Commentaire sur l’Épître de saint Paul aux Philippiens

La bibliothèque libre.


Œuvres complètes de Saint Jean Chrysostome (éd. M. Jeannin, 1867)

PRÉFACE.[modifier]

  • 1. À qui et quand fut écrite cette épître de saint Paul.
  • 2. Caractère particulier de cette lettre : Aucune plainte et beaucoup d’éloges pour les Philippiens.
  • 3. Les Philippiens ont exercé la charité envers saint Paul. – Exhortation à l’aumône.

1. Les Philippiens sont les habitants d’une ville de Macédoine, qu’on appelle Philippes, du nom de son fondateur, et d’ailleurs colonie romaine, selon la remarque de saint Luc. (Act. 16) C’est dans cette cité que fut convertie une marchande de pourpre, dame très pieuse, et disciple très fidèle ; là aussi, le chef de la synagogue embrassa la foi ; là encore, Paul, et Silas avec lui, furent battus de verges ; mais bientôt les magistrats de la ville, pleins d’épouvante, les prièrent humblement d’en sortir. On voit que l’Évangile y obtint le plus brillant début.

Au reste, Paul lui-même, et plus d’une fois, rend aux Philippiens de magnifiques témoignages, les appelant « sa couronne » et attestant qu’ils ont beaucoup souffert. « Dieu », leur dit-il, « vous a fait la grâce, non seulement de croire en Jésus-Christ, mais encore de souffrir pour lui ». (Phi. 1, 29)

À l’époque même où saint Paul leur écrivait, il était dans les liens : « Mes liens », écrivait-il, « sont devenus célèbres à la gloire de Jésus-Christ dans tout le prétoire ». (Phi. 13) Il appelle ainsi le palais de Néron. Mais il fut relâché de ces premiers liens, comme le montre ce qu’il écrit à Timothée : « Dans ma première défense, personne ne fut auprès de moi ; tout le monde m’avait délaissé : que cela ne leur soit pas imputé ! Dieu seul fut avec moi, pour m’aider et me fortifier ». (2Ti. 4,16-17) Les liens dont il parle à Timothée ont donc précédé cette première défense. Timothée n’était pas avec l’apôtre, puisque : « Personne », dit-il, « ne m’assista dans ma première défense ». Ce qu’il écrit suffirait, d’ailleurs, pour le démontrer : Paul n’apprendrait pas par lettre à son disciple, un fait qu’il saurait déjà connu de lui.

Mais quand il écrivait l’Épître aux Philippiens, Timothée était à ses côtés, comme le prouvent ces paroles : « J’espère en Jésus Notre-Seigneur, vous envoyer bientôt Timothée » ; et encore : « J’espère vous l’envoyer bientôt, dès que je verrai où en sont mes affaires ». (Phi. 2,19, 23) Car relâché d’abord, il fut de nouveau jeté dans les fers, après être venu chez les Philippiens. Lorsqu’il dit : « Quand même je devrais répandre mon sang sur la victime et le sacrifice de votre foi… » ; il ne parle pas d’un martyre déjà présent et en voie d’exécution ; mais il veut dire que s’il arrive enfin, et à quelque jour qu’il arrive, il s’en réjouit, c’est son expression, – voulant ainsi les relever de l’abattement où sa nouvelle captivité les a plongés.

Il savait cependant qu’il ne devait pas, maintenant encore, subir le coup mortel ; ses paroles l’indiquent : « J’ai la confiance, au contraire, que moi-même j’irai vous voir » ; et encore « Je sais, je suis assuré que je resterai, que je ferai même séjour parmi vous ». (Phi. 2,24, et 1, 25)

Or, les Philippiens lui avaient envoyé Epaphrodite, pour lui porter de l’argent et savoir où en étaient ses affaires, car ils aimaient Paul avec tendresse. Sur ce premier fait de la mission d’Epaphrodite, entendez Paul lui-même : « J’ai tout », écrit-il, « j’abonde de toutes choses ; je suis comblé, après avoir reçu par Epaphrodite ce que vous m’avez envoyé ». (Phi. 4,18) Ils l’avaient donc député pour le double motif et de consoler l’Apôtre, et de savoir où en étaient ses affaires. Que ce second point fût aussi l’objet de sa mission, nous le voyons dès le prélude de la lettre apostolique ; saint Paul y parle de sa position : « Je veux », dit-il, « que vous sachiez que ce qui m’est arrivé, a beaucoup servi aux progrès de l’Évangile ». (Phi. 1,12) Et plus loin : « J’espère vous envoyer bientôt Timothée, pour être moi-même consolé en apprenant de vos nouvelles ». (Phi. 2,19) Ce « pour être moi-même » n’a qu’un sens possible et évident : Vous avez envoyé savoir ma position, pour satisfaire les désirs de votre cœur ; et moi aussi, je veux combler les miens en connaissant votre état actuel. – Comme d’ailleurs ils avaient été longtemps sans envoyer s’informer de lui, et qu’enfin ils venaient de le faire au moment même, il rappelle ce double fait en ces termes : « Puisque enfin une fois encore vous avez laissé refleurir vos sentiments pour moi ».

Ils avaient appris les nouvelles chaînes de saint Paul. S’ils avaient entendu parler de la maladie d’Epaphrodite, qui était loin d’être aussi célèbre que Paul, à plus forte raison savaient-ils l’état de celui-ci ; et naturellement ils en étaient troublés. Aussi, dès le préambule de son Épître, il s’empresse de les consoler au sujet de ses chaînes, et leur apprend que, loin d’en être troublés, ils ont bien plutôt à s’en réjouir. Ensuite, il leur conseille de pratiquer la charité et l’humilité, et leur montre, dans ces deux vertus, leur sauvegarde certaine et le moyen sûr et facile de vaincre leurs ennemis. La douleur de vos pasteurs n’est point de porter des chaînes, mais de voir la discorde déchirer leurs disciples : nos liens font le succès de l’Évangile ; vos divisions iraient à le détruire.

2. La concorde leur est prêchée, et l’apôtre leur a enseigné que cette vertu a sa source dans l’humilité. Il a foudroyé certains Juifs qui, sous prétexte de christianisme, combattaient par tous les moyens la vérité ; il les appelle « chiens, ouvriers du mal », et conseille de les éviter ; il rappelle quel doit être l’objet de notre application, discute plusieurs points de morale, raffermit leur courage et les rassure par cette affirmation : « Le Seigneur est proche ! »

L’apôtre termine, avec la haute sagesse qui convenait à sa dignité, en leur disant quelques mots des offrandes qu’on lui avait fait parvenir, et ces paroles sont des plus consolantes pour eux. Une preuve évidente, au reste, de leur vertu, c’est qu’ils ne prêtent à ce grand docteur aucune occasion de les réprimander ; toute sa lettre est en forme d’exhortation sans aucun mot de blâme. – C’est que, pour répéter une observation que j’ai déjà faite tout d’abord, cette ville avait manifesté le plus heureux penchant vers la foi. Le gardien même de la prison (genre d’emploi assez vil), le geôlier, à la vue d’un miracle seulement, accourut et reçut le baptême avec toute sa famille. Le miracle qui se fit alors, lui seul en fut témoin ; mais il ne fut pas seul à en recueillir le bénéfice et la grâce ; il entraîna sa femme et toute sa maison. Les magistrats eux-mêmes, qui condamnèrent Paul à la flagellation, agirent sous l’influence du tumulte et de l’entraînement populaire, plutôt que par malice et cruauté : on le devine, en voyant qu’ils ordonnent bientôt son élargissement et qu’ils tremblent de crainte.

Ce n’est pas seulement la foi des Philippiens et leur courage dans les dangers, que nous atteste l’Épître suivante ; mais encore leur bienfaisante charité : « Au début de la prédication évangélique », dit saint Paul, « vous avez une première et une seconde fois pourvu à mes besoins, et personne ne l’a fait que vous ; car nulle autre Église n’a usé avec moi de cette réciprocité de biens tour à tour donnés et rendus ». (Id. 15, 16) Si leur générosité a subi quelque intermittence, ces paroles nous disent assez que l’occasion leur a manqué plutôt que le bon vouloir. Vos bons sentiments pour moi n’ont pas subi d’interruption, leur dit-il ; l’occasion seule vous manquait. De telles expressions indiquent, de la part de saint Paul, une ardente affection ; et nous avons ailleurs un témoignage de ce profond amour : « Je vous envoie Timothée, parce que je n’ai personne qui soit autant que lui uni avec moi d’esprit et de cœur, ni qui vous soit plus sincèrement dévoué ». Et ailleurs : « C’est que je vous porte dans mon cœur et dans mes chaînes ».

3. À nous maintenant de comprendre ces paroles ; à nous qui recevons de tels exemples de charité, de nous montrer nous-mêmes dignes de si grands modèles et prêts au besoin à souffrir pour Jésus-Christ !

Sans doute, à notre époque, les chrétiens ne trouvent plus ni persécuteurs ni bourreaux. Eh bien ! à défaut du martyre, imitons de nos devanciers leur charité, du moins, si ardente et si efficace ; et n’allons pas croire, parce que nous aurons donné une fois ou deux, que notre devoir soit rempli. C’est là une dette de toute la vie. Ce n’est pas une fois, c’est toujours qu’il faut être bienfaisant. Aux courses publiques, en vain feriez-vous dix fois le double stade ; en omettant le onzième tour, le prix est absolument perdu : ainsi, nous-mêmes, si nous subissons un arrêt volontaire dans cette carrière de bonnes œuvres, nous avons tout perdu, tout gâté.

Écoutez plutôt l´avis éminemment utile d’un texte sacré : « Que l’aumône », est-il dit, « que l’aumône et la foi ne vous abandonnent jamais ». (Pro. 3,3) L’Esprit-Saint ne dit pas : Faites l’aumône une fois, deux, trois, dix fois, cent fois ; mais à perpétuité. Qu’elles ne vous abandonnent jamais, dit-il ; il n’a pas même prononcé : Ne les abandonnez pas ! mais qu’elles ne vous abandonnent pas ; montrant que ces vertus n’ont pas besoin de nous, mais que nous avons toujours besoin d’elles, et enseignant que nous devons faire tout au monde pour les garder chez nous : « Entourez-en », ajoute-t-il, « votre cou et vos épaules ». Ne voyons-nous pas, en effet, les enfants des riches porter à leur cou un collier d’or, dont ils ne se dépouillent jamais, parce qu’ils le portent publiquement comme l’insigne de leur noblesse ? Ainsi devons-nous aussi nous entourer de l’aumône, montrant ainsi solennellement que nous sommes les fils de ce Dieu de miséricorde qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Mais ces hommes, objets de notre charité, ce sont des infidèles, des païens ! – Ils n’en seront que plus vite conquis à la religion, si nous savons donner. En nous voyant pleins de compassion pour tous les hommes, et dignes représentants de notre Maître suprême, ils comprendront que nous agissons à son exemple.

Ajoutons qu’il ne faut pas faire l’aumône au hasard ; mais plutôt avec précaution, avec garantie. – Ayez, est-il dit, la vraie aumône et la vraie foi. Le mot vrai n’est pas mis là sans raison, cela veut dire que l’aumône ne soit pas prise sur des biens acquis, par fraude ou par rapine. La bonne foi, la véritable aumône ne se trouvent point là : celui qui vole, se sert nécessairement de mensonge et de parjure. Avec l’aumône donc, possédez et gardez la bonne foi, est-il dit. – Oui, mes fières, entourons-nous de ce brillant ornement ; attachons à notre âme ce collier d’or, l’aumône, veux-je dire, et gardons-la tant que nous serons ici-bas.

En effet, quand cette vie sera finie, nous n’en ferons plus usage… Pourquoi ? C’est que, là-haut, il n’y a plus ni pauvres, ni argent, ni mendicités Mais tant que nous sommes enfants, gardons-nous de nous dépouiller de cette parure. Les enfants arrivés à l’âge viril, déposent les ornements du bas âge pour en revêtir de nouveaux ; ainsi en ira-t-il de nous. Dans la vie à venir, nous trouverons l’aumône encore, non pas celle qui se fait avec l’argent, mais une autre bien plus belle. De peur donc d’en être à jamais privés, ayons soin de former d’avance en nous une âme belle et splendide.
L’aumône est un bien si grand, si honorable ; c’est une grâce si précieuse ; c’est bien plus encore, c’est une vertu si féconde pour nous ! Si nous apprenons à mépriser l’argent, nous apprendrons plus et mieux encore. Voyez plutôt que de biens en résulteront : celui qui donne l’aumône comme elle doit être donnée, déjà apprend à mépriser l’argent ; celui qui sait mépriser l’argent, arrache de son cœur la racine de tout mal. Aussi reçoit-il un bienfait plutôt qu’il n’en donne ; non seulement parce qu’à l’aumône est attachée une récompense assurée ; mais aussi parce qu’en la pratiquant, l’âme s’élève à la vraie philosophie, elle est grande, elle est riche. Celui qui épanche l’aumône, s’instruit et s’apprend à ne point admirer l’or ni les biens terrestres ; et son âme, formée à une telle école, a déjà fait un pas immense vers les hauteurs célestes ; elle s’est retranché mille vains prétextes de disputes, de luttes, de jalousies, de désespoir. Car vous connaissez, oui, vous connaissez vous-mêmes, sans doute, que les richesses périssables sont la source de tous les maux, de mille guerres impies. Aussi en se formant à les mépriser, on se place dans un port sûr et tranquille, on n’a désormais aucun péril à craindre. L’aumône nous donne cet enseignement, elle nous apprend à ne plus convoiter le bien d’autrui. Comment désirerait-il encore, celui qui donne le sien, qui le jette à pleines mains ? La vue du riche n’excite plus votre jalousie : comment serait jaloux celui qui veut même s’appauvrir ? L’aumône, en un mot, rend pur le regard de votre âme.

Voilà pour les avantages de cette vie. Mais quels biens doivent être, dans l’autre, votre conquête éternelle, aucun langage ne saurait l’exposer. L’homme charitable ne sera pas réduit à « rester dehors », avec les vierges folles ; mais dans le cortège des sages, sur les pas de l’Époux, il entrera avec ses lampes brillantes. Ainsi, grâce à l’aumône, il dépassera ces insensées qui auront en vain conservé la virginité au prix de grands efforts, sans en avoir lui-même subi de pareils ; tant est grande la puissance de l’aumône : elle introduit en toute liberté ses disciples fidèles dans les cieux. Les gardiens attachés aux portes de ces demeures éternelles, où l’Époux habite, connaissent l’aumône ; ils la connaissent et la révèrent ; elle a le droit de faire entrer en toute liberté ceux qui l’ont aimée et pratiquée. Nul n’oserait l’arrêter ; tout cède devant elle. Elle a bien pu amener un Dieu sur la terre et lui persuader de se faire homme ; à bien plus forte raison peut-elle introduire l’homme dans le ciel : sa puissance est sans limites ! Oui, si par pure miséricorde, par amour pour les hommes, un Dieu s’est fait homme ; s’il s’est abaissé jusqu’à se faire esclave, bien plus facilement voudra-t-il introduire ses serviteurs dans sa propre maison.
Aimons-la donc, pratiquons-la, non pas un jour ou deux, mais tous les jours, pour qu’elle nous reconnaisse ; reconnus d’elle, nous le serons aussi de Dieu ; méconnus par elle, Dieu nous méconnaîtrait à son tour, et nous dirait : Je ne vous connais pas ! Mais à Dieu ne plaise que nous entendions cet anathème ; que plutôt il nous donne cette parole bienheureuse : « Venez, les bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé depuis la création du monde ». Puissions-nous tous y arriver, par pure grâce et bonté divines, en Jésus-Christ Notre-Seigneur,… Ainsi soit-il.

COMMENTAIRE SUR L’ÉPÎTRE AUX PHILIPPIENS.[modifier]

HOMÉLIE PREMIÈRE.[modifier]

PAUL ET TIMOTHÉE, SERVITEURS DE JÉSUS-CHRIST, A TOUS LES SAINTS EN JÉSUS-CHRIST QUI SONT A PHILIPPES, AUX COÉVÉQUES ET DIACRES ; QUE DIEU NOTRE PÈRE ET JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR VOUS DONNENT LA GRACE ET LA PAIX. (CH. 1,1, 2 JUSQU’AU VERSET 7)

Analyse.[modifier]

  • 1. Dans l’origine, les noms d’évêques, de prêtres et de diacres n’étaient pas parfaitement distincts pour le sens, et se prenaient souvent les uns pour les autres.
  • 2. Venir en aide à ceux qui travaillent et qui souffrent pour l’Évangile, c’est partager leur couronne.
  • 3. Dans les bonnes œuvres, c’est Dieu qui agit et nous-mêmes avec Dieu.
  • 4 et 5. Avec quel soin il faut que les fidèles secourent de leurs biens leurs pasteurs, et que dans ces secours ils reçoivent plus qu’ils ne donnent. – De la vertu de cette veuve qui reçut Élie dans sa maison. – Qu’il faut donner simplement, sans trop examiner si ceux à qui on donne le méritent.


1. Ici, et comme s’il écrivait à des personnes d’une dignité égale à la sienne, Paul ne joint pas à son nom sa qualité d’apôtre ; il prend un autre titre, mais bien grand, et quel est-il ? Au lieu d' « apôtre », il écrit « serviteur ». C’est certainement une haute dignité, c’est le premier de tous les biens, que de pouvoir non pas être nommé seulement, mais être en réalité serviteur de Jésus-Christ.
Qui dit serviteur de Jésus-Christ, dit homme libre de tout péché ; et par cela même qu’il est serviteur vrai et légitime, il ne voudrait jamais être asservi à un autre maître, puisqu’alors il ne serait plus qu’à demi le serviteur de Jésus-Christ. Quand il écrit aux Romains, Paul reprend la même suscription : « Paul serviteur de Jésus-Christ » ; au contraire dans les épîtres aux Corinthiens et à Timothée, il se nomme « apôtre ». Pourquoi ? ce n’est pas sans doute pour cette raison, que de simples fidèles valussent mieux que Timothée ! Erreur évidente ! C’est plutôt parce que, de tous ceux qu’il honore de ses lettres, les Philippiens se trouvent être les plus honorés et les plus aimés : il attestera même bientôt leur grande vertu. – D’ailleurs, il déclare sa dignité d’apôtre quand il veut, dans son épître, établir ou régler quelque affaire très grave. Mais, à l’égard des Philippiens, il n’a pas à leur mander autre chose que ce qu’ils savaient déjà.
« Aux saints en Jésus-Christ qui sont à Philippes ». Comme vraisemblablement les juifs s’adjugeaient à eux-mêmes le nom de « saints », d’après l’ancien oracle qui les désignait comme le peuple saint et choisi (Deut. 7,6), l’apôtre a soin d’ajouter pour cette raison : « Aux saints en Jésus-Christ ». Car désormais voilà seulement les saints ; les autres à l’avenir ne sont que des profanes.
« Aux coévêques et diacres… » Qu’est-ce à dire ? Une seule cité avait-elle donc plusieurs évêques ? Non ; mais sous ce nom il a désigné les prêtres. Ces noms, alors, étaient communs et réciproques ; l’évêque même s’appelait diacre. Témoin cette ligne à Timothée : « Remplissez votre diaconie », bien qu’il fût évêque, puisque ce caractère épiscopal ressort de ces autres paroles au même disciple : « N’imposez légèrement les mains à personne » ; ailleurs au contraire il lui écrit : (La grâce) vous a été donnée par l’imposition des mains des prêtres », et pourtant des simples prêtres n’auraient pu ordonner un évêque. – De même écrivait-il à Tite : « Je vous ai laissé en Crète, afin que vous y établissiez des prêtres en chaque ville, selon l’ordre que je vous en ai donné, choisissant celui qui sera irréprochable, qui n’aura épousé qu’une femme » ; autant de traits qui désignent l’évêque, puisqu’il ajoute, immédiatement après le texte précédent : « Car il faut que l’évêque soit irréprochable, comme étant le dispensateur et l’économe de Dieu ; qu’il ne soit pas orgueilleux… » Ainsi, jadis, comme je le disais, les prêtres étaient appelés ou évêques ou diacres de Jésus-Christ ; et les évêques s’appelaient prêtres : tellement que même de nos jours, plusieurs évêques écrivent à leurs ministres inférieurs : À notre coprêtre, codiacre ; bien qu’avec le temps, chaque dignitaire ait, enfin reçu son nom particulier, et que l’un s’appelle désormais évêque, l’autre, prêtre.
« Aux coévêques », continue-t-il, « et aux diacres ; que Dieu notre Père et Jésus-Christ notre Seigneur, vous donnent la paix ». On peut ici faire une question. Pourquoi ne s’adressant jamais au clergé d’autres cités, par exemple, à ceux de Rome, de Corinthe, d’Éphèse, mais saluant en général en ces termes « À tous les saints, ou à tous les fidèles, à tous « nos bien-aimés », pourquoi ici écrire au clergé ? – Sans doute parce que c’étaient des clercs qui lui avaient remis la lettre des Philippiens, porté leur aumône, et député Epaphrodite. « Je rends grâces à mon Dieu, toutes les fois que je me souviens de vous ». Il a écrit ailleurs : « Obéissez à vos prélats et soyez-leur soumis ; car eux à leur tour veillent sans cesse comme devant rendre compte de vos âmes ; qu’ils aient donc à le faire avec bonheur, et non avec gémissement ». Autant les fautes des disciples doivent faire gémir, autant la joie à parler d’eux démontre leurs progrès dans le bien. Voici donc sa pensée : Toutes les fois que je me souviens de vous, je rends gloire à Dieu. S’il remercie, c’est qu’il garde la mémoire de leurs grandes vertus. Je glorifie Dieu, et, ajoute-t-il, je le prie. Car, de ce que vous êtes entrés dans le chemin de la vertu, il ne suit pas que je doive cesser de prier pour vous ; au contraire, je persévère dans ma prière : « Je rends grâces à Dieu, chaque fois que je me souviens de vous » et toujours, et dans « toutes mes prières pour vous tous, et c’est avec joie que je prie ». Je me souviens « toujours », et non pas seulement à l’instant de mon oraison. C’est avec raison qu’il ajoute Je le fais « avec joie » ; car il se peut qu’on prie avec tristesse, comme lui-même ailleurs le témoigne : Oui, dit-il aux Corinthiens, « c’est avec peine, avec serrement de cœur, à travers bien des larmes que je vous ai écrit »..(Je rends grâces à Dieu) « de ce que vous avez participé à la propagation de d’Évangile » (par vos aumônes) « depuis le premier jour jusqu’à présent ».
2. C’est un grand éloge que celui que donne aux Philippiens ce passage de l’apôtre ; c’est un éloge très grand, et qui d’ordinaire ne s’accorde qu’aux apôtres et aux évangélistes. Loin de borner votre zèle, semble-t-il dire, à cette unique cité, qui seule, après tout, vous a été commise et confiée, vous ne négligez aucun moyen de prendre part à mes travaux, partout présents, et concentrant en union avec moi toutes vos pensées et toute votre action à la prédication de l’Évangile. Et ce n’est pas à tel ou tel instant et par intervalles, c’est toujours, c’est depuis l’époque où vous avez reçu la foi, jusqu’au jour présent, que vous prenez une part ardente au zèle et au prosélytisme des apôtres. Et cependant, à l’encontre, voyez comme ses collaborateurs de Rome l’avaient quitté ; écoutez comme il se plaint à Timothée, d’ailleurs : « Vous n’ignorez pas », lui dit-il, « que tous ceux qui sont en Asie se sont éloignés de moi » ; et encore : « Démas m’a abandonné, et dans mon premier procès, personne ne m’a assisté ». Au contraire, il atteste que les Philippiens, malgré les distances des lieux, ont pris part à toutes ses traverses ; qu’ils lui envoyèrent des messagers, lui fournirent aide et secours dans la mesure de leurs forces et de ses besoins, sans oublier ni négliger quoi que ce fût. Et vous le faites, ajoute-t-il, non seulement en ce jour, mais sans cesse et toujours, m’aidant de tout moyen. Voilà l’aide qu’il désigne sous le nom de « communion au saint « Évangile ». C’est qu’en effet, quand le prédicateur annonce la sainte parole, vous qui lui prêtez votre concours, vous aurez avec lui mêmes couronnes. Dans les combats simulés des jeux profanes, la couronne n’est pas décernée seulement au combattant, mais à son maître instructeur, mais à ses seconds mêmes, à tous ceux enfin qui ont formé le vaillant athlète. Puisqu’il leur doit, en effet, force, soulagement, n’est-il pas juste qu’il les fasse participer à sa victoire ? De même encore dans les guerres sérieuses, l’auteur d’un coup heureux n’est pas seul admis à recueillir la gloire et les trophées : on ne ferait pas cette injure à tous ceux qui lui ont prêté leur utile concours ; on reconnaît, on avoue, en les couronnant avec lui, que leur œuvre et leur service les ont comme associés au combat. Par la même raison, se mettre au service des saints est une œuvre noble et puissante, loin d’être à dédaigner : elle nous donne droit avec eux aux récompenses que Dieu leur tient en réserve.
Un riche, par exemple, s’est dépouillé d’une immense fortune pour l’amour de Dieu ; il s’est fait son serviteur de cœur et d’âme, s’acquittant désormais de tous les devoirs d’une vertu parfaite, évitant avec scrupule toute parole, toute pensée même, toute occasion capable d’offenser Dieu. Eh bien, vous qui êtes loin d’atteindre à la vertu héroïque de cet homme parfait, vous pouvez cependant espérer une portion de la récompense qui l’attend. Et comment ? Aidez-le par vos paroles et par vos actes ; soutenez-le, en lui donnant le nécessaire, en vous constituant le serviteur attentif de tous ses besoins. Vous méritez dès lors avec lui, parce que, grâce à vous, cette vie rude et méritante lui est devenue plus facile.
Si donc vous admirez les saints habitants du désert, ou ceux qui ont embrassé un genre de vie tout angélique, ou, ceux encore qui, dans l’Église, pratiquent les mêmes vertus ; si vous les admirez, dis-je, et si vous gémissez de vous voir si fort devancés par de nobles exemples, il vous reste un moyen d’entrer en communauté de mérite avec eux : prêtez-leur aide et assistance. C’est, en effet, un trait de la bonté de Dieu qu’il veut bien élever par une autre route à la hauteur des parfaits, ces chrétiens simples et moins zélés, qui n’ont point la force d’embrasser cette vie âpre et rude, mais si glorieuse. Saint Paul leur explique, cette puissance de l’association ; ils nous font, dit-il, une part dans leurs biens de la chair, et nous leur faisons part des biens de l’esprit.
Dieu lui-même, pour nos vertus si misérables et sans aucun prix, veut bien nous donner un royaume ; ses saints, après lui et comme lui, nous donnent les biens spirituels en échange de services bien minces et purement charnels. Ou plutôt, c’est Dieu qui, par ses serviteurs, nous donne et les biens spirituels et les dons de la gloire. Vous ne pouvez supporter le jeûne, la solitude, vous ne pouvez coucher sur la dure, vous ne pouvez passer de longues nuits sans sommeil ? Vous partagerez la récompense due à ces exercices de l’homme parfait, si vous faites de son travail votre propriété même ; si l’athlète est l’objet de vos soins continus, de vos larges aumônes, si vous lui facilitez les saints combats de la perfection. Lui, fait face à l’ennemi, il lutte, il reçoit les coups : et vous, quand il reviendra de la bataille, soignez-le, recevez-le dans vos, bras, essuyez sa sueur, pansez ses plaies, consolez et relevez cette grande âme fatiguée. Servir ainsi les saints avec un zèle empressé, c’est se créer un droit à partager avec eux le salaire éternel. Jésus-Christ lui-même l’enseigne : « Faites-vous des amis avec l’argent d’iniquité, afin qu’ils vous reçoivent dans « les tabernacles éternels ». (Lc. 16,9) – Vous voyez comment les Philippiens ont su s’assurer une part aux mérites de saint Paul : « Depuis le premier jour jusqu’à cette heure » ; telle est, dit-il, la raison de ma joie. « Votre communion avec nous » ; et je suis heureux non seulement du passé, mais de l’avenir ; car je pressens ce que vous ferez, d’après l’expérience de ce que vous avez fait. Il poursuit en effet : « J’ai une ferme confiance que celui qui a commencé le bien en vous, ne cessera de le perfectionner jusqu’au jour de Jésus-Christ (6) ».
3. Voyez comme il leur enseigne la pratique de la modestie. Comme il leur a rendu un important témoignage, il craint que l’humaine faiblesse ne succombe à l’orgueil, et il s’empresse de leur apprendre à reporter tout à Jésus-Christ, le passé comme l’avenir. Comment ? Il se garde bien de dire J’ai confiance qu’ayant si bien commencé, vous finirez de même. Que dit-il donc ? « Celui qui a commencé le bien en vous, ne cessera de le perfectionner ». Sans doute il ne refuse pas d’avouer qu’ils ont quelque part dans la bonne œuvre : « Je suis heureux », dit-il au contraire, « de votre participation », comme s’ils ne devaient qu’à eux-mêmes cette sainte conduite. Mais, cependant, il ne dit pas que la vertu vienne d’eux seuls, il en attribue à Dieu le principe tout d’abord : « C’est lui », dit-il, « j’en ai la confiance, qui a commencé le bien en vous ; c’est lui encore qui ne cessera de « le perfectionner jusqu’au jour de Jésus-Christ ». Lui, c’est Dieu. Et il en sera ainsi, ajouta-t-il, non seulement de vous, mais de tous ceux qui vous suivront, je l’espère.
Après tout, ce n’est pas un mince éloge pour un homme, que Dieu daigne opérer en lui. Car s’il ne fait acception de personne, et certes c’est son caractère divin ; s’il ne voit dans chacun de nous, pour se déterminer à nous aider, que notre bon propos à remplir notre devoir, il est assez clair que c’est nous-mêmes qui lui donnons sujet de nous seconder ainsi. Sous ce rapport, l’apôtre est loin de retirer aux Philippiens leur mérite. En effet, si Dieu agissait en nous seul et par caprice, rien n’empêcherait que les gentils et même tous les hommes sans exception ne fussent l’objet de sa grâce au même degré, s’il les remuait, osé-je dire, comme le bois ou la pierre, sans chercher aucune coopération de notre part. Ainsi, quand l’apôtre ajoute : « Dieu perfectionnera », ici même il fait encore leur éloge, avouant qu’ils ont attiré sur eux la grâce de Dieu qui les aidera à vaincre l’humaine nature. Un autre mérite ressort encore ici : vos bonnes œuvres ont ce caractère qu’elles ne présentent rien de l’homme, mais qu’elles ont besoin de la force de Dieu. Au reste, si Dieu perfectionne, vous n’aurez pas à travailler beaucoup ; vous devez donc avoir confiance, facilement vous atteindrez la perfection, puisque vous serez aidés de lui.
« Et il est juste que j’aie ce sentiment de vous tous, parce que je vous porte dans mon cœur, comme ayant tous part à ma grâce, par celle que vous avez prise à mes liens, à ma défense, et à l’affermissement de l’Évangile (7) ». Voilà bien la sainte passion d’une âme ardente : il portait les Philippiens dans son cœur ; et jusque dans la prison et les fers, il gardait leur souvenir : ce n’est pas pour ces pieux fidèles un éloge vulgaire, que d’être ainsi gravés dans la mémoire d’un si grand saint. L’affection de Paul n’avait point son motif dans un mouvement irréfléchi ; il s’appuyait sur la raison et le jugement. Pour être aussi vivement aimé de lui, il fallait, évidemment, le mériter par une grande et admirable vertu.
« Jusque dans ma défense et dans l’affermissement de l’Évangile ». Après ce trait, n’admirons plus qu’il les portât dans son cœur, même au fond de son cachot : à l’heure même où je comparaissais devant les tribunaux, dit-il, pour y plaider ma cause, vous n’étiez pas sortis de mon esprit. – Telle est, en effet, la puissance de l’amour spirituel, qu’il ne puisse céder aux rigueurs d’un temps malheureux, mais qu’embrasant l’âme à tout jamais, il ne puisse être vaincu par le malheur ni par la souffrance. Jusque dans la fournaise de Babylone, au milieu de cet épouvantable brasier, une douce rosée rafraîchissait les bienheureux enfants : ainsi la sainte amitié, dès qu’elle a saisi l’âme, mais une âme aimante et agréable à Dieu, éteint toute autre flamme, et répand une admirable rosée.
« Et dans l’affermissement de l’Évangile ». Ainsi les chaînes apostoliques étaient l’affermissement de l’Évangile, et comme son bouclier et sa défense. Cette parole est juste et profonde. S’il n’avait pas, en effet, glorifié et aimé ses chaînes, il n’aurait paru qu’un imposteur. Mais maintenant qu’il subissait volontiers les fers et la souffrance, tous les maux réunis, il montre assez qu’il ne souffrait pas pour une cause humaine, mais pour la cause de Dieu, son grand rémunérateur. Nul n’aurait ainsi choisi la mort et tous les dangers ; nul n’aurait affronté la colère d’un empereur comme celui-là, de Néron, s’il n’avait vu plus haut un empereur bien autrement grand. Les chaînes étaient donc la confirmation de l’Évangile. – Admirez comme, pour arriver plus pleinement et plus parfaitement à son but, l’apôtre fait voir en toutes choses le côté contraire aux vues humaines. Ce que l’on regardait comme faiblesse ou déshonneur, lui, le déclare être la confirmation de l’Évangile ; comme si l’apôtre avait dû être faible sans ces épreuves qui les effraient. – Ensuite, il veut montrer que son amitié pour eux n’est pas un aveugle parti pris, mais une affection raisonnée. Quelle preuve en donne-t-il ? Écoutez. « Je vous porte dans mes chaînes et jusque dans ma défense, parce que, en union intime avec moi, vous avez partagé ma grâce ». Qu’est-ce à dire ? Était-ce donc une grâce pour l’apôtre, que les fers, l’exil perpétuel, les innombrables supplices ? Oui : car, est-il dit, « ma grâce vous suffit, et ma force se montre tout entière dans l’infirmité ; aussi », ajoute l’apôtre, « je me complais dans les infirmités et dans les outrages ». (2Cor. 12,9, 10) Quand donc je vous vois montrer votre vertu par vos œuvres, et participer à cette grâce aussi, et même avec joie, je conçois aussi pour vous les mêmes espérances. Je vous connais par expérience, j’ai vu surtout vos bonnes œuvres ; malgré la distance qui nous sépare, vous vous efforcez de partager mes tribulations et ensuite ma récompense, en sorte que tout en restant éloignés du combat, vous aurez dans la victoire une part égale à la mienne, moi qui suis au milieu de la mêlée ; il est donc juste que je vous rende ce témoignage.
Mais pourquoi ne dit-il pas simplement « Vous participez » ; mais : « Vous participez dans l’union la plus intime avec moi ? » C’est comme s’il disait : Je vous fais votre part, afin d’avoir moi-même la mienne dans cet Évangile, c’est-à-dire aux biens qu’il nous promet. Chose admirable, d’ailleurs, que tous ces pieux fidèles aient eu des sentiments assez généreux pour être appelés par Paul lui-même ses copartageants : Telle est, en effet, son expression : « Tous avec moi vous avez part à la grâce ». De tels commencements me garantissent votre persévérance dans ces généreuses dispositions. Il est impossible qu’un début si glorieux s’éteigne et se dissipe comme une vaine fumée : d’avance il promet une fin glorieuse.
4. Nous pouvons donc, indirectement, participer à la grâce apostolique des dangers et des tribulations : je vous en supplie, mes frères, sachons y prendre notre part. Combien parmi ceux qui sont ici voudraient…, ou plutôt tous sans exception, ne voudriez-vous pas partager avec Paul ces biens que l’éternité nous garde ? Or, ce but magnifique, facilement vous pouvez l’atteindre, si vous le voulez ; oui, à ceux qui représentent le ministère apostolique, à ceux qui souffrent pour Jésus-Christ, veuillez prêter aide et secours. Voyez-vous un frère en danger ? Tendez-lui la main. Apercevez-vous un de vos maîtres en plein combat ? Assistez-le. – Mais, répondez-vous, aucun ne peut être comparé avec Paul. – Quoi ! sitôt l’orgueil ! sitôt le jugement téméraire ! Que personne n’approche de ce grand Paul, je vous le concède. Mais cependant, d’après Jésus-Christ, « celui qui reçoit le prophète en son nom de prophète, recevra la récompense du prophète ». Les Philippiens étaient-ils donc admirables, par la raison qu’ils aidaient Paul personnellement ? Nullement ; mais c’est qu’ils entraient en communion avec l’apôtre, avec le héraut de l’Évangile. Paul ne méritait tant d’honneur que parce qu’il souffrait pour Jésus-Christ. Grand comme l’apôtre, nul ne peut l’être ; et que dis-je ? comme lui ! de lui, d’un tel saint, nul n’approche. Mais la prédication est la même aujourd’hui qu’alors.
Au reste, les Philippiens prenaient part à ses travaux, non pas seulement depuis qu’il était dans les fers, mais dès le principe. Voici ses propres termes : « Or, vous savez, mes frères de Philippes, qu’après avoir commencé à vous prêcher l’Évangile, aucune église ne m’a fait part de ses biens en reconnaissance de ceux que j’apportais : vous seuls exceptés, cependant ». Et pourtant sans parler des dangers proprement dits, le Maître de la parole rencontre bien des ennuis : veilles, fatigues de la parole et de l’enseignement, dures critiques et accusations, plaintes, reproches, jalousies. N’est-ce rien, dites-moi, que de s’exposer à mille contradictions, lorsqu’après tout on aurait le droit absolu de ne penser qu’à soi et à ses intérêts personnels ?

Hélas ! où en suis-je ? Enfermé dans une alternative redoutable, j’hésite, je ne sais que résoudre. D’un côté, je désire vous exhorter, vous déterminer à prendre soin des saints de Dieu et à les aider de tous vos efforts reconnaissants ; de l’autre, je crains que mon langage ne semble pas dicté par l’intérêt que je vous porte, mais plutôt par celui de mes clients…

Hé bien ! sachez que c’est pour vous et non pour eux que je plaide en ce moment, et si vous daignez m’écouter, les raisons que j’apporte vous auront bientôt convaincus. – Les avantages de l’aumône sont beaucoup plus grands pour vous que pour eux ; si vous faites l’aumône, vous ne donnez, après tout, que de ces richesses dont bientôt, bon gré mal gré, vous devez subir la privation, le dépouillement. Ce que vous recevez, au contraire, est d’un prix immense, j’ose dire même, hors de comparaison. Quand vous donnez, n’avez-vous pas la confiance de recevoir ? Si tel n’est pas votre sentiment, ne donnez pas, je vous le dis, tant je suis loin de parler pour les pauvres. Non, si quelqu’un ici n’est pas tout d’abord convaincu qu’en donnant, il recevra : davantage et fera un gain magnifique, qu’il sera bien plus l’obligé que le bienfaiteur, alors qu’il ne donne pas ! Sa conviction est-elle qu’il dépense sans recevoir, qu’il s’abstienne ! Pour ma part, ma grande inquiétude dans ce moment n’est pas de trouver la nourriture des saints : si vous ne donnez pas, un autre donnera. Mon seul désir, le voici : puissiez-vous avoir un doux remède contre vos péchés ! En ne donnant pas avec ces dispositions, vous n’avez pas de remède à attendre. L’aumône, en effet, ce n’est pas le don, c’est l’empressement et la joie à donner, c’est la reconnaissance envers celui qui reçoit. Paul l’a prononcé : « Rien par force, rien avec regret : « Dieu aime qu’on donne avec joie ». Pour ne pas donner ainsi, conservez plutôt : ce serait une perte et non pas une aumône.

Si donc vous êtes persuadés que vous gagnez et non pas vos obligés, ne soyez pas moins convaincus que le profit pour vous est incomparable. Leur corps sera nourri : votre âme deviendra belle et splendide. En acceptant, leurs péchés ne sont pas effacés ; vous retranchez de vos comptes de nombreuses offenses. Ainsi, prenons part à leurs travaux, à leurs combats, afin de partager un jour leur couronne. On a vu des particuliers adopter des rois et des empereurs, avec l’idée qu’ainsi ils recevaient autant qu’ils donnaient[1]. Adoptez, vous, Notre-Seigneur Jésus-Christ : vous placez ainsi votre fortune en toute sûreté. Voulez-vous être aussi les coassociés de saint Paul ?… Mais que parlé-je de Paul, quand au fond c’est Jésus-Christ lui-même qui reçoit.

5. Mais je veux vous convaincre encore que votre seul intérêt m’ouvre la bouche, que j’agis pour vous et non pour les autres. Ainsi, parmi les prélats de l’Église, en est-il qui vive dans l’aisance, hors de tout besoin, fût-il d’ailleurs un saint, ne lui donnez rien : préférez-lui cet autre ministre de Dieu, moins admirable peut-être, mais qui n’a point le nécessaire. Pourquoi ? Ah ! c’est qu’ainsi le veut Notre-Seigneur lui-même, quand il dit : « Quand vous donnez un repas, un banquet, n’invitez pas vos amis ni vos parents, mais plutôt les infirmes, les boiteux, les aveugles, ceux enfin qui ne pourront vous rendre la pareille ». (Luc. 14,12-13) Ainsi les invitations ne doivent pas se faire au hasard : préférez les gens affamés, altérés, nus ; les étrangers, les riches tombés dans la misère. Car le Seigneur n’a pas dit simplement : Vous m’avez nourri ; il ajoute : Vous avez nourri ma faim : « J’avais faim », dit-il, « vous m’avez vu, et vous m’avez donné à manger ». (Mat. 25,35) Telle est sa maxime en son entier. Or s’il faut nourrir celui qui a faim, par cela seul qu’il a faim, à plus forte raison, si le nécessiteux est un saint. S’il est saint, mais sans nécessité, ne donnez pas ; vous n’y trouveriez aucun bénéfice pour vous, puisque le commandement de Jésus n’est pas pour lui ; je dirai mieux, recevant sans avoir besoin, il n’est plus un saint. Reconnaissez-vous que mon langage s’inspire ici non pas d’un vil motif d’intérêt, mais uniquement de votre propre avantage ?

Nourrissez donc l’affamé pour ne pas nourrir un jour le feu de l’enfer. Le nécessiteux qui s’alimente d’une partie de vos biens, sanctifie toutes vos autres richesses. Rappelez-vous comment une veuve a nourri le prophète Élie elle a bien moins donné que reçu ; elle a été nourrie plutôt que nourricière. De nos jours cela arrive aussi, et mieux encore. Ce n’est plus seulement une mesure de farine ou d’huile ; mais quoi ? Le centuple, mes frères, et la vie éternelle qui nous est donnée en échange de nos minces largesses : la miséricorde est si bien la nature même de Dieu ! Pensez donc à la nourriture spirituelle ; déposez dans la vie présente un levain pur et fécond ! – C’était une veuve, la famine régnait : rien ne l’arrête ; elle avait des enfants, et l’amour maternel ne la retient pas. Sa générosité l’élève aussi haut que la veuve de l’Évangile qui laissa tomber deux oboles dans le tronc du temple. Elle ne s’est pas dit à elle-même Quel avantage me vaudra ma conduite ? Cet homme, qui me demande, s’il avait usé de ses forces, n’aurait pas faim ; il eût pu conjurer cette sécheresse, et ne pas partager la misère générale ! Sans doute il a mérité lui-même la colère de Dieu ! Elle n’a pas eu de semblables pensées. – Voyez-vous comme il est beau d’être bienfaisant en toute simplicité et sans s’inquiéter avec – excès de la personne qui souffre le besoin ? Si elle avait voulu trop approfondir ; son esprit aurait hésité, elle n’aurait pas eu la foi. Ainsi Abraham, s’il avait voulu creuser et s’inquiéter, n’aurait pas reçu les anges. Car il est impossible, je le répète, impossible d’être bienfaisant pour un saint, quand on s’arrête à des doutes éternels. Au contraire on s’expose à obliger des trompeurs. Et pourquoi ? Le voici : l’homme pieux ne cherche pas à paraître tel, il ne s’enveloppe pas de ce manteau, dût-il être méprisé. L’imposteur, au contraire, qui s’en fait un art, a bien soin de se cacher derrière un masque de piété impénétrable. Aussi, tout en faisant le bien à des gens qui ne paraissent point être saints et pieux, on a la chance d’obliger les personnes pieuses, tandis qu’en cherchant trop ceux qui ont la réputation de vertu, on tombe souvent à faire du bien à des impies. Je vous en prie donc, agissons en toute simplicité. Supposons, en effet, que voilà un imposteur qui s’avance : vous n’avez pas mission de faire son examen. « Donnez », dit Jésus, « à quiconque vous demande » ; et ailleurs « N’oubliez pas le condamné à mort ! » Bien de ces gens qui subissent la peine capitale, n’y sont condamnés qu’après avoir été surpris en flagrant délit de crime. Et toutefois on vous dit : « Ne l’oubliez pas ! » Ainsi deviendrons-nous semblables à Dieu ; ainsi vraiment admirables à ses yeux, nous pourrons conquérir les biens immortels ; puissions-nous tous y parvenir, etc, etc.

HOMÉLIE II.[modifier]

CAR DIEU M’EST TÉMOIN AVEC QUELLE TENDRESSE JE VOUS AIME TOUS DANS LES ENTRAILLES DE JÉSUS-CHRIST. – ET CE QUE JE LUI DEMANDE, C’EST QUE VOTRE CHARITÉ CROISSE DE PLUS EN PLUS EN LUMIÈRE ET EN TOUTE INTELLIGENCE ; AFIN QUE VOUS SACHIEZ DISCERNER CE QUI EST MEILLEUR, ET QUE VOUS SOYEZ INNOCENTS ET SANS TACHE JUSQU’AU JOUR DE JÉSUS-CHRIST, REMPLIS DE TOUS LES FRUITS DE JUSTICE, POUR LA GLOIRE ET LA LOUANGE DE DIEU. (CH. 1,8 – 11 JUSQU’À 19)

Analyse.[modifier]

  • 1. Saint Paul exprime aux Philippiens l’ardente charité qu’il a pour eux. – Il prie pour que la charité dont ils ont fait preuve eux-mêmes croisse de plus en plus, pour qu’ils soient trouvés purs de tout péché et chargés des fruits de la justice, etc.
  • 2. Saint Paul se réjouit de ce que sa captivité et les artifices mêmes de ses ennemis tournent au bien de l’Évangile.
  • 3. Que les hérétiques travaillent en vain.
  • 4 et 5. Unir à la vertu la pureté d’intention. – Crime et folie des envieux. – Malheur d’être riche et bonheur d’être pauvre.


1. « Dieu m’est témoin ». S’il invoque le témoignage de Dieu, ce n’est pas comme les soupçonnant de ne pas croire au sien propre ; c’est l’affection même qui lui dicte cet appel à Dieu, il veut avoir leur pleine et entière confiance. Il venait de parler des soulagements qu’il avait reçus d’eux. Craignant de laisser croire que ce motif intéressé soit la cause de son affection, et qu’il ne les aime pas pour eux-mêmes, il ajoute : « Je vous aime dans les entrailles de Jésus-Christ ». Qu’est-ce à dire ? entendez : selon Jésus-Christ, parce que vous êtes vrais fidèles ; parce que vous l’aimez, je vous aime de l’amour de Jésus-Christ. Encore ne dit-il pas « amour », mais ce qui est plus ardent, « entrailles de Jésus », comme s’il disait les entrailles, le sein de celui qui est devenu votre père, selon cette parenté mystique que nous avons en Jésus-Christ. C’est là comme une génération qui nous communique de nouvelles entrailles, un cœur plein de feu et de saintes flammes : c’est, en effet, un don de Dieu à ses serviteurs, que des entrailles semblables. Ainsi, dans ces entrailles, moi Paul, je vous aime, et non plus seulement selon celles de ma nature, mais dans ces entrailles bien autrement enflammées, celles de Jésus-Christ.
« Avec quelle tendresse je vous aime tous ». Je vous aime tous, car vous êtes tous tels que je viens de dire ; et comme le langage humain ne peut exprimer l’ardeur de mon affection, dans cette sainte impossibilité, je laisse à Dieu de me comprendre, puisqu’il sonde les cœurs. Si l’apôtre eût voulu les flatter, il n’aurait pas pris ainsi Dieu à témoin : cet appel suprême devenait un péril.
« Et ce que je lui demande, c’est que votre charité croisse de plus en plus ». Bien dit ! car l’amour est insatiable. Vous voyez que, si fort aimé déjà, il désire l’être plus encore. Quand on aime comme il aimait, on veut être payé tellement de retour par la personne aimée, qu’on ne lui permette jamais de s’arrêter à tel degré d’affection. Cette vertu ne connaît point de limites ; aussi saint Paul veut qu’on la doive toujours. « Ne devez rien à personne », dit-il, « si ce n’est de vous aimer les uns les autres ». La mesure de la charité est de progresser toujours : « Que votre charité », dit-il, « croisse de plus en plus ». Mais faites attention à l’ordre des paroles. « Qu’elle croisse de plus en plus », dit-il, « en lumière et en toute intelligence ». Ce n’est pas simplement l’amitié qu’il admire, ce n’est pas simplement toute charité ; mais celle qui vient « de la lumière » et de la science ; car nous ne devons pas avoir pour tous la même affection : ce ne serait plus charité, mais indifférence. Qu’est-ce à dire : « en lumière ? » avec jugement, avec réflexion, avec discernement. Il est des gens qui donnent leur amitié sans raison, sans y regarder et comme il se trouve : aussi de pareilles liaisons ne peuvent tenir longtemps.
« En lumière », continue-t-il, « en toute intelligence, afin que vous sachiez discerner ce qui est meilleur ». – « Meilleur », ici, veut dire utile » pour vous-mêmes : carte n’est pas pour moi que je parle, mais bien pour vous. Il est à craindre, en effet, qu’on ne se laisse corrompre par l’affection des hérétiques. Les paroles qui précèdent font déjà entendre ce sens, mais voici qui le détermine plus clairement : « Pour que vous soyez sincères et purs ». ainsi je ne parle pas dans mon intérêt, mais dans le vôtre ; je crains que, sous prétexte de charité, vous n’admettiez quelque doctrine illégitime. – Vous me demandez comment l’apôtre a pu dire ailleurs : « S’il se peut, ayez la paix avec tous les hommes ? » (Rom. 12,18) Je réponds qu’il n’a pu vous recommander une paix qui vous fût nuisible ; au contraire, Jésus-Christ a dit : « Si votre œil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous ». (Mt. 5,29) Mais de manière que vous soyez « sincères » devant Dieu, « sans reproches devant les hommes ». Trop souvent les liaisons de l’amitié ont compromis la foi. Quand la vôtre n’aurait rien à en craindre, votre frère pourrait s’en scandaliser, et vous ne seriez pas « sans reproche ». – « Jusqu’au jour de Jésus-Christ » : c’est-à-dire pour qu’à cette heure suprême vous soyez trouvés purs, n’ayant scandalisé personne.
« Remplis des fruits de justice, par Jésus-Christ, pour la gloire et la louange de Dieu » c’est-à-dire ayant la vie aussi droite que les croyances. Et il ne suffit pas qu’elle soit simplement droite, il la faut remplie « des fruits de justice » ; car il y a une certaine justice qui n’est pas selon Jésus-Christ, une certaine honnêteté selon le monde. Je demande celle qui l’est « selon Jésus-Christ à la gloire et louange de Dieu ». Vous voyez donc qu’en rien je ne cherche ma gloire, mais celle de Dieu.— Souvent il appelle l’aumône justice. Ainsi donc ayez la paix avec tout le monde ; mais toutefois que votre charité n’aille pas vous nuire et vous faire oublier vos intérêts ; et que l’amitié pour un homme, quel qu’il soit, ne vous fasse pas faire un faux pas. Oui, je désire que votre charité grandisse, mais non jusqu’à vous devenir dommageable. Je ne veux pas que vous soyez surpris par votre simplicité même ; mais quand la réflexion vous aura prouvé que nos paroles sont vraies. Il ne dit pas : Préférez mes vues ; mais.. « Faites l’épreuve ». Il ne prononce pas ouvertement : Gardez-vous de telle liaison ! mais : Je désire que votre charité soit utile, et que vous ne vous fixiez pas sans discernement. Vous seriez déraisonnables, en effet, de faire des œuvres de justice autrement que pour Jésus-Christ, et par Jésus-Christ. Vous entendez cette formule fréquente : « Par lui ». Est-ce à dire qu’il se serve de Dieu comme d’un aide travaillant sous ses ordres ? Arrière ce blasphème. Au contraire, dit-il, si je parle ainsi, loin de chercher ma gloire, je ne veux que celle de Dieu.
2. « Or, je veux bien que vous sachiez, mes frères, que ce qui m’est arrivé a servi beaucoup aux progrès de l’Évangile, en sorte que mes liens sont devenus célèbres, à la gloire de Jésus-Christ, dans tout le prétoire, et parmi tous les habitants de Rome (12,13) ». Il est vraisemblable qu’ils gémissaient, apprenant ses liens, et qu’ils pensaient que la prédication apostolique était interrompue. Que fait-il donc ? Il leur en ôte l’idée, et leur déclare que les événements qui l’ont frappé ont même servi aux progrès de l’Évangile. C’est encore une parole inspirée par l’affection que celle qui leur fait connaître ainsi son état présent, objet de leur inquiétude. Mais, ô Paul, que dites-vous ? Vous êtes dans les fers, dans les entraves, et, l’Évangile fait des progrès ! Comment donc ? Ah ! répond-il, « mes liens sont devenus célèbres, à la gloire de Jésus-Christ, dans « tout le prétoire ». Mes chaînes, loin de fermer la bouche, aux autres prédicateurs, loin de leur inspirer de la terreur, n’ont fait que les rendre plus confiants. Or, si jusqu’au milieu du danger, ceux-ci, loin de s’affaiblir, ont redoublé de courage, bien plus devez-vous reprendre confiance. Si l’apôtre enchaîné se fût laissé abattre par la persécution, s’il eût gardé le silence, il est vraisemblable que ses collaborateurs auraient partagé son abattement. Mais comme dans les liens il parlait avec encore plus de liberté qu’auparavant, il leur communiquait plus de confiance que s’il n’eût pas été dans les fers. Mais comment les chaînes ont-elles contribué aux progrès de l’Évangile ? Dieu l’a voulu, dit-il, en permettant que mes liens en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, fussent connus « dans tout le prétoire » (c’était alors le nom du palais impérial), et non seulement dans le prétoire, mais dans toute la capitale.
« Et que plusieurs de nos frères en Notre-Seigneur, se rassurant par mes liens, ont conçu une hardiesse nouvelle pour annoncer la parole de Dieu sans aucune crainte (14) ». Ces paroles démontrent que déjà auparavant ils avaient parlé avec confiance et en toute liberté, mais qu’à l’heure présente, ils s’encourageaient bien plus encore. Si donc mes chaînes ont doublé l’énergie des autres, n’aurai-je point moi-même gagné plus que personne ? Si je leur ai valu une force nouvelle, ne l’ai-je donc pas conquise plus grande aussi ? « Plusieurs de nos frères dans le Seigneur… » Comme il semblait hardi d’attribuer à ses chaînes le redoublement d’énergie de ses frères, il prévient le reproche d’orgueil en ajoutant : « Dans le Seigneur ». Voyez comme forcé de parler de lui-même avec éloge, il n’oublie cependant point la sainte modestie ! «… Osèrent plus que jamais », dit-il ; « sans crainte aucune annoncer la parole ». – « Plus que jamais », c’est donc que depuis longtemps ils avaient commencé.
« Il est vrai que quelques-uns prêchent Jésus-Christ par un esprit d’envie et de contention, et que les autres le font par une bonne volonté (15) ». Ce passage vaut la peine d’être expliqué. Pendant cette détention de Paul, bon nombre d’infidèles voulant exciter l’empereur à lui faire une guerre sans pitié, se mirent à annoncer eux-mêmes Jésus-Christ, afin d’allumer plus encore la colère du souverain à la vue de cette prédication semée quand même, et de faire retomber sur la tête de Paul tout ce poids de fureur. Deux lignes de conduite furent donc le double effet de cette incarcération. Elle redoubla le courage des uns ; dans les autres elle réveilla l’espérance de perdre l’apôtre en prêchant, eux aussi, Jésus-Christ. « Quelques – uns par jalousie », c’est-à-dire envieux de ma gloire et d’un début heureux, désirant ma perte, et combattant contre moi, semblent continuer mes travaux ; peut-être aussi l’ambition les entraîne, et ils croient dérober quelque chose à ma gloire. « Plusieurs toutefois agissent par une bonne volonté, c’est-à-dire sans hypocrisie et de grand cœur ».
« D’autres annoncent Jésus-Christ avec un esprit de contradiction, sans bonne foi (16)», c’est-à-dire sans pureté d’intention, et non pour l’honneur même de la religion. Pour quel motif donc ? « dans la pensée d’appesantir encore mes chaînes » ; ils ne veulent qu’aggraver mes périls et faire peser sur moi souffrance sur souffrance. Ô cruauté ! ô énergie de démon ! Ils le voyaient enchaîné, jeté dans un cachot, et ils le jalousaient encore, heureux s’ils ajoutaient à ses peines, s’ils l’exposaient à un redoublement de fureur. « Dans la pensée » est une expression fort juste ; car les événements trompèrent leur calcul. Ils croyaient, par cette conduite, me combler de chagrin, tandis que je me réjouissais du progrès de l’Évangile. Ainsi arrive-t-il parfois, quand on fait une bonne œuvre, mais avec une intention mauvaise : on n’obtient pas la récompense promise, on doit même en attendre le châtiment. Ces faux apôtres prêchaient Jésus-Christ dans le dessein formel d’attirer sur le prédicateur de Jésus de plus grands dangers aussi loin de recevoir aucune récompense, ils n’obtiendront que le supplice, la peine trop bien méritée.
« Plusieurs cependant prêchent par charité, sachant que j’ai été établi pour la défense de l’Évangile (17) ». Qu’est-ce à dire : « J’ai été établi pour la défense de l’Évangile », sinon, ils prêchent, pour me rendre plus facile le compte que je dois à Dieu, et ils m’aident à subir son jugement. En effet, j’ai reçu l’ordre d’en haut de prêcher, je dois rendre mes comptes, et préparer pour ce Juge suprême mon apologie au sujet de ce grand devoir. Ils me viennent donc en aide pour me faciliter ma défense, qui vraiment me sera bien aisée, s’il se trouve un jour que de nombreux prosélytes ont reçu l’instruction et accepté la foi.
« Qu’importe après tout, pourvu qu’en définitive et de toute manière, soit par occasion soit par véritable zèle, Jésus-Christ, soit annoncé ? (18) » Admirez la sainte philosophie de ce grand homme. Loin d’invectiver contre personne, il dit simplement le fait. Que m’importe après tout, que le Seigneur soit annoncé de telle manière ou de telle autre, s’il l’est, d’ailleurs, de toute façon, par occasion ou par vrai zèle ? Il ne dit pas : « Qu’il soit annoncé ! » il n’emploie pas ce ton impératif ; il se borne à raconter l’événement. Eût-il d’ailleurs parlé avec le sens d’un ordre formel, qu’il n’aurait pas pour cela ouvert le champ aux hérésies.
3. C’est, si vous le voulez, un point à examiner, cependant : il faut comprendre que, quand même saint Paul leur aurait commandé de prêcher ainsi, il n’aurait pas pour cela donné carrière à l’hérésie. Pourquoi ? C’est qu’après tout, ces prédicateurs annonçaient la sainte doctrine ; et que, malgré la perversité de leur but et de leur intention, la prédication était donnée en son intégrité : de toute nécessité même, ils étaient forcés à la donner pure de toute erreur. Pourquoi ? c’est que s’ils avaient autrement prêché, enseigné autrement que Paul, ils n’auraient pas augmenté la colère de l’empereur. Au contraire, par le seul fait de propager la doctrine même de l’apôtre, de répéter les mêmes enseignements, de faire des prosélytes semblables aux siens, ils devaient réussir à courroucer Néron, témoin oculaire de cette multitude de conquêtes. Mais, sur ce passage de l’épître apostolique, il va se produire peut-être une objection misérable et inintelligente. Les ennemis de Paul, dira-t-on, pour lui causer une douleur cuisante, auraient dû suivre une toute autre conduite. Loin de grossir le nombre des fidèles, ils auraient dû détourner ceux qui avaient déjà embrassé la foi ! Que répondrons-nous ? Que leur but unique étant de redoubler les périls dont Paul était environné, et d’empêcher qu’on ne lui fît grâce de son cachot, ces gens prenaient, à leur avis, le plus sûr moyen de lui faire plus de mal encore et de détruire l’Évangile. Agissant différemment, ils auraient apaisé la colère de l’empereur, et permis à Paul de retrouver, avec la liberté, le droit de prêcher la foi. Au reste, ce n’était pas le grand nombre des ennemis du bien qui poussaient jusque-là leur calcul infernal, mais seulement quelques hommes remplis à la fois de haine et de perversité.
Saint Paul poursuit : « De tout cela je me réjouis ; et même je me réjouirai toujours ». Qu’est-ce à dire : « Je me réjouirai ? » Ma joie, dit-il, sera de plus en plus grande, quand même mes ennemis devraient persévérer. Malgré eux, ils secondent mon œuvre ; et ces travaux qu’ils s’imposent, en leur apportant le juste châtiment du ciel, me vaudront une récompense, sans que j’y mette la main. Est-il malice comparable à celle du démon, qui fait gagner ainsi le supplice éternel par l’entreprise la plus sainte, celle de l’apostolat, et qui entraîne à leur perte des gens qui ont eu le malheur de suivre ses inspirations ? De quels traits atroces n’accable-t-il pas ses adeptes les plus dévoués ? Et il leur forge ces traits et ce supplice avec la prédication elle-même, avec toutes les fatigues d’un saint combat. Quel autre ennemi, quel autre bourreau aurait ainsi préparé pour leur ruine tous les instruments du salut ? – Comprenez, en outre, qu’on ne peut aucunement aboutir, quand on fait la guerre contre la vérité. Bien plutôt alors on se blesse, comme celui qui regimbe contre l’aiguillon.
« Car je sais que l’événement m’en sera salutaire, par vos prières et par l’infusion de l’esprit de Jésus-Christ (19) ». Rien de plus détestable que le démon. Il accable, il écrase ses tristes amis sous le poids de fatigues stériles ; et non content de les empêcher de conquérir la récompense, il sait leur faire mériter les châtiments, leur imposant non pas seulement la prédication, mais des jeûnes, mais une virginité qui seront privés de récompense, et prépareront même, à ceux qui les auront pratiqués, un affreux malheur. Tels sont les hommes qu’il stigmatise ailleurs comme « ayant leur conscience cautérisée ».
Remercions donc le Seigneur, je vous en prie, de ce qu’il a bien voulu nous alléger le travail et nous augmenter la récompense. Il est tel salaire, en effet, que recevront parmi nous de simples chrétiens par le chaste usage du mariage, et que ne pourront jamais gagner, chez certains autres, ceux mêmes qui auront gardé la virginité : oui, chez les hérétiques, ces hommes de virginité fidèlement pratiquée subiront la même peine que les fornicateurs. Pourquoi ? C’est qu’ils ne font rien avec droiture de volonté et d’intention, mais que leur but est d’accuser les œuvres de Dieu et son immense sagesse[2]. Dieu pour empêcher la paresse nous a imposé des travaux modérés, et qui ne sont point pénibles. Craignons néanmoins de les dédaigner. Car si les hérétiques se mortifient par d’inutiles travaux, quelle excuse aurons-nous de ne point subir des fatigues beaucoup moindres que doit couronner une si grande récompense ? Qu’y a-t-il donc de si lourd, de si accablant dans les commandements de Jésus-Christ ? Ne pouvez-vous vivre dans la virginité ? Le mariage vous est permis. Ne pouvez-vous vous dépouiller de tous vos biens ? Il vous est permis de n’en verser qu’une partie par l’aumône. « Que votre abondance », vous dit l’apôtre, « supplée à leur disette ». Il se peut que vous regardiez comme grand et difficile le mépris des richesses, l’empire absolu sur votre chair : mais pour les autres vertus moindres, vous n’avez besoin ni de dépense, ni d’une violence excessive sur vous-mêmes. Quelle violence, en effet, faut-il s’imposer pour ne pas médire, pour ne pas accuser témérairement, pour ne pas envier les biens du prochain, pour résister aux entraînements de l’ambition ? Il faut de la force pour endurer les tourments sans fléchir ; il en faut pour se contenir en vrai sage, pour supporter la pauvreté, pour lutter contre la faim et la soif. Mais si de pareils combats vous sont épargnés ; si vous pouvez, autant qu’il est permis à un chrétien, jouir de vos biens, vous faut-il un si grand effort pour vous abstenir d’envier ceux des autres ? Cette misérable passion de l’envie, ou, pour mieux dire, tous nos maux et nos crimes n’ont qu’une source : c’est notre attachement aux biens présents. Si vous regardiez comme pur néant les richesses et la gloire de ce monde, vous n’auriez pas ce regard envieux contre ceux qui les possèdent.
4. C’est parce que vous êtes épris de ces biens jusqu’à la folie, jusqu’à l’hallucination, que l’envie, que l’ambition vous entraîne et vous agite ; oui, de là vient tout le mal, de cette admiration d’une vie éphémère et des biens qui s’y rattachent. Vous porterez envie à cet homme, parce qu’il s’enrichit ? Hélas ! il mérite bien plus votre pitié et vos larmes. Vous me répondez aussitôt en riant : c’est moi qui mérite les pleurs et non pas lui ! Ah ! oui, l’on vous doit aussi les larmes, non parce que vous êtes pauvre, mais parce que vous vous croyez misérable. Car enfin certaines gens qui n’ont aucun mal réel, et dont l’imagination seule est malade, obtiennent cependant nos larmes sincères, non pour leur mauvaise santé, puisqu’ils n’ont aucune maladie, mais pour l’idée qu’ils se sont faite. Ainsi, dites-moi, voici un homme sans fièvre et qui néanmoins se désole, bien portant et qui garde le lit et se laisse porter ; ne méritera-t-il pas, ce malheureux, qu’on pleure sur lui, plutôt que sur de véritables fiévreux, non certes à cause de sa fièvre, mais pour l’idée qu’il se forge d’un mal purement imaginaire ? Ainsi nos larmes vous sont dues, parce que vous allez vous croire misérable, et non pas à cause de votre pauvreté ; car comme pauvre vous êtes très heureux.
Eh quoi ! le riche vous fait-il donc envie parce qu’il s’est voué plus que vous aux chagrins ? parce qu’il s’est condamné à un plus dur esclavage ? parce que, semblable au dogue enchaîné, il traîne les mille anneaux de ses écus innombrables ? Le crépuscule arrive, il se fait nuit ; mais pour lui, le temps du repos devient l’heure du trouble, du chagrin, de la crainte, de l’inquiétude. Vienne un bruit léger… il est déjà sur pied ! Qu’un vol se commette : lui qui n’a point pâti, souffre plus d’ennui que celui qui a été victime du vol. Une fois dépouillé, celui-ci cesse de craindre : l’autre nourrit une crainte perpétuelle.
La nuit arrive, port où finit le mal, consolation de toutes nos misères, remède de nos blessures. Voyez plutôt l’homme en proie à quelque grand chagrin : amis, parents, alliés, père ou mère même veulent en vain le consoler ; loin d’écouter, loin de se rendre à leur voix, la colère lui monte, rien qu’à les entendre : car il n’y a pas de flamme qui fasse autant souffrir qu’une amère douleur ; cependant que le sommeil lui commande le repos, il n’aura plus même la force d’ouvrir les yeux pour résister.
Tels encore nos membres brûlés, dévorés par les rayons d’un soleil ardent, cherchent et acceptent l’abri qui se présente, et lui trouvent les délices de mille fontaines d’eau vive et des plus doux zéphyrs : telle notre âme subit le bienfaisant empire des ombres et du sommeil ; ou plutôt ni le sommeil ni la nuit n’apportent ces bienfaits ; tout ce calme vient de Dieu, qui sait la condition misérable du genre humain.
Mais nous, nous sommes sans pitié pour nous-mêmes ; ennemis de notre bonheur, nous avons inventé une tyrannie qui l’emporte sur la nécessité naturelle du repos, l’insomnie que cause le souci des richesses. « Le souci des richesses éloigne le sommeil », dit le sage. (Sir. 31,1)
Et pourtant admirez la divine Providence :cette consolation, ce repos, n’a pas été remis à notre libre arbitre ni à notre choix ; l’usage du sommeil n’est pas soumis à notre volonté ; une invincible nécessité de notre nature nous enchaîne sous ses lois, dont, malgré nous le bienfait s’impose. Dormir est un besoin de nature. Mais bourreaux de nous-mêmes, nous nous tourmentons comme nous ferions des étrangers, et des ennemis, nous avons su nous imposer une tyrannie plus forte qu’un besoin physique, celle de l’avare ! Le jour brille, l’avare redoute les fripons ; la nuit tombe, il craint les voleurs ; la mort menace, et c’est moins la mort qui le désole que l’idée de laisser aux autres tout son bien. A-t-il un jeune enfant ? Ses désirs cupides grandissent, il se croit indigent. N’en a-t-il pas ? son chagrin est encore pire.
Voudrez-vous donc estimer heureux, celui qui ne peut goûter un instant de joie ? Regarderez-vous d’un œil d’envie cet homme jouet des vagues et des flots, vous qui reposez dans votre pauvreté comme en un port tranquille ? C’est vraiment une infirmité de notre nature, que de ne pas accepter généreusement une position féconde en tout bien, et d’outrager même la source qui nous les procure.
Voilà pour ce monde. Mais quand nous serons passés dans l’autre, écoutez le cri de ce riche, du possesseur de ces biens que vous estimez tant, et que je déclare, moi, n’être pas des biens, mais des choses indifférentes. « Père Abraham, envoyez Lazare pour qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt, et qu’il rafraîchisse ma langue ; parce que je souffre dans cette flamme ». (Lc. 16,24) Ce riche, cependant, n’avait subi aucun des ennuis que je signalai tout à l’heure ; libre de tout chagrin et de tout souci, il avait passé toute une vie tranquille… mais, que dis-je ? toute une vie ! pour désigner ce moment si rapide, car notre vie n’est qu’un bien court instant, comparée à l’éternité… Enfin, tout avait marché au gré de ses désirs, et néanmoins son témoignage ou plutôt la cruelle expérience ne le montre-t-elle pas misérable ? Est-ce donc bien toi, malheureux, dont la table se couvrait de vins exquis, et maintenant, à l’heure du plus pressant besoin, tu ne peux même disposer d’une goutte d’eau ! Est-ce bien toi qui regardais de si haut l’indigent Lazare et ses affreux ulcères ? Et maintenant tu voudrais le voir un instant, et ne peux l’obtenir ! Gisant hier à la porte de ton palais, il repose aujourd’hui dans le sein d’Abraham ; et toi qui couchais sous de pompeux lambris, désormais tu prends ton lit dans l’éternelle flamme !
Riches, entendez ! ou plutôt hommes sans richesse, puisque vous êtes sans humanité, comprenez ! Ce damné est puni non comme riche, mais comme sans pitié. L’opulence, en effet, conduite par la sainte pitié des pauvres, peut conquérir les biens infinis. Ce méchant, du sein des tortures, n’a vu qu’un homme, le Lazare, afin que son aspect lui rappelât sa cruelle conduite et qu’il comprît mieux la justice du châtiment. Le ciel ne pouvait-il lui présenter, par milliers, des pauvres couronnés ? Oui, sans doute : mais celui qui gisait à sa porte, se montre seul pour l’instruire et nous avec lui, du grand bonheur qu’on trouve à ne pas se fier aux richesses. À celui-ci, en effet, la pauvreté ne fut point un obstacle pour gagner le ciel ; à celui-là les richesses ne servirent pas même à lui épargner l’enfer.
Jusqu’à quand donc dirons-nous : malheur aux pauvres ! malheur aux mendiants ! Non, non, le pauvre ce n’est pas l’homme qui n’a rien ; c’est l’homme qui a de trop vastes désirs ! Le riche n’est pas celui qui possède beaucoup, mais plutôt celui qui ne manque de rien. À quoi sert de posséder l’univers entier, si l’on est plus dans la tristesse que l’indigent ? La volonté et le parti pris font les vrais riches ou les vrais pauvres, et non pas l’abondance ou le besoin. Pauvre, voulez-vous vous enrichir ? Si vous le voulez, c’est chose facile, et personne au monde ne peut vous en empêcher : méprisez les richesses du monde ; regardez-les pour ce qu’elles sont, pour rien ! chassez de votre cœur les désirs cupides, et vous êtes riche !
Qui ne veut pas s’enrichir, a fait déjà fortune ; qui ne veut pas s’appauvrir, est déjà ruiné. Languir en pleine santé, c’est être plus véritablement malade que ne l’est un homme courageux, qui supporte avec une égale facilité la santé et la maladie : ainsi ne pouvoir subir l’indigence même en perspective, et se croire pauvre au sein des richesses, c’est être vraiment pauvre, comme ne l’est pas celui qui, acceptant de grand cœur son indigence réelle, vit avec une joie inconnue à l’opulence. Oui, celui-ci est vraiment bien plus riche.
Dites-moi, en effet, pourquoi craindre la pauvreté ? Pourquoi la redouter ? Appréhendez-vous d’avoir faim, d’avoir soif, d’avoir froid, de subir enfin quelque fléau de ce genre ? Mais personne, personne, entendez-le, n’a jamais été réduit à de telles extrémités : « Consultez plutôt les générations écoulées, et voyez. Qui donc a cru en Dieu, et se vit délaissé ? Qui espéra en lui, et fut confondu ? » (Sir. 2,10) Et ailleurs : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni n’amassent point dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit ». (Mat. 6,26) Il n’est pas facile de citer quelqu’un qui soit mort ou de faim ou de froid. Pourquoi donc craignez-vous la pauvreté ? Vous ne pouvez répondre. Oui, pourquoi la craindre, si vous avez le nécessaire ? Serait-ce parce que vous n’avez pas une multitude de serviteurs ? Mais quel malheur, en vérité, de n’être pas ainsi embarrassé d’une foule de maîtres, de jouir d’un bonheur continuel, d’être affranchi de souci, d’être libre enfin ! – Serait-ce parce que vous n’avez pas ce mobilier, ces lits, cette vaisselle d’argent ? Mais, pour la vraie jouissance, le propriétaire de ces bagatelles est-il plus heureux que vous ? Non, car, pour l’usage de la vie, que la matière soit plus ou moins précieuse, un meuble n’a que son emploi. – Serait-ce parce que vous ne commandez pas la crainte à la multitude ? À Dieu ne plaise que cela vous arrive jamais ! Où est le plaisir à vous faire craindre, à vous faire trembler ? – Est-ce parce que, pauvre, vous craignez vous-même ? Mais ne craignez pas, cela vous est permis ! « Voulez-vous ne pas craindre les puissances (de la terre) ? Faites toujours bien, et vous obtiendrez même leurs louanges ». (Rom. 13,3)
Mais, m’objectez-vous, on nous méprise si facilement ! on nous accable si volontiers ! C’est beaucoup moins ta pauvreté que le crime, qui attire ces fléaux. Bien des pauvres, en effet, passent leur vie sans encombre ; tandis que bien des princes opulents et des souverains ont été plus maltraités par le sort que des criminels, des brigands, des profanateurs de sépulture. Le mal que peut vous faire la pauvreté, ils l’ont rencontré dans leurs richesses mêmes. Un malfaiteur vous attaque par mépris ; il s’en prend au riche par envie et colère, et il le fait sur lui avec plus de rage que sur vous ; car il est poussé à lui faire du mal par un motif plus violent. L’envieux, en effet, dépense, pour agir, toute la force et toutes les ressources de la passion : mais l’ambitieux, qui vous dédaigne souvent, prend en pitié l’objet de son dédain ; et la cause de votre salut aura été votre pauvreté même, votre faiblesse profonde. Quand un puissant veut écraser un faible, n’avons-nous pas coutume de dire : Vous ferez, en vérité, une noble action en détruisant ce malheureux, en le tuant ! vous y gagnerez gloire et profit ! Et cette réflexion suffit pour calmer sa colère. Contre les riches, au contraire, l’envie se lève, et poursuit son œuvre sans paix ni trêve jusqu’à l’accomplissement de tous ses désirs, jusqu’à l’effusion de tout son venin.

Voyez-vous comme le bonheur ne se trouve ni dans la pauvreté, ni dans les richesses, mais dans notre cœur et dans ses désirs ? Sachons seulement le dominer ; formons-le aux leçons de la sagesse. S’il est bien disposé, ni les richesses ne pourront nous exclure du céleste royaume, ni la pauvreté ne nous amoindrira : notre courage à la supporter empêchera qu’elle ne puisse nous nuire soit dans la conquête des biens futurs, soit même dans ceux de la vie présente. Celle-ci ne sera pas sans jouissance, et la possession des éternelles joies nous sera garantie. Puissions-nous en devenir dignes, etc.

HOMÉLIE III.[modifier]

JE M’EN RÉJOUIS ET JE M’EN RÉJOUIRAI TOUJOURS. – CAR JE SAIS QUE L’ÉVÈNEMENT M’EN SERA SALUTAIRE, PAR VOS PRIÈRES, ET PAR L’INFUSION DE L’ESPRIT DE JÉSUS-CHRIST. – SELON LA FERME ESPÉRANCE OÙ JE SUIS QUE JE NE RECEVRAI PAS LA CONFUSION D’ÊTRE TROMPÉ EN RIEN DE CE QUE J’ATTENDS ; MAIS QUE PARLANT AVEC TOUTE SORTE DE LIBERTÉ, JÉSUS-CHRIST SERA ENCORE MAINTENANT GLORIFIÉ DANS MON CORPS, COMME IL L’A TOUJOURS ÉTÉ, SOIT PAR MA VIE, SOIT PAR MA MORT. (CH. 1,18-20)

Analyse.[modifier]

  • 1 et 2. Charité et fermeté de saint Paul. – Des différentes espèces de vie.
  • 3. Sagesse de saint Paul.
  • 4. Exhortation au mépris de la mort, à la décence dans les funérailles, à la prière pour les trépassés.

1. Une âme grande et amie de la sagesse chrétienne ne peut être blessée par les misérables chagrins de cette vie, inimitiés, accusations, calomnies, périls, pièges, rien ne l’atteint. Réfugiée comme au sommet d’une haute montagne, elle est inaccessible à tous les traits qui partent de cette terre vile et abaissée. Telle était l’âme de Paul, qui avait pris position sur les plus hauts sommets, au faîte d’une sagesse toute spirituelle, d’une philosophie seule véritable. Les prétentions des sages du dehors ne sont que vains mots et jeux d’enfants. Mais nous n’avons pas à en parler nous-même : les oracles de Paul doivent seuls nous occuper.

Le bienheureux avait donc pour ennemi Néron, et, avec lui, d’autres âmes haineuses qui le poursuivaient par tous les traits les plus divers, les plus envenimés d’atroces calomnies. Que dit-il cependant ? « Loin d’en gémir, je m’en réjouis et m’en réjouirai, non pour un temps, mais pour toujours, car je sais qu’il en sortira pour moi le salut. Et comment la persécution ne me serait-elle pas salutaire, puisque les inimitiés et le faux zèle, en s’armant contre moi, favorisent la prédication ? »

« Grâce à vos prières », ajoute-t-il, « et par l’infusion de l’Esprit de Jésus-Christ selon mon attente et mon espérance ». Voyez l’humilité de ce grand saint. Au milieu des combats, après des bonnes œuvres sans nombre, tenant déjà la couronne, Paul, car c’était Paul, et n’est-ce pas tout dire ? Paul écrit aux Philippiens : Grâce à vos prières, je puis être sauvé, lorsque déjà des milliers d’actions saintes lui méritaient le salut. Il ajoute : « Par l’assistance de l’Esprit de Jésus-Christ », c’est-à-dire, si vos prières me méritent cette grâce. Car ce mot « assistance » signifie, si cet esprit m’est accordé pour aide et soutien, si l’esprit m’est donné plus abondamment, « pour le saint », pour la délivrance : ainsi pourrai-je échapper au danger présent comme au précédent péril. Car de ce premier danger, il avait écrit : « Dans mon premier procès, personne ne m’assista. Que Dieu le pardonne à tous ! Le Seigneur seul fut avec moi et me donna la force ». Il se la promet encore et la prophétise : « Grâce à votre prière et avec l’aide de l’Esprit de Jésus-Christ », dit-il, « selon mon attente aussi et mon espérance ». Car de mon côté, j’espère. En effet, notre confiance aux prières que l’on fait pour nous ne doit pas être tellement exclusive et entière, que nous n’apportions aussi notre part d’action ; et vous voyez ce qu’il apporte, il vous l’explique : l’espérance ! cette source ineffable de tous les biens, selon la parole du prophète : « Que votre miséricorde se répande sur nous, Seigneur, dans la mesure de notre espérance en vous ! » et un autre écrivain sacré dit : « Consultez les générations passées : qui jamais espéra au Seigneur et fut confondu ? » Ailleurs aussi notre saint s’écrie : « L’espérance n’est jamais confondue ».
« Selon l’attente et l’espérance où je suis que je ne recevrai pas la confusion d’être trompé en rien de ce que j’attends ». Telle est l’espérance de Paul ; il compte bien n’être jamais confondu. Voyez combien est puissante l’espérance en Dieu ! Quoi qu’il arrive, dit-il, je ne serai pas confondu ; jamais ils ne pourront me vaincre.
« Mais en toute confiance, comme toujours il a été, ainsi maintenant même, Jésus-Christ sera glorifié dans mon corps ». Ils croyaient eux, par leurs pièges habiles, enlacer Paul, en quelque sorte, le faire un jour disparaître de ce monde, étouffer enfin sa prédication sous le poids de leurs machinations victorieuses. Paul répond : Non, vous n’aboutirez pas ! Je ne mourrai pas encore aujourd’hui ! mais « comme toujours, aujourd’hui même, Jésus-Christ sera glorifié dans mon corps ». Et comment ? C’est que déjà des périls m’ont environné, et si grands, que tout le monde, et que moi-même avec tous les autres, j’avais cessé d’espérer. « Nous-mêmes », c’est son mot, « n’entendions plus en nous qu’une réponse de mort » (2Cor. 1, 9), et cependant Dieu nous a sauvé de tout danger ; ainsi sera-t-il encore glorifié dans mon corps. – Et pour empêcher qu’on ne dise ou qu’on ne pense ainsi : Quoi ! et si vous mourez, Dieu ne sera pas glorifié ! – Je vous comprends, semble dire l’apôtre ; aussi n’ai-je pas dit que ma vie seulement glorifiera Dieu, j’ai ajouté : Et ma mort même ! Mais, en attendant, ce sera par ma vie ; ils ne pourront me tuer ! et, le feraient-ils, qu’ainsi encore Jésus-Christ serait glorifié ! Comment donc ? Par ma vie, car il m’aura sauvé ; et par ma mort, parce que la mort même ne pourrait me décider à le renier. C’est lui qui m’a donné ce courage si grand, et qui m’a fait plus fort que la mort, une première fois en me sauvant des périls, et maintenant même, parce qu’il permet que la tyrannie de la mort ne m’inspire aucune crainte. Ainsi sera-t-il glorifié et par ma vie et par ma mort. – Il le dit, non qu’il doive bientôt la subir, mais pour prévenir chez les Philippiens toute douleur humaine, en cas que la mort lui arrive. S’ils avaient pu croire qu’il parlât ainsi en vue de sa fin prochaine, grand aurait été leur deuil par avance : mais voyez comment il les console et quelles douces paroles il leur prodigue. – Et si je parle ainsi, ce n’est pas que je doive bientôt mourir ; au contraire, poursuit-il : « Je sais une chose et j’en suis sûr : je demeurerai, je ferai même séjour chez vous ».
2. Cette autre affirmation : « Je ne serai en rien confondu », répond à celle-ci : La mort ne m’apportera aucun déshonneur, mais plutôt un gain immense. En quel sens ? C’est que, sans être immortel, je serai plus glorieux encore que si l’immortalité était mon partage. La gloire n’est pas égale à mépriser la mort quand on est immortel, ou quand, au contraire, on est soumis au trépas. Aussi, dussé-je mourir à l’instant, il n’y aurait pour moi aucun déshonneur ; cependant je ne mourrai pas encore ; d’ailleurs, « je ne serai confondu en aucun cas », que je vive ou que je meure : vie ou mort je subirai l’une ou l’autre avec courage. Admirable sentiment, vraiment digne d’une âme chrétienne ! Il y a plus : « En toute confiance ». Vous voyez que rien ne peut me confondre. Car si la peur de mourir m’avait ravi cette confiance, je mourrais avec honte ; mais maintenant que je ne crains pas même son glaive suspendu, qu’elle frappe ! Je ne puis être déshonoré ! Car si je vis, je n’aurai pas à rougir de ma vie, qui sera la prédication continuée du saint Évangile ; si je meurs, la mort ne peut me confondre, puisque ses terreurs ne m’arrêtent nullement, et que je lui oppose une confiance inébranlable. J’ai parlé de mes chaînes : n’allez pas croire qu’elles m’humilient. Elles m’ont été tellement fécondes en biens solides, qu’elles ont augmenté le courage dans les autres et redoublé leur confiance. La honte n’est pas d’être prisonnier pour Jésus-Christ, mais bien de trahir par quelque endroit la cause de Jésus-Christ par la crainte des chaînes. Tant que je ne serai point un traître, les fers ne peuvent que me rendre plus confiant. Toutefois, mes frères, évitez un écueil : souvent j’ai échappé à des dangers imminents, et je puis en tirer gloire contre les infidèles ; eh bien ! si le contraire arrivait, n’allez pas croire que ce serait une honte ! Délivrance ou martyre doivent vous inspirer même confiance. Saint Paul se fait ici l’application personnelle d’un sort qui peut atteindre tous les chrétiens ; souvent il emploie cette façon de traiter une question ; ainsi quand il dit aux Romains : « Je ne rougis point de l’Évangile », (Rom. 1,16), ou aux Corinthiens : « J’ai proposé ces choses en ma personne et en celle d’Apollon ». (1Cor. 4,6) « Soit par ma vie, soit par ma mort », il ne parle pas dans l’ignorance de son avenir. Il savait qu’il ne mourrait pas à cette époque, mais plus tard toutefois il veut y préparer leurs âmes.
« Car Jésus-Christ est ma vie, et la mort m’est un gain (21) ». En mourant, en effet, je ne pourrai mourir, puisqu’en moi-même toujours je possède la vie. Ils m’auraient déjà tué, s’ils avaient pu, par la crainte, chasser la foi de mon cœur. Mais tant que Jésus-Christ sera avec moi, la mort dût-elle m’accabler, je vivrai, puisque dans cette vie même, vivre n’est pas ce qu’on suppose ; vivre pour moi, c’est Jésus-Christ ! Or si, tandis que je vis ici-bas, la vie présente n’est pas la vraie vie, qu’en sera-t-il donc dans l’éternité ? « Maintenant même que je vis dans la chair », a-t-il dit ailleurs, « je vis dans la foi ». Je le répète donc aujourd’hui même, continue-t-il : « Je vis ! non, ce c’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi ». Tel doit être le chrétien : Je ne vis pas, dit l’apôtre, de la vie commune. Comment donc vivez-vous, ô bienheureux Paul ? N’est-ce point, comme nous, du soleil que vous voyez ? de l’air que vous respirez ? des aliments qui servent à vous nourrir ? Vos pieds, comme les nôtres, ne foulent-ils point la terre ? N’avez-vous besoin ni de sommeil, ni de vêtements, ni de chaussures ? Pourquoi dites-vous : Non, je ne vis point ? Comment ne vivez-vous donc plus ? Quel langage prétentieux est le vôtre ! Mais non, tout cela n’est point parole d’orgueil. On pourrait, sans doute, les taxer d’enflure et de vaine gloire, si les faits n’attestaient le contraire ; mais devant ce témoignage des faits, où est encore l’ombre de prétention ? Apprenons donc comment l’apôtre ne vit plus ; car il le répète ailleurs équivalemment : « Je suis crucifié au monde, le monde est crucifié pour moi ». Gal. 6,14)
Quel est le sens de cette double assertion, d’une part : « Je ne vis plus » ; de l’autre « Ma vie, c’est Jésus-Christ ? » Comprenez-le, mes bien-aimés ! Le mot de « vie » est tellement significatif, je veux dire, il présente tant de significations différentes, qu’il peut désigner la mort même. Il y a cette vie, la vie du corps ; il y a la vie même du péché, puisque saint Paul dit ailleurs. « Si nous sommes morts au péché, comment pourrions-nous avoir encore la vie dans le péché ? » (Rom. 6,2) Il y a donc une vie du péché possible, hélas ! Écoutez-moi, suivez-moi bien, pour que nous ne perdions pas le temps. Il y a une vie immortelle et éternelle, qui est aussi la vie céleste… « Notre conversation est dans les cieux », dit-il quelque part. (Phil. 3,20) Il y a notre vie corporelle, dont il affirme que c’est « par Lui (Dieu) que nous avons la vie, le mouvement, l’existence ». (Act. 17,28) Ce n’est pas cette vie naturelle, que saint Paul affirme ne plus avoir ; c’est cette vie des péchés, dont vivent tous les hommes. Et il a raison de dire qu’il ne l’a plus. Vit-il encore dans le temps, celui qui ne désire plus la vie présente ? Vit-il dans le temps, celui qui vers un autre monde précipite sa marche ? Vit-il dans le temps, celui qui ne convoite plus ce qui est de la terre ? Un cœur de diamant serait en vain mille fois frappé ; rien ne l’entame : ainsi Paul ! « Je vis », nous dit-il, « non plus moi », c’est-à-dire, non plus le vieil homme, selon ce qu’il dit ailleurs : « Malheureux que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rom. 7,24) Répétons-le donc vit-il encore celui qui ne fait rien pour l’aliment, pour le vêtement, pour aucune chose de la vie présente ? Il faut avouer qu’un homme de cette trempe ne vit plus de la vie naturelle. Il est mort vraiment, celui qui n’a aucun souci des choses de la vie. Nous qui faisons tout pour elle, nous vivons de cette vie misérable ; Paul n’en vivait plus, puisqu’il ne s’occupait plus des soins de ce bas monde. Comment vivait-il alors ? – Comme certaines personnes dont nous disons : Un tel n’est plus là ! c’est-à-dire il ne fait rien de ce qui peut m’aider ou m’intéresser. Nous ajoutons même : Pour moi, il ne vit plus. – Quant à saint Paul, loin de repousser la vie naturelle, il dit expressément ailleurs : « Maintenant que je vis dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Gal. 2,20), c’est-à-dire, je vis d’une vie nouvelle et toute différente de la vie vulgaire.
3. Et toutes ses paroles vont à consoler les Philippiens : Ne craignez pas, leur dit-il, que je puisse être dépouillé en perdant la vie puisque vivant même, je n’ai plus la vie présente, mais celle que Jésus-Christ voulait pour les siens. Dites-moi, l’homme qui méprise la nourriture autant que la faim et la soif, qui dédaigne dangers, santé, délivrance, vit-il encore de cette vie ? Celui qui ne possède rien ici-bas, et voudrait souvent faire le dernier sacrifice, s’il le fallait, sans jamais lutter pour sauver ses jours, celui-là vit-il de cette vie ? Bien sûr, non.
Mais il faut éclaircir ce point par un exemple évident. Voici un individu qui regorge de richesses, d’or, de serviteurs, mais qui n’en use jamais : avec toute sa fortune est-ce un riche ? Non. Supposez qu’il voie ses enfants, vagabonds et dissipateurs, semer son or au hasard, et qu’il n’en ait point souci ; ajoutez, si vous voulez encore, qu’on le frappe sans qu’il se plaigne : direz-vous qu’il est dans les richesses ? Non, quoi qu’il en soit le véritable propriétaire. – Tel était Paul : « Vivre, pour moi », dit-il, « c’est Jésus-Christ » ; si vous voulez connaître ma vie, c’est Lui seul !
« Et mourir m’est un gain ». Pourquoi ? Parce qu’alors je le connaîtrai de plus près dans sa beauté, et que même je serai avec lui. Mourir ainsi, est-ce autre chose que parvenir à la vie ? C’est tout le mal que feront sur moi ceux qui me tueront : ils m’enverront vers ma vie, ils me délivreront de celle-ci, qui ne me convient pas. – Mais quoi ? Tant que vous êtes ici-bas, n’êtes-vous pas à Jésus-Christ ? Tout au contraire, car : « Si demeurer plus longtemps dans ce corps mortel, fait fructifier mon travail, je ne sais que choisir (22) ».
Il prévient l’objection suivante : Si votre vie est ailleurs, pourquoi Jésus-Christ vous laisse-t-il ici-bas ? « C’est pour le fruit de mon travail », répond-il. Ainsi nous pouvons user même de la vie présente, mais comme il faut devant Dieu, et non comme la plupart des hommes. Il parle ainsi pour que personne ne calomnie la vie actuelle, et ne dise : Puisque nous n’avons rien à gagner ici-bas, pourquoi ne pas nous soustraire à l’existence par une mort volontaire ? Jamais, dit-il ; car nous avons à gagner même sur la terre, si nous ne vivons pas de cette vie, mais d’une autre bien plus digne. Quoi ! demandera quelqu’un : vivre en ce monde rapporte aussi son fruit ? Certainement, dit l’apôtre… Où sont maintenant les hérétiques[3]? Vous l’entendez : « Vivre dans la chair, c’est », dit-il, « produire du fruit par mon travail » ; Il a dit « de mon travail », mais comment vient ce fruit ? « Si je vis dans ma chair, je vis de la foi » : c’est de là que vient le fruit du travail.
« Et je ne sais que choisir ». Dieu ! quelle admirable philosophie ! Comme il avait abjuré tout désir de la vie présente, sans vouloir toutefois la calomnier ! D’un mot : « Mourir c’est un gain », il renonçait au désir ; par un autre mot : « Vivre dans la chair c’est fructifier par le travail », il montre aussitôt que la vie présente est une nécessité. Et comment ? Si nous en usons pour porter du fruit ; car si elle est stérile, elle n’est plus la vie. Un arbre qui ne porte point de fruit nous est un objet d’aversion tout comme un tronc sec, et nous le jetons au feu. Ainsi la vie est du nombre de ces biens neutres et indifférents : c’est à nous de la faire ou bonne ou mauvaise. Ne haïssons point la vie : car nous pouvons la mener noble et belle. Quand même d’ailleurs nous en userions mal, nous n’avons pas le droit de la calomnier. Pourquoi ? Parce que le crime n’est pas la vie, mais le choix de vie que font ceux qui abusent de la vie. Si Dieu vous accorde de vivre, c’est afin que vous viviez pour lui ; mais puisque vos vices s’accommodent d’une vie de péché, toute la responsabilité en retombe sur vous par votre fait.
Mais qu’ajoutez-vous, bienheureux Paul ? « Vous ne savez que choisir ? » Ce passage nous révèle un grand mystère : l’apôtre était maître de son sort, puisque avoir le choix c’est être maître de l’avenir. — « Je ne sais que choisir », dit-il : ainsi tout dépend de vous ? Sans doute, répond-il, si je veux demander cette grâce à Dieu.
« Je me trouve pressé des deux côtés, ayant le désir (23) »… Remarquez la tendresse paternelle du bienheureux. Il veut encore ainsi les consoler, en leur faisant comprendre que son avenir est remis à son choix, qu’il ne dépend pas de la malice des hommes, mais de la providence de Dieu. Pourquoi donc, continue-t-il, vous chagriner de cette idée de la mort ? mieux aurait valu qu’elle m’eût enlevé depuis longtemps, « car être dégagé des liens du corps et habiter avec Jésus-Christ, c’est bien le meilleur ».
« Mais il est plus utile pour votre bien que je demeure en cette vie (24) ». Autant de paroles qui les préparaient à supporter généreusement la mort qui un jour frapperait l’apôtre ; autant de leçons de haute sagesse. « Il est bon d’être dégagé des liens du corps et d’être avec Jésus-Christ ». Car la mort elle-même est du nombre des choses indifférentes. Le malheur n’est point de mourir, c’est de souffrir après la mort un juste châtiment. Le bonheur, non plus, n’est point de mourir, c’est d’être avec Jésus-Christ après votre trépas. Ce qui suit la mort, voilà le bien ou voilà le mal.
4. Ainsi ne pleurons pas en général ceux qui meurent, et n’ayons non plus tant de joie pour ceux qui survivent. Que ferons-nous donc ? Pleurons sur les pécheurs, soit qu’ils meurent, soit qu’ils vivent. Réjouissons-nous sur les justes, soit qu’ils vivent, soit qu’ils meurent. Les premiers sont déjà morts tout vifs ; les autres, même moissonnés par la mort, vivent toujours. Les uns, même habitant ce monde, méritent la compassion de tous, puisqu’ils sont ennemis de Dieu ; les autres, même après le départ sans retour, sont heureux : ils sont allés à Jésus-Christ. Les pécheurs, quelque part qu’ils soient, dans ce monde ou dans l’autre, sont loin de leur roi et par conséquent dignes de pitié. Mais les justes, ici-bas ou au ciel, sont avec leur souverain, et bien plus heureux encore là-haut, parce qu’ils le voient de plus près, non plus dans un reflet, non plus dans la foi, mais, Paul le dit, face à face.
Non, tous les morts ne doivent pas être pleurés ; mais ceux-là seulement qui meurent dans leurs iniquités : à eux, nos lamentations, nos gémissements, nos larmes ; car enfin, dites-moi, quelle espérance reste-t-il encore, quand on s’en va, chargé de péchés, vers ce lieu où il n’est plus possible de dépouiller le péché ? Du moins, tant que dura leur séjour ici-bas, il restait une grande espérance : peut-être se convertiraient-ils ! Ils pouvaient s’amender ! Une fois partis pour l’enfer, ils n’ont rien à attendre de la pénitence même. « Qui, ô mon Dieu », s’écriait le prophète, « qui vous glorifiera dans l’enfer ? » (Ps. 6,6) Comment ne pas pleurer ces misérables ?
Pleurons donc ceux qui meurent ainsi ; je ne vous le défends pas ; pleurons ! non pas toutefois au mépris des bienséances, sans nous arracher les cheveux, sans nous dénuder les bras, sans nous déchirer le visage, sans revêtir de sombres livrées, mais en silence, mais avec les pleurs amers de notre âme. On peut bien pleurer avec amertume, sans y mettre cet appareil, sans en faire un jeu public : car c’est vraiment un jeu d’enfant, que la douleur de quelques personnes. Ces gémissements en pleines rues ne partent pas d’un vrai chagrin, mais c’est pure montre, ambition, vanité ! bien des femmes même en font métier ! Pleurez avec amertume, gémissez dans votre demeure, sans témoin : ce sera une véritable compassion, qui même vous deviendra salutaire. Qui pleure ainsi sérieusement s’étudie, en conséquence, à mériter d’autant moins un si redoutable malheur ; vous en concevez d’autant plus de crainte du péché à venir.
Pleurez les infidèles ; pleurez ceux qui leur ressemblent et sortent de ce monde sans avoir connu la lumière, sans avoir été marqués du sceau de la foi. Voilà ceux qui méritent et vos gémissements et vos larmes. Ils sont exclus de la cour céleste, avec les damnés, avec ceux dont l’arrêt est prononcé. « En vérité, si quelqu’un ne renaît pas de l’eau et du Saint-Esprit, il n’entrera pas dans le royaume céleste ». Pleurez les riches qui meurent au sein de leur opulence, sans avoir fait servir leurs richesses à la consolation de leurs âmes ; ceux qui avaient l’occasion de laver leurs péchés, et qui ne l’ont point voulu. Oui, ceux-là, que chacun de nous les pleure en public et en particulier, mais sans jamais nous écarter des bienséances, mais en gardant toujours la gravité, mais en évitant de nous ridiculiser. Pleurons-les non pas seulement un jour ou deux, mais toute notre vie : ainsi continuent les larmes, quand elles ne coulent pas d’une émotion insensée, mais d’un amour véritable et pur. Quant aux pleurs de folle tendresse, ils sont bientôt séchés, tandis que ceux qu’inspire la crainte de Dieu sont intarissables.
Pleurons ainsi nos morts, et secourons-les de tout notre pouvoir. Préparons-leur quelque consolation, si faible qu’elle soit, mais qui puisse être vraie et efficace. Comment ? Par quel moyen ? Prions pour eux, faisons prier, pour eux continuellement versons l’aumône aux pauvres. Toujours ainsi leur procurerons-nous quelque consolation. Écoutez Dieu même qui dit : « Je protégerai cette ville, et pour moi-même, et pour David mon serviteur ». Si le seul souvenir d’un juste a eu cette puissance, que ne pourront pas des œuvres accomplies en faveur des morts ?
Aussi n’est-ce pas en vain que les apôtres nous ont laissé la coutume et la loi : vous savez que, d’après eux, dans nos saints et redoutables mystères, il doit être fait mémoire des défunts. Ils savaient quel avantage, quel bien immense ce souvenir devait leur procurer. Dans le moment, en effet, où tout le peuple fidèle, uni au corps sacerdotal, debout, les bras étendus, offre le redoutable sacrifice, comment Dieu ne serait-il pas fléchi par les prières que nous adressons en leur faveur ? Car nous parlons de ceux qui sont morts dans la foi. Les catéchumènes n’ont aucune part à ces consolantes prières ; privés de tout autre secours, il leur en reste un cependant, un seul, et lequel ? C’est que nous fassions pour eux l’aumône aux pauvres : leur pauvre âme en recueillera quelque bienfait.
Dieu veut, en effet, que nous nous prêtions mutuellement secours. Pour quel autre motif nous aurait-il commandé de prier pour la paix et pour la tranquillité publique ? Pourquoi pour tous les hommes ? lorsque dans cette universalité sont englobés les brigands, les violateurs de sépultures, les voleurs, et tant d’autres pervers chargés de crimes sans nombre ? C’est que peut-être leur conversion s’ensuivra. Comme donc nous prions pour des vivants en tout semblables à des cadavres, ainsi est-il permis de prier pour les défunts.
Job autrefois offrait des sacrifices pour ses enfants, et obtenait le pardon de leurs péchés : Je « crains », disait-il, « qu’ils n’aient péché dans leur cœur ». Voilà vraiment consulter les intérêts des siens. Loin de dire, comme le répètent aujourd’hui la plupart des hommes : Je leur laisserai des richesses ! Loin de dire : J’amasserai pour eux la gloire ! loin de dire : J’achèterai pour eux quelque commandement, quelques terres ; que dit-il ? J’ai peur que leur cœur n’ait péché ! Quel avantage, en effet, procurent en définitive toutes ces propriétés attachées à ce bas monde ? Aucun. Le Roi, le suprême Roi et ses miséricordes, voilà ce que je veux leur laisser, certain qu’avec Lui, rien ne peut leur manquer. Car « le Seigneur me nourrit », a dit le prophète, « et rien ne me manquera ». Magnifique fortune, riche trésor ! Si nous avons la crainte de Dieu, nous n’aurons besoin de rien ; sinon, eussions-nous gagné un royaume, nous serions encore les plus pauvres des hommes. Rien n’est grand comme celui qui craint Dieu. « Est-ce qu’en effet », dit la Sagesse, « cette crainte » du Seigneur « ne s’est pas placée au-dessus de tout ? » Ah ! sachons donc l’acquérir ; faisons tout pour sa conquête, fallût-il rendre à Dieu notre dernier souffle, fallût-il livrer notre corps aux tourments : que rien au monde ne nous fasse reculer : faisons tout pour gagner cette crainte salutaire. Ainsi deviendrons-nous plus riches que personne ici-bas ; ainsi atteindrons-nous encore les biens à venir, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec lequel soit au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IV.[modifier]

JE DÉSIRE QUE LES LIENS DE MON CORPS SE BRISENT POUR ÊTRE AVEC JÉSUS-CHRIST. (I, 23.)

Analyse.[modifier]

  • 1 et 2. Éloge magnifique de saint Paul ; il désire la mort, et accepte par charité la vie, la vie qu’il nous dépeint si dure, et si compromettante pour le salut. Paul comparé au soleil. – Son plus grand bonheur est la joie et la vertu des Philippiens.
  • 3. Son vœu, qu’ils soient unis par la charité : un seul cœur, une seule âme. – Son but, qu’ils soient sans peur et se préparent à tous les sacrifices.
  • 4 et 5. La charité, c’est l’homme ; c’est presque Dieu, ou tout au moins, c’est l’imitation de sa bonté. – La miséricorde sera notre juge : nous serons traités comme nous aurons traité les autres.

1. Rien de plus heureux que l’âme de saint Paul, parce qu’aussi rien n’était plus généreux. De nos jours, au contraire, et de nous tous on peut dire : rien n’est plus faible, par suite rien n’est plus misérable. Nous avons tous horreur de la mort, les uns, et je suis du nombre, parce que le poids et la multitude de leurs péchés les accable ; les autres, et puisse-je n’en être jamais, parce qu’à tout prix ils veulent vivre et voient dans la mort le souverain mal. L’homme animal seul peut éprouver cette peur. Eh bien ! ce qui nous fait horreur, Paul le désirait, Paul s’y attachait, et ses paroles en font preuve : « Être dissous, c’est bien le meilleur ! et moi, je ne sais que choisir ! » Que dites-vous ? Sûr d’émigrer de cet exil vers le ciel, sûr de posséder Jésus-Christ, vous ne savez que choisir ? Ah ! nous sommes loin de comprendre l’âme de Paul. Et qui donc, si pareille condition lui était présentée sérieusement, n’y souscrirait avec empressement ? Pour nous, il n’est en notre pouvoir, ni de mourir, pour aller avec Jésus-Christ, ni de demeurer en cette vie ; mais l’un et l’autre dépendaient de saint Paul, telle était sa vertu. – Que dites-vous donc, bienheureux apôtre ? Vous savez, vous êtes assuré que vous serez avec Jésus-Christ, et vous hésitez ! « Je ne sais que choisir », dites-vous ! Il y a plus, vous préférez rester ici, je veux dire dans votre chair. Et quel est votre attrait ? Est-ce que vous n’avez pas toujours mené une vie bien rude, endurant veilles, naufrages, faim et soif, nudité, soins, inquiétudes ? infirme avec les infirmes, dévoré de zèle et d’ennui pour ceux qui se laissaient prendre aux scandales ? Il nous rappelle, en effet, la « grande patience, les tribulations, les nécessités, les afflictions, les plaies, les prisons, les séditions, les jeûnes, la continence (2Co. 6,4-5) ; par cinq fois », dit-il, « j’ai reçu trente-neuf coups de fouet ; trois fois j’ai été battu de verges, une fois lapidé ; une nuit et un jour au fond de la mer ; périls des fleuves, périls des brigands, périls dans la cité, périls dans la solitude ; périls de la part des faux frères ». (2Co. 11,21-26) – Et quand toute la nation des Galates avait fait un triste retour vers la loi de Moïse, ne vous entendait-on pas crier : « Vous qui cherchez la justice légale, vous êtes déchus de la grâce ? » (Gal. 5,4) Alors, combien ne fut pas profonde votre douleur ? – Et c’est cette vie si changeante que vous regrettez ?

D’ailleurs, quand bien même ces traverses ne vous seraient point arrivées ; quand même vous auriez saintement joui de vos saintes œuvres, ne deviez-vous pas, par crainte d’un avenir incertain, entrer enfin dans un port quelconque de salut ? Où est le marchand qui ait comblé son vaisseau d’incalculables trésors, et qui, libre d’entrer au port et de s’y reposer, préférerait être battu des vagues ? Quel athlète, pouvant recevoir la couronne, préférerait descendre dans la lice, et présenter encore sa tête aux coups meurtriers ? Est-il un général qui, pouvant dire adieu aux combats avec gloire, et vivre heureux au palais avec le souverain, choisira de suer encore et d’affronter la bataille ? Comment donc, astreint à cette vie si dure, désirez-vous demeurer sur la terre ? N’avez-vous pas prononcé vous-même : « Je crains qu’après avoir prêché aux autres, moi-même je ne devienne un réprouvé ? » (1Co. 9,27) À défaut d’autre motif, celui-ci devait suffire à vous faire désirer la délivrance. Votre vie humaine aurait-elle été comblée d’un ineffable bien-être, qu’encore alors vous deviez en désirer le terme, à cause de Jésus-Christ, objet de vos vœux ardents.
Ô grande âme de Paul, que rien n’égala ni n’égalera jamais ! Vous craignez à bon droit l’avenir, en restant au monde ; des périls sans nombre vous environnent, et vous refusez néanmoins d’être avec Jésus-Christ ? – Eh ! sans doute, je refuse, pour Jésus-Christ même ; je lui ai préparé des serviteurs, je veux les affermir dans son amour ; j’aime à assurer les fruits du champ que j’ai ensemencé. M’avez-vous entendu ? J’ai dit que je cherchais les intérêts du prochain et non les miens ! j’ai dit que j’aurais voulu être anathème pour Jésus-Christ, afin de lui gagner un plus grand nombre de fidèles ! Après avoir choisi l’anathème, ne dois-je pas plus facilement encore choisir le dommage d’un retard, la souffrance d’un délai, pour accroître deux autres chances du salut ?
« Qui racontera vos puissances » (Ps. 105,2), ô mon Dieu, qui n’avez pas laissé dans l’ombre ce grand Paul, et qui avez bien voulu montrer à l’univers un tel homme ? Les anges vous ont loué d’un concert unanime, quand vous eûtes créé les astres et le soleil mais plus ardentes furent leurs louanges quand vous avez montré, à nous et au monde, le bienheureux Paul ! En ce jour-là, notre terre effaça les splendeurs du ciel, elle brilla par lui d’un plus vif éclat que cette lumière du soleil ; elle lança par lui de plus beaux rayons. Quelle riche récolte il enfanta parmi nous, non pas en fournissant aux épis leur aliment, aux arbres leur nourriture, mais en créant le fruit même de la piété, en lui imprimant vie et force, en ressuscitant même souvent les cœurs flétris ! Car ce soleil ne peut guérir et refaire sur les arbres leur branche ou un fruit gâté. Paul, au contraire, a rappelé du péché, des hommes accablés de mille plaies. Le soleil à chaque nuit se retire : Paul fut toujours vainqueur du démon ; rien au monde ne le renversa, rien ne le put vaincre. Placé au sommet des cieux, l’astre des jours envoie ses rayons sur nos basses régions : Paul, au contraire, part d’en bas, et non seulement il remplit de ses lumières l’intervalle qui sépare le ciel d’avec la terre, mais dès qu’il ouvre la bouche il comble d’une joie ineffable les anges eux-mêmes. Car si telle est la joie du ciel quand un seul pécheur fait pénitence, comment Paul n’aurait-il pas rempli de bonheur toutes les puissances célestes ? Que dis-je, en effet ? Il suffisait de la parole de Paul pour réjouir et faire tressaillir le ciel. Car si, au départ des Israélites de l’Égypte, les montagnes bondirent comme des béliers, quelle allégresse devait exciter cette glorieuse assomption des hommes, de la terre au ciel ? Il ajoute donc : « Rester dans la chair est plus utile à cause de vous ».
2. Et nous, mes frères, quelle sera l’excuse (de notre lâcheté?) On rencontre très souvent des hommes modestes que le sort a placés dans quelque petite et chétive cité, et qui n’en veulent point sortir, parce qu’ils préfèrent leur repos à tout le reste : Paul, pouvant aller à Jésus-Christ, a refusé Jésus-Christ, ce Jésus qu’il désirait et aimait, jusqu’à demander à cause de lui l’enfer et l’anathème, il a préféré rester et souffrir dans la lutte pour le bien des hommes. Quelle sera donc notre excuse, à nous ? Faut-il donc uniquement louer Paul ? – Or, remarquez sa manière d’agir pour persuader aux Philippiens de ne pas trop s’affliger de mourir, il leur a dit qu’il valait mieux passer en l’autre monde que de rester en celui-ci ; ensuite il leur montre que s’il reste ici-bas, il y reste à cause d’eux et en dépit de la malice et des pièges de ses ennemis. Et, pour les mieux convaincre, il leur expose le motif expressément. S’il le faut je demeurerai absolument, et non content de demeurer, je « demeurerai avec vous ». C’est le sens formel de ces paroles : καὶ συμπαραμενῶ, je vous verrai et resterai avec vous ; et pour quelle raison ?
« Pour votre avancement et la joie de votre foi ». Ces paroles les invitent à veiller sur eux-mêmes. Si je reste pour vous, semble-t-il dire, gardez-vous de déshonorer mon séjour volontaire ; car appelé à voir déjà mon Dieu, le seul espoir de votre avancement me décide à rester. C’est parce que ma présence contribue tout ensemble à votre foi et à votre joie que j’ai choisi de demeurer ici-bas. – Que veut-il dire ? Ne restait-il que pour le bonheur des Philippiens ? Sans doute, ce motif n’était pas le seul ; mais, en parlant ainsi, il voulait les encourager. Et comment ceux-ci devaient-ils avancer dans la foi ? C’est moi, répond-il, qui veux vous y affermir de plus en plus, vous qui êtes semblables à une couvée récemment éclose, dont les ailes ne sont pas encore formées, et qui ont besoin jusque-là des soins maternels. – Une grande charité se révèle ici. C’est ainsi que nous-mêmes nous réveillons le zèle de personnes endormies. Allons, leur dirions-nous, c’est pour vous que je suis resté, pour vous rendre meilleur !
« Afin qu’étant de retour chez vous, je trouve de nouveaux sujets de me glorifier en Jésus-Christ ». Vous voyez que l’expression συμπαραμενῶ a bien le sens que j’ai indiqué. Mais appréciez l’humilité de Paul. Comme il a dit : Je reste « pour votre avancement », il ajoute qu’il le fait aussi dans son propre intérêt ; c’est la même pensée qui lui faisait écrire aux Romains : « Je veux dire pour être aussi consolé en vous voyant », aussitôt après avoir dit : « Pour vous faire quelque part de la grâce spirituelle ». (Rom. 1,12) – Mais quel est le sens précis de ces mots : « Pour que votre glorification abonde ? » Il veut dire : Pour que les justes sujets de vous glorifier se multiplient ; par suite : Afin que votre foi grandisse et se fortifie : car une vie sainte donne seule droit à être glorifié en Jésus-Christ.
Ainsi « votre glorification en moi » redoublera « par mon arrivée chez vous ? » Sans doute, « car quelle est mon espérance ? Où sera ma glorification ? N’est-ce pas vous qui faites ma gloire comme moi la vôtre ? » (1Thes. 2,19 ; 2Cor. 1,14) Ou plus clairement : Donnez-moi sujet d’être encore plus heureux et plus glorieux de vous ? Et comment ? « Qu’en vous abonde la raison d’être glorifié ! » car je trouverai d’autant plus sujet de gloire, que vous ferez plus de progrès. – « Par mon retour chez vous ». Qu’est-ce à dire ? L’apôtre leur revint-il ? Je vous laisse à résoudre le problème de son retour.
« Ayez soin seulement de vous conduire d’une manière digne de l’Évangile de Jésus-Christ (27) ». Pourquoi ce mot : « Seulement ? » c’est équivalemment leur dire : Je ne vous recommande qu’un point, et rien au-delà. Si vous y êtes fidèles, mal ne peut vous arriver.
« Afin que soit que je vienne et que je vous revoie ; soit même absent de chez vous, je connaisse votre manière d’être ». Il parle ainsi, non pas qu’il ait changé d’avis, et qu’il soit résolu de ne pas revenir à Philippes ; mais quand même mon retour n’aurait pas lieu, dit-il, et bien qu’absent, je puis être content de vous.
3. « Si j’apprends que vous êtes fermes dans l’unité d’un même esprit, d’une seule âme ». C’est là, en effet, le principe de la communion des fidèles, le principe qui contient la charité elle-même. Aussi Jésus-Christ lui-même prie : « Pour qu’ils soient un ». (Jn. 17,11) Car, ajoute-t-il, « un royaume divisé contre lui-même ne subsistera pas ». (Mt. 12,25) De là, toujours dans saint Paul ces exhortations à l’union des cœurs et des pensées. De là cette définition du divin Sauveur : « Tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». (Jn. 13,35)
Gardez-vous, dit saint Paul, de rester endormis en attendant que j’arrive, et de différer jusqu’au jour de mon arrivée si attendue, jusqu’à l’heure où vous me reverrez, et d’en faire dépendre votre ferveur ou votre tiédeur[4]. Je puis, par ouï-dire, être aussi content de vous. Que veut dire ce terme : « En un seul esprit ? » Il signifie dans la même grâce, grâce de concorde, grâce de ferveur. Entendez ainsi l’unité d’esprit, puisque ces expressions se prennent souvent en ce sens. Avoir le même esprit, c’est aussi n’avoir qu’une âme ; ainsi l’unité d’âme marque la concorde, et plusieurs âmes sont dites n’en faire qu’une. Telle était la primitive Église. « Tous les fidèles », dit l’écrivain sacré, « n’avaient qu’un cœur et qu’une âme ». (Act. 4,32)
« Combattant tous ensemble pour la foi de l’Évangile ». Puisque la foi subit comme un combat, combattez aussi entre vous ; est-ce là ce qu’il veut dire ? Évidemment non, car les chrétiens ne se livraient point de combats ; le sens est : Aidez-vous mutuellement, dans le combat qui se livre pour la foi de l’Évangile.
« Et que vous ne soyez en rien effrayés par les adversaires : ce qui est le sujet de leur perte, et la cause de votre salut ». Effrayés, c’était le mot vrai ; c’est tout ce que peut faire l’homme ennemi : il effraie. – « En rien », ajoute-t-il : quoi qu’il arrive, par conséquent, en face des périls, en présence des complots.
À ce courage, on reconnaît l’intrépidité : ils ne peuvent qu’effrayer, rien de plus. – Vraisemblablement, en effet, les Philippiens étaient fort troublés des tribulations infinies que subissait l’apôtre. Je ne vous dis pas seulement : Gardez-vous d’être ébranlés ; j’ajoute, ne tremblez pas ; allez même jusqu’à les mépriser. Si vous arrivez à cette disposition d’âme, vous donnez la preuve évidente et de leur perte et de votre salut. Après s’être convaincus qu’ils auront épuisé mille moyens pour vous perdre, sans pouvoir même vous effrayer, ils auront acquis par là même la preuve évidente de leur ruine. Persécuteurs, en effet, sans pouvoir triompher de leurs victimes ; organisateurs de complots vaincus par ceux mêmes qu’ils tiennent en leur pleine puissance, ne comprendront-ils pas clairement, à cet insuccès, et leur ruine, et leur impuissance, et la fausseté comme la faiblesse de leurs moyens et de leurs croyances ? Il continue : « Et cet avantage vient de Dieu ; car c’est une grâce qu’il vous a faite, non seulement que vous croyez en Jésus-Christ, mais aussi de ce que vous souffrez pour lui (29) ». – Il les rappelle de nouveau à la sainte modestie, rapportant tout à Dieu, et témoignant que souffrir pour Jésus-Christ, c’est une grâce, une faveur, un don du ciel. Et ne rougissez pas de cette grâce ; elle est bien plus admirable que le pouvoir de ressusciter les morts et d’opérer tout autre miracle. Avec ce dernier pouvoir, je suis le débiteur de Jésus-Christ ; mais par la souffrance en son nom, je fais de Jésus-Christ mon débiteur. Donc loin d’en rougir, il faut vous en réjouir : c’est une grâce ! Saint Paul appelle grâces et dons nos vertus elles-mêmes, comme toutes les autres faveurs gratuites, bien qu’il y ait une différence. Ces dernières viennent tout entières de Dieu seul ; dans les autres, nous avons notre part. Mais comme, dans la vertu même, la part de Dieu est la plus grande, il la lui rapporte en entier, non pour renverser notre libre arbitre, mais pour rappeler à ses disciples l’humilité et la reconnaissance.
« Vous trouvant dans les mêmes combats où vous m’avez vu… (30) », c’est-à-dire, vous avez reçu l’exemple. Et toutefois, c’est encore un éloge qu’il leur adresse. Car partout il montre qu’en tout semblables à lui, et avec lui, ils subissent mêmes combats, supportent mêmes assauts, jusque chez eux et pour leur compte, soumis aux mêmes épreuves que leur apôtre.
« Comme vous m’avez vu », dit-il, et non par ouï-dire seulement : car il avait combattu chez eux, dans la ville même de Philippes. Voilà la preuve d’un grand courage. Au reste, Paul rappelle volontiers ces faits. Ainsi : – aux Galates : « Quoi ! vous avez souffert ainsi inutilement, si toutefois c’est inutilement ! » (Gal. 3,4) – Aux Hébreux : « Or, rappelez en votre mémoire ce premier temps, où après avoir été illuminés par le baptême, vous avez soutenu de grands combats dans les diverses afflictions, ayant été d’une part exposés devant tout le monde aux injures et aux mauvais traitements ; et de l’autre, ayant été les compagnons de ceux qui ont souffert de semblables indignités ». (Héb. 10,32) – Aux Macédoniens, c’est-à-dire aux Thessaloniciens : « Tout le monde raconte quel a été le succès de notre arrivée parmi vous » ; et plus bas : « Vous n’ignorez pas vous-mêmes, mes frères, que notre arrivée vers vous n’a pas été vaine et sans fruit ». (1Thes. 2,9 et II, 1) Et il rend à tous et toujours le même témoignage de luttes et de combats.
C’est là ce qu’on ne trouverait plus chez nous : bienheureux, si nous trouvons par hasard quelque sacrifice d’argent, bien que sur ce point même et en ce genre de sacrifices, Paul leur paie aussi un tribut d’éloges, lorsqu’il dit des uns : « Vous avez souffert avec joie le pillage de vos biens » (Héb. 10,34) ; et à d’autres : « La Macédoine et l’Achaïe ont résolu de faire une collecte pour les pauvres » (Rom. 15,26) ; – ailleurs enfin : « Votre exemple » de charité « a excité le même zèle dans l’esprit de plusieurs ». (2Cor. 9,2)
4. Entendez-vous quels éloges méritaient les premiers chrétiens ? Ah ! nous sommes loin de supporter comme eux jusqu’aux soufflets et aux coups, nous n’endurons pas même les outrages ni les pertes d’argent. Saintement rivaux, martyrs courageux, ils étaient tous de vrais soldats à la bataille : mais nous comme nous sommes devenus froids pour Jésus-Christ Me voici réduit encore à faire le procès de mon époque. Que résoudre, enfin ? Je ne voudrais pas accuser, et j’y suis contraint. Si mon silence, si le soin de ne point redire de tristes faits, pour détruire les graves abus que chaque jour voit éclore, je n’aurais qu’à me taire. Mais si le contraire a lieu, si notre silence, loin de détruire le mal, ne fait que l’aggraver, il faut parler. Celui qui se porte accusateur du crime, n’eût-il point d’autre succès, aura du moins celui d’en suspendre les progrès. Car si impudente, si hardie que soit une âme, à force d’entendre des reproches continuels, il ne se peut que la honte enfin ne l’arrête et ne rabatte un peu de sa malice excessive. Un reste, oui, un faible reste de honte et de pudeur habite encore dans une âme effrontée. C’est un sentiment naturel que cette honte, et Dieu l’a gravée dans nos cœurs. Puisque la crainte filiale ne suffisait pas pour nous contenir, sa bonté divine nous a préparé plusieurs autres motifs d’horreur pour le mal. Ainsi le blâme de nos semblables, la crainte des lois humaines, l’amour de la gloire, le besoin d’amitié : autant de mobiles qui nous déterminent à ne point pécher. Souvent, ce qu’on ne ferait pas pour Dieu, par honte on le fait ; ce qu’on ne ferait point par crainte de Dieu, on le fait par crainte des hommes.
L’important est premièrement d’éviter le péché ; l’éviter en vue de Dieu est un degré de perfection auquel nous nous élèverons plus tard. En effet, pourquoi saint Paul, exhortant les fidèles à vaincre leurs ennemis par la patience, n’emploie-t-il pas, pour les persuader, la crainte de Dieu, mais l’idée du supplice qu’ils attireront sur ces méchants ? « En faisant ainsi », dit-il, « vous amasserez sur sa tête des charbons de feu ». (Rom. 12,20) Parce qu’il veut déjà, en attendant, leur faire faire ce premier pas dans la vertu qui consiste à épargner son ennemi.
Nous avons donc, comme je l’ai avancé, nous avons en nous un principe de pudeur, ainsi que d’autres motifs naturels et honnêtes de vertu. Tel est cet instinct de la nature, qui nous porte à compatir ; c’est bien le plus noble qui habite en notre cœur. On pourrait même demander pourquoi notre humanité possède de préférence cette faculté de se briser à l’aspect des larmes, de se laisser fléchir, d’éprouver un penchant à la miséricorde. Par nature, en effet, personne n’est brave ; par nature, personne n’est insensible à la vanité ; par nature, personne n’est supérieur à l’envie. Mais il est dans notre nature à tous de compatir à la souffrance ; l’homme le plus cruel, le plus féroce éprouve encore ce sentiment. Et quoi d’étonnant, si nous le montrons envers les hommes ? les bêtes mêmes nous inspirent la piété ; tant la pitié surabonde en nous ; la vue même d’un lionceau non émeut : combien plus celle de nos semblables ! Hélas, disons-nous parfois : voyez donc que d’aveugles ! que d’estropiés ! Nous savons que cette réflexion suffit pour exciter en nous la compassion.
Rien ne plaît à Dieu autant que la miséricorde. Aussi l’huile servait à la consécration des prêtres, des rois et des prophètes, parce que l’huile était regardée comme l’emblème de la miséricorde de Dieu. Elle rappelait aussi que le chef, le premier entre les hommes, a besoin plus que personne d’être compatissant ; et l’onction montrait assez que l’esprit de Dieu descendrait en lui pour le rendre ainsi miséricordieux. Dieu, en effet, a pitié des hommes et les traite avec bonté. « Vous avez pitié de tous », dit l’Écriture, « parce que vous pouvez tout ». (Sag. 11,24) Telle était la raison de l’onction. Le sacerdoce lui-même était, de par Dieu, une institution de miséricorde. Les rois aussi recevaient l’onction de l’huile ; et quand on fait l’éloge d’un souverain, on ne peut en trouver qui lui convienne mieux que la clémence : le propre de la souveraineté est, en effet, la miséricorde.
À la miséricorde même, sachez-le, nous devons la création du monde, et imitez votre Seigneur : « La miséricorde de l’homme », est-il dit, « s’exerce sur son prochain : celle de Dieu se répand sur toute chair ». (Sir. 18,12) Sur toute chair, qu’est-ce à dire ? C’est que justes ou pécheurs, nous avons tous besoin de la miséricorde de Dieu, tous nous en jouissons, s’appelât-on Paul, Pierre, Jean.
Au reste, qu’est-il besoin de nos paroles ? écoutons plutôt ces grands saints. Que dit notre bienheureux : « Mais j’ai obtenu miséricorde, parce que j’ai agi dans l’ignorance ». (1Tim. 1,13) Mais quoi ? n’eut-il pas dans la suite besoin de miséricorde ? Écoutons-le : « J’ai travaillé plus qu’eux tous, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi ». (1Cor. 15,10) — Et parlant d’Epaphrodite : « Il a été malade jusqu’à devoir mourir », mais Dieu « lui a fait miséricorde, non seulement à lui, mais à moi aussi, pour que je n’eusse pas chagrin sur chagrin ». (Phil. 2,27) — Et ailleurs : « Nous avons été affligés au-delà de nos forces, tellement que la vie même nous était à charge. Mais nous avons eu dans nous-mêmes une réponse de mort, afin que nous ne soyons plus confiants en nous, mais en Dieu qui nous a délivrés de tant de morts et qui nous en délivrera ». (2Cor. 1,8-10) Et enfin : « J’ai été délivré de la gueule du lion ; le Seigneur encore me délivrera ». (2Tim. 4,17) Ainsi partout nous le trouvons se glorifiant d’une seule chose : c’est qu’il a trouvé le salut par miséricorde.
5. Tel était aussi Pierre, objet d’une si grande miséricorde, et Jésus-Christ le lui avait signifié par cet oracle : « Voici que Satan a demandé de vous cribler, comme le froment ; mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point ». (Lc. 22,31) Saint Jean de même n’était ce qu’il était que par miséricorde, ou pour mieux dire, tous les apôtres, puisque Jésus-Christ leur disait : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; c’est moi qui ai a fait choix de vous ». (Jn. 15,16) En effet, nous avons tous besoin de la miséricorde de Dieu : « La miséricorde de Dieu », dit l’Écriture, « est sur toute chair ».
Si de tels hommes ont eu besoin de la miséricorde de Dieu, que dirons-nous des autres ? Quelle autre cause, dites-moi, fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants ? Si pendant une année seulement elle enchaînait les pluies, le genre humain tout entier n’aurait-il pas péri ? Et qu’arriverait-il si Dieu multipliait les orages, s’il faisait tomber le feu en pluie, les moucherons en nuées ? Mais que dis-je ? Qu’il amène seulement la nuit continuelle, comme il l’a fait déjà, tous les hommes ne seront-ils pas perdus ? Qu’il secoue la terre, tous ne devront-ils pas périr ? « Qu’est-ce que l’homme », ô mon Dieu, « pour que vous daigniez vous souvenir de lui ? » (Ps. 8,5) L’heure n’est-elle pas venue de dire, qu’une simple menace de Dieu contre la terre suffit pour que tous les hommes ne soient plus qu’un tombeau ? « Ce qu’est une goutte d’eau dans l’urne, les nations le sont à ses yeux, elles ne sont pour lui qu’un peu d’écume, qu’une inclinaison d’une balance ». (Is. 40,15) Autant il nous est facile d’imprimer le mouvement à une balance, autant il lui est aisé de tout anéantir et de tout refaire à nouveau. Puisqu’il nous tient dans sa main avec une telle puissance, et que chaque jour il nous voit l’offenser sans nous punir, ne nous supporte-t-il pas dans sa miséricorde ? Les animaux mêmes sont et subsistent par sa miséricorde : « Vous sauverez, Seigneur », s’écrie le Prophète, « les hommes et les animaux ». (Ps. 35,7) Dieu a regardé le monde, et l’a rempli d’êtres vivants : pour qui ? Pour vous ; et vous-mêmes, pourquoi vous créa-t-il ? Par sa bonté.
Rien n’est comparable à cette huile de la miséricorde. Elle est la cause et l’aliment de la lumière ici-bas et plus haut. « Un jour », en effet, dit le Prophète, « votre lumière éclatera comme l’aube du matin » (Is. 58,8), si vous pratiquez la miséricorde envers le prochain. Et ce sera justice : comme l’huile alimente le phare qui éclaire les navigateurs, ainsi pour l’autre vie l’aumône nous allume et nous procure une grande et admirable lumière. Cette huile, Paul en parlait souvent et grandement. Écoutez-le nous dire tantôt : « Seulement souvenons-nous des pauvres ! » (Gal. 2,10) Tantôt : « S’il vaut la peine, j’irai moi-même ». (1Cor. 16,4) Partout, toujours, en toute manière, cette vertu fait l’objet de sa sollicitude. C’est ainsi qu’il dit encore : « Que les nôtres aussi apprennent à surpasser tout le monde par les bonnes œuvres » ; et ailleurs : « Toutes ces choses sont bonnes et utiles aux hommes ». (Tit. 3,14, 8) Écoutez un autre écrivain sacré : « L’aumône délivre de la mort ». (Tob. 12,9) « Seigneur », dit un autre Prophète, « Seigneur, si vous écartez votre miséricorde, « qui donc pourra subsister ? » Et encore : « Si vous entrez en jugement avec votre serviteur ». (Ps. 129,3 et 142, 2) Et enfin « Une grande chose, c’est l’homme ; une merveille d’honneur, c’est l’homme miséricordieux ». (Prov. 20,6)
Faire miséricorde, c’est tout l’homme, disons mieux, c’est déjà Dieu. Voyez quelle est la puissance de la divine miséricorde. Elle a fait toutes choses, et spécialement elle a créé le monde et les anges eux-mêmes, tout cela, je le répète, par le seul effet de sa bonté. Il ne nous a menacés de l’enfer qu’afin que nous possédions son royaume, et ce royaume aussi nous le devrons à la miséricorde. Pourquoi Dieu, bien qu’heureux dans sa solitude, a-t-il voulu donner l’existence à tant de créatures ? N’est-ce pas par bonté ? n’est-ce pas par amour ? Oui, si vous demandez pourquoi telle créature, pourquoi telle autre, de toutes parts vous découvrirez la bonté divine.
Ayons donc pitié du prochain, afin que sur nous aussi s’exerce la divine pitié. C’est autant pour nous que pour lui que nous provoquons la miséricorde ; l’heure suprême du jugement doit sonner ; alors que menacera ce feu effroyable, la miséricorde se trouvera prête à l’éteindre, prête aussi à nous ouvrir le règne de l’éternelle lumière. Grâce à elle, nous serons délivrés des flammes de l’enfer ; grâce à elle, Dieu nous ouvrira son sein miséricordieux. Et pourquoi aura-t-il à notre égard des entrailles de pitié ? Ah ! c’est que la charité, l’amour se prouve par la miséricorde. Rien n’irrite le Seigneur autant qu’un cœur fermé à la pitié. Un jour, on lui offrait un homme qui lui devait dix mille talents ; touché de compassion, il lui remit sa dette. Mais dès que ce méchant se prit à saisir à la gorge son compagnon de service pour lui faire payer une dette de cent deniers ; aussitôt le Seigneur livra aux exécuteurs cet être inhumain, jusqu’à complet paiement de sa dette. Après une telle leçon, soyons donc miséricordieux pour nos débiteurs, soit d’argent, soit de péché que chacun oublie les, injures, à moins que par hasard il ne préfère se blesser lui-même, puisque, en ne pardonnant pas, vous faites moins de tort à l’adversaire qu’à vous-même. Si vous le punissez, Dieu ne le punira pas ; si vous lui pardonnez, ou bien Dieu le punira, ou bien il vous remettra vos péchés. Comment donc osez-vous espérer le royaume céleste, si vous ne pardonnez pas aux autres ? Evitons un si grand malheur que de perdre le ciel ; remettons à tous, car c’est remettre à nous-mêmes ; pardonnons pour que Dieu nous pardonne nos péchés, et qu’ainsi nous puissions gagner ces biens à venir, etc.

HOMÉLIE V.[modifier]


SI DONC IL Y A QUELQUE CONSOLATION EN JÉSUS-CHRIST, S’IL Y A QUELQUE CONSOLATION DANS LA CHARITÉ ; SI L’UNION DES ESPRITS ET DES CŒURS, SI LA TENDRESSE, SI LA MISÉRICORDE A CHEZ VOUS QUELQUE EMPIRE, RENDEZ MA JOIE PARFAITE, EN VOUS TENANT PLUS UNIS ENCORE DE PENSÉE, D’ÂME, DE SENTIMENTS. (CHAP. 2,1-4)

Analyse.[modifier]


  • 1. Il les invite à l’unité de cœur, au nom des motifs les plus sacrés de la religion. – Il les détourne de l’orgueil par d’instantes prières ; éloge de l’humilité.
  • 2 et 3. L’orgueil, passion ridicule et injuste devant Dieu. – Exemples d’humilité dans Joseph, Daniel et les saints apôtres.


1. On n’est pas meilleur, on n’est pas plus tendre que ce Docteur spirituel ; aucun père selon la nature ne montre une plus grande affection. Remarquez plutôt quelle prière notre bienheureux adresse aux Philippiens pour leurs plus chers intérêts. Car il les exhorte à la concorde, source de tous les biens, et que ne dit-il pas ? Qu’il est abondant ! qu’il est véhément ! qu’il est tendre et sympathique ! Reprenons ses paroles : « S’il y a quelque consolation en Jésus-Christ », oui, si vous avez en lui quelque consolation ; c’est comme s’il disait : Si vous avez pour moi quelque égard, si vous me portez quelque amitié, si je vous ai rendu quelque service, faites ce que je demande. – Cette figure de langage nous est familière, quand nous voulons obtenir une faveur à laquelle nous attachons le plus haut prix. Si cette faveur n’avait pour nous une valeur incomparable, nous ne voudrions pas la recevoir seule en retour de tout ce qui nous est dû, nous ne dirions pas qu’à elle seule elle représente tout le reste. Toutefois, de notre côté, ce sont toujours des bienfaits temporels que nous alléguons : un père dira par exemple à son fils : Si tu as quelque respect pour ton père, s’il te souvient encore de ton éducation si coûteuse, si tu me gardes quelque amour, si tu as mémoire encore de l’honneur du nom que je t’ai légué et du bon vouloir que je t’ai montré, ne sois pas l’ennemi de ton frère ; en un mot, pour tous ces bienfaits je te demande ce seul acte de reconnaissance. Du côté de Paul, la prière est bien différente ; il ne leur rappelle aucun motif charnel, mais tous motifs spirituels. Voici, en effet, ce qu’il dit : Si vous voulez me donner quelque consolation dans mes épreuves, et quelque rafraîchissement en Jésus-Christ ; si vous voulez me témoigner en quelque chose votre charité, et l’union intime, l’union et la communauté d’âme avec moi ; si vous avez des entrailles et quelque sentiment de miséricorde, mettez le comble à ma joie.
« Si vous avez des entrailles de miséricorde ». La miséricorde envers Paul, c’est d’après lui-même la concorde entre ses disciples ; montrant que sans cette concorde parfaite, les dangers sont extrêmes. Si donc, continue-t-il, je dois attendre de vous quelque consolation ; si j’ai droit à quelque preuve touchante de votre affection ; si je puis prétendre à une communauté d’âme avec vous ; si, dans le Seigneur, nous ne faisons qu’un ; si vous me devez quelque miséricorde et quelque compassion, montrez, par votre charité mutuelle, comment vous payez toutes vos dettes ; car j’ai tout retrouvé, si vous vous aimez les uns les autres.
« Comblez ma joie ». Voyez comme, tout en les pressant, il se garde de faire croire que ses chers disciples aient abandonné le devoir. Il ne dit pas : « Faites », il dit : « Comblez ma joie » ; c’est-à-dire, vous avez commencé à semer les bienfaits sur moi ; vous m’avez donné de quoi vivre en paix, mais j’aime à vous voir pousser jusqu’au bout. – Que désirez-vous donc, ô apôtre ? Faut-il vous délivrer de vos chaînes ? Faut-il vous envoyer encore quelque aumône ? – Je ne demande rien de pareil, répond-il : mais seulement que « vous ayez un seul esprit, ayant cette même charité », dans laquelle vous avez débuté ; « n’ayez qu’une âme, qu’une pensée ». Dieu ! comme sa tendresse extrême toujours réclame la même vertu ! Oui, « que vous ayez les mêmes pensées », disait-il d’abord ; mais plutôt, ajoute-t-il, « une seule pensée » ; car les paroles qui suivent vont jusque-là : « Pensant une seule et même chose », c’est son expression, plus forte encore que « pensant la même chose ». « Ayez une seule et même charité », c’est-à-dire, ne l’ayez pas seulement dans la foi, ayez la en tout et toujours. Car nous pourrions avoir entre nous une même pensée, une même croyance et n’avoir pas la charité. « La même » charité, encore : c’est donner et rendre l’amour au même degré. Si vous jouissez, de la part d’autrui, d’une charité vraiment grande, gardez-vous de lui en témoigner une moindre, et par là de vous montrer avare. S’il est des gens de cette trempe, gardez-vous de leur ressembler.
« Soyez unanimes ». Une seule âme, semble-t-il dire, doit animer tous vos corps, non par une fusion de substance, puisque c’est impossible, mais par une communion de volontés et d’idées ; comme si une seule âme commandait tous vos mouvements. Qu’est-ce à dire encore, « unanimes ? » Il l’explique en ajoutant : N’ayez qu’une manière de sentir ; il voudrait que le sens et la pensée de tous ne fussent qu’un, comme produit d’une seule âme.
« Rien par esprit de contention ». Il nous fait cette prière et nous l’explique en ajoutant : Rien par un esprit de contention « et de vaine gloire », lequel, je vous le dis, est la cause de tous les maux ; de là, en effet, combats et discordes ; de là jalousies et luttes acharnées ; de là ce refroidissement de la charité, suite fatale et de notre ambition pour la gloire humaine, et de notre servilisme à l’égard de ceux qui la dispensent : l’homme asservi à cette gloire charnelle, ne sera jamais le vrai serviteur de Dieu. – Mais comment échapper à ce désir de vaine gloire ? Paul, vous n’en avez pas encore indiqué le moyen. Écoutez les paroles qui suivent : « Que chacun, par humilité, croie « les autres supérieurs à soi-même ». Dieu ! quelle maxime de haute sagesse et d’admirable utilité pour le salut vient-il de nous exposer ! Si vous admettez, dit-il, que tout homme, quel qu’il soit, est plus grand que vous ; si vous en êtes persuadés ; ou plutôt, si non contents de le dire, vous en avez la pleine conviction, volontiers vous lui rendez honneur, loin de vous indigner des honneurs qu’on lui rend. Au reste, ne le regardez pas seulement comme plus grand que vous ; voyez en lui « un supérieur », parole qui montre une grande prééminence, et dès lors, le voyant honoré, vous n’éprouverez ni tristesse, ni colère ; s’il vous outrage, vous patienterez généreusement, puisque vous reconnaissez sa grandeur ; s’il vous insulte, vous l’endurerez ; s’il vous maltraite, vous le supporterez en silence. Qu’une bonne fois votre âme soit pénétrée de la conviction qu’il est plus grand que vous : dès lors, il aura beau vous maltraiter, elle sera inaccessible à la colère, à la jalousie. Nul n’oserait envier le sort de ceux dont la supériorité est écrasante ; on subit tout, comme conséquence naturelle d’une supériorité avouée.
2. Telle est la grandeur d’âme que nous enseigne l’apôtre. Que si votre frère, à son tour, dit-il, objet de tant d’honneur de votre côté, revêt à votre égard les mêmes sentiments, songez quelle sûreté acquerra votre mutuelle bienveillance ainsi munie comme d’un double rempart. Tant que vous garderez, en effet, l’un pour l’autre, ce profond respect, tout incident fâcheux est impossible. Car s’il suffit, pour anéantir toute rivalité, que d’un seul côté déjà l’on rende à l’autre partie cet honneur, quand il est rendu de part et d’autre, qui pourra faire brèche à une si solide fortification ? L’assaut est impossible au démon lui-même ; l’enceinte est triple, quadruple, incomparablement fortifiée.
L’humilité, en effet, est la cause de tout bien, de toute vertu. Pour l’apprendre mieux encore, écoutez le prophète : « Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous l’eusse offert, ô mon Dieu ; mais les holocaustes ne peuvent vous plaire. Le vrai sacrifice à Dieu, c’est un esprit pénitent : Dieu ne méprisera jamais un cœur contrit et humilié ». (Ps. 50,19) Le prophète ne veut pas simplement l’humilité, il lui faut un degré avancé d’humilité : « Un brisement ». De même que dans un objet matériel une partie broyée ne peut lutter contre un corps solide, mais qu’elle se détruit à chaque coup qui lui est porté avant même de lui avoir rendu le choc, ainsi en est-il d’une âme vraiment humble : elle choisira les mauvais traitements et la mort même, plutôt que d’attaquer, plutôt que de se venger.
Ah ! jusqu’à quand respirerons-nous cet esprit d’orgueil si ridicule ? Quand nous voyons de pauvres enfants s’emporter ; s’enfler, jusqu’à s’armer de pierres, jusqu’à les lancer, le rire nous prend ; or tel est l’orgueil de l’homme, il vient de la puérilité et de la sottise. « Pourquoi la terre et la cendre s’élèvent-elles d’orgueil ? » (Sir. 10,9) Tu conçois des pensées orgueilleuses, ô homme ! Pourquoi ? Dans quel intérêt, dis-moi ? D’où vient cette hauteur envers tes semblables ? N’es-tu donc plus de même nature qu’eux ? N’ont-ils pas une âme comme toi ? une âme qui a reçu de Dieu la même gloire ? – Tu es un sage ? je le veux ; alors tu dois être reconnaissant, et non enflé de vanité. C’est l’ingratitude au premier chef, que cette démence d’esprit ; et elle détruit et méconnaît la générosité du bienfaiteur. En s’élevant, on le fait pour s’attribuer le mérite de la bonne œuvre ; et en s’attribuant ce mérite, on prouve son ingratitude envers celui de qui on a reçu ce bienfait. As-tu quelque bien ? Rends-en grâces à l’auteur de tout bien. Écoute ici la parole et de Joseph et de Daniel.
Le premier sort de prison, par ordre du roi d’Égypte ; en présence de toute sa cour ce prince l’interroge sur un point où la sagesse égyptienne, malgré son habileté en ces sortes de question, était restée muette ; Joseph va se montrer bien supérieur en tout ; il va manifester une science qui efface astrologues, devins, thaumaturges, magiciens, et sages de toute sorte, bien qu’il ne soit qu’un enfant sorti à peine de prison et d’esclavage. La gloire n’est que plus grande, en pareille circonstance, puisque autre chose est qu’un homme illustre déjà brille une fois de plus, autre chose qu’un inconnu se révèle ; moins on soupçonnait la réponse qu’il allait faire, plus il en devait être admiré. Or, que dit Joseph présenté à Pharaon ? Répond-il : Oui ! je sais tout ! Tant s’en faut. Quoi donc ? sans influence de personne, uniquement inspiré par sa profonde reconnaissance, que dit-il enfin ? « N’est-ce pas à Dieu qu’appartient semblable interprétation ? » (Gen. 40,8) Voyez comme il s’empresse de rendre gloire à Dieu, et comme Dieu aussitôt le glorifie lui-même, par une faveur qui doit compter dans l’appréciation de la vraie gloire. Car il est bien plus beau pour lui de recevoir le don d’interprétation par la révélation de Dieu, que d’y arriver par son effort personnel, outre que les paroles de Joseph lui gagnaient la confiance publique, et devenaient un témoignage irrécusable de sa familiarité avec Dieu. Or, aucun bien n’est comparable à cette divine familiarité. Car, dit saint Paul, « si l’homme est justifié par ses propres œuvres, il en a la gloire, mais non pas devant Dieu ». (Rom. 4,2) Celui, en effet, qui a trouvé grâce devant Dieu, se glorifie aussi devant Dieu, parce qu’il est aimé de lui, puisque sa bonté a daigné se rapprocher d’une créature pécheresse. L’homme de ses œuvres, au contraire, trouve la gloire, mais non pas comme l’autre, la gloire devant Dieu preuve certaine de notre grande misère ! – Combien est plus admirable celui qui reçoit de Dieu la sagesse ! Il rend gloire à Dieu, il en reçoit la gloire en retour. « Car je glorifie », dit-il, « ceux qui me glorifient ».
Mais écoutons un des descendants de Joseph, un sage que personne n’a surpassé, puisqu’il est écrit : « Êtes-vous donc plus sage que Daniel ? » (Ez. 28,3) Ce Daniel devait partager le sort de tous les sages qui avec lui étaient à Babylone : astrologues, devins, magiciens, faiseurs de prestiges ; toute l’école de sagesse était non seulement réprouvée, mais déjà exécutée : la peine capitale prononcée contre eux tous par le roi, prouvait assez qu’il se regardait comme trompé de longue date. Daniel donc se présente au roi, pour résoudre la question proposée ; loin de se donner à lui-même un regard complaisant, il commence par reporter à Dieu tout honneur : « Ce n’est pas dans la sagesse que je posséderais plus qu’aucun autre homme, que révélation m’a été faite, ô prince !… Alors le roi adora Daniel et dit : Qu’on fasse venir les victimes et les offrandes ! (Dan. II, 30) Avez-vous compris tant d’humilité, cette reconnaissance, ce caractère ennemi de tout orgueil ?
Écoutez aussi le langage des apôtres, tantôt « Pourquoi nous regardez-vous », disent-ils, « comme si c’était par notre puissance ou notre piété que nous avons fait marcher cet homme ? » Tantôt : « Et nous aussi », s’écrient-ils, nous sommes des hommes mortels, semblables à vous ! » (Act. 3,12 et 14, 14) Voilà comment ils répudiaient des honneurs spontanément offerts, ces hommes qui, grâce à leur humilité en Jésus-Christ, grâce à sa puissance, opéraient des prodiges plus grands que ceux de Jésus-Christ lui-même ; car « celui qui croit en moi », avait-il dit, « fera de plus grandes choses que moi-même je n’en fais » comment donc ne pas nous appeler des malheureux, des misérables, nous qui ne pourrions chasser je ne dis pas des démons, mais des moucherons, nous qui n’avons pas même le pouvoir d’obliger un de nos semblables, bien loin d’être les sauveurs du monde entier, et qui cependant portons si haut nos pensées, que le démon même n’atteindrait pas à notre orgueil ?
3. Rien de plus étranger à l’âme chrétienne que l’orgueil. Je dis l’orgueil, et non pas la franchise et le courage. Leur faux air de famille ne les empêche pas d’être essentiellement différents. Autre est l’humilité, autre le servilisme, l’adulation, l’esprit rampant. Voulez-vous de tout cela des exemples frappants ? Les contraires parfois sont étrangement rapprochés, comme l’ivraie du froment, comme la rose des épines ; un enfant s’y laisse tromper ; mais l’homme fait, celui qui est habile dans la culture spirituelle, saura distinguer le bien d’avec le mal. Et, tenez ; proposons à vos réflexions quelques exemples tirés des saintes Écritures mêmes.
Qu’est-ce que flatterie, servilisme, esprit rampant ? Siba profite d’un mauvais moment pour flatter David et accuser son maître ; Achitophel fait pis encore auprès d’Absalon. David ne leur ressemble pas, il est humble. Les trompeurs sont nécessairement flatteurs, comme ces mages de Babylone, qui s’écrient : « Vive le roi dans les siècles ! » Saint Paul, dans les Actes par exemple, discute avec les juifs, sans jamais les flatter, mais aussi sans oublier l’humilité. Il sait parler avec liberté : « Mes frères », dit-il, « je n’ai rien fait ni contre la nation, ni contre les coutumes de nos pères, et cependant j’ai été enchaîné à Jérusalem et livré à la justice ». (Act. 28,17) Et pour mieux reconnaître ici le langage de l’humilité, écoutez comment il parle quand il veut les reprendre avec force : « C’est avec raison que l’Esprit-Saint a dit de vous : Vous entendrez de vos oreilles, et vous ne comprendrez pas ; vous verrez de vos yeux, et vous n’apercevrez pas ». (Act. 25,26) Reconnaissez-vous là le courage ?
Considérez encore avec quelle fermeté héroïque Jean-Baptiste traite le roi Hérode : « Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de votre frère ». (Mc. 6,18) Voilà la confiance, voilà la force ! Ainsi ne parlait pas un Séméi : « Sors », criait-il à David, « sors, homme de sang ». (2Sa. 16,7) Il parlait hardiment sans doute ; mais la hardiesse n’est pas le courage ; ici, c’était audace, outrage, excès de langue. De même quand Jésabel insultait Jéhu : Voilà, s’écriait-elle, l’assassin de son maître ! C’était audace et non pas franchise. Élie aussi, mais par franchise et fermeté, trouvait un vif reproche : « Ce n’est pas moi qui trouble le peuple ; c’est vous et la maison de votre père ! » (1R. 18,18) Le même Élie traitait avec une égale fermeté tout le peuple réuni : « Pourquoi », disait-il, « boiter ainsi des deux jambes et entre deux partis ? » Frapper ainsi donnait la preuve d’un franc parler, d’un vrai courage.
Vous faut-il d’autres exemples à la fois d’humilité et de liberté ? Entendez cette phrase de Paul : « C’est le moindre souci que celui d’être jugé par vous ou par tout homme mortel ; je ne voudrais pas me juger moi-même, car bien que ma conscience ne me reproche rien, je ne suis pas pour cela justifié ». (1Cor. 4,3) Voilà les inspirations qui conviennent aux chrétiens. Ajoutez-y celle-ci : « Comment ! un d’entre vous, ayant une affaire litigieuse contre un de ses frères, ose se faire juger auprès des infidèles et non par-devant les saints ! » (Id) – Préférez-vous connaître à quelle basse flatterie se dégradent les juifs insensés ? Écoutez ce qu’ils disent : « Nous n’avons point d’autre roi que César ». (Jn. 19,15) – Aimez-vous mieux connaître l’humilité ? Écoutez de nouveau les protestations de saint Paul. « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, nous prêchons Jésus-Christ comme Seigneur, et nous comme vos serviteurs en Jésus-Christ ». (Id) – Voulez-vous voir, à l’égard du même homme, l’audace et la flatterie ? David subit l’audacieux langage de Nabal ; et bientôt la basse adulation des Ziphéens ; celui-là lui jetait des paroles de malédiction ; ceux-ci le trahissaient, au moins par leur volonté et leur complot. – Verrez-vous plus volontiers, non plus l’adulation, mais la sagesse en action ? Considérez David épargnant Saül qui était tombé dans ses mains. – Vous plaît-il de retrouver la vile flatterie ? Rappelez-vous les misérables qui assassinèrent Isboseth[5], crime affreux pour lequel David les fit mourir. Enfin, pour abréger, définissons l’audace, comme aussi la franchise et la force. La première a lieu quand on s’irrite, quand un reproche violent se formule sans une cause grave et juste ; quand on se venge, quand de toute autre injuste manière on s’emporte : la seconde se trouve à braver les périls et la mort, à mépriser les amitiés ou les ressentiments quand il s’agit de la volonté de Dieu. L’adulation et le servilisme se reconnaissent à servir certaines personnes bien au-delà de leurs besoins et des convenances, par convoitise de quelque avantage temporel ; l’humilité se manifeste par les mêmes services, mais qu’on rend uniquement pour des motifs agréés de Dieu ; l’homme humble descendant ainsi de sa dignité, pour accomplir une œuvre grande, admirable et parfaite.
Heureux, si nous savons, si nous pratiquons ces maximes ! Les savoir, en effet, ce n’est pas assez : « Ce ne sont pas ceux qui entendent la loi », dit saint Paul, « mais bien ceux qui la pratiquent, qui seront justifiés ». (Rom. 2,13) Bien plus la connaissance du précepte vous condamne, quand les œuvres manquent, et la pratique du devoir. Abordons la pratique aussi, afin de gagner la récompense, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.

HOMÉLIE VI.[modifier]


QU’ON RECONNAISSE EN VOUS LES SENTIMENTS DE JÉSUS-CHRIST MÊME, QUI ÉTANT L’IMAGE DE DIEU… ET SON ÉGAL,… S’EST ANÉANTI EN PRENANT LA FORME DE SERVITEUR, ETC. (CHAP. 2,5-9)

Analyse.[modifier]


  • 1-4. Exorde : Jésus-Christ proposé par lui-même et par saint Paul comme modèle de charité. – Les ennemis de l’Incarnation nommés, leurs hérésies dévoilées, leurs impiétés d’avance réfutées par le texte de saint Paul.- Réfutation spéciale de Sabellius et d’Arius. – Le Fils n’est pas un petit Dieu, inférieur au Père. – Jésus-Christ a pu se croire Dieu, « sans rapine », puisqu’il l’est : l’orateur profite de ce texte, pour établir à la fois la nature divine de Jésus-Christ, et l’essence de l’humilité. – Il explique les mots : « In forma Dei ».
  • 4-6. Judas perverti par l’avarice : craignons de succomber sous cette passion.— Mammon et Jésus-Christ se disputent le monde. – L’enfer au bout de l’avarice. Pourquoi l’orateur parle de l’enfer.


1. Quand Notre-Seigneur Jésus-Christ veut élever ses disciples aux plus grandes vertus, il propose en exemple, les prophètes, son Père et lui-même, disant tantôt : « Ainsi ont-ils traité les prophètes qui ont vécu avant moi ». Tantôt : « Apprenez de moi que je suis doux. » (Mt. 5,12 et 11, 29) ; et ailleurs : « Soyez miséricordieux comme votre Père qui est dans le ciel ». (Lc. 6,36)
Paul ne suit pas une autre méthode. Pour décider les Philippiens à la pratique de l’humilité, il met en scène Jésus-Christ ; et ce n’est pas seulement pour cette vertu, c’est aussi pour expliquer la charité envers les pauvres, qu’il rappelle ce grand modèle en ces termes « Vous connaissez la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pour nous s’est fait pauvre, lorsqu’il était si riche ! » (2Cor. 8,9) Il n’est rien, en effet, qui excite une âme grande et sage à la pratique du bien, comme de lui faire comprendre que ses œuvres la rendront semblable à Dieu. Quel motif vaudra jamais celui-là pour décider une volonté ? Paul le savait, aussi pour amener ses lecteurs à l’humilité, il a commencé par les prier et par les conjurer ; puis il a employé les paroles encourageantes : « Vous persévérez », disait-il, « dans un seul esprit » ; et encore : « Ce qui est une preuve de leur perdition, et de votre salut ». (Phil. 1,27) Mais il arrive enfin à son grand moyen de persuasion : « Soyez dans la même disposition et dans le même sentiment où a été Jésus-Christ, qui étant dans la forme de Dieu, n’a point cru que ce fût pour lui une rapine et une usurpation d’être l’égal de Dieu, mais qui cependant s’est anéanti, prenant la forme de l’esclave (5, 6) ».
Mes frères, appliquez-vous, je vous en prie, élevez vos âmes. Comme un glaive à double tranchant, de quelque côté qu’il frappe, au milieu même d’innombrables bataillons, les rompt facilement et les détruit, parce que, tranchant des deux côtés, il présente d’ailleurs sa pointe à qui rien ne résiste : ainsi en est-il des paroles du Saint-Esprit. Oui, par la force de ces paroles, les sectateurs d’Arius d’Alexandrie, de Paul de Samosate, de Marcel le Galate, de Sabellius l’Africain, de Marcion le Pontique, de Valentin, de Manès, d’Apollinaire le Laodicéen, de Photin, de Sophronius, tous les hérétiques, sans exception, sont tombés sous les coups de Paul.
Invités à ce noble spectacle de leur défaite, conviés à voir toutes leurs phalanges abîmées d’un seul coup, réveillez-vous, pour ne pas perdre un seul trait de ce spectacle divin. Car enfin, si dans les courses des chevaux et des chars, le plus beau coup de théâtre pour vous est de voir un des vaillants écuyers vaincre d’un élan triomphal tous les chars et tous les écuyers ses rivaux, et parmi ces véhicules renversés, et au milieu de ses adversaires encore sur le siège, arriver seul jusqu’à la borne, jusqu’à la barrière du combat, alors que de toutes parts éclatent les applaudissements, et que les clameurs s’élèvent jusqu’aux cieux ; alors que le vainqueur, à qui la joie et les applaudissements semblent donner des ailes, achève avec ses coursiers de parcourir le stade : combien plus n’éprouverez-vous pas de bonheur, après qu’aidés de la grâce de Dieu, nous aurons culbuté les bataillons des hérésies et les machines de guerre du démon avec leurs écuyers eux-mêmes, qui ne seront plus ensemble qu’un monceau de ruines ?
Mais, s’il vous plaît, plaçons en ordre toutes ces hérésies. Quel ordre adopterons-nous, celui de leur impiété, ou celui des temps ? Suivons plutôt celui des temps ; car, au point de vue de l’impiété, il serait difficile de les classer.
Vienne d’abord Sabellius l’Africain. Que dit-il ? « Père, Fils, Esprit-Saint, trois noms et rien de plus, désignant une seule personne ».
Marcion le Pontique nie la bonté de ce Dieu qui a créé toutes choses ; il ne veut pas qu’il soit père du Christ, qui est bon ; il en imagine un autre qui est juste, selon lui ; quant au Fils, il ne s’est pas incarné pour nous.
Marcel, Photin, Sophronius prétendent que le Verbe est une « énergie », et que cette énergie habite dans cet homme qui est né de la race de David, mais que ce n’est pas une substance hypostatique. Arius le reconnaît comme Fils, mais de nom seulement. C’est une créature, dit-il, et bien inférieure au Père. Les autres hérétiques refusent une âme à Jésus-Christ. Voyez-vous tous les chars en ligne ? Considérez aussi leur ruine complète ; voyez bien comment Paul les choque et les renverse, mais tous, vous dis-je, d’un seul coup, d’un seul élan ! Et comment les a-t-il renversés ? « Prenez en vous », dit-il, « les sentiments de Jésus-Christ, qui étant dans la forme de Dieu a cru, sans usurpation aucune, être l’égal de Dieu ». C’est assez pour briser Paul de Samosate, et Marcel ; et Sabellius. Car il le déclare : « Jésus-Christ était dans la forme de Dieu ». S’il était dans cette forme, comment donc, impie, oses-tu dire qu’il a commencé en Marie, et qu’auparavant il n’était pas ? Comment encore ne serait-il qu’une « énergie ? » Car s’il dit : « Dans la forme de Dieu », il dit aussi : « Dans la forme d’esclave ». L’esclave en bonne forme, n’est-il que l’esclave en énergie, ou l’esclave en nature ? Certainement, réponds-tu, l’esclave formel, c’est l’esclave en nature. Donc aussi la forme de Dieu, c’est la nature de Dieu, et non une simple « énergie ». Ainsi succombent Marcel le Galate, Sophronius et Photin.

2. A Sabellius, maintenant. L’apôtre dit « Comme il était dans la forme de Dieu, il n’a pas cru que ce fût une usurpation pour lui, que d’être l’égal de Dieu ». Qui dit égal, dit égal à un autre : l’égalité ne peut se dire d’une personne seule. Vous voyez donc ici la substance, l’hypostase de deux personnes, et non pas de vains noms qui ne s’appliquent pas à des réalités. Par là même, le Fils unique vous apparaît existant avant tous les siècles. Mais cela suffit contre ces adversaires.

Contre Arius, que dirons-nous ? Il fait le Fils d’une autre substance que son Père. – Hérétique, réponds-moi : que veut dire cette proposition : « Il a pris une forme d’esclave ? » Il s’est fait homme, me répond-il. Donc aussi, puisqu’il était dans « une forme de Dieu », il était Dieu ; car dans les deux textes se trouve cette expression de « forme ». Si ce mot est vrai dans un cas, il l’est aussi dans l’autre : la forme d’esclave ici, c’est l’homme en sa nature donc aussi la forme de Dieu, c’est Dieu dans sa nature. L’apôtre ne s’en tient pas là ; mais comme Jean l’Évangéliste, il atteste la parfaite égalité de Jésus-Christ avec Dieu, et montre qu’il n’est en rien inférieur au Père « Il n’a pas regardé comme une usurpation d’être l’égal de Dieu ». Toutefois, n’ont-ils pas ici quelque subtilité à nous opposer ? Le texte, disent-ils, affirme précisément le contraire, puisqu’il dit : Étant dans la forme de Dieu, il n’a pas voulu être usurpateur de la nature de Dieu. – Mais s’il était Dieu même, comment pouvait-il ravir la nature divine ? Se peut-il entendre un langage plus absurde ? Dirait-on jamais ceci, par exemple étant homme, il n’a pas ravi la nature humaine ? Quelqu’un pourrait-il ravir ce qu’il est essentiellement ?

Vous ne comprenez pas, répondent-ils ; entendez ainsi le texte : Le Fils étant un Dieu moindre, n’a pas usurpé l’égalité avec le Dieu grand, avec celui qui est plus grand que lui. – Ainsi, pour vous, il y a un Dieu grand : et un Dieu petit ! Voilà que vous introduisez le paganisme dans l’Église. Chez les païens, en effet, il y a petit et grand Dieu ; en est-il de même chez vous ? Je l’ignore. Dans les Écritures, du moins, vous ne trouverez nulle part rien de pareil : partout le grand, nulle part un petit. Car dès qu’il est petit, comment est-il Dieu ? S’il n’y a pas, à vrai dire, d’homme petit et d’homme grand, mais une seule nature d’homme ; si tout ce qui n’a pas cette nature, n’est pas homme, comment s’est-il trouvé un Dieu grand et un Dieu petit en dehors de la nature divine ? Qui est petit, n’est pas Dieu : car partout nos saints livres le proclament grand :« Le Seigneur est grand », dit David, « et dépasse toute louange ». Il le dit du Fils aussi, car partout il l’appelle son Seigneur. – Ailleurs il s’écrie : « Vous êtes grand, vous faites des merveilles, vous êtes le seul Dieu ». Et encore : « Notre Seigneur est grand, grande est sa puissance ; sa magnificence est sans limites ». (Ps. 47,1 ; 85,10 ; 143,3)
Tout cela se dit du Père, répliquent-ils ; le Fils est petit. – Vous le prétendez, vous : mais contre votre dire, l’Écriture affirme du Fils ce qu’elle prononce du Père. Écoutez la parole de Paul : « Nous attendons la bienheureuse espérance, et l’avènement de gloire du Dieu grand ». (Tit. 2,13) L’avènement ! Est-ce du Père qu’on dit cela ? Or, pour vous condamner mieux encore, il a ajouté. L’avènement « du Dieu grand ». Cette phrase a-t-elle jamais été dite du Père ? Jamais ! Au reste, ce qu’il ajoute ne permet point un tel sens « L’arrivée du Dieu grand et notre Sauveur, Jésus-Christ ». Voilà donc le Fils aussi déclaré grand ! Comment parlez-vous donc de grand et de petit ? – Écoutez encore un prophète qui l’appelle : « L’Ange du grand conseil ». Qu’est-ce que l’Ange du grand conseil ? N’est-il pas grand lui-même ? Celui qui est le « Dieu fort », ne serait pas grand, mais petit ? Comment ces impudents et criminels sectaires osent-ils abuser des mots, jusqu’à dire : Un petit Dieu ? Souvent je rapporte leurs propres termes, pour que vous en ayez horreur. – C’était un petit Dieu, disent-ils ; et il n’a pas été jusqu’à usurper le même rang que le grand. – Qu’est ceci ? dites-moi ; (cependant, n’allez pas croire que ces paroles absurdes soient de moi !) Mais d’après leur opinion, le Fils était petit, et bien inférieur en puissance à son Père : dès lors, comment aurait-il usurpé l’égalité avec Dieu le Père ? Une nature inférieure ne peut, quelque usurpation qu’elle fasse, devenir une nature supérieure. Ainsi l’homme ne pourra jamais se faire l’égal de l’ange ; le cheval ne pourrait, le voulût-il, arriver à être selon la nature égal à l’homme.

Mais, laissant ce moyen, j’ai une question à vous faire. Par cet exemple de Jésus-Christ, que veut établir saint Paul ? Vous me répondrez qu’il veut conduire les Philippiens à l’humilité. Alors, pourquoi nous proposer ce modèle ? Dès qu’on veut exhorter à l’humilité, on ne s’exprime pas ainsi. On ne dit pas : Soyez humble, n’ayez pas de vous-même des sentiments aussi avantageux que de vos égaux ; prenez modèle sur cet esclave ; il ne s’est pas révolté contre son maître ; imitez-le ! À un tel propos, vous répondriez : Ce n’est pas là un type d’humilité ! Sa révolte serait de l’arrogance ! – Or, apprenez, impie, dont l’enflure est diabolique, apprenez ce que c’est qu’humilité :

En quoi consiste l’humilité ? À n’avoir que d’humbles sentiments. Or, l’homme humble par nécessité n’a pas pour cela d’humbles sentiments ; le vrai humble s’humilie lui-même. Je veux vous éclaircir ce point, appliquez-vous. Si, pouvant avoir des sentiments élevés de soi-même, un homme n’en veut avoir que des idées modestes, il est humble de cœur. Mais quiconque n’a d’humbles pensées que parce qu’il ne peut en avoir de magnifiques, n’est pas humble très certainement. Par exemple, que l’empereur se soumette à son sujet, voilà l’humilité de cœur, puisqu’il descend de son rang suprême ; que le sujet s’incline devant lui, au contraire, il n’est pas humble pour cela ; car il ne s’est pas abaissé d’une plus haute position. Il n’y a vraiment aucune place au sentiment de l’humilité, si vous ne pouvez même pas être humble. Qu’un homme soit rabaissé malgré lui et par nécessité, cette soumission, bonne en elle-même, n’est pas attribuable à ses sentiments, à sa volonté, mais à la nécessité. Or ταπεινοφροσύνη, est un mot qui, par lui-même, dit abaissement volontaire de l’esprit.

3. Voudrez-vous, dites-moi, louer pour son amour de la justice, l’homme qui se contient dans les limites de ses propriétés, mais qui n’a aucun moyen de ravir celle d’autrui ? Non ; et pourquoi ? c’est que la nécessité, l’impossible empêche qu’on ne juge de sa volonté. Dites-moi encore : vanterez-vous, comme tranquille et paisible, le citoyen qui reste dans la vie privée, lorsqu’il ne pourrait aucunement s’emparer d’un pouvoir, d’un trône ? Non encore, il n’y a pas place au mérite. Car le mérite, sachez-le, ignorants, ne consiste pas à s’abstenir en pareil cas, mais à pratiquer son devoir. L’abstention ainsi entendue ne mérite pas le blâme, mais n’arrive pas non plus jusqu’à mériter l’éloge. Voyez plutôt comment Jésus-Christ lui-même motive la louange des élus : « Venez, les bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé dès la création du monde ; car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ». (Mat. 25,34-35) Il ne dit pas : Car vous n’avez pas désiré le bien d’autrui ; car vous n’avez pas volé ; ce serait trop peu de chose ; mais : Vous m’avez vu avoir faim, et vous m’avez nourri. – Qui donc a jamais parlé de la sorte de ses amis ou de ses ennemis ? Quelqu’un a-t-il jamais loué Paul, mais que dis-je ? Paul ! Quelqu’un a-t-il jamais fait d’un homme vulgaire, l’éloge que vous, hérétique, vous faites de Jésus-Christ, quand vous dites : Il n’a pas usurpé une dignité qui ne lui appartenait pas ? – Louer quelqu’un de cette façon, c’est lui donner certificat de malice achevée. Pourquoi ? C’est qu’on donne ordinairement aux malfaiteurs des compliments négatifs, tels que celui-ci : « Que celui qui volait, ne vole plus désormais ». (Eph. 4,28) On ne parle pas sur ce ton aux honnêtes gens. On ne s’avise pas de louer celui qui n’a pas ravi une dignité qui ne lui appartenait pas : quelle folie serait-ce de le vanter ainsi ? D’ailleurs… Mais appliquez-vous, je vous prie, mon raisonnement se prolonge… Qui voudrait, surtout de cette manière, exhorter à l’humilité ? Un exemple ne doit-il pas toujours être plus grand et plus beau que la chose même, objet de votre exhortation ? Ira-t-on jamais le prendre dans une sphère obscure et inférieure ? Non. Voyez plutôt Jésus-Christ exhortant à faire du bien même à ses ennemis ; il se sert d’un grand exemple, celui du Père « qui fait lever son soleil sur les bons et « sur les méchants, et tomber sa pluie sur le « juste et sur l’injuste ». (Mat. 5, 45)Veut-il exhorter à la douceur, il se pose en exemple : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Jn. 13,14) ; et ailleurs : « Si j’ai fait ainsi pour vous, moi votre Seigneur et votre Maître, combien plus devez-vous le faire vous-mêmes ? » (Mt. 11,29) Voyez-vous quel modèle il choisit ? Il ne faut pas en effet qu’un modèle soit inférieur : c’est là une règle que nous gardons nous-mêmes.
Or, dans la question présente, l’exemple, entendu comme les hérétiques, n’approche même pas du terme où il doit nous conduire. Comment cela ? C’est que, si vous me proposez un esclave comme modèle, c’est un être inférieur, soumis par droit à un plus grand que lui : je n’y reconnais point d’humilité. C’est le contraire que vous deviez faire ; il fallait nous montrer un plus grand obéissant à un plus petit. Mais comme l’apôtre ne trouvait en Dieu rien de semblable, je veux dire, une personne plus grande et une autre moindre, il a établi leur parfaite égalité.
Si le Fils avait été inférieur au Père, son exemple ne valait plus et ne pouvait servir à saint Paul, pour commander l’humilité. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas d’humilité à ne pas attaquer plus grand que soi, à ne pas usurper une dignité, à obéir jusqu’à la mort.
Souvenez-vous, d’ailleurs, d’une recommandation qui accompagne cet exemple. Saint Paul disait tout à l’heure : « Que chacun de vous par esprit d’humilité croie les autres au-dessus de soi ». – « Que chacun croie », dit-il ; en effet, puisqu’à l’égard de la nature vous êtes une même chose, et que la grâce que vous avez reçue de Dieu vous rend tous égaux, l’humilité ne peut plus être que dans les sentiments. Mais quand il parle de plus petits et de plus grands, il ne dit plus : Supposez et croyez ; mais : Honorez ceux qui sont au-dessus de vous ; c’est sa parole dans un autre passage : « Obéissez à vos supérieurs et soyez-leur soumis ». (Héb. 13,17) Au cas actuel, saint Paul demande la soumission d’après la nature même des choses ; tandis qu’au cas précédent, elle doit venir de notre libre jugement. « Que chacun par un sentiment d’humilité croie les autres au-dessus de soi » : et c’est bien là ce qu’a fait Jésus-Christ lui-même.
Ces réflexions suffisent à renverser le système hérétique. Il nous reste à exposer notre doctrine. Auparavant résumons ici cette controverse : Non, saint Paul, conviant les fidèles à la pratique de l’humilité, n’a pas dû produire en exemple un inférieur obéissant à un supérieur. S’il avait voulu prêcher simplement l’obéissance, celle que des serviteurs doivent à leur maître, à la bonne heure ! Mais lorsqu’il s’agit de conseiller à l’homme libre de s’abaisser devant l’homme libre, que peut faire en pareil cas la soumission de l’esclave à son maître ? de l’inférieur envers son supérieur ? – Aussi bien n’a-t-il pas dit que le plus petit obéisse au plus grand ; mais obéissez-vous les uns aux autres, bien que vous soyez d’égale dignité. « Croyez les autres au-dessus de vous ». Pourquoi n’a-t-il pas cité plutôt l’obéissance imposée à la femme ? Ainsi que la femme obéit au mari, aurait-il dit, ainsi vous-mêmes obéissez. S’il n’a pas apporté l’exemple des époux, entre lesquels, après tout, se trouve égalité et liberté ; s’il l’a évité, parce qu’il s’y rencontre cependant une certaine dépendance, combien moins aurait-il mis en avant l’exemple de l’esclave ? – Au reste, j’ai commencé par faire remarquer qu’on ne louera personne, qu’on ne voudra pas même citer qui que ce soit, pour le seul mérite de ne pas être un criminel. Pour célébrer, la chasteté d’un homme, on ne dira jamais qu’il ne fut point adultère ; on le vantera, par exemple, de n’avoir pas même usé de son épouse. S’abstenir d’actions honteuses ne sera jamais à nos yeux un sujet de gloire ; la gloire ici serait ridicule.
J’ai ajouté que « la forme de l’esclave » était vraie, et rien moins que l’esclave lui-même par conséquent que « la forme de Dieu » est parfaite et rien moins que Dieu. Mais pourquoi est-il dit, non pas qu’il a été fait dans la forme de Dieu, mais qu’ « il y était ? » Cette expression équivaut à celle-ci : « Je suis celui qui suis ». La forme, en tant que forme, annonce identité de nature ; il ne se peut que la forme soit la même quand l’essence est différente ; que, par exemple, l’homme ait la forme angélique ; que la brute ait la forme humaine. Alors, concluez : Qu’est-ce que le Fils ?
En nous, il est vrai, en nous qui sommes composés de deux substances, la forme appartient au corps : mais en CELUI qui était parfaitement simple et sans composition, la forme, évidemment, appartient à son essence et la désigne.
Que si, parce que le texte porte « en forme de Dieu[6] », έν μορφῆ Θεοῦ, sans article, vous prétendez que le Père n’est pas désigné ici, je vous montrerai en maints passages le Père désigné par le mot Dieu sans article. Pourquoi vous annoncé-je d’autres textes ; d’abord, celui-ci m’en donne une preuve immédiate : il n’a pas cru être usurpateur, quand il s’est cru l’égal « de Dieu », et non pas « du » Dieu ( Θεῷ simplement) ; il n’a pas mis l’article, bien qu’il parlât du Père. – Volontiers j’ajouterais mes autres citations ; mais je crains de fatiguer vos esprits. Du moins que vos mémoires retiennent ce que nous avons dit pour renverser les systèmes ennemis. Arrachons les épines (du doute et de l’erreur), puis nous sèmerons la bonne semence, après avoir détruit les ronces maudites et rendu à la terre de nos cœurs un champ libre et reposé ; il lui faut, en effet, dépouiller toute la végétation vicieuse des doctrines étrangères, pour qu’elle puisse ensuite recevoir avec pleine vertu les divines semences.
4. Rendons grâces à Dieu pour l’instruction que nous venons d’entendre ; demandons-lui qu’il nous accorde de la garder et de la retenir, afin que, peuple et prédicateur, en recueillent la joie, et les hérétiques la confusion. Supplions-le qu’il daigne aussi, pour la suite de ce discours, nous ouvrir la bouche, et nous inspirer pour l’instruction des mœurs. Prions-le qu’il nous donne une vie digne de notre foi, afin que, vivant pour sa gloire, nous ne fassions jamais par notre faute blasphémer son saint nom. « Malheur à vous », est-il écrit, « parce qu’à cause de vous le nom de Dieu est blasphémé ».
Si, lorsque nous avons un fils, (et que pouvons-nous avoir de plus proche qu’un fils?) et que nous sommes, à cause de lui, en butte aux outrages, nous le renions, nous le détestons, nous le rejetons ; combien plus voyant des serviteurs ingrats, blasphémateurs et outrageux, Dieu ne devra-t-il pas les rejeter et les haïr ? Et devenus les objets de cette aversion, de cette haine de Dieu, qui donc recevra, qui protégera ces misérables ? Personne, Satan et les démons exceptés. Et cette proie du démon, quel espoir de délivrance lui reste ? Quelle consolation dans sa triste vie ?
Tant que nous sommes dans la main de Dieu, nul ne peut nous en arracher, tant elle est puissante. Mais une fois tombés hors de cette main, de cette puissance secourable, nous sommes perdus, exposés en proie à tous les ravisseurs, jetés sous tous les pieds qui voudront nous fouler, pareils à des murs croulants, à une haie renversée. Quand la muraille est faible, chacun facilement lui donne l’assaut ; et ce que je vais dire de Jérusalem, ne s’applique pas seulement à la cité sainte, mais, sachez-le, à tout homme. Or, qu’est-il écrit de Jérusalem ?
« Je chanterai au peuple que j’aime le cantique que mon bien-aimé a composé pour sa vigne. – Mon bien-aimé avait une vigne sur une colline, dans un lieu fertile. – Je l’ai close, je l’ai environnée d’un fossé, et j’ai planté un cep de Sorech ; j’ai bâti une tour au milieu, j’y ai construit un pressoir, et j’ai attendu qu’elle me produisît des raisins, et elle n’a produit que des épines. – Maintenant donc, vous, habitants de Jérusalem, et vous, hommes de Juda, soyez juges entre moi et ma vigne. – Qu’ai-je dû faire de plus à ma vigne, et que je n’aie point fait ? Car j’ai attendu qu’elle produisît du raisin ; elle n’a produit que des épines. – Maintenant donc je vous montrerai ce que je veux faire à ma vigne. J’en arracherai la haie, et elle sera exposée au pillage ; j’en détruirai la muraille, et elle sera foulée aux pieds. – Et j’abandonnerai ma vigne ; elle ne sera plus taillée ni labourée ; les épines y monteront, comme dans une terre inculte, et je commanderai aux nuées de ne plus lui épancher leurs ondes. – La vigne du Seigneur des armées, c’est la maison d’Israël, c’est l’homme de Juda, autrefois son plant choisi. – J’ai attendu qu’ils fissent des actions de droiture, ils n’ont en faute que l’iniquité ; et au lieu de la justice que j’attendais, j’entends la clameur qui les accuse ». (Is. 5,1-7)
Toute âme trouve ici sa leçon. Car lorsque le Dieu de toute bonté a comblé la mesure de ses bienfaits ; et que l’âme, au lieu de raisin, a produit les épines, Dieu arrache la haie, détruit le mur, et nous sommes en proie aux ravisseurs. Écoutez comment et avec quelle douleur un autre prophète a dépeint cet état : « Pourquoi, mon Dieu, avez-vous détruit sa muraille ? Pourquoi est-elle ravagée par tous les passants du chemin ? Le sanglier de la forêt l’a dévastée ; toute bête sauvage y a pris sa pâture ». (Ps. 79, 13-14) Sans doute, il parle plus haut du Mède et du Babylonien ; mais ici il ne le désigne même pas. Ce sanglier, cette bête solitaire et sauvage, c’est le démon et ses puissances infernales. « Solitaire et sauvage sanglier » désigne et dépeint son impureté et sa férocité. Pour donner une image de ses instincts rapaces, les saints livres le comparent au « lion qui rôde en rugissant, cherchant qui il pourra dévorer ». (1Pi. 5,8) Pour nous signaler ses poisons dangereux et mortels, ils l’appellent serpent et scorpion. « Foulez aux pieds », est-il dit, « les serpents, les scorpions, et toute la puissance de l’ennemi ». (Lc. 10,19) Pour nous faire comprendre à la fois son poison et sa force, ils le nomment dragon ; ainsi dans ce passage : « Le dragon que vous avez fait pour s’y jouer ». (Ps. 103,26) Au reste, dragon, serpent, aspic, sont des noms que l’Écriture lui donne partout ; comme à une bête tortueuse, d’aspects variés et de force redoutable, qui agite, trouble, bouleverse toutes choses dans les hauteurs comme dans les abîmes.
Toutefois ne craignez pas, ne perdez pas courage ; veillez seulement, et il ne sera plus qu’un faible passereau. « Foulez aux pieds », a dit le Seigneur, « les serpents et les scorpions ». Lui-même, si nous le voulons, le jettera sous nos pieds comme une vile poussière.
5. Mais qu’il est ridicule, ou plutôt qu’il est malheureux de voir qu’un être destiné à ramper sous nos pieds, plane en vainqueur sur nos têtes ! Et comment cela se fait-il ? Par notre faute ! Il grandit, si nous voulons ; et si nous voulons, il se rapetisse. Soyons bien à nos intérêts, serrons-nous autour de notre Roi : dès lors, il s’amoindrit, et n’a pas plus de pouvoir contre nous qu’un petit enfant. Mais si nous nous éloignons de notre Roi suprême, il se redresse, il frémit, il aiguise ses dents homicides, parce qu’il nous trouve privés de ce puissant auxiliaire. Il n’attaque, en effet, que dans la mesure que Dieu permet. S’il n’osait, par exemple, envahir un troupeau de pourceaux, avant que le Seigneur ne lui en eût donné permission, bien moins le ferait-il sur les âmes humaines. Dieu permet ses attaques, d’ailleurs, ou pour instruire, ou pour punir, ou même pour glorifier davantage ses élus. Voyez-vous, par exemple, que loin de provoquer Job, le démon n’osait même approcher de lui, qu’il le craignait, qu’il tremblait ?
Mais que parlé-je de Job ? Judas, Judas lui-même ne devint la proie du démon et son entière conquête ; que quand Notre-Seigneur eut retranché ce traître du collège sacré des apôtres. Jusque-là Satan le tentait au-dehors, et n’osait faire irruption jusque dans son âme. Mais dès qu’il le vit retranché du saint bercail, il l’attaqua plus furieusement qu’un loup ne ferait jamais, et il ne lâcha cette proie qu’après lui avoir donné une double mort.
Ce douloureux chapitre a été, du reste, écrit pour notre instruction. Ne demandez pas ce que nous avons gagné à savoir que Jésus-Christ ait été trahi par l’un des douze intimes quel est ici notre profit, quel est notre avantage ? Il est grand, vous répondrai-je. Si nous comprenons bien le motif, qui détermina ce perfide à un pareil complot, nous veillerons à ne pas nous laisser entraîner par une cause semblable.
Comment donc Judas en vint-il à se perdre ? Par avarice. Il était voleur, et cette maladie le rendit fou au point de lui faire livrer Notre-Seigneur pour trente pièces d’argent. Quelle plus honteuse folie ! rien au monde n’égalait, rien ne pouvait valoir l’objet sacré de cette trahison ; et « Celui » devant qui les nations sont comptées comme un néant, il le livre pour trente pièces d’argent ! Tant est lourde la tyrannie de l’avarice, tant elle est capable de dégrader une âme ! L’ivresse même produit dans l’âme un délire moins grand que l’avarice. La folie, l’idiotisme frappent moins fort que la passion de l’argent. Car, dis-moi, aveugle apôtre, quelle raison a déterminé ta perfidie ? Obscur et inconnu, tu fus, par le Seigneur, appelé, placé même au rang des douze ; il te communiqua sa doctrine, il te promit des biens inappréciables, il te fit produire des miracles même ; sa table, ses voyages, sa conversation, il partageait tout avec toi, comme avec tes collègues de l’apostolat. Tant de bienfaits ne suffirent donc pas à t’arrêter ? Quel si grand mobile alors te rendit traître ? Avais-tu, scélérat, le moindre sujet de plainte ; ou plutôt de quels biens ne t’avait-il pas accablé ? Connaissant ton infâme dessein, il ne cesse de te donner tout ce qu’il a. Souvent il répète : « Un de vous me trahira » (Mt. 26,21) ; souvent il te désigne, en t’épargnant toujours ; il sait ce que tu es, et ne te chasse pas du sacré collège. Il te supporte encore, et comme si tu étais toujours un membre légitime de ce corps vénérable, un des douze intimes, il t’honore, il te chérit. Enfin, ô crime, tu le vois ceint d’un linge, et de ses pures mains lavant tes pieds impurs ; rien ne t’arrête ; tu continues à voler le bien des pauvres ; et le Seigneur le supporte encore pour t’empêcher de faire le dernier pas ; mais rien ne peut changer ta détermination. Et pourtant, quand tu serais une bête féroce, une pierre même, tant de bienfaits reçus, tant de miracles opérés, cette doctrine sublime de l’Évangile enfin, ne devait-elle pas te fléchir ? Hélas ! jusque dans cette dégradation bestiale, le Seigneur te poursuit de ses appels ; malgré cette pétrification de ton cœur plus dur que les rochers, ses œuvres merveilleuses t’invitent au retour : mais en vain ; tout cela ne peut amender Judas.

Peut-être, mes frères, cet excès de folie dans un traître vous étonne ; ah ! que sa plaie honteuse vous fasse trembler ! La cupidité, l’amour de l’argent l’a fait ce que vous voyez. Arrachez de vos cœurs cette passion, qui enfante de telles maladies de l’âme, qui fait les impies, qui nous conduirait, même après mille bienfaits de la bonté de Dieu, à le méconnaître et à le renier. Arrachez cette passion, je vous en supplie ; ce n’est pas une maladie légère ; elle sait produire mille morts très cruelles. Nous avons vu le mal de Judas : craignons d’y succomber nous-mêmes. Son histoire a été écrite pour nous préserver de tels malheurs ; tous les évangélistes l’ont racontée, pour nous apprendre le désintéressement. Fuyez donc, et de loin, le vice contraire : l’avarice se reconnaît non seulement dans le désir de beaucoup d’argent, mais dans le simple désir de l’argent. C’est déjà avarice grave, que de demander au-delà du besoin. Sont-ce des talents d’or qui ont poussé Judas à la trahison ? Trente deniers lui ont suffi pour livrer le Seigneur. Ne vous souvient-il plus de ce que j’ai dit déjà, que le désir exagéré de l’argent se manifeste non pas seulement en acceptant une somme considérable, mais plus encore en recevant une somme chétive ? Voyez quel grand crime commet Judas pour un peu d’or ! que dis-je pour un peu d’or, pour quelques pièces d’argent !

6. Non, non, jamais l’avare ne contemplera Jésus-Christ face à face ; c’est là, je le répète, une impossibilité. L’avarice est la racine de tous les péchés. Que s’il suffit d’un seul, pour perdre la gloire éternelle, où donc sera placé celui qui apportera, au jugement de Dieu, la racine de tous les péchés ? Le serviteur de l’argent ne peut être le vrai serviteur de Jésus-Christ. C’est lui-même qui a proclamé cette incompatibilité absolue. « Vous ne pouvez », a-t-il dit, « servir Dieu et Mammon » ; et encore : « Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt. 6,24), car leurs volontés sont contraires. Jésus-Christ vous dit : Pitié pour les pauvres ! Mammon reprend : Prenez ce qu’ils possèdent. Jésus-Christ : Donnez-leur ce que vous avez ! Mammon : Ravissez même ce qu’ils ont. Voyez-vous le combat ? Voyez-vous la guerre ? Faut-il vous montrer comment personne ne peut servir ces deux maîtres, mais comment l’un des deux sera nécessairement méprisé ? N’est-ce pas là une vérité d’une clarté qui n’a pas besoin de commentaire ? Comment ? c’est qu’en fait nous voyons Jésus-Christ méprisé et Mammon en honneur ! Sentez-vous déjà l’amertume de ces paroles ? Et si les paroles sont amères, que ne sont pas les faits eux-mêmes ? mais la maladie qui nous travaille, nous empêche de sentir la gravité des faits. Dès que nous commencerons à nous dégager des étreintes de cette passion, notre esprit jugera sainement des choses. Mais une fois sous l’empire de cette fièvre de l’or, notre âme se complaît dans son mal, perd absolument la faculté de juger, et voit se corrompre le tribunal même de sa conscience. Jésus-Christ prononce : « Si quelqu’un ne renonce pas à tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple ». (Lc. 14,33) Mammon réplique : Arrache le pain à l’indigent. Jésus-Christ : Habillez sa nudité ! Mammon : Volez-lui jusqu’à ses haillons. Jésus-Christ : Ne méprisez pas votre propre sang et ceux de votre maison. Mammon : Pour ton sang et ta maison, point de pitié ; quand ce serait un père, quand ce serait une mère, méprise-les. Et que parlé-je de père et de mère ? Sacrifie, je le veux, jusqu’à ton âme. Il commande, on l’écoute. Hélas ! hélas ! ce maître qui vous impose des lois si cruelles, si inhumaines, si sauvages, nous trouve obéissants, plutôt que Celui dont le joug est léger et les commandements si salutaires. De là, l’enfer ; de là, le feu ; de là ce fleuve de flammes et ce ver qui ronge éternellement.

Je le sais : beaucoup ici ne sont point charmés de nous voir traiter ce sujet menaçant ; mais moi-même, c’est malgré moi que j’y touche : qu’ai-je, enfin, à y gagner ? Ah ! bien mieux aimerais-je à vous entretenir continuellement des biens du royaume céleste, de ce repos, de ces ondes qui désaltèrent pleinement, de ces pâturages verdoyants et joyeux, comme les appelle le prophète : « Il m’a élevé auprès des eaux rafraîchissantes, il m’a placé au milieu de gras pâturages ». (Ps. 22,2) Oui, j’aimerais à vous parler de ce lieu, d’où sont bannis la douleur, le deuil, les chagrins. J’aimerais raconter le bonheur qu’on goûte dans un séjour avec Jésus-Christ, bien qu’il dépasse tout langage et même toute pensée. J’aimerais néanmoins à user toutes mes forces sur cet éternel et délicieux sujet, mais que ferais-je alors ? Car il n’est pas possible de parler de royaume à un malade brûlé par la fièvre. Tant que dure son périlleux état, il faut traiter de sa guérison ; tant que la peine et le châtiment le menacent, il messiérait de lui parler de gloire. On n’a qu’un but, en ce cas ; c’est de le sauver de la peine, du supplice ; si nous n’atteignons ce premier résultat, comment espérer l’autre ? Continuellement donc je vous entretiens du mal à redouter, pour vous faire arriver au bien que vous désirez. Car si Dieu lui-même nous a menacés de l’enfer, c’est pour que personne ne tombe en enfer ; c’est pour que tous nous arrivions à la couronne. Ainsi nous-mêmes nous ne cessons pas de vous parler d’enfer, pour vous relever jusqu’à l’espoir d’un trône, pour fléchir d’abord vos cœurs sous la crainte et les décider à pratiquer ce qui fait mériter la palme.
Veuillez donc supporter sans chagrin le poids de nos paroles. Ce poids de ma parole aura l’avantage d’alléger vos âmes du fardeau de leurs péchés. Le fer, aussi, les marteaux ont du poids ; et cependant on fabrique avec eux les vases d’or et d’argent ; on redresse les objets tors ; si les outils étaient moins lourds, ils deviendraient impuissants à redresser un corps tordu. Ainsi le poids de nos reproches peut façonner vos âmes au bien. Ne cherchez donc pas à éviter ni leur pesanteur, ni leurs coups salutaires ; on ne vous blesse jamais pour briser et déchirer vos âmes, mais pour les corriger. Nous savons, en effet, grâce à Dieu, dans quelle mesure il faut frapper, et quelle doit être l’intensité de nos coups, afin que, sans jamais briser le vase, ils puissent le guérir, le restaurer, le remettre en état de servir au divin Maître ; de telle sorte que la réparation le présente avec un nouveau lustre, avec une forme et une ciselure irréprochable, au grand jour où doit couler le fleuve de feu, et qu’il ne devienne pas la pâture du bûcher que l’éternité entretiendra.
Si vous ne passez ici-bas par le feu de la parole, vous passerez infailliblement dans l’autre vie par le feu de l’enfer, puisque « le jour du Seigneur se révélera par le feu ». (1Cor. 3,13) Mieux vaut qu’un instant notre parole vous brûle, que la flamme dont parle ici l’apôtre. Cet avenir éternel, en effet, est d’une certitude absolue ; souvent je l’ai prouvé par des raisons sans réplique ; les saintes Écritures suffiraient pour vous en donner la pleine conviction. Mais plusieurs étant portés à la discussion, nous y avons ajouté maints raisonnements. Rien n’empêche que maintenant même nous ne les apportions encore. — Qu’avions-nous dit ? Dieu est juste, nous l’avouons ; gentils et juifs, hérétiques et chrétiens. Or, bien, des pécheurs sortent de ce monde sans être punis ; bien des hommes de vie vertueuse en sont sortis de leur côté après avoir subi mille calamités. Donc, si Dieu est juste, en quel lieu donnera-t-il aux uns la récompense, aux autres le supplice, s’il n’y a pas d’enfer, s’il n’y a pas de résurrection ? Ce raisonnement, répétez-le toujours aux autres et à vous-mêmes ; il ne vous laissera pas un doute sur la résurrection. Or, quand on croit à la résurrection, sans ombre de doute, on apporte tous les soins, toute l’attention possible à mettre son âme en état de gagner les biens éternels. Puissions-nous tous y parvenir, par la grâce et bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, en l’unité du Père et du Saint-Esprit, la gloire, l’empire, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VII.[modifier]


SOYEZ DANS LES MÊMES SENTIMENTS QUE JÉSUS-CHRIST, QUI AYANT LA FORME DE DIEU, N’A PAS CRU QUE CE FUT POUR LUI UNE USURPATION D’ÊTRE ÉGAL ADIEU, MAIS QUI S’EST ANÉANTI LUI-MÊME EN PRENANT LA FORME D’ESCLAVES ETC. (JUSQU’AU VERSET 11)

Analyse.[modifier]


  • 1. Le Seigneur Jésus ne craignant pas qu’on l’accusât de rapine pour son titre et sa nature d’égal de Dieu, ne craint pas de déposer ce titre, de cacher cette nature. Il s’anéantit par humilité et non par nécessité.
  • 2. Il est fait semblable à l’homme, parce qu’il en prend la nature, – mais non, comme le veut Marcion, par un faux semblant d’incarnation. – Il s’anéantit, mais sans cesser d’être Dieu, comme le voudraient Paul de Samosate et Arius.

3. Son incarnation ne nuit pas à sa nature divine. – Son obéissance humble jusqu’à la mort de la croix n’empêche pas son égalité avec Dieu le Père.

  • 4. Grandeur du nom de Jésus, qui lui a été donné en récompense.
  • 5 et 6. L’humilité nous élève au-dessus de nous-mêmes. L’orgueil nous ravale au-dessous de la brute.



1. Nous avons exposé et réfuté les systèmes hérétiques ; il est temps, maintenant, de développer nos saintes vérités. Ces paroles : « Il n’a pas cru usurper », d’après eux, ne signifient que : « Il n’a pas usurpé ». D’après nous, et nous l’avons fait voir, ce sens est ridicule et absurde, puisque jamais on ne pourrait, dans un sens pareil, trouver dans ce passage une exhortation à l’humilité ; puisqu’on ne pourrait louer ainsi Dieu, ni même un homme vulgaire.
Que devons-nous donc croire ici ? Appliquez-vous, mes frères, à bien suivre notre discours. C’est le préjugé du grand nombre, que s’ils se conduisent avec humilité, ils compromettront leur dignité personnelle, perdront dans l’estime publique, et descendront au-dessous de leur niveau réel. L’apôtre combat cette crainte orgueilleuse, et, pour montrer que tels ne doivent pas être nos sentiments, il monte jusqu’à la divinité même : ce Dieu, Fils unique, qui est dans la forme de Dieu, qui n’a rien de moins que son Père, qui lui est égal, n’a pas regardé, nous dit-il, comme une rapine ni comme une usurpation son égalité avec Dieu. Or, comprenez bien ces dernières paroles.
Un bien que vous auriez ravi ou que vous posséderiez sans aucun droit, vous n’oseriez pas le déposer même un instant ; vous craindriez de le perdre, d’en déchoir ; aussi le gardez-vous continuellement en vos mains. Au contraire, celui qui tient de la nature une dignité quelconque, celui-là ne craint pas de descendre de sa dignité, parce qu’il n’a pas à redouter de la perdre. Un exemple. Absalon avait ravi le pouvoir ; il n’aurait osé l’abdiquer. Autre exemple. Mais ne vous troublez pas si nos comparaisons ne peuvent représenter parfaitement et intégralement leur objet c’est le propre de ce genre d’arguments de laisser à l’esprit plus à deviner qu’ils n’expliquent. Je dis donc : Un usurpateur, révolté contre son prince, lui a ravi le sceptre : ne craignez pas qu’il ose ni déposer le pouvoir, ni dissimuler même cette autorité qu’il a ravie ; dès qu’il la dissimule, il la perd. Au reste cet exemple s’applique à tout bien ravi : le ravisseur toujours veille sur sa proie, et la garde continuellement ; s’il s’en dépouille un instant, il la perdra ; de sorte qu’on peut dire en général, que tout voleur craint de se séparer de l’objet volé, et qu’il garde toujours le bien sur lequel il a mis la main ; tandis qu’une crainte semblable ne se rencontre pas dans ceux qui ne possèdent rien par rapine : ainsi l’homme craint bien peu de perdre sa raison, qui fait sa dignité… J’avoue, toutefois, ne pas trouver d’exemples satisfaisants : nous ne tenons, pauvres humains, aucune royauté de par la nature ; aucun bien même ne nous est naturel, puisque tous et chacun appartiennent essentiellement et en toute propriété à Dieu seul. Que dirons-nous donc ? Que le Fils de Dieu n’a pas appréhendé de descendre de sa dignité, bien sûr qu’il était de la recouvrer ; et qu’il l’a cachée sans croire pour cela s’amoindrir. Aussi l’apôtre n’a-t-il pas dit de Jésus-Christ qu’il « n’a pas usurpé », mais bien qu’il « n’a pas cru « usurper ». Sa souveraineté, en effet, ne venait ni de rapine, ni de donation faite par autrui ; elle était sa nature, et par suite immuable et assurée. Aussi n’hésite-t-il pas, roi suprême, à revêtir l’extérieur d’un de ses sujets. Un tyran craint de dépouiller à la guerre son manteau de pourpre ; un roi s’en défait avec confiance. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas usurpé le commandement. Il est loin de ressembler à l’usurpateur qui ne s’en dépouille jamais ; il le dissimule et le cache, parce qu’il le possède par nature et qu’il ne peut le perdre. Je conclus : L’égalité avec Dieu n’était pas pour Jésus-Christ une usurpation, mais bien sa nature même ; aussi s’est-il anéanti.
Mais où sont ceux qui prétendent qu’il subit alors une nécessité, qu’il fut réduit à se soumettre ? Il s’anéantit « lui-même », a dit saint Paul ; il s’humilia « lui-même », il « se fit » obéissant jusqu’à la mort. Comment il « s’anéantit », l’apôtre le montre : « en prenant la forme de l’esclave, en se faisant à la ressemblance des hommes, étant reconnu homme par tout son extérieur ». Il se rappelle qu’il vient d’écrire : « Que chacun croît les autres au-dessus de soi ». Aussi ajoute-t-il de Jésus-Christ lui-même : « Il s’est anéanti ». En effet, s’il avait subi l’abaissement, mais non spontanément, mais non d’après sa volonté même, ce n’eût pas été un acte d’humilité. S’il n’a pas su, par exemple, que ce sacrifice lui était demandé, cette ignorance en lui est une imperfection. A-t-il seulement attendu, faute de la connaître, l’heure où il devait l’accomplir ? Encore, ici, c’est une ignorance du temps. Et s’il a connu l’obligation de le faire et l’heure de l’accomplir, pourquoi direz-vous qu’il ait été contraint de se soumettre ? – Pour montrer, direz-vous, la prééminence de son Père sur lui. – Mais alors il aboutissait à montrer non pas la prééminence de son Père, mais sa propre bassesse. Car le nom de Père ne suffit-il pas pour indiquer la prérogative du Père ? Or, à cette seule exception près qu’il n’est point le Père, nous trouvons dans le Fils identité complète et en tout avec le Père. Ce titre de Père, évidemment, ne peut passer au Fils sans absurdité. Mais, je le répète, à ce titre seul excepté, tout ce que possède le Père appartient au Fils en toute communauté.
2. Les marcionites, prenant le texte au pied de la lettre, aiment à rappeler qu’ici il est écrit : qu’il a été fait à « la ressemblance d’un homme », et non pas qu’il s’est fait homme. – Mais comment pourrait-on être fait à la ressemblance d’un homme ? En revêtant une vaine ombre ? Dès lors, c’est un fantôme ; ce n’est plus rien de semblable à l’homme. Le semblable de l’homme, c’est un autre homme. D’ailleurs que répondrez-vous au texte de saint Jean : Le « Verbe s’est fait chair », sans contredire notre apôtre saint Paul lui-même, qui dit ailleurs : « À la ressemblance d’une chair de péché ? »
« Et par tout son extérieur, il a été trouvé « comme un homme ». Voilà, disent-ils encore Par l’extérieur, et comme un homme. Or, être comme un homme, être un homme par l’extérieur, c’est tout autre chose qu’être un homme par nature. – Vous voyez, mes frères, avec quelle ingénuité et quelle assurance je vous rapporte tes objections des adversaires ? La victoire, en effet, ne peut être splendide et surabondante, qu’à la condition que nous ne dissimulerons en rien la force apparente de leurs difficultés. Dissimuler serait une ruse plutôt qu’une victoire. Que disent donc les hérétiques ? Ne craignons pas de le répéter. Autre chose d’être homme par l’extérieur, autre chose de l’être par nature ; et de même autre chose d’être dans la ressemblance d’un homme, ou d’être simplement homme.
Je réponds : Alors aussi prendre la forme d’esclave n’est pas prendre la nature d’esclave. Il y a contradiction dans les termes. Pourquoi ne détruisez-vous pas tout d’abord cet antagonisme ? Car si le texte que vous citez plus haut nous bat selon vous, celui-ci évidemment vous bat à votre tour. L’apôtre n’a pas dit : Comme une forme d’esclave ; ni : À la ressemblance d’une forme d’esclave ; ni : Dans l’extérieur d’une forme d’esclave ; mais simplement : « Il a pris forme d’esclave ». Que voulait-il dire ici ? Est-ce encore là une contradiction dans les mots ? À Dieu ne plaise !
Toutefois, sur ce texte même, ils nous jettent une facétie froide et ridicule. Il a pris forme d’esclave, répondent-ils, lorsque, ceint d’un linge, il a lavé les pieds de ses disciples. Mais est-ce là forme d’esclave ? Non, non, c’est œuvre et rôle d’esclave ; or assumer rôle d’esclave et prendre forme d’esclave, voilà choses bien différentes. Pourquoi n’a-t-il pas dit : Il fit une œuvre d’esclave ? C’eût été plus clair. Jamais, dans l’Écriture, le mot « forme » n’est employé pour le mot « œuvre ». La différence de signification est complète : l’un est un nom de nature, l’autre un nom d’emploi. Dans le langage ordinaire non plus, nous n’employons jamais concurremment les termes œuvre et forme.
Au sens même des adversaires, Notre-Seigneur n’a pas fait œuvre d’esclave, il ne s’est pas ceint d’un linge, puisque son corps n’étant, selon eux, que fantastique, la scène entière était sans vérité. S’il n’avait point de mains, comment lavait-il ? s’il n’avait point de reins, comment aurait-il pu se ceindre d’un linge ? Quel genre de vêtements aurait-il pu prendre ; car il est dit qu’ « il reprit ses vêtements ? » Comme il est donc impossible de trouver ici une véritable action, réellement faite, mais une pure illusion, avouez qu’il n’a pas même lavé les pieds des disciples ! Si cette nature incorporelle apparut dans la chair, mais sans avoir de corps, qui donc a lavé les pieds des apôtres ?
Et contre Paul de Samosate, que dirons-nous ? Que dit-il lui-même, d’abord, ce sectaire ? La même chose absolument que Marcion. Aussi lui répondons-nous : Celui qui a simplement la nature humaine, un homme pur et simple, ne s’anéantit pas à laver les pieds de ses compagnons de service. – Car ce que nous avons établi contre les ariens s’applique à ceux-ci également. Entre eux, toute la différence est une faible distance de temps ; les uns comme les autres font du Fils de Dieu une créature. Que suffit-il de leur répondre ? Qu’un homme, pour laver d’autres hommes, ne s’anéantit pas, ne se dégrade pas. Si, n’étant qu’un homme, il n’a pas commis la monstrueuse usurpation de s’égaler à Dieu, il n’y a pas là de quoi faire son panégyrique. Qu’un Dieu se fasse homme, c’est une grande et ineffable humiliation ; mais où est l’humiliation à ce qu’un homme fasse des choses humaines ? – Où trouvez-vous, d’ailleurs, que « forme de Dieu « s’appelle » œuvre de Dieu ? » Car si, restant un homme pur et simple, vous l’appelez forme de Dieu d’après ses œuvres, pourquoi ne pas donner ce même nom à Pierre qui a fait des œuvres plus grandes ? Pourquoi Paul lui-même ne se propose-t-il pas en exemple, lui qui, mille fois, avait accepté des emplois d’esclaves, sans jamais en refuser aucun ? « Nous sommes bien loin de nous prêcher, nous-mêmes », disait-il ; « nous prêchons Jésus-Christ, et nous avouons n’être que vos esclaves par Jésus-Christ ».(2Co. 4,5) Les adversaires n’apportent donc que difficultés ridicules et misérables. Jésus-Christ s’est humilié : c’est la parole apostolique. Eh bien, vous, dites comment ? Où est son anéantissement ? Où est son humiliation ? Est-ce d’avoir fait des miracles même ? Mais Pierre et Paul en ont fait aussi, de sorte qu’on n’y reconnaît pas le privilège propre et spécial du Fils.
Quel est donc le sens vrai de ces mots. « Il s’est fait à la ressemblance des hommes ? » – Elles marquent que : le Fils a eu plusieurs choses de nous, et qu’il n’en a pas eu plusieurs autres choses, comme par exemple d’être né par le commerce charnel, comme surtout d’avoir commis le péché. Tels furent ses privilèges exclusifs, qu’aucun homme ne partage avec lui. Il n’était pas seulement ce qu’il paraissait être, il était encore Dieu. Il apparaissait avec la nature de l’homme ; mais quoique notre semblable par la chair, il différait de nous par beaucoup d’endroits. Ces paroles donc indiquent qu’il n’était pas purement et simplement un homme, et l’apôtre dit avec raison : « Dans la ressemblance des hommes ». Car nous sommes corps et âme ; lui, il est Dieu, âme et corps : c’est pourquoi il écrit : « Dans notre ressemblance ». Craignant d’ailleurs que lui ayant entendu dire : « Il s’est anéanti lui-même », nous n’allions croire, d’après ces mots, à la dégradation, à la perte de la divinité dans le Fils, il semble nous ajouter ici que, demeurant ce qu’il est, il prend ce qu’il n’était pas ; et que fait chair, il continue à être le Dieu Verbe.
3. La même raison qui lui fait parler de « ressemblance », lui fait ajouter aussi : « Par l’extérieur » : sa nature première n’a pas dégénéré, en effet ; elle ne s’est pas confondue avec la nôtre, sinon « par l’extérieur » seulement. Ayant affirmé clairement la prise de possession par lui de la forme (ou nature) de l’esclave, il ajoute avec confiance cette seconde affirmation, après avoir par la première fermé la bouche à tous les hérétiques. En effet, quand il parlait aux Romains « d’une ressemblance » de Jésus-Christ « avec notre chair de péché », il ne niait pas pour cela que ce fût une vraie chair, mais seulement que cette chair eût péché, bien qu’elle fût semblable à une chair pécheresse. En quoi semblable ? par la nature ; en quoi différente ? pour la malice : mais en somme semblable à notre chair pécheresse. Eh bien ! comme l’apôtre se servait alors de cette expression de « ressemblance », parce que, de fait, il n’y avait pas entre notre chair et la sienne complète égalité, de même ici la ressemblance est encore mentionnée, pour rappeler qu’entre elles encore tout n’est pas égal ; qu’ainsi, par exemple, le Fils ne passa point par la naissance ordinaire, par le péché, par tout ce qui fait enfin l’homme pur et simple. Son mot, fait « comme l’homme » est donc d’une admirable vérité, puisqu’il n’était pas l’un d’entre nous, mais comme un d’entre nous. Dieu Verbe, il n’a pas dégénéré en homme ; sa substance n’a pas changé : mais il s’est montré comme un homme, sans toutefois nous tromper par un corps fantastique, mais pour nous apprendre l’humilité. Ainsi quand il écrit : « Comme l’homme », son intention est claire ; car en plus d’un autre passage, il l’appelle homme expressément, comme dans celui-ci « Il n’y a qu’un Dieu, et qu’un médiateur homme, Jésus-Christ ». – Nous avons épuisé ce que nous devions dire contre les adversaires du corps de Jésus ; quant à ceux qui nient qu’il ait pris une âme avec ce corps, il faut leur dire : Si la forme de Dieu est un Dieu parfait, bien certainement aussi la forme de l’esclave est aussi l’esclave parfait.
Maintenant revenons aux ariens : « Étant » dit saint Paul, « dans la forme de Dieu, il n’a pas cru que ce fût une usurpation d’être l’égal de Dieu ». Dès qu’il parle de la divinité du Fils, il ne se sert jamais des expressions : Il « a été fait », il « a pris » ; mais écoutez-le désigner son humanité : Il s’est anéanti lui-même en « prenant » la forme de l’esclave ; et il a « été fait » à la ressemblance des hommes. Vous retrouvez les deux termes qu’il évitait d’abord : Il s’est fait homme, mais il était Dieu. Gardons-nous autant de confondre (les natures) que de les séparer (de la seule et unique personne du Fils). En lui, un seul Dieu, un seul est le Fils de Dieu : « un », cependant, vous dirai-je, par, union mais non par mélange ni confusion ; cette nature infinie de Dieu, tout en s’adjoignant l’autre nature, n’a pas dégénéré, elle lui est simplement unie.
« Il s’est humilié lui-même, s’étant fait obéissant jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix ». Les hérétiques interprètent aussitôt qu’il s’est fait obéissant, parce qu’il était loin d’être l’égal du Père auquel il obéissait.
Ô stupides et insensés adversaires ! comme si cette conduite admirable retirait au Fils la moindre perfection ! comme si nous-mêmes nous ne savions pas obéir à nos amis, sans descendre cependant devant eux ! C’est en toute spontanéité que le Fils se soumet à son Père ; loin d’être servile, cette obéissance est glorieuse et parfaitement convenable à la dignité du Fils unique, tout en rendant à son Père un incomparable honneur. Il honore son Père oui, mais garde-toi de le déshonorer, lui, ce Fils véritable de Dieu ; aime plutôt à le vénérer davantage, à reconnaître d’autant mieux son titre de Fils, que lui-même honore plus admirablement ce Père de toutes choses. Jamais Dieu n’a eu un tel adorateur. Plus sa dignité était sublime, plus son humilité a été profonde. Si rien ne l’égale, rien n’égale non plus l’honneur qu’il rend à son Père, librement et sans contrainte. Ici plus qu’ailleurs sa vertu éclate et pour la peindre, je sens que les expressions me font défaut.
Ciel ! quel mystère ineffable qu’il se fasse esclave ! mais qu’il subisse volontairement la mort, c’est plus écrasant ; et il trouva le moyen de surpasser encore ce double sacrifice, moyen qui dépasse notre pensée même. Qu’est-ce donc ? c’est que parmi tant de genres de mort si différents, celle que le Seigneur endura était regardée comme la plus honteuse ; elle était le comble de l’ignominie, le dernier terme de l’exécration. « Maudit soit », disait l’Écriture, « celui qui est pendu au gibet ! » (Deut. 21,23) Aussi, les Juifs affectèrent de lui choisir ce supplice pour le rendre infâme, afin que si sa mort violente ne pouvait suffire à détacher de lui jusqu’au dernier de ses disciples, au moins il ne lui en restât plus un seul à la vue de cette mort exécrée. Aussi voulurent-ils encore qu’on le crucifiât entre deux brigands, pour qu’on eût de lui et d’eux, même mépris, et que la parole de l’Écriture s’accomplît : « Il a été compté au nombre des scélérats ». (Is. 53,12)
Mais la vérité, par là même, brilla d’un plus vif éclat. Bien plus beau, bien plus admirable apparaît, en effet, ce spectacle du calvaire, lorsque sa gloire attaquée par tant d’ennemis, malgré leurs mille artifices, en dépit de toutes leurs machines de guerre, ressort cependant et nous éblouit de sa magnificence. Ces misérables, pour l’avoir tué, et tué avec cet appareil, comptaient bien avoir fait de lui un objet d’horreur, et d’horreur extrême ; et cependant leur espoir indigne échoua complètement. Et pourtant ces deux brigands eux-mêmes étaient de si profonds scélérats (car l’un des deux seulement se convertit et encore au dernier soupir), que pendus à leur gibet, ils avaient encore la force de lui jeter l’outrage ; la conscience de leurs crimes, les tortures, la compassion que devait leur commander cette fraternité du supplice, rien n’arrêtait leur fureur ; témoin cet aveu de celui d’entre eux qui, enfin, reprit l’autre en ces termes : « Tu ne crains donc pas Dieu, bien que tu subisses le même châtiment ! » (Lc. 23,40) Tant était profonde la malice de tous les spectateurs de ce grand drame. Mais la gloire de Jésus-Christ ne subit pas la moindre atteinte : « Dieu même », dit saint Paul, « en retour de son immolation, l’a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom ».
4. Remarquez bien la suite des idées dans saint Paul, et comment, dès qu’il a parlé de cette chair adoptée par le Seigneur, il rappelle immédiatement toutes les circonstances qui prouvent son humilité. Avant de dire qu’il a pris la forme de l’esclave, et tant qu’il nous entretient de la divinité de Jésus, voyez avec quelle élévation il s’exprime ; je dis avec élévation, en la mesurant à nos forces humaines ; car Paul même n’atteint pas, et il ne pourrait atteindre à la hauteur de son sujet. Toutefois, écoutez-le : « Étant dans la forme de Dieu, il a cru sans usurpation être égal à Dieu ». Mais notre bienheureux parle-t-il du Dieu fait homme, il développe aussitôt toutes les conséquences de cette incomparable humilité, parce qu’une pensée le rassure : il sait que la chair sacrée de Jésus a subi seule toutes les humiliations qu’il rappelle ; il sait que sa divinité n’en a souffert aucun dommage.
« Et pour cela, Dieu l’a élevé et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, de sorte qu’au nom de Jésus tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les enfers ; et que toute langue confesse que Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de son Père ». Disons aux hérétiques : S’il est ici question du Dieu Verbe et non pas du Verbe incarné, expliquez-nous cette exaltation et ce genre d’exaltation surtout ? Le Père leur donne-t-il quelque chose en plus ? Voilà, dès lors, l’imperfection antérieure du Fils constatée d’un côté au moins ; c’est à cause de nous qu’une nouvelle perfection lui est dévolue, puisque s’il ne nous avait pas fait ce grand don, il n’aurait pas gagné l’honneur dont il est question.
« Il lui a donné un nom ». Ainsi, du moins dans votre opinion, il n’avait pas même de nom. Alors, s’il a reçu celui qui lui était dû, comment l’a-t-il reçu par don et par grâce ? « Un nom qui est au-dessus de tout nom », et si nous demandons lequel enfin : « Afin qu’au nom de Jésus-Christ » tout genou fléchisse. Les hérétiques, par ce nom, entendent la gloire. Donc aussi doivent-ils ajouter : Une gloire au-dessus de toute gloire. Or, nous avons vu que cette gloire consiste précisément à adorer son Père ! Vous voilà bien loin de la grandeur divine, vous qui pensez connaître Dieu autant qu’il se connaît lui-même ! Votre interprétation à elle seule suffit pour montrer que vous êtes loin de l’idée véritable que représente le nom de Dieu ! Au reste, une nouvelle preuve de votre aberration va ressortir de votre idée même. Voilà, répondez-moi, la gloire du Fils ? Donc, avant la création des hommes, et surtout avant celle des archanges et des anges, ce Fils n’était pas dans la gloire ? Car, enfin, 1a nature de cette gloire, c’est de surpasser toute gloire ; on le voit très clairement par ces mots : « Un nom au-dessus de tout nom ». Or, avant l’époque où Dieu la lui donne, il est dans la gloire sans doute, mais moins qu’il ne l’a été dès lors ! C’est à cette gloire qu’il tendait, c’est le but qu’il voulait atteindre quand il créait toutes choses ; loin d’être déterminé par sa seule bonté, il avait soif de gloire, et de celle encore qui vient de nous ! Comprenez-vous ces folies, ces impiétés ? — Au contraire, appliquez ce langage de l’apôtre à l’incarnation ; il est vrai de tout point ; le Dieu-Verbe permet que nous parlions ainsi de sa chair glorifiée ; toutes ces donations n’arrivent pas à sa nature divine, mais à celle que sa bonté a voulu revêtir. Les appliquer à la divinité, c’est impardonnable, tandis qu’au contraire si j’avance que Dieu a immortalisé un homme, quand même je le dirais de l’homme tout entier, je sais ce que je dis.
« Au ciel, sur la terre et dans les enfers », qu’est-ce à dire ? Dans tout l’univers, qui comprend anges, hommes et démons ; — ou bien encore chez les justes comme chez les pécheurs. « Et que toute langue confesse que Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire du Père ». Comprenez : que tout le monde le proclame ; et remarquez qu’il s’agit ici de la gloire du Père, de sorte que partout, quand le Fils est glorifié, le Père est aussi glorifié, et réciproquement le déshonneur du Fils retombe sur le Père. Car, s’il en est ainsi même humainement et chez nous, bien qu’entre les pères et leurs enfants la distance soit grande, bien plus en est-il ainsi en Dieu, au sein duquel cette différence ne peut être ; ainsi l’honneur ou le déshonneur retombent sur lui. Selon l’apôtre, en effet, le monde est soumis au Fils, et c’est là précisément la gloire du Père. Donc aussi, quand nous disons que ce Fils est parfait, sans besoin aucun, sans la moindre infériorité à l’égard du Père, c’est encore la gloire de son Père. Celui-ci apparaît dès lors dans tout l’éclat de sa bonté, de sa puissance, de sa sagesse, puisqu’il engendre un Fils aussi grand, qui ne lui est aucunement inférieur ni pour la bonté, ni pour la sagesse. Oui, si je le proclame sage autant que son Père, sans une ombre d’infériorité, voilà bien déclarer la sagesse infinie du Père. Quand je le déclare aussi puissant que lui, j’indique en retour la puissance infinie du Père ; quand je le dis bon comme le Père, c’est assez dire que le Père est infiniment bon, puisqu’il a pu engendrer un Fils qui n’est à son égard ni inférieur, ni moindre. Quand enfin je nie la moindre infériorité d’essence entre eux, et que j’avoue leur égalité, l’identité même de leur substance ; par là même je proclame Dieu admirable, je chante sa puissance, sa bonté, sa sagesse, parce qu’il a bien voulu nous envoyer son Fils, ou plutôt un autre lui-même en tout point, sauf en un seul : c’est qu’il n’est point le Père. Ainsi tout ce que je dis à la louange du Fils, retourne à son Père. L’éloge même si pauvre et si chétif que je lui adresse en ce passage (car c’est bien peu de chose pour la gloire de Dieu, que d’être adoré par le monde entier), ce faible éloge appartient encore à sa gloire néanmoins : à combien plus forte raison tout le reste !
5. Croyons donc pour sa gloire, et pour sa gloire aussi sachons vivre, puisque faire l’un sans l’autre ne sert de rien. Car lorsque nous le glorifions selon la foi, sans vivre selon la loi, alors plus que jamais nous lui faisons outrage, puisque le reconnaissant comme Seigneur et Maître, nous ne le méprisons pas moins, nous ne redoutons pas son terrible tribunal. Que des gentils vivent dans l’impureté, rien d’étonnant, rien qui mérite un si grand supplice ; mais que des chrétiens, participants de si grands mystères, admis à une gloire si éminente, osent cependant mener une vie souillée, voilà une malice incomparable et impardonnable.
Répondez-moi, en effet. Jésus-Christ est descendu aux derniers degrés de l’obéissance, et a mérité ainsi de devenir le Seigneur des anges et des hommes, le Maître absolu de tout et de tous. Et nous croirions déchoir en nous humiliant ! Mais au contraire : nous montons â une élévation sublime ; jamais nous ne sommes aussi grands et dignes d’estime. Oui, celui qui s’élève s’abaisse ; celui qui s’abaisse s’élève ; et pour le prouver il suffit qu’une seule fois Jésus-Christ ait prononcé cette maxime.
Au reste, examinons cette question à fond. Être humilié, qu’est-ce, sinon subir blâmes, accusations, calomnies ? Être exalté, qu’est-ce, sinon recevoir honneurs, louanges, élévation en gloire ? Sans doute. Or, voyons comment on arrive à l’un et à l’autre but. Satan était un ange : il s’élève, qu’arrive-t-il ? Ne tombe-t-il pas au dernier degré de l’abaissement ? La terre n’est-elle pas maintenant son séjour ? N’est-il pas partout accusé et poursuivi de reproches ? – Paul n’était qu’un homme ; il s’humilie : qu’arrive-t-il ? N’est-il pas estimé, comblé de louanges, célébré par les éloges ? N’est-il pas l’ami de Jésus-Christ ? N’a-t-il pas fait des choses plus étonnantes que Jésus-Christ même ? N’a-t-il pas souvent commandé au démon comme à un vil esclave ? Ne l’a-t-il pas promené à sa guise comme on ferait d’un satellite ? N’en a-t-il pas fait son jouet et foulé aux pieds sa tête brisée ? Ses prières n’ont-elles pas obtenu à bien d’autres personnes une semblable victoire ? Pourquoi m’arrêtai-je à ce double exemple ? Voici celui d’Absalon et celui de David ; l’un qui s’élève, l’autre qui s’abaisse : lequel, enfin, obtient l’honneur et la gloire ? Or, se peut-il entendre rien de plus humble que la réponse de ce bienheureux prophète aux outrages de Séméi : « Laissez-le », disait-il, « laissez-le me maudire, c’est Dieu qui le lui a commandé ? » (2Sa. 16,10) Ainsi encore le publicain s’humilie, quoiqu’après tout son langage ne, fût point celui de l’humilité, mais seulement de la modestie et d’une juste honte ; le pharisien au contraire s’exalte lui-même… Mais, je l’ai dit, laissons les exemples de personnes, étudions plutôt la nature des choses.
Supposez donc, en général, deux individus, également bien dotés du côté de la fortune, des honneurs, de la science, de la puissance, de tous les biens de ce monde, enfin, et connaissant d’ailleurs tous leurs avantages. L’un des deux, toutefois, mendie encore les éloges de chacun, et s’irrite, quand on les lui refuse, toujours insatiable dans son ambition, toujours enflé de lui-même et de son mérite. L’autre méprise tout ce vain attirail de la gloire, n’y trouve sujet de quereller personne, et repousse même les honneurs qu’on lui défère. À votre avis, lequel des deux est le plus grand, de celui qui mendie les honneurs, sans pouvoir les gagner, ou de celui qui les refuse quand même on les lui offre ? C’est bien l’homme qui dédaigne, n’est-ce pas ? Oh ! oui, il est vraiment grand ; car le vrai moyen d’acquérir la gloire, c’est de la fuir. Poursuivez-la, elle vous fuit ; fuyez-la, elle vous poursuit. Si vous voulez y parvenir, ne la désirez point ; si vous voulez grandir, ne vous portez pas vous-mêmes vers les hauteurs. Il est d’ailleurs une raison qui nous fait honorer l’homme humble et sans ambition, et prendre en aversion les poursuivants de la gloire : les hommes aiment naturellement la contradiction ; ils se plaisent à faire le contraire de ce qu’on veut.
Ainsi, méprisons la gloire ; s’humilier c’est s’élever. Pour que les autres vous élèvent, ayez soin de ne pas vous élever vous-mêmes. Qui s’exalte ne sera point exalté par les autres ; qui s’abaissera ne sera pas abaissé par les autres. L’orgueil est un grand vice. Mieux vaudrait être insensé qu’orgueilleux : l’idiotisme est une infirmité de nature ; l’orgueil est une folie pire, c’est souvent folie et fureur tout ensemble. Le pauvre fou ne nuit qu’à soi ; l’orgueilleux est la plaie de ses frères. Cette maladie de l’orgueil est, d’ailleurs, enfantée par la démence ; à moins de délirer, nul au monde ne peut concevoir de soi-même une haute estime : le fou achevé est toujours arrogant. Le sage le déclare : « J’ai vu un homme se croire sage : on peut encore mieux espérer d’un insensé ». (Prov. 26,12) Vous voyez que je ne me suis pas aventuré en disant que ce vice est pire que la folie ; car, selon l’Écriture, l’insensé doit donner plus d’espoir.
Aussi saint Paul disait : « Ne soyez point sages à vos propres yeux ». (Rom. 12,16) À l’égard des corps, quels sont ceux qui nous paraissent les mieux portants ? Sont-ce les chairs gonflées, que boursouflent les gaz et les humeurs aqueuses, ou plutôt celles qui présentent fermeté et consistance ? Celles-ci, répondez-vous. Il en est ainsi de l’âme : avec l’orgueil, elle se gonfle plus dangereusement que vos membres par l’hydropisie ; par l’humilité, elle est saine.
6. Mais quels biens nous procure l’humilité ? Que souhaitez-vous ? La patience, la douceur, l’humanité, la continence, la docilité ? toutes ces vertus naissent de l’humilité, et tous les vices contraires, de l’orgueil. L’être orgueilleux sera nécessairement enclin à insulter, à frapper, à se montrer colère, âpre, chagrin, une bête féroce enfin plutôt qu’un homme. Robuste et fort, vous en êtes fier ? Vous devriez plutôt en être honteux. Comment vous enorgueillir, en effet, d’une qualité sans valeur aucune ? Plus que vous, en effet, le lion a l’audace, le sanglier, la force ; près d’eux, vous n’êtes pas même un moucheron. Brigands, violateurs de sépultures, gladiateurs, que dis-je ? vos propres serviteurs mêmes, et parmi eux encore ceux peut-être qui sont les plus stupides, vous surpassent pour la vigueur physique. Est-ce donc un sujet de gloire ? ne devriez-vous pas plutôt vous cacher de honte, si tel est le sujet de votre orgueil ? – Mais peut-être êtes-vous beau et joli ? Laissez aux corneilles cette vanterie ; vous n’égalez certes pas la beauté du paon, rien qu’à voir l’éclat de ses couleurs et la magnificence de son plumage ; la victoire est à cet oiseau, qui certes est mieux coiffé, mieux brillanté. Le cygne encore et bien d’autres volatiles, si vous osez accepter la comparaison avec eux, vous apprendront à n’être pas fier ; de plus les enfants et les jeunes filles, les femmes perdues, les infâmes se glorifient de ces vanités. Y a-t-il donc là un juste sujet d’orgueil ? – Mais vous êtes si riche ! Eh ! de quoi, dites-le-moi ? Avez-vous de l’or, de l’argent, des pierres précieuses ? C’est aussi la gloire des voleurs, des assassins, des gens condamnés aux mines. Ce qui fait la honte de ces criminels sera pour vous un sujet d’ostentation ? – Mais la toilette, mais la parure vous embellissent. – Vous avez cela de commun avec vos chevaux ? Les Perses font mieux : ils vous montreraient jusqu’à des chameaux richement caparaçonnés ; les gens qui montent sur les planches de théâtre, vous donneraient des leçons de luxe. Ne rougissez-vous pas de vous enorgueillir à propos d’avantages que partagent avec vous les animaux, les esclaves, les meurtriers, les efféminés, les brigands, les profanateurs de sépultures ? – Mais vous construisez des palais splendides ? Que vaut cet honneur ? Beaucoup de gens en ont de plus magnifiques. Ne voit-on pas tous les jours des gens, que travaille la folle passion des richesses, qui bâtissent des maisons dans des lieux sauvages et déserts pour servir de demeure à ces oiseaux ? – De quoi êtes-vous si fiers, enfin ? De votre belle voix ? Vous ne chanterez jamais plus agréablement que le cygne ou que le rossignol. De votre habileté mécanique ou artistique ? Construisez-vous plus habilement que l’abeille ? Est-il tapissier, peintre, architecte qui puisse imiter ses travaux ? De la finesse de vos tissus ? L’araignée vous dépasse. De la vitesse de vos pieds ? Ah ! déférez le premier rang aux animaux, aux lièvres, aux cerfs, à des bêtes de somme que votre vélocité ne saurait vaincre. De vos déplacements et voyages ? Les oiseaux, à cet égard, n’ont rien à craindre de la comparaison ; ils voyagent plus commodément, ils changent de séjour, sans avoir besoin d’équipages ni de provisions : leurs ailes suffisent à tout et remplacent vaisseau, coursiers, voitures, vents et voiles, tout ce que vous voudrez. De votre vue perçante ? L’âne est encore mieux doué. De votre odorat ? Le chien sera votre heureux rival. De votre talent à faire des provisions ? Les fourmis sont plus habiles. De l’or qui brille sur vous ? Les fourmis indiennes en ont davantage. De votre santé ? Les animaux l’ont meilleure ; ils ont plus que vous la solidité du tempérament, et l’admirable instinct de se procurer le nécessaire ; aussi ne craignent-ils pas la pauvreté : « Regardez les oiseaux du ciel », a dit le Seigneur, « ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent dans des greniers ». (Mt. 6,26) Ainsi, conclurez-vous, Dieu a créé les animaux dans une condition meilleure que la nôtre. Voyez-vous quelle est notre irréflexion ? voyez-vous comment nous jugeons mal les choses ? voyez-vous comme il est avantageux d’examiner les faits. Voilà un homme qui se plaçait bien au-dessus de ses semblables et qui se laisse convaincre qu’il est au-dessous des brutes ! – Allons, épargnons-lui cette honte, et gardons-nous de l’imiter. Par ses sentiments d’orgueil, il voudrait s’élever au-dessus de la nature, ne le laissons donc pas tomber plus bas que les brutes ; relevons-le, non pas par égard pour lui-même, car il mériterait de subir cette misérable condition, mais pour l’honneur de Dieu, dont nous aimons à montrer la bonté suprême et l’honneur que chacun de nous lui doit.
Car il est, il est bien certainement des différences profondes entre nous et les brutes ; en certaines choses il n’y a plus rien de commun entre elles et nous. Et quelles sont ces prérogatives ? La piété et la vertu. Ne m’objectez pas ici les fornicateurs, les voleurs et les homicides, car nous n’avons rien à démêler avec cette espèce d’hommes. Quels privilèges avons-nous encore ? La connaissance de Dieu et de sa providence, la raison chrétienne qui nous découvre l’immortalité. Ici la brute est vaincue, puisqu’elle n’a pas même le soupçon de ces vérités qui nous consolent. Ici, entre la brute et nous, rien de commun ; inférieurs sur tous les autres points signalés, nous avons en ceux-ci l’empire et le triomphe ; c’est même un trait caractéristique de notre grandeur, que, vaincus par la bête d’autre part, nous pouvons cependant ainsi régner sur elle, dès que notre humilité, ne s’attribuant plus la cause et le mérite de quoi que ce soit, rapporte tout à Dieu, à Dieu qui nous a créés et nous a donné la raison. À la bête nous tendons des rets et des pièges, et nous savons l’y attirer et l’y prendre : tandis que nous-mêmes, sages et modérés, nous nous sauvons par l’équité, par la douceur, par le mépris de l’argent.
Vous, au contraire, qui comptez parmi les sottes victimes de l’orgueil et qui êtes éloigné des nobles idées que je développe, j’ai raison de dire que tantôt vous êtes le plus orgueilleux des hommes, tantôt la plus humiliée des brutes. C’est, en effet, le caractère de ce vice arrogant et audacieux de s’élever aujourd’hui sans mesure, et demain de se rabaisser d’autant plus, sans jamais garder le juste milieu. L’humilité nous égale aux anges ; un royaume lui est promis, et c’est avec Jésus-Christ qu’elle doit en partager les joies. L’homme humble, vraiment homme, peut être frappé, il ne peut succomber ; il méprise la mort, loin de l’envisager avec crainte et tremblement ; il sait borner ses désirs. Qui n’a point l’humilité est plus méprisable que la brute ; et, si par les biens ou les ornements du corps vous l’emportez sur tous les hommes, et qu’en même temps vous soyez privés de ceux de l’âme, comment ne seriez-vous pas au-dessous de la bête ? Car, enfin, mettons en scène un pécheur de ce genre, dont la vie s’écoule à braver la saine raison, à pratiquer le vice, à chercher les plaisirs et les excès. Il n’en est pas moins vaincu par la brute : le cheval est plus belliqueux, le sanglier plus fort, le lièvre plus agile, le paon plus beau, le cygne plus mélodieux ; l’éléphant l’emporte par la taille, l’aigle par la vue, tous les oiseaux sont plus riches. Par quel côté dès lors méritez-vous de dominer sur les bêtes ? Par votre raison peut-être ? Mais non ; dès que vous en faites un mauvais usage, vous devenez pires que les brutes. Doués de cette raison vous vivez, moins qu’elles, d’une manière conforme à la raison ; mieux valait pour vous que le Créateur ne vous l’eût point donnée dans l’origine. Il est bien plus malheureux de livrer lâchement un trône dont vous êtes l’héritier, que de ne jamais en avoir hérité. Un roi inférieur à ses satellites aurait gagné à ne pas revêtir la pourpre. Telle est aussi votre histoire !

Comprenons donc qu’à défaut de pratiquer la vertu, nous nous ravalons au-dessous de la bête ; que tous nos soins se portent à la pratiquer, et nous deviendrons des hommes, ou plutôt des anges, et nous jouirons des biens promis par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc, etc.

HOMÉLIE VIII.[modifier]

AINSI, MES BIEN-AIMÉS…, OPÉREZ VOTRE SALUT AVEC CRAINTE ET TREMBLEMENT… CAR C’EST DIEU QUI OPÈRE EN NOUS LE VOULOIR ET LE FAIRE. (CHAP. II, 12 18)

Analyse.[modifier]

  • 1 et 2. Les Philippiens exhortés à bien agir, d’après leurs propres exemples. — Le salut doit se faire avec crainte et tremblement, par la pensée de la présence de Dieu. — La grâce de Dieu et notre libre arbitre conciliés par l’apôtre. — Agir sans murmure ni hésitation.
  • 3 et 4. Le saint apporte l’exemple de Job souffrant sans murmure. — Longs développements. — La vertu brille dans la douleur, comme les étoiles dans la nuit sombre. — Les peines, vrais sujets de joie : ne pleurer la mort ni des justes ni des pécheurs eux-mêmes.

1. Les avis, doivent être tempérés par les éloges : ainsi est-on sûr qu’ils seront bien accueillis, puisque les personnes averties de la sorte se verront invitées à rivaliser avec elles-mêmes. Telle est ici la sainte tactique de l’apôtre, et voyez sa sagesse à l’employer. « Ainsi donc, mes bien-aimés… » Il ne dit pas sans détour et brusquement : Chrétiens, obéissez ! mais il emploie d’abord cette apostrophe élogieuse, et il ajoute même : « Comme vous avez toujours obéi. », c’est-à-dire, je vous engage et je vous supplie d’imiter non pas les autres, mais vous-mêmes. « Non-seulement, lorsque je suis présent, mais encore plus lorsque je suis éloigné de vous… » Pourquoi plus encore en mon absence ? Parce que, moi présent, vous paraissiez peut-être agir par respect, par honneur pour ma personne ; maintenant ce motif n’existe plus. Si vous persévérez maintenant dans les mêmes sentiments et les mêmes vertus, il deviendra évident que vous y êtes déterminés, non par égard pour moi, mais par le seul amour de Dieu. Alors, bienheureux Paul, pour vous-même que demandez-vous ? Je ne demande pas que vous m’écoutiez, mais que vous opériez votre salut avec crainte et tremblement. Impossible, à qui n’a point cette crainte, de faire une œuvre tant soit peu grande et admirable.

L’apôtre, non content de réclamer ici « la crainte », demande même le tremblement », qui est une autre sorte d’appréhension plus grande et plus vive ; son but est de les rendre plus attentifs encore. Au reste, lui-même éprouvait cette crainte quand il écrivait : « Je crains qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé ». (1Cor. 9,27) Sans cette crainte, en effet, l’acquisition des biens temporels est souvent impossible : combien plus celle des biens spirituels ! Dites-moi plutôt si, sans cette crainte, on pût jamais apprendre même l’alphabet, ou savoir un métier ! Et dans ces travaux, cependant, où le démon n’intervient pas aussi menaçant, où la paresse est le seul ennemi redoutable, il faut un suprême effort pour vaincre l’inertie de notre nature ; comment donc dans la guerre si redoutable, dans les obstacles si grands que rencontre l’affaire du salut, comment pourrait-on jamais réussir sans la crainte ?
Mais quels sont les moyens d’éveiller en nous ce sentiment si efficace ? C’est de graver dans notre âme le sentiment de la présence partout d’un Dieu qui entend tout, qui voit tout, et non seulement nos faits ou nos paroles, mais jusqu’aux replis les plus cachés de nos cœurs et de nos esprits. « Car Dieu est le témoin des pensées et des désirs du cœur ». (Héb. 4) Ainsi prédisposés, nous ne ferons, nous ne dirons, nous ne penserons rien où se mêle le péché. Dites-moi plutôt : si vous deviez constamment vous tenir debout devant un prince, vous seriez dans le respect et dans la crainte. Et comment se fait-il qu’en face de Dieu l’on s’abandonne au rire, aux bâillements, sans craindre, sans trembler ? N’abusez pas de sa longue patience. Il diffère de punir pour vous amener à repentance ; gardez-vous, dans n’importe quelle œuvre, d’agir comme si Dieu n’était pas partout présent : car il est là ! Ainsi dans le repas, à l’heure du sommeil, lorsque vous êtes prêt à vous livrer à la colère, à la rapine, aux plaisirs, dans toute action enfin, pensez à la présence de Dieu, et le rire coupable s’arrêtera sur vos lèvres, et la colère ne pourra vous emporter. Armé de cette continuelle pensée, vous serez constamment dans la crainte et le tremblement, puisque toujours vous vous verrez en présence du souverain Roi. Le maçon le plus expérimenté et le plus habile ne se tient debout qu’avec crainte et tremblement sur l’édifice auquel il travaille : il pourrait se précipiter ! Et vous aussi, malgré votre foi, malgré la pratique de maints devoirs de vertu, malgré le haut degré de sagesse où peut-être vous êtes arrivé, tenez-vous bien ferme sur l’endroit sûr, restez debout, mais avec crainte et l’œil ouvert : vous pourriez en déchoir ! Il y a tant d’esprits de malice qui n’ont d’autre désir que de vous jeter dans l’abîme ! « Servez Dieu avec crainte », dit le Prophète, « réjouissez-vous devant lui, mais avec tremblement ». (Ps. 2,11) Mais comment concilier l’allégresse et le tremblement ? Je vous réponds que ce sont choses inséparables. Car lorsque nous aurons accompli un acte vertueux, quand nous l’aurons fait, vous dis-je, avec le même esprit qui fait agir un serviteur obéissant avec tremblement, alors, et seulement, alors la joie nous sera possible. Donc avec crainte et tremblement, « opérez votre salut » ; non pas, faites, mais opérez, en ce sens que vous fassiez la grande œuvre non pas tant bien que mal, mais avec un soin, mais avec un zèle parfait. Or, ces paroles de crainte, de tremblement ne vont-elles pas nous jeter dans l’inquiétude ? L’apôtre la prévient et la dissipe en ajoutant : « C’est Dieu qui opère en nous » ; ainsi, que la crainte et le tremblement dont je parle ne vous fassent point tomber les armes des mains ; si je les prononce, ce n’est pas pour vous désespérer ni pour vous faire croire que la vertu soit inabordable ; mais seulement pour vous forcer à comprendre, à vous appliquer, à ne point vous abattre, à ne jamais vous lasser. – Alors, répondrez-vous, Dieu fera tout ! il est vrai, ayez confiance ! Car c’est Dieu qui opère…
« Qui opère en vous le vouloir et le faire ». Si donc Dieu opère, aussi faut-il que nous lui apportions une volonté toujours concordante, ferme, constante. Si Dieu opère en nous la volonté elle-même, sans aucune coopération de notre part, pourquoi saint Paul nous exhorte-t-il à vouloir ? Si c’est Dieu qui fait toute notre volonté, vous avez tort, ô grand apôtre, de nous dire : « Vous avez obéi », car ce n’est plus nous qui obéissons ; en vain vous ajoutez : « Avec crainte et tremblement » : tout est de Dieu ! – L’apôtre vous répond : Ce n’est pas dans ce sens que je vous ai dit : « Dieu opère en nous le vouloir et le faire » ; je n’ai voulu qu’apaiser votre inquiétude. Si vous voulez, Dieu opérera en vous le vouloir ; que cette crainte ne vous trouble pas. C’est lui qui imprime le mouvement à la volonté et qui donne la force d’opérer. Dès que nous aurons voulu, il augmentera, il accomplira notre bon vouloir. Par exemple, je veux faire quelque bonne œuvre ? Il opère en moi cette bonne œuvre, il opère en moi de la vouloir. Et par le bien que j’accomplis il fortifie encore ma première volonté.
2. Peut-être aussi l’apôtre parle-t-il ainsi par un motif de grande piété, comme quand il appelle grâces nos bonnes œuvres mêmes. Or, de même qu’en les appelant grâces, il ne prétend pas renverser notre libre arbitre et qu’il respecte au contraire notre parfaite autonomie ; ainsi quand il déclare que Dieu opère en nous le vouloir même, il n’entend pas nous priver de notre libre arbitre, mais il nous montre qu’en faisant le bien nous acquérons plus encore l’inclination à bien vouloir. Car, comme en faisant on apprend à faire, ainsi en ne faisant pas on désapprend. Avez-vous donné l’aumône ? vous excitez d’autant plus en vous la sainte passion de la charité ; avez-vous négligé de la donner ? vous êtes devenu plus lent à la faire. Avez-vous passé un jour entier dans la chasteté ? c’est un encouragement à faire de même le jour suivant. Avez-vous été négligent, vous aurez accru votre négligence. « L’impie », selon l’Écriture, « arrivé aux dernières profondeurs du mal, méprise ». (Prov. 18,3) Autant donc a de mépris et d’indifférence celui qui est tombé au fond de l’abîme, autant a de zèle et de vigilance celui qui s’élève aux sommets du bien. L’un par désespoir devient plus négligent ; l’autre heureux du trésor amassé déjà, grandit en vigilance de peur de tout perdre.
« D’après la bonne volonté », dit saint Paul, c’est-à-dire, selon votre charité, selon votre soin à lui plaire et à produire les œuvres qu’il aime, et qui sont en harmonie avec sa sainte loi. Le saint vous enseigne et vous encourage ici : certainement, dit-il, Dieu opérera en vous. Il exige, en effet, que notre vie soit d’accord avec sa volonté ; or, si Dieu veut, et si d’ailleurs ce qu’il veut, il l’opère lui-même, bien certainement il le fera pour vous, il vous donnera la grâce d’une vie sans reproche : car là se réduit sa volonté. Vous voyez donc que Paul ne détruit pas ici notre liberté.
« Faites donc toutes choses sans murmures et sans hésitation ». Quand le démon ne peut autrement nous détourner de la voie du bien, il essaie un dernier moyen pour faire évanouir au moins notre récompense. Il nous pousse à l’amour de la vaine gloire ou à la complaisance en nous-mêmes, ou du moins, en cas d’insuccès de ces pièges, il éveille en nous l’esprit de murmure ou d’hésitation. Voyez comme saint Paul nous en préserve. Il a parlé de l’humilité, et vous l’avez entendu combattre ainsi l’orgueil ; il a parlé du goût pour la vaine gloire, et rabaissé notre vanité ; ici encore il répète ces leçons quand il recommande de bien agir, mais non pas seulement en sa présence ; maintenant il nomme en passant et il condamne les murmures et l’hésitation. Mais pourquoi, voulant guérir les Corinthiens de cette même maladie, leur a-t-il apporté l’exemple des Israélites, tandis qu’en ce passage il n’emploie aucun argument de ce genre, et se contente de rappeler un précepte ? C’est qu’à Corinthe le mal était invétéré et il fallait bien sonder les profondeurs de la blessure, et procéder par de vifs reproches ; à Philippes, au contraire, il ne doit que prévenir le mal, et il suffit d’un avis. À des gens qui n’avaient pas encore péché il était inutile d’adresser de sévères paroles dans le seul but de les préserver. Déjà même pour leur faire aimer l’humilité, il ne s’est point servi de l’exemple évangélique où est raconté le supplice de l’orgueil ; il a cherché, au contraire, en Dieu même son modèle pour les exhorter ; il leur a parlé non comme à des esclaves, mais comme à des fils légitimes. En effet, un caractère honnête et généreux n’a besoin, pour être entraîné à la vertu, que des exemples d’hommes vertueux et de nobles actions ; les cœurs mauvais, au contraire, doivent entendre l’histoire funeste de ceux qui ont failli au devoir ; l’un est pris par le motif de l’honneur, l’autre par la terreur du supplice. Pour la même raison, dans l’épître aux Hébreux, Paul rappelle cet Esaü qui vendit pour un vil aliment son droit d’aînesse, et il ajoute : « Si l’homme se retire de moi, il me déplaira ». (Héb. 10,38) Or, parmi les Corinthiens, plusieurs s’étaient livrés au libertinage. Aussi leur disait-il : « Quand je reviendrai chez vous, puisse Dieu ne pas m’humilier encore, et me réduire à pleurer bon nombre de ceux qui déjà ont péché et n’ont pas fait pénitence des impuretés, fornications, impudicités qu’ils ont commises. Puissé-je vous trouver simples, exempts de tous reproches » (1Cor. 10,10), c’est-à-dire, purs de tout blâme devant votre conscience et devant Dieu. Car l’esprit de murmure fait commettre des fautes graves. – Que veut dire précisément « sans hésitation ? » Ce péché a lieu quand on se demande sans fin : L’œuvre est-elle avantageuse, ne l’est-elle pas ? Ne disputez pas ainsi éternellement ; agissez, quand même l’œuvre proposée aurait sa peine et ses ennuis. Il n’ajoute pas : Craignez d’être punis, car le supplice est indubitable ; l’apôtre le déclare ouvertement aux Corinthiens ; ici, rien de semblable ; au contraire : « Soyez », dit-il, « irrépréhensibles et sincères, fils de Dieu sans reproche au milieu d’une nation dépravée et corrompue, parmi laquelle vous brillez comme des astres dans le monde, portant en vous la parole de vie, pour être ma gloire au jour de Jésus-Christ ».
Comprenez-vous comment Paul les instruit à éviter les murmures ? Car cet esprit est celui des esclaves injustes et déraisonnables. Quel fils honnête, dites-moi, travaillant sur les propriétés de son père, et sûr par là de travailler pour lui-même, oserait murmurer ? Pensez donc, dit l’apôtre, que vous travaillez pour vous-mêmes, que vous amassez pour vous-mêmes. Que d’autres murmurent parce qu’ils dépensent pour des étrangers leurs peines et leurs sueurs : mais amassant pour vous, pourquoi murmurer ? Mieux vaut ne rien faire, que travailler avec cet esprit chagrin, puisqu’il détruit et tue ce que vous faites de bien. Est-ce que, dans nos maisons mêmes, nous n’avons pas sans cesse à la bouche cette maxime : Mieux vaut que besogne manque, plutôt que de se faire en murmurant ? Et souvent nous aimons mieux nous passer de certains services que de souffrir qu’on nous les rende de mauvaise grâce. C’est chose grave, en effet, grave et coupable est le murmure ; et qui approche du blasphème. S’il en était autrement, pourquoi les Israélites auraient-ils été si sévèrement punis de Dieu ? Ce vice révèle une âme ingrate. Qui murmure, est ingrat envers Dieu ; qui est ingrat envers Dieu, est déjà blasphémateur.
3. Au reste, à la naissance du Christianisme, les épreuves étaient continuelles, les dangers se suivaient sans interruption ; point de cesse, point de trêve ; de toutes parts une nuée de calamités ; tandis que de nos jours, la paix est profonde, la tranquillité parfaite.
Quel si grave motif vous fait murmurer ? – Votre pauvreté ? Pensez à Job. – Vos maladies ? Que feriez-vous donc si, chargé comme il l’était, et de biens et de bonnes œuvres, vous étiez tombé dans la maladie ? Oui, pensez à ce saint patriarche, voyez-le, pendant de longs jours, rongé de vers, assis sur un fumier et tourmentant de ses ongles une lèpre hideuse. Après des souffrances de longue durée déjà, disent nos saints Livres, sa femme l’apostrophait : « Combien de temps encore durera votre patience ? continuerez-vous toujours à répéter : J’attends, j’attends encore ? Dites plutôt une parole contre Dieu, et puis mourez ». (Job. 2,9) – Je reviens à vous, cher auditeur. Vous murmurez parce qu’un fils vous est mort ? Que serait-ce donc si vous les aviez tous perdus, et encore par une fin cruelle comme autrefois Job ? Vous savez, au contraire, oui, vous savez combien vous ont consolé les soins prodigués à leurs derniers jours, cette assiduité auprès de leur chevet, ces baisers de vos lèvres à leurs lèvres, leurs yeux que vous avez fermés, leur bouche que vous avez close, leurs dernières paroles que vous avez ouïes ! Job, si grand et si juste, n’a pas même obtenu du ciel ces suprêmes consolations : tous ses fils, d’un seul coup, furent écrasés et périrent.
Mais, que dis-je ? Si vous aviez reçu l’ordre de tuer vous-même votre fils, de l’immoler de voir brûler sa dépouille mortelle comme cet autre patriarche [Abraham], qu’auriez-vous fait ? Et pourtant avec quel courage il construit un autel, y place le bois, y attache son fils ? – Mais il est des gens qui vous poursuivent de leurs insultes ? Que serait-ce donc si les auteurs de ces insultes étaient des amis venus pour vous consoler ? Et pourtant les péchés ne nous manquent jamais, et à ce titre nous avons mérité l’outrage. Mais Job, qui était un homme sincère, juste, pieux, qui avait évité toute faute, s’entendit calomnier par ses amis. Quelle eût été votre attitude en présence d’une épouse qui vous aurait couvert de reproches ? Oui, disait-elle, me voilà, pauvre vagabonde, servante condamnée à errer çà et là, d’une maison à l’autre, n’attendant qu’avec le coucher du soleil un instant de trêve et de repos à mes chagrins ! – Femme insensée, qu’oses-tu dire ? Ton mari est-il donc la cause de tes malheurs ? Non, non ; c’est le démon seul ! – « Job », dis-tu, « Job, prononcez quelque parole contre le Seigneur, et puis mourez ». Est-ce bien ta pensée ? En serais-tu plus heureuse, pauvre folle, si cet agonisant prononçait cette parole et qu’il mourût ? – Mes frères, il n’existe pas de maladie plus affreuse que celle dont Job était affligé. Elle était si grave et de telle nature qu’elle le chassait de sa maison et de toute habitation humaine. Si ce n’avait été une maladie incurable, on n’eût pas vu le patriarche assis hors de la ville, et dans des conditions pires que les malheureux que la lèpre dévore. Ceux-ci, du moins, trouvent une demeure et se rassemblent entre eux. Mais lui, à l’injure du temps, sur un fumier, passait ainsi nuit et jour et ne pouvait même se couvrir d’un vêtement. Comment l’eût-il essayé ? Sa douleur en devenait plus aiguë. « Je creuse la terre », disait-il, « et j’irrite mes plaies saignantes ». (Job. 7,5) Ses chairs se fondaient en pourriture, fourmillaient de vers, et cela continuellement. Rien qu’à entendre ces horreurs, ne sentez-vous pas comme chacun frissonne ? Et s’il est presque intolérable d’en ouïr le récit, combien plus l’était-il de les subir ? Il les subit cependant, cet homme juste, et non pas un jour ou deux, mais longtemps ; et ses lèvres ne commirent point de péché. Quelle maladie semblable pourriez-vous me citer ? Quel mal fut plus fécond en souffrances ? N’était-il pas pire que la perte de la vue ? J’infecte mes aliments, s’écrie-t-il ; la nuit non plus que le sommeil, soulagement de toute âme qui souffre, ne m’apporte aucune consolation ; elle est pour moi une douleur de plus. Voici, du reste, ses paroles mêmes : « Mon Dieu, pourquoi m’effrayez-vous par d’horribles rêves, pourquoi suis-je le jouet de visions cruelles ? Et quand l’aurore vient, je me dis : Quand donc tombera la nuit ? » (Job. 7,14) Malgré tant et de si grands maux qui l’accablent, il ne murmure jamais. Nouvel et atroce ennui : la multitude avait conçu contre lui les plus tristes idées. Ces calamités qui le frappaient faisaient croire qu’il était coupable de crimes sans nombre. Ses amis lui répétaient : Vos souffrances n’ont pas encore atteint la mesure de vos péchés ! Lui-même ajoutait : « Je m’entends blâmer par des hommes de rien, que j’estimais moins que les chiens de mes bergers ». (Job. 30,1) Une telle honte n’est-elle pas pire que mille morts ? Et cependant, ce naufragé battu par tant de vagues, en proie à une si horrible tempête, demeure calme, immobile au milieu des nuées, parmi les vents, les foudres, les tourbillons et les gouffres ; l’ouragan, si redoutable, ne paraît être pour lui qu’un port tranquille, et l’on n’entend point ses murmures. Tant de courage se déployait avant notre loi de grâce, avant la claire prédication de la résurrection, de l’enfer, de ses peines et de ses supplices. Et nous qui avons entendu prophètes, apôtres, évangélistes, exemples à l’infini ; nous qui avons appris les preuves de la résurrection pour nous si évidentes, nous n’en sommes pas moins impatients, bien que nul d’entre nous ne soit éprouvé par tant et de si grandes calamités. Un tel a fait une perte d’argent, mais il n’a pas perdu et ses fils et ses filles ; et son malheur peut-être est la punition de ses péchés. Job voit périr les siens tout à coup, pendant les sacrifices qu’il offre à Dieu, à l’heure même où il lui rend ses hommages et son culte. Supposez même qu’un chrétien ait vu s’abîmer à la fois et ses richesses et sa famille, ce qui est presque impossible : au moins ne voit-il pas tout son corps se résoudre en vers dévorants et se fondre en corruption. Accordons qu’il ait même ce dernier malheur : du moins ne trouve-t-il pas et ces insultes et ces outrages qui, d’ordinaire, nous semblent être les maux les plus poignants, et nous désolent plus que nos malheurs mêmes. Car si dans nos misères profondes, lorsque nous trouvons des amis pour nous consoler, pour adoucir nos peines et nous inspirer quelques bonnes espérances, nous sommes cependant encore si brisés, si découragés : imaginez quel devait être le supplice de Job, quand il ne trouvait que des insulteurs. Oui, si le prophète nous signale un malheur grave et incomparable dans ce trait du psaume : « J’ai attendu un ami pour pleurer avec moi, et personne n’est venu pour me consoler, et je ne l’ai point trouvé » (Ps. 68,21) : à quelle extrémité était donc réduit celui qui, au lieu de trouver des consolateurs, ne rencontrait que des insulteurs, et s’écriait : « Vous n’êtes tous que d’onéreux consolateurs ! » (Job. 16,2) Ah ! si de pareils souvenirs nous occupaient sans cesse, si tels étaient nos raisonnements, aucun événement du siècle présent ne nous accablerait de douleur ; nos regards se porteraient sur cet athlète, sur cette âme de diamant, sur ce cœur de bronze que rien ne pouvait entamer ; on eût dit, en effet, qu’il avait revêtu un corps de rocher et d’airain, tant il souffrait avec patience et générosité.
4. Armé de ces pensées, agissons toujours sans murmures, sans hésitation. Vous faites quelque bien et vous murmurez ? Pourquoi ? C’est, dites-vous, une fatalité, une nécessité ! – L’apôtre répondra : Je connais, en effet, dans votre entourage, des gens qui presque vous forcent à murmurer. C’est ce que laisse deviner cette phrase de saint Paul : « Vous habitez au milieu d’une nation dépravée et pervertie ». Eh bien ! voilà précisément le seul point admirable de votre conduite : même harcelé, même poussé par les méchants, n’arrivez pas jusqu’au murmure. Voyez plutôt comme les étoiles brillent mieux dans la nuit sombre, et lancent leurs feux dans les ténèbres ; loin que leur beauté s’use et se dépense par cette ombre épaisse, elle n’en a que plus d’éclat ; et même à l’approche du jour, vous les verrez pâlir. C’est votre image : demeurez droit et vertueux parmi les méchants ; vous n’en aurez que plus de splendeur, vous n’en serez que plus admirable, de persévérer ainsi sans reproche. Vous voyez que l’apôtre a prévenu vos objections, quand il a écrit ces paroles.
Que veut-il indiquer par celles-ci : « Portant la parole de vie ? » C’est comme s’il disait : Vous qui devez arriver à la vie, vous qui êtes du nombre de ceux qui atteindront le salut. Comprenez donc qu’il se hâte de leur montrer la récompense. Les luminaires n’ont que la lumière ; vous portez, vous, la parole de vie. Qu’est-ce à dire ? La semence de la vie est en vous ; vous en avez la promesse, vous en portez le germe : voilà ce que l’apôtre appelle la parole de vie. En dehors de vous, tous sont des morts : c’est encore ce que Paul donne à entendre, car s’ils vivaient, ils auraient donc aussi la parole de vie.
« Pour ma gloire », dit-il encore. Pourquoi ? C’est que, dit-il, j’ai ma part dans vos biens. Si grande est votre vertu, qu’elle suffit à la fois et pour vous sauver, et pour me glorifier. Mais quelle est votre gloire, ô bienheureux Paul ? Pour nous, vous êtes flagellé, banni, couvert d’outrages ! « Sans doute », répond-il, « ma gloire, au jour de Jésus-Christ, sera de n’avoir pas couru en vain, de n’avoir pas travaillé en vain » ; j’aurai ainsi toujours sujet de gloire, puisque ma carrière ne sera pas sans combat.
« Et si je dois subir l’immolation… » Il ne dit pas : Si je meurs, et il ne parle pas non plus de sa mort dans l’épître à Timothée ; il y répète seulement cette expression : « Déjà je subis l’immolation ». Il veut à la fois et les consoler de sa mort, et leur apprendre à mourir sans crainte pour Jésus-Christ. Je deviens, dit-il, une victime, une hostie. Ô âme bienheureuse ! Il appelle hostie leur établissement dans la foi. Mieux vaut immoler sa vie que d’offrir un bœuf. Si donc je me livre moi-même sur cette offrande, comme victime volontaire, je me réjouis d’avance de ma mort ; tel est le sens de ces paroles : « Mais quand je devrais répandre mon sang sur la victime et le sacrifice de votre foi, je m’en réjouirais en moi-même, et je m’en conjouirais avec vous tous ; et vous devriez aussi vous en réjouir et vous en conjouir avec moi ». Voyez-vous comment il veut que les fidèles se réjouissent ? Pour moi, dit-il, je suis heureux de devenir une victime, et je me conjouis avec vous d’unir le sacrifice de ma mort à celui de votre foi. Vous-mêmes soyez-en heureux ; vous-mêmes, conjouissez avec moi de ce que je suis offert en victime. Partagez la joie que j’éprouve dans ma propre mort.
Ainsi la mort des justes ne veut point des larmes et mérite notre joie. Ils en sont heureux : soyons-le nous-mêmes avec eux. Il serait absurde de pleurer sur eux quand ils se réjouissent. Mais nous regrettons leur présence, direz-vous ? Ce n’est là qu’un prétexte, ce n’est qu’un déguisement. Écoutez l’avis aux Philippiens : « Réjouissez-vous ; félicitez-moi ! » Vous ne les voyez plus, dites-vous, vous auriez raison de vous plaindre, si vous deviez toujours demeurer ici-bas ; mais si vous devez bientôt rejoindre celui que vous pleurez, quelle raison avez-vous de regretter si fort son départ ? Que celui-là regrette ses amis, qui se voit séparé d’eux pour jamais. Mais si vous devez bientôt prendre le même chemin, que signifient vos regrets ? Pourquoi ne pleurons-nous pas les absents ? Pourquoi, du moins, après quelques larmes pendant un ou deux jours, cessons-nous de pleurer ? Si vous ne regrettez que la séparation, pleurez seulement ce qu’il faut pour montrer que la nature vous a fait homme ; puis réjouissez-vous comme le faisait Paul, qui s’écriait : Il ne m’est arrivé aucun mal ; je suis heureux de m’en aller auprès de Jésus-Christ ; vous-mêmes associez-vous à ma joie ; félicitez-moi.
Réjouissons-nous donc à la vue d’un juste qui meurt, et même en apprenant la mort d’un pécheur impénitent. L’un est parti pour recevoir la récompense de ses travaux ; l’autre a cessé d’ajouter au nombre toujours croissant de ses crimes. Mais peut-être, direz-vous, peut-être il eût changé de vie. Non ! car Dieu, si ce pécheur avait dû se convertir, ne l’aurait pas enlevé de ce monde. Car, pourquoi le bon Maître qui pour notre salut prépare tout, fait tout, ne l’aurait-il pas laissé vivre, si ce pécheur un jour avait dû redevenir en état de lui plaire ? S’il supporte et attend ceux qui ne se convertissent pas, combien plus ceux qui se convertissent ? Nous avons donc raison de supprimer les pleurs dans les deux cas. Quoi qu’il arrive, remercions Dieu de toutes choses ; faisons tout sans murmurer ; réjouissons-nous et sachons en tout lui plaire, afin de gagner l’éternelle palme, par la grâce et bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc., etc.

HOMÉLIE IX.[modifier]

J’ESPÈRE, DANS LE SEIGNEUR JÉSUS, QUE JE VOUS ENVERRAI BIENTÔT TIMOTHÉE, AFIN QUE JE SOIS CONSOLÉ MOI AUSSI, EN APPRENANT DE VOS NOUVELLES. (II, 19, JUSQU’À LA FIN DU CHAP)

Analyse.[modifier]

  • 1-3. Pour se rassurer au sujet des Philippiens, il envoie Epaphrodite, et bientôt aussi Timothée, un autre lui-même. – Éloge d’Epaphrodite, qu’il veut leur rendre, et que Dieu a guéri. – Le retour à la santé est une grâce de Dieu, et la vie présente n’est pas un mal. – Détails sur Epaphrodite, auxiliaire dévoué ; heureux qui peut ainsi aider les apôtres : transition à l’exhortation.
  • 4-6. Obligation de subvenir aux besoins des ministres des autels : dette d’honneur et non de justice. – Iniquité de ceux qui les accusent. – Pourquoi le prêtre s’est fait pauvre. – Réponse à l’objection : Ne possédez ni or, ni argent, etc. – Pourquoi Dieu nous laisse-t-il les prêtres à secourir ?

1. Paul avait dit : Les événements qui « m’ont frappé ont contribué aux progrès de l’Évangile ; mes chaînes ont été glorieuses jusque dans le palais impérial ». (Phi. 1,13) Il ajoutait : « Quand même je répandrais mon sang sur le sacrifice et l’oblation de votre foi » : autant d’encouragements qui rendaient la force à ses chers Philippiens. Mais peut-être aussi auraient-ils soupçonné ces premières paroles de n’être simplement qu’une consolation qu’il leur adressait. Pour écarter ce nuage, que fait-il ? Je vous envoie Timothée, leur dit-il. Il voulait ainsi contenter l’ardent désir qu’ils avaient de connaître parfaitement l’état présent de l’apôtre. Mais pourquoi ne dit-il pas : Je l’envoie pour vous faire savoir ce qui me concerne, mais plutôt pour m’instruire de vos affaires ? C’est que l’état de Paul leur devait être auparavant révélé par Epaphrodite, qu’il leur envoyait avant même le départ de Timothée, comme le prouvent les paroles qui suivent : « J’ai cru nécessaire de vous renvoyer mon frère Epaphrodite. », qui vous dira mes affaires ; mais je veux aussi savoir les vôtres. Il est vraisemblable, en effet, que celui-ci, à cause de sa propre maladie, avait dû rester longtemps près de l’apôtre. Je tiens donc absolument, disait saint Paul, à savoir ce qui vous concerne. Or, voyez comme il soumet toutes choses à Jésus-Christ, tout, jusqu’à l’envoi de Timothée : « J’espère », dit-il, « dans le Seigneur Jésus », c’est-à-dire, j’ai confiance que Dieu m’accordera cette grâce, et qu’ainsi mes vœux pourront aboutir.

« Afin que moi aussi je sois consolé en apprenant de vos nouvelles… » Comme vous avez été consolés, quand je vous ai appris que, selon vos vœux et vos prières, l’Évangile était en progrès, que le déshonneur était retombé sur nos ennemis, que la joie m’était venue des efforts mêmes qu’ils avaient faits pour me nuire ; ainsi je veux savoir à mon tour l’état actuel de vos affaires, afin que moi aussi je sois consolé en apprenant de vos nouvelles. C’est assez leur dire qu’ils avaient dû se réjouir de ses liens et ambitionner de l’y suivre eux-mêmes, puisqu’il y trouvait son plus grand bonheur.

En disant : Pour que « moi aussi » je sois consolé, il sous-entend : comme vous l’êtes vous-mêmes. Dieu ! comme il aimait ses chers Macédoniens ! Il tient, au reste, le même langage aux Thessaloniciens, quand il écrit : Nous sommes désolé d’être séparé de vous, même pour très peu de temps ; tout comme il dit aux Philippiens : J’ai l’espoir de vous envoyer bientôt Timothée pour savoir où vous en êtes. De part et d’autre, il montre même souci, très inquiet de ses néophytes. Car, lorsqu’il ne pouvait les voir en personne, il leur envoyait ses disciples : tant il ne pouvait se résigner à ignorer leurs affaires, même pendant un court laps de temps.
Paul, en effet, ne savait pas tout par révélation de l’Esprit ; et il valait mieux qu’il ignorât de cette manière, puisque si ses néophytes avaient pu croire qu’il eût cette omniscience, ils auraient péché par dépit et impudence ; tandis que s’échappant à des fautes qu’ils croyaient être cachées, ils s’en corrigeaient plus facilement.
C’est aussi pour redoubler leur vigilance qu’il leur écrit : « Afin que moi aussi je sois consolé » ; il réveille leur ferveur et leur bonne volonté, en leur faisant entendre, que, quand bien même Timothée n’irait point chez eux, Paul saurait bien trouver un autre envoyé qui lui apprendrait leur conduite. Il se sert évidemment d’un moyen semblable, quand il diffère son voyage chez les Corinthiens, à l’effet de les convertir, disant : « C’est pour vous épargner que je ne suis pas encore venu chez vous ». La charité de l’apôtre se manifeste, non seulement en leur annonçant ce qui lui arrive, mais aussi en témoignant qu’il veut savoir où eux-mêmes en sont actuellement. Voilà bien le fait d’une âme inquiète, ardente, et qui ne peut calmer sa vive sollicitude. – Mais, en même temps, il les comble d’honneur en leur envoyant Timothée. Que dites-vous, en effet ? ô grand saint ! Vous envoyez Timothée ? Pourquoi ? Vous me répondez : « Je n’ai personne qui soit autant avec moi d’esprit et de cœur, ni qui se porte plus sincèrement à prendre soin de ce qui vous touche… » N’avait-il donc personne qui eût le même cœur, le même amour que lui, Paul ? Non, personne que Timothée. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire aucun excepté lui qui, autant que moi, vous porte intérêt et sollicitude. Car il est difficile de trouver un ami capable de faire tant de chemin uniquement pour cette raison. Un seul vous aime autant que moi, c’est Timothée. J’en aurais trouvé d’autres pour cette mission ; mais personne n’a son cœur. Ainsi, cette « unanimité » avec l’apôtre, signifie un amour aussi grand que le sien pour ses néophytes… Lui, vous aime d’un amour « sincère », c’est-à-dire d’un amour paternel.
« Car tous cherchent leurs intérêts propres, et non ceux de Jésus-Christ… » c’est-à-dire, leur plaisir, leur sécurité, comme il l’écrivait aussi à Timothée. Mais pourquoi ces plaintes ici ? Il veut nous apprendre, par cette leçon, à ne pas tomber dans de pareils errements ; il veut que tous ceux qui l’entendent ne cherchent ni leur satisfaction, ni leur tranquillité. – Car celui qui cherche son propre bonheur, poursuit, non les intérêts de Jésus-Christ, mais les siens propres ; pour lui nous devons être prêts à subir tous les travaux, toutes les souffrances.
« Jugez de lui par l’épreuve que j’en ai faite, puisqu’il a servi avec moi dans la prédication de l’Évangile, comme un fils avec son père ». – Vous avez la preuve que je ne le loue pas à l’aventure ; vous savez vous-mêmes qu’il m’a aidé dans la prédication de l’Évangile, comme un fils, son père. Paul fait ici à bon droit l’éloge de Timothée, puisqu’il veut qu’on le reçoive en tout honneur. La même raison lui dicte ces paroles aux Corinthiens : « Que personne ne le méprise, car il fait autant que moi l’œuvre de Dieu » (1Cor. 16,10) ; recommandation qui est beaucoup moins utile à l’envoyé qu’à ceux qui le reçoivent ; car ce sont eux qui seront récompensés magnifiquement en lui faisant accueil.
« J’espère donc vous l’envoyer, aussitôt que j’aurai mis ordre à ce qui me regarde », aussitôt que je saurai l’état de mes affaires et que je pourrai en pressentir l’issue, le résultat. « Et je me promets aussi de la bonté du Seigneur, que j’irai moi-même vous voir bientôt ». Si je vous l’envoie, ce n’est pas que je ne doive plus venir moi-même, mais c’est pour me rassurer en apprenant où en sont vos affaires, et pour ne pas rester, en attendant, sans nouvelle aucune. Je me promets d’aller vous voir, grâce à Dieu, si c’est sa volonté. Vous voyez qu’en tout et toujours, il se soumet à Dieu, et ne prononce rien d’après son propre esprit.
2. « Cependant j’ai cru nécessaire de vous renvoyer mon frère Epaphrodite, l’aide de mon ministère, le compagnon de mes combats… » L’apôtre l’envoie donc, avec les mêmes éloges qu’il donnait à Timothée. Celui-ci obtenait, en effet, deux titres de recommandation son amour pour les Philippiens, que saint Paul attestait en disant que Timothée prendrait soin d’eux avec une affection sincère ; et les preuves de zèle qu’il avait données dans la prédication de l’Évangile. Il invoqua ce double titre pour Epaphrodite ainsi, et en quels termes ? Il l’appelle frère et coopérateur, il va même jusqu’à le nommer son compagnon d’armes, montrant en lui un ami qui a partagé tous ses dangers, et attestant de lui tout ce qu’il pourrait dire de soi-même. Compagnon d’armes dit plus encore que coopérateur ; on trouve des gens qui s’associent à vous pour des affaires peu graves ; beaucoup moins, pour prendre leur part de vos combats et de vos périls. L’apôtre indique que celui-ci portait jusque-là le dévouement. « Epaphrodite qui est aussi votre apôtre et qui m’a servi dans mes besoins ». Ainsi nous vous rendons, dit saint Paul, ce qui est à vous, puisque nous vous renvoyons un homme qui vous appartient, ou qui peut vous instruire.
« Parce qu’il désirait vous voir tous ; et il était fort en peine, parce que vous aviez appris sa maladie ; en effet, il a été malade jusqu’à la mort, mais Dieu a eu pitié de lui, et non seulement de lui, mais aussi de moi, afin que je n’eusse point affliction sur affliction ». C’est une autre manière de recommander Epaphrodite. L’apôtre montre que ce cher député est convaincu de l’amour des Philippiens envers lui. Rien de plus capable qu’un tel motif pour le faire aimer encore davantage. Comment ? C’est qu’il a été malade, et vous en avez été affligés ; il est rétabli, et vous délivre ainsi de l’inquiétude que vous causait son accident ; mais il n’a pas été sans chagrin même après sa guérison ; il s’attristait de ne vous avoir pas vus encore depuis son rétablissement. L’intention de l’apôtre est aussi de se justifier lui-même en leur donnant la raison qui ne lui permettait pas de le renvoyer plus tôt, et prouvant que la négligence n’y est pour rien ; qu’il a dû retenir Timothée, n’ayant personne avec lui : « Lui excepté, dit-il, je n’ai point d’ami intime », et d’autre part, gardant Epaphrodite à cause de sa maladie, qu’il montre aussitôt avoir été longue et dangereuse, puisqu’il « fut malade à en mourir ». Voyez-vous quelles précautions saint Paul met en jeu pour que les fidèles ne puissent le moins du monde accuser en lui négligence ou paresse, et n’aillent soupçonner que si personne n’est venu, c’est parce qu’on les mépriserait ? Rien n’est plus capable, en effet, de gagner le cœur d’un disciple, que de lui donner la preuve et la conviction de l’intérêt que lui porte son maître et des regrets dont il est ainsi l’objet : c’est la marque d’une extrême charité. Et puis ajoutant : « Vous saviez qu’il avait été malade ; il l’a été mortellement, en effet », et pour vous convaincre que je n’invente ni n’exagère aucunement, écoutez : Dieu seul l’a sauvé « dans sa miséricorde ».
À ce fait, hérétiques, que répondrez-vous ? Paul, ici, attribue à la miséricorde la conservation d’un malade près de mourir, et son retour à la vie. Mais si ce monde était essentiellement mauvais, ce ne serait pas miséricorde que de le retenir dans cet empire du mal. Cette réponse est accablante et facile contre un hérétique ; mais à un chrétien, que dirons-nous ? Il se peut qu’il ait des doutes, et qu’il dise : Quoi ! si être dissous et habiter avec Jésus-Christ est un sort préférable, comment dire que la miséricorde ici se soit exercée ? – Et moi je répliquerai : Pourquoi l’apôtre ajoute-t-il aussitôt : Il est nécessaire que je reste à cause de vous ? Nécessité pour Paul, qui valait aussi pour Epaphrodite ; d’ailleurs il n’attendait que pour s’en aller enfin vers Dieu avec de plus riches trésors et une plus grande confiance. Pour être retardé un peu, ce bonheur ne pouvait néanmoins lui manquer ; et une fois parti de ce monde, il lui était impossible de gagner des âmes. Ajoutez que Paul parle souvent le langage ordinaire des hommes, qu’il s’accommode à leurs sentiments et à leurs pensées, et qu’il ne s’élève pas toujours aux sommets de la sagesse. Sa parole s’adressait à des hommes mondains encore et craignant beaucoup la mort. Il veut enfin montrer sa haute estime pour Epaphrodite, et lui gagner les respects des fidèles en attestant que cette vie ainsi sauvée lui est nécessaire au point qu’il regarde cette guérison comme un acte de miséricorde envers lui-même.
Au reste, à part ces raisons, nous soutenons encore que la vie présente est un bien : sinon pourquoi Paul voudrait-il énumérer, parmi les châtiments du ciel, les morts prématurées ? Car il dit en un autre endroit : C’est pour cela que parmi vous plusieurs sont malades infirmes, frappés même de l’éternel sommeil. La vie à venir du méchant n’est pas meilleure que celle-ci, elle est affreuse ; pour l’homme juste, elle vaut mieux que celle-ci. « Dieu n’a pas voulu que j’eusse tristesse sur tristesse », que déjà désolé de sa maladie, j’eusse encore la douleur de le perdre. Il ne peut mieux faire voir son estime pour Epaphrodite. « C’est pourquoi je me suis hâté de le renvoyer ». Comment s’est-il hâté ? Sans hésitation, sans délai, en lui ordonnant de passer sur tous les obstacles, pour vous arriver au plus tôt et vous mettre hors de peine. En effet, quand une personne aimée revient à la santé, nous sommes heureux de l’apprendre, mais plus joyeux de la revoir, surtout si elle a guéri contre toute espérance, comme il était alors arrivé pour Epaphrodite. – « Pour vous donner la joie de le revoir et pour adoucir aussi mon chagrin ». Quel est le sens des derniers mots ? Le voici : Si vous revenez à la joie, j’y reviendrai moi-même ; notre cher disciple sera, à son tour, heureux de notre bonheur, et moi-même je serai mieux délivré de mon chagrin. Il ne dit pas : Je serai sans tristesse ; mais seulement : Ma tristesse s’en adoucira, pour montrer que jamais son âme n’est exempte de souffrance. Comment serait-il sans chagrin ni peine, celui qui s’écrie : « Qui est-ce qui est malade sans que je le sois avec lui ? Qui est scandalisé sans que je brûle ? » (2Cor. 11,29) Du moins déposerai-je ce chagrin !
3. « Recevez-le donc avec toute sorte de joie dans le Seigneur ». Recevoir « dans le Seigneur », c’est le recevoir avec l’esprit de foi, avec une charité empressée ; ou plutôt, c’est l’accueillir selon la volonté de Dieu ; par conséquent avec le respect dû à la dignité des saints, comme il convient de recevoir un saint. – « En toute joie », dit-il encore ; car Paul, par ces recommandations, agissait dans l’intérêt non de ses envoyés, mais des fidèles qui les accueilleraient. Celui qui donne en pareil cas a bien plus à gagner que celui qui reçoit. Donc « traitez avec honneur de telles personnes » ; faites à celui-ci l’accueil que méritent les saints.
« Car il s’est vu tout proche de la mort, pour avoir voulu servir à l’œuvre de Jésus-Christ, exposant ainsi sa vie, afin de suppléer par son assistance à celle que vous ne pouviez me rendre vous-mêmes ». Epaphrodite avait été envoyé par la communauté entière des chrétiens de Philippes, afin de servir Paul, ou peut-être il était venu lui apporter un secours. L’apôtre semble attester dans un passage déjà cité que c’était un secours d’argent. J’ai reçu, dit-il, ce que vous m’avez envoyé par Epaphrodite. Il est donc vraisemblable qu’à son arrivée à Rome, il trouva Paul dans un danger très grave et si menaçant même que, loin de pouvoir aborder sa prison sans péril, on risquait sa vie en s’y hasardant ; ce qui arrive d’ordinaire quand gronde un violent orage et que la colère des souverains déborde au-delà de toute limite. Qu’un malheureux soit tombé dans la disgrâce du prince, il est jeté dans les fers et gardé très étroitement ; ses serviteurs mêmes ne peuvent arriver jusqu’à lui. Il est vraisemblable que tel était alors le sort de Paul, et qu’Epaphrodite, homme d’un caractère et d’un courage héroïques, avait méprisé tous les dangers pour pénétrer auprès de lui, pour l’aider et lui fournir tout ce que réclamait sa position. Paul apporte donc deux motifs pour lui gagner le respect et l’autorité ; l’un, c’est qu’il a, dit-il, bravé la mort à cause de moi ; l’autre, qu’il s’est exposé ainsi étant l’ambassadeur de toute une cité ; de manière que, dans ce grand péril, la cité qui le députait a eu aussi sa part de gloire, puisqu’il représentait tous ceux qui l’avaient envoyé. Recevez-le donc avec de grands égards, rendez-lui des actions de grâces pour ses fonctions si bien remplies ; c’est le moyen pour vous de participer aux mérites de nos dangers et de toutes nos œuvres. Et il n’a pas dit : Il s’est exposé « pour moi », mais pour que son témoignage acquière autorité et confiance, il dit : « Pour l’œuvre de Dieu ». Ce n’est pas mon intérêt, c’est celui de Dieu qui l’a fait agir et « braver la mort ». Car enfin, n’est-il pas vrai que, bien qu’il n’ait pas, grâce à Dieu, subi le coup fatal, il n’a cependant tenu aucun compte de sa vie et qu’il s’est livré entièrement ; il aurait affronté à l’aveugle tous les maux, sans craindre ni cesser pour cela de m’offrir son secours. Et s’il s’est exposé à la mort pour le service de Paul, bien plus volontiers l’aurait-il fait pour la prédication de l’Évangile ; ou, à dire vrai, mourir pour Paul, c’était mourir pour l’Évangile. Car la couronne du martyre n’est pas seulement pour ceux qui refusent de sacrifier aux idoles, mais pour ceux encore qui meurent pour le service des saints. Je dirai même, et ceci vous étonnera peut-être, que le second cas est même plus glorieux que le premier. Celui qui, pour un sujet moindre, ose affronter la mort, l’osera bien plus encore pour un sujet important. Aussi, nous-mêmes, quand nous voyons les saints aux prises avec le péril, ne ménageons pas même notre vie. Celui qui n’a jamais le cœur d’expérimenter le danger, ne sera jamais non plus capable d’une grande action ; toujours préoccupé du salut de la vie présente, il perd le salut de la vie à venir.
« Afin de suppléer par son assistance à celle que vous ne pouviez me rendre vous-mêmes ». Que dit l’apôtre ? Votre cité n’était pas là, mais, par l’intermédiaire de son député, elle a rempli pour moi tous ses devoirs d’assistance. Il vous a suffi de l’envoyer, pour que votre secours qui me manquait, me fût prodigué par ce bien-aimé mandataire qui, pour cette raison, mérite tout l’honneur possible ; ce que tous vous me deviez, il l’a payé pour tous. L’apôtre montre aussi que le premier devoir des fidèles, qui sont en sûreté, est de venir en aide à ceux qui sont en péril ; c’est ce qu’indique l’expression qu’il emploie : « Le retard de l’assistance qui m’était due », dit-il.
Saisissez-vous bien l’intention de Paul, l’esprit d’un apôtre ? Cette liberté de parole ne provenait pas, chez lui, de l’orgueil, mais du grand intérêt qu’il portait aux fidèles. Craignant que ces néophytes ne viennent à s’enfler, voulant qu’ils gardent la sainte modération de l’esprit, et que loin de surfaire un service rendu, ils gardent d’humbles sentiments ; il appelle le service rendu un ministère obligé, un secours qui manquait. Prenons garde nous aussi de nous enorgueillir quand nous aidons les saints, et n’allons pas nous poser en bienfaiteurs devant nos propres yeux. Nous payons une dette, nous ne faisons pas une donation. Comme l’armée active, et surtout le soldat en campagne, doit recevoir du citoyen qui vit en paix, les aliments et tout le nécessaire ; car c’est pour celui-ci que l’autre est sous les armes : ainsi, dans le cas présent. Si Paul n’avait pas rempli sa charge apostolique, l’aurait-on jeté en prison ? Ainsi c’est un devoir que d’aider les saints. Quelle absurdité serait-ce d’approvisionner entièrement ceux qui protègent un empire de la terre, de leur fournir aliments, vêtements, le nécessaire enfin, et même bien au-delà du besoin, tandis qu’à celui qui combat pour l’empereur du ciel, qui livre bataille contre des ennemis bien plus dangereux, [car saint Paul dit que nous ne luttons pas seulement contre la chair et le sang (Eph. 8,12), nous n’accorderions pas l’indispensable nécessaire de chaque jour ? Quelle iniquité serait-ce ! Quelle ingratitude ! Quelle avarice !
4. Ne semble-t-il pas que la crainte des hommes l’emporte chez nous sur les terreurs de l’enfer et des supplices éternels ? On ne peut expliquer autrement ce renversement de nos idées et de notre conduite : ainsi nos obligations civiles s’accomplissent chaque jour comme d’elles-mêmes et avec un soin scrupuleux qui n’en voudrait négliger aucune ; tandis que les obligations spirituelles n’entrent point chez nous en ligne de compte. Faut-il donc que des devoirs imposés par la nécessité et par la crainte des châtiments, exigés de nous comme d’esclaves contraints et forcés, soient cependant acquittés avec un extrême empressement, tandis qu’on oublie entièrement ceux qu’on nous réclame en s’adressant uniquement à notre liberté et à notre générosité ? Ce reproche, s’il n’atteint pas la généralité des fidèles, s’adresse à ceux qui ne veulent point acquitter ces dettes sacrées. Dieu ne pouvait-il pas vous en faire la loi la plus rigoureuse ? Il ne l’a pas voulu, parce que votre intérêt lui est plus cher encore que celui des saints, objets de votre charité. Dieu ne veut pas que vous obéissiez à la nécessité, parce qu’une telle obéissance n’aurait rien à espérer de lui.
Toutefois il en est ici, et beaucoup, qui sont plus bas et plus vils que les Juifs. Rappelez-vous les dîmes et les prémices, les secondes dîmes et même les troisièmes, le sicle, tout ce que donnait enfin ce peuple, sans se plaindre jamais de ce que lui coûtait l’entretien des prêtres. Plus ils recevaient, plus il était rendu à ceux qui donnaient. On ne disait pas : Ces gens sont insatiables, esclaves de leur ventre ! Car il me revient de ces propos indignes, et ceux qui les tiennent savent pourtant se bâtir des maisons et acheter des terres, tout en se prétendant pauvres, tandis qu’ils taxeront de riche un prêtre qui, par hasard, ou sera un peu mieux vêtu, ou ne manquera pas des aliments nécessaires, ou se fera servir par un domestique pour ne pas abdiquer sa dignité. Riches, nous ! oui nous le sommes en vérité, et nos détracteurs sont bien forcés d’en convenir. Si peu que nous possédions, en effet, nous sommes dans l’abondance ; tandis que, possesseurs du monde entier, ils auraient encore des besoins.
Jusques à quand durera notre folie ? N’est-ce donc pas assez pour attirer sur vous le supplice éternel, que vous ne fassiez aucune bonne œuvre ? Faut-il encore y joindre les malins propos pour rendre votre châtiment plus sévère ?
Si c’était vous, en effet, qui eussiez fait la prétendue fortune du prêtre, rien qu’en lui reprochant comme un crime ce libre effet de votre générosité, vous auriez perdu votre récompense. Si c’est un don que vous lui avez fait, pourquoi l’accuser ? Vous-même attestez qu’il était pauvre auparavant : ce qu’il a, dites-vous, il le tient de moi. Pourquoi l’accuser, dès lors ? Il ne fallait pas lui donner, si vous deviez lui faire un crime de recevoir. Mais un autre a donné, et vous l’incriminez ! Vous n’êtes que plus coupable, vous qui savez à la fois refuser pour votre compte et accuser ceux qui font le bien !
Quelle sera, pensez-vous, la récompense de ceux qui subissent de tels affronts ? Car ils souffrent pour la cause de Dieu. Ils auraient pu, au lieu du sacerdoce, exercer la profession de simples hôteliers, en supposant que leurs ancêtres ne leur aient rien laissé. On sait bien nous l’objecter avec impudence, quand parfois nous recommandons tel ou tel comme pauvre et nécessiteux. Ne pourrait-il donc s’enrichir, s’il le voulait ? nous dit-on ; et l’outrage s’ajoute à cette réflexion brutale : Son aïeul, son bisaïeul n’étaient que cela, et lui, aujourd’hui même, voyez comme il est bien vêtu ! Mais quoi ! Voulez-vous qu’il aille nu ? Ah ! vous êtes habiles à imaginer des rapprochements cruels ; mais craignez de parler contre vous-mêmes, et entendez l’avis menaçant de Notre-Seigneur : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés ! » (Mt. 7,1)
Supposons, du reste, qu’il pouvait, à son gré, choisir une profession d’hôtelier, de commerçant qui l’eût mis au-dessus du besoin, et qu’il ne l’a pas voulu. Que gagne-t-il donc maintenant, dites-moi ? Porte-t-il des vêtements de soie ? Traîne-t-il après lui sur la place publique un cortège de nombreux valets ? Monte-t-il un coursier superbe ? Se construit-il des maisons, ayant d’ailleurs une habitation convenable ? Si telle est sa conduite, je le blâme avec vous, et, loin de l’épargner, je le proclame indigne du sacerdoce. Comment, en effet pourra-t-il exhorter les autres à savoir se passer de cet attirail superflu, puisque lui-même : n’est pas assez sage pour cela ? Mais s’il se borne à ne pas manquer du simple nécessaire, est-ce un crime ? Faut-il plutôt qu’il aille de porte en porte demandant son pain ? Et ne seriez-vous pas le premier à en rougir, vous son disciple ? Si votre père selon la nature en était réduit là, vous vous croiriez déshonorés ; mais si votre père spirituel était forcé à se dégrader, ne devriez-vous pas en être honteux jusqu’à ne plus oser vous montrer ? Car, selon l’Écriture, « un père sans honneur est le déshonneur de ses enfants ». (Eccl. 3,13) Eh quoi faut-il donc que ce prêtre meure de faim ? La piété ne le permet pas puisque Dieu le défend.
Or, quand nous répondons ainsi à cette sorte de gens, ils deviennent tout à coup des sages et des docteurs. L’Écriture a prononcé selon eux : « Ne possédez ni or, ni argent, ni deux tuniques, aucune monnaie dans vos ceintures, pas même un bâton ». Mt. 10,9) Or, on vous voit double et triple vêtement et jusqu’à des lits bien couverts.
Hélas ! laissez-moi jeter un profond soupir ; car si la bienséance ne me retenait, je verserais même des pleurs abondants. Pourquoi ? parce que nous savons découvrir si habilement une paille dans l’œil du prochain, sans jamais soupçonner la poutre qui nous aveugle. Comment donc, dites-moi, comment ne prenez-vous pas pour vous-mêmes l’avis de Notre-Seigneur ? Le précepte, répondez-vous, n’est que pour nos maîtres spirituels. Ainsi, lorsque Paul a écrit : « Quand vous avez le vivre et le couvert, sachez être contents » (1Tim. 6,8), il ne parlait non plus qu’à vos pasteurs ? Certainement non, mais à tous les hommes, et tel est le sens évident de ce passage, si vous l’étudiez dans tout son contexte. Il avait dit d’abord : « C’est une grande richesse que la piété, qui se contente de ce qui suffit » ; il poursuivait. :« Car nous n’avons rien apporté dans ce monde, et il est certain que nous n’en pouvons emporter davantage » ; et il conclut aussitôt : « Ayant donc de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. Car ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piège du démon, et dans maints désirs inutiles et pernicieux ». Voyez-vous comme son discours s’adresse à tous les hommes ? N’est-ce pas encore son langage aux Romains ? « N’ayez point de souci de la chair en ses désirs » ; et aux Corinthiens : « Les viandes sont pour le ventre, et le ventre pour les viandes, et un jour Dieu détruira l’un et l’autre » ; et ailleurs, parlant des veuves : « Celle qui vit dans les délices, est morte toute vive ». Une veuve est-elle un maître et un docteur ? et Paul n’a-t-il pas écrit : « Je ne permets pas aux femmes d’enseigner ni de dominer sur leurs maris ? »
5. Réfléchissez ici. Le veuvage ne va guère sans la vieillesse. Celle-ci déjà veut de grands soins ; la nature de la femme les impose d’ailleurs, puisque ce sexe, à cause de sa faiblesse même, réclame plus de ménagements. Or, malgré ces exigences de l’âge et de la nature, saint Paul ne permet pas à la veuve une vie molle et délicate ; il déclare même qu’elle est déjà morte, puisqu’il n’a pas dit seulement : Elle ne doit pas vivre délicatement ! mais bien : Celle qui vit dans les délices est morte ! Il l’a donc rayée de ce monde, puisqu’un mort en est effacé pour toujours. Comment donc un homme serait-il pardonné, s’il se permet une conduite que Dieu punit dans une femme déjà vieille ? Voilà des réflexions que personne n’aborde, que personne n’approfondit.
Quant à moi, je suis forcé de vous tenir ce langage, non dans le but de disculper les ministres de l’autel, mais pour votre propre bien. Vos prêtres, en effet, s’ils ont le malheur de viser aux richesses, et de mériter de trop justes reproches, vos prêtres ne seront pas punis par vos accusations ; parlez ou ne parlez pas contre eux, il est un Juge auquel ils rendront compte de leur conduite ; mais vos détractions ne peuvent les atteindre. Qu’au contraire vos reproches soient des calomnies, ils n’ont qu’à gagner à être ainsi insultés sans raison, et vous n’avez frappé que vous-mêmes. Voyez-vous combien votre condition est différente de la leur ? Parlez contre eux, à tort ou à raison, dès que vous parlez en mal, vous vous êtes blessés ! Pourquoi ? c’est qu’une accusation même véridique vous nuit déjà, parce qu’en dépit du bon ordre, vous jugez vos maîtres :
Or, s’il est défendu de juger un frère, combien plus l’est-il de juger un maître ! Que si votre accusation est calomnieuse, le supplice vous attend ; le châtiment vous menace plus terrible encore. Pensez que vous devez rendre compte même d’une parole oiseuse ! Aussi quand, à ce sujet, je vous exhorte et me fatigue, je le fais dans votre intérêt.
Au reste, je le répète, ces réflexions qui nous condamneraient, personne ne les fait, personne ne les creuse, personne ne se les applique. Voulez-vous cependant d’autres textes dans le même sens ? « Quiconque d’entre vous (c’est Jésus qui parle) ne renonce pas à tout ce qu’il possède, n’est pas digne de moi ». (Lc. 14,33) Et que pensez-vous de cette autre parole : « Il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux » (Mt. 19,23) ; et de celle-ci encore : « Malheur à vous, riches, parce que vous avez toute votre consolation ! » (Lc. 6,24) Voilà ce que personne ne pèse, n’approfondit, ne se dit à soi-même ; nous n’avons de force et d’ardeur que dans la cause du prochain ; c’est le moyen assuré de tremper dans tous les crimes.
Toutefois, et toujours dans votre intérêt, écoutez comment se résolvent les tristes griefs qu’on impute aux prêtres. Les regarder comme convaincus de violer la loi de Dieu n’est pas une mince injure : examinons la valeur de ces accusations.
Jésus-Christ a dit : « Ne possédez ni or, ni a argent, ni deux tuniques, ni chaussures, ni ceinture, ni bâton ». Qu’en conclure, dites-moi ? Pierre allait-il contre le précepte ? Et comment enfin l’excuser d’avoir possédé, en effet, ceinture, vêtements, chaussures ? Écoutez plutôt ce que lui dit l’ange libérateur « Ceignez-vous, chaussez-vous de vos souliers » (Act. 12,8), bien qu’à cette époque de l’année, les chaussures ne fussent pas un objet de première nécessité ; en cette chaude saison, on peut aller nu-pieds ; l’hiver seul les rend indispensables ; et voilà Pierre en possession de chaussures ! – Et de Paul, que dirons-nous ? Il écrit à Timothée : « Hâtez-vous de venir me trouver », et aussitôt il ajoute : « Apportez-moi, en venant ici, le manteau que j’ai laissé en Troade, chez Carpus, et les livres et surtout les parchemins ». (2Tim. 4,13, 21) Il parle d’un manteau, et personne ne dira qu’il n’en avait pas un autre dont il pût se vêtir. Car s’il avait l’habitude d’aller sans manteau, il était inutile évidemment d’ordonner qu’on lui apportât celui-là. Si, au contraire, il était habitué à ce genre de vêtement, il est clair qu’il en avait un autre encore. Comment expliquer d’ailleurs qu’il demeura deux ans dans un logis qu’il louait ? Il faudra dire qu’il désobéissait à Jésus-Christ, lui qui disait pourtant : « Je vis, non ce n’est plus moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi » ; lui, le vase d’élection à qui le Seigneur lui-même rendait ce témoignage « Cet homme est pour moi un vase choisi ! »
Je devrais vous laisser dans le doute et ne pas vous donner la solution de ces problèmes, mais vous punir ainsi de votre négligence et de votre oubli de nos saints livres ; car tout le mal vient de là. Chercheurs infatigables et cruels quand il s’agit des péchés d’autrui, nous n’avons pas même la pensée des nôtres, ignorants que nous sommes des Écritures, et nullement instruits de la loi de Dieu. Oui, je vous devrais ce légitime châtiment. Mais quoi ? je suis père ; un père est toujours trop indulgent pour ses enfants, parce que ce cœur paternel ne peut perdre sa chaleur ; à l’aspect d’un fils triste et défait, il se trouve frappé, plus que lui-même, d’une douleur poignante ; il n’est heureux que quand il a détruit la cause de ce chagrin. Puissé-je y réussir, moi aussi, bien que je vous aie laissé quelque peu avec le chagrin de ne pas être consolés, afin qu’à présent vous receviez mieux la consolation.
6. Que répondrai-je donc ? Non, les exemples précipités ne répugnent pas, bien au contraire, ils sont pleinement d’accord avec les préceptes de Jésus-Christ. Car ces préceptes étaient faits pour un temps et non à perpétuité. Et je n’avance pas là une conjecture, mais une vérité déduite des saintes Écritures. Comment ? Saint Luc rapporte les paroles mêmes de Notre-Seigneur à ses apôtres : « Quand je vous ai envoyés sans sac ni besace, sans ceinture ni chaussures, quelque chose vous a-t-il manqué ? Rien absolument, répondirent-ils ». (Lc. 22,35-36) Désormais donc, sachez vous en procurer.
Comment d’ailleurs n’avoir qu’une tunique, une seule ? Comment ? Quand elle avait besoin d’être lavée, fallait-il rester chez soi ou même sortir par nécessité, mais sans tenir compte des bienséances ? Réfléchissez à l’étrange position qui aurait été faite à saint Paul appelé à parcourir le monde entier pour des œuvres si grandes et si nobles, la privation d’un vêtement l’eût condamné à s’enfermer ; elle aurait fait obstacle à sa haute mission ! Et que serait-il arrivé si l’hiver avait été rigoureux, si les pluies ou les glaces eussent été continuelles, de sorte qu’il eût été impossible de faire sécher cet unique vêtement ? Fallait-il encore que l’apôtre demeurât enfermé ? Et si le froid avait raidi ses membres, devait-il périr et s’interdire la parole ? Car n’allez pas croire que le corps de ces premiers apôtres ait été de diamant. Écoutez ce que saint Paul dit à Timothée : « Usez d’un peu de vin, à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies » ; et d’Epaphrodite : « J’ai cru devoir vous renvoyer cet apôtre qui m’a tant aidé aux jours de ma détresse ; il a été malade jusqu’à en mourir, mais Dieu a eu pitié de lui, et non seulement de lui, mais de moi-même aussi ». (1Tim. 5,23 ; et Phil. 2,25) Ils étaient donc sujets à toute maladie ou infirmité. Fallait-il donc qu’ils se laissassent mourir ? Non, évidemment. Pour quelle raison donc le Seigneur, à une certaine époque, leur donnait-il le précepte de n’avoir ni sac, ni besace, etc ? Il voulait sur l’heure y pourvoir par un prodige, et montrer que dans l’avenir même il serait encore assez puissant pour y suffire. Et toutefois il n’y suffit point ; pourquoi ? Car, enfin, les apôtres valaient mieux incontestablement que les Israélites, dont les vêtements ni la chaussure ne s’usèrent point pendant quarante ans, bien qu’ils parcourussent le désert, brûlés par les rayons d’un soleil capable de calciner les rochers mêmes. Pourquoi donc fit-il moins pour ses apôtres ? Pour votre intérêt. Dieu savait que vous ne seriez pas invulnérables, que plus d’une blessure au contraire vous atteindrait ; il vous a donc créé le moyen de vous préparer les médicaments ; et la preuve de cette intention divine, écoutez-la. Dieu ne pouvait-il nourrir ses apôtres ? Ce qu’il vous a donné à vous, pécheur, l’aurait-il refusé à Paul ? Lui qui s’est montré généreux pour les Israélites murmurateurs, débauchés, idolâtres, aurait-il été avare à l’égard de Pierre, qui avait tout quitté pour lui ? Lui qui autorise la propriété en faveur des méchants, comment aurait-il été moins gracieux à l’égard de Jean qui, pour lui, avait abandonné jusqu’à son père même ? Et cependant, il ne l’a pas voulu ; mais c’est par vous qu’il veut les nourrir, afin que vous ayez une occasion de vous sanctifier.
Et, de grâce, remarquez l’excès de sa bonté à votre égard. Il a voulu abaisser ses disciples pour vous relever. S’il les avait mis au-dessus du besoin, ils auraient gagné en admiration et en gloire : mais vous auriez perdu pour votre salut. Loin de les rendre admirables en ce point, il les a voulus nécessiteux et humbles pour vous ouvrir une voie de salut ; il leur a donné l’indigence pour vous offrir de gagner le ciel. Un maître se fait moins respecter quand il reçoit quelque chose ; on honore bien davantage celui qui n’accepte rien. Mais aussi le disciple n’y gagne pas, il perd un noble fruit de charité. Voyez-vous la sagesse de Dieu, l’ami et le sauveur du genre humain ? Il n’a pas lui-même cherché sa propre gloire ni étudié ses intérêts ; il était dans la gloire, et il a voulu s’avilir pour votre bonheur. C’est aussi son plan pour les docteurs de sa loi. Il pouvait nous les montrer vénérables, il a préféré les faire voir abaissés, dans votre intérêt, et vous donner l’occasion de vous enrichir. Oui, pour vous faire moissonner les biens spirituels, Dieu veut que ses ministres éprouvent des besoins temporels. Rien ne l’empêchait de leur donner tout en suffisance ; je vous l’ai prouvé par maintes raisons ; pour votre intérêt, nous l’avons fait voir, Dieu les a laissés dans le besoin.
Convaincus de ces vérités, livrons-nous désormais non plus à notre caractère accusateur, mais à l’esprit de bienfaisance. Au lieu de scruter les défauts d’autrui, connaissons bien nos propres misères ; pensons aux bonnes œuvres du prochain ; n’étudions pas moins nos propres péchés, et nous plairons à Dieu. Celui qui ne veut voir dans les autres que leurs péchés, et dans lui-même que ses vertus, celui-là se cause un double dommage. Dans les uns il trouve sujet d’orgueil ; dans les autres il rencontre scandale et tentation de négligence. En effet, tandis qu’il se rappelle qu’un tel et une telle sont tombés, lui-même se facilite les chutes et les défaillances ; et quand, d’autre part, il croit avoir bien agi, facilement il s’enflera d’orgueil. Qu’un homme, au contraire, oublie ses propres bonnes actions et ne pense qu’à ses péchés ; que dans les autres il cherche volontiers, non les fautes, mais les actes conformes à la vertu ; il a dès lors tout à gagner. Et comment ? Le voici. La vue du prochain dans l’exercice du bien vous décide, par une sainte envie, à suivre son exemple ; le souvenir de vos péchés, d’autre part, rabaisse votre arrogance et sauve en vous la modestie.
Si nous retenons ces pensées et si nous y conformons notre conduite, nous pourrons atteindre enfin les biens promis de la vie future, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ… Ainsi soit-il.

HOMÉLIE X.[modifier]


AU RESTE, MES FRÈRES, RÉJOUISSEZ-VOUS DANS LE SEIGNEUR. IL NE M’EST PAS PÉNIBLE, ET IL VOUS EST AVANTAGEUX QUE JE VOUS ÉCRIVE LES MÊMES CHOSES. (CHAP. 3,1 à 7)

Analyse.[modifier]


  • 1. Heureux de leur écrire, il les invite à éviter les judaïsants.
  • 2. Il leur montre en quoi consiste la vraie circoncision, et témoigne qu’ayant tous les avantages de la loi, il a tout sacrifié pour Jésus-Christ.
  • 3-5. Exhortation contre le luxe. – L’orateur montre les désavantages temporels d’un luxe exagéré, ainsi : luxe inutile des vêtements ; luxe plein de folie de l’or employé en bijoux ; luxe incroyable et ruineux de l’ameublement et de la décoration des maisons. – Le luxe envisagé au point de vue moral n’est pas moins malheureux. – Le luxe ne rend pas la vieillesse moins lourde, ni la vertu plus facile ; le luxe, au contraire, empêche la pratique de la vertu : on abuse des biens de Dieu et on oublie les pauvres. – Les pierreries n’ont de prix que dans notre imagination.



1. Les chagrins et les inquiétudes, lorsque l’âme en est déchirée à l’excès, la privent de sa force propre. L’apôtre réveille et ranime les Philippiens, parce qu’il les voit en proie à de profonds chagrins. Ils s’affligeaient d’ignorer où en étaient les affaires de Paul ; ils s’affligeaient parce qu’ils le croyaient mort ; ils s’affligeaient à propos de la prédication et au sujet d’Epaphrodite. Sur tous ces points, il les comble d’assurances consolantes, et il conclut : « Pour tout le reste, mes frères, réjouissez-vous », car vous n’avez plus aucun sujet de tristesse. Vous avez Epaphrodite que vous regrettiez ; vous avez Timothée, moi-même j’arrive, l’Évangile progresse : que peut-il vous manquer ? Réjouissez-vous ! – Et tandis qu’il appelle les Galates du nom de fils, il nomme ceux-ci ses frères. C’est qu’en effet, lorsqu’il veut administrer un blâme ou témoigner son affection, il choisit le titre de fils ; mais quand ceux à qui il s’adresse lui paraissent mériter plutôt l’éloge que le blâme, il préfère le titre de frères. — Réjouissez-vous « dans le Seigneur », paroles bien justes et vraies, « dans le Seigneur », et non pas d’une joie mondaine. Car celle-ci n’est point véritable ; tandis que, d’après saint Paul, les souffrances en Jésus-Christ ont toujours leur bonheur. « Il ne m’est pas pénible et il vous est avantageux que je vous écrive les mêmes choses : Gardez-vous des chiens, des mauvais ouvriers, des faux circoncis ».

Vous voyez que saint Paul n’a pas commencé par les avertissements. Au contraire, il leur a donné plusieurs éloges, il leur a témoigné son admiration ; il les loue de nouveau, avant de donner des avis. C’est qu’en effet, un discours d’avis est, de sa nature, pénible à entendre : aussi veut-il l’adoucir de toutes manières.

Qui appelle-t-il « des chiens ? » C’étaient ces mêmes hommes que toutes ses épîtres laissent deviner, juifs impurs et abominables, avides d’argent et d’empire, et qui, pour attirer à eux nombre de fidèles, prêchaient à la fois le judaïsme et le christianisme, corrompant ainsi l’Évangile. « Prenez garde » à eux, dit-il, car ils sont difficiles à découvrir ; prenez garde « à ces chiens ». Les juifs ne sont plus les enfants de Dieu ; le nom de chiens qui désignait autrefois les gentils, leur convient maintenant. Comment ? Parce qu’autant les gentils étaient éloignés de Dieu et de Jésus-Christ, autant les juifs ont rompu avec lui. Cette appellation si rude met à nu leur impudence, leur malice, leur séparation profonde et haineuse d’avec les enfants légitimes. Que les gentils aient été appelés chiens d’abord, la Chananéenne vous l’apprend : « Oui, Seigneur », s’écrie-t-elle ; « mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ». (Mat. 15,27) Mais pour qu’ils n’aient pas même cette espérance d’être parmi les chiens admis autour de la table de famille, il ajoute un mot qui les exclut absolument : « Prenez garde aux mauvais ouvriers ». Désignation étonnamment bien choisie : mauvais ouvriers, puisqu’ils travaillent sans doute, mais au bénéfice du mal ; leur labeur est pire que l’oisiveté, puisqu’ils renversent les plus nobles institutions de Dieu.

« Prenez garde aux faux circoncis ». La circoncision, chez les juifs, était chose honorable, puisque devant elle la loi cédait, le sabbat n’était plus un jour sacré. Car pour donner la circoncision, on violait le sabbat, tandis que la loi de circoncision ne pliait pas devant celle du saint repos. Comprenez de là l’économie du plan divin : la circoncision était plus respectée que le sabbat lui-même, puisqu’aucun temps ne pouvait en dispenser. Or la première loi est tombée : combien plus le sabbat avec elle ! Aussi Paul ne laisse pas même à la circoncision son nom en cet endroit. Il ne dit pas qu’elle soit mauvaise, qu’elle soit inutile, pour ne pas irriter les sectaires ; mais il poursuit plus prudemment le même but, détournant de la cérémonie même dont il leur laisse encore le nom imparfait, mais avec le désir d’ébranler cette loi. Avec les Galates, il procède autrement. Comme cette plaie des faux circoncis y était plus dangereuse, il tranche dans le vif hardiment et avec une grande autorité. Avec les Philippiens, au contraire, comme les mauvaises doctrines n’avaient pas de succès, il épargne leurs oreilles et ne leur dit rien de dur tout en les combattant là comme ailleurs : Prenez garde « aux faux circoncis. C’est nous qui sommes la vraie circoncision » ; comment ? « Puisque nous servons Dieu en esprit sans nous flatter d’aucun avantage charnel ». Il n’a pas dit : Comparons entre cette circoncision et cette autre, et jugeons laquelle est préférable. Il ne donne pas même à ce rit à jamais éteint son nom antique : Ce n’est plus la circoncision, dit-il, ce n’est plus qu’une « concision », une plaie inutile, et pourquoi ? C’est que les juifs se bornent à retrancher leur chair. Dès qu’une telle observance n’est plus consacrée par la loi, elle n’est plus qu’une incision, qu’une section. Peut-être aussi la désigne-t-il sous ce nom, parce que ces sectaires cherchaient à fractionner, à diviser l’Église. Notre, langue [grecque] emploie ce terme κατατομή pour toute manière de couper quand elle est maladroite et sans règle.

2. Mais si vous tenez, dit l’apôtre, à connaître une circoncision véritable, vous la trouverez chez nous qui servons Dieu en esprit », c’est-à-dire par notre âme et notre cœur. Lequel vaut mieux, en effet, dites-moi, du corps ou de l’âme ? Celle-ci, évidemment. Donc la circoncision charnelle n’est pas la meilleure, et même la circoncision spirituelle est la seule vraie. Tant que dura l’obligation du rite extérieur, il y avait lieu à comparer les deux circoncisions ; on pouvait parler, avec l’apôtre, « de retrancher telles parties superflues de notre cœur ». Saint Paul, parlant aux Romains, pouvait exalter cette circoncision spirituelle et s’écrier : « Le vrai juif n’est a pas celui qui l’est au-dehors, et la véritable circoncision n’est pas celle qui se fait dans la chair ; mais le vrai juif est celui qui l’est intérieurement, et la circoncision véritable, est celle du cœur qui se fait par l’esprit et non selon la lettre ». (Rom. 2,28) Ici, saint Paul va plus loin ; il refuse au rite ancien son nom même, il ne veut plus qu’il s’appelle circoncision. Car la figure peut avoir le nom de la vérité, tant que celle-ci n’a pas brillé ; mais elle doit le perdre aussitôt que la vérité paraît. Il en est de même dans l’art de la peinture. Supposez un portrait de l’empereur, mais seulement au trait et à l’état d’ébauche ; tant que l’éclat des couleurs n’a pas accusé le modèle, nous ne disons pas que le prince est là ; mais quand la couleur a été posée, le premier trait s’efface, se couvre sous ce ton plein de vérité, et nous disons : Voilà l’empereur ! Aussi saint Paul ne dit pas : Nous avons ; mais bien « Nous sommes » la circoncision, et son langage est très exact. La circoncision par la vertu, tel est le chrétien, en toute vérité. Il n’ajoute pas : Les juifs ne l’ont plus ! mais « Prenez garde à ces misérables coupés ! » Désormais ils marchent dans la mort et le vice. Et pour mieux montrer que la circoncision ne doit plus être opérée sur le corps, mais sur le cœur, il ajoute : « N’ayez plus de confiance en un avantage charnel ».

« Ce n’est pas que moi-même je ne puisse prendre avantage du côté de la chair ». Qu’est-ce à dire « prendre avantage » et « du côté de la chair ? » Ce serait en tirer vanité, en parler avec sérieux et avec pleine confiance. Cette réflexion est belle et prudente. Car si Paul était né dans la gentilité, et qu’il accusât dès lors et la circoncision et ceux même qui la recevaient sans raison, il me paraîtrait si ardent à l’attaque que, pour des motifs personnels, il laisserait voir qu’il est privé de cette marque de noblesse qui caractérisait le judaïsme ; qu’il en ignore la grandeur et la majesté ; qu’il n’a pas la gloire d’y participer. Mais, maintenant circoncis et censeur toutefois de la circoncision, il ne l’attaque pas par le dépit d’en être exclus, mais par le devoir qu’il a de la condamner ; loin d’agir avec ignorance, c’est en toute connaissance de cause. Voyez ce qu’il dit en cas semblable dans l’épître aux Galates ; réduit à la nécessité de se glorifier lui-même, il révèle encore une grande humilité : « Vous savez », dit-il, « de quelle manière j’ai vécu autrefois dans le judaïsme ». (Gal. 1,13) — Or, ici, c’est le même langage : « Si quelqu’un croit pouvoir tirer vanité de cet avantage charnel, je le puis encore plus que lui » ; et il ajoute aussitôt : « Né Hébreu de pères Hébreux ». Il ne commence pas par cette recommandation de sa naissance, comme si son premier but avait été de parler ainsi de lui-même, il a commencé au contraire par ces mots : « Si quelqu’un » m’oppose cet avantage, montrant ainsi qu’il s’avance parce qu’il le faut, et qu’il parle uniquement à cause de l’objection. Si vous avez confiance, dit-il, j’en ai plus que vous. Vous me forcez à le dire, sans quoi je me tairais. Et toutefois, jusqu’en sa réplique, il évite le ton de l’aigreur ; il frappe sans nommer personne, il donne ainsi facilité d’éviter le coup en reculant. — « Si quelqu’un croit pouvoir tirer vanité ». Il choisit cette expression : « Croit pouvoir… », ou bien, parce qu’en effet leur confiance était moindre au fond qu’elle ne paraissait, ou parce que ce n’était pas une véritable confiance ; tous ces avantages de nation ou de rite venant de la nécessité et non d’un libre choix.

« J’ai été circoncis au huitième jour ». Il commence par l’avantage le plus prisé de ses adversaires, la circoncision : « Étant », ajoute-t-il, « de la race d’Israël » : ce double fait montre aussi qu’il n’était ni prosélyte, ni même fils de prosélytes. Le non-prosélytisme se prouve par sa circoncision dès le huitième jour ; et le fait que ses ancêtres n’étaient pas simplement prosélytes, ressort de ce qu’il était de la race d’Israël. Et pour que ces mots « la race d’Israël » ne soient pas compris d’une des dix tribus schismatiques, il se déclare de la tribu de Benjamin, comme s’il disait de la plus saine partie de la nation, car le sort avait placé dans cette tribu les biens propres aux prêtres. « Hébreu né de pères Hébreux », nouvelle preuve qu’il n’est pas simplement prosélyte, mais d’origine antique et issu des plus nobles juifs. On pouvait être israélite ; en effet, sans être pour cela hébreu ni de pères hébreux. Bon nombre de juifs avaient déjà corrompu leur sang et ne gardaient plus même leur langage national, par suite d’alliances avec les gentils. Saint Paul rappelle donc cette dégénération de tant d’autres, en même temps que la noblesse bien conservée de son origine.

« Pour la manière d’observer la loi, j’étais pharisien ; pour le zèle du judaïsme, j’ai été persécuteur de l’Église ; et pour la justice légale et mosaïque, ma vie fut irréprochable ». L’apôtre aborde les avantages qui résultaient de son libre choix, ceux qu’il a précédemment énumérés ne venant pas de sa volonté. En effet, ni sa circoncision, ni son origine israélite, ni sa naissance dans la tribu de Benjamin, n’étaient son œuvre. Si, dans cette dernière catégorie, il avait des compagnons de gloire, du moins les faits qu’il va énoncer le relevaient au-dessus d’eux. Vous voyez pourquoi il dit : « J’ai plus » que personne ? C’est qu’en effet, déjà il avait une série d’avantages : il n’était pas simple prosélyte, il sortait d’une tribu très estimée ; il tenait tout cela d’ancienne date et de ses ancêtres ; bien des judaïsants ne pouvaient rien dire de semblable. Mais comme on n’apercevait rien là qui fût le fruit de son libre choix, il arrive aux avantages que sa volonté a déterminés, et il rappelle tout d’abord : « Selon la loi, j’étais pharisien ; et selon le, zèle, j’étais persécuteur de l’Église ». Ce dernier trait semble corroborer le premier, et prouver mieux encore son pharisaïsme. On pouvait être pharisien sans pousser jusque-là le zèle. — Enfin, « selon la justice de la loi, j’ai mené une vie irréprochable ». Il se peut, en effet, qu’on méprise le péril par amour du commandement, comme faisaient les princes des prêtres, et non par zèle de la loi. Paul n’avait point ce caractère ; jusqu’au point de vue de la justice légale, sa vie était sans reproche. Si donc je surpassais tous mes rivaux par la noblesse de mon origine, par mon zèle et mon ardeur, par ma vie et mes mœurs, pourquoi ai-je renoncé à toutes ces gloires, sinon parce que j’ai trouvé dans ce que Jésus-Christ m’offrait, plus de grandeur et des avantages vraiment incomparables ? Car « ce que je considérais comme un gain m’a paru depuis, en regardant Jésus-Christ, un désavantage et une perte ».

3. Ce genre de vie si parfaite selon le judaïsme, et par lui embrassée dès l’enfance, cette noblesse d’origine, ces dangers et ces travaux affrontés jusqu’alors, ce beau zèle, tous ces avantages enfin ; ne furent plus aux yeux de Paul que de véritables malheurs et des pertes ; il abjura ce qui lui avait été si avantageux, pour gagner Jésus-Christ. Et nous, l’attrait de gagner Jésus ne suffit pas pour nous inspirer le mépris de l’argent : que dis-je ? La perte du salut éternel nous effraie moins que celle des biens présents, quoiqu’ils ne soient autre chose que dommage et que ruine. Examinons plutôt en détail, je vous prie, ce qui se trouve au fond des richesses. Ne doit-on pas appeler dommage et ruine, ce qui vous produit d’inexprimables ennuis sans aucune compensation ? Ainsi, répondez-moi, quel avantage trouvez-vous à posséder des vêtements en grand nombre et de grand prix ? Que gagnons-nous à les porter ? Rien absolument, rien que peine et dommage. N’est-il pas vrai que le pauvre, sous un vêtement grossier et usé, supporte facilement les plus fortes chaleurs de l’été ? Il les endure même plus aisément ; car un tissu simple et déjà fatigué gêne d’autant moins vos membres et vous facilite la respiration ; au contraire, quand il est neuf, fût-il plus léger qu’une toile d’araignée, il vous fatigue davantage. D’ailleurs vous qui êtes heureux d’étaler votre luxe, il vous faut l’une sur l’autre deux et trois tuniques, souvent même un manteau, puis une ceinture, puis des caleçons. On en estime pas moins le pauvre pour n’avoir qu’une tunique ; il n’en supporte que mieux la chaleur de l’été. Nous voyons souvent les riches inondés de sueur, et les pauvres, jamais. Ainsi, puisqu’on trouve le même usage et même un meilleur usage dans ces vêtements grossiers et qui ne coûtent presque rien ; tandis que ceux qu’on aura payés au poids de l’or, ne rendent pas plus de services, dites, n’y voyez-vous pas une inutile dépense, un vrai dommage ? Ils ne sont ni plus utiles, ni plus commodes : ils vous ont coûté plus d’argent, voilà tout ! Tout au plus sont-ils de même usage et de même commodité. Seulement vous, riche, vous les avez achetés cent, peut-être même mille écus d’or, et le pauvre a ce qu’il lui faut pour quelques pièces d’argent. Voyez-vous le dommage ? Mais le luxe est aveugle. Voulez-vous aussi approfondir ce que vaut cet or dont on aime à parer les femmes et même les chevaux ? Ici le mal et le ridicule ordinaire s’augmentent d’un trait de plus : les richesses donnent la folie. Oui, on honore de même manière et les femmes et les chevaux ; aux unes comme aux autres on choisit mêmes parures ; on veut faire briller celles-là par les mêmes ornements qu’on placera sur les chars, qu’on brodera sur les housses pompeuses où elles-mêmes viendront s’asseoir. Dites-moi, quel profit trouvez-vous à rehausser d’or un cheval, un mulet ? Et cette femme ainsi chargée d’or, écrasée de pierreries, en est-elle plus riche ? — Mais, dites-vous, les bijoux d’or ne s’usent point. Les gens du métier assurent tout le contraire ; dans les bains et même souvent en d’autres endroits, les pierreries et l’or perdent beaucoup de leur prix. Au reste, je veux que vous ayez raison : ces bijoux ne se détériorent jamais ! Mais encore, quel rapport vous donnent-ils ? Quand ils sont usés ou perdus, n’est-ce pas un dommage ? Et quand ils vous ont attiré la haine et l’envie, n’est-ce pas un malheur ? Oui, lorsque d’une part, je les vois sans rapport ni profit pour vous, charger votre femme, et que d’ailleurs ils allument contre vous les regards des envieux, les convoitises des voleurs, n’est-ce pas un dangereux profit ? Quoi ! le mari pouvait trouver dans ces valeurs un précieux capital à utiliser dans quelque entreprise lucrative, et le luxe d’une femme dépensière l’arrête, et le voilà réduit à se défendre lui-même contre la famine, à lutter contre une gêne extrême, tandis qu’il contemple cette créature chargée d’or, et ce n’est pas une ruine, un malheur ? Et cependant le seul nom de la fortune, chez nous Κρήματα, signifie biens utiles, et nous rappelle qu’il faut en faire usage, non pour un étalage de bijoutier, mais pour quelque œuvre honorable et lucrative. Si donc la folle ambition de l’or en parure vous en interdit le véritable usage, que vous laisse-t-elle enfin, que ruine et malheur ? Ne pas oser vous en servir c’est vraiment ménager comme si c’était propriété d’autrui : dès lors cette richesse, sans emploi, est-elle encore un bien utile ?

Sommes-nous mieux avisés de construire des palais splendides, immenses, de les embellir de colonnes, de marbres, de portiques, de promenoirs, de mille ornements divers, d’y placer partout et peintures et statues ? On reconnaît souvent, dans ces dernières, les images du démon : mais je veux l’oublier pour le moment. Que font encore ces toiles lamées d’or ? Une habitation modeste et appropriée à nos besoins nous rend-elle moins de services ? Mais, dites-vous, un palais vous ravit, vous enchante ! Oui, pour un jour ou deux ; puis le charme s’évanouit. Le soleil lui-même n’excite pas en nous une grande admiration, à cause de l’habitude que nous avons de le voir ; un objet d’art en excitera bien moins encore ; bientôt nous ne le remarquons pas plus qu’un vase d’argile. À quoi servent pour la commodité d’une habitation, la multitude des colonnes ou la beauté des statues, ou l’or répandu à profusion sur les murs ? À rien ; tout cela n’est que luxe insolent, fol orgueil, vrai délire ; les choses nécessaires ou vraiment utiles devraient nous occuper, et non pas d’inutiles folies. Ruine et malheur : telle est la suite de ces excès. En comprenez-vous la superfluité, la frivolité ? On n’y trouve rien pour l’utilité, rien même pour l’agrément, puisqu’avec le temps ce faste engendre la satiété, et ne vous laisse que dommage et que ruine. Mais le goût de la vanité est un voile épais sur nos yeux. Paul abandonne ce qu’il croyait un gain ; et nous, nous ne savons renoncer pour Jésus-Christ à ce qui nous perd ?

4. Jusques à quand enfin serons-nous cloués à cette misérable terre ? Jusques à quand enfin n’aurons-nous point de regard pour le ciel ? Ne voyons-nous pas, comme en vieillissant, tels ou tels ont déjà perdu jusqu’au sentiment du passé ? Ne voyons-nous pas mourir et jeunes et vieux ? N’en voyons-nous pas qui, dès cette vie même, sont dépouillés de tout et complètement ruinés ? Pourquoi convoiter ce qui est si fragile ? Pourquoi nous attacher à des biens sans stabilité ? Jusques à quand négligerons-nous la seule richesse durable ? Que ne donneraient pas les vieillards pour déposer le lourd fardeau des ans ? Dès lors, quelle folie que ce désir de retrouver sa jeunesse première, jusqu’à consentir à tout livrer en échange pour la reconquérir, tandis que ; placés en face d’une autre jeunesse qui sera sans déclin, d’une jeunesse comblée de richesses ineffables et d’une vie bien autrement vigoureuse, on ne veut pas même faire le moindre sacrifice pour l’acquérir, l’on préfère retenir ce qui, dans la vie présente, nous est absolument inutile ! Ces prétendus biens ne peuvent ni vous sauver de la mort, ni conjurer une maladie, ni empêcher la vieillesse, non plus qu’aucun de ces accidents nécessaires et imposés par la loi de la nature ; et vous y êtes attaché !

Qu’y gagnez-vous, répondez-moi ? L’ivrognerie, la gourmandise, des plaisirs déréglés qui nous tourmentent plus cruellement que ne feraient des bourreaux. Là se borne le profit que nous retirons de nos richesses, parce que nous n’en voulons pas d’autres ; car si nous voulions, nous pourrions avec nos richesses acheter le ciel même. — Elles sont donc un bien, m’objecterez-vous ? — Non, le bien n’est pas dans les richesses elles-mêmes, mais dans le cœur et la disposition de celui qui les possède. En ce point, tout dépend de la volonté, et un pauvre même, s’il le veut, peut aussi gagner le ciel. En effet, et je l’ai dit souvent, Dieu tient compte, non pas de ce qu’on donne, mais du bon cœur de celui qui donne ; et le pauvre, en donnant peu, reçoit la récompense des plus riches, Dieu demandant à chacun selon ses facultés. Ce ne sont ni les richesses qui gagnent le ciel, ni la pauvreté qui mérite l’enfer. Notre volonté bonne ou mauvaise nous fait trouver l’une ou l’autre. À nous de la corriger, à nous de la dresser, cette volonté, et de la faire ce qu’elle doit être : dès lors tout nous deviendra facile. L’ouvrier, en effet, que sa hache soit d’or ou qu’elle soit de fer, coupe et aplanit aussi aisément le bois ; il se servira même mieux d’une de fer ; ainsi la vertu s’acquiert beaucoup plus facilement par la pauvreté. Car Jésus-Christ, parlant des richesses, a dit : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ». (Mat. 19,24) Contre la pauvreté il n’a point d’arrêt semblable ; il dit au contraire : « Vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et puis venez, suivez-moi » (Mrc. 10,2-1), parce qu’en effet, c’est le choix de la volonté qui décide à suivre Notre-Seigneur.

5. Donc, gardons-nous de fuir la pauvreté comme un mal, puisqu’elle est le grand introducteur au ciel ; gardons-nous de poursuivre la fortune comme un bien, puisqu’elle perd tant d’hommes irréfléchis ; mais l’œil attaché sur notre Dieu, usons, comme il convient, de tout ce qu’il nous a donné, force physique, richesses, biens de tout genre. Nous sommes ses créatures : il serait absurde de ne pas lui rapporter ce que nous tenons de lui, et d’en faire hommage à d’autres maîtres. Il vous a fait des yeux : consacrez-les à son service, et non pas au démon, Et comment les consacrez-vous à Dieu ? Employez-les à contempler ses œuvres pour lui en rapporter la gloire, et détournez-les des beautés charnelles. Il vous a fait des mains ? Possédez-les pour lui et non pour le démon : qu’elles ne s’étendent pas pour le vol et la rapine, mais pour accomplir les commandements, mais pour les bonnes œuvres et la prière continuelle, mais pour relever ceux qui sont tombés. Il vous a fait des oreilles ? Ouvrez-les pour Dieu, et non pour des chants corrompus et efféminés ; l’Écriture vous dit : « Écoutez toujours la loi de Dieu » ; et encore : « Fréquentez l’assemblée des vieillards, et s’il est un sage, cherchez tout d’abord son amitié ». (Sir. 9,23 et 6,34) Il vous a fait une bouche ? Qu’il n’en sorte rien que Dieu puisse condamner, mais bien des psaumes, des hymnes, des cantiques spirituels, des discours qui procurent la grâce en ceux qui les entendent ; qui soient capables d’affermir et non de renverser, de produire la bénédiction et non la malédiction ; qui éloignent des pièges au lieu d’y faire tomber. Il vous a fait des pieds, non pour courir aux vices, mais aux vertus. Il vous a fait un estomac, non pour le rompre par la bonne chère, mais pour le dominer par la sobriété et la sagesse. Il vous a donné le désir du mariage pour la procréation des enfants, mais non pour la débauche et l’adultère. Il vous a donné de l’esprit, non certes pour jeter le blasphème contre lui et l’outrage contre le prochain, mais pour diriger et modérer votre langue. Il vous a donné l’argent, pour en user selon le devoir ; toutes vos forces enfin, il vous les a départies avec la même intention. Il a créé les arts pour le soutien de notre vie, mais non pour nous distraire des choses spirituelles, et moins encore pour nous livrer à des métiers infâmes : Dieu permet les arts nécessaires, afin que mutuellement on s’entr’aide, mais non pour qu’on se nuise. Il vous a donné un toit, pour vous abriter contre la pluie, et non pas pour l’orner d’or, lorsque le pauvre meurt de faim. Il vous a donné des vêtements pour vous couvrir, et non pour l’ostentation ; il ne veut pas que vous les enrichissiez d’or, tandis que JésusChrist resterait nu. Il vous a donné une maison, non pour la posséder à vous seul, mais pour y recevoir votre prochain. Il vous a donné la terre, non pour dépenser la plus grande partie de vos revenus à l’entretien de prostituées ou de bouffons, à payer des joueurs de flûte, de lyre, de cithare ; ces biens du bon Dieu doivent servir aux malheureux, aux indigents. Il vous a donné la mer pour les besoins de la navigation, mais non pour vous fatiguer par des voyages sans but, pour en sonder curieusement les profondeurs et en extraire les pierres précieuses et autres bagatelles de ce genre ; Dieu n’aime pas une semblable passion.

Alors, direz-vous, à quoi servent les pierres précieuses ? — Répondez-moi plutôt vous-même. Pourquoi tant de valeur à un caillou ? A-t-il quelque propriété secrète ? A-t-il quelque usage ? Les pierres qu’on ne va pas chercher dans la mer, sont certes plus utiles. Du moins servent-elles à la construction de nos maisons, et celles-là, jamais ! Du moins ont-elles le mérite d’être plus solides. — Mais, dites-vous, les pierreries rehaussent la beauté. — Comment ? N’est-ce pas là pur et vain préjugé ? — Elles sont d’un blanc plus vif. — Non, car elles ne surpassent pas l’éclat, la pureté d’un marbre bien blanc, j’ose dire qu’elles n’en approchent même pas. — Sont-elles plus résistantes, au moins ? Pas davantage ; plus utiles, plus grosses ? Non et toujours non. D’où vient donc leur valeur ? Elle est toute de convention. Moins belles que d’autres, car nous en trouvons de plus diaphanes et d’un blanc plus brillant ; n’ayant d’ailleurs pas plus de solidité ni d’utilité, quelle raison les fait tant estimer ? La mode, rien que la mode. — Alors, pourquoi Dieu nous les a-t-il données ? Elles n’étaient pas un don, dans la pensée de Dieu ; c’est votre imagination qui leur prête une valeur ! — Mais pourquoi, direz-vous, l’Écriture même les a-t-elle célébrées ? C’est qu’elle a voulu parler d’après votre opinion même. Quand un maître s’adresse à un petit enfant, force lui est d’admirer ce qu’admire cet innocent, pour gagner son cœur et l’élever peu à peu. Pourquoi désirez-vous la magnificence des vêtements ? Donnez une robe à votre corps, et des chaussures à vos pieds ; et tenez-vous pour vêtu et paré suffisamment. — Mais, dites-vous, l’Écriture parlant des commandements de Dieu, dit qu’ils sont plus « estimables que l’or et les pierres précieuses ». (Psa. 8,11) Cela n’empêche pas que ces pierres précieuses ne soient des choses inutiles ; autrement, la sainte Écriture n’aurait pas commandé de les mépriser. Si parfois nos saints livres en parlent d’après notre estimation, n’y voyez qu’une condescendance de la divine bonté.

Vous me demandez pourquoi Dieu nous a donné la pourpre et d’autres ornements pareils ? Reconnaissez-y les œuvres de sa magnificence infinie ; d’autres ouvrages de sa main témoigneraient ainsi de son incomparable richesse. Quand la Providence travaillait pour vous, elle vous donnait le pur et simple froment ; c’est vous qui avez imaginé de le dénaturer, par mille préparations, en gâteaux, en friandises, en mets à l’infini qui flattent uniquement la sensualité. Le plaisir et la vanité ont fait ces inventions qui vous ont paru préférables à tout au monde. Mais vienne à passer un étranger ou un paysan ignorant de tous vos artifices ; et que vous voyant extasiés devant vos œuvres, il vous demande raison de votre admiration ridicule, dites, qu’aurez-vous à lui répondre ? Que ces mets sont bien beaux à voir ? Rien n’est plus faux.

Laissons donc, mes frères, de vains préjugés, et attachons-nous aux seuls biens véritables. Ceux de la terre ne méritent point ce nom ; ils passent, ainsi que coule l’eau d’un fleuve. Donc, je vous en prie, établissons-nous sur le roc afin de n’être point ballottés au caprice des vents, mais de gagner en outre les biens futurs, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ… Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XI.[modifier]

CE QUI M’ÉTAIT ALORS UN GAIN, JE L’AI CRU DEPUIS, POUR JÉSUS-CHRIST, UNE PERTE… (CHAP. 3, DU VERSET 7 AU VERSET 13)

Analyse.[modifier]

  • 1. L’hérésie (probablement celle des manichéens), ne peut pas conclure des paroles de saint Paul que la loi mosaïque fut un mal.
  • 2. La foi en Jésus-Christ est un bien infiniment préférable à la justice mosaïque.
  • 3. Dignité de nos souffrances, unies à la passion de Jésus-Christ ; la résurrection glorieuse en est la récompense.
  • 4. Malheur de l’éloignement de Dieu. Ses bienfaits. Notre ingratitude.


1. Dans les combats que nous livrons aux hérétiques, il nous faut apporter une attention vive et soutenue sur l’objet de nos luttes. Le seul moyen de dissiper leurs bataillons et de remporter pleine victoire, c’est de ne pas même leur laisser reprendre haleine. Mon but est de vous dresser à ce genre de duels à l’aide des saintes Écritures, et de vous faire trouver dans les textes mêmes qu’ils apportent, de quoi réduire au silence nos contradicteurs. Par conséquent, je veux commencer la discussion qui se présente aujourd’hui à l’endroit même où j’ai terminé celle d’hier. Où en sommes-nous restés hier ? Saint Paul avait résumé tous les avantages judaïques qui lui donnaient quelque sujet de gloire, ce qu’il tenait de la nature, de son choix et de son œuvre, et il avait ajouté : « Mais tout ce qui était gain pour moi, je le regarde à présent comme détriment à cause de l’éminente science de Jésus-Christ mon Seigneur ; pour lui, j’ai renoncé à tous ces prétendus avantages que je regarde comme vile ordure, afin de gagner Jésus-Christ ».

Ici l’hérésie se dresse avec insolence. Mais la sagesse de l’Esprit-Saint se plaît à éveiller chez l’ennemi l’espoir d’un triomphe, afin de l’engager à livrer bataille. Si Paul avait parlé ouvertement, les hérétiques auraient fait pour cette épître ce qu’ils ont fait pour d’autres livres sacrés, altérant le texte, lui déniant l’authenticité parce qu’ils n’osaient l’attaquer ouvertement. Mais comme les poissons ne voient point tomber dans l’onde l’hameçon qui doit les prendre, parce qu’on a soin de le couvrir et de le cacher sous l’appât, et qu’ainsi ils accourent à l’envi pour se faire prendre ; ainsi en est-il de cet endroit où Paul appelle la loi un dommage. Telle est la déclaration de l’apôtre il appelle la loi un dommage, une chose vaine ; il ne lui était pas permis, ajoute-t-il, de gagner Jésus-Christ, à moins de renoncer à cette loi. Les hérétiques se laissent prendre par la lettre et le mot, reçoivent l’épître avec bonheur, et pensent avoir gain de cause ; puis, dès qu’ils l’ont reçue, ils se trouvent saisis comme dans les mailles étroites d’un filet inévitable.

Que disent donc ces adversaires insolents ? Voyez : La loi est un dommage, elle n’est que paille et poussière : comment donc osez-vous dire que Dieu en soit l’auteur ? Le vrai, c’est que ce passage est favorable à la loi ; et vous allez clairement en voir la preuve : appliquons-nous avec soin à l’étude de tous ses termes.

L’apôtre n’a pas dit : La loi est une perte ; mais : « Je l’ai considérée comme une perte ». Lorsqu’il parle du gain, il ne se sert point de la même expression, mais il affirme simplement et dit : « Tout ce qui a été gain pour moi ». — Au contraire, lorsqu’il parle de perte, il n’affirme plus, mais il dit : « Je l’ai cru ». — Admirable exactitude de langage qui nous définit d’un côté la loi telle qu’elle était dans son essence, et de l’autre la loi telle qu’elle est devenue dans notre condition de chrétiens.

Que faut-il donc affirmer ? Peut-on dire absolument que la loi n’est pas un dommage ? Elle est un dommage, mais en comparaison de Jésus-Christ ; d’un autre point de vue elle a été un véritable gain. On pouvait ne pas y voir un gain ; toutefois elle était déjà un gain, déclare saint Paul. C’est comme s’il vous disait : Pensez quel bonheur c’était déjà que des hommes indomptés par nature fussent amenés à un genre de vie plus humain. D’ailleurs, si la loi n’avait pas préexisté, la grâce n’aurait pas été donnée ; pourquoi ? C’est que la loi fut comme un pont jeté pour son passage. De leur bassesse naturelle les hommes ne pouvaient s’élever jusqu’à la hauteur de la grâce ; la loi fut leur échelle. Mais après que l’on est monté on n’a plus besoin d’échelle ; toutefois celui qui s’en est servi pour monter ne la méprise pas ensuite pour cela : au contraire, il reconnaît l’obligation qu’il lui a. C’est elle-même, en effet, qui l’a mis en état de pouvoir se passer d’elle ; il lui sait donc gré, et rien n’est plus juste, de ce qu’il n’a plus besoin d’elle. Sans elle, il ne pouvait monter si haut. Voilà aussi ce qu’il faut dire de la loi. Elle nous a élevés à une certaine hauteur ; elle était donc un gain. Mais, dès lors, nous la regardons comme un dommage, et pourquoi ? Elle ne l’est pas absolument, mais la grâce est bien préférable. Supposez, par exemple, un pauvre, un affamé : tant qu’il a quelque argent, il s’en sert pour conjurer la faim ; mais qu’il trouve une bourse pleine d’or, et qu’il ne puisse retenir les deux valeurs à la fois, il regardera comme un dommage de garder l’argent, il le laissera pour s’emparer de l’or ; s’il abandonne l’un, ce n’est pas qu’il le regarde comme nuisible, il sait bien tout le contraire ; mais ne pouvant pas garder les deux, il faut bien qu’il laisse l’un ou l’autre : ainsi arrive-t-il ici.

Le détriment, le malheur n’est donc pas de suivre la loi ; mais ce serait de s’attacher à elle pour délaisser Jésus-Christ. Si elle nous détourne de Jésus, elle est un dommage ; si elle nous amène à lui, c’est tout l’opposé. Aussi l’apôtre la déclare « détriment en comparaison de Jésus-Christ ». Si elle est sensible seulement à cause de Jésus-Christ, elle ne l’est donc pas par sa nature.

Mais pourquoi la loi ne permet-elle pas qu’on s’approche de Jésus ? Car, après tout, c’est pour nous mener à lui qu’elle a été donnée ! Jésus-Christ, dit saint Paul, est la plénitude de la loi, la fin de la loi. — Elle nous laisse venir à lui, si nous savons lui obéir à elle-même. — Alors, qui obéit à la loi, abandonne la loi ? — Il l’abandonne, en effet, s’il la comprend et l’écoute ; autrement, cette loi l’arrête et l’enchaîne. Il y a plus : « Bien certainement je regarde tout au monde comme un détriment », dit-il encore. Et que parlé-je de la loi ? Le monde n’est-il pas bon ? La vie actuelle n’est-elle pas bonne ? Toutefois si ces biens m’éloignent de Jésus-Christ, je les déclare dommageables, pourquoi ? « À cause et en comparaison de l’éminente science de Jésus-Christ mon Seigneur ». Dès que le soleil brille, vous perdez à tenir votre flambeau allumé. Ainsi le désavantage d’une chose quelconque résulte nécessairement de sa comparaison avec un objet plus grand. Or, vous voyez que Paul fait une comparaison : « À cause de l’éminente science », dit-il, sans rejeter le premier objet comme étranger au second. Car dire qu’une grandeur excelle sur une autre et la dépasse, c’est supposer au contraire qu’elle est du même genre qu’elle. En sorte que la prééminence comparative que l’apôtre attribue à la connaissance de Jésus-Christ sur la loi suppose que ces deux choses sont de même genre, c’est-à-dire bonnes toutes deux.

« Pour lui j’ai tout rejeté ; j’ai tout regardé comme des ordures pour gagner Jésus-Christ ». Il n’est pas évident, d’ailleurs, que sous ce nom « d’ordures », Paul désigne la loi ; il est vraisemblable qu’il indique plutôt les choses de ce monde. Car il a dit d’abord : Tout ce qui a été un gain pour moi, je l’ai regardé comme détriment au prix de Jésus-Christ ; et il ajoute ici d’une manière plus générale encore : Tout me paraît détriment ; parole qui embrasse tout le présent aussi bien que tout le passé. Quand bien même ce terme signifierait la loi, il n’aurait encore rien de bien outrageux pour elle. Les ordures dont il s’agit, sont les issues du froment, ce qu’il a de grossier, le chaume, la paille. Or avant la maturité du froment, la paille avait son utilité ; nous la recueillons même encore avec le froment ; si le chaume n’avait d’abord poussé, le grain n’aurait point paru. Ainsi en est-il de la loi de Moïse. Ce n’est donc jamais absolument parlant et en considérant la chose en soi, que Paul appelle la loi dommageable, mais par rapport à Jésus-Christ. Écoutez encore : « Je regarde tout comme détriment », nous dit-il. Pourquoi ? « À cause de la science éminente de Jésus-Christ pour qui j’ai tout rejeté ». Puis il ajoute : « d’estime que tout est « détriment, afin que je gagne Jésus-Christ ». Voulez-vous comme fidèle à s’appuyer sur la pierre fondamentale, sur Jésus-Christ, saint Paul se garde néanmoins de laisser la loi sans défense et en butte à tous les coups, et comme au contraire il la protégé de toutes parts.

2. « Et que je sois trouvé en Jésus-Christ n’ayant plus ma justice qui vient de la loi ». Si saint Paul, en possession d’une justice, est accouru vers une justice meilleure, parce que l’ancienne n’était rien à côté de celle-ci, combien plus les gentils, placés en dehors de toute justice, devront-ils saisir celle que Paul a préférée ! Je ne veux plus de « ma » justice, dit à bon droit l’apôtre, de celle que j’avais acquise par mes travaux et mes sueurs ; je veux celle que j’ai trouvée par la grâce. Si donc, après avoir rempli les devoirs de la vertu, Paul ne trouve son salut que dans la grâce, combien plus, ô Philippiens, ne l’aurez-vous que là ! Il est probable que parmi eux on aurait trouvé préférable la justice due à nos travaux personnels ; aussi Paul démontre que celle-ci, auprès de l’autre, n’est que de la vile paille. Autrement, moi-même qui avais sué pour l’acquérir, je ne l’aurais pas rejetée pour embrasser celle qui lui succède.

Mais quelle est donc enfin cette justice ? Celle qui vient « de Dieu par la foi » ; cette justice est de Dieu ; Dieu même est l’auteur de cette justice ; elle est par excellence un don de Dieu. Or les dons de Dieu laissent bien derrière eux la vileté de nos bonnes œuvres, de celles qui sont les fruits de nos simples efforts.

Que veut dire maintenant : « Dans la foi, afin de connaître Jésus-Christ ? » C’est que toute connaissance divine vient de la foi ; sans la foi, impossible de connaître Jésus ; et pourquoi ? C’est qu’elle seule nous apprend « la vertu de sa résurrection ». En effet, quel raisonnement nous démontrera jamais la résurrection ? Aucun, mais la foi seule. Et si la résurrection de Jésus-Christ ne nous est connue que par la foi, comment la génération humaine du Dieu-Verbe pourra-t-elle être saisie par notre simple logique ? Car la résurrection est un fait moindre que cette génération. En quel sens ? C’est que l’on a vu plusieurs exemples de l’une, aucun de l’autre. Plusieurs morts ont ressuscité avant Jésus-Christ ; bien que ressuscités, ils durent de nouveau subir la mort. Mais nul homme jamais ne naquit d’une vierge. Et si la résurrection de Jésus-Christ, qui sort de l’ordre commun bien moins que sa naissance, ne peut être cependant saisie que par la foi, comment pourrons-nous atteindre par nos raisonnements sa génération divine, dogme bien autrement grand et pour mieux dire hors de toute comparaison ? Voilà pourtant la justice nouvelle ; il a fallu croire que ses mystères sont possibles, sans qu’on puisse montrer jamais comment ils sont possibles.

C’est encore l’œuvre de la foi de nous faire accepter « une participation aux souffrances de Jésus-Christ ». Si nous ne croyons pas, nous ne voudrons pas souffrir ; non, si nous n’avons pas la foi qu’en souffrant avec lui, avec lui aussi nous régnerons, aucune considération ne nous décidera jamais à subir tarit de peines. Il faut que la foi nous ait appris d’abord et sa naissance et sa résurrection. Mais aussi, vous le voyez ; on exige de nous non pas une foi nue et morte, mais unie aux bonnes œuvres. On reconnaît, en effet, qu’un chrétien croit à la résurrection d’après son courage à s’exposer comme Jésus-Christ aux périls, à partager avec lui ses douleurs. Ainsi devient-il l’associé de ce Dieu ressuscité, de ce Dieu à jamais vivant. Aussi saint Paul disait-il : « Puissé-je être trouvé en Jésus-Christ, n’ayant point la justice qui me soit venue de la loi, mais ayant celle qui naît de la foi en Jésus-Christ ; cette justice qui vient de Dieu par la foi ; afin que je connaisse Jésus-Christ avec la vertu de sa résurrection et la participation de ses souffrances, étant rendu conforme à sa mort, pour tâcher de parvenir enfin à la bienheureuse résurrection des morts ».

Reprenons. Saint Paul a dit : « Étant rendu conforme à sa mort », ou, comme il écrit ailleurs : « J’accomplis dans ma chair ce qui reste à souffrir à Jésus-Christ ». (Col. 1,24) Conforme à la mort, c’est participant à la mort. Comme mon Maître a été maltraité des hommes, ainsi je le serai, je lui deviendrai conforme ; les vexations, les calamités reproduiront en moi une certaine image de sa mort. Il ne cherchait pas, en effet, son propre bonheur, mais notre salut. Donc aussi vexations, misères, angoisses, non seulement ne doivent pas nous troubler, mais plutôt nous combler de joie, puisqu’elles nous rendent conformes à sa mort. On ne peut mieux dire qu’ainsi nous sommes façonnés à sa ressemblance, « portant partout dans notre chair », comme il l’écrit ailleurs, la mort de Jésus-Christ ». (2Co. 4,10)

La foi seule fait ces miracles. Nous croyons, par de tels sacrifices, non plus seulement que Jésus est ressuscité, mais qu’après sa résurrection même il possède une puissance infinie. Aussi embrassons-nous la voie qu’il a suivie, et de ce côté encore nous devenons ses frères. C’est dire qu’ainsi nous devenons d’autres Jésus-Christ. Ciel ! quelle est donc la dignité des souffrances ? Car, comme par le baptême « nous avons été ensevelis à la ressemblance de sa mort », ici nous devenons vraiment semblables à sa mort. L’apôtre se sert pour le baptême d’un mot bien exact : « À la ressemblance de sa mort », car nous n’avons pas subi alors le trépas véritable et entier ; nous sommes morts seulement au péché, et non pas selon le corps et la chair. Dans les deux textes, il est question de mort ; seulement notre Maître est mort dans son corps, et nous, seulement au péché. Il est mort, lui, dans notre humanité même, dans notre chair qu’il avait adoptée ; pour nous, au contraire, c’est l’homme de péché qui meurt en nous. Saint Paul a donc dû écrire que nous subissons « la ressemblance de sa mort », quand il s’agit de notre baptême ; tandis que ce n’est plus une ressemblance, c’est sa « mort même » que nos souffrances nous font partager ici.

3. Paul, en effet, dans les persécutions qu’il a endurées, n’est pas mort seulement au péché ; mais dans son corps même, il a subi la mort comme son Maître pour arriver enfin, dit-il, « à la résurrection des morts ». Que dites-vous, ô grand apôtre ? Tous les hommes ne doivent-ils pas ressusciter ? N’avez-vous pas dit vous-même que nous ne nous endormirons pas tous, mais que nous serons tous changés ? (1Co. 15,51) Ce n’est pas d’ailleurs la résurrection seule qui attend tous les hommes, c’est aussi l’immortalité, les uns pour la gloire, les autres pour le supplice. Si donc tous arrivent à la résurrection et non pas à la résurrection seulement, mais à l’immortalité, comment, ô Paul, dites-vous comme s’il s’agissait d’obtenir quelque chose d’exceptionnel : « Je veux tâcher enfin d’arriver ? » Je souffre tout, répondez-vous, pour arriver à la résurrection, « mais à celle qui fait sortir d’entre les morts » ; si vous ne mourez d’abord, vous ne ressusciterez pas. Qu’est-ce à dire ? L’apôtre semble avoir en vue une bien haute récompense. Elle était si haute qu’il n’ose se la garantir : « Je veux tâcher enfin », dit-il, j’ai cru en lui, j’ai cru en sa résurrection ; j’ai fait plus, pour lui, je souffre ; et cependant je n’ose me reposer avec une pleine confiance dans l’espérance de la résurrection. De quelle résurrection parle-t-il donc ici ? De celle qui conduit à Jésus-Christ.

Oui, l’apôtre le déclare : je crois en lui, à la puissance de sa résurrection à ma part dans ses souffrances, à ma conformité à sa mort ; et malgré toutes mes convictions, je n’ose avoir pleine confiance. C’est, au reste, ce qu’il écrit ailleurs : « Que celui qui est debout prenne et garde de tomber ». Et : « Je crains qu’après avoir prêché aux autres, je ne devienne moi-même un réprouvé ». (1Cor. 10,12 et 9, 27)

« Ce n’est pas que j’aie atteint jusque-là ni que je sois déjà parfait ; mais je poursuis ma course, pour tâcher d’atteindre au terme où le Seigneur Jésus-Christ m’a destiné en me prenant ». — « Je n’ai pas encore atteint », quoi donc ? Le prix de la course. Ah ! si saint Paul, après tant de souffrances, au milieu même de tourments actuels, subissant déjà la mort, n’était pas encore pleinement confiant ni en pleine sécurité pour sa résurrection glorieuse, que dirons-nous de nous-mêmes, mes frères ? — « Pour tâcher d’atteindre », qu’est-ce à dire ? Rapprochez ici le texte : « Pour tâcher d’arriver à la résurrection d’entre les morts », et concluez qu’il se tient heureux s’il atteint, s’il saisit la résurrection de Jésus-Christ, dussé-je, dit-il, pour l’imiter autant que je pourrai, souffrir autant que lui et me modeler sur lui, comme lui-même a subi mille douleurs, comme il a été souillé de crachats, battu de soufflets et de verges, comme ; il a subi la mort. Voilà la carrière à parcourir ; voilà le chemin par où il vous faut passer pour arriver à sa résurrection à travers tous les combats.

Tel est le sens de ces paroles : « Pour tâcher d’atteindre ». On peut aussi l’entendre comme s’il disait : Pour que je devienne digne d’arriver à cette résurrection si belle, si capable de combler mes vœux ; pour que j’arrive à la résurrection, enfin, de Jésus lui-même. Car si j’ai le cœur de subir tous les combats et tous les travaux, je pourrai aussi gagner sa résurrection et revivre avec gloire. Maintenant je n’en suis pas digne encore, mais je poursuis ma course pour tâcher enfin d’y atteindre. Ma vie n’est encore qu’une lutte perpétuelle ; je suis encore loin du terme, encore loin du prix ; il me faut courir encore, encore le poursuivre.

Remarquez même qu’il ne dit pas : Je cours ; mais : « Je poursuis ». Il a raison. Car celui qui poursuit, vous savez avec quelle ardeur il presse ses rivaux ; il ne regarde personne ; il pousse et écarte par son invincible élan tous ceux qui font obstacle à sa course rapide ses pensées avec ses yeux, ses forces de corps et d’âme, tout en lui se ramasse et se concentre vers le prix à conquérir. Mais si Paul, jouteur si intrépide, après tant de souffrances, dit encore : « Si je puis enfin atteindre », que dirons-nous, pauvres concurrents tant de fois renversés ? — Quant à lui, ses efforts lui semblent l’acquit d’une dette sacrée ; je veux gagner, dit-il, « comme j’ai moi-même été gagné par Jésus-Christ ». J’étais dans la masse de perdition ; j’étouffais ; il me fallait périr ; Dieu m’a ressaisi. Hélas ! nous n’avions d’ardeur que pour le fuir, et Dieu nous a poursuivis ! L’apôtre en rapporte à lui seul tout le mérite. Par ces paroles : J’ai été gagné et ressaisi, il nous a prouvé l’ardeur de sa volonté à nous retrouver, en même temps qu’il nous montre notre éloignement si grand déjà, et nos errements, et notre fuite déjà consommée.

4. Chose, également déplorable ! Nous revenons tous à notre vieil état de péché, et, avec un compte déjà si redoutable, nul, parmi nous ne gémit, ne pleure, ne soupire. Ne croyez pas que je parle ici par ironie. Autant nous avons fui loin de Dieu avant l’arrivée de Jésus-Christ, autant le fuyons-nous maintenant encore. Car nous pouvons fuir Dieu ; non par des changements de lieu, puisqu’il est présent partout, mais par nos œuvres. Que par rapport au lieu nous ne puissions l’éviter, le Prophète le déclare : « Où irai-je, mon Dieu, pour me soustraire à votre esprit ? Où fuirai-je pour éviter votre face ? » (Psa. 138,7) Quel est donc le moyen de fuir Dieu ? Comment s’éloigne-t-on de lui ? Cet éloignement n’est que trop possible, puisque le même prophète dit encore : « Ceux qui s’éloignent de vous périront » ; et Isaïe : « Est-ce que vos iniquités n’ont pas jeté entre vous et moi un mur de division ? » (Psa. 72,27 ; et Is. 59,2)

Comment donc se fait cet éloignement, cette séparation ? Par notre volonté, par notre cœur, puisque ce ne peut être une séparation locale ; car comment fuir hors de celui qui est partout présent ? Et cependant le pécheur fuit. C’est ce que marque l’Écriture : « L’impie s’enfuit quand personne ne le poursuit ». (Pro. 28,1) Nous fuyons donc Dieu, qui nous poursuit sans cesse. L’apôtre courait pour approcher de lui ; nous courons aussi, nous, mais pour l’éviter et nous éloigner de lui.

Et ce n’est pas là un malheur déplorable ! Où fuis-tu, malheureux ? Où fuis-tu, misérable, loin de ta vie, loin de ton salut ? Si tu évites ton Dieu, où sera ton refuge ? Si tu évites la vie, comment pourras-tu vivre ? Ah ! plutôt, fuyons l’ennemi de notre salut ! Quand nous péchons, nous fuyons loin de Dieu ; nous errons comme l’esclave fugitif ; nous nous exilons sur la terre étrangère, semblable à cet enfant prodigue qui avait dévoré le bien de son père, et s’en était allé en pays étranger, après avoir épuisé son patrimoine, désormais il vivait, mais affamé. Nous aussi nous avons un patrimoine, et quel est-il ? La délivrance de nos péchés ; la force que Dieu nous a donnée pour remplir les devoirs de la vertu ; cette ardeur et cette patience, cet Esprit-Saint qu’il nous a versé avec le baptême. Une fois que ces biens sont épuisés, nous sommes en proie à la famine.

Un malade, tant qu’il est agité par la fièvre et travaillé par des humeurs vicieuses, ne peut ni se lever, ni s’acquitter de ses fonctions, ni faire quoi que ce soit ; mais que, délivré de sa maladie et rendu à la santé, il reste cependant inerte, sans action, vous ne l’imputerez qu’à sa paresse. C’est aussi notre histoire. Torturés par une grave maladie et par une fièvre ardente, nous étions gisants non pas sur un lit de douleurs, mais sur une couche de malice ; heureux de nous rouler dans le péché comme sur un fumier, couverts d’ulcères, respirant la puanteur, souillés, courbés, spectres enfin plutôt que créatures humaines. Les démons abominables nous entouraient ; le prince de ce monde nous insultait par un rire affreux. Le Fils unique de Dieu est venu ; il a fait luire les rayons de sa présence et dissipé l’ombre épaisse. Le roi qui s’asseyait sur le trône du Père, est venu vers nous quittant ce trône du Père ; et quand je dis qu’il l’a quitté, n’allez pas croire encore à un déplacement de sa substance divine, qui ne cesse de remplir et la terre et les cieux ; je parle de son incarnation. Il est venu vers cet ennemi qui lui portait une haine profonde, qui lui tournait le dos, et loin de vouloir, enfin, tourner vers lui ses yeux repentants, le poursuivait encore de ses blasphèmes journaliers. Il l’a vu gisant sur le fumier, dévoré par les vers, accablé par la fièvre et par la faim, travaillé par toutes les maladies à la fois. Oui, la fièvre le torturait, car c’est une fièvre avec ses flammes que la mauvaise concupiscence ; c’est une fièvre avec sa faim anormale et insatiable, que l’ambition ; c’est une fièvre avec son virus, que l’avarice ; c’est une fièvre avec la privation de la vue, que l’impureté ; l’idolâtrie, c’est une fièvre avec la surdité et le délire qui condamnait l’homme à adorer, à consulter la pierre et le bois ; c’est elle toujours avec l’altération des traits, car les vices nous dégradent ; c’est tout ce qu’il a de plus triste et la plus redoutable maladie. Il vit des hommes plus fous dans leur langage que les êtres en démence, puisqu’ils appelaient Dieu la pierre et le bois. Il nous vit dans cette mer d’iniquités ; et il ne nous prit pas en abomination, en haine, pas même en aversion ; il ne détourna pas sa face ; car il était le Seigneur et ne haïssait point son ouvrage. Que va-t-il donc faire ? Comme un médecin charitable il prépare de précieux médicaments, et il y goûte le premier. Quand il en a constaté la vertu, il nous les présente. Comme premier remède et souverain antidote, il nous donne le bain sacré ; il nous fait vomir toute notre iniquité ; tous les symptômes ennemis prennent la fuite ; l’inflammation cesse, la fièvre est éteinte, le virus est desséché. Tous les symptômes d’avarice, de colère, de tout mal enfin se sont évanouis par la présence de l’Esprit. Nos yeux et nos oreilles s’ouvrirent ; notre langue se délia pour de pieuses paroles ; notre âme acquit la force, notre corps la beauté, cette fleur de beauté que doit avoir un enfant de Dieu engendré par la grâce de son Esprit ; une gloire telle que doit avoir le fils d’un roi, nouvellement né et couché sur la pourpre.

Oh ! quelle noblesse Dieu nous a donnée ! Et nous, envers celui qui nous a tant aimés, nous continuons à être ingrats. Il nous a enfantés, nourris, comblés de biens ; pourquoi fuyons-nous ce généreux bienfaiteur ? Et après tant de merveilles opérées en notre faveur, il nous prête encore sa force : tant que la maladie nous accablait, en effet, nous étions incapables de supporter le fardeau, si lui-même ne nous avait donné le pouvoir. Mais en vain nous a-t-il accordé la rémission de nos péchés, nous avons rendu ce pardon inutile ; en vain tant de richesses, nous les avons dissipées et dévorées ; en vain la force, nous l’avons usée ; en vain la grâce, nous l’avons étouffée ; et comment ? en dépensant tous ces trésors pour des choses qui ne pouvaient nous servir, à de vraies inutilités. Celles-ci nous ont perdus, et, de plus, malheur incomparable, exilés que nous sommes sur une terre étrangère, réduits à la nourriture des pourceaux, nous ne disons pas encore : Revenons à notre Père, faisons-lui cet aveu, nous avons péché contre le ciel et contre vous ; et cela, bien que nous ayons un père si aimant, si désireux de notre retour ! Car abandonnons seulement les voies du vice, et revenons à lui ; et nous verrons qu’il ne peut se résoudre même à nous faire un reproche. Qu’ai-je dit ? Dieu ne peut se résoudre à nous faire un reproche ? non seulement lui-même ne veut pas en faire, mais il ferme la bouche à tout autre qui nous en adresserait ; quand même celui-là serait un de ceux qu’il aime le plus. Ah ! revenons ! jusqu’à quand resterons-nous éloignés ? Comprenons notre déshonneur ; sentons notre dégradation. Le vice nous rabaisse au niveau de l’animal immonde ; le vice affame notre cœur. Retrouvons notre âme ; rentrons en nous-mêmes ; revenons à notre ancienne noblesse et regagnons les biens à venir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.

HOMÉLIE XII.[modifier]

MES FRÈRES, JE NE CROIS PAS AVOIR SAISI LE PRIX ; TOUT CE QUE JE FAIS, C’EST D’OUBLIER CE QUI EST DERRIÈRE MOI, POUR TENDRE EN AVANT… (CHAP. 3,13 A 17)

Analyse.[modifier]

  • 1. L’apôtre oublie le terrain gagné, et ne veut qu’aller en avant et franchir le reste de sa course.
  • 2. Et nous aussi, avançons dans le bien ; Dieu nous regarde ; l’apôtre nous précède.
  • 3. Exhortation sur l’imitation des saints. — Les saints sont nos modèles. — Jésus-Christ est notre maître et notre premier modèle. — Toutes les conditions trouvent leur type parfait dans les saints livres.
  • 4. La vertu, source unique du bonheur, se concilie avec tous les états de l’homme.


1. Il n’est rien pour rendre inutiles nos bonnes œuvres et pour nous gonfler d’orgueil, comme le souvenir complaisant du bien que nous avons fait. Deux maux en résultent pour nous : une négligence plus grande, une vanité plus exaltée. Aussi Paul, sachant que notre nature est invinciblement portée à la paresse, ayant d’ailleurs prodigué l’éloge aux Philippiens, se hâte, vous le voyez, de rabaisser toute enflure ; il l’a fait déjà précédemment de plusieurs manières, mais en ce passage surtout, il n’a pas d’autre but. Ainsi : « Mes frères », dit-il, « je ne crois pas avoir saisi ce vers quoi je tends ». Que si Paul ne tient pas encore le prix, s’il n’est pas pleinement sûr de sa résurrection glorieuse ni de son avenir, bien moins doivent l’être ceux qui n’ont pas encore gagné la moindre partie de semblables mérites. Voici, du reste, sa pensée : Je ne crois pas avoir atteint encore la vertu toute entière, comme on dit d’ordinaire d’un coureur : Il ne tient pas encore le but. Ni moi non plus, dit saint Paul, je n’ai pas parcouru toute la carrière. Il est vrai qu’ailleurs il s’exprime autrement : « J’ai combattu le bon combat » (2Ti. 4,7), tandis qu’ici vous entendez : « Je ne crois pas avoir encore atteint le terme » ; mais qu’on lise attentivement les deux textes, et l’on comprendra la raison de ces deux affirmations. Nous ne pouvons pas toujours renouveler des discussions de ce genre ni donner de toutes choses une explication complète. Il suffit d’avertir qu’une des deux paroles a été prononcée bien avant l’autre, et que celle-ci, écrite à Timothée, coïncide avec les derniers jours de saint Paul. Ici il dit seulement : « Je ne crois pas avoir encore atteint le but », mais tous mes efforts tendent en avant. Les paroles suivantes accusent ce vœu : « Mais tout ce que je fais maintenant, c’est qu’oubliant ce qui est derrière moi, et m’avançant vers ce qui est devant moi, je cours incessamment vers le bout de la carrière, pour remporter le prix de la félicité du ciel, à laquelle Dieu nous a appelés par Jésus-Christ ».

Voyez comment par ces paroles il nous montre le motif qui le faisait tendre vers ce qui est encore devant lui. Bien certainement, celui qui se croit parfait, celui qui pense ne manquer de rien pour posséder une vertu accomplie, cessera par conséquent de courir, comme si déjà il avait atteint le but. Mais celui qui se regarde comme éloigné encore de la borne désirée, ne suspendra pas son élan. Telle doit toujours être notre persuasion, alors même que nous aurons fait une multitude de bonnes œuvres. Car si Paul, après mille morts, après de si grands combats, avait cependant cette conviction intime, bien plus doit-elle être la nôtre. Je ne perds pas courage, nous dit-il, bien qu’après une si longue course, je ne sois pas encore arrivé ; je ne veux jamais désespérer ; je cours encore, et je combats ; je n’ai qu’un but : avancer toujours ! C’est ce que nous devons faire nous-mêmes, oubliant nos bonnes actions passées, négligeant tout ce qui est en arrière. Le coureur, en effet, ne pense pas aux espaces déjà parcourus, mais à ceux qui restent à franchir. Ainsi ne pensons pas aux progrès que nous avons pu faire dans la vertu, mais bien à ceux qui nous restent à faire encore. À quoi en effet nous servira le terrain gagné, si nous n’achevons pas l’intervalle qui reste ? L’apôtre n’a pas même dit : Je n’y pense pas, je ne m’en souviens pas ; mais : « J’oublie » ; voulant ainsi nous rendre plus vigilants. En effet, nous n’avons vraiment bien toute notre ardeur que quand nous jetons tout l’élan de notre âme vers ce reste de lutte à subir, et que nous livrons à l’oubli tout le passé. — « Nous tendons la main avec effort », dit-il, pour prendre avant même d’être arrivés. On dit en effet que le coureur s’étend en avant lorsqu’il projette avec effort son corps entier en avant même de ses pieds qui courent néanmoins toujours, se penchant vers le but, allongeant les bras, pour diminuer encore l’espace qui l’en sépare. Ainsi se révèle une âme pleine d’élan et d’invincible ardeur. Pour entrer en lice, il faut ainsi courir, avec toute cette hâte, avec toute cette énergie, et jamais mollement. Or la différence que vous remarquez entre un coureur de ce genre et un paresseux couché sur le dos, est précisément celle qui se trouve entre Paul et nous. Chaque jour il savait mourir, chaque jour mériter ; point d’occasion, nul moment qui ne le fit avancer d’un pas vers le terme de la carrière ; il ne voulait pas prendre, il voulait ravir. Et cette façon de saisir est permise : Celui qui donne le prix est si haut ; la palme est dans un lieu si élevé !

2. Considérez quel grand espace nous avons à parcourir et combien est élevé le but où il nous faut voler avec les ailes de l’esprit, seules capables d’atteindre à cette grande hauteur. Il faut monter là avec notre corps même, à qui ce terme est aussi proposé. « Car notre conversation », dit saint Paul, « est dans les cieux ». (Phi. 3,20) Là est notre palme. Or, voyez-vous quel sévère régime suivent les athlètes ? Comme ils ne touchent à aucun aliment capable d’énerver leurs forces ; comme chaque jour ils s’exercent au gymnase sous un maître, sous une discipline ? Imitez-les, déployez même pour votre âme une plus grande énergie. Votre palme est plus belle, vos adversaires sont plus nombreux ; suivez un régime, car vos forces sont menacées de plus d’un côté ; fortifiez vos jarrets et vos pieds, vous le pouvez, c’est l’affaire de votre volonté et non de la nature. Quant à celle-ci, nous devons l’alléger, de peur qu’elle n’oppose à l’agilité des jambes un poids accablant. Apprenez à avoir le pied sûr, le terrain glisse en maints endroits, et si vous tombez, vous perdez beaucoup ; toutefois, même tombé, relevez-vous ; ainsi vous sera-t-il encore permis de vaincre. Ne vous fiez pas à certain sol luisant et glissant, et vous ne tomberez pas ; choisissez le ferme, le solide, toujours. Tenez le front, les yeux levés : les maîtres de la course recommandent cette allure, qui favorise l’effort. La tête trop penchée vous entraîne et vous fait tomber.

Surtout regardez en haut, là est votre palme ; la vue d’une palme augmente l’ardeur du désir ; l’espérance vous ôtera le sentiment du labeur et des fatigues. L’éloignement vous fait paraître petite la récompense promise ; mais quelle est-elle enfin ? Ce n’est pas une branche de palmier, qu’est-ce donc ? Le royaume des cieux, le repos éternel, la gloire avec Jésus-Christ, avec lui l’héritage, la fraternité, des biens infinis que le langage humain ne peut expliquer. Impossible à nous de vous développer les beautés de cette palme ineffable ; celui-là seul la connaît qui l’a gagnée et va la recevoir. Ni l’or, ni les pierreries ne la composent ; elle est mille fois plus précieuse ; l’or, au prix d’elle, est de la boue ; au prix de sa beauté, les diamants sont de l’argile. Si conquérant de cette palme, vous arrivez au ciel, il vous sera donné d’y marcher entouré d’honneurs ; les anges, vous la voyant en main, vous environneront de respect ; avec confiance vous approcherez de tous les trônes.

« En Jésus-Christ ». Voyez la connaissance de l’apôtre. Je fais tout, avoue-t-il, en Jésus-Christ ; car à moins qu’il n’imprime le mouvement, tant d’espace est infranchissable à notre faiblesse ; nous avons besoin d’être beaucoup aidés. Il a voulu que le théâtre de la lutte fût ici-bas ; et là-haut, le couronnement. Chez nous la couronne est accordée sur le champ du combat ; celle-là, au contraire, est placée sur des sommets splendides. D’ailleurs, dans nos cités mêmes, l’athlète ou l’écuyer vainqueurs, quand ils vont recevoir l’honneur tant recherché, ne restent pas en bas dans le stade ; ils montent appelés par l’empereur, qui de son trône élevé, les couronne. Ainsi vous-mêmes, loin d’ici, vous recevrez la palme dans le ciel.

« Tout ce que nous sommes donc de parfaits, conclut-il, soyons dans ces sentiments, et si vous en avez d’autres, Dieu vous découvrira aussi ce que vous en devez croire ». Qu’est-ce que Dieu nous apprendra ? Qu’il faut oublier tout ce que nous laissons derrière nous, de sorte que la marque de la perfection c’est de ne se pas croire parfait. Mais alors, ô apôtre, pourquoi dites-vous : « Nous qui sommes parfaits ? » Car enfin, ne voulez-vous pas, dites-moi, que nous partagions vos vues et vos sentiments ? Or, si vous n’avez pas encore vaincu, si vous-même n’êtes pas parfait, comment voulez-vous que les parfaits adoptent une conviction que vous avez, vous qui n’êtes pas parfait encore ? — Eh ! nous répond-il, c’est que cet humble sentiment est la perfection même ; et « si vous avez quelque autre manière de voir, Dieu vous montrera ce que vaut votre idée ». Pour les prémunir contre l’orgueil, l’apôtre voudrait dire : Si quelqu’un parmi vous se croit déjà en pleine possession de la vertu ; et toutefois, il ne parle pas ainsi, il dit seulement : « Si vous avez quelque autre manière de voir, Dieu vous montrera ce qu’elle vaut. Vous voyez la modestie respectueuse de son langage. Dieu vous l’enseignera, dit-il ; il ne vous l’apprendra pas seulement, il vous le persuadera. En effet, Paul enseignait, et Dieu faisait profiter l’enseignement. Encore ne dit-il pas : Dieu vous persuadera ; mais : Dieu vous éclairera pour montrer que c’est affaire d’ignorance. Ces paroles de l’apôtre n’ont pas trait à l’enseignement des dogmes, mais à la perfection des mœurs ; elles prescrivent que personne ne se regarde comme parfait ; car dès qu’on se croit en pleine possession de la vertu, c’est qu’on n’a rien absolument.

« Cependant, pour ce qui est des choses auxquelles nous sommes parvenus, ayons les mêmes sentiments, demeurons dans la même règle ». Que signifie cette phrase : « Pour ce qui est des choses auxquelles nous sommes parvenus ? » En attendant, dit l’apôtre, gardons le bien que nous avons conquis, la charité, la concorde, la paix ; ce point, en effet, nous est gagné, « nous y sommes parvenus ; restons dans la même règle, n’ayons tous qu’un même sentiment ». — « Nous y sommes parvenus », c’est donc un fait accompli. Voyez-vous aussi que Paul veut que les commandements soient notre règle ? Une règle n’admet ni addition ni retranchement ; autrement ce n’est plus une règle. « Dans la même règle », c’est-à-dire dans la même foi, dans la même constitution.

« Mes frères, rendez-vous mes imitateurs, et proposez-vous l’exemple de ceux qui se conduisent selon le modèle que vous avez vu en nous ». Il a dit précédemment : Prenez-garde aux chiens, afin d’en éloigner ses chers néophytes ; maintenant il leur propose les modèles à imiter. Si quelqu’un veut suivre notre exemple, dit-il, et marcher dans la voie que nous traçons, attachez-vous à lui. Bien que je sois absent, vous connaissez ma manière de faire, c’est-à-dire, mon plan de vie et de mœurs. Car il n’enseignait pas seulement par sa parole, mais encore par ses actions ; comme dans un chœur ou dans une armée, chacun doit imiter le chef d’orchestre ou le général, et marcher avec ordre. Il suffit pour détruire l’ordre, de suivre une faction isolée.

3. Ainsi les apôtres étaient des types et des modèles, parce qu’ils observaient un archétype dont l’image était devant leurs yeux. Imaginez-vous toutefois combien leur vie était parfaite et pure, puisqu’eux-mêmes étaient proposés comme archétypes et exemplaires, comme autant de lois vivantes. Ce que disaient leurs lettres, tout le monde le voyait clairement dans leur vie. Voilà la meilleure méthode d’enseignement ; c’est ainsi que le maître entraîne son disciple. Qu’il parle seulement, que ses paroles seules respirent la sagesse, tandis que ses exemples reproduiront tout le contraire, il n’est plus un maître. Philosopher en parole est chose facile au disciple même ; il faut que vous lui donniez en outre la leçon, la persuasion qui vient de l’exemple. L’exemple seul fait respecter le maître, et incline le disciple à l’obéissance. Comment ? C’est que celui-ci ne voyant votre sagesse qu’en paroles, dira tout bas : Ce maître m’impose une morale impossible ; et lui-même m’en donne la preuve, puisqu’il ne la pratique pas.

Et toutefois, mes frères, quand même un maître indigne nous laisserait voir sa conduite pleine de lâcheté, veillons à nos propres intérêts, et écoutons le prophète qui dit : « Tous seront enseignés de Dieu » ; et ailleurs : « Désormais l’homme n’enseignera plus son frère, en disant : Connaissez le Seigneur ; car tous me connaîtront, depuis le plus grand jusqu’au plus petit ». Vous n’avez pas un maître vertueux ; mais vous avez le véritable maître, le seul qu’on doive appeler du nom de Maître. Allez à son école. Il a dit : « Apprenez de moi que je suis doux » (Mat. 11,29) ; n’écoutez pas l’autre docteur ; mais seulement le Maître et ses leçons. Prenez là le modèle ; voilà un type parfait ; sur lui conformez-vous toujours.

Les saintes Écritures vous proposent par milliers des exemples de vies passées dans la vertu. Après celui du Maître, abordez, si vous voulez, ceux des disciples. Parmi eux tel brilla par la pauvreté, et tel par les richesses : ainsi Élie fut pauvre, Abraham opulent : prenez la voie qui vous paraît la plus aisée, la plus à votre portée. Tel encore trouva son salut dans le mariage, tel autre dans la virginité : Abraham était marié, Élie resta vierge : choisissez entre ces deux routes, toutes deux mènent au ciel. Le jeûne a sanctifié Jean-Baptiste ; Job fut saint sans jeûner. Celui-ci encore avait le souci d’une grande maison, femme, fils et filles, grandes richesses ; Jean ne possédait qu’un vêtement de poils. Et que parlé-je de maison, de richesses, d’argent, puisque même avec une royauté terrestre, on peut gagner la vertu ? Un palais est, sans comparaison, bien plus rempli d’occupations qu’une maison de particulier : et cependant David a brillé sur un trône ; la pourpre ni le diadème n’ont pu le corrompre ; tel fut aussi un autre chef d’État, à qui la Providence avait confié le gouvernement de tout un peuple, Moïse ; et sa tâche était plus difficile encore, car il rencontra chez ce peuple plus de licence, et par suite plus de difficultés, plus d’ennuis.

Vous avez vu des saints dans les richesses comme dans la pauvreté ; vous en avez vu dans le mariage comme dans la virginité. Par contre, sachez que plusieurs ont péri mariés ou vierges, riches ou pauvres. Ainsi, dans le mariage plusieurs se sont perdus : témoin Samson, qui n’a pas péri, au reste, par le fait de cette condition, mais par sa volonté et sa liberté. Ainsi dans la virginité encore : témoin les cinq vierges folles ; ainsi dans les richesses, l’orgueilleux riche qui méprisait Lazare ; ainsi dans la pauvreté, puisque aujourd’hui même les indigents se perdent par milliers. Je pourrais vous faire voir bien des grands qui se sont perdus sur le trône et dans le gouvernement des peuples. Mais aussi, jusque dans l’état militaire, voulez-vous des noms de soldats qui ont fait leur salut ? Voyez Corneille. Préférez-vous des intendants de maisons particulières ? Voyez l’eunuque de la reine d’Éthiopie. Ainsi devient-il évident qu’en usant des richesses selon le devoir, elles n’ont rien qui puisse nous perdre ; mais qu’en dehors de la règle, tout est ruine : le trône vous perd, la pauvreté vous perd, les richesses vous perdent.

Rien ne peut nuire à l’homme qui est sur ses gardes. Serait-ce, dites-moi, la captivité qui lui serait fatale ? Nullement. Rappelez-vous Joseph, réduit en esclavage et non moins enchaîné à la vertu. Rappelez-vous Daniel et les trois enfants de Babylone qui, par leur captivité même, s’illustrèrent davantage. C’est qu’en effet, la vertu conserve partout son éclat ; aucun obstacle ne peut la vaincre ni seulement l’arrêter. Que parlé-je de pauvreté, d’esclavage ? La faim même, les ulcères, la maladie ne peuvent l’atteindre, bien que la maladie soit pire encore que l’esclavage. Tel on a vu Lazare, tel Job, tel aussi Timothée lequel était visité par de fréquentes infirmités. Vous le voyez donc : la vertu ne peut être vaincue par quoi que ce soit ; richesse et pauvreté, servitude et empire, soucis d’administration, maladie, ignominie, exil, la vertu laisse tout s’agiter dans la sphère inférieure de ce bas monde ; elle-même arrive au ciel !

Qu’elle trouve seulement une âme généreuse, et dès lors rien, ne pourra empêcher qu’elle n’y entre dans la plénitude de sa force. Dès que l’agent qui devra produire la bonne œuvre, sera lui-même fort, les choses extérieures ne feront point obstacle. Dans les professions mécaniques, dès que l’ouvrier est habile, patient, maître de son métier enfin, que la maladie vienne, il garde son art ; que la pauvreté l’accable, il garde son art ; que l’outil soit dans sa main et lui dans l’exercice de son travail, ou qu’il chôme au contraire, son art lui reste toujours et tout entier : son art fait partie de lui-même. Ainsi l’homme vertueux et qui ne dépend que de Dieu, montre sa vertu partout également, dans la pauvreté et dans la maladie comme dans la santé, dans la gloire ou dans les outrages.

4. Les apôtres n’ont-ils pas traversé tous ces chemins si divers, et, comme dit saint Paul, « à travers la gloire et l’ignominie », par « la bonne et par la mauvaise réputation ? » (2Co. 6,8) C’est être un vrai athlète, que d’être prêt à tout ; et telle est aussi la nature de la vertu. Si vous dites : Je ne puis commander, il me faut mener la vie monastique, vous faites injure à la vertu. Elle doit en effet être utile à tous, et partout briller, dès qu’elle habite une âme. Voici la famine ou voici l’abondance : la vertu y conserve et y montre sa puissance active, selon que Paul a dit : « Je sais vivre dans l’abondance, ou souffrir la disette ». (Phi. 4,12) Fallait-il travailler ? Il n’en rougissait pas, et pendant deux ans il fit son humble métier. Supporter la faim ? On ne le voyait ni succomber, ni même chanceler. Mourir même ? Son courage ne faiblissait pas ; il montrait partout son art, sa fermeté dans la vertu.

Imitons-le, et nous n’aurons plus aucun sujet de tristesse. Car quel chagrin pouvait arriver à la hauteur d’un tel homme ? Aucun sans doute. Et nous aussi, tant que la vertu ne nous sera point ravie, notre bonheur surpassera tout bonheur humain, non pas dans tel cas donné, mais dans tous les cas possibles. Donnez-moi un homme vertueux ; qu’il ait une femme, des enfants, de l’argent, qu’il soit environné de gloire, il gardera, au sein de cette félicité multiple, la vertu toujours. Qu’on l’en dépouille, sa vertu demeure en exercice, ses malheurs ne l’accablent pas plus que ne l’enflaient ses prospérités ; pareil à un rocher au sein des mers, que l’onde se gonfle ou qu’elle se calme, l’immobilité est sa nature, la vague ne peut le briser, ni le calme l’user ; ainsi l’âme solide demeure inébranlable aux flots irrités comme aux eaux paisibles. Et comme de pauvres enfants sur un navire facilement se troublent, tandis que le pilote reste assis, souriant et tranquille, s’amusant même de leur épouvante ; ainsi l’âme du vrai sage, lorsque les autres tour à tour, selon les vicissitudes du siècle, se troublent ou se livrent à des rires insensés, demeure assise et calme auprès du gouvernail de la religion et de la piété. Quelle cause, en effet, dites-moi, pourrait troubler l’âme pieuse ? La mort ? mais elle est le commencement d’une vie meilleure. La pauvreté ? mais elle n’est qu’un mobile de plus dans la voie de la vertu. La maladie ? Mais elle compte pour rien la vie présente ; et que parlé-je de la maladie ? elle met sur la même ligne les joies et les souffrances ; elle a même pris les devants, elle s’est mortifiée. Craindrait-elle l’infamie ? mais le monde est crucifié pour elle. La perte de ses enfants ? mais elle est sans peur, elle a foi en la Résurrection. Qui pourrait donc l’ébranler ? Rien, absolument rien. — Mais les richesses donnent de l’orgueil ? Non, car elle sait que l’argent n’est rien. Mais la gloire ? elle est instruite à une école qui proclame que toute la gloire de l’homme est comme la fleur de l’herbe des champs. (Isa. 40,6) Mais les délices ? Elle a entendu cette leçon de Paul : « Vivre dans les délices, c’est être mort ». (1Ti. 5,6) Ainsi incapable de s’enfler ni de s’abattre, qu’est-ce qui pourrait égaler la solidité de cette âme ?

Telles ne sont pas tant d’autres âmes qui, au contraire, changent plus souvent que la mer ou le caméléon. Oh ! que leur manière d’être prête à rire, quand on voit la même personne tour à tour riant ou pleurant, inquiète ou plongée dans la dissolution et la joie ! Aussi Paul nous recommande de ne pas « nous conformer à ce siècle » présent. Déjà nous vivons dans le ciel, nous sommes déjà les citoyens d’un monde où rien ne change des récompenses immuables nous sont promises. Embrassons ce noble genre de vie, recueillons-en dès maintenant les biens inappréciables. Pourquoi nous jeter nous-mêmes dans l’Euripe, au milieu des vagues, des tempêtes, des tourbillons ? Embrassons ce calme bienheureux, qui ne dépend des richesses ni de la pauvreté, du bon ni du mauvais renom, de la maladie ni de la santé, ni d’aucune infirmité, mais de notre propre cœur. Qu’il soit solide, lui, et formé à l’école de la vertu, tout lui sera facile dès lors ; déjà il apercevra dans l’avenir le repos et le port tranquille, et après le départ enfin, il trouvera des biens infinis. Puissions-nous les gagner tous par la grâce et bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel soit au Père et au Fils, gloire, empire et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIII.[modifier]

CAR IL Y EN A PLUSIEURS DONT JE VOUS AI SOUVENT PARLÉ ET DONT JE VOUS PARLE ENCORE AVEC LARMES, QUI SE CONDUISENT EN ENNEMIS DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. (CHAP. 3,18 JUSQU’AU CHAP. 4,3)

Analyse.[modifier]

  • 1. Quelle est la vertu de la croix, et même du signe de la croix ? Qui sont les ennemis de la croix, chez les soi-disant chrétiens ?
  • 2. L’orateur condamne avec saint Paul ceux qui font un Dieu de leur ventre. — L’immortalité et la résurrection des corps doivent nous charmer et nous consoler.
  • 3. Compliments de saint Paul aux premières dames chrétiennes : leur rôle dans ce premier âge de la religion. — Saint Paul n’était cependant pas marié, bien qu’une appellation amphibologique l’ait fait dire à quelques-uns.
  • 4. Le céleste Thriomphateur vient au-devant de ses élus ; beauté de ce spectacle ; malheur d’en être exclus ; misère plus grande que l’enfer même.

1. Il n’est rien qui soit aussi peu d’accord avec la vie chrétienne, rien qui lui soit étranger autant que la recherche du repos et du bien-être ; notre enrôlement dans la sainte milice où nos noms sont inscrits ne s’accordera jamais avec l’attache à la vie présente. Votre Dieu a été mis en croix, et vous cherchez votre tranquillité ! Votre Dieu a été percé de clous, et vous vivez dans les délices ! Est-ce là la conduite d’un soldat généreux ? Aussi Paul a-t-il dit : « Plusieurs, je vous l’ai dit souvent et je le dis encore avec larmes, plusieurs se conduisent en ennemis de la croix de Jésus-Christ ». Quelques-uns, en effet, et c’est la raison des larmes de Paul, faisaient semblant d’être chrétiens, mais vivaient dans l’inertie et les plaisirs. C’est déclarer la guerre à la croix. Car la croix ne peut aller qu’à une âme toujours debout sur la brèche, avide de mourir, détachée de tout plaisir égoïste. Ces gens suivent une façon de vivre tout opposée. En vain donc prétendent-ils appartenir à Jésus, ils ne sont que les ennemis de sa croix ; s’ils l’aimaient, ils prouveraient leur amour en s’étudiant à vivre d’une vie crucifiée. Est-ce que votre Seigneur n’a pas été cloué à la croix ? Si vous ne pouvez le suivre à la lettre, au moins d’une autre manière, imitez-le. Attachez-vous à la croix, bien que personne ne vous y cloue en réalité ; oui, crucifiez-vous, non pas dans le sens du suicide, grand Dieu ! ce serait une impiété ; mais dans le sens que Paul indiquait en ces termes : « Le monde est crucifié pour moi, je le suis aussi pour le monde ». (Gal. 6,14) Si vous aimez votre Seigneur, mourez de sa mort ; instruisez-vous de la puissance de sa croix, des bienfaits qu’elle a répandus et qu’elle répand encore, des saintes assurances de vie qu’elle nous donne.

C’est par la croix que tout s’accomplit ; le baptême se fait par la croix ; car il y faut recevoir ce sceau sacré. C’est par la croix que se confère l’imposition des mains. Pour abréger, enfin, en voyage ou à la maison, en tout lieu, la croix est le souverain bien, l’armure du salut, le bouclier invincible contre les assauts du démon. Pour le combattre, vous vous armez de la croix, et non pas seulement en vous marquant de son signe, mais en subissant et souffrant tout ce que montre cet instrument de la passion. Jésus-Christ, en effet, appelle croix toutes nos souffrances, comme dans ce texte : « Il ne peut être sauvé celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre » ; autrement, celui qui ne se tient pas prêt à bien mourir. Mais ces chrétiens lâches et dégénérés, amis de leur chair et de leur vie, sont évidemment ennemis de la croix ; tous ceux qui aiment les délices et la tranquillité en ce bas monde ne sont pas moins les ennemis de cette croix dans laquelle Paul se glorifie, qu’il embrasse, à laquelle il voudrait s’identifier, d’après ses paroles : Je suis crucifié au monde ; il est crucifié pour moi.

Maintenant il ajoute : « Or à présent je le dis en pleurant ». Pourquoi ? Parce que le mal a grandi, parce que de telles gens méritent qu’on les pleure. Oui, nous devons nos larmes, en vérité, à ceux qui vivent dans les délices, ne songeant qu’à nourrir l’enveloppe, le corps, veux-je dire, sans tenir aucun compte du supplice qui les attend. Votre vie est délicieuse, ah ! je le veux ; le vin, je vous l’accorde, vous plaît et vous délecte ; et ainsi aujourd’hui, demain ; ainsi dix, vingt, trente, quarante, cinquante ans ; je vous accorde un siècle, par impossible ; mais vous le voulez, je vous l’accorde : quelle sera la fin ? qu’y gagnerez-vous ? Rien. Passer une telle vie, n’est-ce pas lamentable, déplorable ? Dieu nous a introduit dans le stade pour nous couronner, et nous nous en irons sans avoir fait un acte de courage ! Paul, lui, Paul gémit et pleure de ce qui est pour les autres occasion de rire et de s’amuser ; tant il ressent vivement le malheur du prochain ; tant il porte tous les hommes dans son cœur ! « Leur Dieu », ajoute-t-il, « c’est leur ventre ». Il n’est pas d’autre Dieu, en effet. C’est la mise en action de leur adage : « Mangeons et buvons ». Voyez-vous quel péché c’est qu’une vie de délices ? Pour les uns, c’est l’argent ; pour d’autres, c’est le ventre qui est Dieu. Ne sont-ils pas aussi des idolâtres, ces derniers, et pires et plus détestables encore ? « Leur gloire », dit saint Paul, « est dans leur confusion ». Quelques-uns entendent ces paroles de la circoncision. Je les interprète en ce sens, que telles gens devraient être couverts de honte et se voiler la face à raison de certains vices, et qu’au contraire il s’en font gloire. C’est, en d’autres termes, ce qu’il dit ailleurs : « Quel fruit avez-vous donc trouvé en ces jouissances qui maintenant vous font rougir ? » (Rom. 6,26) C’est un grand mal, en effet, que de commettre des choses honteuses ; mais si vous rougissez encore en le faisant, ce n’est que demi-mal ; si au contraire vous en tirez gloire, c’est le dernier degré de l’insensibilité.

Alors, dira-t-on, ces paroles ne s’appliquent qu’à ces endurcis effrontés ; et, dans cet auditoire, personne ne donne prise à semblable reproche ? Personne ne peut être accusé d’avoir son ventre pour Dieu, et de se faire gloire de sa honte même ? Ah ! je le souhaite, et je souhaite bien ardemment que ce portrait ne nous ressemble pas même de loin. Je voudrais ne connaître personne sur qui ce blâme doive tomber. Mais je crains qu’au contraire il ne nous convienne mieux qu’à eux-mêmes : En effet, s’il en est un ici qui passe sa vie dans les banquets et la boisson, trouvant bien sans doute quelques oboles pour les pauvres, mais prodiguant pour son ventre la plus grande partie de ses richesses, celui-là, en toute justice, ne devra-t-il pas prendre pour lui l’anathème apostolique ?

2. Au reste, pour réveiller la sainte honte, pour adjurer enfin le pécheur, rien de plus habile ni de plus fort que ce langage apostolique : « Leur Dieu, c’est leur ventre ; leur gloire est dans leur confusion même ». Mais qui sont ceux-là ? « Ce sont ceux qui n’ont de goût que pour la terre », ceux qui disent bâtissons des maisons ; où ? sur la terre ; achetons des champs, sur la terre encore ; acquérons l’empire, sur la terre aussi ; poursuivons la gloire, toujours sur la terre ; amassons des richesses, tout enfin sur la terre. Voilà encore des gens pour qui le ventre est un Dieu. Car, puisque leur âme ne s’occupe d’aucun objet spirituel, puisqu’ils ont tout ici-bas et n’ont pas d’autres soucis, vraiment dès lors leur ventre est leur Dieu, et ce sont eux qui disent : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Oui, vous gémissez de ce que votre corps est pétri de limon, bien que cette chair même ne soit point un obstacle à la vertu ; et vous rabaissez votre âme par les délices, vous la traînez dans la boue, et vous le faites sans remords, vous riez même et vous livrez votre âme à la folie : quel pardon espérez-vous donc, après vous être condamnés à l’insensibilité ? Et cela, lorsque vous devriez spiritualiser votre corps lui-même ! Car vous le pouvez, il ne s’agit que de vouloir. Vous avez un ventre pour lui donner les aliments nécessaires, et non pour l’étendre et pour l’engraisser ; pour lui commander, et non pour qu’il vous commande ; non pour en être l’esclave, mais pour le faire servir à la nutrition des autres membres ; non pour dépasser enfin toute limite honnête. La mer cause moins de dégâts sur les rivages qu’elle envahit, que n’en cause le ventre à notre corps et à notre âme. L’une submerge la terre, l’autre dévaste le corps tout entier. Imposez-lui comme limite le strict nécessaire de la nature, comme Dieu pour la mer a placé le sable du rivage. S’il bouillonne, s’il se révolte, reprenez-le avec cette puissance intime qui est en vous. Voyez de quel honneur Dieu vous comble, puisqu’ici vous pouvez parler comme lui. Mais vous vous y refusez, et quand vous voyez ce tyran sortir de ses bornes, gâter, et dévorer votre nature, vous n’osez pas l’arrêter ni le modérer. « Leur Dieu, c’est leur ventre ». Voyons comment Paul a servi Dieu, et voyons aussi comment les gourmands sont les esclaves de leur ventre. Est-ce que pour lui ils n’endurent pas mille morts ? Ne redoutent-ils pas de lui refuser en quoi que ce soit l’obéissance absolue ? Est-ce que l’impossible même, pour lui plaire, ne les trouve pas soumis et obéissants ? Ne sont-ils pas pires que les esclaves ? Paul était loin de cette ignominie ; aussi disait-il : « Pour nous, notre conversation est dans les cieux ». Ne cherchons donc pas le repos ici-bas ; mais efforçons-nous de gagner la gloire de ce royaume dont nous sommes les citoyens. « De là aussi nous attendons le Sauveur, qui est le Seigneur Jésus, qui transformera notre corps, tout vil et abject qu’il est, afin de le rendre conforme à son corps glorieux ». Peu à peu, Paul nous fait monter. Du ciel, dit-il, est notre Sauveur ; le lieu, la personne nous font voir la majesté de Jésus-Christ. « Il transformera notre corps vil et abject » : notre corps, en effet, est maintenant soumis à mille vexations, il souffre les chaînes, les coups, des misères et des maux sans nombre. Mais le corps de Jésus a souffert tout cela ; l’apôtre le fait entendre par ces mots : « Pour qu’il devienne conforme à son corps glorieux » ; c’est donc le même corps, mais revêtu d’immortalité. — « Il transformera notre corps », dit-il ; il aura donc une autre forme, ou bien cette expression, peu exacte, est synonyme de changement. — Il a dit : « Le corps de notre abjection », parce qu’il est maintenant dans l’abjection, soumis à la douleur et à la mort ; parce qu’il paraît vil et sans avantage sur les autres êtres matériels. — « Pour le rendre conforme à son corps glorieux ». Eh quoi ! grand Dieu ? conforme à celui qui maintenant est assis à la droite du Père ? Oui, notre corps devient semblable à celui qu’adorent les anges, qu’environne le cortège des puissances célestes, qui domine au-dessus de toute principauté, vertu, puissance ; voilà celui dont il revêt la ressemblance parfaite.

Toutes les larmes du monde entier suffiraient-elles pour pleurer dignement ceux qui sont déchus d’une si belle espérance, et qui ayant pu devenir conformes au corps glorieux de Jésus-Christ, ont préféré la ressemblance avec les démons. Je ne compte plus pour rien l’enfer ; tous les supplices imaginables ne sont rien en comparaison d’une telle déchéance.

Mais que dites-vous, Paul ? Notre corps deviendrait conforme au sien ? Oui, répond-il ; n’en doutez pas, et il ajoute en preuve que ce sera « par l’opération de sa puissance, par laquelle il peut d’ailleurs s’assujettir toutes choses ». Voici son raisonnement : Il a puissance de tout s’assujettir ; donc aussi le trépas et la mort ; ou plutôt, en vertu de cette même puissance, il fait cette merveille de préférence à toute autre. Où brille, en effet, d’avantage l’œuvre de sa puissance, dites-moi ; est-ce à soumettre anges, archanges, chérubins, séraphins, démons mêmes ? où bien est-ce à rendre un corps immortel et désormais incorruptible ? Dans le premier cas évidemment. Il allègue donc le plus pour vous faire admettre le moins. C’est pourquoi, quand vous verriez tous ces mondains dans la joie, quand vous les verriez dans leur gloire, tenez-vous fermes et debout ; n’en prenez ni ombrage ni scandale. Les espérances que nous vous proposons sont assez hautes pour redresser les plus lâches, pour réveiller les plus endormis.

« C’est pourquoi, mes très chers et très aimés frères, qui êtes ma joie et ma couronne, continuez, mes bien-aimés, et demeurez ainsi fermes dans le Seigneur ». (Phi. 4, 1) — « Ainsi » ; comment ? Comme vous êtes restés déjà, inébranlables. Voyez-vous comment un avis est accompagné d’un éloge ? — « Ma joie et ma couronne », oui, non seulement ma joie, mais ma gloire ; non seulement ma gloire, mais ma couronne. Gloire sans pareille, évidemment, que celle de ces dignes fidèles, puisqu’ils sont la couronne de Paul. — « Demeurez ainsi fermes dans le Seigneur », c’est-à-dire dans l’espérance en Dieu.

3. « Je prie instamment Evodie et je conjure Syntique de s’unir dans les mêmes sentiments en Notre-Seigneur. Je vous prie aussi, très cher conjoint, assistez-les ». Quelques-uns prétendent que dans ces paroles : « Cher conjoint », saint Paul s’adresse à son épouse. C’est absolument faux. Il désigne ainsi, soit une autre femme, soit le mari d’une de celles qu’il a nommées. « Assistez celles qui ont travaillé avec moi dans l’établissement de l’Évangile, avec Clément et les autres, qui m’ont aidé dans mon ministère, et dont les noms sont écrits au livre de vie ». Vous voyez quel magnifique témoignage il rend à leur vertu ; c’est ainsi, au reste, que Jésus-Christ même parlait à ses apôtres : « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis, mais de ce que vos noms sont écrits au livre de vie ». (Lc. 10,20) Paul se sert de termes identiques à leur égard : « Leurs noms sont écrits au livre de vie ». Il me semble que ces femmes étaient les principales de l’Église de Philippes ; et peut-être l’apôtre les recommande à un personnage très méritant, qu’il appelle même son conjoint, auquel peut-être il adressait volontiers ses protégés, voyant en lui un auxiliaire, un compagnon d’armes, un ami, un frère. Pareille recommandation se lit dans son épître aux Romains : « Je vous recommande Phébé, notre sœur, qui est au service de l’Église établie à Cenchrée ». (Rom. 16,1) — « Conjoint » : il appelle ainsi le frère ou même l’Époux de l’une d’elles ; comme s’il disait : Tu es maintenant frère légitime, légitime Époux, tu es un de leurs membres. — « Elles ont avec moi travaillé à l’établissement de l’Évangile » : de là sa sollicitude et ses prévenances pour elles ; ce n’est pas raison d’amitié, mais de bonnes œuvres. « Elles ont travaillé avec moi ». Que dites-vous ? Des femmes ont travaillé avec vous ? Sans doute, répond-il. Car bien que Paul eût maints auxiliaires, elles ont contribué, et non pas un peu ; et dans le nombre même, celles-ci ont eu leur bonne part d’action. Ainsi déjà dès lors les églises particulières grandissaient beaucoup. Le fait même que les personnages dignes et saints, hommes et femmes, étaient entourés de respects unanimes, avait plusieurs excellents résultats. En effet, d’abord tous les autres fidèles étaient excités à montrer un zèle semblable ; ensuite ceux qui rendaient honneur au zèle d’autrui, y gagnaient même personnellement ; enfin l’honneur rendu redoublait, dans les personnages honorés, l’ardeur et la foi. Aussi partout vous voyez Paul empressé à rendre ces témoignages et à recommander ces fidèles d’un mérite spécial. C’est ainsi que dans l’épître aux Corinthiens il parle de ceux qui sont « les prémices de l’Achaïe ». — Quelques-uns voient dans ce mot « conjoint », συξυγε, Syzigue, un nom propre. Mais peu importe qu’il soit ceci, ou qu’il soit cela ; il n’est pas besoin ici de recherches curieuses ; admirons plutôt simplement quel grand honneur Paul réclame pour ceux qu’il recommande.

4. Tout est au ciel, d’après saint Paul : le Sauveur, la patrie, tout ce que peut demander le cœur le plus exigeant. Nous attendons de là, c’est sa parole, notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ. Reconnaissez ici encore un trait de cette adorable bonté. Il ne veut pas nous y entraîner par un effet de sa puissance ; il aime mieux revenir nous chercher ; et quand il nous a reconquis, il se retire, nous laissant ainsi comblés d’honneur. Car s’il est venu à nous lorsque nous étions ses ennemis, bien plus volontiers reviendra-t-il après nous avoir faits ses amis. Et cette mission de nous venir chercher sur la terre, il ne la confie ni à ses anges, ni à d’autres serviteurs ; c’est lui-même qui vient sur les nuées pour nous appeler à son palais de gloire. Peut-être même daignera-t-il enlever avec lui sur les nuées tous ceux qui lui auront été fidèles. Nous aussi, dit l’apôtre, nous qui l’aurons aimé, nous serons enlevés avec lui sur les nuées, et ainsi nous serons toujours avec lui.

Eh ! qui donc sera trouvé serviteur fidèle et prudent ? Quels heureux vainqueurs seront trouvés dignes de si grands biens ? Qu’il faut plaindre ceux qui en seront déchus ! Car si nous avons des larmes intarissables pour les rois qui ont perdu un trône, quel deuil sera digne de cette inexprimable infortune ? Multipliez tant qu’il vous plaira les douleurs de l’enfer ; vous n’aurez pas encore la douleur, l’angoisse d’une âme à cette heure terrible où l’univers s’ébranle, où sonnent les trompettes, où un premier, puis un second, puis un troisième bataillon d’anges, puis des milliers enfin de ces phalanges célestes se répandent sur la terre ; bientôt apparaissent les chérubins en nombre incalculable, ensuite les séraphins tout près de Lui ; et Lui, enfin, lui-même avec le cortège d’une gloire immense autant qu’indescriptible. Alors les anges se hâtent de rassembler tous les élus autour de son trône ; alors Paul et tous ceux qui l’ont suivi reçoivent la couronne, l’éloge public, l’honneur solennel de la bouche du Roi. en présence de toute l’armée des cieux… Dites, quand même il n’y aurait point d’enfer, comment apprécier cette gloire des uns, cette confusion des autres ? Subir l’enfer, c’est affreux, je l’avoue, c’est intolérable ; mais plus cruelle encore doit être l’exclusion de ce royaume des cieux.

Un roi, ou, si vous l’aimez mieux, un prince royal, après une glorieuse absence et plusieurs guerres heureusement terminées, précédé par l’admiration publique et suivi de son armée victorieuse, fait son entrée dans une de nos grandes villes. Voici son char triomphal, ses trophées, ses mille bataillons tout chargés d’or, ses gardes étincelants aussi sous leurs boucliers dorés, tout un peuple couronné de laurier, autour de lui tous les princes de la terre habitée, derrière lui les nations étrangères représentées par des captifs de tout âge, avec leurs chefs, satrapes, consuls, tyrans, princes. Au milieu de cette pompe glorieuse, le triomphateur accueille tous les citoyens qui se présentent ; il leur donne le baiser, leur serre la main, leur permet de parler en toute liberté, et, en présence de tout le monde, lui-même leur parle comme à des amis, témoignant avoir fait pour eux seuls toutes ses démarches et entreprises. Enfin, introduisant ceux-ci dans son palais, il laisse ceux-là dehors : dites, quand bien même il ne les enverrait pas au supplice, combien cette ignominie dépasse-t-elle tous les supplices ! Or, s’il est si amer d’être exclus d’une telle gloire auprès d’un mortel, ne l’est-il pas bien davantage de l’être de par Dieu même, alors que le souverain Roi s’environne des puissances célestes, alors qu’il traîne et les démons enchaînés, courbés sous la honte ; et, avec eux, leur chef les mains chargées de fers, et tous ses ennemis désarmés ; alors que sur les nuées apparaissent les vertus des cieux, et Lui-même enfin !

La douleur, croyez-moi, la douleur m’accable à ce récit, à cette pensée : je ne puis achever mon discours. Apprécions quelle gloire nous allons perdre, lorsqu’il dépend de nous de conjurer cette ruine. Ce qui surtout déchire le cœur, en effet, c’est d’être ainsi frappés, lorsque nous sommes maîtres d’arrêter le coup. Encore une fois, quand le Fils de Dieu accueille les uns et les envoie auprès de son Père ; quand, au contraire, il oublie les autres, et qu’à l’instant saisis par les anges, entraînés, gémissants, courbés sous la honte, ils sont livrés en spectacle au monde entier, dites-moi, est-il plus cruel tourment ?

Travaillons donc quand il est temps encore ; préparons avec ardeur et sollicitude notre salut. Quels motifs ne pourrions-nous pas ajouter, comme ceux, par exemple, que formulait le mauvais riche ? Si vous vouliez les entendre, nous pourrions les développer pour votre plus grand intérêt : mais qui voudrait ici nous écouter ? Et le langage que nous prêterait ce misérable, bien évidemment une foule d’autres criminels viendraient le confirmer. Pour ne vous donner que cette leçon, combien de pécheurs, dans les tourments de la fièvre, se sont dits : Ah ! si la santé nous était rendue, nous ne tomberions jamais plus en de semblables maux ! Nous exprimerons nous-mêmes, au grand jour, de pareils regrets ; mais nous entendrons la réponse faite au mauvais riche : que l’abîme immense nous sépare du ciel, que nous avons ici-bas reçu notre part de bonheur.

Pleurons donc amèrement, je vous en supplie ; ou plutôt, non contents de pleurer, abordons franchement la vertu. Gémissons pour notre salut, pour ne pas gémir alors inutilement ; versons aujourd’hui des larmes, pour n’en pas verser plus tard sur nos iniquités. Pleurer dans ce monde, c’est vertu ; en l’autre, c’est regret inutile. Punissons-nous de ce côté, pour ne pas être punis de l’autre. La différence est énorme entre ces deux manières d’être châtiés ; ici-bas, vous ne l’êtes que pour un instant ; encore n’avez-vous pas même le sentiment de la peine, convaincus qu’elle vous frappe pour votre bonheur à venir. Là, au contraire, elle est bien plus cruelle la souffrance, puisqu’aucune espérance ne la console, et qu’on n’en trouve pas la fin, mais qu’elle est infinie et éternelle.

Puissions-nous, au contraire, délivrés de ce monde, conquérir l’éternel repos ! Mais comme, pour éviter d’en être exclus, nous avons besoin et de vigilance et d’une prière continuelle, veillons, je vous en supplie. La vigilance nous commandera cette prière perpétuelle, et cette prière non interrompue obtient tout de Dieu. Si, au contraire, nous ne prions pas, si nous n’agissons pas en ce sens, nous n’arriverons à rien ; comment se pourrait-il qu’on gagnât le ciel en dormant ? Absurde impossibilité. C’est déjà bien assez que nous puissions l’acquérir par une course sérieuse, par l’effort en avant, par la conformité à la mort de Jésus, comme le recommandait saint Paul ; mais si nous dormons, tout est perdu. Paul a dû dire, lui : « Si je puis l’acquérir enfin », que dirons-nous à notre tour ? Les endormis n’ont jamais achevé une affaire temporelle, bien moins encore une affaire spirituelle. Les endormis ne reçoivent rien de leurs amis eux-mêmes, bien moins encore de Dieu. Les endormis ne sont pas même honorés par leurs parents : le seraient-ils de Dieu ? Travaillons un instant, pour nous reposer durant toute l’éternité. Il nous faut absolument souffrir ; si la souffrance nous épargne ici-bas, elle nous attend dans l’autre vie. Pourquoi ne pas préférer la peine en ce monde, pour trouver ailleurs le repos sans fin ? Ah ! plaise à Dieu que menant enfin une vie digne de Jésus-Christ, et devenus conformes à sa mort, nous puissions gagner les biens qu’aucun langage ne peut peindre, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec lequel soit au Père et au Saint-Esprit, etc.

HOMÉLIE XIV.[modifier]

RÉJOUISSEZ-VOUS SANS CESSE DANS LE SEIGNEUR ; JE LE DIS ENCORE UNE FOIS, RÉJOUISSEZ-VOUS. (IV, 4 JUSQU’À 10)

Analyse.[modifier]

  • 1. L’orateur développe simplement le texte de l’apôtre, et ses consolations et recommandations aux Philippiens. — Première consolation : joie intime, jusque dans les souffrances et le pardon des injures.
  • 2. Seconde consolation : la prière, l’action de grâces, sources d’une paix qui surpasse tout sentiment. — Troisième consolation : une sainte émulation pour tout ce qui est bon, beau, vrai, pur, honnête : la paix encore est à ce prix.
  • 3. Le vice, et surtout le vice impur, porte avec lui sa peine. — La vertu apporte avec elle-même sa récompense, ce qui est vrai surtout du pardon des injures.

1. Jésus-Christ a déclaré bienheureux ceux qui pleurent, malheureux ceux qui rient. Quel est donc le sens de ces paroles de son apôtre : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur ? » Il ne contredit point son maître, oh non ! Jésus-Christ, en effet, annonce malheur à ceux qui rient de ce rire mondain qui a sa raison dans les choses du temps, et il proclame bienheureux ceux qui pleurent, mais non pas ceux qui le font pour quelque raison humaine, comme la perte d’un bien temporel, mais ceux qui ont la componction chrétienne, pleurant leurs misères, expiant leurs péchés et même ceux d’autrui. La joie recommandée ici, loin d’être contraire à ces larmes, s’engendre à leur source pure et féconde. Pleurer ses véritables misères, et les confesser, c’est se créer une joie et un bonheur. D’ailleurs il est bien permis de gémir sur ses péchés et de se réjouir en l’honneur de Jésus-Christ. Les Philippiens souffraient de rudes épreuves, comme le rappelle l’apôtre : « Il vous a été donné », leur disait-il, « non seulement de croire en Jésus-Christ, mais de souffrir pour lui » (Phil. 1,29) ; pour cette raison, il ajoute : « Réjouissez-vous dans le Seigneur ». C’est dire en d’autres termes : Vivez de manière à goûter une joie pure. Tant que rien n’empêchera vos progrès dans le service de Dieu, réjouissez-vous en lui. C’est là le sens, à moins que cette préposition « en » ne soit synonyme de « avec » ; le sens alors serait : Réjouissez-vous sans cesse d’être « avec le Seigneur ».

« Je vous le dis encore une fois, réjouissez-vous ». Expression qui prouve la confiance de saint Paul, et par laquelle il montre que, tant qu’on s’appuie sur Dieu, on doit sans cesse être dans la joie ; fût-on d’ailleurs accablé, frappé de toute manière, on la possède toujours. Écoutez, en effet, saint Luc nous raconter au sujet des apôtres « qu’ils sortaient du conseil des juifs en se réjouissant d’avoir été trouvés dignes de recevoir pour son nom la flagellation ». (Act. 5,41) Si les coups et les fers, que chacun regarde comme ce qu’il y a de plus affreux, engendrent une telle joie, quelle autre douleur au monde pourra enfin nous créer la peine ? — « Je vous le répète, réjouissez-vous ». L’apôtre a eu raison de réitérer cette recommandation ; la nature des événements commandait la douleur ; mais cette répétition de termes encourageants leur impose le devoir de se réjouir en dépit des événements.

« Que votre modestie et modération soit connue de tous les hommes ». Paul avait parlé un peu auparavant de ceux « qui ont pour Dieu leur ventre, dont la gloire est dans leur honte même, qui n’ont de goût que pour les choses de la terre ». Ces paroles étant de nature à inspirer à ses néophytes de la haine pour les méchants, Paul les avertit de n’avoir rien de commun avec eux, mais cependant de traiter avec modestie et modération non pas seulement leurs frères, mais même leurs ennemis et leurs adversaires.

« Le Seigneur est proche ; ne vous inquiétez de rien ». Car quelle pourrait être, dites-moi, la raison de votre découragement ? Serait-ce parce qu’ils se dressent contre vous, ou parce que vous les voyez vivre dans les délices ? « Ne vous inquiétez de rien ». L’heure du jugement va sonner ; dans peu, ils rendront compte de leurs œuvres. Vous êtes dans l’affliction, eux dans les délices ? Tout cela finira bientôt. Ils complotent, ils menacent ? Mais leurs coupables desseins ne réussiront pas toujours ; le jugement est suspendu sur leurs têtes, tout va changer ! « Ne vous inquiétez de rien ». Déjà la part de chacun est faite. Montrez seulement votre patience et modération envers ceux qui vous préparent sans cesse les persécutions ; et tout va s’évanouir comme un songe, pauvreté, mort, fléaux de tout genre qui vous menacent, tout finira : « Ne vous inquiétez de rien ».

« Mais qu’en tout, par la prière et par la supplication, avec action de grâces, vos demandes et vos vœux soient connus devant Dieu. Dieu est proche ; je serai avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » c’était déjà une consolation ; en voilà une seconde ; voilà un antidote capable de dissiper toute peine, tout chagrin, tout ennui. Mais quel est ce médicament ? Prier, en toutes choses rendre grâces. Ainsi Dieu ne veut pas que nos prières soient de simples demandes ; il les exige unies à l’action de grâces pour les bienfaits que nous avons déjà reçus. Comment, en effet, demander quelques faveurs pour l’avenir, si nous ne sommes pas reconnaissants des faveurs passées ? — « En tout », dit-il, c’est-à-dire en toutes choses, recourez à « la prière et à la supplication ». Donc il faut remercier Dieu de tout, même de ce qui paraît fâcheux. C’est vraiment là que se reconnaît le cœur reconnaissant. La nature des choses l’exige ; ce sentiment sort spontanément d’une âme vraiment reconnaissante et pleine d’amour pour Dieu. Demandez-lui donc des faveurs qu’il puisse approuver et connaître ; car il dispose tout pour notre plus grand bien, même à notre insu ; et une preuve que tout se fait pour notre plus grand bien, c’est cette ignorance même où il nous laisse du succès de nos prières.

« Et que la paix de Dieu, qui surpasse toutes nos pensées, garde vos esprits et vos cœurs en Jésus-Christ ». Qu’est-ce à dire ? Entendez, dit l’apôtre, que la paix de Dieu, celle qu’il a faite avec les hommes, surpasse toute pensée. Qui jamais, en effet, attendit et osa espérer ces biens de l’avenir ? Ils surpassent non seulement toute parole, mais toute pensée humaine. Pour ses ennemis, pour ceux qui le haïssaient, qui le fuyaient, pour eux Dieu n’a pas refusé de livrer son Fils unique pour faire la paix avec nous. Telle est la paix, ou, si vous voulez, telle notre délivrance ; telle la charité de Dieu.

2. « Que cette paix garde vos cœurs et vos intelligences ». On reconnaît un bon maître, non seulement à ses avis, mais surtout à ses prières, au secours que ses suppliques auprès de Dieu implorent pour ses disciples, afin qu’ils ne soient ni accablés par les tentations, ni ballottés par les erreurs. Ici donc saint Paul semble dire : Que celui qui vous a délivrés si merveilleusement ; que celui qu’âme qui vive ne peut comprendre, oui, que lui-même vous garde, vous fortifie contre tout malheur. — Tel est le sens de saint Paul, ou bien le voici : Cette paix dont Jésus-Christ a dit : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix », elle-même vous gardera. Car cette paix surpasse toute intelligence humaine ; et si vous demandez comment, écoutez : quand Dieu nous ordonne d’avoir la paix avec nos ennemis, avec ceux qui nous font un mal injuste, qui nous provoquent, qui nous gardent de la haine, une loi semblable n’est-elle pas au-dessus de tout esprit humain ? Il y a plus : s’il vous plaît, comprenons d’abord ce mot profond : « La paix de Dieu surpasse toute intelligence ». Si la paix de Dieu surpasse toute intelligence, combien plus le Dieu qui nous la donne, surpassera non seulement toutes nos pensées, mais même toutes celles des anges et des puissances même célestes ! — « En Jésus-Christ », qu’est-ce à dire ? Que la paix de Dieu vous maintiendra sous l’empire de Jésus-Christ pour vous y faire persévérer, pour que votre foi en lui ne chancelle même pas. « Au reste, mes frères… » — Que signifie « au reste ? » J’ai dit tout ce que j’avais à dire. C’est le mot de quelqu’un qui se presse et n’a plus rien de commun avec les choses temporelles. « Au reste, mes frères, que tout ce qui est vrai, tout ce qui est saint, tout ce qui est juste, tout ce qui est pudique, tout ce qui est aimable, tout ce qui est édifiant, tout ce qui est vertueux et louable, fasse l’entretien de vos pensées ».

« Tout ce qui est aimable », qu’est-ce à dire ? Aimable aux fidèles, aimable à Dieu. — « Tout « ce qui est vrai », le mot « vrai » est éminemment bien choisi, car il désigne la vertu même ; tout vice, au contraire, est mensonge. La volupté, compagne du vice, la gloire et toutes les choses de ce bas monde ne sont plus que mensonge. — « Tout ce qui est pudique », c’est l’opposé glu péché qu’il stigmatisait dans ceux qui n’ont de goût que pour les choses de la terre. — « Tout ce qui est saint » est dit contre ceux qui n’ont d’autre Dieu que leur ventre. — « Tout ce qui est juste et édifiant », ou, comme il le répète en finissant, « tout ce qui est vertueux et louable », est mis pour rappeler aux Philippiens leurs devoirs envers les hommes. — Vous le voyez : le dessein de Paul est de bannir de nos cœurs toute mauvaise pensée. Car des pensées mauvaises procèdent nécessairement les mauvaises actions.

Et comme c’est une méthode excellente que de se proposer soi-même comme modèle de l’accomplissement des avis qu’on a donnés, il va dire : « Pratiquez ce que vous avez appris et reçu de moi », dans le même sens qu’il leur écrivait déjà : « Comme vous avez notre exemple ». Il déclare donc : Faites selon ce que je vous ai enseigné, selon ce que « vous avez vu et appris en moi », c’est-à-dire, imitez-moi pour les paroles, les actions, la conduite. Vous voyez que cette recommandation emporte tous les détails de la vie. En effet, comme il est absolument impossible de définir par le menu tous les devoirs, nos allées et venues, nos conversations, notre extérieur, nos habitudes intimes, et que toutefois le chrétien doit tout régler, saint Paul les résume et dit : « Faites selon ce que vous avez vu et appris en moi » ; comme pour dire : Je vous ai instruits par mes actions autant que par mes paroles. « Pratiquez », a-t-il écrit ; faites, et ne vous contentez pas de parler. « Et le Dieu de paix sera avec vous » ; c’est-à-dire, si vous gardez ces règles, si vous avez la paix avec tout le monde, vous aurez pris ainsi le poste le plus sûr et le plus tranquille ; il ne vous arrivera rien qui vous afflige, rien qui soit contraire à vos désirs. — En effet, toutefois que nous aurons la paix avec Dieu, et nous l’avons toujours par la vertu, bien plus encore Dieu aura-t-il la paix avec nous. Car puisqu’il nous a aimés jusqu’à nous rechercher quand nous l’évitions, combien plutôt, nous voyant courir à lui, nous offrira-t-il spontanément son amitié.

Le plus grand ennemi de notre nature, c’est le vice. Que le vice soit notre ennemi, et la vertu notre amie, bien des preuves le démontrent. Et, si vous le voulez, la fornication, une des grandes plaies de l’homme, nous fournira le premier exemple. La fornication attire sur ses victimes un déshonneur complet, la pauvreté, le ridicule ; elle en fait la fable et le mépris de tout le monde : à ces ruines, reconnaissez un ennemi. Souvent d’ailleurs elle apporte et maladies et dangers extérieurs, puisque l’on a vu maints débauchés périr par les suites naturelles du libertinage ou par des blessures. Si tels sont les fruits de la fornication, quels ne seront pas ceux de l’adultère ? En est-il ainsi de l’aumône ? Tant s’en faut, qu’au contraire, pareille à une mère, elle gagne à son enfant chéri la grâce, l’honneur, la gloire ; elle lui fait aimer à remplir ses devoirs d’état ; loin de nous délaisser, loin de nous détourner des obligations nécessaires, elle rend nos cœurs plus prudents, tandis que les débauchés sont l’imprudence même.

Mais préférez-vous étudier l’avarice ? Elle aussi nous traite en ennemie. Comment ? C’est qu’elle nous attire la haine universelle ; elle nous fait détester de tous, des victimes de l’injustice et de ceux mêmes que nos injustices n’ont point foulés. Ceux-ci plaignent les autres et craignent pour eux-mêmes. Aussi tous n’ont contre l’avare qu’un regard de colère l’avare est l’ennemi commun, une bête féroce, presque un démon. De là contre lui mille accusations, complots, jalousies : autant de fruits d’inimitiés. Au contraire, la justice nous fait de tous nos semblables autant d’amis, autant de serviteurs dévoués, autant de cœurs bienveillants, tous répandent pour nous leurs prières ; de là pour nous un état tranquille et sûr ; point de danger, point de soupçon ; le sommeil même nous arrive calme et heureux ; aucune inquiétude, aucune plainte amère.

3. Voyez-vous que la justice est préférable au vice contraire ? Quoi ! dites-moi ; est-on plus heureux à être envieux des autres qu’à prendre sa part dans le bonheur d’autrui ? Faisons ces réflexions, et nous nous convaincrons que la vertu est une mère aimante, qui nous apporte la sécurité ; le vice nous jette en proie aux dangers ; de sa nature, il est plein de périls. Écoutez cette parole du Prophète : « Dieu est une base solide pour ceux qui le craignent ; il aime à montrer son alliance avec eux ». (Psa. 24,14) On ne craint personne, quand la conscience ne reproche rien ; mais aussi on ne se fie à personne, quand on vit dans l’iniquité, on craint jusqu’à ses serviteurs ; on les regarde avec un œil soupçonneux. Et que parlé-je de serviteurs ? Le méchant ne peut affronter même le tribunal de sa conscience ; il a des comptes terribles à régler avec ses juges du dehors comme avec ses bourreaux du dedans, qui ne lui laissent aucun repos.

Alors, direz-vous, il faut vivre pour mériter les éloges ? — Non ! Paul n’a pas dit : Visez aux éloges ; mais : Faites ce qui les mérite, sans vous soucier de les recevoir ; cherchez « ce qui est vrai », la gloire n’est que mensonge ; « faites ce qui est saint » ; à la lettre, le terme dont se sert l’apôtre signifie ce qui est sérieux, pratiquez la gravité, gardez même l’extérieur de la vertu ; quant à « pureté », elle est le propre de l’âme. Et comme il avait ajouté : « Faites tout ce qui est de bonne réputation », pour que vous n’alliez pas croire qu’il ait égard à l’estime des hommes seulement, il se complète en disant : « S’il est une vertu, s’il est une vraie gloire, pratiquez-la, recherchez-la ».

En effet, si nous gardons la paix avec nous-mêmes, Dieu à son tour sera avec nous ; si nous excitons la guerre, ce Dieu de paix nous fuira. Rien n’est aussi hostile à notre âme que le vice ; rien ne lui donne vie et assurance comme la paix et la vertu. Commençons donc à apporter du nôtre, et nous gagnerons Dieu à notre cause. Dieu n’est pas un Dieu de guerre et de combat ; dépouillez donc l’esprit de combat et de guerre tant à l’égard de Dieu qu’à l’égard du prochain. Soyez pacifique pour tout le monde. Pensez à qui Dieu accorde le salut : « Bienheureux les pacifiques », dit-il, « parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu » (Mat. 5,9) ; avec ce caractère, en effet, ils sont les imitateurs perpétuels du Fils de Dieu ; et vous aussi, copiez ce modèle, sauvez la paix à tout prix ; plus vive sera l’attaque de votre frère, plus riche aussi sera votre récompense. Écoutez cette parole du Prophète : « J’étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix ». (Psa. 119,7) Voilà la vertu, voilà où n’atteint pas la raison humaine, voilà ce qui nous fait approcher de Dieu même.

Rien ne réjouit le cœur de Dieu autant que l’oubli des injures. Par là vous êtes délivrés de vos péchés ; par là vos crimes s’effacent. Mais combattons, mais disputons, et déjà nous sommes loin et bien loin de Dieu. Le combat, en effet, amène les inimitiés, et les inimitiés entretiennent le souvenir des injures. Coupez la racine, et le fruit avortera. Ainsi, d’ailleurs, nous nous formerons à mépriser ce qui ne tient qu’à la vie présente. Car, dans les choses spirituelles, il n’y a, vous le savez, il n’y a point de guerres ; tout ce qui ressemble à la guerre, combats, jalousies, toutes misères pareilles ont leur cause et leur point de départ dans quelque intérêt temporel. C’est ou le désir injuste du bien d’autrui, ou l’envie, ou la vaine gloire qui engagent toutes les luttes. Si donc nous sauvons la paix, nous apprendrons à mépriser aussi toutes ces choses viles et terrestres.

Quelqu’un nous a ravi de l’argent ? Il ne vous a pas nui s’il ne vous enlève pas les biens célestes. — Il aura fait obstacle à votre gloire ? Mais non pas à celle que Dieu vous garde ; il n’atteint donc qu’une gloire sans valeur, qui n’est pas même la gloire, mais un nom sonore, et au fond, une ombre et des ténèbres. — Il vous a ôté votre honneur ? À lui-même, oui ; à vous, non. Car comme celui qui fait du tort subit ce tort en réalité, et ne le fait pas, ainsi celui qui complote contre son prochain se perd le premier. Qui creuse une fosse à son prochain, y tombe tout d’abord. Aussi gardons-nous de tendre un piège à autrui, si nous craignons de nous nuire à nous-mêmes. Quand nous détruisons une réputation, pensons bien que le coup nous frappe, que le piège nous surprend. Que nous soyons assez forts pour nuire à d’autres devant les hommes, c’est chose possible ; mais, pour sûr, nous nous blessons devant Dieu et l’irritons contre nous. Cessons donc de nous nuire. En commettant l’injustice envers notre frère, nous la commettons contre nous-mêmes ; comme en lui faisant du bien, nous sommes nos propres bienfaiteurs. Ainsi, lorsque votre ennemi vous aura causé quelque dommage, vous serez convaincus si vous êtes sage, qu’il vous a bien servi ; et dès lors, loin de le payer d’un triste retour, vous lui ferez du bien. – Mais, direz-vous, je porte en mon cœur une blessure si légitime et si vive ! Eh bien ! alors pensez que vous ne lui faites aucun bien par le pardon, mais qu’au moins vous ajoutez à son supplice, tandis que tout le bienfait est pour vous : cette idée vous déterminera à lui faire du bien. – Quoi donc ! est-ce là le but que vous devez vous proposer par votre générosité ? Non certes. Mais si par hasard votre cœur ne peut se fléchir autrement, déterminez-le du moins par cette raison de votre propre intérêt, et bientôt vous arriverez à lui persuader aussi de déposer tout ressentiment ; dès lors vous ferez du bien à votre ennemi comme à un ami, et vous gagnerez les biens à venir. Puissions-nous tous en jouir par Jésus-Christ, etc.

HOMÉLIE XV.[modifier]


AU RESTE, J’AI REÇU UNE GRANDE JOIE EN NOTRE-SEIGNEUR, DE CE QU’ENFIN VOUS AVEZ RENOUVELÉ LES SENTIMENTS QUE VOUS AVIEZ POUR MOI. (CHAP. 4,10 ET LE RESTE)

Analyse.[modifier]

  • 1. Le mérite de l’aumône : pourquoi et comment saint Paul l’acceptait.
  • 2. Saint Paul savait vivre dans l’abondance comme dans la disette ; s’il souffrait qu’on lui donnât, c’est qu’il voulait associer les néophytes à ses travaux et à ses récompenses.
  • 3. Ce n’est pas que l’argent puisse acheter le ciel ; l’intention du donateur fait tout le mérite de la donation. Par suite, celle des Philippiens était précieuse devant Dieu.
  • 4. Paul, comme les mendiants, remercie celui qui donne, et leur souhaite toute sorte de biens, de sa part et de la part de ses frères dans l’apostolat et dans la souffrance. – Transition à l’exhortation sur les souffrances.
  • 5 et 6. Les souffrances sont nécessaires et inévitables, pour la formation du chrétien. – Exemples vivants de souffrances, à la cour même des empereurs de Constantinople ; exemples chez les rois juifs. – Les souffrances sont une pénitence utile, et la préparation au bonheur de l’autre vie.



1. Je l’ai souvent répété, l’aumône a été commandée dans l’intérêt non de ceux qui la reçoivent, mais de ceux qui la donnent. Ceux-ci en recueillent surtout le fruit. Paul nous enseigne clairement ici cette Vérité. Comment ? Rappelons-nous nous qu’après s’être fait longtemps attendre, les Philippiens lui avaient envoyé une aumône, et qu’Epaphrodite avait été chargé de la lui porter. Sur le point de renvoyer celui-ci avec cette épître, il les loue, comme vous voyez, et leur montre que leur bienfait a rejailli, sur eux-mêmes bien plus que sur ceux qui l’ont reçu. Il procède ainsi pour deux raisons : il craint d’abord que les bienfaiteurs ne s’enorgueillissent, et veut au contraire les rendre plus empressés à se montrer encore généreux, puisqu’ils sont au fond les obligés ; en second lieu il empêche que ceux qui reçoivent n’encourent le jugement de Dieu par un empressement exagéré, éhonté même à recevoir toujours ; en effet, il est dit ailleurs « qu’il est plus heureux de donner « que de recevoir ». (Act. 20,35)
Quelle est donc sa pensée en écrivant : « J’ai reçu une grande joie dans le Seigneur ? » Je me suis réjoui, dit-il, non d’une joie mondaine, non pas même d’une joie purement humaine, mais dans le Seigneur, à cause de vos progrès dans la vertu, et non pas pour le soulagement temporel que j’ai éprouvé. Oui, votre vertu fait ma consolation ; et il ajoute même ma consolation et ma « grande joie » ; ce bonheur, en effet, n’avait rien de matériel ; il n’était pas même inspiré par la reconnaissance pour un secours nécessaire, mais par l’idée de leur progrès dans le bien. Et remarquez encore après un doux reproche pour le passé, il s’empresse de voiler ce blâme, en les instruisant à l’exercice continuel et non interrompu de la charité. « Enfin une fois… », dit-il, pour rappeler un long intervalle de stérilité : « Vous avez refleuri », figure empruntée aux arbres qui bourgeonnent et puis sèchent pour pousser ensuite des fleurs nouvelles. Il leur fait donc entendre qu’après avoir donné la preuve d’une charité florissante et s’être ensuite desséchés, ils ont repris sève et vigueur. Ainsi l’expression ;  « Vous avez refleuri », contient à la fois un blâme et un éloge. Il n’est pas sans mérite, en effet, de refleurir après avoir été desséché ; mais aussi la négligence a été pour eux l’unique cause de ce malheur. « Jusqu’à reprendre pour moi les sentiments que vous aviez autrefois » : il montre qu’ils ont eu la sainte habitude de se montrer généreux en pareils cas, de là ces mots : « Que vous aviez autrefois ». Encore pour ne pas laisser croire qu’après avoir été si charitables, ils se soient tout à coup entièrement desséchés, il montre que sur un point seulement ils se sont oubliés, et s’attache à le déclarer ainsi avec une extrême précaution : « Vous avez enfin refleuri pour moi », comme s’il ne faisait porter l’avis que sur ce point seul ; « enfin », car (c’est du moins mon interprétation), dans les autres cas, vous n’avez pas cessé d’être bienfaisants.
Mais quelqu’un pourrait ici opposer l’apôtre à lui-même. Il a déclaré, objecterait-on, « qu’il a plus de bonheur à donner qu’à recevoir ; mes mains », ajoutait-il, « ont travaillé pour mes besoins personnels et pour ceux de mes compagnons d’apostolat ; j’aime mieux mourir », écrivait-il aux Corinthiens, « que de souffrir que quelqu’un me fasse perdre cette gloire ». (1Cor. 9,15) Aujourd’hui, au contraire, il n’a aucun souci de perdre cette gloire et de la voir s’anéantir. Et comment ? En acceptant l’aumône. S’il a pu dire : Ma gloire est de ne rien recevoir, pourquoi l’abdiquer aujourd’hui ? Comment répondre à cette objection ?
C’est que, dans le premier cas, il avait une excellente raison de refuser ; il combattait les faux apôtres qui voulaient paraître tout à fait semblables aux vrais ministres de Dieu, et trouver en cela sujet de « se vanter ». Il ne dit pas qu’en cela ces misérables montraient ce qu’ils étaient, mais qu’ils se vantaient, montrant ainsi que ces gens savaient bien recevoir, mais en secret ; et c’est pourquoi il écrit : Qu’ils se vantaient de leur désintéressement. (2Cor. 11,12) – Mais néanmoins saint Paul acceptait les présents des fidèles, sinon à Corinthe, du moins ailleurs. C’est pourquoi il disait non pas absolument et simplement : « Je ne me laisserai pas ravir cette gloire », mais avec restriction : On ne me la ravira pas « dans toute l’Achaïe », après avoir écrit quelques lignes auparavant : « J’ai dépouillé les autres églises, en recevant d’elles l’assistance dont j’avais besoin pour vous servir ». (2Cor. 8,1 et seq) Il déclare donc lui-même qu’il avait coutume d’accepter.
D’ailleurs Paul avait bien le droit de recevoir, pendant qu’il s’imposait un si rude travail ; mais des ouvriers qui ne font rien, comment auraient-ils ce même droit ? – Mais, dira l’un d’entre eux, je donne mes prières ! Ce n’est pas un travail, puisque tout en travaillant vous pouvez prier. – Mais je jeûne ! Ce n’est pas encore là travailler. Notre bienheureux, vous le verrez en maints passages, unissait le travail à la prédication.
« Vous n’aviez pas l’occasion », ajoute-t-il. Qu’est-ce à dire ? Ce n’était pas négligence chez vous, c’était une impossibilité, puisque vous n’aviez rien de disponible, vous n’aviez pas de superflu ; c’est le sens de ces mots : « Vous n’aviez pas l’occasion ». Paul emploie ici une manière commune de parler. Car c’est ce que disent la plupart des gens quand la fortune leur manque et qu’ils sont dans la gêne.
« Ce n’est pas le besoin qui me fait parler ». Si j’ai dit : « Qu’enfin une fois encore » vous avez été généreux ; si je vous ai fait un reproche, ce n’était pas pour pourvoir à mes intérêts ni pour soulager ma détresse ; non, tel n’était pas mon but. – Cependant, ô apôtre, votre langage ici ne respire-t-il pas l’amour-propre ? – Non, car déjà aux Corinthiens il disait : « Nous ne vous écrivons rien que vous n’ayez lu ou que vous n’ayez connu par vous-mêmes ». (2Cor. 1,13) Croyez donc qu’aux Philippiens non plus, il ne tenait pas un langage qu’on aurait pu facilement réfuter. Il ne leur parlerait pas ainsi, assurément, s’il voulait se vanter ; car sa lettre arrivait à des gens qui le connaissaient, et le blâme lui serait arrivé de leur part plus éclatant et plus ignominieux. Aussi à ceux-ci même il pouvait dire : « J’ai appris à me contenter de l’état où je me trouve ». – « Il a appris », parce que c’est une vertu qui s’acquiert uniquement par l’exercice, l’étude et la ferme volonté. Loin d’être aisée à conquérir, elle est très difficile et très laborieuse : J’ai appris à me suffire « dans l’état où je suis. Je sais vivre pauvrement, je sais vivre dans l’abondance ; je suis fait à tout » ; c’est-à-dire, je sais me contenter de peu, supporter la faim et la disette, l’abondance comme les privations. – Soit, dira quelqu’un ; mais il n’est pas besoin de science ni de vertu pour vivre dans l’abondance. – Au contraire, ce point réclame beaucoup de vertu, et non moins que son opposé. Comment ? C’est que si la faim conseille beaucoup de crimes, l’abondance n’a pas moins de mauvaises inspirations. Plusieurs, en effet, quand ils sont arrivés à l’opulence, deviennent paresseux et ne savent porter le poids de la fortune. Plusieurs ont trouvé dans la richesse le prétexte d’une fainéantise absolue. Tel n’était pas l’apôtre. Quand il recevait, il savait faire la part, et très large, de son prochain. Voilà bien user de ce qu’on possède. Il ne ralentissait point son zèle, il ne se réjouissait pas de l’affluence des biens de la terre ; mais il se montrait toujours le même dans la disette comme dans l’abondance, sans jamais être accablé par l’une, ni enflé par l’autre.
2. « Je sais être rassasié ou être affamé », disait-il ; « je sais porter l’abondance ou la pénurie ». Il en est plus d’un qui ne savent pas être rassasiés sans danger, comme ces Israélites qui mangeaient et aussitôt se révoltaient ; pour moi, dit-il, je garde en toute occasion la même modération. Il montre ainsi qu’il n’a pas plus de plaisir aujourd’hui qu’il n’a éprouvé de douleur auparavant ; et que, s’il a accepté, c’était plus pour eux que pour lui-même : car, pour lui, il savait ne point éprouver le moindre changement d’humeur. « Partout, en effet, à tout événement je suis prêt et formé », c’est-à-dire, de longue date j’ai fait de toutes choses la complète expérience, et toutes choses me vont également bien. Et parce qu’une telle affirmation sentait la vanterie, voyez comme saint Paul se hâte de la corriger : « Je puis tout », dit-il, « en Jésus-Christ qui me fortifie » ; c’est-à-dire, ce que je fais de bien, ce n’est pas moi qui le fais, mais celui qui m’en donne la force.
Toutefois les plus généreux bienfaiteurs se ralentissent, s’ils voient que leur obligé n’est pas vivement touché, et qu’il dédaigne même ce qu’on lui donne. On est volontiers charitable, quand on croit faire un heureux, soulager un besoin. Paul donc, en méprisant les secours qu’on lui offrait, aurait rendu nécessairement les néophytes plus négligents. Or, voyez comme il s’empresse de prévenir ce malheur. Ses avis précédents réprimaient en eux l’orgueil satisfait ; les paroles qui suivent animent et enflamment leur saint dévouement : « Vous avez bien fait néanmoins », dit-il, « de prendre part à l’affliction où je suis ». Voyez comme tour à tour il s’élève et s’abaisse, s’isole et se rapproche, et reconnaissez à ce double trait son amitié pour eux à la fois vive et chrétienne. Je pouvais me passer, dit-il, mais n’allez pas croire que pour cela je n’éprouvasse aucun besoin : j’ai besoin, pour vous être utile. Et comment participaient-ils à ses souffrances ? Par leur charité secourable. Il leur dit la même chose touchant ses chaînes : « Vous êtes tous associés à ma grâce », leur dit-il ; c’est une grâce, en effet, de souffrir pour Jésus-Christ, et l’apôtre leur avait déjà dit : « Dieu vous a fait cette grâce, non seulement de croire en lui, mais de souffrir pour lui ». (Phil. 1,29) En s’arrêtant court après ses premières paroles, il aurait pu les affliger. Aussi veut-il les embrasser dans un tendre amour et leur adresser un éloge, quoique modéré. Il ne dit pas : Vous avez bien fait de me « donner… » ; mais, de « prendre part » à mes afflictions ; montrant qu’eux-mêmes ont gagné, puisqu’ils ont acquis le droit de partager la récompense. Il ne dit pas non plus : Vous avez allégé mes souffrances ; mais : « Vous avez pris part à mes tribulations », ce qui était certainement plus glorieux.
Comprenez-vous maintenant l’humilité de saint Paul ? Voyez-vous aussi sa magnanimité ? Il a commencé par déclarer qu’il n’a aucun besoin de leur argent ; mais aussitôt il ne craint pas d’user des plus humbles expressions, s’abaissant même au langage des mendiants qui vous disent : Donnez, selon votre habitude charitable ! Car l’apôtre ne recule devant aucune parole, ni devant aucune action pour arriver pleinement à son noble but. Et quel est ce but ? Vous n’accuserez pas, leur dit-il, l’arrogance de mon langage, bien que je vous aie blâmé, bien que je vous aie écrit : « Enfin, une fois encore, vous avez refleuri ». Vous ne m’accuserez pas non plus de parler sous l’empire de la nécessité. Non, je ne vous ai pas écrit sous l’influence du besoin. Quel fut donc mon mobile ? Une pleine confiance en vous, et vous-mêmes êtes la cause et les auteurs de cette confiance. Voyez comme il gagne leur cœur. Vous êtes cause de ma confiance, leur dit-il ; vous accourez les premiers à notre aide ; vous nous donnez le droit de vous rappeler vos bienfaits. – Maintenant, après l’humilité de Paul, voyez la dignité de l’apôtre : tant que les Philippiens ne lui envoient rien, il ne leur adresse aucun blâme, de peur de paraître plaider sa propre cause ; dès qu’ils ont envoyé, il les blâme aussitôt pour le passé, et eux-mêmes acceptent chrétiennement ce blâme, parce qu’en effet, saint Paul, en parlant avec cette liberté, ne pouvait être soupçonné d’agir pour son intérêt personnel.
« Or vous savez, mes frères de Philippes, qu’après avoir commencé à vous prêcher l’Évangile, ayant depuis quitté la Macédoine, nulle autre Église n’a communiqué avec moi par l’échange de dons reçus et rendus, vous seuls exceptés ». Dieu ! quel magnifique éloge ! La charité des Corinthiens et des Romains avait été provoquée par l’exemple des autres et la parole de saint Paul, mais les Philippiens entrèrent d’eux-mêmes dans cette voie, avant qu’aucune autre Église leur eût montré l’exemple, « et, au début même de l’Évangile », dit l’apôtre, ils montrèrent pour le saint prédicateur un tel amour, un dévouement si spontané, qu’ils furent les premiers à porter de tels fruits de charité. Et l’on ne peut pas dire qu’ils agissaient ainsi parce que Paul les honorait de son séjour, et que c’était une manière de prouver leur reconnaissance pour des bienfaits reçus ; car saint Paul l’a dit : « Quand je suis parti de la Macédoine, nulle autre Église n’a communiqué « avec moi par l’échange de biens rendus et a reçus, vous seuls exceptés ». – Que signifie cette parole : « Biens reçus et rendus », et cette autre : « N’a communiqué ? » Pourquoi ne dit-il pas simplement : Aucune Église ne m’a rien donné, mais plutôt : « Aucune n’a communiqué avec moi, par l’échange de biens reçus et rendus ? » C’est qu’ici il y avait, en effet, échange et communauté. « Si nous avons semé parmi vous des biens spirituels », écrivait-il ailleurs, « est-ce une grande chose a que nous recueillions un peu de vos biens temporels ? » (1Cor. 9,11) Et dans un autre passage : « Que votre abondance supplée à leur indigence ». (2Cor. 8,14) Vous voyez l’échange : ils donnent d’une part, de l’autre ils reçoivent ; biens temporels pour biens spirituels. Ainsi que font échange les vendeurs et les acheteurs, recevant l’un de l’autre et se donnant l’un à l’autre, car c’est là l’échange même, ainsi arrive-t-il au cas présent. Rien, en effet, rien n’est plus lucratif que ce commerce et ce saint négoce ; il commence sur la terre, il s’achève et se parfait au ciel. L’acheteur habite cette basse région ; mais contre une valeur terrestre, il achète par contrat les biens célestes.
3. Ici toutefois que nul ne perde espoir ; les biens éternels ne nous sont point offerts à prix d’argent ; non, telle n’est point la monnaie du ciel ; le ciel s’achète par notre libre volonté, par le courage viril qui nous fait jeter l’argent même, par la sagesse, par le mépris des choses de la terre, par l’humanité, par l’aumône. Si l’argent payait de tels biens, la veuve qui laissait tomber deux oboles dans le tronc n’aurait pas reçu beaucoup ; mais comme le bon vouloir est la grande puissance et qu’elle apportait tout le désir de son cœur, elle a tout reçu. Ne disons donc jamais que l’or achète le céleste royaume ; ce n’est pas l’or, non, mais l’intention, mais la bonne volonté qui se traduit par ce sacrifice d’argent. Mais, direz-vous, encore faut-il être riche ? Non, non, la richesse n’est point nécessaire, la bonne volonté suffit. Ayez-la, et avec deux oboles vous pourrez acheter un trône ; sinon, deux mille talents d’or n’auraient pas la vertu de deux oboles. Pourquoi ? C’est qu’ayant beaucoup, vous donnez bien peu ; l’aumône que vous faites n’atteint pas celle de la pauvre veuve. Moins que la veuve vous avez apporté l’empressement et le bon cœur qui donne. Cette femme s’est dépouillée de tout ; que dis-je ? non, elle ne s’est pas dépouillée de tout, elle s’est tout donné. Dieu a mis le ciel à prix, non pour vos talents d’or, mais pour une somme de bon vouloir ; non pas même pour votre vie, mais pour une généreuse intention. Donner une vie, en effet, qu’est-ce après tout ? Ce n’est qu’un homme ; et un homme, c’est encore un prix bien inférieur.
« Vous m’avez envoyé deux fois à Thessalonique de quoi satisfaire aux besoins ». Nouvel et grand éloge des Philippiens dont la pauvre cité le nourrissait même pendant son séjour dans la capitale de la province. Remarquez cependant ses paroles. Comme en témoignant toujours qu’il était hors de besoin, il craignait (je l’ai dit déjà) de les rendre moins zélés, après leur avoir montré de tant de manières que personnellement il ne manquait de rien, il a soin de leur rendre ce fait, plus évident encore par un seul mot : « Aux besoins », écrit-il, et non « à mes besoins », sauvant ainsi la dignité et les bienséances. Et, non content de ce trait, il va poursuivre dans le même sens ; il va corriger ce que ses éloges pourraient avoir de trop vil et de trop abaissé.
« Ce n’est pas », continue-t-il, « que je désire vos dons », suivant l’idée déjà exprimée autrement par lui quand il disait : « Je ne parle pas sous l’empire du besoin ». Ceci est moins fort toutefois que la première manière d’écrire. Autre chose est ne pas chercher ni désirer, quand on est dans le besoin ; autre chose est ne pas même se croire dans le besoin quand réellement on s’y trouve. « Ce n’est pas que je désire vos dons ; mais je désire qu’il en revienne, pour votre compte et non pour le mien, un profit considérable ». Voyez-vous comme l’aumône leur amasse des fruits ? Je ne parle pas ici, dit-il, dans mon intérêt, mais dans le vôtre et pour votre salut. Je ne gagne rien, moi, en recevant ; tout le bien est pour ceux qui donnent, et non pour ceux qui reçoivent ; les premiers ont en réserve une récompense infinie ; les seconds consomment ce qui leur est ainsi donné. Nouvel éloge, mais non sans quelque aveu d’un besoin ; car s’il a dit : « Je ne désire pas », craignant qu’ils ne se ralentissent, il ajoute : « Maintenant j’ai tout reçu et je suis dans l’abondance », c’est-à-dire, votre aumône a réparé même les oublis précédents. C’est encore une manière certaine d’exciter leur zèle charitable. Il remercie : or, tout bienfaiteur, quand il a fait des progrès dans la sagesse chrétienne, désire d’autant plus trouver chez l’obligé la reconnaissance. « J’ai tout reçu, j’abonde ». C’est comme s’il disait : non seulement vous avez réparé les oublis du passé, mais vous avez même comblé la mesure et au-delà. Mais ne vont-ils pas voir ici un reproche ? Il le prévient par les sages précautions de tout ce passage. En effet, il avait dit : « Ce n’est pas que je désire vos dons », et plus haut : « Enfin, un jour vous avez refleuri », leur montrant ainsi qu’ils acquittaient une dette en retard ; le terme « j’ai reçu » de cette phrase même, rappelle qu’il a touché comme le montant d’une rente, comme les fruits d’un champ. Mais aussitôt il déclare qu’ils ont donné bien au-delà de leur dette : « J’ai tout reçu, j’abonde, je suis rempli de vos biens » ; et ce n’est pas à l’aventure, ce n’est pas par excès de tendresse que j’en fais l’aveu ; quoi donc ? « C’est que j’ai reçu par Epaphrodite ce que vous m’avez envoyé comme une obligation d’agréable odeur, comme une hostie que Dieu accepte volontiers et qui lui est agréable ». Mon Dieu ! à quelle hauteur il élève leur aumône ! Ce n’est pas moi qui ai reçu, dit-il, c’est Dieu par moi ; aussi quand je n’aurais aucun besoin, n’y regardez pas ; Dieu n’avait pas besoin assurément, et pourtant il a reçu ; à ce point que la sainte Écriture n’a pas craint de dire : « Le Seigneur a « respiré un parfum agréable » (Gen. 8,2) ; ce qui indique évidemment une joie de Dieu. Vous savez, oh ! vous savez comme notre âme est délicieusement impressionnée par un suave parfum, quelle douceur et quelle volupté elle y trouve. Eh bien ! l’Écriture sainte n’a pas fait difficulté d’attribuer à Dieu une expression aussi humaine, aussi abaissée, pour faire comprendre aux hommes comment il recevait leurs présents. Car ce n’étaient sans doute ni l’odeur, ni la fumée qui rendaient un sacrifice agréable ; mais bien le cœur qui l’offrait ; sinon, les dons mêmes de Caïn auraient été agréés. Et toutefois, l’Écriture atteste cette joie de Dieu ; et comment s’expliquer cette joie ? C’est que les hommes ne savent pas comprendre d’autre langage. Aussi l’Être bienheureux, qui est au-dessus de tout besoin, témoigne de sa joie, de peur que les hommes, sous prétexte que Dieu n’a pas besoin, s’attiédissent dans le devoir. Mais comme dans la suite des temps, oubliant toutes les autres vertus et obligations, ils n’avaient de confiance qu’en ces victimes immolées, Dieu les reprenait sévèrement en ces termes : « Est-ce que je mangerai la chair des taureaux ; est-ce que je boirai le sang des boucs ? » (Ps. 49,13) C’est le sens de saint Paul quand il dit : « Je ne cherche pas vos dons ».
4. « Je souhaite que mon Dieu comble tous vos besoins selon les richesses de sa gloire par Jésus-Christ ». Remarquez que Paul, à l’exemple des pauvres mendiants, remercie et bénit. Que si Paul bénit ainsi ses bienfaiteurs, combien moins devons-nous rougir d’en faire autant nous-mêmes quand nous recevons ; ou plutôt, ne recevons pas en nous félicitant d’échapper au besoin, ne nous réjouissons pas pour nous-mêmes, mais pour ceux qui donnent. Ainsi nous serons récompensés, nous aussi qui recevons, puisque nous serons heureux de leur vertu ; ainsi ne serons-nous point fâchés contre eux s’ils nous refusent, mais plutôt nous plaindrons leur sort ; ainsi deviendrons-nous plus dignes et plus saints, si nous prouvons que notre intérêt propre n’est jamais notre guide.
« Que mon Dieu », dit saint Paul, « comble tous vos besoins ». Au lieu de Κρείαν besoin, faut-il lire Κάριν ou Καράν, grâce ou joie ? Si vous lisez « grâce », le sens est : Que Dieu bénisse non seulement votre aumône présente, mais toutes vos bonnes œuvres ! Si vous lisez « besoin », et telle est, je crois, la vraie leçon, voici la pensée de l’apôtre : il avait dit « Les ressources vous manquaient », il se hâte d’ajouter l’équivalent de ce qu’il dit déjà aux Corinthiens : « Puisse Celui qui fournit la semence au semeur, vous donner aussi le pain de chaque jour, multiplier votre semence, et faire croître les germes des fruits de votre sagesse ». (2Co. 9,10) Il demande donc aussi pour les Philippiens que Dieu leur donne l’abondance, la semence pour la répandre encore. Il prie Dieu non de leur accorder une abondance quelconque, mais celle qui est « selon les richesses de sa bonté ».
Remarquez, toutefois, la prudence et la modération de saint Paul. Il n’aurait pas ainsi prié Dieu de combler « tous les besoins » de ses néophytes, s’ils avaient été d’autres Pauls par la sagesse, par le crucifiement au monde. Mais il voyait en eux des artisans, des pauvres, des gens mariés, chargés d’enfants ; pères de famille, ils avaient pris l’aumône sur leur indigence même, et ils n’étaient pas sans quelque désir des biens de ce monde. La prière de l’apôtre s’abaisse à leur portée. À des personnes de cette condition, il aurait pu, sans être déraisonnable, souhaiter le suffisant, l’abondance même. Voyez toutefois ce qu’il demande pour eux. Il ne dit pas : Que Dieu vous enrichisse, qu’il vous accorde l’opulence ; mais quoi ? « Qu’il comble tous vos besoins », que vous n’ayez pas la misère, que tout le nécessaire vous arrive. Jésus-Christ même, quand il nous enseigna une formule de prière, y ajouta cette demande et nous apprit à dire : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour ».
« Selon ses richesses ». Qu’est-ce à dire ? Selon sa bonté habituelle, qu’on sait être si facile et si prompte à donner. Et comme en demandant « pour leur besoin », l’apôtre ne veut pas qu’ils entendent ce mot dans le sens de misère, il ajoute : « Selon les richesses de sa gloire par Jésus-Christ ». Vous aurez de toutes choses une telle abondance, que vous croirez être déjà dans la gloire de Dieu. Peut-être aussi veut-il simplement leur prédire qu’ils seront au-dessus du besoin ; « car la grâce était grande dans tous les fidèles », nous disent les Actes (Act. 4,33) ; « il n’y avait même aucun pauvre parmi eux ». Peut-être enfin veut-il qu’ils fassent tout pour la gloire de Dieu ; comme s’il leur disait : Usez des biens de Dieu pour sa gloire. « Gloire soit à Dieu notre Père dans tous les siècles des siècles. Amen ». La gloire de Dieu n’appartient pas seulement au Fils, mais aussi au Père. Quand on l’attribue au Fils, on l’attribue aussi au Père. L’apôtre venait de parler d’une gloire de Dieu en Jésus-Christ ; de peur qu’on ne la reporte à celui-ci seulement, il ajoute : « Mais à Dieu aussi et à notre Père, gloire ! » Cette gloire, en effet, a été donnée au Fils.
« Saluez de ma part tous les saints en Jésus-Christ ». Encore un précieux témoignage en leur faveur ; c’est une grande amitié de sa part que de les saluer même par lettres. « Les frères qui sont avec moi vous saluent ». Comment disiez-vous de Timothée : Je n’ai personne qui me soit aussi intime, ni qui vous porte une aussi tendre sollicitude ? Et comment dites-vous aujourd’hui : « Les frères qui sont avec moi ? » Il appelle frères ceux qui sont avec lui, soit parce que les paroles : « Je n’ai personne qui me soit aussi intime », ne se rapportent pas à ceux qui étaient dans Rome ; car quelle nécessité pouvaient avoir ceux-ci de se charger des affaires de l’apôtre ? – Soit même parce qu’il consent bénévolement à leur donner ce nom de frères.
« Tous les saints vous saluent, surtout ceux qui sont de la maison de César. Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec vous tous ». Il relève leur courage en leur montrant que la sainte prédication est arrivée jusque dans le palais impérial. Si les heureux du siècle, qui habitent la cour des princes, ont tout méprisé pour le royaume des cieux, à plus forte raison devaient-ils, eux aussi, marcher dans cette voie. C’était encore une preuve de la charité de Paul, que de raconter des Philippiens tant et de si belles choses, que, de si loin et sans les avoir jamais vus, les habitués du palais leur adressaient ainsi un salut d’amitié. À cette époque surtout, où les fidèles étaient persécutés, la charité avait tout son empire ; et comment ? C’est que, malgré les distances fort grandes qui les séparaient, ils gardaient entre eux cependant la plus étroite union ; et les plus éloignés eux-mêmes, tout comme s’ils avaient été voisins, s’envoyaient mutuellement le salut ; tous s’entr’aimaient ; le pauvre aimait le riche, le riche aimait le pauvre, autant que chacun aime ses propres membres ; on ne connaissait point de préséance, parce que tous étaient enveloppés également dans la haine publique, tous rejetés et bannis pour la même cause. Et tels que des prisonniers de guerre arrachés de pays différents, se portent un même et mutuel intérêt quand ils ont la même ville pour prison, parce que leur misère commune en fait des frères ; tels alors les chrétiens, réunis par la communauté de bonheur ou de disgrâce, se témoignaient réciproquement une grande charité.
5. La tristesse et les tribulations forment, en effet, entre ceux qui souffrent, un indestructible lien, augmentent la charité, redoublent la piété et la componction. Écoutez David : « Il m’a été bon que vous m’ayez humilié, Seigneur ; j’ai appris ainsi votre justice et vos lois ». (Ps. 118,71) Entendez un autre prophète : « Il est bon à l’homme de porter le joug du Seigneur dès son adolescence ». (Jérémie, 3,27) Et ailleurs : « Bienheureux l’homme que vous instruirez par l’épreuve, Seigneur ». (Ps. 93,12) Un autre nous a dit : « Ne méprisez pas les rudes leçons du Seigneur » (Prov. 3,11) ; et encore : « Si vous voulez arriver à la hauteur du service de Dieu, préparez votre âme à la tentation ». (Sir. 2,1) Jésus-Christ à son tour avertissait ses disciples : « Vous trouverez l’oppression et la peine en ce monde, mais ayez confiance. Vous pleurerez », ajoute-t-il, « vous gémirez vous autres, et le monde sera dans la joie » (Jn. 16,20, 33) ; car il nous en prévient aussi : « La voie est étroite et rude ». (Mt. 7,14) Voyez-vous comment partout la tribulation nous est proposée avec éloges, avec instances, comme une nécessité de premier ordre ? En effet, si dans les luttes du cirque et de l’arène, personne ne peut sans peine emporter la couronne ; s’il faut la mériter en se formant par les travaux, par les abstinences, par un sévère régime de vie, par les veilles, par mille exercices gênants, combien plus le faut-il pour le ciel ! Eh ! quel homme au monde est exempt de peines ? M’opposerez-vous l’empereur ? Ah ! pas plus que personne il ne mène une vie affranchie de soucis, mais au contraire sa carrière est remplie d’ennuis et d’angoisses. Regardez, non pas le diadème, mais ce déluge d’inquiétudes, qui fait constamment autour de lui gronder la tempête ; voyez, non la pourpre de son manteau, mais son âme, son âme plus assombrie que cette pourpre sombre : la couronne lui ceint le front beaucoup moins que l’inquiétude ne lui serre le cœur. Contemplez, non pas le nombre de ses gardes, mais la multitude de ses chagrins ; aucune maison de simples sujets n’abrite, autant que le palais des rois, une multitude de tristes soucis. La mort les menace sans cesse, ils redoutent même leurs proches ; il semble que toutes les tables soient couvertes de sang. On croit en voir lorsqu’on entre à table et lorsqu’on en sort. Que de nuits pleines d’horreur où les visions et les rêves arrachent de leur couche les princes tremblants ! Voilà les soucis en pleine paix ; mais que la guerre s’allume, leurs inquiétudes vont redoubler. Se peut-il imaginer une vie plus misérable ?
Et que ne leur font pas endurer ceux-mêmes qui les touchent de plus près, ceux sur qui pèse plus immédiatement leur empire ? Hélas ! le pavé de leur palais est souvent inondé d’un sang qui leur est cher. Faut-il vous raconter quelques traits de ce genre ? Peut-être suffiront-ils pour vous faire comprendre que telle est bien la triste vérité. Plus volontiers je vous rappellerai des faits anciens, bien qu’ils soient assez contemporains, toutefois, pour n’être pas effacés de la mémoire publique.
Ainsi l’on raconte qu’un souverain, soupçonnant la vertu de son épouse, la fit enchaîner dans les montagnes, et livrer toute nue aux lions dévorants, bien que déjà elle lui eût donné de son sein plusieurs princes et rois[7]. Imaginez dès lors une vie plus triste que la sienne ! Quel dut être le bouleversement de ce noble cœur, pour arriver à commander une si terrible expiation ! Ce souverain fit aussi mourir son propre fils ; et le frère de celui-ci se donna la mort ainsi qu’à tous ses enfants[8]. On raconte encore que ce même empereur, déjà malheureux par sa femme et par son fils, frappa aussi de mort son propre frère. On vit tel prince se tuer, pour échapper aux mains d’un tyran ; tel autre tuer son propre cousin-germain, après l’avoir volontairement associé à sa couronne. Un troisième vit mourir sa femme empoisonnée par des médicaments, qu’elle avait pris pour conjurer sa stérilité ; une créature misérable et coupable (car il faut être l’un et l’autre pour vouloir procurer, par des moyens humains, une fécondité que Dieu seul peut donner), osa fournir à l’impératrice ses drogues dangereuses ; elle en fit sa victime et périt avec elle. Un quatrième prince bientôt fut empoisonné aussi, et, croyant prendre un breuvage, but la mort à pleine coupe. Le fils de ce malheureux, dont la santé était une menace pour l’avenir, se vit arracher les yeux, sans avoir mérité ce supplice. Un cinquième a péri plus affreusement encore, et la décence ne permet de dire ni pour quelle raison, ni de quelle façon lamentable il dut perdre la vie. Deux princes lui succédèrent. Or, l’un subit un supplice réservé aux derniers, aux plus misérables des hommes, puisqu’il fut brûlé vif dans un affreux pêle-mêle de chevaux, de poutres, de débris de tout genre, laissant son épouse dans un triste veuvage, et terminant une triste vie dont on ne saurait peindre les tribulations surtout depuis l’époque où il avait pris les armes. Et l’autre prince, qui maintenant règne encore, n’a-t-il pas eu à subir, depuis qu’il porte le diadème, un perpétuel enchaînement de peines, de dangers, d’ennuis, de chagrins, de malheurs, de complots ?
Le royaume des cieux n’a rien de semblable : dès qu’on y parvient, on acquiert la paix, la vie, la joie, l’allégresse. Au reste, je l’ai dit, aucune existence sur la terre n’est à l’abri des souffrances. Car si dans le gouvernement des États la condition des souverains, de toutes la plus heureuse en apparence, est inondée d’un déluge de malheurs, que ne doivent pas souffrir les particuliers, les familles ? Au reste, la multitude des peines de tout genre qu’on rencontre sous la pourpre surpasse toute description. C’est sur ce thème qu’ont été inventées tant de fables lugubres ; puisque toutes les tragédies et les drames qui se jouent sur nos théâtres sont tissus de royales infortunes ; la plupart des faits qu’on représente sur la scène sont empruntés à l’histoire et ont un fond de vérité. Ainsi on nous amuse par les affreux banquets de Thyeste et par les péripéties douloureuses des malheurs qui ont anéanti cette illustre maison.
6. Je vous accorde que les livres des gentils nous ont légué ces histoires. Mais voulez-vous que les saintes Écritures elles-mêmes nous en retracent de semblables ? Saül fut le premier roi ; vous savez qu’après mille traverses douloureuses, il périt malheureusement. Après lui, David, Salomon, Abias, Ezéchias, Josias furent aussi l’objet de tribulations sans nombre.
Concluez donc que la vie présente ne peut aller sans travaux, peines ni chagrins. Pour nous, ne nous affligeons pas pour les mêmes choses que les rois. Affligeons-nous pour d’autres sujets qui rendront notre tristesse avantageuse ; « car la tristesse qui est selon Dieu opère une pénitence certaine pour le salut ». (2Cor. 7,10) Voilà comment il nous faudrait verser des pleurs, gémir, être pénétré de douleur ! Ainsi Paul se désolait, ainsi pleurait-il pour les pécheurs : « Je vous ai écrit », dit-il aux Corinthiens, « le cœur souffrant, l’âme navrée, à travers bien des larmes ». (2Cor. 2,4) N’ayant pas à pleurer sur ses péchés, il gémissait sur ceux d’autrui ; je dis mieux, par la pénitence et la douleur, il savait se les approprier. Personne ne pouvait succomber au scandale, sans que Paul ne fût brûlé ; la langueur des autres l’accablait de langueur. Bonne et sainte tristesse que celle-là, et préférable à toute joie mondaine ! L’homme qui sait ainsi pleurer, je le préfère à tous les hommes ; le Seigneur même proclame bienheureux ceux qui adoptent comme personnelle à eux la douleur de leurs frères. J’admire Paul beaucoup moins pour les dangers qu’il a courus volontairement ; ou plutôt non, je ne l’admire pas moins pour ces périls où chaque jour il trouvait la mort ; mais sa charité me charme et me transporte. J’y reconnais une âme tendre et passionnée pour Dieu ; j’y découvre cet amour que demandait Jésus-Christ, une piété fraternelle, un paternel dévouement, quelque chose de supérieur encore. Ainsi doit-on accepter la douleur et verser des larmes. Les pleurs ainsi répandus surabondent de joie ; une tristesse de ce genre est une source d’allégresse.
Et ne me dites pas : Quel avantage produisent donc mes larmes, à ceux pour qui je les répands ? Dussent-elles ne leur point servir, à coup sûr elles nous servent à nous-mêmes. Pleurer ainsi sur les péchés d’autrui, c’est avoir dans l’avenir des pleurs aussi pour ses propres péchés ; oui, celui qui gémit sur les fautes des autres, s’engage à ne pas laisser passer sans de grandes larmes ses vices et ses fautes personnels ; il y a plus, un tel homme sera moins prompt à offenser Dieu. Mais chose déplorable entre toutes ! On nous commande de pleurer les péchés d’autrui, et nous ne donnons pas même signe de repentir pour les nôtres ; au contraire, nous tombons sans aucun regret, et nos péchés sont, de toutes choses au monde, ce qui nous donne le moins de souci, le moins de crainte ! Aussi nous nous livrons à la joie mondaine, inutile, bientôt effacée et grosse de mille chagrins.
Ah ! plutôt, embrassons une tristesse mère de la joie, et renonçons à une joie qu’enfante l’amertume. Cherchons l’affliction qui porte en elle-même la paix, et fuyons les délices qui engendrent misère et douleur. Travaillons pour un temps bien court sur cette terre, pour nous réjouir à jamais dans les cieux. Mortifions-nous pendant une vie fragile, afin de gagner le repos dans une vie sans fin ; ne nous prodiguons pas en vain dans cette existence éphémère, pour n’être pas réduits aux sanglots dans l’éternité. Ne voyez-vous pas que, même pour des nécessités temporelles, bien des hommes ici-bas subissent la douleur ? Supposez que vous êtes de leur nombre, et supportez les peines et les souffrances, en vous nourrissant de l’espérance du bien à venir. Vous n’êtes pas meilleur que Paul, meilleur que Pierre, à qui le repos ne fut jamais accordé, qui ont passé toute leur vie dans la faim, la soif, la nudité. Si vous aspirez au même but, pourquoi vous placer sur un autre chemin ? Si vous voulez parvenir à la cité qu’ils ont si dignement gagnée, embrassez jusqu’au bout la voie qui vous y mène ! La voie qui aboutit à ce bonheur n’est pas celle de l’inertie, mais bien celle de la souffrance : L’une est la voie large, l’autre est l’étroite. Passons par celle-ci pour conquérir la vie éternelle en Notre-Seigneur Jésus-Christ auquel, avec le Père et le Saint-Esprit, appartiennent gloire, empire, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. l’abbé COLLERY.

FIN DU COMMENTAIRE SUR L’ÉPÎTRE AUX PHILIPPIENS.[modifier]

  1. Rien n’était plus commun, sous les empereurs romains, que ces adoptions étranges du souverain par les particuliers ; ceux-ci les faisaient héritiers de leurs biens, pour sauver à la fois et leurs fortunes et leurs vies, objets des convoitises impériales.
  2. Les Manichéens, en effet, et avant eux les prohibentes nubere dont parle saint Paul à Timothée, professaient et ces maximes et ces pratiques.
  3. Les prédicateurs du suicide : il s’en rencontrait à cette époque qui le prêchaient au nom de la religion, comme il s’en voit aujourd’hui qui l’approuvent au nom de la raison.
  4. Deux leçons contraires se lisent dans les manuscrits, et nous les avons fait soupçonner dans la traduction : « Gardez de m’attendre pour bien agir ; gardez de ne plus vouloir agir, si vous ne me revoyiez plus ».
  5. Le manuscrit porte Miphiboseph, soit inadvertance de l’orateur, soit faute des copistes. (Note des Bénédictins)
  6. Les ariens prétendaient que le mot Dieu, qui en grec admet l’article « le Dieu » signifiait le Père ; mais que, sans l’article, Dieu simplement indiquait le Fils. Le saint les réfute victorieusement.
  7. 1-2 Les faits auxquels le saint orateur fait allusion ne sont pas tous également certains ; il en raconte plus d’un d’après la rumeur publique, et d’ailleurs le texte de ce discours est altéré en plusieurs endroits. Disons cependant : 1° L’impératrice exposée aux lions est probablement une fable ; 2° Le fils condamné à mourir, par son père, est Crispus, l’aîné du grand Constantin, et le fait n’est que trop vrai ; 3° Le frère de Crispus et son histoire sont controuvés, ou plutôt le texte est altéré ; 4° Les princes qui meurent par suicide, l’impératrice empoisonnée par imprudence, l’héritier du trône auquel on arracha les yeux, sont autant de problèmes historiques ; 5° Mais l’histoire nous montre Valens dans l’empereur brûlé vif après une bataille, et Arcadius dans le souverain si malheureux qui régnait à l’époque où parlait saint Jean Chrysostome.
  8. Même note que la première