Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/Texte entier

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DESSINS
DE
LOUIS LASSALLE
ET
illustrations
SUR BOIS.

CONTES
CHINOIS

PRÉCÉDÉS
D’UNE HISTOIRE PITTORESQUE
DE LA CHINE
PAR CHARLES RICHOMME.

Séparateur

PARIS
LOUIS JANET
éditeur
59, rue Saint-Jacques.
TABLE DES MATIÈRES.




LISTE DES VIGNETTES.


PRÉCIS HISTORIQUE.
La Grande-Muraille (gravure sur bois).
18
Ken-wang rendant la justice sous un vieux saule (lithographie).
28
Route sur les Piliers (gravure sur bois).
93
Intérieur d’une école chinoise (lithographie).
113


CONTES.
Lieou le Bossu (gravure sur bois).
125
L’Écolier de Tséou (lithographie).
137
Le Génie du Travail (gravure sur bois).
149
Le Sage Conseiller (lithographie).
159
Trois Jours à Pékin (gravure sur bois).
169
Les mille et une Infortunes du mandarin Hoang (lithographie).
191
Les deux Frères (gravure sur bois).
204
La Leçon du Grand-Père (lithographie).
213



ne histoire de la Chine est tout à fait de circonstance. Au moment où tous les regards sont tournés vers l’Orient, au moment où l’Europe commence à percer les mystères d’un peuple resté inconnu et isolé pendant plusieurs mille ans, qui ne voudrait connaître les annales des Chinois, s’initier à leurs mœurs et à leurs coutumes ? Il n’existe malheureusement pas d’ouvrage sur ce sujet qui puisse être mis entre les mains de la jeunesse. Les récits de certains voyageurs et des missionnaires européens, les dissertations et les mémoires d’Abel Rémusat et de ses dignes émules, sont sans doute d’excellents travaux, mais ils excitent peu la curiosité de l’enfant. Il fallait donc écrire une histoire du Céleste Empire aussi complète que possible et cependant attrayante.

L’auteur des CONTES CHINOIS a entrepris cette tâche difficile.

Son livre est divisé en deux parties. La première renferme la description géographique de la Chine, l’histoire de ce pays depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, un tableau du gouvernement, de la religion, du commerce, des arts, etc., etc. Cette partie, nécessairement sérieuse, a été rédigée de manière à ne point fatiguer l’attention des jeunes lecteurs ; les anecdotes et les traits de mœurs y tiennent une grande place. Il en est de même pour les CONTES, qui forment la seconde partie de l’ouvrage, et dont la plupart ont une donnée historique. En un mot, l’auteur n’a jamais oublié qu’il faisait une histoire pittoresque de la Chine à l’usage de la jeunesse, et il a tâché de diminuer par la forme l’aridité du fond ; c’est ce que notre vieux Montaigne appelle — emmieller la viande salubre à l’enfant. —



PRÉCIS HISTORIQUE


PRÉCIS HISTORIQUE



I.
Description de la Chine.



L La Chine proprement dite[1] est un vaste empire au sud-est de l’Asie, ayant environ 520 lieues de long sur 440 de large. Il est borné à l’ouest par des montagnes et des déserts qui le séparent de la Tartarie, du Thibet et du royaume d’Ava ; au nord-est par la Tartarie, dont il est séparé par la Grande Muraille ; à l’est par la mer Jaune et la mer de la Chine ; enfin au sud-est et au sud-ouest par la même mer, le Tonquin et l’empire Birman. De hautes et nombreuses chaînes de montagnes le coupent en tous sens : certains géographes portent à plus de cinq mille le nombre de ces montagnes, dont beaucoup sont couvertes à leur sommet de neiges perpétuelles. Ces barrières naturelles isolent, pour ainsi dire, la Chine du reste du globe. La Grande Muraille, merveilleux monument de patience et de travail, fût bâtie, il y a plus de deux mille ans, pour défendre la Chine contre les invasions des Tartares. On prétend que plusieurs millions d’hommes furent employés pendant dix ans à ces immenses fortifications qui s’étendent dans un espace de cinq à six cents lieues. L’épaisseur de la muraille est telle que six hommes à cheval peuvent la parcourir à son sommet ; presque partout elle a vingt ou vingt-cinq pieds d’élévation. D’espace en espace elle est percée de portes, et flanquée de hautes tours. Un savant anglais a calculé que les matériaux de la Grande Muraille seraient plus que suffisants pour bâtir un mur qui ferait deux fois le tour du globe et qui aurait six pieds de hauteur sur deux d’épaisseur. Ce travail gigantesque a été fait avec tant de soin et d’habileté, qu’il subsiste encore en entier.

Deux grands fleuves navigables arrosent la Chine de l’ouest à l’est ; le Kiang (ou le fleuve par excellence), qui a sept lieues à son embouchure dans la mer Jaune, où il termine un cours de six cents lieues de longueur : et le Hoang-ho (ou fleuve Jaune). D’autres rivières moins considérables et une multitude de canaux sillonnent en tous sens le pays et contribuent en même temps à la fertilité des terres et à l’activité du commerce. C’est une des sources de la prospérité du pays. Ainsi dans une seule plaine, dont le circuit n’embrasse pas plus de six lieues, on compte soixante-six canaux, dérivés à droite et à gauche d’un canal principal qui traverse toute la plaine.

Le plus beau travail en ce genre est le Yun-lean (ou canal royal), qui, soit par son propre cours, d’environ trois cents lieues, soit par la jonction des lacs et des rivières, traverse la Chine depuis le nord jusqu’au midi. Des lacs fournissent en outre du poisson et du sel en grande quantité ; l’un d’eux a trente lieues de circonférence.

La température de ce vaste pays est fort variée ; au sud, on trouve les chaleurs et les pluies des tropiques ; au nord, les rivières sont gelées pendant plusieurs mois de l’hiver. En général, l’air y est très-sain. Le sol, cultivé avec un soin remarquable, fournit de riches moissons de riz, de froment, d’avoine, etc. On trouve en Chine la plupart des arbres fruitiers que nous avons en Europe, et même la vigne, mais on n’en fait point de vin. Les orangers y sont fort communs, et ceux que possède l’Europe viennent de la Chine, d’où les Portugais ont rapporté les premières graines. D’autres espèces de fruits, particulières au pays, croissent en abondance ; mais les habitants ne s’occupent pas de leur culture. Ils préfèrent semer des grains et des légumes qui tous sont excellents, entre autres le Pe-tsai, mets favori du peuple, et qui ressemble à nos laitues romaines. Les montagnes sont couvertes de pins, de frênes, d’ormes, de cèdres, de platanes, etc. ; quelques espèces sont très-curieuses, telles que les arbres qui portent des fleurs, le Tsi-chu, arbre qui produit le beau vernis chinois, etc. N’oublions pas le thé, dont la culture est immense, et dont l’exportation est une des principales branches de commerce du pays.

Les bœufs, les moutons, les porcs, et toutes les autres espèces de bestiaux que nous avons en Europe, multiplient en Chine, à cause de l’abondance et de la bonne qualité des pâturages. On y trouve aussi des chevaux, des chameaux, des tigres, des ours, des rhinocéros, des éléphants, etc. Les poissons, les reptiles et les insectes sont également fort nombreux ; mais c’est, à quelques exceptions près, les mêmes espèces qu’en Europe. Enfin la Chine possède des mines de sel, de charbon, de fer, de cuivre, d’argent, et même d’or ; ce dernier métal, dont l’usage est peu répandu, se trouve plus abondamment dans le sable de certaines rivières.

La Chine proprement dite se divise en quinze provinces, la plupart très-vastes, et comparables, par leur étendue, aux plus beaux royaumes de l’Europe. Les principales sont : Pe-tche-li, où est situé Pékin, la capitale de l’Empire ; Kiang-nan, qui paie d’impôt annuel à l’Empereur près de deux cents millions de France, et dont la capitale est Nankin ; Hou-quang, le grenier de la Chine, et dont la fertilité a donné lieu à ce proverbe : « Les autres provinces peuvent fournir un déjeuner à la Chine, mais celle de Hou-quang est seule assez riche pour lui donner à dîner et à souper. » Sa capitale, appelée Vou-tchang est, dit-on, aussi grande et aussi peuplée que Paris sous Louis XIV. Enfin citons la province de Quang-tong, qui a pour capitale cette ville si commerçante, ce vaste entrepôt que les Européens appellent Canton. Il y a en Chine 1299 villes de troisième ordre, désignées par la finale chen, 221 villes de deuxième ordre, indiquées par la finale tcheou, et 179 villes de premier ordre, désignées par la finale fou. Le nombre des places fortes s’élève à 2357. Il est impossible de calculer celui des bourgs et des villages ; la Chine en est couverte. Plusieurs de ces bourgades sont aussi vastes et aussi peuplées que les plus grandes villes ; deux d’entre elles contiennent chacune près d’un million d’habitants occupés aux manufactures de porcelaines et de soies. Le fait n’a rien d’invraisemblable, puisque, d’après un des derniers recensements, la population de l’empire chinois s’élève à 360 millions d’habitants.

Les communications, en Chine, sont très-faciles, au moyen des canaux et des ponts qui les coupent de distance en distance. Quant aux chemins, malgré les récits bienveillants des anciens voyageurs, il sont excessivement mal tenus. C’est ce qui résulte d’une lettre fort curieuse et peu connue d’un respectable missionnaire lazariste, qui vient de traverser tout l’Empire : « Le hanlou (chemin de terre), dit-il, est tout ce que l’on peut imaginer de plus détestable. Quelquefois accroupi sur une misérable brouette, j’étais paresseusement traîné par deux hommes qui s’arrêtaient à toutes les auberges, à tous les hangars qui bordaient le chemin : c’était pour fumer la pipe, pour boire le thé, pour causer un instant, pour avoir enfin le plaisir de s’arrêter. Une autre fois j’étais inauguré sur un énorme chariot, auquel se trouvaient attelés pêle-mêle des chevaux, des bœufs, des mulets et des ânes. Notre cocher était un petit sans-souci de Chinois tout rebondi et d’une somnolence désespérante : il était continuellement endormi sur son siège, c’est-à-dire sur le brancard de la voiture. À tout instant j’étais obligé de le pousser du bout de ma longue pipe, et puis de le prier avec politesse de vouloir bien faire attention à sa mécanique, car je ne sais quel autre nom donner à son équipage. Cet intéressant cocher avait le sommeil si profond, que plus d’une fois il lui est arrivé de se laisser tomber et de rester endormi au milieu des chemins. Je descendais alors, j’allais réveiller tout doucement, et il retournait à son poste moitié riant, moitié jurant contre son abominable métier, qui ne lui permettait pas de dormir tout à son aise… Outre les brouettes et les chariots, je me suis servi, durant ma route, de toute espèce de monture. Tantôt c’était un cheval bien rabougri et bien flegmatique, tantôt un mulet flâneur comme un avocat sans cause. Pendant quelques jours je me suis vu à califourchon sur un petit âne gris : je soupçonne cet âne-là de m’avoir reconnu comme Européen ; je ne pourrais autrement m’expliquer sa grande répugnance à me souffrir sur son dos. Enfin il m’est arrivé de cheminer économiquement, monté sur mes jambes que j’ai rarement trouvées complaisantes, et dont j’ai fort peu à me louer. Vous comprendrez aisément que tous ces moyens de transport, et surtout le dernier, sont peu remarquables par leur agrément et par leur célérité ; si encore le bon état, la propreté des routes venaient suppléer à tout ce qui manque à ces diverses machines, à la bonne heure ! mais il n’en est pas ainsi. Que je vous dise un mot des routes chinoises. D’abord, à en juger d’après nos idées européennes, on peut dire qu’il n’y a pas de route en Chine. Un rocher, ce n’est pas un chemin ; un bourbier, non plus ; le lit pierreux d’un ruisseau, encore moins ; quelques ornières bien profondes, quelques sentiers étroits qui serpentent à travers champs, tout cela, n’est-ce pas, ne mérite pas, assurément, le nom de route ? Eh bien, en Chine, on n’a en général que ces espèces de voies pour aller d’un lieu dans un autre. Un amateur de phraséologie ne pourrait pas s’écrier ici : Le chemin se déroulait devant, moi comme un large et magnifique ruban, etc. Il serait plus exact de dire : Le chemin s’éparpille ça et là, dans l’empire chinois, comme de hideux et sales haillons dans la boutique d’un chiffonnier. Les passages sont quelquefois si impraticables, qu’il serait impossible d’avancer, si l’industrie chinoise ne venait à votre secours. Quand il pleut, par exemple, et il a plu beaucoup pendant mon voyage, il se forme de petits torrents, des mares d’eau qui vous arrêtent tout court. On est alors fort heureux de rencontrer, en guise de pontonniers, certains portefaix qui, moyennant finance, vous prennent sur leurs épaules et vous transportent, d’un bord à l’autre. Ailleurs le chemin se transforme-t-il en un large ruisseau parsemé d’îles, vous avez alors un wagon qui peut à la fois servir de barque et de voiture. Quand le chemin est suffisamment sec, on adapte des roues à la locomotive, et l’on voyage dans une voiture traînée par quelques mulets ; quand l’eau est assez profonde, on met les roues en dedans, et vous voilà dans une barque que les mêmes mulets tirent encore et, font avancer au moyen d’une longue corde. Voici encore un expédient qui n’est pas moins curieux : Lorsque le vent souffle avec force, on hisse des mâts sur les chariots et sur les brouettes, on déploie la voile, et par cette heureuse combinaison du roulage et de la navigation, la route se fait plus promptement et avec moins de peine. Toutes ces voiles qui se promènent par soubresauts au-dessus des moissons, présentent un spectacle assez amusant, à force d’être bizarre. Les places où se rendent, les jours de marché, tous ces chariots-barques, ne ressemblent pas mal à des hâvres en miniature. Pour être scrupuleusement exact dans ce compte-rendu des chemins chinois, je dois ajouter qu’ils s’améliorent petit à petit, à mesure qu’on approche de la capitale : aux environs de Pékin, ils sont, au moins quatre fois plus larges que les grandes routes d’Europe. Mais les mandarins se moquent évidemment du public ; car cette excessive largeur ne peut en aucune façon être utilisée à cause de l’incurie du gouvernement. Quand il pleut, on a de la boue jusqu’aux genoux ; et si le temps est serein on étouffe dans d’épais tourbillons de poussière : les piétons sont obligés de cheminer à la file par d’étroits sentiers, sur le bord des champs. »



II.
Histoire de la Chine depuis les temps les plus reculés
jusqu’à nos jours.


Maintenant que vous avez les notions nécessaires sur la géographie du pays, nous allons vous raconter l’histoire de cette singulière nation, restée inconnue du reste de la terre pendant tant de siècles, et dont l’origine néanmoins se perd dans l’obscurité des temps. Inutile d’ajouter que notre but n’est point de faire une dissertation, que nous n’avons pas la prétention de débrouiller les annales des Chinois, et que nous n’avons jamais songé à donner une histoire complète des vingt-deux dynasties qui ont régné sur ce grand empire.

Le secret d’ennuyer est celui de tout dire

Nous nous bornerons donc à un résumé aussi intéressant que possible.

Les Chinois, comme les Indiens, peuvent se vanter avec raison de leur haute antiquité, puisqu’ils font remonter avec certitude leur histoire vraiment authentique à la soixante et unième année du règne de Hoang-ti, l’Empereur jaune, c’est-à-dire à deux mille six cent trente-sept ans avant J.-C. Pour les temps antérieurs, on n’a pu recueillir que de ces traditions fabuleuses qui existent dans l’enfance de tous les peuples, et qui feraient remonter le règne du premier empereur chinois à quatre-vingt-seize millions d’années avant notre ère. Mais au règne de Hoang-ti cesse toute confusion, et les annales chinoises acquièrent un caractère d’authenticité qu’on a vainement essayé de nier. La vie historique de ce peuple, depuis cette époque jusqu’à nos jours, est donc de près de quatre mille cinq cents années, période immense pendant laquelle se sont succédé vingt-deux dynasties.

Au règne de Hoang-ti, qui vécut cent ans, se rapportent un grand nombre d’inventions utiles, qui datent très-probablement de plus loin, et dénotent un état de civilisation fort avancé, nouvelle preuve de l’antiquité de la nation chinoise. Hoang-ti prit le premier le titre d’empereur (ti) ; ses prédécesseurs se nommaient Wang, rois. Il avait été mis sur le trône par le choix des grands seigneurs ; ce droit d’élection fut maintenu encore longtemps. Presque toujours le premier ministre ou un sage révéré pour ses vertus et ses talents était élu à l’exclusion des fils de l’Empereur. Cette institution commença à tomber en désuétude dès la première dynastie ; cependant, encore aujourd’hui, l’élection, attribuée au chef de l’État, sur la présentation des grands, s’étend sur les fils de l’Empereur, car le droit d’aînesse n’est point reconnu malgré le principe de succession.

Le fondateur de la première dynastie, Yu (mort 2198 ans avant J.-C.), fut un aussi grand prince que ses prédécesseurs, qui se montrèrent tous dignes du trône. L’un d’eux, Yao, avait fondé une admirable institution. Pour que la voix du peuple parvint jusqu’à lui, il avait fait placer à la porte extérieure de son palais une tablette sur laquelle tous les Chinois avaient le droit d’écrire les avis qu’ils croyaient utiles au bien de l’Empire et les fautes qu’ils croyaient avoir à reprocher au chef de l’État. À côté de la tablette était un tambour ; celui qui venait d’écrire y frappait. L’Empereur, averti par le son, se faisait apporter ce qu’on avait écrit, et profitait, s’il y avait lieu, des conseils ou des reproches qui lui étaient adressés. Yu suivit son exemple. Il fit mettre à sa porte cinq sortes d’instruments de musique, dont le son s’entendait de loin, et on frappait sur l’un d’eux, selon les affaires sur lesquelles on voulait : parler à l’Empereur. Yu, prévenu par le bruit, faisait, entrer sur-le-champ les personnes qui demandaient audience. Voilà, certes, une institution qui n’est pas si barbare. Ces faits, et beaucoup d’autres que nous pourrions citer, attestent un état de civilisation réellement avancée. En effet (et rappelons-nous que cela se passait deux mille trois cents ans avant l’ère vulgaire), la Chine, malgré la simplicité de ses mœurs, avait déjà fait une foule de découvertes utiles, soit dans les sciences, soit dans l’industrie ; elle avait un culte religieux et un gouvernement régulier parfaitement organisé, dont une grande partie subsiste encore aujourd’hui.

Les successeurs d’Yu, qui ne portèrent que le titre de wang, vécurent en rois fainéants ; des luttes sanglantes, qui amènent leur chute, interrompent seules des existences pleines de crimes et de débauches. Le dernier souverain de cette dynastie, Kie, espèce de bête féroce, le Néron de la Chine, ayant soulevé contre lui l’indignation du peuple, fut renversé par l’un des vingt grands seigneurs de l’Empire, Tching-thang, qui le remplaça. Les princes de la seconde dynastie ne valurent guère mieux que ceux de la première : des guerres de succession, des débauches, des cruautés effroyables, voilà, à peu d’exceptions près, l’histoire de ces règnes. Le dernier roi, Chéou-sin, surpassa tous ses prédécesseurs en férocité. Par une froide matinée d’hiver, voyant quelques pauvres gens passer à gué un ruisseau, il remarqua qu’ils supportaient le froid sans sourciller, et aussitôt il leur fit couper les jambes, afin d’examiner, dit-il, en quel état se trouvait la moelle de leurs os. L’indignation était générale ; un des petits princes feudataires de l’Empire, Wou-wang, marcha contre le tyran et lui livra bataille. Après un combat acharné, Chéou-sin, mis en déroute, revint à son palais nommé la Tour des Cerfs, qui avait coûté des sommes immenses et avait demandé dix ans de travail ; il se revêtit, de ses habits royaux, se couvrit de ses bijoux les plus rares, et, se jeta ainsi dans un bûcher qu’il avait fait allumer.

Wou-wang : roi guerrier, fondateur de la troisième dynastie, fut un des princes les plus remarquables de la Chine, et ses premiers successeurs ne lui furent inférieurs ni en talents, ni en vertus. L’un d’eux. Ken-wang : roi excellent, paisible, rendait lui-même la justice sous un vieux saule qui est devenu aussi célèbre dans la poésie chinoise que le chêne de Vincennes dans l’histoire de saint Louis. Mais ces princes avaient commis une grande faute qui attira sur le pays de terribles catastrophes. Ils avaient érigé, en faveur des familles puissantes, des principautés qui devaient relever de l’Empire. Il en résulta que ces petits souverains s’agrandirent peu à peu, secouèrent le joug, et bravèrent, le pouvoir royal. Sous le troisième empereur de cette dynastie, tous ces princes qui se disputaient le trône se firent une guerre cruelle, inondant la Chine de sang, et ruinant le pauvre peuple. Ces troubles durèrent plusieurs siècles, pendant lesquels les révoltés installaient ou déposaient l’Empereur à leur gré. Enfin l’an 249 avant l’ère chrétienne, le plus puissant, de ces vassaux révoltés, Tchao-siang, le roi de Thsin, maître déjà d’une partie de la Chine, renversa l’Empereur et fonda la quatrième dynastie.

Ce prince, d’obscure naissance (il descendait, dit-on, d’un palefrenier), essaya de rétablir l’ordre dans L’Empire ; mais sa dynastie ne fut reconnue et bien établie que sous l’un de ses successeurs,

KEN-WANG RENDANT LUI-MÊME LA JUSTICE SOUS UN VIEUX SAULE.


Thsin-chi-Hoang-ti[2], homme supérieur, qu’un historien moderne a nommé avec raison le Napoléon de la Chine. Ce prince, à peine âgé de vingt-deux ans, entreprit une œuvre immense à laquelle on doit associer son premier ministre, le sage Li-sse. La Chine, nous l’avons vu, était déchirée depuis plusieurs siècles par les luttes sanglantes des princes feudataires ; ces petits souverains étaient encore au nombre de sept ; après une guerre acharnée, l’Empereur, qui était à la tête d’une armée de six cent mille hommes, écrasa les révoltés et réunit leurs États sous le même pouvoir. L’Empire fut alors divisé en trente-six provinces. Plein d’orgueil, et, dédaignant les travaux de ses prédécesseurs, le nouveau souverain apporta de grands changements dans l’organisation de ses États ; mais tous portent en général le cachet d’un esprit élevé et sur de sa force. Chi-Hoang-ti se délassait des dangers et des fatigues de la guerre par des travaux d’administration ; sobre et simple dans ses habitudes, comme tous les hommes vraiment supérieurs, il n’avait d’autres plaisirs que de se promener à pied, le soir, dans les campagnes, avec quatre de ses officiers. Aussi la Chine recouvra-t-elle en peu d’années, son antique prospérité. Des villes, des palais magnifiques s’élevaient de toutes parts comme par enchantement, et des routes furent construites dans les principales provinces. En même temps l’Empereur repoussait les Tartares qui infestaient les frontières du nord, et faisait construire cette gigantesque muraille dont nous avons parlé dans la description de la Chine. Enfin, une grande expédition, faite au midi de l’Empire, et qui amena la conquête d’immenses provinces, termina les exploits de Chi-Hoang-ti.

Mais à l’intérieur croissaient de nouveaux germes de désordres. Beaucoup de mécontents, et, parmi eux, ce qu’on appelait les lettrés, les savants, s’indignaient du despotisme qui pesait sur eux, et, ne tenant pas compte des glorieux travaux de Chi-Hoang-Li, lui reprochaient de ne pas suivre la politique de ses prédécesseurs. Plusieurs tentatives d’assassinat eurent lieu contre lui ; enfin l’opposition devint si violente que l’Empereur, sur la proposition de son ministre, eut recours à un singulier coup d’état. Croyant-que c’était dans les livres d’histoire et de morale que les mécontents trouvaient leurs inspirations[3], il ordonna, sous peine de mort, qu’on brulât tous les livres qui se trouvaient en Chine, à l’exception de ceux de médecine, d’agriculture et d’architecture, et des annales de son règne. Cet ordre, d’un barbare vandalisme, fut exécuté ; mais heureusement, beaucoup de monuments de l’ancienne littérature échappèrent au bourreau. Les lettrés ne se laissèrent pas abattre ; ils protestèrent de nouveau, et près de cinq cents d’entre eux expièrent dans les supplices leur généreux courage. Ces cruautés, et la destruction des œuvres littéraires de son pays, souillent la gloire de Chi-Hoang-ti ; mais le règne de ce despote n’en fut pas moins un des plus utiles à la prospérité et à l’agrandissement de la Chine. Quelques mois après son fameux décret, mourut le grand homme.

Jamais, et l’histoire n’en fournit que trop d’exemples, ces grands génies qui apparaissent de siècles en siècles n’ont, fondé rien de stable ; à leur mort, s’écroule le vaste édifice élevé par leurs puissantes mains, comme si Dieu voulait enseigner aux peuples effrayés que lui seul est grand, éternel, et combien est stérile l’orgueil humain. À peine Chi-Hoang-ti eut-il rendu le dernier soupir que des troubles éclatèrent ; les princes feudataires reprirent leur indépendance, et la dynastie de Thsin s’écroula au milieu du sang. Le dernier empereur fut assassiné comme ses prédécesseurs, et le pouvoir suprême se vit à la merci du plus fort. Deux chefs guerriers se disputèrent le trône, et cette lutte fut horrible ; plus de six cent mille hommes y périrent en l’espace de cinq ans. Enfin Lieoupang renversa son compétiteur, après avoir livré dix-sept batailles rangées, et fut proclamé empereur sous le nom de Kao-tsou. Sa dynastie produisit quelques hommes illustres. Sous Wen-ti (l’empereur ami des lettres), la Chine répara les désastres de la guerre civile. La mémoire de ce bon prince est encore révérée dans l’Empire. Son petit-fils, Wou-ti (l’empereur guerrier), illustra également son règne par son courage et ses talents ; il repoussa les Tartares, recula les frontières de l’Empire, et fut, comme son aïeul, un protecteur éclairé des lettres ; c’est à lui qu’on doit la fondation d’une bibliothèque impériale. Malgré son caractère belliqueux, Wou-ti montrait en toute occasion un esprit de sagesse qu’on est étonné de trouver chez la plupart de ces despotes asiatiques. Un charlatan lui ayant apporté un élixir qui donnait, disait-il, l’immortalité, un de ses ministres essaya vainement de désabuser l’Empereur et de lui prouver l’imposture. Wou-ti persistant, le mandarin prend la coupe et boit la liqueur. Grande colère du prince qui condamne le mandarin au dernier supplice ; mais celui-ci, sans s’effrayer, lui répond :

« Si ce breuvage donne l’immortalité, il te sera impossible de me faire mourir ; et s’il ne la donne pas, aurais-tu le courage de m’ôter la vie pour une faute si légère ? »

L’Empereur se calma aussitôt et récompensa dignement le courage du mandarin. L’histoire de la Chine est pleine de ces traits.

Les derniers empereurs de la cinquième dynastie vécurent dans la mollesse et la débauche. Les annales chinoises n’offrent plus, pendant quelques siècles, que des crimes, des guerres civiles, des révolutions de palais. Les empereurs et les dynasties se succèdent avec rapidité, et à peine voit-on de temps en temps le règne éphémère d’un bon prince. Le calme et la prospérité ne revinrent dans l’Empire que sous les premiers princes de la treizième dynastie (636 ans après J.-C.). Le règne de Taï-tsoung, contemporain de notre roi Dagobert, est surtout digne d’attention. Cet homme supérieur, qui recula encore les limites du vaste Empire, s’occupa surtout de réorganiser l’administration et de soulager le pauvre peuple, que les guerres civiles et les excès de ses prédécesseurs avaient réduit à la dernière misère. Aussi le nom de Taï-tsoung est-il resté, en Chine, comme le type du bon empereur. Les historiens sont remplis d’anecdotes qui prouvent combien ce grand homme était digne de l’amour de ses sujets.

La seconde année de son règne, les campagnes furent dévastées par une multitude innombrable de sauterelles. L’Empereur, voyant le dégât que faisaient ces insectes, en ramassa un, le mit dans sa bouche, et dit en soupirant : « Malheureuses sauterelles, vous dévorez les moissons et la substance de mon peuple. Eh ! que ne dévorez-vous plutôt mes entrailles ! »

Il serait trop long de rapporter toutes les belles paroles de ce prince, qui à composé, sous le titre du Miroir d’or, un livre admirable sur l’art de régner. « Le salut de l’Empereur, dit-il un jour, dépend de l’état heureux où il maintient ses sujets. Un prince qui foule et qui épuise son peuple pour s’enrichir ressemble à un homme qui couperait sa chair par petits morceaux pour s’engraisser de sa propre substance. Quand le peuple est accablé de misère, que devient l’Empire ? n’est-il pas sur le penchant de sa ruine ? Et l’Empire venant à périr, quel est le sort de l’Empereur ? »

Quelque temps avant sa mort, se promenant sur l’eau avec ses fils : « Voyez, mes enfants, leur dit-il, ce sont les vagues qui portent cette barque fragile, et qui peuvent la submerger en un instant. Rappelez-vous que le peuple ressemble à ces vagues, et l’Empereur à cette barque fragile. »

Lorsqu’il sentit sa fin approcher, il fit venir son héritier et lui adressa quelques conseils :

« Mon fils, lui dit-il, soyez juste, mais soyez bon. Régnez sur vous-même ; ayez un empire absolu sur vos passions, et vous régnerez sur le cœur de vos sujets. Votre bon exemple, mieux que les ordres les plus rigoureux, leur fera remplir avec exactitude tous leurs devoirs. Punissez rarement et avec modération, mais répandez les bienfaits à pleines mains. Ne renvoyez jamais au lendemain une grâce que vous pouvez accorder le jour même ; différez au contraire les châtiments jusqu’à ce que vous vous soyez assuré par vous-même qu’ils sont justement mérités. »

On est émerveillé quand on pense que ces sages préceptes furent prononcés au fond de l’Asie, il y a près de treize siècles. La mort de Taï-tsoung, qui n’avait que cinquante ans, jeta la Chine entière dans la douleur et la consternation. Plusieurs princes tartares, qui se trouvaient à la cour, voulurent se tuer sur sa tombe ; le nouvel empereur s’y étant opposé, ils se coupèrent la chevelure, se piquèrent le visage avec un fer pointu, se saignèrent les oreilles et inondèrent le cercueil de sang.

Taï-tsoung fut d’autant plus vivement regretté que ses successeurs n’imitèrent point ses vertus. Leurs vices et leur incurie jetèrent encore une fois la Chine dans l’abîme. La fin de cette dynastie fut marquée par des troubles et de misérables rivalités de palais ; le sang coula de nouveau, et pendant plusieurs siècles la Chine eut à peine quelques années de repos ; tandis que le peuple, épuisé d’impôts, mourant de faim, voyait se succéder sur le trône des espèces d’automates qui ne pouvaient le protéger, les Tartares Khi-tan envahissaient l’Empire. Ces redoutables ennemis étaient établis dans le Liao-toung, province septentrionale de la Chine, qui leur avait été cédée par les derniers empereurs de la treizième dynastie. Kao-tsou, fondateur de la seizième dynastie, qui dut son élévation à ces Tartares, leur abandonna encore seize villes d’une province voisine, et s’engagea à leur payer un tribut annuel de trois cent mille pièces de soie. Cette lâche concession ne fit qu’augmenter l’audace de ces tribus guerrières, et fut la source de guerres qui désolèrent l’Empire pendant plus de quatre cents ans.

La Chine recouvra un peu de calme à l’avènement de Taï-tsou, fondateur de la dix-neuvième dynastie, appelé au trône par les mandarins et les premiers généraux de l’Empire (960 après J.-C.). Ce prince guerrier, aussi distingué par ses vertus que par ses talents, rétablit l’ordre et repoussa les Tartares. Mais ses successeurs ne furent pas aussi heureux et durent acheter la paix en payant d’énormes tributs. Enfin l’un d’eux, désespérant de vaincre les Tartares du Liao-toung, appela à son secours d’autres Tartares orientaux, appelés Jou-tche, qui exterminèrent leurs rivaux et renversèrent leur empire. Les Chinois se repentirent bientôt d’avoir eu recours à d’aussi dangereux auxiliaires. Les Jou-tche gardèrent d’abord la province du Liao-toung, puis ils s’emparèrent d’une moitié de la Chine. L’Empereur fut obligé de consentir à un traité de partage qu’il souscrivit du nom de tchin, sujet, avec la honteuse épithète de kong, tributaire. L’un de ses successeurs, incapable de résister à ces puissants voisins, fit alliance avec d’autres Tartares, les Niutche, établis à l’occident de la Chine. Le roi des Jou-tche, se voyant trop faible contre les deux armées coalisées, proposa la paix à l’Empereur avec des conditions très-avantageuses. Sur le refus de celui-ci, le chef des Tartares orientaux s’écria : « Les Tartares occidentaux m’enlèvent aujourd’hui mon empire, demain ils prendront le vôtre. »

Cette terrible prophétie se réalisa. L’empire des Tartares orientaux, qui n’existait que depuis cent dix-sept ans, fut renversé ; mais les vainqueurs, sous la conduite du terrible Gengiskan (Tchinggis-khan), le fléau de Dieu, fondèrent un nouvel empire dans les provinces du Nord et envahiront toute la Chine en moins d’un demi-siècle. Enfin, un de leurs chefs, Khoubilaï-khan (en chinois Hou-pi-lie), renversa le dernier empereur chinois et fonda la vingtième dynastie. Ce fut en 1280, qu’un Tartare mongol, un petit-fils de Gengiskan, anéantit une monarchie qui datait déjà de près de quatre mille ans, et imposa pour la première fois à la Chine des souverains étrangers. You-pi-lie (que les Chinois appellent aussi Youan-chi-tsou), homme vraiment supérieur, rétablit dans l’Empire l’ordre et la sécurité. Entouré d’hommes distingués, parmi lesquels il faut citer le général Pe-yen qui fit presque à lui seul toute la conquête de la Chine, il s’occupa sans cesse de ramener la prospérité dans ses nouveaux États et de faire chérir sa domination. Habile politique, il ne changea rien dans la forme extérieure du gouvernement, et il eut soin de se conformer lui-même aux mœurs et au génie du peuple chinois. Aussi, malgré la résistance des indigènes qui luttèrent avec courage jusqu’au dernier instant, You-pi-lie établit-il son pouvoir sur des bases solides. Le grand homme mourut à l’âge de quatre-vingts ans dans la ville de Pékin qu’il avait fondée[4], laissant un empire tranquille, prospère, et dont la domination s’étendait depuis la mer glaciale jusqu’à la mer des Indes.

La dynastie des Tartares mongols semblait devoir être immortelle. Mais les princes de la famille de Gengiskan n’héritèrent point des talents de You-pi-lie. Ces Barbares se laissèrent amollir par les délices du climat, énerver par tous les raffinements de la civilisation chinoise. Enfants dégénérés d’un grand prince, ils traitaient leur empire en pays conquis. Ils devaient succomber. Les vaincus reprirent les armes avec tout le courage du désespoir ; des troubles éclatèrent sur divers points, et chaque jour les insurgés virent grossir leurs rangs. La misère du peuple était horrible ; en 1334, plus de treize millions d’hommes moururent de faim dans les provinces méridionales ; quelques années après, les malheureux furent obligés de se nourrir de chair humaine. Enfin, en 1352, un jeune homme nommé Tchou, ancien cuisinier dans un monastère de bonzes, fils d’un pauvre laboureur, se mit à la tête des révoltés et résolut de mourir ou de délivrer sa patrie. Il appela aux armes tous les hommes de cœur, s’empara des villes les plus importantes et battit les Tartares dans plusieurs batailles. Chun-ti, le dernier empereur mongol, s’enfuit en Tartarie avec sa cour, et laissa le trône au vainqueur, qui fut proclamé empereur sous le nom de Houng-wou (le grand guerrier).

Le fondateur de la nouvelle dynastie, le libérateur de la Chine, était un de ces hommes extraordinaires « destinés, suivant l’expression des Chinois, à tenir la place du ciel pour gouverner les hommes sur la terre. » Sorti des rangs du peuple, il n’oublia jamais son origine, et tous ses efforts tendirent à mettre un terme à la misère des basses classes. Quelque temps après son élection, se promenant dans la campagne autour de Nankin avec son fils aîné, il lui dit :

« Voyez, mon fils, tous ces champs ; examinez avec quelle activité toute cette multitude d’hommes dispersés çà et là travaillent ! C’est que c’est à présent le temps où ils doivent confier à la terre la semence destinée à produire des fruits dans une autre saison.

C’est pour nous que ces pauvres gens travaillent : c’est pour nous nourrir que pendant tout le cours de l’année ils s’épuisent de fatigues, trop heureux encore si, après s’être épuisés, il leur reste de quoi réparer leurs forces par la nourriture la plus grossière. Nos ancêtres étaient de la classe de ces hommes. Je les ai vus arroser les champs de leurs sueurs, et j’ai été témoin de leurs misères. Je serais aujourd’hui tout comme ils étaient, si j’avais eu assez de forces pour pouvoir travailler. Vous ne seriez alors vous-même que le fils d’un paysan ou d’un laboureur. Le ciel en a disposé autrement ; mais nous ne devons pas oublier pour cela l’état de bassesse d’où il nous a tirés pour nous placer au faîte des honneurs. Ainsi, mon fils, si le même ciel qui m’a placé où vous me voyez, vous destine à être dans la suite roi ou empereur, rappelez quelquefois à votre esprit notre entretien d’aujourd’hui. Il vous inspirera des sentiments de compassion pour ceux de vos sujets qui s’occuperont du travail, et vous portera à les soulager. Il empêchera encore que vous ne vous laissiez dominer par un fol orgueil. »

Le prince qui prononçait de semblables paroles était digne du trône. Aussi en peu d’années tous les désastres de la guerre civile furent-ils réparés. L’ordre fut rétabli, les lettres et les arts utiles encouragés, les impôts diminués ; en même temps les armes chinoises triomphaient, et les provinces subjuguées par les Mongols étaient réunies à l’Empire. Houng-wou mourut en 1398, à l’âge de soixante et onze ans, vivement regretté du peuple qu’il avait arraché au joug de l’étranger et qu’il avait gouverné avec tant de sagesse.

Son successeur fut détrôné par un de ses parents, après un combat acharné dans lequel périrent plus de trois cent mille hommes. Toute cette période des annales chinoises ne présente pas d’intérêt, Des rivalités de palais, des révoltes de gouverneurs de provinces, des guerres souvent malheureuses contre les Tartares, tels sont les principaux événements de la vingt et unième dynastie. Les fautes, l’inertie et les vices des empereurs devaient amener la ruine de l’Empire menacé sans cesse par les Tartares Niu-tche ou Jou-tche, les Mantchous, qui occupaient les frontières orientales. Réunies sous un même chef, ces peuplades guerrières ne se contentèrent plus de faire des expéditions de pillards ; prenant pour prétexte les querelles de leurs marchands avec quelques mandarins, ils envahirent, le Liao-toung, et leur chef prit le titre d’empereur de la Chine (1616). Les autres hordes tartares vinrent au secours de leurs frères ; partout les Chinois furent battus, et la capitale du Liao-toung tomba au pouvoir des vainqueurs après une lutte sanglante. Le roi tartare Thian-ming publia alors un édit qui ordonnait à tous les Chinois, sous peine de mort, de se raser la tête à la manière tartare. Les Chinois portaient une longue chevelure dont ils étaient très-fiers ; aussi leurs voisins les appelaient-ils le peuple aux cheveux noirs. L’édit des Tartares ranima le courage des vaincus, et plusieurs milliers de Chinois aimèrent mieux périr les armes à la main que de se soumettre à un pareil déshonneur.

Pendant que les empereurs chinois essayaient de lutter contre les Tartares qui menaçaient de renverser leur dynastie, le désordre était au comble dans l’Empire. Le peuple, écrasé d’impôts, se souleva dans plusieurs provinces, et les révoltés formèrent bientôt huit corps redoutables. Leurs huit chefs, qui tous aspiraient à l’autorité souveraine, se firent la guerre, et les révoltés se détruisirent ainsi sous les yeux des armées impériales. Deux chefs restèrent seulement, qui se partagèrent l’empire ; l’un d’eux, véritable brigand, bête féroce à figure humaine, fut tué après avoir mis des provinces entières à feu et à sang ; l’autre, nommé Li-tse-ching, vit ses forces s’accroître de jour en jour ; il se fit déclarer empereur et marcha sur Pékin à la tête de trois cent mille hommes.

La trahison lui en ouvrit les portes. Le chef des révoltés se dirigea aussitôt vers le palais où le dernier empereur de la dynastie des Ming vivait dans la retraite. Le pauvre prince, abandonné des siens, se donna la mort, laissant la couronne au plus fort ou au plus audacieux.

Li se croyait maître du trône ; ce chef de brigands ne voyait de résistance que dans le Liao-toung, où le général chinois Ou-San-Koueï s’était retiré avec ses troupes. Li marcha contre lui, traînant à sa suite le vieux père du général. Arrivé devant la ville où San-Koueï avait concentré toutes ses forces, et désespérant de s’en emparer, il fit avancer au pied des murs le vieillard chargé de fers, et déclara au général que s’il ne se soumettait aussitôt, il allait égorger son père sous ses yeux. Le commandant chinois se jeta à genoux et, fondant en larmes, il supplia son père de lui pardonner s’il prononçait lui-même son arrêt de mort ; mais il devait sacrifier les sentiments de la piété filiale à son devoir envers le souverain et la patrie. Le vieillard loua son courage et rengagea à ne point céder ; il fut sur-le-champ massacré sous les yeux de son fils. Celui-ci, dans son désir de vengeance, se jeta dans les bras des Tartares, qui vinrent à son secours et poursuivirent les brigands ; Li disparut avec le fruit de ses déprédations, sans qu’on pût s’emparer de sa personne. Mais le général Ou-San-Koueï ne tarda pas à se repentir d’avoir appelé à son secours les éternels ennemis de son pays : « J’ai fait venir, disait-il, des lions pour chasser des chiens. » Le roi tartare, Tsoung-te, le récompensa par le titre de wang (roi), mais il garda pour lui le trône de la Chine. À sa mort, qui arriva quelques jours après, son fils Chun-tchi, qui n’avait que six ans, fut proclamé empereur dans Pékin, au milieu des cris de joie de la multitude qui ne cessait de répéter : dix mille années ! dix mille années ! c’est-à-dire, qu’il vive dix mille ans, notre nouvel empereur !

Cette révolution, qui arriva en 1644, livra de nouveau l’Empire aux Tartares, mais cette fois ils surent garder une conquête qu’ils convoitaient depuis tant de siècles, et la vingt-deuxième dynastie qu’ils fondèrent est encore aujourd’hui sur le trône. La Chine s’augmenta d’une partie considérable de la Grande Tartarie et ne fut plus exposée aux déprédations de ces dangereux voisins ; l’ordre se rétablit en même temps à l’extérieur. Mais la conquête entière de l’Empire ne s’accomplit pas sans une violente résistance. Les provinces méridionales prirent les armes et proclamèrent successivement plusieurs empereurs parmi les descendants de la dynastie des Ming. Le nord suivit bientôt cet exemple, et les Tartares eussent été écrasés, si un homme de cœur et de talent s’était mis à la tête des Chinois. Mais la résistance n’était pas organisée, les soulèvements partiels furent réprimés, et le sang coula pendant plusieurs années. Enfin, après une lutte acharnée, le tuteur du jeune Chun-tchi, Amavang, acheva la conquête de l’Empire. Il mourut bientôt (1651), laissant à son neveu une couronne achetée au prix de mille dangers.

Les Tartares, suivant leur politique habituelle, ne changèrent rien au gouvernement de la Chine ; les lois et les coutumes du pays furent respectées. Le successeur de Chun-tchi, Khang-hi, homme remarquable, contemporain de Louis XIV (1662-1722), continua l’œuvre d’Amavang et consolida sa dynastie. Plusieurs révoltes, entre autres celle du fameux On-San-Koueï qui avait en quelque sorte livré l’Empire aux Tartares mantchous, furent réprimées, et en même temps l’Empereur repoussait les Tartares mongols qui rêvaient de nouveau la conquête de la Chine. Le calme rétabli dans l’Empire, Khang-hi s’occupa sans relâche du bonheur et de la prospérité de ses peuples. Esprit distingué, d’une grande érudition, il encouragea les sciences et les lettres ; lui-même écrivait, et la Bibliothèque royale de Paris possède plus de cent volumes des œuvres de cet empereur. Son goût éclairé pour les sciences valut une haute protection aux missionnaires jésuites, qui avaient pénétré en Chine vers la fin de la dynastie des Ming. Il étudiait avec eux, et il leur fit exécuter de grands travaux ; ils avaient l’intendance de l’astronomie et du tribunal des mathématiques. Mais les persécutions, commencées en 1615 contre les missionnaires européens, ne cessèrent pas sous ce règne. Malgré son affection pour plusieurs savants jésuites, l’Empereur s’opposa à la propagation du christianisme dans ses États. Après vingt-deux ans de proscription, les missionnaires obtinrent en 1692 une déclaration impériale qui leur permettait le libre exercice de leur culte ; mais Khang-hi revint bientôt sur sa première décision ; le christianisme fut prohibé, et un grand nombre d’églises démolies et profanées.

Le fils de Khang-hi, Young-tching, fut un prince distingué, et les missionnaires contre lesquels il prit des mesures rigoureuses ne lui en ont pas moins rendu justice. Son successeur, Khian-Loung (1736-1795), mérite les mêmes éloges. Il augmenta le territoire de l’Empire en faisant la conquête de la Petite Boukharie, et la domination chinoise s’étendit encore une fois à l’extrémité de la Tartarie, sur les confins de la Perse. La prospérité la plus grande ne cessa de régner en Chine pendant ce règne glorieux. D’un caractère ferme et juste, d’un esprit pénétrant, d’une prodigieuse activité, Khian-Loung a laissé un nom justement vénéré des Chinois. Il encouragea l’agriculture, les sciences, les lettres qu’il cultivait lui-même[5] ; il protégea le peuple dont il diminua les impôts ; et fit à tous, grands ou petits, bonne et sévère justice ; d’immenses travaux d’utilité publique s’exécutèrent par ses ordres, entre autres ceux qui mirent un terme aux inondations périodiques du fleuve Jaune. Les persécutions contre les missionnaires ne cessèrent pas sous ce règne ; cinq dominicains espagnols payèrent de leur vie leur courageuse opposition aux décrets de l’Empereur.

Le 8 février 1796, Khian-Loung, accablé par l’âge (il avait plus de quatre-vingts ans), abdiqua en faveur de son fils, et mourut trois ans après. Kia-king était loin d’avoir ses hautes qualités ; aussi son règne (1796-1820) fut-il marqué par des troubles et des désordres continuels. « La populace irritée, disent les Chinois, est pire qu’un troupeau de bêtes féroces. » Kia-king en fit la triste expérience. En 1803, une grande conspiration fut découverte ; l’Empereur devait être assassiné, et le meurtrier fut arrêté au moment où il allait exécuter son crime. Parmi la foule immense qui se pressait autour du prince, six personnes seulement lui témoignèrent l’intérêt que son peuple portait à la conservation de ses jours. Kia-king fut vivement frappé d’une pareille désaffection. « C’est cette indifférence, dit-il, et non le poignard de l’assassin qui m’afflige. » Des sociétés secrètes, redoutables par leur nombre et leur influence, s’organisèrent de toutes parts ; leur but était de détruire le gouvernement et la domination des Tartares. La rigueur des lois ne put rétablir le calme, et un jour l’Empereur fut attaqué dans son palais à Pékin, par une troupe d’insurgés qui ne furent repoussés qu’avec peine.

L’empereur Tao-Kouang, son successeur, qui monta sur le trône en 1821 et qui règne encore aujourd’hui, n’a pu rétablir le calme dans ses États. Des révoltes ont souvent éclaté ; une grande conspiration a été découverte à Pékin en 1852. Tous ces faits prouvent que la dynastie tartare-mantchoue est dangereusement, menacée ; elle ne peut exister que par la force et en laissant le peuple dans son ignorance et ses préjugés. « C’est un tort d’imaginer, dit un écrivain anglais, que les Chinois sont une race dégradée qui souffre passivement sous le bâton de ses oppresseurs ; sans doute, aussi longtemps que les Tartares conserveront exclusivement pour eux le pouvoir militaire, sans admettre les Chinois à d’autres emplois que ceux de l’ordre civil, les dominateurs d’aujourd’hui pourront maintenir le peuple dans leur dépendance, car ils seront à ses yeux les distributeurs tout-puissants des peines et des récompenses. Mais aussi, que la détresse et la misère se répandent sur le pays, et rien ne pourra empêcher la chute du gouvernement actuel. » Nous ne possédons, du reste, comme on l’a vu, que peu de renseignements sur le règne de Kia-king et sur les premières années du règne de Tao-Kouang ; car l’histoire d’une dynastie n’est rendue publique qu’après sa chute, Nous savons seulement que les persécutions contre les missionnaires n’ont pas cessé ; en 1857, l’Empereur a défendu de nouveau, sous les peines les plus sévères, la prédication du christianisme dans ses États.

Ce fut deux ans après qu’éclatèrent entre l’Angleterre et la Chine les dissentiments qui ont amené la guerre et attiré de nouveau sur le Céleste Empire l’attention de l’Europe entière. Ici les documents abondent, du moins pour l’histoire de cette guerre, car les Anglais n’ont pas pénétré assez avant dans la Chine pour pouvoir connaître d’une manière précise l’état de cette merveilleuse contrée.

L’expédition des Anglais, qui doit influer certainement sur l’avenir de la Chine, a eu pour but, comme la plupart des guerres de ce peuple, la défense de leurs intérêts commerciaux. Depuis à peu près soixante ans, des marchands anglais, et surtout la Compagnie des Indes, exportent en Chine de l’opium, qui n’est autre chose, comme on le sait, qu’un suc de pavot très-soporatif. Ce pernicieux narcotique, qui produit une ivresse mortelle, est recherché par les Chinois avec une avidité inexprimable, une passion aveugle qui ne recule pas même devant la mort. Pour donner à nos jeunes lecteurs une idée des ravages que produit l’opium en Chine, nous extrayons le récit suivant d’un ouvrage de lord Jocelyn, officier anglais qui faisait partie de l’expédition :

« Un des objets, dit-il, que j’eus la curiosité de visiter à Singapore, c’est le fumeur d’opium dans son extase ; c’est un spectacle effrayant, quoique au premier abord il soit moins repoussant que celui de l’homme ivre, rabaissé par ses vices au niveau de la brute. Cependant le sourire stupide et l’apathie léthargique du fumeur d’opium ont quelque chose de plus horrible que l’abrutissement de l’ivrogne. La pitié prend la place de tout autre sentiment, quand on voit les joues sans couleur et les yeux hagards de la victime, vaincue par l’effet tout-puissant du poison.

« Une rue, située au milieu de la ville, est complètement envahie par les boutiques destinées à la vente de l’opium ; et là, le soir, lorsque les labeurs du jour sont terminés, on voit une foule de malheureux Chinois accourir pour satisfaire leur abominable passion. Les chambres où ils s’assoient et fument sont entourées d’une sorte de canapés en bois, pourvus d’un dossier pour reposer la tête ; le plus souvent une pièce écartée et destinée au jeu fait partie de ces établissements. La pipe qui sert au fumeur est un roseau d’environ un pouce de diamètre, dont l’ouverture, communiquant avec le fourneau où brûle l’opium, n’est pas plus large qu’une tête d’épingle. La drogue se prépare avec une conserve parfumée ; il en faut très-peu pour charger une pipe qui ne produit pas plus d’une ou de deux bouffées, et la fumée s’aspire fortement dans les poumons comme si l’on fumait le houka (pipe à eau) de l’Inde. Pour un novice une ou deux pipes sont une dose suffisante, mais un habitué pourra fumer pendant des heures entières. À la tête de chaque canapé on trouve une petite lampe, car il faut mettre le feu à l’opium pendant que le fumeur aspire ; et comme il est assez difficile de remplir et d’allumer convenablement la pipe, il y a le plus souvent un domestique auprès du fumeur pour l’aider dans ces opérations délicates.

« Quelques jours de ce redoutable plaisir, surtout s’il est pris avec excès, suffisent pour donner à la face une pâleur maladive, et aux yeux un air hagard ; en quelques mois et même en quelques semaines, l’homme fort et bien portant sera changé en une créature idiote qui ne vaudra guère mieux qu’un squelette. La langue n’a pas de mots pour exprimer l’angoisse que souffrent ces malheureux, si, après une longue habitude, on veut les priver de ce poison ; et c’est seulement lorsqu’ils sont jusqu’à un certain degré sous son influence, que leurs facultés vitales semblent se réveiller. À neuf heures du soir, et dans les maisons vouées à leur ruine, on peut voir ces tristes victimes plongées dans tous les états qui résultent de l’ivresse de l’opium. Les uns entrent à moitié fous, ils viennent satisfaire le terrible appétit qu’ils ont du vaincre à si grande peine pendant le jour ; les autres, encore sous l’effet d’une première pipe, rient et parlent sans raison, tandis que sur les canapés voisins gisent d’autres malheureux immobiles et languissants, avec un sourire hébété sur la face, trop accablés par l’effet du poison pour faire attention à ce qui se passe autour d’eux, absorbés complètement dans leur affreuse volupté. La dernière scène de cette tragédie s’accomplit ordinairement dans une pièce écartée de la maison, une véritable chambre des morts, où sont étendus, roides comme des cadavres, ceux qui sont arrivés à cet état d’extase que le fumeur d’opium recherche follement ; image du long sommeil où son aveugle folie le précipitera bientôt. »

Certes on comprend, après cette peinture hideuse, que le gouvernement impérial s’oppose au commerce de l’opium ; mais une autre raison, c’est que pour satisfaire leur passion, les Chinois donneraient jusqu’à leur dernière pièce d’argent, et qu’ainsi disparaissent de l’Empire les métaux précieux qui n’y sont pas en grande quantité. La métallurgie est peu avancée dans ce pays ; les mines n’y sont pas exploitées avec avantage. D’un autre côté, les Anglais qui ne nient pas les funestes résultats de l’opium, mais qui prétendent ce mal nécessaire, trouvent trop d’avantages dans cette branche de commerce pour y renoncer. Les bénéfices sont en effet considérables ; ainsi une caisse d’opium achetée mille francs à Bombay, dans l’Inde, se vend trois mille sept cents francs sur les côtes de la Chine. Le prix a été porté dans ces derniers temps à six mille cinq cent vingt-cinq francs. On comprend qu’une nation marchande, comme celle des Anglais, n’ait pas voulu abandonner une source si féconde de richesses[6].

Les relations de commerce qui existaient depuis plus de deux siècles entre les deux peuples, et qui n’avaient été suspendues qu’à de rares intervalles, furent enfin interrompues au mois de mars 1859. Le mandarin Lin, haut commissaire, envoyé à Canton par la cour de Pékin, publia un édit pour mettre un terme au commerce de l’opium. Divers actes d’hostilités commis contre les Européens suivirent ce manifeste. Tous les marchands anglais furent arrêtés, et pour prix de leur rançon Lin demandait les caisses d’opium qu’on allait débarquer. Il fallut céder, et on remit aux mandarins plus-de vingt mille caisses dont, la valeur s’élevait au delà de soixante-deux millions. La résistance eût été en effet très-nuisible au commerce des Anglais, car les thés qu’ils achètent chaque année à la Chine en grande quantité (près de quarante millions de livres) étaient encore dans le port de Canton, et rien n’était plus facile aux mandarins que de s’en emparer.

Les Anglais durent, donc céder ; mais à la nouvelle de ces graves événements le cabinet de Londres adressa des représentations au gouvernement, chinois, et les fit appuyer par une flotte nombreuse qui s’empara d’abord, comme point de défense, de Chusan, groupe d’îles sur les côtes de la Chine. Cela se passait au mois de juillet 1840. La capitale de Chusan, Ting-haï, tomba au pouvoir des barbares aux cheveux rouges (les Chinois appellent ainsi les Anglais), après un simulacre de défense ; les indigènes ne manquaient pas de courage, mais il leur était impossible de résister à de pareils ennemis[7]. Nous croyons qu’on ne lira pas sans intérêt la description suivante de la capitale de Chusan, faite par un témoin oculaire[8] :

« La ville de Ting-haï ou Tinghaï-hin occupe une vaste superficie à l’extrémité d’une vallée ou plutôt d’une gorge. Les hauteurs voisines sont couvertes d’arbrisseaux sauvages, parmi lesquels on remarque surtout l’arbre à thé, croissant à l’état naturel. Elle est assise dans un fond, entourée de magnifiques rivières, excepté d’un côté, où s’élève une belle colline dominant toute la ville, couverte de bouquets d’arbres superbes, et dont une partie est enfermée dans les murs et les fortifications qui ceignent la place. Deux routes pavées descendent à travers les faubourgs jusqu’au bord de la mer, sur une distance de trois quarts de mille, que commande dans tout son parcours la colline sur laquelle s’élève le temple. Les bâtiments, à l’intérieur et à l’extérieur, semblent être, pour la presque totalité, de grands magasins à l’usage des marchands de la ville, et sont commodément disposés pour le chargement, et le déchargement des marchandises. Ting-haï est environné d’un mur, large de seize pieds environ, et haut de vingt ; il a quatre portes orientées sur les quatre points cardinaux ; il est traversé par quatre rues se coupant à angles droits, et dont la principale est celle qui conduit à la face du sud donnant sur la mer. La ville est entourée d’un canal servant de fossé, excepté à l’angle nord-ouest. Deux magasins à poudre, situés l’un sur la face méridionale et l’autre sur celle de l’est, étaient pleins de munitions bien empaquetées et bien conditionnées ; ils étaient pourvus de tous les instruments nécessaires à la fabrication de la poudre ; sur les murs, nous trouvâmes des canons de divers calibres, mais aucun de plus de neuf livres de balles. Les pièces de rempart, qui étaient toutes chargées, étaient fixées comme à bord de nos bâtiments de guerre, avec des cordes appelées bragues, et elles portaient chacune huit ou neuf bragues de rechange. Les rues sont étroites ; la plupart des maisons polies et vernies à l’extérieur ; les toits sont ordinairement la partie la plus pittoresque de ces constructions. Beaucoup des maisons de meilleure apparence sont entourées de jolis jardins fermés de murs élevés, qui les isolent entièrement de la ville.

« L’intérieur de quelques-unes de ces maisons était magnifiquement meublé et orné des sculptures les plus curieuses. Celle qu’habite aujourd’hui le gouverneur, et qui passe pour avoir été la demeure d’un lettré, fit, quand on l’ouvrit pour la première fois, l’admiration de tout le monde. Les divers appartements prennent leur communication sur une cour ronde pavée en briques ; les portes, les fenêtres et les pilastres qui supportent le toit sont sculptés dans le goût le plus pur et le plus délicat ; les plafonds intérieurs et les lambris sont ornés de ciselures qui ont exigé la plus grande sûreté de main et l’attention la plus minutieuse. Le mobilier est parfaitement assorti à ces beaux ouvrages, et dénote un goût dont en Europe on ne soupçonne pas toujours les Chinois d’être capables. Les lits, dans les chambres à coucher des femmes, attiraient surtout l’attention : dans un coin de la chambre on voit une alcôve, ou plutôt une petite loge d’environ huit pieds carrés sur autant de hauteur ; l’extérieur est couvert de peintures rouges, de sculptures et de dorures ; on entre dans ce singulier logement par une ouverture circulaire de trois pieds de diamètre, qu’on peut fermer au moyen de panneaux à coulisses ; dans l’intérieur est un lit de large dimension, couvert de nattes moelleuses et d’épais rideaux de la plus belle soie ; le lit lui-même est peint ; une table et un petit fauteuil complètent l’ameublement de cet appartement extraordinaire.

« Certains établissements publics causèrent un grand étonnement à ceux qui s’imaginaient avoir débarqué dans un pays à demi barbare. Les arsenaux étaient bien fournis d’armes de toute espèce, placées avec la plus grande régularité dans les divers compartiments qui leur étaient destinés. Des habits pour les soldats étaient étiquetés, numérotés et empaquetés par nombres réguliers. Les flèches, dont la longueur et la force attiraient l’attention, étaient disposées avec ordre. À chaque arsenal est attachée une pompe à incendie, semblable à celles qu’on voit en Europe. La boutique du prêteur sur gages pour le compte du gouvernement excita aussi une vive curiosité. On y trouva des habits et des objets de toute espèce, appartenant aux plus hautes classes aussi bien qu’aux plus pauvres ; dans le nombre des fourrures qu’on y prit, il en était d’une grande valeur. À chaque article était attaché un papier portant le nom du propriétaire et la date de l’engagement. Le prêt sur gages est une des sources qui alimentent les revenus de l’État. La ville est entrecoupée de canaux qui passent pour la plupart derrière les principales rues, et permettent ainsi aux habitants de transporter les marchandises, sans peine et sans frais, d’un bout à l’autre de la ville. Ces canaux communiquent aussi avec le faubourg et le port, au moyen d’une écluse qui était fermée lors de notre première entrée. »

Ces détails prouvent, ainsi que nous l’avons déjà vu, combien étaient fausses les idées répandues en Europe à l’égard de la Chine. Cette vieille civilisation, découverte tout à coup, semble avoir frappé les Anglais d’étonnement. Aussi se conduisirent-ils avec modération. Le commodore (vice-amiral) sir Gordon Bremer et le capitaine Charles Elliot surintendant du commerce britannique en Chine, puis l’amiral Georges Elliot, employèrent les voies conciliatrices, et essayèrent de négocier. Ce fut une série interminable d’entrevues, un échange continuel de chops (lettres, papiers publics, dépêches officielles). Le gouvernement chinois, fidèle à sa politique, ne faisait que parlementer et ne terminait rien. Enfin, au mois d’août 1840, l’amiral Elliot s’avança avec ses vaisseaux de feu (les Chinois désignent ainsi les vaisseaux à vapeur) vers le golfe de Pe-tche-li, à l’embouchure de la rivière de Pékin. Le mandarin Kea-shen, vice-roi de la province et le membre le plus influent du ministère chinois, effrayé de l’audace des barbares, demanda une entrevue aux plénipotentiaires anglais, en qualité de commissaire impérial. Voici le récit fort curieux qu’en fait lord Jocelyn :

« À deux milles de la ville de Tas-kou, nous vîmes venir au devant nous une jonque (barque) de mandarin, à bord de laquelle se trouvaient deux personnages de haut rang : l’un, qui portait un bouton rouge à son bonnet, était le général des gardes du corps tartares de l’Empereur ; l’autre occupait le même grade dans la maison particulière de Kea-shen ; il avait un bouton bleu sur son bonnet[9]. Ils étaient envoyés au-devant de nous par le commissaire impérial ; c’est, comme nous l’apprennent les récits des lords Macartney et Amherst, une politesse prescrite par l’étiquette pour les visiteurs de haut rang. Ils s’excusèrent de ne pas nous faire saluer par les forts, donnant pour prétexte que le bruit de l’artillerie pourrait inquiéter les bâtiments de l’escadre et occasionner une méprise en faisant croire à nos compatriotes que nous étions peut-être engagés dans un combat. Il n’y avait pas à douter que cette dérogation aux lois de l’étiquette ne vint de leur répugnance à faire voir ou entendre à la population les honneurs qu’ils rendaient aux visiteurs barbares. Ils montèrent dans notre canot, firent aussitôt circuler leurs tabatières d’agate, et devinrent en peu de temps très-familiers. L’homme au bouton bleu était surtout très-communicatif ; il nous demandait nos noms, nos professions, et nous racontait tout au long les exploits de sa vie militaire ; il convint même en confidence que dans ses appartements secrets il se livrait quelquefois au dangereux plaisir de fumer de l’opium. Le bouton rouge, qui semblait d’un caractère plus morose, le rappelait souvent à l’ordre, comme s’il eut craint quelque indiscrétion du naturel causeur de son collègue.

« Une heure après, nous arrivâmes au débarcadère ; un pont de bateaux avait été construit à notre intention, pour nous permettre de traverser à pied sec les bancs de vase qui encombrent les deux rives du fleuve. Un chemin étroit nous conduisit à une sorte de

camp qui avait été dressé tout exprès pour recevoir la mission. Un rideau bleu était tendu devant la porte pour cacher l’intérieur aux regards du public ; là, nous fûmes reçus par une troupe de mandarins qui nous introduisirent cérémonieusement en présence de Kea-shen ; il se leva dès que nous entrâmes, et accueillit la mission avec beaucoup de politesse et de courtoisie. En vérité, les manières de tous ces hauts mandarins eussent fait honneur aux courtisans les plus accomplis de l’Europe. Kea-shen nous invita à rester couverts, se fit présenter séparément à chacun de nous, et demanda si nous avions reçu les présents qu’il avait envoyés à l’escadre. Il s’excusa de nous recevoir sous sa tente, en ajoutant que Tas-kou était trop éloigné du lieu où il nous avait plu de débarquer. À en juger par les apparences, c’est un homme d’une quarantaine d’années et qui semble mériter la haute réputation de talent dont il jouit parmi ses compatriotes. Sa queue, ornement obligé des Chinois de tous les rangs, sauf les prêtres, est remarquable par sa longueur et par les soins excessifs dont cette parure est évidemment l’objet. Il était habillé d’une robe de soie bleue, serrée sur la taille par une belle ceinture brodée ; il était chaussé des bottes de satin blanc que portent toutes les personnes de haut rang ; il était coiffé du bonnet d’été des mandarins, fait de paille très-fine ; on y voyait le bouton rouge, insigne de son rang ; une plume de paon tombait du sommet entre les deux épaules[10]. Au total, sa toilette était fort simple ; mais à en juger par ce que nous avons vu à Chusan, les mandarins, quand ils sont en grand costume, doivent avoir une tenue vraiment magnifique.

« Le camp était entouré d’un mur de toile fort élevé et ressemblant à celui dont les grands personnages et les radjas (princes) de l’Inde font toujours entourer leurs tentes, quand ils sont en voyage.

Dans cette enceinte étaient huit petites tentes contenant chacune une table et des sièges. Elles étaient rangées en ovale, au milieu duquel on avait construit un petit pavillon de toile d’une disposition fort ingénieuse ; à l’extrémité de l’ovale, au haut bout et cachée par un second rideau, s’élevait la tente de la conférence. Celle-ci était tendue de soie jaune, couleur de la maison impériale ; les armoiries du Céleste Empire y étaient brodées. Les interprètes et le capitaine Elliot restèrent seuls avec le commissaire impérial, tandis que les officiers et les autres personnes de son cortège allaient rendre visite aux différentes tentes, où des mandarins d’un ordre inférieur étaient fort affairés pour nous préparer eux-mêmes à déjeuner. Ce ne fut sans doute pas un des traits les moins extraordinaires de cette visite, que de voir les mandarins faire tout par eux-mêmes jusqu’à la cuisine ; pas un seul de leurs domestiques ne mit le pied dans l’enceinte privilégiée. Le menu du festin se composait d’une multitude de petits plats qu’ils nous servaient empilés les uns sur les autres ; c’étaient des soupes aux nids d’hirondelles, des limaces de mer, des ailerons de requin, des œufs durs, un peu trop avancés selon les idées de la cuisine européenne, des poissons de toutes sortes. Tels étaient les mets les plus recherchés, et il y en avait bien d’autres encore ; car, à la table où j’eus l’honneur de prendre ma part du régal, je ne comptai pas moins de trente de ces hors-d’œuvre. Un déjeuner semblable était servi dans chaque tente, dont la table était destinée à assouvir l’appétit vorace de cinq barbares.

« Pendant la journée, quelques-uns des gardes du corps tartares ; se livrèrent à l’exercice du sabre et exécutèrent diverses manœuvres pour nous amuser. C’était à prendre des postures grotesques, à faire d’affreuses grimaces qu’ils semblaient mettre leur talent, plutôt qu’à déployer une grande habileté dans le maniement de leurs armes. On suppose que ces ridicules démonstrations sont capables d’effrayer l’ennemi, et c’est probablement pour arriver au même résultat, que les soldats que nous avions vus au sud, à Ningpo et à Chusan, portaient un uniforme de tigre, c’est-à-dire un vêtement dont la forme et la couleur rappelaient celles de cet animal. Ces Tartares étaient habillés d’une étoffe de coton blanc et coiffés de bonnets noirs ; pour armes ils avaient des sabres, des fusils, des arcs et des flèches. On les regarde comme l’élite des troupes composant la garde impériale, et ils passent pour descendre de la même tribu que l’Empereur lui-même.

« Après une conférence de six heures, pendant laquelle les éclats de voix des plénipotentiaires, animés sans doute par une vive discussion, avaient souvent frappé nos oreilles, le capitaine Elliot vint nous rejoindre, et lorsque toutes les personnes de sa suite eurent fait leur révérence au commissaire chinois, nous retournâmes à bord du Wellesley, au grand plaisir, je crois, des mandarins. »

Cette conférence ne termina rien ; Kea-shen attendait les ordres de l’Empereur, et pendant ce nouveau délai les troupes anglaises étaient décimées par les fièvres. L’amiral Elliot, fatigué de ces lenteurs et malade lui-même, résigna son commandement entre les mains du commodore sir Gordon Bremer, qui continua les négociations. Le commissaire impérial, malgré les menaces des Anglais, reculait sans cesse devant une réponse définitive. Sir Bremer, qui attendait dans le golfe de Macao le résultat de ces négociations inutiles, se décida à frapper un grand coup. Le 7 janvier 1841, il fit débarquer les troupes, et après un combat de quelques heures le pavillon britannique flottait sur les forts qui défendaient les côtes de l’Empire. Les Chinois perdirent près de six cents hommes, quatre-vingt-deux pièces de canon et un grand nombre de jonques de guerre réfugiées dans la baie d’Anson. Cet acte décisif effraya le gouvernement chinois qui céda l’île de Hong-Kong aux Anglais ; mais les forts lui furent rendus.

Quelques jours après, une entrevue eut lieu entre le capitaine Elliot et le mandarin Kea-shen. Ils convinrent de signer la paix, et les bases du traité furent complètement arrêtées ; mais ce n’était qu’une ruse du commissaire impérial pour gagner du temps et réunir des troupes. Lorsqu’il fallut ratifier le traité, Kea-shen demanda délais sur délais ; il n’avait d’autre but, comme il le dit lui-même, « que d’amuser les Anglais pendant quelque temps encore, afin de se préparer à les exterminer quand l’occasion s’en présenterait. » Les chefs de l’expédition anglaise avaient ordre d’employer les moyens de conciliation de préférence à la force ; cependant, quand ils apprirent que Kea-shen avait encore abusé de leur bonne foi, ils durent recommencer les hostilités. La flotte rentra dans les eaux du Bogue.

Les Chinois avaient profité de la trêve pour faire des préparatifs militaires immenses. Les forts de la côte avaient été réparés et étaient défendus par une nombreuse artillerie ; mais ils ne purent résister à la tactique européenne, et toutes les positions furent successivement occupées (février 1844). Les indigènes perdirent beaucoup de monde dans ces divers combats, entre autres le vieil amiral Kwan, tué à coups de baïonnette lorsqu’il ralliait ses troupes et les ramenait au combat. « Ils ne s’attendaient sans doute pas, dit le lieutenant Mackenzie, à ce résultat, car on trouva dans leurs fortifications plusieurs peintures qui représentaient l’extermination complète de notre escadre : on y voyait nos vaisseaux livrés aux flammes ou coulant bas sous l’artillerie des Chinois. » Un armistice de trois jours fut conclu ; pendant ce temps, on apprit que le mandarin Kea-shen avait été disgracié, et qu’il arrivait de Pékin de nouveaux commissaires. Les hostilités recommencèrent sous les ordres du général sir Hugh Gough. Tous les forts de la côte tombèrent au pouvoir des Anglais, qui investirent Canton et s’emparèrent, le 18 mars, de cette ville importante.

Une nouvelle trêve fut conclue ; elle ne lut pas mieux respectée que les précédentes. Plusieurs officiers anglais furent assassinés ; des troupes tartares arrivèrent à Canton et, tout en protestant de leurs intentions pacifiques, les Chinois se disposaient à reprendre les armes. Le 21 mai, ils attaquèrent à l’improviste les Anglais et pillèrent les factoreries (entrepôts de marchandises). Les représailles ne se firent pas attendre. La flotte cerna la ville et se préparait à la bombarder, lorsqu’une flottille de brûlots s’avança vers elle. Ces brûlots, poussés par le vent et la marée, ne firent aucun mal aux vaisseaux anglais, mais ils allèrent échouer sur la rive et mirent le feu à la ville. L’incendie dura trente-six heures ; les ravages durent être immenses, puisqu’un seul négociant chinois, le fameux How-qua, perdit dans ce sinistre 750 000 dollars (3 975 000 fr.). Les troupes anglaises débarquèrent enfin, et après une vive résistance elles s’emparèrent des forts qui défendaient Canton. Mais le 27 au matin, au moment même où sir Gough allait donner l’assaut, le capitaine Elliot lui fit dire que les négociations avaient été reprises, et que les mandarins traitaient de la rançon de la ville. En effet, un traité fut conclu, par lequel les troupes anglaises devaient se retirer, et le gouvernement chinois, comme rançon de Canton et comme indemnités accordées aux négociants étrangers, paya la somme de 35 491 585 fr.

La flotte expéditionnaire revint à Hong-Kong pour faire reposer les troupes que décimaient les fièvres. Au commencement d’août, sir Henri Pottinger remplaça le capitaine Elliot comme ministre plénipotentiaire et surintendant du commerce britannique en Chine ; le commodore Gordon Bremer, épuisé de fatigues, remit le commandement de la flotte au contre-amiral Williams Parker ; le général-major sir Hugh Gough garda le commandement des troupes de terre. Le 21 août, l’expédition se dirigea vers le nord, et, quelques jours après, la ville d’Amoy tombait au pouvoir des Anglais après une vigoureuse défense. La prise de cette ville importante fut suivie d’autres conquêtes, sans que le gouvernement chinois pût s’opposer aux progrès des vainqueurs. Il se contentait de faire des proclamations mensongères et de disgracier les mandarins vaincus. Le peuple se vengeait en assassinant ou en enlevant par surprise les Anglais qui s’éloignaient du camp ; c’est ce que font aujourd’hui les Arabes dans notre guerre d’Afrique. Un édit impérial avait mis à prix les têtes des barbares : 5 000 dollars pour un commandant en chef, et jusqu’à 500 dollars pour un officier.

Au mois de mars 1842, sir Hugh Gough battit complètement l’armée impériale qui avait tenté un coup de main sur Ningpo et Chusan. Le 18 mai suivant, il s’empara de Chapoo, entrepôt du commerce de la Chine avec le Japon. Cette conquête importante coûta beaucoup de monde aux deux armées. Trois cents Tartares s’étaient jetés dans un petit fort et ils firent acheter chèrement leurs vies. « Chapoo, écrit sir Gough, présente cette particularité, qu’environ un quart de la ville est séparé du reste par un mur à l’intérieur duquel les Tartares seuls habitent. Il semble que dans ce quartier tout homme est soldat ; car dans chacune des maisons nous trouvâmes deux ou trois fusils à mèches, des épées, des arcs, des flèches. On dirait, que le droit de porter des armes est un privilège réservé a la seule race mantchoue ; car les troupes chinoises déposent toujours les leurs dans les arsenaux et ne les ont jamais à leur disposition. » Les défaites successives de son armée ne faisaient point perdre espoir au gouvernement, ou du moins il cachait ses craintes, afin, suivant l’expression chinoise, de tenir propre la face de L’Empereur, c’est-à-dire pour sauver les apparences. « Si tout le monde fait son devoir, répètent les proclamations, il sera possible de plonger à jamais tous les Barbares dans les profondeurs de l’Océan et de donner à la population les bienfaits de la paix et de la tranquillité. » Cependant, après la prise de Chin-Keang-Foo, l’une des villes les plus fortes de l’Empire, le général anglais s’étant avancé sur Nankin et en ayant pris possession, toute résistance devenait impossible, du moins pour le moment, et deux plénipotentiaires de l’Empereur vinrent demander la paix.

Un traité de paix et de commerce fut conclu à Nankin entre sir Henri Pottinger d’une part, et de l’autre le commissaire impérial et grand ministre Ke-ying, l’adjudant-général en activité de Tso-Pou, Elepoo, et le gouverneur des deux provinces de Kiang, Nieou-kli (juin-août 1842). Les Anglais profitaient habilement de la victoire. Outre les avantages qu’ils demandaient pour leur commerce, ils réclamaient vingt et un millions de dollars (plus de cent cinq millions de francs), la cession de l’île de Hong-Kong et le droit d’établir leur commerce dans cinq ports de l’Empire. Leurs rapports avec les Chinois devaient être sur le pied de l’égalité, et ils prescrivaient la mise en liberté immédiate de leurs compatriotes et des indigènes qui leur avaient servi d’espions. Tout leur fut accordé. J’ai sous les yeux le rapport adressé à l’empereur Tao-kouang par ses ministres ; rien de plus curieux que cette pièce officielle qui peint parfaitement le caractère chinois. Les mandarins discutent d’un ton d’indignation chaque demande des Anglais, mais ils finissent par prier l’Empereur de vouloir bien faire cette concession aux barbares. Leur orgueil ne veut pas avouer qu’ils sont vaincus ; on dirait qu’ils font une grâce à leurs ennemis. Le gouverneur de Canton, en engageant ses subordonnés à respecter les conventions, rappela que l’Empereur, « avec une libéralité grande comme celle du ciel et une bienveillance universelle, avait traité les Anglais avec douceur. Aussi, ajoute-t-il, ont-ils déposé les armes, rendu hommage à un traitement si doux et cédé à l’influence de la civilisation. »

Les ratifications du traité furent échangées avec solennité à Hong-Kong, devenu possession anglaise, entre sir Pottinger et le grand mandarin Ke-ying, personnage fort important et membre de la famille impériale. Le mandarin fut reçu avec distinction, et parut charmé de l’accueil qu’on lui faisait. Les détails pleins d’intérêt de cette entrevue sont rapportés dans une dépêche de sir Pottinger à lord Aberdeen, ministre des affaires étrangères.

« Vers le soir, dit-il, le haut commissaire impérial Ke-ying vint, comme il me l’avait promis, pour dîner avec moi ; et après que lui et ses deux compagnons, Kwang et Hieu-Ling, se furent dépouillés de leurs pardessus et de leurs chapeaux, comme c’est l’usage dans quelques parties de la Chine, nous nous assîmes quelques instants dans le salon, en attendant que le dîner fût servi. Pendant ce temps, l’attention de Ke-ying se porta sur les portraits en miniature de quelques membres de ma famille qui se trouvaient précisément sur la table. Il pria M. Morrisson (l’interprète) de me dire qu’il n’avait pas d’enfants, et qu’en conséquence il désirait adopter mon fils aîné, et de me demander si je voudrais permettre que ce jeune homme vînt en Chine. Je répondis qu’il faudrait d’abord terminer l’éducation de mon fils, et que, d’ici là, beaucoup d’événements pourraient survenir. Ke-ying rereprit aussitôt : « Très-bien… À partir de ce jour, c’est mon fils adoptif. Son nom (Ke-ying l’avait déjà demandé) sera Frédérick Ke-ying Pottinger, et, jusqu’à ce que vous me renvoyiez après son éducation terminée, vous devez me permettre de garder son portrait. » Je ne pouvais faire aucune objection à cette proposition, et je lui donnai la miniature. Un moment après, Ke-ying montra le plus vif désir d’avoir aussi le portrait de lady Pottinger. Comme je mis quelque hésitation à le lui donner, le dîner fut annoncé, et nous nous mîmes à table. Je croyais le portrait oublié ; mais, vers la fin du dîner, Ke-ying renouvela sa demande en me disant qu’il me donnerait le portrait de sa femme en retour ; qu’il désirait avoir ainsi les portraits de toute ma famille pour les montrer à ses amis de Pékin. Je sentis qu’il était impossible de refuser, et je lui remis la miniature. Il se leva aussitôt, et mit le portrait sur sa tête ; il versa du vin dans un verre, et, tenant le portrait devant sa figure, il marmotta quelques mots tout bas, but le vin, remit le portrait sur sa tête, et enfin se rassit. C’est là, il paraît, la plus haute marque de respect et d’amitié que donnent les Chinois. Tout cela se passait comme si personne n’eût été présent. Ke-ying remit la miniature à un homme de sa suite, et, lui dit de la porter chez lui dans le palanquin d’état avec lequel il était venu. Ke-ying me remercia beaucoup du présent que je lui avais fait, et me demanda quel présent il pourrait envoyer à lady Pottinger, qui fût acceptable. Je voulus éviter de répondre à cette question, et je dis que je lui répondrais le lendemain matin ; mais il me dit : « Quoi ! ne suis-je pas le gouverneur-général des deux Kiang ? et ne serai-je point obéi ? »

« Pour le satisfaire, je lui dis que quelques pièces de broderies venant de lui seraient un cadeau d’une grande valeur. Alors Ke-ying proposa de chanter, ce qui est l’habitude, il paraît, dans leurs réunions de table ; je lui dis que je l’écouterais avec beaucoup de plaisir ; et aussitôt il entonna d’une voix forte et très-animée une chanson tartare. Les couplets faisaient allusion à la paix conclue entre nos deux pays, et à la grande amitié qu’il a pour moi.

« Après qu’il eut terminé son chant, Ke-ying détacha de son bras un riche bracelet en or, fermé par deux mains croisées, et le passa au mien. Il me dit que ce bracelet avait appartenu à son père, qui le lui avait donné lorsqu’il avait onze ans ; qu’il portait ce bracelet depuis plus de quarante ans, et que le pareil était à Pékin, entre les mains de sa femme. Il ajouta que son nom était gravé dans la paume d’une des mains en caractères mystérieux, et que si je voyageais en Chine, ses amis me recevraient comme leur frère en leur montrant ce signe. Dans le courant de la soirée, Ke-ying me dit qu’il espérait aller à Pékin dans trois ou quatre ans ; qu’alors il m’enverrait chercher, et que d’ici ce temps-la je devrais lui écrire si je restais en Chine ou si je retournais en Angleterre. Il ajouta que si l’Empereur me voyait, il me donnerait une plume de paon à deux yeux, la plus haute marque d’honneur en Chine, parce que j’avais une grande réputation dans ce pays. Nous nous levâmes de table et passâmes dans le salon. Je présentai à Son Excellence une très belle épée que j’ai fait apporter d’Angleterre par le lieutenant Malcolm[11] pour lui en faire cadeau. Ke-ying la reçut avec beaucoup de plaisir. Il la ceignit tout de suite et ne la voulut plus quitter jusqu’à son départ.

« Lorsqu’il me quitta, il jeta son pardessus sur mes épaules, en me disant que ce vêtement de soie avait été donné à son père par l’empereur Khian-Loung (mort en 1799).

« Le 26 juin, après la ratification du traité, qui fut suivie de salves d’artillerie et de feux de joie, Ke-ying vint chez moi pour dîner : il était encore tout étonné de la cérémonie. Plusieurs officiers chinois prirent part au repas avec beaucoup d’empressement. Ke-ying leur offrit de boire du vin, et comme on lui fit remarquer que cette boisson lui était défendue parce qu’il est affecté d’une maladie cutanée, il répondit : « Demain aura soin de lui, je suis trop heureux ce soir. » Alors, se retournant vers moi, il exprima son chagrin de ne pouvoir me faire comprendre ses secrets, et il dit à M. Morrisson (l’interprète) de m’expliquer que, s’il se grisait, je devrais lui fournir un lit pour la nuit.

« Lorsque le dîner fut fini, je proposai un grand toast à la santé de la reine d’Angleterre et de l’empereur de la Chine et à la continuation de la paix entre les deux puissances. Les officiers chinois se joignirent au toast avec beaucoup de plaisir. Je remarquai que Ke-ying était un peu musicien, car lorsque notre musique jouait quelque air national, je l’entendais fredonner et arranger les notes à ses airs nationaux. Je proposai alors de chanter ; Ke-ying commença aussitôt ; Kwang et Hieu-Ling (les deux autres commissaires) l’imitèrent, et tous les officiers suivirent, à leur tour. Nous nous séparâmes très-tard. Avant de nous quitter, Ke-ying et les deux commissaires commencèrent à jouer à pair ou non, en levant vivement leurs doigts. C’est là une partie qu’ils jouent presque toujours dans leurs réunions, et le perdant est forcé de boire un verre de vin. Ke-ying venait de jouer avec Hieu-Ling, et celui-ci avait perdu. Hieu-Ling remplit de vin un verre qui déjà était à moitié plein ; mais Ke-ying le força de le vider et d’en boire un autre pour sa perte. »

Le traité de Nankin est excessivement avantageux au commerce anglais. Il n’y a été nullement question de la vente de l’opium, ce qui pourtant avait été la cause unique de la guerre. Aussi, avonsnous vu que les revenus de cette branche de commerce se sont considérablement augmentés ; déjà, au mois de décembre 1842, le prix de la caisse d’opium s’était élevé de 2 250 fr. à 2 500. Les clauses du traité de commerce qui diminuent les droits d’entrée ne sont pas moins favorables aux étrangers. Ainsi, un vaisseau de six cents tonneaux qui, avant le traité, aurait payé pour droits de port 5 400 dollars (29 160 fr.), ne paie aujourd’hui que 450 dollars (2 420 fr.). La guerre de la Chine a donc été fort utile aux intérêts du commerce anglais, et le présent donne aux négociants de Londres une idée favorable de l’avenir.

Mais les Chinois respecteront-ils les traités conclus ? se soumettront-ils aux prétentions des barbares qui deviendront, sans nul doute, de plus en plus exigeants ? D’un jour à l’autre, dans un temps plus ou moins reculé, les deux peuples, nous le croyons, devront reprendre les armes. Les Anglais avouent eux-mêmes qu’il existe en Chine une haine profonde contre eux, surtout dans la classe élevée. Il arrivera d’ailleurs un moment où les habitants du Céleste Empire, nation si active et si intelligente, se rendront compte de leurs moyens de défense et battront leurs ennemis avec leurs propres armes. C’est un fait dont l’histoire nous offre plus d’un exemple. Instruits par leurs défaites et profitant des modèles qu’ils ont sous les yeux, les Chinois perfectionnent déjà leurs armes, leur marine. « Dans l’arsenal d’Amoy, dit un officier anglais, était une grande jonque à deux batteries, comme un vaisseau de 74, et presque prête à prendre la mer. Elle avait tous ses canons à bord, et ils étaient portés sur des affûts qui ressemblaient parfaitement au véritable affût marin. » L’Empereur a rendu récemment un édit pour engager tous ses sujets à s’exercer au tir et au maniement, des armes. Des inspections auront lieu à ce sujet dans tout l’Empire, et ceux qui se seront le plus distingués auront le précieux privilège de jouir de la vue de la face impériale. Malgré un calme apparent, il s’élève parfois de violents dissentiments entre les indigènes et les barbares ; il y a un an, à propos d’une querelle de matelots ivres, la factorerie britannique de Canton a été pillée et détruite.

Il faut ajouter que Tao-Kouang est vieux ; l’impératrice, femme d’un esprit distingué et qui avait une grande influence, est morte en 1859, et l’héritier du trône est un tout jeune homme. Il est possible qu’à la mort de Tao-Kouang des troubles éclatent dans l’Empire, et que la race chinoise prenne les armes contre la race tartare-mantchoue ; ce serait le signal de la reprise des hostilités contre les Anglais[12]. En attendant, tout est calme. L’Empereur a voulu se concilier l’affection du peuple en faisant remise des impôts de l’année aux provinces qui ont le plus souffert de la guerre, et les dernières nouvelles reçues de la Chine n’annoncent aucun changement. Sir Pottinger s’occupait seulement à maintenir le traité de commerce ; il venait de publier une ordonnance qui déclare illégal tout commerce fait au nord du 32e degré de latitude septentrionale, sous peine, pour le maximum, de la confiscation du navire et d’une amende de 10 000 dollars (environ 55 000 fr.), imposée au capitaine ou à l’armateur.

Le gouvernement français s’est préoccupé avec raison des événements qui se sont passés dans le Céleste Empire. Au mois de décembre 1843, une mission, composée de diplomates et de délégués du commerce, est partie pour explorer les pays de l’extrême Orient. Le chef de cette expédition, plutôt commerciale que politique, est M. de Lagréné, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du Roi des Français. On ignore encore les instructions de cette mission, mais comme il est probable qu’elle sera présentée à Tao-Kouang, il ne sera pas sans intérêt de connaître de quelle manière les ambassades étrangères sont reçues dans le Céleste Empire. C’est un tableau fort curieux des coutumes chinoises que nous empruntons à la Revue d’Orient.

« Dans le Rituel ou Cérémonial de l’ancienne dynastie des Tchéou (de 1134 à 256 avant notre ère), les hommes qui venaient de loin devaient observer le cérémonial qui est prescrit maintenant aux visiteurs et ambassadeurs étrangers. Tout ce qui était situé en dehors des neuf provinces[13], on le considérait comme étant encore en dedans des frontières. Chacune de ces populations, considérées ainsi comme dépendantes et vassales, faisait part à sa suzeraine, la Chine, de ce qu’elle avait, de plus rare et de plus précieux. Dès l’instant que l’instruction morale des familles et de l’État fut achevée, la doctrine concernant les barbares des quatre côtés (sse-i), qui viennent comme hôtes ou ambassadeurs de tous les royaumes maritimes ou continentaux situés au delà des confins de la Chine, fut confiée au ministère des Rites (Li-poù). Plus de cent ans se sont écoulés depuis que ce ministère reçut la mission impériale de réviser toute la doctrine concernant le cérémonial. Tout ce qui avait rapport aux formes extérieures et à l’étiquette fut soigneusement examiné et mis en harmonie avec le sujet ; on en retrancha et on y changeai ce qui parut nécessaire pour constituer convenablement le cérémonial des hôtes ou visiteurs étrangers, ainsi que la manière la plus convenable pour les fonctionnaires publics, les lettrés et le peuple, de se visiter entre eux. Le cérémonial spécial dont il est question ici est exposé dans les chapitres suivants :

Cérémonial concernant les tributs apportés à la Cour.

Voici le cérémonial concernant les tributs (koung) apportés à la cour. Tous les royaumes dépendants ou vassaux, situés sur les quatre régions barbares (des quatre côtés de l’empire chinois), à des époques déterminées pour payer leurs tributs, enverront leurs ambassadeurs (peï-tchin) présenter leurs lettres de créance et des présents, consistant en productions du pays. Pour se rendre à la cour, dans la capitale de l’Empire, les envoyés tributaires (koung-ssé) commencent par franchir la frontière. Si ce sont, des envoyés de la Corée, deux fonctionnaires ou employés du ministère des Rites, instruits dans la langue et l’usage des Coréens, iront au devant d’eux et les accompagneront à la ville impériale de Ching-King ou Moukden.

Si ce sont des envoyés de Tounquin, des îles Liéou-kiéou, d’Ava, de Siam, de la Hollande, des îles Philippines ou de la Cochinchine, on surveillera attentivement les routes par lesquelles passeront les tributs de tous ces royaumes. Le gouverneur ou le lieutenant-gouverneur de la province frontière dépêchera un mandarin, employé assistant pour ses connaissances variées, pour aller à leur rencontre jusqu’à la frontière. Si ce sont des envoyés de l’Océan occidental (l’Europe), l’un des directeurs de l’intendance de la maison impériale (neï wou-fou), avec l’un des Occidentaux ou Européens qui remplissent les fonctions d’astronomes à l’observatoire impérial de Pékin, iront au-devant des ambassadeurs jusqu’à Kouang-toung (Canton). Ils seront munis l’un et l’autre de mandats sur les établissements de postes du gouvernement par où les envoyés doivent passer pour traverser le pays. Les chefs de ces établissements seront obligés de tenir dans leurs campements et leurs hôtelleries, à la disposition des envoyés, des provisions de bouche et autres, des chars, des bateliers et des chevaux. Pendant la marche de chaque journée, par terre ou par eau, à chaque station militaire que l’on rencontrera, les officiers et les soldats préposés à la garde des envoyés se remplaceront successivement jusqu’à l’arrivée sur le territoire de la ville capitale de Pékin. Le ministère ou tribunal des Rites (Li-poù) déterminera à l’avance tout ce qui devra concerner la marche de l’ambassade. Le ministère des travaux publics (koung-poù) aura soin de préparer pour elle un logement convenable et décoré pour sa destination. Il aura soin aussi de lui procurer tous les meubles et ustensiles propres à son usage, ainsi que le bois à brider et le charbon dont elle pourra avoir besoin. Le ministère des finances (hou-poù) la pourvoira de maïs ou de blé d’Inde, de fourrages et de plantes légumineuses. L’intendance des approvisionnements de la maison impériale la pourvoira de bestiaux, de poissons, de vins ou liqueurs spiritueuses, de sirops, d’herbes potagères, de fruits et de tout ce qui dépend de cette administration. Le commandant en chef des troupes de Pékin et des dignitaires de quatrième rang (chao-king) de la chambre des interprètes pour les quatre points cardinaux, ainsi que de la cour de l’étiquette du palais, feront et prescriront soigneusement tout ce qui dépendra de leur ressort, de près ou de loin ; ils entreront dans l’hôtel de l’ambassade pour, selon les circonstances, surveiller et contenir leurs hommes et la foule, aussi bien que pour leur distribuer également le boire et le manger. Voilà pour la réception des arrivants.


Présentation des lettres de créance, des tributs
et des productions du pays.

Les ambassadeurs tributaires se rendent à l’hôtel qui leur est destiné, et après quelques jours de repos ils se munissent des produits de leurs pays, ainsi que de leurs lettres de créance, et, accompagnés des officiers de leur suite, des secrétaires et attachés de l’ambassade, chacun d’eux revêtu des habits de cour de leur royaume, ils se rendent au palais pour attendre la présentation des lettres de créance. L’un des maîtres des cérémonies du ministère des Rites placera la table destinée à recevoir les lettres de créance au milieu de la salle, dans laquelle les officiers du palais se réuniront revêtus de leurs habits de cour ou de celui de leur dignité. Conformément aux dispositions prises et à l’avis qui leur sera donné, les ambassadeurs tributaires s’avanceront ensuite jusque dans la cour publique, en entrant par la porte de corne de gauche ; et toute leur suite se rangera à leur gauche en se tenant révérencieusement debout. Le premier de l’ambassade, qui doit présenter respectueusement les lettres de créance, précède toute la députation ; le second de l’ambassade le suit immédiatement ; tous les fonctionnaires de la suite viennent après. L’un des vice-présidents du ministère des Rites sort de l’intérieur et se rend près de la table, au côté gauche de laquelle il reste debout. Deux maîtres des cérémonies du même ministère, deux hérauts d’armes ou huissiers de la cour de l’étiquette du palais, se placeront séparément au midi des colonnades de droite et de gauche. Revêtu de ses habits de cour, le grand-maréchal (king) du palais montera le premier dans la salle et se tiendra debout, à droite du héraut d’armes de la colonnade de gauche. Ce héraut d’armes, élevant la voix, apportera les lettres de créance. Deux officiers de l’intendance des hôtes étrangers introduiront l’ambassadeur tributaire en lui faisant monter les degrés pour se rendre dans la salle, où il restera debout ; l’ambassadeur en second le suivra, et se tiendra debout derrière, à quelque distance ; les autres attachés à l’ambassade se rangeront à la suite en se tenant également debout.

Le héraut criera : « Agenouillez-vous ! » (koùeï). L’ambassadeur tributaire et toute sa suite s’agenouilleront. Le héraut, criera : « Prenez vos lettres de créance ! » (tsie piào) l’ambassadeur en premier saisira la lettre de créance. Le grand-maréchal du palais la prendra respectueusement de ses mains pour la remettre à l’un des vice-présidents du ministère des Rites. Ce vice-président recevra la lettre de créance, la placera sur la table et retournera vers le trône. Le héraut criera successivement : « Prosternez-vous ! » (khéou) ; « relevez-vous ! » (hing). L’ambassadeur en premier et toute sa suite accompliront le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements[14], et, s’étant relevés, les officiers de l’intendance des hôtes étrangers les reconduiront ; le grand-maréchal du palais, conformément à l’ordre de ses fonctions, les accompagnera jusqu’à leur sortie. Les maîtres des cérémonies du ministère des Rites porteront la lettre de créance au conseil privé (neï kho), où ils attendront l’ordre que Sa Majesté impériale fera transmettre au ministère des Rites, relativement à la destination et à l’usage qui devront être faits des objets apportés par l’ambassade.

Voilà ce qui concerne la présentation des lettres de créance, des tributs et des productions du pays.


Audience solennelle de l’Empereur.

La cérémonie de la présentation des lettres de créance de la part des ambassadeurs tributaires étant terminée, ceux-ci sont conduits révérencieusement dans la grande cour du palais. L’Empereur, revêtu de ses habits de cour ordinaire, descend dans la grande salle d’audience de la suprême concorde, où tous les ministres et les grands fonctionnaires de l’État se réuniront pour accomplir les cérémonies prescrites, Ces cérémonies terminées, les officiers de l’intendance des hôtes étrangers introduiront l’ambassadeur tributaire, avec tous les officiers de sa suite. Parvenus à l’occident du vestibule de vermillon, les fonctions des officiers de l’intendance des hôtes étrangers cessent. Les hérauts du palais sont avertis, et se présentent pour faire exécuter le cérémonial prescrit. Ils crient : « La faveur impériale vous permet de vous asseoir ! la faveur impériale vous accorde du thé ! » Selon qu’il est convenable alors, et si ce n’est pas une réception de cour périodique ou annuelle, le ministère des Rites délibère et fixe le jour de la réception officielle. Il en est fait part à l’Empereur, qui est prié de vouloir bien accorder cette audience. Le grand-maréchal du palais impérial prépare tout pour la cérémonie en donnant les ordres nécessaires, et en prévenant l’ambassadeur tributaire, avec ses interprètes, de se préparer, par des répétions, à exécuter le cérémonial prescrit.

Le jour de l’audience arrivé, l’ambassadeur tributaire, conformément aux dispositions prises, vêtu des habits officiels ou publics (koûng fou) de son pays, les interprètes, revêtus de leurs habits supplémentaires d’interprètes, se rendent à l’extérieur de la porte du palais, où ils attendent avec respect qu’on les introduise.

L’Empereur, vêtu de ses habits ordinaires (tchang fou)[15], se rend alors à la salle d’audience, où se trouvent réunis les grands officiers du palais et la garde impériale, commandée à cet effet. Les grands officiers du palais et la garde impériale sont rangés debout à droite et à gauche, selon l’usage constant et habituel. L’un des présidents[16] du ministère des Rites, revêtu de ses habits de cour extraordinaires, à dragons brodés, entre en conduisant, l’ambassadeur tributaire. Les interprètes entrent à la suite. Arrivés à l’occident du vestibule de vermillon, ils accomplissent le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements. Ce cérémonial étant accompli, on conduit l’ambassadeur vers la salle d’audience, en lui faisant monter les degrés par le côté occidental[17]. Arrivé à l’extérieur de la porte de la salle ou du pavillon du trône, il s’agenouille. L’Empereur daigne alors faire connaître son auguste volonté, et il interroge l’ambassadeur par des paroles bienveillantes et gracieuses. Le président du ministère des Rites reçoit les questions et les transmet ; les interprètes les traduisent et les expliquent à l’ambassadeur tributaire. L’ambassadeur y répond ; les interprètes traduisent ses paroles ; le président du ministère des Rites les rend à l’Empereur. Ce cérémonial terminé, on se lève ; on dirige l’ambassadeur en le faisant descendre par le côté occidental. Étant sorti, on le reconduit ; et, s’il veut attendre, on lui procure le divertissement du spectacle. Voilà le cérémonial de cette journée.

Lorsque l’Empereur se rend à la salle d’audience, il est accompagné de la garde impériale, comme il a été dit précédemment. Les premiers ministres appelés à délibérer sur les affaires du gouvernement, avec les commandants des huit bannières, tous revêtus de leurs habits de cour extraordinaires, à dragons brodés, entrent dans la salle d’audience, et prennent place sur les côtés en se tenant debout. Le président du ministère des Rites conduit l’ambassadeur tributaire, lequel, arrivé à l’occident du vestibule de vermillon, accomplit le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements. Lorsqu’il s’est relevé, on le conduit en le faisant monter dans la salle d’audience par le côté occidental. Il entre dans la salle d’audience par la porte de droite, et se tient debout à l’extrémité de la file des premiers ministres d’État de l’aile droite. Les interprètes entrent à la suite. Des aliments sont placés derrière eux.

L’Empereur ayant accordé la faveur de s’asseoir, les commandants supérieurs de la garde impériale, les grands officiers du palais, les premiers ministres d’État appelés aux délibérations du conseil, les généraux commandants en chef des huit bannières, les généraux en second, le président du ministère des Rites, s’approchent du trône, devant lequel ils font un prosternement ; puis ils s’asseoient, en ordre sur des sièges qui leur sont destinés. L’ambassadeur tributaire les suit ; il s’agenouille, se prosterne, puis s’assied ; c’est alors que la faveur impériale accorde le thé. Le premier échanson pour le thé le présente à l’Empereur : toute l’assemblée se met à genoux et se prosterne. Les gardes du palais l’ont le tour de la salle en présentant le thé aux premiers ministres et à l’ambassadeur tributaire. Tous s’agenouillent en recevant ce thé, et font un prosternement ; puis ils se rasseoient. Le thé étant bu, ils s’agenouillent, de nouveau, et font un prosternement comme en commençant.

L’Empereur daigne manifester alors ses volontés (littéralement fait descendre ses ordres), en adressant a l’ambassadeur des questions pleines d’aménité et ; de bienveillance. L’ambassadeur tributaire s’agenouille, et prête l’oreille avec attention, afin de pouvoir répondre à Sa Majesté. Le président du ministère des Rites recueille toutes les questions faites par l’Empereur, et les transmet à l’ambassadeur. Les interprètes traduisent les paroles de l’un et de l’autre, comme il a été dit précédemment. Le cérémonial terminé, le président du ministère des Rites reconduit l’ambassadeur jusqu’au dehors du palais. Arrivés au secrétariat de la cour, le président reçoit communication des ordres de l’Empereur et des faveurs accordées par lui à l’ambassadeur tributaire. La collation terminée dans la salle destinée à cet usage, le grand-maréchal du palais reconduit, l’ambassadeur en se conformant aux dispositions prescrites.

Après quelques jours de repos, les étrangers sont invités à se rendre en dehors de la porte du sud pour remercier l’Empereur des faveurs qu’il leur a accordées. Un huissier de la chambre de l’étiquette de la cour les introduit par séries. Les envoyés tributaires, arrivés à l’occident du vestibule de vermillon, le visage tourné vers le nord, accompliront le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements, selon qu’il est prescrit, puis ils s’en retourneront. Voilà ce qui concerne l’audience solennelle de l’Empereur.


Remise des présents par l’Empereur.

Le cérémonial concernant, les tributs apportés à la cour ayant été accompli, le référendaire du ministère des Rites demande à ce que des dons soient conférés aux rois vassaux qui ont envoyé la députation, et qu’en même temps des faveurs spéciales soient accordées aux ambassadeurs tributaires, ainsi qu’aux attachés à l’ambassade et à toutes les personnes de la suite : en conséquence, il obtient à ce sujet, un ordre de l’Empereur pour faire transporter par chaque surintendant spécial tous les objets qui devront être offerts dans le local destiné à cet usage ; et le jour où l’ambassade prendra congé, les surintendants ayant tout disposé, selon l’usage prescrit, la distribution des présents et des faveurs accordées par l’Empereur se fera à gauche de la rue extérieure de la porte méridionale. Les peaux, les étoffes de soie unie, les toiles, les pièces de taffetas, les pékin (métaux blancs) sont disposés en ordre sur une table ; les chevaux sont rangés dans une salle, ainsi que les selles, les rênes, et tout ce qui concerne leur harnachement. Le grand-maréchal du palais, revêtu de ses habits de cour, est présent. Conformément aux dispositions prises, l’ambassadeur tributaire et tous les attachés de sa suite, chacun revêtu des habits de cour de son pays, passent par la porte du long repos de l’orient, par la porte du repos céleste, par la porte du vrai principe, et arrivent devant le secrétariat de la cour de l’ouest. Le visage tourné vers l’orient, ils se tiennent là debout, rangés en ordre, et attendant tranquillement d’être introduits. Un des vice-présidents du ministère des Rites se tient là debout au côté sud de la table, la face tournée vers l’occident. Le directeur-général de l’intendance des hôtes étrangers se tient debout, à sa suite. Quatre historiographes impériaux, deux hérauts de la cour du cérémonial ou de l’étiquette, se tiennent debout, partagés à droite et à gauche de la rue impériale, la face tournée à l’orient et à l’occident. Deux huissiers se tiennent debout au nord de l’ambassadeur tributaire, la face tournée à l’orient. Tout le monde, indistinctement, est revêtu de ses habits de cour. Des hérauts d’armes, faisant retentir leur voix, des officiers de police et des huissiers, conduisent l’ambassadeur tributaire jusque dans l’intérieur du vestibule de vermillon de l’ouest ; là, ces officiers se placent au second rang, la face tournée au nord, et se penchant vers l’orient. Les hérauts d’armes s’avancent ; tout le monde s’avance à leur suite. Les hérauts d’armes crient : « Agenouillez-vous ! (koùeï) ; prosternez-vous ! (khéou) ; relevez-vous ! » (hing) ; alors on accomplit le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements. Ce cérémonial achevé, le directeur-général de l’intendance des hôtes étrangers remet aux rois vassaux les dons et les présents de l’Empereur. Comme antérieurement, lorsque l’ambassadeur tributaire a présenté les tributs (hoùng) envoyés par son souverain, il s’agenouille pour recevoir les présents de l’Empereur. D’autres présents sont distribués à la ronde à toute la suite de l’ambassade, c’est-à-dire qu’après le don des présents gracieux de l’Empereur destinés au roi qui a envoyé l’ambassade, il en est donné en second lieu à l’ambassadeur tributaire, ainsi qu’à tous les officiers ou attachés de l’ambassade, et à toutes les personnes de la suite. Pendant que le directeur-général de l’intendance des hôtes étrangers offre et distribue ces présents, chacun s’agenouille en les recevant ; la distribution faite, le héraut d’armes crie : « Prosternez-vous ! (koùeï) : relevez-vous ! » (hing). On répète le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements, puis on se relève. Ensuite, l’ambassade est reconduite. Le grand-maréchal du palais, conformément à ses instructions, accompagne l’ambassadeur tributaire, les attachés et les personnes de sa suite, jusqu’à leur sortie. Des faveurs spéciales de l’Empereur sont accordées au ministère des Rites, selon qu’il est convenable, et chacun s’en retourne. Voilà le cérémonial de la remise des présents conférés par l’Empereur.


Reconduite de l’ambassade.

Les affaires de l’ambassadeur tributaire étant terminées, il se dispose à retourner dans son pays. L’intendance des provisions de la cour le pourvoit de bestiaux, de vins, de fruits et de légumes. L’un des vice-présidents du ministère des Rites fait garnir de nattes de bambous, et de tout ce qui est nécessaire pour se reposer, les hôtelleries dans lesquelles l’ambassadeur et sa suite s’arrêteront ; le tout conformément à l’usage du ministère. Si ce sont, des ambassadeurs de la Corée ou du Tounquin, ils seront accompagnés, à leur départ, jusqu’à leur sortie de la frontière, comme on a envoyé au-devant d’eux, aussi jusqu’à la frontière, des mandarins pour les recevoir et les accompagner à la cour. Si ce sont des ambassadeurs de la Cochinchine, des îles Liéou-kiéou, d’Ava, de Siam, de la Hollande, des îles Philippines, ils seront accompagnés et reconduits par l’un des directeurs du ministère des Rites, chargé de rendre compte à l’Empereur du résultat de sa mission. Si ce sont des ambassadeurs européens, deux fonctionnaires, ou mandarins, natifs de leur pays, et préposés antérieurement pour aller à leur rencontre, leur fourniront des mandats sur les postes et les relais du gouvernement dont ils pourront avoir besoin, et, dans leur marche par terre ou par eau, ils leur procureront des hôtelleries, des chars et des bateaux, le boire et le manger. Les mandarins civils et les mandarins militaires veilleront à la sûreté de leur marche. On observera le même cérémonial qu’à l’arrivée des tributs, protégés sur toutes les routes où ils passent pour se rendre à leur destination. Les présents gracieux de l’Empereur seront sous la surveillance d’un employé de l’intendance des routes, qui conformera ses instructions à celles du ministère des Rites. Un grand mandarin, préposé par le lieutenant-gouverneur de chaque province, chargera plusieurs autres mandarins de conduire et d’accompagner l’ambassade jusqu’à sa sortie de la frontière. Les mandarins qui auront accompagné l’ambassade, leur mission terminée, se rendront à la cour pour rendre compte de leur mandat. Voilà le cérémonial qui concerne la reconduite des ambassadeurs. »


Ce curieux document, dont le traducteur a reproduit toute l’originalité, dépeint fort bien le caractère des Chinois, qui sont attachés, plus qu’aucun peuple, aux règles minutieuses du cérémonial et de l’étiquette. Du reste, comme on l’a vu, ce cérémonial n’est nullement avilissant, il est simplement ennuyeux ; mais les Chinois exigent qu’il soit observé parce qu’à leurs yeux la dignité impériale est la plus haute dont un homme puisse être revêtu. Cette idée est le principe fondamental de leur gouvernement.

Nous allons examiner maintenant plus en détail les lois, les mœurs et les coutumes du Céleste Empire. On verra que si le peuple chinois a été peut-être trop vanté par les missionnaires, il a été traité trop légèrement par des écrivains superficiels qui n’ont vu que la forme et non le fond, et se sont étonnés de trouver à l’extrémité de l’Asie des institutions et des mœurs différentes de celles de la France et de l’Angleterre.


III.
Gouvernement et Religions des Chinois.


Gouvernement.


Tous les auteurs du siècle dernier qui ont écrit sur la Chine, Montesquieu et Voltaire entre autres, se sont singulièrement abusés sur le caractère des institutions de ce pays. Les uns ont cru y trouver un despotisme sans entraves, agissant à son gré, le plus souvent sans intelligence ; d’autres ont prétendu que les Chinois, peuple inerte et endormi depuis bien des siècles, étaient soumis à des lois ridicules ou dégradantes. On a pu voir déjà combien est fausse cette dernière assertion. Les habitants du Céleste Empire ne sont pas restés immobiles, comme on le répète sans cesse ; ils ont plus d’une fois changé leur gouvernement et modifié leurs institutions. Mais quelque vicieuse que soit encore sur plusieurs points leur constitution, ils ne croient pas devoir, et cela avec raison, la réformer à chaque instant. Un de leurs philosophes a dit : « Malheureux les peuples qui ont de méchantes lois et qui ne les changent pas ; plus malheureux ceux qui en ont de supportables et qui ne savent pas les garder. » Quant au prétendu despotisme qui pèserait sur la Chine, nous allons voir que c’est une idée excessivement fausse, quoique, fort accréditée.

L’Empereur a un pouvoir absolu, il est vrai. Il dispose à son gré des finances et des charges, il punit ou récompense, fait la guerre ou la paix. Il peut choisir pour héritier celui de ses enfants qu’il préfère, et même il est libre de prendre son successeur hors de sa famille. Mais cette puissance absolue est sagement pondérée. C’est ce qu’a fait remarquer le premier un des plus savants orientalistes dont s’honore la France. « L’empereur de la Chine, dit M. Abel Rémusat, est le fils du ciel, et quand on approche de son trône, on frappe neuf fois la terre du front ; mais il ne peut choisir un sous-préfet que sur une liste de candidats dressée par les lettrés ; et s’il négligeait, le jour d’une éclipse, de jeûner et de reconnaître publiquement les fautes de son ministère, cent mille pamphlets autorisés par la loi viendraient lui tracer ses devoirs et le rappeler à l’observation des usages antiques. »

Les Chinois ont le plus grand respect pour leur souverain, qu’ils regardent comme leur père. Mais aussi ils exigent qu’il remplisse avec zèle les devoirs imposés par ses hautes fonctions. « Pourquoi est-il au-dessus de nous, disent-ils ? n’est-ce pas pour nous servir de père et de mère ? » L’Empereur doit donc veiller sans cesse au bien-être de la grande famille. Il y a un proverbe chinois qui dit : « Quand les sabres sont rouillés et les bêches luisantes, les prisons vides et les greniers pleins, les degrés des temples couverts de boue et les cours des tribunaux remplies d’herbes, les médecins à pied et les boulangers à cheval, qu’il y a beaucoup de vieillards et beaucoup d’enfants, l’Empire est bien gouverné. » Si le souverain néglige ses devoirs, il tombe dans le mépris, et il arrive souvent que ses sujets le renversent du trône. Nous avons vu, dans l’histoire de la Chine, plusieurs exemples de ces révolutions.

Chaque province ? de L’Empire est gouvernée par un vice-roi qui est secondé par un conseil souverain. Dans chaque capitale sont deux tribunaux, l’un pour les affaires civiles, l’autre pour les affaires criminelles ; leurs décisions sont soumises au grand conseil. Les autres villes n’ont ordinairement qu’un tribunal subordonné aux deux cours de la capitale. Toutes ces juridictions dépendent de l’administration centrale établie à Pékin, et se composent de six cours souveraines (ministères). La première, dépositaire des sceaux de l’Empire, est chargée de surveiller la conduite des magistrats et d’avertir l’Empereur toutes les fois qu’un office vient à être vacant. La seconde a la direction des finances. La troisième, le tribunal des Rites, veille à l’observation du cérémonial antique dans les fêtes religieuses, la réception des ambassades, etc. La quatrième a le département de la guerre. Les affaires criminelles sont du ressort de la cinquième, qui, jugeant en dernier ressort toutes les causes capitales, ressemble à notre cour de cassation. La sixième cour est chargée du département des travaux publics et de celui de la marine. Chacune de ces grandes juridictions se subdivise en plusieurs classes. Toutes sont subordonnées au Conseil de l’Empereur, composé de mandarins de première classe et présidé par le souverain lui-même. Ce conseil décide en dernier ressort pour les affaires les plus importantes, et ses arrêts sont sans appel.

Les mandarins sont sans cesse surveillés, et, l’Empereur est averti de leur moindre négligence. Dans chaque cour souveraine, dans chaque tribunal, un officier est chargé spécialement de rendre compte de la conduite et des travaux des magistrats. En outre, des visiteurs extraordinaires font souvent, une inspection générale, et souvent l’Empereur parcourt lui-même les provinces pour examiner de plus près l’administration des vice-rois, et recevoir les plaintes et les réclamations du peuple. Les requêtes et mémoires adressés à l’Empereur, soit au sujet de sa propre conduite, soit contre les actes de ses agents, sont examinés dans le conseil suprême, et reçoivent toujours une réponse. De trois en trois ans, les vice-rois adressent à Pékin la liste des mandarins chargés d’emplois civils ou militaires avec des notes sur leurs qualités ou leurs défauts, leur bonne ou leur mauvaise administration. L’Empereur se fait rendre compte de ce travail et punit ou récompense les mandarins, en les abaissant ou en les élevant d’une classe à une autre, souvent même en les privant de leurs emplois ou en leur infligeant des peines fort graves. Les ordres du chef de l’État, ainsi que les nouveaux édits, et enfin tous les actes officiels sont insérés dans le Moniteur impérial qui paraît tous les jours aux frais de l’État, sous le titre de Gazette de Pékin.


Les mandarins[18] civils, sur lesquels roule le gouvernement politique, sont désignés sous le nom de lettrés. Ce sont des savants qui, après plusieurs examens, sont parvenus au grade de docteur ; j’expliquerai plus tard en quoi consiste ce cours d’études. Les mandarins des lettres, au nombre de treize à quatorze mille, sont partagés en neuf classes ; ceux des premiers ordres exercent les principaux emplois de l’Empire. C’est parmi eux qu’on choisit les ministres d’État, les officiers des cours souveraines, les vice-rois, les gouverneurs des grandes villes, les trésoriers-généraux des provinces, etc. Les mandarins des autres classes sont soumis aux premiers, qui peuvent même leur faire donner la bastonnade ; ils exercent les emplois inférieurs de magistrature et de finance et ont le commandement des petites villes. Cette curieuse institution d’une oligarchie littéraire, sur laquelle reposent tous les soins de l’administration, a frappé d’admiration des savants qui ont écrit sur la Chine. « Ces lettrés, dit Abel Rémusat, forment une association perpétuelle qui se recrute indistinctement dans tous les rangs de la nation, et c’est entre les mains de cette association que résident proprement la force publique et le gouvernement de l’État. C’est au moyen de cette institution si singulière et si peu connue qu’on a résolu le problème d’une monarchie sans aristocratie héréditaire, offrant des distinctions sans privilèges, où toutes les places et tous les honneurs sont, en quelque sorte, donnés au concours, et où chacun peut prétendre à tout, sans que, pour cela, l’intrigue et l’ambition y causent plus de troubles ou de malheurs qu’en aucun autre lieu du monde. » Ailleurs, il s’extasie avec raison sur le spectacle nouveau que présentent des gens de lettres d’accord entre eux et s’entendant paisiblement pour assurer la subsistance de deux ou trois cent millions d’hommes.

Les mandarins lettrés sont aussi respectés que l’Empereur dont ils sont les représentants. Lorsqu’ils président un tribunal, le peuple leur parle à genoux. Outre leur magnifique costume qui impose toujours à la multitude, ils ne paraissent en public que portés dans une chaise dorée et entourée de leurs officiers qui éloignent la foule. Mais ils achètent la considération dont ils jouissent par un travail continuel. Un mandarin doit être accessible, non-seulement aux heures d’audience, mais à toute heure du jour et de la nuit. Sa maison est toujours ouverte ; on n’a qu’à frapper sur une grosse cymbale suspendue à la porte, et à ce signal le juge donne audience. Chaque mois, il doit assembler le peuple et lui développer quelque précepte de morale. Les lois interdisent aux mandarins les plaisirs en public ; mais ils s’en dédommagent souvent dans l’intérieur de leurs résidences. Dans aucun gouvernement de l’Europe les agents du pouvoir ne sont soumis à une surveillance aussi grande, ni menacés d’une plus prompte disgrâce. S’il se commet un vol ou un meurtre dans le département d’un mandarin, ce magistrat est obligé d’en découvrir l’auteur, sous peine de perdre son emploi ; si c’est un crime horrible, tel que le parricide, tous les mandarins du département sont dégradés. Qu’un soulèvement éclate dans une province, et le vice-roi en est responsable. « C’est sa faute, dit-on, il a opprimé les peuples ou il les a laissé opprimer par ses lieutenants. Quand un peuple est gouverné par des maîtres équitables, il n’est point tenté de secouer le joug. » Nous avons vu que pendant la guerre de la Chine, les mandarins civils et militaires, coupables de n’avoir pu résister aux forces imposantes des Anglais, étaient disgraciés, on comparaissaient devant la cour des peines à Pékin. Le haut-commissaire Lin et le ministre Kea-Shen durent rendre compte des troubles qu’ils avaient causes. Chaque jour, la Gazette officielle enregistrait les paroles de blâme ou de félicitation prononcées par l’Empereur. Nous lisons au bas d’une dépêche du gouverneur de Ché-kiang : « Le général a eu tort de ne pas renforcer la garnison de Chusan ; en conséquence, l’Empereur condamne le dit officier à perdre son bouton[19] Cependant, en considération de ses bons services, et partie que les boulets des vaisseaux barbares tombaient comme des montagnes, la générosité impériale le maintient dans son commandement afin de lui laisser l’occasion de réparer sa faute par d’éclatants services. »

L’administration militaire est confiée aux mandarins de guerre, divisés en plusieurs classes et soumis à la haute juridiction de la quatrième cour souveraine de Pékin. On compte jusqu’à dix-huit mille mandarins qui remplissent les grades depuis celui de général en chef jusqu’au grade de sergent. Ces officiers sont pris également dans les deux nations tartare et chinoise ; les Chinois composent la majorité du nombre des soldats. Ce mélange des deux races se retrouve dans toutes les administrations de l’Empire, Dans l’armée comme dans les carrières civiles, les emplois les plus élevés n’appartiennent qu’au mérite. Ainsi, tous les officiers ont été simples soldats, et doivent se distinguer dans les concours annuels pour obtenir de l’avancement.


L’uniforme des soldats dépend de la fantaisie de chacun ; la veste est ordinairement faite d’étoffe de coton bleu clair doublée de rouge, ou bien rouge bordée de blanc. La tunique ou vêtement de dessous descend jusqu’aux genoux ; elle est le plus souvent de couleur bleue. Le nom du régiment est écrit sur le dos et sur la poitrine avec quelque devise menaçante pour effrayer l’ennemi. La coiffure est ordinairement un bonnet conique lait de tige de bambou et sur lequel est peinte une paire d’yeux énormes et terribles. Les boucliers portent également la figure d’un diable ou de quelque animal fantastique ; ces dessins sont censés devoir jeter l’épouvante dans l’armée ennemie. Les armes sont des fusils à mèche, des lances, des arcs et des épées doubles. Les Tartares et les Chinois se servent fort habilement de la lance et de l’arc, mais ils ne sont pas aussi heureux avec les fusils à mèche. La négligence avec laquelle ils manient leurs munitions est souvent fatale au soldat ; la mèche communique le feu à ses habits de coton ou à sa cartouchière qu’il porte sur la poitrine dans un étui de coton ou de cuir.

L’armée est répartie en huit divisions, distinguées chacune par la couleur de son drapeau ; la couleur jaune ou impériale est celle des troupes d’élite des Tartares ; puis, viennent le blanc, le rouge et le bleu ; les quatre autres drapeaux portent les mêmes couleurs, mais ils sont entourés d’une bordure de couleur différente. Chaque étendard tartare doit réunir autour de lui dix mille hommes. Les soldats chinois ont un drapeau vert. À chaque régiment, fort de quarante compagnies de 25 hommes chacune, est attaché un petit corps de cavalerie. On ne connaît pas au juste le nombre de soldats dont se compose l’armée chinoise ; on sait seulement que la garde impériale, composée exclusivement de Tartares, est forte de 23 000 hommes d’infanterie et de 3 000 cavaliers.

À l’âge de soixante ans, les soldats prennent leur retraite et ont droit à une pension égale à la moitié de leur solde. La paye des soldats tartares et chinois n’est pas la même : le Tartare reçoit 15 fr. par mois et une ration de riz ; le Chinois, 12 fr., sans la ration. Les troupes sont payées fort irrégulièrement, et quand on les fait trop attendre elles se révoltent contre leurs généraux. « Les troupes tartares réunies au Bogue, dit M. Mackensie, nous donnèrent un exemple de ces mouvements tumultueux ; après avoir vidé la caisse militaire, les soldats forcèrent leur général à engager ses habits chez un prêteur sur gages pour leur donner de l’argent. »

Les Chinois ont fait preuve de courage dans leur guerre contre les Anglais, mais leur armée est mal organisée. D’ailleurs, ils sont fort arriérés dans la science de l’artillerie quoiqu’ils la connaissent depuis longtemps. Les affûts des canons sont trop lourds pour qu’on puisse bien pointer, et la poudre est détestable. Pour défendre l’entrée de leurs forts qui, malgré l’épaisseur des murs, sont peu redoutables, ils emploient une espèce de grenade qu’on lance à la main ; elle est faite de terre cuite et remplie d’une composition que l’eau ne peut éteindre.

La marine chinoise est également fort imparfaite ; elle se divise en marine de mer et marine de rivière, et est commandée par des chumpins (amiraux). Les barques de commerce, dont quelques-unes sont très-élégantes, couvrent les rivières ; à Nankin, à Pékin et dans d’autres grandes villes, il y a une infinité de gens qui n’ont point d’autre habitation que ces barques. À Canton, cette population maritime dépasse, dit-on, 50 000 âmes. Les jonques (bateaux) de guerre et les gros vaisseaux ne sont, à vrai dire, que de grandes barques, lourdes et manœuvrant avec peine. Outre leurs batteries, elles portent sur l’arrière des filets qu’on jette sur les embarcations qui veulent donner l’abordage ; quand cette opération est faite avec adresse, dit un écrivain, les canots ou les hommes qui sont pris dans le filet ne peuvent plus bouger.

Nous terminerons par quelques détails sur l’administration des finances et sur celle de la justice. Rien n’est plus simple que la levée des impôts en Chine. Depuis vingt ans jusqu’à soixante, chaque citoyen paie un tribut personnel, proportionné à sa fortune et à ses ressources. Ainsi, chaque année, les champs sont mesurés, vers le temps de la moisson ; on sait ce qu’ils doivent rapporter, et là-dessus on règle le tribut. Les récalcitrants ne sont point punis par la confiscation de leurs biens, mais condamnés à la bastonnade ou à la prison. Dans certains cas, on envoie chez eux des pauvres et des vieillards qui y vivent à discrétion jusqu’à ce que l’Empereur soit payé. L’impôt s’acquitte partie en argent, partie en grain, en sel, en charbon, etc., partie en étoffes et autres marchandises. Selon les calculs d’un missionnaire qui est resté longtemps en Chine, ces différentes contributions, évaluées en argent, peuvent s’élever à la somme d’un milliard. Une partie des denrées est distribuée aux officiers du palais, aux mandarins, aux soldats et à une multitude de vieillards et de pauvres qui sont à la charge de l’État. S’il faut en croire un écrivain du dernier siècle, l’Empereur nourrirait journellement plus d’un million d’hommes. Les principaux magistrats de chaque ville sont chargés de lever cet impôt qui est envoyé au ministre des finances par le trésorier-général de la province.

La justice est fort expéditive en Chine ; il n’y a point d’avocats, ni d’avoués. Chacun plaide sa cause devant le mandarin qui rend aussitôt son jugement pour les affaires civiles ; la quatrième cour souveraine de Pékin, ministère de la justice et de la guerre, est chargée des causes capitales. Les supplices en usage pour les grands crimes sont la strangulation et la décapitation. Les exécutions ont lieu ordinairement sur les places publiques : le bourreau est considéré comme un personnage de distinction, il porte la ceinture jaune, ornement distinctif des princes du sang. La bastonnade et le fouet sont les châtiments les plus ordinaires ; ils n’impriment aucune flétrissure, et les mandarins eux-mêmes y sont exposés. Le patient reçoit de vingt à cent coups ; quand l’exécution est terminée, il doit se prosterner aux pieds du juge et le remercier. Un autre châtiment assez en usage est celui de la cangue. C’est un carcan composé de deux tables de bois, épaisses d’à peu près 16 centimètres, et larges d’environ 64 centimètres carrés. Ces tables sont échancrées et on les assemble par de fortes chevilles sur les épaules du patient qui ne peut voir ainsi ses pieds, ni porter la main à sa bouche. Cet instrument incommode, qui pèse ordinairement 50 à 60 livres, ne le quitte ni jour ni nuit ; et pour qu’on ne soit pas tenté d’enlever les chevilles, elles sont couvertes de bandes de papier marquées du sceau impérial. Quelquefois on condamne le coupable à porter la cangue plusieurs mois, et à se montrer ainsi tous les jours dans les marchés ou à la porte des temples. Les prisons chinoises sont tenues avec soin. L’État ne nourrit point les détenus, mais on leur permet de travailler pour gagner leur vie. Quand un prisonnier vient à mourir, son corps ne passe point par la grande porte de la prison, mais par une ouverture pratiquée dans l’épaisseur du premier mur et qui ne sert qu’à cet usage. De là l’imprécation des Chinois : « Puisses-tu passer par le trou de la prison ! »

Le gouvernement de la Chine a pour base deux lois fondamentales : l’obéissance due à l’Empereur et le respect envers la famille.

La rébellion est considérée comme un parricide et punie de mort ; tout citoyen doit regarder le chef de l’État et l’Impératrice comme ses père et mère. À la mort de la dernière impératrice, la nation entière prit le deuil pendant un mois, et les mandarins, en signe de désolation, ne se, firent la barbe qu’au bout de cent jours. Le pouvoir des pères est absolu. Quelque âgés que soient les enfants et de quelque charge qu’ils soient revêtus, ils sont soumis à l’autorité et à la justice paternelle. Une mère, elle-même, peut faire donner la bastonnade à son fils, fût-il mandarin. Si un père cite son enfant devant le magistrat, il est dispensé de produire aucune preuve, et sur sa seule déposition l’accusé est condamné. Frapper son père ou sa mère suffit pour mériter la peine capitale. Le corps du coupable est coupé en morceaux et jeté au feu ; sa maison est rasée, ainsi que les maisons voisines, et sur leur emplacement on élève un monument pour éterniser le souvenir de l’attentât et du châtiment.

Enfin, grâce à l’heureuse influence des lettrés et à l’institution des concours, les hommes instruits et lettrés peuvent seuls parvenir aux principaux emplois : c’est ce qui rend si fort et si admirable le gouvernement chinois. La noblesse héréditaire n’existe point dans le Céleste Empire. Toutes les distinctions sont personnelles et uniquement attachées aux emplois qu’on exerce. Seulement lorsqu’un homme a rendu de grands services à l’État, on ennoblit ses ancêtres jusqu’à la neuvième et dixième génération ; mais cette faveur ne s’étend point sur ses enfants. C’est, comme on l’a dit, une noblesse viagère et ascendante. Malgré les abus qui ont pu se glisser dans l’administration, malgré l’arbitraire ou le ridicule de certaines coutumes, les institutions chinoises n’en sont pas moins remarquables et dignes d’éloges. L’Europe, si fière de sa civilisation, est, sous ce rapport, fort en arrière de la Chine.

Religions.


Plusieurs religions existent aujourd’hui dans le Céleste Empire. Quel fut le premier culte établi ? c’est ce qu’il est difficile de préciser. Il est assez probable que dans l’origine, les Chinois, à l’exemple de tous les peuples de l’Asie, adorèrent les astres ; ce culte avait des prêtres qui formaient un collège puissant et redoutable sous le nom de tribunal ou ministère des affaires célestes. Mais, à partir des temps historiques, il s’établit une religion qui reconnaît un être suprême auquel le chef de l’État adresse des actions de grâces une fois par an. Tous les anciens philosophes sont d’accord sur l’existence d’une puissance créatrice qui a formé l’univers. « Avant le chaos qui a précédé la naissance du ciel et de la terre, dit Lao-Tsee, un seul Être existait, immense et silencieux, immuable et toujours agissant sans jamais s’altérer. On peut le regarder comme la mère de l’univers. J’ignore son nom, mais je le désigne par le mot de Raison. »

Lao-Tsee ou Lao-Tseu (vieillard-enfant, parce qu’il naquit avec des cheveux blancs), nommé aussi Lao-kiun (vieux prince), né six cents ans avant Jésus-Christ, fonda le premier une secte qui existe encore. Les Chinois, peuple positif avant tout et assez peu ami du merveilleux pour ce qui touche au gouvernement, n’avaient pour religion qu’une métaphysique subtile et souvent obscure. La nouvelle religion, précitée par Lao-Tseu, ne consista également que dans des principes philosophiques et moraux ; elle reconnaissait un être suprême et l’immortalité de l’âme. Les doctrines de ce grand homme, qui sont parvenues jusqu’à nous dans un ouvrage intitulé Le livre de la raison suprême et de la vertu, ont plus d’un rapprochement avec les divins préceptes du christianisme. « Le saint homme, dit-il, n’a pas un cœur inexorable. Il fait son cœur selon le cœur de tous les hommes. L’homme vertueux, nous devons le traiter comme un homme vertueux ; l’homme vicieux, nous devons également le traiter comme un homme vertueux. Voilà la sagesse et la vertu. » Et ailleurs : « Celui-là seul peut être nommé éclairé qui se connaît lui-même ; celui-là seul peut être nommé fort qui se dompte lui-même ; celui-là seul peut être nommé riche qui connaît le nécessaire. Il n’y a que les œuvres difficiles et méritoires qui laissent des traces dans la mémoire des hommes. » La morale du philosophe chinois est austère dans ses principes, mais elle révèle une âme généreuse. Il adresse de sages conseils aux rois et les engage à remplir leurs devoirs et à ne pas s’appuyer sur la force brutale, car leur pouvoir n’aurait que la durée d’un matin. « Si le peuple souffre de la faim, dit-il, c’est que de trop grands impôts pèsent sur lui ; voilà la cause de sa misère. Si le peuple est difficilement gouverné, c’est qu’il est surchargé de trop grands travaux ; voilà la cause de son insubordination. Si le peuple voit arriver la mort avec insouciance, c’est qu’il a trop de peine à se procurer la vie ; voilà pourquoi il meurt avec si peu de regret. » Malheureusement, la doctrine de Lao-Tseu fut altérée et corrompue par ses sectateurs qui, pour augmenter le nombre des docteurs de la raison (ils s’appelaient ainsi), établirent un culte plein de superstitions. La pureté des dogmes antiques disparut peu à peu, et cette secte, quoique ayant encore dans les basses classes un assez grand nombre de partisans, est tombée dans le mépris. Le culte de Lao-Tseu n’est aujourd’hui, comme on l’a dit avec raison, qu’une jonglerie sans pudeur exploitant une stupide crédulité.

Après Lao-Tseu, mais à la même époque, parut le fondateur d’une nouvelle secte qui est devenue la religion des grands, des lettrés, la religion dominante. Ce philosophe était Khoung-Fou-Tseu, connu des Européens sous le nom de Confucius. La religion qu’il prêchait, douce, facile, tolérante pour tout ce qui tient à l’extérieur du culte, est basée sur les maximes de haute moralité et de charité que Lao-Tseu avait proclamées avant lui. Si Confucius est obscur et incohérent sous le rapport théologique et métaphysique, il s’élève au plus haut point de perfection dans la partie matérielle de la morale. Homme d’ordre, habile magistrat, il développa dans son système les principes qu’il avait professés dans l’exercice de ses fonctions. « L’homme étant un être raisonnable, dit-il, est fait pour vivre en société : nulle société sans gouvernement, nul gouvernement sans subordination, nulle subordination sans supériorité. La légitime supériorité, cette supériorité antérieure à l’établissement des conditions, n’est accordée qu’à la naissance ou au mérite : à la naissance, c’est la différence d’âge qui la donne ; au mérite, ou, pour mieux dire, au talent, c’est l’art de gagner les cœurs. — Dès que l’homme est, dans l’âge de faire usage de sa raison, il doit former sa conduite sur les trois règles qui suivent : 1° Rendre aux auteurs de sa naissance les mêmes devoirs qu’il exige de ses propres enfants ; 2° avoir pour son prince la même fidélité et pour ses supérieurs la même obéissance qu’il exigerait en pareil cas de ses inférieurs ; 3° aimer ses égaux comme lui-même, et ne rien faire aux autres qu’il ne voudrait qu’on lui fit. » C’est sur ces principes d’ordre, d’obéissance aux lois qu’est basée la constitution de l’empire chinois. Quant au culte extérieur rendu quatre fois par an à l’Être suprême par l’Empereur, qui est souverain pontife, le philosophe n’y changea rien, non plus qu’au culte rendu aux ancêtres, et il ne heurta point ainsi les croyances populaires. Confucius, l’un des hommes dont l’humanité doit le plus s’honorer, mourut quatre cent soixante-dix-neuf ans avant Jésus-Christ, neuf ans avant la naissance de Socrate. La religion qu’il prêchait avec tant de zèle lui survécut, car elle est trop conforme au caractère des institutions sociales et politiques du pays.

Il est impossible de se figurer à quel point l’enthousiasme et la vénération pour Confucius sont portés en Chine. Des temples en son honneur s’élèvent dans chaque ville ; aucun mandarin n’est admis au grade de la littérature ou préposé à quelque charge, aucun empereur ne monte sur le trône sans avoir fait solennellement des cérémonies respectueuses devant le portrait du philosophe. Enfin ses descendants jouissent de grands honneurs et possèdent seuls le titre de nobles héréditaires.

Le troisième système de religion dominant en Chine est le boudhisme, qui était répandu depuis longtemps dans les Indes. On sait que le boudhisme professe le dogme de la métempsycose et que ses sectateurs adorent le philosophe Fo sous la forme d’idoles grossières. Cette religion, introduite en Chine la soixante-quatrième année de notre ère, eut bientôt de nombreux partisans dans le peuple, parce qu’entourée de formes religieuses, de pratiques superstitieuses, elle frappe l’imagination ; c’est le culte des pauvres, comme la morale de Confucius est celle des classes puissantes.

Outre ces trois religions, il en existe en Chine quelques autres moins répandues, mais nous ne citerons que les principales : le lamaïsme, introduit du Thihet par les Tartares, et qui ne diffère du boudhisme que sur quelques points ; le judaïsme, qui n’est professé que par les débris d’une ancienne colonie juive ; le mahométisme, religion des premiers Tartares ; et enfin le christianisme, qui, malgré les efforts et le zèle admirable des missionnaires, n’a fait que peu de progrès. Les lettrés sont trop attachés à la doctrine de Confucius pour ne pas persécuter les défenseurs de la religion du Christ.


IV.
De l’état du Commerce, de l’Industrie, des Arts, des Sciences et de la Littérature en Chine.


Commerce, Arts, Industrie.


Les Chinois, qui ont vécu si longtemps en dehors de toute relation avec les peuples étrangers, n’en ont pas moins toujours eu un commerce immense à l’intérieur. Chaque province de l’Empire tire parti de ses productions particulières, et le négoce est facilité, non-seulement par les canaux qui coupent le pays en tous sens, mais aussi par des ponts magnifiques et ces travaux admirables qu’on appelle routes sur des piliers. L’Empire, disent les anciens voyageurs, n’est qu’un vaste marché, et le commerce n’est interrompu que pendant quatre ou cinq jours de l’année consacrés aux réjouissances publiques. La mauvaise marine des Chinois les empêche de trafiquer beaucoup avec les étrangers ; leurs jonques ne vont qu’au Japon, à Siam, à Manille, à Batavia ; elles y transportent des drogues médicinales, des cuirs, des étoffes de soie, des porcelaines, et surtout du thé, qui est la principale richesse du Céleste Empire. On sait que les Anglais, qui en font une grande consommation, en exportent annuellement pour la valeur de 35 000 000 de livres. Le nouveau traité de commerce augmentera peut-être les relations avec les étrangers, puisque cinq ports, au lieu d’un, sont aujourd’hui ouverts à leurs vaisseaux ; mais, à l’exception du thé, les Chinois ne vendent pas immensément de leurs productions. Depuis qu’on a transporté en Europe une quantité prodigieuse de porcelaines et d’ouvrages vernis, et surtout depuis que nos artistes ont imité ces ouvrages (la porcelaine façon de la Chine a été inventée en 1680 par le saxon Tschirnhaus), tous ces petits objets d’art ont bien perdu de leur ancien prix, et, d’un autre côté, beaucoup de marchandises d’Europe sont tombées dans le même décri à la Chine. Il est assez curieux, cependant, de constater qu’il se fait encore un commerce énorme de parasols et d’éventails chinois, et cela s’explique très-bien pour ce dernier article. En effet, indépendamment de leur beauté, ces éventails, malgré un droit protecteur très-fort et malgré les frais de transport, se vendent en Europe plus de cent pour cent au-dessous du prix de revient de nos fabriques[20].

La monnaie chinoise s’appelle taël ; un taël vaut 8 fr. 50 c. Les pièces les plus communes ont la forme de nos anciens deniers, avec un trou carré au milieu qui sert à les enfiler. C’est à Pékin que se fabrique la monnaie, et la contrefaçon est punie de mort. Peu avancés dans la métallurgie, les Chinois ne retirent presque rien de leurs mines ; aussi le gouvernement craint-il, comme nous l’avons vu, qu’un grand commerce avec l’étranger ne fasse disparaître peu à peu de l’Empire les métaux précieux.

Les deux grandes branches de l’industrie chinoise sont les soieries et la porcelaine. L’art de filer la soie et d’élever les vers qui la produisent vient originairement de ce pays, et il est arrivé à un haut point de perfection. Les soies sont si abondantes dans la plupart des provinces, que c’est la matière la plus commune des habillements ; la populace et les habitants des campagnes s’habillent seuls de toile de coton teinte en bleu. Les meilleures étoffes se fabriquent à Nankin, et la plus recherchée des Chinois est le louan-tse, espèce de satin très-fort, souvent orné de figures qui représentent des fleurs, des oiseaux, des maisons, des dragons. Aucun de ces objets n’est tissu en relief ; on les peint avec des sucs de fleurs ou d’herbes qui s’imbibent dans l’étoffe. C’est encore aux Chinois qu’on est redevable de l’invention de la porcelaine, importée en Europe par les Portugais qui l’ont appelée porcellana, c’est-à-dire tasse ; le nom chinois est tse-ki. Cet art est fort ancien, puisque le vernis était, avec la soie, un objet d’échange, plus de deux mille ans avant l’ère chrétienne. La véritable porcelaine de la Chine ne se fait que dans une seule bourgade appelée King-te-tching et qui compte près d’un million d’habitants. On sait avec quel art ces ouvriers fabriquent et peignent des vases de toute forme et de toutes les couleurs.

On fait aussi à King-te-tching ces petites statuettes connues sous le nom de magots de la Chine, figures grotesques qui ont donné aux habitants du Céleste Empire une réputation si singulière et si peu méritée. « Ces peuples, dit un savant missionnaire, le P. Le Comte, se font par là plus de tort qu’ils ne pensent. Nous ne jugeons de la figure des Chinois que par les portraits ridicules qu’ils en font eux-mêmes, et quiconque n’a pas voyagé en Chine est tenté de croire que tous ses habitants ressemblent, aux magots des paravents et des porcelaines qui viennent de cet empire. »

Les Chinois ne sont pas de grands artistes, dans l’acception réelle du mot. Ainsi, leurs peintres, leurs sculpteurs n’ont, en général, aucune idée du style, de la composition. Mais leurs productions ont par cela même un caractère d’originalité plein de charmes. Ils peignent d’ailleurs avec soin et excellent dans les détails. Poussant l’amour du luxe jusqu’à la coquetterie, ce peuple couvre ses maisons de sculptures et de peintures ; tout est poli, vernissé, et la propreté chinoise pourrait devenir aussi proverbiale que celle des Hollandais. Aussi, peut-on dire que les Chinois, sans avoir nos connaissances ni nos ressources, sont véritablement plus artistes que les Européens. Leur goût, cependant, est loin d’être toujours excellent ; ils recherchent, surtout le faste, l’éclat, tout ce qui frappe les yeux. Leurs vêtements, leurs armes, leurs maisons, leurs vaisseaux sont couverts de dessins, de couleurs.

Ce ne sont que festons, ce ne sont, qu’astragales.

Les matériaux nous manquent encore pour avoir une idée bien positive des arts en Chine, histoire importante qui se fera quelque jour ; mais d’après les documents existants, aucun peuple n’a apporté plus de soin à la construction de ses édifices publics, n’a recherché le luxe avec plus de raffinements. Deux mille ans avant notre ère, la cour impériale avait tout ce faste oriental que l’admirable compilation des Mille et une Nuits a rendu si populaire en Europe. Lorsque le palais impérial de Pékin fut incendié en 1780, on calcula que la perte dépassait deux millions huit cent cinquante mille onces d’or ! Les révolutions successives qui ont bouleversé la Chine ont détruit presque tous les monuments, presque tous les objets d’art qui datent des premières dynasties. Mais ce qui en reste frappe d’admiration. L’empereur Kien-Loung, qui régna de 1756 à 1796, a fait publier en quarante-deux volumes une description et la gravure de tous les vases anciens déposés au Musée impérial de Pékin[21]. Ce recueil renferme la description de plus de douze cents vases en métaux différents, classés sous la seconde et la troisième dynastie, c’est-à-dire, depuis 1766 jusqu’à 260 avant notre ère[22].

Les Chinois connaissent la fabrication du verre colorié depuis quatorze cents ans. Bien avant cette époque, ils avaient de la poudre à canon et des bouches à feu. Les écrivains affirment que quatre cents ans avant notre ère, on se servait en Chine du ho-yao (feu dévorant), du ho-toung (tube et boîte à feu), et du tien-ho-kieou (globe contenant, le feu du ciel). Nous avons vu cependant que l’artillerie impériale, malgré son antique origine, était bien inférieure à celle des Européens.

C’est, dit-on, le célèbre Moung-Tien, l’un des généraux de l’empereur Chi-Hoang-ti, qui, deux cents ans avant l’ère chrétienne, inventa l’art de fabriquer le papier et de remployer pour écrire avec des pinceaux et de l’encre, au lieu des tablettes de bambous sur lesquelles on gravait, depuis trois mille ans, les caractères, à l’aide d’un poinçon de fer. D’autres écrivains attribuent, cette invention à un mandarin nommé Tsai-lun. Quoi qu’il en soit, les Chinois fabriquent depuis longtemps du papier avec la substance ligneuse du bambou et du cotonnier, ou bien avec de la bourre de soie et du chanvre. Ce papier, dont on fait des feuilles de dix et douze pieds de longueur, est moins épais et beaucoup plus lissé que le nôtre, mais il se coupe, prend l’humidité et résiste moins aux vers. On en fabrique en Europe de bonnes imitations dont il se fait un grand commerce, surtout pour la gravure, ainsi que de l’encre de Chine, composée d’une foule d’ingrédients mêlés à de l’ambre et à du musc qui lui donnent un parfum agréable. On sait que cette encre est une pâte avec laquelle on forme des bâtons marqués de caractères et souvent ornés de fleurs coloriées.

Les Chinois se servent pour écrire d’un pinceau. Un petit marbre creusé dans une de ses extrémités pour contenir de l’eau leur tient lieu d’écritoire. Ils trempent le bâton d’encre dans ce creux et le frottent sur la partie unie du marbre, plus ou moins légèrement, selon qu’ils veulent que leur encre soit plus ou moins chargée. Le pinceau se tient perpendiculairement, et on écrit de haut en bas, en sorte que les lignes sont couchées dans la longueur et non dans la largeur du papier. Comme celle des Hébreux, l’écriture des Chinois va de droite à gauche, et leurs livres commencent où finissent les nôtres.

L’origine de la civilisation se confond, dans les idées chinoises, avec celle de l’écriture. C’est par l’invention des caractères, disent-ils, que les rites prirent naissance ; que les relations morales qui existent entre les hommes commencèrent à se multiplier ; que les lois devinrent invariables, etc. Aussi l’écriture est-elle l’objet d’une haute vénération. Un Chinois n’oserait pas marcher sur une feuille imprimée. Je lis dans un règlement pour les écoles publiques dont je parlerai tout-à-l’heure : « Si l’écolier aperçoit à terre des feuilles de papier sur lesquelles se trouvent des caractères écrits, il devra les ramasser avec soin pour les brûler ensuite ; il s’abstiendra d’essuyer la table ou d’éponger de l’eau sale avec ces feuilles ; il ne devra pas s’en servir pour faire des enveloppes. »

Voici un spécimen des caractères chinois :


L’art de l’imprimerie, dont l’Europe est si fière, était connu des Chinois quatre cents ans avant l’ère chrétienne ; mais leur manière d’imprimer est bien différente de la nôtre. L’alphabet européen n’étant composé que de vingt-quatre lettres, il suffit d’un certain nombre de caractères pour composer un volume. Les signes alphabétiques usités chez les Chinois sont au nombre de 80 000 ; on voit quelle dépense occasionnerait la fonte de ces caractères. Les imprimeurs du Céleste Empire emploient donc la gravure sur bois ; chaque manuscrit est reproduit en relief sur des petites planches avec un art et une vitesse inexprimables. Ce procédé, appelé chez nous xylographique, et qui a été employé en différents pays de l’Europe, notamment en Hollande, jusqu’à Guttemberg, n’est point très-coûteux en Chine. Ainsi, on assure que le caractère chinois du Nouveau-Testament qui occasionnerait en France une dépense de 340 000 fr., coûterait, dans le pays, 2 700 fr. Au reste, les Chinois n’ignorent pas la manière dont on imprime en Europe. Ils ont des caractères mobiles dont on se sert en certaines occasions, entre autres pour l’impression des ordonnances. Dans des cas extraordinaires, par exemple lorsqu’il s’agit d’envoyer dans les provinces un décret ou une proclamation, ils emploient un procédé qui ressemble à la lithographie. On ne se sert pas de presses dans les imprimeries chinoises, les planches ne résisteraient pas au poids de ces machines. Le papier ne se mouille pas non plus ; on l’applique à sec sur la planche qu’on enduit d’encre. La feuille ne s’imprime que d’un côté, parce que le papier chinois est si mince et si transparent que les caractères le perceraient. Chaque feuillet est, double et se relie de manière que son pli est en dehors, et non au dos du livre suivant notre méthode. Les reliures sont en carton, mais les plus élégantes sont en soie et ornées de figures de fantaisie.


Sciences.


Les Chinois, qui sont, on ne saurait trop le répéter, un peuple positif, étudiaient, les sciences physiques et naturelles lorsque l’Europe était encore plongée dans la barbarie ; mais, il faut l’avouer, ils y ont fait peu de progrès, si ce n’est dans l’astronomie. Une mauvaise méthode, des idées fausses ou incomplètes, l’impossibilité de rectifier ou de contrôler leurs expériences, les ont rendus stationnaires. Abel Rémusat en a donné aussi une excellente raison, c’est que les institutions politiques de la Chine tiennent éloignés des sciences spéculatives tous les esprits actifs et d’une trempe vigoureuse, en les appelant par la voie des concours aux honneurs et aux emplois et en les confinant ainsi dans les détails de l’administration et les fonctions de la magistrature.

La géométrie et les autres parties des hautes mathématiques sont étudiées en Chine d’une manière assez superficielle, au dire de certains missionnaires. Cependant il est assez difficile qu’on ait pu élever sans le secours de la science la grande muraille et ces édifices publics qui encombrent les villes de l’Empire. L’empereur Kang-Hi, mort en 1725, a laissé un petit traité de géométrie et de trigonométrie. Quant à l’arithmétique, les Chinois connaissent, dit-on, les quatre règles seulement. Un écrivain du dernier siècle raconte que pour calculer ils se servent d’une bande de bois traversée de haut en bas de dix à douze baguettes parallèles, qui enfilent de petites boules mobiles d’os ou d’ivoire. En assemblant ces boules ou en les séparant ils font à peu près les mêmes calculs que nous pourrions faire avec des jetons ; mais il est à croire que depuis que leurs relations commerciales se sont étendues, ils ont augmenté leurs connaissances en arithmétique.

D’ailleurs comment seraient-ils parvenus, si on admettait une ignorance aussi complète, à avoir des notions si précises d’astronomie ? Dès les temps les plus reculés, les Chinois avaient inventé la boussole[23] et étudiaient avec soin le mouvement des corps célestes. Hoang-Ti créa, près de trois mille ans avant Jésus-Christ, un tribunal des affaires célestes pour régler le calendrier et les saisons. « Yao, dit le premier des King ou livres sacrés, ordonna à ses ministres Hi et Ho de suivre exactement et avec attention les règles pour la supputation de tous les mouvements des astres, du soleil et de la lune. » L’astronomie fut toujours en grand honneur à la Chine, et le tribunal des mathématiques, qui fut au dernier siècle présidé par le savant missionnaire jésuite, le P. Verbiest, a pour mission de composer tous les ans un calendrier et d’avertir l’Empereur des phénomènes célestes. Si, dans ce dernier cas, les astronomes manquent à leur devoir, ils sont punis, non pas de mort, comme on l’a dit, mais de la privation de leurs appointements ou de leur charge. Lorsque le tribunal des mathématiques à précisé le jour et l’heure d’une éclipse, le ministre des Rites en instruit le peuple et prescrit des cérémonies pour conjurer le phénomène. « Les éclipses de soleil, dit un jésuite, le P. Gaubil, sont regardées en Chine comme de mauvais présages et comme un avis donné à l’Empereur pour examiner ses fautes et se corriger. De là vient qu’une éclipse de soleil a toujours été regardée comme une affaire de conséquence pour l’État. De là vient aussi qu’on a toujours été fort attentif au calcul et à l’observation de ces météores et aux cérémonies à faire dans ces conjonctures. » Cinq astronomes placés sur la tour de l’observatoire de Pékin s’occupent jour et nuit à étudier le cours des astres. Toutes les éclipses mentionnées par les Chinois ont été calculées par les savants modernes qui ont rendu justice à la science de leurs devanciers. Il est impossible de s’imaginer à quel point de perfection l’astronomie chinoise était arrivée lorsque les missionnaires pénétrèrent dans l’Empire. Elle avait découvert l’aplatissement des pôles de la terre, le mouvement diurne d’orient en occident du soleil et de la lune, l’ascension droite des étoiles, les révolutions de Saturne, de Jupiter, etc. C’est le cas de s’écrier avec, l’empereur Kang-Hi : « Combien de choses que nous ne faisons que rapprendre et qu’on rapprendra dans la suite des siècles ! » L’année solaire des Chinois qui commence au mois de janvier est de trois cent soixante-cinq jours et quelques heures ; elle est comme la nôtre divisée en douze mois et en semaines, et chaque jour porte le nom d’une planète. Leur jour astronomique commence à minuit ; ils le divisent en douze parties égales dont chacune répond à deux de nos heures. Chaque heure a son nom particulier, et l’heure de minuit est la plus heureuse, parce que c’est à ce moment, disent-ils, que le monde fut créé. À l’exemple des anciens Romains, ce peuple superstitieux distingue également des jours heureux et malheureux. De graves historiens ont dit que les Chinois ne connaissaient point l’usage des horloges et qu’ils se servaient de cadrans solaires et d’autres mesures pour régler le temps. Leurs relations avec les étrangers les ont cependant mis à même de se pourvoir de pendules et de montres. En 1585, Mathieu Ricci, jésuite, porta à l’empereur une horloge et une montre à répétition. D’ailleurs, sous le règne de Hian-Tsoung, en l’an 725, un célèbre bonze (prêtre boudhiste) construisit une pendule fort curieuse. Les roues de cette machine, mues au moyen de l’eau, représentaient, dit-on, le mouvement commun et particulier des astres, les éclipses, etc. Une statue, en frappant un tambour, annonçait les quarts d’heure ; une autre, en frappant sur une cloche, annonçait les heures ; puis ces statues disparaissaient.

Or, tandis qu’un pauvre moine inventait au fond de l’Asie ce chef-d’œuvre de mécanique, l’Occident était toujours dans un état à peu près complet de barbarie. On sait qu’en Tan 807 le calife Haroun fit présent à Charlemagne d’une horloge sonnante qui excita l’étonnement et l’admiration des Francs. Le calife avait envoyé des ambassadeurs en Chine quelques années auparavant, et peut-être avaient-ils imité la pendule du bonze. Ajoutons ici que ce peuple ingénieux connaissait le jeu des échecs[24] cent cinquante-quatre ans avant notre ère.

Les sciences naturelles sont apprises en Chine d’une manière fort incomplète. L’écriture figurative ou par images favorise l’étude de l’histoire naturelle ; mais les notions premières de cette science sont souvent fausses, parce que les savants du pays ignorent presque entièrement les lois de l’organisation et de la structure interne des animaux. Ils s’imaginent que les êtres se transforment. Ainsi, au printemps, le rat des champs se change en caille, et les cailles redeviennent rats à la huitième lune ; le loriot se métamorphose en taupe, etc. Sur l’histoire des plantes seule les travaux des Chinois sont assez remarquables. Les simples sont en effet la base de leur pharmacopée. La plupart de leurs médicaments ne sont que des mélanges d’herbes, de racines, de fruits et de semences froides. Ils sont employés avec succès, car l’art de guérir a toujours été en grand honneur à la Chine. Les missionnaires y on introduit plusieurs remèdes, entre autres, le quinquina ; et les Anglais prétendent y avoir porté la vaccine, mais il paraît, que l’inoculation était, déjà connue depuis longtemps dans le Céleste Empire.


Littérature.


La langue chinoise n’est formée originairement que d’environ trois cents et quelques mots, tous monosyllabes ; mais on les a multipliés par la diversité des inflexions qui varient le sens et la valeur d’un même mot. En outre, ces différents mots se combinent à peu près de la même manière que nos vingt-quatre lettres, et ces combinaisons s’élèvent jusqu’au nombre de quatre-vingt mille. Cependant, pour être en état, de parler et même d’entendre la plupart des livres, il suffit de mettre dans sa mémoire environ dix mille caractères. Cette variété d’accents, d’inflexions et d’aspirations est une occasion continuelle d’erreur pour ceux qui ne sont pas assez versés dans l’étude du chinois. Ainsi le mot chu, prononcé en appuyant sur l’u et haussant la voix, signifie seigneur et maître ; d’un ton simple, mais un peu lent, il veut dire pourceau ; d’un ton bref, il signifie cuisine, et d’un ton mâle, colonne. Le monosyllabe po n’a pas moins de onze significations différentes, suivant la diversité des inflexions. Il veut dire verre, bouillir, vanner du grain, prudent, libéral, préparer, vieille femme, casser ou fendre, incliné, fort peu, arroser, esclave. La langue chinoise se divise en trois dialectes : le vulgaire parlé par le peuple, le langage mandarin à l’usage des hautes classes, et un troisième qui ne se parle pas et qui s’emploie dans les ouvrages de philosophie. S’il est très-difficile d’exprimer les mots chinois en caractères européens, il y a encore plus de difficulté à exprimer les mots européens en caractères chinois. Cet alphabet manque de plusieurs lettres employées fréquemment chez nous : b, d, u, x et z. Les Chinois expriment le d par ki, et ils emploient p pour b, et l pour r. Ainsi les marchands de riz qui parcourent le quartier européen de Canton sont obligés de crier lice (poux), au lieu de rice (riz). Il est vraiment impossible de reconnaître les mots européens dans la prononciation chuchotante et nasillarde des Chinois dont les sons ressemblent au tintement d’une clochette, comparaison qui rend assez bien l’effet des mots tels que ping, ting, king, tchéou, tchao, chao, tsiao, piao, miao, etc.

Aucun peuple n’a plus honoré la littérature et les sciences. Les emplois même inférieurs ne sont accordés qu’à des hommes distingués, après des concours rigoureux. De cette nécessité d’étudier il s’ensuit que la Chine est immensément riche en livres et en écrits. Les guerres civiles, la destruction des anciens livres par Chi-Hoang-Ti, les incendies dont un seul (554 de notre ère) a consumé cent quarante mille volumes, ont causé sans doute de grandes pertes„ mais ces maux ont été réparés en partie, et le nombre des bibliothèques publiques et particulières s’est fort augmenté.

Les branches de la littérature chinoise sont très-variées. On n’y trouve aucune idée de ce que nous appelons la rhétorique. Les productions oratoires des mandarins se bornent aux discours qu’ils adressent au peuple pour l’instruire de ses devoirs ; mais les travaux de philosophie et d’histoire sont très-nombreux. On sait que l’amour des Chinois pour les traditions du pays est excessif et qu’ils poussent jusqu’au fanatisme leur vénération pour les monuments des annales nationales. Aussi jamais peuple n’a possédé ou ne possède des corps d’histoire aussi complets, aussi authentiques. C’est l’opinion de tous les missionnaires, entre autres du savant jésuite français, le P. Amiot. On a conservé des éphémérides de plusieurs capitales de province qui remontent à plus de deux cents ans avant Jésus-Christ. Chaque ville a ses historiographes qui enregistrent jour par jour les événements météorologiques et les faits les plus remarquables. Enfin, depuis le règne de Hoang-Ti (deux mille six cent trente-sept ans avant Jésus-Christ), il existe dans la capitale de l’Empire un tribunal historique composé des lettrés les plus distingués, magistrats inamovibles qui sont chargés d’écrire l’histoire générale de chaque règne. On ne choisit que des hommes d’une probité reconnue ; et, pour les mettre à l’abri de tout soupçon de partialité, il leur est défendu de se communiquer leur travail. Chacun écrit ce qui lui paraît digne de remarque, et quand une feuille est remplie, il la jette dans une boîte par une petite ouverture. Cette boîte ne s’ouvre que lorsqu’une dynastie vient à s’éteindre ou est remplacée par une autre ; on rassemble alors ces mémoires et on écrit l’histoire des empereurs précédents. Quelques écrivains composent, il est vrai, l’histoire de la dynastie régnante ; mais ces relations sans caractère officiel ne circulent dans le public que sous la forme de manuscrits. Une autre institution non moins admirable et qui sert à contrôler les annalistes impériaux, c’est le jugement public auquel les souverains sont soumis après leur mort. Cet usage existait en Égypte. On décerne à l’empereur défunt un titre plus ou moins honorable, selon que son règne a été plus ou moins glorieux, et il n’a pas d’autre nom dans l’histoire du pays.

Pour avoir une idée de la richesse de la littérature chinoise, il suffit de dire que l’empereur Kian-Loung avait eu l’intention de faire imprimer un choix des meilleures productions, et cette collection devait s’élever à cent quatre-vingt mille, d’autres disent à six cent mille volumes. Le style des écrivains chinois, surtout celui des poètes, est plein de comparaisons et de métaphores ; c’est le caractère de toutes les littératures orientales. Ainsi, ils donnent au tigre le nom de roi des montagnes, et à l’hirondelle, celui de fille du ciel. L’aurore, c’est la blanche courrière ; la fourmi, le coursier noir ; le vin, un ami vermeil. Ils disent d’un bon versificateur que c’est un léopard en poésie, et d’une jolie femme que c’est une fleur qui parle. Outre leurs poésies, dont quelques-unes sont fort gracieuses, les (Chinois ont un grand nombre de contes et de nouvelles, charmants petits romans qui ne sont malheureusement connus que des savants. Mais ce mot de chinois a eu si longtemps en France une acception ridicule que des hommes d’esprit n’ont pu se résoudre à publier la traduction des romanciers chinois. Abel Rémusat l’avouait lui-même fort plaisamment, à l’époque où Walter-Scott nous faisait connaître les mœurs des clans écossais. « Me conseilleriez-vous, dit-il, de faire paraître un livre dont le titre serait Iu kiao li, et dont les deux héroïnes s’appelleraient Houng iu et Lou meng li ? Je craindrais que de pareils noms n’effrayassent d’abord les lecteurs des récits du maître d’école de Ganderclengs, Jédédiah Cleishbotham, et du capitaine Cuthbert Cluterbuck de Kennaquhair. » Ces préjugés ridicules contre la littérature chinoise disparaissent de jour en jour, et en vérité nous ne pourrons qu’y gagner.

Le théâtre de ce peuple est peu connu ; on sait seulement que les représentations dramatiques existent chez les Chinois depuis un temps immémorial. Ils n’ont jamais eu, ce semble, de théâtre public. Des troupes de comédiens, composées souvent d’enfanfs de douze à quinze ans, parcourent les provinces et vont jouer dans les maisons des grands seigneurs. Ces divertissements ont lieu pendant et après les repas. Le directeur présente à l’amphitryon une liste de pièces, parmi lesquelles on en choisit, une ; les acteurs la jouent aussitôt, et au milieu de la représentation ils font une quête parmi les convives. À l’exception des farces, les pièces sont en général historiques, mais elles n’ont point de régularité, ni d’intérêt, s’il faut s’en rapporter au témoignage de quelques voyageurs. Ce qu’il y a de plus curieux dans ces divertissements, ce sont les pantomimes, les exercices des danseurs, des équilibristes, des faiseurs de tours d’adresse, des montreurs d’animaux savants, qui sont beaucoup plus habiles que les nôtres. Quelques empereurs ont eu dans leurs palais jusqu’à dix mille femmes qui paraissaient dans des représentations théâtrales ; mais il ne paraît pas qu’en Chine le goût des spectacles ait jamais été poussé aussi loin qu’au Japon.

Pendant les entre-actes et même au milieu de la pièce, les comédiens exécutent des chants et des symphonies. La musique a toujours été en grand honneur dans le Céleste Empire, et elle a été cultivée dès l’origine de cette nation, puisqu’une intendance de la musique existait déjà sous l’empereur Chun, plus de 2 200 ans avant notre ère. On lit dans le livre des Rites, mis en ordre par Confucius : « Voulez-vous être instruit, étudiez avec soin la musique ; c’est l’expression et l’image de l’union de la terre avec le ciel. Rien n’est difficile dans l’empire avec les rites et la musique. » Les Chinois aiment beaucoup à chanter ; mais leurs airs sont monotones, et ils ne connaissent pas l’harmonie. Ils ont un grand nombre d’instruments à cordes, à vent, et surtout à percussion ; parmi ces derniers figurent les gong (tamtams), les king (instruments formés de pierres sonores), et quantité de sortes de tambours : on trouve même chez eux la première pensée de l’orgue. Mais l’art de la musique est en Chine bien loin de la perfection à laquelle nous l’avons porté[25].

Je terminerai ce précis des institutions et des mœurs de la Chine, par un tableau de l’éducation donnée aux enfants. C’est un fait important dans un pays où le savoir est mis au-dessus de tout, et dont le principe politique consiste à rechercher et à employer tous les hommes de capacité, selon le degré de leur mérite, à quelque rang et à quelques conditions qu’ils appartiennent. Dès la plus haute antiquité, des écoles publiques furent établies dans l’Empire et elles ont toujours attiré la sollicitude du gouvernement. Les instituteurs sont honorés, mais on exige d’eux non-seulement du savoir, mais encore une bonne conduite. « L’éducation des enfants, dit un philosophe, est, de toutes les choses, celle qui intéresse le plus la société. » De l’avis de tous les hommes compétents, les méthodes d’enseignement adoptées par les chinois sont excellentes.


INTÉRIEUR D’UNE ÉCOLE CHINOISE.



Les enfants commencent leurs études dès l’âge de cinq ans ; trois années dans une école publique suffisent pour acquérir l’instruction exigée de celui qui veut devenir un homme (tchhing-jin) ; les Chinois considèrent comme un être nul (tchhing-khong) celui qui n’a pas reçu d’éducation. Aussi engagent-ils les gens de la campagne eux-mêmes à envoyer leurs enfants à l’école après le temps de la moisson. Le premier livre mis entre les mains de l’élève renferme une centaine de caractères qui expriment les choses les plus communes, comme le soleil, la lune, certains animaux, quelques ustensiles de ménage, une maison, etc. Les images de ces mêmes objets sont représentées au naturel vis-à-vis des caractères qui les expriment. Je ne puis m’empêcher de reproduire ici la judicieuse explication que donne le savant Rémusat de l’écriture chinoise ; elle est indispensable pour comprendre le système d’enseignement adopté depuis si longtemps dans le Céleste Empire.

« La langue des Chinois, dit l’illustre sinologue, diffère de celle des autres peuples, et leur écriture est fondée sur un principe tout particulier. On sait que, dans leurs caractères, on a cherché à peindre des idées, et non à exprimer des sons. Les objets matériels ont été représentés par des traits qui rappellent leur forme, ou ce qu’ils ont de vraiment essentiel et de caractéristique. Les notions abstraites, les sentiments, les passions, les opérations de l’esprit ont été figurés par des symboles ou des combinaisons de symboles. Cette direction donnée à l’art de l’écriture a influé sur les formes du langage, sur le caractère de la littérature, et peut-être sur le génie même de la nation. Chez aucune autre, l’écriture n’est tenue si près de la pensée ; et, par une conséquence nécessaire, nulle part on n’a appris tant de choses en apprenant à lire. Quand nos enfants ont retenu la forme de ces éléments qui, chez nous, représentent les articulations et les variations de la voix, ils sont en état de répéter les mots de nos idiomes sans y attacher aucun sens ; ils savent ce que peut savoir un perroquet, parler sans penser, articuler un mot sans avoir dans l’esprit aucune idée. À la Chine, tout signe retenu par la mémoire indique une acquisition faite par l’intelligence. Si c’est le nom d’un être naturel, l’enfant qui l’a appris sait quelque chose de la figure extérieure de cet être, ou de ses habitudes, ou de ses propriétés ; si c’est un objet d’art, il a quelques notions de son utilité ; si c’est un terme qui rappelle un sentiment, un devoir, un usage, son attention est reportée par la composition même du signe sur quelque point de doctrine morale, sur quelque principe social, sur quelque tradition antique. Si on lui explique le mot qui signifie « enseignement », on lui fait remarquer que ce mot est formé de deux parties. L’une est un vieillard au-dessus d’un fils, pour signifier « obéissance filiale » ; l’autre veut dire « animer, mettre en mouvement, donner de faction » : l’instruction apprend à mettre en pratique les inspirations de la piété filiale. Si l’on rencontre le caractère qui exprime la « colère », on fait observer à l’élève que le signe du « cœur » y est surmonté du mot « esclave ». Deux perles d’égale grosseur désigneront un « ami ». Il est si difficile de rencontrer des perles qui soient parfaitement appareillées ! Une femme tenant la main au-dessus d’un balai forme le titre des « femmes mariées » et les rappelle aux soins du ménage. Les prémices d’un champ placées sous l’image d’un édifice représentent un « temple ». Une touffe de poils à l’extrémité d’un manche figure un « pinceau » ; avec une bouche où la langue se montre, ce caractère désigne un « livre », la parole peinte. Croit-on qu’un enfant qui a appris deux ou trois mille signes de cette espèce, et à qui on a tâché d’en faire sentir la force et d’en inculquer l’étymologie, ait fait une étude stérile ? N’a-t-il pas, en les retenant, exercé son jugement autant que sa mémoire, et ne peut-on pas appliquer à ces premières études des jeunes lettrés ce qu’on a dit, avec tant de raison, en faveur des humanités de nos collèges, que ce qu’il y a de moins important dans ce qu’apprennent ces écoliers, c’est ce qu’on leur enseigne ? Leur raison se développe en même temps que leur esprit : ils semblent ne s’occuper que de l’étude d’une langue, et ils se sont formés sans s’en apercevoir dans l’art de penser et de s’expliquer, sans parler des notions de morale et d’histoire qu’ils ont recueillies, et qui sont comme des premiers pas pour aborder des connaissances plus approfondies.

« On a dit et assuré que les lettrés passaient leur vie à apprendre à lire : c’est à penser et à juger qu’il eut fallu dire : pour se trouver répétée en cent ouvrages, cette assertion n’en est pas moins une absurdité. Sans doute les lettrés apprennent à lire toute leur vie, en ce sens qu’il peut leur arriver à tout âge de rencontrer un caractère qui leur est inconnu, c’est-à-dire une idée qui est nouvelle pour eux. Et quel est l’homme de lettres à qui la même chose n’arrive pas souvent parmi nous ? Combien de noms et de mots dont le sens ne nous est pas familier, n’apercevons-nous pas à l’ouverture d’un dictionnaire ? Si le reproche qu’on lait aux lettrés de la Chine avait quelque fondement, il serait applicable aux lettrés de toutes les nations. À le prendre de cette manière, que de savants écrivains en Europe qui auraient besoin d’apprendre encore à lire[26] ! »

Examinons maintenant le système pédagogique en usage dans les écoles publiques chinoises. Tous les renseignements nécessaires nous sont fournis par un curieux document ; c’est un règlement d’études et de discipline, adopté dans les écoles primaires, et composé par un lettré de la province de Nankin, vers l’an 1700, sous le règne de l’empereur Kang-hi[27].

En même temps que les élèves apprennent à lire, ils s’exercent à tracer les caractères avec le pinceau. On leur donne d’abord de grandes feuilles écrites ou imprimées en caractères rouges assez gros. Ils ne font que couvrir les traits d’une couleur noire avec leurs pinceaux, puis, lorsqu’ils ont appris à former ces gros caractères, on leur en donne d’autres plus petits et noirs. L’enfant place un papier transparent sur l’exemple et calque les traits sur la forme de ceux qui sont dessous. On voit que c’est la méthode graduelle qui est employée en Europe. De même pour la lecture et l’étude des livres ; l’élève ne quitte un ouvrage que lorsqu’il le sait par cœur et surtout lorsqu’il a bien compris non-seulement le sens général de chaque phrase, mais encore la force et la valeur de chaque expression. Les maîtres doivent cultiver l’intelligence plus que la mémoire. Aussi dans chaque leçon donnent-ils toutes les explications nécessaires pour bien comprendre le texte, accompagnant ces renseignements historiques ou philologiques de bons conseils et de sages préceptes. Suivant l’expression chinoise, il leur est enjoint de développer le précepte et de discuter l’exemple. Après ces premières études on applique les enfants à la composition du Ven-Chang ; c’est une matière qu’on leur donne à développer. On prend pour sujet une sentence tirée des King (livres sacrés, ouvrages d’histoire et de philosophie dont la plupart sont de Confucius). Souvent ce sujet ne consiste que dans un simple caractère dont il faut deviner et développer le sens ; le style de cette composition doit être concis et serré. On voit combien la pédagogie des Chinois, si décriée par des écrivains qui ne la connaissaient pas, est basée sur de bons principes. L’élève n’apprend point des mots sans suite, il se rend compte de tout et développe son intelligence par une étude assidue. Le professeur, toujours en rapport avec, lui, le seconde dans son travail et facilite ses efforts. « Tous les soirs, dit le règlement, avant que le maître congédie les écoliers, les uns chanteront une section d’une ode du Chi-King (livre de vers), les autres raconteront un trait d’histoire ancienne. Le maître examinera devant eux les grands faits de l’antiquité ou des temps modernes, mais surtout ceux qui lui paraîtront les plus faciles à saisir, les plus touchants et les plus propres à porter les élèves à la pratique du bien. Il leur ordonnera ensuite de les exposer et les leur développera pour que les écoliers se fassent, l’application des bons exemples. »

L’éducation n’est pas moins surveillée que l’instruction. Le règlement que nous avons cité contient plusieurs articles sur la conduite que doivent, tenir les enfants à l’école ou dans leur famille. « En entrant dans la classe, dès la pointe du jour, et en sortant, ils doivent saluer le grand instituteur, le saint homme Kong (Confucius), puis leur maître. En rentrant au logis ils salueront les esprits domestiques, puis leurs ancêtres, ensuite leur père et leur mère, leurs oncles et leurs tantes. Si l’élève trouve un parent ou un hôte dans la salle de réception, il se tiendra dans une posture régulière, inclinera sa tête devant l’hôte d’une manière respectueuse et l’appellera par son nom d’honneur ; il devra ensuite croiser les mains sur sa poitrine, faire une révérence profonde et inviter l’hôte à s’asseoir. Il aura soin de répondre attentivement aux questions qui lui seront adressées. On ne souffrira pas qu’il s’abandonne à la vivacité de son âge et parle beaucoup, ou que, par excès de timidité, il aille se cacher dans un coin de la maison. Quand l’écolier rencontrera, chemin faisant, une personne âgée ou un membre de sa famille, il devra s’arrêter aussitôt, incliner la tête, croiser les mains sur sa poitrine et faire une révérence profonde. En marchant avec un élève plus âgé que lui, il prendra la droite et cédera le côté d’honneur à son compagnon ; mais avec son père, sa mère, ses supérieurs ou des personnes âgées, il devra toujours marcher derrière. Quand les écoliers profitent des instructions, quand ils se conforment aux règlements de l’école, apprennent bien leurs leçons, écrivent bien leurs copies, le maître peut prononcer leur éloge on leur donner des bâtons d’encre ou des pinceaux d’honneur, afin de stimuler leur zèle et d’engager les autres à les imiter : sinon, on les reprendra d’abord deux ou trois fois ; s’ils ne se corrigent pas on les obligera de se mettre à genoux à leur place, afin de leur faire honte ; si cela ne réussit point, on les fera mettre à genoux à la porte de la classe, ce qui est une grande humiliation pour eux ; enfin si tous ces moyens sont infructueux, on en viendra à les frapper ; mais on se gardera bien de leur infliger ce châtiment après leurs repas, dans la crainte de les rendre malades, ou de les frapper avec violence sur le dos, de peur de les blesser. » La lecture seule de ce règlement, qui n’est qu’une compilation des anciennes méthodes en usage depuis près de deux mille ans, prouve assez avec quel soin est dirigée l’éducation des enfants en Chine.

Les gens riches ont chez eux des précepteurs pour leurs enfants. C’est un emploi également honorable et lucratif. Ces instituteurs sont comblés d’égards et occupent toujours la première place. Lorsque les jeunes gens ont terminé leur cours d’études complet, ils se préparent à passer des examens pour entrer dans l’ordre auguste des lettrés et obtenir l’un des grades qui seuls conduisent aux emplois civils et militaires. Sinon, ils restent, perdus dans la foule, et, suivant l’expression chinoise, ne sont pas hommes. On va voir combien sont difficiles ces examens et quel travail ils demandent. « Tout lettré qui aspire aux grades, c’est-à-dire aux emplois, doit prendre pour texte de ses travaux des ouvrages dont l’ensemble est environ six fois plus volumineux que notre code civil. Il faut qu’il sache les lire couramment, par conséquent qu’il en connaisse tous les caractères ; qu’il soit en état d’expliquer chaque mot, d’en assigner la valeur, de remonter à son origine ; qu’il puisse indiquer les passages parallèles, comme disent les savants, c’est-à-dire les différentes manières dont la même pensée a pu être exprimée ; qu’il ne se montre pas moins au fait des choses que des mots ; qu’il ait des notions exactes sur les animaux, les plantes, les instruments, les meubles, les arts, les usages, les lois dont il est parlé dans ces livres anciens ; qu’il soit enfin capable de récrire en entier le texte de ces mêmes ouvrages, en tournant le dos au livre (c’est l’expression consacrée), et de répondre par écrit et en bon style à toutes les difficultés qu’on peut proposer sur un endroit quelconque, pris au hasard. Voilà, en général, le sujet de ces compositions, dont on parle si souvent dans les relations, et qui occupent les lettrés toute leur vie[28]. »

Le premier examen, appelé soui-kao, qui confère le grade de sieou-tsaï, bachelier, porte sur les principaux objets dont se compose l’instruction primaire : La morale ; la langue chinoise, comprenant le kou-wen ou style antique, et le kouan-hoa, la langue commune ; la lecture, l’écriture ; l’interprétation exacte des quatre livres classiques (ssé-chou), c’est-à-dire des ouvrages de Confucius et du philosophe Meng-tseu ; l’art de la composition en kou-wen et kouan-hoa ; les rites et le chant. Les candidats se réunissent dans un des collèges des principales villes de l’Empire et passent leur examen devant un mandarin de première classe ; ils font leurs compositions sans le secours d’aucun livre et renfermés isolément dans de petites cellules. Les bacheliers jouissent de plusieurs privilèges ; ils portent une robe bleue à bordure noire et ont un oiseau d’argent sur leur bonnet. Les magistrats ordinaires ne peuvent leur faire donner la bastonnade ; ils sont sous les ordres d’un supérieur qui seul a le droit de les punir.

L’épreuve de capacité (ko-kiu) ne confère aucun grade, mais constate la capacité requise pour subir le second examen, appelé hiang-chi. qui confère le grade de kiu-jin, licencié. Cet examen n’a lieu que tous les trois ans dans la capitale de chaque province, en présence des principaux mandarins et de deux commissaires impériaux. Les licenciés portent une robe brune, avec une bordure bleue, large de quatre doigts, et à leur bonnet un oiseau d’argent doré. Un kiu-jin peut être élevé au mandarinat et même à une vice-royauté.

Le troisième et dernier examen, nommé hœï-chi, mène au grade de docteur (tsin-ssé). Il a lieu tous les trois ans, à Pékin, dans le palais impérial, sous la présidence du souverain, qui donne souvent lui-même le sujet de la composition. Cinq ou six mille licenciés se présentent ordinairement, mais un petit nombre seulement sont reçus. Chaque docteur reçoit aussitôt de la générosité impériale une écuelle d’argent, un parasol de soie bleue et une chaise magnifique pour se faire porter. Les noms des candidats reçus sont inscrits sur de grands tableaux qu’on expose en public, et sur un registre spécial qui reste au siège du gouvernement. Enfin, il existe deux concours pour constater l’instruction supérieure. Le premier (lien-chi), qui est ouvert dans le palais impérial sans que le souverain y assiste, confère le titre de membre du collège des Hanlin. Cette célèbre académie, fondée par Hiouan-tsoung, se compose de quarante docteurs, et c’est d’elle que l’on tire les historiographes, les visiteurs de provinces, les vice-rois, etc. Le deuxième concours (tchao-kao) a lieu en présence de l’Empereur ; les candidats reçus sont nommés tchoang-youen. L’emploi de ces docteurs politiques est d’expliquer tous les jours, dans le palais, les livres qui sont les plus propres à former les princes et les grands à l’art difficile du gouvernement.

Ici se termine notre tâche. Nous avons essayé d’esquisser, dans quelques pages, le tableau de l’histoire politique de la Chine, du gouvernement de ce pays, de ses institutions ; nous avons tenté de faire connaître à nos lecteurs cette belle civilisation qui date de plusieurs mille ans. Reste maintenant à leur donner, sous une forme moins aride, une idée des mœurs, des coutumes, des usages du Céleste Empire : ce sera le sujet des Contes chinois.



CONTES CHINOIS


SOU TCHEOU (Lieou le Bossu)

CONTES CHINOIS



Lieou le Bossu



D Dans l’un des faubourgs de la belle ville de Sou-Tcheou, la Venise chinoise, vivait un pauvre pêcheur du nom de Lieou et qu’une difformité de taille faisait appeler plus communément le bossu. C’était un petit homme actif et intelligent, de joyeuse humeur, connu à plus de dix lieues à la ronde pour son talent de musicien et son habileté à la pêche. Il avait même une certaine instruction, et ses voisins le regardaient comme un homme de bon conseil. Aussi vivait-il heureux dans son humble condition, acceptant le temps comme il venait et ne songeant qu’à augmenter son petit avoir.

La nuit approchait et déjà la lune scintillait sur les toits vernissés de la ville. De riches gondoles se croisaient en tous sens sur les canaux ; chacun venait chercher un peu de fraîcheur après une journée d’une chaleur accablante. Sur les barques qui, dans beaucoup de villes de la Chine, servent d’habitation aux pauvres, on voyait une multitude immense, étendue nonchalamment et fumant avec délices en contemplant le magnifique panorama de Sou-Tcheou. Lieou seul ne se reposait pas. Il disposait en chantant une petite barque pour une sorte de pèche fort usitée dans le pays.

— Le ciel est pur et la lune brillante, disait-il de temps en temps. Allons, la nuit sera profitable.

Et il reprenait, gaiment sa chanson.

La pêche nocturne à laquelle Lieou se préparait est assez singulière ; elle ne peut ; avoir lieu que lorsqu’il fait, un beau clair de lune. On attache des deux côtés d’un bateau long et étroit une planche large d’environ deux pieds et qui tient toute la longueur de la barque. Cette planche, peinte en blanc et vernissée avec soin, s’abaisse par une pente presque imperceptible jusqu’à la superficie de l’eau. Le poisson, qui se joue au clair de la lune, prend la couleur de la planche pour celle de l’eau même, et trompé par cette ressemblance il saute dans la barque.

Le petit bossu venait de terminer ses préparatifs et il allait prendre le large, lorsqu’un cri partit d’une gondole richement ornée qui passait devant, sa barque.

— C’est lui ! — C’est bien lui !

— Maudit portrait ! dit un des hommes qui montaient la gondole ; je l’ai oublié. Comment s’assurer de la ressemblance ? Il faut attendre à demain.

L’embarcation s’approchait en même temps de la boutique du marchand de poissons, et l’homme qui avait parlé le premier et dont les vêtements annonçaient un homme de distinction, lut à haute voix sur l’enseigne : Lieou, beaux poissons de toute espèce. Au-dessous était la phrase sacramentelle : Pu hu, c’est-à-dire, il ne vous trompera, pas.

Lieou crut que ces personnages étaient des acheteurs, et il se mit à vanter sa marchandise :

— Achetez, illustres seigneurs, achetez, s’écriait-il. Nulle part vous n’aurez du poisson aussi beau et aussi frais. Vous en trouverez chez Lieou de toute espèce depuis le canard sauvage nourri avec de la courge, jusqu’au kin-yu, ce beau poisson d’or qui fait l’ornement des palais de l’Empereur.

Mais l’inconnu, après avoir écrit quelques mots sur ses tablettes, fit signe aux gondoliers de continuer leur route, non sans jeter des regards de curiosité sur l’honnête pêcheur. Celui-ci, assez étonné d’abord de cette démarche mystérieuse, finit par se tranquilliser en se rappelant qu’il n’avait aucun démêlé avec la police, qu’il ne se connaissait pas d’ennemis et que les hommes de la gondole n’avaient nullement l’air de voleurs. Là-dessus il prit ses rames et s’éloigna rapidement.


Il est dix heures du matin. Lieou, qui vient de prendre quelque repos, arrange avec soin sur des herbes mouillées le poisson qu’il a rapporté de sa course nocturne. Il chante gaiment, suivant sa coutume, en calculant dans sa tête ce qu’il peut retirer du produit de sa pêche. Tout à coup sa figure se rembrunit ; il cesse de chanter. C’est qu’il aperçoit sur le canal, à quelques pas de lui, la gondole de la veille. Les deux inconnus le regardent avec attention en consultant un papier, et l’un d’eux s’écrie de nouveau :

— Oui, c’est lui. — C’est bien lui.

— Oui, c’est moi, répond Lieou, mais d’un ton mécontent ; que me voulez-vous ?

Le personnage qui, la veille, avait pris l’adresse du pauvre pécheur, le salue fort poliment sans rien dire, et la gondole s’éloigne à force de rames.

Pour le coup, la patience de Lieou était mise à bout ; il éclata en injures et en menaces, et il déclarait à ses voisins qu’il allait se plaindre au mandarin du quartier, lorsque la malencontreuse gondole reparut au bout du canal. Derrière elle venaient deux barques ornées avec magnificence et portant les couleurs impériales. Des mandarins de première classe étaient dans les embarcations qui s’arrêtèrent devant la boutique du marchand de poissons, à la grande stupéfaction du propriétaire et de ses voisins. Mais l’étonnement redoubla lorsqu’on vit les mandarins faire le kow-tow[29] devant le petit bossu ; puis le chef de la compagnie, après lui avoir présenté ses très-humbles chin-chin (compliments), l’engagea à le suivre :

— Et où donc ? dit Lieou.

— Au palais impérial.

En vain le pêcheur demandait des explications, prétendait qu’il y avait méprise, se plaignait d’être le jouet d’une mauvaise plaisanterie ; sur un signe des mandarins, quelques officiers subalternes le déshabillèrent de son vêtement de toile et le revêtirent d’un riche costume. Sa toilette terminée, on le conduisit jusqu’à l’une des grandes barques impériales avec des égards infinis, et le cortège s’éloigna, laissant tous les spectateurs livrés aux suppositions les plus fabuleuses.

Pendant que Lieou se dirige vers le palais avec ses silencieux compagnons, nous allons donner l’explication de ce singulier événement. L’Empire était sur le penchant de sa ruine ; d’indignes souverains, s’abandonnant a toutes leurs passions, avaient épuisé le trésor public et démoralisé la nation. L’un d’eux, racontent les historiens du temps, fit creuser un grand bassin en forme d’étang, et après l’avoir fait remplir de vin, il ordonna à trois mille de ses sujets de s’y jeter. Des tranches énormes de viandes rôties étaient, suspendues autour du bassin pour satisfaire leur faim brutale. L’Empereur, assis sur son trône, regardait en riant ce spectacle hideux de trois mille misérables plongés dans l’ivresse la plus ignoble, et dont la plupart se noyèrent. Les vices des souverains avaient corrompu les hautes classes de la société, et les ministres, pour flatter leurs maîtres, se livraient à tous les excès. Le peuple, qui souffrait en silence, avait, repris espoir en voyant monter sur le trône un honnête homme. Le nouvel empereur était animé des meilleures intentions ; mais n’ayant personne autour de lui pour le seconder, il déplorait des maux qu’il ne pouvait soulager. Pendant une nuit d’insomnie, il crut voir en songe la figure d’un homme que le ciel lui désignait pour être son premier ministre. À son réveil, il fit dessiner plusieurs portraits de cet homme et ordonna de le chercher dans tout le royaume. Or, ce futur premier ministre n’était autre que le pauvre pêcheur de Sou-Tcheou qui, après plusieurs mois de recherches, avait été découvert par les mandarins.

Arrivé au palais, Lieou fut introduit, avec un grand cérémonial devant l’Empereur qui l’accueillit avec toutes les marques de la joie la plus vive :

« C’est vous, lui dit-il, que le ciel a choisi pour m’aider de vos sages leçons. Ne me flattez pas, ne m’épargnez point sur mes défauts ; faites en sorte que je puisse acquérir les vertus des grands empereurs, et rappeler dans ces jours infortunés la modération, la douceur et l’équité de leur gouvernement. Je vous nomme premier ministre. Allez, et rétablissez l’ordre dans l’Empire. »

Lieou ne voyait rien, n’entendait rien. Il s’inclina machinalement devant l’Empereur et suivit, sans mot dire, les grands dignitaires, qui le conduisirent dans un appartement magnifique et se retirèrent en lui faisant les plus humbles salutations. Resté seul, il se tâta les membres pour se persuader qu’il était bien éveillé, et après avoir vainement cherché à comprendre la singulière aventure qui lui arrivait, il se jeta sur son lit, la tête brûlante et le corps brisé de fatigue.

« C’est étonnant, dit-il en s’endormant ; je n’ai pourtant pas bu aujourd’hui de samshou » (liqueur spiritueuse que les Chinois distillent du riz).

Lorsqu’à son réveil le pauvre pêcheur se vit-dans une chambre tendue de soie et ornée de peintures précieuses, lorsqu’il jeta les yeux sur ses riches vêtements, son étonnement redoubla. Il courut à la porte et vit dans le vestibule tous les grands de l’Empire qui s’inclinèrent avec respect devant lui.

— Ce n’est donc pas un rêve ! s’écria-t-il.

— Le premier ministre est admis à se présenter devant l’Empereur, dit un mandarin. Nous, ses collègues, nous l’attendons.

Le conseil s’assembla et délibéra sur les moyens de rendre au pays le calme et la prospérité. Lieou, qui ne manquait pas d’une certaine instruction et qui avait surtout beaucoup de bon sens, n’entendait qu’avec indignation les phrases ambiguës de ses collègues qui cherchaient à cacher la misère de l’État ou se rejetaient l’un sur l’autre la responsabilité d’une mauvaise administration. Homme du peuple, gagnant sa vie par son travail, le pauvre pêcheur ne put supporter les mensonges de ministres incapables et corrompus, et l’Empereur lui ayant demandé son avis, il dessina d’une manière énergique le tableau sombre, mais véritable, du pays, accablé d’impôts, livré au brigandage des puissants et n’ayant plus d’espoir que dans l’Empereur. Il attaqua surtout avec violence la conduite des agents du pouvoir qui n’ambitionnaient de hautes fonctions que pour s’abandonner à tous les excès.

— La paix et le trouble, dit-il en terminant, dépendent, des ministres. Les emplois ne doivent pas être confiés à ceux qui ne suivent que leurs passions, mais à ceux qui ont de la capacité. Les honneurs doivent être réservés pour les sages, non pour les méchants.

— Et voilà pourquoi, reprit l’Empereur, je vous ai appelé d’une condition obscure au plus haut emploi du gouvernement. C’est bien. Je suis content de vous.

Puis le prenant à l’écart, il lui expliqua par quel merveilleux hasard Lieou le bossu avait été appelé à la cour. Lieou représenta qu’il n’avait point reçu une assez grande instruction et qu’il ne se sentait pas capable de gouverner un empire. Mais le prince, satisfait du bon sens et de la modestie de son nouveau ministre, lui intima l’ordre de garder le pouvoir et de s’en servir avec énergie.

Tout changea aussitôt. Consacrant ses jours et ses nuits au travail, consultant sans relâche les notes relatives à la conduite de chaque mandarin, Lieou réorganisa l’administration, chassant et punissant sans pitié les prévaricateurs, et appelant autour de lui les hommes distingués qui restaient confondus dans les derniers rangs. On comprend que cette sévérité ne devait pas plaire aux courtisans ; un parti puissant se forma contre ce maudit bossu, qui ne permettait pas à un fonctionnaire de voler ses subordonnés ; mais le ministre, insensible aux sarcasmes comme aux murmures, poursuivait sa tâche et trouvait d’assez amples consolations dans les bénédictions du peuple.

Un soir qu’il se promenait sous un déguisement dans la ville, il s’aperçut que les gardiens des portes, malgré la consigne, les ouvraient à tout venant, après l’heure de la fermeture. Cet abus était d’autant plus dangereux qu’on craignait à chaque instant une tentative des Sourcils-rouges, brigands qui désolaient les provinces et qui étaient ainsi nommés parce qu’ils se peignaient les sourcils en rouge, en signe de ralliement. Lieou ordonna aussitôt que les règlements fussent exécutés et menaça de peines sévères ceux qui y contreviendraient. Quelques jours après, l’Empereur étant allé à la chasse prolongea tellement le repas du soir que lorsqu’il arriva à la ville les portes étaient fermées. Il se trouva par hasard que le premier ministre passait sur les remparts en faisant sa ronde habituelle, au moment où les soldats de la garde impériale frappaient à l’une des portes. Il s’avança, et demanda qui voulait rentrer si tard.

— L’Empereur, répondit d’un ton insolent un soldat qui ne reconnaissait pas le ministre.

— L’Empereur, reprit Lieou, est soumis aux lois comme le plus obscur de ses sujets. Les règlements s’opposent à ce que les portes soient rouvertes à cette heure ; l’Empereur ne rentrera pas.

La stupéfaction fut grande parmi les courtisans, et ils se regardaient tout étonnés de ce qu’ils appelaient, l’insolence d’un parvenu, lorsque l’Empereur, impatienté, piqua son cheval et s’avança en demandant la cause de ce retard. La réponse du ministre lui fut rapportée, et même avec quelques exagérations. Le prince devint pâle de colère et ordonna qu’on frappât de nouveau à la porte. Mais les gardiens répondirent que cette insistance était inutile et que, malgré tout leur respect pour le chef de l’État, ils n’ouvriraient la porte qu’à l’heure prescrite.

« Allons ! dit l’Empereur en souriant avec amertume, si les gardiens des autres portes suivent aussi fidèlement les ordres de mon ministre, je me verrai forcé de retourner au palais de chasse ou de coucher à la belle étoile. »

Lieou, en poursuivant sa route, avait recommandé aux chefs des trois autres portes de n’ouvrir à personne, pas même à l’Empereur ; mais quand le premier auquel on s’adressa eut aperçu, à la lueur des torches, le parasol impérial jaune-aurore, surmonté du dragon d’or, il n’osa pas résister, et la porte fut ouverte. On dit même que soupçonnant la disgrâce prochaine du premier ministre, il avait été bien aise de faire ainsi la cour à ses ennemis en lui désobéissant.

Tous ceux qui détestaient Lieou, et le nombre en était grand, car, en Chine comme en Europe, le talent et la vertu ne trouvent malheureusement que trop de persécuteurs, tous les mandarins qui avaient été punis de leur mauvaise conduite ou qui redoutaient un châtiment mérité, étaient en grande joie. L’Empereur, en rentrant au palais, avait manifesté sa colère contre Lieou, et il était évident que dès le lendemain le rigide ministre serait, disgracié. Aussi la foule était-elle immense à l’audience de l’Empereur. Dès que le petit bossu entra dans la salle, tous les regards se tournèrent vers lui. Calme et résigné comme un homme qui a la conscience d’avoir fait son devoir, il alla prendre sa place accoutumée sans remarquer la douleur de ses amis, ni la joie de ses adversaires. En apercevant Lieou le prince fronça légèrement le sourcil, mais il ne dit rien et répondit par un salut, de la main au respectueux prosternement (kow-tow) du ministre. Tout le reste de l’audience, il parut vivement préoccupé : punirait-il Lieou d’avoir fait observer aussi rigoureusement les règlements, ou bien, satisfaisant son orgueil offensé, se priverait-il des services de l’homme qui gouvernait son royaume avec tant d’éclat ? Tel était le combat que se livraient dans son esprit le sentiment de la justice et l’amour-propre blessé : la cour en attendait l’issue avec impatience. L’audience allait finir, et l’Empereur n’avait pas adressé une seule fois la parole à Lieou, lorsque celui-ci s’avança vers le trône.

« Hier au soir, dit-il, le chef d’une des portes de la ville a violé des règlements sévères, mais d’une utilité indispensable et approuvés par l’Empereur lui-même ; il a ouvert la porte avant l’heure prescrite, au lieu d’imiter la sage conduite du gardien qui a respecté la consigne. Il faut que l’un soit puni et l’autre récompensé ; tel est l’avis que je soumets à l’Empereur. Personne ne doit être au dessus des lois, et un royaume est mal administré lorsque les agents du pouvoir soumettent leur conduite aux caprices du souverain. »

L’étonnement était peint sur tous les visages : qu’allait faire l’Empereur ? S’il ne cédait pas à la demande du ministre, celui-ci devrait se retirer ; son caractère bien connu ne pouvait laisser là-dessus aucun doute. Aussi attendait-on avec anxiété la réponse du prince qui, absorbé dans ses réflexions, regardait d’un air distrait le petit bossu agenouillé à ses pieds. Enfin il se leva et dit d’une voix légèrement émue :

« Le sage Lieou a raison. Il faut que la loi soit respectée ; et qui doit donner l’exemple de la soumission, si ce n’est l’Empereur ? J’ordonne donc que le gardien qui m’a ouvert hier au soir la porte de la ville soit privé de son emploi ; quant à celui qui a fait son devoir, la faveur impériale ne l’oubliera pas. »

À peine le prince avait-il fini de parler que les courtisans entourèrent le ministre, lui prodiguant des marques d’affection et le félicitant de sa conduite. Parmi eux, suivant l’usage, les ennemis de Lieou se montraient les plus empressés ; lui, toujours calme, recevait en souriant des compliments dont il connaissait la valeur, mais il avait entendu avec joie la réponse de l’Empereur. Une pareille décision faisait honneur au souverain, et Lieou était dès lors certain de son puissant concours. Rien ne troubla plus désormais la bonne intelligence qui existait entre eux, et, grâce à l’heureuse administration de son ministre, le nom du prince était célébré partout comme celui du père du peuple.

À la mort du souverain, les ennemis de Lieou reprirent courage, et, par suite de leurs manœuvres, le nouvel Empereur, homme faible et corrompu, disgracia le grand ministre. Lieou reçut sans regret la nouvelle de sa chute ; il voyait que ses conseils seraient inutiles ou pris en mauvaise part. Il se retira à Sou-Tcheou et rentra dans son humble condition. Il y mourut presque dans l’indigence, délaissé par les grands seigneurs dont il avait été le maître ; mais le peuple, qui n’est pas ingrat, n’oublia jamais le ministre qui avait rendu à l’Empire le calme et la prospérité, et lorsqu’un nouvel impôt venait leur enlever leurs dernières ressources, ils disaient en soupirant : « Ah ! ce n’était pas ainsi du temps du petit bossu ! »

L’ÉCOLIER DE TSÉOU.

L’Écolier
de Tséou


I



I Il y a bien longtemps, — c’était plus de cinq cents ans avant la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, — la ville de Tséou, dans la province actuelle du Chan-Toung, possédait une école célèbre à plus de dix lieues à la ronde. L’instituteur n’était pas un pauvre lettré exerçant pour vivre une noble profession et réglant son zèle sur le taux de ses honoraires. Homme distingué par son savoir, gouverneur du peuple, c’est-à-dire remplissant des fonctions équivalentes à celles de maire et de préfet, le vénérable Siang n’avait pas jugé au-dessous de lui d’instruire et d’élever les enfants de ses concitoyens. Aussi était-il en grande estime dans toute la province, et plus d’un riche mandarin préférait pour son fils les leçons de l’instituteur de Tséou à celles d’un précepteur particulier.

Il était neuf heures du matin ; les élèves venaient de déjeuner, et, rangés sur deux rangs, dans le jardin de l’école, ils attendaient le signal du maître pour rentrer dans la classe, lorsque Siang aperçut une jeune femme qui s’avançait vers lui, tenant par la main un bel enfant de sept à huit ans. Elle était revêtue d’une longue robe blanche, car elle portait le deuil de son mari, mort depuis près de trois ans[30], et ses cheveux noirs produisaient un contraste qui rehaussait encore l’éclat de sa beauté ; l’enfant avait, suivant l’usage, pour tout habillement, une robe blanche de toile, un bonnet, des caleçons et des bottines de même étoffe avec une ceinture de corde. Siang, reconnaissant la veuve de l’ancien gouverneur de la ville, accourut au-devant d’elle et l’accueillit avec la distinction que méritait son rang.

— Maître, dit la jeune femme en lui présentant l’enfant, voici mon fils, Kieou, que j’ai surnommé Tchoung-ni, ma seule consolation sur la terre, l’espoir de ma vieillesse ; il me donne déjà un légitime orgueil, il fait l’admiration des vieillards ; je puis le dire devant lui, car il est aussi modeste que sage. Mais il lui manque les leçons de Siang pour devenir un homme savant dans les six arts libéraux. Je vous prie donc de vouloir bien le recevoir dans votre école.

Et prenant des mains d’une servante une petite corbeille, elle présenta à Siang la portion de thé que l’écolier doit offrir chaque jour à son instituteur.

— Je sais que Tchoung-ni, répondit le maître, se distingue des enfants de son âge par sa douceur et son obéissance ; je suis au comble de la joie d’avoir un aussi bon élève. Il a hérité de toutes les vertus de son digne père, et il n’oubliera jamais que ses ancêtres se sont distingués dans les fonctions publiques depuis l’empereur Hoang-ti.

L’enfant s’inclina avec respect devant sa mère, puis devant son maître et, sur un signe de celui-ci, il alla se placer parmi ses petits compagnons. Sa mère se retira ensuite, après avoir échangé avec Siang de nouveaux compliments.

Sur l’ordre de l’instituteur, les élèves entrèrent en silence dans la classe. Siang offrit les sacrifices aux esprits et aux instituteurs des premiers temps ; puis s’agenouillant devant une tablette sur laquelle étaient inscrits les noms de Fou-Hi et de quelques autres sages de l’antiquité, il invoqua pour son nouvel élève la protection de ces grands philosophes. Tchoung-ni, qui était resté à genoux, se leva après la cérémonie, croisa les bras sur sa poitrine et se prosterna devant son maître ; il alla s’asseoir ensuite à la place qui lui fut désignée. Les écoliers tirèrent au sort avec de petites baguettes de bambou l’ordre suivant lequel ils devaient réciter leurs leçons, et la classe commença.

La gravité extraordinaire de Tchoung-ni, la politesse avec laquelle il saluait son maître et ceux de ces camarades qui étaient plus âgés que lui, l’attention qu’il apportait à tous les exercices excitèrent la jalousie des uns, les sarcasmes des autres. Les enfants sont les mêmes, dans tous les pays, à toutes les époques ; cet âge est sans pitié. Humiliés secrètement des éloges que Siang adressait chaque jour à son nouvel élève, ils s’en vengeaient pendant les récréations en accablant l’enfant de railleries, en lui faisant de mauvaises niches, en le tournant en ridicule.

— Vois-le donc, disait l’un, ne dirait-on pas qu’il a peur de tomber, tant il marche doucement ?

— Prenez donc garde, jeune sage, criait l’autre, et levez les yeux ; tout en réfléchissant, vous allez vous heurter contre le mur.

— Il cache son âge, disait un autre ; il doit avoir au moins cent ans.

— Va lui donner un coup de pied ; ce vilain être ne rit jamais, il pleurera peut-être.

Malgré la vigilance de Siang et les sages conseils de quelques écoliers plus âgés, Tchoung-ni fut en butte pendant plusieurs jours aux hostilités d’une bande de mauvais garnements. Mais rien ne pouvait altérer sa sérénité. Il regardait avec compassion ceux qui l’injuriaient, et ne se comportait pas moins à leur égard avec sa politesse ordinaire, laissant ignorer à sa mère et au maître l’indigne conduite de ses camarades. Ceux-ci cependant se lassèrent, de guerre lasse, d’autant plus que leur jeune condisciple se distinguait par son application au travail, non moins que par sa douceur. Arrivé tous les jours l’un des premiers à l’école, il balayait et arrosait, suivant l’usage, la salle d’études et brûlait des parfums devant la tablette des philosophes. Assidu pendant les leçons et ne perdant pas une seule parole du maître, il fut placé en peu de temps au premier rang de la classe. Frappés de ses facultés précoces, de son intelligence, de ses bonnes qualités, ses camarades ne tardèrent pas à lui rendre justice, l’amitié succéda à la haine, et ils se plaisaient, pendant les récréations, à se réunir autour du petit philosophe pour l’entendre raconter quelque trait d’histoire ancienne ou développer quelque précepte de morale.

Tchoung-ni se promenait un jour dans le jardin de l’école avec Yen-hoeï, l’un de ceux qui l’avaient le plus tourmenté et qui était devenu son meilleur ami, lorsqu’il entendit partir d’un groupe de jeunes enfants des éclats de rire immodérés ; il se dirigea vers eux pour prendre part à leur joie, et jugez quelle fut son indignation en voyant une de ces belles poules qu’on appelle en Chine des poules d’or (kien-ki) liée à un pieu et exposée à la brutalité des écoliers ; quelques-uns avaient attaché des épingles à l’extrémité d’un bambou et piquaient le pauvre volatile dont les cris et les convulsions excitaient la gaîté de ces petits barbares. Se faisant jour à travers le cercle, Tchoung-ni délivra la poule de ses liens, la mit en liberté, puis se tournant vers ses camarades stupéfaits, il leur reprocha leur inhumanité.

— Que vous a fait cette pauvre bête, s’écria-t-il, et que dirait l’un de vous si un élève plus vigoureux l’attachait à ce pieu et s’amusait à le piquer ? Sont-ce là des divertissements dignes d’enfants bien élevés ? Ah ! quelle serait la douleur de notre bon maître, s’il apprenait que ses élèves, loin de profiter de ses conseils et de l’étude des anciens sages, partagent les goûts brutaux et cruels de la plus vile populace !

Les enfants, tout confus, baissèrent la tête, et témoignèrent par leur silence combien étaient justes les reproches de leur condisciple. L’un d’eux, cependant, se hasarda à prendre la parole :

— Nous ne pensions pas mal faire, dit-il ; c’était seulement pour nous divertir un moment.

— Triste excuse ! reprit Tchoung-ni. Eh quoi ! pour passer le temps d’une récréation, vous ne trouvez d’autre moyen que de faire souffrir lâchement un être chétif et sans défense ! Le Souverain céleste a créé les animaux pour orner et animer la terre, pour servir à notre nourriture, et non à de cruels divertissements. Vous ne savez comment vous amuser ? Eh bien ! je vais vous indiquer des jeux que l’humanité ne réprouve pas, et qui nous instruiront en même temps.

Un cri de joie partit aussitôt de tous les rangs de la petite assemblée, et le jeune philosophe, monté sur un banc de gazon, expliqua son projet en ces termes, au milieu du plus profond silence :

— Le maître, dit-il, nous raconte et nous explique chaque jour les beaux traits de l’histoire ancienne et les cérémonies conservées par la tradition. Pourquoi ne pas les représenter par gestes et en faire des tableaux animés ? Nous sommes assez nombreux pour imiter les plus grandes cérémonies.

Il est inutile d’ajouter que cette proposition fut accueillie d’une voix unanime, et Tchoung-ni, demandant une seconde fois la parole, raconta un trait de la vie de l’empereur Tching-Thang :

« Sous le règne de ce grand souverain, dit-il, une sécheresse et une famine désolèrent la Chine pendant sept ans ; toutes les mesures prises pour faire cesser ces fléaux étaient inutiles. Alors l’Empereur, de l’avis du président du tribunal astronomique, résolut d’implorer la bonté céleste en faisant l’aveu de ses fautes. Il coupa ses cheveux et ses ongles, il couvrit son corps de plumes blanches et de poils d’animaux ; puis, se rendant avec les mandarins au pied d’une montagne nommée Sang-lin, il se prosterna la face contre terre, et s’accusa à haute voix d’avoir eu de la négligence à instruire ses sujets, de ne les avoir pas fait rentrer dans le devoir lorsqu’ils s’en étaient, écartés, d’avoir fait des palais trop superbes et d’autres dépenses superflues en bâtiments, d’avoir poussé trop loin la délicatesse pour les mets de sa table ; enfin, d’avoir trop écouté les flatteries de ses courtisans. À peine l’Empereur eut-il cessé de parler, que le ciel devint orageux et fit tomber une pluie abondante qui rendit, à la terre sa première fertilité. »

Les élèves se disposèrent, aussitôt à représenter cette cérémonie, empreinte d’un caractère de si haute moralité, et qui s’est, conservée en Chine jusqu’à nos jours ; ils s’en acquittèrent parfaitement, à la grande joie de Tchoung-ni qui remplissait le rôle de l’empereur. Dès lors, chaque récréation fut employée à ces exercices qui instruisaient les élèves en même temps qu’ils les reposaient de leurs travaux. Le petit philosophe était enchanté de son idée, et le maître, non moins content, l’en récompensa en le nommant moniteur de sa classe. Tchoung-ni s’acquitta de ses fonctions avec le plus grand soin, dirigeant ses condisciples d’une manière sévère, mais sans dureté et sans blesser leur amour-propre, et excitant leur émulation par ses sages conseils, et surtout par son exemple. Siang était fier d’avoir parmi ses écoliers un enfant aussi distingué.

Un jour de congé, les élèves étaient sortis hors de la ville, sous la conduite du maître, pour se livrer au plaisir de la promenade. Ils s’arrêtèrent dans une riante prairie, où un oiseleur venait de terminer sa chasse, et s’empressèrent d’entourer le marchand qui distribuait ses prisonniers en différentes cages, Tchoung-ni, en sa qualité de moniteur, surveillait les enfants, tandis que le vieux maître, assis au pied d’un arbre, méditait sur les écrits des anciens sages. Le petit philosophe s’amusa à regarder quelque temps les pauvres oiseaux qui se débattaient dans leur prison, et semblaient dans leurs chants plaintifs faire leurs derniers adieux à la liberté. Au moment où l’oiseleur se disposait à partir, il l’arrêta et lui dit :

— Je ne vois là que de jeunes oiseaux ; où donc, avez-vous mis les vieux ?

— Les vieux, répondit le marchand, sont trop défiants pour se laisser prendre ; ils font attention à tout, et ne tombent pas dans le piège. Les jeunes, qui vont avec eux, échappent également à nos filets. Je ne prends que les oiseaux qui se séparent de la bande ; et si par hasard il s’en trouve parmi eux quelques vieux, c’est qu’ils ont suivi les jeunes.

— Vous l’avez entendu, dit Tchoung-ni en se tournant vers ses condisciples. Eh bien ! les hommes sont comme les oiseaux. La plupart des jeunes gens, enflés de leur faible mérite, ne craignent rien, et croient pouvoir tout entreprendre sans consulter les vieillards ; ils dédaignent la société des sages, et, veulent marcher seuls. Mais la route est pleine de précipices ; ils s’égarent bientôt, et, comme ces petits oiseaux, deviennent les victimes de leur imprudence et de leur étourderie. Il est aussi quelques vieillards qui, séduits par l’audace et la vivacité des jeunes gens, préfèrent, leur compagnie à celle des hommes de leur âge ; ils ont la faiblesse de les suivre, et ils sont entraînés avec eux dans le premier piège qu’on leur tend.

— Retenez bien cette leçon, enfants, dit Siang qui s’était approché sans être vu ; les paroles de Tchoung-ni sont celles d’un sage.


II


Une multitude immense encombrait les alentours du palais de Tséou. Le sse-keou, ou chef de la magistrature du royaume, homme vénéré dans toute la Chine, devait tenir son audience publique et prononcer sur une cause délicate. Trois mois auparavant, un homme du peuple s’était présenté devant le tribunal, accusant son fils de l’avoir insulté, et réclamant contre lui toute la rigueur des lois. Le magistrat, au lieu de condamner aussitôt le fils, suivant l’usage antique, avait fait conduire en prison le père et le jeune homme, et ils y étaient depuis cette époque. On attendait donc avec impatience le jugement définitif. Les deux prisonniers amenés devant le tribunal, le sse-keou demanda au père de quel crime il accusait son fils.

— Il n’est pas coupable ! s’écria aussitôt le père. Dans un accès de colère, dont je me repens avec sincérité, je suis venu l’accuser ; mais si quelqu’un doit être puni, c’est moi.

— Je m’en étais douté, reprit le magistrat avec bonté ; allez, instruisez votre fils de ses devoirs. Et vous, jeune homme, n’oubliez pas que la piété filiale est la première des vertus.

Ce jugement excita un grand étonnement. Un des mandarins les plus distingués s’approcha du magistrat à l’issue de l’audience, et lui dit :

— Lorsque je suis entré en charge, vous m’avez surtout recommandé de faire respecter l’autorité paternelle. « Tout fils, avez-vous ajouté, qui manque à son père, mérite la mort. Cette doctrine nous a été transmise par les sages empereurs de l’antiquité ; il ne faut pas la laisser tomber dans l’oubli. » Et voilà qu’au mépris de cette instruction vous faites grâce à un fils criminel !

Le juge se leva ; et, répondant au mandarin, il s’exprima ainsi devant, la multitude :

« J’ai voulu en cette circonstance donner une leçon à beaucoup de monde : aux enfants, qui n’ont pas pour leurs père et mère tout le respect qui leur est dû ; aux parents, qui n’ont pas soin d’instruire leurs enfants de leurs devoirs et obligations ; enfin aux magistrats, pour qu’ils ne se pressent pas de porter leur jugement sur des accusations dictées par la colère ou par toute autre passion. Que serait-il arrivé si j’avais condamné aussitôt le fils ? J’aurais fait le malheur de toute une famille, j’aurais mis à mort, un innocent ! Écoutez bien ceci. Un juge qui punirait indistinctement tous ceux qui paraissent avoir violé la loi, ne serait pas moins cruel qu’un général qui passerait au fil de l’épée tous les habitants d’une ville prise d’assaut. Parmi le peuple, tel qui faillit n’est souvent coupable qu’à demi, et parfois même nullement répréhensible, parce qu’il ignore ses devoirs ; le punir, dans ce cas, ce serait châtier un innocent. Ceux qui méritent une punition sévère, ce sont les grands quand ils donnent de mauvais exemples ; ce sont les magistrats qui n’instruisent pas le peuple et qui ne remplissent pas bien leurs fonctions. User d’indulgence envers ceux-ci, et agir avec rigueur envers le peuple, c’est être injuste. Un de nos anciens sages a dit : « Punissez, mettez à mort les coupables ; mais rappelez-vous que personne ne mérite un châtiment, encore moins la mort, qu’il n’ait commis des fautes ou des crimes volontairement et à bon escient. » Commencez donc par instruire le peuple, et punissez ensuite ceux qui, malgré renseignement qu’ils auront reçu, manqueront à leurs devoirs. »

La multitude applaudit, et se retira en chantant les louanges de son magistrat.


III


Aux environs de la ville étaient des pavillons publics, élevés sur des tertres, et d’où l’on pouvait admirer le riant tableau de la campagne. Sur l’un de ces tertres, célèbre encore aujourd’hui sous le nom de tertre des abricots (hing-tan), un sage avait établi une espèce de lycée dont les leçons étaient suivies par plus de trois mille hommes de toutes conditions. Il y expliquait les écrits des anciens philosophes et rappelait au peuple les préceptes de vertu que la corruption du siècle avait fait oublier. On écoutait le vieillard avec admiration, et la moindre de ses paroles était, recueillie par douze disciples, les compagnons fidèles du maître.

Ce grand philosophe n’était autre que l’ancien chef de la justice de Tséou, et nous l’avons vu enfant à l’école de Siang, sous le nom de Tchoung-ni. Depuis son entrée dans la vie publique, il portait le nom de Khoung-tseu (Confucius), et il avait amplement justifié les espérances qu’il donnait dans sa jeunesse. Après avoir exercé pendant longtemps, avec un zèle et une intelligence remarquables, les fonctions les plus difficiles de la magistrature, il parcourait tout l’Empire en prêchant, malgré les persécutions, une nouvelle religion qui existe encore aujourd’hui. Il mourut dans un âge avancé laissant des ouvrages où respire la morale la plus pure, où se révèlent les sentiments les plus élevés. Aujourd’hui, l’écolier de Tséou, Confucius, est vénéré en Chine presque à l’égal de la Divinité, et comme le plus savant, le plus sage et le plus vertueux des instituteurs des hommes.


PAGODE (Le Génie du Travail)

Le
Génie du Travail



On trouve dans chaque province de la Chine des pagodes ou temples, consacrés aux différents cultes. Ceux dans lesquels on célèbre la religion de Fo ou de Boudha sont remarquables par leurs vastes constructions et leur disposition originale.
À chacune de ces pagodes sont attachés un certain nombre de prêtres nommés bonzes, qui, malgré une apparence austère, ne sont, en général, que des misérables sans conviction et sans talents. Mais au moment de l’introduction de cette religion en Chine, au premier siècle de notre ère, il se trouvait quelques bonzes dont les vertus et le savoir étaient parmi le peuple en grande vénération. Leur chef était un vieil Indien, qu’on surnommait le saint homme de l’Occident.

La pagode à laquelle il appartenait était située dans une position pittoresque, au milieu d’une belle forêt, coupée par de vastes sources d’eau limpide, et attirait chaque jour de nombreux visiteurs. Les enfants du voisinage n’étaient pas les moins empressés à parcourir les délicieux environs du temple, dénichant des oiseaux, cueillant des li-tchi et des tse-tse, espèces de dattes et de figues, ou coupant des cannes de bambou. Lorsque le temps était beau, lorsque les premiers rayons d’un soleil brûlant annonçaient le retour de l’été, les bois étaient envahis par des bandes de garnements qui oubliaient le chemin de l’instituteur : en Chine, comme en Europe, l’école buissonnière a toujours été de la part des enfants l’objet d’une prédilection particulière.

C’était par une belle matinée du mois de juillet que deux jeunes enfants de huit à dix ans, Fou-Yue et Pi-Kan, couraient auprès de la pagode, bien décidés à ne pas se rendre à l’école. Le premier venait de s’emparer d’un de ces superbes papillons qu’on ne trouve qu’en Chine. Fatigué d’une longue course, il alla se reposer auprès de son camarade, qui s’amusait gravement à prendre des sauterelles, qu’il mettait dans une boîte de carton.

— N’est-ce pas ? dit Fou-Yue ; il est bien plus amusant de courir après des papillons que d’écouter la leçon du maître.

— Oui, répondit l’autre vaurien ; mais j’ai peur que ma mère ne s’en aperçoive. Il y a huit jours, j’ai déjà fait une absence, et le maître m’a menacé d’en parler à la maison.

— Bah ! nous dirons que nous avons été malades. En attendant, amusons-nous. Qu’allons-nous faire ?

— Si nous cueillions des fleurs ? Il y en a de si jolies au bord du lac.

— Mais comment rapporter les bouquets ? Ta mère verrait bien que nous ne venons pas de l’école.

— Eh bien ! allons à la pêche.

— Nous n’avons pas de ligne, et puis cela m’ennuie. Les poissons se moquent de moi ; jamais ils ne se laissent prendre.

— Alors, à quoi veux-tu t’amuser ? dit Pi-Kan en baillant de toute sa force. Maintenant je suis fâché de n’avoir pas été à l’école… Raconte-moi donc quelque histoire.

— Eh ! je n’en sais pas, reprit Fou-Yue. Bon ! voilà mon papillon qui s’envole.

Et les deux écoliers, gardant le silence, réfléchissaient avec dépit à quoi ils passeraient le temps, lorsqu’une voix grave se fit entendre derrière eux. Ils se retournèrent, et virent le vieux bonze, qui, caché derrière un gros arbre, avait entendu leur conversation :

— Enfants, leur dit-il, vous avez manqué à votre devoir en n’allant pas à l’école ; le châtiment ne s’est pas fait attendre. Vous mourez d’ennui ; et, sans oser l’avouer, vous aimeriez mieux être auprès du maître qu’ainsi livrés à vous-mêmes. Allons, rassurez-vous, continua-t-il en les voyant tout interdits, je ne viens pas vous faire de reproches ; je vais, au contraire, essayer de mettre un terme à votre ennui en racontant une légende de mon pays.

Fou-Yue et Pi-Kan s’inclinèrent devant le vieillard, et croisèrent les bras sur leur poitrine en signe de respect ; puis ils s’assirent à ses côtés, et écoutèrent avec attention :


Les aventures du prince Della.


« Il y avait, une fois un prince indien, nommé Della, futur héritier d’un grand royaume que son père gouvernait depuis longtemps avec autant de sagesse que d’habileté. Jeune, beau, spirituel, Della menait une vie pleine de plaisirs et de séductions sans songer aux importantes fonctions qu’il devait remplir un jour. En vain son père lui faisait-il de tendres reproches sur sa paresse et sa dissipation, le jeune homme montrait la plus grande aversion pour le travail, et ne comptait que sur les heureuses dispositions dont l’avait doué la nature : « À quoi bon, se disait-il, passer mes belles années dans l’étude ? Lorsque je serai monté sur le trône, alors j’apprendrai ce qu’un prince doit savoir. Mais aujourd’hui que je suis libre, ne vaut-il pas mieux jouir de la vie ? » C’est ce que lui répétaient ses compagnons, toujours empressés à flatter ses caprices, à satisfaire ses passions : aussi tous les conseils du père et de quelques hommes sages étaient-ils inutiles. Malheur, mes enfants, à celui qui repousse les avis des vieillards !

« Della était à la chasse lorsqu’on vint lui apprendre la mort de son père. Après avoir pleuré longtemps cette perte irréparable, car il était doué d’excellents sentiments, et on ne pouvait lui reprocher que sa paresse et son amour pour le plaisir, il monta sur le trône. Alors toutes ses illusions disparurent, et il ne tarda pas à se repentir de n’avoir pas suivi les conseils de son père. Pour gouverner un peuple, il ne suffit pas de bonnes intentions ; il faut de l’activité, du courage et des connaissances qu’on n’acquiert pas en quelques mois. Perdu au milieu des détails d’une vaste administration, ignorant les ressources de son royaume, le système du gouvernement, ne connaissant pas même les hommes de mérite qu’il devait appeler au pouvoir, le nouveau prince commit des fautes graves ; puis, entraîné par son indolence naturelle, il négligea les affaires publiques, et s’abandonna tout entier aux plaisirs. Les courtisans, qui se modèlent sur le souverain, suivirent son exemple, et se livrèrent à tous les excès. Jamais l’Empire n’avait été aussi mal gouverné. Le peuple, accablé d’impôts, traité sans pitié par les fonctionnaires grands et petits, adressa ses plaintes au prince lui-même ; mais les courtisans avaient intérêt à conserver les abus : donc le peuple eut tort, et le désordre alla à son comble. Della déplorait souvent la misère de ses sujets ; mais ces bons sentiments passaient comme un éclair, il se sentait incapable d’arrêter le mal. La patience du peuple a un terme. Il n’y avait pas un an que Della était sur le trône, qu’une violente sédition éclata. Abandonné de ses serviteurs et poursuivi par une multitude furieuse, il n’eut que le temps de s’enfuir hors de son royaume sous les vêtements d’un pauvre paysan.

« Il apprit en passant la frontière que la révolution était consommée ; un de ses cousins s’était emparé du trône, et toute résistance était désormais inutile. Qu’allait-il faire, cependant, sans ressources, sans talents, sans énergie ? Le pauvre prince, assis sur le bord d’une grande route, était plongé dans les plus tristes réflexions, lors qu’il entendit le son d’une cloche ; il se trouvait à côté d’un temple. Aussitôt il alla se jeter aux pieds de la statue de Fo, et il fit l’aveu de ses fautes, se reprochant surtout sa paresse et sa négligence. Il supplia Boudha de lui pardonner et de lui venir en aide dans les rudes épreuves qu’il allait supporter. Plus fort après cette prière, il continua sa route, bien disposé à recommencer une nouvelle vie et à chercher dans le travail une garantie contre la misère.

« À peine avait-il fait quelques pas qu’il rencontra un bûcheron se rendant à sa besogne journalière. Il lui demanda s’il avait besoin d’un compagnon et s’offrit pour partager ses travaux. Le bûcheron lui fit un tableau effrayant des fatigues qu’il aurait à supporter, de la position précaire dans laquelle il allait se trouver ; il ne put dissuader Della de son projet.

— Je ne sais rien, dit humblement le prince fugitif, je n’ai jamais rien fait ; mais je suis robuste de corps et mes bras sont assez vigoureux pour travailler avec vous.

« Le bûcheron lui donna une lourde hache, et tous deux entrèrent dans une forêt. Vous pensez bien, mes enfants, que le pauvre Della, malgré toute sa bonne volonté, commit plus d’une maladresse. Tantôt, il abîmait les outils, tantôt il coupait mal le bois, et alors le bûcheron, homme brutal et grossier, l’accablait d’injures ; vingt fois il faillit se blesser, vingt fois il fut sur le point de quitter sa besogne ; l’amour-propre et surtout la nécessité de gagner sa vie à la sueur de son front lui donnaient de nouvelles forces. Le soir venu, il mangea avec son maître quelques poignées de fèves cuites à l’eau, et il coucha dans une mauvaise baraque dont les planches mal jointes ne garantissaient pas du vent et de la pluie. Le lendemain et les jours suivants, mêmes travaux, mêmes privations : Della montrait une énergie et une résignation exemplaires. Quelques mois se passèrent ainsi, au bout desquels le bûcheron le remercia de ses services, mais en lui indiquant un de ses parents, constructeur de bateaux, qui pourrait peut-être remployer.

« Le prince partit pour la ville désignée et se fit admettre parmi les ouvriers. Le travail était moins rude ; que chez le bûcheron, il demandait plus d’intelligence, et exigeait certaines connaissances que Della acquit à force d’étude, en prenant sur les heures consacrées au repos. Un jour qu’il lisait avec attention, un bonze vint à passer et l’interrogea sur ses études. Charmé de son zèle et de son application, il lui offrit de le faire entrer chez un riche marchand de ses amis où il aurait une position plus convenable à ses goûts et à son caractère. Della accepta avec joie : dans sa nouvelle profession, il montra une capacité et une activité si grandes qu’au bout de quelques années le marchand lui donna sa fille en mariage et le mit à la tête de sa maison. Le prince, qui cachait à tout le monde son illustre origine, était plus heureux que lorsqu’il gouvernait si mal un grand empire. Cependant une légitime ambition se réveillait chez lui ; travaillant sans relâche, augmentant chaque jour l’étendue de ses connaissances, il se disait qu’il n’était pas trop indigne de remonter sur le trône de ses ancêtres. Ses richesses et son noble caractère l’avaient fait nommer gouverneur de la ville où il était arrivé comme simple ouvrier ; il employait ses journées à rendre la justice, à protéger les intérêts de ses nouveaux concitoyens ; les nuits étaient consacrées en partie à une étude assidue.

« Le peuple de son royaume n’avait pas gagné en changeant de maître. Le cousin de Della qui s’était emparé du trône, homme vicieux et sanguinaire, avait jeté le masque dès que son pouvoir avait été bien établi ; il opprimait ses sujets avec tant de dureté et d’insolence que les pauvres gens regrettaient leur ancien prince. « Il était jeune, disaient-ils, peut-être aurait-il pu se corriger ; il avait un bon cœur, et il était entraîné par les misérables qui aujourd’hui sont les serviteurs de notre odieux tyran. » Della fut prévenu secrètement des dispositions de ses anciens sujets. Il pria le grand Fo de lui permettre de remonter sur le trône, ne fût-ce que pour deux ou trois ans, afin de tâcher de réparer le mal qu’il avait causé. La colère céleste l’avait bien sévèrement puni, mais il avait surmonté avec courage toutes les épreuves, et il pouvait rentrer avec orgueil dans le royaume de ses pères.

« Le prince hésitait, cependant. Où étaient ses partisans ? qui l’assurait du succès ? Exposerait-il son royaume à toutes les horreurs d’une guerre civile ? Il se décida à attendre les événements. Ses anciens sujets, irrités de l’insolent arbitraire de son successeur, prirent un beau jour les armes et se soulevèrent de toutes parts. Un pauvre paysan se mit à leur tête et les engagea avec tant de persistance à rappeler Della, dont il vantait les vertus et les talents, qu’ils envoyèrent aussitôt une députation au prince exilé. Le tyran ne céda pas ; il avait réuni autour de lui une foule de brigands, gens de courage et de résolution, auxquels il avait promis le pillage en récompense de la victoire. La lutte devait être terrible.

« Della, reçu avec acclamations dans ce même royaume qu’il avait quitté en fugitif, s’acquit l’affection générale par quelques actes de bonne politique. Le nombre de ses partisans s’augmentait chaque jour, et dès qu’il se crut assez fort il marcha contre le tyran. La bataille fut disputée ; on se battit des deux côtés avec toute l’énergie de la haine et du désespoir. Della, toujours en tête de ses troupes, fit des prodiges de valeur ; mais la victoire semblait l’abandonner, lorsqu’un heureux événement vint changer la face du combat. L’un des partisans les plus dévoués du prince, le paysan qui avait engagé ses concitoyens à le rappeler, s’avança au milieu de la mêlée, et se prenant corps à corps avec le tyran, l’étendit mort à ses pieds. En se voyant privés de leur chef, les brigands lâchèrent pied et Della resta maître du champ de bataille. La nouvelle de cette victoire acheva la conquête du royaume. Della fut replacé en grande pompe sur le trône de ses pères, et ses premiers actes montrèrent qu’il était aussi digne de l’affection de ses sujets qu’il avait justement mérité leur haine et leur mépris quelques années auparavant. L’ordre, le calme, la prospérité régnèrent dans le royaume ; le prince déployait toutes les ressources d’un talent et d’une activité qu’on n’aurait pu soupçonner en lui. C’était le fruit des travaux de son exil.

« Della avait plus d’une fois songé au pauvre paysan dont le courage et le dévouement lui avaient rendu le trône. Mais il avait disparu, et on présumait qu’il était resté parmi les morts. D’ailleurs personne ne le connaissait. Après bien des recherches inutiles, le prince assembla ses principaux partisans et les combla d’honneurs.

— C’est à vous, dit-il, que je dois la victoire et le rétablissement de ma dynastie.

— Non, c’est à vous seul, répondit une voix forte qui sortit d’un groupe de courtisans. Et aussitôt parut le paysan dont la disparition avait causé tant de regrets.

— Prince, dit-il, si les événements vous ont favorisé, vous n’en devez pas moins à vous seul l’heureuse et inattendue fortune qui termine votre exil. C’est par votre travail, votre résignation, votre énergie, que vous vous êtes rendu digne de remonter sur le trône. Le dieu Fo a récompensé vos efforts. Et qui personne mieux que moi pourrait vous rendre justice ? Partout je vous ai suivi, et pas une de vos pensées les plus secrètes ne m’a échappé. Prince, me reconnaissez-vous ?

« Aussitôt à la place du paysan parurent successivement le bûcheron qui avait recueilli le premier le prince fugitif ; puis le charpentier, le bonze, le marchand. Enfin comme dernière métamorphose, le paysan se changea en un génie ailé, dont la figure bienveillante et majestueuse inspirait tout à la fois l’affection et le respect.

— Je suis, dit-il, le Génie du Travail. Della, ta paresse et ton goût exagéré pour les plaisirs t’avaient fait perdre la couronne paternelle. Tu ne t’es pas abandonné à un stérile désespoir, et c’est par un travail assidu que tu t’es rendu digne de recouvrer le pouvoir. L’homme négligent et dissipé, qui se repose avant d’avoir terminé sa lâche, est méprisé de ses compagnons, et le dieu Fo ne le regarde pas d’un œil favorable ; car c’est une loi éternelle de ce monde qu’on ne puisse acquérir le bien-être qu’au prix d’une activité incessante. On se repent souvent pendant trois ans d’un jour perdu mal à propos. Le paresseux est donc malheureux, et il ne peut accuser que lui-même de sa mauvaise fortune ; tout, réussit, au contraire, à l’homme d’énergie qui ne se laisse pas abattre par les revers, et qui se crée de nouvelles ressources par de nouveaux efforts. Adieu, n’oublie jamais les dures leçons de l’exil, et tu pourras compter sur la protection du Génie du Travail.

« Il dit et disparut. »


— Mes enfants, ajouta le bonze en se retirant, voici le conte que je vous avais promis. Qu’il ne sorte pas de votre mémoire, et lorsque la paresse viendra s’emparer de vous, rappelez-vous les aventures du prince Della.

Les deux enfants baissèrent la tête et gardèrent le silence. Ils avaient compris la leçon du vieillard.

Cependant une fausse honte les retenait ; aucun d’eux ne voulait avouer qu’il avait eu tort, et proposer à l’autre de retourner au travail. Ils restaient pensifs, songeant à la légende du bonze, se rappelant les sages conseils adressés au prince indien par le bon génie. Fou-Yue se décida enfin. Il ramassa ses livres, et tendant la main à son petit camarade :

— Pi-Kan, dit-il, veux-tu venir à l’école ? Il n’est pas encore tard.

— À l’instant même, et nous demanderons pardon au maître de notre négligence.


LE BON CONSEILLER.



Le Sage
Conseiller



Par une belle matinée de printemps, le vieil empereur Chun se promenait dans le petit jardin de son palais avec le mandarin Yu, son premier ministre. Yu, sorti d’une condition obscure, s’était élevé par son propre mérite aux plus hautes dignités : chargé de réparer les désastres causés par le débordement des deux grands fleuves de l’Empire, il s’était acquitté de cette tâche avec un zèle et une habileté qui avaient rendu son nom populaire. Il existe encore aujourd’hui, dit-on, des traces des immenses travaux qu’il fit exécuter il y a plus de quatre mille ans. L’Empereur et le ministre, vêtus de simples habits de toile, se promenaient pas à pas, absorbés dans leurs réflexions et jouissant en silence des premiers rayons d’un soleil bienfaisant. Chun s’arrêta tout à coup, et levant vers le ciel ses mains ridées et tremblantes, il s’écria en soupirant :

— Ah ! quel fardeau que celui de l’empire ! que de peines pour gouverner avec sagesse ! Procurer au peuple les biens de la terre, le préserver de ce qui peut lui être nuisible, et surtout le rendre vertueux, voilà les premiers devoirs du prince : et moi, puis-je me flatter de les remplir ? Mettre l’union et la paix dans le pays, porter un œil attentif sur tout, ne pas abandonner les pauvres et les malheureux, ni laisser dans l’obscurité les gens sages et démérité, voilà les préceptes que mon vénérable prédécesseur, l’empereur Yao, pratiqua et moi, ai-je été assez heureux pour l’imiter, même de fort, loin ?

— L’Empire est bien gouverné, dit le premier ministre en s’inclinant avec respect ; partout, on célèbre les louanges de Chun.

— Je ne m’abuse pas, mon fidèle Yu. Jamais je ne serai aimé de mes peuples comme l’a été Yao. Un jour qu’il passait seul et inconnu sur une place publique, il entendit des enfants qui chantaient les vers suivants :


De tous ceux qui ont éclairé et gouverné le peuple,
Il n’en est aucun qui l’égale.
Si on n’apprend pas à le connaître, on ne sait rien ;
Il faut, suivre l’exemple de l’Empereur.


Hélas ! que n’en dit-on autant de moi !

— La flatterie est le plus dangereux des reptiles, reprit Yu ; mais en toute occasion je vous dois la vérité comme à mon seigneur et maître. Eh bien ! les mandarins ainsi que les gens du peuple ne cessent de vous rendre justice. Vous êtes aimé comme un bon empereur, et béni soit le jour où Yao vous a appelé pour lui succéder. Que je meure à l’instant si ma bouche ne dit la vérité !

Yu prononça ces paroles d’un ton si convaincu et si pénétrant que le vieil Empereur ne put retenir ses larmes. Il tendit la main à son premier ministre, et celui-ci la baisa avec respect.

— J’ai toute confiance en vous, mon bon conseiller, dit Chun, après quelques moments de silence. Je vous crois donc lorsque vous me parlez de l’amour de mes peuples. Mon plus grand désir, vous le savez, a toujours été d’imiter autant que possible la conduite du sage Yao, et ; ce n’est point faute d’attention si les lois n’ont pas été respectées avec rigueur. Mais l’Empereur n’est qu’un homme : il ne peut tout voir par lui-même, et quoiqu’il soit puissamment aidé par son fidèle Yu, sans doute bien des injustices ont été commises.

— Mais notre prudent seigneur n’examine-t-il pas lui-même, tous les trois ans, la conduite de ses officiers ? n’a-t-il pas confiance dans la droiture et l’intégrité de ses mandarins ?

— Voilà ce qui cause cependant tous mes soucis ; voilà ce qui me trouble pendant la nuit et me rend triste pendant le jour. L’Empereur est responsable de la conduite de ses agents ; malgré sa sollicitude, il en est sans doute qui sont indignes de la confiance du souverain. Un sage a dit : « N’hésitez pas à éloigner de vous ceux qui ont les mœurs dépravées et qui ne reculent pas devant l’injustice. » Mais comment distinguer les bons des mauvais serviteurs, le vice se cache sous l’hypocrisie ? Mon fidèle conseiller m’indiquera-t-il le moyen de connaître la vérité ?

— Le vice est souvent plus habile que la vertu, répondit le mandarin ; mais rien n’échappe à l’œil clairvoyant du maître.

Chun et Yu reprirent leur promenade, discutant tous les deux sur ce grave sujet ; mais ils ne trouvaient aucune solution favorable, et l’Empereur allait se retirer, lorsqu’une idée subite vint frapper le premier ministre.

— Le moyen est facile, s’écria-t-il, de reconnaître ceux de vos serviteurs qui sont réellement amis de la justice. Je ne puis l’expliquer en ce moment, car le peuple arrive en foule pour l’audience de l’Empereur ; mais demain, je l’espère, la vérité luira aux yeux de notre seigneur.

Le projet de Yu était fort simple et ne manquait pas d’originalité. L’Empereur mettrait en disgrâce un de ses plus vertueux conseillers. Ceux qui auraient le courage de le défendre, ceux qui seraient assez infâmes pour accabler un innocent, révéleraient ainsi, sans s’en douter, leurs bons ou leurs mauvais sentiments.

Le lendemain, vers la onzième heure du matin, Chun, entouré de ses neuf ministres, des principaux mandarins et des autres grands officiers du royaume, était assis près de la fenêtre de la salle d’audience, lorsqu’il vit passer sur la place publique un homme du peuple en état d’ivresse[31]. Ce spectacle hideux l’irrita :

— Encore ! s’écria-t-il ; j’ai pourtant menacé de la bastonnade tout homme qui se livrerait à de pareils excès. Mais je ne suis plus obéi, et mes ministres ne font pas respecter la loi. Les courtisans se regardèrent avec effroi et gardèrent le plus profond silence. L’Empereur reprit d’un ton bref :

— Où est le ministre surintendant de la musique ? Pourquoi n’est-il pas auprès de nous ?

— Koueï est malade, dit le premier ministre ; il n’a pu rester à l’audience de l’Empereur.

— Lui aussi ne remplit pas ses devoirs. Je l’ai mis à la tête d’un ministère important ; j’ai voulu qu’il enseignât la musique aux enfants des princes et des grands, mais il ne tient pas compte de mes ordres, et les enfants n’apprennent rien.

— Koueï est cependant fort savant et très-habile sur les instruments, dit Tchoui, l’intendant des travaux publics.

— Ce que l’homme sait, reprit gravement l’Empereur, n’est rien en comparaison de ce qu’il ne sait pas. D’ailleurs Koueï a tenu des discours qui ne devaient pas se trouver dans sa bouche. J’ai une extrême aversion pour ceux qui ont une mauvaise langue ; ils sèment la discorde et nuisent aux honnêtes gens. Pourquoi le ministre de la censure publique ne m’en a-t-il pas averti ?

Le mandarin Loung, chargé de ces hautes fonctions, s’empressa de se disculper : Koueï, dit-il, lui était en effet suspect depuis quelque temps, mais on ne pouvait croire à tant d’audace. Les spectateurs de cette scène inattendue étaient stupéfaits. Tous avaient les yeux fixés sur Yu, cherchant à deviner l’opinion particulière du premier ministre et la route qu’il suivrait dans une circonstance aussi délicate. Mais Yu restait impassible. L’Empereur, cependant, affectant une violente colère, poursuivait de ses menaces l’infortuné Koueï, qui était loin de s’attendre à la tempête déchaînée sur sa tête. Le surintendant de la musique jouissait dans tout l’Empire d’une haute réputation, méritée par sa probité et la droiture de son esprit, non moins que par ses talents. L’étonnement des courtisans, en le voyant en butte à la colère de l’Empereur, était fort concevable ; mais la plupart ne cherchèrent même pas à disculper leur collègue, qui pouvait avoir été compromis par d’infâmes dénonciations. Le maître avait parlé : cela suffisait. Alors ce fut à qui jetterait la pierre au mandarin disgracié.

« Koueï est sans doute un homme de talent, disait l’un, mais il est plein d’orgueil ; il ne respecte rien dans ses paroles, pas même la majesté impériale. — Il n’est pas le seul dans l’Empire, ajoutait un autre, qui puisse remplir les fonctions de surintendant. — Sa conduite d’ailleurs est-elle à l’abri du reproche ? — Il est envieux de tout mérite. — Il se croit plus savant en musique que l’illustre Chun. »

Ce dernier reproche était surtout répété avec affectation. On savait que l’Empereur se vantait, non sans raison, de ses connaissances musicales ; il avait composé un grand nombre d’hymnes qui étaient, chantés dans les cérémonies publiques et religieuses.

Le ressentiment du prince semblait s’augmenter avec le nombre des accusateurs de l’infortuné Koueï. Yu et ses collègues, à l’exception du grand-juge et du ministre de la censure publique, défendirent seuls le surintendant de la musique impériale. Le vieil Empereur les repoussa avec dédain. Les adversaires de Koueï triomphaient, et chacun d’eux s’attribuait déjà les dépouilles de l’ennemi vaincu. Le premier ministre, ami intime du surintendant, et qui jouait son rôle avec d’autant plus d’assurance qu’il connaissait d’avance le dénoûment de ce drame, ayant insisté de nouveau en faveur de son collègue, Chun lui répondit d’un ton de colère :

— J’ai voulu que vous fussiez premier ministre de l’Empire ; en cette qualité vous devez m’écouter et m’obéir sur-le-champ.

Puis s’adressant au ministre de la justice :

— Kao-yao, je vous ai nommé grand-juge ; c’est à vous de punir les crimes et les mauvaises actions. Que le surintendant Koueï soit, arrêté par vos officiers, et qu’il soit jugé d’après les lois du royaume. Allez et obéissez.

Kao-yao, qui désirait la place de surintendant pour son fils, s’empressa de sortir, et les autres courtisans le suivirent, les uns glorieux de la chute de Koueï et perdus dans leurs rêves d’ambition, les autres aussi étonnés qu’affligés de la disgrâce de leur ami, et résolus à tout entreprendre pour dessiller les yeux de l’Empereur. Au moment où la cour se retirait, le mandarin Fang-tsi, chef du tribunal des affaires célestes, vieillard à barbe blanche, vénéré dans toute la Chine pour ses vertus, se jeta aux pieds de Chun :

— Grâce ! divin empereur, s’écria-t-il, grâce ! sinon pour lui, et cependant je le crois innocent, mais du moins pour sa femme et son enfant. J’en appelle à votre justice. Chun oublierait-il les préceptes du grand Yao ?

L’Empereur, tout ému, releva le vieux mandarin ; et, sans prononcer une seule parole, lui montra du doigt la porte de sortie. Fang-tsi, les yeux baignés de larmes, s’inclina et suivit ses collègues. Chun, accablé de douleur, se jeta sur le banc royal, fait d’un bois précieux tiré de la province de King. Il leva les mains au ciel ; et, regardant d’un air triste et irrité tout à la fois son fidèle conseiller qui venait de rentrer :

— Eh bien, Yu, pouvais-tu croire à tant de lâcheté ? Sur cent amis, cinq ou six à peine ont osé le défendre, et parmi ses accusateurs, se trouvent deux de ses collègues eux-mêmes !

— C’est une triste expérience, répondit le mandarin. Mais pourquoi s’étonner ? L’homme vicieux ne connaît que son intérêt ; en ce moment, il ne songe qu’à la dépouille de Koueï.

— Le réveil sera terrible : j’en jure par le nom sacré de Louï-tseu[32], je ferai bonne et sévère justice des hommes pervers qui condamnent l’innocent avant de l’avoir entendu. Mais je veux encore différer ma colère.

Le bruit de la disgrâce de Koueï se répandit bientôt dans la ville. Les méchants, les ambitieux, les envieux se réjouirent de cette grande infortune ; les honnêtes gens, ayant à leur tête le mandarin Fang-tsi, accompagnèrent le surintendant jusqu’à la prison impériale et revinrent adresser à sa famille des paroles de consolation. Les premiers redoublaient leurs calomnies contre Koueï et vantaient à haute voix la prudence du souverain ; les autres invoquaient la justice de l’Empereur abusé, en se faisant caution de l’innocence du mandarin. L’empereur Yao, prédécesseur de Chun, avait fait placer à la porte extérieure de son palais une tablette sur laquelle tous les Chinois écrivaient les avis qu’ils croyaient utiles au bien de l’État. Chun avait conservé cette admirable institution. Or, pendant plusieurs jours, cette tablette fut couverte de notes contre Koueï ou en sa faveur. Des officiers dévoués à l’Empereur prenaient en secret les noms des défenseurs et des accusateurs du surintendant. Ces renseignements étaient adressés au grand-juge qui instruisait le procès de l’ancien ministre. Enfin, le matin du jour où le jugement devait être rendu, la femme de Koueï et sa fille, Ta-ki, belle enfant de quatorze ans, vinrent s’agenouiller au pied du trône impérial.

— Grâce ! dit la mère à moitié mourante ; et l’enfant, levant vers le vieux monarque ses yeux pleins de larmes, répéta d’une voix tremblante : — Grâce pour mon père !

La vue de ces deux pauvres victimes attendrit l’Empereur. Il se tourna vers son premier ministre comme pour lui demander s’il n’était pas temps de faire connaître la vérité. Mais en ce moment même, le ministre de la justice s’avançait à la tête du tribunal. Derrière les juges venait Koueï, chargé de chaînes, entouré de soldats, mais dont le visage montrait tout le calme de l’innocence.

— Femmes, dit l’Empereur d’une voix qu’il essayait de rendre sévère, retirez-vous. Sous le règne de Chun, la justice doit avoir son cours, pour le mandarin comme pour l’homme du peuple.

Puis s’adressant au grand-juge :

— Kao-yao, et vous tous, dispensateurs de ma justice souveraine, si vous croyez Koueï coupable, quel châtiment doit-on lui infliger ?

Une multitude immense venait d’envahir la vaste cour au fond de laquelle s’élevait le trône impérial sous un hangar fait de bois et de terre. Le silence le plus profond régnait au milieu de la foule, lorsque le grand-juge dit d’une voix haute, mais tremblante :

« L’Empereur doit condamner Koueï au supplice de la cangue, à la confiscation et à l’exil : Koueï a proféré des paroles maudites contre le divin Chun. Qu’il soit puni, car il est coupable. »

La foule s’agita en murmurant ; on entendit deux cris terribles :

la femme de Koueï et sa fille tombaient évanouies. Le mandarin pâlit et versa quelques larmes, puis, honteux de sa faiblesse, il releva la tête et regarda l’Empereur d’un air calme.

Chun, appuyé sur son premier ministre, était debout, les yeux étincelants, le visage coloré ; et, agitant la main droite avec colère :

— Non ! s’écria-t-il d’une voix éclatante, non, il ne sera point puni, car il n’est point coupable. Ah ! misérables conseillers qui punissez l’innocent sur la parole du maître, sans preuves, sans conscience, pour satisfaire votre haine et votre ambition ! Allez, disparaissez à jamais de ma présence. L’Empereur, dans sa clémence, ne vous imposera point d’autre châtiment.

Et se tournant vers les mandarins assemblés autour de lui :

— Le maître peut se tromper ; c’est aux bons serviteurs à lui faire connaître son erreur, même en bravant sa colère. Car s’il commet des injustices, à qui les peuples auront-ils recours ? Quant à vous, Koueï, si je vous ai choisi pour une pareille épreuve, c’est que j’étais certain de votre innocence ; mais une réparation vous est due. Voici ce qu’ordonne l’Empereur : Houan-teou, votre frère, et vos plus proches parents rempliront les fonctions des mandarins Loung et Kao-yao et des autres perfides conseillers que je viens de chasser. Votre fille épousera le jeune Ki, le fils de mon bien-aimé Yu, et, vous-même, je veux que vous soyez le premier ministre de l’Empire.

La multitude se prosterna et fit retentir les airs de ses cris de joie. L’Empereur imposa silence d’un seul geste, et, prenant la main du mandarin Yu, il s’avança sur le bord de l’estrade :

— Il faut aujourd’hui, dit-il, que chacun soit récompensé selon ses œuvres. L’Empereur punit les mauvais conseillers, mais il n’oublie pas les serviteurs fidèles. Mon grand âge et mes infirmités ne me permettent, plus de donner aux affaires toute l’application convenable. Yu, vous avez rendu de grands services à l’État ; vous avez préservé l’Empire de terribles inondations, et malgré l’éclat qui s’est attaché à votre nom vous avez toujours été modeste et vous ne vous êtes pas dispensé de travailler ; certes, ce n’est, pas une vertu médiocre. Aussi, ne connaissant personne qui soit comparable à vous, je vous associe à l’Empire. Je ne suis que le fils d’un pauvre laboureur ; le sage Yao ne m’a pas cru indigne de lui succéder ; vous avez autant de titres que moi au trône impérial. Yu, je ne veux pas que vous refusiez le poste auquel je vous appelle.

Le même jour, Yu fut proclamé dans la salle des Ancêtres, en présence du peuple et des hauts fonctionnaires. Il gouverna pendant quelques années au nom de Chun, et à la mort de son bienfaiteur il régna seul sur tout l’Empire. Son nom est encore vénéré des Chinois, qui le regardent comme l’un de leurs plus grands souverains.


Trois jours
à Pékin

Tablettes d’un Voyageur.



I


F***, missionnaire apostolique,
au révérend père C***, de la Société de Jésus.


Pékin, ce……
Mon cher et vénérable ami,



V Vous avez vu dans ma dernière lettre que je me disposais à quitter Nankin pour me rendre à Pékin. L’ancienne capitale de l’Empire, car Nankin (cour du Midi) a été pendant plusieurs siècles le séjour des souverains, est bien déchue de sa première splendeur ; on y compte cependant encore près de quatre millions d’habitants dont la plupart résident sur des barques nommées champans, Cette ville est fort agréable ; ce qu’on y trouve de plus curieux en monuments est cette célèbre tour de porcelaine, située à quelque distance des murs d’enceinte, et qui depuis tant de siècles fait l’admiration des voyageurs. Il existe en Chine une infinité de ces tours, improprement appelées pagodes par les Européens, et dont le véritable nom est Ta. Les savants n’ont pu expliquer leur destination, mais il est évident, que ces singuliers édifices se rattachent au culte. La tour de porcelaine, qui doit son nom aux plaques et aux tuiles de porcelaine qui la revêtent, est octogone et construite en maçonnerie ; elle est isolée au milieu d’une vaste enceinte carrée, entourée de portiques. Ce beau monument a onze étages ; son diamètre est de treize mètres trente centimètres a sa base, sa hauteur totale de soixante-dix mètres. Un escalier en spirale bâti dans la partie solide du mur qui entoure un espace vide s’élève jusqu’au sommet ; aux côtés de cet escalier sont des images du dieu Fo ou Boudha et de la déesse Kouan-Yin, divinité adorée des femmes, qui fait attention aux cris des mortels et vient à leur secours. À chacun des angles extérieurs des onze toits pend une clochette de cuivre que le moindre vent fait résonner. Le comble est admirable ; c’est une espèce de mât dont la racine tient au plancher du huitième étage et qui s’élève fort au-dessus du couronnement ; sur sa pointe est un immense globe doré.

Après avoir quitté la province de Kiang-nan, la plus riche de l’Empire, j’ai traversé celle de Chan-tong qui pourrait s’appeler le jardin fruitier de la Chine. La fertilité de son terroir, les canaux qui coupent en tous sens le pays, les quais et surtout les ponts m’ont frappé d’admiration. Dans ce dernier genre d’architecture, les Chinois ont surpassé tous les peuples. Enfin, après bien des fatigues et mille contrariétés dont je vous épargne le tableau, je suis entré dans la province du Pe-tche-li, dont la ville principale est, comme vous le savez, Pékin, capitale de tout l’Empire. Le climat y est tempéré ; le pays est plat et bien cultivé ; les routes y sont mieux entretenues que dans les autres provinces ; elles sont fort, larges, et on trouve d’espace en espace des espèces d’asiles où

LA TOUR DE PORCELAINE (Trois Jours à Pékin)


les voyageurs peuvent se reposer, ce qui est d’un grand secours, car les auberges sont rares et mal tenues. De demi-lieue en demi-lieue sont établis de petits corps-de-garde pour la sûreté publique, et qui servent aussi à marquer les distances ; on y lit les noms des principales villes des environs. Les soldats de ces postes sont chargés de porter les missives du gouvernement qu’ils se font passer de main en main. J’ai voyagé de toutes les façons, sur terre et sur eau ; cette dernière manière est la plus agréable ; les barques sont fort propres. Cependant, quoique le panorama qui se développait chaque jour devant moi fût magnifique, j’y faisais peu attention, tant j’avais hâte d’arriver à Pékin.

Enfin aujourd’hui, à six heures du soir, par un temps magnifique, l’immense capitale s’est présentée à mes yeux. Malgré les relations de nos bons missionnaires qui m’avaient dépeint cette ville, mon étonnement a été grand. Figurez-vous, mon cher ami, deux villes, l’une tartare, l’autre chinoise qui est beaucoup plus longue que large, formant à elles deux un circuit de sept lieues, sans compter les faubourgs, et renfermant une population que l’estimation la plus faible porte à plus de deux millions. Comme toutes les villes de la Chine, Pékin est entouré de fortes murailles, plus hautes que la plupart des maisons qu’elles renferment ; leur hauteur est d’environ dix mètres ; elles ont sept mètres de largeur à leur base et quatre au sommet. Ces murs crénelés sont flanqués de bastions et de tourelles. On entre dans l’enceinte de la ville par seize grandes portes d’un assez beau style. La cité des Tartares a neuf portes, deux à l’orient, deux au couchant, deux au nord et trois au midi ; la cité des Chinois n’en a que sept, à chacune desquelles répond un faubourg. Devant chaque porte est une esplanade, enclose d’un mur demi-circulaire et formant une sorte de place d’armes ; de chaque côté s’élèvent des tours à neuf étages, destinées à loger les gardes.

Une espèce de boulevard, pavé en larges pierres de taille, entoure la ville. Vous ne pouvez, mon cher ami, vous faire une idée du curieux spectacle que présente ce boulevard, encombré par les voitures et des marchands de tout genre : c’est un vacarme épouvantable, auquel ne contribue pas peu la musique des comédiens ambulants qui donnent des représentations en plein vent. J’ai joui du coup d’œil assez longtemps, car mes guides sont restés au moins une heure avant de pouvoir se frayer un passage. Enfin je suis arrivé à bon port, et suis descendu dans une riche hôtellerie qui n’est autre qu’une embarcation sur le canal ; car les champans ne sont pas seulement les habitations des portefaix et des ouvriers, ce sont aussi des boutiques, des auberges, des lieux de plaisirs.

Tout en prenant le thé, auquel par parenthèse j’ai eu grand’peine à m’habituer, car on le boit en Chine fort faible et sans sucre, je vous écris mes premières impressions. Je compte rester trois jours à Pékin, et, dès demain matin de bonne heure, je vais parcourir la ville, à moins que je ne sois inquiété, en ma double qualité d’Européen et de prêtre catholique. Heureusement j’ai une lettre de recommandation pour un riche mandarin lettré, cousin du vice-roi (tsoung-tou) de la province. Vale et me ama.


II
Le même au même.


Je suis fatigué, abîmé, épuisé, et, par-dessus tout, émerveillé. J’ai couru la journée entière à travers cet immense dédale qu’on appelle Pékin, et je crois, en vous écrivant, mon cher ami, avoir vu en réalité les admirables fantaisies des Mille et une Nuits. Mon Dieu ! combien d’épithètes se seraient échappées de la plume de Mme  de Sévigné, si ce grand écrivain eut été à ma place. Ce que je vais raconter est, je vous assure, beaucoup plus étonnant, plus surprenant, plus merveilleux que le mariage de M.  de Lauzun avec la Grande demoiselle. Malgré ma fatigue, j’ai voulu vous écrire avant de me reposer, car les instants sont précieux pour un voyageur.

À peine levé, j’ai pris à la hâte du pe-tsai et deux ou trois tasses de thé accompagnées d’une pipe d’excellent tabac. Le pe-tsai ressemble assez à nos laitues romaines par ses feuilles, mais le goût en est plus délicat : c’est le mets favori du peuple. On le sale, on le confit dans le vinaigre, puis on le mélange avec du riz. Je vous dirai, mon vieil ami, que si j’accepte assez volontiers la nourriture des Chinois, je ne puis m’accoutumer à leur manière de manger. Ils remplacent peu avantageusement les cuillers et les fourchettes par de petits instruments d’ivoire qui ressemblent à des aiguilles à tricoter : cela s’appelle des chopsticks. Or, je m’en sers d’une manière si maladroite, que j’ai pensé faire mourir d’un fou rire mon hôtelier, gros Chinois dont la rotondité ferait envie au plus replet des aubergistes de Londres. Après mon modeste repas, je me suis mis en route avec un guide, espèce de portefaix qui me rappelle par sa loquacité les cicerone italiens.

Au risque d’être un peu long, je vais vous donner autant que possible la description de Pékin. En Chine, tout se ressemble, à peu d’exceptions près : langage, mœurs, costumes, habitations. En vous faisant connaître Pékin, vous aurez donc une idée assez exacte de ce pays merveilleux appelé le Céleste Empire. Ce qui m’a d’abord étonné, et je pourrais dire ahuri, c’est la foule immense qui se presse dans les vastes rues de la ville. Ces rues, dont une a cent vingt pieds (40 mètres) de largeur et une lieue de long, sont presque tirées au cordeau, et produiraient encore plus d’effet si elles étaient pavées et tenues proprement. Chaque matin, une multitude considérable d’ouvriers et de paysans arrive des faubourgs et des villages voisins ; mais ce qui augmente le bruit et anime la voie publique, c’est que la plupart, des corps de métiers, au lieu de rester dans les boutiques et d’attendre les clients, courent les rues, portant avec eux les instruments de leur profession. Les voitures et les litières se croisent en tous sens. Un mandarin de première classe sort-il de sa maison, il est accompagné, non seulement de ses domestiques, mais encore de tous les mandarins qui lui sont subordonnés, et qui se font suivre eux-mêmes de leurs valets. Le plus grand ordre règne cependant au milieu de cette foule ; les Chinois ont beaucoup de respect pour la loi, et d’ailleurs la justice est expéditive. La ville est partagée en une infinité de quartiers, soumis à certains chefs qui ont chacun le droit d’inspection sur dix maisons. Les habitants de chaque quartier doivent se défendre et se protéger mutuellement. S’il se commet un vol ou s’il arrive quelque désordre, ils en sont tous responsables : c’est un moyen employé dans toute la Chine pour arriver à la découverte des délits ; en outre, chaque père de famille répond de la conduite de ses enfants et de ses domestiques. La nuit on ferme les portes de la ville, ainsi que des barrières qui se trouvent aux extrémités des rues.

Les maisons de Pékin, comme celles des autres villes de l’Empire, sont très-basses, et consistent ordinairement en un rez-de-chaussée, divisé en plusieurs appartements situés le long du mur de face, et éclairés par des croisées qui ont seulement vue sur des cours intérieures. En général, on ne perce point de croisées sur la rue, afin que les passants ne puissent regarder dans la maison ; on élève même souvent derrière la porte du logis un petit mur à hauteur d’appui, sur lequel est posé un paravent qui empêche tout regard indiscret. Toutes les maisons importantes ont trois portes ; d’entrée ; celle du milieu ne s’ouvre que dans les grandes occasions ou pour recevoir les hôtes illustres, tandis que les autres, plus petites, sont pour l’usage journalier ; elles sont ornées, des deux côtés, de lanternes portant le nom et le titre du propriétaire. La principale pièce, après celle d’entrée, sert à recevoir les visiteurs qui ne pénètrent pas souvent dans les autres appartements. Les plus grandes maisons chinoises ont rarement d’autre escalier que les quelques marches qui les élèvent au-dessus du niveau du sol. J’ai vu cependant, plusieurs maisons de gros marchands ayant un étage au-dessus du rez-de-chaussée, ou une plate-forme en bois établie sur le toit pour y prendre le frais ou y faire sécher les marchandises.

Malgré le dire de certains écrivains, mon cher ami, les habitations chinoises sont assez solidement construites ; presque toutes les fondations sont en granit. La charpente est en bois, les murailles en briques bleues, et souvent décorées d’ornements en stuc. On ne bâtit pas en pierre, et la raison en est, je crois, que le climat s’oppose à l’emploi de cette sorte de matériaux. Le toit, ou plutôt le double toit, qui repose sur des colonnes en bois, et non sur les murailles, a la forme d’une tente ou pavillon en tente ; il est revêtu de tuiles creuses et vernissées. Les bois employés pour ces constructions sont le bambou, le bois de fer (tie-li-mu), et le nan-mu, qui passe pour incorruptible : « Lorsqu’on veut bâtir pour l’éternité, me dit mon guide avec une certaine emphase, il faut se servir du nan-mu. »

Quiconque n’a point vu une ville ou un village chinois, ne peut se figurer l’air de fête que présentent ces habitations si légères, si coquettes : les bourgades hollandaises ne peuvent leur être comparées. Ces doubles toits vernis qui étincellent aux feux du soleil, ces murs, ces portiques diaprés de mille couleurs, ces pavillons élancés dans les airs, et dont les mille clochettes s’agitent au moindre vent, ces colonnades sculptées avec un art inouï, vous étonnent et vous égaient en même temps. Cette élégance ne manque pas cependant de simplicité, et les palais même des mandarins se distinguent plus par leur étendue que par leur magnificence ; les Chinois réservent pour les monuments d’utilité publique toutes les splendeurs du luxe. L’intérieur des maisons bourgeoises n’est point encombré de meubles ; on n’y trouve ordinairement que des paravents, des tables, des chaises de bois ou de corne, des vases de porcelaine, de grandes lanternes de soie peintes de différentes couleurs et suspendues au plancher en forme de lustres, enfin quelques cadres de satin blanc, sur lesquels sont écrits en gros caractères des préceptes de morale tirés des livres sacrés. Les lits sont, décorés avec luxe et couverts souvent de riches étoiles, mais on ne les aperçoit pas ; les Chinois trouveraient fort, inconvenant de faire entrer un étranger dans la chambre à coucher. Les appartements n’ont point de cheminées ; on ne se sert dans ce pays que de fourneaux de briques, et on brûle du charbon de bois ou de terre.

Ce qui frappe l’attention dans toutes les villes chinoises, et sur tout a Pékin, c’est la multitude des pagodes ou temples, dont les toits vernis s’élèvent, bien au-dessus des maisons ; on en rencontre à chaque pas, et les portes même des villes en sont surmontées. Tous les carrefours sont occupés par des arcs de triomphe, qu’on appelle pay-leou. Ces monuments sont d’autant plus nombreux, qu’on ne les élève pas seulement pour rappeler un grand événement politique ; le plus souvent ils rappellent la mémoire d’un homme obscur, mais distingué par ses vertus, ou d’un riche mandarin qui a fait construire à ses frais un pont ou quelque autre monument d’utilité publique. Les pay-leou. formés de trois portes à colonnes qui supportent une immense frise, sont couverts d’inscriptions et d’ornements travaillés à jour : j’en ai vu de fort, remarquables.

Grâce aux larges épaules de mon guide, qui me faisait un passage à travers la foule, je parvins au bout d’une heure à la maison du cousin du vice-roi, pour lequel j’avais une lettre de recommandation. Je présentai au portier, suivant l’usage, un billet, sur lequel j’indiquais mon nom, ma qualité et le sujet de ma visite. Bientôt après, parut dans le vestibule une sorte d’intendant, qui, après force génuflexions, me dit avec toutes les formes de la poslitesse exquise qui caractérise les Chinois, que son maître était au palais impérial et qu’il serait vivement fâché de ne m’avoir pas vu. Je lui remis la lettre du vice-roi, qu’il reçut à genoux, et il m’accompagna hors de la maison avec les mêmes marques de respect. Je vous avoue, mon respectable ami, que j’ai eu un petit mouvement d’orgueil, je me suis cru un grand personnage ; mais la politesse des Chinois, quoique proverbiale, ne tire pas toujours à conséquence ; c’est un usage, et voilà tout. En Asie, comme en Europe, on comble très-souvent de prévenances un homme qu’on déteste cordialement.

Quoique déjà fatigué, je me fis conduire au palais impérial, que j’eus tout le loisir de contempler à l’extérieur, car pour visiter les appartements, il ne faut pas y songer ; un pauvre barbare tel que moi n’est pas digne de regarder la face impériale. L’ancien palais a été incendié en 1680. Le nouveau est immense ; mais, comme toutes les résidences princières, il est plus remarquable par la multitude des bâtiments, des cours et des jardins, que par l’élégance de l’architecture : sa circonférence est de plus de quatre kilomètres. Les abords en sont défendus par un large fossé, sur lequel on a jeté un pont, qui représente un dragon gigantesque. Ce dragon, en jaspe noir, paraît être d’une seule pièce, tant les pierres en sont bien liées ; les pieds servent de piliers, le corps forme l’arche du milieu, la queue en forme une autre, et la tête une troisième. Les jardins dépendants du palais sont fort étendus ; ils sont coupés çà et là par des montagnes artificielles de quinze à vingt mètres de hauteur. Un Anglais, je crois, a appelé la résidence royale de Fontainebleau un rendez-vous de châteaux ; ce mot serait plus juste pour le palais de Pékin, car son enceinte comprend, non-seulement l’habitation de l’Empereur et de ses femmes, mais aussi des maisons de plaisance et la demeure des ministres, des grands officiers, enfin de tous les gens de la suite. L’intérieur du palais, s’il faut s’en rapporter aux anciennes relations des voyageurs, est décoré avec un luxe inouï.

Lorsque je rentrai à l’hôtellerie, on me remit une lettre de la part du mandarin, parent du vice-roi : il m’invitait à dîner pour le lendemain. Je garde à votre intention cette curieuse missive, qui est écrite avec le cérémonial d’usage. Comme le mandarin a cru voir en moi un personnage d’une certaine valeur, il a tracé des caractères fort petits ; car, plus la personne à laquelle un Chinois écrit est considérable, plus le caractère doit être microscopique. La lettre était dans une enveloppe fermée avec une bande de papier rouge ; on y lisait ces mots : Nuy-han, c’est-à-dire : la lettre est dedans. Une seconde enveloppe, plus forte, renfermait le tout ; sur une bande de papier rouge était un cachet avec ces mots : Hou-fou (gardé et scellé). En gros caractères étaient les noms et qualités de votre serviteur, et en plus petits l’indication du lieu de sa demeure. Après souper, je me mis à la fenêtre, et je contemplai le magnifique spectacle qui se présentait, à mes yeux. Les cloches sonnaient la première veille de la nuit, et on voyait une multitude de barques, éclairées par des lanternes, regagner le bord du canal avec vitesse. Le silence le plus profond succéda bientôt au tumulte de la journée ; car, en Chine, personne ne doit sortir la nuit, excepté pendant certaines fêtes, ou à moins que ce ne soit pour une grave nécessité.


III
Le même au même.


Je dois partir demain, mon cher ami, et bien malgré moi ; mais du moins je n’aurai pas perdu mon temps à Pékin. Vous vous rappelez que j’étais invité à dîner chez mon mandarin. Dès le matin, je me promenais dans la ville, précédé de mon guide, qui m’indiquait, les habitations des personnages les plus considérables de la ville. À ce propos, figurez-vous que le drôle, en passant dans une rue écartée, me proposa, devinez quoi ? d’entrer dans une maison de triste apparence pour y fumer de l’opium. Je le remerciai de cette charmante invitation, et je me fis conduire dans la cité chinoise. À peine avions-nous fait quelques pas, que nous vîmes une foule considérable se rassembler devant la maison d’un marchand, qui, d’après les enseignes placées, suivant la coutume, de chaque côté de la porte, vendait toutes sortes de porcelaines. Je courus comme les autres, et j’appris que les curieux attendaient l’arrivée d’un cortège de noces ; le fils du marchand de porcelaines épousait la fille d’un fabricant de papier. En effet, nous entendîmes bientôt, au bout de la rue, des fanfares et des cris de joie. Des musiciens précédaient une litière en bois de bambou décorée avec élégance, mais couverte de tentures, de manière à ce qu’on ne put voir la mariée qui était dedans. Derrière, venaient les parents des deux familles, puis des domestiques qui portaient dans des coffres les habits et les bijoux de leur jeune maîtresse. Le cortège entra dans la maison, et je vis un homme, qui se tenait à côté de la litière, remettre une clef au marié ; c’était le plus proche parent de la future, et cette clef devait servir à ouvrir la litière.

La foule se dispersa, et je demandai alors à mon guide quelques renseignements sur la manière dont se font les mariages en Chine. Les pères et mères sont maîtres absolus, et ils marient leurs enfants comme ils le jugent à propos. Comme les filles vivent dans la retraite la plus absolue, elles ne connaissent pas leur futur, et celui-ci ignore si sa fiancée est laide ou jolie. La femme n’apporte point de dot ; c’est, au contraire, le mari qui est obligé de payer une certaine somme aux parents de la fille. Cet argent sert ordinairement à acheter le trousseau ; le mari leur donne, en outre, quelques pièces de soie, du moins c’est la coutume dans les riches familles, et il fait présent à sa fiancée de bracelets et d’autres bijoux. Quand les conditions sont arrêtées, les parents de chaque famille s’assemblent dans la salle des ancêtres, qui se trouve dans toutes les maisons de la Chine. Le père découvre les tablettes sacrées qui y sont en dépôt, et qui contiennent les noms de ses ancêtres jusqu’à la quatrième génération. Il se prosterne avec respect et brûle des parfums en invoquant les âmes des aïeux, puis il fait part à ces ombres si chères du mariage qui se projette. Il lit à haute voix les principaux articles écrits en lettres d’or sur un papier ; cette feuille est brûlée ensuite sur le réchaud à parfums, et l’assemblée se retire. Les parents de la jeune fille fixent eux-mêmes le jour du mariage ; et, dès qu’ils ont reçu la dot ils conduisent leur enfant à la maison de l’époux dans une litière bien fermée.

Le mari ouvre lui-même la porte de la litière, et voit alors sa femme pour la première fois. Il la prend par la main, et la mène dans une salle où un repas a été préparé pour eux sur une petite table ; les autres convives se rendent, dans d’autres chambres. Avant de s’asseoir, les nouveaux mariés se lavent les mains en se tournant le dos, de manière que l’un regarde le nord et l’autre le midi ; ensuite la mariée fait quatre révérences à son époux, qui lui en rend deux. Ils se mettent à table, et le mari propose à sa femme de boire ; celle-ci lui fait la même invitation. On leur apporte deux tasses pleines de vin ou de toute autre boisson ; ils en boivent une partie, et versent le reste dans une tasse commune, dont ils se servent tour à tour. Cette dernière cérémonie sanctionne l’union des deux jeunes gens.

Vous désirez sans doute, mon vieil ami, savoir quelle est la condition des femmes en Chine. C’est assez difficile à préciser, car dans ce pays, comme dans le reste de l’Asie, elles vivent dans une retraite absolue. Voici ce que j’ai pu recueillir à ce sujet. Presque tous les riches particuliers ont plusieurs femmes ; mais une seule est reconnue comme légitime. Le divorce, quoique assez rare, est permis. Enfin, si une femme s’enfuit du domicile conjugal, elle est condamnée à la bastonnade, et, si elle a pris un autre époux, le juge peut la condamner à mort. Les femmes ne convolent jamais en secondes noces ; ce serait considéré comme une insulte à la mémoire du mari défunt. D’un caractère, en général, doux et timide, elles ne s’occupent que des soins du ménage, et ne peuvent briller comme nos dames européennes ; cela ne veut pas dire, cependant, qu’elles soient incapables, ni plongées dans une ignorance complète. En parcourant les Mémoires sur les Chinois, d’un homme célèbre de votre société, le révérend P. Amyot, j’ai trouvé une notice fort curieuse sur une femme de lettres qui vivait sous l’empereur Ho-ti, au commencement de l’ère chrétienne. Pan-hoeï-pan (tel est son nom), sœur d’un illustre général, Pan-tchao, et d’un excellent historien, Pan-kou, a laissé un nom vénéré parmi les savants. Elle prit une grande part aux travaux historiques de son frère, et l’Empereur, après lui avoir assigné des revenus et donné un appartement dans son palais même, auprès de la bibliothèque, la nomma maîtresse de poésie, d’éloquence et d’histoire de l’impératrice. Le P. Amyot a traduit un ouvrage de Pan-hoeï-pan, intitulé : « Les sept articles sous lesquels sont compris les principaux devoirs des personnes du sexe. » Les Chinois possèdent plusieurs traités de ce genre ; mais celui-ci est fort remarquable. Les deux passages suivants m’ont frappé : « Ne vous relâchez jamais sur la pratique des deux vertus que je regarde comme le fondement de toutes les autres, et qui doivent être votre plus brillante parure. Ces deux vertus principales sont : un respect sans bornes pour celui dont vous portez le nom, et une attention continuelle sur vous-même. — Une femme ne doit pas vouloir paraître bel esprit. Si elle est assez instruite dans les lettres pour en parler pertinemment, elle ne doit point faire parade de son érudition. En général, on n’aime pas qu’une femme cite à tout moment l’histoire, les livres sacrés, les poëtes, les ouvrages de littérature ; mais on sera pénétré d’estime pour elle si, sachant qu’elle est savante, on ne lui entend jamais tenir que des propos ordinaires, si on ne l’entend parler de sciences ou de littérature qu’en très-peu de mots et par pure condescendance pour ceux qui l’en prieraient. » Voilà ce qu’écrivait la veuve d’un mandarin, à l’extrémité de l’Asie, il y a près de deux mille ans !

Pour peu que vous ayez eu sous les yeux quelques porcelaines chinoises, et cela n’est pas rare en Europe, vous pouvez vous représenter facilement les femmes du Céleste Empire. Celles qui passent pour jolies ont la taille au-dessous de la moyenne, les yeux petits, les oreilles larges, les cheveux noirs, le nez court et les pieds aussi rétrécis que possible. Pour obtenir ce dernier genre de beauté, dès qu’une fille de bonne maison vient au monde, on s’empresse de lui garrotter les pieds, et peut-être même emploie-t-on une eau corrosive. Il en résulte que ces pauvres créatures ne marchent qu’avec peine, et sont obligées le plus souvent de s’appuyer sur une béquille. Quelques écrivains donnent à cette coutume un but assez ridicule ; c’est pour habituer, disent-ils, les femmes à rester chez elles. D’autres l’attribuent à une impératrice, nommée Ta-kia, qui, ayant les pieds d’une petitesse excessive, s’imagina de les serrer avec des bandes pour les rendre encore plus petits, cherchant ainsi à tourner en agrément ce qui était une difformité réelle. Les Chinoises se lardent le visage, se peignent les sourcils et les lèvres. Leur coiffure ordinaire, adoptée, du reste, en France, consiste à relever les cheveux au sommet de la tête et à en taire plusieurs boucles, où elles entrelacent des fleurs d’or et d’argent. Les jeunes personnes portent le plus souvent une espèce de couronne en carton, garnie d’une bande de soie, et parfois enrichie de perles. Les femmes âgées ont pour toute coiffure une large bande de soie, dont elles s’entourent la tête en forme de turban. L’habillement des Chinoises est fort gracieux. Il consiste en une robe fort longue et à larges manches, ouverte par en bas : au-dessous est une espèce de tunique aussi longue, mais dont les manches sont étroites : joignez-y de larges pantalons de soie, des bas courts de même étoile et des brodequins plus ou moins riches, et vous aurez la description de la toilette d’une Chinoise de haut rang.

Mais je vois que je me suis laissé entraîner dans une longue digression. Je reviens à ma visite chez le mandarin, qui m’a reçu avec une politesse exquise. C’est, un homme d’une quarantaine d’années, d’une vaste corpulence et le teint fleuri, signes caractéristiques de la beauté chez les Chinois. Il portait une robe magnifique de soie, et sur sa poitrine était brodé un phénix ; à son chapeau était une pierre bleu clair qui indiquait son rang, c’est-à-dire la troisième classe de mandarins. Après mille compliments réciproques, dont je ne me tirai pas trop mal, mon hôte me présenta à plusieurs de ses parents, qui m’accablèrent également de politesses, puis il m’introduisit avec cérémonie dans la salle à manger, éclairée par d’immenses lanternes de couleurs, qui représentaient une foule de figures. Ici, comme ailleurs, mon cher ami, les grands dîners sont une véritable corvée, Je ne parle pas du désagrément qu’offrent les chopsticks, on s’habitue à ces instruments ; mais la quantité des plats et leur composition effraient un estomac européen. On nous a servi au moins dix entrées et une multitude de mets dont vous chercheriez vainement la recette dans le Cuisinier royal. D’abord, la fameuse soupe faite avec des nids d’hirondelles de mer, puis des étuvées d’œufs de pigeons, des fricassées de grenouilles, des vers séchés, des chenilles salées, des nerfs de cerfs au riz, des ailerons de requin, assaisonnés avec du soya de Japon ou essence de cloporte, des faisans, des perdrix, tout cela découpé par petits morceaux, et servi dans des soucoupes de porcelaine ; enfin, pour dessert, une prodigieuse quantité de sucreries, de pâtisseries et de confitures délicieuses. Malgré les invitations réitérées de mon hôte, j’ai mangé le moins possible, et bien m’en a pris. Si mon appétit avait été de force à lutter avec celui des autres convives, on aurait appris le lendemain qu’un missionnaire européen était mort en Chine, non point comme un glorieux martyr, mais victime d’une indigestion. Pendant le dîner, on nous a servi à profusion du sei-king, espèce de liqueur assez agréable, du comchou, breuvage fermenté qu’on boit dans de petites tasses, et une espèce de vin chinois très-faible, et chauffé de manière à le rendre brûlant. Chaque fois qu’on porte une santé, et cela arrive fréquemment, on prend sa tasse à deux mains en faisant tchin-chin, c’est-à-dire en restant quelque temps vis-à-vis l’un de l’autre en branlant la tête, puis on boit, et on montre le fond de la coupe vide. Cet usage, qui existe chez plusieurs peuples de l’Europe, est ennuyeux, mais il n’est pas ridicule. Là se borne tout le cérémonial. N’ajoutez donc point foi à tous les contes du P. du Halde et de Salmon ; ces révérends pères ont été dupes de quelques mauvais plaisants. Ils prétendent, vous le savez, que les Chinois ne mangent qu’en cadence et en obéissant au signal de l’amphitryon. Je puis vous assurer qu’on est fort libre à la table d’un mandarin, et que la gaîté y est aussi franche qu’au coin du feu d’un bon bourgeois de Paris ou de Berlin.

Le repas touchait à sa fin, lorsque le mandarin me demanda fort gracieusement si je désirais assister à une représentation théâtrale ou à des exercices de baladins. Je le remerciai, en lui disant que je préférais jouir de sa conversation, compliment qui parut beaucoup le flatter. Nous passâmes donc le reste de la soirée à causer. Le cousin du vice-roi est un véritable savant ; il a vécu intimement avec plusieurs missionnaires de votre ordre, qui, s’ils n’ont pas eu le bonheur de le convertir à la foi chrétienne, ont du moins singulièrement augmenté ses connaissances littéraires. Un incident est venu nous égayer au milieu de notre conversation. Le mandarin possède une assez bonne carte de géographie. Nous étions occupés à l’examiner, quand un des convives, gros mandarin tartare qui n’avait encore ouvert la bouche que pour manger, nous demanda si la Chine était cela, et il indiquait du doigt un des deux hémisphères.

— Non, lui dis-je, voici l’Europe, l’Afrique, l’Asie ; voici la Perse…

— Et où donc est la Chine ? reprit notre homme stupéfiait.

— Dans ce petit coin de terre, lui dis-je.

Je renonce à vous peindre l’étonnement de mon interlocuteur, qui regardait la carte en roulant de gros yeux et en répétant, sans cesse : « Siao-te-kin ! elle est bien petite, la Chine ! elle est bien petite ! »

La soirée était avancée ; nous bûmes le thé, et aussitôt après, je pris congé du mandarin. Il me fit mille amitiés et m’invita encore à dîner pour mon retour à Pékin. Il me reconduisit jusqu’au vestibule extérieur, et de là quatre domestiques m’accompagnèrent, portant devant moi des lanternes en toiles peintes. Cette journée, vous le voyez, mon cher ami, a été encore bien employée. Malheureusement je suis obligé de partir après-demain matin. Demain, j’assisterai à la fête des Lanternes. dont je vous ferai la description ; et ce sera ma dernière lettre, du moins de Pékin. Bonsoir.


IV
Le même au même.


Ainsi que je vous l’ai promis hier, je vous envoie la relation de ma dernière journée dans la capitale du Céleste Empire. Malgré un froid un peu vif, — nous sommes au mois de janvier, — Pékin était fort animé, et les toits des pagodes et des pay-leou étincelaient aux rayons du soleil. Ma journée, comme vous allez le voir, a été pleine de contrastes ; elle a commencé par une scène de deuil et s’est terminée par une fête publique.

Il y a quelques jours, une riche jonque s’est heurtée contre la barque d’une pauvre batelière ; toutes les deux ont chaviré, et, malgré les secours les plus prompts, on n’a pu sauver la batelière, ni une jeune mandarine qui se trouvait dans la jonque. Leurs funérailles ont eu lieu aujourd’hui, et je n’ai eu garde d’y manquer. Le deuil, qui est porté pendant trois ans pour l’Empereur et pour les père et mère, est une chose grave et sainte chez les Chinois. Ainsi, les cent premiers jours doivent se passer dans la solitude et on s’abstient de viandes et de liqueurs fortes ; tant que dure le deuil on est obligé de renoncer non-seulement aux plaisirs, mais à toute espèce de fonctions publiques. Voici les renseignements que je me suis procuré sur la manière dont les Chinois ensevelissent les morts. Après avoir embaumé le corps, on l’habille des plus riches vêtements et on l’expose sur une estrade devant laquelle vient se prosterner la famille. Le troisième jour, le corps tout habillé est placé dans un cercueil de bois de camphre, verni et souvent doré à l’extérieur, rempli de chaux et de coton. Sur la poitrine du mort, on place différents objets, comme une pipe, du tabac, plusieurs pièces de monnaie. Les classes les plus pauvres ne manquent pas à ce cérémonial, quelque coûteux qu’il puisse être.

Je suivis le convoi de la jeune mandarine. Le cercueil, couvert d’ornements et surmonté d’un riche pavillon, était porté sur un brancard par vingt hommes en habits de deuil. En avant, marchaient les parents et les amis de la défunte, suivis de leurs domestiques qui tenaient à la main des petites figures de carton ; puis, venaient les bonzes avec un autel, des instruments de musique, des cassolettes, etc. Derrière le cercueil, étaient les fils de la mandarine, tout habillés de blanc ; puis, dans de grandes litières, ses filles et des femmes, qui faisaient retentir l’air de leurs cris déchirants. C’était un triste spectacle. À quelque distance de ce cortège, venait le convoi de la femme du peuple ; quoique moins riche et moins nombreux, il était également fort imposant et réglé d’après les mêmes rites.

Les tombeaux sont situés, à Pékin, comme dans les autres provinces de la Chine, hors de la ville, et ordinairement sur des collines couvertes de bois. Nous pénétrâmes dans une pelite clairière d’un aspect ravissant, coupée par des bouquets d’arbres séculaires, au milieu desquels s’élevaient des monuments de tous genres, mais le plus souvent ayant la forme de la lettre grecque oméga (ω). Le cortège s’arrêta devant une de ces vastes constructions, destinée aux membres de la famille de la mandarine, et on y porta le cercueil. Ces monuments sont divisés en plusieurs salles, dont la première sert de chapelle ; les autres sont des espèces de caveaux dans lesquels on place les cercueils sur des plates-formes élevées et entourées de vases à parfums. Chacun s’étant prosterné, les bonzes firent des libations sur l’autel, offrirent des viandes à la défunte et jetèrent, dans le feu les petites figures de carton qui représentaient des esclaves, des chameaux, des maisons, etc. Les Chinois sont persuadés que les morts reçoivent en l’autre monde les offrandes qu’on leur fait dans celui-ci. Aussi, ne manquent-ils jamais, à certains jours solennels, de venir faire, des libations et de porter des viandes, des fruits et autres objets de première nécessité sur la tombe de leurs ancêtres. Le cortège funèbre se sépara ensuite en silence ; on n’entendait que les gémissements étouffés du mari et des enfants de la mandarine.

Après avoir prié mentalement pour l’âme de cette jeune femme, je parcourus avec mon guide les allées du cimetière, bordées de chênes nains et d’arbousiers aux fruits rouges. Tous les tombeaux, même les plus simples, qui consistent, comme chez nous, dans une grande pierre, couchée ou debout, étaient entretenus avec un soin admirable. Des clématites et d’autres fleurs odorantes grimpaient le long des pierres, et des cyprès se penchaient sur les tuiles luisantes des toits. Je ne pus m’empêcher d’être frappé d’un profond sentiment d’admiration et en même temps de tristesse. Oh ! mon père, prions pour ces hommes qui n’ont pas encore ouvert les yeux à la lumière céleste. Combien ne sont-ils pas dignes de notre affection, ceux qui portent si loin la vénération pour les morts !

La nuit arrivait ; je sortis du bois, et je descendais mélancoliquement une colline d’où j’apercevais une partie de la ville et du canal impérial, lorsqu’une brillante clarté vint attirer mon attention. Pékin semblait tout en feu. J’interrogeai mon guide, qui me rappela que c’était la fête des Lanternes. Nous pressâmes le pas, et le spectacle le plus original se présenta à mes yeux. Les maisons particulières, les monuments publics, étaient décorés d’immenses lanternes de soie ou de papier, qui représentaient toutes sortes de figures. Quelques-unes de ces vastes machines, renfermant une infinité de bougies, étaient de véritables spectacles ; on y voyait des marionnettes de grandeur humaine. Le génie grotesque et fantastique des Chinois se donne carrière dans cette fête. Pas une lanterne ne se ressemble. Les unes représentent sur leurs dessins des jardins et des paysages ; d’autres des marines, des scènes militaires ou bouffonnes. Je vis plusieurs machines figurant des dragons gigantesques, également en transparent, et qui, par le moyen de ressorts cachés, faisaient mille contorsions. La plupart des grandes lanternes sont entourées d’ornements sculptés et décorées d’immenses rubans de toutes couleurs.

Les rues étaient encombrées par la foule, et, ce qui augmentait la singularité du spectacle, c’est que presque tous les promeneurs portaient à la main ou au bout d’un bâton une petite lanterne. Partout régnait une grande gaîté ; on n’entendait que des chants joyeux et le bruit des instruments. Je parvins à gagner le bord du canal, de la ville d’eau, comme disent les Chinois, et là ma surprise redoubla. Toutes les jonques de guerre, les champans, les bateaux de pêcheurs, étaient ornés de lanternes ; au milieu passaient rapidement une multitude de gondoles pavoisées et également illuminées : — Arrivez donc ! me dit mon hôte, vous allez voir le feu d’artifice. — Je pris place dans une petite embarcation, et nous avançâmes au milieu du canal. Le feu, ou plutôt les feux d’artifices, car ils recommençaient à chaque instant, étaient admirables. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans ce genre à Paris ; Ruggieri en serait mort de dépit. Les dessins les plus difficiles sont exécutés avec une adresse infinie ; les lanternes, comme vous le pensez bien, y jouaient un grand rôle. Ce qui m’a le plus émerveillé, c’est une treille de raisins, qui ne se consuma que lentement ; les lignes de feu faisaient distinguer jusqu’aux feuilles et aux fruits des grappes.

La fête des Lanternes, qui n’a lieu qu’une fois par an dans tout l’Empire, a une origine assez remarquable. On prétend qu’un mandarin, fort aimé du peuple, ayant perdu sa fille unique qui s’était noyée dans un fleuve, fit chercher son corps pendant toute une nuit. Les habitants l’aidèrent dans sa triste recherche, et l’accompagnèrent en foule avec des lanternes et des flambeaux. Pour perpétuer le souvenir de cet événement, le peuple renouvela cette cérémonie au bout de l’année, et c’est ce qui donna naissance à une fête publique.

Que pensez-vous de ce divertissement, mon cher ami, et que dites-vous des anciens voyageurs qui ont représenté les Chinois comme un peuple morose et ennemi des plaisirs ? Je viens de jeter un dernier coup d’œil sur les mille barques illuminées qui se croisent en tous sens sous mes fenêtres ; c’est vraiment admirable. Adieu, je pars demain matin. Que Dieu vous protège, ainsi que moi !

LES MILLE ET UNE INFORTUNES DU MANDARIN HOANG.



Les mille et une Infortunes
du
mandarin Hoang



H Hoang était le fils aîné du préfet (quan-chou-fou) de la belle ville de Chao-Hing. Doué d’excellentes qualités, d’un esprit sûr et droit, d’une vaste intelligence, il faisait, dès son enfance, le bonheur et l’orgueil de ses parents, et il eût été le plus accompli des jeunes gens de son âge, s’il eût pu surmonter une timidité singulière qui semblait le paralyser. Tous les moyens avaient été employés pour la faire disparaître, mais le naturel n’avait point cédé. Envoyé dans une école publique, Hoang ne s’y forma point le caractère, comme l’avaient espéré ses parents ; aimé de son maître pour son assiduité à l’étude, de ses camarades pour sa douceur, il n’en montrait pas moins une timidité qui l’empêchait de se mêler aux jeux des autres écoliers. Ceux-ci, suivant l’usage, tout en rendant justice à son excellent cœur, ne se faisaient cependant pas faute de le tourner en ridicule : on l’avait surnommé la petite fille, et lors que par hasard il voulait exprimer son opinion, on lui répétait, en ricanant, le vieux proverbe du pays : « La poule ne doit pas chanter, sinon la famille est perdue. » Ces railleries étaient aussi inutiles que les conseils du maître. Hoang ne pouvait se corriger de ce défaut qui devait le rendre si malheureux.

Ainsi qu’il arrive souvent aux hommes de ce caractère, sa timidité ne fit que s’accroître avec l’âge. Lorsque, au sortir de l’école, il se vit séparé de la plupart de ses camarades et lancé dans un monde tout nouveau, il se crut perdu. En vain son père en appelait-il à sa raison, lui faisait-il comprendre que si la timidité n’est pas un vice déshonorant, c’est un grand défaut qui ridiculise l’homme et le rend souvent inutile à la société ; Hoang convenait de tout, prenait les meilleures résolutions, et à la première occasion le naturel revenait, au galop. Vivant retiré et sans partager les plaisirs que sa position et sa fortune lui permettaient, il consacrait tout son temps à l’étude ; aussi devint-il excessivement savant dans toutes les branches de la littérature et des sciences. Mais lorsqu’il fallut passer des examens, son mauvais génie vint encore se mettre à la traverse ; autant ses compositions étaient remarquables, autant il était faible dans les argumentations. Il se troublait, balbutiait et répondait tout de travers aux questions les plus simples. L’idée seule de paraître en public devant des examinateurs l’empêchait de dormir. Il échoua plus d’une fois, et ne fut enfin admis parmi les lettrés que grâce à la bienveillance de ses professeurs qui, certains de son mérite, firent la part de sa timidité.

À peine venait-il d’acquérir le titre de mandarin, après tant de tourments et d’angoisses, que son père résolut de le marier. La nouvelle de ce projet anéantit le pauvre Hoang ; il se jeta aux pieds de son père et le supplia, les larmes aux yeux, de le laisser dans son obscurité. « Je n’ai aucun goût pour le mariage, disait-il ; d’ailleurs je suis encore trop jeune. » On lui répondit qu’il était d’un âge à prendre la direction d’une maison, qu’il s’habituerait très-facilement à sa nouvelle condition, qu’enfin il était trop tard et que les fiançailles étaient conclues. Il était inutile d’insister. Hoang se retira dans son appartement, en maudissant le sort et regrettant de ne pas être confondu avec ces pauvres bateliers qui parcouraient les canaux de Chao-Hing. Comme vous le pensez bien, ce qui excitait l’aversion du jeune mandarin pour le mariage, c’était l’idée de quitter sa retraite, de paraître en publie, d’occuper l’attention des oisifs de la ville. Comment ferait-il pour sortir avec le cortège nuptial, pour se présenter devant sa nouvelle famille ? C’était à en mourir de honte et de confusion. Et pourtant sa fiancée était, disait-on, bien jolie, et elle appartenait à l’une des meilleures familles de la province de Tche-Kiang.

Pendant que les grands parents terminaient le contrat de mariage, Hoang cherchait les moyens de rompre l’union qu’on lui imposait ; mais cela lui paraissait de plus en plus difficile. Son père le voulait, et en Chine un simple désir du chef de famille est un ordre pour les enfants. L’infortuné se désolait ; chaque soir, il arrêtait un plan qu’il trouvait impraticable le lendemain. Le plus souvent il prenait la sage résolution de vaincre sa timidité ; il s’armait de courage, il se répétait que lui, homme d’esprit et d’intelligence, pourrait bien se soumettre à un cérémonial traditionnel, respecté par les gens du peuple eux-mêmes. Puis ses craintes revenaient, et il allait cacher son désespoir dans les endroits les plus retirés. Un jour qu’il se promenait hors de la ville dans un petit bois de palmiers et de citronniers, il aperçut au bout de l’allée son futur beau-père et deux autres personnes de sa famille. Une sueur froide le saisit ; comment échapper à leur rencontre ? Les bâtiments d’une ferme paraissaient à travers les arbres. Hoang se dirigea de ce côté, espérant pouvoir s’y cacher. Il arriva près d’un petit jardin planté de jasmins du Cap et d’autres fleurs odorantes, et il se disposait à prendre quelque repos sur un banc de gazon, lorsque la voix du futur beau-père se fit encore entendre. Hoang perdit la tête et, oubliant sa gravité de mandarin, il se blottit dans un de ces grands pots de terre qui sont toujours placés derrière les maisons chinoises pour y recueillir les eaux du ciel. Les personnes dont il redoutait tant la présence entrèrent dans le jardinet s’y promenèrent pendant plus de deux heures, qui parurent à Hoang d’une longueur mortelle.

Lorsque le futur beau-père se fut retiré, Hoang sortit de sa cachette, brisé, moulu, ayant à peine la force de marcher. Il regagna cependant le canal qui conduisait à la ville, maudissant l’idée qu’il avait eue de se cacher comme un malfaiteur, et furieux contre les gens dont les conversations en plein air ne finissaient pas. Par un hasard désespérant, aucun batelier n’était à son poste, et Hoang, dont la patience avait déjà été mise à l’épreuve, se vit obligé d’attendre quelque embarcation. Enfin il aperçut dans le lointain une petite jonque qui, malgré ses signaux réitérés, s’avançait très-lentement. Elle arriva cependant, mais elle n’avait pas touché le bord que le mandarin, dans sa précipitation, en voulant s’élancer dedans, perdit l’équilibre et tomba dans l’eau. Les bateliers s’empressèrent de venir à son secours, et il en fut quitte pour la peur ; mais il était trempé jusqu’aux os, et il grelottait tellement que ses bateliers lui proposèrent de l’arrêter à l’entrée de la ville chez un apothicaire. Hoang refusa ; les boutiques des pharmaciens chinois servent de cabinets de consultation à la plupart des médecins, et sont par conséquent un lieu de réunion chéri des oisifs. Il ne voulait pas s’exposer aux regards de la foule, tout mouillé et les vêtements couverts de boue ; mais les bateliers, craignant la bastonnade s’ils laissaient le fils du gouverneur dans un pareil état, l’emportèrent à peu près de force chez un apothicaire. Charmé de recevoir chez lui un personnage de distinction, celui-ci s’empressa de montrer son zèle en faisant avaler à l’infortuné une foule de drogues plus mauvaises les unes que les autres, en sorte que Hoang devint sérieusement malade et garda le lit pendant quinze jours.

Il est facile de s’imaginer les tristes pensées auxquelles il s’abandonna pendant sa maladie. Il ne songeait qu’avec dépit au rôle ridicule que lui avait fait jouer sa timidité, et il se promit bien de se corriger. En effet, dès qu’il fut rétabli, il demandait son père de le présenter aux parents de sa future. Grande fut la joie dans les deux familles, et le jour de l’entrevue, Hoang fut reçu avec autant d’affabilité que de politesse. En historien impartial, nous devons déclarer qu’il ne se lira pas trop mal de cette terrible épreuve. Il est vrai que dans son trouble il marcha sur les pieds de son beau-père qui ne put s’empêcher de faire une grimace horrible, qu’il faillit tomber en s’asseyant et qu’il renversa sur sa robe sa première tasse de thé ; mais on ne parut pas faire attention à ces petits malheurs. Le jeune mandarin s’enhardit peu à peu et s’exprima en si bons termes que le beau-père, enchanté, déclara qu’il fixait à trois jours la célébration du mariage.

Alors Hoang vit ses bonnes résolutions s’évanouir. Il eût été inconvenant de demander un délai, et se refuser à cette union était impossible. Il retomba dans ses indécisions, se créant mille chimères et se rendant ainsi, sans motifs, le plus infortuné des hommes. À mesure que le moment fatal approchait, ses craintes ridicules redoublaient. Enfin le matin du jour où la cérémonie nuptiale devait avoir lieu, il s’enfuit de la maison paternelle sous un déguisement et sortit de la ville. Hoang bravait ainsi les ordres de son père ; sa timidité le conduisait : à devenir mauvais fils. Il erra toute la journée dans la campagne, absorbé dans les plus tristes réflexions et maudissant, non pas son ridicule défaut, mais l’obstination du riche mandarin qui voulait le prendre pour gendre. Le pauvre garçon devenait fou. Cependant à l’approche de la nuit, la fatigue et la faim calmèrent un peu son exaltation, et il regagna la demeure paternelle en songeant avec effroi aux suites de son coup de tête.

C’était facile à deviner. Le scandale avait, été grand ; malgré les excuses de sa famille, les parents de la future indignés avaient renvoyé la dot et les présents. Tout était rompu, et les deux familles, unies jusqu’alors par les liens de la plus tendre amitié, s’étaient séparées d’un air menaçant. Lorsque le jeune mandarin entra dans la salle des Ancêtres, il trouva son père, vieillard vénérable à barbe blanche, assis tristement dans un coin de l’appartement ; il s’approcha en silence et tomba à ses genoux. Le vieillard se leva en sursaut, les yeux animés par la colère, puis regardant son fils avec autant de compassion que de mépris, il lui fit signe de se retirer dans son appartement. Le lendemain et les jours suivants, même silence ; en vain Hoang redoublait-il ses protestations de tendresse et de dévouement, le père ne lui répondait pas, et affectait de le regarder à peine. Un matin, on vint annoncer au jeune homme qu’il eût à se revêtir de ses habits de fête ; il devait accompagner son père à la cour de l’Empereur pour assister à la cérémonie du labourage.

L’agriculture n’a été nulle part plus encouragée ni plus honorée que chez les Chinois. Leurs livres de morale mettent au premier rang l’art de cultiver la terre, et tous leurs bons empereurs se sont occupés avec un soin minutieux de la condition des paysans[33]. Plusieurs fêtes ont lieu on l’honneur de l’agriculture ; mais la plus remarquable est celle qui existe depuis le commencement de la monarchie, et qui est présidée par l’Empereur lui-même. Le premier mois du printemps, le prince se rend, avec toute sa cour, dans un champ désigné, et là, après avoir imploré la bonté céleste, il prend le manche d’une charrue et trace quelques sillons ; les grands dignitaires de l’Empire l’imitent à leur tour l’un après l’autre. Le tribunal des Rites veille avec le plus grand soin à l’observation de cette cérémonie. On raconte qu’un empereur n’ayant pas voulu suivre l’exemple de ses prédécesseurs, son armée fut battue quelque temps après par les Barbares, près du champ même destiné au labourage, et qu’on regarda cette défaite comme une punition du ciel.

Le gouverneur de Chao-Hing et son fils Hoang assistèrent à la cérémonie, et celui-ci, caché au milieu de ses collègues, attendait avec impatience le signal du départ. La singulière rupture de son mariage avait fait scandale, et plus d’un grave mandarin, en passant devant le jeune lettré, n’avait pu retenir un sourire, Hoang était déjà désolé de se trouver ainsi exposé aux regards et aux railleries du public, lorsqu’à sa grande frayeur un maître des cérémonies, l’appelant par son nom, lui ordonna de se rendre auprès de l’Empereur. Pâle, consterné, tremblant de tous ses membres, le mandarin s’approcha du trône, ou plutôt se traîna jusque là, et se prosterna devant le prince qui causait amicalement avec le père de Hoang. L’Empereur le regarda d’un air moitié riant, moitié soucieux, puis, prenant un ton grave :

— Je vous ai fait venir, dit-il, parce que vous êtes le fils d’un de mes plus vieux serviteurs, et que depuis longtemps j’ai entendu vanter votre savoir. Répondez-moi avec franchise, et surmontez votre timidité habituelle. Le peuple est-il content du gouvernement ? n’a-t-il besoin de rien ? est-il bien gouverné ? Allons, parlez.

— Seigneur, reprit Hoang en balbutiant et après quelques moments de silence, je suis livré tout entier a l’étude, et je ne m’occupe que de mes livres. Je ne vais point dans le monde ; j’ignore donc ce qui se passe au dehors.

— Eh quoi ! s’écria l’Empereur, vous êtes mandarin, et vous ignorez les besoins du peuple ! vous ne pouvez dire en quel état il se trouve ! Et si dès aujourd’hui je vous choisissais pour gouverneur de quelque ville, comment rempliriez-vous vos fonctions ? Un mandarin des lettres ne doit pas s’occuper seulement de ses livres. En étudiant, il n’a d’autre but que de s’instruire et de pouvoir instruire les autres ; mais quand une fois il a obtenu ses grades, il doit lire dans le grand livre de la société civile, et ne rien ignorer de ce qui s’y passe, pour pouvoir la servir selon ses besoins dans les emplois qui lui seront confiés. Allez, vous êtes indigne du nom de votre père ; une timidité à peine excusable chez un enfant rend inutile votre science, et vous êtes incapable de servir le gouvernement.

Lorsque l’Empereur se fut retiré, les serviteurs de Hoang vinrent relever leur maître, qui était resté évanoui la face contre terre.

Des bandes de Tartares infestaient alors l’Empire. Quelques jours après la cérémonie du labourage, une armée impériale, surprise par les ennemis, fut complètement défaite, et les vainqueurs s’avancèrent dans le pays, mettant tout à feu et à sang. Le péril était grand. L’Empereur marcha lui-même à leur rencontre, et remporta une victoire décisive. Il avait remarqué pendant la bataille un jeune mandarin des lettres qui se portait toujours en avant, et dont le courage excitait l’admiration de toute l’armée. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu’un officier général (tsoung-tou) vint lui présenter ce jeune homme couvert de glorieuses blessures, et qui avait pris de sa propre main trois étendards aux ennemis ! C’était Hoang, mais non plus timide, embarrassé, les yeux baissés vers la terre ; il portait la tête haute, et une noble fierté rehaussait la beauté de ses traits :

— Seigneur, dit-il en se prosternant avec respect, vous m’aviez jugé indigne de servir l’État ; j’ai voulu prouver que mes aïeux n’avaient pas à rougir de moi. J’abjure désormais une timidité qui me rendait malheureux et me renfermait dans une triste obscurité. Ce que n’avaient pu faire mes propres efforts ni les conseils de mon vieux père, les paroles de l’Empereur l’ont accompli en un instant.

— J’y comptais, dit le prince en souriant. Allez, vous êtes un digne serviteur, et je vous nomme gouverneur de la ville de Vou-Chang.

Huit jours après, Hoang épousait sa jolie future. Considéré partout pour ses vertus et ses talents, adoré du peuple, chéri de ses proches, il mena une vie calme et heureuse, quoique les mauvais plaisants prétendissent que son mariage avait complété les mille et une infortunes du mandarin Hoang.


PALAIS IMPÉRIAL DE HOO-KEW-SHAN (Les deux Frères)

Les
deux Frères



L Le mandarin Tsou, intendant général de la magnifique villa impériale de Hoo-Kew-Shan, avait deux fils qui, quoique nés de la même mère, se ressemblaient aussi peu de figure que de caractère. L’aîné, Kia-tan, difforme de taille, presque boiteux, le teint flétri, l’œil éteint, était d’un naturel si doux et si aimant, montrait tant d’intelligence, qu’on oubliait bientôt sa laideur. Le second, Wang-po, moins âgé de deux ans, était le plus joli enfant du monde ; ses grands yeux bleus avaient un charme indéfinissable. Mais, comme triste compensation, il était d’un caractère détestable, et ses mauvaises qualités ne faisaient que s’accroître par la folle complaisance de ses parents. Jamais enfant n’avait été gâté avec plus d’insouciance : tout lui était permis ; pour lui, jamais de reproches ni de punitions, toujours des compliments et des plaisirs. La sévérité de Tsou ne s’exerçait qu’à l’égard du pauvre Kia-tan, qui supportait avec une résignation exemplaire la colère de ses proches, et même les mauvais traitements. Sa mère surtout, Hoa-sse (fleur attendue), qui eût dû lui faire oublier par ses caresses la disgrâce de la nature, le traitait avec froideur, et montrait pour lui une aversion profonde ; la belle mandarine était honteuse d’avoir mis au monde un enfant aussi laid ; elle oubliait ses bonnes qualités, et ne voyait que son horrible figure et sa démarche grotesque.

Kia-tan semblait cependant ne pas s’apercevoir de la partialité outrageante de ses parents, et il était toujours empressé à rendre à son frère des services que celui-ci recevait avec hauteur. Cette douceur et cette résignation frappaient d’étonnement tous ceux qui voyaient les deux frères, et quelques membres de la famille crurent devoir parler au mandarin en faveur de son fils aîné. Tsou répondit qu’il était maître chez lui, et traita Kia-tan avec plus de dureté. Les beaux habits, les joujoux, les friandises, les bonnes conserves d’oranges de Canton ou de Fo-Kien, étaient pour le cadet. L’aîné, couvert d’un simple habit de toile, ne partageait les plaisirs de son frère que de temps en temps et comme par pitié.

Cette haine odieuse, inexplicable, de Tsou et de Hoa-sse contre leur fils aîné, ne fit que développer les mauvais penchants de Wang-po. Voyant que ses parents et leurs domestiques cédaient à tous ses caprices, tandis qu’ils abreuvaient son frère d’humiliations, il en vint à le détester et à le traiter en esclave ; son orgueil et son irascibilité augmentèrent encore devant le calme et la douceur de sa pauvre victime. Les deux frères prenaient leurs récréations dans un jardin, dont une partie leur avait été laissée pour qu’ils le cultivassent à leur gré. Vous pensez bien que le jardin de Wang-po était le plus beau ; un domestique s’en occupait exclusivement, et les plates-bandes regorgeaient de camélias, de jasmins doubles, de pivoines, et de ces belles roses connues sous le nom de roses de la Chine. Kia-tan n’avait qu’un petit coin de terre qu’il cultivait assidûment, et dans lequel il plantait les arbustes et les fleurs qu’on voulait bien lui donner. Un jour il avait eu une grande joie ; un de ses oncles lui avait fait cadeau d’un quey-wha : c’est une espèce d’arbre dont les feuilles ressemblent au laurier, et qui porte de gros bouquets de petites fleurs d’un parfum délicieux et des couleurs les plus riantes. Cet arbre était devenu très-grand, et ses fleurs se renouvelaient quatre fois par an. Wang-po avait reçu le même présent ; mais son quey-wha était mort de langueur. Il ne voyait donc qu’avec un dépit mal caché le bel arbre de son frère ; et un jour que celui-ci lui avait offert un bouquet, il l’avait jeté à terre et foulé aux pieds.

Chaque matin, le pauvre Kia-tan courait à son jardin, et contemplait avec joie son arbre à fleurs qu’il arrosait et qu’il soignait de mille façons. Jugez de sa douleur et de sa colère lorsqu’il aperçut un jour trois longs clous enfoncés dans le bas du tronc, et maladroitement recouverts de feuilles et de terre : on avait voulu faire mourir son quey-wha chéri ! Il se releva, les larmes aux yeux et les poings fermés. Son frère était à quelques pas, le regardant sournoisement tout en cueillant des fleurs. Un horrible soupçon vint à l’esprit de Kia-tan… mais non, c’était impossible ! comment son frère eut-il poussé si loin la méchanceté ?… Cependant l’air confus et embarrassé de Wang-po ne lui laissa aucun doute. Alors la tête en feu, la poitrine haletante, il poussa un cri terrible, et se précipita d’un seul bond sur le méchant enfant. Son frère, d’une constitution très-faible, accablé d’ailleurs par le poids de ses remords, se jeta à ses genoux, avouant sa lâcheté et demandant pardon. Kia-tan était en délire, il n’entendait rien. Déjà il levait la main pour infliger à Wang-po une correction bien méritée, lorsque voyant la pâle et douce figure de l’enfant inondée de larmes, il baissa la tête et se prit à pleurer. Wang-po se releva, et, lui sautant au cou, il l’embrassa avec effusion, implorant de sa générosité qu’il voulût bien oublier sa méchante action. L’arbre mourut, et les parents reprochèrent avec amertume à Kia-tan sa négligence et sa paresse ; lui, était heureux. Son beau quey-wha n’existait plus ; mais son frère l’avait embrassé !

Soit par suite du remords que lui causait sa lâcheté, soit par crainte de la colère de son frère dont il avait appris à connaître pour la première fois la force redoutable, Wang-po vécut pendant quelque temps avec lui en bonne intelligence ; il lui proposa même un matin de venir dans un étang du palais pêcher aux oiseaux. C’est une pêche originale, assez usitée en Chine. On dresse une espèce d’oiseaux, semblables au cormoran, à prendre du poisson. À un signal donné, qui consiste à frapper l’eau avec les rames, ces oiseaux s’élancent, dans la rivière, saisissent le poisson et le rapportent, dans le bateau ; ils ont le cou serré par un anneau, qui les empêche d’avaler leur proie. Lorsqu’ils trouvent un gros poisson trop difficile à saisir, ils se mettent plusieurs ensemble, et finissent par s’en emparer.

Kia-tan accepta avec joie l’offre de son frère, et tous les deux se placèrent séparément dans une barque avec plusieurs de ces oiseaux de proie. Ils pêchèrent ainsi une bonne partie de la matinée ; mais Wang-po avait mal choisi son endroit, ou bien ses oiseaux étaient mal exercés, car il prit à peine cinq à six petits poissons, tandis que son frère rapportait à la maison un grand panier plein du produit de sa pêche. Les mauvais instincts de Wang-po se réveillèrent. Jaloux du bonheur ou de l’adresse de Kia-tan, il marchait en avant, la tête baissée, l’air sombre, méditant des projets de vengeance, tandis que son bon frère lui offrait de partager le panier de poissons. Arrivés auprès de leur mère, Wang-po se jeta dans ses bras en pleurant, Hoa-sse lui demanda la cause de son chagrin, nulle réponse. Le père survint ; mêmes cris de désespoir, même silence. Enfin il dit en sanglotant que son frère, qui l’a accompagné à la pêche, lui a volé tous ses poissons par dépit de sa maladresse. Kia-tan, stupéfait d’une pareille audace, restait immobile, la bouche béante et pâle de colère ; il était encore plus laid que de coutume. À peine l’enfant favori eut-il cessé de parler, que le père, se tournant vers l’aîné :

— Misérable, s’écria-t-il, c’en est trop. Tu as donc l’esprit aussi difforme, aussi dégradé que ton corps. Va, je te maudis ; sors à l’instant, et ne reparais plus en ma présence.

Le pauvre Kia-tan, atterré par ces paroles et suffoqué par la douleur, ne répondit rien, mais en sortant, comme il passait devant son frère, il lui lança un regard inexprimable. Ce n’était pas de la colère, c’était tout à la fois de la pitié et de la résignation. Wang-po resta écrasé sous ce regard, qui lui reprochait avec tant d’amertume son infâme conduite. Il n’eut pas le courage de faire amende honorable, mais se jetant de nouveau dans les bras de sa mère, il la supplia avec tant d’instances de pardonner à son frère que ce lui-ci obtint sa grâce. La démarche hypocrite du méchant enfant fut vantée partout avec emphase, et les parents ne tarissaient pas sur le compte du pauvre innocent qui rendait le bien pour le mal.

Ainsi s’écoula l’enfance des deux fils du mandarin Tsou, l’un en butte à l’aversion la plus profonde, l’autre toujours l’objet d’une idolâtrie ridicule. À la fin de leurs études, ils passèrent les examens qui conduisent aux carrières civiles, et furent admis dans l’ordre des mandarins ; mais Kia-tan, malgré son savoir, resta relégué dans les rangs inférieurs ; sa laideur physique semblait lui être fatale, et il en subissait à son insu la maligne influence. D’un caractère morose qu’expliquaient les mauvais traitements qu’il avait endurés pendant ses jeunes années, il n’osait se produire dans le monde et en arrivait parfois à douter de son propre mérite. Aussi faisait-on peu attention à lui ; tout réussissait au contraire au brillant Wang-po. Son extérieur séduisant, sa facilité d’élocution et surtout un grand esprit d’intrigue le poussèrent rapidement dans la voie des dignités et des honneurs ; il ne manquait d’ailleurs pas de capacité, car le talent s’unit malheureusement trop souvent aux plus mauvaises qualités. Après avoir rempli divers postes importants, il reçut le titre de grand maître de la doctrine (ta-hio-sse), qui est le grade honorifique le plus élevé, et fut appelé aux fonctions de gouverneur général de la belle province de Hou-Quang. Dissimulant ses défauts et cachant ses vices à tous les yeux avec une adresse merveilleuse, il avait acquis auprès de l’Empereur et parmi le peuple une réputation de probité à toute épreuve. Ses parents, dont l’aveuglement n’avait point cessé, parlaient de lui avec enthousiasme, et ce fut partout un concert d’éloges lorsqu’il fit nommer à la place de trésorier général de sa province, Kia-Tan, qui passait, sinon pour un méchant homme, du moins pour un frère peu affectueux et d’un caractère peu sociable.

Arrivé au poste le plus important qu’il pouvait ambitionner, Wang-po s’abandonna à tous ses mauvais instincts, mais en sauvant avec soin les apparences ; il joignait l’hypocrisie à l’infamie. Aussi ne fut-il même pas soupçonné, lorsque des visiteurs impériaux écrivirent au second tribunal de Pékin que le plus grand désordre régnait dans les finances de la province dont il était gouverneur. Il manifesta une vive indignation et déclara qu’il était coupable de n’avoir pas dénoncé plus tôt le trésorier général, dont les concussions n’étaient malheureusement que trop réelles ; mais les liens du sang, ajoutait-il, l’ont emporté sur le devoir. Kia-tan, malgré ses dénégations, fut traduit devant le tribunal des châtiments ou des peines ; il se défendit avec un ton de conviction qui émut les juges, mais les preuves les plus accablantes pesaient sur le malheureux. Le véritable coupable, Wang-po, avait pris ses mesures avec tant, d’adresse, il avait corrompu un si grand nombre de témoins, que tout se réunit pour établir la culpabilité de son frère. Celui-ci, qui n’avait pas même à se reprocher de la négligence dans ses fonctions, ne tarda pas à découvrir la vérité et vit avec douleur d’où partait le coup qui le frappait si cruellement. Il pouvait parler, et peut-être se fut-il sauvé, mais il fallait perdre son frère ; il lui pardonna encore une fois.

Kia-tan, déclaré coupable de concussion et de dilapidation dans les fonds de l’État, fut condamné à mort ; il entendit son arrêt avec sa résignation habituelle ; la vie lui était désormais à charge. Mais Wang-po, satisfait d’avoir échappé aux poursuites qui pouvaient l’atteindre, recula devant un nouveau crime, et n’osa pas se faire le meurtrier de son frère. Il affecta un violent désespoir, et pendant une audience de l’Empereur, il se jeta aux pieds du prince et implora sa clémence :

— Votre Majesté, dit-il, m’a comblé de faveurs ; je viens solliciter encore une grâce de son inépuisable générosité, Mon malheureux frère, entraîné par son goût pour le plaisir, a oublié ses devoirs ; il a follement dépensé l’argent destiné aux services publics ; il est coupable, il doit être puni. Mais l’Empereur m’obligera-t-il à signer l’arrêt de mort de mon frère ? C’est moi qui l’ai fait nommer aux fonctions de trésorier général. J’ai eu grand tort, sans doute, de ne pas surveiller sa conduite ; mais Votre Majesté, qui m’a pardonné, voudra bien ne pas exercer contre Kia-tan toute la rigueur des lois. Je le lui demande, en pleurant, au nom de mes anciens services, au nom de mes glorieux ancêtres.

L’Empereur hésita longtemps, car le crime de concussion est sévèrement puni en Chine, lorsqu’il est bien prouvé. Il se laissa enfin fléchir par les larmes hypocrites de Wang-po.

— Je consens, dit-il, à ne pas faire exécuter le jugement qui condamne votre frère, à mort, quoique cette indulgence soit d’un très-mauvais exemple. C’est une nouvelle preuve de l’affection que je vous porte et du cas que je fais de votre mérite. Je commue la peine de mort prononcée contre Kia-tan en un exil de dix ans. Allez ; oubliez un frère qui est la honte de votre famille, et continuez à servir l’Empereur et l’État avec le même zèle.

Lorsqu’on vint apprendre à l’ancien trésorier la commutation de sa peine, les courtisans vantèrent beaucoup la générosité de l’Empereur, et surtout les bons sentiments de Wang-po, qui avait intercédé en sa faveur avec tant de persistance et de dévouement, au risque d’encourir la disgrâce du souverain. L’infortuné Kia-tan sourit amèrement, et leva les yeux au ciel, comme pour en appeler au pouvoir suprême contre la prétendue justice des hommes. Trois jours après, il reçut une bastonnade de cent coups de bambou vis-à-vis la splendide résidence de Wang-po, en présence d’une foule immense qui l’accablait de malédictions et plaignait hautement le vice-roi d’avoir un tel frère ; puis il fut chargé de chaînes, et il partit pour l’exil sous bonne escorte. Par un triste hasard, il fut obligé de passer près du château impérial de Hoo-Kew-Shan. En voyant ces lieux où s’était écoulée son enfance, le pauvre prisonnier ne put retenir ses larmes ; Tsou et Hoa-sse reposaient dans la même tombe à quelques pas de là ; il voulut aller s’agenouiller devant leurs restes mortels, et, le front courbé dans la poussière, il demanda leur bénédiction, leur pardonnant tout le mal qu’ils lui avaient fait par suite de leur aveugle affection pour son frère, et implorant pour celui-ci leur appui et leur secours. Ce pieux devoir rempli, il reprit le chemin de l’exil ; mais à peine avait-il fait quelques pas, qu’un brillant cortège vint à passer : c’était Wang-po qui se rendait au palais auprès de l’Empereur. À la vue de son frère chargé de chaînes, l’infâme pâlit, et détourna la tête.

— Va, lui dit Kia-tan d’un ton mélancolique, mais sans amertume, va, poursuis ta route et sois heureux, si tu peux encore l’être. Depuis que nous sommes sur cette misérable terre, tu n’as pas cessé de faire mon malheur, mais je ne te maudis pas ; je ne puis oublier que tu es mon frère. Adieu pour jamais !


Les environs de Vou-Chang, capitale de la province de Hou-Quang, étaient-fort animés. On célébrait, en présence du gouverneur général, la fête de la Vache, qui a lieu ordinairement dans les premiers jours du printemps. Tous les gens de la campagne, portant ou traînant les instruments du labourage, escortent avec des musiciens et des histrions une grande vache en terre cuite, dont les cornes sont dorées. Derrière cette figure gigantesque est un enfant qui a un pied chaussé et l’autre nu, et qui frappe l’animal d’un bâton, comme pour le faire, avancer : c’est, dit-on, le symbole de la diligence et du travail. Après avoir parcouru les champs, le cortège se présente devant le gouverneur ; on brise la figure de terre, et on tire de ses flancs une multitude de petites vaches d’argile qu’on distribue aux principaux spectateurs. Le gouverneur adresse au peuple une allocution sur les bienfaits de l’agriculture, et la fête se termine par des danses et des jeux.

Le vice-roi de Hou-Quang, après avoir assisté à une partie de la cérémonie, se mit en route pour une de ses résidences de campagne. À peine s’était-il éloigné du lieu de la fête, qu’une troupe de gens bien armés enveloppa son cortège. Ses gardes furent tués ou mis en fuite, et il se trouva exposé sans défense à la fureur des assassins, qui l’entouraient en criant :

— Mort au tyran ! depuis trop longtemps il nous opprime et nous dépouille. — L’Empereur, abusé, repousse nos réclamations ; eh bien ! faisons-nous justice nous-mêmes !

Wang-po, car c’était lui que menaçait cette multitude furieuse, se défendit avec courage ; mais il était blessé, et il allait succomber sous le nombre, quand un homme, couvert de haillons, la barbe inculte et le visage flétri par la misère, sortit tout à coup d’un épais taillis, et se précipitant devant le gouverneur, repoussa ceux de ses ennemis qui le pressaient de plus près :

— Misérables ! s’écria-t-il d’une voix menaçante, vous me tuerez avant d’arriver à mon frère.

Les assaillants, d’abord déconcertés par l’apparition de ce nouvel adversaire, revinrent à la charge, et le renversèrent d’un coup mortel. Wang-po allait éprouver le même sort, lorsque des troupes arrivèrent et mirent en fuite les insurgés. On releva le pauvre mendiant, et quel ne fut pas l’étonnement de tous en reconnaissant Kia-tan ! Il rouvrit ses yeux obscurcis par l’approche de la mort, et s’adressant à Wang-po :

— Tout était fini entre nous, dit-il, mais à peine le temps de mon exil terminé, je n’ai pu résister au bonheur de revoir la patrie. J’allais prier sur la tombe de nos parents, lorsque, entendant des cris et le cliquetis des armes, j’accourus aussitôt. J’ai été assez heureux pour te sauver, je meurs content. Frère, voilà comme je me venge.

Wang-po était abîmé dans la plus profonde douleur ; des larmes s’échappèrent de ses yeux, et il porta à sa bouche la main de son frère expirant.

Les funérailles de Kia-tan eurent lieu avec une grande pompe, et quelque jours après, Wang-po se retira dans un couvent de bonzes, et y passa le reste de ses jours : on attribua cette retraite à la douleur qu’il éprouvait de la perte d’un frère chéri. Au moment de mourir, il écrivit à sa famille et à l’Empereur une longue lettre, dans laquelle il racontait son histoire et celle de Kia-tan ; il se reprochait ses crimes, et il espérait avoir désarmé par les austérités de la fin de sa vie la colère céleste ; il terminait en demandant que le nom de son frère, réhabilité, fut placé dans la salle des Ancêtres. Ses dernières intentions furent respectées, et le peuple, vivement louché des malheurs de Kia-tan, fit élever un monument à la mémoire de l’infortuné mandarin, à la place où il avait succombé en défendant les jours de Wang-po. Ce monument porte le nom du Pay-leou des deux frères.


LA LEÇON DU GRAND PÈRE.



La Leçon
du Grand-Père



Pourquoi viens-tu si tard ? dit le mandarin Akouï à son petit-fils Pé-yu. Tu m’avais pourtant promis d’être ici à deux heures ; mais tu n’es jamais de parole. C’est un grand défaut.

— Je m’en corrigerai, grand-père, dit le jeune homme en embrassant tendrement le vieillard.

— C’est ce qu’on dit au début de la vie, mon enfant ; puis l’âge arrive, et l’homme ne s’est pas amendé. Mais, à propos de ton manque de parole, je me rappelle un trait singulier que les historiens placent à la septième année du règne de Taï-tsoung. Ce grand empereur, visitant un jour les prisons publiques, y trouva trois cent quatre-vingt-dix criminels condamnés à mort. Une idée assez singulière lui vint à l’esprit. Il fit amener devant lui tous ces misérables, et leur dit que les portes de la prison leur étaient ouvertes, qu’ils allaient, retourner dans les campagnes pour aider les paysans dans les travaux de la moisson, mais qu’après la récolte, tous allaient se remettre entre les mains de la justice. Les condamnés promirent tout ce que voulut l’Empereur, et à l’instant même ils furent mis en liberté. Mais au grand étonnement du tribunal des Peines, on les vit tous revenir à l’époque de leur exécution capitale. L’Empereur fut si touché de leur fidélité, qu’il leur fit grâce et les renvoya dans leurs familles. Ce fut à cette occasion que Taï-tsoung rendit une ordonnance par laquelle les empereurs, avant de confirmer une sentence de mort, devaient, désormais rester trois jours en abstinence, c’est-à-dire vivant dans la retraite et dans les prières.

— C’est un trait fort remarquable, grand-père ; mais ne pensez-vous pas qu’il y avait de l’imprudence à remettre ainsi en liberté des hommes frappés par la juste sévérité des lois ?

— Sans doute, mon enfant, il ne faut pas que le souverain abuse de son droit de grâce ; mais Taï-tsoung jugeait, avec raison que des condamnés, qui avaient tant de respect pour la foi jurée, n’étaient pas tout à fait corrompus, et qu’ils pourraient revenir à la vertu. Ne blâmons pas sa conduite, et n’oublie pas cette histoire.

— Oui, bon père ; désormais je veux tenir parole, même pour les affaires les moins importantes. Je vous le promets, je n’abuserai jamais de votre complaisance.

— Très-bien, Pé-yu ! tu es un honnête garçon, et je te pardonne volontiers. Il faut toujours avoir des égards pour son prochain, ou sinon on est le premier à s’en repentir. C’est, ce qui est arrivé à un empereur de la dynastie des Tchéou, dont je lisais l’histoire ce matin. Yeou-wang (le roi qui vit retiré dans ses appartements) était un mauvais prince, qui ne s’occupait que de flatter les caprices d’une de ses femmes, nommée Pao-sse. À cette époque, les Tartares menaçaient les frontières de l’Empire, et il était à craindre qu’ils n’envahissent le territoire chinois. Yeou-wang réunit des troupes autour de sa résidence, et il ordonna qu’en cas d’alerte on allumât des feux sur les hauteurs et que l’on battit le tambour ; à ce signal, les soldats devaient prendre les armes et venir se ranger autour de l’Empereur. Pour s’assurer du zèle et de la vigilance de ses généraux, il fit faire un soir les signaux d’alerte, et aussitôt les troupes accoururent de tous les côtés. Pao-sse, qui était triste et ennuyée depuis quelques jours, se trouvait dans une galerie élevée du palais ; en voyant cette multitude d’hommes qui s’agitaient en tous sens pour une fausse alerte et faisaient tant de mouvements inutiles, elle eut un accès de folle joie, et se mit à rire jusqu’aux larmes. L’Empereur, charmé de la gaîté de sa favorite, renvoya les troupes ; et quelques jours après, à la demande de Pao-sse, il ordonna encore une fausse alerte. Ce singulier amusement se renouvela plusieurs fois, à la grande indignation des généraux. Un jour, les Tartares passèrent la frontière et marchèrent sur le palais impérial ; les feux furent allumés et les tambours appelèrent les soldats aux armes. La plupart des troupes, se croyant encore le jouet de Pao-sse, ne firent aucun mouvement, et l’Empereur, surpris par l’ennemi, paya de sa vie sa conduite extravagante. — Maintenant, mon fils, nous allons lire quelques passages des livres sacrés ; mais avant de commencer la leçon, il faut que je t’adresse encore un reproche.

— Et pourquoi, grand-père ? En quoi vous ai-je offensé ?

— Je vois avec peine que tu oublies les sages préceptes des anciens philosophes. Tu aimes trop la toilette, et tu parais en public avec des habits fastueux, qui ne conviennent ni à ton rang ni à ton âge. Le luxe est la ruine de l’Empire, et les écrivains des temps passés ne sont remplis que de remontrances à ce sujet.

— Faut-il donc qu’un mandarin s’habille comme un batelier ? Faut-il que les gens riches n’aient que des vêtements mal propres et déchirés ?

— Tu tombes maintenant dans l’excès contraire. Un mandarin de première classe ne doit pas être confondu avec un homme de la populace ; mais pour un enfant, comme toi, car tu n’as pas vingt ans, il suffit, d’un vêtement propre et fort simple. Des habitudes de luxe, prises de si bonne heure, te seraient funestes. L’un de nos plus grands souverains, Houng-wou, avait défendu les robes de soie à quiconque n’était, pas de haut rang ; « Pour ce qui est des gens de travail, dit-il dans son édit, et de tous ceux qu’on appelle le peuple, il suffit qu’ils soient bien nourris et qu’ils s’habillent décemment. S’ils vont à l’excès dans la nourriture et l’habillement, ils deviennent débauchés et paresseux ; ils tombent bientôt dans la misère, et la misère les rend capables de tous les crimes. Je veux que l’on garde en tout les règles de cette bienséance que proscrit, la raison. » Le sage Empereur fit toujours observer ce règlement avec la plus grande sévérité. Un jour de cérémonie publique, il aperçut du haut de son trône un mandarin d’un ordre inférieur magnifiquement vêtu. Après la cérémonie, il appela le lettré :

— Voilà, lui dit-il, une étoffe de bien bon goût. Combien vous a coûté cet habit ?

— Cinq cents pièces de monnaie, répondit le mandarin.

— C’est beaucoup, reprit Houng-wou d’un ton sévère. Avec une pareille somme, une famille ordinaire, composée de dix bouches, aurait pu se procurer de quoi vivre à l’aise pendant une année entière. Un habit si beau dénote en vous de l’orgueil, parce qu’il est au-dessus de votre rang ; un habit qui coûte tant est un signe de prodigalité : deux grands défauts dans un mandarin. Gardez-vous bien de paraître désormais en ma présence avec un pareil vêtement ; je serais forcé de vous dégrader.

— Mais voilà assez de morale et de conseils, ajouta le grand-père ; faisons notre lecture habituelle. Aujourd’hui, Pé-yu, nous étudierons le sage Meng-tseu.

Meng-tseu, dont le mandarin Akouï et son petit-fils allaient lire les admirables écrits, est le plus grand philosophe de l’école de Confucius. Issu d’une famille noble, il fut élevé avec soin par sa mère, qui lui fit donner une excellente éducation. On raconte qu’elle changea deux fois de résidence pour éviter les mauvais exemples que le voisinage pouvait donner à son fils ; car les Chinois prétendent qu’un homme sage ne doit pas habiter près d’un mauvais endroit, à moins de se voir bientôt souillé par un impur contact. La première fois, elle se trouvait près de la boutique d’un bouclier ; l’enfant prenant plaisir à voir tuer les animaux, la mère craignit qu’il ne devint cruel, et elle alla loger non loin d’un cimetière. Mais le jeune Meng-tseu s’amusait, sans y voir mal, à imiter les pleurs et les gémissements de ceux qui venaient prier sur la tombe de leurs ancêtres ; la mère eut peur que son enfant ne s’habituât à tourner en ridicule les cérémonies religieuses, et elle acheta une maison devant une école publique. Ce voisinage fut favorable à l’enfant, qui demanda à suivre les classes, et qui y fit de rapides progrès. Il devint plus tard l’un des meilleurs philosophes de la secte de Confucius, et il eut lui-même des disciples. Son ouvrage, remarquable par l’élévation et l’indépendance des idées autant que par l’agrément du style, compose, avec les écrits de Confucius, les quatre livres classiques (sse-chou), qui doivent être appris en entier par ceux qui veulent arriver au grade de mandarin. Meng-tseu vivait à la même époque que Socrate et Aristote ; mais c’est plus de mille ans après sa mort qu’il commença à recevoir des honneurs dans le genre de ceux rendus à Confucius. On lui éleva un temple, et des sacrifices furent institués en l’honneur de sa mémoire.

Un empereur voulut s’opposer aux hommages que la reconnaissance publique rendait au grand philosophe ; mais il ne put y réussir. Voici à ce sujet une anecdote curieuse rapportée par les historiens chinois. Meng-tseu dit dans un chapitre de son ouvrage : « Si le prince regarde son ministre comme sa main et ses pieds, alors le ministre regarde son prince comme son âme et son cœur ; si le prince regarde son ministre comme un chien ou un cheval, alors le ministre regarde son prince comme un homme très-vulgaire ; si un prince regarde son ministre comme le chaume d’un champ moissonné, alors le ministre regarde son prince comme un bandit et un ennemi. » Il paraît que l’Empereur, se faisant lire les écrits de Meng-tseu, fut vivement irrité de ce passage :

— Ce n’est point ainsi, s’écria-t-il, que l’on doit parler des souverains. Celui qui leur a ainsi manqué n’est pas digne de partager les honneurs rendus au sage Confucius. Qu’on le dégrade et qu’on ôte sa tablette du temple des princes lettrés ; que nul de mes sujets ne soit assez hardi pour venir me faire des représentations à ce sujet, à moins qu’il ne soit assez courageux pour braver les flèches de mes gardes.

La désolation fut grande dans le peuple ; mais les mandarins lettrés, toujours prêts à résister aux caprices des souverains, ne se laissèrent pas intimider. L’un d’entre eux, nommé Thsian-Tang, qui occupait un poste important, écrivit un mémoire, dans lequel il suppliait l’Empereur de revenir sur sa décision. Puis il fit ses dernières dispositions, prépara son cercueil, et se rendit au palais.

— Je viens, dit-il aux gardes, présenter une requête en faveur de Meng-tseu ; portez-la à l’Empereur. Je sais, du reste, quels sont vos ordres : frappez.

Le courageux mandarin découvrit sa poitrine en disant ces paroles, et à l’instant même il reçut une flèche qui heureusement ne le tua pas. L’Empereur, après avoir lu le mémoire de Thsian-Tang, l’approuva ou feignit de l’approuver. Il fit panser la blessure du mandarin, le félicita de son courage, et il décréta que le nom de Meng-tseu resterait en possession de tous les honneurs dont il avait voulu le priver.

Sans être l’objet, parmi les Chinois, de la haute vénération dont jouit Confucius, Meng-tseu n’en est pas moins regardé comme un de leurs plus grands philosophes ; il est également estimé comme écrivain, et lorsqu’on parle à un mandarin lettré des qualités du style, il répond laconiquement : Lisez Meng-tseu. On trouve, en effet, chez cet homme remarquable une vigueur et une simplicité antiques alliées à une vivacité d’esprit qui rappelle le génie français. Voici, du reste, quelques passages de son ouvrage :

« Meng-tseu étant allé visiter le roi de Weï (petit État de la Chine), le roi lui dit : « Sage vénérable, puisque vous n’avez pas jugé que la distance de mille li (cent lieues) fut trop longue pour vous rendre à ma cour, sans doute que vous avez des profits à procurer à mon royaume ? » Meng-tseu répondit : « Ô roi ! qu’est il nécessaire de parler de profit ? il suffit de posséder l’humanité ou la bienveillance pour tous les hommes, et la justice. N’intervenez point dans les affaires des laboureurs en les enlevant, par des corvées, aux travaux de chaque saison, et les récoltes dépasseront la consommation. Si les filets à tissu serré ne sont pas jetés dans les étangs et les viviers, les poissons et les tortues ne pourront pas être tous consommés sur vos tables. Ne portez la hache dans les forêts montagneuses que dans les temps convenables, et vous aurez du bois en abondance. Ayant plus de poissons et de tortues qu’il ne pourra en être consommé, et plus de bois que ce qui est nécessaire, il en résultera que le peuple aura de quoi nourrir les vivants et offrir des sacrifices aux morts ; alors il ne murmurera pas : voilà le point, fondamental d’un bon gouvernement. Faites planter des mûriers dans les champs d’une famille qui possède cinq arpents, et les personnes âgées de cinquante ans pourront porter des vêtements de soie. Que l’on ne néglige pas d’élever des poules, des pourceaux, des chiens, et les personnes âgées de soixante-dix ans pourront se nourrir de viandes. N’enlevez pas, dans des temps qui exigent des travaux assidus, les bras des familles qui possèdent cent arpents de terre, et ces familles nombreuses ne seront pas exposées aux besoins de la faim. Veillez attentivement à ce que les enseignements des écoles et des collèges propagent les devoirs de la piété filiale et le respect équitable des jeunes gens pour les vieillards : alors on ne verra pas des vieillards à cheveux blancs traîner ou porter de pesants fardeaux sur les grands chemins. Si les septuagénaires sont habillés de vêtements de soie et mangent de la viande, et si les jeunes gens à cheveux noirs ne souffrent ni du froid ni de la faim, toutes les choses seront prospères.

« Mais, au lieu de cela, vos chiens et vos pourceaux mangent la nourriture du peuple, et vous ne savez pas y remédier. Le peuple meurt de faim sur les routes et les grands chemins, et vous ne savez pas ouvrir les greniers publics. Quand vous voyez des hommes morts de faim, vous dites : Ce n’est pas ma faute, c’est celle de la stérilité de la terre. Cela diffère-t-il d’un homme qui, ayant percé un autre homme de son glaive, dirait, en le voyant étendu par terre : Ce n’est pas moi, c’est mon épée ? Ne rejetez pas la faute sur les intempéries des saisons, et le peuple viendra à vous pour recevoir des soulagements à ses misères. »

« Le roi répondit : « Je désire sincèrement suivre vos conseils. »

« Siouan-wang, roi de Thsi, interrogeant le philosophe, lui dit : « J’ai entendu raconter que le parc du roi Wen-wang avait sept lieues de circuit ; cela est-il vrai ? »

« Meng-tseu répondit : « L’histoire donne le fait comme certain.

— Le roi. Il était donc d’une grandeur excessive ?

— Le philosophe. Le peuple le trouvait cependant trop petit.

— Le roi. Moi, j’ai un parc qui n’a que quatre lieues de circuit, et le peuple le trouve encore trop grand pourquoi cette différence ?

— Le philosophe. Le parc de Wen-wang avait sept lieues de circuit ; mais c’était là que se rendaient tous ceux qui avaient besoin de cueillir de l’herbe ou de couper du bois ; ceux qui voulaient prendre des faisans ou des lièvres allaient là. Comme le roi avait son parc en commun avec le peuple, celui-ci le trouvait trop petit, quoiqu’il eût sept lieues de tour, cela n’était-il pas juste ? J’ai appris que vous aviez un parc de quatre-lieues de tour, et que l’homme du peuple qui y tuerait un cerf serait puni de mort comme s’il eût tué un homme. Le peuple qui trouve ce parc trop grand a-t-il tort ? »

Ainsi parlait, il y a deux mille quatre cents ans, un sage du Céleste Empire. Et voilà le peuple que l’Europe, dans son insolent orgueil, à représenté pendant tant de siècles comme une horde d’esclaves sauvages et stupides !


  1. Nous n’avons pas à nous occuper ici de la Mongolie, du Thibet et d’autres contrées tributaires et dépendantes de l’empire chinois.
  2. Hoang-ti signifie souverain seigneur, empereur suprême ; ce titre fastueux, que nous voyons pour la première fois, a été conservé jusqu’à nos jours.
  3. « Ordonnez, Seigneur, dit le ministre Li-sse à l’Empereur, qu’on brûle généralement tout ce fatras d’écrits pernicieux ou inutiles dont nous sommes inondés ; ceux surtout où les mœurs, les actions et les coutumes des anciens sont exposées en détail. N’ayant plus sous les yeux ces livres de morale et d’histoire qui leur représentent avec emphase les hommes des siècles passés, les lettrés ne seront plus tentés d’être leurs imitateurs serviles ; ils ne nous feront plus un crime de ne pas suivre leur exemple en tout ; ils ne feront plus cette comparaison, toujours odieuse pour nous dans leur bouche, du gouvernement de Votre Majesté avec celui des premiers empereurs de la monarchie. »
  4. Il fit aussi construire ou achever le grand canal qui traverse la Chine dans toute sa longueur.
  5. La Bibliothèque royale de Paris possède le recueil de ses poésies, imprimé à Pékin, en vingt-quatre petits volumes.
  6. Le commerce de l’opium s’est encore augmenté depuis la cessation de la guerre des Anglais avec la Chine. Ainsi d’après des calculs authentiques, basés sur le nombre des caisses d’opium mises en vente, il résulte que l’importation de cette dangereuse production coutera aux Chinois dans le courant de l’année 1844, 26 millions 978 000 dollars ; ou bien en francs, en calculant le dollar à sa valeur intrinsèque 5 fr. 42 c., 146 millions 220 760 fr. (Journal des Débats du 26 mai 1844).
  7. Les Anglais leur ont rendu justice. « S’ils cédèrent presque sans combat, dit l’un d’eux, c’est que nos moyens d’action étaient écrasants et leurs moyens de défense presque ridicules. »
  8. Lord Jocelyn, secrétaire militaire de la mission anglaise envoyée en Chine avec l’expédition.
  9. Nous expliquerons plus loin les attributions de ces hauts dignitaires, nommés mandarins. Leur costume est fort riche ; il se compose d’un surtout ou spencer, bordé de fourrures précieuses, d’une longue tunique de soie brodée, de larges pantalons et de bottes également en soie. Il y a neuf rangs de mandarins, distingués chacun par la couleur du bouton qu’ils portent sur leur bonnet. Chaque rang à son tour se divise en première et en seconde classe ; mais toutes les deux ont les mêmes insignes. Les mandarins de l’ordre civil ont la préséance sur les militaires. Les couleurs affectées aux divers rangs sont comme suit : Premier rang : bouton rouge, donné seulement aux nobles des familles les plus distinguées. Deuxième rang : une pierre rouge marbrée. Troisième rang : une pierre bleu clair. Quatrième rang : une pierre bleu foncé. Cinquième rang : une pierre de cristal transparent. Sixième rang : une pierre blanc opaque. Septième, huitième et neuvième rang : bouton d’or. En costume de cour, ils portent sur la poitrine et sur le dos une pièce de soie magnifiquement brodée, variant avec le rang, et différant pour les mandarins civils de celle des mandarins militaires. Un grand chapelet, à grains de couleurs, se porte en collier, descend au-dessous de la taille et complète le costume. La sévérité avec laquelle le gouvernement, tient à toutes ces minuties de l’étiquette, est vraiment absurde ; c’est la Gazette de Pékin qui annonce officiellement l’époque où les mandarins doivent changer leur bonnet d’hiver contre le bonnet d’été, ou le bonnet d’été pour le bonnet d’hiver. (Seconde campagne de Chine, par K. S. Mackenzie, lieutenant au 90e régiment d’infanterie anglaise.)
  10. La plume de paon est un insigne qui correspond aux croix et décorations de l’Europe. Les mandarins militaires portent en outre deux queues d’écureuil, lorsque le pays est dans un état de trouble, qui n’est cependant ni la paix ni la guerre.
  11. Ce fut cet officier qui porta le traité à la reine Victoria. Cette pièce, signée par l’empereur Tao-kouang avec du crayon rouge et revêtue du sceau impérial, était renfermée dans une boîte de bois de sandal, enrichie de pierres précieuses. Le tout était enveloppé dans un étui de soie jaune, couleur réservée à la famille impériale depuis le règne de Hoang-li.
  12. Tao-Kouang ne doit pas lui-même ignorer le danger ; il a vécu au milieu des troubles et des conspirations. Lorsque l’empereur Kia-king, son père, fut attaqué dans son palais à Pékin par une troupe d’insurgés. Tao-Kouang se distingua par son courage et tua deux rebelles de sa main. Aussi en récompense de cette action, fut-il appelé au trône à l’exclusion de son frère aîné.
  13. La Chine était alors divisée en neuf provinces (kiéou-tchéou).
  14. On s’agenouille trois lois, et on frappe la terre du front trois fois à chaque agenouillement.
  15. Les vêtements extraordinaires sont réservés pour les grandes cérémonies, comme les sacrifices au ciel et à la terre, les cérémonies en l’honneur de Confucius, des ancêtres, etc., etc.
  16. Il y a toujours en Chine deux présidents d’un ministère ou d’un tribunal, l’un chinois et l’autre tartare.
  17. Pour bien coin prendre cette description, il faut se rappeler que le palais impérial de Pékin, comme d’ailleurs tous les grands édifices chinois, ne consiste pas en un corps simple ou complexe de bâtiments, mais en bâtiments ou pavillons séparés, bdont chacun a sa destination particulière, et auxquels on arrive par plusieurs rampes ou escaliers en plein vent qui font face ordinairement aux quatre points cardinaux.
  18. Ce nom vient du mot portugais mandar, commander.
  19. Voyez la note précédente sur ce thème..
  20. Gazette des Tribunaux du 19 juillet 1844. — S’il faut en croire un journal anglais, le commerce du Céleste Empire aurait déjà une plus grande extension : « Les Chinois, dit-il, exportent à l’étranger, non-seulement beaucoup d’articles ordinaires dans le commerce, mais encore beaucoup d’articles curieux inconnus en Europe. Ainsi, ils exportent annuellement, terme moyen, 2 000 caisses de parapluies de papier ; ils vendent aussi aux barbares une grande quantité de bracelets de verre ; environ cinq mille caisses d’armes à feu par an (ce qui nous paraît assez peu probable) ; beaucoup de tableaux, dont une partie à l’huile, et dix mille peintures au moins sur papier de riz ; enfin ils s’occupent aussi de la préparation des fruits et des viandes qu’ils vendent aux étrangers. D’un autre côté, on importe en Chine un nombre considérable de nids d’oiseaux, qui font un mets fort goûté dans le pays, et une racine, appelée pont-choue, dont on fait de l’encens. » Morning Advertiser, juillet 1844.
  21. La Bibliothèque royale de Paris, si riche en tous genres, possède un exemplaire de ce magnifique ouvrage.
  22. La Chine, par M. G. Pauthier, dans l’Univers pittoresque. Il est à regretter que ce savant n’ait point publié le second volume si impatiemment attendu.
  23. Peut-être dès 1110 ans av. J.-C.. C’était une petite boîte en forme de pavillon, dans laquelle était une main qui indiquai le sud.
  24. Note Wikisource : Il s’agit ici du jeu de go (en chinois wéiqí), et non des échecs chinois (xiàngqí), dont l’origine est beaucoup moins ancienne.
  25. Voyez l’Histoire de la Musique et de la danse, par M. Adrien de La Fage ; c’est le travail le plus complet qui ait été publié sur ce sujet.
  26. Mélanges posthumes d’Histoire et de littérature orientales, par Abel Rémusat. 1843.
  27. Ce règlement, qui présente un tableau fidèle de l’intérieur d’une école chinoise, et ne contient pas moins de cent articles, se trouve dans un ouvrage intitulé : kia-phao-tsiouen-tsi (Collection complète des joyaux de famille) ; il a été traduit, par M. Bazin aîné (Journal de l’Instruction publique, mars 1859).
  28. Rémusat, Mémoires.
  29. C’est le salut adressé par l’inférieur au supérieur ; on se met à genoux et on frappe le sol avec la tête.
  30. Le blanc est la couleur du deuil chez les Chinois. On le porte trois ans pour son père et sa mère, et un an pour un frère. Les femmes le portent trois ans pour leurs maris, et les maris un an pour leurs femmes.
  31. La boisson enivrante des anciens Chinois n’était pas le jus du raisin, mais un extrait fermenté de riz.
  32. Louï-lseu, femme de Hoang-ti, l’un des premiers empereurs de la Chine, enseigna, dit-on, au peuple l’art d’élever les vers à soie et celui de filer leur produit pour faire des vêtements. Elle est honorée sous le nom d’esprit des mûriers et des vers à soie.
  33. Je n’en citerai qu’un exemple. En 1732, l’Empereur Young-Tching ordonna que les gouverneurs des villes lui enverraient tous les ans le nom d’un paysan de leur district, qui se distinguerait par son application à cultiver la terre et par une conduite irréprochable. Ce laboureur est élevé au degré de mandarin honoraire de huitième classe, distinction qui lui permet de porter l’habit de mandarin, de rendre visite au gouverneur, de s’asseoir en sa présence et de prendre le thé avec lui. À sa mort on lui fait des funérailles dignes de son rang. Son nom et ses titres d’honneur sont inscrits parmi ceux des citoyens qui ont bien mérité de l’État.