Œuvres de C. Tillier/1/Texte entier

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MON ONCLE


BENJAMIN.






ŒUVRES


DE


C. TILLIER


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TOME PREMIER.


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MON ONCLE BENJAMIN


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NEVERS


C. SIONEST, IMPRIMEUR-ÉDITEUR


16, RUE DU FER.


1846
Illustration


À L’ÉDITEUR.


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Monsieur,


Mon embarras est grand, je l’avoue, de parler d’un homme que je n’ai pas connu, que je n’ai même pas vu, et d’en parler à ses concitoyens, à ses abonnés, à ses amis, à ses parents, à tous ceux qui le savent par cœur, qui ont entendu sa voix comme ils ont lu ses écrits, qui l’ont salué vivant et enseveli mort, qui l’ont, pour ainsi dire, suivi du berceau à la tombe, qui peuvent donc rendre de lui un témoignage exact, absolu, l’ayant connu tout entier, l’ayant vu commencer, hélas ! et finir ! Mais c’est une dette, dette d’honneur et sacrée, qu’il me faut payer ici à la mémoire de Claude Tillier ; et d’abord, la difficulté, le danger même, ne m’arrêteront jamais devant un devoir. Puis, la fidèle biographie qu’a publiée M. Parent (de Clamecy), m’aidera au besoin dans la tâche ; je prendrai dans cet excellent travail tout ce qui manquerait au mien. Enfin, comme l’a dit Buffon, le style, c’est l’homme : et comme Cuvier avec un os refaisait un corps, ou peut avec une page refaire l’auteur. Donnez-moi quatre lignes d’un homme, et je le ferai pendre, disait un procureur ; avec quatre lignes d’un auteur on le fera connaître. Lire, c’est voir ; savoir l’œuvre, c’est savoir l’ouvrier. L’auteur est dans le livre, comme Dieu est dans l’homme. Toute création contient le créateur. C’est là une vérité de la Bible, vérité éternelle, que les artistes ont traduite à leur manière par cette phrase expressive sinon correcte : On fait toujours dans sa nature.

En effet, peintre, sculpteur, poète, tout ce qui produit se reflète plus ou moins dans sa production. Chacun fait son œuvre à son image. La force de Michel-Ange se retrouve dans ses types, la grace de Raphaël dans tous les siens ; la beauté, la bonté de Molière empreint tous ses ouvrages. Les enfants de l’esprit, comme les autres, ressemblent à leurs pères. Même dans les œuvres les plus impersonnelles, dans le roman et le drame, où l’auteur, par l’exigence du genre, est obligé de s’effacer le plus possible, de s’en tenir à la coulisse et à la préface, de laisser toute indépendance, toute individualité aux êtres de sa fantaisie, aux personnages de son invention, là où le poète doit ne plus être en action mais faire place au héros, on reconnaît encore sur un profil perdu, sur une figure accessoire sinon principale, quelque faux air, quelque vague ressemblance de la paternité. Ce sera un trait, un mot, que sais-je ? si peu que vous voudrez ; mais ce sera quelque chose qui vous révélera l’auteur même à son insu, qui vous donnera une idée suffisante de sa physionomie, de son caractère, de son esprit et de son cœur, de l’homme enfin. Est-ce que vous ne connaissez pas Molière après avoir entendu Cléante dans Tartufe ? Est-ce que vous n’avez pas vu Byron après avoir lu Lara ? Les connaîtrait-on mieux de les avoir vus passer, tousser et marcher ? Mais je dis cela à plus forte raison de l’auteur de pamphlets, ce genre d’écrits à part, où l’auteur est véritablement le héros de son œuvre, où il est en même temps, je le répète, le personnage et le poète, le créateur et la fiction, où il est seul en scène, seul en cause avec ses adversaires, où il est tout le sujet, toute l’action, l’alpha et l’oméga du livre, où il se montre tout entier, tel qu’il est, avec ses sentiments, ses intérêts et ses passions, avec tous ses secrets, sympathies et répugnances, colères et tendresses, haines et amours, où c’est toujours lui qui parle et qui parle de lui ou des autres, se faisant juger en jugeant autrui, ne pouvant se dissimuler ni se modérer, forcé qu’il est à la franchise, à l’abandon, à l’aveu de toutes choses par l’emportement de l’attaque, la crainte de la riposte, par la nature même d’une œuvre au jour le jour, toute d’improvisation et de soudaineté, de verve et d’audace, de courage et de vérité.

Donc, je persiste, quelque redoutables que soient pour moi mes lecteurs, quelque désavantage que j’aie à m’adresser à des contemporains qui ont vu, de leurs deux yeux vu, quoique je n’aie la ressource ni d’un passé lointain, ni d’un présent confus qui vaut l’éloignement pour donner licence à l’historien, bien que Claude Tillier soit mort d’hier et ait vécu en province, c’est-à-dire en vue de tous, qu’il n’ait pu ainsi rien cacher, rien dérober de lui-même aux nombreux témoins de sa vie, je persiste, dis-je, je persiste témérairement peut-être, mais consciencieusement, à parler de lui, sinon comme il le mérite, du moins comme je le dois. Guidé par son biographe, et surtout par lui-même, j’ose espérer que je ne me tromperai pas trop ; et si pourtant je m’égare, le souvenir de ses lecteurs me rappellera, et je m’égarerai seul alors, sans faire perdre les autres avec moi.

Mais voilà que l’assurance me vient maintenant que je suis à la tache, comme l’appétit vient en mangeant. Oui, maintenant, je vais plus loin… dussé-je même, pour plusieurs, aller jusqu’au paradoxe, je dis qu’on connaît mieux l’auteur par ses écrits que par sa personne, qu’il faut être à une certaine distance de l’homme pour bien juger l’écrivain, et j’ose affirmer, ainsi, que ceux qui ont vu de près Claude Tillier, combattre si rudement les gens et les choses de la ville, sont bien moins disposés que d’autres à comprendre, à apprécier cette grande figure dans sa réalité. Le pamphlétaire, et le pamphlétaire de province surtout, vu de trop près, épouvante et irrite ou bien exalte et passionne, en un mot, trouble les esprits qui sont plus ou moins en cause avec ou contre lui, et leur ôte l’impartialité nécessaire pour juger sa valeur intrinsèque et sa véritable nature. La polémique de presse est terrible partout ; en province elle l’est deux fois. Dans une petite ville, chacun se connaît et se coudoie, amis et ennemis ; les généralités deviennent des personnalités, et les principes des individus ; les questions s’incarnent toutes vives ; à deux pas de soi, dans ses voisins, souvent même dans ses parents on rencontre l’homme qu’on attaque ; on n’est séparé de ses adversaires ni par la foule, ni par l’espace, ni par la différence de vie ; les habitudes, les réunions, les familles aussi sont les mêmes ; tout contact est un froissement, toute attaque porte coup, tout coup fait blessure ; nul trait ne se perd comme il arrive dans les grandes batailles de la presse parisienne qui tire sur les masses sans viser ; là il faut, comme dit Tillier, ajuster son homme pour le tuer ; ce n’est pas une guerre, c’est un duel, duel à mort, qui n’a point les ivresses, les excuses de la mêlée, qui a tous les inconvénients, toutes les tristesses du combat singulier, une sorte d’assassinat. Comment voulez-vous qu’on soit juste pour un homme à qui l’on voit faire tous les jours cette besogne-là ?

Dire, par exemple, que le pamphlétaire peut être un homme de cœur et de sentiment, de dévouaient et de bonté, de poésie et d’amour, n’est-ce pas tout d’abord faire jeter les hauts cris à tous les meurtris qui saignent encore de leurs blessures, à tous ceux qui ont souffert de ses coups et même à tous ceux qui s’en sont réjouis ? N’est-ce pas scandaliser les uns et pour le moins étonner les autres ? Dire enfin que Claude Tillier a eu plus que personne cette sensibilité exquise, cette charité vive, cette ame vibrante et poétique, pleine de commisération et de bienveillance, cet amour du bon et du beau qui fait les ennemis du laid et du mal, qui a fait les misanthropes de tous les temps depuis Timon jusqu’à Rousseau, n’est-ce pas ce qui va surprendre, sinon révolter bien du monde là bas ? Et pourtant, c’est ce que j’ai vu dans ses écrits, ce que je veux montrer, prouver à tous ceux qui ne seront pas aveuglés d’avance ; et pour cela je citerai plus que je n’écrirai ; je me servirai de sa parole, de son œuvre, de lui-même enfin, pour le faire voir tel qu’il est et doit être aux yeux de tout lecteur non prévenu.

Prenons d’abord le titre de ses œuvres principales, à commencer par le commencement : Pamphlets de Claude Tillier. Ce titre seul, pour beaucoup de gens, passe déjà condamnation. Pour beaucoup de gens encore, tout pamphlet est une énormité, une œuvre monstrueuse, hideuse, faite de haine et d’envie : il n’y a que les Locustes de la pensée qui manipulent ces poisons ; il n’y a que les reptiles de la presse qui distillent ce venin ; tout pamphlétaire est de fait une bête immonde, fourchue, hostile à tous, une sorte de vipère qui a une vésicule de fiel sous chaque dent, bref, qui n’est bonne qu’à mordre et qu’il faut tuer sans merci ; un monstre qu’il faut étouffer en naissant. Il y en a bien quelques-uns, sans doute, qui ressemblent à cela ; mais croire que l’exception soit la règle, c’est là une idée arriérée, une idée du bon vieux temps, du temps que les écrivains étaient un peu plus mal vus que Cartouche et Mandrin, du temps que le bourreau était le censeur suprême des auteurs et des livres, que la liberté de la presse en France s’appelait Amsterdam ou La Haye, que tout écrivain ayant une vérité à dire devait être forcément un libelliste infime, un vil pamphlétaire, et s’attendre, pour le moins, à vivre en exil ou à mourir au bûcher. Aujourd’hui, c’est un peu différent : pamphlétaire et journaliste ne sont qu’un. Qu’est-ce que les journaux d’à-présent, si ce n’est des pamphlets ? pamphlets du matin et du soir, hebdomadaires et quotidiens, pamphlets grands et petits, de tous les formats et de tous les prix, de tous les goûts et de toutes les couleurs, pamphlets établis, à cautionnement, à subvention et en boutique, qui, devenus souverains par la grâce de deux révolutions, ont changé de nom plus que de fait, s’appellent maintenant journaux gros comme le bras, et vivent avec tous les honneurs dûs à ce titre nouveau et à leur patente de cent mille francs. Le journal, c’est le pamphlet répété, faisant feu périodiquement, à heure fixe, dans une bonne forteresse, au lieu de tirailler de temps en temps derrière une haie. Il faut donc voir la chose abstraction faite des mots.

Or, tant que le mal régira notre triste terre, l’intelligence aura mission de le combattre et de le détruire ; l’homme de paix et de bonne volonté aura à se manifester par l’attaque et la lutte ; qu’importe alors le nom de l’arme ? Admettre le journaliste, c’est admettre le pamphlétaire, deux créatures humaines, en vérité. Tous deux également font œuvre de violence et d’outrance ; mais leur animosité, leur virulence ne sont au fond que mansuétude et charité. Pardonnons-leur donc à tous deux beaucoup de haine, parce qu’ils ont beaucoup d’amour ; car il faut beaucoup aimer pour haïr comme eux ; car la passion contre le mal n’est que la passion pour le bien. Les bonnes rages de Byron, les haines vigoureuses de Molière ne sont que le revers, que le creux, si je puis parler ainsi, d’une véritable tendresse, d’un véritable amour ; et Jésus, la douceur même, s’armait du fouet contre les marchands. Ainsi donc, on peut être bon et pamphlétaire ; bien plus, il faut être bon pour être pamphlétaire ; et Claude Tillier, malgré son titre, quoiqu’on dise, a été mieux qu’un grand homme : il a été un bon homme ; il l’a été comme La Fontaine… j’en suis sûr des deux, quoique je ne les aie pas plus vus l’un que l’autre, parce que je les ai lus, parce que je les connais ainsi à fond par eux-mêmes ; oui, monsieur, je les connais tous deux, en dépit de l’inimitié de ceux-ci et de l’amitié de ceux-là ; je les connais, passez-moi le mot, comme si je les avais faits ; et tous les témoins du monde viendraient m’affirmer le contraire, que je tiendrais, encore et quand même, tous les témoins du monde pour trompeurs ou trompés.

La vie d’ailleurs de Claude Tillier, telle que le biographe la donne, est parfaitement conforme à ses écrits. L’homme se rapporte à l’auteur. Il est ensemble, comme dit encore l’énergique langue des peintres.

Tenez ! Claude Tillier est un enfant de la révolution, un enfant du peuple. Il est né à Clamecy, le 21 germinal an ix, d’un père serrurier. Tout jeune encore, on voit déjà poindre en lui la hardiesse et la générosité de son cœur. Ses premiers jeux sont des combats. Sous Bonaparte, les enfants jouaient aux soldats, comme ils jouaient à la chapelle sous les Bourbons : Regis ad exemplar totus componitur orbis. Il prélude donc, tout d’abord, aux luttes à venir du pamphlétaire, et dans ses rixes d’enfant il a déjà la magnanimité d’un homme. Voué au faible contre le fort, prenant toujours le parti de l’opprimé contre l’oppresseur, battant ou battu, il rentre un jour chez sa mère avec un bras cassé. C’est l’enfance d’Hercule, de Duguesclin, de Carrel, que sais-je ? de tous ceux, athlètes, chevaliers, écrivains qui ont mission de combattre à leur tour les monstres, les félons et les tyrans. Bientôt son intelligence se développe comme son courage ; il a la supériorité de l’esprit comme celle du cœur. Il étudie, et ses premiers essais sont des triomphes ; autant de succès que d’efforts. Aussi, l’an 1813, la ville de Clamecy qui entretenait une bourse dans un lycée impérial, choisit Claude entre tous ses rivaux, et l’envoie, comme le plus digne, achever ses classes au lycée de Bourges. Sa ville lui a donné l’éducation, il lui a rendu la gloire ; partant quittes. Déjà le jeune homme succède à l’enfant ; alors sa conscience se fait, son opinion se forme, son patriotisme commence qui ne finira plus qu’à sa mort. En 1814, à la première restauration, le fils de la révolution, le nourrisson de l’empire qui a tété, comme il le dit lui-même, à la gourde des vivandières, qui s’est réveillé jusqu’alors au bruit des tambours du lycée, se révolte naturellement contre la cloche du collège, répond au cri de vive le roi par le cri de vive L’empereur, se met à la tête d’une insurrection d’écoliers, et proteste tout enfant contre la trahison des hommes. Il déchire la cocarde blanche, et écrit à sa mère une lettre enthousiaste qui, tombée plus tard dans des mains ennemies, tourne contre lui dans la seconde restauration et lui ferme la porte de l’instruction publique. Fidèle représentant de cette forte génération, de cette race virile qui, avant d’avoir connu la vie, savait déjà mourir, qui voulait vaincre avant d’avoir appris à combattre, jeunesse d’élite celle-là, vraiment noble et vaillante, toute à la patrie et à l’honneur, qui était la même partout sous ce glorieux empire, à Paris comme à Bourges, prête et mûre avant l’âge ; qui demandait la bataille comme une récréation, la mort comme un congé ; qui venait dire à Carnot : « Voulez-vous nous permettre d’aller mourir pour la patrie ? » et à qui Carnot était obligé de répondre, réponse digne de la demande : « Pas encore ! » et qui, sublime alors de désobéissance et d’impatience, s’évadait de l’école pour aller se faire tuer avec les vétérans à la butte Montmartre et à la butte Chaumont ! Ceux qui ont survécu de cette héroïque jeunesse, Guinard, Thomas, Tillier, combattaient encore l’ennemi en 1830, et plusieurs le combattent encore aujourd’hui !

Cependant Tillier, ses classes finies, sort du collège de Bourges en 1819. Il entre maître d’études au collège de Soissons d’abord, puis chez un chef d’institution à Paris. De maître d’études il devient soldat, afin de connaître toutes les misères humaines. Compris dans le recrutement de 1821, il est forcé, lui enfant de la liberté, d’aller combattre la liberté en Espagne. Il fait la campagne de 1823 comme sous-officier dans le train d’artillerie, et il a laissé un commencement de journal manuscrit de cette néfaste expédition. Voyez-vous d’ici le Claude Tillier que vous savez déjà un peu, ce cœur généreux, cet esprit indépendant soumis à la compression du régime militaire et contraint de guerroyer au profil de la Sainte-Alliance ! Il faut qu’il agisse contre sa propre pensée et qu’il vive pour ainsi dire à rebours. Voyez-vous cet homme intelligent, ardent, attelé pendant six ans à un charriot du train avec les galons de brigadier ! La société n’en fait pas d’autres. Ainsi va le monde ; la nature lui donne un homme de génie, il en fait un sous-officier.

Après six années de dégoût et d’ennui passées au service militaire, années funestes où il contracta sans doute le germe du mal qui devait le tuer, Tillier rentre dans ses foyers au mois de novembre 1828, s’établit maître d’école et se marie. Il est bientôt nommé instituteur de l’école communale. C’est alors qu’il commence à se faire connaître comme écrivain ; il collabore activement à un petit journal d’opposition qui, en 1831, paraissait a Clamecy et se nommait l’Indépendant. Non content de former les enfants, Tillier veut réformer les hommes ; il veut être l’instituteur des vieux comme des jeunes. Mais les gens qui prétendent n’avoir pas besoin de leçons et n’aiment pas ceux qui les donnent, vont se venger de l’écrivain sur le maître d’école. Ils proposent à la commune un second instituteur qui partagera la besogne et les appointements du premier. Claude Tillier se défend avec ses terribles armes, armes dures et pointues, comme il le dit lui-même ; il adresse au conseil municipal une remontrance en forme de mémoire dans laquelle il fait plaisamment ressortir l’absurdité de la proposition, comparant l’union impossible de deux instituteurs à un attelage composé d’un cheval et d’un âne. Bref, il donne la démission du cheval, laisse la place d’instituteur communal a l’autre et rouvre une école privée. Mais la police correctionnelle, prenant lé parti de l’âne, survient pour finir, et comme tout finit aujourd’hui, non plus par des chansons, mais par des prisons, Claude Tillier est enfin condamné à huit jours d’emprisonnement.

En 1840, il publie son premier pamphlet, intitulé : Un flotteur, à la majorité du conseil municipal de Clamecy. Viennent ensuite les Lettres sur la réforme électorale, que M. de Cormenin eût voulu signer et que le National a reproduites. Dès lors, sa nouvelle vocation est fixée : le maître d’école ne sera plus qu’écrivain. En 1841, sa renommée déjà grande le fait appeler à Nevers pour diriger le journal l’Association, feuilleton et premier-Paris, littérature et politique, il suffit à tout, à la fois grave et doux, pour parler comme Boileau, laborieux et fécond. L’Association ayant cessé de paraître, Claude Tillier, quoique malade, ne se repose pas ; il entreprend une première série de vingt-quatre pamphlets, puis une seconde série de douze dont il ne devait pas voir, hélas ! achever la publication. Il est mort à la peine, à la tâche, la plume à la main, mort comme d’Assas, à son poste, en criant encore : France, voici l’ennemi ! Il est mort à Nevers, le 12 octobre 1844, âgé de 43 ans.

Voilà l’homme biographié, voilà toute cette vie si pleine et si courte, si modeste et si méritante ! Enfant un bras cassé, jeune homme une révolte, homme enfin la prison et la lutte, la misère et la mort : voilà les faits et les dates fidèlement racontés, énoncés par son biographe et ami, par un témoin de toute sa vie, qui a su bien voir et bien dire ! Voilà même encore son portrait placé ici en tête de ses œuvres, portrait ressemblant, fait sur nature par un habile artiste : cheveux et barbe incultes, large front, œil d’aigle, pommettes fortes, bouche fine, amie de la pipe, voyez !… Eh bien ! le connaissez-vous maintenant tout entier ? Eh bien, non ! vous le connaîtrez encore mieux dans ses œuvres. Certes, tous ces renseignements sont utiles, précieux, importants, quand ils concordent bien avec le reste ; mais ils ne valent pas, croyez-moi, les œuvres mêmes. Non, tout ce que nous raconteront de lui ceux qui l’ont vu et entendu, ne vaudra jamais ce qu’il vous dira lui-même. Nous saurons encore mieux l’homme intérieur, et même l’homme extérieur, tout lui, corps et ame, quand nous l’aurons bien lu.

Nous saurons mieux, par exemple, toute l’énergie, toute la vigueur de sa mâle personne, de sa ferme organisation, quand nous aurons lu et relu ces lignes puissantes, cette page robuste qui semble arrachée d’un livre même de Juvénal :


« Un autre sujet d’étonnement pour moi, c’est que cette Italie, si bien pourvue de reliques, si largement tonsurée et qui a bu tant d’eau bénite, soit pourtant si malheureuse ; et Rome elle-même, sa destinée est-elle bien brillante ? Tous les jours je me demande pourquoi elle ne fait point du noir animal de ses reliques. À quoi lui sert d’être non seulement la capitale, mais l’église du monde chrétien ? Le sceptre de l’univers s’échappait de sa main en même temps que la statue de Jupiter tombait des hauteurs du Capitole ; sa puissance, sa gloire, ses grands hommes, tout s’en est allé avec ses dieux, et ses mamelles épuisées ne peuvent plus nourrir que des chanteurs et des capucins. Rome, Rome ! voilà donc où ta catholicité t’a réduite ! Au pied de ta croix, il ne vient plus, au lieu de lauriers en fleurs, que du chiendent et des orties ; ta terre désolée ne produit plus qu’un peuple idiot et décrépit, triste regain d’une moisson de héros ! Comment se fait-il donc que la reine des nations se soit changée en un moine immonde ? À la place de ces marches triomphales qui resplendissaient des dépouilles de tout l’univers, qu’as-tu mis ? des processions, traînant à leur suite des prêtres râpés et un long amas d’hommes en guenilles. Un suisse de cathédrale, arlequin chamarré de ridicules oripeaux, fait maintenant résonner sa hallebarde sur les dalles du Capitole, et meurtrit la poussière des Paul-Émile et des Scipion ! »


De même, sans avoir assisté à aucune des misères de sa jeunesse, nous saurons mieux ses épreuves et ses patiences de chaque jour, de les lire ensemble dans ce récit, clair et net autant que la réalité :


« Moi qui vous parle, moi qui ris avec vous, j’ai passé par les épreuves les plus rudes de la vie. J’ai été écolier, maître d’études, soldat et maître d’école. Avec ces professions, j’ai toujours cumulé celles de poète. Le caporal, le chef d’institution, les enfants gâtés, les bonnes mères et l’hémistiche ont été pour moi cinq ennemis implacables qui m’ont incessamment poursuivi… Vous voyez que j’ai bien porté ma part de cette lourde croix que Dieu a imposée à la société. Aujourd’hui je suis pamphlétaire, pamphlétaire qui a la dent un peu aiguë et dont aucuns portent les cicatrices ; mais je ne dirai jamais de la société autant de mal qu’elle m’en a fait.

« Avant donc d’être soldat, j’étais maître d’études

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Or, de tous les valets le plus malheureux, c’est sans contredit le maître d’études. J’ai marché, moi, quelque temps dans ce rude chemin, et pour beaucoup je ne voudrais y repasser. Je me rappelle encore avec effroi combien je me trouvais à plaindre, quand, mon bouquet de rhétorique au côté, comme un domestique à la Saint-Jean, j’allais offrir mes services aux revendeurs grec et de latin de la capitale ; combien j’en voulais à mon père de ne pas m’avoir fait une place à son établi !… J’avais dix-neuf ans : vous voyez que c’est commencer de bonne heure à souffrir. Et encore, ce morceau de pain que trouve un mendiant, ce n’était pas sans peine que j’étais parvenu à me le procurer. Depuis un mois je battais le pavé de Paris avec ma grand’mère ; nous avions exploré les faubourgs jusqu’à leur extrémité la plus reculée ; nous avions heurté à toutes les portes des institutions connues de l’Almanach royal ; mais ma grand’mère avait beau dire que j’avais fait toutes mes classes et même que j’avais eu un accessit en philosophie, mes malencontreux dix-neuf ans étaient pour tous un vice rédhibitoire : partout on nous congédiait avec cette terrible phrase : « Nous n’avons besoin de personne. » Il y eut même un facétieux chef d’institution qui eut l’air de me prendre pour un élève qu’on lui amenait.

« Enfin ma grand’mère me trouva un coin dans une institution, avenue de Lamothe-Piquet, entre les Invalides et l’École militaire, tout juste vis-à-vis une pension de chiens savants, auxquels on enseignait à rapporter et à donner la patte… »

Ce voisinage causa une méprise que Claude raconte plaisamment : une dame étant venue mettre son chien en pension chez l’instituteur, qui entendait alors recevoir l’enfant de la dame. Mais poursuivons : « J’avais, dans cette maison, le blanchissage, la nourriture et un lit au dortoir entre ceux des élèves ; mon extrême jeunesse ne permettait pas qu’il me fût alloué des appointements. Je faisais l’étude, les répétitions, je surveillais les récréations, j’accompagnais les élèves à la promenade. C’était un morceau de pain chèrement acheté.

« Le chef de l’établissement n’avait d’un instituteur que son nom sur l’enseigne. Il ne savait pas le latin ; il ne savait même pas la cuisine. Il avait acheté une institution comme un clerc de notaire achète quelquefois un fonds de bonneterie. Pour couvrir son ignorance, il lui fallait une réputation de savant ; aussi il avait publié les Beautés de l’histoire de France, et il travaillait aux beautés historiques d’une autre nation. Ce genre d’ouvrages était alors fort en vogue : chaque nation avait, en un volume in-12, les beautés de son histoire ; pas un feuillet de plus à l’une qu’à l’autre. Si l’on eût pensé alors au royaume de Monaco, Monaco aurait eu aussi les beautés de son histoire, in-12 comme les autres.

« Il y a des hommes qui, avec une bonne page, font un bon livre ; d’autres qui, avec un bon livre, ne peuvent faire une bonne page. M. R. était de ces derniers. C’était un de ces gâteurs d’esprit qui mutilent au lieu d’abréger ; qui prennent un in-folio, le dissèquent, en mettent de côté la chair et emportent les os avec eux ; un de ces marmitons de la littérature qui, voulant peler une pomme, ne laissent rien que le trognon. Ses Beautés de l’histoire de France lui donnaient le droit de prendre le titre d’homme de lettres, titre que rehaussait merveilleusement celui d’instituteur. Il passait ses journées à compulser les bibliothèques publiques, et ses soirées dans les salons du faubourg Saint-Germain, où il était admis à cause de la pureté de son royalisme.

« Pendant son absence, la couronne tombait en quenouille. Celte quenouille, c’était M me R., une anglaise rousse et pâle. Son teint ressemblait à la coquille d’un œuf de dinde ou à du satin blanc longtemps exposé à la fumée ou aux injures des mouches. Les élèves l’aimaient beaucoup, parce qu’elle leur donnait toujours raison ; les maîtres d’études la détestaient, parce qu’elle leur donnait toujours tort.

« Il y avait, dans la pension de M. R., vingt à vingt-cinq Anglais apportés en dot par sa femme, et environ autant de Français amenés par lui. Ce mélange des deux nations était un système d’éducation. Les Anglais de Madame devaient apprendre aux Français de Monsieur la langue de Byron en jouant à la marelle ou aux billes ; ceux-ci apprendre, par la même occasion, la langue de Racine à ceux-là. Par suite de ce malencontreux échange, les noms avaient perdu leurs articles, les adjectifs leur genre, les verbes leurs conjugaisons. C’était un tel galimatias et une telle confusion des deux idiomes qu’on

ne s’y entendait plus

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« Les premiers jours que je passai dans la maison, je fus horriblement malheureux. La perte de la liberté était pour moi une privation insupportable. J’enviais en secret le sort du décrotteur qui passait en chantant sous les fenêtres. J’aurais volontiers donné tout mon petit trésor de science pour sa sellette et ses mains noires. Quelquefois les larmes m’étouffaient, mais je n’osais pleurer : il fallait attendre la nuit pour me donner ce plaisir.

« Je me disais souvent : Pourquoi mon père ne m’a-t-il pas fait apprendre son état ? c’était tout ce qu’il fallait pour mes besoins : du pain et de la liberté, voilà tout ce que je demandais à Dieu, et je n’ai ici ni pain ni liberté ! Le bon homme a cru que je ferais mon chemin, comme tant d’autres, avec l’éducation qu’il me donnait ; mais, au lieu de pièces d’or, ce sont des jetons qu’il a mis dans ma bourse. Je suis trop bête, trop lourd, trop maladroit, pas assez intrigant, pour réussir dans l’Université. La fortune est comme les grands arbres : il n’y a que l’insecte qui rampe ou que l’oiseau qui vole qui puissent y établir leur nid.

« Toutefois, je n’étais encore qu’au pied de mon petit calvaire. Au bout de deux ou trois jours, mes administrés avaient perdu toute espèce de respect pour ma personne. Les deux nations, faisant trêve à leurs querelles journalières, s’étaient coalisées contre moi.

« Mon habit gris, un habit gris fait par le meilleur tailleur de mon pays, et avec lequel ma grand’mère me trouvait superbe, était devenu le but de tous leurs sarcasmes et quelques fois aussi de leurs projectiles. J’avais beau punir, petits et grands se moquaient de mes punitions ; ils aimaient autant la retenue que la récréation, car la retenue c’était moi qui la faisais.

« Je fus tenté vingt fois de tirer une vengeance immédiate et sommaire de cette insolente marmaille si cruelle par espièglerie. Mais si j’étais renvoyé, que faire ? De quel front me présenter à mes parents, qui me croyaient sur le chemin delà fortune ? et quand bien même je prendrais ce parti, comment payer ma place à la diligence ? « J’étais sans le sou, littéralement sans le sou. Ma famille nie faisait une subvention de cinq francs par mois, que je touchais par les mains «le ma grand’mère ; mais ces cinq francs, je les avais gloutonnement dissipés en brioches et en petits pains que je mangeais dans les rues quand je sortais ; car j’étais toujours tourmenté par la faim. »

Tillier quitte ainsi la pension de M. R. vers le mois d’octobre 1820, à cause d’une verte correction qu’il avait justement infligée à un des élèves anglais :

« J’avais réglé mon compte avec M. R. Il me revenait vingt-deux francs cinquante centimes qu’il me donna. Je les sentais tressaillir dans ma poche.

« J’eus bientôt rassemblé mes hardes. Je n’avais d’autre malle qu’une vieille cravate noire nouée par les quatre coins, et il y avait dedans plus de papiers griffonnés que de linge. Je mis par hasard la main sur un vieux reste de cigare qui se trouvait dans ma poche. Il me sembla que cela ferait bon effet de sortir le cigare à la bouche. Je l’allumai à la cuisine, puis je traversai fièrement la cour comme une garnison qui sort de la place avec les honneurs de la guerre.

« Près de la grande porte était un enfant qui semblait attendre quelqu’un. C’était un petit écolier de quatrième, mon voisin de table dans la salle d’études et auquel j’aidais souvent à faire ses versions.

« Aussitôt qu’il me vit, il courut à moi, et me présentant un rectangle enveloppé de papier blanc :

« — Je vous en prie, monsieur, prenez cela ; c’est du chocolat à la vanille ; je sais que vous ne gagniez pas beaucoup d’argent chez M. R., cela vous fera quelques déjeuners. Ne craignez pas de me priver, voici les étrennes, maman me donnera d’autre chocolat, et vous, personne, peut-être, ne vous donnera rien.

« Cette marque d’amitié si imprévue me bouleversa. J’ai, moi, l’émotion fort niaise et le sentiment tout-à-fait dépourvu de présence d’esprit. Au lieu de remercier ce charmant enfant, je me mis à pleurer comme un grand imbécile. Lui, cependant, cherchait à glisser son paquet dans la poche de mon habit, et moi, les yeux troublés de larmes, suffoqué de sanglots, incapable de prononcer un seul mot, j’essayais, mais inutilement, d’arrêter ses mains. Aussitôt que le chocolat fut dans ma poche, le cher petit espiègle prit légèrement sa volée comme un oiseau qu’on force à changer de buisson. Il alla se placer à quelques pas de moi :

« — Monsieur, me dit-il, si vous voulez me promettre de garder le chocolat, je vais revenir ; j’ai quelque chose à vous communiquer.

« — Oh ! cher petit, je te le promets ; je le garderai toujours, en souvenir de notre amitié.

« Il revint, et me prit les deux mains.

« — Eh bien ! il faut que vous me promettiez de me faire savoir dans quelle institution vous serez entré. Je n’aime pas M™e R. parce qu’elle est Anglaise et M. R. parce qu’il est royaliste ; mais vous, je vous ai aimé tout de suite, je ne sais pourquoi ; et je prierai tant maman de me mettre auprès de vous, qu’il faudra bien qu’elle y consente.

« — Eh bien ! mon enfant, je te le promets encore ; et détachant mes mains des siennes, je m’enfuis vers la rue, car je sentis que j’allais pleurer encore.

« À quelque distance de là, j’aperçus mon jeune ami placé sur la terrasse. Il me suivait d’un œil qui, j’en suis sûr, était plein de larmes.

« Depuis, j’ai oublié cet enfant. J’ai mangé brutalement son chocolat, et je ne l’ai pas informé de la pension où je suis entré. Je l’ai oublié comme le voyageur oublie l’arbre sous lequel il s’est reposé un instant en traversant le désert ; je l’ai oublié comme la jeune fille oublie le rosier qui lui a fourni sa première guirlande. Cette douce affection trépassée, elle est là gisante dans un coin de mon cœur sous un crêpe rose ; car le destin de l’homme est d’oublier. Le fond de tout cœur humain est, hélas ! un amas de scories et de cendres. Notre ame est un cimetière tout rempli de tombes et d’épitaphes, un champ où les fleurs nouvelles prennent racine sur les fleurs mortes. L’oubli est un bienfait de Dieu ; car si l’homme, autour de qui tout change et tout passe, n’avait le don d’oublier, il serait le plus malheureux de tous les êtres ; la vie serait pour lui une éternelle douleur, son œil une source intarissable de pleurs. »

Et ses doléances de maître d’école qui succèdent à celles du maître d’étude, où les connaître mieux que dans cette récrimination si expressive et si éloquente :

« Nous, si nous savions prêcher, que dirions-nous donc des évêques ? De vous prélats, ou de nous autres maîtres d’école, lesquels gagnent mieux leur salaire ? Nous sommes là du matin au soir, entre vingt groupes qui glapissent comme une meute, à faire marcher cette lourde et paresseuse machine qu’ils appellent une école mutuelle, à enfoncer, comme un manœuvre enfonce un coin dans un tronc d’arbre, des lettres et des syllabes dans ces durs cerveaux d’enfants, à nous fêler la poitrine et à nous aigrir le sang dans des explications fastidieuses et cent fois répétées ? Le pauvre cantonnier peut quitter un moment sa pioche pour serrer la main à une vieille connaissance qui passe et qu’il n’avait pas vue depuis longtemps ; le maçon, sur son échafaud, tourne la tête et suit longtemps dans la foule une jeune fille qui l’a salué d’un geste ami ; le compagnon serrurier, en faisant descendre et monter sa branloire, rêve de sa patrie absente et du jour où il reverra sa mère ; le tailleur, en cousant son paletot, rencontre quelquefois un bruyant hémistiche qu’il fait sonner longtemps en lui-même, comme le paysan fait sonner une pièce d’argent pour s’assurer qu’elle est de bon aloi ; et quelquefois aussi il lui arrive de saisir dans un pli de son drap, une rime bégueule qui lui a longtemps fait la nique ; mais nous, il faut que nous veillions sur notre pensée comme la sentinelle veille sur le terrain confié à sa garde, que nous en écartions impitoyablement tout rêve, tout souvenir, toute idée étrangère à notre école, que nous regardions et que nous parlions à la fois, que nous domptions celui-ci, que nous stimulions celui-là, que de ce côté nous maintenions l’ordre, et que de cet autre nous hâtions le progrès ; qu’à nous seuls, en un mot, nous fassions la besogne de trois. Plusieurs d’entre nous sont doués de brillantes facultés, mais quand leur intelligence voudrait s’envoler vers de pures et hautes régions, il faut qu’ils la clouent par les ailes aux planches de leur estrade ; ils ont un outil d’or, et ils ne peuvent remuer avec que des fanges et des graviers. Vous, cependant, nos seigneurs les évêques, que faites-vous pendant ce temps ? Vous pérorez dans une chaire, vous faites les petits dieux sous un dais, vous vous faites encenser par des lévites, ou bien encore, vous exilez d’un trait de plume quelque vieux prêtre d’une paroisse amie. Pour cette rude besogne, le gouvernement vous alloue dix mille francs par an ; mais vous n’êtes gens à vous contenter de si peu de chose. Vous voyagez une fois l’an ; quand vous avez fait une cinquantaine de lieues, vous revenez, accablés de fatigue, vous reposer dans votre palais, et pour cette pénible expédition vous n’exigez pas moins de deux mille francs. Vous appelez cela des frais de tournées. Hélas ! combien d’entre nous seraient au comble de leurs vœux, si, pour leur labeur de toute une année, ils recevaient seulement la moitié de ce que vous gagnez en huit jours, à déjeuner, à dîner et « fournir des courses triomphales.

« Direz-vous que c’est votre capacité qu’on rétribue si magnifiquement ? Où avez-vous pris qu’il faille plus de capacité pour être évêque que pour être maître d’école ; un bon instituteur doit tout savoir, même un peu de théologie ; mais un évêque, la théologie exceptée, que faut-il qu’il sache ? De bonne foi, croyez-vous qu’il ne soit pas plus difficile de faire un bon arithméticien ou un bon grammairien que de faire des saintes huiles ! Je parie que M. Dupin aîné ferait bien dix évêques, mais je le défie de faire un maître d’école. Prétendez-vous que c’est à l’utilité de vos fonctions qu’on proportionne le chiffre de vos appointements ? Eh bien ! détrompez-vous une seconde fois, de ce côté-là nous avons encore sur vous l’avantage. Le diocèse a été quatre mois sans évêque, personne ne s’en est aperçu. Les cloches sonnaient, la grand’messe se disait, les femmes allaient à confesse comme si de rien n’eût été ; il y avait en ville un prêtre de moins, et depuis que vous êtes arrivé, il y a un prêtre de plus, voilà tout. Mais si le diocèse restait quatre mois sans instituteurs, croyez-vous que ce serait la même chose ? L’année prochaine, donc, ne nous accusez plus d’enseigner pour gagner de l’argent, car vous voyez que nous avons de quoi vous répondre. »

Continuons, car toute sa vie est là dans ses écrits. L’arbre est connu par ses fruits, dit le Christ, et les fruits d’un auteur sont ses idées, ses actes, sont ses œuvres. Nous saurons encore là combien il aimait et souhaitait la gloire, cette maîtresse des artistes ; nous le saurons aussi bien que d’avoir reçu ses confidences et ses soupirs, rien qu’à lire cette déclaration passionnée, délirante, une vraie déclaration d’amour, contenue tout au long dans son Cornélius :

« Ce doit être une bien belle chose que ces applaudissements qu’on entend dans la postérité, que ce lendemain tout resplendissant de soleil qu’on voit briller après le jour sombre et pluvieux de la vie ! Combien il est doux de songer qu’on a un de ces noms que les générations se transmettent l’une à l’autre pendant une longue suite de siècles, comme la sentinelle qui s’en va transmet le mot d’ordre à la sentinelle qui vient ; que le temps qui passe et qui fauche en passant les vieilles tours, qui jette à terre les châteaux, qui fait des cités des champs d’herbe, ne touche point à votre nom, qu’il ne peut en retrancher un accent, qu’il ne saurait en effacer un point sur uni ! Les insectes, de leur brin d’herbe, ont sans doute pitié de cette chenille qui trace péniblement sa raie dans la poussière ; mais, s’ils savaient qu’elle doit devenir papillon, ne lui porteraient-ils point envie ? Ceux qui vous disent que la gloire est une fumée, ne les croyez point : ils ne parlent ainsi que pour se consoler d’être obscurs. Tous les hommes ont horreur du néant ; ils ne veulent point s’éteindre comme une bougie sur laquelle on souffle ; ceux qui ne peuvent être admirés, ils veulent du moins qu’on les pleure. Depuis cet enfant qui charbonne son nom sur la muraille jusqu’à ce vieillard qui ordonne de mettre une statue sur sa tombe, tous aiment la gloire et veulent avoir leur part de renommée.

« Pour moi, si le diable me disait, pour me tenter : Tombe à genoux et adore-moi, tu auras de l’or plein tes caves, des diamants plein tes coffres, des billets de banque à faire ployer un mulet ; tu auras des châteaux partout, des bois sur toutes les montagnes, des vignes sur tous les coteaux, des champs dans toutes les plaines ; tu auras des chevaux de toutes les couleurs, de toutes les qualités, de toutes les races ; tu auras des femmes de toute façon : tu en auras des brunes, des blondes, des rouges, des blanches, des roses, des noires, des cuivrées ; tu en auras qui dansent comme une fée ; tu en auras qui chantent comme une lyre ; tu en auras qui parlent comme une tribune ; tu en auras qui font des actes, des élégies, des mémoires à consulter, des préfaces, et tu en auras qui brodent des pantoufles ; tu en auras à longues queues, qui s’enveloppent d’un voile comme une viande qu’on veut préserver des mouches, qui vont majestueusement dans le velours et dans la soie, et tu en auras qui s’en vont tout épanouies au soleil et qui se trémoussent gaîment et gentiment dans le stoff et la mousseline-laine. Si donc le diable me disait cela, je ferais comme, en pareille occasion, a fait Jésus : je l’enverrais se… promener. Si, d’autre part, M. Dupin, qui n’est pas le diable, me disait, un jour d’élections : Donne-moi ta voix, et tu auras des écharpes de maire, des banderolles de garde, des robes de juge de paix, des toques de président, des bérets de ministère public, des collets brodés de sous-préfet, des ponts, des routes départementales, des jubés d’église, des croix d’honneur plus que tu n’en voudras, des statues de saints, des cloches, des bouquins bien reliés et même un exemplaire de mes œuvres, je lui répondrais comme au diable : Roi de Clamecy, je vous remercie. Mais s’il me disait, lui qui a si ingénieusement découvert Jean Rouvet, l’inventeur du flottage : Donne-moi ta voix, et je dirai au ministre que tu as inventé l’Yonne, puis je te ferai fondre en bronze, par souscription, un buste de grand homme que nous placerons face à face avec celui de Jean Rouvet, je lui répondrais : Majesté, la voilà ma voix, et si j’en avais trente, elles seraient à votre service ! seulement je vous prie de ne pas me faire ressembler à Napoléon, et de ne pas me mettre votre nom en lettres d’or sur le côté. »

Où apprendrons-nous mieux encore sa ferveur, sa chaleur d’ame pour le pauvre peuple, que dans ce passage si foncièrement démocratique, sur les dotations de princes :

« Mais la majorité de la nation, savez-vous de quels hommes elle se compose ? Vous, gens du domaine privé et de la liste civile, qui vous faites si pauvres, êtes-vous, comme le bûcheron, du matin au soir, dans l’herbe gelée de la forêt, à abattre des ormes et des chênes secouant leur neige et leur grésil sur votre tête ?

« Allez-vous, comme le vigneron, fouiller avec une lourde pioche, le gravier ingrat de nos coteaux, et recevez-vous pour le salaire de toute votre journée 1 fr. 25 cent, et un litre de piquette ?

« Vous plongez-vous, comme le flotteur, jusqu’à la ceinture, dans l’eau glacée, pour amener sur le rivage ces longues traînées de bûches qui nagent au courant du fleuve ?

« Comme le batteur en grange, battez-vous jusqu’au soir la terre avec un lourd fléau dont le bruit matinal a éveillé les coqs du voisinage ?

« Piétinez-vous dans la boue comme le porte-faix, sous une charge qui suffirait à écraser une bête de somme ?

« Restez-vous courbés sur le sillon, comme le moissonneur, pendant seize heures de soleil ?

« Vos femmes ont-elles durci la semelle de leurs pieds sur la grève des fleuves, et vont-elles laver les lessives ?

« Se tiennent-elles, comme la fruitière, grelottantes, et souvent, hélas ! les entrailles vides, devant une pauvre boutique qu’avec une pièce de cinq francs on achèterait tout entière ?

« Quand vous reveniez de votre travail, accablés de fatigue et vos outils sur l’épaule, avez-vous quelquefois été jetés dans la boue par un carrosse de prince ? ou bien, un orchestre de fête, pétillant et ricanant à travers les fenêtres illuminées d’un palais, vous a-t-il poursuivis de son ironique harmonie ?

« N’avez-vous, quand vous êtes rentrés sous vos noires solives, que quelques broutilles ramassées le long des haies pour sécher vos pieds et réchauffer vos mains, et ne trouvez-vous, dans votre écuelle, pour vous refaire le sang nécessaire aux travaux du lendemain, qu’une maigre soupe de pain noir ou des herbes à peine salées ?

« Avez-vous vu quelquefois votre famille à jeun et n’osant vous interroger de sa parole malade et altérée, chercher dans vos yeux si vous lui apportiez quelque nourriture, et vous êtes-vous enfuis, pour pleurer à votre aise, dans la campagne, de rage et de désespoir, et jeter à Dieu, sous son ciel, des blasphèmes qu’il pût entendre ?

« Vous êtes-vous trouvés quelquefois obligés d’envoyer votre fils tendre ses petites mains, violettes de froid, aux messieurs qui passent en manteau dans la rue, et vous est-il revenu les yeux en pleurs et les mains vides ?

« Votre femme, cette douce créature qui vous souriait, quand du noir abîme de votre ame le chagrin montait à votre front, qui pleurait sur vos mains quand vous vous emportiez contre votre mauvaise fortune, qui se levait doucement d’entre vos bras pour coudre et repasser aussitôt que le sommeil avait raidi votre paupière, votre femme que Dieu avait unie à vous comme il unit les lianes en fleurs aux vieux arbres morts et desséchés, l’avez-vous vue s’éteindre lentement de faim, de froid et de misère, et n’avez-vous pas eu quelques gouttes de bouillon à verser sur ses lèvres ?

« Avez-vous imploré du curé de la paroisse un pan d’étoffe noire pour habiller son cercueil, et vous l’a-t-il refusé, parce que vous n’aviez pas dix francs à lui compter ?

« Voilà la vie de ces hommes de sueur et de larmes dont la majorité de la nation se compose ! et c’est en présence de cette misère que vous osez vous dire pauvres, c’est à ces gens que vous voulez faire demander l’aumône par vos gendarmes ! Mais faites donc comparaison de leur situation avec la vôtre ! eux, ils n’ont point de souliers, et vous, vous avez vingt carrosses et cent chevaux pour vous emporter par les rues ; eux, ils ont à peine le morceau de pain qui empêche de mourir, vous, vous donnez à dîner tous les jours ; eux, ils logent dans des caves pourries et enfumées, dans des galetas délabrés, vous, vous avez entre dix châteaux un château à choisir pour vous loger. Vous, pour abriter les rats de vos greniers, vous avez plus de meubles qu’il n’en faudrait pour meubler cent familles ; mais demain, si vous passez sur la place publique, vous pourrez voir les meubles d’une dizaine d’entre eux criés et vendus par les huissiers.

« Et, depuis le temps qu’on prend dans leurs chaumières, qu’y a-t-il donc encore à y prendre ? Est-ce le berceau de leur enfant, le grabat de leur vieux père, la bague de noces de leur femme, l’escabeau sur lequel ils se reposent quand ils sont revenus du travail. Mais à quoi tout cela est-il bon pour rehausser un prince ? Est-ce que l’aigle, pour monter plus haut vers le soleil, arrache les plumes des petits oiseaux et les attache à ses ailes. Toutefois, si vous trouvez appendue à quelque vieille muraille une croix d’honneur noircie de poudre, au milieu de laquelle rayonne la glorieuse effigie de l’empereur, je vous conseille de la prendre. »

Voulez-vous le voir voter aux élections pour connaître son opinion sur les hommes et les choses du gouvernement, quand vous avez sous les yeux cette profession de foi écrite et très explicitement écrite assurément :

« Nous sommes des soldats, pourquoi voulez-vous nous transformer en marchands ?… Avec votre système des intérêts matériels, vous donnerez peut-être à la France de la chair et du sang ; mais, l’embonpoint de la richesse, ce n’est pas la santé. Pour qu’une nation soit forte, il faut qu’elle soit maigre, et que dans ses doigts noueux elle ne tienne qu’une épée ; il ne faut pas qu’elle rêve, au bivouac, d’un comptoir laissé derrière elle. Et que ferait la France de ce ventre plein d’entrailles qu’elle porterait devant elle, quand il lui faudrait marcher au combat ? il faudrait, valétudinaire impuissante, qu’elle se fit rouler dans son fauteuil contre l’ennemi.

« Quand vous nous inoculez le virus de l’or, vous nous faites plus de mal que si vous enclouiez nos canons, que si vous brûliez nos vaisseaux, que si vous démolissiez nos places fortes. Vous assassinez la France, comme les Mexicains assassinaient les Espagnols, en lui versant de l’argent fondu dans les veines. Si ses habitants n’étaient pas des citoyens, que serait la France avec ses trente-deux millions d’habitants, à côté de l’incommensurable Russie, et que serait-elle à côté de l’Angleterre, tronc frêle, à la vérité, mais qui couvre tout l’univers de ses branches ? La France, c’est le lion qui, dans une peau étroite et sous des dimensions resserrées, fait mouvoir une masse énorme de muscles et de nerfs ; ce qui lui donne, à la Fiance, cette force prodigieuse qui la jette d’un bond sur une capitale, et lui fait, en quelques heures, déchirer une armée, c’est le patriotisme de ses enfants, c’est leur passion désordonnée pour la gloire. Si vous éteignez ce feu sacré qui vit encore dans leur ame, sous les cendres de la République et de l’Empire, comment voulez-vous qu’elle se défende contre cet orage de Barbares que les vents du Nord poussent contre elle ? Que fera-t-elle, lorsqu’elle ne sera plus qu’une faible femme, et qu’elle aura dix hommes à combattre, quand, au lieu de l’épée des Hoche, des Marceau, des Bonaparte, elle n’aura plus dans sa main qu’une demi-aune ? Ne voyez-vous pas que vous coupez au moderne Samson sa terrible chevelure, et que vous le livrez, impuissant et chauve, aux chaînes des Philistins. »


N’avons-nous pas aussi plus bas dans leur incontestable vérité, toute sa probité, tout son désintéressement, une probité de pauvre, un désintéressement de poète ? Faut-il encore l’avoir vu s’abstenir, refuser, se contenter de son pain sec gagné à la sueur de son front, après ces nobles paroles qui témoignent aussi haut que des faits :

« Et dire que nous n’avons point de lois contre la corruption !… qu’il faut la voir secouer de ses vastes ailes ses miasmes désorganisateurs sur nos cités, et la laisser faire !.. Si un militaire livrait aux Prussiens ou aux Allemands la plus mauvaise bicoque de votre frontière, vous le feriez périr dans un ignominieux supplice ; et quand des misérables, pour avoir quelques arpents de terre de plus, vendent nos libertés ; quand ils aident à mettre en lambeaux votre pacte social ; quand ils tiennent la Nation à bras-le-corps tandis qu’on lui rive aux jambes des entraves, on les récompense par d’honorables emplois et par des sacs pleins d’argent. Mais, quelle règle avez-vous donc pour apprécier les actions humaines ? Lorsque la trahison, au lieu d’un hausse-col, a un jabot ; qu’elle porte, au lieu d’épée au côté, une plume derrière l’oreille, elle cesse donc d’être trahison ? elle n’est donc plus un crime ? en changeant d’habit, elle est donc devenue vertu ? Quelques pierres moisies retranchées de vos frontières vous sont donc plus précieuses que vos institutions ?

« Et, pourtant, quelque infâme que soit, pour tout le monde, la vénalité, pour un écrivain elle l’est encore davantage. Ceux qui ont une voix assez forte pour se faire entendre de la foule sont les avocats naturels des saintes causes. Dieu leur a mis un peu de sa salive à la langue, et leur a commandé d’aller prêcher aux hommes le culte de la liberté. Quand ils trahissent leur mission sacrée, quand, exécrables pasteurs, ils vendent au boucher leur troupeau, ils sont dignes de tout le mépris qu’une ame humaine puisse produire : c’est comme si le phare quittait la plage qu’il doit indiquer aux navires battus par la tempête, pour aller s’établir sur un écueil. Je suis le plus chétif et le plus inconnu de ceux qui écrivent pour le peuple ; je n’ai dans ma main qu’une pauvre plume de roitelet ; mais, à Dieu ne plaise que je la vende jamais à nos oppresseurs ! Oh non ! quand la faim, entre ses doigts de fer me presserait les entrailles, je ne voudrais pas descendre à une telle infamie ! Si je dois mendier mon pain, ce ne sera pas dans les antichambres du ministère. J’aimerais mieux aller réciter mes pamphlets de porte en porte, et tendre la main à ceux qui ont encore l’amour de la liberté et de la patrie, et j’aurais, sur ma paille, des rêves plus tranquilles que bien d’autres sous leur alcôve de soie.

« Et, pourtant, voilà un monsieur qui tient d’un de mes amis intimes que j’ai voulu me vendre à M. Dupin !… Mais, c’est d’un de mes ennemis intimes qu’il voulait dire. Singulier ami intime, en effet, que celui qui dénonce, au premier voisin de table que lui donne le hasard, les turpitudes de son ami !.. Il est possible que chez les gens comme il faut il y ait des amis intimes de cet acabit, des amis qui disent en eux-mêmes, tandis qu’ils vous serrent la main : « Mon cher ami, quand te verrai-je déshonoré ou ruiné ? » mais, chez nous autres, gens de rien, la langue est plus près du cœur : nous avons des amis qui nous aiment, qui viennent à notre aide quand nous avons besoin d’eux, qui nous justifient quand on nous accuse ; mais nous n’avons point d’amis qui nous calomnient. Du reste, la fable de mon ami intime est assez mal imaginée, et je lui conseille, en bon ami, de ne point consacrer son talent, s’il en a, au genre de l’apologue.

« Si j’avais eu jamais l’intention de me vendre à M. Dupin, j’aurais fait tout le contraire de ce qu’il suppose : au lieu de me laisser aller à une folle rancune contre l’autocrate, parce qu’il aurait déporté ma pétition dans ses papiers à vendre, je l’aurais cajolé, je l’aurais encensé, je l’aurais adoré ; j’aurais écrit des rames de papier sur ses vertus politiques, sur sa fermeté de caractère, sur son invincible adhérence à ses convictions, sur son désintéressement, sur son abnégation de lui-même et de sa famille, sur son antipathie pour l’argent du budget, sur l’impartialité avec laquelle il use de son crédit, sur l’équité qu’il met dans ses distributions de croix d’honneur, et même sur ses vastes connaissances en agriculture. Il aurait fallu que j’eusse une bien mauvaise chance contre moi, si je n’étais parvenu, en procédant ainsi, à désarmer ses rigueurs, et à ramener, sur sa figure d’ouragan, comme dit le feuilletonniste de l’Écho, un placide rayon de bienveillance

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Et quand je vous dis, mes abonnés, que je ne me suis jamais offert à M. Dupin, je ne prétends tirer de cela aucun mérite. Je n’ai eu, pour conserver mon indépendance, aucune mauvaise passion à vaincre, aucun germe d’ambition à étouffer. À la vérité, je n’ai aucune antipathie contre l’argent ; je regarde même quelques écus, tintant ensemble, comme le plus bel ornement d’une poche ; mais j’ai toujours préféré une pièce de vingt sous honorablement gagnée, à une pièce d’or ramassée dans la boue. Et pourquoi me vendrais-je donc à M. Dupin ? pourquoi me vendrais-je à qui que ce soit ? J’ai de quoi satisfaire à tous mes besoins ; quel roi, quel empereur pourrait me donner davantage ? Allez demander à l’oiseau qui trouve abondamment et surabondamment sa nourriture dans la campagne, qu’il vous livre ses ailes à couper pour un sac de graines, et vous verrez ce qu’il vous répondra.

« Entre les steppes glacées de la pauvreté et ce fastidieux Éden de la richesse, où le ciel est toujours du même bleu, où la terre est toujours peinte du même vert, il est une zone tempérée où la disette et la profusion sont également absentes. Là, le sol ne donne rien à qui ne veut point le cultiver ; mais, quand on y ouvre un sillon, il y vient aussitôt de bons épis. Il y a bien, dans ce ciel inégal, des jours sombres et pluvieux ; mais, parfois, le soleil vous y sourit, entre deux nuées, d’un sourire si doux et si splendide, qu’il ferait volontiers éclore des couronnes de roses sur la tête des jeunes filles. C’est là qu’entre deux arbustes en fleurs j’ai planté mon humble tente. Je me trouve très bien dans ces lieux, et jamais l’envie ne me prendra de les quitter.

« Mes appétits sont modérés, et mon estomac est tout petit. Quand il ne me faut qu’une côtelette pour le remplir, pourquoi donc irais-je, pour avoir un aloyau, me faire le garçon d’un boucher ? Ma table est étroite, mal servie, et même très peu servie. Je croirais insulter un estomac tant soit peu comme il faut que de l’y inviter. Je mange ma maigre soupe dans des cuillers d’étain. Je fais ma boisson quotidienne de la piquette du pays ; aussi, quand Dieu m’envoie du bourgogne, je le trouve délicieux ! c’est un avantage que n’ont pas les amis de M. Dupin. Comme je ne liante pas les grandes dames, ma toilette me coûte fort peu, et la leur ne me coûte rien. J’ai pour principe qu’on n’est point vêtu d’un habit qu’on garde au porte-manteau ; aussi n’ai-je pour toute garde-robe qu’un paletot d’agréable épaisseur pour l’hiver, et qu’une chétive redingote pour les jours légers de la belle saison ; et même les puristes en fait de toilette trouvent qu’il manque à mon pantalon des sous-pieds. Je recule autant que possible l’existence de ces vêtements, et si je pouvais leur conférer la longévité des habits de noces de nos grands-pères, sans scrupule je la leur conférerais. Quand ils sont éraillés au coude ou ailleurs, je n’en ai nul souci. Je m’inquiète fort peu que la mode, quand je passe devant elle, me regarde de travers. Cela ne nuit point à ma considération auprès de ceux qui me connaissent, et je ne tiens guère à la considération éphémère des passants. J’ai d’ailleurs, quand on me salue, la satisfaction de me dire que ce n’est pas à mon habit qu’on s’adresse. Je n’ai point de domestiques pour me mal servir : j’ai mes deux enfants qui suffisent très bien à cette besogne. Comme ils n’obéissent jamais à ma première injonction, cela me procure l’avantage de m’indigner contre eux ; ainsi mon humeur conserve toujours une salutaire âpreté, et mon style de pamphlétaire se maintient toujours à la trempe qui lui convient Quelque bornées que soient mes ressources, elles me permettent encore d’être la dupe de certaines gens. Je connais bien des riches qui n’ont pas le même avantage. C’est un luxe dont je suis fier, et qui, Dieu merci, ne m’a jamais manqué. J’aime mieux cela, du reste, que d’acheter des cachemires à ma femme. Or, à qui vit ainsi et ne veut pas vivre mieux, à quoi servirait-il d’être un nabab ? Quand j’aurais dix fois plus d’argent, quand chaque ligne mercenaire tracée par ma plume se couvrirait d’une poussière d’or, que ferais-je de cette richesse ?

« — Ce que vous en feriez ? dit mon petit magistrat ; vous feriez comme M. Dupin : quand l’occasion s’en présenterait, vous achèteriez à bas prix de belles et bonnes propriétés qui vous produiraient de belles et bonnes rentes. Celui qui possède un arpent de terrain est plus roi dans ses domaines que Louis-Philippe ne l’est en France.

« — Des propriétés, malheureux petit magistrat ! Mais vous ne savez donc pas ce que c’est que des propriétés ? Si j’avais des propriétés, je serais l’homme le plus embarrassé du globe, et mes métayers me feraient mourir de chagrin. Jamais je ne pourrais porter cette longue queue d’affaires que tout propriétaire traîne après lui. J’ai à Fiez, commune de Saint-Pierre-du-Mont, un méchant pré que je n’ai point acheté, je vous prie de le croire, mais qui me vient de ma femme. Il me rapporte, à moi, tous les ans, dix écus et une paire de poulets ou de canards, ad libitum, et il rapporte au fisc six francs et des centimes de contributions, sans compter les avertissements avec frais et les commandements. Si notre petit magistrat voulait m’en débarrasser, en me Tachetant, bien entendu, je le tiendrais pour le plus grand homme du monde. Il pourrait s’adresser, pour les conditions, à Me  Bouquerot, notaire à Clamecy, ou bien à l’huissier Gervais. Au cas où il n’aurait encore ni chevaux, ni voiture, la récolte dudit pré pourrait lui servir à assaisonner ces jambons que nous appelons jambons au foin, et qui fournissent à nos déjeuners un excellent mets.

« Si vous faisiez appel à mes sentiments paternels, je vous répondrais que j’aime bien mes enfants, mais que je ne veux pas vendre ma conscience pour les enrichir. Je ne les ai point, d’ailleurs, faits pour être riches ; je serais mortifié qu’ils le devinssent. Ils sont nés dans un berceau de saule : il serait mal séant qu’ils mourussent sur une couchette d’acajou. Nous autres, les Tillier, nous sommes de ce bois dur et noueux dont sont faits les pauvres. Mes deux grands-pères étaient pauvres, mon père était pauvre, moi je suis pauvre : il ne faut pas que mes enfants dérogent. Avec trois mille francs on peut vivre. Mon fils gagnera probablement moins ; mais s’il se permettait de gagner davantage, je reviendrais, ombre irritée, épancher ses sacs d’écus par les fenêtres.

« Ne me dites point que je fais ici du paradoxe ! je vous répondrais que cet homme empoissé qui raccommode des vieux souliers au coin d’une borne, et que vous regardez comme un être immonde, gagne sa vie plus honorablement et plus innocemment que le plus haut empanaché de nos grands seigneurs et le plus riche de nos financiers.

« Et d’ailleurs, pourquoi m’inquiéterais-je donc tant de mes enfants ? Quand mon dernier accès de toux sera venu et que j’aurai rendu à Dieu ma plume avec mon ame, est-ce que le soleil s’éteindra ? est-ce que la terre cessera de se couvrir de verdure ? Le père de tous, qui donne leur pâture aux petits des oiseaux, la refusera-t-il aux petits du pamphlétaire ? Le papillon ne trouve-t-il point au calice des fleurs de la poussière à sucer, comme l’oiseau vorace des hautes cimes trouve des chairs palpitantes à dépecer et du sang chaud à boire ?

« Mes parents ne m’ont rien donné, à moi, et je leur en suis reconnaissant ; s’ils m’avaient donné beaucoup, je n’oserais peut-être pas mettre leur nom au bas de mes pamphlets. En sortant du toit paternel, je n’avais pas même de profession. Je suis tombé dans ce monde comme une feuille secouée d’un arbre et que les vents orageux roulent le long des chemins. Cependant, je n’ai point perdu courage ; j’ai toujours espéré que de l’aile de quelque oiseau traversant les airs il tomberait une plume que je ramasserais et qui pourrait aller à mes doigts, et mon espérance n’a pas été trompée. Le riche est une plante qui sort de terre toute vêtue de feuilles et toute parée de fleurs. Moi, j’étais un pauvre grain jeté au milieu des épines ; j’ai soulevé de ma tête déchirée les fétus acérés qui pesaient sur moi, et je suis arrivé au soleil. Pourquoi donc ces humbles tiges que je laisse sur mes racines ne pousseraient-elles point ainsi que j’ai poussé ? Au lieu de me vendre aux puissants, j’ai fait la guerre à ceux qui se vendaient à eux ; je ne m’en repens point. C’est encore, je crois, le meilleur chemin pour arriver à une tombe honorée. J’en suis tellement convaincu, que si cette plume de pamphlétaire, que tant bien que mal j’ai portée, repoussait sur ma fosse, et que mon fils eût les doigts assez forts pour la conduire, je l’engagerais à s’en emparer, dût-il trouver une prison au milieu de sa route ! Pouvoir se dire : « L’oppresseur me craint et l’opprimé espère en moi, » voilà la plus belle des richesses, la richesse pour laquelle je donnerais toutes les autres !

« Et que me servirait-il, à moi, d’être, comme ces messieurs, un des gros bourgeois de ma petite ville ? Le bel honneur d’être la plus grosse allumette de sa botte, le plus gros grain d’une poignée de graines de moutarde !… Je ne suis pas de ceux qui, n’étant que de petits morceaux de verre, veulent briller comme des diamants. Je ne sais point marcher sur des échasses, et, pour être plus haut que les autres, je ne veux point monter sur un tas d’immondices. Si j’étais fier, il faudrait que je susse pourquoi ; je serais désolé qu’on me prit pour un homme gras, alors que je ne serais qu’hydropique. Mais, eux, ces bourgeois de M. Dupin, qui font tant les importants dans leur gros ventre, de quoi sont-ils fiers ? Ils n’en savent rien, et ceux qui descendent bien bas leur chapeau devant eux n’en savent pas davantage. Ces messieurs méprisent le peuple, et à cause de cela, ils se croient nobles ; mais ce sont des papillons

qui méprisent des chenilles

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Et, d’ailleurs, l’homme n’est point fait que pour vivre ; il est fait aussi pour mourir. Qui de nous ne jette un regard inquiet à travers les épaisses ténèbres qui bornent l’existence, et ne cherche à deviner ce qu’il trouvera sur l’autre rivage ? Tout ce qui meurt laisse, où il a existé, quelque chose ; quand la brise haletante a expiré au milieu des cieux, les feuilles qu’elle caressait frissonnent encore ; la touffe de serpolet que le bœuf a broyée sous sa large dent, laisse quelque temps son parfum à la prairie ; quand, sous un archet brutal, la corde du violon s’est rompue, ses deux tronçons frémissants rendent encore comme un harmonieux murmure. Mais, tous ces hommes qui ont fait trafic de leur conscience, quand la dernière vibration de leur glas se sera perdue dans les airs ; quand les larmes blanches avec lesquelles on les aura pleures seront renfermées dans leur coffre ; quand les armes à feu qui auront fait le dernier salut à leur dépouille mortelle auront jeté leur fumée, que restera-t-il d’eux ? d’ignobles souvenirs, un nom dégradé, je ne sais quoi de semblable à cette puanteur qui survit à une chandelle éteinte ! le peuple qu’ils ont trahi viendra, après leurs flatteurs, cracher sur leur épitaphe. Moi, du moins, si je n’ai ni marbre, ni lettres d’or sur mon cercueil, je veux que l’humble gazon dont il sera couvert jette une bonne odeur ; et peut-être quelque ami de la liberté, amené par un pieux devoir dans le sombre jardin des morts, se détournera de quelques tombes pour dire un petit bonjour à mon ombre ! »

Et plus loin :

« Ce nom de pamphlétaire que vous me jetez, je le ramasse, je m’en fais un titre de gloire. Dire la vérité aux hommes ; c’est, quoique vous en écriviez, un noble métier. Peu m’importe que quelques vieilles cigales et deux ou trois scarabées qui n’ont plus d’ailes, fassent bourdonner autour de moi leurs petites colères ; j’ai la conscience d’avoir fait un bon usage du peu d’intelligence que Dieu m’a départi. J’aime mieux être en paix avec moi-même qu’avec autrui, et je préfère mon estime à celle d’un ramas de badauds qui ne me connaissent ni ne me comprennent.

« Comme écrivain, qu’ont-ils à me reprocher ? J’ai toujours pris parti pour le faible contre le fort, toujours demeuré sous les tentes déchirées des vaincus, et couché à leur dur bivouac. J’ai bien, à la vérité, biffé quelques épithètes trop somptueuses que certains ajoutaient à leurs noms ; j’ai bien crevé à quelques amours-propres bouffis leur vessie ; mais les gens que j’ai traités ainsi, ils étaient du parti ennemi, et j’avais le droit de rogner leur importance. Je n’ai point outrepassé, envers eux, les droits de la guerre : quand ils se plaignent de moi, c’est comme si un vieux kaiserlick se plaignait d’avoir été blessé à Austerlitz par un soldat français.

« Ce sont des personnalités, soit ; mais chacun a sa manière de faire la guerre : les uns tirent à ceinture d’hommes et sur les masses ; moi je choisis mon ennemi et je l’ajuste. Quand c’est un personnage empanaché qui passe à ma portée, je lui donne toujours la préférence.

« Je n’ai qu’un nom ignoré, perdu parmi ces noms que la cité roule tous les jours dans sa vaste bouche ; toutefois, j’ai la prétention de croire que ma plume est utile à quelques-uns. La haie est humble, ses rameaux trempent dans l’herbe ; mais elle pique de ses épines le malfaiteur qui veut envahir l’héritage d’autrui ; elle donne ses fleurs sauvages à la bergère qui passe, et les petits oiseaux tressent en sûreté leur nid entre ses branches : j’aime mieux être une humble haie qu’un grand arbre inutile. Celui qui fait un métier infâme, c’est celui qui vend au pouvoir un vieux couton de plume dont une pauvre femme ne voudrait pas pour balayer son foyer ; celui qui, dans un intérêt d’argent, passe sa vie à mentir et à tromper ; et celui-là, je ne voudrais pas être à sa place.

« Donc je suis un pamphlétaire ; mais suis-je bien un impie, ainsi que les prêtres voudraient le faire croire à leurs béates ? un impie selon la religion des prêtres, je ne m’en défends pas ; mais, selon celle de Jésus-Christ, je proteste. Et qu’est-ce que le juge suprême, si je comparaissais demain à son tribunal, aurait donc tant à me reprocher ? Je n’ai point empli mes mains d’argent ; je n’ai point trafiqué de ma pensée ; je l’ai donnée aux hommes telle que Dieu me l’envoyait, comme l’arbre leur donne ses fruits. J’ai pris des mains de Dieu ma ration de pain quotidien, sans jamais lui en demander une plus grosse. Quand ce pain est noir, je ne me plains point ; quand il est blanc, je le mange de bon appétit ; mais blanc ou noir, je n’en laisse jamais pour le lendemain ; je vais droit devant moi sans regarder en avant, sans regarder en arrière, ne cherchant qu’à éviter le caillou qui est à mes pieds, et ne l’évitant pas toujours. Lorsque je rencontre une mauvaise herbe sur mon chemin, je l’arrache ; quand c’est une bonne graine, je fais un trou en terre et je l’y dépose : si elle ne vient pas pour moi, elle viendra toujours pour un autre. Je fais comme le papillon qui jouit de l’été sans songer que l’hiver est au bout, et, pour les quelques jours qu’il a à rester sur la terre, ne se donne pas la peine de se bâtir un nid. J’engage mes enfants à faire comme moi ; je leur lègue mon exemple : c’est la meilleure des richesses, et pour celle-là, du moins, ils ne paieront pas de frais de succession. Je prie rarement Dieu, et voici pourquoi : parce que Dieu sait mieux que moi ce qu’il doit faire ; parce que je crains de lui demander des choses qui ne me soient pas bonnes ; parce que, sans que nous le lui demandions, tous les matins il fait lever son soleil, et tous les ans il couvre la terre d’herbes, de fruits et de moissons ; enfin parce que Dieu, du moment qu’il nous a créés, est obligé de pourvoir à nos besoins, et qu’il ne peut ressembler à ces mauvais pères qui, ayant fait un enfant, vont l’abandonner à la porte d’un hospice. Je ne l’adore pas non plus, parce qu’il n’a pas besoin qu’on l’adore ; parce que l’homme ne peut rien pour sa satisfaction, parce que, d’ailleurs, ces hommages que la foule lui adresse, ce sont les adulations de créatures intéressées, qui veulent aller en paradis ; mais quand j’ai un sou qui ne me sert pas, je le donne à un pauvre.

« J’ai dit ce que j’étais ; que ceux qui m’appellent impie racontent sincèrement ce qu’ils sont, et on verra qu’ils ont moins de religion que moi ! »

Quelle vertu ! Est-ce que cette austérité, cette intégrité toute antique, ne brille, n’éclate pas là d’elle-même, comme un morceau d’or pur ? N’est-on pas sûr tout d’abord de son titre et de sa valeur ? Faut-il ensuite invoquer le biographe qui a écrit cette noble vie, pour savoir de plus que Claude avait coutume de se faire caution, de répondre, de payer même pour ses amis ? Faut-il invoquer encore la parole véridique de M. Frebault, qui l’a conduit au cimetière, et qui a dit de lui sur sa tombe : « Il est mort pauvre comme il a vécu ; son désintéressement tenait du détachement raisonné du philosophe et de l’insouciance naturelle de l’artiste, » et qui eût pu ajouter : « et de la vertu dévouée de l’apôtre ! »

Et dire que cette vertu religieuse était presque sans espoir, que c’était l’amour du bien et du juste pour le juste et le bien lui-même ! Lisez plutôt ce morceau d’un pamphlet cité par la Réforme et écrit pour M. Miot, qui avait été assigné comme détenteur d’armes prohibées, parce qu’il avait pieusement acheté aux enchères publiques de Moulins-Engilbert, deux vieux canons que la Convention nationale avait donnés jadis à cette commune :

« Nous voyons bien, diraient les patriotes, que nous ne sommes plus sous la protection de la loi. Ce bout de manteau qu’elle étendait encore sur nos têtes, on l’on en arrache impunément. Nous sommes sans défense contre les attaques de nos ennemis. La logique n’a plus d’arguments pour nous défendre. La vérité et la raison perdent toutes leurs forces en passant par notre bouche. Nos raisonnements les plus solides, semblables à une flèche qui a perdu son dard en volant, ne pénètrent plus dans l’esprit de nos juges. Il semble qu’ils entendent tout le contraire de ce que nous leur disons, et qu’un mauvais esprit change en route nos paroles ! La justice d’aujourd’hui n’a donc plus qu’une oreille ? et comment se fait-il que nous nous trouvions toujours du côté de son glaive ? Sur ce chemin qui a mené Dupoty au Mont-Saint-Michel, verra-t-on toujours quelqu’un qui passe ? liberté ! si c’est toi qui règnes ici, jette ta coiffure phrygienne et prends le bonnet d’un monarque ; car tu n’es que la tyrannie exercée par trois cent mille maîtres sur des millions d’esclaves ! Déesse perfide ! nous le voyons bien maintenant, tu n’es funeste qu’à ceux qui te rendent un culte sincère. Tu ressembles à ces féroces idoles de l’Inde qui veulent que leur autel trempe dans le sang de leurs adorateurs. Qu’as-tu fait de Jésus-Christ ? Qu’as-tu fait des Gracques ? Qu’as-tu fait de la Convention ? Qu’as-tu fait de la Montagne ?.... Qu’as-tu fait de tant d’autres qui sont morts en te servant ? Ton temple n’a donc point de porte ? ceux qui vont à toi n’arriveront donc jamais que sur le seuil, et les meilleurs tomberont donc toujours frappés sur les marches ? S’il en est ainsi, remets donc au moins dans les veines des enfants tout le sang généreux que tu as pris aux pères. Mais cela, le tribunal de Nevers ne le laissera point dire ; il prouvera à tous que ce n’est point les opinions des accusés qu’il juge ; il se fera un devoir de réparer l’erreur malheureuse de ses collègues : il absoudra M. Miot ; car je n’ai jamais vu de cause plus juste que la sienne, et c’est pourquoi je l’ai défendue. »

Ce morceau, soit dit en passant, rappelle le cri d’un autre pamphlétaire, d’un bon homme aussi, quoique pamphlétaire, de l’auteur de Robinson Crusoé, de ce pauvre Daniel Foc, qui perdit sa fortune, son honneur et ses oreilles même au métier où Tillier perdit la vie, qui fut condamné vivant au pilori, pour avoir écrit quelques vérités au clergé anglican, comme Tillier, mort, fut exclus de l’église pour en avoir écrit au clergé catholique, et qui disait de même au peuple anglais du siècle dernier : « Ceux qui vous servent seront toujours haïs et méprisés, toujours hués et toujours pillés, toujours réduits à la misère et à la potence, ce qui ne les empêchera pas de vous servir, et c’est ce que je fais. »

C’est le fais ce que dois, advienne que pourra, des preux chevaliers, qui passe ainsi aux vils pamphlétaires. Aujourd’hui la noblesse est aux vilains.

Il n’est pas besoin, non plus, d’avoir vu Claude Tillier, pauvre malade, souffrir stoïquement, jouer avec son mal et rire au nez de la mort, pour connaître sa philosophie et sa force d’ame, quand on lit ce feuillet si triste et si gai, si plein à la fois de raillerie et de résignation :

« Voici maintenant quelques pamphlets de la façon des béates. Il y a, à mon égard, un schisme dans la congrégation de M. Gaume [1] : beaucoup de ses vierges prétendent que je me meurs par la protection de sainte Flavie ; beaucoup, aussi, plus impatientes que les autres, veulent que je sois déjà mort, très mort, et même enterré. Je me meurs, soit ; cela est possible. Il y a long-temps, en effet, que les années de la jeunesse, ces beaux oiseaux de passage, qui fuient aux approches de l’hiver, se sont envolées de moi. J’ai fait plus de la moitié de mon voyage ; déjà je suis sur l’autre versant de la vie, terre morne où il reste à peine aux arbres quelques feuilles, et dont le ciel gris et gypseux est plein de neiges qui voltigent ! Or, quand on est est arrivé à cette pente, on roule plutôt qu’on ne descend. Mais, que je sois mort, je le conteste. Voilà, du reste, un miracle qui est h oc à sainte Flavie ; que je meure aujourd’hui, que je meure demain, que je meure dans dix ans, les vierges émérites de M. Gaume ne manqueront pas de dire que c’est leur sainte qui m’a tué.

« Ces menaces d’une mort prochaine m’effrayaient, je l’avoue ; mais saint Claude, mon vénérable patron, m’est apparu une de ces dernières nuits : « Ne crains rien, mon cher Claude, m’a-t-il dit, Jésus-Christ a lu tes pamphlets, il les approuve, et s’il ne s’y abonne point, c’est seulement pour ne pas désobliger M. Dufètre. C’est toi qui défends la religion, et ceux qui l’attaquent, c’est cette tourbe de Jésuites qui la manipulent, qui la façonnent dans l’intérêt de leur ambition, comme si elle était leur chose. Tu tousses, je le sais ; de là haut je t’entends tousser, et, sans compliment, je trouve que tu tousses très bien ; mais ne prends point de sirop de gomme, c’est un liquide insignifiant ; couche-toi tôt, lève-toi tard, et va t’imprégner de l’air salutaire de la campagne. Je n’affirme pas que ce régime te guérira ; je ne suis pas, moi, un de ces saints empiriques qui font la médecine comme s’ils avaient besoin de cela pour gagner leur vie. Mais si sainte Flavie touche à ta poitrine, elle apprendra ce que c’est qu’un Claude : d’un coup de ma crosse, je lui mets son fémur en cent morceaux.

— « Cher patron, lui répondis-je, est-ce que par hasard votre crosse serait plombée ? Mais en tous cas, vous ne voudriez pas en faire usage contre une femme, vous êtes trop Franc-Comtois pour cela !

— « Une femme, me répondit-il, une femme ! qu’est-ce que cela signifie ? La méchanceté est-elle donc inviolable, du moment qu’elle est jointe à la faiblesse ? Et toi même, Claude, tout Claude que tu es, t’abstiens-tu de tuer une puce qui t’a mordu, par la raison que tu es plus fort qu’elle ? »

Et pour connaître et pour prouver ce sentiment poétique que j’ai dit être le fond de sa nature, est-il nécessaire de l’avoir rencontré marchant a pas lents sur les dépouilles de l’automne ? ne le voyons-nous pas, ne l’entendons-nous pas en personne dans sa prose vivante ? ne nous donne-t-il pas la preuve irrécusable de la sensibilité et de la suavité de son ame, quand il nous dit avec tant de mélancolie :

« Et cette plume de pamphlétaire qu’il faut toujours tenir comme un glaive, croyez-vous qu’elle ne soit pas lourde à porter, qu’elle ne fatigue point les doigts qui la conduisent ? En ce moment je suis là, accoudé sur la fenêtre de mon atelier, contemplant cette belle vallée de la Nièvre qui s’emplit d’ombre, et ressemble, avec sa forêt de peupliers, à un champ garni de gigantesques épis verts ; le soleil se couche derrière moi : ses derniers rayons allument, comme un brasier, les ardoises du moulin ; ils illuminent la cime vacillante des peupliers, et bordent de franges roses les petits nuages qui passent à l’horizon. Dans le lointain, les pâles fumées de Pont-Saint-Ours ondoient et s’en vont, emportées par le vent, comme une procession de blancs fantômes qui défile. La Nièvre, cette laborieuse Naïade que les tanneurs forcent du matin au soir à laver leurs peaux, a fini sa journée ; elle se promène libre et tranquille entre ses roseaux, et clapote doucement sous les racines des saules. À cette heure si belle et si douce, je sens à ma vieille lyre de poète une corde qui se réveille ; j’aimerais à décrire ces riants tableaux, et peut-être, du fond de cette encre immonde, amènerais-je quelque paillette d’or au bec de ma plume. Mais, hélas ! quand je voudrais peindre et chanter, il faut que j’écrive, que je martèle des phrases agressives contre mes adversaires. Ce faisceau de flèches ébauchées qui est là sur ma table, il faut que je le garnisse de pointes. Quand mon âme s’emplit, comme ce vallon, de paix et de silence, il faut que j’y tienne la colère éveillée ; quand je voudrais pleurer peut-être, il faut que je rie !…

« Derrière cette verdure étrangère et cette traînée bleuâtre de collines que je ne connais pas, sont les premiers arbres qui m’ont abrité, les premières collines que j’ai foulées ; c’est de ce côté que s’envolent mes pensées, semblables à des pigeons qui, lâchés sur une terre lointaine, s’enfuient à tire-d’aile vers le colombier natal. C’est là qu’est ma mère, mon frère, mes amis, tous ceux que j’aime et dont je suis aimé. Quelle destinée m’a donc éloigné de ces lieux ! Pourquoi ne suis-je point là avec ma femme et mes enfants ! Pourquoi ma vie ne s’y écoule-t-elle pas doucement et sans bruit comme l’eau claire d’un ruisseau ! Hélas ! ce même soleil qui s’est levé sur mon berceau, il ne se couchera donc point sur ma tombe ! Maudits soient ces imprudents persécuteurs qui m’ont appris que j’avais une arme redoutable, en me forçant à me défendre ! Loup féroce, c’est pourtant en léchant leur sang que cet appétit du sang m’est venu ! Et que m’importe à moi que ce journal prêche et que cet évêque fasse le journaliste ! Cruel pamphlet, laisse-moi un instant avec mes rêves ! Ces oiseaux aux plumes blanches et roses, tu les effarouches des éclats stridents de ta plaisanterie. Laisse-moi passer et repasser la main sur leurs ailes ; peut-être, hélas ! ne reviendront-ils plus de sitôt, et d’ailleurs, ces messieurs sont-ils si pressés qu’on les fustige ?

« Ô mes amis ! que faites-vous en ce moment ? Tandis que je suis là pensant à vous et entouré de vos chères images, vous entretenez-vous de moi sous vos tonnelles ? Voici l’heure où ma mère se repose à l’ombre de son petit jardin ; je suis bien sûr qu’elle rêve de moi en arrosant ses fleurs ; peut-être dit-elle mon nom à sa petite fille. Ô ma mère ! si je vous écris moins souvent, c’est ce dur métier de pamphlétaire qui en est la cause ; mais, soyez tranquille, je n’attendrai point pour vous revoir, que l’hiver ait mis entre nous ses neiges. Quand le ciel commencera à blanchir, que ces arbres se teindront de jaune, qu’un plus pale sourire sera venu aux lèvres de l’automne, j’irai m’asseoir à votre foyer et rajeunir ma poitrine à cet air que vous respirez. Ces beaux chemins où j’ai tant rêvé, tant fait de vers perdus comme le chant dans l’espace, je veux me promener encore entre leurs grandes haies pleines déjà de pourpre et d’or et toutes brodées de clochettes blanches ! et ce sera pour la dernière fois peut-être…


« Je veux encore écouter les flots amis de ma rivière de Beuvron, et les écouler long-temps. L’eau qui mord par le pied mon vieux saule de la Petite-Vanne l’a-t-elle renversé ? a-t-il encore à ses racines beaucoup de mousse et de petites fleurs bleues ? Je veux encore passer une heure sous son ombre, contemplant tantôt ces noirs rubans d’hirondelles qui flottent dans les deux, tantôt ces longues traînées de feuilles jaunes qui s’en vont tristement au courant de l’eau comme un convoi qui passe, et tantôt aussi ces pâles veilleuses, tant redoutées des jeunes filles, et qui sortent de terre semblables à la flamme de la lampe qu’il leur faudra bientôt allumer. Ces images de deuil plaisent à mon âme : elles la remplissent d’une tristesse douce et presque souriante. Je me représente l’année comme une femme phtisique qui, sortant d’une fête, dépouille lentement et une à une les parures dont elle était revêtue, pour se mettre dans son cercueil. Mais adieu, ma mère ! adieu mon vieux Clamecy ! on m’appelle ; je me suis fait l’exécuteur des colères de la société, et il faut que ma tâche s’accomplisse. »

Et, enfin, pour connaître toute sa tendresse de cœur, faut-il l’avoir surpris consolant, rassurant, trompant sa mère, pieuse fraude ! la trompant avec un sourire qui cache des larmes, quand on lit cette dernière page si navrante, si remplie de sollicitude, d’affection et d’amour :

« Ma mère est à côté de mon fauteuil de malade ; elle est sourde, la pauvre femme, et nous ne pouvons guère nous faire entendre ; mais elle est là qui m’enveloppe de tous ses regards, qui cherche à deviner dans mes yeux ce que je désire, et dans le moindre pli de mon front ce qui me déplait ; elle a quitté l’autre moitié de sa famille, celle qui n’a pas besoin d’elle, pour prendre sa part de mon agonie. Les soins qu’elle avait donnés à mon enfance, elle les prodigue à ma précoce vieillesse. Elle a déjà vu mourir un fils, et elle vient encore me prêter l’appui de son bras pour me faire descendre plus doucement les pentes de la vie…

« Pauvre mère ! de quelle lourde main Dieu vous a-t-il donc mesuré les larmes qu’il a mises sous votre paupière !… Dieu ne serait-il donc point juste envers les mères ? Un fils ne peut enterrer qu’une fois sa mère ; mais une mère, de combien de fils souvent ne porte-t-elle pas le deuil !… Suis-je au moins le dernier enfant qu’elle enterrera ? lui en restera-t-il un dernier pour lui fermer les yeux et mêler à nos os ses chères dépouilles ? est-elle destinée à emporter la clé de notre chétive maison ?…

« Oh ! combien je suis moins à plaindre qu’elle !… Je meurs. quelques jours avant ceux de ma génération ; mais je meurs dans cet âge où finit la jeunesse, et après lequel la vie n’est plus qu’une longue décadence. Je rendrai à Dieu mes facultés telles qu’il me les a données : mon imagination vole toujours d’un vol libre dans l’espace, et le temps n’a point blanchi les plumes de son aile. Je n’ai perdu que quelques-uns de ceux que j’aimais, et quand je vais, à la Toussaint, visiter le cimetière où dorment nos pauvres ancêtres, à peine trouvé-je dans le gazon quelques débris de noms qui me sont chers. Je suis semblable à l’arbre qu’on coupe ayant encore des fruits entre le tronc dont il est poussé et les jeunes rejetons qui poussent. Belle et pâle automne ! tu ne m’as point vu, cette année, dans tes chemins bordés d’herbes flétries ; je n’ai vu ton doux soleil et je n’ai senti tes brises parfumées que de ma fenêtre ; mais nous nous en irons ensemble ! Je veux mourir avec la dernière feuille des peupliers, avec la dernière fleur de la prairie, avec le dernier chant des oiseaux, enfin avec tout ce qui est doux, avec tout ce qui est beau dans l’année. Il faut que ce soit la première bise qui me dise : Il faut partir !… Ne vaut-il pas mieux mourir à temps que de vieillir ? »

Rien d’aussi touchant dans Millevoye, rien de plus passionné dans Rousseau ! Eh bien ! le pamphlétaire a-t-il assez de cœur, assez d’ame, de sentiment et d’onction, de délicatesse et de douceur, de poésie et d’amour ? Est-il bien tel que je l’ai dit ? Oui, tous les trésors de sa belle ame resplendissent, rayonnent à chaque ligne, à chaque mot de cette admirable page ! Oui, l’homme, tout l’homme, le citoyen, le père, le fils, apparaît, se révèle, se manifeste, vrai comme la mort qu’il attend, dans tous ces extraits autochtones, dans toutes ces preuves écrites, dans tous ces témoignages signés de son génie comme de son nom, dans cette infaillible mission. Oh ! maintenant, maintenant nous le connaissons bien.

Et maintenant que je connais l’homme, je peux juger l’écrivain : ma tache devient facile ; l’écrivain m’a appris l’homme, et vice versa, l’homme m’apprend l’écrivain. Je trouve là un esprit complet, entier, à la fois puissant par la forme et par le fond, philosophe et artiste, penseur et poète, ni trop idéaliste comme l’allemand, ni trop réaliste comme l’italien, ayant bien le génie de notre nation, le bon sens, cet équilibre parfait du spirituel et du matériel, un véritable écrivain du dix-huitième siècle, un écrivain vraiment français, qui devait naître, comme il est né, au centre même de la France ; car, si l’homme c’est le style, on peut dire aussi que la terre c’est l’homme. Telle patrie, tel génie ; tel pays, tel auteur. Le génie est comme le vin, il a une saveur particulière à son crû, un goût sui generis, qu’il doit au sol natal, au terroir. Or, Claude Tillier est né à Clamecy, au milieu de l’ancienne Gaule, auprès de la Loire, non loin de cette zone centrale qui semble être dans la terre française la patrie spéciale du sens commun, qui est comme la ligne de démarcation du pays des troubadours et de celui des trouvères, qui a produit tant de prosateur^ à l’esprit narquois, à la raison caustique, à la verve moqueuse, qui a vu naître enfin Claude Tillier, Paul-Louis Courrier, et le premier de tous les pamphlétaires, de tous les écrivains satiriques, sardoniques, sarcastiques, le père de Montaigne, de Molière, de Voltaire et des autres, le comique par excellence, le grand maître d’ironie, le railleur épique, le prince des philosophes et des poètes modernes, le joyeux Homère de la vieille France, François Rabelais !

Si la terre influe sur l’homme, la race y entre aussi pour quelque chose, et Claude Tillier est fils d’ouvrier. Il est né de souche rude et noueuse, comme il l’a dit lui-même, fait de ce bois dur dont est fait ce qui est fort.

Enfin, l’éducation a aussi sa part dans l’ensemble. L’enfant de la révolution, élève de l’empire, prend donc de bonne heure des habitudes d’indépendance et de courage qui le font homme de guerre avec la plume comme il eût été avec l’épée. Sa vie d’homme de lettres est un combat comme celle des soldats de la grande armée, et il meurt aussi, lui, sans se rendre.

Esprit sain, libre et résolu, le voilà bien avec les trois qualités essentielles, fondamentales qui le distinguent.

Dans toutes les questions, vous le verrez du côté de la vérité, de la liberté et de la justice. Soit qu’il attaque la superstition et l’intolérante des mauvais prêtres, soit qu’il combatte l’égoïsme et la corruption des mauvais riches, dans ses pamphlets ou dans ses contes, dans la polémique sérieuse ou dans la fantaisie du roman, c’est toujours l’homme de la raison, delà révolution et de l’audace. Sa pensée est toujours droite, généreuse et hardie ; on y retrouve toujours le triple élément que j’ai signalé, dialectique puissante, sentiment démocratique, instinct de lutte, le philosophe, le peuple et le soldat, tout Claude Tillier. Prenez, par exemple, ses deux romans, Cornélius et l’Oncle Benjamin, et vous direz deux contes inédits, l’un de Voltaire, l’autre de Diderot, tant l’imagination s’y marie bien à la raison, tant l’idée est juste et l’expression franche, tant le style brille et tranche comme l’épée, tant la plume qui les a écrits est déterminée. Oui, cela semble écrit il y a soixante ans, par l’auteur de Candide, ou par celui de Jacques le Fataliste, avec cette encre vive, avec cette prose acre, ardente, incisive, avec cet acide sulfurique, ce sublimé corrosif, ce vitriol pur de l’Encyclopédie qui mord, marque, brûle, dissout, déchire et emporte la pièce.

Prenez de même ses pamphlets, ceux qu’il a composés contre la recrudescence du parti-prêtre, contre ces inventions surannées de reliques déterrées, de miracles rajeunis, alors que le clergé trouvait des fémurs de martyrs, des cœurs de saint Louis, l’eau où Pilate se lavait les mains, la chemise de Jésus-Christ, le mouchoir de sainte Véronique, que sais-je ? toutes les pieuses découvertes faites naguères, afin de ranimer le zèle et de réchauffer la foi ; prenez, dis-je, cette série de pamphlets religieux, et les autres, les pamphlets politiques, écrits pour la réforme électorale et contre la dotation du duc de Nemours, pour les canons de M. Miot et contre les comices agricoles de M. Dupin, pour ou contre tant d’hommes et de choses, pour tout ce qui est équité, contre tout ce qui est abus aujourd’hui, dans tous ces petits chefs-d’œuvre vous retrouverez le même acharnement, la même fibre populaire, la même force de raisonnement, une logique de fer, une logique d’étau qui ne lâche plus ce qu’elle tient, et dont n’ont pu sortir sainte Flavie et le duc de Nemours, toute sainte et tout duc qu’ils sont.

Ah ! il est bien du pays de Paul-Louis Courier, il en a bien l’esprit, il en a bien la langue ! Riverain de la Loire comme lui, et chose remarquable encore, soldat d’artillerie comme lui, Claude Tillier est à Paul-Louis Courier ce que le soldat est à l’officier, ce que le peuple est au bourgeois, ce que le vrai maître d’école est au vigneron honoraire, le maître d’école pauvre au riche vigneron. S’il n’a pas toute l’élégance, toute la finesse, la correction et la pureté, L’artifice et le goût de son devancier, il en a la verve et l’entrain, l’intensité et l’abondance, l’énergie et l’ampleur, et bien que chez lui la force n’exclue pas la grâce, la raison la poésie, l’ironie la sensibilité, ce qu’on a vu ; bien qu’il ne manque, quand il veut, ni de charme, ni de science, ni d’art ; bien que l’éducation, le travail et l’étude aient amendé, cultivé, raffiné aussi cette nature brute, pourtant c’est toujours un enfant du peuple, élevé dans un collège il est vrai, mais enfin un enfant du peuple, un rejeton d’ouvrier, un sauvageon du Morvand, un esprit neuf, naïf, original, cultivé d’hier, où dominent l’exubérance et la fougue, et l’élan et l’ardeur. C’est la spontanéité et la fécondité d’une souche franche, d’un plant vierge où poussent à la fois les feuilles et les fleurs, les végétations de luxe et de fruit. Il vaut surtout par je ne sais quoi d’imprévu et d’inconnu, d’âpre et de rustique, de vert et de vif, de primitif, enfin, et de virtuel, comme la foule dont il sort ; il est éclatant de sève et de vie, plein d’essor et de montant ; c’est le peuple, le peuple à tous jets, avec tous ses défauts et ses qualités, rude comme le chêne et fort comme lui !

C’est encore par la citation que nous connaîtrons mieux l’homme de lettres aussi ; oui, nous connaîtrons encore mieux l’auteur comme l’homme, peint par lui-même. « Que m’importe, dit-il quelque part, qu’une comparaison soit triviale, pourvu qu’elle soit juste, pittoresque, qu’elle solidifie, pour ainsi dire, l’idée, et la fasse toucher au doigt et à l’oreille. Belle raison, de ne pas se servir d’un mot parce que trente-deux millions d’autres s’en servent ! Pourquoi ne pas écrire comme on parle ? »

Tillier avait suivi ce précepte de Socrate : Connais-toi toi-même ! Il savait s’apprécier ; il savait que son style n’était pas grand seigneur et que sa phrase n’avait pas de manchettes. Révolutionnaire au fond, il l’est aussi dans la forme ; il s’est délivré des tyrannies académiques et des traditions impériales, de tout cet arrière-faix des écoles et des instituts. Il est plébéien dans Famé, et comme l’homme c’est le style, tous les mots ont droit de cité dans sa langue, tous les mots sont égaux devant sa plume. Avec lui pas de périphrase, point de circonlocution ; le naturel et le simple avant tout ; la liberté avant l’autorité, l’inspiration avant la convention. Il est ce qu’on appelle prime-sautier ; il a le grand art du mot propre, la sainte horreur du synonyme, la haine salutaire de l’a peu près et de l’équivalent ; il a surtout la règle des règles, le secret qui fait les écrivains coloristes, le secret que possédait si bien Molière, celui de l’harmonie du sujet et de l’exécution, de l’unité de la pensée et de l’expression. C’est ainsi que dans l’École des Femmes, le rôle d’Arnolphe, qui monte sa grande tirade à Agnès jusqu’à la passion la plus haute, jusqu’à toucher le drame, retombe, juste à la fin, au vrai ton de la comédie par ce vers si plaisant :

« Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ? »

De même, dans ses pamphlets, Tillier, au moment où l’exaltation l’emporte jusqu’au lyrisme, où le pamphlétaire s’élève et se perd parfois dans le poète, rencontre vite un mot comique, un tour piquant, une sorte de lest qui vite ramène l’œuvre à sa hauteur naturelle, à son vrai diapazon. Voyez ! dans un de ses meilleurs pamphlets, après un élan sublime qui sent l’épopée, sur les services et les martyres de la Pologne, il finit ainsi :

« Vous ne pouviez, dites-vous, secourir la Pologne : la Prusse vous barrait le passage ; mais qu’est-ce que la Prusse pour la France qui marche en armes ? une poutre, une paille ! J’aurais roulé mes canons jusqu’à sa frontière, et j’aurais dit à la Prusse : Ces hommes qu’on assassine là-bas sont nos frères ; laisse-nous aller à leur secours, ou nous allons te trouer de part en part de nos boulets !… Et si elle eût dit non, je l’aurais enfoncée comme un vitrage. »

Le vitrage vaut le côté de cheveux.

Ennemi de l’art pour l’art, écrivant pour prouver, il n’est pas de ces sonneurs de mots qui font de la musique, comme il le dit si bien, au lieu de faire de la littérature ; il n’est pas non plus un de ces traîneurs d’idées qui ont remplacé aujourd’hui les traîneurs de sabre, qui jettent chaque matin leurs banales, leurs vaines rêveries, comme le fumier qu’on met dans la rue pour endormir les gens. Non, chez lui, autant de mots, autant de pensées ; autant de pensées, autant d’effets ! il pense ce qu’il dit, et il veut ce qu’il pense. La bouche, selon l’Évangile, parle toujours de l’abondance du cœur.

Toute sa poétique s’explique clairement, du reste, dans ce passage du Cornélius, à propos de ces vers d’Athalie :

Eh quoi ! Mathan, d’un prêtre est ce la le langage ?
Moi, nourri dans la guerre aux horreurs du carnage,
Des vengeances des rois ministre rigoureux
C’est moi qui prête ici ma voix aux malheureux !


« — Qu’est-ce que veut dire ce latin, monsieur Guillerand ? dit le fermier.

« — Du latin ! vous plaisantez, monsieur Belle-Plante. Quoi ! vous êtes dans votre maison et vous ne vous reconnaissez point ! Ce n’est pas l’embarras, ce n’est pas votre faute : il y a de fait deux langues en France, l’une pour nous autres hommes lettrés et l’autre pour la tourbe des indigènes. Mais la vérité est que ce sont des vers français, et des magnifiques, encore. Je donnerais

ma vigne des Chaumes pour en avoir fait un hémistiche

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais, que trouvez-vous donc à redire à ces vers ?

« — Il y a trop de paroles pour une idée, monsieur Guillerand, et ces paroles sont trop magnifiques pour une idée assez commune. Cela ressemble au Mançanarès qui a une trentaine d’arches et qui n’a à enjamber qu’un filet d’eau Quand on n’a qu’un billet de deux lignes à écrire, on ne le met pas sur une feuille de papier grand-raisin. Vous-même, monsieur Guillerand, prendriez-vous trente aunes de tresse

noire pour vous faire un ruban de queue ?

. . . . . .

Nourri dans la guerre, poursuivit Cornélius : image désagréable, parce qu’elle est tirée de la vie animale, et qui manque en outre d’exactitude. On dirait bien d’un athlète : nourri à la guerre, au pugilat, parce que les athlètes sont soumis à un régime particulier conforme à leur profession ; mais un soldat, que lui donne-t-on à manger pour l’habituer aux horreurs du carnage ? Cet hémistiche a, du reste, le tort de signifier la même chose que le premier. Pourquoi Abner, au lieu de nous faire une pétarade de quatre vers, n’a-t-il pas dit tout simplement : Moi qui suis un soldat ? L’antithèse eût été plus frappante. Si vous séparez par une périphrase ou deux les objets que vous comparez entr’eux, ils sont trop loin l’un de l’autre, le contraste ne s’aperçoit plus, ou du moins il devient beaucoup moins saisissant. Tout le monde sait bien qu’un soldat est un homme qui fait la guerre, et que la guerre c’est le carnage.

« Pourquoi alors tout cet attirail ridicule de paroles ? écrire trois fois je suis un soldat, ou le dire trois fois avec des expressions différentes, ne serait-ce pas la même chose ? Racine ressemble ici à un maladroit garçon de café auquel je demande un verre de rhum et qui me le verse dans une carafe d’eau. La périphrase, chez nos poètes, c’est, la plupart du temps, un valet qui passe par le grenier pour aller à la cave. Pour que la périphrase soit de bon aloi, il faut qu’elle montre l’objet sous une image nouvelle et pittoresque, qu’elle le fasse saillir d’entre les mots qui l’encadrent, qu’elle l’illumine comme un éclair ; autrement ce n’est qu’une vaine excroissance du discours, une inutile queue de mots qui empêtre la phrase et l’empêche de marcher. En général, je trouve que nos poètes sont trop chiches d’idées et trop prodigues de paroles. Presque tous les vers sont faits avec des mots sonores et n’ont d’autre mérite que l’harmonie. Ils sont extrêmement contents d’eux quand ils ont mis coursier au lieu de cheval, salpêtre au lieu de poudre à canon ; ils croient avoir fait merveille quand ils ont enveloppé une idée triviale et commune dans une pompeuse période. Mais alors cette pauvre idée ressemble à ces personnages vulgaires de toutes façons qu’on rencontre partout dans les sociétés, habillés en hommes comme il faut. Si vous n’avez qu’un hareng salé à m’offrir, ne me le présentez pas sur un plat d’argent… »

Ici, enfin, l’auteur se montre bien comme il est, l’ennemi de la prosodie, de la langue noble, de cette langue des dieux et des rois, qui parle en synonymes et en rimes :

« Qu’est-ce que la poésie ? je ne le sais ; je ne le sais pas plus que ce qu’est l’esprit, le génie, le sublime, le beau. Mais celui qui m’inspire de riantes pensées, qui me saisit, qui me frappe par une vive image, qui a l’art de solidifier pour ainsi dire ses idées et de vous les montrer comme un groupe de marbre, est un poète. Ainsi, c’est un poète celui qui a dit : « L’égoïste brûlerait une maison pour faire cuire un œuf ; » Gilbert était poète aussi, quand il disait que Thomas — le faiseur d’éloges

— ouvrait pour ne rien dire une bouche immense. Il y a de la poésie dans les choses même inanimées, souvent dans les objets les plus simples. Une chaumière au bord d’un ruisseau, ombragée par de vieux ormes ; un grand arbre couvrant tout un chemin creux de son feuillage, une touffe épaisse de ces longues plantes que file la Nature, tombant du haut d’un vieux mur, m’ont souvent fait rêver et jeté dans un doux état d’esprit que je ne saurais définir. C’est qu’il y a dans ces herbes et dans ces plantes de la poésie ! Peignez-les telles qu’elles sont, d’un seul trait vous serez poète. Mais quelle que soit la poésie, faut-il donc absolument s’imposer, pour en faire, les mille gênes de la versification ? Si vous aviez à faire un travail pénible qui demandât de l’agilité, mettriez-vous une camisole de force ? La prose ne vous offre-t-elle point tout ce dont vous avez besoin ? n’a-t-elle point de phrases pour dire ce que vous voulez dire ? Avez-vous quelque pensée à laquelle elle ne puisse fournir des mots, et quelque caprice d’imagination qu’elle ne puisse contenter ? Si vous voulez des images, ne pouvez-vous faire des images aussi bien en vers qu’en prose ? Ne les rendez-vous pas plus facilement, plus nettement avec le secours de cette dernière qu’avec un vers où souvent vous voudriez mettre lion, et où il ne peut tenir que loup ; qui tantôt déborde de mots et tantôt n’en a pas assez ? Vous ressemblez tantôt à l’homme qui a beaucoup d’effets à emballer dans une petite malle, et tantôt à celui qui a une grande malle et qui n’a qu’une paire de chaussettes à mettre dedans. Quoi ! pauvre poète, on vous donne pour dessiner un crayon fin, léger, qui se prête à tous les traits, qui peut rendre toutes les nuances, et vous le jetez pour un gros crayon qui vous lasse la main à vous l’engourdir, tantôt marquant trop, tantôt pas assez ! Vous conviendrez que c’est là de la duperie ; et pourtant, presque tous ceux de nos jeunes gens qui ont la fantaisie d’écrire commencent par faire des vers. Aux étalages des libraires vous ne voyez qu’essais poétiques, premiers chants, nouvelle lyre ! C’est qu’il est plus facile de

faire des vers que de la prose

. . . . . . . . . .

Faire des vers est un métier qui s’apprend, qui n’est même pas bien difficile à apprendre, et où avec de l’exercice on devient très habile ; il n’y a pas besoin d’idées pour cela. J’ai connu des gens qui versifiaient très bien, et pourtant tout à fait dépourvus de bon sens et incapables de soutenir la discussion la plus simple.

« Mais lui, le poète, n’a pas besoin de sujet ; il ne lui faut qu’un titre. Sur un mot, il vous bâtit une Ode, une Méditation, un Crépuscule ; à propos d’une fourmi, il vous parle de la terre, de la mer et des cieux ; ses images, s’il en a, se suivent,

mais ne se tiennent pas.

. . . . . . . .

« Les Méditations poétiques de M. de Lamartine sont le moule où ils jettent toutes leurs pièces, moule d’or où ils fondent du plomb. Quand l’idée ne vient point, ils ont recours au pathos ; le pathos est une des grandes ressources du mauvais poète. Vous n’avez pas compris leurs strophes, et vous vous en prenez à une distraction. Pourvu que leur vers flatte l’oreille, il dit toujours assez. Vous l’écoutez, quoique sans le comprendre, avec une sorte de plaisir, ainsi qu’une paysanne écoute le langage élégant d’un amant bien élevé. La poésie, c’est la prose devenue folle. Lui, le prosateur, il lui faut un sujet ; il faut qu’il suive un enchaînement d’idées, qu’il sache bien ce qu’il dise, que par un raisonnement quelconque il arrive à une conclusion, et cela n’est pas facile. Il n’a point d’oripeaux pour déguiser sa pauvreté, de manteau barriolé pour couvrir sa nudité. Il n’a point, lui, le privilège du pathos et de ces métaphores vides de sens, faisant un bruit terrible, et pourtant muettes. Cela n’est pas de mise dans ses sujets. Je vous assure qu’à l’époque où je faisais des vers, j’aurais mieux aimé composer cinquante vers comme je viens de dire, que de rédiger convenablement un prospectus d’épicier. La vieille poésie a fait beaucoup de dégât dans notre littérature : elle a créé des mots roturiers et des mots gentilshommes ; elle faisait ses vers avec des mots pompeux. Elle a gâté notre langue ; elle en avait fait deux idiomes, l’un pour le peuple, l’autre poulies gens comme il faut. Aussi était-elle d’un ennui mortel. La Henriade, lue d’un bout à l’autre, pourrait faire tomber un homme en catalepsie, mais au moins elle savait ce qu’elle disait ; et vous, si vous bâillez, vous avez la satisfaction de savoir pour quelle cause… Mais, aujourd’hui, que de pièces qui ne sont qu’un amphigouri sonore, qu’un galimatias retentissant !… »

Pour conclure, Claude Tillier, du reste, il faut l’avouer ici, fut trop raisonnable et trop roturier dans ses vers. Heureusement, il en a peu publié. Mais le peuple, du moins, peut se vanter, n’est-ce pas, d’avoir un prosateur à opposer fièrement à tous les écrivains nobles et bourgeois. Il en devait être ainsi. Le tour du peuple devait venir ; il est à la fin venu, comme dit Mahomet. En effet, si l’on suit le mouvement de l’esprit humain en France, sinon ailleurs, on voit la pensée, ce feu sacré, long-temps gardée d’abord comme un monopole dans le giron de l’église, par les soins des Grégoire de Tours et des autres religieux, passer ensuite de l’église à la noblesse, et devenir laïque de cléricale, avec les troubadours et les autres gentils auteurs, tels que Commines et Montaigne ; puis descendre de la noblesse à la bourgeoisie, aux lettrés de la classe moyenne, aux fils d’avocats, de conseillers et de procureurs, comme Corneille, Boileau et Voltaire ; et arriver enfin, des écrivains poudrés du tiers-état, au crâne épais de la canaille, aux têtes nues des prolétaires, des gens de rien, du peuple enfin. C’est là, du reste, soit dit en passant, un signe certain d’avènement, d’élévation, une grande preuve que le peuple monte ; car ces manifestations puissantes de la pensée, ces incarnations de son verbe, ces représentations sublimes de son intelligence précèdent et prédisent toujours son ascension dans le monde, son émancipation et son influence politique. Elles prouvent que cette classe est digne de son droit quand elle en est capable ; qu’elle peut avoir son gouvernement, quand elle a sa littérature ; qu’elle doit avoir ses hommes d’état après ses philosophes, son action après sa pensée. Le peuple ne s’éclaire pas pour rien : s’éclairer, c’est s’affranchir. Quand on comprend ses droits, on les veut, et quand on les veut, on les a. Or, le progrès intellectuel des classes inférieures est aujourd’hui incontestable. Le peuple a maintenant des journaux, des livres faits par lui et pour lui ; il a des écrivains de tout genre, prosateurs et poètes. Le peuple peut dire à son tour : Malheur à celui qui a des yeux pour ne pas me voir et des oreilles pour ne pas m’entendre ! Il a enfin raison d’être, parce qu’il sait, et de vouloir, parce qu’il peut. Une classe qui a produit, entre tant d’autres, le poète Hégésippe Moreau et le prosateur Claude Tillier, est depuis longtemps majeure et n’a plus besoin de tutelle : elle mérite depuis long-temps d’être émancipée ; elle a, dis-je, depuis long-temps atteint sa majorité, car sa majorité c’est le génie ! Il y a sept ans déjà, je suivais le cercueil d’un poète de vingt-huit ans, d’un autre homme du peuple qui n’eut même pas de famille, qui était né bâtard, avait vécu pauvre et était mort phtisique à l’hôpital, dans la misère et dans l’oubli, à la fleur de l’âge et du talent. La misère est une dure pierre de meule qui n’aiguise pas le génie, elle l’use ; l’oubli est la rouille des poètes, elle les ronge ! J’avais eu le bonheur d’entendre pour la première fois les vers de ce poète obscur dans une réunion d’ouvriers, qui les chantaient comme les gondoliers chantent les vers du Tasse ; et plein d’admiration pour cette belle poésie inconnue, je m’en allais, criant comme les hérauts des funérailles antiques : « Ci gît un grand poète ! Attention, vous tous ; il y a là, je vous le dis, un poète, un rai poète, qui vient de mourir, comme Gilbert, de misère et d’oubli ! » Et je récitais les vers de ce mort qui devenait immortel !… Je fis sur lui un article comme celui-ci, qui ne contenait que des extraits de son œuvre ; si bien que, loué par lui-même, le poète fut connu aussitôt que publié, et acheté aussitôt que connu. La gloire, ce soleil des morts, la gloire tardive, la gloire posthume, hélas ! mais bien juste et bien due, mais éternelle, se leva enfin pour le pauvre défunt ; un rayon de triomphe put du moins traverser la pierre et réjouir les mânes du poète dans sa tombe. Eh bien ! je dois dire aujourd’hui encore, avec la même conviction et de la même façon, par la propre voix de l’auteur, à force de citations et de preuves tirées de ses écrits, je dois dire encore, et au public et a la presse, à celle de province qu’il honore, à celle de Paris qu’il abaisse, je dois dire à tous : Il y a là dans ce tombeau un grand, un très grand écrivain, un prosateur, ce qui est plus rare encore qu’un poète ; un homme d’un véritable génie, qui est l’héritier de Courier comme Moreau devait l’être de Béranger ; le pendant, le frère d’Hegésippe Moreau même ! car tous deux sont nés du peuple et presque de la même génération ; tous deux ont reçu une éducation de charité, connu les mêmes besoins, subi les mêmes épreuves, servi le même parti avec le même talent ; tous deux ont vécu de la même vie et sont morts enfin de la même mort, morts au service du peuple, dans l’isolement et l’obscurité. Attention donc à celui-là aussi ! regardez-le encore, car il est digne de la même faveur ! Saluez-le comme l’autre ; rendez-lui du moins le même honneur, maintenant qu’il n’est plus aussi ! c’est son tour ! Une main amie a recueilli ses œuvres ; lisez-le, louez-le, donnez-lui cette gloire qu’il a tant, souhaitée, qu’il a tant méritée ; donnez-la lui pour tout ce qu’il a voulu, pour tout ce qu’il a fait, pour ses souffrances et son génie. Imitez ce peuple de la Nièvre qui l’aime et l’admire, qui a déjà placé le maître d’école de Clamecy au dessus du menuisier de Nevers, qui l’a placé, lui, Claude Tillier, avant maître Adam dans sa mémoire, dans sa grande mémoire, le seul trône qui soit digne des rois de la pensée ! Connaissez-le, achetez-le : c’est son droit, c’est votre devoir ; c’est le seul salaire qu’il ait espéré, le seul héritage qu’il ait laissé ! Il est mort obscur, ses enfants vivent pauvres. Il s’agit d’un peu de gloire pour lui, d’un peu de pain pour eux. Je vous avertis donc, j’ai fait mon devoir, à vous de faire le vôtre ! à vous de m’écouter et de me croire quand je vous montre le bien, comme vous m’écoutiez et me croyiez naguère quand je vous signalais le mal ! à vous de m’être fidèles cette fois encore dans mes sympathies comme dans mes colères, car j’ai aussi, moi, Dieu merci ! comme le bon pamphlétaire, autant de zèle pour le bien que de mépris pour le mal ; et si vous m’avez suivi quand je mettais le pied sur le serpent qui rampe dans la boue, battez, battez des mains comme moi devant le cygne aux ailes pures qui plane dans les cieux !


Félix PYAT.


Sainte-Pélagie, 18 février 1846.



SUR CLAUDE TILLIER.




D’un génie étouffé ce livre est ce qui reste :
Tillier vécut de foi, d’amour et de malheur ;
Mais en se consumant, son cœur, foyer céleste,
      A gardé sa chaleur.


Ouvrez tous ce recueil, sépulture inconnue
Où vos yeux éblouis trouveront un trésor,
Comme au tombeau d’un prince on voit son arme nue
      Et ses ornements d’or.


Quand vous aurez suivi dans nos sentiers de fange,
Son calvaire à l’épaule et ses ronces au front,
Ce fils de Dieu, tombé dans une lutte étrange,
      Des soupirs vous viendront ;



Et si votre ame est droite et votre vie austère,
Si vous aimez les cœurs calmes, forts et pieux,
Vous direz tristement : « C’est un grand caractère
      Effacé de nos cieux ! »


Si vous aimez la guerre aux loyales étreintes,
La guerre pour le bien, sans éclat, sans témoins,
Vous penserez que c’est pour les batailles saintes
      Un bon soldat de moins.


Quand passe le génie à l’aile éblouissante,
Si votre cœur ému se soulève et bat fort,
Vous direz, en plaignant notre muse impuissante :
      Un grand penseur est mort !


Surtout, ô citoyens, si vous savez comprendre
La douleur d’une mère au regard éperdu,
Vous pleurerez ; car c’est un fils vaillant et tendre
      Que la France a perdu !


Un apôtre plus digne, en tête de ce livre,
Dans sa fervente foi t’a déjà révélé :
Dors aux sphères d’azur ; sa voix te fera vivre,
      Pauvre Christ envolé !


Lucien DE LAHODDE.



I

Ce qu’était mon oncle


Je ne sais pas, en vérité, pourquoi l’homme tient tant à la vie ; que trouve-t-il donc de si agréable dans cette insipide succession des nuits et des jours, de l’hiver et du printemps ?… Toujours le même ciel, le même soleil ; toujours les mêmes prés verts et les mêmes champs jaunes ; toujours les mêmes discours de la couronne, les mêmes fripons et les mêmes dupes. Si Dieu n’a pu faire mieux, c’est un triste ouvrier, et le machiniste de l’Opéra en sait plus que lui.

Encore des personnalités ! dites-vous ; voilà maintenant que vous faites des personnalités contre Dieu. Que voulez-vous ! Dieu est, à la vérité, un fonctionnaire, et un haut fonctionnaire encore, bien que ses fonctions ne soient pas une sinécure ; mais je n’ai pas peur qu’il aille réclamer contre moi à la jurisprudence Bourdeau des dommages-intérêts, de quoi faire bâtir une église, pour le préjudice que j’aurai porté à son honneur.

Je sais bien que messieurs du parquet sont plus chatouilleux à l’égard de sa réputation qu’il ne l’est lui-même ; mais voilà précisément ce que je trouve mauvais. En vertu de quel titre ces hommes noirs s’arrogent-ils le droit de venger des injures qui lui sont toutes personnelles ? Ont-ils une procuration signée Jehova qui les y autorise ?

Croyez-vous qu’il soit bien content quand la police correctionnelle lui prend dans la main son tonnerre et en foudroie brutalement des malheureux, pour un délit de quelques syllables ? Qu’est-ce qui prouve, d’ailleurs, à ces messieurs, que Dieu a été offensé ? Il est là présent, attaché à sa croix, tandis qu’ils sont, eux dans leur fauteuil. Qu’ils l’interrogent ; s’il répond affirmativement, je consens à avoir tort. Savez-vous pourquoi il a fait choir du trône la dynastie des Capets, cette vieille et auguste salade de rois qu’avait imprégnée tant d’huile sainte ? Je le sais moi, et je vais vous le dire. C’est parce qu’elle a fait la loi sur le sacrilége.

Mais ce n’est pas là la question.

Qu’est-ce que vivre ? se lever, se coucher, déjeuner, dîner, et recommencer le lendemain. Quand il y a quarante ans qu’on fait cette besogne, cela finit par devenir bien insipide.

Les hommes ressemblent à des spectateurs, les uns assis sur le velours, les autres sur la planche nue, la plupart debout, qui assistent tous les soirs au même drame, et bâillent tous à se détraquer la mâchoire ; tous conviennent que cela est mortellement ennuyeux, qu’ils seraient beaucoup mieux dans leur lit, et cependant aucun ne veut quitter sa place.

Vivre, cela vaut-il la peine d’ouvrir les yeux ? Toutes nos entreprises n’ont qu’un commencement ; la maison que nous édifions est pour nos héritiers ; la robe de chambre que nous faisons ouater avec amour, pour envelopper notre vieillesse, servira à faire des langes à nos petits-enfants. Nous nous disons : Voilà la journée finie ; nous allumons notre lampe, nous attisons notre feu ; nous nous apprêtons à passer une douce et paisible soirée au coin de notre âtre : pan ! pan ! quelqu’un frappe à la porte ; qui est là ? c’est la mort : il faut partir. Quand nous avons tous les appétits de la jeunesse, que notre sang est plein de fer et d’alcool, nous n’avons pas un écu ; quand nous n’avons plus ni dents ni estomac, nous sommes millionnaires. Nous avons à peine le temps de dire à une femme : « Je t’aime ! » à notre second baiser c’est une vieille décrépite. Les empires sont à peine consolidés qu’ils s’écroulent : ils ressemblent à ces fourmilières qu’élèvent, avec de grands efforts, de pauvres insectes ; quand il ne faut plus qu’un fétu pour les achever, un bœuf les effondre sous son large pied, ou une charrette sous sa roue. Ce que vous appelez la couche végétale de ce globe, c’est mille et mille linceuls superposés l’un sur l’autre par les générations. Ces grands noms qui retentissent dans la bouche des hommes, noms de capitales, de monarques, de généraux, ce sont des tessons de vieux empires qui résonnent. Vous ne sauriez faire un pas que vous ne souleviez autour de vous la poussière de mille choses détruites avant d’être achevées.


J’ai quarante ans ; j’ai déjà passé par quatre professions : j’ai été maître d’étude, soldat, maître d’école, et me voilà journaliste. J’ai été sur la terre et sur l’Océan, sous la tente et au coin de l’âtre, entre les barreaux d’une prison et au milieu des espaces libres de ce monde ; j’ai obéi et j’ai commandé ; j’ai eu des moments d’opulence et des années de misère. On m’a aimé et on m’a haï ; on m’a applaudi et on m’a tourné en dérision. J’ai été fils et père, amant et époux ; j’ai passé par la saison des fleurs et par celle des fruits, comme disent les poètes. Je n’ai trouvé, dans aucun de ces états, que j’eusse beaucoup à me féliciter d’être enfermé dans la peau d’un homme, plutôt que dans celle d’un loup ou d’un renard, plutôt que dans la coquille d’une huître, dans l’écorce d’un arbre ou dans la pellicule d’une pomme de terre. Peut-être si j’étais rentier, rentier à cinquante mille francs surtout, je penserais différemment.

En attendant, mon opinion est que l’homme est une machine qui a été faite tout exprès pour la douleur ; il n’a que cinq sens pour percevoir le plaisir, et la souffrance lui arrive par toute la surface de son corps ; en quelque endroit qu’on le pique, il saigne ; en quelque endroit qu’on le brûle, il vient une vésicule. Les poumons, le foie, les entrailles ne peuvent lui donner aucune jouissance ; cependant, le poumon s’enflamme et le fait tousser ; le foie s’obstrue et lui donne la fièvre ; les entrailles se tordent et font la colique. Vous n’avez pas un nerf, un muscle, un tendon sous la peau, qui ne puisse vous faire crier de douleur.

Votre organisation se détraque à chaque instant comme une mauvaise pendule. Vous levez les yeux vers le ciel pour l’invoquer, il tombe dedans une fiente d’hirondelle qui les dessèche ; vous allez au bal : une entorse vous saisit au pied, et il faut vous rapporter chez vous sur un matelas ; aujourd’hui, vous êtes un grand écrivain, un grand philosophe, un grand poète : un fil de votre cerveau se casse, on aura beau vous saigner, vous mettre de la glace sur la tête, demain vous ne serez qu’un pauvre fou.

La douleur se tient derrière tous vos plaisirs ; vous êtes des rats gourmands qu’elle attire à elle avec un lardon d’agréable odeur. Vous êtes à l’ombre de votre jardin, et vous vous écriez : Oh ! la belle rose ! et la rose vous pique ; oh ! le beau fruit ! il y a une guêpe dedans, et le fruit vous mord.

Vous dites : Dieu nous a faits pour le servir et l’aimer. Cela n’est pas vrai : il vous a faits pour souffrir. L’homme qui ne souffre pas est une machine mal faite, une créature manquée, un estropié moral, un avorton de la nature. La mort n’est pas seulement la fin de la vie, elle en est le remède. On n’est nulle part aussi bien que dans un cercueil. Si vous m’en croyez, au lieu d’un paletot neuf, allez vous commander un cercueil. C’est le seul habit qui ne gêne pas.

Ce que je viens de vous dire, vous le prendrez pour une idée philosophique ou pour un paradoxe, cela m’est certes bien égal. Mais je vous prie au moins de l’agréer comme une préface ; car je ne saurais vous en faire une meilleure ni qui convienne mieux à la triste et lamentable histoire que je vais avoir l’honneur de vous raconter.

Vous me permettrez de faire remonter mon histoire jusqu’à la deuxième génération, comme celle d’un prince ou d’un héros dont on fait l’oraison funèbre. Vous n’y perdrez peut-être pas. Les mœurs de ce temps valaient bien celles du nôtre : le peuple portait des fers ; mais il dansait avec, et leur faisait rendre comme un bruit de castagnettes.

Car, faites-y attention, la gaîté s’accoste toujours de la servitude. C’est un bien que Dieu, le grand faiseur de compensations, a créé spécialement pour ceux qui sont sous la dépendance d’un maître ou sous la dure et lourde main de la pauvreté. Ce bien, il l’a fait pour les consoler de leurs misères, comme il a fait certaines herbes pour fleurir entre les pavés qu’on foule aux pieds, certains oiseaux pour chanter sur les vieilles tours, comme il a fait la belle verdure du lierre pour sourire sur les masures qui font la grimace.

La gaîté passe, ainsi que l’hirondelle, par-dessus les grands toits qui resplendissent. Elle s’arrête dans les cours des collèges, à la porte des casernes, sur les dalles moisies des prisons. Elle se pose, comme un beau papillon, sur la plume de l’écolier qui griffonne ses pensum. Elle trinque à la cantine avec les vieux grenadiers ; et jamais elle ne chante si haut — quand on la laisse chanter toutefois — qu’entre les noires murailles où l’on renferme des malheureux.

Du reste, la gaîté du pauvre est une espèce d’orgueil. J’ai été pauvre entre entre les plus pauvres ; eh bien ! je trouvais du plaisir à dire à la fortune : Je ne me courberai pas sous ta main ; je mangerai mon pain dur aussi fièrement que le dictateur Fabricius mangeait ses raves ; je porterai ma misère comme les rois portent leur diadème ; frappe tant que tu voudras, frappe encore : je répondrai à tes flagellations par des sarcasmes ! je serai comme l’arbre qui fleurit quand on le coupe par le pied ; comme la colonne dont l’aigle de métal reluit au soleil tandis que la pioche est à sa base !

Chers lecteurs, soyez contents de ces explications, je ne saurais vous en fournir de plus raisonnables.

Quelle différence de cet âge avec le nôtre ! l’homme constitutionnel n’est pas rieur, tant s’en faut.

Il est hypocrite, avare et profondément égoïste ; à quelque question qu’il se heurte le front, son front sonne comme un tiroir plein de gros sous.

Il est prétentieux et bouffi de vanité ; l’épicier appelle le confiseur, son voisin, son honorable ami, et le confiseur prie l’épicier d’agréer l’assurance de la considération distinguée avec laquelle il a l’honneur d’être, etc., etc.

L’homme constitutionnel a la manie de vouloir se distinguer du peuple. Le père est en blouse de coton bleu, et le fils en manteau d’elbeuf. Aucun sacrifice ne coûte à l’homme constitutionnel pour assouvir sa manie de paraître quelque chose. Il veut ressembler aux bâtons flottants. Il vit de pain et d’eau ; il se passe de feu en hiver, de bière en été, pour avoir un habit de drap fin, un gilet de cachemire, des gants jaunes. Quand on le regarde comme un homme comme il faut, il se regarde, lui, comme un grand homme.

Il est guindé et compassé ; il ne crie point, il ne rit pas tout haut, il ne sait où cracher, il ne fait pas un geste qui dépasse l’autre. Il dit très bien : Bonjour monsieur, bonjour madame. Cela c’est de la bonne tenue ; or, qu’est-ce que la bonne tenue ? Un vernis menteur qu’on étale sur un morceau de bois afin de le faire passer pour un jonc. On se tient ainsi devant les dames, soit ; mais devant Dieu, comment faudra-t-il se tenir ?

Il est pédant ; il supplée à l’esprit qu’il n’a pas par le purisme du langage, comme une bonne ménagère supplée aux meubles qui lui manquent par l’ordre et la propreté.

Il est toujours au régime. S’il assiste à un banquet, il est muet et préoccupé ; il avale un bouchon pour un morceau de pain, et se sert de la crème pour de la sauce blanche. Il attend, pour boire, que l’on porte un toast. Il a toujours un journal dans sa poche ; il ne parle que de traités de commerce et de lignes de chemin de fer, et il ne rit qu’à la Chambre.

Mais, à l’époque où je vous ramène, les mœurs des petites villes n’étaient pas encore fardées d’élégance ; elles étaient pleines d’un charmant laisser-aller et d’une simplicité tout aimable. Le caractère de cet heureux âge, c’était l’insouciance. Tous ces hommes, navires ou coquilles de noix, s’abandonnaient, les yeux fermés, au courant de la vie, sans s’inquiéter où ils aborderaient.

Les bourgeois ne sollicitaient pas d’emplois ; ils ne thésaurisaient pas ; ils vivaient chez eux dans une joyeuse abondance, et dépensaient leurs revenus jusqu’au dernier louis. Les marchands, rares alors, s’enrichissaient lentement, sans y mettre beaucoup du leur, et par la seule force des choses ; les ouvriers travaillaient, non pour amasser, mais pour mettre les deux bouts l’un à côté de l’autre ; ils n’avaient point sur leurs talons cette terrible concurrence qui nous presse, qui nous crie sans cesse : Allons donc ! Aussi, ne s’en donnaient-ils qu’à leur aise ; ils avaient nourri leurs pères, et quand ils étaient vieux, leurs enfants devaient les nourrir à leur tour.

Tel était le sans-façon de cette société en goguette, que tout le barreau et que les membres du tribunal eux-mêmes allaient au cabaret et y faisaient publiquement des orgies : de peur qu’on en ignorât, ils auraient volontiers appendu leur bonnet carré aux rameaux du bouchon. Tous ces gens, grands comme petits, semblaient n’avoir d’autres affaires que de s’amuser ; ils ne s’ingéniaient qu’à mettre une bonne farce à exécution, ou à imaginer un bon conte. Ceux qui avaient alors de l’esprit, au lieu de le dépenser en intrigues, le dépensaient en plaisanteries.

Les oisifs, et ils étaient en grand nombre, se rassemblaient sur la place publique ; les jours de marché étaient pour eux un jour de comédie. Les paysans qui venaient apporter leurs provisions à la ville étaient leurs martyrs ; ils leur faisaient les cruautés les plus bouffonnes et les plus spirituelles ; tous les voisins accouraient pour avoir leur part du spectacle. La police correctionnelle d’aujourd’hui prendrait les choses sur le ton du réquisitoire ; mais la justice d’alors s’amusait comme les autres de ces scènes burlesques, et bien souvent elle y prenait un rôle.

Mon grand-père, donc, était porteur de contraintes ; ma grand’mère était une petite femme à laquelle on reprochait de ne pouvoir voir, quand elle allait à l’église, si le bénitier était plein. Elle est restée dans ma mémoire comme une petite fille de soixante ans. Au bout de six ans de mariage, elle avait déjà cinq enfants, tant garçons que filles ; tout cela vivait avec le chétif bénéfice de mon grand-père, et se portait à merveille. On dînait sept avec trois harengs, mais on avait le pain et le vin à discrétion, car mon grand-père avait une petite vigne qui était une source intarissable de vin blanc. Tous ces enfants étaient utilisés par ma grand-mère selon leur âge et leurs forces. L’aîné, qui était mon père, s’appelait Gaspard ; il lavait la vaisselle et allait à la boucherie : il n’y avait pas de caniche dans la ville mieux apprivoisé que lui ; le cadet balayait la chambre ; le troisième tenait le quatrième sur ses bras et le cinquième se roulait dans son berceau. Pendant ce temps-là, ma grand’mère était à l’église, ou causait chez la voisine. Au demeurant, tout allait bien ; on arrivait cahin-caha, sans faire de dettes, jusqu’au bout de l’année. Les garçons étaient forts, les filles n’étaient pas mal, et le père et la mère étaient heureux.

Mon oncle Benjamin était domicilié chez sa sœur, il avait cinq pieds dix pouces, portait une grande épée au côté, avait un habit de ratine écarlate, une culotte de même couleur et de même étoffe, des bas de soie gris de perle, et des souliers à boucles d’argent ; sur son habit, frétillait une grande queue noire presque aussi longue que son épée, qui, allant et venant sans cesse, l’avait badigeonné de poudre, de sorte que l’habit de mon oncle ressemblait, avec ses teintes roses et blanches, à une brique sur champ écaillée. Mon oncle était médecin, voilà pourquoi il avait une épée. Je ne sais si les malades avaient grande confiance en lui ; mais lui, Benjamin, avait fort peu de confiance dans la médecine : il disait souvent qu’un médecin avait assez fait quand il n’avait pas tué son malade. Quand mon oncle Benjamin avait reçu quelque pièce de trente sous, il allait acheter une grosse carpe, et la donnait à sa sœur pour lui faire une matelolle dont se régalait toute la famille. Mon oncle Benjamin, au dire de tous ceux qui l’ont connu, était l’homme le plus gai, le plus drôle, le plus spirituel du pays, et il en eût été le plus… comment dirai-je pour ne pas manquer de respect à la mémoire de mon grand-oncle ?… il en eût été le moins sobre, si le tambour de la ville, le nommé Cicéron, n’eût partagé sa gloire.

Toutefois, mon oncle Benjamin n’était pas ce que vous appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire. C’était un épicurien qui poussait la philosophie jusqu’à l’ivresse, et voilà tout. Il avait un estomac plein d’élévation et de noblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais pour cette folie de quelques heures qu’il procure, folie qui déraisonne chez l’homme d’esprit d’une manière si naïve, si piquante, si originale, qu’on voudrait toujours raisonner ainsi. S’il eût pu s’enivrer en lisant la messe, il eût lu la messe tous les jours. Mon oncle Benjamin avait des principes : il prétendait qu’un homme à jeun était un homme encore endormi ; que l’ivresse eût été un des plus grands bienfaits du Créateur, si elle n’eût fait mal à la tête ; et que la seule chose qui donnât à l’homme la supériorité sur la brute, c’était la faculté de s’enivrer.

La raison, disait mon oncle, ce n’est rien ; c’est la puissance de sentir les maux présents, de se souvenir des maux passés, et de prévoir les maux à venir. Le privilège d’abdiquer sa raison est seul quelque chose. Vous dites que l’homme qui noie sa raison dans le vin s’abrutit : c’est un orgueil de caste qui vous fait tenir ce propos. Croyez-vous donc que la condition de la brute soit pire que la vôtre ? Quand vous êtes tourmenté par la faim, vous voudriez bien être ce bœuf qui paît dans l’herbe jusqu’au ventre ; quand vous êtes en prison, vous voudriez bien être l’oiseau qui fend d’une aile libre l’azur des cieux ; quand vous êtes sur le point d’être exproprié, vous voudriez bien être ce vilain limaçon auquel personne ne dispute sa coquille.

L’égalité que vous rêvez, la brute en est en possession. Il n’y a, dans les forêts, ni rois, ni nobles, ni tiers-état. Le problème de la vie commune que cherchent en vain vos philosophes, de pauvres insectes, les fourmis, les abeilles, l’ont résolu depuis des milliers de siècles. Les animaux n’ont point de médecins ; ils ne sont ni borgnes, ni bossus, ni boiteux, ni bancals, et ils n’ont pas peur de l’enfer.

Mon oncle Benjamin avait vingt-huit ans. Il y avait trois ans qu’il exerçait la médecine ; mais la médecine ne lui avait pas fait des rentes, bien loin de là : il devait trois habits d’écarlate à son marchand de draps, trois années d’accommodage à son perruquier, et il avait dans chacune des auberges les plus renommées de la ville un joli petit mémoire, sur lequel il n’y avait que quelques médecines de précaution à déduire.

Ma grand’mère avait trois ans de plus que Benjamin ; elle l’avait bercé sur ses genoux, porté dans ses bras, et elle se regardait comme son mentor. Elle lui achetait ses cravates et ses mouchoirs de poche, lui raccommodait ses chemises et lui donnait de bons conseils qu’il écoutait fort attentivement, il faut lui rendre cette justice, mais dont il ne faisait pas le moindre usage.

Tous les soirs, régulièrement après souper, elle l’engageait à prendre femme.

— Fi ! disait Benjamin, pour avoir six enfants comme Machecourt — c’est ainsi qu’il appelait mon grand-père — et dîner avec les nageoires d’un hareng !

— Mais, malheureux, tu auras au moins du pain !

— Oui, du pain qui sera trop levé aujourd’hui, demain pas assez, et qui après-demain aura la rougeole ! Du pain ! qu’est-ce que c’est que cela ? C’est bon pour empêcher de mourir ; mais ce n’est pas bon pour faire vivre. Je serai, ma foi, bien avancé quand j’aurai une femme qui trouvera que je mets trop de sucre dans mes fioles et trop de poudre dans ma queue ; qui viendra me chercher à l’auberge, qui me fouillera quand je serai couché, et s’achètera trois mantelets pendant moi un habit.

— Mais tes créanciers, Benjamin, comment feras-tu pour les payer ?

— D’abord, tant qu’on a du crédit, c’est comme si on était riche, et quand vos créanciers sont pétris d’une bonne pâte de créancier, qu’ils sont patients, c’est comme si on n’en avait pas. Ensuite, que me faut-il pour me mettre au courant ? une bonne maladie épidémique. Dieu est bon, ma chère sœur, et ne laissera point dans l’embarras celui qui raccommode son plus bel ouvrage.

— Oui, disait mon grand-père, et qui le met si bien hors de service qu’il faut le porter en terre.

— Eh bien ! répondait mon oncle, c’est là l’utilité des médecins ; sans eux, le monde serait trop peuplé. À quoi servirait-il que Dieu se donnât la peine de nous envoyer des maladies, s’il se trouvait des hommes qui pussent les guérir ?

— À ce compte, tu es un malhonnête homme ; tu voles leur argent à ceux qui t’appellent.

— Non, je ne le leur vole pas, parce que je les rassure, que je leur donne l’espoir, et que je trouve toujours moyen de les faire rire. Cela vaut bien quelque chose.

Ma grand’mère, voyant que la conversation avait changé d’objet, prenait le parti de s’endormir.



II


Pourquoi mon oncle se décida à se marier


Cependant une catastrophe terrible que je vais avoir l’honneur de vous raconter de suite, ébranla les résolutions de Benjamin.

Un jour, mon cousin Page, avocat au bailliage de Clamecy, vint l’inviter avec Machecourt à faire la Saint-Yves. Le dîner devait avoir lieu à une guinguette renommée, située à deux portées de fusil du faubourg ; les convives étaient d’ailleurs gens choisis. Benjamin n’aurait pas donné cette soirée pour toute une semaine de sa vie ordinaire. Aussi, après vêpres, mon grand-père, paré de son habit de noce, et mon oncle, l’épée au côté, étaient-ils au rendez-vous.

Les convives étaient presque tous réunis. Saint Yves était magnifiquement représenté dans cette assemblée. Il y avait d’abord l’avocat Page, qui ne plaidait jamais qu’entre deux vins ; le greffier du tribunal, qui s’était habitué à écrire en dormant ; le procureur Rapin, qui ayant reçu en présent d’un plaideur une feuillette de vin piqué, le fit assigner pour qu’il eût à lui en faire tenir une meilleure ; le notaire Arthus, qui avait mangé un saumon à son dessert ; Millot-Rataut, poète et tailleur, auteur du Grand-Noël ; un vieil architecte qui depuis vingt ans ne s’était pas dégrisé ; M. Minxit, médecin des environs, qui consultait les urines ; deux ou trois commerçants notables… par leur gaîté et leur appétit, et quelques chasseurs qui avaient abondamment pourvu la table de gibier.

À la vue de Benjamin, tous les convives poussèrent une acclamation et déclarèrent qu’il fallait se mettre à table.

Pendant les deux premiers services, tout alla bien. Mon oncle était charmant d’esprit et de saillies ; mais, au dessert, les têtes s’exaltèrent : tous se mirent à crier à la fois. Bientôt la conversation ne fut plus qu’un cliquetis d’épigrammes, de gros mots, de saillies éclatant ensemble et cherchant à s’étouffer l’une l’autre ; tout cela faisant un bruit semblable à celui d’une douzaine de verres qui s’entrechoquent à la fois.

— Messieurs, s’écria l’avocat Page, il faut que je vous régale de mon dernier plaidoyer. Voici l’affaire :

« Deux ânes s’étaient pris de querelle dans un pré. Le maître de l’un, mauvais garnement s’il en est, accourt et bâtonne l’autre âne. Mais ce quadrupède n’était pas endurant ; il mord notre homme au petit doigt. Le propriétaire de l’âne qui a mordu est cité par-devant M. le bailli comme responsable des faits et gestes de sa bête.

« J’étais l’avocat du défendeur. Avant d’arriver à la question de fait, dis-je au bailli, je dois vous éclairer sur la moralité de l’âne que je défends et sur celle du plaignant. Notre âne est un quadrupède tout-à-fait inoffensif ; il jouit de l’estime de tous ceux qui le connaissent, et le garde-champêtre a pour lui une grande considération. Or, je défie l’homme qui est notre partie adverse d’en dire autant. Notre âne est porteur d’un certificat du maire de sa commune — et ce certificat existait en effet — qui atteste sa moralité et sa bonne conduite. Si le plaignant peut produire un pareil certificat, nous consentons à lui payer mille écus de dommages-intérêts. »

— Que Saint-Yves te bénisse ! dit mon oncle ; il faut que le poète Millot-Rataut nous chante son grand Noël

     À genoux, chrétiens, à genoux !

Voilà qui est éminemment lyrique. Ce ne peut être que le Saint-Esprit qui lui ait inspiré ce beau vers.

— Fais-en donc autant, toi, s’écria le tailleur qui avait le bourgogne très irascible.

— Pas si bête ! répondit mon oncle.

— Silence ! interrompit l’avocat Page frappant de toutes ses forces sur la table ; je déclare à la cour que je veux achever mon plaidoyer.

— Tout à l’heure, dit mon oncle ; tu n’es pas encore assez ivre pour plaider.

— Et moi, je te dis que je plaiderai de suite. Qui es-tu, toi, cinq pieds dix pouces, pour empêcher un avocat de parler ?

— Prends garde, Page, fit le notaire Arthus, tu n’es qu’un homme de plume, et tu as affaire à un homme d’épée !

— Il t’appartient bien, à toi, homme de fourchette, mangeur de saumon, de parler des hommes d’épée ; pour que tu fisses peur à quelqu’un, toi, il faudrait qu’il fût cuit.

— Benjamin est en effet terrible, dit l’architecte. Il est comme le lion : d’un coup de sa queue il pourrait terrasser un homme.

— Messieurs, dit mon grand-père se levant, je me porte garant pour mon beau-frère ; il n’a jamais répandu de sang qu’avec sa lancette.

— Oserais-tu bien soutenir cela, Machecourt ?

— Et toi, Benjamin, oserais-tu bien soutenir le contraire ?

— Alors, tu vas me donner satisfaction à l’instant même de cette insulte ; et comme nous n’avons ici qu’une épée, qui est la mienne, je vais garder le fourreau, et tu vas prendre la lame.

Mon grand-père, qui aimait beaucoup son beau-frère, pour ne point le contrarier, accepta la proposition. Comme les deux adversaires se levaient :

— Un instant, messieurs, dit l’avocat Page, il faut régler les conditions du combat.

Je propose que chacun des deux adversaires, de peur de choir avant le temps, tienne son témoin par le bras.

— Adopté ! s’écrièrent tous les convives. Bientôt Benjamin et Machecourt sont en présence.

— Y es-tu, Benjamin ?

— Et toi, Machecourt ?

De son premier coup d’épée, mon grand-père coupa par le milieu le fourreau de Benjamin comme si c’eût été un salsifis, et lui fit sur le poignet une entaille qui devait le forcer, au moins pendant huit jours, à boire de la main gauche.

— Le maladroit ! s’écria Benjamin, il m’a entamé.

— Eh ! pourquoi, répondit mon grand-père avec une bonhomie charmante, as-tu une épée qui coupe ?

— C’est égal, je veux ma revanche ; et j’ai encore assez, pour te faire demander grâce, de la moitié de ce fourreau.

— Non, Benjamin, reprit mon grand-père, c’est à ton tour à prendre l’épée. Si tu me lardes, nous serons manche à manche, et nous ne jouerons plus.

Les convives, dégrisés par cet accident, voulaient revenir en ville.

— Non, messieurs ! s’écria Benjamin de sa voix de stentor, que chacun retourne à sa place ; j’ai une proposition à vous faire. Machecourt, pour son coup d’essai, s’est conduit de la manière la plus brillante ; il est en état de se mesurer avec le plus meurtrier des barbiers, pourvu que celui-ci lui cède l’épée et garde le fourreau. Je propose de le nommer prévôt d’armes ; ce n’est qu’a celle condition que je pourrai consentir à le laisser vivre ; et même, si vous vous rendez à mon avis, je me déciderai à lui tendre la main gauche, attendu qu’il m’a estropié de la droite.

— Benjamin a raison ! s’écrièrent une foule de voix ; bravo, Benjamin ! il faut recevoir Machecourt prévôt d’armes. Et chacun de courir à sa place, et Benjamin de demander un second dessert.

Cependant, la nouvelle de cet accident s’était répandue à Clamecy. En passant de bouche en bouche, elle s’était merveilleusement grossie, et, quand elle arriva à ma grand’mère, elle avait pris les proportions gigantesques d’un meurtre commis par son mari sur la personne de son frère.

Ma grand-mère, dans un corps d’une aune de long, portait un caractère plein de fermeté et d’énergie. Elle n’alla point chez ses voisins pousser de grands cris et se faire jeter du vinaigre à la figure. Avec cette présence d’esprit que donne la douleur aux âmes fortes, elle vit de suite ce qu’elle avait à faire. Elle fit coucher ses enfants, prit tout l’argent qu’il y avait à la maison et le peu de bijoux qu’elle possédait, afin de fournir à son mari les moyens de sortir du pays s’il y avait lieu ; fit un paquet de linge propre à faire des bandes et de la charpie pour panser le blessé en cas qu’il fût encore vivant ; tira un matelas de son lit et pria un voisin de la suivre avec ; puis, s’enveloppant dans sa cape, elle se dirigea sans chanceler vers la fatale guinguette.

À l’entrée du faubourg, elle rencontra son mari qu’on ramenait en triomphe couronné de bouchons. Il était appuyé sur le bras droit de Benjamin qui criait à gorge déployée :

« À tous présents faisons connaître que le sieur Machecourt, huissier à verge de Sa Majesté, vient d’être nommé prévôt d’armes, en récompense… »

— Chien d’ivrogne ! s’écria ma grand’mère en apercevant Benjamin ; et, ne pouvant résister à l’émotion qui depuis une heure l’étouffait, elle tomba sur le pavé. Il fallut la reporter chez elle sur le matelas qu’elle avait destiné à son frère.

Pour celui-ci, il ne se souvint de sa blessure que le lendemain matin en mettant son babil ; mais sa sœur avait une grosse fièvre. Elle fut huit jours dangereusement malade, et durant tout ce temps, Benjamin ne quitta pas son chevet. Quand elle fut capable de l’entendre, il lui promit qu’il allait mener dorénavant une vie plus réglée, et qu’il songeait décidément à payer ses dettes et à se marier.

Ma grand’mère fut bientôt rétablie. Elle chargea son mari de se mettre en quête d’une femme pour Benjamin.

À quelque temps de là, par un soir du mois de novembre, mon grand-père arrivait crotté jusqu’à l’échiné, mais rayonnant.

— J’ai trouvé au-delà de ce que nous espérions, s’écriait l’excellent homme en pressant les mains de son beau-frère ; Benjamin, te voilà riche maintenant, tu pourras manger des matelottes tant que tu voudras.

— Mais, qu’as-tu donc trouvé ? faisaient, chacun de leur côté, ma grand’mère et Benjamin.

— Une fille unique, une riche héritière, la fille du père Minxit, avec lequel nous avons fait la Saint-Yves il y a un mois !

— De ce médecin de village qui consulte les urines ?

— Précisément. Il t’accepte sans restriction ; il est charmé de ton esprit ; il te croit très propre, par ton allure et ta faconde, à le seconder dans son industrie.

— Diable ! faisait Benjamin en se grattant la tête, c’est que je ne me soucie pas de consulter les urines.

— Eh ! grand niais ! une fois que tu seras le gendre du père Minxit, tu l’enverras promener avec ses fioles, et tu amèneras ta femme à Clamecy.

— Oui, mais c’est que mademoiselle Minxit est rousse.

— Elle n’est que blonde, Benjamin, je t’en donne ma parole d’honneur.

— On dirait, tant elle est piolée, qu’on lui a jeté une poignée de son par la figure.

— Je l’ai vue ce soir, je t’assure que ce n’est presque rien.

— Avec cela, elle a cinq pieds trois pouces ; je crains véritablement de gâter la race humaine : nous ferons des enfans qui seront grands comme des perches.

— Tout ce que tu dis là, ce sont de mauvaises plaisanteries, faisait ma grand’mère ; j’ai rencontré hier ton marchand de draps, il veut absolument être payé, et tu sais bien que ton perruquier ne veut plus l’accommoder.

— Ainsi vous voulez, ma chère sœur, que j’épouse mademoiselle Minxit ; mais vous ne savez pas, vous, ce que cela veut dire, Minxit.

Et toi Machecourt, le sais-tu ?

— Sans doute, je le sais ; cela veut dire le père Minxit.

— As-tu lu Horace, Machecourt ?

— Non, Benjamin.

— Eh bien ! Horace a dit : Num minxit patrios cineres. C’est ce coquin de prétérit défini qui me révolte ! avec cela que ma chère sœur n’est plus malade. M. Minxit, Mme e Minxit, M. Rathery Benjamin Minxit, le petit Jean Rathery Minxit, le petit Pierre Rathery Minxit, la petite Adèle Rathery Minxit. Eh ! mais, dans notre famille il y aura de quoi faire tourner un moulin. Puis, à te parler franchement, je ne me soucie guère de me marier. Il y a bien une chanson qui dit :


……Qu’on est heureux
Dans les liens du mariage !

Mais cette chanson ne sait ce qu’elle chante. Ce ne peut être qu’un célibataire qui en soit l’auteur.

……Qu’on est heureux
Dans les liens du mariage !

Cela serait bon, Machecourt, si l’homme était libre de se choisir une compagne ; mais les nécessités de la vie sociale nous forcent toujours d’épouser d’une manière ridicule et contraire à nos penchants. L’homme épouse une dot, et la femme une profession. Puis, quand on a fait la noce avec tous ses beaux dimanches, qu’on est rentré dans la solitude de son ménage, on s’aperçoit qu’on ne se convient pas. L’un est avare et l’autre prodigue, la femme est coquette et le mari jaloux, l’un aime à la bise et l’autre à droit vent : on voudrait être à mille lieues l’un de l’autre ; mais il faut vivre dans le cercle de fer où on s’est enfermé, et rester ensemble usque ad vitam aternam.

— Est-ce qu’il est gris ? dit mon grand-père à l’oreille de sa femme.

— Pourquoi ? répondit celle-ci.

— C’est qu’il parle avec bon sens.

Cependant on fit entendre raison à mon oncle, et il fut convenu qu’il irait le lendemain dimanche voir mademoiselle Minxit.



III

Comment mon oncle fit la rencontre d’un vieux sergent et d’un caniche, ce qui l’empêcha d’aller chez M. Minxit.




Le lendemain, à huit heures du matin, mon oncle était frais et accommodé ; il n’attendait plus pour partir qu’une paire de souliers que devait lui apporter Cicéron, ce fameux préconiseur dont nous avons déjà parlé, et qui cumulait la profession de cordonnier avec celle de tambour.

Cicéron ne tarda pas à arriver. À cette époque de bonne franquette, c’était la coutume, quand un ouvrier apportait de l’ouvrage dans une maison, qu’on ne le laissât pas sortir sans lui avoir fait boire quelques verres de vin. C’était d’un mauvais genre, j’en conviens ; mais ces procédés bienveillants rapprochaient les conditions ; le pauvre savait gré au riche des concessions qu’il lui faisait, et ne le jalousait point. Aussi a-t-on vu, pendant la révolution, d’admirables dévouements de serviteurs envers leurs maîtres, de fermiers envers leurs seigneurs, d’ouvriers envers leurs patrons, qui, à notre époque de morgue insolente et de ridicule orgueil, ne se reproduiraient certainement plus.

Benjamin pria sa sœur d’aller tirer une bouteille de vin blanc, pour trinquer avec Cicéron. Sa sœur en tire une, puis deux, puis trois et jusqu’à sept.

— Ma chère sœur, je vous en prie, encore une bouteille.

— Mais tu ne sais donc pas, malheureux, que tu en es à la huitième.

— Vous savez bien, chère sœur, que nous ne comptons pas ensemble.

— Mais tu sais bien, toi, que tu as un voyage à faire.

— Encore cette dernière bouteille, et je pars.

— Oui, tu es dans un bel état pour partir ! Et si on venait te chercher pour visiter un malade ?

— Que vous savez peu, ma bonne sœur, apprécier les effets du vin !… On voit que vous ne buvez que les eaux limpides du Beuvron. Faut-il partir ? mon centre de gravité est toujours à la même place. Faut-il saigner ?… Mais, à propos, ma sœur, il faut que je vous saigne. Machecourt me l’a recommandé en partant. Vous vous plaigniez ce matin d’un grand mal de tête, une saignée vous fera du bien.

Et Benjamin de tirer sa trousse, et ma grand’mère de s’armer des pincettes.

— Diable ! vous faites un malade bien récalcitrant. Eh bien ! transigeons ; je ne vous saignerai point, et vous irez nous tirer une huitième bouteille de vin.

— Je n’en tirerai pas un verre.

— Ce sera donc moi qui la tirerai, dit Benjamin ; et prenant la bouteille, il se dirigea vers la cave.

Ma grand-mère, ne voyant rien de mieux à faire pour l’arrêter, se pendit à sa queue ; mais Benjamin, sans s’occuper de cet incident, s’en alla à la cave d’un pas aussi ferme que s’il n’eût eu qu’un paquet d’oignons au bout de la queue et revint avec sa bouteille pleine.

— Eh bien ! ma chère sœur, c’était bien la peine d’aller deux à la cave pour une méchante bouteille de vin blanc ; mais je dois vous prévenir que, si vous persistiez dans ces mauvaises habitudes, vous me forceriez à faire couper ma queue.

Cependant Benjamin, qui, tout à l’heure, regardait comme une corvée assommante le voyage de Corvol, s’obstinait maintenant à partir. Ma grand’mère, pour lui en ôter la possibilité, avait enfermé ses souliers dans l’armoire.

— Je vous dis que je partirai !

— Je te dis que tu ne partiras pas !

— Voulez-vous que je vous porte jusque chez M. Minxit au bout de ma queue ?

Tel était le dialogue qui avait lieu entre le frère et la sœur quand mon grand-père arriva. Il mit fin à la discussion en déclarant que le lendemain il avait besoin d’aller à la Chapelle, et qu’il emmènerait Benjamin avec lui.

Mon grand-père était sur pied avant le jour. Quand il eut griffonné son exploit et écrit au bas : « dont le coût est de six francs quatre sous six deniers », il essuya sa plume sur la manche de sa houppelande, serra précieusement ses lunettes dans leur fourreau et alla éveiller Benjamin. Celui-ci dormait comme le prince de Condé – si le prince ne faisait semblant de dormir – la veille d’une bataille.

— Allons, eh ! Benjamin, debout ! il fait grand jour.

— Tu te trompes, répondit Benjamin avec un grognement et se retournant du côté du mur, il fait nuit noire.

— Lève la tête, tu verras la clarté du soleil sur le plancher !

— Je te dis, moi, que c’est la clarté du réverbère.

— Ah çà ! est-ce que tu ne voudrais pas partir ?

— Non ; j’ai rêvé toute la nuit de pain dur et de piquette, et si nous nous mettions en route, il pourrait nous arriver malheur.

— Eh bien ! je te déclare, moi, que si dans dix minutes tu n’es pas levé, je t’envoie ta chère sœur ; si, au contraire, tu es levé, je perce ce quartaut de vieux vin que tu sais bien.

— Tu es sûr que c’est du Pouilly, n’est-ce pas ? dit Benjamin se mettant sur son séant ; tu m’en donnes ta parole d’honneur ?

— Oui, foi d’huissier.

— Alors, va percer ton quartaut ; mais je te préviens que, s’il nous arrive malencontre en route, c’est toi qui en répondras à ma chère sœur.

Une heure après, mon oncle et mon grand-père étaient sur le chemin de Moulot. À quelque distance de la ville, ils rencontrèrent deux petits paysans dont l’un portait un lapin sous son bras et l’autre avait deux poules dans son panier. Le premier disait à son compagnon :

— Si tu veux dire à M. Cliquet que mon lapin est un lapin de garenne et que tu me l’as vu prendre au lacet, tu seras mon camarade.

— Je le veux bien, répondit celui-ci, mais à condition que tu diras à Madame Deby que mes poules pondent deux fois par jour et qu’elles font des œufs gros comme des œufs de cane.

— Vous êtes deux petits larrons, dit mon grand-père ; je vous ferai tirer l’un de ces jours les oreilles par M. le commissaire de police.

— Et moi, mes amis, dit Benjamin, je vous prie d’accepter chacun cette pièce de douze deniers.

— Voilà de la générosité bien placée, dit mon grand-père haussant les épaules ; tu donneras sans doute du plat de ton épée au premier pauvre honnête que tu rencontreras, puisque tu prostitues ta monnaie à ces deux vauriens.

— Vauriens pour toi, Machecourt, qui ne vois que la pellicule de chaque chose ; mais, pour moi, ce sont deux philosophes. Ils viennent d’inventer une machine qui, bien organisée, ferait la fortune de dix honnêtes gens.

— Et quelle est donc la machine, dit mon grand-père d’un air d’incrédulité, que viennent d’inventer ces deux philosophes que je rosserais d’importance, moi, si nous avions le temps de nous arrêter ?

— Cette machine est simple, dit mon oncle ; la voici telle qu’elle se comporte :

» Nous sommes dix amis qui, au lieu de nous réunir pour déjeuner, nous réunissons pour faire fortune.

— Cela vaut au moins la peine de se réunir, interrompit mon grand-père.

— Nous sommes, tous les dix, intelligents, adroits, rusés même au besoin. Nous avons le verbe haut, la discussion prestigieuse ; nous manions la parole avec la même adresse qu’un escamoteur manie ses muscades. Pour la moralité de la chose, nous sommes tous capables dans notre profession, et les personnes de bonne volonté peuvent dire sans trop se compromettre, que nous valons mieux que nos confrères.

» Nous formons, en tout bien et tout honneur, une société pour nous préconiser les uns les autres, pour insuffler, pour faire mousser et bulliférer notre petit mérite.

— J’entends, dit mon grand-père, l’un vend de la mort aux rats et n’a qu’une grosse caisse, l’autre du thé suisse et n’a qu’une paire de cymbales. Vous réunissez vos moyens de faire du bruit, et…

— C’est cela même, interrompit Benjamin. Tu conçois que si la machine fonctionne convenablement, chacun des sociétaires a autour de lui neuf instruments qui font un vacarme épouvantable.

» Nous sommes neuf qui disons : L’avocat Page boit trop ; mais je crois que ce diable d’homme fait infuser les feuillets de la coutume du Nivernais dans son vin, qu’il a mis la logique en bouteille. Toutes les causes qu’il lui convient de gagner, il les gagne ; et l’autre jour, il a fait obtenir de forts dommages-intérêts à un gentilhomme qui avait assommé un paysan.

» L’huissier Parlanta est un peu retors ; mais c’est l’Annibal des huissiers. Sa contrainte par corps est inévitable ; pour lui échapper, il faudrait que son débiteur n’eût pas de corps. Il vous mettrait la main sur l’épaule d’un duc et pair.

» Pour Benjamin Rathery, c’est un homme sans souci qui se moque de tout et rit au nez de la fièvre, un homme, si vous le voulez, d’assiette et de bouteille ; mais c’est précisément à cause de cela que je le préférerais à ses confrères. Il n’a pas l’air de ces médecins sinistres dont le registre est un cimetière ; il est trop gai et digère trop bien pour avoir beaucoup d’actes de décès à se reprocher.

» Ainsi, chacun des sociétaires se trouve multiplié par neuf…

— Oui, dit mon grand-père, mais cela te donnera-t-il neuf habits rouges ? Neuf fois Benjamin Rathery, qu’est-ce que cela fait ?

— Ça fait neuf cents fois Machecourt ! répliqua vivement Benjamin. Mais laisse-moi finir ma démonstration, tu plaisanteras après.

» Voilà neuf réclames vivantes qui s’insinuent partout, qui vous répètent le lendemain, sous une autre forme, ce qu’elles vous ont dit la veille : neuf affiches qui parlent, qui arrêtent les passants par le bras ; neuf enseignes qui se promènent par la ville, qui discutent, qui font des dilemmes, des enthymèmes, et se moquent de vous si vous n’êtes point de leur avis.

» Il résulte de là que la réputation de Page, de Rapin, de Rathery, qui se traînait péniblement dans l’enceinte de leur petite ville, comme un avocat dans un cercle vicieux, prend tout à coup un essor étourdissant. Hier elle n’avait pas de pieds, aujourd’hui elle a des ailes. Elle se dilate comme un gaz quand on a ouvert le bocal où il était renfermé. Elle s’épand par toute la province. Les clients arrivent à ces gens-là de tous les points du bailliage ; ils arrivent du sud et de l’aquilon, de l’aurore et du couchant, comme dans l’Apocalypse les élus arrivent à la ville de Jérusalem. Au bout de cinq à six ans, Benjamin Rathery est à la tête d’une belle fortune qu’il dépense, avec grands fracas de verres et de bouteilles, en déjeuners et en dîners ; toi, Machecourt, tu n’es plus porteur de contraintes ; je t’achète une charge de bailli. Ta femme est couverte de soie et de dentelles comme une sainte Reine ; ton aîné, qui est déjà enfant de chœur, entre au séminaire ; ton cadet, qui est malingreux et jaune comme un serin des Canaries, étudie la médecine ; je lui cède ma réputation et mes vieux clients, et je l’entretiens d’habits rouges. De ton puîné, nous faisons un robin. Ta fille aînée épouse un homme de plume. Nous marions la plus jeune à un gros bourgeois, et le lendemain de la noce nous mettons la machine au grenier.

— Oui, mais ta machine a un petit défaut, elle n’est pas à l’usage des honnêtes gens.

— Pourquoi cela ?

— Parce que.

— Mais enfin ?

— Parce que l’effet en est immoral.

— Pourrais-tu me prouver cela par or et par donc ?

— Va te promener avec tes or et tes donc. Toi qui es un savant, tu raisonnes avec ton esprit ; moi qui suis un pauvre porteur de contraintes, je sens avec ma conscience. Je soutiens que tout homme qui acquiert sa fortune par d’autres moyens que par son travail et ses talents n’en est pas légitime possesseur.

— C’est très bien ce que tu dis là, Machecourt, s’écria mon oncle ; tu as parfaitement raison. La conscience, c’est la meilleure de toutes les logiques et le charlatanisme, sous quelque forme qu’il se déguise, est toujours une escroquerie. Eh bien ! brisons notre machine et n’en parlons plus.

Tout en devisant ainsi, ils approchaient du village de Moulot ; ils aperçurent, sur le seuil d’une porte de vigne, une espèce de soldat encadré profondément entre des ronces, dont les touffes brunes et rouges meurtries par la gelée, tombaient pêle-mêle comme une chevelure en désordre. Cet homme avait sur sa tête un morceau de chapeau à cornes, sans cocarde ; sa figure en ruine avait une teinte pierreuse, cette teinte dorée qu’ont les vieux monuments au soleil. Deux grandes moustaches blanches encadraient sa bouche comme deux parenthèses, il était couvert d’un vieil uniforme. Sur une des manches s’étendait transversalement un vieux galon effacé.

L’autre manche, dépouillée de son insigne, n’offrait plus qu’un rectangle qui se distinguait du reste de l’étoffe par une laine plus neuve et d’une nuance plus foncée. Ses jambes nues, enflées par le froid, étaient rouges comme des betteraves. Il laissait tomber d’une gourde quelques gouttes d’eau-de-vie sur de vieux morceaux de pain noir ; un caniche de la grande espèce, était assis devant lui sur son derrière, et suivait tous ses mouvements, pareil à un muet qui écoute avec ses yeux les ordres que lui donne son maître.

Mon oncle eût plutôt passé outre devant un bouchon que devant cet homme. S’arrêtant sur le bord du chemin :

— Camarade, dit-il, voilà un mauvais déjeuner !

— J’en ai fait de plus mauvais encore, mais Fontenoy et moi nous avons bon appétit.

— Qui, Fontenoy ?

— Mon chien, ce caniche que vous voyez.

— Diable ! voilà un beau nom pour un chien. Au fait, la gloire est bien pour les rois, pourquoi ne serait-elle pas pour les caniches ?

— C’est son nom de guerre, poursuivit le sergent ; son nom de famille est Azor.

— Eh ! pourquoi l’appelez-vous Fontenoy ?

— Parce qu’à la bataille de Fontenoy, il a fait un capitaine anglais prisonnier.

— Eh ! comment donc cela ? fit mon oncle tout émerveillé.

— D’une manière fort simple, en l’arrêtant par une des basques de son habit, jusqu’à ce que je puisse lui mettre la main sur l’épaule ; tel qu’il est Fontenoy a été mis à l’ordre de l’armée et a eu l’honneur d’être présenté à Louis XV, qui a daigné me dire : « Sergent Duranton, vous avez là un beau chien ! »

— Voilà un roi bien affable pour les quadrupèdes ; je m’étonne qu’il n’ait pas donné des lettres de noblesse à votre caniche. Comment se fait-il donc que vous ayez quitté le service d’un si bon roi ?

— Parce qu’on m’a fait un passe-droit, dit le sergent, l’œil rutilant et la narine gonflée de colère ; il y a dix ans que j’ai ces guenilles d’or sur le bras ; j’ai fait toutes les campagnes de Maurice de Saxe, et j’ai sur le corps plus de cicatrices qu’il n’en faudrait pour faire deux états de service. Ils m’avaient promis l’épaulette ; mais nommer officier le fils d’un tisserand, c’eût été un scandale à faire horripiler toutes les ailes de pigeon du royaume de France et de Navarre. Ils m’ont fait passer sur le corps une espèce de petit chevalier tout frais éclos de sa coquille de page. Ça saura se faire tuer tout de même, car ils sont braves ; on ne peut leur refuser cela ; mais ça ne sait pas dire : Tête… droite !

À cette parole de la théorie fortement accentuée par le sergent, le caniche tourna militairement la tête à droite.

— Tout beau, Fontenoy ! fit son maître ; tu oublies que nous sommes retirés du service ; et il reprit : Je n’ai pu passer cela au roi très chrétien ; dès ce moment, je me suis brouillé avec lui, et je lui ai demandé mon congé, qu’il m’a gracieusement accordé.

— Vous avez bien fait, brave homme, s’écria Benjamin en frappant sur l’épaule du vieux soldat, geste imprudent qui faillit le faire dévorer par le caniche. Si mon approbation peut vous être agréable, je vous la donne sans restriction ; les nobles n’ont jamais nui à mon avancement ; mais cela n’empêche pas que je les haïsse de tout mon cœur.

— En ce cas, c’est une haine toute platonique, interrompit mon grand-père.

— Dis plutôt une haine toute philosophique, Machecourt. La noblesse est la plus absurde de toutes les choses. C’est une révolte flagrante du despotisme contre le Créateur. Dieu a-t-il fait plus hautes les unes que les autres les herbes de la prairie, et a-t-il gravé des écussons sur l’aile des oiseaux ou sur le pelage des bêtes fauves ? Que signifient ces hommes supérieurs que fait un roi par lettres-patentes, comme il fait un gabeleur et un regrattier ? « À dater d’aujourd’hui, vous reconnaîtrez le sieur tel pour un homme supérieur. Signé Louis XV, et plus bas Choiseul. » Oh ! que voilà une supériorité bien établie !

» Un vilain est fait comte par Henri IV, parce qu’il a servi une bonne oie à cette majesté ; un chapon avec l’oie, et il était fait marquis ; il n’eût fallu ni plus d’encre ni plus de parchemin pour cela. Maintenant, les descendants de ces hommes ont le privilège de nous bâtonner, nous dont les ancêtres n’ont jamais eu l’occasion d’offrir à un roi une aile de volaille.

» Et voyez un peu à quoi tiennent les grandeurs de ce monde ! si l’oie eût été un peu plus ou un peu moins cuite, qu’on y eût mis une pincée de sel de plus ou une pincée de poivre de moins, qu’il fût tombé un peu de suie dans la lèchefrite ou un peu de cendre sur les tartines, qu’on l’eût servie un peu plus tôt ou un peu plus tard, il y avait une famille noble de moins en France. Et le peuple courbe le front devant une pareille grandeur ! Oh ! je voudrais, comme Calligula le voulait du peuple romain, que la France n’eût qu’une seule paire de joues pour la souffleter.

» Mais dis-moi, peuple imbécile, quelle valeur trouves-tu donc aux deux lettres que ces gens-là mettent devant leur nom ? ajoutent-elles un pouce à leur taille ? ont-ils plus de fer que toi dans le sang ? plus de moelle cérébrale dans la boîte osseuse de leur tête ? pourraient-ils manier une épée plus lourde que la tienne ? ce de merveilleux guérit-il les écrouelles ? préserve-t-il son titulaire de la colique quand il a trop dîné, ou de l’ivresse quand il a trop bu ? Ne vois-tu pas que tous ces comtes, ces barons, ces marquis, sont des majuscules qui, malgré la place qu’elles occupent dans la ligne, n’ont toujours que la valeur des simples lettres ? Si un duc et pair et un bûcheron étaient ensemble dans une savane de l’Amérique ou au milieu du grand désert du Sahara, je voudrais bien savoir lequel des deux serait le plus noble ?

» Leur trisaïeul maniait la rondache, et ton père faisait des bonnets de coton, qu’est-ce que cela prouve pour eux et contre toi ? viennent-ils au monde avec la rondache de leur trisaïeul au côté ? ont-ils ses cicatrices gravées sur leur peau ? Qu’est-ce que cette grandeur qui se transmet de père en fils, comme une bougie neuve qu’on allume à une bougie qui s’éteint ? Les champignons qui naissent sur les débris d’un chêne mort sont-ils des chênes ?

» Quand j’apprends que le roi a créé une famille noble, il me semble voir un cultivateur planter dans son champ un grand niais de pavot qui infectera vingt sillons de sa graine, et ne rapportera tous les ans que quatre grandes feuilles rouges. Cependant, tant qu’il y aura des rois, il y aura des nobles.

» Les rois font des comtes, des marquis, des ducs, pour que l’admiration monte jusqu’à eux par degrés. Les nobles, ce sont, relativement à eux, les bagatelles de la porte, la parade qui donne aux badauds un avant-goût des magnificences du spectacle. Un roi sans noblesse, ce serait un salon sans antichambre ; mais cette friandise de leur amour-propre leur coûtera cher. Il est impossible que vingt millions d’hommes consentent toujours à n’être rien dans l’État, pour que quelques milliers de courtisans soient quelque chose ; quiconque a semé des privilèges doit recueillir des révolutions.

» Le temps n’est pas loin peut-être où tous ces brillants écussons seront traînés dans le ruisseau et où ceux qui s’en décorent maintenant auront besoin de la protection de leurs valets.

— Eh ! me dites-vous, votre oncle Benjamin a dit tout cela ?

— Pourquoi pas ?

— Tout d’une haleine ?

— Sans doute. Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant en cela ? mon grand-père avait un broc qui tenait une pinte et demie, et mon oncle le vidait tout d’un trait ; il appelait cela faire des tirades.

— Et ses paroles, comment ont-elles été conservées ?

— Mon grand-père les a écrites.

— Il avait donc là, en plein champ, tout ce qu’il fallait pour écrire ?

— Quelle bêtise ! un huissier.

— Et le sergent, a-t-il encore quelque chose à dire ?

— Certainement, il faut bien qu’il parle pour que mon oncle lui réponde.

Or donc, le sergent dit :

— Il y a trois mois que je suis en route ; je vais de ferme en ferme et j’y reste tant qu’on veut me supporter. Je fais faire l’exercice aux enfants ; je raconte nos campagnes aux hommes, et Fontenoy amuse les femmes avec ses gambades. Je ne suis pas pressé d’arriver, car je ne sais pas trop où je vais. Ils me renvoient dans mes foyers, et je n’ai pas de foyer. Il y a longtemps que le four de mon père est défoncé, et j’ai les bras plus creux et plus rouillés que deux vieux canons de fusil. Je crois tout de même que je retournerai dans mon village. Ce n’est pas que j’espère y être mieux qu’en tout autre pays. La terre y est aussi dure qu’ailleurs, et l’on n’y boit pas de l’eau-de-vie dans les ornières. Mais qu’importe ! j’y vais toujours. C’est comme un caprice de malade. Je serai la garnison du pays. S’ils ne veulent pas nourrir le vieux soldat, il faudra bien au moins qu’ils l’enterrent, et, ajouta-t-il, ils auront bien la charité d’apporter sur ma fosse un peu de soupe à Fontenoy jusqu’à ce qu’il soit mort de chagrin ; car Fontenoy ne me laissera pas en aller tout seul. Quand nous sommes seuls et qu’il me regarde, il me promet cela, ce bon Fontenoy.

— Eh ! voilà le sort qu’ils vous ont fait, répondait Benjamin. En vérité, les rois sont les plus égoïstes de tous les êtres. Si les serpents, dont nos poètes parlent si mal, avaient une littérature, ils feraient des rois le symbole de l’ingratitude. J’ai lu quelque part que Dieu ayant fait le cœur des rois, un chien l’emporta, et que, ne voulant pas recommencer sa besogne, il mit une pierre à la place. Cela me paraît assez vraisemblable. Pour les Capets, c’est peut-être un oignon de lis qu’ils ont à la place du cœur. Je défie qu’on me prouve le contraire.

» Parce qu’on a fait à ces gens-là une croix sur le front avec de l’huile, leur personne est auguste ; ils sont majesté ; ils sont nous au lieu de je ; ils ne peuvent mal faire ; si leur valet de chambre les égratignait en leur passant leur chemise, il serait sacrilège. Leurs petits sont des altesses, eux, ces marmots, qu’une femme porte au poing, dont le berceau tiendrait sous une cage à poulets ; ils sont des hauteurs très hautes, des montagnes sérénissimes. On ferait volontiers dorer par le bout les mamelles de leur nourrice. Si tel est l’effet d’un peu d’huile, quel respect aurons-nous donc pour les anchois qui marinent dans l’huile jusqu’à ce qu’on les mange ?

» Chez la caste des sires, l’orgueil va jusqu’à la démence. On les compare à Jupiter tenant la foudre, et ils ne se trouvent pas trop honorés de la comparaison. La foudre de moins, et ils se fâcheraient. Cependant Jupiter a la goutte, et il faut deux valets pour le mener à sa table ou à son lit. Le rimeur Boileau a, de son autorité privée, ordonné aux vents de se taire, attendu qu’il allait parler de Louis XIV :

    Et vous, vents, faites silence,
    Je vais parler de Louis.

» Et Louis XIV n’a rien vu en cela que de très naturel ; seulement il n’a pas songé d’ordonner aux commandants de ses vaisseaux de parler de Louis pour apaiser les tempêtes.

» Ils croient tous, les pauvres fous, que l’espace de terre où ils règnent est à eux ; que Dieu le donna à Eudes, fonds et tréfonds, pour en jouir, sans trouble ni obstacle, lui et ses descendants. Qu’un courtisan leur dise que Dieu a fait la Seine tout exprès pour alimenter le grand bassin des Tuileries, ils le tiendront pour homme d’esprit. Ils regardent ces millions d’hommes qui sont autour d’eux comme une propriété dont on ne saurait, sous peine de pendaison, leur contester le titre ; les uns sont venus au monde pour leur fournir de l’argent ; les autres, pour mourir dans leurs querelles ; quelques-uns, qui ont le sang plus limpide et plus rose, pour leur procréer des maîtresses. Tout cela résulte évidemment de la croix qu’un vieil archevêque, de sa main caduque, leur a faite sur le front.

» Ils vous prennent un homme dans la force de la jeunesse, ils lui mettent un fusil entre les mains, un sac sur le dos, ils le marquent à la tête d’une cocarde, puis ils lui disent : Mon confrère de Prusse a des torts envers moi, tu vas courir sus à tous ses sujets. Je les ai fait prévenir par mon huissier, que j’appelle un héraut, que, le 1er  avril prochain, tu auras l’honneur de te présenter sur la frontière pour les égorger, et qu’ils eussent à se tenir prêts à te bien recevoir. Entre monarques ce sont des égards qu’on se doit. Tu croiras peut-être au premier aspect que nos ennemis sont des hommes ; mais ce ne sont pas des hommes, je t’en préviens, ce sont des Prussiens ; tu les distingueras de la race humaine à la couleur de leur uniforme. Tâche de bien faire ton devoir, car je serai là, assis sur mon trône, qui te regarderai. Si tu remportes la victoire, quand vous reviendrez en France, on vous amènera sous les fenêtres de mon palais ; je descendrai en grand uniforme et je vous dirai : « Soldats, je suis content de vous ». Si vous êtes cent mille hommes, tu auras pour ta part un cent millième de ces six paroles. Au cas où tu resterais sur le champ de bataille, ce qui pourrait fort bien arriver, j’enverrai ton extrait mortuaire à ta famille afin qu’elle puisse te pleurer et que tes frères puissent hériter de toi. Si tu perds un bras ou une jambe, je te les paierai ce qu’ils valent, mais si tu as le bonheur ou le malheur, comme tu voudras, d’échapper au boulet, quand tu n’auras plus la force de porter ton sac, je te donnerai ton congé et tu iras crever où tu voudras, cela ne me regardera plus.

— Voilà bien l’affaire, dit le sergent ; quand ils ont extrait de notre sang ce phosphore dont ils font leur gloire, ils nous jettent de côté comme le vigneron jette sur le fumier le marc du raisin après avoir pressuré la liqueur, comme l’enfant jette au ruisseau le noyau du fruit qu’il vient de manger.

— C’est très mal à eux, fit Machecourt, dont l’esprit était à Corvol et qui eût voulu y voir son beau-frère.

— Machecourt, dit Benjamin le regardant de travers, choisis mieux tes expressions ; il n’y a pas ici matière à plaisanterie. Oui, quand je vois ces fiers soldats, qui ont fait de leur sang la gloire de leur pays, obligés, comme ce pauvre vieux Cicéron, de passer le reste de leur vie dans une échoppe de savetier, tandis qu’un tas de pantins dorés accaparent tout l’argent de l’impôt, et que des prostituées ont pour s’envelopper négligemment le matin des cachemires dont un seul fil vaut tous les vêtements d’une pauvre ménagère, je suis exaspéré contre les rois ; si j’étais Dieu, je leur mettrais sur le corps un uniforme de plomb, et je les condamnerais à faire mille ans de service dans la lune, avec toutes leurs iniquités dans leur sac. Les empereurs seraient caporaux.

Après avoir repris haleine et s’être essuyé le front, car il suait, mon digne grand-oncle, d’émotion et de colère, il tira mon grand-père à part et lui dit :

— Si nous faisions déjeuner avec nous chez Manette ce brave homme et ce glorieux caniche ?

— Heim ! heim ! objecta mon grand-père.

— Que diable ! répliqua Benjamin, on ne rencontre pas tous les jours un caniche qui a fait un capitaine anglais prisonnier, et tous les jours on donne des fêtes politiques à des gens qui ne valent pas cet honorable quadrupède.

— Mais, as-tu de l’argent ? dit mon grand-père ; moi je n’ai qu’une pièce de trente sous que ta sœur m’a donnée ce matin, parce que, je crois, elle n’est pas bien marquée, et elle m’a bien recommandé de lui en rapporter au moins la moitié.

— Moi, je n’ai pas le sou, mais je suis le médecin de Manette, de même qu’elle est de temps en temps ma cabaretière, et nous nous faisons mutuellement crédit.

— Seulement le médecin de Manette ?

— Qu’est-ce que cela te fait ?

— Rien ; mais je te préviens que je ne veux pas rester plus d’une heure chez Manette.

Mon oncle déclina donc son invitation au sergent. Celui-ci accepta sans cérémonie et se plaça joyeusement entre mon oncle et mon grand-père, ce qui, en style de soldat, s’appelle emboîter le pas.

Un taureau, qu’un paysan menait au pré, venait à eux. Offusqué sans doute par l’habit de Benjamin, il fondit brusquement sur lui. Mon oncle esquiva ses cornes, et, comme il avait des articulations d’acier, il franchit d’un saut, sans faire plus d’effort que s’il eût exécuté un entrechat, un large fossé qui séparait la route des champs. Le taureau, qui tenait sans doute à faire une estafilade à l’habit rouge, voulut opérer comme mon oncle ; mais il tomba au milieu du fossé. « C’est bien fait, dit Benjamin, voilà ce que c’est que de chercher querelle à ceux qui ne songent pas à toi. » Mais le quadrupède, obstiné comme un Russe qui monte à l’assaut, ne se rebuta pas pour ce mauvais succès ; enfonçant ses sabots dans la terre à moitié dégelée, il cherchait à grimper le talus. Mon oncle, voyant cela, tira son épée, et tandis qu’il lardait de son mieux le mufle de l’ennemi, il appelait le paysan, et s’écriait : « Bonhomme, arrêtez votre bête, sinon je vous préviens que je lui passe mon épée au travers du corps. » Mais, tout en parlant ainsi, il laissa tomber son épée dans le fossé. « Ôte ton habit et jette-le-lui bien vite ! », s’écria Machecourt. « Sauvez-vous dans les vignes », disait le paysan. « Gzzi ! gzzi ! Fontenoy », fit le sergent. Le caniche se jeta sur le taureau, et comme il savait son monde, il le mordit au jarret. La colère de l’animal se tourna alors contre le chien ; mais, tandis qu’il faisait rage de ses cornes, le paysan arriva, et parvint à passer un nœud coulant autour des jambes de derrière du taureau. Cette habile manœuvre eut un plein succès et mit fin aux hostilités.

Benjamin redescendit sur la route ; il croyait que Machecourt allait se moquer de lui, mais celui-ci était pâle comme un linge et tremblait sur ses jambes.

— Allons, Machecourt, remets-toi, dit mon oncle, ou bien il faudra que je te saigne. Et toi, mon brave Fontenoy, tu as fait aujourd’hui une plus jolie fable que celle de La Fontaine intitulée : la Colombe et la Fourmi. Vous voyez, messieurs, qu’un bienfait n’est jamais perdu. La plupart du temps le bienfaiteur est dans la nécessité de faire crédit longtemps à l’obligé, mais lui, Fontenoy, m’a payé d’avance. Qui diable m’aurait dit que j’aurais jamais de l’obligation à un caniche ?

Moulot est caché entre une touffe de saules et de peupliers sur la rive gauche du ruisseau du Beuvron, au pied d’une grosse colline dans laquelle mord la route de La Chapelle. Quelques maisons du village étaient déjà remontées sur le bord du chemin, blanches et endimanchées comme des paysannes qui vont dans un lieu fréquenté par le monde ; de ce nombre était le cabaret de Manette. À l’aspect du bouchon qui pendait couvert de givre à la lucarne du grenier, Benjamin se mit à chanter de sa voix de stentor :

Amis, il faut faire une pause, J’aperçois l’ombre d’un bouchon.

À cette voix, qu’elle connaissait bien, Manette accourut toute rouge sur le seuil de sa porte.

Manette était une personne vraiment fort jolie, potelée, mafflue, toute blanche, mais peut-être un peu trop rose ; vous eussiez dit de ses joues une flaque de lait sur laquelle on eût fait tomber quelques gouttes de vin.

— Messieurs, dit Benjamin, permettez-moi avant tout d’embrasser notre jolie cabaretière, comme arrhes du bon déjeuner qu’elle va nous préparer de suite.

— Oui-dà ! monsieur Rathery, fit Manette se rejetant en arrière, vous n’êtes pas fait pour les paysannes, vous ; allez donc embrasser Mademoiselle Minxit.

— Il paraît, pensa mon oncle, que le bruit de mon mariage est déjà répandu dans le pays. Ce ne peut être que M. Minxit qui en ait parlé ; donc il tient à m’avoir pour gendre, donc s’il ne reçoit pas aujourd’hui ma visite, ce ne serait pas une raison pour que la négociation soit rompue.

» Manette, ajouta-t-il, il ne s’agit pas ici de Mademoiselle Minxit ; avez-vous du poisson ?

— Du poisson, fit Manette, il y en a dans le vivier de M. Minxit.

— Je vous le répète, Manette, dit Benjamin, avez-vous du poisson ? Faites attention à ce que vous allez me répondre.

— Eh bien ! dit Manette, mon mari est allé à la pêche, et il reviendra bientôt.

— Bientôt n’est pas notre affaire ; mettez-nous sur le gril autant de tranches de jambon qu’il y en pourra contenir, et faites-nous une omelette de tous les œufs qui sont dans votre poulailler.

Le déjeuner fut bientôt prêt ; pendant que l’omelette allait, venait et sautait dans la poêle, le jambon grillait. Or, l’omelette fut presque aussitôt expédiée que servie. Une poule met six mois pour faire douze œufs, une femme met un quart d’heure pour les convertir en omelette, et en cinq minutes trois hommes absorbent l’omelette.

— Voyez, disait Benjamin, comme la décomposition va plus vite que la recomposition ; les contrées couvertes d’une nombreuse population s’appauvrissent tous les jours. L’homme est un enfant gourmand qui fait maigrir sa nourrice ; le bœuf ne rend pas à la prairie toute l’herbe qu’il lui a prise ; les cendres du chêne que nous brûlons ne retournent pas en chêne à la forêt ; le zéphyr ne rapporte pas au rosier les feuilles du bouquet que la jeune fille disperse autour d’elle ; la bougie qui brûle devant nous ne retombe pas en rosée de cire sur la terre ; les fleuves dépouillent incessamment les continents et vont perdre au sein des mers les choses qu’ils enlèvent à leurs rivages ; la plupart des montagnes n’ont plus de verdure sur leurs grands crânes chauves ; les Alpes nous montrent à nu leurs ossements déchirés, l’intérieur de l’Afrique n’est plus qu’un lac de sable : l’Espagne est une vaste bruyère, et l’Italie un grand ossuaire où il ne reste qu’une couche de cendre. Partout où les grands peuples ont passé, ils ont laissé la stérilité sur leurs traces. Cette terre parée de verdure et de fleurs, c’est un phtisique dont les joues sont roses, mais dont la vie est condamnée. Un temps viendra où elle ne sera plus qu’une masse inerte, morte, glacée, une grande pierre sépulcrale sur laquelle Dieu écrira : « Ci-gît le genre humain. » En attendant, messieurs, profitons des biens que la terre nous donne, et comme elle est assez bonne mère, buvons à sa longue existence.

On en vint au jambon ; mon grand-père mangeait par devoir, parce qu’il faut que l’homme mange pour se faire du bien, et qu’il ait du sang pour faire des commandements ; Benjamin mangeait pour s’amuser, mais le sergent mangeait comme un homme qui ne s’est mis à table que pour cela, et il ne sonnait mot.

À table, Benjamin était un grand homme ; mais son noble estomac n’était pas exempt de jalousie, passion basse qui ternit les plus brillantes qualités.

Il regardait faire le sergent de l’air de dépit d’un homme surpassé, comme César eût regardé, du haut du Capitole, Bonaparte gagnant la bataille de Marengo. Après avoir contemplé quelque temps son homme en silence, il jugea à propos de lui adresser ces paroles :

— Boire et manger sont deux êtres qui se ressemblent ; au premier aspect, vous les prendriez pour deux cousins germains. Mais boire est autant au-dessus de manger, que l’aigle qui s’abat sur la pointe des rochers est au-dessus du corbeau qui perche sur la cime des arbres. Manger est un besoin de l’estomac ; boire est un besoin de l’âme. Manger n’est qu’un vulgaire artisan, tandis que boire est un artiste. Boire inspire de riantes idées aux poètes, de nobles pensées aux philosophes, des sons mélodieux aux musiciens ; manger ne leur donne que des indigestions. Or, je me flatte, sergent, que je boirais bien autant que vous, je crois même que je boirais mieux ; mais, pour manger, je ne suis auprès de vous qu’une mazette. Vous tiendriez tête à Arthus en personne ; je crois même que sur un dindon vous seriez dans le cas de lui rendre une aile.

— C’est, répondit le sergent, que je mange pour hier, aujourd’hui et demain.

— Permettez-moi donc de vous servir pour après-demain cette dernière tranche de jambon.

— Grand merci, dit le sergent, il y a une fin à tout.

— Eh bien ! le Créateur qui a fait les soldats pour passer subitement de l’extrême abondance à l’extrême disette, leur a donné, comme au chameau, deux estomacs ; leur second estomac, c’est leur sac. Mettez dans votre sac ce jambon dont Machecourt ni moi ne voulons plus.

— Non, dit le soldat, je n’ai pas besoin de faire de magasins, moi ; les vivres viennent toujours assez ; permettez-moi d’offrir ce jambon à Fontenoy ; nous sommes dans l’habitude de tout partager ensemble, les jours de noce comme les jours de jeûne.

— Vous avez là, en effet, un chien qui mérite qu’on prenne soin de lui, dit mon oncle ; voudriez-vous me le vendre ?

— Monsieur ! fit le sergent jetant rapidement la main sur son caniche…

— Pardon, brave homme, pardon, désolé de vous avoir offensé ; ce que j’en disais, c’était seulement pour parler ; je sais bien que proposer au pauvre de vendre son chien, c’est proposer à une mère de vendre son enfant.

— Tu ne me feras pas croire, dit mon grand-père, qu’on puisse aimer un chien autant qu’un enfant ; moi aussi j’ai eu un caniche, un caniche qui valait bien le vôtre, sergent, soit dit sans offenser Fontenoy, sauf qu’il n’a fait d’autres prisonniers que la perruque du collecteur. Eh bien ! un jour que j’avais l’avocat Page à dîner, il m’a emporté une tête de veau, et, le soir même, je l’ai fait passer sous la roue du moulin.

— Ce que tu dis là ne prouve rien ; toi, tu as une femme et six enfants, c’est bien assez de besogne pour toi d’aimer tout ce monde sans t’aller prendre d’une affection romanesque pour un caniche ; mais je te parle, moi, d’un pauvre diable isolé parmi les hommes et qui n’a pour toute parenté que son chien. Mets un homme avec un chien dans une île déserte, mets dans une autre île déserte une femme avec son enfant ; je te parie qu’au bout de six mois l’homme aimera le chien, si le chien est aimable toutefois, autant que la femme aimera son enfant.

— Je conçois, répondit mon grand-père, qu’un voyageur ait un chien pour lui tenir compagnie ; qu’une vieille femme qui est seule dans sa chambre ait un roquet avec lequel elle bavarde toute la journée. Mais qu’un homme aime un chien d’affection, qu’il aime comme un chrétien, voilà ce que je nie, voilà ce qui n’est pas possible.

— Et moi je te dis que dans telles circonstances données, tu aimerais même un serpent à sonnettes ; la fibre aimante chez l’homme ne peut rester complètement inerte. L’âme humaine a horreur du vide ; qu’on observe avec attention l’égoïste le plus endurci, on finira par trouver, comme une petite fleur entre des pierres, une affection cachée sous un pli de son âme.

» Règle générale et sans exception, il faut que l’homme aime quelque chose. Le dragon qui n’a pas de maîtresse aime son cheval ; la jeune fille qui n’a pas d’amant aime son oiseau ; le prisonnier qui ne peut décemment aimer son geôlier, aime l’araignée qui file sa toile à la lucarne de son cachot, ou la mouche qui descend vers lui dans un rayon de soleil. Quand nous ne trouvons rien d’animé où puissent se prendre nos affections, nous aimons la matière brute, une bague, une tabatière, un arbre, une fleur ; le Hollandais se passionne pour ses tulipes, et l’antiquaire pour ses camées.

En ce moment, le mari de Manette entra avec une grosse anguille dans son sac.

— Machecourt, dit Benjamin, il est midi, voilà l’heure de dîner, si nous dînions avec cette anguille ?

— C’est l’heure de partir, dit Machecourt, et nous dînerons chez M. Minxit.

— Et vous, sergent, si nous mangions cette anguille ?

— Moi, dit le sergent, je ne suis pas pressé d’arriver ; comme je ne vais pas là plus qu’ailleurs, tous les soirs je suis rendu à mon gîte.

— Très bien parlé, et le respectable caniche, quelle est son opinion à cet égard ?

Le caniche regarda Benjamin et remua deux ou trois fois la queue.

— Bien ! qui ne dit mot consent : ainsi, Machecourt, nous voilà trois contre toi, il faut que tu te rendes à l’opinion de la majorité. La majorité, vois-tu, mon ami, c’est plus fort que tout le monde, cela. Mets dix philosophes d’un côté et onze imbéciles de l’autre, les imbéciles l’emporteront.

— L’anguille en effet est fort belle, dit mon grand-père, et si Manette a un peu de lard frais, elle en fera une excellente matelote. Mais diable ! et mon exploit ! il faut bien que le service se fasse.

— Fais bien attention à ceci, dit Benjamin, il faudra indubitablement que quelqu’un me prête son bras pour me reconduire à Clamecy ; si tu t’affranchissais de ce pieux devoir, je ne te tiendrais plus pour mon beau-frère.

Or, comme Machecourt tenait beaucoup à être le beau-frère de Benjamin, il resta.

L’anguille étant prête, on se remit à table. La matelote de Manette était un chef-d’œuvre ; le sergent ne se lassait pas de l’admirer. Mais les chefs-d’œuvre de cuisinier sont œuvres éphémères ; on leur donne à peine le temps de refroidir. Il n’y a qu’une chose dans les arts qu’on puisse comparer aux produits culinaires : ce sont les produits du journalisme ; et encore, un ragoût peut se réchauffer, une terrine de foie gras peut exister un mois entier, un jambon peut revoir autour de lui ses admirateurs, mais un article de journal n’a pas de lendemain. On n’en est pas à la fin qu’on a oublié le commencement ; et, quand on l’a parcouru, on le jette sur son bureau, comme on jette sa serviette sur la table quand on a dîné. Ainsi, je ne comprends pas que l’homme qui a une valeur littéraire consente à perdre son talent dans les obscurs travaux du journalisme ; comment lui, qui peut écrire sur du parchemin, se résout à griffonner sur le papier brouillard d’un journal ; certes, ce ne doit pas être pour lui un petit crève-cœur, quand il voit les feuillets où il a mis sa pensée, tomber sans bruit avec ces mille feuillets que l’arbre immense de la presse secoue chaque jour de ses branches.

Cependant l’aiguille du coucou allait toujours pendant que mon oncle philosophait. Benjamin ne s’aperçut qu’il faisait nuit que quand Manette vint apporter une chandelle allumée sur la table. Alors, sans attendre les observations de Machecourt, qui du reste était peu capable de faire observer quelque chose, il déclara que c’en était assez comme cela pour un jour, et qu’il fallait retourner à Clamecy.

Le sergent et mon grand-père sortirent les premiers. Manette

arrêta mon oncle sur le seuil de la porte :

— Monsieur Rathery, lui dit-elle, voilà.

— Qu’est-ce que ce griffonnage ? dit mon oncle. « Le 10 août, trois bouteilles de vin et un fromage à la crème ; le 1er  septembre, avec M. Page, neuf bouteilles et un plat de poissons. » Dieu me pardonne, je crois que c’est un mémoire.

— Sans doute, dit Manette ; je vois bien qu’il est temps de régler nos comptes, et j’espère que vous m’enverrez le vôtre ces jours-ci.

— Moi, Manette, je n’ai pas de compte à vous faire. Belle corvée, ma foi, que de toucher le bras blanc et potelé d’une jolie femme comme vous l’êtes !

— Vous dites cela pour vous moquer de moi, monsieur Rathery, fit Manette tressaillant d’aise.

— Je le dis parce que c’est vrai, parce que je le pense, répondit mon oncle. Pour ton mémoire, ma pauvre Manette, il arrive dans un moment fatal, je suis obligé de te déclarer que je n’ai pas un petit écu à l’heure qu’il est ; mais, tiens, voilà ma montre, tu la garderas jusqu’à ce que je t’aie remboursée. Ça se trouve on ne peut mieux ; elle ne va plus depuis hier.

Manette se mit à pleurer et déchira le mémoire.

Mon oncle l’embrassa sur la joue, sur le front, sur les yeux, partout où il put la rencontrer.

— Benjamin, lui dit Manette se penchant vers son oreille, si vous avez besoin d’argent, dites-le moi.

— Non ! non ! Manette, répondit vivement mon oncle, je n’ai pas besoin de ton argent. Diable ! ceci deviendrait grave. Te faire payer le bonheur que tu me donnes ! mais ce serait une indignité, je serais vil comme une prostituée ! – et il embrassa Manette comme la première fois.

— Ouais ! ne vous gênez pas, monsieur Rathery, fit Jean-Pierre qui entrait.

— Tiens ! tu étais là, toi, Jean-Pierre ? Est-ce que tu serais jaloux, par hasard ? Je te préviens que j’ai une aversion profonde pour les jaloux.

— Mais il me semble que j’en ai bien le droit, d’être jaloux.

— Imbécile ! tu prends toujours les choses à l’envers. Ces messieurs m’ont chargé de témoigner à ta femme leur satisfaction pour l’excellente matelote qu’elle nous a faite, et je m’acquittais de la commission.

— Vous aviez un bon moyen, ce me semble, de témoigner votre satisfaction à Manette, c’était de la payer, entendez-vous ?

— D’abord, Jean-Pierre, nous n’avons pas affaire à toi ; c’est Manette qui est ici la cabaretière ; quant à te payer, sois tranquille, c’est moi qui me charge de l’écot ; tu sais qu’il n’y a rien à perdre avec moi ; et d’ailleurs, si tu as peur d’attendre trop longtemps, je vais te passer de suite mon épée au travers du corps. Cela te convient-il, Jean-Pierre ?

Et en disant cela, il sortit.

Benjamin jusqu’alors n’avait été que surexcité, il renfermait tous les éléments de l’ivresse sans être encore ivre. Mais, en sortant du cabaret de Manette, le froid le saisit au cerveau et aux jambes.

— Holà ! eh ! Machecourt, où es-tu ?

— Me voici qui te tiens par le revers de ton habit.

— Tu me tiens, c’est bien, ça me fait honneur, c’est une flatterie que tu m’adresses. Tu veux me dire que je suis en état de soutenir mon hypostase et la tienne. Dans un autre temps, oui ; mais maintenant je suis faible comme le vulgaire des hommes quand il a dîné trop longtemps. Je t’ai retenu ton bras, je te somme de venir me l’offrir.

— Dans un autre temps, oui, dit Machecourt ; mais il y a une difficulté, c’est que je ne puis marcher moi-même.

— Alors, tu as forfait à l’honneur, tu as manqué au plus sacré des devoirs ; je t’avais retenu ton bras, tu devais te ménager pour nous deux ; mais je te pardonne ta faiblesse, Homo sum…, c’est-à-dire, je te la pardonne à une condition : c’est que tu vas m’aller chercher de suite le garde-champêtre et deux paysans portant des flambeaux pour me reconduire à Clamecy. Tu prendras un bras de l’officier rural, et moi l’autre.

— Mais il est manchot, l’officier rural, dit mon grand-père.

— Alors, le bras valide m’appartient ; tout ce que je puis faire pour toi, c’est de te permettre de te tenir à ma queue, et tu prendras garde de défaire le ruban. Si cela t’arrange mieux, monte sur le dos du caniche.

— Messieurs, dit le sergent, pourquoi chercher si loin ce qui est tout près de vous ? Moi j’ai deux bons bras que le boulet a heureusement épargnés, je les mets à votre disposition.

— Vous êtes un brave homme, sergent, dit mon oncle prenant le bras droit du vieux soldat.

— Un excellent homme, dit mon grand-père prenant le bras gauche.

— Je me charge de votre avenir, sergent.

— Et moi aussi, sergent, je m’en charge, quoique, à vrai dire, toute charge dans ce moment-ci…

— Je vous apprendrai à arracher les dents, sergent.

— Et moi, sergent, j’enseignerai à votre caniche à être garnisaire.

— Dans trois mois, vous serez dans le cas de courir les foires.

— Dans trois mois, votre caniche, s’il se conduit bien, pourra gagner trente sous par jour.

— Le sergent fera sur toi son apprentissage, Machecourt ; tu as de vieux chicots tout délabrés qui te tourmentent, nous t’en arracherons un tous les deux jours de peur de te fatiguer, et quand nous aurons fini pour les chicots, nous t’arracherons les gencives.

— Et moi, je mettrai mon garnisaire au service de tes créanciers, mauvais payeur ! Je vais t’instruire d’avance des devoirs que tu auras à remplir envers lui. Tu lui dois le matin du pain et du fromage, ou, dans la saison, une botte de petites raves ; à dîner, la soupe et le bouilli, et à souper, un rôti et une salade ; la salade peut se remplacer par un petit verre. Tu auras soin qu’il ne dépérisse pas entre tes mains, car rien ne fait honneur à un débiteur comme un garnisaire bien gras. De son côté, il doit se conduire honnêtement envers toi ; il n’a pas le droit de te troubler dans tes occupations, de jouer, par exemple, de la clarinette, ou de sonner du cor de chasse.

— En attendant, j’offre un gîte au sergent à la maison ; tu ne me désapprouveras pas, n’est-ce pas, Machecourt ?

— Pas précisément, mais j’ai grand peur que ta chère sœur ne te désavoue.

— Ah çà, messieurs, dit le sergent, entendons-nous ; ne m’exposez pas à recevoir un affront ; car, je vous en préviens, il faudrait que l’un ou l’autre m’en fît compte.

— Soyez tranquille, sergent, dit mon oncle ; et si le cas échéait, ce serait à moi que vous vous adresseriez ! car, pour Machecourt, il ne sait se battre que quand son adversaire lui cède la lame de son épée et garde le fourreau.

Tout en philosophant ainsi, ils arrivèrent à la porte de la maison. Mon grand-père ne se souciait pas d’entrer le premier, et mon oncle ne voulait entrer que le second.

Pour arranger la chose, ils entrèrent tous deux ensemble, s’entrechoquant comme deux gourdes qu’on porte au bout d’un bâton.

Le sergent et le caniche, dont l’intrusion fit gronder la chatte comme une tigresse royale, tenaient l’arrière garde.

— Ma chère sœur, dit Benjamin, j’ai l’honneur de vous présenter un élève en chirurgie et un…

— Benjamin s’apprête à te dire des bêtises, interrompit mon grand-père, ne l’écoute pas, monsieur est un soldat qu’on nous envoie en logement, et que nous avons rencontré à la porte.

Ma grand’mère était bonne femme, mais un peu harpie ; elle croyait que de crier bien fort ça la grandissait. Elle avait la meilleure envie du monde de se mettre en colère, et elle en avait d’autant plus envie qu’elle en avait le droit.

Mais elle se piquait de savoir-vivre, attendu qu’elle descendait d’un robin ; la présence d’un étranger la contint.

Elle offrit à souper au sergent. Celui-ci ayant refusé, et pour cause, elle le fit conduire par un de ses enfants au cabaret voisin, avec recommandation de lui donner à déjeuner le lendemain avant qu’il se remît en route.

Mon grand-père pliait toujours comme un jonc, le brave homme paisible qu’il était, quand s’élevait une bourrasque conjugale. Ce qui peut, jusqu’à un certain point, excuser en lui cette faiblesse, c’est qu’il avait toujours tort.

Il avait bien vu l’orage s’amasser sur le front plissé de sa femme ; aussi le sergent était encore sur le seuil de la porte, que déjà il avait gagné son lit, où il s’introduisit de son mieux. Pour Benjamin, il était incapable d’une telle lâcheté. Un sermon en cinq points, comme une partie d’écarté, ne l’eût pas fait coucher une minute avant son heure. Il voulait bien que sa sœur le grondât, mais il ne consentait pas à la craindre. Il attendait la tempête qui allait éclater avec l’indifférence d’un écueil, les deux mains dans ses poches, le dos appuyé contre le manteau de la cheminée, et chantonnant entre ses lèvres :

Malbrough s’en va-t-en guerre, Mironton, mironton, mirontaine, Malbrough s’en va-t-en guerre, Savoir s’il reviendra.

Ma grand’mère eut à peine éconduit le sergent, qu’impatiente d’en venir aux mains, elle vint se placer en face de Benjamin.

— Eh bien ! Benjamin, es-tu content de ta journée ? te trouves-tu bien comme cela ? faut-il que j’aille tirer une bouteille de vin blanc ?

— Merci, chère sœur. Comme vous le dites très élégamment, ma journée est finie.

— Belle journée, en effet ; il en faudrait beaucoup comme celle-là pour payer tes dettes. Te reste-t-il au moins assez de raison pour me dire comment vous a reçus M. Minxit ?

— Mironton, mironton, mirontaine, chère sœur, fit Benjamin.

— Ah ! mironton, mironton, mirontaine, s’écria ma grand’mère, attends ! je vais t’en donner, moi, du mironton, mirontaine, – et elle s’empara des pincettes.

Mon oncle recula de trois pas et tira son épée.

— Chère sœur, dit-il, se mettant en garde, je vous rends responsable de tout le sang qui va être répandu ici.

Mais ma grand’mère, quoiqu’elle descendît d’un robin, n’avait pas peur d’une épée ; elle porta à son frère un coup de pincettes qui l’atteignit au pouce et lui fit lâcher sa lame.

Benjamin tournait autour de la chambre, serrant son pouce blessé de sa main gauche. Pour mon grand-père, quoiqu’il fût bon entre les meilleurs, il étouffait de rire sous ses draps. Il ne put s’empêcher de dire à mon oncle :

— Eh bien ! comment trouves-tu cette botte-là ? Cette fois tu avais bien le fourreau et la lame ; tu ne peux pas dire que les armes n’étaient pas égales.

— Hélas ! non, Machecourt, elles ne l’étaient pas ; il aurait fallu pour cela que j’eusse la pelle. C’est égal, ta femme, car je ne puis plus dire ma chère sœur, mérite de porter, au lieu d’une quenouille, une paire de pincettes au côté. Avec une paire de pincettes, elle gagnerait des batailles. Je suis vaincu, j’en conviens, et je dois subir la loi du vainqueur. Eh bien ! non, nous ne sommes pas allés jusqu’à Corvol ; nous nous sommes arrêtés chez Manette.

— Toujours chez Manette, une femme mariée ! tu n’as pas honte, Benjamin, d’une telle conduite ?

— Honte ! et pourquoi, chère sœur ? Du moment qu’une cabaretière est mariée, est-ce qu’on ne peut plus déjeuner chez elle ? Ce n’est pas là ma manière de voir, moi ; pour un vrai philosophe, un bouchon n’a pas de sexe. N’est-ce pas, Machecourt ?

— Que je la rencontre au marché, ta Manette, je la traiterai, la péronelle qu’elle est, comme elle le mérite !

— Chère sœur, quand vous rencontrerez Manette au marché, achetez-lui des fromages à la crème tant que vous voudrez, mais si vous l’insultez…

— Eh bien ! si je l’insultais, que me ferais-tu ?

— Je vous quitterais, je passerais aux îles, et j’emmènerais Machecourt, je vous en préviens.

Ma grand’mère comprit que tous ces emportements n’aboutiraient à rien, et elle prit de suite son parti.

— Tu vas faire comme cet ivrogne qui est dans son lit, dit-elle ; tu as aussi besoin que lui de te coucher. Mais demain, c’est moi qui te conduirai chez M. Minxit, et nous verrons si tu t’arrêteras en route.

— Mironton, mironton, mirontaine, faisait Benjamin en allant se coucher.

L’idée de la démarche qu’il devait faire le lendemain agitait le sommeil ordinairement si paisible, si compact et si dense de mon oncle ; il rêvait tout haut, et voici ce qu’il disait :

— Vous dites, sergent, que vous avez dîné comme un roi. Ce n’est pas cela le mot, c’est une litote que vous faites. Vous avez dîné mieux qu’un empereur. Les rois et les empereurs, malgré toute leur puissance, ne peuvent faire un extra, et vous en avez fait un. Voyez-vous, sergent, tout est relatif. Cette matelote ne vaut certainement pas un perdreau truffé. Cependant elle a chatouillé plus agréablement vos houppes nerveuses qu’un perdreau truffé ne chatouillerait celles du roi ; pourquoi cela ? parce que le palais de Sa Majesté est blasé sur les truffes, tandis que le vôtre n’a pas l’habitude des matelotes.

» Ma chère sœur me dit : Benjamin, fais quelque chose pour devenir riche. Benjamin, épouse Mlle Minxit pour avoir une bonne dot. À quoi cela me servira-t-il ? Le papillon, pour deux ou trois mois de beaux jours qu’il a à vivre, se donne-t-il la peine de se bâtir un nid ? Je suis convaincu, moi, que les jouissances sont relatives aux positions, et qu’au bout de l’année, le gueux et le riche ont eu la même somme de bonheur. Bonne ou mauvaise, chaque individu s’habitue à sa situation. Le boiteux ne s’aperçoit plus qu’il va sur une béquille, et le riche qu’il a un équipage. Le pauvre escargot qui porte sa maison sur son dos jouit autant d’un jour de parfums et de soleil que l’oiseau qui gazouille au-dessus de lui sur sa branche. Ce n’est point la cause qu’il faut considérer, c’est l’effet qu’elle produit. Le manœuvre qui est assis sur un banc devant sa chaumière ne se trouve-t-il pas aussi bien que le roi sur l’édredon de son fauteuil ? Gros-Jean ne mange-t-il pas sa soupe aux choux avec autant de plaisir que le roi son potage aux écrevisses ? et le mendiant ne dort-il pas aussi bien dans la paille où il s’épanouit que la grande dame sous ses rideaux de soie et entre la batiste parfumée de son lit ? Un enfant, lorsqu’il trouve un liard, est plus content que le banquier qui a trouvé un louis, et le paysan qui hérite d’un arpent de terre est aussi triomphant que le roi auquel ses armées ont conquis une province et qui fait entonner un Te Deum par son peuple.

» Tout mal ici-bas se compense par un bien, et tout bien qui s’étale est atténué par un mal qu’on ne voit pas. Dieu a mille moyens de faire des compensations ; s’il a donné à l’un de bons dîners, à l’autre il donne un peu plus d’appétit, et cela rétablit l’équilibre. Au riche il a donné la crainte de perdre, le souci de conserver, et au gueux l’insouciance. En nous envoyant dans ce lieu d’exil, il nous a fait à tous un bagage à peu près égal de misère et de bien-être ; s’il en était autrement, il ne serait pas juste, car tous les hommes sont ses enfants.

» Et pourquoi donc, en effet, le riche serait-il plus heureux que le pauvre ? il ne travaille point ; eh bien ! il n’a pas le plaisir de se reposer.

» Il a de beaux habits ; mais tout l’agrément en revient à celui qui le regarde. Quand le marguillier fait la toilette d’un saint, est-ce pour le saint lui-même ou pour ses adorateurs ? Au reste, n’est-on pas aussi bien bossu dans un habit de velours que dans un habit de tiretaine ?

» Le riche a deux, trois, quatre, dix valets à son service. Eh ! mon Dieu ! que fait cette quantité de membres inutiles qu’on ajoute orgueilleusement à son corps, lorsqu’il n’en faut que quatre pour faire le service de notre personne ? L’homme habitué à se faire servir, c’est un malheureux perclus de tous ses membres qu’il faut faire manger et boire.

» Ce riche a un hôtel à la ville et un château à la campagne ; mais qu’importe le château quand le maître est à l’hôtel, l’hôtel quand il est au château ? Qu’importe que son logis se compose de vingt chambres lorsqu’il ne peut être que dans une seule à la fois ?

» Attenant son château, il a pour promener ses rêveries un grand parc clos par un mur à chaux et à sable, de dix pieds de haut ; mais d’abord, s’il n’a pas de rêveries ? et ensuite, est-ce que la campagne qui n’est close que par l’horizon, et qui appartient à tous, n’est pas aussi belle que son grand parc ?

» Au milieu dudit parc, un canal entretenu par un filet d’eau traîne ses eaux verdâtres et malades sur lesquelles se collent, comme des emplâtres, les larges feuilles du nénuphar ; mais le fleuve qui se promène librement dans la pleine campagne n’est-il pas plus clair et plus liquide que son canal ?

» Des dahlias de cent cinquante espèces différentes bordent ses allées, soit ; je vous donne encore les quatre au cent, ce qui fait cent cinquante-six espèces ; mais le chemin ombragé d’ormes qui se glisse dans l’herbe comme un serpent, ne vaut-il pas bien ses allées ? et les haies toutes festonnées de roses sauvages et toutes parsemées d’aubépines ; les haies qui mêlent au vent leurs touffes de toutes couleurs et en jettent les fleurs sur le chemin ne valent-elles pas bien ces dahlias dont l’horticulteur seul peut deviner le mérite ?

» Ledit parc lui appartient exclusivement, dites-vous ; vous vous trompez ; il n’y a que l’acte d’acquisition enfermé dans son secrétaire dont il ait la propriété exclusive, et encore il faut pour cela que les tiques ne le lui mangent pas.

» Son parc lui appartient bien moins qu’aux oiseaux qui y font leurs nids, qu’aux lapins qui en broutent le serpolet, qu’aux insectes qui bruissent sous les feuilles.

» Son garde-champêtre peut-il empêcher que le serpent ne s’y roule entre les herbes ou que le crapaud ne s’y tapisse sous la mousse ?

» Le riche donne des fêtes, mais est-ce que les danses sous les vieux tilleuls de la promenade, au son de la musette, ne sont pas des fêtes ?

» Le riche a un équipage. Il a un équipage, le malheureux ! mais il est donc cul-de-jatte ou paralysé ? Voilà une femme qui porte un enfant sur ses bras tandis que l’autre gambade autour d’elle, court après les papillons et les fleurs. Lequel des deux marmots est dans la plus agréable situation ? Un équipage ! mais c’est une infirmité que vous avez ; qu’une roue se casse à votre voiture, que votre cheval se déferre, et vous voilà boiteux. Ces grands seigneurs qui, sous Louis XIV, se faisaient mener au bal en litière, pauvres gens qui avaient des jambes pour danser et n’en avaient pas pour marcher, combien ils devaient souffrir de la fatigue de ceux qui les portaient !

» Aller en voiture, vous croyez que c’est une jouissance du riche, vous vous trompez, ce n’est qu’une servitude que sa vanité lui impose. S’il en était autrement, pourquoi ce monsieur ou cette dame, qui sont maigres comme un fagot d’épines et qu’un âne porterait surabondamment, feraient-ils atteler quatre chevaux à leur carrosse ?

» Pour moi, quand je suis sur la pelouse, dans la mousse jusqu’à la cheville du pied, quand je vais, les mains dans mes poches, au gré d’un beau chemin de traverse, rêvant et jetant derrière moi, comme un damné qui passe, les bleus flocons de ma pipe culottée, ou que je suis lentement, par un beau clair de lune, le chemin blanc que festonne d’un côté l’ombre des haies, je voudrais bien voir qu’on eût l’insolence de venir m’offrir une voiture.

À ces mots mon oncle se réveilla.

— Quoi, dites-vous, votre oncle a rêvé cela et tout haut ?

— Qu’a donc cela d’étonnant ? Mme Georges Sand a bien fait rêver tout haut un chapitre d’un de ses romans au révérend père Spiridion. M. Golbéry n’a-t-il pas rêvé tout haut à la Chambre, pendant une heure, d’une proposition sur le compte-rendu des débats parlementaires ? et nous-mêmes ne rêvons-nous pas depuis treize ans que nous avons fait une révolution ? Quand mon oncle n’avait pas eu le temps de philosopher pendant le jour, par compensation, il philosophait en rêvant. Voilà comme j’explique le phénomène dont je viens de vous rapporter le résultat.



IV

Comment mon oncle se fit passer pour le Juif-Errant, et ce qu’il en advint.


Cependant ma grand’mère avait mis sa robe de soie gorge-pigeon, qu’elle ne tirait de son tiroir que le jour des grandes fêtes solennelles de l’année ; elle avait attaché sur son bonnet rond, en guise de bandeau, le plus beau de ses rubans, un ruban rouge-cerise qui était large comme la main et au delà ; elle avait apprêté son mantelet de taffetas noir bordé d’une dentelle de même couleur, et elle avait tiré de son étui son manchon neuf de poil de loup-cervier, cadeau que Benjamin lui avait fait le jour de sa fête et qu’il devait encore au fournisseur. Quand elle fut ainsi attifée, elle ordonna à un de ses enfants d’aller quérir l’âne de M. Durand, un beau bourriquet qui, à la dernière foire de Billy, avait coûté trois pistoles et se louait trente-six deniers de plus que le vulgaire des ânes.

Puis elle appela Benjamin. Quand celui-ci descendit, l’âne de M. Durand, ayant aux flancs ses deux paniers au milieu desquels s’enflait un gros oreiller bien blanc, était attaché devant la porte et mangeait sa provende de son qu’on lui avait servie dans une corbeille sur une chaise.

Benjamin s’inquiéta d’abord si Machecourt était là pour boire un verre de vin blanc avec lui. Sa sœur lui ayant dit qu’il était sorti :

— J’espère au moins, ajouta-t-il, ma bonne sœur, que vous me ferez l’amitié de prendre un petit verre de ratafia avec moi ; – car l’estomac de mon oncle savait se mettre à la portée de tous les estomacs.

Ma grand’mère n’avait aucune répugnance pour le ratafia, au contraire ; elle agréa la proposition de Benjamin et lui permit d’aller quérir la carafe. Enfin, après avoir bien recommandé à mon père, qui était l’aîné, de ne pas battre ses frères, à Prémoins, qui était indisposé, de demander quand il aurait certains besoins, et avoir donné sa tâche de tricot à la Surgie, elle monta sur son bourriquet.

Vive la terre et le soleil ! les voisines s’étaient mises sur leur porte pour la voir partir ; car, à cette époque, voir une femme de la classe moyenne parée un autre jour que le dimanche, c’était un événement dont chacun des regardants cherchait à pénétrer les causes, et sur lequel il établissait un système.

Benjamin, bien rasé et surabondamment poudré, rouge d’ailleurs comme un pavot qui s’étale au soleil du matin après une nuit d’orage, allait derrière, lâchant de temps en temps par un ut de poitrine un vigoureux ahï, et piquant le bourriquet de la pointe de sa rapière.

L’âne de M. Durand, poussé l’épée dans les reins par mon oncle, allait très bien ; il allait trop bien même au gré de ma grand’mère, qui montait et descendait sur son oreiller comme un volant sur une raquette. Mais, à quelque distance de l’endroit où le chemin de Moulot se sépare de la route de la Chapelle pour se rendre à son humble destination, elle s’aperçut que l’allure de son âne s’assoupissait comme un jet de métal ardent qui s’épaissit et devient plus lent à mesure qu’il s’éloigne du fourneau ; son grelot, qui jusque-là avait jeté un drelin dindin si fier, si énergiquement accentué, ne poussait plus que des soupirs entrecoupés, pareils à une voix qui agonise. Ma grand’mère retourna la tête pour en référer à Benjamin ; mais celui-ci avait disparu, fondu comme une boule de cire, escamoté, perdu comme un moucheron dans l’espace ; personne ne pouvait lui en donner des nouvelles. Vous devez vous faire une idée du dépit que fit éprouver à ma grand’mère la disparition subite de Benjamin. Elle se dit qu’il ne méritait pas la peine qu’on prenait pour son bonheur, que son insouciance était incurable, que toujours il croupirait, que c’était un marais aux eaux duquel on ne pouvait donner un cours. Elle eut un moment envie de l’abandonner à sa destinée, et même de ne plus lui plisser ses chemises, mais son caractère de reine l’emporta, elle avait commencé, il fallait qu’elle finît. Elle jura de retrouver Benjamin, et de le conduire chez M. Minxit, dût-elle l’attacher à la queue de son âne. C’est par cette fermeté de résolution qu’on mène à leur fin les grandes entreprises.

Un petit paysan, qui gardait ses moutons à l’embranchement des deux chemins, lui dit que l’homme rouge qu’elle avait perdu était descendu, il y avait à peu près un quart d’heure vers le village ; ma grand’mère poussa son âne dans cette direction, et tel était l’ascendant que lui donnait son indignation sur ce quadrupède, qu’il se mit à trotter de lui-même par pure déférence pour le cavalier et comme s’il eût voulu rendre hommage à son grand caractère.

Le village de Moulot avait un air de mouvement tout à fait inusité ; les Moulotats, ordinairement si rassis et au cerveau desquels il n’y a jamais eu plus de fermentation que dans un fromage à la crème, semblaient tous avoir le transport. Les paysans descendaient en toute hâte des coteaux voisins ; les femmes et les enfants couraient en s’appelant les uns les autres : tous les rouets étaient délaissés et toutes les quenouilles chômaient. Ma grand’mère s’informa de la cause de ce mouvement ; on lui dit que c’était le Juif-Errant qui venait d’arriver à Moulot et qui déjeunait sur la place. Elle comprit aussitôt que ce prétendu Juif-Errant n’était autre que Benjamin ; et, en effet, elle ne tarda pas à l’apercevoir du haut de son âne au milieu d’un cercle de badauds.

Au-dessus de ce ruban mouvant de têtes noires et blanches, le pignon de son tricorne s’élevait avec une grande majesté, comme la flèche ardoisée d’une église au milieu des toits moussus d’un village. On lui avait dressé sur la place même une petite table où il s’était fait servir une demi-bouteille et un petit pain, et devant laquelle il allait et venait avec la gravité d’un grand sacrificateur, tantôt avalant une gorgée de vin blanc, tantôt rompant un morceau de son petit pain.

Ma grand’mère poussa son âne au milieu de la foule et se trouva bientôt au premier rang.

— Que fais-tu là, malheureux ? dit-elle à mon oncle en lui montrant le poing.

— Vous le voyez, madame ; j’erre, je suis Ahasvérus, vulgairement dit le Juif-Errant. Comme j’ai beaucoup entendu parler dans mes voyages de la beauté de ce petit village et de l’amabilité de ses habitants, j’ai résolu d’y déjeuner. Puis, s’approchant d’elle, il lui dit à voix basse : Dans cinq minutes je vous suis, mais pas un mot de plus, je vous en prie, le mal serait irréparable ; ces imbéciles seraient capables de m’assommer s’ils découvraient que je me moque d’eux.

L’éloge de Moulot, que Benjamin avait trouvé moyen d’intercaler dans sa réponse à sa sœur, répara ou plutôt prévint l’échec que l’apostrophe imprudente de celle-ci devait lui faire essuyer, et un frémissement d’orgueil circula dans l’assemblée.

— Monsieur le Juif-Errant, fit un paysan auquel il restait encore quelque doute, quelle est donc cette dame qui tout à l’heure vous montrait le poing ?

— Mon bon ami, répondit mon oncle sans se déconcerter, c’est la sainte Vierge que Dieu m’a ordonné de conduire en pèlerinage à Jérusalem sur cette bourrique. Elle est bonne femme au fond, mais un peu diseuse ; elle est de mauvaise humeur parce que ce matin elle a perdu son chapelet.

— Et pourquoi l’enfant Jésus n’est-il pas avec elle ?

— Dieu n’a pas voulu qu’elle l’emmenât parce que, dans ce moment-ci, il a la petite vérole.

Alors les objections fondirent dru comme grêle sur Benjamin ; mais mon oncle n’était pas homme à avoir peur des hébétés de Moulot, le danger l’électrisait, et il parait toutes les bottes qui lui étaient portées avec une dextérité admirable, ce qui ne l’empêchait pas de temps en temps de s’arroser le gosier d’un coup de vin blanc, et, pour dire la vérité, il en était déjà à sa septième demi-bouteille.

Le maître d’école du lieu, en sa qualité de savant, se présenta le premier dans la lice.

— Comment se fait-il donc, Monsieur le Juif-Errant, que vous n’ayez pas de barbe ? Il est dit, dans la complainte de Bruxelles, que vous êtes très barbu, et partout on vous représente avec une grande barbe blanche qui vous descend jusqu’à la ceinture.

— C’était trop salissant, monsieur le maître. J’ai demandé au bon Dieu la permission de ne plus porter cette grande vilaine barbe, et il l’a fait passer dans ma queue.

— Mais, poursuivit le barbacole, comment faites-vous donc pour vous raser, puisque vous ne pouvez vous arrêter.

— Dieu y a pourvu, mon cher monsieur le maître. Chaque matin, il m’envoie le patron des perruquiers sous la forme d’un papillon, qui me rase du bout de son aile, tout en voltigeant autour de moi.

— Mais, monsieur le Juif, poursuivit le maître d’école, le bon Dieu a été bien chiche avec vous en ne mettant à votre disposition que cinq sous à la fois !

— Mon ami, riposta mon oncle en se croisant les bras sur la poitrine et en s’inclinant profondément, bénissons les décrets de Dieu ; c’est probablement qu’il n’avait que cela de monnaie dans sa poche.

— Je voudrais bien savoir, dit le vieux tailleur de l’endroit, comment on a fait pour vous prendre mesure de votre habit, qui vous va pourtant comme un gant, puisque vous n’êtes jamais en repos.

— Vous auriez dû vous apercevoir, vous qui êtes du métier, respectable pique Prune, que cet habit n’est pas fabriqué de la main des hommes ; tous les ans, au premier avril, il me pousse sur le dos un léger habit de serge rouge, et à la Toussaint un habit épais de velours écarlate.

— Alors, dit un gamin, dont la figure espiègle était inondée de tresses blondes, il faut que vous usiez considérablement ; il n’y a pas quinze jours que la Toussaint est passée, et votre habit est déjà tout râpé et tout blanc sur les coutures.

Malheureusement le père du petit philosophe se trouvait tout à côté de lui. « Va-t-en voir à la maison si j’y suis », lui dit-il en lui donnant un coup de pied au derrière ; et il pria mon oncle d’excuser l’impertinence de ce petit garçon auquel son maître d’école négligeait d’apprendre sa religion.

— Messieurs, s’écria le maître d’école, je vous prends tous à témoins et M. le Juif-Errant aussi, que Nicolas porte atteinte à ma réputation ; il attaque continuellement les autorités du village, je m’en vais le prendre par sa langue.

— Oui ! dit Nicolas, en voilà une belle autorité ; attaque-moi quand tu voudras ; je ne serai pas embarrassé pour prouver que j’ai dit vrai ; M. le bailli interrogera Charlot. L’autre jour, je lui ai demandé quel était le fils le plus remarquable de Jacob, et il m’a répondu que c’était Pharaon ; la mère Pintot en est témoin.

— Eh ! messieurs, dit mon oncle, ne vous fâchez pas à cause de moi ; je serais désolé que mon arrivée dans ce beau village fût entre vous l’occasion d’un procès ; la laine de mon habit n’est pas encore entièrement poussée, attendu que nous ne sommes qu’à la Saint-Martin ; voilà ce qui a induit le petit Charlot en erreur. M. le maître ignorait cette particularité, et par conséquent il ne pouvait en instruire ses élèves ; j’espère que M. Nicolas est content de cette explication.

V

Mon oncle fait un miracle.

Mon oncle allait lever la séance, lorsqu’il aperçut une jolie paysanne qui cherchait à se frayer un passage parmi la foule ; comme il aimait les jeunes filles au moins autant que Jésus-Christ aimait les petits enfants, il fit signe qu’on la laissât approcher.

— Je voudrais bien savoir, dit la jeune Moulotate avec sa plus belle révérence, la révérence qu’elle faisait au bailli quand, allant lui porter de la crème, elle le rencontrait sur son passage, si ce que dit la vieille Gothon est la pure vérité : elle prétend que vous faites des miracles.

— Sans doute, répondit mon oncle, quand ils ne sont pas trop difficiles.

— En ce cas, pourriez-vous guérir par miracle mon père qui est malade, depuis ce matin, d’une maladie que personne ne connaît ?

— Pourquoi pas ? dit mon oncle ; mais, avant tout, la belle enfant, il faut que vous me permettiez de vous embrasser, sans cela le miracle ne vaudrait rien.

Et il embrassa la jeune Moulotate sur les deux joues, le damné pécheur qu’il était.

— Tiens ! s’exclama derrière lui une voix qu’il reconnut bien, est-ce que le Juif-Errant embrasse les femmes ?

Il se retourna et aperçut Manette.

— Sans doute, ma belle dame ; Dieu m’a permis d’en embrasser trois par an, voilà la seconde que j’embrasse cette année, et, si vous le voulez, vous serez la troisième.

L’idée de faire un miracle enflammait l’ambition de Benjamin ; se faire passer pour le Juif-Errant, même à Moulot, c’était beaucoup, c’était immense, c’était de quoi rendre jaloux tous les beaux esprits de Clamecy. Il prenait de suite rang parmi les mystificateurs illustres, et l’avocat Page n’oserait plus lui parler si souvent de son lièvre changé en lapin. Qui oserait se comparer, pour l’audace et les ressources de l’imagination, à Benjamin Rathery, quand il aurait fait un miracle ? Eh ! qui sait, peut-être la génération future prendrait-elle la chose au sérieux. S’il allait être canonisé, si l’on faisait de sa personne un gros saint de bois rouge, si on lui donnait un office, une niche, une place dans l’almanach, un Ora pro nobis dans les litanies ; s’il devenait le patron d’une bonne paroisse, si tous les ans on souhaitait sa fête avec de l’encens, qu’on le couronnât de fleurs, qu’on le décorât de rubans, qu’on lui mît un raisin mûr entre les mains ; si l’on enchâssait son habit rouge dans un reliquaire, s’il avait un marguillier pour le débarbouiller toutes les semaines, s’il guérissait de la peste ou de la rage ! Mais le tout était de le mener à bien, ce miracle ; encore s’il en avait vu faire quelques-uns ! Mais comment s’y prendrait-il ? Et s’il échouait, il serait honni, bafoué, vilipendé, peut-être battu ; il perdrait toute la gloire de la mystification qu’il avait si bien commencée… Ah ! baste ! dit mon oncle en se versant un grand verre de vin pour s’inspirer, la Providence y pourvoira : Audaces fortuna juvat, et d’ailleurs tout miracle demandé, c’est un miracle à moitié fait.

Il suivit donc la jeune paysanne, traînant à sa suite, comme une comète, une longue queue de Moulotats ; étant entré dans la maison, il vit sur son grabat un paysan qui avait la bouche de travers et semblait vouloir manger son oreille ; il demanda comment cet accident lui était survenu, si ce n’était pas à la suite d’un bâillement ou d’un éclat de rire.

— Ça lui est arrivé ce matin en déjeunant, répondit sa femme, comme il voulait casser une noix entre ses dents.

— Très bien ! dit mon oncle, dont la figure s’illumina, et avez-vous appelé quelqu’un ?

— Nous avons envoyé chercher M. Arnout, qui a déclaré que c’était une attaque de paralysie.

— On ne peut mieux. Je vois que le docteur Arnout connaît la paralysie comme s’il l’avait inventée ; et que vous a-t-il ordonné ?

— Cette drogue qui est là dans cette fiole.

Mon oncle ayant examiné la drogue, reconnut que c’était de l’émétique et jeta la fiole par la rue. Son assurance produisit un excellent effet.

— Je vois bien, monsieur le Juif, dit la bonne femme, que vous êtes capable de faire le miracle que nous vous demandons.

— Des miracles comme celui-là, répondit Benjamin, j’en ferais cent par jour si j’en étais fourni.

Il se fit apporter une cuiller de fer et en enveloppa l’extrémité de plusieurs bandes de linge fin ; il introduisit cet instrument improvisé dans la bouche du patient, souleva la mâchoire supérieure qui avait enjambé sur la mâchoire inférieure, et la remit en son lieu et place ; car ce Moulotat n’avait pour toute maladie que la mâchoire détraquée, ce que mon oncle, avec son coup d’œil gris qui s’enfonçait comme un clou dans chaque chose, avait reconnu de suite. Le paralysé du matin déclara qu’il était complètement guéri, et il se mit à manger comme un forcené d’une soupe aux choux préparée pour le dîner de la famille.

Le bruit se répandit dans la foule, avec la rapidité de l’éclair, que le père Pintot mangeait la soupe aux choux. Les malades et tous ceux dont la nature avait un tant soit peu altéré les formes imploraient la protection de mon oncle. La mère Pintot, toute fière de ce que le miracle avait eu lieu dans sa famille, présenta à mon oncle, pour l’aplanir, un de ses cousins qui avait l’épaule gauche comme un jambon ; mais mon oncle, qui ne voulait plus compromettre sa réputation, lui répondit que tout ce qu’il pouvait c’était de faire passer la bosse de l’épaule gauche dans l’épaule droite ; que, du reste, c’était un miracle fort douloureux, et que sur dix bossus de l’espèce commune, il s’en trouvait à peine deux qui eussent la force de le supporter.

Alors il déclara aux habitants de Moulot qu’il était désolé de ne pouvoir rester plus longtemps avec eux, mais qu’il n’osait faire attendre davantage la sainte Vierge, et il alla rejoindre sa sœur qui se chauffait les pieds dans le cabaret de la place et avait eu le temps de faire manger un picotin à sa bourrique.

Mon oncle et ma grand’mère eurent la plus grande peine du monde à se débarrasser de la foule, et l’on sonna la cloche tant qu’on put les apercevoir sur la route. Ma grand’mère ne gronda pas Benjamin ; elle était au demeurant plus satisfaite que contrariée : la manière dont Benjamin s’était tiré de cette épreuve difficile flattait son orgueil de sœur, et elle se disait qu’un homme comme Benjamin valait bien Mlle Minxit, même avec deux ou trois mille francs de rente par-dessus le marché.

Le signalement du Juif-Errant et de la sainte Vierge, voire même celui du bourriquet, était déjà arrivé à La Chapelle. Quand ils entrèrent dans le bourg, les femmes se tenaient agenouillées à la porte de leurs maisons, et Benjamin, qui savait tout faire, les bénissait.



VI

M. Minxit.


Monsieur Minxit accueillit très bien mon oncle et ma grand’mère. M. Minxit était médecin, je ne sais pourquoi. Il n’avait pas, lui, passé sa jeunesse dans la société des cadavres. La médecine lui était poussée un beau jour dans la tête comme un champignon : s’il savait la médecine, c’est qu’il l’avait inventée. Ses parents n’avaient jamais songé à lui faire faire ses humanités ; il ne savait que le latin de ses bocaux, et encore, s’il s’en fût rapporté à l’étiquette, il aurait souvent donné du persil pour de la ciguë. Il avait une très belle bibliothèque, mais il ne mettait jamais le nez dans ses livres. Il disait que depuis que ses bouquins avaient été écrits, le tempérament de l’homme avait changé. Aucuns même prétendaient que tous ces précieux ouvrages n’étaient que les apparences de livres figurés avec du carton, sur le dos desquels il avait fait graver, en lettres d’or, des noms célèbres dans la médecine. Ce qui les confirmait dans cette opinion, c’est que toutes les fois qu’on demandait à M. Minxit à voir sa bibliothèque, il en avait perdu la clef. M. Minxit était du reste un homme d’esprit ; il était doué d’une bonne dose d’intelligence, et à défaut de science imprimée, il avait beaucoup de savoir des choses de la vie. Comme il ne savait rien, il comprit que pour réussir il fallait persuader à la multitude qu’il en savait plus que ses confrères, et il s’adonna à la divination des urines. Après vingt ans d’étude dans cette science, il était parvenu à distinguer celles qui étaient troubles de celles qui étaient limpides, ce qui ne l’empêchait pas de dire à tout venant qu’il reconnaîtrait un grand homme, un roi, un ministre, à son urine. Comme il n’y avait ni rois, ni ministres, ni grands hommes dans les environs, il ne craignait pas qu’on le prît au mot.

M. Minxit avait le geste incisif. Il parlait haut, beaucoup et sans arrêter ; il devinait les mots qui devaient faire effet sur les paysans et savait les mettre en saillie dans ses phrases. Il avait le talent d’en imposer à la foule, talent qui consiste dans un je ne sais quoi insaisissable, qu’il est impossible de décrire, d’enseigner ou de contrefaire ; talent inexplicable qui, chez le simple opérateur, fait tomber des averses de gros sous dans sa caisse ; qui, chez le grand homme, gagne des batailles et fonde des empires ; talent qui, à plusieurs, a tenu lieu de génie, que Napoléon a possédé entre tous les hommes à un degré suprême, et que pour tous j’appellerai charlatanisme. Ce n’est pas ma faute, à moi, si l’instrument avec lequel on débite du thé de Suisse est le même avec lequel on se fait un trône. Dans tous les environs, on ne voulait mourir que par la main de M. Minxit. Celui-ci, du reste, n’abusait pas de ce privilège, il n’était pas plus meurtrier que ses confrères, seulement il gagnait plus d’argent avec ses fioles de toutes couleurs qu’eux avec leurs aphorismes. Il s’était acquis une très belle fortune ; il avait, d’ailleurs, le talent de dépenser à propos son argent ; il avait l’air de donner tout, comme si cela n’eût rien coûté, et les clients qui accouraient chez lui y trouvaient toujours table ouverte.

Du reste, mon oncle et M. Minxit devaient être amis aussitôt qu’ils se rencontreraient. Ces deux natures d’hommes se ressemblaient parfaitement, elles se ressemblaient comme deux gouttes de vin, ou, pour me servir d’une expression moins désobligeante pour mon oncle, comme deux cuillers jetées dans le même moule. Ils avaient les mêmes appétits, les mêmes goûts, les mêmes passions, la même manière de voir, les mêmes opinions politiques. Ils se souciaient peu, tous deux, de ces mille petits accidents, de ces mille catastrophes microscopiques dont, nous autres sots, nous nous faisons de si grandes infortunes. Celui qui n’a point de philosophie au milieu des misères d’ici-bas, c’est un homme qui va tête nue sous une averse. Le philosophe, au contraire, a sur le chef un bon parapluie qui le met à l’abri de l’orage. Telle était leur opinion. Ils regardaient la vie comme une farce, et ils y jouaient leur rôle le plus gaiement possible. Ils avaient un souverain mépris pour ces gens malavisés qui font de leur existence un long sanglot. Ils voulaient que la leur fût un éclat de rire. L’âge n’avait mis de différence entre eux que quelques rides. C’étaient deux arbres de même espèce, dont l’un est vieux et l’autre dans toute la vigueur de sa sève, mais qui se parent tous deux des mêmes fleurs et qui produisent les mêmes fruits. Aussi le beau-père futur avait-il pris son gendre dans une prodigieuse amitié, et le gendre professait-il pour le beau-père une haute estime, ses fioles exceptées. Cependant, mon oncle n’acceptait l’alliance de M. Minxit qu’à son corps défendant, par un effort de raison et pour ne pas désobliger sa chère sœur.

M. Minxit, parce qu’il aimait Benjamin, trouvait tout naturel qu’il fût aimé par sa fille. Car tout père, si bon qu’il soit, s’aime lui-même dans la personne de ses enfants ; il les regarde comme des êtres qui doivent contribuer à son bien-être ; s’il se choisit un gendre, c’est d’abord beaucoup pour lui et ensuite un peu pour sa fille. Quand il est avare, il la met entre les mains d’un fesse-mathieu ; quand il est noble, il la soude à un écusson ; s’il aime les échecs, il la donne à un joueur d’échecs, car il faut bien, sur ses vieux jours, qu’il ait quelqu’un pour faire sa partie. Sa fille, c’est une propriété indivise qu’il possède avec sa femme. Que la propriété soit enclose d’une haie fleurie ou d’un vilain grand mur à pierres sèches, qu’on lui fasse produire des roses ou du colza, cela ne la regarde pas. Elle n’a pas d’avis à donner à l’agronome expérimenté qui la cultive. Elle est inhabile à choisir les graines qui lui conviennent le mieux. Pourvu que ces bons parents trouvent, dans leur âme et conscience, leur fille heureuse, cela suffit. C’est à elle à s’arranger de sa condition. Chaque soir la femme en faisant ses papillotes, et le bonhomme en mettant son bonnet de coton, s’applaudissent d’avoir si bien marié leur enfant. Elle n’aime pas son mari, mais elle s’habituera à l’aimer : avec de la patience on vient à bout de tout. Ils ne savent pas ce que c’est, pour une femme, qu’un mari qu’elle n’aime pas : c’est un fétu ardent qu’elle ne peut chasser de son œil ; c’est une rage de dents qui ne lui laisse pas un moment de repos. Quelques-unes se laissent mourir à la peine, d’autres vont chercher ailleurs l’amour qu’elles ne peuvent se procurer avec le cadavre auquel on les a attachées. Celles-ci glissent doucettement à cet époux fortuné une pincée d’arsenic dans son potage et font écrire sur sa tombe qu’il laisse une veuve inconsolable. Voilà ce que produisent l’infaillibilité prétendue et l’égoïsme déguisé des bons parents.

Si une jeune fille voulait épouser un singe naturalisé homme et Français, le père et la mère n’y voudraient pas consentir, il faudrait bien certainement que le jocko leur fît des sommations respectueuses. Vous dites, vous : Voilà de bons parents ; ils ne veulent pas que leur fille se rende malheureuse. Moi je dis : Voilà de détestables égoïstes. Rien n’est plus ridicule que de mettre votre manière de sentir à la place de celle d’un autre : c’est vouloir substituer votre organisation à la sienne. Cet homme veut mourir, c’est qu’il a de bonnes raisons pour cela. Cette demoiselle veut épouser un singe, c’est qu’elle aime mieux un singe qu’un homme. Pourquoi lui refuser la faculté d’être heureuse à sa fantaisie ?

Qui a le droit, quand elle se trouve heureuse, de lui soutenir qu’elle ne l’est pas ? Ce singe l’égratignera en la caressant. Qu’est-ce que cela vous fait, à vous ? C’est qu’elle aime mieux être égratignée que caressée. Si, d’ailleurs, son mari l’égratigne, ce n’est pas à la joue de sa maman qu’elle saignera. Qui trouve mauvais que la demoiselle des marais voltige le long des roseaux plutôt qu’entre les rosiers des parterres ? Le brochet reproche-t-il à l’anguille, sa commère, de se tenir sans cesse au fond de la vase plutôt que de venir à l’eau courante qui bouillonne à la surface du fleuve ?

Savez-vous pourquoi ces bons parents refusent leur bénédiction à leur fille et à son jocko ? Le père, c’est qu’il veut un gendre qui soit peut-être électeur, avec lequel il puisse parler littérature ou politique ; la mère, c’est qu’il lui faut un beau jeune homme qui lui donne le bras, qui la mène au spectacle, et qui la conduise à la promenade.

M. Minxit, après avoir décoiffé, avec Benjamin, quelques-unes de ses meilleures bouteilles, le conduisit dans sa maison, dans sa cave, dans ses granges, dans ses écuries ; il le promena dans son jardin et le força à faire le tour d’une grande prairie arrosée d’une source vive et plantée d’arbres, qui s’étendait derrière l’habitation, et à l’extrémité de laquelle le ruisseau formait un vivier. Tout cela, c’était très convoitable ; malheureusement la fortune ne donne rien pour rien, et en échange de tout ce bien-être il fallait épouser Mlle Minxit.

Au demeurant, Mlle Minxit en valait bien une autre ; elle n’était trop longue que de 20 lignes ; elle n’était ni brune, ni blanche, ni blonde, ni rousse, ni sotte, ni spirituelle. C’était une femme comme sur trente il y en a vingt-cinq ; elle savait parler très pertinemment de mille petites choses insignifiantes, et faisait très bien les fromages à la crème ; c’était bien moins elle que le mariage en général qui répugnait à mon oncle, et si, au premier abord, elle lui avait déplu, c’est qu’il l’avait vue sous la forme d’une grosse chaîne.

— Voilà ma propriété, dit M. Minxit ; quand tu seras mon gendre, elle sera à nous deux, et, ma foi, quand je n’y serai plus…

— Entendons-nous, fit mon oncle, êtes-vous bien sûr que Mlle Arabelle n’a aucune répugnance à m’épouser ?

— Et pourquoi en aurait-elle ? Tu ne te rends pas justice, Benjamin. N’es-tu pas joli garçon entre tous ? n’es-tu pas aimable quand tu le veux et autant que tu le veux ? et n’es-tu pas homme d’esprit par-dessus le marché ?

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, M. Minxit ; mais les femmes sont capricieuses, et je me suis laissé dire que Mlle Arabelle avait une inclination pour un gentilhomme de ce pays, un certain de Pont-Cassé.

— Un hobereau, dit M. Minxit ; une espèce de mousquetaire qui a mangé, en chevaux fins et en habits brodés, de beaux domaines que lui avait laissés son père. Il m’a, à la vérité, demandé Arabelle ; mais j’ai rejeté sa proposition d’une lieue. En moins de deux ans, il eût dévoré ma fortune. Tu conçois que je ne pouvais donner ma fille à un pareil être. Avec cela c’est un duelliste forcené. Par compensation, un de ces jours, il eût débarrassé Arabelle de sa noble personne.

— Vous avez raison, M. Minxit ; mais, enfin, si cet être est aimé d’Arabelle…

— Fi donc ! Benjamin, Arabelle a dans les veines trop de mon sang pour s’amouracher d’un vicomte. Ce qu’il me faut à moi, c’est un enfant du peuple, un homme comme toi, Benjamin, avec lequel je puisse rire, boire et philosopher ; un médecin habile qui exploite avec moi ma clientèle, et supplée, par sa science, à ce que n’aura pu nous révéler la divination des urines.

— Un instant, dit mon oncle, je vous préviens, monsieur Minxit, que je veux pas consulter les urines.

— Et pourquoi, monsieur, ne voulez-vous pas consulter les urines ? Va, Benjamin, c’était un homme d’un grand sens, cet empereur qui disait à son fils : Est-ce que ces pièces d’or sentent l’urine ? Si tu savais tout ce qu’il faut de présence d’esprit, d’imagination, de perspicacité et même de logique pour consulter les urines, tu ne voudrais faire d’autre métier de ta vie. On t’appellera charlatan peut-être ; mais qu’est-ce qu’un charlatan ? un homme qui a plus d’esprit que la multitude. Et, je te le demande, est-ce la bonne volonté ou l’esprit qui manque à la plupart des médecins pour tromper leurs clients ? – Tiens, voilà mon fifre qui vient probablement m’annoncer l’arrivée de quelques fioles. Je vais te donner un échantillon de mon art.

» Eh bien ! fifre, dit M. Minxit au musicien, qu’y a-t-il de nouveau ?

— C’est, répondit celui-ci, un paysan qui vient vous consulter.

— Et Arabelle l’a-t-elle fait jaser ?

— Oui, monsieur Minxit ; il vous apporte de l’urine de sa femme qui est tombée sur un perron et a roulé quatre ou cinq marches. Mlle Arabelle ne se rappelle pas au juste le nombre.

— Diable ! dit M. Minxit, c’est bien maladroit de la part d’Arabelle ; c’est égal, je remédierai à cela. Benjamin, va m’attendre dans la cuisine avec le paysan ; tu sauras ce que c’est qu’un médecin qui consulte les urines.

M. Minxit rentra dans sa maison par la petite porte du jardin, et cinq minutes après il arrivait dans sa cuisine, harassé, courbaturé, une cravache à la main, et revêtu d’un manteau crotté jusqu’au collet.

— Ouf ! dit-il en se jetant sur une chaise, quels abominables chemins ! je suis brisé ; j’ai fait ce matin plus de quinze lieues, qu’on me débotte bien vite et qu’on me bassine mon lit.

— M. Minxit, je vous en prie ! lui dit le paysan lui présentant sa fiole.

— Va-t-en au diable avec ta fiole ! dit M. Minxit ; tu vois bien que je n’en peux plus. Voilà comme vous êtes tous ; c’est toujours au moment où j’arrive de campagne que vous venez me consulter.

— Mon père, dit Arabelle, cet homme aussi est fatigué ; ne le forcez pas à revenir demain.

— Eh bien ! voyons donc la fiole, dit M. Minxit d’un air extrêmement contrarié, et s’approchant de la fenêtre : Cela, c’est de l’urine de ta femme, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, monsieur Minxit, dit le paysan.

— Elle a fait une chute, ajouta le docteur, examinant de nouveau la fiole.

— Voilà qui est on ne peut mieux deviné.

— Sur un perron, n’est-il pas vrai ?

— Mais vous êtes donc sorcier, monsieur Minxit ?

— Et elle a roulé quatre marches.

— Cette fois, vous n’y êtes plus, monsieur Minxit ; elle en a roulé cinq.

— Allons donc, c’est impossible ; va recompter les marches de ton perron, et tu verras qu’il n’y en a que quatre.

— Je vous assure, monsieur, qu’il y en a cinq et qu’elle n’en a pas évité une.

— Voilà qui est étonnant, dit M. Minxit, examinant de nouveau la fiole ; cependant il n’y a bien là dedans que quatre marches. À propos, m’as-tu apporté toute l’urine que ta femme t’avait remise ?

— J’en ai jeté un peu par terre, parce que la fiole était trop pleine.

— Je ne suis plus surpris si je ne trouvais pas mon compte ; voilà la cause du déficit ; c’est la cinquième marche que tu as renversée, maladroit ! Alors nous allons traiter ta femme comme ayant roulé cinq marches d’un perron. Et il donna au paysan cinq ou six petits paquets et autant de fioles, le tout étiqueté en latin.

— J’aurais cru, dit mon oncle, que vous auriez d’abord pratiqué une abondante saignée.

— Si c’eût été une chute de cheval, une chute d’arbre, une chute sur la route, oui ; mais une chute sur un perron, voilà toujours comme cela se traite.

Une jeune fille vint après le paysan.

— Eh bien ! comment va ta mère, lui dit le docteur.

— Beaucoup mieux, monsieur Minxit ; mais elle ne peut reprendre ses forces, et je venais vous demander ce qu’elle doit faire.

— Tu me demandes ce qu’il faut lui faire, et je parie que vous n’avez pas le sou pour acheter des remèdes !

— Hélas ! non, mon bon monsieur Minxit, car mon père n’a plus d’ouvrage depuis huit jours.

— Alors pourquoi diable ta mère s’avise-t-elle d’être malade ?

— Soyez tranquille, monsieur Minxit, aussitôt que mon père travaillera vous serez payé de vos visites ; il m’a bien chargée de vous le dire.

— Bon ! voilà encore une autre sottise ! il est donc fou ton père de vouloir me payer mes visites quand il n’a pas de pain !… Pour qui me prend-il donc, ton imbécile de père ?… Tu iras ce soir, avec ton âne, chercher un sac de mouture à mon moulin, et tu vas emporter un panier de vin vieux avec un quartier de mouton ; voilà, pour le moment, ce qu’il faut à ta mère. Si d’ici à deux ou trois jours ses forces ne reviennent point, tu me le feras dire. Va, mon enfant.

— Eh bien ! dit M. Minxit à Benjamin, comment trouves-tu la médecine des urines ?

— Vous êtes un brave et digne homme, monsieur Minxit ; voilà ce qui vous excuse ; mais, diable ! vous ne me ferez toujours pas traiter une chute de perron autrement que par la saignée.

— Alors, tu n’es qu’un conscrit en médecine ; tu ne sais donc pas qu’il faut des drogues aux paysans, sinon ils croient que vous les négligez ?

» Eh bien donc, tu ne consulteras pas les urines ; mais c’est dommage, tu aurais fait un joli sujet.

VII

Ce qui se dit à la table de M. Minxit.

L’heure du dîner arriva ; quoique M. Minxit n’eût invité que quelques personnes, autres que celles à nous connues, le curé, le tabellion et un de ses confrères du voisinage, la table était chargée d’une profusion de canards et de poulets, les uns couchés dans une majestueuse intégrité au milieu de leur sauce, les autres étalant symétriquement, sur l’ellipse de leur plat, leurs membres désarticulés. Le vin était, du reste, d’une certaine côte de Trucy, dont les ceps, malgré le nivellement qui a passé sur nos vignobles comme sur notre société, ont conservé leur aristocratie, et jouissent encore d’une réputation méritée.

— Mais, dit mon oncle à M. Minxit, à l’aspect de cette abondance homérique, il y a ici toute une basse-cour ; cela suffirait à rassasier une compagnie de dragons après la grande manœuvre. Est-ce que par hasard vous attendez notre ami Arthus ?

— J’aurais fait mettre une broche de plus, répondit en riant M. Minxit. Mais si nous ne pouvons venir à bout de tout cela, il se trouvera bien des gens qui achèveront notre besogne ; et mes officiers, c’est-à-dire ma musique, et les clients qui viendront demain m’apporter leurs fioles, est-ce qu’il ne faut pas que je songe à eux ? J’ai pour principe, moi, que celui qui ne fait préparer à dîner que pour lui, n’est pas digne de dîner.

— C’est juste, répliqua mon oncle. Et après cette réflexion philosophique, il se mit à attaquer les poulets de M. Minxit comme s’il eût eu contre eux une inimitié personnelle.

Les convives se convenaient ; du reste, mon oncle convenait à tout le monde, et tout le monde lui convenait. Ils jouissaient très franchement et bruyamment de l’hospitalité plantureuse de M. Minxit. « Fifre, dit celui-ci à un des valets qui servait la table, fais apporter du bourgogne et va dire à la musique qu’elle se rende ici avec armes et bagages ; il n’y a point d’exemption pour les hommes ivres. » La musique arriva bientôt et se rangea autour de la salle. M. Minxit ayant décoiffé quelques bouteilles de bourgogne, leva solennellement son verre plein. « Messieurs, dit-il, à la santé de M. Benjamin Rathery, le premier médecin du bailliage ; je vous le présente comme mon gendre, et vous prie de l’aimer comme vous m’aimez. – Allez musique ! ». Alors un bruit infernal de grosse caisse, de triangle, de cymbales et de clarinette éclata dans la salle, et mon oncle se trouva obligé de demander grâce pour les convives. Cette notification un peu trop officielle et trop prématurée fit faire à Mlle Minxit une grosse moue et une large grimace. Benjamin, qui avait bien autre chose à faire qu’à épiloguer sur ce qui se passait autour de lui, ne s’aperçut de rien ; mais cette marque de répugnance n’échappa pas à ma grand’mère. Son amour-propre en fut vivement blessé ; car si Benjamin n’était pas pour tout le monde le plus joli garçon du pays, il l’était au moins pour sa sœur. Après avoir remercié M. Minxit de l’honneur qu’il faisait à son frère, elle ajouta, mordant dans chaque syllabe comme si elle eût tenu la pauvre Arabelle sous ses dents, que la principale, l’unique raison qui avait déterminé Benjamin à solliciter l’alliance de M. Minxit, c’était la haute considération dont lui, M. Minxit, jouissait dans toute la contrée.

Benjamin crut que sa sœur avait dit une sottise, et il se hâta d’ajouter : « Et aussi les grâces et les charmes de toute espèce dont Mlle Arabelle est si abondamment pourvue, et qui promettent à l’heureux mortel qui sera son époux des jours filés d’or et de soie. » Puis, comme pour apaiser le remords qu’il éprouvait de ce triste compliment, le seul qu’il eût encore dépensé avec Mlle Minxit et que sa sœur l’avait obligé de commettre, il se mit à dévorer avec acharnement une aile de poulet et vida d’un trait un grand verre de vin de Bourgogne.

Il y avait là trois médecins, on devait parler médecine et l’on en parla.

— Vous disiez tout à l’heure, monsieur Minxit, dit Fata, que votre gendre était le premier médecin du bailliage. Je ne proteste pas pour moi… quoiqu’on ait fait certaines cures… mais que pensez-vous du docteur Arnout, de Clamecy ?

— Demandez cela à Benjamin, dit M. Minxit, il le connaît mieux que moi.

— Oh ! monsieur Minxit, répondit mon oncle, un concurrent !…

— Qu’est-ce que cela fait ? Est-ce que tu as besoin de rabaisser tes concurrents, toi ? Dis-nous ce que tu en penses pour obliger Fata.

— Puisque vous le voulez, je pense que le docteur Arnout a une superbe perruque.

— Et pourquoi, dit Fata, un médecin à perruque ne vaudrait-il pas un médecin à queue ?

— La question est d’autant plus délicate que vous avez vous-même une perruque, monsieur Fata ; mais je vais tâcher de m’expliquer sans blesser l’amour-propre de qui que ce soit.

Voilà un médecin qui a des connaissances plein la tête, qui a fouillé tous les bouquins écrits sur la médecine, qui sait de quels mots grecs viennent les cinq à six cents maladies qui atteignent notre pauvre humanité. Eh bien ! s’il n’a qu’une intelligence bornée, je ne voudrais pas lui confier mon petit doigt à guérir ; je donnerais la préférence à un bateleur intelligent, car sa science, à lui, c’est une lanterne qui n’est pas éclairée. On a dit : Tant vaut l’homme, tant vaut la terre ; il serait aussi vrai de dire : Tant vaut l’homme, tant vaut la science ; et cela est surtout vrai de la médecine, qui est une science conjecturale. Là il faut deviner les causes par des effets équivoques et incertains. Ce pouls qui reste muet sous le doigt d’un sot fait à l’homme d’esprit des confidences merveilleuses. Allez, deux choses sont surtout nécessaires pour réussir en médecine, et ces deux choses ne s’acquièrent pas, c’est la perspicacité et l’intelligence.

— Tu oublies, dit M. Minxit en riant, les cymbales et la grosse caisse.

— Oh ! fit Benjamin, à propos de votre grosse caisse, il me vient une excellente idée ; auriez-vous une place vacante dans votre musique ?

— Pour qui donc ? dit M. Minxit.

— Pour un vieux sergent de ma connaissance et un caniche, répondit Benjamin.

— Et de quel instrument peuvent s’escrimer tes deux protégés ?

— Je ne sais pas, dit Benjamin ; de celui que vous voudrez, probablement.

— Nous pourrons toujours faire panser mes quatre chevaux à ton vieux sergent, en attendant que mon maître de musique l’ait mis au courant d’un instrument quelconque, ou bien il pilera mes drogues.

— À propos, dit mon oncle, nous pourrions en tirer un meilleur parti ; il a une figure rissolée comme un poulet qui sort de la broche ; on dirait qu’il n’a fait toute sa vie que de passer et repasser sous la ligne ; vous le prendriez pour le bonhomme Tropique en personne ; avec cela il est sec comme un vieil os brûlé ; nous dirons que c’est un sujet dont nous avons extrait la graisse pour composer nos pommades ; cela se placera mieux que la graisse d’ours ; ou bien nous le ferons passer pour un vieillard nubien de cent quarante ans, qui aura prolongé ses jours jusqu’à cet âge extraordinaire avec un élixir de longue vie, dont il nous aura transmis le secret moyennant une pension viagère. Or, ce précieux élixir, nous le vendrons pour la bagatelle de quinze sous la fiole. Ce ne sera pas la peine de s’en passer.

— Fichtre ! dit M. Minxit, je vois que tu entends la médecine à grand orchestre ; envoie-moi ton homme quand tu voudras, je le prends à mon service, soit comme Nubien, soit comme vieillard desséché.

En ce moment, un domestique entra dans la salle, tout effaré, et dit à mon oncle qu’il y avait une vingtaine de femmes qui arrachaient la queue de son âne, et que, comme il avait voulu les disperser à coups de fouet, elles avaient failli le mettre en pièces avec le tranchant de leurs ongles.

— Je vois ce que c’est, dit mon oncle éclatant de rire : elles arrachent les crins de l’âne de la Sainte-Vierge, pour faire des reliques.

M. Minxit voulut qu’on lui expliquât l’affaire.

— Messieurs, s’écria-t-il, quand mon oncle eut terminé son récit, nous sommes des impies si nous n’adorons Benjamin, pasteur ; il faut que vous en fassiez un saint.

— Je proteste, dit Benjamin ; je ne veux pas aller en paradis, car je n’y rencontrerais aucun de vous.

— Oui, riez, messieurs, dit ma grand’mère, après avoir ri elle-même ; cela ne me fait pas rire, moi ; voilà toujours le résultat des mauvaises farces de Benjamin ; M. Durand nous fera payer son âne si nous ne le lui rendons pas tel qu’il nous l’a confié.

— En tout cas, dit mon oncle, il ne peut toujours nous en faire payer que la queue. L’homme qui m’aurait coupé la queue, à moi, – et ma queue vaut bien assurément, sans la flatter, celle de l’âne de M. Durand, – serait-il donc aussi coupable devant la justice que s’il m’eût tué tout entier ?

— Assurément non, dit M. Minxit, et s’il faut t’en dire mon avis, je ne t’en estimerais pas une obole de moins.

Cependant, la cour s’emplissait de femmes qui se tenaient dans une posture respectueuse, comme on se tient autour d’une chapelle trop étroite tandis qu’on y célèbre l’office, et dont un grand nombre étaient à genoux.

— Il faut que vous nous débarrassiez de ce monde, dit M. Minxit à Benjamin.

— Rien de plus facile, répondit celui-ci ; il se mit alors à la fenêtre et dit à ces bonnes gens qu’ils auraient tout le temps de voir la sainte Vierge, qu’elle se proposait de rester deux jours chez M. Minxit, et que le lendemain dimanche elle ne manquerait pas d’assister à la grand’messe. Sur cette assurance, le peuple se retira satisfait.

— Voilà, dit le curé, des paroissiens qui ne me font pas beaucoup d’honneur, il faut que dimanche je leur en dise quelque chose dans mon prône. Comment peut-on être si borné de prendre pour une chose sainte la queue crottée d’un bourriquet ?

— Mais, pasteur, répondit Benjamin, vous qui êtes à table si philosophe, n’avez-vous pas dans votre église deux ou trois os blancs comme du papier, qui sont sous verre et que vous appelez les reliques de saint Maurice ?

— Ce sont des reliques épuisées, poursuivit M. Minxit ; il y a plus de cinquante ans qu’elles n’ont fait de miracles. M. le curé ferait bien de s’en débarrasser et de les vendre pour composer du noir animal. Moi-même je les prendrais pour faire de l’album græcum, s’il voulait me les céder à juste prix.

— Qu’est-ce que c’est que cela, de l’album græcum ? fit naïvement ma grand’mère.

— Madame, ajouta M. Minxit en s’inclinant, c’est du blanc grec : je regrette de ne pouvoir vous en dire davantage.

— Pour moi, dit le tabellion, petit vieillard en perruque blanche, dont l’œil était plein de malice et de vivacité, je ne reproche pas au pasteur la place honorable qu’il a donnée dans son église aux tibias de saint Maurice : saint Maurice, sans aucun doute, avait des tibias de son vivant. Pourquoi ne seraient-ils pas ici, aussi bien qu’ailleurs ? Je suis même étonné d’une chose, c’est que la fabrique ne possède pas les bottes à l’écuyère de notre patron. Mais je voudrais qu’à son tour le pasteur fût plus tolérant et qu’il ne reprochât pas à ses paroissiens la foi qu’ils ont au Juif-Errant. Ne pas croire assez est aussi bien une marque d’ignorance que de trop croire.

— Comment ! reprit vivement le curé, vous, monsieur le tabellion, vous croiriez au Juif-Errant ?

— Pourquoi donc n’y croirais-je pas aussi bien qu’à saint Maurice ?

— Et vous, monsieur le docteur, dit-il en s’adressant à Fata, croyez-vous au Juif-Errant ?

— Hum, hum, fit celui-ci en absorbant une grosse prise de tabac.

— Pour vous, respectable monsieur Minxit…

— Moi, interrompit M. Minxit, je pense comme le confrère, excepté qu’au lieu d’une prise de tabac, c’est un verre de vin que je m’administre.

— Vous du moins, monsieur Rathery, qui passez pour un philosophe, j’espère bien que vous ne faites pas au Juif-Errant l’honneur de croire à ses éternelles pérégrinations.

— Pourquoi pas ? dit mon oncle, vous croyez bien à Jésus-Christ, vous !

— Oh ! c’est différent, répondit le curé, je crois à Jésus-Christ parce que ni son existence ni sa divinité ne peuvent être révoquées en doute ; parce que les évangélistes qui ont écrit son histoire sont des hommes dignes de foi ; parce qu’ils n’ont pu se tromper ; parce qu’ils n’avaient pas d’intérêt à tromper leur prochain, et que, quand bien même ils l’eussent voulu, la fraude n’eût pu s’accomplir.

» Si les faits consignés par eux étaient controuvés ; si l’Évangile n’était, comme le Télémaque, qu’une espèce de roman philosophique et religieux, à l’apparition de ce livre fatal qui devait répandre le trouble et la division à la surface de la terre ; qui devait séparer l’époux de l’épouse, les enfants de leurs pères ; qui réhabilitait la pauvreté ; qui faisait l’esclave l’égal du maître ; qui heurtait toutes les idées admises ; qui honorait tout ce qui jusqu’alors avait été méprisé, et jetait comme ordures au feu de l’enfer tout ce qui avait été honoré ; qui renversait la vieille religion des païens, et sur ses débris établissait, à la place d’autels, le gibet d’un pauvre fils de charpentier…

— Monsieur le curé, dit M. Minxit, votre période est trop longue, il faut la couper par un verre de vin.

M. le curé, donc, ayant bu un verre de vin, poursuivit :

— À l’apparition de ce livre, dis-je, les païens eussent jeté un immense cri de protestation, et les Juifs, qu’il accusait du plus grand crime qu’un peuple puisse commettre, d’un déicide, l’eussent poursuivi de leurs éternelles réclamations.

— Mais, dit mon oncle, le Juif-Errant a pour lui une autorité qui n’est pas moins puissante que celle de l’Évangile, c’est la complainte des bourgeois de Bruxelles en Brabant, qui le rencontrèrent aux portes de la ville, et le régalèrent d’un pot de bière fraîche.

» Les évangélistes sont des hommes dignes de foi, soit. Mais, au fait, ces évangélistes, à l’inspiration près, que sont-ils ? Des hommes de rien, des hommes qui n’avaient ni feu ni lieu, qui ne payaient point de contributions et que poursuivrait aujourd’hui le parquet pour vagabondage. Les bourgeois de Bruxelles, au contraire, étaient des hommes établis, des hommes qui avaient pignon sur rue ; plusieurs, j’en suis bien sûr, étaient syndics ou marguilliers. Si les évangélistes et les bourgeois de Bruxelles pouvaient avoir une discussion devant le bailli, je suis bien sûr que c’est aux bourgeois de Bruxelles que le magistrat déférerait le serment.

» Les bourgeois de Bruxelles n’ont pu se tromper ; car enfin, un bourgeois, ce n’est pas un mannequin, un gargamelle, un homme de pain d’épice, et il n’est pas plus difficile de distinguer un vieillard de dix-sept cents ans passés d’un moderne, que de distinguer un vieillard de l’espèce commune d’un enfant de cinq ans.

» Les bourgeois de Bruxelles n’avaient aucun intérêt à tromper leurs concitoyens : peu leur importait, à eux, qu’il y eût ou qu’il n’y eût pas un homme qui marche toujours : et quel honneur pouvait-il leur revenir de s’être attablés dans une brasserie avec le superlatif des vagabonds, avec une espèce de damné, plus méprisable cent fois qu’un galérien, auquel je ne voudrais pas, moi, ôter mon chapeau, et d’avoir bu avec lui de la bière fraîche ? Et même, à bien prendre la chose, ils ont agi, en publiant leur complainte, plutôt contre leur intérêt que dans leur intérêt ; car ce morceau de poésie n’est pas de nature à donner une haute opinion de leur valeur poétique. Et le tailleur Millot-Rataut, dont j’ai mainte fois surpris le grand noël autour d’un morceau de fromage de Brie, est un Virgile en comparaison d’eux.

» Les bourgeois de Bruxelles n’auraient pu tromper leurs concitoyens, quand bien même ils l’auraient voulu. Si les faits célébrés dans leur complainte étaient controuvés, à l’apparition de cet écrit, les habitants de Bruxelles eussent réclamé ; la police eût cherché sur ses registres si un sieur Isaac Laquedem n’était pas passé tel jour à Bruxelles, et elle eût réclamé. Les cordonniers, dont le procédé brutal du Juif-Errant, qui tirait lui-même la manique, a déshonoré à tout jamais la vénérable confrérie, n’eussent pas manqué de réclamer ; c’eût été, en un mot, un concert de réclamations à faire crouler les tours de la capitale du Brabant.

» D’ailleurs, sous le rapport de la crédibilité, la complainte du Juif-Errant a sur l’Évangile de notables avantages ; elle n’est point tombée du ciel comme un aérolithe ; elle a une date précise. Le premier exemplaire en a été déposé à la bibliothèque royale, bien et dûment revêtu du nom de l’imprimeur et de la désignation de son domicile. L’Évangile, cependant, n’a point de date. À la complainte de Bruxelles est joint le portrait du Juif-Errant en tricorne, en polonaise, en bottes à l’écuyère, et portant une canne démesurée ; cependant aucune médaille qui nous transmette l’effigie de Jésus-Christ n’est parvenue jusqu’à nous. La complainte du Juif-Errant a été écrite dans un siècle éclairé, investigateur, plus disposé à retrancher de ses croyances qu’à y ajouter ; l’Évangile, au contraire, est apparu tout à coup comme un flambeau allumé, on ne sait par qui, au milieu des ténèbres d’un siècle livré à de grossières superstitions, et chez un peuple plongé dans l’ignorance la plus profonde, et dont l’histoire n’est qu’une longue suite d’actes de superstition et de barbarie.

— Permettez, monsieur Benjamin, dit le notaire ; vous avez dit que les bourgeois de Bruxelles n’avaient pu se tromper sur l’identité du Juif-Errant ; cependant les habitants de Moulot vous ont pris ce matin pour le Juif-Errant ; vous avez vous-même, en cette qualité, fait, en présence de tout le peuple de Moulot, un miracle authentique ; votre démonstration pèche donc par un côté, et vos règles relativement à la certitude historique ne sont pas infaillibles.

— L’objection est forte, dit Benjamin en se grattant la tête, je conviens qu’il m’est impossible d’y répondre ; mais elle s’applique aussi bien au Jésus-Christ de monsieur qu’à mon Juif-Errant.

— Ah çà, interrompit ma grand’mère, qui allait toujours au fait, j’espère que tu crois en Jésus-Christ, Benjamin ?

— Sans doute, ma chère sœur, je crois à Jésus-Christ. J’y crois d’autant plus fermement que sans croire à la divinité de Jésus-Christ, on ne peut croire à l’existence de Dieu ; que les seules preuves qu’il y ait de l’existence de Dieu, ce sont les miracles de Jésus-Christ. Mais, fichtre ! cela n’empêche pas de croire au Juif-Errant ou, pour mieux dire, voulez-vous que je vous explique ce que c’est pour moi que le Juif-Errant ?

» Le Juif-Errant, c’est l’effigie du peuple juif, crayonnée par quelque poète inconnu d’entre le peuple, sur les murs d’une chaumière. Ce mythe est si frappant qu’il faudrait être aveugle pour ne pas le reconnaître.

» Le Juif-Errant n’a point de toit, point de foyer, point de domicile légal et politique ; le peuple juif n’a point de patrie.

» Le Juif-Errant est obligé de marcher sans repos, sans s’arrêter, sans prendre haleine, ce qui doit être très fatigant pour lui avec des bottes à l’écuyère. Il a déjà fait sept fois le tour du monde. Le peuple juif n’est établi nulle part d’une manière fixe ; il demeure partout sous des tentes ; il va et vient incessamment comme les flots de l’Océan, et lui aussi comme une écume qui flotte à la surface des nations, comme un fétu emporté par le cours de la civilisation, a déjà fait bien des fois le tour du monde.

» Le Juif-Errant a toujours cinq sous dans sa poche. Le peuple juif, ruiné sans cesse par les exactions de la noblesse féodale et par les confiscations des rois, revenait toujours, comme un liège qui, du fond de l’eau, remonte à sa surface, à une situation prospère. Son opulence repoussait d’elle-même.

» Le Juif-Errant ne peut dépenser que cinq sous à la fois. Le peuple juif, obligé de dissimuler ses richesses, est devenu chiche et parcimonieux ; il dépense peu.

» Le supplice du Juif-Errant durera toujours.

» Le peuple juif ne peut pas plus se réunir en corps de nation que les cendres d’un chêne frappé par la foudre ne peuvent se réunir en arbre. Il est dispersé jusqu’à la consommation des siècles à la surface de la terre.

» À sérieusement parler, c’est sans doute une superstition de croire au Juif-Errant ; mais je vous dirai ce qui est dit dans l’Évangile : que celui qui est exempt de toute superstition jette aux habitants de Moulot le premier sarcasme. Le fait est que nous sommes tous superstitieux, les uns plus, les autres moins, et souvent celui qui a une loupe sur l’oreille grosse comme une pomme de terre, se gausse de celui qui a un poireau au menton.

» Il n’y a pas deux chrétiens qui aient les mêmes croyances, qui admettent et rejettent les mêmes choses. L’un fait maigre le vendredi et ne va pas aux offices ; l’autre va aux offices et met le pot au feu le vendredi. Cette dame se moque du vendredi comme du dimanche, et se croirait damnée si elle n’était pas mariée à l’église.

» Soit la religion une bête à sept cornes. Celui qui ne croit qu’à six des cornes se moque de celui qui croit à la septième ; celui qui ne lui accorde que cinq cornes se moque de celui qui en reconnaît six. Le déiste survient qui se moque de tous ceux qui croient que la religion a des cornes, et enfin passe l’athée qui se moque de tous les autres, et pourtant l’athée croit à Cagliostro et se fait tirer les cartes. En définitive, il n’y a qu’un homme qui ne soit pas superstitieux, c’est celui qui ne croit qu’à ce qui lui est démontré.

Il était nuit et même plus que nuit, quand ma grand’mère déclara qu’elle voulait partir.

— Je ne laisserai partir Benjamin qu’à une condition, dit M. Minxit, c’est qu’il me promettra d’assister dimanche à une grande partie de chasse que je décrète en son honneur ; il faut bien qu’il fasse connaissance avec ses bois et les lièvres qui sont dedans.

— Mais, dit mon oncle, c’est que je ne sais pas les premiers éléments de la chasse. Je distinguerais très bien un civet ou un râble de lièvre d’une gibelotte de lapin, mais que Millot-Rataut me chante son grand noël si je suis capable de distinguer un lièvre qui court d’un lapin courant.

— Tant pis pour toi, mon ami ; mais c’est une raison de plus pour que tu viennes ; il faut bien connaître un peu de tout.

— Vous verrez, monsieur Minxit, que je ferai un malheur : je tuerai un de vos instruments de musique.

— Fichtre ! ne t’avise pas de cela, au moins ; il faudrait que je le payasse plus cher qu’il ne vaut à sa famille désolée. Mais, pour éviter tout accident, tu chasseras avec ton épée.

— Eh bien ! je promets, dit mon oncle.

Et là-dessus il prit congé, avec sa chère sœur, de M. Minxit.

— Savez-vous, dit Benjamin à ma grand’mère, quand ils furent sur le chemin, que j’aimerais mieux épouser M. Minxit que sa fille ?

— Il ne faut vouloir que ce qu’on peut, et tout ce qu’on peut il faut le vouloir, répondit sèchement ma grand’mère.

— Mais !…

— Mais… prenez garde à l’âne, et ne le piquez pas, comme ce matin, de votre épée ; voilà tout ce que je vous demande.

— Vous me boudez, ma sœur ; je voudrais savoir pourquoi ?

— Eh bien ! je vais vous le dire : Parce que vous avez trop bu, trop discuté, et que vous n’avez rien dit à Mademoiselle Arabelle. Maintenant, laissez-moi tranquille.

VIII

Comment mon oncle embrassa un marquis

Le samedi suivant, mon oncle alla coucher à Corvol.

On partit le lendemain au lever du soleil. M. Minxit était accompagné de tous ses gens et de plusieurs amis, dont le confrère Fata faisait partie. C’était par un de ces jours splendides que le sombre hiver, semblable à un geôlier qui sourit, donne de temps en temps à la terre : février semblait avoir emprunté au mois d’avril son soleil ; le ciel était limpide, et le vent du midi emplissait l’atmosphère d’une molle tiédeur ; la rivière fumait au loin entre les saules ; la gelée blanche du matin pendait en gouttelettes aux branches des buissons ; les petits pâtres chantaient pour la première fois de l’année dans les prés, et les ruisselets qui descendent de la montagne du Flez, réveillés par la chaleur du soleil, gazouillaient au pied des haies.

— Monsieur Fata, dit mon oncle, voilà une belle journée. Est-ce que nous passerons entre les rameaux mouillés des bois ?

— Ce n’est pas mon avis, confrère, répondit celui-ci. Si vous voulez venir chez moi, je vous montrerai un enfant à quatre têtes que j’ai serré dans un bocal. M. Minxit m’en offre trois cents francs.

— Vous feriez bien de lui céder, dit mon oncle, et de mettre du cassis à la place.

Cependant, comme il avait de bonnes jambes et qu’il n’y avait que deux petites lieues de là à Varzy, il se décida à suivre le confrère. Ils quittèrent donc, Fata et lui, le gros des chasseurs, et s’enfoncèrent dans un chemin de traverse qui s’égarait dans la prairie. Bientôt ils se trouvèrent vis-à-vis Saint-Pierre du Mont. Or, Saint-Pierre du Mont est un gros monticule situé sur la route de Clamecy à Varzy. Il est à sa base revêtu de prairies et tout ruisselant de sources, mais ras et nu à son sommet. Vous diriez une grande motte de terre soulevée dans la plaine par une taupe gigantesque. Sur son crâne pelé et teigneux était alors un reste de château féodal, aujourd’hui remplacé par une élégante maison de campagne, qu’habite un engraisseur de bestiaux ; car c’est ainsi, que, par un travail insensible, les œuvres de l’homme comme de la nature se décomposent et se recomposent.

Les murs du castel étaient démantelés, ses créneaux édentés en maints endroits ; les tours semblaient avoir été cassées par le milieu, et elles étaient réduites à l’état de tronçons ; ses fossés, taris à moitié, étaient encombrés par de grandes herbes et par une forêt de roseaux, et son pont-levis avait fait place à un pont de pierre ; l’ombre sinistre de ce vieux débris de la féodalité attristait tous les environs ; les chaumières avaient reculé devant lui ; les unes étaient allées sur le coteau voisin former le village de Flez, les autres étaient descendues dans la vallée, et s’étaient groupées en hameau le long de la route.

Le maître de cette vieille gentilhommière était alors un certain marquis de Cambyse. M. de Cambyse était grand, épais, fortement charpenté, et avait la force d’un géant. Vous eussiez dit une ancienne armure faite de chair. Il était d’un caractère violent, emporté, susceptible jusqu’à l’excès, ne pouvant supporter aucune contradiction, et d’un orgueil qui allait jusqu’à la sottise ; il était d’ailleurs entiché de sa noblesse et s’imaginait que les Cambyse étaient une œuvre hors ligne dans la création.

Il avait été quelque temps officier de mousquetaires, je ne sais de quelle couleur ; mais il était mal à son aise à la cour ; sa volonté s’y trouvait comprimée, sa violence ne pouvait y faire explosion, et il était d’ailleurs étouffé au milieu de cette poussière de hobereaux qui chatoyaient et tourbillonnaient autour du trône. Il était revenu dans ses terres et y vivait en petit monarque. Le temps avait emporté un à un les vieux privilèges de la noblesse ; mais lui, il les avait gardés de fait et il les exerçait dans toute leur plénitude. Il était encore maître absolu non seulement de ses domaines, mais encore dans tout le pays des environs. C’était, à la rondache près, un véritable seigneur féodal. Il rossait les paysans, il leur prenait leurs femmes quand elles étaient gentilles, il envahissait leurs terres avec ses meutes, foulait leurs récoltes aux pieds de ses valets et faisait mille avanies aux bourgeois qui se laissaient rencontrer par lui autour de sa montagne.

Il faisait du despotisme et de la violence par caprice, par divertissement et surtout par amour-propre. Afin d’être le personnage le plus éminent du pays, il avait voulu en être le plus méchant. Il ne savait pas de meilleures manières de démontrer sa supériorité aux gens que de les opprimer. Pour être célèbre, il s’était fait méchant. C’était, au volume près, la puce qui ne peut vous faire apercevoir de sa présence entre vos draps qu’en vous piquant. Quoique riche, il avait des créanciers. Mais il se faisait un point d’honneur de ne pas les payer. Telle était la terreur de son nom que vous n’eussiez pas trouvé dans le pays un huissier pour l’assigner. Un seul, le père Ballivet, avait osé lui remettre une cédule en main propre et parlant à sa personne, mais il y avait risqué sa vie. Honneur donc au généreux père Ballivet, huissier royal, qui exploitait par tout le monde et deux lieues au-delà, ainsi que le disaient les mauvais plaisants du pays, pour ternir la gloire de ce grand huissier.

Voici du reste comment il s’y était pris. Il avait empaqueté sa cédule dans une demi-douzaine d’enveloppes perfidement cachetées et l’avait présentée à M. de Cambyse comme un paquet venant du château de Vilaine. Tandis que le marquis démaillotait l’exploit, il s’était esquivé sans bruit, avait gagné la grande porte et avait enfourché son cheval qu’il avait attaché à un arbre à quelque distance du château. Quand le marquis eut connaissance de ce que contenait le paquet, furieux d’avoir été la dupe d’un huissier, il ordonna à ses domestiques de courir sur ses traces ; mais le père Ballivet était hors de leur portée et se moquait d’eux par un geste que je ne puis reproduire ici.

Du reste, M. de Cambyse ne se faisait guère plus de scrupule de décharger son fusil sur un paysan que sur un renard. Il en avait déjà détérioré deux ou trois qu’on appelait dans le pays les estropiés de M. de Cambyse, et plusieurs habitants quasi notables de Clamecy avaient été victimes de ses très mauvaises plaisanteries. Quoiqu’il ne fût pas encore bien vieux, il y avait déjà dans la vie de cet honorable seigneur assez de sanglantes espiègleries pour faire deux forçats à perpétuité ; mais sa famille était bien à la cour : la protection de ses nobles cousins le mettait à l’abri de toute poursuite. Et au fait, chacun prend son plaisir où il le trouve : Le bon roi Louis XV, tandis qu’il prenait à Versailles de si doux et de si joyeux ébats, tandis qu’il donnait des fêtes aux gentilshommes de sa cour, ne voulait pas que ses gentilshommes de province s’ennuyassent dans leurs terres, et il eût été très contrarié que les paysans à faire crier sous le bâton, ou les bourgeois à désoler leur eussent fait faute. Louis, dit le Bien-Aimé, tenait à mériter l’amour que lui avaient décerné ses sujets. Ainsi donc, il est bien entendu que le marquis de Cambyse était inviolable comme un roi constitutionnel, et qu’il n’y avait pour lui ni justice ni maréchaussée.

Benjamin aimait à déclamer contre M. de Cambyse ; il l’appelait le Gessler des environs, et il manifestait souvent le désir de se trouver en la présence de cet homme. Ses souhaits ne furent que trop tôt accomplis, comme vous allez le voir.

Mon oncle, en sa qualité de philosophe, se mit en contemplation devant les vieux créneaux noirs et ébréchés qui déchiraient l’azur du ciel.

— Monsieur Rathery, lui dit le confrère, le tirant par la manche, il ne fait pas bon autour de ce château, je vous en préviens.

— Comment, Monsieur Fata, vous aussi vous avez peur d’un marquis ?

— Mais, Monsieur Rathery, c’est que je suis un médecin à perruque.

— Voilà comme ils sont tous, s’écria mon oncle, donnant un libre cours à son indignation ; ils sont trois cents roturiers contre un gentilhomme et ils souffrent qu’un gentilhomme leur passe sur le ventre ; encore s’aplatissent-ils le plus qu’ils peuvent, de peur que ce noble personnage ne trébuche !

— Que voulez-vous, Monsieur Rathery, contre la force…

— Mais c’est vous qui l’avez, la force, malheureux ! Vous ressemblez au bœuf qui se laisse conduire par un enfant, de sa verte prairie à l’abattoir. Oh ! le peuple est lâche, il est lâche ! je le dis avec amertume, comme une mère dit que son enfant a mauvais cœur. Toujours il abandonne au bourreau ceux qui se sont sacrifiés pour lui, et s’il manque une corde pour les pendre il se charge de la fournir. Deux mille ans ont passé sur la cendre des Gracques et dix-sept cent cinquante ans sur le gibet de Jésus-Christ, et c’est toujours le même peuple. Il a quelquefois des lubies de courage ; il jette le feu par la bouche et les naseaux ; mais la servitude est son état normal et il y revient toujours, comme un serin apprivoisé revient toujours à sa cage. Vous voyez passer le torrent gonflé par un soudain orage et vous le prenez pour un fleuve. Vous repassez le lendemain et vous ne retrouvez plus qu’un honteux filet d’eau qui se cache sous les herbes de ses rives, et qui n’a laissé de son passage que quelques pailles aux branches des arbustes. Il est fort quand il veut l’être ; mais prenez-y garde, sa force ne dure qu’un instant : ceux qui s’appuient sur lui bâtissent leur maison sur la surface glacée d’un lac.

En ce moment, un homme en riche costume de chasse traversait la route, suivi de chiens aboyants et d’une longue traînée de valets. Fata pâlit.

— M. de Cambyse ! dit-il à mon oncle ; et il salua profondément ; mais Benjamin resta droit et couvert comme un grand d’Espagne.

Or, rien n’était plus propre à choquer le terrible marquis que l’outrecuidance de ce vilain qui lui refusait un banal hommage sur la lisière de ses domaines et en présence de son château. C’était d’ailleurs d’un très mauvais exemple et qui pouvait devenir contagieux.

— Manant, dit-il à mon oncle avec son air de gentilhomme, pourquoi ne me salues-tu pas ?

— Toi-même, répondit mon oncle en le toisant du haut en bas de son œil gris, pourquoi ne m’as-tu pas salué ?

— Ne sais-tu pas que je suis le marquis de Cambyse, seigneur de tout ce pays ?

— Et toi, ignores-tu que je suis Benjamin Rathery, docteur en médecine de Clamecy ?

— Vraiment, dit le marquis, tu es un carabin ? je t’en fais mon compliment, voilà un beau titre que tu as là.

— C’est un titre qui vaut bien le tien ! pour l’acquérir, il m’a fallu subir de longues et sérieuses études. Mais toi, ce de que tu mets devant ton nom, t’a-t-il coûté ? Le roi peut faire vingt marquis par jour, mais je le défie avec sa toute-puissance de faire un médecin ; un médecin a son utilité, tu le reconnaîtras peut-être plus tard, mais un marquis, à quoi cela sert-il ?

M. le marquis de Cambyse avait bien déjeuné ce jour-là, il était de bonne humeur.

— Voilà, dit-il à son intendant, un plaisant original : j’aime mieux l’avoir rencontré qu’un chevreuil. Et celui-là, ajouta-t-il en montrant Fata du doigt, quel est-il ?

— M. Fata de Varzy, monsieur, dit le médecin, faisant une seconde génuflexion.

— Fata, dit mon oncle, vous êtes un polisson, je m’en doutais ; mais vous me rendrez compte de ce procédé.

— Ah çà ! dit le marquis à Fata, est-ce que tu connais cet homme ?

— Très peu, monsieur le marquis, je vous le jure ; je ne le connaissais que pour avoir dîné avec lui chez M. Minxit ; mais du moment qu’il manque aux égards qu’il doit à la noblesse, je ne le connais plus.

— Et moi, dit mon oncle, je commence à te connaître.

— Comment ! monsieur Fata de Varzy, poursuivit le marquis, est-ce que vous dînez chez ce drôle de Minxit ?

— Oh ! par hasard, monseigneur, un jour que je passais par Corvol ! je sais bien que ce Minxit n’est pas un homme à voir, c’est une tête brûlée, un homme entiché de sa fortune et qui se croit autant qu’un gentilhomme.

» Haïe ! haïe ! qui m’a frappé de son pied par derrière ?

— Moi, dit Benjamin, de la part de monsieur Minxit.

— Maintenant, dit le marquis, vous n’avez plus rien à faire ici, monsieur Fata, laissez-moi avec votre compagnon de voyage. Ainsi donc, ajouta-t-il, s’adressant à mon oncle, tu persistes, toi, à ne pas me saluer ?

— Si tu me salues le premier, je te saluerai le second, dit Benjamin.

— Et c’est là ton dernier mot.

— Oui.

— Tu as bien réfléchi à ce que tu fais ?

— Écoute, dit mon oncle ; je veux avoir de la déférence pour ton titre et te prouver combien je suis coulant en tout ce qui concerne l’étiquette.

Alors, il tira un gros sou de sa poche, et, le faisant tourner en l’air :

— Demande pile ou face, dit-il au marquis, gentilhomme ou médecin, celui que le sort désignera saluera le premier, il n’y aura pas à y revenir.

— Insolent ! dit le gros intendant joufflu, ne voyez-vous pas que vous manquez de respect à monseigneur de la manière la plus scandaleuse ? Si j’étais à sa place, il y a longtemps que je vous aurais bâtonné.

— Mon ami, répondit Benjamin, mêlez-vous de vos chiffres. Votre seigneur vous paie pour le voler et non pour lui donner des conseils.

En ce moment un garde-chasse passa derrière mon oncle, et d’un revers de main lui enleva son tricorne, qui tomba dans la boue. Benjamin était d’une force musculaire peu commune ; il se retourne, le garde avait encore aux lèvres le gros sourire qu’y avait fait épanouir son espièglerie. Mon oncle, d’un coup de son poing de fer, envoie l’homme à banderolle moitié dans le fossé, moitié dans la haie qui bordait la route. Les camarades de celui-ci voulaient le tirer de la position amphibie dans laquelle il se trouvait engagé, mais M. de Cambyse s’y opposa. – Il faut, dit-il, que le drôle apprenne que le droit d’insolence n’appartient pas aux vilains.

Au fait, je ne conçois pas mon oncle, ordinairement si philosophe, de n’avoir point cédé de bonne grâce à la nécessité. Je sais bien que c’est vexant pour un fier citoyen du peuple, qui sent ce qu’il vaut, d’être obligé de saluer un marquis. Mais, quand nous sommes sous le coup de la force, notre libre arbitre est supprimé ; ce n’est plus une action qui se fait, c’est un résultat qui se produit. Nous ne sommes plus qu’une machine qui n’est point responsable de ses actes ; l’homme qui nous fait violence est le seul auquel on puisse reprocher ce qu’il y a de honteux ou de coupable dans notre action. Aussi ai-je toujours regardé comme une obstination peu digne d’être canonisée la résistance invincible des martyrs à leurs persécuteurs. Vous voulez, vous, Antiochus, me jeter dans l’huile bouillante si je refuse de manger de la viande de porc ? Je dois vous faire observer d’abord qu’on ne fait pas frire un homme comme un goujon ; mais, si vous persistez dans vos exigences, je mange votre ragoût, et même je le mange avec plaisir s’il est bien accommodé ; car c’est à vous, à vous seul, Antiochus, que la digestion en sera funeste. Vous, monsieur de Cambyse, vous exigez, votre fusil sur ma poitrine, que je vous salue ? eh bien ! marquis, j’ai l’honneur de vous saluer. Je sais bien qu’après cette formalité vous n’en vaudrez pas plus et que je n’en vaudrai pas moins. Il n’y a qu’un cas où nous devons, quelque chose qu’il arrive, nous roidir contre la force : c’est quand on veut nous forcer de commettre un acte préjudiciable à la nation ; car nous n’avons pas le droit de faire passer notre intérêt personnel avant l’intérêt public.

Mais enfin, telle n’était pas l’opinion de mon oncle ; comme il se tenait ferme dans son refus, M. de Cambyse le fit saisir par ses valets et ordonna qu’on retournât au château. Benjamin, tiré par devant et poussé par derrière, empêtré dans son épée, protestait cependant de toute sa force contre la violence qu’on lui faisait subir, et trouvait encore moyen de distribuer à droite et à gauche quelques bourrades. Il y avait bien dans les champs voisins des paysans qui travaillaient : mon oncle les appela à son secours ; mais ils se gardèrent bien de faire droit à ses interpellations, et même ils rirent de son martyre pour faire leur cour au marquis.

Quand on fut arrivé dans la cour du château, M. de Cambyse ordonna qu’on fermât la porte. Il fit appeler tous ses gens au son de la cloche ; on apporta deux fauteuils, un pour lui et un pour son intendant et il commença avec cet homme un semblant de délibération sur le sort de mon pauvre oncle. Lui, devant cette parodie de justice, se tenait toujours fier, et même il avait conservé son air dédaigneux et goguenard.

Le brave intendant opina à vingt-cinq coups de fouet et quarante-huit heures de cachot dans le vieux donjon ; mais le marquis était de bonne humeur ; il avait même, à ce qu’il paraît, une pointe de sillery dans la tête.

— As-tu quelque chose à alléguer pour ta défense ? dit-il à Benjamin.

— Viens avec moi, répondit celui-ci, avec ton épée, à trente pas de ton château, et je te ferai connaître mes moyens de défense.

Alors le marquis se leva et dit :

— La justice, après en avoir délibéré, condamne l’individu ici présent à embrasser M. le marquis de Cambyse, seigneur de tous ces environs, ex-lieutenant de mousquetaires, capitaine louvetier du bailliage de Clamecy, etc., etc., dans un endroit que mondit seigneur de Cambyse va lui faire connaître. Et en même temps il défaisait son haut-de-chausses. La valetaille comprit son intention ; elle se mit à applaudir de toutes ses forces et à crier : Vive M. le marquis de Cambyse !

Pour mon pauvre oncle, il rugissait de colère ; il dit plus tard qu’il avait craint d’être frappé d’apoplexie. Deux gardes-chasse le tenaient en joue, et ils avaient reçu ordre du marquis de tirer à son premier signal.

— Une fois, deux fois, dit celui-ci.

Benjamin savait le marquis homme à exécuter sa menace, il ne voulut pas courir la chance d’un coup de fusil, et… quelques secondes après, la justice du marquis était satisfaite.

— C’est très bien, dit M. de Cambyse, je suis content de toi, tu peux te vanter maintenant d’avoir embrassé un marquis.

Il le fit conduire par deux gardes-chasse au port d’armes jusqu’à la porte cochère. Benjamin s’enfuit, pareil à un chien auquel un mauvais garnement a attaché un sabot à la queue. Comme il était sur la route de Corvol, il ne se donna pas le temps de changer de direction et alla droit chez M. Minxit.

IX

M. Minxit se prépare à la guerre.

Or, celui-ci avait été informé, je ne sais par qui, par la renommée sans doute, qui se mêle de tout, que Benjamin était retenu prisonnier à Saint-Pierre du Mont ; il ne trouva point de meilleur moyen, pour délivrer son ami, que de prendre d’assaut la gentilhommière du marquis et de la raser ensuite. Vous qui riez, trouvez-moi dans l’histoire une guerre plus juste. Là où le gouvernement ne sait pas faire respecter les lois, il faut bien que les citoyens se fassent justice eux-mêmes.

La cour de M. Minxit ressemblait à une place d’armes ; la musique, à cheval et armée de fusils de toutes sortes, était déjà rangée en bataille ; le vieux sergent, entré depuis peu au service du docteur, avait pris le commandement de ce corps d’élite. Du milieu de ses rangs s’élevait un ample drapeau fait avec un rideau de croisée sur lequel M. Minxit avait écrit en lettres moulées, afin que personne n’en ignorât : La Liberté de Benjamin ou les oreilles de M. de Cambyse ! c’était là son ultimatum.

En seconde ligne venait l’infanterie représentée par cinq ou six valets de ferme portant leur pioche sur l’épaule, et quatre couvreurs de l’endroit munis chacun de leur échelle.

La calèche figurait les bagages ; elle était chargée de fascines pour combler les fossés du château, que le temps avait comblé lui-même en plusieurs endroits. Mais M. Minxit tenait à faire régulièrement les choses ; il avait eu en outre la précaution de mettre dans une des poches de la voiture sa trousse et un gros flacon de rhum.

Le belliqueux docteur, surmonté d’un chapeau à plumes et une épée nue à la main, caracolait autour de sa troupe et hâtait d’une voix tonnante les préparatifs du départ.

C’est l’usage qu’avant d’entrer en campagne une armée soit haranguée. M. Minxit n’était pas homme à manquer à cette formalité. Or, voici ce qu’il dit à ses soldats :

— Soldats, je ne vous dirai point que l’Europe a les yeux fixés sur vous, que vos noms passeront à la postérité, qu’ils seront burinés au temple de la gloire, etc., etc., etc., parce que tout cela c’est de cette graine vide et inféconde qu’on jette aux niais ; mais voici ce qu’il en est :

» Dans toutes les guerres, les soldats combattent au profit du souverain ; ils n’ont pas même, la plupart du temps, l’avantage de savoir pourquoi ils meurent ; mais vous, c’est dans votre intérêt, c’est dans l’intérêt de vos femmes et de vos enfants – ceux qui en ont – que vous allez combattre. M. Benjamin, que vous avez tous l’honneur de connaître, doit devenir mon gendre. En cette qualité, il régnera avec moi sur vous, et quand je ne serai plus, c’est lui qui sera votre maître ; il vous saura une obligation infinie des dangers que vous allez courir pour lui, et il vous en récompensera généreusement.

» Mais ce n’est pas seulement pour rendre la liberté à mon gendre que vous avez pris les armes : notre expédition aura encore pour résultat de délivrer le pays d’un tyran qui l’opprime, qui écrase vos blés, qui vous bat quand il vous rencontre et qui est très malhonnête avec vos femmes. Il suffit à un Français d’une bonne raison pour combattre courageusement ; vous, vous en avez deux : donc vous êtes invincibles. Les morts seront enterrés décemment à mes frais et les blessés seront soignés dans ma maison. Vive M. Benjamin Rathery ! mort à Cambyse ! destruction à sa gentilhommière !…

— Bravo ! Monsieur Minxit, dit mon oncle, qui arrivait en vaincu par une porte de derrière. Voilà une harangue bien touchée ; si vous l’eussiez faite en latin, j’aurais cru que vous l’aviez pillée dans Tive-Live.

À la vue de mon oncle, il se fit un hourra universel dans l’armée. M. Minxit commanda en place repos, et conduisit Benjamin dans sa salle à manger. Celui-ci lui rendit compte de son aventure de la manière la plus circonstanciée et avec une fidélité que n’ont pas toujours les hommes d’État lorsqu’ils écrivent leurs mémoires.

M. Minxit était horriblement exaspéré de l’insulte faite à son gendre et il en grinça de tous ses chicots. D’abord, il ne put s’exprimer que par des imprécations, mais, quand son indignation se fut un peu calmée :

— Benjamin, dit-il, tu es plus ingambe que moi ; tu vas prendre le commandement de l’armée, et nous allons marcher contre le château de Cambyse ; il faut que là où étaient ses tourelles, il pousse des orties et du chiendent.

— Si cela vous convient, dit mon oncle, nous raserons jusqu’à la montagne de Saint-Pierre du Mont ; mais, sauf le respect que je dois à votre avis, je crois que nous devons agir de ruse ; nous escaladerons nuitamment les murailles du château, nous nous emparerons de Cambyse et de tous ses laquais plongés dans le vin et le sommeil, comme dit Virgile ; et il faudra bien qu’ils nous embrassent tous.

— Voilà qui est bien pensé, répondit M. Minxit. Nous avons une bonne lieue et demie à faire pour arriver devant la place et il fera nuit dans une heure. Cours embrasser ma fille et nous partons.

— Un instant, dit mon oncle. Diable ! comme vous y allez ! Je n’ai rien pris de la journée, moi, et il me conviendrait assez de déjeuner avant de partir.

— Alors, dit M. Minxit, je vais faire rompre les rangs, et l’on distribuera une ration de vin à nos soldats pour les tenir en haleine.

— C’est cela, répondit mon oncle, ils auront le temps de s’achever pendant que je vais prendre ma réfection.

Heureusement pour la gentilhommière du marquis, l’avocat Page, qui revenait d’une expertise, vint demander à dîner à M. Minxit.

— Vous arrivez bien, monsieur Page, lui dit le belliqueux docteur, je vais vous enrôler dans notre expédition.

— Quelle expédition ? dit Page, qui n’avait pas étudié le droit pour faire la guerre.

Alors mon oncle lui raconta son aventure et la manière dont il allait se venger.

— Prenez-y-garde, dit l’avocat Page, la chose est plus grave que vous ne le pensez. D’abord, quant au succès, espérez-vous avec sept ou huit hommes éclopés venir à bout d’une garnison de trente domestiques commandés par un lieutenant de mousquetaires ?

— Vingt hommes et tous valides, monsieur l’avocat, répondit M. Minxit.

— Soit, dit froidement l’avocat Page ; mais le château de M. de Cambyse est entouré de murailles ; ces murailles tomberont-elles, comme celles de Jéricho au son des cymbales et de la grosse caisse ? Je suppose, toutefois, que vous preniez d’assaut le château du marquis ; ce sera sans doute un beau fait d’armes, mais cet exploit n’est pas de nature à vous faire obtenir la croix de Saint-Louis ; où vous ne voyez qu’une bonne plaisanterie et de légitimes représailles, la justice verra, elle, un bris de porte, une escalade, une violation de domicile, une attaque de nuit, et tout cela encore contre un marquis ! La moindre de ces choses entraîne la peine des galères, je vous en préviens ; il faudra donc qu’après votre victoire vous vous résigniez à abandonner le pays, et cela pour quel résultat ? pour vous faire donner l’accolade par un marquis.

» Quand on peut se venger sans risque et sans dommage, j’admets la vengeance ; mais se venger à son propre détriment, c’est une chose ridicule, c’est un acte de folie. Tu dis, Benjamin, qu’on t’a insulté ; mais qu’est-ce donc qu’une insulte ? presque toujours un acte de brutalité commis par le plus fort au préjudice du plus faible. Or, comment la brutalité d’un autre peut-elle porter atteinte à ton honneur ? Est-ce ta faute à toi si cet homme est un misérable sauvage qui ne connaît d’autre loi que la force ? Es-tu responsable de ses lâchetés ? Si une tuile te tombait sur la tête, courrais-tu sus pour en briser les morceaux ? Te croirais-tu insulté par un chien qui t’aurait mordu et lui proposerais-tu un combat singulier, comme celui du caniche de Montargis avec l’assassin de son maître ? Si l’insulte déshonore quelqu’un, c’est l’insultant ; tous les honnêtes gens sont du parti de l’insulté. Quand un boucher maltraite un mouton, dis-moi, est-ce contre le mouton qu’on s’indigne ?

» Si le mal que vous voulez faire à votre insulteur vous guérissait de celui qu’il vous a fait, je concevrais votre ardeur de vengeance ; mais si vous êtes le plus faible, vous vous attirerez de nouveaux sévices ; si au contraire vous êtes le plus fort, vous avez encore pour vous la peine de battre votre adversaire. Ainsi, l’homme qui se venge joue toujours le rôle de dupe. Le précepte de Jésus-Christ qui nous ordonne de pardonner à ceux qui nous ont offensés est non seulement un beau précepte de morale, mais encore un bon conseil. De tout cela, je conclus que tu feras bien, mon cher Benjamin, d’oublier l’honneur que t’a fait le marquis, et de boire avec nous jusqu’à la nuit pour te distraire de ce souvenir.

— Pour moi, je ne suis pas du tout de l’avis du cousin Page ; il est toujours agréable et quelquefois utile de rendre loyalement le mal qu’on nous a fait : c’est une leçon qu’on donne au méchant. Il est bon qu’il sache que c’est à ses risques et périls qu’il se livre à ses instincts malfaisants. Laisser aller la vipère qui vous a mordu quand on peut l’écraser et pardonner au méchant, c’est la même chose ; la générosité en cette occasion est non seulement une niaiserie, c’est encore un tort envers la société. Si Jésus-Christ a dit : Pardonnez à vos ennemis, saint Pierre a coupé l’oreille à Malchus, cela se compense.

Mon oncle était très entêté comme s’il eût été le fils d’un cheval et d’une ânesse, et, du reste l’entêtement est un vice héréditaire dans notre famille ; cependant, il convint que l’avocat Page avait raison.

— Je crois, dit-il, monsieur Minxit, que vous ferez très bien de remettre votre épée dans le fourreau et votre chapeau à plumes dans son étui : on ne doit faire la guerre que pour des motifs extrêmement graves, et le roi qui entraîne sans nécessité une partie de son peuple sur ces vastes abattoirs qu’on appelle des champs de bataille est un assassin. Vous seriez peut-être flatté, monsieur Minxit, de prendre place parmi les héros ; mais la gloire d’un général, qu’est-ce que c’est ? des cités en débris, des villages en cendres, des campagnes ravagées, des femmes livrées à la brutalité du soldat, des enfants emmenés captifs, des tonneaux de vin défoncés dans les caves ; vous n’avez donc pas lu Fénelon, monsieur Minxit ? Tout cela est atroce, je frémis rien que d’y penser.

— Que me racontes-tu là ? répondit monsieur Minxit, il ne s’agit que de quelques coups de pioche à donner à de vieilles murailles toutes cassées.

— Eh bien ! dit mon oncle, pourquoi vous donner la peine de les abattre, lorsqu’elles ont si bonne volonté de tomber ? Croyez-moi, rendez la paix à ce beau pays ; je serais un lâche et un infâme si je souffrais que, pour venger une injure qui m’est toute personnelle, vous vous exposiez aux dangers multiples qui doivent résulter de notre expédition.

— Mais, dit M. Minxit, c’est que j’ai aussi, moi, des injures personnelles à venger sur ce hobereau ; il m’a envoyé par dérision de l’urine de cheval à consulter pour de l’urine humaine.

— Belle raison pour encourir six ans de galères ! Non, monsieur Minxit, la postérité ne vous absoudrait pas. Si vous ne songez à vous, songez à votre fille, à votre Arabelle chérie ; quel plaisir aurait-elle à faire de si bons fromages à la crème, quand vous ne seriez plus là pour les manger !

Cette invocation aux sentiments paternels du vieux docteur produisit son effet.

— Au moins, dit-il, tu me promets qu’il sera fait justice de l’insolence de M. de Cambyse ; car tu es mon gendre, et dès lors, en fait d’honneur, nous sommes solidaires l’un pour l’autre.

— Oh ! pour cela, soyez tranquille, monsieur Minxit, mon œil sera toujours ouvert sur le marquis ; je le guetterai avec l’attention patiente d’un chat qui guette une souris ; un jour ou l’autre, je le surprendrai seul et sans escorte ; alors, il faudra qu’il croise sa noble épée avec ma rapière, ou bien je le bâtonne à satiété. Tenez, je ne puis jurer, comme les anciens preux, de laisser croître ma barbe, ou de manger du pain dur jusqu’à ce que je sois vengé, parce que l’une de ces choses ne conviendrait pas dans notre profession et que l’autre est contraire à mon tempérament ; mais je jure de ne devenir votre gendre que quand l’insulte qui m’a été faite aura reçu une éclatante réparation.

— Non pas, répondit M. Minxit ; tu vas trop loin, Benjamin ; je n’accepte pas ce serment impie ; il faut au contraire que tu épouses ma fille ; tu te vengeras aussi bien après qu’auparavant.

— Y pensez-vous, monsieur Minxit ? du moment que je dois me battre à mort avec le marquis, ma vie ne m’appartient plus ; je ne puis me permettre d’épouser votre fille pour la laisser veuve peut-être le lendemain de ses noces.

Le bon docteur essaya d’ébranler la résolution de mon oncle ; mais, voyant qu’il n’y pouvait parvenir, il se décida à aller changer de costume et à licencier son armée. Ainsi finit cette grande expédition, qui coûta peu de sang à l’humanité, mais beaucoup de vin à M. Minxit.

X

Comment mon oncle se fit embrasser par le marquis.

Benjamin avait couché à Corvol. Le lendemain, comme il sortait de la maison avec M. Minxit, la première personne qu’ils aperçurent, ce fut Fata. Celui-ci, qui ne se sentait pas la conscience nette, eût autant aimé rencontrer deux grands loups sur sa route que mon oncle et M. Minxit. Cependant, comme il ne pouvait s’esquiver, il se décida à faire contre fortune bon cœur : il vint à mon oncle.

— Bonjour, monsieur Rathery. Comment vous portez-vous, honorable monsieur Minxit ? Eh bien ! monsieur Benjamin, comment vous en êtes-vous tiré avec notre Gessler ? J’avais une peur terrible qu’il ne vous fît un mauvais parti et je n’en ai pas fermé l’œil de toute la nuit.

— Fata, dit M. Minxit, gardez vos obséquiosités pour le marquis quand vous le rencontrerez. Est-il vrai que vous ayez dit à M. de Cambyse que vous ne connaissiez plus Benjamin ?

— Je ne me souviens pas de cela, mon bon monsieur Minxit.

— Est-il vrai que vous ayez dit au même marquis que je n’étais pas un homme à voir ?

— Je n’ai pas pu dire cela, mon cher monsieur Minxit ; vous savez combien je vous estime, mon ami.

— J’affirme sur l’honneur qu’il a dit tout cela, dit mon oncle avec le sang-froid glacial d’un juge.

— C’est bien, dit M. Minxit ; alors nous allons régler son compte.

— Fata, dit Benjamin, je vous préviens que M. Minxit veut vous fustiger. Tenez, voilà ma houssine ; pour l’honneur du corps, défendez-vous : un médecin ne peut se laisser rosser comme un âne de dix écus.

— J’ai la loi pour moi, dit Fata ; s’il me frappe, chaque coup qu’il me donnera lui coûtera cher.

— Je sacrifie mille francs, dit M. Minxit, faisant siffler sa cravache ; tiens, Fata fatorum, destin, providence des anciens ! tiens, tiens, tiens, tiens !

Les paysans s’étaient mis sur le seuil de leur porte pour voir fustiger Fata ; car, je le dis à la honte de notre pauvre humanité, rien n’est dramatique comme un homme qu’on maltraite.

— Messieurs, s’écriait Fata, je me mets sous votre protection.

Mais personne ne quitta sa place, car M. Minxit, par la considération dont il jouissait, avait à peu près droit de basse justice dans le village.

— Alors, poursuivit l’infortuné Fata, je vous prends à témoin des violences exercées sur ma personne ; je suis docteur en médecine.

— Attends, dit M. Minxit, je vais frapper plus fort, afin que ceux qui ne voient pas les coups les entendent, et que tu aies des cicatrices à montrer au bailli. Et en effet, il frappa plus fort, le féroce roturier qu’il était.

— Sois tranquille, Minxit, dit Fata en s’éloignant, tu auras affaire à M. de Cambyse ; il ne souffrira pas qu’on me maltraite parce que je le salue.

— Tu diras à Cambyse, fit M. Minxit, que je me moque de lui, que j’ai plus d’hommes que lui, que ma maison est plus solide que son château, et que s’il veut venir demain sur le plateau de Fertiant avec ses gens, je suis son homme.

Disons de suite, pour en finir avec cette affaire, que Fata fit citer M. Minxit par-devant le bailli pour répondre des violences commises sur sa personne ; mais qu’il ne put trouver aucun témoin qui déposât du fait, bien que la chose se fût passée en présence d’une centaine d’individus.

Lorsque mon oncle fut arrivé à Clamecy, sa sœur lui remit une lettre timbrée de Paris, de la teneur suivante :

« Monsieur Rathery,

» Je sais de bonne part que vous voulez épouser Mlle Minxit ; je vous le défends expressément.

» VICOMTE DE PONT-CASSÉ ».

Mon oncle envoya Gaspard lui quérir une feuille de papier grand raisin ; il prit l’encrier de Machecourt et répondit de suite à cette missive :

« Monsieur le Vicomte,

» Vous pouvez aller…

» Agréez l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être

» Votre humble et dévoué serviteur,

» B. RATHERY ».

Où mon oncle voulait-il envoyer son vicomte ? je ne le sais ; j’ai fait d’inutiles recherches pour pénétrer le mystère de cette réticence ; mais je vous ai toujours donné une idée de la fermeté, de la netteté, du nerf et de la précision de son style quand il voulait se donner la peine d’écrire.

Cependant, mon oncle n’avait pas renoncé à ses idées de vengeance, tant s’en faut. Le vendredi suivant, après avoir visité ses malades, il fit aiguiser son épée et mit par-dessus son habit rouge la houppelande de Machecourt. Comme il ne voulait point faire le sacrifice de sa queue et qu’il ne pouvait la mettre dans sa poche, il la cacha sous sa vieille perruque et s’en alla ainsi déguisé observer son marquis. Il établit son quartier général dans une espèce de cabaret situé sur le bord de la route de Clamecy, vis-à-vis du château de M. de Cambyse. Le maître du logis venait de se casser une jambe. Mon oncle, toujours prompt à venir en aide à son prochain, quand il était fracturé, déclina sa profession et offrit les secours de son art au patient. Il fut autorisé par sa famille désolée à rétablir en leur lieu et place, les deux fragments du tibia cassé ; ce qu’il fit prestement et à la grande admiration de deux grands laquais à la livrée de M. de Cambyse, qui buvaient dans le cabaret.

Mon oncle, quand son opération fut terminée, alla s’établir dans une chambre haute de l’auberge, droit au-dessus du bouchon, et il se mit à observer le château avec une longue-vue qu’il avait prise chez M. Minxit. Il y avait une bonne heure qu’il se morfondait là, et il n’avait encore rien aperçu dont il pût tirer profit, lorsqu’il vit un laquais de M. de Cambyse descendre ventre à terre la montagne. Cet homme descendit à la porte du cabaret et demanda si le médecin y était encore. Sur la réponse affirmative de la servante, il monta à la chambre de mon oncle, et, l’abordant chapeau bas, il le pria de venir donner ses soins à M. de Cambyse qui venait d’avaler une arête. Mon oncle fut d’abord tenté de refuser. Mais il réfléchit que cette circonstance pouvait favoriser ses projets de vengeance, et il se décida à suivre le domestique.

Celui-ci l’introduisit dans la chambre du marquis. M. de Cambyse était dans son fauteuil, la tête appuyée sur ses mains, les coudes sur ses genoux, et il semblait en proie à une violente inquiétude. La marquise, jolie brune de vingt-cinq ans, se tenait à côté de lui et cherchait à le rassurer. À l’arrivée de mon oncle, le marquis leva la tête et lui dit :

— J’ai avalé en dînant une arête qui s’est clouée à mon gosier ; j’ai su que vous étiez dans le village et je vous ai fait appeler, quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître, persuadé que vous ne me refuseriez pas votre secours.

— Nous le devons à tout le monde, répondit mon oncle avec un sang-froid glacial ; aux riches aussi bien qu’aux pauvres, aux gentilshommes aussi bien qu’aux paysans, au méchant aussi bien qu’au juste.

— Cet homme m’effraye, dit le marquis à sa femme, faites-le sortir.

— Mais, dit la marquise, vous savez bien qu’aucun médecin ne veut se hasarder à venir au château ; puisque vous avez celui-ci, sachez au moins le garder.

Le marquis se rendit à cet avis. Benjamin examina la gorge du malade et secoua la tête d’un air d’inquiétude. Le marquis pâlit.

— Qu’est-ce donc, dit-il, le mal serait-il encore plus grave que nous ne l’aurions cru ?

— Je ne sais ce que vous avez cru, répondit Benjamin d’une voix solennelle, mais le mal serait en effet très grave, si l’on ne prenait de suite les mesures nécessaires pour le combattre. Vous avez avalé une arête de saumon, et c’est une arête de la queue, là où elles sont le plus vénéneuses.

— Cela est vrai, dit la marquise étonnée ; mais comment avez-vous découvert cela ?

— Par l’inspection de la gorge, madame.

Le fait est qu’il l’avait reconnu par un moyen tout naturel : en passant devant la salle à manger dont la porte était ouverte, il avait vu sur la table un saumon dont le tronçon de la queue avait seul été enlevé, et il en avait conclu que c’était à la queue de ce poisson qu’avait appartenu l’arête avalée.

— Nous n’avons jamais ouï dire, fit le marquis d’une voix tremblante d’effroi, que les arêtes de saumon fussent vénéneuses.

— Cela n’empêche pas qu’elles le soient beaucoup, dit Benjamin, et je serais fâché que madame la marquise en doutât, car je serais obligé de la contredire. Les arêtes du saumon contiennent, comme les feuilles du mancenillier, une substance si âcre, si corrosive, que si cette arête restait une demi-heure de plus dans le gosier de M. le marquis, elle produirait une inflammation dont je ne pourrais me rendre maître, et l’opération deviendrait impossible.

— En ce cas, docteur, opérez donc de suite, je vous supplie, dit le marquis, de plus en plus effrayé.

— Un instant, dit mon oncle : la chose ne peut aller si vite que vous le désirez ; il y a une petite formalité à remplir.

— Remplissez-la donc bien vite et commencez.

— C’est que cette formalité vous regarde ; c’est vous seul qui devez l’accomplir.

— Dis-moi donc au moins en quoi elle consiste, chirurgien de malheur ! veux-tu me laisser mourir là faute d’agir ?

— J’hésite encore, poursuivit Benjamin avec lenteur. Comment hasarder une proposition comme celle que j’ai à vous faire ? Avec un marquis ! avec un homme qui descend en droite ligne de Cambyse, roi d’Égypte !…

— Je crois, misérable, que tu profites de ma position pour te moquer de moi ! s’écria le marquis, revenant à la violence de son caractère.

— Pas le moins du monde, répondit froidement Benjamin. Vous souvenez-vous d’un homme que vous fîtes, il y a trois mois, traîner dans votre château par vos sbires, parce qu’il ne vous avait point salué, et auquel vous fîtes l’affront le plus sanglant qu’un homme puisse faire à un autre homme ?

— Un homme à qui j’ai fait baiser… En effet, c’est toi ; je te reconnais à tes cinq pieds dix pouces.

— Eh bien ! l’homme aux cinq pieds dix pouces, cet homme que vous regardiez comme un insecte, comme un grain de poussière que vous ne rencontreriez jamais que sous vos pieds, vous demande maintenant réparation de l’insulte que vous lui avez faite.

— Eh ! mon Dieu ! je ne demande pas mieux ; fixe la somme à laquelle tu évalues ton honneur, et je m’en vais te la faire compter de suite.

— Te crois-tu donc, marquis de Cambyse, assez riche pour payer l’honneur d’un honnête homme ? me prends-tu pour un robin ? crois-tu que je me fais insulter pour de l’argent ? Non ! non ! c’est une réparation d’honneur qu’il me faut. Une réparation d’honneur ! entends-tu, marquis de Cambyse ?

— Eh bien ! soit, dit M. de Cambyse dont les yeux étaient attachés sur l’aiguille de sa pendule, et qui voyait avec effroi s’enfuir la fatale demi-heure ; je vais déclarer devant Mme la marquise, je déclarerai par écrit, si vous le voulez, que vous êtes un homme d’honneur, et que j’ai eu tort de vous avoir offensé.

— Diable ! tu as bientôt payé tes dettes. Crois-tu donc, quand on a insulté un honnête homme, qu’il suffise de reconnaître qu’on a eu tort, et que tout soit réparé ? Demain, tu rirais bien, avec ta société de hobereaux, du niais qui se serait contenté de cette apparence de satisfaction. Non ! non ! c’est la peine du talion qu’il faut que tu subisses ; le faible de hier est devenu le fort d’aujourd’hui, le ver s’est changé en serpent. Tu n’échapperas pas à ma justice, comme tu échappes à celle du bailli ; il n’est aucune protection qui puisse te défendre contre moi. Je t’ai embrassé, il faut que tu m’embrasses.

— As-tu donc oublié, malheureux, que je suis le marquis de Cambyse ?

— Tu as bien oublié, toi, que j’étais Benjamin Rathery ! L’insulte, c’est comme Dieu, tous les hommes sont égaux devant elle ; il n’y a ni grand insulteur ni petit insulté.

— Laquais, dit le marquis, auquel la colère avait fait oublier le prétendu danger qu’il courait, conduisez cet homme dans la cour et qu’on lui donne cent coups de fouet ; je veux l’entendre crier d’ici.

— Bien, dit mon oncle. Mais dans dix minutes l’opération sera devenue impossible, et dans une heure vous serez mort.

— Eh ! ne puis-je donc envoyer quérir à Varzy un chirurgien par mon coureur ?

— Si votre coureur trouve le chirurgien chez lui, celui-ci arrivera juste pour vous voir mourir et donner ses soins à Mme la marquise.

— Mais il n’est pas possible, dit la marquise, que vous restiez inflexible. N’y a-t-il donc pas plus de plaisir à pardonner qu’à se venger ?

— Oh ! madame, reprit Benjamin en s’inclinant avec grâce, je vous prie de croire que si c’était de vous que j’eusse reçu une pareille insulte, je ne vous garderais pas rancune.

Mme de Cambyse sourit, et comprenant qu’il n’y avait rien à gagner avec mon oncle, elle engagea elle-même son mari à se soumettre à la nécessité et lui fit observer qu’il n’avait plus que cinq minutes pour se décider.

Le marquis, vaincu par la terreur, fit signe à deux laquais qui étaient dans sa chambre de se retirer.

— Non pas, dit l’inflexible Benjamin, ce n’est pas ainsi que je l’entends. Laquais, vous allez au contraire avertir les gens de M. de Cambyse de se rendre ici de sa part ; ils ont été témoins de l’insulte, il faut qu’ils le soient de la réparation. Mme la marquise seule a le droit de se retirer.

Le marquis jeta un coup d’œil sur la pendule et vit qu’il ne lui restait plus que trois minutes ; comme le laquais ne bougeait :

— Allez donc vite, Pierre, dit-il ; exécutez les ordres de monsieur ; ne voyez-vous pas qu’il est seul maître ici pour le moment ?

Les domestiques arrivèrent l’un après l’autre ; il ne manquait plus que l’intendant ; mais Benjamin, rigoureux jusqu’au bout, ne voulut pas commencer qu’il ne fût présent.


— Bien, dit Benjamin ; maintenant nous voilà quittes et tout est oublié, je vais à présent m’occuper en conscience de votre gorge.

Il fit l’extraction de l’arête très vite et très bien, et la remit entre les mains du marquis. Tandis que celui-ci l’examinait avec curiosité :

— Il faut, dit-il, que je vous donne de l’air ; il ouvrit une fenêtre, s’élança dans la cour, et, en deux ou trois enjambées de ses grandes jambes, il eut gagné la porte cochère. Tandis qu’il descendait en courant la montagne, le marquis était à une fenêtre qui s’écriait :

— Arrêtez, monsieur Benjamin Rathery, de grâce, venez recevoir mes remerciements et ceux de Mme la marquise ; il faut bien que je vous paie votre opération.

Mais Benjamin n’était pas homme à se laisser prendre à ces belles paroles. Au bas de la colline il rencontra le coureur du marquis.

— Landry, lui dit-il, mes compliments à Mme la marquise, et rassurez M. de Cambyse à l’égard des arêtes de saumon ; elles ne sont pas plus vénéneuses que celles du brochet ; seulement il ne faut pas les avaler. Qu’il se tienne la gorge enveloppée d’un cataplasme, et dans deux ou trois jours il sera guéri.

Aussitôt que mon oncle fut hors des atteintes du marquis, il tourna à droite, traversa la prairie de Flez, avec les mille ruisselets dont elle est entrecoupée, et se rendit à Corvol. Il voulait régaler M. Minxit de la primeur de son expédition ; il l’aperçut de loin qui était devant sa porte, et, agitant son mouchoir en signe de triomphe :

— Nous sommes vengés ! s’écria-t-il.

Le bonhomme accourut au-devant de lui, de toute la vitesse de ses grosses et courtes jambes, et se jeta dans ses bras avec la même effusion que s’il eût été son fils ; mon oncle dit même avoir vu couler sur ses joues deux grosses larmes qu’il cherchait à escamoter. Le vieux médecin, qui n’était pas d’un caractère moins fier et moins irascible que Benjamin, exultait d’allégresse. Arrivé chez lui, il voulut que, pour célébrer la gloire de ce jour, les musiciens exécutassent des fanfares jusqu’au soir, et il leur ordonna ensuite de s’enivrer, ordre qui fut exécuté ponctuellement.

XI

Comment mon oncle aida son marchand de drap à le saisir.

Cependant Benjamin revint à Clamecy un peu inquiet de son audace ; mais, le lendemain, le coureur du château lui remit de la part de son maître, avec une somme d’argent assez considérable, un billet ainsi conçu :

« M. le marquis de Cambyse prie M. Benjamin Rathery d’oublier ce qui s’est passé entre eux, et de recevoir, pour prix de l’opération qu’il a si habilement exécutée, la faible somme qu’il lui envoie. »

— Oh ! dit mon oncle, après la lecture de cette lettre, ce bon seigneur voudrait acheter ma discrétion ; il a même l’honnêteté de la payer d’avance ; c’est dommage qu’il n’agisse pas ainsi avec tous ses fournisseurs. Si je lui avais extrait tout simplement, tout vulgairement et sans aucun préliminaire, l’arête qu’il s’était plantée dans le gosier, il m’aurait mis deux écus de six francs dans la main, et m’aurait envoyé manger un morceau à l’office. La morale de ceci, c’est qu’avec les grands il vaut mieux se faire craindre que de se faire aimer… ; que Dieu me damne, si de ma vie je manque à ce principe !

» Toutefois, comme je n’ai pas l’intention d’être discret, je ne puis garder, en conscience, l’argent qu’il m’envoie comme salaire de ma discrétion : il faut être honnête avec tout le monde, ou ne pas s’en mêler. Mais comptons un peu l’argent qui est dans ce sac ; voyons ce qu’il paie pour l’opération, et ce qu’il donne pour le silence ; cinquante écus ! fichtre ! le Cambyse est généreux ; il ne veut octroyer que douze sous sans garantie aucune de n’être pas bâtonné, au batteur en grange, qui a son fléau au bout des bras depuis trois heures du matin jusqu’à huit heures du soir, et moi il me paie cinquante écus un quart d’heure de ma journée : voilà de la magnificence !

» Pour l’extraction de cette arête, M. Minxit eût exigé cent francs ; mais, lui, il fait la médecine à grand orchestre et à grand spectacle ; il a quatre chevaux et douze musiciens à nourrir. Pour moi, qui n’ai à entretenir que ma trousse et mon hypostase, une hypostase, il est vrai, de cinq pieds neuf pouces, deux pistoles, c’est tout ce que cela vaut. Ainsi, de cent cinquante ôtez vingt, c’est treize pistoles à renvoyer au marquis ; encore j’ai presque des remords de lui prendre son argent. Cette opération, que je lui fais payer vingt francs, je ne voudrais pas pour mille francs – mille francs à prendre, bien entendu, après ma mort – ne pas l’avoir faite. Ce pauvre grand seigneur, comme il était chétif et rétréci devant moi, avec sa face pâle et suppliante, et son arête de saumon dans le gosier ! comme la noblesse faisait bien amende honorable, dans sa personne, au peuple représenté par la mienne ! Il aurait volontiers souffert que je lui attachasse son écusson derrière le dos. S’il y avait alors dans son salon quelque portrait de ses aïeux, son front doit encore en être rouge de honte. Cette petite place où il m’a embrassé, je voudrais qu’après ma mort on la défalquât de mon individu et qu’on la transférât au Panthéon… quand le peuple aura un Panthéon, bien entendu.

» Mais, marquis, vous n’en êtes pas quitte pour cela ; avant trois jours, le baillage saura votre aventure ; je veux même la faire raconter à la postérité par Millot-Rataut, notre faiseur de Noëls ; il faut qu’il me fabrique à ce sujet une demi-main d’alexandrins. Pour ces vingt francs, c’est de l’argent trouvé ; je ne veux pas qu’ils passent par les mains de ma chère sœur. Demain, c’est dimanche ; demain donc, je donne aux amis, avec cet argent, un goûter comme je ne leur en ai jamais donné, un goûter qui sera payé comptant. Il est bon de leur apprendre comment un homme d’esprit peut se venger sans avoir recours à son épée.

La chose ainsi arrangée, mon oncle se mit à écrire au marquis pour lui annoncer le retour de son argent. Je serais charmé de pouvoir donner à nos lecteurs un nouvel échantillon du style épistolaire de mon oncle ; malheureusement sa lettre ne se trouve pas parmi les documents historiques que mon grand-père nous a conservés ; peut-être mon oncle, le marchand de tabac, en aura-t-il fait un cornet.

Tandis que Benjamin était en train d’écrire, son marchand d’habits rouges entra avec une pancarte à la main.

— Qu’est-ce cela ? fit Benjamin, déposant sa plume sur la table ; encore votre mémoire, monsieur Bonteint, toujours votre éternel mémoire. Eh ! mon Dieu ! voilà tant de fois que vous me le présentez, que je le sais par cœur : six aunes d’écarlate au grand large, n’est-ce pas, avec dix aunes de doublure et trois garnitures de boutons ciselés ?

— C’est cela, monsieur Rathery, c’est bien cela ; total : cent cinquante livres, dix sous, six deniers. Que je sois exclu du paradis comme un gredin si je ne perds au moins cent francs sur cette fourniture.

— S’il en est ainsi, reprit mon oncle, pourquoi perdre encore votre temps à griffonner tous ces vilains morceaux de papier ? Vous savez bien, monsieur Bonteint, que je n’ai jamais d’argent.

— Je vois, au contraire, monsieur Rathery, que vous en avez et que j’arrive dans un moment favorable. Voilà sur cette table un sac qui doit contenir à peu près ma somme, et si vous voulez le permettre…

— Un instant, dit mon oncle, portant rapidement la main sur le sac, cet argent ne m’appartient pas, monsieur Bonteint ; voilà précisément la lettre de renvoi que je viens d’écrire et sur laquelle vous m’avez fait faire un pâté. Tenez, ajouta-t-il en présentant la lettre au marchand, si vous voulez en prendre connaissance.

— Inutile, monsieur Rathery, complètement inutile ; tout ce que je désirerais savoir, c’est à quelle époque vous aurez de l’argent qui vous appartiendra ?

— Hélas ! monsieur Bonteint, qui peut prévoir l’avenir ? Ce que vous me demandez, je voudrais le savoir moi-même.

— Cela étant, monsieur Rathery, vous ne trouverez pas mauvais que j’aille de suite chez Parlanta le prévenir qu’il continue les poursuites commencées contre vous.

— Vous êtes de mauvaise humeur, respectable monsieur Bonteint : sur quelle rognure d’étoffe avez-vous donc marché aujourd’hui ?

— De mauvaise humeur, monsieur Rathery, vous conviendrez qu’on le serait à moins ; voilà trois ans que vous me devez cet argent et que vous me remettez de mois en mois, sur je ne sais quelle maladie épidémique que je ne vois pas arriver ; vous êtes cause que j’ai tous les jours des querelles avec Mme Bonteint, qui me reproche que je ne sais pas me faire payer, et qui pousse quelquefois la vivacité jusqu’à me traiter de ganache.

— Mme Bonteint est assurément une dame fort aimable ; vous êtes heureux, monsieur Bonteint, d’avoir une telle épouse, et je vous prie de lui faire, le plus tôt possible, mes compliments.

— Je vous remercie, monsieur Rathery, mais ma femme est, comme on dit, un peu grecque : elle aime mieux l’argent que les compliments et elle dit que si vous aviez eu affaire à mon confrère Grophez, il y a longtemps que vous seriez à l’hôtel Boutron.

— Que diable aussi ! s’écria mon oncle, furieux de ce que Bonteint ne voulait pas lâcher pied, c’est de votre faute si je ne suis pas libéré envers vous ; tous vos confrères ont été ou sont malades : Dutorrent a eu deux fluxions de poitrine cette année ; Arthichaut, une fièvre putride ; Sergifer a des rhumatismes ; Ratine a la diarrhée depuis six mois. Vous, vous jouissez d’une santé parfaite, je n’ai pas eu l’occasion de vous fournir une médecine, vous avez une mine comme une de vos pièces de nankin, et Mme Bonteint ressemble à une statuette de beurre frais. Voilà ce qui m’a trompé, j’ai cru que vous seriez l’honneur de ma clientèle ; si j’avais su alors ce que je sais, je ne vous aurais pas donné ma pratique.

— Mais, monsieur Rathery, il me semble que ni Mme Bonteint ni moi ne sommes obligés d’être malades pour vous fournir les moyens de vous libérer.

— Et moi je vous déclare, monsieur Bonteint, que vous y êtes moralement obligé. Comment feriez-vous pour payer vos traites, vous, si vos clients ne portaient pas d’habits ? Cette obstination à vous bien porter est un procédé abominable ; c’est un guet-apens que vous m’avez tendu ; vous devriez à l’heure qu’il est avoir sur mon registre une note de 50 écus ; je vous déduis 130 francs 10 sous 6 deniers pour les maladies que vous auriez dû faire. Vous conviendrez que je suis raisonnable. Vous êtes bien heureux d’avoir à payer la médecine sans avoir eu recours au médecin, et j’en sais plusieurs qui voudraient être à votre place. Ainsi donc, si de 150 francs 10 sous 6 deniers, nous retranchons 130 francs 10 sous 6 deniers, c’est 20 francs que je vous redois ; si vous les voulez, les voilà ; je vous conseille en ami de les prendre, vous ne retrouverez pas de sitôt une pareille occasion.

— Comme acompte, dit M. Bonteint, je les prendrais volontiers.

— Comme solde définitif de tout compte, reprit mon oncle, et encore j’ai besoin de toute ma force d’âme pour vous faire ce sacrifice. Je destinais cet argent à un déjeuner de garçons ; j’avais même l’intention de vous y inviter, quoique vous soyez père de famille.

— Voilà encore de vos mauvaises plaisanteries, monsieur Rathery, jamais je n’ai pu obtenir que cela de vous ; vous savez bien pourtant que j’ai contre vous une saisie en bonne forme et que je pourrais faire exécuter de suite.

— Eh bien ! voilà précisément ce dont je me plains, monsieur Bonteint, vous n’avez pas de confiance en vos amis ; pourquoi vous faire des frais inutiles ? ne pouviez-vous venir me trouver et me dire : – Monsieur Rathery, je suis dans l’intention de vous faire saisir ? Je vous aurais répondu : – Saisissez vous-même, monsieur Bonteint, vous n’avez pas besoin d’huissier pour cela, je vais même vous servir de recors, si cela peut vous être agréable ; et d’ailleurs, il en est encore temps, saisissez-moi aujourd’hui, saisissez-moi à l’instant même, ne vous gênez pas, tout ce que j’ai est à votre disposition ; je vous permets d’empaqueter, d’emballer et d’emporter ce qui vous conviendra ici.

— Quoi, monsieur Rathery, vous seriez assez bon…

— Comment donc ! monsieur Bonteint, mais enchanté d’être saisi par vos mains ; je vais même vous aider à me saisir.

Mon oncle ouvrit alors une vieille masure de commode, à laquelle pendaient encore à un clou quelques loques de cuivre doré, et tirant deux ou trois vieux rubans de queue d’un tiroir :

— Tenez, dit-il à M. Bonteint en les lui présentant, vous ne perdrez pas tout ; ces objets ne compteront pas dans le total, je vous les donne par-dessus le marché.

— Ouais ! répondit Monsieur Bonteint.

— Ce portefeuille en maroquin rouge que vous voyez, c’est ma trousse.

Comme M. Bonteint allait mettre la main dessus :

— Tout beau ! dit Benjamin, la loi ne vous permet pas de toucher là. Ce sont les outils de ma profession, et j’ai le droit de les conserver.

— Pourtant… fit M. Bonteint.

— Voilà maintenant un tire-bouchon à manche d’ébène et incrusté d’argent ; pour cet objet, ajouta-t-il en le mettant dans sa poche, je le soustrais à mes créanciers, et d’ailleurs j’en ai plus besoin que vous.

— Mais, répliqua M. Bonteint, si vous gardez tout ce dont vous avez plus besoin que moi, je n’aurai pas besoin de charrette pour emporter mon butin.

— Un instant, fit mon oncle, vous ne perdrez rien pour attendre. Tenez, voilà sur cette planche de vieilles fioles à médecine, dont quelques-unes sont fêlées ; je ne vous en garantis pas l’intégrité ; je vous les abandonne avec toutes les araignées qui sont dedans.

» Sur cette autre planche est un grand vautour empaillé ; il ne vous coûtera que la peine de l’aller dénicher, et il pourra très bien vous servir d’enseigne.

— Monsieur Rathery ! fit Bonteint.

— Ceci, c’est la perruque de noce de Machecourt, qui se trouve là je ne sais comment. Je ne vous l’offre pas, parce que je sais que vous ne portez encore qu’un faux toupet.

— Qu’en savez-vous, monsieur Rathery ? s’écria Bonteint de plus en plus irrité.

— Voici dans ce bocal, poursuivit mon oncle avec un sang-froid imperturbable, un ver solitaire que j’ai conservé dans l’esprit de vin. Vous pourrez vous en faire des jarretières à vous, à Mme Bonteint et à vos enfants. Je vous ferai d’ailleurs observer qu’il serait dommage de mutiler ce bel animal ; vous pourrez vous vanter d’avoir chez vous l’être le plus long de la création, sans excepter l’immense serpent boa. Vous le coterez du reste ce que vous voudrez.

— Décidément vous vous moquez de moi, monsieur Rathery, tout cela n’a pas la moindre valeur.

— Je le sais bien, dit froidement mon oncle, aussi vous n’avez pas de recors à payer. Tenez, voilà par exemple un objet qui vaut à lui seul toute votre créance : c’est la pierre que j’ai extraite, il y a deux ou trois ans, de la vessie de M. le Maire ; vous pourrez la faire ciseler en forme de tabatière ; quand on aura mis à l’entour un cercle d’or, et qu’on y aura ajouté quelques pierres fines, ce sera un joli cadeau à offrir à Mme Bonteint pour le jour de sa fête.

Bonteint furieux fit un pas vers la porte.

— Un instant, dit mon oncle, l’arrêtant par le pan de son habit. Comme vous êtes pressé, monsieur Bonteint ! je ne vous ai encore montré que la moindre partie de mes trésors. Tenez, voici une vieille gravure représentant Hippocrate, le père de la médecine ; je vous garantis la ressemblance ; plus trois volumes dépareillés de la Gazette médicale, qui feront vos délices pendant ces longues soirées d’hiver.

— Encore une fois, monsieur Rathery…

— Eh mon Dieu ! ne vous fâchez pas, papa Bonteint, nous voici arrivés au plus précieux de mon mobilier.

Mon oncle ouvrit alors une vieille armoire et en tira deux habits rouges qu’il jeta aux pieds de M. Bonteint et desquels il s’échappa un nuage de poussière qui fit tousser le bon négociant, avec un essaim d’araignées qui s’éparpillèrent dans la dernière chambre.

— Tenez, lui dit-il, voilà les deux derniers habits que vous m’avez vendus ! vous m’avez outrageusement trompé, monsieur Fauxteint : ils se sont fanés dans l’espace d’un matin, comme deux feuilles de roses, et ma chère sœur n’a pu seulement les utiliser pour teindre des œufs de Pâques à ses enfants. Vous mériteriez bien que je vous fisse déduction de la couleur.

— Oh ! pour le coup, s’écria Bonteint, horripilé, voilà qui est trop fort, jamais on ne s’est moqué plus insolemment d’un créancier. Demain matin, vous aurez de mes nouvelles, monsieur Rathery.

— Tant mieux, monsieur Bonteint, je serai toujours charmé d’apprendre que vous êtes en bonne santé. À propos, hé ! monsieur Bonteint, et vos rubans de queue que vous oubliez !

Comme Bonteint sortait, entra l’avocat Page. Il trouva mon oncle qui riait aux éclats.

— Qu’as-tu donc fait à Bonteint ? lui dit-il, je viens de le rencontrer sur l’escalier, presque rouge de colère ; il était dans une crise si violente d’exaspération qu’il ne m’a pas salué en passant.

— Ce vieil imbécile, dit Benjamin, ne se fâche-t-il pas contre moi parce que je n’ai pas d’argent ! Comme si cela ne devait pas me contrarier plus que lui !

— Tu n’as pas d’argent, mon pauvre Benjamin ! tant pis, deux fois tant pis, car je venais te proposer un marché d’or.

— Propose toujours, dit Benjamin.

— C’est le vicaire Djhiarcos qui veut se défaire d’un quart de bourgogne dont une de ses béates lui a fait présent, parce qu’il a un catarrhe et que le docteur Arnout l’a mis à la tisane ; comme le régime sera long, il a peur que son vin ne se gâte. Il destine cet argent à mettre dans ses meubles une pauvre orpheline qui vient de perdre sa dernière tante. Ainsi, en même temps qu’un bon marché, c’est une bonne action que je te propose.

— Oui, dit Benjamin, mais sans argent, ce n’est pas chose facile à faire qu’une bonne action ; les bonnes actions sont chères et n’en fait pas qui veut. Cependant, quelle est ton opinion sur le vin ?

— Exquis, dit Page, faisant claquer sa langue contre son palais ; il m’en a fait goûter ; c’est du beaune de première qualité.

— Et combien le vertueux Djhiarcos en veut-il ?

— Vingt-cinq francs, dit Page.

— Je n’ai que vingt francs ; s’il veut le donner pour vingt francs, c’est un marché conclu. Alors nous goûterions à crédit.

— C’est vingt-cinq francs à prendre ou à laisser. Vingt-cinq francs pour retirer une pauvre orpheline de la misère et la préserver du vice, tu conviendras que cela n’est pas trop.

— Mais si tu avais cinq francs, toi, Page, reprit mon oncle, nous l’achèterions à nous deux.

— Hélas ! dit Page, il y a bien quinze jours que je n’ai vu un pauvre écu de six francs. Je crois que le numéraire a peur de M. de Calonne ; il se retire…

— Ce n’est toujours pas chez les médecins, dit mon oncle. Ainsi, il ne faut plus penser à ton quartaut.

Pour toute réponse, Page poussa un gros soupir.

En ce moment arriva ma grand’mère, portant comme un Enfant-Jésus, un gros rouleau de toile entre ses bras. Elle posa sa toile avec enthousiasme sur les genoux de mon oncle.

— Tiens, Benjamin, lui dit-elle, je viens de faire un superbe marché ; j’ai avisé cette toile ce matin en faisant un tour de foire. Tu as besoin de chemises et j’ai jugé qu’elle te convenait. Mme Avril en donnait soixante-quinze francs ; elle a laissé partir le marchand, mais j’ai bien vu à la manière dont elle le reluquait qu’elle avait l’intention de le rappeler. Voyons votre toile, ai-je dit de suite au paysan. Je lui ai donné quatre-vingts francs ; je ne croyais pas qu’il me la laisserait pour le prix ; la toile vaut cent vingt francs comme un liard, et Mme Avril est furieuse contre moi de ce que je suis allée sur son marché.

— Et cette toile, s’écria mon oncle, vous l’avez achetée, achetée ?

— Achetée, dit ma grand’mère, qui ne concevait rien à l’exaspération de Benjamin. Il n’y a plus moyen de s’en dédire, le paysan est en bas qui attend son argent.

— Eh bien ! allez-vous-en au diable ! s’écria Benjamin en jetant le rouleau par la chambre, vous et… c’est-à-dire, pardon, ma chère sœur, pardon, non ; n’allez pas au diable, c’est trop loin, mais allez reporter votre toile au marchand ; je n’ai pas d’argent pour la payer.

— Et l’argent que tu as reçu ce matin de M. de Cambyse ? fit ma grand’mère.

— Mon Dieu, cet argent n’est pas à moi, M. de Cambyse me l’a donné de trop.

— Comment, de trop ? reprit ma grand’mère, regardant Benjamin avec des yeux ébahis.

— Eh bien ! oui, de trop, ma sœur, de trop, entendez-vous, de trop ; il m’envoie cinquante écus pour une opération de vingt francs ; comprenez-vous à cette heure ?

— Et tu es assez niais pour lui renvoyer son argent ? Si mon mari m’avait fait un pareil tour !…

— Oui, j’ai été assez niais pour cela ; que voulez-vous, tout le monde ne peut pas avoir l’esprit que vous exigez de Machecourt ; j’ai été assez niais pour cela et je ne m’en repens pas ; je ne veux pas me faire charlatan pour vous plaire. Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’on a de peine ici-bas pour rester honnête homme ! vos plus proches et vos plus chers sont pourtant les premiers à vous induire en tentation.

— Mais, malheureux, tu manques de tout, tu n’as plus une paire de bas de soie qui soit mettable, et tandis que je raccommode tes chemises d’un côté, elles tombent en loques de l’autre.

— Et parce que mes chemises tombent en loques d’un côté pendant que vous les raccommodez de l’autre, il faut que je manque à la probité, n’est-ce pas, ma chère sœur ?

— Mais, tes créanciers, quand les paieras-tu ?

— Quand j’aurai de l’argent, voilà tout ; je défie le plus riche de faire mieux.

— Et le marchand de toile, que lui dirai-je ?

— Dites-lui tout ce que vous voudrez ; dites-lui que je ne porte pas de chemises, ou que j’en ai trois cents douzaines dans mes armoires ; il choisira celle de ces deux raisons qui lui conviendra le mieux.

— Va, mon pauvre Benjamin, dit ma grand’mère en emportant sa toile, avec ton esprit tu ne seras jamais qu’un imbécile.

— Au fait, dit Page, quand ma grand’mère fut au bas de l’escalier, ta chère sœur a raison, tu pousses la probité jusqu’à la niaiserie.

Mon oncle se leva avec vivacité, et serrant le bras de l’avocat dans sa main de fer à le faire crier :

— Page, lui dit-il, ceci n’est pas simplement de la probité, c’est un noble et légitime orgueil ; c’est du respect, non seulement pour moi-même, mais encore pour notre pauvre caste opprimée. Veux-tu que je laisse dire à ce hobereau qu’il m’a offert une espèce de pourboire, et que je l’ai accepté ? qu’ils nous renvoient, eux dont l’écusson n’est qu’une plaque de mendiant, ce reproche de mendicité que nous leur avons si souvent adressé ? que nous leur donnions le droit de proclamer que, nous aussi, nous recevons l’aumône quand on veut bien nous la faire ? Écoute, Page, tu sais si j’aime le bourgogne ; tu sais aussi, d’après ce que vient de dire ma chère sœur, si j’ai besoin de chemises ; mais pour tous les vignobles de la Côte-d’Or et toutes les chenevières des Pays-Bas, je ne voudrais pas qu’il y eût dans le baillage un regard devant lequel le mien dût s’abaisser. Non, je ne garderai pas cet argent, quand il me le faudrait pour racheter ma vie. C’est à nous, hommes de cœur et d’instruction, à faire honneur à ce peuple au milieu duquel nous sommes nés ; il faut qu’il apprenne par nous qu’il n’est pas besoin d’être noble pour être homme, qu’il se relève par l’estime de lui-même de l’abaissement où il est descendu, et qu’il dise enfin à cette poignée de tyrans qui l’oppriment : Nous valons autant que vous, et nous sommes plus nombreux que vous ; pourquoi continuerions-nous à être vos esclaves, et pourquoi voudriez-vous rester nos maîtres ? Oh ! Page, puissé-je voir ce jour et boire de la piquette le reste de ma vie !

— Voilà qui est bel et bon, dit Page, mais tout cela ne nous donne pas de bourgogne.

— Sois tranquille, ivrogne, tu n’y perdras rien ; dimanche, je vous donne à goûter à tous, avec ces vingt francs que j’ai retirés du gosier de M. de Cambyse, et au dessert je vous raconterai leur histoire. Je vais écrire de suite à M. Minxit. Je ne puis avoir Arthus, attendu que je n’ai que vingt francs à dépenser, ou bien il faudrait qu’il voulût dîner copieusement ce jour-là ; mais si tu rencontres avant moi Rapin, Parlanta et les autres, préviens-les afin qu’ils ne s’engagent pas ailleurs.

Je dois dire de suite que ce goûter fut ajourné à huitaine, parce que M. Minxit ne put se trouver au rendez-vous ; puis indéfiniment remis, parce que mon oncle fut obligé de se séparer de ses deux pistoles.

XII

Comment mon oncle appendit M. Susurrans à un crochet de sa cuisine

Voyez comme les fleurs sont merveilleusement fécondes ; elles jettent autour d’elles leurs graines comme une pluie ; elles les abandonnent au vent comme une poussière ; elles les envoient, ainsi que ces aumônes qui montent jusqu’aux noirs galetas, sur la cime des rocs désolés, entre les vieilles pierres des murailles fêlées, au milieu des ruines qui tombent et pendent, sans s’inquiéter si elles trouveront une pincée de terre qui les féconde, une goutte de pluie que suce leur racine, et après un rayon pour les faire croître, un autre rayon pour les peindre. Les brises du printemps qui s’en va emportent les derniers parfums de la prairie ; voilà la terre toute jonchée de feuilles qui se fanent ; mais quand les brises d’automne passeront, secouant sur la campagne leurs ailes humides, une autre génération de fleurs aura revêtu la terre d’une robe neuve, leur faible parfum sera le dernier souffle de l’année qui se meurt et qui en mourant nous sourit encore.

Sous tous les rapports, les femmes ressemblent à des fleurs ; mais sous celui de la fécondité, elles n’ont aucune ressemblance avec elles ; la plupart des femmes, les femmes comme il faut surtout, et je vous prie, prolétaires mes amis et mes frères, de croire que c’est seulement pour me conformer à l’usage que je me sers de cette expression, car, pour moi, la femme la plus comme il faut, c’est la plus aimable et la plus jolie ; les femmes comme il faut, donc, ne produisent plus ; ces dames sont mères de famille le moins possible ; elles se font stériles par économie. Quand la femme du greffier a fait son petit greffier, la femme du notaire son petit notaire, elles se croient quittes envers le genre humain, et elles abdiquent. Napoléon, qui aimait beaucoup les conscrits, disait que la femme qu’il aimait le plus était celle qui faisait le plus d’enfants. Napoléon en parlait bien à son aise, lui qui avait à donner à ses fils des royaumes au lieu de domaines !… Le fait est que les enfants sont fort chers, et que cette dépense n’est pas à la portée de tout le monde ; le pauvre seul peut se permettre le luxe d’une nombreuse famille. Savez-vous que les mois de nourrice d’un enfant coûtent seuls presque un cachemire ? Puis, le poupon grandit vite, arrivent les notes boursouflées du maître de pension et les mémoires du cordonnier et du tailleur ; enfin, le bambin d’aujourd’hui demain se fera homme, les moustaches lui poussent, et le voilà bachelier-ès-lettres. Alors vous ne savez plus qu’en faire. Pour vous débarrasser de lui, vous lui achetez une belle profession ; mais vous ne tardez pas à vous apercevoir, aux traites qu’on tire sur vous aux quatre coins de la ville, que cette profession ne rapporte à votre docteur que des invitations et des cartes de visite ; il faut que vous l’entreteniez, jusqu’à trente ans et au-delà, de gants glacés, de cigares de la Havane et de maîtresses. Vous conviendrez que cela est fort désagréable. Allez, s’il y avait un tour pour les jeunes gens de vingt ans, comme il y en a un, ou plutôt comme il n’y en a plus pour les petits enfants, je vous assure que l’hospice aurait presse !

Mais, dans le siècle de mon oncle Benjamin, les choses allaient tout autrement : c’était l’âge d’or des accoucheurs et des sage-femmes. Les femmes s’abandonnaient sans inquiétude et sans arrière-pensée à leurs instincts ; riches ou pauvres, elles faisaient toutes des enfants, et même celles qui n’avaient pas le droit d’en faire. Mais, ces enfants, on savait alors où les mettre ; la concurrence, cette ogresse aux crocs d’acier qui dévore tant de petites gens, n’était pas encore arrivée. Tout le monde trouvait place au beau soleil de la France, et dans chaque profession on avait ses coudées libres. Les emplois s’offraient d’eux-mêmes, comme le fruit qui pend à la branche, aux hommes capables de les remplir, et les sots eux-mêmes trouvaient à se caser, chacun selon la spécialité de sa sottise ; la gloire était aussi facile, aussi bonne fille que la fortune ; il fallait deux fois moins d’esprit qu’à présent pour être homme de lettres, et avec une douzaine d’alexandrins on était poète. Ce que j’en dis, ce n’est pas que je regrette cette fécondité aveugle de l’ancien régime, qui produisait comme une machine sans savoir ce qu’elle faisait : je me trouve bien assez de voisins comme cela ; je voulais seulement vous faire comprendre comment, à l’époque dont je parle, ma grand’mère, quoiqu’elle n’eût pas encore trente ans, en était déjà à son septième enfant.

Ma grand’mère donc en était à son septième enfant.

Mon oncle voulait absolument que sa chère sœur assistât à sa noce, et il avait fait consentir M. Minxit à remettre le mariage après les relevailles de ma grand’mère. Le trousseau du nouvel arrivant était tout fait, tout blanc, tout festonné, et de jour en jour on attendait son entrée dans l’existence. Les six autres enfants étaient tous vivants, tous enchantés d’être au monde. Il manquait bien quelquefois à l’un une paire de sabots, à l’autre une casquette, tantôt celui-ci était percé au coude, et tantôt celui-là au talon, mais le pain quotidien abondait ; tous les dimanches ils avaient leur chemise blanche et repassée ; somme toute, ils se portaient à merveille et fleurissaient dans leurs guenilles.

Mon père, cependant, qui était l’aîné, était le plus beau et le mieux nippé des six : cela tenait peut-être à ce que mon oncle Benjamin lui repassait ses vieilles culottes courtes, et que pour en faire à Gaspard des pantalons, il n’y avait presque rien à y changer, que souvent même on n’y changeait rien du tout. Par la protection du cousin Guillaumot, qui était sacristain, il avait été promu à la dignité d’enfant de chœur, et, je le dis avec orgueil, il était un des meilleurs enfants de chœur du diocèse ; s’il eût persisté dans la carrière que le cousin Guillaumot lui avait ouverte, au lieu d’un beau lieutenant de pompiers qu’il est aujourd’hui, il eût fait un curé magnifique. Il est vrai que je dormirais encore dans le néant, comme dit ce bon M. de Lamartine qui dort lui-même quelquefois ; mais le sommeil est une excellente chose, et puis vivre pour être rédacteur d’un journal de province et être l’antagoniste du bureau de l’esprit public, cela vaut-il la peine de vivre ?

Quoi qu’il en soit, mon père devait à ses fonctions de lévite l’avantage d’avoir un superbe habit bleu de ciel. Voici comment cette bonne fortune lui était arrivée : la bannière de saint-Martin, patron de Clamecy, avait été mise à la réforme ; ma grand’mère, avec ce coup d’œil d’aigle que vous lui connaissez, avait découvert que dans cette étoffe bénite il y avait de quoi faire à son aîné une veste et un pantalon, et elle s’était fait adjuger à vil prix, par la fabrique, la bannière révoquée. Le saint était peint au beau milieu ; l’artiste l’avait représenté au moment où il coupe avec son sabre un pan de son manteau pour en couvrir la nudité d’un mendiant ; mais ce n’était pas là un obstacle sérieux au projet de ma grand’mère. L’étoffe avait été retournée, et saint Martin avait été mis à l’envers, ce qui, du reste, était bien égal au bienheureux.

L’habit avait été mené à bonne fin par une couturière de la rue des Moulins. Il serait allé à mon oncle Benjamin tout aussi bien peut-être qu’à mon père ; mais ma grand’mère l’avait fait faire de telle sorte qu’après avoir été usé une première fois par l’aîné, il pût l’être une seconde fois par le cadet. Mon père se carra dans son habit bleu de ciel, je crois même qu’il avait contribué de ses appointements à en payer la façon. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’une magnifique parure est souvent un cilice. Benjamin, pour lequel il n’y avait rien de sacré, l’avait surnommé le patron de Clamecy. Ce sobriquet, les enfants l’avaient ramassé, et il avait valu à mon père bien des horions. Plus d’une fois, il lui était arrivé de rentrer à la maison avec un revers de l’habit bleu de ciel dans sa poche. Saint Martin était devenu son ennemi personnel. Souvent vous l’eussiez vu au pied de l’autel plongé dans une sombre méditation. Or, à quoi rêvait-il ? au moyen de se débarrasser de son habit ; et un jour, au Dominus vobiscum du desservant, il répondit, croyant parler à sa mère :

— Je vous dis que je ne porterai plus votre habit bleu de ciel !

Mon père était dans cette disposition d’esprit, lorsque le dimanche après la grand’messe, mon oncle ayant à faire une visite au Val-des-Rosiers, lui proposa de l’accompagner. Gaspard, qui aimait mieux jouer au bouchon sur la promenade que de servir d’aide à mon oncle, répondit qu’il ne le pouvait pas, parce qu’il avait un baptême à faire.

— Cela n’empêche pas, dit Benjamin ; un autre le fera à ta place.

— Oui, mais il faut que j’aille au catéchisme à une heure.

— Je croyais que tu avais fait ta première communion ?

— C’est-à-dire que j’ai été tout près de la faire. C’est vous qui m’en avez empêché en me faisant griser la veille de la cérémonie.

— Et pourquoi te grisais-tu ?

— Parce que vous étiez gris vous-même, et que vous m’avez menacé de me battre du plat de votre épée si je ne me grisais pas.

— J’ai eu tort, dit Benjamin ; mais c’est égal, tu ne risques rien de venir avec moi, je n’en ai que pour un moment ; nous serons revenus avant le catéchisme.

— Comptez là-dessus, répondit Gaspard ; où un autre n’en aurait que pour une heure, vous en avez, vous, pour une demi-journée. Vous vous arrêtez à tous les bouchons ; et M. le curé m’a défendu d’aller avec vous, parce que vous me donnez de mauvais exemples.

— Eh bien ! pieux Gaspard, si vous refusez de venir avec moi, je ne vous inviterai pas à ma noce ; si, au contraire, vous m’accordez cette faveur, je vous donnerai une pièce de douze sous.

— Donnez-la-moi tout de suite, dit Gaspard.

— Et pourquoi la veux-tu de suite, polisson ? est-ce que tu te défies de ma parole ?

— Non, mais c’est que je ne me soucie pas d’être votre créancier. J’ai entendu dire dans la ville que vous ne payez personne et qu’on ne peut pas vous faire saisir parce que votre mobilier ne vaut pas trente sous.

— Bien parlé, Gaspard, dit mon oncle ; tiens, voilà quinze sous, et va prévenir ma chère sœur que je t’emmène.

Ma grand’mère s’avança jusque sur le seuil de la porte pour recommander à Gaspard d’avoir bien soin de son habit, car, disait-elle, il fallait qu’il lui servît pour la noce de son oncle.

— Vous moquez-vous ? dit Benjamin ; est-il besoin de recommander sa bannière à un enfant de chœur français ?

— Mon oncle, dit Gaspard, avant de nous mettre en route, je vous préviens d’une chose, c’est que si vous m’appelez encore porte-bannière, oiseau bleu ou patron de Clamecy, je me sauve avec vos quinze sous et je retourne jouer au bouchon.

À l’entrée du hameau, mon oncle rencontra M. Susurrans, épicier, tout petit, tout menu, mais fait, comme la poudre, de charbon et de salpêtre. M. Susurrans avait une espèce de métairie au Val-des-Rosiers ; il s’en revenait à Clamecy, portant sous son bras un toulon qu’il espérait bien faire entrer en fraude, et au bout de sa canne une paire de chapons que Mme Susurrans attendait pour les mettre à la broche. M. Susurrans connaissait mon oncle et il l’estimait, car Benjamin achetait chez lui le sucre dont il édulcorait ses drogues, et la poudre qu’il mettait dans sa queue. M. Susurrans, donc, lui proposa de venir à la ferme se rafraîchir. Mon oncle, pour lequel la soif était un état normal, accepta sans cérémonie. L’épicier et son client s’étaient établis au coin du feu, chacun sur un escabeau : ils avaient mis le toulon entre eux deux ; mais ils ne se laissaient pas aigrir à sa place, et quand il n’était pas dans les bras de l’un, il était aux lèvres de l’autre.

— L’appétit vient aussi bien en buvant qu’en mangeant : si nous mangions les poulets ? dit M. Susurrans.

— En effet, répondit mon oncle, cela vous épargnera la peine de les emporter, et je ne conçois pas comment vous avez pu vous charger de cette corvée.

— Et à quelle sauce les mangerons-nous ?

— À la plus tôt faite, dit Benjamin, et voici un excellent feu pour les faire rôtir.

— Oui, dit M. Susurrans, mais il n’y a ici de batterie de cuisine que tout juste pour faire une soupe à l’oignon : nous n’avons pas de broche.

Benjamin, comme tous les grands hommes, n’était jamais pris au dépourvu par les circonstances.

— Il ne sera pas dit, répondit-il, que deux hommes d’esprit comme nous n’aient pu manger une volaille rôtie faute de broche. Si vous m’en croyez, nous embrocherons nos poulets avec la lame de mon épée et Gaspard que voilà la tournera par la garde.

Vous n’auriez jamais pensé à cet expédient, vous, ami lecteur, mais aussi mon oncle avait assez d’imagination pour faire dix romanciers de notre époque.

Gaspard, qui ne mangeait pas souvent de poulet, se mit joyeusement à la besogne ; au bout d’une heure les poulets étaient rôtis à point. On retourna un cuvier à lessive et on le traîna auprès du feu ; le couvert fut dressé dessus, et, sans sortir de leur place, les convives se trouvèrent à table. Les verres manquaient ; mais le toulon ne chômait pas pour cela ; on buvait par la bonde comme au temps d’Homère ; cela n’était pas commode, mais tel était le caractère stoïque de mon oncle qu’il aimait mieux boire ainsi le bon vin que de la piquette dans des verres de cristal. Malgré les difficultés de toute espèce que présentait l’opération, les poulets furent bientôt expédiés. Depuis longtemps les infortunés volatiles n’étaient plus qu’une carcasse dénudée, et cependant les deux amis buvaient toujours. M. Susurrans, qui n’était, ainsi que nous vous l’avons dit, qu’un tout petit homme, dont l’estomac et le cerveau se touchaient presque, était ivre autant qu’on peut l’être ; mais Benjamin, le grand Benjamin, avait conservé la majeure partie de sa raison, et il prenait en pitié son faible adversaire ; pour Gaspard, auquel on avait passé quelquefois le toulon, il alla un peu au delà des limites de la tempérance, le respect filial ne me permet pas de me servir d’une autre expression.

Telle était la situation morale des convives lorsqu’ils quittèrent le cuvier. Il était alors quatre heures, et ils se disposaient à se mettre en route. M. Susurrans, qui se souvenait très bien qu’il devait apporter des poulets à sa femme, les cherchait pour les remettre au bout de sa canne ; il demanda à mon oncle s’il ne les avait point vus.

— Vos poulets, dit Benjamin, plaisantez-vous ? vous venez de les manger.

— Oui, vieux fou, ajouta Gaspard, vous les avez mangés ; ils étaient embrochés à l’épée de mon oncle, et c’est moi qui ai tourné la broche.

— Cela n’est pas vrai, s’écria M. Susurrans, car si j’avais mangé mes poulets je n’aurais plus faim, et je me sens un appétit à dévorer un loup.

— Je ne dis pas le contraire, répondit mon oncle ; mais toujours est-il que vous venez de manger vos poulets. Tenez, si vous en doutez, en voilà les deux carcasses ; vous pouvez les mettre au bout de votre canne si cela vous convient.

— Tu en as menti, Benjamin, je ne reconnais point là les carcasses de mes poulets ; c’est toi qui me les as pris, et tu vas me les rendre.

— Eh bien ! soit, dit mon oncle, envoyez-les chercher demain à la maison et je vous les rendrai.

— Tu vas me les rendre de suite, dit M. Susurrans s’élevant sur la pointe des pieds pour mettre le poing sous la gorge de mon oncle.

— Ah ! papa Susurrans, dit Benjamin, si vous plaisantez, je vous préviens que c’est pousser trop loin la plaisanterie, et…

— Non, malheureux, je ne plaisante pas, fit M. Susurrans se plaçant devant la porte, et vous ne sortirez pas d’ici, ni toi ni ton neveu, que vous ne m’ayez rendu mes poulets.

— Mon oncle, dit Gaspard, voulez-vous que je passe la jambe à ce vieil imbécile ?

— Inutile, Gaspard, inutile, mon ami, dit Benjamin ; tu es un homme d’église, toi, et il ne te convient pas d’intervenir dans une querelle. Ah çà ! ajouta-t-il, une fois, deux fois, monsieur Susurrans, voulez-vous nous laisser sortir ?

— Quand vous m’aurez rendu mes poulets, répondit M. Susurrans faisant demi-tour à gauche et présentant le bout de sa canne à mon oncle comme si c’eût été une baïonnette.

Benjamin abaissa la canne de sa main, et, prenant le petit homme par le milieu du corps, il l’accrocha par la ceinture de sa culotte à un morceau de fer qui était au-dessus de la porte et auquel on suspendait la batterie de cuisine.

Susurrans, assimilé à un poêlon, se démenait comme un scarabée attaché par une épingle à une tapisserie. Il hurlait et gesticulait, criant tantôt au feu, tantôt à l’assassin.

Mon oncle avisa un almanach de Liège qui était sur la cheminée :

— Tenez, dit-il, monsieur Susurrans, l’étude, a écrit Cicéron, est une consolation dans toutes les situations de la vie ; amusez-vous à étudier jusqu’à ce qu’on soit venu vous dépendre ; car, pour moi, je n’ai pas le temps de faire conversation avec vous, et j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir.

À vingt pas de là mon oncle rencontra le fermier qui accourait et qui lui demanda pourquoi son maître criait au feu et à l’assassin.

— C’est probablement que la maison brûle et qu’on assassine votre maître, répondit tranquillement mon oncle : et, sifflant Gaspard qui était resté en arrière, il continua son chemin.

Le temps s’était radouci ; le ciel, auparavant resplendissant, était devenu d’un blanc mat et sale, comme un plafond de gypse qui n’est pas encore sec. Il tombait une petite pluie, fine, dense, acérée, qui ruisselait en gouttelettes le long des rameaux dépouillés, et faisait pleurer les arbres et les buissons.

Le chapeau de mon oncle s’imbiba comme une éponge de cette pluie, et bientôt ses deux cornes devinrent deux gouttières qui lui versaient une eau noire sur les épaules. Benjamin, inquiet pour son habit, le retourna, et, se ressouvenant de la recommandation de sa sœur, il ordonna à Gaspard d’en faire autant. Celui-ci, sans penser à Saint Martin, se conforma à l’injonction de mon oncle.

À quelque distance de là, Benjamin et Gaspard rencontrèrent une troupe de paysans qui revenaient de vêpres. À la vue du saint qui se trouvait sur l’habit de Gaspard, la tête en bas et son cheval les quatre fers en l’air comme s’il fût tombé du ciel, les rustres poussèrent d’abord de grands éclats de rire, et bientôt ils en vinrent aux huées. Vous connaissez assez mon oncle pour croire qu’il ne se laissa pas impunément bafouer par cette canaille. Il tira son épée ; Gaspard, de son côté, s’arma de pierres, et, emporté par son ardeur, il s’avança à l’avant-garde. Mon oncle s’aperçut alors que Saint Martin avait tous les torts dans cette affaire, et il fut pris d’une telle envie de rire que, pour ne point tomber, il fut obligé de s’appuyer sur son épée.

— Gaspard, s’écriait-il d’une voix étouffée, patron de Clamecy, ton saint qui est à l’envers, le casque de ton saint qui va tomber.

Gaspard, comprenant qu’il était l’objet de toute cette risée, ne put supporter cette humiliation ; il ôta son habit, le jeta à terre et le foula aux pieds. Quand mon oncle eut achevé de rire, il voulut le forcer à le ramasser et à le remettre ; mais Gaspard se sauva à travers les champs et ne reparut plus. Benjamin releva piteusement l’habit et le mit au bout de son épée. Sur ces entrefaites, arriva M. Susurrans ; il était un peu dégrisé, et il se ressouvenait très distinctement qu’il avait mangé ses poulets ; mais il avait perdu son tricorne. Benjamin, que les vivacités du petit homme réjouissaient beaucoup, et qui voulait, comme nous dirions, nous autres professeurs, gens de bas lieux et de mauvais ton, le faire monter à l’échelle, lui soutint qu’il l’avait mangé ; mais la force musculaire de Benjamin en imposait tellement à Susurrans, qu’il refusa tout net de se fâcher ; il poussa même l’esprit de contrariété jusqu’à faire des excuses à mon oncle.

Benjamin et M. Susurrans s’en revinrent ensemble à Clamecy. Vers le milieu du faubourg, ils rencontrèrent l’avocat Page.

— Où vas-tu ainsi ? dit celui-ci à mon oncle.

— Eh parbleu, tu t’en doutes bien, je vais dîner chez ma chère sœur.

— Ce n’est pas du tout cela, fit Page, tu t’en vas dîner avec moi à l’hôtel du Dauphin.

— Et si j’acceptais, à quelle circonstance devrais-je donc cet avantage ?

— Je vais t’expliquer cela en deux mots : c’est un riche marchand de bois de Paris auquel j’ai gagné une importante affaire et qui m’a invité à dîner avec son procureur qu’il ne connaît pas. Nous sommes dans le carnaval ; j’ai décidé que ce serait toi qui serais son procureur, et j’allais au-devant de toi pour t’en prévenir. C’est une aventure digne de nous, Benjamin, et je n’ai pas sans doute présumé de ton génie en espérant que tu y prendrais un rôle.

— C’est, en effet, dit Benjamin, une partie de masques fort bien conçue. Mais je ne sais, ajouta-t-il en riant, si l’honneur et la délicatesse me permettent de faire le personnage de procureur.

— À table, dit Page, le plus honnête homme est celui qui vide le plus consciencieusement son verre.

— Oui, mais si ton marchand de bois me parle de son affaire ?

— Je répondrai pour toi.

— Et si demain il lui prend fantaisie de rendre visite à son procureur ?

— C’est chez toi que je le conduirai.

— Tout cela c’est très bien, mais je n’ai pas, j’ose du moins m’en flatter, l’effigie d’un procureur.

— Tu la prendras, tu as bien déjà su te faire passer pour le Juif-Errant.

— Et mon habit rouge ?

— Notre homme est un badaud de Paris, nous lui ferons croire que tels sont en province les insignes des procureurs.

— Et mon épée ?

— S’il la remarque, tu lui diras que c’est avec cela que tu tailles tes plumes.

— Mais quel est donc son procureur, à ton marchand de bois ?

— C’est Dulciter. Aurais-tu l’inhumanité de me laisser dîner avec Dulciter ?

— Je sais bien que Dulciter n’est pas amusant ; mais s’il sait que j’ai dîné pour lui, il m’attaquera en restitution.

— Je plaiderai pour toi ; allons, viens, je suis sûr que le dîner est servi ; mais à propos, notre amphitryon m’a recommandé d’amener avec moi le premier clerc de Dulciter ; où diable vais-je pêcher un clerc de Dulciter ?

Benjamin se mit à éclater d’un rire fou.

— Oh ! s’écria-t-il en frappant entre ses mains, j’ai ton affaire ! tiens, ajouta-t-il en mettant sa main sur l’épaule de M. Susurrans, voilà ton clerc.

— Fi donc ! dit Page, un épicier !…

— Qu’est-ce que cela fait ?

— Il sent le gruyère.

— Tu n’es pas gourmet, Page ; il sent la chandelle.

— Mais il a soixante ans.

— Nous le présenterons comme le doyen de la basoche.

— Vous êtes des drôles et des polissons ! dit M. Susurrans, en revenant à son caractère impétueux ; je ne suis pas un bandit, moi, un coureur de cabarets.

— Non, interrompit mon oncle, il s’enivre seul dans sa cave.

— C’est possible, monsieur Rathery, mais je ne m’enivre pas toujours aux dépens des autres, et je ne veux pas prendre part aux flibusteries.

— Il faut pourtant, dit mon oncle, que vous y preniez part ce soir, sinon je dis partout où je vous ai accroché.

— Et où l’as-tu donc accroché ? fit Page.

— Imagine, dit Benjamin…

— Monsieur Rathery !… s’écria Susurrans mettant un doigt sur sa bouche…

— Eh bien ! consentez-vous à venir avec nous ?

— Mais, monsieur Rathery, considérez que ma femme m’attend ; on me croira mort, assassiné, on me cherchera sur la route du Val-des-Rosiers.

— Tant mieux, on trouvera peut-être votre tricorne.

— Monsieur Rathery, mon bon monsieur Rathery ! fit Susurrans joignant les mains.

— Allons donc, dit mon oncle, ne faites donc pas l’enfant ! vous me devez une réparation, et moi je vous dois un dîner ; d’un seul coup nous nous acquittons ensemble.

— Souffrez au moins que j’aille prévenir ma femme.

— Non pas, dit Benjamin en se plaçant entre lui et Page ; je connais Mme Susurrans pour l’avoir vue à son comptoir. Elle vous enfermerait chez vous à double tour, et je ne veux pas que vous nous échappiez ; je ne vous donnerais pas pour dix pistoles.

— Et mon toulon, dit Susurrans, qu’en vais-je faire à présent que je suis clerc de procureur ?

— C’est vrai, dit Benjamin, vous ne pouvez vous présenter à notre client avec un toulon.

Ils étaient alors au milieu du pont de Beuvron, mon oncle prit le toulon des mains de Susurrans et le jeta à la rivière.

— Coquin de Rathery ! scélérat de Rathery ! s’écria Susurrans, tu me paieras mon toulon ; il m’a coûté six livres, à moi ; mais toi, tu sauras ce qu’il te coûtera.

— Monsieur Susurrans, dit Benjamin prenant une pose majestueuse, imitons le sage qui disait : Omnia mecum porto, c’est-à-dire : tout ce qui me gêne, je le jette à la rivière. Tenez, voilà au bout de cette épée un habit magnifique, l’habit des dimanches de mon neveu ; un habit qui pourrait figurer dans un musée et qui a coûté, de façon seulement, trente fois autant que votre misérable toulon. Eh bien ! moi je le sacrifie sans le moindre regret ; jetez-le par-dessus le pont, et nous serons quittes.

Comme M. Susurrans n’en voulait rien faire, Benjamin lança l’habit par-dessus le pont, et, prenant le bras de Page et celui de Susurrans :

— Maintenant, dit-il, marchons ; on peut lever le rideau, nous sommes prêts à entrer en scène.

Mais l’homme propose et Dieu dispose ; en montant les escaliers de Vieille-Rome, ils se trouvèrent face à face avec Mme Susurrans. Celle-ci ne voyant pas revenir son mari, allait au-devant de lui avec une lanterne.

Lorsqu’elle le vit entre mon oncle et l’avocat Page, qui avaient tous deux une réputation suspecte, son inquiétude fit place à la colère.

— Enfin, monsieur, vous voilà ! s’écria-t-elle, c’est vraiment heureux ; j’ai cru que vous n’arriveriez pas ce soir ; vous menez là une jolie vie, et vous donnez un bel exemple à votre fils.

Puis, parcourant son mari d’un coup d’œil rapide, elle s’aperçut combien il était incomplet.

— Et vos poulets, monsieur ! et ton chapeau, misérable ! et ton toulon, ivrogne ! qu’en as-tu fait !

— Madame, répondit gravement Benjamin, les poulets nous les avons mangés ; pour le tricorne, il a eu le malheur de le perdre en route.

— Comment ! le monstre a perdu son tricorne ! un tricorne tout frais retapé !

— Oui, madame, il l’a perdu, et vous êtes bien heureuse, dans la position où il était, qu’il n’ait pas aussi perdu sa perruque ; quant au toulon, on le lui a saisi à l’octroi, et la régie lui a déclaré procès-verbal.

Comme Page ne pouvait s’empêcher de rire :

— Je vois ce que c’est, dit Mme Susurrans ; c’est vous qui avez débauché mon mari, et par-dessus le marché vous nous plaisantez. Vous feriez bien mieux de vous occuper de vos malades et de payer vos dettes, monsieur Rathery !

— Est-ce que je vous dois quelque chose, madame ? répondit fièrement mon oncle.

— Oui, ma bonne amie, répondit Susurrans, se sentant fort de la protection de sa femme, c’est lui qui m’a débauché ; il m’a mangé mes poulets avec son neveu ; ils m’ont pris mon tricorne et ils m’ont jeté mon toulon dans la rivière ; il voulait encore, l’infâme qu’il est, me forcer à aller dîner avec lui au Dauphin et à faire, à mon âge, le personnage d’un clerc de procureur.

» Allez, indigne homme ! je m’en vais de ce pas chez M. Dulciter le prévenir que vous voulez dîner à sa place et à celle de son clerc.

— Vous voyez madame, fit mon oncle, que votre mari est ivre, et qu’il ne sait ce qu’il dit ; si vous m’en croyez, vous le ferez coucher aussitôt que vous serez de retour à la maison, et vous lui ferez prendre, de deux en deux heures, une décoction de camomille et de fleurs de tilleul : en le soutenant, j’ai eu l’occasion de lui toucher le pouls, et je vous assure qu’il n’est pas bien du tout.

— Oh ! scélérat, oh ! coquin, oh ! révolutionnaire, tu oses dire encore à ma femme que je suis malade d’avoir trop bu, tandis que c’est toi qui es ivre ! Attends, je m’en vais de suite chez Dulciter, tu auras tout à l’heure de ses nouvelles.

— Vous devez vous apercevoir, madame, dit Page, avec le plus grand sang-froid du monde, que cet homme bat la campagne ; vous manqueriez à tous vos devoirs d’épouse si vous ne faisiez prendre à votre mari de la camomille et de la fleur de tilleul, ainsi que vient de le prescrire M. Rathery, qui est assurément le médecin le plus habile du baillage, et qui répond aux insultes de ce fou en lui sauvant la vie.

Susurrans allait recommencer ses imprécations.

— Allons, lui dit sa femme, je vois que ces messieurs ont raison ; vous êtes ivre à ne pouvoir plus parler ; suivez-moi de suite, ou je ferme la porte en rentrant, et vous irez coucher où vous voudrez.

— C’est cela, dirent ensemble Page et mon oncle, et ils riaient encore lorsqu’ils arrivèrent à la porte du Dauphin. La première personne qu’ils rencontrèrent dans la cour fut M. Minxit, qui allait monter à cheval pour retourner à Corvol.

— Parbleu, dit mon oncle, prenant la bride du cheval, vous ne partirez pas ce soir, monsieur Minxit ; vous allez souper avec nous ; nous avons perdu un convive, mais vous en valez bien trente comme lui.

— Puisque cela te fait plaisir, Benjamin… Garçon, ramenez mon cheval à l’écurie, et dites qu’on me prépare un lit.

XIII

Comment mon oncle passa la nuit en prières pour l’heureuse délivrance de sa sœur.

Mon temps est précieux, chers lecteurs, et je suppose que le vôtre ne l’est pas moins ; je ne m’amuserai donc pas à vous décrire ce mémorable souper ; vous connaissez assez les convives pour vous faire une idée de la manière dont ils soupèrent. Mon oncle sortit à minuit de l’hôtel du Dauphin, avançant de trois pas et reculant de deux, comme certains pèlerins d’autrefois qui faisaient vœu de se rendre avec cette allure à Jérusalem. En rentrant, il aperçut de la lumière dans la chambre de Machecourt, et, supposant que celui-ci griffonnait quelque exploit, il rentra avec l’intention de lui souhaiter le bonsoir. Ma grand’mère était alors en mal d’enfant ; la sage-femme, tout effrayée de l’apparition de mon oncle qu’on n’attendait pas à cette heure, vint le prévenir officiellement de l’évènement qui allait avoir lieu. Benjamin se rappela, à travers les brouillards qui obscurcissaient son cerveau, que sa sœur, la première année de son mariage, avait eu une couche laborieuse qui avait mis sa vie en danger ; aussitôt le voilà qui se fond en deux gouttières de larmes.

— Hélas ! s’écriait-il d’une voix à réveiller toute la rue des Moulins, ma chère sœur va mourir, hélas ! elle va…

— Madame Lalande, s’écria ma grand’mère du fond de son lit, mettez-moi ce chien d’ivrogne à la porte.

— Retirez-vous, monsieur Rathery, dit Mme Lalande, il n’y a pas le moindre danger ; l’enfant se présente par les épaules et dans une heure votre sœur sera délivrée.

Mais Benjamin criait toujours : – Hélas ! elle va mourir, ma chère sœur.

Machecourt, voyant que la harangue de la sage-femme ne produisait aucun effet, crut devoir intervenir à son tour.

— Oui, Benjamin, mon ami, mon bon frère, l’enfant se présente par les épaules, fais-moi le plaisir d’aller te coucher, je t’en supplie.

Ainsi parla mon grand-père.

— Et toi, Machecourt, mon ami, mon bon frère, lui répondit mon oncle, je t’en supplie, fais-moi le plaisir d’aller…

Ma grand’mère, comprenant qu’elle ne pouvait compter sur un acte de rigueur de Machecourt à Benjamin, se décida à mettre elle-même celui-ci à la porte.

Mon oncle se laissa pousser dehors avec la docilité d’un mouton. Son parti fut bientôt pris : il se décida à aller coucher à côté de Page qui ronflait comme un soufflet de forge sur une des tables du Dauphin. Mais, en passant sur la place de l’église, l’idée lui vint de prier Dieu pour l’heureuse délivrance de sa chère sœur ; or, le temps s’était remis à la gelée comme de plus belle, et il faisait un froid de cinq à six degrés. Nonobstant cela, Benjamin s’agenouilla sur les marches du portail, joignit les mains comme il l’avait vu pratiquer à sa chère sœur, et se mit à marmotter quelques bribes de prière. Comme il entamait son second Ave, le sommeil le prit, et il se mit à ronfler à l’instar de son ami Page. Le lendemain matin, à cinq heures, lorsque le sacristain vint sonner l’Angelus, il aperçut quelque chose d’agenouillé qui avait comme une forme humaine. Il s’imagina d’abord, dans sa simplicité, que c’était un saint qui était sorti de sa niche pour faire quelque exercice de pénitence, et il s’apprêtait à le faire rentrer dans l’église ; mais, s’étant approché davantage, à la lueur de sa lanterne, il reconnut mon oncle, qui avait un pouce de verglas sur le dos et à l’extrémité du nez un filet de glace d’une demi-aune.

— Holà, oh ! monsieur Rathery ! s’écria-t-il dans l’oreille de Benjamin.

Comme celui-ci ne répondait pas, il alla tranquillement sonner son Angelus, et quand il l’eut achevé et parachevé, il revint à M. Rathery. Au cas qu’il ne fût pas mort il le chargea comme un sac sur ses épaules et l’alla porter à sa sœur. Ma grand’mère était délivrée depuis deux bonnes heures ; les voisines qui passaient la nuit auprès d’elle reportèrent leurs soins sur Benjamin. Elles le placèrent sur un matelas devant le foyer, l’enveloppèrent de serviettes chaudes, de couvertures chaudes, et lui mirent aux pieds une brique chaude ; dans l’excès de leur zèle, elles l’auraient volontiers mis au four. Mon oncle se dégela peu à peu ; sa queue, qui était aussi raide que son épée, commença à pleurer sur le traversin, ses articulations se détendirent, l’exercice de la parole lui revint, et le premier usage qu’il en fit fut de demander du vin chaud. On lui en fit vivement une chaudronnée ; quand il en eut bu la moitié, il fut pris d’une telle sueur qu’on crut qu’il s’allait liquéfier. Il avala le reste, se rendormit, et, à huit heures du matin, il se portait le mieux du monde. Si M. le curé eût dressé le procès-verbal de ces faits, mon oncle eût été infailliblement canonisé. On l’eût probablement donné pour patron aux cabaretiers ; et, sans le flatter, il eût fait, avec sa queue et son habit rouge, une magnifique enseigne d’auberge.

Une semaine et plus s’était écoulée depuis l’heureux accouchement de ma grand’mère, et déjà elle songeait à ses relevailles. Cette espèce de quarantaine que lui imposaient les canons de l’Église avait de graves inconvénients pour elle en particulier, et pour toute la famille en général. D’abord, lorsque quelque évènement un peu saillant, quelque bon scandale par exemple, ridait la surface tranquille du quartier, elle ne pouvait aller en disserter chez son prochain de la rue des Moulins, ce qui était pour elle une cruelle privation ; ensuite elle était obligée d’envoyer Gaspard, enveloppé d’un tablier de cuisine, au marché et à la boucherie. Or, ou Gaspard perdait l’argent du pot-au-feu au bouchon, ou il rapportait du collet pour de la cuisse, ou bien encore, quand on l’envoyait quérir un chou pour mettre dans la marmite, la soupe était trempée que Gaspard n’était pas encore de retour. Benjamin riait, Machecourt enrageait, et ma grand’mère fouettait Gaspard.

— Pourquoi aussi, lui dit un jour mon grand-père, irrité d’être obligé, par suite de l’absence de Gaspard, de manger une tête de veau sans ciboules, ne fais-tu pas ta besogne toi-même ?

— Pourquoi ! pourquoi ! repartit ma grand’mère, parce que je ne puis aller à la messe sans payer Mme Lalande.

— Que diable aussi, chère sœur, dit Benjamin, n’attendiez-vous pas pour accoucher que vous eussiez de l’argent ?

— Demande donc plutôt à ton imbécile de beau-frère pourquoi depuis un mois il ne m’a pas apporté un pauvre écu de six livres.

— Ainsi donc, dit Benjamin, si vous étiez six mois sans recevoir d’argent, six mois vous resteriez enfermée dans votre maison comme dans un lazaret ?

— Oui, répliqua ma grand’mère, parce que si je sortais avant d’être allée à la messe, le curé parlerait de moi en chaire, et qu’on me montrerait du doigt dans les rues.

— En ce cas, sommez donc M. le curé de vous envoyer sa femme de charge pour tenir votre ménage ; car Dieu est trop juste pour exiger que Machecourt mange de la tête de veau sans ciboules, parce que vous lui avez fait un septième enfant.

Heureusement, l’écu de six livres si impatiemment attendu arriva accompagné de quelques autres, et ma grand’mère put aller à la messe.

En rentrant à la maison avec Mme Lalande, elle trouva mon oncle étendu dans le fauteuil de cuir de Machecourt, les talons appuyés sur les chenets et ayant devant lui une écuelle pleine de vin chaud ; car il faut vous dire que, depuis sa convalescence, Benjamin, reconnaissant envers le vin chaud qui lui avait sauvé la vie, en prenait tous les matins une ration qui aurait suffi à deux officiers de marine. Il disait, pour justifier cet extra monstre, que sa température était encore au-dessous de zéro.

— Benjamin, lui dit ma grand’mère, j’ai un service à te demander.

— Un service ! répondit Benjamin, et que puis-je faire, chère sœur, pour vous être agréable ?

— Tu devrais l’avoir deviné, Benjamin, il faut que tu sois parrain de mon dernier.

Benjamin qui n’avait rien deviné du tout et qu’au contraire cette proposition prenait à l’improviste, secoua la tête et fit un gros : Mais…

— Comment, dit ma grand’mère lui jetant un regard plein d’étincelles, est-ce que tu me refuserais cela, par hasard ?

— Non pas, chère sœur, bien au contraire, mais…

— Mais quoi ? Tu commences à m’impatienter avec tes mais.

— C’est que, voyez-vous, je n’ai jamais été parrain, moi, et je ne saurais comment m’y prendre pour remplir mes fonctions.

— Belle difficulté, on te mettra au courant ; je prierai le cousin Guillaumot de te donner quelques leçons.

— Je ne doute ni des talents ni du zèle du cousin Guillaumot ; mais s’il faut que je prenne des leçons de parinologie, je crains que cette étude n’aille pas à mon genre d’intelligence ; vous feriez mieux peut-être de prendre un parrain tout instruit ; Gaspard, par exemple, qui est enfant de chœur, vous conviendrait parfaitement.

— Allons donc, monsieur Rathery, dit Mme Lalande, il faut que vous acceptiez l’invitation de votre sœur ; c’est un devoir de famille dont vous ne pouvez vous exempter.

— Je vois ce que c’est, madame Lalande, dit Benjamin ; quoique je ne sois pas riche, j’ai la réputation de faire bien les choses, et vous aimeriez autant avoir affaire avec moi qu’à Gaspard, n’est-ce pas ?

— Fi donc ! Benjamin, fi donc ! monsieur Rathery, s’exclamèrent ensemble ma grand’mère et Mme Lalande.

— Tenez, ma chère sœur, poursuivit Benjamin, à vous parler franchement, je ne me soucie pas d’être parrain. Je veux bien me conduire avec mon neveu comme si je l’avais tenu sur les fonts de baptême ; j’écouterai avec satisfaction le compliment qu’il m’adressera tous les ans le jour de ma fête, et fût-il de Millot-Rataut, je m’engage à le trouver charmant. Je lui permettrai de m’embrasser le premier jour de chaque année et je lui donnerai pour ses étrennes un polichinelle à ressort ou une paire de culottes, selon que vous l’aimerez mieux. Je serai même flatté que vous le nommiez Benjamin ; mais aller me planter comme un grand imbécile devant les fonts baptismaux, avec un cierge à la main, ma foi non, chère sœur, n’exigez pas cela de moi, ma dignité d’homme s’y oppose ; j’aurais peur que Djhiarcos ne me rît au nez. Et d’ailleurs, comment puis-je affirmer, moi, que ce petit braillard renonce à Satan et à ses œuvres ? Qu’est-ce qui me prouve qu’il renonce aux œuvres de Satan ? Si la responsabilité du parrain n’est qu’une frime, comme le pensent quelques-uns, à quoi bon un parrain, à quoi bon une marraine, à quoi bon deux cautions au lieu d’une, et pourquoi faire endosser ma signature par un autre ? Si au contraire cette responsabilité est sérieuse, pourquoi en encourrais-je les conséquences ? Notre âme étant ce que nous avons de plus précieux, n’est-ce pas être fou que de la mettre en gage pour celle d’un autre ? Et, d’ailleurs, qu’est-ce qui vous presse donc tant de faire baptiser votre poupon ? Est-ce une terrine de foie gras ou un jambon de Mayence qui se gâterait s’il n’était salé de suite ? Attendez qu’il ait vingt-cinq ans ; au moins, il pourra répondre lui-même, et alors, s’il lui faut une caution, je saurai ce que j’ai à faire. Jusqu’à dix-huit ans, votre fils ne pourra prendre un enrôlement dans l’armée : jusqu’à vingt et un ans, il ne pourra contracter d’engagements civils ; jusqu’à vingt-cinq ans, il ne pourra se marier sans votre consentement et celui de Machecourt, et vous voulez qu’à neuf jours il ait assez de discernement pour se choisir une religion. Allons donc ! vous voyez bien vous-même que cela n’est pas raisonnable.

— Oh ! ma chère dame, s’écria la sage-femme, épouvantée de la logique hétérodoxe de mon oncle, votre frère est un damné. Gardez-vous bien de le donner pour parrain à votre enfant, cela lui porterait malheur !

— Madame Lalande, dit Benjamin d’un ton sévère, un cours d’accouchement n’est pas un cours de logique. Il y aurait lâcheté de ma part à discuter avec vous ; je me contenterai de vous demander si Saint Jean baptisait dans le Jourdain, moyennant un sesterce et un cornet de dattes sèches, des néophytes apportés de Jérusalem sur les bras de leur nourrice.

— Ma foi ! dit Mme Lalande, embarrassée de l’objection, j’aime mieux le croire que d’y aller voir.

— Comment, madame, vous aimez mieux le croire que d’y aller voir ! est-ce là le langage d’une sage-femme instruite de sa religion ? Eh bien ! puisque vous le prenez sur ce ton, je me ferai l’honneur de vous poser ce dilemme…

— Laisse-nous donc tranquilles avec tes dilemmes, interrompit ma grand’mère, est-ce que Mme Lalande sait ce que c’est qu’un dilemme ?

— Comment, madame, fit la sage-femme piquée de l’observation de ma grand’mère, je ne sais pas ce que c’est qu’un dilemme ! l’épouse d’un chirurgien, ne pas savoir ce que c’est qu’un dilemme ! Continuez, monsieur Rathery, je vous écoute.

— C’est fort inutile, répliqua sèchement ma grand’mère, j’ai décidé que Benjamin serait parrain et il le sera ; il n’y a pas de dilemme au monde qui puisse l’en exempter.

— J’en appelle à Machecourt ! s’écria Benjamin.

— Machecourt t’a condamné d’avance : il est allé ce matin à Corvol inviter Mlle Minxit à être la commère.

— Ainsi donc, s’écria mon oncle, on dispose de moi sans mon consentement, on n’a pas même l’honnêteté de me prévenir ! Me prend-on pour un homme empaillé, pour un gargamelle de pain d’épice ? La belle figure que vont faire mes cinq pieds neuf pouces à côté des cinq pieds trois pouces de Mlle Minxit, qui aura l’air, avec sa taille plate et calibrée, d’un mât de cocagne couronné de rubans ! Savez-vous que l’idée d’aller à l’église côte à côte avec elle me tourmente depuis six mois, et que j’ai failli, en répugnance de cette corvée, renoncer à l’avantage de devenir son mari ?

— Voyez-vous, madame Lalande, dit ma grand’mère, ce Benjamin comme il est facétieux : il aime Mlle Minxit avec passion, et cependant il faut qu’il se raille d’elle.

— Hum ! fit la sage-femme.

Benjamin, qui n’avait pas songé à Mme Lalande, s’aperçut qu’il avait fait un lapsus linguæ ; pour échapper aux reproches de sa sœur, il se hâta de déclarer qu’il consentait à tout ce qu’on voudrait exiger de lui, et détala avant que la sage-femme fût partie.

Le baptême devait avoir lieu le dimanche suivant ; ma grand’mère s’était mise en frais pour cette cérémonie ; elle avait autorisé Machecourt à inviter à un dîner solennel tous ses amis et ceux de mon oncle. Pour Benjamin, il était en mesure de faire face aux dépenses qu’exige le rôle de parrain magnifique ; il venait de recevoir du gouvernement une gratification de cent francs pour le zèle qu’il avait mis à propager l’inoculation dans le pays, et à réhabiliter la pomme de terre attaquée à la fois par les agronomes et les médecins.

XIV

Plaidoyer de mon oncle devant le bailli.

Le samedi suivant, veille de la cérémonie du baptême, mon oncle était cité à comparaître devant M. le bailli pour s’entendre condamner par corps à payer au sieur Bonteint la somme de cent cinquante francs dix sols six deniers pour marchandises à lui vendues ; ainsi s’exprimait la cédule, dont le coût était de quatre francs cinq sols.

Un autre que mon oncle eût déploré son sort, sur tous les tons de l’élégie ; mais l’âme de ce grand homme était inaccessible aux atteintes de la fortune. Ce tourbillon de misère que la société soulève autour d’elle, cette vapeur de larmes dont elle est enveloppée, ne pouvaient monter jusqu’à lui ; il avait son corps au milieu des fanges de l’humanité : quand il avait trop bu, il avait mal à la tête ; quand il avait marché trop longtemps, il était las ; quand le chemin était boueux, il se crottait jusqu’à l’échine ; enfin, quand il n’avait pas d’argent pour payer son écot, l’aubergiste le couchait sur son grand livre ; mais comme l’écueil dont le pied est battu par les vagues et dont le front rayonne de soleil, comme l’oiseau qui a son nid dans les buissons du chemin et qui vit au milieu de l’azur des cieux, son âme planait dans une région supérieure, toujours calme et sereine ; il n’avait, lui, que deux besoins : la faim et la soif, et si le firmament fût tombé en éclats sur la terre et qu’il eût laissé une bouteille intacte, mon oncle l’eût tranquillement vidée à la résurrection du genre humain écrasé, sur un quartier fumant de quelque étoile. Pour lui, le passé n’était rien et l’avenir n’était pas encore quelque chose. Il comparait le passé à une bouteille vide, et l’avenir à un poulet prêt à être mis à la broche.

— Que m’importe, disait-il, quelle liqueur a contenu la bouteille ? et pour le poulet, pourquoi me ferais-je rôtir moi-même à le faire passer et repasser devant l’âtre ? peut-être, quand il sera cuit à point, que le couvert sera dressé, que je me serai revêtu de ma serviette, surviendra un molosse qui emportera la volaille fumante entre ses dents.

Éternité, néant, passé, sombres abîmes !

s’écrie le poète ; pour moi, tout ce que je voudrais retirer de ce sombre abîme, c’est mon dernier habit rouge s’il surnageait à ma portée ; la vie est tout entière dans le présent, et le présent c’est la minute qui passe ; or, que me fait à moi un bonheur ou un malheur d’une minute ? Voici un mendiant et un millionnaire ; Dieu leur dit : Vous n’avez qu’une minute à rester sur la terre ; cette minute écoulée, il leur en accorde une seconde, puis une troisième, et il les fait vivre ainsi jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Croyez-vous que l’un est bien plus heureux que l’autre ? Toutes les misères qui affligent l’homme, c’est lui qui en est l’artisan ; les jouissances qu’il s’élabore ne valent pas le quart de la peine qu’il se donne pour les acquérir. Il ressemble à un chasseur qui bat toute la journée une campagne pour un lièvre étique ou une carcasse de perdrix. Nous nous vantons de la supériorité de notre intelligence, mais qu’importe que nous mesurions le cours des astres, que nous puissions dire à une seconde près à quelle heure la lune se trouvera entre la terre et le soleil ; que nous parcourions les solitudes de l’Océan avec des nageoires de bois ou des ailes de chanvre, si nous ne savons pas jouir des biens que Dieu a mis dans notre existence ? Les animaux, que nous insultons du nom de brutes, en savent bien autrement long que nous sur les choses de la vie. L’âne se vautre dans l’herbe et la broute, sans s’inquiéter si elle repoussera ; l’ours ne va point garder les troupeaux d’un fermier afin d’avoir des mitaines et un bonnet fourré pour son hiver ; le lièvre ne se fait pas tambour d’un régiment dans l’espoir de gagner du son pour ses vieux jours ; le vautour ne se fait pas facteur de la poste pour avoir autour de son cou chauve un beau collier d’or : tous sont contents de ce que la nature leur a donné, du lit qu’elle leur a préparé dans l’herbe des bois, du toit qu’elle leur a fait avec les étoiles et l’azur du firmament.

» Aussitôt qu’un rayon luit sur la plaine, l’oiseau se met à gazouiller sur sa branche, l’insecte bourdonne autour du buisson, le poisson se joue à la surface de son étang, le lézard flâne sur les pierres chaudes de sa masure ; si quelque ondée tombe du nuage, chacun se réfugie dans son asile et s’y endort paisiblement en attendant le soleil du lendemain. Pourquoi l’homme n’en fait-il pas autant ?

» N’en déplaise au grand roi Salomon, la fourmi est le plus sot des animaux ; au lieu de jouer pendant la belle saison dans la prairie, de prendre sa part de cette magnifique fête que le ciel pendant six mois donne à la terre, elle perd tout son été à mettre l’un sur l’autre des petits brins de feuilles, puis, quand sa cité est achevée, passe un vent qui la balaie de son aile.

Benjamin, donc, fit griser l’huissier de Bonteint, et enveloppa l’onguent de la Mère avec le papier timbré de la cédule.

M. le bailli, devant lequel devait comparaître mon oncle, est un personnage trop important pour que je néglige de vous faire son portrait. D’ailleurs, mon grand-père, à son lit de mort, me l’a expressément recommandé, et pour rien au monde je ne voudrais manquer à ce pieux devoir.

M. le bailli, donc, était né, comme tant d’autres, de parents pauvres. Son premier lange avait été taillé dans une vieille capote de gendarme, et il avait commencé ses études de jurisprudence par nettoyer le grand sabre de monsieur son père et par étriller son cheval rouge. Je ne saurais vous expliquer comment, du dernier rang de la hiérarchie judiciaire, M. le bailli s’était élevé à la plus haute magistrature du pays ; tout ce que je puis vous dire, c’est que le lézard parvient aussi bien que l’aigle au sommet des grands rochers.

M. le bailli, entre autres manies, avait celle d’être un grand personnage. L’infériorité de son origine faisait son désespoir. Il ne concevait pas comment un homme comme lui n’était pas né gentilhomme. Il attribuait cela à une erreur du Créateur. Il aurait donné sa femme, ses enfants et son greffier pour un chétif morceau de blason. La nature avait été assez bonne mère envers M. le bailli ; à la vérité, elle lui avait fait sa part d’intelligence ni trop grosse ni trop petite, mais elle y avait ajouté une bonne dose d’astuce et d’audace. M. le bailli n’était ni sot ni spirituel ; il se tenait sur la lisière des deux camps, avec cette différence toutefois qu’il n’avait jamais posé le pied dans celui des gens d’esprit, mais que sur le terrain facile et ouvert de l’autre, il faisait de fréquentes excursions. Ne pouvant avoir l’esprit des hommes spirituels, M. le bailli s’était contenté de celui des sots : il faisait des calembours. Ces calembours, les procureurs et leurs femmes se faisaient un devoir de les trouver fort jolis ; son greffier était chargé de les répandre dans le public et même de les expliquer aux intelligences émoussées qui d’abord n’en comprenaient pas le sens. Grâce à cet agréable talent de société, M. le bailli s’était acquis, dans un certain monde, comme une réputation d’homme d’esprit ; mais cette réputation, mon oncle disait qu’il l’avait payée en fausse monnaie.

M. le bailli était-il honnête homme ? Je n’oserais vous dire le contraire. Vous savez que le Code définit les voleurs, et que la société tient pour honnêtes gens tous ceux qui sont en dehors de la définition ; or, M. le bailli n’était point défini par le Code. M. le bailli, à force d’intrigues, était parvenu à diriger non seulement les affaires, mais encore les plaisirs de la ville. Comme magistrat, M. le bailli était un personnage assez peu recommandable ; il comprenait bien la loi, mais quand elle contrariait ses aversions ou ses sympathies, il la laissait dire. On l’accusait d’avoir à sa balance un plateau d’or et un plateau de bois, et, au fait, je ne sais comment cela arrivait, mais ses amis avaient toujours raison et ses ennemis toujours tort. S’il s’agissait d’un délit, ceux-ci avaient encouru le maximum de la peine ; encore s’il avait pu le faire plus gros, il l’aurait amplifié de bon cœur. Toutefois, la loi ne peut pas toujours fléchir ; quand M. le bailli se trouvait dans la nécessité de se prononcer contre un homme dont il craignait ou espérait quelque chose, il se tirait d’affaire en se récusant, et il faisait vanter par sa coterie son impartialité. M. le bailli visait à l’admiration universelle ; il détestait cordialement, mais en secret, ceux qui l’effaçaient par une supériorité quelconque. Si vous aviez l’air de croire à son importance, si vous alliez lui demander sa protection, vous le rendiez le plus heureux du monde ; mais, si vous lui refusiez un coup de chapeau, cette injure s’incrustait profondément dans sa mémoire, elle y faisait plaie, et, eussiez-vous vécu cent ans et lui aussi, jamais il ne vous l’eût pardonnée. Malheur donc à l’infortuné qui s’abstenait de saluer M. le bailli. Si quelque affaire l’amenait devant son tribunal, il le poussait par quelque avanie bien combinée à lui manquer de respect. La vengeance devenait alors pour lui un devoir, et il faisait mettre notre homme en prison, tout en déplorant la fatale nécessité que lui imposaient ses fonctions. Souvent même, pour mieux faire croire à sa douleur, il avait l’hypocrisie de se mettre au lit, et dans les grandes occasions, il allait jusqu’à la saignée.

M. le bailli faisait la cour à Dieu comme aux puissances de la terre ; il ne se passait jamais de la grand’messe, et il se plaçait toujours au beau milieu du banc d’œuvre. Cela lui rapportait tous les dimanches une part de pain béni avec la protection du curé. S’il eût pu faire constater par un procès-verbal qu’il avait assisté à l’office, sans aucun doute, il l’eût fait. Mais ces petits défauts étaient compensés chez M. le bailli par de brillantes qualités. Personne ne s’entendait mieux que lui à organiser un bal aux frais de la ville ou un banquet en l’honneur du duc de Nivernais. Dans ces jours solennels, il était magnifique de majesté, d’appétit et de calembours. Lamoignon ou le président Molé eussent été auprès de lui de bien petits hommes. En récompense des éminents services qu’il rendait à la ville, il espérait, depuis dix ans, la croix de Saint-Louis ; et quand, après ses campagnes d’Amérique, Lafayette en fut décoré, il cria tout bas à l’injustice.

Tel était, au moral, M. le bailli ; au physique, c’était un gros homme, quoiqu’il n’eût pas atteint toute sa majesté ; sa personne ressemblait à une ellipse renflée par le bas ; vous eussiez pu le comparer à un œuf d’autruche qui eût deux jambes. La perfide nature, qui a donné sous un ciel de feu au mancenillier un vaste et épais ombrage, avait accordé à M. le bailli l’effigie d’un honnête homme ; aussi aimait-il beaucoup à poser, et c’était un beau jour dans sa vie quand il pouvait aller, escorté de pompiers, du tribunal à l’église.

M. le bailli se tenait toujours raide comme une statue sur son piédestal ; si vous ne l’eussiez connu, vous eussiez dit qu’il avait un emplâtre de poix de Bourgogne ou un vaste vésicatoire entre les deux épaules ; il allait dans la rue comme s’il eût porté un sacrement ; son pas était invariable comme une demi-aune ; une averse de hallebardes ne le lui eût pas fait allonger d’un pouce ; avec M. le bailli pour unique instrument, un astronome eût pu mesurer un arc du méridien.

Mon oncle ne haïssait point M. le bailli ; il ne daignait pas même le mépriser ; mais en présence de cette abjection morale, il éprouvait comme un soulèvement de son âme, et il disait quelquefois que cet homme lui faisait l’effet d’un gros crapaud accroupi dans un fauteuil de velours.

Pour M. le bailli, il haïssait Benjamin avec toute l’énergie de son âme bilieuse. Celui-ci ne l’ignorait pas ; mais il s’en mettait peu en souci.

Pour ma grand’mère, craignant un conflit entre ces deux natures si diverses, elle voulait que Benjamin s’abstînt de paraître à l’audience ; mais le grand homme, qui avait confiance dans la force de sa volonté, avait dédaigné ce timide conseil ; seulement le samedi matin, il s’était abstenu de prendre sa ration accoutumée de vin chaud.

L’avocat de Bonteint prouva du reste que son client avait le droit de réclamer contre mon oncle. Quand il eut achevé et parachevé sa démonstration, le bailli demanda à Benjamin ce qu’il avait à alléguer pour sa défense.

— Je n’ai qu’une simple observation à faire, dit mon oncle, mais elle vaut mieux que tout le plaidoyer de monsieur, car elle est sans réplique : j’ai cinq pieds neuf pouces au-dessus du niveau de la mer et six pouces au dessus du vulgaire des hommes, je pense…

— Monsieur Rathery, interrompit le bailli, tout grand homme que vous êtes, vous n’avez pas le droit de plaisanter avec la justice.

— Si j’avais envie de plaisanter, dit mon oncle, ce ne serait pas avec un personnage aussi puissant que M. le bailli, dont la justice, d’ailleurs, ne plaisante pas ; mais quand j’affirme que j’ai cinq pieds neuf pouces au-dessus du niveau de la mer, ce n’est pas une plaisanterie que je fais, c’est un moyen sérieux de défense que je présente. M. le bailli peut me faire mesurer s’il doute de la vérité de ma déclaration. Je pense donc…

— Monsieur Rathery, répliqua vivement le bailli, si vous continuez sur ce ton, je serai obligé de vous retirer la parole.

— Ce n’est pas la peine, répondit mon oncle, car j’ai fini. Je pense donc, ajouta-t-il en précipitant ses syllabes l’une sur l’autre, qu’on ne peut saisir un homme de ma taille pour cinquante misérables écus.

— À votre compte, dit le bailli, la contrainte par corps ne pourrait s’exercer que sur un de vos bras, une de vos jambes, peut-être même sur votre queue.

— D’abord, répliqua mon oncle, je ferai observer à M. le bailli que ma queue n’est pas en cause, ensuite je n’ai pas la prétention que m’attribue M. le bailli : je suis né indivis, et je prétends rester indivis toute ma vie ; mais, comme le gage vaut au moins le double de la créance, je prie M. le bailli d’ordonner que la sentence par corps ne pourra être exécutée qu’après que Bonteint m’aura fourni trois autres habits rouges.

— Monsieur Rathery, vous n’êtes pas ici au cabaret, je vous prie de vous souvenir à qui vous parlez ; vos propos deviennent aussi inconsidérés que votre personne.

— Monsieur le bailli, répondit mon oncle, j’ai bonne mémoire et je sais très bien à qui je parle. J’ai été trop soigneusement élevé par ma chère sœur dans la crainte de Dieu et des gendarmes pour que je l’oublie. Quant au cabaret, puisqu’il est ici question de cabaret, il est trop apprécié des honnêtes gens pour qu’il ait besoin que je le réhabilite. Si nous allons au cabaret, nous, c’est que, quand nous avons soif, nous n’avons pas le privilège de nous rafraîchir aux frais de la ville. Le cabaret, c’est la cave de ceux qui n’en ont point ; et la cave de ceux qui en ont une, ce n’est autre chose qu’un cabaret sans bouchon. Il sied mal à ceux qui boivent une bouteille de bourgogne et autre chose à leur dîner, de vilipender le pauvre diable qui se régale par-ci par-là au cabaret d’une pinte de Croix-Pataux. Ces orgies officielles où l’on s’enivre en portant des toasts au roi et au duc de Nivernais, c’est tout simplement, et euphonie à part, ce que le peuple appelle une ribote. S’enivrer à sa table, c’est plus décent, mais se griser au cabaret c’est plus noble et, surtout, plus profitable au trésor. Pour la considération qui s’attache à ma personne, elle est moins étendue que celle que peut revendiquer M. le bailli pour la sienne, attendu que moi je ne suis considéré que des honnêtes gens. Mais…

— Monsieur Rathery ! s’écriait le bailli, ne trouvant point, aux épigrammes dont le harcelait mon oncle, de réponse meilleure et plus facile, vous êtes un insolent !

— Soit, répliqua Benjamin, secouant un fétu qui s’était attaché au revers de son habit ; mais je dois en conscience prévenir monsieur le bailli que je me suis renfermé ce matin dans les bornes de la plus stricte tempérance : qu’ainsi, s’il cherchait à me faire sortir du respect que je dois à sa robe, il en serait pour ses frais de provocation.

— Monsieur Rathery, fit le bailli, vos allusions sont injurieuses à la justice, je vous condamne à trente sous d’amende.

— Voilà trois francs, dit mon oncle, mettant un petit écu sur la table verte du juge, payez-vous.

— Monsieur Rathery ! s’écria le bailli exaspéré, sortez.

— Monsieur le bailli, j’ai l’honneur de vous saluer ; mes compliments à Mme la baillive, s’il vous plaît.

— Quarante sous d’amende de plus ! hurla le juge.

— Comment ! dit mon oncle, quarante sous d’amende parce que je présente mes compliments à Mme la baillive ?… Et il sortit.

— Ce diable d’homme, disait le soir M. le bailli à sa femme, jamais je ne me serais imaginé qu’il fût si modéré. Mais qu’il se tienne bien ! j’ai lâché contre lui une contrainte par corps, et je parlerai à Bonteint pour qu’il la fasse exécuter de suite. Il apprendra ce que c’est de me braver. Quand je l’inviterai aux fêtes données par la ville, il fera chaud, et si je peux lui écorner sa clientèle…

— Fi donc ! monsieur le bailli, lui répondit sa femme, sont-ce là les sentiments d’un homme de banc d’œuvre ? Et que vous a donc fait M. Rathery ? C’est un homme si gai, si bien tourné, si aimable !

— Ce qu’il m’a fait, madame la baillive, il a osé me rappeler que votre beau-père était un gendarme, et d’ailleurs il a plus d’esprit et il est plus honnête homme que moi. Croyez-vous que ce soit peu de chose ?

Le lendemain, mon oncle ne pensait plus à la contrainte par corps obtenue contre lui ; il se dirigeait vers l’église, poudré et solennel, Mlle Minxit au côté droit et son épée au côté gauche ; il était suivi de Page, qui faisait le coquet dans son habit noisette ; d’Arthus, dont l’abdomen était enveloppé jusqu’au delà de son diamètre d’un gilet à grands ramages, entre lesquels voltigeaient de petits oiseaux ; de Millot-Rataut, qui portait une perruque couleur de brique, et dont les tibias gris de lin étaient jaspés de noir, et d’un grand nombre d’autres, dont il ne me plaît pas de livrer les noms à la postérité. Parlanta manquait seul à l’appel. Deux violons piaulaient à la tête du cortège ; Machecourt et sa femme fermaient la marche. Benjamin, toujours magnifique, semait sur son passage les dragées et les liards de l’inoculation. Gaspard, tout fier de lui servir de poche, se tenait à ses côtés, portant dans un grand sac les dragées de la cérémonie.

XV

Comment mon oncle fut arrêté par Parlanta dans ses fonctions de parrain, et mis en prison.

Mais voici bien une autre fête ! Parlanta avait reçu de Bonteint et du bailli l’ordre exprès d’exécuter la contrainte par corps pendant la cérémonie ; il avait embusqué ses recors dans le vestibule du tribunal et lui-même attendait le cortège sous le portail de l’église. Aussitôt qu’il vit le tricorne de mon oncle déboucher par l’escalier de Vieille-Rome, il alla à lui et le somma au nom du roi de le suivre en prison.

— Parlanta, répondit mon oncle, ce que tu fais là est peu conforme aux règles de la politesse française ; ne pourrais-tu pas attendre à demain pour opérer ma confiscation et venir aujourd’hui dîner avec nous ?

— Si tu y tiens beaucoup, dit Parlanta, j’attendrai : mais je te préviens que les ordres du bailli sont précis, et que je cours risque, si je passe outre, d’encourir son ressentiment dans cette vie et dans l’autre.

— Cela étant, fais ton devoir, dit Benjamin ; et il alla prier Page de prendre sa place à côté de Mlle Minxit ; puis, s’inclinant devant celle-ci avec toute la grâce que comportaient ses cinq pieds neuf pouces :

— Vous voyez, mademoiselle, que je suis forcé de me séparer de vous ; je vous prie de croire qu’il ne faut rien moins qu’une sommation au nom de Sa Majesté pour m’y déterminer. J’aurais voulu que Parlanta me laissât jouir jusqu’au bout du bonheur de cette cérémonie ; mais, ces huissiers, ils sont comme la mort : ils saisissent leur proie partout où elle se rencontre, ils l’arrachent violemment du bras de l’objet aimé, comme un enfant qui arrache par ses ailes de gaze un papillon du calice d’une rose.

— C’est aussi désagréable pour moi que pour vous, dit Mlle Minxit, faisant une moue grosse comme le poing ; votre ami est un petit homme rond comme une pelote et qui porte une perruque à marteaux ; je vais avoir l’air, à côté de lui, d’une grande perche.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? répliqua sèchement Benjamin, offensé de tant d’égoïsme, je ne puis ni vous rogner, ni amincir M. Page, ni lui prêter ma queue.

Benjamin prit congé de la société, et suivit Parlanta en sifflant son air favori :

Malbrough s’en va-t-en guerre.

Il s’arrêta un moment sur le seuil de la prison pour jeter un dernier regard sur ces espaces libres qui allaient se fermer derrière lui ; il aperçut sa sœur immobile au bras de son mari, qui le suivait d’un regard désolé ; à cette vue, il tira violemment la porte derrière lui et s’élança dans la cour.

Le soir, mon grand-père et sa femme vinrent le voir ; ils le trouvèrent perché au haut d’un escalier qui jetait à ses compagnons de captivité le reste de ses dragées, et qui riait comme un bienheureux de les voir se bousculer pour les prendre.

— Que diable fais-tu là ? lui dit mon grand-père.

— Tu le vois bien, répondit Benjamin, j’achève la cérémonie du baptême. Ne trouves-tu pas que ces hommes, qui s’agitent à nos pieds pour ramasser de fades sucreries, représentent fidèlement la société ? N’est-ce pas ainsi que les pauvres habitants de cette terre se poussent, s’écrasent, se renversent, pour s’arracher les biens que Dieu a jetés au milieu d’eux ? N’est-ce pas ainsi que le fort foule le faible aux pieds, ainsi que le faible saigne et crie, ainsi que celui qui a tout pris insulte par sa superbe ironie à celui auquel il n’a rien laissé, ainsi enfin que quand celui-ci ose se plaindre, l’autre lui donne de son pied au derrière ? Ces pauvres diables sont haletants, couverts de sueur ; ils ont les doigts meurtris, la figure déchirée ; aucun n’est sorti de la lutte sans une écorchure quelconque. S’ils avaient écouté leur intérêt bien entendu, plutôt que leurs farouches instincts de convoitise, au lieu de se disputer ces dragées en ennemis, ne se les seraient-ils pas partagées en frères ?

— C’est possible, répondit Machecourt ; mais tâche de ne pas trop t’ennuyer ce soir et de bien dormir cette nuit, car demain tu seras libre.

— Et comment cela ? fit Benjamin.

— C’est, répondit Machecourt, que, pour te tirer d’affaire, nous avons vendu notre petite vigne de Choulot.

— Et le contrat est-il signé ? demanda Benjamin.

— Pas encore, dit mon grand-père ; mais nous avons rendez-vous pour le signer ce soir.

— Eh bien ! toi, Machecourt, et vous, ma chère sœur, faites bien attention à ce que je vais vous dire : Si vous vendez votre vigne pour me tirer des griffes de Bonteint, le premier usage que je ferai de ma liberté, ce sera de quitter votre maison, et de votre vie vous ne me reverrez.

— Cependant, dit Machecourt, il faut bien qu’il en soit ainsi ; on est frère ou on ne l’est pas. Je ne veux pas te laisser en prison quand j’ai entre les mains les moyens de te rendre la liberté. Tu prends les choses en philosophe, toi, mais moi je ne suis pas philosophe. Tant que tu seras ici, je ne pourrai manger un morceau ni boire un verre de vin blanc qui me profite.

— Et moi, dit ma grand’mère, crois-tu que je pourrai m’habituer à ne plus te voir ? Est-ce que ce n’est pas à moi que notre mère t’a recommandé à son lit de mort ? Est-ce que ce n’est pas moi qui t’ai élevé ? Est-ce que je ne te regarde pas comme l’aîné de mes enfants ? Et ces pauvres enfants, c’est pitié de les voir ; depuis que tu n’es plus avec nous, on dirait qu’il y a un cercueil dans la maison. Ils voulaient tous nous suivre pour te voir, et la petite Nanette n’a jamais voulu toucher à sa croûte de pâté, disant qu’elle la gardait pour son oncle Benjamin qui était en prison, et qui n’avait que du pain noir à manger.

— C’en est trop ! dit Benjamin poussant mon grand-père par les épaules, va-t’en, Machecourt, et vous aussi, ma chère sœur, allez-vous-en, je vous en prie, car vous me feriez commettre une faiblesse ; mais, je vous en préviens, si vous vous avisez de vendre votre vigne pour payer ma rançon, jamais de ma vie je ne vous reverrai.

— Allons, grand niais, poursuivit ma grand’mère, est-ce qu’un frère ne vaut pas mieux qu’une vigne ? Ne ferais-tu pas pour nous ce que nous faisons pour toi, si l’occasion se présentait, et quand tu seras riche, ne nous aideras-tu pas à établir nos enfants ? Avec ton état et tes talents, tu peux nous rendre au centuple ce que nous te donnons aujourd’hui. Et que dirait-on de nous, mon Dieu ! dans le public, si nous te laissions sous les verrous pour une dette de cent cinquante francs ? Allons, Benjamin, sois bon frère, ne nous rends pas tous malheureux en t’obstinant à rester ici.

Pendant que ma grand’mère parlait, Benjamin avait sa tête cachée entre ses mains et cherchait à comprimer les larmes qui s’amassaient sous sa paupière.

— Machecourt, s’écria-t-il tout à coup, je n’en puis plus, fais-moi apporter un petit verre par Boutron, et viens m’embrasser. Tiens, dit-il en le pressant sur sa poitrine à le faire crier, tu es le premier homme que j’embrasse, et depuis la dernière fois que j’ai eu le fouet, voilà les premières larmes que je verse.

Et en effet il fondait en larmes, mon pauvre oncle ; mais le geôlier ayant apporté deux petits verres, il n’eût pas plus tôt vidé le sien qu’il devint calme et azuré comme un ciel d’avril après une averse.

Ma grand’mère chercha de nouveau à l’attendrir ; mais il resta froid sous ses paroles comme un glaçon sous les rayons de la lune.

La seule chose qui le préoccupât, c’était que le geôlier l’eût vu pleurer ; il fallut donc, bon gré, mal gré, que Machecourt gardât sa vigne.

XVI

Un déjeuner en prison – Comment mon oncle sortit de prison.

Le lendemain matin, comme mon oncle se promenait dans la cour de la prison, sifflant un air connu, Arthus entra, suivi de trois hommes qui portaient des hottes couvertes de linge blanc.

— Bonjour, Benjamin ! s’écria-t-il, nous venons déjeuner avec toi, puisque tu ne peux déjeuner avec nous.

En même temps défilaient Page, Rapin, Guillerand, Millot-Rataut et Machecourt. Parlanta se tenait en arrière, un peu décontenancé ; mon oncle alla à lui et, lui prenant la main :

— Eh bien ! Parlanta, lui dit-il, est-ce que tu me gardes rancune de ce que je t’ai fait hier manquer un bon dîner ?

— Au contraire, répondit Parlanta, j’avais peur que tu m’en voulusses toi-même de ce que je ne t’avais pas laissé achever ton baptême.

— Sais-tu bien, Benjamin, interrompit Page, que nous nous sommes cotisés pour te tirer d’ici ; mais, comme nous ne sommes pas en argent comptant, nous faisons comme si l’argent n’était pas inventé, nous donnons à Bonteint nos services respectifs, chacun selon sa profession. Moi, je lui plaiderai sa première affaire ; Parlanta lui griffonnera deux assignations ; Arthus lui fera son testament ; Rapin lui donnera deux ou trois consultations qui lui coûteront plus cher qu’il ne pense ; Guillerand donnera, tant bien que mal, des leçons de grammaire à ses enfants ; Rataut, qui n’est rien, attendu qu’il est poète, s’engage sur l’honneur à acheter chez lui tous les habits dont il aura besoin pendant deux ans, ce qui, selon moi et lui, ne l’engage pas à grand chose.

— Et Bonteint accepte-t-il ? fit Benjamin.

— Comment, dit Page, s’il accepte ! il reçoit des valeurs pour plus de cinq cents francs. C’est Rapin qui a arrangé cette affaire hier avec lui ; il n’y a plus qu’à rédiger les conditions.

— Eh bien ! dit mon oncle, je veux prendre ma part de cette bonne action ; je m’engage, moi, à le traiter, sans mémoire aucun, des deux premières maladies qui lui viendront. Si je le tue de la première, sa femme aura la survivance pour la seconde ; quant à toi, Machecourt, je te permets de souscrire pour un broc de vin blanc.

Pendant ce temps-là, Arthus avait fait dresser la table chez le geôlier. Il tirait lui-même de leur hotte ses plats, qui s’étaient un peu transvasés les uns dans les autres, et il les mettait dans leur ordre et place sur la table.

Quand tout fut arrangé à sa fantaisie :

— Allons, s’écria-t-il, à table, et trêve de bavardage, je n’aime pas être dérangé quand je mange, vous aurez tout le temps de jaser au dessert.

Le déjeuner ne se ressentait nullement du lieu où il se célébrait. Machecourt seul était un peu triste, car l’arrangement pris avec Bonteint par les amis de mon oncle lui semblait une plaisanterie.

— Allons donc, Machecourt ! s’écria Benjamin, ton verre est toujours dans ta main plein ou vide ; est-ce moi qui suis, ou toi qui es prisonnier ? À propos, messieurs, savez-vous que Machecourt a failli hier commettre une bonne action : il voulait vendre sa bonne vigne de Choulot, pour payer ma rançon à Bonteint.

— C’est magnifique ! s’écria Page.

— C’est succulent ! dit Arthus.

— C’est un trait comme j’en vois dans la morale en action, poursuivit Guillerand.

— Messieurs, interrompit Rapin, il faut honorer la vertu partout où l’on a le bonheur de la posséder ; je propose donc que, toutes les fois que Machecourt sera à table avec nous, il lui soit décerné un fauteuil.

— Adopté ! s’écrièrent ensemble tous les convives, et à la santé de Machecourt !

— Ma foi, dit mon oncle, je ne sais pas pourquoi on a si peur de la prison. Ce chapon n’est-il pas aussi tendre et ce bordeaux aussi parfumé de ce côté-ci que de l’autre côté du guichet ?

— Oui, dit Guillerand, tant qu’il y a de l’herbe le long du mur où elle est attachée, la chèvre ne sent pas son lien : mais, quand la place est nette, elle se tourmente et cherche à le rompre.

— Aller de l’herbe qui croît dans la vallée, répondit mon oncle, à celle qui croît sur la montagne, voilà la liberté de la chèvre ; mais la liberté de l’homme, c’est de ne faire que ce qui lui convient. Celui dont on a confisqué le corps et auquel on laisse la faculté de penser à son gré, est cent fois plus libre que celui dont on tient l’âme captive aux chaînes d’une occupation odieuse. Le prisonnier passe sans doute de tristes heures à contempler, à travers ses barreaux, le chemin qui fuit dans la plaine et va se perdre sous les ombrages bleuâtres de quelque lointaine forêt. Il voudrait être la pauvre femme qui mène sa vache le long du chemin en tournant son fuseau, ou le pauvre bûcheron qui s’en va couvert de ramées vers sa chaumine qui fume par dessus les arbres. Mais cette liberté d’être où l’on voudrait, d’aller droit devant soi tant qu’on n’est pas las ou qu’on n’est pas arrêté par un fossé, à qui appartient-elle ? Le paralytique n’est-il pas en prison dans son lit, le marchand dans sa boutique, l’employé dans son bureau, le bourgeois entre l’enceinte de sa petite ville, le roi entre les limites de son royaume et Dieu lui-même entre cette circonférence glacée qui borne les mondes ? Tu vas haletant et ruisselant de sueur sur un chemin brûlé par le soleil : voici de grands arbres qui étalent à côté de toi leurs hauts étages de verdure et qui secouent comme par ironie leurs feuilles jaunes sur ta tête : tu voudrais bien, n’est-ce pas, te reposer un instant sous leurs ombres et essuyer tes pieds dans la mousse qui tapisse leurs racines ; mais entre eux et toi il y a six pieds de murs ou les barreaux acérés d’une grille. Arthus, Rapin, et vous tous qui n’avez qu’un estomac, qui ne savez que dîner après avoir déjeuné, je ne sais si vous comprenez ; mais Millot-Rataut, qui est tailleur et qui fait des Noëls, me comprendra, lui. J’ai souvent désiré suivre dans ses pérégrinations vagabondes le nuage qui s’en allait aux vents par le ciel. Souvent quand, accoudé sur ma fenêtre, je suivais en rêvant la lune qui semblait me regarder comme une face humaine, j’aurais voulu m’envoler comme une bulle d’air vers ces mystérieuses solitudes qui passaient au-dessus de ma tête et j’aurais donné tout au monde pour m’asseoir un instant sur un de ces gigantesques pitons qui déchirent la blanche surface de la planète. N’étais-je pas alors aussi captif sur la terre que le pauvre prisonnier entre les hautes murailles de la prison ?

— Messieurs, dit Page, il faut convenir d’une chose : la prison est trop bonne et trop douce pour le riche. Elle le corrige en enfant gâté, comme cette nymphe qui donnait le fouet à l’Amour avec une rose. Si vous permettez au riche d’apporter dans sa prison sa cuisine, sa cave, sa bibliothèque, son salon, ce n’est plus un condamné qu’on punit, c’est un bourgeois qui change de logis. Vous êtes là devant un bon feu, enchâssé dans la ouate de votre robe de chambre ; vous digérez les pieds sur vos chenets, l’estomac tout parfumé de truffes et de champagne ; la neige voltige aux barreaux de votre fenêtre ; vous, cependant, vous jetez vers le plafond la fumée blanche de votre cigare. Vous rêvez, vous pensez, vous faites des châteaux en Espagne ou des vers. À côté de vous est votre gazette, cette amie qu’on quitte, qu’on rappelle et qu’on congédie définitivement quand elle devient trop ennuyeuse. Qu’y a-t-il donc, dites-le-moi, dans cette situation, qui ressemble à une peine ? N’avez-vous pas ainsi passé, sans sortir de chez vous, des heures, des jours, des semaines entières ? Que fait cependant le juge qui a eu la barbarie de vous condamner à ce supplice ? Il est à l’audience depuis onze heures du matin, grelottant dans sa robe noire, qui écoute les patenôtres d’un avocat qui rabâche. Pendant ce temps, le catarrhe aux griffes engourdies le saisit aux poumons, ou l’engelure de sa dent aiguë le mord aux orteils. Vous dites que vous n’êtes pas libre ! au contraire, vous êtes cent fois plus libre que dans votre maison ; toute votre journée vous appartient : vous vous levez, vous vous couchez quand il vous plaît, vous faites ce qui vous convient, et vous n’êtes plus obligé de vous faire la barbe.

» Voici Benjamin, par exemple, qui est prisonnier : croyez-vous que Bonteint lui ait joué un si mauvais tour en le faisant enfermer ici ? Il était obligé de se lever souvent avant que les réverbères fussent éteints. Il allait un bas à l’envers, de porte en porte, visiter la langue de celui-ci, expertiser le pouls de celui-là. Quand il avait fini d’un côté, il lui fallait recommencer de l’autre ; il se crottait dans les chemins de traverse jusqu’à sa queue, et son paysan n’avait la plupart du temps à lui offrir que du caillé et du pain violet. Quand il était rentré chez lui bien harassé, qu’il était bien établi dans son lit, qu’il commençait à goûter les douceurs du premier sommeil, on venait l’éveiller brutalement pour aller au secours de M. le maire qui étouffait d’une indigestion, ou de la femme du bailli qui accouchait de travers. Maintenant, le voici débarrassé de tout ce tracas. Il est ici comme le rat dans son fromage de Hollande. Bonteint lui a fait une petite rente qu’il mange en philosophe. C’est véritablement le pavot de l’Évangile, qui ne saigne ni ne purge et qui cependant est bien nourri, qui ne coud ni ne file et qui est vêtu d’une magnifique robe rouge. En vérité, nous sommes bien dupes de le plaindre et bien ennemis de son bien-être de chercher à le tirer d’ici.

— On est bien ici, soit, répondit mon oncle ; mais j’aimerais tout autant être mal ailleurs. Cela ne m’empêchera pas de convenir, ainsi que vous l’a démontré Page, non seulement que la prison est trop douce pour le riche, mais encore qu’elle l’est trop pour tout le monde. Il est dur sans doute de crier à la loi quand elle flagelle un malheureux : « Frappe plus fort, tu ne lui fais pas assez de mal ; » mais il faut bien se garder aussi de cette philanthropie inintelligente et myope qui ne voit rien au-delà de son infortune. De véritables philosophes comme Guillerand, comme Millot-Rataut, comme Parlanta, en un mot comme nous le sommes tous, ne doivent considérer les hommes qu’en masse, ainsi qu’on considère un champ de blé. C’est toujours du point de l’intérêt public qu’une question sociale doit être examinée. Vous vous êtes distingué par un beau fait d’armes et le roi vous décore de la croix de Saint-Louis, croyez-vous que c’est parce qu’il vous veut du bien et dans l’intérêt de votre gloire individuelle que Sa Majesté vous autorise à porter sa gracieuse effigie sur votre poitrine ? Hélas ! non, mon pauvre brave ; c’est dans son intérêt d’abord et ensuite dans celui de l’État ; c’est pour que ceux qui ont, comme vous, du sang chaud dans les veines, vous voyant si généreusement récompensé, imitent votre exemple. Maintenant, au lieu d’une bonne action, c’est un crime que vous avez commis ; ce ne sont plus trois ou quatre hommes qui diffèrent de vous par le collet de leur habit, c’est un bon bourgeois de votre pays que vous avez tué. Le juge vous a condamné à mort et le roi a refusé de vous faire grâce. Il ne vous reste plus maintenant qu’à rédiger votre confession générale et à commencer votre complainte. Or, quel sentiment a donc dicté au juge votre sentence ? A-t-il voulu débarrasser la société de vous, comme quand on tue un chien enragé, ou vous punir comme quand on fouette un enfant maussade ? D’abord, s’il n’eût voulu que vous retrancher de la société, un cachot bien profond avec portes bien épaisses et une meurtrière pour toute fenêtre suffisaient très bien pour cela. Ensuite, le juge condamne souvent à la mort un homme qui a tenté de se suicider, et à la prison un malheureux auquel il sait que la prison sera hospitalière. Est-ce donc pour les punir qu’il octroie à ces deux vauriens précisément ce qu’ils demandent ? qu’il fait à celui-ci, pour lequel l’existence est une torture, l’opération de la vie, et qu’il accorde à celui-là, qui n’a ni pain, ni toit, un lieu de refuge ? Le juge ne veut qu’une chose, il veut effrayer par votre supplice ceux qui seraient tentés d’imiter votre exemple.

» Peuple, garde-toi de tuer, voilà tout ce que signifie votre sentence. Si vous pouviez mettre à votre place sous le couteau un mannequin qui vous ressemblât, cela serait fort égal au juge ; si même, après que le bourreau vous a coupé la tête et l’a montrée au peuple, il pouvait vous ressusciter, je suis bien sûr qu’il le ferait volontiers : car au demeurant le juge est bonhomme et il ne voudrait pas que sa cuisinière tuât un poulet sous ses yeux.

» On crie bien haut, et vous le proclamez vous-mêmes, qu’il vaut mieux absoudre dix coupables que de condamner un innocent. C’est la plus déplorable des absurdités qu’ait enfantées la philanthropie à la mode ; c’est un principe antisocial. Je soutiens, moi, qu’il vaut mieux condamner dix innocents que d’absoudre un seul coupable.

À ces mots tous les convives crièrent haro sur mon oncle.

— Non, parbleu ! s’écrie mon oncle, je ne plaisante pas, et ce sujet n’est pas de ceux à la face desquels on puisse rire. J’exprime une conviction ferme, puissante et depuis longtemps arrêtée. Toute la cité s’apitoie sur le sort d’un innocent qui monte à l’échafaud ; les gazettes retentissent de lamentations, et vos poètes le prennent pour le martyr de leurs drames. Mais combien d’innocents périssent dans vos fleuves, sur vos grands chemins, dans le creux de vos mines, et jusque dans vos ateliers, broyés sous la dent féroce de vos machines, ces gigantesques animaux qui saisissent un homme par surprise et qui l’engloutissent sous vos yeux sans que vous puissiez lui porter secours ! Cependant, leur mort vous arrache à peine une exclamation ; vous passez, et, quelques pas plus loin, vous n’y pensez plus. Vous ne songez pas même en dînant à en parler à votre épouse. Le lendemain, la gazette l’enterre dans un coin de sa feuille, elle jette sur lui quelques lignes de lourde prose et tout est fini ! Pourquoi cette indifférence pour l’un et cette surabondance de pitié pour l’autre ? Pourquoi sonner le glas de celui-ci avec une clochette et le glas de celui-là avec une grosse cloche ? Un juge qui se trompe, est-ce un accident plus terrible qu’une diligence qui verse ou qu’une machine qui se détraque ? Mes innocents, à moi, ne font-ils pas un aussi grand trou que les vôtres dans la société ? ne laissent-ils pas comme les vôtres une femme veuve et des enfants orphelins ?

» Sans doute il n’est pas agréable d’aller à l’échafaud pour un autre, et moi qui vous parle je conviens que si la chose m’arrivait, j’en serais très contrarié. Mais, par rapport à la société, qu’est-ce que ce peu de sang que verse le bourreau ? la goutte d’eau qui suinte d’un réservoir, le gland meurtri qui tombe d’un chêne. Un innocent condamné par un juge, c’est une conséquence de la distribution de la justice, comme la chute d’un couvreur du haut d’une maison est la conséquence de ce que l’homme s’abrite sous un toit. Sur mille bouteilles que coule un ouvrier, il en casse au moins une ; sur mille arrêts que rend un juge, il faut qu’il y en ait au moins un de travers. C’est un mal prévu, et contre lequel il n’y aurait d’autre remède nécessaire que de supprimer toute justice. Soit une vieille femme qui épluche des lentilles : que diriez-vous d’elle si, dans la crainte d’en jeter une bonne à terre, elle conservait toutes les ordures qui s’y trouvent ? N’en serait-il pas de même d’un juge qui, dans la crainte de condamner un innocent, absoudrait dix coupables ?

» Puis la condamnation d’un innocent est chose rare ; elle fait époque dans les annales de la justice. Il est presque impossible qu’il se réunisse contre un homme un concours fortuit de circonstances telles qu’elles fassent peser sur lui des charges dont il ne puisse se justifier. Quand bien même, du reste, il en serait ainsi, je soutiens, moi, qu’il y a dans la pose d’un accusé, dans son regard, dans son geste, dans le son de sa voix, des éléments de conviction auxquels le juge ne peut se soustraire. Puis la mort d’un innocent, ce n’est qu’un malheur particulier, tandis que l’absolution d’un coupable est une calamité publique. Le crime écoute à la porte de vos salles d’audience ; il sait ce qui se passe, il calcule les chances de salut que lui laisse votre indulgence. Il vous applaudit quand, par une circonspection exagérée, il vous voit absoudre un coupable ; car c’est lui-même que vous absolvez. Il ne faut pas, sans doute, que la justice soit trop sévère ; mais, quand elle est trop indulgente, elle abdique, elle s’annule elle-même. Dès lors, les hommes prédestinés au crime s’abandonnent sans crainte à leurs instincts, ils ne voient plus dans leurs rêves la face sinistre du bourreau ; entre eux et leurs victimes il n’y a plus d’échafaud qui se dresse ; ils vous prennent votre argent pour peu qu’ils en aient besoin, et votre vie pour peu qu’elle les gêne. Vous vous applaudissez, bonhomme, d’avoir sauvé un innocent de la hache, mais vous en avez fait périr vingt par le poignard. C’est dix-neuf meurtres qui restent à votre compte.

» Et maintenant je reviens à la prison. La prison, pour qu’elle inspire une salutaire terreur, doit être un lieu de gêne et de misère. Cependant, il y a en France quinze millions d’hommes qui sont plus misérables dans leurs maisons que le prisonnier sous vos verrous. Trop heureux l’homme des champs, s’il connaissait son bonheur ! dit le poète. Cela est bon dans une églogue. L’homme des champs, c’est le chardon de la montagne ; il ne passe pas un ardent rayon de soleil qui ne le brûle, pas un souffle de bise qui ne le morde, pas une averse qu’il ne l’essuie ; il travaille depuis l’angélus du matin jusqu’à celui du soir ; il a un vieux père, et il ne peut adoucir pour lui les rigueurs de la vieillesse ; il a une belle femme, et il ne peut lui donner que des haillons ; il a des enfants, marmaille affamée qui demande incessamment du pain, et souvent il n’y en a pas une miette dans la huche. Le prisonnier, au contraire, lui, est chaudement vêtu, il est suffisamment nourri ; avant d’avoir un morceau de pain à se mettre sous la dent, il n’est pas obligé de le gagner. Il rit, il chante, il joue, il dort tant qu’il veut sur sa paille, et il est encore l’objet de la pitié publique. Des personnes charitables s’organisent en société pour lui rendre sa prison moins rude, et elles font si bien qu’au lieu d’une peine elles lui en font une récompense. De belles dames font mijoter son pot et lui trempent sa soupe ; elles le moralisent avec du pain blanc et de la viande. Assurément, à la liberté besogneuse des champs ou de l’atelier, cet homme préférera la captivité insouciante et pleine de bon temps de la prison. La prison, ce doit être l’enfer de la cité : je voudrais qu’elle s’élevât au milieu de la place publique, sombre et vêtue de noir comme le juge ; qu’à travers ses petites fenêtres grillées, elle jetât comme des sinistres regards aux passants ; qu’au lieu de chants, il ne surgît de son enceinte que des bruits de chaînes ou des aboiements de molosses ; que le vieillard craignît de se reposer sous ses murs ; que l’enfant n’osât jouer sous son ombre ; que le bourgeois attardé se détournât de son chemin pour l’éviter et s’éloignât d’elle comme il s’éloigne du cimetière. Ce n’est qu’à cette condition que vous obtiendrez de la prison le résultat que vous en attendez.

Mon oncle discuterait peut-être encore si M. Minxit ne fût arrivé pour couper court à ses arguments. Le brave homme ruisselait de sueur, il humait l’air comme un marsouin échoué sur la grève et était rouge comme la trousse de mon oncle.

— Benjamin ! s’écria-t-il en s’essuyant le front, je venais te chercher, pour déjeuner avec moi.

— Comment cela, monsieur Minxit ? s’écrièrent tous les convives à la fois.

— Eh ! parbleu, c’est que Benjamin est libre ; voilà toute l’énigme. Ceci, ajouta-t-il en tirant un papier de sa poche et le remettant à Boutron, c’est la quittance de Bonteint.

— Bravo, monsieur Minxit ! Et tout le monde se levant, le verre à la main, but à la santé de M. Minxit. Machecourt essaya de se lever, mais il retomba sur sa chaise : la joie lui avait fait perdre presque l’usage de ses sens. Benjamin jeta par hasard sur lui un coup d’œil.

— Ah çà ! Machecourt, s’exclama-t-il, est-ce que tu es fou ! Bois à la santé de Minxit, ou je te saigne à l’instant même.

Machecourt se leva machinalement, vida son verre d’un seul trait et se mit à pleurer.

— Mon bon monsieur Minxit, poursuivit Benjamin, que j…

— Bon, dit celui-ci, je vois ce que c’est : tu te disposes à me remercier ; eh bien, je t’en dispense, mon pauvre garçon ; c’est pour mes beaux yeux et non pour les tiens que je te tire d’ici ; tu sais bien que je ne peux me passer de toi. Allez, messieurs, dans toutes les actions qui vous paraissent les plus généreuses, il n’y a que l’égoïsme. Si cette maxime n’est pas consolante, ce n’est pas ma faute, mais elle est vraie.

— Monsieur Boutron, fit Benjamin, la quittance de Bonteint est-elle en règle ?

— Je n’y vois de défectueux qu’un gros pâté que l’honnête marchand de drap y a ajouté sans doute pour paraphe.

— En ce cas, messieurs, dit Benjamin, permettez que j’aille annoncer moi-même cette bonne nouvelle à ma chère sœur.

— Je te suis, dit Machecourt, je veux être témoin de sa joie ; jamais je n’ai été aussi heureux depuis le jour que Gaspard est venu au monde.

— Vous permettez…, dit M. Minxit, se mettant à table. Monsieur Boutron, un couvert ! Du reste, messieurs, à charge de revanche : ce soir, je vous invite à souper à Corvol.

Cette proposition fut accueillie avec acclamation par tous les convives. Après déjeuner, ils se retirèrent au café en attendant l’heure de partir.

XVII

Un voyage à Corvol.

Le garçon vint prévenir mon oncle qu’il y avait à la porte une vieille femme qui demandait à lui parler.

— Fais-la rentrer, dit Benjamin, et sers-lui quelque chose dont elle se rafraîchisse.

— Oui, répondit le garçon, mais c’est que la vieille n’est pas ragoûtante du tout ; elle est éraillée, et elle pleure des larmes grosses comme mon petit doigt.

— Elle pleure ! s’écria mon oncle, et pourquoi, drôle, ne m’as-tu pas dit cela tout de suite ?

Et il se hâta de sortir.

La vieille femme qui réclamait mon oncle versait en effet de grosses larmes qu’elle essuyait avec un vieux morceau d’indienne rouge.

— Qu’avez-vous, ma bonne ? lui dit Benjamin d’un ton de politesse qu’il ne prenait pas avec tout le monde, et que puis-je pour votre service ?

— Il faut, dit la vieille, que vous veniez à Sembert voir mon fils qui est malade.

— Sembert ! ce village qui est au sommet des Monts-le-Duc ? mais c’est à moitié chemin du ciel !… C’est égal, je passerai demain chez vous dans la soirée.

— Si vous ne venez aujourd’hui, dit la vieille, demain, c’est le prêtre avec sa croix noire qui viendra, et peut-être est-il déjà trop tard, car mon fils est atteint du charbon.

— Voilà qui est fâcheux pour votre fils et pour moi ; mais, pour arranger tout le monde, ne pourriez-vous pas vous adresser à mon confrère Arnout ?

— Je me suis adressée à lui ; mais comme il connaît notre misère et qu’il sait qu’il ne sera pas payé de ses visites, il n’a pas voulu se déranger.

— Comment ! dit mon oncle, vous n’avez pas de quoi payer votre médecin ? En ce cas, c’est autre chose, cela me regarde. Je ne vous demande que le temps d’aller vider un petit verre que j’ai laissé sur la table, et je vous suis. À propos, nous aurons besoin de quinquina : tenez, voilà un petit écu, allez chez Pétrier en acheter quelques onces ; vous lui direz que je n’ai pas eu le temps de faire l’ordonnance.

Un quart d’heure après, mon oncle se hissait côte à côte avec la vieille femme le long de ces pentes incultes et sauvages qui prennent leurs racines dans le faubourg de Bethléem et se terminent par le vaste plateau au faîte duquel le hameau de Sembert est perché.

De leur côté, les hôtes de M. Minxit partaient dans une charrette attelée de quatre chevaux. Les habitants du faubourg de Beuvron s’étaient mis, leur chandelle à la main, sur le seuil de leurs portes, pour les voir passer, et c’était en effet un phénomène plus curieux que celui d’une éclipse. Arthus chantait : Aussitôt que la lumière ; Guillerand, Malbrough s’en va-t’en guerre ; et le poète Millot, qu’on avait attaché à une ridelle de la voiture parce qu’il ne paraissait pas très solide, entonnait son grand Noël. M. Minxit s’était piqué d’une magnificence extraordinaire ; il donna à ses convives un souper mémorable et dont on parle encore à Corvol. Malheureusement, il avait tellement prodigué les rasades, que, dès le second service, ses hôtes ne pouvaient plus lever leur verre. Benjamin arriva sur ces entrefaites : il était harassé de fatigue et d’une humeur à tout massacrer, car son malade lui était passé entre les mains, et il était tombé deux fois en route. Mais il n’était chez lui ni chagrins ni contrariétés qui tinssent pied devant une nappe bien blanche et parée de bouteilles : il se mit donc à table comme si de rien n’eût été.

— Tes amis, lui dit M. Minxit, sont des mazettes ; pour des huissiers, des fabricants et des maîtres d’école, je les aurais crus plus solides ; je n’aurai pas la satisfaction de leur offrir du champagne. Tiens, voici Machecourt qui ne te reconnaît plus, et Guillerand qui présente à Arthus sa tabatière au lieu de son verre.

— Que voulez-vous, répondit Benjamin, tout le monde n’est pas de votre force, monsieur Minxit.

— Oui, répliqua le brave homme, flatté du compliment, mais qu’allons-nous faire de tous ces poulets mouillés ? Je n’ai pas de lit pour eux tous, et ils sont hors d’état de pouvoir retourner ce soir à Clamecy.

— Parbleu ! vous voilà bien embarrassé, dit mon oncle ; qu’on étende de la paille dans votre grange, et au fur et à mesure qu’ils s’endormiront vous les ferez porter sur cette litière ; on les couvrira, de peur qu’ils ne s’enrhument, avec le grand paillasson que vous mettez sur votre couche de petites raves pour la garantir de la gelée.

— Tu as ma foi raison, dit M. Minxit.

Il fit venir deux musiciens commandés par le sergent, et le plan donné par mon oncle fut exécuté dans toute sa teneur. Millot ne tarda pas à s’endormir : le sergent le prit sur son épaule et l’emporta comme une boîte d’horloge. Le transport de Rapin, de Parlanta et des autres ne présenta pas de sérieuses difficultés ; mais, quand on en vint à Arthus, on le trouva si pesant qu’il fallut le laisser dormir sur place. Quant à mon oncle, il avait vidé sa dernière rasade de champagne ; il se dirigea à son tour vers la grange et leur souhaita le bonsoir.

Le lendemain matin, quand les hôtes de M. Minxit se levèrent, ils ressemblaient à des pains de sucre qu’on tire de leurs caisses, et il fallut mettre tous les domestiques du logis en réquisition pour les débarrasser de la paille dont ils étaient enveloppés. Après avoir déjeuné avec le second service qu’ils avaient laissé intact la veille, ils repartirent au grand trot de leurs quatre chevaux.

Ils fussent arrivés fort heureusement à Clamecy sans un petit incident qui leur survint en route : la voiture, surexcitée par le fouet, versa dans un des mille cloaques dont le chemin était alors semé, et ils tombèrent tous pêle-mêle dans la boue. Le poète Millot, qui était toujours malheureux, eut la maladresse de se trouver sous Arthus.

Benjamin, heureusement pour son habit, était resté à Corvol. M. Minxit avait à dîner ce jour-là tous les notables du pays, et, entre autres, deux gentilshommes. L’un de ces illustres convives était M. de Pont-Cassé, mousquetaire rouge ; l’autre était un mousquetaire de la même couleur, ami de M. de Pont-Cassé, et que celui-ci avait invité à passer quelques semaines dans son reste de Castel. Or, M. de Pont-Cassé, dans la confidence duquel nous avons mis nos lecteurs, n’aurait pas été fâché de réparer les avaries qu’avait éprouvées sa fortune avec celle de M. Minxit, et il flairait Arabelle, bien qu’il dît souvent à son ami que c’était un insecte né dans l’urine. Celle-ci s’était laissé piper par l’extravagance de ses belles manières ; elle le trouvait bien plus beau avec ses plumes fanées, et bien plus aimable avec son fatras de cour, que mon oncle avec son esprit sans prétention et son habit rouge. Mais M. Minxit, qui était un homme non seulement d’esprit, mais de bon sens, n’était pas du tout de cet avis ; M. de Pont-Cassé eût été colonel, qu’il ne lui eût point donné sa fille. Il avait retenu Benjamin à dîner afin qu’Arabelle pût établir entre ses deux adorateurs une comparaison qu’il croyait ne devoir pas être à l’avantage du mousquetaire, et aussi parce qu’il comptait sur mon oncle pour effacer le clinquant des deux gentilshommes et mortifier leur orgueil.

Benjamin, en attendant le dîner, alla faire un tour dans le village. En sortant de chez M. Minxit, il avisa une paire d’officiers qui tenaient le haut de la rue et ne se seraient pas dérangés pour une malle-poste, ce dont les paysans étaient fort ébahis. Mon oncle n’était pas homme à se préoccuper de si peu ; cependant en passant près d’eux, il ouït très distinctement l’un des hobereaux qui disait à son compagnon : « Tiens, voici le drôle qui prétend épouser Mlle Minxit. » Mon oncle eut un instant envie de leur demander pourquoi ils le trouvaient si drôle, mais il réfléchit qu’il serait peu séant, quoiqu’il se souciât assez ordinairement fort peu des bienséances, de se donner en spectacle aux habitants de Corvol. Il fit donc comme s’il n’avait rien entendu, et entra chez son ami le tabellion.

— Je viens, lui dit-il, de rencontrer dans la rue deux espèces de homards empanachés qui m’ont presque insulté ; pourriez-vous me dire à quelle famille de crustacés appartiennent ces drôles ?

— Ah ! diable, fit le tabellion quasi effrayé, n’allez pas tourner de ce côté vos plaisanteries ; l’un d’eux, M. de Pont-Cassé, est le plus dangereux duelliste de notre époque, et de tous ceux qui sont allés avec lui sur le pré, personne n’est encore revenu sain et sauf.

— Nous verrons bien, dit mon oncle.

Deux heures ayant sonné au clocher du bourg, il prit son ami le tabellion par le bras et se rendit avec lui chez M. Minxit ; la société était déjà réunie dans le salon, et l’on n’attendait plus qu’eux pour se mettre à table.

Les deux hobereaux, qui se croyaient avec ces manants comme dans un pays conquis, s’emparèrent de prime abord de la conversation. M. de Pont-Cassé ne cessait de friser ses moustaches, de parler de la cour, de ses duels et de ses prouesses amoureuses. Arabelle, qui n’avait jamais ouï choses si magnifiques, prenait un grand plaisir à ses discours. Mon oncle s’en aperçut bien, mais comme Mlle Minxit lui était indifférente, cela ne le regardait, pensait-il, en aucune façon. M. de Pont-Cassé, piqué du peu d’effet qu’il produisait sur Benjamin, lui adressa quelques allusions qui effleuraient l’insolence ; mais mon oncle, sûr de sa force, dédaignait d’y faire attention, et ne s’occupait que de son verre et de son assiette. M. Minxit se scandalisa de la voracité insoucieuse de son champion.

— Tu ne comprends donc pas ce que veut dire M. de Pont-Cassé ! s’écria le bonhomme ; à quoi penses-tu donc, Benjamin ?

— À dîner, monsieur Minxit, et je vous conseille d’en faire autant ; car c’est pour cela que vous nous avez invités, je pense.

M. de Pont-Cassé avait trop d’orgueil pour croire qu’on pût l’épargner ; il prit le silence de mon oncle pour un aveu de son infériorité, et il en vint à des attaques plus directes.

— Je vous ai entendu appeler de Rathery, dit-il à Benjamin ; j’ai connu, c’est-à-dire j’ai vu, car on ne connaît pas de pareilles gens, un Rathery dans les palefreniers du roi ; serait-ce, par hasard, votre parent ?

Mon oncle dressa les oreilles comme un cheval qui reçoit un coup de fouet.

— Monsieur de Pont-Cassé, répondit-il, les Rathery ne se sont jamais faits domestiques de cour, sous quelque livrée que ce fût. Les Rathery ont l’âme fière, monsieur ; ils ne veulent manger que le pain qu’ils gagnent, et ce sont eux qui paient, avec quelques millions d’autres, les gages de cette valetaille de toutes les couleurs qu’on veut bien appeler courtisans !

Il se fit un silence solennel dans l’assemblée, et chacun applaudissait mon oncle du regard.

— Monsieur Minxit, ajouta-t-il, un morceau, s’il vous plaît, de ce pâté ; il est excellent, et je parierais bien que le lièvre avec lequel on l’a fait n’était pas gentilhomme.

— Monsieur, dit l’ami de M. de Pont Cassé, prenant une attitude martiale, que voulez-vous dire avec votre lièvre ?

— Qu’un gentilhomme, répondit froidement mon oncle, ne serait pas bon dans un pâté ; voilà tout ce que je voulais dire.

— Messieurs, dit M. Minxit, il est bien entendu que vos discussions ne doivent pas dépasser les bornes de la plaisanterie.

— Entendu, dit M. de Pont-Cassé ; à la rigueur, les allusions de M. de Rathery seraient bien de nature à offenser deux officiers du roi, qui n’ont pas l’honneur d’être, comme lui, de la roture ; cependant, à son habit rouge et à sa grande épée, je l’avais pris d’abord pour un des nôtres, et je tressaille encore, comme l’homme qui a été sur le point de prendre un serpent pour une anguille, en songeant que j’ai failli fraterniser avec lui. Il n’y a que cette grande queue qui frétille sur ses épaules qui m’a détrompé.

— Monsieur de Pont-Cassé, s’écria M. Minxit, je ne souffrirai point…

— Laissez, mon bon monsieur Minxit, fit mon oncle ; l’insolence est l’arme de ceux qui ne savent pas manier la flexible houssine de la plaisanterie. Pour moi, je n’ai aucune erreur à me reprocher à l’égard de M. de Pont-Cassé, car je n’ai pas encore fait attention à lui.

— À la bonne heure, dit M. Minxit.

Le mousquetaire, qui se piquait d’être un mystificateur fort plaisant, et qui savait que, dans les combats de l’esprit comme dans ceux de l’épée, la fortune est journalière, ne se découragea pas pour cela.

— Monsieur Rathery, poursuivit-il, monsieur le chirurgien Rathery, savez-vous qu’entre nos deux professions il y a plus d’analogie que vous ne le pensez ; je parierais mon cheval alezan brûlé contre votre habit rouge que vous avez tué plus de monde cette année que moi dans ma dernière campagne.

— Vous gagneriez, monsieur de Pont-Cassé, répondit froidement mon oncle, car cette année j’ai eu le malheur de perdre un malade ; il est mort hier du charbon.

— Bravo, Benjamin ! bravo, le peuple ! s’écria M. Minxit, ne pouvant plus contenir sa joie. Vous voyez, mon gentilhomme, que tous les gens d’esprit ne sont pas à la cour.

— Vous en êtes plus que tout autre la preuve, monsieur Minxit, répondit le mousquetaire, déguisant la mortification de sa défaite sous un front serein.

Pendant ce temps, tous les convives, excepté les deux gentilshommes, présentaient leurs verres à Benjamin et entre-choquaient cordialement le sien.

— À la santé de Benjamin Rathery, le vengeur du peuple méconnu et insulté ! s’écria M. Minxit.

Le dîner se prolongea fort avant dans la soirée. Mon oncle remarqua bien que Mlle Minxit avait disparu quelque temps après M. de Pont-Cassé ; mais il était trop préoccupé des applaudissements qu’on lui prodiguait pour faire attention à sa fiancée. Vers les dix heures, il prit congé de M. Minxit. Celui-ci le reconduisit jusqu’au bout du village et lui fit promettre que le mariage aurait lieu dans la huitaine. Comme Benjamin se trouvait vis-à-vis du moulin de Trucy, il entendit un bruit de paroles qui venait à lui, et il crut distinguer la voix d’Arabelle et celle de son illustre adorateur.

Benjamin, par égard pour Mlle Minxit, ne voulait pas la surprendre à cette heure dans la campagne avec un mousquetaire. Il se cacha sous les rameaux d’un gros noyer, et attendit pour continuer sa route que les deux amants l’eussent dépassé. Il ne songeait nullement sans doute à dérober les petits secrets d’Arabelle ; mais le vent les lui apportait, et il fallut, bien malgré lui, qu’il en reçût la confidence.

— Je sais, disait M. de Pont-Cassé, un moyen de le faire déguerpir : je lui enverrai un cartel.

— Je le connais, répondit Arabelle, c’est un homme d’un orgueil intraitable, et, fût-il sûr d’être tué sur place, il acceptera.

— Tant mieux ! alors je vous en débarrasserai pour toujours.

— Oui, mais d’abord je ne veux pas être complice d’un meurtre ; ensuite, mon père aime cet homme plus que moi peut-être qui suis sa fille unique ; je ne consentirai jamais à ce que vous tuiez le meilleur ami de mon père.

— Vous êtes charmante, Arabelle, avec vos scrupules ; j’en ai tué plus d’un pour un mot qui sonnait mal à mon oreille, et ce vilain, dont l’esprit est féroce, s’est cruellement vengé de moi ; je ne voudrais pas pour tout au monde qu’on sût à la cour ce qui s’est dit ce soir à la table de votre père. Cependant, pour ne pas vous contrarier, je me contenterai de l’estropier. Si, par exemple, je lui coupais le nerf tibio-rotulien, ce serait un vice rédhibitoire qui vous autoriserait suffisamment à ne plus vouloir de lui pour votre époux.

— Mais vous-même, Hector, si vous succombiez ? faisait Mlle Minxit de sa voix la plus tendre.

— Moi qui ai mis à l’ombre les plus fins tireurs de l’armée : le brave Bellerive, le terrible Desrivières, le redoutable de Château fort, je succomberais par la rapière d’un chirurgien ! Mais vous m’insultez, belle Arabelle, quand vous émettez un pareil doute. Vous ne savez donc pas que je suis sûr de mes coups d’épée, comme vous de vos coups d’aiguille ? Désignez vous-même l’endroit où vous voulez qu’il soit frappé, je serai enchanté de vous faire cette galanterie.

Les voix s’éloignèrent ; mon oncle sortit de sa cachette et se remit tranquillement en route pour Clamecy, devisant en lui-même sur le parti qu’il avait à prendre.

XVIII

Ce que dit mon oncle en lui-même sur le duel.

« Monsieur de Pont-Cassé veut m’estropier, il l’a promis à Mlle Minxit, et un preux des mousquetaires n’est pas homme à manquer à sa parole.

» Voyons un peu : que vais-je faire dans cette circonstance ? Dois-je me laisser estropier par M. de Pont-Cassé avec la docilité d’un caniche qu’explore le scalpel, ou déclinerai-je l’honneur qu’il daigne me faire ? Il entre dans les intérêts de M. de Pont-Cassé que j’aille sur des béquilles, soit ; mais je ne vois pas bien, moi, pourquoi je lui ferais ce plaisir. Je tiens très peu à Mlle Minxit, bien qu’elle soit parée d’une dot de cent mille francs ; mais je tiens beaucoup à la régularité de ma personne, et je suis, j’ose m’en flatter, assez joli garçon pour qu’on ne trouve pas cette prétention ridicule. Il faut, dites-vous, qu’un homme provoqué en duel se batte ; mais, s’il vous plaît, où cela se trouve-t-il ? est-ce dans les Pandectes, dans les capitulaires de Charlemagne, dans les commandements de Dieu ou dans ceux de l’Église ? Et d’abord, monsieur de Pont-Cassé, entre vous et moi la partie est-elle bien égale ? Vous êtes mousquetaire et je suis médecin ; vous êtes artiste en fait d’escrime, et moi je ne sais guère manier que le bistouri ou la lancette ; vous ne vous faites pas plus de scrupule, à ce qu’il paraît, de supprimer un membre à un homme que d’arracher une aile à une mouche, et moi j’ai horreur du sang, et surtout du sang artériel ; accepter votre cartel, ne serait-ce pas aussi ridicule de ma part que si je consentais à courir sur la corde tendue d’après la provocation d’un funambule, ou de traverser un bras de mer sur le défi d’un professeur de natation ? Et quand bien même les chances seraient égales entre nous, quand on conclut un traité, il faut qu’on espère y gagner quelque chose ; or, si je vous tue, qu’y gagnerai-je et si je suis tué par vous qu’y gagnerai-je encore ? Vous le voyez donc bien, dans les deux cas je ferais un marché de dupe.

Il faut, répétez-vous, que tout homme provoqué en duel se batte. Quoi ! si un meurtrier de grand chemin m’arrêtait à la corne d’un bois, je ne me ferais aucun scrupule de lui échapper à l’aide de mes bonnes jambes, et quand c’est un meurtrier de salon qui me met un cartel sous la gorge, je me croirais obligé d’aller me jeter sur la pointe de son épée ?

» À votre compte, quand un individu que vous ne connaissez que pour lui avoir par mégarde marché sur le pied, vous écrit : « Monsieur, trouvez-vous à telle heure, à tel endroit, afin que j’aie la satisfaction de vous égorger, en réparation de l’insulte que vous m’avez faite, » il faut qu’on se rende aux ordres du quidam et qu’on prenne bien garde encore de le faire attendre. Chose étrange ! il y a des hommes qui ne risqueraient pas mille francs pour sauver l’honneur à leur ami, la vie à leur père, et qui risquent leur vie dans un duel pour une parole équivoque ou pour un regard de travers ; mais alors, qu’est-ce donc que la vie ? ce n’est donc plus un bien sans lequel tous les autres sont fort peu de chose ? c’est donc un haillon qu’on jette au chiffonnier qui passe, ou une pièce de monnaie effacée qu’on abandonne au premier aveugle qui vient chanter sous votre fenêtre ? Ils exigent que je joue ma vie à l’épée contre celle de M. de Pont-Cassé, et si je jouais cent francs avec lui à l’impériale, ou à la triomphe, je serais un homme perdu de réputation, le moindre savetier d’entre eux ne voudrait pas de moi pour gendre. Il faut donc, selon eux, que je sois plus prodigue de ma vie que de mon argent ? Et moi qui me pique d’être philosophe, je réglerais ma conscience sur l’opinion de tels casuistes !

» Au fait, qu’est-ce donc que ce public qui s’établit juge de nos actions ? Des épiciers qui vendent à faux poids, des drapiers qui aunent mal, des tailleurs qui habillent leurs marmots aux dépens de leurs pratiques, des rentiers qui font l’usure, des mères de famille qui ont des amants, et en somme, un tas de grillons et de cigales qui ne savent ce qu’ils chantent, des niais qui disent oui et non sans savoir pourquoi, un aréopage d’imbéciles qui n’est pas capable de motiver ses conclusions. Il serait beau, ma foi, que, moi qui suis médecin, je m’avisasse, parce que ces badauds croient que saint Hubert guérit de la rage, d’envoyer un hydrophobe dans les Ardennes s’agenouiller devant la châsse de ce grand saint ! Choisissez, du reste, ceux qui se décorent parmi eux du nom de sages, et vous verrez comme ils sont conséquents avec eux-mêmes. Leurs philosophes jettent les hauts cris lorsqu’on leur parle de ces pauvres femmes du Malabar qui se jettent toutes vives et toutes parées sur le bûcher de leur époux ; et quand deux hommes se coupent la gorge pour un fétu, ils leur décernent une couronne d’intrépidité.

» Vous dites que je suis un lâche quand j’ai le bon sens de refuser un cartel ; mais, selon vous, la lâcheté, qu’est-ce donc ? Si la lâcheté consiste à reculer devant un danger inutile, où trouverez-vous un homme courageux ? Qui de vous, quand son toit craque et flamboie au-dessus de sa tête, reste à rêver tranquillement dans son lit ? qui, lorsqu’il est sérieusement malade, n’appelle le médecin à son secours ? qui, enfin, lorsqu’il tombe dans un fleuve, ne cherche à s’accrocher aux arbustes du rivage ? Encore une fois, ce public, qu’est-il ? un lâche qui prêche la témérité. Supposons qu’au lieu de moi, Benjamin Rathery, ce soit lui, le public, que M. de Pont-Cassé provoque en duel, combien y en aura-t-il parmi cette foule qui oseront accepter son défi ?

» Et d’ailleurs, est-ce qu’il y a pour le philosophe d’autre public que les hommes qui pensent et qui raisonnent ? Or, aux yeux de ces gens-là, le duel n’est-il pas le plus absurde comme le plus barbare des préjugés ? Que prouve cette logique qu’on apprend dans une salle d’armes ? Un coup d’épée bien appliqué, n’est-ce pas là un magnifique argument ? Parez tierce, parez quarte, vous pouvez démontrer tout ce que vous voudrez. C’est bien dommage, ma foi, quand le pape excommuniait comme hérétique le mouvement de la terre autour du soleil, que Galilée n’ait pas songé à appeler Sa Sainteté en duel pour lui prouver que ce mouvement existait.

» Au moyen-âge, le duel avait au moins un motif ; il était la conséquence d’une idée religieuse. Nos grands-parents croyaient Dieu trop juste pour laisser l’innocent tomber sous les coups du coupable, et l’issue du combat était regardée comme un arrêt d’en haut. Mais chez nous qui sommes, grâce au ciel, bien revenus de ces folles idées et qui ne croyons à la justice temporelle de Dieu que sous bénéfice d’inventaire, comment le duel peut-il se justifier, et à quoi sert-il ?

» Vous craignez qu’on vous accuse de manquer de courage si vous refusez un cartel, mais ces malheureux qui font le métier d’égorgeurs et qui vous défient parce qu’ils se croient sûrs de vous tuer, quel croyez-vous donc que soit leur courage ? celui du boucher qui égorge un mouton qui a les pattes liées, celui du chasseur qui tire sans pitié sur un lièvre en forme ou sur l’oiseau qui chante sur un arbre. J’ai connu, moi, plusieurs de ces gens-là qui n’avaient pas seulement la fermeté de se faire arracher une dent ; et dans le nombre, combien y en a-t-il qui oseraient obéir à leur conscience contrairement à la volonté de l’homme dont ils dépendent ? Que le cannibale des îles du nouveau monde égorge des hommes de sa couleur pour les faire rôtir et les manger quand ils seront cuits à point, je conçois cela ; mais toi, duelliste, cet homme que tu provoques, quand tu l’auras tué, à quelle sauce mangeras-tu son cadavre ? Tu es plus coupable que l’assassin que la justice condamne à mourir sur l’échafaud ; lui du moins c’est la misère qui le pousse au meurtre, c’est peut-être un sentiment louable dans sa cause, bien que déplorable dans ses conséquences. Toi, cependant, qu’est-ce donc qui t’a mis l’épée à la main ? Est-ce la vanité, est-ce l’appétit du sang, ou bien la curiosité de voir comment un homme se tord dans les convulsions de l’agonie ? Te représentes-tu une femme se jetant à moitié folle de douleur sur le corps de son époux, des enfants remplissant la maison veuve et tendue de noir de leurs lamentations, une mère qui demande à Dieu de la recevoir à la place de son fils dans son cercueil ? Et c’est toi qui, par un amour-propre de tigre, as fait toutes ces misères ? Tu veux nous égorger si nous ne te donnons pas le titre d’homme d’honneur ! mais tu n’es pas digne du nom d’homme ; tu n’es qu’une brute altérée de sang, qu’une vipère qui mord pour le plaisir de tuer sans profiter du mal qu’elle fait, et encore la vipère se respecte elle-même dans ses semblables. Quand ton adversaire est tombé, tu t’agenouilles dans la boue détrempée par son sang, tu cherches à étancher les blessures que tu as faites, tu le secours comme si tu étais son meilleur ami ; mais alors, pourquoi le tuerais-tu donc, misérable ? La société a bien à faire de tes remords ! Sont-ce tes larmes qui remplaceront le sang que tu as fait couler ? Toi, assassin à la mode, toi, meurtrier comme il faut, tu trouves des hommes qui te pressent la main, des mères de famille qui t’invitent à leurs fêtes ; ces femmes qui s’évanouissent à l’aspect du bourreau osent presser leurs lèvres sur les tiennes et te laissent dormir la tête sur leur sein. Mais, ces hommes et ces femmes, ils ne jugent des choses que par leur nom : l’homicide qui s’appelle assassinat, ils en ont horreur, et celui qui s’appelle duel, ils l’applaudissent. Toutefois, ces applaudissements dont on t’environne, combien de temps as-tu à en jouir ? Là-haut, à côté de ton nom, est écrit homicide. Tu as sur le front une tache de sang caillé que les baisers de tes maîtresses n’effaceront pas. Tu n’as point trouvé de juge sur la terre ; mais il est au ciel un juge qui t’attend et qui ne se laissera pas prendre à tes grands mots d’honneur. Quant à moi, je suis médecin non pour tuer, mais pour guérir, entendez-vous, monsieur de Pont-Cassé ? Si vous avez du sang de trop dans les veines, c’est avec la pointe de ma lancette seule que je puis vous en débarrasser.

Ainsi raisonnait mon oncle en lui-même. Nous verrons bientôt comment il mit sa doctrine en pratique.

La nuit ne donne pas toujours de bons conseils. Mon oncle se leva, le lendemain, bien décidé à ne point s’aplatir devant les provocations de M. de Pont-Cassé, et, pour en avoir plus vite fini avec son aventure, ce jour-là même il partit pour Corvol. Soit qu’il fût à jeun, soit que la transpiration se fît mal, soit que la digestion de la veille ne se fût pas bien accomplie, il se sentait infiltrer malgré lui par une mélancolie inusitée. Il suivait tout pensif, comme l’Hippolyte de Racine, les pentes étagées de la montagne de Beaumont ; sa noble épée, qui tombait autrefois avec une perpendicularité rigoureuse le long de son fémur et menaçait la terre de sa pointe, affectant maintenant l’attitude triviale d’une broche, semblait se conformer à sa triste pensée ; et son tricorne, qui se tenait auparavant fier et debout sur son front, légèrement incliné du côté de l’oreille gauche, était alors assis tout penaud sur sa nuque et semblait lui-même occupé de sinistres idées ; son œil de pierre s’était amolli. Il contemplait avec une sorte d’attendrissement la vallée de Beuvron, qui s’étendait raide et grelottante à ses pieds ; ces grands noyers en deuil, qui ressemblaient, avec leurs noirs branchages, à un vaste polype, ces longs peupliers qui n’avaient plus que quelques feuilles rousses à leurs panaches, à la cime desquels se balançaient quelquefois de lourdes grappes de corbeaux, ce taillis fauve tout rissolé par la gelée, cette rivière qui s’en allait toute noire entre ces rives de neige vers les pelles du fouloir, le donjon de la postaillerie, grisâtre et vaporeux comme une colonne de nuages, le vieux château féodal de Pressure, tapi entre les roseaux bruns de ses fossés et qui semblaient avoir la fièvre, les cheminées du village qui jetaient ensemble leur fumée légère et chétive comme l’haleine d’un homme qui souffle entre ses doigts. Le tic tac du moulin, cet ami avec lequel il avait conversé si souvent lorsqu’il revenait de Corvol par les beaux clairs de lune de l’automne, était plein de notes sinistres ; il semblait dire dans son langage saccadé :

Porteur de rapière, Tu vas au cimetière.

À quoi mon oncle répondait :

Tic tac indiscret, Je vais où il me plaît ; Si c’est au trépas, Ça n’te r’garde pas.

Le temps était sombre et malade ; de gros nuages blancs poussés par la bise se traînaient pesamment dans les cieux comme un cygne blessé ; la neige, dépolie par un jour grisâtre, était terne et blafarde, et l’horizon était fermé de toutes parts par une ceinture de brouillards qui se traînaient le long des montagnes. Il semblait à mon oncle qu’il ne reverrait plus, éclairé par le joyeux soleil du printemps et paré de ses festons de verdure, ce paysage sur lequel l’hiver étendait maintenant un voile si épais de tristesse.


Votre oncle avait peur, dites-vous, soit ; mais permettez-moi de vous poser cette question : « Quel est le plus courageux de l’homme qui n’a pas peur d’un danger, ou de celui qui brave ce danger, bien qu’il en ait peur. » Quoi qu’il en soit, Benjamin arriva à Moulot sans s’en apercevoir ; il se trouva tout à coup vis-à-vis le bouchon de Manette, qui se dandinait au bout de sa perche comme un gros paysan qui veut faire le beau, ou comme un chien qui frétille de la queue pour vous faire accueil. Comme Benjamin était ce jour-là tout à fait sentimental, il se reprocha d’avoir délaissé si longtemps la jolie cabaretière et il lui prit fantaisie de déjeuner une heure ou deux avec elle. Lorsqu’il entra, Manette était seule qui filait au rouet. À la vue de mon oncle, Manette poussa un petit cri étouffé et sa quenouille lui tomba des mains. Mon oncle n’était pas un rhéteur en amour, ni Manette une précieuse.

— Manette, lui dit Benjamin, où est ton mari ?

— À la foire d’Entrains, où il est allé vendre notre vache, et ajouta-t-elle d’un ton plus bas, il ne reviendra que ce soir.

— Tant mieux, sacrédieu, fit mon oncle ; en ce cas-là ferme la porte, car je veux déjeuner avec toi.

— Déjeuner avec moi, quel honneur ! monsieur Rathery ; mais que dira la belle Arabelle Minxit lorsqu’elle apprendra que vous vous êtes arrêté ici ?

— Toujours Arabelle Minxit ! Tu n’as que ce mot à la bouche lorsque je suis ici. Je sais que j’ai eu des torts envers toi, mais aussi, il faut se payer de raison, quand on ne peut se payer d’autre chose. Si par exemple on te donnait à choisir à toi, Manette, entre une blanche colombe aux pieds roses et une grosse vache tout ébouriffée, mais pleine de lait, laquelle préférerais-tu ?

— La grosse vache pleine de lait, dit Manette. Pourquoi me demandez-vous cela, monsieur Rathery ?

— C’est que j’avais choisi comme toi, ma pauvre Manette, en demandant Mlle Minxit en mariage, et toi-même je suis très sûr que tu en as fait autant ; sois franche, n’aurais-tu pas laissé de côté un jeune villageois qui avait le menton frais et les joues roses et qui dansait gentiment la bourrée carrée, pour ton gros lourdeau de mari, parce qu’il avait quelques morceaux de terre ?

— Dame, monsieur Rathery, c’est possible.

— Que veux-tu, ce n’est pas à nous qu’il faut faire un crime de cela ; c’est à ces abominables marchands qui ne veulent rien nous donner sans écus ; mais rassure-toi, ma très belle, je n’épouse plus Mlle Minxit ; un autre se charge de la corvée, et, ma foi, je lui souhaite bien du plaisir.

— Dites-vous vrai, monsieur Rathery ? fit Manette haletante d’émotion.

— Oui, mon enfant, je dis vrai ; c’est toi que j’ai toujours aimée, toi que j’aime, et que j’aimerai autant qu’il te plaira.

— En ce cas-là, dit Manette, je cours fermer la porte ; les voisines en penseront ce qu’elles voudront.

— Mais n’as-tu pas peur qu’elles jasent auprès de ton mari ? fit mon oncle.

— Elles feront bien comme elles voudront, répondit Manette ; si mon mari me bat, ça m’est bien égal à présent que vous m’aimez ; allez, monsieur Rathery, il m’a déjà battue bien des fois parce qu’il voulait que je vous défendisse la maison, mais je ne vous en ai pas parlé, de peur que cela ne vous empêchât de revenir.

Mon oncle, touché de cet amour si désintéressé et si naïf, la prit entre ses bras et la couvrit de baisers.

— Oh ! laissez-moi, monsieur Rathery, disait Manette d’une voix entrecoupée de soupirs, vous me brûlez ; je sais que je vais me trouver mal.

En ce moment, sa coiffe se détacha, et ses longs cheveux se répandirent autour d’elle comme un voile de reine.

— Oh ! que tu es belle ainsi, disait mon oncle, se repliant en arrière pour l’admirer ; je connaissais toute la puissance du vin, mais je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant d’ivresse dans l’étreinte d’une femme.

Manette, fascinée par son regard, lui jeta ses bras autour du cou, et, attirant sa tête à elle, elle lui rendait lentement et un à un tous ses baisers ; vous eussiez dit d’elle une chèvre s’élevant sur l’extrémité de ses pattes pour atteindre une grappe de fleurs qui pend à une liane le long d’un rocher. Mon oncle n’était pas homme à faire longtemps l’amour debout.

— J’ai l’air, dit-il à Manette, d’un poteau le long duquel tu cherches à grimper, ne pourrions-nous nous aimer d’une façon plus commode ?

Il ôta son épée qu’il jeta sur la table, posa Manette sur ses genoux, et passant un bras autour de sa taille, il la pressa avec amour contre son gilet à ramage.

— Tu m’aimes donc bien, Manette ? lui dit-il.

— Oh ! si je t’aime, fit Manette ; quand je suis avec toi, il me semble que je suis au ciel. Si le bon Dieu voulait permettre que je fusse toujours ainsi, assise sur tes genoux, appuyée sur ton bras, ma joue auprès de la tienne, je ne lui demanderais pas d’autre éternité.

— Merci, dit mon oncle, c’est que tu n’es pas une feuille de rose, Manette, et, à la longue, cela deviendrait fatigant.

En ce moment, on frappa à la porte, Manette s’arracha tout éperdue des bras de son amant, car elle avait reconnu son mari à sa manière d’arriver. Elle posa un doigt sur ses lèvres, ramassa sa coiffe, et, entraînant mon oncle dans une petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur le jardin, elle lui fit signe de s’échapper par cette issue. Quand mon oncle fut à terre. Manette se jeta entre ses bras et il la posa mollement sur un carré de salsifis ; tout cela fut fait dans l’espace d’une minute. Manette n’avait oublié qu’une chose, c’était d’emporter l’épée que Benjamin avait laissée sur la table ; elle se hâta de couper un chou et de courir à sa porte. Pour mon oncle, il se cacha du mieux qu’il put derrière un tas de fagots qui se trouvait au pied du mur. Manette ne s’était point trompée ; c’était en effet son mari qui, ayant vendu sa vache en route, revenait trois bonnes heures plus tôt qu’on ne l’attendait.

— Et d’où diable viens-tu, dit-il à sa femme, il y a un siècle que je suis là à grelotter.

— Tu le vois bien d’où je viens, répondit Manette, je viens du jardin couper un chou pour mettre dans la marmite.

Jean-Pierre lui fit observer qu’elle était bien rouge et bien émue pour quelqu’un qui vient de couper un chou.

— C’est, dit Manette, que j’ai une migraine et que je suis venue courant, de peur de te faire attendre.

— Bien, dit le cabaretier, nous allons éclaircir cela dans la maison ; tu as peut-être besoin d’être saignée ; veux-tu que j’aille chercher Benjamin Rathery ?

Le premier objet qu’il aperçut en rentrant fut l’épée de mon oncle, nonchalamment étendue sur la table.

— Eh bien ! malheureuse, s’écria-t-il, me soutiendras-tu encore que tu n’étais pas avec ton Benjamin, quand voilà ici son épée ?

— Et qui te dit, vilain jaloux, que c’est l’épée de M. Rathery ? fit Manette, qui se défendait avec le courage du désespoir.

— Parbleu, répliqua Jean-Pierre, je la reconnais bien ; il m’a battu du plat de cette épée pendant plus de dix minutes parce que je me suis hasardé à dire, dans le cabaret de la mère Edmée, que le Juif-Errant qui avait paru à Moulot et lui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

— Je t’en prie, Jean-Pierre, dit Manette, joignant les mains, ne me bats pas ; je vais t’expliquer comment cette épée se trouve ici. M. Rathery est venu déjeuner ce matin, et comme il n’avait pas d’argent, et que tu m’as défendu de lui faire crédit, je l’ai obligé à laisser son épée ; tu ne peux pas me maltraiter pour m’être trop bien conformée à tes ordres.

— Vraiment, fit Jean-Pierre, Rathery déjeune de bon matin ; et que lui as-tu donc servi pour son épée ? il n’y a pas seulement de feu dans le foyer.

Les choses se seraient fort mal passées pour Manette si mon oncle qui entendait dans sa cachette, car la fenêtre du cabinet était restée ouverte, tout ce qui se disait dans la maison, ne fût venu à son secours.

— Je viens, dit-il au cabaretier, reprendre mon épée que ta femme m’a forcé de laisser ici en plan pour vingt-quatre sous. Tiens, ajouta-t-il en posant une pièce de 24 sous sur la table, voici ton argent ; j’ai rencontré en route un ami à qui je l’ai emprunté.

— Eh bien ! dit Manette, affectant un air de triomphe, me croiras-tu une autre fois ? Imaginez-vous, monsieur Rathery, que le gros butor voulait me battre parce qu’il a trouvé ici votre épée.

— Ce n’est pas à cause de cela, drôlesse, dit Jean-Pierre, qui avait une peur terrible de l’épée de mon oncle et qui n’était pas bien convaincu qu’il ne fût pas le diable ; c’est que tu as désarmé M. Rathery pour un écot de vingt-quatre sous.

— Mon bon Jean-Pierre, dit Benjamin, je te remercie ; mais je suis le médecin de Manette et, à ce titre, je dois veiller sur sa santé ; si j’apprends que tu la battes, pour quelque cause que ce soit, tu referas connaissance avec le plat de mon épée et peut-être bien aussi avec le tranchant, ajouta-t-il après un moment de réflexion ; car, s’il n’était pas si tard, aujourd’hui même, je te couperais les deux oreilles.

M. Minxit était absent lorsque mon oncle arriva à Corvol ; il entra dans le salon. M. de Pont-Cassé était installé, à côté d’Arabelle, sur un sofa. Benjamin, sans faire attention à la moue de sa fiancée et aux airs provocateurs du mousquetaire, se jeta dans un fauteuil, se croisa les jambes et posa son chapeau sur une chaise, comme un homme qui n’est pas pressé de partir. Lorsqu’on eut parlé quelque temps de la santé de M. Minxit, des probabilités du dégel et de la grippe, Arabelle garda le silence, et mon oncle n’en sut plus tirer que quelques monosyllabes aigres et criards comme les notes qu’un apprenti musicien arrache à grand’peine et d’intervalle en intervalle de sa clarinette. M. de Pont-Cassé se promenait dans le salon, frisant ses moustaches et faisant résonner ses grands éperons sur le parquet ; il semblait étudier en lui-même de quelle façon il s’y prendrait pour chercher querelle à mon oncle.

Benjamin avait deviné ses intentions, mais il eut l’air de ne pas faire attention à lui et s’empara d’un livre qui traînait sur un canapé ; d’abord il se contenta de le feuilleter, observant M. de Pont-Cassé du coin de l’œil ; mais comme c’était un ouvrage de médecine, il se laissa bientôt absorber par l’intérêt de sa lecture et oublia le mousquetaire. Celui-ci était décidé à en finir ; il s’arrêta devant mon oncle et le regardant de bas en haut :

— Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que vos visites céans sont bien longues !…

— Il me semble pourtant, répondit mon oncle, que vous étiez ici avant moi.

— Et en même temps bien fréquentes, ajouta le mousquetaire.

— Je vous assure, monsieur, répliqua mon oncle, qu’elles le seraient beaucoup moins si je croyais devoir vous y rencontrer.

— Si c’est pour Mlle Minxit que vous venez ici, poursuivit le mousquetaire, elle vous prie par ma bouche de la débarrasser de votre longue personne.

— Si Mlle Minxit, qui n’est pas mousquetaire, avait des ordres à me donner, elle le ferait d’une manière plus polie ; en tout cas, monsieur, vous trouverez bon que j’attende pour me retirer qu’elle se soit expliquée elle-même et que j’aie eu à ce sujet un entretien avec M. Minxit.

Et mon oncle continua son chapitre.

L’officier fit encore quelques tours dans le salon, et se plaçant de nouveau en face de mon oncle :

— Je vous prie, monsieur, lui dit-il, d’interrompre un moment le cours de votre lecture, j’aurais un mot à vous dire.

— Puisque ce n’est qu’un mot, dit mon oncle, faisant un pli à la feuille qu’il lisait, je puis bien perdre un moment à vous entendre.

M. de Pont-Cassé était exaspéré du sang-froid de Benjamin.

— Je vous déclare, lui dit-il, monsieur Rathery, que si vous ne sortez à l’instant même par cette porte, je vais vous faire sortir, moi, par cette fenêtre.

— Vraiment, fit mon oncle ; eh bien ! moi ! monsieur, je serai plus poli que vous, je vais vous faire sortir par cette porte. Et, prenant l’officier par le milieu du corps, il le porta sur le palier et ferma derrière lui la porte à double tour.

Comme Mlle Minxit tremblait :

— Ne vous effrayez pas trop de moi, lui dit mon oncle ; l’acte de violence que je me suis permis envers cet homme était surabondamment justifié par une longue série d’insultes. Et, d’ailleurs, ajouta-t-il avec amertume, je ne vous embarrasserai pas longtemps de ma longue personne ; je ne suis pas de ces épouseurs de dot qui prennent une femme au bras de celui qu’elle aime et l’attachent brutalement au pied de leur lit. Toute jeune fille a reçu du ciel son trésor d’amour ; il est juste qu’elle choisisse l’homme avec lequel il lui plaît de le dépenser ; nul n’a le droit d’épancher sur le chemin et de fouler sous ses pieds les blanches perles de sa jeunesse. À Dieu ne plaise qu’un vil appétit d’argent me fasse commettre une mauvaise action ! Jusqu’ici j’ai vécu pauvre, je sais les joies de la pauvreté et j’ignore les misères de la richesse ; en échangeant ma folle et rieuse indigence contre une opulence maussade et hargneuse, peut-être ferais-je un mauvais marché ; en tout cas je ne voudrais pas que cette opulence m’arrivât avec une femme qui me détesterait. Je vous prie donc de me dire, dans toute la sincérité de votre âme, si vous aimez M. de Pont-Cassé ; j’ai besoin de votre réponse pour régler ma conduite envers vous et envers votre père.

Mlle Minxit fut émue du ton de loyauté qu’avait mis Benjamin dans ses paroles :

— Si je vous avais connu avant M. de Pont-Cassé, c’est peut-être vous que j’aimerais maintenant.

— Mademoiselle, interrompit mon oncle, ce n’est pas de la politesse, mais de la sincérité que je vous demande ; déclarez-moi franchement si vous croyez être plus heureuse avec M. de Pont-Cassé qu’avec moi.

— Que vous dirai-je, monsieur Rathery ? répondit Arabelle, une femme n’est pas toujours heureuse avec celui qu’elle aime, mais elle est toujours malheureuse avec celui qu’elle n’aime pas.

— Je vous remercie, mademoiselle, je sais à cette heure ce que j’ai à faire. Maintenant, voulez-vous me faire servir à déjeuner ; l’estomac est un égoïste qui ne compatit guère aux tribulations du cœur.

Mon oncle déjeuna comme déjeunaient probablement Alexandre ou César la veille d’une bataille. Il ne voulut pas attendre le retour de M. Minxit ; il ne se sentait pas le courage d’affronter sa mine désolée lorsqu’il apprendrait que lui, Benjamin, qu’il traitait presque en fils, renonçait à devenir son gendre ; il aimait mieux l’informer par lettre de son héroïque détermination.

À quelque distance du bourg, il aperçut l’ami de M. de Pont-Cassé qui se promenait majestueusement de long en large sur le chemin. Le mousquetaire s’avança à sa rencontre et lui dit :

— Vous faites attendre bien longtemps, monsieur, ceux qui ont une réparation à vous demander.

— C’est que je déjeunais, répondit mon oncle.

— J’ai à vous remettre, de la part de M. de Pont-Cassé, une lettre dont il m’a chargé de lui apporter la réponse.

— Voyons donc ce que me marque cet estimable gentilhomme : « Monsieur, vu l’énormité de l’outrage que vous m’avez fait… » – Quel outrage ! je l’ai porté d’un salon sur un escalier ; je voudrais bien qu’on m’outrageât ainsi jusqu’à Clamecy… – « je consens à croiser le fer avec vous. » – La grande âme !… quoi ! il daigne m’accorder la faveur d’être estropié par lui !…, voilà de la générosité, ou je ne m’y connais pas ! – « j’espère que vous vous rendrez digne de l’honneur que je vous fais en l’acceptant. » – Comment donc ! mais ce serait de ma part une noire ingratitude si je refusais. Vous pouvez dire à votre ami que s’il me met à l’ombre comme le brave Desrivières, l’intrépide Bellerive, etc., etc., je veux qu’on écrive sur ma tombe en lettres d’or : Ci-gît Benjamin Rathery, tué en duel par un gentilhomme. – Post-scriptum. Tiens, le billet de votre ami a un post-scriptum. « Je vous attendrai demain à dix heures du matin au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux. » Au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux ! parole d’honneur, un huissier ne libellerait pas mieux. Mais c’est que la Chaume-des-Fertiaux est à une bonne lieue de Clamecy : moi qui n’ai pas d’alezan brûlé, je n’ai pas le temps de faire tant de chemin pour me battre. Si votre ami daignait se rendre au lieu dit la Croix-des-Michelins, ce serait moi qui aurais l’honneur de l’y attendre.

— Et où se trouve cette Croix-des-Michelins ?

— Sur le chemin de Corvol, au sommet du faubourg de Beuvron. Il faudrait que votre ami fût bien pessimiste pour qu’il n’agréât pas ce lieu ; de cette place, on jouit d’un panorama digne d’une Majesté ; devant lui il verra les monts de Sembert avec leurs terrasses chargées de vignes, et leurs grands crânes chauves portant à leur nuque la forêt de Frace. Dans une autre saison, le coup d’œil serait plus beau ; mais je ne puis d’un souffle faire renaître le printemps. À leur pied, la ville, avec ses mille panaches de fumée, qui ondoie, se presse entre ses deux rivières et grimpe les pentes arides du Crot-Pinçon, comme un homme qu’on poursuit. Si votre ami a quelque talent pour le dessin, il pourra enrichir son album de ce point de vue. Entre ces grands pignons, semblables, avec leurs mousses sombres, à de pièces de velours cramoisi, se dresse la tour de Saint-Martin, vêtue de son aube de dentelle et parée de ses bijoux de pierre. Cette tour vaut à elle seule une cathédrale ; à son côté s’étend la vieille basilique, qui jette à droite et à gauche, avec une admirable hardiesse, ses grands contre-forts taillés en arche. Votre ami ne pourra s’empêcher de la comparer à une gigantesque araignée se reposant sur ses longues pattes. Vers le midi, courent, comme une traînée de sombres nuages, les montagnes bleuâtres du Morvan, puis…

— Trêve de plaisanterie, s’il vous plaît ! je ne suis pas venu ici pour que vous me montriez la lanterne magique. À demain donc, à la Croix-des-Michelins !

— À demain !… un instant, l’affaire n’est pas si pressée qu’elle ne puisse se remettre. Demain, je vais à Dornecy goûter d’une feuillette d’un vin vieux que Page se propose d’acheter ; il s’en rapporte à moi pour la qualité et pour le prix, et vous sentez que je ne peux, pour les beaux yeux de votre ami, manquer aux devoirs que l’amitié m’impose ; après-demain, je déjeune en ville ; décemment, je ne puis donner le pas à un duel sur un déjeuner : jeudi, je fais la ponction à un hydropique ; comme votre ami veut m’estropier, plus tard il ne me serait plus possible de faire l’opération, et le docteur Arnout la ferait mal ; pour vendredi… oui, c’est un jour maigre, je ne crois point avoir d’engagement pour ce jour-là, et je ne vois rien qui m’empêche de faire la partie de votre ami.

— Il faut bien en passer par ce que vous exigez ; du moins, me ferez-vous la faveur de vous faire accompagner par mon second, afin de m’épargner l’ennui du rôle de spectateur.

— Pourquoi non ? je sais que vous êtes une paire d’amis, vous et M. de Pont-Cassé ; je serais fâché de vous dépareiller. J’amènerai mon barbier, s’il a le temps, et si cela vous arrange.

— Insolent ! fit le mousquetaire.

— Ce barbier, répondit mon oncle, n’est pas un homme à mépriser : il a une rapière assez longue pour mettre quatre mousquetaires à la broche, et d’ailleurs, si vous me préférez à lui, je tiendrai volontiers sa place.

— Je prends acte de vos paroles, dit le mousquetaire, et il s’éloigna.

Mon oncle, aussitôt qu’il fut levé, alla quérir l’encrier de Machecourt. Il se mit à composer, avec son plus beau style et sa bâtarde la plus nette, une magnifique épître à M. Minxit, dans laquelle il lui déduisait comme quoi il ne pouvait plus devenir son gendre. Mon grand-père, qui avait eu l’avantage de la lire, m’a affirmé qu’elle eût fait pleurer un garde-chiourme. Si le point d’exclamation n’eût pas existé alors, mon oncle l’eût certainement inventé.

Il y avait à peine un quart d’heure que la lettre était à la poste, lorsque M. Minxit en personne arriva chez ma grand’mère, accompagné du sergent, lequel était accompagné lui-même de deux masques, de deux fleurets et de son respectable caniche.

Benjamin déjeunait alors avec Machecourt d’un hareng et du vin blanc patrimonial de Choulot.

— Soyez le bienvenu, monsieur Minxit ! s’écria Benjamin, un morceau de ce poisson de mer vous agréerait-il ?

— Fi donc ! me prends-tu pour un batteur en grange ?

— Et vous, sergent ?

— Moi, j’ai renoncé à ces sortes de choses depuis que j’ai l’honneur d’être dans la musique.

— Mais votre caniche, que penserait-il de cette tête ?

— Je vous remercie pour lui, mais je crois qu’il a peu de goût pour le poisson de mer.

— Il est vrai qu’un hareng ne vaut pas un brochet au bleu…

— Et une étuvée de carpes donc ? surtout quand elle est au vin de Bourgogne, interrompit M. Minxit.

— Sans doute, dit Benjamin, sans doute, vous pourriez même parler d’un civet de lièvre préparé de votre main ; mais toujours est-il que le hareng est excellent quand on n’a pas autre chose. À propos, il y a un quart d’heure que j’ai mis une lettre à la poste ; vous ne l’avez probablement pas reçue, monsieur Minxit ?

— Non, dit M. Minxit, mais je viens t’en apporter la réponse. Tu prétends qu’Arabelle ne t’aime pas, et à cause de cela tu ne veux pas l’épouser !

— M. Rathery a raison, dit le sergent. J’avais un camarade de lit qui ne m’aimait pas et auquel je rendais bien cordialement la pareille ; notre ménage était une véritable salle de police. Au logement, quand l’un voulait des navets dans la soupe, l’autre y mettait des carottes ; à la cantine, si je demandais du cassis, il faisait venir du genièvre. Nous nous disputions pour savoir qui mettrait son fusil à la meilleure place. S’il avait un coup de pied à donner, c’était à mon caniche, et lorsqu’il était mordu par une puce, c’était toujours de ce pauvre Azor qu’elle provenait. Imaginez-vous qu’un jour nous nous sommes battus au clair de la lune, parce qu’il prétendait coucher à la droite du lit, et que moi je prétendais qu’il devait prendre la gauche. Pour me débarrasser de lui, j’ai été obligé de l’envoyer à l’hôpital.

— Vous avez très bien fait, sergent, dit mon oncle ; quand les gens ne savent pas vivre ici-bas, on les envoie à perpétuité dans l’autre monde.

— Il y a bien quelque chose de bon dans ce que vient de dire le sergent, fit M. Minxit. Être aimé, c’est plus qu’être riche, car c’est être heureux ; aussi je ne désapprouve point tes scrupules, mon cher Benjamin. Tout ce que je réclame de toi, c’est que tu continues comme par le passé à venir à Corvol. Parce que tu ne veux pas être mon gendre, ce n’est pas une raison pour que tu cesses d’être mon ami. Tu ne seras plus obligé de filer le parfait amour avec Arabelle, de tirer de l’eau pour arroser ses fleurs, de t’extasier sur les manchettes qu’elle me brode et sur la supériorité de ses fromages à la crème. Nous déjeunerons, nous dînerons, nous philosopherons, nous rirons ; c’est un passe-temps qui en vaut bien un autre. Tu aimes les truffes, j’en parfumerai toute mon office ; tu as une prédilection pour le volnay, prédilection que du reste je ne partage point, j’en aurai toujours dans ma cave ; s’il te prend la fantaisie de chasser, je t’achèterai un fusil à deux coups et une paire de lévriers. Je ne donne pas trois mois à Arabelle pour se dégoûter de son gentilhomme et pour t’aimer à la folie. Acceptes-tu ou n’acceptes-tu pas ? Réponds-moi par oui ou non. Tu sais que je n’aime point les doreurs de phrases.

— Eh bien, oui, monsieur Minxit, fit mon oncle.

— Très bien, je n’attendais pas moins de ton amitié. Et maintenant, tu te bats en duel ?

— Qui diable a pu vous dire cela ? s’écria mon oncle. Je sais que les urines n’ont rien de caché pour vous, est-ce que vous auriez à mon insu consulté mes urines ?

— Tu te bats avec M. de Pont-Cassé, mauvais plaisant ; vous devez vous rencontrer dans trois jours à la Croix-des-Michelins, et au cas où tu me débarrasserais de M. de Pont-Cassé, l’autre mousquetaire prendra sa place ; tu vois que je suis bien informé.

— Comment, Benjamin ! s’écria Machecourt, devenu plus pâle que son assiette.

— Comment, misérable ! acheva ma grand’mère, tu te bats en duel ?

— Écoutez-moi, toi Machecourt, vous ma chère sœur, et vous aussi, monsieur Minxit ; la vérité est que je me bats avec M. de Pont-Cassé. Ma résolution est bien arrêtée ; ainsi, épargnez-vous des représentations qui m’ennuieraient sans me faire renoncer à mon dessein.

— Je ne viens pas, répondit M. Minxit, mettre des obstacles à ton duel ; je viens, au contraire, t’apporter un moyen d’en sortir victorieusement, et, de plus, de rendre ton nom célèbre par toute la contrée. Le sergent sait un coup superbe avec lequel il désarmerait dans une heure toute la corporation des maîtres d’armes. Aussitôt qu’il aura bu un verre de vin blanc, il te donnera ta première leçon ; je le laisse avec toi jusqu’à vendredi, et moi-même je resterai ici à te surveiller de peur que tu ne perdes ton temps dans les auberges.

— Mais, dit mon oncle, je n’ai que faire de votre coup, et d’ailleurs, si votre coup est infaillible, quelle gloire aurais-je de triompher par ce moyen de notre vicomte ? Homère, en rendant Achille invulnérable, lui a ôté tout le mérite de sa vaillance. J’ai réfléchi : mon intention n’est plus de me battre à l’épée.

— Quoi, tu voudrais te battre au pistolet, imbécile !… Si c’était avec M. Arthus, qui est large comme une armoire, à la bonne heure !

— Je ne me bats ni au pistolet ni à l’épée ; je veux servir à ces spadassins un duel de mon métier ; je vous garde le plaisir de la surprise, vous verrez, monsieur Minxit.

— À la bonne heure ! répondit celui-ci ; mais apprends toujours mon coup : c’est une arme qui ne t’embarrassera pas, et l’on ne sait de quoi on peut avoir besoin.

La chambre de mon oncle était au premier étage, au-dessus de celle occupée par Machecourt. Après déjeuner donc, il s’enferma dans sa chambre avec le sergent et M. Minxit pour commencer son cours d’escrime. Mais la leçon ne fut pas de longue durée : au premier appel que fit Benjamin, le plancher vermoulu de Machecourt se creva sous ses pieds, et il passa au travers jusqu’aux aisselles.

Le sergent, ébahi de la subite disparition de son élève, resta le bras gauche moelleusement arrondi à la hauteur de l’oreille, et le bras droit tendu dans l’attitude d’un homme qui va porter une botte. Pour M. Minxit, il fut pris d’une telle envie de rire, qu’il faillit en suffoquer.

— Où est Rathery, s’écria-t-il, qu’est devenu Rathery ? sergent, qu’avez-vous fait de Rathery ?

— Je vois bien la tête de M. Rathery, répondit le sergent, mais du diable si je sais où sont ses jambes.

Gaspard était seul alors dans la chambre de son père : d’abord, il fut un peu étonné de la brusque arrivée des jambes de son oncle, que certes il n’attendait pas. Mais bientôt sa surprise se changea en fous éclats de rire qui se mêlèrent à ceux de M. Minxit.

— Ohé ! Gaspard, s’écria Benjamin qui l’entendait.

— Ohé ! mon cher oncle, répondit Gaspard.

— Traîne jusqu’ici le fauteuil de cuir de ton père et mets-le sous mes pieds, je t’en prie, Gaspard.

— Je n’en ai pas le droit, répliqua le drôle, ma mère a défendu qu’on montât dessus.

— Veux-tu bien m’apporter ce fauteuil, maudit porte-croix !

— Ôtez vos souliers, et je vous l’apporterai !

— Et comment veux-tu que j’ôte mes souliers ? mes pieds sont au rez-de-chaussée et mes mains au premier étage.

— Eh bien ! donnez-moi une pièce de vingt-quatre sous pour me payer de ma peine !

— Je t’en donnerai une de trente, mon bon Gaspard, mets de suite le fauteuil, je t’en prie ; mes bras ne tiennent plus à mes épaules.

— Crédit est mort, fit Gaspard, donnez-moi les trente sous de suite, sinon point de fauteuil.

Heureusement que Machecourt arrivait en ce moment : il donna de son pied au derrière de Gaspard et mit fin à la suspension de son beau-frère. Benjamin alla achever sa leçon d’escrime chez Page, et il ferrailla si bien qu’au bout de deux heures il était aussi habile que son maître.

XIX

Comment mon oncle désarma trois fois M. de Pont-Cassé.

L’aurore, une aurore terne et grimaçante de février, jetait à peine des teintes plombées sur les murs de sa chambre, que mon oncle était déjà debout. Il s’habilla à tâtons et descendit l’escalier en assourdissant ses pas, car il craignait surtout de réveiller sa sœur. Mais, comme il allait franchir le palier, il sentit une main de femme se poser sur son épaule.

— Eh quoi ! chère sœur, s’écria-t-il avec une sorte d’effroi, vous êtes déjà éveillée ?

— Dis que je ne suis pas encore endormie, Benjamin. Avant que tu ne partes, j’ai voulu te dire adieu, peut-être un adieu suprême, Benjamin. Conçois-tu que je souffre quand je songe que tu sors d’ici plein de vie, de jeunesse et d’espérance, et que tu y rentreras peut-être porté sur les bras de tes amis, et le corps traversé d’une épée ? Ton dessein est-il donc arrêté ? Avant de le prendre, as-tu pensé au deuil que ta mort allait jeter dans cette triste maison ? Pour toi, quand ta dernière goutte de sang se sera écoulée, tout sera fini ; mais nous, bien des mois, bien des années se passeront avant que notre douleur soit tarie, et les larmes blanches de ta croix seront depuis longtemps effacées que nos larmes couleront toujours.

Mon oncle s’éloignait sans répondre, et peut-être il pleurait, mais ma grand’mère l’arrêta par le pan de son habit.

— Cours donc à ton rendez-vous de meurtre, bête féroce ! s’écria-t-elle, ne fais pas attendre M. de Pont-Cassé ; peut-être l’honneur exigera-t-il que tu partes sans embrasser ta sœur ; mais prends du moins cette relique que le cousin Guillaumot m’a prêtée, peut-être te préservera-t-elle des dangers où tu vas te jeter si étourdiment.

Mon oncle jeta la relique dans sa poche et s’esquiva.

Il courut éveiller M. Minxit à son auberge. Ils prirent en passant Page et Arthus et s’en allèrent déjeuner dans un cabaret à l’extrémité de Beuvron. Mon oncle, s’il devait succomber, ne voulait pas s’en aller l’estomac vide. Il disait qu’une âme qui arrivait entre deux vins au tribunal de Dieu a plus de hardiesse et plaide bien mieux sa cause qu’une pauvre âme qui est pleine de tisane et d’eau sucrée. Le sergent assistait au déjeuner ; lorsqu’on fut au dessert, mon oncle le pria d’aller à la Croix-des-Michelins porter une table, une boîte et deux chaises dont il avait besoin pour son duel, et d’y allumer un grand feu avec les échalas de la vigne voisine ; puis il demanda du café.

M. de Pont-Cassé et son ami ne tardèrent pas d’arriver.

Le sergent leur fit de son mieux les honneurs du bivouac.

— Messieurs, dit-il, donnez-vous la peine de vous asseoir, et chauffez-vous. M. Rathery vous prie de l’excuser s’il vous fait un peu attendre, mais il est à déjeuner avec ses témoins, et dans quelques minutes il sera à votre disposition.

En effet, Benjamin arrivait un quart d’heure après, tenant Arthus et M. Minxit par le bras et chantant à gorge déployée :

Ma foi, c’est un triste soldat Que celui qui ne sait pas boire !

Mon oncle salua gracieusement ses deux adversaires.

— Monsieur, dit M. de Pont-Cassé avec hauteur, il y a vingt minutes que nous vous attendons.

— Le sergent a dû vous expliquer la cause de notre retard, et j’espère que vous la trouverez légitime.

— Ce qui vous excuse, c’est que vous êtes roturier, et que voilà probablement la première fois que vous avez affaire à un gentilhomme.

— Que voulez-vous, nous avons coutume, nous autres roturiers, de prendre du café après chacun de nos repas, et parce que vous vous faites appeler le vicomte de Pont-Cassé, ce n’est pas une raison pour que nous dérogions à cette habitude. Le café, voyez-vous, c’est bienfaisant, c’est tonique, ça surexcite agréablement le cerveau, ça donne du mouvement à la pensée ; si vous n’avez pas pris de café ce matin les armes ne sont pas égales, et je ne sais si, en conscience, je puis me mesurer avec vous.

— Riez, monsieur, riez bien tandis que vous pouvez rire, mais rira bien qui rira le dernier, je vous en avertis.

— Monsieur, reprit Benjamin, je ne ris pas quand je dis que le café est tonique ; c’est l’avis de plusieurs célèbres médecins, et moi-même je l’administre comme stimulant dans certaines maladies.

— Monsieur !

— Et votre alezan brûlé ? je suis bien étonné de ne point le voir là ; est-ce qu’il serait indisposé, par hasard ?

— Monsieur, dit le second mousquetaire, trêve de plaisanterie ; vous n’avez pas sans doute oublié pourquoi vous êtes venu ici ?

— Ah ! c’est vous, numéro deux ? enchanté de renouveler connaissance avec vous ; en effet je n’ai pas oublié pourquoi je viens ici, et la preuve, ajouta-t-il en montrant la table sur laquelle la boîte était placée, c’est que j’ai fait des préparatifs pour vous recevoir.

— Eh ! qu’est-il besoin de cet appareil d’escamoteur pour se battre à l’épée ?

— Mais, dit mon oncle, c’est que je ne me bats pas à l’épée.

— Monsieur, dit M. de Pont-Cassé, je suis l’insulté, j’ai le choix des armes, je choisis l’épée.

— C’est moi, monsieur, qui ai la priorité de l’insulte, je ne vous la céderai pas, et je choisis les échecs.

En même temps il ouvrit la boîte que le sergent avait aussi apportée, et, en ayant tiré un échiquier, il invita le gentilhomme à prendre place à la table.

M. de Pont-Cassé devint blême de colère.

— Est-ce que, par hasard, vous voudriez me mystifier ? s’écria-t-il.

— Point du tout, fit mon oncle ; tout duel est une partie où deux hommes mettent leur vie pour enjeu ; pourquoi cette partie ne se jouerait-elle pas aussi bien aux échecs qu’à l’épée ? Du reste, si vous vous sentez faible aux échecs, je suis prêt à vous jouer cela à l’écarté ou à la triomphe. En cinq points, si vous le voulez, sans revanche ni repentir, cela sera aussitôt fait.

— Je suis venu ici, dit M. de Pont-Cassé, se contenant à peine, non pour jouer ma vie comme une bouteille de bière, mais pour la défendre avec mon épée.

— Je conçois, dit mon oncle ; vous êtes d’une force supérieure à l’épée, et vous espérez avoir bon marché de moi, qui ne tiens jamais la mienne que pour la mettre à mon côté. Est-ce donc là la loyauté d’un gentilhomme ? Si un faucheur vous proposait de se battre avec lui à la faux, ou un batteur en grange avec un fléau, accepteriez-vous, je vous prie ?

— Vous vous battrez à l’épée ! s’écria M. de Pont-Cassé, hors de lui, sinon… ajouta-t-il en levant sa cravache.

— Sinon quoi ? dit mon oncle.

— Sinon je vous coupe la figure avec ma cravache !

— Vous savez comment je réponds à vos menaces, repartit Benjamin. Eh bien ! non, monsieur, ce duel ne s’accomplira pas comme vous l’avez espéré. Si vous persistez dans votre déloyale obstination, je croirai et je dirai que vous avez spéculé sur votre adresse de spadassin, que c’est un guet-apens que vous m’avez tendu, que vous êtes ici non pour risquer votre vie contre la mienne, mais pour m’estropier, entendez-vous, monsieur de Pont-Cassé ? et je vous tiendrai pour un lâche, oui, pour un lâche, mon gentilhomme, pour un lâche, oui, pour un lâche !

Et les paroles de mon oncle vibraient entre ses lèvres comme une vitre qui tinte.

Le gentilhomme n’en put supporter davantage ; il tira son épée et se précipita sur Benjamin. C’en était fait de celui-ci si le caniche, en se jetant sur M. de Pont-Cassé n’eût dérangé la direction de son épée. Le sergent ayant rappelé son chien :

— Messieurs, s’écria mon oncle, je vous prends à témoin que, si j’accepte le combat, c’est pour épargner un assassinat à cet homme.

Et, mettant à son tour sa rapière au vent, il soutint, sans rompre d’une semelle, l’attaque impétueuse de son adversaire. Le sergent ne voyant pas son coup intervenir, piétinait sur l’herbe comme un coursier lié à un arbre, et tournait le poignet à se le démancher, afin d’indiquer à Benjamin le mouvement qu’il devait faire pour désarmer son homme. M. de Pont-Cassé, exaspéré de la résistance inattendue qu’il éprouvait, avait perdu son sang-froid et avec lui sa meurtrière adresse. Il ne s’inquiétait plus de parer les coups que pouvait lui porter son adversaire, et ne cherchait qu’à le percer de son épée.

— Monsieur de Pont-Cassé, lui dit mon oncle, vous auriez mieux fait de jouer aux échecs ; vous n’êtes jamais à la parade ; il ne tiendrait qu’à moi de vous tuer.

— Tuez, monsieur, dit le mousquetaire, vous n’êtes ici que pour cela.

— J’aime mieux vous désarmer, fit mon oncle, et, passant rapidement son épée sous celle de son adversaire, d’un tour de son vigoureux poignet il l’envoya au milieu de la haie.

— Très bien ! bravo ! s’écria le sergent, moi je ne l’aurais pas envoyée si loin. Si vous aviez seulement six mois de mes leçons, vous seriez la meilleure lame de France.

M. de Pont-Cassé voulut recommencer le combat ; comme les témoins s’y opposaient :

— Non, messieurs, dit mon oncle, la première fois ne compte pas, et il n’y a pas de partie sans revanche ; il faut que la réparation à laquelle a droit monsieur soit complète.

Les deux adversaires se remirent en garde ; mais à la première botte l’épée de M. de Pont-Cassé s’envola sur la route. Comme il courait la ramasser :

— Je vous demande bien pardon, monsieur le comte, lui dit Benjamin de sa voix sardonique, de la peine que je vous donne ; mais c’est de votre faute ; si vous aviez voulu jouer aux échecs, vous n’auriez pas eu la peine de vous déranger.

Une troisième fois le mousquetaire revint à la charge.

— Assez, s’écrièrent les témoins, vous abusez de la générosité de M. Rathery.

— Point du tout, dit mon oncle ; monsieur veut sans doute apprendre le coup : permettez que je lui en donne encore une leçon.

En effet, la leçon ne se fit pas attendre, et l’épée de M. de Pont-Cassé s’échappa pour la troisième fois de sa main.

— Au moins, dit mon oncle, vous auriez bien dû amener un domestique pour aller ramasser votre épée.

— Vous êtes le démon en personne, dit celui-ci ; j’aimerais mieux que vous m’eussiez tué que de m’avoir traité d’une manière aussi ignominieuse.

— Et vous, mon gentilhomme, dit Benjamin, se tournant vers l’autre mousquetaire, vous voyez que mon barbier n’est pas ici. Tenez-vous à ce que je mette à exécution la promesse que je vous ai faite ?

— En aucune façon, dit le mousquetaire ; à vous les honneurs de la journée ; il n’y a pas de lâcheté à se retirer devant vous, puisque vous ne portez point le fer sur le vaincu. Bien que vous ne soyez pas gentilhomme, je vous tiens pour le meilleur tireur et pour l’homme le plus honorable que je connaisse ; car votre adversaire voulait vous tuer, vous avez eu sa vie entre les mains et vous l’avez respectée. Si j’étais roi, vous seriez au moins duc et pair. Et maintenant, si vous attachez quelque prix à mon amitié, je vous l’offre de tout mon cœur et je vous demande la vôtre en échange.

Et il tendit la main à mon oncle, qui la serra cordialement dans la sienne. M. de Pont-Cassé se tenait devant le foyer, morne et farouche, l’œil plein de sombres éclairs et le front chargé d’une nuée d’orage. Il prit le bras de son ami, fit un salut de glace à mon oncle et s’éloigna.

Mon oncle avait hâte de retourner chez sa sœur ; mais le bruit de sa victoire s’était rapidement répandu dans le faubourg ; à chaque instant, il était intercepté par un soi-disant ami qui venait le féliciter de son beau fait d’armes et lui secouer le bras jusqu’à l’épaule, sous prétexte de lui donner une poignée de main. Les gamins, cette poussière de la population que soulève tout événement éclos dans la rue, venaient tourbillonner autour de lui et l’assourdir de leurs hourras. En quelques instants, il devint le point central d’une foule horriblement tumultueuse qui lui marchait sur ses talons, éclaboussait ses bas de soie et faisait tomber son tricorne dans la boue. Il pouvait encore échanger quelques mots avec M. Minxit ; mais, sous prétexte de compléter son triomphe, Cicéron, ce tambour que vous connaissez déjà, vint se placer à la tête de la foule avec sa caisse et se mit à battre la charge de manière à faire écrouler le pont de Beuvron ; encore fallut-il que Benjamin lui donnât trente sous pour son vacarme. Tout ce qui manqua à son infortune, c’est qu’il ne fut point harangué. Voilà comment mon oncle fut récompensé d’avoir joué sa vie en duel.

— Si là-haut à la Croix-des-Michelins, se disait-il à lui-même, j’avais donné quelques louis à un malheureux mourant de faim, tous ces badauds qui acclament maintenant autour de moi me laisseraient passer fort tranquille. Qu’est-ce donc, mon Dieu, que la gloire et à qui s’adresse-t-elle ! Ce bruit qu’on fait autour d’un nom, est-ce un bien si rare et si précieux qu’il faille sacrifier, pour l’avoir, le repos, le bonheur, les douces affections, les belles années et quelquefois la paix du monde ! Ce doigt levé qui vous montre au public, sur qui ne s’est-il donc pas arrêté ? Cet enfant que l’on mène à l’église au bruit des cloches sonnant à grande volée ; ce bœuf qu’on promène par la ville, paré de fleurs et de rubans, ce veau à six pattes, ce boa empaillé, cette citrouille monstre, cet acrobate qui marche sur un fil d’archal, cet aéronaute qui fait son ascension, cet escamoteur qui avale des muscades, ce prince qui passe, cet évêque qui bénit, ce général qui revient d’une lointaine victoire, n’ont-ils pas eu tous leur moment de gloire ? Tu te crois célèbre, toi qui as semé tes idées dans les arides sillons d’un livre, qui as fait des hommes avec du marbre, et des passions avec du noir d’ivoire et du blanc de céruse ; mais tu serais bien plus célèbre encore si tu avais un nez long seulement de six pouces. Quant à cette gloire qui nous survit, elle n’appartient pas à tout le monde, j’en conviens ; mais la difficulté est d’en jouir. Qu’on me trouve un banquier qui escompte l’immortalité, et dès demain je travaille à me rendre immortel.

Mon oncle voulut dîner en famille chez sa sœur avec M. Minxit ; mais le brave homme, quoique son cher Benjamin fût là devant lui, sain, sauf, et victorieux, était triste et préoccupé. Ce que mon oncle avait dit le matin à M. de Pont-Cassé lui revenait sans cesse à l’esprit. Il disait qu’il avait dans les oreilles comme une voix qui l’appelait vers Corvol. Il était en proie à une agitation nerveuse, semblable à celle qu’éprouvent les personnes qui, n’étant pas habituées au café, en ont pris une forte dose. À chaque instant, il était obligé de quitter la table et de faire un tour dans la chambre. Cet état de surexcitation effraya Benjamin et il l’engagea lui-même à partir.

XX

Enlèvement et mort de Mademoiselle Minxit.

Toutefois, mon oncle reconduisit M. Minxit jusqu’à la Croix-des-Michelins, et il revint se mettre au lit. Il était dans cet anéantissement profond que produit un premier sommeil, lorsqu’il fut réveillé par un heurt violent contre sa porte. Ce coup frappa mon oncle d’une commotion douloureuse. Il ouvrit sa fenêtre ; la rue était noire comme un fossé profond ; cependant il reconnut M. Minxit et il crut apercevoir dans son attitude quelque chose de désolé. Il courut vers sa porte ; à peine le verrou fut-il tiré, que le digne homme se jeta dans ses bras et éclata en larmes.

— Eh bien ! qu’est-ce, monsieur Minxit ? Voyons, parlez ! les pleurs n’aboutissent à rien ; du moins, ce n’est pas à vous qu’il est arrivé malheur ?

— Partie ! partie ! s’écria M. Minxit suffoqué par les sanglots, partie avec lui, Benjamin !

— Quoi ! Arabelle est partie avec M. de Pont-Cassé ? fit mon oncle, devinant de suite de quoi il s’agissait.

— Tu avais bien raison de m’avertir de me défier de lui ; pourquoi aussi ne l’as-tu pas tué ?

— Il en est encore temps, dit Benjamin ; mais, avant tout, il faut se mettre à sa poursuite.

— Et tu m’accompagneras, Benjamin ; car en toi est toute ma force, tout mon courage.

— Comment, je vous accompagnerai ! mais je vous accompagne de suite. Et, à propos, avez-vous eu au moins l’idée de vous munir d’argent ?

— Je n’ai plus un écu comptant, mon ami ; la malheureuse m’a emporté tout l’argent qu’il y avait dans mon secrétaire.

— Tant mieux ! dit mon oncle, au moins vous serez sûr que d’ici à ce que nous l’ayons rattrapée elle ne manquera de rien.

— Aussitôt qu’il fera jour, j’irai chercher des fonds chez mon banquier.

— Oui, dit mon oncle, croyez-vous qu’ils s’amuseront à faire l’amour sur les pelouses du chemin ? Quand il fera jour, ils seront loin d’ici, il faut de suite aller réveiller votre banquier, et frapper à sa porte jusqu’à ce qu’il vous ait compté mille francs. Au lieu de quinze, il vous fera payer le vingt pour cent, voilà tout.

— Mais quelle route ont-ils suivie ? il faut toujours que nous attendions le soleil pour prendre des renseignements.

— En aucune façon, dit mon oncle, ils ont pris la route de Paris ; M. de Pont-Cassé ne peut aller qu’à Paris ; je sais de bonne part que son congé expire dans trois jours. Je vais de suite arrêter une voiture et deux bons chevaux ; vous me rejoindrez au Lion d’Or.

Comme mon oncle allait sortir :

— Mais tu es en chemise, lui dit M. Minxit.

— C’est parbleu vrai, dit Benjamin, je n’y songeais plus ; il fait si noir, que je ne m’en suis pas aperçu ; mais dans cinq minutes je serai habillé, et dans vingt minutes je serai au Lion d’Or ; je dirai adieu à ma chère sœur quand je serai revenu de notre voyage.

Une heure après, mon oncle et M. Minxit suivaient, dans une mauvaise patache attelée de deux haridelles, l’exécrable chemin de traverse qui menait alors de Clamecy à Auxerre. Le jour, l’hiver passe encore ; mais la nuit, il est horrible. Quelque diligence qu’ils eussent faite, il était dix heures du matin lorsqu’ils arrivèrent à Courson. Sous le porche de la Levrette, l’unique auberge de l’endroit, un cercueil était étalé, et tout un essaim de vieilles, hideuses et déguenillées, croassaient alentour.

— Je tiens du sacristain Gobi, disait l’une, que la jeune dame s’est engagée à donner mille écus à M. le curé, pour être distribués aux pauvres de la paroisse.

— Cela nous passera devant le nez, mère Simonne.

— Si la jeune dame meurt, comme on le dit, le maître de la Levrette s’emparera de tout, répondait une troisième ; nous ferions bien d’aller chercher le bailli pour qu’il veille sur notre succession.

Mon oncle appela une de ces vieilles et la pria de lui expliquer ce que cela signifiait. Celle-ci, fière d’avoir été distinguée par un étranger qui avait une voiture à deux chevaux, jeta un regard de triomphe à ses compagnes, et dit :

— Vous avez bien fait de vous adresser à moi, mon bon monsieur, car je sais mieux qu’elles tous les détails de cette histoire. Celui qui est maintenant dans ce cercueil était ce matin dans cette voiture verte que vous voyez là-bas sous la remise. C’était un grand seigneur, riche à millions, qui allait avec une jeune dame à Paris, à la cour ; que sais-je, moi, et il s’est arrêté ici, et il restera dans ce cimetière à pourrir avec ces paysans qu’il a tant méprisés. Il était jeune et beau, et moi, la vieille Manette qui suis toute éreintée et qui ne tiens plus à rien, j’irai jeter de l’eau bénite sur sa tombe, et dans dix ans, si je vais jusque-là, il faudra que sa pourriture fasse place à mes vieux os ; car ils ont beau être riches, tous ces grands messieurs, il faut toujours qu’ils aillent où nous allons ; ils ont beau s’attifer de velours et de taffetas, leur dernier habit, ce sont toujours les planches de la bière ; ils ont beau soigner et parfumer leur peau, les vers de la terre sont faits pour eux comme pour nous. Dire que moi, la vieille laveuse de lessive, je pourrai, quand cela me fera plaisir, aller m’accroupir sur la tombe d’un gentilhomme ! Allez, mon bon monsieur, cette pensée fait du bien, elle nous console d’être pauvres et nous venge de n’être pas nobles. Du reste, c’est bien la faute à celui-ci s’il est mort. Il a voulu s’emparer de la chambre d’un voyageur parce qu’elle était la plus belle de l’auberge. Il s’en est suivi du grabuge entre eux : ils sont allés se battre dans le jardin de la Levrette, et le voyageur lui a mis une balle dans la tête. La jeune dame était enceinte à ce qu’il paraît, la pauvre femme ! Quand elle a su que son mari était mort, le mal d’enfant l’a prise et elle ne vaut guère mieux à l’heure qu’il est que son noble époux. Le docteur Débrit sort de sa chambre : comme c’est moi qui lave son linge, je lui ai demandé des nouvelles de la jeune femme, et il m’a répondu : – Allez, mère Manette, j’aimerais encore mieux être dans votre vieille peau ridée que dans la sienne.

— Et ce grand seigneur, dit mon oncle, n’avait-il pas un habit rouge, une perruque blonde et trois plumes à son chapeau ?

— Il avait bien tout cela, mon bon monsieur ; est-ce que vous l’auriez connu, par hasard ?

— Non, dit mon oncle, mais je l’ai peut-être vu en quelque endroit.

— Et la jeune dame, dit M. Minxit, n’est-elle pas de haute taille, et n’a-t-elle pas des taches de rousseur par la figure ?

— Elle a bien cinq pieds trois pouces, répondit la vieille, elle a une peau comme la coquille d’un œuf de dinde.

M. Minxit s’évanouit.

Benjamin emporta M. Minxit dans son lit et le soigna ; puis il se fit conduire auprès d’Arabelle ; car la belle dame qui devait mourir dans les douleurs de l’enfantement, c’était la fille de M. Minxit. Elle occupait la chambre que son amant lui avait conquise au prix de sa vie, triste chambre en vérité ! et dont la possession ne valait guère la peine qu’on se la disputât.

Arabelle était là gisant dans un lit de serge verte. Mon oncle ouvrit les rideaux et la contempla quelque temps en silence. Une pâleur humide et mate, semblable à celle d’une statue de marbre blanc, était répandue sur son visage ; ses yeux à demi ouverts étaient fanés et sans regard ; sa respiration s’arrachait par sanglots de sa poitrine. Benjamin souleva son bras qui pendait immobile le long du lit ; ayant interrogé les battements de son pouls, il secoua tristement la tête et ordonna à la garde d’aller quérir le docteur Débrit. Arabelle à sa voix, tressaillit comme un cadavre qui éprouve les premières atteintes du galvanisme.

— Où suis-je ? dit-elle, promenant autour d’elle un regard en démence ; ai-je donc été le jouet d’un sinistre rêve ? Est-ce vous, monsieur Rathery, que j’entends, et suis-je encore à Corvol, dans la maison de mon père ?

— Vous n’êtes point dans la maison de votre père, dit mon oncle ; mais votre père est ici. Il est prêt à vous pardonner ; il ne vous demande qu’une chose, c’est que vous vous laissiez vivre afin qu’il vive aussi.

Les regards d’Arabelle s’arrêtèrent par hasard sur l’uniforme de M. de Pont-Cassé, qu’on avait suspendu, encore trempé de sang, à la muraille. Elle essaya de se mettre sur son séant, mais ses membres se tordirent dans une horrible convulsion, et elle retomba lourdement sur son lit comme un cadavre qu’on a soulevé dans son cercueil. Benjamin mit la main sur son cœur, il ne battait plus ; il approcha un miroir de ses lèvres, la glace resta nette et brillante. Misère et bonheur, tout était fini pour la pauvre Arabelle. Benjamin restait debout à son chevet, tenant sa main dans la sienne et plongé dans un abîme d’amères réflexions.

En ce moment un pas lourd et mal assuré se fit entendre dans l’escalier. Benjamin se hâta de tourner la clé dans la serrure. C’était M. Minxit qui frappait à la porte et s’écriait :

— C’est moi, Benjamin, ouvre-moi ; je veux voir ma fille, il faut que je la voie ! Elle ne peut mourir sans que je l’aie vue.

C’est une cruelle chose que de supposer vivante une personne trépassée et de lui attribuer des actes comme si elle existait encore. Cependant, mon oncle ne recula point devant cette nécessité.

— Retirez-vous, monsieur Minxit, je vous en supplie. Arabelle va mieux ; elle repose ; votre présence subite pourrait provoquer une crise qui la tuerait.

— Je te dis, misérable, que je veux voir ma fille ! s’écria M. Minxit, et il fit un si violent effort contre la porte que la gâche de la serrure tomba sur le carreau.

— Eh bien ! dit Benjamin, espérant encore l’abuser, vous le voyez, votre fille dort d’un tranquille sommeil. Êtes-vous satisfait à présent et vous retirez-vous ?

Le malheureux vieillard jeta un coup d’œil sur sa fille.

— Tu as menti ! s’écria-t-il d’une voix qui fit tressaillir Benjamin, elle ne dort pas, elle est morte !

Il se jeta sur son corps et la pressa convulsivement contre sa poitrine.

— Arabelle ! criait-il, Arabelle ! Arabelle ! Oh ! était-ce donc ainsi que je devais la retrouver ! elle, ma fille, mon unique enfant ! Dieu laisse le front du meurtrier se couvrir de cheveux blancs, et il ôte à son père son seul enfant ! comment peut-on nous dire que Dieu est bon et juste ? – Puis, sa douleur se changeant en colère contre mon oncle : – C’est toi misérable Rathery, qui es cause que je l’ai refusée à M. de Pont-Cassé ; sans toi elle serait mariée et pleine de vie.

— Plaisantez-vous ? dit mon oncle. Est-ce que c’est ma faute, à moi, si elle s’est amourachée d’un mousquetaire ?

Toutes les passions, ce n’est que du sang qui se précipite vers le cerveau. La raison de M. Minxit se fût brisée sans doute sous l’effort de cette puissante douleur ; mais dans le paroxysme de son délire, sa veine à peine fermée (on se rappelle que mon oncle venait de le saigner) se rouvrit. Benjamin laissa couler le sang, et bientôt une défaillance salutaire succéda à cette surabondance de vie et sauva le pauvre vieillard. Benjamin donna des ordres et de l’argent au maître de la Levrette pour qu’Arabelle et son amant reçussent une sépulture honorable ; puis il revint s’établir au chevet de M. Minxit, et veilla sur lui comme une mère sur son enfant malade. M. Minxit resta trois jours entre la vie et la tombe ; mais, grâce aux soins habiles et affectueux de mon oncle, la fièvre qui le dévorait s’amortit peu à peu, et bientôt il fut en état d’être transporté à Corvol.

XXI

Un dernier festin.

Monsieur Minxit avait une de ces constitutions antédiluviennes qui semblent faites d’une matière plus solide que les nôtres. C’était une de ces plantes vivaces qui conservent encore une végétation vigoureuse, alors que les autres sont flétries par l’hiver. Les rides n’avaient pu entamer ce front de granit ; les années s’étaient accumulées sur sa tête sans y laisser aucune trace de décadence. Il était resté jeune jusqu’au delà de sa soixantième année, et son hiver, comme celui des tropiques, était encore plein de sève et de fleurs ; mais le temps et le malheur n’oublient personne.

La mort de sa fille venant après sa fuite et après la révélation de sa grossesse, avait frappé d’un coup mortel cette organisation puissante ; une fièvre lente le minait sourdement. Il avait renoncé à ses goûts bruyants qui avaient fait de sa vie une longue partie de fête. Il avait mis de côté la médecine comme un embarras inutile. Les compagnons de longue jeunesse respectaient sa douleur, et, sans cesser de l’aimer, ils avaient cessé de le voir. Sa maison était muette et fermée comme une tombe ; et à peine, par quelques persiennes entr’ouvertes, jetait-elle à la dérobée quelques regards sur le village. Les cours ne retentissaient plus du bruit des allants et des venants ; les premières herbes du printemps s’étaient emparées de l’avenue, de hautes plantes domestiques croissaient le long des murs et formaient à l’entour comme un lambris de verdure. Cette pauvre âme en deuil n’avait plus besoin que d’obscurité et de silence. Il avait fait comme une bête fauve qui se retire, lorsqu’elle veut mourir, dans les profondeurs les plus sombres de sa forêt. La gaieté de mon oncle venait échouer contre cette incurable mélancolie. M. Minxit ne répondait à ses joyeusetés que par un morne et triste sourire, comme pour lui dire qu’il avait compris, et qu’il le remerciait de sa bonne intention. Mon oncle avait compté sur le printemps pour le ramener à la vie ; mais ce printemps, qui revêt toute terre aride de fleurs et de verdure, n’a rien à faire reverdir dans une âme désolée, et tandis que tout renaissait, le pauvre homme se mourait lentement.

C’était un soir du mois de mai. Il se promenait dans sa prairie, appuyé sur le bras de Benjamin. Le ciel était limpide, la terre était verte et parfumée, les rossignols chantaient dans les peupliers, les demoiselles voltigeaient avec un harmonieux frôlement de leurs ailes entre les roseaux du ruisseau, et l’eau toute couverte de fleurs d’aubépine murmurait sous les racines des saules.

— Voilà une belle soirée, dit Benjamin, cherchant à tirer M. Minxit de cette sombre rêverie qui enveloppait son esprit comme un linceul.

— Oui, répondit celui-ci, une belle soirée pour le pauvre paysan qui va entre deux haies fleuries, sa pioche sur l’épaule, vers sa chaumière qui fume, et où l’attendent ses enfants ; mais, pour le père qui porte le deuil de sa fille, il n’y a plus de belles soirées.

— Et à quel foyer, dit mon oncle, n’y a-t-il pas une place vide ? Qui n’a pas au champ de repos un tertre de gazon où, tous les ans, à la Toussaint, il vient verser de pieuses larmes ? Et dans les rues de la cité, quelle foule, si rose et si dorée qu’elle soit, n’est tachée de noir ? Quand les fils vieillissent, ils sont condamnés à mettre leurs vieux parents dans la tombe ; quand ils meurent au milieu de leur âge, ils laissent une mère désolée, à genoux auprès de leur cercueil. Croyez-moi, les yeux de l’homme ont été faits bien moins pour voir que pour pleurer, et toute âme a sa plaie, comme toute fleur a son insecte qui la ronge. Mais aussi, dans le chemin de la vie, Dieu a mis l’oubli qui suit à pas lents la mort, qui efface les épitaphes qu’elle a tracées et répare les ruines qu’elle a faites. Voulez-vous, mon cher monsieur Minxit, suivre un bon conseil ; croyez-moi, allez manger des carpes sur les bords du lac de Genève, du macaroni à Naples, boire du vin de Xérès à Cadix, et savourer des glaces à Constantinople ; dans un an vous reviendrez aussi rond et aussi joufflu que vous l’étiez avant.

M. Minxit laissa pérorer mon oncle tant qu’il voulut, et quand il eut fini :

— Combien ai-je encore de jours à vivre, Benjamin ? lui dit-il.

— Mais, fit mon oncle, abasourdi de la question, et croyant avoir mal entendu, que dites-vous, monsieur Minxit ?

— Je te demande, répéta M. Minxit, combien de jours il me reste encore à vivre ?

— Diable, dit mon oncle, voici une question qui m’embarrasse fort ; d’un côté, je ne voudrais pas vous désobliger ; de l’autre, je ne sais si la prudence me permet de satisfaire votre désir. On n’annonce au condamné la nouvelle de son exécution que quelques heures avant d’aller au supplice, et vous…

— C’est, interrompit M. Minxit, un service que j’impose à ton amitié, parce que toi seul peux me le rendre. Il faut bien que le voyageur sache à quelle heure il doit partir, afin qu’il puisse faire son portemanteau.

— Le voulez-vous donc franchement, sincèrement, monsieur Minxit ; ne vous effraierez-vous pas de l’arrêt que je vais prononcer, m’en donnez-vous votre parole d’honneur ?

— Je t’en donne ma parole d’honneur, dit M. Minxit.

— Eh bien ! alors, dit mon oncle, je vais faire comme pour moi-même.

Il examina la face pâlie du vieillard, il interrogea sa prunelle terne et dépolie, où la vie reflétait à peine quelques lueurs, il consulta son pouls comme s’il en eût écouté les battements avec ses doigts, et il garda quelque temps le silence ; puis :

— C’est aujourd’hui jeudi, dit-il ; eh bien ! lundi il y aura une maison de plus en deuil à Corvol.

— Très bien diagnostiqué, dit M. Minxit ; ce que tu viens de dire, je le pensais ; si tu trouves jamais l’occasion de te produire, je prédis que tu feras une de nos célébrités médicales ; mais, le dimanche m’appartient-il tout entier ?

— Il vous appartient, pourvu que vous ne fassiez rien qui avance le terme de vos jours.

— Je n’en veux pas plus, dit M. Minxit ; rends-moi encore le service d’inviter nos amis pour dimanche à un dîner solennel ; je ne veux pas m’en aller fâché avec la vie, et c’est le verre à la main que je prétends lui faire mes adieux. Tu insisteras auprès d’eux pour qu’ils acceptent mon invitation, et tu leur en feras, s’il le faut, un devoir.

— J’irai moi-même les inviter, dit mon oncle, et je me fais fort qu’aucun d’eux ne nous fera défaut.

— Maintenant, passons à un autre ordre d’idées. Je ne veux pas être enterré dans le cimetière de la paroisse ; il est dans un fond, il est froid et humide, et l’ombre de l’église s’étend sur toute sa face comme un crêpe, je serais mal en cet endroit, et tu sais que j’aime mes aises. Je désire que tu m’ensevelisses dans ma prairie, au bord de ce ruisseau dont j’aime l’harmonieuse chanson. – Il arracha une poignée d’herbe et dit : – Tiens, voici le lieu où je veux qu’on creuse mon dernier gîte. Tu y planteras un berceau de vigne et de chèvrefeuille, afin que la verdure en soit entremêlée de fleurs, et tu iras quelquefois y rêver à ton vieil ami. Afin que tu y viennes plus souvent, et aussi, pour qu’on ne dérange pas mon sommeil, je te laisse ce domaine et toutes mes autres propriétés ; mais c’est à deux conditions : la première, c’est que tu habiteras la maison que je vais laisser vide, et la seconde, que tu continueras à mes clients les soins que depuis trente ans je leur donnais.

— J’accepte avec reconnaissance ce double héritage, dit mon oncle, mais je vous préviens que je ne veux pas aller aux foires.

— Accordé, dit M. Minxit.

— Quant à vos clients, ajouta Benjamin, je les traiterai en conscience et d’après le système de Tissot, qui me paraît fondé sur l’expérience et la raison. Allez, le premier qui s’en ira là-bas vous donnera de mes nouvelles.

— Je sens le froid du soir qui me gagne ; il est temps de dire adieu à ce ciel, à ces vieux arbres qui ne me reverront pas, à ces petits oiseaux qui chantent, car nous ne reviendrons plus ici que lundi matin.

Le lendemain, il s’enferma avec son ami le tabellion ; le jour suivant il s’affaissa de plus en plus et garda le lit ; mais le dimanche venu, il se leva, se fit poudrer et mit son plus bel habit. Benjamin, ainsi qu’il l’avait promis, était allé à Clamecy faire lui-même ses invitations ; pas un de ses amis n’avait manqué à ce funèbre appel, et à quatre heures ils se trouvaient tous réunis dans le salon.

M. Minxit ne tarda pas à paraître, chancelant et appuyé sur le bras de mon oncle ; il leur serra à tous la main et les remercia affectueusement de s’être conformés à son dernier désir qui était, disait-il, le caprice d’un moribond.

Cet homme qu’ils avaient vu, il y avait quelque temps, si gai, si heureux, si plein de vie, la douleur l’avait brisé et la vieillesse était venue pour lui tout d’un coup. À sa vue, tous versaient des larmes, et Arthus lui-même sentit subitement s’évanouir son appétit.

Un domestique annonça que le dîner était servi. M. Minxit se plaça comme à l’ordinaire au haut bout de la table.

— Messieurs, dit-il à ses convives, ce dîner est pour moi un dîner suprême ; je veux que mes derniers regards ne s’arrêtent que sur des verres pleins et des visages riants ; si vous voulez me faire plaisir, c’est de donner un libre cours à votre gaieté accoutumée.

Il se versa quelques gouttes de bourgogne et tendit son verre à ses convives.

— À la santé de M. Minxit ! dirent-ils tous ensemble.

— Non, dit M. Minxit, pas à ma santé ; à quoi sert un souhait qui ne peut s’exaucer ? mais à votre santé, à vous tous, à votre prospérité, à votre bonheur, et que Dieu garde ceux d’entre vous qui ont des enfants de les perdre.

— M. Minxit, dit Guillerand, a aussi pris les choses trop à cœur ; je ne l’aurais pas cru susceptible de mourir de chagrin. Moi aussi j’ai perdu une fille, une fille que j’allais mettre en pension chez les religieuses. Cela m’a fait de la peine pour le moment ; mais je ne m’en suis pas plus mal porté pour cela, et quelquefois, je l’avoue, je songeais que je n’avais plus de mois d’école à payer pour elle.

— Une bouteille cassée dans ta cave, dit Arthus, ou un écolier retiré de ta pension t’aurait causé plus de chagrin.

— Il t’appartient bien, dit Millot, de parler ainsi, toi, Arthus, qui ne crains d’autre malheur que de perdre l’appétit.

— J’ai plus d’entrailles que toi, faiseur de noëls, répondit Arthus.

— Oui, pour digérer, dit le poète.

— Cela sert à quelque chose de bien digérer, répliqua Arthus ; au moins, quand vous allez en voiture, vos amis ne sont pas obligés de vous attacher aux ridelles de peur de vous perdre en route.

— Arthus, dit Millot, point de personnalités, je t’en prie.

— Je sais, répondit Arthus, que tu me gardes rancune parce que je suis tombé sur toi dans le chemin de Corvol. Mais chante-moi ton grand noël, et nous serons quittes.

— Et moi je soutiens que mon noël est un beau morceau de poésie ; veux-tu que je te montre une lettre de Mgr l’évêque qui m’en fait compliment ?

— Oui, mets ton noël sur le gril, et tu verras ce qu’il vaudra.

— Je te reconnais bien là, Arthus ; toi, tu n’estimes que ce qui est rôti ou bouilli.

— Que veux-tu ? ma sensibilité, à moi, réside dans les houppes de mon palais ; et j’aime autant qu’elle soit là qu’ailleurs. Un appareil digestif organisé solidement vaut-il moins, pour être heureux, qu’un cerveau largement développé ? voilà la question.

— Si nous nous en rapportions à un canard ou à un pourceau, je ne doute pas qu’ils ne la décidassent en ta faveur ; mais je prends Benjamin pour arbitre.

— Ton noël me convient beaucoup, dit mon oncle :

À genoux, chrétiens, à genoux !

C’est superbe. Quel chrétien pourrait refuser de s’agenouiller quand tu lui en fais deux fois l’invitation dans un vers de huit syllabes ? mais je suis de l’avis d’Arthus, j’aime encore mieux une côtelette en papillote.

— Une plaisanterie n’est pas une réponse, dit Millot.

— Eh bien ! crois-tu qu’il y ait une douleur morale qui fasse autant souffrir qu’une rage de dents et qu’un mal d’oreille ? Si le corps souffre plus vivement que l’âme, il doit également jouir avec plus d’énergie ; cela est logique ; la douleur et le plaisir résultent de la même faculté.

— Le fait est, dit M. Minxit, que si j’avais le choix entre l’estomac de M. Arthus et le cerveau suroxygéné de J.-J. Rousseau, j’opterais pour l’estomac de M. Arthus. La sensibilité est le don de souffrir ; être sensible, c’est marcher pieds nus sur les cailloux tranchants de la vie, c’est passer à travers la foule qui vous heurte et vous coudoie, une plaie vive au côté. Ce qui fait le malheur des hommes, ce sont les désirs non satisfaits. Or, toute âme qui sent trop, c’est un ballon qui voudrait monter au ciel et qui ne peut dépasser les limites de l’atmosphère. Donnez à un homme une bonne santé, un bon appétit, et plongez son âme dans une somnolence perpétuelle, il sera le plus heureux de tous les êtres. Développer son intelligence, c’est semer des épines dans sa vie. Le paysan qui joue aux quilles est plus heureux que l’homme d’esprit qui lit dans un beau livre.

Tous les convives se turent à ce propos.

— Parlanta, dit M. Minxit, où en est mon affaire avec Malthus ?

— Nous avons obtenu une contrainte par corps, dit l’huissier.

— Eh bien ! tu jetteras au feu toute cette procédure, et Benjamin te remboursera les frais. Et toi, Rapin, où en est mon procès avec le clergé relativement à ma musique ?

— L’affaire est remise à huitaine, dit Rapin.

— Alors ils me condamneront par défaut, répondit M. Minxit.

— Mais, dit Rapin, il y aura peut-être une forte amende ; le sacristain a déposé que le sergent avait insulté le vicaire lorsqu’il l’avait sommé d’évacuer la place de l’église avec sa musique.

— Cela n’est pas vrai, dit le sergent ; j’ai seulement ordonné à la musique de jouer l’air : Où allez-vous, monsieur l’abbé ?

— En ce cas, dit M. Minxit, Benjamin bâtonnera le sacristain à la première occasion ; je veux que ce drôle ait de moi un souvenir.

On était arrivé au dessert. M. Minxit fit faire un punch et mit dans son verre quelques gouttes de la liqueur enflammée.

— Cela vous fera du mal, monsieur Minxit, lui dit Machecourt.

— Et quelle chose peut maintenant me faire du mal, mon bon Machecourt ? il faut bien que je fasse mes adieux à tout ce qui m’a été cher dans la vie.

Cependant, ses forces diminuaient rapidement, et il ne pouvait plus s’exprimer qu’à voix basse.

— Vous savez, messieurs, dit-il, que c’est à mon enterrement que je vous ai conviés ; je vous ai fait préparer à tous des lits, afin que vous vous trouviez tout prêts demain matin à me conduire à ma dernière demeure. Je ne veux point que ma mort soit pleurée ; au lieu de crêpes, vous porterez une rose à votre habit, et, après l’avoir trempée dans un verre de champagne, vous l’effeuillerez sur ma tombe ; c’est la guérison d’un malade, c’est la délivrance d’un captif que vous célébrez. Et, à propos, ajouta-t-il, qui de vous se charge de mon oraison funèbre ?

— Ce sera Page, dirent quelques-uns.

— Non, répondit M. Minxit ; Page est avocat, et il faut dire la vérité sur les tombes. Je préférerais que ce fût Benjamin.

— Moi ? dit mon oncle ; vous savez bien que je ne suis pas orateur.

— Tu l’es assez pour moi, répondit M. Minxit. Voyons, parle-moi comme si j’étais couché dans mon cercueil ; je serais bien aise d’entendre vivant ce que dira de moi la postérité.

— Ma foi, dit Benjamin, je ne sais trop ce que je vais dire.

— Ce que tu voudras, mais dépêche-toi, car je sens que je m’en vais.

— Eh bien ! dit mon oncle : « Celui que nous déposons sous ce feuillage laisse après lui d’unanimes regrets. »

— « Unanimes regrets » ne vaut rien, dit M. Minxit ; nul homme ne laisse après lui d’unanimes regrets. C’est un mensonge qu’on ne peut débiter que dans une chaire.

— Aimez-vous mieux « des amis qui le pleureront longtemps » ?

— C’est moins ambitieux, mais ce n’est pas plus exact. Pour un ami qui nous aime loyalement et sans arrière-pensée, nous avons vingt ennemis cachés dans l’ombre, qui attendent en silence, comme le chasseur en embuscade, l’occasion de nous faire du mal ; je suis sûr qu’il y a dans ce village bien des gens qui se trouveront heureux de ma mort.

— Eh bien ! « laisse après lui des amis inconsolables », dit mon oncle.

— « Inconsolables » est encore un mensonge, répondit M. Minxit. Nous ne savons, nous autres médecins, quelle partie de notre organisation affecte la douleur, ni comment elle nous fait souffrir ; mais c’est une maladie qui se guérit sans traitement et bien vite. La plupart des douleurs ne sont au cœur de l’homme que de légères escarres qui tombent presque aussitôt qu’elles sont formées ; il n’y a d’inconsolables que les pères et les mères qui ont des enfants dans le cercueil.

— « Qui garderont longtemps son souvenir », cela vous conviendrait-il mieux ?

— À la bonne heure ! dit M. Minxit ; et pour que ce souvenir reste plus longtemps dans votre mémoire, je fonde à perpétuité un dîner qui aura lieu le jour de l’anniversaire de ma mort, et où vous viendrez tous assister tant que vous serez dans le pays ; Benjamin est chargé de l’exécution de ma volonté.

— Cela vaut mieux qu’un service, fit mon oncle ; et il continua en ces termes : « Je ne vous parlerai point de ses vertus ! »

— Mets « qualités », dit M. Minxit, cela sent moins l’amplification.

— « Ni de ses talents ; vous avez tous été à même de les apprécier. »

— Surtout Arthus, à qui j’ai gagné, l’an passé, quarante-cinq bouteilles de bière au billard.

— « Je ne vous dirai pas qu’il fut bon père ; vous savez tous qu’il est mort pour avoir trop aimé sa fille. »

— Hélas ! plût au ciel que cela fût vrai ! répondit M. Minxit, mais une vérité déplorable que je ne puis me dissimuler, c’est que ma fille est morte parce que je ne l’ai pas assez aimée. J’ai agi envers elle comme un exécrable égoïste, elle aimait un noble et je n’ai pas voulu qu’elle l’épousât, parce que je détestais les nobles ; elle n’aimait pas Benjamin, et j’ai voulu qu’il devînt mon gendre, parce que je l’aimais. Mais j’espère que Dieu me pardonnera. Ce n’est pas nous qui avons fait nos passions et nos passions dominent toujours notre raison. Il faut que nous obéissions aux instincts qu’il nous a donnés, comme le canard obéit à l’instinct qui l’entraîne vers la rivière.

— « Il fut bon fils, » poursuivit mon oncle.

— Qu’en sais-tu ? répondit M. Minxit. Voilà pourtant comme se font les épitaphes et les oraisons funèbres. Ces allées de tombes et de cyprès qui s’étalent dans nos cimetières, ce ne sont que des pages pleines de mensonges et de faussetés comme celles d’une gazette. Le fait est que je n’ai jamais connu ni mon père, ni ma mère, et il n’est pas bien démontré que je sois né de l’union d’un homme et d’une femme ; mais je ne me suis jamais plaint de l’abandon où on m’avait laissé ; cela ne m’a pas empêché de faire mon chemin, et si j’avais eu une famille, je ne serais peut-être pas allé si loin : une famille vous gêne, vous contrecarre de mille façons ; il faut que vous obéissiez à ses idées et non aux vôtres ; vous n’êtes pas libre de suivre votre vocation, et dans la voie où elle vous jette, souvent dès le premier pas vous vous trouvez embourbé.

— Il fut bon époux, dit mon oncle.

— Ma foi ! je n’en sais trop rien, dit M. Minxit ; j’ai épousé ma femme sans l’aimer, et je ne l’ai jamais beaucoup aimée ; mais elle a fait avec moi toutes ses volontés : quand elle voulait une robe, elle s’en achetait une ; quand un domestique lui déplaisait, elle le renvoyait. Si à ce compte on est bon époux, tant mieux ; mais je saurai bientôt ce que Dieu en pense.

— Il a été bon citoyen, fit mon oncle : vous avez été témoins du zèle avec lequel il a travaillé à répandre parmi le peuple des idées de réforme et de liberté.

— Tu peux dire cela maintenant sans me compromettre.

— Je ne vous dirai pas qu’il fut bon ami…

— Mais alors, que diras-tu donc ? fit M. Minxit.

— Un peu de patience, dit Benjamin. Il a su, par son intelligence, s’attacher les faveurs de la fortune.

— Pas précisément par mon intelligence, dit M. Minxit, quoique la mienne valût bien celle d’un autre ; j’ai profité de la crédulité des hommes : il faut avoir plutôt de l’audace que de l’intelligence pour cela.

— Et ses richesses ont toujours été au service des malheureux.

M. Minxit fit un signe d’assentiment.

— Il a vécu en philosophe, jouissant de la vie et en faisant jouir ceux qui l’entouraient, et il est mort de même, entouré de ses amis, à la suite d’un grand festin. Passants, jetez une fleur sur sa tombe !

— C’est à peu près cela, dit M. Minxit. Maintenant, messieurs, buvons le coup de l’étrier, et souhaitez-moi un bon voyage.

Il ordonna au sergent de l’emporter dans son lit. Mon oncle voulut le suivre, mais il s’y opposa et exigea qu’on restât à table jusqu’au lendemain. Une heure après il fit appeler Benjamin. Celui-ci accourut à son chevet ; M. Minxit n’eût que le temps de lui prendre la main, et il expira.

Le lendemain matin, le cercueil de M. Minxit, entouré de ses amis et suivi d’un long cortége de paysans, allait sortir de la maison. Le curé se présenta à la porte et ordonna aux porteurs de conduire le corps au cimetière.

— Mais, dit mon oncle, ce n’est pas au cimetière que M. Minxit a l’intention d’aller, il va dans sa prairie, et personne n’a le droit de l’en empêcher.

Le prêtre objecta que la dépouille d’un chrétien ne pouvait reposer que dans une terre bénite.

— Est-ce que la terre où nous portons M. Minxit est moins bénite que la vôtre ? est-ce qu’il n’y vient point de l’herbe et des fleurs comme dans le cimetière de la paroisse ?

— Voulez-vous donc, dit le curé, que votre ami soit damné ?

— Permettez, dit mon oncle : M. Minxit est depuis hier devant Dieu, et à moins que la cause n’ait été remise à huitaine, il est maintenant jugé. Au cas où il serait damné, ce ne serait pas votre cérémonie funèbre qui ferait révoquer son arrêt ; et, au cas où il serait sauvé, à quoi servirait cette cérémonie ?

M. le curé s’écria que Benjamin était un impie et ordonna aux paysans de se retirer. Tous obéirent, et les porteurs eux-mêmes étaient disposés d’en faire autant ; mais mon oncle tira son épée et dit :

— Les porteurs ont été payés pour porter le corps à son dernier gîte, et il faut qu’ils gagnent leur argent. S’ils s’acquittent bien de leur besogne, ils auront chacun un petit écu ; si au contraire l’un d’eux refusait d’aller, je le battrai du plat de mon épée, tant qu’il ne sera pas sur le carreau.

Les porteurs, plus effrayés encore des menaces de Benjamin que de celles du curé, se résignèrent à marcher, et M. Minxit fut déposé dans sa fosse avec toutes les formalités qu’il avait indiquées à Benjamin.

À son retour du convoi, mon oncle avait une dizaine de mille francs de revenu. Peut-être verrons-nous plus tard quel usage il fit de sa fortune.



FIN

TABLE DES CHAPITRES




fin de la table.
  1. M. Gaume est un abbé qui a rapporté de Rome à Nevers, pour son évoque, M. Dufètre, le fémur de sainte Flavie, dont Tillier s’est si bien moqué, comme on verra.