« Opuscules humoristiques (Wailly)/Dernières paroles d’Ebenezer Elliston » : différence entre les versions

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Dernière version du 15 décembre 2019 à 12:34

Traduction par Léon de Wailly.
Opuscules humoristiquesPoulet-Malassis et De Broise (p. 227-235).


DERNIÈRES PAROLES
D’EBENEZER ELLISTON

Au moment d’être exécuté, le deuxième jour de mai 1722,
PUBLIÉES, D’APRÈS SON DÉSIR, DANS L’INTÉRÊT GÉNÉRAL

Les parents de ce malfaiteur étaient, à ce que dit Faulkner, de rigides dissenters (dissidents). Ils lui avaient donné une bonne éducation, l’avaient mis en apprentissage chez un tisserand de soie, et l’avaient établi dans cette profession, qu’il changea graduellement contre celle de beau monsieur, de joueur et de voleur avec effraction. À cette époque, les rues de Dublin étaient infestées de voleurs, qui attachaient et bâillonnaient les passants après les avoir dévalisés et maltraités. Swift composa ce prétendu discours, afin de venir en aide à la police. L’effet en fut excellent, la supercherie n’ayant point été soupçonnée par les bandits, qui avaient pris part aux déprédations d’Elliston, et qui crurent d’autant plus à l’authenticité de ses paroles, qu’elles ne contenaient aucun de ces lieux-communs qu’on est toujours sûr de rencontrer dans celles fabriquées par l’aumônier de la prison ou par les faiseurs de complaintes. La menace qu’elles faisaient d’une liste de leurs noms, crimes et lieux de rendez-vous, déposée en mains sûres, servit longtemps à prévenir le renouvellement de leurs méfaits, qui avant étaient si fréquents.


Je vais subir la juste punition de mes crimes prescrite par la loi de Dieu et par celle de mon pays. Je sais qu’il a toujours été d’usage que ceux qui viennent ici se fassent faire des discours qu’on leur crie aux oreilles lorsqu’ils vont à l’échafaud, et vraiment ce sont de tels discours que, si ignorante et illettrée que soit notre confrérie, il y a de quoi rendre un homme honteux de se voir mettre sur le dos tant de stupidités et de mauvais anglais, même lorsqu’il va au gibet. Ils contiennent de prétendus renseignements sur notre naissance et notre famille, sur le fait pour lequel nous allons mourir, sur notre sincère repentir, sur notre profession de foi religieuse. Je ne puis m’attendre à être traité autrement que mes prédécesseurs.

Quoi qu’il en soit, ayant eu une éducation d’un ou deux degrés au-dessus de ceux de mon rang et de ma profession, j’ai réfléchi, depuis mon emprisonnement, à ce qu’il serait convenable pour moi de dire en cette occasion.

Et premièrement, je ne peux pas dire, du fond de mon cœur, que je suis vraiment fâché de l’offense que j’ai faite à Dieu et au monde. Mais je le suis très-fort du mauvais succès de mes méfaits, qui me vaut cette fin prématurée ; car il est positif, qu’après avoir obtenu, il y a quelque temps, ma grâce de la Couronne, j’ai repris mon ancien métier ; tant mes vicieuses habitudes étaient enracinées en moi, et tant j’étais devenu impropre à tout autre genre d’occupation. C’est pourquoi, bien que, par condescendance pour mes amis, j’aie résolu d’aller au gibet de la manière habituelle, agenouillé, un livre à la main et les yeux levés au ciel, cependant, je ne me sentirai pas plus de dévotion dans l’âme que je n’en ai observé chez mes camarades, qui se sont soûlés avec des filles la veille au soir de leur exécution. Je puis dire de plus, comme un fait à ma connaissance, que deux d’entre eux, après avoir été pendus et être revenus miraculeusement à la vie et à la liberté, comme cela arrive quelquefois, se montrèrent après cela les plus mauvais drôles que j’ai jamais connus, et continuèrent sur ce pied jusqu’à ce qu’ils fussent pendus pour tout de bon ; et cependant ils eurent l’impudence, les deux fois qu’ils allèrent au gibet, de se battre la poitrine et de lever tout le temps les yeux au ciel.

Deuxièmement. D’après la connaissance que j’ai de mes mauvaises dispositions et de celles de mes camarades, je suis d’avis que rien ne saurait être plus déplorable pour le public que la tendance miséricordieuse du gouvernement à nous pardonner ou à nous transporter, excepté quand nous nous vendons l’un l’autre, comme nous ne manquons jamais de faire si nous sommes sûrs d’être bien payés, et alors il peut être bon de faire grâce, en vertu de cette règle qu’il vaut mieux avoir un renard dans une ferme que trois ou quatre ; mais généralement nous trouvons moyen de revenir après avoir été transportés, et nous sommes dix fois plus coquins qu’auparavant, et beaucoup plus rusés. En outre, je sais par expérience que l’espoir d’obtenir merci quand nous sommes condamnés est toujours un grand encouragement pour nous.

Troisièmement. Rien n’est plus dangereux pour les jeunes gens désœuvrés que la compagnie de ces odieuses filles que nous fréquentons et dont cette ville est remplie : ces malheureuses nous poussent à toute espèce de méfaits pour subvenir à leurs mauvaises passions et à leurs extravagances ; elles sont dix fois plus sanguinaires et plus cruelles que les hommes ; leur avis est toujours de ne point épargner si nous sommes poursuivis ; elles se soûlent avec nous et nous les avons en commun, et pourtant, pour peu qu’elles y gagnent, elles sont sûres de nous vendre.

Or donc, aussi vrai que je suis un mourant, j’ai fait quelque chose qui peut être utile au public. J’ai laissé dans des mains honnêtes (et c’est en vérité le seul honnête homme avec lequel j’ai jamais été lié), les noms et adresses de tous mes confrères, avec une note sommaire des principaux crimes qu’ils ont commis, plusieurs de complicité avec moi et le reste appris par moi de leur propre bouche ; j’ai également inscrit les noms de ceux que nous appelons nos embaucheurs, des mauvaises maisons que nous fréquentons, et de ceux qui reçoivent et achètent le produit de nos vols. J’ai solennellement recommandé à cet honnête homme, et il me l’a promis sous serment, chaque fois qu’il saurait qu’un coquin serait mis en jugement pour vol, avec ou sans effraction, de regarder sur son papier, et s’il y trouve le nom du voleur en question, d’envoyer toute la liste au gouvernement. Ceci, j’en donne à mes compagnons loyalement et publiquement avis, et j’espère qu’ils se le tiendront pour dit.

Sur ce même papier que j’ai laissé à mon ami, j’ai aussi porté les noms de plusieurs personnes qui ont été volées dans les rues de Dublin, depuis trois ans ; j’ai raconté les circonstances de ces vols, et démontré clairement que le manque du courage le plus ordinaire a été la seule cause de leur mésaventure. J’ai donc demandé à mon ami, au premier vol qui se commettrait dans la rue, de faire imprimer et publier cette relation, avec les initiales des personnes qui, par le manque de cœur, sont vraisemblablement la cause de tous les méfaits de ce genre qui peuvent arriver à l’avenir.

Je ne puis quitter le monde sans décrire brièvement l’espèce de vie que j’y ai menée depuis quelques années ; elle est exactement la même que celle de mes coupables confrères.

Quoique nous soyons, en général, si corrompus dès notre enfance que nous n’ayons aucun sentiment du bien, cependant nous avons toujours quelque chose qui nous pèse. Je ne sais ce que c’est, mais nous ne sommes jamais à notre aise que nous ne soyons à moitié ivres, au milieu des filles et de nos camarades ; et nous ne dormons pas bien si nous n’avons pas bu à ne pouvoir plus nous tenir debout. Si nous sortons dans le jour, un homme entendu peut aisément nous reconnaître au visage pour ce que nous sommes, tant nous avons l’air soupçonneux, craintifs et contraints, souvent faisant volte-face, et nous enfonçant dans les ruelles et les allées étroites. Je n’ai jamais manqué de reconnaître un confrère à sa physionomie, quoique je ne l’eusse jamais vu auparavant. Tout homme parmi nous a sa maîtresse à lui, qui n’en est pas moins commune à tous, quand nous avons envie de changer. Quand nous avons du butin, si c’est de l’argent, nous le partageons également entre nos compagnons, et il est bientôt dépensé pour satisfaire nos vices dans les maisons qui nous reçoivent, car le maître et la maîtresse, et jusqu’au garçon de cabaret, ont leur part du gâteau ; et en outre ils nous font payer triple. Si nous avons volé de l’argenterie, des montres, des bagues, des tabatières et autres objets semblables, nous avons dans tous les quartiers de la ville des pratiques pour nous en défaire.

J’ai vu un pot à couvercle valant quinze livres sterling être vendu à un homme de … Street pour vingt shillings, et une montre d’or pour trente. J’ai consigné son nom, et celui de plusieurs autres, dans le papier sus-mentionné. Nous avons des compères à l’affût, au coin des rues et dans l’ombre des murs, pour nous avertir quand arrive un gentleman, particulièrement s’il est un peu pris de vin. Je crois en conscience que si on dressait le compte d’un millier de livres d’objets volés, vu le bas prix auquel nous les vendons, ce que nous devons payer aux receleurs, les extorsions du cabaret, et les autres frais nécessaires, il ne resterait pas cinquante livres net à diviser entre les voleurs. Et là-dessus nous devons trouver des vêtements pour nos maîtresses, qu’il faut en outre régaler du matin au soir, et qui, en retour, ne nous récompensent que par la trahison et la vérole. Car lorsque notre argent est parti, elles sont toujours à nous menacer de nous dénoncer si nous n’allons pas en chercher d’autre. Si quelque chose en ce monde ressemble à l’enfer tel que notre clergé nous le décrit, ce doit être l’arrière salle d’un de nos cabarets, à minuit, lorsqu’une bande de voleurs et de filles est réunie après un bon coup et commence à se soûler à partir de ce moment jusqu’à ce qu’ils aient perdu la raison : c’est un si continuel et si horrible bruit d’imprécations et de blasphèmes, un tel mélange de luxure, de sale bouffonnerie et d’actions brutales, de tels rugissements et une confusion telle, un tel vacarme de pots et de gobelets jetés à la tête, que Bedlam, en comparaison, est un lieu décent et plein d’ordre. À la fin, ils tombent tous de leurs escabeaux et de leurs bancs et dorment le reste de la nuit ; et généralement le cabaretier ou sa femme, ou quelque autre catin qui a la tête plus forte que le reste, vide leurs poches avant qu’ils s’éveillent. Le malheur est que nous ne pouvons jamais être en repos que nous ne soyons soûls, et notre ivresse nous expose constamment à être plus aisément vendus et pris.

Tel est l’abrégé de la vie que j’ai menée, et qui est plus misérable que celle du plus pauvre journalier travaillant pour huit sous par jour ; et cependant l’habitude est si forte, que, j’en suis convaincu, si je pouvais m’échapper au pied de la potence, je recommencerais ce soir même. De sorte qu’en somme on doit nous regarder comme les ennemis du genre humain dont l’intérêt est de nous exterminer comme les loups et autres animaux malfaisants, sans être retenu par aucune considération.

Si j’ai rendu service aux hommes dans ce que j’ai dit, j’espérerais aussi avoir servi Dieu ; et cela vaudra mieux qu’un sot discours qu’on m’aurait fabriqué, tout plein de pleurnicheries et d’hypocrisie, que je méprise profondément, et dont je n’ai jamais eu l’habitude. Cependant je m’attends bien qu’on en a un tout prêt à m’écorcher les oreilles quand je passerai dans les rues.

Bonnes gens, adieu. Tout mauvais que je suis, j’en laisse de pires après moi. J’espère que vous me verrez mourir en homme de la mort d’un chien.