Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 12

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 335-338).
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CHAPITRE XII


À chaque genre convient une diction différente.


I. Il ne faut pas ignorer que chaque genre (oratoire) s’accommode d’un genre différent d’élocution. On n’emploie pas la même dans le discours écrit et dans le discours débité en public, ni la même dans les harangues et au barreau. Seulement il faut posséder ce double talent : d’abord celui de savoir parler grec, ensuite de ne pas être réduit à se taire lorsqu’on veut se mettre en communication avec les autres, ce qui est le sort de ceux qui ne savent pas écrire.

II. L’élocution écrite est celle qui a le plus de précision ; celle des débats se prête le mieux à l’action. Cette dernière est de deux espèces : elle est morale, elle est pathétique. Aussi les acteurs recherchent l’un et l’autre de ces caractères dans les drames, et les poètes dans leurs interprètes. Ceux dont les œuvres se prêtent à la lecture ont une renommée soutenue. Chérémon, par exemple[1] ; car il est précis comme un logographe. Il en est de même de Lycimnius[2], parmi les poètes dithyrambiques.

Comparés entre eux, les discours écrits paraissent maigres dans les débats, et ceux des orateurs, qui font bon effet à la tribune, semblent être des œuvres d’apprentis[3] dans les mains des lecteurs. Cela tient à ce qu’ils sont faits pour le débat. Aussi les productions destinées à l’action, abstraction faite de la mise en scène, ne remplissant plus leur fonction, ont une apparence médiocre. Ainsi, par exemple, l’absence des conjonctions et les répétitions sont désapprouvées, à bon droit, dans un écrit ; tandis que, dans une œuvre faite pour le débat, les orateurs même peuvent recourir à ces procédés, vu que ce sont des ressources pour l’action.

III. Du reste, il faut varier les expressions pour dire la même chose, ce qui sert à amener les effets dramatiques : « Cet homme vous a volés ; cet homme vous a trompés ; cet homme enfin a essayé de vous livrer. » C’est ainsi, pareillement, que procédait l’acteur Philémon dans la Gérontomanie d’Anaxandride[4], quand il dit : « Rhadamanthys et Palamède, etc…, » et dans le prologue des Eusèbes, quand il dit. « moi ». En effet, si l’on ne met pas d’action en prononçant ces paroles, c’est le cas de dire : « Il porte une poutre[5]. »

IV. Il en est de même de l’absence de conjonctions : « Je suis arrivé, je l’ai recherché, je lui ai demandé… » Il faut mettre de l’action et ne pas prononcer ces mots en les disant tour à tour dans le même sentiment et sur le même ton. Les phrases dépourvues de conjonction offrent encore une particularité, c’est qu’il semble que l’on dise plusieurs choses dans le même moment ; car la conjonction isole plusieurs choses qui se succèdent ; de sorte que, si on la supprime, il est évident que la pluralité cède la place à l’unité, et de là résulte une gradation : « J’arrive, je prends la parole, je fais de nombreuses supplications ; mais il semble dédaigner ce que je dis, ce que j’affirme. » Homère recherche cet effet dans ce passage :

Nirée de Symé…
Nirée, fils d’Aglaé…
Nirée, le plus beau des hommes [6]


En effet, celui de qui l’on dit plusieurs choses doit, nécessairement, être nommé plusieurs fois. Par suite, si on le nomme plusieurs fois, on semble dire de lui plusieurs choses. De cette façon il l’a grandi, tout en ne le mentionnant qu’une seule fois, grâce à l’illusion qu’il produit, et il en fixe le souvenir, bien qu’il n’en reparle plus nulle part.

V. Quant à l’élocution propre aux harangues, elle ressemble tout à fait à un tableau ; car plus les objets figurés sont nombreux, plus il faut se mettre loin pour le contempler. Aussi, dans l’une comme dans l’autre, les détails négligés et imparfaits ont l’apparence de la précision. L’élocution judiciaire demande plus d’exactitude, surtout quand on a affaire à un juge unique ; car, dans ce cas, il n’y a pas moyen de recourir aux artifices oratoires, attendu que l’on voit aisément ce qui se rattache à l’affaire et ce qui pourrait y être étranger. Il n’y a pas de débat et, par suite, la décision survient purement et simplement. C’est ce qui fait que les mêmes orateurs ne sont pas également goûtés dans toutes ces sortes de causes ; mais où l’on met le plus d’action, c’est là qu’il y aura le moins de précision, et cela aura lieu quand on donnera de la voix et, principalement, quand elle sera forte. L’élocution démonstrative est, plus que toute autre, propre au discours écrit ; car elle est faite pour la lecture ; vient en second lieu l’élocution judiciaire.

VI. Pour ce qui est de distinguer, en outre, quand l’élocution doit être agréable et (quand elle doit être) sublime, c’est chose superflue ; car pourquoi exiger ces qualités plutôt que la tempérance ou la générosité et quelque autre mérite moral ? Il est évident que les conditions précitées la rendront agréable, pour peu que nous avons défini en bons termes celles qui constituent sa qualité principale. En effet, à quoi tiendra qu’elle soit nécessairement claire, exempte de trivialité, mais convenable ? C’est que, si elle est diffuse, elle manquera de clarté ; et pareillement, si elle est trop concise, mais que la juste mesure se trouve au degré intermédiaire. Les conditions énoncées plus haut la rendront agréable, si l’on fait un heureux mélange de langage moral et étranger, de rythme et d’arguments persuasifs bien amenés.

Nous nous sommes expliqué sur l’élocution, sur ses divers genres considérés ensemble, et sur chacun d’eux en particulier. Il nous reste à parler de la disposition.

  1. Poète tragique. Cp. l. II, ch. XXIII, et Poétique, ch. II et XXIV.
  2. Cp. ch. II et plus loin ch. XIII.
  3. Ἰὃιωτικοί de profanes.
  4. La Folie des vieillards, pièce d’Anaxandride. Cp. Athénée, Deipnosoph., l. XIII, p. 570.
  5. Le discours devient monotone comme le pas d’un homme qui porte un fardeau.
  6. Homère, Iliade, II, 671.