Page:Saint-Bernard - Oeuvres complètes, trad Charpentier, Tome 2, 1866.djvu/298

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après avoir entendu de la bouche du Sauveur la parabole du Pharisien et du Publicain, présumez encore de votre propre justice et méprisez les autres religieux, en disant, si j’en crois ce qu’on me rapporte, qu’il n’y a que vous de justes parmi les hommes, ou du moins que vous êtes plus saints que les autres ; qu’il n’y a que vous qui viviez selon la règle monastique, et que tous les autres religieux en sont plutôt des transgresseurs que de fidèles observateurs.

11. Mais d’abord, qui êtes-vous pour oser ainsi condamner les serviteurs d’autrui ? S’ils tombent ou s’ils demeurent fermes, cela ne regarde que leur maître (Rom., xiv, 4). Qui donc vous a établis juges des autres (Luc., xii, 14) ? D’ailleurs si, comme on le dit, vous présumez à ce point de l’excellence de votre ordre, je vous demande s’il est dans l’ordre qu’on voie une paille dans l’œil des autres, quand on ne s’aperçoit pas qu’on a soi-même une poutre dans le sien (Matth., vii, 3) ? Pourquoi vous glorifiez-vous de la règle et parlez-vous mal en même temps contre elle ? Pourquoi, en dépit de l’Évangile, avant le temps et malgré la défense de l’Apôtre, jugez-vous les serviteurs d’autrui ? Est-ce que la règle n’est pas conforme à l’Évangile et ne s’accorde point avec la doctrine de l’Apôtre ? En ce cas la règle n’est pas une règle, puisqu’elle n’est point droite. Écoutez donc, et apprenez quel est l’ordre, vous qui, en dépit de tout ordre, critiquez les autres ordres : « Hypocrite, ôtez premièrement la poutre de votre œil, et alors vous verrez à retirer la paille de l’œil de votre frère (Matth., vii, 3). » Vous cherchez de quelle poutre je veux parler ? N’en est-ce donc point une assez grosse et assez grande cet orgueil qui vous fait croire que vous êtes quelque chose quand vous n’êtes rien, vous inspire les plus sots transports de joie sur votre prétendue santé, et vous porte à faire entendre des reproches insensés à ceux qui ont une paille dans l’œil quand vous avez une poutre dans le vôtre ? « Je vous rends grâces, ô mon Dieu, dites-vous, de ce que je ne suis point comme le reste des hommes qui sont voleurs, injustes, adultères (Luc., xviii, 11), » que ne continuez-vous et que n’ajoutez-vous, « détracteurs ? » car la détraction n’est pas un des moindres fétus. Pourquoi donc n’en parlez-vous point quand vous nommez tous les autres ? Si vous la comptez pour rien ou pour peu de chose seulement, je vous rappellerai ces paroles de l’Apôtre : « Ni les médisants ne posséderont le royaume de Dieu (I Corinth., vi, 10), » et celles de Dieu même, qui vous dit dans le psaume (xlix, 21) : « C’est moi qui vous reprendrai et qui vous placerai en face de vous-même. » Or, on ne peut douter, d’après le contexte, que c’est au détracteur qu’il parle en cet endroit. Il est bien juste d’ailleurs qu’on ramène sur lui-même les yeux de celui qui détourne sa vue de soi, et qu’on force à se considérer celui qui n’est attentif qu’à scruter les péchés d’autrui au lieu de rechercher les siens.

Chapitre VI.

Saint Bernard blâme ceux qui ont la témérité de juger les Clunistes et de condamner leur manière de vivre.

12. Mais quelle règle observent, me dit-on, ceux qui se couvrent de fourrures, qui, en pleine santé, mangent de la viande, se nourrissent d’aliments assaisonnés au gras[1], font par jour, malgré la dé-

  1. C'était autrefois un usage chez les Clunistes de préparer les légumes au gras, sans distinction de jour ; Pierre le Vénérable le modifia et défendit l’emploi de la graisse le vendredi, et tous les jours de l’Avent, le premier dimanche excepté. Voir les statuts x et xv.