Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/39

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Lavement des pieds.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD.


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.


ONZIÈME ÉTAPE.

DE NAUTA À TABATINGA.


Le révérend P. Manuel Rosas. — Dithyrambe en l’honneur des belles formes. — Voyage à Santa Maria. — Les eaux noires. — Yahuas relaps et Yahuas idolâtres. — La danse du Bayenté. — Composition d’un poison végétal.

Au-dessus de nos têtes, dans une ombre opaque que le regard cherchait vainement à sonder, une plainte stridente éclatait tout à coup, et le feuillage, brusquement agité, faisait pleuvoir sur nous des gouttes de rosée. Cette plainte et ce bruit nous révélaient la présence d’un singe se débattant sous l’oppression d’un cauchemar. L’infortuné voyait peut-être en songe le jaguar, son mortel ennemi, grimper de branche en branche jusqu’à lui, en le magnétisant de ses flamboyantes prunelles.

Aux approches des ruisseaux-rivières dont j’ai parlé, un bruissement à travers les herbes et la chute dans l’eau d’un corps pesant, nous annonçaient la disparition d’un caïman troublé dans sa torpeur digestive. De chaudes bouffées de musc émanées des corps des grands sauriens, une odeur d’ail produite par des arbres du genre cerdana, des senteurs acres et d’énervants aromes, impressionnaient vivement mes nerfs olfactifs, irrités jusqu’à la douleur par une trop longue abstinence.

Nous marchâmes quelque temps encore, puis la scène changea d’aspect. Une clarté verdâtre envahit la forêt. La lune se levait à notre droite. Quand ses rayons obliques argentèrent le tronc des arbres, nous débouchions dans un défrichement jonché de débris charbonnés et de soliveaux à peine équarris par la hache. De noires gibbosités semées çà et là sur le sol et qui ressemblaient à des taupinières colossales, étaient, me dit mon guide, les demeures provisoires des néophytes de la mission de San-José. Le Yahua alla cogner du poing à une maisonnette en lattes située à l’extrémité du défrichement. Quelques paroles furent échangées par lui avec l’habitant de cette bicoque, puis une lumière brilla entre ses ais mal joints, et la porte s’ouvrit me laissant voir un homme de petite taille vêtu d’une robe de missionnaire. — Entrez, señor, et soyez le bienvenu dans ma pauvre demeure, me dit le religieux avec un son de voix d’une douceur extrême.

J’entrai ; et comme j’ouvrais la bouche pour le remercier de son gracieux accueil, je sentis un nuage passer devant ma vue ; mes oreilles tintèrent, mes jambes fléchirent et je n’eus que le temps de me laisser tomber sur un banc qui se trouvait à ma portée. La fatigue d’un jour de marche, la faiblesse occasionnée par un jeûne de trente heures et les parfums incisifs répandus dans l’air, toutes ces causes réagissant alors sur ma pauvre machine, je fermai les yeux et m’évanouis le plus stupidement du monde.

Comme cette défaillance était surtout occasionnée par le besoin de nourriture, le missionnaire, sur un mot du Yahua, recourut à son garde-manger ; mais il n’y put trouver qu’un ananas qu’il m’offrit avec ses excuses. Je dévorai du fruit jusqu’à sa couronne de feuilles.

Ce repas d’oiseau achevé, mon hôte fit allumer du feu, tiédir un vase d’eau, et m’obligeant à quitter ma chaussure, voulut lui-même me laver les pieds pour les débarrasser de leur enflure. Malgré toute ma répugnance à laisser l’homme de Dieu s’acquitter de ces fonctions d’esclave, il me fallut céder à ses instances. Seulement je me voilai la face avec les deux mains, comme pour protester contre la violence qui m’était faite.

Le lendemaiu, comme une compensation du maigre souper de la veille, je déjeunai d’un hocco rôti, de bananes frites et de racines de manioc cuites sous la cendre. Grâce à ce repas succulent arrosé d’eau pure et d’eau de feu, je fus en état d’apprécier sainement l’esprit évangélique et les diverses qualités du révérend José-Manuel Rosas : tels étaient les noms de mon hôte.

Il était originaire de Chachapoyas, capitale de la province de Maynas et siége d’évêché. Au physique c’était un petit homme, pâle, maigre, nerveux, au visage imberbe, aux pommettes saillantes, au nez en bec d’aigle, aux cheveux d’un noir bleu collés sur les tempes. Le type quechua dans toute sa pureté. Il paraissait âgé de trente-six à quarante ans. Au moral, je crus reconnaître qu’il avait le cœur tendre et susceptible d’affection, l’humeur douce mais inégale, certaine ténacité dans les idées et une intelligence apte seulement à saisir le côté vulgaire des choses. Son instruction, comme celle du clergé péruvien, était à peu près nulle. Une vocation irrésistible, assurait-il, l’avait conduit au fond des bois, où il passait sa vie à chanter les louanges du Créateur et à améliorer le sort de la créature.

Le village à l’état d’ébauche qu’il habitait, était destiné à servir de bercail à un troupeau de Yahuas chrétiens, qui, après avoir vécu longtemps dans la mission de Santa Maria, située à douze lieues de là dans l’intérieur des terres, s’étaient décidés à l’abandonner à cause de son éloignement de Pevas la mission centrale.

Depuis un an que les néophytes travaillaient à la mission nouvelle placée sous l’invocation du très-humble époux de la Vierge, les quatre murs et la toiture de l’église étaient seuls achevés. La sacristie, le couvent, les maisons étaient encore à bâtir. En attendant leurs demeures définitives, les Yahuas s’étaient construits des huttes provisoires où ils vivaient tant bien que mal.

Tout en me détaillant ses plans de construction et me traçant l’épure du village futur, le P. Rosas me promenait à travers les cendres et les charbons du défrichement et m’introduisait dans les tanières enfumées qui servaient d’asile à ses néophytes.

L’une d’elles m’offrit un tableau charmant. Le maître de céans, beau gaillard d’environ trente ans, admirablement fait et entièrement nu à l’exception d’une ceinture à franges qui lui ceignait la taille, était étendu dans un hamac en fil de palmier, non dans la pose roide et contrainte de l’Européen qui s’essaye au balancement de cette escarpolette, mais avec la grâce nonchalante de l’indigène accoutumé à naître, dormir, souffrir et mourir dans les plis du mouvant filet. Une de ses jambes s’allongeait horizontalement ; l’autre était reployée sous son corps et accusait fièrement les muscles fémoraux et l’ostéologie du genou.

L’homme jouait avec son dernier-né, une petite créature du sexe masculin, élégante et dodue, qui eût pu servir de modèle à un peintre pour une étude du divin Bambino. Il la soutenait par ses grasses aiselles, la soulevait, l’abaissait et faisait mine de la lancer en l’air. L’enfant riait d’un joli rire épanoui ; ses pieds mignons troués de fossettes et dont les plantes ne s’étaient pas encore durcies au contact du sol, piétinaient joyeusement la robuste poitrine de son père. Cette force et cette grâce, sommet de l’art et de l’idée, étaient charmantes à contempler.

Sous le hamac deux jeunes drôles de cinq et six ans jouaient avec des graines rouges. La mère, belle jeune femme, nue comme son mari, mais voilée comme lui d’une frange de miriti, était accroupie à terre et s’occupait à rouler sur sa cuisse avec la paume de sa main des folioles de palmier chambira divisés en minces lanières et destinés à un de ces hamacs-filets dans la confection desquels excellent les Indiens Yahuas. Ses regards se portaient tour à tour sur les enfants qui jouaient auprès d’elle et sur celui qui voltigeait dans les bras paternels. Un sourire fixe et comme stéréotypé sur ses lèvres, décelait une joie intérieure que le geste ou la parole n’osait traduire.

Cet homme et cette femme étaient d’une beauté de formes remarquable. Sans la graisse qui empâtait un peu, sans toutefois les annuler, les lignes de leurs torses et en exagérait la morbidezza, le mari eût fait un Gladiateur superbe et l’épouse une Niobé du plus beau caractère…

Bien que le révérend Rosas parût ne rien comprendre à l’enthousiasme artistique que je manifestais devant ses néophytes, son amour-propre de pasteur, ne laissait pas d’en être flatté ; l’idée que les portraits de ses Yahuas chéris, tirés à quelques milliers d’exemplaires, seraient vus par des yeux européens, cette idée le transportait d’aise. Au fait, me disait-il dans ses moments d’expansion, on s’est bien occupé en Europe de Simon Bolivar et de Santa Cruz qui étaient un peu sambos et avaient les cheveux crépus, pourquoi ne s’occuperait-on pas de mes Yahuas qui sont des Indiens purs de tout mélange !

Cet argument que je me gardai bien de rétorquer, me procura l’avantage de voir défiler sous mes yeux les plus beaux types des deux sexes de la mission. Dans le troupeau vénal de modèles classiques qui hantent l’atelier des peintres, et sont tour à tour, demi-dieux, héros, belluaires, à cinq francs la séance, je n’ai rien vu qui pût entrer en parallèle avec ces élégants Yahuas.

Les Yahuas des deux sexes se tondent de très-près, mode bizarre qui met en relief l’ampleur de leur front et donne à leur tête, ronde comme un coco, un cachet de naïveté remarquable. Le teint de ces indigènes est d’une nuance plus claire que celui de tous les Indiens que nous avons pu voir. Leurs traits chiffonnés et gracieux, ont de l’analogie avec ceux des sphinx du beau temps de la sculpture égyptienne. Chez les femmes et surtout chez les jeunes filles, la bouche relevée à ses coins par une smorfia mélangée de fine malice, a cette expression souriante, railleuse et presque inquiétante, qui caractérise le masque de la Joconde.

Si l’encre de Genipahua dont la plupart des nations américaines se servent pour leurs peinturlures, est dédaignée par les Yahuas, on peut dire de l’achiote ou rocou, qu’il fait le fond de leur toilette. Les deux sexes s’en frottent littéralement de la tête aux pieds. L’emploi de cette drogue qui donnerait à des Indiens vulgaires l’apparence de gigantesques homards cuits, prête à la physionomie des Yahuas une originalité singulière. Ce fard éblouissant fait petiller la prunelle des femmes ; leurs dents blanches et la blancheur nacrée de leur sclérotique, se détachant de ce fond rouge, font l’effet des perles de la rosée sur un large coquelicot.

Mission de San José.

Tout autre que moi, satisfait de sa visite aux Yahuas chrétiens de la mission de San José, eût fait ses adieux au révérend Rosas, repris le chemin de Pevas et continué sa descente de l’Amazone, mais le missionnaire, m’avait parlé de la mission de Santa Maria qu’il avait abandonnée l’année précédente et dans laquelle vivaient pêle-mêle des Yahuas relaps et de francs idolâtres ; en outre, je soupçonnais pour l’avoir vue en songe ou sur quelque carte oubliée, l’existence d’une rivière venue de l’intérieur et communiquant avec ce grand affluent de l’Amazone que les Péruviens appellent Putumayo (rivière de la Conque) et les Brésiliens, Iça (un nom de singe[2].) Comment résister à la tentation de voir toutes ces choses ! une vague inquiétude s’empara de moi ; en d’autres temps j’eusse maigri ; mais à cette heure la chose n’était plus possible. Ma peau parcheminée adhérait à mes os.


Le P. Rosas que je tentai d’intéresser à mon projet de voyage, fit la sourde oreille et changea de conversation. Trois fois je revins à la charge, mais sans plus de succès. L’offre de son portrait décida le missionnaire à faire droit à ma supplique. Ce portrait à l’aquarelle était à peine ébauché, que le révérend, ébloui par la tournure qu’il prenait, parlait déjà de m’accompagner dans cette excursion, craignant, disait-il, que je ne fisse des folies.

À trois jours de là, le susdit portrait, léché, pointillé et religieusement entouré de têtes de Yahuas cravatés d’ailes figurant les âmes d’idolâtres que le révérend avait conquises à la vraie foi, ce portrait était piqué avec quatre épingles au-dessus de la barbacoa où reposait mon hôte, et notre départ de San José était fixé au lendemain. Les divers échantillons de l’industrie Yahua, hamac, ceinture, bracelets et couronne que j’avais commandés aux deux sexes de la Mission, devaient être fabriqués par eux durant notre absence et se trouver prêts à notre retour.

Je partis au petit jour avec le missionnaire. Quatre Indiens nous précédaient en éclaireurs ; deux porteurs nous suivaient, chargés de viandes boucanées et de racines cuites. Un jeune gars à la mine éveillée, destiné à nous servir, selon l’heure et le cas, d’échanson, de maître d’hôtel et de valet de chambre, gambadait joyeusement à nos côtés.

Au sortir de la mission, le chemin que nous prîmes sous bois se dirigeait à l’est-nord-est ; l’épaisseur du couvert nous déroba bientôt la vue du ciel. Nous fîmes route au milieu d’un clair-obscur que l’élévation graduelle du soleil éclaircit et brillanta de chauds reflets, mais ne put interrompre.

Le révérend P. José-Manuel Rosas.

Une remarque que j’avais eu quelquefois l’occasion de faire et dont je pus apprécier la justesse en cheminant sous les grands bois de Pevas, c’est que les voyageurs, de quelque nation qu’ils soient, et à quelque genre qu’ils appartiennent, caquettent et jacassent plus fort que les oiseaux, en entrant dans une forêt. Après un instant de marche, ils subissent à leur insu l’influence des lieux et mettent une sourdine à leurs exclamations, À mesure qu’ils vont, l’imposante majesté de ces solitudes agit de plus en plus sur eux ; bientôt envahis par un inexprimable sentiment de terreur et d’admiration, — l’horreur sacrée des bois — comme l’appelaient les anciens, les plus loquaces de la troupe, repliés sur eux-mêmes, gardent un silence profond. Ma remarque s’applique non-seulement aux voyageurs civilisés, mais aux indigènes, que la vue continuelle des mêmes lieux et la répétition des mêmes scènes, n’ont pu soustraire à leur mystérieuse influence.

Les ruisseaux-rivières avec lesquels j’avais déjà fait connaissance, reparurent aussi larges et aussi nombreux que dans le trajet de Pevas à San José ; aucun d’eux n’avait de passerelle ou de tronc d’arbre qui facilitât le transit d’une rive à l’autre et nous allions être obligés de les passer à gué, si le P. Rosas qui tenait à ne pas mouiller sa soutane, ne se fût avisé d’emprunter le dos d’un Indien pour faire cette traversée. L’idée du révérend me parut ingénieuse et je l’adoptai par égard pour mes pantalons.

Ces eaux encaissées entre deux talus d’ocre jaune ou rouge, et qu’un rayon de soleil n’effleurait jamais, étaient d’une fraîcheur glaciale ; le clair-obscur des bois éteignait leur miroitement et leur prêtait une si grande transparence, que les feuilles et les branchages penchés au-dessus d’elles, étaient reproduits comme par une glace avec tous leurs détails de forme et de couleur.

Vers midi, nous nous arrêtâmes pour déjeuner ; les vivres furent tirés des paniers, nous nous assîmes sur la mousse et, après un court benedicite, chacun s’escrima des mâchoires. Nos éclaireurs étaient allés à la recherche d’un dessert. Comme le repas tirait à sa fin, ils reparurent portant dans des cornets de feuilles un assortiment de fruits qu’un botaniste et un gourmand eussent admirés. C’étaient des prunes molles et sucrées fournies par le Paulinia sorbilis, des monbins couleur d’or, des grappes d’ubillas, semblables à des raisins, des anonées et les drupes de plusieurs sortes de palmiers. Nous goûtâmes à tout, et, convenablement lestés, nous nous remîmes en route.

Chambre à coucher de la Mission de San José.

La nuit nous surprit au milieu des bois. Le P. Rosas se sentant un peu las, parla de s’arrêter et d’attendre en faisant un somme le lever de la lune. Par son ordre une banne fut déployée sur nos têtes et attachée aux arbres par les quatre coins, afin de nous abriter contre la rosée qui tombait déjà goutte à goutte. Étendus fraternellement côte à côte et nos plantes tournées vers un large brasier destiné à éloigner les animaux féroces, nous ne tardâmes pas à nous endormir, bercés par le pianto harmonieux de la nature et la rumeur inexplicable de ces êtres mystérieux pour qui le crépuscule est une aurore.

Je rêvais de Yahuas, de marbres et de statues, quand le missionnaire me réveilla. La lune tamisait sa clarté verdâtre à travers le dôme de la forêt. Une rosée abondante baignait les feuilles qui, sous cette froide aspersion, s’agitaient, se crispaient, se redressaient sur leurs pétioles, avec des soubresauts étranges. En un clin d’œil nous fûmes sur pied ; nos gens détachèrent la banne et la tordirent pour en exprimer l’eau ; puis les fardeaux bouclés et replacés sur les épaules des

porteurs, nous nous remîmes en marche, chacun
Traversée de l’Amérique du Sud par Paul Marcoy. - Carte no 12.
emboîtant le pas derrière son voisin, comme ces grues

au vol en serre-file dont parle Dante Alighieri.

Nous allâmes d’un bon pas pendant quelques heures. L’ombre se dissipa graduellement ; l’aube parut ; le jour se fit. Le sol jusqu’alors assez plan, devint onduleux, inégal et finit par se couvrir d’ornières profondes. Un tapis de mousse ou de détritus dissimulait perfidement ces cavités et nous empêchait de les relever à distance. Nous n’étions avertis de leur gisement qu’en disparaissant tout à coup jusqu’à la ceinture ou allant rouler sur la tête et les mains à quelques toises de leurs bords.

Les petites rivières s’étaient succédé sans interruption. Je relevais la vingt-septième depuis ma sortie de Pevas, lorsque notre troupe atteignit les bords d’un cours d’eau assez considérable pour amener une solution de continuité dans la forêt et nous laisser voir le bleu du ciel. Un soupir de contentement et presque de reconnaissance s’échappa de ma poitrine ; il me semblait qu’après deux jours de captivité, la liberté venait de m’être rendue.

Cette rivière, que nous cotoyâmes, recevait par sa droite, à titre d’affluents, la plupart des ruisseaux que nous avions traversés en chemin. La largeur de son lit pouvait avoir soixante mètres ; ses eaux étaient noires et la partie visible de son cours se maintenait au nord-nord-est. Après l’avoir suivie pendant près d’une heure, nous la vîmes se retrécir graduellement, puis s’engouffrer avec bruit entre deux berges coupées à pic et reparaître au delà de cet étroit chenal, calme, reposée, et comme endormie.

Le Benjamin de la famille.

À cet endroit la rive gauche formait une anse circulaire bordée d’un plage de sable blanc. Une pirogue y était échouée. Le chaume de quelques huttes apparaissait à travers le feuillage. C’étaient le port et la mission de Santa Maria. La rivière aux eaux noires que nous longions depuis une heure, était cet affluent du Pntumayo que je connaissais pour l’avoir vu en songe. Sous le nom de Rio de los Yahuas, il allait rejoindre à dix lieues de là, la grande rivière, tributaire de l’Amazone.

Un de nos porteurs se jeta à la nage, alla remettre à flot la pirogue échouée et s’en servit pour nous passer sur l’autre rive.

Nous ne trouvâmes à Santa Maria que des vieillards, des femmes et des enfants ; les hommes étaient partis depuis le matin pour la chasse et la pêche et ne devaient revenir que le soir. En leur absence, les femmes nous offrirent des nattes pour nous asseoir et une écuellée de caïsuma pour nous rafraîchir. Tout en feignant de goûter à l’épais breuvage, le révérend s’enquit avec bonté de l’état sanitaire de la population, composée à cette heure de seuls relaps et d’idolâtres, écouta les doléances des mères de famille au sujet des dernières coliques de leurs nouveau-nés et prescrivit à un vieillard qui vint se plaindre à lui d’une foulure au poignet, je ne sais quel remède de graisse de caïman et d’herbes locales, cueillies au clair de lune.

Laissant le missionnaire à ses consultations gratuites, j’allai visiter le village. J’y comptai seulement douze huttes intactes. Les autres, dont on avait arraché les poteaux et les perches pour en faire du feu, s’étaient affaissées et le chaume de leur toiture se décomposait lentement. L’église, débarrassée de sa charpente, n’offrait qu’un amas de litière. Sur un cube en torchis qui me parut avoir été l’autel, deux coqs dressés sur leurs ergots, se disputaient les bonnes grâces d’une poulette rousse. De la mission de Santa Maria fondée par les jésuites et occupée après eux par les franciscains, voilà tout ce qui restait à cette heure ! Sur ce néant de l’homme et de son œuvre, la nature étendait déjà, comme pour en dissimuler l’horreur, un gracieux et verdoyant réseau de plantes traçantes.

Cette promenade autour du village, me conduisit jusqu’à la plage que nous avions franchie précédemment. Un instant je m’amusai de l’opposition que la blancheur de son sable formait avec l’eau noire de la rivière des Yahuas. Cette eau lugubre qui ne reflétait rien, donnait au bleu du ciel et aux verdures d’alentour, un aspect dur et cru, que le pinceau reproduirait peut-être, mais que la plume doit se borner à constater.

Les savants se sont préoccupés déjà de ces eaux singulières, et, pour expliquer la cause de leur couleur, ont eu recours à de petits systèmes fort bien imaginés, mais tout à fait distincts. Ainsi, les uns ont attribué la teinte noire de ces eaux à une dissolution d’hydrogène carboné, d’autres à des lits de tourbe qui formaient le fond de leur lit ; ceux-ci ont prétendu qu’elles passaient à travers des couches de houille, ceux-là qu’elles reposaient sur des bancs d’anthracite. Certains de ces savants, qui ne se sentaient pas de force à créer un système, ont dit simplement que la richesse de la végétation tropicale et la multitude de plantes qui croissent au bord de ces eaux, étaient les seules causes de leur coloration étrange.

Fabrication de hamacs chez les Yahuas.

Humboldt, dans les observations qu’il a laissées à leur sujet, mentionne, avec un refroidissement de la température dans les régions qu’elles parcourent, une diminution notable de moustiques sur leurs rivages et dans leur lit une absence totale de caïmans et de poissons. Il ajoute que les eaux de l’Atapabo, du Temi, du Tuamini et du Guainia, par lui observées, ont à la lumière la teinte du café, prennent à l’ombre la couleur de l’encre et renfermées dans des vases transparents, sont d’un beau jaune d’or.

Si nous n’avons pas exploré le Guainia, source et tête du Rio Negro, ni descendu ou remonté le cours de l’Atapabo, du Temi et du Tuamini, trois ruisseaux que ce même Rio Negro reçoit par la gauche, il nous a été donné de voir, en fait d’eaux noires, deux rivières de première ordre, larges d’une lieue et longues de trois cents ; deux de second ordre, onze de troisième, neuf lacs-rivières de dix à douze lieues de tour et trente-sept lacs secondaires. C’en est assez, ce semble, pour que nous puissions, sans outrecuidance, parler d’eaux noires après Humboldt, et placer humblement nos observations sur leur compte à la suite des siennes.

Or ces eaux, dont nous laissons au lecteur le soin de rechercher les causes de la coloration, nous bornant, comme d’habitude, à constater leurs seuls effets, ces eaux nous ont toujours paru d’une température égale à celle des eaux blanches qu’elles coudoient et avec lesquelles elles finissent par se confondre.

En outre, les terrains qu’elles parcourent, s’ils ne nous ont offert, ni tourbières, ni gisements de houille et d’anthracite, nous ont semblé d’une nature très-variable ;

porphyre feld-spathique dans le Jutahy et le Jandiatuba,
Indiens Yahuas.
schiste calcaire dans le Japura, grès quartzeux dans le

Rio-Negro ; quant au fond des lacs, nous l’avons trouvé invariablement formé de couches arénacées, de veines d’ocre, de marne et de cette vase argileuse que les riverains appelent Tijuco.

La teinte de l’eau noire vue en masse et dans son ensemble, est bien, comme l’a dit Humboldt, à la lumière celle du café noir et à l’ombre celle de l’encre. Mais examinée en détail, c’est-à-dire dans un vase transparent, au lieu d’être d’un jaune d’or, comme il l’a prétendu, elle est parfaitement incolore et limpide et peut rivaliser de pureté avec l’eau de source[3]. Comme celle-ci, elle est légère, excellente à boire et n’a ni saveur, ni arrière-goût. Son influence secrète ne se borne pas à diminuer le nombre des moustiques ; elle chasse et met en fuite toutes les espèces connues de ces insectes. Les lamantins, les dauphins, les poissons à écailles, désertent volontiers les eaux blanches pour venir habiter ces ondes à la surface ténébreuse, mais au lit de cristal ; enfin, les caïmans y abondent et les tortues ne s’y montrent jamais[4].

Devant les singularités de cette eau merveilleuse et inexpliquée, la science, qui est femme, a du sentir s’allumer sa curiosité. Or, nous sommes trop juste et aussi trop galant pour ne pas satisfaire chez une femme la curiosité que nous avons éveillée, et nous déposons à ses pieds deux bouteilles de cette eau noire, très-soigneusement cachetées avec un brai local. La première contient de l’eau de la rivière Jutahy, la seconde de l’eau du Rio Negro.

Au coucher du soleil quelques Yahuas revinrent de la chasse, tandis que leurs compagnons, partis pour la pêche, arrivaient par eau. Tous étaient de francs idolâtres ; les relaps, avertis de notre arrivée à Santa Maria, et craignant les reproches du missionnaire, s’abstinrent de paraître. Leur absence ne me contraria pas trop. Je connaissais de longue main ces déserteurs de la foi catholique et les avais toujours trouvés au-dessous des barbares.

La chasse et la pêche avaient été bonnes. Les chasseurs rapportaient, avec un agouti[5], des hoccos, des pauxis, des pénélopes et des trousses d’oiseaux au plumage magnifique, mais à la chair noire et coriace. Les pêcheurs avaient harponné des tambakés, des gamitanas[6], et recueilli dans les bois de ces motelos ou tortues de terre dont la qualité de la viande est supérieure à celle de la tortue d’eau. Les femmes se disputèrent le soin d’apprêter le souper, qui fut servi dans la plus grande hutte du village. Un feu clair brûlait dans un de ses angles. Deux vieilles femmes, deux vestales Yahuas, qui représentaient dignement la caducité et la décrépitude, entretinrent de buchettes, pendant la durée du souper, ce feu dont la clarté me parut destinée à remplacer celle des chandelles absentes.

À l’issue du repas et après un conciliabule à voix basse entre les Yahuas, un vieillard vint nous annoncer qu’on allait exécuter, en notre honneur, la danse nationale du Bayenté. Le bayenté n’est autre chose que le diable des Yahuas.

Cette danse, ou plutôt ce pas du Diable, fut exécuté par trois coryphées, emprisonnés chacun dans un sac d’écorce en figure d’entonnoir renversé. L’ouverture du sac, qui descendait jusqu’au genou de l’individu, était bordée d’une frange de folioles de miriti. L’extrémité supérieure, pourvue de trous pour la bouche et les yeux, était ornée d’un bouquet de folioles en forme d’aigrette.

Dans ce maillot rustique, étroit et bridant sur le corps, les bras des danseurs, pendant le long des cuisses, étaient comprimés de façon à leur interdire tout mouvement. Les trous du masque leur permettaient de voir, de respirer et en même temps de jouer d’une flûte, qu’un camarade, leur toilette achevée, leur avait introduite dans la bouche. Cette flûte était un roseau long

de trente pouces, pourvu à son extrémité d’une petite
Indiens Yahuas.
calebasse pleine de graines sèches et ornée de plumes

d’ara.

Le pas chorégraphique se composait d’une suite de piétinements tantôt lents et cadencés, tantôt vifs et rageurs, qui rappelaient un peu le sapateo espagnol exécuté par des Indiens de la Sierra. Les danseurs se cherchaient, s’évitaient, se cognaient parfois assez étourdiment, accompagnant ces diverses évolutions des piaulements de la flûte qu’ils avaient à la bouche et du bruit des graines sèches, s’entre-choquant dans leur étui.

Ce divertissement ne cessa que lorsque la sueur des exécutants eut percé le fourreau d’écorce et que, malgré les trous du masque, l’air parut manquer à leurs poumons. Alors ils s’agenouillèrent et d’officieux camarades, empeignant à deux mains le sac qui les enveloppait, le tirèrent à eux, sans plus de ménagement que s’il se fût agi d’écorcher une anguille. Le figure rougeaude et ruisselante des danseurs et leur air ahuri au sortir de cet éteignoir, eussent forcé la douleur à éclater de rire.

La danse du Diable ou du Bayenté, tout originale qu’elle puisse sembler à un ethnologue, n’est rien ou peu de chose comparée à la danse de la Lune ou de l’Arimaney, qui a lieu vers le milieu de l’an. Cette danse yahua, dont les néophytes de San José m’avaienttouché quelques mots dans nos causeries, est moins un divertissement qu’une solennité religieuse en l’honneur de la pâle courrière des nuits, comme appelle la lune le versificateur Lemierre. Le mystère qui préside à cette fête avait éveillé ma curiosité, et le pas du Bayenté était à peine terminé que je demandais à un des vieillards de la troupe si, en qualité d’étranger, on ne pouvait me donner un échantillon du ballet de l’Arimaney.

Une halte dans la forêt.

Une demande si simple éleva de graves murmures dans l’assemblée. J’avais choqué, sans le savoir, la susceptibilité des Yahuas à l’endroit de la lune qu’ils adorent comme une divinité, chérissent comme une amie, à laquelle ils racontent leurs plaisirs et leurs peines, mais dont ils ont la faiblesse de se montrer jaloux. Le P. Rosas voulut bien se charger de plaider ma cause. Après avoir fait entendre à nos hôtes qu’une simple curiosité de voyageur avait dicté chez moi la demande dont ils paraissaient indignés, il acheva de les calmer avec de ces bonnes paroles qu’à l’instar du P. Aubry, il tirait du fond de son cœur.

Tout ce que je pus savoir de l’Arimaney, en joignant ce que m’en avaient dit les néophytes de San José à ce que m’en apprirent les Yahuas de Santa Maria, c’est que ce mystérieux ballet a lieu chaque année dans une grande hutte édifiée, au milieu des bois, pour la circonstance. Cette hutte ne sert qu’une fois et est brûlée le lendemain du bal avec les flûtes et les tambours au son desquels les coryphées ont dansé leur pas à la lune.

Durant cette nuit solennelle, où des boissons fermentées ont surexcité l’enthousiasme des danseurs et de l’assistance, composée d’hommes seulement, une flûte géante, ou mieux un tuyau d’orgue, emprunté à la tige du plus gros bambou qu’on ait pu trouver, ne cesse de mugir sous le souffle pieux des fidèles. Quand un de ces flûtistes est à bout de forces, un autre le remplace. Cette flûte, dont la seule vue, au dire des Yahuas, fait pourrir les yeux du profane qui l’aperçoit, est brûlée à la fin du ballet avec les autres accessoires. Pendant la durée de la fête, si ses mugissements arrivent aux oreilles des femmes restées seules au village, elles poussent des hurlements, entre-choquent leurs poteries, frappent à coups de bâton les murs de leurs huttes, afin d’étouffer le son de l’instrument, présage infaillible de grands malheurs.

Que n’eussé-je pas donné pour posséder une flûte semblable ! Malheureusement, la façon dont les Yahuas avaient accueilli ma motion au sujet du ballet de l’Arimaney, m’ôtait l’envie de leur en faire la demande. Dans l’impossibilité de mordre à leur flûte, je me rabattis sur leur poison.

Ancienne Mission de Santa Maria, sur la rivière des Yahuas.

Le poison que préparent ces indigènes et dans lequel ils trempent la pointe de leurs lances et celle des flèches-aiguilles de leurs sarbacanes, est aussi actif que celui des Ticunas, bien que sur les marchés du haut Amazone leur prix d’achat soit différent. Ainsi le poison des Yahuas coûte seulement douze réaux le pot d’une livre, tandis que le poison préparé par les Ticunas est payé trois piastres. Certains expliquent cette différence de prix entre les deux produits, par la différence de leur durée. Le premier, disent-ils, ne se conserve guère plus d’une année, tandis que le second est encore parfait au bout de deux ans de fabrication. Pour les riverains du fleuve, à qui la sarbacane tient lieu de fusil, ces poisons, dont le Wourali et le Curare ne sont que des contrefaçons, remplacent avantageusement la poudre et le plomb de chasse.

Des voyageurs dont le nom nous échappe, ont parlé de la composition de ce toxique. Aux explications qu’ils en ont données, ils ont cru devoir ajouter que les sauvages, au lieu de préparer ce poison dans leurs huttes, le préparaient au fond des bois, et cela pour en dérober le secret aux curieux. Ne sachant trop que décider à cet égard, je priai le P. Rosas d’user de son influence sur les Yahuas pour arriver à la connaissance exacte des faits.

Le Yahua à qui il s’adressa lui offrit courtoisement un petit pot de sa vénéneuse pommade, mais refusa de lui apprendre de quelles drogues elle était composée et comment il la préparait. Le révérend tenta de le séduire par le don d’un eustache à manche de bois jaune, mais la discrétion du sauvage était à l’épreuve d’une pareille bagatelle ; il éclata de rire au nez du religieux et lui tourna le dos.

Un second individu se montra plus communicatif, ébloui qu’il fut par l’offre d’un couteau de table que le missionnaire avait substitué au couteau pliant. Il parla d’un arbuste et d’une liane qui entraient dans la composition du toxique, mais ne voulut jamais indiquer leur espèce, ni s’expliquer sur la façon dont on les employait.

Plus d’une heure se passa à négocier cette affaire ; au lieu d’un seul couteau que le révérend avait présenté au début, il en offrait trois maintenant. La tentation était au-dessus des forces d’un sauvage. Deux Yahuas, le beau-père et le gendre, y succombèrent à la fois. L’un promit d’apporter une branche de l’arbuste en question, l’autre un tronçon de la prétendue liane. C’était beaucoup, sans doute ; mais plus je me rapprochais du but, plus je devenais exigeant. Je demandai donc à nos pourvoyeurs des fleurs ou des fruits de ces végétaux. Ils me répondirent, assez sèchement, que la saison en était passée.

À l’affût.

Bien que soumises à la loi périodique de la végétation, les forêts de cette Amérique ne laissent pas de jouir de certains priviléges inconnus à nos forêts d’Europe ; ainsi, tandis que la masse des végétaux fleurit et fructifie à une époque déterminée, quelques individus donnent des fleurs et des fruits avant ou après la saison ; c’est sur ces végétaux hâtifs ou retardataires que j’avais compté pour le succès de ma négociation. Après des débats qui se terminèrent à mon avantage, les deux Yahuas partirent et ne revinrent que le surlendemain ; pour trouver des fleurs et des fruits de leurs plantes, ils avaient fait, nous dirent-ils, quinze lieues à travers les bois. L’un d’eux me tendit la branche grêle d’un arbuste à feuilles oblongues, opposées et quinquinervées comme celles des mélastomes ; de l’aisselle d’un des ramuscules pendait une grappe de fruits pareils à ceux de l’Ubilla ; chaque fruit, de la grosseur d’un grain de chasselas, était formé d’une coque ligneuse, déhiscente, couleur d’ocre jaune, drapée et veloutée à l’extérieur, laquelle, en s’ouvrant, laissait voir dans leurs loges, quatre graines et peu près semblables à celles du ricin. L’autre Yahua me remit un tronçon de liane plate, d’une épaisseur de deux centimètres, d’une largeur de vingt, et dont l’écorce fine et blanchâtre rappelait celle du bouleau ; cette liane était dépourvue de feuilles, mais portait, au-dessous d’un fragment de vrille ligneuse de la grosseur du petit doigt, trois grandes fleurs du genre des légumineuses papillonacées ; — un dolichos peut-être. — La carène de ces fleurs était d’un blanc rosâtre ; les ailes d’un lilas vineux et l’étendard d’un violet pourpre. Mis en possession de ces deux drogues végétales, je n’eus plus qu’un désir, celui de connaître la manière de s’en servir ; il paraît que ce désir, qui me semblait simple et très-naturel, était au contraire quelque chose d’énorme, car les Yahuas exigèrent du révérend un supplément de huit hameçons pour se mettre à l’œuvre, travailler sous nos yeux et nous révéler les mystères de leur cuisine.

La danse du Bayenté chez les Yahuas.

L’un d’eux alla prendre un pot de terre de moyenne grandeur, vierge de tout service à ce qu’il me parut, et le remplit d’eau ; l’autre amoncela, autour de ce pot, force menus branchages qu’il alluma avec une poignée d’amadou de fourmis[7] ; dans cette eau, le premier, qui était le beau-père et mit seul la main à la pâte, laissant à son gendre le soin d’attiser le feu, le premier, dis-je, jeta les feuilles et le bois coupé en pastilles d’une branche pareille à celle qu’il m’avait apportée et dont les fruits étaient inutiles à l’opération. Quand l’ébullition commença, l’eau jaunit et prit bientôt une couleur de rouille. Après deux heures de cuisson, le Yahua retira du pot le marc ou détritus de feuilles et de bois, le jeta à l’écart, et, dans le liquide, racla jusqu’au liber la liane aux fleurs violacées ; le feu fut activé ; une écume épaisse se produisit à plusieurs reprises et fut enlevée par le Yahua avec une spatule en bois qui lui servait à remuer sa mixture.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



Fabrication du poison de chasse chez les Indiens Yahuas.
  1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 251, 213 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 213, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209. 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIII, p. 81 et la note 2 et 97.
  2. En passant devant cette rivière, nous entrerons dans quelques détails sur les noms que lui ont donnés les Espagnols et les Brésiliens.
  3. Cette limpidité cristalline des eaux noires, nous a paru dépendre de la rapidité plus ou moins grande de leur cours. Des igarapés et des lacs, d’ailleurs sans importance et dont le mouvement était inappréciable à l’œil, nous ont offert au contraire, dans leur eau stagnante observée en détail, une teinte brune dont on peut avoir une idée très-juste en mettant infuser pendant quelques heures un morceau de tabac dans un verre d’eau. Cette expérience peu coûteuse permettra à chacun de juger, de visu, que la teinte de ces eaux se rapproche bien plus du bitume ou de la sépia, que du jaune d’or mentionné par Humboldt.
  4. À en juger par la dissertation de l’illustre auteur du Cosmos sur la nature des eaux noires, la couleur jaune d’or qu’il leur attribue et les espèces animales que, suivant lui, ces eaux éloignent invinciblement, on est porté à croire qu’il ne les a observées qu’en passant et très à la hâte. Toutefois on ne saurait attribuer à la même rapidité d’examen certaines appréciations de ce savant qui, par leur caractère exagéré, nous ont toujours paru jurer avec l’élévation sereine de son intelligence. Nous savons que l’hyperbole est une figure de rhétorique généralement employée par les individus du genre migrator ; nous allons même jusqu’à croire que l’étrange sympathie qui les pousse vers elle, est un des défauts constitutifs de leur nature ; mais tout en admettant cela et bien d’autres choses encore pour le commun des voyageurs, hommes d’esprit pour la plupart, nous faisons nos réserves à l’égard du génie. Ainsi, qu’un de ces voyageurs, dissertant sur le galactodendron utile et sa séve lactée, eût parlé devant nous des quantités considérables de ce lait végétal absorbées par lui soir et matin, la plaisanterie nous eût semblé spirituelle et nous eût fait sourire. Venant de Humboldt, elle nous trouve sérieux. Que penser également de ce nombre si prodigieux d’orchidées dans les forêts équatoriales, que la vie entière d’un artiste ne suffirait pas à les peindre ? Certes, nous croyons fermement que les forêts de l’Équateur, comme celles du Brésil et du Pérou, qui leur sont contiguës, abondent en orchidées ; mais de cette abondance à l’extravagante profusion mentionnée par Humboldt, nous croyons aussi qu’il y a loin. Que l’artiste dont il parle, consacrât seulement dix ans de sa vie à la représentation de ces plantes et peignît — ce qui est possible — une variété d’orchis chaque jour ; au bout de ce temps, il aurait reproduit environ trois mille six cent cinquante variétés de cette famille ; chiffre qu’on ne saurait admettre s’il s’agit des seules espèces propres aux forêts équatoriales.

    Nous pourrions continuer nos citations ; mais à quoi bon cette critique de pygmée à l’égard d’un géant ! quelques notes fausses dans l’exécution d’une symphonie peuvent-elles annuler les beautés mélodiques qu’elle renferme et son ensemble harmonieux ? Quelques moellons avariés dans un édifice, altèrent-ils sa pureté de style et l’effet de sa masse ? — Non sans doute ; pas plus que les taches obscures et les défaillances que les astronomes dénoncent impitoyablement dans le soleil, n’empêchent cet astre de répandre sur notre humble planète, la lumière, la chaleur et la fécondité.

  5. Cabiais de la taille d’un petit chevreau.
  6. Poissons à écailles de la taille d’une grosse carpe et de la famille des cyprinoïdes.
  7. Ce qu’on appelle dans le pays, amadou de fourmis, Yesca de hormigas, est une matière visqueuse d’un blond roussâtre, sécrétée par une variété de ces hyménoptères. Ils en enduisent les branchages d’un arbre à quelques mètres d’élévation du sol, les relient entre eux, en remplissent les vides et parviennent à y former l’énorme boule qui constitue leur nid ou fourmilière. Cette matière, à peine en contact avec l’air, devient sèche, molle, spongieuse et brûle sans s’éteindre comme de véritable amadou.