Aventures au Matto Grosso/Texte entier

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René Julliard (p. 1-253).





AVENTURES
AU MATTO GROSSO




DU MÊME AUTEUR


Chez le même Éditeur
Aventures en Guyane (Carnets)


RAYMOND MAUFRAIS


AVENTURES
AU
MATTO GROSSO



RENÉ JULLIARD
30, rue de l’Université, 30
PARIS




Copyright 1951 by René Julliard, Paris
IMPRIMÉ EN FRANCE



NOTE DE L’EDITEUR


Un jeune garçon sympathique vint un jour nous voir. Il s’appelait Raymond Maufrais. Il expliqua qu’il revenait du Brésil où il avait débuté dans la carrière d’explorateur en suivant, en qualité « d’observateur étranger », une mission du Service de Protection aux Indiens. Cette première exploration, encore modeste, puisqu’il s’agissait de territoires interdits mais déjà relativement connus et d’une mission de pacification, avait été pour lui une précieuse expérience avant de se lancer dans des régions plus ignorées. Il allait repartir prochainement pour effectuer un reportage en Guyane, et voulait savoir si nous nous intéresserions au livre qu’il en rapporterait.

Raymond Maufrais avait alors vingt-trois ans, et sa biographie était déjà assez remplie. Comme beaucoup de courageux garçons de son âge, il avait activement participé à la libération de son pays. Dès l’âge de seize ans, il avait essayé de gagner Londres. Mais après un passage clandestin de la ligne de démarcation (il venait de Toulon), il eut un accident au moment d’embarquer sur un bateau de pêche, près de Dieppe. Recueilli par le maire du village, puis par les sœurs d’un couvent voisin, il avait été caché, soigné, mais avait dû rentrer à Toulon. Tout en poursuivant ses études, il était devenu agent de renseignements pour la Résistance. Après avoir passé son Brevet Supérieur, il voulut préparer son bachot. Mais l’époque n’était guère favorable aux études : son collège fut évacué en Périgord et après avoir échoué à la première partie de l’examen, il préféra le maquis à la stagnation scolaire. Après le débarquement, il regagna Toulon, participa avec éclat à la libération de la ville et reçut la Croix de Guerre à dix-sept ans et demi.

Mais il voulait faire plus encore : s’engager. Ses parents refusèrent leur consentement et il vint à Paris pour tenter sa chance dans le métier de ses rêves : le journalisme. Son premier « papier», paru dans Gavroche, racontait le Sabordage de la Flotte, à Toulon. Après avoir été correspondant de guerre dans la poche de Royan, il obtint enfin l’autorisation d’engagement souhaitée, et fut parachutiste dans la Marine. Vinrent la capitulation de l’Allemagne, puis la démobilisation, et en juillet 1946, il partit pour le Brésil où il entra à l’Agence France-Presse. C’est alors qu’il suivit la mission brésilienne chargée de tenter une pacification d’une tribu d’indiens Chavantes, surnommés « les Tueurs du Matto Grosso », expédition qui d’ailleurs échoua.

En 1948, il rentra en France pour y chercher des appuis en vue d’une nouvelle expédition et réussit bientôt à repartir avec l’aide de la revue Sciences et Voyages. En 1950, les journaux ont annoncé que Raymond Mau/rais était porté disparu. On a retrouvé dans la jungle guyanaise les traces de son dernier camp, mais rien qui puisse dire ce qu’il était lui-même devenu. Est-il captif des lndiena, en a-t-il été la victime, reverrons-nous un jour ce courageux garçon qui nous avait si gentiment rendu visite ?

Raymond Maufrais avait laissé derrière lui le manuscrit du récit de son expédition au Matto Grosso, où il conte avec toute la fougue de sa jeunesse, les aventures, souvent angoissantes et tragiques, parfois comiques, qu’il a vécues dans les territoires interdits du Brésil. Il avait rapporté des photographies qui illustrent souvent tel ou tel épisode précis de son aventure.

Vécus à vingt ans, écrites à vingt-deux, ces pages révèlent un reporter-né. Certes, il lui manquait encore la formation scientifique de l’ethnologue, il n’avait peut-être pas l’habitude du contrôle rigoureux des observations ; il ignorait sans doute les admirables travaux des savants qui l’avaient précédé dans ce champ d’exploration, mais il faisait déjà preuve d’un don d’observation et de description qui lui permettait tous les espoirs. C’est ce que prouvera l’émouvant récit qu’on va lire.


À ma mère,
à ses angoisses, à sa peine.




PROLOGUE


Et d’abord, il y a eu le bruit des chaînes ruisselantes halées par un treuil à vapeur, la sirène demandant la passe, mille et mille mouchoirs dansant sur les quais bruyants.

Après, il y eut la mer. Quelques crêtes se découpant sur fond bleu, Cabo Verde, Pointe à Pitre, Fort de France…

Brèves escales laissant à la bouche la saveur persistante et douçâtre de rhum blanc et de la canne à sucre.

Brèves rencontres ; dans une case, des négresses avec leurs seins pointus et leurs danses agressives, un sorcier avec ses reptiles et puis des tas de camelots, et de mendiants et des fillettes à peine pubères détaillées et vendues par leur mère, leur frère !…

Quelques ports ; misère, crasse, détresse parfois. Les quais sont gras, le charbon s’érige en monticules invraisemblables, les bouges aux cloisons lépreuses servent du tafia dans de grands verres sales.

Des villages ; la nature insolente écrase les ruelles mornes et les visages sans lumière. Le soleil est une chape épandue sur la poussière ardente où traînent des pieds nus.

On crève d’ennui et de chaleur ; on achète un grand chapeau de paille et l’on décide l’ensemble très couleur locale.

Puis, il y eut les heures merveilleuses, où le navire, longeant d’étroites lagunes de sable doré, tranchait une mer calme, laiteuse par endroits, émeraude ailleurs. Des vaguelettes grignotaient à petits coups de franges écumeuses des récifs à fleur d’eau, la côte imprécise défilait doucement. On n’entendait plus la machinerie, cependant que l’étrave ridait la nappe huilée d’une mer transparente.

De minuscules plagettes nichaient au creux de falaises ocrées couvertes d’une végétation dense d’où émergeait l’élancement grêle des cocotiers se dessinant sur un ciel violacé.

Ces matins-là, des troisièmes aux premières, tout le monde grimpait sur les ponts ; surgis des entrailles du navire, on découvrait des visages nouveaux que la houle contraignait jusqu’alors à une claustration complète dans des cabines étroites puant le fer rétamé.

Pyjamas, slips et peignoirs se portaient avec le même sans-gêne ; les belles ensommeillées semblaient une caricature de ce qu’elles étaient la veille, les messieurs étaient barbus et les gamins morveux.

Après les îles, il y eut la mer. Quinze jours encore. Sur la carte du bord épinglée à l’angle du fumoir, les petits drapeaux marquant notre route couvraient peu à peu l’itinéraire prévu.

Puis, un jour, sans crier gare, ce fut Rio de Janeiro.


CHAPITRE PREMIER


IL faisait bon, ce soir-là.

La lumière des buildings s’éteignait par étage, marquant la désertion soudaine des bureaux aux grandes baies vitrées et amovibles. Les phonographes des magasins de la « rua d’Ouvidor », qui débitaient à longueur de journée les rythmes en vogue, se taisaient soudain.

Les bruits de la rue étaient ceux du soir. La rumeur des gens qui se hâtaient vers leur domicile ou ailleurs emplissait l’air d’une animation joyeuse. Les tramways hérissés de grappes humaines accrochées en un équilibre invraisemblable sur les marchepieds roulaient à petite allure entre le flot ininterrompu des voitures américaines, tonitruantes de klaxons musicaux et inattendus qui rageaient aux embouteillages, accompagnant d’une atroce cacophonie leur coulée flamboyante du reflet de gigantesques enseignes lumineuses.

Les cinémas et les théâtres de la Cinelandia s’illuminaient de couleurs vives. On entendait parfois la clochette d’une ambulance du « Pronto soccoro » [1]) qui, à toute allure, fonçait dans la cohue.

Ce soir-là, j’étais assis en compagnie de quelques amis à la terrasse d’un petit café niché sous les piliers de marbre noir qui soutenaient un édifice de vingt étages et formaient une galerie couverte au croisement de l’Avenida Rio Branco et de la rua Santa Luzia.

Nous regardions en silence la grande fuite de la ville vers les faubourgs, goûtant alors davantage la quiétude envahissante, ouvrant de grands yeux jamais rassasiés à cette vie si différente de celle des dernières années, dont le luxe insolent nous faisait avoir honte de nos costumes râpés et étriqués d’Européens en déroute.

C’était l’heure à laquelle les « morros » qui cernent et découpent Rio de Janeiro s’éveillaient de leur torpeur, piqués de mille feux de bois qui ourlaient la ligne des frondaisons irrégulières couvrant le sommet des collines. L’heure à laquelle les noirs, enfin libérés de l’esclavage laborieux qui les occupait dans la grande cité, faisaient résonner les tam-tam tendus de peaux de chat et préparaient de mystérieuses « macumbas »[2] aux sarabandes échevelées.

Parfois, nous nous glissions dans les sentiers étroits qui mènent au cœur de ces étranges quartiers nègres où quelques feux épars accentuaient le relief des murs de torchis grouillant de cancrelas, hérissés de bambous énormes qui soutenaient les toitures croulantes, des cases escaladant le flanc des collines étagées, dominant parfois les gratte-ciel ou croupissant à leur ombre.

Sur des placettes herbeuses, des corps noirs et luisants avançaient pas à pas, trébuchant, très las, puis soudain bondissaient, tournaient follement, pliant sur leurs genoux jusqu’à toucher la terre, se relevant avec de grands cris de délivrance, tordus et frémissants pendant que les tambours sonores scandaient un rythme monocorde que les assistants reprenaient en chœur d’une voix rauque, et pendant que d’autres, fiévreux, se joignaient par couples aux danseurs qui mimaient des scènes d’amour impudiques et vibrantes.

— Samba… sambahahaha
— Oh Samba !
— Mes maitres blancs, ceci est la samba.
— Un peu de joie,
— Un soupçon de tristesse,
— La samba,
— C’est le chant d’une race
— Pleine de mélancolie
— Qui a la peau couleur de la nuit,
— Mais a l’âme couleur du jour…

Tapis dans les fourrés, harcelés par les moustiques, nous assistions pendant des heures aux danses de la « favelle » [3], cette mecque du vagabondage, rongés par le rythme obsédant et frénétique qui nous faisait entrevoir le Brésil tel que nous l’imaginions, nous donnant aussi l’impression d’être vraiment des hommes dans un siècle humain.

Ce soir-là, il n’y eut pas de fugue vers les collines. La fraicheur régnant sous les arcades était extraordinaire en cette saison. Les fauteuils en osier profonds et confortables, les demis de bière brune établissaient une ambiance propre à l’éclosion de discussions passionnées.

Et de quoi pouvions-nous parler, sinon de départ vers les terres demeurées vierges de l’intérieur brésilien :

Milles cruseiros que tu ne pars pas, insistait Tad Schulzt, rédacteur au Brazil Herald de Rio.

Milles cruseiros que je pars, soutenais-je… Ce grand garçon aux joues creuses m’ennuyait considérablement et pour rien au monde je n’aurais voulu lui donner raison.

— All right…

Une solide poignée de mains scella, aux yeux des personnes présentes à l’épilogue de notre entretien, cet engagement effronté qui allait être le point de départ de ma plus belle aventure.

Solennel, Tad se dressa à demi sur son siège, et, levant sa chope de bière :

— Je bois, dit-il… je bois à la santé qui nous est chère de ce vieux fou. Et, souhaitons-lui tous bonne chance.

Ils burent. Je trouvai la chose ridicule et emphatique, mais portai tout de même un toast à ma propre santé.

— Soyons fair play, reprit Tad. Buvons aux Chavantes, ces joyeux massacreurs, démocrates invétérés, et souhaitons-leur aussi bonne chance, car ils méritent leur liberté. A tes adversaires, Ray…

Je levai mon verre sans conviction et trouvai la pilule amère.

« Chavantes, Chavantes » … ce nom résonnait désagréablement à mes oreilles. Il m’était familier cependant, mais combien de légendes se rattachaient à lui. Après tout, étaient-ce bien des légendes, ces nouvelles colportées de bouche à oreille, des fins fonds de la brousse, apportant au monde civilisé un message de haine et de mort, une déclaration de guerre permanente ?

Après tout, qu’importait ? N’allais-je pas moi-même, sous peine de perdre la face, « dans les plus brefs délais », suivant les termes du pari, vérifier ces allégations et partir en compagnie d’une expédition brésilienne qui préparait sous le couvert, une incursion en territoire interdit afin de tenter la pacification des intouchables qui le hantent ?

— « Intouchables », « tueurs du Matto Grosso », redoutable réputation gaillardement justifiée depuis plus de trois cents ans et qui, obligeamment, se rappelait aux gens incrédules par les échos qui, à intervalles réguliers et en caractères énormes, endeuillaient les colonnes des périodiques brésiliens.

— Territoire maudit, qui vit disparaître le Colonel anglais Fawcett, son fils et leur ami Rimmels sans que jamais personne ne vienne expliquer le mystère de leur disparition. Un seul homme, Horace Fusoni, envoyé spécial de l’United Press, tenta de soulever un coin du voile de légende qui couvrait cette disparition. Il était accompagné de quinze hommes. Un beau jour, à grand fracas publicitaire, il franchit le Rubicon, en l’occurrence le Rio das Mortes, à la recherche du Dieu blanc qui, aux dires des légendes indiennes, règne dans la Serra du Roncador.

Horace Fusoni disparut, à son tour ; son expédition est définitivement considérée comme perdue.

D’autres encore, dont l’histoire n’a pas retenu le nom, sont partis, attirés vers ces terres redoutables. Que sont-ils devenus ?

Sans doute ont-ils subi le sort de Pimentel Barbosa, ingénieur brésilien qui, accompagné de sept hommes, prit la route du territoire interdit et dont les ossements, retrouvés en partie par notre expédition, reposent aujourd’hui à Sao Domingo, humble bourgade de pionniers, située sur la rive droite du Rio das Mortes.

Leur tombe est modeste. Elle voisine avec celles des prospecteurs attirés par l’or et le diamant abondant en cet endroit, avec celles des « fazeinderos » qui commencèrent à défricher au feu et à la hache des centaines d’hectares de forêt pour les couvrir ensuite de plantations d’ananas ou de manioc. Cabanes incendiées, champs ravagés, serviteurs disparus, femmes assassinées, puis finalement, au détour d’une piste, la horde silencieuse des indiens Chavantes brandissant leur arme de prédilection, la « borduna »…

Celle-ci fut la dernière vision de tous ceux-là…

Leurs cadavres aux os brisés ont été découverts par hasard et tous ces morts, et tout ce sang, ont établi une barrière solide entre le territoire interdit et les territoires soumis.

Pionniers et prospecteurs évitent les abords de ce pays inhospitalier. Quant aux Indiens qui vivaient sur les terres avoisinantes, ils ont dû émigrer ailleurs, ne trouvant pas davantage grâce devant leurs congénères farouchement hostiles à tout contact étranger.

On raconte que les femmes de certaines tribus n’auront pas assez de toute leur vie pour pleurer, suivant la coutume, leurs morts.

On évalue à vingt mille le nombre d’indiens Chavantes vivant dans les terres du Roncador. Leur territoire est grand comme la France, limité au nord par la Serra du Roncador, à l’est par le Rio das Mortes, en plein cœur du Matto Grosso. Ils veulent vivre en paix, loin de toute ingérence et jusqu’à présent, ils ont fort bien réussi, créant autour d’eux cette légende pleine de terreur qui les assure du respect de chacun.

De toute manière, la responsabilité de cet état de choses revient exclusivement aux blancs qui, à l’époque, colonisèrent le Brésil et c’est à la trahison de ceux-ci que nous devons aujourd’hui de déplorer les morts qui ornent le tableau de chasse des indiens Chavantes.

En effet, les Indiens sont sur le sentier de la guerre de manière permanente depuis l’année 1765, date à laquelle Tristào da Cunha, alors gouverneur de l’État de Goyaz, fut chargé par José Carvalho è Mello, marquis de Pombal et ministre de Sa Majesté très catholique Joseph Ier du Portugal, de pacifier les « sauvages » qui infestaient la colonie du Brésil et de les rattacher à la couronne portugaise.

Les Chavantes erraient en liberté au nord de Goyaz en compagnie des indiens Cayapos, qui furent par la suite totalement anéantis par les envahisseurs. Quoique guerriers, les Chavantes se soumirent de fort bonne grâce aux avances du gouverneur Tristào Da Cunha qui les invita à goûter aux charmes de la civilisation d’antan entre les murs de son fief, la vieille capitale Goyaz, aujourd’hui déchue au profit de Goyana.

Par milliers, les Indiens se rendirent à son invitation et le malheureux gouverneur, qui ne s’attendait certes point à un tel afflux, les vit festoyer et liquider en quelques jours les stocks de vivres de sa ville avec un redoutable appétit qui laissait mal présager des jours à venir, car les Chavantes se considéraient comme invités, et suivant leurs propres coutumes, s’étaient imtallés avec une certaine désinvolture !

Le gouverneur s’alarma. Il n’y avait alors guère de communications entre les villes et souvent les vivres manquaient… Ils manquèrent très vite à Goyaz. Ce fut la disette ; les colons menacèrent de se révolter, si ces sauvages emplumés continuaient à manger le riz de leurs enfants. Quant aux sauvages, lorsqu’ils estimaient leur ration par trop parcimonieuse, ils pillaient les boutiques au grand dam des propriétaires et se gavaient à peu de frais. Tristào da Cunha manda alors un messager prévenir les troupes portugaises de venir expulser en hâte ces redoutables convives… et un beau matin, les troupes du royaume arrivèrent, flammes au vent, pour mettre bon ordre et rassurer les mécontents. Mais les annales de l’époque racontent que, pour procéder au renvoi des invités, la soldatesque s’y prit de telle manière qu’une bonne moitié des Chavantes fut massacrée sur place et les autres boutés hors des murs de la ville à la pointe des piques…

Fort outrés, les Indiens se retirèrent très loin dans l’intérieur des terres (mais pour n’en plus sortir), et l’histoire de cette trahison. transmise et embellie de générations en générations, fit conserver aux Chavantes une haine tenace à l’égard des blancs en même temps qu’établir des frontières à juste titre réputées infranchissables.

En tout cas, partageant avec moi une existence hautement fantaisiste de bohème contemplative, mes amis ne s’illusionnaient guère quant au résultat du pari engagé avec Tad.

— Partira… partira pas, ricanaient les faces hilares au-dessus de leurs demis de bière bru.ne.

— Partira, assurais-je furieux.

Rien ne m’autorisait encore à m’engager de la sorte, mais poussé par l’esprit de contradiction qui forme l’essentiel de mon caractère et, justement parce que les gens sensés ou sceptiques s’accordaient à juger la chose impossible, je certifiais que mon départ chez les Chavantes était imminent. Ignorant encore les moyens propres à séduire le chef de l’expédition en partance, je laissais à mon étoile et aux jours à venir le soin de régler la question.

Ce fut Tad, d’ailleurs, qui, avec une suffisance hargneuse d’aventurier pantouflard commença à parler des Indiens et à réveiller en moi les velléités d’aventures qui sommeillaient depuis bon nombre d’années. J’étais venu au Brésil avec le secret espoir de pouvoir un jour m’en foncer dans les terres amazoniennes demeurées inexplorées. L’argent, hélas, manquait pour mettre ce beau projet à exécution. Il me fallait attendre une opportunité, et mes jours se passaient à l’espérer.

Aux dires de Tad, l’intérieur brésilien était truffé d’Indiens et de hors la loi, pétaradant des coups de feux qui se distribuaient avec une générosité abusive dans les villages de prospecteurs.

— Voyez Rio de Janeiro, s’exclamait-il pathétiquement … et, à deux heures d’avion de cette avenue plantée de gratte-ciel, ronflant du bruit de milliers de moteurs, essayez d’imaginer les forêts, les pampas désertiques, les colonnes d’hommes qui partent chercher la fortune et tombent sur une embuscade…

— Les démons rouges et hurlants qui pillent, tuent, incendient…

— Les Winchesters crachotantes, puis muettes, submergées par le flot sauvage, les chevaux : qui fuient, les survivants perdus dans un désert morne, agonisant sous le soleil implacable, traqués par les fauves…

— A quelques heures de Rio de Janeiro, dans un siècle de bombe atomique et de super-civilisation…

Nous écoutions religieusement ces évocations dithyrambiques, rêvant à ces terres demeurées blanches sur les cartes brésiliennes, aux Indiens qui les peuplent, à l’or et au diamant que roulent ses rivières…

Nous avions vingt ans, nos ainés peut-être trente… L’idée de pouvoir un jour fuir le littoral où nous végétions sans espoir, à la recherche de cette aventure que décrivait si bien Tad, nous donnait la force de rester à Rio et d’aller de l’avant.

Chaque soir, Tad s’exaltait, tendait ses bras maigres pour raconter ses histoires avec des accents de prophète touché par la grâce divine.

Son corps efflanqué tressaillant d’aise, il extirpait de ses poches des coupures de journaux toujours très récentes qu’il dénichait je ne sais où et lisait à haute voix. Nous connaissions bien d’ailleurs ce genre d’article exploité avec bonheur par de nombreux hebdomadaires européens qui se souciaient fort peu de la véracité de leurs informations et comblaient, au gré de leur fantaisie, les rivières de rochers d’or… (pourvu que ces rivières aient un nom sud-américain quelque peu romanesque). Ils enflammaient les imaginations juvéniles à grands coups de manchettes mirobolantes, et nous les découpions précieusement, avant notre départ, pour les coller sur un carnet où nous établissions des itinéraires fantastiques, couvrant les cartes de petits drapeaux avec des mines sérieuses de stratèges en chambre. Ce sont ces articles qui causèrent la mort de Jacques, quand, les poumons troués par la froidure des camps de concentration, voulant à tout prix gagner très vite l’argent nécessaire à son traitement, il tâta de la contrebande de parfums, puis partit à Cuyaba, dans l’État du Matto Grosso, à la recherche de cet « or » qui emplissait les colonnes de journaux.

Il revint déçu, miné par les fièvres… son mal empira, et il s’en fut agoniser dans un sanatorium des environs de Rio. Ce sont ces articles qui perdirent dans les forêts bon nombre de nos amis de rencontre qui venaient à notre petit café et nous regardaient avec un air de profond mépris.

— Comment, semblaient-ils dire, vous êtes encore là au lieu de partir là-bas ?

Ils désignaient un point très vague par-dessus les toits de la ville, et « là-bas », parce qu’ils l’avaient lu dans les journaux, c’était la richesse immédiate, certaine. Après ça, ils disparaissaient.

— Vous verrez, on reviendra riches…

Ils rêvaient de buildings, de femmes à fourrures et de voitures aérodynamiques. Ce sont ces manchettes, criminelles autant qu’inconscientes, enfantées par des journalistes en chambre, armés d’un ciseau et d’un pot de colle qui donnèrent une orientation à la grande fuite européenne d’après-guerre, à l’armée du désastre… comme je dois l’avouer, ils nous la donnèrent à nous tous qui avions adopté le genre « démobilisé écœuré ».

Combien de fois disaient ceux que nous voyions revenir des enfers de l’intérieur brésilien, ceux qui pouvaient revenir, avec leurs yeux enfin ouverts aux réalités :

— A mon retour à Paris… j’irai à « leur » bureau, « leur » casser la gueule… bande de salopards !…

Et ils pleuraient de rage, cherchant en vain sur les cartes les noms de ces villages où l’or sortait de terre et que situaient si bien les reporters anonymes…

Anonymes, évidemment, comme l’étaient d’ailleurs tous les autres articles à sensation qui rappelaient fâcheusement par leur tenue les journaux à chantage, à scandales … qui savaient si bien exploiter l’inlassable crédulité humaine.

Notre bande était une mixture de gens aux nationalités diverses, dont les éléments aussi dissemblables que la poire et le couteau, se rivaient les uns aux autres, par le besoin maladif qu’ils éprouvaient de se confier à une âme charitable pour bâtir des châteaux en Espagne, et, trouver les dix ou quinze cruseiros nécessaires à leur subsistance d’un jour. Un plat de riz parfois, des bananes plus souvent formaient l’ordinaire de ces émigrants de troisième qui passaient leurs nuits à la belle étoile et leurs journées à courir les bureaux de placement.

Des postiers, des coiffeurs, des chauffeurs, des gens aux professions très vagues qui se présentaient en masse, alors que le Brésil réclamait des bras pour travailler sa terre, des techniciens pour monter des usines…

— Vous arrivez trop tard, disaient nos anciens installés à la tête d’importantes compagnies… en 1914… Oui, c’était bien ici… maintenant, les temps sont durs… (Ils avaient un grand geste, toujours le même)… et puis vous êtes trop nombreux.

Ils étaient trop, en effet, mais j’aimerais pouvoir vous présenter plus en détail tous ceux que j’ai connus et vous raconter comment ils finirent leur carrière d’aventuriers en herbe au point d’en vomir et de tout abandonner pour rentrer au bercail et croupir dans n’importe quelle sinécure … même administrative, puis répondre au grand Bernanos…

— Oui, nous nous sommes expatriés… nous sommes partis bien loin chercher un bonheur qui était à notre porte, parce qu’après tout, le pays le plus beau, le plus riche est celui qui nous vit naitre…

Chaque jour, Tad présidant aux débats, nous entretenions avec une insistance maladive le désir d’évasion qui, au départ d’Europe, nous animait, rejetons d’une époque qui n’enfanta que des bâtards dépourvus du cran et du dynamisme nécessaires à la réalisation de leurs projets, nous consolant les uns les autres de nos déboires successifs, tant et si bien que j’en arrive à croire que, si nous ne nous étions jamais rencontrés, aucun de nous n’aurait eu le cran ni le stimulant nécessaires pour réaliser en solitaire, dans la mesure de ses possibilités, ses rêves.

Il y avait d’abord Roger, un Belge terriblement joueur qui se désespérait de ne pas obtenir son visa permanent, car il était sous le coup d’un arrêté d’expulsion qui mena­çait de réduire à néant ses prétentions de trafiquant de peaux de serpents.

Rimbaud, un Parisien bâtardé de Normand qui, avec sa gouaille et ses cravates invariablement nouées sur la même diagonale, essayait de séduire les dames mûres en mal d’affection pour leur soutirer l’argent nécessaire à l’exploitation d’un comptoir de verroterie sur l’Amazone.

Saravai, un Juif hongrois qui fabriquait des lotions capillaires dans sa chambre d’hôtel. Renvoyé pour atteinte aux bonnes mœurs, il devint mystique, jura de porter capuche et de convertir les Indiens.

Perrachi, un déserteur sicilien qui mélangeait les essences de parfum à de l’eau dentifrice, falsifiait les étiquettes et vendait très cher la mixture à ses amis de rencontre, économisant sou par sou, pour monter une entreprise de transport dans les États les plus dépourvus du Brésil.

Ahmed, un Égyptien, ex-champion de boxe, le nez cancéreux, les oreilles écrasées, traînant sa carrure lasse de bistro en bistro, couvert de dettes, toujours à l’afffût d’un verre, avec, dans ses poches, des photos qui lui rappelaient ses lendemains de victoire et dans une petite valise, des cravates et des montres qu’il vendait à la sauvette.

Johnny, un Écossais perpétuellement ivre, vivant à l’ombre d’Ahmed, qui voulait fouiller les ruines du Venezuela, découvrir un temple du soleil dont il possédait les plans et vider les souterrains des trésors qui les encom­braient. Il passait son temps à la bibliothèque municipale où il lisait avidement de vieux manuscrits, arrachant et volant les pages qui pouvaient servir de documents pour ses projets. Il vendait aussi des timbres de correspondance sur lesquels, grâce à un procédé connu de lui seul, il parvenait à effacer l’encre des cachets.

Alfred, un Américain en vadrouille, avec un goût prononcé pour les cravates à Pin-up-girl, les gins naturels, gueulant par-dessus les toits son amour de la démocratie et de l’exotisme, rêvant aux fabriques de crocodile en conserve qu’il voulait installer sur les fleuves du Matto Grosso.

Sanders, un apatride qui vendait des chocolats glacés dans une petite voiture jaune qu’il poussait sur les plages et se souciait fort peu de nos discussions, nous considérant même avec l’indulgence permise aux gens sensés lorsqu’ils ont affaire à des fous, et le raisonnable, à son sens, était de jeter des regards éperdus aux jeunes Brésiliennes qui venaient prendre leur café du soir aux tables voisines, ou alors de préparer les plans de l’exploitation en commun d’une ferme modèle dans l’état de Rio Grande do Sul.

Et enfin, Carlos, un bon gros joufflu, la lippe moqueuse, le crâne précocement dégarni, qui voyait les choses d’un œil plus placide et dont l’avis faisait poids dans nos conversations. Son expérience de la forêt était chose admise dans notre petite communauté. Au début des hostilités mondiales, il était parti dans l’État de Minas chercher la fortune dans les mines de cristal de roche dont la production, fort appréciée par les compagnies nord-américaines, édifia en quelques mois, pour certains propriétaires de terrains, des fortunes impressionnantes.

Malheureusement pour Carlos, si deux années de féroce labeur lui permirent d’envisager l’avenir sous un jour plus aimable, son retour au monde civilisé s’avéra une catastrophe, car, comme dans les histoires héroïques qui enchantèrent notre jeunesse d’entre deux guerres, il trouva sur sa route un vilain avisé qui le délesta sans façon de son pécule.

A la fin de l’année 1945, on vit arriver Carlos à Rio de Janeiro, vêtu de loques immondes, miné par les fièvres et la dysenterie.

— Vous m’en reparlerez de la forêt et de vos aventures, dit-il en manière d’épilogue au récit de ses pérégrinations. Pour moi, c’est fini et bien fini !… Heureux de m’en être tiré avec la vie sauve.

Mais, quelques mois plus tard, il était à nouveau tenaillé par le démon de l’aventure et s’accrochait au projet de Sanders, prévoyant notre fortune à tous et à brève échéance. En deux ans, ses joues reprirent l’enflure qui leur était familière, son teint jaune devint cireux, mais, à son grand désespoir, ses cheveux ne repoussèrent jamais plus.

Quant à son amertume, elle se traduisait assez souvent par les discours de tempérance dont il nous accablait.

Dernier arrivé de la collection, laissé en panne aux Antilles par un journal qui fit faillite à mon arrivée à Port of Spain, je réussis à débarquer à Rio de Janeiro et liai connaissance avec ces jeunes gens en dormant comme eux sur les bancs de la place Tiradente et sur le sable des plages de Copacabana et Ipanema.

Je fis en leur compagnie le bilan de la situation qui n’avait rien de particulièrement drôle : sans travail, sans argent, ne parlant pas un traitre mot de portugais, sans amis ni relations, avec pour tout bien un appareil photographique accidenté qui consentait à prendre des clichés à condition de serrer avec un mouchoir les charnières de la boîte mal ajustée, pour éviter le voile du négatif.

Muni de maigres références de journaliste, je représentais, je crois, le type parfait du bonhomme qui se cherche et attend l’inspiration sans se fatiguer… quoique fermement convaincu de réaliser un jour mes projets d’exploration. Or, quelques jours après cette soirée mémorable de septembre 1946, l’inspiration vint à moi sous la forme d’un aimable directeur d’agence de presse internationale qui, mis au courant de mes projets, les trouva sensés et me promit son aide si je parvenais à me faire admettre au sein de l’expédition en partance pour le territoire des Chavantes.

Les dieux semblaient me favoriser. Je bénissais l’emballement qui me fit souscrire au pari de Tad et me forçait à prendre aujourd’hui une décision enfin raisonnable. Je dus cependant très vite déchanter, car je me heurtai d’emblée à de sérieuses oppositions de la part des autorités compétentes qui faillirent réduire à néant mes prétentions.

Il est beau d’avoir la foi, plus difficile de la faire admettre aux gens indispensables à l’exécution de vos projets ; je serrais les dents, bien décidé à vaincre l’obstination de messieurs les fonctionnaires et saisir ma chance par le licol.

Commencèrent donc la période d’antichambre, les attentes vaines, les refus polis, les sourires glacés ou ironiques, les poignées de main indifférentes, l’ennui que reflètent les yeux d’un visage qui semble pourtant marquer le plus vif intérêt à votre requête, l’envie folle de tout briser et réveiller certaines personnes de leur apathie.

A vrai dire, ma situation d’étranger ne favorisait en rien l’affaire qui se corsait par surcroît, à mon désavantage, de mon ignorance totale du portugais. Allez donc séduire les gens, en petit nègre, avec une mimique épuisante, un carnet et un crayon à la main pour dessiner ce que l’on ne peut exprimer !

Et ce n’était pas tout ; affligé d’une incurable timidité, quoique parfois saisi des élans téméraires propres aux gens de cette espèce, je devais encore m’affubler d’une paire de moustaches — fort heureusement, la nature me dota d’un abondant système pileux dès mon plus jeune âge — et d’une paire de lunettes, destinées à me vieillir, car souvent l’on ne me prenait guère au sérieux ; il est vrai que je n’étais même pas majeur — autre inconvénient primordial — puisque j’avais alors seulement dix-neuf ans.

C’était assez pour abattre un mulet, tout abandonner et me laisser à nouveau glisser dans une agréable bohème. Je m’obstinai.

Après tout, je ne risquais qu’un coup de pied au cul à force d’entêtement ou alors l’abdication par usure des gens qu’affrontaient mes tumultueuses requêtes. J’opinais pour la seconde solution qui aurait justifié cette fière devise « Le monde est aux audacieux », mais la qualité de journaliste dont je m’affublais comme représentant de l’agence de Presse, au lieu de faire sérieux, comme je l’espérais, fit repousser à nouveau mes offres avec terreur.

— Journaliste … étranger … ah non, pas de journalistes, s’écriaient avec ensemble les personnes sollicitées. Ce sont toujours ces gens-là qui causent des ennuis, ils s’imaginent en voyage d’agrément dans les réserves du Canada ou des États-Unis et n’ont aucune notion du danger, alors que le moindre geste déplacé peut irriter les Indiens et attirer les foudres de la tribu sur l’expédition … heureux qui sortirait alors vivant de l’aventure… ah non, pas de journalistes !…

Prétextant le caractère secret de sa mission, le chef de l’expédition m’opposait un refus courtois mais décisif. J’étais censé ignorer le véritable but du voyage, qui, présentant un caractère semi-officiel, risquait de s’attirer, en cas d’échec, de vives critiques de la part des journaux de Rio. C’est ainsi que ma présence, indésirable parce que professionnellement intéressée, pouvait aussi suspendre la redoutable épée de Damoclès de la critique sur la réputation du Service de Protection aux Indiens.

Parallèlement à l’avance des troupes de choc de la Fondation du Brésil Central, qui défrichent et créent des voies de communication dans l’intérieur brésilien, le Service de Protection aux Indiens, sous la présidence du Général Rondon, est chargé d’assurer la bonne entente des pionniers avec les Indiens rencontrés au cours de la pénétration dans les territoires inexplorés, et, en même temps, veiller à ce que des importuns ne déclenchent par leur maladresse la rebellion des tribus soumises.

L’expédition à laquelle j’aspirais de participer était organisée par ce service qui, depuis de nombreuses années, s’efforçait de pacifier les Chavantes et semblait vouloir porter un coup décisif au prestige des intouchables avec cette nouvelle tentative dirigée par un de ses inspecteurs, Francisco Meirelles.

J’en étais là de mes essais de départ, c’est-à-dire acculé à une impasse, lorsqu’un jour, un peu comme dans les histoires de fée, je rencontrais une comtesse italienne qui m’indiqua affablement la voie propre à la réalisation de mes projets. Nos anciens avaient raison qui affirmaient que la femme est la clef de toutes les réussites. Cette comtesse donc était intimement liée à un ministre en fonction, au portefeuille vague mais honorifique… Ce fut par son truchement et muni d’une recommandation impérative que je pus enfin admettre la po&sibilité du départ.

— Per deus… un appareil photographique !… il emporte « una machina » !… mais c’est de la folie, il veut nous faire massacrer, ragea Meirelles, qui se décida tout de même à céder à mes raisons et à celles du ministre.

— Croyez-vous que les Chavantes soient des modèles d’exposition ? « sào pelados no duro … puxa ».

Je dus humblement promettre de ne pas emporter d’ampoules au magnésium et de rester sage comme une image à ses côtés, sans risquer le moindre geste, quoi qu’il arrive.

— Souvenez-vous, me dit encore Meirelles, notre devise est « Morrer si necessario for, matar nunca »[4].

Puis, comme pour s’excuser :

— Ces Indiens sont tellement susceptibles, un rien les effraie, ce sont de grands enfants qu’il ne faut ni brusquer, ni contrarier.

— Adios… atè breve se deus quiser.

— Adios…

Francisco Meirelles s’en va dans les couloirs obscurs des bureaux du Service de Protection aux Indiens, traînant sa jambe brisée au cours d’un accident de cheval, étonnamment alerte, le visage basané, moustachu, avec de grands yeux cernés, flottant dans ses vêtements trop amples…

Il m’a donné rendez-vous à trois mille kilomètres de Rio de Janeiro, à Léopoldina plus exacten1ent, humble bourgade de trafiquants et de prospecteurs, sur la rive droite du Rio Araguaya.

Quand ? Il n’en savait rien au juste. Je devais l’attendre là-bas. L’avion militaire devant me conduire à Goyana décollait trois jours plus tard de l’aéroport Santos Dumont. J’avais vaincu.

Le départ certain, restait à résoudre la question d’équipement qui n’était pas précisément celle posée à la veille d’un camping en forêt de Fontainebleau. L’aide financière de l’agence, fort chiche, me permit à peine de faire face aux premiers achats indispensables, à savoir : une paire de bottes de cuir souple, un chapeau de feutre malléable en diable, réfractaire à la pluie comme au soleil, autrement pratique que le légendaire casque colonial cher à nos explorateurs, des éperons en étoile de taille colossale et une cravache en nerf de zébu.

Les mille cruseiros du pari — car je dois reconnaître que Tad s’inclina et paya — m’aidèrent à séduire un vieux sacripant, portier dans un bouge de la Lapa[5], qui, pour la modique somme de cinq cents cruseiros, consentit à se séparer à mon profit d’un Colt calibre 38 accompagné d’une pleine valise de balles cachées sous le sommier de son grabat, en prévision de quelque siège policier.

Valise et balles coûtèrent cent cruseiros de supplément, mais je pouvais à mon tour soutenir un siège avec quelques chances de succès. Une carabine à répétition calibre 22 (cadeau prévoyant de la comtesse) compléta l’armement. Je possédais déjà l’indispensable sabre d’abattis brésilien communément appelé « Machete » dans une belle gaine de cuir avec un stylet de bonne trempe.

L’habillement fut improvisé avec les vieilles choses que l’on déniche toujours dans les placards de chers vieux bons amis. Une chemise à carreaux verts et rouges qui appartint à feu un fermier du Parana, un pantalon de cheval renforcé de cuir, relique d’une famille aristocrate dont le grand-oncle était colonel, des chaussettes dont aucune ne formait la paire avec une semblable, et des fontes d’officier de cavalerie pour enfouir toutes ces choses que je sauvais ainsi définitivement de la moisissure dans laquelle elles se morfondaient.

J’achetai en même temps que de nombreux rouleaux de pellicules pour mon appareil photographique sommairement rafistolé, des tubes de comprimés d’athébrine destinés à prévenir la fièvre et jugeant mes préparatifs achevés de façon satisfaisante, laissai le reste au petit bonheur comptant bien sur la prévoyance du chef de l’expédition.

Par ailleurs, mon livre de comptes ne mentionna jamais le détail des libations copieuses qui célébrèrent mon départ.

L’apéritif d’adieu fut émouvant. On vit Tad m’étreindre — sans doute avec satisfaction, car le chenapan paya sa dette avec une célérité bizarre et les yeux noirs de certaine secrétaire de rédaction y étaient sûrement pour quelque chose (car il est vrai que les absents ont toujours tort).

On vit aussi Carlos, sérieux comme un pape, m’offrir le hamac et la moustiquaire qui abritèrent ses rêves de prospecteur de cristal de roche. Honorables et ultimes vestiges de son aventure.

J’avais oublié ce détail d’équipement. Oubli qui eût pu me coûter très cher et l’attention de Carlos me toucha au plus haut point.

Johnny, doucement ivre, flanqué de Ahmed qui approuvait par d’énergiques dodelinements de la tête, proposait déjà de partir à ma recherche, cependant qu’Alfred, avec un sens remarquable de la publicité, me conseillait de photographier un Chavante domestiqué dégustant une bouteille de bière.

Sanders nota sur un carnet les étapes probables du voyage et me demanda d’étudier avec soin la qualité des terres et l’étendue des pâturages, me chargeant aussi de relever la latitude et la longitude des lieux qui, à mon sens, seraient les plus propices à l’installation de ses fermes modèles.

Au bureau de l’agence, un plaisantin tendit ma place de crêpe noir et je dus supporter patiemment le cortège attendrissant des recommandations amicales et les habituelles exclamations qui me remémoraient le défilé de condoléance qui couronna l’enterrement de mon grand-père.

— Mourir si jeune … un si brave garçon … pensez, il n’en reviendra pas, on dit que … on dit qu’ils … Et enfin l’inévitable finale « Il est fou à lier ».

Prévenant à l’extrême, le rédacteur en chef s’inquiète de ma biographie, alerte le photographe … je pose pour la postérité, on me demande des signatures. Le moment vint de régler mes dettes.

— Tu comprends, on ne sait jamais, disait-on, mi-sérieux, mi-goguenard.

Les vœux les plus affectueux furent portés à ma santé et les yeux des participants s’humectèrent de cette douce larme bovine qui suinte communicativement lorsqu’on serre sur son cœur l’ami très cher appelé à disparaitre.

Je partis enfin, auréolé d’une légende enviée, drainant avec moi les rêves les plus dorés de ceux qui restaient au petit café, dans les fauteuils en osier profonds et confortables… voyant leurs yeux fixés à la semelle de mes bottes ou sur la boucle de mon ceinturon comme s’ils eussent voulu pouvoir se cacher dans celles-là ou s’accrocher à celui-ci pour m’accompagner.

 

17 septembre… j’avais dit au portier de l’hôtel de me réveiller à cinq heures, l’avion partant à sept. Il le fit à trois et j’arrivai à l’aéroport à quatre heures sonnantes, dans un hall désert, sous l’œil étonné des balayeurs qui ne pouvaient comprendre semblable précipitation.

Assis sur un banc de marbre, recroquevillé sur moi-même dans une désespérante solitude, je fis un rapide examen de conscience et m’aperçus alors que j’avais la frousse. Envolée l’excitation préludant au départ, je me sentis livré au plus noir des destins, repassant en esprit les listes macabres de mes prédécesseurs et l’aventure récente d’un jeune explorateur brésilien[6] qui, après avoir participé à trois expéditions, vint mourir à Léopoldina, tué par la malaria.

L’impression ressentie à l’évocation de toutes ces histoires s’assimilait assez bien avec celle qui me clouait à la carlingue, avec mes compagnons d’armes, avant les sauts du régiment, lorsque, soldat parachutiste de deuxième classe, j’avais envie de plonger dans la fraîcheur grisante du vide et en même temps de rester rivé au fer de la carlingue.

— … le cœur qui manque, l’odeur de ferraille et d’électricité qui prend à la gorge, provoque cette contraction stomacale qui fait croire à un vomissement immédiat, la sueur froide qui coule du double casque, suit les ravines du visage, cerne les yeux, les pique, forme un lac à la fossette du menton pour couler ensuite goutte à goutte, comme un tuyau crevé, sur le parachute ventral, tout près de la poignée rouge de secours…

… L’adjudant qui hurle et se démène pour encourager ses hommes, l’avion qui tangue, la lumière rouge sur le petit cadran près de la porte d’éjection, la verte… la volonté de ne pas être lâche, de sauter, le piétinement de la file qui se raccourcit, la porte béante, le vide et le saut tout de même puisqu’il le faut et pour en finir.

Sacrée frousse. Influence de la nuit qui pèse encore sur Rio de Janeiro, de ces lumières qui cernent les découpures superbes de la baie et me font presque regretter la quiétude d’une vie hautement civilisée.

L’aérodrome s’anime, les moteurs se dégourdissent et ronflent, les gens arrivent en foule, accompagnés de parents ou d’amis, ils s’étreignent en silence avant de se séparer. Ceux qui restent, font adieu de la main à ceux qui partent.

Le soleil levant déchire la brume qui cerne le Pain de Sucre, celle qui, tenace, s’accroche aux bras du Christ Rédempteur aux proportions gigantesques, élevé au sommet du pic de Corcovado. Mon cafard se dissipe avec les premiers rayons qui illuminent la verrière immense de l’aérodrome. Je suis heureux, car c’est le départ, et qu’y a-t-il de plus beau au monde qu’une arrivée ou un départ ? que la fièvre qui les précède ou qui les suit ?

La grande aiguille du cadran de l’horloge marque sept heures…

— Aeroporto Santos Dumont… viageantes do avion militar queiram occupar o seus lugar… boa viagem… nasille le haut-parleur du hall qui nous annonce le départ et indique le portillon, donnant accès aux pistes d’envol.

— A caminho, dit le pilote…

— Vamos, répond le radio…

Le DC 4 de l’armée de l’air brésilienne prend de la hauteur. Buildings et palaces s’amenuisent, il ne reste plus rien au-dessous de nous qu’une nappe mouvante et immatérielle de brumes matinales qui s’effilochent et qui découvrent par accroc, après la mer, des terres en friche d’une platitude désespérante. De larges plaques noircies mangent le vert-de-gris d’une maigre végétation. Des colonnes de fumée montent très haut dans le ciel pour s’étaler en nuages aux reflets de pourpre, des langues de feux rongent le bistre des terres, partout des brasiers gigantesques, œuvre de l’homme qui attaque une nature ingrate, l’incendie pour mieux la défricher, pour aller plus vite, et dont les efforts dans ces immensités semblent vains.

Le radio vient à moi. Il regarde un instant par le hublot, embrasse le panorama tout entier et murmure avec ferveur, comme pour justifier à mes yeux d’étranger la désolation des terres que nous survolons…

— Notre œuvre est de longue haleine, mais qu’importe le temps, qu’importe la lutte lorsqu’elle est riche d’avenir. Les pionniers ont foi en l’avenir, ce sont des Brésiliens. Ces plaques noires, un jour, refleuriront sous la poussée de milliers de plantes domestiquées… Notre pays est grand et riche…

Des maisonnettes distantes les unes des autres de plusieurs centaines de kilomètres, ridiculement petites, sur prennent dans la monotonie des terres qui s’étendent jus qu’à l’infini sans aucun relief.

On s’effraie à imaginer l’existence des gens qui les habitent. Quelquefois, on aperçoit un village sans nom sur les cartes toujours imprécises de la région, au centre d’un lacis rougeâtre de chemins muletiers, tout près de larges étendues vert tendre compartimentées par les méandres plus foncés de la végétation qui borde les rivières et en dessine le cours dans ses moindres détails.

— Nous allons arriver à Goyana, annonce tard dans l’après-midi le pilote… attachez vos ceintures.

Première étape du voyage, récemment promue au rang de capitale de l’état de Goyaz, appelée, aux dires de certains, à prendre un essor considérable et à détrôner Rio de Janeiro comme capitale administrative du pays tout entier, Goyana, un instant aperçue sous l’aile de notre Douglas qui vire bas pour amorcer un virage et se poser sur l’étroite piste de l’aérodrome, m’apparaît comme une ville récemment soufflée par un ouragan dévastateur dont seul l’impeccable et grandiose tracé des avenues et des jardins demeurerait intact. Excepté une rangée de maisons basses, une place avec des bosquets et le palais du gouverneur, je ne vois rien pour justifier sa réputation de capitale en gestation qui, soudain, semble manquer des fonds nécessaires à l’achèvement de sa croissance.

Comme les vieilles choses abandonnées, Goyana est couvert d’une poussière rouge et impalpable qui, à la saison des pluies, se transforme en boue épaisse rendant difficile toute circulation, sinon à cheval ou par avion.

Le chef du Service de Protection aux Indiens des bureaux de Goyana vient m’attendre à la descente d’avion avec une superbe limousine dont les coussins de cuir sont couverts d’épaisses toisons de mouton teintées en orange. Nous roulons deux cents mètres, arrêt, hôtel.

— Vous êtes arrivé, me dit l’aimable personnage, demain nous aviserons pour continuer votre voyage en direction de Léopoldina. Buenas noite e ate manha se deus quiser…[7]

— Buenas… ate manha…

L’hôtel est vaste, désert, silencieux. J’ai l’impression d’être le seul locataire et comme, le soir, il y a panne d’électricité, je dîne à la chandelle en compagnie de quelques gaillards taciturnes aux larges sombreros de feutre.


CHAPITRE II

LE CALVAIRE SOUS LA PLUIE


DE mon carnet de route…

22 septembre, quelque part entre l’État de Goyaz et celui du Matto Grosso…

— Buenas francesinho…[8]

— Buenas…

Au travers de la moustiquaire, je reconnais Pablo, notre chauffeur, qui se penche vers moi, avec, sur son visage olivâtre, les marques de la rude fatigue qui, cette après-midi, nous a tous cloués sur nos hamacs comme des infirmes dans leurs chaises-longues.

Pablo veut une cigarette. Je la lui tends avec effort, en soulevant précautionneusement un pan de la moustiquaire.

— Quando vamos embora ? [9]

Pablo esquisse un geste vague, il n’en sait rien ; il n’en savent jamais rien d’ailleurs car les départs, pour les gens de sa race, sont assujettis à la plus haute fantaisie ; le temps ne compte pas, l’usage du calendrier n’a pas encore franchi les frontières de ces régions perdues et un solide fatalisme habite le cœur de ses habitants. Pablo est assis sur un sac de viande sèche, à côté de mon hamac, insensible aux piqûres des moustiques innombrables.

« Garde ta crasse, m’avait-il conseillé, c’est le remède le plus efficace contre ces bestioles… elis estao danados. »[10]

Pablo tire de pénibles bouffées de la cigarette dont le tabac humide ne prend pas, un peu comme les bougies de notre moteur qui, sans doute grippées, depuis deux jours restent muettes.

Sacrée panne…

Nous avons élevé le camp en bordure de la piste, dans la clairière taillée au machete à même une muraille haute de dix mètres, inextricable, compacte, élastique, formée de l’enchevêtrement de milliers d’arbustes épineux, de lianes et de palmiers nains qui croupissent à l’ombre des grands arbres, les rivant les uns aux autres comme des géants prisonniers d’une immense toile d’araignée.

Depuis Goyana, nous avons parcouru trois cents kilomètres, roulant à petite allure en direction de Léopoldina, à la frontière du Matto Grosso, lieu du rendez-vous fixé par Meirelles.

Trois cents kilomètres que j’indique d’un trait rouge sur la carte de la région en essayant de situer le lieu de notre camp. La piste que nous avons empruntée n’est pas même tracée. Comment le serait-elle, d’ailleurs ?

Ravinée en diable, étroite de deux mètres, disparaissant sous des étendues d’eau sans fin, taillée à la hache dans la végétation barbare, comme une blessure dont les lèvres cherchent obstinément à se joindre et s’agrippent l’une à l’autre de toute la force bourgeonnante des pousses qui s’enlacent et forment une voûte prête à crouler sur la piste, comme pour mieux l’accaparer et en effacer à jamais la timide trace.

Dès le départ, passagers à la fortune du pot, six hommes s’accrochaient avec une belle fureur aux caisses composant la cargaison hétéroclite du camion, faisant corps avec elles, luttant pour résister aux cahots qui, à chaque instant, menaçaient de les précipiter par-dessus bord, guettant le sifflement rageur des branches tendues comme la corde d’un arc qui giflaient à la volée la carrosserie du camion, menaçant de décapiter le premier des six malheureux qui eût osé lever la tête pour reprendre haleine… j’étais avec eux !

Seul, je crois, de nous tous, Pablo dans sa cabine étroite s’amusait comme un fou, trouvant la chose drôle, fonçant un peu à l’aveuglette dans un brouillard glauque, secoué de bonds énormes qu’il ponctuait de hourras sauvages, l’âme héroïque, son âme de métis inculte et sans malice qui imaginait vaincre la grande forêt, terreur de ses ancêtres, et la réduire à sa merci, accroché à son volant comme les autres à leurs caisses.

— Voici Pablo, notre meilleur chauffeur, c’est lui qui, une fois par mois, à la bonne saison, assure la liaison avec Léopoldina, m’avait dit au départ de Goyana le chef du Service de Protection aux Indiens. Depuis notre départ de Goyana, Pablo s’efforçait de faire mon éducation de broussard. C’était un maître en la matière.

Né dans la forêt, d’un père prospecteur et d’une mère indienne, tout gosse, il lisait à livre ouvert les pistes, le ciel, les arbres et les empreintes ; il savait harnacher un cheval, soigner les piqûres de bambous venimeux, éviter les fauves aquatiques, terrestres et volants[11], marcher pieds nus sur la rocaille ardente, parcourir des centaines de kilomètres en pleine jungle, se nourrissant d’une poignée de farine, buvant l’eau fraiche des lianes géantes, guidé par son flair d’homme des bois.

Il ne savait ni lire ni écrire, mais pouvait, comme pas un, distinguer à dix pas le serpent lové dans un trou et choisir sans hésiter le fruit comestible entre mille vénéneux. Au hasard d’une halte, Pablo me tirait par la manche, désignant une empreinte sur l’humus…

— Cette nuit, des « caetetus »[12] sont venus se vautrer ici. Ils reviendront demain, parce qu’ils sont en chasse, disait-il avec conviction. Parfois un « veado » au pelage fauve, plein de grâce et d’agilité, bondissait au travers de la piste. C’eût été une cible facile, mais Pablo laissait sa carabine accolée à un tronc d’arbre.

— Pourquoi tirer ? tu n’as pas faim ? nous avons de la viande sèche. Lorsqu’il n’y en aura plus. nous pourrons chasser.

— Regarde, disait-il encore, l’écorce de cet arbre ressemble au cuir des crocodiles, le bois est très dur, l’humidité ne le ronge pas et les fourmis non plus, il est bon pour construire un rancho, on l’appelle « jacare ». Celui-ci est un « folia larga », ses feuilles remplacent les assiettes et lorsqu’on les coud ensemble avec des herbes, on peut faire des sacs pour mettre la viande sèche, des bourses à eau ou encore couvrir le toit des abris lorsqu’il pleut… Regarde cet autre dont les feuilles sont râpeuses, c’est un « licha » ; il sert à lustrer les jarres de glaise, les crosses de fusil ou à râper les callosités des pieds et de la main. Chaque jour, Pablo m’apprenait à mieux connaître la forêt, à la voir avec des yeux d’indigène, à l’aimer pour ses ressources, à la redouter pour ses colères et ses dangers, mais il m’apprenait aussi, comme s’il avait charge de factotum, à me méfier par principe des gens que j’allais être appelé à rencontrer, de tous les gens…

— Surtout, me disait-il, tire le premier, n’hésite pas, même si tu dois te tromper, sinon c’est l’autre qui te tuera sans remords !…

Et montrant d’un signe de tête les hommes qui nous accompagnaient, il cracha par terre avec mépris…

— « Sao bandidos vagabundos… cuidado com elis[13].

En fait de bandits, ils ressemblaient plutôt à de lugubres fêtards revenant d’un bal masqué. Une bouteille d’alcool hâtivement passée de mains en mains, dégouttait sur leurs gueules hirsutes et patibulaires. Ils suçaient avidement le goulot, juraient, puis replongeaient sous un tas de ponchons de laine grisâtre, hérissés de canons de carabines et de feutres délavés. Juchés ainsi sur le camion, ils formaient un amas de bottes uniformément maculées de boue gluante, de vêtements sans nom ravaudés au fil blanc avec de larges déchirures qui montraient une peau noire ou bistrée souvent teintée par la malaria de jaune sale. Ils étaient sanglés de ceintures-cartouchières soigneusement entretenues, luisantes de balles, lourdes du colt de fort calibre et de bonne marque, indispensable pour appliquer ou imposer des règles de vie en commun et qui, chez ces hommes rudes, est le symbole de leur indépendance.

Au bivouac du soir, je les voyais graisser leurs armes, racler la boue de leurs bottes, toujours silencieux avec des mouvements lents ; noirs ou mulâtres, répondant à des prénoms compliqués, n’avouant aucune profession rentable, avec pour tout bagage un matériel rudimentaire de prospection. Si j’essayais d’approfondir les raisons de leur départ de Goyana, Pablo me racontait aussitôt (car il les connaissait bien) des histoires de meurtres ou de vol et je me souvenais alors du délégué de police d’une petite ville de l’intérieur qui m’avoua un soir avec découragement :

— Sur dix hommes, quatre sont des hors la loi ; s’il fallait procéder à leur arrestation nos prisons ne suffiraient plus et d’ailleurs, à quoi bon… l’administration pénitentiaire menace faillite et il est préférable de les voir partir encore plus loin, même de les encourager au départ ; croyez-moi, c’est préférable pour le repos des honnêtes gens et nous avons ainsi une paix relative, car nos policiers ne s’aventurent jamais à les chercher là bas…

Dans la cabine du camion, à côté de Pablo, il y avait un petit vieux, trafiquant de peaux à Saô José de l’Araguaia qui s’était installé d’autorité sur les coussins de cuir parce que tracassé par une crise de malaria. Il grelottait continuellement et serait mort en chemin s’il lui avait fallu subir les secousses infligées à ceux qui s’accrochaient à la cargaison. Il ne différait en rien des autres hommes mais était affligé d’un goître monstrueux qui cascadait sur sa poitrine et le forçait à prendre des airs bizarres pour regarder de côté.

Tu vois le goitre de ce vieux, me disait Pablo d’un ton doctoral… si tu ne mets pas de l’iode dans ton eau, tu auras le même dans six mois.

Pablo avait raison. A chaque étape du voyage, j’eus l’occasion d’admirer de splendides goitres, tant chez les hommes que chez les femmes.

— Quand partons-nous, Pablo ?

Encore un geste vague. Décidément, ce n’est pas pour aujourd’hui. Je ronge mon frein, impatient d’action, décidé à en finir au plus vite avec cette piste interminable qui, depuis Goyana, ne fait que se répéter.

Une seule fois nous roulâmes dans un paysage aux perspectives éclaircies. La piste se coulait dans une minuscule vallée encadrée de collines noircies par les incendies de défrichage. Quelques « fazendas » mettaient une note humaine dans cette solitude. Des pauvres hères travaillaient dans les champs de cannes à sucre, hérissés de mousses sauvages ; d’autres, demi-nus, conduisaient d’antiques attelages aux roues énormes de bois plein qui creusaient des ornières profondes, au pas lent d’une douzaine de zébus maigres et noirs. Des gauchos à cheval, enroulés dans leurs ponchos comme des berbères dans leurs burnous, la carabine en travers de la selle, un large sombrero sur le visage, surveillaient des troupeaux de zébus qui paissaient une herbe dure. Quelques cases, toutes semblables dans leur uniforme de crasse et de misère, de minuscules carrés de manioc ou d’ananas, parfois, au bord de la piste, une paillote croulante, des gosses qui traînent dans les flasques, une femme enceinte, tremblante de fièvre, jetant un regard éperdu et furtif au camion qui passe.

Franchies ces terres, ce fut à nouveau le fouillis hostile ; le camion qui retrouve la piste un instant perdue, encastrée entre deux murailles abruptes, s’y engage et, pour la conserver, lutte avec des cahots énormes de bulldozer et puis soudain, l’arrêt brutal, la panne.

Que pouvons-nous faire maintenant, sinon espérer un miracle de là part de Pablo qui passe des heures à farfouiller dans le moteur rebelle ; ou attendre l’arrivée d’un secours… lequel ? d’où ?

Il fait chaud, quarante-cinq degrés à l’ombre, je crois. Une température de bouilloire avec tous les quarts d’heure des trombes d’eaux qui transforment la forêt en marécage malsain. Le moindre mouvement de mon corps nu fait aussitôt ruisseler une sueur forte qui sent le cadavre. Inerte, les yeux vagues sur le plafond crevé de branches monstrueuses, j’essaie d’échapper à la fournaise pour me souvenir de l’agréable fraicheur de notre petit café à Rio de Janeiro. Il est si loin le petit café, tellement agréable, maintenant que j’en rêve et que je ne m’y morfonds plus…

Les hommes ont allumé un grand feu pour mettre en fuite les moustiques vorace$ qui butent en aveugle dans la gaze des moustiquaires et cherchent tenacement la faille, l’interstice possible par lequel ils pourraient pénétrer dans nos frêles abris et festoyer à nos frais. Comme un tonnerre dans la grande paix de cette fin d’après midi, des grognements inarticulés, des branches brisées avec fracas font bondir Pablo et dresser l’oreille aux hommes rassemblés autour du feu.

En hâte, pressentant quelque dérivatif, je me lève, enfile les bottes et, la carabine à la main, m’engage à la suite de Pablo qui déjà se coule dans la forêt, de l’autre côté de la piste et disparait. A mon tour, je suis happé par les branches flexibles, hérissées d’épines acérées ; qui ouvrent de larges déchirures dans ma chemise ; je m’enlise par endroit, trébuche ailleurs, nous avançons l’un derrière l’autre, en silence, nous rapprochant davantage du vacarme qui parfois cesse, remplacé par de petits cris plaintifs et essouflés à peine perceptibles.

Pablo est à quelques mètres devant moi. Je le vois qui rampe sur les genoux dans une sorte de coulée étroite. Il s’arrête, observe un instant, épaule sa Winchester, fait feu, bondit aussitôt dans une étroite clairière dont le centre est occupé par l’amas fantastique de racines enchevêtrées d’un arbre foudroyé.

Entre les racines, au ras de terre, il y a un trou… En hâte, Pablo coupe quelques branches et les installe devant l’orifice de la tanière, croisées comme un grillage. J’escalade les racines, maintiens les piquets solidement enfoncés cependant que Pablo engage un rameau fourni dans le trou qui semble très profond.

— Français, attention !… crie Pablo.

En même temps, je sens les piquets plier, mes bras font force pour se maintenir. Un groin baveux, armé de défenses courtes, fouine rageusement la terre, cherche à saisir les branches pour les briser… Presque à bout portant, Pablo décharge son revolver entre les deux yeux de la bête qui s’écroule, foudroyée, puis il continue à fouiller la tanière avec son rameau… C’est le silence, je lâche les piquets, rejoins Pablo, l’aide à tirer l’animal (un superbe « caetetu » d’au moins cent cinquante livres) pour le ficeler sur une branche.

Un grognement nous fait sursauter. Je n’ai que le temps de bondir sur les racines et de grimper au plus haut de l’enchevêtrement. Une masse noire fonce sur Pablo qui tombe habilement et se roule pour échapper à l’attaque d’un second porc sauvage sorti de je ne sais où. Furieusement, par deux fois, la bête laboure la terre de son boutoir, à quelques centimètres de la hanche de Pablo qui, abrité par le tronc d’un babassus, essaie de se relever.

Installé hors d’atteinte de l’animal, je tire deux coups, le blesse, il trébuche. Pablo fait feu à son tour, l’achève. La scène n’a pas duré vingt secondes, le chauffeur est assez pâle, rageur…

— J’avais oublié la femelle, murmure-t-il piteux.

Nous reprenons la coulée, nous frayant un passage à coups de sabre d’abatis, le dos meurtri par la lourde perche qui balance les deux « caetetus » solidement ficelés par les pattes, au rythme saccadé et chancelant de notre marche. C’est l’heure indécise mais brève du crépuscule tropical ; les profondeurs glauques de la forêt me donnent l’impression de naviguer dans un aquarium. Des singes criards et minuscules nous observent avec intérêt, peureusement groupés à la cime des cocotiers qui se balancent. Des toucans râlent. Des myriades de fourmis ailées emplissent les yeux, les oreilles, les narines. La perche est lourde, les deux porcs ont une odeur fauve, un peu écœurante. Soudain, c’est la nuit. Le froid me glace, le feu de camp nous oriente, les hommes n’ont pas bronché. Ils jettent un regard bref sur notre chasse. Le thermomètre indique une différence de température de 23°.

Un tapir, tué par Sylvio, mijote dans sa peau, à même le brasier, avec son groin en forme de trompe. Nous dépeçons les caetetus et les meilleurs morceaux, enfilés sur des branches élaguées, sont mis à boucaner sur les treillis de branches vertes. Le reste est laissé en pâture aux fourmis rouges. Le repas du soir est expédié en vitesse. Deux poignées de farine de manioc que chacun tire d’une main graisseuse d’un sac et jette à la volée dans sa bouche ouverte, une large tranche de tapir, une tasse de café amer. C’est fini.

Je plonge dans le hamac et m’y recroqueville, un noir gratte sa guitare, une grande lassitude m’envahit. De quoi seront faits mes lendemains ?

Cette solitude morale est exaspérante. Les ombres qui se découpent sur la moustiquaire baragouinent un jargon incompréhensible que j’ai infiniment de peine à saisir et qui m’éloigne davantage d’elles. Leur présence est tangible comme l’est celle des arbres, mais je ne la sens pas.

L’homme à la guitare chante une merveilleuse mélopée empreinte de mélancolie, scandée par Pablo qui tambourine sur une caisse vide et par les autres qui frottent des bois verts avec un son aigre. Musique primitive qui retourne à ses origines et chante le drame d’une race et de son esclavage. C’est la chanson de la mer qui roule ses vagues à l’infini, des lourdes rames qui frappent l’eau, du cliquetis des chaînes sur les écoutillee, des coups sourds de cravache zébrant les dos penchés. C’est la complainte du vieil esclave fatigué à son maitre blanc ; je la saisis par bribes, elle m’atteint profondément, telle est sa portée dans ce cadre :

— Blanc, admire ces champs, ce monde de coton,

— Mais n’oublie pas, ô maitre, que tout ça n’est pas né tout seul.

— Blanc, admire ces champs, ces terres…

— Mais tu oublies le dur travail de ce nègre déjà vieux.

— Tu sais, maître blanc, d’où viennent les étoffes de deuil, les étoffes blanches pour les mariages, le drap de tes drapeaux pour les soldats et pour la guerre ?

— Le vieux nègre a travaillé

— Jour et nuit, nuit et jour…

— Tirant de la terre froide, coton encore coton

— Pour ton bébé bientôt devenir maître.

L’homme s’est tu. Les loups rouges qui hantent les forêts de Goyaz hurlent à la mort, accompagnés par la plainte ininterrompue des cigales qui chantent à perdre haleine, jusqu’à éclater, m’a dit un vieux noir.

Elles forment un fond sonore qui maintenant fait partie de nos nuits et ne trouble d’aucune manière le silence profond de la jungle.

Le brasier meurt. Lentement, sans fumée, un orage gronde, les loups se sont tus. Parfois, on entend un cri rauque, inhumain.

— Pablo, quand partons-nous ?

— Bientôt, Français…

Serait-ce une plaisanterie ?

Non, miracle, nous allons partir, nous partons. Dès mon réveil, à l’aube, j’entendais bien Pablo trifouiller le moteur avec un acharnement remarquable et lui donner de brefs accès de toux. Maintenant, laqué de cambouis, il m’annonce joyeusement :

— Nous partons, vite, dépêche-toi !…

Les hommes lèvent le camp, rassemblent le matériel. Quelques tisons noircis marquent à peine notre passage. Demain, la forêt aura tout effacé, déjà pleine des signes avant-coureurs de sa renaissance, avec les branches taillées et saignantes de sève cicatrisante, les lianes enlacées dans une étreinte reptilienne tissent un filet tendu au ras du sol qui fait trébucher et s’étaler de tout son long dans l’humus nauséabond.

La pluie ne cesse pas. Depuis l’aube, elle tombe à grandes rafales régulières. Le vent souffle en ouragan, bien haut par-dessus nos têtes. Nous avons étendu des bâches huilées et les ponchos de laine brute. Il fait froid. Le camion se faufile dans un étroit tunnel et sursautant, patinant, geignant, se couvre de la boue des geysers que soulèvent ses pneus.

A chaque instant, il faut stopper, dégager les roues de leur gaine poisseuse, les enchaîner, combler les ornières de fagots, de bois vert ou de pierres plates, construire des passerelles emportées par les courant tumultueux nés de la pluie qui ne cesse pas une seule minute. Des arbres abattus par la foudre barrent la route, les troncs sont lourds, plient comme des fétus les barres de fer que nous glissons sous eux pour les arracher à l’étreinte de la boue. Attelés à des cordes pour tenter de les faire glisser et dégager la piste, les hommes ahannent désespérément, les mains en sang, le corps frissonnant au contact de milliers de petites bêtes qui se glissent dans les vêtements et pataugent dans la sueur. Le camion avance centimètre par centimètre, à la force des bras, sur des ponts improvisés avec des madriers taillés grossièrement à la hache et des soutiens qui plient comme pour se rompre et nous précipiter dans des bourbiers profonds.

Dans la cabine, le trafiquant de peaux vomit, tordu par son mal. Pablo se démène comme un beau diable, insultant les hommes qui ne se pressent pas assez à son gré. Puis, c’est un lac, dont on ne peut préciser la superficie, qui s’étale bêtement au beau milieu de la piste, envahissant la végétation, perdu dans l’infini des broussailles. Impossible de contourner l’obstacle ou d’établir un pont, il faut passer.

Un éclaireur annonce deux mètres de profondeur d’eau, mais il a découvert une sorte de gué qui nous permettra de franchir le lac, à condition de transborder la cargaison pour ne pas la noyer.

La piste est coupée sur trente mètres, presque en ligne droite, avec seulement une courbe raide qui nous cache la limite du lac. Nous quittons nos vêtements, et déchargeons le camion, caisse par caisse. La pluie fait mal où elle frappe, avec ses gouttes lourdes, épaisses…

En file indienne, avec sur la tête des charges de quarante kilos, grelottant de froid, les pieds crispés sur un fond vaseux, glissant, hérissé. de brindilles qui déchirent et coupent, le corps tendu, tâtonnant, de l’eau jusqu’au menton (une eau pleine du fourmillement d’une vie intense, grouillante, qui frôle, se joue sur nos mollets, sur nos ventres), nous allons lentement, le nez dans l’échine du prédécesseur, dans un équilibre osé…

La tension des muscles qui cherchent à mordre la terre fluide provoque des crampes lancinantes et de longs arrêts. Puis, le sol monte, presque en pente douce, nous émergeons, entassons les caisses et repartons.

Cinq, dix voyages, je ne sais pas, je ne sais plus, je suis crevé.

La nuit va tomber. Il faut activer. Mes pieds sont en sang. Pablo entretient le moteur…

— Terminé ! hurle un noir à l’adresse de Pablo après que nous ayons, dans un dernier voyage, déménagé les · armes et nos vêtements. Le moteur tourne à plein gaz, nous avançons dans l’eau pour mieux voir et encourager Pablo qui, cette fois, ne plaisante pas.

La machine fonce dans un épanouissement de gerbes d’eau sale, danse un instant, reprend son aplomb, fonce à nouveau. Le moteur hoquette, l’eau grimpe sur le siège… dix mètres, cinq, trois, deux… ça y est. Le camion rue pour se dégager d’une ornière. Dans un dernier sursaut il grimpe sur la berge ; emporté par la vitesse acquise, il perd sa direction, fonce sur un homme, le plaque sur un talus herbeux, et s’arrête à temps pour ne pas le transformer en bouillie.

L’homme s’en tire avec une jambe cassée. Après lui avoir confectionné une gouttière, nous le hissons entre deux caisses, attaché comme un vulgaire colis, couvert d’une cape, geignant comme une fillette. Not1s repartons. A chaque cahot, maintenant, l’homme hurle comme un damné. Parfois une bête furtive s’éblouit aux phares, s’affole et disparaît. Les heures sont longues à passer. Soudain, nouvel arrêt, un peu brusque celui-là, puisque le camion réussit un superbe tête-à-queue. Une partie de la cargaison dégringole, nous avec, ainsi que le blessé attaché entre ses caisses, qui a perdu connaissance.

Nous sommes tous barbol1illés d’une mélasse gluante et douce qui n’est autre que celle qui nous a fait déraper et qui forme une couche d’au moins cinquante centimètres. Ce sont des mangues tombées, avec la pluie, des arbres qui bordent la piste. On y patauge jusqu’aux genoux. On s’en met plein les dents, car la faim nous tenaille. C’est filandreux, avec une odeur de cire et vite écœurant. Une ridelle a été cassée. Tant bien que mal, Pablo essaie de réparer avec du fil de fer, mais de toute manière, il est trop tard pour que nous puissions penser à repartir.

Nous installons le camp à tâtons, chacun creusant sa place dans l’épaisse végétation, à coups de sabre d’abatis. J’avise dans l’obscurité deux arbres suffisamment rapprochés pour que je puisse y tendre mon hamac. Ils sont solides, quoique dépourvus de feuilles. J’installe la moustiquaire, le hamac, défais mes bottes, allume une cigarette, et m’affale avec un soupir voluptueux pour me retrouver aussitôt par terre, les côtes endolories, empêtré dans la moustiquaire crevée et le hamac renversé, un arbre sur les jambes, un autre en guise de traversin. Je jure, j’essaie de me relever, je pousse un hurlement qui réveille le camp, sort le blessé de sa torpeur, affole les perroquets. Pablo accorut avec sa carabine, il allume les phares du camion. Secoué de grands frissons, je hur1e toujours. Je m’entends hurler sans pouvoir m’arrêter. C’est malgré moi. Je ne peux pas me taire. Je sens un grouillement énorme sur mon cou, mon visage. Je vois des trainées brunes sur ma poitrine. Des trainées qui raclent comme une coulée de lave incandescente pourrait sans doute le faire. Je crois bien avoir perdu connaissance.

Quelques claques, un verre de « cachassa », Pablo est penché sur moi, J’ai la fièvre, je le sens. Je tremble nerveusement et commence à gémir, le corps brillant comme soumis aux étincelles d’une forge.

— Ce sont des fourmis rouges, m’explique laconiquement Pablo. Tu avais installé ton hamac à deux arbres creux et bourrés jusqu’à la gueule de ces bestioles. La prochaine fois, tape les troncs avec ton sabre pour voir comment ils chantent…

Je me sens enfler. Si ça continue, j’éclate. Je suis presque aveugle, les yeux couverts de bourrelets débordant des paupières, mes doigts gourds râpent mon visage tuméfié. La fièvre me dessèche la gorge. On me transporte dans le hamac installé par Pablo, mais la moustiquaire est inutilisable.

Je n’arrive pas à dormir et suis en mesure d’apprécier la douceur des nuits tropicales. La lune argentée, le ciel constellé d’étoiles… Comme si les fourmis rouges ne suffisaient pas à me dégoûter de ce romantisme bon marché, voici des moustiques qui se précipitent en bataillons serrés sur ma pauvre chair meurtrie qui en a vraiment marre, avec un vrombissement inexorable et exaspérant. Je trouve encore la force de résister, la vaine prétention d’accepter le combat contre un ennemi invisible, imbattable, acharné, qui, tel le phénix, renait de ses cendres… car plus j’en écrase, plus il en vient. Comme si la brousse tout entière mobilisait ses bataillons pour m’ôter à jamais le goût des aventures.

Je m’énerve, je rugis, je me démène, je les écrase par paquets, je me couvre de leur sang et du mien, tant et si bien que je me trouve à nouveau dans les épines, pleurant de rage cette fois, car je ne sens plus la douleur, ou, du moins, il me semble ne plus la sentir.

Des tiques rongent mes doigts de pieds, s’installent et pondent sans que je puisse faire le moindre geste pour les extirper.

Des arraignées velues qui me semblent énormes me bavent des fils d’argent sur la figure, des carapatos s’installent à leur aise sur mes pectoraux et sous mes aisselles. Tout le petit monde infâme et parasite de cette maudite jungle se donne rendez-vous ce soir sur mon épiderme, dans une conspiration sordide. Cette sacrée nuit semble ne jamais devoir se terminer, je suis mort de sommeil. La tiédeur de cloaque du réservoir d’eau n’arrive pas à cicatriser les plaies qui me couvrent des pieds à la tête et déjà gangrènent.

Heureux paysans de nos calmes campagnes, lits moelleux et profonds, draps parfumés à la lavande, confort bourgeois hier méprisé, aujourd’hui regretté, parlez-moi d’aventures…

L’aube pointe, en même temps que mes paupières tuméfiées s’ouvrent à la vie. Le café est tiède, la fièvre ne me quitte pas, je m’installe dans le camion à côté du blessé.

— Tu as eu ton baptême de la forêt, ironise Pablo.

Si seulement je pouvais lui casser la figure… mais je m’endors comme une brute je ne sais combien d’heures, pour me réveiller à Leopoldina.

Le Rio roule des eaux lourdes, le ciel est bas, la pluie a cessé, mais la malaria vient avec les nuées de mous tiques qui stagnent au-dessus des mares. Je descends du camion comme un automate, l’enflure a disparu, une grande lassitude me coupe les jambes.


CHAPITRE III

LA CITÉ DES RÉPROUVÉS


LEOPOLDINA est un village mort sous un soleil de plomb, entre la forêt vierge et la rivière, avec un morceau de piste poudreuse que les pluies transforment en bourbier et une quarantaine de cahutes dispersées, aux murs de bambous plaqués de terre glaise. Les toits sont couverts de feuilles de palmier liées avec des lianes, ou de tuiles grossières entre lesquelles pousse un gazon dru, hérissé d’arbustes desséchés.

Des cases sont écroulées, envahies par les ronces, d’autres dressent encore des pans de murs branlants avec de grandes lézardes.

— Lorsqu’un mur s’écroule, me dit Pablo, ça perce une véranda et, lorsque c’est toute la maison, on déménage pour reconstruire ailleurs.

De gros iguanes immobiles dans des failles semblent dormir. Une horde puante d’urubus au plumage de jais, la tête pelée, déchiquette en silence un chien crevé. Les charognards s’agrippent de toute la force de leurs pattes crispées dans les poils de la bête et plongent leur bec crochu dans la chair décomposée, arrachant à chaque fois une mélasse grise qu’ils emportent, de leur vol lourd, pour la dévorer un peu plus loin, perchés sur les toits, se découpant sur le ciel, battant des ailes pour conserver leur équilibre et s’envolant à la moindre alerte pour se poser quelques mètres plus loin et continuer la curée.

La bourgade est bruissante des ailes de milliers de mouches vertes qui s’agglutinent sur des peaux d’antilope ou de puma séchant sur des treillages.

Un peu à l’écart du village, un cheval est entravé aux pieux de la clôture d’une maisonnette dont le crépi passé au lait de chaux (depuis longtemps sans doute) est d’un blanc sale, écaillé.

Un homme sort de la maison, jaune, barbu sous les larges bords de son feutre, trainant ses bottes de cuir rouge rongées par les termites, armé d’un colt qui ballotte sur sa cuisse dans une gaine de cuir artistiquement décorée de motifs argentés. Il me fait un signe de la main :

— Salut, étranger.

— Salut…

Puis il s’en va, au pas lent de sa monture, le long de chemins bordés de termitières et d’arbres noirs et tourmentés, avec des nids d’urubus entre les fourches.

Un bébé nu traine à quatre pattes son ventre au nombril saillant. Sa mère, qui jette à la volée des ordures, me voit et saisit le moutard qui piaille. Elle est belle, indolente, avec des yeux trop vifs dans un visage trop morne, métisse aux longs cheveux noirs qui me fait souvenir que quinze jours dans l’atmosphère enfiévrée de la forêt vierge, tout seul, c’est long.

Un vieux noir, ivre et grotesque, s’est affalé contre un mur avec son chapeau de paille sur le visage. Il dort. Tout semble dormir, d’ailleurs, à Leopoldina.

Lorsque nous sommes arrivés ce matin, Pablo m’a d’abord conduit dans la case d’un inspecteur du Service de Protection aux Indiens en tournée d’inspection sur la rivière, puis voyant à ma mine le malaise que je ressentais à mon premier contact avec ce village de la belle au bois dormant, il résuma la situation par ces mots :

— Patience, Français… attends la nuit. Surtout, méfie toi des femmes. Elles ont toutes la vérole. Attention aux « lames », c’est mauvais pour la santé. N’oublie pas… Tire vite, et juste.

Pablo est parti pour Goyana. Je n’ai plus vu les autres passagers, mes taciturnes compagnons de route, ni même le vieux trafiquant malade. Alors, je m’ennuie à mourir. Étrangement oppressé.

Après une rapide inspection des alentours, j’arpente mélancoliquement l’unique pièce qui forme la résidence de l’inspecteur du S.P.I., me penchant parfois à la fenêtre qui domine l’Araguaya aux eaux sales et lentes.

Au bas de la falaise, dans une crique étroite à laquelle on accède par des marches taillées dans la terre rouge et glissante comme une savonnière, une vieille femme agenouillée lave son linge.

Une flottille de pirogues et de barques primitives avec des roofs de branches de palmier, se balance au gré du courant qui forme des remous à peine visibles.

J’ai accroché mon hamac aux poutres du plafond, dédaignant l’étroit lit de camp, domaine exclusif des punaises et des « carapatos ». Les murs sont nus, le plancher crevassé. Un râtelier d’armes est dans un coin de la pièce avec une caisse de bois et un petit rideau fané. Il y a aussi une lampe à alcool près du lit et une glace jaune et fêlée.

Aux dires de Pablo, l’homme qui habite ces lieux est la seule autorité du village. Ni police ni prêtres. On n’a pas vu de médecin depuis près de vingt ans.

Je continue à tourner en rond jusqu’à ce que le soleil noie ses derniers rayons dans la rivière et que d’un seul coup, le ciel découvre ses étoiles qui brillent avec intensité. Alors, comme si elle n’avait attendu que cet instant pour me surprendre davantage et me révéler son vrai visage, Leopoldina s’est enfin animée. Des feux parcimonieux rougeoient sous les paillotes, les accords d’une samba sauvage font onduler les croupes, voler jambes et jupons, dans un charivari de cris, d’injures, de musique, déchaînant la passion des hommes exacerbée par les danses suggestives et l’alcool.

Des hommes, maintenant, il y en a partout. Arrivant à pied, à cheval, en pirogue, sortant de la forêt comme des revenants, dépenaillés, barbus, luisants de fièvre. Quelques femmes aussi. Surtout des vieilles. Jaunes ou noires, affreuses et puantes, avec des rires hystériques qui secouent leur goitre et leurs seins flasques, se trémoussant aux bras de grands gaillards à sombreros. D’autres enfin qui n’ont pas d’âge et ne sont femmes que par leurs habits.

Des fillettes rôdent, la jupe tendue sur les hanches. Des hommes ricanent.

De la rivière, le concert des crapauds·buffle et des « cigaras »[14] arrive par bouffées.

La tiédeur de la nuit fait monter aux têtes la « cachassa »[15] que distribuent à larges rasades des boutiques obscures et improvisées dans lesquelles les chercheurs de diamants viennent, en une nuit, dépenser l’argent de plusieurs mois d’un féroce labeur. On trouve de tout dans ces « armazems »[16] : des ceintures de cuir avec des gaines de revolver finement ouvragées, des armes, des munitions, des ponchos de laine multicolore, des selles baroques, de la verroterie, des tamis, des pioches et des pics…

Les prix sont exorbitants, car c’est le carrefour des hommes sans loi qui viennent s’équiper avant de s’enfoncer dans la brousse pour échapper à d’éventuelles poursuites et rechercher l’or, l’or qui roule parfois sur les tables, avec des diamants gros ou petits…

De louches tractations ont lieu dans le cadre des arrière-boutiques qui sont des repaires de recel et de débauche. Parfois une bagarre éclate, les lampes à alcool volent en éclats, revolvers et couteaux entrent en jeu sans choisir leurs victimes.

Il y en a toujours qui ne perdent pas le sens des affaires et profitent de la mêlée pour puiser à pleines mains au comptoir, après avoir mis à jour les tripes du négociant. Ils risquent la corde. La tentation est trop forte, et puis, on ne parle jamais des disparus, les colères tombent aussi vite qu’elles naissent, on se donne de grandes claques dans le dos et on raconte ses exploits ou ceux des autres, en buvant sec.

— Tu te souviens de Miguel ?

— Quel Miguel ?

— Puxa… celui de Sao José.

— Oui… et alors ?

— Pois é… tu sais ce qu’il a fait à ce bougre de Portugais qui tenait un armazem à Sao Vicente, avec sa négresse, à velha Amelia…

— Dis vite.

— Le vieux prenait le frais devant la porte de la boutique, avec son gros ventre, un ventre comme ça, tellement gros qu’il ne pouvait pas s’asseoir tout seul dans sa pirogue et qu’il fallait le caler dedans comme un gros sac de fumier… porco de portugués que estao comendo a nossa carne…[17]

— Certo… approuvèrent les autres.

— Donc le vieux prenait le frais. Miguel passe. Il voit le ventre. Le ventre lui tape dans l’œil. Il n’a pas pu résister, pif-paf… Il y met un grand coup de couteau dedans et lui traverse les intestins. Après, il dit en rigolant au vieux qui se tordait par terre et pissait le sang : « Je voulais savoir. Portugais de malheur, si tu pouvais y loger ça aussi. »

Le conteur boit d’un seul trait son verre, et les hommes de rire bruyamment de l’histoire, de rire et de boire encore à rouler sous la table. Parfois, ils redeviennent sombres, l’œil torve, plongés dans des pensées qui, à en croire leurs mines, n’ont rien d’affriolant. Oh, ça ne dure qu’un instant, car il se trouve toujours quelque personne de bonne volonté pour secouer la torpeur soudaine et raconter une autre histoire.

— Oh, Casimiro… Pourquoi as-tu tué Alphonse ?

Casimiro est un grand mulâtre dégingandé qui, affalé sur son verre, sommeille d’un œil. Interpellé, il se re dresse, boit une large rasade.

— Comment, rétorque-t-il… Tu le demandes ? Quel sang de pute court dans tes veines ? Était-il possible de supporter chaque jour, du matin au soir, la vue d’un homme, aussi noir et aussi laid qu’Alphonse ?

Les autres approuvent gravement. En silence. Dans un coin de la salle, quelques noirs sont assis qui font semblant de ne pas avoir entendu. D’une main négligente, ils caressent le manche de bois du coutelas passé à leurs ceintures. J’ai cru un instant que le drame allait éclater. Non, rien ne se passe. Celui qui a raconté l’histoire boit de plus belle, ses compagnons le regardent. Dans la salle, maintenant, c’est le silence. La fumée des gros cigares noirs stagne. Il fait chaud. Le bouge semble quelque décor de théâtre. Il est dix heures. Dehors, le Rio scintille sous un ciel merveilleux et une grande paix soudaine s’est abattue sur le village.

Dans une case, quelques familles se sont réunies pour célébrer la messe. Les prospecteurs sont venus, embarrassés par leurs armes, intimidés malgré leur arrogance. Soudain presque humbles. Ils sont venus parce qu’ils ne savaient que faire, et qu’après tout, la messe à Leopoldina, comme dans tous les villages du monde est, pour certains, une distraction comme une autre.

Maintenant, semblables à de grands enfants pris en faute, ils roulent les sombreros entre leurs doigts sales et n’osent plus s’en aller. Ils se regardent. Des sourires niais et figés trouent leurs sales gueules bouffées par la malaria, débraillés, inquiétants dans leurs gestes félins.

Il y a Félipo d’abord, un garçon de vingt ans peut-être, au faciès négroïde avec des cheveux crépus et des yeux étrangement bridés, arrogant comme un hidalgo, le rasoir à la ceinture, toujours sur la défensive, aimant les drames et les provoquant.

Paolo, arrivé du Nord, voilà bientôt dix ans, après avoir assassiné sa sœur et que l’on soupçonne d’avoir volontairement égaré une expédition pour piller les bagages et vendre le matériel à vil prix.

Atahou, un chef indien en bordée, qui a laissé sa tribu sur les bords du Rio Kuluene pour suivre la femme d’un « garimpeiro » prospectant sur son territoire. Il boit des bouteilles d’alcool de canne à sucre, cérémonieusement enroulé dans une vieille couverture qui laisse voir ses muscles noueux aux tatouages défraîchis. On le voit s’absorber à longueur de journée dans la contemplation minutieuse de son bas-ventre rongé par un chancre hideux que toutes les magies de sorcier de villages n’ont jamais réussi à guérir.

Il y a aussi un jeune noir métissé de jaune, à la fière stature, qui porte sur son crâne rasé un énorme pansement dont la gaze est marquée par l’épanouissement d’une large tache de sang frais.

— Hombre… que foi ?[18]

— Si senor… e Manolito[19].

— Manolito t’a fait ça, mais quand ?

— Juste avant de le tuer.

— Pourquoi l’as-tu tué ?

— Il voulait ma femme… Alors je les ai eus tous les deux… Mais lui a failli m’avoir le premier d’un coup de hache.

Félipo, Paolo, Atahou, je les retrouve, comme s’ils sortaient pour moi d’un roman d’aventures, tels que, dans l’exagération de leurs vices, se purifiant chaque matin au torrent d’une rivière qui charrie des paillettes d’or. Leur loi est celle du plus fort. Celle du revolver qui pend à leur ceinture. Ils ne craignent pas le diable. Ils croient à leur chance, tout simplement, car une foi leur est commune qui les anime farouchement.

Chaque matin à l’aube, ils descendent la rivière eu pirogue et lavent la terre mêlée de gravier jusqu’à ce que le soleil se cache derrière la forêt. Ils vivent penchés sur leur tamis et jalonnent leur parcours le long des Rios de monticule rouge de la boue lavée. Lorsque le placer est bon, ils demeurent et construisent une cabane grossière qui abritera leurs rêves. Un jour peut-être, si Dame la chance s’abandonne à eux, trouveront-ils la pierre ou la pépite qui leur assurera la vie des palaces et le pardon des autorités ?

Dans la grande case, vêtues de leurs plus beaux atours, les femmes conversent à voix basse. Deux bougies de graisse de poisson brillent et encadrent un berceau accolé au mur de terre battue drapé d’une vieille tenture. Dans le berceau, une planche, couverte d’une chape noire avec un grand crucifix d’argent par-dessus : c’est l’autel. Dans un coin sombre, une statue de bois, grossièrement taillée et bariolée de couleurs vives : Saint Sébastien, le patron vénéré du village.

Les femmes se mettent à genoux sur le sol inégal. Quelques-unes ont leur bébé dans les bras ou à cheval sur les hanches. Les aînés tiennent la main des pères, légitimes ou non. Je vous disais que ce soir une grande paix règne sur le village.

Verset par verset, dans une prière ardente, ils disent une messe toute simple. Ce sont deux noires, les deux plus vieilles de la bourgade, avec des visages humbles et crevassés, des cheveux blancs et rares qui conduisent en glapissant cette cohorte de prières entrecoupées de cantiques. Les faces sont extatiques, comme au plus fort des danses, les voix éraillées, mais qu’importent les voix ? Un Dieu est dans le cœur de ces gens simples et rudes, un peu chrétien, un peu païen, sans officiant, ni or, ni encens, mais qui leur donne le droit de réclamer une place au paradis.

Longtemps, gamins obèses et femmes aux longues robes drapant leurs formes fatiguées, les pieds calleux des courses en forêt, ont prié et chanté, dans le vrai cadre d’une religion d’amour et d’humilité, les gloires de cette religion, effaçant d’un seul coup leur longue liste de péchés.

Alors, tout naturellement, aux lèvres du plus perverti monte une prière. Des coups de feu éclatent qui ponctuent, suivant la tradition, le déroulement des cantiques.

Puis la statue de Sao Sebastian sort de l’ombre, porté sur un échafaudage de lianes tressées, par des hommes hirsutes, armés de carabines. Une lente procession se forme, encadrée de porteurs de torches. La case se vide. Une femme éteint les chandelles qui grésillent et dégagent une fumée âcre.

Je suis la procession. Elle marche lentement sur les bords de la falaise qui surplombe la rivière jusqu’à une sorte de calvaire formé par un amoncellement de pierres et surmonté d’une croix de bois noir et pourrissant. Les torches jettent de brèves lueurs sur le Rio qui roule des eaux limoneuses.

— Gloria… gloria… viva Sao Sebastian, hurlent les hommes en déchargeant le barillet de leur colt, zébrant la voûte céleste d’éclairs bleutés.

— Viva… Viva Sao Sebastian, répètent à l’envi les femmes et les enfants.

Une vieille, courbée par le poids d’une grosse cloche trouvée dans les ruines d’une mission religieuse portugaise édifiée il y a deux cents ans, s’efforce de donner un son grave et suivi aux carillons du bronze. Des femmes se mettent à genoux et se signent hâtivement au passage de la procession. Puis elles se mêlent à elle.

Les hommes se découvrent et brûlent la poudre sans regarder à la dépense. Nous marchons longtemps, faisant plusieurs fois le tour de l’agglomération, trébuchant aux inégalités du terrain, psalmodiant d’innombrables litanies. Voix criardes ou chevrotantes, carillon, coups de feu… soudain, c’est le silence, et la statue aux couleurs vives disparait mistérieusement.

La procession un instant disloquée, puis recueillie, se reforme bientôt pour assiéger une maisonnette ; enfin délivrée, la foule crie sur l’air des lampions…

— Victorino… Victorino… allons danser, musique.

— Vamos dançar… musica… hurle-t-on de toute part avec des visages heureux.

Victorino apparait, l’air avantageux, la moustache cirée, un accordéon en bandoulière, suivi d’un gamin tout fier de sa guitare dont il gratte les cordes à un rythme lent et syncopé.

Follement acclamés, les musiciens prennent la tête du cortège qui dégénère vite en farandole, Victorino déplie son accordéon et joue une marche de carnaval.

— Vamos dançar… reprennent des voix.

Quelques couples se forment, la salle de bal dans laquelle nous venons de pénétrer est étroite, très basse, avec une lumière jaune de lampes à huile.

Les musiciens sont juchés sur une large table de bois noir tout près du comptoir et un troisième larron se joint à eux, armé d’un gros tambour. Le trio improvise dans un vacarme infernal des marches et des sambas ; les couples, pieds nus dans la poussière, luisants de sueur, se démènent. Le patron de l’estaminet, pas mal éméché semble-t-il, vient à moi. Il me traite d’ « excellentissimo ». C’est un homme de forte corpulence, au métissage incertain, très expansif. Il me donne l’accolade à la mode du pays, puis m’invite à boire un verre. J’accepte et lui en offre un autre, il se déclare aussitôt mon ami, puis mon frère, et me dit entre deux hoquets, avec une révérence comique :

— Sa Grâce ne doit craindre aucun accident cette nuit. Excellence, vous êtes mon ami et je me déclare responsable de vos actes ; vous pourrez danser avec nos filles sans qn’aucun de ces bandits ne vienne vous importuner… Puis il ajoute en clignant de l’œil avec un sourire coquin et un vocabulaire beaucoup moins emphatique :

— Tout de même… si vous éprouvez certains besoins … confiez-vous à moi… pour pas cher je vous conduirai où il faut, sao méninas de quinze anos bem bonitinhas…

J’acquiesce vaguement de la tête, un peu abruti par l’alcool que je viens de boire et la fumée âcre qui stagne. Il fait une chaleur épouvantable et comme beaucoup d’hommes l’ont déjà fait, je retire ma chemise pour être plus à l’aise. Le patron est retourné à ses occupations, mais auparavant et pour bien marquer son rôle d’hôte empressé, il m’a présenté Manoel.

Garçon pratique, sans occupation bien définie, après quelques tournées qui ébréchèrent fortement mes maigres économies, moyennant cent cruseiros et une corde de tabac, Manoel, cédant enfin à mes instances, promet de vaincre son apathie et de m’aider à réaliser le projet que je lui confiais et que je caressais en secret depuis mon arrivée à Leopoldina : en deux mots, visiter les placers de diamants du Rio das Garcas, à quelque sept cents kilomètres d’ici.

L’affaire fut conclue séance tenante et je m’en félicitai lorsque je surpris le regard de Manoel fixé avec insistance dans un coin de la pièce. Je regardai à mon tour.

Sur un banc de bois, un peu à l’écart du tumulte, un vieux prospecteur parle bas à un jeune métis qui a les cheveux très longs dans la nuque et des yeux de chatte. Je les vois se lever. Le plus jeune marche avec affectation et marque une gêne certaine, comme s’il craignait de recevoir un coup de pied dans les fesses.

Soudain quelqu’un jette, moqueur…

— Buenas noite… gracinha… passa bem[20].

Sous l’injure, le vieux prospecteur se retourne brusquement, la main sur la crosse de son arme. Personne ne bouge ; seul le métis file en douceur. Un grand silence se fait. Le prospecteur marche lentement, à reculons, puis disparait happé par les ténèbres extérieures. Je distingue vaguement sa silhouette accolée à celle du métis qui l’attendait.

Manoel me glisse dans l’oreille :

— Sabe senor… è una puta de veado.

On étouffe là-dedans. Je bois encore un peu pour me donner du courage et je me lève pour inviter une femme aux traits délicats et tristes qui est restée toute la soir6e assise près d’un homme affalé, la tête entre ses bras croisés sur la table. Manoel jure tout bas et me retient par le bras.

— Vous allez vous faire massacrer, murmure-t-il effrayé … l’homme est jaloux comme un tigre, restez ici ; regardez, mais, per dios, ne dansez pas. Malheur à l’étranger qui invite nos femmes, son meilleur ami alors ne le connaît plus, c’est un homme fini… qui ne pourra que fuir si on lui laisse le temps de seller son cheval.

— Mais, dis-je… le patron m’a promis…

— Le patron, coupe Manoel, ne vous a rien promis ; il a voulu faire l’important à vos yeux, tout simplement… restez ici.

Comme je ne suis pas très courageux et que j’ai horreur des scandales, je reste assis et j’écoute Manoel qui semble tenir absolument à remplacer Pablo et m’expliquer en détail les règles essentielles de l’art de revenir vivant de l’intérieur brésilien.

Drôle de pays, je commence à comprendre pourquoi je n’ai pas encore vu un seul Européen dans les parages et Manoel m’assure qui’il n’y en a pas non plus chez les chercheurs de diamants.

— Tu comprends, me dit-il, soudain familier, il y a le climat, les coutumes, la nourriture qui les rebutent et puis le travail est trop dur, alors ils abandonnent et disparaissent.

Je songe à Sanders, à tous les autres, à leurs illusions, je les vois dans ces terres infernales, aux prises avec les traquenards journaliers et inévitables et j’ai hâte de les rencontrer à nouveau pour détruire leurs rêves les plus dorés.

— De l’or, du diamant, bien sûr qui’il y en a, dit encore Manoel… en cherchant, pour t’amuser, tu peux facilement récolter cinq à dix grammes par jour… parfois plus, parfois moins ; ça dépend des sables, mais il faut savoir chercher. Moi, je sais où il y a de l’or, beaucoup d’or, on le voit qui brille dans le sable et il n’y a qu’à se baisser pour en remplir des sacs de cuir et revenir riche… mais je tiens à ma peau, je n’y vais pas ou du moins pas encore.

Cette fois Manoel m’intéresse, je flaire une légende comme il y en a tant qui courent dans la brousse, mais comme je pars du fait que toute légende repose sur des faits tangibles et vécus, je m’accroche à l’espoir puéril de faire parler Manoel qui en sait certainement plus long que ce qu’il veut bien me dire. Je lui offre ma montre, lui promets l’impossible pour le séduire ; rien ne le décide à parler.

— Tu verras dans quelques jours au Rio das Garcas. dit-il évasif… tu verras comme c’est dur.

— Mais, dis-moi, Manoel… dis-moi où est cet or… tu l’as vu ? Qui t’en a parlé ? Peux-tu situer sur la carte ?

Manoel se lève, puis regarde autour de lui. L’orchestre continue son tintammare, les danseurs ne se lassent pas.

— Français, dit-il rapidement entre les lèvres… sur les cartes, ma rivière n’y est pas et personne ne la trouvera jamais. Un conseil, tais-toi maintenant… tu parles trop.

Allons bon, me voilà mouché, mais en tout cas bougrement accroché à cette histoire d’or. J’oublie Meirelles, les Indiens pour ne penser qu’aux pépites, sacré Manoel… c’est une tête de cochon, je n’en tirerai rien de plus.

— Buenas Frances… ate manha si Deus quiser…

Manoel disparait. Le patron est occupé avec sa caisse et ses bouteilles, les couples sont moins nombreux, le tam-tam se lasse, l’accordéon se plaint… il doit être trois heures du matin, je n’en sais rien, puisque ma montre est arrêtée.

Alors, je sors et, poussé par l’insomnie, m’oriente dans le fouillis de cases sombres, filant vers la rivière figée comme un ruban de vieil argent. Il fait bon, à cette heure, regarder le Rio, respirer les odeurs fortes qu’exhale la jungle endormie et muette, luisante de milliards de lucioles dansantes, voir le ciel avec ses longues traînées d’étoiles. L’air est frais, mais les moustiques sont là aussi, à croire qu’ils ne dorment jamais et ont pour fonction essentielle d’empêcher le rêve, l’oubli et le sommeil.

Il est si simple d’enfourcher le cheval blanc de l’imagination et galoper éperdument au delà des horizons, toujours au delà… Mais ici, je crois que tout se borne à écraser les moustiques avec de grandes gifles et à rêver prosaïquement de femmes et de diamants.

Son estomac, on le bourre, pour étouffer la faim, on l’emplit de farine pailleuse et de viande racornie, mais les sens qui se révèlent avec une force insoupçonnée dans ce décor sauvage et paradisiaque, limitent les rêveries agréables à des visions de jupons troussés, que l’on s’adjuge de gré ou de force, parce que tout parle de force brutale et primitive, lorsqu’on ne possède pas l’argument qui convainc, celui auquel tout cède et que l’on ramasse avec le sable de la rivière qu’il parsème d’étoiles ; qui est bon au toucher, d’une rugosité si douce, d’une lourdeur émouvante et délicieuse au creux de la main qui lui sert d’écrin. L’or…

Tout parle d’amour, s’il est possible de qualifier ainsi les sentiments qui sont à l’origine de désirs irraisonnés, dans un pays sans femmes. Et lorsque, par miracle, le sort vous donne une femelle, comme il faut la garder avec soin, la jalouser, établir autour d’elle pour mieux sauvegarder son droit de propriété, une réputation terrible, tuer celui qui ose la regarder, lui parler ou la frôler. Comme il faut veiller sur celle qui est pour vous l’oubli des heures dures et, comme le prospecteur qui jalonne son terrain d"exploitation, veiller à ce que nul ne franchisse les bornes et piétine ses plates-bandes.

Pourtant, lorsqu’on sort de l’enfer de la forêt, de celui de la rivière, après des nuits et des nuits de solitude, comme il est tentant de frôler, d’une main avide et experte, les seins canailles tendus sous les corsages étroits de fillettes qui sont déjà des femmes, quoique graciles encore, rouées, lascives, balançant à plaisir leurs hanches rondes et fermes, se sachant désirées, se faisant encore désirer davantage comme si elles aimaient le sang qui présage le rut, prêtes à se donner au mâle qui tue pour les posséder, et dont elles seraient l’esclave aveugle.

Comme un jouet aussi qui passera de mains en mains, héritage terrible qui engendre la mort. Mais que vaut la vie d’un homme, le sang des autres, son propre sang ?

C’est avec lui que se paye une nuit d’étreintes.

Femmes, elles le sont à huit ans, à dix, à douze, jamais plus tard ; vendues par leurs familles, prises ou données.

Les hommes disent qu’ils les épousent jeunes, mais attendent leur nubilité pour les faire femme. Mais très vite les ventres enflent pour éclater avec la délivrance de la maternité et c’est le seul moyen de s’assurer la propriété d’une gamine qui sera bientôt fille recherchée, enjeu de maintes disputes.

Et nul prêtre n’est là pour sanctifier les unions hâtives de femmes-enfants, personne n’inscrit sur un registre le fruit de ces mises en ménage.

La femme est tabou, défense d’y toucher, sinon l’explication est rapide. Lorsqu’il y a deux hommes pour une femme — et il y en a plutôt cent — c’est un de trop. On ne demande jamais l’avis de la fille, c’est le plus fort qui l’emporte. Le poignard que tous portent à la ceinture règle très vite les différends, et les bougres s’en servent avec une redoutable maestria, comme du rasoir d’ailleurs, dont ils lacèrent le ventre de celui qui leur déplaît ou les bouscule dans le feu d’une danse, sans le moindre geste qui puisse les trahir, cependant que l’autre voit sa chemise, à la hauteur de l’estomac, se teinter de sang et découvre une large entaille dans sa chair. A quoi bon chercher le coupable ? On amène le blessé dehors, vite les danses reprennent, mais les regards soudain méfiants s’épient, les muscles sont tendus, prêts à la riposte. La bagarre peut éclater à tout instant.

De rares prostituées s’aventurent parfois dans le pays. Filles de joie déchues, trop laides ou trop usées par les grandes villes qui maintenant les rejettent comme des épaves sur la plage où frappe la marée. Avec tout le pauvre plaisir qu’elles peuvent encore donner de leur chair lasse, ce sont tout de même des femmes et on leur laisse à peine le temps de donner la syphilis à ceux qui ne l’avaient pas encore que déjà des hommes se battent pour les tirer de leur condition et en faire leur compagne d’aventures.

— Tu te souviens, Severiano, disait un homme au bar.

— Oui, répondit un autre.

— Voilà-t-il pas qu’il essayait de courtiser la } ! aria…

— Et alors ?

— Alors je l’ai prévenu, il m’a dit… « après tout c’est bien mon droit à moi aussi. — Ton droit… ton droit… prends ça dans le ventre et tu n’auras plus de droits… » e botei a faça dentro sua barriga que foi uma maravilha…[21]

Déjà le ciel se teinte de lueurs vives, bientôt le soleil émergera de la rivière, il fait presque froid. La fatigue m’engourdit, peut-être vais-je pouvoir enfin dormir ?

 
 
1er Octobre… trente-sept degrés à l’ombre, 20 ans aujourd’hui, drôle d’anniversaire. Meirelles n’est pas encore arrivé. J’attends.

Deux hommes dont la venue ce matin au village a provoqué un grand émoi. Joa Perreira et Antonio Da Souza. Le premier couché au fond de la pirogue dans un triste état, le second dévoré par les parasites et à demi mort de faim. Joa Perreira est inconscient, on ne lui donne plus guère à vivre et c’est Antonio qui a raconté leur histoire.

— Joa et moi, on cherchait du travail dans le Mato Verde, dit-il. On savait que les Chavantes étaient dans la région et on marchait avec précaution. La veille, nous étions passés à la ferme du Rio Crystallin qui avait été attaquée par les Indiens, c’est le vieux Batisto qui nous a reçus ; il nous a raconté comment à son retour des champs, lui et ses fils sont partis à la recherche de leurs femmes. La maison était pillée de fond en comble. Ils ont retrouvé le corps de la grand’mère, de la femme et de la plus âgée des filles au bord de la rivière où elles étaient allées laver du linge, quant à la cadette, elle avait disparu, sans doute enlevée par les Indiens qui, suivant leurs coutumes, s’en serviront comme reproductrice pour regaillardir le sang de la race. Les corps des trois autres étaient affreusement mutilés et à côté d’eux gisaient les « bordunas », c’est-à-dire les matraques en bois de fer utilisées par les Chavantes et qu’ils ont l’habitude de laisser auprès de leurs victimes.

Donc nous marchions, Joa Perreira et moi, lorsque la nuit tombante nous a obligés à faire halte. Je suis parti chercher du bois, tout était tellement humide que j’avais de la difficulté à trouver des souches bien sèches. Soudain, j’ai entendu un grand cri… je suis revenu au lieu du bivouac en courant et j’ai failli me trouver nez à nez avec les Chavantes qui tapaient sur le pauvre Joa à coups de borduna. J’ai été obligé de me cacher parce qu’ils étaient trop nombreux et que mon intervention n’aurait servi à rien. Avant de partir, les Indiens ont pillé notre matériel et emporté nos vivres, puis ils ont essayé d’achever Joa en lui piquant la pointe de leur bâton dans les côtes. Je savais où trouver une pirogue, j’ai traîné Joa jusqu’à la rivière et nous voilà.

Antonio montre une borduna qu’il a ramenée de son équipée. C’est une solide matraque en bois de fer, longue d’au moins 75 centimètres, légèrement courbée, bien polie au feu et à la pierre, formant pique à une extrémité et mas sue de l’autre, lourde d’au moins trois kilogrammes.

Il ressort du récit d’Antonio que les Chavantes se font agressifs et rôdent dans les environs, la nouvelle va être rapidement colportée et hâtera peut-être l’arrivée de Meirelles. Les hommes du village emmènent le blessé chez un guérisseur, mais sans grand espoir de le sauver. Antonio se jette sur la nourriture qu’on lui apporte et la conversation générale roule sur les Chavantes. Bien souvent, au cours de leurs voyages le long des rivières ou dans les pampas, ces hommes ont aperçu de loin ou de près des groupes d’Indiens Chavantes et maintenant ils racontent leurs souvenirs, certainement enjolivés de manière à les rendre dramatiques, mais tous s’accordent pour rapporter des Chavantes les particularités suivantes : hauteur très au-dessus de la moyenne des autres Indiens, certains disent un mètre quatre-vingts, d’autres plus, d’autres moins, mais la taille semble vraiment élevée. Forte stature aussi, musculature puissante, tête haute et large, yeux obliques, nez très fin légèrement busqué, grande bouche avec des lèvres fines, bonnes dents, petites mains, les pieds courts et larges, les cheveux curieusement coiffés et taillés en frange tout autour de la tête en dessous des oreilles qui sont percées dans le lobe d’une bille de bois appelée « tacara ». Une spatule de bois est aussi incrustée dans les lèvres de manière à élargir encore davantage la bouche et à la rendre hideuse. Épiderme bronzé, presque vermeil, peu de tatouages. Quelques-uns ont le membre viril dans une sorte de bourse verte, les autres ont les testicules séparés par une incieion profonde qui distingue peut-être les hommes mariés des célibataires. Le chef a une ceinture de fibre autour de la taille, les autres sont absolument nus. La pointe des flèches, plus courtes que celles des autres Indiens et d’un travail mieux fini, est armée d’épines « ourico » ou de bambous, taillée en forme de poignard et parfois envenimée.

Les Chavantes répugnent à s’asseoir par terre et préparent toujours une litière avant de s’installer à leur aise, ils ne boivent pas non plus directement à la rivière, tremblant de voir se refléter leur image, ils boivent l’eau dans leurs mains fermées en coupe et en détournant la tête. Ils sont parfois suivis de chiens marron tachés de blanc. Antonio, remis de ses émotions et son appétit calmé, assure avoir un jour entrevu un homme blanc abondamment barbu en compagnie des Chavantes qui semblaient l’entourer d’un respect craintif.

En fait, des légendes courent un peu partout propageant le bruit de la présence d’un grand chef blanc chez les Indiens. Evidemment, on ne peut affirmer ni contredire puisque jusqu’à présent, aucune expédition n’est revenue vivante du territoire Chavante. Cependant, le Service de Protection aux Indiens, sans encourager ces bruits, ne les dément pas et certains inspecteurs même assurent la possibilité de cette existence, avançant même le nom du prétendu chef des Chavantes qui ne serait autre que Fawcett, ou son fils ou Rimmel. Peut-être, un jour, le voile se déchirera-t-il, apportant au monde cette sensationnelle nouvelle, peut-être nous-mêmes serons à même de la confirmer ou la démentir catégoriquement… l’avenir nous le dira. Mais il faudrait que Meirelles daigne organiser cette fameuse expédition qui me fait cloîtrer dans ce village de Far West et si les premiers jours passaient vite, maintenant j’en suis réduit à compter les heures.

Malgré sa promesse, Manoel n’a encore rien préparé pour mon voyage chez les chercheurs de diamants. Je contemple le fleuve à longueur de journée, ruminant des mètres et des mètres de cannes à sucre, faisant de longues stations au corral où j’admire la dextérité des gauchos qui dressent de jeunes chevaux. Le temps est morne, étouffant, régulièrement arrosé sur le coup de quatre heures d’orages épouvantables.

Alors, comme aujourd’hui, c’est mon anniversaire et que, comme le susurre si bien la romance, on n’a pas tous les jours vingt ans, je file vers le bar où le patron somnolant derrière son comptoir me sert une bouteille d’aguardiente[22]. Je m’installe sur un banc de bois et me prépare à savourer une douce ivresse, mais le patron, ayant trouvé de la compagnie, n’entend pas la perdre de cette manière, il prend un verre et sans plus de façon s’assied à ma table. Puis, après avoir essuyé du revers de sa manche ses lèvres humides, il recommence à raconter ses histoires que je connais maintenant par cœur.

— Tu as manqué un beau spectacle hier au soir, Français, jubile-t-il en savourant la surprise que me cause cette nouvelle. Imagine-toi, continue-t-il, qu’un homme est arrivé pour acheter un revolver et des munitions, mais comme il n’avait pas assez d’argent pour en acheter un neuf, Benedito lui a proposé le sien — parce qui’il en avait deux pour trois cents cruseiros. Mais l’homme fait la fine bouche et déclare que ce revolver-là ne vaudra jamais trois cents cruseiros et qu’il ne l’aurait pas voulu échanger contre un cuir de crocodile. Benedito s’est vexé. Il prend le revolver, vise une bouteille à vingt pas, tire et la fait éclater en morceaux. L’homme alors a grogné et il a pris le revolver… on voyait qu’il allait l’acheter. A ce moment Pedro est arrivé sur son cheval… il traverse la rue, l’homme le voit, sourit, arme le revolver, tire sur Pedro, l’abat, puis se tourne sur Benedito d’un air satisfait : « J’achète dit-il. Et il a acheté.

— Mais vous ne l’avez pas arrêté…

— Non… il a payé Benedito puis il est reparti aussitôt à cheval, Dieu seul sait où… d’ailleurs personne n’aimait Pedro.

Manoel entre, il vient vers nous.

— Oh, Français… je te cherchais… tu veux voir des Indiens ?

Je bondis…

— Où ?

— Viens avec moi.

Je sors, laissant le patron à ses histoires. Dehors, le soleil m’assomme à moitié, mais je réussis à suivre Manoel qui me conduit par des pistes détournées à l’antre bout du village et montre du doigt une maigre agglomération de cahutes que je n’avais pas encore remarquée.

— C’est là, dit-il… dépêche-toi d’aller les voir parce que demain matin, à la première heure, nous partons pour Barra Cuyaba sur le Rio das Garcas… tu verras des chercheurs de diamants.

Laissant Manoel qui se dirige maintenant vers la crique, je prends la piste étroite qui mène au village indien… je marche, je ne vois rien, sinon un territoire minuscule bosselé de cases de feuilles de palmier, cerné d’un triple rang de fils de fer barbelés rouillés et derrière les barbelés, errant lamentablement comme des fauves repus, des hommes à peine vêtus de loques infâmes avec de longues chevelures et que je qualifiai aussitôt d’Indiens en cage.

C’est à certain père jésuite que je pensais lorsque je franchis le porche conduisant à cette triste réserve… un père jésuite sympathique en diable, pittoresque et sans façon, qui me convia en sa compagnie et celle de quelques amis qui arrivaient précisément des régions que je pensais visiter.

Ne pouvant apporter à la conversation fort animée qui s’établit aussitôt aucune lumière positive à l’égard des sujets abordés, je me contentais d’écouter, pensant tôt ou tard tirer profit des précieux enseignements glanés par ces hommes au cours de leurs pérégrinations de broussards avertis, qui couraient rivières et forêts soit pour propager leur foi, soit pour enrichir leurs connaissances et contribuer à l’étude géographique des États peu connus de l’intérieur brésilien.

Il y avait là, en même temps que deux compagnons du père jésuite, un cartographe, un ethnologue et un officier détaché en garnison aux frontières de la Colombie.

Tard dans la soirée, nous passâmes sur la terrasse qui s’ouvrit à seize étages au-dessus de la plage du Flamengo et découvrait un paysage magnifique où tout contribuait pour ajouter à la quiétude d’une vie exempte de soucis. Ce fut à l’instant précis où nous ressentions si vivement la délicatesse du panorama que notre hôte s’exclama :

— Je voudrais avoir maintenant à mes côtés un de mes petits enfants indiens. Un de ceux auxquels j’ai appris à la mission à se vêtir et à imaginer d’autres horizons que ceux de sa rivière. Un de ces petits sauvages dont j’avais charge d’âme et je voudrais lire dans ses yeux la joie ou la peur, la surprise, l’ennui, enfin quelque chose d’humain et si je découvrais en lui les marques de l’émotion que nous ressentons tous, je croirais alors ma tâche bien remplie. Mais seraient-ils capables d’un tel sentiment qui n’est même pas toujours le propre de l’homme civilisé… que reste-t-il de tous nos efforts, à quoi aura servi le sacrifice de tant d’hommes massacrés dans l’accomplissement de leur devoir ?

L’ethnologue parut vouloir répondre, il ouvrit à demi ses lèvres, se tourna vers nous, puis haussant imperceptiblement les épaules, il plongea son regard sur la baie illuminée et superbe. Le père sourit et dit un peu pour lui-même, un peu pour nous, répondant à la muette intervention de son ami :

— Les résultats, hélas, souvent dépassent les sentiments qui sont à l’origine de nos actions… l’erreur est humaine.

L’erreur est humaine, en effet, mais inhumaine pour ceux-là qui en sont les victimes inconscientes et qui ont dû abdiquer leur originalité, leurs traditions et leur bien-être pour partager avec le blanc une vie de misère sous le fallacieux prétexte de s’assurer ainsi une éternité bienheureuse ; et les Indiens qui vivent dans la réserve de Leopoldina représentent à mes yeux le parfait dans ce genre d’erreur.

Pauvres fantoches aux plumes brisées…

Descendants de l’antique nation des Karajas, réputée, il fut un temps, la plus féroce des états du Brésil, décimés par les attaques constantes des tribus voisines, sous l’influence de certains missionnaires, par nécessité peut-être, par paresse surtout, ils abdiquèrent la vie libre de la forêt pour se mettre au service du blanc qui les soudoya. Ils n’ont vraiment rien de commun avec les tueurs chavantes ou les tribus que nous allons être appelés à visiter par la suite ; ce sont des domestiques.

Guides jamais très sûrs, artisans sans originalité, ils vivent en parasites sous la protection théorique du gouvernement qui les a groupés au nombre d’une quarantaine dans cette réserve, la seule d’ailleurs existant au Brésil. Ils ont appris très vite la valeur de l’argent, ce papier magique agréablement colorié qui leur permet d’acquérir aux comptoirs commerciaux des étoffes aux couleurs vives, du tabac, du sucre et de l’alcool. Pour en obtenir, ils ne reculent devant aucun moyen. Chapardeurs nés, ils égarent volontiers les expéditions qu’ils avaient la charge de guider ou mettent à profit l’absence des commerçants pour piller les boutiques.

Polygames, ils font travailler leurs épouses et vendent au prix fort les poteries fabriquées par celles-ci. Ils ont en partie conservé leurs traditions et vivent dans des cases de palmier aux entrées multiples, basses et étroites.

Je me casse en deux pour pénétrer dans celle du chef du village qui me reçoit, accroupi sur une natte de fibre, les reins ceints d’un pagne de toile grossière.

Il est très digne d’ailleurs, avec un visage aux traits nettement asiatiques comme tous les Indiens d’Amérique du Sud, robuste malgré l’âge qu’il prétend, à peine tatoué de deux cercles bleuâtres sur les pommettes saillantes. Sa peau est bronzée, satinée, luisante d’huile végétale, et ses cheveux descendent très longs dans le cou. Son parler est rauque, presque incompréhensible. Il bredouille un portugais bizarre et notre conversation ne manquerait pas d’amuser un Brésilien. Il accepte la cigarette que je lui donne et me concède de bonne grâce un coin de sa natte.

Nous nous observons.

Deux femmes silencieuses nous tournent le dos, emmitouflées dans une couverture rouge qui laisse deviner des formes gracieuses. Elles travaillent à la confection d’un breuvage grisâtre et malodorant dont elles emplissent au fur et à mesure de minuscules calebasses. Une gamine toute nue, aux grands yeux éveillés, me regarde intensément. Des bracelets de chanvre teints en rouge ornent ses chevilles et son petit corps est entièrement tatoué de dessins étranges.

— Tout va bien sous ton toit, chef ?

— Tout va.

— Qu’as-tu de bon à vendre au Tori (blanc) ?

— Des flèches, des peaux.

— Montre…

Les flèches sont banales, j’en possède déjà une collection complète et ne me préoccupe guère d’en acquérir d’autres. Les arcs sont mal travaillés ; la corde est de mauvaise qualité et la pointe d’os résisterait mal au cuir d’une antilope.

Les peaux par contre sont très belles, toutes en parfait état de conservation, le venin qui a servi au tannage, suivant les procédés ancestraux des aborigènes de ces régions, dégoutte encore. Un superbe cuir d’« arriragna » m’attire. Il est difficile d’en trouver à acheter, car la chasse en est réservée aux Indiens. L’arriragna (sans traduction en français) est un animal amphibie mammifère, qui remonte le courant des rivières par groupe de trois à six, en formation triangulaire et en poussant de petits cris assez semblables à ceux de phoques. Ces animaux nagent rapidement, ne laissant hors de l’eau qu’une pointe de museau moustachu et plongent avec ensemble et rapidité à la moindre alerte. Il est inutile de les tirer à la carabine, car, blessés ou tués, ils coulent immédiatement et il est alors impossible de récupérer la fourrure qui, d’un lustre ravissant aux reflets rouges et mauves, rappelle en mieux celle de la loutre.

Les Indiens les chassent durant des semaines jusqu’à découvrir leur nid. Ils les enfument ensuite et les assomment à la « borduna ».

La fourrure d’arriragna que m’offre le cacique tenterait un saint.

— Combien ?

Cent cruseiros. Le futé a compris mon désir, il en profite, les yeux modestement baissés, sa main brune courant sur la fourrure savamment exposée aux lueurs du foyer ; inutile, le beau billet de cent cruseiros passe de ma poche dans la main du cacique, il est patiemment examiné sur toutes les coutures, comme si le pauvre homme pouvait en vérifier l’authenticité, puis avec un grognement satisfait, il le fait disparaître dans un petit sac qu’il porte attaché autour du cou. Une vieille à la poitrine fanée entre dans la case, à ma vue elle esquisse un mouvement de retraite, le chef la rappelle d’un cri bref, docile elle s’assoit près du foyer et couvre ses cuisses noueuses d’un poncho usé. Dans le village, les Indiens vivent généralement peu vêtus, mais lorsqu’ils vont se ravitailler dans les armazems de Leopoldina ou qu’un étranger les visite, ils se couvrent.

— Tu veux que je prenne ton portrait, chef ?

— Vingt cruseiros.

— Avec tes femmes ?

— Cinquante cruseiros.

Je désigne la vieille qui file du coton sur un métier extrêmement primitif.

— Celle-ci seule ?

— Cent cruseiros.

Cette fois c’est trop, je vais pour sortir, il me rappelle :

— Vingt, dit-il.

J’accepte. Alors avec un grognement, il fait venir la vieille, les autres Indiennes rient, leurs joues sont bleuies d’une barbe fournie et les lèvres ombragées d’une moustache grand style ; bras et jambes sont couverts de tatouages ; elles sont laides et fument une pipe en fuseau, crachant à chaque instant avec l’adresse d’un vieux marsouin. Les cheveux noir de jais sont très longs, huilés et ramenés en frange sur les yeux. La couverture glisse. Les corps ont une ligne sculpturale. Quel âge ont-elles ? Quinze ans… Vingt peut-être. Bientôt elles seront comme la vieille qui pose pour mon objectif. Le chef a remarqué mon regard admiratif, il s’approche :

— Pour cent cruseiros, elles sont à ton service, tu sais, elles savent bien danser.

Je sors, écœuré de cet exotisme bon marché.

Après tout, pensais-je, les tueurs Chavantes n’ont pas tellement tort de résister à nos avances mielleuses… qu’ils conservent donc leur indépendance farouche.

Dehors, des chiens rouges et agressifs me reniflent avec insistance, canaris, singes et perroquets, toute une ménagerie puante, minuscule et criarde, se démène sur les toits de palmier de forme ogivale. Le sol est couvert d’immondices, des petits Indiens se poursuivent, une fille aux jambes maigres épouille un garçon qui, béatement, se laisse chatouiller le crâne. A chaque prise la fille pousse un gloussement de plaisir et croque le parasite après l’avoir massé entre ses doigts. Je m’étonne de cet appétit, et intéressé par la manière d’opérer, m’approche. Las… le moutard m’a vu. Il saute sur ses courtes jambes et avec un hurlement terrifié fuit courageusement, laissant la fille mastiquer sa dernière prise. Celle-ci réalise, m’aperçoit, sort de l’hébétude de sa digestion… et se précipite vers moi, les yeux fixés sur ma tignasse jaune abondamment fournie.

Serait-ce que… Non, Dieu merci, elle hésite et, à regret s’éloigne. Je l’ai échappé belle.

Le village est maintenant désert. Parfois une natte se soulève, un œil glisse un regard, s’assure de la présence de l’intrus. Puis un gamin s’enhardit, vient tout près de moi, touche les bottes bien cirées, me demande une cigarette qu’il mâche aussitôt avec assurance en lançant de grands jets de salive, puis, d’autorité, il me traine par le pantalon vers une case élevée un peu à l’écart des autres. J’entends des gloussements amusés de femmes derrière les frêles cloisons. Je pénètre dans la case.

Tout d’abord, je ne distingue pas grand’chose, ça sent terriblement mauvais. Puis j’aperçois quatre ou cinq filles assises sur des nattes qui me dévorent du regard et tendent leurs mains comme pour une aumône. Elles veulent des cigarettes. Je fais la distribution. Le gamin parle à l’une d’elles qui semble l’approuver, puis il vient à moi, me montre avec un petit air complice un couple que je n’avais pas encore aperçu, caché sous une couverture et qui se démène d’étrange manière. Ma parole, ils font l’amour. Je demeure pantois. Ma mine prête sans doute à confusion, car avec de petits cris heureux, une femme horriblement tatouée, édentée, et puante, me tend une calebasse pleine de noix amères et de baies sauvages. Interloqué, j’accepte.

Alors, le gosse rassemblant tout son malheureux vocabulaire portugais me dit :

— Senorita ? bonitas ? vingt cruseiros… et il montre dt1 doigt, d’un air superbe, le troupeau de femmes caquetantes. Je ne suis pas un prix de vertu, mais tout de même les beautés locales n’ont pas le don de m’émoustiller et je bats en retraite poursuivi par les cris des femmes indignées et le marmot qui me jette des pierres.

J’ai l’impression de manquer à mes devoirs de gentleman et de laisser de côté un peu de ma dignité.

Je hâte le pas. Personne, mais je devine des présences un peu partout et je suis sûr que la nouvelle de mon renoncement a déjà fait le tour du petit village.

Sur le sentier du retour, je croise un groupe d’Indien qui viennent de faire des emplettes. Les hommes sont pieds nus avec des pantalons crasseux et déchirés, certains ont les cheveux coupés courts dans la nuque avec une bonne épaisseur qui confère à leur visage sombre et vérolé des mines patibulaires au possible. Les femmes ont des airs hostiles et fermés, mais les corsages sont ouverts sur des poitrines abondantes et les jupes très longues entravent leur marche. Alors elles les relèvent jusqu’à la taille et se mettent à courir. Pauvres Indiens en cage !


Raymond Maufrais et une jeune Indienne.
(p. 71)




Crâne d’une femme blessée par les Chavantes.
(p. 124)




CHAPITRE IV

L’ENFER DU DIAMANT


2 OCTOBRE… huit heures du matin, par temps clair avec trente degrés à l’ombre.

Manoel s’affaire aux derniers préparatifs de notre voyage chez les chercheurs de diamants et entasse les sacs de vivres, les armes et les ponchos, dans une étroite pirogue longue de sept mètres, creusée au feu, puis taillée à la hache dans un tronc de « sucupira » et que les indigènes appellent « uba ».

Une femme, Sayança, nous accompagne. Elle connaît parfaitement la région et va nous guider de rivières en rivières, jusqu’au Rio das Garcas, partout où l’homme fouille la terre et lave le sable à la recherche du charbon maudit.

Drapée dans un pagne d’étoffe légère, le visage à peine variolé, de splendides cheveux noirs descendant jusqu’aux hanches, une peau mate et chaude, des yeux légèrement bridés, d’un laconisme exaspérant, Cayança, panaché africano-sino-européen, n’est pas sans attraits. Son pagne est un poème, fort décent d’ailleurs, mais aux combinaisons multiples. Il se transforme à l’occasion en maillot de bain inédit et suggestif, épousant parfaitement les formes d’un corps sculptural, évitant les complications gênantes du rhabillage ; une bonne odeur de chien mouillé est le seul inconvénient notoire de l’opération. Pour la pluie, les pans rabattus sur la tête au détriment de l’ensemble forment capuchon ; aux heures des repas, un petit carré découpé dans le bas, sert de filtre à café. Sayança est, comme on le voit, une femme pratique et agréable, chose qui n’est pas sans émouvoir la paresse chronique de Manoel qui s’accommoderait fort bien d’une épouse de la sorte.

Manoel, comme il se doit, est pieds nus, son chapeau de feutre sert à recueillir l’eau de la toilette et celle des repas, d’ailleurs le chapeau vaut le pagne et les jours de fête au village, les femmes dansent sur ses larges bords ; exercice chorégraphique du plus haut intérêt qui suscita toujours mon admiration.

Quant à la pirogue, elle se révèle d’une instabilité redoutable ; péniblement tassé dans un coin, entre deux sacs et une caisse, je regarde d’un œil mélancolique les berges du Rio, prévoyant le moment où, après avoir fait naufrage, nous devrons les atteindre. Mais la sûreté de pagaie dont fait preuve la belle aux cheveux longs me rassure. Accroupie à l’avant, avec une ardeur silencieuse, Sayança plonge dans l’eau verte, une courte rame jamais défaillante, cependant que Manoel s’épuisant à suivre la cadence, tout en protestant à grand renfort de jurons, scande son effort de râles attendrissants.

Criques brûlées, étroites lagunes à la végétation luxuriante, paysage cent fois répété, jamais renouvelé, chaque coude de rivière apporte ses inévitables perspectives tourmentées d’arceaux et de branches blafardes qui griffent la nappe lisse du courant.

Des singes criards et minuscules gambadent et pirouettent, des perroquets éternels rouspéteurs jacassent et jettent à la volée leur cri rauque. Le soir, alors que le rio se teinte de mille nuages empourprés, les frondaisons de la forêt vierge prennent du relief, les bruits sont pleins de terreur. Quelques feux dansent et se reflètent sur la courbe blême d’une plage.

— « Garimpeiros »[23], dit tout à coup Sayança.

Deux hamacs, un four de terre noire, des calebasses et au travers du toit de la cahute, le ciel et ses étoiles. Je suis clans la maison d’un chercheur de diamants.

L’homme est très vieux, son visage hâlé, brûlé par le soleil, est crevassé de rides, ses joues sont creuses et lors qu’il rit, on voit le trou noir de sa bouche édentée. Sa barbe courte et frisottante est blanche comme ses cheveux, mais le corps est encore svelte et musclé.

Il ne sait pas très bien quel est son nom : on l’a toujours appelé Canario. Il ne s’inquiète pas outre mesure des formalités de son état-civil et roulé dans son poncho, après avoir bu une large rasade de ma bouteille « d’agardente », il raconte ses histoires qui n’ontt rien de merveilleux ni de poétique, qui n’évoquent en rien les belles légendes que racontent certains voyageurs, car il n’est plus question de paillettes rutilantes sur des fonds sableux ni de diamants énormes, ni de fortunes miraculeuses, mais de beaucoup de travail pénible, de misère, et de souffrance pour gagner une poignée de farine et assurer sa subsistance en croyant à la venue de jours meilleurs.

Sa femme est assise sur une peau de puma ; elle pré pare de la « faroffa », un mélange de farine de manioc et de viande séchée au soleil qui est l’ordinaire habituel des chercheurs de diamants et de tous les habitants de ces régions désolées.

C’est une vieille femme laide, avec un goitre et des seins flasques, qui branle la tête en parlant toute seule.

Sayança racle du tabac dans une feuille de maïs et roule un gros cigare qu’elle attache ensuite avec une ficelle.

Manoel dort déjà, il n’a jamais autant travaillé. Le foyer, qui éclaire par intermittence, donne à sa barbe des reflets cuivrés.

Dans des berceaux tressés à l’indienne, suspendus aux branches du toit, deux gamins font semblant de dormir et nous épient avec leurs grands yeux noirs.

De la viande, enfilée dans des lanières d’écorce, sèche à la fumée du feu.

— C’est dur, dit Canario qui à ma prière raconte sa vie.

Dès qu’il sut marcher, son père lui enseigna l’art difficile de repérer les bonnes terres et de distinguer dans le gravier lavé le diamant du cristal de roche ou de la pierre roulée. Puis, le père est mort au cours d’une chasse au léopard, Oanario a hérité du matériel de garimage, acheté une autre pirogue et couru sur les rivières. Il avait alors quinze ans. Il a trouvé un bon placer, s’y est installé. Le placer était riche et Canario a gagné de l’argent, mais • comme il était jeune, d’autres sont venus qui l’ont roué de coups pour mieux le voler et l’ont abandonné sur une plage déserte. Il s’est cramponné à une épave qui filait sur la rivière et avec ses mains a pagayé pendant plusieurs jours en suivant le courant, harcelé par les crocodiles qui essayaient de la happer et attendaient la défaillance qui l’aurait obligé à lâcher prise et à se laisser couler dans la rivière. Des Indiens l’ont recueilli. Un poisson-tigre, au passage, l’avait mordu, arrachant un gros morceau de la chair du mollet. L’os était à nu… un sorcier l’a soigné. Lorsqu’il a été rétabli, il a tué un homme pour obtenir le matériel nécessaire à la prospection, puis il a recommencé à courir les rivières.

La chance… il a cru l’avoir : un gros caillou d’une vingtaine de carats… mais qui avait une faille et des points noirs ; on ne lui en a donné qu’une misère, alors qu’il se croyait déjà très riche.

Tout de même, avec son argent il est allé au village chercher une femme parce que, tout seul la nuit sur les plages, ce n’est pas drôle et qu’avec ce satané climat, le temps paraît bien long.

Un de ses amis était sans crédit, tué par les fièvres, incapable de travailler. Parce que c’était un ami, il a payé le crédit et pris la femme. C’est la coutume, pas d’église ni de mairie (les liaisons durent ce que dure la chance du prospecteur).

Quant aux enfants, ils vont parfois à l’école, lorsque le village est proche et qu’il y a une école, mais ils apprennent toujours à chercher le diamant avant de savoir lire ou écrire. L’instruction est le cadet de leurs soucis, leur vie est dure mais simple, et ils ne l’encombrent pas de philosophie.

Lorsque quelqu’un meurt, on le dépose dans un trou de la plage, quelque temps après, un orage efface le tumulus et balaie la croix, on ne sait plus où est la tombe, il y a seulement un peu plus de travail. Les jours fériés n’existent pas dans le calendrier du « garimpeiro » ; toute la famille travaille sans arrêt tant que le soleil éclaire la rivière.

Canario, pour sa part, est aidé par le compagnon de sa fille et les gamins qui sont nés de cette union. Il y a loin du placer de Canario au village. Chaque semaine, sa femme prend la pirogue, et, en compagnie du plus jeune des fils, remonte le courant pour aller au ravitaillement.

Les repas ne sont guère variés : la pêche et la chasse n’apportent qu’un faible appoint, car Canario n’a pas de carabine et puis, d’ailleurs, les munitions sont trop chères. La première chose achetée par le « garimpeiro » est cependant un colt de bonne marque et de gros calibre. Pour le reste, ça ne presse jamais.

Avant de manger il faut pouvoir se défendre. Aventuriers, hors la loi, évadés de bagnes et de centrales sont autant de dangers qui valent tous les fauves de la forêt et tous les Indiens encore insoumis. Ils sont là pour le diamant, et si la chance ne les favorise pas, ils l’aident un peu et ne s’inquiètent pas des conséquences. La seule justice est la loi du plus fort ou celle du plus malin, le revolver remplace l’avocat, sauvegarde pour les uns, instrument de travail pour les autres, lorsqu’on n’a plus rien à perdre, ou risque tout et si l’affaire fait un peu de bruit, on prend le large. Les mémoires sont courtes.

Ils partent à n’importe quelle condition, me dit Canario, pour des placers dont personne ne voudrait, La police ne s’avisera jamais d’aller les chercher. Mais ils n’aiment pas le travail, ils se lassent et cherchent l’occasion de perpétrer un mauvais coup. Elle arrive, car il est difficile au chercheur heureux de cacher son succès. Lorsque, par miracle, on découvre du beau diamant, le secret serait une torture qui ne serait même pas payée par le prix de la trouvaille. Le village est en liesse, on danse, on boit aux frais de l’heureux chercheur, les revolvers partent tout seuls. Les cris d’allégresse vont réveiller le « capangueiro » [24] qui se précipite, examine la pierre avec sa myopie spéculative d’homme d’affaire avisé. Il calcule rapidement le crédit accordé à l’heureux propriétaire, le déduit de la valeur approximative du diamant et paye. Aussitôt le « garimpeiro » met un billet de cinq cents cruseiros dans le canon de son revolver et décharge le barillet suivant le rituel des chercheurs de diamants.

Le bruit des détonations répercutées de placers en placers annonce à ceux qui peinent que l’un de leurs frères de misère a eu la grande chance de sa vie, la première, sans doute la dernière.

Les chercheurs s’arrêtent un instant et posent leur tamis sur le sable, ils lèvent la tête suivant l’écho de la fusillade, devinent l’endroit de la rivière d’où partent les détonations et se replongent avec une ardeur nouvelle dans leur travail.

« Mais vale un gosto que seis vintems[25]… > dit un proverbe des chercheurs de diamants.

Lui a trouvé, pourquoi pas moi ? L’espoir est la dernière des choses à mourir. Ils baissent la tête et cherchent fiévreusement, car chacun croit être le prochain élu.

Autour du triomphateur de cette journée mémorable qui prend vite place dans la légende, les autres se réunissent et cherchent à grapiller un peu de la fortune qui lui échoit. Ils essaient de lui vendre tout ce qu’ils possèdent, le foulard vert qu’il aimait tant, les bottes à soufflets, la carabine à répétition… on flatte les instincts et les désirs de l’homme qu’affole cette fortune subite.

Tous boivent et s’affalent ivres morts. Il paye. Ce jour là, personne ne travaille au village. L’alcool de cannes à sucre coule à flots.

Les femmes, comme les moustiques un jour de pluie, se précipitent et se donnent à l’emporte-pièce, encouragées par les maris qui oublient leur jalousie et dignement s’absentent.

Seul dans une case, le vainqueur du sort voit lui apparaître, comme dans un songe, de femmes qui l’emmènent dans un paradis qu’il n’osait imaginer. Au matin, lors qu’il se réveille épuisé des excès de la veille, la bouche pâteuse, il fait le compte de l’argent qui lui reste, jette un regard haineux sur le fleuve qui coule, drainant avec lui les rêves de ceux qui n’ont pas eu « a sorte grande »[26] et jurant qu’on ne l’y reprendra plus, selle son cheval et s’apprête à fuir la région maudite.

Le « capangueiro » qui a tout prévu et ne tient pas à perdre un travailleur marqué par la chance, lui jette dans les jambes la plus belle fille du pays qui lui croque à belles dents son dernier argent.

Et le soir même, le « garimpeiro » emprunte quelques sous pour racheter son matériel offert à des amis, ou alors, s’il a résisté aux charmes de la belle, il selle son cheval et se prépare à affronter des centaines de kilomètres dans la jungle et les pampas jusqu’à la ville voisine.

Le chemin est long, les accidents arrivent vite, panthères, pumas, loups rouges, serpents,… autant de bonnes excuses pour expliquer un meurtre qu’il est difficile de découvrir sur des ossements épars au milieu d’une piste.

Crime ou accident ? Les gens s’en moquent, et veulent ignorer le drame. Certes, il y a d’autres procédés de brigandage :

— Nous avons des acheteurs, soupire Canario. Ils arrivent dans de beaux canots, bien habillés, bien armés, avec des cadeaux pour la femme et les enfants, mais ce sont des requins. Ils réalisent d’énormes bénéfices sur notre dos. Et puis de toute manière, même si l’on va à la ville, après la vente, les plaisirs ne nous lâchent plus, on a tellement peiné pour gagner cet argent qu’il est naturel de regagner le temps perdu et d’en jouir un grand coup. Après, ma foi, lorsqu’il ne reste rien, on retourne au placer et la vie recommence.

Il faut attendre parfois vingt ans pour avoir à nouveau la joie d’une découverte… on l’attend encore jusqu’à son dernier souffle et l’on crève comme un chien misérable avec, dans le délire encore, des mots d’espoir. C’est dur, répète Canario.

Le matin est beau sur la rivière, la fraicheur agréable. Une odeur forte monte de la forêt avec le soleil d’un rouge sang. Le concert habituel des oiseaux et des insectes sert de fond encore au tableau de la brousse qui s’éveille.

De l’eau jusqu’aux mollets, un pantalon de toile grise retroussé, torse nu, un poignard à la ceinture, Canario accroupi sur la berge racle avec une palette le centre d’une sorte de cible formée par le tas de graviers qu’il vient de renverser sur le sable après l’avoir lavé et passé à la « bateia »[27]. Cette cible, m’explique-t-il, est le résultat du mouvement giratoire et continu imprimé au tamis (ainsi qu’un autre simultanément ascendant et descendant) qui au cours du tamisage place d’une manière presque parfaite les pierres les plus lourdes au centre du grillage et les autres à l’entour. Suivant leur poids et leur qualité, ces pierres ont une couleur plus ou moins foncée, c’est ce qui s’appelle le « cascalho », ou encore les « formas » et leur nom diffère suivant la forme et la couleur, c’est ainsi qui’il y a l’ « ovo de pombo », ou œuf de pigeon qui est du quartz roulé, « feijao preto » ou haricot noir qui est du jaspe, « pretinha » ou turmaline, « ferragem » ou rutile ; « feijao vermelho » ou haricot rouge… ces pierres accompagnent toujours le diamant et révèlent sa présence à un œil averti. La précieuse gemme étant la plus lourde se trouve toujours au centre de la cible formée par le tamisage.

L’œil de Canario est excellent, les années ne l’ont pas usé et il ne lui faut pas longtemps pour constater qu’il n’y a pas le moindre « chibin »[28] dans le nouvel apport de terres lavées.

Sylvio, le compagnon de sa fille, pioche dans un tas de terre diamantifère extraite, au fur et à mesure des besoins, d’une carrière ouverte au flanc des hauteurs avoisinantes. Il remplit une cupule de bois que l’aîné des gamins porte à son grand-père. Canario renverse celle-ci dans la « bateia » et avec un mouvement régulier de va-et-vient, le vieux « garimpeiro » agite le tamis lourd de terre rouge. Le courant se teinte de traînées, le mouvement ne ralentit pas un seul instant, toujours aussi régulier, la terre va au fil de l’eau, puis les traînées pâlissent : il ne reste plus que du gravier.

Canario soulève le tamis ruisselant et d’un mouvement sec, le retourne et le plaque sur le tas formé par les lavages précédents.

La cible est là, parfaite : noir de jais, marron, cristal sale, les teintes s’unissent et se fondent à la limite des cercles en un délicat ton-sur-ton.

Le soleil monte toujours plus haut derrière la forêt. Il n’y a plus de brumes sur les eaux du rio, mais le scintillement de milliards de paillettes mordorées dans les criques. Lent et glauque, le courant creuse des remous.

Canario racle, fouille, aplanit, brouille le tas et recommence, sans fièvre. Les heures passent n’apportant au chercheur que pierres roulées et cristal… les gestes sont mécaniques, la chaleur et la réverbération deviennent insoutenables. Le tube de bois appelé « picua », dans lequel les prospecteurs mettent leurs trouvailles, reste vide, pendu à la ceinture de Canario qui ne semble pas s’en inquiéter outre mesure. Question d’habitude peut-être, mais voici trois mois qui’il n’a rien trouvé. La terre est riche pourtant, pas de chance, voilà tout.

Assis sur le sable, Canario, Sylvio et le gamin puisent à pleines mains dans un sac de farine et décortiquent des lamelles de viande séchées au soleil. Je m’associe et mange avec eux.

Dans la cahute, la femme plume un canard pris à la résine des pièges que les enfants vont tendre à la tombée du jour.

Sayança fume son éternel cigare attaché avec une ficelle. Ses yeux regardent je ne sais quoi. La fille de Canario a disparu. Manoel aussi, avec ma carabine. A intervalles réguliers, les détonations roulent sur la rivière.

— Sayança… nous partons ce soir.

— Si senhor… vamos.

Manoel est revenu de la chasse bredouille, mais tout le chargeur de ma carabine y est passé. Puis nous sommes partis, laissant Canario et sa famille à leur solitude, à leurs espoirs.

La pirogue a repris le fil du courant.

Pendant trois jours nous avons descendu le rio, vu les mêmes placers avec les mêmes peines. Parfois aussi des croix de bois sur une plage, près de cahutes abandonnées. Des jalons délimitent le placer et personne ne s’avise d’enfreindre la consigne qui veut que toute propriété jalonnée soit respectée, même si son propriétaire est malade ou parti en voyage pour un temps indéterminé. Parfois cependant quelques bandits franchissent les limites et s’installent, bravant la loi du Iynch sommaire et implacable qui punit de tels forfaits.

— Sayança… dépêchons-nous…

— Si, senor… Manoel vamos de pressa rapaz…

La « corrutela », le village des chercheurs de diamants, est loin de la rivière. Autrefois il y avait à sa place la forêt vierge et hostile. Un jour, un homme égaré a trouvé une belle pierre, presque à fleur de terre, ça commence toujours comme ça. L’histoire rapidement colportée a fait le tour de l’État et des caravanes de prospecteurs se sont organisées, suivies de toute une population mercantile qui a pour charge essentielle de les exploiter. Ce fut la ruée et à brève échéance la désillusion.

Les aventuriers s’en revinrent, d’autres restèrent, accrochés à un espoir que rien ne pourrait expliquer. A l’époque des pluies, lorsque les terrains d’exploitation sont inondé, les « garimpeiros » partent chercher un travail plus prosaïque dans les fermes ou les villages voisins, ils vagabondent quelques mois, impatients de reprendre le tamis et enfin, fidèlement, à la bonne saison, reviennent à leur hantise.

Des gamins traînent dans la boue des ruisseaux avec de petits cochons noirs et grognons. Les femmes sont belles ou laides, on ne sait jamais. Les hommes sont au travail. Quelques mulets paissent entre les cabanes de palmiers, le monde est loin, l’ennui pèse.

Dans l’unique boutique de la « corrutela », je suis allé boire un verre en compagnie du « capangueiro » que Manoel vient de me présenter.

Un grand gaillard avantageux avec des bottes molles, une chemise à carreaux et un beau feutre orné de rubans multicolores. Un colt bat sa cuisse, son adresse est proverbiale : être ami de Rafaelo est un sauf-conduit dans les placers.

Étrange bonhomme en vérité, brave garçon et crapule, sachant adroitement profiter des circonstances et criant sur les toits des aventures à la Tartarin. Le fait est qu’il avance de l’argent aux prospecteurs en détresse à des conditions toutes particulières. L’emprunteur s’engage à travailler tant qu’il n’aura pas remboursé l’intégralité de la somme et Rafaelo reçoit quatre-vingts pour cent de la vente des pierres récoltées. Le malheureux emprunteur passe des années, parfois toute sa vie à payer ses dettes sans cesse croissantes. Il n’arrive d’ailleurs jamais à se libérer complètement : il est dans un état proche de l’esclavage parce qu’inconditionnellement à la merci de Rafaelo.

C’est une loi acceptée par tous et respectée, appuyée d’arguments convaincants. Celui qui tenterait de s’y dérober s’attirerait les foudres du village tout entier, en sus de celles de Rafaelo, fort suffisantes du reste puisqu’elles tiennent à une exécution sommaire.

Lorsque le prospecteur endetté est maître d’une jeune et jolie femme, la question prend une autre tournure et Rafaelo admet alors dans une certaine mesure des circonstances atténuantes, c’est-à-dire qu’il consent à ce que le règlement de la dette soit effectué en nature.

Il accapare la femme et le prospecteur s’en va tenter ailleurs la chance. Rafaelo, vite lassé des charmes procurés par sa nouvelle épouse, cherche alors un placement avantageux qui généralement le rembourse au centuple des frais qu’il a engagés pour le mari et c’est pourquoi il affectionne ce genre d’affaire : il loue la femme aux prospecteurs de passage et l’installe dans une case gentiment meublée d’un hamac à deux places et d’une cruche d’eau, ou alors il la vend au prix fort aux amateurs éclairés, ses confrères « capangueiros ».

Fort heureusement, les prospecteurs qui veulent évite1· les griffes de Rafaelo peuvent travailler à « meia-pracca »[29], ce que nous appellerions en Europe à mi-fruits. C’est-à-dire que le « garimpeiro » s’entend avec le propriétaire d’un terrain diamantifère et en échange de la nourriture et du matériel, s’engage à partager équitablement le produit de la vente de ses trouvailles. Il peut aussi travailler sur un terrain de l’État et donner de vingt à trente pour cent sur la valeur des pierres récoltées à celui qui lui assure sa subsistance matérielle. Mais il se trouve que tous les bons terrains sont aux mains de gens du type de Rafaelo et c’est vraiment à contre-cœur que les « garimpeiros » se réfugient dans ces dernières ressources, car même travaillant pour Rafaelo, ils espèrent gagner suffisamment d’argent pour se libérer de leur dette et assurer leur avenir.

Rafaelo d’ailleurs éprouve un souverain mépris à l’égard de ces méthodes qu’il juge improductives pour les propriétaires de terrain, et avec une fierté naïve il me montre une dizaine de pierres translucides et sans éclat.

— Il y en a, me dit-il, pour cent mille cruseiros (soit pour un peu plus qu’un million de francs).

Après avoir soigneusement rangé cette petite fortune dans un sac de toile pendu à son cou, il m’emmène visiter le terrain d’exploitation qui est à quelques kilomètres du village. De petits cochons courent entre nos bottes, nous enjambons des canaux étroits, cloisonnés de poutres comme des galeries de mines à ciel ouvert. Quelques arbres étiques et tourmentés sans aucun feuillage semblent avoir été soufflés par un bombardement et sont agrippés au flanc d’énormes excavations dans lesquelles croupit une eau jaunâtre et nauséabonde.

Rafaelo marche très vite. J’ai quelque peine à suivre sa marche. Le paysage devient d’une sauvagerie rarement égalée, la terre semble avoir été bouleversée par un cyclone : partout des trous, des remblais, des tranchées, de brusques éboulis.

Des centaines de canaux découpent en lotissements irréguliers le champ d’exploitation, chauffés à blanc par un soleil sans nuages qui en fait autant de miroirs qui brûlent les yeux.

— C’est là, dit Rafaelo…

Dans chaque trou, un homme accroupi. Dans chaque tranchée, des bras armés de pioches qui peinent, partout des hommes.

Le travail est celui de Canario et de tous les chercheurs de la région, la « bateia » s’appelle maintenant « peinera », mais la méthode primitive est la même. Seul le cadre change, c’est celui du « monchào »[30].

Pas de rivières, pas d’oiseaux. De la forêt, il ne reste que des troncs calcinés, des racines enchevêtrées, le soleil ardent donne un caractère de travaux forcés à l’exploitation de ces terres infernales.

Tout est livide avec de grandes rayures grisâtres.

Noirs vêtus des guenilles sans nom d’une misère impossible à décrire et qui feraient la joie de producteurs de films en quête de figurants, métis, Indiens hâves et nus, Chinois, blancs qui n’ont plus de la race que des traits décharnés et amaigris.

C’est une confusion inouïe d’hommes à peine dignes de ce nom que la barbe, la boue et le jaune de la fièvre re couvrent d’un vernis uniforme.

Il ne manque qu’une dizaine de gardes-chiourmes armés de fouets pour nous transporter au temps des galères et aux périodes les plus reculées de l’esclavage.

— Leur faire gagner de l’argent ? dit Rafaelo. Pour quoi ? Dès qu’ils en ont, ils vont le dépenser à la ville et reviennent ici implorer une pelle et un tamis. Moi, je ne fais pas de dépenses inutiles et bientôt je pourrai vivre tranquillement du fruit de mon travail.

Quand je vous disais que Rafaelo est un garçon à la page.

La nuit tombe sur l’enfer du diamant, les noirs harassés se plongent dans l’eau jaune des canaux et, leur tamis sur la tête, rentrent au village. Ils ne parlent pas, un rêve intérieur berce mal leur souffrance.

Meia pracca… Rafaelo et Cie… les prospecteurs peuvent travailler toute leur vie, jamais la fortune ne leur sourira. Ils restent parce qu’ils croient à la chance, ce sont des joueurs viciés, de mauvais joueurs, car ils s’acharnent : leur roulette est leur tamis et leur casino à ciel ouvert. Quant au croupier… c’est Rafaelo.

« Les jeux sont faits, Messieurs, rien ne va plus… »

A l’entrée du village, une Indienne d’une dizaine d’années attendait Rafaelo. Elle lui a parlé dans un dialecte indien, du garani, je crois. Rafaelo a souri, passé une main distraite sur les seins minuscules de l’enfant indifférente à peine vêtue d’une bande d’écorce entre les cuisses, puis il me regarde avec un grand sourire inspiré et d’un geste large de grand seigneur en mal d’aumônes…

— Prends-la, dit-il. C’est un cadeau qu’un ami m’envoie de loin… passe la nuit à la « corrutela » ; demain je te donnerai des chevaux.

— D’où vient cette fille ?

— Mon ami l’a recueillie dans un village abandonné, puis l’a expédiée jusqu’ici escortée par ses « peàos »[31]. Elle vient de très loin, par là-bas…

Rafaelo désigne de sa main tendue le moutonnement de la forêt vierge que dorent les derniers rayons d’i, n soleil pâle.

—… et puis, continue-t-il… on pourra jouer au poker, ça me changera un peu, il y a si longtemps que je n’ai pas touché aux cartes.

— D’accord, Rafaelo… je reste.

 

J’avais flairé le piège hier au soir, mais l’animal m’a tout de même possédé en beauté, je pars au petit jour, la tête basse, tel un renard que la poule aurait pris, après avoir perdu mon dernier argent et forl marri de l’aventure.

— Ate luego amigo…

Rafaelo est là qui me salue de son feutre avec un large sourire ; j’éperonne ma monture et en compagnie de quelques métis, laissant Manoel et Sayança retourner à Leopoldina, avec la pirogue, je cingle vers l’ouest en direction de Xavantina, sur la rive droite du Rio das Mortes, à trois jours de cheval de Barra-Cuyabana.

Trois jours de chevauchée sans histoire, le long d’une piste passable qui serpente dans une pampa sans bornes, parsemée de bouquets d’arbustes étiques.

La réception de Xavantina est chaleureusement désagréable. Il a plu toute a journée et des nuages de moucherons et de fourmis ailées se fourrent dans le nez, la bouche, les oreilles et les yeux, occasionnant des éternuements et des contorsions à n’en plus finir. Des « murissocas » énormes et bourdonnantes se mêlent à la fête et ont tôt fait de boursoufler les épidermes de cloques blanches et sensibles ; leur dard acéré traverse facilement la toile de nos chemises et de nos pantalons. C’est à ne pas y croire, ces moutstiques sont infernaux.

Je réussis cependant à trouver un répit très relatif dans la grande case fraiche et accueillante que le Docteur Roxa, chef du poste de Xavantina, m’invite à partager avec lui.

Ouf… sans m’embarrasser de formalités, je m’affale dans un hamac installé aux poutres maitresses de la cabane et avec un soupir de satisfaction me laisse aller avec un doux balancement.

Roxane doit pas avoir plus de trente ans. Il ne paraît quarante, peut-être est-ce à cause de la barbe abondante qui hérisse ses joues creuses ou bien de son teint hâve et cadavérique qui souligne encore davantage la lassitude des traits précocement marqués par ce rude climat.

Les uns après les autres, des hommes qui se ressemblent comme des frères viennent me souhaiter la bienvenue : barbus, débraillés, solidement armés, vêtus de loques innommables et jaunis par la fièvre. Ce sont des fonctionnaires sans état-civil ni référence, puisque ayant oublié volontairement leur passé pour se ranger sous l’étendard des pionniers de la Fondation du Brésil Central.

Leur mission est de défricher et mettre en valeur le Far West brésilien, d’établir des voies de communication et d’entretenir des relations cordiales avec les tribus indiennes qui rôdent dans les parages.

— Braves garçons, me dit Roxa, un peu têtes folles, le revolver facile, mais des hommes sur lesquels on peut compter. Ils se sont pris à leur travail comme d’autres à la hantise du diamant. Parfois le cafard les travaille … alors je leur donne quelques jours de congé ; malheureusement ils reviennent tous avec des maladies vénériennes pas toujours très faciles à soigner dans ce bled. Que voulez-vous… ici, ça manque de femmes. J’ai trente hommes avec moi, la saison des pluies nous coupe de tout contact avec le monde pendant des mois, j’ai beau interdire l’alcool… ce sont des êtres sensibles qui ne rêvent que jupons et bagarres, et les sens sont aiguisés par ce climat du diable… Un jour, une femme est venue à Xavantina, l’épouse du Colonel Vanique, chef de l’expédition Roncador Xingu. Elle était nouvellement mariée et voulait suivre son époux… trois mois plus tard elle se suicidait d’une balle dans le ventre.

Roxa se tait. Il allume une cigarette à la braise du feu qui rougeoie entre deux grosses pierres et me tend le « chimarào » plein d’une infusion brûlante appelée maté. Le maté est une boisson typiquement sud-américaine qui peut se boire chaude ou glacée, mais en suivant certains rites immuables. Le maté se boit dans le chimarào et le chimarào est une calebasse en forme de poire, quelquefois richement plaquée de ciselures d’or ou d’argent massif (en la circonstance de cuivre) et dans l’embouchure de laquelle on introduit une paille de métal prolongée d’une passoire minuscule qui plonge dans la bouillie verdâtre de l’infusion.

Je tiens la calebasse entre mes deux mains et aspire longuement. C’est une tisane pas tellement désagréable qui serait certainement meilleure sucrée, mais le sucre (comme le sel) est ici une denrée très rare et très chère. La calebasse réchauffe les mains engourdies par les froids de l’aube, lorsqu’on bivouaque dans la pampa, et les « caboclos »[32] de la région l’appellent « cuia » ; quant au tube de métal, c’est la « bomba » >.

— Doctor, doctor… olhe so a cobra…[33].

Quelques hommes fort excités viennent de faire irruption dans la case et déposent aux pieds de Rixa un serpent d’une douzaine de mètres et de trois palmes de diamètre. La tête du reptile est broyée, sanguinolente et le ventre ouvert dans toute sa longueur zébré de coups de sabre.

— Nous l’avons tué à cinq « leguas » d’ici, expliquent les hommes avec fierté. Humberto voulait le ramener vivant et nous l’avions pris au lasso mais dans la pirogue, ses contorsions menaçaient de nous faire chavirer alors on a décidé de le tuer et de lui retirer la peau. Nous l’avons attaché à un arbre après lui avoir déchargé dans la gueule tout le barillet d’un colt de calibre trente-deux… mais l’animal avait la peau dure. On s’est mis à huit pour l’étirer et ensuite le dépouiller, il a gigoté comme un beau diable et nous a envoyés promener les quatre fers en l’air. Finalement nous avons réussi à l’achever et quand on lui a ouvert le ventre, on a trouvé deux tortues, à l’intérieur, des « tracajas ».

— Dépouillez-le maintenant, ordonne Roxa et se tournant vers moi, il m’explique :

— C’est un « sucuri ». Certains atteignent quinze et dix huit mètres. Ils s’embusquent dans les branches surplombant la rivière et se laissent tomber sur les pirogues qui passent. Naturellement, avec leur poids, la pirogue chavire, alors ils saisissent un homme entre leurs anneaux et l’emmènent avec eux dans les profondeurs de la rivière. Un rameur de l’expédition Roncador Xingu a été saisi de cette manière par un serpent qui, fort heureusement, n’était pas très gros puisqu’il faisait à peine sept mètres !… mais tout de même ses camarades ont dû batailler pendant plus d’une demi-heure pour le libérer de l’emprise du reptile. Si l’homme avait été seul, il aurait été perdu.

— Mais je pensais que le boa africain était un des plus gros reptiles…

— Je sais, sourit Roxa… seulement les zoologues n’ont peut-être jamais vu de « sucuri », c’est une erreur à corriger. On doit bien ça à notre serpent de rivière… il fait assez souvent parler de lui.

Roxa est parti chercher des chevaux pour faire une visite à ses plantations.

— Vous verrez ce travail, m’a-t-il dit d’un air heureux.

Dans un coin de la case, un râtelier d’armes fort rustique groupe tous les modèles de fusil, des origines à nos jours, c’est un vrai musée. Des piles de caisses de munitions cerclées de fer forment un véritable arsenal à côté d’instruments agricoles, tels que pelles, pioches et pics. Des sièges et des tables de cuir ou de peau sont couvertes d’esquisses, de schémas d’urbanisme, de plans inachevés et de rapports. Les parois de la case, qui affecte une forme pyramidale, offrent un curieux mélange de peinture surréaliste, de crânes, de peaux sommairement tannées, de mille trophées de chasse qui attestent la sûreté de tir du propriétaire de la case en même temps que ses goüts artistiques… car Roxa m’a avoué avoir uu faible pour la peinture. Ses dessins sont d’ailleurs nettement influencés par le style des statuettes précolombiennes et des tatouages de certaines tribus indiennes en voie de disparition.

Par terre, d’énormes melons d’eau, des bananes, pesant chacune au moins deux kilogrammes, des fruits tropicaux des plus connus aux plus bizarres voisinent dans un fouillis fantastique avec des paniers en osier pleins d’œufs de canards sauvages ou de tortue. Une énorme lampe à huile est suspendue à un câble au-dessus d’un lit de camp surmonté d’une moustiquaire verte. Quelques livres trainent aussi, surtout des ouvrages de géographie et des traités de peinture. Pas un seul roman, à peine un mémento d’histoire du Brésil et des brochures sur Karl Marx.

Avant de partir, nous allons déjeuner dans une case voisine qui sert de réfectoire. Un noir athlétique, dont les muscles superbes feraient le bonheur des rapins de Montparnasse, nous sert un rôti d’antilope avec des patates douces et des racines de manioc cuites à l’eau. Du maïs grillé à l’indienne dans ses feuilles vertes complète ce repas de pur style broussard et nous enfourchons nos montures pour nous rendre au lieu des plantations futures de Xavantina.

Deux heures de petit trot, d’abord la pampa, ensuite la forêt de plus en plus dense, enfin une large éclaircie…

— C’est là, dit Roxa.

J’ai toujours imaginé l’enfer de Dante dans un pareil décor. Je reste immobile sur ma selle et mes yeux courent sans pouvoir se fixer sur des centaines d’hectares incendiés couverts d’une épaisseur incroyable d’humus et de cendres.

Des troncs gigantesques tordus, enchevêtrés, hérissés de racines larvaires étirées et figées comme des doigts immenses griffent de l’eau noire, sinistrement noire, sans reflet et sans vie dans laquelle on coule jusqu’aux hanches, les bottes glissant sur une vase gazeuse et fétide : une eau lourde de détritus, grouillante de reptiles qui strient la vase comme des flèches.

Je suis descendu de cheval et j’avance derrière Roxa, déjà transformé en charbonnier, mon cœur seul battant dans le silence lourd qui plane. Tout est noir, d’un deuil sinistre. La masse toute proche de la forêt vibrante de sève contraste violemment avec la vision de ce cimetière forestier qui, au crépuscule, évoque avec ses grands arbres foudroyés les ruines d’une cathédrale.

L’arceau des branches calcinées, les colonnades frêles et torsadées des lianes vivaces qui sortent de la pourriture ou tombent du ciel pour étreindre ces morts, les soutenir et les ranimer…

Les lourds piliers des baobabs, les dalles noires et bitumeuses de l’eau stagnante…

Le voyageur somnolant sur sa monture et débouchant de la forêt verdoyante imaginerait apercevoir sous un ciel implacablement azuré la forêt pétrifiée des génies de son enfance.

Seuls, minuscules dans ce cataclysme, torse nu, deux hommes travaillant à la hache élaguent les troncs et dégagent les racines, s’acharnant à une besogne dont je ne comprends guère l’utilité. Le fer sonne creux sur le bois, comme la frappe d’un glas.

— Oui, je sais, dit Roxa… quand on n’est pas habitué, ça fait quelque chose de voir la forêt dans cet état-là. Nous l’avons incendiée il y a quelques semaines pour mieux défricher, nous attendons du matériel mécanique… ça fait deux ans qu’on nous le promet. Et pour l’instant, les hommes essaient de faire de leur mieux. Là nous planterons du maïs… du manioc… là des patates douces, des pamplemousses…

Sa main dessine des mystérieuses arabesques qui délimitent des carrés ql1e son imagination voit déjà fleurir. Il ne comprend donc pas.

C’est peut-être moi qui ne le comprends pas.

C’est un bâtisseur, il est de la trempe de ces hommes qui font des empires.

De ceux que n’importe quel pays au monde considère comme de doux illuminés, sans leur accorder le moindre crédit, parce qu’ils ont la foi.

Et cependant, sans eux, qu’en serait-il du monde ?

A quelques kilomètres de ces lieux, Roxa me montre un champ étroit et sec sur lequel une douzaine d’hommes se penchent, mollement armés de houes en bois de fer.

Les sillons sont indécis, tourmentés de pousses sauvages qu’il faut arracher à chaque instant et qui toujours repoussent, étouffant la levée des tiges nutritives. Cette terre primitivement asservie à la culture appartient encore à la forêt, son emprise est tangible et un jour, les hommes devront bien se lasser ou alors lutter contre elle avec des armes autres que leurs bras ou leur volonté.

Un vieux ne fait rien. Il est assis auprès d’un feu et surveille la cuisson du riz qui bout dans une marmite.

— Je les ai engagés pour quelques mois, me dit Roxa… mais ils ne nous aident pas beaucoup. Ce sont des errants qu’anime la hantise du diamant. Ils arrivent de Manaus, de Belem, de Bahia, toujours à pied, parcourant des distances incroyables, seuls ou en caravanes, mal armés, peu vêtus, se nourrissant d’herbes et de racines.

Ils travaillent trois jours d’un côté, un mois de l’autre, essayant de gagner quelque argent pour s’acheter le matériel de prospection. Ils passent, mais rien ne demeure. Ils ne créent pas, ce sont des joueurs… Ils courent les forêts, mais n’ouvrent pas des routes ou des pistes que d’autres pourraient utiliser après eux. A peine des coulées comme des fauves, des coulées qui se referment sur leur passage des villages de torchis qui s’écroulent et dispa1·aissent à la première pluie…

Ils ne font rien de durable… « diamant »… hors la pierre maudite rien ne compte pour eux. Leur itinéraire d’ailleurs est presque toujours circulaire ; ils se bornent à suivre les rumeurs propageant les bruits de la découverte d’un filon ou d’un placer… alors c’est la ruée.

Toujours de nouvelles terres, jamais le souci de s’établir, ils ignorent la famille, sont analphabètes, malades : presque tous tuberculeux ou syphilitiques parce que dépourvus d’assistance sociale et médicale.

Ce sont des nomades sans avenir qui veulent s’enrichir vite.

Il nous faudrait pouvoir fixer ces gens-là, leur donner une raison de demeurer, de construire, d’espérer… mais ils retournent toujours à leur rivière, un sac de toile en bandoulière, travaillant à laver le sable comme des forcenés, de l’aube à la nuit, parfois même à la lueur d’une lampe à pétrole… pour ne pas perdre de temps et aller plus vite… ne pas laisser passer la fortune avec leur chance.

Roxa se tait. Les hommes fredonnent dans les champs de vieilles mélopées d’esclaves… ils travaillent mollement, sans courage. Ils n’ont même pas levé la tête à notre arrivée.

Nous retournons lentement vers le village, car Roxa a voulu me suivre à pied, trainant sa monture par le licol.

— Vous comprenez, dit-il en manière de réponse à ma muette interrogation, j’ai besoin de fatiguer le corps pour lutter contre mes sens, je veux éviter l’insomnie et chaque jour je fais de longues promenades… après ça je dors comme une brute sans penser à rien.

A notre arrivée au village, une surprise peu commune m’attend, une jeune noire est couchée dans mon hamac et l’histoire ne serait pas tellement désagréable si la femme en question n’était en train d’agoniser. Son crâne n’est plus qu’une plaie, les cheveux adhèrent encore par endroit aux lèvres de coupures profondes et purulentes qui mettent l’os à nu et dégagent une odeur pestilentielle.

C’est Joaquin, un « caboclo » de Xavantina, qui était allé chasser aux environs un troupeau d’antilopes, qui l’a ramassée sur une piste où elle délirait après être tombée, inconsciente, du cheval qui l’amenait au village.

Par recoupement, Roxa arrive à reconstituer l’histoire, aidé par les plaintes de la malheureuse qui se débat contre d’invisibles agresseurs. Elle habitait avec son mari, sa mère et ses enfants une cabane au bord de la rivière. Les Chavantes sont arrivés, ils ont massacré toute la famille et pillé la maison. Laissée pour morte et unique survivante, la jeune femme a réussi à se hisser sur un cheval et à se diriger vers Xavantina. Mais terrassée par la fièvre, elle tomba de cheval et il est probable que si Joaquin ne l’eût découverte, les fauves l’auraient rapidement achevée. Les plaies de la pauvre femme sont, m’assure Roxa, vraiment celles causées par la « borduna » chavante et je ne peux résister au désir que d’aucuns trouveront morbide de photographier le crâne et ses blessures.

J’ai aidé Roxa de mon mieux à couper les cheveux de Maria (tel est le nom de la blessée) et à désinfecter les plaies qui grouillent de vermine. La fièvre n’est pas tombée.

Les hommes qui m’ont accompagné à Xavantina repartent demain pour Barra Cuyabana, à la confluence du Rio das Garcas et de l’Araguaya. Je vais partir avec eux pour rejoindre au plus tôt Leopoldina. Meirelles maintenant ne tardera pas à arriver pour préparer l’expédition.

Pour notre souper d’adieu, Roxa fait abattre par ses hommes un superbe zebu et me convie à participer au « churrasco ».

Nous sommes une vingtaine rassemblés autour du grand feu sur lequel rôtissent les abats de zébu et d’énormes quartiers de viande saignante. Une bonne odeur s’élève bientôt et les hommes piquent de la pointe de leur poignard le morceau de leur choix. La viande ainsi grillée a une saveur délicieuse et je mords à belles dents la chair tendre dégouttante de jus noir en puisant à pleine main dans un sac de farine de manioc, complément indispensable au festin. Nous mangeons debout, en silence, affamés, écrasant de nos mains pleines de graisse les moustiques toujours aussi voraces.

— Surtout, me recommanda Roxa entre deux bouchées, soyez prudent lorsque vous serez en territoire Chavantes. On ne voit jamais venir ces bougres-là, ils profitent habilement du moindre accident de terrain et rarement leur flèche manque le but. Ces Indiens sont certainement les plus féroces du Brésil et je doute qu’un jour on parvienne à les dompter.

— Sûr, approuvent quelques hommes qui, au cours de leur existence aventureuse, ont eu maille à partir avec les Chavantes…

— Moi, renchérit un autre avec force, je me souviens d’avoir assisté au massacre de deux prêtres qui avaient installé leur bivouac sur une petite ile déboisée près du Bananal en compagnie d’un troisième larron qui parvint à s’échapper et appartenait à l’ordre des salésiens… le père Hippolyte Chovelon, une belle canaille d’ailleurs, qui a quitté la robe pour devenir trafiquant et a réalisé bon nombre d’abus de confiance dans la région. Il n’est guère aimé, c’est dommage qu’il ait échappé au massacre. Donc, ce jour-là je revenais de la pêche lorsque j’ai senti l’Indien… ces bougres-là, quand on en a l’habitude, on les sent à dix kilomètres. Je naviguais doucement dans ma pirogue et j’ai vu les Chavantes à deux cents mètres de ma cachette sous des arceaux feuillus, qui attaquaient les missionnaires qui, n’étant pas armés, levaient des crucifix en faisant des signes de paix. Les Indiens sont venus sur eux et les ont tués à coups de borduna. Chevelon s’est sauvé à la nage, les Indiens ont lancé des flèches, mais lui a plongé et ils ne l’ont plus vu et comme ils ont peur de l’eau, ils n’ont pas insisté. Ils ont pillé le camp et laissé leurs « bordunas » auprès du cadavre des deux pères… si par hasard vous passez près du Bananal, vous verrez un petit tumulus de pierre. Ils sont là-dessous.

Les appétits sont maintenant calmés. La fraicheur du soir est agréable et ne serait-ce la présence des moustiques qui, décidément, apprécient mon sang d’Européen, je pourrais goûter en paix la douceur du crépuscule.

— Demain, votre route sera longue, me dit Roxa.

— Bien longue.

— Si un jour vous passez par ici, revenez me voir, vous verrez mes plantations.

— Certo ... voltarei un dia ...[34]

Demain ma route sera longue, mais après Leopoldina, elle sera plus longue encore. A moins que ...

L’avenir décidera.

 
 


Femme Javahé peignant son mari pour l’aruana.
(chap. III)




Type d’Indien Karaja.
(Chap. VII)




CHAPITRE V

LA CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE


O — Como vai frances… bon dias, passou bem ?[35] frances voltou…[36]

Quelques amis, des curieux, des indifférents sont là qui m’attendent au débarcadère de la petite crique et parmi eux (ô. surprise !) Meirelles, toujours pareil à lui-même et qui après m’avoir donné un « abraco »[37], m’entraîne vers la case pour me dire d’un ton placide :

— Deux jours plus tard et nous partions sans vous, tout est prêt.

Fort heureusement, je suis arrivé à temps et quoique très las, tout à la fièvre de ce nouveau et grand départ, après une toilette rapide, je fais et défais mes bagages essayant de caser dans un espace restreint tout ce que je juge nécessaire au voyage. C’est-à-dire l’indispensable.

J’astique avec soin le colt et la carabine, vérifie l’état des munitions, le fil du sabre d’abatis, place mes papiers d’identité dans un petit sac imperméable, les sous-vêtements de rechange dans les fontes avec une brosse à dents, du dentifrice, une savonnette et un rasoir, la boussole dans le gousset, un tube de comprimés d’athébrine pour prévenir la fièvre, dans la poche….

Encore trente-six heures à attendre avant de pouvoir plier le hamac et la moustiquaire pour embarquer à bord d’une des deux pirogues qui doivent nous conduire jusqu’à une plage ouvrant une brèche dans la masse dense de la forêt, de l’autre côté de la rivière, dans un territoire inhabité et plein d’embûches, à quatre cents kilomètres de ce point de débarquement, plus à l’ouest, presque en droite ligne, Sao Domingo, notre objectif, d’où nous partirons enfin pour la Serra du Roncador, au cœur du Matto Grosso, chez les Indiens Chavantes.

Pablo vient me rendre visite, il me dit qu’il a laissé son camion pour pouvoir accompagner l’expédition et m’apprend (décidément c’est le jour des surprises) que Manoel veut à toute force l’imiter et partir avec nous. Je parierais volontiers que la belle Sayança est pour quelque chose dans cette décision qui contraste fort avec les habitudes de Manoel. Peut-être chagrin d’amour…

Sayança ne me paraissait pas tellement commode. A moins qu’un soupirant de poids soit entré en lice et que Manoel ne tienne pas à l’affronter. Il préfère changer d’air, je comprends ça, avec les mœurs du pays, risques pour risques, il préfère le moindre.

Les heures passent une à une, fébriles, les selles, les couvertures, harnais, licol, mors, caisses de verroterie, de munitions, de fusées éclairantes et de matériel divers, sacs de farine, de riz et de viande sèche, du sucre, du sel et du café, des bâches et des ponchos, quelques lampes à pétrole… tout cela s’amoncelle sur la berge en un bric-à-brac invraisemblable qui, finalement, s’ordonne et prend péniblement place dans les pirogues sur lesquelles nous allons embarquer. Évidemment, notre expédition n’a rien d’une caravane publicitaire, c’est une expédition qui vit sur le pays, organisée uniquement par des gens du pays (sauf moi) et qui se passe volontiers de radio, de médecin, de pharmacie compliquée, d’armes ultra-modernes, de lits de camp et de matériel de camping en corne ou en aluminium, de boîtes de conserves, de champagne pour les grandes occasions… non, rien de tout cela.

C’est peut-être moins romantique mais certainement plus pratique. Les armes sont réduites à un colt calibre 32 ou 38, à une carabine Winchester 22 ou 44 et à un sabre d’abatis (par tête de pipe, cela s’entend).

Elles ne sont guère reluisantes d’ailleurs mais elles fonctionnent à peu près bien et tirent presque juste. Il suffit de prendre l’habitude du dérèglement de tir pour faire de superbes cartons.

Les vivres, comme je l’ai déjà mentionné, se composent essentiellement de farine et de viande sèche, la pharmacie d’un kilogramme de coton hydrophile, de quelques bandes à pansement dans une boite stérilisée, d’alcool à 90° et de tubes de comprimés d’athébrine contre la malaria.

Notre petite troupe ne manque d’ailleurs pas de chien. Les dix « caboclos » qui nous accompagnent se ressemblent comme des frères… barbes, chapeaux de feutre ou de paille (informes, crasseux), chemise en loques avec de larges déchirures, pantalon en guenille, pieds nus avec des épidermes allant du café au lait très clair au noir d’ébène, ce n’est plus une expédition, c’est une compagnie de la bandeira espagnole en vadrouille, avec ses races multiples, ses têtes brûlées et ses dialectes différents.

Le dernier engagé vient du Chili, cet autre, taciturne, le visage vérolé, est un déserteur péruvien. Gaudino est le guide assermenté de l’expédition, mais il a la conscience lourde et son visage noir, perpétuellement inquiet lui donne un air de conspirateur. Il y a même un Indien de la tribu des Parecis qui vient de l’Amazonie et n’a pas besoin de boussole pour se diriger dans la forêt…

Noirs, métis, Indiens portent en bandoulière un petit sac de toile avec quelques mètres de corde de tabac, des feuilles de maïs pour rouler des cigarettes, une tranche de viande sèche et quelques poignées de farine avec de la mélasse de canne à sucre (rapadura), une énorme cartouchière leur serre la taille, avec un colt et un coupe-coupe. Un peu moins tape à l’œil, mais certainement aussi efficace, leur arme favorite, un court stylet sans garde mais effilé comme un rasoir qu’ils portent entre la chemise et le pantalon, le manche de cuir émergeant seul.

Meirelles est chaussé de bottes à soufflets, avec un pantalon bouffant style gaucho et une veste-chemise retenue à la taille par la cartouchière qui supporte le poids d’un colt calibre 48.

— Alors, me dit-il en souriant… content ?

— Très content…

Et comme je m’étonne de le voir si calme, il me désigne le cadre de notre embarquement et me dit :

— Ça fait plus de dix ans que je vis avec ça.

Quant à moi, je suis un peu nerveux, mais je m’excuse moi-même de cette nervosité, car je suis très satisfait de mon humble personne. Je me sens l’âme héroïque, je suis l’auteur, l’acteur, et mon propre spectateur et puis, que voulez-vous, si je ne suis pas né le jour de la St-Modeste, sans être non plus le type du « monsieur moi-même », je donnerais assez cher pour être vu de quelques personnes qui, dès ma naissance, plaignirent ma digne mère d’avoir enfanté un rejeton du diable. J’étais fou, disait-t-on.

Avouez que ce n’était guère flatteur pour mon père. A force de m’entendre corner la chose dans les oreilles, je pris plaisir à confirmer ces ragots scandalisés et après avoir crié « mort aux bourgeois », farouchement, pendant plus de quinze ans, aujourd’hui, c’est mon jour de gloire.

Bottes, pantalon de cheval, chemise à carreaux, chapeau de feutre, foulard à pois vert autour du cou, le revolver sur la cuisse, pouvoir se promener ainsi accoutré sans être ridicule, s’asseoir dans une taverne et lire sur la cloison « Prière de ne pas tirer sur les bouteilles » sans s’étonner, voir des gens se couper la gorge sans crier au meurtre, et bien, je vous assure, ça vous fait homme.

— Prêt, Français ?…

— Prêt.

— Allons… atè a volta se deuo quiser…

Deux pirogues, douze hommes, dix chevaux, deux mulets vont affronter un itinéraire qui prévoit mille huit cents kilomètres de rivières plus neuf cents kilomètres de pampas désertiques et de forêts vierges.

Nous quittons Leopoldina avec un quelque chose pas très drôle dans le larynx. Sur la berge, toute la population est là, qui pousse des hourras et tire des coups de feu pour saluer notre départ.

— Atè luego amigos…

— Atè a volta se deuo quiser…

— Adios…

Adieu Leopoldina. Le courant est dur, le soleil étincelle sur la rivière, nos pirogues sont chargées à ras-bord et le moindre mouvement menace de nous précipiter dans les flots.

Par endroits, des zones pluvieuses stagnent sur le fleuve et lorsque nous les traversons, une avalanche de gouttes énormes trempe notre pirogue et nous fait grelotter. L’embarcation qui nous précède a disparu dans la brume. Le matériel est recouvert d’épais ponchos de laine brute. On distingue très mal à cinq mètres ; l’eau est noire, les racines tourmentées des arbres qui forment sur la berge an mur infranchissable, apparaissent très vaguement et créent de dangereux remous.

Des épaves dérivent entre deux eaux et heurtent la coque comme des boutoirs, nous précipitant les uns sur les autres. Les brumes franchies, un soleil éclatant rôtit nos épidermes et rend insupportable la réverbération. Des envolées de gros oiseaux blancs nous dépassent. Le spectacle familier des berges du Rio Araguaya n’émeut plus personne avec l’inévitable défilé de ses murailles croulantes de lianes épineuses, ses arbres géants pleins d’une vie intense et mystérieuse.

Deux heures plus tard, nous abordons une berge glissante comme une planche savonnée qui fait apprécier à chacun de nous la mollesse d’une épaisseur de boue nauséabonde. L’empreinte de nos bottes efface celle des reptiles et des oiseaux. Un squelette de crocodile achève de jaunir. Nous profitons de cette courte halte, pendant laquelle les « caboclos » vont chercher les chevaux, qui nous suivent par voie de terre, pour préparer les paquetages et vider les pirogues.

Soudain, un coup de feu éclate et un noir tombe, les mains sur son ventre. Il a perdu connaissance et lâche le fusil qu’il venait d’armer et qui a buté malencontreusement sur une souche, occasionnant la décharge de l’arme. La plaie est un trou noir et fétide grand comme une pièce de cent sous. Il n’y a rien à faire. Après un bandage sommaire, plutôt par acquit de conscience et parce que l’Indien Karaja, qui nous a guidés jusqu’ici, va retourner à Leopoldina, nous embarquons le blessé dans une pirogue et il s’en va au fil de l’eau, geignant faiblement.

Nous ne sommes plus que onze, et augurons assez mal de l’avenir. La consternation règne sur tous les visages.

Soucieux, Meirelles s’approche.

— A propos, me dit-il, ce n’est pas le moment de piquer une crise d’appendicite ou autre chose semblable. Tout ce que l’on pourra faire pour vous, c’est vous aider à vous résigner ou abréger vos souffrances d’une balle de colt. Nous ne pouvons compter que sur les moyens du bord qui, vous le savez, sont assez réduits. Pas de médecins à moins de mille kilomètres d’ici, c’est-à-dire deux semaines de cheval. Il est impossible de détacher des hommes pour accompagner un blessé éventuel : ce serait un jeu d’enfant pour les Indiens de les massacrer. Les plaies gangrènent vite, la pourriture fait plus de chemin en dix minutes que nos meilleurs chevaux en dix heures, le corps enfle comme une outre et se décompoee de suite. Alors on creuse un trou en hâte au bord de la piste, on vous y dépose pieds nus, avec sur la tête un mouchoir, un léger tumulus de pierres plates, des branches tressées en croix… les fauves rôderont vite, griffant la terre et les pierres jusqu’à déterrer votre cadavre et s’en repaitre, laissant les os épars, nettoyés aussitôt par les fourmis rouges…

— Brrr… c’est gai… me voilà averti.

— Croyez-vous que le blessé s’en tirera…

— Dans de pareilles conditions une blessure au ventre ne pardonne pas, me répond Meirelles.

Les chevaux sont arrivés, le camp rapidement installé prend une allure de kermesse, le soleil n’est plus, les flammes du foyer donnent aux êtres et aux choses un relief inquiétant.

Nous dévorons en silence quelques tranches de viande sèche passées au feu, les mâchoires forcent pour assouplir et ruminer la viande racornie. Du riz cuit dans une grande bouilloire. Nous puisons avec les mains dans le récipient et malaxons des boulettes pour accompagner la viande. Les appétits calmés, après le café, le camp s’en dort. Des loups hurlent, parfois un perroquet s’affole et bute dans les fourrés. De la clairière voisine, les chevaux, les pattes entravées, hennissent aux étoiles…

Je me réveille soudain en sursaut…

— Vamos rapaz esta na hora…[38]

Pablo vient d’entrouvrir ma moustiquaire. L’aube pointe déjà, la brousse est silencieuse mais les eaux revivent du froissement de milliers d’ailes qui les griffent à la recherche de leur proie.

Le feu attisé flambe : tout est humide alentour, glacé. Le café brûlant vient à point nous ravigoter.

Si mes souvenirs sont exacts, nous sommes aujourd’hui le douze octobre. Le soleil brille enfin dans un ciel limpide, il fait bon maintenant, tout à l’heure on crèvera de chaleur. Les chevaux sont amenés et rapidement harnachés. Le mien est fauve, je l’appelle aussitôt « Clairon », monte en selle et m’aperçois qu’il est assez rétif et surtout très nerveux. Je le caresse de mon mieux et tâche de m’en faire un ami. Mais comprend-il le français ?

Mon voisin immédiat est Duke, un noir sympathique et méticuleux qui prend un soin extrême du banjo pend à sa selle et passe son temps à écraser à coups de cravache les énormes guêpes qui viennent, avec une prédilection toute particulière, trottiner sur mes omoplates. Gaudino conduit la marche, après Gaudino vient Meirelles perdu dans ses pensées, puis Pablo qui fredonne des sambas. Manoel est en queue et mal réveillé, peste contre les deux mulets qu’il a pour mission de surveiller et qui sont chargés de tout le matériel.

Nous allons au petit trot. Aussi loin que la vue s’étende c’est le « serrado », cette pampa typiquement brésilienne parsemée de maigres bouquets d’arbres qui se ressemblent tous, avec des buissons épineux qui marquent les pattes de nos chevaux de zébrures sanglantes. L’herbe est rare, coupante comme un rasoir, avec des éclats métalliques.

Pas d’oiseaux, pas de fleurs, seulement de temps à autre quelques troupeaux d’antilopes qui fuient à notre approche.

Les chevaux ruent sous les piqûres d’énores guêpes qui les harcèlent, hennissant de douleur, ils menacent de s’emballer. Je calme Clairon de mon mieux et promène sur son pelage ruisselant de sueur des rameaux feuillus. Mais ces sales bestioles reviennent toujours, ivres de sang, d’une hardiesse étourdissante, s’inscrustant sur les poils du cheval comme des tiques. Je souffre pour ma monture qui tremble sous l’élancement des terribles aiguillons et, au risque d’être désarçonné, me livre à un combat épique pour la soulager.

Le soleil maintenant très haut dans le ciel, brûle.

Combien ont rêvé de semblables chevauchées dans la pampa (un peu comme au cinéma), la carabine au travers de la selle et le poncho sur les épaules ? Combien différente est la réalité ! Bien vite commence le désenchantement : l’ennui, la fatigue d’abord, la soif ensuite, puis la faim, la faim surtout, car farine et viande sèche sont rationnées. Sans doute en prévoyance de sombres événements.

Adieux beaux rêves, adieu cow-boy, chevauchée héroïque…

Le ventre creux, le dos voûté, tu chemines en silence et comme tout le monde, au lieu de gigot rôti dans sa graisse, tu mâches et tu remâches une viande sans saveur accompagnée d’une farine pailleuse, caillouteuse, abominable.

Le gibier à poils ou à plumes est rare dans la pampa. De toute manière il faudrait avoir le temps de le chasser et des munitions à gaspiller. Ce qui n’est pas notre cas.

A dix heures du soir, après avoir fait cent dix kilomètres (ce qui sera la moyenne journalière de notre chevauchée) nous arrivons à une cabane de trafiquant de peaux, relais des solitaires — très rares — qui s’aventurent dans cette région, objectif des incursions indiennes qui, à chacun de leurs passages migratoires, la brûlent après l’avoir pillée, mais que l’infatigable ténacité de son propriétaire fait renaitre de ses cendres.

Il obéit on ne sait à quel mobile, car il est seul habitant d’une portion de terres incultes dont la superficie égale au moins celle de dix départements français, sinon plus.

On n’y trouve d’ailleurs rien à manger ni à boire. mais c’est un relais tout de même, parce qu’il est coutume de s’y arrêter et que l’on y échange des nouvelles.

Les « caboclos » s’installent aux environs de la cabane. Le trafiquant nous offre une place auprès de son feu et nous causons.

Petit, barbu, très maigre, ne payant pas de mine, mais possédant une bonne fortune à Rio de Janeiro, depuis trente ans, Sandro s’aventure aux quatre coins du Matto Grosso pour acheter des peaux, aussi bien chez les fermiers et les chercheurs de diamants que chez les Indiens dont il parle le dialecte. Il négocie ensuite les cuirs de pumas, de crocodiles ou d’antilopes à Leopoldina où, une fois par an, il va se ravitailler en vivres et en munitions. Les bénéfices de la vente sont appréciables : Sandro pourrait, s’il le désirait, se retirer des affaires, mais cette vie aventureuse est sa raison d’être. Il la continuera jusqu’à sa mort. Nous lui apprenons l’accident survenu à notre porteur et il hoche la tête.

— La vie n’est pas de roses ici, étranger, dit-il en s’adressant à moi. Vous écrivez, moi, si je savais écrire, j’aurais beaucoup de choses à raconter. J’aime cette terre pourtant. On y crève facilement et sans remède… c’est un moyen de sélection comme un autre, seuls les forts ont le droit de vivre… ma femme (car j’étais marié) est morte dans cette cabane, il y a bien longtemps, j’étais presque un gamin, j’avais votre âge, dix-neuf ans… mettant au monde mon fils, un jour que j’étais parti à la chasse. Les femmes accouchent toutes seules chez nous… je ne sais pas ce qui s’est passé. A mon retour à la maison, je les ai trouvés tous les deux encore unis par le cordon.Ils étaient morts…

— Tiens, Meirelles, au fait… tu sais que la Maria est morte ?

— Quand ?

— Oh, il y a quelques mois. Je suis passé à leur ferme pour voir les peaux qu’ils vendent et leur acheter un peu de sel parce que je n’en avais plus. Le Pedro m’a raconté qu’elle était allée chercher du miel dans la forêt avec sa nièce et qu’elle a voulu monter sur une grosse branche pour cueillir une belle ruche… la branche a cassé, elle est tombée ; la nièce est venue avertir les hommes à la « fazenda » ; lorsqu’ils sont arrivés, elle agonisait.

— Pas de chance, la Maria…

— Ni le Pedro. Le voilà seul maintenant.

Tard dans la nuit, un Indien Javahé en marche pour les campements d’été de sa tribu, s’arrête à la case pour demander du tabac. Sandro lui en donne un demi-mètre et reçoit en échange un superbe cuir « d’onca pintada » (panthère mouchetée). Assez grand, les épaules chargées d’une lourde hotte dans laquelle (parmi un bric-à-brac de flèches et de poteries) se prélasse un bébé de quelques mois, le Javahé est nu, à l’exception d’un pagne d’écorce qui lui ceint une partie des reins. Il parle un dialecte guttural, auquel Sandro répond avec aisance. Au matin, il nous quitte d’un pas souple malgré la charge qui aurait ployé un fort des halles, son arc et ses flèches dans la main droite et vissée à ses lèvres, une pipe, cadeau de Sandro, bourrée d’un tabac âcre dont l’odeur persiste alors que l’homme a déjà disparu dans la pampa, derrière les bouquets d’arbres épineux.

Nous sellons nos chevaux et faisons nos adieux au solitaire qui tend sur un treillage de bambous, pour l’exposer au soleil, la peau encore fraiche de la panthère dont l’odeur fait renâcler les chevaux.

Très lentement, au-dessus de l’horizon, s’élève la masse sombre de la forêt, nous chevauchons toute la journée, le ciel se couvre d’énormes nuages chargés d’électricité. Des éclairs strient la nuit qui tombe soudain. Nous montons le camp à l’aveuglette. Le vent souffle avec furie. Impossible de tendre les hamacs ou d’allumer un feu. Après avoir rongé un peu de viande crue et avalé un peu de farine, nous couchons sur les selles accolées à des arbres, emmitouflés dans les ponchos, serrés les uns sur les autres. Sous les rafales glaciales du vent, les chevaux entravés, énervés par l’orage hennissent. Puis, il pleut a gros paquets. L’eau tombe toute la nuit comme d’une déchirure, meurtrissant le corps partout où elle frappe.

Nouvelle aube, nouveau départ. Nous partons trempés comme de jeunes chiens et chevauchons sans flamme sur la piste transformée en patinoire. Je suis harassé, sale, barbu, mal à l’aise.

Nous essayons de forcer la marche sur un terrain détrempé. Par endroits, les chevaux traversent de véritables lacs, il faut se hisser sur les selles et maintenir le paquetage. La farine est humide, la viande verdit : chose plus grave, mon appareil photographique, tombé dans la boue, est à peu près inutilisable.

La faim se fait sentir avec une insistance déplacée. Je mange un peu de farine, mais la digestion me cause des douleurs d’estomac intolérables.

D’énormes poissons se prélassent dans une rivière dont les eaux limpides laissent apercevoir le fond sableux couvert par plaques d’une végétation chevelue. Le courant quoique invisible est violent, nos montures traversent la rivière avec difficulté, elles hésitent, perdent le gué, ruent pour se dégager de l’étreinte des herbes, s’enfoncent dans les trous, s’affolent de l’approche de crocodiles toujours à l’affût de viande fraiche. Pablo tire sur un museau qui s’approche outrageusement de sa monture. Le saurien se retourne, découvre un ventre vernissé de blanc, fouette l’eau de sa queue et disparait.

Hennissant et tremblant, les chevaux prennent enfin pied sur l’autre berge et escaladent une pente abrupte, manquant de nous désarçonner. Le matériel est dans un état pitoyable.

Puis, c’est la forêt, abrupte, hostile.

Les chevaux trébuchent et s’agenouillent les uns après les autres dans le bourbier ; éperons et cravaches ne les animent plus. Clairon, docile à ma voix, se laisse guider ; penché sur son encolure, je l’encourage doucement. Les caboclos ont sorti les sabres d’abatis de leur gaine de cuir. Ils ouvrent une piste dans la forêt à grands coups méthodiques et avancent mètre par mètre. Il pleut toujours.

En un instant, nous sommes prisonniers de la végétation qui nous cerne de toutes parts, ruisselante de lianes moussues, avec d’immenses floraisons de palmiers nains et de bambous énormes et épineux.

Pas une éclaircie. Tout est sombre et silencieux. Il est presque midi et c’est encore l’obscurité. L’humus sert de couvercle à des « arroyos » croupissants, des racines monstrueuses se tordent, figées au-dessus du sol comme dans des convulsions.

Les chevaux s’effondrent dans des trous de vase et renâclent pour continuer de l’avant, les hommes hurlent pour se donner du courage, injurient les montures, se dressent sur leurs étriers et à grands coups de sabre décapitent les branches.

Ceux qui vont à pied coupent à la base des bambous de vingt centimètres de diamètre, avec des épines noires et acérées. Il fait une chaleur atroce, la sueur ruisselle, des insectes tombent de la voûte en même temps que de lourds paquets de lianes qui chutent sur nos épaules, manquent de nous assommer et nous enveloppent d’un filet élastique.

Partout de l’eau, des vapeurs semblent sortir du vert sombre et fuser au-dessus des frondaisons happées par d’invisibles courants d’air. Il n’y a pas de vie possible ici, sauf, peut-être, pour les serpents qui glissent à une vitesse vertigineuse et dont on n’aperçoit que l’étirement jaunâtre.

Pablo tue une énorme araignée crabe, aux pattes velues, il l’embroche avec son sabre, la brandit sur sa tête (après lui avoir coupé une patte comme amulette), la rejette (immonde, grosse comme un fond d’assiette) dans la vase où elle coule aussitôt avec des bulles.

— Vamos, rapaz, crie Meirelles[39].

— Vamos, répondent les hommes en taillant de plus belle dans la forêt qui nous livre passage comme à regret.

Les bêtes ont le ventre en sang. Clairon trébuche et menace de me laisser en panne ; je frappe avec la cravache aux endroits les plus sensibles, las de creuser de mes éperons ses flancs qui halètent…

Il faut en sortir, il le faut. Et Clairon, ranimé, menace de s’emballer, il fonce dans les fourrés, se frotte aux arbres pour se débarrasser de moi, essaie de se rouler par terre.

Il ne pleut plus, il tombe une bruine visqueuse qui se mêle à la sueur. Des moustiques attaquent, on se gifle à la volée, on hurle fou de douleur ou de rage, des milliers de dards pénétrant à la fois les chairs. Les branches épineuses mettent nos vêtements en lambeaux. Le cuir des selles, celui des bottes sont écorchés comme au contact de fils de fer barbelés.

Un énorme sucuri de huit à neuf mètres glisse d’un arbre. Meirelles tire, mais le reptile a déjà disparu.

Nous avançons avec plus de précautions, scrutant au-dessus de nos têtes les frondaisons sournoises, appréhendant la chute de quelque corps mou et visqueux qui aurait tôt fait de nous broyer.

Mais bientôt la forêt s’éclaircit, par endroits on voit le ciel…

Un toucan au gros bec s’affaire à piqueter un tronc ; des envolées de « piricitis »[40] bruyants et minuscules suivent un couple de « garibas »[41] qui se démène ·avec une mimique amusante.

— Ouf, dit Meirelles…

— Ouf, dis-je, en écho…

Devant nous la pampa s’étend à nouveau, à peine limitée par les découpures bleuâtres de la Serra de Sao Domingo. Nous essayons sans grand espoir de forcer les chevaux qui sont à bout et se trainent péniblement, mais ils se refusent à sentir l’écurie toute proche et n’accélèrent pas leur trot. Nous arrivons enfin, affamés, exténués, travaillés par la fièvre et la dysenterie, le corps ardent de piqûres, couvert d’ulcères.

Nous avons fait les trois cent quatre-vingts kilomètres du parcours en trois jours, voyageant sans arrêt de l’aube à la nuit : à cheval et dans des conditions pareilles, c’est presque un record.

En attendant le repas du soir dans une case minuscule qui doit compléter la douzaine d’habitations qui forment Sao Domingo, j’en profite pour m’épouiller des colonies de parasites qui ont pris pension sur mon épiderme et je regrette sérieusement l’absence d’une jeune et dévouée Indienne Karaja, qui aurait trouvé à cette besogne, tout en m’apportant le réconfort de son aide, une succulent supplément à son petit déjeuner. Le hamac installé, le cheval débridé, paissant en paix dans le bois, tout à mon épouillage, je n’entends pas Meirelles qui m’appelle pour déjeuner et je sombre dans un profond sommeil.

Le matin est bien vite arrivé, la journée s’est écoulée comme à regret. Les hommes préparent des embarcations pour le départ du lendemain, je traine dans le village désert.

Le soir, il y a bal en notre honneur. Les tambours résonnent, les chants s’élèvent et les « caboclos » ayant au bras des femmes de couleur dansent avec frénésie.

Je suis allé me coucher tôt. Je suis crevé.

Demain il faut partir encore…


CHAPITRE VI

SUR LA RIVIÈRE DES MORTS


Symphonie des verts qui se reflètent indéfiniment sur l’eau, les berges du Rio das Mortes défilent au rythme cadencé des rameurs qui peinent sur les lourds avirons, donnant à notre barque une impulsion rapide. Des troncs livides et décharnés mordent la nappe lisse du courant avec des bouillonnements d’écume, les « fatobas » et les « sarans » inclinent leurs branches aux arceaux joliment ouvragés, les « cédros » balancent leurs gigantesques ramures chargées de lianes qui dégringolent en lourdes colonnes torsadées, s’accrochant parfois comme des guirlandes aux troncs étriques des cocotiers ployant sous des grappes de fruits énormes, oscillant aux gambades des « garribas »[42] apeurés.

L’exubérance magistrale de la végétation qui borde le rio fait lever haut la tête. Des cavernes d’ombres profondes creusent le fouillis de la sylve violacée dont le silence n’est troublé que par l’appel bref des « araras »[43] au plumage radieux. Les kilomètres succèdent aux kilomètres. Le ciel est implacablement bleu. L’air n’est chargé d’aucun parfum ; des « pattos »[44] volettent éperdument par milliers et scrutent les eaux glauques.

Sur des îles à peine boisées, formées par le limon du courant qui les modèle à sa fantaisie, pour les détruire ensuite en artiste impuissant, jamais satisfait de ses créations, des « jaburus »[45] vont, à pas précautionneux et hautains, leur tête noire rentrée druis la voussure des pattes frêles.

Rien ne distrait leur sempiternelle promenade. A peine consentent-ils à simuler un envol lorsque les plombs de la carabine de Pablo font sauter à côté d’eux de petits jets de sable. Des milliers de moustiques dansent sur la rivière et s’abattent sur notre barque comme des naufragés sur une bouée.

Il fait chaud. Très chaud. Les eaux lourdes prennent par endroits une teinte de plomb en fusion, leur tiédeur n’arrive pas à calmer la soif. A chaque instant, je plonge mon quart de fer blanc dans l’écume de l’étrave pour boire à longues gorgées un liquide fade et trouble.

Notre barque mal calfatée fait eau par maintes fissures et les caboclos écopent avec une écorce, le torse nu, la peau noire, graisseuse et puante. Le pilote surveille les fonrrés, à l’affût de quelque comestible sur pattes et néglige de vérifier le tirant d’eau, parfois très faible, qui menace de nous laisser enliser sur des bancs de sable ou de nous éventrer sur les racines agressives de forêts immergées.

Meirelles tire sur un petit ours bien dodu au pelage grisâtre avec une superbe paire de moustaches au bout d’un museau très fin. L’animal surpris plonge dans la rivière et disparaît…

— C’était un « capivara », soupire Meirelles piteux, voilà notre rôti qui fout le camp…

Pablo, allongé sur l’étroite banquette qui borde intérieurement la lisse, somnole dans une pose abandonnée.

Son bras tombe. Sa main traîne sur l’eau. Soudain il pousse un hurlement. Je le vois bondir et se tordre, s’affaler dans la barque avec de faibles gémissements, la main dégouttante de sang, l’index à moitié dévoré.

— « Piranhas ! »[46] crient les hommes avec terreur.

Le doigt de Pablo pend lamentablement. Lorsque Meirelles l’introduit de force dans le goulot de la bouteille d’alcool à 95°, toute la barque en trépigne.

Communément appelés poissons-tigres, les piranhas sont gros comme la paume d’une main d’adulte avec de belles écailles rouges, dorées ou noires. Leur denture est remarquable, leur férocité proverbiale. Pour avoir un léger aperçu du « travail » des poissons-tigre, il suffira peut-être de vous dire que, lorsque les conducteurs de troupeaux (les « boyadéros » ) veulent passer une rivière infestée de piranhas, ils saignent un bœuf et l’abandonnent dans l’eau à deux cents mètres du gué qu’ils doivent emprunter.

Attirés par le sang, les poissons-tigres toujours en chasse accourent par milliers et voracement — en trois minutes exactement — dévorent le bœuf, ne laissant sur le sable de la rivière qu’un squelette parfaitement nettoyé. C’est le laps de temps très court qui permet au boyadéros de tenter sans trop de risque la traversée du gué avec ses troupeaux.

— Les piranhas sont terribles, dis-je à Meirelles.

— Oui… surtout dans ces parages, il y en a énormément. Par contre certaines rivières sont délaissées par elles. Essayons de tuer un crocodile, vous allez voir le spectacle…

Nous prenons chacun une carabine calibre 44 et nous mettons en devoir de tirer le premier saurien qui montrera son bout de museau.

J’en aperçois un, quelques instants plus tard. Le plomb de ma Winchester frappe dans l’eau sans le toucher, Meirelles tire avec moi, les balles pleuvent à quelques centimètres de la gueule du saurien qui, nullement effrayé, se laisse aller, bientôt tout le bord fait feu. Finalement un coup fait mouche. Vision rapide d’un ventre blanc qui se retourne, d’une queue dentelée qui bat l’air, le limon jaune du fleuve se teinte d’une plaque moirée et un bouillonnement précipité soudain hérisse le vernissé du courant.

La queue se dresse encore, elle fouette désespérément le vide, déjà il n’y a plus de sang, mais dans les profondeurs de la rivière, un drame se joue. Les piranhas sont à l’œuvre.

— Lorsque les eaux sont claires, me dit Meirelles, le spectacle de la lutte du crocodile blessé avec les poissons tigres qui le harcèlent a quelque chose d’émouvant.

Grisés par le sang qui jaillit avec force, les poissons tigres rongent la chair mise à vif, agrandissent la brèche causée par la balle et, réussissent à pénétrer dans les intestins pour vider littéralement le crocodile et laisser ensuite sa carcasse échouer sur une plage comme une baudruche flasque.

… Pour corser le menu du soir, nous décidons de pêcher.

En quinze minutes, une dizaine de kilogrammes de poissons sèchent sur le plancher de la barque. Il suffit de jeter à l’eau un fil d’acier armé d’un crochet et appâté d’un morceau de viande ; chaque lancer amène une prise, ce miracle renouvelé de l’histoire sainte suffoquerait d’envie nos paisibles chasseurs de goujons.

Toute sorte de poissons se prennent à nos lignes rudimentaires, certains, comme les « cahorros » (quoique moins dangereux que les piranhas), sont capables de sectionner la jambe d’un nageur imprudent en refermant sur le membre leur mâchoire garnie de véritables crocs (de plus de sept centimètres de longueur), ce qui justifie leur nom de « poissons-chiens ».

Mais ce sont surtout, et comme il fallait s’y attendre, les poissons-tigres qui forment l’essentiel de notre pêche. A chaque instant, on les sort de l’eau, frétillants, le ventre argenté, avec des écailles d’or ou de vermeil d’un satiné incomparable qui donne envie de caresser…, mais leur gueule qui s’ouvre et se ferme avec un crissement sec coupe toute velléité d’épanchement.

Sortir l’hameçon de leur gueule est un véritable problème qui nécessite un sérieux entrainement, sinon le doigt du pêcheur risque fort de rester entre les dents qui rageusement cisaillent le fil d’acier, et parfois réussissent à le briser.

Pour s’assurer de la vitalité des poissons-tigres, il suffit de les laisser trente minutes en plein soleil (le ventre ouvert, vidé de ses tripes), puis de chatouiller leurs lèvres avec la lame d’un poignard. Et ce n’est, je vous assure, aucun réflexe posthume qui les anime, mais bien une résistance extraordinaire qui leur fait ouvrir la gueule pour happer la lame, la mordiller avec des crissements désagréables et avec une telle force que, soulevant celle-ci, le poisson reste suspendu, le ventre ouvert, mais les yeux bien brillants d’une vie haineuse.

Pour tuer une piranha, il suffit cependant de lui enfoncer une aiguille, ou la pointe du poignard, à la base du crâne, c’est radical ; ou alors de lui écraser la tête d’un coup de talon, c’est encore plus sûr.

Il existe des piranhas vermelhas, pretas, etc., toutes portant des noms adaptés à leur couleur ou à leur taille et plus sanguinaires les unes que, les autres. Pour les voir sauter à fleur d’eau, il suffit de leur jeter un morceau de viande rouge. Aussitôt, elles s’agglutinent, la tête incrustée dans l’appât, battent l’eau de leur queue en éventail, produisent ce bouillonnement si caractéristique de leurs festins.

Duke nous raconte une histoire qui pourrait servir de thème ·à une émouvante nouvelle littéraire :

— Un jour, dit-il, une famille de chercheurs de diamants décida d’émigrer plus au nord du Rio Araguya, là où la vie est moins dure pour les prospecteurs et la terre plus riche. Ils partirent en pirogue et pendant deux jours remontèrent le courant. Il y avait l’homme, la femme et leur bébé âgé de seize mois.

Un matin, la pirogue heurta une racine. Elle coula aussi tôt. La femme avec l’enfant pendu à son cou réussirent à s’accrocher à cette racine et à s’installer à califourchon sur la partie non immergée qui formait une sorte de fourche à quelques mètres de la berge. L’homme, entraîné par le poids de ses bottes qu’il ne voulait jamais quitter, fut emporté par le courant et disparut.

Des jours passèrent. La femme et son enfant étaient toujours accrochés à leur tronc d’arbre, à quelques mètres de la berge. La nuit, ils avaient froid, le jour ils crevaient de chaleur, les moustiques les dévoraient et la faim leur donnait un état de faiblesse extrême.

Un matin, la femme assoupie laissa glisser le bébé qui dormait dans ses bras. Avec un cri déchirant, elle voulut se précipiter aussi dans la rivière, mais quand elle vit l’enfant dévoré sous ses yeux par les piranhas, elle devint folle, s’accrocha désespérément à son arbre et se mit à hurler sa peine.

Quelque temps après, des garimpeiros qui allaient vers le Nord la trouvèrent sur la fourche qui sortait de l’eau. Maigre à faire peur, prostrée dans une douce démence… le soir même avant qu’ils installent le bivouac, la femme mourait.

Il est un peu plus de quatre heures, lorsque nous faisons halte sur une plage. La barque s’enlise jusqu’à la proue, les hommes partent chercher du bois mort pour allumer du feu et préparer le souper. Pablo, complètement anéanti, est resté dans la barque, sous l’abri de feuilles de palmier, à regretter la perte de sa moitié de doigt.

Duke, armé de son sabre d’abatis, hume le sable comme un bon chien de chasse et pique avec la lame un peu au hasard dans les mamelons érigés par le vent, qui bossellent la plage.

On dirait un puisatier en quête d’une source et après avoir ressorti sa lame salie par un jaune piteux, il pousse de retentissants hourras, grattant le sable jusqu’à former une excavation évasée et peu profonde d’où à pleine main il retire des œufs de tortue.

En quelques instants, un tas de petites boules malléables et blanchAtres, ressemblant assez à des balles de ping-pong, emplit nos chapeaux et tous les récipients que nous découvrons dans nos bagages. Il en sort d’ailleurs toujours, à croire que Duke est un magicien qui connait le truc du chapeau haut de forme.

Mais comme ce n’est pas un magicien, le trou est maintenant vide. Duke réunit les œufs pour les laver à l’eau claire — il y en a au moins deux cents — et nous tous, nous nous mettons à les « éplucher », déchirant de l’ongle du pouce les coquilles parchemin et versant le jaune sableux dans une calebasse énorme.

Après ça, Meirelles, transformé en maitre-queue consommé, s’installe auprès du feu qui flambe et prend la direction des opérations : un peu de mélasse de canne à sucre délayée dans de l’alcool, de la farine de manioc pilée très fin, le tout mélangé au jaune, battu avec ardeur, j’imagine la confection d’une omelette inédite, mais ce n’est qu’un dessert qui, après les piranhas grillées et l’inévitable fricassée de farine et de viande sèche, arrive à point nommé pour nous plonger dans une écœurante mais exquise hébétude.

Le Rio est subitement silencieux, morne, un orage gronde qui envahit le ciel et le couvre de lourds nuages noirs. C’est la pluie à brève échéance. Il n’est pas très indiqué de repartir maintenant. Nous allons passer la nuit sur la plage, mais comme il n’y a pas d’arbres auxquels nous puissions accrocher les hamacs, nous creusons des trous rectangulaires dans le sable chaud et tendons aux quatre coins, sur des piquets élevés à cinquante centimètres du sol, des moustiquaires et des bâches qui forment des tentes-tombeaux chères au cœur des campeurs solitaires.

Le creux du sable tapissé des ponchos assure le confort de ces petits abris blafards que le vent commençant à souffler enfle et désenfle en leur donnant une vie sur naturelle. Je calfeutre les bords de mon abri avec du sable tassé recouvert de gros galets et nous décidons avec Meirelles que, si la pluie tombe dans la nuit, nous nous replierons dans la barque qui est amarrée à une grosse racine à quelques mètres de la plage.

Nous sommes assis en rond autour du feu, enveloppés dans nos ponchos, car la température fraîchit.

Duke va laver la grosse marmite de fer, qui a servi à faire cuire du riz et, de l’eau jusqu’aux genoux, il en profite pour s’asperger le visage. Sandro va l’imiter, lorsque soudain on le voit reculer en même temps qué Duke qui pousse un cri et se jette en arrière dans le sable, pleurant et geignant. Il se tord de douleur et serre avec force son pied mutilé où la chair enlevée sur une longueur de vingt centimètres pend, livide et saignante, avec les reflets mauves des tendons mis à nu.

— « Araia »[47], bredouille-t-il avec peine… araia.

Et il jure jusqu’à épuiser la richesse de son vocabulaire d’aventurier pendant que j’aide Meirelles à confectionner un garrot au-dessous du genou et à bander la jambe blessée après l’avoir désinfectée et abondamment saupoudrée de sulfamides.

Déjà une forte fièvre fait grelotter Duke. On le couche dans la barque, sur un lit de bâches et Sandro reste à le veiller.

— Pas de chance aujourd’hui, rage Meirelles, nous avons encore beaucoup de chemin à faire. Deux hommes abimés dans la même journée et je ne sais même pas si Duke va s’en tirer, car l’araia pardonne rarement. C’est souvent mortel ; si demain la fièvre ne tombe pas, il faudra perdre tout espoir. La rivière est beaucoup plus dangereuse que la forêt…

Et il m’explique le danger de mettre le pied sur une araia — raie géante —, qui ressemble à une pierre grise légèrement bombée ou à un grand chapeau étalé, se confondant avec la vase. Sa queue courte et osseuse, recourbée comme un hameçon avec des dentelures coupantes et très longues, est enduite d’un liquide visqueux, qui, sans être venimeux, enflamme les plaies et provoque la fièvre. La queue de l’araia est une arme terrible.

Lorsqu’elle pénètre dans la chair, elle ne ressort pas dans le sens de sa pénétration, mais elle arrache : au lieu de se retirer, elle se redresse à l’intêrieur de la plaie et ensuite fait pression.

La douleur est atroce. La blessure qui présente l’aspect d’une large déchirure gangrène vite. Le traitement est assez lent et jamais sûr.

Certaines tribus harponnent les araias pour leur retirer la queue (appelée « ferron » par les indigènes) et s’en servent pour armer la pointe de leurs flèches de guerre.

La nuit tombe, des éclairs strient le ciel et les coups de tonnerre se répercutent par-dessus les cimes de la forêt vierge qui frissonne dans l’attente du déluge.

Toutes les heures, Meirelles renouvelle le bandage de Duke qui geint sans arrêt.

A l’aube, l’orage se déchaine. Malgré le sable, les galets et les piquets, nos abris sont emportés par l’ouragan. La pluie tombe à verse, nous courons après les moustiquaires qui volettent comme des fantômes, ramassons en hâte le matériel épars autour du foyer et allons nous abriter dans la barque.

Duke, vaguement réveillé, gueule un peu plus fort chaque fois que quelqu’un bute sans le vouloir dans sa jambe malade, nous allumons une lanterne où nage dans de l’huile de poisson une mèche de coton.

La lueur est blafarde, imperceptible, elle donne à peine un peu plus de jaune aux visages barbus et fatigués. Ça sent le chien mouillé et la crasse. Par rafales, la pluie vient nous tremper des deux côtés de l’abri de branches de palmier. Nous essayons de les consolider avec les ponchos, mais sans succès, car maintenant c’est par l’entrée que la pluie ruisselle.

Des branches entières sont arrachées par la tornade. La lampe accrochée à la poutre maîtresse vacille, la toiture craque.

Les eaux sont déchaînées, une véritable tempête qui les fait se hérisser de crêtes blanches et courtes.

Hors le bruit du vent et de la pluie, on n’entend rien, sinon parfois le craquement d’un arbre qui s’effondre, à demi retenu par les lianes.

Le jour pointe, et Sandro jure sourdement en désignant du doigt les berges du Rio qui filent rapidement. Les amarres sont brisées, nous sommes entraînés par les courants contraires qui nous font virevolter comme une épave et nous choquent contre des troncs vermoulus qui hérissent par endroit la rivière.

La coque racle un fond et geint, des branches pèsent sur notre abri, déchirent la bâche, disloquent l’armature du roof avec un grand craquement…

Nous nous précipitons pour saisir les gaffes et les avirons.

La barque est à moitié enlisée dans un banc de sable à fleur d’eau, tout contre la berge.

Il faut faire poids sur les perches pour tirer notre embarcation de cette situation précaire, l’une d’elle rompt et Sandro tombe dans l’eau sale. Il s’accroche désespérément à des pousses vertes pour ne pas se laisser entraîner par le courant. A chaque instant, on croit le voir disparaitre, attaqué par les « piranhas » ou par un « sucuri »… Nous le tirons de cette mauvaise passe à grand’peine. La pluie tombe toujours avec violence, nous sommes très fatigués, grelottant de froid, torse nu sous les rafales qui cinglent. Les perches plient, elles cassent, mais, malgré toute notre force, nous ne réussissons pas à tirer la barque de son lit de vase qui la happe et la retient solidement.

Sous la poussée d’une vague plus forte, elle menace même de se retourner, nous faisons poids de l’autre côté pour rétablir l’équilibre.

Enfin le jour pointe, dégagé de l’orage. Le vent tombe, la pluie cesse, le ciel lavé resplendit aux premiers rayons d’un soleil cerné de nuages diversement colorés, que mirent les eaux plaquées d’émeraudes irisées de vapeurs qui stagnent en traînées diaphanes.

Les cimes de la forêt se teintent de lueurs mauves et outremer en un pastel vibrant de mille touches harmonieusement disposées qui sont autant de reflets que l’œil a peine à saisir, tant ils sont fugitifs. Après de nouveaux efforts, la barque flotte enfin et reprend le fil du courant qui s’étire paresseusement.

Manoel taille de nouvelles perches dans les branches vertes, car nous les avons toutes brisées. Sandro, remis de son bain forcé, aidé par l’indien Pereci, répare la toiture qui est très endommagée, Meirelles somnole, Pablo, son doigt entortillé dans un bandage énorme, savoure le repos que lui vaut sa blessure, Duke, enfin apaisé, semble dormir, sa cuisse est noirâtre, mais pas tellement enflée, la plaie ne suppure pas.

J’écris ces notes assis à l’avant, offert à la brise matinale. Je vois les rames qui font des bulles dans l’eau verte. Le papier de mon carnet gluant d’humidité se déchire sous la mine de mon crayon encré sur lequel je n’ai pas besoin de saliver (il écrit vraiment à l’encre). Je peste un peu contre les moustiques, j’en écrase un sur cette page, ça fait un beau pâté de sang. Puis la fatigue me terrasse, je remise le carnet dans la poche de la chemise. et je me laisse aller à un sommeil réparateur.

Il doit être onze heures lorsque je sors de l’engourdissement de ce bref repos. Duke, assis contre la lisse, graisse les armes : par miracle, la fièvre est tombée, les sulfamides semblent être l’universel remède que cherchaient les alchimistes du temps jadis.

Sur une petite plage qui découvre un large morceau de rivière, j’aperçois une croix de bois gisant sur le sable. Sandro m’explique qu’il y avait autrefois une tombe ; mais que naturellement le vent a tout aplani, et que cette tombe recèle deux squelettes unis étroitement.

— Voilà l’histoire, dit-il, telle que je l’ai entendu raconter au village par les hommes qui ont creusé la tombe. Il y a quelques mois, un de leurs amis, chasseur et trafiquant de peaux malgré la défense — toute théorique — du gouvernement de pénétrer dans le territoire « Chavante » embarqua sur son « uba » pour descendre le Rio das Mortes. Puis il disparut. Ses amis décidèrent d’aller aussi tenter leur chance en territoire interdit et suivirent la trace de criques en criques jusqu’au jour où ils aperçurent sur cette plage un bien étrange spectacle : Un squelette d’homme, un autre de saurien étroitement unis comme je vous le disais tout à l’heure, parfaitement dépouillés par les fourmis rouges et dont la position racontait mieux que toute autre chose le drame.

Le chasseur avait abattu un superbe crocodile et se préparait à lui retirer le cuir, lorsque le saurien, blessé à mort, le happa à la cuisse dans un dernier sursaut et ne voulut point démordre. Les chairs broyées, saignant abondamment, l’homme dut s’épuiser vainement à tenter de se dégager de l’étreinte mortelle du « jacaré »[48], mais sans y parvenir et l’hémorragie aidant, il perdit connaissance pour ne plus se réveiller et mourir ainsi, la cuisse prise par les mâchoires du crocodile que la mort avait soudées à l’homme. Ses amis creusèrent un trou dans le sable et déposèrent les ossements, comme ils les avaient trouvés.

— C’est dangereux de chasser le crocodile quand on est tout seul, dit encore Sandro…

— Lorsque j’étais gamin, je partais souvent avec une troupe de chasseurs. Nous poursuivions les jacarés sur une plage en essayant de les rabattre dans une sorte de cirque fermé de pieux. Après ça on leur fracassait le crâne à grands coups de hache. Il faut être agile et sauter vite pour éviter les mâchoires ou les coups de queue qui assomment un homme ou lui brisent les os. Un de mes amis a en le bassin fracturé par une détente de la queue d’un jeune crocodile. Ça l’a coupé sur ses jambes et il est tombé évanoui aussitôt.

Parfois aussi on les chasse au lasso. On cache les cordes dans le sable et on met de la viande pourrie alentour. Lorsque les sauriens s’approchent, on tire la corde et on les attrape par les pattes. Après, naturellement, on les achève à la hache. Une fois, nous étions douze, le postérieur dans le sable, qui étions entraînés vers la rivière par un crocodile. C’était un véritable monstre.

— Mais pourquoi les tuez-vous à la hache ?

— Parce que c’est plus sûr qu’une balle de carabine dans l’œil et ça revient moins cher.

Nous préparons le repas de midi sur une plage couverte de squelettes de poissons et de carapaces de tortues. Des chercheurs de diamants ont dû faire halte ici.

A notre arrivée, la fuite d’un sucuri qui étire d’une coulée ses huit à dix mètres sur le limon, me laisse pantois. Aux dires de Pablo, les Indiens de la région apprécient la chair de ce reptile qui, après tout, n’est qu’une anguille de forte taille, connu par les savants sous le nom de « euneste murinas ».

En gage d’amitié ou d’estime, certaines tribus offrent à l’explorateur affamé des tranches grillées du reptile, arrosées d’une liqueur appelée « calushi », préparée par les femmes indiennes qui crachent dans une calebasse la salive abondante produite par la mastication de graines et d’herbes spécialement cueillies dans la forêt.

Après la fermentation, le breuvage — toujours d’après Pablo, qui a failli se faire scalper plus d’une fois à courir la brousse — est gazeux, rafraîchissant, à peine alcoolisé.

Nous achevons de déjeuner, lorsque une pirogue indienne, longue d’une dizaine de mètres, fait son apparition. Un seul homme assis à l’arrière la dirige. Nous lui faisons de grands signes et avec lenteur la pirogue accoste. L’Indien, méfiant, se tient sur la défensive. Meirelles, en quelques mots de « guarani », le rassure et l’invite à partager nos restes. L’indien se baisse et puise à pleines mains dans la marmite de riz, en mangeant goulument, puis, comme je lui offre un collier de verroterie, il me tend une flèche à la pointe d’os taillé qui mesure près de deux mètres avec un empennage de plumes d’araras vertes et jaunes.

L’Indien appartient à une tribu Javahé. Il explique qu’il arrive du Rio Tapirape, où il est allé chercher des bambous pour faire des flèches, puis il nous fait comprendre qu’il a encore faim et en même temps, il découvre la natte d’osier de « cipo imbé », qui couvre presque tout le chargement de la pirogue et à notre grande surprise, nous découvrons alors sept enfants accroupis les uns derrière les autres et une vieille Indienne — sa femme — noire de crasse, le visage caché par de longs cheveux noirs, nue, avec entre ses jambes un récipient de terre cuite plein de braises. La moitié de l’espace restant est occupé par d’énormes brassées de bambous verts et une autre marmite de terre de forte dimension encore pleine de braises fumant sous la mousse…

Je n’arrive pas à en croire mes yeux.

Meirelles leur distribue de la viande sèche, quoiqu’il nous en reste fort peu, et des poissons grillés avec un peu de farine de manioc. L’Indien saisit avidement ces provisions, embarque et après un bref salut s’éloigne aussitôt, pagayant avec force. La vieille, les enfants, tous nous regardent entre leurs mèches et la pirogue disparait.

— Meirelles, pourquoi cette peur ?

— Bah ! répond-il… c’est surtout pour sa femme qu’il avait peur. Très souvent des blancs ou des prospecteurs leur offrent des vivres ou de la verroterie, puis ensuite tentent d’abuser de l’Indienne. Si l’homme intervient, ils le tuent… Cette histoire est commune et croyez bien que, s’ils n’étaient pas en train de crever de faim, ils ne seraient pas venus nous rendre visite.

Au moment de réembarquer, nous apercevons une épave grisâtre qui détale sur la plage parsemée de trous d’eau. C’est un jacaré qui essaie de regagner la rivière, mais sous le feu d’une véritable fusillade, il disparait dans un ruisselet peu profond qui se perd entre le sable avant d’arriver à la rivière et on ne voit plus que sa queue dentelée et la crête de son épine dorsale émergeant de la vase. Manoel se précipite, le sabre à la main, pour l’achever, mais un magistral coup de queue le fauche et l’aplatit dans la boue, sans grand mal heureusement.

Deux balles de 44 dans les yeux paraissent ramener le crocodile à une sage réserve. Il est très jeune, trois mètres à peine, mais ses mouvements sournois dénotent une vitalité peu commune. Nous tirons à nouveau jusqu’à épuiser les chargeurs et Sandro, remorquant le jacaré par la queue, le ramène sur le sable.

Meirelles l’examine…

— Ce sont les plus dangereux, dit-il, ils sont très agiles et sautent dans les pirogues où ils font pas mal de victimes… Tenez, regardez ses pattes qui se crispent… il n’est pas encore mort.

Nouvelle décharge. La gueule s’ouvre et broie le vide, les yeux crevés laissent échapper deux minces filets de sang qui coulent sur une peau marron, flasque, qui cède sous la main, comme si elle nageait sur une épaisseur de graisse.

Un prospecteur m’avait dit un jour que les pattes de crocodiles séchées et pendues à l’entrée d’une maison portent bonheur.

Je ne suis guère superstitieux, mais l’occasion me semble unique pour éprouver l’efficacité du talisman. Je sors mon poignard et attiré par l’impeccable blancheur du ventre, de toutes mes forces, je donne un grand coup…, la lame n’entame pas le cuir…

Furieux, je recommence : ça parait si tendre. Cette fois, le coup porté avec vigueur, me fait lâcher la garde trop étroite du poignard, la main crispée glisse sur la lame, s’entaille profondément et pisse le sang. Fou de rage, je saisis la machete, décidé à couper en deux morceaux ce crocodile impudent. Je frappe à tort et à travers, la queue bat l’air en aveugle, me gifle et le saurien soudainement regaillardi, file à toute allure vers la rivière, plonge et disparaît sous nos regards stupéfaits. Mais bien vite les piranhas se chargent de me venger. Un bouillonnement agite les eaux, là où le crocodile a disparu, un ventre blanc se retourne dans un jaillissement d’écume, une patte hideuse et palmée se dresse, seule, émerge, dérive un instant, puis avec un glouglou, sombre, enfin, définitivement vaincue.

La main me fait souffrir et je suis très vexé. Meirelles s’occupe à désinfecter la plaie. Ce n’est pas bien grave, mais ça brûle et c’est très gênant. Sale bête…, et je n’ai même pas eu ma patte à accrocher au-dessus de la porte de mon bungalow (celui de mes rêves) en guise de trophée, sinon de talisman.

Il n’y a, je crois, que les tarzans hollywoodiens, évoluant dans un décor de carton pâte, qui pourraient se permettre dans de semblables circonstances de jouer au Neptune et de poursuivre le crocodile avec un grand couteau… Quant à nous, pauvres mortels, le plongeon et les acrobaties sous-marines auraient été sans lendemain. Les eaux du Rio das Mortes, mettant en branle mandibules et anneaux, auraient tôt fait d’écrire la page finale du carnet de route de l’expédition.

— Vamos, rapaz…

— Vamos, disent les hommes. Un dernier regard sur la plage que nous avons baptisée « praia do jacaré » en souvenir de nos aventures et notre barque, sous l’impulsion des perches qui mordent le fond sableux, reprend sa course sur la rivière.

— Fatigué, Français ?

— Un peu…

— Nous arriverons bientôt à l’ile Bananal…

— Se deus quiser.

10 Novembre… Manoel lavait la bouilloire et le filtre à café dans l’eau d’une lagune où nous avions fait halte pour le bivouac du soir. Il a trouvé une pépite d’or d’au moins trois grammes. Mine de rien, évidemment, tous les hommes se promènent d’un air méditatif sur la berge et raclent le sable de leurs doigts de pieds. Je fais comme eux…
Meirelles perçoit le stratagème et, craignant de voir les membres de son expédition déserter pour s’établir prospecteur, ·nous fait rembarquer en vitesse. Dommage. Je pense à l’avenir et marque sur la carte le point à peu près exact de la lagune aurifère.
12 Novembre… Orage, tempête, nous avons failli naufrager, il a fallu reconstruire complètement l’abri qui avait été emporté par le vent. Duke est remis de sa blessure, mais la cicatrice est fort laide. Pablo ne se souvient plus de sa moitié de doigt perdu dans la gueule d’une piranha. Ma main est en bonne voie de cicatrisation.
15 Novembre… A l’aube nous levions le camp, lorsque de petits cris nous parvinrent de la rivière. On aurait dit une bande d’enfants geignards appelant la tétée. C’étaient des arriragnas qui nageaient en formation triangulaire presque parfaite, leur museau émergeant seul avec une petite moustache comique. Leurs appels ont quelque chose de vraiment humain.
16 Novembre… Les berges maintenant n’ont plus cet aspect verdoyant et agreste qui défrayait agréablement la monotonie de ce long voyage. Elles sont rouge vif, dénudées, formant des falaises qui s’écroulent avec bruit à la moindre détonation comme les glaciers des fjords norvégiens. Derrière les falaises, on aperçoit une sorte de pampa étique avec des arbres rabougris et des herbes jaunes groupées en maigres touffes.
Hier au soir, l’Indien Pareci a capturé une « giboya » de trois mètres, grosse comme une jambe d’adulte, avec une peau fine et noire. Elle filait sur la plage, traversant les trous d’eau à la nage, sa tête émergeant seule, à force d’ondulations très souples. C’est un serpent d’eau qui s’apprivoise très facilement. Il est même utilisé dans certaines fazendas pour chasser les gros rats qui pullulent et détruisent les récoltes.
17 Novembre… Les rameurs sont fatigués. Nous avons l’impression de faire du « sur place ». Les courants contraires sont très violents. Il ne nous reste plus qu’un peu de farine. Plus de café, ni de sucre ni de sel. Sandro a tué un canard qui, plumé, ne nous laisse guère d’espoir. Il est d’une maigreur effarante.
18 Novembre… Pablo a tué à la hache un crocodile. Tué est encore une manière de parler, car le cou décapité se tend, comme pour se souder à la tête que nous venons de jeter aux piranhas. Le cuir est très épais, mouvant comme une croûte.Pour faire cesser les convulsions de l’agonie du jacaré, Manoel introduit une longue tige de fer dans la moelle épinière : c’est radical. Les pattes cessent enfin de fouailler le sable, la queue de se démener à tort et à travers au risque de nous briser les jambes.
Belle queue, ma foi… Pas très appétissante, mais nous avons faim et, après l’avoir tranchée, Pablo la fait rôtir dans la braise. Deux heures plus tard, le cuir qui la recouvre est calciné. Il se sépare de la chair comme une épluchure d’orange et nous dévorons à belles dents les quartiers énormes de viande très blanche, tendre comme du veau et savoureuse en diable.
21 Novembre… Le camp est installé sur un banc de sable au milieu d’un marécage infesté de moustiques que les caboclos baptisent aussitôt du nom de « savanes tremblantes ». La rivière à cet endroit est bordée de palétuviers rouges qui élèvent leurs ramures très haut dans le ciel. Meirelles tire sur un poisson qui, comme les marsouins, jouait à fleur d’eau. Pablo jette son harpon et, malgré la résistance du « pintado », le ramène sur le sable. C’est une prise superbe pesant au moins trente kilos, avec des taches rousses sur les flancs et l’épine dorsale. La gueule est plate, dépourvue de dents, mais les mâchoires sont râpeuses comme une grosse lime.
L’étreinte du « pintado » est mortelle. Comme celle du « pirara » appartenant à la même famille et présentant les mêmes caractéristiques. Ils ont pour habitude de saisir les baigneurs à la cheville et de les entraîner à de grandes profondeurs pour les cacher dans des trous de rocher tapissés d’herbes aquatiques. Revenant ensuite vérifier l’état de décomposion du cadavre, ils ne se décident à se mettre à table que lorsque celui-ci est vraiment faisandé à point.
22 Novembre… Cette nuit, un jacaré est venu rôder dans le camp endormi. Il a renversé notre attirail de cuisine, écrasé une casserole et bousculé José qui, réveillé en sursaut, a poussé un hurlement retentissant, provoquant la fuite du saurien affolé vers la rivière, avec, dans sa gueule, les restes boucanés du « pintado ».
Comme un ennui n’arrive jamais seul, une colonne de fourmis-manioc nous a fait déguerpir très rapidement du bivouac. Réfugiés dans une barque, à trois heures du matin, avec un clair de lune irréel, tous, plus ou moins piqués, gémissant et grattant avec fougue, nous devions assurément ressembler à une troupe de jeunes singes s’épouillant à la cime des cocotiers.
Une chemise, oubliée par Meirelles sur le sable, s’est volatilisée. Il ne reste plus que les boutons métalliques. Les morsures brûlent atrocement. Nous urinons sur les pustules qui commencent à se former à fleur de peau, mais la démangeaison insupportable nous fait arracher la chair à grands coups d’ongles sales.
Aussitôt, ça suppure…
24 Novembre… Décidément, la région est infestée de fourmis. Ce matin, Pablo a été mordu par un superbe spécimen de fourmi Flamand, long d’au moins trois centimètres, noir comme du charbon. J’aurais voulu la conserver, mais dans sa rage, Pablo l’a écrasée. En attendant, il a une sacrée fièvre et sa bonne humeur s’en ressent.
27 Novembre… Cette nuit nous avons aperçu des feux qui se reflétaient dans le ciel nuageux. Très loin.


CHAPITRE VII

LES SEIGNEURS DE LA FORET BRÉSILIENNE


30 Novembre… La nuit est pleine du concert des « sapos »  » et des « cigaras », calme cependant sur la rivière qui forme un chenal livide, irrégulièrement bordé par l’ombre projetée des falaises qui supportent la voûte lumineuse et profonde d’un ciel où les étoiles se pressent en si grand nombre qu’elles forment des traînées. Des traînées très blanches dans un infini très bleu. La brise maintenant nous apporte la senteur âcre des feux qui rougeoient en bordure d’une lagune que découvre d’un seul coup le Rio das Mortes, étalé en un lac immense à sa confluence avec l’Araguaya.

— Karajas…, Kouououh…

Un long cri d’appel retentit, puis un autre, en écho, lancé par des Indiens qui viennent à notre rencontre pour nous escorter jusqu’à leur village.

— Tatarian, tatarian auri bom !

— Tatarian…, rarerim manakré[49], répond Meirelles.

Nous venons de rencontrer les éclaireurs d’une tribu nomade. Mon rêve est enfin réalisé. Je suis chez les Indiens libres. Mes premiers Indiens, et je puis vous assurer que c’est très émouvant, surtout après les longues semaines de lutte dans la jungle qui furent cependant l’indispensable préparation à cette minute où, nos embarcations se touchant presque, les Indiens et nous, nous regardons…, avec un peu de méfiance d’abord, puis avec sympathie.

— Tatarian…, auri auri…[50]

Et je participe intimement à l’émotion de cette rencontre sur la rivière, à la lueur des torches de résine grésillante fichées à la poupe des pirogues qui nous guident dans un « arroyo » étroit au torrent tumultueux.

Les mouvements des rameurs indiens sont harmonieux et mettent en valeur le jeu des muscles cerclés de chanvre rouge. Les corps, nus et robustes, enduits de graisse et couverts de tatouages étranges luisent. Des gerbes d’écume éclaboussent l’avant des esquifs qui bondissent par-dessus les brisants.

Je regarde avidement ces êtres fantastiques qui, SOUdain, donnent un sens à la jungle. Je hume l’odeur forte qu’ils dégagent et je me surprends à l’aimer. J’écoute leur parler rauque et bref, épiant leurs visages imberbes dont l’ovale parfait est souligné par la chute d’une chevelure très noire et très longue, que le vent de la course échevèle.

Visages obstinément impassibles. Presque rébarbatifs, masques cuivrés animés par l’éclair d’un regard qui filtre entre les paupières bridées démesurément agrandies par les tatouages. Les pommettes sont saillantes, avec la marque bleuâtre de deux cercles profondément gravés dans la chair. La lèvre inférieure est percée d’une palme de bois descendant jusqu’à la poitrine.

Je me surprends à recréer et associer ces images à d’autres que j’imaginais il y a longtemps. Et, ô caprice, je trouve cette reconstitution imparfaite. Mon subconscient se refuse à admettre les faits qu’enregistrent mes yeux.

Cette sensation de déjà vu qui soudain m’étreint avec âpreté a quelque chose d’obsédant et la soif d’analyse de mes sensations les plus intimes me force presque à crier tellement c’est douloureux.

Je ne découvre pas, comme j’aurais pu le faire dans un village Chavantes, la saveur enivrante du « défendu » ou de « l’impossible réalisé ». Tout est tellement pacifique qui’il me semble piétiner des sentiers battus et sans gloire. Les feux que nous avions aperçus tout à l’heure se précisent et jettent des lueurs sur les ramures qui cachent une petite crique aux eaux tranquilles. La barque est amarrée bord à bord avec les pirogues indiennes à une grosse branche couchée sur la rivière qui sert de ponton et nous permet de gagner la terre ferme, en l’occurrence une falaise abrupte creusée par une étroite corniche qui grimpe jusqu’à l’esplanade de terre battue où se pressent les huttes du village Karaja.

— Tatarian… tatarian… dit un vieil Indien au visage parchemin qui s’approche de nous, les bras étendus en signe de paix.

— Rarerim tatarian, répond Meirelles.

Une foule silencieuse d’hommes et de femmes vêtus seulement d’une bande d’écorce entre les jambes nous environne. Des mains timides se tendent pour nous palper. Quelques chiens hargneux nous flairent.

Un étrange dialogue s’engage alors entre Meirelles et les notables indiens. Finalement, c’est le vieux chef Malhoa qui nous conduit à une case, un peu à l’écart du village.

Nous sommes fourbus. La fatigue accumulée depuis des mois semble s’abattre d’un seul coup et me couper les jambes.

Nous installons nos hamacs sous les regards curieux de nombreux Indiens qui s’extasient à chaque chose que nous retirons des cantines. Leurs yeux brillent de convoitise, surtout lorsque j’extrais un rouleau de tabac noir et commence une équitable distribution. Les mains se tendent à nouveau, avides cette fois. Les hommes jusqu’alors assez réservés bousculent les femmes pour exiger la part du lion et, lorsque je n’ai plus rien à distribuer, ils restent encore autour de moi, à suivre le moindre de mes gestes, à le commenter abondamment et c’est assez gênant, parce que je me demande toujot1rs ce qu’ils pensent et que naturellement je ne peux jamais le savoir.

Mon teint, beaucoup plus clair que celui de mes compagnons, les étonne. Une Indienne passe un doigt craintif sur ma barbe, sur les poils du torse, partout. Elle a l’air de trouver ça tout drôle et je souhaite qu’il ne lui prenne pas l’envie de tirer sur ma tignasse pour voir si c’est postiche. Mes lunettes de soleil obtiennent un franc succès.

Je regrette vivement de ne pas avoir de perruque ou de râtelier à leur présenter. Imaginez leur surprise. J’aurais certainement sans plus tarder détrôné le sorcier du village.

Ce dernier d’ailleurs ne tarde pas à faire une brève mais spectaculaire apparition. Il crée le vide autour de lui de ses bras ouverts, accepte quelques cadeaux, puis une portion de tabac en corde qu’il se met en devoir de mastiquer aussitôt, crache, sort… très digne, le sorcier ! Un collier de dents de crocodiles autour du cou, des bracelets de baies sauvages cliquetant aux chevilles et aux bras, avec, en guise de pagne, une peau mitée et crasseuse de jaguar.

— Auri… coti manakré…

Le dialecte des Indiens Karajas est guttural, simpliste, quoique différent de celui des femmes de la tribu, et même de celui des enfants. Meirelles m’assure que leur dialecte est dérivé du « tupi-guarani », qui fut la langue originelle de toutes les tribus indiennes du Matto Grosso en particulier et de l’Amérique du Sud en général. Très vite, je bredouille quelques paroles de bienvenue à la grande joie des Indiens qui me font répéter dix fois au moins avec ravissement le mot correspondant à l’objet qu’ils me désignent.

— Tatarian, manakré rarerim auri tori coti… Docile, je répète ma leçon. Ces grands diables bruns semblent des enfants rieurs et curieux. Mais entre deux phrases qu’ils me font ânonner avec application, je dois avoir l’œil à tout, car les professeurs sont prompts à la rapine. Un mouchoir, un crayon, un morceau de papier, tout les séduit.

Ils nous ont envahis, occupés et ne semblent pas disposés à déguerpir, bien au contraire.

Ceux qui ne peuvent pas entrer à cause de l’exiguïté de la case écrasent leur visage grimaçant à tous les interstices des parois de bambous. Ils me rappellent certains petits nez rouges écrasés aux vitrines à l’occasion des fêtes de la Noël.

Pour eux, après tout, peut-être sommes-nous aussi les jouets amusants, des bêtes curieuses qu’ils aiment voir évoluer dans leur milieu, tout dé&orientés, tellement gauches…

Comme moi, qui les épiais tout à l’heure…

Leurs sentiments ne diffèrent pas tellement des nôtres. Nous nous amusons mutuellement. C’est gentil tout plein.

— Coti… coti…[51]

Des retardataires arrivent qui nous happent la main tendue.

Coti… coti…

En échange de nos cadeaux, melons d’eau, bananes, baies sauvages, noix amères viennent encombrer le sol de notre case et la transformer en dépotoir. Paisiblement assis maintenant qu’en apparence satisfaits, les Indiens nous observent. Ils se moquent gentiment. Les rires secouent la bedaine des vieux et les seins mous des femmes.

Les Indiens rotent, pètent, crachent et se grattent sous les aisselles à la recherche de tiques, examinent avec soin leurs trouvailles, les évaluent d’un œil gourmand, puis les croquent sans plus de façon.

Sans doute pour nous plaire, et nous voyant amusés de leurs mimiques, ils organisent en toute naïveté un véritable concours de péterie. Sans se forcer, avec une aisance dénotant un long entrainement à cet exercice, ils évacuent les gaz gastriques à une cadence vertigineuse, presque mélodieuse, ma foi !…

Leurs intestins semblent prodigues en la matière.

Ça dure, ça dure…

Le vainqueur est acclamé. Modeste, il se repose de ses émotions, appuyé sur l’arrondi élégant des épaules de ses deux femmes dont les seins piriformes pointent drôlement, chacun de leur côté.

Des bébés dorment paisiblement installés à califourchon sur les hanches étroites de leur mère qui, de temps à autre, les contemplent avec amour, lappent leur morve comme des chattes lustrent la fourrure de leur petit.

Malhoa, le chef indien, qui était sorti, revient, les bras chargés de deux superbes peaux de jaguar qu’il offre à Meirelles en gage d’amitié. Ce dernier accepte le cadeau et tire de sa ceinture un machete flambant neuf dans sa gaine de cuir fauve. Il l’offre solennellement à Malhoa qui se pavane avec sérieux devant ses sujets éblouis, faisant effectuer à la lame de rapides et sifflantes circonvolutions qui manquent de nous décapiter tous en même temps. Un plongeon rapide nous sauve in extremis de cette démonstration de force, les Indiens se retirent enfin, suivis de leurs épouses gloussantes et ravies, parées du stock de verroterie que nous leur avons généreusement distribué.

— Arakré tiotoeka[52].

— Arakré…

Allongé dans mon hamac sous la moustiquaire étouffante, quoique fatigué, mon esprit trotte. Je n’arrive pas à dormir. Mes compagnons ronflent déjà, j’envie leur repos.

Les torches sont éteintes, déjà la lune pâlit. Je me lève, comme oppressé, pour me promener au bord du fleuve, une grande paix règne sur le village endormi bercé par une litanie monotone semblable à une plainte de cauchemar.

Quelques chiens efflanqués s’attachent à mes pas et grognent sourdement, sans aboyer, en conservant leurs distances. J’en ai bientôt toute une meute sur mes talons qui reniflent avec fureur et me font appréhender un coup de croc dans les mollets.

D’un côté, la rivière argentée, sur une petite falaise ocrée le village et derrière cette falaise, une bande étroite de « serrado » éclairci. Une ligne sombre et discontinue qui doit être la forêt, marque l’horizon.

Comme il fait très chaud, les Indiens dorment en plein air devant leurs cases, sur des nattes posées à même le sol. Je bute dans des couples étroitement enlacés et m’excuse machinalement avec les mots conventionnels, tellement inusités en ces lieux que j’éclate de rire. Quelques ombres se relèvent à demi sur leurs coudes, me regardent sans émoi, murmurent quelque chose que je ne peux comprendre, puis se rendorment confiants.

L’une d’elles crie après les chiens qui taisent leurs grognements, mais n’en continuent pas moins à me suivre. Une odeur forte stagne et imprègne mes vêtements, ma peau. C’est l’odeur indienne qui déjà flottait sur la rivière, faite de sueur, de crasse, de graisse rancie et des teintures végétales, « roucou » et « genipapo », qui sont à la base de la toilette de tout ce qu’une âme primitive peut imaginer pour plaire et séduire.

Sur une placette entourée de hautes herbes que je découvre accidentellement derrière le village, un vieil Indien, accroupi sur une natte, fume dans une pipe de terre des herbes dont la combustion dégage une odeur âcre. Près de lui quelques braises luisent faiblement, couvertes de cendres blanches comme la neige sous la lune qui répand une douce clarté déjà voilée aux approches de l’aube.

L’homme, avec un grognement de bienvenue, m’invite à prendre place près de lui sur la natte. Il me tend une calebasse pleine d’une boisson fade, mais très fraîche, que je bois avec un peu d’appréhension. En échange, je lui donne du tabac de ma blague, puis, à mon tour, je fume. Bans un mot nous sommes restés là, très longtemps, tous les deux. J’aurais voulu pénétrer le mystère des pensées de cet homme des bois ; près de lui, je me sentais heureux, tellement libre de toutes contingences. Parfois, lors qu’il retirait la pipe de sa bouche pour cracher un long jet de salive noire, il fixait ses yeux brillants sur moi, puis il grognnait doucement. Il était bien. Moi aussi. O vieil Indien, comme ce soir-là j’étais près de moi-même, comme soudain j’ai senti que ta sagesse profonde t’inspirait des pensées qu’il m’aurait été sacrilège de chercher à pénétrer. La nature autour de nous, les chants de la jungle, l’odeur fauve du village… harmonie. Que ne suis-je assez éloquent pour analyser cette brutale sensation de retour à la vie qui m’étreignit à tes côtés. Aujourd’hui, à revoir ces notes, tellement proche d’un nouveau départ, c’est à toi, vieil Indien, que je pense. Ta forêt a su me captiver comme nulle femme au monde ne pourra jamais le faire. Avoir la force d’être homme. De renoncer à tout ce clinquant, de partir pour toujours, toujours, là où il a encore de la pureté, là où la vie est permise.

J’ai laissé le vieil Indien. J’ai repris ma promenade solitaire…

Près de la place, à côté d’une case aux chaumes pendants, il y a un bouquet de bananiers. Le vieux, de loin, me crie :

— Auri anri taxata… (bananes… c’est bon).

J’avise dans la pénombre un régime dont les fruits, quoique minuscules, paraissent mûrs à point. Je tends la main et la retire précipitamment avec un cri de douleur cependant qu’un tintamarre infernal se déchaîne. Des « araras vermelho », oiseaux sacrés aux yeux des Indiens qui les plument librement pour agrémenter leurs parures de fête, avaient élu domicile dans le bananier. Dérangés dans leur sommeil par la main imprudente que je tendais, après m’avoir violemment mordu de leur bec acéré, ils jacassent à perdre haleine, telles les oies du Capitole, pour ameuter le village sus au voleur. Encouragés par cette algarade, les chiens se déchaînent, aboient férocement…

Je m’enfuis éperdu, cherche la case sans la retrouver, rage, peste, la trouve enfin, m’affale dans le hamac, essoufflé, honteux, pour chercher un sommeil qui se refuse, le cœur battant à grands coups.

— Debout, Français, debout, esta na hora (c’est l’heure). Après avoir écarté la moustiquaire, Meirelles me secoue comme un prunier, brisant au beau milieu un rêve d’or, tout en achevant d’enfiler ses bottes.

— Dépêche-toi… Malhoa nous invite dans sa case.

Je rouspète un peu. Pour la forme. Essaie de me raccrocher à mon rêve, j’abandonne ; je me verse une pleine gamelle d’eau sur la tête, un coup de peigne, bottes feutre, je boucle la cartouchière…

— Allons, Meirelles, dépêchons-nous, esta na hora…

A mon tour de le presser : l’animal lisse ses moustaches. Les caboclos sont partis à la crique calfater la barque et faire leur toilette. Duke, pas encore très bien remis de sa blessure au pied, reste dans la case pour veiller sur le matériel et astiquer les armes.

Nous sortons. La réverbération de la rivière qui poudroie contraste violemment avec la douce pénombre de la case et me brûle les yeux.

Le village est désert, écrasé sons un soleil invariablement torride. Les chiens ont disparu, fuyant la canicule, vautrés à l’ombre de quelques palmiers étiques, tirant avec effort une langue baveuse et violacée.

Dans l’embrasure de l’entrée des cases quelques visages curieux se montrent, des mouches bourdonnent, on n’entend qu’elles, et, aussi, cette litanie, qui hier au soir me faisait penser à une plainte de cauchemar.

— C’est une Indienne qui pleure ses morte, raconte Meirelles. Elle pleurera longtemps encore. Lorsqu’elle sera fatiguée, c’est-à-dire aphone, une voisine, une parente viendra la remplacer, puis une autre. La coutume exige que l’on pleure les morts durant une période équivalente à six mois de notre calendrier.

Lamento improvisé qui clame les mérites du défunt, cette plainte a quelque chose d’inhumain.

Meirelles, qui comprend le dialecte, traduit au fur et à mesure du déroulement des versets le chant des morts indien :

— Ahahahah,
— Il n’ira plus pêcher,
— Ni chasser ni lutter ni danser.
— Karaja est mort ... ahahaha.
— Jamais plus je ne le peindrai.
— Pour l’« aruana »[53] et pour la guerre.
— La glu de ses flèches est froide.
— Qui viendra me défendre de la bête des bois ?
— Je suis seule avec son fils.
— Son fils est si jeune,
— Et moi je suis si vieille.
— Karaja est mort, ahahahaha.
— Il n'ira plus chercher la « melancia »
— Ni la patate douce et ni la « mandioca ».
— Plus personne ne lancera son défi.
— Les blancs ne meurent pas, eux,
— Ils deviennent pierre et restent sur la terre.

 
— Karaja ne revient pas sur terre,
— Karaja est mort, ahahahahahaha.

Quelques poteries sèchent dans le sable. Des jarres surtout, au travail grossier, peinturlurées de couleurs vives avec des dessins asymétriques. Une grande peau de serpent fichée sur un pieùx s’écaille.

Malhoa nous a vus, il vient à notre rencontre.

— Tatarian.

— Tatarian rarerim karaja[54].

Il nous précède dans sa case qui est à peine plus grande que les autres avec sa toiture de « buriti indaya » de forme ogivale. Je ne distingue d’abord rien. Une odeur forte de fumée me fait tousser, puis pleurer. Malhoa rit.

Entre deux pierres, il y a un peu de feu. Sur les pierres, une marmite de terre cuite, autour, quelques femmes accroupies fumant le tabac de nos réserves dans une pipe courte en forme de fuseau. Cette pipe, d’ailleurs, gîte en permanence au coin de leur bouche édentée, ce qui a pour effet de noircir les chicots qui restent encore plantés dans leur mâchoire.

Lorsqu’elles ne fument pas, elles chiquent et crachent avec force à des distances incroyables, faisant entendre, surtout sous l’empire de la surprise ou de l’émotion, de sonores éructations. Elles sourient rarement et c’est dommage, car, lorsqu’elles le désirent, elles ont un sourire doux et résigné, énigmatique aussi qui ne doit rien à la Joconde.

Leurs gestes sont lents, pleins de grâce. Lorsqu’elles parlent, se jugeant indignes de l’attention qu’on leur accorde, elles évitent le regard de leur interlocuteur et répondent doucement en tournant la tête, ce qui fait qu’on à l’impression de causer tout seul.

Leur voix est rauque. A chaque période, elles semblent pleurer et leurs phrases s’achvent en sanglots ou gloussements geignards. Pour l’instant, elles tressent des nattes de fibres. L’une d’elles berce du pied, dans une claie d’osier matelassée de coton, un bébé de quelques mois qui vagit. Il est extrêmement difficile d’évaluer leur âge. Elles sont vieilles ou jeunes, mais sans intermédiaire ni restriction. Le type « dame mûre bien conservée » n’existe pas chez les Indiennes. Leurs seins fatigués par de précoces et nombreuses maternités révèlent les vicissitudes automnales d’une vie très rude. Leurs corps, sveltes et nus, au canon nettement asiatique, sont dépourvus de tout système pileux. Comme les hommes d’ailleurs, dont le sexe est attaché avec une ficelle, afin de le protéger des moustiques voraces et surtout des « candirus », microbe abondant dans les rivières mattogrossences, qui pénètre dans l’urètre des baigneurs, le ronge comme un chancre, très lentement, mais sûrement, jusqu’à provoquer une hémorragie sans remèdes dans le système urinaire.

Ainsi, lié dès l’enfance, le membre viril des Indiens adultes est presque atrophié. Ne mâchons pas les mots, minuscule. Œ qui explique en partie la frigidité absolue des Indiennes qui s’accommodent évidemment fort mal de ces embryons d’attributs masculins à peine suffisants à la procréation.

Par ailleurs, l’amour chez les Karajas revêt un caractère très spécial du fait de l’accomplissement inusité de l’acte sexuel. Celui-ci tout d’abord est public. L’Indien prend sa femme lorsqu’il la désire, ce qui ne l’empêche nullement de continuer une conversation animée avec ses amis, de manger, de boire et d’éructer, car l’éjaculation masculine nécessite un temps infiniment supérieur à la norme, puisqu’il conclut le genre d’étreinte qui est connu par les spécialistes en la matière sous le nom de « caresse hindoue ».

Celle-ci, communément usitée chez les Karajas et Javahés n’exige des participants aucune activité susceptible d’activer le spasme définitif. Quant à l’orgasme féminin, il est à peu près nul et dans ces conditions ; la vie sexuelle indienne, quoique intense, repose surtout sur le fait de la reproduction et continuité de la race, ce à quoi les Indiens tiennent d’ailleurs beaucoup, car les enfants sont considérés comme une richesse. Pour assurer à ceux-ci une constitution normale, les Indiens évitent avec un soin tout particulier la consommation de mariages consanguins. La loi indienne inflexible mais juste punit de mort de semblables alliances. Cependant, la tribu vivant en vase clos et tenant avant tout à la pureté de la race, doit, pour éviter le péril des mariages consanguine, chercher dans les tribus voisines de même sang un apport nouveau d’épouses « étalon ».

Celles-ci sont invitées à contracter mariage de gré ou de force avec les jeunes guerriers célibataires. En général, les alliances sont recherchées de part et d’autre, car elles permettent de conclure des échanges commerciaux fort intéressants pour le standing des indigènes. Parfois cependant, une grave mésentente interdit tout projet de ce genre. C’est alors une déclaration de guerre dont l’objectif principal est le rapt de jeunes femmes. Les agresseurs cernent à l’aube le village possédant un contingent important de « filles à marier » et surveillent le départ des guerriers aux champs, à la pêche ou à la chasse. Lorsque le village est déserté de ses forces vives, et que seuls quelques vieillards demeurent avec les femmes et les enfants, les agresseurs incendient les cases après les avoir pillées, enlèvent les fillettes et se retirent en ordre, ne laissant plus que des cadavres sur le lieu de leurs exploits.

Lors de leur retour, les guerriers n’ont plus qu’une idée en tête, se défendre d’une contre-offensive possible et fuir la vengeance des survivants du village attaqué. C’est alors qu’ils déménagent leurs cases et fuient vers d’autres lieux, accompagnés des captives qui, désormais, font partie de la tribu à titre d’épouses.

Dans la forêt on rencontre souvent des villages abandonnés pour semblable motif et il n’est pas rare de croiser une longue colonne d’Indiens chargés de hottes de fibre pleines d’objets ménagers, suivie à quelque distance par une horde de femmes soumises et craintives.

Quelques tribus, en particulier les Chavantes, aiment à s’emparer de jeunes filles blanches destinées à assurer un apport de sang nouveau. Elles appartiennent à leur ravisseur et aussitôt après avoir mis au monde un enfant sont massacrées. Quant à l’enfant, il est élevé par le cacique si c’est une fille, par le sorcier si c’est un garçon. Dans les deux cas, il sera considéré comme un Indien de race pure et fera partie intégrante de la tribu. « Il », ou « elle », aura pour mission précise d’assurer à la communauté une descendance nombreuse.

L’initiation amoureuse est précoce. Les jeunes garçons sont amenés à de vieilles femmes qui ont pour mission de les éduquer en quelques nuits ; les jeunes filles sont confiées au sorcier qui, en principe, se réserve « le ius primae noctis ».

Bien souvent ceux-ci n’ont pas attendu les leçons de ces maitres d’un genre tout à fait spécial pour connaitre à fond le mystère des ébats amoureux. En effet, les anciens, nullement gênés par leur présence, s’ébattent en toute heure et en tout lieu, au vu et au su de tous, considérant l’acte d’amour comme fort naturel, nullement répréhensible, indispensable au contraire à la vie de la tribu dans le sens de la procréation.

Avec l’esprit d’imitation qui les caractérise à cet âge, les enfants s’amusent à imiter leurs anciens. Ce n’est d’abord qu’un plagiat maladroit et incomplet, c’est ensuite une réalité parfois bien avant la puberté.

Certaines fillettes d’ailleurs sont vendues à leur futur mari bien avant leur complète formation. Celui-ci s’engage à la respecter, mais ne tient pas toujours parole. Comment le pourrait-il, vivant en parfaite intimité avec celle qu’il considère d’ores et déjà comme sa femme ?

Des mariages se concluent même, suivant le vœu des parents, alors que les futurs époux sont encore à téter le sein de leur mère, mais déjà ils doivent vivre ensemble et sont considérés par tous comme mari et femme. Personne ne voit d’inconvénient à ce qu’ils le deviennent effectivement aussitôt qu’ils en sont capables.

Par contre, si !’Indien éprouve le désir normal ressenti par tout homme viril, il ne ressent de manière absolue aucune attirance pour les actes contre nature ou les complications amoureuses sorties de l’esprit super-raffiné des blancs de passage dans leur village.

Tout est très sain, très pur chez l’Indien. Certaines cérémonies présentent, il est vrai, un véritable caractère orgiaque, mais c’est plus par respect des traditions que par vice ou par plaisir.

C’est ainsi que le masochisme s’est découvert dans quelques tribus des adeptes fervents, à l’occasion de la cérémonie d’initiation des jeunes filles pubères. Une grande fête est organisée, à laquelle évitent de participer les étrangers de passage dans l’« aldeia ».

On danse, on boit, on se défie violemment, puis on lutte en l’honneur de la jeune fille qui, après avoir subi les hommages initiés du sorcier, doit satisfaire tous les membres de cette petite fête. Ce sont les vainqueurs des tournois singuliers livrés à coup de fouet qui ont droit les premiers à ses faveurs. Les lanières de cuir brut cinglent les dos, zèbrent les chairs, les tuméfient…

Le sang coule. Les Indiens se font face, entourés de tous leurs amis. Le plus courageux tend le fouet à l’autre et lui ordonne de le battre, s’écriant sous les coups qui pleuvent et le meurtrissent :

— Allons… allons… tu n’es qu’une femme, ton bras n’a pas de force, tes coups de fouet me semblent des caresses …

Le flagellé met son point d’honneur à ne rien laisser paraitre de sa douleur, aucun muscle de son visage ne tressaille. Parfois épuisé, il chancelle et se sent près de défaillir. Son sang ruisselle, la terre tourne, ses yeux se ferment sur un voile rouge…, alors il se redresse et d’une voix ferme, crie en riant nerveusement :

— Arrête, tu n’es qu’un enfant, tu te fatigues inutilement, laisse-moi te montrer comment doit frapper un homme, donne-moi ton fouet…

Le fouet change de main, les coups pleuvent maintenant sur le dos lisse, on entend le bruit mollasse des chairs qui se déchirent…

Le flagellé de tout à l’heure tape avec frénésie jusqu’à ce qu’enfin l’autre formule les phrases rituelles qui mettront fin à ces duels singuliers :

— Allons, tu n’es qu’une femme…

Le vainqueur est celui qui a subi le plus longtemps la flagellation. Il saisit par le bras la fillette et l’entraîne dans les fourrés avoisinant la place du village, cependant que d’autres s’affrontent encore pour décider de celui qui prendra sa place.

Avant le mariage, la jeune femme indienne est maitresse absolue de son corps ; elle se donne à qui lui plait ou à qui la prend sans aucune restriction. Cependant après le mariage l’adultère est rare. L’initiative en revient toujours à l’homme qui, sous l’empire d’un besoin brutal, exige satisfaction immédiate de la femme qui se trouve à sa portée et loin de tout secours. Considérant la chose comme inévitable, l’Indienne surprise au bord de la rivière ou sur une piste, n’oppose à l’agresseur aucune résistance. Après l’acte, elle converse même longuement avec l’homme qui abusa de sa faiblesse et accepte quelques menus cadeaux apportés à son intention.

Cependant, de retour au village, la femme va conter la chose à son mari qui décide, suivant les lois de la tribu, des sanctions à infliger au coupable. Il peut se juger outragé et demander réparation par les armes ou répudier et même tuer sa femme simplement parce qu’elle a appartenu à un autre. Suivant la position sociale de son rival, il peut s’estimer flatté et alors il accepte les cadeaux que celui-ci s’empresse de lui apporter. Un accord tacite de ménage à trois est conclu, car, dans sa sagesse, l’indien observe :

— Ils se connaissent maintenant, à quoi bon les contrarier, le mal est fait, rien ne pourra endiguer son cours.

L’amant en titre devient donc l’ami du mari et leur existence se poursuit paisiblement.

Certains, par contre, organisent aussitôt une véritable chasse à l’homme qui doit se terminer par la mort de l’agresseur ou du mari outragé. Mais le vainqueur de cette lutte doit craindre la vengeance des membres de la famille du défunt. La vendetta chez les Indiens n’est pas un mythe et leur haine est inextinguible, ce qui amène parfois des luttes sanglantes de village à village et l’anéantissement total de leurs habitants respectifs.

L’adultère n’est donc pas un fait prémédité, mais un viol pur et simple, rejeté ou accepté suivant la loi qui régit la vie de la communauté.

Chez les Karajas, le mari demande réparation au coupable en l’invitant à se prêter aimablement à une distribution de coups de « borduna », c’est-à-dire à un matraquage en règle, d’autant plus douloureux que l’instrument employé est une pièce de bois d’un demi-mètre de longueur et de trente centimètres d’épaisseur, aux arêtes très vives. Le coupable, retrouvé, se soumet sans récrimination à ce traitement et s’il ne meurt pas des suites de la raclée, il peut et doit même, toujours suivant la loi, prendre l’instrument en main et rendre coup sur coup au mari vindicatif. S’il en est incapable, il peut déléguer un membre de sa famille pour rétribuer dans la mesure de son inclémence le mari outragé.

Certains ont une conception encore plus simpliste de la vengeance. Pour sauver l’honneur, ils exigent en compensation du viol de leur femme, la femme du coupable. Dans ce cas, les deux femmes se mettent rapidement d’accord et cet arrangement est le prélude à une amitié sincère et durable.

Les mariage ne sont pas toujours la conclusion d’idylles romanesques, mais simplement le résultat d’une entente des familles respectives. Les enfants sont estimés à leur juste valeur par leurs parents, des cadeaux sont échangés, et lorsque l’union est décidée, si la fille n’est pas encore pubère, son futur mari vient vivre avec elle sous le toit de la case de son père et travaille pour toute la famille dans la mesure de ses moyens, de manière à démontrer qu’il est capable de subvenir aux besoins de sa femme et d’assurer sa protection.

Le gendre est alors le véritable esclave du beau-père et cette situation ne cesse que lors de la cérémonie du mariage. Le couple réintègre la case construite par le mari et ne doit plus se préoccuper que de sa propre subsistance.

Le mariage est en même temps une impérieuse nécessité. Il faut se marier pour assurer la continuité de la race, pour avoir des enfants qui deviendront des guerriers forts et courageux et défendront de manière effective l’ensemble de la communauté. Les habitants d’un même village se doivent aide et assistance, leur organisation sociale prévoit même de véritables maisons de vieillards où viennent se reposer, délivrés de tout souci, les vieux guerriers usés par la fatigue.

Il est vrai que certaines tribus préfèrent les supprimer dès l’instant où ils deviennent une charge pour la communauté. Les vieux sont en général d’accord et boivent eux-mêmes le poison préparé à leur intention. Il en est de même pour les infirmes qui, en période de guerre ou de disette, sont fort encombrants. Cette sélection s’effectue sans violence, elle est un fait accepté de tous et qu’il ne viendrait à l’idée de personne de contester. La vie est dure en forêt, seuls peuvent y vivre les forts.

Il est dit aussi dans la loi indienne, qui est orale et transmise de générations en générations de n1anière fidèle :

— Karaja peut avoir autant de femmes qu’il lui plait, à condition de subvenir à tous leurs besoins et d’assurer leur protection, il devra les nourrir comme il se nourrit lui-même, avoir pour elles les soins qu’il a pour lui, et rendre à toute de manière équitable l’hommage de sa virilité. Par contre, ses femmes devront au lieu de crier et se disputer, s’empresser de satisfaire ses désirs, de faire cuire son mil, de tresser les nattes pour le repos et les hamacs pour le sommeil, lui donner des enfants beaux et


Indien Karaja à la pipe.
(Chap. VII)




Femme Karaja filant.
(chap. VII)



forts, défendre et honorer sa mémoire et l’assurer de leur fidélité…

Ce paragraphe, traduit par Meirelles, explique la conception de la polygamie chez les Indiens du Matto Grosso, en même temps d’ailleurs qu’elle la limite, car il n’est pas à la portée de tous les guerriers de nourrir et de défendre trois ou quatre femmes.

Il faut avoir bon œil, bon pied, et avec tous les moutards appelés à naître, l’ensemble représente pour l’ambitieux mari, un travail écrasant et de sérieux soucis.

La forêt, la rivière, ne sont pas toujours prodigues de leurs richesses. La terre est basse dans le Matto Grosso lorsqu’il faut la gratter pour planter le manioc ou le mil nécessaire à la subsistance d’une nombreuse famille…

Pour vérifier justement la capacité du mari, une épreuve de force précède le mariage. Elle consiste chez les Karajas à plonger dans une crique repérée à l’avance et fermée de grosses pierres à la manière d’un lac et à saisir avec les mains un poisson de trente à quarante kilos, aux dents fort acérées et de nature particulièrement féroce, prisonnier dans la crique depuis quelques jours et demeuré sans nourriture.

La lutte ne se termine pas toujours à l’avantage de l’homme. Saisir un tel poisson par les ouïes et le balancer sur la terre ferme exige souplesse, force, courage…

En cas d’échec, le candidat est houspillé et invité à réfléchir. En cas de mort, un autre soupirant se présente, qui prend sa place auprès de la fiancée. Il lutte avec le même poisson, certain désormais d’obtenir la victoire, car la le poisson rassasié n’oppose plus qu’une béatitude de bon aloi.

De toute manière, vainqueur de ce tournoi, le futur mari complète son examen prénuptial en défrichant un coin de la jungle à quelque distance du village. Il plante alors du mil, du manioc, des arbres fruitiers et lorsque les premières pousses sortent vigoureusement de la terre retournée avec une houe de bois de fer, il est déclaré bon pour le mariage.

Après l’échange rituel des cadeaux, les jeunes gens sont réunis sur la grande place du village. Ils écoutent sagement les conseils prodigués par les anciens d’abord, par leurs familles ensuite et participent aux danses présentant un caractère ancestral au son des « grunchos » et des « chocalhos »[55]. Les hommes vont en file, à petits pas, de droite à gauche, les femmes de gauche à droite, leur faisant face.

La fête dure tard dans la nuit. Elle est le prétexte à de nouveaux ébats amoureux qui se distribuent aux quatre coins du village. Quant au jeune couple, il rejoint la case qui lui est affectée, en général celle que l’homme a construite de ses propres mains ou aidé de ses amis durant la période des fiançailles.

S’ils sont alors mariés aux yeux de tout le village, il ne le seront vis-à-vis d’eux-mêmes et dans toute l’acception du terme qu’après un délai de six à dix jours qu’ils emploieront à parfaire leur connaissance. Car ils se connaissent fort mal, leur union étant l’œuvre de leurs parents et non de leur désir, n’étant libres ni l’un ni l’autre de la rejeter.

Durant ces quelques jours, il font « nattes à part » bien sagement, sans esquisser la moindre petite privauté, ébauchant un flirt tout platonique, avec des promenades en commun au bord de la rivière et des jeux puérils autant que gracieux. Et lorsqu’enfin ils ne se regardent plus avec des yeux « curieux » et que cette période de vie commune fort agréable les incline à une solide amitié, alors seulement le garçon prouve à la fille ses qualités d’époux et enfin unis devant Dieu et devant les hommes, ils se préparent à affronter ensemble la dure vie de la jungle.

Dès cet instant, la femme Karaja devient la maîtresse absolue de la case et de tout ce qui se rapporte à l’économie. Elle participe activement à la vie politique du village, grossissant du poids de ses arguments les commérages caquetants de ses consœurs. Elle s’intéresse alors directement et définitivement à la structure de la vie sociale indienne.

Si le mariage donne certains droits à son mari, il lui en accorde aussi d’incontestables. C’est ainsi qu’elle peut battre l’homme s’il n’est pas suffisamment délicat avec elle ou s’il néglige de travailler. Mais elle ne doit pas exagérer, car, avec le bon sens qui la caractérise, la loi indienne déclare que le battu peut alors battre sa femme et ce jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est à ma connaissance la seule tribu qui accorde ainsi certains droits à la femme. En général, celles-ci n’ont en aucun cas le droit de formuler la moindre plainte et à plus forte raison de corriger leur époux.

Lorsque l’homme prend une nouvelle femme, « le cercle de famille applaudit à grands cris », mais sans drames ni pleurs ni plaintes.

La première femme traite la seconde en amie, sans prendre ombrage de sa présence continue et de son ingérence dans les affaires de la maison. De toute manière, à elle et à elle seule, au titre de première épouse, revient le droit de prendre les décisions finales. Une sorte d’emploi du temps bien compris partage équitablement les nuits de notre Indien. La délaissée, après quelques plaisanteries innocentes, s’endort paisiblement, tournant le dos au couple qui, à quelques mètres de sa couche, s’épanche bruyamment. Il n’entre aucun favoritisme en jeu. C’est un jour oui, un jour non, à l’exception évidemment des jour où l’une des femmes est indisposée.

Lorsque la femme engrossée approche de la délivrance, c’est son mari qui se plaint et gémit sur le seuil de sa case, entouré et félicité de ses nombreux amis qui, pour apaiser sa peine, lui apportent de menus cadeaux et lui prodiguent des encouragements. Pendant ce temps la femme, debout, accrochée à deux mains au pilier central de la case, les jambes écartées, assistée d’une vieille femme, serre les dents et force pour hâter la délivrance.

Ainsi, après avoir simulé les douleurs intolérables de l’enfantement, l’homme, épuisé, aphone, geignard, se laisse coucher, puis dorlotter dans son hamac, cependant que le nouveau-né vagit dans une calebasse pleine de coton brut et que la jeune accouchée vaque activement aux travaux ménagers sans que sa robuste constitution en soit affectée. En Europe, on appellerait cela « couvade »…

La venue d’un enfant chez les Indiens est un événement heureux, dignement fêté surtout lorsqu’il s’agit d’un garçon. Le nouveau-venu est l’objet de tous les soins, de toutes les attentions, il mène une vie de nabab comblé et gâté comme peu d’enfants le seraient dans la vie civilisée, devenant très vite un tyranneau aux caprices innombrables, sitôt satisfaits que formulés.

Jamais les Indiens ne battent leurs enfants, et les Indiens ne sourient que lorsqu’ils ont un bébé dans les bras. Cependant, dans certaines tribus, ils limitent les naissances à trois par femme, étrange moyen de sélection de la race, dans lequel le sorcier joue un rôle des plus actifs, pratiquant avec succès l’avortement au moyen d’herbes spéciales cueillies dans la forêt.

Devenue mère, l’Indienne ajoute à ses tatouages des signes cabalistiques indiquant le sexe et le nombre de ses enfants. De toute manière, signes et tatouages ne détruisent en rien l’harmonie de ses traits délicats, ajoutant au contraire une note attrayante de personnalité, un chic indéniable. Malgré les bains répétés quotidiennement, la crasse forme sur sa peau une sorte de vernis graisseux, luisant et fétide qui la fatigue puis la ride, accentuent encore davantage les ravages physiques entretenus par une existence laborieuse. Cette crasse cependant possède l’avantage primordial de la protéger efficacement des moustiques et des mouches qui répugnent à l’odeur dégagée et ne peuvent réussir à percer de leur dard la carapace ainsi formée.

L’âge marque la femme indienne avec âpreté, la transformant en une harpie tyrannique consciente de son délabrement physique. Elle se tasse, se momifie, les seins sont flasques, les attaches noueuses, les muscles saillants se tendent et font trembloter la peau parcheminée, les cuisses décharnées se couvrent d’ulcères. Le spectacle des ruines de ce qui fut un beau corps est désolant…

La femme devient alors arrogante, elle fume, elle crache plus que jamais, acquérant une autorité incontestable auprès de son mari et des jeunes épouses de celui-ci. Elle passe ses journées accroupie auprès du foyer, le regard vide, croquant des noix, râpant du manioc ou préparant des pagnes pour ses filles, pleurant d’un ton monocorde ses morts ou ceux des autres, parlant toute seule des souvenirs de sa brève jeunesse…

On la croit centenaire, elle n’a pas quarante ans…

Elle est à l’image de cette Indienne qui file dans un coin obscur de la case de Malhoa et qui ne nous a même pas remarqués. Ses lèvres psalmodient une litanie des morts qui s’égrène interminablement. Aucune larme ne coule de ses yeux secs aux bords rougis par une conjonctivite persistante, causée sans doute par les longues expositions à la réverbération atroce des eaux de la rivière. Sa poitrine maigre se soulève avec des sanglots convulsifs et sa tête aux cheveux gris et filasses dodeline doucement.

Elle est maigre. Très maigre, près d’elle un chien somnole, le museau entre ses pattes.

La vieille file inlassablement, sans voir. D’une main, elle fait tourner une longue toupie formée par une tige de bois enfilée dans une plaque en os et de l’autre, elle évide la masse de coton brut tassée à ses pieds. Lorsque la toupie tourne très vite, de la boule de coton sortent des filaments ténus que les doigts humides de la vieille Indienne malaxent et étirent à volonté jusqu’à les lier les uns aux autres, formant ainsi une corde solide qui vient s’enrouler au-dessous de la plaque en os, au fur et à mesure de sa formation, en un écheveau bien ordonné.

Et le fuseau tourne toujours, la vieille pleure, les femmes mélangent des teintures, écrasent des graines tinctoriales de « roucou » avec de l’huile de « babassu » dans une calebasse et leurs doigts sont teintés du rouge de l’ « urucum » jusqu’à la paume des mains…, ou encore elles pressent des fruits appelés « genipapo » pour en extraire le suc et le mélanger à du noir de fumée obtenant ainsi une mixture bleuâtre qui, avec l’urucum, servira à peindre le corps des guerriers et leur donnera cette odeur caractéristique qui empuantit les villages dans un rayon de dix kilomètres.

Malhoa, qui s’est assis à côté de nous sur une natte de « buriti » nous offre un melon d’eau qui ressemble à une pastèque. Le poignard craquelle la croûte verte, je mords à plein nez dans la chair juteuse ourlée de graines noires ; une chair rouge vif, rose à la crête, des tranches découpées qui étanchent la soif et apaisent la faim. Malhoa crache les graines noires dans le feu, les unes après les autres, avec la précision d’un expert en balistique. J’essaie de l’imiter, mais j’échoue piteusement, bavant sur ma chemise. Dans la case c’est une débauche indescriptible d’objets bizarres, d’armes primitives, de peaux tannées qui pendent aux cloisons ou s’éparpillent sur le sol couvert d’épaisses nattes tressées.

Il y a des arcs de plus de deux mètres de longueur, en bois noir et lisse, des flèches, hautes comme un homme, à la terminaison acérée. On en voit avec des pointes en os taillées en fer de lance, certaines mêmes ont, incrustées dans le bambou, de longues arêtes barbelées et coupantes comme des lames de rasoir, longues de vingt centimètres, couvertes de la glu jaune d’un poison végétal. On voit aussi des pointes épanouies en de multiples épines vénéneuses comme une fleur entr’ouverte et mortelle, les plus pacifiques destinées à la chasse aux oiseaux-mouches sont alourdies d’une boulette de résine. Des matraques de bois de fer au manche ceint d’une gaine de fibres tressées et teintées voisinent avec des lances empennées de plumes aux couleurs éclatantes, et des ceintures de fête en peau de serpent artistiquement superposées et piquetées d’aigrettes, et des calebasses grandes ou petites gravées de dessins noircis à la braise ou peintes à l’urucum. Une hotte en osier pend au plafond, des fruits sèchent, enfilés dans les lianes à côté de lanières de viande ou de poisson fumés.

— Tataupaua irambu auri, dit Malhoa.[56]

— Auri tiotoeka, répond Meirelles.[57]

Le cacique nous invite ce soir à un grand banquet donné en notre honneur. Ne voulant pas être en reste de politesse, je bafouille aussi :

— Auri tiotoeka…

Le cacique est tellement heureux de cet effort qu’il m’offre un collier de baies séchées et cliquetantes avec comme pendentif une grosse dent de crocodile.

— Norhon marani[58], dit-il avec componction. C’est un remède fort efficace, parait-il, contre les piqûres de serpent. On lave la dent dans la rivière, on la râpe dans une calebasse d’eau fraiche, puis on boit, tout en frottant l’incision des crochets à venin avec les graines du collier qui chasseront les esprits mauvais de votre blessure… et hop… passez muscade, vous voilà immunisé.

— Tiotoekà… grand chef…

Le grand chef Malhoa appelle de sa voix gutturale une jeune Indienne quelque peu intimidée par notre présence qui vient s’agenouiller à ses côtés, épouillant puis peignant sa longue chevelure après l’avoir soigneusement enduite de graisse de poisson.

Elle évolue avec douceur, le visage fermé, les mains agiles et Malhoa, figé comme une statue recevant l’hommage de ses fidèles, ferme les yeux sous le chatouillis agréable des épines de cocotier composant le peigne primitif qui racle son cuir chevelu et le force à pousser de petits grognements béats.

Je m’empiffre avec sans-gêne, plongeant mon nez dans les tranches énormes du melon d’eau, regardant avec intérêt cette scène familiale, cependant que je sens mon estomac enfler…, enfler tellement, que je suis obligé de sortir précipitamment pour prendre l’air.

Dehors, c’est une fournaise, on y dessèche sans rémission, alors je plonge à nouveau dans la pénombre de la case de Malhoa et, avachi sur une natte, décidé à toutes les incorrections, je me laisse aller à un paisible sommeil entrecoupé de rots sonores…

Lorsqu’enfin reposé, l’estomac plus libre, j’ouvre les yeux, j’aperçois la jeune Indienne qui s’occupe à raviver les tatouages anciens de Malhoa et en dessiner d’autres sur la poitrine et sur les bras au gré de son inspiration artistique.

Malhoa semble très flatté d’accueillir sous son toit un hôte qui sache apprécier son hospitalité au point d’en être malade. Je ne sais comment lui exprimer la gratitude de ma digestion, mais nos yeux, l’espace d’un éclair, se rencontrent, se comprennent, et tous les deux, avec un ensemble parfait nous courbons la tête en signe d’assentiment.

Meirelles a retiré ses bottes et sommeille cependant qu’une gamine s’efforce d’extraire des chiques qui ont élu domicile sous les ongles de ses doigts de pieds.

Avec une pointe en os, elle fouille la chair qui cède et se creuse comme putréfiée, puis elle retire une pâte blanche et gélatineuse faite de milliers d’œufs déposés par la chique (puce jaune clair) opérant sans douleur mais animée d’une activité prolifère redoutable, rongeant les chairs pour y déposer ses œufs qui, retirés des doigts de pieds, laissent des trous dans lesquels on pourrait aisément loger l’extrémité du petit doigt. Pour éviter l’infection, Meirelles badigeonne les cavités rosâtres avec un peu d’alcool à 90° et les bourre ensuite avec de l’ouate. Raari, la femme du cacique, sa troisième plus justement, procède maintenant à une curieuse opération qui rappelle le traitement qu’infligeaient aux contrebandiers les villa geois nord-américains lors de la guerre de !’Indépendance : le supplice du goudron et des plumes.

Pour Malhoa, ce n’est pas un supplice, c’est au contraire le comble du raffinement de sa toilette. Raari oint son corps avec beaucoup de patience, des pieds à la tête, d’une couche de glu. Sur cet enduit, elle dispose en arabesques originales, une à une, des plumes d’araras, vertes, jaunes, rouges ou bleues.

Puis, sur le dos et les épaules, elle éparpille une calebasse pleine de duvets blanc et roses qui volettent, se posent, s’agglutinent et hérissent l’épiderme. L’apparition de Malhoa au détour d’une piste serait plutôt rébarbative mais pour moi qui étais dans les coulisses, l’effet est ahurissant, et je me tiens à quatre pour ne pas éclater de rire, m’astreignant au contraire à feindre une admiration de bon aloi.

Majestueusement, Malhoa se lève, assouplit ses articulations (un peu racornies), pousse un nouveau grognement (le grognement de l’Indien signifie beaucoup de choses, le tout est de percevoir le ton et d’en augurer l’état d’esprit de celui qui l’émet. C’est presque une gamme, un dialecte, un code, qui est l’expression musicale des sentiments divers qui agitent le cœur indien), surprend mes regards admiratifs, y voit de l’envie, se pavane, se rassoit et, condescendant, ordonne à sa femme de me peindre.

Qttoique très flatté de cette marque d’estime, j’essaie de me dégager, Meirelles me fait comprendre que je « dois accepter ».

— Auri tiotoeka, dis-je résigné[59].

La jeune femme s’approche. Elle s’agenouille. Elle sent vraiment mauvais. Sur son sein démesurément grossi, je vois une lentille noire, le grain de sa peau eest d’un satiné incomparable… je dois avoir l’air idiot.

Avec lenteur, la main gluante se lève sur mon visage, sur mon nez, je sens une sorte de liquide pâteux et granulé qui s’étale, puis une odeur encore plus forte que celles auxquelles mon odorat s’était accoutumé envahir mes cloisons nasales, persister jusqu’à me donner la nausée… Ma chair se plisse, puis se tend comme une peau de tambour, les doigts rouges deviennent bleus, ils courent sur mon front, autour des yeux, agrandissent ma bouche de traits horizontaux allant jusqu’aux oreilles. Je sens leur attouchement léger courir partout et je n’ose pas bouger, craignant de recevoir le doigt dans l’œil ou dans la bouche.

Meirelles conserve son sérieux, mais ses yeux pétillants rient à pleurer. C’est fini pour moi, ça commence pour lui qui doit se soumettre au même traitement. Je reste sérieux, mes yeux : rient à leur tour… Il n’est vraiment pas beau ainsi mâchuré…

Malhoa ne dissimule pas son plaisir, ses femmes se permettent quelques gloussements aimables.

J’ai la vague impression d’être parfaitement ridicule, tatoué pour tatoué autant se mettre une plume sur la tête et pousser de petits cris.

— Tiotoekà… assure Meirelles.

— Auri tàtàupàuà irambu, répète Malhoa.

Nous prenons congé et sortons. Je file en vitesse vers la rivière me passer de l’eau sur le visage, je sens la croûte devenue épaisse, huileuse sous mes doigts. J’essaie avec une brosse et du savon… rien à faire. Un morceau de miroir de poche reflète ma gueule hirsute et barbouillée… Pas d’erreur, c’est moi.

— In-dé-lé-bi-le… m’assure Meirelles avec le sourire…

Ça promet.

Derrière le village, sur la petite place cernée d’herbes hautes, de jeunes Indiens musardent au soleil. Quelques uns préparent des ornements de fête consistant essentiellement en masques de fibre et ceintures de plumes, d’autres jouent à la « peteque » ou discutent gravement, assis en rond sur des nattes.

Ce sont des célibataires que la coutume oblige à rester dans l’inactivité complète jusqu’à leur mariage. Ils se font entretenir par leurs parents ou par la communauté, sans avoir le droit de passer devant les cases (seulement par l’entrée arrière) jusqu’au jour où ils prennent femme.

Alors — et de ce jour-là seulement — ils participent aux travaux des champs. Pas souvent, car les Karajas sont de mauvais agriculteurs et préfèrent la chasse et la pêche (leur indolence d’ailleurs les fait souffrir de la faim surtout lorsque, à la saison des pluies, pistes et rivières sont impraticables).

Un Indien, dans l’ombre projetée par la case des fêtes, se tient debout, légèrement penché en avant, appuyé sur une lance, les jambes écartées. Il est absolument nu. Un autre Indien, tantôt à genoux, tantôt courbé, passe sur ses cuisses et ses jambe de haut en bas une plaque de bois hérissé de dents de piranhas. Le sang coule abondamment des centaines de stries imperceptibles qui marquent la peau brune. Le patient ne manifeste aucun émoi, de temps à autre, il essuie avec une feuille de palmier qu’il tient alors à deux mains, le sang qui dégouline. C’est « la sangria », la saignée indienne, qui prépare l’homme à la danse en l’allégeant, et chasse de son corps les mauvais esprits.

Dans toutes les cases où nous allons flâner, le même tableau s’offre à nos yeux : les vieilles filant et tressant, les jeunes accroupies près de leurs époux peignant avec application les tatouages, des bébés au ventre gonflé, les oreilles percées, ornées de fleurs artificielles merveilleuses, des plumes d’araras formant une corolle dont le pistil serait la dent de capivara plantée au milieu de son épanouissement.

— Tatarian… tatarian auri…

Partout on nous offre du mil grillé, des œufs de tortues, du miel sauvage, des mélancias et des calebasses pleines d’alcool de manioc. Quelques Indiens fument leur pipe, drapés dans les couvertures de laine brune que Meirelles leur a distribuées et qui leur confèrent un air très digne. Les femmes raclent sur des planches hérissées d’épines des racines de manioc et préparent de l’huile de « babassu » pour lustrer leur chevelure.

Dans une case, c’est le silence… un calme insolite qui étreint dès que courbé, on soulève le rideau de feuilles pendu à l’entrée basse et étroite…

Une femme est là, les yeux vides, prostrée, un bébé de quelques mois inerte dans ses bras, maigre à faire peur, avec une tête énorme aux traits douloureux et une respiration sifflante qui soulève ses côtes saillantes.

Il est livide, il meurt d’un mal que le sorcier s’avère impuissant à guérir : la tuberculose qui, à défaut d’autres maladies, opère de sérieux ravages chez les Indiens. Lors qu’ils ont de la fièvre, le « feiticero »[60] consulté décrète aussitôt la présence des dieux mauvais… Alors, pour les noyer et guérir le malade, le sorcier ordonne l’immersion dans l’eau froide de la rivière, à l’aube !…

Refroidissement, souvent congestion, toux, constitution affaiblie par les mois d’hiver et la famine… la tuberculose va vite et sûrement. La femme, à nos questions, murmure des mots inaudibles, serrant convulsivement le petit être sur son sein flétri. Malhoa fataliste, nous dit dans son dialecte :… Il meurt,… il meurt…

Une grande tristesse m’envahit, la plainte d’une Indienne de la case voisine semble annoncer déjà la mort qui bientôt pénétrera ici… Dehors le soleil brille, implacable, les araras jacassent et lustrent leur plumage radieux, fous d’orgueil… La nature est belle, terrassée par l’incendie de l’après-midi, avec le vert laiteux des bananiers qui se découpent sur le mauve de la forêt lointaine.

Bras ballants, sans mot dire, les Indiens mastiquent des graines, fument et crachent, résignés à cette mort qu’ils attendent. Impuissants à la combattre.

Bébé indien ne courra pas les sentes de la jungle, il ne dansera pas l’aruana… bébé indien mourra…

Je voudrais faire quelque chose, un rien qui permette de croire. au miracle et redonner l’espoir. Cette mort a vraiment quelque chose de trop absurde, d’inconcevable.

Les mots qui consolent eux-mêmes me sont refusés. Que ne suis-je un dieu pour faire ce miracle !

Bébé indien se meurt. Notre pharmacie est pauvre, nos connaissances limitées à celles laborieusement apprises dans le petit manuel du « parfait secouriste ». Piteux représentants de notre civilisation toute-puissante qui ne peuvent rien, que regarder et attendre.

Le soleil lentement décline. La case des fêtes soudain animée d’allées et venues semble quelque temple étrange conviant ses fidèles au sabbat. Des guerriers enfilent des masques de fibres, bruissant de baies séchées pendues en breloque et de coquillages aux couleurs vives. Quelques uns ont des panaches de plumes éclatantes, des havaiennes méticuleusement ajustées, ornements sacrés dont la confection est un véritable mystère.

Les femmes par exemple doivent éviter de rôder alentour de la case du sorcier afin de ne pas surprendre, même par inadvertance, le secret de la fabrication de ces ornements. La sanction qui les frappe est terrible.

On me rapporte l’histoire d’une gamine qui, toute jeune encore, s’en vint rôder autour de la case des fêtes à la recherche de son père. Elle crut l’apercevoir et pénétra dans la case. Le cacique aussitôt prévenu décida l’application de la loi.

Oublieuse, l’enfant, durant de longues années, s’amusa avec ses camarades sans que jamais personne ne fasse allusion à l’incident. Cependant elle était marquée. Les années s’écoulèrent très vite, l’enfant grandit, ses formes prirent une fière tournure, et, aux prémices de la puberté, le cacique convoqua les tribus avoisinantes à un grand « tataupaua »[61]. Les guerriers vinrent nombreux. Il y eut des danses, des luttes, des chants. C’est alors que la sacrilège fut amenée dans une grande case et violée par les Indiens rassemblés au vu et au su des femmes et des enfants de la tribu. Le sorcier se réserva le « jus primæ noctis », l’orgie dura longtemps. Au matin, la gamine était morte.

Au cas fort improbable où elle en eût réchappé, elle prenait aussitôt rang de fille publique. Celles-ci vivent dans une case spéciale un peu à l’écart du village. Elles dressent avec de la glu une touffe de cheveux sur le sommet de leur crâne et ont pour devoir de distraire les jeunes garçons célibataires qui rémunèrent leurs faveurs en les nourrissant. Ces prostituées, en général, sont des femmes adultères, des veuves sans soutien, des sacrilèges. Leur punition n’est pas sans appel, si un jeune Indien s’éprend de l’une d’entre elles, il peut l’épouser, la femme reprend alors ses droits à une vie normale.

Comme disait Malhoa :

— J’ai un fils. C’est un homme, mais il n’est pas encore marié. Comme il n’a pas de femme, il peut être tenté de prendre celle du voisin. Ça fera la guerre. Alors on lui en donne une qui est à tout le monde…

Si la confection des parures de danse est un mystère fort bien gardé, la protection des ornements de l’aruana est assurée par une troupe de jeunes guerriers vigilants qui se relaient avec ponctualité dans la case des fêtes. Quelques blancs, attirés justement par la rareté de ces objets et désireux de les acquérir, se heurtèrent de la part des Indiens à un courtois mais définitif refus. Les plus sages obtempèrent. Les autres…

Un Portugais, trafiquant de peaux, de passage dans une « aldeia », profita de l’hospitalité généreusement accordée pour s’approprier quelques masques de fibres.

A l’aube du lendemain, le Portugais embarqua dans sa pirogue sans éveiller l’attention des Indiens et ses rameurs noirs pagayèrent fort pour prendre le large, alléchés sans doute pa la prime offerte par le trafiquant, guère rassuré quant aux conséquences possibles de son vol.

Les noirs ramèrent trois jours et trois nuits, empruntant d’étroits « arroyos », afin de détourner leurs poursuivants, si poursuivants il y avait. Le Portugais se frottait les mains supputant déjà le produit de vente de ces parures fort estimées des amateurs en raison même de leur rareté. Ils atteignaient déjà l’embouchure du Tapirapé. Ils étaient sauvés.

C’est alors que, d’un seul coup, ils perçurent des cris de guerre. A quelques centaines de mètres derrière eux, des pirogues indiennes chargées de guerriers armés d’arcs et de flèches avançaient rapidement.

Les noirs affolés redoublèrent d’ardeur. Le Portugais doubla la prime promise, la tripla. Tremblant pour sa peau, il ne pouvait cependant se résigner à perdre le fruit de son larcin.

Déjà les Indiens étaient à portée de flèches. C’était la mort à brève échéance, sans espoir de secours d’aucune sorte dans cette région inhabitée. Le Portugais ne se décidait toujours pas, alors les noirs prirent les masques de fibres et les jetèrent par-dessus bord. Un moment, on les vit flotter dans le sillage de la pirogue, puis enfin le courant les saisit et les entraina longtemps à la dérive, de plus en plus lourds, prêts à disparaitre.

Cette menace coupa net l’essor des pirogues indiennes qui s’égaillèrent à la poursuite des précieuses parures. Le Portugais sauva sa peau. Pris de panique, il se promit de ne plus jamais revenir dans cette région du Matto Grosso. Ce furent des « garimpeiros » de Goyaz qui l’abattirent comme un chien, dans un bouge de Sao Pedro. Les Indiens, en effet, après avoir apprécié le résultat de leur hospitalité à l’égard du Portugais, reçurent fort mal des garimpeiros de passage qui demandaient asile pour la nuit. Ils en tuèrent même un qui insistait : tout se sait en brousse et, tôt ou tard, tout se paye.

Sur la placette maintenant, quelques Indiens assis en rond autour d’un brasier sans flammes, boivent à longs traits des calebasses pleines de « calushi », parlant peu, fumant beaucoup, émettant la gamme variée et complète des grognements karajas.

Des femmes apportent une hotte en osier pleine de mil cuit dans sa gaine de feuilles vertes. Sur le sol trainent des fruits et des calebasses avec de la farine de poisson sec.

Les femmes se retirent ensuite. Trottinant, la tête basse.

Une pirogue indienne aborde la petite crique. À bord, deux Indiens découpent en tranches fines un énorme poisson d’au moins trois mètres, appelé « pirarucu ».

C’est la nuit, la température fraichit, « Tataupaua » va commencer.

Les danseurs sortent de la case des fêtes, poussant des cris aigus. Deux par deux, bras dessus bras dessous, à une allure de cross country, ils empruntent d’étroits sentiers conduisant aux habitations du village. Impassibles, les vieux continuent à fumer.

Pendant quelques minutes, c’est le silence, puis d’un seul coup on entend des cris terrifiants et les guerriers reviennent, le corps rougi à l’urucum, luisant de sueur, la tête couverte de diadèmes. Des zébrures bleues font ressortir davantage les détails de leur musculature parfaite.

Les danses ont commencé. Elles semblent tout d’abord incohérentes. Sous un masque d’herbes sèches et de fibres de bambous, le sorcier se démène, ordonnant les danses de caractère qui sont l’expression de la lutte journalière des Indiens en butte aux fauves et aux éléments. Une double file de guerriers s’avance derrière lui en poussant des cris aigus qui se répètent sans cesse et veulent cependant imiter l’aboiement de la panthère, le chant de l’arara et l’appel du singe hurleur.

La représentation de cette lutte est parfaite, rien ne manque. Le chasseur dans la forêt, regardant à droite, à gauche, avançant lentement, son arc à la main, la corde tendue, la flèche vibrante, prête à partir, et puis le fauve épiant l’homme, le suivant, se préparant à le surprendre, bondissant enfin, et retombant foudroyé par la flèche infaillible du Karaja qui lance son cri de victoire, cependant que la bête blessée fuit lâchement et que le chasseur la provoque encore.

Deux chasseurs partent à nouveau, effectuant le tour complet du village, poussant de petits youyous heureux, armés de lances richement empennées. Les voici face à deux autres danseurs simulant un couple de jaguars. Les chasseurs reprennent leur attitude souple et féline, à leur tour de surprendre les fauves qui hésitent à accepter la lutte, à leur tour de les poursuivre. Bondissant, hurlant, avec de brusques tremblements qui agitent les fibres de leur havaienne, ils manifestent leur mépris de la bête peureuse qui cède pas à pas, fuit éperdue, cependant que le mâle reste seul pour faire face au danger, protégeant la fuite de la femelle déjà disparue.

Le mâle à son tour se retire. Les chasseurs poussent un long cri de victoire, luttent encore avec un ennemi imaginaire qui soudain se manifeste. Mais celui-ci à nouveau est contraint de prendre la fuite.

Les flèches frémissent sous l’effort des muscles tendus. Les pieds nus battent en cadence et soulèvent beaucoup de poussière. Dans le cercle des vieux, on approuve et la calebasse passe plus fréquemment de mains en mains.

La frénésie atteint son apogée. Les danseurs se groupent pour se mieux séparer en deux clans rivaux, qui s’affrontent et se défient à grands cris. Ils piétinent un long moment, psalmodiant une litanie de guerre, face à face, hargneux, accélérant sans cesse le mouvement de leurs pieds nus, comme pour prendre leur essor et partir en course.

Les deux clans s’unissant presque forment un cercle parfait. A l’intérieur de ce cercle, un guerrier s’avance, l’échine basse, il hésite, feint de se retirer, revient sous les quolibets de ses camarades, cherche son ennemi, le trouve, le défie, l’insulte, puis il regagne sa place à petits pas, avec des grognements satisfaits, jusqu’à ce que son adversaire réponde au défi avec le même cérémonial.

A cet instant, les deux hommes s’avancent au milieu du cercle, s’affrontent un instant du regard et enfin s’empoignent avec des ahanements sauvages, les mains jointes à la nuque en un étau inexorable, épaule contre épaule, le bassin largement dégagé, les jambes arc-boutées, nerveuses et dansantes, esquivant et donnant des coups de talons secs aux chevilles ou aux mollets, se glissant insidieusement pour faire trébucher jusqu’à réussir le croc-en-jambe qui mettra fin à la lutte.

Les lutteurs tournent en rond pour se donner davantage d’élan, excités par leurs cris, par ceux de leurs amis et adversaires, par leurs défis qu’ils répètent inlassablement, qu’ils râlent dans l’étreinte forcenée. Ils énumèrent leurs qualités de guerrier, le nombre d’ennemis tués, vantent leurs forces, se moquent de l’adversaire, se promettent la victoire, les yeux révulsés, hors d’haleine, les lèvres blanchies d’écume, tournant, tournant toujours avec de brusques torsions et un jeu de jambes digne d’éloges.

Les muscles tendus semblent de bronze, les corps luisent et reflètent le brasier, les ombres des lutteurs s’affichent sur les cloisons de bambous de la case des fêtes, démesurément agrandies.

Ces deux-là sont de force égale, mais l’habileté enfin les départage. Quoique violente et sans merci, la lutte se termine aussitôt que l’un des lutteurs, fléchissant sur ses jarrets, s’écroule sur le sol, écrasé par le poids de l’autre. Le groupe auquel appartient le vainqueur pousse un hurlement de joie. D’autres lutteurs s’affrontent. L’aube déjà blanchit le ciel.

Les tatouages sont rafraîchis. Malhoa semble plumé vif.

C’est alors une grande lutte. Les danseurs s’affrontent à la borduna. Les coups sourds des matraques de bois de fer heurtant les crânes et les poitrines résonnent et font trembler. Il y a des Indiens qui tombent, proprement mis hors de combat, le torse bleui, le crâne saignant. Les autres n’en ont cure. Ils redoublent de fureur, se joignent, s’étreignent avec force, frappent…

Le sang ruisselle. Quelques-uns des guerriers semblent devenus fous et hurlent à la mort, le visage terrible, la bouche dégouttante de bave. Ils tapent, ils tapent toujours, comme pour s’exterminer, insensibles aux coups, ignorant les blessures. Et comme si ce n’était pas assez, délaissant les matraques, ils enflamment des torches de résine et les projettent, se poursuivant inlassablement jusqu’à décider du vainqueur à grands jets de torche. L’air est plein de ces paraboles élégantes et lumineuses qui nous éclaboussent d’étincelles, grésillant sur les peaux.

Il y en a qui prennent feu et courent en geignant se plonger dans la rivière. Malhoa, déchaîné, ne semble plus nous voir. Il conduit son clan avec intelligence et domine nettement la lutte. De spectateurs, les vieux deviennent acteurs, ne pouvant résister plus longtemps au plaisir d’échanger des horions.

Nous glissons alors de cases en cases jusqu’à notre hamac.

— Boa noite, Meirelles.

— Boia noite, frances.

… Et les jours passent vite dans le village indien. Nous décidons Malhoa à nous guider, escorté de quelques uns de ses guerriers, jusqu’à une grande roche que l’on dit couverte de dessins représentant des animaux et des Indiens.

Inscriptions rupestres, peut-être, qui ont ameuté notre curiosité et nous n’avons eu de cesse, Meirelles et moi, que Malhoa n’ait cédé à notre requête. En avant donc. Il est tôt encore et sur une plage minuscule, tout près de l’« aldeia », de jeunes Indiennes s’ébattent en toute innocence, s’aspergeant de l’eau tiède et limpide de la rivière.

Merveilleux tableau que ne désavouerait pas Gauguin, plein de lumière et de couleurs chaudes, tout bruissant des rumeurs de la forêt éveillée. Les perroquets du village mènent un beau vacarme ; armés d’arcs et de flèches, les Indiens partent en forêt chasser le singe rouge ou l’antilope, les plus jeunes vont pêcher au harpon ou au nivrè[62] dans des lagunes, et les vieux vont aux champs, ramasser les fruits et déterrer les racines de manioc.

Des urubus planent en grand nombre au-dessus du village et s’ébattent sur les tas d’immondices qui cernent les cases, avec des croassements aigres. Claudiquant sur leurs pattes malhabiles, parfaitement ridicules avec leur cou et leur tête pelés, dégageant une odeur fétide, ils se pressent en si grand nombre qu’une seule décharge de chevrotine en tuerait plusieurs dizaines. Ce sont les « boueux » du village. Lorsque les alentours de la case sont trop empuantis, les Indiens abandonnent leur demeure, après avoir barré l’entrée de feuilles de palmier. Ils s’en vont demander asile aux voisins pour laisser s’ébattre en toute liberté les urubus qui en quelques jours font place nette. Alors les Indiens reviennent.

Les urubus royaux planent avec grâce, leur envergure atteint souvent celle des aigles andins et leur plumage de jais est piqué de taches jaunes, rouges et oranges…

— Mankré manakré… irambu.

— Vamos, frances.

Nous avançons dans la forêt, précédés de quelques Indiens armés de lances. Il n’a pas plu depuis une semaine. Les branches se brisent sous mes bottes avec un craquement sec, l’humus froissé, élastique et glissant bruisse. Nous marchons toute la matinée traversant une sorte de pampa hérissée de roches brunes semblables à des menhirs. Malhoa nous dit, très vague :

— C’est là…

Nous cherchons, sans succès, tout un après-midi, suivant pas à pas Malhoa qui, soudain, semble se raviser et répugne à nous guider.

Nous errons plusieurs heures et enfin le cacique nous dit s’être perdu. Chose stupéfiante pour un Indien. Il ne se souvient plus, l’âge a fatigué ses yeux qui fuient les nôtres. Nous avons compris et nous n’insistons pas. Ce serait maladroit.

— Retournons au village, Malhoa…

Je me demande à quels mobiles obéit Malhoa. Peut-être attache-t-il à cette pierre une importance superstitieuse, peut-être le sorcier consulté a-t-il déclaré les augures contraires à nos projets ?

La pierre écrite demeure un mystère et Malhoa, un peu gêné, à notre arrivée au village, nous invite à une cérémonie d’initiation.

Devant la case du sorcier, un gamin d’une dizaine d’années est assis sur le banc des sacrifices. Celui-ci, de forme ovale, les extrémités renflées comme la poupe d’une pirogue, est monté sur un socle rectangulaire peint en rouge. Des Indiens assistent aux préparatifs de l’opération, sans manifester la moindre émotion, pas plus d’ailleurs que le patient qui semble drogué, avec ses yeux vagues et brillants.

Après quelques incantations et divers salamalecs dont la signification véritable m’échappe, le sorcier se penche vers l’enfant, armé d’une longue aiguille en os.

Il saisit sa lèvre inférieure et d’un mouvement sec, la retourne comme la calotte d’un cobra, découvrant le rose tendre des gencives, puis, très lentement, il traverse de part en part, la lèvre qui devient livide, avec une longue écharde d’os.

Un peu de sang perle ; le jeune garçon n’a pas bronché. A peine ses yeux brillants se sont-ils voilés. Après avoir calfaté la blessure d’un liquide noirâtre et bitumeux, le sorcier enfile dans l’orifice une longue palme de bois de saran, taillé en forme de rame (oloroidé), quelques nouvelles passes magiques, des incantations, et le jeune garçon renvoyé se dirige vers la rivière pour se purifier et montrer à ses compagnons l’ornement qui le fait homme.

Le sorcier est rentré dans sa case, une petite fille y pénètre à son tour. Je la suis avec Malhoa, puis Meirelles sur mes talons. Des herbes odorantes brûlent dans un creuset de terre cuite, le sorcier attise quelques braises et met à chauffer une pipe de terre brune.

Des peaux sont accrochées un peu partout, d’étranges amulettes et grigris, des poteries et sur une sorte de socle de bois rose, dans une niche, quelques statuettes bizarres, représentant un homme, une femme, un enfant, un couple enlacé, les sexes nettement marqués et unis… Je m’approche.

Brusquement le sorcier me repousse en grommelant des imprécations. Malhoa a sa figure des mauvais jours. Je reviens à ma place. Meirelles n’a pas bronché.

Attiré par la forme étrange des statuettes, je les étudie… mais rien de particulier à signaler, sinon des traces visibles de l’influence asiatique dans la conception de l’homme surtout ; modelé sans visage (à peine marqué par ses tatouages), les cuisses renflées jusqu’aux chevilles, les bras écartés du torse avec des bracelets de chanvre. La statuette représentant la femme est creusée pour indiquer le sexe, avec des seins descendant jusqu’au ventre, un ventre gros de la maternité, mais proche de la délivrance…

Etrange conception architecturale ; les proportions sont respectées, mais le volume soit exagéré, soit diminué très sensiblement.

Le sorcier psalmodie, les assistants baissent la tête, l’herbe brüle toujours sans flétrir… Brüle-t-elle vraiment ?… Bizarre !… La case est pleine de son odeur douceâtre qui semble paralyser le cerveau, embuer les yeux…

La petite fille allongée sur une natte dort, ou semble dormir, je n’en sais rien ; elle est absolument nue et sans doute sous l’influence des herbes, un étrange désir érotique me saisit que j’ai grand’peine à réprimer.

Le sorcier s’accroupit sur la gamine, pèse de tout son poids d’homme. Un grand silence règne, mes oreilles bourdonnent. Les mains fébriles du sorcier courent sur le visage, sur les cheveux épandus, sur tout le corps…

Puis il saisit à pleines mains (sans sentir la brûlure) la pipe ardente, plaque le fourneau sur la chair qui grésille (sur une pommette, sur l’autre), il va lentement, une odeur de peau grillée me saisit aux narines. La petite fille tremble doucement, sans gémir, les yeux clos.

Deux ronds de peau brülée boursouflent ses pommettes. Le vieux sorcier burine la brülure avec un os taillé. Soigneusement, sans se presser, jusqu’à découper la chair suivant les cercles, gravant ainsi profondément la marque de la race des Karajas. Il essuie avec du coton le sang qui coule sur le petit visage ; avec son doigt, il passe sur les blessures du « genipapo ».

La fille se relève, elle disparait vers le village, je sors aussi, puis Meirelles, puis Malhoa, sans un mot nous nous séparons.

L’air frais peu à peu dissipe les vapeurs tièdes qui obscurcissent mon cerveau.

Un grand bien-être pénètre en moi.

— Ils vont se marier, dit Malhoa… Retowokàn auri.

Assis en tailleur auprès d’un feu en plein air, Itaxa s’affaire à fabriquer des flèches pour les grandes chasses. Un bambou solide et sec forme le corps principal de la flèche avec, à une extrémité, l’empennage constitué par deux plumes d’araras liées avec du chanvre englué et une encoche minuscule pour bien carrer la flèche dans la corde de l’arc. L’autre bout est évidé d’abord, puis empli de glu bouillante. Dans ce trou, l’Indien enfonce et fixe solidement avec du chanvre une tige de bois de fer longue de trente à cinquante centimètres, armée d’un os en forme de fer de lance, lequel est encastré dans le bois fendu puis lié avec des lanières d’une écorce spéciale et rougeâtre.

Itawa vérifie encore l’alignement de l’ensemble (qui mesure près de 1 m. 80), travaille le bambou légèrement incurvé par l’effort auquel il a été soumis, englue à nouveau les ligatures, puis dessine sur le prolongement en bois de fer les tatouages essentiels de son corps.

Ce sont ces marques aisément reconnaissables qui, au cours des grandes chasses, aideront le cacique à distribuer équitablement les prises. Si Itawa a atteint l’animal dans une partie vitale et a provoqué sa mort, il aura le droit de choisir son morceau, les autres partageront les restes, et comme Itawa est un bon chasseur, il est sûr d’avoir de beaux morceaux de viande qu’il fera fumer pour la saison des pluies. Je remarque qu’il travaille aussi bien avec les doigts de pieds qu’avec ses mains. Son habileté est déconcertante, mais explique le « pourquoi » des empreintes de pieds indiennes caractérisées par l’écartement et le développement inusité des doigts.

Bébé indien est mort. Son petit corps roulé dans un linceul de fibre a embarqué sur la pirogue qui le conduira jusqu’au cimetière à des « leguas » et des « leguas »[63] de distance. Les hommes creuseront un trou de deux à trois mètres de profondeur pour que Bébé indien puisse se mouvoir à son aise, et ils déposeront, auprès de la tombe, des mélancias, des noix, des racines de manioc, pour que Bébé indien puisse se nourrir à sa guise.

Dans un an, sa tombe sera ouverte et ses ossements reposeront alors dans une urne de terre cuite parmi les autres urnes du cimetière karaja. Rien ne rappellera plus sa mémoire, parce que les femmes qui le pleurent maintenant dans tout le village ne le pleureront plus et nous, nous serons loin, oubliant Bébé Karaja, Dieu seul sait où…, car notre route est longue encore, des centaines et des centaines de kilomètres avant de rejoindre des postes civilisés, et en partant, mon cœur se serre.

— Arakre karaja auri arakre.

— Arakre, arakre…[64]

Je les vois encore sur la falaise, silencieux, sans gestes, nous regardant partir…

Sur une jangada qu’ils viennent de construire avec des « pau de balsa », de petits Indiens s’amusent à affronter les remous du rio et harponnent avec adresse de gros poissons. Lorsque nous les croisons, ils bandent leurs arcs minuscules pour jouer à la guerre et ils poussent leur cri de défi, envoyant à notre adresse une volée de fléchettes.

— Arakre karajas…

— Vamos, frances…

Et nos rameurs ploient sur les avirons qui coupent l’eau avec des tournoiements laiteux… Les berges du Rio défilent, des oiseaux nous doublent avec de drôles de croassements. Notre route est longue encore…

Meirelles a fait aménager une barque de six mètres de long sur un mètre cinquante de large, recouverte d’une claie de bambous tapissée de feuilles de palmier et d’une bâche qui pend sur les côtés et forme une sorte de « roof » aéré, mais sans fraîcheur, qui nous permettra de supporter les rayons d’un soleil qui transforme le Rio das Mortes en un torrent d’eau chaude.

Les rameurs chantent une mélopée lancinante. Les yeux fermés, adossé au bordage, je rêve. Le cri strident d’un arara trouble seul le calme de l’après-midi, la rivière s’étire indéfiniment, indéfiniment, jusqu’à lasser de contempler ses berges.

Dieu, qu’il fait chaud !…


Tatouage d’une fille Karaja.
(p. 220)




Tombe de Pimentel Barboza.
(p. 231)




CHAPITRE VIII


QUARANTE degrés à l’ombre. Torse nu, affalé, inerte sur le plancher de la barque qui se laisse aller au fil du courant, tous les quarts d’heure je bois de grandes calebasses de l’eau tiède et fade de la rivière.

Mon estomac est une éponge, la sueur coule avec entrain et les moustiques s’y empêtrent, mordant avec voracité comme à leur habitude, créant par leurs attaques incessantes une sorte de folie rageuse qui pourrait amener à de regrettables extrémités, car cette infâme petite bestiole stupide est la chose la plus immonde, la plus odieuse, la plus empoisonnante, en un mot la plus emmerdante qu’il soit au monde ; elle harcèle, elle pique, elle se fourre partout et principalement dans le nez, les yeux, la bouche, les oreilles, de manière à aveugler, étourdir, provoquant de retentissants éternuements, se précipitant dans la bouche ouverte une seconde afin d’aspirer une bouffée d’air frais, chatouillant l’œsophage, provoquant la nausée, et enfin piquant partout à même la chair ou au travers de la chemise, allant aussi se nicher dans les chaussettes, dans les bottes, partout, boursouflant l’épiderme entier de cloques et de boutons rouges qui, sans plus attendre, suppurent à vue d’œil, grattent, cuisent…

A la fin, je n’en peux plus, je voudrais dormir ; las, je ne peux que somnoler, doucement abruti par les grandes claques qu’à chaque instant, exaspéré, je me distribue généreusement, sans arriver d’ailleurs à tuer une seule de ces bêtes fauves et sanguinaires.

Sur le tard de l’après-midi, je perçois le bruit de la coque frottant le sable d’une crique peu profonde. L’accostage est rendu difficile par les bois morts qui traînent un peu partout, en encombrant les abords de la berge. Nous taillons rapidement une piste étroite mais suffisante pour nous ouvrir un passage jusqu’à une sorte de clairière immense qui creuse la forêt.

Il n’y a plus de moustiques maintenant.

Je respire.

Pas longtemps. Il y a des mouches. Par milliers.

Sur la figure, les claques reprennent. On les écrase par gros paquets verdâtres et sanguinolents.

Il y a partout des lianes très grosses et vrillées qui pendent et forment une vaste toile d’araignée.

J’essaie de m’accrocher à l’une d’entre elles. Elle cède sous mon poids et je me retrouve par terre, écrasé sous une masse d’humus et de bois mort, soudain rendu sceptique quant aux exploits de Tarzan qui captiva mon enfance.

Caisses et sacs sont rapidement déchargés sur la berge, puis entassés au centre de la clairière. Les hamacs sont tendus, les moustiquaires semblent planer dans la masse sombre de la forêt. D’un seul coup, c’est la nuit. Alors, un feu rassemble les hommes qui mastiquent en silence quelques poignées de farine de manioc et une lamelle de viande sèche.

Un tour de garde est établi. Nous sommes en territoire interdit, chez les Indiens Chavantes. Ce soir, nos pensées sont pleines du souvenir des disparus. Fawcett, Fusoni, Pimentel…

Quelques arbres portent encore la trace de coups de « machete » qui taillèrent la piste que nous prendrons demain.

Ce lieu est le seul qui permette d’accéder au territoire interdit. Toutes les expéditions s’y aventurant passent par ici. Aucune pour l’instant n’est venue pour rembarquer. De quoi seront nos lendemains ?

La nuit passe vite. Il est assez difficile de trouver le sommeil et une certaine nervosité se manifeste chez les hommes.

Le matin est d’abord frais, puis tiède. Maintenant, on crève de chaleur. Les chevaux partis de Sao Domingo depuis trente jours, doivent arriver dans la matinée. Nous sommes exacts au rendez-vous fixé par Meirelles. Les chevaux aussi qui viennent d’arriver de l’autre côté de la rivière. Les hommes qui les accompagnent nous adressent des signes d’amitié. Il est bon de se retrouver. De toute manière, voilà du renfort, peut-être des nouvelles.

Conduits par les caboclos qui les encouragent de la voix et de la cravache, escortés par une pirogue dans laquelle deux hommes armés ont pris place pour assurer la protection du groupe, nos montures s’engagent dans l’eau et commencent à traverser la rivière. Le courant est dur. Les naseaux crachotants, leur tête émergeant seule, les chevaux, un instant groupés, commencent à dériver. On redoute un instant l’attaque d’un banc de poissons-tigres ou de quelque saurien.

Il ne se passe rien. Les chevaux luttent bravement et prennent enfin pied sur la berge en s’ébrouant, puis ils viennent nous rejoindre dans la clairière. Nous sommes maintenant au grand complet, prêts au départ. Il n’y a pas de nouvelles. Je suis déçu. Ma foi, tant pis. Les chevaux sont vite harnachés, un dernier coup d’œil à la rivière et nous prenons la piste taillée au fur et à mesure de notre avance. Clairon, retrouvé et peu rancunier, est merveilleusement docile. Il fait même des grâces et cara­cole comme à la parade.

Partis à six heures trente de la clairière du Rio das Mortes, nous arrivons à deux heures de l’après-midi à un point d’eau cerné de palmiers et appelé « buritisal ». L’eau croupissante et sale grouille de vermine larvaire et de minuscules poissons translucides avec des yeux énormes. Cette oasis est le domaine exclusif des serpents de marécages, minuscules et terriblement venimeux, que l’on appelle « cobra coral ». De gros lézards à la crête den­telée jettent leur langue fourchue à tout venant pour happer les myriades de moucherons qui planent sur le marécage hérissé de bambous.

Nous repartons après nous être restaurés frugalement suivant une habitude qui nous est chère. La région que nous allons parcourir est semblable à un désert avec des touffes d’herbes jaunes et des cailloux coupants qui servent de refuge à des araignées-crabes. Quelques scorpions aussi. Peu. Le soleil est torride, le canon des carabines brûlant. Nous courons après l’ombre de rares arbustes qui hétissent de ci, de là, la platitude chauffée à blanc du désert du Roncador.

Quelques hommes partis à pied en éclaireurs allument de grands feux, pour signaler aux Indiens notre présence dans leur territoire et leur montrer que, ne nous cachant pas, nous venons en amis. Le temps se couvre, la température soudain fraichit. Il pleut. Après avoir couvert le matériel de nos ponchos, nous nous étendons nus sur la rocaille, les bras en croix, pour mieux délasser le corps fatigué par la rude chevauchée et mieux s’offrir, les yeux clos, à la pluie bienfaisante et drue.

Pas un bruit. Peu de moustiques. Deux hommes partis à la chasse reviennent bredouilles et nous devons nous contenter, pour ne pas changer, de l’exécrable menu composé de farine et de viande boucanée.

Nous repartons pour arriver le soir à un marécage bruissant de milliers de bambous épineux. A l’heure brève du crépuscule, le ciel se découvre. et les cocotiers découpent leur élancement chevelu sur l’arrière-plan féerique de l’incendie du soleil couchant qui ensanglante le marécage dans lequel les chevaux plongés jusqu’au poitrail paissent les jeunes pousses.

Parfois, un oiseau égaré passe comme une flèche avec un cri strident. Très rouge dans la demi-obscurité, presque violacé, cependant étonnamment clair, notre feu de bivouac attisé par Pablo réchauffe les corps engourdis par la fraîcheur soudaine.

Puis c’est la nuit. D’un seul coup, le soleil plonge et laisse traîner sur le « serrado » une obscurité totale. Alors, très loin, un immense incendie flambe. Peut-être est-ce une réponse à nos signaux de reconnaissance ?

Peut-être sont-ce les Indiens de quelque village en fête qui célèbrent la saison prochaine des récoltes ?

Peut-être enfin est-ce la grande réunion des tribus préludant à l’attaque des étrangers envahissant le territoire tabou ? La nuit passe vite. Notre deuxième nuit. Nous commençons à les compter.

Après avoir bu un quart de café amer, nous repartons pour une longue course. Nous avons eu quelque peine à rassembler les chevaux qui semblaient apprécier la liberté des larges espaces sans entraves ni poids sur l’échine.

Pour gagner du temps et éviter de suivre la piste indienne que nous venons de découvrir et qui pourrait fort bien conduire à un guet-apens, Meirelles décide de couper par la pleine forêt.

Quelques hommes descendent de cheval et fraient une piste dans les herbes géantes, les lianes et les arbustes noircis par les incendies fréquents en saison sèche. Les branches nous fouettent et strient nos chemises de noir. Le soleil nous enveloppe d’une chape ardente, cependant que nous chevauchons encore quatre ou cinq heures, au pas, accroupis sur nos selles pour éviter le couperet des branches basses et lorsque enfin nous sortons de là pour suivre le cours d’un rio à sec, nous sommes perdus.

Un peu au hasard, nous contournons des ravins profonds, scrutant avec anxiété les fourrés, car, à chaque instant maintenant, les Chavantes peuvent se manifester. Nous faisons halte.

— Regardez, dit Meirelles.

Sa voix est étranglée par l’émotion de sa découverte. Penchés un peu plus sur nos selles, nous regardons sans un mot.

Sur le sol, une caisse de bois pourri, déchiquetée, avec des lettres d’imprimerie illisibles.

Un cheval, ou plutôt son squelette, le crâne fracassé, les vertèbres éparses et brisées.

Encore des caisses, des vestiges de campement gisant un peu partout.

Un crâne humain.

Deux…

Nous venons de découvrir les restes de l’expédition Pimentel Barbosa, massacrée en 1941, et dont on ignorait jusqu’alors le sort malheureux.

Huit hommes massacrés.

Nous descendons de cheval. Nous avançons lentement, découvrant à chaque pas quelque chose rappelant les expéditionnaires malchanceux.

Une boîte de conserve rouillée et crevée d’une lance à la pointe de corne. Un prospectus déchiré, vantant la qualité des munitions X… Des lambeaux d’étoffe. Un morceau de journal absolument déchiqueté, un bout de bois taillé au couteau, puis, un peu plus loin, ce qui fut le camp de Pimentel Barbosa.

Une sorte de maquis éclairci cernant une clairière taillée au sabre, avec un ruisselet bordé d’une végétation luxuriante. Une cabane écroulée et noircie. Une circonférence de terre battue sur laquelle traînent des morceaux de cuir rongés et les accus d’un poste de radio portatif.

Toute proche maintenant la fameuse chaine du Roncador se dresse comme une barrière.

Nous sommes au cœur du territoire interdit, au lieu du campement établi par Pimentel Barbosa.

Cet homme avait une devise : morer si necessario for matar… nunca.

« Mourir s’il le faut. Tuer jamais. »

C’était un apôtre de la colonisation. Il a dû mourir sans se défendre. Voulant espérer jusqu’au dernier instant.

Il est mort sans lutter, afin que les expéditions suivantes n’aient pas à faire face à des tribus désireuses de venger la mort de quelques-uns des leurs. De toute manière, l’issue de la lutte qu’il aurait pu livrer était sans espoir. Pour lui comme pour ses compagnons.

Mourir en luttant est un jeu. Se faire tuer est un apostolat. Pimentel Barbosa était un homme. Quel cran !

Nous installons notre camp d’hommes vivants à deux cents mètres de la clairière tragique baptisée « local del sacrificio ». Des ombrages pleins de moustiques et de poésie sous lesquels coule un rio pas très large, assez profond, étirant des eaux troubles que quelques troncs couchés divisent en bassins reliés les uns aux autres par de minuscules cascades.

Les chevaux paissent en liberté. Nous graissons nos armes, installons les hamacs très rapprochés les uns des autres. Une certaine nervosité règne. Personne n’a faim. Bientôt, d’ailleurs, il faudra pourvoir à notre approvisionnement, car les vivres se font rares. Nous avons dû en jeter une bonne partie qui était pourrissante.

Le pis est le silence qui règne ici. La quasi-certitude que nous sommes épiés.

Je n’ai pas peur. Je ne peux plus avoir peur. Je suis seulement surexcité. Étrangement surexcité. C’est une frousse déguisée, mon cœur bat la chamade.

Tremble, carcasse !…

Je voudrais faire parler les arbres, la terre, le ciel, les herbes.

Vous tous qui avez vu, les vestiges qui traînent ne sont pas encore assez éloquents.

Je pense que les derniers instants de Pimentel ont été vus par le peuple innombrable et minuscule de la jungle.

Son dernier regard s’est peut-être porté vers cet arbre foudroyé un jour d’orage et qui brandit sa silhouette de cauchemar vers un ciel très pur.

Sur les lieux du massacre, nous avons trouvé quelques matraques indiennes de bois de fer. Celles qui ont servi à tuer nos amis. C’est une coutume indienne qui veut que l’instrument, ayant servi à donner la mort, soit déposé près du cadavre, afin que les amis du mort se souviennent que s’ils désirent encore la guerre, d’autres matraques de bois de fer seront à leur disposition…

Les arêtes de cette matraque sont vives. Je les caresse d’un doigt timide. Instinctivement, je frotte mon crâne. Allons, il faut dormir.

Un grand feu brille, des sentinelles sont postées aux environs du camp. Impossible de dormir, évidemment. On n’y pense même pas. A peine cherche-t-on à reposer le corps des fatigues de notre randonnée. L’esprit, lui, trotte encore.

Chaque bruit paraît suspect. Nous sommes allongés dans nos hamacs, les armes à portée de la main. Tous les quarts d’heure, on s’interpelle :

— Tout va bien de ton côté ?

— Oui… et toi ?

— Aussi.

Quelques « cigarras » mènent grand vacarme. Les crapauds-buffles aussi.

— Tu as peur ?

— Un peu…

— Moi aussi…

Les moustiques bourdonnent ; personne ne pense plus à installer les moustiquaires. Les serpents d’eau, à leur tour, font un vacarme épouvantable, chassant dans les vasques les agoutis craintifs. Les heures s’écoulent avec lenteur, comme pour nous permettre de mieux analyser nos impressions. Un radioreportage, j’en suis sûr serait hallucinant.

J’essaie de noter tout ça sur mon carnet de route. C’est difficile. Le froid de l’aube me surprend. Je ferme un œil. À regret. L’autre… Je dors. Les sens en alerte.

Soudain, un grand cri. Un hurlement de terreur aux sonorités énormes.

En même temps que les autres, je saute du hamac. Je me précipite vers le corps qui s’est effondré dans l’humus.

— Là… là… bégaye l’homme.

Il tient à deux mains sa tête. Du sang coule entre ses doigts. Pendant que les hommes se bousculent, organisent la défense et s’acroupissent derrière les grosses selles de cuir, le doigt sur la gâchette de la Winchester, Meirelles fait parler le caboclo qui, à moitié assommé, gémit…

— Je suis blessé à la tête, dit-il.

— Comment ?

— Une flèche sans doute… J’étais couché dans mon hamac et soudain j’ai senti un grand choc…

On regarde. Une grosse branche épineuse gît au creux de l’étoffe. Là où reposait la tête de l’homme.

Un grand éclat de rire nous délivre de l’anxiété. Les hommes se retournent, croyant à une crise de folie. On leur explique, ils rient à leur tour à grands éclats, se moquant du blessé qui, penaud, cherche à éviter les quolibets.

— Un singe, un singe lui a lancé une branche sur la tête pour le punir d’être aussi laid et il a cru que c’était une flèche… Ouhouhouhouh, le froussard !…

Maintenant on rit franchement de la méprise du pauvre garçon et tout à fait réveillé, on se prépare à partir à la clairière du sacrifice après nous être remis de ces émotions en avalant une bonne dose d’alcool de 90° (celui des pansements).

Nous partons, laissant le bivouac à la garde de quatre caboclos. Nous sommes armés de revolvers cachés sous les pans flottants de nos chemises et nos bras sont chargés de machetes et de colliers chatoyants. Nous déposons ces cadeaux dans la clairière à l’intention des Chavantes qui, nous sommes sûrs, rôdent alentour. Retour au camp en file indienne. Nous fumons pipe sur pipe. Personne ne parle, la forêt est silencieuse. Ça fait macabre. Tout à fait de circonstance.

Quatre heures… Notre caravane retourne à la clairière du massacre. Les cadeaux ont disparu. Sur le sable, à côté des empreintes de nos bottes et des pieds nus des porteurs, on aperçoit d’autres empreintes de pieds avec les doigts palmés caractéristiques des Indiens.

— Ils sont là, dit Meirelles. Essayons de les faire venir s’expliquer avec nous.

— Comment, puisque personne ne connait leur dialecte ?

— Par gestes…

Nous appelons, tenant à bout de bras des colliers qui brillent au soleil. Nous appellons encore à grand cris, tournés vers les taillis où doivent se cacher les Indiens méfiants.

— Chavantes… Ohohoh Chavantes…

Rien ne répond. Rien ne bouge. Nous laissons les cadeaux et reprenons le chemin du bivouac. Prudemment, la main prête à saisir les colts.

Six heures… même manège. Les cadeaux ont encore disparu. Les empreintes sont encore plus nombreuses. Nous évaluons les Indiens à deux cents guerriers environ. En même temps que les cadeaux habituels, nous déposons quelques photographies représentant des hommes blancs et des Indiens des tribus voisines.

Nouvelle nuit. Aucun incident à signaler. La fatigue nous gagne. Nous dormons. Mal, il est vrai.

Nouvelle aube. Un des guetteurs perché à califourchon sur les branches les plus hautes d’un arbre nous alarme sérieusement :

— Je les vois, annonce-t-il.

Aussitôt il les dénombre.

— Vingt.

Ce doit être un groupe de surveillance. Nous les apercevons aussi qui se glissent de fourrés en fourrés, armés d’arcs et de flèches, dans une manœuvre d’encerclement que ne désavouerait pas un grand militaire.

Voulant frapper les Indiens par notre indifférence à l’égard de leurs manœuvres offensives, nous organisons une nouvelle caravane, pour déposer des cadeaux dans la clairière.

La clairière est déserte, les objets laissés la veille ont disparu. Seules les photos ont été laissées pour compte.

— Laissons encore quelques colliers et changeons d’endroit, propose Meirelles.

Nous chargeons les chevaux et, abandonnant le camp, obliquons franchement vers l’ouest, vers la Serra du Roncador.

C’est la pampa, morne, hérissée d’arbres qui semblent artificiels tant ils sont noirs et décharnés. De rares oiseaux volettent éperdument. Un orage gronde, le ciel est bas, mais la chaleur n’en demeure pas moins insupportable.

— Il faut réussir, grommelle Meirelles. Dirigeons-nous vers leur village et voyons leur réaction.

Nous avançons lentement, les chevaux se suivant naseaux dans croupes.

— Cuidado os pelados, lance Manoel qui se replie vers Meirelles.

Je me retourne à temps pour voir une flèche se ficher à dix centimètres de la patte arrière de mon cheval, puis une autre qui tombe tout près de Guadino lequel, le visage cendré, s’écrie :

— C’est l’attaque, pour Dieu, fuyons ou nous sommes perdus…

Nos chevaux refluent en désordre vers l’avant, mais une volée de flèches nous coupe toute velléité d’insister. Un cheval blessé s’emballe.

Je cherche vainement d’où viennent ces flèches. Je ne vois rien.

Uu grand corps brun se glisse à cent mètres de là, entre deux fourrés, pour disparaître aussitôt. Mon cœur bat.

Meirelles avance seul. Il appelle et agite des colliers, des machetes qui brillent :

— Chavantes… ohohohohoh Chavantes…

Il hurle dans un dialecte indien des mots de bienvenue et de paix. Alfredo dégringole de cheval, tué net d’une flèche en plein cou. Le cheval blessé, qui était un animal de bat chargé de vivres et de munitions, s’enfuit en hennissant et disparaît dans le serrado sans que personne ait pensé à s’en emparer.

Les minutes passent lentement, les secondes peut-être qui sont aussi longues que des minutes.

Nous évitons de regarder le corps d’Alfredo affalé sur la rocaille, déjà environné de grosses mouches vertes.

Il faut serrer fort la bride des chevaux. Rien ne se déclenche, c’est une guerre froide, avec seulement de brefs sifflements lorsqu’une flèche vient se ficher au milieu de la piste. Nous pensons être tombés sur un groupe de protection qui se prépare à nous entretenir en état d’alerte jusqu’à l’arrivée des renforts. Très loin dans la pampa, des fumées montent, d’autres encore à la crête de la Serra du Roncador.

On en vient presque à souhaiter l’attaque, à désirer la bagarre. Maintenant, oubliant la devise du Service de Protection aux Indiens, nous sommes prêts à vendre chèrement notre peau et venger d’un seul coup les expéditions massacrées, et tous les « fazeinderos » et tous les chercheurs de diamants assassinés sur le sable des rivières bordant le territoire interdit.

Cependant… Insister, attendre, serait folie. La lutte ne saurait être à notre avantage. Meirelles ne veut pas lutter, car il conserve l’espoir d’une entente cordiale avec les Indiens, il veut la pacification et non pas la violence, la contrainte.

Nous reviendrons un jour.

Nous lâchons la bride des chevaux et rebroussant chemin, commençons la grande fuite à la recherche d’une piste que, dans notre précipitation, nous ne retrouvons plus, cheminant le dos voûté, meurtris par les selles de gros cuir, accablés par la fatigue et vidés par une dysenterie carabinée héritée lors de la découverte du trou d’eau.

Nous galopons jusqu’à la nuit afin de dérouter les éventuelles poursuites de la part des Indiens.

Le soir, nous reposons en silence à même la terre, enveloppés dans nos ponchos. Nous n’avons pas allumé de feu. Il fait froid. Meirelles grelotte, terrassé par un accès de paludisme. Chaque bruit nous fait sursauter, la tension nerveuse est lancinante, personne n’ose s’écarter du camp, les chevaux, les pattes entravées, broutent les pousses dures.

L’aube est splendide. Des brumes vite dissipées apportent une senteur printanière, la pampa s’étendant à perte de vue est impressionnante.

Départ. Nous avons quelque peine à nous mettre en selle. La longue colonne s’étire davantage au fur et à mesure que le soleil montant éclate dans l’azur resplendissant comme une boule de feu.

A chaque instant, il faut s’arrêter pour satisfaire à de légitimes et pressants besoins. A la fin, ce sont des loques sans force et sans courage qui vont au pas lent de leur monture, écroulées sur des selles dégoûtantes et fétides.

Nous ne pouvons plus descendre de cheval. Parce qu’on a peur de ne plus pouvoir se remettre en selle.

Qu’importe ? Qui est là pour critiquer ? Qui peut nous juger ? A-t-on seulement le droit de juger pareille chose ? Où sommes-nous, qu’attendons-nous ? Une grande fatalité s’empare de moi. Je me moque de ce qui peut arriver maintenant, je suis crevé.

Maniant le sabre d’abatis comme des automates, les hommes ouvrent une piste, une autre encore, dans l’inextricable végétation qui depuis trois jours nous fait tourner en rond. Ils précèdent la colonne qui avance péniblement. Les chevaux qui butent dans les racines, s’empêtrent dans les lianes, s’enlisent dans les mares. Pauvre Clairon !

Hommes et bêtes sont trempés de sueur, et cherchent vainement leur route, la vraie, celle qui nous ramènera sur les bords du Rio das Mortes.

— Courage, Français, murmure Meirelles.

Nos bidons sont vides, la soif, impérative, ardente, menace de limiter nos efforts. Les chevaux renâclent et bavent. Tout à l’heure, il y avait des marécages, maintenant il y a de la rocaille.

La pluie qui d’ordinaire coupe nos après-midi n’est plus à espérer, car les morceaux de ciel que nous devinons au travers des feuillages, d’un bleu étincelant, présagent au contraire une sécheresse atroce.

Le soleil tape dur. Indifférent, on le sent peser sur la nuque comme une barre brûlante…

Nous allons comme des ombres, le corps dans une perpétuelle sueur avec une envie irraisonnée de boire. Je me sens dessécher, un peu comme une plante. L’air est malsain.

Les chevaux tiendront encore un jour ou deux, et après ?

Nous faisons une pause. Les hommes s’égaillent dans la nature à la recherche de flaques ou d’« arroyos ». Ils ne s’éloignent pas trop, cependant, car, à chaque instant, ils croient voir des silhouettes dans les taillis et se retournent au moindre bruit, la main prête à saisir le colt.

Je suis presque inconscient et je pense à des choses de chez nous. Comme j’aimerais à cet instant précis avoir à mes côtés un bon copain, n’importe lequel, pourvu qu’il parle français, que nous puissions échanger des souvenirs dans notre langue à nous.

Non… que des faces jaunes, barbues, indifférentes, des gens qui parlent pour eux-mêmes dans une langue odieuse…

Alors je crie « merde » parce que je n’en peux plus et que ça me soulage. C’est bête, mais ça vous prend d’un seul coup… excusez-moi.

Les hommes sont revenus, l’œil morne, ils sont assis en rond et mâchonnent des herbes. Les chevaux n’ont même pas la force de brouter.

J’essaie de ratiociner. Rien à faire ; une sorte d’épouvante s’empare de moi d’un seul coup et je pense que ma peau est précieuse et puis je ne veux pas mourir dans un endroit pareil.

Manoel écrase de son talon nu un minuscule serpent corail[65] tout rouge avec des anneaux noirs, bouté hors de sa retraite par la sécheresse.

La forêt bruissante de feuilles est en émoi. Je l’entends se plaindre. C’est la grande sécheresse et la forêt hurle sa soif, comme nous hurlons la nôtre. Quarante-huit degrés à l’ombre.

Je me laisse aller à des souvenirs : première communion du cousin, baptême de la nièce… je pense aux verres perdus, je revois les bistros du Quartier Latin, les garçons à nœud papillon et les demis de bière moussant par-dessus les verres. Je chiale et je suce mes larmes, c’est drôle parce que je n’ai pas envie de pleurer.

Le reste se passe très vite. Pablo revient vers nous, il a la figure d’un homme qui vient de boire. Ses joues brillent…

— Agua, dit-il.

C’est un trou qu’il a creusé au poignard dans la terre sèche. Un trou dont le fond est bourré d’une mélasse blanche, humide avec un peu d’eau trouble qui surnage comme sur une flaque d’huile. J’en remplis mes mains, mon mouchoir et le presse comme un citron. Mon estomac répugne au breuvage et des nausées me tordent, mais je bois tout de même. Au diable la stérilisation et tous les bons conseils, je tète à mon mouchoir plein d’une boue saignante avec délice.

C’est fade. On agrandit encore le trou… on découvre une flaque plus large. Meirelles crie au miracle :

— On a de la chance, dit-il, dans des cas pareils, le trou d’eau est problématique. Tout ce que l’on peut souhaiter, c’est d’avoir encore une balle dans le barillet du colt pour couper court aux souffrances.

Les chevaux viennent à leur tour, hennissant, ils lappent la boue, la creusent, élargissent le trou de leurs sabots et de leurs dents. Leurs yeux reflètent un bonheur humain et Clairon a des larmes qui perlent au bord de ses paupières desséchées. Les chevaux reprennent à vue d’œil.

En même temps que le trou, nous retrouvons la piste. C’est heureux. Après une heure de cavalcade, comme un mirage, à l’orée de la forêt, là où commence la pampa et finit le désert, des palmiers, une oasis verdoyante, une floraison d’arbustes et de bambous vernissés d’un vert tendre, bien gorgés d’eau, pas comme ceux que nous avons laissés en forêt.

Au grand galop nous nous précipitons et c’est la bousculade pour partager une nappe miniature, car notre oasis se révèle trompeuse.

Le trou est profond de cinquante centimètres, large de deux à trois mètres, aux trois quarts sec. Il faut encore filtrer l’eau à travers le mouchoir, mais c’est de l’eau tout de même.

Les hamacs sont installés autour de trois arbres rabougris. Le feu flambe allègrement, les chevaux paissent une herbe plus tendre et nous délayons un peu de farine dans de l’eau avec quelques lanières de viande sèche. Pendant trois jours nous n’avons pas vu un seul animal. Seulement des insectes et des reptiles.

Après un repos de quelques heures, nous reprenons la chevauchée, droit vers la rivière qui déjà miroite devant nos yeux fatigués, au-dessus des frondaisons de la bande de forêt qui croit sur ses berges…

La barque est là, cachée sous les arceaux, nous retrouvons du café, du riz, du sucre…

C’est un festin. Un long sommeil nous saisit, bercés par les crapauds-buffles qui coassent avec ensemble comme le grincement d’une scie mécanique qui porterait à faux sur un tronc de bois très dur.

— Boas noite, rapaz… dit Meirelles.

— Boas noite…


F   I   N


TABLE DES MATIERES


 11





TABLE DES HORS TEXTES


I . Raymond Maufrais et une jeune Indienne. 
 96-97
II . Crâne d’une femme blessée par les Chavantes. 
 96-97
III . Femme Javahé peignant son mari pour l’amana. 
 128-129
IV . Type d’Indien Karaja. 
 128-129
V . Indien Karaja à la pipe. 
 192-193
VI . Femme Karaja filant. 
 192-193
VII . Tatouage d’une fille Karaja. 
 224-225
VIII . Tombe de Piment et Bartoza. 
 224-225





ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 12 JANVIER 1953 SUR
LES PRESSES DE
L’IMPRIMERIE MUH LE ROUX
A STRASBOURG POUR
RENÉ JULLIARD, ÉDITEUR
A PARIS



No d’éditeur : 811



  1. Secours d’urgence.
  2. Sorcellerie indigène.
  3. Village des collines.
  4. Mourir s’il le faut, tuer, jamais.
  5. Bas-quartiers de Rio de Janeiro.
  6. Hermano Ribeiro da Silva.
  7. A demain, si Dieu le veut.
  8. Abréviation familière de bonjour.
  9. Quand partons-nous ?
  10. « Ils sont damnés ».
  11. Vampires.
  12. Sangliers sauvages.
  13. Ce sont du bandits vagabonds, attention à eux.
  14. Cigale.
  15. Alcool de canne à sucre.
  16. Boutiques.
  17. Cochons de Portugais, qui sont en train de manger notre viande.
  18. Ho… qu’est-ce !
  19. Et oui ! c’est Manolito.
  20. Bonne nuit, mignon…, amuse-toi bien.
  21. Je lui ai mis le couteau dans le ventre que ce fut merveilleux.
  22. Eau-de-vie.
  23. Placers.
  24. Acheteur de diamant et usurier.
  25. Mieux vaut l’espoir que six sous.
  26. La grande chance.
  27. Tamis.
  28. Diamant minuscule d’utilité industrielle.
  29. Au pourcentage de 50%.
  30. Exploitation du diamant dans les collines.
  31. Domestiques.
  32. Habitant la région.
  33. Regardez le serpent.
  34. Certainement, je reviendrai.
  35. Comment ça va, Français, bonjour, tout est bien ?
  36. Le Français est de retour.
  37. Accolade.
  38. Allons, garçon, c’est l’heure.
  39. Allons, garçons.
  40. Petit perroquet vert.
  41. Singes.
  42. Singe hurleur.
  43. Sorte de perroquet.
  44. Canards sauvages, gros comme des pigeons.
  45. Sorte de flamand brésilien.
  46. Poisson-tigre.
  47. Raie géante.
  48. Crocodile brésilien.
  49. Bonjour, approchez de nous.
  50. Bonjour, bonjour.
  51. Tabac.
  52. C’est bon…, merci.
  53. Danses.
  54. Formules de politesse.
  55. Instruments primitifs de musique indigène.
  56. Ce soir fête… ce sera bon… venez.
  57. Bon… merci.
  58. Sans traduction.
  59. Bon, merci.
  60. Sorcier.
  61. Banquet.
  62. Racines aux propriétés soporifiques.
  63. Mesure équivalant à 5 km. 600.
  64. Au revoir… au revoir…
  65. Serpent minute, très petit. Manoel l’écrase sans risque, car son pied corné est insensible aux crochets à venin du serpent trop faible.