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CORRESPONDANCE.

singes et des tigres, où la folie de ma mère me fit naître il y a bientôt soixante et treize ans. Je vous demande en grâce d’écrire de votre encre au roi de Prusse, et de lui peindre tout avec votre pinceau. J’ai de fortes raisons pour qu’il sache à quel point on doit nous mépriser. Un des plus grands malheurs des honnêtes gens, c’est qu’ils sont des lâches. On gémit, on se tait, on soupe, on oublie. Je vous remercie par avance des coups de foudre dont vous écrasez les jansénistes. Il est bon de marcher sur le basilic[1] après avoir foulé le serpent. Donnez-vous le plaisir de pulvériser les monstres sans vous commettre. Genève est une pétaudière ridicule, mais du moins de pareilles horreurs n’y arrivent point. On n’y brûlerait pas un jeune homme pour deux chansons faites il a quatre-vingts ans[2]. Rousseau n’est qu’un fou et un plat monstre d’orgueil. Adieu ; je vous révère avec justice, et je vous aime avec tendresse.

Gardons pour nous notre douleur et notre indignation ; gardons-nous le secret de nos cœurs.


6450. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Postdam, 7 août.

Mon neveu[3] m’a écrit qu’il se proposait de visiter en passant le philosophe de Ferney. Je lui envie le plaisir qu’il a eu de vous entendre. Mon nom était de trop dans vos conversations ; et vous aviez tant de matières à traiter que leur abondance ne vous imposait pas la nécessité d’avoir recours au philosophe de Sans-Souci pour fournir à vos entretiens.

Vous me parlez d’une colonie de philosophies qui se proposent de s’établir à Clèves[4] : je ne m’y oppose point ; je puis leur accorder tout ce qu’ils demandent, au bois près, que le séjour de leurs compatriotes a presque entièrement détruit dans ces forêts, toutefois à condition qu’ils ménagent ceux qui doivent être ménagés, et qu’en imprimant ils observent de la décence dans leurs écrits.

La scène qui s’est passée à Abbeville est tragique[5] ; mais n’y a-t-il pas de la faute de ceux qui ont été punis ? Faut-il heurter de front des préjugés que le temps a consacrés dans l’esprit des peuples ? Et si l’on veut jouir de la liberté de penser, faut-il insulter à la croyance établie ? Quiconque ne veut point remuer est rarement persécuté. Souvenez-vous de ce mot de

  1. Psaume xc, verset 13.
  2. Voyez lettre 6434.
  3. Le duc de Brunswick.
  4. Voyez lettre 6409.
  5. Le supplice du chevalier de La Barre.