Propos japonais/Texte entier
LETTRE-PRÉFACE
J’ai lu avec le plus grand intérêt vos « Propos Japonais »…
Ce ne sont pas de vains discours, de fugitives impressions de voyage, encore moins de facétieuses exagérations sur le peuple le plus étrange des temps modernes. C’est une étude sérieuse d’un pays où tout se fait au rebours du nôtre. Seul, un missionnaire en quête d’âmes lentes à venir pouvait analyser avec autant de justice, de patience et de finesse la vie domestique, sociale et religieuse du Japon.
Dans le brouhaha des villes, au sein des riantes campagnes ou le long des blanches rizières qui les séparent, vous avez vu de près les mœurs et les paysages, les habitudes et les costumes, les ambitions et les rêves de ce peuple intelligent, poli, charmant, mais altier à l’excès. Vous en avez vu palpiter l’âme ondoyante et fluide. Vous avez surtout saisi le douloureux et nécessaire problème de sa conversion à l’Évangile.
Pourquoi le vieux shintoïsme retient encore les masses populaires, comment l’athéisme officiel dévore les classes dirigeantes et, pourtant, de quelle importance serait pour le monde actuel un Japon chrétien, vous nous le dites excellemment. Vous avez mis dans cet ouvrage votre cœur avec votre intelligence, toute votre âme de prêtre et d’apôtre. Et puisqu’il arrive à son heure, au lendemain même de la fondation du Séminaire canadien français des Missions Étrangères, je ne doute pas qu’on lui fasse un bon accueil. D’autant que, si je ne me trompe, vous êtes la première voix canadienne qui chante, en un poème vécu, les tristesses, les espoirs et les joies du Missionnaire catholique au Japon.
Je souhaite donc que ce beau et bon livre trouve sa place dans nos cercles d’études et dans nos bibliothèques scolaires : sa lecture charmera la jeunesse et provoquera des prières, des aumônes et probablement des vocations.
Veuillez être persuadé, Révérend Père, que j’applaudis au succès de votre travail et que je forme les meilleurs vœux pour son auteur.
LE CONTRASTE JAPONAIS
Entre les mœurs du Japon et celles des autres pays d’Europe et d’Amérique, il existe un contraste ni plus ni moins que renversant. À peine l’étranger a-t-il mis le pied sur cette terre nouvelle pour lui, qu’il est sous l’empire d’un étonnement indescriptible. À son point de vue, tout lui paraît et tout se fait à l’envers. C’est à chaque instant, quelque chose d’inouï qu’il remarque et qu’il apprend, à mesure qu’il se mêle à la vie publique et, à plus forte raison, lorsqu’il prend contact avec la vie privée.
La vie publique, avec son spectacle si singulier, lui cause une surprise qu’on ne peut s’imaginer. En descendant du bateau, ses yeux cherchent en vain de ces voitures publiques telles qu’il en a vues en son pays. À leur place, il aperçoit une foule de kuruma ou pousse-pousse, sortes de petites voitures très légères, traînées par un homme, et sur lesquelles on ne peut monter d’ordinaire qu’un seul à la fois. Mais c’est surtout cet homme cheval qui l’étonne : « Que c’est pitié ! » pense-t-il, de voir ainsi un homme en tirer un autre ! »
Cependant voici la rue, avec son brouhaha et le va-et-vient des gens qui la couvrent. Quel spectacle ! Pas de trottoirs ! Tout le monde dans la rue, s’y croisant et s’y mêlant continuellement ! Presque pas de voitures traînées par ces bêtes ! Et puis, quelle étrange manière de conduire les chevaux ! Au lieu d’être monté sur sa voiture, comme on le fait à l’étranger, le conducteur, ici, marche, les bras croisés, très souvent, devant son cheval, qu’il guide par une corde. Et c’est là, non pas seulement une coutume, mais une loi d’ordre public. Quelle en est la raison au juste, je ne sais. En tout cas, comme tout le monde marche dans la rue, c’est bien moins dangereux ainsi pour les promeneurs inattentifs, le conducteur de la voiture étant bien placé pour avertir les gens de lui livrer passage.
D’ailleurs, il y a peu de chevaux au Japon, surtout dans les régions méridionales. En revanche il y a une foule de ni-guruma ou petites charrettes traînées par des hommes ou même par des femmes, et sur lesquelles on transporte toutes sortes de colis.
L’étranger ne remarque pas sans étonnement, non plus, les nouvelles maisons que l’on construit. À peine a-t-on dressé la charpente, qu’on fait le toit définitivement. Or, qui niera que ce ne soit pratique, lorsqu’il pleut ? Le menuisier japonais, travaille, lui aussi, différemment de l’ouvrier étranger : il a des instruments, par exemple le rabot et la scie, fabriqués de telle sorte que, au lieu de les pousser, il les tire sur lui. Vraiment, on dirait que ces Japonais ont juré de faire tout en sens inverse des autres peuples.
Et cela n’est encore que de la vie publique. La vie privée réserve à l’étranger bien d’autres surprises.
Qu’il « interpelle » à une maison, par exemple ? — aux maisons japonaises on ne frappe pas, les portes étant en papier. — D’abord, il lui faudra enlever ses chaussures, sous peine de passer pour impoli : premier embarras ! Ensuite, il lui faudra exécuter le cérémonial assez compliqué de la visite : autre embarras plus ennuyeux encore ! Enfin, il doit, comme les autres, rester assis sur ses talons : ce qui le met littéralement à la torture, n’ayant pas, comme les Japonais, les genoux faits à une telle position.
Puis, un coup d’œil rapide dans l’appartement lui découvre encore d’autres sujets d’étonnement. C’est le maître de la maison qui fume avec une pipe dont la cheminée ne contient pas plus gros de tabac qu’une fève, et qui frotte ses allumettes tout juste dans le sens contraire à l’habitude des fumeurs canadiens. C’est la femme qui fume aussi consciencieusement que son mari ; il faut voir comment elle laisse lentement échapper la fumée par ses narines, sans doute pour en savourer la douceur, et comment elle la fait disperser en volutes légères et capricieuses. Quelquefois il aperçoit, dans un coin, un enfant assis sur ses talons, près d’une toute petite table, et y traçant des caractères, en commençant par la droite et en allant de haut en bas ; ou bien, lisant un livre, en commençant par ce que, nous, nous croyons la fin ; ou encore, aiguisant un crayon d’une manière toute différente de celle des écoliers de chez nous.
Cependant, on le comprend, ce n’est pas dans une simple visite qu’on peut tout voir. Il faut vivre en contact plus ou moins immédiat avec cette vie familiale, pour en remarquer tous les détails. Alors, l’étranger s’apercevra qu’on n’a pas de berceau pour les bébés, qu’on se contente de se les attacher sur le dos, que les enfants eux-mêmes portent ainsi leurs petits frères ou leurs petites sœurs, et que, bien plus, les femmes font leur ménage dans la maison, scient du bois devant la porte ou font leur lavage, avec leur enfant sur le dos. Et chose étrange ! même alors, l’enfant dort paisiblement ; des mères vont même jusqu’à dire que ce n’est qu’alors qu’elles peuvent endormir leurs marmots.
Autres détails non moins curieux : la femme époussette les rares meubles de la maison, avant d’y faire le balayage ; et le soir, elle se peigne, avant de se coucher. Mais ces usages, quelque étranges qu’ils paraissent, ont leur raison spéciale dans les conditions particulières de la vie familiale en ce pays ; et lorsqu’on est sur les lieux, on trouve que les coutumes japonaises sont aussi rationnelles que les nôtres.
Je n’ai rien dit encore du langage. Pourtant, là aussi, l’étranger se heurte à des contrastes qui sont peut-être les plus embarrassants. Le Japonais a une manière différente de la nôtre de penser et de parler. Ce que nous concevons en premier lieu, il le conçoit en dernier, et ce que nous plaçons au commencement d’une phrase il le place à la fin. Toujours à l’envers, quoi !…
Mieux que cela ! Là où nous donnerions une réponse négative, il en donne une affirmative et vice-versa. Par exemple, si je dis à quelqu’un : « Vous ne faites pas de promenade aujourd’hui, n’est-ce pas ? » Si réellement il ne veut pas en faire, mon brave Japonnais répondra : « oui » ; et s’il veut en faire, il répondra : « non. »
Cette apparente anomalie n’est pas, non plus, sans explication. Le « oui » ou le « non » japonais correspondent, non pas au fait objectif et réel, mais à la conjecture de l’interlocuteur. Par exemple, lorsque, à la question ci-dessus, le Japonais répond « oui », il veut dire : « Vous l’avez bien conjecturé, je ne vais pas en promenade aujourd’hui ; » et si sa réponse est négative, il veut dire : « Vous vous trompez, j’y vais. »
Pour la même raison, les Japonais répondent « non », quand nous ne disons ni « oui » ni « non ». Par exemple : si je demande à quelqu’un : « Où avez-vous acheté cet objet ? » Il répondra selon la circonstance : « Non, c’est moi-même qui l’ai fabriqué, » voulant dire : « Vous vous trompez, je ne l’ai pas acheté, c’est moi-même qui l’ai fabriqué. »
Une autre réponse, qui nous étonne fort encore, c’est quand nous rencontrons une personne de notre connaissance que nous n’avons pas vue depuis quelque temps. Si nous lui demandons, par exemple : « Comment va la santé ? » Pour toute réponse, nous entendons un « Je vous remercie » très poli, très gentil d’ailleurs, mais tout court, sans commentaire ni supplément, de sorte que, en définitive, nous ne sommes pas plus renseignés qu’auparavant. « Étrange manière, tout de même, de répondre aux gens ! » pense-t-on, lorsqu’on n’a pas encore appris que ce simple remerciement de la part d’un japonais signifie précisément qu’il est en bonne santé et qu’il veut exprimer par là sa reconnaissance pour l’attention qu’on lui marque.
Il est donc bien vrai de dire : « Autre pays, autres mœurs » !
EN CHEMIN DE FER
C’est tout à fait amusant.
C’est là qu’on peut constater à loisir la combinaison bizarre des vieilles coutumes japonaises avec les commodités du progrès moderne.
Entrons d’abord à la gare.
Les gares japonaises sont pour la plupart construites en bois, même dans les grandes villes, sans art, sans style, d’une simplicité tout à fait insignifiante. Elles se ressemblent toutes et comptent à peu près le même nombre d’appartements, disposés dans le même ordre : salle de 1ère et de 2ème classe, salle de 3ème classe, toits de plateforme, couloirs de traverse, cabinets, etc…
Je note seulement ceci, au sujet du couloir de traverse : c’est une espèce de pont recouvert, enjambant les voies ferrées, quand il y en a plusieurs de front. Grâce à ce pont, les passagers peuvent, sans danger, aller attendre leur train sous les toits de plateforme qui longent les diverses voies au-delà de celle qui passe tout près de la gare.
Les gares sont toujours pleines d’une foule remuante mais silencieuse. Les Japonais voyagent beaucoup, dans le Hokkaido surtout, où ils changent à tout moment d’endroit, de maison et d’emploi. De plus, encore aujourd’hui, ils ne sont pas rares ceux qui entrent dans la gare pour prendre « un train, n’importe lequel. » Ils s’en vont là, par exemple, le matin, et arrivent en retard pour un train qu’ils auraient dû prendre ; ils en attendront là un autre qui ne partira peut-être que le soir. Quant au dîner, c’est le moindre de leurs soucis : ils mangeront sur le train ou ils ne mangeront pas du tout, et dormiront pour oublier la faim.
Dans la gare, surtout dans la salle d’attente de la 3ème classe, c’est le pêle-mêle des gens peu fortunés ou de bas rang, tous chargés comme des mulets : on ne voit que des sacs, des poches, des valises, des marmots : les Japonais portent tout sur leur dos. Ce n’est guère que dans la salle de 1ère et de 2ème classe qu’on peut voir des gens portant leurs valises à la main. Ces derniers sont aussi mieux habillés, plus distingués dans leur mise ; beaucoup d’entre eux, les hommes, — non pas les femmes, — portent le costume étranger.
Toute cette foule ne cause guère. Cependant, elle ne demeure pas une minute en place : à part quelques-uns qui s’allongent sur les bancs, les autres ne cessent de se promener de-ci de-là, sans se parler ; et on n’entend, dans les salles, que le cric-crac des geta grinçant sur le parquet de ciment.
Mais voici le train : une petite locomotive avec de petits wagons aux roues ajourées : au Japon, tout est petit. La foule se rue alors aux barrières qui ferment l’entrée des plateformes, et par lesquelles on ne pénètre qu’un-à-un.
Or, parmi cette foule, il n’y a pas que des passagers ; il y a aussi le nombre considérable de ceux qui sont venus reconduire leurs parents en partance.
Ce n’est pas trop dire, que de qualifier le nombre de ces gens-là de « considérable » ; vraiment, c’est là une chose bien plus frappante ici qu’à l’étranger. En japonais, l’action de reconduire ainsi quelqu’un se dit : miokuri, c’est-à-dire, l’action de voir et de conduire, ou mieux, d’accompagner, de suivre des yeux.
Les Japonais tiennent fort à honneur de ne pas manquer le miokuri. C’est un point de politesse qu’ils observent scrupuleusement. Les autorités du chemin de fer ont pensé combattre cette coutume, en imposant l’achat d’un billet spécial, à cause du danger auquel s’exposent ceux qui, en trop grand nombre, s’approchent du train prêt à partir. Mais rien n’y fait. Les gens paient le billet et entrent quand même à peu près aussi nombreux qu’auparavant ; de sorte que la compagnie a trouvé là un excellent moyen de faire de l’argent.
Voyons maintenant, près du train, ces divers groupes stationnant vis à vis d’une fenêtre de wagon, par laquelle ils regardent s’installer à l’intérieur ceux qui doivent bientôt les quitter. Ces personnes sont là pour parler une dernière fois à leurs connaissances et pour leur faire leurs adieux. Grands saluts, profondes inclinations, on ne voit que cela de tous côtés.
Cette solennelle manière de se saluer est la même à l’adieu qu’à l’abord. C’est d’ailleurs l’unique : au Japon, on ne se baise, ni on ne s’embrasse jamais, ni publiquement ni à la maison. Ces manifestations d’amitié ne se remarquent qu’entre les parents et leurs bébés.
Bientôt une sonnerie électrique, puis un coup de sifflet annoncent le départ du train qui, aussitôt, s’ébranle. De partout on entend les derniers : Sayônara ! au revoir, adieu ! Montons, nous aussi…
Voici, à l’avant du train, les wagons de troisième classe. Ils sont toujours encombrés à l’excès, ils regorgent de passagers. Les bancs y sont placés sur le travers, mais serrés les uns contre les autres et peu confortables, surtout à cause de leur dossier trop raide. D’ailleurs, les wagons de 2ème et même ceux de 1ère ne sont guère plus confortables à ce point de vue ; c’est là le défaut commun à toutes les chaises et à tous les bancs faits au Japon. Ensuite, nulle part le rembourrage ne suffit à tromper la fatigue. À peu près tout l’avantage des wagons de 1ère et de 2ème sur ceux de 3ème, c’est que les bancs étant placés sur le long, on y est moins à l’étroit et moins gêné par la foule trop compacte. De plus, tout y est entretenu par les employés du train, avec plus de soin et de propreté. Enfin, un autre avantage, c’est que le petit nombre de passagers qui montent d’ordinaire dans les compartiments de 1ère ou de 2ème classe, nous permet de remarquer plus à loisir la diversité de nos compagnons de route.
Je note, par exemple, ce gros monsieur, vêtu à l’européenne, qui s’est installé, tout à l’heure, au bout du banc, dans le meilleur coin du compartiment : très rouge, très poussif, mais profil superbe, vraie médaille romaine à l’effigie de Vitellius. C’est un tôsé shinshi, ou, si l’on veut un up-to-date gentleman, comme on dirait en anglais : lunettes dorées, chaîne et montre dorées, qu’il tire de temps en temps en regardant l’heure d’un air souverain. Il porte aussi un beau jonc d’or au doigt et fume avec volupté des cigarettes de luxe, assis nonchalamment sur une riche couverture de laine, qu’il a eu soin d’étendre sur le banc, avant de s’installer définitivement.
En face de ce gros monsieur, un militaire, un officier de je ne sais quel grade, très propre, bien peigné, bien astiqué et grave comme une statue grecque. Tout-à-l’heure, en arrivant, outre sa capote et son képi, il a enlevé sa ceinture de cuir et son épée et placé le tout sur la tablette aux menus bagages ; puis, étendant à son tour une couverture de laine sur le banc, il a retiré ses longues bottes et s’est assis à la manière des tailleurs ; enfin, le voilà absorbé dans un petit livre, où il y a beaucoup de cartes toutes stigmatisées de rouge.
Cette coutume d’étendre sous soi une couverture de laine est à peu près générale en 1ère et 2ème classe. De même, presque tous les hommes retirent leurs chaussures ou leurs geta pour s’asseoir ainsi, à la manière des tailleurs. Les femmes, elles, s’assoient à la japonaise et toujours tournées vers la fenêtre, probablement à cause de la boucle de leur énorme ceinture qu’elles froisseraient sans doute en s’appuyant contre le dossier.
Mon voisin de droite est un jeune homme. Étendu de tout son long sur le banc et la tête appuyée sur un petit coussin de caoutchouc rempli d’air, tel qu’en ont aussi à peu près tous les passagers de 1ère et de 2ème classe ; il lit avec passion, semble-t-il, un livre qui n’est probablement pas autre chose qu’un roman.
Pour voisin de gauche, j’ai un homme ; non, une casquette, une énorme casquette de drap gris, enfoncée jusqu’au dessus de deux yeux noirs et visqueux, avec un nez menaçant, entre deux grosses joues d’un jaune huileux et sale. C’est un ivrogne. D’une main, il tient une grosse bouteille recouverte d’une enveloppe de cuir, et de l’autre, un tout petit gobelet. De temps en temps, il remplit son petit vase ; il verse tout doucement la liqueur dont les gouttes, en tombant dans le verre, font comme de petites paillettes étincelantes. Le gobelet, une fois plein, l’homme le vide d’un trait ; puis, après avoir promené autour de lui un regard à demi éteint, mais révélant un air de gourmandise visible, il se laisse tomber lourdement sur le banc, pour cuver son sake. Pauvre lui !…
À l’autre bout du compartiment, deux marchands. On les reconnaît à leurs petites valises plates, placées sur la tablette au-dessus de leur tête. Ils sont habillés à la japonaise, et richement habillés. Ils causent avec animation d’une affaire qui, semble-t-il, leur promet un gros profit, car ils ont un sourire qui ne s’efface pas, et laisse entrevoir dans leur bouche plusieurs dents remplies d’or. Ce sont des haikara, comme on dit ici. Ce mot n’est autre que les deux mots anglais high collar, auxquels les Japonais ont donné un sens très étendu. D’abord, on n’a appelé ainsi que les gens qui portent un collet très élevé ; puis, tous les gens bien mis furent qualifiés de ce sobriquet ; enfin, on en vint à employer ce mot pour n’importe quoi, sans se soucier des plus curieuses invraisemblances. On dira, par exemple une montre high collar, en prononçant toutefois haikara ; les Japonais, en effet, à l’encontre des Chinois, n’ont pas l’articulation de l’l ; — des chaussures high collar, des lunettes high collar, etc.
Dans le coin du banc opposé, il y a une jeune mère, avec une petite fille. Celle-ci, de cinq à six ans à peine, est toute gracieuse dans son petit kimono parsemé de fleurs vives et chatoyantes, avec sa petite boucle de ruban rose fixée du côté droit, dans ses cheveux noirs. Quant à la mère, elle est malade : elle a des nausées qui lui donnent sans doute l’illusion d’être sur mer. C’est étrange ! on voit très souvent parmi les Japonais des personnes ainsi affectées, lorsqu’elles voyagent en chemin de fer.
Enfin, tout juste en face de moi, trois geisha ou filles publiques. Chevelures énormes, très savamment peignées, lissées et auréolées de poignards, d’épingles, de kôgai (ornements en écaille) ; joues fardées à l’excès, lèvres peintes en rouge, cou, gorge, épaules couverts d’un enduit blanc qui descend sur le dos, comme une collerette à cinq pointes. Elles causent et rient pour n’importe quoi ; elles fument aussi la cigarette avec autant de dextérité que les fumeurs les plus accomplis.
Sur les trains japonais, il n’y a pas de compartiment spécial pour les fumeurs, pour la bonne raison que tout le monde est censé pouvoir fumer, les femmes aussi bien que les hommes.
Mais voici une grande gare. À peine le train est-il arrêté qu’il est assailli par une nuée de petits vendeurs, criant de tous côtés : « Eh ! o sushi ben tô ! Ah ! gyûnyû ; ah ! shimbun ! Ah ! ringo ! cider ! Eh ! manju ! Eh ! o cha ! etc., etc. » Tous ces petits vendeurs portent, chacun, une grande boîte, dans laquelle ils exposent leur marchandise, en faisant leur réclame. Ces articles sont, entre autres, des goûters pour collation, du lait, des journaux, des pommes, du cidre, des maujû (petit gâteau renfermant de la purée de pois sucrée), du thé, etc., etc. On vend ainsi à certaines grandes gares, mais jamais sur le train même.
Inutile d’ajouter que les passagers achètent. Ils ne sont pas rares même ceux qui, montant sur le train à ces mêmes gares, n’ont pas pris le temps de manger chez eux avant de partir. On achète donc, on mange beaucoup, puis on se couche et on dort. Les Japonais, en général, — si l’on excepte ceux qui lisent des romans, — ne font sur le train que deux choses : manger et dormir. De là, la malpropreté du parquet dans le compartiment. On y jette tous ses déchets. Dès lors, si l’on a à marcher dans l’allée, c’est à peine si l’on peut trouver son chemin au milieu des pelures de pommes ou d’oranges, des flaques de thé répandu, des boîtes vides, des bouts de cigarettes ou de bouteilles renversées. Heureusement que, de temps en temps, durant le trajet, un jeune employé vient balayer soigneusement, laver le parquet et ranger avec ordre tout ce qui se trouve dans un état tant soit peu négligé.
Cet employé, vêtu à l’européenne, comme tous les employés du chemin de fer, porte au bras un brassard rouge, sur lequel sont écrits, en japonais et en anglais, les mots kyùji, boy. Comme l’indique son nom, ce jeune homme est chargé de rendre aux passagers tous les services de propreté et d’assistance dont ils peuvent avoir besoin.
Il est un autre employé, qui porte un brassard semblable, et sur lequel on peut lire les mots passengers guard. Il est, par son rang et son autorité, au-dessus des boy, qui n’ont la charge que d’un ou de deux wagons seulement. Lui, semble être le seul de ce rang sur le train. Lui aussi est un jeune homme, quoiqu’il soit un peu plus âgé que les boy.
D’ailleurs, sur les chemins de fer japonais, je ne sais pour quelle raison, à part le mécanicien en chef, tous les employés sont relativement jeunes ; et ce n’est pas sans quelque défiance que l’étranger, peu habitué au Japon, s’en remettre à ces imberbes.
On arrive à destination…
Il faut se préparer à bientôt descendre, et voilà nos braves passagers qui procèdent à leur toilette. Hommes, femmes changent d’habits sans aucune gêne : c’est tout juste s’ils sauvegardent la plus élémentaire modestie. Les geisha, qui portent toujours avec elles leur nécessaire de toilette, se mirent, se fardent et se peignent, avec un nouveau soin méticuleux. Il n’y a pas jusqu’au shinshi du coin, qu’on surprend tout-à-coup en un débraillé assez peu compatible avec son souci de paraître à la dernière mode de l’étranger. Le militaire lui-même, tout guindé et tout serré qu’il est dans son costume justaucorps, prouve qu’il n’a rien perdu non plus de ce sans gêne des mœurs païennes.
Et ceci m’amène précisément à la conclusion qui ressort de cet article : c’est que la civilisation étrangère, ne reste, malgré tout, au Japon, qu’un trompe-l’œil. Les Japonais n’ont de notre civilisation que la surface et l’extérieur ; tant qu’ils n’en auront pas absorbé aussi la moëlle, c’est-à-dire, le christianisme, leur adaptation au progrès moderne restera toujours factice et menteuse.
LA POLITESSE
Ce n’est pas en vain que l’on vante la politesse japonaise : assurément il n’est rien de plus gracieux ni de plus charmant ; et s’il fallait entendre le mot civilisation au seul sens païen, comme on l’entendait autrefois à Athènes ou à Rome, avant l’établissement du christianisme, c’est-à-dire de façon à n’y voir que la formation d’un citoyen aux bonnes manières, il faudrait dire que le Japon est le pays le plus civilisé du monde.
Race à l’âme noble et fière, les Japonais ont le secret de la courtoisie. Rien de rustre ni de gauche chez eux, rien de guindé ni de hautain non plus ; tout, au contraire, soit dans leurs manières, soit dans leur langage, du moins si l’on n’en considère que l’extérieur, est de bon ton, plein de déférence et de respect.
Il faut admirer leurs bonnes manières, surtout quand ils nous abordent sur la rue, par exemple, ou bien quand ils présentent, reçoivent ou portent un objet.
Leur abord est toujours très obséquieux et très courtois. Les hommes ne se contentent pas d’enlever leur chapeau et de rester nu-tête, tout le temps qu’ils ont à entretenir leur interlocuteur ; si celui-ci est une personne de dignité supérieure, ils prennent encore le soin de retirer leur manteau, qu’ils portent sur le bras. Quant aux femmes, elles ne se présentent jamais devant une personne plus digne, sans avoir au préalable enlevé le fichu qui recouvre leur tête, et la corde, appelée tasube, qui retient leurs larges manches lorsqu’elles sont au travail. Leurs saluts et leurs inclinations surtout sont célèbres. Au dehors, même en pleine rue, la manière ordinaire de saluer est l’inclination profonde de corps. Cette inclination est toujours très gracieuse, non seulement chez les gens de la ville, mais aussi chez les gens de la campagne et même chez les tout petits enfants. Chez ces derniers surtout, c’est charmant à l’excès : il faut voir leurs petits corps, qu’on hésiterait à croire assez longs pour pouvoir être pliés en deux, se pencher dans une jolie courbette, avec cette rare souplesse qui est encore une des qualités naturelles des Japonais. De plus, ce salut est invariablement accompagné d’un lumineux et bon sourire, où l’on peut lire toute la distinction et toute l’affabilité natives de leurs personnes.
Maintenant, présentent-ils un objet ? un présent ? de l’argent, par exemple ? Ils ne le font jamais sans l’avoir d’abord enveloppé dans un papier de luxe. Il faut noter ici la manière d’envelopper : elle est à peu près toujours la même et faite dans le goût le plus exquis et le plus délicat, si bien, qu’à chaque fois l’étranger ne saurait y demeurer insensible.
En certaines circonstances, c’est plus solennel. C’est le cas des funérailles, par exemples, à l’occasion desquelles on offre des présents à ses amis. Si le présent est petit, de l’argent, par exemple, on le place sur un éventail, même si l’on est en hiver, et on le dépose devant la personne intéressée. Pour recevoir le cadeau, celle-ci fait une inclination profonde ; puis, prenant l’objet des deux mains, elle l’élève d’un gracieux mouvement à peu près à la hauteur des yeux, en exprimant avec effusion sa reconnaissance. D’ailleurs, toujours on reçoit un objet des deux mains croisées l’une sur l’autre et on l’élève ainsi en le recevant.
Quant à la manière de porter un objet, on l’enveloppe dans un fichu, dont tout Japonais possède plusieurs, variétés. Et ceci, on l’observe scrupuleusement pour tout objet, même pour une emplette faite dans un magasin, même pour une sacoche. Surtout, on porte cet objet sur le bras, et non sous le bras, et ceci est encore très gracieux.
Dans le langage, la politesse japonaise n’est pas moins admirable. Les termes polis, les tours délicats et les formules de respect sont d’une variété et d’une richesse incroyables. Je ne sais s’il existe une autre langue où les termes polis jouent un aussi grand rôle. En tout cas, en japonais, ce rôle va si loin, qu’il n’y a guère d’autre manière de déterminer les personnes. Celles-ci, en effet, dans la phrase japonaise, ne se désignent pas, comme dans beaucoup d’autres langues, par les diverses desinences d’un même verbe, mais par des verbes ou autres mots différents. Tel verbe poli, par exemple, ne s’emploie que pour la personne à qui l’on parle ou de qui l’on parle, si celle-ci est une personne de dignité plus grande que celui qui parle. La personne qui parle, au contraire, si elle le fait d’elle-même ou d’un de ses inférieurs, ne se servira que de termes pleins de modestie. C’est ainsi que, des deux verbes irassharu et mairu, qui tous deux signifient aller, le premier est un terme de respect et le second un terme de modestie.
Il y a, par conséquent, comme un double répertoire que l’on doit utiliser avec une extrême discrétion et un attentif à propos, si l’on ne veut pas faire rire de soi, pour une méprise, si facile en pareille occurrence. Il va sans dire que les Japonais eux-mêmes observent cette règle tout naturellement et toujours avec une remarquable dextérité. Il n’en va pas de même des étrangers, qui trouvent là une des plus grandes difficultés de la langue parlée.
Il faut encore noter les tours de phrase, en particulier ces groupements de verbes et de mots aimables qui donnent tant de grâce à la pensée japonaise. Soit des tournures comme celle-ci : Mô o kaeri narimashita ka ? En êtes-vous donc déjà venu à votre noble retour ? ou bien celle-ci : Go benkyô de gozaimasu ka ? Seriez-vous donc livré à vos nobles études ? ou encore cette autre : Kono tegami wo o yomi kudasaimasenu ka ? N’auriez-vous pas la condescendance de lire cette lettre ? Outre ces tournures verbales, il faut remarquer aussi dans ces phrases les particules o et go, dont le rôle est précisément de rendre hommage à la dignité de l’interlocuteur.
Et ce ne sont là que des tournures de la conversation ordinaire. Dans le style réservé à la narration de récits célèbres ou à l’exposé de doctrines religieuses, par exemple, notre catéchisme catholique, les verbes ont des constructions différentes, et beaucoup d’autres mots sont spécialement consacrés à ces sortes de sujets.
À plus forte raison en est-il ainsi du style poétique. Ces différences sont même plus grandes que celles qui existent en anglais, entre le style parlé et le style sacré.
D’autres tournures, remarquables par leur délicate modestie, sont les comparaisons de supériorité. La manière de procéder est telle que, grammaticalement, on n’exprime pas cette sorte de comparaison ; on se contente de l’insinuer, en confrontant les deux choses à comparer et en affirmant l’attitude en question, de préférence chez l’une que chez l’autre. Soit cet exemple : Je suis plus grand que vous ; on traduit simplement : Anata yori watakuski wa sei ga takai, c’est-à-dire : à côté de vous, moi je suis grand. On dirait vraiment que l’on se garde de choquer, en énonçant une affirmation qui paraîtrait heurter le sentiment d’un autre. Réellement, on a presque l’illusion d’un acte de vertu.
Comment qualifier maintenant les formules de politesse du genre de celles qui existent aussi dans les autres langues ? En japonais, on le devine, elles sont très nombreuses, très expressives et surtout très caractéristiques. Ce qui paraît singulier, en effet, pour l’étranger, c’est que, dans ces formules, les particules de respect n’accompagnent pas la personne, — qui n’est pas même désignée par un pronom, — mais l’action de la personne. En outre, à part ces particules, on ajoute en plusieurs formules, le mot sama qui veut dire auguste, honorable, respectable, et plus familièrement, Monsieur. On dira donc pour remercier d’un service rendu : Makobo ni o sewa sama de gozaimashita : assurément ce fut (j’ai été l’objet de) votre auguste assistance. Notre formule française « grâce à vous » se traduira : O kage sama de : étant donné votre ombre révérende. Pour offrir ses sympathies à quelqu’un, on s’exprimera ainsi : O kinodoku sama : et la signification de cette dernière est particulièrement forte, la voici littéralement : « À coup sûr, cette épreuve est un poison pour votre noble et honorable esprit. »
D’ailleurs le mot sama ou san s’emploie, non seulement avec les noms des adultes, mais aussi avec ceux des enfants, qui s’en servent toujours, même entre eux. Pour ces derniers cependant, ce mot se prononce souvent tchan, mais sans cesser d’être poli.
Quant aux noms propres eux-mêmes, ils ont tous une signification ; et comme la plupart du temps ils sont pris dans la nature, ils sont fort jolis, surtout pour les petites filles. En voici qui sont très répandus : O Hama san, O Yuki san, O Tsuyu san, O Take san : Mlle Fleur, Mlle Neige, Mlle Rosée, Mlle Bambou. À noter aussi que le mot san désigne à la fois « Monsieur, Madame et Mademoiselle, » et qu’on le place toujours après le nom.
On ajoute encore ce terme respectueux aux pronoms. Par exemple, on dira : Anata san, omae san, mina san, « Monsieur vous, monsieur toi, messieurs tous. » Bien plus, dans les légendes japonaises et même sur les lèvres de certaines personnes, c’est ainsi que sont dénommés les animaux ; ainsi on dit : O Saru san, o Usagi san, « Monsieur le singe, Monsieur le lapin. »
Mais, démonstrative dans ses manières, éloquente dans son langage, la politesse japonaise est-elle quelque chose de plus ? A-t-elle cette autre qualité qui distingue la vraie politesse, qui vient du cœur ; je veux dire, est-elle sincère ? Hélas ! non ! Elle ne l’est pas. On a dit des Japonais qu’ils ont trois cœurs : un qu’ils révèlent à tout le monde, un autre, qu’ils révèlent à leurs amis, un troisième, qu’ils ne révèlent à personne. Assurément il y a de nobles exceptions, parmi lesquelles il faut compter nos chrétiens et, en plus, toute la classe enfantine. Oh ! les chers enfants japonais ! jusqu’à l’âge de quinze ans environ, ils sont si simples, si candides, si purs, si sincères et si bons ! Ils sont, sans contredit, les plus belles fleurs de ce pays des fleurs. Mais en général, chez les adultes et surtout chez les femmes, cette politesse est étrangement superficielle et formaliste. Impossible, la plupart du temps, de croire à leurs démonstrations. Pourtant, celles-ci paraissent si spontanées et si vraies ! C’est que les Japonais, comme tous les Orientaux formés par le bouddhisme, ont appris à dissimuler entièrement leurs sentiments. C’est au point qu’on ne peut réellement pas, d’après la seule expression de leur figure, deviner ce qu’ils pensent. Lors même qu’ils nous paraissent les plus polis, les plus avenants, les plus aimables, ils peuvent, au même instant, entretenir intérieurement des sentiments de mépris et nous détester profondément, — sentiments que, d’ailleurs, ils nourrissent à l’égard de tous les étrangers. — Certaines femmes, par exemple, se haïssent jusqu’à la perfidie ; si, par hasard, elles se rencontrent sur la rue, elles ne tarissent pas d’exclamations de joie apparente et ne cessent plus de se faire des inclinations ; vraiment c’est inouï d’hypocrisie !
Un autre fait qui se présente souvent pour le missionnaire, c’est celui-ci. Il va dans les maisons païennes, rendre visite à des personnes avec lesquelles il entretient des relations, dans l’espoir de les amener peu à peu au catholicisme. Or, on le reçoit avec l’empressement le plus marqué, avec la joie la plus visible, même avec les termes d’Auguste Père, Shimpu Santa ; en un mot l’accueil ne saurait être, apparemment du moins, plus affable et plus bienveillant. Entame-t-il, après quelque temps, des sujets de religion, on écoute avec respect et admiration, on questionne avec intérêt, on demande même humblement d’être admis dans une religion aussi raisonnable et aussi sainte et on promet spontanément de venir à l’église catholique assister aux offices religieux ; bref, apparemment, on ne saurait rencontrer de docilité plus modeste et plus souple. Cependant, en réalité il n’en est rien ; cet hôte, si aimable, n’attend peut-être pas même au lendemain pour oublier et ce qu’il a entendu et ce qu’il a promis ; en tout cas, il ne paraît jamais à l’église. Il existe heureusement un bon nombre d’âmes mieux disposées, que la grâce divine touche efficacement et qui ont assez de courage pour se convertir. Mais le fait ci-dessus reste, hélas ! journalier et démontre avec quel art incroyable les Japonais savent dissimuler.
Si courtoise et si obséquieuse soit-elle, la politesse japonaise n’est donc que tout extérieure. C’est un vernis riche et brillant qui recouvre d’insaisissables sentiments. Il est donc bien vrai que le paganisme, comme tout ce qui est purement humain, ne saurait foncièrement civiliser ; il n’atteint que l’extérieur et ne donne qu’une perfection de surface. Le christianisme, au contraire, atteignant, dirigeant, cultivant et nourrissant de lumière et de force la conscience humaine, ce levier de l’activité morale, donne à la vie intérieure et extérieure, individuelle et sociale un sens logique qui ne se dément jamais, et surtout, il établit entre tous les cœurs un lien de charité surnaturelle, seule vraie source de la politesse et de la courtoisie. Dès lors, l’homme devient tout d’une pièce : il ne se contente pas de paraître honnête et vertueux, il l’est véritablement. Sans doute, il peut, à certaines heures, avoir des faiblesses ; sa nature, malgré tout, restant si fragile ! Mais si, en s’appuyant avant tout sur le secours de la grâce divine, il tient fortement à rester fidèle aux principes incorruptibles dont l’a pénétré sa sainte religion, vite il se relève, se purifie, s’élève et se grandit à la hauteur du Christ, suprême civilisateur des individus et des peuples.
Or, ce qui manque aux Japonais, c’est la conscience. Par orgueil et par fierté, ils veulent paraître honnêtes, intègres et polis ; peu leur importe que ces dehors soient faux et menteurs.
Oh ! si ce pays était tout chrétien, quelle ne serait pas la politesse japonaise !
EN HIVER
La vie japonaise, en hiver, est réellement étrange ! Ici, surtout, dans le Hokkaido, il y a en hiver pour le moins autant de neige et il fait aussi froid qu’au Canada. Il y a également ce qu’on appelle là-bas des grandes poudreries, ces terribles rafales qui semblent vouloir tout ébranler et tout démolir.
Or, tandis qu’au Canada, on habite des maisons solides et chaudes et que, pour sortir, on s’enveloppe de fourrures, ici, on semble entièrement indifférent à se prémunir contre le froid. Les Japonais, soit au foyer, soit sur la rue, donnent le spectacle d’une endurance incroyable.
Le foyer japonais ! Mais est-il bien vraisemblable de parler de foyer au Japon ? Pourrait-on entendre ici, par ce mot, cet âtre à la lueur dansante et mystérieuse, à la chaleur douce et bienfaisante, autour duquel, chez nous, la famille forme ses liens indissolubles et goûte ses joies si pures ; cet âtre, devenu le poétique symbole, non seulement de l’amour familial, mais aussi de l’amour de la patrie ? pro aris et focis ! comme disaient les Romains ; pour Dieu et la patrie ! ont traduit les nations catholiques.
Au foyer japonais, il n’y a pas l’âtre de chez nous.
Au Japon, il n’y a guère que des chaufferettes, soit pour se chauffer, soit pour cuire les aliments.
On se chauffe autour de petits récipients, le plus souvent portatifs, de formes les plus variées, et qui sont parfois de véritables objets d’art. On les nomme hibachi c’est-à-dire les bassins de feu. Ils contiennent un peu de charbon de bois, qui se consume, comme l’on sait, sans flamme ni fumée ; on entretient l’incandescence de ces morceaux de charbon, en les remuant doucement au moyen de petits bâtonnets de fer, tout à fait semblables à ceux de bois dont on se sert pour manger, et appelés pour cette raison : « les bâtonnets du feu », hibashi.
Autour de ces chaufferettes donc, nos bons Japonais se groupent et étendent les mains vers la chaleur insignifiante qui s’en dégage sans grand rayonnement.
Les chaufferettes de cuisine sont plus simples encore. Le feu, alimenté toujours par ce même charbon de bois, est contenu dans des pots de fer, dont la grosseur dépasse un peu celle de nos pots à fleurs ordinaires.
Ces diverses chaufferettes sont déposées par terre, les premières sur les nattes, les autres sur le parquet de la cuisine, seul endroit de la maison où il n’y ait pas de nattes. Dans une maison japonaise, il n’y a ni table, ni chaise, ni banc, ni lit ; à peine une toute petite table très basse, autour de laquelle on prend le repas, et qu’on fait disparaître aussitôt après.
Avec si peu de feu dans la maison, on soupçonne donc facilement le froid qu’il peut y faire. Encore si la maison était construite de façon à conserver la chaleur !
Or, jugez-en : Les murs, il est vrai, sont en bois ; mais ils sont très minces et simplement recouverts de papier à l’intérieur. De plus, les quelques chambres de la maison ne sont séparées que par des cloisons en papier. Il n’y a pas jusqu’à la porte extérieure qui ne soit en papier ; seule celle du vestibule est en bois.
Évidemment, un tel logis ne peut être que fort accessible aux courants d’air. De fait, lorsque la nuit, il survient une tempête, il n’est pas rare qu’on trouve, le matin, de la neige dans la maison. Comment dormir en un lieu aussi froid ? C’est le secret des seuls intéressés. Couchés sur de petits matelas qu’ils appellent futon et qu’ils étendent sur les nattes autour d’une chaufferette, s’enveloppant dans des couvertures, ils dorment, ainsi sans plus de façon.
Cette vie au foyer, est donc déjà très rude. Que dire de celle de l’extérieur, sur la rue ?
Sur la rue, il y a des promeneurs. Mais peut-on réellement appeler promeneurs ces gens affairés, qui se croisent incessamment dans un pays païen, où l’on ne connaît pas le repos dominical et où l’on se rue, pour ainsi dire, à l’assaut du bien être ou de la richesse, seules ambitions d’un peuple qui ne connaît pas le vrai Dieu et n’aspire pas au vrai bonheur du ciel ?
Or, ces gens-là n’ont ni fourrures, ni vêtements de laine, comme au Canada, à part, toutefois, le petit nombre de ceux qui ont commencé à combiner le port des vêtements étrangers avec celui des vêtements du pays. Ces derniers, appelés kimono, sont faits, ordinairement de coton ; les Japonais en ont aussi de soie, mais ce sont des habits précieux qu’ils ne revêtent que dans les grandes circonstances. La forme en est toujours la même ; et par la manière dont ils recouvrent le corps, ces habits semblent bien peu propres à préserver du froid. Pas de chaussures, non plus, mais de simples geta : sortes de sandales de bois, uniques en leur genre, qui ont le seul avantage d’empêcher le pied de se couvrir de neige. Pour être précis, ces sortes de sandales que l’on porte en hiver et aussi en été, quand les rues sont boueuses, ne se nomment pas geta mais ashida ; elles sont de même forme que les geta, sauf qu’elles sont un peu plus hautes. À ce propos, des Japonais ont remarqué, eux-mêmes, un autre contraste entre les coutumes étrangères et celles de leur pays : quand il pleut ou quand il neige, disent-ils, les étrangers allongent leurs chaussures par en haut, tandis que les Japonais les allongent par en bas, faisant allusion aux longues bottes ou aux ashida que les uns ou les autres emploient en pareilles circonstances. Aux pieds, on porte aussi les tabi, petites chaussettes, qui ne montent qu’à la cheville, laissant la jambe nue. Il n’est pas rare, cependant, de rencontrer des personnes allant nu-pieds sur ces froides geta.
Parmi les hommes, ici, beaucoup portent la casquette étrangère, mais on en remarque encore un bon nombre qui n’ont que le traditionnel fichu. Quant aux femmes, elles n’ont pour chapeau que leur épaisse et luxuriante chevelure, même lorsqu’il neige à plein ciel. Parfois, tout de même, lorsqu’il fait pareille tempête, elles ont la tête gracieusement enveloppée d’un joli fichu qu’elles nomment assez improprement — du moins, si l’on en juge du point de vue étranger — un chapeau, en japonais bôshi. Ou bien elles portent un parapluie que d’aucuns, jaloux de chaste précision, tiendraient peut-être, non sans raison, à qualifier de « paraneige » ou de quelque nom équivalent.
Sur la rue, il y a aussi des stationnaires. On les voit surtout aux carrefours très fréquentés. Ce sont de petits marchands de fruits, de biscuits, de bijouteries, de joujoux ou d’objets rares, soi-disant précieux. La plupart du temps, ces gens-là sont de fins filous qui trompent très habilement les curieux trop stupides et leur escroquent très poliment leur argent. Il y a parmi eux des hommes et des femmes. Ils s’installent en ces endroits, quelque mauvais temps qu’il fasse, et attendent patiemment les acheteurs, en se chauffant les doigts au-dessus d’une petite chaufferette placée à côté d’eux. Les femmes y ont même avec elles leurs bébés, qu’elles allaitent publiquement sans le moindre scrupule.
Sur la rue, il y a encore une multitude d’enfants. Il va sans dire que ces enfants s’amusent et jouent comme partout ailleurs. Ils glissent sur de petits traîneaux ou sur leurs petites pelles. Quelques-uns, montés sur des patins tout à fait primitifs, patinent, non sur la glace, mais sur la neige. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que ces enfants sont, eux aussi, à demi-vêtus. Presque toujours nu-tête, et souvent nu-pieds sur leurs petites ashida, ils s’amusent gaiement ; ils pleurent et quelquefois crient, mais se consolent vite, reprennent leurs jeux et ne paraissent pas souffrir.
Quels Japonais ! La rude vie que la leur ! Assurément, soit au foyer, soit sur la rue, ils donnent à nos Canadiens une forte leçon d’endurance. Et ce qu’il y a surtout d’admirable en cela, c’est qu’ils ne se plaignent jamais du froid. Ils en font un sujet banal des premiers mots qu’ils vous adressent, en vous rencontrant, et même souvent ils n’ont pas d’autre manière de saluer ; ils disent alors : O samû gazmasu. « Il fait froid », ou quelque chose d’équivalent. Mais là s’arrête toute leur pénible impression, ajoutant simplement — ce qu’ils disent presque toujours quand ils éprouvent une contrariété. — « Il n’y a rien à faire, » shikata ga arimasen. Les Japonais, d’ailleurs, sont patients, résignés et ne blasphèment jamais. Autre leçon encore pour nos Canadiens.
CÉRÉMONIAL DES VISITES
Je ne sais rien d’aussi gracieux qu’une visite japonaise. C’est à cette occasion qu’il est surtout loisible d’admirer l’extrême politesse des gens de ce pays. Au premier abord, tout paraît solennel et précieux. En réalité, il n’en est rien : tout s’accomplit le plus simplement du monde et si gentiment !… D’ailleurs, jugez-en vous-même.
Voici le visiteur, le « noble monsieur le visiteur », comme on l’appelle ici ! Il ouvre la porte du petit vestibule, pièce inséparable de toute maison japonaise, puisque c’est là qu’on quitte les chaussures et les habits, avant de pénétrer à l’intérieur.
« Faites excuse » dit-il. Si c’est une femme, la formule est encore plus polie : « Veuillez m’accorder une excuse. » On sait que la femme au Japon a été jusqu’aujourd’hui dans une condition très inférieure à celle de l’homme, dont elle est devenue moins l’épouse que la servante. Dès lors, son langage accuse forcément cet état d’infériorité et de sujétion.
Il faut remarquer aussi, dans la voix, les tonalités et les inflexions qui sont d’une gentillesse, dont les Japonais ont peut-être seuls le secret.
À noter encore que le visiteur ne frappe pas à la porte, probablement parce que celle-ci, étant fabriquée en papier, serait vite trouée — elle le devient assez tôt sans cela, — et que d’ailleurs, on entend tout de l’intérieur.
En s’excusant donc, le visiteur s’annonce par le fait même. Une fois entré dans le vestibule, il s’excuse une seconde fois. Alors la réponse ne se fait plus attendre. Elle est brève et très vive : Hai ; dit-on ; ce qui signifie, dans le cas, non pas précisément la réponse affirmative, le « oui » à une question posée, mais plutôt ceci : « Certainement ! Qu’y a-t-il à votre service ? » ou bien : « J’y suis ! J’ai entendu ! »
Puis on ouvre la fragile petite porte, que l’on prendrait plutôt, au premier coup d’œil, pour un châssis aux multiples petits carreaux de papier. Cette porte n’a ni charnières, ni gonds : elle glisse derrière une autre porte semblable, dans de petites rainures, ménagées, à la partie supérieure, sur le linteau et, à la partie inférieure, sur le seuil.
La conversation s’engage après que l’on s’est réciproquement souhaité le bonjour. Si l’entrevue doit être courte, l’affaire se règle ainsi dans la porte à demi-ouverte, quelquefois même la porte restant close. Mais si le visiteur, tout inconnu qu’il est, désire entrer pour une affaire plus importante, il le demande avec beaucoup de modestie : « Si j’allais jusqu’à entrer, serait-ce bien ? » Naturellement, si le visiteur est une personne bien connue, cette demande est vite prévenue, et avec quelle déférence dans le ton de la voix et dans le choix des mots ! « Vous êtes le bienvenu. S’il vous plaît, daignez nous faire l’honneur de monter. »
On remarquera ici que les hôtes n’invitent pas à « entrer » mais à « monter ». Et ceci s’explique par la disposition de la maison japonaise, dont le parquet, couvert de nattes, est à un niveau plus élevé que celui du vestibule, lequel n’est souvent autre chose que le sol.
Le cérémonial est encore plus complet dans les maisons aristocratiques, où il y a une servante. Au premier appel, celle-ci apparaît sur le seuil, se tenant un peu à l’écart, à genoux sur les nattes, et, avec une gracieuse révérence, elle pose timidement cette question : « À qui ai-je l’honneur de parler ? » Sur quoi le visiteur se fait connaître, puis il ajoute : « Votre maître est-il chez lui ? » La servante de répondre aussitôt : « Oui, monsieur, il est chez lui. S’il vous plaît, veuillez me faire l’honneur d’attendre un tout court instant. » Elle va alors promptement annoncer le visiteur, puis, à son retour, si le maître de la maison est visible, elle invite le visiteur à entrer.
À l’invitation qui lui est faite, le visiteur s’empresse de répondre. « C’est bien, je vous remercie. » Quittant aussitôt ses chaussures, son chapeau, et son pardessus, si c’est en hiver, il entre à la suite de la servante et, se présentant devant le maître de la maison, il se prosterne devant lui.
Alors, l’un et l’autre se font, mains et front en terre, trois grandes salutations, tout en échangeant quelques paroles de bienvenue, dont voici quelques formules usuelles : « C’est la première fois que j’ai l’honneur de me suspendre à vos nobles yeux, » ou bien : « Oh ! il y a bien longtemps que je ne me suis pas informé de vos nouvelles. — Eh ! non, c’est moi au contraire. — Tout le monde est en bonne santé, j’imagine ? — Oui, tout le monde ici est en parfaite santé. »
Puis, le maître indique à son visiteur d’un geste royal, doublé d’une aimable révérence, un large coussin, appelé zabuton et préparé tout exprès : « Bien ! dit-il, venez donc par ici » — « J’ai le plaisir de vous remercier, répond le visiteur. » Puis s’agenouillant sur le coussin : « Veuillez m’excuser », ajoute-t-il.
Immédiatement paraît la femme de la maison qui, à son tour, souhaite la bienvenue au visiteur, puis discrètement prépare le service du thé, tandis que la conversation se poursuit entre l’hôte et son visiteur.
Cette préparation du thé est aussi fort intéressante et fait partie du cérémonial de la visite. De l’eau est d’abord chauffée dans une bouillotte, sur le feu de charbon de bois qui brûle incessamment dans la maison. Lorsque cette eau commence à bouillir, on découvre la bouillotte pour en laisser échapper, durant quelques instants, la vapeur trop abondante, puis on remplit la théière dans laquelle on a déjà introduit les feuilles de thé.
Alors tout est prêt pour le service. On verse le thé dans de minuscules tasses, en les remplissant par petites doses distribuées à tour de rôle dans chacune. Bientôt, on présente une tasse au visiteur, non pas en la lui offrant, dans la main, mais en la plaçant devant lui par terre, ou bien en la lui tendant sur un plateau, appelé bon, et ceci, avec une révérence toujours gracieuse, et avec une formule qui révèle autant de modestie que de noblesse : « S’il vous plaît, veuillez accepter de ce thé : il est bien pauvre ; cependant daignez nous faire l’insigne honneur d’en prendre une tasse. » — « C’est bien, fait le visiteur avec une inclination, je vous remercie. Je vais le prendre. » Cependant il se garde bien de le boire immédiatement. Il attend une seconde, puis une troisième invitation, et enfin le signal que le maître de la maison doit donner lui-même, en buvant le premier à sa propre tasse. Le visiteur ne va pas non plus vider la sienne d’un trait, bien que dans la tasse il n’y ait guère plus de thé que pour un seul trait. Au contraire, il y trempe à peine les lèvres pour en aspirer deux petites gorgées seulement ; mais il a soin de boire avec bruit, afin de laisser entendre à son hôte qu’il trouve un goût exquis et subtil au thé qu’on lui présente. Ce détail offusquera peut-être la susceptibilité de la politesse française ; mais on le comprendra vite, en se rappelant qu’au Japon les coutumes sont aux antipodes de celles de l’étranger.
Avec le thé on offre aussi les « nobles bonbons », dont il existe beaucoup de variétés. Presque tous sont plus substantiels et plus nutritifs qu’au Canada, étant fabriqués surtout avec du riz ou des fèves. D’ordinaire, on en offre de plusieurs espèces au visiteur, de sorte que celui-ci aurait amplement de quoi se distraire, si la conversation allait languire.
Mais celle-ci ne languit jamais. Les Japonais parlent avec beaucoup de facilité, surtout les femmes qui, en ceci, ont renoncé probablement à contraster avec celles de l’étranger ? ?…
De plus, le Japonais n’expose jamais le but de sa visite sans un préambule. Et quel long préambule ! Il n’est pas rare de recevoir un visiteur qui passe deux heures environ à causer de choses et autres, et ne fait connaître le but de sa visite que tout juste avant de quitter ou même en sortant.
La raison en est peut-être celle-ci : il ne semble pas y avoir, à proprement parler, de visites d’affaires au Japon. Ce sont toutes des visites de cérémonie, à l’occasion desquelles on peut exposer une affaire.
D’ailleurs les Japonais ne sont pas pressés. Il n’y a guère d’affaire, quelque importante qu’elle soit, qui ne puisse se remettre au lendemain ou à plus tard. On dérange bien rarement un Japonais, serait-ce à l’heure des repas, ou, plus exactement, à notre heure des repas, car lui, lui n’a pas d’heure fixe pour manger : il le fait pour ainsi dire à temps perdu ; de sorte que, très souvent, il passe une journée entière sans prendre aucun aliment.
Les visites japonaises sont donc très longues. Mais elles sont, à certains points de vue, fort agréables, pour les étrangers surtout, à cause du charme que ces gens mettent dans leurs conversations. Ils font peu de gestes, il est vrai, tout orientaux qu’ils sont ; mais en revanche, il faut voir leurs jeux de physionomie ; il faut entendre leurs expressions vives, dans lesquelles ils cristallisent leur pensée, selon l’ordre spontané de la sensation qui l’a précédée et préparée ; il faut remarquer les inflexions de leur voix et leur invariable sourire, persistant même s’ils se mettent en colère. Toute cette mise en scène, qui d’ailleurs reste très simple et très naturelle, produit réellement l’effet d’un charme irrésistible, dont le visiteur garde toujours l’agréable impression.
Quand il veut se retirer, le visiteur annonce brièvement qu’il va partir, et aussitôt, quittant le coussin, il salue profondément son hôte, qui s’empresse de dire : « Quoi ! serait-ce donc déjà votre noble retour ? » Puis, à moins qu’il ne veuille retenir plus longtemps son visiteur, l’hôte ajoute : « S’il vous plaît, faites-nous encore l’honneur de revenir. » À quoi le visiteur répond : « Oh ! oui, certainement ! Je vous remercie ; je reviendrai encore. Au revoir. » Le visiteur est reconduit au vestibule, où il reprend ses chaussures ; quant à son chapeau et à son pardessus, il garde le premier à la main et place l’autre sur son bras, et, à moins qu’on le prie très instamment de s’en revêtir sur le champ, il se retire ainsi, en saluant une dernière fois par une grande révérence et par un dernier : « Au revoir », Sayônara.
LES BRUITS DE LA RUE
La rue japonaise n’est pas tapageuse comme celle de nos villes canadiennes. Ce n’est pas à dire qu’elle soit moins fréquentée : au contraire, elle l’est bien davantage, la population étant si dense !
Cette tranquillité relative provient de plusieurs causes. D’abord, les rues japonaises n’étant pas encore pavées, ni en ciment, ni en asphalte, ni en vrai macadam, mais tout simplement recouvertes, de-ci de-là, d’une couche de cailloux, qui, avec les années, s’enfoncent dans le sol, le bruit des voitures n’est, d’ordinaire, pas très retentissant. Ensuite, parmi les rares voitures que l’on voit en ce pays tirées par un cheval, la plupart viennent de la campagne. Les marchands de la ville ont bien aussi leurs voitures de livraison comme au Canada, mais ce sont, ou des charrettes tirées à bras, ou des bicyclettes, dont le nombre, en revanche, est très considérable. Quant aux automobiles et aux motocyclettes, de plus en plus elles deviennent à la mode.
Cependant, le long du jour et aussi dans la soirée, il vient de la rue japonaise, des bruits tout particuliers.
Pour l’étranger qui met pour la première fois le pied en terre japonaise, ou même pour le Japonais qui s’est absenté quelque temps de son pays, le bruit qui l’intrigue le plus, est celui des geta. La chaussure japonaise, qu’on appelle geta, consiste en une planchette montée sur deux autres morceaux de bois plus minces, placés en travers et fixés verticalement. Elle tient au pied, au moyen d’une corde dont les deux extrémités sont fixées sur la planchette, de chaque côté du pied, et dont le milieu est retenu sur le pied par un autre bout de corde également fixée à la planchette, et passant entre le gros doigt du pied et les petits. Or, voyez-vous d’ici l’effet de la marche, avec pareille chaussure ? Comme le pied n’est retenu à la geta que par la pointe, le talon de la chaussure restant à demi libre ne peut faire autrement que de frapper la terre à chaque pas. De là, le bruit singulier des geta dans la rue. Et quand il y a foule donc, les jours de fête publique, par exemple ! Oh ! quel tapage alors !
Un autre bruit non moins intéressant est la voix des marchands ambulants. Il y a, en effet, dans les villes japonaises une foule considérable de ces petits marchands. Ils vendent surtout des aliments de toutes sortes, naturellement tous préparés à la japonaise. Or ces vendeurs font, en passant dans la rue avec une petite voiture ou bien simplement avec des caisses portées au joug, la réclame de leur marchandise ; ils crient ou même chantent, sur un air de leur fabrication, le nom de l’article de leur spécialité.
Le matin, par exemple, on entend invariablement la ritournelle : Natto ! natto ! rendue d’une voix claire par des petits garçons de 15 à 16 ans. Le natto est un aliment consistant en petits haricots ronds, ordinairement enveloppés par petite quantité dans de la paille de riz. Plus tard, c’est le dango, gâteau en forme de boule, fabriqué avec de la farine de riz, des haricots et du sucre ; ou bien le tôfu, pâté de haricots détrempés dans l’eau et broyés sous une meule. Pour crier ce mot, le vendeur a parfois un chalumeau, dont il tire un son imitant parfaitement celui que d’autres vendeurs de cet aliment prononcent de vive voix. À certaines époques de l’année, on annonce le mogura, ou haricot de Corée, l’arame, espèce d’algues comestibles, le udon, espèce de macaroni.
Il y a aussi les vendeurs de poissons tels que le nishin (hareng), le saba (maquereau), et cent autres, dont l’énumération serait trop fastidieuse. Cependant je note encore le kingyo ou poisson doré, que l’on trouve en abondance, au printemps, dans le détroit de Hokkaido. Celui-là, on ne le vend pas comme aliment mais comme curiosité ; l’habitude en est d’ailleurs aussi connue au Canada. Mais il faut entendre la ritournelle du marchand de ce poisson. Elle est assurément la plus amusante de toutes et uniformément la même dans toutes les villes où vous allez.
Il y a encore les marchands de bonbons aux multiples formes et aux multiples goûts. Ces vendeurs n’annoncent pas leur marchandise comme les autres, en nommant leurs articles, probablement parce qu’ils en ont trop d’espèces. Ils jouent plutôt sur un chalumeau un air, toujours le même, qu’ils répètent de temps en temps, tout en poussant devant eux leur petite voiture. Il y en a même qui ont un cornet et deux tambours : alors, c’est de la musique pour de bon, qui gagne tout à fait la cupidité des enfants. Au temps des grandes chaleurs d’été, le vendeur d’aisucurîmu ne passe pourtant que cet article. Il ne faut pas s’effrayer de l’orthographe de ce long mot, qui paraît barbare : c’est tout simplement le mot anglais « ice cream », japonisé. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est que très souvent ce vendeur qui clame sérieusement ce mot, sans trop bien le comprendre, ne vend pas autre chose que de la glace. Celui qui vend le habutaemochi n’a pas d’autre chose non plus dans sa petite voiture. Le habutaemochi est une espèce de moci : gâteau fait avec du riz cuit à la vapeur et ensuite broyé dans un mortier ; on lui donne toutes les formes et toutes les couleurs que l’on veut. Le habutaemochi est appelé de ce nom parce qu’il ressemble à une étoffe de soie très jolie qu’on nomme habutœ.
Enfin, il y a le long du jour une autre classe de bruits auxquels je ne trouve pas de nom générique. C’est d’abord le tambour de la réclame. Au Japon, les magasins, les théâtres etc., font de la réclame, non seulement avec des annonces dans les journaux et des affiches un peu partout, mais aussi avec le tambour dans les rues. C’est une procession dont le cortège est plus ou moins nombreux, selon l’argent alloué probablement. Des femmes, portant des oriflammes, sur lesquelles on peut lire l’objet de la réclame, s’en vont à la file indienne, précédant et suivant un « pousse-pousse » qui traîne un homme muni d’un tambour. Il ne faut pas s’attendre ici à un morceau musical d’artiste : le joueur en question n’a guère, semble-t-il, des prétentions de ce genre. Si on en juge par le tapage confus, dont il nous ahurit, on conclut vite que cet individu n’a pas dû faire de longues études préparatoires. Pour la réclame des théâtres, il y a aussi des joueuses de guitares, quelquefois même un corps de fanfare.
Il y a encore le son de la clochette des bonzes mendiants, tout sales, tout déguenillés, bien qu’ils soient très riches. Ils portent, à la main, un gourdin en guise de canne, et sur le dos, des caisses remplies d’images grotesques et de bibelots idolâtriques. Ils ont donc une clochette, qu’ils sonnent aux portes de leurs clients, tout en larmoyant des prières. Ils sonnent et prient ainsi jusqu’à ce qu’on leur fasse l’aumône. Que si on la leur refuse en faisant la sourde oreille — ce qui est fréquent — ils ne paraissent pas s’en affecter le moins du monde et s’en vont du même pas.
Autre son de cloche est celui que font entendre sur leur passage les chevaux de charge. Les chevaux, en hiver et souvent même en été, portent au cou une cloche, pour avertir les gens qui marchent dans la rue, d’avoir à leur livrer passage. Cette cloche est parfois assez grosse, trop grosse même, semble-t-il. La coutume, diton, vient de Russie, par la voie de Karafuto.
Un autre bruit assez ennuyeux est celui que font les raccommodeurs de pipes. La pipe japonaise, kiseru, est toute différente de celle qu’on voit à l’étranger. Elle comprend trois parties, : le bout que l’on met dans la bouche, suiguchi, le tuyau, rao, et le fourneau, gankubi. Le bout et le fourneau sont en métal, tandis que le tuyau est en bambou : le fourneau est si petit qu’il ne peut guère contenir de tabac que la grosseur d’une fève. Or, comme le tuyau est en bambou, très souvent il faut le changer, et, pour ce travail, paraît-il, il faut un expert. Voilà pourquoi, au Japon, ce simple petit travail devient un métier. Ce fabricant passe dans la rue avec sa petite charrette sur laquelle il y a un petit fourneau à vapeur muni d’un sifflet : principal moyen pour cet homme de faire de la réclame.
Voici maintenant des chants, ceux des travailleurs. Les Japonais chantent beaucoup en travaillant, et très souvent, à l’unisson, quand, par exemple, ils ont à soulever de lourds fardeaux. On appelle ces chansons : kiyari no uta. Ces chansons ne sont pas bien longues, ni très variées : ce ne sont que quelques mots prononcés sur un air quelconque, mais qui servent pour ainsi dire de mot d’ordre, afin d’unir les forces de tous, pour soulever les fardeaux plus aisément. Les femmes aussi ont de ces chansons, principalement le groupe de celles qui travaillent aux fondations d’une maison ou de quelque autre édifice. Au Japon, en effet, les femmes font presque les mêmes travaux que les hommes ; et la pose des fondations d’un édifice est, semble-t-il, leur monopole. Au moyen d’un gros marteau pilon en bois, qu’elles soulèvent verticalement avec des cordes passant dans des poulies et qu’elles laissent ensuite retomber lourdement, elles enfoncent dans le sol les pierres de fondations. Or, pendant ce travail, elles chantent continuellement sur le même air diverses paroles que l’une d’elles, chef de la bande, improvise à mesure et entonne avec vigueur. Quelquefois paraît-il, ces chants sont très mauvais, car ces femmes sont d’ordinaire des personnes de bas étage et de vile éducation.
La soirée est naturellement beaucoup plus paisible que le jour ; tout de même, ce n’est pas encore le silence complet. À l’heure où le soleil se prépare à quitter l’horizon et permet à une brise fraîche de venir un peu nous soulager de la chaleur torride, dont nous étions écrasés durant le jour, nous entendons surtout le vacarme des enfants revenus de l’école.
Ce bruit, tout de même, n’est pas toujours aussi désagréable qu’on peut le penser. Les jeux des enfants, ici, sont très variés et très gentils. Les chants des petites filles jouant à la balle surtout ont quelque chose de très gracieux.
Plus tard, quand le soleil est couché et que tout est à peu près noir dans les rues — l’éclairage des rues des villes aux frais des municipalités n’est pas encore très répandu au Japon, — on entend encore des chansons, chansons très mélancoliques, comme la plupart des chansons japonaises. Elles sont chantées par des flâneurs qui retournent chez eux, la jambe traînante. Quelquefois aussi elles sont exécutées par un amateur ou un professionnel qui donne une leçon publique dans une maison voisine.
Vers ce temps aussi on entend souvent le son des violons ou celui de la flûte. Le violon japonais, est une importation de l’étranger. Les Japonais paraissent bien aimer cet instrument, mais peu savent le manier avec une âme d’artiste. Cependant, le soir, quelques amateurs, en groupe de deux ou trois, se promènent en jouant de leur mieux quelques airs de leur répertoire.
Les Japonais jouent mieux la flûte du pays. La flûte japonaise, fabriquée avec du bambou, a un son merveilleusement doux, riche et pur. Elle rend tous les jeux de la voix, avec une précision et une sonorité parfaites. Elle rend aussi les vibrations de l’âme, avec une sensibilité exquise et prenante. Elle est, semble-t-il, le meilleur interprète de l’âme japonaise, si riche au fond, et si avide de goûter, malgré tout, des joies plus pures et moins terre à terre.
Il n’en est pas de même du tambour des bonzes, au mois de janvier. À cette époque la plus rigoureuse de l’année, les bonzes pratiquent ce qu’ils appellent les kangyô, c’est-à-dire les exercices de pénitence en temps de froid. Chaque soir de janvier, ils se promènent donc dans les rues en récitant des prières et en frappant du tambour pour demander l’aumône. Aussi, ne cherchent-ils, pour ces exercices, que la récompense de ce siècle, c’est-à-dire la louange et l’argent. Ils reçoivent l’un et l’autre, il est vrai, mais par là même, ils sont déjà jugés ; et n’y eût-il que ce seul fait à prouver contre eux, il est déjà évident que leur religion, étant toute humaine, ne peut être qu’une contre-façon, un leurre, un mensonge.
Dans la soirée, on entend encore le sifflet des masseurs et la réclame du vendeur d’amulettes. Les masseurs sont très nombreux au Japon ; la pratique du massage inspire ici beaucoup de confiance. Ceux qui se livrent à ce métier sont en général des aveugles. Le vendeur d’amulettes a un rôle moins honnête : comme on le devine, c’est un propagateur de superstitions. Cet homme compte surtout sa clientèle parmi les personnes de vie libre.
Enfin, le dernier bruit de la rue japonaise est celui que fait le veilleur de nuit. On l’entend à partir de dix heures. Il y a, en effet, au Japon des veilleurs de nuit, qui font la ronde pour faire coucher les gens et veiller à la sécurité publique contre les malfaiteurs. Autrefois, ils avaient, pour remplir cet office, un instrument, appelé bango, consistant en deux morceaux de bois que le veilleur frappait l’un contre l’autre. Aujourd’hui l’instrument est en fer, et même, en certains, endroits, au lieu de cet instrument, on se sert d’une clochette. L’homme porte aussi une lanterne et passe ainsi en frappant de son instrument à chaque pas qu’il fait. Naturellement, il arrive souvent qu’un pareil tapage au lieu de faire dormir ceux qui veillent, réveille ceux qui dorment.
Après ce dernier bruit, c’est le grand silence de la nuit.
LES POMPIERS
Dang, dang ! Dang, dang !
— Un incendie ?
— Non, c’est la parade des pompiers.
— Où vont-ils ?
— Ils ne vont pas, ils viennent.
— Vraiment !… C’est bien, alors, nous les verrons.
— Tenez, les voilà !
— En voiture ?
— À pied ! À pied ! s’il vous plaît. En voiture ! que pensez-vous ? Il se passera encore probablement plusieurs générations avant de voir par ici les pompiers aller en voiture. À part Tôkyô et peut-être aussi quelques autres grandes villes, c’est encore le système primitif dans tout le Japon.
Aujourd’hui, c’est, pour les pompiers, le jour de parade. Ils font cela chaque année, le 4 janvier ; et aussi, une autre fois dans le cours de l’été, je ne sais plus quelle date.
Les pompiers, au Japon, ne sont pompiers que lorsqu’il se déclare un incendie. En d’autres temps, ils ont chacun leurs occupations particulières auxquelles ils se livrent pour gagner leur vie. J’allais dire que chacun a son métier propre ; mais il faut s’entendre sur ce que l’on veut dire par « métier ». Si l’on n’y voit qu’un exercice d’art professionnel, en tant qu’il se distingue de tel ou tel autre par son objet propre, alors passe ! on peut dire que les pompiers, comme tous les bons Japonais, ont chacun leur métier. Mais si l’on entend par là une profession déterminée, à laquelle quelqu’un se consacre pour toute sa vie, comme on le voit d’ordinaire à l’étranger, alors il faut avouer qu’ils sont bien rares, au Japon, ceux qui ont un métier. Il faut, semble-t-il, qu’ils essaient un peu de tout. Un tel, par exemple, qui fut autrefois libraire, est devenu marchand ambulant ; un autre a quitté son épée et ses galons d’officier pour pousser la charrue du laboureur ; un troisième a échangé l’étole du bonze contre le joug et les deux seaux de l’acheteur de fumier. Et ces exemples sont pris au hasard entre mille. Il y en a encore de plus renversants, et il n’est pas rare qu’on les trouve tous dans la vie d’un même homme.
Ainsi nos pompiers japonais exercent-ils le métier de pompier, sans être, à proprement parler, des gens du métier. On les convoque du haut du kinomi-bashira, c’est-à-dire, de « la colonne d’où l’on voit le feu. » Cette colonne, à vrai dire, n’en est pas une, mais une espèce de longue échelle, dressée à demeure, de place en place. Au haut de cette échelle, et suspendue à l’un de ses montants, se trouve une cloche massive et grossièrement fabriquée, de même forme que celles des bonzeries. Cette cloche est fixe aussi, comme celle des bonzeries ; c’est pourquoi, on la frappe pour la sonner.
La création des brigades de pompiers, au Japon, remonte au commencement du xviiie siècle. Elle est l’œuvre d’un homme fameux de l’époque, nommé Ooka, à la fois maire et juge de Yedo, (aujourd’hui Tôkyô), et qui reste célèbre, par un jugement populaire qui l’a fait surnommer le Salomon japonais.
Chaque brigade a un signe de ralliement assez bizarre ; c’est une espèce de roulette garnie tout autour de fanons de papier et traversée par une longue pique, qui la tient ainsi fixée à une assez grande hauteur. Chaque pompier porte son crochet à long manche, et tous traînent ensemble une longue échelle. En outre, depuis quelques années, les pompiers de presque chaque brigade possèdent une pompe à incendie. Mais ils sont encore assez inhabiles à la faire fonctionner vite et bien. Ils ont aussi un costume particulier, avec un grand capuchon, dont ils se couvrent la tête quand ils travaillent tout près du feu. En somme, l’aspect d’une brigade de pompiers japonais est vraiment curieux : on dirait une bande de diablotins qui s’en vont mener un charivari quelque part.
Le jour de parade, les pompiers font des exercices depuis le matin jusqu’au soir. Ils courent par les rues de la ville, et, de place en place, donnent le spectacle de leur adresse. Ensuite, ils passent par les maisons, devant lesquelles ils ont fait leur parade, et présentent une carte, sur laquelle sont imprimés les souhaits du jour de l’an. C’est une manière de demander une rétribution. Tout le monde comprend ce procédé ; et ceux qui ne le comprennent pas ont l’occasion de s’en souvenir plus tard, quand ils veulent expliquer le retard et la mauvaise volonté des pompiers à venir les secourir dans le besoin.
Quant à cette parade, c’est très simple, et toujours la même chose d’année en année. La bande s’en va au pas de course par les rues, s’avançant à la file indienne et portant sur l’épaule la longue échelle. Tout à coup, sur un ordre du chef, les pompiers s’arrêtent. Aussitôt l’échelle est dressée au milieu de la rue et immobilisée, au moyen de crochets à longs manches, qu’on place en arcs-boutants autour du pied. Alors, tour à tour, les pompiers montent au haut de l’échelle et y exécutent des prouesses de gymnastique. Ceci n’est pas sans intérêt, car les Japonais, ayant le corps très robuste et les membres très souples, sont fort habiles en gymnastique. Tous, d’ailleurs, se sont exercés à cet art, depuis leurs jeunes années, dans les écoles, même élémentaires, où la gymnastique fait partie du programme des cours. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que bon nombre d’entre eux soient d’assez bons acrobates.
Dang ! Dang ! Dang ! Dang ! Dang !
Ah ! cette fois, c’est bien un incendie, et tout près d’ici encore ! Vous le remarquez dans la manière de sonner. Des coups répétés deux par deux annoncent la parade : il ne faut pas se troubler, il n’y a pas de danger à craindre. Quand on entend trois coups de suite, répétés à petits intervalles, il n’est pas nécessaire de se déranger non plus ; c’est un incendie, mais il est loin. Quand on entend un seul coup, répété précipitamment et sans aucune pause, cette fois, c’est sérieux ; il s’agit d’un incendie dont le théâtre est tout à côté ; quelquefois aussi il s’agit du débordement d’une rivière.
Mais voyez donc, sur le théâtre de l’incendie, cette foule ! C’est incroyable comme on s’assemble, au Japon, pour voir un incendie ! C’est par milliers qu’on pourrait compter les spectateurs. Et pourtant, les incendies y sont chose de presque tous les jours. Les petites maisons japonaises, dans la construction desquelles on n’a ménagé le bois que pour le remplacer par du papier, sont, on le devine, une proie facile aux flammes. Il y a tout de même un immense avantage à ce genre de construction, en cas d’incendie. D’abord, bien rarement des pertes de vie, car les maisons n’ayant, d’ordinaire, qu’un étage, les habitants ont vite fait de fuir au dehors. Ensuite, lorsqu’on opère le sauvetage du mobilier, on enlève tant de pièces à la maison même que, vraiment, je crois qu’on pourrait encore sauver la maison elle-même. On enlève littéralement tout ce qui peut s’enlever : portes, cloisons, nattes, rien ne reste, sinon le toit, les murs et le plancher. Si donc la maison brûle, le propriétaire perd relativement peu de chose, et le locataire, rien du tout ; il en résulte, pour ce dernier l’inconvénient d’aller, avant de trouver un gîte, faire une promenade d’une ou deux semaines ; alors il pourra revenir et habiter une maison neuve, construite sur l’emplacement de la première.
Cependant, il ne faut pas croire que ce sont les pompiers qui opèrent le sauvetage, en cas d’incendie : les pompiers, au Japon, ne se dérangent jamais pour sauver les maisons qui flambent ; tout au plus se dérangent-ils pour sauver celles qui peuvent flamber. Ils sont toujours les derniers arrivés sur le lieu du désastre. Mais une fois là, ils font rude et hardi travail. Agiles et souples, ils bondissent sur les toits branlants, résistent courageusement à la fureur du feu et ne se retirent que lorsque tout doit crouler sous leurs pieds. Ils sont d’une bravoure et d’une présence d’esprit admirables. Leur chef donne ses ordres au son du clairon, et c’est quelque chose de pathétique d’entendre cette voix sonore et vibrante dominer le pétillement vorace des flammes et le tumulte frémissant de la foule. Docile aux ordres du chef, la manœuvre s’exécute avec rapidité, précision et succès. Il est bien rare que le feu ne soit vite dompté et les ravages de l’incendie complètement arrêtés.
Autrefois, au Japon, il y avait de si fréquents incendies qu’à Tôkyô (l’ancienne Yedo) on les appelait « les fleurs de Yedo. » Aujourd’hui il y en a un peu moins dans la capitale, à cause du nombre sans cesse croissant des maisons de pierre ou de brique, à cause aussi des rues plus larges et du contrôle plus sévère des agents de police, mais surtout à cause de l’organisation des brigades, sur le modèle et avec les machines de l’étranger.
Le fait si fréquent autrefois des incendies a eu dans la langue une répercussion intéressante. Le Japonais possède sur ce sujet un vocabulaire curieusement détaillé : par exemple, un incendie allumé à dessein s’appelle tsuke-bi ; causé par mégarde soso-bi ; si le feu commence chez soi, c’est un jikwa, s’il vient du voisin ou d’ailleurs, morai-bi, ruishô ; quand le feu va en diminuant, on le nomme shita-bi ; la flamme de l’incendie se dit hinote et son brasier hinomoto ; enfin keshi-kuchu désigne l’endroit par lequel on peut parvenir à éteindre le feu, et kwaji-mimai signifie la visite faite après l’incendie entre connaissances, pour offrir, ou des condoléances aux victimes des dégâts, ou des félicitations à ceux qui ont échappé au danger. À propos de cette visite, je note ceci de particulièrement amusant, qu’elle se fait même entre des gens qui, par l’éloignement de leurs demeures, avaient été entièrement hors de toute atteinte probable, au moment de l’incendie.
Et nos pompiers, que font-ils pendant ce temps-là ? Ils sont retournés remiser leurs instruments et tout leur attirail, et ils préparent la fête de la soirée ; car immanquablement ils ont une fête dans la soirée. Et quelle fête ! Une orgie en règle ! En japonais, cela s’appelle une sakamori ; c’est-à-dire une réunion où l’on se verse le sake. Inutile d’ajouter que la chose est en parfaite conformité avec la signification du mot. Il suffit de passer par le lieu de la réunion, pour s’en rendre compte. Ce ne sont que cris, hurlements et vacarme. Ces forcenés boivent non seulement jusqu’à l’ivresse et à la folie, mais plusieurs d’entre eux sortent de là ivres-morts à peu près chaque fois.
Il en est ainsi, au Japon, toutes les fois qu’il y a un incendie ; il en est ainsi également les jours de parade. Voilà ce que sont les pompiers japonais.
LE VILLAGE JAPONAIS
Je n’ai pas encore assez vu de villages japonais pour en donner une appréciation particulière, bien détaillée. Cependant, de tous ceux que j’ai visités jusqu’ici, j’ai conservé une impression qui, si je ne m’abuse, réunit bien les traits communs à tous les villages du pays. Au Japon, m’a-t-on dit, personnes, maisons, villages, villes se ressemblent tous.
Voici cette impression :
Le village japonais n’a rien qui charme le regard. Sous ce rapport comme il diffère du village canadien ! Celui-ci est si coquet ! Soit qu’il groupe ses maisonnettes aux fraîches couleurs dans une vaste plaine embaumée des odeurs des foins et des blés, soit qu’il les accroche aux flancs onduleux et verdoyants d’une colline, soit qu’il les déroule, comme un « grand chapelet à quinze dizaines », le long des sinuosités capricieuses d’une rivière : toujours il est pittoresque, toujours il est charmant, enchanteur. Surtout la flèche de son église, qui domine toutes les habitations, et autour de laquelle celles-ci se rassemblent, comme des petits poussins autour de leur mère, comme elle s’élève fière et douce dans les airs ! On dirait une reine. À la voir, on la trouve si belle, qu’on l’aime irrésistiblement, car on sent que c’est elle qui nourrit, qui protège, qui défend, en un mot qui procure le vrai bonheur et la vraie joie dans la charité, première loi de la vie chrétienne.
Au village japonais, hélas ! rien de tout ceci : ni le site, ni les maisons n’ont rien de pittoresque, rien de charmant.
Le site est rarement bien choisi. Le village est presque toujours construit dans la plaine, bien rarement dans les montagnes, pourtant si nombreuses ici. C’est étrange ! À cela il y a cependant une raison : au Japon, la principale production étant le riz — et celui-ci ne se cultivant que dans l’eau — il est naturel que l’on choisisse de préférence les terrains plats pour y établir les rizières et conséquemment aussi pour y grouper les maisons. Mais alors, rien de misérable comme l’aspect de ces villages ; on les dirait perdus au milieu de marais interminables.
Encore si les maisons étaient jolies ! Mais d’ordinaire elles sont réellement pitoyables. Construites, partie en bois, partie en papier, ou même façonnées de paille ou de terre, ce sont plutôt des huttes que des maisons.
Rien ne domine le village. Rien non plus de saillant, rien en relief, pas d’unité par conséquent dans le spectacle : Ces petites maisons basses semblent, pour ainsi dire, fortuitement rassemblées, comme un troupeau dans un parc.
Il y a pourtant un temple païen. Mais il est toujours à l’écart du village, comme le pharisien d’autrefois, fier, hautain, dédaigneux, craignant toujours de se contaminer au contact d’un peuple qu’il méprise, tout en l’exploitant à son profit.
Il y a encore une autre maison qui remplace plus ou moins avantageusement le clocher du village canadien, ou même ici le temple païen : c’est le théâtre. Lui, il n’est pas si scrupuleux que le temple, ou plutôt il est plus grossier dans sa perfidie : il est bien au milieu du village ; du moins il a la facile obligeance de se placer à proximité des groupements les plus serrés. Presque chaque village a son théâtre ; et c’est là que, le cinémat, déjà connu ici, donne à un auditoire toujours nombreux l’enseignement que l’on sait.
Qu’il y a loin d’ici au spectacle du village canadien ! Ici encore les rôles sont renversés. Au milieu du troupeau, il n’y a de pasteur qu’un loup déguisé. Ce n’est plus la poule qui cache avec soin ses petits, sous ses ailes, c’est un vautour qui dévore avidement des œufs abandonnés.
Oh que c’est triste un village païen !… La nature y est morne, silencieuse, rêveuse ! On dirait qu’elle pleure ! Et le peuple, lui, est sans idéal, sans principes, sans convictions, ignorant, insouciant, terre à terre. Il vit sans savoir d’où il vient et où il va. Il mange, il boit, il dort, il engendre, il travaille, et c’est tout. Mais les brutes n’en font-elles pas autant ?
Oh ! Quand donc verrons-nous au-dessus de chaque village japonais une longue flèche argentée, avec des maisons jolies et proprettes tout autour, respirant l’honnête aisance, que procure ordinairement la pratique fidèle des vertus chrétiennes ?…
À NADAIBU
Il y a quelque temps, je suis allé faire une promenade sur le chemin qui va d’Asahigawa à Sapporo. J’étais accompagné de deux japonais chrétiens, et nous avions comme destination Naidaibu, un des villages circonvoisins d’Asahigawa. Il faisait une chaleur écrasante ; mais la route était si belle et l’air de la campagne si bon ; que l’on oubliait presque la fatigue de la marche ; et puis, la nature environnante nous offrait assez de charmes pour nous distraire amplement.
En sortant de la ville, nous longeâmes d’abord d’immenses rizières. En tout temps, ces rizières, avec leurs carrés réguliers construits sur un niveau différent les uns des autres, avec leurs larges et profonds canaux d’irrigation de distance en distance, ne manquent pas d’une certaine beauté. Mais à cette époque, les épis avaient atteint assez de hauteur pour cacher le fond de la rizière, où l’eau, utilisée pour cette culture, demeure en permanence. De là un coup d’œil plus agréable. Au printemps, alors que le riz était à peine planté, on eût dit un lac, ou plutôt un marais à perte de vue ; mais ce jour-là, le même plant de riz, devenu grand et restant absolument uni comme le fond de la rizière, présentait le spectacle de la plus luxuriante fécondité, joint à celui de l’ordre, de la symétrie.
Après une heure de marche environ, le panorama était tout changé. Nous étions en plein dans les montagnes.
Asahigawa possède, en effet, une position géographique toute spéciale. De toutes les îles du Hokkaido, c’est elle qui est située au plus haut degré d’altitude. D’où en hiver, la rigueur exceptionnelle de son climat. De plus, ses abords sont complètement entourés de hautes montagnes. On n’y trouve accès que par une rivière qui la traverse de part en part. Son emplacement a donc la forme d’un gigantesque nid d’aigle, et c’est la raison pour laquelle le gouvernement y a établi de grandes casernes et en a fait une position militaire imprenable.
En quittant ce vaste bassin qui, dit-on, était probablement autrefois un lac magnifique, on s’engage le long de la rivière, bordée, d’un côté, par le chemin de fer, et de l’autre par la grande route. La vallée est superbe.
Le chemin, assez fréquenté, est assez bien entretenu. Il se déploie gracieusement comme un beau ruban jaune sur le dos d’une foule de petits mamelons successifs, qui sortent, comme des arcs-boutants, du flanc de la montagne, et s’en vont faire ronger leur pointe par le courant de la rivière.
Celle-ci n’est pas très large ; mais elle est tortueuse, rapide, et roule une eau verte, rageuse et bondissante qui culbute et traîne peu à peu dans son cours les grosses pierres de son lit.
Grâce à cette eau courante, les abords sont couverts de verdure ; ils sont cependant trop abrupts pour être propres à la culture. Toutefois, dans cette verdure hirsute et spontanée, il y a une variété assez agréable d’arbustes, de vignes sauvages et de fleurs de toutes nuances, de sorte que la vue s’y repose volontiers et qu’on y respire à loisir de fortes senteurs aromatiques.
Naturellement, les maisons sont très rares en cette vallée ; mais ce ne saurait être une solitude complète. Il y a le grand mugissement de la rivière, qui fait résonner contre les flancs de la montagne son écho puissant. Il y a aussi le chant des oiseaux et le cri des insectes qui remplissent l’air de leur ramage. Les cigales surtout font un tapage assourdissant. Beaucoup plus grosses que celles du Canada, elles ont un cri métallique et strident qui déchire les oreilles.
À Kamuikoton, village qui précède tout juste celui de Naidaibu, le spectacle est très pittoresque. La rivière y est resserrée entre les assises de deux gros pics, dont les formes puissantes et hardies provoquent le plus grand intérêt. Ce village ne compte que la gare du chemin de fer et quelques maisons. Les deux rives sont reliées par une gracieuse passerelle, entre deux rochers situés juste en face l’un de l’autre ; on dirait qu’ils ont été placés là tout exprès. À cet endroit même, la rivière est très profonde : il y a là, paraît-il, un trou d’une profondeur de 720 pieds.
À partir de Kamuikoton, nous quittâmes le bord de la rivière ; le village de Naidaibu est, en effet, sur le bord d’un autre ruisseau qui, selon toute apparence, va se jeter dans la même rivière. Ce ruisseau coule aussi à travers les montagnes, mais cette fois, la vallée est beaucoup plus spacieuse, ses côtes sont inclinées en une pente douce et paresseuse, par conséquent très propres à la culture. D’ailleurs, elles portent la trace du laboureur, et bientôt on aperçoit çà et là, accroupies contre le flanc de la vallée, des maisonnettes, ou mieux des huttes de paille. L’aspect est plutôt misérable. Ces toits de chaume, dont la hauteur et l’épaisseur sont disproportionnées avec le corps du bâtiment, et qu’on croirait être toujours sur le point d’écraser n’ont rien de riant ni de coquet ; c’est morne, silencieux, rêveur. Cependant, vu l’uniformité de toutes ces mansardes, leur ensemble n’est pas sans prêter un trait caractéristique de plus au paysage d’alentour.
Parmi ces maisons, il en est une qui abritait alors une famille de chrétiens. C’est là que nous avions fixé le rendez-vous de la promenade. Le père de cette famille est, paraît-il, de descendance impériale. Ses ancêtres auraient appartenu à une branche qu’on aurait écartée du trône, pour donner la préférence à la lignée actuellement régnante. Les membres de cette famille seraient peu à peu passés, du rang de princes du sang qu’ils étaient, à celui des samuraï, c’est-à-dire de ces chevaliers qui vivaient aux frais de leur seigneur, en temps de paix, et mouraient pour sa cause en temps de guerre. Enfin, à la restauration impériale de 1868, qui fit tomber le régime féodal, ils auraient été, comme tous les samuraï à cette époque, abandonnés sans pitié à leur propre initiative, c’est-à-dire, pour le plus grand nombre, réduits à la misère et à l’indigence.
De fait, ce chrétien, par la pureté de son langage, la distinction remarquable de ses manières et surtout la fière loyauté de ses relations, accuse hautement la noblesse de son origine.
Or, je connaissais tous ces détails avant ce jour-là, et je m’affligeais fort, à la pensée que cette homme avait été forcé de se faire laboureur. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction, lorsque j’eus une fois pénétré dans sa demeure ! La route que nous suivions nous conduisit entre deux huttes de paille à peu près de même grandeur, situées de chaque côté, en face l’une de l’autre. Alors, dans la porte de l’une d’elles, apparurent deux petits enfants qui, avec une joie visible et une grâce exquise, nous firent la révérence. Disparaissant aussitôt, ils allèrent chercher leur mère qui vint à son tour nous saluer tout heureuse.
Cependant, j’hésitais à entrer. Il y avait là, à l’intérieur une vache et une brebis qui faisaient entendre des lamentations, comme si elles n’eussent jamais rien mangé. Pensant que j’avais devant moi l’étable, je me tournai vers l’autre hutte de paille. Mais un de mes compagnons, me rassurant, me pressa d’avancer. Je me résignai donc, quoique un peu à contre-cœur, et j’entrai. En réalité, cette hutte, très grande, comprenait trois appartements distincts : une étable, un hangar et enfin, tout au fond, la demeure de la famille. C’est donc là que j’arrivai, après avoir traversé, un peu soucieux, les deux premières antichambres.
Là m’attendait une surprise plus grande encore. Arrivé dans l’une des deux pièces qui composent l’appartement, je m’informai aussitôt du père. On m’apprit qu’il était gravement malade. De fait, du lieu où j’étais, j’entendais des gémissements douloureux. Vite, je passai dans l’autre pièce. Le pauvre homme était étendu par terre, sur des nattes très misérables, ayant à peine un mince matelas pour adoucir un peu la dureté de sa couche. Il semblait souffrir excessivement, et ne pouvait parler qu’avec grand peine. Cependant, au dire du médecin de la localité que l’on avait consulté, le cas n’était pas désespéré. Il paraissait prudent tout de même de lui administrer les derniers sacrements. D’ailleurs, le malade lui-même manifestant le désir de les recevoir, il fut décidé qu’on reviendrait le lendemain dans ce but. Nous passâmes environ une heure auprès de ce digne chrétien. Enfin, après avoir fait réciter une courte prière à tous les assistants, pour appeler sur le malade la protection de la Sainte Vierge et de Saint Joseph, je le bénis. Cet homme montra une grande foi et une piété très touchante. D’ailleurs, il a toujours été, paraît-il, un chrétien fervent et énergique. Jamais il n’a rougi de sa foi, malgré les sarcasmes dont il a été souvent l’objet de la part des païens ; il a toujours pratiqué ses devoirs religieux avec une fidélité consciencieuse et constante. Les enfants d’une autre famille, devenue chrétienne depuis, racontent aujourd’hui que, lorsqu’ils étaient encore païens, ils ont demeuré quelque temps voisins de la famille de cet homme, et que par espièglerie et malice, ils cherchaient par tous les moyens à la troubler chaque fois qu’elle se mettait en prière ; « mais, ajoutent-ils, c’était toujours en vain ; même les petits enfants ne prêtaient aucune attention à nos taquineries ; tous, les mains jointes, continuaient imperturbablement leur prière. »
C’est donc le cœur partagé entre la consolation et la tristesse qu’après avoir pris congé du cher malade et de sa famille, je repris avec mes compagnons le chemin d’Asahigawa. Le lendemain, notre brave chrétien reçut l’Extrême-Onction avec sa ferveur ordinaire, puis, après quelque temps d’un mieux sensible, il redevint plus mal et s’endormit enfin pieusement dans le Seigneur à l’automne de la même année.
ENTERREMENT CATHOLIQUE
Je veux parler du deuxième enterrement que j’ai fait depuis mon arrivée au Japon.
Mais d’abord un tout petit mot du premier, qui avait été d’une simplicité navrante. C’était à la campagne, en plein hiver, par une de ces terribles tempêtes de neige qu’on appelle au Canada si pittoresquement « poudreries », et qu’on retrouve aussi souvent ici que là-bas.
Il s’agissait d’un enfant, baptisé à l’article de la mort, par son grand père chrétien. Le père est, lui aussi, chrétien, mais, hélas ! il ne pratique pas, et la mère est païenne obstinée.
J’arrivai donc dans une famille à peu près païenne. De plus, la maison était remplie de visiteurs, parents, amis, voisins sans doute, tous païens, rassemblés pour la circonstance et surtout pour le festin qui, chez les païens, se fait avant le départ pour le cimetière.
On devine l’accueil que l’on me fit. Une politesse impeccable unie à la plus froide indifférence. De plus, mon ignorance à peu près complète de la langue alors, me créait une situation plus ou moins agréable. Heureusement que je m’étais fait accompagner par le catéchiste de la mission !
La visite fut donc relativement sommaire. Condoléances d’usage, prières de la sépulture, nouvel échange de courtes paroles et départ : tel fut le programme assez précipité de ce premier enterrement.
Le second fut plus consolant. Au moins il eut un caractère plus nettement chrétien. C’était aussi à la campagne, à quelques heures d’Asahigawa. Je pris le train de cinq heures du matin. Comme on était à la fin d’octobre, c’était l’heure où le soleil, au bord de l’horizon, soulevant de sa tête rayonnante le sombre voile des ténèbres, esquisse un premier sourire à la nature, sans doute pour la consoler de la misère et de la tristesse automnales qui l’envahissent tout entière à cette époque.
Cette fois encore, j’étais accompagné d’un chrétien. Au bout d’une heure, nous descendîmes du train pour faire le reste de la route à pied, le chemin de fer ne passant pas par le village où j’allais faire l’enterrement. Nous arrivâmes à destination vers huit heures.
Le village est situé dans une très large vallée, au fond de laquelle serpente et coule silencieusement un ruisseau. Les deux flancs de cette vallée sont à peu près tout défrichés ; il y a peu d’arbres, par conséquent, et les seuls qu’il y ait, ne portaient alors, au bout de leurs branches dénudées, que quelques feuilles rousses et desséchées, à peine retenues par un fil et palpitantes sous la brise, comme des malades qui ne veulent pas mourir. L’aspect n’avait donc rien de bien agréable. Quant aux maisons du village, ce ne sont que des huttes de paille ; elles sont peu nombreuses et blotties çà et là, non loin du ruisseau, dans les sinuosités de la vallée.
Nous entrâmes donc dans une de ces huttes, où se trouvait notre cher défunt. L’aspect en était encore plus misérable à l’intérieur qu’à l’extérieur. Des trois appartements, le premier servait d’étable et de hangar, le second, de cuisine sans doute, puisqu’il y avait un feu de fagots, le troisième, de logement. C’est dans ce dernier qu’on avait installé le cercueil et que les chrétiens faisaient la veillée funèbre.
C’est aussi dans cet appartement que j’allais célébrer les funérailles. Avec l’aide des chrétiens, je préparai l’autel et tout ce qu’il fallait pour le service. Quand je commençai le saint sacrifice, il était passé neuf heures. Pendant la messe, les chrétiens récitaient leurs prières à haute voix, comme c’est l’habitude dans nos chrétientés japonaises. Une quinzaine de païens étaient aussi venus prendre part aux funérailles ; mais trois ou quatre seulement ont entendu la sainte messe, les autres étaient restés à causer dans les pièces voisines ; et, au moment de l’élévation, j’avais peine au cœur d’entendre le bruit de leurs voix venir jusqu’à moi.
Après le service et l’action de grâces, on me donna de la nourriture japonaise, qui devait me tenir lieu de déjeuner et de dîner. Enfin, vers onze heures, on se prépara à partir pour le cimetière, qui se trouvait à deux heures de marche environ. Avant de retirer le cercueil de l’appartement, on l’ouvrit une dernière fois. Alors le fils du défunt, déjà marié et père de deux enfants, faisant approcher son aînée, une gentille petite fille de trois ans, lui fit répéter après lui ces paroles : « Noble vieillard, adieu ; au ciel où vous êtes sans doute, priez, s’il vous plaît, pour que nous soyons tous de bons chrétiens ! » La chère petite dit ceci d’une voix ferme, claire et pénétrante comme un son d’orgue ; c’était touchant à remuer l’âme jusqu’en ses dernières fibres ; les femmes éclatèrent en sanglots et moi-même, je l’avoue, j’ai failli pleurer.
Bientôt nous fûmes en route. Le cercueil était chargé sur un traîneau qu’un cheval tira avec grand peine, car c’était encore sur la terre nue. Mais le cortège était nombreux. Outre les païens adultes qui étaient venus à la maison, les uns pour assister à la messe, les autres au moins pour attendre la fin du service, il y eut encore tous les enfants de l’école de l’endroit, qui, leur maître en tête, se joignirent à nous et nous accompagnèrent une bonne partie du chemin. Arrivés à un tournant de la route, sur un signal de leur maître, les enfants s’arrêtèrent et se placèrent sur deux lignes : petits garçons en tête et petites filles en queue, tous bien droits, au port d’armes, poings sur la hanche, militairement en un mot, comme on fait partout dans les écoles au Japon. Alors le cortège aussi s’arrêta, et le maître s’avançant fit au nom de ses élèves un petit discours au fils du défunt, qui avait été lui-même, il y a quelques années, instituteur dans cette école. Celui-ci répondit ensuite en quelques mots, puis le cortège se remit en marche, tandis que les enfants, après une profonde inclination à leur ancien professeur, retournèrent à leur village.
Au cimetière, lorsque nous y arrivâmes, il y avait encore d’autres païens, une quinzaine, qui avaient pris les devants pour préparer la fosse et ses abords. Ils étaient là, se chauffant autour d’un feu de fagots. Tout étant prêt pour la bénédiction de la fosse et pour l’inhumation, la dernière cérémonie ne souffrit pas de retard.
Enfin, après avoir remercié et salué tous ces gens, je repris avec mon compagnon la direction de la gare. Cette nombreuse assistance m’avait profondément touché : elle ne comptait que des cultivateurs, qui n’avaient pas hésité à sacrifier toute une journée, pour rendre ce pieux devoir à un homme d’une autre religion que la leur. C’était, m’a-t-on dit, dû à la haute considération, dont ce brave chrétien avait toujours joui dans ce village : ses vertus vraiment remarquables l’avaient fait respecter et aimer des païens eux-mêmes.
Je rentrai à Asahigawa à cinq heures de l’après-midi. Le soleil dévalait maintenant à l’horizon et disparaissait devant les ténèbres qui recousaient patiemment leur triste voile déchiré depuis l’aurore ; tandis qu’à l’opposé, sous une lune encore pâle et timide des petits nuages moutonneux accouraient faire la caravane.
PÈLERINAGE CATHOLIQUE
AU CIMETIÈRE D’ASAHIGAWA
C’est une pieuse coutume dans nos différents postes de la préfecture de Sapporo, comme aussi probablement dans les autres districts catholiques du Japon, de faire chaque année, durant le mois de novembre, un petit pèlerinage au cimetière de l’endroit. À Asahigawa on devance un peu la date et on fixe ce pèlerinage au dernier dimanche d’octobre. La raison principale est le mauvais état des chemins durant le mois de novembre.
Or, à cette époque, le missionnaire d’Asahigawa étant parti pour une tournée de mission dans son immense district, et moi, cette année-là, me trouvant encore en ce poste depuis mon arrivée au Japon, j’accompagnai seul les chrétiens. J’avais, le matin à la sainte messe, annoncé le départ pour une heure ; non pas toutefois un départ en groupe ; car les chrétiens de la ville étant encore trop peu nombreux, il serait ridicule d’organiser une procession régulière ; d’autant plus que la longueur du chemin (2 lieues environ) devait retenir chez eux la plupart des femmes et des enfants.
Je quittai donc l’église à peu près seul — nous étions quatre — et je ne pus m’empêcher de gémir intérieurement d’un si petit nombre. Toutefois je pensai pour me consoler un peu, qu’un jour le missionnaire catholique de cet endroit, notre arrière successeur, peut-être, pourra organiser en procession la sainte théorie d’un peuple plus nombreux. Tout de même, le long du chemin, d’autres chrétiens se joignirent à nous, de sorte que, au total, nous formâmes bientôt le nombre assez respectable, mais encore modeste de 17.
La température fut d’abord incertaine. De gros nuages avaient jusque là voyagé au-dessus de nos têtes, d’un air affairé et quelque peu sinistre, comme s’ils eussent tramé quelque manœuvre pour faire échec à notre pieux projet. Peu à peu, cependant, sans doute à cause d’une courte prière faite à l’église avant le départ, ils s’assagirent et s’esquivèrent presque totalement, laissant trouées libres aux blonds et doux rayons du soleil d’automne.
Le cimetière est situé tout à fait en dehors de la ville, dans les montagnes. Il faut donc faire une assez longue ascension avant d’y atteindre. Comme c’était en automne, on devine un peu le paysage : ces champs moissonnés, vides et déserts, puis cette verdure de la montagne, sans fraicheur, et sans vie, non pas toutefois sans variété ni réelle beauté, à cause des mille nuances de couleurs vertes, brunes et rouges, dont sont teintes les rares feuilles des arbres : le tout respirant une profonde mélancolie qui envahit l’âme et la fait rêver.
Enfin, nous aperçûmes les premières pierres tombales du cimetière, au milieu duquel la mission possède un petit lopin de terre pour ses morts. Les sépulcres païens sont à peu près sans ornements et sans art. Les plus grands, par conséquent les plus dispendieux, ne comportent qu’un bloc de pierre, portant l’inscription. Ce bloc, plus long que large, est placé sur un piédestal peu élevé et entouré de quelques lanternes de pierre. Les pauvres gens ne fichent en terre qu’un pieu, sur lequel est écrit le nom du défunt. Au pied du monument, on remarque assez souvent du riz dans un petit vase, avec des pots de fleurs de chaque côté : c’est l’offrande sacrifiée à l’âme du défunt que l’on croit passée au rang des dieux. Quant à l’entretien du cimetière, ils faut réellement admirer le soin et la piété que les païens y apportent. Il n’y a personne chargé officiellement de ce cimetière ; ce sont les parents des défunts qui viennent de temps en temps rendre ce digne honneur à leurs disparus. Ils nettoient proprement le morceau de terre qui leur appartient et placent de jolies fleurs sur les tombes. Les Japonais n’oublient pas leurs morts.
En cet endroit, c’est-à-dire aux abords du cimetière, il y a un petit temple bouddhiste, administré par des bonzesses qui, probablement, n’ont pas fait le vœu de virginité !… Un peu plus loin, se dresse un four crématoire, ce gouffre où l’on introduit les cadavres pour les faire brûler et en conserver les cendres dans des urnes.
Enfin, voici notre petit cimetière catholique, avec sa grande croix noire au milieu ; c’est là qu’aboutissent quatre petites allées couvertes de gravier et bordées d’une douzaine de croix tombales. Il y a encore autour de la grande croix, quatre bouquets de chrysanthèmes, qui complètent l’aspect assez joli de l’ensemble.
C’était là le terme de notre pèlerinage. Assemblés auprès de la croix, nous récitâmes le chapelet ainsi que d’autres prières pour nos chers défunts qui dorment là, tout près.
Puis, notre pieux devoir accompli, nous reprîmes tout doucement le chemin de la ville, l’âme remplie des plus graves pensées.
HIROSHIMA
C’est le nom d’un village du Hokkaido, non loin de Sapporo, à cinq lieues de distance seulement. Il y a aussi au sud du Japon une grande ville du même nom, très ancienne et très populeuse. Pourquoi a-t-on donné à cette ville, qui n’est après tout qu’un port de mer, en terre ferme, ce nom qui veut dire : grande île ? Pourquoi a-t-on fait de même pour le village du Hokkaido, que l’on trouve dans une vaste plaine ? Je n’en sais rien ; mais ces questions sont oiseuses ; passons et parlons plutôt du petit village.
Je suis allé là, l’été dernier, avec trois de nos chers petits séminaristes, qui aiment bien, eux aussi, les longues promenades à pied. Nous sommes partis très tôt le matin. L’aurore montrait non pas encore des doigts de rose, mais plutôt des doigts de nacre : elle commençait à peine à inspecter l’horizon, en projetant discrètement ses clartés blanchissantes, et illuminait peu à peu, de teintes infiniment douces et riantes, les demi-ténèbres qui prêtaient encore à toutes choses des formes fantastiques.
Nous traversâmes rapidement les rues désertes et silencieuses de la ville endormie, et, une demi-heure après, nous étions dans la campagne. Après avoir franchi la rivière Toyohira qui, par le demi cercle qu’elle dessine, endigue le débordement des maisons de ce côté-là, nous débouchâmes sur une route toute droite et si longue que nous dûmes marcher deux heures environ, avant d’arriver au bout. Mais comme il faisait bon aller ainsi dans le frais du matin, qui pénétrait nos habits d’une légère moiteur et nous rendait par là plus alertes. En somme, cette route nous parut courte.
De chaque côté de la voie, c’était partout de vastes champs qui regorgeaient de céréales déjà hautes. Il y avait des rizières avec leurs canaux d’irrigation et leurs plans à des niveaux différents. Il y avait aussi de magnifiques carrés de blé, d’avoine et d’orge ; car on en cultive beaucoup dans le Hokkaido, où la terre est plus propice que dans le sud pour ces sortes de céréales. Il y avait encore en abondance des légumes de toutes espèces et de toutes variétés, si bien que j’avais presque l’illusion de traverser une de nos plantureuses campagnes canadiennes. Il n’y a pas jusqu’aux maisons qui sont également disposées à peu près comme au Canada, je veux dire postées sur le bord du chemin, à petite distance les unes des autres. Seulement, celles-ci n’ont pas cet air de coquetterie, de propreté et de bien-être, qui fait le charme et la vie de nos routes québécoises. Au contraire, ces maisons sont plutôt misérables : construites en planches jamais rabotées, elles ne connaissent ni les tons chatoyants de la peinture, ni même la blancheur immaculée de la chaux.
Nous avions déterminé, qu’à chaque heure de marche, nous devions faire une petite halte de cinq minutes, et qu’au bout de la quatrième heure, nous prendrions une petite collation. À sept heures donc, nous nous arrêtâmes. Nous en étions à gravir une haute colline, encore toute garnie d’arbres. Or il y avait là, à l’orée du bois, un petit temple shintoïste avec son invariable torii dressé tout au bord du chemin. Le torii est une sorte de portique, formé de deux colonnes surmontées de deux traverses horizontales, et placé à l’entrée des temples shintoïstes[1]. Il ne fait pas partie intégrante de l’édifice ; au contraire, il en est toujours éloigné d’une petite distance et encadre l’entrée de l’avenue qui mène au temple. Il joue à peu près le rôle d’un arc de triomphe, qu’on laisserait en permanence. On en voit partout de ces torii au Japon, non seulement en ville, à l’entrée des ; grands temples, mais aussi dans les villages et les bois de la campagne, et tout particulièrement dans la solitude de la forêt, sur le flanc des montagnes. Ils indiquent, que, tout près de là, il y a un petit temple rustique où résident les esprits et jettent quelque chose de mystérieux dans toute la nature environnante. Ils évoquent, chez les fidèles qui les regardent de loin, un vague sentiment de crainte et de respect et, en un sens, on peut dire qu’ils leur tiennent lieu de nos croix de chemin, au Canada.
Après vingt minutes de repos, nous reprîmes notre marche. Il y avait déjà longtemps que le soleil était levé. Il montait alors rapidement au bord de l’horizon, jouant à cache-cache derrière de petits nuages bourrus qui, de leur côté, semblaient s’évertuer à vouloir voiler ses rayons. Le spectacle n’en était que plus magnifique. Ainsi gracieusement tamisés par ces nuages, les rayons flamboyants du soleil prenaient successivement les couleurs les plus variées et les plus resplendissantes : on eût dit une verrière de cathédrale.
Nous étions toujours sur la haute colline, suivant une longue route assez semblable à la première. Bientôt, dans une immense plaine, nous apparut le village de Hiroshima, encore enveloppé dans une petite brume diaphane, que le soleil, toujours à demi voilé, n’avait pas réussi encore à dissiper. Ce village n’est pas très populeux. Les habitants, à peu près tous fermiers, ont leurs demeures sur leurs terres respectives. Au milieu de ce petit groupe de maisons, il y a une chapelle catholique, avec une maison pour le missionnaire résidant. C’est elle que je cherchai d’abord des yeux, en apercevant le village. Hélas ! elle est trop petite pour être reconnue à distance, et puis, du côté d’où nous venions, elle est cachée par de grands arbres qui entourent le temple shintoïste de l’endroit, situé tout près. Il fallut donc attendre d’avoir traversé tout le village avant de pouvoir l’apercevoir. Enfin, elle nous apparut dans son honnête pauvreté. Devant la façade, un joli parterre planté de petits arbres et de fleurs ; à côté, la demeure du missionnaire et celle du catéchiste.
Le missionnaire, averti déjà de notre venue, nous attendait. Il nous reçut avec joie et nous fit entrer. Aussitôt nous nous rendîmes à la chapelle pour faire une première visite au bon Dieu. L’intérieur de cette chapelle est aussi simple et aussi pauvre que l’extérieur ; mais tout est propre et entretenu avec soin et piété. Assurément, c’est là un grand sujet de consolation pour le cœur de Notre-Seigneur, d’autant plus que cela n’est pas seulement dû au zèle du missionnaire, mais encore à la piété des chrétiens. Ce sont eux, en effet, qui ont fait construire à leurs frais cette chapelle ; et depuis, s’il y a une réparation à faire, ils voient eux-mêmes à en payer les dépenses. En un mot, ils aiment sincèrement leur petite église et tiennent à honneur qu’elle soit digne du Dieu qui l’habite. Ils ne sont pas très nombreux : une centaine seulement, mais au moins ils sont bons et fervents.
Le Père est aussi bien connu et bien respecté de tous les autres gens du village, même de son voisin, le bonze du temple shintoïste, qui vient quelquefois causer avec lui. Un jour, paraît-il, il est venu lui faire une visite pour demander l’heure. À cette époque, l’administration des villes et des villages voulut faire un effort pour habituer les gens à garder l’heure exacte. Jusqu’ici, en effet, les Japonais ont été bien peu scrupuleux sur ce point. Vous entrez dans une maison, et si vous jetez les yeux sur l’horloge, vous remarquez qu’elle est une demi-heure, une et même deux heures en avance ou en retard. Et il n’y a que vous qui vous en étonnez ; eux, bien qu’ils sachent la chose, n’y regardent pas de si près. Le gouvernement donc a demandé aux temples et aux églises catholiques de sonner la cloche à heures fixes, au moins le matin et le soir. C’est ce qui se fait toujours depuis, dans nos petites chapelles, où l’on sonne l’Angelus trois fois par jour. Or ce bonze, s’informant de l’heure, disait au Père : « Je viens ici plutôt qu’ailleurs, parce qu’ici, vous observez la régularité, et dès que j’entends votre cloche, aussitôt je me hâte de sonner la mienne. »
Cependant, à l’heure actuelle, les conversions ne sont pas très nombreuses dans ce village. Le respect humain, l’attache aux traditions de famille, les considérations d’intérêt matériel retiennent ces pauvres gens et les empêchent de faire le pas nécessaire. Ils ont bien l’occasion de se convertir, mais on dirait que Dieu ne les trouve pas encore bien disposés à recevoir le bienfait de la foi.
Dans l’après-midi, nous fîmes une petite promenade dans les environs, accompagnés ou plutôt conduits par le missionnaire de l’endroit. Nous nous proposions de gravir une montagne qui s’élève tout près de là, mais une petite pluie fine qui menaçait de durer longtemps nous fit renoncer à notre projet. Nous nous contentâmes de nous engager dans un ravin, non loin d’une rivière qui traverse le village, et va serpentant follement dans la plaine. Dans ce ravin nous trouvâmes trois ou quatre cavernes creusées dans la terre. Il est certain que ces cavernes sont l’œuvre des Ainos, qui habitaient aussi Hiroshima, autrefois. Mais quelle fut la destination de ces cavernes, on l’ignore. Il ne semble pas qu’elles aient servi de demeures, car les Ainos vivent d’ordinaire sous des huttes. On pense plutôt que ce furent des espèces de fours pour fabriquer le charbon de bois : des parties calcinées que l’on remarque dans un ou deux de ces trous nous inclinent à le croire.
Bientôt la pluie cessa et la soirée fut assez belle. La lune, toute ronde, était posée, comme un miroir d’argent, sur un nuage pâle et laineux, qui semblait trouver le fardeau léger. Tout autour, des étoiles piquées dans l’azur du firmament comme des jeunes plants de riz, dans le carré d’une rizière. Le temps était frais, et il faisait bon à l’excès veiller dehors ce soir-là.
Cependant nous nous couchâmes assez tôt, afin de nous lever au milieu de la nuit et de reprendre notre route pour Sapporo. Nous quittâmes donc Hiroshima le lendemain, à 3 heures du matin et, après une marche un peu plus pénible cette fois, nous rentrâmes dans la ville, fatigués mais contents.
TOLÉRANCE DU CATHOLICISME
Le catholicisme au Japon jouit-il actuellement d’une tolérance pleine et entière, ou même simplement franche et sincère ? Il n’y a pas à en douter, si l'on consulte le droit légal, en particulier l'article XXVIII de la nouvelle constitution de 1889. Cet article accorde, en effet, « à tout sujet japonais pleine liberté de croyance religieuse, pourvu que la paix et l'ordre n’en souffrent pas, et que les sujets, comme sujets, n’en soient pas gênés dans l’accomplissement de leurs devoirs. »
Si l'on considère maintenant la loi dans son application, il faut reconnaître encore une véritable tolérance, au moins pour la construction des églises, leur fréquentation publique et l'accomplissement libre du culte liturgique. Mais à ces quelques articles près, on a dû peut-être limiter le programme, si l'on en juge par la tendance de la pensée officielle et par l’ensemble de certains faits.
La pensée officielle révèle assurément une attitude singulièrement caractéristique, si bien, qu’elle a conçu en ces derniers temps le projet radical d’établir au Japon un culte national, enté sur le vieux tronc shintoïste, ayant par conséquent pour objet, la famille impériale et les âmes des héros militaires du pays. Et ce culte, paraît-il, serait devenu nécessaire au triple point de vue religieux, politique et social.
Le prestige religieux ou plutôt divin de l’empereur est le premier et le plus puissant motif qui ait fait songer à un tel projet. Inviolablement enfermé derrière les multiples et formidables enceintes qui entourent ses immenses domaines, héritier d’une dynastie qui détient le pouvoir depuis plusieurs siècles, fantastiquement grandi surtout par des légendes séculaires, l’empereur apparaît aux yeux de son peuple avec les proportions d’un dieu, rejeton sacré de toute une lignée de dieux, descendant du soleil comme une traînée de lumière.
À un tel titre, il est tout naturel que l’empereur possède à la fois le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. De même, il semble évident que son peuple doive lui rendre les honneurs divins. De là, dans la race, cette force vitale qui, bien loin de s’altérer au contact actuel des courants envahisseurs de la civilisation étrangère, cherche plutôt à se les assimiler, selon le principe d’un défiant éclectisme, constamment invoqué et s’énonçant ainsi : « Prends à l’étranger tout ce que tu y trouves de bon et japonise-le, mais rejette bien vite ce qui est contraire à la constitution nationale. » C’est en vertu de ce principe qu’autrefois on a japonisé le servile bouddhisme et que, ne pouvant en agir ainsi avec l’incorruptible catholicisme, on l’a tout simplement anéanti par la persécution.
Or il en va un peu de même encore aujourd’hui. Le Japon est ouvert à toute forme de matérialisme, mais il est plus circonspect au point de vue religieux. Extrêmement jaloux de conserver intact son caractère national, il s’imagine voir un élément destructeur dans le catholicisme, et, en conséquence, il veut rajeunir le vieux shintoïsme.
À côté de l’intérêt religieux, l’intérêt politique devait entrer naturellement en ligne de compte. La paix, l’ordre et la prospérité d’un peuple dépendent en grande partie de l’unité et de la puissance de son gouvernement. Or, depuis la restauration de 1868, le Japon qui, jusque-là, était en proie aux querelles et aux ambitieuses rivalités des grands feudataires, a réalisé enfin, grâce au talent éclairé et au bras vigoureux du dernier empereur défunt, cette merveilleuse unité de gouvernement, qui a effectivement poussé la nation tout entière sur la voie de la civilisation et du progrès matériel.
Toutefois, là même, on signale un danger pour le prestige impérial. Totalement absorbés par des affaires florissantes, passionnément entraînés par l’appât des richesses et exaltés par l’élévation soudaine de leur fortune, plusieurs dirigeants ne manifestent plus guère qu’une froide et sceptique indifférence pour les croyances ancestrales. À plus forte raison encore, ceux qui sont allés s’enrichir à l’étranger et qui ont été témoins des bouleversements politiques et des révolutions, professent-ils plus sincèrement de semblables idées d’indépendance et d’ambition.
Raffermir le prestige impérial aux yeux de ce peuple prêt à s’émanciper, par l’établissement d’un culte national, serait, pense-t-on, faire preuve d’une grande sagesse politique.
Enfin, croit-on, l’intérêt social serait également en jeu dans cette question. Et c’est juste, puisque l’intérêt politique et l’intérêt social sont si connexes qu’on pourrait les dire inséparables. D’ailleurs l’un et l’autre actuellement courent un danger commun, dans la pensée officielle. Le socialisme dans le monde entier a déjà fait tant de ravages et accumulé tant de ruines, qu’il devait forcément faire pénétrer ses idées dissolvantes même parmi les adorateurs du Mikado.
De là un grave danger qu’il faut absolument conjurer. Or, la mentalité officielle ne croit pas pouvoir mieux faire que de rappeler à la nation la filiation divine de son souverain, la réelle paternité de celui-ci, vis-à-vis de son peuple, et, en ces derniers temps, par l’octroi magnifique des plus grandes libertés et des plus sages institutions, d’exiger en retour une vénération nationale, digne de son origine et de sa munificence.
Tels sont les soucis qui inquiètent actuellement la pensée officielle au Japon et la déterminent à l’exécution probable d’un projet totalement incompatible avec le catholicisme.
Du reste, si l’on note certains faits, on n’a plus de doutes sur la position critique du catholicisme en ce pays. Qu’on remarque, par exemple, certaines déclarations publiques ou certaines mesures des fonctionnaires et des instituteurs officiels !
Des déclarations récentes ont été prononcées publiquement, qui portent le caractère d’une évidente hostilité. Déjà, en 1893, le Dr Inouye Tetsujiro affirmait que la morale japonaise ne comporte que deux vertus : la fidélité à l’empereur et la piété filiale ; et il ajoutait qu’un vrai patriote ne saurait être à la fois chrétien et japonais.
Un autre, en 1906 (le Dr Kato Kiroyubei) assurait que le christianisme, ne reconnaissant qu’un seul vrai Dieu et le plaçant au-dessus de l’empereur, est une doctrine injurieuse pour le Mikado et absolument incompatible avec la constitution nationale.
En 1916, une revue de Tokyô, le Dai Kokumin va plus loin encore. « Le christianisme, y lit-on, est une secte perverse et antipatriotique, qu’il faut nécessairement exterminer tout de suite, de peur d’avoir à s’en repentir plus tard. Aussi, notre intention est-elle de cribler de traits aigus et d’expulser ces chrétiens insolents et rebelles. »
L’étrange conduite des fonctionnaires révèle aussi la même hostilité et le même objectif. Leur intransigeance est catégorique et inflexible, lorsqu’il s’agit des contributions nationales, même si le caractère en est nettement shintoïste, comme le cas s’est présenté, par exemple, pour les fêtes religieuses du couronnement impérial et pour la construction d’un temple en l’honneur de l’empereur Meiji. Il est vrai que leur manque de tact est d’ordinaire réprouvé par l’autorité supérieure. Mais cette fin de non-recevoir est une mesure systématiquement étudiée pour donner le change. Au fond, ces fonctionnaires n’agissent que sur des instructions autorisées, dont le programme consiste précisément à préparer peu à peu l’opinion publique, avant d’imposer légalement ce culte national, en principe déjà établi.
Mais c’est surtout dans les écoles que la pression se fait avec le plus d’excès. Les instituteurs y remplissent la tête de leurs élèves des fabuleuses légendes qui font descendre l’empereur du soleil et le placent au rang des dieux. En certains endroits on a été plus fanatique encore. On a cherché, par tous les moyens, à détourner les petits chrétiens de l’Église catholique ; et d’autre part, au sujet de la visite officielle aux temples shintoïstes, ceux d’entre eux qui, tout en se gardant de la faire, donnaient pour excuse leurs convictions religieuses, ont été réprimandés et quelques fois punis. Une jeune chrétienne s’est vu, même malgré le brillant succès d’un examen, refuser l’entrée d’une école normale, pour avoir consciencieusement répondu à cette question : « Lequel est le plus grand, selon vous, votre Dieu ou l’Empereur ? »
Par suite de ces préjugés officiels et de ces hostilités évidentes, le catholicisme au Japon ne jouit donc que d’une liberté fort restreinte. Cependant, depuis la fin de la grande guerre, il y a comme une accalmie ; non pas que le réveil du shintoïsme cesse de s’affirmer, — au contraire son action continue à s’étendre et à se fortifier — mais on ne remarque plus d’hostilités ouvertes. Doit-on voir là une raison d’espérer ou de craindre davantage ? C’est l’avenir qui le dira.
MENTALITÉ RELIGIEUSE
M. Ludovic Nandeau, dans un livre récent, intitulé Le Japon moderne, a écrit ceci :
« À chaque instant, j’entends poser cette question : Les Japonais sont-ils, oui ou non, un peuple religieux ? »
« Et je réponds : De quel Japon parlez-vous ? »
En effet, c’est là une question assez complexe et à laquelle on ne peut guère répondre en peu de mots. Tout de même, je crois qu’on peut dire d’une façon générale que l’esprit japonais, au point de vue religieux, est un esprit tout à fait désemparé : il ne sait à quoi se fixer, il ne sait ce qu’il doit croire ni ce qu’il doit pratiquer. Chez lui rien de précis dans sa croyance, rien de ferme dans sa morale. Il ne sait vraiment pas où donner de la tête.
Cependant, pour donner une idée plus exacte de l’état des esprits, il faut distinguer, au Japon, la classe dirigeante et la classe populaire. L’une et l’autre ont reçu une éducation toute différente, et c’est en vertu de cette différence que l’on peut marquer leur position respective.
Quelle a été la formation, quelle fut et quelle est encore l’opinion de la classe dirigeante en matière de religion ? Telles sont les deux questions qu’il importe d’abord d’approfondir.
L’éducation de la classe dirigeante a été élaborée par le confucianisme et parachevée par la philosophie matérialiste de l’étranger. Depuis le xviie siècle, l’aristocratie japonaise s’est instruite à l’école de Confucius. Ce chinois, devenu depuis si célèbre, avait été avant tout un grand politicien. Aussi, sa doctrine étant moins une religion qu’un code de morale et un cours de politique, on comprend qu’elle devait attirer cette classe d’élite qui ambitionnait les hautes charges de l’État. Ainsi imbue d’une philosophie toute pratique, tout utilitariste, affranchie de toute croyance à l’existence d’un dieu quelconque, libérée de tout mysticisme, cette aristocratie ne finit par compter que des matérialistes et des hommes d’action, préparés à l’effort personnel et au raisonnement, il est vrai ; mais pour n’avoir pas, dès le commencement de leur éducation, voulu frayer avec les tenants de quelque religion, ils étaient aussi devenus enclins à mépriser et à tourner en ridicule les superstitieuses croyances du bouddhisme.
Or, après la Restauration de 1868, le Japon s’ouvrait à la philosophie matérialiste de l’étranger. Bien plus, après la guerre franco-allemande de 1870, des centaines de jeunes gens, issus de cette aristocratie confucianiste, se rendaient en Allemagne pour s’assimiler les connaissances européennes. Par là s’explique l’effet profond que produisirent sur eux les doctrines de Kant, de Hegel, de Schopenhauer, de Nietzsche et autres matérialistes ou rationalistes de l’époque. Ils rentrèrent donc au Japon, non seulement exaltés du bagage de leur science, mais encore professant la plus fière indépendance en matière de religion. Et même, non contents d’afficher cette indépendance, ils allèrent jusqu’à la réclamer énergiquement au nom de la science. C’est ainsi, qu’en 1906, selon le rapport du P. Lemoine, dans les Mélanges Japonais de janvier 1907, on pouvait lire dans le Jidai Shichô : « Là où cette indépendance n’existait pas, vit-on jamais un mouvement intellectuel naître et se développer ? Descartes, Bacon, Kant, Hegel furent des indépendants ; il en fut de même dans un ordre supérieur, de Shaka, du Christ, de Confucius et de Laotseu. En général, on peut affirmer que quiconque n’a pas le courage de l’indépendance en matière de foi, de principes ou d’idées, n’a chance d’aboutir à rien. La peur de l’indépendance condamne ses victimes à la servilité des idées et du caractère. S’affliger de voir l’esprit d’indépendance s’affirmer et vouloir contrarier son essor, c’est vouloir revenir à la discipline autoritaire du moyen âge et s’opposer au progrès. »
Déjà on devine un peu ce qu’une telle formation a pu produire en fait d’idées sur le besoin et le choix d’une religion.
Sur le besoin d’une religion cependant, un moment, les opinions furent partagées. Quelques-uns même ont vu très juste ; par exemple, le baron Kiyoura Keigo, dans le Taikeiyô (vol v, No 5) : « À l’heure actuelle, dit-il, où les éducateurs ont tant de sujets d’inquiétude, il n’y a rien en dehors de l’influence religieuse qui puisse remédier au mal. Tant qu’il n’existe pas chez les individus un fonds de principes pour servir de base à la conduite, celle-ci est exposée à des lacunes regrettables. Il importe donc souverainement que l’on nourrisse, dès sa jeunesse, des sentiments religieux à l’égard de la divinité et qu’on s’habitue à diriger sa vie d’après ces sentiments. Parvenu à la vieillesse, on n’aura pas lieu de s’en repentir. »
M. Takagi Kanehiro, dans « Le miroir des femmes », Onna no Kagami (16e année No 6), tient un langage non moins juste, bien qu’un peu plus utilitaire encore : « L’histoire nous apprend, écrit-il, que les époques où le peuple se désintéresse de la religion sont des époques où la vigueur nationale est en déclin ; qu’au contraire, les époques où la nation montre le plus d’ardeur pour la culture de l’âme, le pays s’enrichit, les armes sont fortes et le peuple est heureux. »
D’autres sont plus sceptiques, par exemple, M. Hasegawa Teukei, qui écrit dans le Taujo du mois d’octobre, 1906 : « Shaka, le Christ, la Madone, étaient jadis environnés d’une splendide auréole ; l’éclat en est éteint à présent, et seul l’homme est resté. Sans doute, ces personnages sont toujours regardés comme des êtres supérieurs, comme des héros, mais on ne leur prête plus un caractère divin… Nous avons beau exciter notre foi… tout le mystère religieux s’est dissipé. Le divin, l’éclat des auréoles ont disparu. »
Les partisans du besoin d’une religion finirent cependant par triompher. Mais là s’arrêta leur marche en avant. Quand il s’agit de fixer le choix d’une religion, les uns, comme M. Takogi Kanehiro prétendirent être sceptiques : « Les enseignements de Shaka, du Christ et de Confucius, dit ce docteur, aboutissent aux mêmes conclusions : aussi, l’essentiel consiste-t-il, en rejetant l’écorce des religions, à en extraire le suc intérieur et à s’en nourrir. » !
Actuellement, d’après ce qu’en a dit M. Yamamoto, capitaine de vaisseau catholique de la Marine impériale, dans une conférence donnée à Paris, le 3 mai 1919, à une réunion de publicistes chrétiens, voici l’opinion prédominante au Japon en cette matière : « Une religion est bonne pour la sécurité intérieure de la société humaine et pour préserver le peuple de la décadence morale ; et toute religion suffit à ce but. Or, comme il n’y a pas de grandes différences entre les diverses sortes de religions, à quoi bon importer une religion étrangère, qui très souvent n’est pas conforme aux usages du peuple et reste incompatible avec la mentalité et l’aspiration nationale du Japon ? »
C’est ainsi que de l’indifférentisme on est passé à l’exclusivisme. On a raisonné ainsi : Si l’on admet que toutes les religions sont indifféremment bonnes, il n’y a pas lieu de propager l’une plutôt que l’autre. Alors autant vaut que chaque nation garde celle qu’elle a reçue de ses ancêtres. Par là on s’explique un peu pourquoi le gouvernement en est venu à ressusciter le vieux shintoïsme et à l’imposer en quelque sorte à la nation.
La classe dirigeante, au Japon, professe donc en définitive un profond mépris de toute religion et n’y voit d’autre utilité que « de conserver la paix dans la société, en maintenant les ignorants sous le joug », comme a dit un jour M. Fukuzawa, l’homme qui, au dire de M. Ludovic Naudeau, a formé plus de la moitié des fonctionnaires actuels au Japon. Quant à ces « ignorants », comme les appelle dédaigneusement la haute classe, quant à la masse du peuple, quelle est sa croyance et quelle est sa situation morale ? Ce sont les deux autres questions qu’il faut encore étudier, si l’on veut avoir une idée tant soit peu exacte de la mentalité religieuse de la nation tout entière.
Il ne faut pas hésiter à le dire, la classe populaire (les paysans, les artisans, les soldats, les femmes) est encore aussi pénétrée qu’autrefois des vieilles croyances shintoïstes et bouddhistes. On peut en juger par l’éclat encore grand du culte extérieur et par le prestige incroyable des superstitions.
Le peuple participe toujours en grand nombre à l’éclat du culte extérieur. Ce sont d’abord les visites aux temples célèbres du Japon, comme celui de Kizuki, en Izumo, qui réunit chaque année 250 000 fidèles, ou celui d’Isé qui en compte jusqu’à 500 000. Il est vrai que dans le Hokkaido on ne voit jamais d’aussi grandes foules aux temples. La raison en est que cette île étant un pays de colonisation, ceux qui sont venus l’habiter, en quittant leur pays d’origine, se sont trouvés comme détachés de leurs traditions religieuses de famille. De plus, arrivés dans leur nouvelle terre d’adoption, ne trouvant pas toujours à proximité un temple de leur secte, absorbés en outre par l’appât d’un gain facile, ils ont, en grand nombre, à peu près perdu leur dévotion ancestrale envers les temples.
Les pèlerinages à la cime des monts sont toujours très chers à la piété japonaise. Chaque été, une quinzaine de mille font l’ascension du Fuji, pour y adorer le soleil créateur du monde. Près d’un million, chaque année, n’hésitent pas à marcher péniblement pendant trois jours, pour arriver jusqu’au sommet de la plus haute montagne de Shikoku.
Les fêtes, depuis celles du dieu protecteur des districts jusqu’à celle du renard, sont toujours célébrées avec autant d’éclat et de tapage qu’autrefois ; et on ne craint pas, en ces occasions, de dépenser follement son argent.
Que dire, ou plutôt que ne pas dire, des superstitions japonaises ? Le peuple a ses idoles, ses fétiches, ses charmes, ses amulettes, qui se vendent par millions aux temples. Le pays fourmille de devins, de nécromanciens, de géomanciens, de thaumaturges, de sorciers, de mages, d’hiérophantes, de mystagogues, de possédés, d’exorcistes. Il y a des lieux célèbres qui passent pour avoir été les théâtres de guérisons retentissantes : des aveugles y auraient vu, des muets y auraient parlé. Des parcelles du corps de Bouddha, des reliques, des effigies de personnages très saints sont exposées par les bonzes à la vénération des fidèles. À Tôkyô, la ville des lumières modernes au Japon, dans le plus grand temple du pays, le Nishihongwanji, construit il n’y a qu’une vingtaine d’années seulement, au prix de sommes fabuleuses, il suffit, paraît-il, de faire cent circuits, pour obtenir miséricorde du dieu de la guerre, à condition toutefois de jeter, à chaque tour, un petit morceau de papier dans un coffre ouvert. L’image de Binzuru, le dieu qui cicatrise, est devenue toute usée et polie par les attouchements des croyants qui, pour obtenir leur guérison, passent la main sur les yeux et le visage de l’idole, et ensuite touchent de cette main leurs propres yeux et leur propre visage. Enfin, on croit aussi à des êtres dangereux, comme le renard magique, la femme blanche, les ogres, les fantômes, les licornes des forêts, les sirènes et les pieuvres du bord des flots et des criques.
Et la situation morale de ce peuple, comment la définir ? Ici, il faut distinguer entre la vieille et la jeune génération.
La vieille génération conserve encore la formation qu’elle a reçue du bouddhisme. Or celui-ci a éduqué le peuple japonais, à l’aide de sa doctrine de la rédemption de sa morale. La rédemption bouddhique a deux phases : la transmigration des âmes et l’admission dans le Nirvâna. La transmigration des âmes comprend un cycle de six mondes : le monde des passions inassouvies (gaki), des animaux (chikuskô), de l’enfer (jigoku), de la force brutale (shúra), des hommes (jus), des êtres célestes (ten). Ce sont ces six mondes qu’il faut traverser avant d’arriver au Nirvana. Le Nirvana japonais est tout différent du Nirvana du bouddhisme originel ou indien. Au lieu d’être une absorption dans le néant, il signifie, en un sens positif, l’obtention de la dignité de Bouddha, et désigne un séjour de félicité, peuplé des innombrables Bouddhas des générations antérieures.
La morale du bouddhisme japonais est du confucianisme, non pas purement politique ou utilitaire, comme chez les nobles, mais amalgamé au polythéisme de la nation. Cette doctrine, toute rédigée sous forme d’aphorismes, enseigne que le devoir a quatre objets principaux : les parents, l’humanité, le souverain, la religion ou le Bouddha. Un catalogue de dix commandements explique aussi en détail ces quatre devoirs. Mais pour le commun du peuple, tout se résume dans les Gokai et les Gorin. Les Gokai sont les cinq principaux commandements : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas s’adonner à la luxure, ne pas mentir, ne boire aucun spiritueux. Les Gorin sont les « cinq relations humaines » entre prince et sujet, parents et enfants, mari et femme, frères et sœurs, amis et amis.
La jeune génération est moins bien partagée au point de vue morale. Les raisons en sont la renaissance du shintoïsme et l’école athée.
Le shintoïsme n’est que le culte des ancêtres, pour lequel il y a des prêtres, certains sacrifices, rites, prières, purifications et autres cérémonies de cette nature. Mais à l’encontre du bouddhisme japonais, il n’enseigne rien sur l’au-delà, ne comporte ni ciel ni enfer, et ne possède pas de commandements moraux. Cette simplicité ou plutôt ce dénûment, ce vide du shintoïsme, non seulement n’offre aucun appui à la croyance, aucune consolation à la piété, mais encore ne donne aucune direction pratique pour la vie morale.
Or c’est de cette singulière religion que la révolution de 1868 a obtenu la reconnaissance et consacré le triomphe. « Des mesures générales, écrit le P. Dalhman (Christus p. 212), furent prises pour supplanter le bouddhisme par le culte du Shinto : sur l’ordre du gouvernement, on transforma des temples bouddhiques en temples shintoïstes ; dans de célèbres lieux de pèlerinages bouddhiques, les bonzes du Boudha durent céder la place aux bonzes du Shinto. » Enfin, à côté du shintoïsme comme religion, on a créé le shintoïsme d’État, soi-disant dépourvu de tout caractère religieux, en tout cas, encore plus vide et plus superficiel que le vrai shintoïsme.
L’école athée donna le dernier coup. À l’école, la jeunesse n’apprend que du naturel, que du matériel. D’abord beaucoup pour le corps : de l’athlétisme, du sport, des jeux qui consument une grande partie du temps, tellement que l’on se demande s’il en reste assez pour donner ce qu’il faut à l’intelligence. Tandis que pour l’âme, on n’accorde rien : l’éducation religieuse est strictement exclue de l’école.
Le résultat inévitable, c’est que les élèves croient tout naturellement que la religion n’est pas nécessaire. Aussi, lorsqu’ils ont quitté l’école, ils ont bien autre chose à faire qu’à s’occuper d’une question qui leur a toujours parue oiseuse.
Ainsi la renaissance du shintoïsme et l’établissement de l’école athée ont contribué à abaisser profondément le niveau religieux dans la nouvelle génération. L’une l’a arrachée à la formation bouddhique, qui lui rappelait quelque peu les lois de la religion naturelle, et l’autre la maintient à l’écart de toute influence religieuse quelconque. De là le plus navrant des résultats.
En somme la mentalité religieuse au Japon est des plus lamentables. « Au Japon, a dit le P. Dalhman (Christus p. 283) le cœur des sages s’ouvre à toute espèce de doctrines religieuses. On dirait qu’il leur manque le sens profond et l’intelligence de la seule religion capable d’élever l’humanité du polythéisme à la pure connaissance de la divinité. Leur position vis-à-vis du christianisme rappelle involontairement celle de Tacite. Il ne pouvait échapper au regard perçant de l’incorruptible homme d’État romain que l’antique polythéisme courait à sa ruine. Il voyait même toute religion minée et cherchait le salut. Ce qu’il cherchait était là. L’orgueil romain lui ferma les yeux. Il ne vit dans l’empire grandissant du Christ qu’une méprisable superstition de gens du bas peuple. Il n’est pas rare de voir des personnages les plus distingués du Japon prendre le même scandale de la religion chrétienne et des hautes destinées auxquelles elle prétend. Témoins du redoutable travail de destruction auquel se livre l’incrédulité moderne, ils la voient miner au Japon même les fondements de toute foi religieuse, quelle qu’elle soit. Ils voient aussi le danger pour la vie intérieure de la nation et cherchent à l’écarter. Mais un bandeau est sur leurs yeux. La seule puissance de relèvement leur est inconnue. »
Le peuple, lui, en général, a conservé ses vieilles croyances et ses dévotions ancestrales ; mais la déplorable éducation moderne prépare une génération, dont la caractéristique la plus stupéfiante est le vide absolu de sens religieux. Dans le Hokkaido surtout, si nous voulez voir rougir un Japonais de cette jeune génération, vous n’avez qu’à lui demander quelle est sa religion. Sa réponse est presque toujours celle-ci : « Ma foi ! je suis un peu embarrassé pour vous le dire ; mes ancêtres étaient bouddhistes, mais moi je suis comme une brebis errante, et j’ignore à peu près le chemin du temple. » On en rencontre d’autres qui se disent protestants, parce qu’ils ont reçu le baptême trois ou quatre fois, et qu’ils ont obtenu chaque fois quelques yen pour s’être laissés faire.
Voilà donc à peu près la mentalité religieuse du peuple japonais. Est-elle assez misérable, assez pitoyable ? Et n’est-il pas grand temps de courir au-devant de ce peuple pour l’arrêter sur le bord de l’abîme, et lui faire lever les yeux en lui montrant avec un saint zèle Celui qui est la Voie, la Vérité et la Vie ?
FÊTE SHINTOÏSTE
J’ai vu dernièrement la plus grande fête shintoïste d’Asahigawa. C’est une fête qu’on célèbre en l’honneur du dieu protecteur de la circonscription dite de Kamikawa. Il y a en effet en ce pays, à part celle de Sapporo qui comprend tout le Hokkaido, de telles circonscriptions auxquelles sont censés présider des dieux protecteurs.
Or ces fêtes sont très solennelles. Elles durent trois jours. On vient en foule à l’endroit où elles se célèbrent, on vient de tous côtés, des villages circonvoisins et de la campagne environnante. Y vient-on par pur esprit religieux ? J’en doute fort. En tout cas, tout y attire en ces trois jours de fête : la splendeur du décor, le vague mystère des cérémonies religieuses, mais surtout le grand tintamarre des divertissements.
Le décor de la fête est sans contredit de tous points admirable. Les Japonais possèdent vraiment le talent du décor. Ils savent orner avec beaucoup de goût, de précision et de symétrie. Tout démonstratifs qu’ils sont, ils savent cependant garder l’éclat de leurs parures contre toute profusion exagérée et superflue. L’usage des antiques lanternes de papier, dont il existe des variétés ravissantes par leur forme, leurs dessins et leurs enluminures, combiné actuellement avec celui des lampes électriques renfermées à l’intérieur, produit un effet des plus merveilleux.
Or, durant la fête d’Asahigawa, toutes les rues de la cité étaient partout garnies de ces lanternes, disposées en forme de guirlandes voûtées au-dessus de la rue. De loin, on eût dit des fleuves de lumière. C’était réellement splendide.
Ce décor a encore un mérite de plus : il est le fruit des seules initiatives privées, l’autorité municipale ne se chargeant pas encore elle-même, en cette ville, de ces sortes d’entreprises. On se concerte entre voisins, et, grâce à une souscription commune, on réquisitionne des hommes du métier qui, largement payés, déploient volontiers les ressources de leur talent. Il ne faut pas croire cependant que le zèle décoratif du Japonais shintoïste moderne soit uniquement inspiré par la piété religieuse. Celle-ci est souvent moins un motif qu’un moyen facile et opportun. Le véritable motif n’est autre que l’intérêt personnel. Ces décorations ne sont, pour la plupart, autre chose que des annonces et de la réclame. Elles portent même, en caractères très lisibles, les noms des gros bourgeois, soucieux de clientèle et avides de gain, qui en ont assumé la forte dépense. Que voulez-vous ? Le shintoïsme, plus encore que le bouddhisme, est une religion vide et sans âme. Aussi, il faut voir combien est insignifiante la partie religieuse de la fête.
Elle ne compte guère que deux cérémonies principales : le transport des dieux dans la cité et une procession par les rues.
Le transport des dieux dans la ville se fait ordinairement le premier soir de la fête. Il peut paraître étrange qu’il faille ainsi apporter les dieux dans la ville. Il en est cependant ainsi. Les temples shintoïstes, aussi bien que les temples bouddhistes, sont toujours construits en dehors des villes ou des villages auxquels ils sont destinés. De plus, les temples shintoïstes sont souvent tout à fait solitaires : leurs prêtres, appelés kannushi, n’habitent jamais tout à côté, comme font les bonzes.
Il faut donc aller là, chercher les dieux, pour les conduire ensuite en procession. La foule se rend au temple, et là, a lieu une cérémonie des plus étranges : les kannushi, déjà arrivés avant le peuple, y reçoivent les offrandes des fidèles, en échange desquelles ils distribuent le sake, ainsi que des mochi qui, prétend-on, en cette circonstance, ont la vertu de guérir de toutes sortes de maux. Cette cérémonie s’appelle le yomyâ, c’est-à-dire la cérémonie du temple nocturne.
Après avoir ainsi fait boire et manger ceux qui veulent les payer, les prêtres organisent le départ des dieux pour la cité. Les dieux shintoïstes sont les esprits des ancêtres qu’on croit enfermés dans une grande châsse portative, appelée mikoshi. Ce mikoshi ne contient pas autre chose, sauf les papiers superstitieux dont il est orné à l’intérieur comme à l’extérieur.
À Tôkyô cependant, on place aussi dans le mikoshi les trois objets sacrés du shintoïsme : un miroir (Yata no kagami), une épée (ama no murakumo no tsurugi) et une pierre précieuse (yasakani no magatana). Ces objets auraient, d’après la légende, été donnés par le premier ancêtre impérial, la « grande déesse du soleil », appelée Amaterasu ômikamî, à son petit fils, le dieu Amatsuhikohikoho no Ninigi no Mikoto, lorsqu’elle l’envoya du ciel reprendre possession du Japon, au nom de sa divine lignée. Le miroir, conservé à Tôkyô dans le Kashiko dokoro, ou sanctuaire impérial, n’est cependant qu’un fac-simile. Le véritable miroir — autant que peut le permettre un récit légendaire — est conservé à Isé dans le Dayingu, le temple le plus ancien et le plus vénéré du Japon. Ces trois objets, considérés encore aujourd’hui comme les symboles de la puissance impériale, se transmettent de génération en génération, et, aux principales fêtes shintoïstes, on les porte en procession, renfermés dans le mikoshi.
Le mikoshi est donc porté en procession jusqu’à cet endroit de la ville, où l’on a élevé tout exprès un abri pour le recevoir, et c’est de cette espèce de reposoir que partira ensuite la grande procession.
Dans les petites villes et dans les endroits où le cercle des habitations atteint l’emplacement du temple, on ne fait pas cette cérémonie du transport du mikoshi dans la ville, mais les prêtres ont bien garde de laisser oublier le yomya, tant il est vrai que pour eux, plus encore que pour les autres, cette religion n’est qu’un moyen comme un autre de s’enrichir, fût-ce aux dépens même des âmes de ceux qu’ils exploitent !
Quant à la grande procession, elle a lieu l’un des deux jours suivants. Le mikoshi y est porté à dos d’hommes, bien qu’il soit très grand et très lourd. On comprend dès lors qu’il faille un bon nombre de porteurs : il y en a une cinquantaine.
Presque partout également, à l’aide d’hommes seulement — au moins en principe, car parfois on emploie aussi les chevaux — on tire les dashi. Les dashi sont des chars magnifiques, tout couverts de dessins sculptés, de dorures et d’ornements de toutes sortes. Ils portent à leur sommet des représentations grotesques qui n’ont, paraît-il, aucun sens religieux ni historique, et à l’avant sont installés des gens, dont les uns frappent du tambour pendant que d’autres dansent.
Ce qu’il y a de remarquable encore, ce sont les kânnushi, revêtus de leurs plus beaux habits, décorés de leurs grands colliers superstitieux et tenant en main leur célèbre shakujô, sorte de longue canne de fer, au haut de laquelle sont attachés des anneaux de métal, et qu’ils frappent en cadence contre terre à chaque pas qu’ils font.
Tous ceux qui prennent part à la procession portent aussi des vêtements d’un grand prix et d’une rare beauté. Les couleurs en sont vives et chatoyantes, et, comme le costume japonais prête au port la plus noble distinction, le spectacle est des plus ravissants. Prendre part à cette procession est un grand honneur aux yeux de ces païens, un honneur même qui ne s’obtient qu’à prix d’argent.
La musique de la procession est plutôt rudimentaire : deux instruments seulement, la flûte et le tambour. Jamais en cette fête, on ne fait entendre le son d’autres instruments, C’est une tradition sacrée, semble-t-il, à laquelle on reste pieusement attaché.
Le principal attrait de la fête, si paradoxal soit-il de le dire, est celui des divertissements publics qu’on y donne avec fracas, durant ces trois jours. Il y a des spectacles payants et des spectacles gratuits.
Les spectacles payants ne semblent pas différer beaucoup de ceux de l’étranger ; on y admire, paraît-il, les prouesses d’habiles acrobates, les forces et les tours de rusés prestidigitateurs, des ménageries curieuses et mille autres choses semblables, que l’on montre dans de petits cirques installés dans certaines rues. Ces baraques ne sont fermées à leur façade que par un large rideau qu’on lève de temps en temps, découvrant ainsi à la foule avide, ce qui se passe à l’intérieur, mais qu’on rabaisse aussitôt, dès que quelque chose de sensationnel doit avoir lieu. Ainsi attirée, la foule se presse en ces endroits pour contenter sa curiosité.
Les spectacles gratuits se donnent sur de petits théâtres improvisés, dus à l’initiative de gens de moyenne fortune, comme certains marchands et certains banquiers, qui les font installer devant leurs propres établissements. Les représentations qu’on y donne sont essentiellement japonaises d’ordinaire. Il y a parfois de petites pièces comiques, mais la plupart du temps ce sont des danses et des joutes simulées.
Peut-on appeler les danses japonaises de véritables danses ? Le mouvement des pieds n’est qu’une gambade ridicule. Tout consiste dans le mouvement des mains, marqué en cadence par le son du tambour. D’ordinaire, la main droite tient un éventail qu’elle ouvre et ferme de temps à autre, et qu’elle fait jouer entre ses doigts, avec une dextérité merveilleuse. Parmi les danseurs il y a des hommes et des femmes. Les uns et les autres sont revêtus d’habits magnifiques ; pour les hommes, ce sont souvent les habits de l’ancien Japon ; quant aux femmes, elles sont vêtues avec la plus grande modestie. En un mot, il n’y a de séduisant que l’art incomparable avec lequel ces danses sont exécutées.
Plus admirables encore sont les joutes simulées. Les jouteurs, le plus souvent des garçons, parfois aussi des jeunes filles, portant les uns comme les autres un habit uniforme, tiennent en main un grand sabre nu, auquel ils impriment des mouvements aussi souples et aussi agiles que ceux des danseurs avec leurs éventails. On dirait réellement un combat acharné. Les sabres se croisent, se touchent ; les joueurs font le geste de se percer les uns les autres ; ils se mêlent, se poursuivent ; mais jamais ils ne s’atteignent ni ne se heurtent, tant leurs mouvements ont de mesure et de précision.
Assurément, c’est dans ces sortes de jeux que l’on peut admirer à loisir l’adresse prodigieuse de ce peuple, surtout lorsqu’on sait que ces jouteurs ou ces danseurs ne sont pas toujours des professionnels ; très souvent ce sont des gens de condition ordinaire qui se sont tout simplement exercés pour la circonstance. Ce n’est donc pas en vain que l’on vante les ressources physiques merveilleuses du peuple japonais.
DANS UNE BONZERIE
Il y a quelque temps, je suis allé dans une bonzerie japonaise. C’était la première fois. Depuis longtemps je désirais y aller ; mais l’occasion me manquait, ou plutôt, je manquais l’occasion. Enfin, elle se présenta de nouveau ; j’en profitai. On annonçait une conférence d’un bonze assez célèbre dans le monde bouddhiste, et le jour fixé était celui auquel on célébrait la fête des prémices du riz.
Nous nous rendîmes donc, le R. P. Calixte et moi, à celui des nombreux temples de la ville qu’on nous avait indiqué. Dès que nous fûmes passés sous le grand arc, appelé sammon, ornant majestueusement la porte par laquelle on pénètre dans l’enclos du temple, nous fûmes accueillis par des voix d’enfants qui, avec un accent de surprise, où se trahissait la joie secrète du propagandiste flatté de se voir achalandé, se disaient les uns aux autres : Ara ! seiyôjin sama mo kita. Tiens ! jusqu’aux messieurs étrangers qui sont venus ! Ces enfants étaient, ou bien les propres fils des bonzes, ou bien ceux qu’ils recueillent et gardent chez eux, pour les former à leur métier, en les instruisant d’abord des éléments de la langue et ensuite de la doctrine confucianiste et bouddhique.
Bientôt nous fûmes au temple. Après avoir enlevé nos chaussures, comme c’est de rigueur au Japon, et les avoir confiées, pour ne pas nous les faire voler, à un vendeur de pommes, installé au bas du perron, nous entrâmes un peu à la dérobée, car les prières ou, si l’on veut, l’office des bonzes était commencé.
Le temple bouddhiste, à la différence du temple shintoïste, lequel est d’une simplicité froide et dénuée de tout art, a une certaine beauté artistique. Cependant, pour en préciser le genre, c’est moins une beauté architecturale qu’une beauté sculpturale et décorative. Le style de l’édifice n’a rien de général. Il ne connaît ni la puissance du style roman, ni la majesté du style bysantin, ni surtout le prodigieux élancement du style ogival. Il n’a rien de ces cathédrales gothiques européennes, aux nefs puissantes et aux tours hardies, s’élevant jusqu’à se perdre dans les airs, gigantesques orantes de pierre, qu’on dirait cachant une âme et extasiées dans une muette prière d’amour et de supplication.
Le temple bouddhiste est une grande construction carrée, dont le toit est en pignon à courbes rentrantes, formant ainsi un faîte effilé ; un faîtage en saillie surmonte le tout, et, par ses bouts qui dépassent, en se retroussant, la largeur du toit réalise un dessin caractéristique d’ornementation. Le larmier du toit est aussi pareillement décoré. Ce décor consiste en diverses figures sculptées, sur bois, naturellement, car la plupart des temples japonais sont en bois, même les plus beaux et les plus riches.
Quant à l’intérieur, le temple que j’ai vu, était plus que simple. Toutefois paraît-il, dans les temples les plus célèbres du Japon, les sculptures décoratives de ce genre sont d’un art remarquable, par la finesse et la variété du dessin.
Nous entrâmes donc dans le temple de manière à ne nous laisser apercevoir que le moins possible. Mais ce fut en vain. Tous les assistants nous ont vus entrer, tous nous ont vus nous asseoir à la japonaise sur les nattes ; et longtemps encore après, certains ne cessent plus de nous observer. Assurément nous avons causé à ces gens là de très graves distractions. D’ailleurs, c’était pour eux inévitable : car à la manière dont ils étaient assis, on pouvait se demander de quel côté était le haut ou le fond de l’édifice.
Or, à ce moment là, la prière des bonzes battait son plein, et cela au sens propre de l’expression. De fait, on priait au son du tambour, dont le maillet marquait à chaque temps les syllabes proférées par les bonzes. Ces derniers étaient assis et rangés sur deux lignes parallèles, de chaque côté d’une espèce de petite tribune, sur laquelle trônait celui qui paraissait être l’officiant. Ils étaient revêtus d’habits magnifiques, tissés de soie très fine et très richement colorée ; ceux de l’officiant surtout étaient d’un éclat sans égal. Tous portaient aussi en écharpe une très large étole appelée kesa.
Au bout des deux rangées de bonzes se trouvait un autel sur laquelle il y avait des idoles, appelées en japonais hotoke, idoles entourées de fleurs, de chandeliers allumés, de petits sacs de riz et de petits gâteaux. Cet autel paraissait improvisé pour la fête. En arrière, c’est-à-dire au fond de l’édifice, se trouvaient deux autres autels placés l’un devant l’autre, fixes ceux-là ; l’un plus petit, portant aussi des chandeliers et des fleurs, et orné, au bas, d’horribles figures de dragons ; l’autre était adossé au mur : c’était ce qu’on appellerait chez nous le maître-autel. Celui-là était surtout garni d’idoles toutes aussi grotesques les unes que les autres. En outre, de chaque côté, il y avait encore un petit autel pareillement orné, et chargé de sacs de riz.
La prière des bonzes se continuait donc, saccadée et tapageuse : pas une pause, pas un arrêt, pas un répit pour souffler. De temps en temps, le bonze, qui marquait le son du tambour, armait sa main gauche d’un énorme bâton et en donnait un coup sur une cloche placée en face de lui, cloche ayant la forme d’une grosse marmite. Trois ou quatre fois aussi, durant cette prière interminable, l’officiant descendit solennellement de sa tribune, portant son livre de prière et son éventail sur un riche plateau orné de glands, dont la longueur atteignait les genoux, et se rendait devant l’autel provisoire. Là, il se prosternait devant les idoles et lisait seul une prière, un oremus, probablement. Puis tous les bonzes se levaient et faisaient ensemble des prostrations. Alors deux grosses caisses placées de chaque côté des lignes des bonzes commençaient un vacarme incroyable, auquel venait encore se mêler le son métallique de grandes cymbales tenues par deux bonzes.
Quant aux assistants, dont le nombre ne dépassait guère deux cents et dont la majorité ne comptait que des personnes âgées, — à part les brus qui, au Japon, doivent accompagner leurs belles-mères, — ils n’avaient été jusque-là que des spectateurs béats et des auditeurs plus ou moins attentifs. D’ailleurs, dans les temples païens, on se met tout aussi à son aise que si l’on était chez soi. On cause, on rit, on fume, on mange, sans se gêner le moins du monde ; les enfants s’y amusent, courent de-ci de-là, sautent, gambadent, se postent dans les fenêtres pour regarder à l’extérieur, rient aux éclats, crient, pleurent, se chamaillent, font grand tapage ; et cependant personne ne paraît y trouver à redire.
Mais au moment où les bonzes font leurs prostrations au son des tambours et des cymbales, les assistants s’unissent activement cette fois et répètent durant tout ce temps une courte prière dont voici les termes : Namu myôtô renge kyô. Voici le sens de cette formule : « Je t’adore, ô loi admirable, ô doctrine de la fleur de lotus. » C’est du moins le sens littéral ; quant au sens intime, à l’objet même de cette invocation, les mots ne semblent pas l’indiquer d’une façon précise ; et si l’on interroge là-dessus les mieux renseignés au sujet des doctrines et des pratiques du bouddhisme, ils déclarent n’en rien savoir ; à plus forte raison les autres, dont la plupart ne savent pas même prononcer correctement ces sept syllabes. En tout cas, à peu près tous ces gens murmurent quelque chose et, pendant qu’ils disent cette prière, ils joignent les mains, entre lesquelles ils tiennent une sorte de chapelet, nommé juzu, qu’ils frottent à plusieurs reprises en inclinant la tête. Quelques uns des vieux et des vieilles surtout accomplissent cette cérémonie avec une véritable ferveur. Pauvres gens ! Ils ne savent pas autre chose ! Assurément, leurs hommages s’en vont tout droit vers le seul et vrai Dieu, qu’ils croient d’ailleurs trouver dans leurs idoles !
Il y eut encore une autre cérémonie qui mérite d’être mentionnée. Depuis quelque temps, j’avais remarqué plusieurs personnes qui assiégeaient un écrivain officiel, installé un peu en arrière des assistants. Contre de l’argent qu’on lui donnait, cet homme écrivait quelques caractères sur des petites planchettes que les intéressés allaient placer dans une corbeille, devant l’autel improvisé. Ces planchettes s’appellent toba ; d’un côté, elles portent une sentence de Shaka, le fondateur du bouddhisme, et de l’autre le nom d’un défunt. Or, lorsque tous ceux qui le désiraient eurent ainsi placé leur toba dans la corbeille, l’officiant prit une petite branche de sapin qu’il trempa dans de l’eau et les en aspergea légèrement. On prétend que cette eau est destinée à soulager les âmes des défunts, si par hasard elles ont à souffrir dans l’autre monde.
L’Officiant fit aussi brûler des petits bâtons d’encens devant ce même autel, puis quelques-uns de l’assemblée vinrent au même endroit, imiter son exemple, tandis que d’autres allaient le faire aux autres autels.
Enfin ce long office se termina. Les bonzes, alors, se levèrent et, portant avec un respect qui paraissait fort étudié, leurs livres de prières, sur des plateaux semblables à celui de l’officiant, se retirèrent lentement par un couloir au fond du temple.
Bientôt après, l’officiant reparut avec son même costume, annonça le conférencier ; puis, allant de-ci de-là, se mit à donner des ordres. Alors on enleva la tribune et l’autel provisoire ; et à leur place, tout juste au milieu du temple, on installa une autre tribune pour le prédicateur.
Or, quelques instants plus tard, celui-ci parut, précédé de l’officiant. Il était également revêtu d’habits splendides, aux couleurs douces et bien mariées. C’était un homme assez âgé, mais encore robuste, alerte et plein de vigueur. Il monta sur la tribune et s’y assit, à la japonaise toujours ; on plaça auprès de lui des livres, son éventail, son juzu et une tasse de thé, montée sur un petit réchaud de luxe.
Dans l’intervalle, les assistants avaient recommencé à réciter leur sempiternelle formule au son du tambour. Une fois bien installé, le prédicateur prit aussi son juzu et, le frottant entre ses mains comme les autres, se joignit quelques instants à leur prière. Enfin, il frappa sur une cloche, ou, si vous voulez, sur une petite marmite de bronze, qui se trouvait près de lui. C’était le signal du sermon.
En réalité, ce ne fut ni un sermon, ni un discours, ni une conférence ; à part le ton, ce ne fut pas même une conversation honnête et convenable.
La diction, il est vrai, était parfaite ; le ton ainsi que le geste, tout à fait naturels, toujours sobres, souples, précis et sûrs. Rien de calculé, rien d’étudié, rien de factice dans l’expression ; et le débit donnait aux pensées un complément achevé.
Mais dans les pensées de l’orateur rien de solide, rien de doctrinal, rien de pratique. Il a parlé d’une foule de choses banales, sans qu’on pût voir le moindre lien entre elles : Un vrai coq-à-l’âne, quoi ! Et ce qu’il y avait de plus déplorable, c’est qu’il s’appliquait à faire rire ses auditeurs, par des comparaisons vulgaires, triviales même. Ainsi, sans doute, il croyait susciter l’intérêt qu’il ne paraissait pas pouvoir provoquer autrement. Comme il s’est aperçu que nous étions là, il a parlé des étrangers. C’était à propos de l’éducation des enfants, au sujet de laquelle, il a péroré quelque temps. Il a dit qu’il y avait un pays, en Europe, où l’on ne s’occupait de l’éducation des enfants que jusqu’à l’âge de douze ans, et où, ensuite, on les abandonnait à eux-mêmes, de sorte que, si ces enfants voulaient ensuite poursuivre un cours d’études, ils étaient forcés de gagner eux-mêmes l’argent nécessaire à cette fin. « Au Japon, ajouta-t-il, on a de meilleurs principes ; l’obligation d’élever les enfants prescrit, non seulement de leur donner l’éducation première, mais aussi de leur procurer une situation sociale digne de leur rang et de leurs facultés. » Par de telles faussetés, on le devine, il eut vite fait d’attirer le mépris de ses auditeurs sur les étrangers.
Mélange de trivialités, de mensonges et de fanatisme, telle fut, en résumé, cette conférence, tel fut le pain doctrinal que ce bonze rompit à ses ouailles, ou, pour mieux dire, le poison que ce diseur perfide inocula cyniquement dans l’âme de ces pauvres gens. Et ceux-ci sont repartis, l’esprit sans doute, encore plus prévenu, le cœur encore plus farouche contre toute influence étrangère.
Telle est donc la tactique de ces bonzes vis-à-vis du christianisme. Ne pouvant l’attaquer de front, d’abord parce qu’ils ne le connaissent pas, ensuite parce qu’ils redoutent, dans son apparition, la ruine de leur propre prestige, ils le représentent comme un envahisseur, comme un ennemi de la nation, sachant bien que leur cri d’alarme ne restera pas sans écho dans l’âme si aveuglément patriote de ce peuple.
Oh ! comme il y a de haine dans le royaume de Satan !
LE « HANAMI »
Ce mot Hanami, composé de hana fleur et de mi radical de miru, voir, est un de ces japonicismes, si nombreux, qui font la remarquable richesse de la langue de ce pays. Il se rend assez bien en anglais par l’expression « flower-wining » ; mais en français, je ne vois guère d’équivalent aussi concis. Quoiqu’il en soit, le Hanami désigne l’époque où les Japonais vont voir les fleurs de cerisiers, au moment de leur épanouissement.
Cette fête est retentissante au Japon. Outre l’attrait merveilleux qu’elle offre pour ses fleurs réellement superbes, elle est de plus accompagnée de réjouissances qui ne contribuent pas peu, pour ces païens, à en rehausser l’intérêt. Mais considérée au point de vue catholique, il en va autrement.
Assurément ces fleurs de cerisiers sont ravissantes. À Sapporo, où je les ai vues pour la première fois, il existe un parc, où les cerisiers ont été plantés à la manière des pommiers de nos vergers. Ce parc est situé un peu en dehors de la ville, à l’ombre d’une montagne. On y arrive par une allée superbe, plantée d’acacias ; et tout au fond de ce parc, perdu au milieu d’arbres géants, s’élève, dans sa froide majesté, un temple shintoïste, consacré au culte officiel de tout le Hokkaido.
Ces cerisiers sont tout différents des cerisiers canadiens. Ils deviennent beaucoup plus grands et sont toujours mieux ramifiés. Et quelle floraison ! Il y en a qui portent des fleurs roses, d’autres des fleurs blanches ; certains même, des fleurs à la fois roses et blanches : ces derniers sont sans contredit les plus beaux. Lorsqu’ils sont en grand nombre, et alignés comme dans ce parc de Sapporo, ils présentent assurément un coup d’œil féerique. Les rayons du soleil, gracieusement tamisés par cette floraison si luxuriante, couvrent le sol de demi-couleurs et d’ombres diaphanes, semblables à celles qu’ils prêtent à tous les objets lorsqu’ils traversent les verrières multicolores de certaines de nos églises. Ces fleurs cependant ont trop peu de parfum pour en embaumer l’atmosphère ; et c’est ce qu’on pourrait regretter, si la jouissance de l’œil ne nous le faisait presque oublier.
Il va sans dire que les Japonais raffolent de ces fleurs, eux, si amants de la nature. Aussi, viennent-ils en grand nombre à ces fêtes.
On ne saurait concevoir toutefois que cette seule jouissance esthétique crée l’unique ou même le principal attrait pour cette foule. C’est là ce qu’il y a de pénible dans le spectacle du Hanami : pendant que la nature s’épanouit dans sa beauté la plus pure, l’homme, par un contraste écrasant, s’avilit dans le désordre et l’immoralité.
Et qui le croirait, en songeant que ce parc de fleurs est le bois sacré qui environne le temple ? Ne serait-on pas tenté de crier au sacrilège ? Et pourtant, dans l’esprit de ces païens, c’est tout le contraire : le temple tout près est même la raison d’être de ces désordres indescriptibles.
Sous les arbres du parc on installe une foule de petites constructions ; ce sont : des magasins de provisions, des toits, sous lesquels on s’assoit pour manger et boire, et surtout des cabarets, où l’on vend le sake.
Ces endroits, on le devine, sont assiégés du matin au soir. La foule s’y succède et s’y enivre tour à tour, hommes, femmes, jeunes gens, vieillards, riches, pauvres : tous mangent et surtout boivent avec un excès sans nom. Ce sont de vraies bacchanales.
Mais le Hanami est aussi une occasion pour faire une visite au temple. Là, c’est très simple. On frappe dans ses mains deux ou trois fois pour attirer, pense-t-on, l’attention des esprits ; puis on accompagne cette cérémonie d’une inclination profonde avant et après, et la dévotion est finie.
En présence des divinités bouddhiques, c’est un peu différent. Sur le sommet du Maruyama, il existe un pèlerinage bouddhique. On y arrive par un petit sentier bordé jusqu’au haut de statues bouddhiques, dont le nombre atteint probablement une cinquantaine. Or les dévots, en gravissant péniblement ce sentier, qui est très escarpé, s’arrêtent à chacune de ces statues et y présentent leur offrande, qui consiste en un peu de riz, ou de sake. En faisant ainsi cette offrande aux dieux, on croit que ceux-ci prennent, pour leur part, l’esprit censé résider dans ces aliments et laissent la matière aux mortels. Ces derniers, après une sorte de prière larmoyante, s’empressent de reprendre leur offrande, comme s’ils la recevaient en présent de la part du dieu. Mais pour ce qui est du sake, faut-il croire que le fidèle laisse aux dieux le temps de s’emparer de tout l’esprit ? En tout cas, lorsqu’on voit revenir l’individu après ses prétendues offrandes, on est porté à croire que sa « matière » a dû être pour le moins assaisonnée de quelque chose !…
Oui, il faut voir le retour de tous ces gens ! Heureusement, les Japonais ne deviennent jamais furieux lorsqu’ils sont ivres ! Au contraire, ils sont d’une gaieté excessive et naturellement hors de sens. Cependant, à voir tous ces pantins qui se pressent dans les rues, chancelant, titubant, se heurtant, se culbutant les uns les autres, et se disant mille insanités, l’on est réellement peu édifié…
Pauvres Japonais ! Voilà ce que fait d’eux le paganisme ! Leur prétendue religion, ou plutôt leurs superstitions, au lieu de les éclairer et de les aider à observer la loi naturelle, les dégradent et les abrutissent. Et cependant, je n’ai encore rien dit des désordres plus graves encore, qui sont la suite ordinaire de ces orgies. Mais la plume du missionnaire se refuse à décrire de telles obscénités !…
LE CULTE DES MORTS
Le culte des morts est à peu près toute la religion du paganisme japonais. Au sujet de la fréquentation des temples, il est un sentiment populaire qui pourrait se traduire ainsi : « Quand on est enfant, c’est inutile d’aller au temple : on n’y comprend rien ; quand on est jeune et vigoureux, on n’en a pas le temps : il faut travailler pour vivre ; enfin, quand on est vieux, on peut y aller : si l’on n’est pas trop malade ou trop rompu par l’âge. »
Mais pour un mort, c’est autre chose : c’est à son égard que l’on peut constater la piété des fidèles ; c’est à cause de lui que l’on peut remarquer le zèle des bonzes, si bien, qu’on ne serait pas loin de la vérité en disant que ces derniers ne sont guère que des entrepreneurs de pompes funèbres.
Tout ceci vient de l’étrange idée qu’on se fait d’un mort au Japon. On croit qu’à peine l’âme a-t-elle franchi le seuil de cette vie, qu’elle passe aussitôt au rang des dieux. D’ailleurs, un dieu, qu’est-ce, aux yeux de ces gens ? Ils ne le savent pas plus qu’ils ne savent ce qu’est une âme. Que l’on en juge par le culte qu’on rend aux morts !
Ce culte a deux formes : la forme liturgique et la forme domestique.
Le culte liturgique rendu aux morts comporte les cérémonies des funérailles. Le décor et les rites diffèrent un peu chez les bouddhistes et les shintoïstes ; mais les uns et les autres, quand il s’agit d’un personnage de haut rang ou d’un membre d’une famille riche, déploient un apparat d’une magnificence extraordinaire. C’est une longue procession qui, chez les shintoïstes, va de la maison du défunt, directement au cimetière, et chez les bouddhistes, au cimetière aussi, mais en passant par le temple[2].
Voici à peu près l’ordre de la procession bouddhiste : au premier rang, des porteurs de grosses lanternes de papier blanc, allumées même en plein jour ; c’est pour éclairer, pense-t-on, la marche du mort dans les ténèbres éternelles. Puis, des porteurs d’énormes bouquets de fleurs artificielles aux couleurs vives et très jolies. Ensuite, selon la fortune du défunt, un ou plusieurs bonzes montés en kuruma (pousse-pousse). Suivent un porteur de brûle-parfums, des porteurs de bannières et d’autres ornements funéraires ; enfin le porteur de l’ihai. L’ihai est une planchette fixée verticalement sur un petit piédestal ; il comporte le nom religieux du mort, et il est destiné à être conservé dans la famille. De plus, si le défunt est le père ou la mère, c’est le fils aîné qui porte l’ihai ; derrière lui viennent, à pied ou en voiture, les parents et les amis.
Les porteurs sont tous revêtus de blanc. Les bonzes portent, eux aussi, des habits toujours très riches et blancs. En ces circonstances, ils revêtent une étole brodée de fil d’or ; ils ont la tête recouverte d’une espèce de bonnet qu’on prendrait pour un bonnet turc : ce sont probablement les deux insignes de leur dignité ; enfin, ils tiennent, à moitié ouvert, un magnifique éventail : c’est pour recevoir les présents, en retour de leur soi-disant dévouement. Quant aux parents et aux amis, ils sont revêtus de leurs plus beaux habits, que l’on appelle les montsuki gimono, parce qu’ils portent les armes de la famille. Chaque famille, en effet, a des armes qu’elle tient de ses ancêtres ; ce sont : soit une fleur, soit un triangle, soit un rectangle ou un autre signe de ce genre ; c’est ce qui leur sert d’emblème héraldique, de blason ancestral. Les Japonais ne portent ces habits que dans les plus grandes circonstances, parmi lesquelles ils comptent les funérailles de quelques parents ou amis.
Le cercueil est une boîte carrée, dans laquelle le corps est accroupi et replié, comme un enfant dans le sein de sa mère. Quelques-uns disent que cette coutume rappelle la posture des dévots du bouddhisme dans leurs méditations. Le cercueil, porté sur un brancard, est orné de décorations sculptées, dont l’art est fin et délicat, mais invariablement le même pour chaque cercueil. On dirait que tout est fixé à l’avance, jusqu’à la moindre petite pièce d’ornementation.
Avant le départ en procession, il y a eu dans la maison du défunt une première cérémonie qu’on pourrait, en empruntant un terme catholique, appeler « la levée du corps. » D’abord on a placé le cercueil de façon à ce que le corps eût la tête du côté du nord ; devant le corps on a brûlé des parfums, pendant que les bonzes ont récité les passages des livres sacrés du bouddhisme. Ensuite, on a revêtu le mort d’habits blancs, mis entre ses mains une espèce de chapelet, appelé juzu, et l’on a placé à ses côtés, dans le cercueil, des objets dont il s’est servi durant sa vie, ainsi que des pièces de monnaie et des geta, pour le voyage du mort vers le paradis. Enfin, après la sortie du cercueil, les gens de la maison ont balayé toutes les chambres, prétendant, par là, enlever les souillures que la mort est censée avoir apportées en venant frapper un des membres de la famille.
La procession, quittant la maison de défunt, s’en va directement au temple, pour une cérémonie plus solennelle. Au temple, on installe le cercueil, on l’entoure des fleurs qu’on a apportées et place devant lui le brûle-parfums. Puis les bonzes, au son d’instruments funèbres, font entendre une psalmodie, dont les phrases ont un style suranné, absolument inaccessible à l’intelligence du public ; bien plus, eux-mêmes souvent n’y comprennent rien du tout. Ces instruments sont de deux sortes : le tebyôski et le mokugyô ; le premier est une espèce de cymbales ; l’autre a la forme d’une petite boîte oblongue que l’on frappe à coups réguliers en même temps que les cymbales. Le son de ces instruments est très lugubre et très désagréable. Mais les assistants semblent trouver ce son très convenable pour une telle cérémonie. Durant cette psalmodie, ils viennent à tour de rôle devant le cercueil, s’inclinent respectueusement en joignant les mains, puis jettent une pincée de bois odorant dans le brûle-parfums.
Par ces actes, en croit rendre au mort un culte divin. Le défunt, désormais, est passé au rang des dieux. Il a pu être dans sa vie un assassin, un voleur, un débauché, peu importe ! D’après eux, il n’est pas moins censé aller dans le gokuraku, le paradis. Un missionnaire demandait un jour à un bonze pourquoi, aux funérailles de qui que ce fût, il affirmait, avec un semblant de conviction, que le mort était allé dans le paradis jouir du bonheur des dieux. « Mais répondit le bonze, si j’avais le malheur de dire que le mort est allé en enfer, je ne recevrais pas un sou après les funérailles ! » On voit donc le rôle important que tient l’argent dans l’enseignement des bonzes.
La dernière cérémonie a lieu à l’endroit même, de la sépulture. À l’entrée des cimetières il y a presque toujours une bonzerie, chargée de l’entretien des tombeaux ; et quand la bonzerie est assez considérable, on peut voir, à l’intérieur de son enclos, un petit kiosque abritant une grosse cloche fixe, que l’on frappe en certaines circonstances, au moyen d’une poutre. Cette poutre, placée tout à côté de la cloche, est suspendue par ses deux bouts, dans la position horizontale, de telle façon que, si on la balance tant soit peu au moyen d’une corde, elle donne d’un de ses bouts contre la cloche.
Lorsque la procession funèbre, après avoir assisté à la cérémonie du temple et s’être remise en marche dans le même ordre qu’auparavant, s’approche du cimetière, on voit parfois un vieux serviteur de bonzerie monter sur le kiosque et sonner ainsi cette grosse cloche. Ce sont des coups distants et mélancoliques qui font penser au glas funèbre de nos églises, en pays catholique.
La cérémonie qui s’accomplit au cimetière n’est pas bien longue. Le bonze asperge la tombe d’une eau quelconque, récite encore des prières et les assistants y brûlent des bâtons d’encens. Enfin, le cercueil est descendu dans la fosse, à moins que les parents aient décidé qu’on brûle le corps du défunt. Dans ce cas, le cercueil est confié aux soins d’un employé chargé de la crémation, et les assistants reprennent le chemin de leur demeure.
Chez les shintoïstes, le décor de la procession n’est pas moins magnifique que chez les bouddhistes, mais les rites sont beaucoup plus simples.
Dans la procession shintoïste, il y a aussi des porteurs de bouquets et de bannières, il y a même des porteurs de branches d’arbre : ce qu’on ne voit pas chez les bouddhistes. Tous ces porteurs ont aussi des habits blancs. Les kanmushi ou prêtres du Shinto sont revêtus du hitatare, long vêtement blanc, ainsi appelé parce qu’il descend jusqu’à terre. Ils portent sur la tête le kanmuri, espèce de chapeau à forme recourbée, confectionné avec de la gaze noire, et surmonté d’un ornement très flexible qui ressemble à une longue plume. Parmi ces kanmushi, il en est un qui se distingue des autres par ses geta qui sont très hautes, et sur lesquelles il marche comme sur des échasses.
Le cercueil est à peu près le même que chez les bouddhistes, c’est-à-dire que sa forme est celle d’une caisse de trois pieds cubes environ. Il est fabriqué de bois blanc, ordinairement de hinoki (espèce de thuya), ou de sapin. Le corps du défunt a été mis dans cette caisse à peu près de la même façon que chez les bouddhistes. On y a placé aussi à côté de lui divers objets d’usage : un éventail, un sabre, un miroir, etc.
Dans la procession, on voit encore un cheval blanc, harnaché d’une jolie selle, sur laquelle est dressé un gohei doré. Le gohei est une baguette, à l’extrémité supérieure de laquelle sont attachés des morceaux de papier blanc ou doré, découpés en zigzag. Il représente les esprits. On voit de ces gohei dans les mûja ou temples shintoïstes, dans certaines fêtes publiques et dans les processions funèbres du Shintô. Ce cheval blanc est donc censé porter l’esprit même du défunt, dont on va conduire le corps au cimetière.
Chez les shintoïstes comme chez les bouddhistes, avant le départ en procession, il y a eu dans la maison du défunt une première cérémonie présidée par les kanmushi. Déjà devant le cercueil, les gens de la maison avaient placé une petite coupe d’offrandes très simples : de l’eau, du sel, des grains de riz non décortiqués. À l’arrière des kanmushi, si on est en été, on installe le cercueil dans la rue même. Puis la cérémonie commence. Elle est d’une simplicité ou plutôt d’une pauvreté vraiment pitoyable. À peu près tout se fait en silence. Un des kanmushi, celui qui préside, se tient debout devant le cercueil, et les autres sont placés à petite distance les uns des autres. Le plus éloigné du cercueil reçoit, une à une, de la main d’une personne de la maison, les diverses offrandes, qu’il passe à son voisin ; les offrandes vont ainsi, de main en main, jusqu’à celui qui préside. Celui-ci alors, avec une inclination, les présente au mort et les dépose devant le cercueil. Ces offrandes sont deux poissons sur un plateau, des gâteaux de riz et des légumes. Ce sont ce qu’on appelle les sankai no chimmi, les mets les plus savoureux de la montagne et de la mer.
Puis le président fait un discours ; c’est l’oraison funèbre ou, plus exactement, l’apothéose du défunt. Comme dans le bouddhisme, si l’on en croit l’orateur, le défunt, quel qu’il soit, devient dieu, sans l’avoir fait exprès. Le procès de canonisation est le plus miséricordieux du monde : l’orateur a le don extraordinaire de reconnaître au disparu une foule de vertus que celui-ci, dans son humilité sans doute, avait soigneusement cachées pendant sa vie. Le discours se termine par une supplication faite aux Kami, implorant pour le défunt le bonheur éternel. Pendant le discours, les autres kanmushi écoutent d’une façon distraite, peut-être pour ne pas rire, la multitude des mensonges hypocrites de l’orateur ; quelques-uns s’assoient, croisent les jambes et fument placidement la cigarette. Voyez donc d’ici le spectacle : un prêtre revêtu des ornements et de tous les insignes de sa dignité, se mettant à fumer la cigarette en plein milieu d’une cérémonie religieuse. Mais parmi les païens, ceci n’a rien d’étrange : personne même ne paraît le remarquer, sinon les profanes tels que les missionnaires étrangers, par exemple !…
Le discours fini, les parents et les amis du défunt déposent devant le cercueil des branches d’arbre ainsi que des hei, morceaux de papier ou d’étoffe, semblables à ceux qu’on offre aux Kami dans les mûya.
Voilà pour la cérémonie faite au foyer du défunt ; l’autre cérémonie s’accomplit au cimetière, car les shintoïstes ne font pas entrer le corps d’un défunt au temple : ce serait, pense-t-on, une souillure pour la demeure des Kami.
Cette cérémonie est encore beaucoup plus simple et plus courte que la première. Arrivé au cimetière, on introduit le cercueil dans un bâtiment destiné à cet effet. Alors un des kanmushi fait le harai, qui consiste à chasser les mauvais esprits du défunt et à le purifier des souillures de son âme. Le kanmushi se sert à cet effet d’un gohei, dont il frotte légèrement le corps du défunt. Ensuite il récite quelques prières pour appeler le secours des dieux sur l’âme du défunt. C’est là le dernier article au programme ; la cérémonie des funérailles est terminée.
Les shintoïstes aussi bien que les bouddhistes brûlent très souvent les corps de leurs défunts ; mais cet usage est emprunté au bouddhisme, qui l’a importé au Japon vers l’an 700. Cependant l’ancienne tradition de l’inhumation des corps n’a jamais été complètement abandonnée. En 1644, sur les réclamations d’un marchand de poisson, nommé Hachibei, on enterre l’empereur Go Kômei ; et le 18 juillet 1873, à l’époque où l’on voulait tout européaniser à outrance, on proscrivit totalement la crémation des corps, de peur de voir traiter le Japon de pays barbare. Mais au bout de vingt-deux mois (23 mai 1875) une nouvelle loi abrogea la première : on avait découvert que la crémation des corps, bien loin d’être anti-européenne, était même ouvertement prêchée par certains philosophes du clan de l’hérésie ou de l’impiété. Depuis lors, à peu près tous les cimetières, au moins ceux des villes, possèdent leur four crématoire, et à Tokyô seulement, il y en a neuf.
La manière de procéder dans la crémation des corps est fort simple : on brûle le cadavre avec son cercueil, qui est toujours en bois. Au bout de trois heures, tout est consumé. On recueille alors les cendres dans une urne et on les enterre ; quant aux dents que l’on retrouve au milieu des cendres, on les conserve et souvent on les envoie au grand temple de Kôyasan.
Les enterrements, soit bouddhistes, soit shintoïstes, coûtent toujours très cher à la famille du défunt. Surtout lorsque celle-ci a tant soit peu de fortune, les dépenses s’élèvent toujours jusqu’à 4 ou 500 yen. À plus forte raison, s’il s’agit d’un noble ou d’un prince. Pour les funérailles de l’impératrice douairière, en 1897, on a puisé 700 000 yen dans le trésor national[3]. Ajoutons aussi que la coutume traditionnelle d’offrir des gâteaux à tous ceux qui ont assisté aux funérailles est une asservissante habitude qui augmente encore considérablement les dépenses.
Cependant, le culte des morts au Japon ne cesse pas tout entier sur le cercueil fermé du disparu ; il se prolonge encore au foyer domestique.
Dans le bouddhisme, il y a d’abord la coutume d’observer le deuil. Autrefois, au Japon, sur la manière de célébrer le deuil, il y avait trois codes, Bukki Ryô : un pour les prêtres shintoïstes, un pour la noblesse de Kyôto, un troisième pour les daimyôs et les samuraï. Aujourd’hui il n’y a plus que le dernier dont les prescriptions restent en vigueur.
Ce deuil requiert deux choses : le port des vêtements blancs et l’abstention de chair d’animaux. Voici pour l’une et l’autre, le temps de deuil déterminé selon les divers degrés de parenté :
Vêtements |
Nourriture
| |
Pour un trisaïeul paternel[4] | 30 jours |
10 jours
|
» » bisaïeul » | 90 » |
20 »
|
» des grands parents paternels | 150 » |
30 »
|
» des parents | 13 mois |
50 »
|
» » » adoptifs | 13 mois |
50 »
|
» des beaux parents | 30 jours |
10 »
|
» la femme légitime du père | 30 » |
10 »
|
» une mère divorcée | 150 » |
30 »
|
» les beaux parents de la femme | 50 » |
20 »
|
» un oncle ou une tante paternel | 90 » |
20 »
|
» un mari | 13 mois |
50 »
|
» une épouse | 90 » |
20 »
|
» des frères et sœurs du côté paternel | 90 » |
20 »
|
» des frères et sœurs utérins | 30 » |
10 »
|
» un fils aîné | 90 » |
20 »
|
» les autres enfants | 30 » |
10 »
|
» le fils aîné du fils aîné | 30 » |
10 »
|
» les autres petits fils | 10 » |
3 »
|
» un fils adoptif | 30 » |
10 »
|
» les neveux et les nièces | 7 » |
3 »
|
» les cousins germains | 7 » |
3 »
|
Pour les enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de sept ans, la période de deuil est très courte ; et pour ceux qui ont moins de trois mois, on ne fait rien du tout.
Quand la mort vient frapper quelqu’un dans la famille d’un fonctionnaire civil, les autorités de son département doivent en être averties au plus tôt. Régulièrement, dans ce cas, le fonctionnaire ne peut plus quitter sa maison durant toute la durée du deuil. Cependant, d’ordinaire il est dispensé de cette prescription : il en résulterait de trop graves inconvénients pour le service auquel il est attaché.
Mais lorsque s’éteint un membre de la famille impériale, on publie la défense de jouer de n’importe quel instrument de musique pendant trois jours, ou même pour un temps plus long, qui varie selon que le degré de parenté rapproche plus ou moins le défunt du trône.[5] Pour l’empereur, autrefois, ce grand deuil était très long ; avec le temps il fut abrégé : quand Meiji Tenno est mort, en 1912, ce deuil ne dura pas au delà d’une semaine. Il est probable qu’il sera encore plus court quand mourra l’empereur actuel.
Outre le deuil, il y a les visites aux tombes. Tout est fixé encore à dates précises. Les jours prescrits par la coutume sont le septième, le quatorzième, le vingt-et-unième, le trente-cinquième, le quarante-neuvième et le centième après la mort ; en plus, il y a le premier, le troisième, le septième, le treizième, le dix-septième, le trente-troisième, le trente-septième, le cinquantième et le centième anniversaire. Les plus importants de ces anniversaires sont le premier et le troisième ; à ces occasions il y a des services bouddhistes.
Il est évident que tous, spécialement les pauvres, ne peuvent observer toutes ces prescriptions. D’ailleurs, de plus en plus la majorité s’en dispense présentement. Cependant, quatre dates sont rarement négligées : ce sont le septième et le trente-cinquième jour, le premier et le troisième anniversaire. De plus, lorsqu’il y a plusieurs défunts dans une même famille, et que leurs dates respectives de jours ou d’anniversaires coïncident ou sont peu distantes les unes des autres, on rend ses devoirs à ces divers défunts dans une même visite ; mais toujours de façon à devancer et non à ajourner quelque date, pour ne pas faire attendre le défunt ! [6]
Enfin, chez les bouddhistes il y a le culte de l’ihaî. L’ihaî est la planchette qu’on a portée dans la procession des funérailles. On la conserve au foyer, dans le butsudan. Celui-ci est une espèce de petit autel, surmonté d’un baldaquin, le tout très finement travaillé et très artistiquement décoré de colonnettes, de consoles, de festons et de moulures diverses. La forme de l’autel est tout à fait carrée : l’ihaî se trouve juste au sommet d’une miniature de marchepied à plusieurs degrés, et entouré, en temps ordinaire, d’une double et même d’une triple enceinte de petites portes à coulisses, fermant les quatre côtés de l’autel.
C’est devant cet autel que chaque matin et chaque soir la famille offre au défunt du riz et autres mets, avec les salutations ordinaires : expressions du culte divin que l’on rend aux morts. C’est aussi devant cet autel que le bonze, sur la demande expresse de la famille, et, naturellement, moyennant une rétribution, vient quelquefois réciter certaines prières et faire certaines cérémonies dont le but est de rendre hommage au mort, au hotoke Sama, comme on dit ; car, d’après ces pauvres païens, l’ihaî est devenu la demeure permanente de l’esprit du défunt divinisé.
Chez les shintoïstes, au lieu de l’ihaî et du butsudan il y a le tamashiro et le mitamaya. Ce dernier, qui signifie « auguste maison des âmes », est un coffret de bois blanc, muni de deux portes, ou, plus exactement, c’est un vrai temple en miniature. À l’intérieur, se trouve le tamashiro, marque des âmes, c’est-à-dire la tablette des ancêtres, sur laquelle est inscrit le nom du défunt, avec son âge et l’année de sa mort. Le nom du défunt est, en ce cas, précédé du mot mikoto. Ce mot, qui veut dire « personnage illustre, » est un titre honorifique par lequel on désigne surtout les divinités shintoïstes ; par exemple, le dieu qui se tient au centre du ciel se nomme Ame uo minaka nushio mikoto.
Ainsi l’âme du défunt est censée résider dans cette tablette des ancêtres. Cependant, cette croyance ne naît dans l’esprit de la famille qu’après une cérémonie que l’on appelle mitamautsushi, ou conduite de l’âme dans le tamashiro. Cette cérémonie, bien qu’elle soit distincte des rites funéraires, a lieu lorsque le corps du défunt est encore à la maison. Les prêtres shintoïstes y sont invités. On installe la maison des âmes près du cercueil, et on en ouvre les deux petites portes, pour inviter l’esprit du mort à y faire sa demeure. Par l’effet d’une prière que le président récite, d’abord devant le cercueil, puis devant la « maison des âmes », on prétend que l’âme communique mystérieusement à la tablette des ancêtres. Ensuite, on apporte des offrandes devant la maison des âmes : ce sont du riz, du sake, des gâteaux, des fruits, spécialement des oranges, enfin des fleurs et des rameaux de sakaki (cléyère du Japon), considéré comme un arbre sacré dans le shintoïsme. Désormais, chaque jour on renouvélera ces offrandes, c’est-à-dire, on rendra à l’esprit du mort des hommages dus aux Kami.
Il faut signaler encore, chez les shintoïstes, le soin qu’ils portent aux tombes de leurs morts. D’ordinaire ils tiennent à ce que leurs cimetières ne soient pas trop éloignés de leurs demeures. « Les morts, a écrit le P. Dalman, à ce sujet, sont près des vivants, souvent au milieu d’eux. Les tombes s’élèvent dans des jardins, où le souffle du printemps ranime l’immortelle jeunesse de la nature. »[7] Autrefois, dans l’esprit des Romains, la survie des âmes avait quelque chose de matériel : il en est ainsi des Japonais. De là la coutume de présenter de la nourriture aux âmes, comme on le fait à des êtres qui possèdent un corps.
Enfin il faut remarquer le rôle mystérieux qu’ont dans le shintoïsme les visites faites aux tombes des ancêtres. On considère les âmes comme des esprits tutélaires et on leur confie toutes les nouvelles de famille. Quand un membre de la famille entreprend un voyage à l’étranger, ou qu’un soldat va servir sa patrie sous d’autres cieux, ils n’oublient pas, avant de partir, d’aller prendre congé de leurs ancêtres, et font une visite à leur tombeau. Ils se mettent sous leur protection et comptent sur leur secours pour revenir sains et saufs au pays de leurs aïeux. C’est la cérémonie à laquelle s’est astreint le prince impérial, avant de quitter le Japon pour l’Europe en 1921. Réellement, on dirait qu’il y a une dépendance des vivants à l’égard des morts.
Ainsi le culte des morts est le plus profond sentiment de l’âme japonaise. Commencé par les cérémonies liturgiques, il se continue au foyer de ceux que le mort laisse après lui et se perpétue même avec les générations.
Ceci, de prime abord, peut provoquer la surprise. Cependant, que l’on observe de plus près ! Au fond, ce n’est là que le résultat d’une déplorable confusion et d’une grossière erreur. D’un côté, par les hommages qu’on lui rend, on prétend grandir l’âme aux proportions d’un dieu ; et de l’autre, par la nourriture qu’on offre, on rapetisse Dieu et l’âme aux proportions d’un misérable être charnel. On n’a donc une idée exacte ni de Dieu ni de l’âme, et on ravale indignement l’un et l’autre. Voilà la dégradation ou conduit le paganisme.
APERÇU GÉNÉRAL
DU CATHOLICISME
Peu de peuples ont été réfractaires à l’Évangile comme ceux de la Chine et du Japon. Autant que pouvait le permettre leur éloignement, ils n’ont pas été négligés par les propagateurs de notre foi. Mais, accueillant d’abord les missionnaires avec bienveillance, bientôt, dans leur farouche patriotisme, ils ont cru voir en eux de perfides ennemis de leur race et de leurs plus chères traditions. Alors ce fut la persécution et le massacre ; c’est ainsi que les siècles de leur histoire sont marqués du sang des martyrs chrétiens.
Au Japon surtout, ce patriotisme aveugle suffit seul à expliquer tous les faits. L’empereur y possédant à la fois le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, et même ce dernier à plus juste titre, semble-t-il, puisqu’on le croit fils des dieux, dieu lui-même et père de la nation, le simple exposé d’une doctrine qui prétend saper par la base cette croyance idolâtrique, devait nécessairement donner lieu à un problème extrêmement grave, susceptible de recevoir vite une solution sanglante.
De là, dans l’histoire du catholicisme au Japon, après la courte période de la bonne nouvelle, la longue nuit de la persécution, nuit enfin dissipée par une nouvelle aurore.
La bonne nouvelle du saint Évangile se répandit tout d’abord très rapidement au Japon. Le bon grain tomba à cette époque en une terre féconde. Aussi la moisson y fut-elle abondante et considérable.
Le premier semeur évangélique du Japon fut saint François-Xavier. Le vaillant apôtre des Indes y avait été appelé manifestement par Dieu lui-même. Il se trouvait alors à Malacca, lorsque, un soir, il reçut la visite d’un Japonais. Cet homme, appelé Anjiro, dont la conscience était chargée de crimes, avait entendu dire à certains Portugais venus à Kagoshima, sa ville natale, qu’aux Indes se trouvait un homme merveilleux, partout reconnu comme un guérisseur d’âmes. Sans tarder, il était venu à Malacca prier ce sage de chasser de son âme les terribles remords qui la torturaient. Ravi de joie, Xavier rétablit la paix dans ce cœur désemparé, en instruisant et en baptisant Anjiro et les deux serviteurs qui l’avaient suivi. Enfin, sur les instances de ses trois néophytes, obéissant d’ailleurs au grand désir qu’il en avait lui-même, il fit voile pour le Japon et aborda à Kagoshima, l’an 1549, en la fête de l’Assomption de Marie. Il avait aussi avec lui deux autres religieux de la Compagnie de Jésus : le Père Côme de Torrès et le Frère Jean-Fernandez.
Sans retard, Xavier se livre à l’étude de la langue, et au bout d’un mois et demi il ne craint pas de s’adresser publiquement aux foules. On l’accueille d’abord avec indifférence, mépris, insultes même. Mais son invincible courage le porte au contraire à pénétrer jusque dans les pagodes pour y discuter avec les bonzes, appuyant son raisonnement par d’éclatants miracles. Bien loin de se rendre, les bonzes irrités obtinrent du Daimyo de Kagoshima un décret de bannissement.
Xavier se rend alors à Hirado avec ses deux compagnons. Là, la conquête est plus facile. Autorisé par le Daimyo de cette ville, il fait, en moins de vingt jours, un grand nombre de conversions, et ce nombre ne cessa plus de s’accroître.
Encouragé par ce succès, il part pour la capitale, alors Myako ou Kyôto, dans le dessein de frapper au cœur le paganisme. Ce voyage lui est fort pénible, et de plus, à Myako, on lui refuse l’audience impériale qu’il était venu solliciter. Il doit donc revenir à Hirado. En route, il s’arrête à Yamaguchi, où le Daimyo lui permet de répandre le christianisme dans son territoire. Alors son apostolat obtint un plein succès : au bout d’un an il a converti près de 3 000 personnes.
Sur ces entrefaites, Xavier apprend qu’il a été nommé supérieur de la province des Indes, fondée récemment par saint Ignace. Le saint apôtre dut donc quitter cette terre du Japon, qu’il appelait « les délices de son cœur ».
Cependant, la semence jetée en terre allait porter une abondante moisson. Les frères de la Compagnie qu’il laissait après lui, ainsi que les missionnaires qui vinrent par la suite, continuèrent dignement son œuvre et virent leur apostolat couronné de succès.
Appelés par saint François-Xavier, de nombreux missionnaires ne tardèrent pas à arriver au Japon. En 1613, la Compagnie de Jésus comptait cent trente membres, dont la moitié étaient prêtres. Il vint aussi d’autres ouvriers apostoliques, tels que les Franciscains, les Dominicains et les Augustins, ainsi que quelques prêtres séculiers.
Tous ces apôtres, animés du même zèle, travaillaient avec activité à étendre de plus en plus sur cette terre le règne de Jésus-Christ. Or, durant cette première période qui va de 1549 à 1640, le résultat des travaux apostoliques fut considérable. À un moment, on comptait environ un million de fidèles. Parmi ces nouveaux convertis se trouvaient même des personnages importants, illustres, comme ces deux bonzes célèbres de Myako, venus pour discuter avec les missionnaires et qui, gagnés à Jésus-Christ, répandirent ensuite la foi chrétienne à travers villes et bourgades. Les maisons des nobles abritaient aussi des chrétiens tels que le Daimyo d’Omura, celui d’Amakuso, celui des îles Goto ; c’est encore Takayama, célèbre homme de guerre et son fils, le prince Justo, maréchal de la garde impériale, et aussi plus de cent autres seigneurs convertis par Takayama lui-même.
Cependant, la plupart des bonzes ne désarmaient pas. Au contraire, leur colère grandissait à mesure que le christianisme se propageait. D’autre part, le pays, longtemps livré à l’anarchie, allait retrouver une certaine unité nationale. Or, la réunion de ces deux causes allait déchaîner la plus terrible persécution que l’Église ait jamais consignée dans les annales de son histoire.
Cette persécution, en effet, fut si violente qu’on pourrait plutôt l’appeler une destruction. Cependant, si féroce qu’elle fût, elle n’allait pas parvenir à tout ruiner, à tout anéantir. Un petit nombre de chrétiens allaient se terrer et continuer à travers les siècles une indissoluble tradition.
Pourtant, on n’épargna rien pour empêcher cette survivance.
La haine des bonzes était alors à son comble. À tout moment, ils assiégeaient les cours des princes, revendiquant l’honneur de leurs divinités, outragées, disaient-ils, par la diffusion du christianisme, et leur prophétisant la ruine totale du pays, s’ils ne répondaient pas au devoir d’exterminer complètement cette religion perverse. Ils cherchaient même à soulever le peuple, comme autrefois les pharisiens, le poussant à massacrer ces missionnaires dont la puissance mystérieuse les écrasait.
Au fond, leur zèle apparent n’était qu’une grossière et brutale jalousie. Grâce à l’atmosphère sacrée des temples dans lesquels ils vivaient, grâce aussi à la réputation d’austérité qu’ils savaient habilement se ménager aux yeux du peuple, ils avaient conquis sur celui-ci un prestige merveilleux, à l’abri duquel ils cachaient leur odieuse mauvaise foi et leurs incroyables turpitudes.
Cependant, les missionnaires eurent vite fait de démasquer cette hypocrisie pharisaïque. De plus, les bonzes déjà convertis dévoilaient impitoyablement aux foules l’immoralité secrète de leurs anciens collègues. De là la colère de ces derniers, de là aussi leurs intrigues acharnées.
D’autre part, la réalisation de l’unité nationale à cette époque, si elle fut salutaire au pays, fut par contre, fatale au christianisme. Cette unité fut réalisée par la contribution successive de trois hommes de génie : Nobunaga, Hideyoshi et Yeyasu, qui, en écrasant par les armes la puissance des seigneurs, relevèrent aux yeux de tous l’autorité de l’empereur et rétablirent partout la paix dans l’empire.
Mais cette situation devenait plus critique pour le christianisme. Dans une certaine mesure, l’état d’anarchie lui avait offert sinon plus de sécurité, du moins plus de liberté : chassés par un daimyo ombrageux, les missionnaires se réfugiaient chez un autre moins intolérant. Mais l’autorité suprême étant exercée par un seul despote, il allait suffire d’un seul soupçon ou d’un caprice de ce dernier pour compromettre leur existence personnelle et celle de toute la chrétienté japonaise.
Nobunaga cependant fut toujours favorable au christianisme. Il s’en disait souvent l’admirateur, sans toutefois, à cause de ses passions, qui le rendaient très dissolu, se décider à l’embrasser. D’autre part, il était l’ennemi déclaré des bonzes, dont il s’appliquait systématiquement à ruiner la puissance et dont il fit même des massacres à plusieurs reprises.
Moins constant fut Hideyoshi. D’abord, comme son prédécesseur, favorable au christianisme et ennemi des bonzes, il finit par croire aux perfides instigations de ceux-ci, qui ne cessaient de lui rappeler le danger national, encouru par l’influence des missionnaires étrangers. De là un édit de bannissement, qui, cependant, n’est exécuté que dix années plus tard, en 1597, avec, comme sanglant prélude, le crucifiement des vingt-six martyrs de Nagasaki.
Mais ce fut sous le règne de Yeyasu qu’allait éclater la plus terrible des persécutions. Arrivé au pouvoir comme tuteur du fils de Hideyoshi, ce prince se préoccupa d’abord d’affermir son autorité et laissa les chrétiens se multiplier de nouveau. Puis, prêtant l’oreille aux intrigues haineuses de protestants hollandais et anglais, qui représentaient au prince les missionnaires catholiques comme des émissaires du roi d’Espagne, chargés de soumettre en secret le Japon au roi espagnol, Yeyasu saisit cette occasion de se défaire de certains princes chrétiens qui se préparaient à lui opposer le fils Hideyoshi, parvenu à sa majorité, et leur fit prendre le chemin de l’exil.
Enfin, l’année suivante, 1614, il entreprit ouvertement la destruction du christianisme. Alors un édit d’extermination est publié, qui ordonne le bannissement de tous les missionnaires, la destruction des églises et, pour les chrétiens, le choix entre l’apostasie et la mort. Aussitôt commencèrent les exécutions, qui se continuèrent jusqu’en 1640, sous le règne de Hidetada et de Yemitsu. Ce dernier surtout se montra d’une férocité indicible. Par ses ordres, on fit endurer aux chrétiens les tortures les plus monstrueuses, dont le récit fait frémir. Le sang coula dans toutes les provinces de l’empire, de telle sorte que, si l’on en croit l’historien japonais Takegoshi, cette persécution fit 250 000 victimes.
Néanmoins, il resta encore de nombreux survivants. Ni l’interdiction formelle à tout étranger de pénétrer désormais au Japon, ni le recensement religieux annuel qui obligeait chaque famille à s’attacher à une pagode et à recevoir du bonze un certificat de foi bouddhique, ni l’apostasie qui, hélas ! a décimé considérablement cette phalange infortunée, privée de ses chefs et de ses meilleurs héros, n’ont réussi à éteindre tout à fait la religion catholique en ce pays. Un petit nombre de fervents sont parvenus malgré tout à conserver leurs saintes croyances et à pratiquer en secret leurs exercices de piété. Or, ce fut, en grande partie, grâce à une petite organisation simple mais forte, établie par les missionnaires dans tous les postes qu’ils avaient desservis. Cette organisation consistait dans l’exercice d’une certaine autorité confiée à un chef de groupe qui remplissait à la fois les fonctions de catéchiste, de baptiseur et de surveillant. Les divers groupes formaient ainsi les petites sociétés, dont la parfaite union et la prodigieuse vitalité furent à même de perpétuer à travers les siècles une tradition ininterrompue, jusqu’au jour où il fut donné de voir briller sur le sol du Japon une aurore nouvelle.
Rien n’est touchant comme l’apparition et la progression de cette aurore !
C’est en 1844. Plus de deux siècles s’étaient donc écoulés depuis que le Japon s’était enfermé dans un farouche isolement. Or cette année-là, le Père Forcade, des Missions Étrangères, accompagné d’un catéchiste chinois, débarqua à Okinawa, sous la protection du drapeau français. Il fut tellement surveillé par la police japonaise, que son existence était moins celle d’un missionnaire, que celle d’un prisonnier. Nommé en 1848, premier vicaire apostolique du Japon, il y demeura encore six ans, au bout desquels, pour cause de maladie et de tristesse, il dut rentrer en France, sans avoir pu réaliser ses espérances. Cependant, en 1858, la France ayant obtenu libre accès aux trois ports de Yokohama, Nagasaki et Hakodate, les missionnaires s’empressèrent d’y pénétrer aussi, et, à la fin de 1864, ils construisaient leur petite église, connue sous le nom de Chapelle des Vingt-six Martyrs.
Cette chapelle est aussi appelée Chapelle de la Découverte, parce que c’est dans ses murs que l’on constata la survivance du christianisme au Japon.
C’était le 17 mars 1865, un vendredi. M. Petit Jean, un des missionnaires, — plus tard vicaire apostolique du Japon, — ayant remarqué devant l’église un groupe de personnes dont la curiosité lui paraissait significative, se rendit auprès d’elles, ouvrit l’église et y entra pour prier. Ces gens y pénétrèrent à sa suite. Au bout de quelques instants, une femme se détacha du groupe et, s’approchant du missionnaire, lui dit : « Notre cœur à nous tous qui sommes ici, est le même que le vôtre ». — « Vraiment, répondit le Père, mais d’où êtes-vous donc ? » — « Nous sommes tous d’Urakami. À Urakami, presque tous ont le même cœur que nous. Où est, ajouta aussitôt la femme, l’image de Marie : Santa Maria no go zô wa doko ? »
Ce seul nom de Marie suffit à M. Petit Jean pour lui faire reconnaître des chrétiens dans les personnes qui l’entouraient. Quant à ces chrétiens eux-mêmes, ils n’étaient pas encore tout à fait assurés sur la religion des missionnaires. Mais deux autres signes qu’ils remarquèrent les confirmèrent infailliblement. Ce furent la croyance de ces étrangers à la primauté du Saint-Siège et leur vie de célibat.
« Votre royaume et celui de Rome ont-ils le même cœur ? Est-ce le grand chef du royaume de Rome qui vous envoie ? » demandaient les notables de Shittsu. — « N’avez-vous point d’enfants ? » demandait un autre timidement. Et sur la réponse négative du prêtre à cette dernière question, il s’écriait : « Ils sont vierges ! merci, merci ! birgen de gozaru ! O arigatô, o arigatô ! »
Cette dernière question et cette joie extraordinaire accompagnant la réponse s’expliquent davantage, lorsqu’on sait que, quelque temps auparavant, des protestants, ayant construit un petit temple à Nagasaki, de nombreux chrétiens vinrent le visiter. Le ministre les accueillit avec empressement et les invita à revenir encore avec leurs femmes et leurs enfants pour causer avec sa propre épouse. Or, cette déclaration avait suffi pout désabuser les visiteurs ; ils ne revinrent plus.
Telles sont donc les circonstances dans lesquelles l’aurore de l’Évangile réapparut au Japon. Cette aurore allait désormais grandir et monter en continuelle progression.
Cependant, dès le début, un nuage inquiétant parut à l’horizon. La nouvelle que les missionnaires catholiques étaient revenus au pays s’étant répandue rapidement parmi les anciens chrétiens, la généreuse émulation que ceux-ci montrèrent pour leur instruction religieuse, mit les autorités civiles en éveil ; et bientôt, éclata une nouvelle persécution. Le 22 avril 1868, un édit fut publié ; et le 1er janvier 1870, trois mille cinq cents chrétiens d’Urakami furent déportés et dispersés à travers les diverses provinces de l’empire. Il n’y eut pas cependant d’exécution ; et bientôt même, devant la réprobation générale des nations civilisées, on remit en liberté tous les chrétiens prisonniers. Peu à peu la tolérance religieuse permit au christianisme de se raffermir et de gagner de nombreux adeptes. De dix mille environ qu’il était à l’époque de la découverte, le nombre des chrétiens japonais est monté actuellement à près de 75 000 ; et si l’on comprend aussi avec le Japon, les acquisitions récentes telles que Formose, la Corée et les Îles Mariannes, ce nombre s’élève à 200 000.
Le territoire est divisé en quatre diocèses et quatre préfectures. Les diocèses de Tôkyô, Nagasaki, Osaka et Hakodate sont confiés à la Société des Missions Étrangères de Paris. L’une des quatre préfectures appartient aux Missionnaires du Verbe divin de Style et comprend les provinces détachées des diocèses de Hakodate, Tokyô et Osaka. Une autre, qui comprend presque tout le Hokkaido et la partie sud de l’île Saghalien, est administrée par les Franciscains. Les deux autres, celles des îles de Shikoku et Formose, appartiennent aux Dominicains.
Dans ces divers cadres, nombre d’instituts religieux se sont établis, qui coopèrent avec zèle à l’œuvre des missionnaires. Ainsi à Hakodate, les Trappistes et les Trappistines ont des maisons considérables, où ils donnent l’exemple de la prière et du travail. À Tôkyô, les Jésuites, arrivés depuis peu, ont déjà une université florissante, appelée sans aucun doute à faire pénétrer peu à peu l’esprit catholique dans la classe intellectuelle. À Tôkyô aussi et ailleurs, les Marianites donnent à la jeunesse un enseignement qui, à coup sûr, ne restera pas sans efficacité pour la diffusion de la foi chrétienne.
Il y a encore plusieurs communautés de femmes qui se dévouent à diverses œuvres d’apostolat et de charité. Ce sont les Dames de Saint Maur, les Religieuses de l’Enfant-Jésus de Chauffailles, les Religieuses de Saint Paul de Chartres, les Dames du Sacré-Cœur, les Franciscaines Missionnaires de Marie et enfin les Franciscaines dites de Saint Georges, récemment venues d’Allemagne.
Malgré les efforts réunis de tous ces ouvriers, il faut reconnaître, hélas ! que le lever du soleil de Justice et de Vérité sur ce pays n’en est encore qu’à son aurore. Le Japon seul, sans ses possessions extérieures, comptant une population de plus de cinquante millions, il n’y a guère qu’une proportion d’un millième de catholiques.
Néanmoins, la situation du catholicisme au Japon n’est pas désespérée. Si l’on consulte les pages éloquentes de l’histoire, on constate jusqu’à l’évidence que les nations comme les individus sont tour à tour l’objet de la justice ou de la miséricorde divine. Les grandes fautes sont suivies de grands châtiments, puis la grâce du pardon est de nouveau offerte. Il en est ainsi du peuple japonais. En faisant couler le sang chrétien, et en s’isolant dans son île, il s’est condamné lui-même, et s’est plongé dans une nuit de deux siècles, végétant dans l’ignorance et s’abrutissant dans l’immoralité. Enfin, Dieu a eu une seconde fois pitié de lui, en lui envoyant de nouveau des missionnaires, pour sauver les âmes droites et les cœurs purs.
L’aurore se lève donc, lentement, lentement, il est vrai, presque imperceptiblement même ; mais elle se lève belle, pure et rayonnante. Il ne pouvait pas en être autrement d’ailleurs. Les prières du Séraphique saint François Xavier et celles de ses nombreuses phalanges de néophytes qui ont illustré de leurs vertus les premières années de l’Église naissante en ce pays ; surtout le sang de ces milliers de martyrs qui ont écrit une des plus belles pages de l’histoire de l’Église ; enfin le dévouement de tant de nouveaux missionnaires qui consacrent leur vie au salut de ce peuple, devaient forcément fléchir la justice de Dieu et lui faire ouvrir les bras de sa divine miséricorde.
Bientôt, espérons-le, le Divin Soleil de Justice, celui « qui illumine tout homme venant en ce monde » apparaîtra en ce pays, plus brillant que jamais ; et alors, il nous sera donné de voir sa gloire et sa splendeur faire rayonner la foi dans toutes les âmes et germer les vertus dans tous les cœurs !…
LA PRÉFECTURE APOSTOLIQUE
DE SAPPORO
La préfecture apostolique de Sapporo est une division du diocèse de Hakodate, dont le titulaire est S. G. Mgr Berlioz, des Missions Étrangères. Elle a été érigée canoniquement sur la demande officielle de Sa Grandeur elle-même, par un décret de la Sacrée Congrégation de la Propagande, en date du 2 février 1915. Elle appartient aux Franciscains allemands de la province de Fulda, et dans sa circonscription, elle comprend le Hokkaido, moins la province de Hakodate, puis la partie méridionnale de Karafuto (Saghalien), île située au nord du Hokkaido, le long de la côte de Tartarie, et les îles Kouriles qui font la chaîne entre le Hokkaido et la presqu’île de Kamtchatka.
Un coup d’œil seulement sur la fondation de cette préfecture et sur son état actuel.
La gloire de sa fondation revient en partie aux Pères des Missions Étrangères et en partie aux Franciscains.
Depuis la rentrée des missionnaires au Japon, ces Pères des Missions Étrangères furent les premiers pionniers de Hokkaido. Déjà avant l’arrivée des Franciscains, ils y avaient fondé, sans compter celui de Hakodate, quatre autres postes : Sapporo, Muroran, Otaru, Asahigawa.
Établis à Hakodate, depuis 1859, ils s’étaient vus forcés d’attendre plusieurs années avant de pouvoir pénétrer librement à l’intérieur. Durant cette période, le gouvernement japonais, qui, peu de temps auparavant, venait de persécuter les chrétiens, resta encore très défiant à l’égard des étrangers ; il ne leur concédait entrée libre que dans certains ports comme Nagasaki, Yokohama, Niigata, et Hakodate. Pour circuler à l’intérieur du pays, il fallait obtenir du gouvernement un passeport ; et encore, on ne l’accordait que pour un temps restreint et un parcours déterminé. Enfin, en 1891, cette mesure asservissante pour les missionnaires fut abolie. Aussitôt le P. Faurie, déjà chargé de faire la randonnée apostolique à travers l’île, à la recherche des chrétiens, fit, à l’automne de la même année, l’achat d’un terrain à Sapporo, et le printemps suivant, y construisit une chapelle provisoire.
Sapporo était une ville nouvelle. Elle avait été fondée en 1870, sur l’emplacement d’une forêt vierge, et tracée sur le vaste plan des villes américaines. Elle s’est développée si vite qu’en 1891 elle comptait déjà 15 000 habitants, et le gouvernement jugeait bon de la désigner comme capitale du Hokkaido.
Le choix du P. Faurie était donc très judicieux. Plus tard, on acheta un terrain plus étendu et on y construisit une autre chapelle qui resta en usage jusqu’en 1915, époque à laquelle fut élevée l’église actuelle. Au P. Faurie succéda le P. Lafon, homme de prudence consommée autant que de zèle ardent ; c’est à ses efforts qu’est due la formation de la chrétienté actuelle de Sapporo (Kita 1 jô nord, 1ère rue).
À Muroran, il y eut une première fondation en 1903. On acheta alors un terrain et l’année suivante on construisit maison et chapelle. Muroran est un port à l’entrée de la Baie des volcans, au sud du Hokkaido. C’est aussi un entrepôt de charbon très important. Or la population y était alors très nomade. De plus, l’intérêt du commerce et la passion du gain captivant toute l’activité de ce peuple, l’accès auprès des âmes y parut si difficile que cette tentative y rencontra un insuccès momentané. Le poste fut abandonné. En 1909, Mgr Berlioz voulut tenter en cet endroit un nouvel effort ; il demanda aux Franciscains de s’y établir. Ceux-ci construisirent alors une nouvelle maison avec une petite chapelle. Cette fois ce ne fut pas en vain : un succès, quoique modeste, couronna l’entreprise.
Le poste d’Otaru est également un sol très ingrat. Otaru est aussi un port de mer, mais sur la côte nord de l’île. Là encore la population n’a guère qu’un esprit mercantile et peu accessible aux idées nobles et reposantes de la religion. Le poste y a été fondé par le P. Cornier. Le terrain fut acheté en 1903, et la maison avec chapelle intérieure construite l’année suivante ; enfin, en 1911, on éleva la chapelle actuelle.
La construction d’une maison avec chapelle provisoire à Asahigawa date de 1904. Quant à la chapelle actuelle, elle a été bâtie en 1909. Le fondateur en fut le P. Hutt qui y forma aussi une chrétienté florissante et l’administra jusqu’en 1915. Asahigawa, qui compte à peine trente ans d’existence, s’est développée avec une rapidité prodigieuse. Sa situation géographique, à peu près au centre de tout le Hokkaido, déjà souverainement favorable à la stratégie militaire à cause des montagnes environnantes, est sans doute appelée à faire de ce point, l’entrepôt commercial et industriel de toute la partie est de l’île. Son développement n’est donc pas près de se ralentir. Il faut souhaiter que le mouvement des conversions ne se ralentisse pas non plus.
À ces différents postes, dont l’origine est due au zèle entreprenant et courageux des Pères des Missions Étrangères, il faut joindre celui d’Ywamizawa. Il fut fondé par un prêtre séculier, M. l’abbé Bulteau, qui, venu de France, son pays, voulut bien joindre ses efforts à ceux des Pères des Missions Étrangères dans leur apostolat auprès des infidèles. Il vint résider à Ywamizawa en 1909, y bâtit, l’année suivante, une maison avec chapelle intérieure et demeura jusqu’en 1913. À partir de cette date, le poste fut desservi par les Franciscains.
Les commencements furent très difficiles à Ywamizawa. Cette ville est aussi un centre très important pour le chemin de fer. De là partent plusieurs lignes qui font réseau dans ce district. Une partie de la population est donc employée aux travaux du chemin de fer. De plus, ces travaux ne laissant que bien peu de répit, cette ville est aussi, comme Muroran et Otaru, une ville très affairée et très bruyante. Or c’est là une condition bien peu favorable à l’expansion chrétienne, car il est bien difficile de faire comprendre à des païens qu’il ne suffit pas de s’occuper de religion à temps perdu seulement. Les débuts furent donc peu consolants. Cependant, la grâce finit par gagner certaines âmes bien disposées, et il se forma ainsi peu à peu un nombre respectable de chrétiens.
Sur ces cinq postes, les Franciscains n’avaient donc encore reçu, avant 1915, que ceux de Muroran et d’Ywanizawa. Mais déjà ils en avaient fondé ou occupé plusieurs eux-mêmes : ceux de Sapporo, Kaméda, Kutchan, Shiraoi, Hiroshima et Toyohara.
Les deux premiers Franciscains venus au Japon depuis le renouveau de vie catholique en ce pays, furent les RR. PP. Wenceslas Kinold et Maurice Bertin. Le premier, allemand, avait été dans sa province, la province de Fulda, successivement lecteur, maître des novices et gardien.
Le P. Maurice, ancien enseigne de vaisseau, était venu une première fois au Japon, à bord du croiseur français, l’Isly, chargé de protéger les intérêts de la France en Extrême Orient, durant la guerre entre la Chine et le Japon. Or, durant les escales dans le port de Nagasaki, le jeune officier allait souvent prier dans l’église de N.-D. des Martyrs, bâtie non loin de la montagne où, en 1597, furent crucifiés les premiers Franciscains venus au Japon. C’est là, dans cette église, qu’il se sentit appelé à la vie franciscaine et qu’il résolut de revenir en ce pays comme missionnaire. De retour en France, il entra chez les Frères-Mineurs. Après son sacerdoce, il fut deux fois gardien : une fois en France et une fois au Canada. Enfin, en 1906, il réalisait son désir le plus cher : il partait pour le Japon.
Les deux nouveaux missionnaires arrivèrent à Sapporo en janvier 1907 ; après être demeurés un an dans une maison provisoire, vers le centre de la ville, ils commencèrent, au printemps 1908, sur la limite du quartier nord-est, la construction d’une résidence et d’une chapelle qui furent terminées pour l’automne.
En 1909, le P. Maurice partit pour Kaméda, un faubourg de Hakodate, et il y bâtit, la même année, une résidence. Trois ans plus tard, il y construisit aussi une jolie chapelle dont il élabora lui-même le plan. Depuis 1915, ce poste n’appartient plus aux Franciscains, n’ayant point été compris dans la circonscription déterminée par le Saint-Siège. Le P. Maurice lui-même dut quitter le Japon en 1914, il avait reçu de Rome une obédience pour le Maroc. Mais ce changement n’allait que raffermir son invincible attrait pour le Japon : on a pu le voir, en juillet 1920, revenir, après six années d’absence, sur ce sol où, depuis longtemps, son âme d’apôtre était pour ainsi dire rivée.
1911 voit paraître deux nouveaux postes : l’un à Kutchan, l’autre à Shiraoi. Ce dernier était destiné à la conversion des Aïnos, indigènes du Hokkaido et du Karefuto, dont la race et la langue diffèrent totalement de celles des Japonais. Mais cette tentative devait aboutir à un insuccès. Abruti par l’ivrognerie depuis nombre d’années, ce peuple semble presque inaccessible aux idées généreuses du catholicisme. Ce poste fut abandonné en 1915.
Le poste de Hiroshima est situé dans un village de campagne, non loin de Sapporo. Jusqu’en 1913, il possédait une chapelle provisoire, mais non pas un missionnaire résidant. C’est à partir de cette date qu’un Franciscain alla s’y établir. La petite chapelle de ce poste a été construite aux frais des chrétiens, qui sont là une centaine.
La mission de Toyohara date aussi de 1913. Toyohara est la capitale de la colonie japonaise, qui couvre la partie méridionale de l’île de Karafuto, l’ancien Saghalien. La mission de cette île compte aussi une autre chapelle provisoire à Odomari, port situé au nord, dans la baie d’Aniwa.
Un mot maintenant sur l’état actuel de la préfecture, je veux dire, sur son personnel et sur ses œuvres.
Le personnel des missionnaires compte 13 Pères : Mgr Wenceslas Kinold, préfet apostolique ; les RR. PP. Maurice Bertin, François Vergott, Alexis Kipp, Hilaire Schmelz, Eusèbe Breitung, Calixte Gélinas, Agnellus Kowarz, David Miebach, Wolfgang Lang, Timothée Ruppel, Urbain-Marie, Sauer et Joseph Barthélemé ; quinze religieuses Franciscaines Missionnaires de Marie et trois autres religieuses venues dernièrement d’Allemagne et appelées Franciscaines de Saint Georges.
Quant aux chrétiens, leur nombre actuel est de 1 258. Durant l’année dernière, c’est-à-dire, à partir du 1er septembre 1919 jusqu’au 15 août 1920, il y eut 52 baptêmes d’adultes, 45 d’enfants nés de parents chrétiens et 231 conférés à l’article de la mort. De plus, si l’on rapproche le nombre actuel des chrétiens de cette préfecture de celui que l’on comptait lors de la date d’érection, c’est-à-dire en janvier 1915, on constate avec plaisir que ce nombre s’est augmenté du tiers au cours de ces dernières années.
En général, ces chrétiens sont fervents. Un bon nombre s’approchent très souvent des sacrements : durant le cours de l’année dernière on a compté 8 027 confessions de dévotion et 31 718 communions également de dévotion. Assurément ils donnent un bel exemple de piété et de courage au milieu de l’atmosphère d’indifférence religieuse qui règne en ce pays. Et c’est là un grand sujet de consolation pour les missionnaires.
Parmi les œuvres de la préfecture, la principale est évidemment la desserte des postes ou plutôt des districts confiés au zèle des missionnaires.
Ceux-ci, en effet, n’ont pas seulement à exercer le saint ministère dans la ville où est établie leur résidence ; ils doivent encore, à époques fixes, durant l’année, parcourir la circonscription qui leur est assignée et porter les secours de la religion aux chrétiens qui y sont dispersés.
L’instruction des catéchumènes est aussi une des occupations ordinaires du missionnaire. Un autre moyen dont il essaie de profiter pour atteindre son but apostolique, c’est l’enseignement des langues. Beaucoup de Japonais, en effet, viennent lui demander des leçons de langues. Alors, peu à peu, il essaye d’acheminer ses élèves vers les idées religieuses, et, lorsque la grâce a fait en eux son œuvre, il parvient à les faire entrer dans le bercail de la sainte Église.
À côté de ces œuvres qui sont le partage de chaque missionnaire, la mission en possède aussi d’autres établies à Sapporo seulement ; ce sont : l’hôpital, le séminaire et une revue hebdomadaire.
L’Hôpital a été construit en 1911. Il est dirigé par les Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie, arrivées à Sapporo en 1908. Il compte constamment un assez bon nombre de malades, avec deux médecins, dont un, catholique. Déjà sa réputation dans la ville et les environs à grandi beaucoup, si bien que, dernièrement, on a reproché publiquement au plus grand hôpital de Sapporo, hôpital païen, de ne pas soigner ses malades avec autant de tendresse et d’assiduité qu’on le fait à l’hôpital des Sœurs Franciscaines. Tant il est vrai que le vrai dévouement ne se trouve que dans la religion chrétienne !
Cet hôpital n’est pas non plus sans résultat pour le salut des âmes. La plupart des malades qui entrent dans cette maison y trouvent l’occasion d’ouvrir les yeux à la lumière de la vraie foi, et le nombre des baptêmes, qu’on y administre, in articulo mortis, croît d’année en année.
Le petit séminaire est naturellement une œuvre de recrutement et de formation pour notre clergé indigène. Il a été ouvert par le P. Maurice, à Kaméda, en 1912. Mais il en est encore à ses pénibles débuts. Jusqu’ici, il n’a rapporté aucun fruit mûr. Beaucoup de jeunes gens se sont présentés, mais ils n’ont pas persévéré : il n’y a plus actuellement que sept élèves à Sapporo, où le collège a été transporté. Les chrétiens du Hokkaido, étant à peu près tous des nouveaux convertis, ont encore l’insconstance incroyable du païen ; ils sont incapables de se déterminer à quoi que ce soit et de poursuivre jusqu’au bout un but déterminé.
Enfin, la préfecture de Sapporo publie une petite feuille hebdomadaire. Son nom est Kômyô : Lumière resplendissante, et sa devise : « Ego sum lux mundi. » Elle traite de sujets catéchistiques, apoléogétiques, hagiographiques avec les nouvelles les plus saillantes du monde catholique. Elle est assez bien accueillie, non seulement des chrétiens, mais aussi de quelques païens, qui la reçoivent et la lisent volontiers. Elle compte même des abonnés parmi les Japonais de la Californie, de la Colombie Anglaise et du Brésil.
Mais, sans aucun doute, elle serait mieux accueillie encore, si elle était plus attrayante dans sa forme extérieure. Or celle-ci vraiment laisse fort à désirer : huit pages seulement, sans couverture spéciale, papier rugueux et médiocre, aucune gravure. La raison, on la soupçonne : c’est le manque de ressources. Les abonnements ne suffisent pas à payer le tiers des dépenses nécessitées par cette publication, et, chaque année, la préfecture doit verser une somme de plus de 3 000 yen pour combler le déficit.
Pour la même raison, on ne peut publier certains livres de propagande, d’apologétique et de catéchèse, écrits par quelques-uns de nos Pères et tout prêts à être livrés à l’impression. Tant il est vrai qu’en pays infidèle surtout, le dévouement et le zèle, si généreux soient-ils, ne suffisent pas, s’ils ne sont appuyés des aumônes des pays catholiques !
À tout prendre, cependant, nous devons rendre grâces à Dieu des succès obtenus : réellement, la préfecture de Sapporo a fait un progrès considérable depuis sa fondation. Mais c’est peu, hélas ! en comparaison de ce qui reste à faire. La population du Hokkaido augmente très rapidement, à cause de l’immigration constante venant du sud du Japon ; des villes se fondent, des villages surgissent, des industries se multiplient, de nouveaux champs se défrichent et se cultivent ; en un mot, le progrès s’étend partout avec une rapidité étonnante. Il est donc à souhaiter que le progrès de la religion catholique suive de près celui des développements matériels, en attendant qu’il puisse obtenir au pays son légitime triomphe.
L’ÎLE DE KARAFUTO
(SAGHALIEN)
Grâce à sa victoire sur la Russie, dans la guerre de 1904-1905, le Japon, entre autres territoires, a obtenu la partie méridionale de l’île Saghalien.
À propos de son nom, cette île en a tant reçu, qu’on se demande vraiment lequel lui appartient en propre. Les indigènes de l’île lui en ont donné de toutes couleurs : les Aïnos : Tarakai, Repun, Anomisowi ; les Orocks : Tchoka ; à leur tour les Chinois l’ont appelée Khuge, et les Japonais : Kitashima et Karafuto (nom actuel).
Cependant, le nom sous lequel elle était généralement connue jusqu’à ces derniers temps est celui de Saghalien ou Sakhaline. Ce nom lui vient des Mandchoux qui l’auraient décrite de la façon suivante : « Saghalien onla anga hata, c’est-à-dire, le rocher à l’embouchure de la rivière noire. »
Par le nom même, on reconnaît donc déjà la situation géographique de l’île à l’entrée de l’Amour (rivière noire). Plus exactement, elle s’étend au nord du Hokkaido, le long de la Tartarie, entre les 45e et 54e de longitude puis les 54 et 24 de latitude ; elle a environ 900 kilomètres de longueur et sa largeur varie entre 25 et 150.
Cette île mérite qu’on l’étudie, car elle offre un triple intérêt topographique, historique et ethnologique.
Le climat du Saghalien, est plus ou moins intéressant : en hiver du moins, il est très rigoureux, surtout au nord de l’île. En janvier, on compte parfois jusqu’à 40° F. et en août, le thermomètre ne s’élève guère plus haut que 91° F. L’été est donc relativement frais ; mais en tout temps le climat est très sain et bien rarement humide. Ceci est dû au grand vent qui vient de la presqu’île de Kamtchatka et qui, couvrant l’île entière, en écarte les brouillards de la mer du Japon. La neige y tombe aussi en abondance, déjà en octobre, et il en reste encore au mois de mai. L’hiver y est donc très long.
En revanche l’aspect géographique de l’île est magnifique. Grâce à une longue chaîne de montagnes, qui forme son ossature, et à d’autres mamelons qui bordent son rivage, le pays offre des vallées très spacieuses et puissamment encadrées. Les rivières aussi sont assez nombreuses ; mais elles sont pour la plupart des torrents impétueux, qui causent de fréquentes et terribles inondations.
Dans les vallées, le sol est fertile, mais non pas partout ; en maints endroits, surtout dans le nord, il y a des marais immenses, couverts de grandes herbes et de roseaux, et aussi des « toundras », comme en Sibérie : espèces de marécages dont le fond est formé de glaces éternelles.
Quant à la végétation, elle est nulle sur le sommet des montagnes : la température à cette hauteur étant très rigoureuse, le sol, bien qu’il ne soit pas rocheux, reste stérile et dénudé. Le flanc des montagnes, au contraire, offre une riche variété d’arbres de toute sorte, parmi lesquels on trouve surtout le cèdre, le bouleau, le mélèze, le frêne, l’érable, le peuplier, l’orme et le sapin. Les vallées présentent assez souvent des régions luxuriantes, où de longues herbes sont émaillées de marguerites bleues et pervenches roses. On trouve encore beaucoup d’autres fleurs ou fruits sauvages tels que les baies, les roses, les camarines et les airelles ou myrtilles qui poussent dans la mousse. Ces solitudes sont égayées par le bruit des torrents et des ruisseaux qui bondissent et murmurent de tous côtés, et aussi par le chant d’une grande variété d’oiseaux, dont un des plus remarquables est le pinson à longue queue et aux couleurs sanguinolentes.
Les richesses de l’île proviennent surtout de la chasse, de la pêche et des mines.
Dans les profondeurs mystérieuses des forêts se cachent, en grand nombre, des ours, des gloutons, des renards et des cerfs musqués. Au bord des rivières habitent des loutres, des zibelines et des hermines. Parmi les herbes et les mousses des « toundras », paissent des troupeaux de rennes sauvages. Enfin, les bords des lacs et des marécages sont peuplés d’oies, de canards, de sarcelles et de bécasses. Un gibier aussi abondant doit être assurément une fort bonne aubaine pour les habitants de l’île. De fait, il leur fournit en grande partie, et la nourriture, et le vêtement. Les fourrures que rapporte cette chasse, en particulier celles des zibelines et des loutres, sont superbes et se vendent à des prix très élevés.
Le poisson des côtes de l’île est encore plus abondant que le gibier de ses forêts. Le hareng et le saumon surtout s’y trouvent en quantité incroyable.
Les harengs, au printemps et à l’été, viennent passer un mois environ dans les nombreuses petites baies de Saghalien. Ils sont en bancs très serrés, et parfois ils viennent si près du bord, au moment du flux, qu’un grand nombre, lorsque la mer se retire, se voient surpris et restent en tas sur le rivage. Alors les pêcheurs n’ont qu’à les ramasser à la pelle et à en remplir des voitures.
Les saumons entrent aussi en foule dans les rivières de l’île. Ils y viennent pour déposer leurs œufs dans le ruisseau même où ils sont nés. Ils sont alors si nombreux qu’on peut parfois les prendre avec la main. Cependant, ils diminuent rapidement, paraît-il, parce que les pêcheurs les prennent avant qu’ils aient déposé leur frai.
Au Kamtchatka, ils sont moins inquiétés ; aussi y nagent-ils en rangs si serrés qu’ils peuvent, dit-on, renverser un bateau de pêche.
Il y a encore beaucoup d’autres poissons, soit dans les rivières, soit près des côtes de l’île ; mais on les dédaigne. Parmi la faune marine, les indigènes tuent surtout le phoque, dont la peau leur sert à se confectionner des vêtements et des bottes.
Quant aux mines, on en a découvert, paraît-il, toute une variété. Les montagnes de l’île recèleraient du cuivre, de l’or, de l’argent, du marbre. Mais ces mines étant encore inexploitées, on ne peut se faire une idée juste de leur richesse.
En revanche, on recueille, en assez grande quantité, l’ambre, qui se trouve sur le bord de la baie de Patience. De même, on croit pouvoir tirer grand profit des lacs de pétrole découverts au nord, sur la rivière Nutow. Pour le moment, la grande exploitation minérale de l’île est celle du charbon, dont les montagnes contiennent beaucoup de gisements. Cependant, ce charbon est de qualité inférieure à celui de l’étranger ; il est très inflammable et susceptible de causer de graves incendies ; il ne semble pas être arrivé encore à complète transformation.
L’histoire connue de Saghalien, jusqu’à sa division entre la Russie et le Japon, comprend deux époques : celle de sa découverte et celle de l’occupation russe.
Chose étrange ! on a mis deux siècles et demi à découvrir exactement cette île. La première expédition qui fut faite dans ces parages est signalée dans les Annales chinoises. Elle a été conduite par les Japonais en 1613. Mais ces derniers n’ont exploré que la partie méridionale de l’île, comme l’atteste la carte qu’ils en ont dressée à leur retour.
Le premier européen qui parut à Saghalien fut le capitaine hollandais Martin Vries, envoyé trente ans plus tard par le célèbre gouverneur général des Indes Orientales, Antonio van Diemen, à la découverte de l’île « féconde en or et en argent. Gout en sylveryche eylant. » Mais lui aussi n’explora qu’une partie de l’île : la côte orientale jusqu’au cap, auquel il a donné le nom de Cap de Patience.
En 1645, le Russe Vasili Poyarkov descend l’Amour, puis retourne en son pays où il rapporte, qu’à l’embouchure de l’Amour se trouve une grande île habitée par des éleveurs de chiens et d’ours.
Outre ce rapport, qui au fond était exact, il en existe encore un autre : celui de trois Jésuites envoyés de Chine en 1709, par l’empereur Kang-hi, pour étudier la géographie de la Mandchourie et de la Tartarie orientale. Ils vinrent jusqu’à Dundun, non loin de l’entrée de l’Amour ; et, sans passer dans l’île elle-même, ils rapportèrent en leur pays de nombreux détails sur le climat de cette île et sur ses habitants.
Cependant, les explorateurs persistent à croire que Saghalien est une péninsule. C’est ce dont témoigne la carte faite en 1737 par le géographe français, D’Anville. C’est ce que crut aussi le célèbre La Pérouse, qui vint dans ces parages en 1787. Il longea la côte de Tartarie jusqu’au 51e de latitude. À cet endroit, qu’il nomma Baie de Castries ; le détroit étant peu profond, il craignit de s’échouer ; et doublant, vers le sud, le cap, qu’il appela Cap Crillon, il s’engagea au nord de Yéso, dans un autre détroit auquel il laissa son nom.
Le Japonais Mamia Rinzo fut plus heureux, en 1808. Il traversa tout le détroit de Tartarie ; et à son retour, il en dressa des cartes détaillées. Mais ces cartes ayant été enfermées dans les archives de Tôkyô, personne à l’étranger, n’eut vent de la découverte.
Quarante ans plus tard, les Russes eurent la même ruse. Le capitaine Nivelsky reconnut que Saghalien était une île, mais l’heureuse nouvelle ne fut pas ébruitée. Ce silence devait leur profiter. En 1855, durant la guerre de Crimée, six de leurs vaisseaux furent découverts dans la Baie de Castries, par une flottille anglaise, qui descendit aussitôt vers le sud, pour enfermer les issues et y attendre du renfort, pensant emprisonner les Russes dans un cul-de-sac ; mais ceux-ci, pendant ce temps, s’esquivèrent rapidement par le détroit, connu d’eux seuls, et se réfugièrent dans l’Amour.
Cette fois, on ne douta plus que Saghalien ne fût réellement une île : le fait était reconnu par tous indubitablement. De sérieux motifs pourtant avaient ainsi retardé la reconnaissance de ce lieu : c’étaient d’abord les brouillards et les tempêtes presque continuels des mers orientales ; ensuite, à l’endroit le plus resserré du passage, c’est-à-dire entre les caps Lazarec et Pogobi le détroit est peu profond et bordé de bancs de sable, sur lesquels plusieurs navires avaient déjà échoué. On comprend dès lors que la crainte de trouver le même sort ait retenu longtemps les explorateurs.
L’occupation de l’île entière par les Russes a été stipulée officiellement en 1875. Mais les premières relations de la Russie avec Saghalien remontent à 1852. À cette époque, elle y arbore son drapeau et l’y défend durant la guerre de Crimée. Cependant, l’île était alors possession chinoise. Par une convention passée avec le Japon en 1856, l’île est divisée en deux et partagée entre les parties contractantes, au détriment des Chinois. En 1875, nouvel arrangement. Cette fois, c’est le Japon qui est dupé : il cède à la Russie la partie méridionale et reçoit en échange les Kouréles, qui ne produisent presque rien.
Possession russe, Saghalien devint une colonie pénitentiaire. Depuis lors, deux fois par an, on vit arriver à Saghalien le sinistre bateau Yaroslav transportant chaque fois d’Odessa, des centaines de forçats.
L’île fut organisée militairement. On la répartit en trois districts, appelés Alexandrovsk, Timovsk et Korsakovsk. Alexandrovsk et Korsakovsk sont aussi les noms de deux villes : Alexandrovsk est un port dans le détroit de Tartarie, au delà du 50e de latitude, et Korsakovsk, aujourd’hui Odomari, un autre port au sud de l’île, dans la baie d’Aniva. Ces trois districts étaient gouvernés par des surintendants auxquels présidait un gouverneur général militaire, résidant à Alexandrovsk. L’île comptait quatre prisons : une à Alexandrovsk, la plus grande, une à Korsakovsk, et les deux autres à Derbensk et à Rikovsk, dans le district de Timovsk.
Les forçats devaient d’abord faire quelques années de prison. Au bout de ce temps, on leur permettait de vivre en liberté dans l’intérieur de l’île, d’y bâtir une maison et d’y cultiver un champ. Ils recevaient pour ce travail une scie, une hache et des cordes ; on leur fournissait aussi une provision de farine, chaque mois, pendant une couple d’années.
Forts de cette organisation, les Russes ont tenté la colonisation de Saghalien. Ils ont prétendu fonder une société nouvelle avec des gens dangereux pour la société. Assurément le projet était audacieux sinon téméraire. Encore, s’ils eussent eu recours aux ressources de la morale ! Mais hélas ! celle-ci fut négligée. La plupart des fonctionnaires ne furent que des joueurs, des buveurs et des débauchés. Beaucoup spéculaient largement sur le prix des provisions qu’ils étaient chargés de distribuer aux forçats. Les popes eux-mêmes, censément venus à Saghalien pour y être les gardiens de la religion et de la morale, y tenaient au contraire, paraît-il, une conduite fort scandaleuse.
Avec de tels exemples, on comprend qu’il est difficile de morigéner des voleurs et des assassins, fût-ce même en employant les mesures de rigueur, telles que le port des chaînes, le séjour du cachot noir ou même la flagellation par le terrible knout : châtiments qui ne furent jamais épargnés à Saghalien. Aussi les forçats, colons pour la plupart, ne devinrent que de pires bandits. N’ayant d’intérêt pour aucun travail, au fond rongés par une noire mélancolie qui faisait d’eux des caractères désespérés et haineux, ils ne pensaient qu’à commettre de nouveaux crimes. Comme moyen de subsistance pour eux, il n’y avait guère que le vol, dont, en un seul jour, on enregistrait sept ou huit cas, dans un même village. Les femmes se prêtaient, se vendaient pour de l’eau-de-vie, et même se donnaient pour rien du tout ; l’assassinat n’apparaissait que comme un moyen radical pour se débarrasser d’un importun.
En somme, cet essai de colonisation aboutit simplement à un échec. La Russie a dépensé pour cette entreprise des sommes considérables ; et le résultat en fut à peu près nul. Quant aux forçats, ils devinrent plus abrutis qu’ils ne l’avaient été en leur pays.
La situation en était là quand éclata la guerre de 1904-1905. Ce fut pour les forçats l’heure de la délivrance. Dès que l’armée japonaise parut dans l’île, les Russes rendirent la liberté à leurs détenus, et le premier acte de ces derniers, enfin libérés, fut de brûler, à Korsakovsk, la prison et l’église orthodoxe. La plupart d’entre eux aussi, surtout ceux qui habitaient au sud de l’île, profitèrent de cette guerre pour retourner en Sibérie ou en Russie. De 85 000 qu’ils étaient auparavant, il n’en reste plus actuellement que 25 000, vivant surtout au nord de l’île.
Cependant, à côté des Russes et avant eux, vivaient à Saghalien des peuples indigènes. Ils subsistent encore aujourd’hui, refoulés un peu vers le nord de l’île. La variété et les mœurs de cette population ne sont pas non plus sans intérêt.
On y compte généralement quatre peuplades distinctes : les Ainos, les Guiliaks, les Orocks, et les Tomgouses. Les Ainos, les mêmes que ceux du Hokkaido, sont probablement les plus anciens parmi les indigènes de l’île. D’où viennent-ils ? Il est difficile de le savoir ; on en est réduit sur ce point à de simples conjectures. En tout cas, ils ne sont pas de race jaune. Ils sont plutôt bruns. Le front, les yeux, le nez, sont tout à fait comme chez les blancs. Ils ont la barbe très abondante et généralement noire. Les femmes se tatouent la lèvre supérieure d’une formidable moustache avec des crocs relevés d’une façon fantaisiste. Les Ainos sont assez intelligents et très industrieux. Ils fabriquent de la toile en fils d’orties et l’ornent de dessins assez originaux ; ils pratiquent aussi le dessin sur bois, et les résultats qu’ils obtiennent ne sont pas sans mérite artistique.
Différents sont les Guiliaks. Ceux-ci appartiennent à la famille des Mandchoux et sont originaires de la région de l’Amour. Ils sont, par conséquent, de race jaune ; tête ronde, visage plat, yeux très foncés, cheveux noirs et luisants, mais peu de barbe. Hommes et femmes portent des costumes semblables, de sorte qu’ils sont, au premier abord, assez difficiles à distinguer. Les hommes cependant portent la natte (couette) ; les femmes au contraire, laissent leurs cheveux en liberté. Les Guiliaks s’exercent aussi au dessin sur bois, mais leur travail est plus grossier. En revanche, ils aiment et cultivent le chant, et parfois l’expression de leurs sentiments touche réellement à la poésie. Quant à la toile, ils ne savent pas la tisser ; ils se font des habits avec des peaux de poisson.
Les Orocks et les Tongouses ne diffèrent guère que de nom, et même, ces deux tribus sont très apparentées aux Guiliaks, car elles aussi appartiennent à la race mongole, et sont également originaires de la région de l’Amour. Leur langue n’est pas très différente non plus. Ces indigènes portent les cheveux coupés et ils s’habillent de peaux de cerfs. Tous fument, jusqu’aux plus petites filles, qui font cela le plus gravement du monde.
Les mœurs de ces diverses peuplades sont douces et pacifiques. Leur genre de vie est simple, mais leurs croyances sont déplorables.
Les Ainos et les Guiliaks vivent sous des huttes à peu près semblables et élèvent beaucoup de chiens, qu’ils tiennent attachés à une perche, près de la maison. Les maisons des Ainos sont plus grandes, mieux éclairées et mieux montées à l’intérieur. Chez les Guiliaks, il y a la maison d’hiver, enfoncée dans les neiges de la montagne, et la maison d’été, placée sur le bord des rivières. Celle-ci est installée sur pilotis, et ainsi, isolée de terre à une hauteur de plusieurs pieds, de sorte que, pour y monter, on se sert d’un tronc d’arbre en guise d’escalier. La société chez les deux peuples n’est pas exempte de désordres, surtout dans la vie conjugale, qui présente ordinairement des cas de concubinage, de polygamie et même de polyandrie ; cependant, le vol n’est pas très fréquent, encore moins le meurtre. Ce dernier est puni très cruellement chez les Ainos, qui enterrent vivant le meurtrier avec sa victime.
Les Orocks et les Tongouses sont éleveurs de rennes, qui leur fournissent en grande partie leur nourriture, leurs vêtements et beaucoup d’articles domestiques. En été, ils demeurent aussi sur le bord des rivières, sous des huttes un peu différentes de celles des Guiliaks. En hiver, ils s’enfoncent dans la forêt pour la chasse et habitent sous des tentes de peaux, qu’ils transportent de-ci de-là, sur la piste du gibier. Au printemps, ils s’en vont vendre aux Russes les produits de leur chasse. Ils sont plus intelligents que les Guiliaks et parlent en général deux langues : la leur propre et puis la russe ; ils sont aussi plus habiles marchands.
Au point de vue religieux, les Orocks et les Tongouses appartiennent à l’Église grecque orthodoxe. Leurs voyages fréquents, pour vendre leurs fourrures, les ont mis en relations avec les popes russes, qui se sont empressés de les baptiser, mais sans les convaincre ni même les instruire.
M. Paul Labbé, qui a visité Saghalien, et qui a raconté son voyage dans un livre intitulé « Un bagne russe », a rapporté l’entrevue qu’il eut un jour avec un Tongouse. Il lui demandait s’il était chrétien : « Oui, dit l’indigène, le pope est venu me voir, il m’a mis de l’eau sur la tête et du sel dans la bouche ; ensuite il m’a donné un dieu ».
« Ce que le Tongouse appelait un dieu, c’était l’icône qu’il avait reçue.
— Qu’as-tu fait de ton dieu ?
— Je l’ai mis dans ma cabane. J’avais très peur qu’il ne se querellât avec mes dieux à moi, mais il a été très bon et est resté tranquille. Tu penses bien que je n’avais pas confiance ; somme toute, c’est le dieu des popes, c’est-à-dire, c’est le dieu des forçats.
— Les Tongouses, poursuit l’étranger, pensent qu’il y a des dieux dans le feu, dans l’air et dans les eaux. — Où crois-tu que le dieu des popes habite ? Le Tongouse eut alors un grand éclat de rire, puis il montra une bouteille d’eau de vie :
« Là-dedans, s’écria-t-il, c’est là-dedans qu’il habite, et c’est pourquoi les Russes (forçats, popes et fonctionnaires) boivent si souvent de l’eau-de-vie. »
Les Ainos et les Guiliaks, au contraire, se sont toujours montrés réfractaires au zèle des popes.
L’idée que les Ainos ont de leurs dieux est une idée de terreur. Aussi pensent-ils toujours à eux et cherchent-ils à tout moment à les apaiser par quelque offrande. De là une profonde mélancolie dans leur vie. Ils sont sombres et rêveurs.
Les Guiliaks sont beaucoup plus gais ; il aiment à rire et à plaisanter. Cependant, ils sont aussi très superstitieux ; ils voient des dieux partout : dans les eaux, dans les bois, dans le vent, dans le feu, dans toutes les forces de la nature. Le foyer de la famille est un dieu, et c’est un péché de le laisser éteindre ; c’est pourquoi, en été comme en hiver, il y a toujours du feu dans une maison guiliake.
Une coutume commune aux Ainos et aux Guiliaks est le sacrifice de l’ours. Chaque année, ils s’emparent d’un ourson et l’élèvent dans une cage en bois construite près de leur maison. On le nourrit, non seulement avec les plus grands soins, mais encore avec les marques de la plus grande tendresse : dans les premiers mois, une femme est chargée de nourrir l’animal de son propre lait.
Lorsque l’ours a atteint l’âge de deux ans, le propriétaire invite ses amis et prépare la fête. Il y a d’abord un festin. Puis un discours est prononcé par un vieillard, devant la cage de l’ours. L’orateur s’adresse à la bête ; lui annonce qu’on va l’immoler et se répand en excuses d’avoir à lui donner la mort. L’heure venue, on conduit l’ours au lieu du sacrifice, où le coup de mort est donné, en présence de tous, par le plus habile tireur de l’endroit. On dépouille aussitôt la victime de sa fourrure, et on organise un nouveau festin pour consommer la viande de l’ours. La tête seulement est conservée ; on la porte ensuite respectueusement dans la forêt, sur un tas d’autres crânes, en offrande au dieu qui est censé y habiter.
Ce court aperçu topographique, historique et ethnologique de l’île Saghalien, suffira, je crois, à en donner une idée générale. Telle fut Saghalien : les anciens explorateurs se la figuraient comme « l’île de l’or et de l’argent » ; les Russes en ont fait l’île du crime ; mais de tout temps, les indigènes l’ont reconnue comme la terre de leurs superstitions.
Aujourd’hui les Japonais en possèdent une moitié de droit et l’autre de fait ; de sorte que, pratiquement, à l’heure actuelle, ils sont maîtres de l’île entière. Dernièrement, ils ont construit d’immenses casernes à Alexandrowsk, pour affirmer et maintenir dans le nord de l’île le fait de leur prise de possession.
Il est évident que les Japonais vont, au moins immédiatement, tirer grand profit de l’acquisition de cette île. Déjà, dans la partie méridionale, tout est transformé : les colons y ont construit des villes et des villages et établi beaucoup d’industries. L’exploitation des forêts surtout se fait sur une grande échelle. On y travaille avec beaucoup d’activité. Mais l’île elle-même profitera-t-elle d’une pareille exploitation ! Il est permis d’en douter. À cause de la rigueur du climat, les Japonais n’aiment pas à se fixer à Saghalien ; ils reviennent toujours à leur région natale. De fait, depuis quatre ou cinq ans, la population change continuellement, sans beaucoup se multiplier. Il semble bien, par conséquent, que les Japonais feront plutôt de Saghalien une terre de pillage qu’une terre de rendement continuel.
Au point de vue religieux, le sud de l’île est le district du missionnaire franciscain de Toyohara, ville appelée autrefois Vladimirovska. Ce père est un Polonais de Sélésie : il peut ainsi procurer les secours de la religion, non seulement aux quelques Japonais chrétiens de la colonie, mais aussi aux anciens forçats polonais qui ont conservé malgré tout un peu de foi catholique.
Quant à la partie nord, elle relève du diocèse catholique de Moscou, et, jusqu’à la guerre, elle recevait la visite d’un missionnaire venant de Vladivostock. Il y avait aussi des popes résidant au nord et au sud de l’île. Mais depuis, il n’y a plus ni popes, ni missionnaires russes à Saghalien. Un nouveau champ y est donc ouvert aux ouvriers apostoliques.
IMPORTANCE DE LA CONVERSION
DU JAPON
Il y aura bientôt vingt siècles que l’Église catholique travaille à la conversion des peuples ; cependant, hélas ! c’est à peine encore si le tiers de la population du globe a accepté le joug pourtant si doux du saint Évangile. Les pays de l’Extrême-Orient, en particulier l’Inde, la Chine et le Japon, sont encore en grande partie païens. Partout dans ces diverses et immenses contrées idolâtres, il y a des millions, des centaines de millions d’âmes à sauver. Partout la moisson est abondante, partout il faut des ouvriers.
Mais parmi ces peuples, en est-il un dont la conversion soit plus urgente que celle des autres ? En est-il un, de la conversion duquel dépende celle des autres ? Si oui, quel est ce peuple ?
Au sortir du Cénacle, les Apôtres, eurent comme champ d’action le monde entier. Où allaient-ils d’abord diriger leurs pas ? Où allaient-ils concentrer leurs efforts ? Nous savons que l’Église, à peine née, s’en est allée s’établir à Rome, afin d’y abattre la reine même du paganisme et d’y saper le château-fort de l’idolâtrie.
Était-ce là le fait d’une témérité capricieuse ? N’y aurait-il pas eu plus de succès à espérer, en cherchant d’abord à persuader les gens simples, qu’en allant ainsi affronter la puissance et le luxe des grands et chercher des adeptes jusque sur les marches du trône impérial ?
Et pourtant c’est ce que l’Église a fait dans Rome, aux premiers siècles de son existence. Pendant trois cents ans, saint Pierre et ses successeurs, chefs de l’Église de Rome et de toutes les Églises, ont lutté sans relâche, à la fois contre les persécutions des empereurs, l’indifférence des grands, les superstitions des petits et l’immoralité de tous, afin de détruire le paganisme et faire régner à sa place la doctrine vivifiante et civilisatrice de leur divin Chef. Mais parmi cette population, sans repousser les humbles, c’était les grands qui étaient l’objet de leur zèle et de leur sollicitude. C’est ainsi que, dès le premier siècle, la persécution de Domitien comptait parmi ses victimes des nobles tels que Flavius Clemens, sa femme Domitilla, ses deux fils, et des consuls, comme Glabrio. Au siècle suivant, c’étaient sainte Cécile, Valérien, Tiburce, le sénateur Apollonius et tant d’autres qui glorifièrent par leur martyre la noblesse de leur sang autant que la fermeté de leur foi et la pureté de leurs vertus. Enfin, avec Constantin, le Christianisme monte sur le trône des césars. Dans les siècles qui suivirent, les ministres de l’Évangile entreprirent la conversion des barbares. Mais toujours fidèles au programme tracé par les premiers apôtres, ils cherchèrent à gagner d’abord les grands, afin de mieux entraîner ensuite la masse du peuple. C’est ainsi que chez les Francs, saint Rémi baptise le roi Clovis, chez les Burgondes, saint Avit de Vienne convertit le roi Sigismond, chez les Saxons d’Angleterre, saint Augustin instruit le roi Ethelbert, chez les Wisigoths d’Espagne, saint Léandre et saint Fulgence font abjurer l’arianisme au roi Reccaredde, chez les Suèves, saint Martin de Tours gagne le roi Théodomir, en guérissant son fils.
Et il en fut de même chez toutes les nations où les rois gardaient sur leurs sujets une solide autorité. Et très souvent alors les princes devenaient eux-mêmes, au milieu de leur peuple, de véritables apôtres. Ainsi la grande Théodeluide, reine des Lombards, saint Wenceslas de Bohème, saint Canut le Grand de Danemark, Hakon le Bon, les deux Olaüs de Norvège, saint Casimir I de Pologne, saint Étienne de Hongrie, la princesse Olga et Vladimir le Grand de Russie.
Plus tard encore, les missionnaires n’ont pas d’autre tactique. Saint François d’Assise, brûlant de souffrir le martyre, s’en va prêcher devant le sultan d’Égypte ; les bienheureux Daniel et ses compagnons sont martyrisés par les Maures pour avoir annoncé trop hardiment la foi du Christ devant leur roi. Aux Indes, le bienheureux Albert de Nobili se met au rang des brahmanes, caste supérieure de la nation, en étudiant leur science et en portant leur costume ; le P. Ricci imite son exemple en Chine ; au Japon, saint François Xavier, à peine arrivé, se rend à Myako, dans le but d’obtenir une audience de l’empereur ; et ses successeurs immédiats opèrent une multitude de conversions, après avoir d’abord baptisé une foule de daimyôs ou seigneurs féodaux du pays à cette époque.
De tout temps les apôtres du saint Évangile ont donc mis en œuvre, dans la conversion des infidèles, ce qu’on pourrait appeler la tactique du prestige. Comprenant que leurs efforts eussent été stériles, s’ils n’avaient pas donné d’abord aux païens une haute idée de la religion qu’ils étaient venus propager, ils s’attachèrent à gagner avant tout au Christ ceux que leur position sociale portait à la considération de tous ou qui détenaient l’autorité même du pays ; et, entre les divers pays, ils entrèrent d’abord chez ceux qui dominaient les autres par la force de leur puissance ou l’éclat de leur civilisation.
Serait-il maintenant téméraire d’affirmer que cette tactique devrait trouver, encore à l’époque actuelle en Extrême-Orient, son intégrale application. Il s’agit, en effet, de choisir non seulement entre les diverses classes d’un même peuple, mais encore entre différents peuples, pour savoir vers lequel d’entre eux il importe le plus de porter le flambeau de la foi ? Or ce n’est plus un doute pour personne : le Japon, à l’heure actuelle, jouit en Orient d’une puissance prépondérante. Soit au point de vue politique, soit au point de vue militaire, soit au point de vue économique, soit au point de vue intellectuel, il s’impose à l’attention.
Au point de vue politique, il a réalisé depuis la restauration de 1868, grâce à l’initiative intelligente et vigoureuse de l’empereur Meiji, une unité merveilleuse, qui a concentré toutes les forces de la nation et a dirigé l’activité commune dans la voie du progrès matériel et de la prospérité économique. Jusque-là, le pouvoir n’avait pas cessé d’être en butte aux plus déplorables vicissitudes. L’empereur n’avait exercé de véritable autorité que du vie au viie siècle, c’est-à-dire, au seul début de l’histoire japonaise, tout ce qui précède n’étant que mythologie et légende. Ensuite ce fut le régime féodal, durant lequel le gouvernement du pays, bien que restant de droit le seul apanage de l’empereur, appartint de fait aux seigneurs, qui vivaient à peu près indépendants sur leurs terres et se faisaient la guerre pour les moindres différents. Au commencement du xviie siècle cependant, il avait régné dans l’empire une certaine unité, grâce à trois hommes de génie, Nobunaga, Hideyoski et Yeyasu, qui s’étaient posés en dictateurs et avaient dompté les seigneurs turbulents. Mais Yeyasu ayant fondé une dynastie, cette dictature ou Shôgunat devint plutôt un poste d’honneur pour le renom d’une grande famille, qu’une source de prospérité pour le pays : elle végéta. Ajoutons à cela, l’isolement farouche dans lequel le Japon s’était renfermé depuis les persécutions religieuses de 1614 à 1840. Par cette abstention volontaire de tout contact avec l’étranger, il se privait de tout stimulant pour son progrès national.
Mais depuis Meiji, le Japon est totalement changé à ce point de vue. Le régime féodal a fait place au régime constitutionnel, tel qu’il est en vigueur en plusieurs pays. Seulement, l’empereur au Japon reste tout-puissant, à cause du prestige unique qui le place au rang des divinités shintoïstes ; de sorte que, pratiquement, le régime actuel n’est que du pur absolutisme. De ce régime dépend toute une armée de fonctionnaires qui exécutent servilement les directions du gouvernement suprême.
Cette puissance singulière de l’autorité, en pays païen, est réellement étonnante. Il ne faut pas, cependant, en chercher l’explication dans le sentiment du devoir, mais dans le rôle d’une police publique et secrète qui ne trouve peut-être d’égale en aucun autre pays, et qui constitue, ici, le véritable nerf de cette autorité. Il y a aussi, à cela, une autre raison : c’est le caractère du peuple japonais lui-même. L’esprit japonais est étrangement positif. Il prend les choses telles qu’elles sont, il ne raisonne jamais un ordre de ses supérieurs politiques. Il l’exécute aveuglément, sans même se demander s’il est raisonnable ou non.
Est-ce à dire qu’il faille, pour l’exemple du Japon, exalter cette forme d’administration au-dessus de toute autre, principalement au-dessus de celle qui a pour base la conscience et le devoir ? Loin de là, je pense. Mais ceci est une autre question. Qu’il suffise ici d’avoir signalé discrètement les conditions particulières qui expliquent, au moins en partie, l’admirable unité politique de ce pays.
Comment ne pas admirer aussi la puissance militaire du Japon ? cette puissance qui s’est déjà illustrée par deux éclatants triomphes sur la Chine et la Russie ?
Les Japonais sont assurément un peuple de guerriers. Ils en ont le patriotisme, et à tel point, qu’ils se considèrent supérieurs à tout autre peuple. Ils en ont aussi le goût. On les y forme, dès leur bas-âge, dans les écoles, par des exercices athlétiques, auxquels tous prennent part, filles comme garçons. Il n’est pas rare, lorsqu’on demande à des bambins de six à sept ans, ce qu’ils veulent devenir plus tard, d’obtenir cette réponse donnée d’une voix fière : « Je serai soldat ». On en rencontre même qui savent déjà, à cet âge, se mettre parfaitement au port d’armes et faire bien droits le salut militaire.
Les Japonais ont encore du guerrier l’endurance. Ils sont d’ordinaire petits de taille, mais robustes et forts. Ils supportent facilement les fatigues accablantes des grandes manœuvres, et passent aussi aisément une journée sans manger, qu’un étranger se passe de collation. De plus, la nourriture du soldat japonais est très frugale : elle consiste en un peu de riz et quelques maigres aliments.
Ils ont aussi le courage du véritable soldat. Dans le combat, ils sont d’une intrépidité incroyable. Fiers et ambitieux à l’excès, ils n’hésitent pas à vendre chèrement leur vie comme prix de la victoire. Ils ont reçu en héritage de leurs ancêtres la passion des actions d’éclat et des héroïques prouesses. Sans doute aussi l’espoir que leur font caresser leurs superstitions shintoïstes, de devenir des dieux après leur mort sur le champ de bataille, et d’être un jour comme tels, dans des temples élevés spécialement en leur honneur, les objets des adorations populaires, explique leur froide indifférence voire leur joyeux entrain devant le danger constant des canons et des balles.
Enfin, ils possèdent tous les armements des guerres modernes. Sur ce point, plus encore que sur tous les autres, ils se tiennent au courant des progrès obtenus par la science actuelle. Ils n’inventent pas eux-mêmes — les japonais n’ont guère le génie inventif — mais ils adaptent avec un art incroyable. Quant au maniement des armes, ils deviennent facilement des prodiges d’habileté et d’adresse.
Au point de vue économique également, l’étranger qui vient au Japon est fort étonné de constater la rapidité avec laquelle le progrès matériel des autres peuples s’est propagé en ce pays. Les chemins de fer, ici comme ailleurs, étendent partout leurs réseaux. L’usage de l’électricité, du télégraphe, du téléphone est partout généralisé. Les industries se créent et se multiplient tous les jours avec les installations les plus perfectionnées des arts techniques. D’innombrables bateaux de toutes sortes sillonnent les mers environnantes et font l’échange des produits avec l’étranger. En un mot rien n’est épargné, pour élever de plus en plus le rendement productif et faire affluer la richesse et l’aisance au pays.
Il reste à signaler le point de vue intellectuel. Ici encore, le Japon montre un véritable engouement. Le pays est littéralement couvert d’universités et d’écoles de toutes sortes et de tous degrés, où la jeunesse japonaise peut aborder toutes les branches de l’enseignement. Tous ces établissements regorgent d’une population écolière, avide d’apprendre et de s’instruire, auprès de maîtres et de docteurs, dont les plus savants ont, par les soins du gouvernement, reçu leur formation dans les foyers intellectuels les plus intenses de l’étranger. Déjà il existe au Japon un bon nombre d’esprits réellement éminents, auprès desquels la Chine envoie se former ses maîtres et ses instituteurs. Les arts aussi ne sont pas moins en honneur que les sciences. La sculpture et la peinture comptent des artistes de génie qui produisent de véritables chefs-d’œuvres.
Ainsi, il ne faut donc pas se faire illusion sur la place qu’occupe actuellement le Japon en Orient : sans contredit, il y tient le premier rang, il y est à la tête ; et qui sait si un jour, fort prochain peut-être, il n’en sera pas la tête même. Sans doute, il ne possède pas, par tempérament, la supériorité intellectuelle du génie chinois ou du génie indien ; il n’est pas comme le Chinois ou l’Indou, philosophe, spéculatif, créateur ! Mais Rome, qui a surgi, grandi, dominé, grâce à la sagesse pratique de ses consuls, au talent de ses généraux et à la vaillance de ses soldats, Rome, qui a fait courber devant elle toutes les nations du monde alors connu, Rome enfin, qui s’est amassé des richesses colossales en pillant les plus belles provinces de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, Rome, la grande Rome n’était-elle pas, elle aussi, au point de vue intellectuel, inférieure à la Grèce, terre par excellence des philosophes, des poètes et des artistes ?… Comme la Rome d’autrefois, le Japon, d’aujourd’hui possède le génie des conquêtes et du gouvernement. Sans doute aussi, sa population est moins considérable que celle de la Chine et de l’Inde ! Mais si haut que l’on remonte dans l’histoire, ne remarque-t-on pas que, par un étrange paradoxe, ce sont les plus petites nations qui ont fait les plus grandes conquêtes et qui se sont taillé les plus grands empires ? Ainsi en fut-il des Assyriens de Salmanasar, des Perses de Cyrus, des Macédoniens d’Alexandre, des Romains de la République, des Huns d’Attila, des Arabes de Mahomet, des Francs de Clovis ? De même, plus près de nous, c’est l’Espagne qui s’est conquis un royaume, sur lequel le soleil ne se couchait pas, c’est la petite Angleterre qui s’est créé l’immense empire britannique, c’est la Prusse qui a réalisé l’unité allemande.
Il n’est donc pas improbable que le Japon devienne un jour maître de tout l’Orient. Mais alors il serait maître de la moitié de la population du globe ! Or, ceci deviendrait très grave pour le sort de l’humanité tout entière, si le Japon jusque-là demeurait païen.
Déjà deux fois dans l’histoire on a vu le flot immense de la race jaune se ruer avec impétuosité et fureur vers l’Occident. Ces millions d’hommes étranges et redoutables eurent successivement à leur tête deux chefs de génie, Gengiskhan et Tamerlan, appartenant à la petite tribu mongole qui fonda à cette époque un empire immense. Or, d’après l’opinion de certains philologues, le peuple japonais descendrait de la race mongole. Bien plus, d’après une légende japonaise, Gengiskhan ne serait autre que le fameux Minamoto Yoshitsune — dont les caractères chinois se lisent aussi Gen-Gikyo —, prince de la famille impériale et guerrier célèbre, que la jalousie et la haine de son frère Yoritomo, premier Shôgun ou lieutenant général de l’Empereur, auraient fait fuir dans l’île de Yeso ou Hokkaido ; de là il serait passé en Mongolie et y aurait obtenu la puissance que rêvait son ambition et à laquelle il n’avait pu atteindre en son pays.
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une vaine appréhension que de craindre, pour un avenir fort peu éloigné, la ruée formidable, contre l’Occident, de la race jaune organisée et lancée par le Japon. Que deviendraient alors les missions catholiques de la Chine et de l’Inde ? Sans compter les épouvantables hécatombes et les ruines fumantes qui sont d’ordinaire le sinistre cortège de toutes les guerres, ces missions devraient subir l’influence déprimante de la domination japonaise. En entrant dans un pays conquis par eux, les Japonais n’ont rien de plus pressé que d’y installer leur police soupçonneuse, leurs temples shintoïstes et leurs écoles athées. Ces dernières surtout, accaparant tout droit d’enseignement au profit d’une éducation foncièrement matérialiste, exercent une influence si dissolvante que les résultats en sont extrêmement déplorables. Déjà en Corée, de l’aveu des missionnaires de cette contrée, les écoles japonaises ont arrêté à demi l’essor des conversions.
De plus, dans le cas d’une invasion des jaunes en Occident, que deviendrait l’Église catholique elle-même ? Assurément l’Église ne meurt pas, mais elle peut souffrir — sa sanglante histoire en témoigne assez hautement — elle peut subir une dévastation encore plus grande que celle dont elle a été le théâtre durant la terrible guerre qui vient de finir.
En tout cas, le peuple japonais lui-même rêve d’un grand empire. Il existe au milieu de lui des soi-disant prophètes, annonçant publiquement que la prochaine grande puissance qui dominera le monde entier par son prestige et son éclat, sera le Japon.
Quelle salutaire influence, au contraire, exercerait dans tout l’Orient et dans le monde entier un Japon chrétien ! Sa position éminente serait, à elle seule, pour les autres peuples encore païens, un puissant exemple et un irrésistible entraînement. De plus, l’élément japonais, si apte à l’initiative et à l’administration, serait d’un secours inappréciable pour la rapide diffusion de l’Évangile. Enfin, grâce à ses mœurs si courtoises et si douces qui le rendent si bienveillant et si sociable, grâce à sa sensibilité exquise et spontanée qui, avec l’aide de la foi, ferait de lui un élément chrétien si fervent, grâce aussi à son goût esthétique si délicat qui le rend attentif à tout ce qui est beau, grand et pur, la religion catholique en ce pays donnerait assurément un spectacle de ferveur intense et de majesté extérieure qu’elle n’a peut-être pas encore connu ailleurs, et par le fait même, attirerait tous les autres orientaux et les ferait marcher sur les traces de ceux qui seraient devenus « les fils du vrai Soleil de justice et de vérité ».
La conversion du Japon est donc de la plus haute importance ; elle est même plus urgente que celle de tout autre peuple d’Orient. Que les pays catholiques tournent donc avec sollicitude leurs yeux vers le Japon ! Se souvenant de l’exemple de saint Pierre et de tous les hérauts de notre foi, qui ont sagement assuré le succès durable de leurs travaux en mettant à profit le prestige des peuples et l’autorité des grands, qu’ils dirigent au plus tôt vers cette terre si féconde d’avenir, leurs contingents de missionnaires, qu’ils se portent avec empressement à sa conversion ! Ils épargneront ainsi à l’humanité de grandes catastrophes, qui sont peut-être plus imminentes que nous ne pensons, et prépareront indubitablement l’extension universelle et complète du royaume de Dieu.
OBSTACLES À LA CONVERSION
DU JAPON
On ne saurait se dissimuler les difficultés immenses que rencontre actuellement au Japon l’expansion catholique.
Autrefois, en ce même pays, comme nous le fait constater l’histoire, le champ paraissait mieux préparé, la terre plus meuble, le sol moins aride. Durant les deux ans qu’il y a passés, saint François-Xavier a gagné près de 2 000 néophytes ; et, pendant cette période de première évangélisation qui va de 1549 à 1640, le chiffre total des baptisés a presque atteint 2 000 000. Quant au chiffre de la population chrétienne, au moment de son apogée, il s’est élevé à tout près d’un million de fidèles.
Or, les statistiques actuelles sont loin de présenter un résultat aussi consolant. Il est vrai qu’un siècle ne s’est pas encore écoulé, depuis la première réapparition au Japon d’un missionnaire catholique, dans la personne du R. P. Forcade, des Missions Étrangères, (28 avril 1844) ; et encore moins depuis l’ouverture officielle à la France des trois ports de Yokohama, Nagasaki et Hakodate, (9 octobre 1858, seule date depuis laquelle les missionnaires ont pu aborder avec quelque sécurité au Japon). Cependant, malgré soixante années des plus grands efforts, le nombre des chrétiens durant cette période n’a pu grandir que dans une proportion bien inférieure, puisque, même en incluant les dix mille survivants de la persécution, il ne se monte, à l’heure présente, qu’à soixante quinze mille environ.
Véritablement, la situation est changée. Il existe aujourd’hui des obstacles qui n’existaient pas autrefois, et ceux qui existaient déjà alors n’avaient pas, au moins dès le début, le caractère rebutant qu’ils ont aujourd’hui.
Ces obstacles, à l’heure actuelle, sont de deux sortes : les uns sont propres au pays, et de provenance nationale, les autres sont de provenance étrangère.
Le principal obstacle national, c’est le caractère japonais lui-même. Les Japonais sont très altiers : on ne saurait s’imaginer l’arrogante opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs institutions.
Les professeurs, dans les écoles, enseignent que l’homme descend du singe, selon la doctrine qu’ils sont allés chercher à l’étranger… Mais ils ont soin d’ajouter que cette prétendue loi originelle ne s’applique pas aux Japonais : eux, disent-il, sont fils des dieux. Il est vrai que cette étrange prétention n’est pas un fait unique dans l’histoire du paganisme. Les Égyptiens ne se croyaient-ils pas également fils du Soleil ? Et les Romains ne se rattachaient-ils pas, par Énée, à la déesse Vénus, et ne traitaient-ils pas les autres nations de barbares ?
Avec la divinité de leur origine, les Japonais exaltent aussi l’excellence de leurs institutions. Le shintoïsme, à leurs yeux, est une religion bien supérieure à toute autre. Ils croient, comme le déclarait en 1906 le Dr Kato Kieroyuki, président de l’Université Impériale dans son livre intitulé : « Notre Constitution nationale », ils croient que le shintoïsme, voyant dans l’empereur, non seulement un dieu, mais encore un véritable père, le père de la grande famille japonaise, donne l’exemple d’une organisation exceptionnelle. Nulle part, pensent-ils, on ne saurait trouver comme au Japon, une telle fidélité au souverain, une telle piété filiale dans le cercle de la famille. Un autre professeur d’université a même déclaré sérieusement, il y a quelques années, qu’un jour le shintoïsme sera la religion universelle.
Cette soi-disant religion reste donc bien chère aux Japonais. Rien d’étonnant alors qu’ils lui gardent une préférence marquée, rien d’étonnant que, malgré la constitution 1889, qui accorde, par son article xxviiie « à tout sujet japonais, la liberté de croyance religieuse » et consacre, par le fait même, l’égalité des cultes, le shintoïsme soit le seul à jouir de l’immunité des impôts.
Comment s’étonner alors des termes pleins de respect qu’ils emploient pour désigner leur empereur, par exemple, celui-ci : Tennô Heika, « Sa Majesté le Roi du ciel » ! De là encore leur arrogance à l’égard des autres nations qui, durant quatre années, se sont déchirées entre elles et maintenant se déchirent elles-mêmes. Témoins de ces affreux spectacles, ils proclament orgueilleusement que leur pays est « l’Empire où règne la paix », heiwa no kuni (parole textuelle d’un récent numéro d’un journal de Tôkyô).
Après cela, on s’explique l’esprit conservateur de ce peuple, et l’on ne s’étonne plus de rencontrer chez lui des intellectuels de grand talent et de réel mérite scientifique, professant à l’égard des plus grossières superstitions, sinon une foi réelle, comme les petites gens, du moins un parti pris de recommandation qui n’a d’autre motif que l’orgueil national. On ne s’étonne pas d’avantage de voir ces mêmes personnes prendre part aux ridicules processions shintoïstes, ou bien proclamer dieu, par exemple, un sombre héros qui se suicide, par manière de protestation contre la désuétude envahissante. On comprend enfin, qu’un caractère aussi altier soit la source naturelle d’une aversion profonde pour l’étranger. Mais c’est là pour la religion catholique un second obstacle qu’il importe de mettre ici en plus vive lumière.
À voir, en effet, les honneurs que le Japonais rend à l’étranger, on pourrait se méprendre sur les véritables sentiments qu’il éprouve à son endroit. Il est envers lui, en effet, tout spécialement poli et courtois. Dans les services publics, en chemin de fer, au bureau de poste, partout, on a pour lui des préférences, des égards et des attentions toutes particulières. S’il a besoin de quelque chose, il est invariablement servi le premier. Et cette ligne de conduite n’est pas seulement le fait d’une disposition spontanée du peuple, elle est dictée expressément par les autorités administratives. Ceci cependant n’est qu’une politique purement formaliste, observée dans le seul but d’inspirer à l’étranger, qu’ils honorent ainsi, une haute idée de la civilisation japonaise.
Au fond, le Japonais déteste souverainement l’étranger. Il a pour lui une profonde aversion, qu’il conserve en son for intérieur depuis des siècles.
C’est cette aversion qui lui a fait voir autrefois, en lui, un danger pour son pays et l’a poussé aux persécutions de 1597, de 1604 et des années suivantes. C’est cette aversion qui lui inspira de fermer pour jamais le Japon à tout étranger, en 1640, et qui mettait alors, dans la bouche de Yemitsu, auteur de l’édit de bannissement, ces paroles de haine sauvage et sanguinaire : « Tant que le soleil échauffera la terre, qu’aucun chrétien ne soit assez hardi pour venir au Japon. Que tous le sachent ! Quant ce serait le roi d’Espagne en personne, ou le Dieu des chrétiens, ou le grand Shaka lui-même[8], celui qui violera cette défense, le payera de sa tête ». Enfin, c’est cette même aversion qui le retient actuellement encore dans ses préjugés contre tout étranger venant au Japon, même contre le missionnaire catholique, et qui le porte à exercer un espionnage discret, mais réel.
Qu’elle est étrange l’idée que le Japonais se fait de l’Européen ou de l’Américain ! Pour lui, tout étranger, le missionnaire y compris, est un intrus inquiétant. Il faut voir, par exemple, lorsque celui-ci passe dans la me, avec quel étonnement on le regarde et toise des pieds à la tête, avec quelle physionomie et quelle expression on se dit à mi-voix le mot seiyôjin, un étranger ! dans lequel il semble qu’on veuille faire passer tout son flétrissant mépris. Toutefois on ne raille ni n’insulte jamais ; et ceci doit se dire même des enfants, si bien que, sous ce rapport, on ne rencontre pas souvent de polissons au Japon.
Intrus, l’étranger au Japon ! C’est trop peu dire : il y apparaît comme un espion. Le gouvernement japonais lui-même répand dans les autres pays de tels émissaires, pour en étudier les institutions, être à l’affût des inventions les plus récentes de la science moderne et en faire au plus tôt bénéficier son propre pays. Le Japonais croit que les autres pays font de même et que les gens venus chez lui sont de pareils espions ; il ne s’imagine pas un seul instant que ces étrangers ne soient venus pour un autre but que pour un intérêt national et politique. Quelle que soit la profession qu’ils exercent : qu’ils soient banquiers, marchands, industriels, missionnaires, toujours, pour le Japonais, cet emploi est un astucieux prétexte, une ruse habile à l’abri de laquelle, pense-t-il, ces hommes exploitent le Japon et les Japonais.
Un fait assez récent vient de faire constater une fois de plus l’existence de ce préjugé. C’était en chemin de fer. Un missionnaire, en voyage de mission, venait tout juste de prendre place dans un wagon de seconde classe, non loin de trois ou quatre gros messieurs, qui avaient déjà, semblait-il, causé longuement ensemble. À l’apparition de l’étranger, grand silence avec ébahissement visible. Puis, quelques mots discrets ; ensuite, comme on croit que le nouveau venu ne comprend pas le japonais, on reprend peu à peu la conversation, et l’un d’eux, d’un ton doctoral, affirme catégoriquement que les gens de cette espèce viennent au Japon pour propager leurs intérêts nationaux et que, sous prétexte d’enseignement religieux, ils travaillent à susciter des sympathies à l’égard de leur propre patrie. « C’est dommage, ajoutait-il, que nos bonzes ne fassent pas la même chose à l’étranger. Le Japon gagnerait peut-être plus vite encore en prestige et en influence. »
Le train arrivait à l’endroit où se rendait le missionnaire. Avant de descendre, celui-ci voulut dissiper ces préjugés dans l’esprit de ces gens. Il leur expliqua le vrai caractère de l’évangélisation catholique et la véritable mission de l’Église romaine. Ils écoutèrent en silence, sans opposer aucune objection ; mais lorsque le missionnaire se leva pour sortir, l’un d’eux souffla ceci à son voisin : « C’est un obstiné, il ne veut pas avouer ses véritables intentions ».
Encore si on se contentait de penser ainsi du missionnaire et de tout étranger. Mais par suite de ce regrettable préjugé, on pratique à son égard un espionnage tout exprès, avec l’autorisation formelle des administrations du pays. Naturellement c’est la police secrète et même publique qui est l’agent de cette odieuse surveillance. Tous les soirs, les policiers doivent faire connaître au gouvernement régional l’endroit où l’étranger de telle ou telle localité se prépare à passer la nuit. Si le missionnaire part en voyage, s’il fait une promenade dans le voisinage de la ville où il demeure d’ordinaire, aussitôt on expédie des télégrammes dans les directions où l’étranger paraît se rendre. Quelquefois même on l’arrête, poliment d’ailleurs, on lui demande son nom, son âge, d’où il vient, où il va et autres choses semblables.
Chez lui également, il reçoit de temps en temps la visite apparemment officieuse de gens obséquieux, gentils et causeurs, qui l’entretiennent pendant deux ou trois heures. Ils causent sans embarras de mille sujets divers. Ils parlent même de religion. Bien plus, ils vont jusqu’à demander à se faire chrétiens et apprennent parfois un bout de catéchisme. En réalité ces gracieux personnages sont des agents de la police secrète, qui viennent ainsi faire ces visites, pour tâcher de recueillir une parole compromettante de la bouche du missionnaire.
Un troisième obstacle, bien propre au pays, c’est la condition sociale du Japon moderne, au point de vue politique, économique et moral.
On sait déjà quelle admirable unité de gouvernement s’est acquis le Japon depuis l’empereur Meiji. On sait quelle reconnaissance et quel attachement la classe des fonctionnaires et celle des intellectuels professent envers leur souverain, sinon pour sa prétendue origine divine, — qu’ils se contentent d’affirmer sans y croire, — du moins pour les intelligentes et heureuses restaurations qui ont fait la gloire actuelle du pays. Au point de vue disciplinaire et administratif, toute la classe dirigeante est nettement et obstinément shintoïste ; cette religion est pratiquement la religion officielle de l’État, à l’exclusion de toute autre. Dès lors, tant que le catholicisme n’aura pas réussi à faire enfin ouvrir les yeux à cette classe dirigeante, il sera condamné à n’opérer en ce pays que de rares conversions.
La prospérité économique du Japon moderne détourne également de la religion catholique. Les païens ne cherchent le bonheur qu’ici-bas. Ils travaillent uniquement pour s’enrichir et se divertir. Or, grâce à l’importation du progrès étranger en ce pays, grâce surtout à la dernière guerre, qui fut, pour le Japon, un véritable coup de fortune, un nombre incroyable de gens, autrefois très pauvres, sont devenus subitement très riches. Aussi, ceux-là, contents de leur sort, sont-ils bien peu inclinés à embrasser une religion qui ne leur rapporte pas de gros intérêts. Les autres, dont ces exemples excitent l’émulation, caressent les mêmes ambitions et, s’acharnant à leur travail, ne trouvent le temps de penser ni à la religion, ni à leur âme. En somme, les uns et les autres ne voient dans nos saintes croyances que des rêveries plus ou moins béates, dépourvues à leurs yeux de sens pratique, flottant plutôt dans le monde des utopies et des chimères que dans celui de la réalité.
Enfin la morale publique paralyse les esprits droits et enchaîne les bonnes volontés.
Si l’on ne voulait juger le Japon que par l’extérieur, on se tromperait étrangement. Le Japonais est d’une incroyable fierté. Il considérerait comme une honte ignominieuse et impardonnable de passer pour déloyal ou débauché. De là tant de franchise apparente dans ses relations de politesse, de là, chez les femmes, tant de pudeur et de modestie dans la manière de se vêtir.
Mais autant le Japonais tient scrupuleusement à honneur de passer, aux yeux de l’étranger, pour un homme de mœurs intègres et irréprochables, autant il se préoccupe peu dans sa vie intime de rester en conformité avec cette ambition. Ses dehors brillants ne sont qu’un vernis superficiel et trompeur. En réalité, la plus froide injustice et la plus basse immoralité déchirent et ravagent la conscience populaire.
Le Japon possède une législation à peu près aussi parfaite que celle de tout autre pays, car elle a été importée comme tout le reste. Cependant, en pratique, ces lois ne sont exécutées que sur les injonctions et sous la surveillance de la police ; et, malgré tout, combien d’entre elles demeurent lettre morte, surtout quand les délinquants sont des officiers du gouvernement lui-même ! Aussi peut-on difficilement s’imaginer avec quelle ruse se pratiquent ici le vol et la fraude ! On en est venu même à les regarder comme des moyens indispensables, non seulement pour faire de l’argent, mais même pour vivre sans trop de dettes.
Quant à l’immoralité, elle est la plaie la plus hideuse ; et l’on peut dire qu’elle se pratique sous toutes ses formes… Dès lors, on s’explique l’hésitation et l’indolence des Japonais lorsqu’on leur parle de conversion au catholicisme. Ils comprennent et ils admettent volontiers que notre sainte religion est le plus sûr, l’unique moyen d’amender la vie de l’homme et de le sauver. Cependant, ils ne se sentent pas le courage de renoncer à leurs habitudes : la religion qu’on leur met devant les yeux paraît leur imposer de trop grands sacrifices ; ils n’osent avancer, de peur de gêner leur conscience par des devoirs à remplir.
Quelquefois néanmoins, ils se déclarent prêts à se faire chrétiens. Quelques-uns demandent à recevoir le baptême le plus vite possible, sans étudier. D’autres, au contraire, se mettent avec ardeur à apprendre le catéchisme ; mais ce grand zèle se refroidit bientôt. Après quelque temps, leur goût est moins vif, leur courage faiblit. Ils donnent mille prétextes pour excuser leur inconstance, qu’ils ne veulent jamais avouer, toujours par fierté. Enfin lorsque leur position leur paraît intenable, ils s’esquivent discrètement, ajournant à plus tard le moment de se convertir ; ce qui équivaut naturellement, dans la plupart des cas, à un abandon définitif et total.
La société japonaise offre donc par elle-même de grands obstacles à la rapide diffusion du saint Évangile. Ce n’est pas tout : il est encore d’autres causes, plus récentes et de provenance étrangère, qui désarment le missionnaire et entravent son influence sur les âmes de ce peuple.
Parmi ces nouveaux obstacles, il y a le scandale des pays étrangers. Ce qui se passe ailleurs est loin de rester ignoré en ce pays. D’abord, il y a la presse qui, en cette matière, est aussi bien renseignée que celle de l’étranger. Les journaux japonais répandent par le pays tout ce qui leur est communiqué ; et bien entendu, ils se réservent le droit de changer et de modifier, même aux dépens de la véracité, si l’honneur du Japon doit y gagner.
Ensuite, depuis plusieurs années les Japonais voyagent beaucoup dans les autres pays. Ils y observent et y étudient avec ardeur les mœurs et les institutions. Très souvent, ils y sont envoyés dans ce dessein par le gouvernement. Or, comme ils sont convaincus d’avance de la supériorité de leur propre civilisation sur toute autre, ils sont portés par instinct à ne voir ailleurs que le mauvais côté des choses : c’est comme une confirmation de l’opinion étrange que l’orgueil national leur suggère.
Assistent-ils, par exemple, à des perturbations politiques ? Ils en concluent immédiatement à l’inanité de la constitution du pays qui en est le théâtre, et en conçoivent immédiatement le plus souverain mépris. Sont-ils témoins des vexations de certains gouvernements contre l’Église catholique ? Aussitôt, dans leur persuasion nationale que toute autorité vient du chef de l’État, ils proclament que cette religion n’est qu’un repaire de rebelles et de séditieux. Entendent-ils le langage blasphématoire des impies, ou remarquent-ils la vie frivole et licencieuse des mondains ? Ils déclarent bien haut que la morale chrétienne est une corruptrice de la société. Enfin, sont-ils dupés par certains mécréants ? Ils se persuadent que la civilisation étrangère ne fait que des gens sans honneur, sans loyauté et sans scrupule.
Ajoutons à cela l’inconduite de certains étrangers venus au Japon. Parmi ceux-ci, il y a les débauchés, les incrédules et les pasteurs protestants.
En ce pays où l’immoralité est presque légale, les débauchés ont beau jeu. Aussi, n’est-il pas étonnant que les gens dépravés de l’étranger viennent chercher ici des divertissements, qu’ils ne peuvent toujours trouver chez eux, aussi à leur aise. Or le Japonais ne pardonne pas à l’étranger ce qu’il se permet à lui-même. De là, pour lui, un grand scandale qui devient un nouvel aliment à son aversion et à son mépris.
La perfidie de certains écrivains incrédules cause encore un tort immense à l’esprit japonais. Le Japon, maintenant, nul ne le peut nier, s’est acquis une renommée mondiale de puissance et de prospérité. Or, émus par le prestige de ce grand renom, certains écrivains incrédules, pour autoriser leurs attaques contre l’Église catholique, se déclarent pleins d’admiration pour la condition sociale de ce pays, ne tarissent pas d’éloges sur les mœurs si douces et si paisibles de ce peuple et n’hésitent pas à le citer en exemple, comme le type idéal de la vraie civilisation.
Il va sans dire que les Japonais ne tardent pas à se ranger à cette opinion. Forts de ces autorités, qu’ils croient non prévenues parce qu’elles sont du dehors, ils distribuent d’abord magnifiquement à leurs adulateurs des louanges, des décorations, des grades universitaires et des promotions à de flamboyants titres honorifiques. Mais ensuite, avec non moins d’arrogance que d’adresse, ils se servent de ces écrits comme d’escabeaux pour s’exalter encore et mépriser les étrangers.
Ainsi, ils s’enlisent toujours davantage dans leur attachement à leurs préjugés nationaux et sont toujours prêts à se montrer hostiles à toute influence étrangère, quelle qu’elle soit, et principalement au catholicisme, qui heurte hardiment de front les religions du pays : le shintoïsme et le bouddhisme.
Le rôle des pasteurs protestants est également très funeste. Chez eux, on pourrait distinguer un double rôle : un rôle religieux et un rôle purement utilitaire.
Leur rôle religieux est bien singulier. Afin de trouver des adeptes, ils s’appliquent à copier l’Église catholique dans beaucoup de ses croyances et de ses pratiques. Eux, qui, par exemple, étaient autrefois iconoclastes, les voilà qui multiplient à profusion des images pieuses, images à peu près semblables à celles qui se répandent parmi les catholiques. Ensuite, ils sont fort conciliants au sujet des superstitions païennes de leurs néophytes, si bien que, pour ces derniers, la conversion ne consiste guère qu’à donner leur nom au pasteur, tout en gardant la faculté de continuer sans gêne leurs pratiques shintoïstes et bouddhisques. Bien plus, les ministres eux-mêmes n’hésitent pas à participer à certaines fêtes païennes, au nom, sans doute, de l’ancien principe luthérien : Cujus regio, hujus religio.
Les protestants ont encore un autre moyen « d’évangélisation » : c’est l’argent. Avec l’argent, ils ont vite fait de créer une position sûre à des infortunés, qui se sont ruinés dans de mauvaises affaires ; et Dieu sait si ces gens-là sont nombreux au Japon ! Comme le motif des conversions, fût-il un pur intérêt matériel, leur importe guère, on comprend qu’ils voient leurs adeptes se multiplier.
Veut-on savoir maintenant d’où leur vient tout cet argent ? Étudions le rôle purement utilitaire qu’ils ambitionnent.
On s’étonne parfois lorsqu’on entend parler de larges aumônes, accordées aux missionnaires protestants par de grands industriels ou par des millionnaires. En réalité, ces aumônes ne sont que des récompenses bien méritées. Les ministres protestants, en pays de mission, se font les auxiliaires précieux, les agens actifs et dévoués de ces grands industriels, en les faisant connaître et en faisant écouler leurs produits ; sans compter que très souvent, ils sont eux-mêmes les actionnaires puissants de ces mêmes industries. Ainsi on s’explique facilement les étonnantes ressources pécuniaires qu’ils mettent au service du culte.
En outre, au Japon, ces ministres protestants, prétendent s’immiscer aussi dans ces questions politiques et économiques. Mais ce dernier rôle leur est plus périlleux, témoins : les récentes affaires de Corée, qui ont déjà conduit un certain nombre devant les tribunaux, et même en prison.
La conséquence néfaste, c’est la conclusion qu’en tire l’opinion japonaise. Le protestantisme et le catholicisme leur apparaissent tout un. Ils ont vite fait de soupçonner les missionnaires catholiques des mêmes menées louches dont les protestants donnent le scandaleux spectacle.
Enfin les difficultés personnelles du missionnaire sont encore un obstacle au progrès de la religion catholique en ce pays.
Parmi ces difficultés, il y a d’abord celles de la langue. Le japonais est particulièrement complexe. Outre l’étude des caractères, qui exige le travail assidu de presque toute la vie, outre les divergences considérables des styles sacré, historique, poétique et épistolaire, il y a encore le problème du style parlé. Non pas que les règles grammaticales soient compliquées — les Japonais, comme les Chinois, n’ont pas de grammaire. — La grande difficulté consiste dans la manière et l’ordre d’exprimer les idées : le génie japonais est à l’antipode du génie des autres peuples.
Une autre difficulté de la langue est le nombre incalculable des mots synonymes. Le japonais en contient une si grande variété que les gens de diverses contrées du pays, se comprennent difficilement les uns les autres.
Ajoutons encore la particularité de la prononciation, dont il faut tenir un compte scrupuleux, si l’on veut éviter les amphibologies fâcheuses, auxquelles donne souvent lieu la grande ressemblance des mots entre eux.
Pour ces raisons, le missionnaire ne peut se familiariser suffisamment avec le japonais qu’après dix ans environ d’étude assidue et de pratique constante. Quant à passer littérateur, il ne peut guère y prétendre. Toujours il aura besoin d’un Japonais pour corriger ses manuscrits.
Se plier volontiers et heureusement à toutes les habitudes légitimes de ce pays, est aussi un grand problème. Le missionnaire a reçu chez lui une éducation tout autre. Assurément les principes d’éducation restent les mêmes partout. Mais l’application en est parfois bien différente.
C’est ici surtout que le missionnaire doit en tenir compte ; sinon, tout particulièrement uniforme dans ses habitudes, le Japonais lui aurait vite décerné le blâme de singulier et d’impoli, en attendant celui de novateur et de réformateur.
Ce qu’il y a surtout d’insaisissable dans les habitudes japonaises, c’est le formalisme raffiné dont ils se servent dans leurs démarches. Considérant comme une grossièreté d’exprimer un besoin sans préambule, ils ont recours à mille détours inimaginables pour voiler le but de leur démarche et pour dire les choses sans en avoir l’air. Ils excellent dans cet art au suprême degré. Or, l’étranger, habitué à parler rondement et sans ambages, a bien du mal à user de semblables expédients, qui d’ailleurs lui paraissent pour le moins inutiles sinon ridicules. De là, pour lui encore, un pénible asservissement.
Un dernier obstacle à la diffusion de la religion catholique au Japon, c’est la pauvreté du missionnaire. Autrefois, dans l’ancienne Rome et chez tous les païens, les pauvres étaient exécrés. Il n’en est pas autrement dans le Japon païen. La pauvreté y est considérée comme un vice et les pauvres y sont méprisés, voire même brutalisés. Lorsque, par exemple, certains malades dans les hôpitaux n’ont plus d’argent pour payer, on les jette simplement dans la rue, sans plus de pitié.
Le missionnaire doit donc au moins paraître avoir de l’argent, sinon il perd absolument toute réputation et par conséquent toute influence. Il va sans dire qu’il ne lui suffit pas de paraître avoir de l’argent, il lui en faut en réalité, sinon il est réduit cette fois à la dernière impuissance : non seulement il ne peut bâtir des églises pour attirer les âmes qu’il veut convertir à la vraie foi, non seulement il ne peut entreprendre aucune œuvre de propagande religieuse, mais il ne peut même trouver de quoi vivre.
Or, la condition pécuniaire des missionnaires du Japon à l’heure actuelle est très précaire. S’ils ont à peu près de quoi subsister, ils ont à peine ce qu’il faut pour établir de nouveaux postes et organiser des milieux chrétiens. De là, pour une bonne part, le peu de progrès de la religion catholique au Japon.
En face de tant d’obstacles, une entreprise purement humaine ne saurait se maintenir. Mais les missions catholiques sont l’œuvre de Dieu. Or, c’est, le propre des œuvres de Dieu de rencontrer à leur début de terribles obstacles. D’ailleurs ces obstacles même ne sont-ils pas le gage le plus certain de succès.
Où l’homme ne peut rien, Dieu se réserve de tout conduire.
Peu importe que le travail soit long, peu importe que les missionnaires meurent les uns après les autres, sans avoir presque rien fait. Les missionnaires meurent, mais les missions demeurent. Les années et les siècles, pour l’Église comme pour Dieu lui-même, ne comptent guère ; pour disparaître de ce monde l’Église attend la consommation des siècles. Depuis sa fondation, elle a vu bien des heures cruelles. Cependant elle n’a jamais faibli et elle a triomphé de tous ses ennemis. Les passions humaines sont comme les orages qui s’élèvent et s’apaisent d’eux-mêmes et dont, toujours, la durée est éphémère. De même au Japon, quelles que soient les difficultés actuelles, celles-ci tomberont peu à peu d’elles-mêmes, et ce peuple, à son tour, finira par se courber devant le seul vrai Dieu.
D’ailleurs l’espoir, l’espoir légitime est immense, si l’on en juge par les conversions opérées jusqu’ici. Beaucoup de nos chrétiens ont été auparavant très attachés à leurs superstitions païennes. Âmes droites et consciencieuses, mais dépourvues de toute éducation religieuse, ils adhéraient avec ferveur à leurs croyances et à leurs pratiques shintoïstes et bouddhisques. Vint un jour où Dieu fit briller à leurs yeux la pure doctrine du catholicisme. Un moment ils ont hésité, mais c’était pour réfléchir. Bientôt, dociles à la grâce, ils entrèrent avec ardeur dans cette voie lumineuse, qui était d’ailleurs celle vers laquelle leur cœur s’orientait d’instinct ; et maintenant, « pas même le glaive ne pourrait les séparer de la charité du Christ ».
Quoiqu’il advienne par conséquent, l’heure approche où le Japon doit se convertir : si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain.
MOYENS D’APOSTOLAT
L’urgence exceptionnelle de la conversion du Japon, surtout les obstacles extrêmement sérieux, qui entravent le progrès du saint Évangile en ce pays, ne sont pas sans faire déjà soupçonner quelque peu les moyens qui s’imposent, avec certaines chances de succès.
Toutefois, ce qu’il y a de caractéristique à ce propos, ce sont moins les moyens eux-mêmes — ils ne diffèrent guère de ce qu’ils sont dans les autres pays de mission — que les raisons spéciales qui les réclament et les conditions particulières qui les attendent.
Or, en tout pays de mission, il faut des ouvriers et il faut des œuvres. Il n’en va pas autrement au Japon. Que l’on remarque toutefois, à quels titres ce pays a besoin de l’un et de l’autre !
Ici donc comme ailleurs, il faut des ouvriers, c’est-à-dire, des missionnaires ; mais ici, il les faut tout particulièrement nombreux et bien doués.
Et pourquoi l’urgence du nombre ? Voici : sans parler de la population totale du pays, qui est d’environ 60 millions et sur laquelle on ne compte encore que 75 000 catholiques, la civilisation japonaise est actuellement trop modernisée pour permettre la prédication devant les foules, comme elle se pratiquait à l’époque de saint François-Xavier : c’est à peine si des conférences religieuses peuvent attirer quelques auditeurs dans les salles publiques.
Bien plus, même l’instruction par groupes est impraticable. Les Japonais préfèrent et demandent positivement à être instruits un à un, en particulier ; et à cette exigence, voici deux raisons :
D’abord une raison de caste. La société japonaise comprenait autrefois quatre grandes classes distinctes : les nobles (kwazoku), les guerriers (shizoku ou samuraï), le commun du peuple (heimin) et les parias (eta). Aujourd’hui, officiellement, il n’y a plus que deux classes sociales : les nobles et le peuple. De plus, les parias sont presque tous disparus ou confondus avec le reste du peuple. Cependant, entre le shizoku et le heimin, la distance est encore loin d’être effacée. Les descendants des samurai, qui comptent parmi leurs ancêtres tant de preux chevaliers et de héros, et qui, d’ailleurs s’imposent toujours à l’admiration par leur droiture, leur honnêteté, leur franche loyauté et leur noble courtoisie, répugnent d’instinct à se mêler à la masse du peuple. Ainsi, par exemple, quand il s’agit de mariage, même s’ils sont chrétiens, ils tiennent rigoureusement à ne s’unir qu’à des personnes de leur rang. D’ailleurs, malgré tout, ils restent au milieu du peuple, comme hors de leur élément, et ils ne peuvent s’accommoder à toutes sortes de personnes indistinctement.
Il y a aussi la raison des affaires et des occupations. De plus en plus, devant l’envahissement rapide du progrès moderne, le Japonais abandonne son habitude traditionnelle de vivre au jour le jour, de ne jamais s’inquiéter du lendemain et par conséquent de ne jamais être pressé en quoi que ce soit. Peu à peu, l’appât des richesses devient un attrait puissant qui captive entièrement sa convoitise matérielle de païen. De là son engouement fébrile pour le travail, de là aussi le peu de loisir qui reste à sa disposition.
Voudrait-on compter sur le dimanche pour instruire des catéchumènes ? C’est encore moins réalisable. Le repos du dimanche, au Japon, n’est imposé officiellement que pour certains établissements, administrations ou professions déterminées, par exemple, les écoles et les banques. Les jours de repos reconnus officiellement sont le 1er et le 15 du mois. Encore même ces jours-là, beaucoup de gens travaillent. Aussi la division du mois en semaines a bien peu d’importance au Japon : on ne tient compte que du quantième.
De son côté, le missionnaire, s’il est seul dans sa mission — ce qui est le cas à peu près partout, à l’époque actuelle — n’a pas de temps à consacrer aux païens le dimanche. Il se doit avant tout à ses chrétiens. À part les saints offices, qui prennent déjà plus de la moitié de la journée, il a les catéchismes à faire pour les diverses classes de ses chrétiens rassemblés séparément ; et si peu nombreux soient-ils, la tâche que doit s’imposer le missionnaire est tout à fait la même que s’il avait affaire à des foules considérables.
Que les missionnaires soient donc plus nombreux ! Alors ils pourront se prêter davantage aux exigences de ce peuple, et en conséquence, faire avancer rapidement le progrès de la religion catholique en ce pays.
Des qualités spéciales sont aussi requises chez le missionnaire, soit au point de vue intellectuel, soit au point de vue moral.
Depuis que les Japonais ont commencé à se passionner pour l’étude et à prendre contact avec la science moderne, ils se sont habitués à considérer tous les étrangers venus au Japon, comme des savants et comme des maîtres. Il y a quelques années, paraît-il c’est ainsi qu’on les appelait, lorsqu’on les voyait passer dans la rue, et c’est comme tels qu’on les saluait par une profonde inclination de corps. Encore aujourd’hui, surtout dans les villes intellectuelles comme Sapporo, on entend parfois, sur son passage, des petits enfants se dire entre eux, sur un ton de voix visiblement modéré par un sentiment d’admiration et de respect : Sensei ! voici des professeurs ! et plus souvent encore on est, à ce titre, l’objet de leurs révérences.
Professeurs, les missionnaires le sont d’ailleurs à peu près continuellement. On vient auprès d’eux, se faire enseigner les langues : l’anglais, le français, l’allemand, et même le latin.
Jusqu’ici, il est vrai, il est relativement facile d’être à la hauteur de la tâche — excepté, peut-être, les cas où l’on vient demander des leçons de musique instrumentale : ce qui arrive aussi, au grand embarras des missionnaires qui ne sont pas artistes. — La position est plus sérieuse encore, lorsqu’on rencontre de ces Japonais qui ont déjà pris contact, hélas ! avec des doctrines hérétiques, rationalistes, matérialistes et qui viennent, par exemple, nous demander des éclaircissements sur les sources documentaires de la Bible (sic.)
Assurément ce sont là des cas isolés. Le niveau intellectuel général est encore bien inférieur à celui de l’étranger ; ce qu’il y a de retentissant, ici, sur ce point, et ce qui fait bruyant écho à l’extérieur du pays, c’est moins la vraie science et la réelle culture intellectuelle que l’élan général vers l’acquisition de la science. Cependant, si rares soient-ils, ces cas sont quand même gros de conséquences. Ils démontrent que de plus en plus l’esprit japonais se développe et se meuble ; ils font constater que cet élan général est loin de rester stérile, qu’il est au contraire très sérieux, très tenace et très persévérant.
Le grand mal réside dans le choix des sources auxquelles on puise. L’esprit païen, tout naturel et tout terre-à-terre, ne comprend rien à la vraie et pure science, telle que la possède seule la sainte Église ; au contraire, il trouve une facile pâture dans les théories maladives du matérialisme, dont l’originalité excentrique et spécieuse constitue pour lui un gage suffisant de consistance et de vérité.
Or c’est ici que doit intervenir le rôle du missionnaire, seul représentant authentique de la vérité en ce pays. Il doit profiter de toutes les occasions pour dresser devant cette vague montante des erreurs de l’esprit, la digue indestructible des principes de la science catholique. Serait-ce donc excessif de dire que le missionnaire, au Japon, doit être un savant ?
Ce n’est pas tout. Il doit avoir encore de grandes qualités morales, surtout la patience. Cette vertu, ici, est même un moyen indispensable de succès.
Les Japonais sont très patients, non par vertu mais par fierté. Ils ont été ainsi formés par le confucianisme, venu au Japon en même temps que le bouddhisme, c’est-à-dire, vers 554 de notre ère. Cette doctrine fut accueillie avec empressement au Japon ; et Confucius (en japonais Kôshi) est encore de nos jours en haute estime et en grande vénération parmi toutes les classes de la société. Moins une religion qu’un système pratique de morale, le confucianisme se résumait en deux devoirs : le loyalisme à l’égard du souverain et la piété filiale à l’égard des parents. Il répondait donc exactement aux tendances nationales qui inspirent précisément le culte divin rendu à l’empereur et aux ancêtres.
Or, ce système, entre autres règles pratiques, donnait celle-ci, qui est passée en proverbe : « Le sage ne fait paraître ni joie, ni colère, Kunshi wa kido, iro ni aranwazu ». De là, chez le Japonais, le sang froid remarquable avec lequel il sait dissimuler ses sentiments. De là cet éternel sourire qu’il conserve même lorsqu’il est en colère. De là, par contre, le mépris dédaigneux dont il flagelle l’étranger, lorsque celui-ci s’emballe dans un moment de joie ou se fâche dans la contrariété. Il dit alors avec un petit sourire flétrissant : Seiyôjin wa hyôjô ni tonde inai, l’étranger n’est pas riche en contenance.
Pour être à la hauteur de la situation, sans compter les motifs surnaturels qui le pressent lui-même, le missionnaire doit être un modèle impeccable de patience, sinon, il compromet la religion qu’il prêche. En outre, cette vertu, il doit la pratiquer non seulement dans ses relations avec les Japonais, mais aussi dans l’exercice de son zèle. Un zèle trop entreprenant apparaît tout de suite inconsidéré, et de fait, tourne vite à l’insuccès. Il vaut mieux, semble-t-il, se contenter de peu, pour le moment du moins, et savoir profiter avidement des circonstances, plutôt que de brusquer les événements. Les Japonais ne sont pas pressés de se convertir, parce que leur mentalité est étrangère aux idées religieuses véritables, aux idées catholiques. Force est donc de les préparer sans heurt, tout doucement et patiemment.
Si donc les missionnaires viennent nombreux et soigneusement préparés, le problème obtiendra vite une solution certaine. La religion prudemment promulguée, au large et en tout lieu, transformera peu à peu les esprits, inclinera les cœurs et gagnera enfin les volontés.
Ce manque d’ouvriers entraîne comme naturellement la nécessité d’autres œuvres, œuvres de formation d’un clergé indigène, œuvres de propagande laïque.
L’œuvre de formation indigène doit donner des prêtres et des catéchistes.
Les missionnaires de tout temps se sont contentés de fonder par eux-mêmes les églises dans les pays qu’ils ont évangélisés. Pour les organiser hiérarchiquement, toujours ils ont eu recours à des recrues indigènes destinées à leur succéder et à gouverner selon les traditions catholiques le troupeau à elles confié et définitivement légué. Il devra en être ainsi au Japon, et cela plus tôt qu’ailleurs, à cause de l’aversion profonde de la nation pour l’étranger.
Il faut des prêtres indigènes, par conséquent il faut des séminaires pour les y former. Il existe déjà, il est vrai, des soi-disant séminaires, mais les missionnaires étant partout en nombre insuffisant, ceux d’entre eux qui sont attachés à ces œuvres, ne peuvent s’y livrer uniquement et sont forcés de partager leur temps entre d’autres occupations non moins urgentes, ou bien ils cumulent les charges et les cours. De là, on le comprend, un contre-coup extrêmement sensible dans la formation intellectuelle et disciplinaire des jeunes clercs.
Or l’établissement d’un clergé indigène en pays infidèle exige une formation tout particulièrement solide, à cause de l’atmosphère néfaste et dissolvante au milieu de laquelle il est appelé à vivre. S’il n’a pas une science suffisante et une vertu éprouvée, son prestige est nul et son succès est presque irrémédiablement compromis.
Quel inappréciable service ne rendraient pas, par conséquent, des instituts de prêtres éducateurs, qui viendraient au Japon fonder et soutenir des collèges classiques et des grands séminaires, se consacrant exclusivement à cette œuvre importante et si nécessaire ! D’ailleurs, ce ne sont pas les vocations qui manquent. Celles-ci sont relativement nombreuses, surtout parmi les anciens chrétiens, dont les ancêtres ont conservé le dépôt sacré de la foi durant 200 ans, malgré la persécution et malgré l’espionnage incessant dont ils furent les objets. Ces chrétiens ont été formés à l’héroïsme, et même aujourd’hui, ils n’hésiteraient pas à mourir pour leur foi. Ensuite, ils possèdent le véritable esprit chrétien tel qu’on l’admire dans les pays depuis longtemps catholiques. Pour cette raison, on les distingue facilement d’avec les nouveaux chrétiens, la grâce les ayant véritablement transformés au cours des siècles. Ces âmes fortes sont donc toutes préparées au sacrifice de la vie sacerdotale et même religieuse. Il ne leur manque que des éducateurs et des maîtres.
Outre des prêtres indigènes il faut aussi des catéchistes. Leur aide est également requise pour la formation des chrétiens et pour la conquête des catéchumènes.
En pays païen, à part le sermon du dimanche, il faut continuellement faire le catéchisme aux chrétiens. Leur contact journalier avec les infidèles l’exige. Il faut qu’ils soient solidement instruits, afin de pouvoir répondre aux objections qu’on ne manque pas de leur poser. Il n’est pas rare même qu’on leur fasse rencontrer des bonzes, pour que ceux-ci discutent avec eux et sondent leurs convictions. Surtout, il importe souverainement de faire, de ces chrétiens même, des apôtres pour la propagation de la foi. Cette manière d’opérer les conversions est souvent la plus efficace.
Or, les leçons de catéchisme arrachent au missionnaire un temps considérable, qu’il pourrait consacrer à d’autres occupations, non moins nécessaires au salut et au bien des chrétiens ou des païens en voie de conversion. De plus, avant longtemps, le nombre des missionnaires se trouvera insuffisant en un pays infidèle comme celui-ci, où tout est à créer et à commencer. Les catéchistes seront donc les suppléants nécessaires dans les fonctions qui peuvent être remplies par des laïques.
La conquête de nouveaux catéchumènes exige plus rigoureusement encore le concours des catéchistes. Pour faire de nouveaux chrétiens, le moyen le plus direct, c’est de nouer des relations. Le contact qui en résulte, avec la doctrine et la vie chrétienne, produit toujours un heureux effet, et très souvent il donne lieu à de nombreuses conversions. Or, entrer directement en relation avec les Japonais, constitue pour les étrangers un problème presque insoluble. Les coutumes nationales sont si nombreuses et si compliquées que le missionnaire, fût-il même depuis nombre d’années au pays, reste inconsciemment toujours un peu mal-habile. Ainsi les Japonais qui sont scrupuleusement attachés à leurs coutumes, s’en offusquent instinctivement, et du coup, se trouvent mal disposés à entrer en relations avec lui. Le catéchiste indigène, au contraire, n’a pas les mêmes difficultés. Aussi, ses avances restent-elles rarement sans résultat.
Inutile d’ajouter que ces catéchistes, il faut les former par une instruction plus complète et plus solide que pour les autres chrétiens. De plus, aussi longtemps qu’ils sont au service du missionnaire, celui-ci doit les faire vivre avec leurs familles, s’il veut les consacrer exclusivement à une telle besogne : ceci est de rigueur, s’il tient à bénéficier d’un concours entier et constant.
Parmi les œuvres de propagande, la fondation de nouvelles églises est sans contredit la principale. La seule présence, dans une localité, d’un temple catholique, si modeste et si pauvre soit-il, produit une impression considérable. Heureusement, il existe encore parmi ce peuple, nombre d’âmes simples, droites et consciencieuses, qui n’ont d’autre tort que leur ignorance de la vérité et de la lumière. Or, ces âmes, en voyant une église catholique, éprouvent une mystérieuse curiosité qui les rend inquiètes et chercheuses, et les achemine peu à peu vers la conversion.
En outre, surtout dans le Hokkaido, pays d’exploitation et de colonisation récente, qu’on appelle pour cette raison « l’Amérique du Japon », il existe ça et là des chrétiens émigrés de leur contrée natale, de leur « kursi » comme ils disent. Les églises catholiques étant trop peu nombreuses pour que ces chrétiens puissent tous venir se grouper autour d’elles, il faut donc absolument qu’on aille en établir de nouvelles au milieu d’eux, si l’on ne veut pas les laisser sans les secours de la religion. Or, il faudrait fonder de telles églises dans toutes les grandes villes, autant pour y rallier les chrétiens que pour y faire de nouvelles conquêtes.
Les écoles sont aussi — qui en doutera ? — un grand moyen de propagande. Les enfants, jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans, n’ont du naturel japonais que ce qu’il possède de simple, de loyal et de gracieux tout à la fois. On ne trouve pas chez eux le formalisme superficiel et convenu qu’on remarque chez les adultes. Ces chers petits sont donc bien propres à recevoir une formation plus vraie et plus sainte que celle qu’ils reçoivent au sein du paganisme.
Il est vrai que les lois du pays, gardant le contrôle absolu de l’instruction, permettent difficilement des écoles primaires d’initiative privée. Il n’en est pas de même des écoles supérieures, à part les universités ; on peut facilement obtenir leur octroi de fondation et d’enseignement libre.
Or, l’avantage de ces écoles pour le progrès de la religion n’est pas minime. Par les enfants qu’on y instruit, on procure à la religion un prestige qui s’étend non seulement à la génération présente, mais aussi à la génération future. Souvent les enfants peuvent tout sur le cœur de leurs parents ; alors par eux, on peut gagner des familles entières au catholicisme. D’un autre côté, même lorsque ces enfants demeurent, malgré tout, ainsi que leurs parents, irréductibles devant le spectacle de la vie chrétienne, dont ils sont les témoins dans les écoles, ce contact pourtant ne reste pas sans résultat. Plus tard, lorsqu’ils sont sortis de l’école, ils se souviennent de leurs maîtres, ils respectent leurs croyances, et bien loin d’être pour eux des ennemis, ils se constituent volontiers leurs protecteurs. Qui niera que ce ne soit déjà une conquête ?
Enfin il faut l’œuvre de la presse pour répandre la doctrine catholique et la défendre au besoin.
Les Japonais sont un peuple de lecteurs. Ils lisent énormément et un peu partout : en chemin de fer, en bateau, parfois même en marchant dans la rue. Et ce ne sont pas seulement des journaux qu’ils lisent, mais des revues considérables et des volumes divers. C’est ainsi qu’on peut les remarquer, dans leurs loisirs, plongés dans un livre et restant là pendant des heures, sans prêter aucune attention à ce qui se passe autour d’eux. Des feuilles nettement catholiques ne sauraient donc demeurer inconnues ou négligées, au milieu d’un peuple aussi avide de connaître et de s’instruire. Ainsi, peut-être, on pourrait contrebalancer l’influence alarmante de la mauvaise presse, qui, hélas ! couvre déjà le pays des publications les plus malsaines, les plus immorales et les plus impies de l’étranger.
La presse catholique serait aussi en même temps un moyen propre à la polémique. Le fanatisme ou l’ignorance de certains publicistes japonais donnent souvent lieu à des insultes injurieuses et à des calomnies révoltantes contre la religion catholique. Parce qu’on ne distingue pas entre le protestantisme et le catholicisme, on attribue au second les tendances et les menées suspectes du premier, et on les confond tous deux sous le même nom de « christianisme, christokyô. » C’est pourquoi on représente celui-ci comme l’ennemi né de la nation et comme le destructeur des institutions du pays. De là le tort immense qui en résulte pour la mentalité japonaise vis-à-vis du catholicisme.
Or, s’il y avait au Japon, par exemple, un grand journal catholique, pour réfuter toutes ces calomnies et mettre en lumière la vraie noblesse et la vraie pureté de la doctrine catholique, quel salutaire contrepoids ne fournirait-il pas pour contrebalancer l’apport haineux des ennemis de l’Église !
Tels sont les moyens nécessaires pour opérer la conversion du Japon ; tel est le champ d’action immense ouvert à toutes les âmes généreuses et avides de dévouement. J’aime à croire que ces âmes, — car il en existe Dieu merci ! et de nombreuses et de valeureuses, en tout pays catholique et particulièrement au Canada — ne resteront pas insensibles, en entendant parler de ce peuple encore idolâtre, mais de la conversion duquel dépend en grande partie celle de beaucoup d’autres. Ainsi, que ces âmes entendent l’appel secret de tant d’infortunés, et, pour les sauver, qu’elles se fassent au plus tôt leurs apôtres. Peu importent les obstacles. Autrefois, aux siècles de persécution, c’est le cri des bêtes fauves et l’odeur du sang des victimes qui attiraient les premiers chrétiens et les faisaient courir au martyre. Les vrais apôtres de l’Évangile pareillement ne reculent ni devant les obstacles ni même devant la mort. C’est précisément de cet héroïsme qu’elles ont soif !
LA VIE INTIME DU MISSIONNAIRE
Est-elle assez intéressante pour qu’il vaille la peine d’en parler ? Vraiment, on pourrait se le demander ; elle est si monotone et si solitaire ! D’ordinaire, le missionnaire vit seul dans le poste à lui confié. Tout le jour, toute la semaine, il ne reçoit aucun visiteur, avec qui il puisse s’entretenir à son aise, comme on fait en famille. C’est à peine si, une fois le mois, il peut rencontrer un confrère et se procurer ainsi cette consolation légitime et même nécessaire.
Cependant, à vrai dire, ce n’est pas là précisément la vie intime du missionnaire. Cette vie est moins égoïste et plus haute. Elle se localise et se meut dans le cercle des âmes, auxquelles le missionnaire est venu se consacrer. Si elle a ses tristesses, elle a aussi ses joies.
On devine un peu ses tristesses. C’est d’abord celle que cause au missionnaire le spectacle du paganisme. Autour de lui un peuple innombrable fourmille. Or, tous ces pauvres gens vivent sans savoir pourquoi. Ils travaillent, les uns pour manger, d’autres pour s’enrichir, tous pour arracher à cette misérable vie le plus de jouissances possible.
De l’idée du vrai Dieu, rien qui s’affirme, rien qui subsiste ; on l’ignore. Avec ces païens, on ne peut parler ni de Dieu ni d’aucune chose sainte : ils ne comprennent pas, ils ne savent pas. Pour eux, la notion du divin n’est pas celle d’une puissance supérieure unique, maîtresse et gubernatrice du monde, c’est plutôt celle d’une pluralité spirituelle ! Ils admettent volontiers jusqu’à « huit cent myriades de dieux ». Ce ne sont pas non plus les superstitions qui leur manquent. Leur vie, au contraire, en est tout incroyablement compliquée et enchevêtrée. Et le nombre des temples donc ! De seuls temples bouddhistes, il y a quelques années, on en comptait au Japon exactement 73,299, appartenant à 76 sectes différentes. Il y a en outre 120,000 temples shintoïstes, sans compter des miniatures de cinq ou six pieds cubes ou de dimensions plus petites encore, que l’on trouve dans certains petits villages, ou même que l’on remarque aux abords de certaines maisons privées. Ceci ne doit pas étonner, puisque le temple shintoïste n’est, pour les esprits, qu’un récipient sacré où les simples humains ne peuvent pénétrer. Les bonzes et les bonzesses continuent toujours, dans leurs temples, à larmoyer des prières, au son des tambours et cymbales, devant leurs idoles horriblement grotesques ; et matin et soir, on entend toujours le son lugubre et sinistre de leur grosse cloche. Mais d’ordinaire, ils sont seuls à faire leurs dévotions ; le peuple n’apparaît au temple qu’à de rares intervalles.
D’ailleurs, les bonzes ne s’en soucient guère : pourvu qu’ils aient de l’argent et leurs femmes, ils n’ambitionnent pas autre chose. Aussi n’ont-ils sur le peuple d’autre prestige que celui de leurs superstitions, tout juste assez pour leur attirer des aumônes. Leur action moralisatrice est nulle ; bien au contraire, elle est démoralisatrice et dissolvante, à cause du scandale de leur vie molle et sensuelle.
Il n’y a donc pas ou peu de religion parmi ces païens. À peine quelques rares principes de la loi naturelle surnagent-ils sur l’abîme de tant d’ignorance : Apparent rari nantes in gurgite vasto, si l’on peut appliquer ici ce vers de Virgile. Or, comment le cœur du missionnaire ne se sentirait-il pas brisé de tristesse à ce spectacle ? « Oh ! gémit-il souvent, si tous ces gens étaient chrétiens ! » et les larmes lui viennent aux yeux !…
Une autre cause de tristesse pour lui, c’est l’état d’impuissance où se trouve actuellement la religion catholique en ce pays. Jusqu’ici encore, pas de prestige et peu de succès !
Comment pourrait-on escompter du prestige ? Les églises ici sont si peu nombreuses et, où il y en a, elles sont si petites, si pauvres, si misérables ! Construites d’ordinaire en bois et si fragilement, qu’à peine peuvent-elles durer dix ans, sans se disloquer, elles ne se distinguent guère des autres maisons japonaises, que par une petite croix qui les surmonte et qui, la plupart du temps, reste inaperçue des passants.
Et puis, dans le saint exercice du culte, dans les cérémonies, rien de solennel, rien de majestueux, rien de puissant ; au contraire, tout est simplifié, tout est modeste, tout est raccourci. On se borne à l’essentiel en tout ; il le faut bien : on ne peut faire autrement.
Par les chrétiens eux mêmes, la religion n’obtient pas davantage de prestige. Nos chrétiens, en général, n’occupent dans la société qu’une position peu avantageuse à ce point de vue. Ce sont des gens pauvres, appartenant, pour un bon nombre, à l’ancienne classe des samuraï, la classe la plus droite et la plus honnête de la nation, il est vrai, mais aussi la classe la moins favorisée de la fortune, depuis sa dégradation officielle. Il ne se trouve donc encore à peu près personne, par qui notre sainte religion puisse s’imposer à l’admiration ou même à l’attention ; personne qui puisse efficacement faire valoir ses intérêts, personne pour la recommander auprès de la classe officielle et dirigeante du pays ; bien plus, personne pour la défendre contre les attaques des fanatiques. Or, tout ce qui est pauvreté et faiblesse étant méprisé et dédaigné en terre infidèle, il suffit presque d’être catholique pour être discrédité. Et cela est si vrai que tel, par exemple, de nos chrétiens qui occupe déjà un rang assez considérable dans l’armée ne peut malgré les capacités brillantes qu’il possède, être promu à un grade plus élevé, pour la seule raison qu’il est catholique.
La conséquence, c’est le faible succès de l’apostolat à l’époque actuelle. Les conversions se font une à une et non sans intervalle. De plus, beaucoup commencent, à étudier le catéchisme et cessent avant d’avoir reçu le baptême : l’épreuve de la formation a bien vite trahi ceux qui ne sont pas sincères, ou découragé les âmes veules. De là le petit nombre de chrétiens. Le dimanche, on les voit venir à la messe, disséminés, perdus, pour ainsi dire, au milieu de toute une foule de gens qui passent sans entrer ; et, lorsqu’ils sont réunis, ils ne parviennent pas à remplir une toute petite chapelle. Sur semaine, on ne remarque guère que quatre ou cinq personnes à l’église, et encore, pas partout. Quant aux communions, les jours autres que le dimanche, si on en compte parfois neuf ou dix, il y a lieu de se féliciter.[9]
Qu’il y a loin d’ici au ravissant spectacle de nos grandes foules canadiennes se pressant dans nos églises !
Et dans nos temples, c’est ce beau chant liturgique, soutenu presque partout par les puissants ronflements de l’orgue ; dans la nef, c’est ce bon peuple qui déborde jusque dans les allées ; tandis qu’au sanctuaire, ce sont nos charmants enfants de chœur, avec leurs petits surplis fraîchement plissés ; enfin à l’autel, perdu au milieu de mille lumières, et les flots d’encens qui voilent sa figure, le prêtre !!!
Au Japon, rien encore de cette pure beauté, de cette majesté incomparable. Notre sainte Église, hélas ! y apparaît presque partout, amoindrie, sans éclat, sans prestige, sans succès, en un mot sans puissance. Oh ! comme cela est pénible pour le cœur missionnaire !
Encore si tous ses chrétiens étaient fervents ! Mais voici pour lui un troisième sujet de tristesse : malheureusement, quelques-uns de ses baptisés ne pratiquent plus la foi qu’ils ont embrassée. À cette chose si regrettable, il y a plusieurs raisons. La première, c’est leur manque de courage. Après quelque temps de ferveur, ils ont fini par trouver le joug difficile à porter, et peu à peu, ils négligent leurs devoirs religieux ; enfin, honteux de leur conduite, mais non résolus à s’amender, ils renoncent à paraître à l’église.
Il y a aussi l’ambiance païenne au milieu de laquelle ils sont forcés de vivre. Très souvent il se trouve encore des païens, même, dans leur propre maison ; leurs proches sont païens, leurs amis sont païens. Or, nos pauvres chrétiens, témoins constants de si dissolvants exemples, se sentent presque fatalement entraînés à négliger ou à abandonner une religion qui demande des sacrifices.
Enfin, pour beaucoup, il y a l’éloignement de l’église. De la sorte, il est bien impossible que tous nos chrétiens se réunissent dans l’endroit où se trouve le missionnaire. Il y en a même qui ne le voient qu’une fois l’année, tout juste pour faire leurs Pâques. Évidemment, cette longue privation de tout secours religieux ne peut produire qu’un effet désastreux sur leur âme et, ajoutée aux autres conditions de leur existence, elle contribue nécessairement à la diminution de leur foi et à la lassitude de leur constance.
Ces pauvres chrétiens sont donc moins à blâmer qu’à plaindre. Cependant, leur défection est toujours très sensible au cœur du missionnaire. Si petit déjà est le nombre de ceux qui forment son petit troupeau, qu’au moins, pense-t-il, ceux-là devraient rester fidèles ! Et ceci ajoute encore à sa tristesse !…
Mais, le missionnaire, dans son modeste poste, au milieu des quelques chrétiens pour lesquels il se dévoue tout entier, n’a pas que des tristesses il a aussi, Dieu merci ! des consolations, il a aussi des joies.
Parmi ces sujets de joie, il y a avant tout les exemples de courage que lui donnent parfois ses néophytes. Réellement, c’est bien souvent du véritable héroïsme. Témoin la conversion de cet excellent vieillard de Sapporo.
C’était vers 1870, à l’époque de la dernière persécution qui fut exercée contre les chrétiens en ce pays. À cette époque, il était encore un tout jeune homme. Or, un jour, dans une rue de Hakodate, où il se trouvait alors, il aperçut deux hommes enchaînés, qu’entraînait un agent de police. Étonné, il s’arrête et demande à un passant quels étaient ces deux hommes. — « Ce sont des Yaso », lui fut-il répondu : terme méprisant, qui signifie « Jésus », et par lequel les païens désignent encore les chrétiens. — Pourquoi les traite-t-on ainsi ? continue-t-il. — Parce qu’ils ne veulent pas renoncer à leurs croyances pour revenir aux religions du pays. — Mais quoi ! Est-ce que la liberté religieuse n’est pas proclamée en ce pays ? Et où donc enseigne-t-on ces croyances ? — On lui indiqua alors l’endroit où demeurait le missionnaire catholique. — C’est bien, fit-il, je vous remercie. Puis, sur-le-champ, il se rend chez le missionnaire et demande à se faire chrétien. Celui-ci, tout en admirant les excellentes dispositions de son visiteur, lui représenta, qu’en ces temps de haine et de persécution, il allait assurément exposer sa tête. Mais le jeune homme lui répondit avec ce fier courage qui ne s’est jamais démenti depuis : « Auguste Père, une religion pour laquelle on souffre et meurt doit être la véritable ; je veux devenir chrétien, et s’il faut mourir, tant mieux ! » Sans perdre de temps, il se mit, sous la direction du Père, à étudier le catéchisme ; et, après avoir subi patiemment la formation du catéchuménat, il reçut le baptême avec ferveur. Dans la suite, la persécution cessa, et le jeune néophyte n’eut pas l’occasion de souffrir pour sa foi ; mais il s’en dédommagea en attirant d’autres âmes à la vérité, et il y réussit si bien qu’on lui attribue, pour une bonne part, la conversion, à Sapporo, d’une centaine de chrétiens.
À l’heure qu’il est, ce brave vieillard n’est plus. Après avoir vendu plusieurs propriétés qu’il possédait dans le Hokkaido, il quitta la contrée, fit le pèlerinage de toutes les églises catholiques du Japon et se rendit à Formose où il s’éteignit, pieusement, au courant de l’été 1920.
La fermeté des néophytes n’est pas moins consolante. Très souvent, ils font preuve d’une énergie édifiante, soit pour garder leur foi, soit pour pratiquer leurs devoirs.
En relevant ceci, je pense à ce jeune homme qui s’est récemment converti malgré ses parents, fanatiques bouddhistes. À leur insu, il commença d’abord à étudier le catéchisme à Hakodate ; puis, pour ne pas éveiller leurs soupçons, il leur demanda la permission d’aller passer quelque temps à Muroran, disant qu’il voulait y gagner quelque argent. Le véritable motif était sa préparation immédiate au baptême, qu’il reçut en effet avec beaucoup de foi. Alors, dans une lettre écrite de Muroran, il déclara tout à ses parents, et cela, sans ambages. Dans un langage modéré, mais franc et net, qui ne redoute rien, il leur annonçait ce qu’il appelait la plus heureuse des nouvelles, à savoir que, voulant pourvoir au salut de son âme, il avait embrassé la christianisme, la seule véritable religion, à côté de laquelle toutes les autres ne sont qu’erreur ou contrefaçon. À cette nouvelle, terrible explosion de colère dans la famille ; la grand’mère surtout jura par tous ses dieux qu’elle tuerait son petit-fils, s’il osait désormais mettre les pieds dans la maison, et voulut qu’on lui signifiât sur-le-champ sa malédiction. Mais le jeune homme n’a pas fléchi, il a généreusement sacrifié les espoirs certains d’un bel avenir, pour rester fidèle à sa foi. Étant l’aîné de la famille, il en est l’héritier légitime ; mais d’après la sentence paternelle, l’héritage ne lui reviendra que s’il renie la foi chrétienne. Actuellement encore, il vit séparé de tous les siens dans une position qu’il s’est créée à ses risques et périls, donnant le plus simplement du monde un exemple de véritable héroïsme.
La pratique de leurs devoirs religieux donne aussi à nos chrétiens l’occasion de prouver leur fidélité. Surtout pour l’observation du dimanche, la situation est très ennuyeuse en pays infidèle, où l’on ne connaît guère le repos dominical. Assez souvent, à cause de leurs rapports continuels avec les païens, nos chrétiens se voient presque forcés de travailler ce jour-là. Cependant, malgré tout, ils s’ingénient, par tous les moyens, à pratiquer fidèlement leur devoir et à le faire respecter des païens. Il y a tel d’entre eux, par exemple, qui, exposé peut-être plus que les autres à ce sujet, par son métier, trouve toujours un expédient pour ajourner habilement les affaires de ses clients, sans les rebuter, et qui, lorsqu’il s’est vu vraiment forcé de travailler, vient ensuite, pour se punir, remettre dans le tronc de l’église, l’argent qu’il a gagné ce jour-là. Un autre est cordonnier de son métier. Or, le dimanche et les jours de fête d’obligation, il suspend à la porte de son atelier une petite planchette, portant de chaque côté quatre caractères. D’un côté est écrit : Nechi yô kyû gyô, chômage dominical, de l’autre : Hon jitsu kyû gyô ; aujourd’hui chômage. Grâce à cet enseigne, il n’est jamais dérangé et peut accomplir paisiblement son devoir.
Enfin, une autre douce consolation pour le missionnaire, c’est la confiance filiale que placent en lui ses chrétiens, l’attachement sincère et profond qu’ils lui portent tous, adultes comme enfants.
Les adultes sont bien à leur aise avec lui. Ils viennent lui faire part de tout ce qui les concerne : de leurs joies, de leurs peines, de leurs revers ou de leurs ennuis. D’autres fois ils viennent même sans aucun motif, si ce n’est pour causer. Quelques-uns l’avouent avec la plus grande simplicité : Asobijinki maskita, disent-ils, « je suis venu me récréer. » Nos braves gens de la campagne, au Canada, traduiraient ainsi : « Je suis venu faire un p’tit tour. »
Quant aux enfants, la résidence du missionnaire est une autre maison paternelle, qui leur est aussi familière que la leur propre. Le dimanche, les jours de fête, et durant les vacances d’été, tous les jours, ils n’ont pas d’autre lieu d’amusement. Très souvent alors ils assiègent le Père pour avoir des images : Shimpu Samago kudasai, demandent-ils avec leur politesse ordinaire, chez-eux surtout si gracieuse : « Auguste Père, daignez me donner une noble image ! »
Ainsi partagée entre la tristesse et la joie, la vie actuelle du missionnaire au Japon pourrait se caractériser d’un mot : elle est une vie d’espoir.
Cette tristesse que lui causent le spectacle du paganisme, l’impuissance de son apostolat et la faiblesse de quelques chrétiens le fait soupirer ardemment après des jours meilleurs, sinon pour sa consolation personnelle — car il ne les verra probablement jamais — du moins pour la gloire de la sainte Église. D’un autre côté, les joies que lui procurent le courage, la fidélité et la confiance de ses néophytes, lui donne l’assurance que la religion catholique ne se sera pas implantée en vain en ce pays et que, si les peuples chrétiens veulent bien venir à son secours, en lui envoyant des recrues et des aumônes, elle pourra, dans un avenir prochain, y produire, comme ailleurs, des fruits abondants de sanctification et de salut.
UNE CONQUÊTE DE LA VRAIE FOI
Dans une maison japonaise, aux frêles cloisons et aux nattes de chaume doré, un jeune homme, deux femmes et… une barbe, je veux dire un missionnaire.
Cet intérieur est d’une reluisante propreté, d’un décor très simple, et très esthétique à la fois. Les cloisons, pareilles à des praticables de théâtre, représentent, les unes, des arbres rabougris, couverts de givre, d’autres, des oies sauvages pérégrinant à la file, d’autres encore, des maximes en gros caractères chinois, que peu de gens comprennent, mais dont le fin et le délié ont une souplesse et une netteté qui réjouissent l’œil comme une peinture. Dans un coin de l’appartement, une alcôve, où s’élève, dans un plateau, un arbre pygmée, comptant déjà cependant plusieurs années d’existence ; de chaque côté de cet arbre, des fleurs et divers autres objets auxquels s’attachent, sans doute, d’inoubliables souvenirs. Mais l’absence des idoles, ou plutôt la présence de quelques images pieuses appendues aux cloisons indique que cet intérieur est celui d’une famille chrétienne.
De ces deux femmes, l’une est la vieille mère et l’autre, la femme du jeune homme. Cette dernière seule n’est pas encore baptisée ; en outre, elle est affligée à un genou d’un mal étrange, qui la fait extrêmement souffrir. Aussi, c’est à cause de cette jeune femme que cette maison reçoit présentement la visite du missionnaire.
— Ainsi donc, Madame, dit celui-ci à la malade, vous ne pensez pas encore à recevoir le baptême ?
La jeune femme eut un léger sourire, avec une petite moue un peu lasse et sceptique.
— Oh non ! pas encore !
— Mais, enfin, Madame, ne voyez-vous pas combien votre maladie est étrange ? Vous me dites que vous avez consulté tous les médecins et que pas un n’a pu comprendre ce mal ni lui apporter quelque soulagement. Ne serait-ce pas là comme la main de Dieu lui-même qui punit par ce mal votre résistance à la grâce ? Croyez-moi, la maladie est toujours sage conseillère : c’est la voix de Dieu même, voix apparemment dure, terrible même parfois, mais en réalité, voix toute de miséricorde et de tendresse, qui force, par ce moyen, l’âme oublieuse de ses devoirs, à rentrer un peu en elle-même, à regretter ses péchés et à revenir dans la bonne voie. Or, cette bonne voie, cette voie droite, cette seule et unique voie, vous la connaissez déjà : on vous l’a enseignée avec soin et vous vous êtes mise volontiers à l’étudier. Il ne vous reste plus maintenant qu’à élever votre cœur vers Dieu et à le prier avec confiance, pour qu’il vous accorde le bienfait de la foi. C’est le moment de vous convertir. Ne retardez plus. Si vous laissez passer la grâce, qui sait si elle reviendra ?
— Je vous l’avoue, ajouta la malade avec beaucoup de gêne et d’hésitation, je n’ai pas d’excuse à opposer à tout ce que vous me dites : vous avez parfaitement raison. Mais…
— Mais quoi ?
— Je ne me sens pas le courage d’embrasser cette religion.
— Qu’est-ce donc qui vous retient ?
— Je ne sais trop comment expliquer cet état de mon âme. Cependant, puisque vous me poussez à bout, je vous dirai tout : je ne sais si je dois toujours rester en cette maison.
Cette déclaration avait du moins le mérite de la sincérité. Cette jeune femme, en effet, comprenait sans croire : elle croyait de foi humaine, naturelle, mais non de foi surnaturelle ; elle n’avait pas encore la grâce de la foi, et elle n’était pas encore disposée à la recevoir. Quelle était donc la raison de ce retard, sinon peut-être les égarements de la vie passée ?
Nature vive et pétulante, elle joignait aux grâces de la beauté, des manières tout à fait mondaines, un souci extrême de la coquetterie et de la vanité, un orgueil opiniâtre, sous les dehors d’une politesse souriante et obséquieuse. De là son habitude de se tenir tous les jours fardée à l’excès. Toute jeune fille, elle avait, après les années d’école élémentaire, suivi les cours d’une école supérieure. Or c’est là qu’elle avait fait naufrage : ayant rencontré un jeune chrétien, infidèle hélas ! a sa foi et à ses devoirs, elle avait eu avec lui des relations coupables et, sans contracter d’autre forme de mariage, avait uni sa destinée à celle de ce malheureux.
Quelques années plus tard, des parents de la famille parvinrent à faire régulariser ce mariage, et le mari, sans redevenir fervent, reprit du moins la pratique de ses devoirs les plus rigoureux. La femme, de son côté, accéda assez volontiers à l’invitation qu’on lui fit d’apprendre le catéchisme, et, pendant un certain temps, elle reçut, chaque semaine, une leçon, de sorte qu’elle put voir le recueil en son entier, plusieurs fois. Intelligente et bien instruite, elle trouvait, à tout le moins, dans cette étude, une utile distraction. Mais, chose étrange ! cette apparente docilité n’était que de surface ; elle n’obéissait aux désirs de la famille que d’une façon tout extérieure, pour ne pas paraître impolie ; d’autre part, elle étudiait comme par manière d’acquit, sans y mettre ni son âme, ni son cœur. Bien au contraire, au fond elle ne voulait pas devenir chrétienne et entretenait opiniâtrement ses répugnances. Enfin, elle avait presqu’une horreur de la prière et se montrait sur ce point tout à fait insouciante.
D’ailleurs, dans son esprit toujours païen, elle se retranchait derrière des raisons qu’elle croyait dictées par la plus rigoureuse prudence. Elle ne concevait la religion de son mari et de ses parents que comme une tradition de famille, à laquelle doit se conformer la femme qui y entre par le mariage, mais qu’elle peut abandonner, si par hasard elle vient à en sortir. Or cette jeune femme n’avait pas d’enfants ; et au Japon, n’avoir pas d’enfants est une cause de divorce : c’est-à-dire, que, dans ce cas, le mari peut congédier sa femme et la renvoyer chez ses parents. Cette femme se croyait donc, pour ainsi dire, toujours sur le qui vive, et elle s’attendait d’un jour à l’autre à être renvoyée dans sa propre famille. De là, pour une bonne part, ses hésitations et ses répugnances. Ajoutons à cela son orgueil, son esprit mondain et ses désordres, et nous comprendrons comment elle avait des yeux pour ne point voir.
Or, quelques jours après la visite du missionnaire rapportée plus haut, au cours de laquelle cette jeune femme avait exprimé son refus de recevoir le baptême, elle fut prise subitement d’une extinction de voix, si grave qu’elle ne pouvait plus faire entendre aucun son articulé. Cette nouvelle infirmité dura un mois et demi, puis disparut aussi subitement qu’elle s’était déclarée. Cette guérison soudaine était-elle due à de meilleures dispositions chez cette personne ? Cette femme avait-elle pris la résolution de se convertir, au cas où elle recouvrait la voix ? On ne saurait l’affirmer avec certitude. En tout cas, en eut-il été ainsi, la malade ne fit paraître aucun changement et resta dans les mêmes dispositions qu’auparavant.
Cinq mois après environ, le Père reçoit une lettre du mari de cette femme. On lui mandait que celle-ci était dangereusement malade et qu’elle demandait le baptême. Le Père s’y rend aussitôt et trouve en effet la femme complètement changée. Bien que extrêmement souffrante — car cette fois la nouvelle maladie que Dieu ajoutait à l’ancienne allait finalement l’emporter — elle supportait ses douleurs avec une patience admirable ; et les quelques paroles qu’elle prononçait avec peine jaillissaient d’un cœur profondément sincère. Elle n’avait plus, ni cet orgueil, ni cet esprit mondain, ni cette politesse hypocrite d’auparavant. Simple comme un enfant, elle avouait, sans respect humain, que les nombreux péchés de sa vie passée lui avaient mérité ses souffrances présentes, reconnaissant avec une foi vive la miséricorde divine, qui depuis si longtemps la pressait d’une façon si visible de courber son front devant lui ; puis elle demandait avec instance le saint baptême.
Le père était ravi d’admiration et ému jusqu’aux lamies. Jamais jusque-là, il n’avait constaté de si près le travail mystérieux de la grâce ; il en venait même à conclure que le bon Dieu n’a guère besoin du missionnaire pour convertir les âmes, et que le plus que celui-ci puisse faire est de ne pas entraver le travail intime que sa divine grâce opère en elles.
Sans tarder, il entreprit la préparation immédiate au baptême. Cette fois la malade buvait, pour ainsi dire, ses paroles ; et sa foi, à mesure que le prêtre l’instruisait, grandissait visiblement. Cependant, comme elle n’était pas encore à l’extrémité, le Père crut bon de prolonger le plus possible la préparation, afin de l’affermir davantage dans ses saintes dispositions. Or un jour, pendant l’absence du Père, la malade eut une attaque très grave, et on crut qu’elle allait mourir. Alors le mari, que le Père avait prévenu de ce qu’il fallait faire en pareil cas, baptisa lui-même sa femme, qui ressentit subitement du mieux. Le mal cependant allait lentement continuer son œuvre ; mais toujours l’âme de la néophyte devait montrer une patience si angélique et une résignation si touchante qu’on peut dire sans hésiter qu’elle s’éleva réellement à la hauteur d’une sainteté héroïque. À partir de ce moment, elle reçut encore la Confirmation et l’Extrême-Onction ; plusieurs fois elle se purifia de nouveau par le sacrement de Pénitence et se nourrit presque chaque jour du Pain Eucharistique. Enfin, malgré son extrême souffrance, toujours radieuse et souriante jusqu’au bout, elle s’éteignit dans les sentiments de la plus tendre piété.
Dans l’espace de quatre mois environ elle avait parcouru la distance qui sépare les portes de l’enfer des portes du Ciel.
LE DIEU DE NOS AUTELS EN PAYS
DE MISSION
Vous qui vivez en pays catholiques, avez-vous jamais songé au Dieu de nos autels en pays de mission ? Vous qui priez dans ces temples magnifiques, dans ces colosses de pierre, œuvres immortelles par lesquelles l’homme a, pour ainsi dire, prosterné son génie aux pieds du Très-Haut ; vous qui assistez à ces cérémonies incomparables, présidées par ces grandes orgues dont, selon les circonstances, les puissants accords, les déchirants soupirs ou les célestes litanies font palpiter la ferveur du peuple fidèle et la forcent irrésistiblement à se répandre en prières et en saints cantiques ; vous qui voyez les troupes angéliques des premières communions, les heureux élus des ordinations sacerdotales, les sacrifices touchants des professions religieuses, les oblations héroïques de tous les consacrés ; vous qui participez aux théories ondulantes des processions sans fin, au milieu des gazouillis d’oiseaux, accrochés à tous les arbres, et des parfums aromatiques, voltigeant à la brise sur toutes les haies ; vous enfin qui applaudissez au triomphe de Jésus-Hostie au milieu d’une nature abîmée comme vous dans l’adoration et la prière, avez-vous jamais songé, dis-je, à ce même Jésus-Hostie en pays de mission ? Oh ! je vous prie, songez souvent à lui, en ces plages lointaines, songez à lui particulièrement sur ce sol japonais, songez à la solitude qu’il habite, à l’insensibilité qui l’entoure, à l’idolâtrie qui l’insulte.
Ah ! si vous voyez la solitude qu’il habite, le Dieu de nos autels, en la plupart de nos missions japonaises ! Figurez-vous un instant la misérable chapelle qui l’abrite, — là où il y en a une pour lui, — : rien autre chose qu’un bâtiment exigu en bois, au plafond en papier, aux murs en bambous et en terre séchée, au parquet recouvert de nattes de paille. De cela à une petite grange il n’y a donc pas loin ! D’ailleurs la senteur des nattes en donne déjà l’illusion.
Encore si Jésus-Hostie avait nombreuse et constante compagnie en ce réduit ! Mais il y est à peu près toujours seul ! Dans la chapelle règne un silence mélancolique et triste à mourir ! La lampe du sanctuaire, la nuit surtout, y projette indolemment de faibles lueurs, qui permettent à peine de reconnaître le tabernacle et l’autel ; on dirait qu’elle s’y ennuie et voudrait laisser Jésus tout seul ! Le matin, le missionnaire apparaît pour dire la sainte messe, pour laquelle bien souvent il n’a pas de servant. En ce même temps, par la petite porte du fond se glissent quelques ombres : trois ou quatre personnes, qui aiment bien le bon Dieu, celles-là du moins. Tout se passe sans bruit, dans la plus désolante simplicité. Le dimanche, c’est un peu mieux. Il y a plus d’affluence. La chapelle est à moitié pleine, et même pleine, les jours de grande fête par exemple. Et puis, il y a la voix collective des chrétiens qui prient ensemble. Ceci est réellement touchant. Il y a encore beaucoup de communions, vu le petit nombre des chrétiens dans la localité : c’est déjà une consolation. En outre, lorsqu’il y a un baptême, quelques premières communions ou des confirmations, c’est quelque chose d’extraordinaire qui, sans doute, doit faire plaisir à Notre Seigneur. Alors, quand tout est fini, après la bénédiction du Très Saint Sacrement, il reste dans le pauvre réduit des parfums d’encens qui en font lentement le tour et viennent se réunir autour de l’autel. Aussi, j’imagine qu’en ces moments le pauvre Jésus-Hostie doit oublier les senteurs de paille pour songer avec amour à ces élans d’une foi toute neuve, dont il a été l’objet sacré un instant auparavant, et dont maintenant, ces forts parfums d’encens rappellent la pureté et la fraîcheur.
À tout prendre, cependant, c’est encore bien peu de consolations, quand on pense à l’insensibilité du peuple innombrable d’alentour. Pourquoi donc ce peuple est-il aussi insensible à la voix si douce de Jésus, qui appelle toutes ces pauvres âmes du tendre nom de brebis, qui les veut ramener toutes au bercail de sa sainte Église, afin qu’il n’y ait plus qu’un seul troupeau et qu’un seul pasteur ? Ah ! le grand mal de ces âmes, c’est l’ignorance : elles ne connaissent pas Jésus-Hostie. Sans doute, elles ont déjà souvent entendu parler de lui, mais elles ne voient en lui qu’un étranger célèbre, qu’un héros fameux, comme il y en a d’ailleurs une foule dans l’histoire de leur propre pays. Elles savent aussi que ce héros d’Occident est considéré comme un Dieu ; mais, en cela, rien d’extraordinaire non plus, pensent-elles ; leurs héros, à elles aussi, reçoivent les honneurs divins ; dès lors, pourquoi préférer un héros, un dieu étranger aux héros, aux dieux nationaux ? La petite chapelle se dresse bien, il est vrai, sur le bord de la rue de quelques grandes villes. Mais elle est si petite, si pauvre, si misérable, si insignifiante, en un mot, quand on la compare aux pagodes qui font l’orgueil de la nation par leur splendeur et leur richesse. Elle s’appelle bien aussi : « Église catholique », c’est-à-dire qu’elle prétend enseigner une religion qui s’adresse à tous les peuples sans distinction de race, de langue ou de classe. Mais, pensent les pauvres païens, il y en a tant, de nos jours, de sectes religieuses qui prétendent être faites pour tout le monde ; tellement que le vrai problème, semble-t-il, c’est l’embarras du choix. Et leurs pensées en sont là ! Evanuerunt in cogitationibus suis ! (Rom. 8, 21.)
Il y a encore une autre raison ; l’indifférence. Et d’où vient donc cette indifférence pour rechercher la religion ? Autrefois, si l’on en croit l’histoire du premier épanouissement de la foi au Japon, le peuple éprouvait une véritable avidité à s’instruire de la vérité, et en ces temps, la foi catholique faisait des progrès si merveilleux que les missionnaires suffisaient à peine à conférer le saint baptême. Aujourd’hui, on a du goût pour s’instruire de tout, mais pas des vérités de la religion. Toute autre chose, mais pas cela ! Que s’est-il donc passé ? Une des causes, c’est l’absence de toute éducation religieuse. Autrefois, il n’y avait pas d’autres écoles que celles des bonzes, auprès desquels venaient s’instruire les enfants de la noblesse et même ceux du simple peuple. Or, l’enseignement des bonzes était non seulement littéraire, — à ce point que c’est à eux qu’est due l’introduction la conservation de l’écriture en ce pays, — mais il était encore, on le devine, religieux, bien qu’idolâtrique. Aujourd’hui la situation est tout autre : toutes les écoles appartiennent à l’État ; et dans ces écoles, on ne peut parler de religion : l’enseignement doit être affranchi de toute tendance religieuse quelconque. De là le dégoût des élèves pour les vérités de la religion. Et comme ce système dure déjà depuis plusieurs années, de là aussi l’absence de toute éducation religieuse dans les familles dont les parents ont suivi les écoles de l’État. Une autre cause est l’appât des richesses. On le sait, depuis que le Japon est ouvert à l’étranger, il s’est totalement transformé. À l’heure qu’il est, il jouit d’une prospérité matérielle, relative, et beaucoup sont devenus subitement riches. La richesse ! voilà donc le grand appât, le seul but vers lequel ces pauvres païens concentrent toute leur vie. D’où, plus de temps pour s’occuper des choses de l’au-delà. D’ailleurs, d’après eux, y a-t-il bien une autre vie, puisqu’ils n’ont reçu sur ce sujet, aucune éducation religieuse, rien qui puisse, sur ce point, retracer les quelques vestiges de la loi naturelle gravée en leur cœur ! Une troisième raison de l’insensibilité japonaise vis-à-vis de la religion, c’est l’immoralité générale. Ceci n’est ni plus ni moins qu’épouvantable. Il est vrai qu’elle ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier : elle est plusieurs fois séculaire. Seulement, autrefois elle faisait ses ravages surtout parmi les bonzes et les nobles. Aujourd’hui, elle est générale, et, de jour en jour, elle prend des proportions plus effroyables. C’est que la prospérité matérielle vient ajouter son poids énorme à celui déjà considérable de l’hérédité, de sorte que la nation est ainsi entraînée presque fatalement vers le crime et l’enfer. Tant il est vrai que, de la richesse à l’immoralité, il n’y a qu’un pas !
Or comment voulez-vous qu’une âme dépravée soit accessible aux saintes vérités de la religion et du salut ? La foi est un don essentiellement gratuit ; mais Dieu ne l’accorde pas à une âme qui n’est pas disposée à le recevoir. De même, comme à dit Notre Seigneur, qu’on ne met pas du vin nouveau dans des outres vieillies, mais dans des outres neuves et bien propres, ainsi la foi n’entre pas dans une âme, si elle n’y rencontre au moins le repentir sincère des fautes passées et le ferme propos de ne plus pécher à l’avenir. Or, une foule immense de gens ici, même parmi le menu peuple, à plus forte raison parmi les grands et les riches, sont tyrannisés par des habitudes invétérées, trop bien secondées et favorisées, hélas ! par les commodités de l’époque actuelle. Leur esprit souvent admet la raison, la droiture, l’honnêteté, en un mot l’excellence indiscutable de l’enseignement catholique ; mais leur cœur, lui, enchaîné à son boulet d’esclavage, ne se sent pas capable de suivre le dictamen de l’esprit. Ainsi, mille fois plus à plaindre encore que le jeune homme de l’Évangile, qui ne put se résoudre à suivre Jésus, parce qu’il possédait de grands biens, ces pauvres Japonais s’éloignent, parce qu’ils n’osent pas sortir de leur péché. Or, je le demande, qui pourrait s’imaginer l’immense tristesse de Jésus-Hostie, en présence de ces âmes insensibles qui refusent de porter son joug, pourtant si suave et son fardeau pourtant si léger ?
Ce n’est pas tout : songeons encore à l’idolâtrie qui insulte Jésus-Hostie en son divin Tabernacle. Le matin, dès que l’aurore a blanchi l’horizon, annonçant majestueusement l’ascension triomphale du puissant roi du jour ; au moment où une brise légère vient faire frissonner le verdoyant feuillage des arbres, entr’ouvrir la corolle des fleurs chargées de perles de rosée et avertir les oiseaux d’entonner de nouveau leurs chants, en un mot, au moment où toute la nature se réveille pour louer son Créateur, voici qu’arrive jusqu’à la chapelle catholique un son de cloche mélancolique, lugubre, sinistre : ce sont des coups comme ceux d’un glas funèbre, résonnant d’abord à intervalles distants, puis de plus en plus courts, enfin éclatant en tempête confuse et insupportable. Ce son de cloche vient d’une pagode voisine et il annonce que les bonzes vont en ce moment commencer leurs dévotions larmoyantes devant leurs hideuses idoles. C’est ainsi qu’au milieu d’une nature qui prie, l’homme seul, pourtant la plus noble des créatures terrestres, ignore son Créateur et son vrai Dieu.
Le long du jour, du fond de son Tabernacle, Jésus-Hostie entend encore de temps en temps le son du tambour. Ce son vient non-seulement des bonzeries, mais aussi de certaines maisons particulières, où le bonze vient de temps à autre faire des prières pour avoir une aumône ou pour veiller auprès d’un mort. Or, en ces circonstances, il est presque toujours accompagné de son tambour.
Il y a aussi les enterrements bouddhistes et shintoïstes qui sont toujours une insulte pour Notre-Seigneur. Le décor du cortège diffère un peu chez les uns et chez les autres. Les premiers ont beaucoup de fleurs. Les autres pas, ou presque pas. Les bouddhistes ont pour acolytes, ou pour semblable fonction, des bonzesses, dont l’accoutrement fait penser au costume des religieuses catholiques. Les shintoïstes, sans avoir de bonzesses, n’excluent pas cependant les femmes de leurs fonctions rituelles. Les uns et les autres surtout considèrent le défunt qu’ils portent en terre ou au four crématoire, comme un dieu auquel ils rendent des honneurs divins, au préjudice du vrai Dieu.
Mais la plus cruelle injure de toutes pour Jésus-Hostie est sans contredit le spectacle des fêtes païennes dont le bruyant écho parvient jusqu’au temple catholique. Ces pauvres païens qui ne cherchent leur bonheur que sur cette terre, lorsqu’il y a une fête publique — et il y en a souvent — s’y jettent éperdument avec une passion qui ne connaît aucun frein. Alors l’argent ne compte plus et les épargnes recueillies avec peine n’ont pas d’autre destination que le désordre et la débauche. Aussi, on ne peut voir sans amère tristesse à quels épouvantables excès se livrent ces malheureux : ils deviennent comme possédés d’une folie brutale. Pauvres gens !
Oui, pauvres gens ! et pauvre Jésus ! Vraiment, qui pourrait dire combien il souffre en pays de mission ? Lui qui voit tout, entend tout, connaît même le fond des cœurs, comme il doit gémir de la solitude qu’il habite, de l’insensibilité qui l’entoure et de l’idolâtrie qui l’insulte !
Vous donc qui vivez en pays catholiques, songez souvent, je vous prie, au Dieu de nos autels en pays de mission. Vous qui priez dans des temples magnifiques, qui assistez à des rites imposants et à des cérémonies inoubliables, qui enfin coopérez au triomphe de Jésus-Hostie dans les âmes et dans la société, pensez aussi, je vous prie, à la divine tristesse de Jésus en plein paganisme.
Vous, mère chrétienne, qui au jour mille fois béni de la première communion de votre enfant, dans les transports d’une joie qui vous fait pleurer silencieusement, contemplez à travers vos larmes, votre cher petit, là-bas, à la sainte table, au milieu de cette phalange de communiants, toute enveloppée des faisceaux d’une lumière multicolore, que tamisent onctueusement les verrières de l’église ; vous qui, au moment où le prêtre, avec une visible émotion lui-même, met pour la première fois sur la langue du petit la blanche Hostie de l’autel et où l’enfant reçoit son Dieu avec une piété angélique, unissez votre cœur au sien et, disant à Dieu une fervente prière, ne craignez pas de lui consacrer votre enfant, pour qu’il en fasse son prêtre, ah ! je vous prie, pensez aussi, à cette heure, à la cruelle solitude de Jésus en pays infidèle et n’hésitez pas à demander que votre fils soit un jour missionnaire.
Et toi, petit enfant de chœur, à la chevelure bouclée moussant dans un surplis de fine dentelle, vêtu d’une longue soutane rouge comme un petit cardinal, soit que tu verses le vin dans le calice d’or, soit qu’en sonnant la clochette argentine tu prosternes tout un peuple à genoux, soit que tu balances le fumant encensoir et fasses monter vers le ciel des nuages embaumés, devenant ainsi comme l’interprète de la prière de tous, toi aussi, à ces moments solennels surtout, songe un peu à l’insensibilité qui entoure Jésus Hostie en pays infidèle, et, comme l’encens que tu lui offres avec amour pendant que le prêtre trace lentement avec l’ostensoir le signe auguste d’une large bénédiction au-dessus de mille têtes courbées, offre-toi toi-même généreusement à Jésus, pour l’aider à répandre là-bas la foi chrétienne dans les âmes.
Vous enfin, jeunes lévites, élus du sanctuaire, qui, vous consacrant au service de l’autel, en gravissez lentement les degrés, et, dans la prière et l’étude, vous préparez à recevoir l’onction sacerdotale, soit que, dans vos pieuses méditations, vous vous appliquiez à remplir vos cœurs de l’amour de Dieu, afin de le transformer un jour en zèle ardent pour le salut des âmes, ou que vous saisissiez votre esprit des témoignages irréfragables de la vérité et de tous les sublimes secrets de la sainte théologie, n’oubliez pas non plus l’idolâtrie qui insulte encore le Dieu de nos autels en pays de mission. De plus, comme le bon Pasteur, venez courir après les brebis égarées. Oh ! non, ne laissez pas plus longtemps à d’autres la poursuite d’une si noble mission. Si personne de vous ne vient, qui donc viendra ?
DU NORD AU SUD
Il s’agit de la migration que le P. Maurice et moi avons faite l’automne dernier. Nous quittions le glacial Karafuto, pour nous transporter dans le diocèse de Nagasaki, dont les limites s’arrêtent à la tropicale île de Formose. N’est-ce pas le cas de dire : du nord au sud ?
Nous avons fait ce voyage à petites journées. Partis de Sapporo, le 5 novembre, nous n’arrivâmes à Kagoshima que le 28 du même mois. Ainsi, par nos divers arrêts en route, nous avons pu séjourner un peu dans presque tous les diocèses du Japon, y visiter les diverses œuvres catholiques, constater leurs progrès et leur efficacité, enfin étudier, écouter, interroger sur une foule de points. Notre curiosité a donc eu ample aliment.
Le premier arrêt que nous fîmes en sortant de la préfecture de Sapporo, fut celui de Hakodate.
Hakodate, port de mer, est une assez grande ville, dont le site est très pittoresque. Ses habitations forment comme un étroit bandeau, recouvrant le pied d’une haute montagne qui s’élève en arrière et dont le sommet dénudé recèle des forts.
Hakodate compte deux églises catholiques : l’une dans la ville proprement dite, l’autre dans un faubourg appelé Kameda. Il serait plus juste de dire, qu’à l’heure actuelle, il n’existe qu’une église à Hakodate, puisque, au printemps de l’année dernière, celle de la ville de Motomachi, comme on l’appelait, a disparu dans un grand incendie qui a consumé en quelques heures tout un quartier. Mais une autre coïncidence rendit les pertes plus lourdes encore : c’était déjà la troisième fois que ce malheur arrivait. Quelle immense cause de chagrin pour ce pauvre Mgr Berlioz qui trois fois a fait construire cette église et trois fois l’a vue brûler. La dernière fois surtout, il avait tout exprès entrepris un voyage en Europe, pour recueillir des aumônes et s’était rendu jusqu’en Allemagne implorer l’assistance de la charité chrétienne. Or, de tout ceci, il ne reste plus que de misérables ruines. Nous les avons visitées ! Que c’est triste ! Que c’est désolant ! Quelle immense épreuve !
Nous avons visité aussi les deux missionnaires du postes, dont la maison a été rasée aussi au moment de l’incendie. Ils étaient — vraiment, c’est incroyable si on ne l’a vu de ses yeux — dans un vieux hangar délabré, humide, malsain tout à fait, que le feu a épargné je ne sais par quel hasard, et qui sert maintenant à la fois de gîte aux deux missionnaires et de lieu de réunion aux fidèles le dimanche. Dans un coin, derrière un rideau, se trouvait l’autel, que l’on découvrait le matin au moment de la sainte messe. Dans un autre, tables, lits, livres et autres objets qu’on a pu tout de même arracher à la fureur des flammes. Et ces deux pauvres Pères vivaient ainsi dans ce réduit depuis neuf longs mois ! Vraiment c’était pitié à voir !
À côté, se trouvait une école de filles, dirigée par les sœurs de Saint Paul de Chartres, disparue, elle aussi, dans l’incendie, mais maintenant reconstruite sous forme d’un établissement provisoire. Là encore, on a été rudement éprouvé par la main divine ; et si l’on s’est remis à reconstruire, c’est que Dieu a doté le cœur de ses apôtres d’un courage tel, que ni le fer ni le feu n’ont jamais pu le dompter. C’est aussi un peu ce que disait Mgr Berlioz, quelque temps après ce dernier incendie. « L’Église, murmurait-il, avec une sereine résignation où se trahissait malgré tout son intrépide courage, l’Église est une éternelle recommenceuse. »
Oui, l’Église est une éternelle recommenceuse, et lui aussi, le saint évêque, est — autant que peut l’être un mortel — un éternel recommenceur. Précisément, lorsque nous sommes passés à Hakodate, il se trouvait là depuis l’incendie. Il poussait activement les travaux d’une chapelle provisoire et d’une nouvelle maison pour les missionnaires. Comme il n’y avait pas de place convenable pour lui à Motomachi, il prenait ses appartements à Kameda.
La résidence et la petite église de Kameda, on le sait, sont l’œuvre du P. Maurice. Elles portent l’une et l’autre un cachet franciscain si bien marqué, qu’en les visitant, nous franciscains, nous éprouvions malgré nous la douce impression de nous sentir encore un peu chez nous.
La résidence est un petit couvent en miniature. Tout y est franciscain : les petites cellules avec les clenches et les loquets en bois, leurs bénitiers et leurs tables, le réfectoire avec ses bancs fixés aux murs, la cuisine, la bibliothèque, l’armoire de la lingerie, bref ! presque rien qu’on ne trouve aussi dans nos grands couvents.
Que dire surtout de la petite église, de cette belle petite chapelle, dont le style est si pur et si riche à la fois, de cette œuvre dans la construction de laquelle on sent qu’une âme d’artiste a tiré merveilleusement parti des humbles ressources d’une austère économie ; de ce sanctuaire, où la lumière discrète du jour, tamisée par des verrières multicolores, semble respecter elle-même les tons variés que l’art y a si bien assortis. Ici encore, les décorations, les inscriptions, les conformités, les blasons, les statues, etc, tout nous rappelle nos églises franciscaines.
Le jour même de notre arrivée à Hakodate, nous sommes allés à la Trappe de Tôbetsu, ou mieux à Notre-Dame du Phare, comme on dit là-bas. Tôbetsu ou Gshubetsu est un petit village situé de l’autre côté de la baie au fond de laquelle se trouve Hakodate. La distance, à partir de la ville, n’est pas énorme : le trajet se fait en une heure et demie.
Les RR. PP. Trappistes ont là une magnifique propriété. Le terrain comprend la plus grande partie d’un vaste promontoire, avec la moitié d’une montagne qui s’élève en arrière. Sur ce promontoire se dresse fièrement le monastère, que l’on aperçoit de très loin, même de Hakodate, quand le temps est clair. Il y a aussi là une église pour les chrétiens, mais elle est assise dans une forte dépression du terrain, de sorte que, de loin, elle est invisible. C’est dommage ! Car elle est assez belle.
Au delà du monastère et de ses dépendances, dans un bouquet d’arbres, on trouve un petit cimetière, où dorment déjà bon nombre de défunts et où viennent errer pieusement les moines, quand là-bas, la cloche du monastère a fait interrompre un instant le travail pour un moment de prière. Enfin, dans la montagne, au détour d’un joli sentier solitaire surplombant une vallée abrupte, une belle grotte de Lourdes qui, semble-t-il, avait jusque-là, toute prête, attendu l’arrivée des Trappistes en ces lieux.
Enfin, sur ce magnifique promontoire, c’est la vraie solitude des anciens moines, avec ses exercices réguliers de nuit et de jour, son travail consciencieux, sanctifié par la prière, son austère silence et ses pensées d’éternité !…
Les Trappistes sont là depuis vingt-cinq ans. Lorsque nous sommes passés chez eux, ils venaient de célébrer, tout juste une semaine auparavant, le vingt-cinquième anniversaire de leur fondation ; et les chrétiens de l’endroit avaient élevé à cette occasion un monument commémoratif. C’était bien justice. Durant ces vingt-cinq années, les pauvres Pères ont vu de rudes moments. Ils ne se sont établis, surtout ils ne se sont maintenus là, qu’au prix de mille difficultés et épreuves. Maintenant encore, la situation est loin d’être la meilleure. Les Japonais continuent à voir d’un fort mauvais œil ces étrangers, dans lesquels ils redoutent des antagonistes pour leur commerce et leur industrie. De là mille tracasseries, mille injustices, que les Pères ont dû subir, toujours sans mot dire, ne pouvant jamais espérer une honnête réparation.
La question du recrutement n’a pas non plus donné beaucoup de consolations. Plusieurs se sont présentés, il est vrai, plusieurs y ont passé même quelques années, mais, en moyenne, assez peu ont persévéré. Les causes de défection sont diverses, mais l’une des plus fréquentes est le défaut de santé des postulants. Cette vie de solitude et d’austérité serait-elle un fardeau encore trop lourd pour les chrétiens japonais ? En tout cas, il est certain que la rigueur du climat, en cet endroit, est très préjudiciable à la santé des jeunes recrues, venues la plupart du sud du pays. Je m’empresse d’ajouter, cependant, qu’on trouve plus de persévérance chez ceux qui se présentent pour devenir frères convers. Ceux-là, du moins, restent robustes et font par ailleurs d’excellents religieux.
Quant aux Trappistines, — car il y a aussi un monastère de ces religieuses à Hakodate — elles sont sous ce rapport, beaucoup plus favorisées. Sans être dans la ville, leur couvent est cependant moins éloigné que celui des RR. PP. Trappistes. On le trouve sur le flanc d’une vallée, en arrière d’un faubourg appelé Yunogawa. Le site est également bien choisi, il domine tous les alentours et respire la paix d’une complète solitude.
Je disais donc que, au sujet des vocations, les Rdes Mères n’avaient qu’à se féliciter. Elles ont, en effet, beaucoup de recrues qui, en général, persévèrent. Mais il y a quelque chose de plus consolant encore : ces jeunes recrues entrent sans tarder dans les voies de la perfection, deviennent de ferventes religieuses et font la consolation de leurs supérieures. Lorsque nous sommes passés au couvent, l’une d’elles venait de mourir dans les sentiments de la plus tendre piété, si bien que toute la communauté, loin de pleurer sa perte, était dans la joie d’avoir contemplé une mort si douce et si digne des saints, assurée que cette âme si pure était déjà allée au ciel recevoir la digne récompense de ses mérites et de ses vertus.
La question de la subsistance est aussi satisfaisante. Par les produits de son travail, la communauté, d’ailleurs moins nombreuse que celle des Trappistes, parvient assez facilement à se sustenter. Sans doute aussi qu’une communauté de faibles femmes ne semble pas, aux yeux des soupçonneux Japonais, offrir autant de sujets de crainte qu’une communauté d’hommes. De fait, on est moins en butte aux tracasseries à Yunogawa qu’à Tôbetsu.
Nous quittâmes Hakodate le 9 au soir, et le lendemain matin nous étions à Sendai. Parmi les grandes villes du Japon, Sendai est peut-être celle qui garde le plus jalousement son caractère d’ancienneté. Rues étroites, petites maisons à demi-perdues au milieu des saules pleureurs, des sapins, des pins ou des plaqueminiers : cette ville semble décidément se montrer réfractaire à l’invasion du progrès moderne. Il faut faire exception, cependant, au point de vue intellectuel. Sendai est une ville d’étudiants ; elle en compte environ trente mille. Elle possède une grande université très florissante, avec un grand nombre d’écoles de toutes spécialités et de tous degrés. Or, tous ces établissements, surtout l’université, ont une installation tout à fait moderne.
Il y a à Sendai trois paroisses catholiques, dont l’une possède une grande église, pouvant contenir un nombre considérable de chrétiens. Il y a aussi un petit séminaire, qui a déjà fourni au diocèse trois ou quatre prêtres japonais. Enfin, les Sœurs de Saint Paul de Chartres y tiennent, comme à Hokodate et à d’autres endroits, une école supérieure de filles. Plus heureuses que leurs sœurs de Hakodate, les sœurs de Sendai — qui n’ont point, que je sache, essuyé la rude épreuve d’un incendie, — possèdent, un établissement considérable, recevant un bon nombre d’élèves. Inutile d’ajouter que l’éducation qu’on donne dans cette maison, comme dans toutes les écoles catholiques, l’emporte, sans comparaison, sur celles des écoles païennes, où l’on ne donne à vrai dire qu’une instruction intellectuelle plus ou moins saine, et surtout dépourvue de principes solides d’éducation morale.
Il y a une grosse différence de climat entre le Hakkaido et Sendai. Partis de Sapporo à l’époque où l’hiver se faisait déjà pressentir, nous trouvions, quelques jours plus tard, à Sendai une température beaucoup plus clémente, un soleil qui remplissait les maisons d’une chaleur douce et caressante, tandis qu’au dehors il faisait mûrir avec amour la petite mandarine dorée et le savoureux fruit rouge du plaqueminier. À cette époque, beaucoup d’arbres avaient encore leur verdure, et les jardins potagers conservaient des légumes presque dans leur première fraîcheur.
Nous ne sommes restés qu’une journée à Sendai. Le soir même nous reprenions le train qui, le lendemain matin nous déposait à Tokio.
Tôkyô ! l’immense Tôkyô, si vaste, si étendu, dont l’aspect surtout est si complexe, si mélangé d’ancien et de moderne, qu’il est presque impossible d’en définir la physionomie. Tôkyô est peut-être parmi les grandes villes du Japon celle qui, dans son ensemble, offre le moins de satisfaction à l’œil du visiteur. En y entrant et en la parcourant tant soit peu, on est littéralement déconcerté : on s’attendait à entrer dans un monde fabuleux, dans une féerie de kiosques et de pagodes ; on arrive dans une cité qui, tout en tenant de l’ancien et du moderne, n’a le caractère tranché ni de l’ancien ni du moderne. Si, dans certaines régions de la ville, le modernisme européen dessine ses géométries les plus banales et les plus mesquines, presque partout c’est l’immense agglomération de maisonnettes en bois, la plupart sans étage et sans rien qui frappe le regard, sinon le barbouillage de leurs réclames commerciales. M. Ludovic Naudeau ne se trompait pas quand il disait de Tôkyô : « C’est un monde de jolies cabanes qui semblent avoir été faites par des ébénistes plutôt que par des charpentiers ; c’est un fouillis paré d’arbres, de jardinets, de gentils parcs et de canaux ; c’est une trop immense agglomération de demeures très petites : un Londres de huttes. »
À Tôkyô, nous avons visité plusieurs monuments remarquables du bouddhisme : le Higastu Hongwanji, le plus vaste édifice religieux de la ville, au porche immense, au toit massif, orné de lions ; le grand sanctuaire de la Kwannon d’Asakensa, la déesse de la miséricorde, où la foule circule continuellement sous une nuée de pigeons apprivoisés, qui viennent vous manger dans la main des grains vendus à cet effet, aux abords du temple même. Nous avons visité aussi le parc Ueno avec ses frondaisons épaisses, ses sanctuaires, son musée impérial et son étang de Shinobazu, l’aquatique jardin de lotus où, sur un îlot, s’élève le temple de Benten. Au parc de Shiba, nous avons vu les tombes des Shoguns Tokugawa, avec leurs hautes lanternes de pierre et de bronze, rangées à la file comme des sentinelles ; nous y avons admiré aussi les arabesques et les laques d’or du temple Sôzôji, entendu même la psalmodie larmoyante d’une chorale de bonzes, répétant continuellement, avec la même prostration, la même formule : Namu Amida butsu (Je vous adore, ô éternel Bouddha !).
À Tôkyô, il y a six églises, une université et plusieurs écoles catholiques. Parmi ces dernières, la plus remarquable est sans contredit le Gyôsei gakkô, l’école de l’Étoile du Matin, dirigée par les Frères Marianites. La solide instruction et l’éducation exceptionnelle qui se donnent dans cette école sont si bien reconnues partout, que, parmi les élèves qui la fréquentent, on compte un bon nombre de fils de noblesse. D’ailleurs, l’œuvre n’en est pas à ses premiers succès : de cette école sont sortis des personnages distingués qui occupent, aujourd’hui, des positions éminentes dans la société. Aussi, faut-il dire que cette école donne au catholicisme un prestige considérable à Tôkyô et même un peu par tout le Japon.
Grâces à Dieu, et à l’initiative d’un clergé très éclairé et plein de zèle, l’Église catholique gagne tous les jours en prestige au Japon et à Tôkyô surtout. Plusieurs, parmi les plus clairvoyants de la classe dirigeante, qu’avait d’abord séduits le protestantisme, commencent à s’apercevoir que celui-ci n’est qu’un leurre, qu’un tâtonneur de ténèbres ; qu’il n’a de consistance ni dans sa doctrine ni dans sa direction morale, que partant il n’est pas en demeure de mener à bonne fin l’éducation de l’individu, encore moins de la société. Bien plus, il semble qu’on est bien près de le dénoncer tel qu’il est, c’est-à-dire comme le destructeur de tout esprit d’autorité, le fomentateur d’idées subversives, la sentine de toutes les séditions et de toutes les révoltes. La religion catholique, au contraire, leur apparaît entre toutes comme la plus sérieuse, la plus solide et la plus efficace pour l’éducation sociale. Ce n’est pas à dire que tous ceux qui pensent ainsi se décident à se convertir : d’autres motifs, hélas ! paralysent leur courage. Tout de même, en ces derniers temps, plusieurs conversions se sont faites parmi les gens de la classe élevée et de la noblesse. L’an dernier, une jeune personne vint à Biwazaki, chez les Franciscaines, se présentant comme une chrétienne de Tôkyô et demandant à faire une retraite. La permission fut accordée ; et durant huit jours, la jeune fille donna les marques d’une piété admirable qui édifia grandement la communauté. À la fin de sa retraite, la jeune personne, au moment de prendre congé, laissa sa carte, sur laquelle les religieuses purent lire, à leur grand étonnement, ces mots : « Princesse Tokugawa ».
Dans le district de l’Église d’Azabu (quartier de Tôkyô), les conversions sont tout particulièrement nombreuses. Dernièrement, un bon nombre d’étudiants de l’université Keiô se mirent consciencieusement à étudier la religion catholique, et, après une persévérance sérieuse, furent admis au baptême. Aujourd’hui, ils font l’admiration de tous, non seulement par leur ferveur, mais aussi par leur zèle à propager autour d’eux la foi à laquelle ils ont si docilement obéi eux-mêmes.
En quittant Tôkyô, nous sommes allés passer le dimanche (13 nov.) à Yokohama, où nous avons entendu la messe paroissiale dans l’église des étrangers. Il y a, en effet, à Yokohama, outre une église pour les Japonais, une église pour les étrangers, assez nombreux en cette ville. Dans cette église, le saint ministère s’exerce en français et en anglais. La majorité des paroissiens, cependant, est de langue anglaise ; de sorte que, même les dimanches où le sermon se donne en français, on chante des cantiques en anglais.
Dans l’après-midi, nous sommes allés à Kamakura, tout près de Yokohama, y voir quelques monuments du paganisme, surtout le Daibutsu et la statue de Kwannon. Le Daibutsu est une statue colossale de bronze, représentant Bouddha assis dans la pose de la méditation bouddhiste. Le Kwannon est aussi une énorme statue, d’un seul tronc de camphrier, paraît-il, atteignant la hauteur d’une vingtaine de pieds, avec dix à douze, de circonférence. Nous avons visité aussi, à Kamakura, le grand temple shintoïste de Hachiman, le dieu de la guerre. Ce temple est très vaste, très riche et rempli de vieux souvenirs, tels que casques, sabres, armures, etc. : reliques des temps féodaux. C’est là qu’on peut voir combien le Japonais est né guerrier, et jusqu’à quel point il est fier des épiques prouesses des anciens samuraï.
Le lendemain, nous quittions Yokohama pour Kyôto. À peine étions-nous sortis de la ville, que nous arrivâmes en vue du mont Fuji, l’orgueil des Japonais. De fait, le Fuji est un mont superbe : sa forme est celle d’une cuvette renversée, mais sa base est d’une étendue immense, si bien que, du train, qui la contourne au pied, on voit le volcan durant une longue heure. Le sommet est couvert de glaciers éternels et perce les nuages, qui y restent accrochés, semblables à ces blancs flocons de laine qu’une brebis, dans sa fuite précipitée, laisse parfois aux épines d’un buisson.
Au delà du Fuji, le paysage est à peu près toujours le même : une campagne toute cultivée, coupée très souvent de montagnes, comme c’est le cas dans tout le Japon, campagne apparemment fertile, jalonnée, encore à l’époque de notre passage, de petites meules de riz moissonné, dont l’aspect d’ensemble nous donne presque l’illusion d’une armée rangée en bataille. Sur le parcours de la route, les villages sont assez rapprochés les uns des autres. D’ordinaire ils sont assez coquets : petites maisons sans étage, avec un toit de tuiles et des murs crépis de plâtre ou de mortier ; ou bien petites huttes de chaume assez proprettes, qui témoignent d’une certaine aisance. Dans un pays de montagnes et de vallées comme celui-ci, les tunnels et les ponts de chemin de fer sont très nombreux. Les rivières, cependant, sont si peu profondes qu’elles coulent presque à fleur de terre ; aussi, au moment des grosses pluies du printemps, le débordement de leurs eaux cause-t-il souvent de grands dommages dans les champs, et cela, malgré les digues qui, en maints endroits, ont été construites pour les encaisser.
Nous passons à Nagoya, la cinquième ville du Japon, pour la population (430 000 habitants). Il y a en cette ville un ancien château des temps féodaux, dont le faîte est orné de deux énormes poissons en or massif, qui font une partie de sa célébrité. Hélas ! du chemin de fer nous n’avons pas pu apercevoir ce fameux château : bien qu’il ne fût que cinq heures du soir, à peu près, il faisait presque noir ; c’est tout juste si nous avons pu avoir une idée distincte de l’ensemble de la ville.
Après cela, ce fut fini. Pour réjouir notre vue de beaux paysages, il fallut attendre jusqu’à notre arrivée à Kyôto.
En touchant Kyôto, nous nous trouvions en plein diocèse d’Osaka. Kyôto, à la différence de Tôkyô, possède un caractère unique et bien déterminé. Ancienne capitale du pays, pendant des siècles, et, aujourd’hui encore, tombeau des empereurs, c’est la plus belle relique du vieux Japon ; par le nombre de ses temples bouddhistes (891) et shintoïstes (218), par la richesse de ses bonzeries et l’éclat de ses cérémonies religieuses, c’est le sanctuaire de l’idolâtrie ; enfin, par la douceur et la poésie de ses paysages : ses pruniers et ses cerisiers en fleurs au printemps, ses frais feuillages à l’été, ses tons mi-violacés de feuilles d’érables et ses sereins clairs de lune à l’automne, ses légers et rares flocons de neige en hiver, c’est tout le gracieux Japon en miniature.
Nous avons consacré une journée entière à visiter Kyôto. Parmi les endroits les plus remarquables de cette ville, outre le palais impérial, dont l’entrée est interdite aux visiteurs, il y a la place de Gion, où se célèbre en juillet, (du 17 au 24,) la fameuse fête appelée « Gion matsuri », attrayante surtout par sa bruyante procession traditionnelle, et aussi le parc de Maruyama, contigu à la ville et s’adossant à la montagne qui la borde. Dans ce parc, outre les arbres aux formes capricieuses et aux riantes frondaisons, outre les petites montagnes et les petits lacs ou ruisseaux construits ou creusés là à dessein, suivant un plan déterminé, on admire un cerisier, vieux, paraît-il, de deux cents ans, et un sapin, dont la ramure est disposée en forme de parapluie ouvert. Les temples les plus dignes de mention sont le Higashi Hongwanji, dont la façade a 210 pieds de largeur ; le Nishi Hongwanji, remarquable pour son ancienneté (300 ans) et pour sa perfection architecturale ; le Yiyomizudera, bâti sur pilotis, contre le flanc de la montagne et contenant une statue de la déesse Kwammon, à onze faces et à mille mains ; le Sanjûsangendô, un des plus anciens monuments de Kyôto, où l’on peut voir une collection de 1 001 statues de la déesse Kwammon ; enfin les deux kiosques, le Kinkakuji (kiosque d’or) et le Ginkakuji (kiosque d’argent), ainsi appelés, parce que, autrefois, paraît-il, leurs parois étaient respectivement recouvertes d’or et d’argent.
Il y a aussi à Kyôto une assez grande église catholique. Malgré sa réelle beauté, elle apparaît cependant bien modeste, j’allais dire presque misérable, quand on la compare à la magnificence et à la richesse des temples païens qui l’éclipsent. Hélas ! la pauvreté actuelle des missionnaires ne permet pas de penser, un seul moment, à donner aux églises du vrai Dieu, un peu de la majesté et de la splendeur que les païens ont prodiguées aux temples de leurs idoles.
Le 16 novembre au matin nous prenions le train pour Nara. Sur la route, cette fois, beaucoup plus de variété dans les produits des champs. Outre les rizières, indispensables au Japon, de magnifiques plantations de thé et de mûriers. Le thé est, en effet, très cultivé aux environs de Kyôto. De même, l’élevage des vers à soie, pour lequel on cultive les mûriers, est très prospère. En outre des orangers et surtout des plaqueminiers qui, complètement dépouillés de feuilles à cette époque, portent seuls au bout de leurs branches leurs beaux fruits mûrs.
Nara fut aussi dans les âges anciens la capitale du Japon. Depuis cette époque reculée, elle a beaucoup diminué d’importance ; aujourd’hui, elle ne compte plus qu’une population de 40 000 habitants. Mais elle conserve religieusement ses vieux souvenirs. L’un des plus curieux est un parc immense tout planté d’arbres, où vivent en liberté complète des biches apprivoisées. Dès qu’un visiteur apparaît dans ce parc, quelques-unes de ces biches, qui sont là errantes par centaines, s’approchent aussitôt de lui pour avoir des biscuits, que vendent à cet effet de petits marchands installés de place en place dans le parc. Ce sont des biches sacrées. Autrefois, quiconque en tuait une était puni de mort. Au fond du parc, il y a plusieurs temples. Particularité assez curieuse : dans les galeries d’un de ces temples, lorsqu’on y passe, les madriers non cloués du plancher, en se frottant les uns contre les autres, rendent un son qui rappelle exactement celui du rossignol japonais. C’est là aussi que l’on voit un très long câble, fabriqué avec des cheveux de femme, offerts en ex-voto par les générations passées.
Le plus fameux monument de Nara est son colossal Daibutsu de bronze. C’est aussi une statue assise, comme celle de Komakura, sur une fleur de lotus. Mais les dimensions en sont encore plus grandes. Hauteur totale : 50 ½ pieds ; longueur des paupières : 3 ½ pieds, des yeux : 2 pieds, de la bouche : 5 ¾ pieds, des oreilles : 8 ¾ pieds : hauteur du nez : 1 ½ pied. Longueur de la paume de la main : 6½ pieds, sa largeur : 6¾ pieds, longueur du doigt majeur : 8¾ pieds. Le Daibutsu de Nara, à la différence de celui du Kamakura, n’est pas en plein air : il est abrité sous un temple dont le faîte atteint une hauteur de 153½ pieds. L’édifice, presque carré, mesure en façade 200 pieds et 168 sur les côtés. C’est un monument remarquable, l’orgueil de Nara et de tout le Japon.
Nara est donc, ainsi que Kyoto, un des châteaux-forts du bouddhisme. Là aussi, par conséquent, le progrès du catholicisme est assez lent. Il n’y a pas d’église, à proprement parler, mais une chapelle temporaire, desservie par un prêtre japonais, et une soixantaine de chrétiens seulement.
De Nara nous nous dirigeâmes vers Osaka, puis vers Kobe. Ces deux villes sont les deux plus grands centres industriels et commerciaux du Japon. C’est là que le progrès moderne s’est le mieux implanté. Quand on passe dans certains de leurs quartiers, on a tout a fait l’illusion de traverser une ville d’Amérique.
À Osaka, il y a quatre paroisses catholiques avec deux grandes églises et deux chapelles provisoires. À Kôbe, deux églises seulement dont l’une est surtout fréquentée par les étrangers, assez nombreux dans cette ville. À Osaka, il y a une école de commerce dirigée par les Marianites et deux communautés de religieuses enseignantes : les Sœurs de l’Enfant-Jésus de Chauffailles et les Sœurs de Nevers. Les premières y possèdent une grande école avec un orphelinat. Elles ont aussi deux maisons à Kôbe. Les Sœurs de Nevers sont récemment arrivées au Japon et se préparent à ouvrir bientôt une école de filles.
Le 18 au matin, nous nous sommes remis en route, cette fois directement pour Nagasaki ; nous y arrivâmes le samedi matin, 19, après un trajet d’une journée et d’une nuit.
Le Kyûshû, comme toutes les îles du Japon, est très montagneux. Dans les environs de Nagasaki surtout on ne voit presque pas d’endroits plats. Aussi c’est vraiment pitié de voir combien les habitants se donnent de travail, pour construire leurs rizières dans une telle contrée. Au lieu de vastes champs nivelés et coupés régulièrement par des fossés d’irrigation, on n’aperçoit plus que de petits bassins, aux formes capricieuses, disposés en gradins contre le flanc d’une montagne ou dans le lit d’une vallée. On comprend que dans de telles conditions la culture du riz soit insuffisante, pour nourrir la population de l’endroit. Aussi, cultive-t-on d’autres céréales et d’autres légumes en grande quantité. La patate douce surtout est très répandue. Bien des gens ne vivent guère que de ce légume.
La ville de Nagasaki est tellement échelonnée contre le flanc escarpé de la montagne qui la domine et l’enserre qu’elle semble lutter avec elle, pour n’être pas jetée à la mer. De fait, pour l’agrandir, on a dû remplir une bonne partie de la baie au fond de laquelle est située la ville.
On le sait, Nagasaki est le grand centre chrétien du Japon. Toutefois, ce n’est pas tant la ville elle-même que le village d’Urakami, récemment annexé à la ville, qui recèle ces chrétiens. On y compte trois grandes églises et une chapelle provisoire. La plus mémorable est celle dite de la Découverte. C’est dans cette église, en effet, que, en 1865, M. Petit-Jean, plus tard évêque de Nagasaki, reçut de plusieurs personnes, venues pour visiter l’église, l’aveu qu’elles-mêmes étaient catholiques et qu’un grand nombre d’autres l’étaient aussi à Urakami et en d’autres endroits.
Urakami est aujourd’hui une paroisse de 7 000 chrétiens et possède une magnifique église, la plus grande de tout le Japon. Pour la commodité des fidèles, le dimanche et les jours de fête on y dit trois messes à des heures distinctes. M’étant trouvé là un dimanche, j’ai eu le bonheur d’y dire la sainte messe, à l’heure où d’ordinaire l’assistance est la plus considérable. De fait, 3 000 personnes, à peu près, se pressaient dans la nef. Quel spectacle touchant, et qui ne se voit au Japon, en nul autre endroit, peut-on dire ! Quelle puissance dans la récitation des prières, faites à haute voix ! Dans cette église, il n’a, pour s’asseoir, ni banc ni chaise ni même de nattes. Le célébrant ne peut suffire à donner seul la sainte communion : pour ne pas retarder la fin de la messe, il faut qu’il soit aidé par d’autres prêtres.
Dans l’après-midi, à la bénédiction du T. S. Sacrement, la foule est encore nombreuse. Avant l’heure marquée, on peut voir dans les sentiers de la montagne, de tous côtés, des petits groupes qui s’acheminent religieusement vers l’église, et à mesure qu’ils s’approchent, les avenues regorgent de pieux pèlerins. Le chant à l’église est exécuté avec puissance et entrain. Mais hélas ! si au lieu de ce misérable harmonium, placé dans un des bas-côtés, d’où ne part qu’un faible son, aussitôt couvert par le chant de la foule, on avait un grand orgue, digne d’une si grande église ! Ah ! c’est en entendant le son de ce faible instrument que se dissipe l’illusion, conçue un moment, d’être en pays chrétien, et que l’on gémit douloureusement du manque de ressources, pour rendre à Dieu, aussi en terre païenne, un culte et un hommage digne de lui !
À Nagasaki nous trouverons encore les Marianites. Ils y ont deux établissements : un grand lycée, qui affirme, comme partout ailleurs, leur réputation d’éducateurs inimitables ; et une maison de formation pour les jeunes recrues japonaises qui désirent se vouer à l’enseignement. Les Sœurs de l’Enfant-Jésus de Chauffailles y ont aussi deux maisons, dont l’une est dans la paroisse d’Urakami. De plus, à Urakami, nous trouvons une communauté de vierges japonaises, qui se consacrent à l’enseignement du catéchisme aux enfants. Leur demeure est à une petite distance de la grande église, sous le frais ombrage d’un bouquet d’arbres accrochés au flanc de la montagne. Outre leur résidence, elles ont une petite chapelle, où on vient leur dire la sainte messe une fois la semaine. À quelques pas de là, il y a une maison maternelle, où quelques-unes de ces vierges s’occupent à la garde des enfants.
Parmi les monuments païens que nous avons visités à Nagasaki, je mentionne deux temples bâtis en haine du christianisme, sur l’emplacement même, l’un, de l’ancienne église principale de la ville, l’autre, du scolasticat des Jésuites. Mais l’endroit le plus mémorable est celui de l’exécution des vingt-six premiers martyrs japonais. Bien que ce terrain, qui est une magnifique colline, appartienne à un païen, on n’a jamais osé rien construire dessus ; l’emplacement est resté désert : on dirait qu’on a horreur de ce lieu. Le possesseur à maintes fois offert aux missionnaires de le leur vendre ; mais, n’ignorant pas non plus que ces derniers tiennent énormément à posséder cette terre de si précieux souvenirs, il demande un prix exorbitant, tout à fait incompatible avec la pénurie des ressources présentes.
Durant notre séjour à Nagasaki, nous eûmes l’occasion, tout à fait inattendue, d’entendre une conférence du commandant Yamamoto, la gloire du catholicisme au japon, à l’époque actuelle. Ce digne chrétien, comme l’on sait, a accompagné l’an dernier le prince impérial dans son voyage à travers l’Europe. À titre d’aide de camp et d’interprète, il n’a pas quitté un seul moment le prince. Or, de retour au Japon, il fut désigné pour faire une tournée dans le sud du pays, et y raconter le voyage du prince. N’écoutant que sa foi et son zèle, le commandant accepta cet ordre avec un plaisir extrême, et saisit avidement cette occasion de faire connaître au Japon la puissance du catholicisme à l’étranger. Inutile de dire que, dans les villes où se trouve un milieu catholique, il fut invité à parler aussi aux chrétiens. On ne serait pas loin de la vérité, en ajoutant que le nombre de ses conférences imprévues au programme a dépassé celui de ses conférences officielles. En tout cas, en maints endroits, il a donné, en une seule journée, jusqu’à quatre ou cinq conférences d’une ou deux heures chacune.
Je n’ai pas l’intention de résumer ici ce que le commandant nous a dit ; je note seulement que l’impression produite a dépassé notre attente. Par l’arrangement de son discours, par la vivacité et la chaleur de sa parole, l’orateur nous est apparu comme un chrétien tout d’une pièce, fier de sa foi, heureux de la voir briller et triompher à travers le monde, extrêmement attaché au Souverain Pontife, ayant pour Sa Sainteté une vénération qui tient presque du culte, enfin, prêt à tout entreprendre pour faire aussi triompher notre sainte religion en son pays. Dans des conversations avec lui, — et qu’il sait tenir en un français impeccable, — nous avons pu admirer encore sa piété simple et droite, apprécier surtout les glorieux sacrifices devant lesquels il ne recule pas pour sauvegarder sa foi, dans la position officielle où il se trouve. À ce propos, il nous a confié que, quelques jours auparavant, des autorités militaires lui avaient dit ceci : « On parle de vous confier le commandement d’un bateau, mais il est probable qu’il n’en sera rien, parce que vous n’allez pas adorer les ancêtres aux Miya. » — « Messieurs, répondit M. Yamamoto, je vois que vous connaissez mes convictions religieuses et je m’en réjouis ; mais sachez aussi que je ne redoute aucunement les conséquences fâcheuses que ces convictions peuvent m’attirer, pour les avoir fidèlement gardées. » Une réponse aussi ferme est bien loin, certes, de lui donner l’espoir d’une promotion à l’amirauté ; ce que lui procurerait sans peine la simple promesse de visiter les Miya, même pour la forme. Heureusement, M. Yamamoto possède une foi qui ne sait pas se courber devant l’erreur, dût-il, pour cela, renoncer à tous les honneurs de monde. N’est-ce pas là du vrai et pur héroïsme ?
Nous profitâmes enfin de notre séjour à Nagasaki pour aller visiter deux des chrétientés qui se trouvent à l’entrée de la baie, soit sur les îles, soit sur la côte, et qui, elles aussi, ont conservé leur foi d’âge en âge, malgré les persécutions. Elles possèdent à peu près toutes une grande église, qui est le plus beau monument de l’endroit. Aussi, en sortant de la baie, en bateau, on a sous les yeux des panoramas qui nous rappellent tout à fait des paysages contemplés à loisir au Canada, sur les bords du Saint-Laurent. Ici, par exemple, c’est tout à fait Saint Jean des Chaillons ; là, si c’était un peu plus grand, on se croirait à Sainte Anne de la Pérade ; plus loin, cette église fièrement postée sur ce cap, c’est Sillery, il n’y a pas de doute. Ah ! que c’est beau un village, avec une église ! Cette flèche, qui domine et sans cesse montre le ciel, change du coup l’aspect. Tout y est moins terre à terre, semble-t-il, tout y respire la paix, la joie, une joie sereine et pure, un avant-goût d’éternité !…
Les deux postes que nous avons visités s’appellent Kurosaki et Shitsu. Ils sont voisins l’un de l’autre, situés de chaque côté d’un gros cap, appelé « cap noir », Kurosaki, nom qui a passé à l’un de ces deux villages. Ils possèdent, chacun, une assez grande église que l’on voit très bien du bateau ; leurs maisons sont entassées dans un enfoncement où la montagne, se trouvant en recul, procure une solitude et une tranquillité parfaite. Aujourd’hui, une route qui vient de Nagasaki atteint ces deux villages. Autrefois, on ne pouvait y accéder que par la mer. On comprend ainsi, comment ces chrétiens ont pu, dans une retraite si sûre, échapper aux recherches de la police. À peu près tous les habitants de ces deux villages sont chrétiens, mais hélas ! ils ne sont pas tous catholiques romains. Il y a parmi eux ceux qu’on appelle « les séparés », c’est-à-dire ceux qui, à la réapparition des missionnaires, n’ont pas voulu les reconnaître pour des vrais envoyés du Pape. Les anciens missionnaires, en quittant à regret le Japon, avaient fait à leurs chrétiens une solennelle promesse. Ils leur avaient dit ceci : « Quand vous verrez paraître à la pointe du rocher Kurosaki un vaisseau noir, sachez que l’heure aura sonné, à laquelle vous pourrez entendre de nouveau le Kristan no oshie, l’enseignement du Christ. » Or ces braves chrétiens transmettaient religieusement cette promesse, avec leur foi, à leurs descendants. Et quel soin, quel zèle dans cette tradition du dépôt sacré ! Le soir, quand les ombres du crépuscule se confondaient avec les teintes noires de la montagne, à la porte de certaines maisons de réunion, des veilleurs entraient en faction et se tenaient prêts à donner l’alarme, au cas où des espions pourraient se présenter. Pendant ce temps, à l’intérieur, on préparait un petit festin ; mais ce n’était qu’un prétexte, l’occupation véritable était tout autre : on enseignait les prières aux enfants et on faisait une classe de catéchisme.
Or, un jour le « vaisseau noir » parut à la pointe du rocher, et bientôt fut enseigné le Kristan no oshie. La plupart des vieux chrétiens, exultant de joie, se mirent, comme leurs pères, à prier et à chanter à haute voix les enseignements divins de leur foi. Mais hélas ! un certain nombre d’entre eux, habitués pendant deux siècles à redouter des persécuteurs, redoutèrent aussi les nouveaux venus : par quel mystère, Dieu le sait ! Malheureusement ils les redoutent encore. Mais ce qui est le plus triste, c’est que depuis l’arrivée du « vaisseau noir », les « séparés » n’ont plus le même zèle qu’autrefois pour transmettre leur foi ; au contraire, ils inclinent de plus en plus vers les superstitions du bouddhisme. Auraient-ils donc abusé de la grâce, et Dieu les aurait-il laissés à leur endurcissement ? Cette pensée est la continuelle angoisse des missionnaires !…
En tout, nous avons passé près d’une semaine à Nagasaki. Arrivés le samedi, 19, nous en partions le vendredi suivant, 23, pour atteindre le jour même Biwasaki, qui devait être notre dernier arrêt avant Kagoshima.
Biwasaki n’est qu’un faubourg, ou même, si l’on veut, un simple village, situé tout près de Kumamoto, ville préfecturale. C’est là que se trouvent, dans un joli bouquet d’arbres, à une certaine distance des autres maisons, la léproserie et la communauté des Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie. C’est là que nous avons été hospitalisés le samedi et le dimanche suivant. La communauté des religieuses compte quatre Canadiennes françaises qui sont au Japon déjà depuis plusieurs années.
Durant ce nouveau séjour, nous avons fait encore des visites ; et tout d’abord, cela va sans dire, nous avons vu la léproserie. Ah ! quelle affreuse maladie que la lèpre ! Ces pauvres malades sont littéralement rongés tout vivants par ce mal implacable qui gagne chaque jour. Ces pauvres gens n’offrent aux regards que des membres tronqués, échancrés, pantelants, des plaies horribles qu’on ne peut voir sans frémir. Cela fait pitié !
D’un autre côté, au moins pour ces lépreux de Biwasaki, cette maladie est un grand sujet de consolation. La plupart d’entre eux, en effet, doivent leur conversion à cette affreuse maladie. De fait, ce mal ne laissant aucun espoir de guérison, une fois atteint, le patient doit coûte que coûte se résigner à attendre la mort dans un délai plus ou moins long. Aussi, quel n’est pas le désespoir de ces pauvres lépreux, qui, n’ayant pas de croyances religieuses, ne peuvent trouver ici-bas de consolation suffisante pour apaiser leur angoisse ! Au contraire, ceux que la divine Providence conduit à la léproserie catholique saisissent avidement cette consolation mystérieusement forte, que procure notre sainte religion. Tous les lépreux qui meurent à l’hôpital se convertissent, au moins à l’article de la mort. Et l’hôpital ne désemplit pas : toujours des nouveaux remplacent ceux que la mort emporte. L’œuvre obtient un plein succès. La réputation de l’hôpital dépasse celle des deux autres léproseries, plus considérables et mieux installées, qu’il y a à Kumamoto : l’une païenne, l’autre protestante. On n’ignore pas, en effet, dans les environs, que la commisération, la tendresse, la patience, le dévouement portés jusqu’à l’héroïsme ne se trouvent qu’au petit hôpital de Biwasaki.
Près de Biwasaki se trouve un grand temple que l’on pourrait appeler le temple des lépreux. C’est là que ces malheureux viennent implorer leur guérison au pied de leurs vaines idoles et demander l’aumône aux pèlerins ou visiteurs du temple. Ils sont là assis sur le bord du chemin, montrant leurs membres gangrenés et pourrissants, suppliant les passants de leur donner de quoi vivre. Ce temple, hélas ! est un lieu d’affreuse corruption : ces lépreux, hommes et femmes, qui séjournent aux alentours dans la plus licencieuse promiscuité, croupissent dans l’immoralité et le vice. Leurs âmes sont encore bien plus gangrenées que leurs corps.
Kumamoto possède une chapelle provisoire avec un missionnaire résidant. Non loin de là aussi, il y a une école de filles dirigée et soutenue par les religieuses de l’Enfant-Jésus de Chauffailles. À l’époque de notre passage, une partie des établissements était en réparation, à cause des dégâts causés par les fourmis blanches. Ces fourmis sont la grande calamité du Kyûshû : elles minent radicalement les constructions en bois et en préparent petit à petit l’écroulement total. Pour éviter de pareils malheurs, il faut construire avec des précautions infinies, et surtout exercer une continuelle surveillance sur certaines parties de la maison, par exemple, les fondations et le toit, particulièrement exposés à leur action destructive.
Le lundi matin, 28, nous nous remettions en route, et cette fois, directement pour Kagoshima. Durant ce dernier trajet, qui dura encore plusieurs heures, rien de bien spécial à signaler, sinon les hautes montagnes du centre de l’île qui ferment l’entrée du Satsuma. En effet, le chemin de fer, qui s’engage dans ces montagnes, a une montée très ardue. À un endroit, la voie fait un cercle et permet à la locomotive de traîner moins péniblement sa lourde charge. Parvenu au sommet de ces montagnes, on se croirait transporté de nouveau presque au nord du pays. La température est tout à fait différente de celle que l’on a laissée au pied. On y sent le froid, et en hiver, il y tombe assez souvent de la neige.
Ces montagnes franchies, c’est la descente sur une pente assez douce vers Kagoshima. On arrive par le côté est, en longeant assez longtemps le fond de la grande baie ; sur le côté occidental, se cache la ville. C’est dans le fond de cette baie que s’élève le Sakurajima, l’île-volcan devenue presqu’île depuis l’éruption de 1914, qui a fermé complètement, par une digue de laves, le passage du côté de l’est.
Avant d’atteindre la ville, le train passe devant la somptueuse demeure des Shimaru, les célèbres princes du Satsuma, dont un des ancêtres reçut autrefois saint François Xavier. Puis, nous nous engageons dans un tunnel, et enfin nous voilà à Kagoshima.
La ville, dont le pied s’appuie à la demeure des Shimaru (anciens daimyôs) se déploie comme un grand drapeau, dont le sommet touche à la montagne de l’arrière (Shiroyama), et dont la frange couvre, sur une longue étendue, le bord de la mer. Kagoshima possède un panorama magnifique. Du sommet du Shiroyama, outre la ville qui s’étend paresseusement au bas, l’œil contemple avec plaisir un port superbe, tout à fait en sûreté dans cette baie, puis le colossal Sakurajima, à la fois gloire et terreur de Kagoshima, enfin le grand estuaire lui-même, qui se perd au fond, entre deux rangées de montagnes. Les habitants de Kagoshima sont particulièrement fiers de leur ville ; et à coup sûr, ils ont raison.
Le surlendemain de notre arrivée, une circonstance solennelle a grandement contribué à signaler notre présence dans la cité. Ce fut une conférence que M. Yamamoto vint donner aussi à Kagoshima, au cours de sa tournée dans le Kyûshû. Le sujet de cette conférence était le même que celui que nous avions entendu développer à Nagasaki. Seulement, à Kagoshima, la conférence fut donnée dans le plus grand temple de la ville ; ce qui rehaussa extrêmement le prestige de l’orateur. Le temple ne put contenir toute l’assistance. Inutile d’ajouter que nous y étions aussi ; on nous plaça même aux premiers rangs. Une fois de plus, nous pûmes admirer la foi et la piété de Yamamoto. Le commandant arriva à Kagoshima le soir. Comme nous étions allés au devant de lui, après nous avoir salués, la première question qu’il nous posa fut de demander, sur place même, l’heure de la messe du lendemain ; et c’était sur semaine. Inutile de dire que le lendemain, le commandant faisait partie de l’assistance. Mieux que cela : comme par hasard il manquait un servant, il vint tout simplement en remplir l’office. Ainsi nous vîmes ce beau spectacle : un brillant officier qui, pendant plusieurs mois, avait tout spécialement rendu des services assidus à son prince, servant avec plus de respect et plus d’amour encore au divin sacrifice du prince des princes et du roi des rois.
Après la messe, le commandant entra à la résidence et passa une partie de la journée avec nous. On eût dit qu’il ne se trouvait à l’aise qu’avec ceux qui partagent sa foi et dont il savait attendre quelque nouvel aliment à sa piété.
Aussi, n’est-il pas téméraire d’ajouter ici, croyons-nous, qu’un peuple qui peut produire de tels hommes n’est pas un peuple vulgaire ; et si un jour, le peuple japonais se convertit entièrement — ce à quoi nous travaillons et voulons travailler jusqu’au dernier souffle de notre vie — nous pouvons être assurés de voir comme autrefois, s’épanouir sur ce sol, les plus belles fleurs de vertu, et y mûrir les plus beaux fruits de sainteté.
Oh ! à quand ! à quand la conversion en masse du Japon !
« Ô Marie, brillante Étoile du matin, qui déjà, en apparaissant pour la première fois à la terre, avez annoncé le prochain lever du Soleil de justice et de vérité, daignez luire avec suavité aux yeux des citoyens de l’Empire Japonais, afin que bientôt, les erreurs des esprits étant dissipées, ils reconnaissent avec fidélité l’Éclat de la lumière éternelle, votre fils Notre Seigneur Jésus-Christ. » « Ainsi soit-il. »
TABLE DES GRAVURES
TABLE DES MATIÈRES
s. françois-xavier mourant à sancian
Un Catéchumène Un Catéchiste
(Dédiée à la bonne Sainte Anne)
(Daibustu, Kyoto)
tombés durant la guerre russo-japonaise
(Kinenhiyo, Japon)
et quelques-uns de ses missionnaires et aspirants
au sacerdoce
(dirigée par les Jésuites)
(dirigée par les Frères Marianites)
G. Gélinas M. Bertin Urbain-Marie
avec Son Excellence le Délégué Mgr Fumazoni Biondi
(Nagasaki, 5 février 1597.)
(Nagasaki, 2 septembre 1622)
(dite aussi Église de la découverte)
(au milieu de ses ouailles)
R. P. Bousquet, Mis. Apost. Shimo Samba, Osaka, Japon
au 2e rang : Mgr Berlioz et trois de ses missionnaires
Officier de marine catholique japonais. Délégué extraordinaire au
Vatican et interprète officiel du Prince impérial
au cours de son voyage en Europe.
- ↑ Cette forme, décrite ici par l’auteur, est la forme d’une antique lettre chinoise, empruntée par les Japonais, et qui signifie précisément Shintoïsme.
- ↑ Cependant pour les pauvres ou les gens qui ne possèdent qu’une moyenne fortune, on ne va pas non plus au temple.
- ↑ Cf. Chamberlain, Things Japanese, p. 108.
- ↑ S’il s’agit d’un parent du côté maternel, la période de deuil est plus courte : ceci est dû à l’infériorité de la femme au Japon.
- ↑ Cf. Chamberlain, op. cit. p. 337.
- ↑ Cf. Chamberlain, ibid.
- ↑ Cf. Christus, p. 277.
- ↑ Le grand Shaka, connu aussi sous le nom de Shaka-muni, Shaka-bosatsu, Shaka-nyorai, est considéré comme un dieu dans le bouddhisme dont il fut le fondateur. Il est né vers 653 av. J.-C. et mort à l’âge de 79 ans. Yemitsu abhorrait le bouddhisme à l’égal du christianisme.
- ↑ L’auteur décrit, ici, évidemment, les postes de l’intérieur, et non les centres chrétiens des villes.