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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/434

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CORRESPONDANCE.

spinosistes ; et qu’à l’égard de Spinosa, ou toute sa métaphysique ne signifie rien, ou elle signifie que la matière est la seule chose existante, et que c’est dans elle qu’il faut chercher ou supposer la raison de tout. Je sais que ce sentiment est abominable, mais du moins il s’entend, et c’est quelque chose en philosophie que de savoir au moins ce qu’on veut dire, quand on ne sait pas ce qu’on doit dire. Votre ami suppose à tort, ce me semble, que, dans l’opinion des métaphysiciens orthodoxes, il n’y a point chez les bêtes de principe distingué de la matière : c’était la folie de Descartes, et j’avoue même que s’il a été sur ce point le plus fort des philosophes, c’est parce qu’il était le plus conséquent, et qu’il voyait bien l’inconvénient effroyable, pour ce que vous savez, d’admettre dans les bêtes une âme intelligente. Mais la prétention contraire est si absurde qu’on est aujourd’hui forcé d’y renoncer dans les écoles, au risque de se tirer comme on peut des objections. Vous trouverez dans le tome V de mes Mélanges de philosophie, page 131, une petite diatribe à ce sujet, qui, je crois, ne vous déplaira pas, ce qui peut-être vous fera dire après l’avoir lue :


Latet anguis in herba.

(Virg., ecl. iii, v. 93.)

L’argument de votre ami sur l’inutilité des organes des sens, s’il faut autre chose que les sens mêmes pour voir, pour entendre et pour toucher, etc., me paraît péremptoire ; mais cet argument même me paraît s’étendre tout naturellement à exclure toute autre cause de nos sensations et de nos idées que les organes mêmes qui les produisent ; et, si je ne me trompe, c’est en effet l’intention de l’auteur. À foi et à serment, je ne trouve dans toutes ces ténèbres métaphysiques de parti raisonnable que le scepticisme ; je n’ai d’idée distincte, et encore moins d’idée complète, ni de la matière ni d’autre chose ; et en vérité quand je me perds dans mes réflexions à ce sujet, ce qui m’arrive toutes les fois que j’y pense, je suis tenté de croire que tout ce que nous voyons n’est qu’un phénomène qui n’a rien hors de nous de semblable à ce que nous imaginons, et j’en reviens toujours à la question du roi indien : « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? » Car c’est là en effet le plus surprenant.

L’histoire exécrable[1] que vous me faites du nouveau jugement rendu par la Tournelle me fait demander : Pourquoi y a-t-il des monstres aussi absurdes et aussi atroces ? Mais êtes-vous bien sur de ce fait ? pourriez-vous m’en donner la date précise ? J’en ai parlé à un conseiller au parlement, vrai philosophe, nommé M. du Séjour ; il m’a assuré que ce jugement n’était pas rendu par la Tournelle actuelle, dont il est un des membres, et où, par parenthèse, il a souvent empêché bien des atrocités. Il m’a promis de s’en informer. Donnez-moi, de votre côté, les lumières que vous pourrez sur ce sujet, car il importe que cette horreur soit connue, et je ne m’y épargnerai pas.

  1. Vovez lettres 7632 et 7656.