Actes et paroles, volume 8

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J Hetzel (p. 3-tdm).

I

LA FÊTE

du
27 février 1881

Le 12 février 1881, un nombre de jeunes gens, écrivains et artistes, se réunissaient au Grand-Orient, sur la convocation de MM. Edmond Bazire et Louis Jeannin. Louis Blanc et Anatole de la Forge présidaient. Il s’agissait de convoquer Paris, les écoles, les associations ouvrières, pour célébrer, par une grande manifestation populaire, l’entrée de Victor Hugo dans sa quatrevingtième année.

La date de la manifestation serait fixée au dimanche 27 février. On partirait de l’Arc de Triomphe et on irait, par rangs de douze ou quinze, défiler devant les fenêtres de Victor Hugo. Ce serait comme une immense revue que passerait de tout le peuple de Paris le grand poëte de la France.

En même temps, une fête littéraire serait donnée dans la salle du Trocadéro, où des vers de Victor Hugo seraient dits par les acteurs de la Comédie-Française[1].

Un comité d’organisation fut élu. Il se composait de MM. Edmond Bazire, Alfred Barbou, Émile Blémont, Delarue, Alfred Étiévant, Flor O’Squarr, Paul Foucher, Alfred Gassier, Ernest d’Hervilly, Louis Jeannin, Lemarquand, Eugène Mayer, Catulle Mendès, Bertrand Millanvoye, Joseph Montet, Adolphe Pelleport, Félix Régamey, Gustave Rivet, A. Simon, Spoll, Paul Strauss, Maurice Talmeyr et Troimaux.

Le projet de la manifestation pouvait paraître risqué ; la saison était froide et brumeuse, la neige ou la pluie allait tout empêcher peut-être. La généreuse initiative de ces jeunes gens ne s’arrêta à aucune objection. Leur idée prit comme une traînée de poudre. De toutes parts les adhésions arrivaient, les adresses pleuvaient, les délégations se formaient. Le comité d’organisation, heureux d’être ainsi débordé, annonçait qu’il s’était borné à proposer un programme, mais qu’il n’entendait en aucune façon se substituer à l’initiative de la population parisienne.


Le 25 février, au soir, M. Jules Ferry, président du conseil, se présentait chez Victor Hugo, lui apportant, au nom du gouvernement, un magnifique vase de Sèvres peint par Fragonard. « — Les manufactures nationales, lui disait-il, ont été instituées à l’origine pour offrir des présents aux souverains. La République offre aujourd’hui ce vase à un souverain de l’esprit. »

Le 26, le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine délèguent leurs bureaux pour les représenter à la fête du lendemain. Les cercles, les lycées, les associations, les orphéons, les loges maçonniques prennent leurs rendez-vous.

La Ville fait dresser, à l’entrée de l’avenue d’Eylau, deux mâts vénitiens de vingt mètres de hauteur, exécutés sur les dessins de M. Alphand, et qui sont d’un caractère charmant et superbe. Au sommet, les initiales R. F. Quatre écussons étagés sur chaque face portent les titres des ouvrages du poète. Chaque mât est orné de faisceaux de drapeaux et de lances dorées, avec bannières bleues et roses. Les mâts sont reliés par une grande draperie rose frangée d’or, où se lit en grands caractères cette inscription :

VICTOR HUGO
né le 26 février 1802
1881

Des palmes, des guirlandes de feuilles de chêne, de sapin et de buis, des arbustes, des plantes et des fleurs s’entremêlent dans cette élégante décoration.

Dans cette soirée du 26, inauguration, au théâtre de la Gaîté, de la nouvelle direction Larochelle-Debruyère par une éclatante reprise de Lucrèce Borgia, avec Mme Favart et M. Dumaine.

Tout est prêt pour le lendemain.

Il faut donner l’impression de cette grande journée dans les récits, pris sur le vif, de Jules Claretie et de Gustave Rivet, dans le Rappel et dans le Temps.


Extrait du Temps :

C’est aujourd’hui une journée historique.

Paris, — et, avec Paris, la nation entière, les députations de l’étranger, la jeunesse, cette France en fleur, a dit Victor Hugo lui-même, — tout un peuple fêtant l’entrée de Victor Hugo dans ses quatrevingts ans, un tel spectacle est de ceux qui se gravent pour l’avenir dans la mémoire des hommes, et en couronnant l’œuvre et la vie de son grand poète, la France aura ajouté une admirable page à son histoire.

Il semble que, sur les bannières qui ont flotté aujourd’hui devant les fenêtres de l’avenue d’Eylau, on eût pu écrire : La Patrie à Victor Hugo. C’est la patrie, en effet, qui a célébré le poète patriote ; ce sont les générations reconnaissantes envers cet homme de toutes les émotions, de toutes les joies qu’il leur a données, de toutes les nobles pensées qu’il a fait éclore en elles, de toute la gloire que sa gloire personnelle a fait rejaillir sur le pays.

Le peuple, pendant toute une journée, a défilé devant la maison de Victor Hugo en acclamant son nom. Et quand je dis peuple, toutes les classes, tous les rangs, tous les âges étaient confondus dans ce flot humain qui se déroulait des Tuileries à l’Arc de Triomphe et de l’Arc de Triomphe à l’avenue d’Eylau.

N’y a-t-il pas dans la destinée du poète quelque chose de prédestiné ? N’était-ce pas de l’Arc de Triomphe, qu’il a si souvent et si magnifiquement chanté, que devait nécessairement partir l’immense cortège qui a passé en saluant devant les fenêtres de Victor Hugo ? C’est aujourd’hui surtout qu’il pourrait crier au « monument sublime » :

Entre tes quatre pieds toute la ville abonde,
Comme une fourmilière aux pieds d’un éléphant !

Que de monde ! Et qu’est-ce, à côté d’un tel concours de population, que le triomphe théâtral de Pétrarque, le front encadré d’un camail rouge, porté sur son char triomphal avec les Muses et les Grâces, escorté par les écuyers, les pages, les seigneurs blasonnés et les cardinaux ?

Qu’est-ce que le triomphe de Voltaire, acclamé par une foule où, déguisée, le cœur battant bien fort, Marie-Antoinette se cachait, curieuse de voir passer l’auteur de Candide, — la jeune reine saluant le vieillard-roi ?

La fête de Victor Hugo, c’est l’acclamation qui saluait Voltaire centuplée par le télégraphe, le téléphone, le fil électrique qui envoie au poëte le salut de l’Amérique ; c’est le peuple courant à son poëte, comme la reine au philosophe ; c’est le triomphe de Voltaire multiplié par les forces du dix-neuvième siècle. — Jules Claretie.


Extrait du Rappel :

Dès le matin, toute l’avenue d’Eylau était déjà pleine d’une foule animée ; on pavoisait les fenêtres, on établissait des estrades, on se massait devant la maison du poëte, décorée avec un goût exquis par les soins du comité et de la Ville de Paris. M. Alphand avait envoyé ses plus belles fleurs.

Devant la porte, sur un piédestal aux couleurs bleues et roses frangées d’or, un grand laurier d’or dont la pointe touche au premier étage.

Aux deux côtés de la maison, de grandes estrades couvertes de fleurs et de plantes vertes font un décor de printemps ; des palmes sont attachées aux arbres ; et, devant la maison, aux pointes de fer de la marquise, aux fenêtres, devant la porte, sont accrochées des couronnes, sont amoncelés des palmes et des lauriers envoyés par les villes des départements.

Il nous a été impossible de noter les inscriptions de toutes les couronnes ; citons au hasard : de Marseille, la couronne de l’Athénée méridional, avec cette inscription : Au poëte, au philosophe, au grand justicier de la cause des peuples ; le Cercle de la Fédération a envoyé une grande couronne d’or et d’argent ; le Cercle de l’Aurore, une superbe palme d’or et d’argent ; la société le Réveil social, une palme d’or.

À chaque instant, une délégation des départements vient apporter des fleurs ; des bouquets merveilleux arrivent du Midi, de Nice, de Toulon ; l’un d’eux, tout entier de myosotis, avec ces mots en fleurs rouges : À Victor Hugo. Un autre, énorme, fait de superbes violettes, avec les initiales du poète tracées en fleurs de jasmin blanc.

L’intérieur de la maison est aussi tout fleuri ; depuis la veille, chaque heure apporte une foule de bouquets qui décorent le salon, la salle à manger, la véranda. Partout, partout de la verdure et des fleurs. Une couronne immense a été envoyée par la Comédie-Française, faite de roses blanches et roses, avec les titres, brodés sur des drapelets de soie rouge, des drames du poète représentés au Théâtre-français : Hernani, Le Roi s’amuse, Angelo, Les Burgraves, Marion de Lorme, Ruy Blas.


À dix heures et demie, dans une maison qui fait face à celle du poète, s’organise le cortège de petits enfants qui doivent dire un compliment au Maître. Une bannière bleue et rose, avec cette inscription : L’Art d’être grand-père, est tenue par une petite fille, ayant à ses côtés des enfants qui portent des bouquets et tiennent les rubans de la bannière.

Au dehors, s’est organisé le défilé des enfants des écoles, qu’on a amenés à cette heure pour qu’ils ne courent aucun danger dans la foule ; les petites filles bleues et roses prennent la tête du cortège, accompagnées des membres du comité.

La députation est introduite dans le salon, et Victor Hugo embrasse d’abord la plus petite, en disant : — Je vous embrasse tous en elle, mes chers enfants. — Comme ils sont charmants ! ajoute le poète ; et il dit : Je veux embrasser aussi la porte-bannière.

L’enfant, qui est la fille de notre confrère Étiévant, récite avec une grâce émue ces jolies strophes de Catulle Mendès :

Nous sommes les petits pinsons,
Les fauvettes au vol espiègle
Qui viennent chanter des chansons
À l’Aigle.

Il est terrible ! mais très doux,
Et sans que son courroux s’allume
On peut fourrer sa tête sous
Sa Plume.

Nous sommes, en bouton encor,
Les fleurs de l’aurore prochaine,
Qui parfument les mousses d’or
Du Chêne.

… Nous sommes les petits enfants
Qui viennent gais, vifs, heureux d’être,
Fêter de rires triomphants
L’Ancêtre.

Si Jeanne et George sont jaloux,
Tant pis pour eux ! c’est leur affaire…
Et maintenant embrassez-nous,
Grand-Père !

On applaudit, Victor Hugo serre la main à ses amis et reçoit les bouquets que lui offrent les enfants.

« Je les accepte pour vous les offrir », dit le poëte à Mmes Léon Cladel et Gustave Rivet, qui reçoivent avec émotion ces souvenirs précieux.

Arrive M. Hérold, préfet de la Seine. Il présente au poëte ses enfants qui portent un bouquet. Victor Hugo offre à Mme Édouard Lockroy le bouquet de M. Hérold.

La députation sort de la maison, et au dehors tous les enfants des écoles demandent à voir Victor Hugo. Il paraît à sa fenêtre ; une immense acclamation retentit de toutes ces jeunes voix et de celles de la foule massée sur les trottoirs. Vive Victor Hugo ! vive Victor Hugo ! crient les enfants, en envoyant des baisers au poëte.

Les écoles défilent et s’éloignent.

Victor Hugo déjeune alors avec ses petits-enfants et M. et Mme Lockroy. Déjeuner de famille. Aucun invité.

La foule grossit toujours autour du logis. Lui n’a rien changé à ses habitudes ; il a dû travailler ce matin comme chaque jour, et son déjeuner a lieu sans aucun apparat.

Une nouvelle députation des écoles arrive. Victor Hugo se montre à la fenêtre du petit salon de gauche, et salue les enfants de la main avec son paternel sourire.


À ce moment, apparaît la députation du conseil municipal de Paris, précédée par deux huissiers.

En tête, MM. Thorel, Sigismond Lacroix, Murat. Tous s’arrêtent, tête nue, sous la fenêtre de Victor Hugo. Il se fait un grand silence.

Victor Hugo prononce le discours suivant, interrompu à chaque phrase par les applaudissements et les cris de : Vive Victor Hugo !

Je salue Paris.

Je salue la ville immense.

Je la salue, non en mon nom, car je ne suis rien ; mais au nom de tout ce qui vit, raisonne, pense, aime et espère ici-bas.

Les villes sont des lieux bénis ; elles sont les ateliers du travail divin. Le travail divin, c’est le travail humain. Il reste humain tant qu’il est individuel ; dès qu’il est collectif, dès que son but est plus grand que son travailleur, il devient divin ; le travail des champs est humain, le travail des villes est divin.

De temps en temps, l’histoire met un signe sur une cité. Ce signe est unique. L’histoire, en quatre mille ans, marque ainsi trois cités qui résument tout l’effort de la civilisation. Ce qu’Athènes a été pour l’antiquité grecque, ce que Rome a été pour l’antiquité romaine, Paris l’est aujourd’hui pour l’Europe, pour l’Amérique, pour l’univers civilisé. C’est la ville et c’est le monde. Qui adresse la parole à Paris adresse la parole au monde entier. Urbi et orbi.

Donc, moi, l’humble passant qui n’ai que ma part de votre droit à tous, au nom des villes, de toutes les villes, des villes d’Europe et d’Amérique et du monde civilisé, depuis Athènes jusqu’à New-York, depuis Londres jusqu’à Moscou, en ton nom, Madrid, en ton nom, Rome, je glorifie avec amour et je salue la ville sacrée, Paris.

Le discours achevé, les chapeaux s’agitent, on crie : bravo ! et le conseil municipal s’éloigne. Quelques flocons de neige tombent, mais les têtes de la foule sont toujours nues.


À onze heures et demie, on place devant la maison le buste doré de la République, que le sculpteur Francia vient d’envoyer à Victor Hugo, et la foule, qui grossit de plus en plus, crie : Vive Victor Hugo ! vive la république !

On commence à apercevoir au loin, du côté de l’Arc de Triomphe, des masses noires que dominent des bannières.

Les membres du comité d’organisation, avec les commissaires de la fête, sont à leur poste, Ils ont fait tendre devant la maison des rubans bleus et roses en guise de barrières, et ils contiennent sur les trottoirs la foule qui s’y est massée, attendant le défilé.

Pas un sergent de ville dans l’avenue, les commissaires de la fête font eux-mêmes garder l’avenue libre, et tout se prépare dans le plus grand ordre.

Le temps est gris, mais un grand souffle de joie et de fête passe sur tous les fronts.

Les amis, connus et inconnus, de Victor Hugo viennent apporter leurs cartes, qu’on entasse dans des corbeilles, à côté des fleurs et des couronnes.

Deux Chinois, en robe bleue, leur parapluie à la main, viennent se mêler à la foule, plus civilisés certes que ne pouvaient être des Hurons apportant leur hommage à Voltaire.

Un photographe arrive et installe son objectif devant la maison même, tandis que les dessinateurs des journaux illustrés prennent des croquis. Un peintre, M. H. Scott fait, au fond de la boite, comme on dit, debout, le pinceau à la main, malgré le froid, une étude peinte de l’entassement des fleurs et des couronnes au seuil du logis.


Cependant le cortège en marche s’est approché ; la Marseillaise retentit.

Il est midi. Le défilé commence.

Victor Hugo est à sa fenêtre, au premier étage. À ses côtés, personne autre que Georges et Jeanne.

Et alors c’est un spectacle merveilleux, inouï, unique, et tel qu’on n’en vit jamais : de midi à la nuit, sans relâche, comme une mer toujours montante, le flot de la population n’a pas cessé de défiler devant la maison, en criant : Vive Victor Hugo !

Et tout était mêlé dans cette grande foule, les habits noirs, les blouses, les casquettes, les chapeaux ; des soldats de toutes les armes, les vieux en uniformes d’invalides ; des vieillards, des jeunes filles ; des mères en passant élevaient leurs enfants vers Victor Hugo, et les enfants lui envoyaient des baisers. Bien des yeux pleuraient ; et c’était le plus beau et le plus attendrissant des spectacles que celui de ce peuple les mains levées vers ce génie ; on sentait toutes les âmes confondues dans une seule et même pensée.

Plusieurs groupes, en passant devant la maison, après avoir acclamé et salué le poète, déposent à son seuil leurs couronnes ou leurs souvenirs.

La chambre où se tient le poète est bientôt remplie d’adresses et d’écrins ; nous y voyons une magnifique plume d’or ciselée, avec cette dédicace : « À Victor Hugo. Ses admirateurs de Saint-Quentin ». Puis une couronne de chêne en bronze vert, nouée par un ruban d’or massif, venant du Cercle de la même ville.

Les sociétés de gymnase de la Seine, qui ont pu traverser cette foule formidable, ont fait remettre une superbe médaille frappée pour cette circonstance solennelle ; elle est soutenue par une large palme d’argent finement ciselée.

Une admirable couronne porte cette mention : Les Français de Californie à Victor Hugo ; une autre : l’Alliance latine à Victor Hugo.

Une médaille est offerte par la Société des anciens élèves des Écoles nationales des arts et métiers.

Un livre richement relié porte ce titre : Basni Vicktora Huga. C’est un volume de la traduction des œuvres du poète en langue tchèque, celui de la Légende des Siècles.

Dans un buvard riche, à cadre de bronze ciselé, avec coins d’émail incrusté d’or et d’argent, se trouve une adresse écrite sur parchemin ; c’est celle de la Société des hommes de lettres viennois, la Concordia.

Les sociétés chantantes viennent rendre leur hommage gaulois au plus grand des Français. Parmi elles nous lisons sur leurs bannières les noms des Gais parisiens, la société des Épicuriens, et, arborant sans crainte de leurs femmes leur drapeau, la société des Amis du divorce.

Un drapeau est particulièrement acclamé au passage, après qu’il s’est incliné devant Victor Hugo, c’est un vieux drapeau fané portant le faisceau coiffé du bonnet phrygien et l’inscription : Garde nationale de Thionville, 1792.

Il nous est impossible d’énumérer les bannières des corporations, des chambres syndicales, des sociétés, des orphéons, des fanfares, qui durant tout le jour ont défilé.

La Société des gens de lettres ouvrait la marche ; puis les élèves de l’École normale supérieure, apportant une énorme couronne de lauriers, aux rubans violets, couleur de l’Université.

Une société de jeunes gens, la Lecture, apporte une table couverte de lilas blancs et de roses.

Les élèves des lycées, rangés en compagnies, passent martialement, marchant au pas dans un ordre admirable ; ils sont acclamés. Ils déposent des couronnes devant la maison ; l’une d’elles, de lauriers, de roses et de bleuets, porte cette inscription : Au Père ! Ses fils du Lycée Fontanes.

Les élèves de Louis-le-Grand, de Saint-Louis, de Sainte-Barbe, de Henri IV. Ceux du lycée de Versailles, apportent un immense bouquet. Du lycée de Valenciennes, une couronne. Tout le défilé de cette jeunesse est saisissant ; l’émotion étrangle les cris. C’est la France de demain qui passe.

Ensuite défilent les anciens élèves des Arts et Métiers, avec un immense bouquet envoyé de Nice. La députation du cercle républicain de Saint-Quentin apporte une magnifique couronne d’or sur un coussin de velours rouge. Le journal la Lanterne envoie un superbe trophée de lilas blanc et de camélias rouges, où s’enroulent des rubans qui portent le nom des œuvres du maître.

La société Chevé passe en chantant la Marseillaise. — Vive la république !

Des artilleurs en rang saluent militairement.

Parfois, respectueusement, la foule salue sans rien dire. Des jeunes gens des clubs élégants passent et ôtent leurs chapeaux correctement.

Et ce n’était pas seulement Paris, c’étaient la France et le monde entier qui étaient représentés.

L’Association littéraire internationale dépose ses cartes. Elle a remis à Victor Hugo quatre volumes reliés des adhésions qu’elle a reçues de tous pays.

L’Union française de la jeunesse, au nombre de 500, avec ses élèves, ses professeurs, les directeurs de sections, apporte une longue et éloquente adresse.

Nous n’avons pu lire toutes les inscriptions des bannières des corporations, des orphéons, des fanfares.

C’est la fanfare d’Ivry, de Levallois-Perret, l’harmonie d’Arcueil-Cachan, la chambre syndicale des ouvriers boulangers, des horlogers de Paris, des tourneurs en cuivre, des serruriers, des gantiers.

Le choral de Belleville chante à Victor Hugo un hymne, imprimé sur papier tricolore ; la foule applaudit, crie : Bis ! et le chœur répète :

Nous donnerons tout le sang de la France
Pour la patrie et pour la liberté !

Une société de récitation, conduite par M. Léon Ricquier, apporte une magnifique corbeille de fleurs naturelles. On met à côté un bouquet de deux sous que vient offrir un enfant.

Le choral de la Villette passe en chantant un chœur : En avant !

Puis des collégiens encore, et toute une école d’enfants, l’avenir.

Victor Hugo essuie une larme, salue de la main. Les cris de vive Victor Hugo se font entendre et la foule continue sa marche, respectueuse, presque recueillie. Puis une fanfare éclate, et les cris renaissent.

Il est impossible de décrire l’aspect de l’avenue vers deux heures ; les trottoirs sont couverts d’une foule énorme ; les maisons sont pavoisées ; les balcons sont couverts de monde, il y en a jusque sur les toits ; on s’entasse sur des estrades établies dans les jardins, sur les murs, sur les grilles ; des enfants sont perchés dans tous les arbres.

Et le défilé ne cesse pas.

Un instant la foule est tellement compacte qu’un arrêt se produit, les commissaires se multiplient pour faire avancer et circuler cette foule qui se succède sans relâche, qui arrive en masses profondes, occupant toute la largeur de l’avenue, et l’ordre n’est pas troublé un seul moment ; point de tumulte dans ce défilé de toute une ville.

Une jeune femme s’évanouit, on lui apporte une chaise de chez Mme Lockroy. On la soigne. Elle revient à elle.

Autant qu’il est permis d’évaluer la foule, on peut dire que cent mille personnes par heure ont passé sous les fenêtres de Victor Hugo, de midi à six heures du soir.

Le temps froid et neigeux du matin est devenu plus doux. Le poëte, toujours debout à sa fenêtre, contemple silencieusement la foule, sourit à ces sourires et rend le salut à ces saluts.

Voici la bannière bleue des Félibres ; les poëtes du Midi acclament Victor Hugo, la bannière s’incline ; Victor Hugo salue. Une délégation de Rodez remet une couronne avec cette inscription : Au poëte, au citoyen ! Passent sous leur bannière, les ouvriers galochiers, les emballeurs, les tonneliers ; le cercle de l’Aurore de Marseille envoie une superbe couronne ; voici la fanfare du Xe arrondissement, la fanfare de Bagneux, le Choral-Français, la fanfare de l’Industrie, le Choral des Amis de la Seine ; tous chantent et jouent aux applaudissements de la foule. À ce moment on apporte un magnifique coussin brodé d’or, avec cette inscription : « Au poëte, de la part du prince de Lusignan. »

Le choral d’Alsace-Lorraine, avec sa bannière noire, sur laquelle est brodée une couronne d’argent surmontant l’écusson des deux provinces, s’arrête et chante un air patriotique. Les bravos éclatent, des larmes coulent de bien des yeux.

Puis c’est la fanfare de Montmartre, le choral de Plaisance ; et entre chacune de ces sociétés un immense flot de peuple continue sans intervalles à défiler.

Un grand drapeau avec cette inscription « Les étudiants de Paris à Victor Hugo » est accroché devant la porte. Voici la fanfare de Saint-Denis, les Enfants de Saint-Denis, l’Union musicale de Paris, les Enfants de Lutèce, le Choral de la rive gauche, une députation du département du Nord avec sa couronne, l’Union chorale de Somain avec sa couronne, le Choral parisien, le Choral de la plaine Saint-Denis.

De la maison du poëte c’est, à droite et à gauche dans l’avenue, à perte de vue, un océan de têtes humaines, au-dessus desquelles flottent drapeaux et bannières ; c’est la fanfare Saint-Gervais, la fanfare des Quatre-Chemins, la société chorale Alsacienne. Ce n’est pas tout encore.

Le Progrès de Montreuil envoie une couronne d’or traversée d’une large plume d’argent. Puis les fanfares des divers arrondissements, du dix-huitième, du douzième, la fanfare du commerce de Saint-Ouen, le choral l’Avenir, la Société de prévoyance des Francs-Comtois, l’harmonie de Clichy ; les ouvriers tôliers, les selliers, les bottiers, les sculpteurs praticiens, les jardiniers, les plombiers, les charpentiers, les dégraisseurs, les teinturiers, les scieurs de long, portant sur leur bannière verte cette inscription : Conciliation, Union, Vertu, les décolteurs, les potiers d’étain, les chauffeurs-conducteurs-mécaniciens ; les chapeliers, qui offrent à Victor Hugo un superbe bouquet porté par deux jeunes ouvriers ; les fondeurs-typographes.

Le Choral savoisien, l’Union musicale des Batignolles, la fanfare la Sirène, la Lyre de Belleville ; la Société des États-Unis d’Europe portant une bannière aux couleurs de l’arc-en-ciel ; la fanfare de Courbevoie, les Enfants de Belgique.

Le comité du monument de Garibaldi, à Nice, fait apporter par MM. Récipon et Chiris, députés, un bouquet merveilleux d’un mètre de diamètre.

On crie : Vive la France ! vive Victor Hugo !

Une députation de la presse républicaine de Nice apporte une couronne.

Viennent ensuite les loges maçonniques, qui ont presque toutes envoyé des délégués. Les francs-maçons, revêtus de leurs insignes, sont rangés par quatre et défilent dans le plus grand calme.

Après eux, viennent vingt sociétés de gymnastique, qui sont toutes réunies sous le même commandement. Chaque société avec ses costumes, gris, bleus, rouges, blancs, fait un effet très pittoresque. Elles offrent à Victor Hugo un charmant bouquet.

Les tireurs de France et d’Algérie sont représentés par la section du 20e arrondissement.

Les employés du Commerce et de l’Industrie, venus en très grand nombre, précédés de la bannière bleu et rouge des drapiers du XIVe siècle, offrent une magnifique couronne en feuilles de chêne dorées. Les tourneurs sur bois, les menuisiers offrent une palme dorée.

Et tant d’autres dont nous n’avons pu lire les bannières, et à qui nous demandons pardon de les omettre.

Quant aux compositeurs typographes, ils formaient les groupes les plus nombreux.

L’un de ces groupes avait pavoisé un grand char, orné d’écussons portant les noms des œuvres de Victor Hugo et, souvenir précieux et touchant, sur ce char ils avaient établi, entre autres outils d’imprimerie, tels que rouleaux, clichés et papiers, une vieille presse à bras, sur laquelle les premiers vers du poëte ont été tirés. Cette presse appartient maintenant à l’imprimerie Kugelmann.

Il faut finir cependant le récit de ce défilé splendide, où tout un peuple est venu apporter son hommage au génie. Ces cris, ces saluts, ces bouquets, ces palmes, ces lauriers, ces chants et ces fanfares, ces centaines de milliers d’hommes, ont fait la plus belle manifestation pacifique que puisse rêver la pensée humaine.

Il semblait que ce fût l’aurore d’une époque nouvelle, du règne de l’intelligence, de la souveraineté de l’esprit.

Victor Hugo salué, acclamé par les enfants, par les hommes, par les vieillards, souriant à leurs sourires, c’est un des spectacles les plus touchants, les plus nobles, que la France nous ait encore donnés, et, si c’est une date mémorable dans la vie du poëte, c’est une date à jamais illustre dans notre histoire nationale. — Gustave Rivet.


Ce qui a été extraordinaire, intraduisible, c’est le dernier moment de cette inoubliable journée. Lorsque la dernière délégation a eu défilé, — précédée par deux toutes petites filles en robes blanches traversées d’écharpes tricolores, — la foule, jusqu’alors entassée dans les rues avoisinantes et sur les trottoirs de l’avenue, dans un prodigieux mouvement de houle qui ressemblait à l’arrivée d’un flot colossal, toute cette mer humaine est arrivée sous la fenêtre du poète, et là, électriquement, dans un même élan, dans un même cri, a poussé de ses milliers de poitrines, cette acclamation immense :

— Vive Victor Hugo !

Le spectacle était stupéfiant. Sur cet entassement de têtes nues, un crépuscule de ciel gris, neigeux, tombait, çà et là piqué des lueurs claires des becs de gaz que les allumeurs avaient trouvé moyen de faire flamber jusqu’en cette foule ; — on n’apercevait plus, à travers les branches des arbres, qu’une fourmilière indistincte, des milliers de points blafards, — faces humaines tournées vers le poëte, — et la lumière argentée du soir emplissait l’avenue : une multitude à la Delacroix dans un paysage de Corot. — Jules Claretie.


Séance du 4 mars 1881 au sénat.

La fête du 27 février a eu, le 4 mars, son écho dans la séance du sénat.

On discutait le tarif des douanes. Tout à coup un mouvement se produit dans la salle. Victor Hugo, qui n’était pas venu au sénat de la semaine, entrait en causant avec M. Peyrat. Au moment où il monte à son fauteuil, l’assemblée se lève et le salue par une triple salve d’applaudissements. Beaucoup de sénateurs s’empressent autour de lui et lui serrent la main.

Victor Hugo, très ému, dit alors :

Ce mouvement du sénat est tout à fait inattendu pour moi. Je ne saurais dire à quel point il m’a touché.

Mon trouble inexprimable est un remerciement. (Applaudissements.) Je l’offre au sénat, et je remercie tous ses membres de cette marque d’estime et d’affection.

Jamais, jusqu’au dernier jour de ma vie, je n’oublierai l’honneur qui vient de m’être fait. Je m’assieds profondément ému. (Applaudissements répétés.)

M. Léon Say, président. — Le génie a pris séance, et le sénat l’a salué de ses applaudissements. Le sénat reprend sa délibération. (Nouveaux applaudissements.)

OBSÈQUES DE PAUL DE SAINT-VICTOR

— 12 juillet 1881 —

M. Paul Dalloz a lu, au seuil de l’église Saint-Germain-des-Prés, les paroles suivantes, envoyées par Victor Hugo :

Je suis accablé. Je pleure. J’aimais Saint-Victor.

Je vais le revoir. Il était de ma famille dans le monde des esprits, dans ce monde où nous irons tous. Ce n’était pas un esprit ni un cœur qui peuvent se perdre ; la mort de telles âmes est un grandissement de fonction.

Quel homme c’était, vous le savez. Vous vous rappelez cette rudesse, généreux défaut d’une nature franche, que recouvrait une grâce charmante. Pas de délicatesse plus exquise que celle de ce noble esprit. Combinez la science d’un mage assyrien avec la courtoisie d’un chevalier français, vous aurez Saint-Victor.

Qu’il aille où sa place est marquée, parmi les français glorieux. Qu’il soit une étoile de la patrie. Son œuvre est une des œuvres de ce grand siècle. Elle occupe les sommets suprêmes de l’art.

Parmi d’autres gloires, il a celle-ci, ne l’oublions pas : il a été fidèle à l’exil. Pendant les plus sombres années de l’empire, l’exil a entendu cette voix amie, cette voix persistante, cette voix intrépide. Il a soutenu les combattants, il a couronné les vaincus, il a montré à tous combien est calme et fière cette habitude des hautes régions.

Que toute cette gloire lui revienne aujourd’hui ; qu’il entre dans la sérénité souveraine, et qu’il aille s’asseoir parmi ces hommes rares qui ont eu ce double don, la profondeur du grand artiste et la

splendeur du grand écrivain.

1882

I

LE BANQUET GRISEL

— 10 mai

Le 10 mai 1882, un banquet était offert par les mécaniciens de France à leur camarade Grisel, qui venait d’être décoré pour avoir autrefois sauvé un train en marche, avec un courage et un sang-froid qui n’auraient pas dû attendre si longtemps leur récompense. La république avait tenu à payer cette dette du second empire.

Victor Hugo, sollicité par une députation parlant au nom de l’immense corporation des chemins de fer, avait accepté la présidence effective de cette fête du travail.

Le banquet a eu lieu dans la salle de l’Élysée-Montmartre, magnifiquement décorée de drapeaux, de fleurs et de plantes exotiques.

Dans la grande salle, douze tables de cent couverts avaient été dressées. Avec les tables des salles du jardin et de la galerie, les convives étaient au nombre de 1,400 environ.

La table d’honneur, élevée en avant de l’orchestre, était dominée par un splendide trophée encadrant un beau buste en bronze de la République.

Les représentants de la presse, les membres du comité, les délégués anglais, les membres de l’Association fraternelle, occupaient le haut des tables, près de la table d’honneur. Les députés, les sénateurs, les conseillers municipaux venaient ensuite au nombre de près de trois cents.

La voiture qui amenait Victor Hugo est signalée. Un mouvement prolongé se manifeste dans la foule.

Lorsque Victor Hugo descend et paraît sur les marches de l’Élysée-Montmartre, les cris de : Vive Victor Hugo ! vive la république ! retentissent de toutes parts. Le poëte, nu-tête, se retourne et salue la foule, qui fait entendre de nouveaux vivats.

Les commissaires reçoivent au haut de l’escalier Victor Hugo, très ému de l’ovation dont il vient d’être l’objet.

Victor Hugo s’assied entre le mécanicien Grisel à sa droite et M. Raynal, ministre du commerce, à sa gauche. M. Gambetta, président du Conseil, est en face d’eux.

Au dessert, Victor Hugo se lève (acclamations ) et prononce les paroles suivantes :

Il y a deux sortes de réunions publiques : les réunions politiques et les réunions sociales.

La réunion politique vit de la lutte, si utile au progrès ; la réunion sociale a pour base la paix, si nécessaire aux sociétés.

La paix, c’est ici le mot de tous. Cette réunion est une réunion sociale, c’est une fête.

Le héros de cette fête se nomme Grisel. C’est un ouvrier, c’est un mécanicien. Grisel a donné toute sa vie, — cette vie qui unit le bras laborieux au cerveau intelligent, — il l’a donnée au grand travail des chemins de fer. Un jour, il dirigeait un convoi. À un point de la route, il s’arrête. — Avancez ! ordonne le chef de train. — Il refuse. Ce refus c’était sa révocation, c’était la radiation de tous ses services, c’était l’effacement de sa vie entière. Il persiste. Au moment où ce refus définitif et absolu le perd, un pont sur lequel il n’a pas voulu précipiter le convoi s’écroule. Qu’a-t-il donc refusé ? Il a refusé une catastrophe.

Cet acte a été superbe. Cette protection donnée par l’humble et vaillant ouvrier, n’oubliant que lui-même, à toutes les existences humaines mêlées à ce convoi, voilà ce que la République glorifie.

En honorant cet homme, elle honore les deux cent mille travailleurs des chemins de fer de France que Grisel représente.

Maintenant, qui a fait cet homme ? C’est le travail. Qui a fait cette fête ? C’est la République.

Citoyens, vive la République !

Cette allocution est suivie d’applaudissements prolongés et des cris de : Vive Victor Hugo !

Les membres du comité apportent un buste de la République et prient Victor Hugo de le remettre à Grisel. — Je le fais de grand cœur, dit le poète ; et il serre la main de Grisel, qui, ému, répond :

— Au nom des mécaniciens de France, je remercie Victor Hugo, le poëte immortel, d’avoir bien voulu présider cette fête fraternelle et démocratique.

M. Martin Nadaud, député, fait l’éloge chaleureux des travailleurs, et salue, dans Victor Hugo le grand travailleur, le plus grand génie du siècle.

M. Gambetta prononce à son tour quelques paroles, et dit :

« Cette belle fête a son caractère essentiel, qui est la paix sociale, comme le disait tout à l’heure celui qui est notre maître à tous, Victor Hugo. (Bravos.)

« Je crois que la pensée unanime de cette réunion peut être exprimée par le toast que je porte ici : Au génie et au travail ! À Victor Hugo ! À Grisel ! (Acclamations !)

« Beau et grand spectacle ! l’homme qui résume les hauteurs du génie national mettant sa main dans la main du généreux travailleur qui, depuis vingt-cinq ans, attendait la récompense qu’il n’a jamais sollicitée. »

Victor Hugo lève la séance.

Au dehors, la foule est innombrable sur le boulevard. Comme à l’arrivée, Victor Hugo est, à son départ, l’objet d’une ovation enthousiaste. Il faut toute la vigilance des gardiens de la paix pour qu’il n’arrive pas d’accidents, tellement la voiture est entourée par des groupes qui se pressent et s’étouffent.

Enfin les commissaires parviennent à dégager le chemin, et la voiture part au milieu des cris répétés de : Vive Victor Hugo ! vive la

république !

II

OBSÈQUES DE LOUIS BLANC

— 12 décembre 1882 —

Sur la tombe de Louis Blanc, M. Charles Edmond a lu, au nom de Victor Hugo, les paroles qui suivent :

Un homme comme Louis Blanc meurt, c’est une lumière qui s’éteint. On est saisi d’une tristesse qui ressemble à de l’accablement. Mais l’accablement dure peu ; les âmes croyantes sont les âmes fortes. Une lumière s’est éteinte, la source de la lumière ne s’éteint pas. Les hommes nécessaires comme Louis Blanc meurent sans disparaître ; leur œuvre les continue. Elle fait partie de la vie même de l’humanité.

Honorons sa dépouille, saluons son immortalité. De tels hommes doivent mourir, c’est la loi terrestre ; et ils doivent durer, c’est la loi céleste. La nature les fait, la république les garde.

Historien, il enseignait ; orateur, il persuadait ; philosophe, il éclairait. Il était éloquent et il était excellent. Son cœur était à la hauteur de sa pensée. Il avait le double don, et il a fait le

double devoir : il a servi le peuple et il l’a aimé.

1883

BANQUET DU 81e ANNIVERSAIRE

de la naissance de victor hugo
— 27 février

Extrait du Rappel :

Le banquet offert à Victor Hugo pour fêter le quatrevingt-unième anniversaire de sa naissance a eu l’éclat qu’on était en droit d’en attendre.

Dès sept heures, la foule des souscripteurs emplissait le vaste salon de l’hôtel Continental.

À huit heures on a passé dans la belle salle à manger qui est la salle des fêtes.

Victor Hugo s’est assis entre Mme Edmond Adam à sa droite et Mme Édouard Lockroy à sa gauche.

En face, les deux petits-enfants de Victor Hugo, Georges et Jeanne.

À droite de Mme Edmond Adam et à gauche de Mme Édouard Lockroy, le président de la Société des auteurs dramatiques, M. Camille Doucet, et le président de la société des gens de lettres, M. Edmond About.

Puis citons — au hasard de la mémoire — MM. Got, Auguste Vitu, Émile Augier, Francisque Sarcey, Auguste Vacquerie, John Lemoinne, Ernest Renan, Albert Wolff, Henri Rochefort, Paul Meurice, Jules Claretie, Clémenceau, Ernest Lefèvre, Pierre et Jacques Lefèvre, Georges Périn, Lafontaine, Mounet-Sully, Henry de Pène, Charles Bigot, François Coppée, Arnold Mortier, Henry Fouquier, Jehan Valter, Édouard Thierry, La Pommeraye, Paul Foucher, Louis Ulbach, Charles Canivet, Lepelletier, Edmond Stoullig, Émile Bergerat, Anatole de la Forge, Pierre Véron, Edmond Texier, Firmin Javel, Émile Blémont, Massenet, Léo Delibes, Ludovic Halévy, Léon Bienvenu, Ritt, Ganderax, Léon Glaize, Charles Monselet, Henri de Bornier, Edmond Lepelletier, Georges Ohnet, Gaulier, Frédéric Montargis, Destrem, Rodin, Louis Leroy, Raoul Toché, Déroulède, Ernest Blum, Bazin, Lecomte, Lafont de Saint-Mur, Gramont, Henri Houssaye, Oscar Comettant, Méaulle, Armand Gouzien, Eugène Montrosier, H. Renault, de Fontarabie, Sully Prud’homme, Henri Becque, Richebourg, Théry, H. Bauer, J. Allard, Millanvoye, Ch. Martel, Robineau, J. Reinach, Montlouis, A. Goupil, Étiévant, Ludovic Halévy, Aurélien Scholl, J. Laffitte, comte Ciezkowsky, E. Blavet, Hébert, Maurice Talmeyr, R. Pictet, Gaston Carle, R. de la Vallée, Louis Besson, Nadar, Duquesnel, Calmann Lévy, Louis Jeannin, Louis Dépret, Émile Abraham, Cassigneul, Dreyfus, Crawford, Gaillard, Lemerre, Gustave Rivet, Émile Mendel, Escoffier, Edmond Bazire, Bertol-Graivil, etc. — Mmes Favart, Émilie Broisat, Alice Lody, Hadamard, Nancy Martel, etc.

Le dîner a été plein d’animation et de cordialité.

Au dessert, M. Camille Doucet s’est levé et, en quelques mots très heureux, a passé la parole à Edmond About, président de la Société des gens de lettres, et à M. Got, doyen — par l’âge, mais encore plus par le talent — des artistes qui ont eu l’honneur d’interpréter les chefs-d’œuvre de celui qu’on fêtait.

Alors Edmond About a prononcé le discours suivant :

Messieurs,

Au nom de la grande famille des lettres, qui comprend les poëtes, les auteurs dramatiques, les romanciers, les critiques, les publicistes, je remercie Victor Hugo de l’honneur qu’il nous fait et de la bienveillance qu’il nous témoigne en venant inaugurer parmi nous la 82e année de sa gloire. Les jeunes gens qui sont ici n’oublieront jamais cette soirée ; les hommes mûrs en garderont à l’hôte illustre du 27 février une profonde reconnaissance.

Mais ce n’est pas seulement aujourd’hui, c’est tous les jours depuis soixante ans que Victor Hugo nous honore, tous tant que nous sommes, et par l’éclat de son génie, et par l’inépuisable rayonnement de sa bonté. Celui que Chateaubriand saluait à son aurore du nom d’enfant sublime, est devenu un sublime vieillard, sans que l’on ait pu signaler, dans sa longue et magnifique carrière, soit une défaillance du génie, soit un refroidissement du cœur.

Ce n’est pas une médiocre satisfaction pour nous, petits et grands écrivains de la France, de constater que le plus grand des hommes de notre siècle, le plus admiré, le plus applaudi, le plus aimé, n’est ni un homme de guerre, ni un homme de science, ni un homme d’argent, mais un homme de lettres.

Je ne vous dirai rien de son œuvre : c’est un monde. Et les mondes ne s’analysent pas au dessert entre la poire et le fromage. Parlons plutôt de la fonction sociale qu’il a remplie et qu’il remplira longtemps encore, j’aime à le croire, au milieu de nous.

Dès son avènement, ce roi de la littérature a été un roi paternel. Il a laissé venir à lui les jeunes gens, comme avant-hier, dans sa maison patriarcale, il laissait venir à lui nos enfants. Qui de nous ne lui a pas fait hommage de son premier volume ou de son premier manuscrit, vers ou prose ? À qui n’a-t-il pas répondu par une noble et généreuse parole ? Qui n’a pas conservé, dans l’écrin de ses souvenirs, quelques lignes de cette puissante et caressante main ? Des écrivains qu’il a encouragés on formerait, non pas une légion, mais une armée.

Notre pays, messieurs, avait toujours été rebelle à l’admiration. On ne pouvait pas lui reprocher de gâter ses grands hommes. La médiocrité se vengeait du génie en lui tressant des couronnes où les épines ne manquaient pas. Tandis que nos voisins d’Europe mettaient une complaisance visible à idéaliser leurs idoles de chair et d’os, nous prenions un malin plaisir, c’est-à-dire un plaisir national, à martyriser les nôtres. Pour corriger ce mauvais instinct, il a fallu, non seulement le génie de Victor Hugo et les acclamations du monde entier, mais encore l’action du temps et la longueur d’une existence bien remplie. On dit en Italie : « Chi dura vince. » Victor Hugo a vaincu parce qu’il a duré. C’est depuis quelques années seulement que ses concitoyens se sont décidés, non sans efforts, à célébrer son apothéose. Cette résolution, un peu tardive, mais sincère, nous a relevés aux yeux du monde, peut-être même à nos propres yeux. Nous nous sentons meilleurs depuis que nous sommes plus justes. Ces querelles d’écoles, dont les hommes de mon âge n’ont pas oublié la fureur, se sont apaisées par miracle devant l’ancien généralissime des romantiques, assis, à côté de Corneille, dans l’Olympe de la littérature classique.

L’œuvre de pacification ne s’arrête pas là. Il s’est produit, grâce à l’illustre maître, une détente sensible dans le monde orageux de la politique ; j’en atteste les hommes de tous les partis qu’une même pensée, un sentiment commun, une admiration fraternelle a rapprochés ici, qui s’y sont assis coude à coude, qui ont rompu le pain ensemble et qui, entre les luttes d’hier et les batailles de demain, célèbrent aujourd’hui la trêve de Victor Hugo.

Aimons-nous en Victor Hugo ! et n’oublions jamais, dans nos dissentiments, hélas inévitables, que le 27 février 1883 nous avons bu tous ensemble à sa santé. À la santé de Victor Hugo !

Quand les applaudissements se sont apaisés, M. Got a soulevé à son tour les bravos dont il a l’habitude en portant le toast suivant :

Messieurs,

C’est un grand honneur pour moi d’avoir été appelé à prendre la parole dans ce banquet.

Je ne le dois qu’à mon âge et à mon rang d’ancienneté ; mais, tout périlleux qu’il me semble d’élever la voix sur un tel sujet et devant une pareille assemblée, je n’ai pas voulu me soustraire à ce devoir, puisqu’il me permet de saluer, en personne, le Maître, au nom de ceux qui représentent ici le théâtre.

Un autre a pu apprécier dignement l’ensemble de son œuvre puissante, au nom des gens de lettres, et vos applaudissements ont prouvé qu’il avait dit — et dit à merveille — notre pensée à tous.

Mais la corde dramatique n’est-elle pas, sinon la première du moins la plus retentissante de celle lyre incomparable qui, depuis soixante années, vibre sans trêve à tous les grands souffles de la passion et de l’idéal ?

Permettez-nous donc, messieurs, à nous autres comédiens, porte-voix de chaque jour et intermédiaires vivants entre le poëte et la foule, de vous dire avec quelle joie pieuse nous avons senti monter par degrés l’admiration et le respect autour de ces drames immortels.

Heureux ceux d’entre nous qui ont pu s’élever à la hauteur de ses inspirations ! Heureux même ceux dont sa bonté sereine a daigné encourager le dévouement et soutenir les défaillances.

Et c’est ma gratitude qui vous porte ce toast, cher et vénéré maître.

À Victor Hugo !

Victor Hugo s’est levé et a dit :

C’est avec une profonde émotion que je remercie ceux qui viennent de m’adresser des paroles si cordiales, et que je vous remercie tous, mes chers confrères. Et dans le mot confrères il y a le mot frères.

Je vous serre la main à tous avec une fraternelle reconnaissance.

Une longue acclamation a remercié le grand poëte de son remerciement. Puis, on est revenu dans le salon où, jusqu’à minuit s’est prolongée la belle fête, que tous les assistants espèrent bien renouveler encore

bien des années.

1884

I

LE DÉJEUNER DES ENFANTS DE VEULES

— 25 septembre. —

Chaque automne, depuis trois ans, Victor Hugo veut bien accepter l’hospitalité chez Paul Meurice, à Veules, près Saint-Valery-en-Caux, tout au bord de la mer. Dans le village il est connu, vénéré, aimé ; aimé des enfants surtout, qu’il a gagnés par son sourire.

En 1884, il veut faire pour les enfants de Veules ce qu’il faisait pour les enfants de Guernesey. Avant de partir, il donnera un banquet aux cent petits les plus pauvres de la commune. Ceux qui n’ont pas trois ans n’en participeront pas moins à la fête ; il auront un billet pour la tombola de cinq cents francs qui suivra le repas. Tous les billets gagneront ; les moins heureux auront une pièce de vingt sous toute neuve ; les autres 2 francs, 5 francs, 10 francs, 20 francs. Il y aura un gros lot de cent francs.

Le 25 septembre, pendant que la musique de Veules exécute la Marseillaise, Victor Hugo fait son entrée à l’hôtel Pelletier. Deux tables ont été dressées parallèlement dans la grande salle, et les murs disparaissent sous les guirlandes et les drapeaux. M. Bellemère, le maire de Veules, adresse au poëte, en quelques phrases simples et émues, le remerciement qui est dans tous les cœurs. L’instituteur M. Deschamps, s’avance vers Victor Hugo, à la tête de ses élèves, et lui dit :

J’apporte à votre cœur, interprète soumis,
Doux et vénéré maître à qui l’enfance est chère,
Les hommages, les vœux de vos jeunes amis,
Et je viens présenter les enfants au grand-père.

Tous un jour ils diront : Je l’ai vu ! De vos yeux
À leurs fronts peut jaillir une secrète flamme
Et pour eux votre vue être un éveil des cieux.
Je leur apprends les mots, vous leur enseignez l’âme.

Victor Hugo serre la main de l’excellent maître d’école et dit à son tour :

Mes chers enfants,

À Veules, je suis chez vous ; accueillez-moi donc comme m’accueillent chez moi mes petits-enfants Georges et Jeanne. Vous aussi, vous êtes des petits-enfants, et, au milieu de vous, qu’est-ce que je veux être et qu’est-ce que je suis ? Le grand-père.

Vous êtes petits, vous êtes gais, vous riez, vous jouez, c’est l’âge heureux. Eh bien, voulez-vous — je ne dis pas être toujours heureux, vous verrez plus tard que ce n’est pas facile — mais voulez-vous n’être jamais tout à fait malheureux ? Il ne faut pour ça que deux choses, deux choses très simples : aimer et travailler.

Aimez bien qui vous aime ; aimez aujourd’hui vos parents, aimez votre mère ; ce qui vous apprendra doucement à aimer votre patrie, à aimer la France, notre mère à tous.

Et puis travaillez. Pour le présent, vous travaillez à vous instruire, à devenir des hommes, et, quand vous avez bien travaillé et que vous avez contenté vos maîtres, est-ce que vous n’êtes pas plus légers, plus dispos ? est-ce que vous ne jouez pas avec plus d’entrain ? C’est toujours ainsi ; travaillez, et vous aurez la conscience satisfaite.

Et quand la conscience est satisfaite, et que le cœur est content, on ne peut pas être entièrement malheureux.

Pour le moment, mes chers petits convives, ne pensons qu’à nous réjouir d’être ensemble, et faites, je vous prie, honneur à mon déjeuner de tout votre appétit. Je désire que vous soyez seulement aussi contents d’être avec moi que je suis heureux d’être avec vous.

Toutes les petites mains battent joyeusement. Victor Hugo s’assied, seule « grande personne », au milieu de ses soixante-quatorze jeunes convives, garçons et petites filles, qui sont servis par Mlles Pelletier et par les trois filles de Paul Meurice.

Après le repas, la loterie. Le sort a été intelligent ; le gros lot est gagné par une pauvre femme restée veuve avec quatre enfants, qui vient en pleurant de joie recevoir le lot de sa petite fille endormie dans ses bras.

II

VISITE À LA STATUE DE LA LIBERTÉ

— 29 novembre 1884. —

Extrait du Temps :

Victor Hugo est allé visiter les ateliers de la rue de Chazelles où se dresse, achevée maintenant et prête à partir, en mai, sur le bateau l’Isère, la gigantesque statue de Bartholdi destinée à la rade de New-York. Quelques amis étaient seuls présents à cette visite de l’illustre poète, mais le sculpteur, prévenu depuis la veille, avait fait placer dans un écrin et graver un fragment du cuivre de la statue, et les ouvriers de l’usine Gaget-Gauthier attendaient, fort émus, l’arrivée de Victor Hugo.

Il est venu accompagné de Mme Édouard Lockroy et de sa petite-fille, Mlle Jeanne Hugo. Bartholdi l’a reçu à la porte de l’usine et l’a conduit dans une pièce du rez-de-chaussée pavoisée, pour la circonstance, de drapeaux français mariés aux couleurs américaines.

Là, le sculpteur lui a présenté Mme Bartholdi, sa mère, plus âgée d’une année que Victor Hugo, et, avec cette politesse d’autrefois qui le caractérise, le poète a porté à ses lèvres la main tremblante de l’octogénaire, son aînée, toute fière de cette visite solennelle à l’œuvre de son fils. Mme Bartholdi jeune, M. le comte de Latour, chargé d’affaires d’Amérique, puis le secrétaire du comité de l’Union franco-américaine ont été présentés à Victor Hugo, qui a trouvé pour tous un mot aimable et cordial. Et, tête nue devant tout ce monde, malgré le temps aigre, Victor Hugo a passé devant les ouvriers massés là et le saluant avec un touchant respect.

Devant la gigantesque statue de la Liberté, deux écussons aux étendards de France et d’Amérique portaient les noms de La Fayette et de Rochambeau. Victor Hugo regarde, contemple cette géante de cuivre et de fer, dit : C’est superbe ! et entre dans les ateliers. M. Bartholdi, sur les fragments demeurés là, lui explique la façon dont le cuivre a été battu, estampé, dans la seule usine qui pût mener à bien un tel travail.

Victor Hugo regarde le lumineux diorama de Lavastre, qui montre la Liberté éclairant le monde telle qu’elle sera dressée sur son piédestal, en face de Long-Island. Le spectateur est placé sur le pont d’un steamer, et, devant lui, a le panorama de New-York, de Brooklyn, de l’Hudson. C’est un petit chef-d’œuvre.

Au moment de quitter l’atelier, Bartholdi demande à Victor Hugo la permission de lui présenter « son vieux collaborateur », Simon.

Timidement perdu dans la foule, M. Simon, que son maître Bartholdi appelle, s’avance, très ému, devant Victor Hugo, qui lui tend la main :

— Ah ! monsieur Victor Hugo, je ne vous avais pas vu depuis l’atelier de David !

Victor Hugo sourit :

— Ah ! vous étiez de l’atelier de David ?

— Oui, monsieur, et je vous vois encore venir poser pour votre buste !

— David !… Un beau souvenir !

Derrière moi, le docteur Maximin Legrand raconte qu’il n’a pas vu, lui, Victor Hugo depuis l’enterrement de Chateaubriand.

Hugo est pour nous comme de l’histoire vivante.

Et voici Henri Cernuschi qui, lui, — chose incroyable ; — n’a jamais parlé à Victor Hugo. Bartholdi le nomme au poète, charmé.

Cernuschi, montrant la statue géante de la Liberté, dit à Victor Hugo de sa voix mâle :

— Je vois deux colosses qui s’entre-regardent.

Ce qui a surtout frappé Victor Hugo et ce qui frappera tout le monde, c’est l’intérieur de cette figure de quarante-six mètres de hauteur ; c’est en la regardant intérieurement qu’on se rend compte de sa taille, qui ne paraît pas écrasante parce que la statue est harmonieuse. — Victor Hugo a gravi lestement deux des étages intérieurs de la statue.

— Je peux bien monter les dix ! fait-il en riant.

C’est Mme Lockroy qui l’en empêche : — Non, dit-elle avec sa bonne grâce charmante, je serais fatiguée.

— Claude Frollo, disons-nous à Victor Hugo, se tuerait tout aussi bien en tombant de là-haut que précipité des tours de Notre-Dame.

Avant de partir, debout devant cette gigantesque image de la Liberté, le poète reste un moment comme en contemplation, voyant devant lui se dresser un gage immense de ce qu’il a toujours rêvé : l’union.

Il est là, silencieux, les mains dans ses poches, comme s’il était seul. Puis, d’une voix forte, lentement, il dit en regardant la statue colosse, — ces deux cent mille kilos de métal qui feront face à la France, là-bas :

La mer, cette grande agitée, constate l’union des deux grandes terres, apaisées.

Et comme quelqu’un le prie de dicter ces mots lapidaires, qu’on veut garder, il ajoute doucement, vraiment ému devant cette image de fer et de cuivre de la concorde :

— Oui, cette belle œuvre tend à ce que j’ai toujours aimé, appelé : la paix. Entre l’Amérique et la France — la France qui est l’Europe — ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût fait.

Ensuite, saluant, salué, appuyé au bras de Mme Lockroy et suivi de sa petite-fille, Victor Hugo regagne sa voiture, emportant le fragment de la statue, sur lequel M. Bartholdi a fait graver en hâte la date de cette journée, le souvenir de cette glorieuse visite, avec cette inscription :

à victor hugo
Les Travailleurs de l’Union franco-américaine
Fragment de la statue colossale de la Liberté
présenté à l’illustre apôtre
de la Paix, de la Liberté, du Progrès
victor hugo
le jour où il a honoré de sa visite
l’œuvre de l’Union franco-américaine.
29 novembre 1884

Au moment où Victor Hugo montait en voiture, tous les fronts se sont découverts et toutes les voix ont crié : Vive Victor Hugo !

Une Américaine a crié avec un accent saxon, entrecoupé par l’émotion :

— Vive Victor Hugo ! le plus grand poète de la France !

— Vous pourriez dire du monde, a ajouté le sculpteur.

Tout cela s’est passé sans fracas, dans l’intimité touchante d’une réception familière, et cependant — les Américains ne s’y tromperont pas — cela est une date, une date désormais historique.

Voltaire, un jour, baptisa le petit-fils de Franklin. Victor Hugo a fait mieux : il a salué la statue qui, pendant des siècles, éclairera les navires abordant dans la grande cité des petits-neveux de Benjamin

Franklin. — Jules Claretie.

1885

I

MORT DE VICTOR HUGO

— 22 mai

Extrait du Rappel :

Victor Hugo est mort.

Il est mort aujourd’hui vendredi 22 mai 1885, à une heure vingt-sept minutes de l’après-midi.

Il était né le 26 février 1802.

Il est mort à quatrevingt-trois ans trois mois moins quatre jours.

Né avec le siècle, il semblait devoir mourir avec lui. Il l’avait tellement personnifié qu’on ne les séparait pas et qu’on s’attendait à les voir partir ensemble. Le voilà parti le premier.

Il y a huit jours, nous l’avions quitté aussi bien portant que d’habitude. On avait dîné gaiement. On était nombreux, et il avait fallu faire une petite table. Il avait, outre ses habitués du jeudi, M. de Lesseps et ses enfants. Enfants, jeunes filles, jeunes femmes avaient ajouté à son sourire ordinaire, et il s’était mêlé souvent à la conversation. Nous n’étions pas plus tôt sortis que la maladie le saisissait.

Elle l’a attaqué à deux endroits, au poumon et au cœur. Ç’a été une lutte terrible. Il était si fortement constitué que par moments le mal cédait, mais pour reprendre aussitôt. Ceux qui le soignaient ont passé par des alternatives incessantes d’espérances et d’angoisses, croyant un instant qu’il n’avait plus qu’un quart d’heure à vivre, et l’instant d’après qu’il allait guérir.

Lui, il ne s’est pas fait illusion.

Dès le premier jour, il disait à Mme Lockroy que c’était la fin.

Samedi, il me prenait la main, la serrait et souriait.

— Vous vous sentez mieux ! lui dis-je.

— Je suis mort.

— Allons donc ! Vous êtes très vivant, au contraire !

— Vivant en vous.

Lundi, il disait à Paul Meurice :

— Cher ami, comme on a de la peine à mourir !

— Mais vous ne mourez pas !

— Si ! c’est la mort. Et il ajouta en espagnol : — Et elle sera la très bien venue.

Il acceptait la mort avec la plus entière tranquillité. Toute sa vie il l’avait regardée en face, comme celui qui n’a rien à craindre d’elle. Il avait d’ailleurs une telle foi dans l’immortalité de l’âme que la mort n’était pour lui qu’un changement d’existence, et la tombe que la porte d’un monde supérieur.

Mardi, il y a eu un semblant de mieux, et nous avions tant besoin d’espérer que nous avons repris courage. Mercredi, notre confiance est tombée.

Hier, jeudi, la journée a été moitié oppression et moitié prostration. Le malade, quand on lui parlait, ne répondait plus et ne paraissait pas entendre. Nous désespérions encore une fois.

Tout à coup, vers cinq heures et demie, il a eu comme une résurrection. Il a répondu aux questions avec sa voix de santé, a demandé à boire, s’est dit soulagé, a embrassé ses petits-enfants et les deux amis qui étaient là. Et nous avons eu encore l’illusion d’une guérison possible. Hélas ! c’était la dernière clarté que la lampe jette en s’éteignant. Il a dit : Adieu, Jeanne ! Et la prostration l’a repris. Puis, dans la nuit, des accès d’agitation que ne parvenaient plus à calmer les injections de morphine. Le matin, l’agonie a commencé.

Les médecins disaient qu’il ne souffrait pas, mais le râle était douloureux pour ceux qui l’entendaient. C’était d’abord un bruit rauque qui ressemblait à celui de la mer sur les galets, puis le bruit s’est affaibli, puis il a cessé.

Victor Hugo était mort.

Il était mort dans la maison devant laquelle, il y a quatre ans, six cent mille personnes étaient venues le saluer, debout à sa fenêtre, nu-tête malgré l’hiver, portant ses soixante-dix-neuf ans comme les chênes portent leurs branches. Une foule égale va venir l’y chercher ; mais elle ne l’y trouvera plus debout.

Il est couché, immobile, pâle comme le marbre, la figure profondément sereine. On se dit qu’il est immortel, qu’il est plus vivant que les vivants, et l’on en a la preuve dans ce grand cri de douloureuse admiration qui retentit d’un bout du monde à l’autre ; on se dit que c’est beau d’être pleuré par un peuple, et pas par un seul ; mais n’importe, le voir là gisant, pour ceux dont la vie a été pendant cinquante ans mêlée à la sienne, c’est bien triste. — Auguste Vacquerie.


La nouvelle de la maladie de Victor Hugo ne s’était répandue que dans la journée du dimanche. Mais, à partir de ce moment, elle avait été l’unique pensée de Paris.

Le lundi 18 mai, les journaux publiaient ce premier bulletin :

« Victor Hugo, qui souffrait d’une lésion du cœur, a été atteint d’une congestion pulmonaire.

« Germain Sée.
« Dr  Émile Allix. »

Le mardi, il y eut une consultation des docteurs Vulpian, Germain Sée et Émile Allix. Ils rédigèrent le bulletin suivant :

« L’état ne s’est pas modifié d’une manière notable. De temps à autre, accès intenses d’oppression. »

Les bulletins se succédèrent ainsi chaque jour, signalant tantôt des syncopes alarmantes, tantôt un calme relatif et quelque tendance à l’amélioration. Paris, on pourrait dire la France entière, a passé, avec les amis et les proches, par des alternatives de crainte et d’espérance et a suivi, heure par heure, les péripéties de la maladie.

Le soir, sur les boulevards, on s’arrachait les journaux pour y chercher les bulletins et les nouvelles. À chaque instant, des voitures s’arrêtaient devant le petit hôtel de l’avenue Victor-Hugo ; des personnalités parisiennes, des étrangers, descendaient, s’informaient avec anxiété, s’inscrivaient ou déposaient leur carte. Sur les trottoirs, autour de la maison, toute une foule attendait.

Le 22 mai, la fatale nouvelle se répand avec une incroyable rapidité et jette la consternation dans Paris. Il n’y a qu’un cri : deuil national !


La chambre des députés ne siégeait pas ce jour-là ; mais les députés y étaient venus en foule pour attendre les nouvelles. À une heure cinquante minutes, on affichait à la salle des Pas-Perdus, cette laconique dépêche : « Victor Hugo est mort à une heure et demie. » L’émotion est profonde. Toutes les commissions convoquées se retirent sur-le-champ.

Au sénat, à l’ouverture de la séance, M. Le Royer, président, se lève, et dit, au milieu de l’émotion de tous :

« Messieurs les sénateurs,

« Victor Hugo n’est plus.

« Celui qui, depuis soixante années, provoquait l’admiration du monde et le légitime orgueil de la France, est entré dans l’immortalité… »

Le président termine en proposant au sénat de lever la séance en signe de deuil.

La séance est immédiatement levée.

Au conseil municipal de Paris, la nouvelle de la mort de Victor Hugo est apportée au milieu d’une délibération, qui est aussitôt interrompue. Le président propose de lever la séance.

M. Pichon demande, de plus, que « le conseil municipal décide qu’il se rendra en corps, et immédiatement, à la demeure de Victor Hugo, pour exprimer à la famille du plus grand de tous les poëtes les sentiments de sympathie et de condoléance profonde des représentants de la ville de Paris. »

La proposition de M. Pichon est unanimement adoptée, et le conseil municipal se rend en corps à la maison mortuaire.

À l’Institut, ce n’était pas le jour de séance de l’académie française, c’était celui de l’académie des inscriptions et belles-lettres, et la règle est qu’une classe de l’Institut ne doit lever la séance en signe de deuil que pour ses propres membres. À la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l’académie des inscriptions lève aussitôt la sienne.

Le lendemain, l’académie des sciences morales et l’académie des beaux-arts rendaient à l’illustre mort le même hommage.

À Rome, la chambre des députés est en séance quand le télégraphe apporte la triste nouvelle. M. Crispi monte à la tribune : « La mort de Victor Hugo, dit-il, est un deuil, non seulement pour la France, mais encore pour le monde civilisé. » Le président de la chambre ajoute : « Le génie de Victor Hugo n’illustre pas seulement la France, il honore aussi l’humanité. La douleur de la France est commune à toutes les nations. L’Italie reconnaissante s’associe au deuil de la nation française[2]. »

Est-il besoin de dire la part que, dès ce premier jour, la presse parisienne et française prit dans le deuil de tous ? Plusieurs journaux du soir parurent encadrés de noir. Tous étaient pleins du souvenir et de la louange du poëte.

À la maison de Victor Hugo, la douleur universelle se traduisait par l’affluence des visites, des lettres, des dépêches, des adresses.

À une heure et demie, Victorien Sardou, qui connaissait à peine Victor Hugo, venait prendre des nouvelles, apprenait que tout était fini et s’en allait en sanglotant. Comment citer tous les noms, tous les témoignages : le président de la République, les présidents des deux chambres, les ministres, les députés et les sénateurs en foule, le bureau du conseil général de la Seine, et tant d’amis qu’il faut renoncer à les dire.

Et les villes de France, — Montpellier, Nancy, Compiègne, Saumur, Troyes, Melun, Tarascon, Abbeville, etc. ; les maires de Clermont-Ferrand, de Marseille, de Toul, au nom de leur conseil municipal, etc.

Et l’étranger, — les maçons italiens de Rome, le cercle Mazzini de Gênes, la colonie française de Londres, la Concordia, association des littérateurs de Vienne, l’association des écrivains et artistes de Buda-Pesth, etc. Les journaux de Londres avaient fait des éditions spéciales ; la Pall Mall Gazette donnait, le soir même du 22, un portrait de Victor Hugo.

Pour les amis inconnus, ils sont innombrables. À minuit et demi on venait encore s’inscrire en masse sur une petite table, éclairée de deux lanternes, qui avait été installée devant la maison mortuaire.


Le 2 août 1883, Victor Hugo avait remis à Auguste Vacquerie, dans une enveloppe non fermée, les lignes testamentaires suivantes, qui constituaient ses dernières volontés pour le lendemain de sa mort :

Je donne cinquante mille francs aux pauvres.

Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard.

Je refuse l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes.

Je crois en Dieu.

Victor Hugo.

Il fallait concilier la modestie de ces dispositions avec l’éclat que voulait donner la France à des funérailles qui, dans la pensée de tous, devaient être telles qu’aucun roi, qu’aucun homme n’en aurait encore eu de pareilles.

Dès le 22 mai, le président du conseil, M. Henri Brisson, avait annoncé au sénat, avant la levée de la séance, que le gouvernement présenterait le lendemain aux chambres, un projet de loi pour faire à Victor Hugo des funérailles nationales.

Le conseil municipal de Paris avait, le même jour, sur la proposition de M. Deschamps, émis le vœu « que le Panthéon fût rendu à sa destination primitive et que le corps de Victor Hugo y fût inhumé. »

Le 23 mai, le président du conseil, à l’ouverture de la séance du sénat, prononçait sur Victor Hugo de mémorables paroles. Il disait :

« Son génie domine notre siècle. La France, par lui, rayonnait sur le monde. Les lettres ne sont pas seules en deuil, mais aussi la patrie et l’humanité, quiconque lit et pense dans l’univers entier… C’est tout un peuple qui conduira ses funérailles. »

Et il présentait un projet de loi par lequel des funérailles nationales seraient faites à Victor Hugo.

L’urgence aussitôt est votée, le rapport rédigé et lu, et le projet de loi adopté sans discussion.

À la chambre des députés, après un éloquent discours de M. Floquet, président, les funérailles nationales sont également votées, par 415 voix sur 418 votants.

M. Anatole de La Forge dépose alors la proposition qui suit :

« Le Panthéon sera rendu à sa destination première et légale.

« Le corps de Victor Hugo sera transporté au Panthéon. »

Il demande l’urgence, qui est votée. La discussion est remise au mardi suivant.


En attendant, une commission est nommée par le ministre de l’intérieur, sous la présidence de M. Turquet, sous-secrétaire d’état à l’instruction publique, pour organiser les funérailles nationales.

La commission se compose de MM. Bonnat, Bouguereau, Dalou, Garnier, Guillaume, Mercié, Michelin, président du conseil municipal, Peyrat, Ernest Renan et Auguste Vacquerie.

MM. Alphand, Bartet et de Lacroix sont adjoints à la commission pour exécuter ses décisions.

Comme si le génie de Victor Hugo dictait, une idée nouvelle et grande se présente à tous :

La commission décide : Le corps de Victor Hugo sera exposé sous l’Arc de Triomphe. Il partira de là pour le lieu de sa sépulture.

La commission choisit, dans sa seconde séance, le projet de décoration de l’Arc de Triomphe présenté par M. Garnier.

Mais où serait inhumé Victor Hugo ?

L’Assemblée nationale de 1791 avait décidé que le Panthéon « serait destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l’époque de la liberté française » ; elle avait fait inscrire sur le fronton : Aux grands hommes la patrie reconnaissante ; et elle avait immédiatement décerné à Mirabeau l’honneur de cette sépulture. Une ordonnance de Louis-Philippe avait, en 1830, confirmé la loi de l’assemblée nationale. Il est vrai que deux décrets des deux Napoléon avaient rétabli le culte au Panthéon, mais ces décrets n’avaient jamais été exécutés.

Le gouvernement de la République jugea que, pour restituer le Panthéon aux grands hommes, une loi n’était pas nécessaire ; un décret suffisait.

Le 26 mai 1885, deux décrets du président de la République étaient insérés au Journal officiel. Le premier rendait le Panthéon « à sa destination primitive et légale ». Le second décidait que le corps de Victor Hugo serait déposé au Panthéon.

Ainsi le corps de Victor Hugo irait reposer au Panthéon, après être parti de l’Arc de Triomphe. On ne pouvait, jusqu’ici, rien rêver de plus grand.

La décoration de l’Arc de Triomphe ne devait pas être terminée avant le samedi 30 mai.

La date des funérailles fut fixée au lundi 1er  juin, onze heures du matin.

Le corps de Victor Hugo serait exposé sous l’Arc de Triomphe pendant la journée du dimanche 31 mai.

L’itinéraire du cortège funèbre fut ainsi réglé par le conseil des ministres : il descendrait les Champs-Élysées jusqu’à la place de la Concorde, traverserait le pont, suivrait le boulevard Saint-Germain, prendrait le boulevard Saint-Michel et arriverait au Panthéon par la rue Soufflot.

À l’Arc de Triomphe, des discours seraient prononcés au nom des corps constitués : le sénat, la chambre des députés, le gouvernement, l’académie française, le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine. Les autres discours seraient prononcés au Panthéon.

Le lundi 1er  juin, jour des funérailles nationales, serait comme un jour férié. Toutes les écoles et toutes les administrations publiques seraient fermées.


Le samedi 23 mai, le corps de Victor Hugo avait été embaumé et reposait maintenant sur son lit couvert de fleurs.

Le visage du poëte était tout empreint d’un calme et d’une majesté suprêmes.

Le sculpteur Dalou modela la tête de Victor Hugo. MM. Bonnat, Falguière, Clairin, Léopold Flameng et Guillaumet firent des croquis. M. Léon Glaize peignit la chambre.

Pendant toute la semaine, une foule innombrable et sans cesse renouvelée vint s’inscrire à la maison mortuaire. Des gardiens de la paix maintenaient la double file. Un lierre qui tapisse le mur à l’intérieur du jardin déborde un peu au sommet ; c’était à qui en atteindrait une feuille.

Le lundi, les étudiants des diverses facultés de Paris se rendirent en corps auprès de la famille, si nombreux que la plupart durent rester dehors. L’un d’eux prit la parole et exprima éloquemment la douleur causée aux élèves des écoles « par la perte du grand poëte qui a si admirablement traduit tous les sentiments chers à la jeunesse ».

Les ouvriers et leurs délégations n’étaient pas les moins empressés et les moins affligés.

De toutes parts ne cessaient d’arriver à la famille et aux amis les condoléances et les hommages des représentants les plus autorisés et les plus illustres de la France et du monde. On ne peut que citer pêle-mêle et comme au hasard : Émile Augier, M. et Mme Rattazzi, Benjamin Bright, Jules Simon, Clemenceau, Gounod, la Chambre nationale du Mexique, le roi de Grèce, Antoine, député de Metz, Zorilla, la maison de Lar et Lara d’Espagne, le gouvernement roumain, les représentants de l’île de Crète, le prince Torlonia, syndic de Rome, Paul Bert, les artistes et le directeur de la Porte-Saint-Martin, Georges Perrot, directeur de l’École normale, Gréard, Camille Saint-Saëns, Menotti Garibaldi, la veuve d’Edgar Quinet, le père de Gambetta, le fils de Canaris, le fils de Miçkiewicz, Benito Juarez, Sacher Masoch, Mounet-Sully, etc. Tous envoyaient les lettres et les télégrammes les plus émus et les plus touchants.

Nombre de villes d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre, de Belgique, de Portugal, du Trentin, etc., firent parvenir des adresses : « Le peuple grec, écrivait M. Théodore Delyannis, pleure en Victor Hugo le plus ancien, le plus généreux et le plus constant des philhellènes. » Toute l’Europe partageait le deuil de la France.


Durant toute la semaine, les journaux, sans distinction d’opinion, furent remplis chaque jour du nom et de la gloire de Victor Hugo. Il faut pardonner, en les omettant, quelques basses insultes cléricales. Partout ailleurs concert unanime de douleur et d’admiration.

Ernest Renan :

Victor Hugo a été une des preuves de l’unité de notre conscience française. L’admiration qui entourait ses dernières années a montré qu’il y a encore des points sur lesquels nous sommes d’accord.

Sans distinction de classes, de partis, de sectes, d’opinions littéraires, la France, depuis quelques jours, a été suspendue aux récits navrants de son agonie, et maintenant il n’est personne qui ne sente au cœur de la patrie un grand vide.

Il était un membre essentiel de l’église en la communion de laquelle nous vivons ; on dirait que la flèche de cette vieille cathédrale s’est écroulée avec la noble existence qui a porté le plus haut en notre siècle le drapeau de l’idéal.

Leconte de l’Isle :

Dors, Maître, dans la paix de ta gloire ! Repose,
Cerveau prodigieux, d’où, pendant soixante ans,
Jaillit l’éruption des concerts éclatants.
Va ! la mort vénérable est ton apothéose :
Ton esprit immortel chante à travers les temps !

Pour planer à jamais dans la vie infinie,
Il brise comme un Dieu les tombeaux clos et sourds,
Il emplit l’avenir des voix de ton génie,
Et la terre entendra ce torrent d’harmonie
Rouler de siècle en siècle en grandissant toujours !

Edmond Schérer :

Le monde civilisé tout entier portera le deuil du grand poète ; il sentira qu’une grande lumière s’est éteinte, et que le plus glorieux des fils de la France moderne est entré définitivement par la mort dans cette immortalité dont, vivant, il avait déjà connu les prémices.

Victor Hugo a ouvert dans notre histoire littéraire une époque. Il a été à la fois très fort et très nouveau. On n’a longtemps voulu voir en lui qu’un chef d’école ; il a été plus et mieux que cela, un créateur, un initiateur. Je ne vois personne à lui comparer en ce genre, ni Ronsard, ni Corneille, ni Voltaire. Ajoutons qu’il a été plus extraordinaire que les plus grands ; Victor Hugo n’a pas été seulement un génie, il a été un phénomène.

Arsène Houssaye :

Un siècle après la mort de Voltaire, nous saluons la même apothéose pour Victor Hugo. Ils ne se ressemblent pas par le génie, ce poëte et ce philosophe, ces deux conteurs merveilleux ; ils se ressemblent par l’amour de l’humanité. Ce sont deux papes de l’esprit humain.

Henri Fouquier :

Victor Hugo a été le poëte du siècle.

Pas un homme, dans le monde entier contemporain, ne pourrait songer un instant à opposer son œuvre à l’œuvre immense de Victor Hugo.

Il n’est pas une forme de la pensée humaine qu’il n’ait abordée, toujours avec supériorité, le plus souvent avec génie. Sa lyre avait toutes les cordes ; il a été sans effort de la chanson d’Anacréon au poëme épique de Dante. Il a tout compris de l’humanité, tout aimé, tout chanté.

Henry Houssaye :

Le génie de Victor Hugo rayonne sur la France depuis soixante ans. Cinq générations d’écrivains l’ont salué vivant comme un maître souverain. Ce siècle est plein de lui, de ses œuvres, de ses paroles, de sa langue, de ses conceptions, de la musique de ses vers, de la lumière de ses idées. De Sainte-Hélène à l’île de Chio, tous les vaincus ont trouvé sa voix d’airain pour les glorifier. Immense a été et est encore son action sur les lettres françaises. Tous ceux qui tiennent une plume aujourd’hui, les prosateurs comme les poëtes, les journalistes comme les auteurs dramatiques, procèdent plus ou moins de lui. Ils se servent d’épithètes et d’images, ils ont des alliances de termes et des surprises de rimes, des tours de phrases et des formes de pensée, qui sont des réminiscences inconscientes de Victor Hugo. Le style moderne est marqué à son empreinte. Son œuvre écrite passe par le nombre des volumes celle même de Voltaire et égale par la puissance et l’éclat celle des plus grands poëtes.

On ne peut pas dire de Victor Hugo qu’il meurt pour entrer dans l’immortalité, car son immortalité avait commencé lui vivant. Depuis quinze ans et plus, il assistait à son apothéose. Ses adversaires mêmes, ceux de la politique et ceux des lettres, se taisaient devant sa glorieuse vieillesse. Et, avec le vingtième siècle, viendra la vraie postérité, non point cette postérité des premières années, soumise à tant de modes et à tant de variations, mais la grande, l’éternelle, l’immuable postérité, celle où sont dans le rayonnement suprême Eschyle, Dante, Shakespeare et le grand Corneille.

Camille Pelletan :

Quelle vie et quelle œuvre ! Ce siècle en est rempli. — Peut-on parler du poëte qui a fait vibrer toutes les émotions, qui a donné à la strophe son plus prodigieux coup d’aile, et dont on ne peut résumer l’œuvre que par le titre qu’il a écrit sur une de ses œuvres : « Toute la Lyre ? »

Faut-il parler de l’écrivain ; — du plus prodigieux manieur de la langue française qui ait jamais existé ; — du Maître qui n’a pas seulement produit les plus étonnants chefs-d’œuvre, mais qui a encore créé le style et l’école littéraire du dix-neuvième siècle ?

Faut-il parler du génie profond, qui a donné de nouveaux accents à la pitié humaine, qui a traduit, par ce qu’il y a de plus puissant dans la langue, ce qu’il y a de plus profond dans la miséricorde pour tout ce qui souffre ; — de l’auteur de Claude Gueux et des Misérables, du poëte qui a chanté, toutes les déchéances ?

Faut-il enfin parler du combattant ? Faut-il rappeler comment l’homme, à qui il était si aisé et si glorieux de jouir d’une admiration incontestée, s’est jeté dans la bataille, du côté où il voyait l’idéal, le droit, le peuple, l’avenir ? Faut-il rappeler le proscrit, Titan enchaîné sur un rocher de l’océan, et défiant, écrasant de là le despote ? Faut-il rappeler ce grand cœur, qui seul, dans la hideuse folie de la guerre civile, plus encore, après la défaite, à l’heure de l’immense déroute qui charriait dans ses flots irrésistibles les derniers sentiments d’humanité…, faut-il rappeler l’homme qui alors, en pleine terreur, livra son front glorieux aux huées, se mit en travers des furieux et couvrit les proscrits de sa poitrine ?…

Comme Voltaire, il a remué le monde, parce qu’il l’a aimé.

Auguste Vitu :

C’en est fait, Victor Hugo « entré vivant dans la postérité », entre aujourd’hui glorieusement dans la mort.

Environné de l’admiration publique, consolé de ses épreuves passées et de ses douleurs domestiques par une popularité prodigieuse et sans exemple dans notre pays, Victor Hugo n’apparaissait plus que comme le symbole radieux du génie de la France.

Nulle royauté littéraire n’égala jamais la sienne. Voltaire régnait à d’autres titres. On a dit de Voltaire qu’il était le second dans tous les genres. Victor Hugo, au contraire, est et demeurera le premier dans plusieurs. Ni dans ce siècle, ni dans nul des siècles qui l’ont précédé, la France n’a possédé un poète de cette hauteur, de cette abondance et de cette envergure. Il est pour nous ce que Dante, Pétrarque, le Tasse et l’Arioste réunis furent pour l’Italie ; c’est le chêne immense dont les robustes frondaisons couvrent depuis soixante ans de leur ombre les floraisons sans cesse renaissantes de la pensée française.

Henry Maret :

Ne vous semble-t-il pas que ce soit là un coucher d’astre, et que nous entrions dans je ne sais quelles ténèbres ?

Comme Voltaire, mourant presque au même âge, presque au même jour, il donnera son nom au siècle qu’il a illuminé de son génie, qu’il a éclairé de sa bonté.

Deuil national, deuil universel, deuil avant tout de ce Paris qu’il a tant aimé. La cité, qu’il a baptisée capitale du monde, fera a son poëte de splendides funérailles ; l’atelier chômera, le théâtre fermera, les passions s’apaiseront, et les partisans des vieux trônes se joindront aux fils de la Révolution pour accompagner, tristes et recueillis, les restes du chantre sublime de toutes les gloires et de tous les malheurs.

Henri Rochefort :

Le grand amnistieur, c’est sous ce nom et avec ce caractère que le souvenir de Victor Hugo restera vivant parmi le peuple. Il n’est allé rendre visite aux souverains que pour demander la grâce de quelque proscrit. Lorsqu’en 1869 j’allai voir à La Have l’illustre Armand Barbès, j’aperçus dans sa chambre à coucher un portrait de Victor Hugo :

« Est-il ressemblant ? » me demanda-t-il ; et il ajouta : « Comprenez-vous que sans lui j’aurais eu certainement la tête coupée, et que je ne l’ai jamais vu ? »

Après la Commune, la première voix qui cria : Amnistie ! fut la voix de Victor Hugo ; comme ce fut sa porte qui s’ouvrit la première aux échappés de la Semaine sanglante.

Victor Hugo, depuis, a demandé la grâce du patriote Oberdank à l’empereur d’Autriche, la grâce du justicier de l’espion James Carey à la reine d’Angleterre…

Émile Augier :

La France perd le plus illustre de ses fils.

Vous perdez, Meurice et vous, mon cher Vacquerie, le meilleur et le plus glorieux des pères.

Émile Zola, à George Hugo :

… Victor Hugo a été ma jeunesse, je me souviens de ce que je lui dois. Il n’y a plus de discussion possible en un pareil jour ; toutes les mains doivent s’unir, tous les écrivains français doivent se lever pour honorer un maître et pour affirmer l’absolu triomphe du génie.

Théodore de Banville :

… Ah ! le deuil n’est pas seulement pour Paris, pour la France, pour l’Europe ; il est pour le monde entier, car la patrie du plus grand des poëtes était partout, et il laisse des orphelins partout. Ceux qui perdent en lui un père, ce ne sont pas seulement les poëtes, les écrivains, les artistes, les penseurs ; ce sont les humbles, tous les souffrants, tous les petits, tous les misérables, tout le peuple, dont il pansait et baisait les blessures ; ce sont les riches, les heureux, les triomphants, les rois du monde, dont il élevait les cœurs vers la charité et vers l’idéal ; ce sont toutes les patries, à qui il tendait les branches d’olivier pacifiques, en leur disant de sa voix attendrie et dominatrice : Aimez-vous les uns les autres !

Oui, l’âme de Victor Hugo est avec ses pareils, avec Homère, avec Pindare, avec Eschyle, avec Dante, avec Shakespeare ; mais aussi elle est, elle sera vue toujours vivante parmi nous ; et longtemps après que les petits-fils de nos fils seront couchés sous le gazon, c’est elle, c’est cette âme qui continuera à éclairer les hommes, et à les embraser des feux de l’immense amour. Tout ce qui sera fait de grand, de beau, d’héroïque, sera nécessairement fait en son nom. Victor Hugo sera présent, il sera visible parmi nous toutes les fois que la vieillesse sera honorée, que la femme sera déifiée, que la misère sera consolée ; toutes les fois que retentira un noble chant de lyre,

faisant s’ouvrir mystérieusement les portes du ciel…

II

LES FUNÉRAILLES

31 mai

À l’Arc de Triomphe

Depuis l’heure où s’était répandue la nouvelle de la mort de Victor Hugo, et pendant toute la semaine où son corps était resté étendu sur le lit mortuaire, la douleur avait été immense, comme peut l’être la douleur d’un peuple.

Les funérailles eurent un tout autre caractère.

On ne sait qui, le premier, prononça le mot « apothéose », mais tout de suite ce mot fut dans toutes les bouches et dans toutes les pensées.

Après avoir pleuré son poëte, la France, dans ces deux journées suprêmes, ne pensa plus qu’à le glorifier. Ce fut comme une fête funéraire, qui prit aussitôt les proportions d’un colossal triomphe.


La mise en bière du corps de Victor Hugo avait eu lieu le samedi, à dix heures et demie du soir, en présence de la famille et d’un petit nombre d’amis.

On aurait voulu que le transport au catafalque de l’Arc de Triomphe se fît la nuit et secrètement. Mais les vingt maires de Paris demandèrent à se joindre, dans le trajet, au premier cortège intime. On laissa du moins ignorer l’heure indiquée : la première heure, cinq heures et demie du matin. La foule attendit toute la nuit dans la rue.

À six heures, la bière fut descendue de la chambre mortuaire et placée dans un fourgon des pompes funèbres, qui disparaissait sous les fleurs et les couronnes.

La famille, les amis, les maires de Paris suivirent, et traversèrent toute cette population émue et recueillie.

Là fut jeté pour la première fois, et à plusieurs reprises, ce cri qui devait souvent retentir le lendemain, et qui pouvait paraître singulier sur le passage d’un mort : Vive Victor Hugo ! Pour le peuple, son poëte était toujours vivant. Vive Victor Hugo ! cela voulait dire : Vive son œuvre et vive sa gloire !

Parmi les amis qui suivaient le convoi, un groupe à part était formé par des jeunes gens qui avaient réclamé l’honneur de veiller auprès du corps, pendant le jour et la nuit où il allait rester sous le catafalque de l’Arc de Triomphe. Quels étaient ces jeunes gens ? Les mêmes qui, quatre ans auparavant, avaient préparé la fête de l’anniversaire du 27 février 1881. On se rappelle que, ce jour-là, ils avaient assigné l’Arc de Triomphe comme point de départ au peuple qu’ils amenaient saluer Victor Hugo ; ils amenaient aujourd’hui Victor Hugo à la rencontre du peuple, au même lieu de rendez-vous.


Rien de plus grandiose que cet aspect : l’Arc de Triomphe en deuil.

Du haut du fronton, un immense crêpe noir tombe en diagonale de la corniche opposée au groupe de Rude. Le quadrige de Falguière, qui surmontait alors le monument, apparaissait aussi sous un voile noir. Aux quatre coins pendent des oriflammes. De longues draperies noires frangées de blanc, décorées d’écussons où se lisent les titres des œuvres du poëte, ferment trois des ouvertures. Sur l’une des faces latérales, l’image de Victor Hugo, portée par deux Renommées embouchant la trompette lyrique.

Sous la grande arche faisant face à l’avenue des Champs-Élysées se dresse le catafalque. Il est surélevé de douze marches et touche presque à la voûte. À la base, un grand médaillon de la République. Au-dessus, les hautes initiales V. H., que surmonte une sorte de disque lumineux aux rayons phosphorescents.

Devant le catafalque monumental, le sarcophage où sera déposé le corps, exhaussé sur un piédestal et recouvert de velours noir semé de larmes d’argent. Sur les marches, l’entassement des couronnes.

De chaque côté de l’Arc de Triomphe s’élancent deux oriflammes noires aux étoiles d’argent. Tout autour, sur le rond-point, deux cents lampadaires et torchères.

Le gaz, allumé en plein jour jette sous les crêpes noirs une lueur étrange et funèbre.

Un bataillon scolaire, relevé toutes les deux heures, formera la garde d’honneur. Quatre huissiers du sénat, en grande tenue de cérémonie, se tiennent aux coins du sarcophage. Deux rangs de cuirassiers en armes gardent l’entrée.


C’est un spectacle sans précédent dans l’histoire des honneurs rendus aux grands hommes que celui qui fut donné par cette journée, veille des funérailles de Victor Hugo.

À partir du moment où le corps fut exposé sous l’Arc de Triomphe, le peuple, que le poëte aimait, n’a cessé de l’entourer. Paris entier, non plus, comme en 1881, pendant six heures, mais pendant un jour et une nuit, a défilé ou s’est tenu devant son cercueil, consacrant par son hommage unanime l’entrée du maître, non plus dans sa quatrevingtième année, mais dans son immortalité.

Les boulevards, les rues, les avenues, présentaient, dans Paris, le même aspect singulier : des groupes et des voitures marchant dans la même direction, tous n’ayant qu’un unique objectif, l’Arc de Triomphe.

La foule répandue sur les avenues qui aboutissent à l’Étoile s’arrêtait devant le cordon ininterrompu des cavaliers de la garde républicaine entourant le monument. Ceux qui voulaient défiler devant le catafalque prenaient la file sur l’avenue Friedland. Quelle file ! longue de trois cents mètres sur toute la largeur de l’avenue ! une masse compacte, que ni le soleil, ni l’attente, ni la poussière,ne parvenaient à entamer ; des femmes, des vieillards qui ne se fatiguaient pas ; des enfants sur les épaules de leur père, d’autres mêlés à la cohue et qu’on retirait par instants à demi étouffés.

À sept heures, la foule était aussi épaisse qu’au commencement de la journée ; mais, en vertu des décisions prises, le défilé devait s’arrêter. Bon nombre de ceux qui avaient attendu pendant deux ou trois heures voulurent néanmoins passer, malgré les gardes. Il s’ensuivit un tumulte, qui heureusement n’eut pas de suite. Les milliers de citoyens venus pour honorer une dernière fois le grand mort eurent bien vite repris leur attitude calme et digne.

On avait, à ce moment, de la place de la Concorde, un coup d’œil saisissant : l’avenue des Champs-Élysées noire et grouillante de foule ; au-dessus du rond-point de Courbevoie, les derniers feux du soleil couchant empourprant l’horizon, et l’Arc de Triomphe détachant sa masse sombre sur ce fond d’or et de flamme.


L’exposition nocturne du corps de Victor Hugo fut quelque chose de plus étonnant encore que tout le reste, et ceux devant lesquels cette vision a passé ne l’oublieront jamais.

Dans la soirée, la marée de la foule était revenue, plus énorme, s’il est possible, que dans le jour. À partir de neuf heures, les Champs-Élysées et toutes les avenues rayonnant autour de l’Étoile charriaient de véritables fleuves humains.

Ce que cette foule avait sous les yeux était inimaginable.

Par un merveilleux parti pris de lumière et d’ombre, on n’avait projeté de clarté, une clarté très vive, que sur un seul côté, le côté droit, de l’Arc de Triomphe. Tout autour, dans les lampadaires allumés, brûlait une flamme verdâtre. Sur la chaussée, au pied du cénotaphe déroulant ses profils lamés d’argent sur un ciel gris et triste, s’ouvrait une double haie de cuirassiers portant des torches. Reflétées par l’acier et le cuivre des casques et des cuirasses, toutes ces lueurs tremblantes brillaient et voltigeaient fantastiquement sur ces cavaliers noirs, superbes dans leur immobilité de statues. De même, sur la face de pierre impassible et morne de l’Arc de Triomphe, les longs plis flottants des drapeaux et des oriflammes se tordaient et s’échevelaient, comme désespérés, dans le vent.

À la beauté de ce tableau, l’immense bruit que faisait autour le peuple ajoutait la vie.

De près, il y a de tout dans ce bruit ; aux paroles d’admiration, de bénédiction et de recueillement se mêlent des cris, des appels vulgaires, — marchands d’oranges, vendeurs et déclamateurs de prétendues pièces de poésie, camelots colportant des médailles commémoratives des photographies, des épingles, loueurs de chaises et d’échelles, chansons et chœurs improvisés et incohérents ; les entretiens sérieux ou touchants sur les œuvres et les actes du poëte sont troublés çà et là par des disputes, des quolibets, des huées ; de minuit à deux heures, ce tumulte confus bat son plein ; et, quand on est dans la foule même, toute cette clameur de la foule, pour ceux qui sont attendris et graves, détonne parfois choquante et grossière.

De loin, aux abords du monument, dans le silence qui enveloppe l’Arc de Triomphe, tous ces bruits se fondent en une tranquille et souveraine harmonie. Pour voir, il faut être du côté de la foule ; il faut, pour entendre, être du côté du mort. Le poëte a bien souvent comparé et confronté dans sa pensée le peuple et l’océan, qu’il aimait également tous deux. Cette vaste rumeur du peuple, dans la profonde paix qui règne autour du cercueil, n’est plus que le calme et grave retentissement de la mer, berçant pour la dernière fois Victor Hugo endormi. Et c’est avec cette douceur qu’elle arrive aux oreilles des jeunes poëtes assis sur des chaises de deuil aux angles du catafalque, qui, religieusement, veillent le père.

La foule, après deux heures, a commencé à s’éclaircir.


Toute la nuit, le ciel est resté gris et sombre. Pas une étoile, sauf une qui a brillé sur le monument au commencement de la soirée. Un nuage l’a cachée, et aucune éclaircie ne s’est produite depuis.

À trois heures, le jour point, une blancheur court vers l’orient. Aussitôt les lampadaires et la ceinture de flamme des urnes s’éteignent ; les cuirassiers soufflent leurs torches et mettent sabre au clair ; la veillée nocturne est terminée.

L’Arc de Triomphe apparaît dans le jour naissant avec des formes confuses. Paris surgit dans l’indécise clarté de l’aube. Il n’y a plus d’allumées que les lanternes de quelques voitures et les bougies des camelots sur les étalages en plein vent.

Des ouvriers se mettent à l’œuvre pour disposer les banquettes réservées aux corps officiels et aux invités et la tribune des orateurs. Des cavaliers de la garde républicaine se portent en avant pour déblayer les abords de la place, surtout du côté de l’avenue des Champs-Élysées.

Enfin le jour grandit ; une pluie fine tombe pendant un quart d’heure, puis une déchirure se fait dans le réseau nuageux et un coin de ciel bleu apparaît.

De larges bandes orangées strient l’horizon du côté du levant ; c’est le soleil.

C’est le réveil pour beaucoup de gens qui de nouveau s’empressent vers l’Arc de Triomphe. La foule, un moment diminuée, grossit rapidement. Il n’est que cinq heures, et déjà des sonneries lointaines de clairons retentissent, des sociétés de gymnastique se dirigent vers leurs rendez-vous.

L’animation s’accroît peu à peu ; les délégations se groupent aux lieux de réunion désignés par la commission des obsèques. Les musiques et les fanfares résonnent de tous côtés. De nouveaux porteurs de couronnes, les unes pendues à une perche, les autres installées sur des brancards, arrivent ajouter à celles qui jonchent les marches du catafalque. Les roses, les lilas, les bleuets, les violettes s’entassent, emmêlant leurs écharpes de soie aux inscriptions d’or.

L’air alentour s’embaume de toute cette montagne de fleurs.
1er  juin

Les discours.

À onze heures, les canons du mont Valérien, par une salve de vingt et un coups, annoncent le commencement de la cérémonie.

Les groupes du cortège et la foule emplissent les avenues, mais la vaste place de l’Étoile est vide.

Devant l’Arc de Triomphe a été réservé un demi-cercle, partagé en deux moitiés égales par une allée conduisant au catafalque, et garni de bancs drapés de noir.

À gauche, prennent place : le ministère au complet, M. Henri Brisson en tête, la grande chancellerie de la Légion d’honneur, la maison militaire du président de la République, conduite par le général Pittié, le corps diplomatique ; lord Lyons, le prince de Hohenlohe, le comte Hoyos, le général Menabrea, le comte de Beyens, Nazare-Aga, sont là, l’uniforme tout chamarré d’or et la poitrine constellée de décorations. Les bureaux du Sénat et de la Chambre sont aussi de ce côté, et derrière se pressent les sénateurs et les députés, l’écharpe tricolore croisée sur la poitrine, les conseillers municipaux avec l’écharpe bleue et rouge, les membres de l’Institut avec l’habit à palmes vertes, la cour des comptes et la cour de cassation.

À droite, la famille et les amis. Derrière eux, les invités de la littérature et de la presse. Il faudrait citer tous les noms connus dans les lettres et dans les arts pour nommer ceux qui étaient là. À côté d’eux, les autorités militaires, un groupe tout resplendissant de broderies et de panaches, les maires de Paris, les tribunaux, les avocats.

L’élite de la France est autour du glorieux cercueil.

La musique de la garde républicaine fait entendre la marche funèbre de Chopin. Aussitôt après les discours officiels sont prononcés.

Une petite tribune tendue de noir passementé d’argent a été dressée à la travée de droite. C’est là, au milieu de cette foule choisie, avec la formidable rumeur des sept cent mille personnes entassées dans les avenues, sous le ciel immense auquel les nuages gris faisaient à ce moment-là un voile de deuil, devant l’un des plus grands morts que la France ait jamais pleurés, que les orateurs ont pris la parole.

Le premier discours[3] a été celui de M. Le Royer, président du Sénat. Il a débuté avec ampleur, se demandant, « en présence de cette foule immense, de toute une nation inclinée devant un cercueil, ce que le langage humain, dans son expression la plus haute, pourrait ajouter aux témoignages de douleur et d’admiration prodigués à ce prodigieux génie ». Il a terminé par ce cri : Gloire à Victor Hugo le Grand !

Le président de la chambre des députés, Charles Floquet, s’est dit saisi, lui aussi, par « la grandeur de ce spectacle, que l’histoire enregistrera : sous la voûte toute constellée des noms légendaires de tant de héros qui firent la France libre et la voulurent glorieuse, apparaît la dépouille mortelle, je me trompe, l’image toujours sereine du grand homme qui a si longtemps chanté pour la gloire de la patrie, combattu pour sa liberté ; autour de nous, les maîtres de tous les arts et de toutes les sciences, les représentants et les délégués du peuple français, les ambassadeurs volontaires de l’univers civilisé, s’inclinent pieusement devant celui qui fut un souverain de la pensée, un protecteur persévérant de toute faiblesse contre toute oppression, le défenseur en titre de l’humanité ».

M. René Goblet, ministre de l’instruction publique, parlant au nom du gouvernement, a montré la grande unité de la vie et de l’œuvre de celui qui « apparaîtra de plus en plus, dans le lointain des temps, comme le précurseur du règne de la justice et de l’humanité ! »

Émile Augier a pris la parole au nom de l’académie française. Il a dit : — « Au souverain poëte la France rend aujourd’hui les honneurs souverains… Ce n’est pas à des funérailles que nous assistons, c’est à un sacre. »

Au nom de la ville de Paris, M. Michelin, président du conseil municipal, a dit « quels liens indissolubles unissaient Victor Hugo à Paris », à Paris qu’il a toujours aimé, célébré, servi, et qui l’a toujours choisi pour son représentant dans les assemblées. M. Lefèvre, président du conseil général, a rappelé avec quels sentiments d’enthousiasme et de reconnaissance pour le justicier des Châtiments et de l’Année terrible le département de la Seine l’a acclamé sénateur.


Le cortège.

Il est onze heures et demie. Pendant que la musique militaire joue la Marseillaise et le Chant du départ, douze employés des pompes funèbres, conduits par un officier des cérémonies, viennent chercher le corps sous le catafalque. Tous les fronts sont découverts. Vingt jeunes gens de la Jeune France font une escorte d’honneur au cercueil jusqu’au corbillard.

C’est le corbillard des pauvres, le corbillard demandé par le poète dans son testament. Pour tout ornement, on pend derrière la simple voiture noire deux petites couronnes de roses blanches, apportées par George et Jeanne.

Le cortège se met en marche.

Marche triomphale ! Le soleil, juste à ce moment-là, fend les nuages et donne au prodigieux tableau tout son éclat. Par intervalles le canon tonne.

En tête, le général Saussier, gouverneur de Paris, avec un brillant état-major, précédé d’un escadron de la garde municipale et suivi d’un régiment de cuirassiers, dont les casques, les cuirasses polies et les sabres resplendissent au soleil.

Puis viennent les tambours des trois régiments qui font la haie le long du parcours, leurs tambours voilés de crêpes et battant lugubrement.

Onze chars à quatre et six chevaux, conduits à la main par des piqueurs, et chargés des couronnes et des trophées de fleurs. C’est un éblouissement.

Les chars sont encadrés par les enfants des lycées et des écoles.

Vient la députation de la ville de Besançon, avec une belle couronne, violettes et muguet. Suivent les délégations de la presse ; chaque journal est représenté par sa couronne ; les journalistes ont donné la première place au Rappel, dont la couronne est faite de palmes vertes et dorées, avec un semé d’orchidées. La Société des auteurs dramatiques et les théâtres ont aussi chacun leur couronne ; la Comédie-Française apporte une lyre d’argent aux cordes d’or, œuvre de Froment-Meurice. La Société des gens de lettres ferme cette première partie du cortège, qu’escortent dans un ordre parfait, sur deux haies par rangs de quatre, les jeunes gens des bataillons scolaires.

Le corbillard.

Autour du corbillard, six amis désignés ; à droite, MM. Catulle Mendès, Gustave Rivet, Gustave Ollendorf ; à gauche, MM. Amaury de Lacretelle, George Payelle et Pierre Lefèvre.

Derrière le corbillard, George Hugo.

À quelque distance, les parents et les amis.

La maison militaire du président de la République.

Les autorités militaires, auxquelles se sont joints quantité d’officiers, parmi lesquels beaucoup d’officiers de l’armée territoriale.

Le conseil d’état, précédé de ses huissiers, en gilet rouge.

Les membres de l’Institut, en habit à palmes vertes ; M. de Lesseps à leur tête.

Cent quatrevingt-cinq délégations de municipalités de Paris et de la province. La couronne du seizième arrondissement de Paris est si grosse qu’il a fallu la faire porter sur un char. Toulouse a envoyé une grande lyre faite avec des roses. Saint-Étienne a fait sa couronne avec ses rubans de soie, Calais avec ses dentelles. Les enfants de Veules ont envoyé une immense gerbe de toutes les roses du pays, célèbre par ses roses.

Les délégations des colonies. Le char de l’Algérie porte une couronne énorme entourant une urne funéraire, de laquelle s’échappent des flammes rouges et vertes ; sur les trois faces du char, les armes des trois grandes villes de l’Algérie, Alger, Constantine, Oran. Des arabes tiennent les cordons du char. Un arabe en turban marche devant, portant un étendard.

Les proscrits de 1851. Une couronne portée sur un socle rouge. On lit sur leur bannière : Histoire d’un crime, Napoléon le Petit, les Châtiments.

La Ligue des patriotes, avec un étendard portant en guise d’inscription : 1870-18… Une nombreuse délégation d’alsaciens-lorrains, très émus, très émouvants. Le drapeau de Thionville 1792, qui a figuré à la fête du 27 février 1881.

Cent sept sociétés de tir et de gymnastique défilent au son des clairons et des tambours. Leurs couleurs variées sont de l’effet le plus pittoresque.

Les délégations des écoles. Les élèves de l’École polytechnique ouvrent la marche ; viennent ensuite l’École normale supérieure, l’École centrale, les étudiants. Les étudiantes polonaises portent une couronne d’immortelles.

Les six Facultés sont représentées par des porteurs de palmes vertes. Les couronnes des institutrices et de la Société pour l’instruction élémentaire, dont Victor Hugo était le président d’honneur, sont portées par des jeunes filles.

On admire le bouquet monumental des jardiniers, la couronne en camélias blancs des étudiants hellènes, dont le ruban azur porte : « À l’auteur des Orientales » ; les couronnes de la république d’Haïti, de la colonie italienne ; la couronne des Monuments historiques ; la couronne des éditeurs Hetzel et Quantin et celle de l’Édition nationale ; la couronne des belges, avec cette inscription : « À Victor Hugo, les Belges protestant contre l’arrêté royal de 1871 » ; la couronne blanche de la Franche-Comté, portée par quatre enfants ; une couronne de roses blanches, avec cette inscription : « Les femmes et les mères de France à Victor Hugo ».

Il faut clore ce dénombrement homérique. On a calculé que Paris et la France avaient dépensé, ce jour-là, un, million en fleurs.

Le défilé des corporations venait à la fin, innombrable. L’armée de Paris et un escadron de garde républicaine fermaient le cortège.

Il était quatre heures quand cette troupe a défilé devant le catafalque. Le corbillard était arrivé depuis deux heures au Panthéon.


Le défilé.

Paris s’est versé tout entier sur le parcours du cortège. Le reste de la grande ville est un désert. De rares passants dans les rues silencieuses ; pas de voitures ; les boutiques fermées ; sur la devanture de la plupart, un écriteau porte : « Fermé pour deuil national ».

De l’Étoile, c’était un prodigieux panorama de contempler, tout le long de l’avenue, cet énorme cortège, tout bigarré de couleurs vives par les fleurs et les dorures, tout étincelant des reflets dont le soleil pique l’acier des armes.

De chaque côté de l’avenue se presse le flot du peuple, maintenu par la ligne et les escouades des gardiens de la paix. C’est un fourmillement de têtes. Au-dessus s’étagent d’autres groupes, juchés sur des pliants, sur les degrés des échelles, sur des estrades faites à la hâte, le long des colonnes des réverbères, aux saillies des fontaines Wallace, sur les branches des arbres de l’avenue, formant partout de véritables grappes humaines. Toutes les fenêtres de chaque côté de l’avenue sont garnies de spectateurs ; les toits, les cheminées mêmes en sont bondés. C’est un tableau vertigineux.

L’affluence est plus considérable au débouché des rues. La rue Balzac est une avalanche vivante. Les voitures, les tapissières ont été arrêtées, réquisitionnées, envahies.

Détail curieux : les agents qui maintiennent la foule sont espacés de vingt en vingt mètres ; quoique compacte et pressée, la masse ne tente sur aucun point de dépasser la ligne qui lui est assignée.

Une maison en réparation, en face de la rue de La Boëtie, a été prise d’assaut. Les échafaudages sont couverts de gens en veston et en blouse. Rue Marbeuf, la foule s’étend sur une largeur de plus de vingt mètres.

Au rond-point des Champs-Élysées, toutes les avenues qui y débouchent sont littéralement obstruées ; les balcons des cafés et des restaurants sont combles ; il n’est pas jusqu’aux vasques des squares qui ne soient occupées. La toiture du Cirque et celle du Diorama sont diaprées de groupes humains émergeant du feuillage vert des arbres.

Un incident émouvant se produit au moment où le corbillard passe devant le Palais de l’Industrie. Sur la place, se dresse le groupe de l’Immortalité, tout enguirlandé de fleurs et de feuillages, et au pied duquel trois couronnes d’immortelles, cravatées de crêpe, ont été déposées ; autour du monument, des cuirassiers forment la garde d’honneur. Le corbillard s’arrête une minute. La figure de l’Immortalité semble tendre sa palme au poète ; les clairons sonnent aux champs ; une grande rumeur court parmi la foule qui, respectueuse, se découvre.

Sur la place de la Concorde, deux pelotons de dragons, sabre au clair, mousquet au dos, forment la haie. Le tableau ici est indescriptible. Les statues des villes sont voilées bien moins par les crêpes dont on les a couvertes que par les groupes des spectateurs qui s’y sont hissés. Les bassins pleins d’eau sont mêmes envahis.

Au pont de la Concorde, cent cinquante pigeons sont mis en liberté et s’envolent à tire-d’aile au-dessus du cortège ; gracieuse idée de Léopold Hugo, le neveu du poète, en souvenir de l’affection que portait le maître aux pigeons messagers, depuis le siège de Paris.

Les abords du Palais législatif et le boulevard Saint-Germain continuent les entassements humains jusque sur les toits, sur les cheminées. Tous les édifices publics et le plus grand nombre des maisons sont pavoisés de décorations funèbres, de drapeaux mis en berne ou cravatés d’un crêpe.

Devant l’église Saint-Germain-des-Prés jusqu’au boulevard Saint-Michel, l’affluence est telle qu’elle a débordé sur la chaussée. Avant l’arrivée du cortège, la garde républicaine à cheval refoule lentement cette masse devant elle.

Elle est tumultueuse, cette foule ; elle applaudit au passage les groupes, les journaux, les personnalités qui lui sont sympathiques : le général Saussier, l’école polytechnique, les bataillons scolaires, les étudiants, les proscrits, les alsaciens-lorrains… Mais, quand le corbillard passe, tout se tait, les fronts se découvrent, il se fait un religieux silence, que rompt seulement le cri incrédule à la mort : Vive Victor Hugo !

À deux heures moins vingt minutes, la tête du cortège arrive devant le Panthéon tendu de noir. La troupe s’est rangée sur la droite du monument ; les bataillons scolaires et les députations des écoles gardent la gauche.

Les corps constitués ont pris place sur les degrés.


Au Panthéon.

À deux heures, le corbillard arrive à la grille du Panthéon.

Le cercueil est descendu et déposé au pied d’un grand catafalque dressé sous le porche.

Là, de nouveaux orateurs prennent la parole. Ceux de l’Arc de Triomphe avaient embrassé dans leur ensemble l’œuvre et l’action du poète. Ceux du Panthéon le prennent sous chacun de ses aspects et détaillent, pour ainsi dire, sa gloire.

Le sénateur Oudet parle au nom de Besançon, à qui nulle autre ville ne peut disputer l’honneur d’avoir vu naître notre Homère ; Henri de Bornier, au nom des auteurs dramatiques, s’émeut des grands drames, Hernani, Ruy Blas, les Burgraves ; Jules Claretie, pour les gens de lettres, énumère les combats et les victoires du grand lutteur pour la liberté de la forme et de la pensée ; Leconte de l’Isle, voix autorisée, salue au nom des poëtes « le plus grand des poëtes, celui dont la voix sublime ne se taira plus parmi les hommes ».

Louis Ulbach, au nom de l’Association littéraire internationale, dit ce qu’est, à l’étranger, Victor Hugo, « l’écrivain français le plus admiré hors de France » ; Philippe Jourde, pour la presse parisienne, revendique en Victor Hugo le journaliste, le rédacteur du Conservateur littéraire, le conducteur de l’Événement et du Rappel ; Madier de Montjau, au nom des proscrits de 1851, rappelle en paroles émues comment Victor Hugo fut la consolation et la lumière de ses compagnons d’exil ; le statuaire Guillaume, au nom des artistes français, glorifie, dans le poète des Orientales, « l’artiste le plus grand du siècle, le maître souverain de l’idée et de la forme ». M. Delcambre, au nom de l’Association des étudiants de Paris, dit comment Victor Hugo a été « pour tous les jeunes gens, l’initiateur et le bon guide ». Got, le grand comédien, remercie Victor Hugo, au nom de son théâtre, des grands drames dont il a honoré et enrichi la Comédie-Française.

C’est le tour des étrangers. M. Tullo Massaroni et M. Raqueni viennent associer au deuil de la France le deuil de l’Italie ; M. Boland, au nom du peuple de Guernesey, vient dire quelle trace lumineuse et douce laissera dans l’île la grande mémoire de l’exilé ; M. Lemat, un des défenseurs de Charlestown, apporte le témoignage de « la douloureuse émotion ressentie d’un bout à l’autre des États-Unis à la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l’homme considérable dont la perte a rempli d’unanimes regrets l’âme du monde civilisé. » La race noire, dans la personne de M. Édouard, représentant de la République d’Haïti, « salue Victor Hugo et la grande nation française », et jette ce cri : « Jamais Athènes et Rome n’ont été le théâtre d’une si imposante solennité ! Paris dépasse aujourd’hui Rome et Athènes ! »

Pendant tous ces discours, l’immense cortège n’a pas cessé de se dérouler devant le Panthéon.

Chaque groupe, en passant, laisse sur les marches sa couronne ou son trophée de fleurs. Les degrés du vaste édifice en sont bientôt couverts du haut en bas, et jusque sur les faces latérales.

Paris viendra en pèlerinage, pendant bien des jours suivants, s’émerveiller devant cet amoncellement de fleurs.

Il est six heures et demie quand le dernier groupe a passé.

Le corps de Victor Hugo accompagné par la famille et les amis les plus proches, est alors descendu dans les cryptes du Panthéon.


Telle fut la splendeur de cette journée, qui restera comme l’une des plus belles et des plus pures de notre histoire de France.

« Cette journée parisienne, écrit le soir même Albert Wolff, apparaîtra à la postérité comme une légende invraisemblable. Si loin qu’on retourne dans le passé, elle n’a pas de précédent, et qui sait si jamais elle trouvera un pendant ? On peut dire que le peuple français tout entier a conduit aujourd’hui Victor Hugo à sa dernière demeure. La manifestation est d’une telle grandeur que notre fierté chasse la mélancolie et que le deuil prend les proportions d’une apothéose. Il meurt à peine un homme par siècle qui puisse réunir autour de son cercueil, dans un même sentiment de respect pour son génie, deux millions d’hommes résumant dans leur ensemble, par la pensée ou le travail, le génie d’une nation.

« Cette journée n’est pas triste, elle est radieuse ! À travers le deuil des parents et des innombrables amis, elle répand un sourire de satisfaction sur la grande ville qui a pu faire à Victor Hugo des funérailles dignes de son nom. »


NOTES

NOTES

DU TOME QUATRIEME

NOTE I.

LES ARÈNES DE LUTÈCE.

Il y a doute et débat sur la conservation des Arènes de Lutèce. Victor Hugo invoqué écrit au conseil municipal de Paris :

Monsieur le Président du conseil municipal,

Il n’est pas possible que Paris, la ville de l’avenir, renonce à la preuve vivante qu’elle a été la ville du passé. Le passé amène l’avenir.

Les Arènes sont l’antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même.

Conservez les Arènes de Lutèce. Conservez-les à tout prix. Vous ferez une action utile, et, ce qui vaut mieux, vous donnerez un grand exemple.

Victor Hugo.
27 juillet 1883.

NOTE II.

demande de grâce pour o’donnell.

L’irlandais O’Donnell est condamné pour avoir frappé un traître et s’être fait justicier par patriotisme.

Victor Hugo demande sa grâce à la reine d’Angleterre.

Paris, 14 décembre 1883.

La reine d’Angleterre a montré plus d’une fois la grandeur de son cœur. La reine d’Angleterre fera grâce de la vie au condamné O’Donnell, et acceptera le remerciement unanime et profond du monde civilisé.

Victor Hugo.

L’appel n’a pas été entendu, O’Donnell a été exécuté.

NOTE III.

le mont saint-michel.

Le mont Saint-Michel, s’il n’est consolidé et restauré, est menacé de ruine et par le temps et par l’océan.

Victor Hugo proteste :

Le mont Saint-Michel est pour la France ce que la grande pyramide est pour l’Égypte.

Il faut le préserver de toute mutilation.

Il faut que le mont Saint-Michel reste une île.

Il faut conserver à tout prix cette double œuvre de la nature et de l’art.

Victor Hugo.
14 janvier 1884.

NOTE IV.

L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE AU BRÉSIL.

Dans un banquet présidé par Victor Schoelcher, on fête l’abolition de l’esclavage dans une province brésilienne, Victor Hugo écrit :

Une province du Brésil vient de déclarer l’esclavage aboli.

C’est là une grande nouvelle.

L’esclavage, c’est l’homme remplacé dans l’homme par la bête ; ce qui peut rester d’intelligence humaine dans cette vie animale de l’homme appartient au maître, selon sa volonté et son caprice. De là des circonstances horribles.

Le Brésil a porté à l’esclavage un coup décisif. Le Brésil a un empereur ; cet empereur est plus qu’un empereur, il est un homme. Nous le félicitons et nous l’honorons. Avant la fin du siècle l’esclavage aura disparu de la terre.

Victor Hugo.
25 mars 1884.

NOTE V.

ANNIVERSAIRE DE LA DÉLIVRANCE DE LA GRÈCE.

À l’occasion d’un banquet donné pour célébrer le soixante-troisième anniversaire de la délivrance de la Grèce, Victor Hugo écrit :

5 avril 1884.

Je serai par le cœur avec vous. Personne ne peut manquer à la célébration de la délivrance des Grecs. Il y a des titres sacrés.

J’ai autrefois, dans les jours de combat, fait ce vers dont le souvenir me revient au jour de la victoire :

L’Italie est la mère et la Grèce est l’aïeule.

Victor Hugo.

NOTE VI.

INAUGURATION DE LA STATUE DE GEORGE SAND.

Le 10 août 1884, la statue de George Sand est inaugurée à La Châtre.

Paul Meurice lit, à la cérémonie de l’inauguration, cette lettre de Victor Hugo :

Il y a quelque vingt-cinq ans, la grande et illustre femme que nous célébrons aujourd’hui fut un moment l’objet des attaques les plus vives et les plus imméritées. J’eus alors l’occasion d’écrire à notre ami commun Jules Hetzel une lettre, qu’il fit reproduire dans un journal du temps, et où je lui disais :

« Je vous applaudis de toutes mes forces et je vous remercie d’avoir glorifié George Sand, cette belle renommée, cet éminent esprit, ce noble et illustre écrivain.

« George Sand est un cœur lumineux, une belle âme, un généreux combattant du progrès, une flamme dans notre temps. C’est un bien plus vrai et bien plus puissant philosophe que certains bonshommes plus ou moins fameux du quart d’heure que nous traversons. Et voilà ce penseur, ce poëte, cette femme, en proie à je ne sais quelle aveugle réaction. Quant à moi, je n’ai jamais plus senti le besoin d’honorer George Sand qu’à cette heure où on l’insulte. »

J’écrivais cela en 1859. Ce que je disais à l’heure où on insultait George Sand, il m’a semblé que je n’avais qu’à le répéter à l’heure où on la glorifie.

Victor Hugo.

NOTE VII.

FÊTE DU 27 FÉVRIER 1881
la matinée du trocadéro.

Dans la grande journée du 27 février 1881, à côté de la fête populaire, la fête littéraire se poursuivait au Trocadéro.

Dès six heures du matin la place est envahie par une foule énorme massée autour du bassin et devant la façade du palais. Toutes les avenues voisines sont en fête. Maisons pavoisées et décorées de drapeaux, de fleurs et d’emblèmes. On achète de petites médailles frappées à l’effigie du poète et chacun en orne sa boutonnière.

À une heure, les portes du palais sont ouvertes. On s’y précipite, et le vaste édifice est bientôt rempli. À deux heures, la salle est comble. On n’eût pas trouvé un coin inoccupé.

Le coup d’œil offert par la salle est splendide. Sur l’estrade, décorée de trophées aux armes de la République, autour du buste couronné de Victor Hugo, ont pris place les membres d’honneur du comité, les représentants de la presse, les délégués de la province et de l’étranger.

Louis Blanc préside. À côté de lui, M. Salmon, ancien président de la République espagnole.

Louis Blanc se lève, salué par de très vifs applaudissements, et prononce l’allocution suivante :

« Il a été donné à peu de grands hommes d’entrer vivants dans leur immortalité. Voltaire a eu ce bonheur dans le dix-huitième siècle, Victor Hugo dans le dix neuvième, et tous les deux l’ont bien mérité ; l’un pour avoir déshonoré à jamais l’intolérance religieuse ; l’autre pour avoir, avec un éclat incomparable, servi l’humanité.

« Les membres du comité d’organisation ont compris ce que doit être le caractère de cette fête, lorsqu’ils ont appelé à y concourir des hommes appartenant à des opinions diverses. Que la pratique de la vie publique donne naissance à des divisions profondes, il ne faut ni s’en étonner ni s’en plaindre ; la justice et la vérité ont plus à y gagner qu’à y perdre. Mais c’est la puissance du génie employé au bien, de réunir dans un même sentiment d’admiration reconnaissante les hommes qui, sous d’autres rapports, auraient le plus de peine à s’accorder, et rien n’est plus propre à mettre en relief cette puissance que des solennités semblables à celle d’aujourd’hui.

« L’idée d’union est, en effet, inséparable de toute grande fête.

« C’est cette idée qu’exprimaient dans la Grèce antique les fêtes de Minerve, de Cérès, de Bacchus, et ces jeux célèbres dont les Grecs firent le signal de la trêve olympique, et qui étaient considérés comme un lien presque aussi fort que la race et le langage.

« C’est cette idée d’union qui rendit si touchante la plus mémorable des fêtes de la Révolution française : la Fédération. Assez de jours dans l’année sont donnés à ce qui sépare les hommes ; il est bon qu’on donne quelques heures à ce qui les rapproche. Et quelle plus belle occasion pour cela que la fête de celui qui est, en même temps qu’un poëte sans égal, le plus éloquent apôtre de la fraternité humaine ! Car, si grand que soit le génie de Victor Hugo, il y a quelque chose de plus grand encore que son génie, c’est l’emploi qu’il en a fait, et l’unité de sa vie est dans l’ascension continuelle de son esprit vers la lumière. »

M. Coquelin dit alors, ces belles strophes de Théodore de Banville :

Père ! doux au malheur, au deuil, à la souffrance !
À l’ombre du laurier dans la lutte conquis,
Viens sentir sur tes mains le baiser de la France,
Heureuse de fêter le jour où tu naquis !

Victor Hugo ! la voix de la Lyre étouffée
Se réveilla par toi, plaignant les maux soufferts,

Et tu connus, ainsi que ton aïeul Orphée,
L’âpre exil, et ton chant ravit les noirs enfers.

Mais tu vis à présent dans la sereine gloire,
Calme, heureux, contemplé par le ciel souriant,
Ainsi qu’Homère assis sur son trône d’ivoire,
Rayonnant et les yeux tournés vers l’orient.

Et tu vois à tes pieds la fille de Pindare,
L’Ode qui vole et plane au fond des firmaments,
L’Épopée et l’éclair de son glaive barbare,
Et la Satire, aux yeux pleins de fiers châtiments ;

Et le Drame, charmeur de la foule pensive,
Qui, du peuple agitant et contenant les flots,
Sur tous les parias répand, comme une eau vive,
Sa plainte gémissante et ses amers sanglots.

Mais, ô consolateur de tous les misérables !
Tu détournes les yeux du crime châtié,
Pour ne plus voir que l’Ange aux larmes adorables
Qu’au ciel et sur la terre on nomme : la Pitié !

Ô Père ! s’envolant sur le divin Pégase
À travers l’infini sublime et radieux,
Ce génie effrayant, ta Pensée en extase,
A tout vu, le passé, les mystères, les Dieux ;

Elle a vu le charnier funèbre de l’Histoire,
Les sages poursuivant le but essentiel,
Et les démons forgeant dans leur caverne noire,
Les brasiers de l’aurore et les saphirs du ciel ;

Elle a vu les combats, les horreurs, les désastres,
Les exilés pleurant les paradis perdus,
Et les fouets acharnés sur le troupeau des astres ;
Et, lorsqu’elle revient des gouffres éperdus,

Lorsque nous lui disons : « Parle. Que faut-il faire ?
Enseigne-nous le vrai chemin. D’où vient le jour ?
Pour nous sauver, faut-il qu’on lutte ou qu’on diffère ? »
Elle répond : « Le mot du problème est Amour !

« Aimez-vous ! » Ces deux mots qui changèrent le monde
Et vainquirent le Mal et ses rébellions,
Comme autrefois, redits avec ta voix profonde,
Émeuvent les rochers et domptent les lions.

Oh ! parle ! que ton chant merveilleux retentisse !
Dis-nous en tes récits, pleins de charmants effrois,
Comment quelque Roland armé pour la justice
Pour sauver un enfant égorge un tas de rois !

Ô maître bien-aimé, qui sans cesse t’élèves,
La France acclame en toi le plus grand de ses fils !
Elle bénit ton front plein d’espoir et de rêves !
Et tes cheveux pareils à la neige des lys !

Ton œuvre, dont le Temps a soulevé les voiles,
S’est déroulée ainsi que de riches colliers,
Comme, après des milliers et des milliers d’étoiles,
Des étoiles au ciel s’allument par milliers.

Oh ! parle ! ravis-nous, poète ! chante encore,
Effaçant nos malheurs, nos deuils, l’antique affront ;
Et donne-nous l’immense orgueil de voir éclore
Les chefs-d’œuvre futurs qui germent sous ton front !

Mmes Croizette, Bartet, Barretta, Dudlay, MM. Mounet-Sully, Lafontaine, Worms, Maubant, Porel, Albert Lambert, lisent des vers de Victor Hugo. M. Faure chante le Crucifix. Et ce sont des acclamations et des rappels sans fin.

Dans la soirée, la louange du poète a retenti sur toutes les grandes scènes de Paris : poésie d’Ernest d’Hervilly à l’Odéon, d’Émile Blémont à la Gaîté, de Gustave Rivet au Châtelet, de Bertrand Millanvoye au théâtre des Nations.

À la maison de Victor Hugo, ce sont des vers d’Armand Silvestre et d’Henri de Bornier qui arrivent, avec les adresses de toutes les

villes de la France, de l’Europe et du Nouveau-Monde.

NOTE VIII.

PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES
du senat, de la chambre et du conseil municipal.

SÉNAT
Séance du 22 mai 1885.
présidence de m. le royer.

La nouvelle de la mort de Victor Hugo était connue au Luxembourg un peu avant l’ouverture de la séance.

M. le président se lève et dit :

Messieurs les sénateurs, Victor Hugo n’est plus ! (Mouvement prolongé.)

Celui qui, depuis soixante années, provoquait l’admiration du monde et le légitime orgueil de la France, est entré dans l’immortalité. (Très bien ! très bien !)

Je ne vous retracerai pas sa vie ; chacun de vous la connaît ; sa gloire, elle n’appartient à aucun parti, à aucune opinion (Vive approbation sur tous les bancs) ; elle est l’apanage et l’héritage de tous. (Nouvelle approbation.)

Je n’ai qu’à constater la profonde et douloureuse émotion de tous et, en même temps, l’unanimité de nos regrets.

En signe de deuil, j’ai l’honneur de proposer au Sénat de lever la séance. (Approbation unanime.)

M. Brisson, président du conseil, garde des sceaux, ministre de la justice. — Je demande la parole.

M. le président. — La parole est à M. le président du conseil.

M. le président du conseil. — Messieurs, le gouvernement s’associe aux nobles paroles qui viennent d’être prononcées par M. le président du Sénat.

Comme il l’a dit, c’est la France entière qui est en deuil. Demain, le gouvernement aura l’honneur de présenter aux chambres un projet de loi pour que des funérailles nationales soient faites à Victor Hugo. (Très bien ! très bien !)

La séance est immédiatement levée.

Séance du 23 mai.

M. Henri Brisson, président du conseil :

Messieurs, Victor Hugo n’est plus. Il était entré vivant dans l’immortalité. La mort elle-même, qui grandit souvent les hommes, ne pouvait plus rien pour sa gloire.

Son génie domine notre siècle. La France, par lui, rayonnait sur le monde. Les lettres ne sont pas seules en deuil, mais aussi la patrie et l’humanité, quiconque lit et pense dans l’univers entier.

Pour nous, Français, depuis soixante-cinq ans, sa voix se mêle à notre vie morale intérieure et à notre existence nationale, à ce qu’elle eut de plus doux ou de plus brillant, de plus poignant et de plus haut, à l’histoire intime et à l’histoire publique de cette longue série de générations qu’il a charmées, consolées, embrasées de pitié ou d’indignation, éclairées et échauffées de sa flamme. (Applaudissements.) Quelle âme, en notre temps, ne lui a été redevable et des plus nobles jouissances de l’art et des plus fortes émotions ?

Notre démocratie le pleure : il a chanté toutes ses grandeurs, il s’est attendri sur toutes ses misères. Les petits et les humbles chérissaient et vénéraient son nom ; ils savaient que ce grand homme les portait dans son cœur. (Nouveaux applaudissements.) C’est tout un peuple qui conduira ses funérailles. (Applaudissements.)

Le gouvernement de la République a l’honneur de vous présenter le projet de loi suivant :

PROJET DE LOI

Le président de la République française,

Décrète :

Le projet de loi dont la teneur suit sera présenté à la chambre des députés par le président du conseil, ministre de la justice, et par les ministres de l’intérieur et des finances, qui sont chargés d’en exposer les motifs et d’en soutenir la discussion.

Article premier. — Des funérailles nationales seront faites à Victor Hugo.

Art. 2. — Un crédit de vingt mille francs est ouvert à cet effet au budget du ministère de l’intérieur sur l’exercice 1885.

Fait à Paris, le 23 mai 1885.

Le président de la République,
Signé : Jules Grévy.

Par le président de la République :

Le président du conseil, ministre de la justice,
Signé : Henri Brisson.
Le ministre de l’intérieur,
Signé : Allain-Targé.
Le ministre des finances,
Signé : Sadi Carnot.

Le président du conseil demande l’urgence et la discussion immédiate.

La commission des finances se réunit immédiatement.

Quelques instants après, elle revient, et M. Dauphin fait en son nom le rapport suivant :

Messieurs, le génie qui fut et qui restera la grande gloire du dix-neuvième siècle vient, suivant la belle expression de M. le président du conseil, d’entrer dans l’immortalité.

Le gouvernement vous propose de décider que des funérailles nationales seront faites à Victor Hugo aux frais l’État.

Ce n’est qu’un faible témoignage du double sentiment de douleur et de fierté qui anime le pays.

Mais la France, plus puissante que ses représentants, rend à cette heure, par un deuil public, un solennel hommage au poëte inimitable, au profond penseur, au grand patriote qu’elle a perdu. (Vive approbation.)

Votre commission des finances vous propose à l’unanimité de voter le projet de loi dont lecture a été donnée par M. le président du conseil.

Le projet est voté par 219 voix sur 220 votants.

M. de Freycinet, ministre des affaires étrangères :

Je crois devoir donner lecture au Sénat d’un télégramme que j’ai reçu hier de notre ambassadeur à Rome à l’occasion de notre deuil national.

« Rome, 22 mai 1885.

« La mort de Victor Hugo a donné lieu, à la Chambre des députés d’Italie, à une imposante manifestation.

« M. Crispi, après avoir fait l’éloge du grand poëte que la France a perdu, a dit que la mort de Victor Hugo était un deuil pour toutes les nations civilisées. (Applaudissements.) Il a demandé que M. le président de la Chambre voulût bien associer la nation italienne au deuil de la France.

« M. Biancheri, président de la Chambre, a dit que le génie de Victor Hugo n’illustre pas seulement la France, mais honore aussi l’humanité, et que la douleur de la France est commune à toutes les nations. Il a ajouté que ce ne serait pas le dernier titre de gloire de Victor Hugo d’avoir été toujours le défenseur de la liberté et de l’indépendance des peuples, et que l’Italie n’oubliera pas que, dans ses jours de malheur, elle eut toujours en Victor Hugo un ami bienveillant et un ardent défenseur de la sainteté de ses droits. » (Applaudissements.)

Je crois être l’interprète du Sénat et du Parlement tout entier, en déclarant que la France est profondément sensible à ces témoignages de sympathie de l’Italie et qu’elle l’en remercie solennellement. (Acclamations prolongées.)


CHAMBRE DES DÉPUTÉS
Séance du 23 mai.

À l’ouverture de la séance, M. Charles Floquet, président de la Chambre, se lève et dit :

Mes chers collègues, le monde vient de perdre un grand homme ; la France pleure un de ses meilleurs citoyens, un fils qui a enrichi l’antique trésor de notre gloire nationale. (Très bien ! très bien !) Le dix-neuvième siècle n’entendra plus la voix de son contemporain, de celui qui a été l’écho sonore de ses joies et de ses douleurs, le témoin passionné de ses grandeurs et de ses désastres.

Le poëte, celui qu’on appelait l’enfant sublime, avait charmé jusqu’au ravissement la jeunesse brillante de ce siècle. Aux heures sombres, le penseur avait soutenu les consciences, relevé les courages. (Applaudissements.) Et, dans les dernières années, le vieillard auguste nous était revenu, apportant au milieu de nos malheurs et de nos luttes l’esprit de concorde et la tolérance de celui qui peut tout comprendre et tout concilier, ayant tout souffert pour la République. (Vifs applaudissements.)

Nous nous étions habitués à le croire immortel dans sa laborieuse et indomptable vieillesse ; désormais il vivra dans l’éternelle admiration de la postérité, dans le cercle lumineux des esprits souverains qui imposent leur nom à leur âge. (Applaudissements.)

Victor Hugo n’a pas seulement ciselé et fait resplendir notre langue comme une merveille de l’art ; il l’a forgée comme une arme de combat, comme un outil de propagande. (Nouveaux et vifs applaudissements.)

Cette arme, il l’a vaillamment tournée, pendant plus de soixante années, contre toutes les tyrannies de la force. (Applaudissements.) Pendant plus de soixante années, la propagande de ce héros de l’humanité a été en faveur des faibles, des humbles, des déshérités, pour la défense du pauvre, de la femme, de l’enfant, pour le respect inviolable de la vie, pour la miséricorde envers ceux qui s’égarent et qu’il appelait à la lumière et au devoir. (Applaudissements répétés.)

C’est pourquoi le nom de Victor Hugo doit être proclamé, non seulement dans l’enceinte des académies où s’inscrit la renommée des artistes, des poëtes, des philosophes, mais dans toutes les assemblées où s’élabore la loi moderne, à laquelle l’illustre élu de Paris voulait donner pour règles supérieures les inspirations de son génie prodigieux fait de toute puissance et de toute bonté. (Double salve d’applaudissements. — Acclamations prolongées.)

Je vais donner la parole au gouvernement qui l’a demandée et, après que la Chambre aura statué sur les résolutions qui lui seront proposées, je pense que je répondrai au vœu de toute la Chambre en lui demandant de lever la séance en signe de deuil national. (Applaudissements.)

Le président du conseil présente, dans les mêmes termes qu’au Sénat, la proposition de funérailles nationales.

Elle est votée par 415 voix contre 3.

M. Anatole de La Forge dépose alors la proposition qui suit :

« Le Panthéon est rendu à sa destination première et légale.

« Le corps de Victor Hugo sera transporté au Panthéon. »

Il demande l’urgence, qui est votée.

La discussion est remise à mardi.


CONSEIL MUNICIPAL DU PARIS
Séance du 22 mai.

La nouvelle de la mort de Victor Hugo est apportée au milieu de la séance.

M. le président. — Messieurs, j’apprends comme vous tous, le deuil que frappe la patrie.

Victor Hugo est mort ! Je vous propose de lever la séance. (Assentiment unanime.)

M. Pichon. — Messieurs, je n’ajoute qu’un mot aux paroles que vous venez d’entendre.

Je demande que le conseil municipal décide qu’il se rendra en corps, et immédiatement, à la demeure de Victor Hugo, pour exprimer à la famille du plus grand de tous les poëtes les sentiments de sympathie et de condoléance profonde des représentants de la ville de Paris. (Très bien ! très bien !)

La proposition de M. Pichon est adoptée.

M. DESCHAMPS. — J’ai l’honneur, au nom de plusieurs de mes amis et au mien de déposer la proposition suivante :

« Le conseil
« Émet le vœu :

« Que le Panthéon soit rendu à sa destination primitive et que le corps de Victor Hugo y soit inhumé. (Assentiment sur un grand nombre de bancs.)

« Signé : Deschamps, Cattiaux, Boué, Rousselle, Chassaing, Guichard, Muzet, Voisin, Mesureur, Jacques, Maillard, Mayer, Cernesson, Simoneau, Dujarrier, Braleret, Songeon, Delhomme, Hubbard, Navarre, Marsoulan, Millerand, Dreyfus, Curé, Chautemps, Darlot, Monteil, Strauss, Pichon. »

Je demande l’urgence.

L’urgence, mise aux voix, est adoptée.

La proposition de M. Deschamps est adoptée.

M. Monteil. — J’ai l’honneur de déposer la proposition suivante, pour laquelle je demande l’urgence :

« Le conseil délibère :

« Article premier. — Le nom de Victor Hugo sera donné à la place d’Eylau jusqu’à l’Arc de Triomphe.

« Art. 2. — Les plaques seront posées immédiatement. (Approbation.)

« Signé : Monteil Deschamps, G. Hubbard, Strauss, Michelin. »

L’urgence, mise aux voix, est adoptée.

La proposition de M. Monteil est adoptée.

M. Songeon. — Messieurs, vous venez d’arrêter que vous vous rendriez immédiatement en corps auprès de la famille du grand citoyen qui vient de disparaître. Je vous propose de décider que tous, également en corps, vous assisterez aux obsèques.

Cette proposition est adoptée.

La séance est levée et le conseil municipal se rend en corps à la

maison mortuaire.

NOTE IX.

LES DÉCRETS SUR LE PANTHÉON.

Le Journal officiel du 28 mai 1885 publie le rapport suivant adressé au président de la République par les ministres de l’intérieur, de l’instruction publique et des finances :

Monsieur le président,

Le Panthéon, commencé sous le règne de Louis XV et terminé seulement sous la Restauration, a subi, même avant son achèvement définitif, des affectations diverses.

Par le décret-loi des 4-10 avril 1791, l’Assemblée nationale décida que « le nouvel édifice serait destiné à recevoir les cendres des grands hommes à dater de l’époque de la liberté française » ; elle décerna immédiatement cet honneur à Mirabeau.

En 1806, le décret du 20 février décida que l’église Sainte-Geneviève serait affectée au culte et confia au chapitre de Notre-Dame, augmenté à cet effet de six chapelains, le soin de desservir cette église. Il en remit la garde à un archiprêtre choisi par les chanoines. Il ordonnait la célébration de services solennels à certains anniversaires, notamment à la date de la bataille d’Austerlitz. Toutefois, ce décret, qui ne devait entrer en vigueur qu’après l’achèvement complet de la construction, ne fut pas exécuté.

L’ordonnance du 12 décembre 1821 rendit l’église au culte public et la mit à la disposition de l’archevêque de Paris pour être provisoirement desservie par des prêtres que ce prélat était chargé de désigner. La même ordonnance portait qu’il serait ultérieurement statué sur le service régulier et perpétuel qui devrait être fait dans ladite église et sur la nature de ce service. Cependant aucune décision n’intervint à cet égard, et l’église ne fut érigée ni en cure ni en succursale de la cure voisine. Elle n’avait donc encore reçu aucun titre légal lors de la révolution de 1830.

L’ordonnance du 26 août 1830 statua en ces termes :

« Louis-Philippe,

« Vu la loi des 4-10 avril 1791 ;

« Vu le décret du 20 février 1806 et l’ordonnance du 12 décembre 1821 ;

« Notre conseil entendu,

« Considérant qu’il est de la justice nationale et de l’honneur de la France que les grands hommes qui ont bien mérité de la patrie, en contribuant à sa gloire, reçoivent après leur mort un témoignage éclatant de l’estime et de la reconnaissance publiques ;

« Considérant que, pour atteindre ce but, les lois qui avaient affecté le Panthéon à une semblable destination doivent être remises en vigueur,

« Décrète :

« Article premier. — Le Panthéon sera rendu à sa destination primitive et légale ; l’inscription : Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante, sera rétablie sur le fronton. Les restes des grands hommes qui ont bien mérité de la patrie y seront déposés.

« Art. 2. — Il sera pris des mesures pour déterminer à quelles conditions et dans quelles formes ce témoignage de la reconnaissance nationale sera décerné au nom de la patrie.

« Une commission sera immédiatement chargée de préparer un projet de loi à cet effet.

« Art. 3. — Le décret du 20 février 1806 et l’ordonnance du 12 décembre 1821 sont rapportés. »

Ainsi, l’ordonnance qui précède faisait du Panthéon un lieu de sépulture non confessionnel, comme l’avait voulu l’Assemblée nationale. L’édifice était laïcisé.

Au lendemain du coup d’État, le décret du 6 décembre 1851 vint encore une fois rendre au culte l’ancienne église.

Ce décret porte :

« L’ancienne église de Sainte-Geneviève est rendue au culte, conformément à l’intention de son fondateur, sous l’invocation de sainte Geneviève, patronne de Paris.

« Il sera pris ultérieurement des mesures pour régler l’exercice permanent du culte catholique dans cette église. »

Un décret du 22 mars 1852 remit en vigueur les dispositions de celui de 1806 et reconstitua la communauté des chapelains de Sainte-Geneviève recrutée au concours avec traitement alloué par l’État.

À la suite de la loi de finances du 29 juillet 1831, qui supprima cette allocation, le chapitre a cessé de se compléter lors des vacances et ne contient plus que trois membres, lesquels ne reçoivent aucun traitement de l’État.

En résumé, le Panthéon n’est, comme la basilique de Saint-Denis, ni un édifice diocésain, ni un édifice paroissial. Il ne rentre pas dans la catégorie de ceux qui, aux termes de l’article 75 de la loi du 18 germinal an X, ont dû être mis à la disposition des évêques à raison d’un édifice par cure et par succursale. Le culte ne s’y célèbre pas d’une manière régulière et légale. Ce n’est la paroisse d’aucun citoyen français. Il n’a aucune existence comme circonscription ecclésiastique.

Comme monument, il appartient incontestablement au domaine de l’État et, dès lors, il rentre dans vos attributions, monsieur le président, conformément aux dispositions de l’arrêté des consuls du 13 messidor an X et à l’ordonnance du 14 juin 1833, d’affecter cet édifice à un nouveau service public.

Il nous a paru que le moment était venu de donner satisfaction au vœu déjà formulé par le Parlement en 1881 et de restituer au Panthéon sa destination première. Si ces vues sont agréées par vous, monsieur le président, nous avons l’honneur de vous prier de vouloir bien revêtir de votre signature le décret ci-joint.

Nous vous prions d’agréer, monsieur le président, l’hommage de notre profond respect.

Le ministre de l’instruction publique,
des beaux-arts et des cultes,
René Goblet.
Le ministre de l’intérieur,
H. Allain-Targé.
Le ministre des finances,
Sadi Carnot.

À la suite de ce rapport, le Journal officiel publie le décret suivant, rendu sur les conclusions conformes des ministres :

Le président de la République française,

Sur le rapport des ministres de l’instruction publique, des beaux-arts et des cultes, de l’intérieur et des finances,

Vu la loi des 4-10 avril 1791 ;

Vu le décret du 20 février 1806 ;

Vu l’ordonnance du 12 décembre 1821 ;

Vu l’ordonnance du 26 août 1830 ;

Vu le décret des 6-12 décembre 1851 ;

Vu les décrets des 22 mars 1852 et 26 juillet 1867 ;

Vu l’arrêté du gouvernement du 13 messidor an X et l’ordonnance du 4 juin 1833 ;

Considérant que la France a le devoir de consacrer, par une sépulture nationale, la mémoire des grands hommes qui ont honoré la patrie, et qu’il convient, à cet effet, de rendre le Panthéon à la destination

que lui avait donnée la loi des 4-10 avril 1791,
Décrète :

Article premier. — Le Panthéon est rendu à sa destination primitive et légale. Les restes des grands hommes qui ont mérité la reconnaissance nationale y seront déposés.

Art. 2. — La proposition qui précède est applicable aux citoyens à qui une loi aura décerné les funérailles nationales. Un décret du président de la République ordonnera la translation de leurs restes au Panthéon.

Art. 3. — Sont rapportés le décret des 6-12 décembre 1851, le décret du 26 février 1806, l’ordonnance du 12 décembre 1821, les décrets des 23 mars 1852 et 26 juillet 1867, ainsi que toutes les dispositions réglementaires contraires au présent décret.

Art. 4. — Les ministres de l’instruction publique, des beaux-arts et des cultes, de l’intérieur et des finances sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret.

Fait à Paris, le 26 mai 1885.

Jules Grevy.
Par le président de la République :
Le ministre de l’instruction publique,
des beaux-arts et des cultes,
René Goblet.
Le ministre de l’intérieur,
H. Allain-Targé.
Le ministre des finances,
Sadi Carnot.

Le Journal officiel publie également le décret suivant :

Le président de la République française,

Sur le rapport des ministres de l’intérieur, de l’instruction publique, des beaux-arts et des cultes,

Vu le décret du 26 mai 1885 ;

Vu la loi du 24 mai 1885, décernant à Victor Hugo des funérailles nationales,

Décrète :

Article premier. — À la suite des obsèques ordonnées par la loi du 21 mai 1885, le corps de Victor Hugo sera déposé au Panthéon.

Art. 2 : — Le ministre de l’intérieur et le ministre de l’instruction publique, des beaux-arts et des cultes sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret.

Fait à Paris, le 26 mai 1885.

Jules Grévy.
Par le président de la République :
Le ministre de l’intérieur,
H. Allain-Targé.
Le ministre de l’instruction publique,
des beaux-arts et des cultes,
René Goblet.


NOTE X.

DISCOURS PRONONCÉS AUX FUNÉRAILLES

À l’Arc de Triomphe.
DISCOURS DE M. LE ROYER
président du sénat
Messieurs,

En présence du spectacle grandiose de cette foule immense, de toute une nation respectueusement inclinée devant ce cercueil, aux échos retentissants de la commotion éprouvée, à la nouvelle de la mort de Victor Hugo, par tout ce qui pense et lit dans le monde civilisé, je me demande ce que le langage humain, dans son expression la plus élevée, peut ajouter aux témoignages de regret et d’admiration prodigués à ce prodigieux génie.

Le sénat, dont Victor Hugo a été le plus illustre membre, qu’il a honoré d’un reflet de sa gloire, ne saurait cependant rester muet. D’autres, mieux qualifiés, vous diront ce qu’a été l’œuvre littéraire et poétique de Victor Hugo. À moi, un rôle plus modeste : celui de rappeler en quelques paroles la marche ascensionnelle et progressive de ce grand esprit dans son évolution politique, son influence sur ses contemporains et les services qu’il a rendus.

Victor Hugo vint au monde à l’heure où la France, après une longue et douloureuse lutte entre le passé et l’avenir, s’était donné un maître, à l’heure où elle avait abdiqué sa volonté et ses destinées entre des mains puissantes et implacables. Un compromis tacite et fatal était intervenu entre les entraînements de la veille et les nécessités du jour. Victor Hugo grandit dans une famille où régnaient les traditions monarchiques unies au souvenir tragique, mais imposant, de l’épopée révolutionnaire. L’enfant subit nécessairement l’influence de cette atmosphère. Aussi voua-t-il une admiration de poète au génie de Napoléon ; puis, par une pente naturelle, il célébra le retour des Bourbons comme une espérance de repos, comme une promesse d’épanouissement intellectuel et libéral.

À ce moment, commencèrent pour Victor Hugo ces mémorables luttes littéraires qu’il ne m’appartient pas de vous décrire. Il n’entra dans la vie politique active que vers les dernières années du régime de Juillet. Dans les remarquables harangues qu’il prononça alors devant la Chambre des Pairs, on discerne facilement la transformation qui devait le conduire à des croyances démocratiques et républicaines s’affermissant à chaque pas pour ne plus se démentir jusqu’à son dernier soupir. On sent déjà dans la parole de Victor Hugo un amour passionné de la patrie, un esprit altéré d’idéal et de grandeur, s’enivrant des gloires de la France, pleurant ses défaites, élevant toujours la voix en faveur des opprimés, des exilés et des vaincus.

À son tour, il fut proscrit et c’est surtout dans les douleurs de l’exil qu’il se montra vaillant et superbe. Sous les humiliations qui accablaient la France, son vers vengeur retentit comme le clairon de ralliement et d’espérance.

Rentré le 4 septembre, Victor Hugo partagea toutes les angoisses de la lutte gigantesque qui aboutit au démembrement de la patrie ; mais, après la paix, le poète rendit à nos morts un solennel hommage et releva les courages par ce cri de suprême consolation : Gloire aux vaincus !

Lorsqu’il vint siéger au sénat, l’apaisement s’était fait en lui. De grands malheurs intimes avaient ajouté leur fardeau au poids de ses tristesses nationales ; la sérénité était cependant rentrée dans son âme. Lui qui avait prophétisé que « la République était la terre ferme », il la tenait, victorieuse et vivante. Son idéal était réalisé ! Vous le voyez encore, messieurs les sénateurs, sur ce fauteuil que la piété de ses collègues veut consacrer, les mains croisées sur la poitrine, son front olympien incliné ; attirant tous les regards et tous les hommages, déjà dans sa pose d’immortalité ! La dernière fois qu’il monta à la tribune, ce fut pour soutenir la cause qui lui était chère entre toutes, celle du pardon et de l’oubli.

À travers d’apparentes hésitations, il ne faut voir que le travail de l’esprit en quête des formules définitives de sa foi. Victor Hugo a constamment poursuivi un idéal supérieur de justice et d’humanité. Donner la liberté et la lumière à tous, prêcher la fraternité pour les déshérités et les faibles, revendiquer l’autorité du droit contre la force, tel fut le labeur de ce noble cœur, de cette grande intelligence. Son action fut immense sur le moral de la France. Il dévoila et détruisit les sophismes du crime couronné, releva les cœurs affolés et rendit aux honnêtes gens dévoyés la notion de la loi morale un instant méconnue. Sous son souffle inspiré, les âmes renaissaient à l’espérance : par deux fois, après le 2 décembre, après 1871, il réveilla la conscience de la patrie.

Gloire à ce puissant génie, dont le patriotisme et l’amour du bien illuminent toutes les œuvres ! Gloire à celui que nous saluons tous d’une égale reconnaissance et d’une égale admiration ! Gloire à Victor Hugo le Grand !


DISCOURS DE M. FLOQUET
président de la chambre des députés

Quelles paroles pourraient égaler la grandeur du spectacle auquel nous assistons et que l’histoire enregistrera !

Sous cette voûte toute constellée des noms légendaires de tant de héros qui firent la France libre et la voulurent glorieuse, apparaît la dépouille mortelle, je me trompe, l’image toujours sereine du grand homme qui a si longtemps chanté pour la gloire de notre patrie, combattu pour sa liberté !

Autour de nous les maîtres de tous les arts et de toutes les sciences, les représentants du peuple français, les délégués de nos départements, de nos communes, les ambassadeurs volontaires et les missionnaires spontanés de l’univers civilisé s’inclinent pieusement devant celui qui fut un souverain de la pensée, un proscrit pour le droit vaincu et la république trahie, un protecteur persévérant de toute faiblesse contre toute oppression, le défenseur en titre de l’humanité dans notre siècle.

Au nom de la nation nous le saluons aujourd’hui non plus dans l’humble attitude du deuil, mais dans la fierté de la glorification.

Nous le redirons sans cesse, ce ne sont pas des funérailles qui commencent ici, c’est une apothéose.

Nous pleurons l’homme qui finit, mais nous acclamons l’apôtre impérissable qui demeure parmi nous et dont le verbe survivant d’âge en âge nous conduira à la conquête définitive de la liberté, de l’égalité, de la fraternité dans le monde.

Ce géant immortel aurait été mal à l’aise dans la solitude et l’obscurité des cryptes souterraines ; nous l’avons exposé là-haut au jugement des hommes et de la nature, sous le grand soleil qui illuminait sa conscience auguste.

Tout un peuple a voulu réaliser le rêve poétique de ce doux génie :

Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher.

Que ce cercueil entouré de ces fleurs amies et de ce peuple reconnaissant entre dans le grand Paris que Victor Hugo appelait de ce nom sacré : la « cité-mère » et dont il a été véritablement le fils respectueux, le serviteur fidèle et l’élu bien-aimé ; que ce cercueil vénérable qui va à la gloire apporte parmi nous, avec toutes les lumières qui sortaient d’un cerveau si puissant, toutes les douceurs que caressait un cœur si tendre ; qu’il enseigne à la multitude émue sur son passage le devoir, la concorde, la paix ; que devant lui se lèvent pour nous éclairer et nous guider les méditations austères du jeune voyant de 1831, cet acte de foi qui pourrait résumer le testament du vieux républicain de 1885 et qui constitue l’unité morale la cette grande vie.

Je hais l’oppression d’une haine profonde !
Je suis fils de ce siècle. Une erreur chaque année
S’en va de mon esprit, d’elle-même étonnée,
Et, détrompé de tout, mon culte n’est resté
Qu’à vous, sainte patrie, et sainte liberté.


DISCOURS DE M. GOBLET
ministre de l’instruction publique
Messieurs,

Le monde entier honore Victor Hugo, mais c’est à la France qu’il appartient. Quel que soit le caractère universel de son génie, il est le nôtre d’abord. Il vient de nous, de nos traditions, de notre race, et, si nous accueillons avec une émotion reconnaissante les témoignages d’admiration et de respect que lui envoient à l’envi tous les peuples, cependant la France justement orgueilleuse le revendique ; elle se glorifie en lui et s’illustre elle-même en lui faisant aujourd’hui des funérailles nationales.

Dans le concert d’hommages qui monte vers Victor Hugo, le gouvernement réclame l’honneur de faire entendre sa voix. Ce ne peut être ni pour retracer sa carrière, ni pour résumer son œuvre immense, encore moins pour le louer comme il convient. Il semble, à la première vue, que cette œuvre soit si multiple et si grande, la carrière si vaste et si diverse, qu’il faille pour une pareille tâche autant d’orateurs que son art a compté de genres et qu’il y a de phases diverses dans son existence.

Roman, poëme, drame, histoire, philosophie, il a tout abordé ; et son rôle politique et social n’est pas moins considérable que celui qu’il a occupé dans la littérature moderne.

Et pourtant, messieurs, ce que je voudrais pouvoir montrer ici, comme je le sens, c’est l’unité du plan qui a présidé à cette vie et à cette œuvre, si complexe en apparence.

Je ne sais s’il est vrai que notre siècle portera son nom et qu’on dira : « le siècle de Victor Hugo » comme on a dit le « siècle de Voltaire » ; mais ce qui nous apparaît dès aujourd’hui avec une pleine certitude, c’est qu’il en restera la plus haute personnification, parce qu’il est celui qui résume le mieux l’histoire de ce siècle, ses contradictions et ses doutes, ses idées et ses aspirations.

Victor Hugo en a été le témoin attentif et passionné. Il en a vu et jugé les événements avec son génie, il en a suivi toutes les évolutions ; ébloui d’abord par les gloires éphémères des premières années, séduit par la résurrection de la Liberté que l’ancienne monarchie semblait ramener avec elle, progressant vers la démocratie avec la royauté de juillet, maudissant et frappant d’une condamnation inexorable l’Empire qui, pour la seconde fois, venait faire violence à ce grand mouvement, jaloux de demeurer exilé pour rendre sa protestation plus forte, trouvant enfin dans la République triomphante le refuge et le couronnement de sa vie.

Dans cette longue et constante ascension, son œuvre l’accompagne. Poëte, Victor Hugo n’a pas seulement chanté ce que chantent les poëtes. Il ne s’est pas contenté de célébrer les harmonies de la nature, les joies et les tristesses humaines ; il ne s’est pas uniquement appliqué à disséquer son cœur pour en exprimer toutes les voluptés et les amertumes de la jeunesse en proie à la passion et au doute. Combien son œuvre est plus virile, plus haute et plus impersonnelle !

Ce n’est pas en lui tout d’abord, c’est autour de lui qu’il regarde, curieux de notre passé, habile à restituer les souvenirs des temps qui nous ont précédés, à nous faire revivre en plein Paris du moyen âge, parmi ses monuments et ses rues, comme avec les mœurs, les fêtes, les gaietés et les colères de nos aïeux.

Puis le poëte embrasse tout ce qu’il rencontre sur son chemin, la gloire des batailles et la pompe des sacres, la liberté, l’amour du droit, de la justice, la haine de la violence et du parjure, les malheurs comme les triomphes de la patrie. Rien n’échappe à son regard dans le domaine des sentiments comme dans celui de la nature. Comme Homère, il admire les merveilles de l’univers, « la terre, ce poëme éternel », « le ciel superbe et l’océan qui chantent les beautés de la création ». Comme Shakespeare, il pénètre dans les plus profonds replis de l’âme humaine ; il en a scruté toutes les faiblesses et toutes les grandeurs.

Ainsi va son poëme depuis les Odes et Ballades, les Voix intérieures, par les Contemplations et par les Châtiments, jusqu’à la Légende des Siècles, cette épopée du genre humain, jusqu’à l’Année terrible, ce cri d’amour filial et de pitié.

Le drame s’y vient mêler à la poésie, drame étrange qui semble inventé en pleine fantaisie, en dehors de toute réalité et de toute convention.

Quel drame cependant s’empare plus violemment de nos âmes ! Où trouver à la fois des situations plus hardies et plus fortes, plus de charme ou de grandeur dans les sentiments et dans la pensée, plus de grâce ou de noblesse dans le langage ?

Pour cette œuvre, il a fait sa langue, ou plutôt il a renouvelé et transformé notre vieille langue française. En l’arrachant aux anciennes formules, en la démocratisant, il y a découvert de nouvelles ressources et lui a donné une souplesse, une vigueur, une magnificence inconnue jusqu’à lui.

Et c’est pourquoi, malgré les prétentions révolutionnaires de sa jeunesse, bien qu’il se soit vanté « d’avoir tout saccagé, tout secoué du haut jusques en bas », Victor Hugo de son vivant est devenu classique. Il figurait déjà dans la glorieuse pléiade des grands poètes avec Corneille, Molière, Racine, Voltaire… Permettez-moi de ne citer que des gloires françaises ; elles suffisent à remplir ce cénacle d’élus.

Mais il n’est pas seulement égal à eux, il les dépasse par tout ce que son âme a de plus grand et de plus vaste, cette âme « où sa pensée habite comme un monde ». Le poëte en Victor Hugo n’est plus qu’une partie de l’homme, ou plutôt l’homme a compris à sa manière le rôle du poëte, et cette conception supérieure l’élève et le conduit.

Lui-même l’a dit : « Dans cette mêlée d’hommes, de destinées et d’intérêts qui se ruent si violemment tous les jours sur chacune des œuvres qu’il est donné à ce siècle de faire, le poëte a une fonction supérieure. Il faut qu’il jette sur ses contemporains le tranquille regard que l’histoire jette sur le passé. Il faut qu’il sache se maintenir au-dessus du tumulte, inébranlable, austère et bienveillant, sachant être tout à la fois irrité comme homme et calme comme poëte. »

Ce rôle grandiose, Victor Hugo l’a rempli en effet. Il a été le grand justicier de son temps. Il a été aussi le témoin auguste de la marche de ce siècle « que mène un noble instinct… »

Où le bruit du travail, plein de parole humaine,
Se mêle au bruit divin de la création.

Victor Hugo est l’homme de notre temps qui a le mieux compris, le plus aimé l’humanité dans l’ensemble et dans l’individu. Charitable avant tout aux petits, aux humbles, aux opprimés, aucune misère morale ou physique, le vice même ni le crime, ne peuvent rebuter sa magnanimité, et l’amélioration de la nature humaine, contre les destinées de l’humanité tout entière, fait l’objet principal de sa contemplation.

« Dans ses drames, vers et prose, pièces et romans, le poëte, a-t-il dit, mettra l’histoire et l’invention, la vie des peuples et des individus… il relèvera partout la dignité de la créature humaine en faisant voir qu’au fond de tout homme, si désespéré et si perdu qu’il soit, Dieu a mis une étincelle qu’un souffle d’en haut peut toujours raviver, que la cendre ne cache point, que la fange même n’éteint pas : l’âme ! »

Et maintenant, si l’on demande où est le lien de cette œuvre et de cette vie, ce qui en fait l’unité, je répondrai, avec ses propres vers :

Qu’il fut toujours celui
Qui va droit au devoir dès que l’honnête a lui,
Qui veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste.

Messieurs, c’est par ce côté profondément humain de sa nature que Victor Hugo a mérité d’être considéré comme le citoyen de toutes les nations.

C’est par là aussi qu’il s’est élevé à cette idée de Dieu qui emplit tout son ouvrage. Il croyait à l’âme immortelle. Le génie a des lumières supérieures. Peut-être a-t-il connu la vérité ? Nous qui demeurons, nous savons seulement qu’il avait conquis l’immortalité sur la terre, et c’est pourquoi nous le conduisons aujourd’hui avec ce cortège triomphal dans le temple que la Révolution française avait consacré aux grands hommes.

N’était-il pas juste et nécessaire, en effet, qu’il fût rouvert par lui ? La postérité, ratifiant nos hommages, l’y honorera éternellement.

Non, en vérité ses cendres ne sauraient redouter ces retours funestes dont on les menace. Après plus de cent ans, les noms de Voltaire et de Rousseau excitent encore les haines et les colères. Mais, depuis bien des années déjà, Victor Hugo, revenu de l’exil, vivait devant l’opinion dans une région sereine bien au-dessus de nos passions et de nos disputes : le grand vieillard, sorti des « jours changeants », représentait au milieu de nous l’esprit de tolérance et de paix entre les hommes, et le respect universel de ses contemporains lui donnait l’avant-goût de la vénération dont sera entourée sa mémoire.

C’est cette majesté sublime dans laquelle il a terminé sa carrière qui restera le trait dominant de cette belle vie. Toujours on rejouera quelques-uns de ces drames, on relira ces poëmes où il a su mettre « avec les conseils au temps présent les esquisses rêveuses de l’avenir, le reflet, tantôt éblouissant, tantôt sinistre, des événements contemporains, le panthéon, les tombeaux, les ruines, les souvenirs, la charité pour les pauvres, la tendresse pour les misérables, les saisons, le soleil, les champs, la mer, les montagnes, et les coups d’œil furtifs dans le sanctuaire de l’âme où l’on aperçoit sur un autel mystérieux, comme par la porte entr’ouverte d’une chapelle, toutes ces belles urnes d’or : la foi, l’espérance, la poésie, l’amour ! »

Mais quelle que soit la gloire du poëte, la postérité la connaîtra sous un plus haut aspect. Elle se rappellera surtout qu’il a dit :

Je suis… celui qui hâte l’heure
De ce grand lendemain, l’humanité meilleure.

Et s’il est vrai, comme il le croyait et comme nous devons le croire, que ce monde mû par une force dont il n’a pas conscience, marche invinciblement vers le progrès, Victor Hugo ira en grandissant dans la mémoire des hommes, et, à mesure que son image reculera dans le lointain des temps, il leur apparaîtra de plus en plus comme le précurseur du règne de la justice et de l’humanité.


DISCOURS DE M. ÉMILE AUGIER
au nom de l’académie française
Messieurs,

Le grand poëte que la France vient de perdre voulait bien m’accorder une place dans son amitié ; c’est à quoi j’ai dû l’honneur d’être choisi par l’Académie française pour apporter ici l’expression d’une douleur partagée par l’Institut tout entier.

Mais qu’est-ce que notre deuil de famille devant le deuil national qui fait cortège à notre illustre confrère ?

Toute la France est là, cette France dont Victor Hugo restait après nos désastres le plus légitime orgueil et la plus fière consolation, car il l’a dit lui-même :

Rien de ces noirs débris ne sort que toi, pensée.
Poésie immortelle, à tous les vents bercée.

Et la sienne est immortelle en effet !

Faut-il vous parler de l’éclat incomparable de son œuvre ? de cette imagination merveilleuse, de cette magnificence de style, de cette hauteur de pensée qui font de lui un maître sans pareil ? Ses droits à l’admiration des siècles sont proclamés plus éloquemment que je ne le saurais faire par cette cérémonie sans précédent, par cette affluence de populations accourues des quatre points cardinaux à ce pèlerinage du Génie.

Grand et salutaire spectacle, messieurs. Il est juste, il est beau qu’une patrie rende en honneurs à ses fils ce qu’elle reçoit d’eux en illustration.

Au souverain poëte, la France rend aujourd’hui les honneurs souverains.

Elle dresse son catafalque sous cet Arc de Triomphe qu’il a chanté et sous lequel jusqu’ici elle n’avait encore fait passer qu’un triomphateur, celui qu’elle a entre tous surnommé le Grand.

Elle n’est pas prodigue de ce beau surnom. Elle en fait presque l’apanage exclusif des conquérants. Il n’y avait qu’un poëte couronné par elle de cette auréole : il y en aura deux désormais, et comme on dit le Grand Corneille, on dira le Grand Hugo.

Il y a dans la plus haute renommée une partie caduque dont elle se dégage par la mort.

Il semble alors qu’elle s’élance avec l’âme du mourant, secouant ainsi une sorte de dépouille mortelle, pour planer radieuse au dessus de la dispute humaine.

La renommée, ce jour-là s’appelle la Gloire, et la postérité commence. Elle a commencé pour Victor Hugo. Ce n’est pas à des funérailles que nous assistons, c’est à un sacre. On est tenté d’appliquer au poëte ces beaux vers qu’il adressait à son glorieux prédécesseur sous l’arche triomphale :

Maître, en ce moment-là vous aurez pour royaume
Tous les fronts, tous les cœurs qui battront sous le ciel ;
Les nations feront asseoir votre fantôme
Au trône universel.

Les nuages auront passé dans votre gloire.
Rien ne troublera plus son rayonnement pur ;
Elle se posera sur toute notre histoire
Comme un dôme d’azur.


DISCOURS DE M. MICHELIN
président du conseil municipal de paris

Au nom de la Ville de Paris, je viens devant cet Arc de Triomphe,

Monceau de pierre assis sur un monceau de gloire,

saluer Victor Hugo et adresser un suprême adieu au poëte incomparable, à l’homme bon et humain entre tous, au grand citoyen dont la vie a été si bien remplie au profit de l’humanité.

Je laisse à d’autres le soin de célébrer le génie littéraire du poëte de la Légende des Siècles, d’Hernani et des Châtiments.

Il ne m’appartient pas de retracer le rôle politique de Victor Hugo. Je me contente de rappeler que l’auteur de Napoléon le Petit et des Misérables a désiré et poursuivi ardemment, pendant toute sa vie, le triomphe de la liberté, de la vérité et de la justice.

Je veux simplement et en quelques mots constater le lien indissoluble qui unit Paris à Victor Hugo.

Notre grand poëte national professait pour notre grande cité un sentiment d’admiration qui se manifesta, pour ainsi dire, dans chacune de ses œuvres.

Rappelons-nous ces vers admirables sur Paris :

Oh ! Paris est la Cité mère !
Paris est le lieu solennel
Où le tourbillon éphémère
Tourne sur un centre éternel.
.  .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Frère des Memphis et des Romes,
Il bâtit au siècle où nous sommes
Une Babel pour tous les hommes,
Un Panthéon pour tous les dieux.
.  .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Toujours Paris s’écrie et gronde.
Nul ne sait, question profonde,
Ce que perdrait le bruit du monde
Le jour où Paris se tairait.

En mai 1867, alors qu’il était en exil, éloigné de Paris depuis le crime du 2 Décembre, notre grand et illustre citoyen, examinant le rôle de notre chère cité par le monde, s’exprime ainsi : « La fonction de Paris, c’est la dispersion de l’idée, secouant sur le monde l’inépuisable poignée des vérités ; c’est là son devoir, et il le remplit. Faire son devoir est un droit. Paris est un semeur. Où sème-t-il ? Dans les ténèbres. Que sème-t-il ? Des étincelles. Tout ce qui, dans les intelligences éparses sur cette terre, prend feu çà et là et pétille est le fait de Paris. Le magnifique incendie du progrès, c’est Paris qui l’attise. Il y travaille sans relâche. Il y jette ce combustible : les superstitions, les fanatismes, les haines, les sottises, les préjugés. Toute cette nuit fait de la flamme, et grâce à Paris, chauffeur du bûcher sublime, monte et se dilate en clarté. De là le profond éclairage des esprits. Voilà trois siècles surtout que Paris triomphe dans ce lumineux épanouissement de la raison et qu’il prodigue la libre pensée aux hommes : au seizième siècle, par Rabelais ; au dix-septième, par Molière ; au dix-huitième, par Voltaire.

« Rabelais, Molière et Voltaire, cette trinité de la raison : Rabelais, le père ; Molière, le fils ; Voltaire, l’esprit ; ce triple éclat de rire : gaulois au seizième siècle, romain au dix-septième, cosmopolite au dix-huitième, c’est Paris. »

Qu’il me soit permis de compléter l’énumération faite par notre grand poète, et d’ajouter son nom à ceux de Rabelais, de Molière et de Voltaire. Ce nom de Victor Hugo sera évidemment donné à notre siècle par l’histoire.

Le dix-neuvième siècle s’appellera le siècle de Victor Hugo.

Après la chute de l’empire, au lendemain du désastre de Sedan et à la veille du siège, Victor Hugo s’empresse de rentrer à Paris pour partager ses souffrances et ses dangers. Nous nous rappelons tous son arrivée le 5 septembre au soir. Quelle joie ! Quel enthousiasme dans la population parisienne ! Elle revoyait enfin celui qui était absent depuis dix-neuf ans !

Désormais Victor Hugo est resté parmi nous toujours prêt à défendre les droits de notre grande cité.

Devant l’Assemblée de Bordeaux, il défend Paris en ces termes : « Paris espérait votre reconnaissance et il obtient votre suspicion ! Mais qu’est-ce donc qu’il vous a fait ? Ce qu’il vous a fait, je vais vous le dire : Dans la défaillance universelle, il a levé la tête ; quand il a vu que la France n’avait plus de soldats, Paris s’est transfiguré en armée ; il a espéré quand tout désespérait ; après Phalsbourg tombée, après Toul tombée, après Strasbourg tombée, après Metz tombée, Paris est resté debout. Un million de vandales ne l’a pas étonné. Paris s’est dévoué pour tous, il a été la ville superbe du sacrifice. Voici ce qu’il vous a fait. Il a plus que sauvé la vie à la France, il lui a sauvé l’honneur. »

Voilà comment Victor Hugo parlait de Paris. Vous voyez que j’ai raison de dire que le lien entre notre grand citoyen et Paris est indissoluble. Mon affirmation est confirmée par la population parisienne, qui se presse pour assister à ses magnifiques funérailles.

En rappelant ici les services considérables rendus à Paris par Victor Hugo, j’honore sa mémoire et je lui apporte la reconnaissance et la gratitude de notre grande cité.

Après les événements terribles de mai 1871, Victor Hugo est le premier à parler de concorde et d’apaisement et à réclamer l’amnistie. À Bruxelles, il offre un asile aux Parisiens vaincus, obligés de s’expatrier pour échapper aux rigueurs des conseils de guerre.

Il conseille la clémence alors que la répression et la vengeance sont à l’ordre du jour.

Au point de vue municipal, Paris est encore placé sous un régime d’exception. Il y a longtemps que Victor Hugo a réclamé la reconnaissance des droits municipaux de Paris, et voici en quels termes : « Le droit de Paris est patent. Paris est une commune, la plus nécessaire de toutes comme la plus illustre. Paris commune est le résultat de la France république. Comment ! Londres est une commune et Paris n’en serait pas une ! Londres, sous l’oligarchie, existe, et Paris, sous la démocratie, n’existerait pas ! La monarchie respecte Londres et la monarchie violerait Paris ! Énoncer de telles choses suffit ; n’insistons pas. Paris est de droit commune, comme la France est de droit république. »

Je remercie Victor Hugo d’avoir réclamé les droits de Paris. Je suis heureux de rappeler ces paroles en présence des pouvoirs publics. Qu’ils me permettent d’espérer qu’ils voudront bien se souvenir que Paris vit encore sous un régime d’exception, et qu’il est digne cependant d’obtenir enfin ses libertés communales, son autonomie municipale qu’il réclame depuis si longtemps.

La reconnaissance de Paris envers Victor Hugo sera éternelle. Paris s’est honoré en envoyant Victor Hugo le représenter dans les assemblées législatives. Le conseil municipal, par trois fois, l’a élu délégué sénatorial et a attaché son nom à l’une des plus belles avenues de Paris. Dès que le bruit de sa mort s’est répandu dans la ville, le conseil municipal a cru qu’il était de son devoir de demander pour Victor Hugo le triomphe du Panthéon. Il s’est empressé, avant de lever sa séance en signe de deuil, d’émettre un vœu tendant à restituer le Panthéon aux grands hommes. Le gouvernement a donné satisfaction à ce vœu de la population parisienne, et Victor Hugo va reposer au Panthéon, au milieu de la jeunesse des écoles, qui professe pour lui la plus grande vénération.

Je résume en ces mots la vie de Victor Hugo : Grandeur d’âme, bonté, clémence, fraternité, civilisation.

Paris, reconnaissant à Victor Hugo, s’associe aujourd’hui à l’univers entier pour pleurer un mort et pour saluer un immortel. Le travailleur s’en est allé, mais son travail subsiste impérissable.

Honneur et gloire à Victor Hugo, le génie de l’humanité !


DISCOURS DE M. LEFÈVRE
vice-president du conseil general de la seine
Messieurs,

Dans ce jour de deuil, au nom du conseil général de la Seine, je viens rendre un suprême hommage à Victor Hugo.

Au milieu d’une manifestation nationale, si superbement méritée par tant d’œuvres éclatantes, le département de la Seine témoigne au grand mort son admiration sans bornes. Il se souvient avec orgueil qu’il a deux fois envoyé siéger au sénat celui que toutes les bouches ont raison de proclamer aujourd’hui le premier des poëtes et le plus grand des Français.

Nous, ses électeurs, nous avons principalement admiré le démocrate aussi dévoué qu’inébranlable.

Sans doute, avec tout le monde civilisé, nous savions l’immensité de son génie ; sans doute nous savions la ciselure merveilleuse et la majesté de son langage ; nous savions que jamais front plus inspiré ne rayonna parmi les humains ; et, pour tout dire en un mot, nous savions que le dix-neuvième siècle, si étincelant de lumière, s’appellera le siècle de Victor Hugo. Assurément nous acclamions avec enthousiasme, avec vénération, tant de grandeur, tant de puissance et tant d’éclat.

Mais s’il fut notre héros, c’est surtout parce qu’il se montra l’apôtre infatigable des revendications populaires et des grandes réformes.

Ami des faibles et des déshérités, nous avons nommé leur plus éloquent défenseur, l’auteur immortel des Misérables, le cœur toujours saignant des blessures de la France, nous avons nommé celui qui marqua éternellement d’un fer rouge les criminels envers la patrie, le sublime justicier des Châtiments et de l’Année terrible.

Et, le jour même de notre premier vote, en face du palais du Luxembourg, le peuple ratifiait magnifiquement notre choix, en faisant au nouvel élu une de ces ovations d’un caractère à la fois si touchant et si grandiose. Oui, à cette époque d’angoisse et de combat, alors que sur la France la réaction dressait encore sa face ténébreuse, Victor Hugo proclamé sénateur à Paris, ce fut un triomphe que ne peuvent oublier les républicains et tous ceux qui sont animés d’un véritable patriotisme.

Bientôt l’ancien proscrit de décembre, qui, au sortir d’horribles tempêtes politiques, avait senti toutes les douleurs de l’exil et qui connaissait maintenant tous les bienfaits de l’apaisement, réclama, avec son éloquence magistrale, en faveur des déportés de nos commotions civiles, la clémence et l’amnistie.

De sa haute autorité, il soutint constamment les œuvres les plus généreuses, et de tous les points de la France et du monde il était salué comme le représentant le plus vénéré de la démocratie.

À l’avenir, si le grand homme n’est plus au milieu de nous pour parler et pour agir, du moins son exemple, ses œuvres et ses enseignements resteront notre plus riche héritage. Et sans cesse, du fond de sa tombe, sortira comme un large souffle vivifiant qui fera fleurir partout la Justice et la Fraternité.

Gloire donc et reconnaissance à cet immortel génie de la patrie française et de l’humanité.


Au Panthéon

DISCOURS DE M. OUDET
au nom de la ville de besançon

La ville de Besançon, qui s’enorgueillit d’avoir été le berceau du grand citoyen que pleure aujourd’hui la France, avait sa place marquée dans ces obsèques. C’était pour elle un devoir, c’était un grand honneur de venir, au milieu de ce deuil national, dire un dernier adieu au plus illustre de ses enfants. Et j’ai accepté du conseil municipal, après bien des hésitations et avec le sentiment intime de mon insuffisance, la mission périlleuse de prendre ici la parole en son nom.

C’est à Besançon, le 7 ventôse an X de la République française (26 février 1802), que la femme du commandant Léopold Hugo, après une grossesse laborieuse, mit au monde cet enfant, faible et chétif, qui deviendra l’honneur de la France, la gloire des lettres, la grande personnification du siècle, et dont nous accompagnons aujourd’hui, à quatre-vingt-trois ans de date, la dépouille mortelle dans ce monument que la patrie reconnaissante vient, après bien des vicissitudes, de consacrer de nouveau à la sépulture et à la mémoire de ses grands hommes.

Victor Hugo lui-même, dans les Feuilles d’automne, a décrit, en vers d’une délicatesse inimitable, son apparition dans la vie ; mais, le moment n’étant point aux longs discours, je ne les citerai pas.

Quiconque, d’ailleurs, sait lire les a lus ; quiconque, a un cœur les a aimés, s’il m’est permis de paraphraser l’un de ses biographes. Mais à qui donc « cet enfant que la vie effaçait de son livre, et qui n’avait pas même un lendemain à vivre », dut-il de surmonter alors les dangers d’une aussi délicate constitution ? Il nous l’a dit lui-même : « aux soins d’une mère adorée ».

Dieu me garde d’en douter et de commettre un pareil sacrilège. Serait-il cependant téméraire de penser que, dans cette œuvre de dévouement et d’amour, la mère dut être puissamment secondée par l’influence bienfaisante de l’air si pur qui, dans nos montagnes, contribue à créer ces natures solides dans lesquelles se trouvent des caractères si fortement trempés ?

Serait-il téméraire de croire que, nous quittant plusieurs mois après sa naissance et déjà inscrit comme enfant de troupe, doué dès lors de cette admirable constitution qui le conserva à sa patrie pendant près d’un siècle, il put emporter en germe de notre pays une portion de ces qualités physiques qui ont fait de lui l’un des plus puissants génies de son temps ?

Ah ! laissez-moi, vous qui voulez bien m’écouter avec indulgence, laissez-moi appeler à mon aide, en ce moment solennel, quelques vers de l’un de nos jeunes poètes francs-comtois, adressant, en 1881, une ode à Victor Hugo :

…À votre âme il reste quelque chose
De ce qui l’entoura dans ses premiers moments…
Ô vieux maître, c’est bien dans la Franche-Comté
Que vous avez puisé pour toute votre vie
Cette sublime soif sans cesse inassouvie
De justice suprême et d’âpre liberté.

C’est pénétré moi-même de cette pensée que, dès le mois de mars 1879, étant maire de Besançon, je proposais au conseil municipal, pour perpétuer parmi nous le nom du grand citoyen dont Besançon fut le berceau et pour en transmettre la mémoire aux générations à venir, de donner son nom à l’une de nos rues et de placer sur la façade de la maison où il est né un cartouche en bronze, dont le maître lui-même dicta l’inscription : Victor Hugo : 26 février 1802, inscription qu’il faut aujourd’hui compléter par cette date funèbre : « 22 mai 1885. »

La pose de ce cartouche fut l’occasion d’une fête presque nationale et d’un banquet où le maître se fit représenter par M. Paul Meurice, porteur d’une lettre que nous conservons dans nos archives comme un monument bien précieux.

Elle est ainsi conçue :

« Décembre 1880.

« Je remercie mes compatriotes avec une émotion profonde. Je suis une pierre de la route où marche l’humanité ; mais c’est la bonne route. L’homme n’est le maître ni de sa vie ni de sa mort. Il ne peut qu’offrir à ses concitoyens ses efforts pour diminuer la souffrance humaine et qu’offrir à Dieu sa foi invincible dans l’accroissement de la liberté.

« Victor Hugo. »

Voilà l’admirable testament qu’il a laissé à ceux qui conservent son berceau. Voilà pourquoi la ville de Besançon a délégué une partie de sa municipalité à ces solennelles obsèques, pendant que toute sa population, sur l’initiative des étudiants de ses écoles préparatoires, des instituteurs et des élèves de ses écoles primaires, réunis à la même heure devant la maison où le maître est né, déposent en ce moment sur la façade des couronnes de fleurs, afin d’honorer sa mémoire, en attendant que la ville complète son œuvre par l’érection de la statue du grand citoyen sur l’une de nos places publiques.

Adieu donc, maître, recevez une dernière fois l’hommage de notre douleur profonde et de notre souvenir respectueux.

Après les désastres de la patrie foulée par l’envahissement, vous avez, le premier, jeté le cri de protestation et de rage sur les deux provinces écartelées, Strasbourg en croix, Metz au cachot, et depuis la douloureuse séparation, vous n’avez cessé de conserver à nos frères malheureux d’Alsace et de Lorraine l’amour de la patrie française et l’espérance dans l’avenir. Maître, soyez sans inquiétude sur votre berceau ; depuis que la Franche-Comté, après toutes ses vicissitudes, se donna à la France, il y a deux siècles de cela, elle resta le rempart avancé et fidèle de la patrie.

Jamais Besançon n’a vu l’ennemi dans sa citadelle, jamais sur ses tours l’ombre d’Attila, et les hirondelles qui viennent chaque année construire leurs nids aux fenêtres de cette chambre où vous êtes né ne diront jamais : La France n’est plus là.

Adieu donc, maître, au nom de tous mes concitoyens ! ou plutôt au revoir au sein du Dieu de « la raison, du droit, du bien, de la justice », dont vous nous avez légué la foi !


DISCOURS DE M. HENRI DE BORNIER
au nom de la société des auteurs dramatiques.

La Société des auteurs et compositeurs dramatiques m’a chargé d’apporter l’hommage de son admiration et de sa douleur à l’homme qui a illustré à jamais la scène française.

Je n’ai à parler que du poète dramatique, mais à l’insuffisance de mes paroles suppléera cette voix mystérieuse que chacun écoute dans son âme en face des grands tombeaux.

Victor Hugo a écrit cette phrase dont on pourrait faire l’épigraphe de son théâtre : « Dieu frappe l’homme, l’homme jette un cri ; ce cri c’est le drame. »

Oui, c’est le drame, le drame de Victor Hugo surtout. Dans aucun temps, dans aucun pays, aucun poète n’a écouté de plus près, n’a reproduit avec plus de force ce cri de la douleur humaine. Chacune de ses œuvres tragiques semble porter le nom d’un champ de bataille : Hernani a l’aspect d’un combat étincelant sous le soleil de l’Espagne, dans quelque sierra désolée ; Ruy Blas ressemble au choc de deux escadrons farouches plus avides de donner la mort que de trouver la victoire ; les Burgraves ont la grandeur douloureuse et titanique des trilogies d’Eschyle. Cette puissance admirable dans la peinture des souffrances de l’humanité n’est qu’un des mérites du théâtre de Victor Hugo ; il en a un autre : le sentiment profond de la pitié ! Tous ces héros, tous ces vaincus de la fatalité, tous ces désespérés de la vie, tous ces martyrs, tous ces bourreaux mêmes ont sur leur visage un ruissellement de larmes qui tombe comme un torrent d’une montagne sombre. C’est pourquoi le poëte glorifie les uns et absout les autres. Il sait que tout crime est le germe d’un désespoir, que le poëte, ayant dans une main la justice, doit avoir dans l’autre la clémence et que, si Adam a pleuré sur Abel, Ève a pleuré sur Caïn !

C’est en cela que l’œuvre de Victor Hugo est à la fois terrible et touchante, et c’est pour cela qu’elle doit rester parmi les plus nobles et les plus hautes dont s’honore le génie humain.


DISCOURS DE M. JULES CLARETIE
au nom de la société des gens de lettres

Dans l’immense deuil de cette journée, le monde célèbre et pleure l’Immortel, la littérature française le Maître, la Société des gens de lettres le Père.

Aux hommages universels, qui changent ces funérailles en apothéose, notre famille littéraire apporte son pieux et respectueux souvenir. Les acclamations disent assez combien partout Victor Hugo est admiré : chez nous, il fut aimé. Quand il s’est agi, pour nous, de donner des canons à la défense nationale, de célébrer le centenaire d’un grand homme, de défendre pour l’écrivain le droit à la liberté et le droit à la vie, le grand poète nous apporta toujours l’autorité de sa parole et l’apostolat de son génie.

Oui, ce fut un apôtre avant tout, ce grand et incomparable homme de lettres qui, dans toute sa longue et glorieuse existence, n’eut jamais d’autre autorité officielle que celle qu’exerce la pensée, d’autre pouvoir que celui du livre, et qui gouverna l’esprit humain par la plume, comme d’autres — mieux que d’autres — par l’épée ou par le sceptre.

Il a dit de Paris que « sa fonction, c’est la dispersion de l’idée ». Sa fonction, à lui, ce fut la diffusion de la pensée nationale, par sa langue, cette langue claire et nette des traités diplomatiques, des souverains, dont il fit le verbe vivant et généreux de l’âme des peuples. Messieurs, ce qui assure encore à notre pays la suprématie dans le monde, c’est la littérature et l’art, c’est le roman, c’est le théâtre, c’est l’histoire, et aucun homme n’a plus fait pour la gloire de son pays que Victor Hugo, le plus grand des lyriques de France. Un jour, en un vers admirable, il a parlé du

geste auguste du semeur

secouant sur le monde « l’inépuisable poignée des vérités » ; il fut, lui, le semeur, le majestueux et sublime semeur de l’idée française !

Oui, ne l’oublions jamais, ce grand homme qui rêva, salua l’immense fraternité des peuples, a étroitement aussi, énergiquement et tendrement aimé la patrie, et après avoir dit à la France : « Sers l’humanité et deviens le monde, » son œuvre entière dit au monde : « Honore, respecte, acclame, remercie la France. »

Ainsi toute sa vie fut un combat. Lorsqu’il n’était encore que l’enfant sublime, celui qui devait être le sublime aïeul avait proclamé que le poëte a charge d’âmes et, en merveilleux artiste, en artiste souverain et inimitable, dans ces livres dont les titres chantent en toutes les mémoires, il opposa à la doctrine de l’art pour l’art, l’art pour le droit, l’art pour une foi, l’art pour la vérité, l’art pour le Dieu qu’il proclamait, pour l’humanité qu’il consolait, pour la patrie qu’il glorifiait !

À travers son œuvre, qui a toutes les tempêtes et tous les apaisements du grand nourricier l’Océan, un autre sentiment souffle comme une brise ou court plutôt comme le sang même des veines du poète, cette vertu dont on vous parlait tout à l’heure : la pitié. Il a toujours jeté sur les douleurs « le voie d’une idée consolante ». Il a partout cherché dans l’obscurité de la nature humaine la mélancolie latente et la vertu cachée, la fleur ignorée qu’un peu de bonté pouvait faire refleurir. Tout ce qui souffre a place dans sa vaste tendresse : Fantine et Marion purifiées par l’amour, Jean Valjean par le repentir, Triboulet châtié dans son cœur de père, Lucrèce dans ses entrailles de mère.

Il a pour les petits des caresses de lion ; l’orphelin, le pauvre, le marin, il les adopte comme le matelot des « Pauvres gens » recueille les épaves de la mer, et dans un sourire d’enfant Victor Hugo voit un monde de poésie, comme dans la larme d’une femme qui tombe il voit un monde de douleurs.

Voilà l’exemple que ce grand écrivain a donné à tous les écrivains. Il nous disait, un soir, en parlant d’un illustre homme de lettres qu’il aimait et qui venait de mourir : « Il fut grand, ce qui est bien ; mais il fut bon, ce qui est mieux ! » Messieurs, Shakespeare a parlé quelque part des mamelles sublimes de la charité. De ce lait de la bonté humaine Victor Hugo s’était nourri, il en garda jusqu’à la fin l’héroïque douceur et, offrant au monde la manne de sa poésie, il réclama, de sa première ode à son dernier livre,

Avec le pain qu’il faut aux hommes,
Le baiser qu’il faut aux enfants !

Et maintenant il a laissé tomber sa tête puissante dans le dernier sommeil. Il a rejoint Homère, Eschyle, Dante, Rabelais, Isaïe, Tacite — ceux qu’il appelait des génie — Cervantes, Shakespeare, Corneille, Molière ; il a libre croyant, montré « l’évidence du surhumain sortant de l’homme » ; il a servi à la fois la poésie et le progrès, les lettres et les peuples « dans son ascension vers l’idéal » ; et, « libre dans l’art, libre dans le tombeau », il a, je cite ses paroles, « déployé dans la mort ces autres ailes qu’on ne voyait pas ».

Il n’avait demandé que le corbillard des pauvres. Le monde vient de lui faire des funérailles inoubliables, immortelles comme son œuvre. C’est comme de l’histoire de France qui vient de passer triomphalement à travers l’histoire de Paris. Cherchez parmi ces couronnes : il y en a une qui apporte au fils du défenseur de Thionville l’hommage des habitants de Thionville annexée. Et par une sorte de voie sacrée, de l’avenue qui porta le nom d’Eylau, où son oncle défendit le cimetière dans la neige, en passant par l’Arc de l’Étoile, où le nom de son père devrait être inscrit.

N’ajoutons rien, nous, gens de lettres, à cette réclamation. Rien -si ce n’est cette parole même que faisait entendre, il y a trente-cinq ans, sa grande voix sur le tombeau de Balzac : « Ce penseur, ce poëte, ce génie a vécu parmi nous de cette vie d’orages commune dans tous les temps à tous les grands hommes !… » Mais Victor Hugo n’avait pas attendu que la mort fut un avénement, et, dominant les partis, dominant les passions, continuant là-haut son rêve, il va briller désormais au-dessus de toutes ces poussières qui sont sous nos pas, « de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi les étoiles de la patrie ! »

Victor Hugo a eu comme un cortège de monuments : les statues voilées de nos cités en deuil, la Colonne, Notre-Dame, le trophée et la cathédrale, le bronze et le granit qu’il a contresignés de sa griffe, et, là-haut, du fronton ciselé par le maître sculpteur de sa jeunesse, tombe le cri profond de tout un peuple : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ! »


DISCOURS DE M. LECONTE DE L’ISLE
au nom des poètes

C’est avec le profond sentiment de mon insuffisance que j’ose adresser, au nom de la poésie et des poëtes, le suprême adieu de ses disciples fidèles, respectueux et dévoués, au maître glorieux qui leur a enseigné la langue sacrée. Puisse ma gratitude infinie et ma religieuse admiration pour notre maître à tous me faire pardonner la faiblesse de mes paroles !

Messieurs,

Nous pleurons sans doute le grand homme qui a daigné nous honorer de sa bienveillance inépuisable, de sa bonté d’aïeul indulgent ; mais nous saluons aussi, avec un légitime orgueil filial, dans la sérénité de sa gloire, du fond de nos cœurs et de nos intelligences, le plus grand des poëtes, celui dont le génie a toujours été et sera toujours pour nous la lumière vivante qui ne cessera de nous guider vers la beauté immortelle, qui désormais a vaincu la mort, et dont la voix sublime ne se taira plus parmi les hommes.

Adieu et salut, maître très illustre et très vénéré, éternel honneur de la France, de la République et de l’humanité !


DISCOURS DE M. PHILIPPE JOURDE
au nom de la presse parisienne
Messieurs,

La presse parisienne m’a fait un honneur dont je sens le prix en me chargeant de dire, en son nom, un dernier adieu au grand mort que nous pleurons.

En ce jour où tant de voix éloquentes s’élèvent pour célébrer cette illustre mémoire, la presse ne pouvait garder le silence sans manquer à un devoir sacré.

N’a-t-elle pas, elle aussi, une dette de reconnaissance à acquitter envers Victor Hugo ?

Le journal n’était pas seulement pour Victor Hugo une des plus belles manifestations de la pensée humaine : il était à ses yeux l’instrument du progrès, le flambeau de la civilisation : Le journal était pour lui l’avant-coureur du livre dans les masses profondes de notre société démocratique.

Il n’a pas vingt ans qu’il publia le Conservateur littéraire. Lorsque plus tard, sorti vainqueur de la grande bataille romantique, il élargit son horizon, c’est au journal, c’est à l’Événement de 1848 qu’il demande une tribune politique, comme il avait demandé une tribune littéraire au Conservateur de 1819.

Plus tard encore, pendant l’exil et après l’exil, toutes les fois que le grand poëte a eu une cause généreuse à défendre, il fait à la presse l’honneur de l’associer à ses belles actions, à ses revendications éloquentes, à ses appels à la clémence et à l’humanité. Qu’il s’agisse de combattre l’esclavage dans les colonies espagnoles ou de répondre à l’appel des Crétois, qu’il s’agisse de demander à l’Angleterre la grâce des fenians condamnés à mort, ou d’implorer de Juarez la grâce de l’empereur Maximilien ; plus tard encore, qu’il s’agisse de plaider la cause de la France durant l’Année terrible, c’est le journal qui porte au monde les revendications de cette grande conscience et les éclats de cette voix puissante.

Voilà, messieurs, pour la presse, un grand honneur. Elle en est fière. On l’accuse parfois du mal dont elle est innocente : n’a-t-elle pas le droit de se glorifier du bien qui s’est fait par elle ?

On n’accusera pas la presse d’ingratitude vis-à-vis du grand homme dont nous célébrons aujourd’hui l’apothéose ; l’immense publicité qu’elle a donnée aux œuvres du maître a fait pénétrer sa pensée jusque dans les hameaux les plus reculés. Elle a mis sa gloire à l’abri des contestations qui se sont élevées, dans d’autres pays, autour d’illustres génies.

La presse tout entière s’est inclinée avec respect devant les restes du poète national. Les dissentiments se sont imposé silence devant ce glorieux cercueil ; et c’est pour celui qui parle au nom de la presse parisienne une satisfaction profonde de savoir qu’il est l’interprète de tous ses confrères quand il exprime son admiration et sa gratitude pour celui qui fut Victor Hugo.


DISCOURS DE M. LOUIS ULBACH
au nom de l’association littéraire internationale

Si je n’écoutais que la douleur d’une amitié de plus de quarante ans et si je n’obéissais qu’à l’admiration de toute ma vie, je me tairais devant le silence formidable de ce cercueil.

Mais j’ai reçu de l’Association littéraire et artistique internationale, dont Victor Hugo était le président d’honneur, un mandat qu’il ne m’est pas permis de récuser. Nos amis de la France et de l’étranger, ceux qui dans nos courses à travers l’Europe, à chacun de nos congrès, à Londres, à Lisbonne, à Vienne, à Rome, à Amsterdam, à Bruxelles, acclamaient Victor Hugo avec tant de sympathie, en nous donnant tant d’orgueil, ont aujourd’hui l’orgueil de faire retentir leur sympathie dans notre profonde tristesse.

Nous sommes les soldats d’une idée que Victor Hugo nous a léguée, la défense de la propriété littéraire et de la propriété artistique. Partout où nous sommes allés livrer ce bon combat, son nom nous a ouvert l’hospitalité la plus cordiale, son génie nous a donné les armes les plus sûres et sa gloire a illuminé nos succès.

Je viens donc, au nom de ceux qu’il a inspirés, commandés, soutenus, l’acclamer à mon tour, quand je voudrais uniquement le pleurer.

Victor Hugo est l’écrivain français le plus admiré hors de France ; non pas parce que nous l’admirons, car les étrangers parfois nous reprochent de ne pas l’admirer assez, tant ils sont saisis par la forte expansion de son génie ! À peine a-t-on besoin de le traduire ! Le relief de sa pensée fait sa trouée dans la langue étrangère, et le geste de sa parole aide à le deviner, avant qu’on l’ait pénétré.

Sa gloire prodigieuse, messieurs, nous est donc doublement chère ! Elle rayonne sur nous, avec le souvenir de nos joies, de nos douleurs les plus intimes, de nos ambitions les plus vastes, et en même temps elle resplendit au dehors comme une irradiation de la France généreuse et fraternelle.

Le patriotisme de Victor Hugo, qui ne sacrifie rien des droits stricts de la patrie, s’augmente d’un sentiment de justice internationale, supérieur aux préjugés de la diplomatie, aux ignorances populaires. Il est un foyer hospitalier où toutes les patries s’échauffent pour aimer et servir davantage la paix, l’union, la liberté.

Soyons fiers, à travers notre douleur, de voir ce mort sublime se dégager de nos étreintes pour recevoir de toutes les nations tournées vers lui une immortalité qui s’ajoute à notre reconnaissance nationale.

On n’a trouvé dans Paris qu’une porte assez haute pour y faire passer son ombre : celle qu’il a mesurée lui-même à sa taille dans ses strophes de granit, celle où son doigt filial a inscrit le nom de son père absent, celle où son nom rayonnera désormais, sans avoir besoin d’y être inscrit. Mais ce qu’on ne trouvera pas, c’est un horizon qui borne sa renommée. Déjà, devant ces témoignages venus de tous les points du globe, il semble que ce poëte, évanoui dans l’infini, déborde l’Europe comme il a débordé la France et qu’à l’heure où nous rouvrons pour lui le Panthéon français le monde lui élève un Panthéon international.

Gardons nos larmes pour le recueillement de demain ; mais aujourd’hui ne résistons pas à cet entraînement d’un enthousiasme universel. C’est notre honneur d’y céder.

Il y a, en effet, messieurs, dans cette solennité comme un relèvement définitif de la patrie, qui se sent grande du génie de son plus grand homme, et aussi de la foi que ces funérailles rallument dans les cœurs.

Conservons le souvenir de cette journée, comme celui d’un pacte nouveau conclu avec l’amour du pays, avec sa gloire, avec sa puissance dans le monde, avec le rayonnement de ses idées, et restons dignes de ce transport unanime qui a fait s’agenouiller toute la France et se dresser toute l’Europe sur ce seuil où notre poète national renaît dans sa vie immortelle.

Ce sera le dernier chef-d’œuvre de Victor Hugo. C’eût été son ambition suprême après avoir tant écrit, tant lutté pour la fraternité humaine et pour la gloire de la France, de faire servir sa mort à une fédération sincère entre les peuples et à une explosion radieuse du patriotisme français !


DISCOURS DE M. GOT
au nom de la comédie française

C’est un grand honneur pour toute notre corporation qu’on ait fait choix d’un délégué qui prît aussi la parole dans cette cérémonie auguste.

Mais le théâtre de Victor Hugo, cette portion si fameuse de son œuvre, vient d’être apprécié à sa valeur grandiose, et tout d’ailleurs n’a-t-il pas été dit — par quelles voix éloquentes ! — sur le maître poëte devant qui la France et le monde s’inclinent aujourd’hui !

Je crois donc devoir restreindre à son but véritable la mission qu’on a bien voulu me confier.

C’est au nom de l’Art et des artistes dramatiques, dont une moitié — la plus brillante sans doute, les femmes — pouvait difficilement prendre place dans le cortège, accouru fiévreusement de toutes part à ces funérailles triomphales ; c’est au nom de nous tous enfin, que je dépose ici cet hommage respectueux, mais plein d’un orgueil patriotique !

À Victor Hugo, le Théâtre-Français reconnaissant !


DISCOURS DE M. MADIER DE MONTJAU
au nom des proscrits du deux-décembre
Concitoyens,
Mesdames et concitoyennes,

Au lendemain du coup terrible du 22 mai, à l’un de ceux dont ce coup traversait le plus cruellement le cœur, un autre génie contemporain, un chantre illustre de l’art écrivait : « Devant la mort de cet immortel, nulle parole n’est à la hauteur du silence. » Que venons-nous donc faire à cette place d’où je m’adresse à vous ? Et celui qui vient de m’y précéder, et ceux qui m’y suivront, et moi-même ? Ajouter une feuille à la couronne de laurier que depuis si longtemps le monde a tressée pour le Maître, glorifier la gloire elle-même, illustrer cette illustration universelle et déjà presque séculaire, qui pourrait y songer, qui oserait le dire ?

Nous, nous venons tout simplement, modestement, humblement, je ne crains pas de le dire, payer à celui qui n’est plus la dette énorme de notre reconnaissance. Et vous, modernes poëtes, modernes écrivains dont il fut le vaillant pionnier, pour qui il ouvrit des voies nouvelles, à qui il fit entrevoir un immense horizon, et qui vous élevâtes dans un généreux essor, emportés sur les ailes de son inspiration ; et vous, représentants du Parlement et des Académies, qui dûtes tant de gloire à sa vaillante éloquence, aux œuvres de son grand esprit ; et vous tous patriotes qui m’écoutez, qui n’avez pas oublié la grandeur de celui qui porta si haut l’honneur de la France.

Entre tous, la dette reste immense, pour ceux-là surtout qui m’ont fait l’honneur de m’autoriser à parler ici en leur nom : les proscrits de 1851. Des proscrits de tous les temps, de toutes les heures douloureuses, comme de ceux-là, Victor Hugo fut en effet le champion traditionnel.

Enfant, il avait vu sa mère recueillir dans la maison paternelle ceux du premier empire. Jeune homme, dans son modeste gîte, il offrait un asile à ceux de la Restauration. Sous la monarchie de Juillet, il disputait victorieusement à l’échafaud la tête de notre cher Barbès. Et plus tard, s’il ne sauvait pas la tête de John Brown, du moins en la défendant il rendait la victime immortelle et flétrissait à jamais les défenseurs de l’esclavage sanglant.

Quand vint notre tour, quand, le cœur saignant de nos misères et de celles de la France, il nous fallut quitter cette patrie qu’on n’emporte pas, a dit un grand homme, à la semelle de ses souliers, alors que quelques cœurs navrés s’abandonnaient au désespoir, quelle joie d’avoir à nos côtés le maître, de le sentir à la fois notre compagnon et le chef de notre phalange !

Dans l’obscurité profonde qui nous enveloppait, il brillait comme un phare. Il était le soleil où nous nous réchauffions. Par lui, on se sentait éclairé, guidé, protégé ! Protégé, semblait-il, contre tous les périls, mais protégé certainement contre le plus grand de tous, contre les odieuses calomnies, contre les infamies qu’à flots on déversait sur nous. Ne nous suffisait-il pas, en effet, pour nous laver, de pouvoir affirmer, de dire : « Nous sommes du parti de Victor Hugo ; nous sommes ses complices ; nous sommes ses amis ! »

Oui, tu nous protégeas et tu nous vengeas, maître ! Et en nous protégeant, tu protégeais, tu vengeais, tu sauvais, plus grands, plus précieux que nous, ces proscrits de tous les temps funestes, le droit, la liberté, dont nous n’étions que les soldats.

Quelle ivresse parmi nous et pour toutes les âmes où vivait encore leur amour, quand de sa plume, formidable Euménide, sortit et traversa, comme un éclair, le monde, cette histoire de Napoléon le Petit, écrite avec le burin de Tacite ; lorsque, plus tard, semblables aux anathèmes antiques, le suivaient les Châtiments, cette coulée poétique colossale, épique, grandiose parfois, on l’a dit, grimaçante comme une charge de Callot, où se mêlaient dans une alliance sublime le terrible et le grotesque, la poignante ironie et l’inépuisable colère.

Ah ! ces œuvres sublimes, filles de la vertu indignée, de la justice implacable, et ces discours passionnés, prononcés sur la tombe de chacun des martyrs du Deux-Décembre, et ces Misérables, et cette Légende des Siècles, revendication solennelle et plus large encore au profit de toutes les misères, contre toutes les tyrannies de tous les pays, de tous les temps, nous les réclamons comme nôtres, nous compagnons de l’exil de Hugo, solidaires de ses indignations, victimes des persécutions qui le frappaient !

Elles ont été faites, en même temps que de son génie, du spectacle de nos souffrances, de celles de nos proches, de la vue de notre sang, voire du grondement de nos indignations.

Écrivains illustres de notre pays, vaillants des grandes batailles littéraires du maître, mettez dans votre lot toutes les autres sorties de sa plume, mais ne nous disputez pas celles-là, n’y touchez pas, elles sont dans le nôtre, encore une fois, elles nous appartiennent, et ce sont les plus belles !…

Quel réconfort nous y avons trouvé ! Et quel sentiment du devoir dans l’exemple de ce stoïque. Résigné à la solitude, renonçant à cette cour d’esprits d’élite, que faisait autour de lui, dans son pays, tout ce qu’avaient la France et l’Europe de plus illustre, seul sur son roc, au milieu de l’océan, impassible et inflexible, attendant que l’heure de la justice et de la réparation vint.

Ce roc, comme celui de Sainte-Hélène, il était chaque jour battu par le flot monotone, attristé par le mugissement de la vague tempétueuse ; mais tandis que, de là où vécut ses derniers jours et mourut un tyran, ne vinrent que des souvenirs sinistres d’iniquité, de sang partout répandu, l’écho de rancunes furieuses et d’impuissantes colères, — de Hauteville-House partaient, pour courir à travers le monde, de nobles appels à la révolte contre l’oppression, de hautes leçons de sagesse, des paroles d’espérance, avec les plus nobles conseils, les plus généreux exemples !

Nous en retrouvons le reflet et l’écho dans le discours superbe que, sur la tombe d’un autre grand homme dont le nom est lié au sien et par le malheur et par la grandeur du génie, Edgar Quinet, Hugo prononçait il y a quelques années.

Pour faire dignement l’oraison funèbre de Hugo il eût fallu Hugo lui-même. C’est lui, qui en célébrant la gloire d’un de ses pairs, nous dira quelle fut sa propre gloire.

« Il ne suffit pas, disait-il en 1876 au cimetière Montparnasse, de faire une œuvre, il faut en faire la preuve. L’œuvre est faite par l’écrivain, la preuve est faite par l’homme. La preuve d’une œuvre, c’est la souffrance acceptée. »

Comme il l’acceptait, lui ! Comme il s’offrait à elle en holocauste avec ardeur, et comme il la faisait accepter à tous qui, en le voyant invincible, invulnérable presque à la douleur, ne songeaient plus à se plaindre, oubliant même qu’ils souffraient !

Par sa sympathie, il les consolait. Par ses encouragements, il les élevait au dessus d’eux-mêmes.

Qui ne se fut senti fier et presque heureux d’être proscrit quand, des hauteurs d’où il planait, il laissait tomber ces paroles que nous retrouvons plus tard encore sur ses lèvres devant la tombe glorieuse dont je parlais tout à l’heure : « Il y a de l’élection dans la proscription. Être proscrit, c’est être choisi par le crime pour représenter le droit. Le crime se connaît en vertus. Le proscrit est l’élu du maudit.

« Il semble que le maudit lui dise : sois mon contraire. »

Qui eût voulu sortir du bataillon ainsi sanctifié ? Qui aurait pu songer à être infidèle à l’infortune et à l’exil, quand, parlant des exilés, il disait dans un de ses vers immortels, gravé aujourd’hui dans toutes les mémoires, que, « s’il n’en restait qu’un, il serait celui-là. »

Pour les faibles, pour les découragés, il affirmait pourtant la victoire future et sûrement prochaine, avec la certitude, avec l’autorité du vates, du poëte prophète.

Elle vint, ô proscrits ! au milieu de quelles douleurs et de quels désastres, hélas ! Nous nous en souvenons, sans pouvoir l’oublier ! Et pourtant, au milieu de ces désastres, quand, sous le coup de ses angoisses, Paris apprit le retour de son poëte, de son orateur, de son vaillant, tout entier il se leva, joyeux une heure, pour le recevoir. Il lui fit fête dans le deuil, tant il lui semblait qu’en franchissant nos murs Victor Hugo y conduisait avec lui la force invincible et la victoire assurée.

Avec la même unanimité, pénétré d’une émotion plus forte encore, Paris pleure aujourd’hui. Sur quoi ? sur la fin de cette existence qu’avec admiration nous avons vue se dérouler ? sur le sort de celui qui mourut plein de jours et comblé de gloire ? Non ; ne le croyez pas ! Mais sur lui-même, sur le monde à jamais privé de cette grande lumière.

Quand de telles morts viennent nous attrister, ce n’est pas en effet la tombe qui semble noire. De ses profondeurs un rayonnement jaillit qui l’illumine. C’est nous tous, ce sont les vivants qui comme enveloppés dans un crêpe de deuil se sentent dans les ténèbres. Nous pleurons comme pleure l’orphelin, qui, éperdu, verse moins des larmes sur sa mère que sur l’appui tutélaire, sur la protection sans égale qui vient à lui manquer.

Lui, le Maître, jusqu’au dernier instant, jusqu’à son dernier souffle, il souriait à la mort ; mieux encore, se sentant immortel, il n’y pouvait pas croire. Il voyait au delà la continuation de sa puissante vitalité, devenue plus puissante encore.

Ici bas, à l’heure où se fermaient ses yeux, il pressentait sans doute, avec l’amour de tout ce grand peuple entourant son cercueil, ce temple devant lequel nous sommes, trop longtemps ravi au culte des grands hommes, à celui de la patrie, reconquis par lui, s’ouvrant à deux battants pour le recevoir, sans souci des quelques clameurs vaines qui essayaient de troubler le triomphe, sans souci des accusations inouïes de profanation, comme si le contact du génie pouvait jamais profaner !

En d’autre temps, parlant de cet autre édifice où d’autres honneurs viennent de lui être rendus tout à l’heure, de la grandeur que donne à la pierre le temps écoulé, de la majesté que lui prête l’usure des ans, il avait dit :

La vieillesse couronne et la ruine achève,
Il faut à l’édifice un passé dont on rêve.

Ce qui est vrai de la pierre, l’est des hommes, chers concitoyens. Nul n’eut rêvé, pour couronner une si admirable vie, une aussi glorieuse vieillesse. La mort vient de les compléter. Pour Victor Hugo le passé a commencé tout à l’heure et, dans le rêve, nous pouvons le voir entouré de Barbès, dont il prolongea la vie ; de Ledru-Rollin dont la mâle éloquence ne put qu’égaler celle du grand poëte ; d’Edgar Quinet, du grand Edgar Quinet, cet autre génie qu’on peut célébrer, sans qu’il pâlisse, à côté de celui du maître, et de Louis Blanc, qu’il aimait d’une tendresse fraternelle et qui le payait d’un retour presque filial. Pléiade illustre qui tressaille de joie en se sentant complète.

Nous seuls sommes en deuil. Élevons-nous à la hauteur de toutes ces âmes héroïques, de celle qui vient de se séparer de nous. Déchirons nos crêpes. Cessons de pleurer sur la mort devant l’immortalité. Ce que nous devons au Maître, ce ne sont pas des larmes, c’est le souvenir intime de ses œuvres, de ses exemples, germe fécond de nouveaux dévouements, de nouvelles grandeurs, de nouvelles gloires pour le monde.


DISCOURS DE M. GUILLAUME
au nom de la société des artistes français
Messieurs,

Le grand poète dont nous portons le deuil fut un artiste incomparable : les artistes français ne pouvaient manquer de s’associer à l’hommage solennel qui lui est rendu. Eux aussi se font gloire d’appartenir à la famille intellectuelle de Victor Hugo ; car, si ce vaste génie a résumé les pensées et les aspirations de son temps, s’il a évoqué les siècles passés et jeté sur l’avenir un regard prophétique, en même temps il a donné, dans son œuvre, une idée frappante de tous les arts. En lui l’Art est intimement uni à la Poésie.

Il y a, en effet, entre ces deux modes de l’inspiration, une étroite affinité. Féconde en images expressives, la poésie crée dans le champ de l’imagination des représentations pleines de vie. Sans doute elle ne façonne point les matériaux qui assurent aux idées une forme sensible ; chez elle c’est l’esprit seul qui s’adresse à l’esprit. Mais elle est capable de donner aux objets qu’elle fait naître un caractère de détermination qui les égale à des images peintes ou sculptées. Alors ces objets nous apparaissent avec une sorte de réalité. On croit les voir et ils restent sous le regard intérieur comme s’ils existaient en dehors de nous.

Victor Hugo, entre tous les poëtes et à l’égal des plus grands, a eu le rare privilège de susciter les illusions plastiques. Que d’exemples n’a-t-il pas donnés de ce pouvoir prestigieux ! N’avait-il pas en lui le génie d’un grand architecte et d’un voyant alors que, dans les Orientales, il a décrit les villes maudites que le feu du ciel va dévorer ? L’archéologie n’a rien à reprendre à cette création qui devança de beaucoup les découvertes de la science. Hugo avait la divination du poète. Dès ses débuts n’avait-il pas évoqué le moyen âge dans les Odes et Ballades, comme il le fit plus tard dans Notre-Dame de Paris ? Admirateur passionné et juste de notre architecture nationale, il l’a relevée dans l’opinion et a préparé l’action des services publics destinés à la protéger.

Quel sculpteur a taillé, a ciselé avec plus d’énergie et de précision l’image des héros et des dieux, la figure des nations, l’effigie des hommes ? Quelques mots, et c’est assez pour rendre visible tel phénomène de la forme que plusieurs ouvrages du ciseau suffiraient à peine à faire comprendre. Qui ne se rappelle les trois vers dans lesquels il a représenté l’évolution du masque de Napoléon. Exacte observation, vérité historique, sentiment de l’art, tout s’y trouve réuni. Les possibilités de la statuaire y sont atteintes et dépassées. Combien d’autres images sont sorties de sa pensée, les unes comme détachées d’un bloc de granit, les autres comme jetées en bronze, et cela dans une strophe qui étonne l’esprit et, pour ainsi dire, le regard !

Est-ce la variété, est-ce la richesse des formes et du coloris qui font défaut à ce peintre sans égal ? Ceux qui ont lu dans la Légende des Siècles, la pièce intitulée le Satyre, ne sont-ils pas restés, en quittant le livre, comme éblouis et enivrés de couleur et de lumière ? Et puis, cette étude ardente de la nature poussée jusque dans ses profondeurs, ce travail du poète qui suit les mêmes voies que la science, quel exemple et quel enseignement pour l’avenir et pour nous-mêmes !

Que dirai-je de l’harmonie qui déborde de ses poëmes, de coupe et de mouvement si divers. Le rythme suit toujours le sentiment. Il accompagne la pensée, tantôt grave ou léger, tantôt vif ou plein de langueur ; tantôt soutenu comme pour quelque symphonie de la nature ; tantôt brisé comme pour un dialogue ou une plainte ; tantôt solennel comme il convient à la méditation philosophique. Quelle musique que cette poésie ! et combien, même sans tenir compte des mots, elle berce ou exalte l’âme qui s’abandonne au cours mélodieux de la rime et des sons !

Ah ! oui, Victor Hugo est un grand artiste, un artiste complet, le plus grand du siècle. Dans son œuvre il a reconstitué l’unité de l’art, cette unité qui n’existe que dans les antiques épopées. Il a le sentiment de toutes les activités humaines : elles vibrent en lui ; il en est l’interprète ardent. Artiste, il l’est aussi le crayon à la main : ses dessins sont inimitables. Mais sa gloire, comme celle des poëtes les plus sublimes, est de nous inspirer. Son œuvre, comme l’œuvre d’Homère et de Dante, est une école. Il en sortira des ouvrages grandioses, car l’admiration est féconde. Un vers d’Homère avait donné à Phidias l’idée du Jupiter Olympien. Nos sculpteurs pourront tirer des vers de Victor Hugo de nobles figures, dignes des matériaux les plus précieux… Je vois sur son tombeau les images des plus nobles inspirations de son génie : les statues de la Justice et de la Pitié…

Aucunes funérailles n’ont été plus magnifiques, plus imposantes, plus triomphales. Nous avons eu au milieu de nous un génie sans égal. Honneur à lui ! Honneur au poète qui a donné à ses œuvres un caractère d’universalité !

Gloire au maître souverain de l’idée et de la forme, à celui qui a identifié avec la poésie la représentation intellectuelle de tous les arts !

Les artistes français déposent sur le cercueil de Victor Hugo un laurier d’or en ce jour mémorable consacré à son apothéose.


DISCOURS DE M. DELCAMBRE
au nom de l’association des étudiants de paris

Après les contemporains de Victor Hugo, nous venons — nous la postérité — affirmer la même admiration et le même amour. Nous venons, avec toutes les générations du siècle, pleurer celui qui fut et restera notre maître à tous. Nous n’avons pas vu grandir son génie, mais nous l’avons vu triompher, et nous avons applaudi au triomphe. Pour tous les jeunes hommes, il a été l’initiateur et le bon guide. Ceux qui vivaient loin de lui trouvaient dans ses œuvres la parole révélatrice, ceux qui l’approchaient comprenaient combien notre époque eut raison de l’appeler le Père.

Tant de génie et de bonté méritent un long amour et une éternelle reconnaissance ; c’est pourquoi nous apportons à Victor Hugo, très grand et très bon, des larmes avec des fleurs, prémices d’un culte qui ne périra pas.


DISCOURS DE M. TULLO MASSARONI
sénateur du royaume d’italie
Messieurs,

Après les voix si éloquentes que vous venez d’entendre, c’est à peine si j’ose, moi étranger, parler près de cette tombe. Si je l’ose, c’est que ma voix, quelque faible qu’elle soit, est l’écho de l’âme de tout un peuple s’associant à votre douleur.

Là où est le deuil de la France, la pensée humaine est en deuil. Et ce deuil de la pensée, ces angoisses de l’esprit assoiffé de vérité, de poésie et d’amour, et sevré tout à coup de la coupe d’or où il puisait à grands traits sa triple vie, quel peuple les ressentirait jusqu’au fond de l’âme si ce n’est le peuple italien, qui, pendant des siècles de souffrance et de lutte, n’a résisté que par l’esprit, ne s’est senti vivre que par la pensée ?

Aussi, messieurs, ayant l’honneur de porter ici la parole au nom des écrivains, des artistes et des amis de l’enseignement populaire dans mon pays, puis-je sans hésitation vous affirmer que je parle au nom de mon pays même.

Victor Hugo a été de ceux auxquels les siècles parlent, et qui écoutent le lendemain germer et croître sous terre ; il s’est pris corps à corps avec les iniquités et les haines du passé, et il les a terrassées ; il a deviné, au milieu du bruissement des foules, les vérités de l’avenir, et, de ses bras d’athlète, il les a élevées sur le pavois.

Il avait avec cela toutes les charités et toutes les tendresses ; et les petits enfants et les misérables ont pu venir à lui avant les puissants et les heureux. Jusque sur les degrés de ce temple magnifique, où la France l’associe à toutes ses gloires, je ne saurais oublier qu’il a voulu venir à son dernier repos, porté par le corbillard des pauvres, afin que la poésie du cœur rayonnât encore une fois à travers les fentes de sa bière ; et je pense à Sophocle, dont le tombeau se passa de même, d’après le vœu du poète, de lauriers et de palmes, et ne connut que la rose et le lierre.

Aussi, Maître, ne t’ai-je offert qu’un rameau de lierre et deux roses ; mais ces feuilles et ces fleurs ont poussé en terre de France, et, sur le seuil de l’immortalité qui s’ouvre pour toi, elles mettent les couleurs de l’Italie.

La main dans la main, tous les peuples qui se relèvent viennent

s’incliner, Maître, devant ce tombeau.
DISCOURS DE M. LE MAT
au nom de l’institut de washington.

C’est au nom de l’Institut national de Washington que j’ai l’insigne honneur d’exprimer ici la douloureuse émotion ressentie d’un bout à l’autre des États-Unis à la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l’homme considérable dont la perte a rempli de si unanimes regrets l’âme du monde civilisé.


DISCOURS DE M. RAQUENI
au nom des francs-maçons italiens

C’est au nom de la loge Michel-Ange de Florence, au nom de la maçonnerie italienne, que je viens adresser un dernier adieu au génie de la France, au poëte de toutes les patries, de toutes les libertés, au défenseur des faibles et des opprimés de toutes les nationalités, à l’apôtre éloquent de toutes les nobles causes, au chantre du droit, de la vérité et de la justice, dont la gloire rayonnera sur le monde entier.

L’Italie tout entière porte le deuil de Victor Hugo qu’elle admirait et vénérait. Le grand malheur qui a frappé la France et l’humanité a prouvé une fois de plus que le cœur des peuples latins bat à l’unisson. Ils ont en commun les joies comme les douleurs, les sentiments, les idées, les espérances et les aspirations.

L’Italie, dans cette circonstance douloureuse, a désavoué ce qu’on l’avait représentée, ce qu’elle n’est pas et qu’elle ne sera jamais. Elle a montré les sentiments véritables qui l’animent à l’égard de la France.

L’esprit de la patrie de Dante restera toujours uni à l’esprit de la patrie de Victor Hugo.

Sur ce cercueil entouré de l’admiration universelle, jurons de resserrer de plus en plus les liens de fraternité qui unissent la France à l’Italie, afin de hâter la formation du faisceau latin qui était l’idéal sublime du grand poëte humanitaire. Ce sera là le plus beau monument que nous puissions élever à la mémoire glorieuse de l’auteur immortel de la Légende des Siècles.

Que le peuple français et le peuple italien, sur la tombe de leurs génies, — Victor Hugo et Garibaldi, — se retrempent à leur mission de paix, de civilisation et de liberté.


DISCOURS DE M. LEMONNIER
au nom de la ligue de la paix
Citoyennes et citoyens,

La Ligue internationale de la paix et de la liberté apporte à son tour sur cette tombe, avec ses pieux hommages, le témoignage de sa reconnaissance et de sa douleur.

Le 31 mai 1851, Victor Hugo prononçait à la tribune de l’Assemblée nationale, au milieu des rires de la droite, ce mot prophétique : les états-unis d’europe.

Notre ligue a inscrit cette parole sur sa bannière.

En 1869, Victor Hugo est venu du fond de l’exil présider à Lausanne notre troisième congrès.

Le 14 juillet 1870, il a de ses mains planté à Hauteville le chêne des États-Unis d’Europe.

Victor Hugo aimait notre Ligue, il suivait nos travaux, il nous donnait ses conseils.

La Ligue n’oubliera jamais qu’elle a été fondée et guidée par Victor Hugo.


DISCOURS DE M. BOLAND
au nom de guernesey
Messieurs,

Le peuple de Guernesey nous a délégués, mon estimable ami M. Frédéric, M. Allos et moi, pour le représenter aux funérailles de l’immense génie que quinze années de séjour à Hauteville-House ont rendu cher à la population guernesiaise, et il a cru qu’il appartenait a l’un des obscurs ouvriers de l’idée qui souffrent et qui luttent sur le rocher séculaire de l’exil de dire en son nom un dernier adieu au plus illustre de ces proscrits auxquels la terre libre de Guernesey, a toujours offert un inviolable asile.

Je me sens bien au dessous de la tâche honorable qui m’est dévolue et l’émotion naturelle qui nous gagne tous, messieurs, à l’heure solennelle où l’Europe, que dis-je ? l’humanité tout entière, se courbe avec douleur devant la dépouille mortelle du plus grand poëte du dix-neuvième siècle, me rend impuissant à exprimer les sentiments de vénération, de respect et d’amour du peuple de Guernesey pour ce grand mort.

Permettez-moi, sans rien ôter a la France de ce qui lui appartient en propre dans la gloire de Victor Hugo, d’en réclamer une partie pour la petite île de Guernesey, épave normande au milieu de la Manche, demeurée aussi française par le cœur, les mœurs, les traditions et le langage qu’elle est politiquement attachée à l’Angleterre, dont les souverains ont respecté à travers les siècles, en dépit de toutes les suggestions contraires, son autonomie et ses franchises, sans lui imposer d’autre joug qu’une suzeraineté nominale.

À Guernesey, tout en se tenant en dehors des querelles et des compétitions locales, le Maître a attaché son nom à des labeurs charitables et humanitaires qui ne périront point avec lui. Il faisait le bien sans ostentation, s’efforçant d’arracher les humbles à la détresse et les petits enfants à cette épouvantable misère morale qui s’appelle l’ignorance.

La sainte, digne et courageuse compagne du poëte, la vaillante femme qui l’a précédé dans l’éternel repos, le seconda dans son œuvre paternelle avec un zèle qui lui acquit l’affection du peuple guernesiais, et le nom de Madame Victor Hugo sera toujours confondu dans l’archipel avec celui de son mari dans une même pensée de reconnaissance émue et de respectueuse admiration.

Lorsque l’illustre Maître dédia, au plus fort des douleurs d’un long exil, les Travailleurs de la mer à la vieille terre normande dont l’éternel honneur sera de lui avoir donné l’hospitalité, il avait le pressentiment d’une fin prochaine, et il appelait Guernesey : « Mon asile actuel, mon tombeau probable ».

Le suprême arbitre de nos destinées à tous, Dieu, que ce grand esprit proclame sans cesse et dont il eut la constante et éblouissante vision, n’a pas voulu que cette prophétie se réalisât ; les portes de la France se sont rouvertes pour Victor Hugo, et il est mort dans ce Paris qu’il a tant aimé et qui le lui rendait avec usure, témoin cet hommage sans précédent de la capitale du monde, cette douleur populaire, ce deuil général, qui constituent un spectacle consolant et unique et réhabiliteront aux yeux de l’étranger ce grand Paris tant calomnié et pourtant si patriotique et si jaloux de ses gloires.

Que Paris garde ta dépouille mortelle, ô Maître, Guernesey conservera précieusement ta mémoire et, longtemps après que nous ne serons plus, ses enfants se découvriront devant cette sombre demeure de Hauteville-House, que tu as immortalisée et qui dele pèlerinage obligé des littérateurs et des poëtes de toutes les nations.

Victor Hugo, au nom du peuple de Guernesey, je te dis adieu !


DISCOURS DE M. EM. ÉDOUARD
au nom de la république d’haïti

Elle peut être fière, elle peut s’enorgueillir, la nation qui nous donne le majestueux spectacle que nous avons aujourd’hui sous les yeux.

Ils ont menti ceux qui, il y a quelques années, à propos de la France, après une crise terrible subie par ce pays, ont prononcé le mot de décadence ; la France est bien debout !

Presque tous les peuples civilisés, librement, spontanément, ont envoyé ici des délégations. Athènes, Rome, n’ont jamais été le théâtre d’une si imposante solennité. Paris dépasse Athènes et Rome !

Je représente ici la délégation de la république d’Haïti. La république d’Haïti a le droit de parler au nom de la race noire ; la race noire, par mon organe, remercie Victor Hugo de l’avoir beaucoup aimée et honorée, de l’avoir raffermie et consolée.

La race noire salue Victor Hugo et la grande nation française.



TABLE

TABLE


DEPUIS L’EXIL

1881
Pages.
1882
1883
1884
1885
 65
s 
À l’Arc de Triomphe 
 65
s 
Les discours 
 71
s 
Le cortège 
 73
s 
Le défilé 
 75
s 
Au Panthéon 
 77
NOTES
 83
 84

  1. Voir aux Notes.
  2. Voir aux Notes les procès-verbaux de ces séances.
  3. Voir les Discours aux Notes.