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Stuart Merrill, Pages d’un Cahier de Souvenirs 1912


...Il avait visité la Grande Chartreuse une année où ses douleurs rhumatismales l’avaient forcé à faire une cure à Aix-les-Bains. Il y fut soigné par le docteur Cazalis (Jean Lahor), qui, après bien des années, me parlait avec épouvante de son client. D’abord Verlaine ne consentait à recevoir Cazalis qu’au café, et celui-ci, médecin mondain, fut obligé de fréquenter les pires bistros de la petite, de la trop petite ville. Puis Verlaine se laissa mener une ou deux fois, pour des peccadilles, au poste de police, où le respectable Cazalis dut aller le réclamer. Enfin, par gaminerie, il manifestait une admiration excessive, publique et scandaleuse, pour certain Ganymède en marbre qui orne le jardin public d’Aix-les-Bains. Je crois que, sans risquer de passer pour un immonde bourgeois, il est permis de compatir aux tribulations de l’excellent homme que fut Jean Lahor.

Je me souviens d’une soirée assez amusante passée en compagnie de Verlaine et d’Edmund Gosse, le grand poète, romancier et critique anglais. Celui-ci avait le vif désir de faire la connaissance de Verlaine. Son physique l’intéressait autant que son moral. Verlaine avait déjà fait des conférences en Angleterre, où son crâne vaste, bosselé et socratique, bien en lumière sous les ampoules électriques, avait beaucoup impressionné un public qui ne comprenait mie à sa parole. Nous cherchâmes donc Verlaine dans ses repaires habituels du Quartier Latin. Nous le trouvâmes enfin, en compagnie de l’affreuse Eugénie Krantz, chez un marchand de vins de la place Saint-Michel. Il portait un cache-nez qui lui montait jusqu’à la bouche et un grand chapeau de feutre mou qu’il avait rabattu sur son front. Edmund Gosse ne pouvait donc voir de sa physionomie que le nez et les yeux.

Verlaine se montra plein de dignité, malgré les rhums à l’eau qu’il avait déjà absorbés. Il tenta même de parler anglais. Or je le soupçonne d’avoir su encore moins d’anglais que le bon Mallarmé. Quoiqu’il en fût, la seule phrase qu’il parvint à sortir, et qu’il répéta à satiété, fut : « Shakespeare, he is a man ! » Et encore avait-il un bizarre accent écossais. J’eus une furieuse envie de répondre à la manière incohérente des lexiques de conversation : « And Racine, he is not a woman ! »

Gosse, qui est un charmeur, amadoua vite le vieux faune, mais de temps en temps il me soufflait : « Je n’ai pas vu son crâne ! Je veux voir son crâne ! » Aussi, à chaque fois que Verlaine revenait à Shakespeare, j’insinuais : « N’est-ce pas, maître, chapeau bas devant lui ! » et j’appuyais du geste mon invite. Mais il n’en rabattait que davantage son vieux chapeau sur les sourcils et Gosse dut partir sans avoir vu le crâne de Verlaine.

Je viens de parler des conférences de Verlaine en Angleterre. Son odyssée vaut la peine d’être racontée. Robert Sherard, le biographe bien connu d’Oscar Wilde, et Arthur Symons, le poète londonien, avaient été chargés, l’un de recevoir Verlaine à Charing Cross, l’autre de l’expédier de Paris. Sherard donc, après avoir fait dîner Verlaine sans excès de boisson, l’installa dans le rapide de nuit Paris-Calais en le recommandant comme un enfant au chef de train. Puis il alla se coucher, la conscience tranquille, après avoir annoncé par télégramme à Symons le départ de Verlaine. La mauvaise chance voulut qu’une tempête effroyable sévît cette nuit-là sur la Manche. La malle ne put partir. Verlaine passa donc sa nuit au buffet de Calais, mais bien sagement, sans faire de bêtises. Symons, qui l’attendait à Londres au petit jour, dormit comme il put dans les salles de Charing Cross. Enfin Verlaine parut, sale, verdâtre, mal remis du mal de mer. Son hôte l’accueillit comme un enfant prodigue, et s’il ne tua pas un veau gras en son honneur dans son petit appartement de Fountain Court, il le réconforta comme il put, puis lui demanda s’il avait apporté un habit dans sa valise. Un habit ! Le pauvre Lélian avait tout juste quelques objets de première nécessité. Symons courut donc de droite et de gauche, empruntant ici un habit, là une chemise, ailleurs des escarpins, et Verlaine, quand il parut le soir même sur l’estrade, eut l’apparence d’un respectable clergyman. Ce n’était pas ce qu’attendait le public, alléché par les journaux qui avaient annoncé une conférence par Paul Verlaine, « le poète-forçat ».

Parmi mes souvenirs, en voici un plus mélancolique. C’était un soir où nous nous étions attardés, quelques camarades et moi, dans le caveau du Soleil d’Or, après une des fameuses soirées de la Plume. Le boulevard Saint-Michel était désert. Nous allions notre chemin, assez silencieusement, lorsque nous entendîmes le tapotement lourd et las d’une canne sur l’asphalte. Un homme en macfarlane nous précédait, boitant péniblement. C’était Verlaine. Nous l’entourâmes, nous lui fîmes fête et nous l’invitâmes à souper avec nous. Mais cette nuit-là il était sous l’influence saturnienne, et ce ne fut pas sans peine que nous le forçâmes à accepter notre invitation. Il demeura maussade pendant tout le repas. À la fin l’un de nous lui demanda, assez maladroitement, de nous réciter quelque chose. Il s’exécuta, comme pour payer son écot, et nous dit la Chanson de Gaspar Hauser :


Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes.
Ils ne m’ont pas trouvé malin.


Vers infiniment empoignants par eux-mêmes. Mais comment rendre la triste voix éraillée, l’attitude abandonnée, le pauvre regard éperdu du récitant ? Pas le moindre soupçon de cabotinage. Les vers furent dits avec une simplicité presque puérile. Mais toute la misère morale et physique de l’homme larmoyait, geignait, grondait dans cette voix qui emplissait de sa lamentation la salle presque vide du café d’Harcourt.

Un matin glacial de 1896, mon ami Henri Degron pénétra chez moi, en criant : « Verlaine est mort ! » Il venait de son domicile. Je me précipitai à mon tour à la maison mortuaire. Le fidèle ami de Verlaine, A.-F. Cazals, m’introduisit dans la chambre du mort. Il était inimaginablement beau. Un sourire de béatitude errait encore sur ses lèvres. La tête était un peu penchée sur l’épaule gauche, comme dans un paisible sommeil. Le pauvre vieux faune était bien trépassé : l’âme seule du saint irradiait de ce cadavre. Depuis longtemps j’avais désappris de prier. Mais je me penchai sur Verlaine mort et je lui baisai le front.

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