Avant l’amour (1903)/Texte entier
AVANT L’AMOUR
AVANT L’AMOUR
I
J’avais huit ans. Je venais de perdre ma mère et j’arrivais à Paris.
La main dans la main de mon tuteur, je descendais l’escalier de la gare, toute petite dans les vêtements noirs du premier deuil. De la ville énorme, des masses régulières des maisons où le couchant incendiait les enseignes dorées, des vastes perspectives rayonnant autour de la place centrale, il m’est resté de confuses sensations d’étendue, de bruit, de mouvement, et sur l’ardoise violette des toits, sur les platanes effeuillés, sur la foule bariolée ou sombre, la gloire fantastique d’un ciel vert traversé de flammes roses. Mon tuteur, déjà voûté, me conduit doucement, sa bonne face placide alourdie de mélancolie. Puis mes souvenirs deviennent vagues. Je revois un escalier, une antichambre obscure et soudain le luxe d’un salon blanc et or où une grande femme blonde tente vainement de m’embrasser.
— Ah ! la petite sauvage ! s’exclame-t-elle devant le mouvement de recul involontaire qui me rejette vers mon tuteur.
Celui-ci répond. Un colloque s’engage et, pendant ce temps, j’examine le mobilier en velours de Gênes, la photographie d’un petit garçon qui me regarde d’un air renfrogné, les beaux candélabres de la cheminée, et surtout la dame : la belle madame Gannerault, la femme de mon parrain, dont on a parlé devant moi deux ou trois fois dans ma vie. Elle ressemble, cette dame, aux portraits d’actrices entrevus tout à l’heure à la vitrine d’un papetier. Elle a cette coiffure ondulée et longue, ce décolletage encadré de ruches blanches, le médaillon d’or au cou, l’embonpoint naissant, le galbe un peu lourd des cantatrices à la mode. Sa traîne, où se mêlent des nœuds et des volants compliqués, la rend plus majestueuse encore. Des bracelets tintent dans les dentelles de ses manches. Elle sent bon la poudre de riz. Ah ! certes, dans mes songeries d’enfant, pendant le voyage d’Auray à Paris, je n’imaginais point que parrain Gannerault, humble et bonhomme, pût avoir une épouse si parfaitement imposante, digne en tout point du salon blanc et or.
— Mon ami, vous pouvez y compter. Je serai sa mère. L’enfant de cette pauvre Jeanne !… Elle a huit ans, dites-vous ? Voilà une bien petite sœur pour notre grand Maxime. Allons, ne crains rien, mignonne. Il faut m’embrasser.
— Oui, madame.
— M’aimer un peu.
— Oui, madame.
— Et m’appeler maman.
L’appeler maman ! Je ne sais quel sentiment où se mêlaient la religion de l’habitude, l’effroi du deuil récent, une antipathie inexplicable pour cette élégance, cette poudre de riz, ces grâces maniérées, me fit détourner la tête. Je me rapprochai de mon parrain et je fondis en larmes.
La dame blonde restait consternée. Pendant que M. Gannerault, ému, me consolait, cherchant de douces paroles : » Marianne, voyons, Marianne, mon enfant ! » un désespoir puéril, immense, me secouait. Maman, maman ! Non, je ne pourrais pas, je ne voulais pas l’appeler maman, cette dame trop grande, trop belle, trop élégante, près de qui j’allais vivre désormais. Il demeurerait, le nom cher et sacré, premier balbutiement des lèvres innocentes, à la pauvre morte endormie dans le cimetière d’Auray. Ce nom l’évoquait tout entière, mince, blanche sous ses bandeaux noirs, l’air délicat, la voix faible et douce, telle que je la voyais tout le jour assise à son bureau avec ses livres, ses papiers, son menu bagage d’institutrice étalé devant elle. Car elle était institutrice et de la plus modeste catégorie, suppléant les religieuses enseignantes du couvent voisin et donnant des leçons mal rétribuées dans quelques familles de vieille noblesse, altières et pauvres. Pourquoi ma mère, si jeune — vingt-sept, vingt-huit ans au plus — vivait-elle ainsi toute seule ? Pourquoi n’avais-je pas un aïeul indulgent, une tendre grand’maman toute blanche ? Je savais que mon père était mort. Où donc ? En quelles circonstances ? Il y avait dans l’histoire de ma famille un tas de noms, de détails, de mystères que je ne comprenais pas. D’ailleurs, je pensais rarement à ce père dont je n’avais gardé nul souvenir, dont aucun portrait ne m’avait révélé le visage et je savais — par instinct et par expérience — qu’il en fallait parler le moins possible, pour ne pas attrister maman.
Et voilà que la destinée agrandissait le vide autour de moi… Ma mère mourait. Les bonnes sœurs qui m’avaient emmenée dès les premiers jours de sa maladie m’appelaient à la chapelle et, avec d’infinies et maladroites précautions, m’apprenaient que maman était partie bien loin, pour bien longtemps, pour toujours peut-être. « Où donc ? ma sœur, où donc ? » Hélas ! il est un pays où s’en vont les enfants loin des mères, les mères loin des enfants et d’où les enfants et les mères ne reviennent jamais. Oui, j’avais pressenti la vérité. Maman, ma pâle petite maman aux cheveux noirs, était au ciel, avec Jésus et les anges. De là-haut, elle m’aimait encore, elle me surveillait, elle me parlerait tout bas si je savais l’écouter dans mon cœur. Mais Jésus, le ciel, les anges, tout ce merveilleux mystique dont on entourait pour le voiler et l’adoucir le sinistre mystère de la mort, rien ne pouvait me consoler, soulever le poids qui oppressait ma poitrine et sécher les premières larmes vraies qu’eussent versées mes yeux d’enfant.
Mon parrain m’avait emmenée alors, et les incidents du voyage, la patiente douceur de l’excellent homme avaient distrait mon petit esprit mobile et docile. Un mot de madame Gannerault rouvrait en moi la source des pleurs. Peu à peu, cependant, elle me consola, m’attirant sur ses genoux, apprivoisant l’oiselet sauvage. Je ne devais pas m’effrayer, ni croire qu’elle voulait me faire oublier ma mère ; mais puisque j’allais vivre auprès d’elle, dans sa maison où je serais si heureuse, où parrain me gâterait tant, où Maxime serait mon grand frère, il fallait bien l’aimer un peu, la traiter comme une tante, une cousine, une marraine. Et ravie de son idée, de ce nom qui flattait sa sensibilité de bourgeoise romanesque, elle conclut :
— C’est ça ! tu m’appelleras marraine, puis que je suis la femme de ton parrain.
Et elle ajouta :
— Cela vaut mieux à cause de Maxime. Il serait peut-être jaloux. Il m’aime tant !
C’est ainsi que je fis mon entrée dans la famille Gannerault.
II
Il me fallut bien des jours pour accepter la vie nouvelle. Madame Gannerault, l’intérêt de la nouveauté affaibli, me laissait à moi-même. Ma petite vie s’organisa dans la vie générale, remplie d’étroits devoirs, de naïfs soucis, bornée par les livres d’étude, l’autorité des grandes personnes, le sourire peint des poupées. Je fus l’enfant taciturne et douce qui joue toute seule, rêve des heures dans un coin, et parfois ouvre ses oreilles et ses yeux étonnés aux échos, aux aspects de la vie… Les souvenirs d’Auray pâlissaient dans ma mémoire, et de la nuit confuse du passé émergeaient seulement quelques scènes, le parloir du couvent, la chambre de ma mère un jour que la fenêtre était ouverte et qu’il pleuvait, puis des paysages décolorés, le Loch, la chapelle Sainte-Anne, le quai de Saint-Goustan, comme des lambeaux arrachés à quelque ancienne et splendide tapisserie… J’oubliais le nom des religieuses, la direction des rues, l’aspect des maisons et des visages, qui me revenait parfois tout déformé… Ma mère elle-même était une ombre dans un pays de limbes, une silhouette qui s’effaçait sous la fine cendre des jours et des jours…
Bien nourrie, bien vêtue, bien traitée, je trouvai chez mon parrain toute espèce de petites douceurs auxquelles je n’étais pas habituée. Mais je ne sais quel malaise me rendait la maison triste au retour des promenades : était-ce la gêne de vivre dans un lieu qui ne m’était point familier, le silence des repas de famille, l’hostilité latente qui s’épanchait en paroles aigres, en reproches dont je ne comprenais pas le sens et clouait toute la soirée le mari devant ses livres, la femme devant son piano ? Les enfants ont la sensation presque physique des choses anormales. Je sentais avant de le savoir que parrain et marraine ne vivaient pas en bonne intelligence. M. Gannerault, brave homme peureux et doux, ancien proviseur d’un lycée de province, révoqué après le Seize-Mai pour avoir étalé trop naïvement ses sentiments légitimistes, avait gardé les allures un peu gourmées et dignes, l’innocent pédantisme du langage qui révélaient le vieil universitaire. D’ailleurs il avait — lui, si bon et si faible — il avait sur la règle, la loi, le devoir, les théories les plus absolues qu’il exprimait à toute occasion et qu’il aurait mieux fait d’appliquer à la direction de son ménage… Madame Gannerault, ma marraine, n’était pas aimable tous les jours. Elle avait été fort jolie et faisait encore un bel effet, aux lumières, quand un fard léger rendait à son visage un éclat faux et charmant. Ses cheveux blond foncé, tordus très bas, laissaient glisser deux longues boucles sur les belles épaules mûres, savoureuses comme un fruit d’été. Jadis, dans la bonne société de N…, avant la guerre, elle avait eu des succès de beauté et de toilettes et, ruinée, vieillie, elle ne désarmait pas. Comme, après tout, on n’était pas riche, elle s’était résignée à donner des leçons de chant et, tous les ans, elle brillait dans quatre ou cinq concerts, chez la baronne Z… et la comtesse T…, ses élèves. Aimable, d’une bonté facile et superficielle, elle plaisait beaucoup et s’enorgueillissait de ses relations si distinguées… Mon parrain était-il assez distingué pour les relations de sa femme ? Je ne sais, mais en tout cas on ne le voyait guère les dimanches de réception, dans le grand salon blanc et or. Certes, devant les étrangers, madame Gannerault ne se permettait pas les petites moues méprisantes réservées pour la vie intime. Au contraire, elle ne manquait jamais l’occasion de dire : « Quand M. Gannerault eut payé de sa situation la fermeté de ses opinions politiques… » — Dans les familles bien pensantes, cette petite phrase ne ratait jamais son effet…
Et pourtant, dans cette âme faite de jolies frivolités, de sensibleries quasi ridicules et de sentiments médiocres, une passion s’était développée — unique, absolue, aveugle et touchante… Madame Gannerault n’avait aimé, n’aimait et n’aimerait jamais que son fils. Maxime était tout pour elle. Il remplaçait l’époux que M. Gannerault ne savait pas être, l’amant que madame Gannerault n’avait pas pris, la fortune qu’elle n’avait pas eue, la gloire qu’elle aurait pu avoir… Il était la vivante revanche de la faiblesse et de la médiocrité auxquelles son sexe la condamnait. Elle le chérissait avec cette maternité animale, tantôt sublime, tantôt féroce, des femmes qui n’ont pas eu la vocation de l’amour, mères jalouses, mères douloureuses, qui n’achèvent jamais d’enfanter. Tout était permis à Maxime : toutes ses fautes étaient excusées d’avance. Il était le seul beau, le seul bon, le seul fort, promis dès le berceau aux plus rares destinées…
Je n’avais point vu Maxime et déjà je devinais en lui l’âme de la maison. J’habitais sa chambre aux rideaux fleuris, sa chambre étroite et claire qu’on avait aménagée pour moi. Je couchais dans le lit en sapin et bambou qu’il avait quitté pour le dortoir du lycée. J’écrivais mes devoirs à la table où il avait ébauché ses premiers bâtons. La petite bibliothèque était pleine des livres qu’il avait reçus aux distributions de prix, et, sur la cheminée, des photographies le représentaient tout petit enfant, demi-nu sur un coussin avec un hochet et un collier d’ambre ; puis en robe courte, à cinq ans, perché sur un cheval mécanique, et la série continuait, allant du baby au jeune homme en passant par le collégien de huitième et l’inévitable premier communiant… Quand donc le verrais-je, ce Maxime qui allait être mon grand frère et que j’aimais déjà, sincèrement ?
Je le vis un dimanche matin, après quelques semaines mélancoliques qui avaient suffi pour étioler l’enfant menue, mais vivace, que M. Gannerault avait ramenée d’Auray. Adossé au poêle de la salle à manger, les mains dans ses poches, les sourcils froncés, d’un mouvement nerveux il semblait écouter impatiemment une semonce de son père. Maxime, à dix-sept ans, avait l’air d’un homme. Une moustache brune ombrait sa lèvre fine et dure. Son menton net et arrondi à la romaine, ses joues creuses, ses durs yeux d’onyx, décelaient l’intelligence et l’obstination. Et cet adolescent, droit et froid comme une lame d’épée, avait grand air à côté de son père, pauvre bonhomme doux et gauche qui s’efforçait de paraître imposant.
— Tu m’entends bien ! Ne recommence pas. Si je reçois encore une plainte de ce genre, je sévirai, je t’en préviens. Je sévirai…
Il fallait voir le demi-sourire de Maxime quand M. Gannerault passa dans la pièce voisine, répétant :
— Introduire des livres infâmes dans un lycée ! Mon fils ! Je sévirai.
Il fallait voir aussi ma marraine s’approcher de l’enfant chéri, écarter ses cheveux sur ses tempes, le baiser au front d’un indulgent baiser qui pardonnait tout…
— Gamin, grand gamin ! Ah ! les garçons, quels chenapans incorrigibles !…
Cependant je m’étais avancée. Il fallait bien que Maxime m’aperçût.
— Ah ! la petite Taverley, sans doute…
— La petite Marianne, dit madame Gannerault… Embrasse Maxime, ma mignonne… Tu n’es pas jaloux, mon Max ? dit-elle en me repoussant doucement comme pour ménager la susceptibilité du Benjamin.
— Pas le moins du monde, répondit Maxime avec insouciance.
Il m’embrassa du bout des lèvres et, mon parrain ayant reparu, tout le monde se mit à table. Maxime racontait les histoires du bahut, expliquant les causes de sa dernière consigne… Je crus comprendre qu’il s’agissait d’un livre introduit par fraude… Mais ce n’était pas la faute de Maxime ; il le prouvait clair comme le jour :
— Tu vois bien, papa…
— Je ne vois rien… Je sais que tu es un truqueur, un rebelle, un indiscipliné… Avec ton intelligence — intelligence remarquable ! — avec ta facilité, tes qualités brillantes, avec… avec… tu ne feras jamais rien, que chercher tes aises… aux dépens d’autrui s’il le faut…
La voix irritée de ma marraine s’éleva :
— Pierre, en voilà assez… Vous êtes l’homme le plus sévère, le plus dur… Vous exagérez tout… Laissez donc cet enfant tranquille. Rien n’est plus mauvais que les querelles pendant le repas… Ce pauvre Max n’est pas si solide, avec la mauvaise nourriture du lycée…
— Mais, mon amie…
— Non, non, c’est trop ! Il faut que vous empoisonniez l’existence de mon fils, comme vous avez empoisonné la mienne. Si au moins j’avais des compensations d’une autre espèce !… Mais vous n’avez même pas su garder votre situation…
Le déjeuner est brusquement interrompu. Ma marraine crie, Maxime plaisante, M. Gannerault courbe le dos et se réfugie dans son cabinet, et moi, petite fille de huit ans, que personne ne semble voir, j’apprends à connaître un nouvel aspect de la famille.
Ces scènes instructives se renouvelèrent souvent pendant les années qui suivirent. Maxime, bachelier, fit son volontariat d’un an, puis prépara sa licence en droit. Je grandissais sans qu’il parût s’intéresser à la gamine brune et pensive qui tenait si peu de place dans la maison. Parfois, accompagnée de la bonne, je le rencontrais dans les allées du Luxembourg. S’il était seul, il me donnait un baiser froid : « Tu vas bien, petite ? » Là se bornaient nos effusions. L’intimité s’arrêtait au tutoiement, à certaines formes du sans-gêne, sans comporter le moindre échange d’affection. Je ne me rappelle aucune circonstance de ma vie où Maxime ait pris un rôle intéressant.
Aussi je l’aimais peu, ce garçon hautain, concentré et sarcastique, et je devinais qu’il flattait l’orgueil de ses parents, sans satisfaire leur tendresse. Il semblait incapable d’émotion. Personne ne pouvait dire l’avoir vu pleurer. Épris d’un petit livre qu’il relisait sans cesse et que je trouvai un jour, — Le Rouge et le Noir, d’Henri Beyle — il affectait d’admirer les impassibles, les audacieux, les hommes d’action… Nul n’avait pénétré ses plaisirs, ses amours, ses dépenses, l’intimité secrète de sa vie ; nul ne pouvait l’accuser d’imprudences ni de débauches. Il était sérieux. Il travaillait. De petites revues de jeunes avaient publié quelques articles de lui, signés d’un pseudonyme et qui surprenaient par leur éloquence agressive. Et dans la famille Gannerault régnaient un malaise, une méfiance, l’attente angoissée des destinées de ce fils. Son avenir était mystérieux et menaçant comme son âme — son âme close et profonde. S’il était bon ou mauvais, personne n’eût osé le dire, mais dans sa bouche les paroles de bienveillance même prenaient un goût amer.
J’avais douze ans. J’étais formée déjà comme une jeune fille et madame Gannerault s’avisa tout à coup de songer sérieusement à mon éducation. Mon parrain m’avait donné quelques leçons et je savais à peu près autant d’histoire et de géographie que les fillettes de mon âge. Seule, mon instruction religieuse avait subi un singulier retard. On m’envoya donc rue des Feuillantines, chez madame Dumarquet, une institutrice osseuse et jaune, qui, mariée, avait l’air d’une vieille fille. Le pavillon qu’elle habitait, au fond d’une cour, datait peut-être de l’époque où cette même rue des Feuillantines avait vu passer les enfants du général Hugo. Les classes étaient situées au premier étage et nous prenions le repas de midi dans la grande pièce du rez-de-chaussée, qui ouvrait sur la cuisine et sur le prétendu jardin. Le mur était garni de portemanteaux où pendaient des tabliers noirs, des cartables de toile cirée, des chapeaux et des cordes à sauter, pêle-mêle. Je sens encore l’odeur particulière de cette pièce, quand des paniers ouverts s’échappait un complexe arome de chocolat, de viande froide, de fruits mûrs et de vin répandu. Une tourterelle familière roucoulait sur l’épaule de la sous-maîtresse et nous nous querellions pour lui offrir des miettes de pain. La récréation nous débandait dans une cour plantée de lilas grêles, ces pauvres lilas de Paris étiolés et malades comme des enfants grandis en prison. Alors devant nous fuyaient les moineaux, et les rondes tournoyaient sur des airs très vieux et mélancoliques qui parlaient du beau mois de mai, des marjolaines et des filles de rois prises d’amour… Ah ! nous les chantions légèrement, ces airs qui flottent dans toutes les mémoires, et qu’on sait sans les apprendre, pour les avoir respirés tout enfant dans la simple poésie populaire ! Dans le coin des grandes, où je pénétrai l’année suivante, les conversations, les distractions n’étaient pas à ce point innocentes. Le mystère de l’amour hantait ces filles de quatorze à dix-sept ans, qui mettaient en commun leurs troubles rêveries, leur demi-science, leurs divinations et leurs répugnances. Des lectures hâtives, des phrases entendues, la négligence impudique de certains parents avaient instruit plus d’une ; mais les notions qu’elles avaient reçues, incomplètes ou trop précises, se déformaient dans leur esprit en certitudes aussi étrangères à la réalité que l’ignorance de leurs cadettes.
Et quand je me rappelle aujourd’hui ce souci inévitable et constant des choses de l’amour qui naît avec l’adolescence dans l’âme de la vierge contemporaine, quand j’évoque la terreur, le dégoût, la tristesse que je reçus de certaines confidences, je me demande si la délicate et prudente révélation de la vérité ne vaudrait pas mieux que l’hypocrisie obligatoire. Mais combien de mères sauraient entreprendre et achever cette éducation spéciale de la jeune fille qu’elles élèvent pour le mariage et qu’elles négligent d’élever pour l’amour ? La plupart de ces mères demeurent attachées de bonne foi à la superstition de l’ignorance virginale et, volontairement, elles oublient que leur virginité, si chaste qu’elle fût, n’était qu’à demi ignorante. Soumise au respect des convenances, modelée sur le type conventionnel de la demoiselle comme il faut, préparée pour donner des garanties apparentes aux futurs épouseurs, la jeune fille apprend, dès la première robe longue, cet art de dissimulation qu’elle exercera plus tard, contre ces mêmes épouseurs devenus des maris. Si par hasard les livres trop éloquents, les amitiés trop curieuses sont écartés du gynécée, la vierge conservée jusqu’à dix-huit ans dans cet état de candeur idéale arrive au mariage dépourvue de tout recours contre la conspiration des familles et des jeunes gens. On lui présente un fiancé pareil à la moyenne des hommes qu’elle a rencontrés dans le monde. Parfois, sans déplaire, l’étranger ne plaît qu’à demi… Mais le père, la mère, la nécessité de s’établir, la vanité d’être madame se liguent contre ces légères et significatives répulsions que la jeune fille elle-même trouve déraisonnables, ignorante qu’elle est des raisons profondes et des conseils de l’instinct. Elle se marie donc ; elle accepte un contrat dont elle ne connaît point la principale clause — cette clause qui l’eût fait reculer et se reprendre dans une révolte de pudeur — elle jure une fidélité dont elle ignore le prix, une obéissance dont elle ignore le caractère. Le lendemain des noces, brutalisée, écœurée, elle se soumet comme un animal passif, ou médite déjà des revanches dont seront seuls responsables les parents, le mari, les absurdes mœurs qui ont tendu le piège légal et fleuri, où tombe la vierge pour s’y réveiller femme.
— Hélas ! diront les mères, une fille instruite, avouant qu’elle sait, ne rencontrera pas un homme assez courageux pour l’épouser. L’innocence de la fiancée est le gage de la fidélité de l’épouse.
En êtes-vous bien sûres, pauvres mères ? Quant aux hommes qui n’auraient pas le courage dont vous parlez, leur prudence prouve la médiocrité de leurs mérites. Ils sentent qu’ils ne peuvent se faire accepter que par ruse, et que la vierge, capable de sacrifier sa pudeur à l’amour, ne la sacrifierait point, peut-être, à leurs ignobles calculs et à leur souverain égoïsme. Ils suppriment la difficile, glorieuse et charmante conquête qu’accomplira, plus tard, le vengeur — l’amant !
L’époque de ma première communion étant arrivée, je fus conduite, sous les auspices de madame Dumarquet, au catéchisme de Saint-Jacques. J’y brillai peu. Était-ce à cause des instructions techniques sans émotion ni simplicité, était-ce l’effet d’une préparation incomplète et maladroite, mais la religion qu’on me révélait n’émut ni mon imagination, ni mon cœur. Trois prêtres étaient chargés de nous instruire : le curé d’abord, bonasse et lourd ; l’abbé Lescot, bourru, très savant, dont je revois la face de paysan, la bouche amère et l’œil sceptique ; l’abbé Borromel, onctueux et pimpant, très apprécié par les mères des enfants libres, comme on appelait les catéchumènes conduites par leurs parents ou par des institutrices particulières. Ma marraine m’eût souhaité pour confesseur ce suave abbé Borromel aux soutanes de drap fin, aux ceintures de belle soie, aux boucles blondes fleurant l’eau de Cologne. Mais la foule des pénitents encombrait les approches de son confessionnal et je dus porter l’aveu de mes fautes au dur abbé Lescot qui ne s’humanisait pour personne. Il ne m’écoutait guère, assoupi dans la chaleur et le silence de la petite boîte, à cette heure crépusculaire si solennelle dans les églises vides où le moindre bruit de chaise remuée se répercute en sonore écho. Il m’adressa enfin quelques banalités pieuses : « Il faut aimer Notre-Seigneur… obéir aux parents… votre excellente famille… vos bonnes maîtresses… Et la très sainte Vierge que vous aimez de tout votre cœur, n’est-ce pas, mon enfant ?… » Je me crus obligée de répondre, la très sainte Vierge m’étant complètement indifférente, que je ne l’aimais pas autant que je l’aurais voulu… L’abbé Lescot parut surpris : « Vous n’êtes donc pas une enfant sage ? » me dit-il non sans rudesse. Je répondis que j’allais à l’office parce qu’on m’y conduisait, que je n’avais aucune ferveur et que je ne demandais pas mieux que de devenir dévote ! « Il ne s’agit pas d’être dévote ! » Il mêla dans son discours, la grâce et la persévérance, les anges et les démons, puis il me ferma au nez la petite porte. Ce prêtre n’était ni psychologue, ni pédagogue…
Dans la semaine qui précéda la première communion, madame Dumarquet m’affranchit, ainsi que mes compagnes, de toute espèce de devoirs. Nous fûmes reléguées dans le petit salon de la directrice et là, entre les offices, nous lûmes des livres pieux : Songez-y bien ! — Le grand jour approche. — Lettres d’un missionnaire. C’étaient des histoires attendrissantes et fades, sans grandeur vraie, et dont aucune ne contenait la phrase, le mot simple et profond qui eût fait passer dans nos âmes innocentes et toutes de bonne volonté le tremblement intérieur d’une révélation divine. Ah ! les douces, les adorables paraboles de l’Évangile, comme on les déformait, comme on les mutilait dans le style emphatique et plat des écrivailleurs catholiques ! À l’église, un dominicain, prêchant la retraite, nous épouvantait avec l’enfer. Enfer théâtral et puéril, enfer de féerie, flammes de Bengale, fourches de carton, pyrotechnie religieuse qui ne m’effraya guère, mais qui bouleversa jusqu’à la terreur les fillettes nerveuses et faibles. Des enfants fondaient en larmes ; d’autres demeuraient stupides. Ils étaient rares, ceux qui portaient dans leurs yeux la sérénité confiante, le joyeux espoir de la foi. Et pourtant, quel puissant levier posséderait l’Église pour soulever les âmes d’un tel élan vers l’infini qu’après la chute dans la réalité vulgaire cet élan fût inoubliable à jamais. Elle allumerait dans l’ombre discrète des cœurs la lampe d’idéal qui luit jusqu’à la mort, malgré les coups de vent de la vie. Mais la poésie a déserté l’autel où officient des fonctionnaires. Le catholicisme, dans les grandes villes, n’a plus d’apôtres, ni de martyrs. Il n’inspire plus les artistes. Quelle parole vraiment divine trouverait un écho dans ces sanctuaires où tout est tarifé : la chaise où l’on prie, les cierges des noces, le drap banal des morts ; où le lucre et le mensonge éternisent leurs agitations stériles parmi le mauvais goût effroyable des Sacrés-Cœurs en plâtre peint ?
Cependant, l’encens, les fleurs, les harmonies parlaient à mes sens délicats d’enfant précoce, si Dieu n’était point sensible à mon cœur. Le matin de ma première communion, je ne me vis pas sans émotion transfigurée dans les blancheurs transparentes qui baissaient autour de moi. Toute la famille était là : mon tuteur, ma marraine, quelques parents et amis des Gannerault convoqués pour la circonstance. Ô le clair, le gai matin de mai ! Le soleil riait aux vitraux et sur l’autel la flamme des cierges pâlissait, or atténué jusqu’à des douceurs d’étoile. Et nos lèvres chantaient le cantique d’amour :
Mon bien-aimé ne paraît pas encore…
Trop longue nuit, dureras-tu toujours ?
Rends-moi Jésus, ma joie et mes amours !…
Avec les autres, je chantais ces vers de Fénelon qui me charmaient par leur langueur profane. Un trouble se répandait en moi. Ce voile blanc, ces cérémonies, n’étaient-ce pas le simulacre des noces qui hantaient déjà nos imaginations d’enfant ? Pourquoi, quand les garçons demeuraient indifférents et raides sous leur frisure, la frange du brassard battant leurs coudes, un frisson passait-il sous les mousselines virginales ? Ces gamins de douze ans étaient bien des gamins, mais beaucoup parmi ces filles de douze ans étaient presque femmes, et leurs lèvres se plaisaient à prononcer ces mots de bien-aimé, d’union, d’amour dont elles pressentaient la volupté future, le sens terrestre, la douceur encore défendue. Mais quand nous allâmes à l’autel, je me ressouvins de tout ce que j’avais lu dans les livres, de la joie, de l’extase ineffable qu’on nous promettait. Et la communion accomplie, à me sentir si parfaitement maîtresse de moi, si calme, si tiède, j’éprouvai le sentiment d’une vague duperie, le froid d’une déception.
Beaucoup, parmi mes compagnes, pleuraient d’émotion nerveuse et les mères pleuraient comme elles. Quel sentiment faisait couler les larmes de ces femmes de trente ans, dans la force de leur jeunesse mûre, et qui se frappaient en secret la poitrine devant le voile blanc de leur enfant ? Piété, tendresse, regret, remords ? Combien étaient venues avec un mystère dans le cœur, amour défendu, délices du péché, espoir coupable, inavoué désir ? Douloureusement, elles se rappelaient le jour de blancheur et d’innocence, la sérénité de leurs douze ans, et combien, parmi les petites fiancées de Jésus, étaient prédestinées aux mêmes amours, aux mêmes fautes, aux mêmes douleurs ?
Maxime arriva pour le déjeuner. Nous avions une dizaine d’invités, pour la plupart cérémonieux et roides, une douairière dévote et sa fille, un colonel d’artillerie, deux couples bourgeois, deux vieux musiciens et une seule jeune femme, madame Estelle Laforest, dont les cheveux teints, les lèvres peintes, la toilette excentrique et indiscrète effarèrent les dames de Corhouët. Le colonel Tabat s’empressait près d’elle, mon parrain semblait hypnotisé par les grâces de cette bourgeoise légère — une des bonnes leçons de madame Gannerault — et les autres dames toutes laides et mûres, séchaient de mélancolie dans leur coin.
Ce fut bien autre chose à l’arrivée de Maxime, l’unique jeune homme de la société. À ce moment, madame Laforest, assise au piano — pour faire prendre patience à nos convives — lançait d’une voix aigrelette la Sérénade d’Holmès :
Hier comme aujourd’hui, ce soir comme demain,
Je t’adore !…
Maxime s’offrit à tourner les pages. Madame Gannerault souriait à son élève, madame Laforest chantait faux avec aplomb, le colonel était béat, et personne ne songeait à l’héroïne de la fête qui froissait sa jupe blanche à la place d’honneur.
Après les compliments d’usage, Maxime se souvint que j’existais. Il m’embrassa, m’appela sa petite amie, et me tourna le dos. À table, madame Laforest m’interrogea sur mes impressions.
— Elle est bien heureuse, la chère petite, bien heureuse ! C’est le plus beau jour de la vie assurément… Oh ! ce voile blanc !… Quel rêve ! Dès huit ans, madame, j’y pensais… Ça m’a donné des distractions, par exemple… J’étais folle à l’idée de me marier… pour le voile et la couronne… Croyez-vous ? Il n’y a plus d’enfants.
— Le fait est, dit l’un des vieux musiciens, que sans l’attrait du costume et des cérémonies, bon nombre de jeunes personnes prolongeraient, avec raison, leur séjour dans leur famille.
— Et l’on verrait moins de femmes écervelées, ajouta madame Tabat aigrement.
— Mon Dieu, fit madame de Corhouët, de quoi allons-nous parler devant cette enfant ?
Tout le monde convint qu’il fallait respecter le recueillement du petit ange. Au dessert on but à mon bonheur, à mes progrès, à ma famille adoptive. Ma marraine émue s’essuyait les yeux. Comme on se levait de table, elle demanda à son fils :
— Ne veux-tu pas nous accompagner ?
— À vêpres ?
Il sourit :
— Non, chère maman. Je dois passer au Tambour… et même… je le regrette… mais je suis attendu à Versailles pour dîner.
Mon parrain répliqua :
— Bon ! bon ! C’est toujours la même chose… Nous ne te voyons plus… Aujourd’hui, pourtant, pour cette fête de famille… j’aurais cru…
— Pierre ! Pierre ! fit madame Gannerault.
Les dames s’engouffraient dans la chambre de ma tante pour mettre leurs manteaux et leurs chapeaux. Madame Laforest avait prié Maxime de l’aider à chercher sa musique. Je me trouvai seule dans l’antichambre, et l’idée me vint d’avertir la jeune femme qu’une page de la Sérénade avait glissé derrière le piano. J’allais tirer le battant de la porte qui n’était pas fermée, mais poussée tout contre l’autre battant, quand un spectacle aperçu par l’étroite fente me cloua net derrière le vantail.
Maxime, assis sur le canapé, tenait dans ses bras madame Laforest, très rouge, les cheveux défrisés, le corsage fripé. Il l’enlaçait hardiment, tandis qu’elle se renversait en arrière avec un rire muet. Soudain, elle sembla céder. Ses mains s’ouvrirent, ses bras se dénouèrent. Maxime se pencha et je vis leur baiser — leur avide, leur lascif baiser — qui me sembla durer une heure. Une voiture passa, ébranlant les vitres. Des cristaux s’entrechoquèrent. Brusquement ils furent debout, tous les deux.
— Bête ! dit la jeune femme, d’un ton de reproche.
Ils écoutaient… Rassurée par le silence, elle continua :
— Eh bien, ce serait drôle si ta mère nous surprenait !
— Bah ! dit tranquillement Maxime, quand c’est dangereux, c’est bien meilleur.
Il prit madame Laforest par les épaules :
— Ma mère ! Ça la flatterait pour moi, voilà tout. Que j’aie vingt maîtresses, elle s’en moque, pourvu que j’épouse, au bon moment, une demoiselle à sac… Allons, à ce soir… Ton mari ne nous fera pas la blague de nous surprendre.
— Ah ! le pauvre homme, il est loin.
Elle lui offrit sa bouche… Je me rejetai dans la salle à manger.
Mon cœur battait. Il me semblait que j’étais témoin et complice d’un crime. Certes, je ne comprenais qu’à demi jusqu’à quel point pouvaient être coupables ces deux êtres que j’avais surpris enlacés. Mais ce baiser, ce tutoiement… Je sentais, avertie par l’instinct naissant de la femme, qu’ils faisaient ou voulaient faire quelque chose de mal.
Ma marraine me trouva fort pâle quand elle revint. L’émotion, la fatigue, le jeûne de la matinée expliquèrent mon malaise. Nous reprîmes le chemin de l’église.
Si pendant la messe j’avais péché par involontaire froideur, je péchai par indifférence aux vêpres de l’après-midi. J’avais souvent ouï dire que l’avenir de toute une vie dépendait de la première communion, et je m’attristai de ma propre frigidité. J’avais beau m’évertuer à chercher des pensées pieuses, chanter à l’unisson les cantiques d’actions de grâces, je sentais que ce jour était souillé. Sans cesse, je revoyais madame Laforest près de Maxime ; j’entendais le bruit de leurs baisers… J’entrevoyais je ne sais quels abîmes de hontes mystérieuses, et une noire tristesse m’envahissait peu à peu. Vainement gémissait la voix infinie des orgues, vainement brûlaient les cierges purs dans le pur encens, le charme était rompu. Je n’avais point trouvé le céleste amour dont parlent les prêtres, et j’avais entrevu, avec ses mensonges et ses brutalités, le coupable mystère des amours humaines.
III
— Tu peux t’habiller, ma petite Marianne. Je n’ai plus qu’à passer ma robe… Eh bien, n’est-il pas superbe ainsi, notre salon ?
— Très beau, marraine…
Madame Gannerault, en peignoir flottant, déjà chaussée, juponnée, coiffée comme pour le bal, regardait autour d’elle avec complaisance. Les candélabres brûlant haut de toutes leurs bougies égayaient d’une clarté de fête la solitude du grand salon. Ma marraine clôturait par une soirée musicale et dansante la série de ses réceptions d’hiver. Le programme était particulièrement chargé, ce soir-là : duos, soli, musique de chambre, chœurs d’élèves, jusqu’à minuit. Le concert ensuite se transformerait en un bal d’autant plus animé que les présentations seraient faites, les relations ébauchées depuis trois heures. Nous avions passé la journée à préparer le buffet — non moins chargé que le programme — et nous avions réalisé des miracles d’économie, car le terme d’avril allant échoir, cette soirée quasi obligatoire compromettait gravement l’équilibre du budget. Madame Gannerault était passée maîtresse dans cet art tout parisien de faire beaucoup d’effet avec peu d’argent. Nul, parmi nos invités, n’aurait soupçonné que les galantines, les viandes rôties, les salades russes avaient été préparées à la maison par ma marraine elle-même ; que les vins étaient pris à crédit et qu’un petit glacier des Batignolles avait fourni les glaces. Moi-même je m’étais levée à cinq heures pour accompagner la servante à la Halle, puis au Marché aux Fleurs, et toute la journée j’avais râpé du chocolat et beurré des sandwiches. Maintenant les lilas s’effeuillaient en neige odorante jusque dans les branches du petit lustre de Saxe, les chaises s’alignaient en demi-cercle, les bougies flambaient, et le maître d’hôtel, devant le buffet éblouissant, célébrait l’office de la gourmandise. Les amies de ma marraine allaient jaunir de jalousie, et les riches élèves penseraient que madame Gannerault leur faisait une grâce en daignant accepter leur argent. C’est une triste vérité qu’on ne prête qu’aux riches, et qu’à Paris il faut paraître pour être, et offrir des truffes à ceux qui nous permettent de gagner le pain quotidien.
J’étais rentrée dans ma chambre et, avant de m’habiller, je nouais mon épaisse, rebelle et sombre chevelure. Le miroir de la toilette me renvoyait mon visage… Entre les moulures du bois laqué, dans l’eau mystérieuse de la glace où tremblait le reflet des bougies, je voyais une fille point très jolie, pas laide non plus, assez forte pour ses dix-sept ans, la gorge bien formée, la taille mince dans le corset de batiste blanche, les bras encore un peu menus. Et je l’examinais, cette ombre de moi-même, avec une naïve curiosité… Ah ! pourquoi l’ovale du visage n’était-il pas un peu plus allongé, plus fin l’arc mobile de la bouche ?… Le nez, délicatement aquilin, donnait quelque noblesse au profil. Les yeux, d’un bleu violet très foncé, paraissaient noirs ; mais quand une émotion les pâlissait, ils rappelaient le profond velours des pensées. Et sur le front mat, sur les tempes où couraient des veines d’azur, sur les épaules frêles de fillette, une énorme et magnifique chevelure roulait en cascade de soie noire… Les bras levés, je tordais ces cheveux dont l’opulence était presque gênante, et une pensée traversait mon esprit, une pensée qui me revenait sans cesse par les soirs de toilette et de gala :
« Suis-je assez belle pour être aimée ?… Serai-je aimée, un jour ? »
Et tout en plantant dans le casque noir et parfumé les épingles d’écaille légère, je regardais le crucifix d’ivoire accroché au chevet de mon lit et qui semblait me reprocher mon souci profane de la beauté et de l’amour. Dire que j’avais été si pieuse et que j’étais devenue si indifférente — presque aussi tiède qu’au lendemain de ma première communion…
Elles ressuscitaient, les heures mornes, les lentes années d’adolescence… À quinze ans, après avoir quitté la pension de madame Dumarquet, j’avais commencé ma vie de jeune fille. Maxime, devenu secrétaire intime d’un diplomate connu, voyageait en Russie et en Allemagne. Ma marraine était toute à ses leçons, à ses visites, à ses plaisirs, et mon parrain, qui vieillissait rapidement, s’enterrait dans ses livres. En vain, pour compléter mes études, il m’ordonnait des lectures dont je devais écrire le commentaire, excellent exercice qui m’a permis d’étudier et de formuler mes impressions. En vain le piano, le chant, le dessin se partageaient mes journées. Dans ce vaste appartement que la mélancolie et le désordre habitaient, je ne me sentais pas vivre. Ma fenêtre ouvrait sur un confus horizon de jardins et de toits dont les nuances grises et vert foncé ressemblaient à la triste couleur de mes rêves. J’avais peu d’amies, et je les recevais rarement. D’ailleurs les jeunes filles de mon âge ne m’intéressaient guère. Les meilleures étaient simples et niaises ; les plus intelligentes étaient gâtées par des succès d’école et affectaient une pédanterie qui m’agaçait ; certaines m’avaient gênée par des velléités de tendresse un peu trouble… Toutes commençaient l’âpre chasse aux maris, et les jalousies dénigrantes se heurtaient dans leur petit groupe où toutes se sentaient rivales. Leur rêve allait à l’époux gentil et bien habillé, pourvu d’une bonne position, qui leur promettrait peu d’enfants et beaucoup de toilettes…
— Ne te monte pas la tête, ma pauvre fille, me disait madame Gannerault quand on annonçait les fiançailles d’une amie. Tu n’es ni riche, ni belle. Ne pense pas au mariage… Ça t’évitera des déceptions.
Je n’étais pas riche, évidemment, car six cents francs de rente, dans ce monde de bourgeois cossus où nous vivions, ne pouvaient constituer une dot décente. Je n’étais pas belle — et madame Gannerault, qui ne comprenait aucun type de beauté hormis le sien, exagérait la sévérité de la nature et sa parcimonie à mon endroit. Elle n’aimait ni les femmes brunes, ni les femmes minces, ni les femmes pâles. J’étais brune, mince, pâle — donc j’étais laide, et cette certitude m’attristait.
Indépendante d’esprit, bourrée d’idées fausses que la vie allait rectifier, curieuse comme Psyché et comme Ève, je traversais la période romantique de la première jeunesse. Impatiente de connaître, avide de sentir, j’aurais voulu embrasser à la fois toutes les formes de la vie. Je sentais en moi une flamme sans aliment, des impulsions sans but, des vouloirs sans objet, toute une force inemployée qui se dépensait en agitations vaines. J’avais perdu l’insouciance joyeuse de l’enfant avant d’avoir conquis la libre responsabilité de la femme. Mon âme s’étonnait de la puérilité de mon corps ; elle tendait en avant, vers l’inconnu de la vie, gênée par ce compagnon mal assorti et retardataire. Il avait quinze ans, elle vingt peut-être… Bientôt je m’étiolai dans une langueur muette qui n’était pas sans douceur. J’aimai la solitude de ma chambrette que les livres, lus au hasard, peuplèrent bientôt de formes fascinantes. Les classiques austères prêtés par mon tuteur et soigneusement expurgés, glaçaient mon imagination comme des pensums. Mais j’avais découvert la clef de la bibliothèque où l’enfer moderne se dissimulait sous de modestes couvertures jaunes… Pêle-mêle, Musset, Flaubert, Balzac me tombèrent dans les mains… Ceux-là du moins parlaient, non plus de Rome et de César, mais de la vie contemporaine et familière, des amours, des fautes, des douleurs que je coudoyais dans la rue et que j’aspirais à ressentir. J’étais trop inexpérimentée pour apprécier les graves études de psychologie ; le naturalisme, avec ses violences, m’écœurait un peu ; j’ignorais complètement les problèmes sociaux… J’allai, d’instinct, à la poésie pure, au roman, aux œuvres de tendresse et de volupté.
Toutes dangereuses qu’étaient ces œuvres, elles me passionnèrent sans me dépraver. Comme la plupart de mes compagnes, je connaissais la théorie de l’amour. Mais mon cœur était trop exalté pour n’être point pur et d’inévitables dévergondages d’imagination n’avaient point entamé mon absolue chasteté physique. Cette exaltation même de mes sentiments et l’action puissante de la nature me sauvèrent de tout égarement.
Mais le désir de l’amour, imprécis et hallucinant, entra soudain dans ma jeunesse. Je pleurai de n’être point belle. Je pleurai de n’être pas aimée et de n’aimer pas… Cependant la dix-septième année fleurissait mes lèvres et mon sein ; mes yeux étaient doux comme des caresses, et je ne sais quel instinct m’avertissait que l’heure était proche où la caresse de ces yeux prendrait un sens. Mon cerveau fermentait ; une angoisse triste et délicieuse oppressait déjà mon cœur et s’épanchait en larmes dont j’ignorais la cause. Quelquefois, la nuit, quand tout dormait dans la maison, j’étouffais dans ma chambre étroite. Demi-nue, je me penchais à la fenêtre ; l’air frais apaisait la fièvre singulière qui brûlait mon sang, et le vent d’automne, effleurant ma poitrine, emportait le cauchemar qui l’écrasait… Alors je considérais ma destinée… Je pensais à l’Inconnu qui traversait parfois mes songes, à celui qui dormait ou veillait sous ces mêmes étoiles, par cette même nuit, tout près de moi peut-être, et si loin !
Ni madame Gannerault ni mon parrain ne semblaient comprendre la crise que je traversais. Pour eux, j’étais une enfant, une enfant taciturne et bizarre dont le caractère les inquiétait. Mes amies préférées, Madeleine Larcy, Laurette Exelmans, étaient l’une trop naïve, l’autre trop frivole… À qui parler, à qui confier mon intime misère, le mal d’ennui et de désir qui me tourmentait ? Je me sentais étrangère à tout et à tous. Les livres, les conversations surprises, les choses vues, entendues, devinées surtout, me faisaient pressentir un monde d’hypocrisies, de lâchetés, d’égoïsmes féroces, le règne universel de la médiocrité. Je souffrais de cette prescience. À ce moment critique et décisif de la puberté morale, je me sentais sans guide et sans soutien.
Et voici qu’un jour pluvieux de novembre, un caprice de ma marraine nous fit entrer dans une église où prêchait un prêtre inconnu. Il développait avec un art délicat cette parole de saint Jean : « Mes bien-aimés, Dieu est amour. » Et comme s’il eût parlé pour moi seule, ses paroles versaient une myrrhe embaumée, une fraîche lumière dans les ténèbres de mon cœur. Aussitôt — l’extrême jeunesse a de ces ressources généreuses — les souvenirs troubles des scènes qui avaient accompagné ma première communion s’atténuaient, s’effaçaient, reculaient dans un passé chimérique. Les émotions religieuses de mon enfance se coloraient des mirages de mon imagination… Trop jeune pour goûter la vie, trop mûre pour ne point la désirer, je trouvais un aliment à l’ardeur d’amour qui me consumait en silence. Dieu me révélerait donc les joies de la tendresse partagée, l’extase des effusions, la douceur des confidences. Et brusquement, sans réfléchir ni m’interroger, je me jetai dans la foi comme je me serais jetée dans la passion. Je balbutiai, dans la prière, le langage instinctif de l’amante. La lecture de l’Imitation acheva de m’affoler. Certes, je ne le comprenais qu’à demi, et je l’interprétais étrangement, ce poème ardent et désolé du mystique amour, livre de vie, livre de mort qui tue dans les âmes la volonté de l’action et les stupéfie comme un narcotique. L’odeur du cloître m’enivra. Je vécus tout un hiver sur les confins de la réalité et du rêve, et je reçus du plus sévère des maîtres l’éducation même de l’amour.
Mon confesseur s’en effraya. Il m’interdit ces méditations, ces lectures, ces minutieuses pratiques qui occupaient et distrayaient mon cœur. Il voulut me ramener à la vie régulière, aux étroits devoirs, à cette médiocrité de sentiment qui m’avait révoltée naguère… Alors s’écroula l’édifice de ma vaine religiosité… Le ridicule des imageries, la laideur des monuments modernes, la sottise de la littérature catholico-sentimentale, m’apparurent tout à coup. Le désir de vivre la vie refleurit en moi avec les premiers bourgeons de mars, avec le soleil, avec le flux des sèves.
Et de la chrysalide de l’adolescente s’évada une femme que je ne soupçonnais pas. Elle respirait, affranchie de l’hiver et de la tristesse. Elle devinait la puissance de son sexe ; elle se révélait sa propre beauté… Ce charmant printemps de 18** qui poudrait d’un vert si délicat la grisaille des hautes branches, j’en sens remonter à mon cœur la lointaine ivresse. Riche de l’inconnu et de l’espoir que contenaient les années proches, je savourais avec des gaietés d’enfant les petites vanités de la parure. Chaque ajustement imprévu m’enorgueillissait comme les galons d’un nouveau grade. Et quand je marchais avec ma marraine, sur les trottoirs lavés des tièdes pluies d’avril, je sentais errer sur moi, hardi et doux, le regard détourné des hommes.
C’est à cette époque que je rencontrai, dans plusieurs soirées intimes, sortes de demi-bals blancs, un brave jeune homme, un peu lourd, point spirituel et que je croyais malheureux et mélancolique. Francis Perclaud m’avait invitée à plusieurs reprises ; il avait ébauché de vagues compliments et tenté, pendant deux ou trois mois, un flirt innocent et timide. Assurément, ce pauvre garçon, qui est aujourd’hui substitut en province, n’avait rien de bien dangereux. Mais j’aimais trop l’amour pour n’en pas chérir l’apparence et de bonne foi, la petite sotte passionnée se mit en devoir d’adorer Francis… Niaiserie de la dix-huitième année !… Il est encore présent à ma mémoire, le soir où je lus dans les yeux du jeune homme l’émotion passagère d’une tendresse, qui était peut-être un inconscient désir. Les femmes animées, les hommes excités par la libre gaieté du souper, riaient autour des petites tables éparses dans un désordre de débandade. J’étais plus hardie que de coutume, un peu grise, embellie par cette griserie même, et Francis semblait transformé. Il était galant, il était espiègle. Et sur une répartie un peu vive, oubliant le souci des convenances dont il ne se départait jamais, il mit un baiser sur mon bras nu.
Soyons sincère tout à fait : mon indignation ne fut qu’apparente. Je ne sais quel sentiment de vanité me rendit la clémence facile. Cependant, revenue dans ma petite chambre, je sentis, à ma grande surprise, que j’étais émue à peine et pas heureuse du tout. Quoi ! c’était cela l’amour ?… J’étais, bien malgré moi, d’une froideur désespérante et l’image de Francis ne me donnait pas, quand je l’évoquais, cette secousse au cœur, cette émotion lancinante qu’il me semblait nécessaire d’éprouver.
Pauvre Francis ! Si je fus avec lui ingénument coquette et provocante sans m’en douter, je m’efforçai de l’aimer de la meilleure foi du monde. Malheureusement, ni son caractère paisible, ni sa lourde personne trop bien portante, ne favorisaient l’exaltation sentimentale qu’il m’eût été si doux de ressentir. Aussi quand je revis M. Perclaud, à le trouver si tranquille, avec, dans les yeux, je ne sais quelle béate fierté, j’éprouvai un sentiment de colère, de honte, de ridicule infini. Décidément, je n’avais pas de chance et mon « premier amour » avortait dans la banalité la plus désolante. Francis ne comprit pas grand’chose au changement qui s’opérait en moi. Il dut se dire que j’étais une gamine capricieuse. Mais sans effort, sans souffrance, il se résigna aux seconds plans.
Ma toilette achevée, mes gants mis, un œillet blanc piqué à la ceinture de ma robe de tulle, je restais pensive, interrogeant l’avenir. Que me réservait-il, cet avenir plus mystérieux pour moi que pour tout autre ? Mais la jeunesse vit dans le présent et le présent, pour moi, c’était une nuit de fête, la joie de la parure, l’attente de l’inconnu…
IV
Une heure après, dans le salon déjà plein, j’étais assise entre mes deux amies, Laurette et Madeleine. Nous nous groupions ainsi, d’instinct, sûres de former une belle harmonie. Vêtues de blanc, dans un triple nuage de tulle où chatoyait la nacre des ceintures de satin, nous représentions les trois aspects de la jeune fille : la passionnée, la passive, la frivole. Et près de la grâce blonde, un peu mièvre de Madeleine Larcy, près de la gaie mutinerie de Laurette, vraie fille de Paris aux tresses châtain, aux yeux couleur d’eau, ma petite tête aux lignes fermes couronnée de cheveux noirs, accentuait son caractère de tendre énergie.
— Vous êtes jolies comme les Grâces, nous avait dit le père Perronnet, le musicien qui aimait encore les comparaisons mythologiques et les compliments surannés.
Cependant les duos, les cavatines, les romances sévissaient. J’exécrais cet air italien, ces roulades, ces effets qui mettaient en valeur la souple voix de ma marraine. Chanteuse experte, excellente pianiste, elle n’était guère plus artiste qu’un joueur d’orgue de Barbarie et la plupart de ses invités se pâmaient aux tours de force qu’elle exécutait hardiment. Madame Gannerault se piquait d’être réactionnaire en art comme en politique, et pour une heureuse inspiration de Rossini et de Meyerbeer, elle nous servait vingt ritournelles vulgaires, larmoyantes, raccrocheuses comme des courtisanes, habiles à susciter les émotions de pauvre qualité. Que de Plus blanche que la blanche hermine ! que de Nobles seigneurs, salut ! nous furent infligés ! Les élèves de ma marraine se gargarisaient de vocalises, à la grande admiration de l’auditoire composé de ces riches bourgeois qui aiment le café-concert, le couplet égrillard, la littérature sentimentale et la peinture bien finie.
— Quel malheur ! disait madame Gannerault, Marianne, avec sa jolie voix — un contralto étonnant ! — Marianne n’aime pas la musique.
Assurément je n’aimais point cette musique qui ravissait ma marraine et mon tuteur. Mon culte allait à Beethoven que je connaissais peu, remontait à Haydn, à Rameau, à Lulli même. J’ignorais complètement les maîtres modernes, Schumann, Wagner, Berlioz, que je devais tant aimer.
Le concert était presque terminé quand madame Gannerault, traînant sa longue robe de velours noir, fit un petit geste qui commandait le silence.
— Mesdames, dit-elle en promenant sur ses élèves et amies le bienveillant regard du professeur satisfait, une surprise charmante nous a été réservée, à mon insu. Madame Laforest a eu la bonne pensée de nous amener un artiste, inconnu parmi vous, mais dont vous saurez bientôt par cœur les œuvres charmantes. Votre modestie ne doit point s’effaroucher, monsieur Rambert.
Dans le silence qui s’était fait, apaisant même le bruissement ailé des éventails, madame Laforest s’était levée, et j’aperçus près d’elle un jeune homme de trente ans, ni grand ni beau, portant les cheveux châtains coupés court, la barbe en pointe, la moustache en croc, un monsieur pareil à tous les messieurs de son âge et de son monde. Il semblait à la fois ennuyé et timide. C’était Jacques Rambert, le compositeur.
— Ciel ! dis-je à Laurette. Il va nous jouer quelque simili menuet, du Mozart en toc.
— Pas très chic, le compositeur, fit Laurette. Il ne porte pas souvent le frac, ça se voit.
— Pourquoi riez-vous ? dit Madeleine avec douceur. Il a peut-être beaucoup de talent, ce jeune homme. Moi, je le trouve assez gentil.
Madame Laforest avait déroulé un cahier de musique manuscrite qu’elle posa sur le piano. Rambert avait pris son violon. Madame Gannerault annonça :
— Scènes populaires. Le crépuscule des moissonneurs.
On écouta.
C’est le soir, en août. Le couchant rougit les meules. La neige d’or des nuages se fond dans un ciel verdissant. La terre, encore brûlante et craquelée, exhale une odeur vivante, et la sauterelle, âme des blés, jette sa note grêle entre les chaumes. Les moissonneurs reviennent par les sentiers d’herbe et de pierres, entre les champs rasés. Et à pleine voix, à l’unisson, ils chantent une légende très naïve, très ancienne, qui monte dans la sérénité du soir.
— La complainte de la marée, annonça ma marraine.
Un chant de pêcheur breton, raccommodant ses filets sur la grève, en face du flux montant de l’Atlantique. Je ferme les yeux. Et des brumes de la lointaine enfance émergent des paysages de landes et de grèves, les falaises de Quiberon, monstres de granit qui semblent dévorer les vagues engouffrées dans leurs cavernes, le calme petit port de la Trinité, la plage de Carnac, hérissée de chardons bleus, si blonde, si désolée. Les petites notes toutes simples contiennent la mélancolie et l’éternel sanglot des mers.
— Eh bien, dit Madeleine, tu vois bien qu’il a du talent.
On applaudissait. Madame Laforest semblait fière d’avoir produit son musicien et le regardait avec complaisance. Il lui parlait bas. Tandis qu’en hâte on rangeait les chaises pour le bal, je vis la robe rose et l’habit noir disparaître dans l’antichambre.
Je pensai avec un sentiment de déception :
— Il part. Il s’est ennuyé, sans doute. Il devine que ces gens qui nous entourent ne l’ont compris qu’à moitié.
Francis Perclaud s’inclinait devant moi et je m’aperçus que le pianiste attaquait un quadrille. La vue du bon jeune homme produisit sur moi un effet particulièrement désagréable. Laurette s’en aperçut :
— Tu es bien nerveuse, ce soir.
— Toute cette musique me fatigue. Et puis je meurs de soif.
— Si j’osais vous conduire au buffet ! dit Francis.
Laissant s’entre-croiser les chaînes des danseurs, nous parvînmes jusque dans la salle à manger.
— Je ne veux pas vous retenir, monsieur Perclaud. Voyez donc si mademoiselle de Corhouët n’est pas libre. Il serait aimable à vous de l’inviter.
Débarrassée de Francis, je m’assis sur une chaise, sans penser même à boire un verre d’eau. Le maître d’hôtel vint me présenter un plateau chargé de sirops et de thé. Comme je me penchais pour prendre une tasse, mon éventail tomba :
— Mademoiselle ! fit une voix tout près de moi.
Ô surprise ! celui qui me tendait l’éventail de dentelle, celui qui me regardait avec un demi-sourire un peu moqueur et indulgent, c’était Jacques Rambert lui-même. Il reprit avant que j’aie pu le remercier :
— Vous ne dansez donc pas, mademoiselle ? Vous ne savez donc pas qu’on danse ? C’est ma musique qui vous a fait fuir. Elle est mauvaise, ma pauvre musique. Je crois qu’elle n’a pas eu beaucoup de succès.
— Je ne suis pas bon juge, répondis-je en riant. Mais, monsieur, j’aime beaucoup votre musique. Oh ! beaucoup plus que la Favorite et le Domino noir !
— Alors, dit-il, vous avez dû bien souffrir, de neuf heures à minuit, mademoiselle.
Il ne soupçonnait pas que j’étais la « demoiselle de la maison ». Je répondis d’un air d’intelligence :
— Et vous, monsieur ?
— Moi ? Je me ménageais déjà une honorable retraite, mais madame Laforest avait pris la responsabilité de ma bonne tenue.
Hélas ! on ne devrait jamais mener les artistes dans le monde. Et puis, madame Gannerault m’a si cordialement reçu !
— Et vous pousserez le dévouement jusqu’à danser ?
— Ah ! non, par exemple !
Je me mis à rire malgré moi. Il paraissait s’amuser à notre dialogue.
— Vous devez me trouver bien impoli. Mais trois heures de musique italienne et un bal, c’est au-dessus de mes forces. Ah ! si on nous avait donné du Schumann, du Glück, du Wagner ! J’aurai rengainé mes petites complaintes, mais je serais content. Êtes-vous musicienne, mademoiselle ?
— Je chante un peu.
— De l’Auber ?
— Du Rameau, du Lulli. Vous connaissez l’air d’Amadis : Bois épais ? C’est de la musique très simple, un peu vieillotte, n’est-ce pas ?
— Eh ! elle a du caractère et du charme, cette musique. Êtes-vous soprano ou mezzo ?
— Contralto grave.
— Vraiment ? C’est singulier. Vous n’avez pas le type physique du contralto. Le contraste doit être amusant. Pourquoi n’avez-vous pas chanté, ce soir ?
— Ma marraine ne le permet pas encore.
— Votre marraine ?
— Madame Gannerault…
Rambert demeura stupéfait :
— Madame Gannerault, votre marraine… Alors, vous êtes… vous êtes…
— Marianne Taverley, la pupille de monsieur Gannerault.
— Eh bien ! dit le musicien, je vois que j’ai fait une jolie gaffe…
— Parce que vous n’aimez ni la musique à roulades, ni les bourgeois que marraine est obligée de recevoir ? Bah ! je ne raconterai pas vos impressions, soyez tranquille… Et si vous vous ennuyez chez nous, je vous pardonne votre ennui à cause de votre belle musique…
— Vous êtes trop bonne, mademoiselle… Je suis confus. Ça m’apprendra à parler à la légère… Mais je suis un être impulsif qui ne peut ni dissimuler ses impressions, ni sur veiller son langage… Ah ! mademoiselle, mademoiselle, que vous êtes aimable d’aimer Gluck et Rameau ! Que vous avez mille fois raison d’être un contralto grave !… Vous me chanterez l’air d’Amadis, mademoiselle, car j’espère rester en bonnes relations avec votre marraine, — la meilleure personne qu’on puisse voir…
J’étais étourdie par ces discours mi-plaisants, mi-sérieux que débitait Rambert avec un charme de fantaisie incomparable. Et peu à peu, ce visage qui m’avait paru banal s’embellissait d’une expression charmante. Brun, la barbe pointue accusant le sarcasme léger du sourire, il avait des yeux d’un doux bleu grisâtre, des yeux d’azur cendré sous des cils sombres. De taille moyenne, il était si svelte qu’il semblait grand.
— Voici le quadrille fini, dit-il. Me ferez-vous l’honneur et le plaisir de m’accorder cette valse ?
— Mais, monsieur, vous détestez le bal !…
— Ça dépend des jours… et des danseuses… Oh ! mademoiselle, au nom de la bonne musique, ne refusez pas ? Je croirais que vous me gardez rigueur de mes étourderies qui furent presque des impolitesses.
Quand je reparus dans le salon au bras de Rambert, ma marraine ouvrit des yeux dilatés par un étonnement quasi comique qui fit bientôt place à une expression voulue de noble sévérité…
— Tiens ! monsieur Rambert avec Marianne… Où donc est notre amie madame Laforest ?
Rambert hésita, vaguement gêné.
— Madame Laforest a dû se retirer de bonne heure et n’a point osé vous déranger… Je n’ai pas voulu me retirer encore, trop heureux, madame, de votre charmante hospitalité…
Et prestement, il m’enlaça, il m’emporta dans les cercles élargis de la valse. Son bras robuste pressait ma taille et je sentais son haleine dans les petits cheveux égarés sur mon front. Nous tournions, toujours plus rapides, toujours plus proches et soudain la valse que j’avais machinalement dansée me révéla sa volupté harmonieuse, ses vertiges délicieux… Je croyais défaillir et tomber dans un espace ouvert sous nos pas, dans un tourbillon de lueurs et de musique. Mais à travers les couples, à travers les méandres de nos pas, Rambert me soutenait, légère et solide. Il m’emportait dans un capricieux voyage, vers un but qui reculait toujours… Soudain, il s’arrêta si brusquement que la force de l’impulsion me jeta presque sur sa poitrine. Je rouvris les yeux, un peu égarée, tout à fait éblouie, je chancelais…
— Quelle valseuse ! intrépide ! dit-il en riant…
Il me conduisit vers un fauteuil, puis se mêla aux groupes des hommes. Ce fut à contrecœur que je dansai, cette nuit-là.
V
Je craignais une verte réprimande pour le lendemain, mais aucune admonestation ne m’eût fait payer trop cher le souvenir délicieux de cette soirée. Madame Gannerault se montra d’humeur indulgente. Elle comptait patronner Rambert dans le monde et se tailler un joli petit rôle de Mécène féminin. Sa vanité était doucement émue par l’éclat que le musicien, devenu célèbre, répandrait sur son salon. Sans beaucoup apprécier les Scènes populaires dont l’écriture l’effarouchait, elle déclara que Rambert avait un immense talent.
La semaine suivante, madame Laforest nous réunit tous à un grand dîner. Bien que je fusse placée loin de Rambert, nos yeux se rencontrèrent assez souvent pour me donner l’illusion d’une sympathie croissante et partagée. Mais la causerie générale qui suivit, m’interdisant tout aparté avec le jeune homme, me laissa je ne sais quelle impression de désenchantement que la nuit ne put dissiper. Déjà le visage brun aux yeux bleus hantait mes rêves, — rêves tout platoniques, puérils, indécis et charmants. Madame Laforest partait pour un long voyage et je ne savais quand je reverrais mon nouvel ami… Le hasard, aidé peut-être par d’ingénieuses supercheries, nous remit plusieurs fois en présence, sans que je prisse conscience du sentiment qui germait dans mon cœur. Ah ! je n’analysais pas alors ces sensations savourées dans leur douceur brève. Je ne savais pas si j’aimais Rambert, ou plutôt si j’aimais l’amour suggéré par sa voix, par ses yeux, par ses attitudes. Dans la splendeur de l’été, le ciel, l’univers, la ville, revêtaient des aspects imprévus. Tout était joie et bienveillance. Un souffle d’espoir m’emportait, légère, le cœur pénétré d’un fluide infiniment doux. Attendrie, dans l’attente d’un bonheur poignant, je souhaitais prolonger ce rêve où je vivais, et chaque soir me semblait effeuiller un des jours les plus radieux de ma jeunesse.
Un soir, Rambert se présenta chez nous et, dès l’étreinte de nos mains, je sentis que nos rapports d’étrangers sympathiques s’étaient transformés en rapports tout autres que je ne savais définir… Il avait apporté les Lieder de Schumann, les mélodies de Grieg, la partition de Lohengrin… Une impatience d’enfant me prit de déchiffrer cette musique toute nouvelle pour moi et qui m’était révélée par l’amour, au moment où j’étais capable enfin de la comprendre. Mais Rambert m’arrêta :
— Et l’air d’Amadis ? Vous oubliez vos promesses ?
Je dus me mettre au piano, un peu tremblante. Il m’écoutait comme un juge sévère à la fois et amusé.
— Allons, du courage, mademoiselle Marianne… Ce n’est pas long… Six vers !… des vers de Quinault !…
Bois épais, redouble ton ombre !
Tu ne saurais être assez sombre,
Tu ne peux trop cacher mon malheureux amour.
Je sens un désespoir dont l’ardeur est extrême.
Je ne dois plus voir ce que j’aime !
Je ne peux plus souffrir le jour.
Je chantai tant bien que mal, d’une voix qui s’affermissait à mesure qu’elle s’élevait. Ma marraine, anxieuse, me faisait des petits signes. Rambert déclara :
— La voix est fort belle, étendue, vibrante… Mais, mademoiselle, l’expression n’y est pas, non, pas du tout.
Je le regardai :
— Évidemment… Que faites-vous du « désespoir dont l’ardeur est extrême » ? Un petit chagrin bien tranquille, une mélancolie bien résignée… Pensez donc, mademoiselle, que le monsieur qui va se cacher dans les bois épais « ne peut plus souffrir le jour… » Il voudrait s’enterrer. C’est très pathétique. .
Il ferma le cahier et ajouta en souriant :
— D’ailleurs, j’aurais été fort surpris — et désagréablement surpris — si vous aviez compris cette sorte de pathétique…
— Pourquoi cela ?
Il baissa la voix.
— Parce que vous ne pouvez pas, vous ne devez pas avoir l’expérience de ces désespoirs « dont l’ardeur est extrême… » et parce que j’aime en vous la naïveté, si intelligente, de vos dix-huit ans.
Avant que j’aie pu répondre, il s’était mis au piano.
— Je vous apporte Lohengrin. Il y a un rôle pour vous : Ortrude.
— Qui est-ce Ortrude ?
— Une méchante femme… qui ne vous ressemble pas.
Je fis la moue :
— Vous aimeriez mieux chanter Elsa ?
— Elsa ?
— La princesse de Brabant, l’adorable Psyché du Nord, l’amante virginale du Chevalier au Cygne… Tant pis pour les contraltos graves.
— Mais ça m’ennuie de chanter les méchantes femmes, les duègnes et les belles-mères.
Il se mit à rire :
— Je ferai un drame lyrique où l’amoureuse sera un contralto grave… Ah ! si vous vouliez entrer au théâtre !
— Je n’y pense guère… Et puis, ma marraine n’y consentirait jamais.
Il joua négligemment les premières mesures du duo du second acte… Puis, s’interrompant tout à coup :
— Oui, je veux faire un drame lyrique et je rêve un rôle de femme — un rôle noble et tendre — que vous puissiez chanter.
— Ma voix vous plaît ?…
— Votre voix ?… Elle ressemble à vos yeux… Elle est profonde, sombre et veloutée… Ah ! j’en suis obsédé ! dit-il en tournant violemment les pages de la partition.
Je restais interdite ! Monsieur et madame Gannerault faisaient un whist avec M. Laforest, sous la lampe, à l’angle opposé du salon. Par la fenêtre ouverte, le roulement des voitures venait jusqu’à nous, mêlé aux frissons de la nuit sans lune, aux aromes du jardin… Un héliotrope fané mourait dans un vase, avec un parfum de chaude vanille… J’étais émue à pleurer.
— Écoutez : c’est Elsa qui chante au balcon, pendant qu’Ortrude et Telramund méditent leur vengeance… Les lueurs de fête s’éteignent dans la Kemenate et, sous la claire lune du Nord, la vierge évoque le sauveur aux armes d’argent, venu des mers lointaines.
D’une voix faible et souple, il murmura la divine phrase d’Elsa, cette musique vraiment céleste qui, a toute la pureté de l’argent, du cristal, du clair de lune. Et se tournant vers moi avec une douceur inconnue dans ses yeux bleus :
— N’est-ce pas, c’est beau ?… C’est l’amour virginal dans toute sa grâce… Elsa a votre âge, dix-sept ans, dix-huit ans au plus. Écoutez maintenant le dialogue de la chambre nuptiale… Jamais la tendresse humaine n’a trouvé des accents plus chastes… Le duo d’amour est pur comme la prière… Et quelle jeunesse, quelle jeunesse !…
Penchée, je tournais lentement les pages, et la tête brune de Rambert frôlant mon épaule, il semblait chanter à mon oreille, pour moi seule, de ce chant parlé qui ne s’élève pas au-dessus du murmure… Ah ! que nous étions loin des joueurs paisibles, du salon en peluche et satin, du boulevard où gémissaient les tramways. Comme elle chantait divinement, ma jeunesse, à l’unisson de la jeunesse d’Elsa…
Quel recueillement religieux, quelle sérénité dans nos âmes, d’où venait que j’étais prête à pleurer ?
— Permettez-moi de vous laisser la partition, dit Rambert.
— Oh ! oui, fis-je avec joie.
Il se leva et s’appuya au balconnet de la fenêtre. Invinciblement, une force me conduisit près de lui.
Je murmurai :
— Je voudrais… Je voudrais chanter votre musique… Pourquoi ne m’apporteriez-vous pas…
— Oh ! dit-il, la musique que vous chanterez, je l’écrirai pour vous seule. Vous l’aurez inspirée. Votre voix lui donnera la vie… Et ce sera beau, je vous jure, ajouta-t-il avec un accent d’enthousiasme… Je vis dans ce rêve, depuis que je vous connais.
Mon cœur battit. Je ne songeai ni à me retirer, ni à feindre l’indifférence, ni à jouer la coquetterie… Ma pauvre petite âme était suspendue aux lèvres de Rambert…
— Jusqu’à ce jour, dit-il encore, j’ai travaillé peu et mal. Je suis un impulsif, je vous l’ai dit. L’inspiration ne me vient qu’avec la fièvre. Je vis d’émotion… et quand je me sens compris et encouragé, une audace joyeuse me soulève… Seul, je retombe à plat dans l’ennui de la vie bête et médiocre. Ah ! pour me faire aimer, je me trouverais du génie !…
Je me taisais. Il reprit :
— Peut-être n’ai-je même pas du talent !
— Ne dites pas cela, m’écriai-je, vous avez du talent. Vous triompherez… Oh ! j’ai foi en vous… Je vous comprends si bien ! Vous m’avez révélé la musique… Il me semble que, moi aussi, guidée par vous, j’aurais du talent..
— Pourquoi ne pas nous entr’aider tous deux ? dit-il avec une expression de tendresse qui me bouleversa tout entière… J’ai deviné que vous êtes, chez votre tuteur, comme un pauvre petit rossignol perdu dans une volière de perroquets… Pardonnez mon irrévérence… Vous êtes une étrangère parmi ces bons Philistins. Ah ! quand je vous ai parlé, la première fois, j’ai bien senti que vous étiez de ma race… N’est-ce pas, Marianne, vous n’êtes pas heureuse toujours ?
— Non, pas toujours, répondis-je sans savoir ce que je disais…
— Voulez-vous que je sois votre ami ?
L’émotion m’étouffait. Rambert, oubliant tout, se rapprochait de moi :
— Je vous aime, je vous aime tant, balbutia-t-il, dans l’ombre où nul ne pouvait nous entendre… Marianne ! Marianne !
— Prenez garde, murmurai-je, la tête perdue… Vous ne savez pas… Je…
La voix de mon parrain, s’élevant, inquiète et surprise, nous sépara brusquement. Je quittai la fenêtre, toute défaillante. Rambert, presque aussitôt, prit congé.
« J’aime ! J’aime et je suis aimée… » Un hymne de triomphe éclata dans mon cœur pendant une nuit inoubliable. La vie était belle, la vie était bonne. Tous mes rêves à la fois s’étaient réalisés… La pauvre fille qui pleurait sur sa laideur prétendue et sa pauvreté certaine, la triste Marianne, élevée quasi par charité, destinée au célibat, à la vie pénible, au professorat fastidieux et humiliant, s’éveillait d’un long cauchemar, heureuse, amoureuse, aimée par un homme dont le charme et le talent auraient séduit les plus difficiles… Et ne séparant pas, dans ma naïveté, le rêve du mariage du rêve de l’amour, je me voyais devenue la femme de Rambert… « Oh ! comme je l’aiderai, comme je saurai le soutenir et le comprendre !… Je me dévouerai à son œuvre, je lui ferai la vie si douce qu’il chérira notre foyer. J’ignore s’il est riche ou pauvre, estimé ou méconnu… Qu’importe ! je ne sais rien de sa vie et tout de son cœur. Il m’aime, il m’aime ! Me voilà donc sortie de ces régions de trouble et de ténèbres où je me suis agitée si douloureusement. Me voilà délivrée de ces hantises qui me faisaient rougir ; délivrée de ces orgueils, de ces colères, de ces désirs indignes de moi et qui me saisissaient devant ma destinée. J’aime. Je chante avec Elsa le cantique de reconnaissance. Qu’il soit béni, celui qui est venu vers moi. »
Mais après avoir rêvé, pleuré, chanté, vécu deux jours et deux nuits dans une folie d’allégresse, je pensai qu’il fallait avertir ceux qui remplaçaient ma famille. Je leur devais bien cette marque de déférence, ne doutant pas que Rambert n’eût pris ma stupeur muette pour un entier consentement.
Quelle émotion, et quel effort je dus faire quand, assise sur les genoux de mon tuteur, comme une petite fille, j’avouai le grand secret de mon amour ! L’adorable bonté du père Gannerault se manifesta spontanément :
— Marianne, ma chérie, est-ce possible ? Rambert t’aime et tu aimes Rambert !
— Si je l’aime ! Ah ! mon parrain ! je l’aime tant que je n’ose vous le dire.
— Tu as bien fait d’être confiante… Ah ! les filles, les filles ! Comme elles savent bien filer leurs amourettes sous le nez des vieux papas aveugles et sourds ?… Alors, comme cela, ma demoiselle, vous n’entrerez pas au couvent ?
Il reprit d’un ton plus sérieux :
— Ma petite Marianne, cette grave circonstance me permettra d’avoir avec toi un entretien qui doit rester secret. Si vraiment Rambert veut t’épouser, nous le mettrons dans la confidence. S’il se dédit, qu’importe ! Tu as l’âge de connaître ta situation en ce monde et…
— Mais, mon parrain, pourquoi monsieur Rambert se dédirait-il ?
— Parce que tu n’as pas ou presque pas de dot, ma petite amie, et que ta pauvreté rend plus ombrageux les épouseurs qu’effraye toujours l’irrégularité de la naissance.
Stupéfaite, je le regardai :
— Marianne, dit-il avec émotion, Dieu nous garde de juger les morts. Ta mère était la pureté, la loyauté, la bonté mêmes. Un homme a abusé de son inexpérience. Tu n’as pas de père, mon enfant…
Je comprenais… Toute pâle, je demandai :
— Je n’ai pas de père légal, soit. Mais celui dont vous parlez…
— Il est mort… Ton aïeul — dont tu dois ignorer le nom — a voulu réparer un abandon inique par l’offrande dérisoire de quelques milliers de francs. Ta mère, malade et désespérée, n’avait aucun moyen d’assurer ton avenir. Elle vint à moi, ton parrain, son ami dès son enfance, et je lui conseillai d’accepter… Tu devines le reste, Marianne. Tes souvenirs confus te représentent encore le couvent d’Auray, la vie cachée de cette malheureuse femme qui t’a confiée à nous en mourant… Ah ! ma fille, que cette révélation n’ébranle pas le culte que tu as voué à sa mémoire. Elle a tant aimé, tant souffert !
Je pris ma tête dans mes mains… Chère maman ! Dieu sait que rien ne prévaudrait contre le tendre respect que je gardais pour elle. L’auréole d’un amour embellissait sa beauté maladive, sa grâce touchante que mon souvenir ressuscitait. Plus que jamais je la chérissais dans sa tombe avec le poignant regret de n’avoir pu grandir près d’elle et réparer à force de tendresse, l’injustice de son destin. Mais au fond de moi germait une secrète colère contre ce père dont j’ignorais le nom, ce père dont je n’avais reçu ni soins ni amour, sauf le dangereux héritage du tempérament et des instincts. Car je pressentais que je devais lui ressembler plus qu’à ma faible et douce mère. Il m’avait transmis ces yeux de violette, ces cheveux de ténèbres, cette ardeur du sang qui se révélait en moi dès l’enfance. Et l’impuissance de connaître le mystère du passé, le drame dont j’étais sortie, la honte qui avait plané sur mon berceau, domina les émotions récentes, les heureuses émotions de mon jeune amour. Je fondis en larmes que mon tuteur essuya paternellement : il me répétait qu’il fallait être courageuse et confiante, que mon bonheur était son plus grand souci.
— Maxime me donne si peu de joies, fit-il avec tristesse.
Il me serrait encore dans ses bras quand sa femme entra, toute surprise… En quelques mots, il la mit au courant de la situation ; elle eut un cri :
— Rambert veut épouser Marianne. Ah ! quelle chance ! Voilà un parti inespéré. C’est ça qui va relever la maison.
Et se tournant vers moi :
— Il aurait dû s’adresser à nous, ton Rambert. C’eut été plus correct. Il faut que je lui écrive.
— Marie, Marie, fit M. Gannerault, n’allez pas si vite en besogne. Il faut, avant de donner notre consentement, réfléchir, prendre des informations, étudier le caractère du jeune homme. Nous le connaissons à peine, et…
— Mon Dieu ! interrompit-elle avec impatience, n’allons pas chercher midi à quatorze heures. Marianne sait maintenant que, pour beaucoup de raisons, elle n’a point le droit d’être difficile. Madame Laforest nous fournira toute espèce de renseignements. Elle connaît Rambert mieux que nous. Et puis ce mariage me convient. Rambert a du talent, un talent selon les formules nouvelles ; il pourra m’être infiniment utile. Que demander de plus ? Tu as de la chance, Marion, dit-elle en me caressant les cheveux, car tu n’étais pas facilement mariable dans le monde où nous vivons.
Piquée, je répondis :
— Pourquoi, marraine ? Il me semble que je ne suis pas faite pour faire peur.
— Si, si, plus que tu ne crois. Tu es hardie, tu parles à tort et à travers, tu n’es pas une beauté et tu n’as ni fortune ni famille. Je n’espérais guère te caser, mais je suis contente, très contente. Va dans la chambre. Nous avons à causer, ton parrain et moi. Ce soir j’écrirai à madame Laforest et nous verrons bientôt s’il t’aime comme il le dit, ce sournois de Rambert.
VI
Madame Laforest était absente, mes parents convinrent de reculer jusqu’à son retour l’explication qui devenait nécessaire. En attendant, ils parurent tout ignorer. Je riais en pensant que la dame aux cheveux rouges, la bourgeoise galante que j’avais surprise naguère aux bras de Maxime, jouerait peut-être un rôle providentiel dans mon existence. Néanmoins, je me demandais avec angoisse si je n’avais pas eu tort de parler avant d’avoir revu Rambert.
Et voilà qu’une idée me vint, imprudente et naïve, telle qu’une âme très jeune et très loyale peut la concevoir. Pourquoi remettre au hasard l’occasion d’un entretien délicat et difficile ? N’y avait-il pas entre Rambert et moi, par le fait seul de ses aveux, un lien sacré, un engagement d’honneur ? Je pouvais lui écrire. Cette démarche, dictée par un sentiment de franchise excessive, ne devait point me compromettre à ses yeux. Les convenances me l’interdisaient… mais Rambert n’était-il pas un être exceptionnel, affranchi de ces préjugés vulgaires qui entravent l’amour ? L’idée germa dans mon esprit ; et peu de jours après le jour mémorable, seule, dans le secret de ma chambre, j’écrivis une courte lettre que je sais par cœur.
« Je vous écris, monsieur, spontanément, à l’insu de tous ceux qui m’aiment, avec une terrible frayeur de paraître ridicule et sotte. Mais vous êtes si intelligent, vous semblez si bon que vous aurez pour moi beaucoup d’indulgence. Je crois de mon devoir, à cette heure décisive pour tous deux, de vous apprendre qui je suis, d’où je viens, ce que je puis vous offrir. Je suis bien étonnée que vous m’aimiez et que vous me souhaitiez pour compagne, lorsque tant de jeunes filles plus belles et plus riches que la pauvre Marianne seraient heureuses de vous épouser. Je suis orpheline ; je n’ai point de fortune et je porte le nom de ma mère. Je ne vous apporterai que ma jeunesse, ma bonne volonté, la tendre reconnaissance d’avoir été aimée et choisie par un homme tel que vous. Je serai cette amie encourageante et consolatrice qui vous est nécessaire et je me dévouerai à vous de tout mon cœur.
Vous savez ce que vous deviez savoir. Pardonnez-moi ma hardiesse. J’ai écrit cette lettre en tremblant et en pleurant. N’est-ce pas que je n’ai point mal fait ? Pourtant j’ai peur. Si cette démarche allait me coûter votre affection et votre estime…
Quatre jours passèrent sans nous apporter des nouvelles de Rambert. Madame Laforest annonça son retour et l’appréhension des événements inévitables oppressa tout à coup mon cœur. Le silence du musicien n’ébranlait pas ma certitude. Il m’eût paru sacrilège de douter de lui. J’inventais mille excuses, je donnais mille explications à son absence et tout le jour, sans me lasser, je répétais les mélodies où j’entendais sa voix, où je sentais son âme. J’avais bien mon âge, par ces heures enchantées où l’azur de l’illusion me cachait les tristes réalités, où je ne doutais ni de moi-même, ni du Dieu paternel, ni des hommes. La chimère de l’amour m’emportait sur ses ailes, quand madame Gannerault reçut un mot de madame Laforest annonçant sa visite pour le soir même. Rambert, disait-elle, se ferait un plaisir de l’accompagner.
Il vint — et je fus glacée d’une terreur sans causes en voyant la mélancolie de ses yeux, la lassitude de ses gestes et tout un ensemble d’expressions et d’attitudes qui n’étaient pas celles d’un fiancé triomphant. Madame Laforest et son mari avaient engagé une conversation aussi animée que banale, et la volontaire inattention de ma marraine semblait encourager Rambert. Je crus enfin comprendre qu’il désirait me parler, et je manœuvrai pour me réfugier sur le balconnet où il m’avait fait naguère sa surprenante déclaration.
Il vint, en effet, s’accouder auprès de moi. L’abat-jour orange éclairait le salon, derrière nous, d’une chaude lumière. J’entendais la voix de mon parrain, les exclamations de ma marraine, le rire aigrelet de la dame aux cheveux rouges… Devant nous, c’était la nuit, l’abîme, le silence. Le dôme pâle simulait la sphère d’un astre mort. Les hauts marronniers de l’avenue, éclairés à revers par le gaz, montraient des branchages presque nus déjà, par places, où tremblaient des feuilles rouillées qui se détachaient, une à une. Un vagabond dormait sur un banc.
Et j’attendais la première parole de Rambert… Toutes sortes de pensées que j’avais volontairement écartées m’assaillirent malgré moi. Quel était-il, cet homme que j’aimais sans le connaître, pour une heure d’intimité sentimentale, pour un chant ébauché, pour quelques paroles dont lui-même ne mesurait pas la portée et ne comprenait pas le sens, pour la forme de son visage, la redoutable douceur de ses yeux ?… Combien je le sentais étranger et combien je l’aimais pourtant, d’un amour absurde et passionné, qui me serrait la gorge et voilait ma vue… Cet amour ne m’avait-il pas ôté jusqu’au loisir de m’émouvoir longuement sur les malheurs de ma mère ; ne m’avait-il pas poussée à une action que j’entrevoyais avec effroi ? Ah ! quand pourrais-je me reposer dans la certitude définitive, la main dans la main de Rambert, sûre enfin de ma destinée ?
— Mademoiselle Marianne…
Dans l’ombre il murmurait :
— Écoutez-moi… oh ! de grâce, écoutez-moi jusqu’au bout, sans rien dire… J’ai lu votre lettre. Je…
— Oh ! fis-je malgré moi, frémissante d’une tardive pudeur.
— Chère lettre, dit-il, qui trahit une âme naïve, généreuse et bonne… Ah ! je l’ai lue. avec un amer regret. J’aurais pleuré sur mon imprudence. N’ai-je pas été bien léger, — peut-être bien coupable, — en vous avouant un sentiment qui… doit rester stérile… que vous ne pouvez partager ?…
Je restai muette, froide, prête à m’évanouir. Peut-être, plus âgée, plus expérimentée, eussé-je découvert dans l’accent de Rambert, dans son attitude, un indice de sa pensée ; peut-être eussé-je pressenti les causes profondes de sa résolution… Mais je ne voyais qu’un homme gêné, très ému, combattu par un sentiment contraire aux paroles qu’il prononçait. Il reprit :
— Je vais partir… J’emporterai votre image. Je lui devrai des inspirations si tendres, si belles, que l’art au moins éternisera le fugitif accord de nos rêves…
— Mon Dieu ! fis-je tout bas.
Et malgré moi :
— Vous mentiez donc… Vous ne m’aimiez pas… et moi… et moi…
Ah ! comme je l’aimais !… Dans cette agonie de douleur à laquelle il assistait, peut-être malheureux, impuissant peut-être, rivé à des devoirs que j’ignorais, soumis à des influences étrangères, je ne trouvai pas d’autre reproche. Je courbai la tête et tout à coup, mes yeux débordant, des larmes invisibles coulèrent, sur mes joues, sur ma poitrine, sur le fer rouillé du balcon.
Il ne soupçonnait pas ces larmes. Et d’une voix plus affectueuse et plus résolue :
— Mademoiselle Marianne, quelle joie c’eût été de vivre près de vous !… Pourquoi ne suis-je qu’un pauvre musicien sans notoriété, sans fortune, condamné à l’âpre conquête du pain quotidien ?… Je ne puis pas, je ne dois pas vous faire partager mon existence aventureuse… Mais, au moins, dites-moi que vous me pardonnez…
Je voulus parler… Un sanglot me coupa la voix. Rambert tressaillit.
— Ah ! fit-il, pauvre enfant…
Et comme se parlant à lui-même : — Je ne me pardonnerai jamais ces larmes… La vie est cruelle, décevante et torturante… Pauvre Marianne ! J’ai tué une illusion dans votre cœur…
— Ah ! si vous aviez voulu…
— Je ne peux pas, dit-il avec tristesse.
Je pressais ma tête dans mes mains… La nuit était obscure, tiède, douce à ma première douleur. Les feuilles rousses tombaient en silence, et le décor où se dénouait le court roman de notre tendresse, le décor des hautes maisons, des dômes pâles, du ciel sans lune, n’avait point changé. Et il me semblait que dix années pesaient sur moi, dix années vécues en quelques minutes. Tout en moi était aride, froid, désolé, mort…
Une main toucha mon épaule. Ma marraine rompait le tête-à-tête. Je dus me ressaisir, parler, servir les gâteaux et les boissons fraîches, sous les yeux anxieux de mes parents, les yeux méfiants des Laforest, les yeux troublés de Rambert… J’avais perdu la notion du temps et du lieu… J’agissais mécaniquement, par la force de l’habitude… Mon supplice enfin s’acheva… Nos invités se retirèrent. Il y eut des compliments, des plaisanteries, des rires… Puis Rambert me salua. Il pressa ma main tendue ; il m’enveloppa tout entière d’un regard inexprimablement tendre, triste et confus… Je le vis derrière les Laforest, mon parrain haussant la lampe, descendre et disparaître dans la spirale de l’escalier… « Adieu ! » criai-je dans mon cœur… — Je devais pourtant le revoir encore.
VII
Nous rentrâmes dans le salon vide… Simultanément monsieur et madame Gannerault s’exclamèrent :
— Eh bien ?…
Je racontai tout. Il m’eût été impossible de feindre. Je laissai voir ma déception, ma douleur, mon amour. Une scène terrible éclata.
Ma marraine ne pouvait sans fureur voir s’écrouler ses espérances. À l’heure où, le cœur meurtri, j’aurais voulu pleurer dans les bras d’une mère aimante, je trouvai des regards irrités, une voix dure, des reproches maladroits et blessants.
Je me tenais immobile contre la cheminée. Mon parrain mordait sa moustache, et ma dame Gannerault, hors d’elle-même, allait de l’un à l’autre avec des gestes exaspérés.
— Eh bien ! je ne suis pas fâchée, mademoiselle, que vous ayez reçu cette leçon… Ça vous apprendra… Ah ! vous vous êtes offerte à ce monsieur, et il vous a refusée… Non, non quand j’y pense, c’est grotesque, c’est comique.. Il y aurait de quoi rire, s’il n’y avait de quoi pleurer… Car j’en pleurerais. Une fille que j’ai élevée dans les meilleurs principes ! Au premier compliment d’un petit musicien sans talent, elle prend feu, elle jure qu’il demande son cœur et sa main… Un peu plus, elle nous engageait dans des démarches ridicules, nous, les bonnes bêtes de parents !… Va, va, pleure, tu n’as pas volé l’humiliation que tu reçois… Est-ce que tu t’imagines que tu es facile à marier ? Mais, ma pauvre fille, on ne pense pas au mariage quand on n’a pas le sou… Est-ce que les filles sans dot se marient ?… Vois autour de nous Claire, Berthe, Élisabeth… Elles sont plus riches et plus jolies que toi, et elles frisent vingt-cinq ans… Personne n’en veut… Ah ! tu ne connais pas les hommes ! Mais tu es coquette, vaniteuse, extravagante… Au lieu de travailler ton chant, au lieu de te mettre en état de gagner bientôt ta vie, tu te jettes à la tête du premier chien coiffé qui t’a fait la cour…
— Marie, Marie, tu exagères, murmurait mon tuteur.
— Et c’est votre faute, aussi, riposta-t-elle avec colère. Vous avez écouté les niaiseries de cette sotte. Vous l’avez aidée à se monter l’imagination… En vérité, vous croyiez la chose faite… Vous étiez prêt à bénir les fiancés.
— Marie, tu dépasses la mesure… Et toi, Marianne, viens ici, mon enfant…
Les fiancés… ce mot avait touché mon cœur à la place vive… Je tombai dans les bras de mon cher parrain, ne maîtrisant plus mes sanglots. Madame Gannerault sortit en faisant claquer les portes. Mon tuteur parut inquiet.
Il pressentait une scène conjugale, et son naturel craintif s’alarmait déjà…
— Allons, ne pleure plus… Ce gros chagrin passera… Va dormir, ma petite fille…
Je ne songeai même pas à me déshabiller… Je me jetai sur mon lit, mordant l’oreiller pour y étouffer ma plainte. Ah ! comme ils s’étaient tous coalisés pour me blesser dans ma tendresse, dans ma confiance, dans ma pudeur même… Désespérée de l’abandon de Rambert, j’imaginais pourtant des excuses à sa conduite ; je le sentais malheureux et repentant, et mon naïf amour était si sincèrement généreux qu’il excluait la rancune. Mais ma marraine… Celle qui était ma mère d’adoption, ma confidente naturelle, comment avait-elle pu se révéler si opiniâtrement injuste, mesquine, aveugle ! Oh ! quel mal elle m’avait fait !… Et en quoi étais-je coupable, moi, dont la première pensée avait été pour l’aveu sans artifice des sentiments de Rambert, moi qui avais suivi les recommandations de mon tuteur en remettant entre ses mains ma destinée… Je croyais les entendre dire, lui compatissant, elle irritée : « Chagrin d’enfant, ça passera. » Ah ! quoi qu’il advînt désormais, l’enfant supporterait seule la responsabilité de ses paroles et de ses actes. La confiance, tuée maladroitement, ne renaîtrait plus.
Et la vie de famille reprit, monotone et lente, coupée de leçons, de visites, de réceptions et de querelles… Après huit jours de mélancolie, monsieur et madame Gannerault me crurent tout à fait consolée… « À cet âge, pensaient-ils, on oublie vite… » Mais j’étais de celles qui peuvent tout apprendre et ne veulent rien oublier.
Jamais je ne prononçais le nom de Rambert et je pensais à lui sans cesse… J’espérais encore je ne sais quel miracle qui devait nous rapprocher. Aussi mon émotion fut-elle violente le jour où madame Laforest demanda une entrevue confidentielle à madame Gannerault. J’étais au salon. Un regard de ma marraine m’invita à me retirer… Je passai dans la pièce voisine… Et soudain une idée m’assaillit qui me cloua derrière la porte, immobile, pâle, glacée, tout mon sang refluant au cœur… Je prêtai l’oreille et j’entendis madame Laforest qui disait :
— Vous comprenez, chère madame, que tout ceci est fort ennuyeux… Rambert m’a parlé. Il est au désespoir. Il craint que vous ne soupçonniez sa délicatesse… Marianne est une enfant charmante… mais imprudente, un peu coquette… elle n’a pas compris… ce n’est pas un crime…
— Nous avions bien besoin de toutes ces histoires, répondit madame Gannerault avec humeur… Votre Rambert a été trop léger… Mais j’ai vertement tancé la petite, croyez-le bien… Après tout, ce n’était pas invraisemblable qu’il l’eût trouvée à son goût…
— Oh ! fit madame Laforest, d’une voix sèche, Rambert sait bien qu’il n’est pas mariable… D’ailleurs, s’il pouvait se marier maintenant, il choisirait un autre parti que Marianne… La chère enfant n’est pas votre fille… Je puis vous parler librement.
— Eh ! ma chère, Marianne est aimable ; elle chante à ravir, et puis elle a dix-huit ans, et Rambert préfère sans doute la jolie jeunesse aux beautés mûres… comme vous et moi…
Je crus voir madame Laforest pâlir de rage. Elle répliqua :
— Rambert n’épousera jamais une fille sans dot et sans nom, si cette fille n’a pas une tenue irréprochable… Or, Marianne…
— Que voulez-vous dire ?
Le ton de la conversation devenait aigre-doux. L’amour-propre de madame Gannerault la poussait à me défendre, et je ne sais quel sentiment animait madame Laforest. Elle reprit :
— Allez, Marianne est une fine mouche… Elle voulait se faire épouser… Mais elle a été maladroite. Elle n’aurait pas dû écrire à Rambert.
Ma marraine eut un cri :
— Elle a écrit à Rambert !…
— Et voici sa lettre… Rambert est honnête. Il m’a chargée de remettre à qui de droit ce document compromettant… Je n’en entendis pas davantage… Je courus dans ma chambre. Je m’enfermai à double tour… Je ne comprenais plus rien à l’attitude de Rambert. Il me semblait que j’étais abandonnée de tous, méconnue par tous, odieusement jouée et trahie… Je ne pleurai pas cependant. Une fureur me prit… Quoi ! j’étais calomniée par cette misérable Laforest qui, si elle était capable d’avoir des amants, était absolument incapable d’avoir jamais un amour ! Entre ma famille adoptive et moi se creusait désormais l’abîme d’un malentendu irréparable, et l’expérience que j’avais faite me faisait mesurer les chances de bonheur que me réservait l’avenir… Ma marraine, représentant le monde et la famille, me montrait le mariage impossible, chimérique ou reculé indéfiniment… Mes origines, ma pauvreté, l’égoïsme des hommes, la médiocrité des âmes, tout me condamnait au célibat… « Moi, m’écriai-je, je ne renonce à rien. Je ne tuerai pas mon cœur ; je ne sacrifierai pas ma jeunesse à ces dieux aveugles et sourds qu’on appelle les usages, les convenances, le monde… Je vivrai la vie… J’ai droit à l’amour… Si je ne puis le trouver dans le mariage… alors… »
Cet alors, désormais, occupa toutes mes pensées.
VIII
J’étais assise, un livre à la main, dans le jardinet de notre maisonnette des Yvelines. Chaque été, mon parrain louait pour trois mois cette maison mi-bourgeoise, mi-paysanne, dont nous occupions l’unique étage, — quatre grandes pièces froides et claires meublées dans le goût provincial.
Sur la rue, ouvraient la salle à manger, la petite pièce réservée aux amis, la chambre de marraine, tapissée de papier jaune et meublée d’acajou. J’habitais une pièce contiguë, mais indépendante, dont la porte ouvrait sur le palier et la fenêtre sur le jardin. En bas, dans une espèce de cellier, couchait la servante.
Mes parents partis en promenade au hameau voisin de Galluis, j’étais seule, sous le poirier où pendaient les fruits rougis et dorés par l’automne… Les pétunias, les œillets d’Inde, les basilics, humbles fleurs des humbles parterres, mêlaient leurs forts aromes à l’arome des hauts fenouils, évoquant les cortèges fleuris des processions campagnardes. Le ciel se fonçait déjà sur les chaumes de la ferme voisine et j’entendais le meuglement des troupeaux invisibles qui revenaient de l’abreuvoir. Soudain, la clochette tinta. Un homme parut au seuil du long couloir qui divisait le rez-de-chaussée, un homme jeune, robuste et brun qui regarda de tous côtés et parut me reconnaître.
— Je ne me trompe pas, dit-il, c’est vous… c’est toi… la petite Marianne.
— Maxime ! m’écriai-je, en courant à lui.
Nous nous embrassâmes, et Maxime, m’écartant de lui, me contempla avec un rire affectueux :
— La petite Marianne, vraiment… Et bien changée. J’ai quitté une gamine noiraude et grognon ; je revois une femme. Où as-tu pris ces yeux-là ? Tu avais les yeux noirs, il me semble.
— Non, bleu foncé…
— Je ne les avais jamais regardés… Et ce teint, et cette chevelure ! Te voilà bonne à marier.
Je ne répondis pas. Il s’assit sous le poirier, sans cesser de me regarder. Je le reconnaissais à mon tour, malgré la barbe qui modifiait l’expression de son visage. Sa taille s’était élargie et achevée, et, dans ce type brun, pâle et puissant, je retrouvais un vague reflet de la beauté blonde de sa mère. Les cheveux frisés, très courts, découvraient un front têtu, aux saillantes arcades sur les yeux pas très grands, nuancés comme des agates changeantes. Le nez, droit, manquait de finesse, et la forte ossature des mâchoires révélait une énergie toute proche de la brutalité. Certes, Maxime n’avait point cette grâce physique qui fait dire aux femmes qu’un homme est charmant. Mais il intéressait par la flamme d’intelligence qui brûlait dans ses prunelles couleur d’or. Il était vigoureux et dur ; il n’était point vulgaire.
— Tu ne nous faisais pas pressentir ton retour, dis-je, quand je lui eus parlé de sa famille. Tu ne devais pas t’ennuyer, pourtant. Secrétaire intime d’un ambassadeur ! Que de romans et de drames tu as dû surprendre !
— Tu te trompes, dit-il brièvement. Je m’ennuyais.
— Et madame l’ambassadrice ! Était-elle belle, jeune, aimable ? Je parie que tu lui as fait la cour.
Il murmura :
— Je la voyais peu.
— Et maintenant, que vas-tu faire ?
— Tu verras. Je me débrouillerai… J’ai rapporté des documents curieux, très curieux, mais cela ne t’intéresse guère.
Je n’osai insister. Il me prit familièrement par les épaules et, côte à côte, nous fîmes le tour du jardin.
— Ah çà ! dit-il, quand te maries-tu ?
— Me marier !… Est-ce que j’ai le droit de penser au mariage ? dis-je avec un rire un peu amer.
— Et pourquoi pas ?… Tu es jolie.
— Jolie… ça dépend… Et puis je n’ai pas de dot. Qui m’épouserait, sans famille, sans argent et sans vraie beauté ? Je suis difficile. Je ne me donnerais pas au premier venu… Mais ta mère a tranché la question. Elle m’a nettement fait comprendre que je devais me résigner à coiffer sainte Catherine.
— Ah ! fit-il… Et tu acceptes le célibat par vocation ou par contrainte ?
— Que t’importe ?
— Je suis indiscret… Tiens, petite Marianne, tu m’amuses. Tu dois avoir des arrière-pensées qu’il serait curieux de connaître… Dis donc, la vie n’est pas drôle, ici !
Je soupirai.
— Drôle !… Oh ! non.
— Papa doit être plus maniaque que jamais… et maman… Toujours belle, n’est-ce pas ? Elle aime le monde, les soirées, les toilettes, et on vit de saucisses et de pommes de terre… Oh ! je connais cela.
L’accent sardonique du jeune homme, quand il parlait de ses parents, me causa un secret malaise. Il reprit, en frappant de sa canne les feuilles tombées dans l’allée où nous marchions :
— Et leurs amis ? Toujours les mêmes fantoches, hein ! Les Exelmans, les Larcy, les Laforest… Que devient-elle, cette petite canaille de madame Laforest ?
— Elle devient… mûre.
— Sans désarmer… Dis donc, Marianne, est-ce qu’on te la donne comme chaperon ?
— Mais je ne l’accepterais pas ! répondis-je avec une vivacité qui égaya Maxime.
— Tu ferais bien… D’ailleurs… — il hésitait — une fille sagace et délurée comme toi peut deviner bien des choses…
— Oh ! je l’exècre, cette Laforest.
Je me rappelais la scène que j’avais surprise le jour de ma première communion et j’admirais la reconnaissance que les hommes gardent à leurs anciennes maîtresses. J’eus un malin plaisir à feindre l’ingénuité.
— Mais toi, Maxime, je croyais que tu l’aimais beaucoup, madame Laforest ?
Il rit encore :
— Qui t’a dit ça ?
— Je le sais…
— Tu as deviné ça toute seule ?
— J’ai vu tant de choses, dis-je d’un ton las.
— Vieux philosophe ! répliqua-t-il… Tu me feras des confidences… Dis, nous serons bons amis ?
— Je veux bien… mais quant aux confidences…
— Tu te méfies ?
— Mes petits secrets te paraîtraient bien puérils… Tu dois mépriser les jeunes filles.
— Elles m’assomment, en général… Mais toi, tu ne ressembles pas aux autres, je le parierais… Tu as des yeux !… des yeux !…
— Bons pour pleurer.
— Des yeux qui doivent regarder la vie en face… J’aime les esprits vaillants… et toi, petite, tu es énergique, je le devine… Pauvre Marion, j’imagine ton existence chez mes ancêtres… Le chant, hein, les visites, les convenances, la bohème bourgeoise et les sentiments religieux mêlés ! Tu as bien un petit amoureux, ma chère ?
Je haussai les épaules. Il riait toujours, de son rire sans gaieté…
— Ah ! je voudrais bien savoir ce qui se passe dans cette tête, dit-il en posant son index sur mon front… Es-tu romanesque ?
— Je ne crois pas… Mais tu prends des allures d’inquisiteur, mon cher Maxime. Je suis une demoiselle bien élevée, ni plus ni moins.
— Sois ce qu’il te plaira d’être… mais ne gâche pas ta vie, dit-il en suivant une pensée qu’il ne formulait pas… C’est égal, entre ma famille et toi il y aura des conflits…
— Où vois-tu ça ?
— Dans tes yeux.
Il devenait taquin. Vexée, je changeai la conversation.
Presque aussitôt les Gannerault survinrent. Aux caresses exaltées de sa mère, aux questions inquiètes de son père, Maxime répondit en homme préparé d’avance à toutes les éventualités. Il avait quitté M. de Charny parce qu’il s’ennuyait à l’étranger ; parce que l’ambassadeur le traitait quasi en domestique, parce qu’il voulait faire sa vie, seul et indépendant.
— D’ailleurs, ajouta-t-il d’un ton de défi, je ne demande rien à personne. J’ai des économies. Un journal m’est ouvert. Je rapporte des documents curieux et qui pourront inquiéter bien des gens. Je serai craint. C’est une force.
— Et ce journal ?
— La Conquête.
Mon parrain posa sa fourchette. L’émotion l’étranglait.
— La Conquête… ce journal que… qui… que je qualifierai de perturbateur… qui raille… qui bafoue… la société, la propriété, la famille ?…
— Eh ! mon cher père, dit Maxime d’un air de condescendance, je ne voudrais point te contrarier, mais tu as tes opinions, j’ai les miennes.
— Pourtant… mon expérience…
— Mon pauvre papa, ne discutons point. Je respecte ton expérience, mais j’entends faire la mienne, à mes dépens, s’il le faut. J’ai l’âge de me conduire moi-même. J’aime mieux te le dire franchement.
— Laissez de côté votre vilaine politique, interrompit madame Gannerault, toute au bonheur de revoir son fils. Maxime a vingt-six ans. Il fera comme il lui plaît. Mais tu habiteras chez nous, Maxime ?
— C’est tout à fait impossible, ma chère maman.
— Cependant…
— N’insiste pas. J’ai des raisons. Il faut que je sois complètement libre… Pourtant, je compte rester un mois encore ici, avec vous, si tu ne me renvoies pas.
— Gamin ! dit-elle, en l’embrassant avec tendresse.
IX
Septembre allait finir, mais mon parrain ne comptait guère rentrer à Paris qu’aux premiers jours de novembre. La grande plaine qui s’étendait devant nos fenêtres, toute houleuse naguère des blonds frissons du blé, offrait maintenant des espaces rasés, des bouquets d’arbre d’un vert changeant, des lointains bleus sous les ciels tourmentés de l’automne. Les pommes jonchaient l’herbe courte autour des pommiers, et leur acide relent mêlait aux agonies de la saison une odeur de décomposition proche. Les matins gris pleuraient dans les brumes basses. Les couchants revêtaient une gloire tragique, un théâtral appareil de pourpre, de sang, d’or, de flammes fauves, et dans les bois violets, au crépuscule, croassaient les vols affamés des corbeaux. Partout s’érigeaient les huttes des hautes meules piquées d’une perche, flanquées d’échelles, hospitalières aux vagabonds. La vigne rougissait aux façades des chaumières, comme brûlée, étendant ses vrilles, offrant ses fruits noirs. Sur la route, oscillait le rideau des peupliers dont chaque bouffée de vent usait la trame.
Quand Maxime revenait de Paris, par le train de cinq heures et demie, après des courses, des démarches dont il ne rendait compte à personne, je guettais le floconnement léger de la fumée à l’horizon. Le train passait à cinq cents mètres de la maison, net et menu comme un jouet mécanique, et un point blanc — mouchoir ou journal — agité à une portière, m’avertissait que Maxime était là. Alors, jetant un châle sur mes épaules, une dentelle sur mes cheveux, j’allais en me promenant jusqu’à la gare. Maxime me serrait la main affectueusement et nous reprenions notre route ensemble.
D’autres fois, en revenant du marché de Galluis, je le rencontrais, fumant sa cigarette, assis au revers d’un talus. À quoi pensait-il ? À ses projets, à ses ennuis, à ses amours peut-être… La bonne harmonie n’avait pas duré longtemps chez les Gannerault. Ma marraine semblait créer à plaisir mille petites discussions qui énervaient Maxime. Elle le fatiguait de sa sollicitude maladroite, de ses questions, de ses remontrances. Assurément, elle souffrait de trouver son fils si peu tendre, uniquement préoccupé de ses affaires, parfois impatient, toujours dédaigneux. Et elle dissimulait mal une mauvaise humeur dont je supportais toujours les conséquences. Depuis l’histoire de ma lettre à Rambert, nos relations s’étaient tendues, et ma pauvre marraine, dont les bonnes intentions étaient mal servies par un jugement faux et une intelligence étroite, se croyait obligée à d’absurdes sévérités.
— Qu’a donc ma mère à te tourmenter ainsi ? me dit Maxime, un jour, dans une promenade en tête à tête. Quel crime as-tu commis pour provoquer ces réticences, ces menaces, ces allusions lancées avec le tact habituel ?
J’hésitais. Puis, n’osant encore me confier à Maxime, jalouse de mon secret, j’excusai ma marraine sans expliquer son attitude. Maxime me regarda :
— Tu n’as pas confiance en moi. Tu as tort. Je vois bien que tu n’es pas heureuse.
— Ne me rends pas ingrate.
— Ingrate !… Ah ! si tu as la superstition de la famille, tu es sacrifiée d’avance, crois-moi.
Je n’insistai pas. Maxime pourtant m’étudiait avec une curiosité croissante. Il se plaisait à développer devant moi les paradoxes les plus inattendus. Pressentant une épreuve, je me renfermais dans une réserve extrême, mais souvent je lui donnais raison. Trop inexpérimentée pour discuter, je le voyais démolir pierre à pierre le vieil édifice des principes et des lois. Et Maxime lui-même m’attirait, non par un charme de tendresse, mais par la secrète certitude de trouver en lui un allié, peut-être un défenseur. Sans rien connaître de sa vie sentimentale, je le devinais aigri comme moi, blessé comme moi, implacable adversaire des idées, des mœurs, des croyances, au nom desquelles on me persécutait.
J’avais été un peu effrayée, d’abord, de ses diatribes et peu à peu je convenais qu’il n’avait point tout à fait tort, puis qu’il devait avoir raison. Il me montrait l’injustice et l’hypocrisie établies par le règne de l’argent dans ce monde bourgeois dont nous avions tous deux subi la contrainte, sans en accepter l’esprit. Le grand mot de liberté éveillait dans mon cœur ces généreuses émotions qui honorent la jeunesse.
— Ne t’épouvante pas, me disait-il, quand mon père maudit ces révoltés dont je suis et dont tu seras peut-être. Le brave homme chérit son joug. Est-ce une raison pour que nous ne haïssions point le nôtre ? Et ton cœur ne sera-t-il point notre complice si nous promettons à la femme la réhabilitation et la liberté de l’amour ?…
Je détestais d’instinct les passifs, tout près d’être des lâches. Les opinions de Maxime étaient bien faites pour enivrer une âme de dix-huit ans que l’observation précoce avait mûrie sans lui enlever le pouvoir et le désir de croire fortement — fût-ce à des chimères. J’entrevis un monde bouleversé et harmonieusement rétabli, une société où les filles porteraient leur dot dans la douceur de leurs yeux et la tendresse de leurs cœurs, où chacun aurait sa part d’amour et de vie. Ainsi je formais des souhaits de femme dont mon rude camarade, parfois, souriait. Et sans douter qu’il fût sincère, je l’admirais et je l’encourageais.
Cette admiration, cette sympathie restaient tout intellectuelles. Bientôt une reconnaissance plus tendre s’y mêla. Maxime avait pris ma défense contre sa mère, souvent jusqu’à l’exaspérer. Alors, les obsécrations tombaient sur le jeune homme qui n’en prenait pas grand souci. Pendant les absences de Maxime, mon parrain ne cachait plus sa tristesse, ma marraine étalait ses désespoirs. Ils gémissaient sur l’ingratitude de leur fils, sur les chagrins prévus pour leur vieillesse. Et si, par malheur, je donnais prise au moindre blâme, madame Gannerault éclatait, me jetant à la face le souvenir de Rambert.
Elle fut, un jour, si maladroite que le flot déborda. Je m’insurgeai. Aux reproches rétrospectifs dont on m’accablait, je répondis :
— Je vois que vous ne me pardonnerez jamais de vous avoir fait espérer un mariage qui vous aurait débarrassée de moi. Mais soyez tranquille. Vous serez délivrée de ma présence, soit par le mariage, soit autrement.
— Qu’entendez-vous par cet autrement, mademoiselle ?
Je ne répondis pas.
— Mais réponds donc, effrontée ? s’écria-t-elle. Est-ce que tu aurais l’intention de te faire enlever ? Quelle jeune fille es-tu donc ? Malheureuse, tu nous récompenses bien mal de nos sacrifices ! Que nous chantes-tu donc avec ton amour pour Rambert ? Le premier venu t’aurait aussi bien tourné la tête. Ah ! tiens, une fille qui court aux hommes… c’est… oui, c’est dégoûtant, c’est…
— Je vous défends de me parler ainsi ! répliquai-je avec des larmes de rage.
— Petite misérable !
Elle me lança un soufflet et me prenant par les épaules :
— Va-t’en ! Je ne veux plus te voir, insolente dévergondée, ingrate ! Tu tourneras mal ! Tu finiras dans le ruisseau.
Mon parrain était accouru au bruit. Il me trouva échevelée, pleurant, pendant que ma marraine essayait de s’évanouir.
— Marianne m’a insultée. Marianne est une ingrate. Elle veut nous quitter pour se mal conduire. Elle veut…
— Sors d’ici ! me dit mon tuteur.
Je descendis l’escalier, je traversai le jardin et, passant entre les haies vives, je me dirigeai vers la petite rue des Plombelles dont les maisons coiffées de chaume forment le coin vraiment rustique du bourg. Le soleil oblique dorait les murs des fermes où grimpaient des rosiers sans roses. Par les éclaircies des jardins, dans l’infinie perspective des champs, blondissaient les meules entre les premiers labours. Les fonds de sapinières, les croupes des collines, se nuançaient de bleus différents dans un délicat brouillard. J’allais, gagnant la hauteur, le plateau où meurent les bruyères pauvres sous les ombelles noires des grands pins. Mais sans admirer les verts différents des molles pentes, les creux où frémissaient des trembles d’argent, la ligne des saules coupant la prairie, et plus loin la plaine d’automne où l’ombre violacée des nuages courait en mouvants îlots, je m’enfonçai dans un petit bois de châtaigniers et de chênes. Étendue sur les mousses flétries, la tête dans mes mains, je pleurai librement. Ah ! comme ils m’accablaient alors, le sentiment de mon impuissance, et l’injustice d’autrui et la vanité des devoirs sans sanction !… Je ne demandais plus si Rambert était un imprudent ou un misérable ! je ne cherchais plus un mystère dans l’attitude de madame Laforest ; je voulais oublier les mots qui éclairaient d’une trouble lueur les dessous de leurs caractères. Je ne me souvenais que d’avoir aimé. Et ce bonheur entrevu, ce bonheur pressenti, le plus légitime espoir de toute créature, ma seule raison de vivre, on me rappelait sans cesse que je devais le sacrifier. Et à qui ? Pour qui ? Dans quel but ? Je ne savais plus même si je croyais en Dieu et déjà je méprisais l’opinion du monde. Maxime avait raison. Que m’importaient les Gannerault et leurs semblables ? Le souvenir du soufflet reçu me soulevait de fureur.
— Non ! me disais-je. Je ne pardonnerai jamais cela.
Puis ma colère fondait en tristesse affreuse. Pauvre Marianne, seras-tu aimée ? Dans ces salons où tu parades, les épaules nues pour éveiller le désir, les yeux baissés pour rassurer les gardiens des traditions honnêtes, parmi ces commerçants, ces banquiers, ces fonctionnaires, prudents ingénieurs en quête de dots, mondains fatigués en quête de flirts, entre les marchés du mariage et les petites combinaisons de l’adultère, le trouveras-tu, l’homme au large cœur, au ferme esprit, l’ami, le compagnon, le guide ? Et cependant, par la ville où tu traînes ta rancœur précoce, que de jeunes gens appellent l’amour ! Ah ! qu’il vienne, celui qui voudra m’aimer ! Ma jeunesse l’attend, mon cœur et mes sens l’espèrent, et mon dévouement, ma tendresse obstinée, ma foi, ma patience lui sont promis. Qu’il vienne, inconnu, humble et pauvre, que je sois amante et femme par lui !…
Longuement, silencieusement, je pleurais… Autour de moi, le bois compatissant refermait ses allées tournantes, barrées de bruyères où restaient quelques rares fleurs dont le rose violacé, l’amer parfum, évoquaient des lieux plus sauvages. Dans le sentier taché d’ombres mouvantes, une voix, tout à coup, prononça mon nom.
— Marianne !
Je relevai la tête. Maxime, au milieu du chemin, me regardait. Je me redressai violemment :
— Laisse-moi. C’est ta mère qui t’envoie sans doute. Je n’ai plus même le droit de pleurer.
— Ma mère est folle, dit-il. Je lui ai dit son fait et je suis parti à ta recherche, pauvre petite.
Je ne répondais pas. Il reprit :
— Si je te gêne, je m’en irai. J’aurais voulu te consoler pourtant, car tu me sembles bien malheureuse.
— Ah ! murmurai-je, j’ai tant de chagrin.
Il vint s’asseoir près de moi et, doucement, prit mes mains dans les siennes. Il est bien peu d’hommes qui puissent voir sans émotion les larmes d’une femme, quand cette femme pleure devant eux pour la première fois. Maxime fixait sur moi des yeux attendris, dont le dur onyx semblait se fondre en un fluide d’or, sous les cils sombres. Et, à demi-voix, il répétait :
— Pauvre petite ! pauvre petite !
Mon cœur éclata. L’heure, le lieu, ma douleur, tout disposait mon âme aux confidences. Dans l’ombre rayée de rayons obliques où se rafraîchissaient mes yeux, assise avec Maxime dans les menthes sauvages et les véroniques du bois, je racontai l’histoire courte, et banale, et toujours lamentable, du premier amour déçu. Maxime m’encourageait par une pression de main, par un mot affectueux, et comme je m’excusais, confuse :
— Pourquoi rougir ? dit-il en se penchant vers moi. Est-ce que je ne suis pas ton frère ? Est-ce qu’à notre ancienne fraternité ne doit pas s’ajouter le sentiment plus délicat d’une amitié d’élection ? Va, ma chère Marianne, parle-moi de tout ce qui t’intéresse, de tout ce qui t’afflige, de ton ennemie, madame Laforest, de ce don Juan de Rambert. Je t’aime bien et pourtant je ne suis pas prodigue de ma tendresse. Je suis — et cela t’effraye — peu facile à l’émotion, sceptique, détaché de bien des cultes de tout genre. Mais crois-moi, j’ai été malheureux, humilié, déçu. Je comprends tout et j’excuse tout, et puis j’ai besoin d’être aimé un peu.
— Ah ! Maxime, m’écriai-je, je suis prête à t’aimer tendrement, fraternellement, avec reconnaissance.
— Donne-moi ta joue, dit-il avec un sourire, je veux effacer le soufflet.
Il m’embrassa doucement sans trop appuyer ses lèvres ; puis me prenant par la taille, il me releva :
— Allons, viens. Je vais préparer ton retour. Et ne pleure plus, belle Ariane.
Côte à côte, nous redescendîmes le sentier. Au coin de la rue des Plombelles, j’arrêtai Maxime.
— Non, je ne puis rentrer avec toi. Ta mère est si injuste ! Elle m’accuserait de chercher à te séduire. Prends les devants. Retourne seul.
Il me regarda d’un air indéfinissable.
— Quand donc pourrons-nous causer librement ? dit-il. Ma mère ne sort presque jamais et il vaut mieux, en effet, pour beaucoup de raisons, qu’elle ne soupçonne pas des intentions que nous n’avons ni l’un ni l’autre.
Je fis un geste d’ignorance. Il reprit :
— Écoute, j’irai me promener, tous les matins, dans le pré des saules. Si tu désires me parler, tu m’y trouveras. Souviens-toi que je suis ton ami, petite Marianne.
Il me serra la main et s’éloigna. Sa haute silhouette disparut au bas de la côte. Pensive, je le regardais s’éloigner avec la secrète, l’indécise sensation que j’avais remporté une victoire.
X
La paix faite avec ma marraine, il me resta de ce jour une impression pénible et douce. J’étais profondément touchée de l’intérêt que me témoignait Maxime, et cependant ce frère adoptif, cet ami, m’inquiétait. Le mystère de nos entrevues créa bientôt de nouvelles émotions. Sous un prétexte futile, je m’échappais le matin ; je descendais le sentier caillouteux et roide, mal assurée sur mes petits souliers de cuir jaune, accrochant ma robe aux tenaces orties, aux clôtures, aux angles éboulés des murs. Puis, dans le remous frôleur des hautes herbes, plus légère, je courais au ru bordé de saules, d’églantiers et de chênes verts. Maxime m’attendait. L’étroit ravin, où s’entrecroisaient des ramilles sur le filet d’eau presque tari, nous séparait encore. Le jeune homme me tendant ses deux mains, d’un bond je franchissais le fossé et, toute haletante, toute rose et rieuse, je le saluais d’un gai bonjour.
Alors, nous nous asseyions sur un tronc renversé et nous parlions de nos rêves, de nos ennuis, de nos lectures, des gens qui nous entouraient. La solitude rendait notre causerie plus affectueuse. Derrière nous montait la côte rapide jusqu’au plateau des grands pins : devant nous se massaient les toits fauves des chaumières, les tuiles rouges des hangars, l’ardoise des maisons dominées par le clocher. Sous l’azur lavé des ciels d’octobre, les saules égrenaient des feuilles blondes ; quelques branches, dans l’épaisseur, gardaient des gris délicats de perle, des verts d’argent. Des vaches paissaient l’herbe flétrie étoilée de colchiques mauves et de soucis sauvages d’un or violent, presque orangé. Mêlée à l’odeur des chèvrefeuilles, montait l’odeur aromatique du regain. Étroit paysage fermé par les saules, les murs des fermes, la côte à pic, site familier qui reposait nos âmes de l’inquiétude des grands horizons.
Maxime, par ces matins charmants, me raconta longuement sa vie. J’appris qu’il avait aimé une femme dont il était encore aimé. Le nom de madame de Charny s’imposa à ma pensée. Le jeune homme ne me détrompa point. Je connus peu à peu les détails lamentables de cette histoire, la catastrophe d’un flagrant délit qui avait brisé la carrière de Maxime, la fuite de sa maîtresse, sommée par le mari de disparaître sans scandale. Riche, déjà mûre, elle vivait seule aux environs de Paris. J’imaginai entre eux une passion romanesque et exaltée. Plus expérimentée, j’aurais deviné la misère d’une liaison devenue une chaîne que la femme, âpre à l’amour, alourdissait sur l’amant trop jeune.
— Pourquoi ne divorce-t-elle pas ? demandai-je. Tu pourrais l’épouser.
Il haussa les épaules.
— Divorcer, elle ? C’est difficile à cause des enfants. Et puis, et puis… à mon âge on n’épouse pas une femme de quarante ans.
— Mais si tu l’aimes ?
— Je l’aime, je l’aime… Évidemment, je l’aime. Elle a été parfaite pour moi. Mais je ne l’aime plus comme tu sembles le croire.
Il alluma une cigarette. Curieuse, j’insistai :
— Elle est jolie ?
— De beaux restes.
Il me flatta la joue du bout de ses doigts :
— Ce n’est plus ce velours de pêche. Ah ! Marianne, que tu es fine, svelte et légère ! Que cette robe à mille plis te sied bien ! C’est beau, la jeunesse, Marianne, Mariette, Marion !
D’autres fois, c’était moi qui parlais. Je disais mes rêves d’adolescente, la crise religieuse, l’indifférence où j’étais tombée, la volonté que j’avais de vivre toute la vie. Je racontais l’histoire de mes amies, jaunissant dans la chasse au mari, achetant enfin ce mari parfois nul, souvent médiocre. Ces fiançailles, ces mariages, avaient-ils quelque rapport avec l’amour ?
— Tu t’indignes ! dit Maxime, un jour. Dans un an, dans deux ans, tu subiras la fascination du mariage. Tu te lasseras d’attendre l’époux rêvé. Tu tendras, toi aussi, l’éternel piège.
— Les hommes ne tombent que dans des pièges d’or, dis-je en soupirant. Dans le monde où nous vivons, la dot décide la destinée des femmes. Vois tes amis, Cayrol, Champsey, Figeac. Ils cherchent la demoiselle « à sac, » comme ils disent dans leur joli langage. Et les jeunes filles qui n’ont point ce « sac », les Suzanne Maury, les Laurette Exelmans et tant d’autres, elles commencent leur rôle — je ne dirai point de vieilles filles — mais de femmes célibataires. Les sports, les bals, les voyages étourdissent en elles ce malencontreux désir d’aimer qu’on dissimule comme une honte. Et cependant Laurette et Suzanne ont trente mille francs chacune. Pourquoi ne les épouse-t-on pas ?
— Parce que, dit Maxime en riant, une demoiselle de trente mille francs exige un mari de quarante mille ; un monsieur de quarante mille francs veut une fiancée de cent mille. Ceux qui n’ont rien souhaitent dans le mariage une assurance à vie contre la misère. Nul ne veut courir aucun risque.
— Mais les femmes qui travaillent ?
— Les institutrices, les employées, les ouvrières ? En as-tu rencontré dans les salons où tu vas ? Pas chic, la femme qui travaille. Son salaire est médiocre, son travail incertain. Quant aux femmes artistes, les snobs les réservent pour y recruter d’amusantes maîtresses. Va, Marianne, tu ne te marieras jamais dans ton monde. Ce sont les pauvres diables qui épousent les filles sans le sou.
— Mais j’épouserais un pauvre diable, si je l’aimais.
— Et où le rencontreras-tu, ce pauvre diable ? Les amis de ma mère sont bien posés et bien pensants. Un pauvre diable intelligent et fier ne se fourvoiera pas dans leurs soirées. Il s’y embêterait trop. Souviens-toi de Rambert.
— Maxime, — je me troublai un peu, — devines-tu pourquoi Rambert ne m’a pas épousée ?
— Parce que tu es pauvre, et que tu ne pouvais lui servir à rien.
— Oh !
— C’est la vie.
— Je ne puis croire cela.
— Garde tes illusions.
— Mais, Maxime, la vie est laide.
— Comme ceux qui la vivent. Il faut, pour triompher, se débarrasser des superstitions, des scrupules, des préjugés, se cuirasser de mépris et marcher vers son but, sur tout le monde.
— Tu as un but, toi ?
Ses yeux d’or brillèrent :
— Certes. Je veux être fort, je veux être craint. Je veux ma part de ce que les prêtres appellent « les biens de ce monde ».
— Et tu épouseras une fille riche ?
— S’il le faut.
Je fis un mouvement de surprise. Maxime se mit à rire.
— J’épouserai une femme que j’aimerai et qui m’aidera. Il y a tant de façons d’être égoïste.
— Oui, tu rêves l’amour sans risques, toi aussi.
Il rit encore :
— Tu m’en veux ? Bête ! C’est une plaisanterie. Il est probable que je ne me marierai point. Ne me retire pas ton estime parce que je ne suis pas un don Quichotte sentimental. Il faut regarder la vie hardiment, Marianne.
— L’avenir me fait peur.
— Lâche ma famille. Entre au théâtre ou déclasse-toi ; épouse un de ces pauvres diables dont tu parlais. À moins que tu ne tournes mal, comme dit ma mère. Les mornes célibataires ont des maîtresses.
— Mais tu ne me conseilles pas de prendre un amant ?
— Est-ce que je sais ? dit-il en s’étendant dans l’herbe, contre ma robe. Si l’amant t’aimait, je ne vois pas ce que tu aurais à regretter.
— L’estime…
— Allons, tu te moques pas mal de l’estime des Exelmans, des Maury, des Laforest. Je te croyais brave.
— Je suis brave.
Il fixa ses yeux sur les miens et d’un air de nonchalance :
— Si tu aimais un homme qui ne pourrait pas t’épouser, le suivrais-tu ?
Il y eut un silence, très sincèrement je répondis :
— Oui.
— Bien, cela !
Une douceur inconnue passa dans ses yeux. Je retrouvai l’homme qui m’avait attendrie, le jour de mes premières confidences. Sa main frôlait l’étoffe de ma jupe, paresseusement.
— Ah ! petite révoltée ! Tu es quelqu’un, toi, Tu as un cœur, une âme, des sens… Tu l’aimeras bien, celui que tu aimeras.
Je murmurai :
— Qui sait ? J’aime encore Rambert.
— Comment ! fit Maxime en fronçant les sourcils. Tu ne t’es pas guérie de cette petite rougeole d’âme, de cette petite maladie de gamine sentimentale ?… Dans six mois, tu l’auras oublié, ton Rambert… Quoi !… Tu pleures ?…
Il arracha une touffe d’herbes, et riant, me la jeta au visage.
— Tu vas t’enlaidir. Marianne, console-toi. Tu seras aimée, adorée, encensée… Tu marcheras sur les cœurs… Tu…
— Cesse tes plaisanteries… Tu m’irrites.
Je me levai ; je voulus repasser le ruisseau. Maxime fit un geste pour me retenir. Je m’élançai : un églantier retint ma robe et je glissai les pieds dans l’eau.
— C’est bien fait, criait Maxime.
Pleurant de colère, je m’assis sur la rive. Il s’approcha de moi.
— Tu ne t’es pas fait mal ?
— Non… mais j’ai les pieds mouillés. Mes pauvres petits souliers !… Avec une sollicitude presque tendre, il m’interrogeait :
— Tu vas t’enrhumer… N’as-tu pas froid ?… Il faut ôter tes chaussures… Le soleil les séchera vite…
Confuse, redoutant les questions de ma marraine, je me laissai convaincre. J’enlevai mes souliers, puis mes bas. Maxime m’offrit des feuilles pour essuyer mes pieds nus.
— Tu t’y prends mal, dit-il. Laisse-moi faire…
Délicatement, il promena une poignée d’herbe sur la peau blanche, veinée de bleu tendre. Il riait pour me rassurer.
— Ce ne sera rien… Quel petit pied tu as !… Mince et cambré, il raconte toute ta personne… Vois comme il est joli dans ma grosse main.
Je rougis tout à coup et mon pied disparut sous ma robe. Maxime, étonné, me regarda :
— Eh bien !
— Il faut rentrer…
— Je comprends… je t’ennuie…
Il éparpilla l’herbe et les feuilles dans le lit du ruisseau.
— Tiens !… Il vaut mieux que je te laisse… Rechausse-toi, je vais en avant.
La gaieté était tombée et une sourde inquiétude, sans causes précises, pesa sur mon cœur. Je ne sais pourquoi, il feignit de m’éviter pendant une longue semaine.
Mais bientôt nos entrevues recommencèrent. Maxime devenait triste et je voulus le consoler. Il m’avoua des embarras d’argent ; la mauvaise volonté des camarades, la morgue des directeurs qui refusaient ou discutaient ses articles. Sa belle audace s’émoussait. Mon affection pour lui se fit prévenante et caressante et, à ma grande surprise, — mêlée d’un secret orgueil — je découvris que j’étais puissante sur cette âme indomptable. Oui, un mot, un geste, un sourire écartaient ou ramenaient les ombres sur le front de mon ami. Il l’appuyait parfois, ce front abattu, sur la main que je lui tendais, fraîche et sans fièvre, et ce contact semblait l’apaiser. Chaque jour se resserrait l’intimité charmante. Des étrangers auraient pu s’étonner. Mais en courant au rendez-vous matinal, en pressant la main de Maxime, en prolongeant les entretiens et les promenades, je demeurais calme comme une sœur. Cette tendresse que je ressentais pour lui et qu’il voulait rare et exceptionnelle, les circonstances, sa volonté, mon ennui l’avaient fait naître. Elle pouvait ne pas précéder l’amour ; elle pouvait lui faire obstacle. Goûtant le plaisir d’être aimée, plus que le bonheur d’aimer, j’étais tendre pourtant par instinct, par besoin, par reconnaissance. Je ne jugeais point celui qui m’aidait à trouver la vie moins monotone. Je lui étais douce avec orgueil. Innocemment, j’apprenais à me servir de mes armes de femme, à conquérir le cœur de l’homme, à séduire sa conscience, à modifier sa décision, à éveiller ses désirs. Chastes étaient nos attitudes et chaste ma pensée ; mais l’ambiguïté du sentiment qui nous unissait irritait en nous d’obscurs éléments : la vanité féminine, la sensualité masculine, la curiosité de tous deux. Parfois grondaient tout bas ces voix discordantes que l’amour seul rend harmonieuses. Je me plaisais à être belle, je me plaisais à être bienfaisante, parce que je ne savais où ni pour qui épanouir ma jeune beauté, exercer mes forces de tendresse. Maxime ne s’y trompait pas.
Le temps approchait où nous devions quitter les Yvelines. La pluie, les préparatifs de départ, des caprices de ma marraine me retinrent plusieurs jours à la maison. Maxime, entre ses parents et moi, se montra plus triste. Chaque matin, le courrier lui apportait des lettres mystérieuses. Je devinai l’impatience de madame de Charny. « Que doit-elle penser ? » me disais-je, pendant que Maxime, enfermé dans sa chambre, écrivait ou lisait assidument. « Il a espacé ses visites depuis un mois. Il lui écrit des billets ennuyés et raisonnables.
Si elle l’aime, elle doit souffrir. Mais pourquoi une femme de quarante ans s’éprend-elle d’un si jeune homme ? Elle doit être jalouse horriblement. — Une idée singulière me traversa l’esprit. — Maxime lui a-t-il parlé de moi ? Peut-être… mais il n’a pas dû lui raconter nos rendez-vous sous les saules. Si elle savait ! Certes, elle croirait Maxime amoureux de moi ! » Une vanité puérile et confuse me venait à cette pensée qu’une femme très belle et très amoureuse pouvait être délaissée pour la pauvre petite Marianne qu’avait méprisée Rambert. Je ne souhaitais pas que madame de Charny souffrît, ni que Maxime l’abandonnât, mais il ne me déplaisait pas d’être secrètement préférée.
La veille de notre départ, la lettre quotidienne arriva en l’absence de ma marraine. M. Gannerault, qui dirigeait la cueillette des pommes réservées pour l’hiver, me tendit l’enveloppe mauve.
— Tiens, porte cette épître à Maxime. Il est dans sa chambre, je crois.
Il avait parlé avec une nuance de dédain. Le vélin mauve, la longue écriture anglaise, l’arome évaporé du white-rose révélaient le sexe du mystérieux correspondant. Mon brave tuteur s’indignait que Maxime osât se faire adresser chez ses parents les lettres de sa maîtresse. Je montai lestement l’escalier. Sur le palier du premier étage, prise d’une étrange curiosité, je regardai le timbre de la poste, portant en exergue le nom de Chaville et la date du 3 novembre. Puis, élevant la lettre à contre-jour, je tâchai de déchiffrer quelques mots, mais l’épaisseur du papier trompa mon attente. Alors une honte me prit de cette petite indélicatesse. Je murmurai :
— Que m’importent les amours de Maxime ! Il est libre après tout…
Cachant la lettre mauve dans un pli de mon tablier, je heurtai à la porte de Maxime. Il ouvrit étonné et content.
— Toi, petite, que veux-tu ?
— Je t’apporte une surprise… une surprise qui te fera plaisir.
— Qu’est-ce donc ?
Il referma la porte.
— Ma mère est ici ?
— Non.
— Mon père ?
— Au jardin.
— Tu peux rester quelques minutes ?
— Mais, dis-je malicieusement, quand je t’aurai remis la surprise, tu voudras rester seul pour la savourer.
— Parle donc ? Tu me mets sur les épines… Cette surprise… vient de toi ?
Sous la lumière pâle des fenêtres voilées de blanc, il penchait vers moi son visage aux durs méplats, aux arêtes dures, où chatoyait l’agate dorée des prunelles entre les cils noirs. Assis près de la table couverte de livres, le coude sur un manuscrit déployé, la joue sur la main, il souriait avec une indéfinissable angoisse. Je jetai la lettre mauve devant lui.
— Tiens, voilà ta pâture d’amour… Tu dois être heureux… On t’aime !…
— C’était donc cela, s’écria-t-il désappointé.
Je feignis de me retirer.
— Marianne, tu pars ?
— Ta lettre…
— Bah ! j’ai bien le temps.
Il repoussa le carré de vélin parfumé avec ce geste irrité des amants qui n’aiment plus et semblent écarter d’eux l’image et le souvenir de la maîtresse importune.
J’insistai.
— Lis… Il faut que tu lises… J’attendrai…
Il lut. Assise dans l’unique fauteuil, je regardais tour à tour les meubles vulgaires de la chambre, le papier à fleurs bleues, la mousseline usée des rideaux, les titres des volumes épars, les cendriers pleins de débris de cigarettes, et Maxime lui-même, dont le désordre matinal, les cheveux emmêlés, la chemise lâche accusaient l’air las et chagrin. Il n’était pas beau, décidément. Jamais ce profil sévère, ce front hautain, n’éveilleraient en moi un désir de tendresse plus intime, l’émoi amolli d’une langueur. Près de lui, je respirais un air de bataille ; mes forces d’agression et de résistance s’exaltaient : sa voix sonnait dans mon cerveau comme une charge. Madame de Charny pouvait dormir tranquille. Maxime n’était pas l’amant que j’attendais.
Cependant cet homme aux nerfs d’acier, aux yeux de métal et de pierre, cet être sans douceur et sans faiblesse, une femme l’avait aimé. Elle avait trouvé dans ces rudes éléments qui composaient la personnalité de Maxime une séduction que je ne découvrais pas. Matée par lui, elle avait adoré l’implacable. Et je rêvais au roman de leurs amours que je connaissais à peine, aux pressentiments, aux aveux, à la faute. Ma pensée hésitait devant le mystère de l’acte d’amour, ce petit fait honteux et effrayant à quoi aboutissent toutes les idylles, toutes les tragédies, et les coquets manèges des rieuses, et les songeries des sentimentales, et l’exaltation des passionnées. Quelles émotions, quelles sensations ils avaient dû connaître, le premier jour ! Cependant je ne sais quelle pudeur dégoûtée me détournait de leur image, et peu à peu renaissait en moi, devant la passion évoquée de l’étrangère, la cruauté ignorante des vierges qui ne connaissent qu’une forme de l’amour.
— Eh bien, tu es content ? dis-je à Maxime, quand il jeta la lettre dans un tiroir où s’accumulaient les enveloppes mauves.
Il haussa les épaules.
— Des récriminations, des reproches… Ah ! les femmes sont maladroites, quelquefois.
— Elle t’aime…
— Elle m’aime… Parbleu ! je le sais bien… mais elle m’obsède… Elle devrait comprendre… Ah ! quel malchanceux je suis.
Il tordait sa moustache, d’un geste agacé et impatient. Je ne savais que dire, vaguement gênée par le pressentiment des confidences possibles.
— Malchanceux ! Oh ! combien !… Toutes les portes se ferment devant moi. Je ne sais même plus si j’ai du talent. Et par surcroît, je me sens devenir ingrat envers cette pauvre femme que j’ai aimée naguère… Mais cela ne pouvait durer, — il frappa sur la table. — Je te le répète, Marianne, elle devrait comprendre que nous ne pouvons plus être que des amis… J’ai vingt-sept ans, je veux faire ma vie… Est-ce m’aimer que m’attacher au pied le boulet d’une liaison sans tendresse ? Elle prétend que je lui fais du mal, qu’elle souffre… Et moi donc, suis-je sur des roses ?
Son regard glissa sur moi, hésita, s’adoucit.
— Ta présence m’a été douce, Marianne. Sans toi j’aurais pris en dégoût la maison de mes parents. Tu es si intelligente, si énergique. Oh ! nous nous comprenons bien, dis ? Chère petite amie, quelles bonnes heures nous avons passées dans le pré, sous les saules. Tu te souviens du jour où tu glissas dans le ruisseau ? Nous ne les revivrons plus, ces heures.
— Oui, répondis-je… À Paris, nous nous verrons rarement en tête à tête. Je vais perdre mon confident.
— Sans regrets ?
— Oh ! Maxime !
Sa main erra sur la table, joua dans les papiers, frémit nerveusement sur les crayons, puis, tout à coup toucha la mienne, la caressa timidement, l’enferma dans une étreinte indécise qui se resserra soudain…
— Marianne, dis, nous ne renoncerons pas à cette intimité délicieuse ? Tu seras triste encore, inquiète, irritée, et tu m’écriras.
— Volontiers.
— Je me confierai à toi… Tu as beaucoup de défauts, petite… mais tu as les qualités que j’aime, l’énergie dans la grâce, la hardiesse dans la douceur, l’orgueil dans la simplicité. Ah ! Marianne, je ne te connaissais pas, je ne t’appréciais pas. C’est au moment de nous séparer que je te vois telle que tu es.
Ses yeux se détournèrent.
— Si tu savais combien je suis triste !
Un sentiment de délicate pitié me fit presser la main qui tenait la mienne. Je me levai et, m’accoudant au dossier de la chaise de Maxime, je penchai mon visage vers le sien.
— Ne sois pas triste, mon ami, je t’assure que je t’aime bien et que je partagerai tes joies et tes peines.
— Tu ne me trouves pas méchant ?
— Non, tu ne m’effrayes plus. Courage, Maxime, tu réussiras et nous nous réjouirons ensemble. La vie n’est pas gaie : que notre amitié nous aide à la vivre. Je ne te manquerai jamais.
— Tu es bonne, murmurait-il, tu es bonne.
— Je te consolerai dans tes chagrins. Je serai ta sœur fidèle et tu seras mon frère au cœur indulgent. Je sens si bien que tu n’es pas heureux, cher Maxime !
— Parle-moi ainsi, parle encore, dit-il en appuyant sur son front ma main qu’il avait reprise. Tu ne sais pas le bien que tu me fais.
Mais la compassion n’a pas l’éloquence de l’amour. Je me tus, vaguement troublée par cette mélancolie trop tendre. Confuse, victorieuse, saisie d’un malaise intolérable, j’aurais voulu fuir cet homme que je sentais en mon pouvoir. Mon silence l’avertit que son émotion n’était qu’à demi partagée. Il se ressaisit aussitôt.
— Oui, tu es bien gentille, dit-il en lâchant ma main et en se levant, et je suis, moi, bien ridicule. Allons, Marianne, au revoir. N’oublie pas de m’écrire. Il faut que tu t’en ailles, papa s’impatienterait.
Il souriait, hautain et tranquille, mais je n’étais pas dupe de sa fausse sérénité. La porte refermée sur moi, au milieu de l’escalier, je me surpris à prononcer tout haut avec stupeur :
— C’était cela, c’était donc cela !
Par la fenêtre grillée j’apercevais mon tuteur empilant les pommes dans un panier, sur l’herbe jaunie de la pelouse. La servante secouait les branches. Madame Gannerault, assise sur un pliant, les regardait. Et il me semblait que je prenais contre elle et contre lui une revanche inespérée et terrible. J’étais sûre que Maxime m’aimait.
XI
Maxime m’aime. Je puis donc plaire encore. Je puis reconquérir Rambert si jamais le hasard le remet en ma présence. Ah ! qu’il vienne, je lui dirai : « Un homme m’a aimée et son amour, son dévouement, le don même de sa vie n’ont rien pu contre votre souvenir. Soyons heureux, et que le pauvre garçon, à qui je dois un renouveau d’espoir et de courage, se résigne au rôle un peu ingrat d’amoureux devenu ami. »
Égoïsme de la femme éprise, d’autant plus féroce qu’il est plus naïf. Certes, je plaignais Maxime, et je me promettais de ne point irriter la passion naissante prête à déchaîner sur lui d’inutiles douleurs. Il était l’ami, le sûr confident qui satisfaisait un des besoins de mon âme et mettait dans ma vie monotone le prestigieux intérêt de son roman. Les jours qui suivirent notre arrivée à Paris, je l’observai avec la plus ardente curiosité, mais le premier billet qu’il me remit, prudemment fraternel, déconcerta ma vanité prête au triomphe. Puis, après quelques semaines de correspondance, les lettres de Maxime, ses visites mêmes s’espacèrent. Je feignis de ne point remarquer son visage durci, ses attitudes contradictoires, pressentant une victoire de l’ancien amour, l’influence de la maîtresse retrouvée et reconquise. Ma vanité s’émut. Je doutai amèrement d’être aimée et le désir me vint, puéril et cruel, de forcer Maxime à m’avouer sa défaite. De nouveaux amis fréquentaient le salon des Gannerault. Certains me courtisaient avec une audace prudente. Un gentilhomme riche et maladif, M. de Montauzat, m’honorait de galanteries où Maxime pouvait pressentir le vœu secret et combattu du mariage. Je fus coquette innocemment et maladroitement, et le viveur blasé se troubla au parfum de perversité ingénue qui lui venait de ma jeunesse. Il devina dans la vierge des promesses d’inconnue et fraîche volupté, une espèce de joie plus délicate que la vulgaire luxure des filles, plus rare que l’émotion vite épuisée des adultères mondains, plus complexe que la banalité des fiançailles bourgeoises. Incapable de comprendre ce sentiment qui m’eût fait horreur, je vis dans les assiduités de Montauzat un hommage amusant, un jeu où s’exerçaient mes énergies toutes neuves, la petite guerre de la coquetterie avant. Muet, Maxime subit l’épreuve. « Allons ! me disais-je, je me suis trompée. Il ne m’aime pas. » Je lui reprochai sa froideur. Il resta huit jours sans m’écrire et tout à coup je reçus une lettre où la jalousie, la rancune, la tendresse se contre disaient pour affirmer l’amour. « Qu’as-tu besoin de moi ? Que suis-je dans ta vie ? Un homme a passé, mûr, flétri, usé, riche… Un mari possible ! L’ami de la veille n’est plus rien. » Et il ajoutait : « Permets-moi, chère Marianne, un affectueux conseil : tu sembles confondre l’amorçage d’un mari et la conquête d’un amant. Prends garde de suggérer à Montauzat un autre désir que celui d’un établissement légitime. Tu devrais te mettre à plus haut prix. Dans les mariages de ce genre où l’amour n’a que faire, s’il est répugnant de se vendre, il est ridicule de s’offrir. »
Le soir même, je revis Maxime. Pendant que les Gannerault faisaient leur whist accoutumé avec les Laforest et Montauzat, le jeune homme s’approcha du piano où j’égrenais des notes capricieuses. Il était étrangement ému. Craignait-il de m’avoir irritée ? Espérait-il qu’un retour de fierté me rendrait plus ombrageuse devant les tentatives de cour que risquait Montauzat ? Avant même qu’il eût parlé, je murmurai à demi-voix avec un sourire.
— Maxime, rien n’est changé. Tu n’as donc pas confiance dans mon cœur ?
Il me regarda…
— Tu n’as pas pu croire, repris-je, en désignant du geste le gentilhomme chauve, pâle et gras, qui nous tournait le dos, tu n’as pas pu croire que ce débris de la haute noce… Ah ! Maxime, tu me connais mal.
— J’ai vu, dit-il, les singuliers incidents de la course au mariage et…
— Allons donc, Montauzat ne m’aime pas.
— Il te désire, répondit-il d’une voix basse et irritée. Oh ! ses yeux sur toi ! Quand il te regarde ainsi, je voudrais… Oh ! je voudrais…
— Que t’importe !
— Que m’importe, fit-il, tu me demandes ce qui m’importe ? Mais… Fais ce que tu veux. Je n’ai aucun droit sur toi. Je suis ridicule et fou. Ah ! Marianne, je voudrais ne jamais t’avoir connue !
Derrière nous, madame Laforest leva la tête. Mes doigts s’assurèrent sur le clavier, hâtant les accords qui couvrent les voix et déconcertent l’oreille aux écoutes. Maxime s’était éloigné. Perdu dans l’ombre, à l’angle du divan, la main sur ses yeux, il barricadait son rêve contre l’attention des indifférents. Et prise de mélancolie, étrangère à tout ce qui m’entourait, je m’épouvantai de sentir frémir autour de moi ce pauvre et tremblant amour qui s’efforçait peut-être à l’espérance : « J’ai voulu être puissante sur le cœur d’un homme et voici que je pourrai tout sur ce cœur, sauf l’apaiser. Je le sens, jamais je n’aimerai Maxime. Pourquoi ? Il n’est ni laid, ni vulgaire, ni médiocre. Je ne puis l’aimer… Il va souffrir… » À la mélancolie succéda la pitié, et la pitié, dans mon âme, se nuançait si vite de tendresse. « Pauvre Maxime, pauvre ami. » J’allai m’asseoir près de lui sur le divan pendant que les joueurs se penchaient sous l’abat-jour orange. Il laissa tomber sa main. Nous ne parlions pas. Nos yeux s’interrogeaient dans l’ombre, éperdus d’une angoisse différente et douloureuse également. « M’aimeras-tu ? — suppliaient les prunelles d’or. — Hélas ! » répondaient les miennes. Et plus triste, dans ce silence qui s’éternisait, j’évoquais, dressés entre nous, le musicien, mélancolique et rieur, l’inconnue voilée, hôtes constants de nos âmes, et je songeais que ni la patiente persévérance, ni le dévouement, ni une réciproque volonté ne peuvent créer en nous ce sentiment que la couleur d’un regard suscite et qui meurt comme il naît, malgré nous.
« Marianne, écrivit Maxime le lendemain, tes pressentiments ne te trompaient qu’à demi. Je ne suis plus le Maxime que tu aimais à rencontrer sous les saules des Yvelines. La vie qui m’a tant meurtri achève de m’écraser.
Marianne, je n’ai aucune illusion, aucune espérance et l’aveu que je te fais n’engagera que mon cœur. Tu connais ma situation. Une femme me tient — non par le cœur ni les sens — mais par la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers elle, bon gré mal gré. Je ne suis ni riche, ni célèbre, ni libre. J’engage contre la destinée une lutte où je puis être vaincu.
N’est-ce pas la pire folie d’ajouter à la menace de maux innombrables, la certitude d’une suprême douleur ?
Et pourtant cette douleur, je l’accepte, je l’aime, oubliant qu’elle a conduit aux défaillances des hommes mieux armés que moi. Dans ma pauvre chambre d’hôtel, par ces jours pluvieux de décembre, le découragement, l’infinie lassitude m’ont ramené vers toi, triste à mourir. J’ai compris tout à coup que tu me manquais et que le mal dont je souffrais, c’était la nostalgie d’une absente. Hélas ! comme ils me sont apparus lumineux et doux, les frais matins des Yvelines. Tes larmes, chérie, m’ont hanté, et j’ai posé ma plume, au milieu d’un travail aride, pour rêver à tes pieds nus que je n’avais pas baisés. Suis-je donc un collégien romanesque ? Ai-je oublié ma volonté d’être fort, ma répugnance pour les fadeurs sentimentales, ce cynisme volontaire qui t’indignait ? Marianne, Marianne, qu’as-tu fait ? Quand je suis près de toi, petite amie fraternelle, j’oublie que tu aimes ou que tu crois aimer ; j’oublie que ton affection pour moi est celle d’une sœur, j’oublie… Hélas ! Un mot de toi me rappelle aux réalités implacables. Et pourtant, si tu pouvais m’aimer !… »
Je répondis simplement : « Je serai seule mardi. Il faut que je te parle. Viens. »
Il vint. Nous nous retrouvâmes côte à côte sur le canapé du salon. La pluie battait les vitres ; le feu triste mourait et sur une console, lentement, s’effeuillaient les derniers chrysanthèmes. Maxime me prit les mains, me regarda jusqu’à l’âme et prononça :
— Tu ne m’aimeras jamais ?
J’eus le pressentiment qu’il disait la vérité, mais il m’était impossible de ne pas soulager sa souffrance. Malgré moi, je répondis :
— Qui sait ?
Il secoua la tête :
— Je n’aurais pas dû parler… Nous ne pourrons plus être amis.
— Pourquoi ?
— Tu me feras souffrir.
— Me crois-tu coquette et méchante !… — Non, pas méchante… non… mais tu es trois fois femme, toi. Comment ai-je pu me laisser prendre ainsi ?
— Je n’ai rien fait pour cela…
— Tu as aguiché Montauzat… Ah ! Marianne, je t’ai haïe. Si tu savais…
Je lui pressai doucement la main…
— Pardon, Maxime.
Il semblait agité par des sentiments contraires. Je voulus le calmer.
— Mon amitié…
— Oh ! dit-il, l’amour déteste l’amitié… Toi, Marianne, mon amie, à dix-neuf ans, avec ces yeux-là !
Il retira sa main :
— Quelle folie. Tu vas bien rire… Car si tendre, si intelligente, si délicate que soit une femme, elle n’est jamais généreuse tout à fait… Je vais devenir le pantin dont tu tiendras les ficelles… Oh ! dire que le repos de mes nuits, le calme de mes jours, mon talent, ma vie seront dans les mains d’une petite fille…
— Tu parles comme si je te détestais.
— Ah ! s’écria-t-il, pourquoi ne me détestes-tu pas ? Je pourrais te conquérir.
Et redevenant suppliant et tendre :
— Marianne, je t’aimerais tant. Oh ! écoute ton cœur, s’il parle jamais pour moi… Ne sois pas effrayée de ma rudesse. Je me ferais si doux !… Si j’étais libre, si j’étais riche, si j’étais illustre, dis, m’aimerais-tu ?…
— Maxime, si je dois t’aimer, je t’aimerai inconnu et pauvre.
— Essaie, dit-il en me baisant les mains…
Ses lèvres effleurèrent mon poignet, remontèrent vers le coude… Je murmurai :
— Mais j’aime toujours Rambert.
— Eh bien, dit-il en se levant, j’aurai de la patience… Je suis terriblement obstiné, ma chérie… Je veux que tu m’aimes… tu m’aimeras…
— Je voudrais t’aimer. La solitude me pèse… Peut-être à nous deux, nous serions forts. Mais, quoi qu’il arrive, tu restes mon ami…
— Je t’appartiens tout entier, ma chère Marianne.
Il referma ses bras sur mes épaules et appuya ma tête contre son cœur… Un peu gênée, un peu émue, je ne bougeai pas. Il s’écarta en soupirant :
— Ton heure n’est pas venue. Mais je suis sûr de moi-même ; j’attendrai.
Ce furent les jours les plus doux de notre amitié sentimentale… J’abdiquai tout orgueil. Je me plus au rôle de consolatrice et j’allai vers Maxime, souhaitant l’apaiser et le guérir. Je me penchai sur cette âme meurtrie comme une chaste hospitalière dont le geste soulage, dont la voix berce et endort. La chimère du platonisme me fascina, et pendant des semaines et des mois je vécus dans cette généreuse et vaine ivresse. La nuit, je m’attendrissais sur l’insomnie devinée de mon ami ; j’accueillais, à travers le silence et les ténèbres, la voix confuse de sa pensée exhalée vers moi, et je songeais que je n’étais plus seule dans le vaste monde peuplé d’âmes hostiles, de visages étrangers. Et le jour, assise près de Maxime, écoutant l’histoire secrète de sa vie, je cédais à la douceur de mettre un peu de joie dans le présent et d’étendre ma tendresse comme un voile sur le passé et l’avenir. Enfermés dans l’instant délicieux, la main dans la main, nous jouissions de rêver ensemble, lui frémissant, moi paisible, sans méfiance, sans crainte, sans honte, parce que j’étais sans amour. Alors, comme appesantie d’une tendre langueur, la tête de Maxime cherchait mon épaule : ses lèvres effleuraient ma joue de timides baisers et je ne me dérobais plus, heureuse de lui faire cette aumône d’un bonheur que je ne partageais pas. J’aimais à le sentir si doux et si faible, et passant mon bras autour de son cou, caressant ses cheveux, j’endormais dans un dangereux délice cette passion d’homme, humble comme un chagrin d’enfant… « Ah ! quelle ivresse !… » balbutiait-il dans mes cheveux, vaincu par une émotion dont je ne soupçonnais pas le caractère. « Quelle ivresse, Marianne, et quelle tentation ! — Chut ! répondais-je… Sois sage. » Mais une brume ternissait soudain les yeux d’or ; la bouche volontaire se détendait avec un pli las, et la main qui pressait la mienne lui communiquait sa fièvre subtile, sa nervosité, ses frissons… « Marianne, tu m’aimeras. Oh ! ma douce, ma chère Marianne, amie indulgente à ma chimère, répète-moi les mots qui m’empêcheront de souffrir. — Maxime, je voudrais t’aimer. » Il se laissait glisser à genoux, et je ne savais quelle hantise le forçait à chercher l’oubli, la nuit, l’anéantissement de la pensée et du désir dans les plis de ma robe, aux creux de mes genoux, dans la douceur de ma poitrine… Il souffrait d’une souffrance qui échappait à ma puissance consolatrice et sur son orgueil vaincu, sur sa tristesse et sa faiblesse, je laissais descendre ma pitié… Et voici que peu à peu la nostalgie de l’amour me gagna, contagieuse et dissolvante… Les baisers incertains de Maxime multiplièrent la suggestion d’autres baisers, et j’oubliai la bouche qui me donnait ces baisers pour savourer les baisers mêmes… Sur le cœur du jeune homme, je parus m’attendrir et m’enivrer, d’autant plus docile que je me sentais plus étrangère… Le souvenir de Rambert m’obséda. Et la curiosité me prit, âpre, invincible, de savoir ce qu’était devenu le musicien…
Un jour, je me confiai à Maxime…
— Écoute, lui dis-je. Peux-tu me donner une grande preuve d’amour ?
— Demande tout ce que tu voudras, ma chérie…
— Eh bien !… je voudrais… je voudrais…
Je n’osais achever. Maxime me prit la tête entre ses mains et me regarda dans les yeux :
— C’est donc bien difficile à réaliser, ce rêve ? Mais, mignonne, pour un amoureux bien amoureux, l’impossible n’existe pas.
— Je voudrais savoir ce qu’est devenu Rambert.
Maxime recula…
— Et comment pourrais-je… ?
— Tu peux facilement savoir s’il est encore à Paris… s’il est marié…
— S’il a des maîtresses… ajouta-t-il ironiquement… Un joli rôle, en vérité, que tu me proposes.
— Tu vois bien… tu ne veux pas…
— Rambert, toujours Rambert !… Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il dit pour s’imposer ainsi à ta pensée ? Tu crois l’aimer vraiment ?
— Je l’aime…
— Tu es une gamine romanesque… et tu oublies que je t’aime, moi.
— Bien. N’en parlons plus, dis-je, un peu irritée…
— Tu exiges trop… Le dévouement n’exclut pas la fierté. Ce que tu me demandes, aucun amant ne l’a jamais fait… Pardieu ! Faudra-t-il que j’ouvre la portière de votre voiture, le soir de tes noces, quand tu t’en iras avec ton Rambert ?…
Il parlait avec un accent de haine qui me choqua désagréablement. Je haussai les épaules…
— N’en parlons plus. Mais je saurai que pour toi, comme pour le commun des mortels, l’impossible existe.
— Je ne ferai pas un métier de laquais.
Deux jours après, je recevais le billet suivant :
« Je suis allé chez Rambert sous prétexte de lui acheter une partition. Ton amoureux est absent. Il n’est pas marié… Tu sais maintenant ce qu’il t’importait de savoir et tu ne m’en aimeras pas davantage. »
— Ah ! pauvre Maxime ! m’écriai-je, les larmes aux yeux.
Je lui écrivis une lettre plus affectueuse que les récentes lettres où j’invoquais sans cesse la prudence et la raison. Mais, à ma grande sur prise, Maxime accueillit fort mal mes remerciements. Il me gardait rancune de l’étrange faiblesse qui l’avait décidé à une démarche quasi humiliante. Je sentis que malgré ses dénégations l’espoir d’être aimé persistait en lui et que sa patience s’épuisait dans l’attente. Orgueilleux et sensuel, il subissait une crise sentimentale qui ne pourrait pas durer sans aboutir soit au péril, soit à la rupture… Mais la rupture m’effrayait plus que le péril.
XII
Le rideau s’était levé sur le premier acte de Roméo et Juliette. Maxime n’était pas encore arrivé, et dans la loge, offerte par M. de Montauzat, sa place vide me causait un malaise. Nous nous étions quittés la veille, après une longue discussion, sur un adieu aigre-doux, avec des regards de colère. J’espérais, entre deux actes, ébaucher la réconciliation.
Un remords me venait d’avoir été coquette, capricieuse et dure après une période d’exquise douceur, après des indulgences qui ressemblaient à des encouragements. Maxime était malheureux. Je le savais engagé dans toutes sortes d’embarras financiers dont l’aide secrète de ma marraine n’avait pu le délivrer complètement. On ne vit pas, à Paris, avec quelques articles publiés à longs intervalles ; avec quelques leçons intermittentes et mal rétribuées ; et Maxime, s’il habitait une très modeste chambre dans un très modeste hôtel garni, ne différait en rien des jeunes gens aisés, sinon riches, que sa famille fréquentait. Vêtu correctement, il se montrait au théâtre, aux courses, dans les brasseries littéraires, répudiant toute excentricité bohème, n’évitant point les occasions d’offrir un cigare et un bock à un camarade… Plus expérimentée, je me serais demandé sans doute comment et de quoi il vivait. Mais j’ignorais la valeur de l’argent et les articles que j’avais lus, misérablement payés, me paraissaient plus que suffisants pour e budget d’un jeune homme. Aussi m’étonnais-je d’ouïr des réflexions malveillantes dans la bouche des soi-disant amis de Maxime. Je savais que le talent comme l’amour, si la pauvreté les accompagne, trouvent dans les « gens du monde » d’impitoyables ennemis. Et je plaignis Maxime. Ma rancune sympathisait avec ses haines. Je le rêvais riche un jour et triomphant.
Cependant Juliette apparaissait au centre de la galerie où dansaient des jeunes filles couronnées de roses et des adolescents coiffés du rouge toquet florentin. Blonde, en robe de satin blanc, un peu grasse, elle montrait des épaules de professional beauty et la face poupine d’un baby américain. Sa voix claire et fraîche montait comme le cristal d’un jet d’eau, éparpillant les perles glacées des vocalises. Autour d’elle s’agitaient des satellites, la nourrice, le vieux père, le romantique Tybalt, Mercutio l’ironique, Roméo masqué de noir. Et les abonnés, séduits par les formes opulentes de la chanteuse, les femmes émues par la facile mélodie et la caresse des mots d’amour, écoutaient avec un enthousiasme convenable.
— Venez-vous au foyer ? dit un vieux mélomane assis derrière ma marraine… On étouffe ici, belle dame, et je serais heureux de vous offrir le bras.
— Vieux roquentin ! murmura Montauzat, appuyé à ma chaise, tandis que madame Gannerault se levait.
— Ne vous moquez pas de lui. C’est mal, dis-je avec humeur.
— Vous ne semblez pas contente, ce soir, mademoiselle Marianne ?
Je le regardai de côté, avec une impatience dédaigneuse. Certes, il avait une belle audace de ridiculiser le pauvre père Rochambeau. Soigneusement teint, il se maintenait presque jeune d’apparence par un sage emploi de l’hydrothérapie, du massage, de l’escrime, et une plus sage économie de ses plaisirs. Médiocrement riche pour le monde des grands viveurs, il éblouissait les gogos de la bourgeoisie. Beaucoup de femmes l’eussent accepté pour amant, beaucoup de jeunes filles le souhaitaient pour mari. Sceptique, d’intelligence ordinaire, de sens dépravés, de goûts brutaux, il tirait parti de ses vices mêmes, et ce débauché sans furie et sans grâce revêtait près des snobs la gloire de don Juan.
Madame Gannerault s’éloignait dans le couloir. Montauzat prit sa place. Assis près de moi, jouant avec mon éventail, il souriait d’un vilain sourire gêné qui enlaidissait sa face grasse et blême.
— Que vous êtes jolie, ce soir !… Cette petite robe blanche vous sied à merveille… Et ce petit cou si rond, ces petits bras…
— Mon Dieu ! fis-je avec ennui, n’avez-vous pas autre chose à me dire ?… Comment trouvez-vous mademoiselle Wilson ?
— Pas si jolie que vous.
Sa main, abandonnée le long du fauteuil de velours rouge, frôlait vaguement mon genou…
— Vous avez le plus joli teint… Et cette ligne d’épaules… J’aime beaucoup votre robe.
— Prenez garde, vous me chiffonnez, dis-je en me reculant.
Il reprit sa place derrière moi et me glissa presque dans l’oreille :
— Vous êtes méchante, ce soir… Que vous ai-je fait ?… Vous êtes méchante… méchante…
Sa voix fade susurrait désagréablement ces banalités et je sentais glisser et couler dans mon dos son haleine chaude qui me révoltait comme un attouchement… Rouge de honte, d’ennui, de colère, je pensais :
« Dire que tant de filles, à ma place, se prêteraient complaisamment à l’admiration de cet imbécile !… Ah ! pourquoi Maxime n’est-il pas ici ?…
— Vous seriez si gentille, si vous vouliez, si gentille…
Irritée, je me levai enfin.
— Si nous allions rejoindre ma marraine ?
— Volontiers.
Nous fîmes quelques pas dans le couloir des loges et j’aperçus madame Gannerault pérorant au milieu d’un groupe de dames. Maxime, arrêté près d’elle, ne nous voyait pas. Il tressaillit quand sa mère prononça mon nom.
— Marianne, mon enfant, viens apprendre la grande nouvelle. Tu seras demoiselle d’honneur le mois prochain. Notre petite Madeleine se marie. Elle veut te présenter son fiancé.
— Viens, Marianne. Je suis contente !
Madeleine Larcy, rayonnante, me sauta au cou, puis, me séparant de Montauzat, m’en traîna vers un joli garçon brun, myope, taillé sur l’uniforme patron des fiancés bien élevés et suffisamment épris. Madame Larcy exultait, louant les diamants de la bague et les qualités de cœur du futur gendre.
— Cent mille francs et les espérances, murmurait-elle à l’oreille de ma marraine… Villa à Houlgate… tante octogénaire… capacités supérieures… sera député un jour.
Je regardais les fiancés… S’il était banal, elle était exquise et vraiment amoureuse, de ce gentil petit amour de demoiselle qui attend pour se déclarer la permission des parents, la certitude d’une fin légitime avec soirée, contrat, bal et grand’messe au flamboiement des cierges bien payés… L’âme étroite de Madeleine était comblée… Mon âme, élargie par d’immenses désirs, souffrait le tourment d’être vide… Élans avortés, aspirations confuses, volonté d’embrasser le bonheur sous toutes ses formes fuyantes, rêve de sentir, d’aimer, de comprendre, de décupler la vie de l’intelligence par la vie du cœur — chimère des chimères !… Mieux valait accepter la médiocrité sans risques, les petits sentiments, les petites joies, le port sans horizons, mais sans orages. Qu’il vienne, le jeune homme bien cravaté, ingénieur, médecin, fleur des grandes écoles, espoir des vierges prudentes !… Folle !… la médiocrité même des honnêtes félicités est interdite à la pauvre sans dot… On apprend à compter dans les grandes écoles. Oh ! pourquoi s’est-il éloigné, celui qui suscita en toi le vœu d’être aimée ? Pourquoi te fit-il entrevoir une vie close, des devoirs acceptés gaiement, le doux rôle d’épouse inspiratrice ? Ton virginal amour eût récompensé sa belle audace… Où est-il, où est Rambert ?
« Je l’attendrai… Je veux l’attendre… Il reviendra… »
Le deuxième acte allait commencer. Montauzat m’offrit de me reconduire vers la loge où Maxime et sa mère nous avaient précédés.
— Eh bien, mademoiselle, votre amie est fiancée… À quand votre tour ?
— J’ai bien le temps…
— Oui, vous êtes si jeune…
— Et puis, dis-je avec ironie, je n’ai ni dot ni espérances, moi.
Il feignit de ne pas comprendre.
— Votre mariage causera bien des regrets.
— Vraiment ?…
— Celui qui vous aura… celui-là…
Il s’embrouillait dans ses phrases, et son bras pressait mon bras contre son torse trapu. Sa voix coulait comme une eau tiède… Et les narines battantes, l’œil noyé, il promenait sur mon corps un regard lent, appuyé, répulsif comme le contact gluant d’une limace. Ce regard glissait par l’échancrure du corsage, s’attardait, hésitait, fouillait les plis des vêtements, et tout mon sang me monta soudain au visage sous cette curiosité qui me déshabillait.
Le rideau se releva bientôt sur le balcon de Juliette. Maxime avait pris la place libre derrière moi ; Montauzat était près de lui, et tout au fond de la loge, les deux mélomanes dodelinaient de la tête comme deux bons vieux magots qu’ils étaient. L’éventail de madame Gannerault, effleurant mon épaule de ses marabouts gris, m’envoyait, avec un fort parfum, un flux caressant d’air tiède. Une électricité subtile, émanant des corps pressés, des sens émus, des âmes attentives, circulait dans la lumière artificielle où s’exaspéraient l’éclat mouillé des yeux, l’éclat dur des pierreries, l’éclat changeant des étoffes. Les gorges nues haletaient sous le frisson des plumes, dans la lourde atmosphère chargée des mille fluides de la musique et de l’amour. Et des voix chantaient le baiser, la nuit, l’étreinte… Sur la plainte déchirante des violoncelles, sur le rire des flûtes, sur le grave appel des cors, montait l’invocation de Roméo conjurant les astres de pâlir et la bien-aimée de paraître… Tout à coup, le père Rochambeau murmura :
— Là… dans la baignoire à gauche… notre jeune confrère…
— Chut ! fit l’autre… N’insistez pas… Vous avez reconnu la dame ?… Ils ont de l’audace… S’afficher en public…
Maxime fit un mouvement. Il avait entendu… Malgré moi mes yeux se dirigèrent vers le côté gauche de la salle… Roméo et Juliette, enlacés, achevaient leur serment… Mais je n’écoutais plus… Immobile, muette, couverte d’une sueur glacée, je regardais, à dix mètres, dans l’ombre de la baignoire, la tache claire du plastron de Rambert, la robe rose de madame Laforest. Je les voyais se pencher l’un vers l’autre et sourire… Je comprenais, enfin, je comprenais. « Ils ont de l’audace… s’afficher ainsi en public… » Les paroles du père Rochambeau avaient dissipé toute équivoque. La liaison, connue, étalée, expliquait le mystère de l’attitude de Rambert… Il était l’amant de cette coquine !… Ah ! les soirées de juin, l’air d’Amadis chantant dans ma mémoire, et la tendre pitié des yeux bleus cherchant les miens, la pudeur de l’aveu, mon trouble, ma joie !… Tout le naïf roman de ma jeunesse m’apparaissait ridicule et sali… À l’heure délicieuse où, sous les étoiles, les cheveux de Rambert frôlaient mes cheveux, il gardait sur les lèvres le goût des baisers d’une autre, l’image d’une autre dans son cœur. Sa fantaisie m’avait élue pour jouet et j’avais payé son caprice du don de mon âme… Dérision, triste dérision ! Qu’ils avaient dû rire, plus tard, de ma sottise, railler ma simplicité de pensionnaire, et ma confiance imprudente et la pauvre lettre où parlait mon cœur. Et cet homme, dont les prunelles, l’accent, le geste m’avaient conquise, en qui j’incarnais mon rêve de fidèle et fier amour, cet homme que j’attendais avec tant de ferveur, avec tant d’humble tendresse, le hasard le remettait sur ma route, sa maîtresse au bras, à l’instant même où croulait ma foi dans la justice du destin…
Oublier !… Oublier !… Ce sentiment puéril et torturant, né de ma chimère, nourri par elle, ce n’était pas, ce ne pouvait pas être l’absolu, l’éternel amour. Je me consolerais ; je guérirais… Oui, pour échapper à la fascination de l’impossible, je substituerais au vertige de l’idéal le vertige de la réalité… Silence au cœur !… Que la nature parle, et l’instinct et la jeunesse. Il est tant d’ivresses différentes, tant de chemins vers l’oubli, tant de voluptés à découvrir. N’est-il pas tout près de moi, l’homme hardi, jeune et fort, qui m’aime ?
Comme elles chantaient faux, les voix naguère harmonieuses ! Ah ! quel instrument, dans la profondeur des ondes sonores, raille les mensonges des poètes, la comédie de la passion qui rit sous les pleurs ?… Juliette est une lourde gaillarde… Roméo semble un coiffeur de province… Qu’ils sont piètres et gauches dans le jardin de fer et de carton !… Et là-bas, dans la loge, au-dessus de la baignoire où s’étale, confiant, l’heureux adultère, Madeleine Larcy et son ingénieur savourent leur chaste amour que l’État, la famille, la tante octogénaire et les beaux cent mille francs étayeront de toutes leurs garanties. Plus loin, n’est-ce pas cette belle madame Aizelin qui, pauvre, s’est vendue à un banquier pourri jusqu’aux moelles ? Plus loin encore, le duc de Sevrèzes qu’une opulente et laide épouse entretient fort convenablement… Dans le monde où je vis, les jeunes filles qui semblent tout ignorer n’ont plus rien à apprendre… Les journaux m’ont instruite, et je sais que l’Opéra, aux soirs de gala, ouvre une succursale du musée Tussaud. Voici les monstres parisiens, Cythère et Lesbos, les adultères, les prostituées, les voleurs, les nigauds, snobs à duper, maris à acheter, vierges à vendre, — le Monde !
Et depuis mon enfance, on m’a tenue agenouillée devant le dieu… Il faut être considérée. Il faut être estimée. Il faut accepter les usages, les traditions, les mœurs — ou se déclasser, mal tourner, comme dit ma marraine… Va ! ma fille, demeure la demoiselle « comme il faut ». Étouffe les révoltes de ton cœur et de la chair, mais garde ta situation sociale. Le monde te verra vieillir, vierge et morose ; il ridiculisera le célibat que tu auras supporté par pusillanimité, par lâcheté d’âme, par stérile et vaine vertu.
« Non ! Cela ne sera pas ! » crièrent des voix dans mon âme.
Sur le velours du balcon, ma main tremblait. Madame Gannerault vit ma pâleur, mon trouble, cette fureur concentrée qu’elle prit pour une souffrance physique… Sa sollicitude s’alarma…
— Mon enfant, tu es malade…
— Je ne sais… Il me semble… Je vais m’évanouir…
— Mon Dieu !… mon Dieu !… Nous allons partir… Quel dommage, ma petite !… Ces derniers actes sont si beaux…
Maxime intervint :
— Mais, maman, si Marianne ne se sent pas trop mal, je pourrais la reconduire.
Je tournai vers lui des yeux éperdus… Ma marraine m’interrogea :
— Veux-tu rentrer avec Maxime ? Il n’est pas mélomane, tu sais…
— Allons, dit Maxime, c’est convenu… Jouis de ton plaisir jusqu’au bout, chère maman…
J’admirai comme il avait su dissimuler sa joie d’amoureux sous les espèces d’un sacrifice fait par le bon fils à la tendre mère… Madame Gannerault m’enveloppa de mon burnous, me remit un flacon de sels et multiplia les recommandations affectueuses. Au bras de Maxime, je sortis.
— J’ai tout deviné, me dit-il, quand nous fûmes arrivés sous le péristyle… C’est une cruelle mais salutaire leçon… Ton Rambert…
— Ah ! Maxime, je t’en supplie, ne prononce plus ce nom.
Il me fit monter en voiture. L’air était sec ; le galop des chevaux martelait le pavé sonore. De brèves lueurs, coupant l’ombre où nous étions blottis, nous révélaient nos visages… Et soudain, les bras de Maxime s’ouvrirent : « Je t’aime, moi, je t’aime ! » Je me sentis saisie, emportée, brisée sur une poitrine haletante, dans une étreinte où s’exaspéra ma colère, où fondit ma douleur, où tressaillit en moi le désir de la bravade et de la revanche… Me perdre… Oh ! me perdre délicieusement, volontairement… Oublier… vivre !… « Marianne, Marianne, je t’aime ! — Maxime, je veux t’aimer… » Comme elles soupiraient nos lèvres confondues !… En vain, une rétraction intérieure, un reploiement de tout mon être, le geste instinctif de la vierge qui se défend me raidirent, glacée, sous le baiser de Maxime… « Aime-moi !… — Je veux t’aimer !… » Et ma bouche s’ouvrait, et mes bras défaillaient, et une fièvre me brûlait avec une douceur abominable dans les bras de cet homme que je n’aimais pas… Le désir coulait dans mes veines avec l’oubli, la fureur, le désespoir… Et le fiacre nous emportait, et je me sentais rouler dans le vertige, dans les ténèbres, vers un abîme où je souhaitais mourir.
XIII
Je m’éveillai, le lendemain, brisée, fiévreuse, avec un cri de honte et de douleur.
— Qu’ai-je fait, mon Dieu ! qu’ai-je fait ?… Je n’aime pas Maxime.
Non, je ne l’aimais pas… Ma courte folie de la veille, cette étreinte dans la nuit, ces baisers où je n’avais rien mis de mon âme, ne me laissaient que tristesse infinie, rancune et dégoût… J’avais trop présumé de mes forces en tentant sur moi-même une odieuse et vaine suggestion… Je ne pouvais aimer Maxime ; je ne voulais pas lui appartenir. Et pourtant mes paroles, mon attitude, je ne sais quel morne et bref délire semblaient m’avoir promise à lui…
J’imaginai ses pensées, ses vœux, la fièvre de sa nuit triomphante… Il fallait m’expliquer, m’excuser, le détromper ! Quelle humiliation !… Et surtout il fallait suspendre notre correspondance, rompre notre périlleuse intimité, oublier le mauvais rêve de ces dernières semaines. Certes, Maxime m’était cher et je souffrais de la souffrance même que j’allais lui infliger ; je mesurais la chute de l’espérance à la déception, après l’inutile supplice de Tantale imposé longtemps à son désir… Mais je ne pouvais me donner par pitié, par ennui, par dépit, par scrupule. Un instinct tout-puissant m’avertissait que je devais me garder pour l’amour… Hélas ! le sentiment que j’éprouvais n’avait ni la sérénité de l’amitié, ni la plénitude de la passion ; il oscillait de l’une à l’autre, misérablement mobile et indécis. Certaines taches me gâtaient le caractère de Maxime. Je ne pouvais le chérir avec une estime tout à fait rassurée et ses qualités mêmes, intelligence, énergie, opiniâtre audace, m’inspiraient plus de crainte que de respect.
Je me décidai à écrire… Maxime ne répondit pas. De tristes jours coulèrent dans l’incertitude et l’attente. Puis le jeune homme annonça son départ pour Bruay. Le journal socialiste la Conquête l’envoyait étudier les causes et l’organisation d’une grève de mineurs… M. Gannerault accueillit cette nouvelle d’un air consterné. Il voyait déjà son fils coiffé du bonnet phrygien et plantant un drapeau rouge sur des barricades arrosées de sang bourgeois. Ma marraine s’émut de voir Maxime tourner au révolté, au révolutionnaire, et fréquenter des gens grossiers, mal vêtus, mal éduqués, qu’elle avait en horreur. Les chances du beau mariage rêvé devenaient problématiques. Mais les Gannerault commençaient à comprendre qu’il ne fallait pas discuter avec Maxime. C’était, disaient-ils amèrement, « une tête de fer ».
Maxime absent, les assiduités de Montauzat reprirent leur ancien caractère. Cependant, j’y crus remarquer une nuance de déférence et de vague compassion. La maison était plus morne que jamais. Mon tuteur souffrait de points au cœur, d’oppressions, de fréquents vertiges. Sa femme, devenue inquiète, voulut consulter un grand médecin. M. de Montauzat s’entremit avec la meilleure grâce du monde auprès du docteur Marblet, son ami, qui consentit à soigner M. Gannerault dans des conditions toutes particulières… D’autre part, il me procura ma première élève, une gamine de douze ans, riche et prétentieuse, à qui j’enseignai les éléments de la musique, le solfège, un peu de piano.
— Vous semblez toute changée, mademoiselle Marianne, me dit-il un jour que le hasard nous réunit en tête à tête. Vous êtes pâle, silencieuse et soucieuse… Je suis certain que vous mourez d’ennui.
— Je ne m’ennuie pas, répondis-je. Mais n’ai-je pas le droit et le devoir d’être grave quand je pense à l’avenir ? J’ai dix-neuf ans, je ne suis plus une petite fille.
— Et vous vous résignez sans trop de peine au dur métier de professeur ?
— Il le faut bien… Je ne me fais pas d’illusion sur mon talent.
— Et vous n’admettez l’hypothèse d’aucun événement qui puisse modifier votre destinée ?
— Quel événement ?
— Eh ! dit-il… un héritage, un oncle d’Amérique qui tombe un matin dans vos bras, le prince Charmant qui passe, vous admire et vous épouse !
— Ne vous moquez pas de moi, dis-je tristement… Je suis rangée d’office dans la catégorie des vieilles filles, gouvernantes, professeurs, demoiselles de compagnie, etc.
Il se rapprocha de moi :
— Pauvre petite !
Ses yeux, dont l’éclat grisâtre me déplaisait si fort, exprimaient une bizarre tendresse…
— Pauvre petite ! Vous accepterez de mourir sans avoir vécu. C’est de l’héroïsme, cela… Mais, dites, vous pouvez bien me confier vos pensées… puisque je suis un ami… un vieil ami… êtes-vous bien sûre que ce petit cœur ne battra jamais ?… Voyons, si vous rencontriez un homme… un homme sérieux, ayant une grande expérience, et que cet homme vous fît comprendre…
Sa main molle et pâle, appuyée sur mon épaule, tremblait un peu… Son visage penchait vers le mien…
— Vous êtes si mignonne !… si mignonne !… On ne peut pas s’empêcher de vous aimer… Pauvre petite Marianne… Heureusement que vous avez des amis…
Je tournai la tête. Un baiser frôla ma tempe, Je me mis à pleurer.
— Marianne, Marianne ! qu’avez-vous !… Je veux vous consoler… Écoutez, ma jolie petite amie… Je vous aime bien, bien, bien… Mais pourquoi pleurez-vous ?… Je vous ai fait de la peine ?
Ses mains pressaient mes mains, frémissaient sur mes bras, sur mes épaules. Et la voix fade, la voix d’eau tiède coulait dans mon oreille, intarissablement… J’essuyai mes yeux ; je m’excusai. L’arrivée de ma marraine fit diversion.
Depuis quelques mois, la maison résonnait des louanges de Montauzat. Ses flatteries avaient séduit la vanité de ma marraine ; ses prévenances endormirent les scrupules de mon tuteur. Il était l’excellent ami, l’homme indispensable. Moi-même je me reprochais de l’avoir jugé trop sévèrement…
Peut-être ai-je subi l’influence d’une répulsion toute physique. Peut-être la malveillance jalouse de Maxime a-t-elle faussement interprété les attitudes et les paroles de Montauzat…
Et considérant le présent, l’avenir, les fatalités acharnées sur moi, la défection de Rambert, les dangereuses tentations que suscitait la présence de Maxime, ma folie, enfin, et ma faiblesse, je songeais :
« Allons, Marianne, renonce aux chimères, rentre dans le rang. Combats le bon combat pour le mariage. Un mariage de raison… avec Montauzat !… Ça ne te sourit guère ? Rappelle-toi le soir de l’Opéra… Le mariage, qui t’assure la liberté, l’aisance, la sécurité, vaut mieux, pour ton bonheur même, qu’une chute stupide, sans amour…
— Mais l’amour, s’il traverse ma vie, s’il vient à moi à l’heure où, lasse de l’avoir cherché, je me reposerai dans la médiocrité, sur les débris de mon rêve ?
— L’amour, invention des poètes, éternelle duperie !
— Mais je me vendrai comme toutes ces filles avides de mariage que j’ai raillées et méprisées si longtemps.
— Regarde-toi : ta fraîcheur, ta jeunesse seront à peine payées par la fortune de Montauzat. Ton corps, qui appelle un corps jeune et vigoureux, se résignera à l’embrassement d’un libertin fatigué… Tu ne devras rien à ton mari — pas même la reconnaissance… »
Ainsi dialoguaient mon cœur et cet égoïsme hypocrite qu’on appelle souvent le bon sens. Le prestige du mariage m’aveugla… Où était alors la fière, la tendre, la chaste Marianne qu’avait créée Rambert et que Rambert avait tuée ?… Je me soumis aux tristes nécessités du rôle que je jouais ; je fus la « demoiselle à marier », prête à toutes les compromissions, à toutes les comédies, à toutes les résignations… Ah ! l’horrible époque où sombrèrent peu à peu mes rêves et mes beaux orgueils d’adolescente ! Le sang me monte aux joues quand je remue ces souvenirs…
Et tant de calculs avilissants, tant d’humiliations subies, tant de révoltes comprimées ne devaient servir à rien. Ma pudeur se réveilla le jour où Montauzat voulut baiser mes lèvres. Il devina mes invincibles répugnances et pressentit un piège tendu… Peu après, nous apprîmes son mariage. Je n’eus pas à me consoler… Il me sembla que l’air et le soleil rentraient dans ma maison. Je détestai ma lâcheté, soulevée tout à coup d’une étrange allégresse…
— Qu’il se marie. Peu m’importe ! Ce dénouement, m’épargnant un suprême dégoût, complète mon éducation sentimentale… Mes derniers préjugés sont tombés. Au gré de mon désir, hardiment, je disposerai de moi-même.
XIV
Maxime, loin de moi, voyageait au noir pays des mines. Il nous écrivait rarement, mais presque chaque jour, la Conquête publiait un fragment de ses Impressions. Je me plaisais à retrouver dans ces lignes le souvenir de nos entretiens des Yvelines, et Maxime révolté, Maxime menaçant, me rendait plus cher le tendre Maxime que j’avais si mal récompensé.
— Pourquoi ne l’ai-je pas aimé ? me disais-je pendant que monsieur et madame Gannerault épouvantés voyaient leur fils compromis dans des émeutes, mêlé à des complots anarchistes, envoyé à « la Nouvelle » ou à l’échafaud. « Nous avons les mêmes intérêts et les mêmes haines. Il me reprochait les préjugés imposés par l’éducation. Il verra comment mon esprit s’en est affranchi. Ah ! si Maxime est sincère, quelle belle tâche nous ferions à nous deux ! Je jetterais avec joie, derrière nous, tout le fatras de fausses croyances et de fausses pudeurs dont la loi du monde m’affuble encore. »
L’absence poétisa Maxime. Je souhaitai le revoir. Le printemps naissait, ardent et précoce, et, comme la sève aux marronniers, le désir de l’amour me remontait à l’âme. Le soleil de mars qui rend fou, dit le proverbe, me baisa et me brûla de ses rayons. L’azur frais, les bourgeons neufs, l’air flottant la dernière neige, tout me fut douceur et délice. Autour de moi soufflait un vent d’hyménée. Mes compagnes, l’une après l’autre, revêtaient la robe nuptiale et le voile blanc. Je les accompagnais à l’autel, quêteuse vêtue de bleu ou de rose, admirée, fêtée, souriante, avec une nostalgie mortelle dans le cœur. Qu’avais-je de moins que mes sœurs plus heureuses ? Un peu de cet argent qui déshonore jusqu’à l’amour. Et cette pensée seule me retenait au bord de l’envie, car je connaissais les petits mystères de ces mariages bourgeois. « Certes, pensais-je en écoutant les fadaises de mes cavaliers, si j’avais cent mille livres de dot, je pourrais choisir à mon gré parmi les mieux cravatés de ces ingénieurs. Tous ces gens, hommes et femmes, sont à l’encan. Mais que diraient-ils, si, tout à coup, ils devinaient les réflexions de l’innocente Marianne, cette naïve jeune personne dont les rêves ne semblent peuplés que de princes Charmants et d’oiseaux bleus ? Ah ! si j’aimais Maxime, j’irais avec lui, dans la misère, dans la révolte, vers l’amour. »
Ainsi, entre des jours de colère, l’ennui secouait sa cendre sur mes dix-neuf ans. Je comptais avec désespoir les jours inutiles de ma jeunesse, et la nuit, baignée de larmes, brûlée de fièvre, j’embrassais le vide et les ténèbres, je me pleurais moi-même comme la fille de Jephté. L’aube me trouvait blême et défaillante, sans forces pour le jour.
Maxime revint.
Par un jour bleu d’avril, dans le salon parfumé des premiers lilas, je me trouvai seule, enfin, avec celui en qui je mettais mes espérances. J’étais assise sur le canapé, les deux mains tendues vers lui, et il me regardait sans paraître comprendre.
— C’est bien toi, Marianne, qui me tends la main ?
— Maxime… Tu es irrité contre moi ?
— Pardieu ! Est-il bien généreux, ma chère amie, de dire à l’homme qui vous aime : « Va-t’en, oublie-moi ! » à la minute précise où l’oubli lui est devenu impossible ? J’ai suivi tes conseils pourtant. Je suis parti.
— Et tu m’as oubliée ?
— J’ai essayé, pendant que tu flirtais avec Montauzat.
Je baissai la tête. Maxime s’assit près de moi.
— Sois sincère, dit-il. Tu as voulu te faire épouser ?
— Oui, répondis-je, accablée. Je ne peux plus mentir. Pense ce qu’il te plaira. J’ai été folle… et bien malheureuse.
— Et tu n’aimes plus Rambert ?
— Oh, non !
— Et personne ne t’aime ?
— Personne.
— Marianne… — sa voix se nuança de tendresse — pendant ces tristes jours, as-tu quelquefois souhaité me voir ?
Je levai les yeux. Et tout à coup, presque malgré moi :
— Ah ! je n’ai que toi au monde, je n’ai que toi. Aime-moi. Apprends-moi à t’aimer… Oh ! cher Maxime !
J’étais dans ses bras, sous ses lèvres et la chaîne distendue se resserra dans un baiser. Dès lors, je me consacrai à Maxime. Je l’encourageai au travail. Il rapportait de son voyage un peu d’argent, quelque notoriété, une ambition immense. Ses Souvenirs d’un diplomate, publiés dans la Conquête, sous un transparent pseudonyme, avaient ému la presse officieuse. On accusait le mystérieux Pradès d’exciter les sentiments internationalistes par la révélation et la défiguration des petits mystères de la politique extérieure. Les mots de lèse-patrie, de crime social, furent prononcés sans que Maxime s’en émût. Il soutenait un candidat communiste, le tanneur Guillemin, fort honnête homme qu’embarrassaient un peu les procédés violents de son cornac. En lisant les articles de Maxime, où il affichait l’orgueil de sa pauvreté et de son désintéressement, j’oubliais les singulières théories qu’il avait mises en pratique. Et considérant son dévouement, sa persévérance, son amour que mes caprices n’avaient point découragé, je me persuadais que les défauts de Maxime n’étaient que l’excès magnifique de ses rares qualités.
Je ne lui disais point que je l’aimais. Cet aveu me semblait prématuré encore ; mais, confiante, je me laissais conduire vers l’amour.
Nous avions convenu de dérober à tous le secret de nos cœurs et de préparer lentement les Gannerault à un événement qui provoquerait leur colère. Je n’ignorais pas que madame Gannerault n’abandonnait point ses anciennes espérances et je me souciais peu d’être traitée en intruse. D’autre part, je voulais que la rupture, commencée — disait Maurice — au grand désespoir de madame de Charny, s’achevât avec tous les ménagements que l’honneur commande… Des mois, des années passeraient peut-être avant que Maxime pût m’épouser.
Quel mystère, quelle prudence nous apportâmes dans nos rendez-vous. Il fallait choisir les jours où madame Gannerault s’absentait, éloigner la servante à l’affût de tous les prétextes pour rejoindre dans le square de l’Observatoire un municipal qui la courtisait. Un ruban attaché au balcon indiquait que la place était libre. Maxime apparaissait à l’angle du trottoir, sous les marronniers. Je reconnaissais sa haute taille, sa démarche, le balancement de sa canne et derrière le rideau soulevé, je pensais avec une émotion souvent mélancolique : « Voilà celui que j’ai fait maître de ma destinée, de qui dépendront désormais mes peines et mes joies. » Le jeune homme entrait sous la voûte. Son pas, dans l’escalier, devenait plus rapide, il franchissait les dernières marches d’un seul bond. Et avant que le timbre retentît, dans l’entre bâillement de la porte, je lui souriais, furtive silhouette, avec un baiser muet au bout des doigts.
Nous nous réfugiions dans ma chambre, dont Maxime aimait la tapisserie gris bleu, les meubles simples et les mousselines voilant le lit tout blanc. Dans un angle, une Vierge de faux ivoire étendait ses mains bienveillantes sur un bénitier garni de velours bleu. Des flots de rubans, de minuscules tambourins, puérils trophées des cotillons, ornaient le cadre de la glace. Une seule rose trempait dans un vase en cristal. Aucun parfum évaporé, flottant sur la toilette, aucun vêtement d’intimité oublié sur les fauteuils. Le jour égal et comme assoupi, le silence, les blancheurs de l’alcôve et de la fenêtre, éternisaient dans cette petite chambre le souvenir et l’espoir du sommeil. Elle gardait le charme froid de la virginité et, parmi les nuances neutres, les sièges rigides, près du lit étroit, l’amour se sentait mal à l’aise.
Contre le fauteuil où j’étais assise, Maxime se plaçait sur un tabouret bas, presque à mes genoux, le front à la hauteur de mes lèvres. Tendres ou railleuses, nos confidences se répondaient. Un jour vint pourtant où comme Paolo et Françoise, nous ne lûmes pas plus avant au livre de nos cœurs. L’âme de l’été errait dans l’air avec l’odeur des jeunes roses ; et Maxime, enivré par le crépuscule couleur de perle, par la solitude, par le silence, laissa sa bouche s’égarer. Baiser délicieux aux lèvres qui s’aiment, prélude éternel de la suprême possession, baiser qui trouva sans forces ma jeunesse affamée d’amour. Pourquoi me laissa-t-il infiniment triste, oui, infiniment triste et déçue ? Maxime vit ma mélancolie qu’il prit pour le trouble des premières voluptés et, tendrement :
— Je le sens, dit-il, maintenant, tu m’aimes !
J’étais presque étendue sur ses genoux. Ma tête reposait sur son cœur, et ses paroles glissaient avec ses baisers sur les ondes de ma chevelure.
— Tu m’aimes, tu m’aimes ! Oh ! Marianne, tu es à moi. Laissons s’achever le rêve. Savourons la félicité tout entière. Marianne… à moi !
Ses yeux se noyaient dans une langueur inconnue. Je le sentais brûler et frémir, et plus augmentait sa fièvre, plus se glaçait mon sang, plus grondait en moi un instinct de révolte, le désir de fuir, d’être loin, d’être seule. Éperdu, il ne mesura plus sa hardiesse. Mais déjà je me dérobais, je m’arrachais, à lui, convulsée et frissonnante ; je fondais en larmes, réfugiée sous les mousselines du lit.
— Enfant ! enfant ! murmura-t-il, à genoux, son bras pressant mes épaules. Ne pleure plus. N’aie pas peur. Je n’exige rien de toi… Oui, j’ai perdu la tête. Je me suis montré trop ambitieux et trop avide possesseur de celle que j’aime… Va, calme-toi. Je reconnais que j’ai eu tort.
Doucement, il s’excusa. Des baisers séchèrent mes yeux.
— Tu m’aimes pourtant ? Je ne te fais pas horreur ?… Ah ! j’ai oublié que tu étais une jeune fille. Il faut que tu t’apprivoises, que tu t’habitues à moi.
— J’ai honte… Oh ! j’ai honte !
— Chérie, devons-nous garder des scrupules et des préjugés quand nous sommes seuls ensemble ? Qui sait quand nous serons époux ! Et ce serait si délicieux d’être amants !
— Il me semble que je ne pourrais jamais, que je t’aimerais moins si…
— Tu m’aimerais bien davantage ! Ah ! petite sotte romanesque ! L’amour, mignonne, est un instinct auquel nous avons ajouté un sentiment ; mais si beau, si pur que soit le sentiment, sans l’instinct il s’égare ; il périt ; il se consume lui-même. Ce trouble que tu as ressenti, Marianne, et dont tu t’es épouvantée, c’est le triomphe du désir sur tes pudeurs et tes ignorances.
Je me taisais.
— Tu as peur des mots, ajouta le tentateur avec un léger dédain. Tu t’effares parce que les voiles de la chimère sont tombés, parce que tu te trouves, femme, aux bras d’un homme ? Et tu songes peut-être, avec tristesse, que cet homme n’est ni ton mari, ni ton fiancé. Mais pourquoi nous arrêter devant les barrières des superstitions ? Tu m’aimes — puisque tu es dans mes bras — et je t’aime… Et pendant que nous languirons dans l’attente, des êtres jeunes comme nous, libres comme nous, goûteront des ivresses dont nous serons privés ! Si tu savais, si tu voulais, Marianne…
— Tais-toi, Maxime. J’ai peur de te croire. Je ne veux pas t’écouter.
— Bah ! dit-il, le temps, la nature, l’amour te persuaderont plus vite que tu ne penses. Ne crains rien de moi. Je ne veux te tenir que de toi-même… mais je te veux et je t’aurai.
On ne respire pas impunément un air pernicieux. Maxime avait fait ce perfide calcul de m’abandonner à moi-même en multipliant les suggestions et les ivresses qui me jetteraient, vaincue, dans ses bras. Il sauvait ainsi sa responsabilité, oubliant que ses étranges conseils aidaient puissamment ceux de la nature. Et peu à peu, de baisers en baisers, notre liaison dévia, changeant de caractère, à mesure que s’abolissaient ma confiance et le respect de mon amant. Proclamant le droit au plaisir, raillant les préjugés dont la pudeur se fortifie, Maxime n’était ni assez pur, ni assez noble, pour me chérir sans me dépraver. Ses leçons portaient leurs fruits, et une terreur me prenait quand je me sentais devenir pareille à lui, inconsciente, orgueilleuse et cynique. Certes il m’avait aimée autrement sous les saules des Yvelines, au bord du ruisseau, dans les bois d’automne violacés par le soir. Il avait subi l’inévitable crise sentimentale ; mais l’irritante volupté de la lutte et de la conquête, l’incertitude de la possession, tout ce que les caresses incomplètes ont de trouble et de douloureux, exaspéraient en lui une sensualité sans tendresse. Convaincu que la brutale énergie réussirait où avait échoué la douceur, il me traita comme ces femmes qui aiment à s’humilier et adorent la main qui les frappe. Ses sarcasmes le vengèrent de mes refus. Pourtant un lien subsistait entre nous et je m’efforçais d’aimer Maxime pour n’être point obligée de me mépriser tout à fait.
« Il faut bien que je l’aime, puisque je lui ai tant donné de moi-même. »
Hélas ! plus se resserrait l’équivoque intimité, plus je sentais qu’il me serait difficile de me donner tout entière, sans que cet abandon revêtit l’aspect d’un sacrifice. Loin de Maxime, par les nuits orageuses, l’obsession de l’amour tendait mes bras vers lui, ouvrait ma bouche à sa bouche invisible, domptait mes répugnances et pliait ma volonté. « Il a raison, me disais-je. Pourquoi attendre ? »
— Es-tu sûre d’aimer ?… répondait mon cœur.
Hélas ! quand le jeune homme me reprenait dans ses bras, quand j’appelais le vertige, ma factice et brève ardeur tombait d’un coup. Je comprenais que Maxime n’en était que le prétexte et l’occasion, et que, sur ces lèvres familières, mon rêve baisait un inconnu. Cependant Maxime me suppliait. Il défaillait presque d’impatience. À ses prières, j’opposais mes pleurs et mes remords. Alors éclataient des scènes où nous nous renvoyions l’un à l’autre les plus blessantes accusations. Je ne pouvais lui pardonner l’humiliation où j’étais réduite. Il jurait de se venger de mes dédains par un acte de violence. Mais il me connaissait trop pour compromettre les joies qu’il escomptait. Il pensait que son heure viendrait, que je perdrais la tête un jour ou l’autre, mon consentement assurant à ses rancunes un double triomphe et de moins périlleux plaisirs.
XV
— Et madame de Charny ? dis-je brusquement à Maxime, un jour où, plus tendre que de coutume, il racontait ses nostalgies et ses regrets.
— Que vient faire madame de Charny entre nous ? Je devrais te reprocher cette évocation maladroite, Marianne. Je n’aime que toi…
— Vraiment ? dis-je, avec une ironie où perçait un peu d’aigreur. Il me semble que tu fais traîner la rupture.
— Me ferais-tu l’honneur d’être jalouse ? J’en serais très flatté.
Je regardai Maxime dans les yeux :
— Je ne suis pas jalouse, mon cher, je suis étonnée.
Ce sujet de conversation déplaisait à Maxime. Les sourcils froncés, un dur éclat dans ses prunelles, il m’écarta de lui.
— Ma chère Marianne, je ne puis ni ne veux me conduire comme un goujat.
— J’admire ta délicatesse. Mais comment cette excessive délicatesse s’accommode-t-elle de la situation ? Tu m’aimes ; tu me répètes que nous sommes liés, que je suis ta fiancée — plus que ta fiancée. Ton amour ne mesure plus ses exigences. Et quand tu viens au rendez-vous tu apportes le souvenir de ta maîtresse — la vraie, celle-là ! Non, Maxime, je ne puis supporter cette pensée. Ma fierté se révolte. Tu humilies la femme qui t’aime et celle que tu dis aimer. Il faut prendre un parti. Choisis.
Il resta silencieux un long moment. Debout devant lui, je l’observais, bien résolue à provoquer une explication définitive. Il tenta de plaisanter :
— Depuis quelques jours tu me traites mal. Si ton mauvais caractère ne doit point me consoler des scènes que me fait la pauvre madame de Charny, je serais bien naïf de me séparer d’elle.
— Comment ?
— Certes… Elle m’aime… Elle ne me refuse rien. Et toi, Marianne, tu me mets à la torture.
Ses bras se nouèrent à ma taille et la firent plier. Il me tenait assise sur son genou.
— Marianne, reprit-il plus bas avec tendresse, je voudrais être à toi seule, mais il faudrait que tu fusses à moi… Comprends, madame de Charny n’a plus que le charme du souvenir. Elle m’a aimé ; elle m’aime. Je redoute un aveu qui sera pour elle un châtiment aussi cruel qu’immérité. Mais, si tu le veux bien, Marianne, je ne partagerai ni mes baisers, ni mon cœur… Décide !
— Tu sais bien que je ne le puis pas… Prends patience. D’ailleurs, tant que tu reverras cette femme, je ne pourrai t’aimer comme je le voudrais — à cœur perdu. Mais, Elle ! ne se doute-t-elle de rien ? Joues-tu si bien la comédie que son instinct ne l’ait pas avertie du péril ?
— Ah ! la malheureuse. Elle est jalouse, affreusement. Elle devine que j’ai changé. Elle a surpris des enveloppes de lettres… Scène épouvantable, colère, reproches, crise de nerfs… Ah ! ses visites ne me sont pas une joie, bien qu’elle se montre cent fois plus tendre que vous, petite rebelle…
— Et tu peux, tu peux rester son amant, en pensant à moi ? C’est cela qui me surprend et m’indigne.
Il eut un sourire énigmatique :
— Tu ne peux pas comprendre. Précisément, quand je voudrais t’oublier, je pense à toi. C’est toi que j’étreins, toi que j’embrasse.
— Tu es cynique.
— Je suis franc.
— Non, dis-je en repoussant son baiser, ce n’est pas ainsi que je rêvais d’être aimée… Un homme délicat…
— Ah çà ! dit Maxime, qui devenait nerveux, ne me parle pas tant de délicatesse. Tu n’as pas le droit de me donner une leçon… Quand tu allumais Montauzat…
— Tu veux donc te rendre odieux ! m’écriai-je avec des larmes de rage.
— Ma chère, crois-moi, brisons la discussion. Tu me dirais des choses désagréables à entendre et je te répondrais dans le même style, sur le même ton. Je ne suis pas un ange, mais fichtre ! ne pose pas pour la candeur. Ça ne te sied guère, mignonne. Et puis, ajouta-t-il sans paraître remarquer mon indignation mal contenue, nous nous devons au moins l’indulgence. Réfléchis. Tu m’as donné des espérances précieuses. Je t’aime et je te veux ! entends-tu. Et je t’aurai ! Pourrais-tu m’oublier maintenant que j’ai baisé ta bouche, que j’ai appuyé ma tête sur ton cœur, sur tes genoux ? Crois-tu, enfant, que la possession consiste dans la suprême caresse que tu hésites à m’accorder ?
— Ah ! dis-je en cachant ma figure dans mes mains, je suis désespérée.
— Pourquoi ? dit-il avec un accent plus doux. Tu ne veux pas te laisser être heureuse.
— Maxime, il me semble que tu ne m’estimes pas.
— Ne dis pas de banalités. Je t’estime puis que je t’aime. Folle ! je suis enivré de toi… Ah ! reprit-il avec un éclair de férocité dans les yeux, si tu m’étais moins chère, de gré ou de force, je t’aurais prise. Ma déférence te garantit mon affection.
— C’est vrai. Pourquoi ne réussis-tu pas à me convaincre ? Je suis dans un trouble affreux.
— Et moi !… Si je n’avais la certitude de te conquérir sur toi-même, je te fuirais, Marianne. Ces baisers, ces baisers me font mourir ! Ton inexpérience de vierge ignore le supplice qu’elle m’impose… Je t’aime tant ! je t’épouserai, je t’emporterai. Nous serons heureux. Hélas ! nous pourrions l’être tout de suite. Ah ! madame de Charny, les journaux, la politique, l’élection de Guillemin, comme j’oublierais tout avec bonheur ! J’ai rêvé d’être riche, d’être fort, d’être envié. Près de toi, Marianne, je ne rêve que l’ivresse d’une heure ou d’une nuit. Et puis, vienne le déluge !
— Près de moi, dis-tu. Je te crois sincère, mais, quand tu m’as quittée, Maxime, le souci d’arriver te reprend… et tu retournes aux journaux, à la politique, à madame de Charny.
— L’homme est fait de contradictions. Ne nous querellons plus, Marianne. J’ai beaucoup de tourments et d’inquiétudes. Mets ta main sur mes yeux : sois-moi douce. J’ai besoin d’oublier.
Peu de jours après, nous apprîmes que Maxime quittait la Conquête.
Il prétendit qu’un dissentiment s’était élevé entre les directeurs et lui, qu’on lui avait préféré un pot-de-vin, mais qu’il ferait tourner ce vin en vinaigre. Quand nous nous retrouvâmes seuls, il démentit son premier récit.
— Quelqu’un m’a perdu. Un homme qui me hait et qui se venge en me calomniant,
— Tu as un ennemi ?
— Monsieur de Charny.
Je restai stupéfaite.
— Comment monsieur de Charny, ancien fonctionnaire, peut-il être en relations avec la Conquête ?
— Le fait est que des relations se sont établies. Favrot m’a fait appeler. Il m’a demandé des explications, sous prétexte que l’homme privé est solidaire de l’homme public et qu’il veut pouvoir répondre de ses collaborateurs. J’ai trouvé ses prétentions excessives et nous nous sommes fâchés. Ce Favrot est un brave homme, mais trop naïf, trop exalté, un libre penseur mystique. Quant à Charny, c’est un type du même genre et je ne m’étonne qu’à demi de leurs trop bonnes relations. N’oublie pas qu’il a démissionné. Il est libre.
— Et sa femme ?
— A peur de lui.
— Mais, Maxime, que pouvait-on te reprocher ?
— Cela ne saurait t’intéresser. Tu connaîtras plus tard cette vilaine histoire… Quand je me serai vengé.
— De qui ?
— De Charny, de Favrot, de tous mes anciens amis.
— Mais tes convictions…
— Oh ! mes convictions ! Chacun pour soi. Je ne crois plus qu’aux théories qui rapportent.
— Mais tu te contredis toi-même.
— Un chemin m’est barré. J’en trouverai un autre.
— Et de quoi vivras-tu ? Tu m’as avoué des dettes.
— Sois tranquille. Je ne suis pas de ceux qui se résignent à la misère.
Je cachai ma désillusion. Quoi, ces généreuses pensées, ces nobles colères, n’étaient que des procédés d’ambitieux ? Maxime tombait de son piédestal. L’honnêteté de Favrot était proverbiale, même parmi les adversaires de son parti. Je ne pouvais croire qu’il se fût séparé de Maxime sans raisons sérieuses et sans examen.
— Je ne suis pas de ceux qui se résignent à la misère.
Cette phrase était restée dans ma mémoire. Qu’allait faire Maxime ? Je compris bientôt que, dans la presse socialiste, une secrète réprobation pesait sur lui. La brusque décision de Favrot faisait soupçonner quelque secret peu honorable pour Pradès. Mais tout cela était bien obscur pour moi et pénible. Une méfiance s’éveillait dans mon cœur.
Mon parrain s’entremit pour procurer un emploi à son fils dans l’administration où il était estimé et aimé depuis des années. Maxime ne paraissait point espérer que cet effort aboutît, bien qu’Héribert, le directeur de la Compagnie, fût presque un ami pour M. Gannerault.
Le jeune homme ne modifiait point son existence. Il fréquentait les cafés, les champs de courses, les lieux de plaisir, toujours correct, affectant une simplicité élégante. Et une question se posa pour nous :
— D’où vient l’argent ?
— Maxime a des amis.
— Il ne parle jamais de ces amis assez dévoués pour l’aider à vivre.
— Si Héribert peut le caser, tout ira bien.
Un soir, — je n’ai point oublié cette date, — mon parrain revint de son bureau, tout bouleversé et chancelant.
— J’ai écrit à Maxime. Il va venir. Vous nous laisserez seuls.
Madame Gannerault s’étonna :
— Tu as vu Héribert ?
— Oui, je l’ai vu.
— Et il n’y a rien de décidé ?
— Tu le sauras.
Énergique pour la première fois de sa vie, il résista aux supplications de sa femme. Maxime, prévenu par dépêche, arriva à la fin du dîner.
— Passe dans le salon, dit M. Gannerault.
Ma marraine me regarda et cacha sa tête dans ses mains.
— Qu’y a-t-il, mon Dieu ! qu’y a-t-il ? Qui sait, Marianne, ce que monsieur Héribert a pu dire à ton parrain ?
Des sons confus parvinrent jusqu’à nous, puis l’écho d’une altercation violente… Soudain la porte se rouvrit, et Maxime passa devant nous sans nous regarder.
Sa mère se précipita.
— Mon enfant !
— Je n’ai plus rien à faire ici, dit-il en se dégageant de l’étreinte de ma marraine. Laisse, maman. Puisqu’on me soupçonne, puisqu’on suspecte mon honneur, je pars… Adieu, maman, adieu.
Il sortit. Nous trouvâmes mon parrain affaissé dans un fauteuil, pleurant à chaudes larmes.
— Marie, dit-il, en tendant les bras vers sa femme, Marie, nous n’avons plus de fils.
Ni mon parrain, ni sa femme ne me révélèrent jamais les causes de cette scène cruelle. Je devais les apprendre, un jour, de la bouche de Maxime lui-même, et avec elles le secret de Favrot, devenu le secret d’Héribert. Qui m’eût dit pourtant, lorsque je consolais M. Gannerault, en essayant d’excuser Maxime, que ce triste secret de ses fautes et de ses faiblesses deviendrait un des facteurs de ma destinée ? Je ne soupçonnais rien. Malgré les malentendus qui avaient aigri notre intimité de famille, mon affection pour monsieur et madame Gannerault s’était réveillée plus vive au spectacle de leur douleur. Une respectueuse reconnaissance m’attachait à mon parrain et, plus indulgente, éclairée par la vie, je commençais à comprendre et à excuser madame Gannerault. J’avais souffert auprès d’elle et par elle, parce que les esprits fermes supportent mal la provisoire autorité d’esprits étroits et irrésolus dont ils sentent l’infériorité et les vaines exigences. Mais s’il y avait entre nous antipathie de tempérament et d’intelligence, il n’y avait point antipathie de cœur. Nous nous aimions par habitude plutôt que par élection, mais nous nous aimions depuis des années. Considérant tout à coup, hors du vertige où je vivais, la détresse de ces deux pauvres âmes, je rêvai de racheter mes ingrates impatiences, mes longs mensonges, mon intraitable orgueil. Et je me rapprochai d’elles, si tendre que je parvins à les reconquérir. Leur tendresse, leur émotion, à chaque témoignage de sollicitude que je leur donnais, éveillèrent en moi de graves pensées. Je connus le pressentiment du remords.
« Il faut leur ramener Maxime, me dis-je. Il m’aime. J’userai de mon influence pour le réconcilier avec ses parents. »
Depuis la scène mystérieuse entre le père et le fils, je n’avais point revu Maxime. Nous partîmes pour les Yvelines dans les premiers jours de juin. Mon tuteur passant à Paris toutes ses journées, madame Gannerault conçut le projet de faire venir son fils et de le sermonner en cachette. J’approuvai cette idée, qu’elle mit à exécution presque aussitôt.
J’avais écrit à Maxime. Il répondit sans commentaires que nous pouvions compter sur lui. Le train de onze heures l’amena au jour fixé, et quand il sauta sur le quai de la gare, en clairs vêtements d’été, l’œillet blanc à la boutonnière, presque tendre et presque gai, la pauvre madame Gannerault fondit en larmes.
Il la prit par la taille et l’embrassa d’un air câlin :
— Voyons, maman !… Allons, maman !
— Ah ! mon grand garçon ! Tu m’aimes donc encore ?
— En doutes-tu ?
Il l’emmena dans le chemin et, avec des sourires d’amoureux, il lui fit compliment de sa robe, de sa fraîcheur, de sa jeunesse persistante. Ravie, elle ne savait comment ébaucher une remontrance, risquer une timide interrogation. Je les suivais à quelques pas, tout heureuse de trouver Maxime si différent du rude et sarcastique Maxime que j’avais vainement tâché d’aimer.
Au déjeuner, il fut charmant. J’espérai qu’un secret remords avait aidé mes prières. Et pour la première fois depuis la soirée de Roméo, j’éprouvai, en regardant Maxime, un sentiment de vraie tendresse. Je lui savais gré d’être meilleur qu’il ne le voulait paraître. Il devina cette disposition affectueuse, et comme sa mère disparaissait un instant pour appeler la bonne, il me tendit la main par-dessus la table. Je serrai cette main en souriant. Mais comme j’ouvrais les lèvres pour questionner l’enfant prodigue, notre voisin le notaire tomba parmi nous, venant, disait-il, prendre le café sans façon. Maxime donna bientôt de tels signes d’impatience que ma marraine désolée me prit à part.
— Écoute, chérie, je ne puis congédier ce gêneur. Maxime s’ennuie. Je le sens et je le déplore, car il était très gentil ce matin. Sortez, promenez-vous ensemble. Je vous rejoindrai vers trois heures dans la sablonnière et tu me laisseras seule avec mon fils.
Une ardente rougeur me monta aux joues. Quoi ! madame Gannerault elle-même nous facilitait le tête-à-tête désiré ! Maxime m’appelait déjà. Je mis mon chapeau et, troublée d’une appréhension confuse, je suivis le jeune homme vers le bois.
Tant que nous longeâmes les fermes basses, à portée des regards et des voix, Maxime garda le silence. Le soleil pénétrait mes légers vêtements et, par cette magnifique journée, orageuse, éclatante, je jouissais de me sentir baignée dans les vibrations de la lumière et de la chaleur. Le chemin montait. À droite, la splendeur du blond paysage s’étendait jusqu’aux bouquets verdoyants de Galluis ; des houles couraient sur les moissons, sur le roulis écarlate d’innombrables coquelicots ; le vert délicat des peupliers s’argentait dans le ciel bleu de plomb où stagnaient de lourds et blancs nuages. À gauche, la dépression d’une étroite vallée charmait les yeux par les nuances plus fraîches des châtaigniers, des érables, des petits chênes. La ligne des saules indiquait l’invisible ru, au bas de la pente couronnée de pins d’un vert plus sombre. Maxime étendit la main.
— Regarde là-bas, Marianne. Te souviens-tu ?
— Oui. Tu m’aimais bien alors…
— Je n’ai pas changé, dit-il avec un sourire.
Le bois ouvrait ses allées solitaires tachetées d’ombre et de soleil. Au bord du sentier les bruyères érigeaient leurs brindilles minuscules où tremblaient des clochettes roses. Maxime me tenait par la main. Une forte odeur, encens agreste de la forêt, dilatait nos poumons et nos narines dans la joie de respirer. Les saines résines, les herbes au frigide parfum de menthe, les résédas sauvages et les églantiers simples exhalaient vers nous leur âme amoureuse. Des lapins furtifs débouchaient, et parfois des merles, posés sur les branches basses, s’envolaient en sifflant avec un frisson bleuâtre sur leur dos noir. Quelques pas encore et nous entrâmes dans la profonde sablonnière éventrée pour l’exploitation, puis abandonnée, dans la région désolée des sables jaunes et rouges, des sables brûlants qui fuient sous les pieds, glissent en fines coulées sur la pente à pic et mettent dans la fraîche forêt des Piliers un coin d’Afrique farouche. De maigres bruyères se desséchaient çà et là, et les pins, plus hauts, plus sombres, plus violemment aromatiques, étendaient leurs nobles parasols.
— Reposons-nous un peu, dit Maxime.
Il me fit asseoir près de lui, dans l’ombre ardente. La chaleur me suffoquait. J’enlevai mon chapeau, j’ouvris le haut de ma robe dont la toile écrue collait sur ma peau. Le jeune homme caressa doucement mes joues d’un souple éventail de fougères.
— Ma petite Marianne, que tu es jolie ! Que je suis heureux de te voir ! Laisse-moi t’embrasser. Oh ! depuis ce matin, je suis affamé de tes lèvres.
Il se penchait vers moi. Je l’écartai en souriant :
— Explique d’abord ta conduite. Méchant, méchant garçon qui nous as mis au désespoir ! Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu dit ? Ton pauvre père…
— Oh ! dit-il d’un air d’ennui, ne me fais pas de morale. Sais-tu que pour cette heure de solitude inespérée, j’ai accepté le risque des sermons de maman ? Ne prêche pas, Marianne.
— Tu ne devais pas avoir de secrets pour moi.
— Je n’ai aucun secret.
— Que t’a dit ton père ?
Il haussa les épaules.
— Il m’a rapporté d’ineptes racontars. Un individu, son collègue, je crois, qui a voyagé en Russie, a parlé de ma liaison probable avec madame de Charny. D’où, fureur du père Gannerault. Que diable ! j’ai vingt-neuf ans bientôt. Je n’entends pas qu’on se mêle de mes affaires.
— C’est tout ?
— Oui, c’est tout.
— Ah !…
— Tu ne me crois pas ?
— Ton père est-il si naïf que de crier au déshonneur parce que tu as une maîtresse ?
— Mon père est un bon bourgeois. Ne parlons plus de lui. Je ne suis pas si féroce que tu crois. J’ai séduit maman pour te plaire, Marianne.
— Je suis contente de toi. Mais pour que je sois heureuse tout à fait, il faut que tu fasses ta paix avec tes parents. Je crois qu’ils approuveraient notre mariage. Si nous devons nous marier !…
— Quel doute injurieux !
— Tu m’obéiras ?
— Soyez tranquille, mademoiselle. J’ai un projet.
— Ah ! dis-je en répondant à son baiser, que je t’aime quand tu es bon comme aujourd’hui ! Nos querelles me faisaient tant de mal.
— Vrai ! Tu m’aimes bien ? Répète que tu m’aimes ?
— Je t’aime, Maxime, de tout mon cœur.
— Chérie !
— Je veux t’aimer avec toutes les forces de mon être. Il dépend de toi d’asservir ces forces à ta volonté. Cher ami, tu as du talent, de l’énergie, tu peux devenir quelqu’un. Mais il ne faut pas être implacable.
— Suis-je implacable ?
— Souvent.
— Et ma dureté t’inquiète ?
— Quelquefois. Oh ! Maxime, sois tendre pour moi. Je n’ai que toi au monde. Tu connais mes secrets, mes vœux, mes chagrins. J’ai besoin d’être comprise, doucement encouragée.
— Mais je suis fou de toi.
Il m’étreignait avec un rire de volupté. Et sur sa poitrine je me laissais aller, confiante, presque heureuse enfin, les yeux clos.
— Marianne, je t’aime éperdument. Avec toi seule je suis faible. Tu es entrée dans ma vie à l’improviste, malgré moi, dérangeant mes plans, troublant le bel équilibre de mes idées, me forçant à des contradictions dérisoires. Oh ! je t’ai tendrement chérie, sous les saules, pendant nos causeries de l’automne dernier. Et l’hiver ! J’ai connu des jalousies atroces, des rages impuissantes qui harcelaient mes nuits et me réveillaient tout en pleurs. Je te voulais, je te voulais ! Quand je suis parti pour Bruay, je m’étais juré de ne plus te revoir ! Et pour tant… Ah ! Marianne, énigmatique petite amie, tu m’as reconquis d’un regard. Et je t’ai conquise à mon tour, patiemment, gagnant tes yeux, ton cou, tes lèvres… Tes lèvres !… donne, donne-les-moi ! Après tant de jours, je rêvais, je songeais…
Maxime ne parlait plus. Nos cils voilaient et dévoilaient nos prunelles. Comme des flambeaux s’éteignent et se rallument, nos regards scintillaient et mouraient. Je ne me refusais plus. Un invisible courant, coulant dans nos veines ses effluves électriques, dissolvait mes résistances et je roulais, je roulais de vertige en vertige vers des abîmes que je devinais terribles et délicieux… « Maxime ! — Marianne ! — À moi ! — À toi !… » Autour de nous frémissait la forêt nuptiale, complice et témoin de nos baisers. La bruyère offrait sa rude et odorante couche ; les pins exhalaient leurs aromes ; les sables, dans le soleil blanc, flamboyaient. Et la solitude, le silence, la contagion du désir me livraient aux inconscientes énergies de ma jeunesse. L’amour grondait en moi — non pas le complexe et craintif sentiment créé et cultivé dans les âmes civilisées, mais l’aveugle, la primitive volonté qui perpétue, dans les cris des vierges et l’étreinte des jeunes hommes, la vie antique et l’antique douleur.
— Oh ! tu m’appartiens, tu m’appartiens !
Je ne répondis pas. Ma destinée allait s’accomplir. Soudain, une voix résonna dans le sentier, sous les châtaigniers et les chênes, une voix qui m’appelait par mon nom :
— Marianne !
D’un brusque sursaut, je repoussai Maxime. Tremblants, nous regardâmes autour de nous. Madame Gannerault apparaissait au seuil de la sablonnière. Un juron s’étouffa entre les dents de Maxime. J’étais prête à m’évanouir.
— Eh bien, mes enfants, où vous cachiez-vous ? Marianne, je te prie d’aller prévenir la laitière que je compte sur elle pour ce soir. Maxime m’accompagnera à la maison. Va, ma chérie !
Oh ! le coin du bois, le taillis aux ombres mouvantes où je me réfugiai, où j’éclatais en sanglots involontaires, heureuse et désespérée à la fois ! Qu’avais-je fait et qu’allais-je faire ? Mon éphémère griserie était passée et je ne gardais des caresses de Maxime que le tremblement d’un grand danger couru ! N’aimais-je donc pas encore ? Cependant ces douces paroles que j’avais prononcées, ces baisers que j’avais rendus, ce consentement ! Hélas ! je n’étais pas sûre que cet amour éclos sous les lèvres de Maxime fût autre chose qu’un violent et passager désir. — Mais si je m’étais donnée ?
Un frisson me secoua à l’évocation de l’odieuse image. Non, non, je ne voulais plus ! J’avais cédé aux suggestions du désir parce que j’étais jeune, forte, née pour l’amour et exaspérée par l’attente. Est-ce un crime ? Je ne sais. Les mœurs et les morales tolèrent ce qu’on appelle les libertinages des jeunes gens et imposent à notre sexe, comme facile et presque sans mérite, une hypocrite chasteté. Je ne suis pas plus coupable que l’adolescent qui tombe, un jour d’orage, dans les bras d’une fille, et cependant mon cœur est déchiré de regret !… Pleure, fille sans courage, capable seulement de demi-audaces et de demi-pudeurs ! Tu n’as pas osé choisir ta voie. Tu n’as pas trouvé le chemin qui conduit vers l’amour et tu n’as pas su l’attendre, l’amour promis à toute créature et peut-être en marche vers toi.
« Mais je veux aimer Maxime. Je l’épouserai. Je ne puis, je ne dois pas en aimer un autre. Mais je réserverai pour un avenir indéfini le don de ma personne. Je veux connaître l’amour dans l’amour. »
Vers l’heure du dîner, je me retrouvai en face de Maxime. Mes regards évitèrent les siens sans qu’il s’offensât de cette rétrospective et muette pudeur. Les joues de madame Gannerault montraient des traces de larmes. Le repas s’acheva tristement. Un crépuscule verdâtre étendait sur la campagne un reflet livide tombant d’aplomb entre les nuages noirs. Un lointain orage roulait vers l’ouest. Dans les cours des fermes, les chiens surexcités aboyaient avec inquiétude.
— Voici l’heure du train, dit Maxime. Je crois que j’ai oublié un livre dans le jardin. Veux-tu m’aider à le chercher, Marianne ?
Je descendis. L’herbe humide mouillait mes pantoufles. Au bord de la mare un crapaud chantait, flûte de cristal montant vers la nuit où roulaient des vapeurs monstrueuses. La mélancolie du soir oppressa mon cœur.
— Marianne ? dit Maxime, crois-tu que tu puisses appartenir à un autre homme sans commettre une double trahison ?
— Non, Maxime.
— Bien. Cela suffit. Embrasse-moi.
Il me prit sur sa poitrine. Une détresse m’envahit, noire, confuse, profonde, et je fondis en pleurs.
XVI
M. Gannerault, pensif, tisonna les cendres du foyer.
— Marie, dit-il à sa femme, n’attendais-tu pas Maxime aujourd’hui ?
— Maxime a été empêché sans doute. Il ne faut pas lui garder rancune, mon ami. Vois comme il est revenu à nous spontanément, affectueusement, sans arrière-pensée.
— Hélas ! fit mon tuteur.
Une mélancolie inclinait sa tête chauve où floconnait par place la grisaille, chaque jour plus argentée, de ses cheveux. Les paupières flétries, les pommettes couperosées, la saillie du globe oculaire, indiquaient les progrès rapides de la maladie de cœur. Madame Gannerault, inquiète, rapprochée par la solitude et les chagrins du vieux compagnon de sa vie, s’empressait auprès de lui avec douceur.
— Pierre, que crains-tu ? Maxime ne t’a-t-il pas donné toutes les explications désirables ?
— Il me les a données, oui, bien tard. Dans quel intérêt Héribert eût-il calomnié mon fils ?
— Aie donc confiance, mon ami, Héribert a été trompé par un homme dont la rancune, explicable après tout, ne légitime pas les accusations. Cette madame de Charny, après sa fugue…
— Chut !
M. Gannerault me désigna du regard. Sa femme se tut.
Mais le nom de madame de Charny, saisi au passage, avait surexcité ma curiosité.
Il était cinq heures. Sur l’avenue, dans le crépuscule de novembre, humide et doux, les becs de gaz jaunes clignotaient déjà sous les marronniers sans feuilles.
Mon tuteur se leva :
— Je vais faire un tour avant le dîner. J’achèterai les journaux du soir. Tu devrais m’accompagner, Marie.
— Avec plaisir.
Ma marraine s’habilla, et, au moment de sortir :
— Maxime viendra peut-être. Retiens-le à dîner, n’est-ce pas ?
Penchée au balcon, je les regardai s’éloigner, lui courbé et menu, elle un peu lourde dans son élégance de belle femme. J’étais triste. Leur court dialogue avait remué les sentiments complexes et les vœux confus de mon cœur.
Madame de Charny ? Pourquoi une émotion venait-elle de ce nom, entendu jadis avec indifférence ? Quelle obscure jalousie naissait dans mon âme sans passion, dans ma chair sans désir ? Ce n’était plus seulement mon orgueil qui se révoltait. Je savais qu’Héribert, poussé à bout par les instances de M. Gannerault, lui avait brutalement révélé les amours de Maxime. Mais si naïf, si bourgeois que fût mon tuteur, il ne pouvait que regretter une liaison compromettante, sans crier au crime et au déshonneur. Maxime avait une maîtresse ; cette maîtresse, mariée et séparée — non point divorcée — serait peut-être un obstacle dans sa vie. C’était un malheur ; mais il est des malheurs plus graves, et Maxime n’était pas homme à sacrifier son avenir à celle qu’il appelait crûment un crampon. Je ne m’expliquais ni l’attitude du jeune homme, ni la colère de M. Gannerault, ni les indiscrétions d’Héribert. Assurément, on me cachait quelque chose.
« Il faudra bien que Maxime me dise tout. Il me doit une sincérité entière, pensais-je avec humeur. S’il vient, je lui parlerai. »
Il arriva comme six heures sonnaient. Je prévis que nos parents rentreraient d’un moment à l’autre, écourtant un entretien qui devait être sérieux et pouvait devenir tragique. Depuis nos baisers dans les bruyères, je sentais approcher le dénouement de nos énervantes amours, et avec la jalousie naissante, avec l’ancienne angoisse, montait en moi ce grand désir d’estimer mon amant qui semble aux femmes l’excuse et la raison de leurs faiblesses.
J’hésitais à me donner ; mais je ne voulais plus savoir Maxime aux bras d’une autre. Seule, je bornerais son horizon, j’emplirais son univers.
Il était assis près de moi. Il parlait avec une légèreté affectée et je le regardais sans l’entendre, curieuse de définir le charme nouveau que je trouvais dans ces yeux d’or, dans la fruste ciselure de ce brun visage, dans le ferme développement de cette poitrine où mon front s’était caché. Ah ! que je souhaitais m’attendrir, et non plus m’enivrer de ces caresses acceptées naguère malgré moi et reçues bientôt avec une docilité volontaire ! Était-ce le prestige du maître, le reflet de la volupté ou l’aube de l’amour qui baignait d’une si molle lueur les traits sans beauté de Maxime ? Tout à coup, une angoisse étreignit mon cœur. Mon être gémit dans le vœu de la protection et du refuge. Je passai mes bras au cou du jeune homme et je l’embrassai si tendrement qu’il fut ému.
— Chère petite !
— Tu m’aimes ?
— Éperdument.
— Et uniquement ?
Il répondit oui sans hésiter. Alors, mes lèvres sur ses lèvres :
— Et fidèlement ?
— Doutes-tu de mon cœur ? dit-il avec un sourire que sa rougeur démentit. Tu as toutes mes tendresses, Marianne, et tous mes désirs.
— Cependant, une autre femme…
Il fit un geste d’insouciance et d’impuissance. Ma douceur tourna brusquement en un dépit d’amoureuse bafouée. Je me levai :
— Il faut que tu prennes un parti, pourtant. Non, je ne puis supporter cette idée. Ah ! quitte cette femme, quitte-la décemment, courtoisement, mais quitte-la. Jamais je ne pourrai t’aimer, tant que je te saurai à elle.
— Qui sait ? la jalousie, parfois, suscite ou développe l’amour.
— Ne plaisante pas.
— Mais, dit-il en allumant une cigarette, je ne demande pas mieux que de la quitter. Cela dépend de toi. Tu ne sais quelles conséquences peut avoir pour moi la rupture de madame de Charny. Certes, Marianne, je te sacrifierai cette pauvre créature qui ne m’inspire plus que de l’amitié, mais…
— Mais tu es incapable de générosités inutiles. Donnant, donnant. Tu ne veux pas perdre une maîtresse sans avoir la certitude de la remplacer immédiatement.
— Viens chez moi. Sois à moi. Il ne sera plus question de madame de Charny.
— Jamais je ne me donnerai dans ces conditions-là. Il est délicat et beau, l’ultimatum.
— Allons, dit-il, avec une colère qui croissait, voilà quatre mois que tu te dérobes sans cesse.
— Je veux que mes sentiments justifient mes actes. Ah ! quand je doute, quand je souffre, mon sang se glace, la vie se retire de moi.
Maxime jeta sa cigarette commencée :
— Les femmes ont une étrange manière de mêler ce pur sentiment aux réalités de la passion. Ton âme, ton âme ! Eh ! ce n’est pas aujourd’hui, c’est dans la forêt, dans les bruyères, sous les pins que tu devais chanter la romance de la vierge timide. Je t’ai bien fait des concessions ; je me suis réconcilié avec mon père, j’ai travaillé, j’ai cherché tous les moyens de vivre et de te faire vivre, un jour, avec moi. Je suis prêt à désespérer une amie plus dévouée et plus généreuse que tu ne l’as jamais été. Enfin, tu t’es promise… Et quand je demande, bien tendrement, ma récompense, tu me réponds que tes actes contrediraient tes sentiments. Peux-tu te marchander ainsi !
— J’ai ma fierté. Une autre, hier ; moi, demain… Ah ! je n’avais pas rêvé ces noces-là ! Le dégoût…
— Tu n’as pas toujours été si dégoûtée. Ne force pas ton talent, mon amie. Les attitudes lamartiniennes ne te vont pas. Certes, j’admets que tu as une âme, une âme pure, éthérée, qui plane trop haut pour s’apercevoir des frasques de son enveloppe matérielle. Mais épargne-moi l’hymne du remords à son réveil.
— Maladroit ! dis-je en haussant les épaules. Tu ne sais pas ce que tu perds.
Il sentit qu’il faisait fausse route et, changeant de ton, il reprit :
— Pardonne-moi mes brutalités. Je suis nerveux et irritable en ce moment. Pardonne-moi, Marianne.
Son humilité ne me toucha guère. Je répondis à son étreinte par un froid baiser. Il parut réfléchir sérieusement.
— Écoute, puisque tu l’exiges, je te dirai des choses que… que ta jeunesse, ton ignorance de la vie, t’empêcheront peut-être de comprendre. Oh ! calme-toi, ce secret, trop divulgué pour notre malheur, n’est pas un secret d’amour. Tu sauras que la nécessité…
J’entendis le pas de mon tuteur dans l’antichambre. D’un bond, je fus à l’autre bout du salon, interdite et pâle comme une coupable. Maxime, toujours maître de lui-même, feignit de feuilleter un album.
XVII
Nous étions assis à table, Maxime en face de moi, entre son père et sa mère. La grosse lampe de cuivre, dans la suspension hollandaise, épandait sa bonne lumière, son doux rayonnement familier. Comme elle était paisible, la grande salle à manger, avec ses meubles sombres, ses faïences fleuries et la jolie note blanche du couvert égayé de vibrations cristallines ! Un étranger, certes, se fût attendri devant le tableau d’intérieur que formaient les vieux parents, le jeune homme, la jeune fille, orgueil et joie du foyer ! Vraiment, personne n’eût échappé à cette séduction, à ce charme sacré de la famille, centre d’honnêtes plaisirs et de calme repos, sans menaces, sans mystères.
Cependant ma main tremblait. Une inquiétude physique m’oppressait. Je sentais l’ennui de mon rôle et cet accablement des femmes adultères qui mesurent tout à coup, dans la sécurité du foyer, le poids du mensonge et l’irritation — délice, jadis — de la vie double. Ne serais-je jamais chez moi, libre, responsable, maîtresse de ma personne ? La fade existence de jeune fille m’écœurait comme une hypocrisie. Ah ! partir, aimer, vivre ou bien rester, mais affranchie de tout secret, et loyale ! Mornes pensées qui ne me quittaient plus.
M. Gannerault, après des réflexions sans intérêt, interpella soudain Maxime :
— Eh bien, cette grande nouvelle que tu nous faisais pressentir ? Espères-tu ? Travailles-tu ?
— J’espère, répondit Maxime, que je travaillerai bientôt.
Le visage de mon parrain s’épanouit.
— Mais oui, reprit Maxime. J’ai quelques chances de me créer une situation assez sûre pour vivre honorablement. Qui sait ? Me marier peut-être.
Son regard glissa sur moi. J’eus un violent battement de cœur. Mon tuteur se prit à rire, d’un rire satisfait :
— Allons, tu te convertis. C’est bien. Mais cette situation ?
— Dépend de vous en grande partie.
— De moi ?
— Oui, mon père. N’avez-vous pas connu le marquis des Meuilles, ce millionnaire qui vient de fonder un journal, le Socialiste chrétien ?
— Le marquis des Meuilles ? Oui, je le connais. Ses fils ont passé par mon lycée. Oh ! c’est un vrai chevalier, un homme du xve siècle, hautain, fervent et ingénu.
— Oui, le don Quichotte des ralliés. Eh bien, père, vous me présenterez à lui.
— Comment ? À quel titre ?
— Mais à titre de collaborateur. Ni vous ni moi n’aurions à le regretter.
M. Gannerault témoigna d’un visible embarras :
— Je le voudrais bien… mais… ton passé politique… Enfin, voyons, ta conscience t’interdit les palinodies… N’as-tu pas préconisé le mariage libre et l’école sans Dieu ?… Si tes convictions étaient sincères, tu dois…
— Crever de faim, peut-être ? — Non,… mais je me charge de te trouver un emploi…
— Moi, rond-de-cuir ? merci… Papa, vous n’y pensez pas ! Vous ne me refuserez pas une recommandation d’autant plus nécessaire que, comme vous le dites, je dois faire oublier mon passé… Je ne demande pas à être en vedette, assurément. Mais avec un pseudonyme et l’assentiment du marquis, je puis apporter au nouveau parti une aide efficace…
— En te servant des secrets de l’ancien… Oh ! mon enfant ! Nous recauserons de cela… tu réfléchiras… Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas remuer… et ces gens…
— Me croyez-vous lâche ?
— Non, mais imprudent…
— Écoutez, dit Maxime, qui s’impatientait, je dois vous expliquer ma situation que vous semblez avoir mal comprise. Un regrettable malentendu a surgi naguère entre nous. Vous suspectiez l’honorabilité de mes moyens d’existence… Je vous ai rassuré… Enfin, papa, vous devez penser que mes amis peuvent se lasser… J’ai des dettes et je les avoue, parce que j’ai hâte de les éteindre. Ma dignité me commande de m’acquitter.
— J’en conviens.
— C’est un bon sentiment, fit ma marraine, toujours prête à soutenir son fils.
— J’ai des ennemis. J’ai été calomnié. Guillemin, qui me doit son élection, me tourne le dos… Or, pendant mon séjour à Bruay, j’ai vu et entendu bien des choses… et le marquis des Meuilles, dans l’intérêt de son parti, dans l’intérêt de son journal ne refuserait pas de publier mes documents : « Les dessous d’une grève… » Guillemin s’y retrouvera tout cru et tout nu…
— Comment, ce Guillemin que tu as soutenu ?…
— Où Pradès louait, Maucerf assommera. C’est ma revanche. Vous devriez y applaudir, puisqu’elle sert aux triomphes de vos convictions…
— Il ne s’agit pas de mes convictions, mais des tiennes…
— Eh ! papa, socialiste libre penseur, socialiste chrétien, peu importe ? Ne chicanons pas sur les mots. Au lieu de taper sur la sale bourgeoisie cléricale je taperai sur la sale bourgeoisie sans Dieu… Ça devrait vous consoler, papa.
Le timide M. Gannerault parut faire un immense effort :
— Non, dit-il ; non, mon ami… Je t’en prie !… Ne me demande pas cela… Ce ne serait pas loyal, pas honnête… Je ne puis prendre une telle responsabilité…
— Mon père, votre mauvaise volonté…
— Il n’y a pas de mauvaise volonté. Voyons : ou tu étais sincère autrefois, ou tu jouais la comédie. Dans le premier cas, tu dois m’expliquer les causes de ton évolution ; dans l’autre cas… Tiens, ne me force pas à te mépriser.
Maxime contenait mal sa colère.
— Nous ne nous comprendrons jamais.
— Je ne me ferai pas complice d’une mauvaise action.
— Vous me condamnerez à la misère…
— Travaille.
— Vous me barrez le chemin que vous pourriez m’ouvrir… Tant pis ! mais ne comptez pas sur ma reconnaissance filiale.
— Ah ! ta reconnaissance, ton respect ! Je sais ce qu’ils valent… C’est donc par intérêt que tu t’es rapproché de nous… Tu n’as pas de cœur…
Maxime frappa sur la table :
— Savez-vous ce que vous faites ?… Savez-vous ce que je ferai, moi, si vous me poussez à bout ?
— Maxime ! supplia la mère…
— Oh ! tu es capable de tout, cria M. Gannerault. Tu n’as jamais aimé personne ni servi que toi-même… Toi, socialiste, allons donc !… Socialiste chrétien, maintenant !… Canaille, oui, canaille.
— Pierre !
— Mon parrain !
Épouvantés, nous tendions nos mains tremblantes vers le vieillard. Maxime, debout, n’abaissait pas son regard sarcastique… Il répliqua :
— Donnez-moi donc votre malédiction pendant que vous y êtes…
— Misérable !
Mon parrain leva la main. Déjà madame Gannerault s’était précipitée. Elle poussait son fils vers la porte en suppliant :
— Max, va-t’en !… Tu vas le tuer !… Va-t’en, je t’en supplie.
Mon parrain fit un pas, ouvrit les lèvres ; puis ses forces le trahirent. Il chancela et tomba sur sa chaise, presque évanoui.
XVIII
« Ma chère Marianne, je voudrais répondre à ta pathétique et impérieuse lettre. Mais je suis trop occupé, trop préoccupé, pour te remercier comme il convient d’une homélie un peu singulière et que j’espérais plus tendre. Tu me sommes de tenir ma parole ; tu exiges de moi la confession promise — et tu l’exiges sur un ton propre à refroidir la contrition du pénitent. À mon tour, je te dis : “Maladroite !”
«Pourtant, si désagréables que puissent être certaines explications, je suis prêt à te les donner avec une franchise tardive, mais qui, prématurée, eût amenée entre nous des… vivacités irréparables. Je n’ai jamais douté de ton intelligence, ni de ton indulgence ; tes vingt ans seuls m’inquiétaient. La demi-instruction passionnelle des jeunes filles est plus dangereuse que l’expérience entière ou l’entière naïveté. Débarrassée de la candeur bêlante qui accepte tout — ne comprenant rien — tu ne peux avoir devant les tristes nécessités de la vie cette sérénité philosophique des gens qui ont beaucoup vécu. Il y a, dans ton esprit, quelques illusions que j’aime, des chimères que je dois combattre, un penchant au romanesque que je crains. Tu es déjà femme, mon amie, mais la jeune fille survit en toi par ce goût touchant de voir en beau les choses et les gens que tu aimes. Certes, depuis deux ans, tes yeux se sont ouverts sur les laideurs et les petitesses du monde où nous vivons ; mais ce spectacle t’a rejetée violemment à la recherche des sentiments extrêmes et des âmes rares… Je t’ai avoué, chère, bon nombre d’actions que tu voulais bien traiter de peccadilles, que le monde eût nommées d’un nom plus dur et que je juge, moi, parfaitement indifférentes. Car je suis certain qu’il n’y a ni bien ni mal absolus, mais des conflits per pétuels entre des forces nécessaires.
« Je ne veux pas entreprendre ici ma propre psychologie. Ce serait fastidieux et prétentieux. D’ailleurs, je suis persuadé que la notion du mérite est étrangère à l’amour et que l’estime réciproque de deux êtres s’ajoute à leur passion — souvent comme une naïve vanité — mais ne constitue presque jamais le fondement de la passion même… Ainsi je t’aime jusqu’aux plus exclusives frénésies du désir, jusqu’aux plus pénibles abnégations de la tendresse, assez pour te vouloir malgré tout, trop pour te posséder malgré toi… et cependant tu n’es pas… Pardonne-moi ! J’allais écrire ce que je te dirai entre deux caresses, certain qu’alors tu ne confondras pas, avec le dédain ou le blâme, la simple constatation de la vérité.
« Tout ceci, pour préparer ton esprit à un entretien fort grave où tu apporteras, n’est-ce pas, l’indulgence d’un cœur mieux éclairé et la certitude que je te chéris assez pour te mériter tout entière ? »
« Je t’attendrai vendredi, à quatre heures, place des Invalides. »
On ne peut entortiller plus habilement dans des phrases plus courtoises cette ironique pensée : « Chère amie, je ne vaux pas grand’chose, mais tu ne vaux pas mieux que moi. »
J’étais déçue, un peu blessée, un peu attristée, curieuse éperdument. Je gardais rancune à Maxime de n’avoir fait aucune allusion à l’état de son père, très malade à la suite de l’affreuse scène qui avait éclaté entre eux. Je lui avais écrit dans toute la sincérité d’une âme indignée et douloureuse. Il me répondait par des sophismes, des arguties… De quelle révélation me menaçait-il ?
Après quelques jours d’attente angoissée, je me rendis au lieu fixé pour le rendez-vous. Maxime savait que je donnais une leçon tous les vendredis, avenue Duquesne. Il avait prévu pour moi quelques heures de liberté qu’un facile prétexte justifierait sans peine aux yeux de ses parents. Quatre heures sonnaient quand je débouchai sur la place des Invalides. Ah ! le morne, l’horrible jour de novembre, le ciel de brouillard, la pluie invisible, le sol détrempé, la funèbre majesté du monument derrière les hautes grilles… Le froid me pénétrait ; l’anxiété me poignait le cœur… Soudain, une voiture s’arrêta. Maxime, penché, me fit signe :
— Monte, dit-il, nous avons à causer.
Le fiacre partit. Assis l’un près de l’autre, sans un baiser de bienvenue, sans une pression des mains, nous nous regardâmes comme pour surprendre nos pensées. Maxime déclara :
— Je devine tout ce que tu ne me diras pas. Tu es venue remplie d’indignation, de remords, d’hypocrisie vertueuse. Je suis un fils dénaturé, un amant sans scrupules… Bref j’ai dégringolé dans ton estime…
— Ce n’est pas tomber de bien haut.
— Charmant ! dit-il. Je m’y attendais. Je n’en serai pas moins sincère…
Il me regardait et commençait à sourire. Je reconnaissais ce mystérieux privilège de ma présence qui détendait en quelques minutes les colères de cet homme sensuel et violent, mais conscient de la tyrannie de sa passion jusqu’à s’en irriter contre lui-même. Il savait que je mettais dans sa vie d’aléatoires chances de bonheur et des dangers certains ; il savait qu’affranchi de mon souvenir il eût marché plus libre vers son but. Mais, contre toute prudence, une force le ramenait vers moi, un sentiment complexe où je devinais le plus obscur mélange d’amour, de défiance, de haine. Et ce sentiment, qui tour à tour me faisait plaisir et honte, je l’admettais dans sa bizarre et cynique sincérité.
— Eh bien ? dit-il.
— Tu as cruellement frappé ton père.
— Es-tu venue ici pour me parler de mon père ?
— J’aime mon tuteur. J’ai ressenti le contrecoup du choc.
— Et tes sentiments se sont modifiés ?
— Oh ! je ne prétends pas renier le passé, ni l’excuser. Je puis déplorer mes actes, je ne les désavoue pas.
— C’est bien heureux. Et maintenant ?
— J’attends… Mais avant tout, Maxime, réponds catégoriquement : que veux-tu faire de moi ?
— Ma maîtresse d’abord. Ma femme en suite.
— Oh !…
— Tu as peur des mots. N’as-tu pas promis de l’être, ma maîtresse, par un consentement volontaire et que je ne t’ai pas arraché ? Sois tranquille… Je ne t’abandonnerai ni ne t’abuserai. Tu me tiens trop bien… et trop fort !
Il prononça ces derniers mots avec un accent de sombre mélancolie. Je le savais sincère. Jamais l’idée de l’abandon n’avait effleuré mon esprit.
Je repris :
— Et madame de Charny ?
— Je vais t’expliquer ma situation auprès d’elle, dit-il. Ne suis-je pas venu pour cela ?
— Ta lettre était assez ambiguë pour me donner à réfléchir. Ah ça ! que se passe-t-il ? Tu ne peux pas la quitter, cette femme ! Pourtant tu ne l’aimes plus… et tu n’es pas à ses gages.
Je le vis pâlir. Il me prit les mains et voila de tendresse persuasive son dur regard, son impérieuse voix.
— Chère Marianne, depuis deux ans, pour les raisons que tu sais, je n’ai pu t’exposer ni t’expliquer ma conduite. Je te parais mauvais fils, amant perfide, etc. Ah ! ma chérie, c’est que tu es soumise à des superstitions dont je suis libéré. Avais-je demandé au père Gannerault le triste cadeau de l’existence ? Il refuse de me rendre supportable cette vie que je lui dois, et quand je fais un effort vers la route plane et facile, il me rejette dans l’ornière, absurdement. Sache, ma chère amie, que je n’ai plus le sou… depuis longtemps.
— Alors, comment vis-tu ? D’emprunts, je présume. C’est très malheureux, mais cela n’a rien à voir avec notre différend. Riche ou pauvre, un homme est inexcusable de garder, avec la fiancée qu’il aime, la maîtresse qu’il n’aime plus.
— Mais, s’écria-t-il, je suis lié, lié par une dette terrible… Quand on veut congédier la maîtresse gênante, on doit, au moins, lui rendre son argent.
— Son argent !
— Eh ! pardieu, oui, son argent qui me coûte assez cher, puisque j’ai perdu et ma situation à la Conquête et la place promise par Héribert. Elle… Marie… madame de Charny n’a pas pu se retenir de mettre une amie dans la confidence. L’amie a bavardé. Le mari qui ne veut pas divorcer, à cause du scandale et peut-être par goût de vengeance… qui sait ? a fait faire une enquête. On a trouvé que j’habitais un appartement meublé par mon amie et loué à son nom. Charny a menacé Favrot, puis Héribert, de leur faire supporter les conséquences de l’affaire, s’ils demeuraient en relations avec moi. Il est riche, puissant et sournois. Sais-tu qu’il a racheté subrepticement une partie des actions de la Conquête ? Comprends-tu maintenant, pourquoi je ne peux plus pénétrer chez le marquis des Meuilles sans l’égide de la vieille fidélité paternelle au parti conservateur ? Un Américain que je connais et dont je n’ai parlé à personne, John Sidley, du New-York Star, consent à me prêter les quelques milliers de francs nécessaires pour m’acquitter, si j’entre au Socialiste chrétien. Ce Sidley m’enrôlera dans son journal pour faire la correspondance parisienne, mais il tient à ce que j’aie le titre de rédacteur au Socialiste chrétien. Bonne réclame pour mon pseudonyme ! Il m’a dit : « Arrangez-vous. Quand paraîtra votre premier article, vous aurez les dix mille francs. »
— Mais si monsieur de Charny découvre ton identité ?
— Peu m’importe qu’il découvre mon identité le jour où je ne devrai plus un sou à sa femme, le jour où des Meuilles appréciera mes services de collaborateur. Et si l’on m’ennuie avec mes aventures de Bruay, je m’avouerai converti, touché par la grâce. Je demanderai le rétablissement des processions.
— Je te croyais plus sincère. Si tes convictions cèdent devant des rancunes particulières et le besoin d’argent !
— Mais que puis-je faire sans argent ? Devais-je mourir de faim ?
Le mépris des hommes, épargnant les coureurs de dot, frappe les amants coupables d’accepter, fût-ce à titre de prêt, l’argent d’une maîtresse riche. Le mépris des femmes épargne ces mêmes amants s’ils aiment sincèrement l’amie généreuse, car les deux sexes ne conçoivent ni l’honneur ni l’amour de la même façon. Les femmes trouvent toute simple et naturelle la communauté de la bourse après la communauté du lit, et si l’amoureux pauvre a des scrupules, elles lui reprochent sa fierté comme une marque de dédain. Mais l’entraînement de la passion n’excusait pas Maxime et je me rappelais, malgré moi, le vilain nom dont on stigmatise les exploiteurs de femmes, hercules de barrière ou galants bravaches, tendrement entretenus. Cette association d’idées n’était pas pour me rendre indulgente.
— Comment pouvais-tu accepter cet argent ?
— Cet emprunt te révolte. Je l’avais bien prévu. Mais, ma pauvre Marianne, il faudrait te délivrer du préjugé commun. Quoi ? parce qu’une femme est une amante, il lui est interdit d’être une amie, et cette générosité particulière que tu lui reproches n’est-elle pas le privilège de l’amitié ?
— Tu ne l’aimais pas. Tu prenais son argent et tu la trahissais.
— Et pour qui, ma chère ? Pour toi, mobile éternel de toutes mes actions. Je ne puis t’épouser en te condamnant à la misère. Sais-tu ce que c’est, la misère, à Paris, la misère en habit noir, décente, souriante, effroyable ? Ne fais-je pas, en ce moment, tout ce que je puis pour m’affranchir de cette dette, de cette femme, être à toi, tout à toi ? Et si tu ne veux pas me comprendre, si tu ne m’accordes pas un délai, que deviendrai-je ? Voyons, Marianne, refléchis. La vie est une bataille. Je prends les armes que le hasard met sous ma main. Chérie, laissons ce pénible sujet. Dis-moi que tu m’as pardonné, que tu m’aimes.
Ses lèvres cherchaient mon cou.
— N’est-ce pas, tu m’aimes ?
Il s’enhardissait, il s’enfiévrait à me sentir si proche. Mais près de lui, mes sens engourdis, mes nerfs surmenés, mon âme lasse ne pouvaient plus s’émouvoir. Indifférente, affreusement indifférente, sans tendresse, sans honte, même sans colère, saturée de morne dégoût, je détournai la tête. La voiture débouchait sur le quai, entre les façades uniformes des maisons et le fleuve d’un vert souillé, sous le ciel livide. Des platanes malingres s’effeuillaient aux angles des ponts, et dans la mélancolie sans beauté de ce jour, sous le dôme pesant des nuages de mauvais augure, le fiacre banal cahotait notre misérable amour. Déjà les Tuileries avaient étagé sous mes yeux leurs perspectives de grand cimetière. Les tours grêles du Trocadéro se rapprochaient et tout à coup, dans un brouhaha confus de ruche, sur les chantiers salis, sur les tranchées fangeuses, l’apparition formidable d’un monstre, un haut squelette, arc-boutant ses jambes colossales, dressant sa tête rouillée, dans la laideur sèche et précise du métal. Les grues géantes, l’arsenal des cabestans et des roues, la fuite des locomotives s’éparpillaient à ses pieds, réduits au trotte-menu d’une fourmilière.
— Tu pleures ? dit Maxime.
Un rideau de brume cachait les croupes lointaines des coteaux. Sous les peupliers du Point-du-Jour, grouillait la plèbe des berges, en tricots rayés, en casquettes sales, évadée des bouges de Grenelle et des guinguettes vides. Des faces de vice et de misère se levaient, ricanaient, jetaient sur notre passage leur jet de gouaillerie obscène. Et fermant les yeux pour ne plus voir le ciel sale, les terrains sales, la rivière sale, toute cette fange qui me refluait au cœur, je dis à Maxime : « Retournons. »
La voiture pivota et repartit, Maxime, se méprenant sur les causes de ma tristesse, me saisit tout à coup dans ses bras :
— Oh ! ne pleure pas, ne sois pas jalouse, mon cher amour. Nous oublierons tout aux bras l’un de l’autre. Que t’importe celle que je n’aime pas. Tu ne me feras plus attendre, tu viendras. Oh ! Marianne, quelle ivresse ! Dis, tu me le promets, tu viendras ?
— Ne me demande rien encore.
— Pourquoi ? tu as peur ?
— Peut-être.
— Peur ? Des conséquences possibles ?
Il murmura à mon oreille quelques mots qui me firent rougir.
— Non, ne me parle pas ainsi, Maxime ! Tais-toi ! Je ne veux pas savoir. Penser à cela me fait horreur.
— Enfant, dit-il, enfant !
J’étais dans ses bras, sur sa poitrine, mais le vertige ne venait plus. Un inexprimable mélange de lâcheté et de répulsion submergeait toutes mes pensées. Et peu à peu, naissait en moi le rêve de me libérer, de m’enfuir loin de cet homme, avant qu’il m’eût soumise par la force exécrée de ses baisers.
Quand je rentrai à la maison, sans avoir rien décidé, rien promis, rien obtenu de Maxime, ma marraine se jeta dans mes bras en sanglotant. Une congestion avait terrassé M. Gannerault et malgré les soins du médecin appelé à la hâte, tout espoir était perdu.
XIX
— Maxime !… Maxime !… criait la mère. Il faut qu’il vienne. Je veux voir Maxime… Que vais-je devenir ?
J’étais tombée à genoux au chevet de mon parrain.
Si la vie du corps vacillait comme une flamme incertaine sous un grand vent, il y avait longtemps que l’âme était entrée dans la nuit. Déjà les paupières découvraient les prunelles vitreuses, les traits contractés se détendaient ; la majesté de la mort descendait sur ce visage vénérable.
— Maxime ! gémissait ma marraine à travers ses sanglots.
Le médecin me toucha l’épaule. Je le suivis dans le salon.
— Mademoiselle, me dit-il, monsieur Gannerault n’a plus que quelques heures à vivre. Il ne reprendra pas connaissance. Vous ferez bien de prévenir son fils.
— Je cours le chercher, monsieur. Sa présence consolera ma pauvre marraine.
Je partis… Ah ! l’affreux, l’interminable voyage, de l’Observatoire à la rue Lemercier ! Je tremblais de ne pas rencontrer Maxime. Je tremblais de me retrouver près de lui et d’entendre des paroles de fausse émotion ou de brutale indifférence.
— Il n’a pas de cœur, me disais-je en pleurant. Il est sans pitié… Et pourtant c’est lui qui a tué son père.
La voiture s’arrêta devant une porte étroite surmontée de l’enseigne : « Hôtel meublé. » Un vieil homme coiffé d’une calotte m’examinait, debout sur le trottoir. Je descendis sans relever ma voilette tout humide, et je demandai M. Gannerault.
— Que lui voulez-vous, à monsieur Gannerault ?
— Je veux lui parler.
Le bonhomme me regarda avec méfiance. Je compris que Maxime, instruit par les jalousies de sa maîtresse, lui avait fait la leçon. J’insistai :
— Il faut absolument que je le voie. C’est pour une affaire de famille.
Oh ! le regard, le sourire dont le patron de l’hôtel accompagna l’indication : « Au premier, à gauche, dans le couloir. » Un garçon en tablier bleu passait sa tête cynique par le guichet du bureau et je devinai la gaieté grossière que mon embarras provoquait. Rouge, prête à pleurer, je montai l’escalier tournant que le gaz baissé éclairait à peine et je frappai à la porte en tâtonnant.
— Qui est là ? fit une voix.
— Moi, Marianne.
La porte s’ouvrit. Je vis une grande chambre banalement confortable, deux fenêtres pâles, l’arc des rideaux abaissé sur le lit, le miroitement d’une glace et la silhouette de Maxime dressée dans le clair-obscur.
— Marianne ! Est-ce possible ?
Une allumette craqua. Les objets, autour de moi, se précisèrent. Et tout à coup, Maxime me saisit dans ses bras avec un cri joyeux :
— Toi !… Enfin !… Ah ! je savais bien que tu viendrais.
— Tu ne sais pas encore…
Il m’avait pris la tête entre ses deux mains. Une pluie de baisers tomba sur mes tempes, sur mes paupières, sur ma bouche réduite au silence. Je me débattais dans cette étreinte imprévue, et parvenant à me dégager, brusquement, sans préambules oratoires, je criai :
— Laisse-moi… Ton père va mourir.
Ses bras se dénouèrent. Il recula.
— J’ai une voiture en bas… Il faut que tu viennes tout de suite.
Il y eut un silence d’un instant. Maxime chercha son pardessus, son chapeau et enfin, tourné vers moi :
— Ah çà ! dit-il, ce n’est pas une blague ?… Tu sais… Je me méfie des inventions de maman.
— Oh ! Maxime !
Il vit mes traits convulsés, mes joues humides.
— C’est dommage, reprit-il. Pauvre bonhomme !… Comment ça lui a-t-il pris ?
Je donnai des détails. Ma marraine avait trouvé M. Gannerault étendu, sans connaissance, dans son fauteuil, au coin de la cheminée. Le médecin n’avait pu que constater la congestion.
— Eh bien ! ça va être une jolie scène… Pauvre maman ! Ah ! les gens sans énergie, les sensibles, les effarés, comme la vie les broie !
Il rêva un instant, peut-être ému. Puis me prenant les mains :
— Moi qui étais si heureux de te voir !… Quand j’ai entendu ton nom, j’ai ressenti un coup au cœur… Alors, tu n’es pas venue librement ? Nous restons sur le pied de guerre ?… Mais tu reviendras, chérie ? Je te ferai les honneurs de mon logis. Il est bien modeste, mais on peut s’y aimer en paix.
Ses yeux s’arrêtèrent sur le lit. Mes yeux s’en détournèrent… Ah ! cette chambre, hantée et payée peut-être par une autre, jamais cette chambre n’abriterait nos furtives amours. Cette odeur du garni, ces meubles anonymes, ce faux luxe de reps capitonné et de simili-bronze, ce divan, ce lit me faisaient horreur. Et je songeai à toutes celles qui avaient monté l’escalier, franchi le seuil, pâles sous leur double voile ou figeant dans une effronterie pénible leur sourire découvert. Quels couples s’étaient assis dans les fauteuils jaunes ? Quels baisers, quels sanglots avait entendus ce lit ? Quelles misérables amoureuses, exilant ici leur passion ou leur honte, avaient miré dans cette glace leurs visages d’angoisse, en renouant leurs cheveux pour le départ ?
Et j’évoquai, dans cette chambre, dans ce lit, la forme inconnue de celle qui était, plus que moi, la maîtresse, de par l’abandon de sa chair… et de son argent. J’étais chez elle, après tout. Un dégoût mêlé de rage m’envahit, tout mon être se souleva de répugnance.
« Jamais !… Non, jamais !… Je n’aime pas, je n’ai pas aimé Maxime… Que Dieu me sauve de lui ! Que je ne puisse pas oublier ce jour ! »
— Viens-tu ? dit-il. Je suis prêt.
Et comme nous franchissions le seuil, il murmura :
— Tu connais le chemin. Quoi que tu dises, tu reviendras.
Je ne répondis pas. La voiture nous emporta, mais la mort ne connaît ni délai ni grâce et nous arrivâmes trop tard.
XX
Ils passèrent, les jours funèbres. Puis le caveau du cimetière refermé sur le corps de M. Gannerault, les tentures enlevées, les cierges éteints, la vie reprit son cours monotone.
Cher parrain ! il était mort sans nous avoir reconnus. Pendant les lentes heures de la veillée, pendant que Maxime rêvait, le front dans ses mains, j’avais prolongé mon examen de conscience. La mort avait remis à leur place les ambitions démesurées, les droits absolus, les félicités revendiquées si âprement. L’horizon s’élargissait devant moi et je comprenais que la volonté de vivre n’est pas l’effrénée volonté de jouir. Le tumulte de mes sentiments s’était apaisé devant ce cadavre et je songeais :
« Tu as appelé l’Amour ?… As-tu connu les vertus qu’il exige : simplicité, abnégation, patience, goût délicat de la pureté ?… L’obscur appétit de la chair, la fièvre d’une imagination enivrée par la jeunesse n’ont-ils pas égaré ton pèlerinage vers des routes où l’Amour n’a jamais passé ?… Tu as suivi le passant qui faisait miroiter devant tes yeux curieux de vierge les facettes étincelantes de son désir… Et tu as chéri son désir, fille orgueilleuse ! L’homme s’est transfiguré sous ce reflet… Regarde-le, dépouillé de l’ancien prestige… Il est brutal, il est âpre et volontaire ; c’est un homme de proie… Tu ne l’as jamais aimé. »
La chambre d’hôtel, payée par madame de Charny, les explications cyniques que Maxime avait murmurées à mon oreille — pour me rassurer ! — le paysage de boue, ma propre lâcheté — toute la nuit m’obsédèrent. Je regardais Maxime qui s’était assoupi un peu avant l’aube, et ce front martelé, ces cheveux drus, ces lèvres amères, ce visage livré dans la sincérité du sommeil, ne m’inspiraient plus l’attendrissement étrange qui fut peut-être la confuse promesse de l’amour. Je me rappelai mes années d’adolescence inquiète, mes velléités religieuses, les premières ébauches de la passion et cet idéal indécis et charmant que mon âme ignorante avait incarné dans la personne de Rambert… Je regrettai ces mois d’attente et de rêverie dont la douceur douloureuse ne dépravait pas mon cœur, l’amour ingénu, les larmes puériles… J’avais bu la prime rosée dans le calice pur de la fleur sauvage. Puis Maxime m’avait offert le vitriol de ses caresses corrosives… Et je pouvais gémir avec la poétesse antique : « Virginité, tu me quittes ! Où t’en vas-tu ? »
— Mais il est temps encore, murmurait une voix en moi-même. Tout fut aventuré — rien pourtant n’est perdu. Fais un effort. Arrache-toi de cet homme… Un autre viendra qui sera ton maître et ton élu. Et celui-là, respectueux et respecté, te donnera la vie normale, l’amour légitime, la maternité. Garde-toi. Prends patience.
Ah ! dût celui-là ne jamais venir, je ne voulais pas être à Maxime.
La cérémonie terminée, je me retrouvai seule avec le jeune homme. Un instant, j’avais pu croire qu’une salutaire émotion avait touché cet impassible, quand, à l’église, puis au cimetière, il m’était apparu pâle et pensif. Je voulus lui témoigner quelque compassion.
— Ce sont de terribles moments, n’est-ce pas ?… Car, malgré tout, tu aimais ton père. Tu semblais accablé…
— Que veux-tu ? J’ai été décent.
Odieuse et maladroite parole. Vainement Maxime se montra plus tendre pour sa mère ; vainement il cessa ses obsessions sans afficher de la rancune et comme pour m’accorder un délai… Je m’éloignais de lui par l’effort d’une volonté toujours tendue, décidée à rompre ces liens que j’avais formés moi-même et moi-même resserrés. Je préparais lentement la rupture, résolue à chérir la solitude où mon âme se réfugiait.
D’ailleurs, j’entrevoyais des responsabilités effrayantes. Le nombre de nos élèves diminuait à mesure que s’altérait la santé de ma marraine. Personne n’eût reconnu la jolie femme coquette d’autrefois… Empâtée, dolente, les tempes grises, elle tombait dans cet excès de dévotion familier aux femmes qui ont passé l’âge de l’amour. Je dus bientôt la remplacer auprès de maintes élèves. Mais ma jeunesse et mon inexpérience faisaient regretter madame Gannerault.
Maxime ne nous parlait plus de ses affaires. Je savais qu’il avait perdu tout espoir d’entrer au Socialiste chrétien. Il nous confia seulement qu’il écrivait un livre, roman vécu, roman réel, avec preuves à l’appui. Un soir, après le dîner, il arriva triomphant.
— Je sors de chez Chalbert, l’éditeur… Il m’a payé comptant mon manuscrit.
Madame Gannerault eut un cri de joie. Maxime l’arrêta net :
— Pas un mot de ceci, je te prie. Je me suis engagé à garder l’anonyme.
— Et ton livre sera signé ?
— Trois étoiles.
— Le titre ?
— Histoire d’une grève… Souvenirs d’un témoin… Ah ! mes bons amis, Guillemin, Favrot, nous allons rire. Tout sera dans mon livre : les agents provocateurs, les urnes à double fond, les listes falsifiées par un maire trop zélé… contre le gouvernement — et la jolie correspondance de ces messieurs…
— Mais on devinera…
— L’auteur ? Peu m’importe… Je défie qu’on prouve mon identité. Quel beau scandale cela va faire !
Il se frottait les mains. Toute la soirée, il montra la gaieté nerveuse et comme physique d’un homme qui se sent victorieux. Onze heures sonnèrent. Il ne se retirait pas, malgré les bâillements de ma marraine tourmentée par le sommeil. Je compris qu’il attendait le moment où nous resterions seuls.
Madame Gannerault, fatiguée, se leva pour se retirer. Maxime lui dit, câlinement :
— Tu permets que je reste une minute encore ?… Je suis surexcité et vibrant. Il me serait impossible de dormir… Si Marianne n’est point trop lasse, je lui tiendrai compagnie un moment.
— Ah ! tu n’es jamais de trop ici, mon Max. Pourquoi ne veux-tu pas demeurer avec nous ?
— Qui sait ?… Je m’y déciderai peut-être.
— Ce serait gentil. Allons, bonsoir.
J’étais debout devant la cheminée. Un grand miroir de Venise reflétait mon visage que l’attente, l’angoisse et la fermeté d’une résolution suprême pâlissaient. Ma robe noire tombait en longs plis funèbres et, sous mes cheveux sombres, je semblais le vivant symbole du Deuil.
Maxime se méprit à cette hautaine tristesse.
Il ferma la porte derrière sa mère et s’avança vers moi, les mains tendues :
— Marion, tu ne me félicites pas ? Je suis libre maintenant, comprends-tu ?… Je suis libre. Personne ne nous sépare… Tu seras ma femme dans trois mois.
— Ta femme !
— À moins que tu ne préfères être tout de suite ma maîtresse chérie.
Je gardai le silence. Une inquiétude effleura son esprit.
— Je t’ai laissé le temps de te recueillir… J’ai respecté ton deuil filial… Si tu m’aimes…
Je le regardai. Que vit-il dans mes yeux désolés et résolus ? Ce fut comme un vent d’angoisse qui l’effleura. Son regard se durcit. Sa voix sonna plus haut :
— Tu dois m’aimer… tu ne peux pas ne pas m’aimer… surtout maintenant que j’ai fait selon ta volonté ? Réponds, tu es à moi, tu m’aimes ?
— Hélas ! dis-je, je ne sais plus. Accorde-moi encore quelque temps.
Je m’assis sur le plus proche fauteuil. Mes jambes tremblaient. Je pressentais l’orage.
Il éclata… Maxime ne se maîtrisait qu’avec effort. Il eut un rire de colère.
— Non, ma chère petite, c’est trop fort !… Tu me la bailles belle… On ne se moque pas d’un homme comme tu le fais… Voyons, il n’est plus question de délai, ni de réticences… tu t’es promise à moi. Tu t’es presque donnée… Veux-tu tenir ta parole, oui ou non ?
Je répondis d’une voix sourde :
— Pardonne-moi, Maxime. Je me suis interrogée… Je ne peux pas.
— Tu ne peux pas ?
— Je ne peux pas… Tu n’aurais pas dû me dire… ce que tu m’as dit… Cela a changé quelque chose, je le sens… Et puis la mort de ton père… J’ai eu l’esprit très frappé… J’ai les nerfs malades… enfin, je ne suis pas assez sûre de moi-même pour m’engager.
— Prétexte ! dit-il avec fureur… Tu connais quelqu’un qui te fait la cour ?… Tu as un projet, une intrigue… Tu veux te débarrasser de moi… pour te marier… Allons, il serait plus simple… et plus brave, de me dire la vérité… Imbécile que je suis ! J’aurais dû m’y attendre… Ne sors-tu pas seule ?… Qui sait où tu vas et ce que tu fais ?
— Personne ne me courtise. Je n’aime personne, dis-je tristement… Je suis lasse, horriblement lasse. Je ne demande qu’à vivre seule, oubliée, cachée dans mon coin… Je ne sens plus mon cœur. Je ne désire rien et je ne puis me souffrir moi-même…
— Tu es folle ! dit-il en haussant les épaules.
Il vint s’asseoir près de moi et voulut m’embrasser. Je détournai la tête. Il murmura avec stupeur :
— Ah ! tu ne m’aimes plus… Je le sens… Je le vois… Mais qui donc t’a ainsi changée ?…
— Toi-même.
— Comment ?
— Tu m’as dit trop de choses… Je suis effrayée… Je n’ose plus me confier à toi… Tu es si énigmatique, si inquiétant. Ton amour me fait peur… Je veux vivre triste et tranquille. Suis ta destinée. Sois heureux… Oublie-moi.
— Parles-tu sous l’influence d’un énervement passager, ou bien as-tu médité tes paroles ?
— Je n’ai rien médité. Je parle sincèrement, en fille consciente de ce qu’elle dit… Tu ne dois plus penser à moi.
— C’est brutal.
— C’est net… Tu m’as demandé d’être franche. Je le suis. Nous nous sommes trompés tous les deux.
Il s’était levé. Il marchait à grands pas, déguisant sa fureur sous un air de raillerie dédaigneuse.
— Oui, c’est net et imprévu. Soit. Comme il te plaira. Ah ! tu me supprimes avec grâce. Et dis-moi, ma chère, tu renonces à mon alliance, comme cela, sans raison, par révolte de vertu ? Le cas est rare. Et si je me rappelle le passé…
Ce mot fit surgir à ses yeux des visions qui l’affolèrent. Il oublia son attitude orgueilleuse, son affectation de dignité.
— Menteuse ! perfide ! Je n’ai pas rêvé pourtant. Mais je t’ai tenue dans mes bras ! J’ai baisé ta bouche. Que me parles-tu de ton âme lasse, de tes nerfs malades, de la nostalgie de repos ? Des mots, tout cela. Tu ne m’as jamais aimé. Tu t’es amusée à te faire adorer. J’étais le pantin dont tu tenais les ficelles. Je te donnais la comédie. Pourquoi me recevais-tu ? cria-t-il en posant sa lourde main sur mes cheveux. Par vanité, par ennui, par plaisir ? Ah ! souviens-toi, dans la sablonnière, tu voulais bien alors, et j’ai été trop bête, vraiment…
— J’avais perdu la tête, dis-je à travers mes larmes. Je ne nie pas mes torts, mais je ne peux pas, non !… Si tu avais été un autre homme…
— Pauvre petit ange ! Tu voulais m’estimer ? Ma vie offusque ta vertu ? Allons, sois franche : dis que je te gêne, que tu me méprises.
— Malgré moi.
— Oui, fit-il, voilà le grand mot lâché. Tu me méprises parce que j’emploie à servir mes intérêts, mes projets et mes haines, tous les moyens que je crois bons, parce que je n’appartiens pas à la race pleurarde et sentimentale. M’épouser ! Te donner pour toujours, c’est grave. Ça peut être ennuyeux ou dangereux. Tandis que le flirt, les baisers, les privautés amoureuses, c’était fort agréable sans engager à rien. Tu réservais ton capital, ma douce amie. Eh bien, garde-le, marie-toi. Je ne serai pas jaloux de celui que tu épouseras. Tu n’en vaux pas la peine.
Il étouffait. Il revint près de moi :
— Quand je pense, quand je me souviens… Ah ! chaste Marianne, vous jouez les ingénues, à présent. Tout est peut-être pour le mieux. Mais celui qui t’épousera, ma fille, épousera une fière…
Je reçus l’outrage d’un mot abominable, comme l’éclaboussure d’un jet de boue. Tout mon sang me monta à la face et je ripostai spontanément :
— Celle qui te prendra, toi, épousera un souteneur…
Nous restâmes face à face, pétrifiés par nos propres injures, dans la rage et le désespoir d’en être arrivés là, les yeux pleins de menaces, le cœur plein de haine. Il parla enfin.
— Rappelle-toi ceci : je n’oublie rien ; je ne pardonne jamais. Tu ne seras pas à moi, mais tu ne seras à personne. J’ai tes lettres, toutes. Et je les garderai toujours. Et si tu songes un jour à te marier, prends garde !
Je ne répondis pas.
— Prends garde ! répéta-t-il. Je te déteste autant que je t’aimais. Et tu me les redemanderas peut-être à genoux, tes lettres !
Je fis un geste d’indifférence. Il parut attendre un mot que je ne prononçai pas. Puis, lentement, il sortit.
XXI
Le printemps vint. Madame Gannerault et moi, nous nous installâmes aux Yvelines.
Depuis le soir où Maxime et moi, nous nous étions jeté au visage l’injure des mots irréparables, il y avait dans ma vie comme une accalmie, un temps d’arrêt, la léthargique douceur d’un évanouissement après une crise. Je ne haïssais pas celui qui s’asseyait près de moi à la table de famille, me baisait au front devant sa mère et continuait à me traiter comme une sœur.
J’étais heureuse d’échapper à sa domination. J’oubliais les outrages reçus — et peut-être mérités — dans une triomphale sensation de pureté reconquise. Le passé se dissolvait doucement comme un cauchemar, et quand une réminiscence traversait mes rêves, je ne reconnaissais plus en moi l’héroïne de ce lamentable roman.
Ce furent des jours un peu mornes, apaisés, comme ouatés de silence et de neige où se préparait obscurément quelque mystérieuse réaction. Je connus alors l’orgueil de n’appartenir qu’à moi-même. Mes lèvres purifiées, ma chair vierge goûtèrent la haute volupté de la pudeur volontaire. Il me sembla que j’avais fermé les portes d’un domaine où j’étais maîtresse, domaine interdit aux profanes désirs des hommes et promis à la conquête d’un très pur amour.
Le livre de Maxime devait paraître fin mai. Il ne nous donna point de détails sur le succès probable de cette œuvre. Ses visites étaient rares et courtes. Il m’évitait. Et quand madame Gannerault nous forçait à la suivre vers le ru bordé de saules, les creux de sable où croissent les bruyères, décors jadis aimés et que les souvenirs faisaient redoutable, le visage muet de Maxime n’exprimait rien.
Je songeais :
« Il me parle amicalement. Il m’embrasse et il me hait. »
Avec le temps, avec l’apaisement et la sécurité, mon cœur calmé s’attrista de cette haine. Je m’étonnai même d’avoir ressenti si vivement le mépris que Maxime méritait. J’entrevoyais ma part de responsabilité. Je me rappelais Montauzat et tant de petits actes ou de pensées qui, justement, me rendaient honteuse. Je ne pouvais ni ne voulais excuser le jeune homme. Mais je souhaitais qu’il rachetât ses fautes par une vie laborieuse et droite. La publication d’un livre que je blâmais me fit souffrir.
« Ah ! s’il devenait simple et bon, nous pourrions être amis encore… Tandis que, dans l’avenir, nous serons fatalement séparés. »
Ce mot : l’avenir, en appelait un autre : le mariage.
Mais pouvais-je me marier, tant que Maxime conserverait ces maudites lettres dont les termes permettaient la plus dangereuse équivoque ? Maxime l’avait dit ; éternellement, il me barrerait l’avenir. Je ne devais pas compter sur sa clémence. Pourtant cette menace constante me troublait peu. Je pensais au mariage comme à une probabilité lointaine, qui ne m’intéressait guère. Mon cœur me semblait séché et non brisé, impuissant à ressentir jamais aucune émotion forte. L’univers entier lui était étranger.
Lentement, les bourgeons s’étaient dépliés : l’enfance des petites feuilles riait, tendre et verte, sur les rameaux noirs. Le ciel balayé s’épura. Et la mélancolie, le trouble du printemps émurent ma jeunesse, tandis que je rêvais sous les pommiers en fleur. Trouble très doux et non pareil aux langueurs fiévreuses des autres printemps. Ah ! si une âme pouvait fleurir en moi, nouvelle, pour un nouvel amour ! Des pensées de compassion, de tendresse, hantèrent ma solitude. Ma marraine s’attendrit sur ma prévenante affection.
Le givre embaumé des arbres s’effeuilla. Mai, le mois virginal, épanouit les lilas et les jacinthes. Toute la gamme délicate du violet au mauve chanta dans les verts plus intenses des jardins. Et quand les jeunes blés ondulèrent sur les sillons, d’imprécises nostalgies me reprirent.
La sérénité fit place à une humeur inégale et tourmentée. J’eus des oppressions et des battements de cœur. Le bon vieux médecin de Montfort, qui me soignait, m’ordonna quelques remèdes, un régime dont je n’éprouvai d’ailleurs aucun bien. Alors, il dit à ma marraine :
— Cette jeune fille s’ennuie. Vous devriez la marier. Je connais un garçon charmant qui l’a entrevue à Montfort et ne l’a pas oubliée. Il me parle quelquefois de la petite brune aux yeux bleus. Je pense qu’il passerait sur les accidents de l’origine et l’absence de dot, car lui-même est fils naturel, ce qui ne l’empêche pas d’être arrivé à une belle situation. Voulez-vous que je vous présente mon ami ?
— Il faut d’abord que je sonde l’esprit de Marianne, repartit madame Gannerault.
Le hasard m’avait fait entendre cette conversation. Aussi quand ma marraine me parla, assez maladroitement, d’un jeune homme que le docteur Guérin désirait nous présenter, je répondis spontanément :
— Je devine le projet du docteur… Mais soyez convaincue, marraine, que le monsieur de Montfort perdra son temps.
— Mais enfin…
— Je ne veux pas me marier.
— Autrefois, cependant…
— Autrefois, vous-même m’encouragiez à la résignation devant le célibat. J’ai profité de vos leçons. Je ne veux pas être épousée par compassion… ou par raison.
— Ce jeune homme t’aimera.
— Qui sait ?… Moi, je suis certaine de ne pas l’aimer, lui ni personne.
— Fille fantasque ! Tu ne sais ce que tu veux.
Madame Gannerault me parla quelquefois encore du « jeune homme de Montfort… » Elle voulut gagner Maxime à sa cause… S’il avait montré une irritation menaçante, peut-être par révolte, par orgueil, pour lui montrer que je ne le craignais pas, eussé-je accepté une entrevue. Mais Maxime ne sourcilla pas. Il répondit seulement :
— Marianne sait mieux que nous ce qu’elle doit faire.
Il ne fut plus question de l’inconnu, demeuré dans mes souvenirs sous ce nom plus vaudevillesque que poétique : le jeune homme de Montfort.
En refusant de tenter la chance d’un mariage, je ne cédais pas à un sentiment de lâcheté. Au contraire, si j’avais pu aimer quelqu’un, j’aurais pris un singulier plaisir à braver mon ancien amoureux et à le réduire à l’impuissance… Mais j’étais triste, apaisée, adoucie, et les défis, les bravades que je lançais autrefois à Maxime, à moi-même, à tout le monde, réapparaissaient ridicules et puérils… Je sentais que, tout indigne qu’il était, Maxime avait souffert par moi.
Jamais nous ne restions seuls ensemble… Une fois, dans les derniers jours de mai, en descendant le chemin creux de la Sablonnière, j’aperçus le jeune homme étendu sous les pins, maniant un journal qu’il ne lisait pas. Je restai immobile, saisie tout à coup d’une émotion où se mêlaient la peur et le désir d’être vue… Maxime en tournant la tête, me reconnut. Il se leva à demi, puis, se ravisant, il resta assis à cette même place où, moins d’un an plus tôt, je lui avais rendu ses baisers… J’étais à dix pas de lui :
— Pourquoi ne passes-tu pas ? me dit-il de sa voix brève.
Je ne répondis rien. Je passai, et quand j’entrai dans le sentier qui s’ouvrait, en face de moi, sous un glissement d’argile rouge, je ne pus résister au désir d’observer Maxime… Il gardait sa pose abattue, les yeux fixés au sol, les traits marqués d’une stupeur triste… Qui l’avait conduit vers la solitude brûlante de ces sables ? Le hasard, la haine, l’amour ?
Juin commençait. L’Histoire d’une grève parut dans une clameur de scandale dont les journaux, irrégulièrement reçus, nous apportèrent un écho. Maxime rayonna d’une joie de victoire. Quelques jours plus tard, il forçait les portes du Socialiste chrétien avec un article qui commentait l’ouvrage signé Trois-Étoiles. L’audace de sa combinaison semblait lui porter bonheur. L’article, envoyé sans signature au marquis des Meuilles, lui avait plu. Présenté par Sidley, Maxime avait achevé la conquête du marquis. Mais il exigeait que sa collaboration restât anonyme, secrète pour tous.
Pendant trois mois, Maxime, voilé, caché, impénétrable, inquiéta et amusa Paris. Jamais il ne paraissait aux bureaux du Socialiste chrétien, jamais chez son libraire. Sidley agissait pour Maxime dans un intérêt connu de lui seul. Les péripéties de cette campagne, difficilement suivies, m’échappaient à demi, et quand je venais à Paris pour mes leçons, j’achetais des journaux de toutes les nuances politiques. Guillemin, dans la Conquête, affirmait qu’il découvrirait le misérable qui avait vendu des documents à Chalbert. Il imprimait les initiales de Sidley, homme de paille, disait-il, agent étranger qui servait les rancunes d’un traître. Ce traître, dont il soupçonnait vaguement l’identité, sans certitude, il avait juré de le punir.
La violence des articles de Maxime augmentait avec la fureur de ses anciens camarades. Habile à tourner contre eux leurs erreurs, leurs fautes et leurs actes indifférents, il s’amusait à des tours de force, tour à tour vipère qui s’insinue, taon qui harcèle, taureau qui fonce aveuglément. Et je le devinais enivré de la lutte, fier de la fortune qui lui souriait, affranchi des entraves qui l’avaient tenu prisonnier et haletant.
— Allons ! me disais-je… Il se console. Il m’oublie. Tant mieux, car je n’aurais pu le suivre dans le chemin qu’il prend. Quand il était pauvre et malheureux, j’étais indulgente… peut-être à l’excès. Enfin, cette grande blessure d’amour s’est vite guérie.
Je n’étais qu’à demi sincère en me réjouissant de l’oubli de Maxime, car le souvenir de faiblesses, concédées à une médiocre passion, à une fantaisie d’homme sensuel, humilie toujours la femme… On ignore l’étroite logique qui se dissimule sous nos apparentes contradictions.
Septembre était venu. Depuis deux mois, la saison des leçons était close et rares mes voyages à Paris. La nécessité de quelques achats m’y avait ramenée un jour. En traversant la gare pour le retour, je demandai à la marchande de journaux la Conquête et le Socialiste chrétien.
— Toute la provision est épuisée, me répondit-elle…
L’heure pressant, je dus monter en wagon sans satisfaire une curiosité devenue inquiète. Mais comme je descendais à la station de Garancières, je vis Maxime sauter du compartiment des fumeurs.
Il courut à moi, et brusquement :
— Ma mère a-t-elle lu les journaux de ce matin ?
— Oui, le Petit Parisien, le seul qui nous parvienne.
— Elle n’a fait aucune réflexion ?
— Aucune.
— Tu n’as acheté aucun autre journal ?
— Non.
— Bien.
Je n’osai l’interroger.
Nous remontâmes la voie jusqu’à la maison du garde-barrière. Ce jour d’azur et de soleil, l’odeur des chèvrefeuilles montant des haies épineuses, me rappelèrent les jours de l’été précédent où nous cheminions côte à côte, moi presque tendre, Maxime triste et troublé. Que de fois, à cette même gare, après un après-midi de causeries et de caresses, je l’avais quitté plein d’espoir. Et maintenant nous n’étions plus que des étrangers — des adversaires.
Par discrétion, je laissai Maxime avec sa mère et je m’étais installée dans ma chambre, quand des paroles, prononcées à voix haute, m’arrivèrent distinctement :
— Me quitter ! s’était écriée ma marraine dans un sanglot.
— Tout peut s’arranger encore… Je te parle d’un projet et non d’une résolution définitive… Mais le secret…
Maxime baissa la voix. La broderie que je tenais glissa sur mes genoux.
« Quoi ! Maxime voulait partir. Que se passait-il donc ? Quel scandale avait éclaté ? Je pressentais la vérité sans la connaître… Partir ? Il irait en Amérique sans doute, avec Sidley ? Et je ne subirais plus le reproche de ses regards, le mépris de son silence. »
La mère et le fils causèrent longtemps. Vers le soir, madame Gannerault appela la servante pour l’accompagner au jardin. Et comme je me demandais si je devais descendre, on frappa trois coups à ma porte, d’un doigt léger :
— Entrez, dis-je.
Maxime entra.
Je ne pus dissimuler un geste de surprise. Il restait immobile sur le seuil.
— Marianne, dit-il d’une voix hésitante… te serait-il désagréable de m’accorder un court entretien ?
— Comme tu voudras.
Il prit un siège et parut réfléchir un instant. Puis s’enhardissant à mesure qu’il parlait :
— Tu as de l’affection pour ma mère. C’est à cette affection que je fais appel… À moins d’événements que je ne prévois pas, je suis à la veille d’un duel…
— Ah !
— Ma mère ignore ce duel… qui peut… qui doit être grave… Je compte sur toi pour m’aider à le lui cacher… puis pour la consoler… peut-être…
— Je ferai mon devoir.
Il reprit :
— Oh ! je sais que tu as du tact, de l’intelligence et de l’adresse.
Je n’osais demander les détails, que je brûlais de connaître. Maxime devina ma curiosité et avec un sourire indécis :
— Au fait, je puis bien le dire… Je me bats avec Guillemin… Il m’a provoqué publiquement…
— Mais à quel propos ?
— J’ai été imprudent… Une allusion maladroite à des faits connus seulement de lui et de moi a donné l’éveil. On a acheté le secrétaire de Chalbert… Tu devines le reste. Le marquis des Meuilles se prive de mes services. Guillemin m’a insulté dans une brasserie du boulevard. Nos témoins discutent et pérorent.
Il se leva :
— Je me retire… en m’excusant de t’avoir dérangée.
Je le regardai et dans son attitude, hautaine encore, je crus voir percer le découragement et le dégoût du lutteur vaincu d’avance. Comme se parlant à lui-même, il murmura :
— C’est drôle… Il me semble que je ne hais plus Guillemin. Il avait de bonnes raisons de n’être pas content, ce pauvre diable !… Je n’ai aucun désir de le tuer, il grille d’envie de me pourfendre… Il y a des moments comme cela où tout vous devient indifférent…
Je me taisais. Il fit quelques pas vers la porte.
Puis se tournant vers moi :
— Écoute, dit-il avec un effort visible… J’ai quelque chose encore à te dire.
— Parle.
— Si je survis, j’accompagnerai Sidley. Il a obtenu de son journal une mission en Guyane. Il me propose de le suivre… Je lui dois de l’argent… Je m’acquitterai. Mais, puisque je refais ma vie, puisque je jette mon passé derrière moi, je suis résolu à ne rien garder de ce passé, plus douloureux que tu ne peux le croire. Oh ! qu’il n’en subsiste rien !
— Alors ?
— Alors, je te rendrai tes lettres, ton portrait et cette tresse de cheveux que j’ai portée si longtemps sur ma poitrine. J’étais si bêtement sentimental ! Mes adversaires auraient peine à croire que ce même homme… Enfin, tu seras contente, libre, et tu me tendras la main sans rancune, pour l’adieu éternel.
Sourdement, il parlait, et sur cette force intacte, sur cette virile jeunesse, je voyais planer des menaces de mort. Maxime m’apparut couché dans un lit d’hôpital, au pays de la fièvre jaune ou, livide, étendu sur l’herbe d’une clairière, l’épée de Guillemin en travers du cœur.
— Que tout soit oublié ! dis-je. C’est mon plus cher désir. Je souhaite que tu vives et que tu sois heureux.
— Vœux stériles ! dit-il en souriant tristement. Toi, tu peux être heureuse. Je te remercie et je te promets tes lettres pour demain. Si je suis vivant, je te les remettrai moi-même, sinon mon ami Sidley te les apportera ici.
Maxime prit le dernier train. J’admirais cette maîtrise de soi dont il avait donné tant de preuves et qui m’apparaissait aujourd’hui comme une forme d’héroïsme, la sécurité du lutteur qui a combattu pour une cause, bonne ou mauvaise, et dédaigne la défaite comme il eût méprisé la victoire. En parlant de son départ probable, il était calme, presque enjoué. Du duel annoncé, pas un mot. Je lui savais gré de ménager sa mère, tout à fait incapable de surmonter la moindre émotion. Pourtant, quand il la quitta, sur le quai de la gare, il renouvela plusieurs fois le baiser d’adieu, contre sa coutume, car les caresses filiales ne lui étaient pas familières. Il me prit la main, la serra doucement et me regarda d’un grand regard énigmatique où je n’osai lire le désir et le regret d’un baiser qui, à cette minute, eût pris la solennité d’un adieu peut-être éternel. Hélas ! rien ne s’abolit, rien ne s’efface, et si je pouvais haïr Maxime, je ne pouvais me désintéresser de lui. Le passé tressaillait en moi devant cet homme qui m’avait aimée et tenue dans ses bras, pâle et sans défense. Une voix me criait que c’était horrible de nous séparer ainsi. Mais je ne fis pas un geste ; je ne prononçai pas une parole. Le train siffla en fuyant dans la nuit et je retournai à la maison, le cœur gonflé, les nerfs tendus, prête à des sanglots dont je ne voulais pas m’avouer la cause.
XXII
Je ne dormis pas cette nuit-là.
Pourquoi cette angoisse, pourquoi, après tant de colères et de malédictions, cette indulgence attendrie qui s’emparait de moi ? J’avais failli m’évanouir quand le train avait disparu, emportant mon ennemi vaincu, et avec lui deux années de ma jeunesse, et les espoirs stériles misérablement avortés. Vainement je considérais le cynisme, la brutalité, l’audace qui faisaient de Maxime un aventurier redoutable, extrême dans le mal comme il l’eût été dans le bien, et capable de dormir sans remords, après des palinodies et des parjures, certain de n’avoir transgressé que des lois sans sanction, de puériles règles établies pour les esprits inférieurs. Je ne pouvais plus juger celui qui m’avait aimée d’un amour sincère jusque dans ses égarements. Et, bien qu’il eût revêtu, cet amour, les aspects de la luxure et de la haine, je me rappelais des mots jaillis des profondeurs d’une âme, un trouble qu’on ne feint pas, des mains qui tremblaient et se glaçaient entre les miennes. Je comprenais combien j’avais fait souffrir Maxime et comment mon inexpérience, ma jeunesse, une obscure et féminine perversité l’avaient soumis au supplice de Tantale. Maintenant, en me jugeant moi-même, je n’osai plus le condamner.
Le jour pâlit à travers les rideaux. Je me levai. Une vapeur crépusculaire noyait les silhouettes des arbres, les bruns labours, les chaumières basses. Le paysage était confus, frais et bleuâtre. L’étoile du matin brillait d’un feu blanc.
Une lueur courut à l’orient. Le chant des coqs, plus aigre, perça l’air plus vif et le soleil émergea de l’horizon. Avec la lumière, le frémissement de la vie courut sur le monde. J’entendis l’éveil des troupeaux.
« Que fait Maxime en ce moment ? » me disais-je.
Je le voyais, s’habillant dans la chambre aux rideaux jaunes, cachetant des enveloppes, brûlant des papiers. Je l’imaginais relisant mes lettres, regardant mon portrait, touchant ces cheveux, où tant de fois, une puérile superstition d’amant lui avait fait poser sa bouche. Et le front appuyé à la vitre, je ne pouvais retenir mes pleurs. Ils effaçaient l’admirable spectacle du réveil, la jeunesse du jour, la gloire de la vie. Il me semblait que des années innombrables, d’antiques lassitudes pesaient sur moi. Mes pas rencontraient l’abîme.
Jour tragique. À l’instant même où Maxime croisait le fer avec Guillemin, sa mère, levée de bonne heure, discutait le menu du dîner qu’elle comptait lui offrir. La petite bonne chantait de sa voix traînante. Et poursuivie par une obsession furieuse, je marchais à travers la maison où des fantômes se levaient à chaque pas. Là, c’était la chambre de Maxime. Dans cet escalier, je m’étais arrêtée, triomphante, après avoir deviné son amour. Ici, j’avais pleuré des larmes de honte et de regret. Maxime !… Maxime !… L’ami des tristes jours, le confident de mes douleurs d’adolescente, l’amant dont j’avais baisé les paupières brunes et que j’avais pressé sur mon cœur, éperdue du désir de le consoler ! Et je me rappelais le spectacle, insoutenable pour moi, de ces larmes d’homme, que nul autre n’avait vu couler et dont mes lèvres gardaient l’amertume. Ah ! fous que nous étions, fous et lâches devant la rude conquête de l’amour ! Nous nous serions aimés, plus tard, peut-être ! Le déchirement de mon cœur me le prouvait.
Vers midi, la clochette tinta. Je courus à la porte ; je l’ouvris avec un frisson terrible. Maxime était debout devant moi.
J’eus un cri :
— Toi !… Toi ! tu n’as rien ! tu n’es pas blessé !
— Non, dit-il, mais j’ai grièvement blessé mon adversaire. Le médecin, cependant, espère le sauver. Il s’est enferré, l’imbécile ! Moi je ne lui voulais pas de mal.
Il vit ma pâleur, mon trouble et, radoucissant son visage :
— Maman ?
— Elle est au jardin.
— Dis-lui que je l’attends dans sa chambre. La joie de me trouver sain et sauf la consolera de mon départ.
— Tu nous quittes ?
— Immédiatement. La vie, à Paris, m’est impossible. Je suis par terre, désarmé, impuissant. Et dans la bagarre, tout est perdu… même l’honneur. Tu vois l’homme le plus haï et le plus injurié… Mais que t’importe tout cela ? Veux-tu appeler ma mère ?
L’entrevue entre la mère et le fils fut émouvante. Madame Gannerault revint toute décomposée, inondée de pleurs. Et après des heures de gémissements, il nous fallut la dévêtir, la coucher, l’engourdir par des narcotiques. Je restai près d’elle, dans la chambre close, où flottait une odeur d’éther, pendant que Maxime écrivait. Nous dînâmes en silence. Ma marraine dormait, enfin, du lourd sommeil qui suit les crises. Vers huit heures Maxime avait regagné sa chambre lorsqu’un télégramme arriva.
Pressentant l’ordre du départ, je montai chez lui.
— Entre, me dit-il. J’allais te prier de venir, j’ai quelque chose à te remettre.
Il était à demi vêtu, d’un pantalon de drap blanc et d’une chemise de flanelle légère, sans cravate, le col ouvert. J’entrevis le lit bouleversé par la fiévreuse insomnie d’un homme qui s’y était jeté plusieurs fois, cherchant le sommeil impossible. Sur la table, des papiers gisaient.
— Je pars demain, dit Maxime en pliant la dépêche. J’espérais quelque délai. Allons !…
Il prit un paquet :
— Voici tes lettres, ton portrait, tes cheveux, tout ce qui me restait de l’ancienne Marianne.
— Je te remercie.
Le paquet tremblait dans ma main. Maxime murmura :
— Qui nous eût dit, il y a un an !… Ah ! je laisserai peu de regrets. L’oubli, c’est le commencement de la mort, et je suis si las de la vie… Meurtri, dégoûté, oui, dégoûté des autres et de moi-même. Sois contente, Marianne. Te voilà débarrassée de moi.
— Peux-tu croire…
— Oh ! j’ai bien compris que je te gênais. Après tout, si tu avais des torts envers moi, j’avais mérité ta rancune. Je t’ai déçue, je t’ai froissée. Pourtant…
— Mais, balbutiai-je, je n’ai plus aucune raison de te haïr. Seulement quand je redoutais en toi un ennemi implacable…
— Ah ! cria-t-il avec un accent qui m’ébranla jusqu’à l’âme, moi, ton ennemi ! Tu as pu croire cela ? L’amant trahi et torturé se défend avec les armes qu’il trouve, et ne distingues-tu pas de la haine l’amour qui s’exaspère et se retourne contre son objet ! Non, je ne t’ai point haïe. Je ne te hais point.
— Tu me menaçais.
— Je t’aimais.
Maladroitement, je répliquai :
— En es-tu bien sûr ? Comment as-tu pu me proposer…
— Demande-moi pourquoi je ne t’ai pas prise, malgré la fureur de mes désirs, malgré tes imprudences ?
Je ne trouvai rien à répondre. Il reprit :
— Tu es comme toutes les femmes, toi. Tu conçois une forme spéciale de l’amour et tu crées des catégories arbitraires. Je ne t’ai pas aimée, dis-tu, parce que j’ai négligé de parer, par des subtilités et des mensonges, les volontés éternelles qui sont communes à tous les amants. Je t’ai désirée et je t’ai dit mon désir : j’ai souffert et j’ai avoué mes impatiences ; je t’ai montré ma vie, sans fard, dans sa tristesse certaine et sa laideur possible. Jamais je ne t’ai menti. Souviens-toi. Et quand tu m’objecterais mes fautes, mes faiblesses, disons hardiment mes vices, si tu veux, je ne songerais pas à m’innocenter. Je te répondrai seulement : si je ne t’ai pas aimée selon la formule de Pierre, Paul ou Jacques, je t’ai aimée sincèrement, comme peut aimer Maxime Gannerault. Amour peu romanesque, soit ! Peu délicat ? Tu l’as dit… Mais amour au même titre que l’amour des gens vertueux ou sentimentaux. Oh ! Marianne, je t’aimais ! Je t’aimais puisque je ne voulais te tenir que de toi-même. Amie chérie, amie perdue… écoute, crois-moi, la passion échappe au mépris quand elle peut montrer l’irrécusable témoignage de la douleur…
Je reculai d’un mouvement involontaire. Les murs de la chambre tournoyaient autour de moi et le passé, renaissant comme une flamme des décombres d’un incendie, m’enveloppa de son souffle et de sa chaleur. Et Maxime tomba à genoux… Ceignant de ses bras ma taille qui se raidissait, mes reins qui ployaient en arrière, il cacha sa tête dans les plis de ma robe et éclata en sanglots.
Alors tout s’arrêta, le temps, la vie, ma pensée… Je restai muette et pétrifiée au milieu de la chambre, sous le jour pâle des rideaux blancs. La porte close, la fenêtre voilée, les murs aux vagues ramages bleuâtres nous isolèrent dans un cercle hermétique où rien d’étranger ne pénétra. Nous étions seuls, face à face, pour nous absoudre ou nous maudire. Et dans le tragique silence, les larmes de Maxime coulaient sur mes mains.
— Maxime !… je t’en supplie… calme-toi… relève-toi.
Il souleva sa tête enfouie entre mes doigts, dans la chaleur de ma ceinture. Il leva un visage contracté que la douleur transfigurait dans une beauté inconnue, un front creusé, des lèvres ouvertes et palpitantes, des yeux pleins de lumière et de pleurs…
— Ô Marianne chérie ! J’ai tant souffert. Et je souffre !
Son étreinte se resserra. Ses bras pesèrent sur mes hanches et je me trouvai assise au bord du lit défait, Maxime toujours prosterné, appuyé maintenant sur mes genoux, dans l’écrasement d’un désespoir effroyable. Son front pressait l’étoffe tout humide et froissée de ses sanglots. Il se cramponnait à mon corps comme un naufragé à la suprême épave. Et je ne voyais plus que sa chevelure brune, son cou nu, ses épaules que de grands frissons secouaient.
Et soudain, tout s’abolit dans ma mémoire, un gouffre se creusa où sombrèrent et les colères, et les rancunes, et le médiocre amour d’antan, et le Maxime d’autrefois, et la Marianne de naguère, pâles fantômes que je ne reconnaissais plus. Une seule réalité persista : la douleur d’un homme, et vers cette douleur mon âme vaincue s’inclina. Car celui-là seul m’avait aimée… Que m’importait sa vie extérieure, lorsque, après m’avoir poursuivie, étreinte, perdue, après tant de frémissantes approches, tant de fuites et de retours, l’amour, survivant à ses ambitions dévastées, le jetait, pleurant, sur mes genoux ?… Ma misère pardonnait tout à sa misère, et l’ancienne consolatrice rouvrait ses bras.
Il releva sa tête, l’appuya à mon épaule, et d’une voix brisée :
— Ne me renvoie pas encore… laisse-moi là… Je ne te dirai rien qui t’offense… Je me calmerai peu à peu… Un moment de faiblesse… C’est que je pars demain et que je ne te reverrai plus.
— Qui sait ?
— Hélas !… Oh ! tu ne me repousses pas… tu as pitié… tu me crois, tu crois que je t’aime… Tu as vu — tout à coup mon cœur a éclaté… Ce départ… cet adieu… Ah ! chère, garde-moi près de toi, encore… Je suis sans force, sans volonté… Si tu savais quel poids énorme m’accable… mais ta petite main, en touchant mon front, m’allège et me soulage et me guérit… Je reconnais ton sein… tes cheveux… J’oublie… je rêve… Ah ! rester là… oublier… dormir…
Sa voix expira… Déjà, je ne voyais plus son visage. Le soir complice nous versait les philtres de l’ombre… Les nuances, les contours s’évanouissaient dans la nuit où la blancheur confuse des rideaux apparaissait surnaturelle. Dans quel lieu funèbre et charmant, dans quels limbes endormis sous un éternel crépuscule, se prolongeait le rêve que nous faisions ? Quel fleuve noir nous emportait, aux bras l’un de l’autre, défaillant dans un désespoir enivré ? Je ne voyais plus… Je ne savais plus… Sur le lit où nous étions si lentement tombés, nous nous embrassions dans les ténèbres, et nos lèvres n’avaient plus que des baisers et des soupirs. Mon peignoir léger ne me protégeait guère ; je sentais la chaleur d’une poitrine haletante contre la mienne, une étreinte reconnue, des caresses qu’il n’était plus en mon pouvoir de repousser. Mais je ne songeais pas à fuir, pas plus qu’à me donner, pas plus qu’à me défendre. Je savais bien que tout cela n’était que chimère, hallucination, illusion… Des lueurs passaient sous mes paupières, des ondes innombrables couraient sur mon corps qu’oppressait je ne sais quelle anxiété angoissante jusqu’à la douleur. Cette douleur, Maxime l’étouffait sous ses baisers… Il m’avait prise…
XXIII
Sous les rideaux, maintenant, la nuit se faisait plus noire. Les yeux clos, sans une larme, sans un gémissement, je restais étendue aux bras de Maxime. Terrassé par la violence de la sensation qui m’avait affolée, il reprenait conscience de ses sentiments et de l’acte irréparable.
La cendre du soir tombait sur nous. Dans la demi-nuit de l’alcôve, j’ouvris mes paupières. J’osai regarder mon amant et je vis dans ses yeux cette même stupeur qui dilatait les miens, une sorte d’effroi sacré, une douceur d’agonie. Peu à peu, la vie suspendue reprenait son cours ; nos corps froissés s’étonnaient de leur étreinte, nos âmes s’interrogeaient. Mais un souvenir précis me traversa comme un stylet et la protestation obscure de l’instinct, l’épouvante physique de la virginité perdue m’arrachèrent une plainte :
— Mon Dieu ! qu’ai-je fait ? Que vais-je devenir ?
Le flot des larmes jaillit. Je me reconnus, je me ressaisis, je m’affranchis brusquement de l’étreinte de Maxime. Il murmura quelques mots indistincts. Puis, inquiet, il se leva, alluma une petite lampe, prêta l’oreille aux rumeurs du silence, dans la maison endormie. Et, timidement, il s’approcha de moi.
— Va-t’en !
— Marianne, mon amie…
— Va-t’en !
Il n’obéit pas, mais il se laissa glisser sur le tapis, appuyant au niveau de mon visage son visage blêmi par l’émotion, adouci, comme illuminé d’une pâleur d’aube. Longtemps, il me laissa pleurer. Peu à peu mes bras, roidis pour le repousser, se détendirent. Sa main se posa sur mon cœur, j’étais domptée. Alors il me parla humblement :
— Tu me pardonnes ?
— Hélas !
— Est-ce un regret ou un reproche ?
Je répondis avec amertume :
— Je ne suis pas moins coupable que toi.
— Coupable ! Pauvre enfant ! Que dis-tu ? Pourquoi et comment serais-tu coupable ? Je ne t’avais tendu aucun piège, nous n’avions rien prémédité. Oh ! Marianne, ce moment est venu parce qu’il était inévitable. Malgré nos colères et nos craintes, depuis si longtemps, nous nous aimions !
Je secouai la tête. Il reprit :
— Ma bien-aimée, ne le nie pas, ne t’accuse pas, ne te méprise pas. Le passé a triomphé malgré nous. Pourtant, je n’espérais plus rien. Après bien des luttes, après bien de cruelles et lâches pensées, je m’étais habitué à l’horreur de vivre sans toi. J’avais juré de me guérir de cet amour — ma torture ! Tu l’as compris, tu sais pourquoi je suis devenu féroce envers tous, pourquoi j’ai entrepris cette folle et périlleuse polémique, cherchant ce vertige du danger. Stupide que j’étais ! Est-ce qu’on t’oublie, toi, quand on t’a connue ? Ah ! si tu savais combien peu me tenaient au cœur ces haines, ces ambitions, passions artificielles jetées, sans le combler, dans le grand vide de ton amour. Guillemin, Sidley, les journaux, le duel, madame de Charny que j’ai quittée, mes amis, mes ennemis, les insultes, la mort, qu’est-ce que tout cela ? Je suis si loin de tout et de moi-même… Il fallait donc toutes ces douleurs, toutes ces fautes, et mon désespoir et ta pitié pour que nous fussions l’un à l’autre, déchirés, sanglants, mais réunis.
Je levai les yeux vers lui. Une exaltation farouche précipita ses paroles :
— Non, nous ne pouvions oublier. Oh ! tant de larmes, tant de baisers, une intimité si étroite, deux ans de notre vie ! Comment abolir ce qui a été, ce qui est, l’amour prédestiné qui trouve enfin son heure ? Est-ce que tu pouvais être à un autre, ou ne pas être à moi ? Allons donc ! C’est vrai qu’il manquait à notre amour l’épreuve suprême, la consécration du don accompli dans la douleur. Oh ! chérie, la volupté dont je tremble encore n’eut rien d’impur. Ce n’est pas la sensualité, ni l’orgueil d’une revanche qui m’ont jeté dans tes bras. Non, mon amie, tu es venue à moi quand tout m’abandonnait, tu m’as aimé vaincu, humilié, misérable. La douce habitude ancienne a triomphé, et la coalition des forces obscures qui préparaient lentement l’amour… Entends-moi, regarde-moi. Je t’aime. Quand, au fond de ma détresse, j’ai vu s’adoucir ton sourire, quand tu m’as dit : « Tu n’es pas seul au monde, me voici ! » mon cœur s’est fondu. J’ai senti que je ne connaissais pas l’amour véritable, que tout avait été parodie, ébauche, illusion. Oh ! le choc terrible, la révélation dont je suis aveuglé ! Vois, depuis que je me suis arraché de toi, je frémis et je pleure et mon bonheur ressemble au désespoir.
Derrière le rideau, la lampe agonisante palpitait à grands coups d’ombre et de lumière qui nous cachaient l’un à l’autre et nous révélaient tour à tour. Maxime, penché vers moi, d’un souffle ardent, balbutiait des paroles que je ne distinguais plus. Il cria tout à coup :
— Je vais partir. Je ne te reverrai plus, Marianne !
Alors, je me soulevai vers lui. J’entourai de mes bras cette tête maudite et chérie qui retomba près de ma tête sur l’oreiller. Et soumis, acceptant la destinée de souffrances et de luttes communes, éperdus de tendresse et de tristesse, nous pleurâmes jusqu’au jour.
XXIV
Le paquebot part demain. J’ai ouvert ma fenêtre sur la nuit pluvieuse, sur le port où se croisent, parmi les appels des sirènes, des feux multicolores et mouvants. Je ne suis pas triste… mais devant l’inconnu de l’avenir, pareil à ces noires profondeurs de la mer et de la nuit que mon regard interroge, une émotion suprême me saisit… Certes, j’emporte, vers cette Amérique où doit commencer la vie nouvelle, l’espoir obstiné du retour. Il faut que je vive, il faut que je revienne… Hélas ! si je ne revenais pas !
Mon amie, ne m’accuse pas de lâcheté. Je n’oublie pas nos conventions et je donnerai à ton cœur le long délai qu’il exige. Tu veux revoir un homme martelé et racheté par l’exil, le travail, la fidélité dans la solitude — un homme qui n’aura gardé de Maxime Gannerault que son invincible amour… Soit, j’accepte l’épreuve. Car je ne m’abuse pas, chérie, sur la nature du sentiment qui t’a poussée dans mes bras.
Tu ne m’avais jamais aimé, Marianne, et tu ne m’aimes pas encore ; mais j’en suis sûr, à présent, tu m’aimeras. Il faut que notre solidarité s’affirme plus profonde et que je réalise ton vœu. Non, tu ne pouvais m’aimer quand ton cœur trop jeune prenait le désir de l’amour pour l’amour même… Et moi, tâtonnant comme toi, maladroit, dur, chimérique, j’égarais notre marche incertaine vers des routes où l’amour n’a jamais passé, et sans prudence j’étalais à tes yeux les coupables misères de ma vie…
Ah ! mes espoirs, mes rancunes, que tout cela m’apparaît pitoyable et mesquin. Quelle frénésie me jetait vers l’argent, vers la gloire ?… Je n’avais même pas la joie de mes efforts. Tout était leurre, amertume et cendre… Et je me dis maintenant : « Si elle m’avait aimé !… » Car une vertu réside dans l’amour heureux, et ceux qui ne sont pas aimés s’irritent et s’aigrissent. Je ne suis pas un héros. Peut-être aurais-je été simplement un homme, ni pire, ni meilleur que les autres, si j’avais eu ma part de félicité… Si tu savais, ma chérie, combien l’âme s’exalte et s’élargit dans la divine certitude, combien tout paraît facile, aisé, délicieux ! Mais tu ne m’aimais pas, et sur mon cœur ton cœur restait solitaire… J’ai voulu l’asservir et le troubler, ce cœur que je ne pouvais séduire ; j’ai préféré devenir redoutable que demeurer indifférent pour que tressaillît en toi quelque chose, la crainte, sinon le désir… Folie ! Pour notre malheur à tous deux, l’éternel conflit a recommencé entre la coquetterie de la femme et l’orgueil de l’homme. Nous nous sommes étreints et déchirés, et tu m’échappais toujours et je m’enivrais dans la fureur de la poursuite stérile… Oh ! je ne voulais pas de toi que ta chair !… je rêvais de te conquérir toute, car — c’est ma fierté et ma seule excuse — ta possession sans ton amour ne me suffisait pas.
Chère, chère bien-aimée, j’aurais pu commettre un crime que tes imprudences, aux yeux du monde, eussent excusé. Je n’ai rien tenté contre ta liberté et ta faiblesse, n’appréciant que le don conscient et consenti… Tu t’es éloignée ; je t’ai crue perdue… Et soudain tu es venue à moi avec des baisers et des paroles qui furent la douce promesse de l’amour.
C’est que nous étions de la même race, égarés dans des voies différentes, mais pareils par la révolte de nos cœurs et l’âpreté de nos vouloirs. Et si nos réticences et nos résistances nous ont si longtemps exaspérés, c’est que l’amour s’ébauche par des désordres et des heurts avant de s’achever en harmonie… Rappelle-toi ces phrases de sourde inimitié, nos haines… Tout s’apaise. Les adversaires se réveillent unis.
Ma vie a un but. Mon âme a une foi. Tu as accompli le miracle. Tu m’as sauvé et délivré de moi-même par le sentiment d’une haute et douce responsabilité. En te donnant, tu m’as imposé des devoirs que j’accepte et que je remplirai sans défiance. Si peu que je vaille, si médiocre et perdu que soit mon labeur, tu chériras en moi ton œuvre. Oh ! Marianne, souhaite que je revienne, pour que nous vivions ensemble la vie, heureux ou malheureux, mais nous pardonnant beaucoup l’un à l’autre, parce que nous aurons beaucoup aimé.
XXV
Maxime est absent depuis deux ans. Je vis seule avec ma marraine.
Mes jours passent gris et sans soleil… Qu’importe ? J’attends. J’ai revendiqué ma part de bonheur sur la fatalité, sur les conventions, sur la misère de ma destinée de femme. J’ai fait ma vie et conquis mon compagnon… Et quand je songe à celui qui, de l’autre côté des mers, travaille et souffre, je salue la victoire éclatante et proche de l’amour.