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points de vûe sont relatifs l’un à l’autre, nous croyons ne devoir point les séparer.

Les matieres que ce Dictionnaire doit renfermer sont de deux especes ; savoir les connoissances que les hommes acquerent par la lecture & par la société, & celles qu’ils se procurent à eux-mêmes par leurs propres réflexions ; c’est-à-dire en deux mots, la science des faits & celle des choses. Quand on les considere sans aucune attention au rapport mutuel qu’elles doivent avoir, la premiere de ces deux sciences est fort inutile & fort étendue, la seconde fort nécessaire & fort bornée, tant la Nature nous a traités peu favorablement. Il est vrai qu’elle nous a donné dequoi nous dédommager jusqu’à un certain point par l’analogie & la liaison que nous pouvons mettre entre la science des faits & celle des choses ; c’est sur-tout relativement à celle-ci que l’Encyclopédie doit envisager celle-là. Réduit à la science des choses, ce Dictionnaire n’eût été presque rien ; réduit à celle des faits, il n’eût été dans sa plus grande partie qu’un champ vuide & stérile : soûtenant & éclairant l’une par l’autre, il pourra être utile sans être immense.

Tel étoit le plan du dictionnaire Anglois de Chambers, plan que toute l’Europe savante nous paroît avoir approuvé, & auquel il n’a manqué que l’exécution. En tâchant d’y suppléer, nous avons averti du soin que nous aurions de nous conformer au plan, parce qu’il nous paroissoit le meilleur qu’on pût suivre. C’est dans cette vûe que l’on a crû devoir exclure de cet ouvrage une multitude de noms propres qui n’auroient fait que le grossir assez inutilement ; que l’on a conservé & completé plusieurs articles d’Histoire & de Mythologie, qui ont paru nécessaires pour la connoissance des différentes sectes de Philosophes, des différentes religions, de quelques usages anciens & modernes ; & qui d’ailleurs donnent souvent occasion à des réflexions philosophiques, pour lesquelles le public semble avoir aujourd’hui plus de goût que jamais[1] ; aussi est-ce principalement par l’esprit philosophique que nous tâcherons de distinguer ce Dictionnaire. C’est par-là sur-tout qu’il obtiendra les suffrages auxquels nous sommes le plus sensibles.

Ainsi quelques personnes ont été étonnées sans raison de trouver ici des articles pour les Philosophes & non pour les Peres de l’Eglise ; il y a une grande différence entre les uns & les autres. Les premiers ont été créateurs d’opinions, quelquefois bonnes, quelquefois mauvaises, mais dont notre plan nous oblige à parler : on n’a rappellé qu’en peu de mots & par occasion quelques circonstances de leur vie ; on a fait l’histoire de leurs pensées plus que de leurs personnes. Les Peres de l’Eglise au contraire, chargés du dépôt précieux & inviolable de la Foi & de la Tradition, n’ont pû ni dû rien apprendre de nouveau aux hommes sur les matieres importantes dont ils se sont occupés. Ainsi la doctrine de St Augustin, qui n’est autre que celle de l’Eglise, se trouvera aux articles Prédestination, Grace, Pélagianisme mais comme Evêque d’Hippone, fils de sainte Monique, & Saint lui-même, sa place est au Martyrologe, & préférable à tous égards à celle qu’on auroit pû lui donner dans l’Encyclopédie.

On ne trouvera donc dans cet Ouvrage, comme un Journaliste l’a subtilement observé, ni la vie des Saints, que M. Baillet a suffisamment écrite, & qui n’est point de notre objet ; ni la généalogie des grandes Maisons, mais la généalogie des Sciences, plus précieuse pour qui sait penser ; ni les avantures peu intéressantes des Littérateurs anciens & modernes, mais le fruit de leurs travaux & de leurs découvertes ; ni la description détaillée de chaque village, telle que certains érudits prennent la peine de la faire aujourd’hui, mais une notice du commerce des provinces & des villes principales, & des détails curieux sur leur histoire naturelle[2] ; ni les Conquérans qui ont desolé la terre, mais les génies immortels qui l’ont éclairée ; ni enfin une foule de Souverains que l’Histoire auroit dû proscrire. Le nom même des Princes & des Grands n’a droit de se trouver dans l’Encyclopédie, que par le bien qu’ils ont fait aux Sciences ; parce que l’Encyclopédie doit tout aux talens, rien aux titres, & qu’elle est l’histoire de l’esprit humain, & non de la vanité des hommes.

Mais pour prévenir les reproches qu’on pourroit nous faire d’avoir suivi le plan de Chambers sans nous en écarter, rapportons le jugement d’un critique dont nous ne prétendons ni déprimer ni faire valoir le discernement & le suffrage, mais dont au moins la bonne volonté pour nous n’est pas suspecte. Il parloit ainsi de l’ouvrage de Chambers au mois de Mai 1745, lorsque la traduction en fut proposée par souscription.

« Voici deux des plus fortes entreprises de Littérature qu’on ait faites depuis long-tems. La premiere est de M. Chambers, auteur de l’Ouvrage que nous annonçons, & l’autre est de M. Mills qui travaille en chef à nous en donner la traduction. L’un & l’autre est Anglois ; mais M. Mills a pris des liaisons avec la France qui nous le font regarder comme une conquête faite sur l’Angleterre. Les Anglois sont aujourd’hui sur le pié de perdre beaucoup vis-à-vis de nous » (nous ne changeons rien à la diction) ; « le fonds de l’Ou-

  1. Voyez les articles Aigle, Ananchis, Amenthés, Baucis, Chauderons de Dodone, &c.
  2. Voyez les articles Alsace, Arcy, Besançon, &c.