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Pourquoi faudrait-il punir/Texte entier

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tahin party (p. 2-187).


2004
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le photocopillage tue l’industrie du livre.
le plus tôt sera le mieux.



Catherine Baker


POURQUOI FAUDRAIT-IL PUNIR ?
Sur l’abolition du système pénal




Le texte de la conférence L’abolition de la prison signifie-t-elle l’abolition du droit, de la justice et de toute société ? que j’avais écrit en 1985 et qui a beaucoup circulé sous le titre de Conférence d’Amsterdam a servi de point de départ à ce livre ; qu’on ne s’étonne pas d’y retrouver quelques phrases intégralement reprises ; sur certains sujets, je suis au regret de reconnaître qu’en vingt ans je n’ai pas beaucoup avancé.

C. B.


TABLE DES MATIÈRES





QUESTIONS D’AVANT-PROPOS


Est-ce bien de faire du mal à quelqu’un ?

La punition est-elle nécessaire à la Justice ? L’incarcération une solution acceptable au problème de la délinquance ?

Les pages qui suivent ne répondent pas à ces questions. Elles voudraient amener le lecteur à se les poser.

Nous nous interrogerons principalement sur la prison ; ce n’est pas sous l’angle de ses conditions de vie que nous l’aborderons, mais sous celui de sa raison d’être, le châtiment. Personne n’ose plus dire comme au XIXe siècle qu’elle permet aux bandits de s’amender. Elle ne sert qu’à une seule chose qu’elle réussit d’ailleurs fort bien : punir. (Nous en reparlerons très bientôt.) Mais punir est-il utile ? À qui ?


Même les plus timides réformateurs se heurtent à cette évidence, adoucir les cruautés de l’incarcération s’oppose forcément à son principe : elle est une peine, elle est faite et uniquement faite pour punir le coupable, pour lui être pénible.

Car le droit pénal, par définition, est fondé sur la peine. Une peine est une souffrance qu’on inflige. Est-il raisonnable d’ajouter du mal à un mal ? Platon, par la bouche de Socrate, dénonçait déjà dans le Criton l’inadéquation d’une telle réponse. On n’a pas beaucoup avancé depuis.

J’entends bien que les victimes réclament la punition du coupable[1]. On verra que les abolitionnistes insistent particulièrement pour qu’on rende justice à la victime autant qu’à l’accusé. Aujourd’hui dans un procès, la victime craint d’être jugée. Crainte parfaitement légitime, car jugée elle l’est. Est-elle bonne dans son rôle ? Fait-elle la victime comme il faut ? Elle est la justification de la cruauté qu’on s’apprête à faire subir à l’accusé : le spectacle de sa souffrance doit être à la hauteur.

Dans tous les films pour enfants et dans la plupart de ceux pour adultes, à la fin les méchants sont châtiés et le spectateur en est content. La punition procure une satisfaction certaine. C’est un peu moins vrai dans la littérature où la liberté de fouiller ce qui ne se voit pas a permis à de nombreux romanciers de se mettre et de nous mettre à la place de qui a commis la faute. Quelques cinéastes de génie y sont aussi parvenus. Seuls les plus grands créateurs nous permettent de comprendre le crime qui autrement nous échappe, comme il échappe très souvent aussi dans la réalité à la compréhension du criminel.[2]


Le châtiment s’ancre dans l’histoire la plus archaïque de l’humanité, celle des terreurs religieuses que les hommes ont traduites en dieux et déesses au cœur démoniaque. L’enfer chrétien n’a rien à envier à l’enfer hindou[3] et l’affirmation d’un sentiment de culpabilité proprement judéo-chrétien n’est que l’aveu d’une inculture crasse. En Occident, la condamnation terrible de la faute lors d’un jugement de l’âme après la mort s’enracine dans le culte orphique, introduit en Grèce entre le VIIe et le VIe siècle avant notre ère ; ses origines se perdent dans les traditions védiques du deuxième millénaire, et il est vraisemblable que l’idée de la faute nous poursuivant dans l’au-delà était déjà à l’époque bien ancienne. L’orphisme a beaucoup influencé les Pythagoriciens puis Platon qui écrit par exemple dans le Gorgias que les âmes doivent comparaître nues devant les juges pour éviter qu’ils ne soient trompés par les apparences.

Sous tous les cieux, les humains scandalisés de voir l’éternelle injustice du monde, l’innocent maltraité par la vie, le joyeux scélérat prospérer et mourir tranquille, ont cherché à rétablir dans le séjour des ombres l’impossible équité. Mais l’au-delà est sans pitié. Des macérations épouvantables étaient censées apaiser les êtres suprêmes que ce soit chez les Sioux, en Indonésie musulmane ou dans les carmels français. Pas une religion pour sauver l’autre lorsqu’il est question des supplices réservés aux damnés. Chez les Scythes, les Aztèques, les Vikings, au fin fond de Bornéo ou du Malawi, à toutes les époques, sous toutes les latitudes, les dieux réclament vengeance. Nul besoin d’être coupable d’ailleurs pour attirer leur fureur. C’est assez d’être. Ainsi naît la tragédie.

Tout châtiment s’inscrit dans cette volonté irrationnelle de se soumettre au tragique. À l’origine, le coupable est celui que les dieux ou le destin désignent comme tel indépendamment même de la faute. Œdipe fait un coupable idéal : il n’est pas dit pourquoi il n’avait pas le droit de coucher avec sa mère, pas dit non plus pourquoi tout le monde avait trouvé très bien qu’il tue l’insolent malotru qui lui barrait la route, mais que ce meurtre est devenu faute quelques années plus tard quand on apprend qu’il s’agissait de son père. On n’explique pas parce que le propre du tabou est d’être affirmé et non raisonné. Œdipe est condamné par ses fils à renoncer à son pouvoir et à rester enfermé dans le palais. Auparavant le roi déchu s’est crevé les yeux. On dit peut-être un peu vite que c’est pour se punir. Pour se punir, il eût fallu qu’il se sentît coupable. Son geste n’est-il pas plutôt l’expression du comble de son désespoir face à l’injustice des dieux ?

On doit punir. C’est un impératif. De quel ordre ? Quelques philosophes (pas autant qu’on pourrait le penser) ont essayé de justifier la punition. Le lecteur pressé ou agacé par les vulgarisations trop sommaires pourra s’abstenir de lire le premier chapitre.

Après bien des détours, on en revient aujourd’hui à cette idée (si l’on peut dire) qu’il ne rime à rien de chercher à justifier la punition et qu’il « faut faire confiance à la tradition », quand ce n’est pas à l’instinct.

Dans les Lettres à Lucilius, Sénèque écrit qu’ « aucun homme raisonnable ne punit parce qu’une faute a été commise, mais pour qu’elle ne le soit plus ». Aimable ironie d’un homme aimable entre tous qui mieux que quiconque sait qu’il n’est pas question de raison dans le châtiment. C’est bien l’esprit de vengeance des juges (professionnels ou non) qu’il dénonce dans ses entretiens sur la colère. Si elle n’évite pas les fautes à venir, dit-il, la punition n’a aucun sens[4]. Par la suite, des penseurs allemands se montreront offusqués d’une telle vision utilitariste. La punition ne doit servir à rien. Rien qu’à punir. Et on se l’est tenu pour dit.

En cette époque où une génération a changé totalement de repères (et non pas volontairement, mais parce que les conditions économiques et sociales mises en place par la précédente les rendent caducs), les aînés déboussolés essaient d’imposer à tous, à défaut d’un dogme religieux qui pourrait, lui, susciter dissidences ou hérésies, un signe de ralliement résolument impossible à critiquer : la Loi. Ils s’y réfèrent sans cesse. Le châtiment en est le corollaire indispensable. Chaque fois que quelqu’un dit « La Loi est pour tout le monde » ou « On doit respecter la Loi du pays qui vous accueille » ou « La Loi rend libre » ou « C’est au père d’incarner l’image de la Loi », il convient de le reprendre et de lui faire dire « la Loi donc la punition » ; c’est moins majestueux mais plus clair. « Le châtiment est à la loi ce que le sexe est au mariage. » (Stephen Douglas).

Est puni celui qui est jugé coupable d’avoir enfreint la Loi, laquelle varie selon les groupes. Elle est l’expression du pouvoir en place : il y a la Loi du milieu, la Loi du silence, la Loi civile du code, mais, juste ou injuste, écrite ou non, elle demeure la Loi du plus fort. Établie par l’autorité souveraine d’une société, elle ne tire sa puissance, en premier ou dernier ressort, que de la force physique des gros bras à son service : brutes payées en tant que telles par une maffia quelconque ou police d’État. En démocratie, la Loi est sanctionnée par la force publique.

Montaigne qui fut magistrat et à qui on ne la faisait pas, écrivait « Combien ay-je veu de condemnations plus crimineuses que le crime ? Les loix se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont loix. »

Il est infranchissable le précipice entre l’équité à laquelle chacun aspire et la Justice qui fait fonctionner la machine sociale au détriment des relations libres entre les êtres. Et si cinq cents courtes années nous séparent de Michel de Montaigne, il y a deux mille ans, les Romains avaient fait, semble-t-il, le tour de la question du Droit. Ils nous ont laissé par exemple le fameux adage « Summum jus, summum injuria » que l’on traduit habituellement par « excès de justice, excès d’injustice », traduction que je trouve tendancieuse ; je proposerais « Justice parfaite, parfaite injustice »[5].


En Arabie comme aux États-Unis, en France comme en Chine, l’heure est à une répression de plus en plus brutale. Sans compter que l’emprisonnement à but lucratif a de beaux jours devant lui. Les entreprises privées qui ont acheté des parts dans ce marché sont pleinement satisfaites. Même si l’économie mondiale s’effondrait, elles seraient absolument certaines de faire leurs choux gras d’une récession qui ne pourrait que rendre les pauvres plus délinquants et les riches plus répressifs.

La Justice est d’une sauvagerie rare depuis vingt ans. En France, où il a bien fallu abandonner la peine de mort pour être accepté dans la Communauté européenne, on se rattrape en distribuant à tort et à travers des peines de sûreté incompressibles. Beaucoup de Français trouvent que la mort manque.

Quand on pense qu’en 1791, le comité de législation criminelle avait failli abroger la peine de mort[6]… La durée maximale de détention était alors fixée à vingt ans !

Si l’heure est à une répression de plus en plus barbare, ce n’est pas dû en France, tant s’en faut, à l’arrivée au pouvoir en mai 2002 d’un gouvernement de droite particulièrement raide. Le nouveau Code pénal, élaboré entre 1981 et 1994 où il est entré en vigueur, est incontestablement plus sévère que celui qui le précédait.

Même si 140  000 personnes sont condamnées mais échappent à la prison grâce aux peines de substitution (on verra cependant que la plupart ne seraient même pas passées en jugement avant le nouveau code), les cellules demeurent pleines à craquer parce que le temps d’incarcération est de plus en plus long.

Mais si les peines sont plus lourdes, ne serait-ce pas parce que la délinquance s’aggrave ? Pas du tout. Si les prisons sont remplies, c’est par les contrevenants à l’article 19, autrement dit par les immigrés clandestins ; nous ne parlons pas d’immigrés clandestins qui auraient « fait quelque chose », mais d’individus arrêtés et jugés pour la seule infraction à la police des étrangers. C’est un délit purement administratif, mais qui coûte cher. Par ailleurs, il y a moins d’attaques de banques depuis que partout se sont sophistiqués les moyens de protection et moins de cambriolages pour les mêmes raisons. Assurément les systèmes techniques de dissuasion sont bien plus efficaces que les pendaisons, poings coupés et enfermements de toutes sortes. Les homicides sont en baisse constante ces vingt dernières années et en chute libre par rapport au XIXe siècle. En réalité, il y a davantage de petits vols à l’arraché et de bagarres, mais surtout bien plus d’attentats à la pudeur. Ils sont sévèrement punis. Pour les mêmes faits, 18 % des accusés étaient condamnés à des peines de dix ans et plus dans les années 80 : dix ans plus tard on arrivait à 55 % et la répression ne fait qu’empirer.[7]

Autrement dit, ce n’est pas le moment de parler de supprimer les prisons. Mais l’abolition de ce châtiment aussi cruel qu’irrationnel doit être discutée à contretemps, c’est le seul moyen pour qu’un jour il en soit temps.

Car lorsqu’une une solution est assurément mauvaise, il est veule de ne pas reposer la question sous prétexte qu’elle reste pour l’heure sans réponse. Avec celle ou celui qui me lit je désire partager en guise d’ouverture cette phrase de David Hume dont j’aime tant l’obligeante passerelle jetée du je au nous : « Nulle lecture nulle enquête n’a jamais été capable d’écarter la difficulté où je suis ou de me donner satisfaction sur un sujet de cette importance. Puis-je mieux faire que de proposer la difficulté au public, bien que, peut-être, je n’aie que de faibles espoirs d’obtenir une solution ? Nous aurons du moins, par ce moyen, le sentiment de notre ignorance si nous n’augmentons pas notre connaissance. »[8]


AU RYTHME DE L’HISTOIRE,
LA VALSE DES IDÉES


Dans les premières civilisations et sur tous les continents habités, on a d’abord puni pour montrer aux dieux qu’on prenait leur parti contre ceux qui les offensaient : s’il entrait dans les interdits par exemple de tuer quelqu’un d’autre que ses enfants mais aussi bien de manger du mil à la pleine lune, on ne s’étonnait nullement de voir les deux interdits sanctionnés par la même peine de mort et il faudra des millénaires pour qu’on en vienne à échelonner des degrés d’infraction.

Le code d’Hammourabi, sévère et raffiné, date d’environ 1750 avant notre ère : il n’était qu’une réorganisation d’autres codes sumériens bien plus anciens comme celui d’Ouroukaniga écrit vers 2400. Avec le droit romain, on tente de rationaliser lois et sanctions, mais c’est en grande partie un échec : le droit pénal restera foncièrement sentimental jusqu’à nos jours, il s’incline toujours devant l’émotion suscitée par telle ou telle attitude. En France longtemps on a brûlé la langue des sacrilèges ; en 2003 dans un pays très civilisé comme le Nigeria, on lapide les femmes adultères ; et à présent que le vol de rue se répand, il n’est pas rare d’entendre des non-musulmans défendre l’idée que couper la main d’un voleur est une solution à envisager. La sanction n’apparaît exagérée que lorsque l’infraction est sur le point d’être décriminalisée. Pour ce qui est des crimes de sang, on constate que très profondément l’humanité reste attachée à la Loi du talion. La Justice est fatalement tributaire de la vox populi et plus les sentiments d’une foule sont médiatisés et plus on connaît d’avance le verdict qui sera prononcé.

Des juristes, avec constance, essaient depuis plus de 2 000 ans de tirer le droit vers la sagesse, de le dégager des sentiments de colère, d’envie et surtout du goût du pouvoir qui animent trop souvent les hommes de loi. Ne parlons pas des superstitions : chaque siècle a les siennes et l’on voit mal comment un juge pourrait y échapper. Serait-il en ce domaine un homme d’exception qu’il aurait toute la Cour contre lui.

Mais admettons cependant que lutte il y a et que, de l’époque romaine jusqu’à nos jours, des juristes ont essayé de faire triompher dans les esprits et les textes sinon la raison du moins l’intelligence des êtres et des situations.

En France, au long des mille ans du moyen âge, les juridictions ecclésiastiques et les laïques vont peu à peu s’harmoniser (de force) sous le sceptre royal. Mais tant que durera la féodalité, les peines resteront très aléatoires, imprévisibles et, au sens le plus littéral du terme, dépendront du bon plaisir non du prince mais des princes. Cependant s’impose petit à petit un droit coutumier aussi bien dans le nord dominé par le droit germain que dans le sud où l’on est resté très attaché au droit romain. En Italie, principalement à l’université de Bologne, s’élabore à partir de celui-ci une véritable pensée juridique. En 1160, à Montpellier, des émules commencent à rédiger eux aussi une somme des lois. Très vite ce droit écrit va prévaloir en Provence, en Languedoc et en Dauphiné. Ailleurs perdure le droit coutumier, l’ancêtre de notre jurisprudence. La rédaction officielle des coutumes ne commença que sous Charles VII, à la suite d’une ordonnance de 1454.

Ce droit coutumier, influencé par les pays germains, celtes et saxons, était nettement plus favorable aux femmes que le droit romain à la source du droit écrit. Étrangement, les rois de France, principalement Philippe Auguste et Philippe le Hardi, luttèrent pour préserver ce droit coutumier. Mais le combat était perdu d’avance et c’est le droit romain qui l’emporta. Cela dit, la rivalité entre les deux conceptions juridiques dura jusqu’à ce que les sans-culottes obtinssent l’abolition des coutumes et l’établissement, évidemment idéal, d’une même justice pour tous.

Bonaparte fit élaborer le Code civil de 1800 à 1804. Le Code pénal date de 1810. Outre le souci d’unification qu’il manifeste, le Code pénal s’inscrit dans une perspective nouvelle que l’on doit à Cesare Beccaria (1738-1794). En 1764, à vingt-six ans, il avait fait paraître un ouvrage remarquable, Des délits et des peines, où il défendait cette idée très neuve que toute peine devait être proportionnée au délit et que la mesure de ce rapport était fonction du tort infligé. En revanche, on ne le suivit pas pour ce qui est de l’abolition de la peine de mort et de toute torture. Ce livre ardemment soutenu en France par Diderot et Voltaire devait transformer tout le droit pénal de l’Europe occidentale. Au sein de son temps, Beccaria est allé le plus loin possible et j’ai une grande tendresse pour lui, même si, pensant et parlant bien des lustres plus tard, j’ai beau jeu de critiquer tel ou tel aspect de sa pensée qui a donné l’occasion à quelques malfaisants de défendre par la suite l’incarcération.

Avec le code napoléonien s’élabore une pensée positiviste de la criminologie. Par souci d’efficacité pour la protection de la société, non seulement le délinquant passe au second plan, mais aussi son crime ou son délit et point alors au XXe siècle ce qui devrait apparaître comme une pure aberration au sein du droit : la dangerosité. Sous prétexte de creuser la notion d’intentionnalité, on en arrive à punir des individus susceptibles d’agir dans un sens que réprouve la Société : le plus magnifique exemple vient des États-Unis où 1 200 personnes d’origine musulmane se sont retrouvées dans les geôles après les attentats du 11 septembre. Eût-il été question de garde-à-vue ou d’enquête qu’on eût dû d’ailleurs s’interroger, mais il se trouve qu’un an plus tard, des « presque suspects » restaient embastillés sans l’ombre d’un commencement de preuve, au seul motif qu’ils auraient été « capables du fait ». On retrouve là l’uomo delinquente de Cesare Lombroso qui dissertait en 1876 sur la constitution physique et psychique a priori toute spéciale du criminel. Dans cette optique, la liberté et la responsabilité sont des vues de l’esprit, mais la culpabilité aussi. Cette vision positiviste de l’humanité a le mérite de ne pas nous faire prendre des vessies pour des lanternes, elle s’assume comme a-morale. Ce qui est plus gênant c’est qu’elle est aussi irrationnelle que l’est toute peur du danger, elle ne l’évite pas.


L’histoire des idées est toujours difficile à faire, elles se répondent, se contredisent, se dépassent, s’éliminent et se reprennent. Les idées sur le châtiment ne sont d’ailleurs pas légion. Il est à noter cependant que les philosophes se sont donné un mal fou pour le justifier, mais jamais pour justifier la clémence qui n’en a nul besoin. Il est étrange que personne ne s’interroge là-dessus. Qu’on lise des textes antiques ou plus récents de la vallée de l’Indus, de la Grèce, de la Chine, du Moyen-Orient, de l’Europe ou d’ailleurs, on tombe forcément à un moment ou à un autre sur un exemple de clémence devant lequel chacun de tout temps s’est respectueusement incliné. Mystère joyeux…

Comment faire admettre qu’il est bien de faire mal à quelqu’un pour répondre au mal qu’il a fait ? Dans les bistrots comme dans les facultés de droit, on peut entendre trois sortes de justifications.[9] La première repose sur une pensée légaliste : la Loi c’est la Loi, sa force vient de la seule sanction. On punit celui qui l’enfreint. On n’a pas à se poser la question du châtiment ; de même qu’on doit obéir à la Loi, on doit punir qui la transgresse. C’est comme ça. Aucune explication n’est de mise : la Loi dit où est le Bien, elle vient de Dieu ou d’une Humanité qui est son sosie ou de la Nature. Le mauvais sujet reste sujet de la Loi qui agit comme mécaniquement : le châtiment se veut immanent à la faute. Dieu, la conscience morale individuelle ou universelle, c’est pareil : on est dans le sacré et on ne discute pas du sacré. Il faut expier, l’expiation n’a aucun sens, tant mieux elle ne doit pas en avoir. S’il y a erreur ? L’innocent sacrifié à tort sur l’autel de la Loi est une victime des aléas de la vie : il aurait pu être noyé dans une inondation, personne n’y peut rien. Dieu reconnaîtra les siens, si Dieu n’existe pas, toute autre abstraction peut faire l’affaire.

À ce discours de pierre répond celui des pragmatiques que nous appellerons sociétaire réaliste. Il suppose un droit naturel, qu’on aurait aussi bien fait d’appeler droit humain puisqu’il s’oppose dans sa conception au droit divin, il est naturel puisqu’il est censé prendre en considération la nature de l’homme tout imparfaite qu’elle soit et ses aspirations. Cependant il ne s’oppose pas autant qu’on pourrait le penser au discours qui considère la loi comme le pur objet d’un tabou. De nos jours la Loi est sacrée parce que la Société est sacrée. La Société est le Tout avec un grand T dont les individus ne sont que les parties, elle est l’Absolu. C’est l’échec de l’athéisme.

La Société repose sur l’adhésion (de gré ou de force) à des valeurs communes. Si on ne joue pas le jeu, la Société vous rejette, c’est-à-dire qu’elle vous tue ou vous bannit hors de la communauté (à l’étranger ou en prison). S’il s’agit d’une petite transgression, le bannissement peut être symbolique : mise au pilori (sous diverses variétés) ou emprisonnement court. La Justice se doit de punir pour rassurer, c’est-à-dire bien entendu pour intimider.

La Justice — et l’on insiste sur le fait qu’elle est rendue au nom de tous — doit en effet punir pour rassurer les « bons », les conforter dans l’idée que la Société les protège s’ils restent dans ses règles. Parce qu’on joue sur des symboles, on est dans la représentation, le spectacle. On ne demande jamais au coupable d’éprouver quoi que ce soit dans son for intérieur : s’il veut revenir dans la Société, il doit juste manifester ostensiblement son désir de bien faire.

La question des éventuelles erreurs judiciaires se pose ici d’autant plus souvent qu’il s’agit justement d’une condamnation symbolique : il faut un coupable à tout prix. À tout prix. Quitte, lorsqu’on sait pertinemment qu’il n’est pas le bon, à lui aménager en catimini sa peine ; en France, il n’est pas rare qu’un juge d’application des peines fasse de son mieux pour permettre à un « mal jugé » de sortir quelques années plus tôt que prévu (la victime de l’erreur judiciaire en a déjà fait un certain nombre). Ces petits tripatouillages ne sauraient gêner les pragmatiques : la Société d’abord, la justice après. Quant à l’individu…

Troisième justification de la sanction (et nous nous en tiendrons là) : celle des humanitaires. Elle a été et reste celle des romantiques d’hier et d’aujourd’hui. Elle est empreinte d’un altruisme qui a cette particularité de voir gonfler sans cesse son côté moralisateur. L’individu qui a fauté est forcément très malheureux, il ne demande qu’à s’amender et le châtiment va l’y aider car le coupable a envie d’être pardonné, blanchi. La peine va lui permettre de « refaire sa vie ». Le coupable ne paye plus dans l’absolu au sens des légalistes, non il paye sa dette et rachète ainsi le droit à la liberté au prix de sa souffrance. Là encore il y a expiation, mais elle est censée émaner de la volonté même de l’homme puni. La Société est là pour l’aider ; la prison sera la retraite où il comprendra où sont le bien et le mal ; des professionnels vont chercher à le culpabiliser « le mieux possible »[10] pour l’éduquer au sens étymologique, c’est-à-dire le conduire, l’amener à une bonne conduite. Les défenseurs de ce point de vue considèrent que le délinquant est un enfant à « corriger » ; différentes conceptions de l’éducation coexistent alors, il faut conditionner, dresser, instruire, transformer les lieux de détention stériles en vrais camps de rééducation.


Selon que l’on reconnaît comme valeur suprême la Loi « d’en Haut », la Société ou l’Individu[11], on justifie donc la peine selon les trois grands axes ci-dessus. Ils s’interpénètrent souvent. Nous ne ferons qu’effleurer les noms des partisans dont pourraient se réclamer les uns et les autres. C’est un exercice trop superficiel pour qu’on ne s’y livre pas sans un peu de honte, mais peut-être permettra-t-il à quelques-uns de se situer, du moins de repérer leurs alliés.

Dans la première conception que nous avons appelée légaliste ( « La Loi c’est la Loi » ), on serait tenté et aussitôt retenu de faire figurer Platon. Dans le Criton, Socrate en prison tente de prouver à celui qui cherche à le faire évader qu’il est nécessaire d’obéir aux lois de la cité, même injustes : Socrate estime qu’il a raison de garder son jugement libre, qu’il a raison aussi d’obéir.

C’est l’un des dialogues de la première période de Platon ; il est fier de celui qui n’a pas voulu se dérober à la mort. D’accord, nous aussi. Mais si au lieu de mourir, Socrate avait été contraint de tuer ? Sous la tyrannie des Trente, il avait refusé d’arrêter Léon de Salamine, un démocrate. Mais la démocratie revenue, il accepte son jugement, même inique.

Platon, par rapport au châtiment reste dans une sorte d’interrogation. Il affirme dans le Criton (et le réaffirmera par la suite) qu’on ne doit pas faire de tort à celui qui vous a fait du mal, mais plus tard, dans le Gorgias, il justifie les peines données en justice comme « une médecine de l’âme » qui peut guérir un homme de ses funestes penchants. Car il y a certes une chose sur laquelle les idées de Platon n’ont jamais varié : personne n’est mauvais volontairement.

En revanche, sur la loi et la justice, Platon, au fil de sa longue vie, a tenu des discours différents et, dans les derniers livres, Les Lois et La République, la peine bien que restant honteuse pour l’esprit est indispensable aux institutions. Car les hommes ne sont que des marionnettes : la loi est le fil d’or de la raison. On ne peut compter que sur l’éducation (donnée par des pédagogues officiels) pour convaincre chacun d’adhérer aux lois ; à noter toutefois que ces lois seraient « idéales » puisque conçues par les meilleurs, les plus instruits et les plus sages des hommes, les philosophes. Remarquons que souvent de nos jours les plus attachés aux lois font comme si elles étaient de fait idéales et qu’on vivait en utopie.

Les légalistes sont des hommes de foi, ils croient à un Bien universel.

Des Papous jusqu’aux Lapons en passant par les trisomiques, les artistes, les génies, les prisonniers, les rebelles et les employés de bureau, tous les êtres humains aspirent au Bien. Le problème c’est que l’idée qu’on se fait du Bien n’est pas la même pour tout le monde. Il est courant qu’un voleur soit mû par un sincère besoin de justice : « Pourquoi mes gosses n’auraient-ils pas des jouets aussi ? » ou bien « Il n’y a pas trente-six moyens de lutter contre l’injustice » ou encore « Ma patronne me donnait ses crèmes de beauté quand elles étaient rances ; le jour où j’ai vu l’argent dans son secrétaire, je me suis dit qu’une femme si généreuse n’oserait pas porter plainte. » Les trois mois fermes ont-ils puni le vol ou l’insolence ?

Presque tous les meurtres sont accidentels (courses-poursuites ou bagarres neuf fois sur dix) mais, dans les cas d’assassinats, les prisonniers que j’ai connus avaient recherché eux aussi ce qui était devenu à leurs yeux le bien suprême : la paix intérieure. Et qui sommes-nous pour juger ? C’est par les romans une fois encore que l’on peut parfois comprendre comment telle mère peut empêcher son enfant de vivre jusqu’à ce qu’il la tue ou comment telle épouse en vient à haïr jusqu’à la folie la grossièreté de son mari. Il n’est pas rare chez les auteurs d’homicides volontaires de constater que le meurtre a été précédé de plusieurs tentatives de suicide ; mais « c’était lui ou moi » passe mal devant un tribunal.

Les légalistes sont nombreux chez les tueurs en série qui se proclament souvent justiciers ; ils s’en prennent presque toujours aux femmes (« des salopes » que leur conscience leur a ordonné de punir).

Quelqu’un qui agirait pour mal faire, un « sataniste » par exemple, aurait sans doute d’excellentes raisons de lutter contre la morale de ses parents, on peut sans peine imaginer qu’un tel bêta lutterait à sa manière pour la Vérité ou la Liberté, bref pour le Bien encore. Avec capitales, ce qui est toujours mauvais signe.

Dans les cas psychopathologiques, le malade agit (pas toujours contre la loi, bien sûr) pour échapper à sa souffrance intérieure. Il peut se libérer de l’insupportable tension qu’il vit en hurlant sur les gradins d’un stade, en tuant des chats ou des femmes. De manière en général inadéquate, pour une seule seconde de paix dans son enfer, lui aussi recherche un bien pour échapper à son mal.

Même des personnalités très psychorigides peuvent se laisser aller, comme les enfants à Guignol, à prendre parti dans un film pour le malfaiteur contre le gendarme, pour le brigand au cœur d’artichaut ou pour le condamné à mort. En vrai aussi, pour peu qu’il ait de l’humour, le brigand gagne toutes les sympathies : un braqueur de banques comme Georges Courtois tenant en otage le Palais de Justice de Nantes en 1985 a pu mettre les victimes de son côté jusqu’à en faire des témoins de la défense dans le procès qui s’ensuivit. Il faut reconnaître qu’on ne voit pas bien comment on peut trouver à redire à l’attaque d’une banque dans un pays qui encourage la loterie et les jeux. « Cent pour cent des gagnants avaient tenté leur chance. »

Je sais reconnaître comme tout un chacun que le bien est « ce qui est avantageux, agréable, favorable, profitable, ce qui est utile à une fin donnée » (Petit Robert), mais la deuxième acception de son sens, « ce qui possède une valeur morale, ce qui est juste, honnête, louable », ne peut que m’amener à considérer à quelle vitesse s’écroulent des systèmes de valeur (comme on est passé des années 70 si ingénues au cynisme des années 80).

Il faut être Georges W. Bush et se vouloir le Souverain du monde pour reprendre à son compte avec tant de jobardise l’éternel argument des terroristes qui luttent pour la Cause Juste. Dans la pire des comédies, c’est-à-dire la plus pathétique, on n’aurait jamais osé faire dire à un homme d’État que son pays incarnait le Bien contre le Mal.[12]

Nous avons connu en septembre 2001 un exemple parfait de ce qu’est une punition ; ce n’est pas un hasard si l’état-major américain a donné comme nom à l’opération militaire qui a suivi ces attentats « Justice sans limite ». On ne pouvait mieux dire. Les terroristes, quels qu’ils aient été, voulaient punir les Étatsuniens de leur politique, les Étatsuniens veulent les punir en représailles et cela risque de durer longtemps. Georges W. Bush a condamné un homme, Ben Laden et, faute de le trouver, va faire tuer froidement à cette intention des milliers d’innocents. La question ici n’est pas de savoir si les guerres saintes d’un bord ou de l’autre sont justes ou injustes, mais assurément la conception que se fait du Bien le président des États-Unis n’est pas celle de toute la planète. Ce qui est bien est bien pour certains, voilà tout ce que l’on peut dire.

Les légalistes n’ont jamais peur des jugements puisque ceux-ci découlent automatiquement de faits codifiés une fois pour toutes comme bons ou mauvais.

Un jugement suppose que le puni ait eu tort et que le punisseur sache où est le bien. On ne parle pas sur ce ton à ses parents, on ne fait pas pipi au lit, on ne vole le bien d’autrui qu’en y mettant certaines formes, on ne tue que dans des circonstances que précise l’État, etc.

Ce qui est bien est donc supposé universel sauf cas particulier, sauf culture différente, sauf conditions spéciales d’exercice du droit, sauf individu pas tout à fait ou pas encore ou presque plus humain… Alors à quoi bon parler d’une universalité si fragile ? En ces temps de mondialisation des droits de l’homme, il n’est peut-être pas superflu d’insister grossièrement sur ce bien universellement reconnu par tous, sauf par un certain nombre.

Le droit-de-l’hommisme est une idéologie comme une autre parce qu’il est non seulement une doctrine reposant sur le seul argument d’autorité, mais aussi un système de pensée qui se veut universel et donc totalitaire. Je désire aussi ardemment qu’un autre que chaque être au monde jouisse de sa liberté de penser, mais je trouve extravagant qu’on nous octroie le droit de respirer, de manger, de choisir nos opinions. Que disent les droits-de-l’hommistes de la prison ? Qu’elle doit être humaine. Humaine elle l’est. Ô combien !

Et que disent les mêmes du châtiment ? Ils se réfugient derrière l’éditorialiste de leur journal ou le philosophe du légalisme par excellence, Emmanuel Kant. Celui-là même qui écrivait à propos de ceux qui se rendent coupables de pédérastie ou de viol qu’ils devraient être castrés[13]. On n’en attend pas moins de ce sinistre doctrinaire du devoir qui considérait comme une faute de ne pas punir.

Pour lui, l’homme, grâce à sa raison, peut ne plus être esclave de ses désirs ; s’il se plie volontairement à la loi morale, il y gagne en liberté intérieure (il se trouve — pure coïncidence — que cette loi qu’élabore ma raison correspond point par point à celle des Tables de la Loi). Les hommes comptent entre eux sur cette attitude raisonnable de tous et le délinquant qui va à l’encontre de la loi universelle telle qu’elle découle de la raison pratique, celui-là est tout simplement un traître.

Condamner celui qui a transgressé la loi morale, c’est le faire bénéficier du bon discernement de tous, c’est le considérer comme digne de l’exigence humaine la plus haute. Le malfaiteur a rejeté le clan mais le clan, par la punition, manifeste sa louable bonne volonté de voir toujours cet homme comme lui appartenant. Frédéric Gros, commentant Kant écrit : « Punir un homme, c’est rendre justice à cette exigence de justice qu’il porte en lui en tant qu’être raisonnable et moral, quelles que soient les vicissitudes de sa vie particulière… C’est honorer un assassin que de le mettre à mort. On voit jusqu’où mène la politesse. »

Le Russe Alexandre Herzen avait déjà écrit vers 1860 : « Si c’est le droit du criminel, laissez-lui la faculté de le réclamer ; moi je suis d’avis qu’on peut faire donner des coups de bâton à un homme qui en exige lui-même […] Dans la guerre, on est beaucoup plus franc : pour tuer un ennemi, on ne cherche pas à prouver qu’il a mérité la mort. »[14]

Hegel ira plus loin que Kant[15]. Peu importe le contenu des lois car les civilisations comme les hommes font partie d’une histoire qui évolue. Ce qui est absolu, c’est la Loi elle-même, car seul l’État et donc ses institutions garantissent la liberté des individus.

Lui aussi pense que c’est le droit sublime du criminel d’être puni ; la loi doit être respectée et l’on va donc respecter aussi celle du délinquant : en se donnant le droit de voler ou de tuer, il nous donne le droit de le dépouiller ou de le tuer. À condition que ce qui pourrait ici ressembler à une vengeance soit pris en charge par l’État : Hegel sacrifie sans aucun scrupule l’individu parce qu’ainsi l’exige l’universalité.

Dans un premier temps, Hegel tente bien de réconcilier le particulier et l’universel. Grâce au châtiment, le criminel souffre dans sa propre vie ce qu’il a infligé à autrui ; ainsi il connaît et reconnaît la souffrance du monde de laquelle son acte a participé. Le problème, c’est qu’il rejoint là le raisonnement courant de ces détenus qui violent dans la douche celui qu’on a incarcéré pour viol « pour qu’il comprenne ce que c’est ». Doit-on par ailleurs conclure de la pensée de Hegel qu’on mentira au menteur et que l’on se vantera devant le vaniteux ? Peut-on supposer qu’on n’exécutera qu’à moitié le meurtrier qui a pris pitié de l’une de ses deux victimes et lui a fait grâce ?

Plus tard, Hegel, dans sa mystique d’un État qui serait l’incarnation de l’intelligence absolue, reviendra sur le châtiment. Le délinquant nie la Loi de l’État, il la reconnaît donc comme en creux ; pour redonner à la Loi son vrai relief, il faut sacrifier publiquement le criminel : nier la négation équivaut à une affirmation. C’est dialectique en diable.

Reste que la loi et la morale se confondent avec une moralité qui se veut strictement conformiste. On lui obéit parce qu’elle s’impose à nous par une supposée conscience qui n’est rien d’autre que la chambre d’écho de la voix du plus grand nombre. En 1885 Jean-Marie Guyau écrivait : « Maintenant, les esprits les plus élevés parmi nous adorent le devoir ; ce dernier culte, cette dernière superstition ne s’en ira-t-elle pas comme les autres ? »[16] Nous ne partageons malheureusement pas cet optimisme. Car ceux qui font des lois abstraites un impératif moral tout aussi abstrait ont érigé des bûchers en vrai bon bois de genêt, des cordes de chanvre solide et des prisons en béton armé ; on ne leur conteste pas d’avoir de la suite dans les idées.


Les sociétaires réalistes peuvent apparaître comme moins dogmatiques, plus prudents dans leur interprétation des lois et des sanctions.

Pour eux la punition n’a aucun sens si elle ne sert à rien ni à personne. Elle doit être utile et ne peut qu’être condamnée si elle est stérile. Les tenants de ces philosophies réalistes très diverses n’essaient pas en général de faire accroire que la punition sert à la victime ou au délinquant. C’est la Société qui compte, c’est la Société qu’il faut défendre contre les asociaux.

Aristote (~ 384 — ~ 322) rompt avec le platonisme : on peut redresser un homme qui agit mal comme on dresse les animaux. La souffrance de la punition agit comme le fouet sur une bête. C’est une idée très répandue sous toutes les latitudes et à toutes les époques que l’on doit corriger un enfant : « Il s’en souviendra ! » ou « Ça lui apprendra. » On entend fréquemment ce discours chez les cadres de l’institution pénitentiaire à qui l’on demande à quoi peut servir un mois de prison. Ils répondent avec un bel ensemble (formation théorique commune ?) que la souffrance de l’incarcération est telle qu’elle peut provoquer chez le délinquant qui y entre pour la première fois un « choc salutaire ». Mais c’est aussi parce que « ça marche » sur les plus fragiles qu’une punition comme la prison peut au contraire devenir un défi à relever : « Les vrais durs n’ont pas peur de souffrir » proclament les vrais durs et les moins vrais. Effectivement, on ne parle plus du tout ici de morale : l’acte ne compte plus (n’existe plus que par ses effets ou contrecoups chez la victime) ; pour le délinquant, le salut, le seul salut, consiste à être assez malin pour échapper à la punition.

Cette vision utilitariste de la peine imprègne toute la société actuelle, des bandits armés ou en col blanc jusqu’aux enfants de la maternelle. Peu importe qu’il ne faille ni voler ni violenter autrui, le but unique est de ne pas se faire prendre. Il s’agit d’un jeu et, de l’escroc jusqu’au cambrioleur en passant par le proxénète et le maître chanteur, on entend couramment dans les parloirs des taules « J’ai joué, j’ai perdu » ou encore « La prochaine fois, je devrai jouer plus serré. »

Chez les penseurs et défenseurs d’une punition utile à la Société, on répugne à parler de jeu, mais on mise sur quelque chose qui y ressemble : le contrat social.

Pour Thomas Hobbes (1588-1679), l’homme a besoin de sécurité parce qu’il vit avec la peur de la mort. La loi le protège dans la mesure où elle émane d’une société acceptée de tous (c’est bien là l’éternel problème) d’où cette idée de contrat social qui fera florès. Chacun s’engage tacitement à le respecter ; bien sûr il faut bien supporter quelques contraintes, mais c’est le juste prix à payer pour avoir le droit de vivre tranquille.

De belles figures telles celle de John Locke (1632-1704) tenteront de démontrer que le contrat social n’annihile pas le droit naturel des individus. Le sympathique John Locke avait en lui une sorte de ferme et constante bienveillance ; ne faisait-il pas observer dans ses Quelques pensées sur l’éducation que « les enfants qui ont été le plus châtiés sont les moins aptes à devenir de braves gens » ? Il reconnaît toutefois le droit de punir puisque le contrat social garantit le droit de propriété et qu’il convient donc que la Société défende les siens contre ceux qui ne respectent pas la règle du jeu.

Mais enfin cette idée de contrat pose une question : on naît quelque part et l’on ne choisit pas les règles qui régissent le pays. On est lié par un contrat, ligoté par un contrat dont on n’a pas choisi les clauses. C’est bien joli de nous parler de siècle en siècle de règle du jeu, mais il y a toujours eu des individus que ce jeu n’intéressait pas. Ils peuvent assurément s’abstenir de lire sur une chaise-longue au milieu du terrain de rugby comme éviter de manger leur casse-croûte sur la table de bridge. Mais pourraient-ils donc aller dès lors que la planète tout entière n’est qu’un immense terrain de rugby ou une table de bridge où se déroule une partie sans fin ? Quand on leur rétorque « Libre à toi de changer de pays », on sait bien que ne peut en exister aucun dont un individu pourrait trouver justes toutes les lois.

On a souvent fait remarquer que dans cette idée de contrat social, le petit renoncement à quelques minuscules libertés individuelles pour le bien de tous pouvait coûter très cher et qu’un individu n’a jamais intérêt à aller à la guerre (sauf carrière militaire assurée à l’arrière). Ce qu’on a peut-être un peu moins remarqué, c’est qu’une bonne partie de la population, en temps de paix, est constamment mobilisée, envoyée à la guerre chaque jour ; c’est évidemment vrai dans les quartiers ou les pays où l’on vit dans la précarité. Rousseau, dans le Contrat social justement, ne fuira pas cette question, comme Hobbes il répond que la délinquance est en effet comparable à la guerre et Rousseau d’ajouter que « le droit de la guerre est de tuer le vaincu ». Mais nous y reviendrons.

Fondé sur l’idée que l’intérêt personnel guide le monde, l’utilitarisme moral voudrait que l’intérêt de chaque individu coïncide avec l’intérêt général. Sont éliminés les mauvais en calcul. Inutile d’ajouter que c’est une théorie dont la cote est toujours stable.

Jeremy Bentham (1748-1832), disciple de Hobbes, est un joyeux maniaque : après s’être livré à une arithmétique savante sur la somme des plaisirs qu’on est amené à sacrifier pour échapper à la souffrance ou à une sanction pénale, il nous fait partager son rêve de la prison idéale (un cauchemar) et de la peine idéale : on ne doit pas punir si l’on pense que la sanction entraînera autant de maux ou plus que le délit, on voit qu’il était en avance sur son temps. Il était d’ailleurs opposé à la peine de mort et aussi à la torture… sauf dans certains cas. Pour les coups de verge, il imagine une machine cylindrique qui mettrait en mouvement des osiers ou des côtes de baleine pour fouetter le délinquant (suivent quelques mots où s’exprime son parfait mépris pour les bourreaux dont on a tout intérêt à se passer). Il ne manque pas de fantaisie : pour impressionner le public, il propose de faire imprimer sur le front des faux-monnayeurs des billets de banque, le voleur doit être dépouillé de tout, etc. Bref il s’agit de punir scientifiquement, c’est-à-dire juste assez pour intimider. Il est partisan de peines courtes mais très sévères et prévoit tout dans les moindres détails : « La nourriture, réduite au simple nécessaire, doit être rendue amère au goût pour opérer son effet pénal »[17]. Il est encore aujourd’hui très apprécié de nombreux éducateurs.

Les utilitaristes passent souvent pour des médiocres, des calculateurs aux pensées sordides et Bentham — cela ne surprendra personne — a été adulé de la bourgeoisie du XIXe siècle la plus infatuée d’elle-même. Mais John Stuart Mill (1806-1876) a su donner à l’idée d’intérêt personnel une sorte de noblesse. En s’opposant radicalement à Kant et à son attachement morbide au devoir, en considérant l’amour, l’amitié et la beauté comme essentiels pour tout être, il a réussi ce tour de force d’arracher l’utilitarisme à la bourgeoisie qui ne pouvait admettre sa largeur d’esprit ni sa foncière générosité. Mill ramait à contre-courant car sa défense de l’individu contre la mainmise de la Société, quoique encore bien engluée dans des considérations sociales[18], allait à l’encontre de tout ce qui se mettait en place au même moment, notamment en criminologie.

C’est qu’approche en ce domaine le triomphe de Cesare Lombroso (1835-1909) par exemple pour qui la culpabilité ni la responsabilité n’offrent aucun intérêt : pour protéger la Société, il faut éliminer les gens susceptibles d’être dangereux. On peut lire très exactement sur sa figure si un homme est ou non un malfaisant en puissance. Il y a des criminels nés. On sait combien cette lecture des visages ou la graphologie est une tentation permanente pour l’homme moderne, grand amateur de chasse aux animaux nuisibles, qui place de grands espoirs dans les progrès de la génétique.

L’Italien Cesare Lombroso a surtout fait des émules dans les pays anglo-saxons. Les juristes français sont prudemment restés attachés aux faits, rien qu’aux faits, et au châtiment comme réponse à un acte. C’est l’époque où l’on réaffirme deux principes fondamentaux de la peine : la proportionnalité entre la sanction et le délit et l’utilité sociale de la peine comme prévention de la délinquance. Les criminologues vont être aidés par des hommes de terrain qui vont s’interroger et écrire sur leur pratique comme le magistrat Gabriel Tarde, le médecin légiste Antoine Lacassagne et surtout le sociologue Émile Durkheim (1858-1917).

À l’opposé de Lombroso et de son « criminel-né », Tarde, Lacassagne et Durkheim voient que tel ou tel milieu, telle ou telle éducation favorisent tel ou tel type de délinquance.

Émile Durkheim relativise la notion de crime, par définition il n’est qu’un acte puni : on s’est toujours fort bien accommodé d’actes délictueux que la police ne découvre pas. Le châtiment n’est alors rien d’autre qu’un symbole, il est juste une image en laquelle tous les membres d’une société se reconnaissent unis les uns aux autres par un même respect de valeurs supposées partagées par le plus grand nombre, par une même idéologie dominante.

Durkheim se serait alors sans doute satisfait d’un procès comme représentation où l’on « redonnerait » les valeurs d’une société. Mais il admet comme une donnée sociologique que la répression satisfait la conscience collective, même si elle est à ses yeux non seulement inutile, mais nuisible.

C’est à ce prix que les membres d’une société (en ce domaine toujours archaïque) gardent foi dans la communion des esprits, dans une adhésion de tous aux mêmes principes. Pour Durkheim, il ne s’agit que de croyances, mais une Société ne repose que sur ces croyances. On sait à quelles tragédies elles mènent et mèneront toujours. C’est Max Stirner, dans L’Unique et sa Propriété[19] qui avait le mieux dit en 1845 combien nous étions esclaves de nos croyances et superstitions chaque fois que nous nous forgions un « idéal ». La Société broie tout individu qui croit non en sa réalité — car elle est bel et bien réelle et nul ne peut y échapper — mais en son bien-fondé. Car s’il ne peut s’extraire de la Société, celui qui parvient à son unicité a du moins le pouvoir s’il en a la volonté, de refuser d’appartenir librement à ce conglomérat féroce.

Troisième conception de la peine, celle que nous attribuons aux partisans d’une peine humanitaire.

La prison conçue comme privation de toute liberté les gêne plus que d’autres. Ils ne demandent qu’une seule petite chose : que la punition fasse du bien au prisonnier. La Société y trouverait forcément son compte, ajoutent-ils angéliquement.

Ils savent qu’on est entré dans une période résolument barbare et ne s’étonnent pas de voir les penseurs de notre temps — mais aussi de petits malfrats et de hauts magistrats — assumer très cyniquement ce que l’on n’osait plus dire au XIXe siècle : oui, ce qu’on appelle faire justice est une vengeance, la victime a raison de vouloir faire payer son agresseur.

Cette idée les incommode parce que tout pétris d’éthique qu’ils soient et donc attachés comme nous l’avons dit à l’idée de culpabilité, ils ne sont plus toujours persuadés (sauf dans les délits sexuels car beaucoup sont puritains) que la faute incombe à l’accusé ; comme Durkheim, ils pensent qu’on peut faire baisser la délinquance en modifiant des facteurs sociaux : il en résulte que les vrais coupables ne sont pas ceux qu’on retrouve devant les tribunaux, mais les « décideurs » qui refusent de faire de la prévention.

Ils veulent une bonne prison, une prison qui pourrait être un fantastique centre de formation : ils y verraient bien des cours d’instruction civique où l’on enseignerait le respect des autres, l’antiracisme, la citoyenneté, la solidarité, la civilité et tutti frutti. Comme la plupart des directeurs de l’administration pénitentiaire, ils pensent que les peines actuelles sont trop longues et que trop de frustration sexuelle n’est pas une bonne chose. Ils sont favorables à ce que les sortis de prison aient le droit de retrouver une carte d’électeur. Bref, ils réclament une prison à visage humain. Du XVIIIe siècle, ils ont hérité une indéracinable foi en l’Homme.

Dans Émile, Rousseau (1712-1778) leur apparaît comme tolérant pour les malheureux qui commettent des actes répréhensibles. Ainsi, dit le tendre auteur, un enfant qui casse un carreau de sa chambre n’a qu’à dormir dans le froid (à notre avis il comprendra plutôt qu’il vaut mieux casser les carreaux du voisin ou se méfier des jeux de ballon en hiver). L’enfant méchant est puni du fait même que les autres ne veulent plus jouer avec lui : la faute entraîne inéluctablement des conséquences naturelles pénibles pour le coupable.

Dans le Contrat social, publié pratiquement en même temps, Jean-Jacques est un rien plus sévère : « Le traité social a pour fin la conservation des contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. […] Tout malfaiteur, attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses lois […] Les procédures, le jugement, sont les preuves et la déclaration qu’il a rompu le traité social, et par conséquent qu’il n’est plus membre de l’État. Or comme il s’est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il en doit être retranché par l’exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public […] »[20] Rappelons que deux ans plus tard, Cesare Beccaria publiera son Traité des délits et des peines où il s’insurgera contre la peine de mort.

Hobbes avant Rousseau avait parlé de la délinquance comme d’une guerre, mais Rousseau justifie son mépris des vaincus par sa conception de la loi qui seule peut rendre l’homme libre, il sera ainsi le grand inspirateur de la morale kantienne.

Si Rousseau a toujours bonne presse dans les milieux humanitaristes, c’est pour sa sensibilité, mais les Lumières, auxquelles on ne peut intégrer Rousseau qu’en lui faisant violence, les enthousiasment toujours autant. Rousseau aurait exécré être assimilé à ce mouvement qui croyait tant au progrès. De nos jours encore, les humanitaristes libéraux s’imaginent vraiment que les progrès techniques ne peuvent qu’entraîner un progrès contre tout mal. Ils participent d’une « humanité en marche ».

Fiers de la Révolution française, ils estiment que la terreur est un dommage parfois nécessaire au cours de l’histoire. Les libéraux humanitaires ont une vision lyrique du monde : ils croient se rappeler, bien à tort, qu’en 1789, après avoir délivré ceux de la Bastille, le peuple parisien avait eu pitié des autres pauvres prisonniers. Michelet, malgré son romantisme, avait précisé pourtant qu’on ne délivra que les détenus pour dettes (comme ceux de la Force dans le quartier du Marais) mais que les gardes ayant fort à faire contre les prisonniers qui se révoltaient, comme à la Conciergerie, firent au contraire appel au peuple en armes qui les seconda et que les révolutionnaires bouclèrent les émeutiers dans leurs cellules.[21]

Les humanitaires affichent souvent ainsi un fond de candide optimisme. Ils ne défendent plus la loi en tant que telle, mais les institutions. Par exemple on les entend évoquer sans cesse l’État de droit ; un État dans lequel les pouvoirs publics sont soumis de manière effective au respect de la légalité par voie de contrôle juridictionnel leur apparaît comme une garantie de justice. Il est intéressant de constater que cette confiance (comparable à celle des automobilistes accrochant au rétroviseur une médaille de saint Christophe « contre les accidents » ) leur permet de ne voir dans les accrocs et accrochages que des vétilles qu’on pourrait assez facilement réguler avec un peu plus de surveillance.

Contrairement à ce qu’affirment trop vite leurs détracteurs, ils ne répugnent nullement à la violence quand c’est pour la bonne cause, c’est-à-dire « contre les ennemis de la liberté ». Ils militent alors pour leur emprisonnement et exigent au nom des droits de l’homme qu’il n’y ait aucun adoucissement de leurs peines ; dans le cas de « crimes contre l’humanité » ou de « crimes contre l’enfance », ils savent assumer pleinement leur désir de vengeance et les humanitaires, comme les sociétaires réalistes, s’inclinent devant les défenseurs du côté sacré de la Justice. « Leurs lois imitent leurs préjugés ; les punitions publiques sont aussi cruelles que les vengeances particulières et les actes de leur raison ne sont guère moins impitoyables que ceux de leurs passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition ? C’est que nos préjugés sont anciens et que notre morale est nouvelle. » Voltaire.[22]

L’incarcération, y compris la perpétuité réelle, est donc utile dans certains cas et les humanitaristes ne sont pas hostiles à la construction de nouvelles prisons ( « les détenus auront plus de place » venant se superposer à « les prisons auront plus de places » ).

Leur attachement à la pérennité du système carcéral leur a valu d’être fort contrariés lorsque Michel Foucault (1926-1984) a fait remonter l’enfermement comme châtiment infligé par une cour de justice aux instigateurs des Droits de l’homme.

En 1975, Surveiller et punir fut un événement. Dans l’esprit de beaucoup, les prisons étaient vieilles comme le monde. Les geôles, oui. Mais Foucault a montré que le supplice d’une vie privée de liberté infligé comme peine n’avait que 200 ans.

Les humanitaristes avaient pensé que les Lumières avaient conçu la prison comme une humanisation des châtiments et ils s’inscrivent donc dans cette trajectoire lorsqu’ils luttent pour de meilleures conditions de détention. Mais ils ne peuvent suivre Foucault lorsque celui-ci insiste sur le fait que la prison est d’abord là pour servir un régime quel qu’il soit : « Les mesures punitives ne jouent pas seulement le rôle négatif de répression, mais aussi celui "positif” de légitimer le pouvoir qui édicte les règles. »[23] Quel que soit le pouvoir.


Moralistes légalistes (la peine doit surtout ne servir à rien), sociétaires réalistes (la peine doit être utile à la Société) et humanitaires (la peine doit servir au prisonnier) peuvent tous se réfugier derrière des penseurs qui ont cherché à justifier le châtiment. Nous les avons lus et n’avons été convaincue que d’une chose : ils n’ont cherché, assez grossièrement, qu’à justifier un état de fait.

« Chez les Sauvages, le même homme peut être tantôt bon, tantôt cruel, mais chez les civilisés, la cruauté est confiée à des institutions spéciales : l’armée, la police, les tribunaux, les prisons. » Tolstoï.[24]


LE DÉSIR DE PUNIR[25]


— Un individu pareil, il faut bien le punir, quand même !

— Il l’a bien cherché.

— Il se croyait tout permis. Faut bien qu’il apprenne à filer doux.

— La Société a le devoir de se protéger. C’est simple !

— Si vous n’enfermez plus les voleurs et les violeurs, tout le monde deviendra voleur et violeur…

— Il a pris ses responsabilités ; il a qu’à payer.

— Il ne comprend que la méthode forte ? Va pour la méthode forte !

— Il faut condamner, ne serait-ce que pour le principe…

— On ne peut pas laisser les meurtriers courir les rues. (Non, sur les routes, c’est pas pareil.)

— On ne cherche pas forcément à lui faire mal, il faut juste qu’il comprenne qu’il y a une loi. Point final.

Depuis la nuit des temps on a cherché à punir. Et si l’aube est venue, c’est pour quelques isolés, quelques oiseaux rares, et ce dès avant que ne s’écrive l’histoire. Je ne crois pas aux aurores futures. Mais j’aime savoir qu’existent des porteurs de commencement, de civilisation en civilisation.

Cela dit, depuis la nuit des temps en effet on a cherché à punir. Il faut un coupable, il n’est pas nécessaire qu’il soit l’auteur d’un forfait, une chèvre fera aussi bien l’affaire. Car il y a chez les hommes une colère de toujours contre la souffrance, contre l’adversité. En 480 avant notre ère, Xerxès fait donner trois cents coups de fouet à la mer et jeter une paire d’entraves dans le détroit des Dardanelles après la tempête qui brise les premiers bateaux dont il avait projeté de faire un pont pour passer d’Asie en Europe. Aux yeux des Grecs, du moins à ceux d’Hérodote, ce n’est pas aberrant, c’est juste « exagéré »[26], mais en d’autres occasions, pour des vents contraires il était courant de faire exécuter les devins, ou n’importe qui d’autre d’ailleurs.

On ne veut jamais le coupable, mais un coupable. Qu’ils se réfugient derrière une philosophie légaliste (« On n’a pas le droit de ne pas punir ! »), sociétaire réaliste (« Toute société vise à se défendre contre les ennemis extérieurs et intérieurs ») ou humanitariste (« Il faut punir pour faire comprendre, mais sans excès »), les partisans du châtiment font tous comme si, par une sorte d’heureuse fatalité, les coupables étaient punis et les justes récompensés. Il ne faut pas attendre autre chose de cette époque qui, peu à peu, remet au goût du jour cette vieille idée que l’indigence est une sanction qui frappe les paresseux et les faibles d’esprit.

Au milieu du XIXe siècle, Henri Monnier avec une pertinence toujours de mise conseillait : « Si on vous accuse d’avoir volé les tours de Notre-Dame, commencez par prendre la fuite. » Les erreurs judiciaires sont constantes, particulièrement en « comparution immédiate » où l’on juge en toute hâte. Mais il faut que les dégâts soient spectaculaires (têtes tombées à tort, une vie pour rien derrière les barreaux, etc.) pour qu’elles émeuvent qui que ce soit.

En France, il y a sans doute une bonne centaine de personnes actuellement sous écrou qui sont totalement étrangères au délit qui leur est imputé. Je ne parle évidemment pas de ceux qui attendent leur jugement en prison préventive, mais bien des condamnés par erreur. Ils prennent un mois, ou six ou douze. Qu’est-ce que ça peut faire ? À coup sûr, ils perdent leur emploi, leur réputation, parfois leurs enfants se suicident, ils sont ensuite soignés pendant des décennies pour leurs nerfs ébouillantés. Mais c’est la vie…

Bien entendu on peut être condamné à 20 ou 30 ans par un jury populaire qui se laisse toujours impressionner par la dame au regard si doux, mais qui voit trop facilement l’assassin dans ce chemineau hirsute aux dents gâtées ou au « regard en dessous ». C’est souvent au petit bonheur la chance. André Gide, dans ses Souvenirs de la Cour d’Assises écrivait en 1914, après avoir vécu l’angoissante expérience d’avoir été juré : « Dans le doute, que fera le juré ? Il votera la culpabilité — et du même coup les circonstances atténuantes, pour atténuer la responsabilité du jury. Combien de fois (et dans l’affaire Dreyfus même) ces "circonstances atténuantes” n’indiquent-elles que l’immense perplexité du jury ! Et dès qu’il y a indécision, fût-elle légère, le juré est enclin à les voter, et d’autant plus que le crime est plus grave. Cela veut dire : oui, le crime est très grave, mais nous ne sommes pas bien certains que ce soit celui-ci qui l’ait commis. Pourtant il faut un châtiment : à tout hasard châtions celui-ci, puisque c’est lui que vous nous offrez comme victime ; mais dans le doute, ne le châtions tout de même pas par trop. »


Qui punit-on ? Les malfaiteurs, les enfants, les chiens. On ne punit pas les chats. Cela ne servirait à rien, on élève un chat, on l’aime, mais on ne le dresse pas. On peut juste rugir quand il fait ses griffes sur le beau sac en cuir ou qu’il poursuit une mouche dans les plis d’un voilage, on peut miauler désespérément pendant qu’on repeint la chambre et que le chat a plongé la patte dans le pot de Ripolin au lait bien crémeux. On se récrie, on se lamente, on proteste. Mais on ne punit pas un chat. Quand on ne sait pas ne pas punir un chat, on n’a pas de chat.

Dans tout châtiment il y a violence et quelqu’un qui, dans un pays où existe la peine de mort, la réclame pour son crime et qui y est effectivement condamné n’échappe pas à cette violence, même s’il est consentant. Le propre du châtiment, si minuscule soit-il, est en effet de violer quelqu’un dans sa liberté. On voit bien la différence entre un adulte apprenant une langue étrangère qui dirait « Comment pourrais-je bien éviter de faire cette faute que je commets toujours ? Essayons de copier cent fois la phrase » et la punition dont écope l’élève fautif.

Bien sûr, on entend certains dire fièrement : « Mon père était sévère, j’ai été élevé à la baguette et puni plus souvent qu’à mon tour. C’est grâce à mes parents qui ont su se montrer durs que je suis ce que je suis. » Les pauvres. En général, rien qu’à les voir, on en a pitié. On en connaît d’autres, qui se rengorgent un peu moins, et qui écroulés sur des divans racontent la même enfance, mais pour expliquer leur inquiétude latente, leur honte blême de n’être jamais assez serviles.

Dans les milieux de « protection sociale et infantile » on parle beaucoup de la maltraitance des enfants. On oublie étrangement que les enfants battus sont d’abord des enfants qu’on punit (certes un peu rudement). Toujours pour leur bien.[27]

En dépit qu’on en ait, une gifle ou un coup de poing « qui partent tout seuls » ne sont pas des punitions, mais des gestes de colère ; extrêmement regrettables, ils ne prétendent pas cependant être un châtiment. Celui-ci résultant souvent d’une colère froide se nie comme colère et se veut « acte de justice ». L’idéal chez un enseignant, un parent, un juge, un bourreau voudrait qu’il soit administré sans aucun sentiment, comme mécaniquement ; rappelons-nous les machines à punir de Bentham.

Au cœur de toute punition, le plaisir de tenir quelqu’un en son pouvoir, de montrer qui est le plus fort.

« Quel effet ça fait de ne plus avoir le pouvoir ? » demanda aux juges de la cour d’assises l’accusé Georges Courtois tenant à la main les grenades que venait de lui remettre Karim Khalki. C’était les premiers instants où tous deux venaient de prendre en otage le Palais de Justice de Nantes. Courtois s’adressa alors à l’arrogant expert en psychiatrie qui venait de faire sa déposition : « Vous voulez bien nous relire ce que vous venez de nous communiquer ? ». Et l’expert très pâle de perdre toute contenance pendant que le sol se dérobait sous ses pieds.

Car l’expert, avant l’irruption de Khalki armé jusqu’aux dents, faisait le cirque habituel : l’inculpé Courtois n’ayant pas accepté de le recevoir, il avait conclu à la paranoïa et donc à la dangerosité du personnage, appuyant son laïus d’un quart d’heure sur les mots du jargon médico-neurologico-psychiatrique et psychanalytique qui laissent sans voix et sans entendement les juges comme le vulgaire.

D’autres que nous diront un jour, nous l’espérons, l’inadmissible autorité des experts psychiatres dans les tribunaux. Mais ne nous arrêtons ici que sur cette phrase inouïe dans une cour d’assises : « Quel effet ça fait de ne plus avoir le pouvoir ? »

Ah ! La belle ivresse pour les assassins ou les juges que de tenir la vie de quelqu’un entre leurs mains ! À présent qu’en Europe les tribunaux ne peuvent plus prendre la vie entière, ils n’en retranchent plus en France que vingt ou trente ans, visant de plus en plus souvent une perpétuité que l’homme de la rue et celui des champs souhaitent être d’un minimum de trente à quarante années. Il ne fait aucun doute que c’est « faute de mieux » et que la plupart des jurés qui ôtent la moitié de la vie de quelqu’un n’hésiteraient pas une seconde à donner la peine de mort si c’était en ce pays encore ou de nouveau possible. (Si bien que je reste réservée quant aux mouvements bien intentionnés qui tentent de faire pression sur les États-Unis pour qu’ils abandonnent la peine de mort ; nous avons à balayer devant notre porte avant de jouer les pays civilisés.)

Le pouvoir de qui punit suppose, nous l’avons dit plus haut, d’abord qu’il soit le plus fort c’est-à-dire qu’il puisse compter sur ses muscles ou sur ceux de la force publique, à moins qu’il sache reconnue par l’autre la force purement symbolique de sa seule autorité. Ensuite, à tort ou à raison, le punisseur tire son pouvoir de l’assurance qu’il a d’être du bon côté, du côté de la loi, de l’ordre, du bon droit.

La punition peut être plus subtile que brutale et n’en être pas moins acerbe. Dans le train, il y a peu, je vois une mère moderne : elle ne gifle ni ne gronde son petit garçon énervé qui pleure. Elle ne lui dit même pas comme une béotienne qu’elle ne l’aime plus. Non, c’est une éducatrice de haute volée, elle se contente de ne plus le voir. Il n’existe plus. Elle reste imperturbablement plongée dans ses mots fléchés (je ne vaux pas mieux qu’elle puisque je ne vais pas consoler l’enfant en détresse).

Longtemps je fus en admiration devant la civilisation hindoue qui, pendant des siècles, refusa de punir les coupables. Le pire brigand et même le sacrilège ne risquaient qu’une seule chose : le rejet de sa caste. Il devenait alors paria. Il m’a fallu en apprendre un peu plus sur la vie des intouchables pour comprendre la férocité de pareil traitement.


L’esprit de vengeance est profondément inscrit dans l’humanité. Certains contes et légendes prêtent aux animaux ce sentiment pourtant spécifiquement humain. Dans le fameux cas des éléphants par exemple, peut-être les aléas de leur mémoire expliquent-ils une réaction soudaine de peur et de défense contre quelqu’un qui se rappelle à eux par un geste, une odeur, comme un danger.

Pour se venger il faut avoir une conception claire du temps des conjugaisons. Quelqu’un pense à un drame futur capable de le dédommager d’un drame passé. J’écris « penser. » Le mot est un peu fort car cette pensée est disloquée, lacérée, pervertie par l’indignation et demeure en général très primaire. Il faut noter cependant que le désir de vengeance n’est pas naturel, il est le fruit d’une culture fondée par exemple sur un certain code de l’honneur. Il y entre une forme de devoir, de soumission à la loi de son milieu. Jean-Marie Guyau donne cet exemple : «Les Australiens attribuent la mort des leurs à un maléfice jeté par quelque tribu voisine ; aussi considèrent-ils comme une obligation sacrée de venger la mort de tout parent en allant tuer un membre des tribus voisines. Le docteur Laudor, magistrat dans l’Australie occidentale, raconte qu’un indigène employé dans sa ferme perdit une de ses femmes à la suite d’une maladie ; il annonça au docteur son intention de partir en voyage afin d’aller tuer une femme dans une tribu éloignée. "Je lui répondis que, s’il commettait cet acte, je le mettrais en prison pour toute sa vie.” Il ne partit donc pas, et resta dans la ferme. Mais de mois en mois il dépérissait : le remords le rongeait ; il ne pouvait manger ni dormir ; l’esprit de sa femme le hantait, lui reprochait sa négligence. Un jour il disparut ; au bout d’une année il revint en parfaite santé : il avait rempli son devoir. »[28]

Il entre toujours dans le sens du devoir — lequel ne saurait se confondre avec le désir de bien faire — un pauvre formalisme.[29]

Toute vendetta est donc socialisée, codifiée, ritualisée. Deux clans ennemis poursuivent ainsi une vengeance qui se répète de crime en crime. Si le mot est corse, la chose se retrouve dans toutes les histoires du monde, du Bouthan au Far West. Depuis l’antiquité, la Justice d’État est censée, en les remplaçant, mettre fin aux vengeances privées. Échec sur toute la ligne. Le châtiment pénal engendre un besoin de se venger qui se retourne contre des tiers. L’homme humilié bat sa femme qui frappe les gosses qui maltraitent le chien qui mord n’importe qui.

La peine infligée par un tribunal va jusqu’au bout d’une violence institutionnelle qui appelle forcément une réponse.

Il nous faut renoncer à cette chimère d’une vengeance qui, assumée par l’État à la place des particuliers, en serait plus pure, plus désintéressée. Elle n’est guère plus reluisante ni plus intelligente que l’autre. Quand la Justice punit un voleur, elle entretient chez tous les voleurs le besoin de se venger. Quand elle s’attaque à un « sauvageon », elle ensauvage la cité.

L’idée d’une Justice qui rend le mal pour le mal ne peut être défendue qu’au mépris de toute justice.


Gardons cependant dans un coin de notre tête que certaines personnes ont toujours considéré l’esprit de vengeance comme leur étant étranger, elles préfèrent ignorer l’offenseur (voire l’oublier), lui pardonner ou exiger des explications. Et si par ailleurs la tentation de se venger reste commune, tout le monde n’y succombe pas forcément.

Sans pour autant ôter à un tiers supposé neutre le droit de grâce, on pourrait aussi le confier à toute victime qui voudrait gracier son agresseur, s’il était du moins possible qu’elle échappât aux pressions d’où qu’elles vinssent. En revanche, enfoncer des gens dans le lisier du ressentiment en leur donnant le droit de veto sur les adoucissements de la peine apparaît comme une turpitude qui flatte les plus rances des rancunes.

Personne n’est à l’abri de la haine ni de la bêtise. Peut-être n’est-il cependant pas absurde d’espérer être de temps en temps à la hauteur de l’estime qu’on aimerait avoir de soi, échapper à la racaille bien-pensante. Plus un fait divers est sanglant, plus il attise la curiosité des gens de bien. Le public raffole des crimes, des viols et des supplices. Anne-Marie Marchetti met bien le doigt sur « le plaisir que peut procurer aux humains la souffrance infligée à autrui, la satisfaction trouble et ambiguë que bon nombre de personnes ressentent devant le spectacle de la douleur, surtout si celui qui la subit a enfreint une loi qu’eux-mêmes s’interdisent — non sans frustration ! — de transgresser.

« Et puis demander que celui qui a fait le mal encoure une peine qui fasse vraiment mal autorise le plaisir, intense pour certains, de faire mal à leur tour en toute légitimité et en toute impunité. La jouissance empêchée de la transgression devient ainsi jouissance autorisée de la punition. »[30]

Thierry Lévy[31] avait déjà soulevé cette question du double plaisir des justes de faire le mal par malfaiteur interposé et de faire mal à quelqu’un sans risques à travers les juges.

Le goût de punir n’est pas que celui de nuire ; il y entre une perversité qui a de quoi faire peur. Assurément si l’on devait passer un an sur un bateau soit avec quelqu’un ayant déjà tué, soit avec un(e) autre « aimant punir », on aurait tout intérêt à choisir le meurtrier ou la meurtrière. Il y a quelque chose de pathologique dans l’exaltation qu’éprouvent certains à châtier celui qui a commis une faute.

La volonté de punir est à l’origine de presque tous les crimes de sang non accidentels. Sombres histoires de jalousies ou de règlements de comptes. Mais c’est encore plus vrai — nous y avons fait allusion dans le chapitre précédent — de ce besoin maladif de vengeance qui aiguillonne la plupart des tueurs en série. Quand on peut lire le récit de leur vie, on est frappé par ce leitmotiv : « J’ai voulu me venger ». En général il s’agit d’une mère sans amour, mais ce peut être d’un viol au cours de l’enfance ou d’un séjour voulu par les parents en hôpital psychiatrique. Le tueur en série, comme des millions de gens dits normaux, se venge sur quelqu’un de son sentiment d’insécurité. C’est injuste. La vengeance sociale est de même nature que la vengeance individuelle. Qu’est-ce qui est censé la rendre plus juste ? Le droit, autrement dit la puissance.

Le meurtrier en série qui a le plus tué, à la connaissance des historiens, est une femme. Si elle n’avait pas été princesse, Erszebeth Báthory, de la famille royale de Hongrie, n’aurait pu se permettre de martyriser jusqu’à ce que mort s’ensuive quelque six cents jeunes filles. Elle ne fut condamnée à finir ses jours en détention qu’en 1610 lorsque son comportement dépassa l’inimaginable. Or ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que longtemps la princesse parvint à se défendre en arguant de son sens de la justice : si elle suppliciait ses dames de compagnie et servantes, c’était pour les punir. En effet, contrairement à Gilles de Rais par exemple, Erszebeth Báthory ne se livrait à son vice que si elle pouvait trouver prétexte à sanctionner une faute.

Cependant l’exigeante princesse n’est qu’un médiocre amateur à côté des professionnels de la répression. Les châtiments ordonnés par voie de justice ont dépassé en cruauté tous les crimes les plus sadiques. Qu’on se réfère seulement aux inoubliables premières pages de Foucault, dans Surveiller et punir, sur le supplice de Damien, il y a moins de deux cent cinquante ans, ou à la science inégalée des bourreaux chinois, ou aux juges raisonnables et honnêtes, ni plus ni moins cruels que n’importe quel magistrat de notre temps, qui ont condamné des hors-la-loi à mourir empalés, roués, brûlés vifs, écartelés, lynchés…

Un passé révolu ? Celui qui a le pouvoir ne se prive jamais d’en abuser surtout si l’autre est « dans son tort ». Aujourd’hui, demain et toujours. Est-ce si loin ce temps de la deuxième guerre mondiale où, moins connues que les barbaries européennes, d’autres brillaient par leur raffinement, en Birmanie par exemple où, pendant l’occupation japonaise, les prisonniers du camp adverse (des Américains pour la plupart) furent condamnés par les tribunaux militaires à mourir dans des fûts métalliques placés en plein soleil ?

Et pourtant, malgré cet exemple entre bien d’autres, il nous faut reconnaître que l’un des ressorts de la cruauté est le manque d’imagination, l’incapacité de se représenter vraiment ce qu’on fait, de se mettre à la place de l’autre.

La moitié des inculpés qui passent aux assises sont condamnés à une peine supérieure ou égale à dix ans. Trois fois plus, pour des faits identiques, qu’il y a vingt ans ! Il semblerait que les juges et les jurés s’interdisent de concevoir ce qu’a d’atroce et d’interminable une journée quand on est incarcéré. Et un mois, un an, dix ans de souffrances renouvelées…

Anne-Marie Marchetti cite un détenu qui se souvient du moment où il a entendu qu’il était condamné à la détention perpétuelle : « On se dit : “Y sont fous !” ; ça veut dire quoi, “perpète” ? ça veut dire “crève !” c’est tout ! »

« Mais ils l’ont mérité ! » Ils ont mérité quoi ? Cela que nous n’imaginons pas. Cela qui vous saisit de dégoût quand vous pénétrez dans une prison.

Albert Camus raconte que son père, homme juste et modéré, est un jour indigné par un meurtre particulièrement violent et répugnant. Il ne l’a jamais fait, mais tient à aller assister, pour la première fois de sa vie, à l’exécution de cet individu odieux. Au matin il rentre, refuse de parler, se couche, soudain il vomit et Camus écrit : « Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. »

Il y a de quoi vomir dans une prison devant les êtres à qui l’on a ôté quelques années, tout comme devant l’homme ligoté qui pleure, prie, ou veut hystériquement embrasser « quelqu’un, n’importe qui », devant le corps décapité d’où jaillit des flots de sang, devant un homme qu’on vient de tuer froidement.

On entend souvent : « Les criminels n’ont pas eu pitié de leur victime, pourquoi devrions-nous nous mettre à leur place ? » Parce que nous ne sommes quand même pas tous des assassins. Le sont cependant en effet (avec de bonnes ou de mauvaises raisons) ceux qui n’ont pas pitié de leur victime.

La victime des braves gens est condamnée à vivre derrière des barreaux eux-mêmes derrière des murs surmontés de barbelés sous la garde des miradors et l’on ne veut rien savoir de l’atmosphère abjecte de ce monde fermé, de la laideur repoussante qu’il faut supporter minute après minute au long de mois qui semblent des années et d’années qui sont des siècles.

Quand ils peuvent châtier quelqu’un, ceux qui sont psychiquement les plus faibles laissent paraître, en se montrant du côté de la loi (s’exprimât-elle seulement dans une banale convention sociale), un malheureux désir d’être du côté des puissants. On retrouve le même phénomène, inversé, dans les prisons où ce sont les plus fragiles (et les plus plaisants aux yeux de l’administration pénitentiaire) qui estiment normal de devoir « payer ».

Quelle peine leur aurait semblé équitable ? J’ai souvent posé la question à des détenus qui regardaient comme juste d’avoir été jugés coupables, mais injuste la peine de prison qu’ils trouvent tous dégradante (et comme me l’écrivait l’un d’eux à sa libération, après avoir accompli vingt-cinq années : « On peut dire que la taule m’a enfoncé dans la pire merde que j’avais en moi. ») Leurs réponses recoupent tout à fait celles recueillies par Anne-Marie Marchetti[32]. Les moins imaginatifs ne sortent pas de l’idée d’incarcération. Mais ceux qui ont fait plus de vingt années considèrent pratiquement tous que cinq ans de détention est à peu près le pire qu’un être humain puisse endurer sans dommages irréversibles.

D’autres qui expriment pourtant eux aussi le besoin de « payer » trouvent la peine de prison affolante parce que totalement insensée. Ce qui aurait du sens serait à leurs yeux « ce qui servirait à quelque chose ou à quelqu’un ». Je repense à Philippe, condamné à perpétuité à l’âge de 18 ans : « C’est tellement con… À leur place, moi je me serais condamné à des travaux forcés genre faire des études par exemple. » J’avais souri. Le plus souvent ils évoquent un service donné dans le cadre d’une œuvre humanitaire et si l’on fait remarquer qu’être condamné à aider entraverait tout élan de générosité, ils gardent néanmoins le fol espoir qu’ainsi ils « se rachèteraient » malgré tout aux yeux des autres (et aux leurs peut-être).

Les femmes infanticides, pratiquement toujours présentées comme des monstres sans entrailles, ont fréquemment ce désir de donner une autre image d’elles-mêmes, elles accepteraient d’expier leur crime en s’occupant toute leur vie — ainsi dit dans leur langage de pauvre — des « orphelins du tiers monde » par exemple, sans doute parce que cela paraît très loin de leur quart monde, ce tiers monde avec des palmiers, des dunes de sable, des mers si bleues. Ailleurs… Le plus loin possible ailleurs.

Celles et ceux parmi les incarcérés qui gardent les pieds sur terre passent aux actes : l’aide humanitaire, il y a de quoi faire dans les prisons… C’est Maxime qui apprend à écrire aux étrangers, c’est Odette qui s’occupe des déprimées (« Quelquefois je les aide juste à faire leur lit… ») ou Lucas qui donne des cours d’informatique.

Je me souviens d’un certain Noël, vers 1985, où ceux de l’atelier de menuiserie avaient fabriqué, en dehors des temps de travail, des jouets pour les enfants démunis de la ville voisine. Le directeur de la centrale refusa de faire acheminer les cadeaux, mû par le souci de ses détenus « qui auraient pu tirer orgueil d’une telle action » ! L’aumônier m’avait alors dit qu’il était persuadé que les surveillants auraient très mal pris un geste « trop valorisant ». Il y aurait beaucoup à dire sur la nécessité pour les gardiens d’apparaître comme ceux qui indéniablement tiennent enfermés des hommes, mais des « hommes inhumains ».


CRUAUTÉ TOUTE PARTICULIÈRE
DE LA PRISON


La Cour et le jury vous condamnent à la peine de vingt années de réclusion criminelle.

Ce qui signifie :

Vous êtes condamné à vous mettre nu aussi souvent qu’on le jugera nécessaire pour être fouillé à corps, à montrer votre anus aux surveillants chaque fois qu’ils l’exigeront dans le cadre de leurs fonctions.

Vous êtes condamné à vous soumettre nuit et jour à leurs volontés. Vous obéirez à tous les ordres, même à ceux qui vous sembleront ineptes ou uniquement mortifiants.

Vous êtes condamné à demander la permission pour tout.

Vous êtes condamné à vous tourmenter incessamment pour vos proches, sachant que vous n’apprendrez jamais que ce qu’on voudra bien vous dire.

Vous êtes condamné à être dépouillé de tout ce que vous possédiez, à n’avoir que de rares objets personnels qu’on peut vous retirer à tout moment.

Vous êtes condamné à ne plus disposer de votre temps, de votre avenir, de vos projets.

Vous êtes condamné à ne manger qu’une nourriture autorisée ; une fois par an à Noël, sous certaines conditions, si vous avez de la famille, vous aurez le droit de faire entrer des denrées de l’extérieur.

Vous êtes condamné à tout attendre : le courrier, les visites qui se feront de plus en plus rares, l’audience demandée au directeur, la consultation à l’infirmerie, le transfert de la centrale en centre de détention, le jour lointain en fin de peine où vous pourrez espérer une permission, l’aléatoire libération conditionnelle, la sortie. Cette vie d’attente vous rongera.

Vous êtes condamné à ne plus faire l’amour, à être séparé de l’être que vous aimez.

Vous êtes condamné à vivre votre jeunesse dans la hargne, au milieu d’individus désespérés, irascibles, déséquilibrés qui n’ont goût à rien et vous décourageront avec obstination d’entreprendre quoi que ce soit.

Vous êtes condamné à vivre votre désastre sans la consolation de personne ; si vous sombrez dans la dépression, vous serez condamné à prendre des cachets jusqu’à ce qu’on obtienne de vous l’abrutissement voulu. Vous n’aurez aucun contrôle sur votre santé.

Vous êtes condamné à ne pas voir grandir vos enfants, à être déchu de vos droits parentaux.

Vous êtes condamné à être coupé de la nature ; votre ciel sera tendu de gros filins contre les rêves d’évasion par hélicoptère.

Vous êtes condamné à vivre sans surprise ni beauté une vie rigoureusement monotone. Vous êtes condamné à l’insignifiance de chacun de vos jours.

Vous êtes condamné à ne pas revoir votre mère ou votre père à ses derniers instants.

Vous êtes condamné à avoir peur de tous, des surveillants violents ou alcooliques, des délinquants pervers ou devenus forcenés. Cette peur vous rendra lâche. Vous en aurez honte.

À part les oubliettes qui se rapprochent davantage de la fonction actuelle de nos prisons, les geôles et ergastules des temps anciens n’étaient conçus que dans le but de mettre quelques jours en sûreté ceux qu’on allait juger, supplicier ou exécuter, à moins que le condamné n’attende un convoi vers les mines, les galères ou le bagne. C’est la Révolution française qui a introduit l’incarcération comme une peine en soi. Cependant les bases de l’emprisonnement cellulaire avaient été définies au IXe siècle aux conciles d’Aix-la-Chapelle et de Verneuil-sur-Oise par des abbés qui tentaient d’humaniser ce qu’avaient de trop rude les lois ecclésiastiques ; elles se voulaient pourtant plus douces que celles des seigneurs puisque les religieux refusaient la mise à mort du coupable et y avaient substitué les cachots. Le concile déclare : « Les moines qui seront enfermés pour crimes auront une chambre à feu et quelque endroit proche où ils pourront travailler à ce qu’on leur donnera. »

C’était il y a 1 200 ans et les prisons sont de plus en plus glaçantes. Officiellement la prison d’aujourd’hui doit remplir trois rôles : surveiller, punir, réinsérer. Elle ne parvient qu’à punir (c’est-à-dire à être une peine, être pénible) et elle le fait, nous l’avons dit, admirablement. Surveiller ne s’entend qu’au sens d’éviter les évasions. En France, en ce domaine, l’État n’a pas à se plaindre : on s’évade beaucoup plus rarement des prisons françaises que de celles de tout autre pays européen. La surveillance, le harcèlement qui vise à blesser, se veut une arme effrayante de la punition ; il est demandé à chacun de rendre compte de ses gestes tout au long de la journée, mais il va de soi que personne ne veille sur les détenus : celui qui se rend malade d’anxiété et tombe dans une dépression grave se suicide sans qu’un gardien ait tenté quoi que ce soit. Le ministère de la Justice qui dispose d’un excellent service de recherches et de statistiques sait très bien que « le taux de suicide augmente avec la durée de la peine » : le même ministère publie régulièrement des études très intéressantes sur la catastrophe qu’est l’allongement constant du temps de détention.

Quant à réinsérer, c’est une plaisanterie qui ne fait plus sourire personne ; le propre de la prison étant la désinsertion absolue, toute « insertion » ne peut nécessairement se faire qu’en dehors de la prison et malgré elle.

Donc la prison punit. Elle est la « peine privative de liberté » par excellence. En ôtant radicalement à quelqu’un les conditions a priori de toute existence, le temps et l’espace, on annihile le condamné. Bien sûr, il n’a plus la liberté d’aller et venir, il n’a plus de lieu à lui, mais surtout son temps est entièrement régi par d’autres. Une condamnation à vingt ans, c’est 175 000 heures de mort à vivre. Un no man’s time.

Certains s’en tirent ? Oui, comme d’un cancer du foie. On est tenté alors de croire au miracle.

La plupart d’entre nous ne supporteraient pas d’être enfermés plus de quelques heures, même chez eux. En soi l’incarcération est cause d’effroi. Michelle Perrot nous apprend que lorsque fut instaurée en 1854 la transportation coloniale pour les longues peines, de nombreux détenus préféraient aggraver leur crime pour échapper à la prison en devenant des forçats.[33]

Car la prison vous mine, elle vous détruit sciemment de l’intérieur. Sciemment ? Sciemment : « Cette punition doit tirer son efficacité de l’ennui ou plutôt du harassement moral causé par la monotonie des marches continuelles, interrompues seulement par de courts intervalles. » (Règlement des prisons de 1839 à 1945).

Imagine-t-on un instant l’horreur qu’on éprouverait pour un criminel qui aurait séquestré et constamment humilié sa victime pendant vingt ou trente ans ?


Les conditions matérielles de la détention ne cessent d’être dénoncées. On montre en photo d’inadmissibles trous « d’aisance » dans les cellules des maisons d’arrêt ordinaires. Les rats et les blattes prolifèrent dans une odeur dégoûtante. On gèle toujours l’hiver dans les mitards ; l’été, dans certaines cellules de béton trop exposées au soleil où s’entassent huit personnes, de vigoureux jeunes hommes tombent en syncope ; quand se déclare un incendie, les surveillants veillent avant tout à ce que les cellules soient bien fermées pour que personne ne profite de la panique pour s’évader. Des livres paraissent bouleversant d’honnêtes gens qui ne s’attendaient quand même pas à de telles ignominies parce qu’on ne les montre pas à la télévision. Et on oublie aussitôt. Alors il faut rappeler sans cesse, témoigner après d’autres, enfoncer le clou et citer par exemple Véronique Vasseur : « Le matin, les détenus défilent. Ils arrivent du dépôt ; beaucoup ont été tabassés[34] par les flics […] Ils marchent, deux par deux, entravés par des chaînes aux pieds, dans un fracas épouvantable.

« […] Je découvre que les détenus […] arrivent parqués dans un camion dans des sortes de placards individuels, comme du bétail. On les emmène au sous-sol, là ils sont mis dans des placards grillagés minuscules, à quatre, où ils ne peuvent que se tenir debout, serrés les uns contre les autres. »[35]

Une anecdote significative parmi cent autres que rapporte la même Véronique Vasseur : elle perd un jour un amalgame à une dent et va voir la dentiste de la prison. Elle est d’abord renversée de « la brutalité épouvantable » avec laquelle l’autre lui ouvre la bouche, elle écrit qu’elle est « tétanisée par sa méchanceté ». La dentiste décide aussitôt qu’il faut arracher la dent et la patiente se sauve en courant. Parce qu’elle est libre, elle. Et de conclure : « Il paraît que tous les détenus se plaignent : elle arrache même des dents saines, sans anesthésie. Une vraie boucherie. »

La Justice se montrant de plus en plus sévère, on ne saurait s’étonner de ce qu’en retour la violence partout augmente. Surtout dans les taules.

On y respecte férocement les hiérarchies. Sont estimés au plus haut point les braqueurs, ceux qui se sont fait des banques, des fourgons blindés, bref ceux qui ont pris des risques pour avoir de l’argent et l’ont ainsi chèrement gagné. Les assassins et meurtriers en général ne glanent des autres qu’une vague pitié : ce sont des gens aux nerfs fragiles, qui n’ont jamais vécu dans le milieu de la délinquance (car les tueurs à gages ne se font pas prendre, il est bien rare de les voir en prison) ; les proxénètes ont un statut un peu ambigu, jamais on n’avouera qu’on les envie, mais. S’ils sont français, ils peuvent encore passer pour les derniers représentants du fameux « milieu » en voie d’extinction. Mais étrangers, ils volent le pain blanc des Français et sont haïs autant que craints (on devine que les maffias auxquelles ils appartiennent sont puissantes). Les condamnés pour mœurs et ceux qui ont tué un enfant doivent s’attendre à vivre en prison une double peine : mise à l’écart, au mieux, sinon lapidations, coups, viols collectifs. Les plus faibles sont l’objet de brimades constantes et de rackets, les clochards et malades mentaux du mépris affiché de tous.

Mais la prison, c’est avant tout la petite délinquance, celle des gens qui passent là quelques mois dans les pires des établissements pénitentiaires, les maisons d’arrêt. L’angoisse de l’attente du procès, la promiscuité, la dureté du personnel qui « en voit trop passer » et ne sait jamais à qui il a affaire, tout concourt à les rendre proprement infernales.

Réservées aux courtes peines et aux détenus en attente de jugement, les maisons d’arrêt sont souvent situées dans les villes. Presque toujours vétustes, elles sont dirigées par des directeurs souvent otages des très puissants syndicats de surveillants. La vie y est intolérable.

Les centres de détention sont plus modernes ; on y effectue les peines moyennes (entre 5 et 15 ans) ou les dernières années d’une longue peine. Le régime y est plus souple, on peut y obtenir une permission. Les directeurs étant mieux choisis et plus proches du ministère peuvent (mais il leur faut alors une bravoure peu commune) tenir davantage en main leur personnel.

Les centrales (une douzaine en France), les gros monstres où l’on incarcère les longues peines, sont de véritables citadelles. Mais si l’on ne peut pratiquement s’en échapper, on y vit à l’intérieur une détention moins enfermée qu’ailleurs. Il est vrai qu’y végètent ceux qui, condamnés à perpétuité ou à de très longues peines n’ont « rien à perdre ». Ce sont des « durs » et ils sont redoutés des surveillants d’où un étrange équilibre qui rend la plupart des centrales (il y a des exceptions dramatiques) moins mortifères qu’ailleurs. Y règne encore un peu de solidarité alors que l’atmosphère des centres de détention est corrompue par la carotte que sont permissions et libérations conditionnelles ; c’est alors le chacun pour soi : en essayant de « se faire bien voir », on devient vite servile en CD...

Selon qu’on est dans un établissement pénitentiaire pour de longues ou de courtes peines, qu’on a le sida ou non, qu’on est un homme ou une femme, un individu sensible ou non, on n’accomplira pas son temps de détention de la même façon, cela va de soi. C’est d’ailleurs l’une des aberrations de la prison : celui-là est plus « puni » avec deux ans que cet autre avec dix ; éventuellement le premier en mourra ou sa femme se suicidera. Un juge ne sait jamais à quelle peine réelle correspond celle, symbolique, qu’il inflige.

Mais toutes les condamnations à la détention ont un point commun : elles se veulent « infamantes », c’est-à-dire déshonorantes et avilissantes. Ce terme de droit pour une fois parle de lui-même. La subordination permanente qu’on fait subir au prisonnier est un stigmate, cette marque qu’on appelait justement d’infamie jadis appliquée au fer rouge.

Vous êtes déchu et tout va être mis en œuvre pour vous le faire savoir.

Simone Buffard, psychothérapeute pendant quinze ans en prison, avait été l’une des premières professionnelles en milieu carcéral à assurer que l’institution pénitentiaire était fondée sur le sadisme et ne pouvait amener que la régression, le conformisme et la très profonde dégradation des prisonniers[36]. Anne-Marie Marchetti[37], sociologue, dans son enquête approfondie sur les longues peines, redit presque trente ans plus tard que, lieu d’asservissement, la prison ne peut que pervertir ou démolir les hommes.

Car obéissants, presque tous les taulards le sont jusqu’à la lie. C’est sur leur « profil » qu’on jugera s’ils peuvent ou non sortir en libération conditionnelle. Et ils ont intérêt à garder profil bas. Si un gardien le demande, le détenu devra dormir les mains au-dessus du drap ou balayer sa cellule sans avoir le droit de ramasser les poussières ou subir les plaisanteries des matons qui auront lu la lettre de sa belle amie (car le courrier n’est évidemment pas libre, tout passe chaque jour par le service de la censure). N’importe quoi, on peut exiger du condamné n’importe quoi. Et plus il acceptera n’importe quoi et plus il fera preuve d’ « aptitude à la réinsertion ».

Pourtant les directeurs de prison et les juges d’application des peines les plus intelligents reconnaissent assez volontiers que ce sont les détenus les plus passifs qui s’en tireront le moins bien. Les « fortes têtes » finalement ont des chances bien réelles de sortir plus tôt. Disons qu’elles se bagarrent aussi pour trouver des promesses d’embauche et des certificats d’hébergement, conditions sine qua non d’une sortie. Seule une personnalité hors du commun parvient à garder des alliés au dehors et ce sont ces aides extérieures qui vont lui permettre de monter un dossier à peu près fiable pour la commission qui jugera de son éventuelle libération.

Si « surveiller, punir, réinsérer » est le mot d’ordre officiel, il en est un autre qu’on n’écrit nulle part, mais qui justifie tout l’enfermement carcéral aux yeux de ses gardiens, mais aussi de l’immense majorité de la population : il faut casser le bonhomme.

Le délinquant est par définition un rebelle indiscipliné, il ne respecte ni les lois ni les personnes. Il passe pour éminemment violent dans l’imaginaire social. C’est une bête fauve, il faut en faire un chien pas forcément gentil mais soumis.

Tous les coups sont permis et je ne joue pas sur les mots. J’ai entendu de nombreux éducateurs affirmer qu’il fallait « briser leur orgueil en les mettant devant leur échec ». Sans parler des discours de quelques psychothérapeutes sur la nécessité de « leur faire intégrer la loi » en les forçant à respecter tout règlement (entendons n’importe quelle injonction d’un surveillant, lequel sera toujours couvert par le brigadier).

Faire plier, quoi de plus facile en soumettant quelqu’un à la torture ?

Elle est infligée de deux manières. La première vise les nerfs. Le prisonnier n’a qu’une seule raison de vivre : sortir. Or il peut être libéré à mi-peine s’il n’avait jamais été condamné auparavant, sinon aux deux tiers de la peine. Il peut être libéré. Mais. Mais les autorités ne le laisseront sortir que lorsqu’elles le jugeront bon, quand il aura payé les frais de justice, quand il aura montré patte blanche, quand il se sera écrasé.

En fin de peine, on est obligé de le relâcher (mais il aura subi plusieurs mois ou plusieurs années de plus que les autres). Obligé de le relâcher, quoique…

C’est rare, mais il peut arriver ceci et les détenus « agressifs » vivent dans cette terreur : la direction peut estimer que l’homme qui leur rend la vie infernale, qui se bat chaque fois que s’en présente l’occasion et ne répond aux surveillants que par des propos impertinents, peut franchir libre la porte de la prison, mais que — un coup de fil au service ad hoc de la préfecture aura suffi — sur le trottoir l’attendront des infirmiers musclés qui l’emmèneront dans l’un des quatre hôpitaux psychiatriques-prisons de France, les terrifiantes UMD, « unités pour malades difficiles », avec miradors, sauts-de-loup, etc.

Là il tombera entre les mains des psychiatres et pas n’importe lesquels ; impossible désormais de compter les jours : personne ne peut savoir s’il sortira[38] et surtout dans quel état car on n’hésite jamais à donner de très hautes doses de neuroleptiques à ceux qui sont catalogués comme « fous dangereux ».

On ne saurait cependant faire trop de publicité au jugement rendu par la Cour européenne qui condamnait la France en 1997 à verser à G.L. 230 000 francs de dommages et intérêts arguant que « la dangerosité potentielle d’un individu sur le plan criminologique ne peut justifier son internement à l’issue d’un emprisonnement pénal qui a sanctionné ses agissements. Or tout laisse à penser qu’à l’approche de la libération prochaine du premier requérant les autorités ont voulu éviter de le remettre en liberté et voulu prolonger sa détention par d’autres moyens. Au vu des pièces du dossier, la Commission arrive donc à la conclusion que l’internement du premier requérant a été détourné de sa finalité pour prévenir une récidive de sa part, en dehors des conditions posées par l’article 5 paragraphe l(e) de la Convention. Or, dans une société démocratique adhérant à la prééminence du droit, une détention arbitraire ne peut jamais passer pour régulière. »[39]

J’annonçais plus haut deux sortes de torture. Après la menace de reculer indéfiniment la sortie, l’autre paraît bien primaire : les coups.

Tous les surveillants ne sont pas des brutes, mais d’honnêtes travailleurs, et comme tels beaucoup sont affiliés à des syndicats très corporatistes et puissants. Je n’entrerai pas dans leur jungle, mais il est de notoriété publique que l’un d’entre eux, au moins, est très proche de ce qu’on appelle l’extrême droite. Chaque fois qu’une plainte est déposée contre un ou plusieurs surveillants pour « coups et blessures », ils plaident la légitime défense et les juges qui n’aimeraient pas du tout avoir l’administration pénitentiaire sur le dos, dans le meilleur des cas, se flattent d’une exceptionnelle indépendance d’esprit en estimant « les torts partagés ». Mais quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, l’affaire est classée sans suite.

Les détenus ne sont pas des enfants de chœur ; dans ce lieu de constante exaspération qu’est une prison, certains « craquent » ; très généralement les coups atteignent les autres détenus. Il faut vraiment « ne plus savoir ce qu’on fait » et être dans un état suicidaire pour s’attaquer à un surveillant. Que celui-ci ameute les collègues, c’est normal. Que pleuvent alors les coups, on peut le comprendre. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Quand je parle de torture, je parle bien d’un châtiment, c’est-à-dire d’une vengeance différée dans le temps et organisée pour faire le plus mal possible à un homme sans défense. Cela se passe généralement au mitard où une demi-douzaine de gardiens en cagoule viennent démolir le récalcitrant avec les méthodes éprouvées dans les commissariats (on a des gants, on sait ne pas fracasser le crâne grâce aux matraques en caoutchouc, on ne touche pas aux parties vitales car seul un béjaune pourrait commettre la bien regrettable erreur de faire éclater un foie).

Ce sont les mêmes « méthodes professionnelles » qui sont employées dans les fameuses haies d’honneur.

Les haies d’honneur sont réservées aux grands moments. Là, on ne descend pas au cachot, on agit en plein jour et les surveillants au cœur sensible qui préfèrent ne pas accompagner au mitard les cravacheurs cette fois ne peuvent se défiler.

À une cinquantaine d’hommes, on se déchaîne l’un après l’autre sur chaque détenu qui doit « passer » parfois nu entre les deux « haies ». Gare à ceux qui portent des lentilles ou ont un pacemaker, gare surtout à ceux qui tombent.

La haie d’honneur est un « châtiment collectif », exercé en général après une mutinerie. Si bien que sa sauvagerie est excusée d’avance, y compris par les médias qui n’y voient qu’un folklore propre à la taule.

Des médecins dans les hôpitaux s’agitent devant les hanches et les omoplates fracturées, les doigts retournés, les dents brisées, les détenus en état de choc. Mais « c’est la loi de la prison ».

Que fait pendant ce temps monsieur le Directeur ? Soit il couvre. Soit il démissionne. Selon les ministères, on peut monter dans la carrière en faisant l’un ou l’autre. Ceux qu’on voit à la télévision tiennent à leur image de « libéraux » et n’admettent pas ces pratiques « qui déshonorent la profession ». Cause toujours.


Il est vrai pourtant qu’il y a actuellement moins de violence de la part des surveillants qu’il y a vingt ans. Des sociologues l’attribuent à trois raisons : la crise de l’emploi a été malheureusement l’occasion pour des étudiants ayant un DEUG ou une maîtrise d’entrer dans la pénitentiaire « faute de mieux » ou « en attendant ». On osera dire que ceux-là n’ont pas la vocation, parfois même ils ne se syndiquent pas !

Deuxième raison : l’embauche des femmes. Il y a des surveillantes chez les hommes (comme il y a des surveillants chez les femmes, depuis bien plus longtemps) et ce fait nouveau, comme dans la police, est censé faire évoluer les mœurs vers moins de brutalité. Et ça marche ! Sauf quand ils sont sous l’emprise de l’alcool, les hommes n’aiment pas trop se montrer sous le jour de lâches qui, à dix contre un, attaquent un homme nu et ligoté.

La troisième raison, un peu plus ancienne, est la plus importante. La Justice lutte contre la drogue. Mais on drogue les prisonniers de manière éhontée. La camisole chimique arrange tout le monde et d’abord le détenu qui ne se rend plus compte de son malheur et se montre d’un calme crépusculaire. Anesthésié, il roule de jour en jour comme un ballot de coton. Pour les surveillants c’est un vrai bonheur. Jamais il n’élève le ton, il obéit comme une machine. Des médecins se sont inquiétés des doses inouïes de calmants, somnifères et sédatifs distribuées derrière les hauts murs, mais on leur a bien expliqué que sans ces « tranquillisants », une prison devenait une bombe.

On n’a pas attendu les drogues pour saper les fondations d’un homme incarcéré. Dans la petite rubrique que chaque jour Le Monde consacre à un article qu’il a publié cinquante ans plus tôt, on pouvait lire de belles lignes qu’Yves Florenne avait écrites sur une jeune fille qui repassait en procès (peut-être pour une autre affaire) alors qu’elle avait accompli deux ans et demi de prison : il est rare disait l’auteur que les juges, jurés et « simples justes qui assistent d’un cœur léger au jugement » aient eu l’occasion de « revoir leur condamné » : « Dans ce procès, ils l’ont revu. Ils ont vu du même coup comment trente mois de prison changent une fille de vingt ans, affreusement vivante sans doute, mais vivante, en une chose inerte et vide. Il faut croire qu’ils ont trouvé cela bien puisque, après ce court intermède, la condamnée a été renvoyée dans son bagne pour dix-sept ans encore. Au moins sait-on désormais comment elle en sortira. Ce qui est grave, c’est que la peine subie n’est pas la peine infligée […] ; en réalité on condamne cet homme ou cette femme à la destruction intérieure. »

Détruire, arracher la mauvaise herbe, empêcher de nuire les animaux nuisibles, dans l’ensemble la société est entièrement d’accord. À condition toutefois qu’on lui épargne ce que cela signifie dans la chair et l’esprit de celle ou celui qu’on détruit. On pense aux victimes (aux banquiers qui viennent à leur tête, aux policiers, plus rarement aux femmes violées, aux pigeonnés dans des escroqueries diverses), mais comme dit un dicton du Togo : « Qui plaint le petit poussin doit aussi plaindre le vautour ».

Tout concourt à anéantir l’homme emprisonné parce qu’il est séquestré dans un univers sadique. Il est généralement admis que la violence n’est licite que lorsqu’on se trouve en état de légitime défense. Or le procès et la prison sont incontestablement des moments de grande violence et le détenu se retrouve très souvent dans un cas de légitime défense.

À chaque fois qu’un grand criminel est arrêté, je repense à l’incomparable M. le Maudit de Fritz Lang. Les glapissements de la presse, le hallali communautaire ne peuvent que faire basculer le film chaque fois renouvelé : le monstrueux assassin devient d’un seul coup la victime d’une encore plus monstrueuse machine sociale.[40]

Je parle à dessein des « criminels » parce qu’ils hantent les discours des défenseurs du système carcéral, alors que les meurtriers représentent 5,8 % des détenus et que les trois quarts d’entre eux le sont par « accident » (lors d’une course poursuite avec la police, par exemple).

Mais les petits voleurs qui constituent la grande majorité des prisonniers sont des victimes par excellence, des gens brutalisés dès avant leur naissance, leur mère ayant été battue, à qui l’on a volé l’éducation la plus élémentaire, dont on a fauché à la racine la moindre confiance en soi, qu’on a privé systématiquement des biens qui en valaient la peine.

À l’origine d’un délit comme d’un crime, une blessure, une misère intérieure ; le coupable a commencé par être une victime, et pas seulement dans le cas aujourd’hui reconnu de tous de maltraitance d’enfant. Étrangement il vit cette situation avec le même désir (mais désespéré) de se voir rendre justice. Il n’en peut plus d’être nié. Thierry Lévy faisait remarquer qu’il y avait toute raison de croire qu’au moment de tuer, l’assassin vivait la même angoisse, le même vertige existentiel que ceux vécus par celui qui se suicide. Au sein de la folie, de la panique ou de la colère, souvent rien d’autre que du désespoir.


Se savoir surveillé à chaque instant suffirait en soi à provoquer un stress de très haut niveau, mais l’institution pénitentiaire va attaquer à l’acide un autre nerf encore : puisque le détenu semble peu enclin au remords, on va lui faire manger sa honte autrement jusqu’à ce qu’il soit dégoûté de lui-même à jamais. Il devra demander la permission pour tout : marcher, lire, étudier, voir les siens, dormir, se doucher, porter des lunettes, faire du repassage, mettre des miettes sur le rebord de sa fenêtre pour nourrir un oiseau, se fabriquer un cadre, raccommoder, la liste est sans fin. Ce qu’il considère bêtement comme un acquis sera remis en question lorsque changera le moindre sous-chef, à plus forte raison le directeur. Certains de ces derniers sont plus « ouverts » que d’autres et ont alors intérêt à donner des gages de bonne volonté au personnel qui saura bien sinon les dénoncer comme laxistes. Mais qu’il soit « honnête » ou « facho » comme disent les taulards, un directeur ne peut strictement rien changer à la perversité d’un système dont le but est de « faire mal » pour venger une société. J’en ai connu deux qui se sont vraiment battus pour aider un détenu qui les avait impressionnés[41]. Que croyez-vous qu’ils tentèrent, à l’exclusion de toute autre chose ? Les faire sortir de là.

Car en prison on devient dément. Les grands quotidiens et magazines de l’année 2002 ont tous consacré au moins un article à ce phénomène : on estime à 30 % le nombre de détenus malades mentaux. Nous savons bien qu’un bon nombre d’entre eux souffraient de troubles psychiatriques avant d’être incarcérés. C’est dû à la fermeture progressive des hôpitaux psychiatriques, ce qui serait une bonne chose si des psychiatres n’en avaient pas lâchement profité pour se décharger des « cas lourds » sur les responsables de l’ordre public, la police et la Justice. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.

On ne peut nier non plus que la Société sécrète de plus en plus de déséquilibrés. Mais de l’avis général des psychiatres en milieu pénitentiaire, ces deux raisons ne peuvent expliquer la montée prodigieuse des cas de folie en prison. La paranoïa y règne en maîtresse et les chercheurs en criminologie sont enclins à penser que l’allongement spectaculaire de la durée des peines explique le désespoir, la perte du sens qui fermentent dans les cellules.

Le fou c’est celui qui en prison se prend pour un train, cet autre qui ne sait plus manger seul et ne boit qu’au biberon, cette femme qui voit des yeux partout, celui-ci qui ne peut toucher un briquet sans s’allumer les cheveux, et cette autre qui hurle nuit et jour et se débat contre des démons incubes. Le principal problème des aumôniers est le danger du délire mystique, en particulier dans les cas de crimes graves ; quand on est rejeté et même haï de tous, se dire qu’on est aimé infiniment de Dieu quoi qu’on ait fait est une tentation. Tant qu’on en reste à ce fondement théologique de la miséricorde, tout va bien. Mais voilà qu’on se met à vouloir « expier », qu’on se livre à des mortifications tombées en désuétude depuis le moyen âge. Puis on fait des miracles, on bat la campagne et plus moyen d’arrêter le ballon qui monte au ciel d’où il ne redescendra plus jamais sur terre. À juste titre les aumôniers catholiques et protestants se méfient des conversions spectaculaires ; ils ont les siècles d’expérience que de jeunes aumôniers musulmans n’ont pas encore. La prison est le lieu idéal de radicalisation de la haine. Quand un homme est gavé de son indignité, il ne demande pas mieux que d’accomplir son salut au nom d’une autre justice, de se sauver en s’intégrant à des communautés minoritaires dans sa religion mais avides d’exploiter sa colère. L’aumônier n’y sera pour rien. Mais à la sortie, qu’aura généré la prison sinon un certain goût de la mort ? Et six mois auront ici suffi.

Ce n’est rien à côté des longues peines. Pour la plupart des meurtriers, disent les criminologues, le décès de la victime, le crime lui-même apparaissent très abstraits ; le procès en assises est bien plus irréel encore. Tout y est théâtral : le décor, les costumes, les rôles assignés, le public, mais surtout le ton. Puis le condamné se retrouve en prison dans une atmosphère qui dépasse tout ce que son imagination aurait pu créer de plus morbide. Dès son arrivée, la fouille à corps va le faire basculer dans un cauchemar. Et puis ces bruits de chaînes et de serrures et de portes de fer qu’on ouvre et ferme dans un fracas de chaque instant. Et les regards. La peur et la violence à chaque coin de coursive. Il ne connaît sans doute pas ces mots d’un autre prisonnier, mais il les vit :

« Et jamais ne s’approche une simple voix d’homme
Qui vous dirait un mot gentil
Et l’œil qui vous observe au travers de la porte
Est dur et privé de pitié :
Et nous, nous pourrissons, pourrissons, oubliés,
Âme et corps tout défigurés. » [42]

Il y a perte de la réalité, très souvent c’est l’extérieur qui s’amenuise et disparaît dans les paillettes d’une comédie américaine : dehors on se sourit, on s’aime, on est riche et l’on boit sans se saouler, la vie pétille et tout s’arrange. La pauvre épouse qui n’entretient pas le rêve de son compagnon incarcéré est vite maudite : « elle voit tout en noir », « elle porte la poisse ».

La perte de la réalité, c’est cette impression immédiate, radicale pour le détenu qu’il n’a rien à faire là. L’homme incarcéré va d’abord revivre son procès. Et il est consterné.

Pratiquement tout détenu a la certitude d’avoir été jugé pour autre chose que ce qu’il a fait. Ce sentiment d’injustice qu’éprouvent les condamnés est une donnée centrale pour qui s’intéresse à la vie carcérale : elle est le malheur par excellence qui suinte des murs car j’ai souvent entendu des gardiens ironiser : « À les en croire, ils sont tous victimes d’une erreur judiciaire. » Or il est rigoureusement exact que l’erreur judiciaire n’est pas l’exception mais la règle. Non pas au sens où l’on condamnerait des innocents, mais en celui où l’on condamne des individus tout à fait étrangers à la mise en scène qu’on réalise à partir de la vague trame de leurs actes, car il ne peut évidemment s’agir que d’une re-présentation. L’accusé ne se reconnaît pas dans le portrait infamant qu’on dresse de lui (il a effectivement attaqué ce fourgon blindé et tué un convoyeur, mais cela n’intéresse personne de dire qu’il est un père très affectueux, un voisin attentionné, qu’il adore La Traviata ou qu’il cuisine comme un dieu : tout le monde se fiche bien qu’il réussisse les truffes au champagne car on veut le portrait d’un tueur, non celui d’un homme ; ses « bons côtés » ne font pas le poids). Les expertises psychiatriques, et c’est très fréquent lorsque l’accusé a refusé de voir les psychiatres, le dépeignent, sans qu’il ait été vu une seconde, comme un être orgueilleux, paranoïaque et sans cœur. Les juges ne manqueront pas de lire les appréciations peu flatteuses des carnets scolaires (l’eussent-elles été qu’il y aurait eu alors bien peu de risques de voir un élève brillant devenir délinquant). Il n’est qu’un déchet, un sale type. On ne juge pas un homme artisan d’une histoire mais un criminel auteur d’un acte isolé. Voilà pourquoi il y a forcément erreur sur la personne. Faudrait-il alors juger l’homme ? Laissons cette question ouverte pour un chapitre ultérieur.

Les détenus vivent quelque chose qui leur reste incompréhensible et lorsque, plus tard, ils répèteront : « J’ai fait une connerie, je paye », ce seront les mots soufflés par les éducateurs ou les psys pour « faire bien » et donc les rapprocher de la sortie. On attend d’eux qu’ils assument. Ils assumeront tout ce qu’on voudra pourvu que ce soit un bon point pour la libération. De toute façon, ils savent depuis le premier jour qu’ils jouent une farce. Immonde.

La réalité, celle qu’ils connaissent au fond des entrailles, c’est leur totale solitude. Les statistiques du ministère confirment les études du sociologue Loïc Wacquant[43] : la moitié des détenus ne reçoivent aucune visite d’un proche durant leur détention (un tiers ne sont attendus par personne à leur sortie), les chiffres sont encore plus sinistres pour les longues peines. Mais il y a peut-être pire que la solitude, l’arrachement.

On pense aux amoureux, bien sûr, mais il arrive alors que la passion devienne flamboyante et par l’absence dure plus longtemps qu’elle n’aurait pu survivre dans une vie normale. En parlant d’arrachement on pense bien plutôt aux mères incarcérées.

Les femmes en prison — même lorsqu’elles ne sont condamnées qu’à trois mois — sont écorchées vives par la séparation d’avec les enfants. Elles se trouvent dans une situation de panique sans équivalent, horrifiées à l’idée qu’on les place. Les trois quarts des femmes en ont et la plupart — d’où leur délinquance — vivaient seules avec eux. Les femmes enceintes peuvent garder leur enfant deux ans. Puis on le leur prend. Même les surveillantes en frémissent. Le travail d’intérêt général permet à certains magistrats de choisir une alternative à la prison. Mais les juges étant des gens bien élevés, leur conception d’une « bonne mère » laisse peu de place à la simple compassion.

Des détenus, bien plus rares, aiment d’un grand amour leurs parents (ou plus fréquemment se mettent à les aimer au bout de quelques années) et vivent dans la hantise de ne pouvoir être là pour leurs derniers moments. À la limite un directeur pourra accorder le droit à un détenu (entouré de deux gendarmes) d’assister à des funérailles, mais un dernier moment… comment savoir le temps que durera un dernier moment ?

Cette même anxiété se retrouve chez ceux, nombreux qui, condamnés pour drogue, savent leur ami ou amie atteint du sida. Anne-Marie Marchetti a rencontré elle aussi dans sa belle enquête cette peur des détenus de ne pas être là pour la mort de leurs proches.

La mort des autres les hante, mais on devine ce que représente pour eux tous et en particulier pour les condamnés à perpétuité, la peur de mourir seul en prison. Ils savent bien qu’il n’y aura pas un surveillant pour leur tenir la main et qu’à plus forte raison, aucun proche n’aura la permission de les assister dans leur agonie.

En centrale, on a le droit d’avoir une cellule pour soi seul et si ce luxe est très apprécié de presque tous (spécialement chez les nombreux candidats au suicide), il fait peur aux grands malades, surtout aux cardiaques et aux asthmatiques, deux catégories sur-représentées en prison, sans aucun doute à cause de l’angoisse.

Les atteints de cancer ou de sida sont à l’infirmerie ou plus souvent dans un hôpital de la pénitentiaire comme Fresnes. La « grâce médicale », très rare, n’est accordée qu’au moment ultime. Mais on l’espère par-dessus tout. En vain, on s’en doute, d’autant qu’en novembre 2002, le garde des Sceaux annonçait dans sa magnanimité la création de deux mille places supplémentaires « aménagées pour les détenus en fin de vie ». Cela m’étonnerait que ce soit des cellules avec vue sur un arbre ; je pencherais pour l’hypothèse de cellules à sécurité très renforcée pour empêcher les suicides. À moins que l’on n’y enferme des condamnés à de « vraies » perpétuités de 40 à 60 années sans possibilité aucune de pouvoir un jour sortir ?

Quoi qu’en disent les philosophes et philosopheurs, ce n’est pas pareil de mourir seul dans l’indifférence hostile d’une prison et de mourir les yeux plongés dans un regard aimant.


Quand on condamne quelqu’un à la détention, on ravage en passant la vie de quelques innocents : les familles des prisonniers sont les victimes oubliées de la Justice. Quand on aborde ce sujet avec les défenseurs du système carcéral, on entend souvent que les familles, en fait, sont complices : « La femme d’un voleur se doute bien d’où vient l’argent. » C’est quelquefois vrai, mais les habitués des cours voient au contraire des femmes qui ont tout fait pour empêcher leur homme de continuer. Encore la supposée complicité est-elle envisageable dans les cas de vol, de recel ou de maltraitance, mais lorsqu’il y a meurtre (accident de la route ou bagarre ayant entraîné la mort) viol ou assassinat, la compagne, si elle n’a pas été tuée ou jugée pour complicité, est la première stupéfaite de l’événement.

C’est ainsi qu’on les entend à la porte des prisons quand elles font la queue pour les visites : « — Moi le mien il va pouvoir demander la condi[44] l’an prochain. — Et moi j’en ai encore pour quinze ans ! — Moi j’ai perpète. »

Je me souviendrai toujours de ces parloirs où les femmes étaient en enfilade dans une sorte de couloir, toutes à genoux debout sur un étroit tabouret pour avoir le visage le plus près possible de l’être aimé, les mains plaquées sur le plexiglas devenu opaque à force d’avoir été griffé. Chacune des places, à un mètre les unes des autres, était « sonorisée », on n’entendait rien dans le brouhaha et toutes criaient pour « faire répéter » : il y avait un décalage désespérant entre les lèvres qu’elles essayaient de lire et le son comme rouillé qui leur parvenait.

C’est du passé, mais du passé récent. Aujourd’hui les plexiglas et autres vitres de séparation ont été supprimés et ne demeurent parfois qu’une des possibles « mesures de rétorsion » de la direction (à moins encore qu’ils ne soient exigés de quelqu’un — détenu ou visiteur — craignant la réaction violente de l’autre à l’annonce d’une mauvaise nouvelle). Dans certaines maisons d’arrêt, un petit mur subsiste entre le détenu et la famille, mais ailleurs on se voit à présent dans un grand hall. Selon les endroits, les familles et le détenu ont le droit ou non de tenir leurs mains enlacées. Des enfants jouent dans les jambes des surveillants ou pleurent, surtout au moment du départ. Que racontent-ils à l’école de leur week-end ?

Il arrive, en particulier dans les centrales, que des couples assis sur une chaise fassent l’amour devant tout le monde. J’ai eu bien des fois le cœur serré devant les fameux « bébés-parloirs » que la mère triomphante présentait aux autres femmes dans la salle d’attente puis aux détenus qui avaient droit ce jour-là à une visite d’un des leurs… Ils en voulaient tous un.

Mais beaucoup de ces jeunes femmes, au bout de quelques années d’un veuvage étrange « refont leur vie ». Restent les mères des prisonniers. Tous les dimanches ou un sur deux, elles traversent parfois la France ou souvent une bonne moitié pour revoir leur fils. De moins âgées ou des compagnes déménagent et suivent le prisonnier de prison en prison au gré des transferts, de Clairvaux dans l’Aube à Saint-Maur dans l’Indre, de Saint-Maur à Nîmes, de Nîmes à Ensisheim en Alsace, de là à Moulins dans l’Allier avant de connaître les centres de détention de Caen ou de Muret, près de Toulouse, en passant par Val-de-Reuil dans l’Eure, etc. Les plus à plaindre sont les mères dont deux fils ont été condamnés pour une même affaire, l’un peut être à Poissy et l’autre à Lannemezan dans les Pyrénées. À chaque transfert, « celles qui suivent » abandonnent un logement[45], un travail. Mais de tels héroïsmes sont très rares, n’oublions pas que la grande majorité des détenus ne reçoivent pratiquement jamais de visites, ou éventuellement, une fois l’an, d’une sœur en vacances dans la région. Les hommes viennent rarement au parloir ; à Rennes aussi, dans la centrale des femmes, il y a toujours bien plus de visiteuses que de visiteurs.

Si des mères aiment comme elles peuvent leur enfant en prison[46], d’autres parents en revanche renient très officiellement leur fils ou leur fille et le font savoir par voie de presse. C’est toujours un choc pour le détenu. Car, par-dessus tout, dans sa déréliction, il voudrait un peu d’amour.

Si quelques-uns vivent d’éminentes (et éphémères) passions platoniques, les autres — et les mêmes aussi d’ailleurs — sont condamnés à une sexualité crasseuse.

Ce sont les cassettes porno diffusées en salle commune, les magazines cochons devant lesquels on s’esclaffe en compagnie des gardiens, la masturbation quand on peut encore ; souvent les détenus ont peur d’une impuissance que le médecin s’ingénie à qualifier de passagère. C’est juste le temps de la détention. Après ça s’arrange. Et l’homme de vingt-cinq ans de s’interroger sur la vie qui lui est réservée à sa sortie autour de la cinquantaine. Parmi les humiliations les plus révoltantes de la taule, le viol constant de toute pudeur. Vous devez vous exposer nu, être « fouillé à corps », aller aux toilettes devant ceux qui partagent votre cellule, prendre une douche sans porte, vivre sous les contrôles effectués à travers l’œilleton. Votre courrier est lu, votre cellule régulièrement inspectée.

Des hommes et des femmes font des mois, voire des années de prison préventive avant d’être jugés innocents. Cinq personnes ? Dix ? Cent ? Vous êtes très loin du compte : 2 500 ont été jugées innocentes entre 1990 et 2000, c’est-à-dire ont bénéficié d’un non-lieu, d’une relaxe ou d’un acquittement. 2 500 personnes en dix ans ont été inculpées pour rien. Cela fait combien de gens actuellement vivants dans ce pays qui ont été emprisonnés par erreur ? Pour un homme derrière les barreaux, combien de ses proches qui voient leur vie dévastée ?

Cela dit, c’est une idée très communément admise que la prison est inhumaine et parfaitement odieuse pour un innocent, mais qu’elle est justifiée pour les coupables. Voilà qui est irrationnel. Qu’elle soit « injuste » ou « juste » peut encore se concevoir, mais odieuse pour les premiers et pas pour les seconds relève de la seule mauvaise foi.

L’innocent, certes, est injustement puni. Qu’on le fasse s’accroupir nu et se pencher en avant en toussant est dégradant, insupportable. Mais c’est aussi dégradant pour nous qui le savons et tolérons ce qui ne peut être toléré. De telles pratiques sont révoltantes comme la condamnation à une vie sexuelle de misère, comme l’écrasement des familles, comme toutes les humiliations distillées méthodiquement entre quatre murs, comme l’incarcération dans sa totalité. C’est aussi inhumain et dégradant pour le supposé coupable que pour l’innocent.


Les défenseurs de l’incarcération ont deux arguments. Le premier c’est qu’il faut punir. Une faute doit être expiée. Les bandits sont des bandits, un pénitentier un pénitencier, on n’a rien à faire de ceux qu’on enferme. Ils ont fait souffrir, ils doivent souffrir à leur tour. Il faut bannir à l’intérieur des frontières (faute de mieux) celui qui ne respecte pas les lois. On le supprime purement et simplement. Dans cette vision qui pourrait être cohérente on voit mal à quoi riment les courtes peines. Les longues peines au contraire correspondent parfaitement à une volonté collective de meurtre. On élimine ceux qui gênent comme fait n’importe quel truand.

Si la peine de mort a disparu en Europe[47], c’est qu’elle était trop exceptionnelle. Ce n’était pas la mort qui semblait indécente, mais toutes les simagrées qui entouraient ici la guillotine, là le gibet. Les exécutions capitales exercent toujours leur séduction. La mort passe même pour progressiste quand des révolutionnaires voulant un monde plus juste envisagent toujours sereinement de la donner aux ennemis de leur liberté. Et si l’on trouve que faire couler le sang ou le brûler par électrocution est barbare, qu’à cela ne tienne, les piqûres létales sont propres et dans le vent.

Cependant on ne peut pas tuer tous les coupables. C’est malheureux mais il faut bien modérer ses ardeurs, ne serait-ce que parce que beaucoup de gens convenables abusent sans trop le savoir des biens d’autrui. Il faut donc qu’il y ait peine et peine. Ainsi la prison est-elle la mort idéale puisqu’elle élimine en masse ceux que, par la mort physique, la Société ne pourrait tuer qu’en très petit nombre. Économie d’émotion.

On supprime les délinquants : c’est cela le rêve de la prison idéale. La prison est un succédané de mort. Pendant qu’ils sont retranchés de notre vie, on peut dormir tranquille. Et pour être sûr de ne pas se faire avoir par les bonnes âmes, on a inventé une super-peine : la peine de sûreté. Le tribunal, de plus en plus souvent, la prononce avec le verdict, elle empêche le détenu, à mi-peine, de demander avant son expiration une libération, une commutation ou une permission. Les longueurs démesurées de cette peine de sûreté comptent bien plus aux yeux du condamné que la sentence. Quels que soient son comportement, son état, il fera au moins « le temps de la sûreté ». C’est une perversion du système pénal contemporain, une gracieuseté accordée à la vox populi persuadée qu’« ils prennent vingt ans et n’en font que cinq » alors que déjà, quand le tribunal donne vingt ans, c’est en présumant que le juge d’application des peines décidera au bout de dix ou quinze ans[48] d’une réinsertion possible mais nullement automatique. La peine de sûreté est une mesure prise contre l’espoir. Car l’espoir ferait vivre.

Les députés subordonnent toute politique à la recherche de succès électoraux et, à gauche comme à droite, réclament sans cesse plus de répression, autre mot pour dire châtiment. Et il se trouve que le châtiment d’aujourd’hui, c’est la prison. Les députés sont censés savoir ce qu’est l’incarcération, ils ont nommé une commission d’enquête[49] dont le rapport met les points sur les i : « La prison est conçue non pas comme un lieu où l’on va amender le délinquant, voire le guérir, mais comme un trou noir où l’on s’en débarrasse, un moment de non-vie. »

Serge Coutel, condamné à la détention à perpétuité, écrivait :

« Quand tu sais que tu es en train de faire perpète, ce n’est pas simplement un jour après l’autre, non : chaque jour, tu fais perpète en entier, avec les souvenirs anticipant de plus en plus tes souffrances à venir. Et cette solidification des heures, quand elles se cristallisent en une gelée vitreuse… Et la vie qui devient une maladie. C’est la plus terrible institution de notre époque que cette justice, fatiguée de surenchérir sur le crime qu’elle prétend punir, ne crucifiant plus, n’écartelant plus, ne dépeçant plus, n’empalant plus, ne brûlant plus et, même, ne décapitant plus. Il n’y a plus ni fer, ni roue, ni gibet, ni bûcher, ni rien.

« Ce qui remplace tout, c’est le temps. La vie amputée du temps ! C’est ça la prison : du temps infligé dans sa nudité. On ne tue pas, on laisse mourir. »[50]

Le deuxième argument des défenseurs de l’incarcération est celui de la sécurité ; ceux-là ne croient pas à l’utilité d’une punition et n’ont pas plus envie que ça de rendre le mal pour le mal. Ils se veulent pratiques et rejoignent les théoriciens sociétaires-réalistes évoqués dans le premier chapitre : on met les délinquants en prison pour s’en protéger (et certains vont même jusqu’à penser que ce n’en serait que mieux si la prison était dorée).

Or la prison loupe d’un cheveu sa vocation puisqu’on en sort ; la mort qu’elle dispense n’arrache que quelques années ou quelques décennies d’une vie. L’enfermement carcéral ne va pas jusqu’au bout de sa logique d’élimination parce que la société doit bien reconnaître une échelle des peines qui corresponde à son échelle des valeurs. Le crime a d’abord une valeur monétaire : tromper sa femme n’est pas punissable par la loi alors que tromper son associé est passible des tribunaux, la légitime défense joue dans le sens police contre voleur mais non voleur contre police, tuer pour voler est plus grave que tuer par colère, le braqueur qui a volé quatre millions est plus lourdement condamné que celui qui en vole un, autant d’exemples de la valeur marchande attribuée au délit par les juges, sans parler des dommages et intérêts.

L’échelle des peines explique qu’une multitude de condamnations à quelques mois encombrent les prisons avant de devenir de bien plus longues peines par le phénomène presque « naturel », vu le contexte, des récidives.

La prison ne peut donc garder la société des malfaiteurs puisque chaque jour l’administration pénitentiaire déverse dans la rue autant de gens qu’elle en accueille. Chaque jour sortent des individus plus pauvres, plus furieux, plus désespérés et plus avilis qu’ils n’étaient entrés.

25 % des sortants de prison se retrouvent sur le trottoir de leur liberté avec moins de 15 euros sur eux. À part les jouer ou les boire, on voit assez mal ce qu’ils peuvent en faire. Et le récidiviste apparaît comme l’incarnation d’une pure perversité ? !

Que celui qui n’a pas d’argent s’en procure d’une manière ou d’une autre, c’est bien compréhensible. Beaucoup plus perturbant celui dont la prison a fait un déséquilibré. De même que dans un hôpital psychiatrique, on reçoit des gens particulièrement angoissés et que tout est fait pour les angoisser encore, de même en prison on prend des hommes excités et tout, absolument tout, concourt à les énerver davantage.

Cette mise à l’écart pour quelque temps des délinquants est une pure superstition. La prison ne nous protège en rien du tout. Statistiquement, il y a, pour chacun de nous, bien plus de probabilités de se faire agresser par quelqu’un qui n’a jamais fait de prison que par un délinquant reconnu comme tel. Notre agresseur, par-dessus le marché, a de bonnes chances de n’être pas forcément de ces perdants qui se font arrêter.

On peut se demander d’où vient cette croyance insolite selon laquelle on met les individus dangereux en cage pour qu’ils deviennent inoffensifs. Aussi saugrenu que cela paraisse, un bon nombre voient dans la prison une sorte de sombre retraite où le remords taraudant le délinquant fabriquerait un être fichu mais à jamais incapable de reprendre une activité criminelle.

Non seulement la contrition n’est que le vœu pieux de quelques dames et messieurs d’œuvre, mais — sauf cas particuliers sur lesquels nous reviendrons — lorsqu’un condamné vient à résipiscence, on a quelque raison de s’inquiéter d’une possible dégradation de sa santé mentale. De toute façon un détenu n’a pas la liberté d’esprit nécessaire à une introspection sensée. Quel que soit le délit ou le crime, on ne peut que citer les propos du Père Mabillon, bénédictin, qui disait au XVIIe siècle en parlant des « in pace »[51] : « Si une année ne suffit pas pour corriger un religieux, plusieurs années ne serviront qu’à le rendre pire. »

Autre billevesée du même ordre que le remords rédempteur : on pourrait en prison apprendre un métier (ou, plus coté encore, « faire des études » ). Disons tout de suite que 70 % des prisonniers ne sauraient être concernés puisqu’ils sont en maison d’arrêt. Quelques directeurs intrépides tentent au mieux d’occuper « les bons éléments ». Quand ces privilégiés ne font pas de la poterie, ils peuvent s’initier au théâtre par exemple. Des instituteurs et des étudiants se donnent même un mal fou pour un semblant d’alphabétisation ; mais en maison d’arrêt, les cohortes de condamnés défilent trop vite, on ne peut rien faire, d’autant que l’anxiété de l’attente du jugement pour ceux qui sont en préventive leur prend la tête au sens propre, sans compter le temps grignoté par l’instruction, les rencontres avec les avocats, les transferts pour les reconstitutions, etc. Quant aux condamnés à de longues peines, quelques-uns ont entrepris des études. Et c’est tellement rare que toute la presse s’en fait l’écho !!

Certains condamnés tirent parti de ce temps mort qu’est leur incarcération comme dans les camps de concentration soviétiques ou nazis on se récitait des poèmes ou des tables de multiplication quand on s’apercevait qu’on glissait dans l’idiotie. Réflexe de survie. Un sur mille.

Donc certains décident d’apprendre quelque chose ou de passer le certificat d’études ou le bac. On ne dira jamais assez à quel point c’est en se battant au jour le jour contre tous les règlements de la prison, la promiscuité, la jalousie de certains surveillants. J’ai connu quelqu’un qui, après des années d’efforts, a été transféré dans une autre région pénitentiaire l’avant-veille du jour où il devait se présenter au bac. Récidiviste, alors qu’il passait en jugement une décennie plus tard et rappelait cet accablant transfert, il eut la force de sourire lorsque le président s’étonna qu’il n’ait pas voulu se réinscrire pour le bac l’année suivante !

Non, la prison n’a jamais aidé personne à faire des études, mais certains individus, y compris, quoique rarement, des membres de l’administration pénitentiaire, oui.

Que des êtres d’exception profitent de la prison pour étudier le droit ou apprendre la menuiserie, c’est du détournement de haut vol, du grand art.

En prendre prétexte pour justifier la prison serait comme si au début du siècle des gens avaient milité pour la préservation de la tuberculose en Europe sous prétexte qu’alors de grands écrivains avaient profité de leur long internement en sanatorium pour écrire.


Le besoin de sécurité est réel et il est aussi inepte que risqué de se moquer de la peur des plus faibles et des plus pauvres. Se servir d’elle, les tromper sur ce danger d’un monde partout en voie d’endurcissement pour y substituer le dangereux délinquant, c’est de l’impudence. La prison ne met en sécurité personne, elle génère agressivité et rancune. La vengeance ne peut appeler que la vengeance.

Que le violeur soit séquestré, humilié, battu, condamné au suicide ne mettra personne à l’abri du viol. La question n’est pas « Comment punir ? » mais « Comment n’être jamais ni violeur ni violé ? ». Ce n’est pas notre propos. Nous nous bornons à dire que la prison d’aucune manière ne résout, si peu que ce soit, le problème de l’insécurité mais qu’elle l’aggrave à un point tel qu’ouvrir toutes les prisons dès maintenant éviterait assurément une escalade prévisible de la violence dans les années à venir.


Réformer la prison ? Réformer un tel édifice de méthodique cruauté ?

On n’a jamais cessé de re-former le système pénitentiaire. Le réformisme est ce qui permet à la prison de durer en s’adaptant non à l’évolution des besoins des individus mais au conformisme du moment. Sans réformes, les prisons auraient disparu depuis longtemps avec le bagne.

N’est-elle pas déjà très moderne cette ordonnance de 1670 dont le premier article stipule que la sûreté des prisons ne doit pas nuire à la bonne santé des prisonniers ? Dans deux autres articles, il est demandé aux geôliers de présenter tout malade à un médecin ou chirurgien et de le transférer en chambre individuelle. Un progrès par rapport aux culs-de-basse-fosse.

La prison a toujours été comme il faut (réglementaire). Dans les textes. Et toujours des hommes ou des institutions se sont élevés contre la pente naturelle de l’incarcération qui ne peut mener qu’à l’abus de pouvoir jusqu’au sadisme contre ceux, exclus de la société civile, qui n’ont plus de défense. Déjà en 1557, Henri II avait tenté de réformer le système pénitentiaire ; il disait ce que disent tous les réformistes d’aujourd’hui et de demain : « Les prisons, qui ont été faites pour la garde des prisonniers, leur apportent plus grande peine qu’ils n’ont méritée. »

Qu’on nous pardonne de rappeler que l’emprisonnement, sous l’Ancien Régime, n’était pas alors une peine[52] mais un lieu de garde en attente du jugement, de la mort ou des galères, à moins qu’elles n’accueillissent des débiteurs comme otages pour les contraindre, eux ou leurs proches, à acquitter leurs dettes. Dans les prisons d’État, comme en France le château de Vincennes ou la Bastille, n’étaient enfermés que les prisonniers politiques. Cependant il y avait effectivement, dans les maisons de force, de véritables détenus (sans jugement) : mendiants, vagabonds, prostituées, malades mentaux. Malesherbes, qui avait déjà obtenu de Louis XVI l’abolition de la question, lutta sans désemparer pour que s’améliorât le sort des pauvres hères enfermés.

Dans tous les pays, à toutes les époques, on a toujours voulu réformer les prisons parce que l’incarcération était un acte de barbarie. On peut la réformer autant qu’on voudra, elle ne cessera jamais de l’être. Les détenus ont le droit à la télévision et aux tranquillisants mais, d’année en année, pour les mêmes inculpations, les peines s’allongent sans fin.

Michel Foucault a été d’une superbe rigueur lorsqu’il a démontré que, depuis sa création, des esprits modernes cherchaient à penser une meilleure prison et qu’elle ne se maintenait, toujours aussi intolérable, que grâce à eux.

Que l’on comprenne bien ici notre propos : vouloir la suppression des prisons n’a rien de contradictoire avec le combat que mènent certains pour des adoucissements de la vie carcérale. Les biologistes qui luttent contre le cancer ne ricanent pas lorsque d’autres humblement se penchent sur le problème des nausées de la chimiothérapie.

Tout ce qui peut rendre la détention moins dégradante est bienvenu. Ceux qui estiment que ces bidons d’eau dans le désert risquent de calmer la colère des détenus et que seul le pire est porteur de rébellion sont des idéologues et des niais.

Il est vrai pourtant que les bien-pensants qui dénoncent dans les prisons « une zone de non-droit » et veulent y remédier ne semblent pas avoir compris que le droit, dehors comme dedans, est celui du plus fort : les gardiens n’ont pas le droit de frapper les détenus et cela se fait bien évidemment. Quant aux droits supposés élémentaires comme celui de se déplacer, de respirer l’air qu’on veut, d’avoir une vie affective et sexuelle, de jouir de la nature, de vivre avec ceux qu’on a choisis, ils sont par essence antagoniques à la séquestration des personnes. D’autres que moi tentent de faire entendre les cris des prisonniers aux anges que nous sommes et y parviennent ; je repense à cet épisode du livre de Véronique Vasseur où un homme enfermé un jour de canicule dans une cellule en béton surchauffée dont on ne peut ouvrir la fenêtre, asphyxié par les cigarettes qu’il fume de plus en plus nerveusement, ne peut plus tenir assis sur son matelas de mousse et tourne en rond comme un fou. On lui a promis depuis deux jours de le changer d’étage. Mais manifestement tout le monde s’en fiche. Il appelle en vain des heures pour se faire entendre puis « fait du tapage ». Les surveillants alors lui balancent le contenu d’une bombe lacrymogène, raconte le médecin, et referment la porte blindée. La brûlure des yeux, la suffocation, les poumons en flammes, ces douleurs si vives qui vont durer des heures… Mais ce n’est rien, c’est la menace sous laquelle se déroule la vie quotidienne du détenu qui n’est faite que de petites et grandes terreurs, de souffrance sourde ou aiguë, toujours lancinante.

Il est vrai aussi que dans l’enfer des prisons, tous les pavés ont été taillés dans les bonnes intentions qui se transforment aussitôt par sorcellerie en raffinements de cruauté. Prenons par exemple, dans les centrales où sont rarissimes les permissions, la lutte de ces derniers temps pour le droit à ce que les détenus appellent déjà des « parloirs sexuels » (le garde des Sceaux a annoncé en 1999 la création des « unités de visite familiale ») : nous plaignons d’avance les compagnes qui « n’auraient pas envie », car ce sera la vache au taureau tel jour à telle heure. Les homosexuels auront-ils les mêmes droits que les autres ? Et ceux qui n’ont personne ? La prostitution, qui existe déjà[53], fleurira sous ses formes les plus pathétiques.

Autre exemple de pavé bien intentionné : le droit de « cantiner ». Il a été obtenu après les grandes émeutes de 1974 : on peut faire en prison des achats sur une liste et se procurer en particulier de quoi améliorer ses repas. Bien sûr ne sont susceptibles d’acheter quoi que ce soit que ceux qui ont de l’argent sur leur compte, car la monnaie ne circule pas, mais le commerce va bon train surtout grâce au troc, et donc seuls ceux qui ont obtenu un emploi, ce qui devient bien difficile, ou ceux qui reçoivent une aide pécuniaire de l’extérieur (des femmes au RMI se ruinent la santé pour envoyer 50 euros par mois à leur mari ; des proxénètes incarcérés en revanche parviennent à se débrouiller sans problèmes), ceux-là qui ont de l’argent peuvent le dépenser. Les gros bonnets disposant de revenus font la loi et la charité, les indigents s’achètent de mille manières, le racket comme le chantage s’amplifient, une barrette de shit vaut huit carnets de timbres ou trois boîtes de 200 grammes de café lyophilisé.


Ceux qui prônent la révolution et l’abolition du système capitaliste se penchent rarement sur le problème des ennemis de l’intérieur se réveillant à l’aube qui suivra le Grand Soir. Qu’en feront-ils s’ils ne les éliminent pas physiquement ? Les mettront-ils dans des cellules de rééducation ? C’est ce qu’on appelle à l’heure actuelle les prisons. Elles seront moins dures ? Les indigents auront eux aussi le droit de regarder la télé ? Et quand il y aura des coups et blessures, les plaintes seront reçues ? Non, cela ne nous suffit pas.

En attendant, nous pouvons réfléchir à plusieurs au fondement même de la prison, la punition. Et ne pas nous priver de lutter ponctuellement pour que la vie à l’intérieur soit moins avilie. D’autant que, comme nous le dit très bien ce texte de la rédaction (non signé) extrait de l’excellent livre Au pied du mur[54] : « Les attaques théoriques contre l’univers carcéral ne doivent pas ignorer les urgences constantes que sont ces liens, ces passerelles existantes, ou à faire exister, entre le « dehors » et le « dedans ». Ne serait-ce que parce que les liens ébrèchent tout simplement la solitude et l’isolement et constituent, de ce fait, une critique, certes insuffisante, mais très pratique de la séparation et donc de la prison. Et à y regarder de plus près, chaque fois que les prisons sont un peu moins invisibles, leur inanité n’en devient que plus évidente. À ce sujet, les sursauts soi-disant révolutionnaires de ceux qui qualifient de réformiste toute demande d’amélioration des conditions de détention sont souvent à côté de la plaque : chaque morceau enlevé à la prison est un pan de mur qui s’écroule. L’Administration pénitentiaire ne s’y trompe pas, elle. Par exemple, l’exigence de l’abolition du mitard contient en miroir celle de l’abolition de la taule tout entière : il n’est pas possible pour un directeur de prison de ne pas disposer d’un cachot, ou de ce qui — quelle que soit sa forme — pourrait le remplacer, sinon comment pourrait-il contrôler les éléments dangereux ? Donc pas de prison possible sans mitard, sans sanction dans la sanction, etc. »

La prison est inutile et dangereuse. Mais si elle doit disparaître c’est parce que nous qui sommes dehors ne pouvons tolérer que soit maintenue une forme de supplice (qui plus est infligée en notre nom). La prison n’est pas comme une torture, elle est une torture réelle : la goutte d’eau sur le crâne. Pas de blessure et pourtant une énervation qui rend fou, qui vous fait préférer mourir. La détention n’est pas devenue une torture par dévoiement de son sens ; son but intrinsèque en tant que peine est de faire souffrir les condamnés.

Comme la peine de mort, la peine de prison est irréversible, les années perdues le sont pour toujours.

Dans L’abolition[55] le professeur de droit pénal Christian-Nils Robert, de l’université de Genève, écrit : « On peut considérer que l’abolition de la peine de mort a conforté l’illusion de la force dissuasive de la prison, et retardé ainsi le calendrier de l’abolition de la prison elle-même.

« Beccaria en était conscient, lorsque précurseur, mais abolitionniste modéré, il plaidait ainsi pour la prison à vie (à mort) : “on m’objectera peut-être que la réclusion perpétuelle est aussi douloureuse que la mort et, par conséquent, tout aussi cruelle ; je répondrai qu’elle le sera peut-être davantage (…)”. C’est ainsi que fut sauvée la prison. C’est aussi sous cet angle qu’elle doit être critiquée. »


AGGRAVATION DE LA RÉPRESSION


En France, on a payé anormalement cher la suppression de la peine de mort. Comme si les juges avaient voulu se venger d’avoir été dépouillés de leur jouet sanglant.

En 1980, 12 personnes avaient été condamnées, dans l’année, à la réclusion à perpétuité ; aucune à « [avoir] la tête tranchée »[56].

En 1981, abolition de la peine capitale.

En 1982, 27 condamnations à perpétuité.

En 1985, 44.

En 1989, 53…[57]

Le nouveau Code pénal est nettement plus répressif que l’ancien[58], les peines infligées sont de plus en plus longues, la maladie mentale règne en maîtresse dans les cellules ou sur les coursives et l’on se suicide comme jamais dans l’histoire carcérale.

On assiste à une tragique surenchère. Plus l’État est répressif, plus violents en retour le goût du défi et la haine.

Pour des faits identiques, la durée moyenne de détention a doublé depuis 1980 ; les détenus ayant été condamnés à perpétuité sont passés de 185 à 554 en 2002[59]. Première conséquence de cet allongement des peines : le nombre des plus de 60 ans n’a pas doublé, non, il a été multiplié par cinq ! La machine s’est emballée et fonce dans la déraison. La peine perpétuelle était censée remplacer la peine de mort dans l’esprit de ceux qui l’avaient abolie !

La perpétuité « réelle », c’est-à-dire incompressible, sans libération conditionnelle possible, a été introduite en France contre les meurtriers d’enfants par la loi du 1er février 1994[60] (dite loi Méhaignerie). Il ne s’agit que de châtier implacablement et non de « protéger la société » car une étude de Pierre-Victor Tournier, du CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales) qui dépend du ministère de la Justice, montre clairement que les auteurs des crimes les plus graves ayant été condamnés à mort, s’ils restent en vie et sont libérés, ne sont pas plus dangereux que n’importe lequel d’entre nous ; ainsi sur 82 condamnés à mort graciés et sortis depuis six à vingt ans, trois seulement sont retournés en prison : un vol simple, un vol avec violence, un attentat à la pudeur.

Il existe déjà en France, ce qui est beaucoup par rapport à la moyenne européenne, 185 prisons. Elles sont surpeuplées, avec 60 513 détenus au 1er juin 2003 pour 48 603 places ; sans qu’y soit pour grand chose l’arrivée au pouvoir de la droite musclée que l’on connaît, il y avait eu une augmentation de 23,5 % des prévenus entre le 1er juillet 2001 et le 1er juillet 2002.

Aux Pays-Bas, les députés avaient très sagement voté un numerus clausus carcéral, évitant ainsi la surpopulation des cellules et l’escalade de la violence individuelle contre la violence institutionnelle. Le rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les prisons françaises[61] avait d’ailleurs repris cette idée dans ses conclusions.

Mais le garde des Sceaux Dominique Perben a d’autres vues : « Les magistrats doivent pouvoir être libres d’incarcérer (sic) sans tenir compte des capacités d’accueil »[62]. D’où la construction de trente nouvelles prisons dont huit pour les mineurs (il s’agit bien de prisons et non de « centres fermés » sur lesquels nous reviendrons), et deux à sécurité très renforcée pour des détenus que l’État tiendra à surveiller de très près, sans doute pour ceux qui n’auront plus rien à perdre ; on imagine assez l’ambiance dans laquelle évoluera le personnel pénitentiaire. Les technocrates à la tête de ces projets ont-ils chiffré la prime de risque des malheureux geôliers ? Un syndicat minoritaire, la CGT-Pénitentiaire, s’est d’ailleurs nettement distingué des autres centrales à la suite d’une tentative d’évasion en Arles ; son secrétaire régional, Paul Adjadj, déclarait le 29 novembre 2002 : « Cette affaire pose à nouveau le problème de la gestion des longues peines, avec cette concentration de gens qui n’ont en quelque sorte plus rien à perdre. C’est pourquoi nous nous opposons au ministre de la Justice et à d’autres organisations syndicales qui veulent en revenir à des établissements de haute sécurité regroupant les détenus les plus dangereux et qui ressembleraient à des lieux tentant de contenir un troupeau de lions en cage. »

Les 13 200 nouvelles places seront occupées, c’est la loi d’appel du vide ; mais les prisons vétustes resteront aussi surchargées que misérables, comme on a pu l’observer après la construction de celles de Chalandon.

On a fait appel à des personnalités du business qui savent rentabiliser une affaire. Elle est juteuse. Car si l’État se garde les fonctions de surveillance et d’administration, c’est le privé qui assurera l’édification des bâtiments et l’intendance de la détention. Depuis la fin des années 80 où fut mis en place le « programme 13 000 » de Chalandon, c’est la Lyonnaise des Eaux-Dumez qui gère les trois quarts des nouveaux établissements pénitentiaires. Si elle en redemande, c’est qu’elle sait pouvoir en tirer un profit bien ventru. Pour les détenus, ce n’est pas plus mal et les conditions d’hygiène sont plus décentes, c’est incontestable, que dans ces prisons sordides où les pigeons fientent dans les couloirs, où les cafards courent entre les murs pourris d’humidité et les matelas parfaitement dégoûtants, le tout dans la puanteur propre aux hommes enfermés.

Cependant, à peine annonçait-on la construction des trente nouvelles prisons qu’on prenait soin six jours plus tard de nous avertir qu’il ne fallait pas rêver et qu’il n’était quand même pas question de prévoir un seul individu par cellule ni une douche quotidienne. Modernes mais pas trop.

Des sots du sérail sont émoustillés à l’idée que des cartes électroniques remplaceront les clés. Ce n’est pas par nostalgie que la plupart des détenus préfèrent les anciennes prisons et leurs « porte-clés » en uniforme. Car les grilles qui s’ouvrent et se ferment toutes seules, commandées par les ordinateurs d’un poste central où opèrent les surveillants cachés derrière des glaces sans tain, font de vous très vite des créatures perdues dans une machinerie glacée.

Il est consternant que les syndicats de surveillants ne se soient pas mieux renseignés sur ce qui se passe dans les pays où ces systèmes fonctionnent, en particulier sur ces fameux sas que réclament les plus obtus. Les sas permettraient que jamais un détenu ne soit en contact direct avec les surveillants. Ne manquait que la tenue de combat avec casque intégral en verre fumé pour n’être plus, comme ça se passe dans nombre de prisons étatsuniennes, que des avatars de Robocop à abattre sur une play station ; c’est chose faite depuis le 20 février 2003 avec la création des équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS) dans lesquelles chaque gardien est armé de flashballs et harnaché comme pour une provocation aux déchaînements les plus meurtriers. À plusieurs reprises, j’ai interrogé les détenus sur leur étonnante charité à l’égard des gardiens lors d’émeutes dans les prisons françaises. Et tous répondaient en substance « On ne tue pas un mec qu’on regarde dans les yeux tous les jours. À force, on sait bien que celui-ci a un enfant malade, que celui-là a de l’humour, que cet autre est massacré par son divorce… » Bref ce sont des hommes. Et les matons qui ne comprennent pas que c’est ce qui les sauvait sont des imbéciles. Quand ils auront leur casque intégral, leur sas et le tout électronique, ils pourront dresser à la porte de la prison le tableau d’honneur en marbre qu’on voit partout en Amérique avec les noms en lettres d’or de ceux qui régulièrement tombent « victimes de leur devoir ». En France, la mort d’un gardien en service est extrêmement rare et c’est faire peu de cas de leur vie que de leur ôter le contact avec les prisonniers. Sans visage, ils ne seront plus que des pétards qu’on fait sauter, pour rien. Pour faire du bruit.

Nous savons tous que la politique ne pense pas haut et n’est plus que l’humble servante de l’économie. Nicolas Sarkozy, nommé ministre de l’Intérieur en mai 2002, s’est laissé convaincre par le postulat cher aux pénalistes américains : 100 000 hommes en prison, c’est 500 000 crimes évités. Un argument doit être assez simple pour être repris par les médias. Celui-là l’est bigrement, si toutefois on appelle argument une pétition de principe à ce point irrecevable ; c’est aussi fondé que de dire « 100 ménagères qui lisent, c’est 500 gâteaux trop cuits ». Mais c’est pourtant sur ce monument de réflexion que s’appuie la politique pénale moderne. Loïc Wacquant[63] signalait déjà que la Corrections Corporation of America, première firme d’incarcération aux États-Unis par son chiffre d’affaires (la valeur de son titre a été multipliée par quarante en dix ans), invitait à ses frais des ministres de la Justice de nombreux pays pour vanter le rendement du marché des prisons à but lucratif.

Dociles, les journaux progressistes se réjouissent des constructions annoncées qu’ils imaginent être des sortes d’hôtels Formule 1. Mais ces prisons nouvelles aux teintes pastel, il n’est pas question qu’elles demeurent inoccupées, il faudra qu’elles soient — qu’elles restent — toujours pleines, c’est le but de toute hôtellerie. Voilà pourquoi elles sont dangereuses : quand des opérateurs privés construisent des établissements pénitentiaires, ils misent sur le développement de la délinquance.

Actuellement, en ces temps d’avant l’américanisation totale, la délinquance augmente-t-elle ? Il n’est pas tout à fait certain que la violence montrée à la télévision soit un facteur décisif pour une montée de la délinquance, mais il est indubitable qu’elle fait grimper la peur et que les images que véhicule le petit écran amènent une majorité de téléspectateurs à se prononcer pour une société plus répressive. On n’a pas eu à expliquer aux Français pourquoi les prisons étaient surpeuplées. Il leur paraissait clair que dans notre monde malade, on tuait, pillait et volait « plus qu’avant ».

Or c’est faux. Pour ce qui est des « grands crimes », ceux jugés aux assises, on constate une baisse des meurtres et assassinats[64] ; en revanche, depuis le milieu des années 80, les condamnations pour viols sont en augmentation constante. Leur poids est passé de 4 % à 22 % en vingt ans ; c’est le crime le plus représenté en prison. Le viol est-il plus répandu qu’avant ou y a-t-il plus de plaintes déposées en ce domaine ? Aucune étude ne permet pour l’heure de trancher. Par ailleurs la paranoïa organisée contre les pédophiles a permis les pires dérives (il semblerait par exemple que l’accusation d’attentat à la pudeur soit très en vogue dans les cas de divorce lorsqu’une femme veut empêcher le père de voir ses enfants). Des histoires d’inceste bâties de bric et de broc sont à l’origine de plus d’un suicide en prison. Dans ces affaires, les juges ne sont pas très regardants, pudeur oblige.

Il se trouve que les délinquants sexuels bénéficient de moins de conditionnelles que les autres[65] or des études criminologiques sur les récidives montrent que 1 à 1,7 % des violeurs seulement sont de nouveau arrêtés et condamnés pour viol[66]. Le propre de ces détenus, c’est qu’ils n’appartiennent pas au milieu de la délinquance, sauf sans doute dans le cas de viol collectif tristement appelé « la tournante », mais tous les autres sont des égarés. Ils tombent dans une fosse où grouillent les reptiles de la honte. C’est elle, qu’ils soient coupables ou non, qui les fait se pendre.

Mais le milieu, le vrai, n’existe plus, celui des voleurs qui avaient toujours été les professionnels de l’illégalité. Car la cambriole est en voie de disparition, les pieds de biche ayant trouvé plus forts qu’eux dans les portes des villas coffre-fort dans lesquelles on ne déniche d’ailleurs plus de sacs d’or ni même de billets. Les antiquaires, grands receleurs devant l’Éternel, se heurtent à des compagnies d’assurances aux méthodes plus dissuasives que celles de toutes les polices réunies.

Donc le vol simple, le cambriolage, comme le recel sont en chute dans les statistiques du ministère de la Justice. Le vol aggravé en revanche (attaque à main armée de bijouterie, banque ou fourgon blindé) nourrit encore les espoirs de brigands et forbans. Peut-être pas pour longtemps, on voit bien qu’on s’achemine vers de l’argent électronique. Seuls les plus doués en informatique réussiront des coups de maître, jamais la délinquance n’aura autant tenté les joueurs.

Inutile de dire, même si de grosses parties sont en cours, que ce ne sont pas ces redoutables et brillants pionniers qui se font arrêter pour vol. Car c’est bien ce qu’on appelle la petite délinquance qui de nos jours désempare le commun des mortels. Elle augmente en effet et le gouvernement s’en émeut : on a annoncé à grand renfort de presse que le fraudeur de métro récidiviste ferait de la prison ferme.

« Jamais les criminels n’ont été aussi précoces qu’aujourd’hui. Et, comme par un défi au bon sens, c’est à l’heure où le manque d’éducation a supprimé pour eux toute sanction morale qu’on s’applique à adoucir les sanctions pénales et à leur enlever la dernière crainte qui leur restait : celle du gendarme. » Le Petit Journal. 1907.[67]

Si le gouvernement formé en mai 2002 a immédiatement annoncé la construction de prisons pour les jeunes de 13 à 18 ans et de maisons de correction (appelées centres fermés), c’est que la gauche avait déjà affiché son aversion pour « les sauvageons » et mis en place les centres de placement immédiat et les centres éducatifs renforcés.

Quand on pense au jeune délinquant, on le voit volontiers arracher le sac à main d’une vieille dame. Mais alors que le vol représente en France les quatre cinquièmes des infractions pénales, il n’entre pourtant que pour la moitié dans celles commises par les jeunes délinquants[68]. En revanche, on constate une augmentation certaine de la violence, notamment des coups et blessures en particulier lors de « bastons » menées collectivement, mais aussi des viols. Par ailleurs, la délinquance juvénile est très souvent liée à la vente de drogue et au racket. Le sociologue Hugues Lagrange a pu parler d’attitude « entrepreneuriale », celle de ceux qui se livrent à ce qu’ils appellent le bizness (qui consiste avant tout à revendre des objets volés par des « petits frères »).

Ceux-là ont nettement l’impression qu’ils « se battent pour s’en sortir » ; ils sont très fiers de leur indépendance financière, de leur autonomie et « rapportent même de l’argent à la maison », ce qu’ils ne pourraient pas envisager avec les travaux précaires, du travail de clochard, qu’on leur propose. Ces adeptes du bizness n’aiment pas la baston et n’incendient pas les voitures ; il semble qu’on ne puisse être à la fois rebelle et commerçant — d’ailleurs, avisés, ils préfèrent ne pas voler eux-mêmes. On peut faire le pari qu’ils réussiront mieux dans la vie que ceux qui se laissent aller à leur rage contre l’injustice.

Aussi bien chez les jeunes « entrepreneurs » que chez ceux qui se prennent pour des desperados et tiennent à le faire savoir, la délinquance est nettement masculine. Où passe la colère des filles ?

Les jeunes délinquants revendiquent une prodigieuse misogynie. On a avancé l’idée que la cause en était le dépit devant l’image très dévalorisée des hommes qui n’ont pas de quoi élever leur famille. Sans doute aussi ces garçons nourrissent-ils une grande jalousie vis-à-vis des filles qui incontestablement réussissent bien mieux qu’eux en classe (c’est peut-être dans cette revanche-là que passe leur colère ?). Jalousie plus tard par rapport aux « mères seules » qui gèrent plus raisonnablement qu’eux les aides sociales et se débrouillent mieux qu’en vivant en couple.

Trait caractéristique de la France et qu’on ne retrouve dans aucun autre pays d’Europe : l’affrontement ouvert entre les jeunes et la police, mais aussi à un moindre degré tout ce qui représente l’autorité de l’État, comme les professeurs.

À cause du métissage culturel qu’impose la vie des cités de banlieue, on assiste évidemment à des guerres de clans, ce qu’on appelle pieusement « recherches d’une identité communautaire ». Nulle part on ne leur a dit qu’ils pouvaient être des individus libres, se délivrer des « appartenances ».

En mai 2002, la gauche plus encore que la droite a voté pour une droite dure. Mais si le 1er mai 2002, les « forces progressistes » ont manifesté contre un danger virtuel, elles se taisent avec une veulerie inqualifiable quand est menée sans état d’âme une répression d’extrême-droite qui va jusqu’à incarcérer des enfants au lieu de lutter contre les causes de la délinquance.

La principale innovation du ministère Perben, c’est l’abaissement de l’âge de la majorité pénale qui passe de 13 à 10 ans (10 ans !) et l’ouverture pour les 13-18 ans de huit prisons, soit 400 places qui s’ajoutent aux 850 qui existent déjà dans les quartiers pour mineurs des établissements ordinaires. Pour ce qui est du mode de vie, la seule différence avec celui des adultes, c’est que toute la journée les activités seront obligatoires. Les enfants et adolescents sont censés avoir plus d’éducateurs[69]… La chancellerie dit vouloir garder les quartiers pour mineurs dans les prisons communes pour ceux faisant preuve d’une « très grande dangerosité », en clair pour les fugueurs, en particulier pour ceux qui tenteront de se faire la belle dans les centres fermés.

« […] Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents
[…]
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! »

C’était en 1934, de jeunes détenus avaient tenté de s’évader de la colonie pénitentiaire de Belle-Île.

« […]
Et tous galopent après lui

Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! »

On offrit une prime de 20 francs à qui capturerait un fugitif.

« C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant […] »

La loi du 9 septembre 2002 qui prévoit que les enfants seront passibles des tribunaux et des sanctions judiciaires dès l’âge de 10 ans stipule également qu’on peut incarcérer un gamin de 13 ans (contre 16 auparavant) qui ne respecte pas le contrôle judiciaire ou qui ne se soumet pas au règlement d’un centre fermé. On s’en serait douté.

Cet abaissement de l’âge auquel on vous juge assez grand pour aller en prison aura une conséquence immédiate : l’abaissement de l’âge de la délinquance. On sait, dans les milieux de la justice et de la police, que des parents envoient des enfants qui justement ne peuvent être gardés en prison faire les poches des imprudents. Ils enverront désormais des enfants plus jeunes, voilà tout.


L’insécurité (et pas seulement le sentiment d’insécurité), les aberrations dont sont capables des jeunes quand ils sont en bande et ont bu sont des problèmes réels. On ne finit pas en France de payer la politique d’exclusion des étrangers et de ceux que l’économie a abattus, ils ont été jetés dans des banlieues laides à faire peur où tout semble avoir été prévu pour les ghettoïser.

On ne prend pas la peine d’interroger les adolescents sur ce qui les révolte. Il n’est pas besoin d’être clerc pour savoir déjà qu’ils s’ennuient à mourir à l’école, strictement pour rien (le dernier argument des enseignants « ils sont mieux au lycée que livrés à la rue » ne tient pas compte de cette vérité première : aucun être humain ne peut supporter d’être en gardiennage) et qu’ils n’ont d’autre perspective que la misère des emplois précaires. Une solution nouvelle à la délinquance des jeunes a été de rendre les pauvres carrément très très pauvres en supprimant les allocations familiales des familles de mineurs délinquants. Intelligent !

Qu’inventer d’autre contre la délinquance des jeunes ? On n’en sait rien. Mais on sait comment l’accroître, rendre les jeunes bien plus violents, aller vers leur pire. On rouvre donc les maisons de correction.

Existaient déjà sous le gouvernement Jospin les centre éducatifs renforcés[70] destinés à la fois aux jeunes délinquants et aux mineurs non délinquants « en situation de grande marginalisation ». Mais on a décidé d’aggraver la répression des adolescents pour leur inculquer de force « les vraies valeurs ».

Créés en 1999, les centres de placement immédiat prennent en charge les mineurs pour lesquels un accueil d’urgence est prescrit par les magistrats. À peine ouverts, les CPI ont été l’objet de critiques sévères : ils reçoivent en réalité ceux dont personne ne veut. Ce sont des structures qui n’ont pas été pensées une seconde par les politiciens sécuritaires qui les ont mises en place et qui dépassent en violence tout ce à quoi on pouvait s’attendre. Aucun personnel ne veut y rester.

Aujourd’hui on tient à faire plus bête encore. Lors de sa campagne électorale, Lionel Jospin, axant son programme sur la lutte contre l’insécurité, déclarait avoir en ce domaine « péché par naïveté » alors que de 1993 à 1999 on avait augmenté de 81 % (!) le nombre de mineurs incarcérés. Il affirmait le 3 mars : « Nous envisageons des structures fermées pour les jeunes qui ont des problèmes de violence. » Le Monde du 23 mars n’hésitait pas alors à rappeler que cette proposition émanait tout droit des syndicats de police.[71]

La gauche en rêvait, Raffarin l’a fait. Les centres éducatifs fermés pour les jeunes à partir de 13 ans sont « des établissements publics ou privés habilités […] dans lesquels les mineurs sont placés en application d’un contrôle judiciaire ou d’un sursis avec mise à l’épreuve […]. La violation des obligations auxquelles le mineur est astreint […] peut entraîner le placement en détention provisoire ou l’emprisonnement du mineur. »

La loi prévoit également l’instauration d’une procédure de jugement rapide « à délai rapproché » et les professionnels de s’inquiéter de ce que ces jugements aussi capitaux pour la vie des enfants ne s’appuient que sur des actes de police.

« Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil […] »[72]

La loi du 9 septembre 2002 crée aussi le « délit d’outrage à enseignant » puni de six mois de prison ferme et/ou de 7 500 euros d’amende. Les enseignants n’ont pas bronché. En revanche, dès le 3 mai, des magistrats et directeurs de la protection judiciaire de la jeunesse avaient réagi contre ce qui se tramait et avait été annoncé par le candidat Jacques Chirac.

Les historiens ont été renversés de l’amnésie de nos gouvernants. Les maisons de correction ont été fermées parce qu’elles étaient des « impasses institutionnelles »[73] et des réponses parfaitement inadaptées à la question de la délinquance des jeunes. Tous ceux qui ont étudié l’histoire des maisons de correction ou de redressement savent combien ces centres prévus pour « l’éducation des jeunes » ont généré chez eux de la pure barbarie.

Dès 1832, soucieux de ne pas mélanger dans les prisons les vieux de la vieille et les jeunes délinquants, on a construit la Petite Roquette. Quelques courtes années plus tard, elle choquait par ses résultats dont le plus visible était la démolition morale des jeunes. La Petite Roquette devint alors une prison pour femmes et l’on créa au grand air les « colonies pénitentiaires agricoles » qui durèrent pour la plupart jusqu’en 1945[74], date de la création des juges pour enfants. Dans leur grande majorité, ils tenteront d’éviter l’incarcération des jeunes délinquants, bien placés pour voir les ravages irréparables qu’avaient causés les bagnes d’enfants, comme on avait appelé ces fameuses colonies que furent Mettray (que l’on connaît si bien grâce au Miracle de la rose de Jean Genet), Saint-Hilaire, Saint-Maurice, Les Douaires, Eysses ou le Val d’Yèvres.[75]

À l’époque — comme on le voit encore actuellement dans les centres de placement immédiat — y étaient enfermés les jeunes vauriens, mais aussi les « enfants délaissés », ceux qu’il fallait arracher à « l’influence pernicieuse du milieu ». On optera très certainement bientôt, de même qu’alors, pour une répartition géographique des centres fermés en fonction de leur réputation de lieu plus ou moins disciplinaire : les petits gibiers de potence seront classés par degré de récupération possible (on recyclera les déchets dans des poubelles de couleurs différentes). Ils seront ainsi de mieux en mieux coupés de leurs racines, de leurs copains, de leur famille.

On n’arrête pas de nous seriner que les centres fermés n’ont rien à voir avec ceux d’avant, que ce seront de « petites structures » très humaines où tout naturellement l’enfant apprendra à obéir. Je ne crois pas un instant au velours de ces cages quand bien même les enfants auraient des murs bleus et roses et le droit de garder leur nounours. L’enfermement est en soi une violence. Il ne peut qu’engendrer un sentiment de révolte.

La dernière maison de correction, ouverte en 1970 à Juvisy-sur-Orge délinquance juvénile, avait coûté une petite fortune (l’équivalent de 1 830 000 euros) vu l’ingéniosité déployée pour qu’il fût impossible de s’en échapper et pourtant des enfants courant les risques les plus inouïs réussirent de jour comme de nuit des évasions invraisemblables. Ils avaient de justes raisons de vouloir fuir l’avenir qu’on leur offrait : 80 % des jeunes se retrouvaient en prison presque immédiatement après leur sortie[76]. Devant un tel échec, Alain Peyrefitte, alors garde des Sceaux, mettait fin en 1979 à cette sinistre bourde.

Vouloir « protéger les jeunes d’eux-mêmes » est un aveu : en eux se tapit un ennemi à abattre. Qu’on ne me dise pas que les adultes ne haïront pas les plus rebelles. Car ils n’ont jamais supporté que les petits les défient ou les méprisent. Leur haine passera comme toujours par des vengeances aussi féroces que mesquines.

Le rebelle ne sera pas celui qui aura commis les délits les plus graves, mais le plus conscient qu’il a besoin de liberté pour exister. Comment pourrait-on éduquer un être privé de liberté ? « Il faut des systèmes de référence à ces enfants. Ils ont besoin qu’on leur impose des limites avant d’apprendre à les dépasser. On doit leur faire admettre qu’ils n’ont pas que des droits mais aussi des devoirs. » Les experts en bonne éducation pensent comme des huîtres et en restent à ce degré zéro de la pensée : respect de l’autorité, discipline, menaces et punition. Les adultes, couverts par l’administration, peuvent se permettre tous les abus de pouvoir en totale impunité, toutes les méchancetés. Ils sont du côté du Droit, de la Justice et de la Force. Ils ne voient même pas ce qui crève les yeux : l’obéissance à la loi, c’est ce que les jeunes connaissent le mieux ; dans les centres fermés comme déjà dans les centres de placement immédiat, ce sont les petits caïds qui la leur font intégrer.

Un enfant qui se structure dans l’enfermement n’aura d’autre repère que l’enfermement et de cesse que de retourner entre les quatre hauts murs. Le temps qu’il sera dehors, il se conformera à ce qu’on lui aura inculqué : faire plier les autres sous la volonté de son autorité toute-puissante.

Partout on ne parle que du respect d’autrui, mais peut-on respecter quelqu’un qu’on n’estime pas ? Et n’estime-t-on pas seulement celui qui cherche à se libérer des forces qui l’oppriment, de son orgueil et de ses préjugés ?

Les seuls éducateurs qui aient jamais obtenu quoi que ce soit ont vécu dans l’inquiétude, la confiance (pas comme un truc de pédagogue ou une mise à l’épreuve, mais une confiance vraie où l’on se repose sur quelqu’un de quelque chose), dans le chagrin, le savoir rire de soi, l’écoute et, osons le dire, l’affection. Les professionnels de l’éducation sont formés à ne jamais trop s’investir affectivement. Ils gagnent leur salaire comme ils peuvent. Le problème c’est que ces enfants sont souvent en mal d’amour. À des jeunes de 16-17 ans d’une banlieue réputée « difficile » que j’interrogeais récemment sur les punitions qu’ils avaient reçues (et cela allait de passer une nuit sur le balcon jusqu’à rester suspendus à un porte-manteau quand ils étaient tout mômes, enfin rien que de l’ordinaire) j’ai demandé : « Mais la pire des punitions pour vous, c’est quoi ? » Quelqu’un a répondu : « Quand mes parents me font la gueule » et les onze autres ont tous été d’accord.

Heureux ces jeunes-là qui peuvent encore souffrir de ce que leurs parents ne leur parlent plus[77]. Ceux jetés dans les prisons et les centres fermés seront condamnés à être privés d’amour, ils n’auront même pas les bras d’une petite copine pour les consoler et, qui sait, leur apprendre à se laisser aller à un peu de douceur (quant aux jeunes homosexuels et homosexuelles, je n’ose penser à la rééducation et aux équipes soignantes qu’ils et elles devront affronter). De toute façon, sous la férule des surveillants (avec ou sans l’insigne), entourés de seuls camarades partageant la même misère sexuelle, tous vivront une puberté bien tordue, une sexualité « de taulard ».

Le discours sécuritaire sème le vent. Il récoltera des tempêtes, des incendies. L’histoire des maisons de correction ne peut que se répéter. Combien de morts faudra-t-il pour qu’on imagine autre chose que la répression policière ?

La France rêve de la « tolérance zéro » à l’américaine. La population incarcérée aux États-Unis a augmenté de 80 % ces dix dernières années. Le taux d’emprisonnement par habitant est cinq fois celui de la Grande-Bretagne, huit fois celui de la France et quatorze fois celui du Japon. Mais plus cette répression se durcit et plus la criminalité augmente, la violence de rue se traduisant par des meurtres ne peut plus se comparer quant au nombre de morts qu’à celui d’un pays en guerre.

Des députés socialistes avant ceux de la droite avaient chanté les louanges des couvre-feux imposés aux adolescents dans les grandes villes américaines[78]. Le couvre-feu a toujours été l’arme des pays que la peur a vaincus. Imagine-t-on une ville d’Italie avec interdiction pour les jeunes de sortir le soir ? C’est toute une douceur de vivre, une élégance des rapports qui serait anéantie par la brutalité d’outre-Atlantique.

Sous prétexte qu’on ne sait pas quoi inventer pour empêcher des jeunes de saccager ce monde, on ne peut quand même pas systématiquement choisir les solutions les pires, les plus génératrices de délinquance dure.

Ce n’est pas par masochisme, mais il faut s’appesantir un peu sur le modèle de société qui nous est proposé. Nous avons sous les yeux la preuve avec les États-Unis que la frénésie des policiers et des juges est dangereuse pour la société parce qu’elle fait monter le taux de criminalité.

Bien que 77 pays aient supprimé de leur arsenal juridique la peine de mort[79], les États-Unis restent attachés aux exécutions capitales malgré la forte mobilisation d’une minorité américaine qui se bat avec intelligence et bravoure pour que disparaisse ce symbole de la vengeance. Il est d’ailleurs assez curieux que dans un pays qui se réclame avec ostentation de la religion chrétienne, 71 hommes et femmes, sains d’esprit ou reconnus malades mentaux, aient été exécutés en 2002. C’est en réalité 3 581 individus qui ont été condamnés à mort aux États-Unis cette même année dont 74 âgés de 17 ans ou moins[80]. Ce qui n’a empêché de dormir que 3 581 personnes sur cette planète. Beaucoup ont été graciés, mais un fait plutôt ahurissant mérite qu’on s’y arrête : un très grand nombre ont échappé à leur exécution grâce aux progrès des recherches sur l’ADN qui ont prouvé à la dernière minute leur innocence.[81]

C’est un inconditionnel de la peine capitale, le gouverneur de l’Illinois George Ryan, républicain, qui fit mener une enquête systématique dans les couloirs de la mort à Chicago. Il reçut les conclusions radicalement inverses de celles qu’il espérait (en particulier le sperme analysé chez les auteurs de viols accompagnés de meurtre ne pouvait être celui des condamnés à mort dans ces affaires) ; atterré, il déclara publiquement, assisté de membres de la CIA et du FBI, qu’au vu du « nombre inouï » de condamnés à la peine capitale ainsi innocentés, il décidait un moratoire des exécutions, ajoutant qu’elles ne lui semblaient pas immorales en soi mais impossibles à prononcer en toute justice. Trois ans plus tard, en graciant tous les condamnés à mort de son État, il entraînait l’Illinois, en janvier 2003, sur la voie de l’abolition de la peine capitale.

Dans d’autres États, on ne veut pas en démordre d’autant qu’un bon nombre de condamnés ont avoué le crime — et pourtant la presse américaine révèle régulièrement des extorsions d’aveux assez nauséabondes[82]. Contrairement à une idée trop répandue, il est exceptionnel qu’on reste plusieurs années dans les fameux couloirs de la mort. Il faut pour cela avoir des avocats acharnés (et bien payés). Quand il y a exécution, elle a souvent lieu dans les trois ou quatre mois qui suivent le verdict. Un pauvre n’a pas de quoi faire faire une recherche ADN. Encore une fois l’opinion ne se mobilise que lorsque l’injustice est criante, mais l’injustice est presque toujours silencieuse. Lorsqu’il s’agit de peines perpétuelles, à plus forte raison de peines de 5 à 10 ans, personne ne s’émeut. Les erreurs judiciaires doivent être autrement courantes pour les peines de prison que pour les condamnations à mort.

Les États-Unis restent le modèle des cow-boys du monde entier. Bientôt, pour les petits délits, l’Europe connaîtra le pilori remis au goût du jour Outre-Atlantique sous la forme des peines dites « de la honte », comme de se promener dans la ville avec une pancarte où est inscrit le motif de la condamnation. Dans certains États, pour un délit même mineur, on prend perpétuité à la troisième condamnation[83]. Notons en passant que c’est aux mêmes États-Unis qu’entre 1979 et 1989, le budget de l’assistance sociale baissait de 41 % alors que les crédits pénitentiaires augmentaient de 95 %.[84]

En France, il serait trop simple de dire que ce sont les détenus eux-mêmes qui se condamnent à mort. Il faudrait plutôt dire que tout les y pousse. En prison, quelqu’un tous les trois jours réussit son suicide, 200% d’augmentation en sept ans. Quand un homme ne supporte plus la vie pénitentiaire, il crise, il est alors envoyé au mitard et tous les psychiatres de prison s’accordent à dire que c’est le lieu où l’on se suicide le plus tant il est facteur d’angoisse (il est fait pour cela).

Nous sommes trop rapidement passés dans le chapitre précédent sur la psychiatrie en prison pour ne pas devoir y revenir ici.

Le Dr Pierre Pradier, député européen, a remis en décembre 1999 à Élisabeth Guigou un rapport sur les soins aux détenus ; il n’hésitait pas à déclarer que les psychiatres des hôpitaux publics, lorsqu’ils reçoivent dans leur service un malade violent et donc « dérangeant », le laissent sortir sous prétexte de ne pas vouloir le contraindre (comme ils disent). À la première incartade, il se retrouve jugé, expertisé, emprisonné. Et le Sénat pouvait écrire dans son Rapport : « On peut comprendre que les juges ne soient pas tentés d’infléchir la pratique des psychiatres, la mise en liberté de fous dangereux étant particulièrement difficile à admettre pour l’opinion. La fin des asiles traditionnels laisse aussi de côté les malades mentaux ou en situation de précarité, qui suivent leur traitement de manière tout à fait hasardeuse […] La solution du "moindre mal”, celle de l’incarcération des psychotiques, est ainsi retenue, pour le plus grand malheur de l’administration pénitentiaire. »

La conclusion du rapport est celle-ci : « Paradoxe terrible, la réforme du Code pénal et la nouvelle "pratique” des psychiatres ont abouti à un résultat inattendu : de plus en plus de malades mentaux sont aujourd’hui incarcérés. La boucle est bouclée : la prison, aujourd’hui en France, est en train de retrouver son visage antérieur au Code pénal napoléonien. »[85]

La France est de très loin en Europe le pays où l’on se suicide le plus, où l’on consomme le plus de neuroleptiques, de médicaments contre la dépression et d’alcool. De plus, la proportion de « border lines » dans la société semble en nette augmentation. Les psychiatres de l’administration pénitentiaire tiennent enfin un discours différent de celui des « anciens » et reconnaissent qu’il faut en finir avec cette fiction tentant de faire accroire que la santé mentale d’un détenu ne pouvait pas se dégrader du fait de son internement.

La conjugaison de ces deux facteurs (plus de malades « prêts à passer à l’acte » laissés dans la nature et une prison qui ne peut que rendre déments les plus fragiles) ne pouvait qu’aboutir à une situation intenable. Certains psychiatres de la pénitentiaire ne veulent cependant pas admettre qu’une souffrance volontairement infligée est indéfendable d’un point de vue éthique ; Pierre Lamothe du SMPR de Lyon[86] revendique la peine de prison comme douleur : « La prison ne doit pas détruire, mais il serait scandaleux qu’elle ne soit pas pénible. »[87]

Dans le Code pénal d’avant 1993, l’ancien article 64 permettait de considérer un malade mental comme irresponsable sur le plan pénal. Dans le nouveau Code, le second alinéa de l’article 122-1 stipule : « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. »

Dans l’esprit du législateur, cette dernière phrase permettait donc d’accorder des circonstances atténuantes. Or c’est exactement l’inverse qui se produit ; aux yeux des jurés et des juges, la maladie devient circonstance aggravante et les peines sont bien plus lourdes pour ceux qui en souffrent. Dans leur ensemble, les psychiatres sont trop heureux de se défaire ainsi des cas gênants et justifient leur conduite par des laïus du genre « La responsabilisation du malade est partie prenante d’une démarche thérapeutique. » Quelques trop rares confrères osent s’insurger, c’est le cas d’Evry Archer, psychiatre responsable du SMPR de Loos : « On entend trop souvent des magistrats, et même des psychiatres, affirmer que la prison peut être thérapeutique et pédagogique en soi. Cette affirmation est une mauvaise plaisanterie, surtout pour les mineurs. »[88] Le même s’émeut de ce qu’il y ait aux États-Unis beaucoup plus de malades mentaux dans les prisons que dans les hôpitaux psychiatriques et craint que cette dérive n’atteigne nos côtes.

Les experts psychiatres chargés de constater l’abolition ou non du discernement au moment de l’infraction exercent aussi dans les hôpitaux. Ils ne tiennent pas à y recevoir des patients menaçant à chaque instant de se suicider (plus encore que d’agresser le personnel). Ils pèsent de tout leur poids sur les décisions des juges et jurés. La commission d’enquête du Sénat signale que dans la « prison-asile » de Château-Thierry un détenu avait fait l’objet de quatre avis psychiatriques successifs. Quatre avis contradictoires.

Ainsi, au mépris de tout bon sens pour ne pas dire de toute humanité, on condamne à d’interminables peines de prison de grands délirants, des malades qui comparaissent devant le tribunal bourrés de neuroleptiques[89]. Nul doute que si la peine de mort était rétablie, la plupart des juges et jurés n’hésiteraient pas à condamner à mort un malade mental.

L’incarcération des malades mentaux qui eût fait hurler il y a seulement dix ans est tellement entrée dans les mœurs que tout le monde s’imagine que si les fous ou les déséquilibrés sexuels sont enfermés en prison, c’est qu’on les y soigne. Mais Anne-Marie Marchetti[90] prend l’exemple de Rennes : il y a un mi-temps psychiatrique pour 300 à 400 détenues. À peine peut-on parer aux grandes urgences, et encore, quant à soigner…

N’existe-t-il donc rien ? Dans les établissements pénitentiaires, les services médico-psychologiques régionaux déjà mentionnés ont été débordés dès leur ouverture. Ils fonctionnent selon le principe de la liberté de consultation. Le détenu qui demande à être soigné le fait volontairement (même si, de son point de vue, il ne se prête qu’à un procédé susceptible de lui donner le droit d’espérer une liberté conditionnelle). Il n’existe donc pas de contraintes de soins comme dans l’univers psychiatrique. Mais on va y remédier ! Le Dr Evry Archer avait plusieurs fois mis en garde contre une « solution » que l’on préconisait de plus en plus souvent chez ses confrères[91] : elle a été adoptée par la loi Perben (art. 48) qui permet désormais l’hospitalisation avec ou sans consentement des détenus atteints de troubles mentaux ou psychiques. Sont donc en voie d’être créées, au sein des hôpitaux psychiatriques, des unités spécifiques pour des détenus, lesquels seront hospitalisés d’office par la préfecture, ce qui permet de contourner les dispositions européennes qui, tirant les leçons de ce qui s’était passé contre les dissidents en URSS, interdisent le soin forcé en prison. Dans ces quartiers pénitentiaires situés dans l’enceinte des hôpitaux, des surveillants de l’administration pénitentiaire pourraient prêter main forte aux infirmiers pour « soigner » sans le consentement des patients. Les aliénistes du XIXe siècle doivent se retourner dans leur tombe.

Malades, handicapés, enfants, fous, prisonniers, tous les plus faibles se font écrabouiller du talon. Au nom des Droits-de-l’Homme, les gagneurs ont gagné, un magnifique sourire carnassier aux lèvres. De nouvelles perspectives s’ouvrent devant nous.

PEINES DE SUBSTITUTION :
« MIEUX C’EST, PIRE C’EST. »


On dit que les choses bougent et aussi les sensibilités. On rencontre même des croyants, athées ou non, qui professent leur foi dans « le progrès humain » (« humain » par opposition à « technologique », il vaut mieux préciser). Pour eux il y aurait une construction rationnelle de l’histoire et l’on irait vers de l’humain humanissime, une sorte de civilisation de plus en plus éloignée de toute sauvagerie.

En 1906, à Délémont, en Suisse, un chien a été jugé par une cour de justice puis exécuté pour avoir participé à un vol suivi d’un meurtre.

En 1801, en Angleterre, un enfant de 13 ans, Andrew Brenning, fut pendu pour avoir subtilisé une petite cuillère.

On ne pend plus les enfants, ce qui est bien dommage aux yeux de certains. Une des scènes les plus impressionnantes du documentaire Bowling for Columbine[92] est celle où l’on voit la tête du juge chargé de l’affaire du petit garçon de 6 ans qui a tué d’un coup de revolver une fillette de son âge aux États-Unis. Le juge se veut imperturbable et l’on perçoit pourtant dans un tremblement du regard sa révolte quand il dit d’une voix blanche avoir reçu un nombre incalculable d’appels téléphoniques de gens respectables réclamant la pendaison de l’enfant.

Mais même dans nos pays moins évolués, nous sentons bien que ces attardés mènent un combat dépassé. On fera peut-être plus désastreux qu’avant mais pas à l’identique.

Autres temps, autres mœurs. Et il en est ainsi de la prison. Beaucoup — et pas uniquement parmi les non-violents et les compatissants — pensent que la prison est obsolète. Ce que veut le peuple, ce n’est pas la prison mais la punition. Pratiquement personne ne s’oppose à la suppression des peines d’enfermement pourvu seulement qu’elles soient remplacées par autre chose « de mieux ». L’opinion publique n’existe pas, elle n’est que la résultante des forces de pression dont les médias se font l’écho. Petit à petit, l’idée de quelques gestionnaires à la page selon laquelle l’incarcération ne sert à rien et surtout pèche par son archaïsme se glissera dans les interstices des planches où se produisent les ténors. Ainsi pour les « modernes » (jeunes et vieux branchés) l’abolition des prisons va dans le sens de l’Histoire, il ne faudrait pas rater ça. Lors des émeutes de mai 1985 dans plusieurs centres pénitentiaires, un journal considéré bien à tort comme plus réactionnaire que d’autres posait cette question en première page et en gros caractères : « La prison ne sert à rien mais par quoi la remplacer ? » (Le Parisien libéré).

L’emprisonnement à but lucratif ne retardera pas le processus car nous verrons qu’il a toute sa place dans une nouvelle politique où l’ennemi à supprimer sera mieux ciblé. Aucun avenir radieux ne risque de nous éblouir.

Pour le moment, retenons ceci : pratiquement tous les professionnels, avec l’appui du vulgum pecus, sont d’accord pour reconnaître en la prison un pis-aller qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de la Société, chercher à éviter. Des peines alternatives existent. force nous est de reconnaître leur caractère assez limité. Elles sont proposées en cas de délit ou plutôt, en général, de petits délits.

Avant même la sentence, le juge a la possibilité de demander un contrôle judiciaire à caractère socio-éducatif. Les prévenus qui s’y soumettent se présentent libres à l’audience, ce qui est un indéniable avantage leur permettant neuf fois sur dix d’échapper à la prison même s’ils vivent quelque temps comme sous un œilleton. La généralisation des procédures rapides telles que les comparutions immédiates a fait tomber en vingt ans de 140 000 à 70 000 le nombre de personnes sous contrôle judiciaire. On accusera sans doute de perfidie celle qui fait observer que cette mesure semble de plus en plus réservée à des accusés qui n’ont pas précisément connu la mouise.

Les solutions de rechange à l’incarcération proprement dite sont peu nombreuses et bien connues. La plus appréciée est le sursis (mais cette épée de Damoclès tient à un fil et, pour des affaires en général minuscules, peut vous transpercer de manière très inconsidérée).

Lorsqu’il y a ajournement de peine avec mise à l’épreuve, le juge se prononce sur la culpabilité du prévenu, mais remet sa décision à plus tard quant à la peine. Le coupable a intérêt à revenir en se faisant bien voir, ce qui est « tout naturel » dans certains milieux et d’un artificiel pitoyable dans d’autres. Aura su y faire celui qui aura réparé le dommage causé ou montré sa bonne volonté en entreprenant par exemple une cure de désintoxication.

Les amendes ne sont pas une alternative à l’incarcération puisqu’elles sont une peine de simple police exigée en cas de contravention ne relevant justement pas des tribunaux. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Dans l’antiquité grecque, le meurtrier pouvait proposer à la famille de la victime une forte somme qui lui permettait de racheter sa vie. La religion chrétienne n’aurait jamais vu le jour sans cette idée d’un rachat possible de la faute. Si la douleur n’avait vraiment aucun prix, on ne verrait pas « au civil » les tractations pour les dommages et intérêts que réclament les victimes. Étrangement l’argent permet ici de dépasser l’inavouable cruauté dont se sent capable celui qu’anime un esprit de vengeance. Plus étrange encore : la victime se satisfait à un moment donné d’une certaine somme alors même que celle-ci peut être versée par un organisme quelconque comme une caisse d’assurance et non par le criminel qu’elle a tendance alors à tenir quitte de son acte. Je veux bien qu’on dise que l’argent joue ici un rôle symbolique. Mais la place qu’il prend comme règlement des comptes ne mériterait-elle pas quelques colloques de réflexion ?

C’est en 1983 qu’a vu le jour en France l’une des utopies que prônait Thomas More en 1516 : les condamnés à un travail d’intérêt général accomplissent un travail gratuit d’une durée de une à six semaines de quarante heures au profit d’une collectivité publique ou d’une association. L’idée séduit beaucoup. Plus ou moins consciemment, les honnêtes gens apprécient le travail infligé comme peine non parce qu’il est fatigant ou ennuyeux et, dans la Bible, la grande malédiction de Dieu, mais parce que non rémunéré. Il est assez difficile cependant d’ignorer qu’il s’agit là d’une très classique punition. Pas le bagne, pas les mines de sel, mais un travail forcé et donc en soi quelque chose qui se veut pénible et, de toute façon, une humiliation. On a souvent lu l’exemple de cet homme qui roulant trop vite avait causé la mort d’un enfant. Il fut condamné à travailler dans le service d’un hôpital où tous les jours il pouvait voir de ses yeux des enfants brisés, brûlés, hurlant. Voilà l’exemple même du travail rédempteur qu’on propose. Je me demande s’il n’eût pas mieux valu pour lui être condamné à mort.

Les juges n’ont pas tous les jours d’aussi bonnes idées cruelles et les travaux d’intérêt général sont juste des corvées infligées comme pénitences. Évidemment, lorsqu’on propose à quelqu’un de servir gratuitement ou d’aller en taule, c’est mieux que de l’incarcérer sans discussion, mais parler de choix est un abus de langage, ni le juge ni lui ne sait vraiment à quel châtiment le coupable s’expose. J’ai rencontré au zoo de Lille une gardienne qui me parlait avec beaucoup de compassion d’un condamné qui en était malade chaque fois qu’il devait déposer la nourriture dans la fosse aux serpents.[93]

Je reste persuadée que seul un petit enfant, parce qu’il déborde d’amour et qu’il ne saisit peut-être pas encore toute la saleté des choses, peut pardonner les sanctions qu’on lui inflige. Passé un certain âge, toute punition est une provocation au ressentiment voire à la colère. Le travail forcé doux comme les autres. D’autant que, contrairement à une idée reçue, il ne s’agit en rien d’une réparation.

Cet expédient offre pourtant un intérêt : des juges qui ont du cran s’en servent pour manifester publiquement que « tout vaut mieux que la prison » et c’est un message qui fait son chemin.

Dernier gadget sorti : le bracelet électronique. Le principe en avait été adopté en décembre 1997 et c’est en 2000 que cent premiers détenus ont été mis à l’épreuve du système. Le ministère a été discret sur les résultats.

Le placement sous surveillance électronique consiste, sur décision de justice, à contrôler à distance les allées et venues d’un individu portant un bracelet relié par un modem à un ordinateur central qui enregistre et signale toute infraction aux règles des seuls parcours autorisés.

Ce qui avait été conçu à l’origine comme une alternative aux courtes peines d’emprisonnement semble à présent surtout tenter les juges d’application des peines qui souhaiteraient que soient surveillés de près les libérés en conditionnelle. N’est-il pas intéressant de relever dans la loi Perben qu’aux critères de révocation prévus s’ajoutent désormais les cas « d’inconduite notoire » ? Autre innovation remarquable : jusqu’alors la surveillance des écrans de contrôle était confiée à des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, la nouvelle loi permet de laisser cette charge à « des personnes de droit privé habilitées » dans des conditions qui doivent être précisées par décret.

Le projet de loi sur la protection de la présomption d’innocence prévoyait d’étendre ce dispositif à la détention provisoire, ce qui n’était pas sot. Mais chacun a pu voir avec quelle détermination la police avait lutté contre ce projet. Elle a obtenu gain de cause. Ce n’est pas la première fois que c’est elle, dans ce pays, qui fait la loi.

Le bracelet électronique permet d’aller travailler, mais c’est une astreinte de chaque jour lorsqu’il faut prévenir les autorités quand on compte aller chez le coiffeur, à la laverie ou se faire faire une prise de sang. Selon les cas, l’ordinateur relève les manquements aux horaires ou aux trajets assignés.

Des sociologues et juristes ont immédiatement pointé un des dangers majeurs de cette formule : lorsqu’elle existe, la famille entière doit jouer un rôle de sentinelle.

On peut s’attendre à toutes les dérives et le fameux bracelet intéresse nombre de braves gens : ceux en charge de tout le contrôle social. Oh ! bien sûr, on « respectera la liberté individuelle » et « c’est pour son bien » qu’on « proposera » à un alcoolique d’accepter le port du bracelet lui interdisant l’entrée des cafés, à un joueur de se fermer de lui-même les salles de jeux, à un adolescent de se garder d’approcher des centres commerciaux. Des entreprises pourront facilement empêcher l’accès de tel bâtiment à leurs employés. N’évoquons même pas les interdictions (« librement acceptées ») entre époux ou de parents à enfants. À l’amour rien d’impossible.

La surveillance électronique n’a d’intérêt aux yeux de ses promoteurs que si elle empêche de facto la délinquance ; on s’attend donc à ce qu’elle soit prochainement agrémentée de « réponses électriques » capables de paralyser l’éventuel agresseur. Ces bracelets-là existent, ils sont fréquemment utilisés dans d’autres pays, particulièrement lors des procès ; des décharges, parfois très violentes, retiennent l’accusé de tout geste d’irritation ou de déclamations paraissant déplacées à la barre.

En 1975, j’avais relevé cette étude faite par des chercheurs américains sur la possibilité d’améliorer encore ce système en le greffant directement sous la peau : « Un homme avec un lourd passé de cambrioleur est suivi par l’ordinateur jusqu’à un centre commercial. Là, les renseignements physiologiques révèlent un rythme respiratoire accéléré, une tension musculaire, une sécrétion accrue d’adrénaline. On peut supposer avec une quasi-certitude que l’homme va commettre un délit. L’ordinateur, dans ce cas, après avoir évalué les possibilités, prendrait une décision et alerterait la police ou le juge d’application des peines afin qu’ils puissent se rendre sur les lieux le plus vite possible. Au cas où le sujet serait "équipé” d’un émetteur-récepteur à longue distance, il pourrait transmettre un signal électrique qui bloquerait tout passage à l’acte en faisant en sorte que le sujet oublie ou abandonne son projet. »[94]

Bien dans l’air du temps, la dernière solution de rechange quant à l’emprisonnement se met en place sous la forme d’établissements pour peines aménagées (EPA). Ce sont des prisons sans barreaux, entre centres de détention et foyers de semi-liberté. Ils sont destinés aux condamnés à une courte peine qui normalement devraient la purger dans une maison d’arrêt (on sait à quel point elles sont dégoûtantes, surchargées et décourageantes). Les EPA peuvent aussi servir, en toute fin de parcours, pour les condamnés ayant pratiquement accompli leur peine. Les premiers s’ouvrent à Villejuif, Metz et Marseille. Les places sont chères et les détenus autorisés à en bénéficier triés sur le volet, ils doivent offrir toutes les garanties possibles de réinsertion. Bref ce sont des prisons allégées pour gens de bon aloi.

Un peu à part, car ne faisant pas encore officiellement partie des peines prévues par la loi française, les « peines honteuses » (shame sanctions, malencontreusement souvent traduites par « peines infamantes »[95]). Des collèges et lycées déjà affichent dans les couloirs et à la porte de l’établissement la photo, le nom et le motif des punitions frappant chaque élève. C’est un bel exemple et ces éducateurs auront tout lieu de se féliciter d’avoir appris quelque chose à leurs élèves, la dureté ou, mieux, l’indifférence à l’égard de ceux qu’on châtie.

Les peines fondées sur la honte du coupable risquent de plaire beaucoup d’ici peu. D’abord parce qu’elles sont blessantes, c’est-à-dire qu’elles reposent sur l’idée que c’est à chacun d’avoir un regard qui blesse le coupable ; le premier venu est appelé personnellement à se désolidariser en public du puni, ayant ainsi l’occasion de montrer à tous sa vertu.

Ces peines plairont aussi parce qu’elles sont stupides, les plus capables de générer la haine de la part de ceux qui en seront victimes : ce ne sera plus seulement l’institution qui sera taxée de violence mais « l’homme de la rue », et ce à juste titre.

Une association américaine fonctionnant comme un observatoire des prisons a fait circuler en 2002 des photos de prisonniers nus, menottés, les pieds entravés, une chaîne autour de la taille reliant par une autre chaîne les menottes aux entraves ; à chaque sortie de cellule, soit six fois par jour, tous les prisonniers, même condamnés à de très courtes peines, doivent se déshabiller intégralement, s’enchaîner eux-mêmes (la « black box » est dans leur cellule et s’ouvre à distance par commande électronique) et marcher les jambes écartées à cause des entraves sur cent mètres avant de passer sous un portique de détection ; là, les vêtements déposés sur un chariot à la sortie de cellule leur sont alors rendus.

Ce n’est qu’un exemple parmi cent autres de l’humiliation utilisée comme punition dans le Nouveau Monde. Nous avons évoqué plus haut les panneaux portant la raison de pareille sanction que certains sont condamnés à promener en ville. De vieux juristes nous jurent que ces pratiques « ne prendront pas » en France simplement parce qu’elles « ne sont pas dans la mentalité européenne ». Certains s’appuient sur un fait réel : l’horreur qu’inspira la prison aux résistants (puis aux « collaborateurs » ) qui par la suite exercèrent des fonctions politiques. Mais les jeunes politiciens n’en ont plus rien à faire de cette commisération d’un autre âge, ils aiment cette idée de honte infligée parce qu’elle est « participative ». Des juges tout neufs vont s’en donner à cœur joie, on va enfin faire appel à leur créativité, ça fera de belles performances fondées sur la farce et le drame : voir des individus se promener dans les rues avec un écriteau portant le motif de la condamnation mettra un peu d’animation dans les quartiers trop privés de fêtes culturelles.


Avant de poursuivre, disons-le tout net, ces peines prétendument « de substitution » ne sont pas, comme on a essayé de nous le faire accroire, une alternative à la prison. Elles se surajoutent à l’arsenal répressif actuel et ne remplacent rien. Il faut bien voir par exemple que le placement sous surveillance électronique ou le travail d’intérêt général sanctionnent des faits ou des attitudes qui, jusque-là, ne valaient quand même pas la prison.

Avant, un homme pouvait être libéré en conditionnelle. C’était de la part de ceux qui en prenaient la responsabilité un acte public de confiance. Désormais, au lieu de se retrouver libre, le détenu ira faire un ou deux ans de plus dans un établissement pour peine aménagée puis se verra menotté par le bracelet électronique.

Déjà Michel Foucault avait fait observer que les mesures d’alternative à la prison allaient toujours dans le sens d’un contrôle social accru en emprisonnant dehors ceux qu’on voulait réprimer. Loïc Wacquant, analysant comment la gauche libérale d’après 1981 avait sacrifié tout idéal de justice à la marchandisation des rapports sociaux, montrait en 1999 comment la France devenait de plus en plus policière et traitait pénalement la pauvreté en multipliant les punitions et sanctions sous forme de contrôles[96]. Ces contrôles sont le propre de l’emprisonnement (surveillance de l’espace, du temps, des occupations, des fréquentations). Les peines privatives de liberté n’ont pas besoin de quatre murs pour enfermer quelqu’un. D’autant qu’elles s’accompagnent les unes et les autres de diverses mesures toutes chargées de menaces.

Ce qui se mijote à l’aube du XXIe siècle n’est pas très réjouissant. Un détenu m’écrivait « Mieux c’est, pire c’est ! ».


Mais que font donc les modernes ? On peut fort bien sortir de prison 80% des détenus sans alarme ni scandale : le bracelet électronique serait effectivement utilisé comme prévu pour les prévenus en détention provisoire avant leur jugement ; les toxicomanes qui causent tant de difficultés aux surveillants seraient envoyés dans des lieux de soins ; nous avons vu que les autorités compétentes estimaient à un tiers de la population carcérale les malades mentaux, ce ne serait sans doute pas un luxe inutile d’en confier au moins une bonne moitié à des psychiatres ou à des associations de patients ; cela ne choquerait pas grand monde si les malades en fin de vie étaient graciés ; les étrangers n’ayant commis aucune autre infraction que d’être en situation administrative irrégulière encombrent étonnamment les maisons d’arrêt et, sur ce terrain, même au ministère de l’Intérieur, on s’accorde à voir dans la détention la réponse la plus déphasée possible au problème posé ; quant aux petits délits, on sait que l’opinion publique applaudit de ses millions de mains au travail d’intérêt général.

Ainsi le contribuable, surtout s’il savait ce que lui coûte une journée de prison[97], accepterait, d’un bon cœur avisé, la libération de quatre cinquièmes des détenus (à condition qu’ils soient punis sévèrement mais autrement que par l’incarcération) pourvu que le dernier cinquième, les « vrais criminels », ne sorte jamais.

Pour eux on peut craindre le pire.

Du côté des humanistes et militants des Droits de l’Homme, l’accord qui se fait sur la nécessité d’évacuer les prisons en commençant par les condamnés à de courtes peines et les malades (toxicomanes et psychotiques légers) tient peu compte du corollaire obligé de cette affirmation : les 20 % qui resteraient (ou 30 % ou 3 %, les chiffres faisant l’objet des négociations que l’on peut imaginer) seraient enfermés sous l’étiquette d’individus dangereux. Boucs émissaires, symboles, ces captifs-là seraient des marionnettes qu’on agiterait dans une mise en scène qui se voudrait plus mélo-gore encore qu’aujourd’hui.

« Les longues peines doivent être intégralement exécutées : c’est un contrat moral entre la société et les victimes » dit Alain Boulay, président de l’association Aide aux parents d’enfants victimes[98]. Le désir de vengeance de la victime, légitimé par la vox populi, a changé le sens même du procès puisqu’elle y réclame, en lieu et place du procureur de la République, la souffrance réelle du coupable. Enhardies par des succès qui ont dépassé toutes leurs espérances, les associations de victimes veillent avec opiniâtreté à ce qu’on n’abrège d’aucune façon le supplice.

La Société entière a épousé cette idée d’immuabilité du criminel qui doit absolument le rester à vie. Il ne doit pas changer : le malfaiteur idéal serait celui qui ne regretterait jamais son acte et serait prêt à recommencer aussitôt dehors. Les victimes organisées sont heureusement là pour protéger la Société et lui faire peur. De plus en plus, il est question de les consulter pour toute libération conditionnelle.[99]

La victime est la preuve que le coupable est un individu dangereux. Toute la question est de savoir ce qu’est un individu dangereux. Et c’est toujours une question de contexte, bien entendu.

À priori est considéré comme dangereux un homme qui a été très durement puni (rappelons qu’avec la loi Three strikes, you’re out, aux États-Unis un petit délinquant peut se retrouver condamné à la prison à vie pour une bricole). La petite délinquance est la conséquence immédiate de modes de vie imposés par une politique économique donnée, mais en France les grands crimes demeurent contingents. Les circonstances, l’âge, les conditions de vie, l’état de dépression qu’on traverse, tout se conjugue à un instant x pour que se produise un drame qui aurait pu ne pas se produire. Il est irrationnel de considérer comme dangereux quelqu’un qui jamais ne récidivera.

C’est pourtant bien sous le prétexte de leur dangerosité que sont enfermés des criminels dans des prisons de « haute sécurité ». Les y rejoignent aussi les insoumis ou ceux qui ont quelque difficulté à supporter la réclusion.

En 1978, le Groupe Information Prisons publiait un texte de Michel Foucault dont voici quelques extraits :

« Autant qu’on le sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait, mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement ; encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir. Et voilà que maintenant, la justice pénale, de plus en plus, s’intéresse aux gens "dangereux” ; elle fait de la "dangerosité” une catégorie sinon punissable, du moins susceptible de modifier la punition. […] La "dangerosité”, cette sombre qualité qu’on prête aux individus, vient maintenant s’ajouter au délit. Et donne droit à un supplément de peine. On est en train de créer l’infraction psychologique, le "crime de caractère”. Je te punis car tu n’es pas comme il faut.

« Raisonnons un peu.

« Si la dangerosité est une catégorie psychologique parmi d’autres, elle ne saurait entraîner aucune peine, ni aucun supplément de peine.

« Si la dangerosité est une possibilité de délit ou d’infraction, aucune loi n’autorise à punir une simple virtualité. […]

« Or le décret de 1975 autorise l’Administration pénitentiaire à modifier le déroulement de la peine et à placer le condamné en quartier de haute sécurité si on découvre en lui une “dangerosité”. Dangerosité qui n’est plus manifestée par le délit mais suscitée par la prison. Eh bien, si la prison crée un danger qui lui est spécifique, c’est la prison qu’il faut supprimer.

« […] Si la prison crée le danger, il est juste et légitime de vouloir y échapper. C’est indispensable, en tout cas, si on ne veut pas devenir dangereux soi-même ; nul ne doit se faire le complice de ceux qui l’exposent volontairement à devenir dangereux. L’évasion dans ce cas est un devoir. »[100]

Un homme dangereux en soi n’existe pas. Un homme violent ou énervé, oui on en connaît tous. Mais un homme dangereux…? Ou alors si, celui-ci ou celle-là qui passe de douces heures de rêveries dans son salon à imaginer quelles tortures il ou elle aimerait infliger. Jusqu’à quel point est-il ou est-elle capable de passer à l’acte ? Impossible heureusement de le savoir. Nous vivons près d’assassins potentiels à qui ne manque que l’occasion. Vis-à-vis d’eux comme des condamnés, un seul impératif de bon sens : comprendre ce qui se passe pour agir en fonction des causes et non plus des conséquences.

La prison destinée aux « vrais criminels » sera donc d’une cruauté extrême et cependant on voit poindre une ultime alternative plus raffinée encore, la psychiatrisation.

Lorsqu’il s’agit de tueurs en série par exemple — si rares soient-ils — l’esprit de beaucoup (dont je suis) renâcle à admettre qu’on se trouve là en face de personnes sensées. Ces psychopathes sont des malades. Il faudrait les soigner. Les Landru apparemment sains d’esprit restent de grands mystères ; il en existe sans doute d’autres, ils ne se font jamais arrêter. Mais ceux qu’on voit de très loin en très loin dans les cours de justice en Asie, en Europe et ailleurs, présentent généralement les symptômes habituels de la paranoïa. On prend prétexte de ces grands déments pour décréter que tout meurtrier a besoin de se faire traiter. Car il n’est pas humain de tuer son prochain.

Avec l’injonction de soins, on a facilement réglé le problème pour les délinquants sexuels. Dans les pays policés, un homme normal n’a le droit de forcer une femme non consentante que dans certains cas et autorisé par un officier supérieur ou Monsieur le Maire, sinon il ne peut s’agir que d’un individu souffrant de troubles psychiques.

La castration et la lobotomie, quand elles peuvent se passer de chirurgie, ont très bonne presse dans le public. Tant qu’il s’agit de pilules ou de piqûres, on est dans le lisse, le doux, le bénin. L’homme qui prend des neuroleptiques, dans un premier temps, ne l’entend pas de cette oreille car ce n’est manifestement pas le désir sexuel qu’on lui coupe, mais tout désir, et avant tout celui de vivre.

Sa panique face à l’existence de zoophyte qui lui est proposée comme « la » solution ne dure pas. Très vite, son indifférence laquée à tout chagrin, à tout plaisir, à toute rencontre avec ses proches va lui permettre de glisser convenablement dans l’obésité et l’idiotie attendues. Et tout le monde trouve ça bien.

Avant qu’on ne les « soigne », les grands délinquants sexuels ou les meurtriers atypiques passent devant des experts usurpant très souvent avec un formidable aplomb la fonction de juge (il faut bien appeler un chat fourré un chat, même s’il discourt sans hermine). Les diagnostics sont fréquemment des monuments d’ineptie lorsqu’il s’agit d’experts en psychiatrie. Certains magistrats le savent fort bien qui réclament plusieurs contre-expertises. Mais pareille rigueur intellectuelle coûte de l’argent et du temps, autrement dit elle est bien rare.

C’est dans le cas patent d’erreur judiciaire reconnue que le côté grossier de ces bouffonneries pourrait éclater au grand jour. Mais lorsque par miracle un innocent est innocenté, personne n’a la curiosité de revoir ces fameuses expertises qui l’avaient fait scientifiquement condamner.

Une histoire sordide mais banale montre bien comment des allégations en entraînent d’autres de plus en plus graves. C’est juste un jeu de langage. Elle est racontée par Philippe Bernardet et Catherine Derivery[101] ; je suis obligée de l’abréger, c’est dommage car c’est l’accumulation de détails inventés qui a failli faire condamner Pascal Forki à perpétuité.

Le 8 avril 2000, le corps d’une enfant de deux ans est repêché dans une rivière. À première vue, il s’agit d’un accident. Mais la pédiatre de service à l’hôpital où le corps a été transporté signale au parquet une « béance anale » qui lui paraît anormale. Dans le procès-verbal établi au commissariat, cette information se transforme en « béance énorme, un sphincter déchiré, totalement dilaté ». La police considère à présent qu’il s’agit d’un viol et d’un homicide. Pascal Forki, amoureux transi de la mère de l’enfant, devient le suspect numéro un. Et à partir de ce moment-là, toutes les expertises psychologiques et psychiatriques vont aller dans le sens de la confirmation de cette hypothèse. Cet homme « incapable d’investir une sexualité adulte » devient un peu plus tard un « déviant sexuel, apeuré par les femmes, n’ayant jamais été adapté ». Impressionnée, la mère se souvient brusquement d’avoir remarqué du sang et du sperme sur la couche de son bébé… puis elle se dédit. Pendant ce temps, le commissaire interroge le suspect sous les coups habituels pour le faire avouer. Puis le suspect est incarcéré. On doit à Dominique Lecomte, directrice de l’institut médico-légal de Paris, commise pour une expertise complémentaire, d’avoir prouvé que l’enfant s’était noyée toute seule. La sodomie ? Aucun signe ni avant ni après le décès de l’enfant, la dilatation de l’anus étant un phénomène courant sur un cadavre.

Voilà un homme sauvé in extremis des soins qu’on aurait aimé lui prodiguer. Il échappe à l’émasculation chimique. C’était ça ou rien selon les aléas de l’établissement où il se serait retrouvé. De toute façon, s’il avait violé et tué cette enfant de deux ans (et souvenons-nous de notre candide indignation lorsque les médias nous apprirent ce drame), celui qui n’aurait pu être qu’un malade mental n’aurait eu qu’une chance infime de suivre une maigre psychothérapie, l’administration pénitentiaire n’ayant pas les moindres moyens de payer.

Et pourtant, cette fois pour la petite délinquance, une certaine forme de psychothérapie tente nombre de juges à la page enthousiasmés par des reportages « vus à la télé » sur le behaviorisme d’outre-Atlantique. La psychologie du comportement ne s’intéresse pas plus aux explications d’ordre physiologique qu’à l’introspection. C’est sur ses résultats qu’on mesure son efficacité. Tentant.

Elle est tenue pour scientifique puisqu’elle s’affirme comme objective, précise, méthodique, chaque cause produisant expérimentalement les mêmes effets. Parce que scientifique, elle est donc dégagée de tout bas sentiment de vengeance, pure en quelque sorte, et pourtant ce qui plaît tant en elle chez les juges, c’est qu’elle réintroduit la punition. Fondée sur la récompense et la sanction, elle réconcilie le public avec cette bonne vieille idée qu’on peut corriger quelqu’un. Corriger un chenapan ou un scélérat, c’est le redresser, le dresser. La plupart des psychothérapeutes ne sont pas très pointilleux quant à leurs pratiques lorsqu’ils sont payés par l’État ou n’importe quelle institution en tenant lieu : ils savent nettoyer les cerveaux, rééduquer ne leur a jamais fait peur. Les méthodes de redressement de ces gamins ou de ces jeunes adultes, du moment qu’elles fonctionnent, n’offusquent pas grand monde (perdus pour perdus…). La fin justifie les moyens, il faut savoir ce qu’on veut, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, etc. Nous ne pouvions faire le tour des solutions alternatives à la prison sans évoquer ces camps confiés à des éducateurs spécialisés. Le soir, les jeunes peuvent même chanter des gospels autour d’un feu. On leur inculque les vraies valeurs, la soumission à la hiérarchie, le goût de l’effort, le courage physique. Et les juges nioulouques de rêver d’envoyer tous les voyous s’y refaire une bonne mentalité.

Pendant que les gens de robe cherchent à moderniser les formes du châtiment, l’administration pénitentiaire ne veut pas être en reste. La prison si archaïque est — on a peine à y croire — aujourd’hui repensée.

Depuis près d’une vingtaine d’années, les principes du libéralisme triomphent et il fallait bien inventer une réclusion libérale, pas franchement dans ce sens vieilli d’une doctrine cherchant à garantir les libertés individuelles, mais en celui que nous connaissons à présent de ce qui prône la primauté de l’entreprise, la concurrence entre tous et le libre jeu des initiatives individuelles. Que le meilleur féroce gagne. Ce libéralisme ne déteste rien tant que les faibles.

En 1996 sont apparus les PEP, projets d’exécution des peines. Il s’agit d’un « projet commun à l’ensemble des intervenants en milieu pénitentiaire, permettant de signifier au condamné ce que l’institution attend de lui ». Le détenu est censé se fixer des objectifs et s’engager par contrat à les respecter. Les étapes en sont fixées dans un livret qui le suit d’établissement en établissement. S’il obtient de bonnes notes, ce ne peut qu’être un signe de sa volonté de réinsertion (le mot réinsertion a remplacé celui d’amendement mais garde pratiquement la même fonction si ce n’est le même sens) et on en tiendra compte… le moment venu.

En revanche s’il ne s’en sort pas, ce sera absolument de sa faute. Au moins l’administration pénitentiaire aura tout fait pour qu’il puisse rentabiliser son temps de prison !

Dans le très remarquable chapitre qu’il consacre à l’ethos de la performance[102], Thierry Pech fait remarquer que cette idée de s’approprier le temps et de ne pas le gaspiller est au cœur de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme comme l’avait vu Max Weber.[103]

Le PEP repose sur un contrat. Déjà auparavant — mais c’était comme un peu honteux, en tout cas secret — le détenu « négociait » avec le personnel pénitentiaire, surtout avec ses cadres mais pas seulement, pour obtenir tel privilège et c’était du donnant-donnant ; les transactions devenaient particulièrement sérieuses lorsqu’on jouait sa liberté face au juge d’application des peines.

Avec la nouvelle donne du PEP, le marchandage se fait au grand jour. Un des exemples cités par Thierry Pech est celui du détenu qui accepte de verser 12 ou 15 euros par mois pour payer ce qu’il doit aux parties civiles, le juge laisse clairement entendre que cela accélérera l’examen du dossier de libération conditionnelle. Autre exemple : accepter de rencontrer un psychiatre vaudra bien une petite permission. Pour le détenu, il s’agit de deals dit Thierry Pech. Parfaitement exact. Ils sont maintenant formalisés.

Dans le nouveau Code pénal, on parle de personnalisation de la peine et non plus d’individualisation, ce qui en dit long : l’individu évoque le noyau de quelqu’un, ce qui ne peut être brisé, l’indivisible, la personne c’est le masque de théâtre. Cette « individualisation des peines » supposait un suivi au cas par cas. On a changé d’époque. « L’individualisation de l’exécution pénale, grande promesse de la fin du XIXe siècle, écrit Thierry Pech, glisse insensiblement de la morale et de la clinique au marché. »

Avec l’individualisation des peines, déjà la justice ôtait son bandeau et se voulait équitable en choisissant d’être partiale : on exigeait peu de celui qui pouvait peu. C’était un risque et je ne jetterai certes pas la première pierre à ceux qui l’ont pris. Cependant s’est produit un phénomène auquel on pouvait s’attendre : sortent plus tôt ceux qui ont une bonne tête, qui savent argumenter, sourire, les moins mal élevés, ceux qui possèdent à l’extérieur un capital relationnel, bref les nantis. Après avoir bénéficié d’un meilleur avocat, d’amis pour les soutenir au long de leur calvaire, ils trouvent, grâce à leurs alliés, du travail et un logement, les deux conditions requises pour sortir en libération conditionnelle. Avoir l’intelligence d’abord, les moyens ensuite de se faire aider du dehors n’est pas à la portée du premier prisonnier venu. La plupart seraient bien incapables d’écrire seulement une lettre.

Le PEP reprend cette doctrine du cas par cas, mais avec un cynisme qui ne manque pas de hardiesse. Il faudra bien du courage à celui qui ne consentira pas à signer le fameux projet d’exécution des peines, alléguant à juste titre qu’un contrat n’est valable que s’il est passé sans contrainte. Durant dix, quinze ou trente ans, on tâchera jour après jour d’obliger le récalcitrant à l’accepter. Les autres joueront le jeu de la pénitentiaire, un absurde jeu de l’oie. Cet injuste espoir de gagner, cette minable compétition dont seront exclus les plus pitoyables et forcément les plus rebelles occupera les reclus (c’est l’un des buts avoués du système).

Les travailleurs de l’administration pénitentiaire parlent à qui mieux mieux de réinsertion et, comme dans l’éducation nationale, de socialisation. Il faut socialiser les délinquants. Comme si dans les crèches où ils ont été élevés, dans les écoles où ils ont appris l’échec, dans les banlieues où l’on pense claniquement et dans les prisons, on ne voyait pas l’apothéose de toute socialisation, la reconnaissance immédiate que règne toujours la loi du plus fort. Dans le tissu social, le délinquant est aussi bien inséré que le policier. Et c’est par miracle que quelques-uns échappent à leur destin de juge, de détenu, de gardien ou de directeur de prison en osant se reconnaître comme des êtres uniques, non réductibles à leur fonction et donc dignes de notre estime.

En réalité, quand l’administration pénitentiaire parle de socialisation, ce qu’elle veut dire c’est resocialisation. Elle attend des détenus qu’ils se convertissent aux normes socio-culturelles des citoyens convenables. Mais le délinquant est celui qui a justement refusé une organisation sociale qu’il juge lui être défavorable. L’asocial vit avec d’autres asociaux, c’est son milieu (et parfois « le milieu »).

Dans les pays comme l’ex-URSS ou la Chine ou Cuba, on n’a pas hésité à « socialiser » de force les marginaux. Avec succès puisque la pègre a pris en main des secteurs coquets de l’économie. C’est une solution, mais il est inquiétant qu’elle tente à ce point les démocraties occidentales. Inquiétant mais pas étonnant. On doit toujours parier sur l’avenir.

Le libéralisme a besoin de justifier les sacrifices individuels qu’il exige, il doit être religieux : il a besoin d’une foi en une liberté transcendante (qui s’avilirait d’être concrète, elle est — alléluia ! — purement abstraite). En prison comme dehors, contre toute évidence, il faut s’affirmer pleinement libre. Les projets d’exécution des peines instituent une solidarité entre le détenu et l’administration pénitentiaire. On attend du prisonnier une entière collaboration. Il donne ainsi pleinement raison à l’institution, d’où le succès considérable remporté par les PEP auprès des surveillants ! Le condamné doit faire sien le jugement qu’a prononcé contre lui la société, s’y rallier de toute sa bonne volonté. Cette joyeuse obéissance peut être une comédie, là n’est pas la question, ce qu’on veut obtenir du détenu, c’est qu’il montre qu’il est capable comme tout un chacun de spéculer sur l’évolution de son prix. Ceux qui refusent de coopérer feront plus d’années de prison. « Ainsi, le Code de procédure pénale dispose que, sauf avis contraire du juge d’application des peines, "les personnes condamnées à un suivi socio-judiciaire comprenant une injonction de soins, et qui refusent de suivre un traitement pendant leur incarcération, ne sont pas considérées comme manifestant des efforts sérieux de réadaptation sociale” ; autrement dit, ces personnes ne pourront pas bénéficier d’une réduction de peine. »[104]

Mais alors on imagine la tragédie que vit la victime d’une erreur judiciaire. « Le 30 juin 1975, je fus le seul détenu du centre de détention de Caen à ne pas bénéficier de permission pour le motif "Se prétend innocent et n’accepte pas sa peine”. »[105] Récemment encore, une avocate avait signalé à la presse le cas de Lucien Léger qui venait d’accomplir 37 années de prison. On rejette sa demande de libération conditionnelle — il y a pourtant droit — sous prétexte qu’il n’a jamais cessé de clamer son innocence depuis son incarcération après le meurtre d’un enfant de onze ans. Les psychiatres le trouvent tous apte à sortir, mais la justice se venge ostensiblement de se voir contestée. Et si Léger était innocent ? Et s’il est coupable, pourquoi cet acharnement ?

Déjà les victimes d’erreur judiciaire sont condamnées plus sévèrement que ne le réclameraient les faits, pour cause de « dissimulation », mais tout au long de leur incarcération leur innocence va encore jouer contre eux, les empêcher d’avoir une commutation de peine, des grâces, des permissions, une libération conditionnelle le moment venu. Jusqu’ici, seule la Justice se livrait à ce type de représailles. À présent l’administration pénitentiaire en est partie prenante et c’est toute la vie quotidienne qui va devenir objet de menues persécutions pour les insoumis, notamment pour ceux qui contesteront le bien-fondé d’un châtiment. Ce sont les condamnés à de courtes peines, bien plus souvent touchés par les erreurs judiciaires, qui, proportionnellement, verront le plus augmenter leur temps de prison.

Le projet d’exécution des peines prévu pour la durée de la détention va trouver tout naturellement dehors son prolongement par le suivi socio-judiciaire institué par la loi du 17 juin 1998 visant les délinquants sexuels. Cette mesure est une peine qui peut être prononcée par le tribunal en plus de la peine de prison ; elle peut aussi, pour des cas très mineurs jugés en correctionnelle, être la peine principale. À leur libération, les délinquants sexuels doivent accepter de se plier régulièrement à divers contrôles sociaux et policiers et répondre surtout à « l’injonction de soins » qui leur a été signifiée. Là encore le corps médical a tout intérêt à se faire croire à lui-même que le condamné vient « librement » se faire soigner.

Quand il s’agit, à la sortie de prison, d’une psychothérapie, il est juste un peu saugrenu d’imaginer qu’un juge condamne quelqu’un à établir une relation de confiance avec un soignant ; mais lorsqu’il s’agit d’une chimiothérapie imposée par des psychiatres peu enclins à se voir rendus responsables d’une éventuelle récidive, on peut être certain que le soigné aura droit aux doses les plus monstrueuses possibles de neuroleptiques. Et à vie.

Pour la première fois de son histoire, la Société elle-même reconnaît que la prison ne rapporte pas de bénéfices suffisants vu le capital investi ; toute alternative à l’enfermement pénal semble tendre dorénavant vers un résultat. C’est assez révolutionnaire pour nous donner l’espoir de voir très sérieusement diminuer les incarcérations de plus en plus souvent perçues comme inutiles. Mais il est d’autant plus clair que s’attaquer à la taule ne suffit pas. C’est le châtiment en tant que tel qui doit faire l’objet de toute notre méfiance et d’une surveillance organisée. Les condamnations les plus inquiétantes vont se diluer dans la vie de chaque jour. Après les délinquants sexuels, ce sera très vite les violents, puis les turbulents puis tous les mauvais diables. Des zombies bourrés de psychotropes assis les yeux morts sur les bancs publics n’attireront pas les journalistes, ces condamnés vidés de leur substance seraient bien incapables de se plaindre.

Si les injonctions de soins se répandent de plus en plus, nous n’en sommes pourtant pas à la fermeture des prisons. L’été 1974, éclatèrent partout en France des mutineries de prisonniers. Il y eut sept morts, mais les réformes demandées concernant les conditions de détention furent obtenues : abandon de l’uniforme carcéral (le droguet), fin de la coupe réglementaire des cheveux, possibilité réelle d’acheter des produits de cantine, assouplissement des conditions d’obtention de parloirs et augmentation de leur fréquence, autorisation de lire n’importe quel journal et d’écouter la radio en cellule ; ce n’était pas rien, mais l’essentiel c’est que le gouvernement adopta en 1975 de nouvelles mesures d’aménagement des peines.

Peut-être que si tout flambe encore, on acceptera de voir dans le temps carcéral autre chose qu’un produit à rentabiliser comme un autre. Quelques petites réformes s’imposent très certainement comme l’abolition de la réclusion à perpétuité, des peines de 30 ans et de sûreté. Mais il faudrait que ça flambe beaucoup beaucoup…


POURQUOI FAUDRAIT-IL PUNIR ?


Les juristes reconnaissent à la peine cinq fonctions : élimination ou neutralisation temporaire, exemplarité, intimidation, amendement et rétribution. Selon les époques, on insiste plus sur l’une ou l’autre. Ces fonctions ne s’adressent pas au même destinataire. Seul l’amendement vise l’auteur de la faute ; l’élimination ou la neutralisation temporaire, l’exemplarité et l’intimidation ont pour destinataire la Société, la première est censée la protéger, les deux autres l’impressionner par une démonstration de la force étatique. Mais à qui s’adresse la rétribution ? Le sens premier (mais dernier sans doute aussi) est religieux : on récompense les bons, on punit les méchants. C’est ce qu’on appelle couramment rendre justice : l’enfant ne trouve pas juste que son voisin ait un tambour et le lui prend, l’autre ne trouve pas juste d’en être dépossédé, le premier ne trouve pas juste de s’en séparer et à plus forte raison d’être puni. La rétribution va permettre aux deux enfants de comprendre qu’il y a justice et justice et qu’on doit se plier aux lois, qu’elles nous apparaissent justes ou injustes, et d’abord se plier à celles qui protègent le droit de propriété. On peut s’en offusquer, c’est ainsi.

C’est ainsi. La rétribution, étrangement, sert et ne sert qu’à assurer la transcendance de la Loi. À travers ses versions profanes, on en reste à cette idée qu’on ne punit ou récompense que pour montrer qu’au-dessus des basses réalités de ce monde existe un ordre immuable des choses qui permet de classer le bien et le mal.

On naît dans un monde injuste : celui-là est beau, l’autre difforme, celui-là a de quoi manger, on lui lit des histoires, on le change quand il s’est sali, on lui sourit, l’autre crie au milieu d’autres cris, celui-là a un regard vif et celui-ci vient au jour avec une intelligence comme gélatineuse à la suite d’on ne sait quelle malformation et, toute sa vie durant, chacun verra s’accroître les différences. Hasard et organisation sociale des misères vont être tricotés pour un destin.

Bien ? Mal ? Juste ? Injuste ? Soit Dieu le veut ainsi (dans la religion chrétienne, Dieu veut la liberté de l’homme et souffre beaucoup, le pauvre, de toute cette souffrance, mais c’est à l’homme d’empêcher les lions de déchirer les gazelles), soit Dieu n’existe pas et c’est l’homme qui décide de ce qui est bien ou mal en fonction des civilisations où il évolue. À quoi sert la rétribution ? À affirmer, au mépris de tout bon sens, que dans cette vie le méchant est puni et que l’homme bon figure au tableau d’honneur.


Pourquoi faut-il punir ?

Pourquoi faudrait-il forcément punir ?

Il est indéniable qu’on ne punit qu’un inférieur, c’est-à-dire celui que l’on veut placer en situation d’infériorité : l’enfant, le subalterne, l’esclave ou l’animal. Un accusé est toujours traité en inférieur. La présomption d’innocence n’y changerait rien si elle était un jour respectée si peu que ce soit.

Souvent, quand on assiste à un procès, on a honte pour les juges et jurés, procureur, avocats de l’image qu’ils donnent. Il faut avoir vu au moins une fois dans sa vie ce jeu de massacre, avoir entendu ces piètres traits d’esprit. Les vedettes, les ténors, les ratés aigris, tous peuvent impunément faire leur cirque. Dans de très rares cas, on s’excite sur des questions de droit, on cherche à créer une jurisprudence. Il arrive qu’un juge de correctionnelle, un président d’assises veille au « sérieux des débats » et l’on se demande alors, consterné, s’il est dupe. Car ce qui apparaît avant toute chose quand on a suivi quelques procès, c’est la relativité de la morale et en particulier des jugements qu’elle inspire.

Ce qui saute aux yeux aussi, c’est qu’on juge des pauvres (quand, de loin en loin, ce sont des riches, le pays est sens dessus dessous et l’on en parle pendant des lustres), des gens qui n’ont pas de mots pour raconter, expliquer, se défendre, qui ont été élevés dans une violence et un désespoir de chaque heure, qui n’ont eu le choix pour éviter la clochardisation qu’entre le vol ou un travail au salaire avilissant. On sait que le vol est incomparablement plus répandu et plus coûteux pour la société dans les hautes sphères des affaires et de la finance, mais les responsabilités sont savamment diluées jusqu’à rendre toute enquête impossible. D’ailleurs il est aisé de constater que ces détournements ingénieux ne scandalisent pas grand monde. Le vol comme le meurtre sont très admirés quand ils sont bien faits ; ce qui reste choquant pour la morale, c’est en fait le côté trivial de la délinquance.

« Sans doute, écrivait Émile Durkheim, le meurtre est toujours un mal, mais rien ne prouve que ce soit le plus grand mal. Qu’est-ce qu’un homme de moins dans la Société ? »[106] La mort d’un inconnu dans son lit, quelles que soient les souffrances de son agonie, n’a pas sur nous le même impact qu’un meurtre. Si celui-ci nous émeut tant, c’est qu’il nous rappelle que nous vivons à la merci de tous ceux qui nous entourent, au XXIe siècle comme aux temps les plus reculés de la préhistoire. Et l’on ne se dit pas « Heureusement, le risque de me faire tuer est presque nul » ou « Pourvu que jamais je ne tue personne », mais « Dire que je pourrais me faire assassiner ! » ce qui, statistiquement, dans des circonstances « normales », est de l’ordre du phantasme même si l’on doit bien reconnaître que de toutes les espèces, l’espèce humaine est la seule à s’entretuer de façon de plus en plus aléatoire au fur et à mesure qu’elle évolue. Mais il nous reste quelque chose des grands singes et c’est ce qui nous protège en temps de paix de trop d’homicides.

Il y en a quelques-uns pourtant. Mais ce qu’on appelle les assassinats, c’est-à-dire les meurtres prémédités et réfléchis, échappe pour beaucoup aux cours d’assises. Un commissaire de police du service des disparitions que j’interviewais un jour pour France Culture disait à quel point il était bien placé pour savoir que de nombreux crimes de sang, souvent commis par des proches de la victime, restaient impunis. Entouré d’une équipe de limiers à l’esprit clair et étonnamment perspicaces, il me raconta comment bien souvent ils découvraient qu’un époux par exemple avait fait disparaître sa femme mais qu’ils n’avaient aucune preuve à fournir. Le crime parfait existe. Et plus les héritages ou les biens en partage sont substantiels et plus le crime est bien ficelé.

Nous avons fait allusion à ces professions estimées et enviées qui se sont fait une spécialité du recel. Ne parlons pas du quidam outré de s’être fait cambrioler qui n’hésite pas un instant à « rouler » aussitôt sa compagnie d’assurances ; mais voleur, lui ? Comme n’importe quel petit larron il estime que « voler les riches », c’est se rendre justice.

La criminalité réelle est tellement plus importante que la criminalité réprimée qu’on peut se demander à quels naïfs s’adressent les représentations que sont les procès et les prisons. En sociologue qui ne s’en laisse pas conter et ne fait qu’examiner ce qui se passe, Émile Durkheim a écrit froidement « Nous ne réprouvons pas un acte criminel parce qu’il est crime. Mais il est crime parce que nous le réprouvons ». C’est très exactement ce que nous dit aussi le dictionnaire : « Crime : en Droit, infraction que les lois punissent d’une peine afflictive ou infamante. » (Petit Robert). Comme le délit et le crime ne sont pas des fautes mais des transgressions, la punition est la preuve qui l’atteste, preuve qu’il faut présenter à chaque fois au public, sinon elle ne serait pas évidente. La Société cherche à socialiser le crime par le procès puis le criminel par la prison. En soi, le crime n’existe pas. Des sujets d’affliction nous menacent de toutes parts et nous devons chercher à les éviter. Mais ce que les journaux appellent « agressions contre les personnes » ne pourra jamais rivaliser, quant à la somme de malheurs engendrés, avec l’hostilité de fonctionnements sociaux qui bousillent nos vies comme la pauvreté, la laideur des cités, le bruit, les travaux pitoyables, l’indifférence, la dureté et l’inintelligence des institutions.

Cela rassure de « tenir le coupable ». Ni plus ni moins que dans certaines tribus, dites primitives, où l’on va réclamer dans une peuplade voisine le prix du sang pour celui qui, mort de maladie, n’a pu qu’être « envoûté »[107]. Question de croyance.

Qui est le coupable ? Souvent des juges reconnaissent qu’à leurs yeux le vrai criminel n’est pas l’auteur de l’acte incriminé, ils font remarquer à la suite d’Arthur Kœstler qu’il serait juste de punir au moins comme complices son père qui le rouait de coups, sa mère alcoolique et les grands-parents du même acabit. Tout le monde en convient d’ailleurs, mais avec une mauvaise foi appliquée, on finit par jurer que l’homme est « finalement » libre. Tout le poussait à entreprendre cette vilaine action, mais il aurait dû réagir, et comme dit le même Kœstler : « Dans tous les cas l’individu est jugé — et se juge — coupable en raison de l’hypothèse, improuvée et improuvable, qu’il aurait pu faire un plus grand effort que celui qu’il a fait, qu’il disposait d’une réserve d’énergie psychique dont il n’a pas usé. »[108] Leibniz avait insisté au XVIIe siècle sur le fait que l’on peut parfois faire ce que l’on veut mais que l’on ne peut vouloir vouloir ; on peut vouloir arrêter de boire et le décider mais on ne peut pas vouloir la volonté d’arrêter (sinon il s’agirait d’un simple souhait).

La rage ou la peur provoque une surexcitation des glandes surrénales. Elles sécrètent alors l’adrénaline qui est diffusée dans le corps par la circulation sanguine et apporte sous forme de glucose une énergie supplémentaire aux muscles. On peut obtenir le même résultat par piqûre. Imaginons un homme qui tuerait quelqu’un après avoir à son insu absorbé une forte dose d’adrénaline ou de substance approchante ; on le considérerait comme victime d’une machination et irresponsable de son acte. Mais quand pareille dose — toujours à notre insu — se répand « naturellement » dans notre sang ?

Il existe un cas, hélas courant, où la défense se fonde exclusivement sur l’idée d’un stress de l’accusé. La circonstance est tellement atténuante que le tueur en l’occurrence ne prend qu’un sursis quand il n’est pas relaxé : c’est lorsqu’un policier commet une bavure.[109]

Quand il s’agit d’un accusé ordinaire, il est souvent trop visible qu’il a été le jouet des Parques. Ces dernières années, cela ne revêt plus grande importance car de plus en plus — rançon du succès lors du procès, on juge beaucoup moins les faits que le comportement de l’acteur. Rien ne paraît plus condamnable que l’absence de réaction. Quand ils ne sont pas bourrés de calmants, certains sont tout simplement anéantis par ce qui est arrivé, d’autres effarés par ce qui les attend. On oublie aussi — quelques jours suffisent mais certains ont été enfermés plusieurs années avant le jugement que la prison préventive les a tout simplement pétrifiés par sa violence[110]. Beaucoup d’accusés arrivent à l’audience en état de véritable prostration. Leur apathie pèsera aussi lourd dans le verdict que leur éventuel énervement.

La presse est très friande de moments émouvants et saura gré à l’accusé bon comédien de jouer les émotions sur lesquelles on compte. Or, et c’est parfaitement logique, c’est la presse qui prononce le réquisitoire : c’est elle, bien plus que le procureur, qui représente la Société. Il suffit de regarder les journaux pour savoir quelle sera la peine prononcée.

Malgré ce petit côté moderne, un procès reste résolument celui qu’imposa l’Inquisition. Laissons les bûchers de côté, ces atrocités n’ont existé qu’à certaines périodes et durèrent plus ou moins longtemps selon les pays. Mais l’Inquisition, c’est d’abord une procédure, celle qui a toujours cours. C’est aussi la manifestation d’une Justice divine et l’affirmation d’une foi. Le spectacle se doit d’être impressionnant. Au moyen âge comme aujourd’hui, le juge absout ou condamne au nom d’une Vérité révélée, celle des Dix commandements et de quelques autres.

Mais comment peut-on s’arranger de l’Inquisition quand on ne croit pas à un Ordre suprême ? Impossible d’échapper à cette question car nous sommes tous jugés. Jugés non conformes (coupables) ou conformes (innocents) mais, de toute façon, jugés.

Ce n’est certes pas le christianisme qui a imposé l’idée de lois sacrées. Chacune des religions antiques ou juive ou hindouiste ou chamaniste ou animiste affirme qu’un ordre céleste régit les lois humaines. Le christianisme, héritier de l’hellénisme, a pris une place toute particulière dans l’histoire des idées en introduisant dans sa théologie la conception d’un Dieu suprêmement raisonnable. C’est la raison que nous donne Dieu, dit Thomas d’Aquin, qui nous dicte ce qui est bien ou mal et accorde aux dirigeants le discernement nécessaire pour établir des lois justes. Les injonctions de Dieu deviendront au cours des temps celles de la Nature, ce qui ne change pas grand chose pour ce qui est des injonctions.

Est-ce un hasard si les penseurs de la morale et du Droit sont protestants ? Hume, marqué par sa religion d’origine, a su prendre ses distances, mais Hobbes, Locke, Kant et Hegel ont revendiqué leur foi. Sans doute parce que, chez les catholiques, les clercs savent et surtout disent quelle est la conduite à adopter en toute occasion, mais si la conscience individuelle est seule maîtresse de l’interprétation de l’Écriture, alors il faut bien essayer d’asseoir la Loi sur un consensus quelconque, il demeure exclu qu’un acte puisse être une affaire de jugement personnel. La question pour un citoyen n’est pas de savoir où sont le bien et le mal, à plus forte raison ce que ces mots signifient, mais de se plier aux lois. Le Droit est une convention fragile qui ne repose que sur la seule volonté de tous d’obéir (par commodité). Une société ne peut survivre sans cette soumission. Lois antisémites d’une époque, loi Gayssot[111] d’une autre : libre à certains de les trouver scélérates, mais les transgresser entraîne un châtiment aux pénibles conséquences.

La Justice fait respecter les lois et se veut par là-même amorale car quelqu’un peut trouver bien de voler, de donner une fessée à son enfant ou de ne pas dénoncer un ami recherché. Pour le Droit, les consciences individuelles et leurs alarmes n’ont pas la plus petite importance.

Antigone a transgressé la loi ; elle est révérée depuis l’Antiquité non pas comme celle qui a bien fait, mais comme celle qui a agi en fonction de ce qu’elle-même estimait être au-dessus des lois. Pourtant c’est Créon le juste, c’est lui l’éternel défenseur de toute Société. C’est lui le méprisable.

Tout dépend du point de vue que l’on adopte, que l’on se permet d’adopter.

Viol d’une jeune fille dans le coma par un infirmier. Vilaine action a priori. Mais Almodovar dans Parle avec elle rend Benigno éminemment sympathique au spectateur alors même que le cinéaste prend la peine à deux reprises d’appuyer sur le fait qu’il n’y a pas eu consentement et qu’il s’agit bien d’un viol. Benigno se retrouve en prison, mais quelque chose ne tourne pas rond. De quel droit juge-t-on cet homme ? Un ordre est rétabli. Quel ordre ? À quoi rime la punition ?

Dieu était le grand Ordonnateur, l’idéal serait de le remplacer par un ordinateur - un ou deux, blanc ou noir -, la Justice serait parfaite. On met toujours en garde les jurés contre leurs sentiments, leur éventuelle trop grande compréhension, c’est-à-dire leur intelligence. Les juges n’ont pas à tenir compte des bonnes ou mauvaises intentions de l’auteur d’un acte délictueux. Il est intéressant de constater que les homicides par imprudence sont de plus en plus sévèrement réprimés.

Il fut un temps où les victimes d’un accident ne cherchaient pas à tout prix à punir quelqu’un. Elles estimaient normal d’obtenir réparation et quand il y avait eu mort d’homme, la famille trouvait souvent une satisfaction réelle et même une consolation dans le fait qu’on installe par exemple un rond-point à tel croisement dangereux qui éviterait d’autres drames. En ces jours révolus, au lieu d’envoyer en prison de supposés responsables, on réfléchissait encore à une solution.

Dans le domaine de la délinquance, ce qui touche le plus grand nombre de personnes, c’est le vol. Les victimes se fichent bien qu’on retrouve le voleur s’il ne peut leur rendre leur bien. Quand il y a cambriolage, elles ne se font aucune illusion sur les recherches de la police et si ce n’était pour l’assurance, il est patent que le plus grand nombre ne porteraient pas plainte. La souffrance est profonde et les victimes d’un cambriolage vivent surtout la dépossession comme une perte sentimentale — les objets inanimés ont une âme, la question ne se pose même pas. Elles se sentent lésées comme après une inondation ou un incendie ; elles comptent évidemment plus sur leur assurance que sur la Justice ; elles font renforcer portes et serrures, bref elles prennent des dispositions pour que ce qu’elles ont vécu comme une calamité ne se reproduise plus. Le voleur est accusé non d’être malhonnête mais de « n’avoir pas de cœur ». À l’inverse, on ne s’étonne pas de la gratitude de la victime à qui on a arraché le sac à main que l’on a finalement retrouvé déposé bien en vue sans argent ni chéquier mais avec les papiers, les photos, la lettre dont on ne s’est jamais séparé, le carnet d’adresses…

Le désir de châtier est toujours très lié à des réactions primaires d’indignation ou de peur et il est courant que la Justice soit volontairement dévoyée pour le plus grand plaisir de la galerie. Daniel C. battait régulièrement ses enfants avec une grande brutalité. Un jour un coup de poing dans le foie entraîne la mort de l’un d’eux. Pour le père meurtrier, il ne peut s’agir que d’un accident.

Il dit à la barre qu’il regrette d’avoir battu son fils, mais qu’il ne se sent pas coupable de cette mort. À l’annonce de sa condamnation à une peine de perpétuité, il entend stupéfait le public des assises applaudir. En réalité, le spectateur se réjouit d’un téméraire détournement de la loi, c’est bien la violence des coups et seulement elle qui l’a scandalisé ; c’est elle qui est ainsi punie de la plus longue peine possible et non un homicide effectivement accidentel. La Justice se voudrait d’airain, elle est de plomb, malléable. Cette marie-couche-toi-là peut bien faire la fière, elle n’en demeure pas moins au service des lois, lois votées avec une impudence qu’on a peine à croire tant qu’on n’a pas assisté à un vote de l’Assemblée nationale.

Nul n’est censé les ignorer. Mais on n’a jamais eu la folie de prétendre qu’on pouvait connaître toutes les lois d’un pays. La plupart des gens fonctionnent « au jugé » en fonction de l’intérêt du moment. L’auteur d’un délit ou d’un crime a souvent dû choisir entre deux lois : un jeune ne peut se permettre de braver la loi sexiste de son clan sans en subir les conséquences, c’est-à-dire une punition sévère : il doit participer à la « tournante » ou à une « expédition punitive contre des pédés ». Refuser, c’est être un insoumis, ce qui entraîne forcément un châtiment. Normal.

La loi au-dessus des lois est celle de l’État et personne n’essaie de nous faire avaler que c’est la meilleure, on tente simplement de nous montrer qu’elle dispose de moyens de coercition plus étendus et plus impitoyables que ceux des autres brutes. Celui qui a été jugé coupable d’avoir transgressé cette loi-là est alors condamné à une amende, à la lapidation, aux verges, à la mort, au pilori, à la déportation, à la prison, au bûcher, à la pendaison, à l’écartèlement, aux travaux forcés doux ou durs.


Le même Daniel C. dont il a été question un peu plus haut avait les larmes aux yeux chaque fois qu’il montrait une photo de ses enfants. Un de ses co-détenus m’écrivait : « Au début, quand on le voyait s’attendrir sur les photos de ses gosses, il y en avait toujours un pour lui balancer “Si tu les aimais tant, pourquoi tu leur défonçais la tronche ?” et lui ne savait que dire : “Ça n’a rien à voir. Ça n’a rien à voir.” » Et mon correspondant répondant à la lettre où je reprenais ces propos : « Je peux en dire autant de moi ou plutôt de tout le monde ici : ça n’a rien à voir, la prison, le jugement, les années de taule. Ça n’a rien à voir avec rien. » J’associe ce souvenir à une autre histoire de photo. La religieuse chargée de l’aumônerie d’une maison d’arrêt me raconta un jour : « Il a vu dans le journal la photo de sa victime et me l’a montrée en me disant “Une mère de deux enfants… Si c’est pas malheureux !” » Cet homme ne souffrait d’aucun dédoublement de la personnalité. Il reconnaissait sainement qu’un irréparable malheur était arrivé. Si en sortant du casino il n’avait pas eu ce furieux besoin d’argent, s’il n’avait pas vu soudain toutes ces liasses bourrant le grand sac Vuitton, si la femme était sortie dix minutes plus tôt ou plus tard, si…

Tout ne tient qu’à un cheveu.

Juger est impossible.

Assassin, victime, personne ne peut se mettre à la place de l’autre. Chaque être est unique, chacun de ses actes est unique. Que faire des criminels ? Cette question est criminelle : elle nie et détruit l’individu, l’être complexe que personne ne peut réduire à une estampille. Quand on marque quelqu’un, on le contraint à n’être que ce qu’on a décidé qu’il serait.

Que faire des criminels ? C’est le type de question qui fait d’eux des êtres abstraits. Abstraits du reste de leur vie, ceux qu’on appelle les criminels ne sont qu’un petit élément d’eux-mêmes. Bien des écrivains sont agacés de rester pour le public l’homme d’un livre qui eut du succès alors qu’ils savent avoir écrit de bien meilleurs ouvrages dont personne ne parle. Le temps renouvelle tout, pas une pierre qu’il ne transforme. Les hommes changent plus vite que les nuages, d’où le tragique de ce temps mort, immobile (et voulu comme tel) de la prison.

Que faire des criminels ? Cette question qui semble passionner les foules est idiote. À la rigueur il serait encore sensé de se demander : que faire face à quelqu’un ayant commis un acte criminel ? On se doute que posée ainsi la question donnerait lieu à de multiples réponses. L’une d’elles serait peut-être la classique interrogation déjà abordée dans le chapitre précédent : « Cet individu est-il dangereux ? » À priori on ne voit pas pourquoi celui qui aurait commis telle action serait plus dangereux que celui qui ne l’aurait pas encore commise, c’est-à-dire n’importe qui. « Mais qui nous dit qu’il n’est pas un tueur en série ? » Dans certains pays barbares où l’on peut en déplorer jusqu’à un tous les cinq ans, on est loin de les arrêter tous. Or la série s’interrompt toujours. Mais ce sont des cas limites.

Les plombiers cannibales existent et les nécrophiles et aussi les siamois et autres monstres. La tératologie nous enseigne ceci : que rien n’est plus rare qu’une rareté. Face à un couple siamois, à un hermaphrodite, que faire sinon inventer des rapports différents ?

Infiniment plus répandus les requins et bandits qui jamais ne se font reconnaître comme délinquants et qui peuvent acculer au suicide des employés licenciés ou persécutés. Souvent la porte blindée intérieure est une solution ou le maquis à plusieurs jusqu’à une résistance organisée.

Mais que faire d’un voleur invétéré, d’un repris de justice ? Le métier de voleur est très risqué et je ne connais pas de mauvais sujet qui ne préfèrerait être marchand de biens ou présentateur de télévision. Qu’on donne aux voleurs un métier très lucratif ; voleurs ils le resteront peut-être, mais pas plus qu’un honnête homme. Certains aiment pourtant l’aventure ; ils feraient merveille comme navigateurs solitaires, alpinistes ou correspondants de guerre. Des sponsors seraient ravis de parrainer d’anciens vauriens. Mais tout le monde alors voudrait… Voilà qui serait bien étonnant ! Depuis quand la majorité aurait-elle le goût du risque ? Resteraient les rebelles… On ne peut rien faire des rebelles.

Les jeunes pauvres ne savent pas comment se sortir de cette vie couleur de béton. À quinze ans, la misère suinte de chaque souvenir, c’est l’ennui des garderies où l’on a vécu toutes les aubes et tous les crépuscules de sa petite enfance, c’est le parfum volé qu’on a offert à sa première amie pour son anniversaire, unique cadeau qu’on ait jamais fait, c’est les mots qu’on n’a pas trouvés pour expliquer un malentendu, ce sont les copains qui ont réussi, policiers, militaires ou vigiles, ceux qui portent une arme pour ne plus avoir peur devant les autres. Se mettre en rupture de ban permet juste de connaître quelques rares instants la fierté d’avoir su dire non à une vie trop moche. Parfois il n’y a même pas eu de colère, seulement un commencement de chagrin. Puis ce refus. Et le payer de la prison — qui sait — en vaut peut-être la peine, la profonde et lourde peine.

Nous connaissons tous des gens aux idées sinistres, d’autres qui vivent sur les nerfs ou ne se cachent pas d’avoir une sexualité bizarre. Mais jamais je n’ai rencontré un être « foncièrement mauvais » ni en prison ni dehors. Certains font de leur méchanceté un gagne-pain, dans la critique littéraire par exemple, pour parvenir à plaire, la cruauté doit alors être brillante ; ce qui est pénible chez les malfaisants, c’est souvent leur platitude. La violence c’est tout autre chose, une fougue mal utilisée, la même à l’origine dont se montre fier un joueur de tennis ou une danseuse qui sait la maîtriser et la plier à ses besoins. Mais avoir les moyens d’apprendre à se servir de sa force n’est pas donné à tous les berceaux.


De l’impossibilité de juger « un criminel », certains déduisent qu’on pourrait juger le crime et non la personne, rappeler simplement les règles du Droit. Cette vieille tradition, déjà attestée au VIe siècle avant notre ère où le Dieu d’Israël déclare qu’il veut la mort du péché, non celle du pécheur[112], a souvent été reprise et tout aussi souvent oubliée par les églises chrétiennes. Issu d’une lignée de rabbins, Émile Durkheim reste fidèle à cette conception d’une faute qu’il faut savoir distinguer de celui qui l’a commise, c’est elle qui doit être mise en accusation, non le malheureux qui pourrait être n’importe qui d’autre. Parlant du maître vis-à-vis de l’élève, il écrit : « Il faut qu’il blâme d’une façon ostensible l’acte qui a été commis, qu’il le réprouve avec énergie ; cette réprobation énergique, voilà ce qui constitue essentiellement la peine. Ainsi la fonction essentielle de la peine n’est pas de faire expier au coupable sa faute en le faisant souffrir, ni d’intimider, par voie comminatoire, ses imitateurs possibles, mais de rassurer les consciences que la violation de la règle a pu, a dû nécessairement troubler. […] C’est le blâme porté sur la conduite tenue qui seul est réparateur. […] Aussi le traitement de rigueur n’est-il justifié que dans la mesure où il est nécessaire pour que la réprobation de l’acte ne laisse place à aucun doute. »[113]

Durkheim fit des émules parmi les magistrats d’avant la première guerre mondiale. Ce fut aussi la Belle Époque pour le Droit ! On a peu réfléchi comme alors… Cependant les juges tout comme Durkheim ne pouvaient se cacher que le blâme en lui-même était déjà violent dès lors que quelqu’un était accusé d’avoir commis un délit ou une erreur. Chacun fait ce qu’il peut à un moment donné. Ce qu’il peut dépend de l’estime qu’il a de lui-même, on a tout à gagner à lui rendre cette estime, et au prix fort.

Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719), fondateur des « petites écoles chrétiennes » s’interrogeait déjà sur ce qui pouvait différencier une punition et même une sanction de n’importe quelle autre violence. Il prônait la compréhension de la faute autant que celle du coupable.

Que peut-il sortir de bon du blâme et de la vexation ? Dans l’état actuel des choses, le procès est toujours une cérémonie de dégradation, il vous couvre d’opprobre quand bien même vous seriez relaxé à la fin des débats. Il ne peut rien en résulter de valable pour l’accusé, qu’on suive ou non Durkheim quant à son utilité pour rassurer la Société sur la fixité de ses valeurs. C’est pourquoi nous ne pouvons entrer dans les vues du juge Antoine Garapon qui défend l’idée de la confrontation judiciaire dans un procès comme « en soi un remède au mal du crime […]. L’auteur et la victime se retrouvent face à face à nouveau, mais dans un rapport inversé : celui qui a été méprisé est en mesure d’accuser et celui qui a abusé de l’autre se trouve désormais acculé à se justifier. »[114] Il donne ensuite comme exemple positif celui d’un collégien, Alexandre, ayant pris un de ses camarades comme tête de turc et qui passe en jugement ; il cite un article du Monde : « Et les excuses [d’Alexandre], le pardon qu’il a demandé à la barre, il les a exprimés en tournant le dos à sa victime, écrasé par le poids de la honte. »[115] Antoine Garapon trouve très bien ce qu’il appelle ici une « exposition publique de l’accusé », nous, non. Nous ne pouvons être d’accord avec lui sur ce chapitre, même si Garapon est l’un des très rares juges de France à se battre depuis longtemps contre la prison et pour une justice capable de dépasser enfin l’idée de punition.


Un mot de la fameuse intimidation. Au long des siècles, on chercha à tremper un doigt ou des linges dans le sang des suppliciés ; en Allemagne au moyen âge, il y eut un trafic invraisemblable de ces reliques, jusqu’à éclipser celles que vendait l’Église. C’est en 1939 qu’en France on dut renoncer aux exécutions publiques[116], car les condamnés fascinent, excitent toutes sortes de sentiments inavouables. Et point n’est besoin de voir quelqu’un livré à la roue, à la guillotine, au garrot, à la croix ou au pal, n’importe quelle prison attise le même intérêt qu’un musée des supplices. Bien des directeurs de l’administration pénitentiaire refusent l’entrée à des groupes scolaires qui viendraient en visite parce qu’ils savent que, loin d’inspirer l’horreur souhaitée, le châtiment pénal déchaînerait chez ces adolescents une compassion… ardente.

On ne peut nier que l’intimidation fonctionne, mais le châtiment ne fait peur qu’à ceux qu’on intimide facilement, ceux qui sur des rails ne risquent pas de s’écarter du bon chemin. Quant aux têtes brûlées, elles revendiquent leur entrée en prison comme l’intronisation dans le monde des durs.

Bien sûr, c’est souvent de la frime. Nous mettons de côté tous ces « accidentés » qui peuplent les cellules et pour qui l’intimidation ne risquait pas de jouer tant ils étaient psychiquement en dehors du coup. Mais, dans les vrais milieux de la délinquance, c’est une question de dignité que de savoir se montrer beau perdant. À l’évidence, les voleurs divers qu’on rencontre en prison ne sont absolument pas représentatifs de leur profession ; tout au contraire ils ne sont pas doués, ils ont échoué et ils parlent avec admiration de Max, Joe ou Lisa qui ne se sont jamais fait prendre en quarante ans. Chez les petits loulous, il est bien vu de jurer « La taule ne me fait pas peur, à moi », même si la première nuit en maison d’arrêt on claque des dents et qu’on sent pâlir ses reins. L’exemplarité n’a cours que dans un sens : quand celui qu’on a libéré roule encore des mécaniques et tire la leçon de son incarcération en répétant à ses admirateurs : « On va me le payer ! »

Il y a plus de cent ans que les pénalistes ont fait remarquer que la prison était le risque professionnel du délinquant. Les métiers périlleux comme ceux de pêcheur ou de mineur n’ont jamais été en mal de main d’œuvre ; tout au contraire ils exercent un fort pouvoir de séduction et un réel attachement de la part de ceux qui les ont embrassés. On aurait tort de sous-estimer un attrait romantique pour les activités reconnues comme dangereuses et surtout pour la fraternité qu’elles supposent. Histoires d’hommes, mais les compagnes de ces hommes se forgent une identité sociale très puissante comme femmes de voyou, de mineur ou de pêcheur, avec des caractères propres fondés sur la fidélité, la détermination, le sang-froid, un courage à toute épreuve. Par la force des choses, elles ont souvent épousé la solitude.


Qui de nos jours croit encore à l’amendement du délinquant, à son « amélioration » par un séjour à l’ombre ?

Des naïfs semblent attendre de la prison que le détenu réfléchisse et regrette ce qu’il a fait. Sauf dans des cas tout à fait exceptionnels, quand il y a mort d’enfant par exemple, le remords est rarissime et l’on peut supposer qu’il serait identique si l’auteur d’un tel acte n’avait pas été arrêté.

Le repentir est lié à une faute. Mais ce qui est faute à ses propres yeux n’a que très exceptionnellement à voir avec la Loi. Un ami meurtrier à qui je demandais s’il avait jamais connu le remords (et je pensais à l’assassinat de sa femme) me répondit avec émotion : « Oh oui ! Je pense sans arrêt à un jour où, tout gamin, je faisais enrager ma mère ; elle me courait après dans le jardin, je lui ai fait un croche-pied, elle s’est étalée par terre. Toute ma vie je regretterai ça. »

La douleur d’avoir commis un forfait est plus rare qu’on ne croit ; la honte d’avoir lâché un pet en public est apparemment plus cuisante que celle d’avoir nui à son prochain. Le regret qu’éprouve un détenu c’est le plus souvent celui de s’être fait prendre ou d’avoir manqué une affaire en or. Quant à celui qu’on exige de lui au moment du procès, il ne s’agit que de déculpabiliser juges et jurés en validant l’acte d’accusation.

De toutes les fonctions de la peine de prison, la seule qui remporte encore les faveurs d’une bonne partie de la population reste celle de l’élimination. Comme m’écrit un ami américain : « Les délinquants ont sans doute de bonnes raisons, bien à eux, d’agir comme ils le font. Mais de mon côté je dois me protéger en les tenant à l’écart. Cela dit, on devrait traiter les détenus comme des prisonniers de guerre et ne leur faire aucun mal. » Pour son édification, je lui ai conseillé de lire Les Poulpes de Raymond Guérin[117]. Depuis, il a appris aussi bien que moi comment ont été traités les prisonniers afghans : les photos des émasculations ont circulé dans les journaux de son pays et dans quelques-uns d’ici, elles traduisent fort bien le respect de tout vainqueur pour le vaincu.

Comment pourrait-on imaginer « ne faire aucun mal » à des gens privés de liberté, séparés des êtres par lesquels ils vivent, coupés de leur passé et de leur avenir ?

Mise à l’écart de ceux dont on a peur… Mais enfin environ 70 000 malfaiteurs sont libérés chaque année[118] ! Finalement la question est bien celle-ci : faut-il les laisser sortir ? On constate qu’en vieillissant, la plupart des hors-la-loi sont moins attirés par la volerie, on peut donc hâter l’invalidité, leur casser bras et jambes. Cette solution a été longtemps appliquée. Et elle évitait la prison. Aujourd’hui, très flegmatiquement on casse chez quelqu’un toute envie de vivre autrement, on le réduit à n’être à sa sortie qu’un « ancien taulard » autant dire un prochain récidiviste.

Le châtiment n’est pas seulement inutile, il est nuisible. N’importe quel tueur voit bien en prison que la vie d’un homme ne vaut strictement rien. Tout détenu peut s’apercevoir que par décision de justice il est l’objet d’un furieux rapport de forces dans lequel le plus faible n’est qu’une serpillière pour les autres, un numéro d’écrou pour ceux qui ont autorité sur lui.

« Mais cette punition, ils l’ont méritée ! » La manière dont on punit autrui révèle toujours jusqu’à quel degré de cruauté on peut descendre. Et c’est valable dans l’autopunition. Freud ne disait-il pas que certains hommes triturés par un sentiment de culpabilité préexistant à la faute (le péché originel) n’agissaient à tort et à travers que dans l’intention d’être punis ? Pour lui qui avait été assez battu pour le savoir, le père représente l’instance punitive par excellence. Les femmes, qui y sont nombreuses, s’adaptent mal aux glaives du monde judiciaire, et celles qui veulent s’afficher comme super hommes ou super femmes restent les jouets de ces messieurs, qu’elles soient pantins ou poupées, là comme ailleurs. Là comme ailleurs il serait vain de penser contre ce monde, nous n’y respirons mieux qu’en pensant autrement, quel que soit notre sexe. La psychanalyste Alice Miller a étudié l’influence des punitions sur des enfants élevés par des pères particulièrement rigoureux et prompts à punir. Dans C’est pour ton bien[119], elle montre avec sa limpidité habituelle qu’un enfant qui n’a jamais connu la clémence lorsqu’il a fait une bêtise n’éprouvera aucune pitié face à ses victimes. De la même façon, celui qui aura été condamné froidement à une peine sévère pour un hold-up n’hésitera pas à tuer froidement lors d’un prochain braquage.

La prison appelle la récidive parce qu’elle jette dehors des gens désaxés, miséreux, perdus pour tous, mais aussi parce que beaucoup de délinquants « se sont installés » en taule, que celle-ci est devenue le lieu où ils ont échafaudé comme ils ont pu leur personnalité de « mauvais garçon », qu’elle est l’unique refuge de leur chienne de vie.


« La punition est toujours un acte de haine » écrivait le pédagogue Alexander Neill.[120]

J’ai vécu à une époque où quelques rares parents élevaient leurs enfants sans jamais les punir, cette seule idée les aurait horrifiés ; ils les éduquaient avec une immense attention. Leurs enfants ont à leur tour des mômes qu’ils élèvent avec le même respect qu’on leur a toujours tendrement témoigné, ce qui suppose une grande exigence envers soi-même et c’est cette exigence qui se transmet par osmose. Mais voilà… c’est une autre conception de la vie (concevoir la vie autrement est possible !). Il arrive dans ces familles que l’on cède à la colère, mais jamais on n’abaissera son enfant par le châtiment, la sanction, la menace, la punition qui sont les armes de celui qui se veut le plus fort contre le faible et ne font passer de génération en génération qu’une chose, le goût pervers des auto-flagellations ou le désir de punir. Ceux qui désirent vivre une amitié profonde avec leurs enfants les traitent avec toute l’estime et la sollicitude que nous avons pour nos amis les plus chers : si l’un de ces proches fait quelque chose qui nous déplaît, nous nous en expliquons, mais comment pourrions-nous avoir l’idée de le châtier ? Quand l’enfant a causé du tort à quelqu’un, ses parents essaient avec lui avant toute autre chose de découvrir pourquoi et, avec lui encore, de réparer. Lorsqu’ils se sont laissés emporter par leur irritation, ils demandent au supposé coupable d’essayer à leur tour de les comprendre et de les excuser. C’est la compréhension qui permet d’élever un enfant. Bien peu de gens, quels que soient les niveaux de leur QI ou de leurs revenus, en sont capables.[121]

Lorsqu’on punit, on veut faire expier à quelqu’un sa faute. La douleur infligée au coupable est censée rétablir un équilibre : il faut contrebalancer le crime par une souffrance équivalente. Quelle idée ! À ce compte-là, il serait parfaitement juste de brûler vifs les trois enfants de ce propriétaire qui a mis le feu à un immeuble insalubre où logeaient des familles africaines pour toucher une assurance, faisant mourir six enfants et cinq adultes. Il serait juste de vitrioler cette femme qui a vitriolé sa rivale. Il serait assurément juste de violer l’homme qui a violé.

Ce serait juste mais cruel et imbécile.

Pourquoi librement agirions-nous en scélérats au nom de la Justice ? Nous ne craignons pas de répéter que l’incarcération est une souffrance et pas du tout symbolique mais une douleur exaspérante qui lime les nerfs jusqu’à les détraquer sans rémission. Au XIXe siècle, le sociologue et criminologue Gabriel Tarde n’hésitait pas à dire que la condamnation à perpétuité ce n’était plus « faire mourir sans souffrir mais faire souffrir sans faire mourir ». Il est aberrant de penser qu’un mal compense ou annule un autre mal. Il le multiplie. Il touche le coupable, mais aussi tous ses proches. Mais qu’un petit soit massacré par l’enfermement de sa mère n’émeut personne : « C’est de sa faute à elle, elle n’avait qu’à réfléchir avant ». Le suicide d’un fils de criminel ne compte pour rien. Quant à l’enfant qui espère venger un jour son père en reprenant cette vendetta, ce n’est qu’un gibier de potence, son destin est tout tracé, on ne va quand même pas pleurer.

Et pourtant…

Quand on fait du mal à quelqu’un, il devient une victime. Les détenus sont tous des victimes, pas « victimes innocentes » mais qu’on le veuille ou non, victimes. Anne-Marie Marchetti cite dans son enquête un détenu qui fait justement remarquer qu’au début les criminels culpabilisent puis, après les assises, « culpabilisent le système » considérant avec quelles férocité et désinvolture on a disposé de leur vie au nom même du respect dû à toute vie.

Si nous parlons tant des 5% de détenus qui ont « du sang sur les mains » c’est que nous savons que c’est toujours eux qui hantent les imaginations, mais à plus forte raison la prison comme « mise à l’écart » est-elle irrationnelle et même grotesque pour les courtes peines.

Un jeune détenu, raconte Véronique Vasseur, a craché au visage de l’un des CRS venus en renfort lors d’une grève des surveillants. Ils l’ont battu. « Il a des traces de coups gros comme des bananes sur tout le dos » constate le médecin, il n’est plus qu’une plaie et se voyant près de mourir, il écrit sur le mur avec son sang pour demander pardon à sa mère. Après les points de suture, on l’envoie au mitard. Véronique Vasseur l’y retrouve plus tard « recroquevillé, barbouillé de sang, tout nu, sans matelas ». On s’oppose à sa demande de le laisser réintégrer sa cellule.

C’est d’abord cela la prison : le refus.

Mais depuis le temps qu’on nous parle de l’exemplarité du châtiment, pourquoi est-on si discret sur ce que serait l’exemplarité de la bienveillance ?

Ceux qui considèrent comme sacré tout code, tout règlement, toute loi, ceux qui ont besoin d’ordre et d’ordres et s’ingénient à apparaître comme dogmatiques et intolérants se réclament souvent d’une religion quelconque. Mais ils en prennent et en laissent. En Occident où a prévalu bien longtemps le christianisme, nul n’a considéré comme sérieuse la parole de Jésus dit le Christ : « Ne jugez pas ! » Dans la religion catholique, tout homme qui le désire peut être absous et justifié par Dieu de ses fautes alors même que le châtiment lui aurait été dû de par la Loi écrite dans la pierre, c’est ce qu’on appelle la Rédemption. Le rédempteur, le go’el en Hébreux, est celui qui rachète un prisonnier, qui paye une rançon pour sa délivrance. Mais le Dieu de miséricorde des juifs, des chrétiens, des musulmans, la voie de la compassion infinie de Bouddha envers toutes les créatures n’ont jamais eu qu’un nombre infime d’adeptes. Ce que les hommes choisissent dans leurs religions, c’est la crainte aveugle et surtout l’excuse de vivre dans l’irrationalité. On comprend que les anarchistes et autres libres penseurs du XIXe siècle aient si souvent exprimé leur tendresse et leur pitié pour le malheureux Jésus.

Rares actuellement sont ceux, athées ou croyants, qui font encore allusion à une justice qui ne soit plus fondée sur la rétribution, le salaire des bons et des méchants, mais sur la réconciliation, on n’ose plus dire le pardon. Le pardon a très mauvaise presse parce qu’il suppose l’humilité. Pour les ostentateurs de nos contrées, l’humilité s’apparente à de la soumission ; c’en est assez drôle quand on sait les vipères et couleuvres que doivent ingurgiter les gagneurs ! Des philosophes comme Paul Ricœur lorsqu’ils parlent de pardon agacent les journalistes qui trouvent cette attitude franchement dépassée. Pour eux l’avenir est à l’essorillement[122]. C’est avec des sourires en forme de pincettes qu’ils regardent ceux qui veulent l’apaisement de l’offenseur et celui de la victime. Et pourtant ils existent…


PISTES ABOLITIONNISTES


Les abolitionnistes n’ont pas de sens commun. En luttant contre l’esclavage puis contre la peine de mort, ils étaient battus d’avance.

Pourtant ils ont gagné ces deux combats presque partout. Et c’est incroyable. Parce que leur lutte était absolument utopique : l’esclavage comme la punition par la mort avaient existé de tout temps et devaient donc, comme la soumission des femmes ou des enfants, comme la maladie et les infirmités, de tout temps exister. C’était comme ça.

D’autres abolitionnistes (ou les mêmes) ont engagé le combat contre la prison. On leur oppose indéfiniment cette même résignation : oui, incarcérer est un peu navrant, un peu barbare, mais il n’y a pas moyen de faire autrement.

Dans ce beau printemps de mai 68 qui dura une dizaine d’années, on a réfléchi beaucoup. On était prêt dans les domaines les plus variés à « tout arrêter » et à tenter des expériences inouïes, c’est-à-dire dont jamais personne n’avait entendu parler. Et ce n’était pas triste. En ces années 70, on parla de l’abolition des prisons. Dans certains pays, notamment au nord de l’Europe (en Scandinavie et aux Pays-Bas[123]) et au Canada, les étudiants en droit et leurs professeurs commencèrent à s’interroger sur la cruauté voulue du châtiment carcéral.

Puis ce fut la réaction des années 80. Certes en France, ce fut spectaculaire avec, en 1981, l’effondrement de toute une pensée contestataire et de l’esprit critique en général, mais dans le monde entier l’argent comme seule valeur fondant la suprématie de l’économie sur la politique passa en véritable rouleau compresseur sur les idées qui fleurissaient dans les têtes des pacifiques.

Ce n’était encore rien et les années 90, années de fer, déchiquetèrent jusqu’au moindre espoir de s’arracher à la brutalité des rapports institutionnalisés et personnels. Dans presque toutes les contrées du monde, le taux de croissance de la population carcérale en cette période a augmenté de 20 % et d’au moins 40 % dans la moitié des pays[124] ! Au moment où j’écris il est trop tôt pour savoir si ce début du XXIe siècle ne sera pas plus terrifiant encore ou si nous pourrons échapper au pire par une implosion.

Les années 90 ont donc vu une augmentation draconienne du taux d’incarcération. À deux exceptions près : la Suède qui maintient le cap vers la baisse depuis 1997 et surtout la Finlande, seul pays du monde à avoir enregistré une baisse constante des incarcérations tout au long de ces quinze dernières années.

Sur 100 000 habitants, aux États-Unis 700 sont incarcérés, 685 en Russie, En France 90, en Finlande 54.

Dès les années 70, la Finlande avait amorcé la descente. Ce qui nous intéresse ici c’est que la politique seule, et non l’évolution de la criminalité, explique cette attitude totalement à contre-courant de la part d’une nation dont les ressortissants ne sont a priori ni plus sages ni plus vertueux que dans un pays balte par exemple.[125]

Les études qui ont été faites montrent d’abord que ce sont moins des réformes (comme le recours aux peines de substitution ou l’obtention plus facile d’une libération conditionnelle) que la réceptivité des juges et des membres de l’administration pénitentiaire qui ont permis cette humanisation d’un pays tout entier. Pourquoi ? Parce que la Finlande a voulu se démarquer de la politique pénale de l’Union soviétique d’abord puis de la Russie (à Saint-Pétersbourg, dans la prison Kresty, on entasse aujourd’hui de 10 à 14 détenus dans une cellule de huit mètres carrés).

L’influence soviétique a pesé très lourd sur la Finlande. Les juges et pénalistes avaient d’un côté ce modèle, de l’autre celui des pays scandinaves voisins. De 1970 à 2000, ils ont multiplié les études et recherches sur le coût de la prison, ses résultats et le poids néfaste du châtiment sur la culture et le bien-être d’un pays. Ils ont choisi d’éviter l’incarcération dans toute la mesure du possible.

Pour y parvenir, ils ont principalement agi dans deux directions : une information constante des hommes politiques, une attention particulière aux médias en contestant systématiquement les informations fausses ou controuvées et en faisant savoir, lors de faits divers sanglants, à quel point de telles affaires étaient rares.


L’idée d’abolition pure et simple fait son chemin malgré la période sinistre que nous traversons et parfois à cause d’elle.

Les moins radicaux des abolitionnistes — une petite minorité — estiment qu’on peut faire de la résistance passive en encourageant tout ce qui peut amener les juges à laisser les prisons tomber en désuétude : on viserait à restreindre au maximum les incarcérations jusqu’à leur fermeture. Laquelle serait inéluctable vu sa forme misérablement anachronique au XXIe siècle. Telle est assez souvent l’attitude des avocats et de quelques magistrats. Les autres abolitionnistes prônent la fermeture des prisons s’accompagnant forcément d’une refonte totale de l’éducation. Il n’est pas dit que l’enfermement des enfants à l’école soit la meilleure éducation possible à la liberté. La délinquance est pratiquement toujours une réponse à l’échec scolaire. Il est assurément possible d’éviter cet échec, ce mépris de soi et donc des autres ; cela suppose bien sûr une remise en question fondamentale de l’école qui fait l’objet d’autres ouvrages.[126]


Concrètement que proposent les abolitionnistes ? De remplacer la justice rétributive (infliger du mal à qui a infligé du mal) par une justice que, selon les pays, on appelle reconstructive, transformative, conciliatrice ou positive. La victime devient alors le centre du processus ; d’une manière ou d’une autre, elle doit obtenir réparation. Mais l’offenseur est considéré comme infiniment digne d’intérêt, il doit être compris et pouvoir réclamer justice, lui aussi. Les abolitionnistes estiment qu’avant de livrer la guerre, on doit faire appel aux diplomates, leur donner le temps et les moyens d’obtenir un règlement du conflit qui satisfasse les deux parties. Tout repose donc sur l’idée de la médiation.

En France, la médiation pénale existe mais n’est mise à contribution que pour les petits délits, notamment pour les conflits de proximité[127]. Dans d’autres pays, notamment au Canada qui a été un pionnier courageux et inventif sur ce chemin difficile, ou encore en Australie où le programme national de Transformative Justice of Australia a été mis en place en 1995, on cherche à faire fonctionner ces instances de médiation pour des affaires pénales plus graves, en particulier celles mettant en cause de jeunes délinquants. Que ce soit en Australie ou ailleurs, il s’agit de rassembler les acteurs et victimes d’agressions. Il est exclu de punir ou de sanctionner. Chacun est invité à parler et tous à réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour réparer les dégâts et éviter que cela ne recommence.

Bien avant que ne soient organisées des structures officielles, des individus s’étaient regroupés en association pour « chercher ensemble à cicatriser les blessures » comme ce fut le cas aux États-Unis pour l’association Murder Victim’s Families for Reconciliation[128], fondée par Marie Deans. À sa création, cette association « renversante » sembla littéralement contre nature : ses membres ont eu l’un des leurs tué par un criminel. À la surprise de tous, elle eut de plus en plus d’adhérents.

En Afrique du Sud, dans les dernières années de l’apartheid, des tortures aussi inédites que monstrueuses ont été pratiquées par ses partisans mais aussi par les autres. La commission Vérité et Réconciliation mise en place par Desmond Tutu a opéré une véritable révolution dans le système judiciaire habituel : à condition d’avouer publiquement son crime dans un face à face avec la famille de la victime, le coupable était assuré de n’être pas condamné, de repartir libre. Mais il devait tenter de comprendre et d’expliquer pourquoi il avait agi ainsi et répondre à toutes les questions des personnes qu’il avait torturées ou des proches de celles-ci. Par cet aveu détaillé, le meurtrier permettait à la victime d’être reconnue pour véridique dans sa version des faits ; on donnait raison à sa souffrance, ce qui était fondamental. Les meurtriers étaient aussi amenés à libérer des familles de l’insupportable angoisse de ne pas savoir ce qui était arrivé aux disparus.

Il nous faut un peu d’imagination pour percevoir à quel point cet aveu requérait de force. Desmond Tutu nous apprend par exemple[129] que des membres des escadrons de la mort étaient considérés comme des personnes respectables par leurs collègues et voisins et que la plupart du temps leurs enfants et leur épouse ignoraient leurs activités « militantes ». D’apprendre qu’ils s’étaient conduits en bouchers et en tueurs en série était pour les familles un tremblement de terre. Ainsi l’aveu n’était-il pas — ou pas seulement — un moyen d’échapper à la punition et les victimes ont-elles été vite convaincues qu’elles partageaient avec les familles « d’en face » un traumatisme qu’il fallait supporter le plus dignement possible, la compréhension se révélant la seule voie pour se mettre l’esprit et le cœur au large.

Rendons à César ce qui est à César. On ne peut nier que les chrétiens soient à l’origine de la plupart des mouvements contestataires de la Justice pénale visant au remplacement de la punition par le pardon. Desmond Tutu est un prêtre, un évêque, c’est lui qui convainquit[130] Nelson Mandela d’essayer, pour une fois, de rendre justice autrement pour des meurtres et des actes de barbarie.

Ce fut un bouleversement. Car jusque-là, les rencontres entre victimes et offenseurs excluant toute idée de punition semblaient ne pouvoir fonctionner que pour des affaires « sans gravité ». Et soudain on voyait à l’œuvre ce principe pour les assassinats les plus atroces.


Le monde judiciaire est partout tellement frileux et esclave de la presse qu’on n’a pas tenté d’examiner ce que donnerait une médiation comme la commission Vérité et Réconciliation dans le cas d’un crime. Pourtant la Justice en France évolue, presque en secret. Vers la fin des audacieuses années déjà évoquées, deux lois ont été votées le 11 juillet 1975 qui allaient toutes deux dans le sens d’une conciliation susceptible d’apaiser un conflit. La première, concernant la réforme du divorce permet à des époux de se séparer sans avoir à prouver une faute, par simple consentement mutuel. Bien des saloperies et des chagrins ont été ainsi évités. L’autre loi accorde au juge le pouvoir de constater la culpabilité d’un délinquant sans prononcer de peine, dans le cas par exemple où le préjudice aurait été réparé.

La loi du 23 juin 1999, très américaine, semble aller aussi dans le sens d’un « arrangement à l’amiable », mais de façon plus contestable : le délinquant peut échapper au procès, mais non à la punition ; simplement, s’il reconnaît sa faute, il peut offrir au procureur de monnayer sa liberté, les poursuites sont alors abandonnées. Il s’agit, comme dans le plea bargaining des États-Unis, de négocier une peine de prison contre une amende ou — mais c’est plus rare — contre une mesure de réparation. Ce type de transaction semble bien promis à toutes les dérives qu’on imagine, mais quelques juges l’emploient à bon escient pour éviter à des jeunes le choc irrémédiable d’un procès puis celui de la prison, sans compter que cette loi de 1999 prévoit qu’il n’y a pas dans ce cas d’inscription au casier judiciaire.

Tout « arrangement » permettant d’éviter la décomposition et le désespoir de la prison vaut la peine d’être tenté, même s’il faut pour cela avaler un bol de vomissure, mais l’idée d’acheter au procureur sa liberté donne forcément des hauts-le-cœur, exactement comme pour les rançons qui permettent à ceux qui en ont les moyens d’échapper à la prison préventive. Cette Justice-là est répugnante.

Quand nous parlons de médiation ou de Justice communautaire, il s’agit d’une parole et d’une réflexion à partager, mais le terrain est miné dès lors que ces commissions s’engluent dans des structures institutionnalisées. Car qui s’arroge le droit d’arranger les choses ? Des travailleurs sociaux ? Des psychologues ? En tout cas vraisemblablement des « professionnels » estimant de leur devoir de raccommoder les trous du tissu communautaire, n’ayant à cœur que la survie d’un système dont ils ne veulent être que les équipes d’entretien. Toute instance visant à une nouvelle institutionnalisation des rapports est à terme porteuse de violence car nous souffrons tous, par dessus tout, de ne pouvoir créer des relations qui ne soient pas immédiatement réduites à des rouages sociaux.

Dès 1982, Louk Hulsman, l’un des tout premiers abolitionnistes, critiquait la mise en place d’instances de médiation conçues comme systèmes d’arbitrage animés par des professionnels[131]. On peut « professionnaliser » très vite un conciliateur en quelques journées de formation : celui-ci entend les deux parties séparément et prépare ensuite un compromis qu’il propose puis modifie en fonction des réactions des intéressés jusqu’à ce que l’accord soit accepté de tous. Mais on voit bien que ce système d’arbitrage ne peut fonctionner que pour des conflits minuscules.

Quant à un vrai face à face entre victime et agresseur où chacun peut exprimer sa colère et sa peine, et surtout être entendu, il peut constituer en soi une possibilité d’apaisement. Mais, disait Louk Hulsman, on ferait bien de se méfier de qui les organise. L’avenir lui a donné raison. L’un des plus célèbres systèmes de « justice communautaire » fonctionnant sur cette planète est celui du Canada. Il est animé par la Gendarmerie royale. J’extrais quelques passages du texte de présentation écrit par Cleve Cooper, commissaire adjoint à la Gendarmerie royale et directeur des services de police communautaire, et l’on comprendra assez vite pourquoi de nombreux abolitionnistes, en particulier chez les Européens, cherchent à inventer autre chose :

« La justice réparatrice est en fait une philosophie dont la pierre angulaire est le ressourcement communautaire. Comme la police communautaire, il s’agit d’une façon différente de procéder […] La justice réparatrice considère le crime comme la violation d’une personne par une autre, et non simplement une infraction à la loi. […] Les parties en présence doivent toutes convenir de l’équité du règlement pour les victimes, les contrevenants et la collectivité en général. Dans un forum de justice communautaire, le comportement du contrevenant est condamné, les besoins de la victime et de la collectivité sont pris en considération, les conséquences sont établies, la victime et le contrevenant se sentent appuyés, le pardon et les excuses sont possibles et la réintégration du contrevenant peut commencer.

« Toutes les personnes touchées par l’incident décident des mesures à prendre pour réparer les torts causés après que chacun a eu la chance de s’exprimer. Ces mesures doivent être équitables pour tous ; elles ne dépendent que de l’imagination des participants.

« La plupart des gens veulent savoir pourquoi le contrevenant a agi comme il l’a fait et pourquoi il s’en est pris à eux. Les tribunaux répondent rarement à ces questions contrairement aux forums de justice communautaire. Souvent la victime est soulagée de découvrir qu’elle n’était pas visée personnellement […]. »

Jusqu’ici on ne peut qu’admirer le bon sens canadien qui lui permet d’avoir un taux d’incarcération de 129 pour 100 000 habitants (rappelons qu’en passant la frontière, on passe à 700 aux États-Unis), mais le commissaire Cleve Cooper a eu le tort d’apprendre la psychologie et voici la suite du discours de présentation :

« Le succès des forums de justice communautaire repose sur une théorie précise. La prémisse principale de cette théorie est que la honte a le pouvoir d’influer sur le comportement. Nous opposons la honte favorisant à la réintégration à la honte poussant à la stigmatisation. […] La stigmatisation par la honte est fréquente dans le système judiciaire. Dans un forum de justice communautaire, les individus n’échappent pas à la honte, mais le processus se déroule dans un climat de respect et de compassion. […]

« […] L’animateur vérifie que les chaises sont disposées selon l’arrangement prévu et dépose une boîte de mouchoirs à portée de main des participants. Il place le goûter de façon à ne pas les distraire pendant le forum.

« […] Il est toutefois recommandé aux nouveaux animateurs et aux nouveaux programmes de ne pas utiliser le forum pour résoudre des crimes graves. De même les animateurs inexpérimentés ne devraient pas essayer de l’appliquer dans des affaires d’agression sexuelle ou de violence familiale. […] »

Si j’étais l’agresseur, je n’aimerais pas parler à des gens qui compteraient sur ma honte pour me sauver. Assurément, dans les pays de culture catholique il y a quelque répugnance à ces confessions publiques porteuses de guérison ; mais nous ne nous faisons aucune illusion, la culture dominante d’aujourd’hui est bien la culture américaine et elle a déjà beaucoup grignoté le droit français.

Tout dépend donc de l’intelligence et du sens critique de l’animateur, du conciliateur ou du médiateur. Il est pour l’heure moins l’otage de l’institution qu’un juge. Cependant, dans cette liberté même réside un piège. N’importe qui peut demander à être médiateur et l’on trouve parmi eux, comme chez les juges de proximité, des notables à la retraite dont il semblerait qu’ils aient une vision sécuritaire de la société avant d’être à l’écoute des uns et des autres.

Je me souviens aussi d’une conversation avec Michel Foucault où il me disait qu’il redoutait que les instances de médiation ne devinssent assez vite des sortes de tribunaux populaires où les premiers venus pourraient se donner des airs de procureur. On sait que lorsque le peuple juge, il a plutôt tendance à couper les mains et les pieds et la tête.

Si la personnalité des médiateurs et conciliateurs est un premier obstacle, le deuxième présente davantage encore de difficultés : celui de la participation de l’agresseur. Ni lui ni la victime n’ont forcément envie d’un « arrangement ». Le non-délinquant a priori n’a pas attendu de passer un jour en « conciliation » pour savoir que toute sa vie n’est qu’un accommodement lui permettant de jouer le jeu social. Mais le délinquant, lui qui n’a pas accepté les règles du jeu, aura-t-il soudain la volonté de pactiser, collaborer ou fraterniser avec l’ennemi (nous ne parlons évidemment pas ici de la victime mais de tout l’appareil social qui tend à l’ériger en victime) ?

Au moment de la rencontre, le médiateur ou le conciliateur dit la loi. Celui qui a commis l’infraction doit alors reconnaître son tort par rapport à une loi qui lui reste étrangère et qu’il ne reconnaît pas pour sienne. Antoine Garapon insiste : « En avouant, tout d’abord je me fais juge de moi-même ; je renie ce que j’ai fait, j’affirme que j’ai changé et je me sépare de mon acte[132]. » On ne saurait mieux dire ! Michel Foucault voyait dans l’aveu une reddition de l’intériorité. Comment peut-on se séparer de ses actes, se juger soi-même, se renier sans devenir au mieux schizophrène au pire pervers ? Pour cette démarche indigne il faut épouser une vision du bien et du mal imposée par l’autre. On peut avouer pour mille autres raisons et d’abord pour revendiquer son geste, mais pour « se séparer de ses actes », voilà bien la folie de la morale ! Celle des autres, celle des juges, celle d’une culture — bourgeoise, religieuse, coloniale, qu’importe — mais d’une culture dominante. Prenons un exemple facile, celui d’une mère accusée d’avoir excisé sa fille : elle pense bien faire de l’inscrire dans une tradition, de la faire appartenir ainsi à une communauté. Mais admettons même que la mère accepte ce qui est à ses yeux un déshonneur et renonce à exciser la cadette pour pouvoir résider en France, elle n’en demeure pas moins convaincue qu’elle agit mal. De même, le voleur acceptera-t-il de présenter toutes ses excuses au volé, mais non sans se traiter de lâche. Car l’affaire peut sembler réglée entre les deux parties, mais qu’en est-il des conditions sociales qui ont produit le délit ou le crime ?

Toutefois reconnaissons qu’au moins dans la médiation, la question reste ouverte (comme disait le gendarme canadien, il faut juste avoir de l’imagination) alors qu’elle est définitivement close dans le système judiciaire.

La plupart des abolitionnistes sont très intéressés par ces tentatives de règlement des conflits en dehors du système judiciaire, mais on vient de voir qu’elles ne sont pas exemptes de possibles critiques. Louk Hulsman a été le premier à insister sur la nécessité de créer pour chaque conflit des commissions ad hoc dont les membres seraient proches des personnes impliquées dans le conflit. À chaque affaire, une commission nouvelle. Les conciliateurs sont ici formés et entraînés, écrit-il, « à ne pas proposer de solution »[133]. Ils sont là pour aider les gens à reconnaître la nature de leur conflit et à décider ce qu’ils veulent en faire : le relancer — si oui, dans quel contexte ? — ou le dénouer.

Chacun, victime et agresseur, s’entoure ainsi de gens qui le soutiennent mais qui ont décidé avec lui de régler l’affaire aussi pacifiquement que possible. Échappant ainsi aux professionnels, le conciliateur n’étant pour le coup qu’un animateur capable d’organiser les rencontres, ces commissions se protègent de toute systématisation. Il s’agit à chaque fois d’une association ponctuelle et singulière permettant à la victime et à l’offenseur de se retrouver chacun dans « son » monde, tout en acceptant d’écouter d’autres mondes.

Des abolitionnistes prudents pensent qu’il serait judicieux — pour pacifier la discussion — d’offrir au préalable (par l’intermédiaire de fonds d’assurances garantis par l’État qui existent déjà) des compensations financières aux victimes.

Que devient là-dedans la défense de la Société ? Une expression creuse, parfaitement vide. Car ce sont les hommes qui valent la peine d’être défendus, des hommes qui cherchent à vivre ensemble, à résoudre le plus intelligemment possible leurs problèmes sans donner pour ce faire procuration à un procureur pour lequel les individus que nous sommes ne peuvent exister en tant que tels. Le crime ou le délit n’est plus une offense à la Loi mais une offense à quelqu’un qu’on juge capable, finalement, de vous comprendre. À la confrontation les abolitionnistes préfèrent la rencontre, à l’État des associations ponctuelles de soutien pour les uns, de petites collectivités rurales ou urbaines pour d’autres. Chacun doit pouvoir choisir ses alliés et sa méthode d’approche des événements. Pour tous le crime est une tragédie, mais qui touche aussi bien l’offenseur que l’offensé.

J’ai évoqué déjà à plusieurs reprises le nom de Louk Hulsman, professeur de Droit émérite aux Pays-Bas, mais il est réconfortant de savoir qu’ils sont quelques autres abolitionnistes, en général professeurs de Droit, à avoir fait école, en particulier Ruth Morris au Canada, Peter Mathiesen et Nils Christie en Norvège, Christian-Nils Robert en Suisse, ainsi que les Quakers aux États-Unis, fidèles à une longue tradition de lutte abolitionniste aussi bien contre l’esclavage que contre la peine de mort.

Mais à toutes les époques, on a combattu l’injustice comme l’irrationalité des procès, et des hommes de loi se sont préoccupés du bien-fondé de la punition. Il y eut parmi les juges de l’Inquisition des juges qu’on aimerait voir siéger de nos jours dans les tribunaux, des gens tels qu’Alonso de Salazar Frias qui, tout en appliquant la loi impitoyable du siècle, du moins s’interrogeaient sur ce qu’on appelait la sorcellerie et s’inquiétaient…

Aujourd’hui, dans les cours et les palais de justice, chez les juges manque l’inquiétude.

Mais on en voit quelques-uns, dit-on, à l’ICOPA, le congrès abolitionniste qui se réunit tous les deux ans sur un continent différent, où viennent à peu près 300 juristes et criminologues du monde entier. La première réunion eut lieu en 1983 et ICOPA signifiait alors « International Conference on Prison Abolition » (Congrès international pour l’abolition de la prison). Mais en 1987, l’ICOPA décida de s’appeler désormais « International Conference on Penal Abolition » (Congrès international pour l’abolition du système pénal) à la suite des idées développées au congrès d’Amsterdam en 1985, car il était clairement apparu qu’il ne servait à rien de lutter contre la prison tant que dureraient le système pénal et la volonté de punir.

Il est certain qu’on soupçonne les abolitionnistes d’angélisme. Mais n’est-ce pas plutôt de l’autre côté qu’est l’angélisme, quand on s’imagine que la prison peut permettre à la Société de se protéger de la délinquance en amendant les détenus ?

Que la prison ne serve à rien, les professionnels les plus pragmatiques des administrations pénitentiaires ne sont pas les derniers à le dire et depuis bien longtemps. Aux États-Unis, en 1954, McCorkle et Korn, responsables des services d’orientation et d’éducation dans la prison d’État de Trenton, dans le New Jersey, écrivaient qu’on ne pouvait espérer de la prison aucune « réinsertion » dans la mesure où tout était fait pour rabaisser le prisonnier et qu’il n’avait donc comme seul moyen de s’en sortir psychologiquement que de rejeter tout le système[134]. Un demi-siècle plus tard, on est étonné de devoir répéter de telles évidences.

Jusqu’au XVIe siècle, pour cicatriser les plaies, on y versait un pot d’huile bouillante. Ambroise Paré osa faire autrement. Depuis lors, on ligature, on recoud, on répare. En eût-on juste gagné de la souffrance en moins que cela en aurait valu la peine. Mais il se trouve aussi que c’était plus efficace, qu’on y courait moins de risques d’abîmer à jamais les chairs autour de la blessure.

Bien des gens qui ne se disent pas abolitionnistes, parce qu’ils continuent à penser en termes de punition et de châtiment pénal, sont pourtant offusqués par l’existence des prisons. Un certain nombre de criminologues français ne les attaquent pas de front, mais tentent de les faire vider par degrés. « Contrairement à vous, je veux bien qu’existent des prisons, me disait quelqu’un du ESDIP[135], mais je souhaite qu’elles soient vides. »

Pour beaucoup de juristes et de chercheurs, réduire le temps des peines est le meilleur moyen d’évacuer le maximum de détenus. Des esprits critiques se sont livrés à une démarche logique : puisque la peine de mort a été supprimée, il faut aussi — et exactement pour les mêmes raisons — supprimer l’autre élimination physique définitive qu’est la prison à vie. Ainsi en Norvège, en Espagne, au Portugal, à Chypre, en Slovénie, en Croatie a-t-on aboli la peine de perpétuité.[136]

Mais si logique et donc esthétique que soit cette déduction, la question du temps la rend insatisfaisante. Les pendules ne mesurent que la durée, le temps n’est pas qu’une durée, il est la substance de la vie. On ne vit pas une peine de trois ans de prison de la même manière quand on est condamné par la médecine et quand on jouit d’une bonne santé ou bien quand on est amoureux et quand on se trouve seul sur terre. J’ai connu des gens irrémédiablement détruits psychiquement et physiquement par la prison en quelques mois et j’ai vu sortir avec une force nouvelle et pleins de projets de vieux bonzes ayant intégralement purgé leur peine de vingt ans.

Alors l’abolition de la perpétuité est très sensée au regard de celle de la peine de mort ; mais par rapport à une peine de trente ans, la solution reste bancale. D’autant que si la peine de prison perpétuelle était abolie, on courrait assurément le risque de voir flamber les peines de 30 ans ou de 20 ans incompressibles. C’est pourquoi les abolitionnistes s’en prennent à la racine du châtiment pénal : la volonté de rendre le mal pour le mal à quelqu’un. Mais ils ont de l’estime pour ceux qui attaquent l’incarcération par d’autres biais. Loin des pamphlets, des cris et des bannières, le CESDIP par exemple aligne les chiffres. Disons qu’il rend ces chiffres parlants. Sans idéologie, avec une imparable rigueur scientifique, il démontre et prouve, statistiques à l’appui, l’inanité de l’incarcération. Signalons que ce centre de recherches est sous tutelle du ministère de la Justice.

Bien d’autres structures, mais cette fois sans le savoir, apportent de l’eau au moulin abolitionniste. C’est le cas de tous ces organismes municipaux, régionaux, nationaux qui luttent, à bon droit, pour la prévention. Plus leurs crédits baissent et plus la délinquance augmente et l’on comprend qu’ils enragent de voir leurs efforts balayés par la vague sécuritaire. Mais cette prévention de la délinquance intéresse aussi les abolitionnistes pour une autre raison. Louk Hulsman fait remarquer[137] que ceux qui admettent la nécessité d’une prévention admettent que la délinquance a des origines économiques, sociales, urbanistiques, culturelles. Et à cause d’erreurs économiques, sociales, urbanistiques, culturelles, des individus singuliers sont jugés et condamnés à la prison, avilis et stigmatisés pour toujours ; c’est eux qu’on punit des fautes commises par les gouvernants qui mettent en place les conditions de la délinquance. N’est-ce pas dans les fameux « États providence » tant décriés où l’aide sociale a été la plus élevée, en Scandinavie, que le taux de délinquance a été le plus bas ?


À plusieurs reprises, nous avons posé ces deux questions : de quel droit juge-t-on quelqu’un ? De quel droit condamne-t-on un accusé ?

Nous avons fait mine de ne pouvoir trouver aucune réponse. Mais en réalité c’est bien par le droit pénal, le droit fondé sur le châtiment, qu’ils sont jugés et condamnés. Peut-on remplacer le droit pénal par un droit non pénal ?

Bien sûr que oui. Louk Hulsman — et il est professeur de droit pénal — écrit : « Tout tribunal, dit “civil” peut ou devrait pouvoir, avec quelques modifications à rechercher, intervenir de manière plus utile aux intéressés que l’actuel système pénal. »[138]

En droit pénal, on parle de faute morale, on ne peut être représenté, le procès est oral et public et un châtiment est donné au coupable sous forme de mort ou de supplice (torture physique et/ou mentale comme l’incarcération).

En droit civil, on établit les responsabilités sans passer par l’idée qu’il y aurait forcément une faute, le procès est oral et écrit, on peut être représenté et il y a non pas punition mais réparation. Autre différence de taille, au tribunal civil, on recherche en principe la vérité, ce qui n’est pas du tout nécessaire en droit pénal : en France si l’accusé dit qu’il peut présenter telles preuves de son innocence, les juges ont parfaitement le droit de refuser de les examiner, de même qu’ils peuvent ne citer que les témoins qu’ils ont intérêt à faire entendre.

Cela dit, même sans passer par les tribunaux répressifs, comme ils s’appellent à bon escient, des conflits peuvent aussi donner lieu, au civil, à la vindicte des personnes qui se considèrent comme victimes. Mais cette colère, comme c’est encore le cas dans certains divorces, peut au civil se réguler alors qu’au pénal, la haine serait exacerbée et la punition à la hauteur de la vengeance requise. Qui imaginerait pourtant qu’on punisse encore l’adultère au pénal alors même que les souffrances infligées sont parfois bien pires que celles occasionnées par le cambriolage d’un magasin ?


Une autre piste abolitionniste que le droit civil pour remplacer le droit pénal consiste à décriminaliser tout ce qui peut l’être.

Les humains posent des actes et tout acte ne prend de l’importance qu’avec le sens qu’on lui donne : ce n’est pas la même chose de se battre sur un ring ou avec sa femme, de se mettre nu sur une plage ou dans la cour de l’Élysée, de tirer sur un stand de tir ou dans une salle de classe. Le crime est un acte auquel on donne un sens criminel. Quand un ministre de l’Intérieur dit que la criminalité augmente, Mme Dupont ne veut plus sortir le soir[139], assurée de se faire assassiner aujourd’hui sinon demain, alors qu’en fait on vient juste de criminaliser des actes tels que les « incivilités » qui n’étaient pas jusqu’alors condamnés par les lois. Elle se sent très angoissée depuis les déclarations (répétées) du ministre, ce qu’elle traduit par « depuis que la criminalité augmente ». Nils Christie, criminologue norvégien abolitionniste, écrit : « Nous vivons une situation concrète où le crime est considéré comme un phénomène de masse […]. Cette nouvelle situation au sein de laquelle le processus d’incrimination de divers actes peut être illimité engendre à son tour une répression pénale potentiellement illimitée dirigée vers l’ensemble des actes jugés indésirables. »[140]

En effet, ces dernières années, on criminalise en dépit du bon sens un peu n’importe quoi et Christian-Nils Robert, professeur de droit pénal et de criminologie à l’université de Genève, s’étonne du manque de bon sens qui caractérise les législateurs, il prend l’exemple du « délit d’initié » pour lequel il est bien chimérique de vouloir vérifier s’il y a eu ou non volonté d’utiliser des informations confidentielles, ou encore celui de toutes ces lois sentimentales dictées par les lobbies du politiquement correct : les lois supposées réagir contre le racisme font pire que mieux, celles sur le harcèlement sexuel ont des retombées assez scabreuses et sont de toute façon impossibles à faire respecter. Inutile d’insister sur les infractions aux autorisations de séjour des étrangers qui multiplient, repoussent et aggravent les problèmes.

Christian-Nils Robert est surtout connu pour ses arguments rigoureux en faveur de la dépénalisation de la drogue[141]. L’intérêt ne serait pas seulement de vider les maisons d’arrêt, mais de juguler à la source la délinquance des cités tout autant que les principaux réseaux maffieux du monde : ils n’existent que parce que la drogue est interdite[142]. Si les drogues étaient vendues en pharmacie ou disponibles dans les locaux de certaines associations, il n’y aurait pas de hausse de la consommation car le trafic maffieux est si bien organisé qu’on peut déjà trouver partout ces produits illicites, il suffit d’en vouloir.

L’interdiction de la vente de tabac aux mineurs a été la plus belle aubaine de ces dernières années pour les joyeux trafiquants des cités. Étrange qu’on ait oublié si vite comment la prohibition a permis le plus arrogant « empire du crime » qui ait jamais existé…

Décriminaliser ou arrêter de criminaliser permettrait aussi, peut-être, de réfléchir à ce qu’est une loi, le caprice de quelques-uns, la superstition d’autres.

Peut-on concevoir qu’un assassinat puisse ne pas être un crime ?

Nous n’avons pas besoin de loi pour savoir qu’un meurtre est une inadmissible catastrophe. Encore une fois, les animaux d’une même espèce ne se tuent pas entre eux. L’éthique de chaque homme (et non pas la morale de tous !) le pousse à vivre en bonne intelligence avec ceux qui l’entourent. Et il y a intérêt. Hors les guerres ouvertes ou larvées, le fait de tuer son prochain reste rare.

« Mais il y a des meurtres ! » Oui, il y a des meurtres et depuis des milliers d’années les lois interdisent le meurtre. Elles ne servent à rien puisque ceux qui tuent, violent, violentent et pillent autrui n’ont justement rien à faire des lois.

Je ne voudrais pas laisser entendre que tous les abolitionnistes partagent ce point de vue. Il est vrai que beaucoup d’entre eux enseignant le droit pénal et la criminologie ne se laissent pas impressionner par les lois, ils savent trop bien comment elles sont faites, comment elles se contournent. Mais ceux parmi eux qui veulent bien des lois estiment, nous l’avons évoqué, qu’un code civil peut parfaitement suffire et qu’on a intérêt à faire l’économie, comme dit Louk Hulsman, de « ce concept ambigu, impondérable, insaisissable, métaphysique, scolastique de culpabilité ».

Le crime (meurtre, viol ou toute atteinte violente à l’intégrité d’une personne) est, nous le répétons, une catastrophe. Il faut s’en protéger, seul ou avec d’autres, comme des inondations, des incendies, des maladies et des infirmités qui nous menacent. C’est à chacun de se préserver. Il est toujours inconsidéré de trop compter sur « les pouvoirs publics ». Les endroits où il fait bon vivre sont aussi ceux où l’on garde sa porte ouverte. Signes d’apaisement, signe de paix. Estimons-nous heureux, dans la violence qu’on fait aux plus faibles, dans la brutalité du combat engagé par tous pour économiquement survivre, qu’il n’y ait pas plus de cinglés prêts à mitrailler la foule.

Sachant qu’il y a eu, en 2001, 8 000 morts sur les routes et 26 000 blessés dont 3 500 resteront infirmes ou aveugles ou gravement défigurés, ne devrait-on pas interdire les voitures ? Nous avons incomparablement plus de chances de voir nos proches tués sur les routes qu’assassinés.

Les meurtres, rixes, vols sont des accidents. Nous devons tout tenter pour les éviter, mais nous pouvons vivre avec le risque. Nous le faisons chaque fois que nous traversons une rue ou montons dans une voiture. La prudence, la vigilance, l’intelligence sont nos seuls atouts.

Imaginons un instant qu’on nous annonce officiellement qu’à partir du 1er janvier le vol à l’arraché ne sera plus puni par la loi. Que se passera-t-il ? À partir du 1er janvier, il n’y aura plus de vols à l’arraché pour la bonne raison que chacun aura pris ses dispositions pour avoir sur soi son portefeuille autrement que dans un sac à main. Il y aura toujours des voleurs. Il s’agit d’être plus malins qu’eux. Et sans attendre que passent et trépassent les lois.

Le sentiment d’insécurité, c’est le plus souvent la peur de l’inconnu, un pas la nuit dans la rue, un bruit insolite au grenier, une ombre dans le parking. Ce sentiment peut revêtir l’allure d’une intuition, la certitude comme palpable d’un danger. Et rien ne se passe… Ou quelque chose se passe, sans rapport avec ce que nous redoutions. Ou bien encore, bien rarement (si rarement !), le danger est réel. Mais pas plus sûrement que si nous n’avions rien « pressenti » du tout. Il n’y a pas de rapport entre le sentiment d’insécurité de notre temps et les périls qui nous guettent. Mais sans doute y en a-t-il un avec le fait que la France soit l’un des pays où l’on prend le plus d’anti-dépresseurs.

Il est, paraît-il, fréquent que les gens se sentent en profond danger, en état de stress sur leur lieu de travail. Ils ne craignent pas tant les agressions physiques que toutes les autres, mais, nous disent les chercheurs, ils redoutent véritablement d’être blessés (par les autres, par eux-mêmes, par des mécanismes qui leur échappent) et surtout de perdre leur temps c’est-à-dire leur vie. On comprend facilement une telle angoisse.

Inversement, toutes les femmes et les enfants qui vont au parloir d’une centrale chaque semaine se trouvent en parfaite sécurité au milieu de quelques assassins, deux ou trois maffiosi, un bon nombre de détraqués, le tout sous l’œil très tranquille de deux surveillants qui détournent pudiquement les yeux des amoureux et font la causette avec des enfants (certains surveillants sont affables, sensibles, quelques-uns ont même de l’humour, je ne l’ai pas assez dit).

Dans des centrales comme Saint-Maur ou Clairvaux, la majorité des détenus sont supposés dangereux, presque tous ceux qui prennent un café avec leur famille, regardent des photos ou roucoulent sont considérés comme de grands criminels. Or jamais personne ne se sent en danger. Au parloir, les visiteurs nouent des connaissances. Lors d’une permission, ce prisonnier reviendra à la maison avec un ou deux copains dont le casier judiciaire aurait fait tomber raide ce vieux monsieur à qui ils tenaient la porte de l’ascenseur.

De même ceux qui sortent libérés ou permissionnaires et qui montent dans le même bus devant la prison à 7 heures du matin se demandent peut-être si les autres voyageurs ont vraiment conscience d’être assis près de cinq ou six malfaiteurs ayant défrayé la chronique de leur journal quotidien.

Dans les foyers où on les accueille, à Emmaüs et dans quelques autres lieux, ces « criminels » ne font peur à personne. Pas parce qu’ils se seraient convertis à des vues plus honnêtes, mais parce que tout danger relève d’une situation précise. Ouvrir aujourd’hui les prisons ne présente aucun danger parce que cela ne modifierait en rien les situations individuelles où se retrouveraient tôt ou tard les sortants de prison. En revanche il est des situations économiques et culturelles — avec ou sans prison — qui, par la pauvreté, l’alcoolisme, la misère sexuelle, le manque de perspectives, créent les conditions de la délinquance. Et c’est là qu’il faut imaginer des solutions. La colère des rebelles contre le mépris est la nôtre, mais nous ne pouvons supporter qu’elle soit dirigée ni par la police ni par les caïds qui les enrôlent dans la délinquance comme d’autres dans l’infanterie de marine.

Des esprits pratiques nous assurent que si les prisons n’existaient plus, les bandits grands et petits qu’on arrêterait risqueraient fort de se faire étriper par les gens honnêtes. Nous voulons bien le croire.

Certains, comme Herman Bianchi aux Pays-Bas, ont proposé de recréer pour eux, le temps que s’apaisent les colères, des lieux d’asile. Après la condamnation des Templiers par Philippe le Bel, les bâtiments du Temple furent donnés à l’ordre hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem en 1312. Or les personnes recherchées pour crimes et délits y obtinrent aussitôt droit d’asile. De ce refuge, seule une décision royale d’extradition pouvait les déloger. Ce droit d’asile a été confirmé de siècle en siècle jusqu’à la Révolution par des bulles pontificales. Le remettre en honneur en attendant la commission de médiation ou de réconciliation devrait décourager le justicier qui niche en tout défenseur des vertus.

On peut très bien « oublier » qu’un homme a été un meurtrier ou pire. La Légion étrangère n’a-t-elle pas toujours bénéficié d’une certaine sympathie de la part des Français (en particulier de ceux qui insistent le plus sur leur besoin de sécurité) ? Ces hommes de sac et de corde se sont-ils concilié les cœurs parce qu’ils se seraient repentis ? Rien n’est moins sûr. Mais ils n’apparaissent pas comme dangereux, du moins dans la vie civile, parce que les circonstances des drames qu’ils ont vécus ont changé. Sans uniforme c’est vrai aussi.

La prison nous met en danger, elle crée toutes les conditions d’un constant désastre parce qu’elle jette dehors des gens à qui on a fait subir d’inadmissibles violences pour les punir. Le châtiment porte tant de haine que le donner en notre nom ne peut que nous détruire. Libérer les détenus, c’est nous libérer, nous, d’un poids insupportable.

Les abolitionnistes sont conscients que la suppression de cette idéologie qu’est la punition pourrait amener à traiter la délinquance par un contrôle social généralisé et dans les cas graves par une psychiatrisation à outrance sans enquête, sans avocat, sans aucun contrôle. Car jamais ne cesseront l’oppression ni la barbarie de la vie en société. Jamais non plus ne cesseront contre elles les révoltes et les luttes individuelles ou collectives. Parce que la délinquance est un signe d’insoumission, elle porte quelque chose de nous tous. Je suis certaine aussi que le mouvement qui vise à la suppression des prisons trouve un écho en beaucoup plus d’individus qu’on ne croit.


L’INEPTIE CONSISTE À VOULOIR
CONCLURE
(Flaubert)[143]


On n’écrit pas pour convaincre. On cherche à conforter ses amis ou alliés. On peut espérer, dans le meilleur des cas, susciter leurs réactions, noter les points de divergence possibles et enrichir grâce à ces échanges une argumentation qui ne peut être que laborieuse.

Il ne servirait à rien de soulever la question du châtiment si elle était résolue ou en voie de l’être. On va vers une répression accrue et l’abolition des prisons n’est pas pour aujourd’hui. Mais on peut choisir son camp, non pas entre les défenseurs de l’incarcération et ceux qui la jugent inique, mais entre ceux qui acceptent de s’interroger et les autres.

Nous ne parlons pas pour les prisonniers. C’est en notre nom que nous agissons ; nous sommes quelques-uns dehors qui n’avons aucun lien particulier ni professionnel avec la prison, à ne pas supporter qu’on enferme, qu’on brise, qu’on détruise des individus « pour leur apprendre à vivre ».

Nous n’avons pas vocation à défendre les détenus qui en auraient pourtant bien besoin, car un conte à dormir debout voudrait que chacun d’eux le soit ou l’ait été par un avocat. (Un livre serait nécessaire pour dire ce qu’est en réalité un avocat, surtout s’il s’est spécialisé dans les affaires pénales. Certains se montrent brillants, d’autres même bons. Mais dans l’ensemble, ils sont d’une déloyauté et d’un je-m’en-foutisme vis-à-vis de leurs clients que personne ne peut se figurer à moins de grenouiller dans ce milieu. Et il en sera ainsi tant qu’un accusé devra payer pour avoir droit à une défense digne de ce nom.)

C’est en notre nom à tous qu’est infligée une peine. À chacun de nous de se demander s’il pense qu’il est bon de faire souffrir quelqu’un sous le seul prétexte qu’on lui a donné tort d’avoir lui aussi causé de la souffrance. Certains rétorqueront : « Personnellement je n’ai aucun intérêt à réclamer un châtiment pour quelqu’un qui ne m’a pas nui, mais il s’agit des intérêts de la Société ». D’un point de vue éthique, quelle différence y a-t-il entre le mal commis dans l’intérêt de ladite Société et celui commis dans le sien propre ?

Même si l’on se réfère à l’aspect social de la question, nous avons vu que la prison était inutile puisque les délinquants en sortaient tout aussi délinquants. Elle est surtout doublement dangereuse : quand ils se retrouvent dehors, les anciens taulards, après avoir ingurgité les innommables humiliations dont nous avons à peine parlé, débordent de haine et ont hâte de se venger ; mais aussi tout le monde fait comme si la prison réglait cette fameuse question de la délinquance, elle aveugle ainsi les consciences, empêche qu’on réfléchisse à une solution. La prison n’est qu’une palissade derrière laquelle on cache l’inanité de la réponse.

Mais enfin par quoi voulez-vous la remplacer ? Par rien.

Comment traiter le problème de la délinquance ? Je ne sais pas. Si un groupe quelconque avait décidé de le résoudre en peignant les arbres en rouge, quel risque courrions-nous quelque temps plus tard à reconnaître que ça ne sert à rien ? Emprisonner des gens ou peindre des arbres en rouge, c’est pareil. On arrête les sottises et l’on réfléchit pour de bon.

Les politiques populistes, en France et ailleurs, qu’elles soient démocrates ou républicaines, vont dans le sens d’un châtiment grossier, d’une incarcération de plus en plus longue ; la punition se doit d’être tyrannique : dire qu’on choisit l’intolérance (la fameuse tolérance zéro), c’est choisir de gouverner par la menace, la crainte, l’inconséquence. Des dizaines de milliers de gens sont acculés au désespoir, en meurent, en deviennent dingues. Pour de la politique à la petite semaine, sans vision d’ensemble, sans avenir.

Mais, gronde la multitude, vous vous intéressez un peu trop à la souffrance d’individus malveillants, à des voleurs, à des pervers et même à des meurtriers. Ces brutes-là méritent bien un châtiment. Excellent argument puisqu’il a été inlassablement utilisé pendant des siècles pour défendre la torture et la peine de mort. Mais ne pouvons-nous renoncer à notre désir sauvage de rendre œil pour œil et dent pour dent ? Depuis longtemps, sur un mur du XXe arrondissement de Paris, un grand graffiti crie silencieusement « Œil pour œil, on finit par être aveugle ».[144]


Certains sont abolitionnistes pour des raisons d’ordre éthique parce qu’ils estiment mal de faire violence à quelqu’un sous prétexte qu’il a commis une faute. D’autres pensent que la prison est parfaitement irrationnelle. Souvent les deux attitudes sont mêlées. C’est le cas d’un bon nombre qui trouvent aberrant de garder l’incarcération comme instrument de défense des valeurs démocratiques : au nom de la liberté et du respect des Droits de l’homme, on supprime la liberté et le respect du moindre droit des citoyens incarcérés. Personnellement, je me méfie de la démocratie : rien ne me permet de penser qu’une démocratie ne puisse produire autant d’horreurs qu’un système dit totalitaire. Cependant l’argument des militants démocrates est intéressant : on ne peut garantir la vie en donnant la mort, on ne peut défendre la liberté en enfermant des milliers d’individus, on ne peut refuser la violence en utilisant la violence. Il rampe dans le système actuel au moins une hypocrisie, sinon une perversion intrinsèque.

Quand un État démocratique détient un citoyen, il lui fait subir tout ce qu’il considère comme opposé à ses valeurs. Si la liberté individuelle et collective était le bien suprême, la Justice ne s’abaisserait pas à se conduire comme n’importe quel délinquant qui abuse d’autrui. Un tel État affirme aujourd’hui l’impossibilité de respecter quelqu’un qu’on tient en son pouvoir : c’est une défense du crime.

Nous devons le répéter : l’enfermement à la merci de gardiens, les pires humiliations qu’un homme puisse vivre, la séparation d’avec ceux qu’il aime, en un mot la prison, tout cela est une torture. Au long de l’histoire des châtiments, il est bien d’autres supplices du même type ; comme des frottements qui ne sont rien d’autre qu’une gêne dans les premières heures puis causent des blessures tout aussi vives que creusées par un couteau. La prison est un supplice strictement analogue : les suicides, les automutilations, les crises de nerf sont des hurlements de damnés.

Certains jugent donc que l’incarcération est une faute grave, un crime. En 1982 le Comité Quaker de réflexion sur la prison et la justice écrivait : « Le système carcéral est à la fois la cause et la conséquence de la violence et de l’injustice sociale. Tout au long de l’histoire, ce sont les pauvres et les opprimés qui ont constitué la majorité des prisonniers. Nous sommes absolument certains que l’emprisonnement d’êtres humains, comme leur esclavage, est en soi parfaitement immoral et de plus autant destructeur pour ceux qu’on met en cage que pour ceux qui les y mettent. »

C’est aussi pour des raisons principalement éthiques (au moins pour les deux premières) qu’on supprime dans la plupart des pays la peine de mort : parce qu’il y a forcément des erreurs judiciaires sans possibilité de rendre les années de vie arrachées, parce qu’elle flatte le sadisme de beaucoup, parce qu’elle est inutile. Ces trois raisons restent tout aussi valables en ce qui concerne l’incarcération.

La prison n’est cependant qu’un épiphénomène, elle n’est la grande punition que parce qu’il y a eu jugement.

Or il est impossible de juger. Aucun homme ne peut en juger un autre. Pas parce qu’il est évidemment vrai que chacun de nous est capable du pire, mais parce que nous manquons d’intelligence et que la conscience d’autrui demeure inconnaissable, sauf peut-être, sans doute, dans des moments de communion fervente qui justement excluent tout jugement. On peut s’en remettre corps et âme à quelqu’un que l’on comprend, eût-il été un bourreau, parce qu’il se sait sauvé (Sauver : 1 — faire échapper quelqu’un à quelque grave danger. 2 — Empêcher la destruction, la ruine, la perte de quelque chose. Petit Robert). Car aimer nous rend un peu plus intelligent.

La bonne Justice n’existe pas plus que la Justice bonne. De l’antiquité avec Salomon jusqu’à nos jours en passant par les enluminures de l’histoire nous peignant en azur, or et carmin Louis IX recevant les vilains sous son chêne, court la légende de bons juges qui rendraient à chacun son dû de justice. Mais Louis IX, qui fut pourtant loin d’être le pire des rois de France, faisait arracher la langue des blasphémateurs.

Car qui juge condamne. Qui condamne détruit. Toute peine est par définition douleur, impossible de sortir de là. Reprocher à une prison de trop faire souffrir, c’est reprocher à un hôpital de trop bien soigner.

Qu’elle meure de vieillesse ou légèrement euthanasiée, qu’elle implose ou soit transformée en terrifiant « centre de soins » pour malades psychiques (englobant les malades mentaux, mais pas seulement), la prison comme châtiment est usée, elle n’a plus d’avenir. Pourtant elle survit comme elle peut car l’ordre nouveau mondial exige pour quelque temps encore un symbole de son pouvoir de coercition de même qu’une police aux mœurs policières.

La prison fait partie intégrante du milieu de la délinquance, elle en est l’un des constituants, le vivier, ne serait-ce que parce qu’elle renforce ce qu’il est commun d’appeler l’exclusion. Parmi les clochards, un bon nombre ont connu la taule ; trop vieux pour voler, ils se retrouvent en foyer pendant trois quatre mois avant de laisser la place aux jeunes. N’ayant trouvé ni travail ni logement, ils ont manifesté assez leur mauvaise volonté, ils parviennent à se payer quatre ou cinq nuits dans un hôtel infect, puis c’est la dégringolade prévue. Mais en amont — quel hasard surprenant ! — 20 à 30% de ceux qui entrent en prison sont des indigents, 21% des illettrés.[145]

La rage des jeunes est exaspérée par la précarité de l’existence étroite qu’on leur propose ; du côté des gens « bien élevés », cette colère a une sinistre tendance à se tourner contre eux-mêmes — les services de réanimation en témoignent — quant aux autres, et il y a de quoi, le mot « citoyenneté » les fait exploser, signe d’un entendement sain. La lutte contre la délinquance commence nécessairement par une politique de lutte pied à pied contre la pauvreté. Comment payer ? Quel joli pécule rapporterait la suppression de l’administration pénitentiaire ! De toute façon, les surveillants donneraient n’importe quoi pour faire autre chose…

Nous avons insisté dans un chapitre précédent sur ce constat qu’on peut établir dans n’importe quel pays du globe : plus une société est répressive, plus elle entraîne de brutalité entre ses membres (question de solidarité mécanique) ; il s’agit au départ comme à l’arrivée d’agression contre les personnes. Ce qu’on appelle la violence gratuite, c’est quand les gueux ne s’attaquent plus à ceux qui ont de l’argent — ce qui, à défaut d’être toujours raisonnable, est du moins rationnel — mais à des miséreux comme eux. Ils vivent dans un monde d’où sont chassés les plus faibles, ceux contre qui s’acharnent les institutions, en particulier celle de la police mais aussi avec la même suspicion, les mêmes méthodes de chantage et de menace — celles en charge des services sociaux ; le contraste n’en est que plus parlant quand « derrière le guichet », une employée du RMI ou autre exprime sa sympathie : « Je suis d’accord avec vous, Monsieur, ce qui vous arrive est injuste. Pourtant je dois respecter le règlement. » Et in petto « Je serais vous, je poserais des bombes. » Mais bizarrement, en ce début de millénaire, les criminels placés sous écrou ne sont pas, en France, des terroristes et n’en veulent pas au premier passant venu, lequel risque infiniment plus de mourir étouffé dans les affres d’une maladie que sous l’oreiller d’un assassin ou même de seulement recevoir un jour un coup de poing. Les craintes concernant délinquants et détenus sont l’objet de tellement de phantasmes…

Chacun pourrait se poser cette question : « Ceux qui peuvent me faire du mal sont-ils actuellement en prison ? » Question subsidiaire : « Ceux qui sont actuellement en prison me veulent-ils du mal à moi ou à quelqu’un de mes proches ? »

« Ils peuvent attaquer n’importe qui. » S’il est vrai que tout peut arriver, je risque alors aussi bien de me faire agresser par un voisin de palier, un chien sur un sentier, un collègue de travail, un passant devenant subitement fou, bref par tout ce que peut réserver le hasard et non pas forcément par un repris de justice.


La prison doit disparaître, parce qu’elle est afflictive c’est-à-dire littéralement qu’elle veut faire naître chez l’homme condamné un sentiment d’abandon, d’accablement, d’impuissance, parce qu’elle est un châtiment et qu’un châtiment est toujours une sale affaire.

Le châtiment peut-il disparaître ? Non, pas plus que la cruauté des hommes. Il réapparaîtra, s’il le faut, en dehors du droit pénal. Il est la condition de toute loi et la loi la condition de toute société. Mais rien ne nous empêche, vivant en société sans pouvoir y échapper, de nous élever contre ce qu’elle sécrète comme les punitions, la violence, le travail, l’argent. Pourquoi devrions-nous, réduits en cet esclavage, ne pas garder un esprit libre ? Nous pouvons bien regretter ce que devient ce monde et fièrement refuser notre aliénation. Et nous trouvons de grandes joies sans cesse renouvelées à rencontrer d’autres individus partageant notre mépris et notre insubordination, voire nos combats minuscules.

Il n’est sans doute pas possible de supprimer le châtiment quelles que soient les sociétés présentes et à venir. Et alors ? Parce qu’il faut mourir, doit-on cajoler la mort ? Ne pouvons-nous lutter contre elle ? Ce n’est pas un combat de militants. Ce n’est pas non plus une « vue de l’esprit ». C’est une opposition farouche qui s’inscrit très concrètement dans les choix que nous opérons, dans notre manière d’appréhender les rapports entre les individus.

Le contrôle social visant les classes dangereuses va s’accroître, s’aggraver, devenir intolérable. Privés de leur indépendance, les hommes s’insurgent tôt ou tard ; la délinquance est une manifestation sans banderole et rien ne nous invite à imaginer un proche apaisement. Donc on punira.

On a toujours puni comme on a toujours violé et toujours tué. Et par le même mouvement : qui a le pouvoir sur autrui a le plus grand mal à n’en pas user.

Le délinquant, tout « accidentel » qu’il soit, n’en est pas moins considéré comme un ennemi. Ennemi du bien commun, c’est en tant que vaincu qu’il subira une peine. Cela dit, on a vu des insoumis risquer la cour martiale plutôt que de tirer sur l’ennemi, et un blasphémateur qui ne perdait rien pour attendre refuser de lapider une femme adultère. Peut-être que dans les pays où se pratique la mise à mort par lapidation, un musulman de loin en loin fait de même. « Je le souhaite plus que je ne l’espère. »[146]


Les prisons vont-elles disparaître ? À cette question Louk Hulsman répondait (je résume ici ses propos) : « Je ne suis pas aveugle, je n’ai plus le même espoir que dans les années 60 où des choses que l’on croyait immuables avaient changé profondément, comme le poids de l’Église catholique sur les mentalités aux Pays-Bas par exemple. Je ne sais si le système pénal peut s’effondrer. Ce que je sais, c’est qu’effectivement les systèmes peuvent s’effondrer, on l’a encore vu avec le système soviétique.

Ces systèmes sont des colosses aux pieds d’argile. Les choses peuvent durer. Elles peuvent tout aussi bien disparaître. »[147]

Thomas Mathiesen, professeur de droit norvégien, militant pour l’abolition des prisons, raconte qu’en 1610 on brûla en Espagne, à Logrono, onze sorcières (dont certaines en effigie car étant déjà mortes sous les tortures) devant trente mille spectateurs enthousiastes et sûrs de la bonne justice de ces autodafés. Qu’on imagine cette foule ! Brûler vives ces épouses du Diable allait de soi. Ce fut une belle fête. Quatre ans plus tard, l’Espagne renonçait à cette barbarie et s’étonnait de l’avoir fait durer si longtemps.

Sous le palais du consensus, pendant des années, des penseurs, des juristes, et pourquoi pas quelques servantes, avaient avancé des arguments jusqu’à saper les fondements de l’édifice qui resplendissait encore de tous ses atroces feux juste avant sa disparition.

Je ne vivrai pourtant pas assez longtemps pour voir les prisons supprimées. Puissé-je du moins sentir que l’idée d’incarcération indigne de plus en plus profondément les êtres de bonne volonté.


Mai 2003


BIBLIOGRAPHIE (TRÈS) SÉLECTIVE



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Les experts du crime (La médecine légale en France au XIXe siècle), Aubier Montaigne, 2000.


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Les prisons de l’insécurité, Éditions ouvrières, 1982.


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La loi, de quel droit ?, Flammarion, 1977.


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Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Albin Michel, 2000.


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Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999.


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Rapport de la commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, Session 1999/2000,
Président : Jean-Jacques HYEST, Rapporteur : Guy-Pierre CABANEL.


Collectif Octobre 2001,
Comment sanctionner le crime ?, Érès, 2002.


Ouvrage collectif,
Au pied du mur, L’Insomniaque, 2000.

Et pour prolonger la lecture du livre… Il existe un site de discussion sur le sujet :



Ce site est destiné à tous ceux que scandalise l’existence d’un châtiment tel que la prison, que ce soit pour des raisons sentimentales, éthiques, pratiques, intellectuelles, etc.

Diverses associations critiquent à juste titre la cruauté des conditions de vie carcérale. Nous voulons ici plutôt réfléchir à la raison d’être de la prison : la volonté de punir en général et le système pénal en particulier. Nous souhaitons créer un groupe de réflexion dont Internet n’est qu’un des outils possibles. Rendez-vous de discussion en chair et en os sont vivement souhaités. J’ai indiqué dans le texte Pourquoi faudrait-il punir ? des pistes abolitionnistes qui ne sont pas forcément celles que j’emprunte. Mais elles me semblent intéressantes à examiner, nous pouvons réfléchir à plusieurs même si nos prises de position par ailleurs divergent. Je ne suis ni détenue ni juriste ni surveillante ni avocate ni sociologue ni psychologue ni philosophe ni assistante sociale ni historienne ni raton laveur, ni… Autrement dit, bien des aspects de la question m’ont forcément échappé. Bienvenue aux enragées et enragés, aux heureuses et heureux équilibristes de la sérénité, mais aussi aux fatigué(e)s, à celles et ceux qui croient n’avoir plus envie de penser et à tous les autres.


Catherine Baker


Ouvrages du même auteur :


Les contemplatives, des femmes entre elles, Stock, 1978.

Balade dans les solitudes ordinaires, Stock, 1982.

Insoumission à l’école obligatoire, Bernard Barrault, 1985.

Les cahiers au feu, Bernard Barrault, 1988.

Inès de Castro ou Votre Souveraine Présence, Théâtre de l’Enjeu, 1996.

  1. Nous nous accordons cette licence, nous écrivons je chaque fois qu’avec une certaine familiarité, nous serions tentée de faire quelque aparté du genre « je pense, personnellement… ».
  2. Quand nous écrivons les mots « délinquant », « criminel », « voleur », etc., nous les employons toujours pour désigner des personnes qui se désignent comme telles. Ou bien nous précisons avec des adjectifs tels que « supposé ».
  3. Les damnés y « sont bouillis, broyés, grillés, sciés en petits morceaux » écrit, par exemple, Séverine Auffret dans Aspects du Paradis, Arléa, 2001.
  4. Lettres à Lucilius. De la colère. xix - 7.
  5. Mot à mot : « Au plus haut de la justice, le plus haut de l’injustice ».
  6. Cf. Julie Le Quang Sang, La loi et le bourreau : la peine de mort en débat 1870-1985, L’Harmattan, 2001.
  7. Chiffres donnés par la sous-direction de la statistique, des études et de la documentation du ministère de la Justice (SDSED).
  8. Enquête sur l’entendement humain. IVe section, 2e partie.
  9. Pour un exposé condensé des différents sens de la peine, se reporter au beau travail de Frédéric Gros dans Antoine Garapon, Frédéric Gros, Thierry Pech, Et ce sera Justice, Éditions Odile Jacob, 2001, pp. 13 à 138.
  10. À l’heure actuelle où les prisons sont remplies de personnes accusées d’avoir eu des rapports sexuels (sans viol) avec des mineurs, les membres de l’institution pénitentiaire sont ahuris de se trouver face à une population carcérale qui nie farouchement et avec un bel ensemble sa culpabilité : chaque incarcéré se sent uniquement inculpé d’avoir été amoureux. Dans ce contexte, le personnel pénitentiaire et les psychologues déploient des trésors d’imagination pour parvenir à culpabiliser ces détenus. Face à l’échec, ils ont de plus en plus souvent recours à la manière forte : le « chantage à la sortie » avec menace à la clé d’une vraie perpétuité dans des unités psychiatriques spéciales.
  11. Remarquons en passant que l’Individu avec un I majuscule n’a pas grand-chose à voir avec les individus au i minuscule. On aura compris que l’auteur ne s’intéresse qu’aux individus, si minuscules soient-ils.
  12. Mais lui aussi a des excuses, j’imagine qu’on n’assiste pas, en tant que gouverneur du Texas, à plus de 150 exécutions en six ans sans en garder des failles psychiques profondes. (Cf. « Illinois : la fin du couloir de la mort », dans Libération du 13 janvier 2003).
  13. Appendice à la Doctrine du droit, cité par Frédéric Gros dans Et ce sera Justice, op. cit.
  14. Alexandre Herzen, Passé et méditation, L’Âge d’Homme, 1981.
  15. Cf. Hegel, Principes de la philosophie du Droit, Garnier Flammarion, 1999.
  16. Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard, 1985.
  17. Dans Traité des peines et des récompenses. Ce passage est évoqué par Michelle Perrot dans Les ombres de l’histoire, Flammarion, 2001.
  18. Exact contemporain de Max Stirner (1806-1856), il n’a pas son acuité. Si l’on voit chez lui une volonté de s’associer entre individus libres, c’est quand même pour reconduire une société, ce dont se garde bien Stirner. Mill n’hésite d’ailleurs pas, contre les libéraux de son temps, à justifier l’intervention de l’État pour répartir les biens entre riches et pauvres.
  19. L’Âge d’Homme, 1988.
  20. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, chapitre V. C’est moi qui souligne.
  21. Cf. Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Livre I, chapitre VI.
  22. Romans et Contes. L’homme aux quarante écus, Garnier-Flammarion, 1966.
  23. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Tel, 1983.
  24. Cité dans Au pied du mur, L’Insomniaque, 2000.
  25. Que le titre de ce chapitre soit vu comme un hommage au beau livre de Thierry Lévy, Le désir de punir, Fayard, 1979.
  26. Le roi des Perses se rend coupable d’ubris, c’est-à-dire de démesure, péché impardonnable chez les Grecs.
  27. On ne donnera jamais assez les références du beau livre de la psychanalyste Alice Miller, C’est pour ton bien, Aubier, 1984.
  28. Jean-Marie Guyau, op. cit.
  29. Si «les devoirs de l’amitié» me commandent d’aller m’occuper aujourd’hui des enfants d’une amie hospitalisée alors que j’ai mille choses à faire, je n’irai pas chez elle de la même façon que si je me dis «Ça tombe vraiment mal, je suis débordée, mais je ne veux pas qu’elle se fasse du souci, j’ai vraiment envie de lui faire plaisir. » Pour elle, le résultat immédiat sera le même, pour moi non qui dans le premier cas lui en voudrai confusément si j’obéis à mon devoir et me soulagerai du tendre souci que j’ai d’elle dans le second. Les autres ont tout intérêt à ce que nous soyons résolument et généreusement égoïstes !
  30. Anne-Marie Marchetti dans Perpétuités, Plon Terre humaine, 2001.
  31. Le désir de punir, op. cit.
  32. Dans Perpétuités, op. cit.
  33. Cf. Les ombres de l’histoire, op. cit.
  34. Je rappelle que tabasser veut dire rouer de coups. Le terme « familier », qui se voudrait en général une concession au pittoresque de la situation, semble de plus en plus souvent remplir une fonction réductrice, un rien gentillette. Mais les côtes cassées, les dents branlantes, les ecchymoses sur les parties génitales devraient à chaque fois relever de la justice : un très grand nombre de détenus n’ont-ils pas été incarcérés pour « coups et blessures » ?
  35. Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le Cherche-Midi, 2000.
  36. Cf. Simone Buffard, Le froid pénitentiaire, Seuil, 1973.
  37. Cf. Perpétuités, op. cit.
  38. La photo du cimetière de l’UMD de Cadillac me fait toujours dresser les cheveux sur la tête. Les trois autres UMD se trouvent à Sarreguemines, à Montfavet et à l’annexe Henri-Colin de Villejuif.
  39. Cité par Philippe Bernardet et Catherine Derivery dans Enfermez-les tous !, Robert Laffont, 2002 (sur les internements abusifs en psychiatrie).
  40. Sur le même basculement en faveur du condamné, rendu nécessaire pour le spectateur par le seul talent du cinéaste, voir aussi absolument Tu ne tueras point de Krzysztof Kieslowski.
  41. Je pourrais dire la même chose de trois juges d’application des peines.
  42. Oscar Wilde, La Ballade de la geôle de Reading, Allia, 1998.
  43. Cf. Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999.
  44. La libération conditionnelle « si le détenu offre des gages sérieux de sa volonté de réinsertion ».
  45. J’en ai connu deux qui avaient pris le parti de vivre en caravane.
  46. J’ai vu de ces rencontres où mère et fils passaient tout le temps du parloir en silence, tête baissée sur leur immense pauvreté. Chaque semaine.
  47. La Biélorussie est le seul pays du continent à l’avoir gardée.
  48. Nous avons dit plus haut que pour les récidivistes, la libération conditionnelle ne pouvait être demandée qu’aux deux tiers de la peine.
  49. L. Mermaz, J. Floch, Rapport de la Commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, Assemblée nationale, 28 juin 2000.
  50. Serge Coutel. L’Envolée, Lieu commun, 1985. Cité dans Au pied du mur, op. cit.
  51. Les « in pace » (en paix) étaient les cachots où, dans les monastères et abbayes, on enfermait les clercs, religieux et religieuses récalcitrants ou mal soumis condamnés par les tribunaux d’Église. En France, ils furent supprimés à la Révolution. Ces geôles se sont maintenues au XIXe siècle en Italie, en Espagne et en Amérique latine. L’Espagne est le dernier pays à les avoir supprimées en 1976.
  52. Nous laissons de côté le cas des « fillettes », ces cages où l’on ne pouvait ni s’allonger ni se tenir debout. Il s’agissait là d’un supplice pour déchirer ou déformer les tendons. L’Italie médiévale a peut-être été l’inspiratrice de Louis XI, les vengeances italiennes étaient particulièrement inventives.
  53. Via les petites annonces, quelques-uns nouent des relations épistolaires avec des amies qui obtiennent l’autorisation de venir les visiter. Certaines même, éperdument amoureuses, épousent cet homme dont elles ne connaissent que les lettres enflammées et leur joie au parloir. D’autres se font « aider » financièrement avec pas mal d’effronterie et on en voit ainsi qui circulent de taule en taule, des professionnelles.
  54. op. cit.
  55. Texte de conférence pour la célébration des vingt ans de l’abolition de la peine de mort publié dans Collectif Octobre 2001, Comment sanctionner le crime ?, Érès, 2002.
  56. Tels étaient les mots exacts du Code pénal (art. 12). Et l’on dit que la Justice utilise un langage abscons !
  57. Bruno Aubusson de Cavarlay (CNRS-CESDIP), Les lourdes peines dans la longue durée. Contribution au colloque pour le XXe anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France, organisé par le Collectif Octobre 2001. (Officiellement, il y eut 104 condamnations à perpétuité, mais 51 étaient des condamnations par contumace ; l’accusé absent est nécessairement condamné à la peine maximale.)
  58. Avant, 14,4 % des infractions pouvaient vous valoir la perpétuité ou une peine de trente ans, 17,4 % aujourd’hui. Lire sur ce sujet Pierrette Poncela et Pierre Lascoumes, Réformer le Code pénal. Où est passé l’architecte ?, PUF, 1998.
  59. Source : Sous-direction des statistiques, des études et de la documentation du ministère de la Justice.
  60. Articles 221-3 et 221-4 du nouveau Code pénal. Cette loi a été bien sûr votée au lendemain d’un crime particulièrement médiatisé sous les clameurs d’appel au meurtre des associations de victimes.
  61. Rapport de la Commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, op. cit.
  62. Le Monde du 21 novembre 2002.
  63. Cf. Les prisons de la misère, op. cit.
  64. On est passé de 525 crimes de sang en 1984 à 504 dix ans plus tard et à 461 en 2000.
  65. Anne-Marie Marchetti, dans Perpétuités, op. cit., signale qu’en 1989 par exemple, 36 % des condamnés à plus de 10 ans avaient obtenu la libération conditionnelle mais seulement 24 % des auteurs d’infractions de type sexuel.
  66. A. Kensey et P Tournier, « Le retour en prison », ministère de la Justice, Travaux et documents no 40.
  67. Cité par Textes et documents pour la classe no 844, publié par Service culture éditions ressources pour d’éducation nationale (SCÉREN).
  68. Cf. Hugues Lagrange, « Délinquance des mineurs : qui fait quoi » dans Les idées en mouvement (revue de la Ligue de l’enseignement) no 5 hors série : « Autorité, éducation, sécurité », mars 2002.
  69. La loi de finances de 2002 prévoyait la création de 328 postes d’éducateurs et de travailleurs sociaux en milieu pénitentiaire. Dans le même temps on annonçait quatre fois plus de créations de postes de surveillants.
  70. En 1996, Jacques Toubon, alors garde des Sceaux, crée les unités à encadrement éducatif renforcé qui seront rebaptisées centres éducatifs renforcés par Élisabeth Guigou.
  71. La gauche mena tout le reste de sa campagne matraque à la main. Seuls les Verts et la LCR se sont opposés à la création des nouvelles maisons de correction.
  72. Jacques Prévert, extraits de « Chasse à l’enfant », dans Paroles (1946), poème directement inspiré de la répression honteuse qui suivit la révolte des enfants de Belle-Île.
  73. L’expression est de Françoise Tétard, historienne, ingénieur au CNRS (Centre d’histoire sociale du xxe siècle). Lire entre autres « Les maisons d’in-correction » dans le no 5 des Idées en mouvement.
  74. Mais il restait quelques maisons de redressement isolées qui furent supprimées sous le septennat de Giscard d’Estaing.
  75. Cf. Louis Roubaud, Les enfants de Caïn, 1925, ou Marie Rouanet, Les enfants du bagne, Payot, 2001.
  76. 1 — Cf. l’étude réalisée en 1977 par Francis Baillaud, sociologue au CNRS.
  77. « À moins que cela ne compromette la prise en charge éducative des mineurs, ces derniers devraient pouvoir recevoir des membres de leur famille dans des conditions fixées par le règlement intérieur du centre » (c’est moi qui souligne). En clair, les parents n’auront plus le droit de voir leur enfant s’ils prennent son parti contre les injustices dont il sera victime.
  78. Sur l’américanisation de la politique policière française, voir Les prisons de la misère de Loïc Wacquant, op. cit
  79. La république de Toscane a été le premier État du monde à l’abolir le 30 novembre 1786, suivie en 1863 par le Vénézuela.
  80. Chiffres donnés par le Bureau of Justice Statistics (US Department of Justice).
  81. Voir le dossier du New York Times du 21 avril 2002 : « The system dances with Death ». En sous-titre « Be not proud ».
  82. Voir par exemple dans Libération du 5 décembre 2002 les aveux de cinq jeunes qui ont été condamnés de 5 à 10 ans pour viol. Tous ont accompli leur peine avant que le véritable coupable ait été identifié.
  83. C’est la loi « Three strikes, you’re out » : trois coups et vous êtes exclu.
  84. Cf. Les prisons de la misère, op. cit.
  85. Rapport de la commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, op. cit.
  86. Les SMPR (services médico-psychologiques régionaux) sont chargés au sein d’un établissement pénitentiaire des soins psychiatriques.
  87. Cité dans l’article « La carcérale des fous », Libération du 15 janvier 2001.
  88. Interview parue dans Dedans-Dehors, mars 2001.
  89. Par exemple dans l’affaire Pascal Roux ; ce psychotique, condamné à 21 ans de prison, avait déjà fait cinq séjours en hôpital psychiatrique. Cf. Le Monde du 25 octobre 2001.
  90. Dans Perpétuités, op. cit.
  91. On a vu plus haut que d’ores et déjà il arrive qu’après une longue peine, par exemple de vingt ans, un homme qui se croit libéré soit cueilli à la porte par des infirmiers et des gendarmes qui l’enferment en hôpital psychiatrique pour une hospitalisation « sous contrainte ».
  92. Film de Michael Moore, 2002.
  93. Ce qui n’empêche pas, dans certains cas, une gratitude réelle de celui à qui la ou le juge a évité la catastrophe de l’incarcération, les apaches savent aussi faire la part des choses et reconnaître la générosité. Elle est si exceptionnelle.
  94. Cité par Jean-Claude Lauret et Raymond Lasierra, La torture propre, Grasset, 1975.
  95. Le terme existe bien en droit français, mais désigne une peine frappant le condamné dans sa capacité juridique, par exemple quand il est déchu de ses droits paternels, de son droit de vote, etc.
  96. Cf. Les prisons de la misère, op. cit.
  97. 62 euros. Qu’on fasse le calcul : un condamné à un an coûte 22 630 euros. À dix ans…? Et 59 155 détenus. ?
  98. L’Express du 30 mars 2000.
  99. « Un récent projet de circulaire du ministre de la Justice, relatif à l’application des dispositions de la loi sur la présomption d’innocence concernant la libération conditionnelle, prévoit d’instituer la pratique d’une enquête préalable sur l’impact social d’une telle mesure, notamment sur les victimes de l’infraction. Toujours selon ce texte, cette mission pourrait être confiée aux services d’aide aux victimes. » Note 37 de la page 164 de Et ce sera justice, op. cit.
  100. Déclaration lors du procès pour évasion de Lisieux.
  101. Enfermez-les tous ! Philippe Bernardet et Catherine Derivery, Robert Laffont, 2002.
  102. Dans Et ce sera justice, op. cit.
  103. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1994.
  104. Thierry Pech, Et ce sera justice, op. cit.
  105. Roger Knobelspiess cité dans Au pied du mur, op. cit.
  106. De la division du travail social, PUF, 1998. Cité par Anne-Marie Marchetti dans Perpétuités, op. cit.
  107. Cf. page 43 l’exemple donné par Jean-Marie Guyau.
  108. Arthur Kœstler et Albert Camus, Réflexions sur la peine capitale, Calmann-Lévy, 1972.
  109. Par l’euphémisme « bavure », on entend forcément la situation où celui qui est battu à mort ou abattu ne possède aucune arme, sinon il ne saurait s’agir que de légitime défense.
  110. Cf. Perpétuités, op. cit.
  111. Punissant entre autre la contestation de tel ou tel crime contre l’humanité.
  112. Ézéchiel xviii, 32.
  113. Émile Durkheim, L’éducation morale, PUF, 1963.
  114. Et ce sera Justice, op. cit.
  115. « Trois ans de prison avec sursis partiel requis contre Alexandre, un des lycéens tortionnaires de Longwy », Le Monde du 24 mai 2001.
  116. À la suite de celle d’Eugène Weidmann, accusé de six meurtres, qui rendit beaucoup de femmes hystériques ; là encore elles furent nombreuses à tremper leur mouchoir dans le sang.
  117. Gallimard, 1953.
  118. 69 481 en 2000.
  119. C’est pour ton bien, op. cit.
  120. Alexander Neill, Libres enfants de Summerhill, Maspero, 1970.
  121. Je ne m’appesantirai pas sur un sujet sur lequel j’ai déjà écrit (Insoumission à l’école obligatoire, Bernard Barrault, 1985 et Les Cahiers au feu, Bernard Barrault, 1988). Je rappelle le livre majeur sur cette question : Janusz Korczak, Le droit de l’enfant au respect, Robert Laffont, 1979.
  122. Action de couper les oreilles ; une des peines qu’infligeaient les juges du XIVe siècle.
  123. Aux Pays-Bas, en 1970, seules 35 condamnations de trois ans ou plus ont été prononcées. À noter que sur ces 35 condamnations, 14 avaient pour cause un homicide volontaire alors qu’il y avait 63 personnes condamnées pour ce crime cette année-là. Autrement dit, 49 personnes accusées de meurtre ont été condamnées à des peines de moins de trois ans (Cf. Louk Hulsman, Criminal Justice in the Netherlands, Delta, 1974).
  124. Cf. Nils Christie, L’industrie de la punition, Autrement, 2003.
  125. Pour 100 000 habitants, 320 détenus en Estonie, 410 en Lettonie, 355 en Lituanie.
  126. J’ajoute que tout couple désirant devenir parents devrait avoir les moyens décents de travailler chacun à mi-temps, père et mère, pendant au moins les quinze premières années de la vie de chaque enfant. Les crèches c’est mieux que la poubelle, mais c’est un pis-aller. On accuse les parents d’abandonner leur gosse et on les oblige à le faire. Pour chacun des parents se poserait un problème de carrière : il n’est nullement indispensable d’avoir des enfants.
  127. Cf. Jacques Faget, La médiation. Essai de politique pénale, Érès, 1997.
  128. « Familles de victimes de meurtre pour une réconciliation », http://www.mvfr.org.
  129. Desmond Tutu, Il ny a pas d’avenir sans pardon, Albin Michel, 2000.
  130. Ses arguments ne s’appuyaient d’ailleurs pas sur sa foi religieuse mais sur des pratiques ancestrales africaines de règlement des conflits.
  131. Cf. Louk Hulsman et Jacqueline Bernat de Celis, Peines perdues, Centurion, 1982.
  132. Et ce sera Justice, op. cit.
  133. Peines perdues, op. cit.
  134. Cf. Conférence de Thomas Mathiesen lors de la 8e rencontre ICOPA à Auckland, Nouvelle-Zélande, février 1997.
  135. Rappelons qu’il s’agit du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales.
  136. Elle existe en Islande, mais n’a jamais été appliquée.
  137. Cf. Peines perdues, op. cit.
  138. Peines perdues, op. cit. Si je cite si souvent Louk Hulsman dans ce chapitre, c’est non seulement parce qu’il est intéressant mais aussi que les autres théoriciens de l’abolitionnisme sont très peu traduits en français.
  139. Ni Mrs Smith.
  140. L’industrie de la punition, op. cit.
  141. Et ce dès 1972. Cf. H. Solms, P. Feldmann, J. Burner, « Stupéfiants : une certaine répression sans avenir » dans Jeunesse, drogues et société, Genève, 1972.
  142. Interview sur France Culture du 2 août 2002 dans la série d’émissions Au cœur de la prison, le châtiment produite par Catherine Baker et réalisée par Judith d’Astier.
  143. Lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850, Correspondance, Pléiade, Gallimard, 1980, tome I, p. 679.
  144. Au coin de la rue des Amandiers et de la rue Louis-Nicolas Clérambault.
  145. Cf. Actualités Sociales Hebdomadaires, 3 mai 2002.
  146. Dernière phrase de L’Utopie de saint Thomas More, décapité en 1535.
  147. Interview de Louk Hulsman dans la série Au cœur de la prison, le châtiment, France Culture, 2 août 2002.