Page:Boutroux - L’idéal scientifique des mathématiques.djvu/253

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un instrument de recherche sûr et rigoureux ? Non, et cela pour les raisons mêmes que Duhem met en lumière en parlant de la Physique. En général les faits mathématiques ne sont pas isolables. Lorsque j’aborde l’étude d’une nouvelle famille de fonctions et que je veux en organiser, en déduire rationnellement les propriétés, je suis obligé de faire à la fois un très grand nombre de suppositions, susceptibles, par leur combinaison, d’expliquer ces propriétés. À supposer alors qu’une expérience contredise mon système, elle le ruine indubitablement, mais elle ne me dit pas qu’elle est, parmi mes suppositions, celle qui était fausse. Que conclura de là un dialecticien rigoureux ? Il soutiendra que l’expérience ne sert pas vraiment à découvrir, mais intervient après coup, une fois la théorie complètement édifiée. — C’est, — appliquée aux Mathématiques, — la conclusion même de Duhem[1].

Sans doute, on nous dira qu’il n’y a pas lieu de comparer sur ce point les Mathématiques à la Physique. Le contrôle d’une théorie mathématique est si aisé et si rapide qu’à peine est-il besoin de spécifier comment et à quel moment on doit le faire. Dès que l’analyste s’est assuré qu’il n’a pas commis d’étourderies, son œuvre est définitive. En Physique, au contraire, le rôle de l’expérience est capital parce qu’une théorie ne saurait être regardée comme établie qu’après un contrôle prolongé. Et même, la théorie physique n’est-elle pas, en réalité, toujours provisoire ?

C’est ici le cas de répondre que le temps ne fait rien à l’affaire. Peu nous importe qu’un analyste habile arrive parfois (rarement) au bout de sa tâche après quinze jours de tâtonnements, tandis qu’à telle théorie physique il

  1. Voir supra, p. 236.