois où vous voulez en venir. Vous voulez me toucher le cœur pour que je fasse sortir votre père, et une fois dehors l’oiseau s’envolera, et on ne le reverra plus. Non, non, je ne suis pas si bête ; il ne sortira pas de là que je n’aie au moins des sûretés pour ce qu’il me doit plus positives que votre parole, mon gentil enfant. Mais ne croyez pas pourtant que j’aie le cœur dur comme un caillou. Non, non, pas du tout ; vous m’avez touché, mon petit, et voici ce que je veux faire ; je donnerai à votre mère quelque argent pour enterrer son enfant ; je vous laisse à vous vos bons habits pour la cérémonie. Après qu’elle sera faite vous me les apporterez, et nous causerons ensemble. » En disant cela le tailleur essuyait encore une larme ; il jeta sur la table quelques schillings, et partit, laissant Ludovico partagé entre la reconnaissance pour ce secours et la colère du refus de relâcher son père. Il l’aimait si passionnément qu’il aurait volontiers donné sa vie pour le tirer de là, et qu’il ne lui supposait aucun tort.


CHAPITRE VII.

Quand la pauvre madame Lewis, accompagnée de son fils, revint de rendre les derniers devoirs à celui qu’elle avait perdu, à ce doux et bon enfant si long-temps l’objet de sa sollicitude, elle trouva mistriss Holmes debout à côté de la porte de sa chambre avec la petite Constantine dans ses bras, qu’Agnès lui avait confiée pendant la cérémonie. Elle attendait avec impatience, dit-elle à la malheureuse mère, que tout fût fini pour que celle-ci pût emporter ses effets personnels de son petit appartement que mistriss Holmes avait déjà loué (lui dit-elle), à quelqu’un qui pourrait le payer.

Madame Lewis était incapable dans ce moment de douleur de contester ; et si l’appartement avait en effet un nouvel occupant, elle n’y voulait pas rester jusqu’à ce qu’on vînt la chasser. Reprenant donc sa fille qu’elle serra contre son cœur déchiré, elle dit à Ludovico d’aller dans leur chambre prendre le paquet qu’elle avait déjà préparé, bien petit, hélas ! puisqu’un enfant de onze ans au plus put s’en charger et le porter lestement sur ses épaules. Déjà dans la journée il avait fait deux courses à la prison ; l’une pour visiter son père, l’autre pour lui apporter son attirail de peinture, son chevalet, sa palette, sa boîte à couleurs. Maintenant toute la famille allait se réunir dans cette triste demeure, la seule où, pour le moment, ils pouvaient trouver un asile, lorsque Ludovico se rappela tout-à-coup la promesse qu’il avait faite à M. Bradley le tailleur, d’aller d’abord après l’enterrement lui porter l’habit qu’il avait mis. Il raconta le tout à sa mère : « J’y vais avec ce paquet, lui dit-il, je me déshabillerai chez lui, et je lui laisserai ceux-ci ».

La mère approuva son dessein et voulut l’accompagner chez le tailleur. Celui-ci fut surpris et touché de les voir ; il dit à madame Lewis que son fils était un honnête homme et un bon petit garçon qui la dédommagerait un jour des chagrins que lui faisait son père. « Il m’a fait pleurer ce matin ajouta-t-il ; je veux lui faire du bien, et quoiqu’il soit encore bien jeune, je lui apprendrai bientôt à recouvrir des boutons. S’il veut promettre d’être un bon enfant, bien assidu à l’ouvrage, je le prendrai chez moi ; il couchera avec mon apprenti ; je lui enseignerai à travailler pour son entretien, et je le nourrirai comme s’il était à moi ; mais je ne puis relâcher son père jusqu’à ce que je sois payé ».

Agnès soupira profondément et jeta un regard mélancolique sur son fils. Elle redoutait extrêmement par plusieurs motifs de le laisser demeurer habituellement dans le réceptacle des vices où ses malheureux parens étaient condamnés à vivre. Cependant toutes des flatteuses espérances qu’elle avait conçues et nourries sur cet enfant si chéri et si digne de l’être, allaient s’anéantir sur l’établi d’un tailleur. Cet esprit naturel qu’elle avait développé par l’éducation autant qu’elle l’avait pu, son intelligence si précoce, ses talens méritaient une autre destination. Mais d’un autre côté, quand elle réfléchissait combien l’approche et l’exemple du vice souillent facilement une âme si jeune et si pure, qui reçoit toutes les impressions et peut en conserver de si dangereuses, elle ne pouvait s’empêcher de desirer pour lui l’humble demeure qui lui était offerte, et sentait dans sa conscience combien elle valait mieux pour les mœurs que celle dans laquelle elle allait le conduire. Elle remercia l’honnête tailleur de son offre et se tourna vers Ludovico, qui, frémissant de cette proposition, s’était reculé et se serrait contre sa mère.

« Qu’est-ce que vous dites, mon enfant, de l’offre de M. Bradley ?

— Je lui suis beaucoup, beaucoup obligé ; mais… mais j’aimerais mieux aller avec vous, ma mère.

— C’est-à-dire, s’écria le tailleur : j’aime mieux la paresse, la fainéantise. Je n’attendais pas cela de vous, enfant !

— Non, non, monsieur, répondit Ludovico, je veux travailler tout le jour, continuellement. Hier j’ai gagné sept schillings avec l’ouvrage de mes mains ; demandez-le à maman. » M. Bradley parut très-surpris. Madame Lewis lui expliqua ce qui s’était passé au sujet des petits portraits, et elle ajouta que, malgré ce succès momentané, elle préférerait de lui laisser son fils, plutôt que de l’exposer aux mauvais exemples de la plupart des prisonniers, et à entendre leurs juremens et leurs blasphèmes ; mais qu’elle lui avouait qu’elle renonçait aussi avec regret aux talens qu’il annonçait.

« Vous avez raison, madame, dit M. Bradley. Je ne suis pas assez sot pour ne pas voir que ce petit garçon a été élevé pour un travail plus distingué que celui de tirer l’aiguille, et qu’il ne pourra jamais passer sa vie les jambes croisées sur un établi ; mais nécessité n’a point de loi, et je ne puis pas non plus le garder sans qu’il travaille, et voici tout ce que je puis faire pour lui. Qu’il reste ici et qu’il y barbouille avec son crayon, puisqu’il vend si bien ses barbouillages ; tant qu’il y gagnera de quoi s’entretenir et me donner une bagatelle pour son lit, je le garderai. Si le débit cesse, ce qui, je crois, arrivera bientôt, alors je lui apprendrai mon métier. »

Ce plan ranima le cœur de la bonne mère et releva ses espérances. Elle laissa Ludovico dessiner dans un petit cabinet où il couchait avec un honnête apprenti, et alla partager la triste demeure de son mari. Ludovico poursuivait son travail avec une extrême assiduité, allait passer quelques heures de la journée avec ses parens, peignait sa mère et sa petite sœur dans différentes attitudes. De retour chez le tailleur il préparait ses dessins, les mettait sous la presse de M. Bradley, et arrangeait ses petits portraits pour aller les vendre. Il y devint bientôt si expert, que l’homme qui l’employait, et qui était un colporteur, lui dit qu’il avait vendu la première douzaine, et lui exprima le desir d’en avoir d’autres. Après avoir peint sa mère et sa sœur, il s’occupa des animaux domestiques, et après plusieurs essais, il vint à bout de rendre le barbet de M. Bradley et la chatte de sa femme, avec un égal succès et une telle rapidité, que le marchand ne voulut plus lui donner de ses dessins que la moitié du prix. Cette circonstance engagea Ludovico à surmonter sa timidité et à vendre lui-même ses petites images au marché suivant.

Ce projet réussit mieux qu’il ne s’y était attendu, et ce fut sa timidité même qui fit son succès. Comme il offrait en silence ses petites productions, le bruit se répandit que c’était un jeune émigré français, bon catholique, qui vendait des images de la Sainte-Vierge et de l’enfant Jésus. La physionomie douce et modeste d’Agnès, la beauté de sa petite fille, et l’air noble et bien élevé de Ludovico, confirmèrent cette idée ; et comme tout ce qui sort de la route ordinaire obtient de la célébrité, non-seulement tous ses portraits furent promptement vendus, mais plusieurs villageoises aisées lui donnèrent des pommes, un morceau de gâteau, etc., etc., comme une marque de l’intérêt que leur inspiraient ses malheurs supposés. Jusqu’alors Ludovico avait porté immédiatement tous ses petits gains à sa mère ; mais il fut si exalté par les succès de cette journée, dans laquelle il avait gagné plus de quinze schillings, qu’il conçut le dessein héroïque de tirer son père de captivité et d’amasser de l’argent dans ce but. En rentrant le soir chez M. Bradley, il s’aventura de lui demander pour quelle somme son père était en prison.

« Votre père me doit dix-sept livres sterlings, mon petit compagnon.

Ce que Ludovico savait le moins c’était la valeur des livres sterling ; il sortit son argent de sa poche et l’étala devant le tailleur avec une grande importance. — Bien ! bien fait, mon brave petit garçon ! dit M. Bradley vous ne dépensez pas votre argent en gourmandises et en choses inutiles. Je ne puis cependant me contenter de cela pour relâcher votre père ; mais en votre faveur, s’il me paye la moitié de sa dette argent comptant, et le reste quand il pourra, je le laisserai courir. En attendant il est logé pour rien, et il n’est pas mauvais qu’il sente un peu la bride, à mon avis du moins. Je veux aussi vous donner un bon conseil, mon garçon. Il y a dans trois semaines une grande foire à Wakefield ; puisque vos petits ouvrages ont un si bon débit, faites vite un bon paquet de chiens, de chats et d’enfans, et si vous les envoyez là, vous les vendrez très-bien. »

Ludovico le remercia et travailla avec une extrême diligence, résolu d’économiser et de gagner tout ce qu’il pourrait pour payer M. Bradley. Mais sa santé se ressentait de ce travail continuel ; il était toujours plus pâle et plus maigre, et sa mère ne voulut pas permettre qu’il allât vendre lui-même ses portraits aussi loin. Il fut donc obligé de les laisser tous à bas prix à son vieux colporteur, qui lui déclara même qu’il ne pouvait les lui payer qu’après les avoir vendus. Ludovico ne fit aucune objection ; il ne connaissait pas la défiance, et il était enchanté de recevoir une grosse somme à la fois. Mais, hélas ! il était condamné par le sort au double malheur de la perte de son argent et de sa confiance en son marchand. Le colporteur partit avec un paquet d’images deux fois plus considérable au moins que ce que Ludovico lui avait jamais confié, et ne reparut plus. Le pauvre enfant perdit tout-à-fait courage et fut bien malheureux ! Il avait dépensé une grande partie de son argent en achats de papier, de crayons, etc., etc. ; il avait nui à sa santé par l’excès de son application, se refusant toute espèce d’exercice, si nécessaire à cet âge, pour ne pas quitter son ouvrage, et presque la nourriture pour ne pas diminuer son trésor. Pour mettre le comble à sa détresse, en allant verser ses chagrins dans le cœur de sa tendre mère, qui sympathisait si bien avec le sien, il la trouva pleurant sur sa petite fille, qui était malade, et n’avait fait que languir depuis qu’elle respirait le mauvais air des prisons.

Ludovico ne voulut pas ajouter à ses peines en lui confiant sa triste aventure, et pour cacher son chagrin aux yeux si pénétrans de cette bonne mère, il s’occupa comme à l’ordinaire à encadrer et ranger deux ou trois de ses malheureux petits portraits qui lui étaient restés, bien décidé de ne plus se fier à personne qu’à lui-même. Son père observa qu’en les rangeant il avait les yeux pleins de larmes, et se méprenant sur leur cause, il crut que son amour-propre avait été blessé de quelques critiques qu’il lui avait faites. Pour le consoler il regarda de nouveau son ouvrage, loua ce qui allait bien, retoucha ce qui allait mal, et fut si bon et si tendre pour son fils, que le pauvre enfant sentit plus amèrement encore son désespoir de ne pouvoir plus de long-temps lui rendre la liberté. Craignant de ne pouvoir dissimuler davantage, il embrassa ses parens, et saisissant ses portraits et ses pinceaux, il se hâta de sortir. Il en était temps ; ses sanglots l’étouffaient. Il entra dans la première allée de maison, et donna un libre cours à sa douleur trop long-temps retenue. Après être resté là un quart-d’heure, il poursuivit son chemin, non pas en courant et sautant comme à l’ordinaire, mais lentement et tristement. En tournant un coin de rue, près de la boutique d’un pâtissier, il fut arrêté par le passage d’un char ; l’autre côté de la rue était occupé par une diligence arrêtée aussi, et qui barrait le chemin. Ses yeux se tournèrent par hasard vers les vitres de la boutique. Un des voyageurs de la diligence avait été député par ses compagnons de voyage pour acheter quelques friandises chez ce pâtissier. Il était chargé d’une telle quantité de commissions, qu’il trouvait quelque difficulté à tout emporter. Ses poches étaient remplies de cornets, et la fille de boutique lui présentait encore une longue bande de biscuits qu’il avait oublié de prendre, parce qu’il en mangeait pendant qu’on empaquetait d’autres choses. Dans ce moment ses yeux rencontrèrent le visage pâle et maigre de Ludovico. Ce bon enfant avait entendu sa mère desirer des biscuits pour mettre dans le lait qu’elle donnait à sa petite, et il ne pouvait s’empêcher de regarder cette bande avec l’expression du desir. « Je ne sais où les mettre ; donnez-les à ce petit garçon affamé, dit le monsieur, en dirigeant sur Ludovico un regard de bonté. »

Naturellement timide, il rougit et fit un mouvement pour se retirer ; mais l’étranger, non moins frappé de sa modestie que de sa misérable apparence, l’appela et l’encouragea en lui mettant les biscuits dans la main, s’attendant à les lui voir dévorer. Mais, à sa grande surprise, le petit garçon le remercia en bon langage et avec l’expression de la plus vive reconnaissance ; puis enveloppant son trésor de biscuits sans y toucher, s’élança dans la rue et courut d’abord très-vite, puis s’arrêtant tout-à-coup et revenant sur ses pas, il se trouva derrière l’étranger au moment où celui-ci rentrait dans la voiture. Ludovico vola vers lui, et mettant dans ses mains de meilleur de ses petits portraits, il s’écria : « Je vous prie, je vous demande en grâce, monsieur, de prendre ceci. »

L’étranger décidé d’acheter, même avant d’avoir regardé ce qui lui était offert par ce petit bonhomme qui avait déjà excité sa compassion, prit le dessin en disant : « Combien te faut-il pour cela, mon garçon ? » Mais Ludovico sans répondre lui jeta un second regard de reconnaissance et un sur le papier aux biscuits, puis il reprit son élan et s’éloigna aussi vite qu’il lui fut possible.

Un homme vint dans ce moment remettre quelques paquets au cocher. Il avait tout observé et connaissait bien Ludovico, étant un des commissionnaires employés par M. Bradley ; et remarquant aussi la surprise de l’étranger, il lui dit : « C’est un singulier petit garçon, monsieur ; il court à présent comme le vent pour porter dans la prison à sa petite sœur, qu’il aime tendrement, les douceurs que vous lui avez données, puis il reviendra tout aussi vite se remettre à l’ouvrage.

— À quel ouvrage, si jeune encore ? demanda l’étranger.

— À faire ce que vous tenez là, monsieur ; ces petits portraits. Il en fait tant que le jour dure, et va les vendre pour tirer son père de prison ; mais il donnera bien des coups de crayon avant de parvenir à gagner la somme nécessaire. »

La curiosité du voyageur était vivement excitée et fut en partie satisfaite par le récit de cet homme. Enfin le coup de fouet fut donné, la diligence partit, et il fallut renoncer à en savoir davantage ; mais le petit dessinateur fournit à la conversation pendant toute la station. Une dame parut y prendre un intérêt particulier. Elle avait la passion de la peinture, et revenait de visiter sa fille qui était placée dans une pension près de Leeds. Elle regardait sans cesse le dessin que Ludovico avait donné à l’étranger : c’était Agnès et Constantine dans la plus agréable de leurs attitudes. Elle trouvait la perfection de ce dessin étonnante pour un enfant de cet âge, et résolut de prendre des informations sur lui, quand elle reviendrait dans le voisinage. L’étranger lui envoya un écu par le cocher, et cet homme honnête dans son état le lui remit fidèlement le lendemain. Cette bonne fortune inattendue releva si bien les esprits abattus du bon petit Ludovico, qu’il recommença sa tâche avec le même zèle ; et trouvant lui-même que ses dessins devenaient meilleurs, et lui coûtaient moins de peine, par cette intelligence mécanique qu’une pratique suivie donne toujours, il reprit un nouvel espoir de succès dans son projet.

Le plus grand obstacle venait maintenant de son père. La présence de Ludovico étant à la fois une consolation et une distraction pour lui, il avait exigé depuis long-temps qu’il dessinât près de lui, sous le prétexte assez naturel de le diriger dans cet art. Pendant les premiers jours il s’en occupa en effet ; mais il ne tarda pas à s’ennuyer de diriger ces petites esquisses, qui, selon lui, n’étaient que des barbouillages sans goût, qui ne faisaient que retarder ou même anéantir l’expansion du génie. Il souffrait de voir son Ludovico imiter servilement toujours les mêmes objets ; il lui donnait perpétuellement d’autres occupations qui prenaient le temps destiné à ses tableaux. Sa mère s’aperçut bientôt que le petit commerce de son fils devenait chaque jour moins profitable. Loin de penser comme son époux, elle était au contraire convaincue que la persévérance dans une branche quelconque de cet art conduisait bien plus sûrement à la perfection. Elle proposa donc que, pour être moins distrait et ne pas être renfermé trop long-temps, Ludovico dessinerait dans le cabinet du tailleur, et viendrait tous les jours faire une visite à son père, soit pour faire ses commissions, soit pour l’aider. En se privant de la société de son enfant, cette tendre mère perdait sa seule jouissance ; mais elle lui épargnait de bien mauvais momens, et facilitait ses projets d’un travail utile.

L’emprisonnement était de toutes les peines la plus cruelle pour M. Lewis et celle qu’il supportait avec le moins de patience, par sa grande habitude de courir la campagne, d’étudier et d’admirer les productions de la nature et les scènes champêtres. Son imagination si vive, son esprit si ardent ne pouvaient se soumettre à l’esclavage ni travailler entre quatre murs ; il gémissait continuellement de ne pouvoir respirer le plein air, qui aurait été pour lui un baume consolant et vivifiant : Sa santé déclinait peu à peu ; son tempérament s’altérait ; un poids terrible semblait l’oppresser ; et sa gaîté, qui s’était toujours soutenue au moins par momens, l’abandonna tout-à fait. Tantôt il tombait dans un tel abattement, dans de telles angoisses, qu’il excitait alors toute la compassion de la sensible Agnès ; d’autres fois il était de si mauvaise humeur, si fantasque, si irritable, qu’il était impossible à sa femme et à son fils de le contenter. Tels sont toujours les effets des peines sur un esprit qui n’est pas guidé par la raison, ou par la douce et sûre influence de la religion, quelles que soient d’ailleurs sa supériorité naturelle et ses connaissances acquises.

Madame Lewis desirait non-seulement de sauver à son pauvre enfant la vue continuelle du chagrin de son père, ou les effets de sa mauvaise humeur, mais elle redoutait aussi pour lui le système que son mari mettait sans cesse en avant sur l’avantage de la supériorité du génie, et le mépris qu’il exprimait pour les occupations communes de la vie, et tout ce qui n’annonçait pas un talent distingué. Agnès avait toujours tâché autant qu’il lui était possible de préserver son fils de l’orgueil, de la suffisance, du mépris des soins et des devoirs de la société, et de l’exaltation outrée sur tout ce qui tenait à l’esprit et au talent, qui avaient causé la ruine de son mari ; et quoique sa situation actuelle pût offrir un puissant antidote contre sa doctrine, elle craignait qu’étant si jeune encore, Ludovico ne fût pas capable de réflexions bien profondes. D’ailleurs, il chérissait et il admirait son père, qu’il était accoutumé à regarder comme un être supérieur ; il ne croyait pas possible qu’il pût errer en quoi que ce fût ; il n’attribuait sa détention qu’à des malheurs qui excitaient sa plus tendre pitié et augmentaient son amour filial. Il pouvait donc, en vivant toujours avec lui, être entraîné dans la même route. Le seul moyen de l’en préserver était de lui faire sentir la folie de la conduite de son père. Madame Lewis n’aurait jamais pu s’y résoudre ; l’affection qu’elle conservait à son malheureux époux, le sentiment de ses devoirs et de ceux de son fils envers lui, la crainte d’affaiblir le moins du monde son amour et son respect filial, l’empêchèrent de se permettre même sur cet objet l’ombre d’une réflexion, excepté quand elle voyait un danger réel pour son fils, celui d’affaiblir les notions de vertu et de religion qu’elle s’était efforcée de lui donner. Elle crut donc diminuer au moins le mal qu’elle redoutait, en l’éloignant pendant plusieurs heures de la journée, sûre que ce temps serait bien employé. En effet, Ludovico abandonné presque toujours à lui-même, travailla sans relâche pour réparer sa perte, et quand il eut fini un bon nombre de petites images, il voulut aller les vendre dans les nombreux villages et fermes du district, ce qui lui fut très-salutaire par l’exercice qu’il était forcé de prendre. Les fermiers et les villageoises qui achetaient ses dessins lui donnaient fréquemment, ou quelques fruits ou une jatte d’excellent lait, qui le rafraîchissait et convenait mieux à sa santé que les viandes salées ou le morceau de pain et de fromage bien dur et bien indigeste, à quoi se réduisait ordinairement sa nourriture. Son extrême desir de rendre la liberté à son père l’empêchait de se donner le temps de faire des repas réguliers et abondans, nécessaires à un jeune garçon qui grandit ; mais Ludovico ne pensait jamais à lui-même, et cette ardeur de gagner de l’argent qui aurait pu le rendre dur et avare, était si loin de produire cet effet, qu’il n’en sentait que plus vivement les chagrins des autres en pensant aux siens ; et plus d’une fois, au retour de ses excursions, son petit profit était partagé avec les pauvres qu’il rencontrait.


CHAPITRE VIII.

ENTRE les objets de la compassion de Ludovico était une vieille femme qui, ainsi que lui, tâchait de gagner sa pauvre vie en vendant des allumettes, des mèches de lampe, des petits papiers pliés et réunis où les jeunes filles mettent leur fil, et des étuis à plumes à écrire. En passant à côté d’elle il regarda ces papiers et lui demanda si elle les pliait ainsi elle-même.

« Hélas ! non, mon cher enfant, lui répondit-elle ; je ne sais pas le faire, et c’est un grand malheur pour moi ; car c’est l’article que je vends le mieux : je n’en ai plus que deux, et je ne sais où en retrouver. »

Ludovico en prit un et puis l’autre, et les examina pendant quelques momens. Tout en les regardant, ces paroles de l’Évangile lui revinrent dans l’esprit. « Je n’ai ni or ni argent ; mais ce que j’ai, je te le donne ». Ses yeux se remplirent de larmes en regardant les joues ridées et les cheveux blancs de cette pauvre vieille femme forcée par la misère d’aller ainsi de lieu en lieu pour un gain si modique, et comme il avait l’habitude de céder à sa sensibilité quand elle était excitée, il s’éloigna avec les petits étuis de papier avant qu’elle eût le temps de s’apercevoir qu’il avait mis trois sous dans le panier, ce qui était au-delà de la valeur de ce qu’il emportait.

« Que le bon Dieu te bénisse, mon brave enfant, s’écria la vieille femme en le suivant des yeux.

— Vous avez bien de la bonté de reste, dit une autre paysanne qui se trouva près d’elle, de bénir ce petit drôle pour trois sous qu’il vous a donnés. Ne voyez-vous pas son intention ? Il a vendu toutes ses images, et il a acheté vos étuis de papier pour lui servir de modèles. Au premier marché vous verrez qu’il en vendra une quantité et vous plus un seul, parce que la jeunesse attire plus que la vieillesse : vous verrez cela, bonne femme.

— Eh bien ! à la bonne heure, dit-elle, il faut que chacun vive. »

Au marché suivant, Ludovico, ayant un paquet plié sous son bras et son carton d’images à la main, attendait silencieusement suivant sa coutume qu’on vînt en acheter. Comme il en avait beaucoup vendu dans leș marchés précédens et qu’il en demandait à présent un prix plus élevé, le débit n’allait pas aussi vite. Un savetier s’approcha de lui, et lui proposa de lui peindre une petite enseigne pour son échoppe. Il avait à peine conclu ce marché quand il vit à quelques pas de lui la vieille femme avec son panier devant elle. Il s’élança de son côté, ouvrit promptement son petit paquet, en tira neuf jolis étuis de papier pour le fil et les plumes, très-proprement faits, peints tout autour, et sans rien dire, il les posa dans le panier.

La bonne femme était enchantée. « Je te remercie, mon cher garçon, lui dit-elle ; c’était ce qui me manquait, et je n’en ai jamais eu d’aussi jolis. Qu’est-ce que je te dois pour cela, mon gentil petit ?

— Rien, rien du tout, dit Ludovico, j’ai eu tant de plaisir à faire cela pour vous ; mon père en a eu aussi à me les voir faire, parce que c’était nouveau pour lui ». Et il se déroba à la surprise et aux remercimens de la pauvre femme, en se mêlant dans la foule.

En ce moment une vive altercation s’était élevée entre deux marchands de blé l’un d’eux, avec le ton de la colère, répétait ces paroles :

« Cela est faux, de toute fausseté, je vous ai payé la seconde charge avec la première, comme votre reçu le prouvera.

— Je croirai le reçu quand je le verrai, répondit l’autre, mais pas auparavant. Les vingt-cinq pièces que j’ai reçues sent marquées dans mon livre sans être raturées, parce que j’attendais d’avoir touché les soixante-huit pour mettre tout en ordre.

— Vous devriez avoir honte ; reprit le premier, toujours plus en colère de ne pas mieux tenir vos livres ; mais je vais vous convaincre, je vais vous le prouver, ajouta-t-il en tirant vivement son porte-feuille de sa poche dont il tournait les feuillets avec une grande agitation. Au même instant le pauvre Ludovico, pressé par la foule, eut le malheur de pousser cet homme. La colère de celui-ci déjà excitée par la dispute, s’en augmenta ; il donna un coup si violent à Ludovico, que dans ce mouvement tous les papiers contenus dans son porte-feuille qu’il tenait ouvert, tombèrent. Il devait faire de grands paiemens et il avait une quantité de billets de banque. Le sentiment de son imprudence calma sa violence ; il ramassa tous ses papiers aussi bien qu’il put, chercha en vain le reçu qu’il prétendait posséder, et proposa à son antagoniste d’entrer avec lui dans un cabaret pour examiner avec plus de soin et de détail le contenu de son porte-feuille.

Il s’en alla en disant : « Je crois que je n’ai rien perdu ; mais j’ai été plus heureux que sage ».

Ludovico n’en pouvait pas dire autant ; il avait non-seulement reçu un coup qui lui faisait encore grand mal ; mais toutes ses peintures retenues ensemble par deux petits bâtons avaient été jetées par la force du coup sur le pavé boueux d’une rue du village rendu plus humide encore par une pluie récente. Tout l’ouvrage d’une longue semaine fut perdu dans un moment. La pauvre vieille femme lui aida à les ramasser, voulut les essuyer ; mais le papier sali et mouillé ne se nettoie pas. Ludovico sachant que c’était inutile, les plia tous ensemble et voulait repartir, quand il vit à ses pieds encore un petit morceau de papier ; il n’eut aucun doute qu’il ne fût sorti du porte-feuille de l’homme en colère. Il le ramasse l’ouvre, et fut confirmé dans son idée en voyant que c’était un billet de banque de cinq guinées. Le matin avant de partir, il avait compté son petit trésor ; en y joignant ce qu’il espérait gagner ce jour-là, il montait à près de trois livres sterling. Il regardait attentivement le billet : Cinq guinées, pensait-il, trois que j’ai déjà ; cinq et trois font huit. Oh ! que ceci n’est-il à moi ! que je serais heureux, s’écria-t-il à haute voix !

« À toi ! mon doux petit ange, dit la vieille marchande ; bien sûrement il est à toi, et puisses-tu en trouver souvent de cette espèce !

— Non, ma bonne femme, il est à l’homme qui m’a frappé, lui dit Ludovico.

— Le vilain brutal, s’écria-t-elle ! Mais je ne pense point qu’il soit à lui ; il a dit en s’en allant qu’il avait tout retrouvé, et un homme aussi riche que lui compte cela pour rien. N’est-il pas cause aussi que ta marchandise est gâtée, pauvre petit, doux comme un agneau, qui souffre tout sans te plaindre ? Garde-le, cher enfant ; il est bien à toi ; Dieu te l’a envoyé là sur ce pavé pour te récompenser d’avoir secouru une pauvre vieille femme, et au moment même où je le priais pour toi dans mon cœur, je puis bien te l’assurer. »

Cette logique était séduisante. Au premier moment Ludovico y céda ; mais l’instant après un instinct naturel d’honnêteté lui fit penser qu’il devait au moins s’informer du nom de celui dont le porte-feuille s’était vidé dans la rue, persuadé d’ailleurs que comme cet homme paraissait être très-riche, si ce billet lui appartenait, il le lui donnerait peut-être en tout ou en partie. Il se hâta donc d’aller à l’auberge où il l’avait vu entrer ; mais ne sachant point son nom, ne pouvant pas même dépeindre sa figure qu’à peine il avait regardée, il ne put obtenir aucune attention, et fut à la fin renvoyé rudement comme un importun petit garçon. Comme il était sur le grand chemin, résolu d’aller d’abord à la prison raconter à sa mère toute cette affaire, il vit l’homme lui même, qu’il reconnut à l’instant ; il était à cheval et passa à côté de lui au grand galop. Ludovico l’appela de toutes ses forces en le conjurant de s’arrêter ; mais ce monsieur reconnaissant à son tour le petit garçon qu’il avait frappé injustement, ne s’arrêta point ; il jeta un schilling par terre en lui criant : « Prends cela, petit drôle et laisse-moi en repos ; » et poursuivant sa course de toute la vitesse de son cheval, il fut bientôt hors de vue.

Plusieurs personnes qui revenaient aussi du marché en furent témoins, et demandèrent à Ludovico pourquoi il voulait arrêter ce monsieur. Sans le dire, il demanda vivement comment il se nommait ; mais pas une âme ne le savait ; tous s’accordèrent à dire qu’ils ne l’avaient jamais vu que ce jour-là, et qu’il ne fréquentait pas ce marché.

Ludovico alla d’abord dans son cabinet chez le tailleur poser son paquet de portraits gâtés, qui n’étaient plus dignes du carton sur lequel ils étaient collés, dont il voulait profiter pour d’autres. Il mit dans sa poche tout l’argent qu’il avait et le billet de banque de cinq guinées, et s’achemina vers la prison pour proposer à sa mère son cas de conscience, se rappelant tout ce que la femme lui avait dit sur son droit légitime à ces cinq guinées, qui ne pouvaient pas avoir été perdues par l’homme en colère, puisqu’il l’avait vu depuis et qu’il l’avait appelé. Ce monsieur était entré au logis pour examiner avec soin son porte-feuille. Il était impossible qu’il ne se fut pas aperçu de cette perte ; il s’en serait au moins informé à celui qui en avait été le témoin avant de lui donner un schilling, etc., etc.

Quand Ludovico arriva à la prison, il trouva son père assez malade. M. Lewis avait de la fièvre et un grand abattement ; il était couché sur son lit, et sa petite sœur sur les genoux de sa mère. Elle leva la tête quand son frère entra, et dans son langage enfantin, lui demanda une pomme. Quoique Ludovico se refusât à lui-même tout ce qui n’était pas d’absolue nécessité, il ne revenait jamais sans apporter quelque chose à sa chère petite Constantine ; mais les grands événemens de cette journée lui avaient fait oublier sa sœur. Cette fois elle n’eut qu’un baiser bien tendre, et une promesse pour le lendemain, puis il alla auprès de son père.

« Je meurs de besoin d’air et d’exercice, dit M. Lewis faiblement à son fils, dont le cœur se serra avec un mélange de peine et de plaisir.

— Mais, mon père, dit-il, j’espère… je crois… si ma mère pense que j’en ai le droit, je puis… oui, en vérité, cher papa, je crois que je puis dès aujourd’hui vous sortir de ce terrible lieu. »

Il raconta alors brièvement à son père tout ce que nous avons lu de sa transaction avec M. Bradley, de la vente de ses dessins, de ses succès, de l’argent qu’il avait amassé, malgré la perte qu’il avait soufferte, et enfin du billet de banque qu’il avait trouvé, et de ses doutes et de son espoir ; enfin tout ce qui s’était passé. Agnès lui avait défendu d’en parler à son père avant le moment heureux où il pourrait le délivrer ; elle savait avec quelle promptitude M. Lewis saisissait une idée ; elle n’avait pas voulu relever ses espérances. Ou il aurait attendu ce moment avec une impatience qui aurait découragé Ludovico, ou peut-être il se serait opposé à ce moyen de délivrance, et à ce que le fils d’un gentil-homme et d’un génie allât colporter son travail sur les marchés. Mais l’idée de retrouver sa liberté, et le jour même, fut en ce moment la seule qui frappa le malheureux prisonnier. Il reprit à l’instant une nouvelle existence ; il se leva de sa couche ne se sentant plus aucun mal, et serrant son fils contre son cœur, il l’appela son libérateur, le sauveur de sa vie, son noble, son généreux enfant, et versa des torrens de larmes. Ludovico, excessivement. affecté, lui rendit avec ardeur ses caresses. Mais cependant cet évènement si long-temps desiré, pour lequel il avait prié Dieu si souvent et travaillé avec tant de zèle, ne lui donnait pas tout le bonheur qu’il en avait attendu : la joie excessive de son père dilatait aussi son cœur. Mais sa mère… sa mère n’avait pas encore dit un mot : il la regardait et cherchait à lire dans ses yeux ce qu’elle pensait.

« Vous me regardez, mon cher enfant, lui dit-elle, et avec crainte à ce qu’il me paraît ; pouvez-vous douter de mon approbation, de ma sincère joie. Croyez-moi, cher Ludovico, votre industrie, vos soins, votre persévérance, votre amour filial excitent mon admiration ; je bénis Dieu de vos vertus… Mais je desire, je voudrais, et je vois que vous le desirez aussi, découvrir le propriétaire de ce billet.

— Il faut employer tous les moyens, dit M. Lewis ; je le desire autant que vous. Je vais copier le numéro du billet, désigner le lieu où on l’a trouvé, et le mettre sur les papiers. Si le propriétaire se trouve (ce dont je n’ai pas le plus léger espoir), nous le lui rendrons d’abord.

— Mais comment pourrons-nous le lui rendre, dit madame Lewis, si nous l’employons à payer M. Bradley ?

— Chère Agnès, comment pouvez-vous élever une objection si cruelle ? Comment, vous qui êtes si bonne, vous qui m’aimez, pouvez-vous supporter de voir ma vie se consumer dans une captivité qui détruit mes forces physiques et morales, anéantit et ma santé et mon énergie, énerve toutes les facultés dont j’ose dire que je suis doué, et qui pourraient soutenir ma famille ? Vous savez que je ne puis pas peindre ici : comment le pourrais-je, quand je ne vois autour de moi que de tristes murs enfumés, quand mon âme entière est enchaînée par d’amers et d’inutiles regrets ? Mais que je retrouve la liberté et la belle nature, et vous verrez de quoi je suis capable. »

Agnès réfléchit un moment, puis se levant, elle dit qu’elle voulait aller immédiatement parler à M. Bradley, et le sommer de tenir la promesse qu’il avait faite à Ludovico, d’accepter la moitié du paiement de sa dette, et de libérer son mari ; mais elle ajouta en se tournant vers son fils « Votre père ne pourra peut-être pas travailler de long-temps, affaibli comme il l’est par sa longue détention. Vous et moi, mon cher enfant, nous ferons d’abord tout ce qu’il nous sera possible pour gagner cette somme de cinq guinées, et satisfaire à la juste réclamation de ceux qui viendraient nous la demander. Notre plus grand bonheur dans ce monde ne doit pas être acheté aux dépens de notre intégrité. » Elle lui remit le soin de sa petite, et sortit.

Le tailleur n’avait pas un mauvais caractère ; ce n’était pas même un homme insensible ; il consentit avec joie à délivrer M. Lewis pour l’acquit de la moitié de la dette, et à recevoir peu à peu l’autre moitié. Il dit à madame Lewis qu’il ne l’aurait pas même laissé en prison si long-temps, s’il n’avait pas cru par là rendre un service réel à elle, à son fils, et à M. Lewis lui-même, qui passait pour être un paresseux, un dissipateur, à qui cette punition pouvait être utile en le faisant réfléchir sur ses torts. On se trompait sur le caractère du pauvre Lewis en l’accusant de paresse ; il n’était vraiment enclin à aucun vice, et pouvait même passer pour laborieux ; dans ce qu’il entreprenait il ne manquait que de persévérance. Mais M. Bradley ne se trompait pas en regardant la prison comme une cure salutaire ; ce qu’il y avait souffert eut pour un temps le bon effet de tourner son esprit vers la nécessité de rendre son talent profitable. Cela lui était facile avec sa réputation déjà faite de bon peintre de paysages. Les tableaux qu’il avait achevés dans les commencemens de sa détention, car durant tout ce temps il n’avait rien pu faire de nouveau, avaient servi au paiement d’une vieille dette, et ne furent d’aucun usage à l’entretien de sa famille, qu’il dut entièrement à l’industrie et au travail de sa femme. Depuis qu’elle avait su que Ludovico travaillait pour faire sortir son père, elle s’était interdite de toucher à son gain ; mais quoi-qu’elle eût à nourrir et soigner un enfant qui avait fait ses premiers pas et dit ses premières paroles dans ce triste séjour, Agnès, en ne perdant pas un instant et prenant sur son sommeil, avait trouvé moyen de pourvoir à leur subsistance ; et par sa diligence, sa patience, sa résignation parfaite et son inaltérable douceur, elle avait aussi adouci les peines de son mari, et calmé souvent sa détresse. Elle avait même eu le bonheur de le conduire par ses discours et l’exemple de ses vertus, à la source d’où découlent toutes consolations, et de lui inspirer plus de foi et plus de religion.

Ils prirent le logement le moins cher qu’ils purent se procurer, et se mirent tous à l’ouvrage, non-seulement pour gagner leur vie, mais plus encore pour acquitter le billet trouvé si on venait le leur demander. Dès les premiers jours madame Lewis avait mis un avertissement dans les papiers, ce qui avait déjà soulagé sa conscience ainsi que celle de Ludovico, qui travaillait sans cesse et tremblait qu’on ne vînt avant que la somme fût amassée. M. Lewis peignait aussi, mais sans courage ; sa santé était trop affaiblie, et la saison étant mauvaise, il ne pouvait étudier d’après nature. Ses ouvrages d’ailleurs, par leur perfection même, n’avaient pas un débit aussi prompt et aussi assuré que ceux de Ludovico. Ce dernier prépara le nombre accoutumé de ses petites peintures, et voulut tirer parti du carton de celles qui avaient été gâtées. Il alla les reprendre dans le cabinet du tailleur où elles étaient restées. Il défit le paquet ; et en les examinant il trouva un morceau de papier que l’eau et la boue y avaient attaché, et qui lui parut d’abord être un billet de banque semblable au premier. Nonobstant les heureux effets qu’avait produits sa première trouvaille, elle avait laissé sur son cœur un poids inconnu jusqu’a lors, et il éprouvait même une sorte de répugnance à toucher ce nouveau billet. Sa mère travaillait près de lui ; il lui tendit en silence le portrait au quel ce papier tenait encore. Agnès le détacha doucement, et trouva que c’était un reçu de soixante-huit pièces, spécifié en deux billets, de Timothée Jackson à John Higgins ; il était daté de Thorp-Ferme, 26 décembre, pour achat de blé, etc., etc.

« Tout, tout est expliqué, tout est clair à présent, s’écria Ludovico ! Ge pauvre M. Higgins avait bien raison d’être en colère quand on lui niait ses paiemens ; c’est en vérité trop dur pour lui de perdre à la fois son argent et son reçu. Mais où est ce Thorp-Ferme ?

— Je ne puis répondre à cela, dit madame Lewis ; il faut mettre un autre article sur les papiers ; il y a plusieurs endroits de ce nom. » Ludovico pâlit. « Hélas ! bonne-mère, dit-il, nous ne pouvons pas encore mettre cet avis ; vous savez que nous n’avons pas l’argent suffisant pour rembourser le billet. » En disant cela il s’assit avec un tel air de mortification et de honte, que sa mère en eut le cœur déchiré. Elle tâcha de le consoler en lui disant qu’il se passerait quelques jours avant qu’elle pût mettre cet avis, et quelques jours encore avant qu’on en fit usage ; que pendant ce temps-là il pouvait leur arriver quelque chose d’heureux. « Vous savez, mon cher enfant, ajouta-t-elle, ce que je vous ai dit plusieurs fois, et que votre expérience doit déjà vous avoir appris ; c’est que le désespoir sur les inconvéniens passagers de cette vie est non-seulement un péché, puisque c’est une défiance envers la bonté divine, mais aussi c’est une folie, parce que le désespoir nous ôte les moyens que Dieu nous laisse pour adoucir ou réparer le mal. Pendant que vous vous chagrinez ainsi, vous auriez peut-être gagné un demi-schilling.

— Mais, chère mère, qu’est-ce qu’un demi-schilling, un schilling même en comparaison de cinq guinées que nous devons ?

— C’est toujours le commencement, et quelque peu que cela paraisse d’abord, ne comptez-vous pas pour beaucoup le sentiment d’avoir fait ce que vous pouviez ? Rappelez-vous combien le témoignage de votre conscience vous a rendu heureux pendant ces derniers six mois. Ne pensez-vous pas que lorsque M. Higgins apprendra combien vous avez travaillé assiduement, il vous en estimera davantage, et prendra patience et confiance ? Croyez-moi, mon fils, l’avantage d’un bon caractère et d’une conscience pure et nette, est le premier de tous, et vous en procurera beaucoup d’autres. »

Ainsi encouragé, le sensible et bon enfant reprit ses crayons et ses pinceaux, et ne se plaignit plus.


CHAPITRE IX.

Quand Ludovico, avec sa nouvelle pacotille d’images peintes, arriva sur la place du marché, il trouva la vieille femme qui guettait son arrivée. Elle lui dit qu’elle avait vendu ses jolis étuis de papier dans le voisinage de Pudney, et presque tous à des frères Moraves qui y avaient leur établissement ; qu’elle avait été à leur grande école à Fullneak, et qu’elle avait dit à l’un des maîtres que ces étuis avaient été faits par un charmant petit garçon qui dessinait aussi la Sainte-Vierge et l’enfant Jésus, et beaucoup d’autres choses. « Je lui ai raconté, mon doux petit ange, ajouta-t-elle, que vous m’aviez donné ces étuis pour rien (ce dont Dieu vous bénisse) ; il m’a répondu : Si ce petit Ludovico veut m’apporter ici ses peintures, il en vendra un bon nombre aux écoliers, qui reviennent à présent, précisément, de leurs vacances ; ils ne peuvent pas mieux dépenser l’argent que leurs parens leur ont donné, qu’en encourageant un enfant si ingénieux, si industrieux et si charitable. »

Comme plusieurs personnes avaient été témoins au marché précédent du malheur du pauvre petit marchand de peintures, lorsqu’il avait laissé tomber sa marchandise dans la boue, elles ne furent que plus disposées à l’en dédommager. Toute sa cargaison fut bientôt vendue ; il rapporta à sa mère une demi-guinée, qui vint fort à propos pour payer leur logement. Il lui raconta ce que lui avait dit la bonne femme, et proposa d’aller à Fullneak avec beaucoup de petites peintures variées, calculées pour les goûts et la bourse des jeunes acheteurs. Constantine, qui déjà marchait seule, lui fournissait à chaque instant de nouveaux modèles des jeux et des attitudes gracieuses de la première enfance. Madame Lewis ne fit d’autre objection que la longueur du chemin (il y avait près de sept milles). Cependant, comme on était aux plus longs jours et que la santé de Ludovico se fortifiait à vue d’œil, elle donna son consentement. Celui-ci sortit tout joyeux pour aller acheter du papier et du carton, résolu de se mettre à l’ouvrage dès l’aube du jour suivant, et de faire dans la soirée quelques nouveaux étuis pour sa vieille amie.

Comme il sortait de la boutique du marchand de papier, quelqu’un le frappa rudement sur l’épaule ; il se retourne et voit avec surprise son ancien ami le colporteur. « Vous voilà bien étonné, dit-il à Ludovico, qui ouvrait de grands yeux ; vous avez cru que je ne reviendrais plus, n’est-ce pas ? Vous pensiez que j’étais un coquin, un voleur.

— J’étais du moins bien surpris et bien fâché que vous eussiez emporté mes peintures : qu’en avez-vous fait ?

— Toutes vendues, mon enfant et depuis long-temps. Venez, faisons notre compte ici sur ce banc. Voilà vingt-six schillings qui vous reviennent, mon petit ami, et vous m’en ferez vite une autre pacotille cette semaine. Je vais bientôt faire un autre long voyage, et je vous en tiendrai compte aussi fidèlement que cette fois.

— Je dessine mieux que je ne faisais, dit Ludovico, et je ne puis plus les laisser à aussi bon marché.

— Eh bien, dit le colporteur, je vous donnerai une guinée et demie pour douze portraits ; mais mettez-vous-y tout de suite je vous paierai cette fois en les recevant. »

Ludovico revint à la maison bien vite. Son cœur était si léger et si content en racontant à sa mère le retour du colporteur, en lui remettant les vingt-six schillings, et en lui donnant l’espoir qu’il pourrait gagner encore une guinée et demie ! Il ne se sentait pas de joie, et après un doux et bon sommeil, il se leva dès qu’il fit assez de jour pour travailler. Dès que sa mère l’entendit, elle se leva aussi et vint lui aider, trouvant que son ouvrage était vraiment très-profitable. Considérant combien peu de temps il avait, elle lui dit qu’il ne fallait pas songer à son voyage de Fullneak, ni à rien faire dans ce but avant d’avoir rempli sa promesse vis-à-vis du colporteur. Ludovico obéit, mais avec un peu de peine. Son cœur et ses pensées étaient dans l’école des petits Moraves ; il aurait voulu réserver tout ce qu’il faisait de plus joli pour ces enfans qu’il s’impatientait de voir. Il était intarissable dans ses questions à sa mère sur les règles et le but de cette institution, et chaque réponse augmentait son admiration, sa curiosité et son impatience de visiter cet établissement. Mais Agnès tint ferme, et il ne fit rien pour l’école, qu’après avoir porté au colporteur ses douze portraits. Il reçut la guinée et demie, et fut bien joyeux en la mettant dans la tasse où sa mère gardait son trésor. Quoiqu’elle eût payé son loyer et qu’il eût acheté beaucoup de papier, il y avait près de la moitié des cinq guinées qu’il leur fallait pour remplacer le billet de banque. On mit alors sur les papiers un second avertissement. Il revint travailler pour ceux qu’il appelait déjà ses petits amis ; son cœur guidait ses pinceaux ; il travaillait avec plaisir, et il eut bientôt fabriqué un bon nombre de petites Constantines, jouant avec le chat, avec le chien, avec la poupée, ou sur les genoux de sa maman, etc., etc. Quand ces dessins furent prêts et fixés entre deux petits bâtons, il embrassa ses parens et se mit en chemin pour sa destination. Suivant pas à pas la voiture publique, Ludovico arriva à Fullneak dans l’après-diner. Comme tout était tranquille, il se promena autour de la place sans être remarqué, jusqu’à ce qu’il se trouvât en face d’une longue rangée de bâtimens, sur une terrasse d’où l’œil plongeait dans une belle vallée arrosée par un ruisseau sinueux. Au travers de plusieurs petits bois taillis, ses regards se portaient sur la colline opposée, dont la pente douce et cultivée avec soin était couronnée par un charmant village ; sa modeste église à l’un des bouts, et à l’autre un antique château. La scène entière était à l’unisson avec les idées d’une vie pastorale et rurale, éloignée du tumulte, de la dissipation, du mélange de splendeur et de pauvreté qui frappe toujours dans les grandes villes, et surtout dans celles de manufactures. La description que la mère de Ludovico lui avait faite de cette société religieuse, de cette retraite tranquille et occupée, de la simplicité, de l’innocence de ses habitans, lui rendait leur demeure doublement intéressante. Il regardait autour de lui avec une émotion dont il ne pouvait se rendre compte ; son cœur volait au-devant de ceux qu’il allait voir. Une larme s’échappa de ses yeux, et joignant les mains, il s’écria : « Oh ! heureux, heureux séjour ! » Sa rêverie avait continué pendant quelque temps, quand un bourdonnement de plaisir ; également éloigné de la clameur d’une joie véhémente et de sensations contraintes, frappa ses oreilles. En un instant la terrasse fut couverte de petits garçons de différens âges qui venaient jouer à l’heure de la récréation. Quelques-uns étaient de Leeds et le connaissaient, soit de vue, soit pour en avoir entendu parler. Ils s’approchèrent de lui avec l’air d’une obligeante curiosité, et un petit drôle, qui, quoique très-jeune, se regardait comme un des anciens, parce qu’il était au séminaire dès le berceau, se crut en droit de lui faire les honneurs de la place ; il s’avança et prit sa main. Il y avait quelque chose dans l’âge de cet enfant, dans son regard, dans son sourire, qui rappela à Ludovico son frère Raphaël. Depuis la mort de ce dernier, il avait vu beaucoup de monde, conversé avec bien des étrangers ; mais il n’avait pas senti le serrement amical de la main d’un jeune garçon, depuis que son pauvre frère, peu d’heures avant d’expirer, avait tâché de presser faiblement la sienne. Ce léger incident réveilla toute sa sensibilité, tous ses regrets. Il regarda l’enfant avec une tendresse inexprimable, et fondit en larmes.

« Pourquoi pleurez-vous ainsi, mon petit ami ? dit un des maîtres qui arrivait de la maison ; on ne vous a point fait de mal, j’espère.

— Oh ! non, non, non ! » Ce mot fut répété d’abord par Ludovico, et ensuite par la foule dont il était entouré. On fit place au maître pour qu’il pût s’approcher de Ludovico. Tous avaient l’air charmé de l’arrivée de l’instituteur ; ils se pressaient autour de lui pendant qu’il parlait au jeune étranger.

« Dites-moi donc ce que vous avez et pourquoi ces larmes, répéta-t-il en prenant sa main avec amitié.

— J’avais… j’avais un frère, dit Ludovico en sanglotant, et ce petit monsieur !… il a l’air bon comme lui ; il ressemble à mon cher Raphaël qui est mort.

— Mon cher enfant, dit le maître, nous sommes tous frères ici, et nous participons à votre perte et à votre chagrin ; mais nous voulons essayer de vous consoler. Votre frère est allé quelque temps avant vous dans un meilleur monde que celui-ci, où toutes les larmes sont pour jamais essuyées, et vous irez aussi un jour partager son bonheur et sa gloire, s’il vous souvient de votre créateur dans les jours de votre jeunesse ; et je crois, j’espère, que vous le ferez, mon cher enfant. »

Le ton humain et doux avec lequel ces paroles étaient prononcées flatta l’aimable enfant. Sans pouvoir s’en empêcher, il jeta ses bras autour du cou de son consolateur, et cachant son visage contre son sein, il pleura encore, mais sans amertume, pendant que, dans un tendre et respectueux silence, les enfans se donnaient l’un à l’autre des signes de compassion en voyant ce petit garçon si affligé, si sensible et ayant l’air si pauvre.

Quand Ludovico fut un peu remis, M. Sleinhover (c’était le nom du maître) le conduisit à la maison, lui fit donner du pain et du beurre, examina ses petits portraits, et en loua l’exécution. Ainsi encouragé il reprit son assurance, et dit au maître qu’il était venu dans l’espoir qu’on lui avait donné que les jeunes messieurs en achèteraient quelques-uns.

« Je n’en doute nullement, répondit le maître ; mais comme je m’aperçois que vous êtes un bon et modeste petit garçon, et qu’il est très-possible que nos écoliers, même par intérêt, vous tourmentent de questions, que d’ailleurs vous devez être fatigué, je vais vous donner quelqu’un qui les leur vendra pour vous pendant que vous vous reposerez ici en mangeant votre goûter. » En disant cela, il regarda en dehors de la fenêtre, et appelant un jeune garçon plus grand que les autres, qui était près de là : « Higgins, lui dit-il, mon bon ami, prenez ces images, allez sur la terrasse et vous les vendrez à tous les enfans qui voudront en acheter ; je les trouve très-jolies et elles valent un demi-schilling (ou six sous) pièce ».

Un instant après un bruit de joie universel se fit entendre ; les voix enfantines criaient de plaisir et d’admiration, quelques-unes de regret de ne point avoir de ces dessins ; car il n’y en avait pas pour tous, et malgré cela il n’y eut pas un mot de dispute. Ceux qui en avaient les laissaient voir à ceux qui n’en avaient point, et tout fut vendu à l’instant. Alors le maître voyant dans les yeux expressifs de Ludovico un vif desir d’aller joindre ces enfans, l’envoya sur la terrasse, où il fut reçu avec des acclamations de joie. Dans le moment ses mains furent pleines de demi-schillings, qu’Higgins lui remit en regrettant de n’avoir point gardé de petit tableau pour lui-même : il aurait voulu, disait-il, en envoyer un à son père à Thorp-Ferme.

« Higgins, Thorpe-Ferme ! » se disait Ludovico à lui-même. Le premier nom l’avait déjà frappé, le second confirma ses doutes. Il arrêta le grand garçon, et lui demanda si son père fréquentait les marchés autour de Leeds.

— Rarement, très-rarement, répondit celui-ci. Nous demeurons à Rotheram. Il m’amena ici il n’y a pas long-temps, et il s’arrêta dans un marché à Wakefield où il avait à faire ; mais il n’y eut que du malheur : d’abord ce fut une dispute avec un coquin de marchand de blé, et puis il perdit un billet de banque.

— Je l’ai trouvé, je l’ai trouvé ! s’écria Ludovico en joignant les mains ; j’ai trouvé aussi son reçu ; et ma mère dit que c’est bien ce qu’il y a de mieux. Je l’ai fait annoncer hier par les papiers publics pour la seconde fois. Vous pourrez le voir, si vous voulez venir jusque chez nous, monsieur Higgins. Je vous donnerai aussi le reçu, et aussi le… non pas le billet de banque, mais presque tout l’argent qu’il valait, cinq guinées, n’est-ce pas ? Quand j’y joindrai ceci, en montrant l’argent qu’il venait de recevoir, il n’en manquera pas beaucoup. Tenez, j’ai là trente-six schillings ; prenez-les toujours à compte. Je travaillerai vite pour le reste, et je vous l’apporterai ici.

— Mais pourquoi n’avez-vous pas gardé le billet de banque en nature ? » demanda le maître avec une nuance de sévérité.

Ludovico rougit, trembla, et après beaucoup d’hésitation, il dit : « Mon père était en prison pour une dette ; il allait mourir faute d’air et d’exercice. Monsieur, j’ai bien travaillé depuis ; il ne manque plus que… que peu de chose….

— Je n’ai aucun doute sur votre honnête intention, mon enfant. Mais que la peine que vous ressentez en ce moment, et que je n’avais aucune idée de vous infliger, vous rappelle aussi long-temps que vous vivrez de ne jamais faire le mal dans l’espoir que le bien arrivera. Vous pouviez mourir et votre père aussi avant d’avoir remplacé cet argent, et il aurait été perdu pour son propriétaire. Quoique je vous dise cela, je suis si convaincu que c’est seulement votre affection filiale et peut-être votre obéissance qui vous ont détourné du droit chemin, que je consens volontiers, pour vous mettre à l’aise, de compléter vos cinq guinées pour mon ami M. Higgins. Vous donnerez ce que vous venez de gagner, et moi le reste. Je suis persuadé que vous me rembourserez jusqu’à la moindre obole. C’est à présent une dette volontaire de mon côté ; et vous devez être tranquille ».

Ludovico le remercia de sa remontrance et de son offre avec un ton et un regard qui exprimaient mieux que ses paroles sa reconnaissance. Mais le jeune Higgins refusa absolument de se charger de cette affaire autrement que pour l’écrire à son père qu’il attendait bientôt. Ludovico pouvait mettre sa lettre à la poste de Leeds. Celui-ci fut heureux de cet arrangement ; il espérait, avec l’aide de sa mère, racheter le billet de banque avant même que le réclamant arrivât. Il se sépara de ses nouveaux amis avec affection. Mais, hélas ! avant qu’il fût à la maison, soit que la course eût été trop forte pour son âge, soit qu’il eût trop travaillé, ou par quelque autre cause, il fut saisi d’un très-grand mal de tête. Une soif insupportable annonçait l’ardeur de la fièvre. Ce fut avec beaucoup de peine qu’il acheva sa route, se sentant plus mal à chaque pas. À peine eut-il embrassé ses parens et déposé son argent dans la tasse, qu’il tomba sur le parquet sans connaissance. Son père, dans le délire du désespoir, et sa mère, tâchant en vain d’être calme et sentant son cœur prêt à se rompre, le relevèrent et le placèrent sur son lit.



CHAPITRE X.

Pendant quelques jours Ludovico fut si mal, que tout travail quelconque de sa part ou de celle de ses parens fut suspendu. Dans ses rêveries, dans son sommeil, et même lors qu’il ne dormait ni ne rêvait, il n’avait d’autre idée que celle du billet de banque et de l’arrivée de M. Higgins, qui ne trouverait pas le montant de son billet. Sa guérison en fut retardée ; mais enfin sa jeunesse et les soins et les prières ardentes de sa mère l’emportèrent. Il entra en convalescence. Passionné pour le plein air et la belle nature comme son père, dès qu’il put marcher, il pria celui-ci de venir se promener avec lui. M. Lewis lui fit faire un petit tour hors de la ville. Au retour, étant près de la maison, M. Lewis se rappela que la personne qui faisait les châssis et les cadres de ses tableaux, et pour qui il peignait actuellement, l’avait fait demander pendant que Ludovico était si mal. Il n’avait pu y aller, et curieux de savoir ce qu’on lui voulait, il dit à son fils de rentrer sans lui, qu’il allait bientôt revenir. Au moment où il venait de le laisser, deux dames passèrent. L’une d’elles, après avoir jeté sur Ludovico un regard attentif, s’avança et lui dit : « N’êtes-vous pas ce petit garçon qui vend des images et dont le père était en prison il y a quelque temps » ?

Il eut d’abord l’idée que ce ne pouvait être que madame Higgins qui venait de la part de son mari réclamer son argent. Son visage pâle devint cramoisi ; mais il répondit promptement : « Oui, madame, je suis Ludovico Lewis ; mon père est à présent en liberté.

— Vraiment, j’en suis bien aise. J’ai à lui parler ; je ne pouvais découvrir où vous logiez : menez-moi chez vos parens ».

Surpris, mais un peu rassuré, il fit entrer les dames dans la maison et dans l’appartement qu’ils y occupaient. Quoique de très-peu d’apparence, Agnès le tenait toujours très-propre, et si rangé qu’il ne craignit pas de les y introduire. Sa mère, qui attendait à la fenêtre le retour de son cher petit convalescent, les vit entrer et alla au-devant d’eux, tremblant comme son fils que ce ne fût madame Higgins. À peine étaient-elles entrées que M. Lewis revint. Quoiqu’il fut mal mis, sa manière de se présenter et de parler annonçaient si bien sa condition, il avait encore l’air si noble et si bien élevé, que la dame qui avait parlé à Ludovico n’eut aucun doute que ce ne fût bien M. Alfred Lewis. Elle le salua poliment, l’invita à s’asseoir à côté d’elle, et lui dit :

« M. Lewis, votre petit garçon a été le moyen dont la Providence s’est servi pour vous donner en moi une amie sincère et zélée. Je lui suis encore inconnue, et depuis long-temps il m’intéresse. J’ai vu ses dessins ; ils annoncent un talent rare à cet âge. J’ai pris des informations sur lui, sur ses parens, et j’ai appris avec plaisir avec quelle perfection vous professez un art que j’aime par-dessus tous les autres ; et je puis en juger, dit-elle en dirigeant ses regards sur le chevalet, où il y avait un très-beau paysage fort avancé. Je l’admirerai à loisir ; mais j’en vois déjà assez pour me féliciter de vous avoir procuré la place de maître de dessin du grand pensionnat de miss Wilson, à Chapel-Town. Vous serez tenu d’y passer deux jours par semaine ; le reste de votre temps sera à votre disposition. Vu la grande quantité d’écoliers, les honoraires pourraient aller au-delà de deux cents livres sterling par année. Mais, pour vous sauver tout risque, miss Wilson s’engage à vous payer cette somme. Vous recevrez cinquante livres par quartier. Elle connaît vos talens, et demande seulement de la régularité. »

Agnès, au comble de la joie, leva les yeux au ciel pour le remercier de ce bonheur inattendu. Mais à l’instant se rappelant quel mépris son mari avait pour la pratique de l’enseignement, la crainte qu’il ne refusât s’empara d’elle au point qu’elle se sentit prête à s’évanouir. Ayant veillé son fils pendant plusieurs nuits et souffert toutes les angoisses d’une mère qui tremble de perdre un tel enfant, elle n’était pas assez forte pour supporter même une légère émotion. Ludovico la voyant pâlir et ses yeux se fermer, cria que sa mère se trouvait mal. M. Lewis la regarde aussi, se lève avec effroi, s’approche de sa femme, la soutient dans ses bras. Ludovico aussi pâle, aussi faible que sa mère, ne peut pas lui aider. M. Lewis voit ces deux êtres chéris, ses anges tutélaires près de succomber sous le poids da malheur et de la misère. Agnès cherche à se ranimer, et pressant ses lèvres pâles sur la joue de son Alfred, elle prononce tout bas : « Accepte au nom du ciel et de nos enfans. » Il comprit alors ce qui avait saisi Agnès. Il lui serra la main tendrement, et se tournant vers l’étrangère, il répondit avec l’expression de la plus vive reconnaissance qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour répondre à ses recommandations. Agnès l’entendit, et son cœur se dilata. Ses joues et ses lèvres reprirent une douce teinte. Elle put respirer et s’élever en actions de grâces intérieures vers ce Dieu tout bon qui la tirait de sa détresse, assurait à sa famille une honnête subsistance, et avait enfin touché le cœur de son mari.

Quand les dames furent parties, il y eut une grande consultation sur cet important objet. M. Lewis devait être présenté à Chapel-Town le lundi suivant. Il fallait qu’il fût habillé proprement de la tête aux pieds, et il n’avait pas un bon habit. Sa femme lui dit qu’elle ne doutait pas que M. Bradley ne lui fit crédit quand il connaîtrait ses appointemens.

« Je ne veux plus me servir de ce coquin, dit M. Lewis avec colère. Il enfle son mémoire du double, et me retient six mois en prison. Je ne veux lui avoir aucune obligation. »

Agnès soupira : « Il vous a délivré, mon cher, pour la moitié de la dette.

— Et n’a fait que son devoir. Je ne veux plus en entendre parler, vous dis-je. Puis après une pause il ajouta en souriant : « j’emprunterai le trésor de mon petit Ludovico. Ce M. Higgins ne me semble pas très-pressé de son argent ; qu’en dis-tu, mon garçon ?

— Mon papa, dit Ludovico avec sentiment et fermeté, tout ce que je posséderai vous appartient ; je travaillerai pour vous jour et nuit ; mais je ne puis vous donner mon argent, je veux dire cet argent… je ne puis pas le donner, parce que… parce qu’il n’est pas à moi.

— Cet enfant est fou, dit son père avec colère. » Mais un regard jeté sur son Agnès, qui n’était pas encore bien remise et recommençait à trembler, le calma subitement, ou plutôt il fit un effort sur lui-même. Il attira doucement l’enfant à lui, serra ses deux mains dans les siennes, et avec un ton mêlé de tendresse et d’autorité il raisonna avec lui.

« Mon cher, lui dit-il, vous êtes d’âge à comprendre ce que je vais vous dire : ainsi écoutez-moi avec attention. Vous savez qu’il faut que je paraisse à la pension de miss Wilson proprement habillé, ou bien elle ne m’emploierait pas. Si elle m’emploie elle me paiera ; et moi immédiatement je remettrai et compléterai l’argent du billet, et j’aurai en outre un grand bénéfice, avec si peu de risque, que ce serait vraiment un péché dans ma situation que de ne pas me l’assurer par tous les moyens honnêtes. Ne le voyez-vous pas ainsi, mon fils ? pensez-y-bien. »

Après un moment de silence Ludovico répondit :

« Je vois qu’il faut que vous soyez habillé proprement, papa, et je sais que vous n’avez point d’argent et qu’il vous en viendra ensuite, au moins je l’espère. Mais je vois aussi que nous n’avons pas le droit de prendre celui de M. Higgins, de peur de ne pouvoir jamais le payer, parce que vous pouvez mourir et que je puis mourir aussi cette nuit même ; nous pouvons tous mourir. Ne soyez pas fâché contre moi, cher papa ; mais je ne puis, non, en vérité, je ne puis pas vous le donner. J’ai dit à son fils et à M. l’instituteur de Fulneak que j’avais presque tout l’argent qui lui revient. Ils me croiraient un menteur ; et M. Higgins… Non, non, papa, je ne puis vous le donner ; et si vous le prenez, mon cœur se brisera de chagrin, et celui de maman aussi.

— Je ne le prendrai pas pour le monde entier, s’écria vivement M. Lewis ! Vous ne me connaissez-pas, mon enfant. Mon honneur est tout aussi rigide que celui de votre mère. Je voulais convaincre votre raison d’un expédient innocent, et non vous persuader de faire une action immorale. Mais j’ai fini : ou vous n’avez pas assez de bon sens pour être convaincu, ou vous êtes encouragé dans la dureté et la désobéissance. » En disant cela M. Lewis prit son chapeau, l’enfonça avec colère, et sortit de la maison.

Agnès trembla que cette colère ne le portât à refuser la place qui lui était promise. Elle l’avait vu souvent abandonner ses projets quand il était contrarié, et craignait qu’il ne fût pas devenu plus sage par ses souffrances. Elle réfléchit à ce qu’il y avait de mieux à faire. Après quelques minutes, elle se leva, prit son Ludovico par la main, et alla chez un mercier du voisinage, chez qui elle prenait tout ce dont elle avait besoin, et qu’elle connaissait pour un homme sage et honnête. Elle lui raconta franchement le cas dans lequel elle se trouvait. Il l’écouta avec grande attention, puis il lui dit d’être tranquille, d’acheter ce qu’il fallait pour mettre son mari en état de paraître honnêtement, et qu’il lui en ferait volontiers l’avance. Agnès détestait de faire des dettes ; mais cette fois c’était une nécessité qui la conduisait à n’en plus avoir. Elle remercia son voisin, et rentra chez elle plus tranquille sur cet objet, mais inquiète de l’absence de son mari, qui n’était point revenu.

Plusieurs heures s’écoulèrent encore dans cette anxiété. Enfin il parut ; et si son retour calma les craintes d’Agnès, il ne diminua pas sa tristesse. M. Lewis n’avait jamais eu de goût pour le vin ; et cette fois Agnès s’aperçut visiblement qu’il avait eu recours à ce moyen de se distraire, et qu’il n’était plus à lui-même. Elle en fut affectée comme d’un nouveau malheur ; et cette soirée, qu’elle avait espéré être si heureuse, fut, ainsi que l’avaient été tous ses songes de bonheur, enveloppée de sombres nuages et de vains regrets.

Le matin suivant M. Lewis était assis à son chevalet le cœur malade, la tête pesante, honteux de son ivresse de la veille, incapable de travailler et ne voulant pas se plaindre ; lorsque la famille entendit frapper un coup à la porte, suivi de l’entrée de M. Higgins, qui s’adressa immédiatement à Ludovico. Eh ! bien, mon honnête petit garçon, lui dit-il, j’apprends que vous êtes capable de faire le bien pour le mal, en me rendant le billet de banque et le reçu que j’ai perdus, comme un fou que j’étais de me mettre ainsi en fureur, et de frapper un innocent enfant ! Mais chaque homme est fou quand il se laisse aller à ses passions ; n’est-ce pas vrai cela ? » dit-il en s’adressant à M. Lewis, comme pour lui demander son approbation. M. Lewis eut l’air d’en convenir, mais seulement par un signe de tête. Agnès eut peine à retenir un soupir.

« Terminons notre affaire, mon petit ami, dit M. Higgins en tirant un écritoire de poche et s’asseyant devant une table. Vous avez payé douze schillings pour les avertissemens. Je veux, mon enfant, vous donner une guinée de récompense pour le billet de cinq guinées : ainsi vous m’en donnerez trois et douze schillings, et nous serons en règle. »

M. Lewis, extrêmement agité, se leva, ouvrit la fenêtre, eut l’air de regarder dans la rue, et de ne point vouloir se mêler de ce qui se traitait.

Ludovico courut à l’armoire où était la tasse au trésor ; il vint la vider sur la table. Mais il eut beau compter et son argent et sa monnaie avec l’aide de M. Higgins, ils ne trouvèrent que trois guinées, neuf schillings et quelques sous. Il allait demander le reste à sa mère ; mais il savait qu’elle n’avait plus rien. Son mari en sortant la veille avait sur lui le peu d’argent qu’ils possédaient, qui aurait pu et au-delà compléter la somme. Sûre qu’il l’avait dépensé, elle ne voulut pas le blesser et l’affliger par une question inutile. Elle ouvrit un tiroir, prit une belle paire de gants qu’elle avait finie depuis peu, et elle les posa en silence sur le tas de monnaie.

M. Higgins les prit aussi sans mot dire ; il comprit d’abord cette action et son motif. Il regarda les gants, les plia soigneusement et les mit dans sa poche, se disant intérieurement que l’ouvrage d’une femme vertueuse valait bien plus que de l’or. Il sentit une larme border ses paupières, une larme que la pitié, l’estime, l’admiration faisaient sortir de son cœur ému. Il se remit, et dit avec bonté : « Bien, mon petit compagnon, je suis très-satisfait, et j’espère que vous l’êtes aussi.

— Oui, monsieur, répondit Ludovico ; je suis bien content que cela soit arrangé, et je vous remercie beaucoup de prendre si peu.

— Oui, mon enfant, reprit doucement M. Higgins, vous êtes charmé, je le comprends, que cette affaire soit finie. Mais vous n’avez pas cependant à beaucoup près le même plaisir que vous auriez eu si vous m’aviez donné mon billet de banque et reçu en retour une belle guinée d’or, bien brillante, qui vous aurait appartenu. Vous vous seriez trouvé riche en argent, riche par la faculté de le dépenser ou de le donner à vos parens. Actuellement vous êtes seulement bien aise d’être déchargé d’une dette, et c’est, il est vrai, une bonne et très-bonne chose. Mais avoir votre argent et votre dette payée serait encore meilleur, n’est-ce pas ?

— Il est vrai, monsieur, dit Ludovico ; mais… » Il allait dire : mais j’ai tiré mon père de prison, et sans votre argent il y serait encore. Il craignit de faire de la peine à celui-ci et à sa mère, et se tut.

« Eh bien ! mon bon enfant, continua l’honnête fermier, que ceci soit une leçon pour vous, aussi long-temps que vous vivrez, de ne pas faire de dettes avec l’espoir de les payer par votre travail. Le travail est pesant quand, au lieu de procurer quelque bien-être à soi-même et à sa famille, il ne sert qu’à acquitter une dette, qu’à rembourser un argent consommé d’avance. Cette règle doit être surtout observée dans des occupations telles que la vôtre, où le goût et l’imagination doivent agir. Il est presque impossible d’exercer l’un ou l’autre avec succès, quand l’esprit est tourmenté de l’idée d’une dette et de n’avoir rien pour vivre après qu’on l’aura payée. Un homme honnête, dans une telle situation, peut travailler beaucoup, mais ne travaillera pas bien. Je vois, mon cher petit, que vous me comprenez, et je suis sûr que vous vous le rappellerez.

— Je ne l’oublierai jamais, monsieur, dit vivement Ludovico. » Il avait d’autant mieux compris les leçons de M. Higgins, qu’il avait entendu dernièrement son père soupirer profondément en peignant pour payer l’ouvrier qui lui avait fait ses cadres et ses châssis, à qui il les devait encore, et qui avait consenti à prendre des tableaux en paiement. Au lieu que lorsqu’il peignait avec la chance de vendre, ou (comme il le disait) par l’impulsion de son génie, il était si heureux, qu’à peine pouvait-on l’arracher de son ouvrage pour les repas.

« À présent, dit encore M. Higgins, nous avons une seconde affaire à arranger ensemble. Vous voyez que je suis régulier ; je ne fais jamais deux choses à la fois. Dites-moi, mon bon petit garçon, combien j’ai gâté de vos portraits quand je vous poussai si rudement ? Je sais qu’ils sont tombés dans la boue ; et cette couleur-là ne rend pas en peinture.

— Oh ! monsieur ! ne parlez pas de cela. Vous savez que vous m’avez jeté un schilling quand vous passiez à cheval.

— Oui, sans doute ; c’était pour coup que je vous avais donné. Je ne savais pas alors que je vous eusse fait d’autre tort ; mais je vois par l’état dans lequel vous avez retrouvé mon reçu, que vos peintures doivent-avoir souffert. Dites-moi à combien se monte votre perte.

— Eh bien ! monsieur, il y en a eu sept de gâtées ; mais les cartons ont pu me servir et valent un schilling. Ainsi le dommage n’est que de la valeur de six de mes tableaux.

— Honnête et bon enfant ! j’aime cette distinction. Elle prouve non-seulement de la bonne-foi, mais de la régularité. Voilà donc six schillings qui vous reviennent en conscience. »

Ludovico rougit de plaisir, et sentit celui d’avoir pour la première fois de sa vie quelque chose de bien à lui. C’était le fruit de son travail, et il ne le devait pas. Il les donna à sa mère, qui lui dit de les garder.

« Actuellement, dit M. Higgins, voilà encore deux guinées qui vous appartiennent de droit. Je les ai promises sur les papiers à la personne qui trouverait mon reçu, et je suis bien aise que ce soit vous. Vous pourrez vous acheter quelques habillemens, dont je m’aperçois que vous avez besoin ; et je desire, mon cher enfant, que vous les portiez en bonne santé et en joie. ».

Ludovico recula et ne voulut pas prendre les deux guinées : « En vérité, monsieur, dit-il, vous êtes trop bon. Mais je ne sais… il ne me semble pas… Je vous en prie, maman dites-moi si je puis prendre tout cela pour avoir ramassé et rendu un petit morceau de papier qui ne me sert à rien ? »

M. Lewis avait encore l’air d’être à la fenêtre ; mais en réalité il était entièrement dans la chambre et ne perdait pas un mot de ce qui se disait. Tous les sentimens de l’orgueil de sa naissance se réveillaient dans son âme. Au moment de la question de son fils, il se retourna et lui jeta un regard qui voulait dire : Non, non, n’accepte pas cet or. Ces mots étaient sur ses lèvres ; mais la veste rapiécée et les souliers troués du pauvre Ludovico frappèrent ses yeux, et il se tut en se disant à lui-même : Bientôt je pourrai rendre à cet homme ses deux guinées. La réponse de la mère, quoique prononcée à voix basse, fut seule entendue.

« Prends-les, mon amour, dit-elle à son Ludovico, puisque M. Higgins a la bonté de te les donner, et considère cet or non-seulement comme le don d’un homme bienfaisant, mais aussi comme celui d’une bonne Providence qui veille sur nous, et nous a envoyé un ami dans l’heure du besoin. Rappelle-toi aussi, mon fils, que ce qui paraît peut-être l’effet d’un heureux hasard qui t’a fait trouver ces billets, n’est que la suite d’un système régulier d’industrie et de persévérance dans le travail qui produit toujours d’heureux effets.

Outre les bonnes leçons que vous pourrez tirer de cet incident, ajouta M. Higgins, recevez encore celle-ci. Je vous ai donné deux guinées pour la trouvaille d’un reçu dont la perte m’en aurait coûté vingt-huit : ainsi, que votre conscience soit tranquille. Mais écoutez ceci : Le marchand de blé à qui j’avais affaire n’est point un mal-honnête homme ; il n’avait pas, j’en suis sûr, l’intention de me voler : C’est un homme négligent qui ne tient pas ses livres en ordre, et qui pour s’épargner la peine de faire une trace, ou d’écrire le mot payé, a risqué de me faire perdre une grosse somme. Il arrive beaucoup de malheurs dans ce monde par la négligence, la paresse, l’étourderie. Le même homme qui me faisait ce tort se le serait fait à lui-même dans une autre occasion, et deviendrait, ainsi voleur ou volé, sans bénéfice et sans intention. Il ne suffit pas toujours de n’avoir point de vice réel à se reprocher pour ne pas faire tort à son prochain. Ainsi un homme sage, doit toujours prendre des reçus de peur d’accident, et un homme prudent ne pas les perdre, ainsi que je l’ai fait. »

Ludovico écoutait avec une extrême attention toutes les paroles de M. Higgins. « Si je ne me rappelle pas exactement tout ce que vous venez de me dire, monsieur, lui dit-il, je suis sûr au moins de me souvenir de votre bon conseil, et quand je serai un homme je prendrai toujours des reçus. Cependant… dit-il en hésitant et regardant son père timidement,… cependant papa n’en prend jamais, et si, comme il le dit… si je croyais… peut-être ferais-je mieux de l’imiter ; je ne voudrais pas agir autrement que mon père.

— Et vous auriez tort, mon enfant, s’écria M. Lewis ; tout ce que vous a dit M. Higgins est parfaitement juste et sensé. J’ai souffert assez souvent du manque de cette sagesse qu’il vous recommande pour desirer que là-dessus vous ne suiviez pas mon exemple. Mais je l’avoue, tous ces petits soins sont absolument incompatibles avec……

— Pardonnez-moi, M. Lewis, si je vous interromps, dit le digne étranger en jetant un coup-d’œil expressif sur Ludovico ; vous en avez dit assez pour convaincre votre fils qu’il a entendu des préceptes utiles ; qu’un grand génie peut, sans s’abaisser, descendre aux petits détails qui composent la vie ; et qu’un génie aspirant doit de bonne heure en prendre l’habitude, puisqu’il est impossible de se promettre d’être toujours vertueux et pieux si on les néglige tout-à-fait : or personne ne peut nier que la vertu est la couronne du génie, et la religion l’âme de la vertu. »

Il prit ensuite congé de la famille, mais avec quelques nuances. Il fut poli avec le père, tendrement respectueux avec Agnès, et très-caressant avec Ludovico, qu’il n’appelait que son cher petit ami, en riant de la manière un peu rude dont leur amitié avait commencé.

FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

 198
LUDOVICO,

OU

LE FILS D’UN HOMME DE GÉNIE.

T. II.
LUDOVICO,

OU

LE FILS D’UN HOMME DE GÉNIE,


TRADUIT DE L’ANGLAIS,


Par Mme la Baronne de MONTOLIEU ;


OUVRAGE DÉDIÉ À LA JEUNESSE.


For Know poor Edwin, was no vulgar boy

Deep thongt off s’em’d to fix his infant eye Dainties he heeded not, nor guade, nor toy

Silent when glad, afectionate though shy.
Beatie poem of Minstrel.


La crainte de l’Eternel est le principe de la

science ; les insensés méprisent la sagesse et l’instruction. Mon fils, ne rejetez pas les avis de votre mère ; ils seront comme une guirlande sur votre tête, comme un collier

de perles à votre cou.
Proverbes de Salomon.


TOME SECOND.


À PARIS,

CHEZ ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE,

RUE HAUTEFEUILLE, N° 23.


1817.
DE L’IMPRIMERIE DE FEUGUERAY,
Cloître Saint-Benoît, n° 4.


LUDOVICO,
OU
LE FILS
D’UN HOMME DE GÉNIE.


CHAPITRE XI.

Ludovico voulait absolument donner les deux guinées à son père, pour aider à l’équiper. M. Lewis les refusa, et déclara qu’il renoncerait plutôt à sa place que de prendre l’argent de son fils, destiné par le donateur pour l’habiller lui-même. Agnès les mit d’accord avec celui qu’elle avait emprunté du mercier, et fit promettre à son mari que le premier paiement de ses leçons acquitterait cette dette. Ce qui eut lieu bientôt après. Il plut tellement à Miss Wilson, la maîtresse du pensionnat, que pour se l’assurer plus positivement, elle lui paya son premier quartier d’avance. La fortune semblait enfin lui sourire. M. Higgins ne borna pas ses bons offices à la visite dont on a lu les détails dans le chapitre précédent. À sa recommandation, plusieurs gentilhommes campagnards vinrent visiter l’atelier de M. Lewis, lui achetèrent quelques tableaux et lui en commandèrent d’autres. Au bout de quelques mois, toutes ses dettes furent payées, et sa maison montée comme celle d’un homme aisé. Il prit un joli petit appartement, qu’Agnès meubla avec simplicité, mais avec beaucoup de goût. Désirant extrêmement d’oublier les jours de son humiliation, et surtout de les faire oublier, M. Lewis agréa la proposition que lui fit Agnès, de placer Ludovico dans un Institut. Outre l’avantage de son éducation, il espérait que quelques années effaceraient le souvenir de ce temps qui blessait son orgueil, où le fils de M. Alfred Lewis, confondu sur les marchés et dans les foires avec les plus vils colporteurs, vendait, pour quelques sous, ses humbles ouvrages. Agnès, au contraire, regardait ce temps comme la meilleure preuve de la noblesse de son fils. Cet enfant y avait appris à supporter la pauvreté avec courage et résignation, à tâcher d’en sortir par son travail : cette honorable pauvreté avait jeté dans l’ame de Ludovico des semences de vertu qu’il mettrait en pratique dans tout le cours de sa vie ; et, sous ce rapport, cette excellente mère la bénissait. Elle désirait de le mettre dans l’école des frères Moraves, à Fulneak ; elle pensait qu’il y serait moins exposé au mépris des écoliers, qu’il y trouverait des protecteurs et des amis qui avaient déjà appris à l’aimer et à l’estimer, et qu’il n’aurait que de bons exemples pou persister dans les principes de religion qu’elle lui, avait inspirés. À sa grande satisfaction, elle vit que son Ludovico, qui était de jour en jour plus attaché à ses parens, qui idolâtrait sa petite sœur, et qui semblait n’exister que dans leur société, entendit sans peine la proposition de le placer à Fulneak, et jouissait d’avance de l’avantage qu’il devait retirer de sa résidence parmi des gens si bons, si honnêtes, et qui l’avaient si bien reçu dans les jours de sa misère. Il y fut admis, et notre jeune ami, aussi heureux à présent qu’il avait été malheureux, passa deux années dans ce paisible séjour de la simplicité, de la piété et d’une sage institution. Il y apprit tout ce qu’il devait savoir à son age, sans perdre aucune des utiles leçons du malheur, sans que l’étude et l’éloignement de sa famille altérassent sa sensibilité. Sa santé se fortifia ; il grandit, ses joues s’arrondirent et se colorèrent, résultat naturel d’un exercice régulier, d’une bonne nourriture, et d’un travail modéré et suivi. Pendant ce temps, il eut de fréquentes visites de ses parens, et même, la dernière année, de sa petite sœur Constantine, qui accompagnait sa maman et ajoutait beaucoup au bonheur de son tendre frère. Il observait cependant avec peine que, pendant le cours de cette seconde année, madame Lewis avait repris cette pâleur, cet abattement des jours de leur misère. Ses traits si doux, si charmans, étaient souvent obscurcis par cette nuance de sollicitude et de tristesse qu’il lui voyait autrefois continuellement. Sa présence, il est vrai, la ranimait toujours momentanément ; mais il connaissait trop bien cette bonne mère pour ne pas voir qu’elle avait de nouveau quelque sujet de peine. Comme elle ne la confiait pas, il ne voulait pas augmenter son chagrin en lui en demandant la cause. Il était non-seulement l’enfant le plus affectionné, mais aussi le plus sensible et le plus soumis : il sentait qu’il était de son devoir de recevoir les confidences de sa mère avec reconnaissance, et de partager ses peines avec sympathie, mais de ne jamais s’immiscer dans des secrets qu’elle jugeait nécessaire de lui cacher.

Ludovico avait encore un autre motif de réprimer sa curiosité ; il était actuellement capable de réfléchir sérieusement sur la conduite de son père, et de juger, d’après les observations qu’il entendait faire à d’autres, que tous leurs malheurs passés avaient été causés par son imprudence, et par la puissance exclusive qu’il attribuait au génie. Il craignait donc que les nouveaux chagrins de sa mère n’eussent peut-être encore la même cause, et il aimait si tendrement son père, il admirait si hautement ses talens il compatissait si fort à ses souffrances, et sentait si bien le respect et l’obéissance filiale qu’il lui devait, qu’il ne pouvait supporter de toucher un sujet qui pouvait lui attirer quelque blâme. C’étaient-là les sentimens que sa mère avait tâché sans cesse de lui inspirer. Elle savait bien qu’elle lui était plus chère encore que son père, et par le rapport de leurs caractères et par l’habitude d’être toujours ensemble ; en lui parlant de ses peines, elle aurait craint de l’aigrir, et ne cessait, au contraire, de relever M. Lewis à ses yeux. Loin de s’en plaindre, elle répétait que c’était uniquement à lui qu’il devait son bonheur actuel, et l’exhortait à bien profiter de ce temps d’instruction pour pouvoir lui être utile et l’aider dans la carrière qu’il avait entreprise. Elle se gardait bien de dire qu’il en était déjà dégoûté. Ainsi, chacun des deux observait, sur ce sujet, qui les intéressait également, un silence dont leur délicatesse et leur affection mutuelle était la seule cause.

Pendant les premiers six mois, M. Lewis avait donné ses leçons avec tant de régularité, et déployé une telle habileté dans son art, que plusieurs des parens de ses écolières recherchèrent sa connaissance ; ils furent si enchantés de lui, que l’offre de maître de dessin dans un institut de jeunes garçons, lui fut fait à des conditions plus avantageuses, et malheureusement acceptées. Nous disons malheureusement, par les circonstances qui en furent la suite, car, au premier moment, la sage Agnès elle-même fut charmée que leur revenu fixe fût plus que doublé. Il restait encore à son mari trois jours de liberté par semaine pour peindre chez lui, et elle espérait qu’il en profiterait. Il avait repris pour la peinture une passion augmentée par la contradiction ; c’était avec la plus grande difficulté qu’il s’arrachait de son chevalet les jours fixés pour l’école de miss Wilson, et, quand il en eut une de plus à suivre, il se trouva que son temps était entièrement absorbé par les préparatifs nécessaires et les modèles à faire pour ses écoliers, quoique sa femme, qui avait fait de grands progrès dans cet art délicieux pendant les premières années de son mariage, l’aidât de tout son pouvoir, et se fût chargée de faire tous les dessins destinés aux plus jeunes écoliers. Malgré cela il ne lui restait plus assez de loisir pour perfectionner des chefs-d’œuvre qui, selon lui, devaient l’immortaliser. Il s’était vu en idée placé dans les siècles, futurs sur la liste des peintres les plus célèbres ; il se trouvait à présent dans la classe des artistes les plus communs : il ne pouvait le supporter, et de jour en jour ses leçons lui devenaient plus odieuses. Il ne les négligeait pas encore, mais il y allait avec désespoir, ne cessant de se plaindre du sort qui ravalait un génie tel que le sien au vil métier que le plus simple dessinateur pouvait exercer. Il se méprisait (disait-il sans cesse à sa femme) de sacrifier la gloire de sa renommée et l’orgueil de sa naissance, pour un vil salaire annuel, tandis qu’un seul de ses tableaux devait lui rapporter bien davantage. Au lieu de montrer de l’énergie, de surmonter les difficultés, de ménager son temps, il passait fréquemment les heures qu’il avait de libres à se lamenter de n’en pas avoir davantage. Peu à peu, il commença à manquer tantôt une école tantôt l’autre, puis il s’en faisait des reproches amers, et disait qu’il volait l’argent des parens de ses élèves ; la journée se perdait en murmures et en remords, sans que son ouvrage avançât. Enfin, au bout de la seconde année, il déclara qu’il renonçait à sa place de maître de dessin des deux écoles, parce qu’il sentait qu’il se faisait tort à lui-même et aux autres. Cependant, pour consoler un peu Agnès, qui s’en désolait, il consentit à garder quelques-uns de ses meilleurs écoliers qui venaient prendre leurs leçons chez lui. Telle était l’opinion générale de son talent, et la séduction de ses manières, que quoiqu’il se fût fait des ennemis en quittant ces écoles, il y avait formé des connaissances qui lui furent utiles. Il aurait eu, s’il avait voulu, bon nombre d’écoliers très-lucratifs ; mais il ne conserva que ceux qui étaient déjà avancés, et se plaignait toujours plus d’avoir, disait-il, perdu deux ans de sa vie, dans une carrière indigne de lui, à montrer à des enfans à tenir le crayon, ne considérant jamais que c’était par ce moyen qu’il était sorti de la misère la plus complète. M. Lewis avait le malheur de n’exister que pour le moment présent ; son expérience passée ne lui était d’aucun usage, et l’avenir était toujours abandonné à des, espérances chimériques, ou quelquefois à un découragement qui le mettait hors d’état de travailler. Sa femme supportait toutes les transitions de son humeur avec une douceur et une patience angélique, ne le contrariant point, parce qu’elle savait bien qu’elle augmenterait le mal, mais cherchant plutôt à l’égayer et à l’encourager dans son travail.

Enfin, il vint à bout de finir un grand tableau dont il attendait sa fortune ; il fit faire un cadre très-beau et très-cher, et l’envoya à grands frais à l’Académie royale de Londres, dans le plein espoir que ses talens, qu’on commençait à connaître et à vanter, perfectionnés par les années, allaient enfin paraître avec éclat sur la scène du monde, et lui valoir la considération et la récompense qu’ils méritaient. Il attribuait le malheur qui l’avait poursuivi jusqu’alors à son éloignement de la société pour laquelle il était né, à son apparente obscurité, quelquefois, sans pourtant le dire à Agnès, à son imprudent mariage qui avait arrêté l’élan de son génie et l’avait empêché de se faire connaître en le fixant au sein de la famille d’un ministre de campagne. Mais le moment était enfin venu où on allait rendre justice à son mérite transcendant, où on parlerait de lui et de ses productions dans tous les papiers, où son nom se répandrait au loin, et serait pour son fils le plus beau des héritages. Dans tous les siècles, pensait-il, le génie a été souvent méconnu ou persécuté, mais il se relève toujours ; c’est là son essence et son pouvoir, et il finit par triompher de tous les obstacles. Être regardé comme un génie, être admiré, distingué, ou même plaint et condamné, comme tel était son ambition, et ce mot seul avait sur lui une influence magique. Sa femme au contraire avait pris ce mot en horreur, mais elle ne pouvait cependant se défendre d’être encore entrainée par l’éloquence de son mari, et par son talent très-réel. Il ne marquait à M. Lewis qu’une meilleure tête, et elle espérait toujours que l’âge amenerait enfin la sagesse. Il est naturel qu’une femme qui réunit comme Agnès le goût au sentiment, sente de l’orgueil et du plaisir des talens de son mari. Elle était devenue très-bon juge en peinture, et trouvait le der nier tableau de son Alfred si bon, si bien fini, qu’elle en espéra beaucoup. Aussi chaque jour de courrier leur donnait à tous deux une extrême émotion en pensant qu’il en serait sûrement parlé dans les papiers-nouvelles mais il n’en était pas question. Elle partagea l’inquiétude de son mari, et quand il proposa un voyage à Londres, avec elle, pour aller s’assurer si le tableau était bien arrivé, et s’il était placé à son avantage, elle n’opposa rien à ce plan, que l’inutilité de doubler la dépense du voyage en y allant avec lui ; mais elle sentit combien il était naturel qu’il allât s’informer du sort de son ouvrage. Elle l’encouragea donc à partir sans elle, et s’occupa de tous les préparatifs pour cette course, le priant seulement de ne pas la prolonger plus qu’il serait nécessaire et de revenir le plutôt possible, afin que ses écoliers ne perdissent pas trop de temps,

M. Lewis arrive à Londres, et avec un grand battement de cœur il vole à l’Académie, parcourt les salons d’exposition, et découvre enfin son tableau chéri, cet ouvrage précieux auquel il avait travaillé depuis plus d’une année avec tous les trésors de son génie, étudiant sans cesse la nature pour la rendre avec plus de vérité, s’exposant aux ardeurs du soleil, ou bien inondé de pluie, passant des journées entières sans manger, et des nuits sans dormir, à combiner, arranger dans sa tête ce qui pourrait produire un meilleur effet sur la toile. Ce tableau fruit de son enthousiasme, de son imagination, de ses connaissances approfondies de l’art sur lequel reposait son long espoir, dont l’univers devait parler avec admiration, et qui était surtout remarquable par ses effets de lumière, était placé dans un coin obscur, à un faux jour, si haut que les regards ne pouvaient l’atteindre, et qu’il n’attirait pas plus l’attention que les plus mauvais paysages, ou que la toile sur laquelle il était peint.

Ce malheur très-réel accabla le pauvre Lewis, et il le sentit d’autant plus que c’était le premier malheur qu’il eut jamais éprouvé où il n’y eut point de sa faute. Il le partageait sans doute avec beaucoup d’autres artistes, et son tableau n’était sûrement pas le seul mal placé ; mais aucun n’en fut accablé comme lui, parce qu’aucun n’avait autant espéré de son ouvrage et n’y avait mis peut-être autant de zèle. Le dépit s’empara de lui, et sans voir aucun ami, sans parler aux gens chargés de l’exposition, sans s’informer de l’état des arts, sans demander qu’on changeât de place son infortuné tableau, sans rien faire enfin de tout ce qu’il aurait dû, il retourna subitement à Leeds chercher les consolations de sa femme, et se déchaîner contre une profession où il avait été si cruellement déçu.

Agnès appliqua sur les blessures de son amour-propre le baume de ses douces consolations ; elle lui dit qu’il n’avait rien perdu puisque son talent lui restait, qu’il avait à présent trouvé le vrai moyen de le rendre utile à sa famille, en l’employant à enseigner son art aux gens en état de le payer. Elle ajouta que depuis qu’il recevait ses écoliers chez lui, elle croyait avoir saisi sa manière d’enseigner, et qu’elle espérait pouvoir l’aider avec succès. La bonne Agnès s’attendait peu à sa réponse.

Je renonce pour jamais, dit-il avec fermeté, à la peinture, au dessin, à tout ce qui a trait à cet art que je déteste à présent autant que je l’ai aimé. Si vous avez le moindre désir de me voir tranquille, je vous supplie de ne me parler de rien qui y ait rapport ; si je vous vois toucher un crayon ou un pinceau en ma présence, je regarderai cela comme une insulte et une intention de me faire de la peine.

La compatissante femme se tut, et ne voulut pas argumenter avec lui sur une folie qu’elle regarda, dans un caractère tel que celui d’Alfred, comme la suite naturelle d’un sentiment blessé à l’excès ; elle voulut laisser passer ce premier moment, sûre que de lui-même il reviendrait bientôt à un art qu’il avait exercé toute sa vie, qu’il aimait passionnément, et qui le faisait vivre. Mais, à son extrême chagrin, son irritation contre la peinture continua, et vint au point, en dépit des douces remontrances d’Agnès, de lui faire renvoyer tous ses écoliers, et de vendre, pour ce qu’on voulut lui donner, non-seulement ses tableaux, mais tout ce qui tenait matériellement à cet art. Il aurait de même disposé de ces esquisses, si Agnès n’avait pas trouvé le moyen de les soustraire. Il reprit des livres qui lui restaient de la bibliothèque de son père, et recommença avec ardeur l’étude de la mécanique, dans laquelle il fut encouragé par un de ses voisins, dont le fils avait été son écolier, et qui était à là tête d’une immense manufacture. Dans ses entretiens avec M. Lewis, il avait découvert que ce dernier possédait aussi la théorie de cet art, si nécessaire dans une fabrique. Il lui persuada de s’y remettre, et l’assura que le profit qu’il retirerait de nouvelles inventions mécaniques irait bien au-delà de ce qu’il pouvait attendre de son pinceau.

Le cœur de la pauvre Agnès succombait de chagrin  ; elle savait que M. Lewis père s’était ruiné dans cette occupation : son fils, moins habile que lui, n’ayant pas l’habitude de ce genre de travail, ne devait pas mieux y réussir. Il fallait commencer par acheter outils nécessaires, faire des essais, payer bien cher des ouvriers pour exécuter ce qu’il imaginait, sans être sûr de réussir, elle ne voyait devant elle que la récapitulation de ses peines et de sa misère. Ludovico devait venir passer, chez ses parens, les vacances d’été, elle s’en était fait une fête, mais elle craignait actuellement ou qu’il n’adoptât le nouveau travail de son père, ou qu’il ne condamnât sa versatilité. Elle résolut donc de le laisser à l’école, et ce fut dans la visite qu’elle lui fit à ce sujet, qu’il s’aperçut de l’abattement et de la tristesse de sa mère, et qu’il s’en inquiéta.

M. Lewis avait déjà eu de ces velléités mécaniques ; comme il avait étudié cette science dans sa première, jeunesse, vu travailler son père, et qu’il avait vraiment du talent et de la facilité pour tout ce qu’il entreprenait avec zèle, ses premiers essais, réussirent. Il avait presque achevé la construction d’une machine calculée, pour améliorer et faciliter la manufacture des draps, et qui diminuait beaucoup la main-d’œuvre, sans cependant la rendre inutile ; chose essentielle dans un pays aussi populeux. Elle répondit parfaitement au but, et le gentilhomme qui avait engagé Alfred à se tourner de ce côté triomphait, et disait à madame Lewis que, cette invention l’emportait mille fois, sur toutes les peintures du monde. Sans doute il avait raison quant à l’utilité ; et comme ce qui était utile plaisait toujours à notre Agnès, elle convint que si son mari pouvait persister dans cet art, tout n’en irait que mieux, et que du moins ses succès ne dépendraient plus de la mode et du luxe. Elle avait repris un peu de courage, d’espérance, lorsque M. Lewis reçut une lettre du secrétaire de l’Académie royale, qui lui mandait de retirer son tableau, l’exhibition étant fermée depuis quelques semaines.

Au dépit, à la colère avec laquelle Alfred rejeta cette lettre, sa femme comprit que le sujet en était pénible. Il sortit en lui disant de la lire, d’y répondre, et de faire ce qu’elle voudrait du tableau ; que le mieux serait de le faire jeter au feu, et qu’il ne voulait ni le revoir, ni en entendre parler.

Agnès qui n’était pas de son avis, se rappela qu’une, de ses connaissances d’York s’était établie à Londres ; cette personne lui avait témoigné assez d’intérêt pour qu’elle pût la réclamer au besoin pour un léger service. Elle lui écrivit, lui raconta en détail la mésaventure de son mari, au sujet de ce tableau, et la pria de le retirer dans sa maison pour quelque temps.

M. Lewis, fier de ses premiers efforts en mécanique, voulut perfectionner encore son industrieuse machine avant qu’elle fût terminée. Il lui vint d’autres idées ; et comme elle devenait plus parfaite à chaque nouvelle épreuve ; que lui-même faisait (disait-il) d’étonnans progrès dans cet art en l’exerçant, il perfectionnait sans cesse sans rien achever, disant toujours à Agnès que pour assurer sa réputation et sa fortune, il fallait que sa première mécanique fût un chef-d’œuvre, et qu’il était sûr d’y parvenir. Mais en attendant le temps s’écoulait ; il ne tirait aucun argent, et en dépensait beaucoup dans ses essais, De nouvelles dettes furent nécessairement contractées avant que rien fût assez achevé pour demander la récompense qu’on lui avait promise ; et la personne qui avait pronostiqué ses succès avec tant d’assurance, commençait à désespérer de leur accomplissement.

Cependant il annonça que, suivant toute apparence, il pourrait dans trois ou quatre jours livrer son admirable machine ; madame Lewis tremblait qu’il ne lui vint dans l’esprit quelque perfection de plus, lorsqu elle reçut de Londres une réponse de l’amie à qui elle avait confié le soin de retirer le tableau, et cette lettre… ah ! qu’elle joie pour Agnès d’avoir à l’apprendre à son mari ! cette lettre contenait l’heureuse nouvelle qu’elle avait montré ce tableau à un gentilhomme connu par son goût pour les arts et sa libéralité ; qu’il avait déclaré que c’était un des meilleurs paysages qui eut paru depuis long-temps ; que l’artiste était un homme plein de génie, et que c’était le plus grand dommage qu’un talent aussi distingué fut enterré dans une petite ville de province. Ce morceau (avait-il ajouté) valait cent guinées au moins. L’amie d’Agnès l’avait pris au mot, et le lui avait offert à ce prix ; il l’avait acheté sans balancer, et la lettre contenait des billets de banque pour cette somme. Mais ces billets qui causèrent la plus grande satisfaction à madame Lewis, et la tiraient d’une horrible détresse, ne firent pas autant de plaisir à son mari que le témoignage de l’acheteur sur son talent et sur son génie. Il posa les billets de banque sans les regarder, lut et relut l’article avec une orgueilleuse joie qui brillait dans ses yeux et animait toute : sa contenance : « Je suis donc encore un peintre, disait-il en se promenant dans la chambre avec fierté ; je ne dépendrai plus pour mes ouvrages et ma célébrité d’ouvriers bornés qui ne peuvent saisir mes idées. La nature, la belle nature se reproduira encore avec tous ses charmes sous mon pinceau ; j’irai l’étudier, et la rendre sur la toile comme une création nouvelle ! » et l’heureux Alfred semblait avoir retrouvé la liberté et la vie. « Ah ! quel bonheur, disait-il, de pouvoir abandonner le triste compas, la lime, les vils instrumens mécaniques, de n’être plus l’esclave d’un manufacturier, le compagnon d’un charpentier, d’un fondeur, etc. etc., de sortir de ce sombre atelier, de ne plus imiter que les œuvres du Tout-Puissant. »

Mais, mon cher Alfred, lui dit Agnès, puisque vous êtes si près d’avoir fini cette belle machine, vous ne voulez sûrement pas l’abandonner ! Vous peindrez après autant qu’il vous plaira ; mais avant de vous y remettre il faut achever ce que vous avez si bien commencé, ce qu’on attend de vous.

Quelle absurdité ! s’écria Lewis ; il faudrait que je fusse fou pour perdre un jour de plus dans cette obscure place. N’avez-vous donc pas lu ce qu’a dit ce Monsieur : « que c’est le plus grand dommage qu’un tel artiste soit confiné dans une ville de province. » Il a raison, mille fois raison ; Londres est le seul séjour où un artiste distingué puisse être connu. J’ai été trop long-temps claquemuré parmi des ignorans, des gens qui ne se doutent pas de ce que c’est que le génie. Nous allons partir incessamment : allez, ma chère Agnès, chercher votre fils, et qu’après demain au plus tard tout soit prêt pour notre départ ; quant à la machine, je laisserai mes directions. Au point où elle en est, le plus commun charpentier peut la finir comme moi.

Avec plus d’un soupir la docile Agnès obéit à l’impétueuse volonté de son mari ; elle était charmée cependant de son bonheur et de lui voir reprendre sa passion pour son premier état, celui où il était le plus sûr de réussir. Tous les essais de mécanique l’en avaient un peu dégoûtée, et le succès et la vente de son tableau l’avaient de nouveau encouragée pour la peinture, pour laquelle elle avait un goût naturel et assez de talent. Alfred pouvait peindre à côté d’elle, aidé par elle, au lieu que la mécanique les séparait toute la journée, et n’y entendant rien, elle ne pouvait pas même en parler avec lui. D’après la lettre de son amie, elle pensait aussi qu’il était probable que les talens de son mari seraient mieux appréciés et plus récompensés dans la métropole ; elle n’était donc pas fâchée d’y aller ; mais elle aurait voulu qu’avant de s’embarquer dans une nouvelle entreprise, il eût au moins terminé celle qui l’occupait depuis tant de mois, et qu’il en eût reçu les émolumens. Il aurait pu alors, après avoir payé toutes ses dettes, emporter une somme d’argent qui pût les faire vivre à Londres quelques mois sans être dans la nécessité de dépendre absolument d’un état précaire, et de dégrader son nom et son art en peignant pour gagner journellement sa vie. Agnès était la raison même ; mais, hélas ! le poison de la flatterie avait coulé son venin dans l’oreille de son mari ; il ne pouvait plus entendre la douce voix de la sagesse et de l’amour. Il appela en hâte ses créanciers, les paya avec les billets qu’il avait reçus, manda un charpentier du voisinage qu’il avait employé pour sa machine, et lui vendit, pour quelques pièces, cet ouvrage auquel il avait employé six mois, et qui dans peu de jours, s’il avait voulu l’achever, lui en aurait procurer dix fois plus. Pendant qu’Agnès faisait ses paquets, il alla à Fulneak retirer Ludovico de son école, que le jeune homme quitta avec un grand regret ; et le lendemain il se mit en route avec sa famille an plus fort de l’hiver, sans protection, sans ouvrage assuré, n’ayant plus même un seul tableau à vendre, et ne possédant au monde que dix guinées en outre des frais du voyage.

En arrivant ils allèrent d’abord chez l’’amie qui avait vendu leur tableau, elle était partie pour Poalth où elle devait passer tout l’hiver. M. Lewis s’informa du gentilhomme qui avait acheté son ouvrage, et qui prisait si fort son talent ; il était allé résider dans sa terre en Irlande, et il avait emporté son emplète comme un morceau très-précieux pour embellir sa demeure : ce seul mot, dit par quelqu’un de très-indifférent, le consola de tous ses contre-temps. Il était encore dans le charme des éloges et persuadé que dès qu’on verrait un de ses ouvrages, tous les amateurs s’empresseraient d’en acheter ; tous ses malheurs (selon lui) venaient seulement d’avoir habité la province, et de ce que son tableau avait été mal placé. À présent à l’abri de ces deux inconvéniens, il était indubitable qu’il allait s’enrichir en peu de temps.

Agnès était moins confiante ; elle voyait son mari perdu dans l’immensité d’une capitale, sans aucune connaissance, sans avis pour le diriger, sans patron pour l’encourager, sans avoir même une peinture à montrer ; sans aucun objet matériel pour en faire d’autres, et presque sans argent pour se les procurer. Dans son accès de dépit conte la peinture, il avait tout vendu, et presque pour rien, et il fallait se repourvoir de tout dans une ville où tout se vend au poids de l’or. Plusieurs petits tableaux finis, d’autres prêts à l’être, et dont la vente lui aurait donné le temps d’en faire de nouveaux : tout avait été sacrifié à son dégoût momentané pour un travail qui plus que tout autre demande non-seulement une infatigable activité et une patience à toute épreuve, mais aussi une volonté ferme qui ne cède pas à la moindre contrariété, M. Lewis se trouvait au milieu de Londres comme un marinier au milieu de l’Océan sans compas ni boussole ; mais son exaltation le soutenait encore. Il acheta promptement des couleurs, des pinceaux, un chevalet, des châssis ; presque tout l’argent qui lui restait y fut employé, et il n’avait pas encore de logement où se placer avec tout cet attirail de peinture. Mais Agnès y avait pourvu : pendant qu’il faisait ses emplètes avec son fils, elle avait cherché une chambre et un cabinet où il y eut un bon jour pour peindre ; c’était tout ce qu’elle demandant. Elle s’informa en même temps d’un marchand gantier, résolue à recommencer ce travail où elle était devenue très habile, et qui lui offrait un petit gain journalier, modique il est vrai, mais assuré. Elle trouva le tout réuni dans la même maison, et calcula qu’avec un travail assidu elle pourrait payer ce petit appartement qu’elle loua par semaine. Le propriétaire charmé d’avoir sous son toit une aussi parfaite ouvrière, lui promit de ne pas la laisser manquer d’ouvrage. Mais son mari ne pouvait se mettre au sien ; depuis long-temps occupé d’autre chose, ayant rejeté toute idée relative à son art, il ne s’en présentait plus à son imagination ; la saison ne permettait pas d’en aller chercher dans la campagne. Un abattement aussi funeste que l’exaltation s’était emparé de ses facultés. Assis devant sa toile il ne trouvait rien à y placer, quand son Agnès, qui venait de débaler ses effets, arriva près de lui avec le précieux rouleau de ses meilleures esquisses, qu’elle avait, comme on le sait, sauvé du naufrage, et qui furent pour lui la manne dans le désert. Elle avait aussi mis à part sa palette et quelques-unes de ses couleurs les plus précieuses. Ludovico s’empressa de l’aider en tout ce qui était en son pouvoir ; il garnit la palette, plaça près de son père, comme il savait qu’il en avait l’habitude, tout ce dont il avait besoin. Ainsi entouré et secondé par tout ce qu’il aimait au monde, Lewis sentit son espoir renaître et son courage se ranimer. « Je suis inspiré par mon génie, » s’écria-t-il avec feu ; et, faisant un choix parmi ses dessins, il travailla avec un zèle extrême, et fit en très-peu de temps deux petits tableaux délicieux des lacs du Cumberland qui dans ce moment-là étaient en grande réputation, et dont la vue rappelant à la pauvre Agnès tant de jours heureux, lui fit répandre des larmes à la fois douces et amères.


CHAPITRE XII.

M. Lewis désirait d’obtenir le suffrage de quelques artistes, pour ses deux tableaux ; il se présenta chez plusieurs peintres, qu’il avait eu l’occasion de rencontrer avant son mariage, et chez d’autres dont le nom avait assez de célébrité pour qu’il fussent considérés comme les patrons de ceux qui cultivent les beaux arts. Il fut reçu par les premiers avec froideur, comme un homme que sa longue absence avait fait oublier, ou comme un compétiteur redoutable qu’on était charmé d’éloigner ; par les seconds avec plus d’urbanité, mais pas avec assez d’intérêt pour encourager un esprit aussi fier à se mettre sous leur protection. Il revint chez lui dégoûté, oppressé par le chagrin, et ne sachant comment disposer de ses peintures, : dont le cadre lui coûtait les deux tiers de tout ce qu’il possédait.

Dans l’espace de peu de jours la nécessité l’obligea à les vendre à un brocanteur de tableaux, qui, prenant avantage de sa situation, les obtint pour deux guinées pièce, et l’engagea à en faire plusieurs autres au même prix pour lesquels il lui avança de l’argent. Ainsi, l’imprudent et malheureux Lewis se mit à la merci de cet homme, Au lieu de faire un nouvel effort pour attirer l’attention du public, en peignant encore un grand tableau pour l’Académie, à présent qu’il pouvait veiller lui-même à ce qu’il fût bien placé, il se trouvait aux gages d’un être méprisable, qui lui volait son temps et sa peine, restreignait son talent, lui faisait perdre dans l’obscurité son nom et sa réputation, et complétait sa ruine. Ludovico le sentait et se rappelant les bons conseils de M. Higgins, il se creusait l’esprit pour trouver les moyens de délivrer son père de ce second esclavage, pendant que sa mère cousait sans cesse des gants pour acquitter son loyer. Ludovico se remit à dessiner ; Agnès l’aidait dès qu’elle avait un instant. Tous les deux avaient faits des progrès ; et Ludovico continua le genre dans lequel il avait d’abord réussi. Il peignit. des enfans dans leurs jeux, dans leurs différentes attitudes ; sa sœur lui servait toujours de modèle pour les petites filles, et il dessinait les jeux des petits garçons d’après les doux souvenirs de l’institut de Fulneak. Il variait ses petits tableaux avec beaucoup d’intelligence et d’imagination, « et il trouva un marchand, qui tenait une boutique de ce genre, et qui lui acheta et lui paya comptant tout ce qu’il lui apportait. Il parvint ainsi à n’être du moins pas à charge à ses parens, et à se procurer sa subsistance ; maïs à Londres où tout est si cher, il ne put faire davantage malgré son assiduité au travail, qu’il ne quittait que pour porter ses dessins à son marchand, et les tableaux de son père à M. Sinister, le brocanteur.

Dans ces courses, il fut remarqué par deux particuliers, frappés de la grâce et de l’aisance de ses manières, ainsi que de la noblesse et de l’intelligence de sa physionomie, qui contrastait singulièrement avec l’apparence de pauvreté qui n’était que trop visible dans ses vêtemens usés, mais aussi propres qu’il était possible. Il avait aussi perdu l’air de santé qui avait tant réjoui sa bonne mère lorsqu’il était revenu de l’école, mais pour ces Messieurs, il n’en était que plus intéressant. Attirés par la curiosité, ils entrèrent avec lui chez le marchand à qui il vendait ses dessins ; et sa modestie, son talent, son bon sens ne les enchantèrent pas moins que son aimable figure. Ils le questionnèrent, et en apprenant qu’il était le fils d’un peintre de paysages, ils se firent conduire dans l’atelier de son père. S’ils avaient trouvé sur le chevalet, une de de ses belles productions, ils l’auraient peut-être achetée, ou du moins ils auraient parlé à leurs connaissances de cet habile artiste, et lui auraient fait une réputation ; mais ils ne virent chez lui que les petits tableaux vendus d’avance à Sinister, à deux guinées pièce, et peints avec assez de négligence, ce qui ne leur donna pas grande idée de ses talens. Cependant un de ces Messieurs, y revint encore ; c’est lui que nous avons vu au début de ce livre, prédisant à Mad. Lewis que son fils aurait du génie ; et scandalisé du chagrin que cette prédiction causait à la mère de cet enfant, il sortit ainsi que nous l’avons vu, le plaignant sincèrement. Peu de jours après cette visite, il le rencontra à Helborn, arrêté devant une échope de libraire ambulant, examinant les livres, et il l’aborda.

Ah ! c’est vous, mon petit dessinateur, lui dit-il ; aimez-vous aussi la lecture ? Oui, Monsieur, dit Ludovico en rougissant, je l’aime beaucoup lorsque j’ai du temps et des livres.

Est-ce qu’il y aurait là quelques livres qui vous plairaient ? choisissez, mon petit ami, je vous en ferai présent. Les yeux de Ludovico brillèrent de plaisir ; il venait de feuilleter une jolie édition des poésies de Collins, et sans oser répondre, il passa la main dessus

Allons, dit le gentilhomme, c’est celui-là que vous voulez ; je vous le donne de tout mon cœur : voyons ce que c’est. Ah ! c’est Collins, dit-il, en ouvrant le volume ; vous aimez la poésie à ce qu’il me paraît ?

Oui Monsieur, répondit Ludovico, mais j’en lis bien rarement.

Vous employez mieux votre temps, sans doute ; il y a, en effet, beaucoup de lectures plus utiles ; mais c’est un délassement agréable. Quelles poésies avez-vous lues ?

Ludovico hésita un moment, puis il dit : le poëme de Constantin-le-Grand.

Vous êtes plus savant que moi, mon petit ami ; non-seulement je n’ai jamais lu ce poëme, mais j’ignorais son existence.

Mon père ne l’a pas encore publié, Monsieur.

Votre père ! est-ce donc lui. Votre père est-il donc poëte et peintre à la fois ? Au reste la chose est possible ; les beaux arts se tiennent par la main, chacun exerce l’imagination de différentes manières. Venez mon enfant, entrons dans ce café, et si vous avez retenu par cœur quelques vers du poëme de votre père, vous me ferez plaisir de les réciter.

Ludovico le suivit, et avec une voix d’abord un peu tremblante, mais agréable, et une parfaite justesse d’expression, il récita le début du poëme de son père sans manquer un seul mot ; et il informa le gentilhomme avec précision et clarté de ce que contenait l’argument du premier chant.

M. H. en fut très-content. Bien ! répéta-t-il plusieurs fois ; tout ce que j’ai à vous-dire, mon jeune ami, c’est que si votre père a composé ce poëme et que sa suite ressemble à ce que vous venez de me réciter, c’est une honte qu’il ne le publie pas. Dites-lui cela de ma part et vous pouvez ajouter que je m’engage pour moi-même et pour mes amis à en prendre vingt exemplaires, dès qu’il le fera imprimer. Ludovico partit sur les ailes de la joie pour répéter ce message à son père. À sa grande mortification il fut écouté non-seulement sans plaisir, mais avec un mélange de peine qui était empreint sur les traits de M. Lewis. Comment est-il arrivé, ma chère Agnès, dit-il à sa femme, que vous ayez donné ce mauvais poëme à lire à cet enfant ? je ne l’ai pas revu depuis sept ans, et je croyais que vous l’aviez brûlé. J’ai entendu dire, lui répondit Agnès en souriant, que tout homme sage qui écrit un ouvrage, le laisse de côté précisément pendant sept années, et au bout de ce temps-là, le relit avec plus de calme, et le corrige. Je suppose, mon cher, que vous voulez faire de même. J’ai eu dernièrement un grand plaisir à entendre lire à Ludovico ; je suis persuadée que loin d’être, comme vous le dites, un mauvais poëme, il mérite que vous y mettiez tous vos soins et que vous le fassiez imprimer. On publie tous les jours des ouvrages très-inférieurs, même à ce qu’il est à présent, et vous pouvez encore le perfectionner beaucoup en le revoyant. M. Lewis secoua la tête, haussa les épaules, et répondit avec humeur : ne m’en parlez plus. J’en ai jugé comme vous une fois ; c’était prévention d’auteur, sans doute, puisqu’on ne voulut pas l’imprimer à York. Agnès et Ludovico se turent, mais ce dernier en ayant lu deux ou trois jours après, quelques vers à sa mère, en présence de M. Lewis, celui-ci fut frappé de leur beauté. Il saisit avec vivacité le manuscrit si long-temps négligé, en déclama lui-même avec feu plusieurs morceaux, et il en fut si content qu’il reprit sa fureur poétique toute aussi vive que lorsqu’il l’avait composé. Tout son temps fut employé à le relire, à le corriger, et tout celui de Ludovico à le copier à mesure. Comme son père corrigeait sans cesse, le pauvre garçon était obligé de recommencer aussi sans cesse ses copies. Agnès et même la petite Constantine, qui travaillait déjà avec sa mère, laissèrent leur ouvrage pour aider à copier ; mais en même temps Agnès fut obligée aussi de demander crédit pour son loyer, et même pour la plus grande partie de sa nourriture. Ils dépensaient à Londres plus du double qu’à la campagne, en vivant avec plus de frugalité. Leur travail n’était pas beaucoup plus payé, et celui de Ludovico et le sien étaient arrêtés par cette occupation.

À la fin l’important ouvrage fut fini, et le pauvre Lewis sentit encore le délice d’avoir produit et perfectionné quelque chose qui le rendrait célèbre et qui méritait de passer à la postérité. Mais quoique persuadé de ses moyens et complètement convaincu de l’inspiration de son génie, il éprouvait dans cette occasion une extrême répugnance à publier cet ouvrage, à s’embarquer dans la carrière littéraire, à s’exposer aux jugemens du public ; réalisant ce qu’un écrivain français a dit sur les Anglais, qu’ils sont honteux des ouvrages qui leur font le plus d’honneur. Lorsqu’il avait composé son poëme, il était alors dans l’intention de le publier immédiatement ; mais les refus du libraire l’avaient découragé ; puis les années en purifiant son goût et développant ses connaissances, l’avaient rendu plus sévère et plus pénétré des difficultés de faire un bon poëme, ce qui est dit-on le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Il devint plus sensible aux imperfections du sien, et nonobstant le plaisir qu’il ressentait en lisant les plus beaux morceaux de son ouvrage, et la justice qu’il ne pouvait s’empêcher de se rendre en se comparant à d’autres poëtes, toutes les sollicitations de sa femme et de son fils ne purent obtenir de lui de le faire paraître, jusqu’à ce qu’il y fut forcé par la nécessité. Sa pauvreté mais non sa volonté donna le consentement sollicité avec tant d’instance ; il livra son manuscrit. Mais telle était sa timidité, ou plutôt sa fausse honte, qu’il exigea que ce fût sa femme qui allât l’offrir aux libraires.

Madame Lewis avait le goût et le tact trop sûr pour ne pas être capable de bien juger du mérite de la poésie, et convaincue de la beauté de l’ouvrage qui lui était confié, elle se décida à ne l’offrir qu’aux libraires de la plus haute réputation, ne se doutant pas qu’aucune autre recommandation que celle de l’ouvrage même, fût nécessaire. Elle partit avec Ludovico pour les quartiers de la ville très-éloignés de leur demeure, où il se trouvait de grands magasins de librairie : Elle entra dans celui qui avait le plus d’apparence, et présenta timidement son manuscrit au chef de la maison, qui, par son costume, sa hauteur, sa dignité, avait plutôt l’air d’un pair royaume, que d’un libraire. Sans daigner même l’ouvrir, il le lui rendit avec un dédain et un refus qui lui donnèrent peu d’espoir de réussir mieux ailleurs. Mais stimulée par sa détresse, et dirigée par un des commis, elle alla dans un magasin, dans Bond-street, où du moins elle fut reçue poliment par le propriétaire ; mais malheureusement celui-là ne publiait pas de poésies. Il en témoigna du regret et lui recommanda un de ses confrères dans Fleet-street, connaisseur en poésie, et qui s’en chargeait de préférence. Elle y alla et fut bien reçue par les commis qui la firent asseoir ; elle informa le principal de l’affaire qui l’amenait. Il fit avertir son patron monsieur N…, qui ne tarda pas à paraître, prit avec empressement le manuscrit, et le feuilleta comme un homme accoutumé à juger promptement du mérite d’un ouvrage. Il parut très-satisfait. Agnès qui ne le perdait pas de vue commençait à prendre de l’espérance en voyant sur sa physionomie des signes d’une approbation décidée et même de surprise. Au bout d’un quart d’heure il s’écria : Voilà certainement un très-beau poëme, Madame ! et si beau que je regrette excessivement qu’il ne soit pas en mon pouvoir de l’acheter, ayant déjà plus d’ouvrages à imprimer que je n’en puis entreprendre ; c’est avec un vrai chagrin que je cède celui-ci à d’autres libraires.

Agnès le remercia en soupirant, et s’aventura de lui demander à qui elle pouvait s’adresser. Chez Tomson, Madame, lui dit-il avec empressement ; M. Tomson a non-seulement un très-grand crédit et une très-bonne maison, mais il est aussi très-bon juge, et il sentira tout le mérite de cet ouvrage. Pleine d’espoir et d’une tendre fierté que lui inspirait le talent de son Alfred, elle alla chez M. Tomson. Heureusement il était chez lui, et après l’avoir attendu une demi-heure dans son magasin, elle fut conduite par un de ses commis dans le comptoir du maître, toujours accompagnée de son fils. Il lui demanda brièvement ce qui l’amenait, N’ayant pas de temps à perdre en paroles elle présenta son manuscrit en disant de quelle manière favorable il avait été jugé par monsieur N… M. Tomson fronça le sourcil : Je me doute, dit-il, que N. n’aurais en garde de me l’envoyer s’il l’avait trouvé aussi bon que vous le dites ; cependant je verrai. Moi, je ne juge pas un poëme dans un quart d’heure : laissez-mọi votre manuscrit et votre adresse.

Agnès donna l’un et l’autre. Ludovico, avec plus de prévoyance que sa mère, dit au libraire, qu’il reviendrait dans deux jours chercher la réponse. Il n’est pas besoin de revenir, jeune homme, répondit-il ; quand j’aurai examiné l’ouvrage avec soin, j’écrirai quelques lignes à votre père pour lui faire mes propositions : ils sortirent.

Je pense, maman, dit Ludovico, que vendre des livres pour sa subsistance, c’est comme pêcher à la ligne pour son amusement. Les poissons ne mordent pas à la meilleure amorce, et on y perd son temps et ses peines. Dieu me préserve et du plaisir de pêcher et de la nécessité d’écrire. Amen, mon enfant, dit Agnès ; mais cependant le poëme de ton père n’est pas l’ouvrage d’un auteur famélique, il est très-beau ; et si M. Tomson est aussi bon juge qu’on le dit, il l’achètera sûrement.

Hélas ! La pauvre Agnès était dans l’erreur. Un bon ouvrage sans prôneur, sans protecteur, est presque sans valeur. Après plusieurs fatigans voyages du bon petit Ludovico, d’un bout de Londres à l’autre, dans l’espoir que M. Tomson garderait le poëme, ce dernier le lui rendit en lui disant qu’il n’avait pas eu le temps de le lire ; que lorsqu’il pourrait l’examiner à loisir il le ferait chercher ; que les poésies n’avaient pas un débit prompt et assuré, à moins qu’elles ne fussent d’auteurs très-connus, et qu’il ne se souciait pas d’être le premier à faire connaître au public M. Alfred Lewis et ses poésies. Au moment où Ludovico rentrait chez son père, le cœur oppressé de cette mauvaise nouvelle, il le trouva électrisé par une visite qu’il venait de recevoir du gentilhomme à qui Ludovico avait récité quelques vers du poëme, et qui avait engagé M. Lewis à le publier. Il était venu pour s’informer si M. Lewis s’y était décidé ; et lui avait parlé de son poëme avec tant d’éloges, qu’Alfred fut enchanté de voir revenir son ouvrage, et qu’il déclara à sa femme et à son fils qu’il voulait immédiatement le publier lui-même à ses frais, et gagner tout ce que ces avides et ennuyeux libraires auraient gagné en le vendant.

Quoique madame Lewis fut convaincue de l’excellence de l’ouvrage de son mari, elle tremblait à la pensée d’une dette à l’imprimeur. Mais comme son époux, avec sa vivacité accoutumée, s’était décidé à cette entreprise, et qu’elle pouvait en effet être avantageuse, elle se tut, et courut de nouveau avec son fils chercher l’imprimeur le plus accommodant et le moins cher. Après plusieurs recherches ils en trouvèrent un dont les propositions leur parurent très-raisonnables, à cela près qu’il exigeait qu’on lui fit l’avance de la moitié du prix qu’il demandait. M. Lewis était bien loin de posséder une pareille somme. Mais son désir de voir son poëme imprimé le plutôt possible, était si vif, que quoiqu’il n’eût pas l’habitude de peindre la figure, et ancun goût pour cette branche de son art, il entreprit le portrait d’un gentilhomme qui s’était adressé à lui, y travailla sans relâche, et vint à bout d’y réussir ; ce qui lui valut quelque argent. Mais n’en ayant pas encore assez, il surmonta sa répugnance et sa timidité, et il eut de nouveau recours à son insidieux ami le brocanteur de tableaux, dont il s’était délivré à la grande joie de son fils. Mais cette joie fut de courte durée. Le rusé Sinister prenant avantage du besoin que le peintre avait de trouver de l’argent, fâché de le voir employé par un gentilhomme qui le payait libéralement, et craignant qu’il ne se vouât aux portraits, pour lesquels il n’avait pas besoin de son secours, lui offrit de lui avancer encore une somme, sous la condition expresse que, pendant six mois, il ne travaillerait pour aucune autre personne que lui. En vain Ludovico supplia son père en versant des larmes, de ne plus se mettre sous la dépendance de cet homme rapace, qui ne cherchait qu’à gagner sur lui et à le déprécier. M. Lewis ne voulut rien entendre, trop heureux d’avoir de l’argent à donner à son imprimeur. Il dit à son fils qu’il consentait de grand cœur à peindre pendant six mois encore pour Sinister et pour son poëme, et qu’il lui était égal d’altérer sa réputation de grand peintre, pour acquérir celle de grand poëte, qui le rendrait encore plus illustre, etc. etc.

De ce fatal moment, tout ce qui allait mal dans les affaires du pauvre Lewis alla cent fois plus mat encore. Avant que les six mois de son engagement avec Sinister fussent expirés, son poëme fut imprimé, et l’imprimeur demanda son entier paiement. Mais hélas ! Lewis et sa femme s’apperçurent trop tard que dans leur ignorance de ce genre de marchés, ils n’avaient rien spécifié, ni pour le papier ni pour l’impression ; et que le poëme était si mal imprimé, en si petits caractères, avec si peu de marges, dans un format si désagréable, que chaque libraire à qui il fut offert, se récria sur sa chétive apparence, et assura que les exemplaires resteraient sur les tablettes de leur magasin, sans que personne voulût les acheter. M. Lewis lui-même, grand amateur de tout ce qui était élégant et bien fait, et qui n’aimait à lire que de balles éditions, trouva celle-là si mauvaise et si rebutante, que sa prévention paternelle ne ont aller au point de supposer qu’elle attirerait l’attention du public, à moins que le mérite intrinséque de l’ouvrage ne fût généralement connu, ou du moins affirmé par les arbitres du goût, dont l’opinion, soit qu’on l’adopte ou qu’on la rejette, donne de la publicité et du relief à un ouvrage. Comme M. Lewis était entièrement ignorant sur la routine générale des affaires, et dédaignait tout moyen qui pouvait blesser son indépendance, on ressemblait à de la crainte, il n’avait pas même prié l’admirateur de son poëme, de le prôner et de le protéger ; il ne s’était pas informé de sa demeure ; il n’aurait su où lui envoyer un exemplaire, et ne l’aurait pas osé tel qu’il était imprimé. L’ouvrier qui s’en était chargé répondit à ses plaintes, qu’on ne lui avait rien prescrit là-dessus, et qu’il lui avait paru que tout ce qu’on exigeait, était le bon marché. M. Lewis ni sa femme n’avaient pensé qu’un poëme demande sur-tout à être imprimé avec élégance, vu la classe des lecteurs auxquels il est destiné. Alfred commençait à sentir qu’il avait très-mal conduit toute cette affaire. L’humiliation et le chagrin le jetèrent dans une sombre mélancolie. Il laissa à sa femme le soin de disposer du mieux qu’elle pourrait de cette mal-heureuse édition, désirant seulement de n’en plus revoir un seul exemplaire, et que rien ne pût la lui rappeler, protestant que de sa vie rien ne pourrait l’engager à composer quoi que ce fût.

Cette résolution était aussi téméraire, aussi imprudente que celle qu’il avait prise une fois de ne plus tenir de pinceau. Quoique les libraires eussent refusé d’acheter son poëme pour leur compte, ils avaient consenti comme une faveur, d’en laisser quelques exemplaires sur leurs tablettes. Plusieurs le lurent, et furent surpris et charmés de la variété des belles images, des sentimens sublimes, des descriptions vraiment pittoresques, et du bon goût classique joint à tout le feu d’une imagination poétique qui distinguaient cet ouvrage. Ils furent convaincus que l’auteur, une fois connu, deviendrait un poëte favori du public, lorsque ses ouvrages seraient présentés sous une forme plus séduisante. On lui fit des propositions à cet égard ; mais il les reçut avec une extrême froideur et même avec dégoût : et sans considérer que son ouvrage encore inconnu ne pouvait pas être condamné, il prit le ton et la manière d’un auteur maltraité et critiqué injustement, qui se venge par le dédain et le mépris.

Le bon Ludovico au désespoir du profond chagrin de son père, de l’aigreur qui s’était emparée de son esprit contre tout le genre humain, et du découragement qui en était la suite, cherchait tous les moyens possibles de le calmer et d’adoucir son caractère irritable, en lui témoignant plus que jamais sa tendresse filiale et respectueuse. Sans avoir raisonné là-dessus, un instinct de vraie sensibilité conduisait cet enfant. Il sentait que lorsque son pauvre père se croyait maltraité et repoussé, s’il éprouvait un redoublement d’affection et d’estime autour de lui, il devait en ressentir quelque consolation. Sa mère lui sut gré de ce bon sentiment, et trouva plus que jamais une extrême difficulté à éclairer son jugement sans affaiblir son respect et son amour pour celui qui lui avait donné la vie, à lui faire sentir combien les talens les plus supérieurs sont inutiles pour le bonheur, lorsqu’ils ne sont pas dirigés par la sagesse et la raison, et que c’était là ce qui avait produit le mal que son cœur était appelé à plaindre et à partager, et son industrie et sa bonne conduite, à réparer. Ah ! quelle cruelle tâche pour cette bonne mère et cette tendre épouse, qui ne s’était jamais écartée de la stricte ligne de ses devoirs ; qui, dans chaque situation douloureuse, chaque alternative de chagrin ou de misère, avait toujours trouvé dans son cœur, de l’activité pour subvenir à la détresse, de la force d’esprit pour la soutenir, de la patience pour l’endurer, de l’amour pour l’adoucir ; qui joignait la fermeté et le courage à la douceur, et l’obéissance ! Humble et reconnaissante dans ses courts momens de bonheur, soumise et résignée dans l’adversité, un seul regard sur son Ludovico, sur sa Constantine, la consolait de toutes ses peines, et la ramenait aux sentimens de la plus tendre affection pour le père de ces enfans chéris, si malheureux lui-même par des défauts qui tenaient à ses qualités, et ne pouvaient les ternir aux yeux de son Agnès.


CHAPITRE XIII.

Quand le brocanteur de tableaux, M. Sinister, apprit que M. Lewis devait une forte somme à son imprimeur, il n’en devint que plus pressant pour faire exécuter au peintre l’arrangement fait avec lui ; et quand les six mois furent expirés, Sinister redevait à peine dix pièces au malheureux artiste, qui en devait au moins le double à l’imprimeur, sans parler d’autres petites dettes contractées pour son existence et celle de sa famille, d’autant plus qu’ils n’avaient rien gagné ni les uns ni les autres pendant qu’il corrigeait son poëme, et le faisait copier. On peut facilement supposer qu’un désapointement tel que celui qu’il avait éprouvé, devait avoir affecté cruellement un esprit sujet à se laisser aller à toutes les impulsions. Sa santé en avait souffert autant que son moral. Il était faible, abattu, hors d’état de se remettre à l’ouvrage ; et il prit insensiblement l’habitude d’aller passer plusieurs heures de la journée dans un café voisin, mais non pour boire ou pour jouer, il n’aimait ni l’un ni l’autre. Sa délicatesse naturelle, un vif sentiment de ses devoirs le préservaient de ce danger qu’Agnès ne redoutait pas pour lui. Elle était plutôt bien aise que dans son état de faiblesse, il eût occasion de boire de temps en temps un verre de vin, car il n’en paraissait jamais sur leur table. Mais M. Lewis ne savait pas se tenir dans un juste milieu ; il usa et il abusa tellement de la permission, qu’il passait ses journées entières au café, et n’en sortait pas toujours aussi à jeu qu’il y était entré. Alors pour la première fois de sa vie, sa soumise compagne se permit de tendres remontrances sur la double crainte qu’il ne prit peu à peu la pernicieuse habitude de s’enivrer, et plus sûrement encore celle de l’oisiveté. Elle lui parla, à dessein, devant Ludovico. Cet enfant aimait tellement son père, qu’il aurait pu facilement être entraîné à le suivre et à l’imiter, et les douces représentations d’Agnès pouvaient le retenir. La sensibilité de Ludovico la seconda mieux qu’elle me l’avait espéré. Il se jeta en pleurant, au cou de son père, et lui dit seulement : Bon papa, reste avec nous, qui t’aimons tant ! nous sommes si tristes et si malheureux quand tu nous quittes ! Il n’en fallut pas davantage ; M. Lewis, ému à l’excès, serra sa femme et ses enfans dans ses bras ; et toujours extrême dans ses déterminations, plutôt par une suite de la violence de son caractère, que par une sage fermeté, il résolut de ne plus entrer de sa vie dans aucune maison publique, et de rester à travailler chez lui, pourvu qu’il y vit des visages contens et satisfaits. « C’est pour vous seuls, leur dit-il, que je m’afflige de notre situation ; ce sont vos peines dont je ne puis supporter d’être témoin ; mais avec du courage et de la gaîté, nous par viendrons, j’espère, à les éloigner, et je vous promets de ne plus vous quitter. » Agnès et son fils s’engagèrent de leur côté à faire tout ce qui dépendrait d’eux pour lui rendre sa retraite agréable. Madame Lewis sentit que c’était son devoir de soutenir un mai qui, sans balancer un seul instant, consentait à ce qu’elle exigeait de lui, et abandonnait les distractions qu’il trouvait hors de chez lui. Pour lui procurer un peu de vin à ses repas, et une meilleure nourriture, elle travailla au-delà de ses forces, passant souvent les nuits à l’ouvrage, pendant que ses deux enfans et son mari dormaient. Dès qu’ils étaient reveillés, ils travaillaient aussi de tout leur pouvoir ; Constantine cousait avec sa mère ; Ludovico faisait ses dessins, qu’il vendait toujours assez bien à son marchand ; mais malgré tous ses efforts pour se surmonter, il se sentait quelquefois près de succomber au chagrin, lorsqu’il voyait au travers de leur sourire, les traces de la maladie sur le visage pâle et abattu de ses bien-aimés parens. Sa petite sœur, qu’il aimait passionnément, livrée à un travail assidu et même assez pénible pour ses petits doigts, au lieu de jouir des plaisirs et du mouvement de son âge ; des créanciers à leur porte, et pour unique ami et protecteur, celui dont l’insidieuse assistance perpétuait la misère qu’il affectait de soulager.

Pendant assez long-temps, cependant, M. Lewis se défendit d’avoir recours à M. Sinister. Il jouissait, disait-il, de ne plus peindre comme un esclave et pour un vil prix ; et en effet ses ouvrages se ressentaient de sa liberté. Il s’était surpassé lui-même dans deux tableaux de sites du Cumberland, faits d’après ses esquisses, et les doux souvenirs qui animaient son pinceau. Ces deux morceaux étaient pleins de talent et de vie. Regarde disait-il à sa femme, voilà cette colline où tu me menas le lendemain de nos noces ; voilà dans le lointain ce lac que tu aimais tant à contempler ; voilà ces hameaux que tu me nommais ; voilà cette chaumière si pittoresque, au coin du bois et sur le bord d’un ruisseau ; voilà le clocher de l’église de ton père, et tout près le presbytère où tu reçus la vie, où ton Alfred reçut ton cœur et ta foi ; voilà… Il fut interrompu par les sanglots de son Agnès. Ces larmes sont de bonheur, se hâta-t-elle de dire dès qu’elle put parler. Oh mon Alfred !… Elle allait ajouter : Ne vends pas, ne vends jamais ces précieux tableaux ; mais un regard jeté sur l’habit presque tout à fait usé de son mari, arrêta ce mot sur ses lèvres. Ils sont charmans, ces tableaux, lui dit-elle. Si quelque connaisseur pouvait les voir, tu en retirerais, je crois, beaucoup d’argent. M. Lewis soupira en silence ; il avait eu, comme elle, le désir de les garder, et ne l’avait pas encore réprimé. Il reprit son pinceau, et pendant qu’Agnès travaillait, il plaça sous un arbre au-dessus de la colline une figure d’homme et une de femme les bras entrelacés, et regardant le paysage, et dans le sentier qui conduisait au village, un ecclésiastique un livre à la main. Il appela de nouveau Agnès : Sinister n’aura pas ceux-là, lui dit-il, ni personne, s’il m’est possible. Hélas ! il avait raison d’ajouter : s’il m’est possible. Chaque jour la misère de cette famille s’augmentait, et les persécutions de l’imprimeur pour être payé devenaient plus vives. C’était réellement un homme très-pauvre et que la nécessité y obligeait. Ses plaintes de ne pouvoir obtenir son argent éclatèrent dans le voisinage, et révélèrent aux autres créanciers le triste état des affaires du pauvre Lewis : ainsi plusieurs circonstances se combinaient pour l’écraser. Chacune en elle-même était peu de chose ; mais réunies, elles formaient, comme dit le sage fils de Sirack, une armée de sauterelles, petit ennemi qui détruit tout un pays.

Il arriva un jour que l’imprimeur vint en grande détresse solliciter son paiement. La famille était au moment de son dîner. Mad. Lewis avait placé une bouteille de vin devant son mari. Après avoir demandé en grâce au pauvre imprimeur encore quelque temps de patience, M. Lewis le pressa obligeamment de boire un verre de vin avec lui ; mais l’imprimeur était mal disposé pour l’accepter. La vue d’une jouissance qu’il ne se permettait pas à lui-même, chez un homme qui lui devait et ne pouvait pas le payer, l’offensa plus encore que les excuses de M. Lewis. Il sortit en fureur, jurant qu’il voulait être payé jusqu’au dernier sou, ou bien qu’il saurait se venger d’un paresseux, d’un ivrogne, qui, pourvu qu’il eût de bon vin sur sa table, s’embarrassait peu si ceux qui travaillaient pour lui avaient de quoi manger. Ces dures paroles ne furent entendues que d’Agnès, qui dressait son frugal diner à la cuisine, et qui l’entendit jurer leur ruine en descendant l’escalier. Elle déplora qu’un seul verre de vin offert par son mari, faible, malade, harrassé de travail lui eut fait un ennemi ; mais elle ne put s’empêcher de se rappeler le temps où, n’ayant pas un schilling en réserve, il offrait bien plus d’un verre et d’une bouteille aux visiteurs, pour lesquels il dépensait ainsi le produit de sa peine, sa propre subsistance, et qui le détournaient de son travail. Mon Lewis, pensait-elle douloureusement, a le cœur d’un gentil-homme. Il aime à être honnête, à partager avec ses amis tout ce qu’il possède… et même ce qu’il ne possède pas, ajoutait la sagesse. Malgré son ardent désir de l’excuser, elle ne pouvait s’empêcher de penser que le premier devoir d’un homme et d’un père de famille, est de pourvoir aux besoins de ses enfans plutôt qu’à ses fantaisies et à sa générosité, mais elle s’arrêta peu sur les torts de Lewis. Elle-même n’avait-elle pas aussi à se reprocher trop de complaisance, de n’avoir pas assez usé de son ascendant sur un mari qui l’adorait encore, et qui venait de lui prouver qu’il ne lui aurait rien refusé. Mais combien n’étaient-ils pas punis sévèrement tous les deux de leur négligence ! Au mal présent se joignait actuellement la crainte des menaces de leur créancier. Elle ne savait comment en avertir son mari, ni comment le préserver du danger. Cela fut bientôt hors de son pouvoir. La vengeance de la colère est toujours prompte ; et dans la même soirée Ludovico découvrit qu’un exempt sur veillait leur maison. Son père était allé chez Sinister, dans l’espoir d’en obtenir quelque argent pour faire prendre patience à l’imprimeur. Agnès lui dépêcha son fils pour l’informer de cette circonstance, et le supplier de ne rentrer chez lui que lorsque la nuit lui permettait de traverser les mues en sûreté.

Pour tenter le brocanteur de lui faire une avance un peu considérable, M. Lewis avait pris ses deux charmantes vues du Cumberland, que la veille encore il jurait de ne jamais vendre. Agnès elle-même malgré le prix qu’elle y attachait, l’avait conjuré de s’en défaire pour payer l’imprimeur, mais nоn pas au-dessous de leur valeur. Si nister qui connaissait très-bien leur mérite, convaincu que le peintre ne venait à lui que dans le plus grand besoin, voulait en profiter, et lui offrait un prix qu’il savait en sa conscience être à peine le quart de ce que valait un seul de ces tableaux. M. Lewis résistait, lorsque Ludovico entra. Sinister vit d’abord sur la physionomie du jeune homme qu’il apportait de mauvaises nouvelles. Il se retira pour le laisser parler à son père, mais pas si loin qu’il ne pût entendre quelques mots ; et la contenance alarmée du pauvre Lewis en écoutant son fils, lui apprit ce qui en était. C’est le moment, pensa-t-il d’avoir ces tableaux presque pour rien. Il lui faut de l’argent pour partir ; si seulement je ne lui avais offert que quatre guinées au lieu de huit ! Mais il ne pouvait en revenir, et renouvela son offre, en assurant que c’était beaucoup trop, mais qu’il avait pitié de la situation de M. Lewis. Ce dernier était en effet si effrayé d’être encore menacé de la perte de sa liberté, qu’il était incapable de conclure aucun marché, et ne songeait qu’à fuir au plus vite. Terminez avec mon fils, put-il seulement articuler, j’approuve tout ce qu’il fera ; et sortant promptement de la boutique il prit le chemin qui le menait le plus loin de son logement, craignant que l’exempt n’eût suivi Ludovico, d’autant plus qu’on savait que ses affaires l’appelaient souvent dans le quartier où il se trouvait alors.

Les gens rusés se trompent souvent, et c’est ce qui arriva cette fois à M. Sinister. Il fut charmé d’avoir affaire à cet enfant de treize ans dont il aurait sans doute bon marché, et retirant deux des huit guinées qu’il tenait dans la main, il en étala six devant Ludovico : « Voilà de l’or, jeune homme, que j’allais donner à votre père ; le ciel sait si je le reverrai jamais (mon or, s’entend), reprit-il, en voyant pâlir Ludovico qui croyait qu’il parlait de son père. Le ciel sait, veux-je dire, si je trouverai à placer ces tableaux ! j’ai encore tous les précédens ; personne n’en veut. Je vous donne deux guinées de plus de ceux-ci ; je crois que je suis raisonnable, et que vous devez être content. »

Au moment où Ludovico était entré, il avait entendu son père qui disait au brocanteur : « Vous ne pouvez pas vous imaginer, M. Sinister, que je vous céderai deux tableaux tels que ceux-ci, pour les huit guinées que vous m’offrez. » Il était donc certain que huit guinées avaient été offertes ; et cette circonstance lui prouva que son père n’avait pas renouvelé son fatal engagement avec M. Sinister, de lui céder tous ses tableaux pour deux lonis ; il en avait tremblé lorsqu’il y était allé. Il savait que l’orgueil ou la noble fierté de son père était telle qu’il ne pouvait supporter la pensée de chercher des acheteurs pour ses ouvrages, ou même de demander des secours. Il souffrait moins en concluant un mauvais marché. Ludovica voyait que Sinister était capable de tout pour tirer parti de ce sentiment de délicatesse, inhérent aux caractères relevés, ou par la naissance on par l’éducation, et qui était aussi vif chez lui que chez son père. Mais il y joignait un sentiment de ses devoirs tout aussi puissant, et cette rectitude de principes, cette intégrité qui constitue la véritable vertu. Il mettait son orgueil à ne rien faire perdre à leurs créanciers, à n’être pas dupe d’un fripon, à répondre à la confiance de son père, et à tenter au moins quelque chose pour le tirer de cette crise. Il avait vu sa mère surmonter la timidité de son sexe, et ses habitudes de réclusion, pour combattre le malheur et tâcher d’être utile à son mari, lorsqu’elle. était allée, quoiqu’avec une extrême. répugnance, offrir le poëme de M. Lewis, de libraire en libraire, partout rebutée, et ne se rebutant point. Je ferai de même avec ces tableaux, pensait-il ; j’irai les présenter jusqu’à ce que j’en tire assez pour libérer mon père. Il m’en coûtera beaucoup aussi ; mais ce que ma mère a fait, je puis et je dois le faire, moi qui suis un homme.

Pendant qu’il réfléchissait à cela en gardant le silence, Sinister, sa lorgnette à la main, admirait, en gardant aussi le silence, les tableaux qu’il envisageait déjà comme lui appartenant, et il calculait en lui-même le gain immense qu’il ferait, lorsque Ludovico les saisissant, les plaça sous son bras, et lui dit avec fermeté : Non, Monsieur, si vous ne voulez donner que six guinées de ces tableaux, je les remporte, et je tâcherai de les placer mieux ailleurs. J’ai entendu mon père refuser de vous les laisser pour huit guinées, et je répondrais bien mal à sa confiance, si je me permettais de vous les laisser à moins. Adieu donc, M. Sinister. En disant cela il se retira avec l’air très-décidé d’agir comme il parlait.

Attendez, attendez donc, jeune homme, revenez, remettez-là les tableaux. Ai-je dit huit guinées à votre père ?… Eh bien ! à la bonne heure ! Si j’ai dit huit, j’en donnerai huit, dit le brocanteur ; je l’avais oublié.

Mais j’ai entendu mon père refuser ces huit guinées, dit Ludovico, ainsi je ne puis les prendre.

Venez, venez, mon enfant, ne soyez pas insensé ! Tenez, voilà les huit guinées. Je ne marchande pas, comme vous le voyez. Votre père est dans la détresse. Mes oreilles, petit bon-homme, sont aussi bonnes que les vôtres. Je connais très-bien votre situation ; votre père est sur le point d’être arrêté ; et cette somme lui donnera la facilité de s’échapper et de se mettre en sûreté. Ce n’est pas le tout, enfant ; je m’intéresse à lui. Quand il sera loin, je veux rétablir ses affaires. Nous le tiendrons caché quelque part jusqu’à ce que j’aie engagé ses créanciers à signer un arrangement. Cela fait, il pourra hardiment reparaitre ; et je l’emploierai comme je l’ai déjà fait. Si mon offre ne vous prouve pas que je suis votre véritable ami, rien ne le fera ; et vous êtes un fou ou un imbécile si vous le refusez.

Je ne sais pas si j’entends bien, dit Ludovico. Voulez-vous dire que mon père sera dispensé de payer ses dettes ?

Non, non, pas tout à fait ; il paiera une bagatelle. Nous ferons une vente de ses esquisses, de ses livres, de ses meubles, de ses habits, enfin du peu qu’il possède. Pour vous obliger, je les prendrai moi-même à une juste estimation. Je répartirai l’argent qui en proviendra entre les créanciers ; et comme ils ne le tiendront pas leur débiteur, et qu’ils perdraient tout, il n’y a aucun doute qu’ils n’acceptent et ne signent une quittance de la dette entière ; alors votre père sera libre, et ce qu’il gagnera sera à lui. C’est de cette manière que les affaires de Morland ont été arrangées. Il devait à chien et à chat, le pauvre homme ! au moyen de quelques semaines de retraite, et de la vente de son vieux mobilier, il ne doit plus rien à personne, et se trouve fort heureux. Comprenez-vous, mon garçon ? Mais votre père me promettra de nouveau de ne travailler que pour moi. Comprenez-vous ?

Oui, oui, je comprends, s’écria Ludovico ; et des larmes d’indignation remplissaient ses yeux. Je comprends que vous voudriez faire de mon pauvre père un voleur et un esclave, mais vous n’en viendrez pas à bout. Jamais, jamais il ne consentira à ce que vous appelez un arrangement, qui n’est qu’une infâme coquinerie. Ma mère n’y consentirait jamais, quand même mon père partirait, ni moi non plus, je vous assure ; jamais, jamais ! Ainsi nous travaillerons jour et nuit ; nous supplierons nos créanciers de prendre patience ; nous vivrons de pain et d’eau, rien que de cela ; tout le reste de notre gain sera pour eux ; je le leur porterai à mesure ; et nous viendrons ainsi à bout de payer tout ce que nous devons jusqu’à une obole, pourvu qu’on nous donne du temps. J’en suis sûr, nous paierons tout.

Belles paroles, beau projet ! dit Sinister en levant les épaules. Pendant que votre mère et votre sœur tireront l’aiguille pour deux pences, et que vous dessinerez pour un schilling, vous aurez la satisfaction de voir votre père pincé quelque jour ; car je le connais, il ne sera pas long-temps sans s’exposer à tout pour revoir sa femme et ses enfans. Eh bien ! à la bonne heure ! cela ne sera pas long. Il est déjà si exténué ; il succombera bientôt au mauvais air des prisons, et alors toutes ses dettes seront payées. Peut-être avez-vous raison, jeune homme ; vous calculez mieux que moi cette fois. Sinister était adroit et touchait la corde sensible. Ludovico éclata en sanglots ; et s’il avait pu parler c’eût été pour dire : « Sauvez mon père à tout prix ! » mais ses larmes l’étouffaient.

Venez, venez, pauvre enfant, dit Sinister d’un ton de compassion ; je ne puis vous voir dans cet état, cela me fait mal tenez, je veux ajouter encore une guinée à ces huit comme un cadeau pour vous. Vous êtes un gentil garçon, un bon enfant, je veux vous encourager, en achetant quelques uns de vos dessins ; et quand vos affaires seront rétablies, comme je vous le conseille, j’ai dans l’esprit de vous employer aussi.

Rétablies ! disait Ludovico en lui-même ; et chaque sentiment, chaque principe gravé dans son ame se révoltait à ces paroles. Mais, que faire ? leur détresse était si grande ! L’idée de sou père chéri languissant et mourant dans une prison était si affreuse ! Les neufs guinées étalées devant lui le tentaient vivement, quoique certain que les tableaux valaient deux fois cette somme, même pour un revendeur, Mais où trouver à l’instant quelqu’un qui voulût les acheter et les payer à leur valeur ? neuf guinées lui paraissaient une bien grande somme, avec laquelle on pourrait peut-être faire prendre patience à l’imprimeur ; il ne savait que faire. Avec un cœur oppressé et palpitant, il s’adressa avec ferveur au ciel, et pria le Tout-Puissant de le guider. Pendant qu’il faisait avec ardeur sa prière intérieure, deux hommes entrèrent dans le magasin. Ils avaient la tournure de domestiques, et paraissaient chargés d’une commis sion de leur maître pour Sinister. Celui-ci saisit cette occasion de hâter la décision de Ludovico ; il tira les neuf guinées et les secouant dans sa main, il lui dit : Eh bien ! mon petit Lewis, ces guinées vont-elles passer de ma poche dans la vôtre ? oui ou non, s’il vous plaît ; vous voyez que j’ai des affaires. Me laissez-vous les tableaux ? Ludovico les posa sur la table avec un profond soupir, et les retenant encore, il ne répondit rien, tout en lui exprimant l’irrésolution…

— Ciel et terre ! s’écria un des deux hommes avec l’accent irlandais, vous vous appelez Lewis et vous vendez des peintures ! D’abord, dites-moi si vous êtes le fils, le cousin, ou quelque autre chose d’un M. Alfred Lewis qui vend aussi des tableaux.

— C’est mon père, s’écria Ludovico ; bon Dieu ! Monsieur, connaissez-vous mon père ?

— Ah ! ah ! vous êtes le fils de ce cher Alfred Lewis ; j’en suis charmé ; comme je le dis, je le pense. Je connais votre père comme s’il était le mien, c’est-à-dire pourtant que je ne l’ai jamais vu’; mais pendant deux ans j’ai passé tous les jours une demi-heure avec lui, à lui rendre tous les petits services dont j’étais capable. Ah ! ah ! ah ! vous ne devinez pas cela, j’en suis bien sûr ; rien n’est plus vrai pourtant, ou je ne m’appelle pas Dermot, honnête Irlandais s’il en fût jamais ; et Dieu sait qu’il y a des honnêtes gens dans ce pays-là ; et c’est en Irlande que j’ai connu votre père.

— Mon père n’a jamais été en Irlande, dit timidement Ludovico.

— Non, jamais, je le sais bien ; et moi, je n’étais jamais venu à Londres : c’est ce qui fait le singulier de la chose. Vous ne devinez pas, je le parie : eh bien ! je vais vous le dire. Mon maître, sir John Giffort fit un voyage à Londres, il y a deux ans, où il ne me mena pas, ce fut mon camarade Robert. Ils en apportèrent au retour une peinture, un tableau grand comme quatre fois ceux-là, avec un beau cadre doré. Mon maître aime beaucoup les tableaux ; il m’appela pour le pendre dans une chambre dix fois grande comme cette boutique ; c’est moi qui mis le crochet, pui d’honneur moi-même, sans me vanter. Dermot, me dit mon maître, je te recommande ce tableau, n’y laisse point de poussière, nettoie — le tous les jours. Je le promis, et je n’y ai jamais manqué. Dès le premier jour je découvris au bas, dans un coin, le nom d’Alfred Lewis ; je demandai à mon maître ce que cela voulait dire, et pourquoi il n’y avait pas à sir John Giffort, puisqu’il était à lui. Il me répondit que c’était le nom de celui qui l’avait peint ; que c’était un très-habile homme et qu’il voudrait bien le connaître ; qu’il ne céderait pas son tableau pour cinq cents pièces, fût-ce au premier lord de notre petite Irlande. Prenez cela pour votre consolation, M. Lewis, car vous avez l’air bien triste ; peut-être que votre père est mort et que c’est là ce qui vous chagrine. J’en serais bien faché ; mais qu’y faire ? Nous sommes tous mortels ? Enfin dites-lui que son tableau est dans la plus belle chambre de la terre de Coronghdale en Irlande, où tout le monde l’admire ; n’y manquez pas : dites-lui aussi que Dermot, valet de chambre de sir John Giffort l’a pendu d’abord, et puis l’a frotté tous les jours, et n’oubliait jamais de lire son nom… et de lui dire qu’il était un habile. homme. Vous voyez là, ne vous en déplaise, les arbres, les lacs, les montagnes, les vaches, les hommes et toutes les bêtes comme le bon Dieu les a faites, si ce n’est qu’ils sont plus petits.

Ludovico aurait ri de cette éloquence irlandaise s’il avait pu penser à autre chose qu’à la joie qu’aurait son père, en apprenant qu’il pourrait voir celui qui avait acheté son beau tableau. Il savait combien il le désirait, et peut-être, pensait-il, il achetera encore ceux-ci. Sinister se promenait avec humeur, prévoyant aussi qu’ils allaient lui échapper.

Votre maître est donc à Londres ? dit Ludovico à Dermot ; et un rayon de joie animait son regard en pensant qu’il verrait peut-être aussi celui qui avait montré tant d’estime pour le talent de son père.

Oui, oui, mon jeune Monsieur, oui, mon maître est à Londres, et moi aussi, comme vous voyez. Mais ce n’est plus sir John Giffort qui est mon maître, attendu qu’il est mort, et que j’aime à servir les vivans. Je suis à présent au mari de sa sœur, le général Villars. Mais ne soyez pas en peine du tableau ; il restera dans le beau salon. Lady Giffort l’admire aussi beaucoup ; j’ai bien recommandé qu’on le nétoyât tous les jours, et on n’y manquera pas. Si vous avez envie par hasard de montrer ceux-ci à mon maître, il aime beaucoup ces sortes de choses ; c’est pour cela qu’il m’a envoyé ici. Mais vous devez avoir le pas, vous qui êtes le fils du beau tableau d’Irlande, et qui vous appelez Lewis. Je parlerai de vous et de vos peintures au général, de tout mon cœur ; apportez-les demain à Portman Square, demandez à parler à Dermot, valet de chambre du général Villars, et vous verrez.

Le cœur plein de reconnaissance et avec un langage qui exprimait trop faiblement à son gré tout ce qu’il sentait, Ludovico remercia son honnête protecteur, le bon Irlandais, qui lui secouait la main à lui faire mal, en lui répétant qu’il était charmé de rendre service au fils d’Alfred Lewis, son ancien ami. Ludovico reprit en- suite ses tableaux, et se disposait à les emporter, lorsque M. Sinister, dont il s’approcha pour lui dire que leur marché ne pouvait avoir lieu, le saisit par le bras, et avant que Ludovico eut pu ouvrir la bouche, il lui dit à voix basse, mais très-vivement : Votre père doit être secouru dès ce soir, ou bien il est perdu ; demain ce sera trop tard : rappelez-vous qu’un oiseau dans la main vaut mieux que deuse dans un buisson. Voilà de l’argent pour votre père ; vous faut-il quelque chose de plus pour qu’il puisse partir ? Eh bien, soit ! laissez-moi ces tableaux ; je vais vous donner de quoi le satisfaire. Dix guinées suffiront, je pense ?

— Non, Monsieur, je vous remercie, dit le jeune homme ; si mon père doit être secouru, ses créanciers doivent l’être aussi ; leurs intérêts sont inséparables des nôtres. Vous venez d’entendre vous-même combien les ouvrages de mon père sont estimés : je vendrai certainement ceux-ci plus de dix guinées Quand nos créanciers sauront, comme je le sais à présent, quelle est leur valeur, ils attendront surement avec patience, et ils verront la peine que je me donne pour les placer.

— Bah ! enfant que vous êtes, dit Sinister en baissant encore plus la voix, vous vous fiez à un Irlandais ? peut-être qu’il n’existe pas même un général Villars. Dieu sait où on veut vous attirer ! (et voyant que Dermot cherchait à l’écouter, il ajouta plus haut) Il y a mille à parier contre un, mon jeune ami, que le général Villars n’achetera pas vos tableaux ; alors il sera trop tard pour revenir à moi, je vous en avertis ; je les veux tout de suite ou point. D’un autre côté, moi, je les prends tels que tels, sans cadre ; vous n’oseriez pas les présenter au général sans une encadrure très-élégante, très-chère ; où la prendrez-vous ? Venez, laissez-les moi ; je vous en donne douze guinées.

Ludovico secoua la tête en signe de refus.

— N’est-ce pas assez, jeune homme ? eh bien ! seize. Je vous offre seize guinées, le double de ce que j’ai offert à votre père : pour le coup il n’y a rien à dire. Seize guinées ! pensez-y bien.

Je les refuse, M. Sinister, dit alors avec fermeté Ludovico à l’indigne brocanteur ; je ne les laisserai à vous pour aucune somme. Votre offre me prouve combien mon pauvre père a été trompé par vous. Si, comme vous l’assuriez, il n’y a qu’un moment, il vous était impossible de vous défaire de ses tableaux, vous ne seriez pas si empressé d’avoir ceux-ci ; vous ne m’en offririez pas le double de ce que vous vouliez lui en donner.

Alors la rage de Sinister fut au point que, sil avait été seul avec le jeune homme, il lui aurait certainement arraché les tableaux de force, et l’aurait maltraité ; mais il fut retenu par la présence des deux domestiques qui ne l’auraient pas souffert. Ils sortirent avec Ludovico qu’ils placèrent entr’eux deux, et qu’ils accompagnèrent jusque très-près de sa maison. En arrivant, il trouva sa mère dans la plus vive inquiétude. Son père n’était pas rentré ; la nuit menaçait d’être pluvieuse, et la santé de M. Lewis était très-mauvaise. Ludovico la consola un peu en lui racontant ce qui s’était passé chez Sinister, et ses espérances pour le lendemain. Elle convint avec lui qu’il faudrait trouver quelque moyen de se procurer de jolis cadres pour présenter les tableaux avec avantage. Il les laissa aux soins de sa mère, et courut chez le seul ami qu’il eut au monde, le marchand qui lui achetait ses dessins. Il l’informa complètement de sa situation, et lui demanda son avis. D’après son récit, le marchand comprit que Sinister aurait voulu vendre lui-même les tableaux de Lewis au général Villars, qui était sans doute un amateur de peinture, et qu’il était essentiel de le prévenir. Ludovico le pria de lui aider à emprunter ou à louer deux beaux cadres, qu’il promettait de rendre d’abord, si les tableaux ne se vendaient pas, ou de les payer s’il les vendait.

Vous êtes si ponctuel et si exact dans vos engagemens, lui dit le marchand, que je me fais un grand plaisir de vous rendre ce léger service ; quoiqu’il soit tard, je veux encore ce soir aller avec vous chez le faiseur de cadres, qui vous en confiera certainement deux sur ma parole. Ils y allèrent ; et à la grande joie de Ludovico, l’artisan venait de finir deux cadres du meilleur goût, et qui se trouvèrent aller à la mesure des tableaux. Ils étaient d’un prix très-haut ; mais, à la recommandation du marchand, il consentit à les prêter à Ludovico. Telle est l’utilité de se faire une réputation de bonne foi et d’exactitude.

Comme la pluie tombait par torrens, le marchand prit un fiacre pour retourner chez lui et chez Ludovico, principalement pour emporter les cadres sans les gâter. Ils n’avaient pas roulé bien loin, quand, à la lumière des reverbères, Ludovico aperçut son père qui était mouillé jusqu’aux os, et marchait très-vîte. Le premier mouvement du jeune homme fut d’ouvrir la portière, et de courir après lui ; mais le cocher, mouillé de même, allait aussi au grand trot de ses chevaux, et n’arrêta pas. Le marchand retint son jeune ami, et tous les deux crièrent de toutes leurs forces : « M. Lewis ! M. Lewis ! arrêtez ! arrétez ! ici ! ici ! Mais le malheureux homme frémissait au mot d’arrêtez ; et se voyant reconnu, ne se doutant guère que ce fût son enfant qui l’appelait, loin de s’approcher, se retourna, et courut plus vîte encore du côté opposé.

Pendant plusieurs heures, Ludovico, sa sœur, et leur malheureuse mère, attendirent le retour du cher fugitif. L’un ou l’autre allait sans cesse à la porte voir sil n’arrivait point ; et c’est avec peine qu’Agnès empêcha son fils de courir le chercher sans savoir de quel côté. Enfin, à une heure après minuit, il parut dans l’état le plus pitoyable. Depuis qu’il avait appris chez Sinister qu’on le guettait pour l’arrêter, il avait erré de rue en rue, ne s’apercevant de l’obscurité ni de la pluie, n’ayant d’autre pensée que celle d’échapper à la prison qu’il redoutait plus que la mort, et si absorbé par l’orage intérieur de ses craintes et de son désespoir, qu’il était insensible à celui qui l’inondait. Il allait rentrer chez lui quand il s’entendit appeler : convaincu que c’était pour le saisir, il avait recommencé ses courses ; et il était dans un tel état de fièvre et d’une espèce de délire, que ce fût presque machinalement qu’il revint à la maison. Cependant peu à peu il se remit moralement, et au bout de quelques instans, les tendres soins de son Agnès, ce que Ludovico lui racontait de sir John Giffort, du bon Dermot et de l’espoir de bien vendre ses deux tableaux le lendemain au général Villars, le ranimèrent. Mais alors seulement il sentit le mal physique, et l’effet du froid humide auquel il avait été exposé si long-temps. Ayant déjà de la toux et tout ce qui annonçait l’approche de la consomption, il sentait, de plus, de vives douleurs de rhumatisme dans tous les membres ; cependant sa femme ne put obtenir de lui qu’il se mît au lit avant d’avoir placé ses deux tableaux dans les beaux cadres que son fils avait apportés. Il les contempla ensuite pendant long-temps avec orgueil et avec espoir, et semblait en les regardant avoir perdu le sentiment de ses chagrins et de ses maux. Il paraissait si bien, si animé, si heureux, que Madame Lewis elle-même y fut trompée, et crut que ses soins et ce plaisir inattendu avaient prévenu tous les effets qu’on pouvait craindre de ce malheureux incident ; elle s’endormit paisiblement dans cette douce et fausse conviction.

Quand Ludovico se leva le matin suivant, il était lui-même bien plus abattu que la veille. Son père était en sûreté chez lui ; il n’avait plus cette affreuse crainte de son arrestation qui le soutenait auparavant, et le rendait capable de tout entreprendre pour prévenir ce malheur. À présent le pauvre enfant voyait seulement la honte d’aller se présenter dans une grande maison, sans autre protection que celle d’un nouveau domestique, qui, peut-être, ainsi que les Irlandais en sont accusés, avait trop vanté son crédit. Il se voyait en présence d’étrangers qui, sans doute, l’accuseraient d’impertinente témérité, obligé de supporter ou la colère, ou, ce qui était pis encore, le mépris. Il sentait alors vivement toute la tristesse de sa situation qui exigeait cet effort si pénible. Il n’était plus sous l’influence de l’espoir ou du désespoir qui relève le courage. Il considérait tout ce qui lui était désavantageux ; et sa chétive apparence, et son pauvre habit si usé, et sa timidité naturelle qu’il n’avait jamais pu surmonter. Il craignait que, s’il était appelé à parler, ses paroles ne s’arrêtassent sur ses lèvres ; enfin il en était au point de se repentir de n’avoir pas accepté les offres de M. Sinister. Sa mère, accoutumée à lire toutes les pensées de son fils sur son front ingénu, vint l’embrasser tendrement : Courage, cher enfant, lui dit-elle, tu seras encore une fois le sauveur de ton père. N’aie pas peur de te présenter avec ces charmans tableaux : ils seront ton meilleur passe-port. Ce n’est pas toi qu’on regardera, cher petit, mais les belles montagnes, les lacs enchanteurs de mon Cumberland. Qui pourrait rester insensible en les contemplant, et ne pas désirer d’en acquérir l’image rendue avec tant de vérité ! Elle ajouta qu’il y avait toute apparence que Dermot porterait d’abord les tableaux à son maître ; que si celui-ci voulait les acheter, il demanderait à parler au peintre lui-même, et que Ludovico ne paraîtrait peut-être pas même devant lui.

Ranimé par l’éloquence de sa mère, toujours puissante sur lui, Ludovico reprit la force d’esprit dont il avait déjà donné des preuves. Il prit les tableaux enveloppés dans une toile, puis s’approchant du lit où son père dormait encore, il baisa doucement la main chérie qui les avait peints. Il partit ensuite pour se rendre à Portman-Square avec un cœur plus calme et une physionomie plus sereine que lorsqu’il s’était levé.


CHAPITRE XIV

Quand Ludovico entra chez le général Villars, il s’adressa au portier, et le pria de demander le valet de chambre Dermot.

Ah ! ah ! dit le portier avec un accent écossais, c’est l’Irlandais que tu demandes ; je sais cela. Il m’a parlé hier pendant une heure de toi, et puis d’un grand tableau qu’il a pendu je ne sais où. Je ne l’ai pas trop écouté ; il y aurait bien à faire à entendre tout ce qu’il dit ; mais pourtant je me rappelle qu’il devait venir un petit bon-homme le demander, et c’est toi, sans doute. Attends-là, mon enfant, deux minutes seulement, pas plus, et Dermot va venir. Ludovico, bien content, s’assit sur une marche ; car il avait fait un long trajet, et les tableaux encadrés ne laissaient pas d’être pesans. Les deux minutes durèrent au moins une heure, qui parut longue au pauvre enfant. Pendant ce temps-là, des domestiques de toutes les espèces sortaient de la maison, y rentraient, portaient des paquets : tout était dans un grand mouvement. Il en sut bientôt la cause. Le portier écossais était tout aussi babillard que le valet de chambre irlandais : il n’y avait de différence que dans leur accent. Il raconta au jeune homme que toute la famille était sur le point de partir pour le midi de la France, où les médecins envoyaient la femme du général pour sa santé ; et comme c’était le moment d’une courte paix, il n’y avait pas de temps à perdre, et ils partaient le lendemain, ou peut-être le jour même.

Hélas ! pensa Ludovico, que puis-je donc espérer ? si mon ami Dermot, qui dit tant de choses, m’avait dit ce prompt voyage, je me serais bien gardé de venir. Ils ne feront nulle attention à moi dans ce moment de départ, et n’achèteront sûrement pas des tableaux. Je voudrais bien n’être pas venu, dit-il tout haut dans sa détresse.

Patience ! patience ! mon bon petit ami, dit l’Écossais ; lève la tête, ouvre les yeux, tu verras Dermot qui vient enfin, et je suis garant qu’il te fera entrer. C’est un bon diable que Dermot, quoiqu’il soit Irlandais et qu’il cause trop ; mais il n’a que ces deux défauts.

La physionomie gaie, franche, ouverte de Dermot, et le bon accueil qu’il fit à Ludovico, ranimèrent son cœur et ses esprits. Eh bien ! M. Lewis, dit-il, j’ai parlé de vous et du beau tableau au général, et il veut vous voir ; quand je dis vous c’est vos peintures ; mais vous les apporterez vous-même. Montrez-les auparavant à M. Jack, le portier. Je lui ai si souvent parlé du beau tableau d’Irlande ; n’est-ce pas, Jack ? Eh bien ! vous allez voir si je mens. C’est-à-dire, ce n’est pas celui-là que vous allez voir ; mais c’est à peu près de même, puisque c’est le mème habile homme qui les a faits : montres donc. Ludovico les découvrit, et Dermot resta en extase à la vue des cadres dorés. Diable ! M. Lewis, c’est bien autre chose que hier ! Des cadres dorés comme pour le Vice-Roi ! Est-ce beau cela, Jack ? que vous avais-je dit ? Mais que je suis fâché de n’avoir rien su de ces cadres, j’en aurais-parlé au général ; enfin il les verra : allons. Je suis fâché, mon ami Jack, de vous ôter si vîte le plaisir de voir ces beaux cadres ; mais quand on a affaire, on n’a le temps ni de regarder ni de causer. Le portier lança un coup d’œil significatif au jeune homme, qui suivit son protecteur. Il était bien un peu honteux de paraître dans son triste équipage ; mais ses tableaux étaient parés, et Dermot assurait qu’on ne regarderai pas autre chose. Tout en montant escalier, il ne cessa de vanter la beauté de ces bordures : cet éloge n’aurait pas flatté le peintre, mais Ludovico en prit plus de courage.

Dermot l’introduisit dans un grand salon dont il ouvrit les deux battans, en criant : Avancez-donc. Il avait besoin de le dire, le pauvre enfant était si interdit qu’il n’osait faire un pas et à peine lever les yeux.

Plaise à votre honneur, dit Dermot à son maitre, voilà le jeune garçon dont j’ai tant parlé hier au soir à votre honneur en le déshabillant, le fils du beau tableau d’Irlande, c’est-à-dire de celui qui l’a peint ; et voilà aussi les deux petits tableaux qu’il voudrait vendre. À mon avis, à présent qu’ils sont en cadres d’or, ce sont les plus beaux tableaux que votre honneur ait jamais vus ; de cela, j’en suis bien sûr. Il prit le paquet, le déploya, et plaça les tableaux en face des fenêtres.

Le général Villars était un homme d’environ cinquante ans, ayant toute la tournure d’un brave militaire, le teint halé, le regard plein de feu, une taille imposante, mais un air de bienveillance. Il rit de la harangue de son valet de chambre ; et jetant sur Ludovico un regard plein de bonté, il lui dit de diriger Dermot pour placer les tableaux dans leur jour : C’est la peinture que je veux voir, dit-il, et non pas la dorure.

Véritablement, dit Dermot, votre honneur a peut-être raison ; mais une personne aime une chose, et une autre, une autre. Quant à moi, un beau cadre doré me paraît être ce qui fait valoir un tableau, c’est-à-dire la sauce de la peinture ; et il faut avouer que le cadre de celui d’Irlande n’est pas aussi beau que ceux-ci.

Au milieu du salon était une assez grande table, autour de laquelle trois dames étaient assises. La plus âgée, que Ludovico, à sa maigreur, supposa être la femme du général, se leva pour regarder les tableaux, et posa un livre dans lequel elle lisait. C’était une très-belle édition du poëme du Ménestrel, de Béattie. La table était couverte d’une quantité d’objets divers prêts à être empaquetés pour le voyage. C’étaient, pour la plupart, des choses si jolies, si belles, si brillantes et si nouvelles pour Ludovico, qu’il ne pouvait s’empêcher de les regarder. Là plusieurs bijoux de poche, à différens usages, en ivoire, en nacre, en ébène, incrustés d’or ; ici des parures de pierreries resplendissantes ; plus loin d’élégantes boîtes à couleurs et à parfumeries ; à l’un des bouts, des fruits confits, des conserves, des sucreries de différentes espèces, etc., etc. Deux jeunes dames étaient très-occupées à ranger le tout dans des cassettes de voyage. Quand elles entendirent le général faire avancer Ludovico, elles se regardèrent, et placèrent promptement tous les objets précieux plus près d’elles, comme pour les mettre en sûreté. Madame Villars vit ce regard et ce mouvement ; alors elle tourna les yeux sur Ludovico, avec l’air d’étudier sa physionomie, et s’adressant ensuite aux jeunes dames : « Je suis sa caution, dit-elle à demi-voix ; n’appréhendez rien, » Puis, reprenant son livre, elle lut du même ton cette strophe du poëme :

 « Le pauvre Edwin n’est point un enfant ordinaire :
« Examine ses yeux, aisément on y lit
« Les vertus de son cœur, le feu de son esprit.
« La pauvreté chez lui n’offre rien de vulgaire. »

« Nous verrons s’il ressemble à Edwin (dit la plus jeune, qui avait l’air vif et mutin) ; mais j’en doute, et j’aime autant ne pas tenter sa vertu par la vue de nos bijoux : quant à son esprit, comme il n’a pas encore ouvert la bouche, ni levé les yeux que pour regarder toutes ces choses, vous me permettrez, Maman, de m’en défier aussi. »

Madame Villars ne répondit rien ; mais lut encore à demi-voix la seconde strophe :

« Plus il sent vivement, moins il sait l’exprimer.
« Edwin pense beaucoup et garde le silence ;
« Timide, simple, doux, mais plein d’intelligence,
« Quand on regarde Edwin, comment ne pas l’aimer ?

Et le portrait d’Edwin, et son application, et les soupçons de la jeune miss Villars ne donnèrent à Ludovico ni orgueil ni honte ; il ne les écoutait pas. Dès qu’il entendit les dames parler ensemble, il se retira discrètement à quelque distance : il n’était d’ailleurs occupé que de la crainte de ne pas vendre ses tableaux, et du soin d’observer si le général en était content. Il paraissait l’être infiniment. Un des deux surtout l’enchantait ; c’était celui où se trouvaient l’église et le presbytère de Newkichdale, qu’Alfred avait peints avec tant de plaisir. Le général demanda à Ludovico si c’était une vue d’après nature. Alors le jeune homme rompit son modeste silence, et madame Villars put se convaincre qu’elle ne s’était pas trompée en le comparant au jeune héros de son livre. Ludovico répondit avec promptitude, avec précision ; mais aussi avec retenue, attendant des questions nouvelles. Il nomma tous les sites, tous les villages représentés dans le tableau. Sa mère l’en avait si souvent entretenu, qu’il les connaissait aussi bien qu’elle. Il parla de ce pays si beau et si pittoresque, avec l’enthousiasme qu’elle lui avait inspiré, et l’éloquence naturelle à un cœur plein de son sujet, accoutumé à parler et à entendre le meilleur langage. Le général était à la fois surpris et charmé. Sa femme triomphait d’avoir si bien jugé ; et les jeunes miss suspendirent leur importante occupation, pour mieux entendre cet enfant si méprisé il n’y avait qu’un instant. Comme une expiation, la cadette avança quelques bijoux de prix au bord de la table ; l’aînée dit doucement : « Maman a toujours raison. »

— Vous avez donc beaucoup vécu dans le Cumberland, dit le général, puisque vous le connaissez si bien ?

— Je n’y suis jamais allé, Monsieur, répondit Ludovico, quoique j’en aie toujours eu un vif désir ; mais ma mère y est née et s’y est mariée. Elle aime passionnément cette contrée, et me l’a si souvent décrite, qu’ayant de plus les peintures de mon père, je dois bien la connaître.

— Pourquoi votre mère a-t-elle quitté le lieu de sa naissance, demanda madame Villars avec intérêt ?

— Pour suivre le sort de mon père, Madame : son état l’appelait ailleurs. Elle n’a pas encore pu y retourner.

— Ses parens ne vivent plus, sans doute ?

— Pardonnez-moi, Madame, ils vivent encore tous les deux. Mon grand-père que je n’ai jamais vu, est… (Il avançait le doigt pour le montrer, mais il ne le posa que sur l’église. Une réflexion rapide l’empêcha de dire qu’il vendait un tableau où son grand-père était représenté ; et cette pensée le fit rougir.) : mon grand-père est pasteur de Newckichdale, dit-il après un instant d’hésitation. Voilà son église.

— Et voilà un homme en habit d’ecclésiastique, un livre à la main, là dans ce sentier, dit la jeune miss Villars ; est-ce votre grand-père ? Sa mère lui lança un regard désapprobateur. La rougeur du jeune homme en augmenta, et ses yeux s’humectèrent. — Il est possible, dit-il que mon père ait eu cette idée pour faire plaisir à maman ; mais une aussi petite figure n’a aucune ressemblance.

— Et je suis sûre, dit la petite étourdie, que c’est aussi votre père et votre mère qui sont là-haut sur cette colline.

Il ne répondit rien. Madame Villars prit la parole.

— Est-ce qu’il y a long-temps que votre père est artiste en peinture, lui demanda-t-elle avec bonté ?

— Oui, madame : il s’est voué à cet art dès son enfance ; mais ce n’est pas son seul talent ni sa seule occupation, il est aussi poëte.

— Tant pis pour lui, dit le général. Ludovico rougit excessivement. Il craignait d’avoir fait tort à son père dans l’esprit du général, qui, sans doute, n’aimait pas les vers. Je voulais seulement dire, reprit le général, qu’il est bien malheureux qu’un gentilhomme (car je sais que votre père l’est) ne puisse pas se livrer à l’un de ces talens, dont l’un doit nécessairement nuire à l’autre ; et peut-être tous les deux doivent-ils souffrir d’être exercés tour à tour. Deux talens tels que la peinture et la poésie, pour être perfectionnés, ne peuvent pas occuper le même individu ; et je crains qu’il ne soit pas aussi bon poëte que bon peintre. Je suis fâché que mon départ, fixé à demain, me prive du plaisir de connaître toutes ses productions, et lui-même. À mon retour, je les verrai sûrement. Ce n’est pas trop le moment non plus d’acheter des tableaux. Quand on va voyager, on a besoin de son argent ; mais je ne puis résister à garder celui-ci, si votre père veut le laisser pour vingt guinées.

Vingt guinées pour un seul de ces tableaux, que Sinister voulait avoir tous les deux pour seize ! Ludovico accepta au nom de son papa, et remercia le général. Pour moins de rien, il lui aurait dit qu’il le payait trop ; mais M. Villars le prévint. Je me connais en peinture, dit-il, c’est pourquoi j’ai pris la liberté de le taxer sans demander son prix. Peut-être votre père l’estime-t-il plus haut ; et peut-être a-t-il raison. Mais, dans ce moment, je n’en puis donner davantage ; seulement je paierai le cadre à part. Dermot m’a dit qu’il n’y en avait point hier : sans doute vous les avez achetés ; ils sont très-beaux. Combien vous ont-ils coûté ?

Ludovico dit le prix que lui avait fait l’artisan. Pendant que le général ouvrait un bureau pour y prendre l’argent, sa femme dit à Ludovico : Je voudrais savoir, mon cher enfant, ce qui vous plaît le plus de tout ce qu’il y a sur cette table. Regardez bien ; je veux savoir votre opinion et votre goût.

— Les boîtes à couleurs, dit Ludovico, sont je crois ce qu’il y a de plus utile, mais… Il s’arrêta. — Mais, reprit la bonne dame ; quoi donc ? Dites-moi votre pensée librement, avec franchise ; je suis sûre que vous avez une opinion décidée.

— Eh bien ! Madame, je voulais dire que quoique les boîtes à couleurs soient ce que je devrais préférer, le livre que vous lisiez est-ce que j’envierais le plus sur cette table.

Madame Villars regarda encore les jeunes personnes, comme pour dire : avais-je tort ? Et pendant que Ludovico recevait l’argent du général, elle ferma une des plus jolies boîtes à couleurs, enveloppa le volume de poésie dans une feuille de papier ; et quand le jeune homme eut fini avec son mari, elle s’avança vers lui et lui mit ces deux paquets dans la main. « Voilà, lui dit-elle, pour vous faire penser à nous. Vous ferez, j’en suis sûre, des vœux pour que notre voyage soit heureux, et un bon usage de ce que je vous donne. »

Ludovico tressaillit de surprise. Il regarda madame Villars ; et des larmes remplissant ses yeux coulèrent bientôt en abondance sur ses joues. Il voulait parler ; lui exprimer sa vive reconnaissance ; il ne put articuler un seul mot. Ses lèvres tremblaient, ses pleurs arrêtaient sa voix. L’émotion d’une bonté si inattendue en était la cause ; mais il s’y mêlait aussi un sentiment douloureux. Ce qu’elle lui avait dit sur leur voyage lui en rappela la cause ; et la maigreur de cette excellente femme serra son cœur.

Affectée aussi par la sensibilité du jeune garçon, voulant surmonter cette impression et lui donner le temps de se calmer, elle lui dit en souriant. Pourquoi ces pleurs, mon cher ? Quel est votre nom ? Je voudrais que ce fût Edwin.

— Je le voudrais aussi, Madame, puisque ce nom vous plaît. Le mien n’est pas commun en Angleterre ; il faisait rire tout le monde, et m’a souvent fait pleurer… Je m’appelle Ludovico Carrache.

— Carrache ! répétèrent les jeunes filles en éclatant de rire. C’est le nom d’un grand peintre italien, dit Madame Villars d’un ton sérieux.

— C’est pourquoi mon père a voulu que je le portasse, dit Ludovico. Il croyait par-là me donner de l’émulation. Mais j’ai si peu ressemblé à mon parrain, qu’il a bien voulu consentir à en retrancher la moitié ; on ne me nomme plus que Ludovico. Mon frère qui se nommait Raphaël, aurait peut-être mieux mérité ce nom ; mais il est mort il y a bien des années. Et il soupira profondément.

— Eh bien, donc ! Ludovico, dit madame Villars, vous n’avez nul talent pour le dessin ? Fils d’un aussi bon peintre, j’en suis surprise ! Ne vous a-t-il pas enseigné son art ?

— Oui, Madame ; mais je suis bien loin d’avoir son talent. Je n’ai pas fait de paysages ; seulement, j’ai peint bien des fois ma mère et ma petite sœur.

Les jeunes filles éclatèrent encore de rire. Il n’y faisait plus attention. Son ame entière était avec leur bonne mère qui lui montrait tant d’affabilité. — Ah ! vous avez une petite sœur, lui dit-elle, en se rapprochant de la table et faisant un paquet de plusieurs sucreries : portez-lui cela de ma part, et à votre mère aussi. Puisque vous les avez peintes si souvent, vous avez sûrement encore quelques-uns de ces portraits. Envoyez m’en un en échange ; je veux juger de votre talent. Dermot, prenez ce tableau : accompagnez chez lui ce jeune garçon ; vous me rapporterez un de ses dessins. Vous le voulez bien, mon cher petit Ludovico ?

— Ah ! madame ! tout, tout ce que j’ai, tout, tout ce dont je suis capable.

Dermot avait empaqueté le tableau. Ils sortirent ensemble ; et bien sûrement la ville de Londres ne renfermait pas un jeune garçon aussi heureux que Ludovico.

Le bon Dermot ne l’était pas moins du succès de sa recommandation : Eh bien ! mon ami, disait-il avec fierté, quand je vous assurais que tout irait bien, avais-je tort ? Ah ! ah ! monsieur le général connaît le brave Irlandais, comme ils m’appelent tous, et il fait cas de ses avis. Je croyais bien qu’il garderait les deux tableaux ; mais à la veille d’un voyage, on a besoin de tout son argent ! et peut-être sera-t-il long. Lady Villars est si malade !

— Puisse-t-elle retrouver la santé ! dit Ludovico ; c’est un ange, que votre maîtresse ! Je n’oublirai jamais sa bonté ; et je garderai toute ma vie le livre qu’elle m’a donné.

Et les éclats de rire des jeunes miss, vous les rappelerez-vous aussi ? Quelle maligne petite pièce que cette miss Lucy ! comme elles se moquait de vous ! Son père lui souffre tout, parce qu’elle est plus jolie et plus drôle que sa sœur Mary, qui est assez bonne fille ; mais miss Lucy est un petit démon de malice.

— Elle ne ressemble donc guère à sa mère ? dit Ludovico.

— À sa mère ! Lady Villars n’est pas sa mère. Elles sont d’un premier mariage du général. N’avez-vous pas vu qu’elle est trop jeune pour avoir d’aussi grandes filles ? Et miss Lucy ne la respecte guère, quoiqu’elle soit la meilleure des belles-mères.

— Je n’ai vu que ses bontés et sa maigreur, répondit Ludovico. La jeune miss était gaie, c’est de son âge ; et J’étais d’abord si honteux, si déconcerté, qu’il était bien permis de se moquer de moi. Quand ensuite lady Villars m’a encouragé avec tant d’affabilité, je n’ai plus vu qu’elle.

— Pauvre ame ! reprit Dermot ; combien elle a désiré un fils ! Elle en a perdu un en naissant, la première année de son mariage ; et c’est depuis lors qu’elle est malade. Je suis bien sûr qu’en vous faisant tant d’amitiés, elle pensait : Que n’est-il mon fils !

— Et moi, dit Ludovico, moi… je pensais que ses enfans étaient heureux comme moi ; Car j’ai aussi la meilleure des mères, et je n’en désire aucune autre. Mais puisse la bonne lady Villars se rétablir et avoir un fils ! Tous les jours je prierai Dieu pour cela.


CHAPITRE XV.

Tout en causant, ils arrivèrent dans le quartier où demeurait M. Lewis. Dermot se faisait une grande joie de voir l’homme habile qui avait fait le beau tableau d’Irlande, et de se vanter de ses soins ; mais Ludovico le pria de suspendre son impatience, et d’entrer un instant avec lui dans la boutique du faiseur de cadres, devant laquelle ils passaient. Il voulait lui payer celui qui était vendu, et lui rendre l’autre. L’artisan fut si content de l’exactitude du jeune Lewis, et de la vente si prompte de l’un de ses cadres, qu’il lui offrit de laisser l’autre au tableau non vendu, et de l’exposer dans son magasin, où il venait beaucoup d’amateurs. Ludovico le remercia, et y consentit avec plaisir. Ils n’étaient pas loin de chez lui, et ils y furent bientôt. Le cœur de Ludovico nageait dans la joie en pensant qu’il rapportait à son père de quoi payer l’imprimeur, à peu de chose près. M. Lewis, qui commençait à s’inquiéter de sa longue absence, le reçut avec ravissement, même avant de savoir ses succès. Ludovico lui présenta Dermot, et le pauvre Alfred éprouva encore un grand plaisir des éloges naïfs donnés à son grand tableau, mêlés cependant de regrets, quand Dermot l’assura que son maître ne l’aurait pas cédé pour cinq cents pièces. Quel bien aurait fait une telle somme à ma famille, pensait-il ! Et il regretrait qu’on l’eut vendu pour cent, sans penser que M. Giffort ne voulait s’en défaire pour aucun prix, mais n’en aurait pas donné cette somme.

Pendant que Dermot parlait à son père, Ludovico cherchait son meilleur dessin de sa mère et de sa sœur, pour madame Villars ; et pour prouver aux jeunes miss Villars qu’il n’avait pas de rancune de leurs éclats de rire, il y joignit pour elles, deux de ses plus jolis dessins de jeux d’enfans, et remit le tout à Dermot. La bonne vente du petit tableau, et la visite de Dermot, remontèrent un instant le pauvre Lewis. Il essaya de se remettre à l’ouvrage ; mais sa toux, qui devenait toujours plus forte et continuelle, et sa faiblesse, ne lui permirent pas de travailler long-temps. Ludovico ne pensa plus au plaisir de ses succès, quand il vit le triste état de son père. Le cruel mot de Sinister : Il est si exténué qu’il ne peut aller loin, lui revenait sans cesse à à l’esprit. Il ne pouvait se résoudre à le quitter un instant.

Agnès aussi perdait peu à peu toute espérance. Quoique son marine voulût pas convenir qu’il fût très-malade, et qu’il assurât que ce n était qu’un rhume, suite de la nuit où il avait été si mouillé, elle voyait clairement que son mal faisait des progrès rapides. Après quelques jours d’anxiété, incapable de la supporter plus long-temps, elle demanda l’avis d’un médecin. Hélas ! il confirma toutes ses craintes. Après avoir examiné le malade avec la plus grande attention, il lui ordonna quelques palliatifs ; puis il prit à part la compagne désolée du pauvre Lewis, et lui déclara que tout remède serait inutile ; que la poitrine de son mari était tellement attaquée, et sa fièvre si ardente, qu’à moins d’un miracle dont il ne fallait pas se flatter, il était en chemin de prendre la consomption galopante.

Agnès au désespoir, eut encore la cruelle tâche de le renfermer en elle-même, et de cacher cet arrêt, non-seulement au malade, mais à son fils qui le soignait avec un zèle infatigable, que le chagrin aurait pu lui ôter. Le lendemain de la visite du docteur, Alfred eut celle de deux gentilshommes, très-bons amateurs de peinture. D’après la recommandation du général et le tableau qu’ils avaient vu chez lui, ils venaient en commander deux du même genre. Alfred eut beaucoup de plaisir à causer avec eux. Cet entretient ranima momentanément son énergie, au point qu’il leur promit de travailler pour eux, s’ils ne voulaient pas trop le presser. Mais ils sortirent convaincus qu’il n’acheverait pas cet ouvrage. En effet, après quelques pénibles essais, il se vit obligé de discontinuer son travail. De jour en jour ses forces déclinaient. Il pouvait encore combiner quelques instans le plan d’un tableau, et ces belles images de la création, qui avaient occupé son esprit pendant tant d’années ; mais bientôt la faiblesse de sa tête dispersait toutes ses idées. Sa main, sèche et brûlante, ne pouvait plus soutenir le pinceau ; ses yeux, qui naguère cherchaient la belle nature jusque dans ses moindres détails pour les rendre sur la toile, ne voyaient plus que confusément les objets. Le pauvre Lewis succombait sous ce mal si prompt, si destructeur, et qui fait tant de victimes en Angleterre.

Agnès passait auprès de son mari. des jours bien tristes, suivis de nuits sans repos. Quelquefois elle se laissait aller à l’illusion du malade, qui ne se doutait pas encore du danger de son état. Elle essayait alors chaque moyen de le soulager. Enfin le mal fit des progrès si rapides, que la dernière lueur d’espoir s’évanouit, et qu’elle se vit condamnée à remplacer cet espoir trompeur par un courage qui ne l’abandonna pas un instant, car il avait sa source dans la religion et la foi, qui l’assuraient que celui qu’elle avait tant aimé, allait acquérir une immortalité bienheureuse, et bien préférable à celle que sa folle vanité avait poursuivie ici-bas. Elle ne chercha plus qu’à préparer doucement l’ame de son Alfred à ce passage. Elle invoqua avec ardeur le secours de Dieu pour y pénétrer efficacement ; et elle eut l’inexprimable satisfaction d’y réussir. Guidé par cette femme vraiment angélique, Lewis eut un profond repentir de ses erreurs. Adouci par l’entière confiance qu’il serait accepté par un Dieu miséricordieux, il reconnut avec candeur et humilité qu’il s’était égaré dans une mauvaise route, et qu’il devait tous ses malheurs à son imprudence et à cet orgueil, qu’il qualifiait du beau nom de génie, dont il reconnaissait maintenant l’insuffisance et le néant. Agnès ou son fils, à sa prière, lui lisaient les saints Évangiles, trop long-temps négligés, et il y trouvait l’assurance de son pardon, par les mérites de notre Sauveur ; et le doux espoir d’un bonheur éternel rendait à son ame abattue toute sa sérénité. Toutes ses conversations avec Laudovico tendaient à l’affermir dans les bons principes qu’il avait reçus de sa mère ; à lui éviter les erreurs dans lesquelles il était tombé ; à lui recommander sa chère et vertueuse compagne et sa jeune sœur. Les seuls momens pénibles qui lui restaient encore, étaient lorsqu’il pensait au dénûment où il allait laisser ces trois êtres si chéris ; sans argent, et ayant encore des dettes que sa maladie augmentait. Agnès, dans ces occasions, faisait tout ce qui dépendait d’elle pour le rassurer et tranquilliser son esprit. Elle le suppliait d’écarter toutes ces pénibles craintes, de penser qu’il les laissait sous la protection du Tout-Puissant. Elle lui disait sa ferme résolution de trouver les moyens de liquider complètement ses dettes, et de ne pas souffrir qu’aucun déshonheur flétrît sa mémoire. Et cette assurance lui donna le plus sincère plaisir dont il fût capable de jouir, quoiqu’il se lamentât beaucoup des peines que ce soin coûterait à la pauvre Agnès.

Ces conversations ne manquaient jamais de lui faire faire un effort pour aller se placer devant son chevalet. Quelquefois il traçait encore une belle esquisse ; il produisait un bel effet de couleur. Mais long-temps avant que rien fût achevé, un nuage obscurcissait sa vue ; la palette échappait à sa main tremblante, et il tombait à demi-évanoui sur le sein de sa fidèle compagne, qui ne le quittait pas une minute.

Un soir qu’il était penché sur son lit, soutenu par son Agnès, et plus faible encore qu’à l’ordinaire, on frappa à la porte. Ludovico courut ouvrir ; c’était le faiseur de cadres, chez qui il avait laissé en dépôt le tableau qu’il avait rapporté de chez le général Villars. Il l’avait vendu la veille, et leur apportait seize guinées, prix que Ludovico avait fixé. Ils étaient bien près de n’avoir plus rien du tout. Agnès regarda ce secours inespéré comme un don de la Providence ; mais son mari, à qui elle avait caché l’excès de leur dénûment, et qui voyait qu’il ne lui manquait rien de ce qui pouvait le soulager, croyait que sa femme avait quelque chose en réserve. Il bénit aussi le ciel de pouvoir, avant de mourir, acquitter encore quelques dettes avec son ouvrage. Il trouva la force de se lever, et de partager cette somme pour l’envoyer, le lendemain, à différens créanciers. Il était actuellement aussi empressé de s’acquitter, et de mettre de l’ordre dans ses affaires, qu’il s’en. souciait peu avant d’avoir sérieusement réfléchi. Combien ces objets paraissent différens lorsqu’on se voit près de paraitre devant le redoutable tribunal qui nous demandera compte des talens qui nous furent donnés, pour en faire un bon usage, et non pour nourrir notre vanité ; qui nous jugera, non-seulement sur le mal que nous avons fait, mais sur le bien que nous aurions pu faire.

Ces réflexions et ce qu’il venait de toucher pour un seul tableau, l’amenèrent à considérer la folie de sa conduite, quand malgré les prières de sa femme et les larmes de son enfant, il s’était assujéti lui-même à l’avide Sinister. Il voyait clairement que cet homme intéressé et de mauvaise foi, avait profité de son malheur pour s’enrichir à ses dépens. Il était convaincu, avec raison, qu’après sa mort il vendrait vingt, trente guinées, et peut-être davantage, les peintures dont il ne lui avait donné que deux guinées, toujours mangées à l’avance. Ainsi sa pauvre famille se voyait privée de l’héritage qu’il aurait pu lui laisser comme un legs de son génie. Cette idée cruelle réveilla ses remords avec tant de force, qu’il se trouva beaucoup plus mal. Ses joues qui avaient conservé des couleurs, symptômes de sa maladie, devinrent d’une pâleur mortelle. Il tendit ses bras défaillans à son fils, en balbutiant : Ludovico ! pardonne, pardonne à ton malheureux père. Il ne te laisse que le souvenir de ses folies, pour t’en garantir à jamais. Le pauvre enfant, à ces paroles si touchantes, tomba aux genoux de son père expirant, et couvrait de baiser et de larmes ses mains déjà glacées, pendant que sa femme soutenait sa tête contre elle, essuyait la sueur froide qui couvrait son front et pressait ses lèvres contre celles de son Alfred, qui ne pouvait déjà plus lui rendre ce tendre et touchant adieu. Il le sentit cependant ; et rassemblant encore ce qui lui restait de force, il la bénit ainsi que ses deux enfans agenouillés à côté de lui. Adieu, mon Agnès, lui dit-il si faiblement qu’à peine pouvait-elle l’entendre, adieu, la meilleure, la plus généreuse, la plus indulgente des compagnes que le ciel ait jamais accordées à un mortel. Que tes prières et tes vertus m’obtiennent l’entrée du paradis où je vais l’attendre. Et toi, mon enfant chéri, toi si digne de ta mère, toi ma couronne et ma gloire, reçois la bénédiction de ton père mourant ! Tu seras le soutien et la consolation de ta mère, l’appui de ma pauvre petite Constantine. Je te laisse le soin de réparer tous mes torts… Ici sa voix faillit tout à fait. Il joignit ses mains et leva ses regards au ciel en silencieuse prière. Au bout de quelques minutes, il s’écria avec plus de force : Père des hommes, Dieu tout-puissant, tout miséricordieux, toi de qui j’avais tant reçu et à qui j’ai rendu si peu, pardonne-moi, pour l’amour de mon Sauveur, pour les anges qui m’entourent à ma dernière heure. À peine ces mots étaient-ils prononcés, que sa tête retomba de tout son poids sur le sein d’Agnès. Alfred n’existait plus !

Ludovico n’eût pas la force de contenir plus long-temps sa douleur ; elle éclata en sanglots déchirans. Il prit dans ses bras, sa petite sœur qui pleurait aussi amèrement, et courut avec elle dans ceux de leur mère. Trop saisie pour pouvoir pleurer, il lui semblait qu’elle allait suivre au tombeau le compagnon de sa vie ; mais les larmes de Ludovico, les cris de Constantine la rappelèrent à l’existence. Elle sentit qu’il lui restait encore des devoirs à remplir et deux êtres à chérir. Avec l’aide de son fils, elle plaça sur sa couche celui qui les avait quittés pour jamais. Constantine voulut être couchée près de lui, et, fatiguée de ses pleurs, s’endormit. Malgré les prières de Ludovico, Agnès ne voulut pas se coucher, et consentit que son fils restât près d’elle cette première nuit d’une douleur également sentie par la veuve et l’orphelin.

Ainsi mourut Alfred Lewis, dans la force de l’âge, dans la perfection de ses talens. Il ne fut adonné à aucun vice ; son cœur était bon et sensible ; il eut été capable de toutes les vertus. S’il avait eu moins d’orgueil et plus de raison, il aurait pu être riche, indépendant, heureux mąri, heureux père. Il aurait honoré son pays pendant une vie longue et fortunée, s’il avait moins compté sur le pouvoir de son génie.


CHAPITRE XVI.

Sans nous arrêter davantage sur les premiers instans du désespoir de cette famille en perdant un époux et un père chéri, malgré ses erreurs, nous passerons aux conséquences immédiates de sa mort.

Lors de la vente du tableau au général Villars, l’imprimeur avait reçu huit guinées qui réduisirent ce qu’on lui devait à douze. On a vu que Lewis, qui tenait à laisser le moins de dettes possibles, voulait employer à les payer les seize pièces qu’il avait reçues du second tableau. Mais il ne restait plus rien à Agnès, et la maladie de son mari pouvait encore être longue. Elle se contenta donc d’envoyer encore cinq guinées à compte à l’imprimeur, comme au plus pauvre et au plus pressé de ses créanciers, et garda prudemment le reste pour ses besoins du moment. Le malade expira le même soir ; et dans son malheur Agnès se trouvait heureuse de pouvoir, avec ce qu’elle avait gardé, faire ensevelir son mari honorablement, et satisfaire d’abord le médecin et l’apothicaire. Aucun de ses autres créanciers n’avait le moindre doute qu’elle n’eût le pouvoir et l’intention de s’acquitter ; aucun n’était pressé. L’imprimeur était le seul qui aurait pu l’inquiéter ; mais elle ne lui devait plus que sept guinées ; et il venait de recevoir un à compte. Elle était donc tranquille à cet égard, au moins pour le moment, et bien résolue à surmonter sa douleur et à travailler de toutes ses forces, avec son Ludovico, pour payer tout ce qu’elle pouvait devoir.

Malheureusement le lendemain de la mort de M. Lewis, l’imprimeur rencontra, par hasard, Sinister qui l’aborda et lui apprit cet évènement : J’espère, ajouta-t-il, que vous vous êtes fait payer de tout ce qu’il vous devait. — Pas encore tout à fait, répondit cet homme ; mais je n’en suis pas en peine. La femme et le fils me paraissent de très-honnètes gens dont je mai rien à craindre. — Et moi je vous dis que vous êtes fou, répliqua le méchant Sinister, qui saisit cette occasion de se venger de Ludovico. Vous en serez pour votre peine : je vous en réponds, moi qui connais cette famille mieux que vous. Le père était un dissipateur, un paresseux, qui aimait mieux faire bonne chère et boire de bon vin que de payer ses dettes. La mère, de qui vous avez si bonne option, est, il est vrai, une bonne créature, mais à demi-imbécile, qui ne sait faire autre chose que de coudre et gâter ses enfans, et qui donne à son fils le peu qu’elle gagne pour s’acheter des gourmandises. Celui-ci est un rusé petit drôle, qui ne se laissera manquer de rien tant que les autres auront quelque chose. Il ma repris deux tableaux de son père, qu auraient largement payé ce qu’on vous doit. Je voulais dans ce but, les payer argent comptant plus qu’ils ne valaient ; mais il n’avait garde de les donner, il aurait fallu en rendre compte à son père. À présent, si vous n’y mettez ordre, vous ne verrez jamais un sou de votre dette. Je vous le dis : un bon averti en vaut deux. Aujourd’hui ou jamais.

— Comment ! Que voulez-vous dire ? demande l’imprimeur effrayé.

— Qu’il est temps encore de vous faire payer. Une fois le père mort et enterré, vous n’avez plus de recours sur la veuve et les enfans mineurs ; mais tant que le corps du defunt est là, il répond pour la dette. Menacez de vous en saisir, et vous verrez que votre argent se trouvera. Faites-vous donner les tableaux en question, c’est de l’argent comptant. Je suis honnête : moi, je les payerai ce que j’en ai offert. Combien vous doit-il encore ? — Sept guinées, répondit l’imprimeur.

— Eh bien ! mon cher ami, c’est ce que j’en ai offert ; précisement cela ; et vous seriez payé si ce petit coquin avait voulu. Point de ménagement avec lui, ou vous êtes perdu. L’imprimeur lui promit de suivre son avis ce jour même ; et Sinister en fut bien joyeux. Il serait vengé, et il aurait les tableaux pour la moitié de ce que Ludovico en avait refusé. L’imprimeur, content d’être payé, n’en demanderait pas davantage. Si par malheur, lui dit-il, ils étaient déjà vendus et l’argent dépensé, saisissez tous les tableaux commencés. Pour vous obliger, j’acheterai tout cela.

Ainsi qu’il l’avait promis, l’imprimeur, en se séparant de Sinister, alla d’abord au logement des Lewis. Il ne trouva dans la chambre, où il entra brusquement, que Ludovico et sa petite sœur. Le premier avait obtenu de sa mère qu’elle allât se reposer pendant quelques heures. À peine avait-il été seul, qu’il s’était hâté d’ôter de cette chambre tout ce qui avait appartenu à son père, et qui renouvelait à chaque instant la douleur d’Agnès. Il avait enfermé les esquisses, les pinceaux, la palette dans une boîte, et l’avait remise en dépôt chez le propriétaire de la maison ; puis il était revenu auprès de Constantine pour tâcher de la consoler. Quand l’imprimeur entra dans la chambre, frappé de n’y plus trouver d’établissement de peinture, il crut que Ludovico et sa mère avaient déjà disposé de tout ce que M. Lewis avait laissé, pour le soustraire aux créanciers ; et cette conduite lui parut indécente et malhonnête dans un tel moment. Cet homme n’était ni aussi avide, ni aussi vil que Sinister ; mais il était simple et violent ; et dans son premier mouvement de colère, il insista avec tant de grossièreté et d’insensibilité, pour être payé à l’instant même, que Ludovico ne pût s’empêcher de lui faire sentir assez vivement l’inconvenance et la dureté de faire une scène dans un pareil moment. Ce reproche excita encore plus la colère d’un homme déjà très-irrité. Je sais fort bien ce que je fais, dit-il, et pourquoi je prends ce moment. Je n’ai pas eu votre père vivant, mais je l’aurai mort, si je n’ai pas mon argent demain matin. Je vous laisse y penser. Il sortit, à la grande satisfaction de Ludovico qui tremblait que sa mère ne s’éveillât. Il ne comprefait rien du tout à la menace de l’imprimeur, n’ayant jamais entendu parler de cette loi singulière et barbare[2], mais il était choqué de la brutalité d’un homme capable d’ajouter ainsi à l’affliction de l’affligé ; et tremblant pour sa mère, il alla s’informer auprès de la maîtresse de la maison si l’on avait quelque droit légal sur elle. Il apprit avec une horreur inexprimable que cet homme avait répeté devant cette femme la menace de se saisir du corps de M. Lewis, et qu’il avait légalement le droit de l’exécuter.

De ce moment, le malheur du pauvre Ludovico devint intolérable. L’idée des restes de son vénéré père insultés, traités avec mépris, arrachés de chez eux, jetés peut-être à la voirie, lui fit une telle impression que son ame entière en fut bouleversée. À peine eut-il conjuré l’hôtesse de n’en rien dire à sa mère, que ses sens l’abandonnèrent, et qu’il tomba évanoui sur le plancher. Agnès ne dormait pas. Retirée dans sa chambre, elle écrivait à son père pour l’informer de sa perte ; et, pour la première fois, lui découvrant les circonstances de sa triste situation, elle lui, demandait de lui prêter dix pièces pour son deuil et celui de ses enfans, et pour les besoins du moment. Elle avait une pleine confiance que sa requête lui serait accordée, et que même si le bon pasteur n’avait pas cette somme à sa disposition, il l’aurait bien vite trouvée chez ses paroissiens. Elle fit ensuite les arrangemens nécessaires pour l’ensevelissement de son mari, et mit à part l’argent qu’il lui fallait pour le faire enterrer sans luxe, mais cependant aussi honorablement qu’il lui était possible. Elle croyait le devoir au nom de son mari et à son fils ; mais ce qui lui restait pouvait à peine suffire jusqu’à la réponse de son père. Elle était bien aise de s’occuper de ces tristes détails, pendant qu’elle était seule, pour ménager la sensibilité de ses enfans Mais à peine avait-elle fini que la servante de la maison vint l’avertir que son fils était très-mal ; et par la description qu’elle lui fit de son état, elle pouvait même douter de son existence.

Nous n’essaierons pas de peindre l’excès de son émotion et de sa douleur ; tous les cœurs de mère la comprendront. Elle ne fut pas long-temps dans ce doute affreux. Ludovico commençait à reprendre ses sens quand sa mère arriva auprès de lui. Peu après il ouvrit les yeux, et se trouva dans les bras de cette tendre mère. L’angoisse cruelle d’Agnès était si bien empreinte sur ses traits, sa physionomie était si renversée que son fils en fut effrayé, et fit un effort presque surnaturel pour se lever et pour l’assurer qu’il se sentait beaucoup mieux. Il attribua sa faiblesse à ce que le chagrin l’avait empêché de prendre aucune nourriture (ce qui était vrai). Il accepta ce que sa mère lui présenta, prit sur lui de surmonter l’émotion qui l’oppressait ; et pendant le reste du jour il affecta un calme qui était bien loin de son esprit. El ne cessait de penser au moyen de trouver de l’argent pour satisfaire ce cruel imprimeur, avant le moment fatal qu’il avait fixé ; et dans un si court espace et une si triste circonstance, il n’en trouvait aucun. Quelquefois il se flattait qu’il était impossible qu’un être humain pût être aussi barbare, puis il retombait dans l’horrible crainte que ce ne fût trop vrai ; et il se figurait alors le désespoir de sa mère, si cette menace était exécutée. Chaque bruit qu’il entendait le faisait frissonner ; chaque son de voix, sous les fenêtres de la maison, l’alarmait ; et sa souffrance actuelle surpassait encore celle de la soirée précédente, en recevant le dernier soupir de son père. Que je tombe entre les mains de Dieu, plutôt que dans celles des hommes, disait le roi David dans une de ses grandes détresses : le pauvre Ludovico disait de même. La mort de son père était une épreuve cruelle que Dieu leur envoyait, et qu’il fallait supporter avec résignation ; mais celle dont on le menaçait était au-dessus de ses forces.

Hors d’état de dormir, il se leva de bonne heure. Il ne savait que faire pour prévenir ce malheur, et se promenait dans la chambre avec agitation. Le corps de son père était dans un cabinet à côté, qui s’ouvrait sur le palier. Il écoutait sans cesse s’il n’entendait aucun bruit : un profond silence régnait encore autour de lui. Quoique bien aise du repos de sa mère, il s’impatientait qu’elle fût levée. Il voulait, sans lui en dire le motif, obtenir d’elle de hâter la cérémonie de l’enterrement. C’était la seule chose qui se présentât à son esprit, lorsqu’il entendit des voix d’homme qui montaient l’escalier, et qui ouvrirent brusquement la porte du cabinet. Il sentit son sang s’arrêter dans ses veines, et craignit un instant de retomber dans le même état que la veille. Mais le souvenir du désespoir de sa mère le soutint, et lui donna du courage. Il avala rapidement un verre d’eau, et par un effort désespéré, il courut à la porte du cabinet où les hommes étaient entrés. Que faites-vous là, s’écria-t-il ? que voulez-vous ? que demandez-vous ? au nom de Dieu, sortez de ce cabinet ! — Nous venons faire changer de place à ce mort : voilà tout, répondit un des hommes d’un ton bourru ; Ôtez-vous du chemin.

Un délire au-dessus de l’expression s’empara de Ludovico. Sans savoir ce qu’il faisait, il vola dans la rue, jeta les yeux de tous côtés comme s’il appelait le ciel et la terre à son secours : et ce ne fut pas en vain.

Un homme d’une haute stature, âgé d’environ cinquante ans, et qu’on distinguait à son costume pour être un membre de la Société des Amis ou Quaker, marchait lentement dans la rue, les bras croisés sur son habit sans boutons. Ce fut le premier être humain que les yeux égarés de Ludovico rencontrèrent. Il courut à lui, saisit son bras pour l’arrêter ; et tombant à ses pieds dans une espèce d’agonie, il embrassa ses genoux en lui criant : Sauvez mon père ! au nom de Dieu, sauvez mon père !

Ton père est-il en danger, mon enfant ? est il malade ?

Non ! non ! il est mort ! tout à fait mort ! On veut le prendre. Ah ! sauvez-le par pitié !

Le Quaker fut tout à coup frappé de l’idée que sans doute le père de ce pauvre enfant avait commis un suicide dont la justice prenait connaissance. Il s’informa si c’était cela ; et la douleur de Ludovico augmenta encore à cette supposition. Non, non, Monsieur ! s’écria-t-il. Dieu soit béni ! mon pére n’était pas capable d’une telle action ! Il était un bon chrétien. Pendant la maladie de langueur dont il est mort avant hier, il ne cessait de recommander son ame à son rédempteur. Je vois à présent que je ne ne suis pas aussi malheureux que j’aurais pû l’être ; mais combien je le suis encore !

Dis-moi donc, mon pauvre enfant, ce qui t’afflige si fort, et en quoi je puis t’aider !

Ludovico s’était relevé, et conduisit le Quaker à la porte par où les hommes devaient passer, pour qu’il pût les arrêter s’ils emportaient le corps. Il commença sa triste histoire. À peine eut-il fini, que les deux hommes descendirent sans rien porter. Le Quaker les interroge. Il se trouva que sur l’ordre de madame Lewis, ils venaient d’apporter le cercueil, qu’ils y avaient placé le défunt, et que Ludovico s’était alarmé sans raison. Cependant, d’après le témoignage de la maitresse de la maison, à qui le Quaker voulut parler aussi, il parut que du moins ce n’était pas sans sujet ; qu’il y avait vraiment à craindre que l’on ne se saisit du corps ; et que le jeune homme en avait été menacé la veille. Alors cet homme, ami des malheureux, bon et charitable, entra dans la chambre, s’assit, et se fit répéter par le pauvre jeune homme, tous les détail de la situation de sa famille. Sa contenance et sa physionomie étaient immobiles. On voyait qu’il avait l’habitude de renfermer en lui-même toutes ses sensations. Ses yeux étaient baissés, et ses mains croisées devant lui. Seulement il soupira quelquefois. Quand Ludovico eut fini son simple récit, le Quaker se leva et dit avec le même calme :

— Il faut que je te quitte, mon enfant, mais voilà mon adresse. Si ce que tu crains arrivait, ne te fais pas scrupule de m’envoyer chercher ; je serai bientôt là ; et voilà une guinée pour tes besoins du moment, qui me paraissent pressans. Je n’entends rien à ta profession ni à celle de ton père. Je ne peux donc décider de ce qui est à mes yeux vain et inutile. La secte des Quakers ou trembleurs, dont il se trouve beaucoup en Angleterre, méprise la peinture, et l’exclut de son culte et de ses habitations. Mais je connais un très-bon homme, nommé John Joung, qui ne trouve aucune peine trop grande pour secourir l’indigent. C’est un graveur ; il doit s’entendre en peinture. J’irai le prier de venir voir ta propriété, et je te prie de ne pas souffrir que d’autres que lui te dirigent là-dessus, ni par la force, ni par la cajolerie. Attends l’ami que je t’enverrai, et prends courage. Rappelle-toi que tu es affligé, mais non dans un état désespéré ni abandonné. À présent, mon enfant, ne me retiens plus, car j’ai un ami qui m’attend.

Allez, homme bienfaisant, dit Ludovico en laissant retomber la main de l’étranger, qu’il avait saisie et qu’il pressait contre son cœur ; et puissent les bénédictions d’un jeune infortuné que vous sauvez du désespoir, reposer sur vous !

Ces paroles ne furent pas entendues de celui à qui elles étaient adressées ; il était déja sorti, et malgré sa froideur apparente et son humilité religieuse, il était content du bien qu’il venait de faire à ce pauvre enfant, et de celui qu’il lui ferait encore.

Quelques momens après, madame Lewis sortit du cabinet où elle avait été faire un dernier adieu aux restes inanimés de son Alfred. Elle préparait leur frugal déjeûner, quand l’imprimeur et M. Sinister entrèrent ensemble. Le premier demanda brusquement son argent. Alors Sinister s’avança avec une douceur et une politesse affectées, et du ton le plus insinuant, il dit à la veuve qu’il lui serait facile de payer cette dette puisqu’il venait exprès pour la tirer de peine, lui offrir d’acheter tout de suite toutes les peintures que son mari avait laissées. Hélas ! répondit madame Lewis, mon cher Alfred avait beaucoup de morceaux commencés, et pas un de fini.

C’est égal, dit Sinister, je vous donnerai quelque chose des moindres esquisses ; voyons. Je prendrai tout ce que vous avez.

Impatiente de le renvoyer et de satisfaire l’imprimeur, Agnès entra dans la chambre pour chercher tous les ouvrages de son mari ; et surprise de ne plus les voir, elle demanda à son fils ce qu’ils étaient devenus. Chère mère, lui dit-il, je les ai cachés ce matin ; mais vous ne pouvez pas les vendre jusqu’à ce que. M. Joummg les ait vus et taxés. Quand il en aura fixé le prix, M. Sinister pourra les avoir s’il les veut, mais pas avant.

— M. Joung, dis-tu, mon enfant ! je ne connais personne qui se nomme ainsi.

M. Sinister n’en pouvait pas dire autant ; et ce qui était plus fâcheut pour lui, c’est que M. Joung le connaissait aussi. Décidé à ne pas se rencontrer avec lui, il prit bien vite la résolution de s’en aller et se retourna du côté de la porte, jetant un regard à l’imprimeur, pour lui faire entendre de répéter à la veuve de M. Lewis, l’outrage dont il avait menacé son fils. Ludovico voyant cette intention, parla le premier. Je sais ce que vous allez dire à ma mère, dit-il à imprimeur, dès que Sinister fut sorti : écoutez-moi auparavant. Nous voulons vous payer honnêtement tout ce que nous vous devons, si vous voulez prendre patience. Mais si vous exécutez l’horrible menace que vous m’avez faite, j’ai un protecteur qui viendra me défendre, et que j’irai chercher au moment même : voilà son nom. En disant cela Ludovico lui mit dans la main l’adresse du Quaker. David Gurney ! s’écria l’imprimeur ; c’est le propriétaire de la maison Où je demeure ; c’est aussi mon protecteur, mon sauveur ; il m’a préservé de la prison. Comment diable le connaissez-vous ? Allons, allons, Sinister n’a pas tort ; vous êtes un rusé petit garçon… Oui, c’est bien l’écriture de M. Gurney. Ah çà ! ne lui dites rien de notre affaire. J’ai voulu voir seulement si vous êtes un bon fils. Allons, je suis content de vous ; vous le serez de moi. Vous me paierez un jour. J’attendrai ; et pour vous prouver ma bonne volonté, je prendrai la moitié de ma dette en livres ; vous en avez de bien conditionnés. Je viendrai les examiner dans un autre moment ; je les taxerai en conscience, et j’espère bien aussi placer quelques exemplaires de celui que j’ai imprimé ; tout s’arrangera. Non, en vérité, je n’aime pas à être dur avec personne. M. Sinister sait bien ce que je lui dis hier. Ce dernier était déjà au bas de l’escalier ; et l’imprimeur allait le suivre ; mais le prudent Ludovico le retint en insistant pour qu’il prit tout de suite les livres qui lui convenaient, qu’il lui en donnât un reçu, et signât la promesse d’accorder du temps pour solder sa dette en fixant un terme. Il y consentit de bon cœur ; et l’on peut comprendre et la joie du jeune homme, d’être à l’abri de toute crainte, et l’étonnement d’Agnès qui ne pouvait comprendre comment son fils avait acquis deux protecteurs dont le nom seul tranquillisait leurs créanciers. Il lui expliqua tout ce qui s’était passé. Elle frémit, elle se réjouit, elle bénit le ciel et son Ludovico, et se hâta de lui servir un bon déjeûner dont il avait grand besoin, après tout ce qu’il avait souffert. Dès qu’il eut mangé, il se pencha sur le dossier de sa chaise, s’endormit profondément, et jouit de quelques heures de repos.


CHAPITRE XVII.

Le matin suivant, ils rendirent à la terre la dépouille mortelle de l’être chéri qu’ils avaient perdu, et commencèrent à arranger leur futur plan de vie. Les vœux d’Agnès auraient été de retourner vivre dans les montagnes du Cumberland ; mais elle n’avait là aucun moyen de gagner sa subsistance et celle de sa fille, et Ludovico moins encore. Il était trop jeune pour qu’elle pût l’abandonner seul dans le monde. Elle résolut donc de sacrifier pendant quelques années le bonheur de vivre avec sa famille, et de les employer à travailler pour payer ce qu’elle devait encore et se procurer de quoi vivre avec ses enfans, jusqu’au moment où Ludovico pourrait se placer de quelque manière. Pendant qu’ils en parlaient, ils furent interrompus par l’arrivée du bienfaisant Quaker et de M. Joung. Le premier n’avait point vu madame Lewis lors de sa première visite, et fût enchanté de son maintien si modeste et si doux. Tandis que son ami examinait les esquisses et les peintures que M. Lewis avait laissées, il s’informa des projets futurs de la veuve. Cela amena madame Lewis à parler du passé, quoique ce fût aussi peu que possible et sans faire l’ombre même d’une plainte. M. Gurney comprit quels momens affreux d’anxiété et d’affliction elle avait passés, et qu’elle les avait supportés avec une force d’ame et une résignation qui enchantèrent l’honnête Quaker. La tendre épouse, la mère dévouée, la bonne chrétienne ne pouvaient manquer de l’intéresser vivement. Mais quoiqu’il fût bien déterminé à devenir son ami et son soutien au besoin, il l’était plus encore à tâcher de lui procurer les moyens et la consolation de sortir de la dépendance où la jetait son indigence.

Pendant qu’ils conversaient ensemble, la petite Constantine, alors âgée de huit ans, et qui était déjà très-utile à sa mère, entra avec un panier d’ouvrage passé dans son bras, et s’assit dans un coin pour travailler, ne croyant pas que les étrangers fissent la moindre attention à une petite fille. Mais les yeux du bon Quaker ne la quittaient pas. Il admirait son silence, son air, sage et réfléchi, et la douce innocence de sa jolie physionomie. Ludovico ayant appelé sa mère pour quelque explication relative aux peintures, le Quaker s’approcha de la petite, la questionna sur son ouvrage. Elle cousait des gants. Il obtint peu à peu de cet enfant la petite histoire de tous les travaux de sa mère pour gagner quelque chose, et des siens aussi depuis qu’elle pouvait tirer l’aiguille. Elle était dans cet âge heureux où le chagrin ne laisse pas des traces bien profondes : Toute fière de ce que le Monsieur lui parlait, elle ne se faisait pas presser pour lui répondre avec son ingénuité enfantine. J’espère bien, lui dit-elle, devenir un jour grande et habile comme mon frère, et pouvoir aussi travailler pour maman, comme il travaillait pour papa quand il l’a fait sortir de prison. À ce souvenir de ses plus cruels momens de détresse, Agnès sentant qu’elle ne pouvait retenir ses larmes, se hâta de sortir un moment. Alors M. Joung qui avait aussi entendu la petite, se rapprocha d’elle, et lui demanda ce que son frère avait fait pour secourir leur père. — Il me peignait moi et maman toute la journée, Monsieur, et puis le chien, et puis le chat, et puis ma poupée ; et il allait vendre tout cela. Il en tirait beaucoup d’argent qu’il a tout donné pour faire sortir papa de prison : n’est-il pas vrai, Ludovico ? Celui-ci rougit du petit babil de sa sœur, et re répondit rien. Il paraissait occupé à ranger les esquisses. M. Joung avait l’air frappé de quelque souvenir. C’est lui, j’en suis sûr, dit-il à haute voix ; et se rapprochant du jeune homme : Ainsi, lui dit, vous peigniez votre mère et votre sœur. Vous rappelez-vous avoir donné un de vos dessins à un voyageur dans une diligence, il y a quelques années ?

Je m’en souviens parfaitement, Monsieur, dit Ludovico ; et je serais bien ingrat si je l’avais oublié. Ce Monsieur avait eu la bonté de me donner une bande de biscuits pour ma-petite sœur qui était malade et ne pouvait manger aucune autre chose ; et le lendemain il m’envoya, par le cocher de la diligence, dix fois plus que ne valait mon barbouillage. Oh ! si seulement j’avais pu le revoir et le remercier !

Ce Monsieur, reprit M. Joung, était mon beau frère, le frère de ma femme. Il nous a souvent raconté cette petite histoire. Le pauvre homme est mort à présent ; mais votre dessin est chez moi. Mistriss Joung l’aime beaucoup comme un présent et un souvenir de son frère. Elle sera heureuse de voir celui qui l’a fait, et de vous le montrer ; et quoiqu’il soit lié à de pénibles circonstances, vous serez bien aise de vous les retracer.

Madame Lewis rentra. M. Joung s’adressa à elle avec cette politesse respectueuse que tout être humain et sensible, a pour la vertu malheureuse. Il lui raconta l’histoire du dessin de son fils ; puis il ajouta : En examinant toutes ces peintures, j’ai trouvé qu’on retirerait très-peu d’argent dans ce moment de celles qui ne sont pas achevées : je vous conseille de les garder. Comme je pense que votre fils, qui montre du talent, pourra se perfectionner avec le temps, et les finir quelque jour, il les vendra avantageusement.

Agnès allait alléguer l’urgente nécessité de tirer parti de tout ce dont elle pouvait se passer pour acquitter ses dettes. M. Joung lui imposa silence par un geste de la main, et continua. Le livre d’esquisses, Madame, est d’une grande valeur, et je l’acheterai moi-même, si vous croyez que votre fils n’ait pas de goût pour être graveur ; car si c’était son intention vous auriez tort de vous en défaire. Il pourrait dans la suite lui procurer un plus grand bénéfice. Mon pauvre enfant, répondit Agnès, n’a aucun moyen pour acquérir l’instruction nécessaire pour cet art, sans quoi il se trouverait heureux de de s’y vouer ; c’était l’idée de son père et son désir. Depuis que nous sommes à Londres, nous avons pris des informations à ce sujet ; mais le prix d’un apprentissage de graveur est bien au-dessus de nos facultés. J’accepte donc avec reconnaissance ce que vous voudrez me donner pour ces esquisses.

Voici, Madame, ce que je vous offre, dit M. Joung : je vous donnerai tout de suite vingt-cinq guinées, et la promesse de vingt-cinq autres. Lorsque le recueil de gravures que je me propose de faire sera complet, j’en donnerai peut-être alors davantage, suivant le bénéfice que j’en retirerai. Acceptez-vous, madame Lewis ?

Elle était loin d’en espérer autant, et consentit, en le remerciant, à conclure ce marché.

Je vais donc, Madame, vous donner d’abord votre premier paiement, que j’ai sur moi en billets de banque ; ce sera une affaire finie. Il les posa sur la table. Elle les prit à mesure, et les divisa d’abord en plusieurs paquets pour payer tous ses créanciers. M. Gurney la regardait faire en silence. Quant elle vint au dernier billet elle vit qu’il ne suffisait pas pour acquitter la dernière dettes elle tira de sa poche la guinée que M. Gurney avait donnée à Ludovico, et deux schillings de plus. Elle enveloppa cet argent avec le billet, puis jeta au ciel un regard plein de gratitude. Dieu soit béni ! dit-elle ; ce soir, mon fils, nous ne devrons plus rien ; plus rien que notre vive reconnaissance au ciel et à ces hommes généreux. Ah ! que mon Alfred ne peut-il voir que ses dettes, qui le tourmentaient si fort à sa dernière heure, sont déjà acquittées, et par le produit de son travail !

M. Joung était bon observateur. Il joignit ce trait de délicatesse et d’honnêteté à tout ce qu’il avait vu de cette intéressante famille. Il essuya une larme que l’admiration faisait couler. M. Gurney, avec son air apathique, n’était pas moins ému intérieurement. Ils se regardèrent en silence pour se communiquer leurs pensées. M. Joung dit à Ludovico d’apporter le livre d’esquisses chez lui à Fitzroi-Square le lendemain matin. Il serra la main de M. Gurney, salua Agnès, fit un signe d’amitié aux deux enfans, et se retira.

Je t’ai placé dans de très-bonnes mains, dit le Quaker, quand il fut loin. Il se passera bien des jours avant qu’il retire l’argent qu’il vient d’avancer ; mais le ciel lui en paiera l’intérêt. Ce n’est pas tout, jeune ami, j’ai vu que tu l’intéressais ; et l’ami Joung est un homme qui a une grande estime pour l’industrie et l’honnêteté réunies, et qui ne t’abandonnera pas. Moi, je n’aurai de long-temps l’occasion de revenir ici ; puis, je te l’ai dit, je n’entends rien à ton métier, et je ne l’aime pas, quoique je t’aime toi, parce que tu es sage et bon enfant. Sois-le toujours, mon fils, et prends conseil en toute occasion, d’abord de ta conscience, et puis de l’ami Joung qui connaît le genre de ton travail. Adieu, bonne mère, je te dis comme à ton fils : sois toujours comme à présent, résignée et raisonnable. Adieu petite fille, marche sur les traces de ta mère, et rien ne te manquera.

Il allait sortir ; mais sa bonté si généreuse, sa contenance si calme et si pleine d’amitié, ses conseils si sages, ses bons vœux, cette espèce d’adieu : solennel avaient ému à l’excès le cœur de Ludovico. Surmontant sa timidité, il saisit la main du Quaker, et le regardant avec la plus tendre expression : Oh ! Monsieur, lui dit-il, oh ! notre ami, nous quittez-vous déjà, et pour ne jamais revenir ?

Je n’ai pas dit jamais, mon enfant, et j’espère bien te revoir et te retrouver plus heureux. Je dois bientôt partir d’ici, mais pas avant d’avoir fourni à ta mère les moyens de porter, ainsi que ses enfans, un deuil décent pour celui que vous avez perdu, sans luxe, mais suivant l’usage. J’ai été charmé et touché que ta mère en recevant de l’argent ait d’abord pensé à ses créanciers plutôt même qu’à s’habiller. Mais actuellement je désire qu’elle aille immédiatement acheter tout ce qu’il vous faut à tous pour votre deuil, comme vous étiez hier à la cérémonie. Je suppose que vous aviez emprunté vos vêtemens, puisque vous ne les avez plus aujourd’hui.

Madame Lewis en convint. La maitresse de la maison, qui était veuve aussi, lui en avait prété et en avait procuré à Ludovico. Ils les avaient rendus d’abord. Agnès destinait à cet usage la petite somme qu’elle avait demandée à son père ; et dans son empressement de payer ses dettes, elle n’avait pas pensé à autre chose. M. Gurney lui présenta un billet de banque de vingt pièces, en lui disant : Tu as encore un créancier, digne femme, paie-le en bonne amitié et en bons vœux pour son voyage. Il se hâta de sortir de la chambre avant qu’elle eût pu prononcer un mot de remercîment, mais ils les adressèrent au ciel, à cette bonne Providence qui leur avait donné ce généreux ami. Tous les trois à genoux et les mains jointes, ils prièrent pour leur bienfaiteur, qui allait sans doute en Pensilvanie dans l’établissement de sa secte.

La bonté de cet excellent homme ne s’arrêta point là. Quoique madame Lewis ne se fût pas plaint de sa mauvaise santé, il s’était aperçu facilement qu’elle avait beaucoup souffert de tant d’inquiétudes et de peines, ainsi que des privations de toute espèce. L’habitude qu’il avait de visiter les asiles du malheur et de la misère, lui avait découvert ce qu’Agnès se cachait à elle-même, pour ne pas inquièter ses enfans. Tant qu’elle devait agir pour leur bien-être et pour soigner son mari, à peine s’apercevait-elle de sa faiblesse. Mais il était sûr qu’à présent qu’elle n’avait plus de sollicitude pour un malade chéri, ni le tourment de ses dettes, elle devait sentir ses propres maux, ou plutôt l’excès de son abattement. Il lui envoya le lendemain plusieurs bouteilles d’excellent vin vieux. Une bonne femme âgée, qui le servait, accompagna l’envoi. Elle était chargée par son maître, de recommander à madame Lewis de prendre un logement pour l’été, dans quelque ferme près de Londres, où le bon air et du lait la remettraient sûrement. Jusqu’alors, M. Gurney la priait de permettre que cette femme lui apportât tous les jours les mets qui pouvaient contribuer au rétablissement de ses forces et à rendre un peu d’embonpoint au pauvre Ludovico, dont la maigreur et la pâleur attestaient ce qu’il avait souffert.


CHAPITRE XVIII.

Agnès commença à s’occuper d’habiller Ludovico, qui devait sortir le lendemain. Très-proprement mis, en grand deuil, et la contenance un peu moins abattue, il se mit en chemin pour porter le porte-feuille d’esquisses à son possesseur actuel. Arrivé à Fitz-roi-Square, il frappa à l’adresse indiquée. Un domestique vint ouvrir et l’introduisit d’abord dans un joli salon. À l’un des bouts était assise, devant une table à ouvrage, madame Joung, femme agréable, qui lui parut du même âge que sa mère. Elle le reçut avec affabilité et lui montra une chaise auprès d’elle, en lui faisant signe, par un regard, que son mari était occupé avec quelqu’un d’un autre côté de la chambre et ne pouvait lui parler. Dans ce moment, une petite boîte remplie de bobines de soie, tomba par terre, et elles roulèrent de tous côtés. Ludovico se hâta de poser son portefeuille et de courir pour les relever. À mesure qu’il les remettait dans la boite, il envidait la soie autour des bobines, avec plus d’adresse et d’intelligence que n’en ont ordinairement les petits garçons en touchant à des ouvrages de femmes. Fort bien, dit madame Joung en souriant ; je vois, jeune homme, que vous avez souvent aidé votre mère ; je vous en aime davantage, d’autant plus qu’en même temps vous n’avez pas négligé d’autres talens. Regardez, dit-elle, en, lui montrant un panneau de la boiserie garni de tableaux, vous trouverez-là un des ouvrages de votre enfance. Vous avez sûrement fait bien des progrès depuis lors ? mais celui-ci, qui me vient de mon frère, m’est plus cher que ne me le serait la plus belle peinture. Regardez ; vous verrez que lui aussi savait l’apprécier.

Elle se leva et conduisit le jeune garçon, rouge de confusion et de plaisir, devant le petit dessin. Il était proprement encadré, et ces mots étaient écrits au bas :

« Fait et donné par un enfant de dix ans qui travaille pour son père. »

Les yeux de Ludovico se remplirent de larmes : « Hélas ! dit-il en joignant les mains, je n’ai pu le garantir de la mort et je ne travaillerai plus pour lui. Il leva les yeux au ciel, et alors il apperçut au dessus de son dessin le portrait à l’huile d’un homme qu’il reconnut d’abord, quoiqu’il ne l’eut vu que quelques instans : mais la reconnaissance avait gravé ses traits dans la mémoire du sensible enfant. Le voilà, s’écria-t-il ; c’est lui-même, c’est mon premier bienfaiteur ! Oh quel plaisir me firent ces biscuits que ma mère désirait ! Mais il est mort aussi ; il est avec mon pauvre père. Ses larmes recommencèrent à couler, et celle de madame Joung s’y joignirent. Tous deux cherchèrent à se calmer en s’éloignant des images et des souvenirs qui les avaient attendris. En se rapprochant de sa place, les regards de Ludovico se portèrent sur un jeune garçon qui paraissait avoir un an ou deux de plus que lui, à qui M. Joung parlait. Un homme âgé, assis près d’une table, signait un parchemin qu’on fit aussi signer au jeune garçon. Ce vieillard remit ensuite à M. Joung plusieurs billets de banque, en disant : Voilà Monsieur, 350 pièces pour l’aprentissage de mon neveu. Il viendra lundi prochain, comme nous en sommes convenus ; et j’espère que vous trouverez en lui, un élève plein de génie.

Et moi j’espère, dit M. Joung, trouver un élève diligent et persévérant. Alors, peut-être, j’excuserai le génie qui a été jusqu’à présent le tourment de ma vie.

Vous m’étonnez beaucoup, dit le vieux gentilhomme.

— Cela peut être, Monsieur ; mais vous me comprendriez si, comme moi, vous aviez eu affaire à des jeunes génies, ou qui prétendaient l’être, sans réflexion, sans régularité, sans prudence, sans économie ; des étourdis des crânes, des négligens, des opiniâtres, des distraits, des libertins. J’en ai eu par-dessus les yeux, de ces foux de toute espèce, que leurs parens et eux-mêmes me vantaient comme de grands génies. Sans doute il en faut un degré pour réussir dans les arts ; mais croyez que la sagesse et la persévérance sont bien plus nécessaires encore. Dans le fait, le vrai mérite du génie est que, dans un esprit sage et réglé, il est le plus grand stimulant de l’industrie ; mais, sans cette condition, il ne sert qu’à égarer, et la présomption arrête les progrès du talent.

Vous entendez, Charles, dit l’oncle à son neveu, et j’espère que vous en profiterez. Ils saluèrent tous deux monsieur Joung, et sortirent ensemble.

Vous avez entendu aussi, dit monsieur Joung à Ludovico, et j’espère que vous croyez à ce que j’ai dit. Oui, en vérité, Monsieur, répondit-il ; c’est le langage de ma mère ; c’est ce qu’elle m’a répété chaque jour.

— Vous n’aurez donc aucune répugnance à faire ce que ce jeune homme a fait, à signer un contrat et à devenir mon apprenti ?

Oh, Monsieur ! dit Ludovico avec l’expression de la surprise et de la joie, je serais trop heureux sans doute, mais… Mais ce Monsieur… j’ai vu… Ah, Monsieur ! cela ne se peut pas.

Eh bien ! qu’avez-vous vu ? répondit M. Joung ; qu’on m’a donné une grosse somme d’argent pour la pension et l’instruction de ce jeune homme pendant trois ans. Il en a dix-sept ; vous en avez quatorze ; je veux vous prendre pour cinq ans au lieu de trois, et pour rien du tout, en considération de ce que vous possédez déjà assez bien l’art du dessin, et que j’espère que les même soins, l’industrie, l’honnêteté, l’affection que vous avez déployée jusqu’à présent dans votre conduite avec vos parens, vous les aurez aussi avec moi et avec ma femme. Voulez-vous me le promettre ? Moi, je vous promets de vous servir de père, et dejà je vous aime comme un fils.

Ludovico au comble de la joie, de la reconnaissance, de l’attendrissement, voulait l’exprimer à son digne ami, et ne le pouvait pas ; son cœur était trop plein. Honteux de ne pou voir retenir ses larmes vis-à-vis de M. Joung, dont l’air était si calme, il se tourna vers Mad. Joung, et vit que ses yeux étaient aussi humides. Alors, par un mouvement involontaire, il se précipita dans ses bras, et recula ensuite en lui jetant un regard qui disait tout ce qui était dans son cœur. Je vois tout ce que vous pensez, mon bon enfant, lui dit-elle, sans qu’il soit besoin de me le dire, et je suis assurée que, pour la première fois de ma vie, j’aurai un apprenti dans ma maison qui, loin de faire tort à son maître, veillera à ses intérêts, ne perdra pas son temps, ne manquera pas au respect dû à ce bon maître et à sa femme. Vous, Ludovico, vous ne vous conduirez sûrement pas comme ceux dont j’ai tant eu à me plaindre ?

Que Dieu m’en préserve ! Madame, dit le jeune homme en levant au ciel, ses yeux humides.

Conservez toujours mon enfant, cette humble confiance envers le ciel, cette pieuse observance de vos devoirs. religieux ; augmentez en vertus en avançant en âge. Dès cette heure. vous faites partie de ma famille. Je vais tout préparer pour vous recevoir lundi. Allez à présent porter cette bonne nouvelle à votre mère ; c’est de sa main que je veux vous tenir.

Il y courut, et trouva cette bonne mère baignée de larmes. Elle venait de recevoir et de lire la réponse de son bien-aimé père. Le ciel a exaucé ses vœux ! dit-elle après avoir appris le bonheur de son fils ; mais elle ne pouvait attendre jusqu’au lundi suivant pour exprimer aux bienfaiteurs de son cher Ludovico la reconnaissance dont son cœur était plein ; elle voulait y aller le soir même. Ludovico craignit que tant d’émotions, coup sur coup, ne lui fissent du mal. D’ailleurs M. Joung logeait assez loin. Il la conjura donc de renvoyer au lendemain à y aller, et de consacrer le reste de cette journée à communiquer à son bon grand-père la consolante nouvelle de tout leur bonheur, en lui renvoyant le billet de dix livres sterlings qu’il n’avait pas manqué de joindre à sa lettre, et dont ils n’avaient plus un besoin assez pressant pour le priver de cette somme.

Agnès céda à la requête de son fils ; elle écrivit une très-longue lettre à ce père si chéri et si révéré, dans laquelle l’espoir de l’avenir était mêlé avec le chagrin du passé. Elle anticipait en idée sur le doux moment où elle irait les revoir et lui présenter ses enfans. Ludovico, et même Constantine, y joignirent quelques lignes et lui demandèrent sa bénédiction. Tous les trois ensuite se préparèrent pour l’heure du repos, en rendant grâce à la Providence qui, au travers de sombres nuages, les avait conduits par degrès dans une situation plus tranquille, mais madame Lewis aurait voulu que son Alfred en fût le témoin. Dans la confiance qu’il jouissait, dans une autre vie, d’un bonheur plus parfait et plus durable, elle passa la meilleure nuit qu’elle eût passée depuis long-temps.

Le matin suivant, proprement habillée en grand deuil de veuve, laissant Constantine aux soins de son frère, elle s’achemina vers Fitzroi-Square, pour faire une visite de remercîment à madame Joung. On l’introduisit de suite. La famille était à déjeuner avec un ami. En voyant un étranger, elle fut d’abord interdite ; mais M. Joung la présenta à sa femme, et ensuite à ee monsieur, avec les expressions les plus flatteuses ; et madame Joung la reçut comme une amie qui est bien ve nue dans tous les momens. Dès qu’elle fut assise, M. Joung, en lui demandant excuse, dit qu’il était obligé de les quitter ; mais vous pourrez également, dit-il à sa femme, parler de ce que vous savez avec M. Lloyd, et terminer ; je désiré fort que la chose puisse avoir lieu : et il sortit.

Madame Lewis comprenant par ce peu de mots que madame Joung avait quelque affaire avec ce gentilhomme, voulut aussi se retirer, d’autant plus qu’il l’embarassait par la manière marquée et pénétrante dont il l’a regardait. Quoiqu’il n’y eût précisément rien de désobligeant dans ce regard, elle désirait de l’éviter et voulut prendre congé. Mais madame Joung posant la main sur son bras, l’arrêta en lui disant : Ne nous quittez pas, je vous en prie, madame Lewis ; c’est avec vous que nous avons une importante affaire à traiter. Agnès se rassit, bien surprise, et ne comprenant pas où elle en voulait venir.

Notre ami, M. Lloyd, continua-t-elle, demeure dans la cité. Il est à la tête d’une maison de commerce très-considérable. Craignant que l’air de cette partie de la ville ne soit pas sain pour ses enfans, encore très-jeunes, il a acheté à Hamstead une jolie petite campagne, et veut les établir dans cette agréable demeure. Une femme en qui il avait une entière confiance pour les soigner, vient de mourir. Il voudrait la remplacer par une bonne gouvernante en état de surveiller leur éducation, qui fut pieuse, vigilante, et qui, étant mère elle-même, sentit toute l’importance des devoirs qu’elle aura à remplir. En retour de ses soins, M. Lloyd et sa femme feront tout ce qui dépendra d’eux pour la rendre parfaitement heureuse et lui faire un sort avantageux. Je ne connais personne, madame Lewis, qui puisse mieux que vous, répondre à tout ce qu’on désire pour cette place, Il s’agit de savoir si vous voulez l’accepter.

Si vous pensez, Madame, que j’aie les qualités nécessaires, dit Agnès avec une noble modestie, je m’estimerais fort heureuse, et de la bonne opinion que vous avez de moi, et de pouvoir la justifier. Mais il y a un seul obstacle ; ma pauvre petite fille, ma Constantine…… Je sais que je pourrais l’envoyer à mes parens, chez qui elle serait heureuse aussi ; mais il faut que je vous avoue ma faiblesse. Je viens de perdre un mari qui m’était bien cher, et je ne puis, non, je ne puis prendre sur moi de me séparer encore, au même moment, de mes deux enfans.

Vous ne serez point appelée à cette épreuve, dit monsieur Lloyd avec le ton de la bienveillance. Non, ma bonne amie, car déjà je veux vous donner ce titre, vous ne devez pas quitter votre fille pour des enfans étrangers. Elle doit vivre près de vous et se former sur votre exemple ; mais elle peut partager ce bonheur avec mes filles, qui seront pour elle comme des sœurs Je crois que plutôt vous respirerez l’air de la campagne, et mieux ce sera. Ainsi, si vous y consentez, ma voiture ira vous prendre lundi prochain avec Constantine pour vous mener toutes les deux à Hampstead. C’est le jour fixé pour l’entrée de votre fils chez son digne maître. Votre appartement vous paraîtrait trop triste. Il faut, dit-il, en riant, que mes enfans vous le fassent un peu oublier.

Des larmes d’étonnement et de reconnaissance coulèrent sur les joues de l’intéressante veuve, pendant que sa bouche tâchait d’exprimer son contentement et sa gratitude, même avant de savoir le traitement qui lui était offert, et qui surpassa de beaucoup son attente. Ah ! dit-elle, avec sentiment à ses nouveaux amis, laissez-moi croire que l’esprit de mon Alfred est dans ce moment au milieu de nous ; qu’il voit vos bontés pour ceux qui lui furent si chers, et qu’elles font partie du bonheur dont il jouit.

Elle revint à son tour apprendre à ses enfans cette heureuse nouvelle, et tous deux s’en réjouirent. Leurs petites affaires furent bientôt arrangées. La vente de leur mobilier acheva de payer ce qu’ils devaient encore. Agnès rendit son appartement, et M. Joung demanda que ce fût chez elle que la voiture de M. Lloyd vint prendre la mère et la fille. Elles allaient partir, quand on annonça un homme de loi qui désirait parler en particulier à la veuve de M. Alfred Lewis, et disait qu’il arrivait exprès de Leeds dans cette intention. Agnès fut à la fois surprise et effrayée. Elle craignit que son mari n’eût peut-être contracté là quelque dette au-dessus de ses moyens. M. Joung, voyant sur son visage une impression pénible, répondit pour elle, qu’elle ne recevait personne qu’en présence de ses amis ; que si l’étranger le voulait ainsi, il pouvait entrer ; ce qu’il fit d’abord.

Il s’approcha de madame Lewis, et lui dit qu’il venait de la part de M. Wright (ce fabricant de Leeds, pour qui M. Lewis avait fait la machine ingénieuse dont nous avons parlé) ; que ce M. Wright ayant vu sur les papiers que M. Lewis était mort, désirait de ravoir en sa possession un écrit signé de lui, qu’il avait donné une fois à M. Lewis, et qui devait s’être trouvé parmi ses papiers ; que cet écrit n’était de nul usage à la famille Lewis, et pouvait lui être utile, vu qu’il était sur le point d’obtenir une patente pour la machine, qui avait parfaitement réussi, et qui depuis quelque temps était en activité.

Madame Lewis répondit qu’elle n’avait aucun doute que ce papier ne se retrouvât, ayant conservé soigneusement tous ceux qu’avait laissés son mari. « Il y en a un, ajouta-t-elle, que je n’ai point ouvert et que j’ai mis dans ma cassette. Il est lié d’un cordon vert : pensez-vous que ce soit celui-là ? »

Je sais, dit-il, que le sceau y est attaché par un cordon vert, et je suppose que le paquet est lié de même. C’est une obligation par laquelle mon client, M. Wright, s’engage à payer une certaine somme, si au bout de trois ans la machine se trouve répondre à son but. Ce terme n’est pas encore expiré ; mais M. Wright a pensé que dans, cette triste circonstance, une somme d’argent pourrait être agréable à madame Lewis. Il m’a envoyé à Londres pour conclure avec elle cette affaire. Vous me rendrez l’obligation, et je vous compterai la somme que M. Wright m’a remise pour vous.

— Je lui suis extrêmement obligée, dit Agnès ; c’est un très-beau procédé de sa part. Je croyais que feu mon mari ayant vendu cette machine à son départ de Leeds, il n’avait plus rien à prétendre.

L’homme de loi rougit un peu…. hésita. Enfin il dit : Il est étonnant, madame, que M. Lewis ne vous ait pas informé que cette stipulation ne pouvait regarder que l’inventeur de la machine, et que même en la vendant, il ne perdait aucun de ses droits sur le prix de l’invention.

— Je suppose, dit Agnès (en rougissant aussi de l’idée qu’elle venait d’exposer son Alfred an reproche de négligence ou de manque de confiance pour elle) ; je suppose que le terme n’étant pas échu, il n’y pensait pas encore, et que sa maladie si inattendue et si prompte absorbait toutes ses idées. Il se fiait aussi à la parfaite honnêteté de M. Wright, et il avait bien raison.

Une nuance d’embarras se peignit encore sur le visage de l’avocat. — Vous acceptez donc la transaction que je vous propose ? dit-il en se remettant.

— Avec plaisir et reconnaissance, Monsieur. Que dois-je faire ?

Me remettre le papier en question ; ou, ce qui vaut bien autant, me faire un reçu pour fin de tout compte sur cet objet, de deux cents livres sterlings que je vais vous remettre. En disant cela, il tira un papier déjà écrit et une écritoire, qu’il plaça devant Agnès, en la priant de lire et de signer ; et sortant aussi une grosse bourse, il commença à compter la somme. Madame Lewis ne savait si elle rêvait. Deux cents livres sterlings étaient une somme si fort au-dessus de son attente, qu’elle ne pouvait en croire ses yeux et ses oreilles. Elle prenait la plume pour signer ce qu’on lui présentait, lorsque M. Joung, mettant tranquillement sa mai sur la sienne, et lui ôtant la plume, lui dit :

— Ma chère Madame, il vaut mieux rendre l’obligation ; c’est plus sûr. Où est-elle ?

— Au fond de la cassette que je vous prié de garder en dépôt.

— Elle est dans mon cabinet. Ludovico, allez la prendre ; nous examinerons ce titre, et nous verrons s’il est bien en effet de deux cents pièces.

— Je n’ai pas dit cela, s’écria l’avocat. Il est peut-être plus considérable, mais vous voudrez bien observer que l’obligation ne sera échue que dans plusieurs mois. Ce te offre se fait pour arranger madame Lewis. Vous avez entendu vous-même, Monsieur, qu’elle ne croyait pas que M. Wrigth lui dût rien. Il n’avait qu’à se taire, et…

— Honte sur vous et sur lui, si vous achevez votre pensée ! s’écria M. Joung, avec la plus vive indignation, et sortant tout à fait de son calme accoutumé. Ainsi, ajouta-t-il, l’on regrette de n’avoir pas profité de l’ignorance et de la bonne foi d’une femme, pour dépouiller la veuve et l’orphelin. Madame Lewis, Monsieur, n’a besoin de rien dans ce moment. Elle ne doit pas un schilling. Elle et ses enfans sont pourvus et placés ; elle attendra l’échéance de ce qui lui est dû, et terminera régulièrement.

Ludovico rentrait avec la cassette : elle fut ouverte et l’obligation trouvée, liée avec quelques brouillons de poésie et des comptes de marchands. Elle était un peu déchirée, mais point effacée ; et l’avocat la reconnut pour celle qu’il réclamait. M. Joung la lut à haute voix. C’était un contrat par lequel M. Wright s’engageait à payer à M. Lewis, inventeur de la machine pour la fabrique des draps, cinq cents pièces au bout de trois ans, si elle réussissait, et cinq cents autres au bout de cinq ans, lorsqu’il aurait obtenu une patente. Le tout était dans les formes proposées par M. Wright lui-même, et acceptées par M. Lewis ; mais il s’en fallait de sept mois que les trois années ne fussent accomplies. Il était clair que le pauvre Lewis, toujours dans les espaces imaginaires, avait oublié cette transaction. M. Wright se l’était rappelée ; et apprenant que Lewis était mort, il avait espéré obtenir un meilleur marché de sa veuve. L’avocat baissait les yeux avec confusion.

— À présent, Monsieur, lui dit M. Joung en tenant encore l’obligation dans la main, vous aurez la bonté d’informer votre client, que le jour même où les cinq cents pièces seront échues, elles doivent être payées en entier à madame Lewis. Je m’engage en votre présence à suppléer jusqu’alors à tout ce qui pourrait lui manquer. Ainsi l’arrangement si cruel et si désavantageux pour elle, que vous osiez lui proposer, tombe de lui-même. Je rougis-pour M. Wright quand je réfléchis qu’il va faire une immense fortune, due en entier au génie et au travail du mari et du père de ceux qu’il voulait priver d’un mince avantage, comparé à celui qu’il en retirera.

Ah ! Monsieur, vous ne savez pas tout, dit l’avocat : la machine fut abandonnée par M. Lewis lui-même avant d’être achevée, et vendue à un simple charpentier, pour six ou sept pièces. Elle fut rachetée par mon client.

— Je n’en ai aucun doute, dit M. Joung, et autant j’exècre l’avidité de l’une des parties, autant je blâme la négligence de l’autre ; mais les innocens ne doivent pas en souffrir.

Agnès se rappela très-bien le moment où son mari, pressé de partir pour Londres, avait remis sa machine au charpentier, en exigeant de lui de la remettre à M. Wright, qui lui paierait au-delà de ce qu’il en donnait à M. Lewis. Agnès, en remerciant Dieu de cette fortune inespérée, qui la mettait pour la vie à l’abri du besoin, la rapportait aussi à son Alfred. Ah ! oui, dit-elle avec un sentiment d’orgueil, il avait vraiment du génie ; mais il ne savait pas en tirer parti. Je jouis doublement de cette fortune, en pensant que je la dois à ses talens.

— À propos de cela, Madame, dit M. Joung, qu’avez vous fait de l’édition du poëme de votre mari ? vous ne l’avez pas vendue, j’espère.

— Non, Monsieur ; elle s’est trouvée si mal imprimée, que je n’en aurais tiré que peu de chose. Je n’ai pas voulu déshonorer un aussi bel ouvrage en le laissant à vil prix. Je l’ai encore toute entière, à l’exception de quelques exemplaires, mis en dépôt chez des libraires.

— Il faut que Ludovico aille les reprendre tous dès demain. Il viendra un moment où vous en tirerez peut-être aussi un grand parti. Ah ! comme tout ceci est la preuve que le trône du génie n’est qu’une vapeur, lorsque sa base n’est pas la sagesse, et ses supports la persévérance et l’économie !

À l’heure fixée, M. et madame Lloyd arrivèrent, prirent dans leur voiture la veuve et sa fille, qui était dans la joie, et les menèrent dans une maison de campagne, petite mais très-élégante, bâtie au milieu d’un charmant jardin et des plus beaux ombrages. Elles furent entourées par trois jeunes filles, enchantées d’avoir une nouvelle compagne et une seconde maman : c’est ainsi qu’elles appelèrent d’abord Agnès, qui les aima et les soigna véritablement en mère. Les mois s’écoulaient comme des jours dans cette agréable retraite, où la vie était animée et remplie par l’exercice des plus doux devoirs, où le bonheur d’Agnès était augmenté par la certitude d’être utile, en formant ces jeunes cœurs aux vertus domestiques, et par-dessus tout à la religion sainte, dont le sien était si vivement pénétré. Ludovico, en même temps, répondait parfaitement aux espérances de son digne maître, à qui il devenait plus cher de jour en jour. Il faisait de très-grands progrès dans le bel art du graveur, quoiqu’il eût beaucoup plus d’inclination pour la peinture. Mais profitant du fatal exemple que son père lui avait laissé, il persista dans le travail auquel les circonstances et les bontés de son protecteur l’avaient appelé. Celui-ci croyant que ces deux états pouvaient très-bien s’allier, lui laissa quelques heures de la journée pour continuer à s’exercer au dessin et à la peinture. Il ne perdait pas un seul moment, et ne se permettait d’autres distractions que de fréquentes visites à sa mère. Ses jours étaient embellis par sa bonne conscience, et ses nuits, par le doux et paisible repos qu’elle procure. Il parvint ainsi à la jeunesse, aimé et estimé de tout ce qui l’entourait.

Comme nous avions seulement le projet, en commençant cet ouvrage, de donner l’histoire de l’Enfance de Ludovico, nous ferions bien, peut-être, de la terminer ici. Mais si nous sommes assez heureux pour que notre jeune héros ait intéressé les lecteurs, il s’en trouvera qui seront bien aise de connaître sa situation actuelle, et les pas qui l’ont mené au degré de considération dont il jouit : c’est pour eux que nous cédons à l’envie de leur donner encore le chapitre suivant.



CHAPITRE XIX et dernier

À l’époque fixée, M. Joung reçut, au nom de madame Lewis et de ses enfans la somme stipulée par M. Wright, et il la plaça dans les fonds publics. Son élève Ludovico avait si bien employé le temps qu’il lui laissait pour la peinture, et s’était surtout tellement appliqué au paysage, dans le but de finir les tableaux commencés par son père, qu’il crut pouvoir l’entreprendre. Il en parla à M. Joung, qui l’encouragea d’autant plus, qu’il avait appris que Sinister faisait seulement alors l’exhibition de ceux qu’il avait achetés, et gardés prudemment pour le temps où la mort du peintre, qu’il avait prévue, leur donnerait une plus grande valeur. Il permit donc au jeune homme de travailler aux siens avec assiduité. Ludovico commença par ceux qui étaient les plus avancés, et bientôt il put en présenter aussi au public. On supposa avec raison que ceux qui étaient restés dans la famille devaient être les meilleurs ; et la petite collection du modeste Ludovico trouva bien plus d’acheteurs que celle de Sinister, plus nombreuse et plus vantée. Ludovico s’était fait un devoir d’avertir de ce qu’il avait ajouté au travail de son père. S’il y perdit quelques acheteurs, cette intégrité lui valut des amis et des protecteurs. Plusieurs personnes mêmes achetèrent de ces morceaux parce qu’il y avait travaillé. Enfin il les plaça tous si bien, qu’il en retira une somme assez considérable. Il la porta d’abord à sa mère. Les cinq années de son apprentissage étaient terminées. L’éducation des jeunes Lloyd l’était aussi ; et madame Lewis jugea qu’elle pouvait enfin satisfaire son ardent désir d’aller dans le Cumberland visiter sa famille. M. Lloyd, à sa recommandation et pour l’obliger, avait placé avantageusement deux de ses frères dans des maisons de commerce. Le cadet, né depuis son mariage, et qui était de l’âge de Ludovico, avait un goût décidé pour le militaire. Au moyen de ses protecteurs, Ludovico lui procura une commission d’enseigne. Il se faisait un plaisir extrême de lui porter cette heureuse nouvelle, et de se lier d’amitié avec un oncle de même âge que lui. Il s’en faisait un plus grand encore de connaître enfin les respectables parens de la meilleure des mères ; et M. Dumney et sa digne compagne, qui n’avaient cessé depuis tant d’années de regretter leur bien-aimée Agnès, allaient enfin la revoir avec deux enfans qui méritaient déjà toute leur tendresse. Il serait impossible de décrire la joie, le bonheur de cette famille, lorsqu’elle fut réunie. Bien des larmes furent versées et bien des peines retracées ; mais le délice du moment actuel effaçait tout. Ludovico, Constantine étaient serrés tour à tour dans les bras de leur respectable aïeul, et d’une grand-mère qui croyait retrouver sa jeunesse avec ses enfans chéris.

Ludovico devint le favori de son grand-père, dont la pénétration eut bientôt démêlé les vertus et le vrai génie qui distinguaient cet excellent jeune homme. Lui, de son côté, ne cessait d’admirer la simplicité, le bon sens, et par-dessus tout, la piété sans affectation de ses bons grands-parens et qui, chez le pasteur était unie, à beaucoup de savoir, et à l’esprit le plus aimable. Il fut enchanté aussi des beautés romantiques de cette contrée qu’il connaissait en partie par les descriptions de sa mère, et par le pinceau de son père, et qu’il parcourut avec le même enthousiasme, avec la même sensibilité poétique qui excitait si puissamment autrefois la jeune imagination de M. Lewis. Mais Alfred s’y livrait si complètement qu’il méprisait la prose de la vie réelle, et tous les soins qu’elle exige d’un homme raisonnable. Ludovico, au contraire, au retour de ses excursions, calmait son imagination exaltée, en traçant avec son pinceau ce qu’il venait d’admirer. Il se remettait ensuite, peu à peu, à toutes les occupations que son grand-père ou sa mère lui prescrivait. Il remplissait, en un mot, touts les devoirs que la religion et la nature imposent aux hommes vertueux.

Quoique M. Lloyd n’eût plus besoin des soins de madame Lewis, il lui avait cependant offert de continuer à habiter sa maison ; mais on comprend facilement qu’elle préféra de passer l’hiver auprès de ses parens qu’elle rendait si heureux, et dont elle pouvait à présent augmenter le bien être, au lieu de leur être à charge. C’était d’ailleurs le moment de l’instruction religieuse de Constantine, âgée alors de quinze ans. Elle était bien aise qu’elle la passât dans la retraite, et que son grand-père l’introduisît dans l’église chrétienne.

Ludovico retourna à Londres avec son oncle, le jeune Dumney, qui allait rejoindre son régiment. Il était d’un aimable caractère, et Ludovico s’était tendrement attaché à lui. Il remplaçait dans son cœur son cher Raphaël, qu’il regrettait encore. M. Joung avait un fils un peu plus âgé, avec qui Ludovico s’était aussi lié d’amitié, d’autant qu’ils avaient de grands rapports de caractère. Ce jeune homme, sans talent pour la profession de son père, se destinait à l’église, faisait ses études à Oxford, et ne venait chez ses parens que pendant ses vacances. M. Joung avait écrit à Ludovico pour lui offrir de l’employer à graver chez lui, avec un traitement avantageux. Mais il se sentait entraîné irrésistiblement vers l’art de la peinture, et son séjour dans le Cumberland avait fortifié ce goût, que M. Lewis avait appelé l’inspiration du génie. Son fils, au contraire, craignant de n’en pas avoir assez, et ne voulant pas être un peintre médiocre, s’était presque décidé à rester graveur. Cependant il consulta M. Joung qui, n’écoutant pas son intérêt propre, lui conseilla d’essayer encore de la peinture, et de voir pour quel genre il aurait le plus de talent. Dans sa jeunesse, il paraissait s’être voué à la figure. Pour achever les tableaux de son père, il avait étudié le paysage. Actuellement il avait l’ambition de s’élever jusqu’aux tableaux d’histoire, et de copier ceux des grands maîtres. Il apprit avec transport que la galerie britannique était ouverte à tons les jeunes artistes ; et se promit de profiter de ce secours, sans pour cela abandonner la gravure. Il osa se flatter de mériter l’approbation du public dans ces deux arts si étroitement liés. M. Joung approuva ce plan ; et connaissant particulièrement les directeurs de l’Institut national, il leur recommanda son élève comme un jeune homme qui ferait honneur à son pays. Il se recommanda bientôt lui-même par son zèle, son application, ses talens. On lui donna tous les secours nécessaires à son avancement, et ses ouvrages obtinrent l’approbation générale.

Un jour qu’il copiait dans la galerie un très-beau morceau d’après Raphaël, qui l’absorbait entièrement, deux dames qui visitaient les tableaux s’approchèrent de lui. À peine se laissa-t-il distraire un instant de son travail. L’une, entre deux âges, avait l’embonpoint et les couleurs d’une brillante santé ; l’autre était une jeune personne de vingt ans, au maintien doux et modeste. Le jeune peintre, après avoir jeté un seul regard sur elles, s’était remis à son ouvrage, et ne levait plus les yeux, lorsque la plus âgée se penchant de son côté comme pour mieux voir le tableau ; lui dit à demi-voix les deux derniers vers du Ménestrel :

« Heureux Edwin ! la Muse de l’Histoire
« Inscrit ton nom au temple de Mémoire. »

Ludovico tréssaillit. Il se retourne vivement, se lève… Cette voix ! ce nom d’Edwin ! ces traits !… Non, Ludovico ne se trompe pas : c’est la bonne, l’aimable lady Villars, et la jeune personne qui l’accompagne est cette petite Lucy que nous avons vue à quatorze ans si étourdie, si malicieuse, et qui, grâce aux années, à la raison, et surtout à l’exemple de son angélique belle-mère, est devenue à vingt ans une fille charmante. Elle n’a pas oublié ses torts ; et avec un léger sourire, elle dit, en montrant le tableau sur le chevalet : Vous pourrez, quand vous voudrez, Monsieur, reprendre le nom de Carrache ; je vous promets de ne plus m’en moquer. Lady Villars le félicita aussi sur ses progrès qu’elle avait présagés, lui dit-elle, dans les dessins qu’il lui avait jadis envoyés. Ludovico la félicita à son tour, avec sentiment, sur le retour de sa santé. — Qui, mon jeune ami, lui répondit-elle, vos vœux ont été exaucés ; ils l’ont tous été. J’ai su par Dermot que vous aviez aussi formé celui que je devinsse mère, et j’ai le bonheur d’avoir un fils. Souhaitez à présent qu’il ressemble à mon Edwin. Ah ! qu’il ressemble à sa mère, dit Ludovico en levant les yeux au ciel ! Il avait encore ce beau regard plein d’innocence et de sensibilité qui lui gagnait les cœurs dans son enfance.

Lady Villars pria le jeune homme de monter avec elle dans sa voiture, et de partager son dîner de famille. Elle le présenta au général qui se souvint parfaitement du jour où il avait acheté de lui le tableau des montagnes du Cumberland, que Ludovico ne revit pas sans une vive émotion. Pendant sa longue résidence sur le continent, cet amateur de peinture avait augmenté sa collection de beaux tableaux. Elle pouvait fournir à un jeune artiste de parfaits modèles, et il en permit le plein usage à Ludovico. En voyant combien ce jeune homme était véritablement modeste, vertueux, reconnaissant, il l’invita très-fréquemment à sa table, le présenta aux patrons les plus renommés des beaux arts, et donna ainsi à ses talens l’encouragement et la récompense qu’ils méritaient.

Lady Villars l’admit souvent aussi, dans ses soirées, aux rassemblemens peu nombreux, mais bien choisis, qu’elle aimait à réunir chez elle. Jamais le jeune artiste n’y parut déplacé, pouvant parler de tout avec intelligence.

Il ne se mettait point en avant, attendait qu’on lui adressât la parole : če qui arriva souvent quand on l’eut entendu. Ce fut là qu’à la prière instante de lady Villars, il lut le beau poëme de son père. Tous ceux qui l’entendirent en furent enchantés, et tout d’une voix lui conseillèrent de le faire imprimer au moyen d’une souscription à laquelle chacun s’intéresserait, et d’en soigner l’édition de son mieux. Ludovico, qui désirait passionnément de rendre cet hommage à la mémoire de son père, y mit beaucoup de zèle. Après avoir prié lady Villars de l’aider à choisir les sujets, il dessina et grava lui-même, pour chaque chant, une belle taille-douce ; ce ne fut pas un des moindres ornemens de ce bel ouvrage. Lady Villars, le général, sa fille aînée, mariée à un seigneur estimable, recueillirent des souscriptions dans la haute classe, pendant que M. Lloyd et sa femme en obtinrent chez les commerçans, et M. Joung chez les artistes. Ludovico envoya de son côté des prospectus dans les villes où son père avait séjourné, à Manchester, à Yorck, à Leeds, où il en eut bon nombre ; à Yorck principalement, où cet ouvrage avait été composé, tout le monde voulut en avoir. Pour la première fois de sa vie, Ludovico eut un secret pour sa mère, et ne lui parla point de cette entreprise, voulant lui faire une surprise agréable.

Enfin quand l’ouvrage fut imprimé, ses comptes réglés, les souscriptions rentrées, et tous ses plans arrangés, il écrivit à sa mère pour presser son retour, lui disant qu’après une séparation de près d’une année, il était extrêmement impatient de la revoir ainsi que sa chère Constantine. Il la suppliait de venir célébrer son vingt-deuxième jour de naissance, à Londres dans la maison où il logeait, et dont il lui donnait l’adresse à Somers-Town, un des quartiers les plus aérés et les plus agréables de la capitale. La bonne et tendre mère lui accorda sa requête, et partit avec sa fille. Elle fut reçue par son Ludovico à la porte d’une maison très-petite, mais propre et élégante à l’extérieur ; l’intérieur ne l’était pas moins. Son fils la conduisit dans un joli salon meublé avec goût et simplicité. Elle y trouva à sa grande joie monsieur et madame Joung avec leur fils, alors en vacance, et ses trois élèves, les jeunes miss Lloyd, transportées de revoir leur seconde maman et leur sœur Constantine. Après les premières salutations d’amitié, son fils la mena à une fenêtre qui donnait sur un charmant petit jardin de gazon et de fleurs. Agnès était enchantée de cette jolie demeure.

— Est-ce donc ici votre logement, mon cher Ludovico ? lui demanda-t-elle.

— Oui, ma chère mère, c’est ici où je loge ; à moins que la maîtresse de la maison ne me mette dehors : mais comme elle m’aime beaucoup, et que je le lui rends de tout mon cœur, je ne le crains pas.

— J’espère bien que non, dit Agnès. Pourquoi vous mettrait-elle dehors de chez elle ? Bien sûrement elle ne peut avoir un locataire plus sage, plus tranquille ; et je suis sûre aussi que vous paierez régulièrement votre loyer. Quand j’habiterai la ville, je serai heureuse de demeurer ici chez mon fils. Vous me présenterez à votre hôtesse. J’espère aussi gagner son amitié ; et je la prierai de ne point vous renvoyer.

— Je crois, Madame, dit en riant M. Joung, que vous l’obtiendrez facilement de la mère de Ludovico.

— De la mère !… Que voulez-vous dire ?

— Que cette maison appartient à la meilleure des mères, à madame Agnès Lewis…

— Et que j’espère qu’elle voudra bien me permettre d’y loger près d’elle, ajouta Ludovico.

Agnès croyait rêver. — Quoi ! dit-elle, ce paradis m’appartient ? Non, non ; cela ne se peut pas.

— Et pourquoi donc, Madame, dit M. Joung, n’ai-je pas des fonds à vous dont vous m’avez permis de disposer ? J’ai trouvé cette maison si jolie ; si bon marché et vous convenant si bien, que j’ai cru pouvoir l’acheter pour vous sans vous consulter. Votre fils a voulu se charger de la meubler, et je pense que vous l’acceptez pour locataire et pour pensionnaire. Il est riche à présent votre Ludovico, et pourra vous payer une bonne pension.

— Il est du moins riche en vertu, s’écria son heureuse mère en l’embrassant tendrement. Il est le meilleur des fils, et vous les meilleurs des amis.

— Qui vous aiment et vous respectent, votre bon fils et vous, comme vous méritez de l’être, dit M. Joung attendri. Oui, malgré sa jeunesse, Ludovico par sa bonne conduite a des droits au respect ! Il m’a payé bien au-delà de ce que j’ai fait pour lui, et je le confonds dans mon cœur avec mon propre fils.

Pendant qu’Agnès écoutait avec délice l’éloge du sien, il avait rejoint les jeunes gens qui étaient autour d’une table, occupés à regarder les gravures d’un grand livre très-bien relié. Madame Lewis tourna les yeux de ce côté, et vit avec surprise sa fille prendre ce livre avec vivacité, et couvrir le frontispice de baisers. — Qu’est-ce que vous faites donc, Constantine, lui dit-elle en s’approchant aussi ? Elle jette un cri. Ce frontispice lui présente l’image parfaitement ressemblante de son mari. Ah, mon Alfred ! s’écria-t-elle, toi qui manquais seul à mon bonheur, je revois donc tes traits chéris ! Mon fils, explique-moi ce miracle.

— Ce n’en est pas un, ma mère, dit Ludovico. Ma mémoire fidèle pour un objet si cher et si regretté, et ma ressemblance avec lui, m’ont rendu capable de tracer les traits d’un auteur dont on connaît à présent le mérite, et d’offrir au public dans cet excellent ouvrage, un portrait plus fidèle encore de son esprit et de son génie.

— Mais, mon cher Ludovico, dit Agnès en parcourant cette belle édition, elle a dû vous coûter beaucoup. J’espère que pour me procurer tant de bonheur, vous n’êtes pas allé au-delà de vos moyens.

— Nos, ma chère et bonne mère ; bien au contraire : j’ai tiré de cet ouvrage, tous frais payés, la somme de douze cents pièces, que je prie ma chère Constantine de recevoir comme un présent de son parrain. Constantin-Le-Grand ; c’était à lui à la doter.

— Non, non, mon frère ! s’écria la jeune fille ; c’est à vous, seulement à vous !

— Eh bien ! alors chère sœur, accepte-le comme le don d’un frère à qui notre père mourant remit sur lui ses droits paternels, et qu’il chargea du précieux dépôt de ton bonheur. Laisse-moi, chère enfant, remplir ce devoir sacré, et répondre à sa confiance, afin que lorsque nous serons tous réunis dans le sein de Dieu, je puisse le revoir sans rougir, et l’entendre dire : « Me voici, ô mon Dieu ! avec les enfans que tu m’as donnés. » Constantine pleurait, mais refusait encore. — Maman, dit-elle, dois-je accepter ? Mon frère n’est-il pas trop généreux ? Agnès était trop émue pour répondre — Non, non, dit Ludovico, je ne suis que juste ; c’est ta portion des dons du génie de notre père, le produit de son don de poésie. Il m’a laissé une partie de celui de la peinture ; mon digne ami m’a rendu bon graveur. Avec mon pinceau et mon burin, je ne manquerai de rien si je sais être sage.

Constantine céda. Le jeune Joung sur qui elle avait fait une forte impression, et qui savait que son père ne s’opposerait pas à cette union, lors même que cette aimable jeune fille ne lui aurait rien apporté, était fâché qu’elle eût cette somme. Mais c’était si peu de chose en comparaison de la fortune de son père, qu’il ne pût être soupçonné d’intérêt lorsqu’il lui offrit ses vœux qui ne furent point rejetés. Ce mariage eut lieu dès qu’il eut pris les ordres. Constantine fut heureuse, et Ludovico, charmé d’avoir un frère dans son ami. Agnès partagea sa vie entre ses enfans et ses parens tant qu’ils vécurent, et trouva avec ces objets chéris la récompense de ses vertus.

Et notre Ludovico ? Il connut aussi tout le charme du bonheur domestique ; et devint l’heureux époux de miss Fanny Lloyd, l’aînée des élèves de sa mère, et qui la chérissait tendrement. La Famille des Villars lui conserva ses bontés. Il fut leur ami plutôt que leur protégé, et continua de se distinguer dans l’état qu’il avait embrassé. Un de ses meilleurs ouvrages fut un tableau où il s’était peint lui-même au moment où il rencontra le bon quaker Gurney, et où dans l’excès de sa détresse il se jeta à ses genoux. Il regardait ce moment comme celui qui avait amené le changement de son sort et tous les évènemens heureux de sa vie. Il eut encore le plaisir de revoir cet excellent ami lorsqu’il revint d’Amérique et de lui faire, de ce tableau, un hommage qui le réconcilia avec l’art de la peinture.


Mes jeunes lecteurs ! vous à qui je dédie ce simple ouvrage, dans quelque situation que le sort vous ait placés, l’histoire de Ludovico doit être pour vous un bon exemple, une utile leçon, et un encouragement à vous bien conduire. Si vous êtes riches, heureux ; entourés d’amis et dans une brillante fortune, pensez combien de pauvres jeunes gens doués peut-être de plus de talens que vous, et de sentimens aussi élevés, aussi délicats que les vôtres, languissent dans la pauvreté, mangent un pain et dur et grossier, humecté par leurs larmes, ou sont près de succomber à un travail au-dessus de leurs forces. Pensez aux mauvais jours du pauvre Ludovico, et cherchez à soulager la misère qui sera peut-être un jour votre partage ; car si le pauvre peut s’enrichir, on a des exemples aussi que le riche peut devenir pauvre. Mais lors même que cela n’arriverait pas, joignez à toutes vos jouissances la plus douce de toutes, celle de consoler l’affligé, de relever le malheureux.

Si vous l’êtes vous-même, si comme Ludovico vous avez à gémir des infortunes et des torts de vos parens, et de votre propre misère, que son exemple vous donne du courage. Apprenez de son histoire que dans les plus sévères épreuves on trouve de la force pour les supporter dans la foi et la résignation, et de la consolation dans la prière et dans une parfaite confiance en la bonté de Dieu ; que le malheur et la pauvreté peuvent être adoucis par la patience, le travail et la persévérance ; que le bonheur peut arriver d’un jour à l’autre par des moyens qui nous sont inconnus, et que du moins une bonne conduite soutenue, l’amour filial, la bonne foi, l’assiduité au travail trouvent tôt ou tard leur récompense, et assurent au moins l’estime et la bienveillance universelle.

Si telle est l’impression qui vous reste de cette lecture, je n’aurai pas écrit, et vous n’aurez pas lu en vain. Nous n’aurons aucun regret d’avoir pleuré et de nous être réjouis ensemble sur les malheurs et le bonheur du fils d’un homme de génie. Que ce titre et le triste sort de son père vous apprennent aussi à ne pas vous glorifier de vos talens et de votre esprit, qui ne sont qu’un piége dangereux lorsqu’ils ne sont pas dirigés par la raison et la vraie piété.

FIN.
Imprimerie de Mad. Ve. PERRONNEAU, quai des
Augustins, nº. 39.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

  1. La livre sterling équivaut à-peu-près à un louis de France. Toutes les fois qu’il sera question de pièces d’argent dans cet ouvrage, c’est de livres sterling dont il est question.
  2. Elle existe réellement en Angleterre. Un créancier a droit de se saisir du cadavre d’un débiteur insolvable, jusqu’à ce que ses héritiers aient payé ses dettes ; mais elle est absolument hors d’usage.