Une vieille fille/Texte entier

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Librairie de Achille Faure (p. --218).


UNE VIEILLE FILLE



UNE


VIEILLE FILLE


PAR


ANDRÉ LÉO.


Auteur d’UN MARIAGE SCANDALEUX.


PARIS
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE
23, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 23

1864


UNE
VIEILLE FILLE


I

La plus belle route pour arriver à Lausanne est la route de Berne. Des hauteurs du Chalet-à-Gobet, elle descend entre des collines couvertes de sapins jusqu’à un plateau d’où on aperçoit, d’un seul regard, le lac, les montagnes et la ville. C’est un tableau plein de magnificence, et surtout à l’heure du soleil couchant.

Il y a quelques années, en juillet, un voyageur arrivait sur cette route à cette heure-là. C’était un piéton. Il avait le sac sur le dos et des souliers poudreux. Sa chevelure blonde, ses yeux gris-bleu, vifs et doux, ses joues épanouies, ses larges épaules, une expression de franchise et quelque peu de rusticité, accusaient un montagnard suisse, de vingt-cinq ans environ.

Il s’arrêta quelque temps à contempler le paysage ; puis, voyant à sa droite, au-dessus d’une tonnelle, cette enseigne engageante pour un homme épuisé de chaleur et de soif : Au Reposoir, chez Rappaz, il se dirigea de ce côté, pénétra sous la tonnelle, choisit une table où il n’y avait pas de buveurs, et, d’un accent qui certifia son origine allemande, il demanda qu’on lui servît du pain, du fromage et une quartette de vin.

Au bout d’une heure, il était encore dans ce lieu, accoudé sur la palissade qui borde le versant, regardant et rêvant ; car il y a des heures où la rêverie et la contemplation se confondent, où l’on cherche l’avenir dans les brumes de l’horizon. Sous ses yeux, au loin, s’étendait la ligne ballonnée du Jura, bleue comme l’azur même, qu’interrompait la butte du Signal avec sa cahute, ses roches touffues, ses bois, et au-dessous l’abrupte prairie de Montmeillan, que sépare en deux moitiés vertes un sentier tout blanc, onduleux comme un ruban déroulé. Le lac resplendissait sous le soleil couchant ; des voiles blanches flottaient à sa surface, et deux bateaux à vapeur se croisaient, l’un venant de Genève, l’autre allant à Morges, dont les toits étincelaient au fond de sa baie entre des masses de verdure. On n’apercevait de ce point qu’une partie des Alpes et de la Savoie : c’est-à-dire, au-dessus de collines riantes, d’énormes blocs fauves, rugueux, hérissés, que dorait la lumière. Au premier plan, la cathédrale de Lausanne se détachait sur le fond du lac ; puis les murs de la Cité se dressaient à pic sur le ravin, — les uns recrépis, les autres sales et enfumés, avec des galeries haillonneuses, — terminés par le spectre encore imposant du vieux château épiscopal, rapiécé en bourgeois du xixe siècle. Sur les bords du petit torrent, tout au fond du ravin, des usines grondantes lançaient leur fumée noire. Au-dessous du voyageur, c’était un abîme de verdure où des pommiers et des cerisiers voilaient à demi les rondes-bosses du terrain, qui de droite et de gauche se précipite sur le torrent en boursouflure superposées si rapidement, que les arbres tourmentés se tordent et se cramponnent presque horizontalement au sol.

Un bruit qui se fit près du jeune homme le tira de sa rêverie. C’était la maîtresse de la pinte[1], qui venait enlever du linge étendu sur la palissade.

— Ne vous dérangez pas, monsieur.

— Vous avez là une vue superbe, madame.

— N’est-ce pas ? C’est un bel emplacement pour une pinte ; aussi ne manque-t-il pas de gens qui viennent ici pour regarder et pour boire en même temps. C’est seulement un peu haut.

— Oui, mais j’accepterais bien un logement à cette hauteur. Les logements sont-ils chers à Lausanne ?

— C’est suivant. Dame ! ils sont moins chers à la campagne, comme ici, dans les environs.

— Et les vivres ?

— Oh ! monsieur, ça dépend… voilà !…[2] Est-ce que monsieur veut se fixer à Lausanne ?

— Oui.

— Monsieur est étudiant, peut-être ?

— Oui, madame.

— Alors monsieur cherche un logement, une pension ?

— Oui.

— Eh ! mais monsieur pourrait bien trouver par ici. Il ne serait pas si loin de l’Académie ! Voyez-vous ce bâtiment rouge avec de petites tours ? C’est le château, où se tient le gouvernement. Un peu plus loin par derrière est l’Académie. Et par ici, ajouta-t-elle en étendant le bras à gauche, il y a un chemin qui mène tout droit en bas : on n’a qu’à se laisser glisser ; on monte l’autre versant et l’on y est tout de suite.

— J’aimerais mieux habiter ces hauteurs que la ville, dit le jeune homme, se parlant à lui-même.

— Justement, reprit l’aubergiste, il y a un logement vacant, tout près, pas loin, chez mademoiselle Dubois. Tenez, voyez-vous cette petite maison au milieu des arbres, là sur la route en descendant, où il y a des clématites fleuries ? C’est une personne très-bien et qui ne prend pas cher. Si monsieur devenait notre voisin, il pourrait s’arranger avec nous pour la pension.

— Peut-être bien, madame.

Le jeune voyageur paya sa dépense et se remit en marche. À cent pas de là, il s’arrêtait devant la maison qu’on lui avait indiquée, et la contemplait, indécis. Elle s’élevait à gauche au-dessus de la route ; elle n’avait qu’un étage et paraissait très-petite ; mais, entourée de feuillages et de fleurs comme un nid, elle semblait recéler un bonheur poétique. La partie du terrain qui longeait la route n’était qu’un talus escarpé ; mais on apercevait à peine le gazon entre les massifs de lilas, de cytises, de groseilliers et de jasmins. La maison elle-même se cachait à demi sous la verdure : une vigne la tapissait au midi ; des gobéas, des clématites, des chèvrefeuilles s’entrelaçaient au couchant, des volubilis roses et bleus grimpaient aux fenêtres. Une petite porte en bois sur la route était l’entrée de cette habitation. Le jeune Allemand la poussait pour entrer, quand son nom, jeté dans une exclamation, lui fit tourner la tête : Albert ! — Samuel ! s’écria-t-il à son tour. Il se trouvait dans les bras d’un ami.

— Te rencontrer ici me semble un rêve, dit le nouvel arrivant, jeune homme brun, aux manières vives et enjouées, à l’accent vaudois fortement accusé. Tu as donc pu quitter enfin tes montagnes et ces enragés chamois qui, sans ta protection et ton courage, mon cher Albert, m’auraient vu pourrir au fond des précipices.

— Et toi ? je te croyais à Paris.

— Non, mon cher ; j’ai abandonné l’étude pour les affaires. Mon père fait ici un grand commerce de vins auquel je m’associe pour le continuer un jour. Viendrais-tu te fixer à Lausanne ?

— Oui, pour compléter mes études et chercher une position.

— Quoi ! ton père a consenti ?…

— Il m’a congédié en me donnant un peu d’argent et en me défendant de revenir à la maison sous aucun prétexte, comme de m’adresser à lui désormais. Ainsi, me voilà seul dans la vie, Dieu aidant.

— Mets-moi de la partie, dit Samuel. Voyons, que pourrais-tu faire ?

— J’ai pensé à donner des leçons. Si tu pouvais me trouver des élèves ?

— Des leçons de quoi ?

— De ce qu’on voudra, répondit naïvement Albert.

— Diable ! c’est beaucoup dire. À propos, est-ce que tu loges ici ?

— Non, j’y entrais pour louer une chambre.

— Si loin de la ville !

— J’ai besoin de la nature, moi, et les courses ne m’effrayent guère. Songe que je suis un paysan d’Appenzell.

Ils entrèrent et, montant un sentier sinueux, allèrent frapper à la porte de la maison. Une femme leur ouvrit.

C’était une personne de taille moyenne, à la figure pâle, empreinte d’un sérieux et d’une immobilité qui n’appartenaient pas à la jeunesse. Au premier abord, ce qui frappait davantage, c’étaient les vêtements de forme antique sous lesquels cette femme était comme enfouie. La ruche à gros plis de son bonnet blanc avançait sur son front en cachant ses cheveux, si bien qu’il était impossible de savoir s’ils étaient blancs ou noirs, gris ou blonds. Quant à la taille, un large pardessus gris à manches, pareil à la robe, l’ensevelissait tout entière dans ses plis.

Elle considéra froidement les étrangers et attendit qu’on lui adressât la parole.

— N’y a-t-il pas ici, madame, une chambre à louer ?

— Oui, messieurs.

Elle se rangea pour les laisser entrer ; puis, sans ajouter un seul mot, elle marcha devant eux.

Ils la suivirent au premier étage, dans une chambre à l’ameublement fané, mais qui était propre, commode et bien exposée au soleil. Un chèvrefeuille indiscret entrait par la fenêtre ; on avait de là toutes les magnificences du lac et des Alpes. Albert en fut ravi. La chambre n’était que de dix francs par mois, et les arrangements furent bientôt faits.

— Me voilà déjà casé, dit Albert gaiement, en jetant son sac sur une chaise. Assieds-toi, mon ami.

— Ouf ! quelle vieille fille ! s’écria Samuel. Est-elle rechignée ? As-tu vu remuer un pli de sa figure ? Et ce front pâle sous ce bonnet blanc et cette froideur hautaine ! Elle me fait l’effet d’une vestale qui a perdu le feu sacré.

— Si l’hôtesse n’est pas gaie, le logis est charmant. Vois quel horizon ! dit Albert en attirant son ami à la fenêtre.

Mais au lieu du lac et des montagnes, celui-ci remarqua tout de suite un objet plus proche.

— Oh ! oh ! oh ! cria-t-il à l’oreille d’Albert ; mon cher, il y a une nièce. Regarde dans le jardin, au milieu des fleurs, cette rose épanouie sous une capote bleue.

Albert aperçut en effet une jeune personne de taille et de mise élégante occupée à cueillir un bouquet.

— Hein ! qu’en dis-tu ? reprit Samuel. C’est le ciel qui t’envoie cette compensation.

— Dont je me garderai bien de profiter, répondit Albert. À quoi te plaît-il de songer, mon ami ? Puis-je me marier ?

Sur ce mot, Samuel éclata de rire, et plus tard il en fit rire bien d’autres en rapportant ce mot-là. Tout en riant, il emmena son ami.

Samuel demeurait sur la place de la Riponne, mais, afin de montrer la ville à Albert, ils prirent le plus long chemin, par le faubourg de Martheray.

Lausanne est bâtie sur trois collines entre lesquelles passe un ruisseau bourbeux et infect, le Flon, accaparé tout du long par diverses industries, et grossi, on ne le croirait guère, d’un autre ruisseau, la Louve. Sur ses bords est groupée la ville basse. Elle s’étage en entonnoir jusqu’à la hauteur des trois collines qui ont chacune leur physionomie particulière. Celle du midi est la plus proche du lac, la mieux bâtie et la plus commerçante ; c’est le quartier du beau monde et des étrangers : elle ressemble à toute ville européenne dotée d’un admirable horizon. De l’autre côté du Grand-Pont, construction hardie et d’un bel effet qui joint cette première colline à celle de l’ouest, s’étend un quartier populaire, commerçant aussi, mais d’un commerce local et rural ; c’est là que se tiennent les marchés et les foires, et qu’afflue à certains jours la population travailleuse et aisée qui féconde les belles campagnes du Gros-de-Vaud. Enfin s’élève au nord la Cité vieille et majestueuse, dominant les deux autres collines. C’est la partie moyen âge encore debout : les restes de l’évêché, le château, la cathédrale, et peut-être quelques vieux nids contemporains, — une forteresse entourée de fossés par la nature, d’un côté le Flon, de l’autre la Louve, tout autour l’escarpement, sauf la rampe de la Mercerie.

Quand Albert et Samuel arrivèrent sur la Riponne, qui est la place principale des marchés, le soleil était couché, mais ses rayons frappaient encore les montagnes, et l’on apercevait derrière la chaîne des Alpes de la Savoie, toutes dégarnies de neige, un dôme blanc lointain, splendide sous les rayons du soir, et que Samuel nomma avec orgueil. C’était le Mont Blanc. Ce qui fait la beauté de Lausanne, c’est le point de vue qu’on y a de toutes parts. Ce qui lui donne de l’originalité, ce sont les rampes qu’il faut à chaque instant gravir ou descendre, et ces escaliers, appliqués en manière d’échelles aux flancs de la Cité, lieux sombres, sales et fantastiques, où le roc suinte et d’où l’on sort avec joie comme d’une caverne immonde.

Samuel conduisit Albert dans sa chambre où ils s’assirent en face d’une bouteille de vin d’Yvorne.

La chambre de Samuel était digne d’un membre de la Jeune Helvétie, de la Société fédérale de gymnastique, de la Société militaire de Guillaume Tell, et de plusieurs autres. On y voyait une trentaine de silhouettes, parmi lesquelles celle d’Albert, des trophées, des décorations, des prix remportés dans les tirs et dans les jeux nationaux, des pipes gigantesques, de superbes carabines, un képi et des épaulettes de lieutenant. La jeunesse suisse est amie de l’association, des assemblées, des fêtes fraternelles, culte charmant, où la Divinité n’est guère plus qu’ailleurs.

Albert rentra plein d’espérance dans sa nouvelle demeure. Il avait été présenté par Samuel à beaucoup de jeunes gens qui tous lui avaient offert leurs services et avaient bu chaudement à sa prospérité. Comme le savant aime le livre et la plante le soleil, l’Helvétien aime la bouteille ; il ne sait causer, écouter, rêver qu’avec elle, et trop souvent, avec elle, rêver le conduit à dormir. Calme, sobre et fort, Albert n’était allé que jusqu’au rêve ; mais il rêva largement. N’était-il pas, à vingt-cinq ans, au seuil d’un nouvel avenir ?


II


Les premiers temps, Albert habita peu sa chambre. Ses cours à l’Académie, ses relations et ses promenades absorbaient toutes ses heures. Il voyait à peine son hôtesse, qui, toujours froide et silencieuse, semblait l’éviter. Mademoiselle Dubois vivait seule, et une femme du voisinage, qui faisait la chambre du locataire, venait seulement de temps à autre laver le linge et les appartements.

Un soir qu’Albert, accompagné de Samuel, rentra plus tard qu’à l’ordinaire, ils rencontrèrent au jardin, avec mademoiselle Dubois, la jeune personne qu’ils prenaient pour sa nièce, et Samuel sut engager une conversation qui devint aussitôt très-pleine, très-suivie, et à laquelle mademoiselle Pauline, la prétendue nièce, prit une fort grande part. Les deux jeunes gens furent étonnés d’apprendre qu’elle était la sœur de mademoiselle Dubois. Elle habitait chez son frère dans la rue de Bourg. Mademoiselle Pauline leur apprit en outre qu’elle était musicienne, qu’elle aimait la littérature, le dessin, la poésie, les plaisirs de la ville et les beautés de la campagne. Sa sœur écoutait, et mêlait de temps en temps à ce babillage quelques paroles graves et simples.

Depuis cette soirée, on échangea quelques mots en passant. Mademoiselle Pauline venait souvent le soir, et, quand le jeune Allemand rentrait de bonne heure, on faisait en causant quelques tours de jardin. Mais des deux femmes, il n’y avait que Pauline qui s’occupât d’être aimable. Soit maussaderie, soit tristesse, la sœur aînée se bornait à les suivre, ou rentrait aussitôt. En Suisse, les jeunes personnes ont presque autant de liberté que les Anglaises, et l’on n’a pas le droit de s’étonner en voyant un jeune homme et une jeune fille causer et se promener seuls ensemble.

Un Allemand, touriste en guenilles, vint frapper un jour à la porte de mademoiselle Dubois, demandant une aumône fraternelle. Albert alla chercher la moitié de ses vêtements, et la vieille fille donna son dîner. Quelque temps après, ayant fait une grande déchirure à son unique pantalon de coutil, Albert fut obligé de sortir, par une chaleur caniculaire, avec un pantalon de gros drap. Le lendemain, il trouvait le pantalon de coutil propre et repassé, sans la moindre apparence de déchirure. Il se crut obligé d’en remercier mademoiselle Dubois ; mais au premier mot qu’il prononça, elle répondit : Ce n’est rien ! sans vouloir en entendre davantage. Une nuit, qu’il ébranlait d’une toux opiniâtre les cloisons de sa chambre, il entendit à sa porte un coup léger. Il se leva et trouva sur le palier, à côté d’un bougeoir allumé, un pot de tisane chaude et sucrée. Mais, pour être bonne, l’hôtesse n’était ni gaie ni communicative, et Albert, qui depuis quelque temps restait de longues heures nu logis, devenait de plus en plus triste et se trouvait amèrement seul ; car ses espérances ne s’étaient pas réalisées. — Ses relations avec les jeunes gens de son âge ne lui avaient procuré aucun élève et lui avaient dépensé beaucoup de batz. Il était trop délicat pour recourir à la générosité de ses nouveaux amis ; Samuel voyageait en Bavière ; un dernier écu restait seul dans sa bourse, et il devait la location de sa chambre depuis deux mois.

Il ne sortait plus ; on le voyait accoudé sur sa fenêtre, immobile, absorbé. À l’heure des repas, il s’en allait quelquefois, et rentrait bientôt en cachant sous son paletot un objet rond, qui rappelait par la forme un pain de boulanger. C’était au point qu’il ne voyait pas mademoiselle Pauline passer dans le jardin, et qu’il ne paraissait pas l’entendre, même quand elle fredonnait quelques jolis airs.

Une après-midi de la fin d’octobre, Albert entendit frapper à sa porte ; il ouvrit : c’était mademoiselle Dubois.

— Je vous prie de m’excuser, dit-elle ; mon peu de fortune me rend nécessaire une somme de vingt francs, et je viens vous la demander.

L’étudiant rougit, balbutia un certainement ! qu’il s’efforçait en vain de rendre sonore, alla dans une direction, puis dans une autre, ouvrit un tiroir et dit :

Je ne sais pas si j’ai assez de monnaie… Le regard attentif de mademoiselle Dubois avait suivi tous ses mouvements.

— Qu’à cela ne tienne, dit-elle, ce sera pour une autre fois.

Elle sortait, mais Albert fit un effort et la rappela.

— Mademoiselle, dit-il avec résolution, je n’aurais pas dû garder cette chambre.

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle d’une voix très-douce ; ne vous convient-elle plus ?

— Pardon, j’en suis très-content, mais…

— Vous quittez Lausanne ?

— Hélas ! dit-il, je ne puis savoir ce que je ferai.

— Eh bien, attendons que vous puissiez le savoir.

Elle sortait de nouveau. Albert courut après elle, et la voix rauque, les yeux pleins de larmes :

— Je dois vous avouer…, dit-il.

— Monsieur Albert, interrompit la vieille fille en lui tendant la main, avec un visage illuminé soudain par une bonté divine, je vous ai deviné tout à l’heure en voyant votre embarras, et vous n’avez point à rougir devant moi, qui suis pauvre aussi. Parlez-moi comme à une amie, je ferai mon possible pour vous être utile.

Albert, à certains égards, était plus jeune qu’on ne l’est d’ordinaire à vingt-cinq ans. Il prit la main qu’on lui tendait et fondit en larmes.

— Calmez-vous, lui dit mademoiselle Dubois d’une voix maternelle. À votre âge aucune situation n’est désespérée. C’est la solitude qui vous abat. Venez souper avec moi dans une heure, afin que nous puissions causer à l’aise de vos affaires, et d’ici là pensez que vous avez une amie.

Elle sortit, laissant Albert aussi étonné qu’ému de tant de bonté et de sympathie chez une femme si froide en apparence. Il se calma bien vite, selon la recommandation qu’elle lui avait faite, car toute sa nature ne demandait qu’à espérer et à aimer. Seulement, il fut honteux de la faiblesse qu’il avait montrée. Il lui sembla qu’il ne s’était pas conduit en homme, et il se promit de vivre désormais et, s’il le fallait même, de mourir en stoïque. Cependant il ne put se défendre de plaisir en songeant qu’il allait souper chaud et souper en compagnie, double agrément dont il n’avait pas joui depuis près d’un mois.

Mademoiselle Dubois reçut Albert dans un petit salon garni de vieux meubles, encore frais à force de propreté. Près d’une fenêtre, une table à ouvrage encombrée de rubans, de velours, de chenille et de passementerie, supportait encore un grand vase plein de réséda qui embaumait. Au milieu du salon trottait d’un petit air capable un moineau familier. Encore honteux des larmes qu’il avait versées, Albert ne trouva rien de mieux à dire que de parler de l’oiseau.

— Je n’aime pas la société des animaux, dit mademoiselle Dubois, mais j’ai trouvé ce moineau malade et blessé ; je l’ai guéri, et maintenant la pauvre petite bête ne veut plus me quitter.

En parlant ainsi elle lâcha par la fenêtre ouverte l’oiseau qui vola sur un arbre et revint aussitôt près de sa maîtresse.

— Il m’a forcé de l’aimer aussi, ajouta-t-elle, et vraiment ceux qui se plaignent de n’être pas aimés sont peut-être des égoïstes ; car c’est une loi de nature que l’on ne puisse pas se défendre d’aimer qui nous aime.

— Vous croyez ? dit Albert.

— Oh ! il y a bien quelques tristes exceptions. Mais en général, puisque nous nous plaignons tous de bonne foi les uns des autres, il faut donc qu’il y ait des façons involontaires de faire le mal.

— Vous jugez favorablement les hommes.

— Et de quel droit ferais-je autrement ? repartit la vieille fille. Puis-je me séparer d’eux ? Que je trouve fausse et ridicule cette façon de parler des hommes, comme si l’on n’était pas de l’humanité ! Quand chacun a dit son mot sur la méchanceté, l’inconstance ou l’aveuglement des hommes, il se trouve que tout le monde a parlé. Et si tout le monde a raison, conclut-elle en riant, il faut bien que tout le monde ait tort.

— Quelle philosophe vous êtes ! dit Albert.

— De quoi faut-il que je vous parle ? répondit-elle d’un ton enjoué. Vous êtes mon hôte, et je ne puis rester bouche close devant vous. Si vous étiez mon hôtesse, je vous parlerais de modes, de ménage et de broderie ; si j’étais votre camarade, vous m’entretiendriez de tir, de chasse, de vins ou de chevaux. Mais d’homme à femme on ne peut, il me semble, parler que raison, littérature ou sentiment.

— C’est vrai, dit Albert ; et d’après cela il est bien dommage que les hommes et les femmes se tiennent à part le plus souvent.

— Assurément, dit en souriant mademoiselle Dubois. Mais, je vous prie, mettons-nous à table ; après, nous causerons comme de vieux amis.

Le souper se composait de deux plats fort ordinaires, mais excellents, et de café, boisson fade et claire décorée de ce nom, mais toute particulière à la Suisse, où elle forme la base de l’alimentation du peuple. Albert soupa en homme qui n’avait pas dîné. Son hôtesse était engageante sans importunité, et causait si bien, qu’en l’écoutant, il se demandait comment il était possible que ce fût là cette même femme qu’il avait prise jusqu’alors pour un automate. Ce qui l’étonnait encore, c’était la mobilité de ses traits jusqu’alors inflexibles, et une grâce pénétrante qu’il n’aurait jamais soupçonnée dans une personne si froide qu’elle en paraissait revêche. Évidemment, elle voulait le mettre à l’aise ; mais évidemment aussi elle ne faisait pour cela aucun effort et se laissait aller à son naturel. Au dessert, elle demanda à son convive :

— Seriez-vous orphelin M. Schæffer ?

— Je le suis de fait, répondit-il. J’ai perdu ma mère quand j’étais encore enfant, et une marâtre m’a privé de l’affection paternelle. Mon père est agriculteur dans le canton d’Appenzell. Son intention était de me vouer aux travaux de la ferme. Je lui aidais de bon cœur ; mais une passion irrésistible m’entraînait vers l’étude, et je m’enfuyais souvent avec un livre dans la forêt. La nuit, je lisais encore à la clarté de la lune, ou bien je m’éclairais d’informes chandelles que je faisais moi-même avec la résine des sapins. À cause de cela, mon père me maltraitait ; sa femme suivait son exemple, et mon cœur se brisait le soir quand, du coin où j’étais, je les voyais caresser leurs enfants autour du foyer. Le régent et le pasteur m’aidaient de leur mieux ; ils m’ont prêté leurs livres, ils m’ont enseigné ce qu’ils savaient, et remontraient souvent à mon père qu’il devait me laisser suivre ma vocation. Enfin, mon père a consenti à me donner quelque argent et à me laisser partir ; mais il m’a défendu formellement de jamais revenir chez lui. Et je mourrais plutôt que d’y retourner.

— Vous êtes vraiment orphelin, dit mademoiselle Dubois d’une voix émue. Mais, croyez-moi, vous avez été jusqu’ici trop malheureux pour que vous ayez à l’être encore. Dieu vous a préparé par la souffrance à mieux goûter un bonheur que sa justice vous doit. Espérez.

— J’espère depuis que vous m’avez tendu la main, dit Albert. Maintenant, vous me l’avez assuré, j’ai une amie, je ne suis plus seul, et c’est un bonheur qui me fait espérer tous les autres.

— Je vis très-retirée, comme vous l’avez vu. Mais par ma famille, qui est assez nombreuse et qui a de bonnes relations, j’espère vous procurer quelques élèves. En attendant, voici un arrangement que j’ai imaginé et qui, s’il vous convient, me sera fort agréable. Moyennant trente francs par mois, que vous payerez plus tard, vous pourriez partager mon frugal ordinaire, et cela vous suffirait, en attendant mieux.

— Vous êtes l’ange de la bienfaisance ! s’écria le jeune Allemand transporté. Mais non, je ne puis, je ne dois…

— Pourquoi ?… Ah ! je vous en prie, pas de cérémonies avec moi qui n’en sais faire aucune. Prenez-le comme vous voudrez : un marché fait entre débiteur et créancier, ou bien un échange de services entre amis.

— Un échange de services ? Mais que ferai-je pour vous moi ?

— Eh ! ne devinez-vous pas combien je suis heureuse d’être utile, de pouvoir, moi, créature si chétive jusqu’ici, car j’ai pu malaisément me suffire à moi-même, de pouvoir influer sur l’avenir d’un homme plein de valeur, je le crois ? Monsieur Schæffer, mettez-vous en idée dans une situation où vous seriez assez fort, assez puissant pour donner du bonheur à un autre. Ne sentez-vous pas que vous seriez beaucoup plus heureux de rendre un pareil service que vous ne l’êtes à présent de le recevoir ?

— C’est vrai !

— Eh bien, remerciez-moi si vous voulez ; je vous remercierai à mon tour, et nous serons quittes.

— Permettez-moi une question, dit le jeune homme en montrant sur la table à ouvrage un porte-journaux commencé, au milieu d’un amas de laines, de velours et de perles, ces ouvrages de luxe, vous ne les faites pas pour vous ?

— Non, répondit-elle, je ne pourrais vivre sans travailler un peu.

— Et à cause de moi, n’est-ce pas ? vous travaillerez beaucoup ? dit Albert ému jusqu’aux larmes.

— Ne vous inquiétez pas, dit-elle un peu confuse.

Albert prit sa main, la serra expressivement, et lui dit :

— Nous sommes amis pour toujours !

Il acheva la soirée chez elle, et remonta dans sa chambre, heureux comme s’il eût retrouvé sa mère. Il se disait : Quelle noble et étrange femme ! Et par quelle raison cache-t-elle tant d’esprit et tant d’âme sous un masque de glace ? En même temps qu’il s’attachait à elle par la reconnaissance, elle le préoccupait comme une énigme.

La semaine suivante, Albert avait deux élèves, dont l’un était parent de mademoiselle Dubois. Un mois après, il en eut deux autres. Cela lui rapporta environ quinze francs par semaine. Il se trouva très-heureux. Il est, entre autres, un plaisir qu’ignorent les riches, celui que procure le premier argent gagné. Non-seulement Albert pouvait suffire à ses besoins, mais il avait du loisir ; il ne désira plus rien. L’amitié de mademoiselle Dubois lui devenait chaque jour plus précieuse et plus chère. Outre ses sollicitudes maternelles pour Albert, l’esprit pénétrant de cette femme, sa sensibilité et son jugement initiaient le jeune montagnard à l’entente de la vie réelle, en même temps qu’ils l’éclairaient dans la recherche de l’idéal. Il était de nature plus aimante qu’inquiète ; il se trouvait heureux, lui qui n’avait pas joui des affections de famille, de n’avoir point à éparpiller ses heures en mille endroits et de posséder un intérieur réchauffé par la présence d’une amie.

Le goût naturel de l’indépendance, joint aux abus de pouvoir de la famille, fait aimer à la plupart des jeunes gens cette vie de bohème où l’on a son couvert ici et son gîte là-bas, ailleurs son travail et plus loin ses plaisirs. Mais beaucoup cependant sentent combien est triste le soir, au retour, la chambre silencieuse et sans lumière, où, pour que le feu pétille dans l’âtre, il faut d’abord l’allumer. Albert trouvait sur sa table chaque jour un bouquet fraîchement cueilli, gage d’affection, qui par un plaisir lui rappelait un bonheur. Amoureux de la nature, il vagabondait quelquefois en poëte et en écolier. Il jouissait de la vie, tout en aspirant à des jouissances supérieures, — ce qui est la seule manière humaine d’être heureux.


III


Cependant il manquait beaucoup au bonheur d’Albert, si l’amour est le premier des biens.

Tel semblait être l’avis de Pauline. Elle avait vingt-six ans ; la vie commençait à lui paraître monotone et le célibat stupide. Elle désira connaître la littérature allemande et se fit l’élève d’Albert. Elle avait appris déjà l’italien, l’anglais et le russe ; mais elle n’avait réussi dans aucune de ces langues, ou plutôt aucune de ces langues ne lui avait réussi. Pauline était agréable et jolie ; mais le peu qu’elle possédait suffisait à peine aux frais de sa toilette. Elle avait les défauts — on pourrait dire les vices — de la coquetterie ; mais une autre fortune l’eût sans doute rendue dans le mariage une femme sincère et bonne. Quoique peu spirituelle, elle était capable de roueries subtiles et profondes. Elle avait des mièvreries adorables et des ingénuités de seize ans, et savait comprendre la passion sans la ressentir, ainsi que la plupart des habitants de ce siècle, qui, spectateurs de cinq mille ans d’histoire et de littérature inondés de faits, de commentaires et d’analyses sont tous plus ou moins comédiens, — j’entends réciteurs de rôles, — avec ou sans intention. Aussi les êtres naïfs comme Albert Schæffer, ou sincères comme Marie Dubois, sont-ils des chefs-d’œuvre de la nature dignes de figurer comme héros sur la scène de l’idéal, où leurs pareils seuls intéressent et attachent ; — car du moment où nous sortons du cercle ordinaire de nos intérêts, qui que nous soyons en nous-mêmes, nous ne trouvons que le vrai digne de notre amour.

Pauline prenait les leçons d’allemand chez sa sœur, dans le petit salon où mademoiselle Dubois se tenait habituellement. Assise à une table en face du jeune homme, souvent, par mégarde, les cheveux bouclés de Pauline effleuraient le front d’Albert, et leurs mains se touchaient en se passant la plume. Pauline riait si gentiment des fautes qu’elle faisait dans ses versions, elle avait, pour interroger son professeur, un regard à la fois si candide et si pénétrant, que peu à peu Albert se sentit mal à l’aise en face de son élève et que lui-même parfois il fit des bévues comme un écolier. L’allemand n’en allait pas mieux. On traduisait Werther. Quoique mal traduit, il fit une ou deux fois pleurer Pauline ; et combien de fois il les fit rougir !

Témoin silencieux de la leçon, mademoiselle Dubois jetait quelquefois sur les deux jeunes gens un regard étrange. Y avait-il de la tristesse, de l’impatience, ou du mépris ?

Chose étonnante ! Albert, de plus en plus troublé en présence de Pauline, n’était pas tourmenté de l’absence, comme sont les amoureux. Il trouvait cette jeune fille sincèrement charmante, et soupirait en se disant qu’il ne pouvait lui parler d’amour. Mais il goûtait tant de charme dans la société de Marie, que, près de celle-ci, l’amitié le possédait tout entier. Elle avait non-seulement une grande élévation d’esprit et un jugement supérieur ; mais on sentait mêlée à cela une sensibilité profonde qui ne s’en séparait jamais. Son âme était une, et cela lui donnait une force pénétrante, à laquelle ajoutait cette originalité, que jamais elle n’imaginait de tirer d’ailleurs que d’elle-même ce qu’elle pensait et ce qu’elle disait. Elle n’avait cependant pas d’idées excentriques, ni même bien audacieuses, quoique son sentiment fût d’une extrême délicatesse ; mais parce qu’elle sentait par elle-même et, pour ainsi dire, à nouveau, elle habillait d’expressions neuves les idées les plus ordinaires, ou découvrait entre les choses de nouveaux rapports.

Son défaut était d’être inégale et fantasque. Lorsqu’elle s’était laissée aller avec le plus de verve ou d’émotion, tout à coup elle s’arrêtait, reprenait une physionomie froide et sérieuse, et laissait tomber l’entretien. Cependant il existait entre elle et Albert une conformité d’idées et de sentiments qui rendait leur intimité de plus en plus douce et profonde. L’hiver étant venu, Albert passait toutes les soirées chez son amie. L’économie de bois et d’éclairage avait été le prétexte de cette réunion. Albert apportait ses livres, mais il ne lisait guère. Tout est matière à causerie entre ceux chez qui le même sujet éveille des idées semblables. On est si heureux de se retrouver hors de soi ! Puis, comme la ressemblance n’est jamais complète, on discute un peu, et la discussion mène à de nouvelles rencontres, qui mènent à de nouvelles discussions.

Une fois il arriva que Pauline vînt passer la soirée avec sa sœur, et Albert ne put s’empêcher de la reconduire. La nuit était sombre, on trébuchait un peu : ce n’était pas sans trouble qu’Albert sentait Pauline appuyée sur son bras ; elle-même avait la voix émue. Ils causaient par saccades et à demi-voix, comme s’ils avaient eu peur. Une pierre manqua de les faire tomber. Albert, dans ce mouvement, saisit la main de Pauline.

— Comme votre main tremble ! dit-elle d’une voix entrecoupée, vous avez froid ? — Non, dit Albert ; et ils continuèrent à marcher sans plus dire un mot.

Comme ils arrivaient à l’angle des deux routes, au-dessous de la douane, — ils avaient pris le plus long chemin, — une troupe d’hommes avinés vint à leur rencontre en vociférant d’une manière insensée. Pauline, effrayée, entraîna son compagnon, qui s’efforçait en vain de la rassurer, derrière le massif qui se trouve au point de jonction des routes. Mais le petit débat qui s’éleva entre eux à ce sujet ayant frappé de ses chuchotements l’oreille des ivrognes, ceux-ci cherchèrent en chancelant d’où venait le bruit. Folle de crainte, Pauline se réfugia dans les bras d’Albert, qui la pressa vivement sur son cœur. Le danger était passé, qu’ils n’en savaient rien et n’y pensaient plus. Ils avaient échangé comme un aveu leurs noms dans un baiser. En s’arrachant des bras d’Albert, Pauline balbutia des plaintes sur sa faiblesse. Albert la rassura par des protestations d’amour.

Néanmoins son bonheur était mêlé de trouble et d’inquiétude. Il rentra plus agité qu’il n’avait été de sa vie, et, voyant encore de la lumière dans le salon, il alla retrouver mademoiselle Dubois.

Elle se préparait à rentrer dans sa chambre, mais il la supplia de lui accorder quelques moments.

— J’ai besoin d’être avec vous, lui dit-il afin de retrouver un peu de calme et de lucidité.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Je viens, dit-il en rougissant, de me fiancer à votre sœur.

Mademoiselle Dubois tressaillit et resta une minute sans répondre.

— Eh bien, reprit-elle, vous avez confiance en votre bonheur ?

— Je ne sais que vous dire. Ma situation est si précaire, mon avenir si indécis, que je suis plein de trouble, et me demande si j’ai agi loyalement.

— Pauline connaît votre situation, vous ne l’avez point trompée. Si votre bonheur est avec elle, cher Albert, combien je serai heureuse que vous deveniez mon frère !

— Et moi ! savez-vous qu’une des raisons de mon attachement pour Pauline, c’est qu’elle me fixe auprès de vous ?

— Puissiez-vous toujours habiter Lausanne !…

— Pourquoi pas ? Savez-vous le rêve que je forme ? Vous nous logerez ici tous deux, et vous nous aiderez quelque jour à élever nos enfants qui seront les vôtres. Mon amie, cet espoir-Là seul écartera tout nuage de mon avenir. Avec vous je me sentirai toujours fort, droit et courageux. En vérité, quelque femme que j’eusse épousée, je ne puis me sentir bien marié qu’au près de vous.

Mademoiselle Dubois resta silencieuse un instant, puis elle dit :

— Si j’étais Pauline, votre sentiment ne me satisferait pas.

— Elle est bonne et charmante, dit-il, mais elle ne vous ressemble point. Vous ayant trouvée, pourquoi chercherais-je une femme qui vous ressemble… à supposer qu’il y en ait ! À vous deux, vous avez tout ce qu’il faut, et plus qu’il ne faut, pour charmer la vie d’un honnête homme. Tenez ! me voilà fort et confiant, à présent. Vous verrez, mon amie, ce dont je suis capable pour votre bonheur et pour le mien. Quelle carrière me conseillez-vous ?

— J’y pensais tous les jours, répondit mademoiselle Dubois, et je trouvais que ce qui vous conviendrait le mieux est la carrière que vous avez déjà commencée, l’enseignement.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y faut du talent, moins d’intrigue et de la vertu.

— Vous m’estimez donc bien ? s’écria-t-il.

— Beaucoup, dit-elle avec émotion.

— Qu’ai-je donc fait ?

— Je ne saurais bien vous le dire : les moindres choses sont révélatrices ; mais je vous connais. Vous êtes plein de franchise et de droiture, d’enthousiasme et de générosité. Vous avez parfois le regard clair et naïf d’un petit enfant. Vous m’avez donné, cher Albert, le bonheur d’aimer avec une foi complète en celui qu’on aime ! bonheur que je n’espérais plus. Aussi je vous ai adopté dans mon cœur, et maintenant je ne serai heureuse que si vous êtes heureux.

En parlant ainsi, elle se leva et lui tendit la main. Vivement ému, il l’attira vers lui en disant :

— Chère sœur, dites bonsoir à votre frère.

Elle l’embrassa avec effusion. Il sortit plus heureux et bien plus fier qu’il ne l’était une heure auparavant.

Après son départ, mademoiselle Dubois resta longtemps pensive. Puis elle se mit à prier, et sa prière fut ce soir-là si vive, si fervente, que ses yeux étaient mouillés de larmes et sa poitrine soulevée de sanglots, — comme si elle eût épanché devant Dieu des craintes ou des douleurs secrètes.


IV


Les jours qui suivirent furent chauds et brillants pour les fiancés. Albert eut plus de vivacité ; Pauline fut plus sérieuse. Le bonheur d’être aimée lui donna quelque chose de tendre et de touchant, une grâce qui jusqu’alors lui avait manqué. Sa coquetterie sembla l’abandonner ; ses yeux parlèrent un langage qu’ils ne cherchaient pas. Werther était mieux compris, et l’on ne riait plus à la leçon. À cette leçon mademoiselle Dubois n’assistait plus guère. Sous différents prétextes, elle quittait souvent le petit salon, et seuls, on échangeait d’amoureuses paroles, on se prenait les mains, on se regardait. Si Pauline baissait la tête, son front rencontrait un baiser d’Albert : elle murmurait une gronderie ; ils se regardaient encore, et s’embrassaient de nouveau. Transporté dans un nouveau monde, Albert ne songeait plus qu’à Pauline, et même en causant avec son amie, il ne parlait que de mariage et d’amour. Sans jamais les provoquer, mademoiselle Dubois accueillait ses confidences ; puis elle appelait l’attention du jeune homme sur les difficultés matérielles de la vie et stimulait son courage pour en triompher. Il devait dans quelques mois briguer au concours une place de professeur d’allemand au collège de Lausanne, et il étudiait avec ardeur la chimie et la physique pour conquérir plus tard une chaire plus lucrative et plus haute. Pauline eût désiré l’introduire dans sa famille à titre de fiancé, mais il avait refusé. Dans une des rares visites que M. et madame Dubois faisaient à leur sœur Marie, Albert les avait rencontrés, et leur air de hauteur lui avait déplu.

— Ils me mépriseraient, dit-il, parce que je n’ai rien et ne suis rien. Attendons.

Cela contraria Pauline, qui avait projeté de figurer avec son fiancé dans les derniers bals de la saison. Elle bouda même un peu ; ce qui ne la rendit pas moins jolie, car elle n’avait pas le courage d’être fâchée tout à fait. Ne pouvant se parer d’Albert, elle essaya du moins de le rendre jaloux. Assise en face de lui, dans un vieux fauteuil où elle se ployait gracieusement en étalant sur les chenets ses pieds comprimés dans de jolies bottines, elle lui demandait :

— N’êtes-vous pas fâché que j’aille au bal sans vous ?

— Non certainement, répondit-il, puisque je ne puis y aller et que cela vous amuse.

— Mais si là-bas quelqu’un m’aimait aussi ?

— Que m’importe ! puisque c’est moi que vous aimez.

— Et la valse, Albert, qu’en pensez-vous ?

— Si vous ne vouliez plus valser, je trouverais que vous avez raison.

— Ah ! voilà une façon charmante et modérée de me l’interdire. Vous seriez donc jaloux de mon valseur, Albert ?

— Non, si vous pensez à moi pendant que vous êtes près de lui.

— Vous êtes d’une sagesse et d’une tranquillité…

Mais les regards expressifs du jeune homme démentaient cette observation, et Pauline, un instant après, lui faisait un reproche contraire.

Quoique Albert fût le plus simple des hommes, ces mièvreries ne lui déplaisaient point, occupé qu’il était par la nouveauté de sa conquête et de ses propres impressions. Il aimait Pauline sans la connaître. Son âme qu’il ne voyait pas, il la supposait belle, et ce qu’il voyait le charmait. Elle avait de petites façons fort gentilles, des yeux bleus piquants à force de vivacité, une bouche rieuse ou langoureuse tour à tour, une taille souple et fine. Par besoin de changement, elle variait sans cesse et très-heureusement sa toilette et sa coiffure. Avec un seul ruban elle savait se donner une fraîcheur nouvelle. Un jour, elle descendait ses cheveux très-bas, mettait une robe montante et prenait un air de madone ; d’autres fois, relevant ses bandeaux jusqu’aux tempes, elle piquait dans ses tresses des nœuds de velours ; sa robe au corsage échancré laissait admirer son cou entouré d’un velours noir, et ses bras éclataient de blancheur à travers la mousseline.

Un jour, elle ne vint pas. Albert la crut malade et fut dévoré d’inquiétude. Mademoiselle Dubois sortait, à sa prière, pour aller chercher des nouvelles, quand on apporta ce billet.

« Chère Marie,

« Je vais au bal demain, et ma toilette n’est pas prête. Je ne puis sortir. Excuse-moi près d’Albert. »

Le lendemain, elle ne parut pas. Albert fut morose et cacha mal son mécontentement. Le surlendemain semblait devoir se passer comme la veille, et l’irritation du jeune amant était à son comble, quand, le soir, Pauline arriva. Elle avait dansé jusqu’au jour ; elle était si fatiguée ! ! !…

— Il faut que je vous aime bien pour être venue, dit-elle à Albert.

— Combien je suis confus de ce sacrifice ! répondit-il amèrement.

Elle vit qu’il était fâché et s’efforça de vaincre sa mauvaise humeur par une conversation enjouée. De temps en temps, elle le regardait en dessous avec des yeux si doux et si brillants, qu’il se sentait mollir. Elle avait ce jour-là un bracelet de corail qui seyait à merveille sur son bras nu. Dans un moment où ils se trouvaient seuls, elle passa ce bras autour du cou d’Albert en murmurant à son oreille : — Je vous aime ! — Ce fut lui qui s’excusa.

Le temps s’écoulait ainsi plein de douces heures, partagé pour Albert entre l’amour, l’étude et l’amitié. Déjà l’on avait atteint le mois d’avril ; deux mois encore, et le concours avait lieu. On parlait souvent du succès comme s’il eût été certain ; on fixait le jour du mariage, on faisait des projets. Mademoiselle Dubois souriait volontiers à leurs rêves ; mais elle retombait tout aussitôt dans le sérieux un peu triste qui lui était habituel ; désormais elle s’en remettait à Pauline du soin de distraire Albert, et leur union semblait la rendre à la solitude. Albert, lui, eût bien voulu la mettre en tiers dans son bonheur, et ses efforts tendaient constamment à fondre ses deux affections dans une même harmonie ; mais il n’en pouvait venir à bout. Quand il causait avec Pauline, c’était presque toujours d’une manière qui mettait Marie en dehors de l’entretien, et quand il engageait la conversation avec son amie, Pauline restait silencieuse, ou ne savait que les interrompre en accaparant Albert.

Le printemps gonflait les bourgeons ; le soleil rayonnait dans les fleurs, dans les feuilles, dans les cris des oiseaux, dans les yeux des hommes ; et toutes les bouches et toutes les poitrines s’ouvraient pour aspirer cet air pénétrant et mou qui enivre.

Il y avait au bout du jardin de mademoiselle Dubois, du côté du midi, un bosquet de lilas déjà touffus, dont les fleurs commençaient à s’épanouir. Les marguerites blanches et roses, les primevères doubles d’un rose lilacé, les narcisses, les jacinthes embaumées et les crocus bleus s’ouvraient en foule sur le bord des allées. Mademoiselle Dubois, un râteau à la main, semait de petites graines dans les plates-bandes ; elle sarclait, elle émondait. Son moineau la suivait en picorant, et tout à coup, poussant un petit cri, il s’envolait à tire-d’aile, tout inquiété par sa propre sève et par ces cris amoureux qui partaient des bocages. Sous prétexte d’aider à Marie, Albert et Pauline se rendaient au jardin ; mais, comme des enfants volages, ils quittaient le travail au bout d’un instant et s’en allaient voir aux lilas si quelque branche avait fleuri. Pauline montait sur le banc et levait les bras pour atteindre les fleurs. Dans ce mouvement sa taille se cambrait, sa jupe s’accourcissait et laissait à découvert le bas de sa jambe. Quand il y avait de la rosée, elle secouait malignement les branches sur Albert, qui, tout inondé, pourtant ne s’occupait qu’à recueillir les gouttes tombées sur le visage de Pauline.

Gorgé de friandises, enivré d’amour, Albert cependant n’était pas exempt de malaise. Il y avait toute une partie de son être qui n’avait rien à faire avec sa fiancée et qui restait au dedans de lui, froide et inassouvie. Il avait l’amitié de mademoiselle Dubois, et souvent il passait près d’elle des heures après lesquelles il se trouvait plus fort et meilleur. Mais elle-même lui semblait maintenant moins expansive ; — puis nous avons un besoin d’unité que deux affections incomplètes ne peuvent satisfaire.

Cependant Pauline trouva qu’elle savait assez d’allemand et ne voulut plus étudier. Albert en fut vivement contrarié ; car il goûtait un grand plaisir à cultiver l’esprit de celle qu’il aimait. Il insista, mais en vain. Alors dans son humeur, il s’avoua que Pauline était bien frivole et s’en plaignit à mademoiselle Dubois.

— Pauline n’a jamais aimé l’étude, répondit la sœur aînée. Tâchez de ne point lui demander ce qu’elle ne saurait vous donner.

Ils étaient assis près de la fenêtre qui ouvrait au midi sur le jardin. Le soleil était couché, le jour s’en allait ; par la fenêtre ouverte entraient les parfums du soir ; on entendait au loin, comme un murmure, les bruits de la ville, et tout près la voix éclatante d’un petit oiseau. Il y avait dans l’air une tendresse indéfinissable. Tout le mouvement, toute la vie de la nature, à cette époque de l’année, n’est-ce pas de l’amour ? Mademoiselle Dubois était accoudée sur la fenêtre ; contre l’ordinaire, elle était oisive et ses yeux voilés se fixaient au dehors sans regarder aucun objet.

— Vous n’avez pas beaucoup étudié, vous, dit Albert ; mais vous aimez tout ce qui est beau et vous comprenez tout ce qui est élevé. Pourquoi votre sœur fuit-elle une conversation sérieuse ? Pourquoi se joue-t-elle de mon amour sans cesse comme un enfant ? Tantôt elle est tendre et bonne, tantôt elle m’afflige, comme pour jouir de ma peine, — ou bien, ajouta-t-il plus bas, elle se plaît à me rendre fou pour triompher de ma folie sans la partager.

En parlant ainsi, caressant par besoin d’effusion, comme sont les amoureux, il entoura de son bras la taille de son amie, et se pencha pour l’embrasser. Elle le repoussa brusquement.

— Soyez fou, s’il vous plaît, avec Pauline, dit-elle d’un ton sec et hautain qu’il ne lui connaissait pas, mais soyez convenable avec moi.

— Je ne savais pas vous déplaire, dit Albert vivement piqué. Je n’aurais pas, surtout, cru vous formaliser.

Il se fit entre eux un silence. Albert se leva pour sortir.

— Mon ami, dit mademoiselle Dubois en l’arrêtant d’un geste affectueux, j’ai eu tort et je vous demande pardon. Mais, cher Albert, voyez, vous vous plaignez de Pauline, et moi aussi j’ai des moments de caprice et d’humeur que je ne puis maîtriser. Les femmes quelquefois sont fantasques, Albert. Il vous faut de l’indulgence, si vous voulez être un bon mari.

— Je vous croyais supérieure à toute faiblesse, vous.

Elle haussa les épaules en le regardant d’un air si moqueur, et en riant d’un rire si frais, qu’il en fut tout surpris, et même troublé d’une façon étrange. Il lui sembla… Mais, ne lui laissant pas le temps de s’arrêter là-dessus, elle dit vivement : — Albert, je vous le déclare avec franchise, vous êtes supérieur à Pauline, et, si vous n’aviez pas pour elle une affection indulgente, si vous vouliez trop l’assimiler à vous, ni vous ni elle ne seriez heureux. Mais puisque vous aimez l’étude, et qu’elle occupera toujours une partie de vos heures, pourquoi seriez-vous fâché d’avoir à vous distraire ensuite avec une compagne vive et gaie ? Pauline jouit encore et abuse peut-être de sa jeunesse et de sa liberté, mais plus tard elle deviendra, j’espère, plus sérieuse et plus simple. Cher Albert, il faut accorder quelques distractions à votre fiancée. Puisqu’il fait si beau, ne restons pas à tourner sans cesse dans ce petit jardin et faisons de belles promenades. Voulez-vous que nous allions demain aux bois de Rovéréa ?


V


Ils partaient en effet le lendemain vers deux heures de l’après-midi, et gagnaient par Béthusy le chemin qui traverse le ravin de la Vuachère, dans la petite vallée d’Angrogne, et grimpe les hauteurs entre Vennes et Chailly. Le ciel était magnifique, le soleil chaud ; une pluie douce avait le matin même arrosé la terre, et de chaque côté de la route, sur l’herbe, la rosée brillait. Pauline, charmée de cette promenade improvisée, marchait d’un pas leste en relevant sa robe ; car il faisait un peu de boue ; son châle tombait, découvrant ses épaules, et les rubans de sa capote bleue flottaient au vent. Albert, lui aussi, paraissait joyeux, et ses yeux, qui brillaient sous son feutre brun, comptaient les mouchetures que faisait la terre humide aux bas blancs de Pauline, qui tantôt prenait, tantôt abandonnait son bras. Mademoiselle Dubois marchait près d’eux, les accompagnant sans les gêner, et le plus souvent allait seule au bord de la route, enveloppée dans son mantelet noir et coiffée d’un chapeau de paille brune, frais encore, mais dont la coupe remontait bien à cinq ans. Les buissons de la route étaient blancs des fleurs de l’aubépine. On voyait dans les prés les bouquets gigantesques des cerisiers et des poiriers fleuris ; les pommiers couverts de petites feuilles montraient déjà le rose vif de leurs boutons. De chaque côté du chemin fermes et villas s’épanouissaient à l’envi sous la robe printanière. Dans les champs, on apercevait çà et là des travailleurs courbés. Le paysan vaudois, avec sa veste brune, passait en disant bonjour. Guidé par le son des clochettes, on entrevoyait sur les flancs du ravin des vaches qui paissaient.

Mais ce qui dominait tout dans le paysage, c’était la chaîne des Alpes, qui, blanche encore, se dressait de l’autre côté du lac et s’étendait au nord en cimes de plus en plus élevées. Mademoiselle Dubois nommait à Albert ces géants familiers des rives du Léman. C’étaient, au premier plan, dans les Alpes de la Savoie, la Dent d’Oche, les cornettes de Bize ; la Chaumany toute découronnée, et dont la tête autrefois, dit-on, roula dans les abîmes du lac ; puis, au delà de l’embouchure du Rhône, à l’entrée du Valais, la Dent de Morcles, éblouissante sous le soleil, et dont les cimes cuivrées se confondaient si bien avec les nuages, qu’on ne pouvait dire où s’arrêtait le roc, où commençait le ciel ; le grand Moeveran avec son glacier ; les tours jumelles de Mayen et d’Aï, deux blocs si escarpés, que la neige s’y attache rarement, et qui, sombres, se dressent au-dessus des neiges inférieures.

En contemplant ces espaces élevés, immenses, tranquilles, si différents du reste de la terre, en voyant ces neiges étincelantes se mêler aux magnificences du ciel, on croirait découvrir le pays des rêves, la région des merveilles féeriques, inventées par l’imagination enfantine de l’humanité.

Nos promeneurs s’arrêtèrent sur le pont de la Vuachère, prenant plaisir à voir le torrent grossi écumer parmi les rochers. La fonte des neiges commençait, et les torrents, qui, tout le reste de l’année, traînent au fond de leurs escarpements un mince filet d’eau, s’enflent alors subitement, deviennent impétueux et ravagent souvent leurs bords. Ensuite Albert et ses compagnes, continuant leur route, montèrent, s’élevant de plus en plus sur le mont arrondi, au milieu des primevères et des pâquerettes qui de toutes parts souriaient, ébahies, au soleil renaissant. Parvenus au sommet, de l’autre côté d’une prairie entourée d’admirables perspectives, ils entrèrent dans les bois de Rovéréa.

Ces bois s’étendent du nord au sud-ouest sur les bords d’un torrent, dont ils tapissent les gorges profondes. On y a ménagé des allées, des points de vue, des bancs pour les promeneurs. Mais dans la plus grande partie, la terre échappe au pouvoir de l’homme, se dérobe sous les pas et se fait belle, en dehors du modèle humain, à sa manière magnifique et sauvage.

Albert, Pauline et mademoiselle Dubois s’assirent à l’entrée sur une éminence, d’où l’on voit du lac et des Alpes un aspect nouveau et le joli village de Belmont étagé sur la colline. Mais, quoique fatigués un peu, les deux amants ne pouvaient tenir en place. On entendait partout dans l’air et dans la terre le fourmillement sourd des plantes qui poussaient, de l’herbe qui verdoyait, des larves qui éclosaient, du bourgeon qui s’ouvrait. On respirait ce parfum sans nom, le plus enivrant de la terre, qui est l’haleine d’avril. De toutes parts tout se gonflait, se tendait et cherchait à briser son enveloppe, et leurs cœurs palpitants, fondés aussi, battaient à briser leur poitrine. Pauline descendit un courant par le sentier ; Albert la suivit. Tous deux, s’arrêtant sur le rocher qui surplombe le ravin, eurent une vue à donner le vertige. Au-dessous d’eux s’élevaient de l’abîme de grands pins au tronc rougeâtre, au feuillage mince, dont la cime n’atteignait pas à la hauteur du rocher ; au fond, à travers les rameaux rougissants des hêtres, un immense fouillis végétal plein de longues mousses et de petites fleurs. De tout cela s’exhalait comme une respiration douce et tranquille. À droite, au loin, dans la profondeur, on entendait, mais sans rien voir, des coups de hache et des voix humaines ; sous le ciel, au point culminant des hauteurs, entre les bois, apparaissait, loin, au milieu des champs, une maison blanche. Albert chercha la main de Pauline ; mais elle s’échappa, folâtre, et, passant près d’une petite tour crénelée, construction de fantaisie, élevée à cet endroit, elle descendit en crochant aux arbres, espérant parvenir ainsi jusqu’au fond du ravin.

Mais, à mesure qu’on descend, le terrain devient de plus en plus abrupt et finit par être impraticable. Albert inquiet suivait sa fiancée en cherchant à l’arrêter ; mais, enivrée par sa jeunesse et par celle de la nature, elle se plaisait à lui échapper au moment où il allait l’atteindre, en se jetant à droite ou à gauche derrière quelque hêtre. Cependant elle fut bientôt hors d’haleine, et il la saisit dans ses bras ; puis, comme elle se détournait encore :

— Ne jouez pas ainsi, lui dit-il, soyez plus tendre, ma Pauline, afin que je sois plus calme. Pourquoi ne pas nous reposer à l’aise dans notre amour ? Venez-vous asseoir ici, près de moi, sur le bord de cet abîme ; regardons-nous, et dites-moi quelque chose du fond de votre cœur. Je vous aime, Pauline. M’aimez-vous bien, vous ?

— Ne vous l’ai-je pas dit souvent ? répondit-elle. Vous me demandez toujours la même chose, Albert !

— Nous serons bien heureux, n’est-ce pas ?

— Je l’espère.

— Vous l’espérez seulement ? Oh ! Pauline ! n’êtes-vous pas sûre d’être heureuse avec moi !

— Oui, je le crois.

Puis elle ajouta en souriant :

— Mais j’en serai certaine plus tard.

— Oh ! vous êtes une enfant ! vous ne comprenez pas la certitude, vous ne comprenez pas l’amour. Voyez, Pauline, voyez comme cela est beau ! Ce mont énorme, là, tout en face de nous, qui se hérisse et se dresse, il est plein de nids d’oiseaux, de chants, de petits cris, de feuilles épanouies, et là-bas, sous ces gros rochers, quelque lézard se chauffe au soleil. Au pied coule un torrent : n’entendez-vous pas son bruit ? Et, de notre côté, voyez comme le terrain se creuse en gorges latérales qui toutes convergent au même bord ! Pourquoi cette régularité dans le chaos ! Le monde et la vie sont bien beaux, n’est-ce pas ? Ah ! vous ne savez pas, Pauline, tout ce que j’ai dans le cœur. J’étouffe par moments ! Ce n’est pas assez de vous aimer, de vous rendre heureuse ; j’aime tous les hommes, Dieu, la nature entière, et j’aurais besoin de faire des choses sublimes, seulement pour être heureux !

— Rêveur ! dit Pauline, en souriant.

Ils remontèrent jusqu’au banc où ils avaient laissé mademoiselle Dubois, mais elle n’y était plus. Ils l’appelèrent, elle ne répondit pas. Alors ils prirent dans le bois par le chemin qui va rejoindre la route de Savigny ; après quelques minutes de marche, ils rencontrèrent une vieille femme qui ramassait les fruits tombés du sapin, qu’elle nommait des pives, et qu’elle offrit de leur vendre et de porter chez eux, en les appelant monsieur et madame. Pauline riait. Albert, plus généreux qu’un riche, acheta les pives et ne les accepta pas. Cette femme leur assura que depuis plus d’une demi-heure il n’avait passé personne dans le chemin. Ils retournèrent et longèrent le bois en appelant Marie. Albert devenait inquiet. Pauline se moqua de lui.

— Marie est si étrange, dit-elle ; il lui sera passé quelque idée bizarre que nous ne pouvons deviner.

— Bizarre ! étrange ! Pouvez-vous bien, Pauline, appliquer de pareils termes à votre sœur ?

— Mais c’est l’avis de tout le monde.

— Ce ne devrait pas être le vôtre, dit sévèrement Albert.

Et, sans faire attention au mécontentement de Pauline, il entra dans le bois en appelant de toutes ses forces.

Une voix répondit du fond du ravin. Albert se trouvait alors sur une autre arête formant un des côtés d’une gorge latérale. Sur un second appel retentit une réponse plus proche. Il descendit quelques pas. Tout à coup, à peu de distance, au-dessus d’un rocher, il vit paraître son amie. Elle montait avec une agilité qui surprit Albert. Il alla au-devant d’elle, curieux de voir le chemin qu’elle avait pu suivre. En l’apercevant, elle s’arrêta et se laissa tomber sur la mousse, haletante.

— D’où venez-vous ainsi ? demanda-t-il.

Elle montra du doigt sans répondre. Albert descendit jusqu’au rocher à la hauteur duquel il avait aperçu Marie et jeta un cri d’étonnement. Elle avait dû monter obliquement, non pas du fond même du ravin, mais d’un plan intermédiaire situé à quelque vingt pieds au-dessous du lieu où ils se trouvaient. On comprenait tout de suite comment, en s’accrochant aux herbes, aux pierres et aux arbres elle avait pu faire la plus grande partie de ce trajet ; mais il se terminait par un sentier si périlleux, qu’en le voyant, Albert frémit des pieds à la tête. Ce sentier, couvert par le rocher qui s’avançait par-dessus en voûte oblique, n’avait guère qu’un pied de large et bordait immédiatement le précipice. En dessous croissaient bien quelques faibles tiges, mais trop espacées pour offrir un abri suffisant, et çà et là le terrain s’éboulait.

— Vous avez passé là ! s’écria-t-il en revenant près de son amie.

Elle fit de la tête en souriant un signe affirmatif.

— Comment se peut-il !… pourquoi faites-vous de pareilles folies ! cria-t-il tremblant d’émotion.

— Je n’y ai pas bien pensé, répondit-elle assez confuse. Vous m’appeliez, et je n’ai pas vu d’autre chemin.

— Je ne sais, reprit-il, si j’aurais osé moi-même… En vérité, mon amie, votre sœur a raison, vous faites parfois des choses très-bizarres. — Il fixa profondément ses yeux dans les siens et vit qu’elle avait pleuré. — Vous avez du chagrin ? lui dit-il.

— Moi ! non, Albert.

— Je vois à vos yeux que vous avez pleuré.

Mademoiselle Dubois rougit.

— La nature a sur moi beaucoup d’influence, répondit-elle. Seule, au milieu de ce ravin sauvage, la tristesse m’a saisie. J’ai revu le passé, j’ai contemplé l’avenir et, vous le savez, Albert, — si maintenant vous ne l’avez pas oublié, — l’amertume est dans la vie plus abondante que la joie. Tout cela m’a surexcitée ; cette imprudence que vous me reprochez, je l’ai commise sans y prendre garde. En tout autre moment, sans doute, je n’aurais pas osé. Mais, voyez-vous, Albert, on est bien léger quand aucune autre vie ne s’attache à la nôtre. C’est là le secret de ma hardiesse.

— Et c’est ainsi que vous comprenez l’amitié ! dit-il avec reproche.

Elle se leva sans répondre : ils remontèrent. Albert était affecté d’une manière douloureuse et désagréable. Il ne trouvait plus chez son amie l’égalité d’âme et d’humeur qu’il aimait en elle. Et puis, en la considérant, il se rappelait le mot de Pauline, et la trouvait étrange en effet. Pour la première fois, il se demanda : Quel âge a-t-elle ? Mais il ne put trouver en lui-même la réponse à cette question et n’osa pas la formuler.

Pauline cueillait des pâquerettes ; elle s’éloigna en les apercevant : ils doublèrent le pas, elle se mit à courir. Sur l’appel réitéré de sa sœur, elle se laissa pourtant aborder ; mais alors son ton et sa figure dénoncèrent éloquemment une bouderie formidable. Mademoiselle Dubois proposa de descendre au fond du ravin sur le bord de la Paudèze, par un chemin large et commode qu’elle avait découvert. Albert ne demandait pas mieux ; Pauline déclara que cela lui était égal et qu’elle ferait tout ce qu’on voudrait. Ils entrèrent donc sous les voûtes sombres du bois de sapins, où croissent d’adorables mousses, et, débouchant dans la vallée, ils s’enfoncèrent de nouveau dans le bois par un chemin praticable aux chars, qui descend en tournant jusqu’au fond du gouffre.

Ils marchaient silencieux, recueillis chacun dans sa pensée ; mais la nature, mère de l’homme, a le pouvoir d’ouvrir les cœurs et de délier les voix, et, parvenus sur le bord du torrent, ils mirent en commun leur admiration. Au fond de cet abîme touffu où de grandes plaques d’ombre succédaient brusquement à des nappes de lumière, ils ne voyaient, hors les arbres, que le ciel, quand tout à coup, au tournant d’une gorge, une fantastique apparition, qu’ils saluèrent d’un cri, surgit à leurs yeux. C’était le sommet de la Dent d’Oche, dont le blanc dôme semblait poser sur la cime des bois. Ils sortirent de la vallée par le côté du midi et gagnèrent, au bord du lac, le village de Pully d’où ils remontèrent à Lausanne.

Malgré la beauté de la soirée, la fin de cette promenade fut assez triste. Mademoiselle Dubois avait repris son ton habituel ; mais, en se rappelant l’émotion si vive qu’elle avait montrée, Albert soupçonnait en elle un chagrin secret et restait à ses côtés, attentif et tendre, comme un fils près de sa mère. Pauline eut désiré ne plus bouder ; mais quand elle eut perdu vis-à-vis de son fiancé deux ou trois agaceries qu’il ne remarqua pas, elle se mit à marcher en avant comme si elle eût été seule, tout en ne cessant de coqueter de poses et d’attitude.

Mademoiselle Dubois voulut renvoyer Albert près de Pauline. Il refusa. Que ne se tient-elle avec nous dit-il ? Mais, sur de nouvelles instances, il rejoignit la capricieuse. — Ah ! vous voilà, dit-elle, et, triomphante intérieurement, elle minaudait la froideur, quand il osa la gronder de ses enfantillages et lui rappeler les égards qu’ils devaient à sa sœur. Pauline était de ces femmes qui, pour se croire aimées, veulent un adorateur aveugle. — Peut-être n’ont-elles pas tort. — Elle répliqua :

— Je suis sûre que votre présence lui suffit, Albert. Ne vous inquiétez de moi ni l’un ni l’autre.

— Pauline, on dirait que vous n’aimez pas votre sœur, elle si bonne et si indulgente pour vous.

— Je sais qu’elle est parfaite, reprit Pauline en colère et… je l’aime ; seulement je ne l’adore pas comme vous.

Le pauvre Albert comprenait si peu la cause de l’irritation de Pauline, qu’il entreprit de la calmer en faisant une fois de plus l’éloge de Marie. Ils étaient sur le point de se fâcher, quand celle-ci vint à leur secours, et, à force de douceur, d’esprit et d’enjouement, parvint à les engager dans une conversation générale qui les conduisit sains et saufs jusqu’aux portes de la ville.

Pauline passa trois jours sans aller chez sa sœur. Était-ce pour irriter par l’inquiétude et par l’absence l’amour de son fiancé ? le premier jour, Albert fut triste ; le second, il chercha à guérir son ennui par le travail, le troisième, il fut tout à l’étude, et, le quatrième, l’arrivée de Pauline le dérangea presque. Alors, il fut plus mécontent de lui-même qu’il ne l’avait été de sa fiancée ; il sentait son enthousiasme éteint, son cœur tiède ; parfois il se demandait avec effroi :

— Serais-je incapable d’aimer ?


VI


Samuel revint et fut enchanté de trouver que les affaires de son ami s’étaient arrangées pendant son absence. Mais quand il apprit d’Albert son engagement avec Pauline, il le blâma vivement et lui prédit qu’il ne ferait jamais son chemin, puisqu’il s’empêtrait d’une femme pauvre dès le début. Albert fut blessé de ce langage, et vanta si bien les grâces, les talents et les vertus de Pauline, qu’il s’en raffermit dans son amour.

La présence de Samuel apporta de l’entrain dans le petit groupe. Albert allait rarement chez son ami, où trop de distractions l’eussent détourné du travail, mais souvent Samuel montait visiter Albert le soir, et l’on causait au jardin. Pauline aussi manquait rarement de venir à cette heure, et plus d’une fois il arriva qu’elle rencontra Samuel en chemin et qu’elle accepta son bras. On s’asseyait sur le banc devant la maison, ou bien sous le berceau de clématites, ou tout simplement sur le gazon en pente qui bordait la route, près d’un massif de lilas de Perse. Le plus causeur de tous était Samuel ; il racontait les aventures de son voyage, ou d’autres histoires, qui plus ou moins drôlatiques, excitaient les rires de tout le monde, surtout ceux de Pauline.

Ce fut Samuel qui proposa une excursion à la tour de Gourze, et Pauline qui l’accepta avec enthousiasme au nom de tous. Mademoiselle Dubois consentit à s’y rendre par complaisance pour sa sœur ; car il était facile de voir que la solitude était devenue pour elle un besoin et comme un instinct de sa nature. Samuel la comparait à une violette fanée qui a gardé son parfum. — Et comme elle fait bien de se cacher sous les feuilles ! ajoutait-il, sans doute pour dite un mot plaisant qui fit rire Pauline ; car la figure de mademoiselle Dubois, loin d’être désagréable, avait un charme touchant, et son teint même n’était point flétri, malgré sa pâleur.

La tour de Gourze est une ruine du ixe siècle élevée sur un mont du Jorat, dans ces temps d’invasions et de pillages où l’homme était la terreur de l’homme. Ce fut un signal plutôt qu’une habitation, à en juger par ce qui reste. Comme ruine, elle n’a point de caractère ni aucune beauté ; mais, du sommet où elle est construite, on domine tout le canton de Vaud, et l’on est au seuil des Alpes.

Pour s’y rendre, — car la tour de Gourze est à trois lieues de Lausanne, — Albert, Samuel et mesdemoiselles Dubois prirent la diligence jusqu’à Savigny. La route traverse le bois de Rovéréa et s’élève graduellement jusqu’à la hauteur d’une chaîne de collines pittoresques et fertiles qui relie le Jura aux Alpes. C’est le Jorat. À mesure qu’on s’élève, surgit çà et là, à droite, à gauche, ou en face de vous, quelque nouvelle pointe blanche ou grise qui grandit, s’élargit, se pose sur votre horizon et, spectateur mélancolique, semble vous contempler du fond de son lointain. À chaque pas, s’agrandit le paysage alpestre qui présente toujours à sa base la riante ceinture des bords du Léman. Au bout de quelques promenades, ces blocs de granit vous deviennent familiers, chacun avec son attitude et sa physionomie particulière, et, comme de vieilles connaissances, on les salue par leurs noms. Mais dans ces horizons immuables rien de monotone, car tout nouveau point de vue présente chaque sommité sous un nouvel aspect. Des vallées se creusent, qui laissent entrevoir des pics, des déchirures, des séparations qu’on n’avait pas soupçonnés. Outre les changements produits par la distance, il y a ceux de l’heure et de la saison. Blanches l’hiver, grises l’été, sauf les cimes où dort la neige éternelle, tantôt dorées par la lumière, tantôt obscurcies d’ombre, quelquefois couronnées, d’autres fois ceintes de nuages, les Alpes ont à leurs pieds ce miroir du lac où elles se répètent, nappe d’eau fleurie parfois de toutes les couleurs et de toutes les nuances dont juin émaille les prairies. Quand l’air est épais, immenses, énormes, confuses, elles semblent taillées d’un seul bloc. Mais par une atmosphère lumineuse et transparente, regardez, les ravines s’ouvrent, les bois se dessinent, les chalets apparaissent, la roche dure et nue blesse le regard de ses aspérités, et l’observateur attentif découvre des abîmes qu’il ne soupçonnait pas, à côté de vallées nouvelles.

Et le soleil couchant qui les transfigure et les couronne d’incomparables beautés !

Ils descendirent de voiture à Savigny et prirent sur la droite au travers des prés. Ces prés, aux premiers jours du printemps, sont remplis de crocus, de primevères, de bois-fleuri. On y voyait maintenant, par places, de grands massifs blancs teintés de jaune : c’étaient des narcisses dont l’odeur se répandait tout alentour ; la petite gentiane bleue se montrait aussi çà et là au milieu de l’herbe.

Pauline et sa sœur cueillirent chacune une gerbe de fleurs, et Pauline en couronna le chapeau d’Albert, et remplit de narcisses les poches extérieures des sacs militaires qu’Albert et Samuel portaient chacun sur le dos. Ainsi fleuris, ainsi riant et jasant, ils traversèrent un bois de sapins silencieux et solennel, et se virent en face d’une colline boisée, surmontée d’un vieux pan de mur. C’était la tour de Gourze.

— À l’escalade ! cria Samuel.

— À l’escalade ! répéta Pauline.

— Pourrez-vous gravir ce versant ? demanda Albert à son amie.

— J’essayerai, dit-elle.

— Vous réussirez, si j’en juge par votre tour de force à Rovéréa.

Elle rougit sans répondre. Ils commencèrent à monter. La colline à cet endroit est très-escarpée. On la tourne ordinairement par un chemin qui se jette à gauche et que dédaignaient nos touristes. La moitié inférieure de la côte est une prairie ; la partie supérieure est boisée et offre une pente presque verticale.

D’en bas, on eût entendu l’haleine entrecoupée des deux femmes parvenues à mi-chemin. Pauline, embrassant la première touffe des chênes, se laissa tomber sur le sol. Mademoiselle Dubois s’éleva de quelques pieds encore, puis elle s’arrêta, car l’air manquait tout à fait à sa poitrine, et elle se retourna, pâle, vers Samuel qui la suivait, et qui, la soutenant d’une main, de l’autre lui tendit sa gourde en souriant. C’est un fait bien prouvé que l’eau de cerises ou kirschwasser a des affinités secrètes avec l’air des montagnes, à tel point que les lèvres féminines y pompent sans dommage la brûlante liqueur. Mademoiselle Dubois en but une gorgée, reprit haleine, et, dix minutes après, elle était sur la crête du mont. Pauline, au bras d’Albert, fit moins heureusement le voyage. S’arrêtant à chaque pas, elle protestait qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle en mourrait, que de pareils plaisirs étaient stupides, et, longtemps après qu’elle fut arrivée au but, elle se plaignait encore.

On pouvait cependant oublier la fatigue en regardant autour de soi. Tout le pays de Vaud s’étendait sous leurs yeux, vaste, varié, plantureux, offrant partout le spectacle de cette noble abondance qui est le fruit du travail de l’homme, et ces richesses d’aspect et ces beautés de contraste que la nature a dispensées aux rives du Léman. C’était une immense surface où l’œil passait tour à tour des prés verts aux champs rougeâtres, des sombres masses de sapins à la verdure nouvelle des hêtres, des chênes, des tilleuls, des toits rouges aux villas élégantes, des bois aux villages, des ravins aux monts. Puis, vous apercevez Lausanne avec ses grands clochers ; Lutry, dont les toits scintillants se cachent en bas dans les plis du terrain, et sous vos pieds le Léman dans toute sa magnificence, baignant ses bords les plus riants et les plus célèbres, et encadré par ses plus belles montagnes, — chaos où l’œil ébloui va du Moléson, la première des Alpes Fribourgeoises, au grand Saint-Bernard, frontière de l’Italie. En ramenant le regard autour de soi, au bas de la colline, à l’orient, au milieu des prairies, on voit étinceler, calme et bleu, le petit lac de Bret.

— Il fait bon regarder la terre de cette hauteur, dit mademoiselle Dubois. Comme tout paraît beau, fertile et heureux !

— Oui, dit Samuel ; c’est comme un vêtement sale dont les taches ne paraissent pas de loin.

Pauline éclata de rire. Elle trouvait charmant tout ce que disait Samuel.

— Oui, répondit Albert, d’horribles taches que d’ici l’on ne voit pas : le vice et la misère.

— Oh ! surtout la misère, dit mademoiselle Dubois, car c’est d’elle que vient le vice.

— Chère amie, reprit Albert en souriant, penseriez-vous donc que les riches en soient exempts ?

Mademoiselle Dubois resta pensive un instant : puis, secouant la tête avec protestation :

— Non, non ! dit-elle doucement, non, je ne puis croire que le mal soit irrévocablement attaché à la vie.

— Alors, comment expliquez-vous… ? demanda Samuel.

— Eh ! mais, s’écria-t-elle comme éclairée tout à coup d’une espérance, les vices des riches ne viendraient-ils pas aussi de la misère des pauvres ?

— Philosophons, interrompit Samuel, mais en déjeunant.

Il défit les cordons de son sac. Albert l’imita. Une serviette blanche fut étendue sur l’herbe au pied de la tour. On y posa une bouteille de vin, quelques tranches de veau froid, du pain, quatre petits verres, des oranges et des gâteaux. Ils burent à la reine bourguignonne, ancienne hôtesse de la tour, dit-on, la bonne reine Berthe, encore populaire dans le canton de Vaud.

— Et aux amoureux ! dit Samuel en lançant un coup d’œil à Pauline qui se crut obligée de protester par des oh ! des ah ! et quelques minauderies.

— Merci ! répondit Albert en vidant son verre.

— À notre bonheur à tous ! dit mademoiselle Dubois.

— Bravo ! s’écria Samuel ; le toast ne peut manquer d’être porté de bon cœur. Mais sous ce nom vague, à quels événements buvons-nous ? Il serait peut-être bien curieux de le savoir tout à l’heure. Qui sait si notre bonheur futur, se révélant à nous en ce moment, ne nous ferait pas l’effet d’une tuile sur la tête ou d’un monstre abominable !

Ils se levèrent en riant et descendirent dans le bois déjà touffu. Il faisait un soleil splendide, et tout rayonnait autour d’eux. Pauline se mit à chanter des romances dont Samuel faisait la basse. Albert s’aperçut bientôt que mademoiselle Dubois n’était plus avec eux.

— Où donc est votre sœur ? demanda-t-il à Pauline.

Elle interrompit sa chanson, regarda autour d’elle, et répondit :

— Je ne sais pas ! puis elle se reprit à chanter.

Mais elle sentit le bras d’Albert qui se retirait du sien, et, s’interrompant de nouveau par un éclat de rire :

— Vous êtes inquiet, lui dit-elle.

— Seriez-vous jalouse, mademoiselle Pauline ? demanda Samuel.

— Oh ! terriblement ! Vous ne pouvez savoir à quel point ma sœur est une dangereuse rivale.

— Eh ! eh ! elle a plus de charmes qu’on ne croirait au premier abord ; et, si elle mettait seulement un autre bonnet, un autre chapeau, quelques cheveux…

— Une autre taille et une autre figure ! ajouta Pauline en riant très-fort.

— Vous avez, malgré cela, raison d’être jalouse, dit Albert, blessé de ces plaisanteries, car c’est avec le cœur bien plus qu’avec les yeux que j’apprécie une femme.

— Charmant ! répondit Pauline en faisant une révérence.

— Ne nous fâchons pas, dit Samuel.

Albert s’éloigna, poursuivi par le rire de Pauline, auquel se joignait la voix moqueuse de Samuel. Il se disait : — Oh ! ce n’est pas ainsi que je la rêvais ! Une idée bizarre lui traversa l’esprit : — Elle conviendrait cent fois mieux à Samuel, se dit-il. Il aime tout ce qui jase, tout ce qui rit, tout ce qui miroite, qu’il y ait ou non une âme dessous. Pauline n’est qu’un oiseau au joli chant et au joli plumage, et… Il haussa les épaules à sa propre pensée, un reste de tendresse lui revenant au cœur, il se reprocha d’être trop sévère. — Elle est bonne cependant, se dit-il, elle m’aime, et plus tard, quand elle sera ma femme…

À ce moment, il aperçut mademoiselle Dubois qui, pendue aux branches d’un buisson, cueillait des roses sauvages. Elle s’y était déchiré les mains, et son sang coulait.

— Pourquoi, lui dit-il, ne pas m’appeler pour vous les cueillir ? Vous aimez donc bien les roses sauvages !

— Oh ! dit-elle, je ne sais rien de plus charmant, frêles, délicates et embaumées comme elles sont. Respirez ce parfum si fin, si léger ; regardez ce coloris, et dites-moi si ce n’est pas pour elles qu’a été fait ce doux mot : suave !

Était-ce la chaleur du jour, l’activité de la marche, ou la vivacité de ses impressions qui donnait, ce jour-là, à mademoiselle Dubois une animation inaccoutumée ? Ses lèvres étaient vives, ses yeux brillants, et ses joues habituellement pâles avaient une carnation rosée qui détourna complètement l’attention d’Albert du coloris des petites roses. Une question qui souvent lui était venue aux lèvres s’en échappa tout à coup. Chère amie, demanda-t-il, quel âge avez-vous ?

Mademoiselle Dubois tressaillit et ne répondit pas tout de suite. Elle laissa échapper la branche d’églantier, dégagea sa robe, respira le parfum des roses, et dit enfin d’un ton léger :

— Vous n’êtes guère poli, Albert, de me faire une telle question.

— Pourquoi ? dit-il. Assurément vous êtes supérieure à cette vanité-là. Et puis, vous ne pouvez être vieille. Je croirais plutôt que vous cachez votre âge, au rebours des autres. Oui, il y a quelque chose d’étrange en vous, à cet égard. Quand on vous voit tout d’abord, avec cette figure froide et immobile que vous avez pour tout le monde, et surtout avec ces vêtements de forme si ample et si antique, on se dit tout de suite, — pardonnez-moi le mot, puisque vous ne le méritez pas, — on se dit : C’est une vieille fille. Mais lorsque dans un entretien amical vous vous laissez aller à l’expression de vos sentiments, que votre figure s’anime, que vos joues se colorent, vous avez des regards, des sourires de jeune fille, et dans la voix de si fraîches inflexions… Voyons, mon amie, quel âge avez-vous ?

— Quarante-cinq ans, dit-elle.

— Cela est impossible ! s’écria-t-il.

— Allons donc, mon pauvre Albert ; l’amitié rend-elle aveugle, ainsi que l’amour ?

— Vraiment, dit-il en soupirant, je ne vous aurais pas cru cet âge.

— Mais quarante-cinq ans, ce n’est rien, reprit-elle en riant. Françoise d’Aubigné en avait cinquante-deux quand elle épousa Louis XIV.

— Elle était plus coquette que vous.

— Et surtout plus belle, mon ami. C’est la condition nécessaire pour qu’une femme soit aimée.

— Ne dites pas cela, pas pour moi du moins, car je vous aime plus… plus que je n’aimerai ma femme.

— Oh ! Albert, fit-elle avec reproche.

— Oui ! dit-il, à la fois sombre et enthousiaste, parce qu’en même temps il pensait à Pauline ; oui, rie de cela qui voudra, mais je sens entre vous et moi une relation profonde, un lien plus puissant que tous les autres. À tout ce que vous dites, il y a quelque chose en moi qui répond oui, et ma pensée a besoin de la vôtre pour être complète. Tout ce que vous faites est bien ; tout ce que vous croyez est beau. Vous avez toutes les grâces de la simplicité. Et cette bonté, cette infinie tendresse que l’on sent en vous, et qui se répand dans toutes vos actions, dans votre voix, dans vos yeux, dans tous vos gestes… Tout cela est de la beauté, une beauté supérieure à toute autre. Tenez, mon amie, je regretterai toujours, puisque vous êtes née trop tôt pour devenir ma femme, qu’au moins vous ne soyez pas ma mère.

Mademoiselle Dubois ne répondit pas. Sa figure était contractée par une angoisse profonde, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle serra doucement la main d’Albert ; puis, quittant son bras en lui faisant signe de ne pas la suivre, elle s’éloigna de quelques pas et sembla contempler le lac et les Alpes, immobile, occupée à vaincre son émotion. Bientôt l’on entendit la voix de Samuel et de Pauline qui s’approchaient. Mademoiselle Dubois revint alors près d’Albert, et tous les quatre se rejoignirent.

Calme, quoique sérieuse, Marie ne remarqua pas l’air composé des deux étourdis qui semblaient avoir comploté quelque chose et qui échangeaient des regards d’intelligence. On décida de retourner par les rives du lac. Samuel et Pauline partirent en se donnant le bras, gais, rieurs, et en apparence exclusivement occupés l’un de l’autre, quoiqu’il ne fût pas difficile de deviner qu’il s’agissait de taquiner Albert. Quand ils se trouvaient un peu loin en avant, ils s’arrêtaient pour attendre Albert et sa compagne, qu’entre eux ils nommaient bien haut leurs grands parents, et c’étaient des rires… des rires qui sonnaient faux à l’oreille d’Albert. Il eût, quant à lui, méprisé cela, mais cette moquerie s’appliquant surtout à son amie l’indignait. Heureusement, Samuel, plus avisé que Pauline, fit à temps cesser le jeu.

La route était pittoresque et varice, on rencontrait des bois, des chalets, un torrent. Le soleil se fondait dans le lac et illuminait les cimes alpestres. Cependant, il y a trois lieues de Gourze à Lausanne ; on descend, il est vrai, mais on descend toujours, et peut-être à la longue est-ce plus fatigant que de monter. Pauline fut si lasse, mais si lasse, que ses plaintes gâtèrent la moitié du chemin. On se reposa pourtant à Lutry, jolie petite ville au milieu des vignes, sur les bords du lac, où l’on but un verre de vin blanc de Lavaux, ce qui eût formalisé une Française, mais n’embarrassa point nos deux Vaudoises. Ils se quittèrent en se donnant rendez-vous à trois jours de là, pour une promenade au bord du lac.


VII


C’était un dimanche de la fin de juin, qu’ils suivaient tous quatre ensemble les berges du lac, de Pully à Ouchy, par un sentier qui passe tantôt au travers d’une prairie, tantôt au bord d’un blé, quelquefois sur les galets et sur le sable. Albert semblait un peu triste ; Pauline et Samuel folâtraient ensemble ; on les eût pris pour les deux fiancés. Mademoiselle Dubois, aimable et gaie, s’occupant de chacun à son tour, était par sa conversation le lien qui les unissait tous quatre et qui empêchait les préoccupations et les différences de s’accuser trop vivement.

Il faisait le temps le plus agréable, un beau soleil ; la chaleur était tempérée par une bise assez forte mais sans violence. Les mouettes rasaient l’eau.

Ils arrivèrent à Ouchy, qui est le port de Lausanne — comme le Pirée est celui d’Athènes. — De nombreuses barques de pêche y gardaient, à l’ancre, le repos du septième jour, tandis que dans les pintes voisines leurs patrons, moins calmes, s’efforçaient de chasser de leurs gosiers, en cette seule journée, les brouillards de toute une semaine.

— Faisons une promenade sur l’eau ! s’écria Pauline.

— Parfait, dit Samuel.

Et, s’adressant à un gamin qui les regardait :

— Va me chercher le patron de cette barque.

L’enfant partit en courant et disparut dans une pinte.

— N’est-ce point imprudent ? objecta mademoiselle Dubois.

— Allons donc ! s’écria Samuel. Albert et moi, nous savons parfaitement conduire, et la barque chavirât-elle, nous savons nager pour quatre.

Mademoiselle Dubois interrogea Albert du regard.

— Il n’y a pas de danger, mon amie, dit-il. Je ne suis pas bien habile, mais nous serrerons la côte, et d’ailleurs, comme vous dit Samuel, en cas d’accident, vous auriez affaire à de bons nageurs.

Le batelier arrivait en ce moment, sa casquette à la main, un peu vacillant, un peu échauffé, bégayant quelque peu, mais plein d’empressement à louer sa barque. Le prix fut bientôt fait, Samuel avec un juron, lui donnant la moitié de ce qu’il demandait.

— Mais, monsieur, demanda mademoiselle Dubois au batelier, le temps est-il favorable ? Il fait du vent.

— Du vent ! c’est… c’est pas du vent ; c’est de la bise. Ça n’est rien… rien… du tout. Serrez seulement la côte… et… et… et… à moins que ça n’augmente… craignez pas.

— Je crois que ça veut augmenter, dit, sans que personne l’entendît, le gamin, qui venait de recevoir une petite pièce de monnaie pour sa commission.

— C’est singulier, bégaya le batelier, immobile devant les promeneurs qui faisaient sans lui leurs apprêts de départ. Je vous demande pardon… mais… mais quand on a vu du goudron toute la semaine… c’est… c’est… singulier… on dirait que ça vous c… co… colle la langue et les pieds.

— Allez-vous décoller, mon brave, allez, dit Samuel.

Puis il saute dans la barque et donne la main à Pauline qui s’élance après lui. Mademoiselle Dubois hésite encore ; elle rappelle que le lac est perfide, que les accidents sont fréquents ; mais Pauline s’est assise au fond de la barque et chante une barcarolle. Samuel la presse de monter, Albert l’encourage ; elle cède et va s’asseoir près de sa sœur.

Ils fendent ces eaux bleues si belles. Ils chantaient, riaient ou rêvaient, et la barque, poussée par quatre bras nerveux, filait au large.

Au bout d’un quart d’heure, Albert s’écria :

— Serrons la côte, nous allons trop loin.

Ils dirigèrent la pointe de leur embarcation du côté de Saint-Sulpice, au couchant, et recommencèrent à causer gaiement, sans s’apercevoir que, poussée par le vent, la barque dérivait du côté de la Savoie.

Tout à coup, ils se sentirent enveloppés d’un souffle violent et froid, et la barque tourna subitement. Les deux jeunes gens se levèrent en sursaut, en échangeant un regard inquiet. Ils avaient dépassé la zone abritée par la côte vaudoise. La brise les poussait avec force ; le lac s’agitait sourdement.

— Force de rames ! cria Samuel, et tâchons de regagner le port.

Mais leurs efforts suffirent à peine à les maintenir en ligne. Ils s’épuisaient en vain. La bise, qui soufflait de la côte et s’élevait de plus en plus, s’opposait à leur retour. Cette côte riante, qu’ils venaient de quitter tout à l’heure, semblait les rejeter pour toujours.

Après des efforts inouïs, mais inutiles, ils se regardèrent, pleins d’angoisse et découragés.

Albert fit des signaux de détresse qui ne furent point aperçus.

— Il n’y a pas deux partis à prendre, dit Samuel, filons en Savoie avant que la tempête soit plus forte. Sur trois lieues, nous en avons bien fait une ; nous pouvons arriver.

— N’y a-t-il pas d’autre moyen ? demanda mademoiselle Dubois.

Mais sa voix fut couverte par les cris de Pauline qui venait de comprendre le danger. Elle prétendait retourner au port et ne voulait entendre à rien autre chose ; elle pleurait, se désolait, et faisait des reproches à Albert et à Samuel.

— Faites donc taire les enfants, dit celui-ci. Voyons, que faisons-nous ?

— Ne pourrions-nous louvoyer jusqu’à Morges ? demanda Albert.

— Nous serions culbutés cent fois d’ici là. Je te dis qu’il n’y a pas deux chances de salut. Et encore, ajouta-t-il entre ses dents, celle-ci n’en vaut pas la moitié d’une.

Ils laissèrent aller l’embarcation, qui fila comme un goëland vers la côte de Savoie. Mais la bise augmentait de force à chaque instant, et les vagues se pressaient, blanches, creuses et acérées, autour de la barque.

Pauline avait perdu la tête ; elle pleurait, criait ; elle voulait retourner à Lausanne, et elle maudissait jusqu’à sa sœur, qui, très-pâle, mais calme, lui tenait les mains et l’admonestait comme une enfant, tantôt par de vives paroles, tantôt avec des caresses.

La barque filait avec une vitesse effrayante. À supposer qu’on pût aller ainsi jusqu’en Savoie, on devait s’attendre à être brisé sur la grève. Mais les vagues devenaient de plus en plus hautes et s’amoncelaient autour du frêle esquif avec un bruit menaçant. Épuisés, les deux jeunes gens battaient l’eau presque au hasard.

Tout à coup une vague sauta dans la barque et la remplit à moitié. Mademoiselle Dubois ôta vivement son chapeau et s’en servit pour jeter l’eau dehors.

— Fais comme moi ! cria-t-elle à Pauline.

— Es-tu folle ? répondit celle-ci. Gâter ainsi mon chapeau !

Samuel éclata de rire.

Albert, laissant la rame, s’approcha des deux femmes.

— Pardonnez-moi, leur dit-il. C’est moi qui vous ai perdues. J’aurais dû prévoir… je suis un misérable imprudent.

— Albert ! s’écria Pauline, Albert ! je ne veux pas mourir ! Vous me sauverez, n’est-ce pas ?

— Albert ! Samuel ! dit mademoiselle Dubois d’une voix haute et vibrante, écoutez-moi. Je vous adresse la prière la plus vive et la plus sincère que vous ayez jamais pu entendre. Réunissez tous vos soins, toutes vos forces, toute votre attention sur Pauline. Vous ne pourriez nous sauver toutes les deux, et moi je ne regrette pas de mourir. Si vous cherchiez à me sauver, ajouta-t-elle avec résolution, je vous repousserais.

Elle étendait la main en parlant ainsi, et sa pose, son air, sa voix, tout était sublime. Albert la contemplait, quand il sentit Pauline s’attacher à ses genoux en criant :

— Oui ! oui ! sauvez-moi ! C’est moi qu’il faut sauver.

Il la repoussa du pied et marcha vers Marie.

Ils se regardèrent ; jamais regard n’échangea plus profondément deux âmes. Albert entoura de ses bras la taille de son amie et lui dit :

— Nous allons mourir ensemble. Je vous aime !

À leurs pieds, Pauline hurlait de terreur ; et Samuel, pâle, éperdu, ramait comme un fou, se consumant dans une ridicule impuissance.

Mademoiselle Dubois dit encore :

— Sauvez Pauline !

— Je ne le puis, repartit Albert, et, plutôt que de vivre avec elle, je préfère mourir avec vous !

— Albert ! cher Albert, murmura-t-elle avec l’accent d’une tendresse profonde en lui rendant son étreinte.

Une vague les couvrit et les renversa au moment où Samuel jetait ce cri : « Nous sommes sauvés ! » Ils n’étaient qu’à peu de distance d’Évian, d’où l’on avait aperçu leur danger. Une chaloupe qui venait à leur secours arriva près d’eux comme ils enfonçaient, et les sauva. Un quart d’heure après ils abordaient à Évian. Pauline était évanouie. On les conduisit dans un hôtel où ils reçurent les soins nécessaires. Au sortir de son évanouissement, Pauline eut une crise de nerfs ; sa sœur la veilla toute la nuit.

Le lendemain, ils prirent passage sur le bateau à vapeur qui va de Genève à Lausanne en touchant les côtes de Savoie ; ils étaient tous les quatre pâles et fatigués ; mais Albert était sombre et triste, et Pauline semblait confuse. Ils évitaient l’un et l’autre de se parler.


VIII


Albert ne sentait plus que du mépris pour sa fiancée ; mais, probe jusqu’au scrupule, il se demandait s’il était en droit de rompre son engagement, quoiqu’il sentît bien que cet engagement ferait le malheur de sa vie. De retour à Lausanne, pour la première fois il avait quitté Pauline sans lui serrer la main et sans demander quand il la reverrait. Elle, sans bien comprendre la situation, en ressentait le malaise. Trois jours s’écoulèrent sans qu’elle montât chez mademoiselle Dubois. Samuel y vint dès le lendemain, et, trouvant Albert pâle, défait et sombre, après une nuit d’insomnie et de perplexités, il provoqua par de vives questions ses confidences. Les tourments de son ami étonnèrent Samuel. Selon lui, la question était bien simple : il fallait rompre ; et pourquoi hésiter ? Car, disait-il, tu as, mon cher, ou tu crois avoir des raisons, et tant de gens s’en passent, en pareille matière, qui pourtant sont réputés honnêtes gens.

— Au reste, ajouta Samuel, si tu n’as pas le courage de te débarrasser de Pauline, je me charge de cela, moi.

— Que prétends-tu faire ? dit Albert.

— C’est mon secret.

— Je te défends formellement de parler à Pauline en mon nom.

— Je m’en garderai bien.

— Que feras-tu donc ?

— Eh ! rien…, dit Samuel en haussant les épaules.

Ils en restèrent là.

Pressé de se confesser à un juge plus délicat, Albert alla trouver mademoiselle Dubois. Celle-ci, quoiqu’elle eût bien le secret de la tristesse et de la préoccupation de son jeune ami, était restée silencieuse à ce sujet, et, depuis la scène du naufrage, rien n’en avait marqué le souvenir entre eux, que l’expression intime d’une affection plus profonde qu’échangeaient leurs voix et leurs regards. Il est des amitiés qui ont tous les charmes et même les émotions idéales de l’amour. Ce sont les affections que le choix a formées, en dehors de l’habitude, par une succession de révélations et d’épreuves morales. Elles sont de même essence que l’amour et n’en diffèrent que pour être maîtresses moins complètement de tout l’être. Mademoiselle Dubois écouta sans surprise, mais avec tristesse, la confidence d’Albert.

Elle avoua qu’elle voyait l’alliance projetée, avec joie pour sa sœur, mais avec un peu de défiance du bonheur d’Albert. Cependant, ajouta-t-elle, Pauline enfant était douce et bonne. C’est le monde et le désir de plaire qui l’ont gâtée. J’espérais qu’heureuse par vous, elle pourrait devenir digne de vous.

— Je ne l’aime plus, dit le jeune homme, et mon cœur se révolte contre cette union.

— Alors vous ne devez ni la tromper ni vous rendre malheureux. Il faut dégager votre parole.

Albert pria mademoiselle Dubois de remplir cette mission ; mais elle refusa.

— Vous savez, dit-elle, que l’amour-propre des femmes est encore plus vif entre elles que vis-à-vis des hommes. Mon intervention irriterait doublement Pauline.

Elle ajouta d’une voix émue :

— Après cette rupture, il faudra nous quitter, Albert.

— Nous quitter ! s’écria-t-il.

— Puis-je prendre parti contre ma sœur, et en vous gardant chez moi lui interdire ma maison ? Non, Albert, il faut laisser au monde le temps d’oublier votre liaison avec elle ; il faut…

— Vous quitter, dit-il, quand vous m’êtes plus précieuse que jamais, quand je sens que votre seule affection peut me suffire !

Elle pleurait, pour toute réponse.

— Est-il possible, reprit-il, que vous renonciez à notre amitié ?

— Jamais ! dit-elle. Plus tard…

Suffoquée par les larmes, elle ne pouvait parler ; elle quitta brusquement Albert.

Au jardin, le soir, plus maîtresse d’elle-même, elle lui dit :

— Albert, j’ai à Genève un ami qui est maître de pension et qui serait certainement heureux de vous employer chez lui. Voulez-vous que je lui écrive ?

— Faites ce que vous voudrez, dit-il avec abattement. Me voilà de nouveau seul comme autrefois.

— Cet ami deviendra le vôtre, Albert. C’est un des hommes les plus dignes que je connaisse. Vous aurez chez lui une position au moins équivalente, pécuniairement, à celle que vous espériez ici, et il s’occupera de votre avenir. Peut-être même ce changement sera-t-il à votre avantage, car Genève est une plus grande ville que Lausanne, et…

— J’irai, interrompit-il ; mais ne cherchez pas à me faire accepter ce parti comme favorable, car je me sens plus malheureux qu’il ne m’est possible de vous l’exprimer.

Le lendemain, au réveil, la première pensée d’Albert fut qu’il allait bientôt quitter cette chambre qu’il regardait comme sienne, et à laquelle il s’était attaché par toutes ces habitudes de bien-être et d’affection qui nous lient à la maison paternelle. Il éprouvait un grand serrement de cœur, et se demandait ce qu’il ferait là-bas de ses jours et de ses heures. Quand reviendrait-il ? Peut-être le soin de sa carrière le fixerait-il à jamais loin de Lausanne, et jamais il ne retrouverait ailleurs cette amitié si vive, si délicate, si charmante, qu’il fallait laisser ici. D’ailleurs, ce ne serait pas elle, pensa-t-il avec ce sentiment exclusif et particulier qui distingue toute vive affection.

Il achevait de s’habiller, quand, par sa porte ouverte, il entendit un cri perçant qui partait de la chambre de mademoiselle Dubois. Il reconnut la voix de son amie, et, saisi d’inquiétude, n’ayant d’autre pensée que celle d’un danger où elle pouvait être, il franchit en courant le corridor, ouvre la porte, s’élance dans la chambre, et reste immobile d’étonnement. Mademoiselle Dubois éplorée tenait entre ses mains le petit moineau tout sanglant qui se débattait sous l’étreinte de la mort. Elle raconte à Albert qu’un chat est entré par la fenêtre et s’est jeté sur le pauvre oiseau.

— J’ai crié, je l’ai poursuivi, dit-elle, il a pris la fuite, mais trop tard !

Albert ne trouve pas un mot à répondre. — Est-ce bien elle ? Une chevelure blonde, abondante, aux ondes soyeuses, aux reflets lumineux, couvre les épaules de mademoiselle Dubois, et son peignoir entr’ouvert laisse voir un cou d’une blancheur éclatante et d’une forme exquise ; ses yeux brillants à travers ses larmes, ses lèvres vives, ses narines mobiles, son front pur, tout en elle est plein de jeunesse et de grâce. Albert croit rêver.

Étonnée du silence et de l’immobilité de son ami, mademoiselle Dubois le regarde, et l’expression des yeux du jeune homme lui rappelle ce qu’elle oubliait. Elle pousse un cri intraduisible, croise vivement son peignoir, et s’écrie :

Allez-vous-en, Albert !

Albert veut s’excuser, mais il ne peut trouver une seule parole. Il sort dans un trouble tel, qu’il ne sait ce qu’il fait ni où il va. Cependant une émotion délicieuse le pénètre, le remplit, l’enivre. Il lui semble qu’autour de lui le monde est enchanté. Il marche à grands pas dans le jardin : le soleil rayonne, les reines-marguerites tournent doucement sur leur tige et lui sourient. Il va jusqu’au bout de l’allée, puis il revient ; mais il n’ose lever les yeux, parce que la fenêtre du premier étage qui est en face est celle de Marie. Il va s’asseoir sous le berceau de clématites et y passe une heure de sa vie qu’il n’a jamais oubliée.

Enfin il pensa que le déjeuner devait être servi, que son amie l’attendait. Elle avait cependant l’habitude de l’appeler. Il se leva et, quand il fut au seuil de la maison, le cœur lui battit si fort, qu’il attendit un peu afin d’être plus calme. Il entra dans la petite pièce du rez-de-chaussée où dans l’été ils prenaient leurs repas. Mademoiselle Dubois, n’y était pas, mais le couvert était mis. Elle entra un moment après, sans regarder Albert. Ils se mirent à table, et, au lieu de cette douce cordialité qui régnait entre eux, ils ne trouvaient rien à se dire.

— Vous ne mangez pas, observa mademoiselle Dubois.

— Ni vous non plus, répondit Albert.

Elle était vêtue comme la veille ; mais combien elle parut différente au jeune homme ! En la regardant furtivement, il se demandait : — Comment ai-je pu la croire vieille ? J’étais donc imbécile, et tous les autres aussi ! Mais pourquoi ce déguisement ?… Non, jamais rêve n’imagina pareille réalité !

Une expression de trouble et de confusion, que, malgré toute sa force de volonté, elle ne pouvait cacher, régnait sur le visage de mademoiselle Dubois. Aussi ému qu’elle, Albert la quitta sans l’interroger. Mais le soir, quand il la vit arroser ses fleurs, il descendit au jardin.

— Mon amie, lui dit-il, ne voulez-vous pas causer un instant avec moi ?

— Je le veux bien, répondit-elle d’une voix un peu tremblante.

Il la prit par la main et la fit asseoir près de lui sur le banc en demi-cercle qui fait face à la maison, près d’un arbre de Judée. Alors, bien qu’ils fussent là pour une explication, ils restèrent quelque temps silencieux, cherchant comment ils aborderaient un sujet qui les remplissait également.

Albert dit enfin :

— Votre moineau est mort ?

— Oui, répondit-elle en rougissant.

Puis elle ajouta, une minute après :

— Vous voulez savoir l’histoire de ma vie, n’est-ce pas ?

— Oui. Pourquoi ne me l’avoir pas dite plus tôt ? Pourquoi vous êtes-vous cachée à moi, Marie ?

C’était la première fois qu’il lui donnait ce nom.

— Mais, Albert, reprit-elle en rougissant plus encore et sans oser le regarder, je suis bien réellement une vieille fille, je vais avoir trente-cinq ans.

— Cette fois ne me trompez-vous plus ? Ôtez cet affreux bonnet, rejetez ce pardessus éternel qui vous enveloppe, et dites-moi que vous avez vingt-cinq ans, je vous croirai.

— J’ai trente-cinq ans bientôt, reprit-elle. Vous savez que je suis de beaucoup l’aînée de Pauline.

— De Pauline, répéta-t-il. Votre sœur a vingt-six ans, et je pouvais accepter que vous en eussiez quarante-cinq ! Oui, j’étais fou, stupide, imbécile !

— Je vous en prie, Albert, n’attachez pas à cela tant d’importance. Je serai bien aise — si vous le voulez — de n’avoir plus aucun secret pour vous. Écoutez-moi. Vous devez me trouver bien étrange, un peu folle même. Je tiens à justifier ma conduite près de vous, sûre que vous la comprendrez.

« Mon père avait quatre enfants et peu de fortune. Par son passé et ses alliances, notre famille était au premier rang dans la bourgeoisie de Lausanne. Mes parents nous élevèrent sous l’influence de toutes les vanités mondaines. On se privait du nécessaire à la maison afin de subvenir aux dépenses de la toilette. Ma sœur aînée et moi, nous allions assidûment dans le monde, et nous avions ce qu’il faut pour y trouver du plaisir : la fraîcheur de la jeunesse et ses illusions. Cependant j’y ai senti de bonne heure l’absence de tout sentiment sérieux, et souvent l’ennui m’y a saisie.

« J’avais dix-huit ans. J’étais l’objet des attentions d’un jeune homme qui passait pour aimable ; cela me flattait, et même j’en éprouvais du bonheur, me croyant aimée de lui. Un soir, j’étais assise là-bas, derrière la haie qui borde le chemin ; je pensais qu’il allait venir, et bientôt en effet il vint et s’arrêta près de la petite porte : il était accompagné d’un ami. — Tu entres voir ta belle ? dit celui-ci. À quand la noce ? — Allons donc répondit-il ; me crois-tu fou ? Elle n’a pas un batz de fortune. Mais elle est pleine de gentillesse et d’esprit, et, en attendant mieux, cela m’amuse.

« Je souffris beaucoup, Albert, vous le croyez bien. La déception que j’éprouvai éclaira pour moi subitement toutes les laideurs de la vie. Je me rappelai, je comparai ; mon avenir m’apparut dans le passé des autres. Je vis quel lot réserve le monde aux filles pauvres : l’outrage ou le dédain. J’étais trop fière pour accepter cette situation de vaine attente où l’on m’eût supposée. Mon orgueil se révoltait d’avoir à passer pour dédaignée par des hommes que j’eusse méprisés. Vous ne savez pas, cher Albert, ce que certains regards et certains sourires peuvent avoir de pénible pour une femme qui a la conscience de sa dignité. Je me retirai du monde. Je m’occupai de l’instruction de Pauline, et je pris de plus en plus goût à la retraite, à mesure que la vie des autres se déroulait devant moi. Ma sœur aînée se maria fort mal. Mon frère absorba, pour faire son chemin, toutes les ressources de la famille. À la mort de nos parents, nous eûmes chacun environ douze mille francs, capital bien insuffisant. J’obtins pour ma part cette petite maison que j’aimais. Pauline préféra demeurer chez mon frère, qui s’est marié richement et qui voit le monde.

« Moi, depuis longtemps, je désirais rompre entièrement avec la position fausse et équivoque d’une femme jeune encore et célibataire. Obligée par ma pauvreté de partager ma demeure avec un étranger, peu à peu je me fis vieille à plaisir, je pris les vêtements d’un âge plus avancé, je ne fréquentai plus que ma famille et quelques pauvres gens, et insensiblement on m’a traitée comme je désire l’être. Voilà toute mon histoire, Albert. Je crains maintenant que vous ne me trouviez trop orgueilleuse et trop bizarre. Dites-moi franchement votre pensée.

— Je vous aime et vous estime plus que jamais, dit Albert. Il me serait impossible de vous dire autre chose. J’ai la tête bouleversée depuis ce matin.

— Depuis ce matin ! répéta-t-elle. Moi, j’ai le cœur bouleversé depuis hier.

Après une pause, elle ajouta :

— J’ai écrit à Genève.

— À Genève ! s’écria-t-il. Vous avez écrit à Genève sans mon aveu !

— Mais vous y avez consenti, Albert.

— Jamais ! Non… pas entièrement. Pouvais-je croire que vous vous hâteriez ainsi ? Je ne vous comprends pas, Marie.

— C’était convenu hier entre nous. Mais calmez-vous, la lettre n’est pas partie.

— Ah ! bien ! s’écria-t-il. Attendons. J’ai besoin de réfléchir, d’examiner… On ne peut décider si légèrement une démarche importante. Attendons encore.

— Si vous le voulez, dit mademoiselle Dubois. Et cependant…

Elle s’arrêta et devint pensive.

En ce moment la porte du jardin s’ouvrit, Pauline monta le sentier. En la reconnaissant, Albert s’esquiva derrière les arbres ; mais non sans être aperçu de Pauline, qui dans sa conversation avec sa sœur parla aigrement de la maussaderie d’Albert, et, en le comparant à Samuel, décida que celui-ci était bien plus aimable. — Peut-être notre engagement ne lui est-il plus aussi agréable, dit-elle, mais je pourrais bien être la première à le remercier.

Après l’accident sur le lac, Pauline avait éprouvé d’abord un peu de confusion de sa conduite ; mais, en y réfléchissant, elle pensa qu’après tout une femme avait bien le droit de manquer de courage. En outre, elle essaya devant sa glace diverses poses de terreur et de désespoir, et elle en fut assez contente pour se persuader qu’elle avait été plus intéressante que blâmable. Elle fut donc irritée de la froideur de son fiancé comme on l’est d’une bizarrerie injuste. Elle le fut d’autant plus que les attentions de Samuel semblaient devoir compenser la perte qu’elle faisait de ce côté. Pauline était une fille trop bien élevée pour n’avoir pas appris dans le monde beaucoup d’arithmétique. Elle oublia les projets formés, les baisers accordés, et pendant plusieurs jours on ne la vit plus à la petite maison de la route de Berne.


IX


Mais son absence n’y fut pas remarquée ; d’autres préoccupations y régnaient. Albert ne songeait point à aller à Genève. Le jour qui suivit la confidence de son amie, il revint de Lausanne, une petite boîte à la main. Il était neuf heures du soir, et mademoiselle Dubois allait quitter le salon.

— Ne venez-vous point commencer la soirée ? dit-elle en plaisantant.

— Vous m’accorderez bien quelques minutes, répondit-il d’un ton suppliant.

Il alluma une seconde bougie et dit, en ouvrant la boîte :

— J’ai acheté quelque chose pour vous.

Il présentait à mademoiselle Dubois un de ces petits bonnets où l’étroit ruban de dix centimes s’enlace à la dentelle de deux sous, mais qui, gracieusement chiffonnés, n’ont rien à envier aux malines et aux valenciennes ; coiffures où l’artiste a niché la coquetterie, et qui sont pour quelque chose dans l’œil brillant et la mine agaçante des grisettes.

— Je n’en veux pas, Albert, dit mademoiselle Dubois. C’est une folie de votre part, à laquelle je ne me prêterai point.

— Si. Vous l’accepterez pour me faire plaisir.

— Non, Albert. Je vous en prie, dit-elle avec expression, soyez avec moi ce que vous avez toujours été jusqu’ici, et pas de ces fantaisies.

— En quoi les trouvez-vous coupables ?

— En rien, répondit-elle un peu confuse ; mais… enfin, je ne veux pas.

Elle se leva pour s’en aller. Il la retint par la main.

— Je ne comprends pas, dit-il, quelle importance vous attachez à si peu de chose. Peut-être ai-je eu tort d’acheter ce bonnet ; mais, puisque le voilà, vous pouvez-bien l’essayer. Je vous en prie ! ajouta-t-il.

Marie avait bien quelque chose à répondre, mais elle n’osa pas. Dominée par l’insistance d’Albert, elle ôta son bonnet à large ruche et découvrit les belles masses de ses cheveux blonds roulés sur lesquels il fixa un œil avide ; puis elle mit le petit bonnet aux rubans bleus. Il lui allait si bien, qu’elle rougit en se regardant et qu’Albert jeta un cri d’admiration. Confuse de la vivacité de ses regards, elle voulait reprendre sa vieille coiffure ; mais il s’y opposa énergiquement en s’emparant de ses mains qu’il retint dans les siennes. Marie détourna la tête, et des larmes lui vinrent aux yeux.

— Vous me rendrez ridicule aux yeux du monde, dit-elle.

— Qui vous parle des yeux du monde ? s’écria-t-il. Il ne s’agit ici que des miens. Moi je souffre de vous voir autre que vous n’êtes. Je ne veux pas de masque entre nous. Je suis votre ami, et ce n’est pas de moi que vous avez à craindre l’outrage ou le dédain. Vous n’avez rien à craindre de personne, chère Marie, à présent que je suis là.

Il la fit asseoir près de la table à ouvrage, à sa place ordinaire, et ils causèrent un peu. Mais elle osait à peine regarder Albert, parce qu’elle rencontrait toujours ses yeux attachés sur elle, pleins d’une expression qu’elle ne pouvait soutenir.

À dix heures, elle se leva pour se retirer. Albert lui saisit la main en disant.

Dites-moi bonsoir comme autrefois.

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

— Dites-moi bonsoir… en m’embrassant comme autrefois.

— Non ! non ! s’écria-t-elle vivement.

— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix oppressée. Ne m’aimez-vous plus ?

— Albert, murmura-t-elle, vous savez que je vous aime… À demain. Bonsoir.

— Bonsoir, dit-il en l’attirant à lui.

Elle le repoussa d’abord ; puis elle céda, par crainte qu’il ne devinât ses appréhensions. Mais elle s’en repentit aussitôt, car ce baiser-là n’était pas un baiser d’autrefois.

Le lendemain, mademoiselle Dubois avait repris son vieux bonnet. Albert insista pour qu’elle mît l’autre. Ce fut en vain. De dépit il se renferma dans sa chambre, figura au dîner sans dire un seul mot et sans regarder une fois son amie, puis il sortit jusqu’au soir. Au souper, comme il affectait encore de ne pas la regarder, elle dit :

— J’ai un peu mal à la tête. Ne me trouvez-vous pas changée, Albert ?

Il poussa un cri de joie. Elle avait mis le bonnet bleu. Il se leva vivement, alla près d’elle et lui baisa la main en lui disant : Merci ! Puis il fut toute la soirée d’une gaieté charmante.

— Marie était femme, et ne l’était pas moins pour avoir en quelque sorte cessé de l’être pendant quelque temps. Elle céda ce soir-là aux influences qui la sollicitaient de goûter, elle aussi, ne fût-ce qu’une heure, son triomphe. Elle fut vive, gaie, spirituelle, et laissa éclater sur son visage tous les feux de son âme et de son esprit. Son instinct lui révélait tout à coup les finesses de la coquetterie, et, à ce jeu-là, quand elle veut le jouer, une femme sérieuse peut dépasser une coquette de profession. En contemplant cette femme nouvelle qui se dévoilait à lui, en admirant son fin sourire, ses yeux brillants, ses gestes gracieux, et en se répétant que c’était bien elle, son amie, celle qu’il aimait tant déjà, Albert se croyait l’objet d’un miracle et il avait peine à contenir ses transports. Elle vit ce qui se passait en lui et jouit un moment d’un bonheur immense : mais tout à coup elle se fit horreur. Se levant brusquement, elle prétexta une indisposition subite et congédia Albert. Toute la nuit elle expia sa faute par des larmes amères. Elle ne se sentait pas la hardiesse d’expliquer à Albert leur situation, et en même temps elle se reprochait de prolonger cette situation un jour de plus.

Albert, lui, vivait dans un monde enchanté. Tout ce qu’il avait senti jusque-là, poésies d’enfance ou rêves de jeunesse, était dépassé par ce qu’il éprouvait. Avec Pauline il n’avait goûté l’amour que des yeux et des lèvres. Maintenant il sentait son cœur étreint jusqu’à la souffrance, mais par une volupté suprême, quand, sous son regard, le front de son amie se colorait de rougeur, ou même quand elle lui refusait sa main. Tous deux, en dépit des tourments secrets de Marie, jouissaient à ce moment du bonheur le plus vif et le plus complet, celui que donne, au sein de l’amour, la connaissance incomplète qui laisse attendre et désirer.

C’est que le bonheur est plus doux mêlé de crainte que borné de félicité ; c’est que l’incertain et l’indéfini nous passionnent et nous contentent bien plus que la certitude. L’étude, la recherche, la connaissance acquise — ou plutôt conquise — par degrés, une gravitation vers un but : voilà la seule trame des jouissances profondes. Si l’amour est de ces jouissances la plus exquise et la plus haute, c’est qu’il touche à la plus vibrante des cordes de la lyre, l’être humain, le semblable, qui palpite au toucher, qui répond à la voix, dont le foyer s’allume à notre étincelle ; c’est qu’il est l’étude la plus mystérieuse de l’objet le plus profond. Aimer, c’est connaître, mais surtout, c’est apprendre. Quand on n’apprend plus, on aime encore, mais on ne jouit plus qu’à demi. La connaissance complète a tué le bonheur complet. Si le cœur garde ses affections, l’esprit inquiet cherche ailleurs sa route, et la vie dès lors n’a plus cette unité merveilleuse qui concentrait toutes les facultés sur le même objet, et donnait aux sensations cette enivrante poésie que l’on regrette toujours.


X


Cédant aux instances, aux importunités, parfois même aux emportements d’Albert, mademoiselle Dubois avait fait dans son costume des modifications qui produisaient un changement complet. Sa taille, débarrassée du vêtement qui l’enveloppait, se montrait souple, mince et gracieuse. Autour de son front d’une admirable beauté ondulaient d’épais bandeaux, et le réseau de tulle et de ruban qui, sans les couvrir, voilait par derrière les masses de ses cheveux, ne servait qu’à augmenter l’éclat de ses doux yeux noirs. Quoiqu’elle eût peu de relations, il devait arriver et il arriva qu’une ou deux personnes la surprirent dans cette toilette. Moins de huit jours après, l’histoire du locataire et des bonnets de mademoiselle Dubois était devenue un scandale public.

Elle pressentait ce danger ; elle se reprochait sa faiblesse et ses inconséquences, et cependant la parole mourait sur ses lèvres quand elle les ouvrait pour demander à Albert de quitter Lausanne. Elle devinait que la réponse d’Albert serait un aveu. Elle savait avec quelle colère et quelle douleur il accueillerait son refus. Elle ne savait pas si elle s’empêcherait de le serrer dans ses bras et de lui laisser voir toute sa tendresse.

Mademoiselle Dubois n’était ni faible ni passionnée. Seule et ne relevant que d’elle-même, ses actions étaient calmes, fortes et admirablement lucides. Mais sa grande bonté faisait qu’en toute circonstance, elle était facilement pénétrée par le sentiment d’autrui. Et vis-à-vis d’Albert, c’était bien autre chose. Elle était devenue sa protectrice et son amie, par estime d’abord, et par la sympathie qui existait entre leurs caractères ; puis leur intimité journalière, la confiance qu’il lui témoignait, l’élévation et la chaleur de sentiment qu’elle découvrait en lui, l’avaient peu à peu si profondément attachée, qu’Albert était devenu le centre et le but de toute sa vie. Elle avait senti par moments le danger de cette amitié. Au temps de ses amours avec Pauline, les confidences du jeune homme la troublaient, et sa joie ne la rendait pas heureuse. Elle sentait le besoin de s’éloigner d’eux ; puis, seule, elle souffrait de sa solitude. Quelquefois, les caresses fraternelles d’Albert, l’expression enthousiaste de son amitié, l’avaient trop vivement émue. Cela était naturel et inévitable : elle devait aspirer à posséder la première place dans le cœur d’Albert. Ne l’aimait-elle pas plus que tout autre ? Cependant sa force de caractère et sa raison l’avaient toujours gardée de cet entraînement, et maintenant encore, s’il n’avait fallu combattre qu’elle-même, elle eût promptement triomphé. Mais elle ne savait point résister aux volontés d’Albert. Depuis bientôt un an qu’il était l’objet de ses constantes sollicitudes, il avait pris sur elle tout l’empire d’un enfant gâté. Quelle femme, d’ailleurs, sait être forte contre celui qu’elle aime ?

Cependant mademoiselle Dubois repoussait avec énergie la pensée d’épouser Albert. Elle connaissait trop bien son ami pour ne pas être sûre que telle était déjà sa volonté, puisqu’il se laissait aller à de l’amour pour elle. Mais elle eût été indignée contre elle-même si elle eût seulement hésité. Elle désirait donc, tout en la redoutant, une explication entre eux, qui amènerait une séparation nécessaire ; car la pauvre fille se sentait de plus en plus envahie par cet amour, auquel elle ne voulait pas se livrer. Mais Albert se taisait. Tandis que l’amour éclatait sur son visage et dans tous ses actes, il n’osait ou ne voulait pas en prononcer le nom, et Marie serait morte d’angoisse plutôt que de le prononcer la première. Elle avait gardé sur ce point ses timidités de jeune fille. Il fallait donc attendre. Mais chaque instant rendait une séparation plus difficile. Albert ne la quittait plus. Si elle se renfermait dans sa chambre, elle savait qu’il était là, dans l’allée du jardin, en face de sa fenêtre, et elle ne pouvait s’empêcher d’y jeter les yeux.

Elle sortit furtivement un jour, espérant trouver, dans la solitude au milieu de la campagne, un peu plus de courage et peut-être une bonne inspiration. Albert s’aperçut bientôt de son absence et sortit aussi dans l’espoir de la rencontrer. Après avoir longtemps marché sur la route du côté de la Sallaz, il revint sur la petite place plantée d’arbres qui est devant le vieux cimetière, et il alla s’asseoir sur un banc qui regarde le ravin en face du Signal.

Cette colline du Signal est une des beautés de Lausanne. C’est une sorte de promontoire aérien d’où l’on domine le canton de Vaud, la Savoie, le commencement du Valais, tout le bassin compris entre le Jura et les Alpes savoyardes, valaisanes, vaudoises et fribourgeoises. De là on voit la terre à vol d’oiseau, et, en considérant ces montagnes qui de tous côtés semblent se rejoindre, on se croirait dans un pays séparé du reste du monde. Le point culminant de la colline est un rocher qui surplombe et regarde la ville. Derrière, s’élève un bois de hêtres où à certaines époques on célèbre ces fêtes publiques si fréquentes en Suisse pendant l’été. C’est là que les écoliers fêtent l’ouverture des vacances par un tir à l’arc suivi d’un banquet et d’un bal enfantin. À l’est, un ravin profond, aux rives escarpées, sépare la colline du Signal des hauteurs où passe la route de Berne, et où se trouvait Albert.

Il fixa les yeux sur la butte du Signal, et il vit qu’une femme y était assise. À cette distance, nul ne pouvait la reconnaître ; mais il devina son amie, et tout aussitôt, ne voulant pas rejoindre le chemin frayé qui fait de longs détours, il se mit à descendre dans le ravin en s’accrochant aux arbres. Il faisait ce jour-là une chaleur étouffante. Quand il arriva sur le bord du Flon, Albert était mouillé de sueur ; mais il ne s’arrêta pas, et, craignant que Marie ne descendît de l’autre côté pendant qu’il suivrait le chemin de Montmeillan, il entreprit de gravir à pic l’autre versant, comme il avait descendu le premier. C’était une entreprise ardue, surtout à la fin, sous le rocher, quand il dut grimper en s’attachant aux broussailles ; cependant les sinuosités d’un sentier indiquaient que des poëtes, des gamins, ou d’autres amoureux avaient passé par là. Marie jeta un cri quand Albert apparut tout à coup près d’elle ; et, en le voyant rouge, haletant et les mains déchirées, elle lui donna le bonheur d’être grondé comme ou l’est par une amante ou par une mère.

— Que faisiez-vous là, si loin de moi ? lui demanda-t-il.

— Je contemplais, répondit-elle. En face de ces horizons, souvent mon âme s’emplit d’une émotion qui l’oppresse et l’enivre ; puis elle s’endort dans cette exaltation et devient quelque chose comme la plante qui fleurit au soleil en exhalant son parfum vers Dieu.

— Chère mystique, dit-il en lui prenant la main, vous ne pensiez pas à votre ami qui vous cherchait.

— Regardez ! dit-elle.

En ce moment, le soleil venait de disparaître derrière le Jura ; mais les cimes alpestres le voyaient encore et s’éclairaient de magnifiques lueurs. La neige rosée étincelait, les deux tours jumelles, flamboyaient comme deux énormes tisons. Au-dessous des monts de la Savoie, dont les blondes forêts de hêtres, les prés verts et les blancs villages se voilaient d’ombre, le Léman s’étendait irisé de teintes bleues et roses, parsemé çà et là de blanches voiles latines, et coupé de longs sillages formés par on ne sait quel objet disparu. On apercevait, blancs et lointains, au ras de l’eau, Chillon et Villeneuve ; dans un repli de la côte s’abritait Clarens ; en face était Meillerie, — lieux remplis de prestige autant que de beauté, où le génie de l’homme a fondu ensemble à jamais la poésie de la nature et la poésie de l’amour.

— Ce qui me vient au cœur en face de ce spectacle, dit Albert, ce sont les vers de Byron :

Il was not for fiction chose Rousseau this spot,
Peopling it with affections ; but he found
It was the scene which passion must allot
To the mind’s purified beings…
................
Clarens ! by heavenly feet thy paths are tro !
Undying Love who here ascends a throne
To which the steps are mountains !

« Ce ne fut point par fiction que Rousseau choisit ce lieu, le peuplant d’affections ; mais parce qu’il trouva que c’était le théâtre que la passion devait assigner aux pures créations de l’esprit.

« Clarens, tes sentiers sont foulés par des pas célestes, ceux de l’éternel amour qui siége ici sur un trône dont les marches sont des montagnes.

— Que cela est vrai ! Que cela est beau ! Ne le sentez-vous pas, Marie ?

— Embarrassée elle cherchait une réponse ; l’esprit protestant lui vint en aide :

— Ne serait-ce pas mieux le trône du Créateur ?

Il lui jeta un regard plein de reproche, et s’assit auprès d’elle, pensif, se demandant pour la centième fois :

— Voudra-t-elle m’aimer ?

Le soleil était couché, l’air devint frais tout à coup sur la hauteur ; Albert se sentit pris de frissons, ils descendirent. Quand ils furent dans la prairie de Montmeillan, Marie dit enfin :

— Avez-vous pris une décision, Albert ?

— Laquelle ? demanda-t-il surpris.

— Mais… pour aller… à Genève.

— Ah ! s’écria-t-il, comme si cette question lui eût fait mal.

Un instant après, il ajouta :

— Je vous gêne donc beaucoup, mon amie ?

— Albert, pouvez-vous parler ainsi ? Rappelez-vous…

— Je me rappelle, dit-il ; mais la situation est changée. Il y a un moyen, — sa voix tremblait, — de justifier aux yeux du monde mon intimité avec Pauline. Quant à elle, je lui dirai franchement… et… Ne me préférez-vous pas à elle, Marie ?

— Ce ne sont pas nos sentiments qu’il faut écouter, dit-elle faiblement, mais notre raison…

Ils étaient alors près des usines, et plusieurs passants croisaient leur chemin.

— Nous ne pouvons nous expliquer ici, interrompit Albert ; ce soir, chez vous, je vous dirai… tout ce que je pense, et j’espère que nous nous comprendrons.

Ils remontèrent chez eux sans se parler davantage. En arrivant, Albert se plaignit d’un violent mal de tête. Il ne put manger et se coucha de bonne heure. Le lendemain, comme il ne descendait pas, mademoiselle Dubois se décida à pénétrer dans sa chambre : elle le trouva pris d’une fièvre violente ; à peine avait-il sa raison. Après s’être mis en nage pour grimper le ravin, il avait été saisi par le froid sur la hauteur. Il disait à son amie des choses incohérentes ; puis il s’en apercevait, riait de lui-même et plaisantait pour la rassurer.

Dominée par sa volonté, mademoiselle Dubois s’assit auprès de lui. Ce fut à peine si Albert lui permit de quitter la chambre pour préparer quelques breuvages. Elle parla de prendre une garde ; il répondit sèchement qu’elle pouvait l’abandonner, mais qu’alors il voulait être seul. Elle se décida à rester près de lui ; et, comme elle avait acquis une expérience d’infirmière, soit auprès de ses parents, soit auprès des pauvres gens qu’elle secourait, elle sut alléger son mal par des soins intelligents. Cependant, la nuit venue, le délire et la fièvre augmentèrent, et Marie s’effraya. Elle regrettait de n’avoir pas un médecin ; elle songeait à faire lever une femme de ses voisines. Mais Albert s’opposait à ce qu’elle s’éloignât. Et d’ailleurs pouvait-elle faire entendre à des oreilles étrangères ce qu’il disait dans son délire ? La question d’une séparation, qu’elle avait soulevée la veille, était l’idée fixe du malade ; il reprochait à Marie de ne pas l’aimer et de vouloir s’enfuir à Genève. « Si vous me quittez, disait-il, je me tuerai. » S’éloignait-elle seulement de quelques pas, il la rappelait à grands cris. Elle s’assit au chevet du lit en priant Dieu. C’était le cas d’être fervente. Albert lui faisait jurer de l’aimer toute la vie, et puis il la serrait passionnément sur son cœur. Marie ne parvint à le calmer qu’en l’entourant de ses bras, où il s’endormit. Ainsi penchée sur lui, en le regardant, elle sentait d’une manière plus vive l’amour ardent, profond et un peu maternel, qu’elle avait pour lui. Elle chercha ses résolutions et ne les trouva plus, elle essaya de prier ; mais son cœur et ses pensées n’étaient pas à Dieu.


XI


Au bout de quelques jours, Albert était guéri. Sa convalescence fut rapide. Mais à mesure qu’il revenait à la santé, mademoiselle Dubois devenait plus anxieuse et plus triste. Elle aimait Albert plus que jamais, et s’en voyait de jour en jour plus ardemment aimée. Chez les êtres les plus purs, certaines intimités ajoutent aux sentiments du cœur des liens indestructibles ; la mère aime plus maternellement l’enfant qui a dormi sur son sein, et la bête seule, ou l’homme qui lui ressemble, peuvent oublier ou dédaigner le souvenir de leurs embrassements. Ces nuits de fièvre chastement passées dans les bras l’un de l’autre étaient pour Albert et Marie un lien nouveau. Et cependant, en se représentant les dangers de leur union et le ridicule dont le monde la couvrirait, mademoiselle Dubois se répétait fermement qu’une séparation était nécessaire.

Une visite de Pauline vint ajouter à cette anxiété les souffrances de l’amour-propre : Pauline semblait avoir abjuré tout attachement pour Albert ; elle n’avait pas même paru touchée de le voir malade, et la raison de ce changement, — outre une rancune d’amour-propre, — était facile à devenir, car Pauline ne parlait plus que de Samuel. Toujours prête à s’occuper des autres au milieu même de ses chagrins, Marie s’inquiéta des sentiments de sa sœur, et l’interrogea. Mais Pauline avait bien autre chose à dire.

— Sois tranquille à cet égard, ma chère, et laisse-moi plutôt te donner un bon conseil, répondit-elle. Marie-toi tout de suite, si tu es capable d’une pareille folie, ou renvoie M. Albert. Tu te rends la risée de toute la ville, et c’est pour notre famille un chagrin qui ne peut se dire. Mon frère est furieux ; il a déclaré que ni lui ni sa femme ne mettraient les pieds chez toi tant que ce petit jeune homme y serait. Vois-tu, puisque le goût de l’amour ne t’était point passé, il ne fallait pas faire la prude et la solitaire, te retirer du monde et paraître mépriser les plaisirs des autres. Il eût mieux valu afficher tes prétentions que de t’exposer à changer de conduite ainsi tout d’un coup à la première occasion. Si tu savais tout ce qu’on dit ! Je n’ose plus aller chez nos connaissances, parce que, sous un air d’intérêt, on ne me parle que de toi ; on me demande ton âge, celui de M. Albert, et ce sont des quolibets… Les uns prétendent que tu as toujours eu le cerveau un peu timbré ; d’autres, et voilà le plus affreux… Tu penses bien qu’on n’a pas dit cela devant moi ; — mais enfin on l’a dit, je le tiens de bonne source — d’autres donc disent… En vérité, je ne sais comment… Il est pénible pour une jeune fille d’avoir à prononcer de ces mots-là… Enfin ils prétendent que M. Albert est… ton amant, et que pour votre honneur à tous deux il est regrettable qu’il soit en même temps ton débiteur.

Marie ne répondit pas, mais elle se leva, quitta Pauline et s’enferma dans sa chambre. L’indignation la bouleversait, et, quelque douce qu’elle fût, elle éprouva cette fois les haines de la colère en même temps que les tortures de l’orgueil. Cependant elle était parvenue à se calmer quand revint Albert, qui avait fait ce jour-là sa première promenade, et rentrait joyeux. Il vit aussitôt que Marie était préoccupée et s’en inquiéta.

Elle voulait tout lui dire et n’en trouva pas la force encore.

— Je crains pour Pauline, lui dit-elle. Elle semble être en intimité déclarée avec M. Samuel. Que signifie cela ? Je n’ai pas confiance en votre ami.

— Est-il possible ? s’écria-t-il troublé, en se rappelant tout à coup l’étrange promesse que lui avait faite Samuel de le débarrasser de Pauline. Oh ! non, ajouta-t-il, ce serait infâme ! — J’ai été bien négligent dans tout ceci, mon amie ; mais dès demain je verrai Samuel. Depuis quelque temps je suis absorbé par une seule pensée ; il faut enfin que je m’explique avec vous, chère Marie. Je crois que vous savez ce que j’ai à vous dire, et pourtant j’ai peur… j’ai peur que vous ne m’aimiez pas autant que je vous aime.

Il prit sa main et la pressa sur ses lèvres. Elle la lui arracha brusquement, et s’enfuit dans sa chambre, où elle éclata en sanglots.

Bientôt elle se demanda ce qu’Albert penserait de sa fuite ; puis elle se reprocha de n’avoir aucune force contre lui, et s’avoua que le monde avait raison de la condamner. En marchant avec agitation dans sa chambre, elle passa devant la glace et se vit parée suivant le goût d’Albert. Elle comprit en ce moment jusqu’où elle avait poussé l’imprudence et la folie dans ses complaisances pour lui. N’avait-elle pas en effet mérité la risée du monde ? Et surtout elle avait failli à son devoir ; elle qui, à double titre, par le sexe et par l’âge, devait être prudente, elle avait obéi aux caprices d’un jeune homme. Oui, mais ce jeune homme était Albert !…

— C’est envers lui surtout que je suis coupable, se dit-elle ; j’aurais dû le quitter le soir du jour où il a découvert une femme encore jeune dans son amie. C’est pour lui que je dois être forte et je le serai !

Elle arracha son joli bonnet, ôta une petite robe de toile à raies bleues qu’elle avait ce jour-là, et reprit son vieil ajustement. Puis, forte d’exaltation et prête à soutenir la lutte, elle rentra au salon, où, plein de tristesse et d’inquiétude, Albert l’attendait. En entendant ouvrir la porte, il se leva pour aller au-devant de Marie ; mais, en la voyant, il demeura stupéfait. Après un instant de silence :

— Que signifie cette mascarade ? s’écria-t-il ; Marie, cela est indigne de vous.

— À présent, dit-elle, que vous n’êtes plus malade, je n’ai pas de motif pour obéir à vos caprices. Je reprends mon goût et ma volonté.

— Votre goût ! répliqua-t-il avec colère, c’est là votre goût !… Votre volonté ! Comment se fait-il que vous vouliez être ridicule ?

— Cela m’importe peu, du moins, répondit-elle en s’asseyant près de la table à ouvrage et prenant une broderie commencée.

Albert se mit à marcher dans la chambre à grands pas, oppressé, pâle, comme si quelque chose au dedans l’étouffait.

Il dit enfin : — Vous voulez que nous nous séparions, Marie.

Elle ouvrit la bouche pour dire : — Je le veux ; mais sa voix s’y refusa ; et, en balbutiant :

— Il le faut, mon ami, dit-elle.

— Votre ami ! répéta-t-il ; c’est ainsi que vous aimez !… Et pourquoi le faut-il ? Montrez-moi la loi divine ou humaine qui nous sépare.

En parlant ainsi, il était revenu près d’elle, et tout à coup, en la regardant, pris d’un accès de rage à la vue de l’affreux bonnet, il le détacha, l’enleva brusquement et le déchira sous ses pieds. Dans ce mouvement, le peigne de Marie tomba, et ses cheveux se déroulèrent. Elle se leva frémissante, l’œil ardent, la narine ouverte, avec un geste souverain :

— Monsieur Schæffer, s’écria-t-elle, ceci est indigne ! Sortez ! je ne supporterai pas vos insultes.

— Ah ! vous me chassez ! C’est bien ! je devais m’y attendre. Adieu !

Il sortit d’un pas rapide. Était-ce pour toujours ? Marie le crut sans doute, car elle jeta son nom dans un cri : « Albert ! » Ce cri partait des entrailles de l’âme, et il eût ramené Albert de bien loin.

Il revint, se jeta aux genoux de Marie et lui demanda pardon en sanglotant. Suffoquée par tant d’émotions successives et contraires, elle pressait convulsivement les mains de son ami, comme pour s’assurer qu’il était près d’elle ; ses beaux cheveux répandus couvraient ses épaules ; sa pose était pleine d’abandon, et sa physionomie si éloquente, qu’en ce moment elle était d’une beauté véritable. À ses excuses Albert mêlait des reproches.

— Pourquoi, disait-il, pourquoi vous plaire à me désoler ainsi ?

Marie retrouva la voix pour se défendre.

— Si vous saviez, Albert, si vous saviez ce qu’on dit… Ah ! pour l’amour de vous-même.

— Que dit-on, chère Marie ?

— Oh ! reprit-elle en frémissant, je ne puis vous rapporter cela ; non, c’est impossible !

Et elle se voila le visage de ses mains. Sa pudeur, encore vierge, n’avait toujours que seize ans.

— Dit-on que je vous aime avec passion, Marie, que vous êtes tout pour moi, qu’il faut que je meure, ou que je sois votre mari ? Oh ! chère bien-aimée, que cela est vrai !

À ces paroles prononcées avec toute l’ardeur et tout l’enthousiasme de l’amour, l’émotion de Marie fut si vive, qu’elle pâlit et que sa tête se pencha sur l’épaule de son amant. Trop d’émotions contraires agitaient la pauvre femme. En même temps que l’amour d’Albert inondait son âme de ravissements, sa raison, ou plutôt le souvenir de ce qu’avait décidé sa raison, repoussait ce bonheur par une horrible violence. Les baisers d’Albert lui rendirent le sentiment de sa dignité, et bientôt elle retrouva le courage de ses résolutions. Mais, trop brisée pour entamer une lutte nouvelle, elle se contenta d’opposer quelques doutes aux espérances et aux projets de son jeune amant. Et, comme elle n’avait pu cacher sa faiblesse, elle ne nia point son amour. En la quittant, Albert, ivre d’enthousiasme, croyait à l’éternité du bonheur.

Le lendemain, il se leva dès l’aube, pressé qu’il était de jouir de la vie. En attendant Marie, il parcourut la maison et le jardin, mêlant ses souvenirs à ses espérances et faisant mille rêves nouveaux. À chaque instant il levait les yeux sur la fenêtre de mademoiselle Dubois, espérant qu’elle allait s’ouvrir. L’agitation de sa joie ressemblait à du malaise ; il allait et venait sans cesse, et ne pouvait ni s’occuper ni rester oisif.

Tout à coup, en passant près du berceau de lilas où il était venu si souvent avec Pauline, il pensa à la promesse qu’il avait faite, la veille, d’avoir une explication avec Samuel. Il courut chez son ami.

Aux premiers mots d’Albert, Samuel éclata en railleries.

— De quoi diable te mêles-tu ? Quels droits as-tu maintenant sur Pauline ? N’a-t-elle pas repris sa parole vis-à-vis de toi, comme elle me l’a promis ? Que vous vous soyez expliqués ou non, qu’importe ? C’est chose faite dans votre volonté. Pauline est majeure et n’a pas besoin de tuteur. Es-tu devenu son grand parent, mon pauvre Albert, ou te considères-tu déjà comme son frère aîné ?

— Samuel, parle-moi sérieusement. Tu ne peux vouloir de gaieté de cœur la tromper et la perdre.

Samuel haussa les épaules.

— Eh ! qui parle de cela ? Sait-on où l’on va et ce qu’on veut ? Mais sois tranquille à l’égard de Pauline, elle est trop avisée pour s’oublier jamais plus qu’il ne faudra. Les femmes sages, mon cher, sont celles qui ont intérêt à l’être.

— Tu ne l’aimes pas, reprit Albert, puisque tu ne songes pas à l’épouser. Pourquoi donc lui parles-tu d’amour ?

— Mais elle est fort piquante et fort gentille. Et, si elle avait cinquante mille francs, je l’épouserais dès demain.

Albert fut indigné, Samuel se moqua de lui.

— Tu viens faire la leçon aux autres, lui dit-il, et tu es fou à lier. — Puis à son tour il le sermonna et couvrit sa passion de ridicule. Albert s’emporta ; ils se séparèrent presque brouillés.

En rentrant, Albert trouva la petite maison silencieuse comme il l’avait laissée. Mademoiselle Dubois n’était pas descendue encore. Elle dort bien tard, pensait-il en allant et venant dans l’allée du jardin. Elle était hier si émue ! peut-être n’a-t-elle pu s’endormir qu’au matin. Et, en se retraçant toute la scène de la veille, il éprouvait mille frémissements de bonheur et d’amour. Qu’il était doux de l’aimer, elle ! Car on ne pouvait aimer nulle autre femme ainsi ! Elle ! Marie ! mademoiselle Dubois ! elle qui avait si bien renoncé à l’amour, qui n’y cédait qu’avec contrainte et presque avec remords ! elle qui par fierté blessée avait pris pour son partage la vieillesse et l’isolement, et qu’il rendait, lui, à la jeunesse et à l’amour ! elle à la fois si supérieure et si simple ! si tendre et si réservée ! Aimer une jeune fille parut à Albert la chose la plus fade et la plus niaise. Des enfants, se dit-il, qui aiment n’importe qui, sans savoir pourquoi. Oh ! qu’elle sait bien aimer, elle !…

— Monsieur, dit une voix qui le fit tressaillir, pourrais-je parler à mademoiselle Dubois ?

Albert se retourna et vit un gros homme à lunettes bleues, rubicond de figure et de maintien important, qui attendait sa réponse.

— Mademoiselle Dubois n’est pas encore levée, monsieur.

— À dix heures et demie ! Elle est donc malade ?

— Dix heures et demie ! répéta le jeune homme. En effet elle pourrait bien être malade.

Il courut à la maison, monta l’escalier, et frappa doucement à la porte de Marie, puis il appela. Rien ne répondit. Elle sera sortie, se dit-il. Où peut-elle être allée ?

Il se retourna vers le gros homme et lui dit que mademoiselle Dubois était absente.

— Monsieur, je suis son notaire. Veuillez lui dire que je l’attendrai chez moi cette après-midi.

Une heure se passa. Albert était à bout de patience, l’inquiétude le prit. Il entra dans le petit salon et ouvrit les volets. Sur la table ronde, une lettre frappa ses yeux, elle portait pour suscription en gros caractères : Pour Albert.

Un frisson lui passa de la tête aux pieds. Il déplia la lettre, vit qu’elle était de Marie, et que Marie l’avait quitté. Pâle comme un mort, il s’appuya sur la table, éprouvant une sensation pareille à celle des rêves, quand on se sent précipité d’une grande hauteur.

Puis il lut toute la lettre, y cherchant quelque indice.


« Cher Albert,

« Je vous fuis, et vous allez me maudire. Vous serez désolé, mon Albert. N’oubliez pas combien je vous aime et qu’il me faut beaucoup d’amour pour trouver le courage de vous quitter. Qu’allez-vous devenir seul dans ces premiers moments ? Que ne puis-je essuyer vos larmes et vous consoler ! Ou plutôt pourquoi suis-je forcée de vous affliger ?…

« Je ne puis vous dire à quel point je souffre. Vous êtes là, près de moi, tranquille… Vous étiez, il y a deux heures, si heureux… J’ai pris cette résolution après vous avoir quitté, tout de suite. En votre présence je ne puis vouloir que ce que vous voulez. Mais si je ne partais pas cette nuit, peut-être plus tard serait-ce impossible : vous exigeriez ma promesse, je vous la donnerais… Hélas ! nous n’avons que trop attendu… Et cependant, Albert, le souvenir de votre amour est tout ce qu’il y aura de précieux et de cher dans ma vie. Mais écoutez-moi.

« J’ai près de dix ans de plus que vous ! Dieu ne nous a pas faits pour être unis, puisqu’il nous a jetés dans la vie à ce long intervalle. Puis, le monde insulterait à notre union. Vous méprisez cela, mais écoutez-moi encore : il est bien avéré que dans le mariage, au bout d’un temps, l’enthousiasme cesse avec les illusions. Alors on devient sensible à des choses que d’abord on n’avait point senties, et l’on juge de sang-froid sa situation. C’est alors, Albert, qu’il me faudrait mourir de honte et de douleur.

« Mais on ne meurt pas dès qu’on le désire. Alors quel supplice, grand Dieu ! que de traîner près de vous mon existence en flétrissant la vôtre !

« Cher Albert, la vie des hommes est, pour une grande part, extérieure. Ils ont avec l’opinion des rapports incessants. Vous sentiriez bientôt l’influence de cette opinion, elle vous pénétrerait malgré vous. — Et si vous rencontriez un jour une femme jeune, séduisante, naïve, jeune, enfin, et qui vous semblerait bien mieux faite pour être votre compagne… Que deviendrais-je, Albert ? Dieu défend le suicide. Que deviendrions-nous ?

« Et puis nous sommes aussi trop pauvres pour nous unir. Quand il faut sans cesse et sans relâche acheter son bonheur au prix d’un travail souvent insuffisant, la misère, dit-on, tue bien vite l’amour. Si les femmes les plus jeunes et les plus aimables ont cet écueil à craindre, comment oserais-je le braver ?

« Albert, tout m’ordonne de vous sauver de votre folie. Soyez courageux, mon bien cher ami. Et, pour ne pas m’en vouloir, cherchez à deviner tout ce que je souffre, et songez à tout ce que je sacrifie. Vous reconnaîtrez plus tard que j’ai eu raison. Ne cessez pas tout à fait de m’aimer, Albert ; nous nous reverrons un jour… quand je serai tout à fait vieille et quand vous serez marié. Je ne pourrais vous dire adieu pour toujours. Albert, ne me maudissez pas. Je ne vivrai plus, moi, que de votre pensée. Adieu. Soyez fort. Soyez l’ami de vous-même en mon absence. Adieu, mon Albert ! »

Au-dessous de cette ligne, la plume, en essayant de tracer quelques mots encore, n’avait fait, sur le papier trempé, que des tâches bleuâtres. Tout au bas de la page, Albert vit ce mot, en grosses lettres : « Au revoir ! » puis ce post-scriptum.

« Il y a cent francs dans le secrétaire du salon. Veuillez vous en servir, je vous en prie, au nom de notre chère amitié d’autrefois. »




XII


Albert courut d’abord chez Pauline. C’était porter une belle proie à l’amour-propre offensé d’une ancienne amante. Elle savoura le désespoir d’Albert et en fit tout à son aise une humiliation. Elle nia qu’elle eût reçu confidence du départ de Marie, mais sa méchanceté lui fournit assez d’esprit pour tenir Albert dans le doute à cet égard. Il eut à subir le persiflage le plus insultant, non-seulement sur lui, mais sur son amie, et sortit, plein d’agacement, de colère et d’irritation, un peu plus malheureux qu’il n’était entré. À la fin pourtant, il se dit que Marie ne pouvait avoir confié son secret à cette vaine et méchante enfant, et dès lors il ne songea plus à Pauline. Il passa trois jours à Lausanne, occupé de recueillir le plus discrètement possible des informations sur la route que Marie avait prise. Il ne put rien découvrir et partit pour Genève.

Il savait le nom et l’adresse de l’ami de Marie. Il alla chez lui et le conjura de lui dire si mademoiselle Dubois était à Genève. L’étonnement du digne homme, bien plus que ses paroles, attesta qu’il ne l’avait point vue. Alors Albert se souvint que Marie avait à Berne une cousine à laquelle elle écrivait quelquefois. Lui-même un jour avait mis à la poste une de ces lettres. Par un effort de mémoire, il se rappela le nom et la rue, et partit pour Berne aussitôt.

La cousine de Marie se nommait madame Muller et demeurait sur la place de l’Hôtel de Musique. Ce fut une servante qui ouvrit. Albert demanda mademoiselle Dubois. — Elle n’est pas ici, répondit la fille. — Est-elle sortie depuis longtemps ? — Ce n’est pas ici qu’elle demeure. Albert, ne se décourageant pas, demanda à parler à dame Muller.

On l’introduisit en présence d’une femme de quarante ans, au maintien froid, au regard sévère, qui se montra surprise et formalisée des questions d’Albert. Elle n’avait pas vu sa cousine depuis deux ans. Elle en recevait quelquefois des nouvelles ; mais elle ignorait ses projets de voyage, et ne comprenait pas comment il se pouvait faire qu’un ami fût à sa recherche. Elle pria ironiquement Albert de ne pas s’engager trop loin dans un pareil système d’investigations.

Il osa insister, demandant, au nom d’intérêts sacrés, avoir une seule fois mademoiselle Dubois, après quoi il resterait soumis à ses ordres. Madame Muller se leva de l’air d’une personne qui ne peut se compromettre plus longtemps avec un insensé ; et, montrant poliment le chemin à Albert, elle le conduisit à la porte de la rue qu’elle referma sur lui. Cependant il y eut dans l’air de cette femme, ou dans l’air de cette maison, quelque chose qui émut l’espérance ou le pressentiment d’Albert. Afin de surveiller les abords de cette demeure, il chercha sur la place un logement vacant, et il eut le bonheur d’en trouver un qui était assez proche de chez madame Muller pour qu’il put voir, des fenêtres, toutes les personnes qui entraient chez cette dame ou qui en sortaient. C’était une chambre au troisième étage, dans la maison d’un marchand mercier, dont le magasin occupait le rez-de-chaussée. Albert en prit possession. Accoudé sur sa fenêtre une moitié du jour, il employa l’autre moitié à parcourir la ville. À l’heure des cérémonies religieuses, on le voyait successivement dans tous les temples ; il allait des promenades fréquentées aux points de vue solitaires, attentif, inquiet, cherchant toujours.

Il y avait une semaine qu’Albert était à Berne quand un jour, passant devant la porte de madame Muller, il en vit sortir un homme que déjà plusieurs fois, du haut de sa fenêtre, il avait remarqué allant et venant dans cette maison comme un de ses habitants. Cet homme, regardant Albert, fit une exclamation et marcha droit à lui la main ouverte, de l’air content et affectueux qu’on prend dans une agréable rencontre.

— Vous ne me reconnaissez pas, dit-il, répondant à l’air étonné d’Albert. Comment va notre ami Samuel Monnaz ?

— Samuel ? répéta Albert. Bien, je crois. Il y a quelque temps…

— N’habitez-vous plus Lausanne ? Vous êtes bien M. Albert Schæffer ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, ne vous souvenez-vous pas de ce dîner où nous nous rencontrâmes chez Samuel ? Nous étions une douzaine. J’eus le plaisir de causer avec vous, et le lendemain, quand j’allai visiter ma cousine, mademoiselle Dubois, apprenant que vous étiez son locataire, je vous demandai, vous étiez sorti. En vous apercevant tout à l’heure, je vous ai reconnu tout de suite.

— Et moi aussi, je vous remets parfaitement à présent, dit Albert avec vivacité. Et je suis enchanté de cette rencontre et très-reconnaissant de votre souvenir.

Ainsi parlant, il pressait avec effusion la main de l’étranger dont il ne se rappelait cependant en aucune façon le nom et les traits. Mais pouvait-il ne pas profiter d’une rencontre si inespérée ? Cet homme sortait de chez madame Muller, et il était parent de Marie.

— Oui, répéta-t-il encore, je me rappelle très-bien… Vous vous nommez…

— Frantz Hofer.

— Frantz Hofer, c’est cela. Et vous habitez Berne ?

— Ici sur cette place, chez ma sœur, une veuve qui s’appelle madame Muller. Vous viendrez me voir. Ma sœur est une grande amie de mademoiselle Dubois. Et comment se porte la chère cousine ?

Cette question déconcerta complètement Albert.

— Vous ne l’avez pas vue… depuis longtemps ?…

— Non ; pas depuis mon voyage à Lausanne.

— Voulez-vous que nous entrions ici ! continua M. Hofer en ouvrant la porte d’un café. J’aurai le plaisir de causer un moment avec vous, et, puisque vous êtes étranger à Berne, si je puis vous être bon à quelque chose… Comment Samuel ne vous a-t-il pas adressé à moi !

Ils passèrent ensemble le reste de la soirée et firent assaut de cordialité l’un pour l’autre. On eût dit qu’ils avaient pour cela chacun quelque raison secrète.

Depuis, ils se rencontrèrent souvent. Albert alla quelquefois chez Frantz. Le cœur lui battait fortement dans cette maison où il soupçonnait toujours que pouvait être Marie ; et cependant, plus il y pénétrait, plus cet espoir s’affaiblissait en lui. Peut-être même n’était-ce que faute d’un autre aliment que l’espérance d’Albert s’attachait là, et c’était par la même raison que la connaissance de Frantz lui était précieuse, malgré le peu d’avantage qu’elle paraissait offrir à sa recherche.

Secondés l’un et l’autre par une bonne volonté mutuelle, ils étaient intimes au bout d’un mois. Il se trouva que Frantz, qui était très-répandu à Berne, connaissait le propriétaire du logement d’Albert. Bon gré, mal gré, il présenta son ami dans la maison, et le recommanda chaudement aux soins de madame Leüg, la femme du marchand mercier. Albert ne put s’empêcher de reconnaître par quelques visites les soins et les complaisances dont il fut l’objet. Son air sérieux et triste lui attira l’estime du mercier, un digne homme qui déclamait souvent contre les folies de la jeunesse d’à présent et qui cherchait un mari posé pour sa fille. Madame Leüg le trouvait très-intéressant. Louisa Leüg, fille de vingt ans, aux yeux bleus, au maintien modeste, fut la seule de la famille qui n’exprima pas son opinion.

De temps en temps, Albert se hasardait à questionner Frantz Hofer sur mademoiselle Dubois ; mais les réponses qu’il recevait lui enlevaient l’espérance de savoir quelque chose d’elle par ce nouvel ami. Frantz paraissait croire que mademoiselle Dubois habitait toujours Lausanne, et madame Muller n’en avait point de nouvelles. À son tour, Hofer vint à interroger Albert sur les motifs de son séjour à Berne. Je cherche quelque chose à faire, fut la réponse d’Albert, qui n’avait plus d’argent.

— Eh ! mais, s’écria Frantz, vous seriez mon homme. Voulez-vous me remplacer ?

— Comment cela ?

— Voici la chose. Je suis employé depuis trois ans, comme vous savez, dans une maison de banque de cette ville, où, moyennant six heures de travail par jour, mes appointements sont de deux mille francs. Or, tout récemment, une vieille tante que j’ai à Leipzig, étant devenue veuve, désire m’avoir chez elle pour l’aider dans son commerce et très-probablement pour me faire son héritier. La chance n’est pas à dédaigner. Je partirais donc sans délai, s’il m’était possible de laisser mes patrons dans l’embarras. Comme ils ont toute confiance en moi, ils m’ont chargé de procurer moi-même celui qui doit me remplacer. Et si cela vous convient…

— Vous me donnez là une preuve de confiance… ! dit Albert étonné.

— Ne sommes-nous pas amis ! Un mois ne suffit-il pas pour se connaître ! D’ailleurs, avant de vous rencontrer ici, je savais parfaitement quel homme vous êtes, et c’est pourquoi j’ai recherché votre connaissance. Voyons, acceptez-vous ?

— Mais, dit Albert, êtes-vous sûr d’abord qu’on m’acceptera ?

— Présenté par moi, cela est certain.

Le lendemain, ils allèrent ensemble chez MM. C. et W., riches banquiers de Berne. Albert fut accepté. Sous la direction de son protecteur, il se mit au courant du travail ; huit jours après, il était employé en titre.

Sa position matérielle ainsi assurée, il n’en fut ni plus gai ni plus heureux. Il ne contracta aucune liaison nouvelle, il resta comme sourd et aveugle au milieu du monde qui l’entourait. Toute sa vie se concentrait au dedans de lui, dans un regret inaltérable et dans une morne et vague espérance. Quand son travail était fini, il recommençait à parcourir la ville et ses environs. Quelquefois il passait des heures, le soir, devant la maison de madame Muller, les yeux fixés sur les fenêtres éclairées, mais revêtues d’épais rideaux. Une ombre que parfois il entrevoyait, quoique incertaine et bien affaiblie, lui faisait battre le cœur. Était-ce folie d’un cerveau trop absorbé ? Il y avait deux ombres de femmes. Qui donc veillait avec madame Muller ?

Il allait aux concerts et à l’opéra. Bien qu’autrefois Marie fréquentât peu ces lieux publics, il savait qu’elle aimait beaucoup la musique. Mais il n’écoutait rien jusqu’à ce qu’il eût entrevu les uns après les autres tous les visages qui étaient là. Après quoi, si la musique était triste, il restait, la tête appuyée sur ses mains ; autrement, il s’en allait.

Il fit deux voyages à Lausanne et à Genève. Dans cette dernière ville ses démarches furent aussi infructueuses que la première fois. À Lausanne, il vit la petite maison fermée, le jardin triste et silencieux, et il apprit avec grande surprise que Samuel avait épousé Pauline. Mais il n’alla point les voir, se rappelant combien Samuel avait raillé son amour, et sûr que de ce côté on ne lui apprendrait rien touchant Marie, quand même on en saurait quelque chose.

Les camarades d’Albert l’avaient surnommé le triste, et il avait fini par être connu à Berne sous ce nom. Bien des femmes se demandaient quel malheur était arrivé à ce beau jeune homme et pourquoi il allait ainsi dans la rue, les regardant tour à tour sans en fixer aucune.

Toutes ses relations à Berne se réduisaient à la famille Leüg. Le brave mercier avait toujours quelque chose à dire à son locataire quand il le rencontrait, et plus d’une fois, par ses instances importunes, il entraîna le jeune homme dans un petit salon où Louisa se tenait une partie de la journée, brodant ou faisant de la musique. Là, M. Leüg forçait Albert de s’asseoir à une petite table sur laquelle Louisa apportait soit une choppe de bière fraîche et mousseuse, soit d’excellentes liqueurs ; puis le mercier parlait de son commerce, de ses projets, de ses espérances, de sa fortune. Il lui arriva même une fois de dire qu’il préférerait un gendre sage et laborieux, quoique sans fortune, à un jeune homme d’à présent, amoureux de plaisirs et de vanité, quoique riche. Mais Albert ne remarqua point ce propos et ne vit pas davantage qu’à ce moment Louisa rougit en baissant la tête sur son ouvrage. Cependant il ne lui avait pas échappé que cette jeune fille avait un esprit distingué, un caractère aimable, et quelquefois il s’arrêtait à causer avec elle, non sans intérêt et plaisir. Mais cela ne diminuait pas sa tristesse, et sa recherche, quoique de plus en plus dénuée d’espérance, avait pris chez lui le caractère d’une habitude ou d’un instinct.

Dix mois se passèrent ainsi.

Un jour, il vint de Leipzig une lettre à l’adresse d’Albert. Elle était de Frantz. Il y avait ce post-scriptum : « À propos, j’ai à vous mander une curieuse nouvelle touchant ma cousine Marie Dubois, que vous connaissez bien. Ma sœur a reçu d’elle une lettre d’adieu où Marie lui annonce qu’elle part pour les États-Unis, à la suite d’une famille anglaise, en qualité d’institutrice. Notez qu’elle ne dit pas le nom de cette famille, ni celui de la ville ni du district où elle se rend ; seulement, elle annonce qu’elle ne reviendra pas avant dix ans. Tout cela ne me surprend qu’à demi, car j’ai toujours connu ma cousine pour une personne très-originale.

Cette nouvelle portait le coup mortel aux espérances d’Albert. Eût-il été millionnaire — et il n’avait pas même de quoi se rendre au Havre — c’eût été folie complète que d’entreprendre la recherche d’une femme dans une foule de vingt millions d’individus. Il fallait donc y renoncer. Il avait rencontré le seul être qu’il pût aimer avec délices, il le sentait bien. Il savait qu’elle était malheureuse à cause de lui, il savait qu’il serait toujours malheureux loin d’elle. La vie se trouva tout à coup pour lui dépourvue d’intérêt et d’espérance, maladie mortelle. Une fièvre le saisit et le mit en danger.

Heureusement il se trouva, pour soigner le pauvre Albert, deux femmes dévouées comme une mère et comme une sœur. C’étaient madame Leüg et sa fille. Quand la connaissance lui revint, il les vit toutes deux près de lui et leurs mains dans les siennes. Il les embrassa en pleurant. Elles crurent à des larmes de reconnaissance ; mais c’était toujours son rêve évanoui que pleurait Albert.

Sa convalescence fut lente et pénible. Il se remit cependant et reprit son travail ; mais il était encore plus sombre et plus absorbé qu’auparavant. Les seuls moments où il s’efforçât de marquer un peu d’intérêt pour quelque chose étaient ceux qu’il passait dans la famille du mercier, où depuis sa maladie on le traitait comme un fils. Profondément reconnaissant, Albert désirait leur être utile. Il mit de l’ordre dans la comptabilité un peu embrouillée du mercier, qui n’en était pas moins un des commerçants les plus heureux et les plus habiles de la ville de Berne ; et plusieurs fois il obéit aux ordres de madame Leüg qui, en vue de le distraire, priait Albert de les accompagner, elle et sa fille, au spectacle ou à la promenade.

Cependant, il écrivait à Frantz Hofer :

« Je ne veux pas, cher ami, quitter, sans vous en prévenir, le poste que vous m’avez confié, ni partir sans vous faire mes adieux. On prépare en Angleterre un navire pour aller faire des découvertes au pôle. Dans un mois, c’est-à-dire quand j’aurai gagné l’argent nécessaire pour faire le voyage de Londres, j’irai offrir mes services pour cette expédition. »

Peu de jours après, Frantz Hofer arrivait à Berne. Il épuisa les meilleurs arguments sans rien changer à la résolution de son ami. Albert ne lui fit pas de confidence ; il répéta obstinément qu’il avait le goût des aventures et qu’il s’ennuyait à Berne. Frantz lui offrit en vain de l’emmener à Leipzig. Ce digne ami, ne pouvant se résoudre à abandonner Albert, ajournait continuellement son départ. Un jour, arrivant plus échauffé qu’à l’ordinaire :

— Il faut que vous soyez fou, Albert ! s’écria-t-il ; le bonheur est à votre porte, et vous le fuyez.

— Qu’appelez-vous bonheur ? demanda le triste Albert.

— Louisa Leüg, pardieu ! Et pourquoi ne l’appellerait-on pas ainsi ? Elle est douce, belle, sage, instruite, charmante. Elle vous aime. Pourquoi ne l’épouseriez-vous pas ?

— Vous rêvez, Frantz. Mademoiselle Louisa ne m’aime pas, et d’ailleurs…

— Je viens de causer avec le père Leüg, et j’ai bien vu qu’il ne demandait qu’à vous donner sa fille. Mais il n’y a que vous qui ne sachiez pas cela. Tout le monde vous marie avec elle.

— On a tort, dit Albert.

— Eh bien, vous l’avez compromise. Belle récompense pour leur amitié !

— Est-ce ma faute, Frantz, si nous avons de telles mœurs, qu’un homme ne puisse un moment s’arrêter près d’une femme sans la compromettre ? Ai-je donné le moindre fondement raisonnable à cette opinion ?

— Soit ; mais si ce n’est pas votre faute, ce n’est pas non plus la faute de cette pauvre Louisa.

— Frantz, je vous le jure, dit Albert d’un ton solennel, la chose la plus impossible pour moi entre toutes, ce serait d’adresser à une femme des serments de mariage avec des mots d’amour. Ne parlons plus de cela. Je hâterai mon départ.

Le lendemain, cependant, Frantz disait encore :

— Maintenant, je suis sûr que Louisa vous aime : elle rougit quand on prononce votre nom.

Cela n’eut d’autre effet que de désoler Albert. Il ne rentra plus chez lui, il évita Louisa et pressa les préparatifs de son départ. Il avait depuis un mois prévenu la maison C. et W., mais il fut bien étonné quand il apprit que son successeur était Frantz. — Je suis brouillé avec ma tante de Leipzig, dit celui-ci. Albert n’en demanda pas davantage.

Un matin d’octobre, c’était la veille du départ d’Albert, en se levant, il ouvrit sa fenêtre. L’air était doux et pur, la ville s’éveillait, les magasins s’ouvraient, les laitiers en costumes d’Armailli roulaient leurs charrettes de porte en porte, les servantes ébouriffées apparaissaient au seuil des maisons. La brume du matin, épaisse encore, enveloppait les toits ; mais, à la gauche d’Albert, à l’horizon, derrière un pic de neige, une aurore lumineuse allait s’élargissant à mesure que le soleil montait.

Albert achevait de s’habiller quand il entendit frapper un coup à sa porte. Frantz entra. Il avait un air étrange.

— Êtes-vous prêt à sortir, Albert ?

— Tout à l’heure.

— Allons, dépêchez-vous.

— Qu’y a-t-il ? dit Albert.

— Il y a, cher ami, que je vous apporte un jour de fête. Venez et suivez-moi.

— Où donc ?

— En paradis.

— Frantz, dit Albert dont le cœur se mit à battre avec violence, expliquez-vous, je vous en prie.

— Mes lèvres sont scellées par une promesse ; mais je vois à présent que vous allez me suivre, serait-ce en enfer.

— Je suis fou, se disait Albert en chemin. Une seule pensée m’occupe, et j’y rapporte les actions d’autrui. C’est quelque bizarrerie de Frantz.

Mais lorsque Frantz s’arrêta devant la maison qu’il habitait et qui était celle de madame Muller, Albert devint pâle et tremblant.

Pourtant, il se disait encore :

— Il me mène chez lui. Quoi de plus simple ! Ce n’est pas la première fois.

Comme à l’ordinaire, Frantz lui fit monter l’escalier ; mais, au lieu de conduire Albert dans sa chambre, il frappa doucement à la porte d’une autre pièce. La porte s’ouvrit, et une femme parut. Albert jeta un grand cri, un cri par lequel un an de souffrance acclamait une vie de bonheur ; puis il fléchit sur ses genoux et faillit s’évanouir aux pieds de Marie.

Presque aussi émue que lui et disant seulement d’une voix entrecoupée :

— Albert ! cher Albert ! me pardonnez-vous ?

Elle le fit asseoir auprès d’elle sur un divan. Et le regardant, ses larmes coulèrent.

Comme vous êtes changé ! dit-elle.

Ai-je assez souffert maintenant ? demanda-t-il.

— Oh ! Albert ! Voulez-vous accepter toute ma vie en expiation de mes torts, de mes doutes ?

Il la serra dans ses bras.

— Obstiné, cher obstiné ! dit-elle. Vous êtes donc plus fort que la raison, mon Albert ; vous êtes donc plus vrai que la sagesse ! Oh ! je ne croirai plus que vous désormais.

— Est-ce bien certain ? dit-il, attachant ses yeux sur ceux de Marie.

— Je vous le promets, Albert.

— Dans huit jours vous serez ma femme.

Elle rougit, et appuyant sa tête sur le sein d’Albert :

— Puisque vous ne voulez pas être heureux sans moi, répondit-elle, il faut bien nous risquer à être malheureux ensemble.

Il ne pouvait se lasser de la regarder. C’était bien elle ; mais elle aussi, elle avait changé. Par quelle magie s’était-elle parée de grâces nouvelles ? Autrefois, simple et un peu trop uniforme, elle portait humblement ce qu’elle avait de beauté ; à présent, je ne sais quoi de vif et de charmant qui éclatait en elle captivait l’esprit en même temps que les yeux. Avait-elle besoin de jeunesse et pouvait-on songer qu’elle n’en eût pas ? Elle avait trouvé peut-être le secret si rare de ces longues royautés d’amour qui défient le temps. Peut-être ne l’avait-elle pas cherché ? Elle avait reçu la grâce par le baptême de l’amour ; et parce qu’elle était aimée, elle se sentait reine.

Une légère coiffure de dentelle et de rubans ornait sa tête. Son corsage laissait admirer le dessin de sa taille et la blancheur de son cou. Ses bras ronds et blancs, qu’Albert voyait pour la première fois, sortaient de ses manches ouvertes, entourés de dentelles. Ses yeux brillants et humides, attachés sur les yeux de son amant, se baissaient tout à coup ; elle souriait, disait quelque douce ironie ; après quoi, elle fondait en larmes en l’embrassant comme un frère ou comme un fils ; elle se courbait, dans un mouvement de remords et de tendresse enthousiaste, jusqu’à ses genoux ; puis, pour calmer l’ivresse d’Albert, elle retrouvait le ton de cette aimable sagesse et de cette raison supérieure qui, dans les premiers temps de leur amitié, donnaient tant d’intérêt à leurs entretiens.

Quinze jours s’écoulèrent. Ils avaient oublié les peines de l’absence et parlaient surtout d’avenir. Albert s’étonna parfois de trouver Marie mystérieuse sur quelques questions ou insouciante sur d’autres ; mais il ne s’en occupa guère. Il n’habitait plus ce cercle d’intérêts, d’habitudes et de relations banales qu’autour de soi chacun nomme le monde ; il ne vivait que dans son bonheur. Il ne quittait plus Marie et ne bougeait de chez madame Müller, qui n’était plus revêche et l’appelait mon cousin. Il trouva tout simple que Frantz le remplaçât tout de suite à la maison de banque. Aussitôt après leur mariage, ils devaient retourner à Lausanne, où Marie avait semblé croire qu’il serait facile de trouver une occupation lucrative pour Albert.

Le jour du mariage arriva. Au sortir du temple, Albert vit une chaise de poste qui attendait. Frantz et madame Müller embrassèrent les nouveaux époux en leur disant adieu.

— Mais où allons-nous ? demanda Albert.

En Italie, répondit sa femme.

— En Italie ! répéta-t-il, étonné d’entendre Marie plaisanter ainsi.

Frantz et madame Müller se mirent à rire. Marie était déjà dans la voiture ; Albert monta, et la chaise de poste partit au galop.

— Nous voici donc seuls à jamais, et tout de suite ! s’écria Albert en prenant sa femme dans ses bras. Tout ce que vous faites est enchanteur, Marie.

— J’ai choisi l’Italie sans vous consulter, dit-elle ; mais si vous préfériez aller en Allemagne ou en Grèce…

— Vous vous moquez, répondit-il. Mais pourquoi cette plaisanterie ? Quel besoin avez-vous de plaisanter, Marie, aujourd’hui, en ce moment ?

— Cher ami, reprit-elle en souriant, je vais vous raconter un conte de fées.

« Quand j’étais petite, j’avais un parrain de vingt ans qui m’aimait beaucoup. Il me prenait sur ses genoux, m’appelait sa petite femme, et me faisait promettre de l’épouser lorsque je serais grande et qu’il serait riche. Il partit pour le Brésil ; on n’eut pas de ses nouvelles, et bientôt on ne pensa plus à lui ; moi-même, ingrate, je l’avais oublié. Cependant il se souvenait de moi. N’ayant plus de parents, il est mort en me léguant sa fortune. C’est ce que venait m’apprendre mon notaire le jour où j’ai quitté Lausanne, quand il vous a rencontré. Nous avons trois cent mille francs, continua-t-elle en remettant un portefeuille à Albert, et j’en ai donné cinquante mille à Pauline, qui est maintenant la femme de Samuel, sans compter dix mille au cousin Frantz pour le décider à vous céder son emploi.

— Quoi ! s’écria-t-il, c’était vous qui me protégiez ainsi. Puis il ajouta : — Et c’est vous ! c’est vous, Marie, qui avez voulu me faire épouser Louisa !

— Non, répondit-elle vivement ; j’ai pensé un instant à ce moyen de vous éprouver, mais ma conscience me l’a fait rejeter. Devais-je exposer une femme au danger de vous aimer sans être aimée, assurer mon bonheur aux dépens de son repos ? Non, Albert ; vos relations avec la famille Leüg se sont enchaînées d’elles-mêmes, et, songez-y mieux, est-ce moi qui vous avais choisi ce logement ? Seulement, ajouta-t-elle en pâlissant à ce souvenir, j’ai eu le courage de vous faire proposer ce mariage par Frantz quand j’ai su que le père Leüg vous désirait pour gendre et que Louisa vous aimait. Oui, mais ce tort-là, mon Albert, j’en ai trop souffert pour vous en demander pardon.

— Oh ! je ne vous pardonnerai jamais d’avoir tant comploté contre notre bonheur, dit-il en la serrant dans ses bras.

Après un instant de réflexion, il s’écria, saisi d’amertume :

— Ainsi, c’est au hasard d’un héritage, c’est à un inconnu que je vous dois ! Et si vous étiez restée pauvre, vous m’auriez toujours éloigné de vous !

— Albert, cher Albert, dit-elle, toute ma raison d’être et d’agir est l’amour profond que j’ai pour vous. Ne soyez donc pas trop sévère. Pour me permettre d’être heureuse, il me fallait la certitude que vous ne pouviez être heureux sans moi. Ne me grondez pas aujourd’hui, ajouta-t-elle en effleurant de ses lèvres le front d’Albert.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cinq ans après, Albert et Marie étaient assis sous un bosquet d’érables dans le jardin de leur maison de campagne située près de Nice. Marie avait sur ses genoux un bel enfant de quatre ans. Un autre de deux ans à peine se roulait sur l’herbe aux pieds d’Albert.

Tout à coup l’aîné des enfants s’écria : — Maman, je vois un fil blanc dans tes cheveux ; et, avec la brusquerie de son âge, plongeant la main dans la chevelure de sa mère, il saisit le fil argenté. Albert le lui enleva et chercha en souriant le regard de Marie. Mais elle détournait son visage, peut-être pour cacher une vive rougeur qui le colorait. Albert prit l’enfant et l’envoya jouer ; puis, se penchant vers sa femme : — Eh quoi ! lui dit-il, te voilà tout attristée pour un premier cheveu blanc ! — Elle essaya de sourire, mais une larme se détacha de ses cils et roula sur sa joue.

— Ah ! dit vivement Albert, toujours ce regret ! toujours cette inquiétude ! Folle ! ingrate ! qui insultes par le doute à notre bonheur.

Elle attacha sur son mari des yeux pleins de tendresse et de prière : — Non, dit-elle, je n’ai rien à désirer dans le présent, tu le sais. Quelquefois seulement je crains l’avenir.

— Écoute, chère bien-aimée, lui dit-il, une vérité qui clora ce sujet pour toujours. La femme aimée, quelle qu’elle soit, Hélène ou Fanchon, Cléopâtre ou Maritorne, c’est toujours, vois-tu ! la femme aimée ; c’est-à-dire l’unique et l’incomparable, et, pour la lèvre de chaque amant, la coupe de toutes les délices et de toutes les voluptés. De même, quand la soif de la passion est calmée, celle qu’on a aimée, Marie, c’est toujours, quelle qu’elle soit, la femme qu’on a aimée, pour les uns, plus rien, pour d’autres, au contraire, l’être le plus cher, le plus doux, le plus sympathique de ce monde. Laisse blanchir tes cheveux, mon amie ; nous sommes tous deux ensemble vieux comme notre amour et jeunes comme notre tendresse.


FIN.

ARTICLES DE DIVERS JOURNAUX


SUR


UN MARIAGE SCANDALEUX


OUVRAGE DU MÊME AUTEUR

Publié précédemment à la même librairie.




EXTRAIT DE L’INDÉPENDANCE BELGE


du 20 août 1861.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Un des caractères curieux de Mme Sand, c’est qu’elle peut emprunter aux autres et qu’elle ne prête à personne. En notre temps, où les imitateurs ne manquent point, aucun écrivain n’a osé ni n’a pu l’imiter. Cependant elle a inspiré de très-loin l’auteur d’un roman remarquable que je viens de lire. On est frappé de l’air de famille plus que de la ressemblance. Que le lecteur en juge ! Au surplus, j’étais honteux de ne point annoncer de mariage. Cette fois le lecteur saura que Michel épouse Lucie à la fin du Mariage scandaleux d’André Léo. Cette histoire intéressante se passe à la campagne dans le Limousin. La nature est bien décrite, mais heureusement les paysages n’abondent pas. L’auteur a su rendre touchant l’amour d’une fille bien élevée pour un paysan. Par quelle gradation savante de nuances délicates le lecteur est conduit à désirer cette mésalliance ! L’auteur du Mariage scandaleux est une femme. Je l’aurais deviné avec peine, si un détail ne me l’avait révélé. Il y a toujours à ces amours inférieures un obstacle : c’est la question de propreté. Ici le héros est charmant, tendre, amoureux, dévoué, mais il travaille à la terre, conduit les bœufs, fait le ménage de sa vieille mère. On pense aux mains et aux ongles, mais l’auteur nous rassure, dans une très-jolie scène où la mère de Michel se plaint auprès de celle qu’il aime de toutes les prodigalités de son fils. « Figurez-vous, dit-elle, qu’il se ruine en parfumeries ; ne veut-il pas acheter un savon ? » Lucie rougit ; et nous, lecteurs, nous sommes tranquilles. Si un homme avait composé ce roman, il n’eût jamais songé à écrire une pareille scène. Tout est touchant, tout est noble dans cette histoire. Ou je me trompe fort, ou l’auteur du Mariage scandaleux sera un grand romancier, et il se fera une belle place entre Mme Sand et Mme Charles Reybaud.

Signé, Thycel.




EXTRAIT DU JOURNAL LE SIÈCLE
4 SEPTEMBRE 1863.


Walter Scott, dans une des notes de la Prison d’Édimbourg, rapporte l’histoire d’une pauvre folle, nommée Fannie, qui, entre les années 1767 et 1775, parcourait les districts montagneux de l’Écosse et de l’Angleterre, accompagnée d’un petit troupeau de brebis. Elle n’était pas née pour une telle condition. Fille d’un riche gentilhomme campagnard, elle tomba éprise d’un berger et voulut l’épouser.

Pénétré de la honte qu’une inclination si étrange infligeait à sa famille, son père, dans un accès de fureur, tire un coup de pistolet sur le berger et le blesse mortellement. Fannie accourt, elle se précipite auprès de son amant, qui expire entre ses bras en lui recommandant son troupeau. La malheureuse fille ne rentre pas sous le toit paternel : le désespoir lui ôte la raison ; elle ne se souvient que des dernières paroles de son amant ; elle rassemble les brebis, elle les chasse devant elle ; elle est devenue bergère.

Toutes les mésalliances n’aboutissent pas à de semblables catatrophes, et mademoiselle Lucie Bertin, dans le roman d’André Léo, peut devenir la femme du laboureur Michel, sans que son père se porte à des voies de fait aussi fâcheuses. Si jamais cependant mariage causa du scandale, ce fut celui-là. Il scandalise les parents de Lucie, les époux Bertin, couple oisif et misérable, emprunteur et vaniteux, criant famine et mendiant plutôt que d’abaisser sa dignité bourgeoise jusqu’à mettre la main à la terre. Il scandalise les cousins Bourdon, les plus gros propriétaires du pays, qui donnent tous les ans une robe de soie à Lucie, et qui vont marier leur fille à l’ingénieur du département. Il scandalise mademoiselle Boc, la directrice des postes de Chavagny, qui ne trouve pas même les paysans bons à faire des domestiques, et qui n’a jamais pu conserver une fillette à son service plus d’un mois, malgré l’égalité bien connue de son caractère. Il scandalise tout le monde, gens pauvres et aisés, bourgeois et paysans, et ces derniers ne sont pas les moins prompts à jeter l’injure à Lucie, à blâmer la présomption de Michel. La vieille Françoise elle-même ne voit pas de bon œil son fils épouser une demoiselle. Il n’est pas jusqu’à Lucie à qui la première pensée de ce mariage ne paraisse révoltante.

Cela se comprend assez : dans notre société, les mœurs relèvent et maintiennent entre les classes de citoyens toutes les barrières que la loi a abattues. Là surtout où la bourgeoisie est peu éclairée, comme dans certains petits centres, les idées aristocratiques exercent un tyrannique et ridicule empire, l’as de bourgade qui n’ait ses patriciens. Mais la sotte vanité n’est pas la seule cause de ces frontières invisibles et souvent infranchissables. Les principes de nos lois sont démocratiques, leurs dispositions ne le sont point. Que sert de dire que les hommes sont égaux si on ne les rend vraiment égaux en développant chez tous l’intelligence et la moralité ? L’instruction chez nous est encore un privilége, de là des différences d’idées, d’habitudes, de langage, qui rendent très-difficile la fusion des classes par le mariage. Une jeune fille de la bourgeoisie peut s’élever jusqu’à un type féminin très-fin et très charmant : elle acquiert un agrément qui, à côté de qualités plus héroïques, est encore de quelque valeur chez une femme et qu’elle a raison d’estimer en elle. C’est une plus grande délicatesse des sens, un langage plus modeste, un parler plus doux et plus harmonieux, des gestes plus réservés que ceux qu’on trouve sous le toit des chaumières et dans les cours de fermes.

Ce mérite qu’elle a reçu du milieu qui l’entoure, elle entend le conserver pour lui : il souffrirait une diminution d’éclat si elle le rendait l’hôte des villages. C’est en vain qu’elle remarquera chez tel de nos paysans (en admettant qu’elle les voie d’assez près), l’énergie du caractère unie à la véritable noblesse du cœur, à la justesse de l’esprit. L’estime est un sentiment sans force en ces jeunes têtes ; elle n’y éveillera pas l’amour ; elle n’empêchera jamais certaines répugnances dont il ne s’accommode point. Voilà pourquoi, malgré tout l’art des romanciers, de tels mariages, au lieu de l’inclination mutuelle et irréfléchie de deux jeunes cœurs, révèlent toujours de l’un des côtés je ne sais quel parti pris qui sent l’apostolat ; car l’héroïne est trop avisée pour renoncer aux habitudes distinguées que le lecteur lui suppose ; elle saura y gagner son mari ; elle l’élèvera à son niveau. Cela donne certainement à la passion quelque chose de ferme et de généreux qui intéresse les esprits graves ; mais elle y perd aussi de son caractère naïf et spontané, puisqu’il paraît contradictoire à la nature de l’amour d’aimer ce qu’on trouve d’abord nécessaire de rendre aimable.

J’avais besoin d’insister sur la difficulté qu’il y a à concilier dans un roman de ce genre le naturel et la simplicité avec la donnée rigoureuse du sujet. Cette difficulté, l’auteur d’Un mariage scandaleux l’a vaincue. Nulle part la vérité des caractères et des sentiments n’est sacrifiée au besoin de défendre une thèse sociale. Il ne se peut rien de plus naïf et de moins forcé que le doux commencement de l’amour de Lucie pour Michel. Sa vanité patricienne s’offense d’abord que ce jeune paysan ose lever les yeux sur elle. Mais cornaient dédaigner cet amour timide et dévoué ? Personne encore ne l’a aimée et personne ne l’aimera. Pauvre fille sans dot, elle vieillira dans l’abandon comme sa sœur Clarisse. Son cœur se révolte, elle veut vivre, elle veut être épouse et mère. Dès lors son parti est pris : elle ne prétend pas que son mariage soit un défi jeté à la face du monde, mais elle ne reconnaît pas aux préjugés de ce monde égoïste le droit de lui interdire toutes les tendres aspirations de la nature, la vie complète et libre. Elle accepte bravement le combat ; elle aime Michel, elle l’épousera, et ses parents n’en gémiront pas longtemps, car, grâce à l’activité, à l’intelligence de Michel, l’aisance entrera au logis.

Après le personnage de Lucie, citerai-je celui de Clarisse, sa sœur aînée que j’ai nommée tout à l’heure ? Plus achevé, encore mieux rendu peut-être que celui de Lucie, avec lequel il est en opposition nécessaire, il développe et complète la pensée du livre. Clarisse est le déplorable type de ces pauvres filles que les exigences du luxe moderne et les convenances sociales condamnent à un célibat où leur vanité s’obstine et contre lequel leur cœur se révolte : isolement douloureux qui éteint peu à peu les sentiments généreux du jeune âge.

Nous n’avons vu nulle part tracée avec autant d’énergie la saisissante figure de ces vieilles filles de vingt-sept ans à la fois victimes et complices d’une loi cruelle, à qui la pauvreté, comme jadis les vœux monastiques, impose des vœux perpétuels qu’elles n’osent rompre de peur de déroger. Nul romancier ne nous avait fait suivre avec cette rigueur l’étiolement, la flétrissure de la beauté de l’âme et de celle du corps au sein de cet abandon ; aucun n’avait traduit avec tant de puissance cette amertume, ce déchirement intime, ces cris d’angoisse bâillonnés par l’orgueil.

C’est une des conceptions les plus hardies du roman moderne que celle de ce caractère aigri qui provoque à un degré presque égal la sympathie et l’éloignement. Pauvre Clarisse ! importunée autrefois d’une santé villageoise, elle a souhaité de maigrir afin d’avoir plus de distinction. Les déceptions, la misère, n’ont que trop bien exaucé ses vœux. Minée par une maladie fatale, elle s’éteint lentement : jouissances entrevues de la richesse, délices souhaitées de l’amour et de la maternité, tout ce qui fait l’éclat de l’existence et tout ce qui en fait le prix, biens faux ou vrais de la vie qu’elle n’a pas goûtés, occupent sa pensée sur son lit de douleur et jettent dans son cœur un assemblage de désirs légitimes ou malsains, de regrets amers et confus. Elle reproche durement à sa sœur la bassesse de ses inclinations ; elle est jalouse pourtant de cet amour qu’elle dédaigne.

De toutes les mauvaises passions, écrivait M. Murger, l’envie est celle qu’on a le droit de condamner sans lui permettre de se défendre, car celui qui absout un envieux ou le plaint seulement fait descendre l’indulgence ou la pitié au rang du sacrilége. Eh bien, j’ose affirmer que l’envie, sous les traits de Clarisse, est plus que digne d’indulgence : elle émeut, elle touche.

Écoutez-la à ses derniers moments :

« — Ma sœur, » dit le curé qui vient lui administrer l’extrême-onction, « ceci n’est point un appareil lugubre, ni une cérémonie funèbre. C’est la religion qui vient consoler votre âme, conjurer en vous l’esprit du mal, et racheter les péchés de votre jeunesse. Acceptez le divin sacrement qui purifiera vos sens et sanctifiera votre cœur.

« — Ai-je péché, » s’écria-t-elle, « et qu’ai-je à purifier ! qu’ai-je à racheter, moi qui n’ai pas connu la vie ? »

Le prêtre insiste :

« — Que sont les vanités du monde… ?

« — Je ne les connais pas.

« — L’amour humain n’est qu’une chimère ; ses joies sont méprisables et impures.

« — Qu’en savez-vous, vous qui n’avez point aimé ? Ce n’est pas vrai ! La fille de Jephté a pleuré devant Dieu parce qu’elle mourait sans être mère… »

Les dernières paroles qui s’échappent de sa bouche mourante sont une protestation, un cri d’amour qui lui fait tout pardonner :

« — Maman, empêchez que Lucie ne meure comme moi ! »

Il faudrait tout citer et textuellement. Obligé de me restreindre, je sens qu’en morcelant ces phrases, j’en atténue l’effet. Il faudrait transcrire entières ces pages remarquables, depuis la visite du prêtre et l’affreuse agonie de la pauvre enfant jusqu’aux plaintes de la mère :

« — Aurait-on cru qu’elle devait mourir quand elle marchait toute petite avec ses souliers bleus et sa robe blanche, si fraîche et si rose alors ! Nous avions pleuré de joie de lui voir faire ses premiers pas… »

Tout cela est simple, tout cela est parfait. Et tant s’en faut que cette scène soit isolée dans le roman et brille aux dépens des autres. Il y en a d’un dramatique terrible, comme celle du bois des Berjottes ; il y en a de gracieuses, comme la promenade sur la rivière, en chaland, au milieu des tiges rondes et flexibles du nénuphar. Le bal au village est encore un morceau très-agréable et d’une originalité suffisante, après que tant d’auteurs de mérite se sont essayé dans la peinture des scènes champêtres.

Il y a beaucoup de personnages dans ce roman ; je ne songe pas à en faire un reproche à l’auteur, son sujet le voulait ainsi. Quand on prend pour titre Un mariage scandaleux, on s’oblige à mettre d’un côté deux amants, de l’autre l’opinion publique, qui compte passablement de représentants. L’action s’élargit, il n’est personne dans la cité qui n’ait sa part d’influence sur les destinées du couple intéressant, part minime en soi, énorme si l’on prend ensemble tous les individus, et le drame domestique s’élève à la façon de ces monuments qu’on trouve dans certains passages dangereux des montagnes, où chaque voyageur jette une pierre en passant. D’ailleurs l’auteur a mis un grand soin à varier les caractères, et tous ces personnages, agissant sans confusion, occupent exactement dans le récit la place que leur importance leur assigne.

J’aurais pourtant, sous ce rapport, une exception à faire. Lucie a un frère. L’auteur n’a pas voulu compliquer son récit par de fréquentes interventions de ce jeune homme et ne le met que fort incidemment en scène. Mais, par cela même, et comme par omission de l’auteur, il joue un rôle assez étrange. La rareté de ses apparitions au milieu des embarras et des douleurs de sa famille semble due à une indifférence révoltante ; cette figure à peine esquissée se forme et s’accuse pour ainsi dire toute seule sous les traits les plus odieux, et, pour n’avoir voulu faire de Gustave Bertin qu’un personnage épisodique, l’auteur en a fait nécessairement un fils et un frère dénaturé sans paraître y prendre garde.

Je n’ai point l’envie de formuler d’autres critiques : les rares défauts qu’on pourrait signaler dans cet ouvrage disparaissent dans l’ensemble des qualités qui le distinguent. Il faudrait l’examiner d’une vue trop curieuse et je crois trop puérile. J’aime mieux résumer mon impression générale. Pour moi, ce roman est une des œuvres les plus remarquables que ces dernières années aient vu éclore. Je n’ai pas assez d’autorité pour me mêler de faire des prédictions en matière littéraire ; mais je ne crois pas m’avancer beaucoup en annonçant que, lorsque le temps aura fait justice de certains succès, le livre d’André Léo prendra sa place au-dessus de bien des romans qui ont peut-être attiré davantage l’attention publique. Ce qu’on peut encore prévoir, c’est que la main qui a signé ce pseudonyme ne s’en tiendra pas là et nous donnera bientôt d’autres œuvres dignes de toute l’attention de la critique.

Signé, Duriez.




EXTRAIT DU CONSTITUTIONNEL
DU 28 JUILLET 1863.


C’est un rare bonheur pour nous d’avoir à rendre compte d’un ouvrage aussi remarquable et aussi attachant qu’Un mariage scandaleux.

C’est une simple histoire qui se passe aux champs, presque une églogue, où se marient de la manière la plus heureuse le réalisme et la poésie. Disons d’abord que nous ne connaissons pas l’auteur, — M. André Léo, — nous ne pouvons même affirmer si c’est son véritable nom ou un pseudonyme. C’est le premier ouvrage qu’il livre au public ; mais que nous importe ! Ce sera avec une plus grande liberté que nous apprécierons son œuvre.

L’action se passe en Poitou, dans le village de Chavagny. Sur ce petit coin de terre se rencontrent et se heurtent, hélas ! comme partout, les préjugés, les démarcations sociales, la richesse et la pauvreté, la vertu et le vice, les meilleurs sentiments et les passions les plus mesquines ; enfin, tout ce qui fait l’éternelle gloire et l’éternelle honte de notre pauvre humanité. Ne vous effrayez pas cependant, l’auteur n’est pas un réformateur farouche. C’est simplement, sans déclamation, par la seule logique des faits, qu’il cherche à nous ramener à la nature et à la vérité, en nous racontant les chastes amours d’une jeune bourgeoise et d’un jeune paysan. Belle lectrice, ne commencez pas à faire votre petite moue dédaigneuse et à vous écrier : « Ah ! quelle horreur ! » continuez, et vous verrez que la fillette fit sagement et se trouva bien d’épouser cet honnête garçon ; car Michel est bon, intelligent, dévoué et délicat.

Autour d’eux sont groupés d’autres personnages qui concourent à l’action, et font ressortir claire et nette l’idée de l’auteur. Ils sont tracés de main de maître. Tous ont une individualité très-tranchée, ils agissent et parlent toujours selon leur caractère et leur position ; ils sont si vrais, si naturels, si vivants, qu’on croit les connaître tous. Voyez les membres de cette famille. M. Bertin, le père de Lucie, va à la ruine, sans s’en douter, par indolence et orgueil ; sa femme vit de romans et de chimères, et leur fille aînée, la pauvre Clarisse, dépérit d’ennui et de chagrin de se voir dédaignée et délaissée à cause de sa pauvreté. Elle est pourtant jeune et belle. Son orgueil fait taire son imagination et les incitations de la nature. Elle mourra plutôt que de faire une mésalliance. Mais sa force ne la soutient pas jusqu’au bout ; en expirant, elle pleure comme la fille de Jephté sa virginité. M. Bourdon, son oncle à la mode de Bretagne, est actif, intelligent ; il a prospéré, sa figure épanouie annonce le contentement de soi et la satisfaction de la réussite. Il est aimé et considéré dans son département. Sa femme, grosse bourgeoise, très-vaine de sa fortune et de sa position, ne sacrifie qu’aux convenances, mais sait prendre des airs doucereux pour se faire bien venir de tout le monde ; au fond, colère et égoïste. Sa fille Amélie est sa digne élève, c’est un pâle reflet des héroïnes du Journal des Demoiselles. Elle ne fait pas un pas, ne dit pas un mot sans se demander si c’est distingué et comme il faut. Le luxe et le ton de cette maison contrastent d’une manière pénible et désagréable avec la pénurie du ménage Bertin. Et l’ingénieur Gavel, ce beau jeune homme, élégant et libertin, qui tourne autour des écus de Mlle Bourdon, comme un papillon autour d’une bougie, sans se faire faute de conter fleurette aux jolies paysannes ; puis les charmantes esquisses de Lisa et de Gène, qui semblent échappées au pinceau de Greuze ; Mlle de Pardaillan, qui veut être religieuse pour ne point déroger ; et, parmi les personnages secondaires, mais bien en relief, Mlle Boe, cette méchante vieille fille si bien réussie, qui, sous prétexte d’obligeance, se fourre partout, s’occupe de tout, médit de tout, et égratigne comme une chatte en caressant. Voyez ses lèvres minces, son faux sourire, et dans ses yeux secs et froids un éclair de joie quand elle peut nuire à son prochain, etc., etc.

Les deux principaux personnages de cette histoire sont peut-être trop parfaits. Où cette jeune Lucie a-t-elle acquis cette science de la vie, cette sûreté de jugement, toujours surprenantes à un âge aussi tendre, mais surtout dans le milieu dans lequel elle a été élevée ? Serait ce par hasard que le malheur, ce grand instituteur, lui aurait fait ses tristes révélations ? Il en est de même de Michel : pour un paysan, il a des aspirations et des délicatesses inouïes. Ce sont deux exceptions sans doute ; mais, à la rigueur, comme tout ce qu’il y a de beau et de bien, elles peuvent exister.

Nés dans le même pays, ayant partagé les mêmes jeux dans leur enfance, longtemps leur amour grandit sans qu’ils en aient conscience : le jeune homme trouvant tout naturel d’adorer une si charmante fille qui joint tous les charmes à toutes les qualités solides. Pour elle, ce qui est parfaitement naturel et bien décrit, ce sont ses luttes, ses hésitations. D’abord elle ne peut croire à son amour pour Michel. En se sentant émue, troublée, elle s’interroge. Mais non, ce n’est que de l’amitié ; il est impossible qu’elle puisse éprouver un autre sentiment pour ce beau paysan qu’elle ne peut épouser. Mais peu à peu, gagnée par son attachement si vrai et si désintéressé, ses préjugés faiblissent, et un amour sérieux et grave s’empare de son âme. En le voyant triste et malheureux, un beau jour elle fait comme Galathée en écrivant sur un banc : « Michel, je vous aime ! » À force de patience, de tact, de sagesse, elle finit par gagner ses parents qui, en voyant mourir Clarisse de désespoir, ne veulent pas sacrifier leur dernière fille, et l’accordent malgré leurs préjugés au jeune paysan qui les a secourus et aidés dans leur détresse. Elle marche donc à l’autel, la vaillante enfant ! heureuse et souriante au milieu des quolibets du village. Mme Bourdon fait épouser sa fille au bel ingénieur qui a abandonné la trop aimante, trop crédule Lise, et fait mettre son enfant à l’hospice des Enfants-Trouvés.

Six ans après, tout, dans le village de Chavagny, a bien changé. Mme Michel, plus fraîche, plus belle que jamais, a accepté sa vie de paysanne sans renoncer tout à fait à son élégance native. Tout respire autour d’elle l’aisance et le bonheur. Michel l’admire et l’aime de plus en plus, et ils n’ont rien à désirer lorsqu’ils sont entourés de leurs charmants marmots et de ceux de Gène qui est toujours l’amie préférée de Lucie. M. Gavel a continué, marié, ses habitudes de libertinage ; mêlé à une triste histoire, il est forcé de quitter la France et d’aller cacher sa honte en Amérique. Amélie, toujours froide et sans élan, le suit en se drapant dans son dévouement. Mlle Broc est toujours la même : elle épiera, elle jasera, elle médira jusqu’à la fin de ses jours.

Voilà à peu près le fond de cette histoire ; mais ce que nous ne pouvons rendre, c’est la vérité et le charme des détails, la fine observation, l’art avec lequel tout cela est conduit ; le style, toujours simple, naturel, approprié au sujet, s’élève parfois jusqu’au sublime. Rien n’est plus beau et plus effrayant dans sa vérité que l’agonie de la pauvre Clarisse qui ne peut se résigner à mourir : puis elle jette sur son passé un regard désolé, elle demande ce qu’elle a fait à Dieu pour avoir été privée de tous les plaisirs de la terre et de toutes les joies de la femme ; et, retombant épuisée sur son oreiller, elle cherche la main de sa mère et lui dit : « Maman, empêche ma sœur de mourir comme moi. » Puis, il y a des paysages splendides qui ne peuvent être faits que par un véritable admirateur de la nature, des descriptions charmantes : on voit le brouillard qui s’élève, les sillons qui fument, on sent la chaleur accablante de Midi, la douce brise du soir ; tout cela est bien observé et bien rendu ; il y a des pages aussi belles que les plus belles de Georges Sand, même force, même ampleur et même simplicité : moins d’idéalité, de lyrisme peut-être ; mais un plan mieux conçu et une observation plus exacte. M. André Léo a fait un bon et beau livre : avant qu’il soit peu, il aura un nom, et son roman prendra place à côté des meilleurs.

Signé, Charles-Bernard Derosne.


SOUS PRESSE


DU MÊME AUTEUR


Pour paraître en octobre 1864


LES DEUX FILLES DE M. PLICHON


1 BEAU VOLUME IN-18 JÉSUS


Prix, 3 fr.




Corbeil, typ. et stér. de Crété.


TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


 137
  1. Synonyme de cabaret, en France.
  2. Voilà est la réponse du Vaudois à toute question qui l’embarrasse.