De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Avertissements

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De l’esprit des lois (éd. Nourse)
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Epitre[modifier]

À Monsieur
VAN SWIETEN,

BARON DU SAINT-EMPIRE ROMAIN,

PROTOMÉDECIN DE L’EMPEREUR, DE L’IMPÉRATRICE-REINE-APOSTOLIQUE, BIBLIOTHÉCAIRE DE LEURS MAJESTÉS IMPÉRIALES, &c. &c. &c.



Monsieur,


Si les sentiments de la plus vive & de la plus respectueuse reconnoissance peuvent excuser, auprès des grands hommes, des démarches qui, sans ce motif, paroîtroient téméraires, dois-je craindre que vous me refusiez l’honneur de faire paroître, sous vos auspices, une nouvelle édition des Œuvres du célebre Montesquieu ? Admiré des Sçavans par l’étendue de ses lumieres, & chéri de tous par sa tendresse pour l’humanité, il prouva à l’univers entier, que s’il est des hommes qui font des maux qui durent plus qu’eux, il en est d’autres qui font des biens qui ne finissent jamais.

Ce sont ces mêmes caracteres, Monsieur, qui vous consacreront, dans tous les âges, l’amour, l’admiration & la reconnoissance publiques, & qui feront dire à jamais, que si vos connoissances furent sublimes, vos vertus ne le furent pas moins. Si mes talens pouvoient égaler mon zele, ce feroit bien ici l’occasion de dire tout ce que j’en connois, mais j’offenserois votre délicatesse ; & cette crainte qui en impose à mon admiration & à ma reconnoissance, ne me laisse que la liberté de vous assurer du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,


MONSIEUR,



Votre très-humble & très-obéissant Serviteur ***.

Avis du libraire[modifier]

AVIS DU LIBRAIRE
Sur cette nouvelle Édition.



Comme on ne sçauroit trop négliger les mauvais ouvrages, on ne peut assez multiplier les bons. Le mérite de ceux de Mr. de Montesquieu est trop universellement reconnu pour que je veuille en faire ici l’éloge ; mais je puis dire qu’ayant entrepris cette nouvelle édition, par le conseil de plusieurs Sçavans, je me suis attaché à la rendre correcte : & pour se convaincre qu’elle a cette qualité au-dessus de toutes les précédentes, il ne faudra qu’en rapprocher les textes, & sur-tout les tables des matieres, où plus de trois cens renvois se trouvoient fautifs. Cette édition, qui renferme tout ce qui a été publié jusqu’à ce jour sous le nom de Mr. de Montesquieu, a donc encore cet avantage d’être la plus correcte.


Avertissement à l’occasion de cette nouvelle édition[modifier]

AVERTISSEMENT
à l’occasion de cette nouvelle Édition



Le livre de l’Esprit des loix a enfin franchi tous les obstacles que l’envie & la superstition avoient entrepris de lui opposer : toute l’Europe retentit des justes louanges dues à cet ouvrage immortel ; il est, pour les nations éclairées, un motif de jalousie contre la France, qui a eu le bonheur de voir naître M. de Montesquieu dans son sein, & de l’y conserver jusqu’au fatal instant où la terre a perdu ce grand homme. Par-tout son livre est cité avec vénération ; &, si un auteur croit devoir, en quelque circonstance particuliere, penser autrement que cet illustre écrivain, il le fait avec une réserve respectueuse ; il demande, pour ainsi dire, pardon de ce qu’il ose trouver une faute dans un livre que le genre humain a choisi pour y puiser ses instructions sur la saine politique.

Ce n’est point un aveugle enthousiasme qui produit des louanges si générales & si unanimes ; elles sont le juste tribut de la reconnoissance que l’univers doit à cet illustre auteur. C’est lui qui nous a éclairés sur les vrais principes du droit public : c’est à son flambeau que se sont éclipsés les ouvrages les plus renommés sur cette matiere : c’est avec le secours de sa lumiere que nous avons enfin substitué la raison & la vérité aux systêmes fondés sur les préjugés qui s’étoient transmis d’âge en âge, & que de célebres écrivains n’avoient fait que recueillir, développer & appuyer par de nouveaux sophismes. Le livre de l’Esprit des loix fait une époque à jamais mémorable dans l’histoire des connoissances humaines.

M. de Montesquieu jouit, dès son vivant, des éloges des plus grands hommes de l’Europe ; & il s’est procuré lui-même, par la Défense de l’Esprit des loix, le triomphe le plus complet sur ces auteurs obscurs d’ouvrages éphémeres qui avoient osé s’attacher à lui, comme ces vils insectes qui nous importunent, & qu’on écrase sans effort.

Tout étoit resté dans le silence ; l’envie n’osa plus se remontrer ; elle craignit de nouveaux coups. La mort lui enleva enfin un adversaire si redoutable. Quand elle crut n’avoir plus rien à craindre, elle emprunta, pour reparoître, la plume de M. Crévier, professeur en l’université de Paris.

Cet écrivain, dans ses Observations sur le livre de l’Esprit des loix, s’est efforcé de décrier, par tous les moyens possibles, un ouvrage qu’il n’entendoit pas, puisqu’il ne le trouvoit blâmable que par quelques détails. Il a consacré une grande partie de son libelle à chercher des inexactitudes, soit dans les faits historiques cités ou rapportés par M. de Montesquieu, soit dans l’interprétation de quelques textes des anciens écrivains. M. Crévier traite cette partie de sa critique avec cette discussion minutieuse, qui est toujours l’appanage des génies étroits, qui étouffe le goût, & arrête, dans leur course, ceux qui cherchent les connoissances utiles.

Il s’est délecté dans ce travail ; il y a trouvé un double moyen de satisfaire sa vanité : d’un côté, il croyoit abbattre un ouvrage qui fait l’objet de la vénération publique ; il se croyoit le pédagogue du genre humain ; & s’imaginoit qu’il alloit lui seul enseigner à tous les hommes qu’ils sont ignorans, puisqu’ils ne s’étoient pas apperçus que le guide qu’ils avoient choisi pour la politique entendoit mal le Grec & le Latin. En se livrant d’ailleurs à la discussion d’une vérité qui lui paroissoit si importante, il ne manque aucune occasion de faire un fastidieux étalage d’un genre d’érudition qui convient sans doute aux personnes de la profession ; mais dont ceux qui l’exercent avec goût, se donnent bien de garde de faire parade aux yeux du public.

Cette affectation seroit sans doute ridicule, quand celui qui se l’est permise l’auroit appuyée de l’exactitude la plus scrupuleuse : mais qu’en doit-on penser, si ce point, tout essentiel qu’il est, manque à notre prétendu critique ? On ne le suivra point ici dans tous les détails auxquels il s’est livré : ce seroit l’imiter dans le défaut qu’on lui reproche : qu’il soit seulement permis d’examiner un ou deux traits de sa critique.

« La tentation de faire une jolie phrase, dit-il, page 34 de son libelle, est un piege pour bien des écrivains ; & la supériorité du génie de M. de Montesquieu ne l’en a pas toujours garanti. Cette séduction l’a écarté de la vérité historique dans l’endroit que je vais citer. Rome, dit-il, liv. III, chap. III, au lieu de se réveiller après César, Tibere, Caïus, Claude, Néron, Domitien, fut toujours plus esclave : tous les coups porterent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie. Voilà qui est agréablement dit, reprend M. Crévier ; mais le fait est-il vrai ? Je ne considere ici que Domitien. Assurément le coup qui renversa ce tyran, porta sur la tyrannie ; elle ne parut plus dans Rome, pendant un espace de plus de 80 ans. Nerva, Trajan, Adrien, Tite, Antonin, Marc-Aurele forment la plus belle chaîne de princes sages & modérés, qu’aucune histoire nous fournisse. Je sçais qu’Adrien fut mêlé de bien & de mal ; mais, si l’on excepte son entrée dans la souveraine puissance, & les deux ou trois dernieres années de sa vie, pendant lesquelles il ne jouit pas de toute sa raison, le reste de son regne peut être cité pour modele d’un bon gouvernement. »

M. Crévier vouloit-il rappeller à ses lecteurs qu’il connoissoit l’histoire des empereurs Romains ? Il auroit peut-être agi plus sagement, s’il eût évité de réveiller l’idée de celle qu’il a écrite ; mais il auroit dû au moins choisir une autre occasion d’étaler son sçavoir ; il se seroit épargné la honte d’une critique qui prouve qu’il n’entend pas M. de Montesquieu.

Cet auteur, dans l’endroit d’où M. Crévier a tiré son passage, établit que, quand la vertu, qui est le principe de la démocratie, a fait place à la corruption, l’état est perdu ; il ne peut y avoir de liberté, & jamais elle ne peut se rétablir. Ce grand homme, dont le génie pénetre les causes politiques des événemens occasionnés par la marche ordinaire des circonstances, apporte pour preuve ce qui est arrivé aux Anglois, quand ils voulurent établir parmi eux la démocratie. Tous leurs efforts furent impuissans : ceux qui avoient part aux affaires, n’avoient point de vertu ; leur ambition étoit irritée par le succès de Cromwel qui avoit tout osé : l’esprit d’une faction n’étoit réprimé que par celui d’une autre. Ainsi, on avoit beau chercher la démocratie, on ne la trouvoit nulle part ; &, après bien des mouvemens, des chocs & des secousses, il fallut se reposer dans la monarchie, que l’on avoit proscrite.

Rome fournit encore un exemple plus frappant. Quand la vertu commença à s’y éclipser, il se forma des factions ; Sylla réussit enfin à s’emparer de la souveraine puissance : ce coup acheva de détruire la vertu dans Rome : il n’y eut point d’ambitieux qui ne se flattât d’obtenir le même succès. Le tyran abdiqua, mais la démocratie ne put reprendre place dans un état où il n’y avoit plus de vertu ; &, comme il y en eut toujours moins, à mesure que la domination des empereurs se prolongea, il devint de plus en plus impossible de rendre à Rome la liberté. Quelques auteurs ont été étonnés que les Romains, excédés des injustices & des cruautés de cette chaîne de monstres qui se sont succédés sur le trône impérial, ne se soient pas déterminés à se garantir désormais de ces fléaux, & à reprendre l’état républicain, sur-tout quand ils n’avoient pas craint de massacrer le tyran. La chose n’étoit plus possible ; la vertu, sans laquelle la démocratie ne peut exister, étoit entiérement bannie de Rome : on faisoit tomber le tyran, mais on ne détruisoit pas la tyrannie ; puisque sa place existoit toujours, & se trouvoit occupée sur le champ par un successeur. Si le hasard faisoit monter sur le trône un prince digne de l’occuper, tels qu’ont été Trajan, Tite, &c., le peuple jouissoit des douceurs de son gouvernement ; mais, pour cela, la tyrannie n’étoit pas détruite ; l’état étoit privé de la liberté dont il avoit joui autrefois ; un regne atroce pouvoit suivre, & suivoit quelquefois en effet, celui qui avoit procuré un bonheur momentané.

Ces vues, que M. de Montesquieu a exprimées avec beaucoup de clarté, ont échappé à M. Crévier, qui, tout sçavant qu’il étoit en Grec & en Latin, a cru que le mot tyrannie ne signifie autre chose qu’un gouvernement injuste & cruel.

On vient de voir que le critique de M. de Montesquieu n’est pas fort intelligent ; ou du moins qu’il connoît peu la véritable signification des termes : on va voir qu’il ne donne pas une grande preuve de jugement.

M. de Montesquieu, liv. V, chap. XIX, met en question si l’on doit déposer sur une même tête, les emplois civils & militaires. Il répond qu’il faut les unir dans la république, & les séparer dans la monarchie. Il prouve la premiere partie de cette réponse par l’intérêt de la liberté ; & la seconde, par l’intérêt de la puissance du monarque, qui pourroit lui être ravie, s’il confioit les deux emplois à la même personne. Il établit ses preuves sur les grandes vues qui font la base de son ouvrage ; & ses preuves sont une démonstration : mais ses raisonnemens sont souvent trop élevés, pour que certaines ames y puissent atteindre.

La seconde partie de la décision de M. de Montesquieu n’a pas plu à M. Crévier ; &, sans parler des raisons qui ont déterminé cette décision, voici comment il la combat, dans une note, page 42. « Il n’est point de mon plan de m’arrêter ici à prouver la fausseté de ce systême. Mais, comment M. de Montesquieu pouvoit-il avancer que, par la nature du gouvernement monarchique, les fonctions civiles & militaires doivent être séparées & confiées à des ordres différens, lui qui sçavoit si bien que, dans la monarchie Françoise, elles ont été, pendant plusieurs siecles, exercées par les mêmes personnes ; & que, suivant la loi de la féodalité, le premier engagement du vassal envers son seigneur étoit de le servir en guerre & en plaids, dans les expéditions militaires, & dans le jugement des procès ? Il nous reste encore des vestiges de l’ancien usage dans les grands baillis & les sénéchaux, qui sont tous gens d’épée. »

Si M. Crévier avoit entrepris de fortifier, par une nouvelle preuve, le systême de son adversaire, il n’auroit peut-être pas eu le bonheur de réussir aussi bien. Tout le monde sçait que, tant que le gouvernement féodal a été en vigueur dans la France, l’autorité de nos rois, quant à l’exercice, étoit presque nulle ; parce que chaque seigneur avoit, dans sa terre, tout à la fois le pouvoir militaire & le pouvoir civil. Tout le monde sçait encore que la puissance du monarque n’a repris son état naturel, que quand elle a pu venir à bout de diviser l’exercice de ces deux fonctions.

Si M. Crévier avoit borné sa critique à ce genre de reproches, on n’auroit fait nulle mention de son ouvrage, & on l’auroit laissé dans l’oubli qu’il mérite. Mais il n’est pas possible de lire de sang-froid les imputations atroces dont cet écrivain a essayé de charger un homme respectable pour lui, à tous égards, dans un temps où nous n’étions pas encore accoutumés à soutenir les regrets que sa perte nous avoit causés, & où la mort lui avoit ôté la faculté de faire rentrer ce téméraire dans le devoir.

Il dénonce au public l’auteur de l’Esprit des loix comme un petit-maître, un homme vain, mauvais citoyen, ennemi de la saine morale & de toute religion. Si les siecles passés ne fournissoient pas des exemples de pareils prodiges, pourroit-on croire que la France eût produit, en même-temps, M. de Montesquieu & M. Crévier ? mais, si la Grece eut un Platon, elle eut un Zoïle.

M. de Montesquieu est un petit-maître ! Et pourquoi l’est-il ? Il a commencé son livre XXIII par l’invocation que Lucrece adresse à Vénus. Cette déesse fabuleuse est l’emblême de la fécondité ; tous les animaux sont appelés à la population par l’attrait du plaisir. L’auteur de l’Esprit des loix, au lieu de rendre, par ses propres expressions, cette pensée qui entre dans son plan, a emprunté celles d’un poëte : il n’a pas cru qu’il fût indigne de son sujet d’égayer l’imagination de son lecteur par une image riante, sans être indécente ; &, pour cela, il est un petit-maître ! On riroit de l’idée ridicule de ce professeur, s’il n’avoit excité l’indignation par les injures grossieres dont il a chargé son adversaire.

M. de Montesquieu est un homme vain ! L’auteur de l’Esprit des loix étoit-il donc un homme vain, pour avoir écrit cette phrase à la fin de sa préface ? « Quand j’ai vu ce que tant de grands hommes, en France, en Angleterre & en Allemagne, ont écrit avant moi, j’ai été dans l’admiration, mais je n’ai point perdu le courage. Et moi aussi je suis peintre, ai-je dit avec le Correge. » Un auteur ne peut donc, sans vanité, croire que ses ouvrages ne sont pas sans mérite ? Mais tous ceux qui ont publié leurs écrits, sans en excepter les plus grands saints, sont donc coupables de vanité : car, qui a jamais donné ses productions au public, sans croire qu’elles avoient au moins un degré de bonté ? Si M. Crévier n’avoit pas eu cette vanité, il ne se seroit pas érigé en censeur d’un ouvrage que tous les grands hommes ont admiré & admirent.

C’est encore, suivant M. Crévier, un trait de vanité dans M. de Montesquieu, d’avoir dit qu’il finissoit le traité des fiefs où la plupart des auteurs l’ont commencé. Mais M. de Montesquieu a dit une vérité : pour M. Crévier, il a prouvé son ignorance. La plupart des auteurs qui ont écrit sur les fiefs, n’ont examiné que les droits féodaux, tels qu’ils existent aujourd’hui. Ils ont cherché les motifs de décision, sur les contestations que cette matiere occasionne, dans les dispositions recueillies par les rédacteurs des coutumes, & se sont peu embarrassés de connoître la source de ce genre de possessions. M. de Montesquieu l’a cherchée cette source : il a ouvert les archives des premiers âges de notre monarchie, il a suivi graduellement les révolutions que les fiefs ont essuyées ; & a descendu jusqu’au moment où ils ont commencé à prendre la forme à laquelle les coutumes les ont fixés. Il est donc vrai qu’il a fini le traité des fiefs où la plupart des auteurs l’ont commencé ; & c’est par vanité qu’il l’a dit ! De quelle faute M. Crévier s’est-il rendu coupable, quand il a parlé en pédagogue d’une chose qu’il ne connoissoit pas ?

C’est ainsi que notre satyrique prouve que M. de Montesquieu est petit-maître & vain. On s’attend, sans doute, que les preuves qu’il va donner des deux autres reproches, ont une force proportionnée à la nature de l’accusation. Personne ne se permet de déférer un citoyen comme ennemi du gouvernement & de la religion, s’il n’a en main de quoi le convaincre à la face de l’univers de deux crimes qui méritent l’animadversion de toutes les sociétés, & les peines les plus graves.

Voyons comment il établit le premier. «  L’opposition décidée de l’auteur au despotisme, dit-il, sentiment louable en soi, l’emporte au-delà des bornes. À force d’être ami des hommes, il cesse d’aimer autant qu’il le doit, sa patrie. Toute son estime, disons mieux, toute son admiration est pour le gouvernement d’une nation voisine, digne rivale de la nation Françoise ; mais qu’il n’est pas à souhaiter pour nous de prendre pour modele à bien des égards. L’Anglois doit être flatté, en lisant l’ouvrage de l’Esprit des loix ; mais cette lecture n’est capable que de mortifier les bons François. »

Il faut s’arrêter sur le raisonnement de M. Crévier. Il accuse M. de Montesquieu de ne pas aimer sa patrie autant qu’il le doit, parce qu’il a une opposition décidée pour le despotisme, & parce qu’il aime beaucoup les hommes. Mais, si ce grand homme étoit moins opposé au despotisme, & s’il aimoit moins les hommes, M. Crévier jugeroit donc alors qu’il aimeroit sa patrie autant qu’il la doit aimer. N’usons pas de représailles contre cet écrivain ; croyons qu’il n’a pas entendu ce qu’il a voulu dire ; & c’est une justice qu’il faut souvent lui rendre.

Mais voyons donc ce que M. de Montesquieu pense effectivement de sa patrie. Il dit, livre XX, chapitre XX, à la fin : « Si, depuis deux ou trois siecles, la France a augmenté sans cesse sa puissance, il faut attribuer cela à la bonté de ses loix, non pas à la fortune, qui n’a pas ces sortes de constance. »

Rapprochons, de ce passage, celui où il exprime ses véritables sentimens sur le gouvernement Anglois. « Ce n’est point à moi, dit-il, à examiner si les Anglois jouissent actuellement de cette liberté, ou non. Il me suffit de dire qu’elle est établie par leurs loix, & je n’en cherche pas davantage. Je ne prétends point par-là ravaler les autres gouvernemens, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une modérée. Comment dirois-je cela, moi qui crois que l’excès même de la raison n’est pas toujours desirable, & que les hommes s’accommodent toujours mieux des milieux, que des extrémités ? »

Ces deux passages ainsi placés dans le point de comparaison font disparoître l’accusation dont M. Crévier a voulu noircir M. de Montesquieu, & ne laissent que l’étonnement sur l’atrocité de la calomnie.

Mais il ne faut pas encore se lasser de la surprise : l’auteur du libelle a porté l’attentat jusqu’au comble. Si on l’en croit, M. de Montesquieu est ennemi de la religion ; mais il n’est pas de ces ennemis ordinaires qui, contens de s’affranchir eux-mêmes de son joug, s’inquietent peu des sentimens que les autres ont pour elle. Il veut la détruire ; &, pour mieux réussir, il l’attaque par la ruse : mais écoutons M. Crévier. « Cet ouvrage, dit-il, dans son avant-propos, prive la vertu de son motif, & délivre le vice de la terreur la plus capable de le réprimer. Il détruit les devoirs dans leur source ; &, en anéantissant ceux qui se rapportent à l’auteur de notre être, quelle force laisse-t-il à ceux qui ne regardent que nos compagnons ?

« Et l’auteur, continue le libelle, exécute tout cela sourdement, & sans déclarer une guerre ouverte à l’orthodoxie. Ceux qui l’ont suivi dans le même plan funeste, devenus plus audacieux par les succès de leur précurseur, ont levé le masque. Mais, par leur témérité même, ils sont de moins dangereux ennemis ; parce que,…. en prenant les armes, ils ont averti de les prendre de notre côté. L’auteur de l’Esprit des loix conduit son entreprise plus adroitement : il ne livre point l’assaut à la religion ; il va à la sape, & mine la religion sans bruit. »

M. Crévier entre, à cet égard, dans quelques détails : ils contiennent la moitié de son livre. Mais, qui le croiroit ! Les prétendues preuves du crime affreux dont il charge son ennemi, ne sont que la répétition des calomnies que le nouvelliste ecclésiastique avoit vomies contre l’auteur de l’Esprit des loix ; au mois d’octobre 1749. Cet affreux libelle fut foudroyé par M. de Montesquieu lui-même dans sa Défense de l’Esprit des loix. Il ne resta à cet écrivain que la honte d’avoir attaqué un grand homme qui ne méritoit que des éloges, & le chagrin d’avoir fourni la matiere d’un opuscule qui transmettra cette honte à la postérité.

Tout le monde lut, & tous les gens de goût admirerent cet ouvrage ; mais il paroît qu’il est demeuré inconnu à M. Crévier. Aussi nous dit-il qu’il a travaillé sur l’édition de l’Esprit des loix de 1749. Son ouvrage est cependant de 1764, postérieur de six ans à l’édition de 1758. Elle a été faite d’après les corrections que M. de Montesquieu avoit lui-même remises aux Libraires avant sa mort. S’il eût eu soin de se la procurer, comme il le devoit, il y auroit trouvé quelques changemens, dont plusieurs tendent à éclaircir certains passages, sur lesquels le nouvelliste avoit cru trouver prise ; & que M. Crévier a relevés d’après lui, quoiqu’ils ne soient plus tels qu’ils étoient. Il y auroit lu la Défense de l’Esprit des loix, & y auroit appris le respect qu’il devoit aux talens, aux vues de l’auteur, & à l’ouvrage.

En 1764, parut dans les pays étrangers, un critique de l’Esprit des loix, d’un autre genre. Il a respecté, comme il le devoit, les qualités du cœur de M. de Montesquieu ; la calomnie n’a point sali ses écrits ; il a seulement prétendu trouver des erreurs dans l’ouvrage, & il a renfermé ses observations dans des notes insérées dans une édition contrefaite des œuvres de M. de Montesquieu, en Hollande. L’examen d’une ou de deux de ces notes suffira pour les apprécier toutes ; & l’on va choisir entre celles qui sont les plus importantes.

M. de Montesquieu, après avoir établi la distinction qui caractérise les trois genres de gouvernement, fait voir que, dans chacun de ces gouvernemens, les loix doivent être relatives à leur nature ; c’est-à-dire, à ce qui les constitue : ainsi, dans la démocratie, le peuple doit être, à certains égards, le monarque ; à d’autres, le sujet : il faut, par exemple, qu’il élise les magistrats, & qu’il les juge. Si les magistrats cessent d’être électifs, ou si quelque autre que le peuple a le droit de leur demander compte de leur conduite, dès-lors ce n’est plus une démocratie ; les magistrats, ou les juges des magistrats, ravissent la puissance au peuple, & se l’attribuent.

Il est de la nature de la monarchie que la nation soit gouvernée par un prince dont le pouvoir soit modéré par les loix. Pour que ce gouvernement ne change pas de nature, & ne dégénere pas en despotisme, il faut qu’il y ait, entre le monarque & le peuple, beaucoup de rangs, beaucoup de pouvoirs intermédiaires. Si les ordres passoient, du trône, immédiatement au peuple, la terreur les feroit exécuter, & l’arbitraire s’introduiroit sur les débris des loix. Si les ordres, au contraire, ne parviennent aux extrémités de la nation que par degrés, la sphere de ceux qui les font arriver touchant immédiatement à ceux qui les doivent exécuter, la crainte ne fait plus d’impression ; c’est la loi qui parle par la bouche de ses émissaires ; ce n’est plus le monarque.

Il faut encore dans une monarchie, un corps dépositaire des loix, médiateur entre les sujets & le prince. S’il n’existe point de dépôt pour les loix ; si elles ne sont pas sous la main des gardiens fideles qui, pour arrêter l’effet des volontés momentanées du souverain, les placent à propos entre la nation & lui ; elles n’ont plus de stabilité ; elles n’ont plus d’effet, & le despotisme les anéantit.

Il est de la nature du gouvernement despotique, que la volonté, les caprices du tyran soient la seule loi : il faut donc qu’il exerce son autorité, ou par lui seul, ou par un seul qui le représente. Prend-il des mesures pour faire exécuter ses volontés ? se prescrit-il des regles ? ou souffre-t-il qu’on lui en rappelle ? Sa volonté n’est pas la seule loi : il cesse d’être despote, & monte à la monarchie.

Tels sont, en général, les établissemens que doit former un législateur qui songe à fonder ou à introduire l’un de ces trois gouvernemens. Mais, s’il veut que son ouvrage soit durable, après avoir réglé la nature de son gouvernement, il faut aussi qu’il s’occupe de son principe ; c’est-à-dire, de ce qui le soutiendra & le fera agir. Ainsi, il faut que, pour une république, il trouve le secret d’insinuer & de perpétuer, dans le cœur des citoyens, l’amour de la république, c’est-à-dire, l’amour de l’égalité ; en sorte que les magistratures n’y soient pas regardées comme un objet d’ambition, mais comme une occasion de signaler son attachement pour la patrie, & de se livrer tout entier au maintien de la liberté des citoyens & de l’égalité entre eux.

Pour le mouvement & le maintien d’un état monarchique, il faut que le cœur des sujets soit animé par l’honneur ; c’est-à-dire, par l’ambition & par l’amour de l’estime : ces deux passions sont nécessaires, mais elles se temperent mutuellement. Le monarque est le seul dispensateur des distinctions & des récompenses : il faut donc que l’ambition de les obtenir inspire le desir de le servir utilement pour l’état, & de le signaler assez pour qu’il apperçoive ces services, & les récompense. Si les graces & les récompenses dépendoient d’un autre pouvoir que de celui du monarque, son autorité seroit nulle ; il n’auroit aucun ressort dans la main, pour faire agir les différentes parties de l’état, soit pour les affaires du dehors, soit pour celles du dedans. Si les graces & les récompenses n’étoient pas le fruit du mérite ; si elles étoient subordonnées à l’arbitraire, & jettées au hasard, il seroit inutile de chercher à les mériter, & chacun resteroit dans l’inertie ; on ne seroit pas réveillé par la vertu, c’est-à-dire, par l’amour de la patrie ; parce que, dans les monarchies, on est accoutumé à confondre l’état avec le monarque. On ne feroit donc rien pour un homme de qui on n’attendroit aucun retour.

Mais il faut que cette ambition soit réglée par l’amour de l’estime. Si le monarque est subjugué par ses passions ; si, pour mériter les graces qu’il dispense, il faut servir ses caprices contre les loix, on craindra le mépris public, on s’abstiendra des places auxquelles sont attachées les fonctions qu’il veut faire employer à l’exécution de ses injustices, ou l’on abdiquera ces places, & l’on restera dans une glorieuse oisiveté.

Si ces deux passions ne sont pas combinées dans le cœur des sujets, ou le monarque perd sa puissance ou il devient despote.

Quant au gouvernement despotique, son principe est la crainte. Si les ordres du maître étoient reçus de sang-froid ; si cette passion n’interceptoit pas, au moindre signal de sa volonté, toute faculté de raisonner, on pourroit faire attention à leur injustice, remonter à celle qui maintient un tyran sur le trône : comme ce n’est que la loi du plus fort, en tournant ses propres forces contre lui, on l’extermineroit. Si, d’ailleurs, l’amour de la liberté s’emparoit subitement du peuple, comme il arriva à Rome sous Tarquin, le coup qui abattroit le tyran, abattroit la tyrannie ; le despotisme seroit anéanti, & l’on verroit naître une république.

Ces principes sont lumineux ; ils sont puisés dans l’essence même des choses. M. de Montesquieu, à l’occasion de ces réflexions, entre dans quelques détails, pour indiquer les routes qui peuvent conduire à l’établissement & au maintien de la nature & du principe de chaque gouvernement. Mais il traite ces détails en grand homme ; il écarte toutes les minuties qui caractérisent le génie étroit.

Le faiseur de notes n’a point apperçu tout cela. Il en a placé une fort longue à la fin du quatrieme livre. Il y dit que M. de Montesquieu s’est lourdement trompé, soit qu’il ait voulu nous développer ce qui est, soit qu’il ait voulu nous développer ce qui doit être.

Dans le premier cas, cet auteur, dit le censeur, est contredit par l’expérience. On voit, dit-il, que chaque nation, chaque souverain, est conduit par un objet particulier, vers lequel ils tournent le systême de leur gouvernement. Les uns visent aux richesses, les autres à la conquête, les autres au commerce, &c. ; & les systêmes politiques sont plus ou moins stables, à mesure que le souverain est plus ou moins despote, parce que le successeur substitue ses idées à celles de celui qui l’a précédé, & change, par conséquent, tout le plan de gouvernement qu’il a établi. Les républiques sont moins sujettes à ces variations, qui ne peuvent arriver qu’autant que l’esprit de la nation entiere viendroit à changer.

Ces réflexions, qui sont répétées dans tous nos livres, & qu’un coup d’œil sur le cœur humain & son histoire nous font appercevoir, sont de la plus grande vérité : mais que la passion dominante d’une république soit l’amour des richesses, ou la jalousie contre les états qui l’environnent : qu’elle tourne, tant qu’elle voudra, ses opérations du côté de cet objet ; cela fera-t-il, que, pour qu’elle soit république, il soit indispensable que le peuple soit libre ; & pour qu’il reste libre, qu’il ait, & qu’il conserve le droit d’élire & de juger ses magistrats ?

Qu’un monarque tourne ses vues du côté de la conquête, ou du côté du commerce ; que son successeur change d’objet ; ces variations feront-elles que l’on puisse concevoir une monarchie sans un souverain dont le pouvoir soit tempéré par les loix, si ces loix ne sont confiées à des dépositaires qui puissent les faire valoir en faveur de la nation ; &, s’il n’y a enfin, dans l’état, différens canaux qui transmettent successivement les ordres du souverain aux extrémités du peuple ? En sera-t-il moins vrai que cette sorte de gouvernement ne se maintiendra point, si le monarque n’a dans sa main des motifs qui excitent les sujets à se livrer au service de l’état ; & si ceux-ci n’en ont un qui les arrête, quand ces motifs leur sont présentés comme un appât pour se prêter à des injustices, ou pour les exécuter ?

On doit dire la même chose du despotisme. Quelles que soient les vues du despote, il ne le sera pas, s’il y a dans ses états d’autres loix que sa volonté ; & il cessera de l’être, dès que la crainte ne sera pas la cause de l’obéissance.

Si M. de Montesquieu a voulu nous peindre ce qui doit être, le critique trouve que son erreur est encore plus grossiere : &, pour établir cette erreur, il appelle à son secours la théorie & l’expérience. Elles nous apprennent, dit-il, que la vertu, par laquelle il entend toutes les vertus morales qui nous portent à la perfection, est le seul principe de conduite pour tous les gouvernernens, quels qu’ils soient, & qui ait fait fleurir, & qui fera fleurir les états.

Cette maxime est encore de toute vérité. Quand le peuple & ceux qui le gouvernent sont doués de toutes les vertus morales, l’état est nécessairement florissant : on évite avec prudence tout ce qui peut nuire, & l’on exécute de même tout ce qui est utile. Ceux qui gouvernent sont justes envers le peuple ; le peuple est juste envers eux ; & tous sont justes envers les étrangers : on exécute avec fermeté les résolutions que la prudence a inspirées : on oppose la même vertu à la violence & aux injustices, & toujours avec prudence : enfin on ne desire que ce qui est possible, & on s’abstient de tout excès.

Un état ainsi composé est sans doute une belle chimere ; &, si elle se réalisoit, elle résisteroit à l’inconstance du temps. Mais, pour cela, un état où il n’y auroit point de liberté, & ou les magistrats seroient indépendans du peuple, soit quant à leur élection, soit quant à leur conduite, seroit-il une république ? Un état où le prince pourroit tout ce qu’il voudroit, où aucun frein n’arrêteroit ceux qu’il chargeroit de l’exécution de ses caprices, où l’on chercheroit à l’envi à s’en rendre l’agent aveugle par l’espoir des récompenses ; un tel état seroit-il une monarchie ? enfin seroit-ce un despote que celui qui ne pourroit pas tout ce qu’il voudroit, & dont on pourroit examiner & discuter les volontés ?

Au surplus, en lisant la Défense de l’Esprit des loix, on verra que cet annotateur ne connoît pas cet ouvrage, ou n’a pas voulu le connoître. Il y auroit appris à ne pas faire un crime à M. de Montesquieu d’employer les mots vertu & honneur, comme il les emploie. Il y auroit appris que l’auteur ne s’en est servi qu’après les avoir définis : il y auroit appris que, quand un écrivain a défini un mot dans son ouvrage, quand il a donné son dictionnaire, il faut entendre ses paroles suivant la signification qu’il leur a donnée. C’est cependant d’après cette équivoque, que l’auteur des notes a fait, à M. de Montesquieu, plusieurs reproches qui, sans être exprimés sur le ton que M. Crévier a choisi, ne laissent pas de produire le même effet.

Cet exemple suffiroit peut-être pour mettre le lecteur en état d’apprécier l’ouvrage dont on l’entretient ici : mais examinons encore comment l’auteur entend un autre des principes fondamentaux de l’Esprit des loix.

M. de Montesquieu, livre XI, chap. VI, dit qu’il y a, dans chaque état, trois sortes de pouvoirs ; la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens ; & la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la premiere, le prince ou le magistrat fait des loix pour un temps ou pour toujours, & corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisieme, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. M. de Montesquieu avertit qu’il appellera cette derniere, la puissance de juger ; & l’autre, simplement, la puissance exécutrice de l’état. Il est assurément le maître de ses expressions, quand il en a fixé le sens.

Rien n’est plus exact que cette distribution. Tout état, quant à son administration, est considéré sous deux points de vue : il est considéré relativement aux autres états qui l’environnent, & relativement aux sujets qui le composent. Sous le premier rapport, ce sont les loix du droit des gens qui le gouvernent : mais, comme ces loix lui sont communes avec

les autres états, & qu’il n’a point d’empire sur eux, il ne les peut faire exécuter, en ce qui le concerne, que par la voie de la négociation : c’est ce qu’il fait par le canal des ambassadeurs qu’il envoie & qu’il reçoit ; ou par la force, si la négociation ne suffit pas : c’est ce qu’il fait encore par le secours des troupes qui s’opposent aux invasions que la négociation n’a pu prévenir, ou qui vont attaquer & arracher par les armes la justice que les représentations des ambassadeurs n’ont pu obtenir.

Tout état a donc essentiellement, quant au droit des gens, une puissance exécutrice, qui consiste à négocier, à se défendre, ou à attaquer. Mais, dans ce sens, il n’a pas la puissance législative, parce que les loix qui forment le droit des gens régissent tous les états, & ne dépendent d’aucun.

Il n’en est pas ainsi du droit civil : tout état, quant à ce droit, a la puissance civile, parce que tout état a le droit exclusif de former les loix de son administration intérieure. Mais ce droit seroit illusoire, s’il n’étoit pas accompagné du pouvoir de faire exécuter ces loix. Elles sont de deux sortes ; les unes répriment les crimes ; les autres reglent les propriétés. Pour les mettre à exécution, il faut être revêtu du pouvoir de punir les crimes, & de terminer impérativement les contestations qui naissent à l’occasion des propriétés.

M. de Montesquieu avoit présenté, ces prin-

cipes d’une maniere assez lumineuse pour ceux qui sçavent lire ; mais on a cru devoir les développer pour l’auteur des notes. Celui de l’Esprit des loix, qui examine en quoi consiste la plus grande liberté possible des sujets, dit que, lorsque, dans la même personne, ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque, ou le même sénat, ne fasse des loix tyranniques, pour les exécuter tyranniquement.

Cette maxime est encore de la plus grande évidence : si celui qui fait les loix, tient en même temps dans sa main les forces nécessaires pour procurer à l’état l’exécution du droit des gens, & si les précautions requises par la nature du gouvernement monarchique ne dirigent pas ses volontés ; il n’y aura pas de liberté, puisqu’il pourra tout ce qu’il voudra. En effet, s’il dépendoit d’un tel prince de faire des loix de ses caprices, il tourneroit ses forces exécutrices contre ses propres sujets, & seroit un vrai despote.

C’est ainsi que raisonne M. de Montesquieu ; & il n’est pas possible de se refuser à l’évidence de ses raisonnemens, Mais l’annotateur dit qu’il faut corriger tout cela. Il n’y a point, dit-il, trois pouvoirs dans un état ; mais il y a trois especes de pouvoirs dans le pouvoir de gouverner, qui sont la puissance législative, la

puissance judiciaire, & la puissance exécutrice. Par la premiere, le prince ou le magistrat font des loix ; par la seconde, il juge les actions des citoyens suivant ces loix ; par la troisieme, il exécute ses jugemens. Cet écrivain nous assure ensuite que M. de Montesquieu traite sa matiere conformément à cette division, & qu’il s’est mis en contradiction avec lui-même, lorsqu’il a distingué une puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, & une puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Il est plaisant de voir comment ce critique prouve la contradiction qu’il annonce : il faut copier ses propres termes : « De grace, dit-il, quelle connexion la puissance de faire des loix a-t-elle avec celle d’envoyer des ambassadeurs, pour qu’on puisse regarder celle-ci comme exécutrice de ce que le législateur établit ? Comment l’acte d’envoyer des ambassadeurs peut-il opérer tyranniquement sur les loix auxquelles il ne s’étend point ? La puissance législative dénonce une peine contre les assemblées : supposons que ce soit une loi tyrannique, l’acte d’envoyer des ambassadeurs peut-il être un moyen d’exécuter tyranniquement cette loi ? »

Il prétend ensuite que ces ridicules idées sont celles de M. de Montesquieu, qui s’est mal énoncé ; mais qui a voulu dire que « la puissance législative défend les assemblées privées : cette loi est supposée tyrannique. Si la puissance législative se trouvoit jointe à l’exécutrice, celle-ci pourroit exécuter tyranniquement les peines portées par cette loi ; parce qu’en ce cas la volonté se trouveroit combinée à la force. De même, si la puissance judiciaire se trouvoit jointe à la législative, les jugemens ne suivroient pas tant l’esprit de la loi, ou son équité, mais la volonté & les vues particulieres de celui qui l’a faite ; le juge seroit législateur. Voilà, dit ensuite cet interprete, comment il faut entendre M. de Montesquieu ; & ce qu’il dit prouve évidemment qu’on ne peut l’expliquer d’une autre façon, à moins d’en ôter tout le sens, & de tomber dans l’absurde. »

Ainsi notre critique, pour relever M. de Montesquieu de l’absurde dans lequel il prétend que ce grand homme étoit tombé, fait disparoître la puissance qui appartient à chaque état de se rendre, ou de se faire rendre la justice qui lui est due en conséquence du droit des gens ; &, pour cet effet, il confond le droit des gens avec le droit civil. Il dit que, « suivant que l’objet des affaires étrangeres se rapporte à la simple volonté ou à l’exécution, il tombe sous la puissance législative, ou sous l’exécutrice. Par exemple, faire la paix, en tant que contracter, est un acte de simple volonté, qui ne peut tomber sous la puissance exécutrice. »

Sous quelle puissance cet acte tombe-t-il donc ? Ce n’est pas sous celle qu’il plaît à l’annotateur d’appeller judiciaire. Est-ce sous la puissance législative ? Mais elle ne peut jamais être relative qu’au droit civil. Un souverain, quel qu’il soit, ne peut jamais faire des loix que pour les états. Reste donc la puissance exécutrice, dans le sens que M. de Montesquieu l’a définie. Deux souverains contractent ensemble : ce n’est pas à l’autorité du droit civil qu’ils soumettent leur contrat ; il n’y a point de loix civiles qui leur soient communes : c’est donc le droit des gens qui doit inspirer & maintenir leurs accords : ils sont donc, en traitant ensemble, usage de la puissance exécutrice dont parle M. de Montesquieu, & dont chaque souverain est revêtu. Si l’un des deux manque à ses engagemens, celui qui sera lésé appellera à son secours les autres moyens qu’il tient de la puissance exécutrice.

Ces deux passages suffisent pour faire connoître l’ouvrage dont il est ici question, & pour persuader aux Libraires que le public leur sçaura gré de n’avoir pas chargé cette édition de ces notes ridicules.

Au reste, elle est entiérement conforme, quant au corps de l’ouvrage, à celle de 1758, qui avoit été faite sur les corrections de M. de Montesquieu lui-même. On a fait quelques changemens à la Table des matieres. On s’étoit proposé, en la rédigeant, de rassembler, sous chaque mot, toutes les vues de l’auteur, & de présenter son systême sur chaque chose. Quelques-unes de ces vues étoient échappées au rédacteur ; il les a employées : il s’étoit trompé sur quelques objets ; il s’est rectifié. Enfin, il a donné une nouvelle forme & un nouvel ordre sur quelques articles, pour donner plus de jour à la matiere. On se flatte que le public sçaura gré de ces attentions.


Avertissement de l’auteur[modifier]


AVERTISSEMENT
DE L’AUTEUR


Pour l’intelligence des quatre premiers livres de cet ouvrage, il faut observer que ce que j’appelle la vertu dans la république, c’est l’amour de la patrie, c’est-à-dire, l’amour de l’égalité. Ce n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne ; c’est la vertu politique ; Et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l’honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J’ai donc appellé vertu politique l’amour de la patrie & de l’égalité ; j’ai eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n’ont pas compris ceci m’ont fait dire des choses absurdes, & qui seroient revoltantes dans tous les pays du monde, parce que, dans tous les pays du monde, on veut de la morale.

2°. Il faut faire attention qu’il y a une très-grande différence entre dire qu’une certaine qualité, modification de l’ame, ou vertu, n’est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, & dire qu’elle n’est point dans ce gouvernement. Si je disois, telle roue, tel pignon, ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre ; en conclueroit-on qu’ils ne sont point dans la montre ? Tant s’en faut que les vertus morales & chrétiennes soient exclues de la monarchie, que même la vertu politique ne l’est pas. En un mot, l’honneur est dans la république, quoique la vertu politique en soit le ressort ; la vertu politique est dans la monarchie, quoique l’honneur en soit le ressort.

Enfin l’homme de bien, dont il est question dans le livre III, chapitre V, n’est pas l’homme de bien chrétien, mais l’homme de bien politique, qui a la vertu politique dont j’ai parlé. C’est l’homme qui aime les loix de son pays, & qui agit par l’amour des loix de son pays. J’ai donné un nouveau jour à toutes ces choses dans cette édition-ci, en fixant encore plus les idées : &, dans la plupart des endroits où je me suis servi du mot de vertu, j’ai mis vertu politique.


Préface[modifier]

Si, dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y en avait quelqu’une qui, contre mon attente, pût offenser, il n’y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n’ai point naturellement l’esprit désapprobateur. Platon remer­ciait le ciel de ce qu’il était né du temps de Socrate ; et moi, je lui rends grâces de ce qu’il m’a fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce qu’il a voulu que j’obéisse à ceux qu’il m’a fait aimer.

Je demande une grâce que je crains qu’on ne m’accorde pas : c’est de ne pas juger, par la lecture d’un moment, d’un travail de vingt années ; d’approuver ou de condam­ner le livre entier, et non pas quelques phrases. Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage.

J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.

J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale.

Quand j’ai été rappelé à l’antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit, pour ne pas re­gar­der comme semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les dif­fé­rences de ceux qui paraissent semblables.

Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses.

Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails même, je ne les ai pas tous donnés ; car, qui pourrait dire tout sans un mortel ennui ?

On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent caractériser les ouvrages d’aujourd’hui. Pour peu qu’on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s’évanouissent ; elles ne naissent d’ordinaire que parce que l’esprit se jette tout d’un côté, et abandonne tous les autres.

Je n’écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en tirera naturellement cette conséquence, qu’il n’appartient de proposer des changements qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État.

Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d’ignorance, on n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l’on craint le pire ; on laisse le bien, si on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble ; on examine toutes les causes pour voir tous les résultats.

Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois; qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se trouve ; je me croirais le plus heureux des mortels.

Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs con­naissances sur ce qu’ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirais le plus heureux des mortels.

Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J’appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même.

C’est en cherchant à instruire les hommes, que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe.

J’ai bien des fois commencé, et bien des fois abandonné cet ouvrage; j’ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j’avais écrites (a), je sentais tous les jours les mains paternelles tomber (b); je suivais mon objet sans former de dessein; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions; je ne trouvais la vérité que pour la perdre. Mais, quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi; et, dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer et finir.

Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet ; cependant je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. Quand j’ai vu ce que tant de grands hommes, en France, en Angleterre et en Allemagne, ont écrit avant moi, j’ai été dans l’admiration ; mais je n’ai point perdu le courage. Et moi aussi, je suis peintre (c), ai-je dit avec le Corrège.

(a) Ludibria ventis.
(b) Bis patriœ cecidere manus…
(c) Ed io anche son pittore.