Cours d’agriculture (Rozier)/MORTIER

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Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 586-597).


MORTIER. Mélange de terre ou de sable, avec l’eau & la chaux éteinte dans l’eau. (Voyez ce qui a été dit aux mots Chaux, Béton, articles essentiels à celui-ci, ainsi que les mots Caves, Citernes, Cuves.

Quelle doit être la proportion entre la chaux, le sable & l’eau pour faire un bon mortier. Je n’entreprendrai pas de résoudre ce problême, dont la solution me paroît essentiellement impossible.

Il y a autant d’espèces de chaux que de cantons où on la fabrique, & souvent dans le même canton, la pierre tirée de telle ou telle autre carrière, diffère de celle de la carrière voisine, & varie suivant les bancs de la même carrière. De là sont prises les dénominations de chaux grasse, de chaux maigre, &c. ; c’est-à-dire que celle-ci exige beaucoup moins de sable, parce qu’elle contient essentiellement peu de parties calcaires, mélangées avec beaucoup de substances peu susceptibles de calcination ; comme les argilles, les craies, &c. L’autre, au contraire, demande beaucoup plus d’eau pour l’éteindre, & plus de sable pour en faire un bon mortier. C’est en partant de ces deux points, & en variant les proportions, que l’on parvient à connoître la chaux de son canton & sa qualité. Cependant, si la chaux n’est pas assez cuite, qu’elle soit mal calcinée, on ne peut rien conclure.

On qualifie encore du nom de chaux grasse, celle qui ressemble à du beurre, par sa finesse ; et chaux aigre, celle qui contient des graviers ou des portions pierreuses non calcinées, parce qu’elle n’en ont pas été susceptibles, soit parce qu’on n’a pas assez poussé le feu pendant la cuisson.

De la qualité du sable dépend encore celle du mortier. Le sable le plus fin n’est pas le meilleur. Il convient de choisir, quand on le peut, un sable anguleux. Le sable gras est préférable au sable sec. Si on ne peut pas se procurer de sable, la brique pilée peut le suppléer, et elle est à préférer au meilleur sable. Au défaut de ces deux matières, on peut se servir d’argile préparée, ainsi qu’il sera dit en parlant du mortier de M. Loriot. L’expérience a démontré que lorsque l’on prépare le mortier aussi-tôt que la chaux est éteinte, & qu’elle est encore très-chaude, ce mortier se durcit, fait corps et se crystallise beaucoup plus promptement que lorsque la chaux a été éteinte depuis long-temps ; la maçonnerie, faire avec ce premier mortier, est beaucoup plus solide, plus ferme, dure plus long-temps, & elle est moins sujette aux impressions des météores. Cette observation est importante, sur-tout lorsqu’on est forcé à bâtir dans l’arrière-saison. Si une gelée un peu forte, si des pluies surviennent, le mortier fait avec de la chaux éteinte depuis long-temps, & par conséquent très longue à crystalliser, souffrira beaucoup, par la désunion de ses parties glacées par le froid, ou trop imbibées d’eau par les pluies. Une chaux nouvellement éteinte, consomme plus de sable que la même chaux qui l’est depuis long-temps. Dans les grandes entreprises, ce n’est pas une petite économie. On compte qu’il faut ordinairement trois quintaux de chaux, poids de marc, pour une toise carrée de maçonnerie d’un mur de dix-huit pouces d’épaisseur. Cependant il n’y a point de règle géométriquement sûre sur ce point. Un des grands défauts dans la construction, vient de la part de ceux qui broyent le mortier. Les enfans, ou petits manœuvres, sont presque toujours chargés de ce travail, & ils n’ont ni la force, ni la patience de le porter à sa perfection. On ne sauroit broyer le mortier trop long-temps, ni trop diviser les molécules de la chaux, & les amalgamer avec le sable. Si les maçons sont chargés de l’opération, ils commencent leur journée par broyer le mortier, & ils en préparent, à peu de chose près, autant qu’ils prévoient pouvoir en employer dans la journée. Il arrive que ce mortier est trop surchargé d’eau, & malgré cela, dans les grandes chaleurs de l’été, l’évaporation est trop forte, la cristallisation commence, il faut ajouter de temps à autre de l’eau pour renouveller la souplesse du mortier, & on dérange cette crystallisation d’où dépend la solidité de l’ouvrage. Il convient donc de veiller attentivement à ce qu’ils broyent le mortier après chacun de leur repas, c’est-à-dire trois ou quatre fois par jour, ou bien il faut que la même personne soit occupée à le préparer à mesure qu’on l’emploie. Ces détails sont trop négligés, on s’en rapporte trop à l’ouvrier à qui il importe fort peu que le mortier soit trop gras ou trop maigre ; les trois quarts du temps c’est un automate qui agit, qui broye aujourd’hui comme il le fit hier, sans examiner si la chaux est de même qualité, ou qui se hâte de broyer tant bien que mal, afin d’avoir plus de temps pour se reposer.

D’un autre côté, le maçon, si l’ouvrage est donné à prix fait, économise sur la quantité de chaux, & il augmente les proportions du sable ; dès-lors, le mortier en se sèchant, n’opère qu’une crystallisation imparfaite : le maçon épargne également le mortier dans la construction, & si on n’y veille de près, on trouvera, d’une pierre à une autre, ce qu’on appelle des chambres, ou vides, qui dans la suite deviendront le repaire des rats & des souris, & faciliteront l’ouverture de leurs galeries dans l’épaisseur des murs.

Si on fournit les matériaux aux maçons, & qu’on leur paye la main d’œuvre à tant la toise, on n’aura presque que des lits de mortier ; les pierres seront moins bien jointées, moins serrées les unes contre les autres, & à peine les ouvriers se serviront-ils de leurs marteaux pour les bien enchâsser dans le mortier. Le meilleur mur est celui qui est construit avec très-peu de mortier, où l’on n’a pas épargné les retailles ou petites pierres, afin de remplir tous les vides, & de ne pas laisser des masses trop épaisses de mortier ; enfin, celui où le marteau de l’ouvrier a beaucoup travaillé.

D’après ces observations, auxquelles on pourroit en ajouter beaucoup d’autres, on sent la nécessité où l’on est de suivre les ouvriers ; de prendre de temps en temps leur petit levier, de sonder entre les assisses de chaque pierre, afin de se convaincre par soi-même que la maçonnerie est bien garnie, qu’il n’y a pas de chambres, ni de trop forts dépôts de mortier. Si l’on s’aperçoit de quelques-uns de ces défauts, il n’y a pas à balancer, on doit faire lever un assise de pierre sur une longueur déterminée, afin de convaincre l’ouvrier que vous avez des yeux accoutumés à voir, que vous connoissez le travail ; enfin, il sera obligé de refaire l’ouvrage toutes les fois que vous le trouverez mauvais ou mal conditionné. Mais, afin que l’ouvrier ou le prix-fataire ne soit pas dans le cas de se plaindre, cette vérification, de la part du maître, doit être stipulée dans le concordat que l’on passe avec lui avant de commencer l’entreprise. Alors, s’il y travaille mal il est dans son tort, & il n’a aucun prétexte pour ne pas recommencer l’ouvrage lorsque ses défectuosités l’exigent. Après deux ou trois bonnes leçons dans ce genre, & lorsqu’il sera convaincu que le maître visite souvent ses travaux, on peut alors espérer que la maçonnerie sera solide, & c’est le seul & unique moyen pour atteindre à ce but.

On est aujourd’hui très-étonné de la dureté du mortier employé par les Romains ; les pierres cèdent plus facilement que ce mortier à la pince ou à l’effort de la poudre. À cet égard il convient de remarquer qu’un mortier bien fait acquiert, par le laps des temps, une solidité, une ténacité extrêmes ; en second lieu, que les Romains employoient des procédés, dont on trouve quelques traces éparses dans leurs écrits. La vue de leurs anciens travaux a fixé l’attention de M. Loriot, & l’a engagé à conclure que la solidité de leurs ouvrages ne tenoit ni à un avantage local, ni à une qualité particulière des matériaux ; mais qu’elle étoit le résultat d’un procédé particulier.

Ces monumens offrent pour la plupart des masses énormes en épaisseur & en élévation, dont l’intérieur masqué seulement par un parement presque superficiel, n’est évidemment formé que de pierraille & de cailloutage jetés au hasard, & liés ensemble par un mortier qui paroît avoir été assez liquide pour s’insinuer dans les moindres interstices, & ne former qu’un tout de cet amas de matières, soit qu’elles aient été jetées dans un bain de ciment ou de mortier, soit qu’arrangées d’abord, on l’ait versé sur elles.

L’art de cette construction consiste dans la préparation & l’emploi de ce mortier qui n’est sujet à aucune dissolution, & dont la ténacité est si grande, qu’il résiste aux coups redoublés du pic & du marteau. Les propriétés principales du mortier des Romains, sont, 1°. d’être impénétrable à l’eau : (le béton jouit aussi de cet avantage) 2°. de passer très-promptement de l’état liquide à une consistance dure ; 3°. d’acquérir une ténacité étonnante, & de la communiquer aux moindres cailloutages qui en sont imprégnés ; 4°. enfin, de conserver toujours le même volume, sans retraite ni extension. Ces propriétés ont fait supposer par le peuple, qui a toujours recours à l’extraordinaire pour expliquer les choses les plus simples, que les Romains employoient le sang, parce que leur ciment avoit quelquefois une teinte rougeâtre ; cette teinte est uniquement dûe à la brique pilée, qui lui a communiqué une partie de sa couleur. Quand ils n’employoient que le gravier & la pierraille, la couleur étoit alors blanche ou grise.

Voici la marche qu’a suivie M. Loriot pour connoître la base de ce ciment, & pour parvenir à l’imiter exactement. Il prit de la chaux éteinte depuis long-temps dans une fosse recouverte de planches, sur laquelle on avoit répandu une certaine quantité de terre ; de sorte que ce moyen avoit conservé toute la fraîcheur de la chaux. Il en fit deux lots séparés, qu’il gâcha avec une égale attention. Le premier lot, sans aucun mélange, fut mis dans un vase de terre vernissé & exposé à l’ombre, à une dessication naturelle. À mesure que l’évaporation de l’humidité se fit, la matière se gersa en tout sens. Elle se détacha des parois du vase, & tomba, en mille morceaux, qui n’avoient pas plus de consistance que les morceaux de chaux nouvellement éteinte, qui se trouvent desséchés par le soleil sur les bords des fosses.

Quant à l’autre lot, M. Loriot ne fit qu’y ajouter un tiers de chaux vive mise en poudre, & amalgamer & gâcher le tout, pour opérer le plus exact : mélange qu’il plaça dans un pareil vaisseau vernissé. Il sentit peu-à-peu que la masse s’échauffoit, & dans l’espace de quelques minutes, il s’aperçut qu’elle avoit acquis une consistance pareille à celle du meilleur plâtre détrempé & employé à propos. C’est une sorte de lapidification consommée en un instant. La dessication absolue de ce mélange est achevée en peu de temps, & présente une masse compacte sans la moindre gerçure, & qui demeure tellement adhérente aux parois des vaisseaux, qu’on ne peut l’en tirer sans les briser. Si le mélange est fait dans une exacte proportion, il n’éprouve ni retrait ni extension, & reste perpétuellement dans le même état où il s’est trouvé au moment de sa fixité.

M. Loriot forma avec ce composé différens bassins, & vit qu’après les avoir laissé sécher, l’eau qu’on y avoit mise n’avoit éprouvé d’autre diminution que celle qui est une suite de l’évaporation ordinaire, & le poids du bassin exactement reconnu avant l’expérience, a été strictement le même après l’opération.

Ces expériences, suffisantes pour le moment, ne décidoient pas quels seroient sur ce mortier les effets de l’intempérie des saisons : de nouvelles épreuves ont démontré que ce mortier acquéroit progressivement plus de solidité.

Il est donc certain que l’intermède de la chaux-vive en poudre dans toutes sortes de mortiers & de cimens faits avec la chaux éteinte, est le plus puissant moyen pour obtenir un mortier inaltérable. Telle est la base de la découverte de M. Loriot. En voici quelques conséquences. Dès que par le résultat de l’expérience, il est prouvé que les deux chaux se saisissent & s’étreignent si fortement, l’on conçoit qu’elles peuvent également embrasser & contenir les autres substances que l’on y introduira, les serrer & faire corps avec elles selon la convenance plus ou moins grande de leur surface, & par-là augmenter le volume de la masse que l’on veut employer.

Les corps étrangers, reconnus jusqu’ici pour les plus convenables à introduire dans le mortier, sont le sable & la brique. Prenez donc, pour une partie de brique pilée très exactement & passée au sas, deux parties de sable fin de rivière passé à la claie, de la chaux vieille éteinte en quantité suffisante pour former dans l’auge, avec l’eau, un amalgame à l’ordinaire, & cependant assez humecté pour fournir à l’extinction de la chaux vive que vous y jetterez en poudre jusqu’à la concurrence du quart en sus de la quantité de sable & de brique pilée, pris ensemble. Les matières étant bien incorporées, employez-les promptement, parce que le moindre délai peut en rendre l’usage défectueux ou impossible.

Un enduit de cette matière, sur le fond & les parois d’un bassin, d’un canal & de toutes sortes de constructions faites pour contenir & surmonter les eaux, opère l’effet le plus surprenant, même en les mettant en petite quantité. Que seroit-ce donc si les constructions avoient été originairement faites avec ce mortier ?

La poudre de charbon de terre, en quantité égale à celle de la chaux vive, s’y incorpore parfaitement, & la substance bitumineuse du charbon est un obstacle de plus à la pénétrabilité de l’eau.

Le mélange de deux parties de chaux éteinte à l’air, d’une partie de plâtre passé au sas, & d’une quatrième partie de chaux vive, fournit par l’amalgame qui s’en fait, un enduit très-propre pour l’intérieur des bâtimens, & qui ne se gerse point. Ces mortiers doivent être préparés par rangées.

Si on ne peut avoir de la brique pilée pour les ouvrages destinés à recevoir l’eau ou à la contenir, on peut y suppléer en faisant des pelottes de terre franche qu’on laissera sécher, & qu’on fera cuire ensuite dans un four à chaux. Ces pelottes, aisément réduites en poudre, valent la brique pilée.

Un tuf sec, pierreux, bien pulvérisé, & passé au sas, peut remplacer le sable & la terre franche : il seroit même à préférer à ceux-ci à cause de sa légèreté pour les ouvrages que l’on voudroit établir sur une charpente.

Les marnes, exactement pulvérisées & délayées avec précaution, à cause de leur onctuosité qui peut résister au mélange, sont également propres à s’incorporer avec la chaux. La poudre de charbon de bois, & en général toutes les vitrifications des fourneaux, celles des forges, des fonderies, crasses, laitiers, scories, mâches-fer, toutes celles qui sont imprégnées de substances métalliques, altérées par le feu, sont également susceptibles des entraves que ce mêlange des deux chaux leur prépare, & peuvent donner un ciment de telle couleur qu’on le désirera ; en un mot, tous les débris de pierres, les cailloux, les graviers, les gravats des démolitions, peuvent entrer dans les gros ouvrages qui doivent faire corps.

Au surplus, le mélange d’un quart de chaux en poudre, indiqué par M. Loriot, est en général la proportion convenable. Mais si la chaux est nouvellement cuite, si elle est parfaite dans sa calcination, ainsi que dans les parties constituantes de la pierre qu’on réduit en chaux par la calcination, il en faudra un peu moins ; & plus, à proportion qu’elle s’éloignera de son point de perfection. Si on met trop de chaux en poudre, elle se combinera mal en mortier, se brûlera, & tombera en poussière. Si elle est inondée, à mesure que l’eau superflue se desséchera, le mortier ou ciment se gersera. Un peu de pratique instruira mieux l’ouvrier que les plus grands détails.

L’opération de M. Loriot est simple, & à la portée de tout le monde ; mais elle exige de réduire la chaux nouvelle en poudre, & cette opération, long-temps continuée, devient très-nuisible à la santé de l’ouvrier.

M. de Morveau, ce savant & zélé citoyen, dont tous les momens sont consacrés à l’utilité publique, a trouvé un expédient capable de prévenir tous les inconvénient, & peu coûteux. Nous empruntons ses propres paroles.

« M. Loriot n’est pas le premier qui ait proposé de mêler une portion de chaux vive avec le mortier ordinaire ; mais il a l’avantage d’avoir le premier publié cette méthode en France ; de l’avoir annoncée avec des promesses fondées sur des expériences pratiques, capables d’éveiller l’attention & d’inspirer la confiance. Or, il est certain que c’est le plus souvent à ce dernier pas que tient l’utilité des découvertes. Elles restent dans les livres comme des trésors ignorés, que mille gens touchent sans en connoître le prix, & c’est celui qui nous en met en possession, qui mérite sur-tout notre reconnoissance. Il n’est donc pas étonnant que son nom se conserve dans la mémoire des hommes, avec l’idée de son invention, de manière à lui assurer la gloire de tout ce que le temps pourra y ajouter. »

» 1°. Il faut que la chaux vive soit réduite en poudre très-fine, sans cela l’action expansive seroit trop puissante, le gonflement deviendroit trop considérable. J’ai vu un enduit de dix lignes d’épaisseur se bomber en moins de deux minutes, de quatre pouces sur deux pouces de longueur, parce que la chaux n’avoit point été assez pulvérisée ; le frottement ne permettant pas une expansion pareille au mur, tout l’effort se porta en avant.

» 2°. Les parties de chaux vive doivent y être distribuées également, & dans une proportion avec la qualité absorbante de cette chaux : n’y en a-t-il pas assez, ou n’est-elle pas assez vive ? l’effet manque, il y a plus de mélange que de combinaison ; c’est un mortier qui n’est plus travaillé par l’affinité, qui contient une quantité d’eau surabondante, & dont l’évaporation laissera des interstices. Y en a-t-il trop, ou bien la chaux est-elle trop vive ? la dessication des parties voisines est subite, leur déplacement n’est plus successif, elles sont violemment heurtées par le mouvement expansif ; & au lieu de les attaquer, il les brise, comme lorsqu’on remanie un mortier trop sec : aussi ai-je constamment observé que, dans ces circonstances, ce mortier étoit friable & s’écachoit facilement, même après le refroidissement. »

3°. On doit observer & saisir le moment de mettre en œuvre cette préparation, peut-être avec plus d’exactitude encore que pour le plâtre : en rendant ce mortier plus liquide avant que d’y mêler la chaux vive, on peut empêcher qu’il ne prenne aussi promptement, mais c’est toujours aux dépens de la solidité ; la chaux se sature d’eau, elle fait tout son effet dans l’auge de l’ouvrier ; il croit employer le mortier de M. Loriot, & ce n’est plus qu’un mortier ordinaire, où l’on a mis une nouvelle portion de chaux éteinte ; il faut le prendre dans l’instant précis où il ne reste plus assez d’action à la chaux vive pour changer sensiblement ses dimensions sous la truelle, où il lui en reste assez pour opérer un mouvement intérieur qui se mette en équilibre avec la ténacité du mélange. C’est dans ce juste milieu qu’il acquiert la consistance nécessaire quand il a été convenablement délayé ; & je me suis bien convaincu que c’est de-là que dépend constamment le succès de l’opération. »

» Les moyens de rendre la préparation de ce mortier moins dangereuse, plus économique & plus sûre, ne peuvent être indifférens. Celui que je propose réunit tous ces avantages ; il consiste à laisser éteindre la chaux à l’air libre, en lieu couvert, jusqu’à ce qu’elle soit tombée en farine ou poussière impalpable, & à la recalcifier ensuite à mesure que l’on en a besoin, dans un petit four fait exprès avec des briques. »

» 1°. Je dis que cette préparation sera bien moins dangereuse que l’autre. C’est le danger auquel sont exposés les ouvriers en pilant la chaux vive qui m’a fait naître cette idée ; la poussière qui s’élève dans cette opération leur cause des picotemens, des irritations dans la gorge, une toux cruelle, des saignemens de nez, &c. Le danger n’est pas moins considérable lorsqu’il faut bluter ou tamiser cette chaux ; le mouvement volatilise les parties les plus subtiles, & tous ceux qui ont quelquefois manié de la chaux en poudre, savent bien qu’il en émane une forte odeur nauséabonde, aussi incommode que mal-faisante. Que l’on ne dise pas que les ouvriers pourront se couvrir la bouche, comme on le pratique dans les ateliers où cette opération se répète habituellement, cette précaution remédie très-peu aux accidens, & rend le travail plus pénible, puisque la respiration est cruellement gênée. »

» 2°. Je dis que l’opération sera plus économique. Supposons que l’on ait besoin d’un muid de chaux vive en poudre, c’est tout ce que pourront faire dans une journée huit hommes vigoureux, exercés à ce travail, même en admettant qu’il puisse être continu, que de la pulvériser & de la passer au tamis & au bluteau ; il en coûtera au moins 10 livres pour sa préparation, & c’est au prix le plus bas… Pour préparer à ma manière la même quantité, il faut tout au plus un travail de six heures d’un seul ouvrier, & le quart d’une corde de bois, ou l’équivalent en fagotage : la valeur de ce bois ne peut monter à 10 livres en quelque pays que ce soit. »

» On commencera par construire un four, à-peu-près dans la forme des fours de fonderie, ou plutôt des fours à fritte. (Voyez dans le dictionnaire encyclopédique, article Forges, manufactures de glaces) Ce four peut être de telle grandeur qu’on le jugera convenable, par rapport à la consommation de chaux vive ; mais comme c’est une matière dont on ne doit pas faire provision, & que le four une fois échauffé exige moins de bois pour les fournées successives, il y aura de l’avantage à le tenir dans de moindres dimensions. Pour le construire dans une proportion moyenne & commode, je lui donnerois quatre pieds de long, deux pieds de large, & un pied de haut, une forme ovale ou elliptique, je voudrois qu’il fût ouvert à ses deux extrémités ; une de ces deux ouvertures serviroit à la communication de la flamme, de la toquerie & du tisard ; l’autre seroit la bouche du four, par laquelle la flamme s’échapperoit dans la hotte de la cheminée, après avoir circulé dans l’intérieur ; c’est par-là que l’ouvrier introduira la chaux éteinte, la remuera avec un rable, & la retirera lorsqu’elle sera suffisamment calcinée. »

» On sent bien que, pour la commodité de l’ouvrier, l’aire du four doit être environ de trois pieds & demi, & que le tisard doit être placé parallèlement, ou au moins en retour, afin que le coup de vent qui sert à entretenir le feu, n’imprime pas à la flamme un mouvement trop rapide ; ce tisard, destiné à recevoir le bois, pourra avoir deux pieds de longueur, un pied de largeur, & dix-huit pouces de haut, il sera terminé en dessus par une voûte en brique, en bas par une grille posée à dix pouces au-dessous de l’aire du four, & un cendrier sous cette grille. »

» Le four ainsi disposé, l’ouvrier aura sous sa main une grande caisse remplie de chaux que l’on aura laissé éteindre à l’air, dont on aura séparé avec le râteau les pierres qui n’auroient pas fusé ; il en jettera dans le four environ deux pieds cubes, il poussera le feu jusqu’à ce qu’elle soit rouge, ayant soin de l’étendre & de la retourner de temps à autre avec un rable à long manche, pour rendre la calcination plus égale & plus prompte : cette portion une fois calcinée, il la ramera avec son rable, il la fera tomber ou sur le pavé, ou dans des caisses de tôle, & procédera de même pour les fournées successives, dont la durée ne peut être de plus d’une heure & demie pour chacune. On ne manquera pas d’opposer que la construction de ce four augmentera la dépense : mais la réponse est facile, elle est fondée sur les vrais principes de l’économie dans les arts, qui compte pour beaucoup la diminution d’une dépense qui se répète à l’infini, au moyen de quelques avances une fois faites… Environ un demi millier de briques, deux tombereaux d’argile, & quelques barreaux de fer pour la grille du tisard, voilà tout ce qu’il faut pour construire un four, tel qu’il est ci-dessus décrit ; encore peut-on retrancher une partie des briques, en plaçant l’aire du four sur un massif de moellons, & en bâtissant en pierres le cendrier du tisard. Pour peu que l’entreprise soit considérable, ces frais se repartiront sur tant de fournées, qu’ils formeront un objet de peu de conséquence, & il est aisé de prévoir que le bénéfice de cette répartition deviendra plus général, à mesure que l’usage de ce mortier deviendra plus familier, parce que les entrepreneurs établiront chez eux des fours pour cette préparation, comme les plâtriers pour la cuisson du plâtre. »

» 3°. Je dis que la préparation sera plus sûre, & c’est ici un article important. On a vu que tout dépendoit de la juste proportion & de la qualité de la chaux vive ajoutée. M. Loriot insiste avec raison sur la nécessité d’avoir continuellement de la chaux nouvelle ; il désire que dans les travaux suivis & en grand, on établisse des fours à chaux, comme ceux que l’on voit aux environs de Chartres, où l’on stratifie la pierre concassée avec des lits de charbon : il a bien senti que l’augmentation de la proportion de chaux vive, pour suppléer à la qualité, n’étoit qu’un remède infidèle, un tâtonnement sujet à mille incertitudes, & quand on seroit sûr de retrouver toujours exactement la même somme de parties absorbantes en variant les doses, je ne croirois pas encore que cela fût entièrement indifférent, du moins à un certain point, parce que la présence d’une certaine portion de chaux, qui n’est ni vive ni fondue, qui n’est plus que la poussière de pierre, change nécessairement la distribution des parties composantes. Du procédé que je présente, il résulte qu’on a de bonne chaux en poudre de moment en moment, & que l’on épargne à-la-fois deux opérations pénibles & dangereuses, la pulvérisation & le blutage. » On peut voir dans le journal de physique, année 1775, tome VI, page 311, la représentation de ce four, & celle de ses proportions.

M. de la Faye, après les recherches les plus exactes sur les ouvrages des anciens qui ont pour objet la bâtisse, en a publié les procédés dans son ouvrage intitulé : Recherches sur la préparation que les Romains donnoient à la chaux ; à Paris, chez Mérigot le jeune, quai des Augustins : voici son procédé pour éteindre la chaux. Vous vous procurerez de la chaux de pierres dures, & qui sera nouvellement cuite ; vous la ferez couvrir en route, afin que l’humidité de l’air ou la pluie ne puisse la pénétrer ; vous ferez déposer cette chaux sur un plancher balayé, dans un endroit sec & couvert ; vous aurez dans le même lieu des tonneaux secs & un grand baquet rempli jusqu’aux trois quarts ; d’eau de rivière, ou d’une eau qui ne soit ni crue ni minérale.

Il suffira d’employer deux ouvriers pour l’opération ; l’un avec une hachette brisera les pierres de chaux, jusqu’à ce qu’elles soient toutes réduites à-peu-près à la grosseur d’un œuf… L’autre prendra avec une pèle cette chaux brisée, & en remplira à ras seulement un panier plat & à claire voye, tel que les maçons en ont pour passer le plâtre ; il enfoncera ce panier dans l’eau, & l’y maintiendra jusqu’à ce que toute la superficie de l’eau commence à bouillonner ; alors il retirera ce panier, le laissera s’égoutter un instant, & renversera cette chaux trempée dans un tonneau ; il répétera sans relâche cette opération, jusqu’à ce que toute la chaux ait été trempée & mise dans les tonneaux, qu’il remplira à deux ou trois doigts des bords : alors cette chaux s’échauffera considérablement, rejettera en fumée la plus grande partie de l’eau dont elle est abreuvée, ouvrira ses pores en tombant en poudre, & perdra enfin sa chaleur. Tel est l’état de chaux que Vitruve appelle chaux éteinte.

L’âcreté de cette fumée exige que l’opération soit faite dans un lieu où l’air passe librement, afin que les ouvriers puissent se placer de manière à n’en point être incommodés. Aussi-tôt que la chaux cessera de fumer, on couvrira les tonneaux avec une grosse toile ou avec des paillassons.

On jugera de la nécessité que la chaux soit nouvellement cuite, par le plus ou moins de promptitude qu’elle mettra à s’échauffer & à tomber en poudre ; si elle est anciennement cuite, ou si elle n’a pas eu le degré de cuisson nécessaire, elle ne s’échauffera que lentement, & sera très-mal divisée.

De quelques préparations employées par les Romains.

Pour les enduits des appartemens, les Romains suppléoient le sable par la poussière de marbre, passée au tamis fin.

Lorsque l’on pétrit un boisseau de chaux qui vient de tomber en poudre, suivant la méthode indiquée ci-dessus, avec deux boisseaux de sable de rivière fraîchement tiré de l’eau, si l’on repétrit ces matières après avoir répandu sur la totalité une ou deux onces d’huile de noix, ou de lin, ou de navette, ce mortier, ayant pris consistance, ne sera plus susceptible d’être pénétré par l’eau : on pourra en faire l’épreuve pour des constructions qui doivent être exposées à l’eau. Il paroît ici que l’huile s’étend & se divise dans le mortier encore plus qu’elle ne fait sur l’eau, puisqu’en rompant l’intérieur & l’extérieur de ces essais, on verra que l’un & l’autre sont impénétrables à l’eau. Comme la qualité de la chaux n’est pas toujours la même, il faut faire des essais pour juger de la quantité d’huile que peut exiger la chaux que l’on employe.

Il faut éteindre de la chaux dans du vin pour faire la maltha des Romains, mortier plus dur que la pierre ; ils la faisoient avec de la chaux vive qu’on venoit d’éteindre dans cette liqueur, & ils la mêloient avec de l’huile ou avec de la poix réduite en poudre. C’étoit une pâte préparée pour remplir les joints des grandes tuiles, employée dans la construction des terrasses des maisons.

Après avoir pétri avec du vinaigre deux mesures de sable & une mesure de chaux qui vient de tomber en poudre, on y ajoute la portion d’huile indiquée ci-dessus, & on obtient un mortier parfaitement dur & impénétrable à l’eau.

D’après tout ce qui vient d’être dit, on voit que le meilleur mortier est celui dont la chaux est la plus nouvellement tirée du four, qui a té fusée avec la moins grande quantité d’eau, & qui est employée le plus promptement possible. Les préparations de M. Loriot & de M. de la Faye sont excellentes pour de petits ouvrages ou pour réparer des ouvrages anciennement faits, quoiqu’on puisse les employer dans les travaux en grand ; cependant, dans ces derniers cas, je préférerais l’emploi du beton ; fortement corroyé & massivé, il devient imperméable à l’eau, au vin, & enfin à tous les fluides ; on en fait des bassins des citernes, & des voûtes de caves d’une seule pièce. (Voyez ces mots) Le grand point est de broyer la chaux lorsqu’elle est encore très-chaude & fusée, de se hâter de la broyer avec le sable & les retailles ou petites pierres, de jeter le tout encore chaud dans la tranchée, enfin de se hâter de massiver.

Si sur deux parties de sable & une de cette chaux, on retranche une partie de sable, & si on en ajoute une de pouzzolane, (Voyez ce mot) on aura un béton parfaitement crystallisé, & pris dans moins de quarante-huit heures.

À la place de la pouzzolane, on peut se servir d’une terre appellée, dans quelques endroits, terre de la monnoye, parce qu’elle est sans doute le résidu de quelqu’opération qui s’y pratique ; au moins je le crois ainsi, mais je ne puis rien assurer de positif à ce sujet, n’ayant pas sous la main de cette terre pour l’examiner ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle produit le même effet que la pouzzolane. Cette terre ne seroit-elle pas du colcotar, ou terre qui est le résidu du vitriol de mars, après qu’il a été calciné & distillé à très-grand feu ; j’en ai fait des expériences en petit, qui m’ont très-bien réussi. À l’article Pouzzolane, nous examinerons ses qualités & ses propriétés.

Pour les conduites d’eau, faites avec des tuyaux en terre cuite, on soude leurs points de réunion avec une pâte faite avec la brique pilée, la chaux vive en poudre, & du saindoux ou graisse blanche, le tour à parties égales & bien pétri ensemble.