@Le ciel est par dessus le toit Effectivement ce passage est une réécriture complète. Je soupçonne que ce doit être plus ou moins pareil ailleurs. J'ai fait un test d'OCR, sur les deux premières pages et c'est exploitable[1], mais leur qualité est à peu près correcte, plus loin il y en a qui sont très peu contrastées et ça sera moins bien.
Je ne sais pas trop quoi en penser car c'est un très gros boulot de travailler reconstituer un f-s à partir de ces scans, mais c'est un texte reconnu comme un des chefs-d’œuvre de la littérature. De mon point de vue, il faudrait quand même créer le f-s et voir si on peut le corriger tout en laissant en ligne cette version sans scan en attendant quelques années qu'un f-s soit disponible et que nos successeurs ou une IA s'en occupent.
- ↑ Ne 1, — Feuilleton du Quotidien, — 21 mat 4994.
NOSTROMO
Joseph CONRAD
2
Traduction de PH. NEEL
PREMIERE PARTIE
L'ARGENT DE LA MINE
CHAPITRE PREMIER
Sulaco
Au temps de la domination espagnole,
et bien longiemps après, la ville de Sula-
co, dont l'antiquité est attestée par la
luxuriante beauté de ses orangeraies, ne
connaissait d'autre importance commer-
ciale que celle d'un port de cabotage, do-
té d'un assez riche marché local de peaux
de bœufs et d'indigo.
Les lourds galions de haute mer des con-
quérants, dont la moindre évolution exi-
geait un vent frais, seraient restés immo-
hiles sous les brises légères qui suffisent
à faire marcher, d'un simple battement des
voiles, nos fins voiliers modernes ; ils ne
pouvaient aborder Sulaco, à cause des cal-
mes prolongés de son vaste golfe.
Certains ports doivent à la présence
sournoise de récifs sous-marins, ou aux
tempêtes de leurs côfes la difficulté de
leur accès ; Nulaco était demeuré un in-
violable sanctuaire, protégé contre l'inva-
sion du monde commercial par la paix :s0-
lennelle et da profondeur de son Golfo
�Placido, énorme temple sans toit, ouvert en
demi-cercle sur l'Océan, entouré d'un rem-
part de hautes montagnes, que drape une
funèbre tapisserie de nuages,
Sur l'une des faces de cette vaste baie
ouverte dans la rive toute droite de la
République de Costaguana, le dernier épe-
ron de la chaîne côtière forme un cap in-
signifiant, nommé la Punta Mala.
Du milieu du Golfe, on n'aperçcoit pas la
pointe elle-même, mais on distingue, com-
me une ombre pâle détachée sur le ciel,
l'épaulement d'une montagne à pie, plus
éloignée, qui la domine.
De l'autre côté, on peut voir, au-dessus
de l'horizon clair, flotter légèrement une
sorte de tache isolée de brume bleuûtre.
C'est la presqu'île d'Azuera, chaos sauvage
de roches déchiquetées et de plateaux
pierreux, coupés de failles verticales.
Détachée d'une côte verdoyante, elle al-
longe très avant dans la mer sa rude tête
de pierre, au bout d'un col effilé de sable,
couvert de misérables buissons épineux.
Totalement dépourvue de sources, car
l'eau des pluies y ruisselle aussitôt vers
la mer, elle ne possède, semble-t-il, pas
assez de terre végélale pour nourrir le
moindre brin d'herbe.
On dirait une terre infernale, et les pau-
vres, dont l'obscur besoin de consolation as-
socie les idées de mal et de richesses, af-
firment qu'elle est maudite à cause de ses
trésors cachés,
Les habitants du voisinage, € Le >
(manœuvres) des « estancias » (fermes),
« vaqueros » (bouviers) des plaines
maritimes, Indiens soumis qui font des
milles pour apporter au marché une botte
de cannes à sucre ou un panier de mais,
tous ces gens savent que des monceaux
d'or fauve dorment dans l'ombre profonde
des précipices taillés dans le plateau pier-
reux de l'Azuera,
�La mine fatale
La tradition rapporte qu'aux temps an-
ciens, bien des aventuriers périrent pour
s'être lancés à la recherche de ces trésors,
Mais une aventure plus récente est celle
de deux matelots vagabonds, Américains
peut-Ctre, mais en tout Cas « gringos »
(étrangers .
Ces fàâcheux étrangers s'abouchèrent
avec un propre à rien, Un « mOoZ0 » (gar-
con) fainéant et joueur, pour voler un âne
destiné à leur porter un fagot de bois sec,
une outre d'eau et des provisions pour
quelques jours.
Ainsi équipés, et revolvers à la ceinture,
ils s0 frayèrent à coups de « machete »
un chemin à travers les buissons épineux
qui couvrent l'isthme de la presqu'ile,
Le lendemain de leur départ, on vit au
soir, pour la première fois de mémoire
d'homme, une colonne de fumée monter en
tournoyant sur la tête de pierre et se dé-
tacher légèremeut sur le ciel, au-dessus
d'une crête en lame de couteau.
Ce ne pouvait être qu'un feu allumé pee
les aventuriers. L'équipage d'une goéleite,
resiée faute de vent en panne à trois
milles du rivage, regarda avec stupeur
cette fumée jusqu'à la nuit. dans une
crique voisine, une hutte solitaire, avait
assisté au départ des trois hommes et at-
tendait de leur voir donner signe de vie,
ll appela sa femme, au coucher du soleil,
et tous deux contemplèrent le prodige avec
envie, incrédulité et terreur.
C'est tout ce que l'on sait des aventu-
riers impies.
On ne revit jamais les marins, l'Indien,
ni le bourricot volé,
Pour l'habitant de Sulaco, sa femme fil
dire quelques messes ; le malheureux âne,
étant sans péché, avait sans doute été auto-
risé à mourir, mais quant aux deux « grin-
�gos », victimes de leur fatal succès, on
soupconne leurs spectres, éternellement vi-
vants, de hanter encore le désert rocailleux.
Leurs àmes ne peuvent se résoudre à
quitter les corps commis à la garde des
trésors déterrés. Is souffrent pour toujours
de la faim et de la soif, à côté de leurs ri-
chesses, fantômes de « gringos » hérétiques
obstinés à souffrir la torture dans leur
chair desséchée, là où des chrétiens au-
raient renoncé à leurs convoitises pour ob-
tenir leur pardon.
Tels sont les habitants légendaires
d'Azuera, gardiens de ses trésors maudits,
et l'ombre légère détachée sur le ciel, d'un
côté, la tache arrondie de brouillard bleuté
de l'autre, qui coupe le cercle brillant de
l'horizon, marquent les deux extrémités de
l'immense feston connu sous le nom de
Golfo Placido, parce que jamais vent vio-
lent ne souffle sur ses eaux,
En franchissant la ligne imaginaire tirée
de l'Azuera à la Punta Mala, les vaisseaux
d'Europe qui vont à Sulaco échappent
brusquement à l'effet des fortes brises
océaniques. Ils deviennent la proie des
vents capricieux qui se jouent d'eux par-
fois pendant trente heures de suite.
Devant eux, le fond du paisible golfe
est envahi le plus souvent par une masse
opaque de nuages immobiles.
Par les rares matinées claires, une om-
bre ncuvelle tombe sur la courbe du golfe.
L'aube se lève de la Cordilière, dont les
pies sombres découpent hardiment leur
profil sur le ciel, et dominent de leurs
pentes abruptes un piédestal altier de fo-
rèts sorties du rivage même de la mer.
Parmi eux, la tête blanche de l'Higucroba
s'élève majestueusement dans l'azur, Des
masses dénudées de roches énormes sè-
ment de minuscules points noirs la blan-
cheur de son dôme de ee.
Puis, vers midi, quand le soleil chasse
du golfe l'ombre des montagnes, les nua-
�ges commencent à s'élever des basses val-
lées, Is revêtent de leurs sombres haillons
les rochers nus des précipices qui sur-
plombent les pentes déboisées, masquent les
ies, et s'allongent en trainées de suie sur
es flancs de l'Higueroba.
La Cordillère a disparu comme si elle
s'était résolue en masses énormes de va-
peurs grises et noires, qui tombent lente-
ment vers la mer, pour s'évanouir dans
l'air léger, sous la chaleur torride du jour.
L'avant-garde des nuages s'efforce, le
plus souvent en vain, de gagner le milieu
du golfe. Le soleil la mange peu à peu,
comme disent les marins.
Parfois pourtant, une sombre nue
d'orage se détache de la masse principale
et parcourt l'étendue du golfe tout entier ;
elle passe au-dessus de l'Azuera pour ga-
gner le large, où elle éclate en gronde-
ments et en flammes, tel un sinistre pirate
de l'air planant au-dessus dg l'horizon,
dans un combat furieux contre la mer,
La nuit, la masse des nuages, qui s'élè-
vent plus haut dans le ciel, plonge toute
l'étendue du golfe paisible dans une om-
bre impénétrable où l'on entend, ça et là,
tomber brusquement, et cesser de même,
de lourdes averses,
Ces nuits opaques sont proverhiales, sur
le grand continent, parmi les marins de la
côte occidentale, Ciel, terre et mer sem-
blent rayés du mond: quand, selon l'ex-
pression de là-bas, le Placido s'endort sous
son puncho noir, Les rares étoiles, encore
allumées au large sous 1a voûte de poix,
brillent d'un éclat atténué, comme à l'en-
trée d'une caverne profonde,
Dans cette immensité, les bateaux flot-
tent invisibles sous les pieds des marins,
les voiles battent au-dessus de leur tête
dans une ombre impénétrable.
L'œil de Dieu lui-même, disent-ils avec
une sombre impiété, ne pourrait pas, dans
�cette obseurité, voir l'œuvre d'une main
humaine, et lon appellerait impunsment
le diable à son aide, si sa malice n'était
aussi mise en défaut par une telle nuit,
Les Isabelies
Les rives du golfe sont partout abrup-
tes : les îles désertes qui se chaufent au
soleil, vis-à-vis du port de Sulaco et à la
limite mème de l'écran des nuages, se nom-
ment les 1sabelles.
Il y a la grande Isabelle, la petile Isabelle,
toute ronde, et Hermosa, la plus réduite
des trois,
Cette dernière n'a guère qu'un pied de
haut, sur sept pas de large ; elle repré-
sente la tête aplatie d'un rocher gris, qui
fume comme une cendre chaude après les
averses, et où nul homme ne voudrait po-
ser son pied nu, avant le coucher du soleil,
Sur la Petite Isabelle, un vieux palmier
déchiqueté, au En tronc ventru tout
hérissé d'épines, véritable sorcier parmi les
palmiers, fait frissonner, au-dessus du sa-
ble rude, un lugubre bouquet de feuilles
desséchées,
La Grande Isabelle possède une souree
d'eau claire sortie de Ja pente gazonnée
d'un ravin., Elle affecte la forme d'un coin
posé à plat sur la mer, et déploie sur un
mille sa verdure d'émeraude, Elle recèle
deux arbres serrés l'un contre l'autre, qui
projettent une nappe d'ombre au pied de
leurs trones lisses,
Un ravin, étendu sur toute la longueur
de l'ile, est orné de buissons : fente étroite
et creuse vers la rive abrupte, il se fail
Ee à peu moins profond jusqu'à l'autre
vd, pour aboutir à une pelite plage sa-
blonneuse,
(A suivre.}
Tous droits réservés,
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