Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 11

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 327-335).
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CHAPITRE XI


Mettre les faits devant les yeux.


I. Il faut dire maintenant ce que nous entendons par un « fait mis devant les yeux » et ce qu’on fait pour qu’il en soit ainsi.

II. J’entends par « mettre une chose devant les yeux » indiquer cette chose comme agissant. Par exemple, dire que l’homme de bien est un carré, c’est faire une métaphore, car les deux termes renferment une idée de perfection[1], mais ils n’indiquent pas une action ; au lieu que, dans l’expression : « Ayant la force de l’âge pleinement florissante[2] » il y a une idée d’action. Dans cette autre : « Mais toi, en qualité d’homme libéré, il te convient…[3] » il y a une action. Dans celle-ci : « Alors les Grecs s’étant élancés de là…[4], » il y a action et métaphore. C’est ainsi qu’Homère, en beaucoup d’endroits, anime des êtres inanimés au moyen de la métaphore.

III. En toute occasion, le fait de mettre en jeu une action produit une impression goûtée de l’auditeur. En voici des exemples :

Et, de nouveau, le rocher sans honte roulait dans la plaine[5].


La flèche prit son vol[6].
Brûlant de s’envoler[7].
(Les traits) restaient immobiles sur le sol désireux de se repaître de chair[8].

La lance traverse sa poitrine avec rage[9].

En effet, dans tous ces passages, les objets, par cela même qu’ils sont animés, apparaissent comme agissant. Les expressions « être sans honte », « avec rage », etc., indiquent une action ; le poète les a placées au moyen de la métaphore par analogie, et le rapport du rocher à Sisyphe est celui de l’être sans honte à celui sur qui l’on agit sans honte.

IV. Il en fait autant, dans des images d’un heureux effet, avec les êtres inanimés :

Les (vagues) se soulèvent en courbes blanchissantes ; les unes s’avancent et d’autres arrivent par-dessus[10]

On le voit, il donne à toutes choses le mouvement et la vie ; or l’action est (ici) une imitation.

V. Il faut, quand on emploie la métaphore, comme on l’a dit précédemment[11], la tirer d’objets propres (au sujet), mais non pas trop évidents. En philosophie, par exemple, tu dois viser à considérer le semblable dans tels objets qui ont entre eux une grande différence. C’est ainsi qu’Archytas a dit : « Un arbitre et un autel sont la même chose, car vers l’un comme vers l’autre se réfugie l’homme qui a subi une injustice. » Ou, comme si l’on disait qu’une ancre est la même chose qu’une crémaillère, car toutes deux font une même chose, seulement elles différent en ce que l’une la fait par en haut, et l’autre par en bas ; — ou encore : « Les (deux) villes ont été mises au même niveau[12]. » Un trait commun à deux choses très différentes, la surface et les ressources, c’est l’égalité.

VI. La plupart des propos piquants dus à la métaphore se tirent aussi de l’illusion où l’on jette l’auditeur. En effet, on est plus frappé d’apprendre une chose d’une façon contraire (à celle que l’on attendait) et l’âme semble se dire : « Comme c’est vrai ! c’est moi qui étais dans l’erreur. » Les apophtegmes sont piquants lorsqu’ils ne disent pas expressément ce qu’ils veulent dire. Tel, par exemple, celui-ci, de Stésichore : « Leurs cigales chanteront de par terre[13] » Les énigmes bien tournées sont agréables par la même raison ; car on y apprend quelque chose et il s’y trouve une métaphore. Une chose agréable aussi, c’est ce que prescrit Théodore : « user d’expressions nouvelles ; or c’est ce qui arrive lorsque l’application d’un mot est inattendue et non pas, comme il le dit, conforme à l’opinion antérieure[14], mais comme font ceux qui, dans leurs plaisanteries, emploient des expressions défigurées. Le même effet est produit dans les jeux de mots, car il y a surprise, et cela, mime en poésie : le mot qui vient n’est pas celui que l’auditeur avait dans l’esprit :

« Il marchait ayant aux pieds… des engelures. »

On croyait que le poète allait dire - des souliers. Seulement il faut que, aussitôt le mot énoncé, le sens soit bien clair. Quant au jeu de mots, il fait que l’on dit non pas ce qu’on paraît vouloir dire, mais un mot qui transforme le sens. Tel le propos de Théodore s’adressant à Nicon le Citharède : Θράττει[15]. On s’attend à ce qu’il va dire : Θράττει σε, « il te trouble, » et il y a surprise, car il dit autre chose. Le mot est joli pour celui qui le comprend, attendu que, si l’on ne soupçonne pas que Nicon est Thrace, ce mot ne paraîtra plus avoir de sel. Tel encore cet autre jeu de mots : « Veux-tu le perdre[16] ? »

VII. Il faut que les deux applications du mot sur lequel on joue offrent un sens convenable ; c’est alors (seulement) qu’elles sont piquantes ; comme par exemple de dire : « L’empire (ἀρχή) de la mer n’est pas pour les Athéniens une source (ἀρχή) de malheurs ; car ils en profitent, » ou, comme Isocrate : « L’empire (de la mer) est pour les Athéniens une source de malheurs[17]. » Dans les deux expressions, on a dit une chose que l’auditeur ne présumait pas qu’on allait dire et qu’il a reconnue pour vraie. Et en effet, dire que l’empire est un empire, ne serait pas fort habile ; mais il ne parle pas de cette façon et le mot ἀρχή ne garde pas sa première signification, en reçoit une autre.

VIII. Dans tous les cas analogues, si le mot est amené convenablement par (homonymie, ou par la métaphore, alors, tout va bien. Exemple :

« Anaschétos n’est pas ἀνάσχετος (supportable). »

Cette phrase renferme une homonymie, mais elle est convenable si l’individu est désagréable.

Autre exemple :

Tu ne serais pas un hôte plutôt que tu ne dois être un étranger.

Ou bien : « pas plus que tu ne dois l’être, » Car le mot garde le même sens, et dans : « Il ne faut pas que l’hôte soit indéfiniment un étranger, » le mot ξένος est pris (successivement) dans un sens différent[18]. Même remarque sur ce vers célèbre d’Anaxandride :

Il est, certes, beau de mourir avant d’avoir été digne de la mort.

C’est la même chose que si l’on disait : « Il est beau de mourir, bien que l’on ne soit pas digne de la mort » ; ou : « Il est beau de mourir quand on n’est pas digne de la mort ; » ou « quand on ne fait pas des actions dignes de la mort[19] ».

IX. Ici, c’est la forme de l’expression qui est la même.

Plus l’expression est laconique, plus elle accentue l’antithèse, mieux elle vaut. La raison en est que l’antithèse la fait mieux comprendre, et que l’on comprend plus vite ce qui est exprimé brièvement.

X. Il faut toujours que l’expression se rapporte à la personne qui en est l’objet, qu’elle soit correctement appliquée si l’on veut frapper juste, et qu’elle ne soit pas vulgaire ; car ces conditions ne vont pas séparément. Exemple :

Il faut mourir sans avoir commis aucune faute.

Cet exemple n’a rien de piquant.

« Il faut qu’une femme digne épouse un homme qui soit digne. »

Celui-ci aussi manque de sel.

C’est autre chose si les deux termes marchent ensemble : « Il est certes digne de mourir sans être digne de mourir. » Plus il y a de mots (dans l’antithèse), plus la phrase a de relief. C’est ce qui arrive, par exemple, si les mots renferment une métaphore, et telle métaphore, une antithèse, une symétrie, et s’ils comportent une action.

XI. Les images, aussi, comme on l’a dit plus haut [20], sont toujours, à certains égards, des métaphores appréciées ; car elles se tirent toujours de deux termes ; comme la métaphore par analogie. Nous disons, par exemple : « Le bouclier est la coupe de Mars[21] ; » — « un arc est une lyre sans cordes. »

En s’exprimant ainsi, l’on n’emploie pas une métaphore simple ; mais, si l’on dit que l’arc est une lyre, ou que le bouclier est une coupe, la métaphore est simple.

XII. On fait aussi des images de cette manière-ci : par exemple, un joueur de flûte est assimilé à un singe[22], l’œil du myope l’est à une lampe dont la mèche est mouillée. En effet, tous deux se contractent.

XIII. Les images sont heureuses lorsqu’elles renferment une métaphore, car on peut, par assimilation, appeler le bouclier « coupe de Mars », les ruines « haillons d’une maison », Nicérate « un Philoctète mordu par Pratys », assimilation faite par Thrasymaque, voyant Nicérate vaincu par Pratys dans un concours de rapsodie, et qui avait, lui aussi, les cheveux longs et une tenue misérable[23]. C’est surtout dans ces figures que les poètes échouent, s’ils ne les rendent pas bien, fussent-ils appréciés (d’ailleurs) ; j’entends par là s’ils les rendent ainsi :

Il porte des jambes torses comme des branches de persil.
Comme Philammon, lorsqu’il se bat avec le ballon de gymnastique[24]

Tous les exemples analogues sont des images ; or les images sont des métaphores, nous l’avons dit souvent.

XIV. Les proverbes aussi sont des métaphores par lesquelles on passe d’une espèce à une autre espèce. Ainsi, que l’on introduise chez soi une chose avec la conviction qu’elle sera bonne, puis, qu’elle tourne en dommage : « C’est comme le lièvre pour le Carpathien, » dira-t-on [25]. En effet, tous deux ont éprouvé ce qu’on vient de dire.

Par quels moyens on peut tenir des propos piquants et à quelles causes ils se rattachent, c’est expliqué à peu près (complètement).

XV. Les hyperboles de bon goût sont aussi des métaphores. Par exemple, on dira d’un homme au visage balafré : « Vous croiriez voir un panier de mûres ». En effet, les meurtrissures sont rouges ; mais, le plus souvent, c’est abusif. La locution « comme ceci et cela » est une hyperbole qui ne diffère que par l’expression. Dans l’exemple :

Comme Philammon se battant avec le ballon de gymnastique…,


vous croiriez que Philammon combat un ballon.

Dans celui-ci :

Il porte des jambes torses, comme des branches de persil,


on croirait qu’il a non pas des jambes, mais des branches de persil torses.

XVI. Les hyperboles ont quelque chose de juvénile, car elles marquent de la véhémence ; c’est pourquoi elles viennent souvent à la bouche des gens en colère :

Non, quand il me donnerait autant (de présents) que de grains de sable ou de poussière,
je n’épouserais pas la fille d’Agammnon, fils d’Atrée ; non, quand même elle rivaliserait en beauté avec Aphrodite (aux cheveux) d’or, et en talents avec Athéné[26].

Les hyperboles sont principalement en usage chez les orateurs athéniens. Pour la raison donnée plus haut, elles ne conviennent pas dans la bouche d’un vieillard.

  1. Le carré est une figure parfaite, limitée dans toutes ses parties.
  2. Isocrate, Discours sur Philippe, § 10.
  3. Ibid., § 127.
  4. Euripide, Iphigénie en Aulide, v, 80, où il y a ἁἲςαντες δόρυ ayant brandi leur lance.
  5. Cp. Homère, Odyssée, XI, 598.
  6. Homère, Iliade, XIII, 587.
  7. Iliade, IV, 136.
  8. Iliade, XI, 574.
  9. Iliade, XV, 541.
  10. Iliade, XIII, 799.
  11. Ch. X, § 6.
  12. Souvenir d’Isocrate (Discours à Philippe, § 40) : οῑδα γὰρ ἁπάσας ὡμαλιυμένας ὑπὸ τῶν συμφορῶν, car je sais que le malheur les a mises toutes au même niveau.
  13. Mot déjà cité (l. II chap. XXI, § 8), comme laconique et énigmatique. (Voir la note.)
  14. À celle que l’on avait antérieurement sur le sens de ce mot
  15. Peut-être faut-il écrire : θρᾳττ ᾽ᾖσε il a joué des airs thraces ? Cp. Meineke, Comic. gr., t. III, p. 575. Buhle propose : Θράττη σε[τέτοκε] et Cobet (nov. lect.) : Θράττης εῐ, p. 655.
  16. Βούλει αὐτὸν πέρσαι. On entrevoit ici un jeu de mots sur πέρσαι qui signifie avoir perdu et les Perses.
  17. Discours à Philippe, § 61 ; Panégyrique, § 119 ; Sur la Paix, § 101.
  18. Ξένος signifie hôte et étranger.
  19. Le mot ἄξιος est pris successivement dans les acceptions de digne (honorable) et de possible.
  20. Ch. IV. § 1.
  21. Cp. ci-dessus, ch. IV, § 4.
  22. Sans doute à cause de ses contorsions.
  23. Allusion à Philoctète, piqué par un serpent et, depuis lors, très négligé de sa personne. Cp. Sophocle (Philoctète, vers 267).
  24. Spengel, sur ce passage, renvoie à Mercurialis, Gymn. II, 4.
  25. Les Carpathiens avaient introduit dans leur île des lièvres dont la reproduction multipliée amena sa dévastation. Cp. Pollux, Onomast., v, 12.
  26. Homère, Iliade, IX, 385 et suiv.