Vous voulez connaître le Dante. Les Italiens l’appellent divin ; mais c’est une divinité cachée : peu de gens entendent ses oracles ; il a des commentateurs, c’est peut-être encore une raison de plus pour n’être pas compris. Sa réputation s’affermira toujours, parce qu’on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu’on sait par cœur : cela suffit pour s’épargner la peine d’examiner le reste.
Ce divin Dante fut, dit-on, un homme assez malheureux. Ne croyez pas qu’il fut divin de son temps, ni qu’il fut prophète chez lui. Il est vrai qu’il fut prieur, non pas prieur de moines, mais prieur de Florence, c’est-à-dire l’un des sénateurs.
Il était né en 1260, à ce que disent ses compatriotes. Bayle, qui écrivait à Rotterdam, currente calamo, pour son libraire, environ quatre siècles entiers après le Dante, le fait naître en 1265[2] et je n’en estime Bayle ni plus ni moins pour s’être trompé de cinq ans : la grande affaire est de ne se tromper ni en fait de goût ni en fait de raisonnements.
Les arts commençaient alors à naître dans la patrie du Dante. Florence était, comme Athènes, pleine d’esprit, de grandeur, de légèreté, d’inconstance et de factions. La faction blanche avait un grand crédit : elle se nommait ainsi du nom de la signora Bianca. Le parti opposé s’intitulait le parti des noirs, pour mieux se distinguer des blancs. Ces deux partis ne suffisaient pas aux Florentins. Ils avaient encore les guelfes et les gibelins. La plupart des blancs étaient gibelins du parti des empereurs, et les noirs penchaient pour les guelfes attachés aux papes.
Toutes ces factions aimaient la liberté, et faisaient pourtant
ce qu’elles pouvaient pour la détruire. Le pape Boniface VIII voulut profiter de ces divisions pour anéantir le pouvoir des empereurs en Italie. Il déclara Charles de Valois, frère du roi de France Philippe le Bel, son vicaire en Toscane. Le vicaire vint bien armé, chassa les blancs et les gibelins, et se fit détester des noirs et des guelfes. Le Dante était blanc et gibelin ; il fut chassé des premiers, et sa maison rasée. On peut juger de là s’il fut le reste de sa vie affectionné à la maison de France et aux papes ; on prétend pourtant qu’il alla faire un voyage à Paris, et que pour se désennuyer il se fit théologien, et disputa vigoureusement dans les écoles. On ajoute que l’empereur Henri VII ne fit rien pour lui, tout gibelin qu’il était ; qu’il alla chez Frédéric d’Aragon, roi de Sicile, et qu’il en revint aussi pauvre qu’il y était allé. Il fut réduit au marquis de Malaspina, et au grand-kan de Vérone. Le marquis et le grand-kan ne le dédommagèrent pas ; il mourut pauvre à Ravenne, à l’âge de cinquante-six ans. Ce fut dans ces divers lieux qu’il composa sa comédie de l’enfer, du purgatoire, et du paradis ; on a regardé ce salmigondis comme un beau poëme épique.
Il trouva d’abord à l’entrée de l’enfer un lion et une louve. Tout d’un coup Virgile se présente à lui pour l’encourager ; Virgile lui dit qu’il est né Lombard ; c’est précisément comme si Homère disait qu’il est né Turc. Virgile offre de faire au Dante les honneurs de l’enfer et du purgatoire, et de le mener jusqu’à la porte de Saint-Pierre ; mais il avoue qu’il ne pourra pas entrer avec lui.
Cependant Caron les passe tous deux dans sa barque. Virgile lui raconte que, peu de temps après son arrivée en enfer, il y vit un être puissant qui vint chercher les âmes d’Abel, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de David. En avançant chemin, ils découvrent dans l’enfer des demeures très-agréables : dans l’une sont Homère, Horace, Ovide, et Lucain ; dans une autre, on voit Électre, Hector, Énée, Lucrèce, Brutus, et le Turc Saladin ; dans une troisième, Socrate, Platon, Hippocrate, et l’Arabe Averroès.
Enfin paraît le véritable enfer, où Pluton juge les condamnés. Le voyageur y reconnaît quelques cardinaux, quelques papes, et beaucoup de Florentins. Tout cela est-il dans le style comique ? Non. Tout est-il dans le genre héroïque ? Non. Dans quel goût est donc ce poëme ? dans un goût bizarre.
Mais il y a des vers si heureux et si naïfs qu’ils n’ont point vieilli depuis quatre cents ans, et qu’ils ne vieilliront jamais. Un poème d’ailleurs où l’on met des papes en enfer réveille beaucoup l’attention ; et les commentateurs épuisent toute la sagacité de leur esprit à déterminer au juste qui sont ceux que le Dante a damnés, et à ne se pas tromper dans une matière si grave.
On a fondé une chaire, une lecture pour expliquer cet auteur classique. Vous me demanderez comment l’Inquisition ne s’y oppose pas. Je vous répondrai que l’Inquisition entend raillerie en Italie ; elle sait bien que des plaisanteries en vers ne peuvent point faire de mal : vous en allez juger par cette petite traduction très-libre d’un morceau du chant vingt-troisième[3] ; il s’agit d’un damné de la connaissance de l’auteur. Le damné parle ainsi :
Je m’appelais le comte de Guidon ;
Je fus sur terre et soldat et poltron ;
Puis m’enrôlai sous saint François d’Assise,
Afin qu’un jour le bout de son cordon
Me donnât place en la céleste Église ;
Et j’y serais sans ce pape félon,
Qui m’ordonna de servir sa feintise,
Et me rendit aux griffes du démon.
Voici le fait. Quand j’étais sur la terre,
Vers Rimini je fis longtemps la guerre,
Moins, je l’avoue, en héros qu’en fripon.
L’art de fourber me fit un grand renom.
Mais quand mon chef eut porté poil grison,
Temps de retraite où convient la sagesse,
Le repentir vint ronger ma vieillesse.
Et j’eus recours à la confession.
Ô repentir tardif et peu durable !
Le bon saint-père en ce temps guerroyait,
Non le Soudan, non le Turc intraitable,
Mais les chrétiens, qu’en vrai Turc il pillait.
Or, sans respect pour tiare et tonsure,
Pour saint François, son froc et sa ceinture :
« Frère, dit-il, il me convient d’avoir
Incessamment Préneste en mon pouvoir.
Conseille-moi, cherche sous ton capuce
Quelque beau tour, quelque gentille astuce,
Pour ajouter en bref à mes États
Ce qui me tente et ne m’appartient pas.
J’ai les deux clefs du ciel en ma puissance.
De Célestin la dévote imprudence
S’en servit mal, et moi, je sais ouvrir
Et refermer le ciel à mon plaisir.
Si tu me sers, ce ciel est ton partage. »
Je le servis, et trop bien ; dont j’enrage.
Il eut Préneste, et la mort me saisit.
Lors devers moi saint François descendit,
Comptant au ciel amener ma bonne âme ;
Mais Belzébuth vint en poste, et lui dit :
« Monsieur d’Assise, arrêtez : je réclame
Ce conseiller du saint-père, il est mien ;
Bon saint François, que chacun ait le sien. »
Lors, tout penaud, le bonhomme d’Assise
M’abandonnait au grand diable d’enfer.
Je lui criai : « Monsieur de Lucifer,
Je suis un saint, voyez ma robe grise ;
Je fus absous par le chef de l’Église.
— J’aurai toujours, répondit le démon,
Un grand respect pour l’absolution :
On est lavé de ses vieilles sottises.
Pourvu qu’après autres ne soient commises.
J’ai fait souvent cette distinction
À tes pareils ; et grâce à l’Italie,
Le diable sait de la théologie.»
Il dit, et rit : je ne répliquai rien
À Belzébuth ; il raisonnait trop bien.
Lors il m’empoigne, et d’un bras roide et ferme
Il appliqua sur mon triste épiderme
Vingt coups de fouet, dont bien fort il me cuit :
Que Dieu le rende à Boniface Huit[4] !
Nous devons révérer David comme un prophète, comme un roi, comme un ancêtre du saint époux de Marie, comme un homme qui a mérité la miséricorde de Dieu par sa pénitence.
Je dirai hardiment que l’article David, qui suscita tant d’ennemis à Bayle, premier auteur d’un dictionnaire de faits et de raisonnements, ne méritait pas le bruit étrange que l’on fit alors. Ce n’était pas David qu’on voulait défendre, c’était Bayle qu’on voulait perdre. Quelques prédicants de Hollande, ses ennemis mortels, furent aveuglés par leur haine au point de le reprendre d’avoir donné des louanges à des papes qu’il en croyait dignes, et d’avoir réfuté les calomnies débitées contre eux.
Cette ridicule et honteuse injustice fut signée de douze théologiens, le 20 décembre 1698, dans le même consistoire où ils feignaient de prendre la défense du roi David. Comment osaient-ils manifester hautement une passion lâche que le reste des hommes s’efforce toujours de cacher ? Ce n’était pas seulement le comble de l’injustice et du mépris de toutes les sciences ; c’était le comble du ridicule que de défendre à un historien d’être impartial, et à un philosophe d’être raisonnable. Un homme seul n’oserait être insolent et injuste à ce point ; mais dix ou douze personnes rassemblées, avec quelque espèce d’autorité, sont capables des injustices les plus absurdes. C’est qu’elles sont soutenues les unes par les autres, et qu’aucune n’est chargée en son propre nom de la honte de la compagnie.
Une grande preuve que cette condamnation de Bayle fut personnelle est ce qui arriva en 1761 à M. Hut, membre du parlement d’Angleterre. Les docteurs Chandler et Palmer avaient prononcé l’oraison funèbre du roi George II, et l’avaient, dans leurs discours, comparé au roi David, selon l’usage de la plupart des prédicateurs qui croient flatter les rois.
M. Hut ne regarda point cette comparaison comme une louange ; il publia la fameuse dissertation the Man after God’s own heart[6]. Dans cet écrit il veut faire voir que George II, roi beaucoup plus puissant que David, n’étant pas tombé dans les fautes du melk juif, et n’ayant pu par conséquent faire la même pénitence, ne pouvait lui être comparé.
Il suit pas à pas les livres des Rois. Il examine toute la conduite de David beaucoup plus sévèrement que Bayle ; et il fonde son opinion sur ce que le Saint-Esprit ne donne aucune louange aux actions qu’on peut reprocher à David. L’auteur anglais juge le roi de Judée uniquement sur les notions que nous avons aujourd’hui du juste et de l’injuste.
Il ne peut approuver que David rassemble une bande de voleurs au nombre de quatre cents, qu’il se fasse armer par le grand-prêtre Achimélech de l’épée de Goliath, et qu’il en reçoive les pains consacrés[7].
Qu’il descende chez l’agriculteur Nahal pour mettre chez lui tout à feu et à sang, parce que Nahal a refusé des contrihutions à sa troupe de brigands ; que Nahal meure peu de jours après, et que David épouse la veuve[8].
Il réprouve sa conduite avec le roi Achis, possesseur de cinq ou six villages dans le canton de Geth. David, étant alors à la tête de six cents bandits, allait faire des courses chez les alliés de son bienfaiteur Achis ; il pillait tout, il égorgeait tout, vieillards, femmes, enfants à la mamelle. Et pourquoi massacrait-il les enfants à la mamelle ? « C’est, dit le texte, de peur que ces enfants n’en portassent la nouvelle au roi Achis[9]. »
Cependant Saül perd une bataille contre les Philistins, et il se fait tuer par son écuyer. Un Juif en apporte la nouvelle à David, qui lui donne la mort pour récompense[10].
Isboseth succède à son père Saül ; David est assez fort pour lui faire la guerre : enfin Isboseth est assassiné.
David s’empare de tout le royaume ; il surprend la petite ville ou le village de Rabbath, et il fait mourir tous les habitants par des supplices assez extraordinaires ; on les scie en deux, on les déchire avec des herses de fer, on les brûle dans des fours à brique[11].
Après ces belles expéditions, il y a une famine de trois ans dans le pays. En effet, à la manière dont on faisait la guerre, les terres devaient être mal ensemencées. On consulte le Seigneur, et on lui demande pourquoi il y a famine. La réponse était fort aisée : c’était assurément parce que, dans un pays qui à peine produit du blé, quand on a fait cuire les laboureurs dans des fours à briques et qu’on les a sciés en deux il reste peu de gens pour cultiver la terre ; mais le Seigneur répond que c’est parce que Saül avait tué autrefois des Gabaonites.
Que fait aussitôt David ? Il assemble les Gabaonites ; il leur dit
que Saül a eu grand tort de leur faire la guerre ; que Saül n’était
point comme lui selon le cœur de Dieu, qu’il est juste de punir
sa race ; et il leur donne sept petits-fils de Saül à pendre, lesquels
furent pendus parce qu’il y avait eu famine[12].
M. Hut a la justice de ne point insister sur l’adultère avec Bethsabée et sur le meurtre d’Urie, puisque ce crime fut pardonné à David lorsqu’il se repentit. Le crime est horrible, abominable ; mais enfin le Seigneur transféra son péché, l’auteur anglais le transfère aussi.
Personne ne murmura en Angleterre contre l’auteur ; son livre fut réimprimé avec l’approbation publique : la voix de l’équité se fait entendre tôt ou tard chez les hommes. Ce qui paraissait téméraire il y a quatre-vingts ans ne paraît aujourd’hui que simple et raisonnable, pourvu qu’on se tienne dans les bornes d’une critique sage, et du respect qu’on doit aux livres divins.
D’ailleurs il n’en va pas en Angleterre aujourd’hui comme autrefois. Ce n’est plus le temps où un verset d’un livre hébreu, mal traduit d’un jargon barbare en un jargon plus barbare encore, mettait en feu trois royaumes. Le parlement prend peu d’intérêt à un roitelet d’un petit canton de la Syrie.
Rendons justice à dom Calmet ; il n’a point passé les bornes dans son Dictionnaire de la Bible, à l’article David. « Nous ne prétendons pas, dit-il, approuver la conduite de David ; il est croyable qu’il ne tomba dans ces excès de cruauté qu’avant qu’il eût reconnu le crime qu’il avait commis avec Bethsabée. » Nous ajouterons que probablement il les reconnut tous, car ils sont assez nombreux.
Faisons ici une question qui nous paraît très-importante. Ne s’est-on pas souvent mépris sur l’article David ? s’agit-il de sa personne, de sa gloire, du respect dû aux livres canoniques ? Ce qui intéresse le genre humain, n’est-ce pas que l’on ne consacre jamais le crime ? Qu’importe le nom de celui qui égorgeait les femmes et les enfants de ses alliés, qui faisait pendre les petits-fils de son roi, qui faisait scier en deux, brûler dans des fours, déchirer sous des herses, des citoyens malheureux ? Ce sont ces actions que nous jugeons, et non les lettres qui composent le nom du coupable ; le nom n’augmente ni ne diminue le crime.
Plus on révère David comme réconcilié avec Dieu par son repentir, et plus on condamne les cruautés dont il s’est rendu coupable.
Si un jeune paysan, en cherchant des ânesses, trouve un
royaume, cela n’arrive pas communément ; si un autre paysan
guérit son roi d’un accès de folie, en jouant de la harpe, ce cas est
encore très-rare ; mais que ce petit joueur de harpe devienne roi
parce qu’il a rencontré dans un coin un prêtre de village qui lui
jette une bouteille d’huile d’olive sur la tête, la chose est encore
plus merveilleuse.
Quand et par qui ces merveilles furent-elles écrites ? je n’en sais rien ; mais je suis bien sûr que ce n’est ni par un Polybe, ni par un Tacite.
Je ne parlerai pas ici de l’assassinat d’Urie, et de l’adultère de Bethsabée : ils sont assez connus, et les voies de Dieu sont si différentes des voies des hommes qu’il a permis que Jésus-Christ descendit de cette Bethsabée, tout étant purifié par ce saint mystère.
Je ne demande pas maintenant comment Jurieu a eu l’insolence de persécuter le sage Bayle pour n’avoir pas approuvé toutes les actions du bon roi David ; mais je demande comment on a souffert qu’un homme tel que Jurieu molestât un homme tel que Bayle.
Outre les véritables, recueillies par Denis le Petit, il y en a une collection de fausses, dont l’auteur est inconnu, de même que l’époque. Ce fut un archevêque de Mayence, nommé Biculphe, qui la répandit en France, vers la fin du viiie siècle ; il avait aussi apporté à Vorms une épître du pape Grégoire, de laquelle on n’avait point entendu parler auparavant ; mais il n’en est resté aucun vestige, tandis que les fausses décrétales ont eu, comme nous l’allons voir, le plus grand succès pendant huit siècles.
Ce recueil porte le nom d’Isidore Mercator, et renferme un nombre infini de décrétales faussement attribuées aux papes depuis Clément Ier jusqu’à Sirice ; la fausse donation de Constantin; le concile de Rome sous Silvestre ; la lettre d’Athanase à Marc ; celle d’Anastase aux évêques de Germanie et de Bourgogne ; celle de Sixte III aux Orientaux ; celle de Léon Ier, touchant les priviléges des chorévêques ; celle de Jean Ier à l’archevêque Zacharie ; une de Boniface II à Eulalie d’Alexandrie ; une de Jean III aux évêques de France et de Bourgogne ; une de Grégoire, contenant un privilége du monastère de Saint-Médard ; une du même à Félix, évêque de Messine ; et plusieurs autres.
L’objet de l’auteur a été d’étendre l’autorité du pape et des évêques. Dans cette vue, il établit que les évêques ne peuvent être jugés définitivement que par le pape seul ; et il répète souvent cette maxime, que non-seulement tout évêque, mais tout prêtre, et en général toute personne opprimée, peut en tout état de cause appeler directement au pape. Il pose encore comme un principe incontestable qu’on ne peut tenir aucun concile, même provincial, sans la permission du pape.
Ces décrétales favorisant l’impunité des évêques, et plus encore les prétentions ambitieuses des papes, les uns et les autres les adoptèrent avec empressement. En 861, Rotade, évêque de Soissons, ayant été privé de la communion épiscopale dans un concile provincial pour cause de désobéissance, appelle au pape. Hincmar de Reims, son métropolitain, nonobstant cet appel, le fit déposer dans un autre concile, sous prétexte que depuis il y avait renoncé et s’était soumis au jugement des évêques.
Le pape Nicolas Ier, instruit de l’affaire, écrivit à Hincmar, et blâma sa conduite. « Vous deviez, dit-il, honorer la mémoire de saint Pierre, et attendre notre jugement, quand même Rotade n’eût point appelé. » Et dans une autre lettre sur la même atïaire, il menace Hincmar de l’excommunier s’il ne rétablit pas Rotade. Ce pape fit plus. Rotade étant venu à Rome, il le déclara absous dans un concile tenu la veille de Noël en 864, et le renvoya à son siége avec des lettres. Celle qu’il adresse à tous les évêques des Gaules est digne de remarque ; la voici.
« Ce que vous dites est absurde, que Rotade, après avoir appelé au saint-siége, ait changé de langage pour se soumettre de nouveau à votre jugement. Quand il l’aurait fait, vous deviez le redresser, et lui apprendre qu’on n’appelle point d’un juge supérieur à un inférieur. Mais, encore qu’il n’eût pas appelé au saint-siége, vous n’avez dû en aucune manière déposer un évêque sans notre participation, au préjudice de tant de décrétales de nos prédécesseurs : car si c’est par leur jugement que les écrits des autres docteurs sont approuvés ou rejetés, combien plus doit-on respecter ce qu’ils ont écrit eux-mêmes pour décider sur la doctrine ou la discipline ! Quelques-uns vous disent que ces décrétales ne sont point dans le code des canons ; cependant quand ils les trouvent favorables à leurs intentions, ils s’en servent sans distinction, et ne les rejettent que pour diminuer la puissance du saint-siége ; que, s’il faut rejeter les décrétales des anciens papes parce qu’elles ne sont pas dans le code des canons, il faut donc rejeter les écrits de saint Grégoire et des autres Pères, et même les saintes Écritures.
« Vous dites, continue le pape, que les jugements des évêques ne sont pas des causes majeures ; nous soutenons qu’elles sont d’autant plus grandes que les évêques tiennent un plus grand rang dans l’Église. Direz-vous qu’il n’y a que les affaires des métropolitains qui soient des causes majeures ? Mais ils ne sont pas d’un autre ordre que les évêques, et nous n’exigeons pas des témoins ou des juges d’autre qualité pour les uns et pour les autres : c’est pourquoi nous voulons que les causes des uns et des autres nous soient réservées. Et ensuite, se trouvera-t-il quelqu’un assez déraisonnable pour dire que l’on doive conserver à toutes les Églises leurs priviléges, et que la seule Église romaine doit perdre les siens ? » Il conclut en leur ordonnant de recevoir Rotade, et de le rétablir.
Le pape Adrien II, successeur de Nicolas Ier, ne paraît pas moins zélé dans une affaire semblable d’Hincmar de Laon. Ce prélat s’était rendu odieux au clergé et au peuple de son diocèse par ses injustices et ses violences. Ayant été accusé au concile de Verberie, en 869, où présidait Hincmar de Reims, son oncle et son métropolitain, il appela au pape, et demanda la permission d’aller à Rome : elle lui fut refusée. On suspendit seulement la procédure, et on ne passa pas outre. Mais sur de nouveaux sujets de plaintes que le roi Charles le Chauve et Hincmar de Reims eurent contre lui, on le cita d’abord au concile d’Attigny, où il comparut, et bientôt après il prit la fuite ; ensuite au concile de Douzy, où il renouvela son appel, et fut déposé. Le concile écrivit au pape une lettre synodale le 6 septembre 871, pour lui demander la confirmation des actes qu’il lui envoyait ; et, loin d’aquiescer au jugement du concile, Adrien désapprouva dans les termes les plus forts la condamnation d’Hincmar, soutenant que puisque Hincmar de Laon criait dans le concile qu’il voulait se défendre devant le saint-siége, il ne fallait pas prononcer de condamnation contre lui. Ce sont les termes de ce pape dans sa lettre aux évêques du concile, et dans celle qu’il écrivit au roi.
Voici la réponse vigoureuse que Charles fit à Adrien : « Vos lettres portent : « Nous voulons et nous ordonnons, par l’autorité apostolique, qu’Hincmar de Laon vienne à Rome et devant nous, appuyé de votre puissance. » Nous admirons où l’auteur de cette lettre a trouvé qu’un roi, obligé à corriger les méchants et à venger les crimes, doive envoyer à Rome un coupable condamné selon les règles, vu principalement qu’avant sa déposition il a été convaincu dans trois conciles d’entreprises contre le repos public, et qu’après sa déposition il persévéra dans sa désobéissance.
« Nous sommes obligés de vous écrire encore que, nous autres rois de France, nés de race royale, n’avons point passé jusqu’à présent pour les lieutenants des évêques, mais pour les seigneurs de la terre. Et, comme dit saint Léon et le concile romain, les rois et les empereurs que Dieu a établis pour commander sur la terre ont permis aux évêques de régler leurs affaires suivant leurs ordonnances ; mais ils n’ont pas été les économes des évêques, et si vous feuilletez les registres de vos prédécesseurs, vous ne trouverez point qu’ils aient écrit aux nôtres comme vous venez de nous écrire. »
Il rapporte ensuite deux lettres de saint Grégoire pour montrer avec quelle modestie il écrivait, non-seulement aux rois de France, mais aux exarques d’Italie. « Enfin, conclut-il, je vous prie de ne me plus envoyer, à moi ni aux évêques de mon royaume, de telles lettres, afin que nous puissions toujours leur rendre l’honneur et le respect qui leur convient. » Les évêques du concile de Douzy répondirent au pape à peu près sur le même ton ; et quoique nous n’ayons pas la lettre en entier, il paraît qu’ils voulaient prouver que l’appel d’Hincmar ne devait pas être jugé à Rome, mais en France par des juges délégués conformément aux canons du concile de Sardique.
Ces deux exemples suffisent pour faire sentir combien les papes étendaient leur juridiction à la faveur de ces fausses décrétales. Et quoique Hincmar de Reims objectât à Adrien que, n’étant point rapportées dans le code des canons, elles ne pouvaient renverser la discipline établie par les canons, ce qui le fit accuser auprès du pape Jean VIII de ne pas recevoir les décrétales des papes, il ne laissa pas d’alléguer lui-même ces décrétales dans ses lettres et ses autres opuscules. Son exemple fut suivi par plusieurs évêques. On admit d’abord celles qui n’étaient point contraires aux canons les plus récents, ensuite on se rendit encore moins scrupuleux.
Les conciles eux-mêmes en firent usage. C’est ainsi que dans celui de Reims, tenu l’an 992, les évêques se servirent des décrétales d’Anaclet, de Jules, de Damase, et des autres papes, dans la cause d’Arnoul. Les conciles suivants imitèrent celui de Reims. Les papes Grégoire VII, Urbain II, Pascal II, Urbain III, Alexandre III, soutinrent les maximes qu’ils y lisaient, persuadés que c’était la discipline des beaux jours de l’Église. Enfin les compilateurs des canons, Bouchard de Vorms, Yves de Chartres, et Gratien, en remplirent leur collection. Lorsqu’on eut commencé à enseigner le décret publiquement dans les écoles, et à le commenter, tous les théologiens polémiques et scolastiques, et tous les interprètes du droit canon, employèrent à l’envi ces fausses décrétales pour confirmer les dogmes catholiques ou établir la discipline, et en parsemèrent leurs ouvrages.
Ce ne fut que dans le xvie siècle que l’on conçut les premiers soupçons sur leur authenticité. Érasme et plusieurs avec lui la révoquèrent en doute ; voici sur quels fondements :
1º Les décrétales rapportées dans la collection d’Isidore ne sont point dans celle de Denis le Petit, qui n’a commencé à citer les décrétales des papes qu’à Sirice. Cependant il nous apprend qu’il avait pris un soin extrême à les recueillir. Ainsi elles n’auraient pu lui échapper, si elles avaient existé dans les archives de l’Église de Rome, où il faisait son séjour. Si elles ont été inconnues à l’Église romaine à qui elles étaient favorables, elles l’ont été également à toute l’Église. Les Pères ni les conciles des huit premiers siècles n’en ont fait aucune mention. Or comment accorder un silence aussi universel avec leur authenticité ?
2º Ces décrétales n’ont aucun rapport avec l’état des choses dans les temps où on les suppose écrites. On n’y dit pas un mot des hérétiques des trois premiers siècles, ni des autres affaires de l’Église dont les véritables ouvrages d’alors sont remplis : ce qui prouve qu’elles ont été fabriquées postérieurement.
3º Leurs dates sont presque toutes fausses. Leur auteur suit en général la chronologie du livre pontifical, qui, de l’aveu de Caronius, est très-fautive. C’est un indice pressant que cette collection n’a été composée que depuis le livre pontifical.
4º Ces décrétales, dans toutes les citations des passages de l’Écriture, emploient la version appelée Vulgate, faite ou du moins revue et corrigée par saint Jérôme ; donc elles sont plus récentes que saint Jérôme.
5° Enfin elles sont toutes écrites d’un même style, qui est très- barbare, et en cela très-conforme à l’ignorance du viiie siècle : or il n’est pas vraisemblable que tous les différents papes dont elles portent le nom aient affecté cette uniformité de style. On en peut conclure avec assurance que toutes ces décrétales sont d’une même main.
Outre ces raisons générales, chacune des pièces qui composent le recueil d’Isidore porte avec elle des marques de supposition qui lui sont propres, et dont aucune n’a échappé à la critique sévère de David Blondel, à qui nous sommes principalement redevables des lumières que nous avons aujourd’hui sur cette compilation, qui n’est plus nommée que les fausses décrétales ; mais les usages par elles introduits n’en subsistent pas moins dans une partie de l’Europe.
Il semble que le Dictionnaire encyclopédique, à l’article Défloration, fasse entendre qu’il n’était pas permis par les lois romaines de faire mourir une fille, à moins qu’auparavant on ne lui ôtât sa virginité. On donne pour exemple la fille de Séjan, que le bourreau viola dans la prison avant de l’étrangler, pour n’avoir pas à se reprocher d’avoir étranglé une pucelle, et pour satisfaire à la loi[14].
Premièrement, Tacite ne dit point que la loi ordonnât qu’on ne fît jamais mourir les pucelles. Une telle loi n’a jamais existé ; et si une fille de vingt ans, vierge ou non, avait commis un crime capital, elle aurait été punie comme une vieille mariée ; mais la loi portait qu’on ne punirait pas de mort les enfants, parce qu’on les croyait incapables de crimes.
La fille de Séjan était enfant aussi bien que son frère, et si la barbarie de Tibère et la lâcheté du sénat les abandonnèrent au bourreau, ce fut contre toutes les lois. De telles horreurs ne se seraient pas commises du temps des Scipions et de Caton le censeur, Cicéron n’aurait pas fait mourir une fille de Catilina, âgée de sept à huit ans. Il n’y avait que Tibère et le sénat de Tibère qui pussent outrager ainsi la nature. Le bourreau qui commit les deux crimes abominables de déflorer une fille de huit ans, et de l’étrangler ensuite, méritait d’être un des favoris de Tibère.
Heureusement Tacite ne dit point que cette exécrable exécution soit vraie ; il dit qu’on l’a rapportée, tradunt ; et ce qu’il faut bien observer, c’est qu’il ne dit point que la loi défendît d’infliger le dernier supplice à une vierge, il dit seulement que la chose était inouïe, inauditum. Quel livre immense on composerait de tous les faits qu’on a crus, et dont il fallait douter !
et ses passions.
L’homme n’a jamais pu produire par l’art rien de ce que fait la nature. Il a cru faire de l’or, et il n’a jamais pu seulement faire de la boue, quoiqu’il en soit pétri. On nous a fait voir un canard artificiel qui marchait, qui béquetait ; mais on n’a pu réussir à le faire digérer, et à former de vraies déjections.
Quel art pourrait produire une matière qui, ayant été préparée par les glandes salivaires, ensuite par le suc gastrique, puis par la bile hépatique, et par le suc pancréatique, ayant fourni dans sa route un chyle qui s’est changé en sang, devient enfin ce composé fétide et putride qui sort de l’intestin rectum par la force étonnante des muscles ?
Il y a sans doute autant d’industrie et de puissance à former ainsi cette déjection qui rebute la vue, et à lui préparer les conduits qui servent à sa sortie, qu’à produire la semence qui fit naître Alexandre, Virgile et Newton, et les yeux avec lesquels Galilée vit de nouveaux cieux. La décharge de ces excréments est nécessaire à la vie comme la nourriture.
Le même artifice les prépare, les pousse et les évacue, chez l’homme et chez les animaux.
Ne nous étonnons pas que l’homme, avec tout son orgueil, naisse entre la matière fécale et l’urine, puisque ces parties de lui-même, plus ou moins élaborées, plus souvent ou plus rarement expulsées, plus ou moins putrides, décident de son caractère et de la plupart des actions de sa vie.
Sa merde commence à se former dans le duodénum quand ses aliments sortent de son estomac et s’imprègnent de la bile de son foie. Qu’il ait une diarrhée, il est languissant et doux, la force lui manque pour être méchant. Qu’il soit constipé, alors les sels et les soufres de sa merde entrent dans son chyle, portent l’acrimonie dans son sang, fournissent souvent à son cerveau des idées atroces. Tel homme (et le nombre en est grand) n’a commis des crimes qu’à cause de l’acrimonie de son sang, qui ne venait que de ses excréments par lesquels ce sang était altéré.
Ô homme ! qui oses te dire l’image de Dieu, dis-moi si Dieu mange, et s’il a un boyau rectum.
Toi l’image de Dieu ! et ton cœur et ton esprit dépendent d’une selle !
Toi l’image de Dieu sur ta chaise percée ! Le premier qui dit cette impertinence la proféra-t-il par une extrême bêtise, ou par un extrême orgueil ?
Plus d’un penseur (comme vous le verrez ailleurs) a douté qu’une âme immatérielle et immortelle pût venir, de je ne sais où, se loger pour si peu de temps entre de la matière fécale et de l’urine.
Qu’avons-nous, disent- ils, au-dessus des animaux ? Plus d’idées, plus de mémoire, la parole, et deux mains adroites. Qui nous les a données ? Celui qui donne des ailes aux oiseaux et des écailles aux poissons. Si nous sommes ses créatures, comment pouvons-nous être son image ?
Nous répondons à ces philosophes que nous ne sommes l’image de Dieu que par la pensée. Ils nous répliquent que la pensée est un don de Dieu, qui n’est point du tout sa peinture ; et que nous ne sommes images de Dieu en aucune façon. Nous les laissons dire, et nous les renvoyons à messieurs de Sorbonne.
Plusieurs animaux mangent nos excréments ; et nous mangeons ceux de plusieurs animaux, ceux des grives, des bécasses, des ortolans, des alouettes.
Voyez à l’article Ézéchiel pourquoi le Seigneur lui ordonna de manger de la merde sur son pain, et se borna ensuite à la fiente de vache.
Nous avons connu le trésorier Paparel qui mangeait les déjections des laitières ; mais ce cas est rare, et c’est celui de ne pas disputer des goûts.
Parcourez toute la terre, vous trouverez que le vol, le meurtre, l’adultère, la calomnie, sont regardés comme des délits que la société condamne et réprime ; mais ce qui est approuvé en Angleterre, et condamné en Italie, doit-il être puni en Italie comme un de ces attentats contre l’humanité entière ? c’est là ce que j’appelle délit local. Ce qui n’est criminel que dans l’enceinte de quelques montagnes, ou entre deux rivières, n’exige-t-il pas des juges plus d’indulgence que ces attentats qui sont en horreur à toutes les contrées ? Le juge ne doit-il pas se dire à lui-même : Je n’oserais punir à Raguse ce que je punis à Lorette ? Cette réflexion ne doit-elle pas adoucir dans son cœur cette dureté qu’il n’est que trop aisé de contracter dans le long exercice de son emploi ?
On connaît les kermesses de la Flandre : elles étaient portées dans le siècle passé jusqu’à une indécence qui pouvait révolter des yeux inaccoutumés à ces spectacles.
Voici comme l’on célébrait la fête de Noël dans quelques villes. D’abord paraissait un jeune homme à moitié nu, avec des ailes au dos ; il récitait l’Ave Maria à une jeune fille, qui lui répondait fiat, et l’ange la baisait sur la bouche ; ensuite un enfant enfermé dans un grand coq de carton criait en imitant le chant du coq : Puer natus est nobis. Un gros bœuf en mugissant disait ubi, qu’il prononçait oubi ; une brebis bêlait en criant Bethléem. Un âne criait hihanus, pour signifier eamus ; une longue procession, précédée de quatre fous avec des grelots et des marottes, fermait la marche. Il reste encore aujourd’hui des traces de ces dévotions populaires, que chez des peuples plus instruits on prendrait pour profanations. Un Suisse de mauvaise humeur, et peut-être plus ivre que ceux qui jouaient le rôle du bœuf et de l’âne, se prit de parole avec eux dans Louvain ; il y eut des coups de donnés : on voulut faire pendre le Suisse, qui échappa à peine.
Le même homme eut une violente querelle à la Haye en Hollande, pour avoir pris hautement le parti de Barneveldt contre un gomariste outré. Il fut mis en prison à Amsterdam pour avoir dit que les prêtres sont le fléau de l’humanité et la source de tous nos malheurs. « Eh quoi ! disait-il, si l’on croit que les bonnes œuvres peuvent servir au salut, on est au cachot ; si l’on se moque d’un coq et d’un âne, on risque la corde. » Cette aventure, toute burlesque qu’elle est, fait assez voir qu’on peut être répréhensible sur un ou deux points de notre hémisphère, et être
absolument innocent dans le reste du monde[17].
Nous commençons par déclarer que nous croyons le déluge universel, parce qu’il est rapporté dans les saintes Écritures hébraïques transmises aux chrétiens.
Nous le regardons comme un miracle :
1° Parce que tous les faits où Dieu daigne intervenir, dans les sacrés cahiers, sont autant de miracles :
2° Parce que l’Océan n’aurait pu s’élever de quinze coudées, ou vingt et un pieds et demi de roi, au-dessus des plus hautes montagnes, sans laisser son lit à sec, et sans violer en même temps toutes les lois de la pesanteur et de l’équilibre des liqueurs, ce qui exigeait évidemment un miracle ;
3° Parce que, quand même il aurait pu parvenir à la hauteur proposée, l’arche n’aurait pu contenir, selon les lois de la physique, toutes les bêtes de l’univers et leur nourriture pendant si longtemps, attendu que les lions, les tigres, les panthères, les léopards, les onces, les rhinocéros, les ours, les loups, les hyènes, les aigles, les éperviers, les milans, les vautours, les faucons, et tous les animaux carnassiers, qui ne se nourrissent que de chair, seraient morts de faim, même après avoir mangé toutes les autres espèces.
On imprima autrefois, à la suite des Pensées de Pascal, une dissertation d’un marchand de Rouen, nommé Le Pelletier, dans laquelle il propose la manière de bâtir un vaisseau où l’on puisse faire entrer tous les animaux, et les nourrir pendant un an. On voit bien que ce marchand n’avait jamais gouverné de basse-cour. Nous sommes obligés d’envisager M. Le Pelletier, architecte de l’arche[19], comme un visionnaire qui ne se connaissait pas en ménagerie, et le déluge comme un miracle adorable, terrible, et incompréhensible à la faible raison du sieur Le Pelletier tout comme à la nôtre ;
4° Parce que l’impossibilité physique d’un déluge universel, par des voies naturelles, est démontrée en rigueur ; en voici la démonstration.
Toutes les mers couvrent la moitié du globe ; en prenant une mesure commune de leur profondeur vers les rivages et en haute mer, on compte cinq cents pieds.
Pour qu’elles couvrissent les deux hémisphères seulement de cinq cents pieds, il faudrait non-seulement un océan de cinq cents pieds de profondeur sur toute la terre habitable, mais il faudrait encore une nouvelle mer pour envelopper notre océan actuel ; sans quoi les lois de la pesanteur et des fluides feraient écouler ce nouvel amas d’eau, profond de cinq cents pieds, que la terre supporterait.
Voilà donc deux nouveaux océans pour couvrir, seulement de cinq cents pieds, le globe terraqué.
En ne donnant aux montagnes que vingt mille pieds de hauteur, ce serait donc quarante océans de cinq cents pieds de hauteur chacun qu’il serait nécessaire d’établir les uns sur les autres, pour égaler seulement la cime des hautes montagnes. Chaque océan supérieur contiendrait tous les autres, et le dernier de tous ces océans serait d’une circonférence qui contiendrait quarante fois celle du premier.
Pour former cette masse d’eau, il aurait fallu la créer du néant. Pour la retirer, il aurait fallu l’anéantir.
Donc l’événement du déluge est un double miracle, et le plus grand qui ait jamais manifesté la puissance de l’éternel souverain de tous les globes.
Nous sommes très-surpris que des savants aient attribué à ce déluge quelques coquilles répandues cà et là sur notre continent[20].
Nous sommes encore plus surpris de ce que nous lisons à l’article Déluge du Grand Dictionnaire encyclopédique ; on y cite un auteur qui dit des choses si profondes[21] qu’on les prendrait pour creuses. C’est toujours Pluche ; il prouve la possibilité du déluge par l’histoire des géants qui firent la guerre aux dieux.
Briarée, selon lui, est visiblement le déluge, car il signifie la perte de la sérénité ; et en quelle langue signifie-t-il cette perte ? en hébreu. Mais Briarée est un mot grec qui veut dire robuste. Ce n’est point un mot hébreu. Quand par hasard il le serait, gardons-nous d’imiter Bochart, qui fait dériver tant de mots grecs, latins, français même, de l’idiome hébraïque. Il est certain que les Grecs ne connaissaient pas plus l’idiome juif que la langue chinoise.
Le géant Othus est aussi en hébreu, selon Pluche, le dérangement des saisons. Mais c’est encore un mot grec qui ne signifie rien, du moins que je sache ; et quand il signifierait quelque chose, quel rapport, s’il vous plaît, avec l’hébreu ?
Porphyrion est un tremblement de terre en hébreu ; mais en grec, c’est du porphyre. Le déluge n’a que faire là.
Mimas, c’est une grande pluie ; pour le coup en voilà une qui peut avoir quelque rapport au déluge. Mais en grec mimas veut dire imitateur, comédien ; il n’y a pas moyen de donner au déluge une telle origine,
Encelade, autre preuve du déluge en hébreu : car, selon Pluche, c’est la fontaine du temps ; mais malheureusement, en grec, c’est du bruit.
Éphialtes, autre démonstration du déluge en hébreu : car éphialtes, qui signifie sauteur, oppresseur, incube, en grec, est, selon Pluche, un grand amas de nuées.
Or, les Grecs ayant tout pris chez les Hébreux, qu’ils ne connaissaient pas, ont évidemment donné à leurs géants tous ces noms que Pluche tire de l’hébreu comme il peut ; le tout en mémoire du déluge.
Deucalion, selon lui, signifie l’affaiblissement du soleil. Cela n’est pas vrai ; mais n’importe.
C’est ainsi que raisonne Pluche ; c’est lui que cite l’auteur de l’article Déluge sans le réfuter. Parle-t-il sérieusement ? se moque-t-il ? je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’il n’y a guère de système dont on puisse parler sans rire.
J’ai peur que cet article du Grand Dictionnaire, attribué à M. Boulanger, ne soit sérieux ; en ce cas nous demandons si ce morceau est philosophique ? La philosophie se trompe si souvent que nous n’osons prononcer contre M. Boulanger.
Nous osons encore moins demander ce que c’est que l’abîme qui se rompit et les cataractes du ciel qui s’ouvrirent. Isaac Vossius nie l’universalité du déluge[22] ; hoc est pie nugari. Calmet la soutient en assurant que les corps ne pèsent dans l’air que par la raison que l’air les comprime. Calmet n’était pas physicien, et la pesanteur de l’air n’a rien à faire avec le déluge. Contentons-nous de lire et de respecter tout ce qui est dans la Bible[23] sans en comprendre un mot.
Je ne comprends pas comment Dieu créa une race pour la noyer, et pour lui substituer une race plus méchante encore ;
Comment sept paires de toutes les espèces d’animaux non immondes vinrent des quatre quarts du globe, avec deux paires des immondes, sans que les loups mangeassent les brebis en chemin, et sans que les éperviers mangeassent les pigeons, etc., etc. ;
Comment huit personnes purent gouverner, nourrir, abreuver tant d’embarqués pendant près de deux ans : car il fallut encore un an, après la cessation du déluge, pour alimenter tous ces passagers, vu que l’herbe était courte.
Je ne suis pas comme M. Le Pelletier : j’admire tout, et je n’explique rien.
Le pire des états, c’est l’état populaire.
Cinna s’en explique ainsi à Auguste[25]. Mais aussi Maxime soutient que
Le pire des états, c’est l’état monarchique[26].
Bayle ayant plus d’une fois, dans son Dictionnaire, soutenu le pour et le contre, fait, à l’article de Périclès, un portrait fort hideux de la démocratie, et surtout de celle d’Athènes.
Un républicain grand amateur de la démocratie, qui est l’un de nos faiseurs de questions, nous envoie sa réfutation de Bayle et son apologie d’Athènes. Nous exposerons ses raisons. C’est le privilége de quiconque écrit de juger les vivants et les morts ; mais on est jugé soi-même par d’autres, qui le seront à leur tour; et de siècle en siècle toutes les sentences sont réformées.
Bayle donc, après quelques lieux communs, dit ces propres mots : « Qu’on chercherait en vain dans l’histoire de Macédoine autant de tyrannie que l’histoire d’Athènes nous en présente. »
Peut-être Bayle était-il mécontent de la Hollande quand il écrivait ainsi ; et probablement mon républicain qui le réfute est content de sa petite ville démocratique, quant à présent.
Il est difficile de peser dans une balance bien juste les iniquités de la république d’Athènes et celles de la cour de Macédoine. Nous reprochons encore aujourd’hui aux Athéniens le bannissement de Cimon, d’Aristide, de Thémistocle, d’Alcibiade, les jugements à mort portés contre Phocion et contre Socrate, jugements qui ressemblent à ceux de quelques-uns de nos tribunaux absurdes et cruels.
Enfin ce qu’on ne pardonne point aux Athéniens, c’est la mort de leurs six généraux victorieux, condamnés pour n’avoir pas eu le temps d’enterrer leurs morts après la victoire, et pour en avoir été empêchés par une tempête. Cet arrêt est à la fois si ridicule et si barbare, il porte un tel caractère de superstition et d’ingratitude, que ceux de l’Inquisition, ceux qui furent rendus contre Urbain Grandier et contre la maréchale d’Ancre, contre Morin, contre tant de sorciers, etc., ne sont pas des inepties plus atroces.
On a beau dire, pour excuser les Athéniens, qu’ils croyaient, d’après Homère, que les âmes des morts étaient toujours errantes, à moins qu’elles n’eussent reçu les honneurs de la sépulture ou du bûcher : une sottise n’excuse point une barbarie.
Le grand mal que les âmes de quelques Grecs se fussent promenées une semaine ou deux au bord de la mer ! Le mal est de livrer des vivants aux bourreaux, et des vivants qui vous ont gagné une bataille, des vivants que vous deviez remercier à genoux.
Voilà donc les Athéniens convaincus d’avoir été les plus sots et les plus barbares juges de la terre.
Mais il faut mettre à présent dans la balance les crimes de la cour de Macédoine ; on verra que cette cour l’emporte prodigieusement sur Athènes en fait de tyrannie et de scélératesse.
Il n’y a d’ordinaire nulle comparaison à faire entre les crimes des grands, qui sont toujours ambitieux, et les crimes du peuple, qui ne veut jamais, et qui ne peut vouloir que la liberté et l’égalité. Ces deux sentiments liberté et égalité ne conduisent point droit à la calomnie, à la rapine, à l’assassinat, à l’empoisonnement, à la dévastation des terres de ses voisins, etc. ; mais la grandeur ambitieuse et la rage du pouvoir précipitent dans tous ces crimes en tous temps et en tous lieux.
On ne voit dans cette Macédoine, dont Bayle oppose la vertu à celle d’Athènes, qu’un tissu de crimes épouvantables pendant deux cents années de suite.
C’est Ptolémée, oncle d’Alexandre le Grand, qui assassine son frère Alexandre pour usurper le royaume.
C’est Philippe, son frère, qui passe sa vie à tromper et à violer[27] et qui finit par être poignardé par Pausanias.
Olympias fait jeter la reine Cléopâtre et son fils dans une cuve d’airain brûlante. Elle assassine Aridée.
Antigone assassine Eumènes.
Antigone Gonatas, son fils, empoisonne le gouverneur de la citadelle de Corinthe, épouse sa veuve, la chasse, et s’empare de la citadelle.
Philippe, son petit-fils, empoisonne Démétrius, et souille toute la Macédoine de meurtres.
Persée tue sa femme de sa propre main, et empoisonne son frère.
Ces perfidies et ces barbaries sont fameuses dans l’histoire.
Ainsi donc, pendant deux siècles, la fureur du despotisme fait de la Macédoine le théâtre de tous les crimes ; et, dans le même espace de temps, vous ne voyez le gouvernement populaire d’Athènes souillé que de cinq ou six iniquités judiciaires, de cinq ou six jugements atroces, dont le peuple s’est toujours repenti, et dont il a fait amende honorable. Il demanda pardon à Socrate après sa mort, et lui érigea le petit temple du Socrateion. Il demanda pardon à Phocion, et lui éleva une statue. Il demanda pardon aux six généraux condamnés avec tant de ridicule, et si indignement exécutés. Ils mirent aux fers le principal accusateur, qui n’échappa qu’à peine à la vengeance publique. Le peuple athénien était donc naturellement aussi bon que léger. Dans quel État despotique a-t-on jamais pleuré ainsi l’injustice de ses arrêts précipités ?
Bayle a donc tort cette fois : mon républicain a donc raison. Le gouvernement populaire est donc par lui-même moins inique, moins abominable que le pouvoir tyrannique.
Le grand vice de la démocratie n’est certainement pas la tyrannie et la cruauté : il y eut des républicains montagnards, sauvages et féroces ; mais ce n’est pas l’esprit républicain qui les fit tels : c’est la nature. L’Amérique septentrionale était toute en républiques. C’étaient des ours.
Le véritable vice d’une république civilisée est dans la fable turque du dragon à plusieurs têtes et du dragon à plusieurs queues. La multitude des têtes se nuit, et la multitude des queues obéit à une seule tête qui veut tout dévorer.
La démocratie ne semble convenir qu’à un très-petit pays ; encore faut-il qu’il soit heureusement situé. Tout petit qu’il sera. il fera beaucoup de fautes, parce qu’il sera composé d’hommes. La discorde y régnera comme dans un couvent de moines ; mais il n’y aura ni Saint-Barthélemy, ni massacres d’Irlande, ni vêpres siciliennes, ni Inquisition, ni condamnation aux galères pour avoir pris de l’eau dans la mer sans payer, à moins qu’on ne suppose cette république composée de diables dans un coin de l’enfer.
Après avoir pris le parti de mon Suisse contre l’ambidextre Bayle, j’ajouterai :
Que les Athéniens furent guerriers comme les Suisses, et polis comme les Parisiens l’ont été sous Louis XIV ;
Qu’ils ont réussi dans tous les arts qui demandent le génie et la main, comme les Florentins du temps de Médicis ;
Qu’ils ont été les maîtres des Romains dans les sciences et dans l’éloquence, du temps même de Cicéron ;
Que ce petit peuple, qui avait à peine un territoire, et qui n’est aujourd’hui qu’une troupe d’esclaves ignorants, cent fois moins nombreux que les Juifs, et ayant perdu jusqu’à son nom, l’emporte pourtant sur l’empire romain par son antique réputation qui triomphe des siècles et de l’esclavage.
L’Europe a vu une république, dix fois plus petite encore qu’Athènes[28], attirer pendant cent cinquante ans les regards de l’Europe, et son nom placé à côté du nom de Rome, dans le temps que Rome commandait encore aux rois, qu’elle condamnait un Henri souverain de la France, et qu’elle absolvait et fouettait un autre Henri le premier homme de son siècle ; dans le temps même que Venise conservait son ancienne splendeur, et que la nouvelle république des sept Provinces-Unies étonnait l’Europe et les Indes par son établissement et par son commerce.
Cette fourmilière imperceptible ne put être écrasée par le roi démon du Midi[29], et dominateur des deux mondes, ni par les intrigues du Vatican, qui faisaient mouvoir les ressorts de la moitié de l’Europe. Elle résista par la parole et par les armes ; et à l’aide d’un Picard qui écrivait, et d’un petit nombre de Suisses qui combattit, elle s’affermit, elle triompha ; elle put dire Rome et moi. Elle tint tous les esprits partagés entre les riches pontifes successeurs des Scipions, Romanos rerum dominos[30], et les pauvres habitants d’un coin de terre longtemps ignoré dans le pays de la pauvreté et des goîtres.
Il s’agissait alors de savoir comment l’Europe penserait sur des questions que personne n’entendait. C’était la guerre de l’esprit humain. On eut des Calvin, des Bèze, des Turretin, pour ses Démosthènes, ses Platon et ses Aristote.
L’absurdité de la plupart des questions de controverse qui tenaient l’Europe attentive ayant été enfin reconnue, la petite république se tourna vers ce qui paraît solide, l’acquisition des richesses. Le système de Lass, plus chimérique et non moins funeste que ceux des supralapsaires et des infralapsaires, engagea dans l’arithmétique ceux qui ne pouvaient plus se faire un nom en théo-morianique. Ils devinrent riches, et ne furent plus rien.
On croit qu’il n’y a aujourd’hui de républiques qu’en Europe. Ou je me trompe, ou je l’ai dit aussi quelque part[31] ; mais c’eût été une très-grande inadvertance. Les Espagnols trouvèrent en Amérique la république de Tlascala très-bien établie. Tout ce qui n’a pas été subjugué dans cette partie du monde est encore république. Il n’y avait dans tout ce continent que deux royaumes lorsqu’il fut découvert ; et cela pourrait bien prouver que le gouvernement républicain est le plus naturel. Il faut s’être bien raffiné, et avoir passé par bien des épreuves, pour se soumettre au gouvernement d’un seul.
En Afrique, les Hottentots, les Cafres, et plusieurs peuplades de nègres, sont des démocraties. On prétend que les pays où l’on vend le plus de nègres sont gouvernés par des rois. Tripoli, Tunis, Alger, sont des républiques de soldats et de pirates. Il y en a aujourd’hui de pareilles dans l’Inde : les Marattes, plusieurs hordes de Patanes, les Seiks, n’ont point de rois : ils élisent des chefs quand ils vont piller.
Telles sont encore plusieurs sociétés de Tartares. L’empire turc même a été très-longtemps une république de janissaires qui étranglaient souvent leur sultan quand leur sultan ne les faisait pas décimer.
On demande tous les jours si un gouvernement républicain est préférable à celui d’un roi ? La dispute finit toujours par convenir qu’il est fort difficile de gouverner les hommes. Les Juifs eurent pour maître Dieu même ; voyez ce qui leur en est arrivé : ils ont été presque toujours battus et esclaves, et aujourd’hui ne trouvez-vous pas qu’ils font une belle figure ?
Possédés du démon, énergumènes, exorcisés, « ou plutôt » malades de la matrice, des pâles couleurs, hypocondriaques, épileptiques, cataleptiques, guéris par les émollients de M. Pomme, grand exorciste.
Les vaporeux, les épileptiques, les femmes travaillées de l’utérus, passèrent toujours pour être les victimes des esprits malins, des démons malfaisants, des vengeances des dieux. Nous avons vu[33] que ce mal s’appelait le mal sacré, et que les prêtres de l’antiquité s’emparèrent partout de ces maladies, attendu que les médecins étaient de grands ignorants.
Quand les symptômes étaient fort compliqués, c’est qu’on avait plusieurs démons dans le corps, un démon de fureur, un de luxure, un de contraction, un de roideur, un d’éblouissement, un de surdité ; et l’exorciseur avait à coup sûr un démon d’absurdité joint à un de friponnerie.
[34] Nous avons vu[35] que les Juifs chassaient les diables du corps des possédés avec la racine barath et des paroles ; que notre Sauveur les chassait par une vertu divine, qu’il communiqua cette vertu à ses apôtres, mais que cette vertu est aujourd’hui fort affaiblie.
On a voulu renouveler depuis peu l’histoire de saint Paulin. Ce saint vit à la voûte d’une église un pauvre démoniaque qui marchait sous cette voûte ou sur cette voûte, la tête en bas et les pieds en haut, à peu près comme une mouche. Saint Paulin vit bien que cet homme était possédé ; il envoya vite chercher à quelques lieues de là des reliques de saint Félix de Nole : on les appliqua au patient comme des vésicatoires. Le démon, qui soutenait cet homme contre la voûte, s’enfuit aussitôt, et le démoniaque tomba sur le pavé.
Nous pouvons douter de cette histoire en conservant le plus profond respect pour les vrais miracles ; et il nous sera permis de dire que ce n’est pas ainsi que nous guérissons aujourd’hui les démoniaques. Nous les saignons, nous les baignons, nous les purgeons doucement, nous leur donnons des émollients : voilà comme M. Pomme les traite ; et il a opéré plus de cures que les prêtres d’Isis et de Diane, ou autres, n’ont jamais fait de miracles.
Quant aux démoniaques qui se disent possédés pour gagner de l’argent, au lieu de les baigner on les fouette.
Il arrivait souvent que des épileptiques ayant les fibres et les muscles desséchés pesaient moins qu’un pareil volume d’eau, et surnageaient quand on les mettait dans le bain. On criait : Miracle ! on disait : C’est un possédé ou un sorcier ; on allait chercher de l’eau bénite ou un bourreau. C’était une preuve indubitable, ou que le démon s’était rendu maître du corps de la personne surnageante, ou qu’elle s’était donnée à lui. Dans le premier cas elle était exorcisée, dans le second elle était brûlée.
C’est ainsi que nous avons raisonné et agi pendant quinze ou seize cents ans ; et nous avons osé nous moquer des Cafres[36] ! c’est une exclamation qui peut souvent échapper[37].
En 1603, dans une petite ville de la Franche-Comté, une femme de qualité faisait lire les Vies des saints à sa belle-fille devant ses parents ; cette jeune personne, un peu trop instruite, mais ne sachant pas l’orthographe, substitua le mot d’histoires à celui de vies. Sa marâtre, qui la haïssait, lui dit aigrement : Pourquoi ne lisez-vous pas comme il y a ? La petite fille rougit, trembla, n’osa répondre ; elle ne voulut pas déceler celle de ses compagnes qui lui avait appris le mot propre mal orthographié, qu’elle avait eu la pudeur de ne pas prononcer. Un moine, confesseur de la maison, prétendit que c’était le diable qui lui avait enseigné ce mot. La fille aima mieux se taire que se justifier : son silence fut regardé comme un aveu. L’Inquisition la convainquit d’avoir fait un pacte avec le diable. Elle fut condamnée à être brûlée, parce qu’elle avait beaucoup de bien de sa mère, et que la confiscation appartenait de droit aux inquisiteurs : elle fut la cent millième victime de la doctrine des démoniaques, des possédés, des exorcismes, et des véritables diables qui ont régné sur la terre.
L’auteur de l’article Apocryphe a négligé une centaine d’ouvrages reconnus pour tels, et qui, étant entièrement oubliés, semblaient ne pas mériter d’entrer dans sa liste. Nous avons cru devoir ne pas omettre saint Denis, surnommé l’Aréopagite, qu’on a prétendu longtemps avoir été disciple de saint Paul et d’un Hiérothée, compagnon de saint Paul, qu’on n’a jamais connu. Il fut, dit-on, sacré évêque d’Athènes par saint Paul lui-même. Il est dit dans sa Vie qu’il alla rendre une visite dans Jérusalem à la sainte Vierge, et qu’il la trouva si belle et si majestueuse qu’il fut tenté de l’adorer.
Après avoir longtemps gouverné l’Église d’Athènes, il alla conférer avec saint Jean l’Évangéliste à Éphèse, ensuite à Rome avec le pape Clément ; de là il alla exercer son apostolat en France ; « et sachant, dit l’histoire, que Paris était une ville riche, peuplée, abondante, et comme la capitale des autres, il vint y planter une citadelle pour battre l’enfer et l’infidélité en ruine ».
On le regarda très-longtemps comme le premier évêque de Paris. Harduinus, l’un de ses historiens, ajoute qu’à Paris on l’exposa aux bêtes ; mais qu’ayant fait le signe de la croix sur elles, les bêtes se prosternèrent à ses pieds. Les païens parisiens le jetèrent alors dans un four chaud ; il en sortit frais et en parfaite santé. On le crucifia ; quand il fut crucifié, il se mit à prêcher du haut de la potence.
On le ramena en prison avec Rustique et Éleuthère, ses compagnons. Il y dit la messe ; saint Rustique servit de diacre, et Éleuthère de sous-diacre. Enfin on les mena tous trois à Montmartre, et on leur trancha la tête, après quoi ils ne dirent plus de messe.
Mais, selon Harduinus, il arriva un bien plus grand miracle : le corps de saint Denis se leva debout, prit sa tête entre ses mains ; les anges l’accompagnaient en chantant : Gloria tibi, Domine, alleluia. Il porta sa tête jusqu’à l’endroit où on lui bâtit une église, qui est la fameuse église de Saint-Denis.
Métaphraste, Harduinus, Hincmar, évêque de Reims, disent qu’il fut martyrisé à l’âge de quatre-vingt-onze ans ; mais le cardinal Baronius prouve qu’il en avait cent dix[39], en quoi il est suivi par Ribadeneira, savant auteur de la Fleur des saints. C’est sur quoi nous ne prenons point de parti.
On lui attribue dix-sept ouvrages, dont malheureusement nous avons perdu six. Les onze qui nous restent ont été traduits du grec par Jean Scot, Hugues de Saint-Victor, Albert dit le Grand, et plusieurs autres savants illustres.
Il est vrai que depuis que la saine critique s’est introduite dans le monde, on est convenu que tous les livres qu’on attribue à Denis furent écrits par un imposteur l’an 362 de notre ère[40], et il ne reste plus sur cela de difficultés.
Ce qui a surtout excité une grande querelle entre les savants, c’est ce que rapporte un des auteurs inconnus de la Vie de saint Denis. On a prétendu que ce premier évêque de Paris étant en Égypte dans la ville de Diospolis, ou No-Ammon, à l’âge de vingt-cinq ans, et n’étant pas encore chrétien, il y fut témoin, avec un de ses amis, de la fameuse éclipse du soleil arrivée dans la pleine lune à la mort de Jésus-Christ, et qu’il s’écria en grec : Ou Dieu pâtit, ou il s’afflige avec le patient.
Ces paroles ont été diversement rapportées par divers auteurs ; mais dès le temps d’Eusèbe de Césarée, on prétendait que deux historiens, l’un nommé Phlégon et l’autre Thallus, avaient fait mention de cette éclipse miraculeuse. Eusèbe de Césarée cite Phlégon ; mais nous n’avons plus ses ouvrages. Il disait, à ce qu’on prétend, que cette éclipse arriva la quatrième année de la deux centième olympiade, qui serait la dix-huitième année de Tibère. Il y a sur cette anecdote plusieurs leçons, et on peut se défier de toutes, d’autant plus qu’il reste à savoir si on comptait encore par olympiades du temps de Phlégon : ce qui est fort douteux.
Ce calcul important intéressa tous les astronomes ; Hodgson, Whiston, Gale Maurice[41] et le fameux Halley, ont démontré qu’il n’y avait point eu d’éclipsé de soleil cette année ; mais que dans la première année de la deux cent deuxième olympiade, le 24 novembre, il en arriva une qui obscurcit le soleil pendant deux minutes à une heure et un quart à Jérusalem.
On a encore été plus loin ; un jésuite nommé Greslon prétendit que les Chinois avaient conservé dans leurs annales la mémoire d’une éclipse arrivée à peu près dans ce temps-là, contre l’ordre de la nature. On pria les mathématiciens d’Europe d’en faire le calcul. Il était assez plaisant de prier des astronomes de calculer une éclipse qui n’était pas naturelle. Enfin il fut avéré que les annales de la Chine ne parlent en aucune manière de cette éclipse[42].
Il résulte de l’histoire de saint Denis l’Aréopagite, et du passage de Phlégon, et de la lettre du jésuite Greslon, que les hommes aiment fort à en imposer. Mais cette prodigieuse multitude de mensonges, loin de faire du tort à la religion chrétienne, ne sert au contraire qu’à en prouver la divinité, puisqu’elle s’est affermie de jour en jour malgré eux.
Les plus anciens dénombrements que l’histoire nous ait laissés sont ceux des Israélites. Ceux-là sont indubitables, puisqu’ils sont tirés des livres juifs.
On ne croit pas qu’il faille compter pour un dénombrement la fuite des Israélites au nombre de six cent mille hommes de pied, parce que le texte ne les spécifie pas tribu par tribu[44] ; il ajoute qu’une troupe innombrable de gens ramassés se joignit à eux : ce n’est qu’un récit.
Le premier dénombrement circonstancié est celui qu’on voit dans le livre du Vaiedaber, et que nous nommons les Nombres[45]. Par le recensement que Moïse et Aaron firent du peuple dans le désert, on trouva, en comptant toutes les tribus, excepté celle de Lévi, six cent trois mille cinq cent cinquante hommes en état de porter les armes ; et si vous y joignez la tribu de Lévi supposée égale en nombre aux autres tribus, le fort portant le faible, vous aurez six cent cinquante-trois mille neuf cent trente-cinq hommes, auxquels il faut ajouter un nombre égal de vieillards, de femmes et d’enfants, ce qui composera deux millions six cent quinze mille sept cent quarante-deux personnes parties de l’Égypte.
Lorsque David, à l’exemple de Moïse, ordonna le recensement de tout le peuple[46], il se trouva huit cent mille guerriers des tribus d’Israël, et cinq cent mille de celle de Juda, selon le livre des Rois ; mais, selon les Paralipomènes[47], on compta onze cent mille guerriers dans Israël, et moins de cinq cent mille dans Juda.
Le livre des Rois exclut formellement Lévi et Benjamin ; et les Paralipomènes ne les comptent pas. Si donc on joint ces deux tribus aux autres, proportion gardée, le total des guerriers sera de dix-neuf cent vingt mille. C’est beaucoup pour le petit pays de la Judée, dont la moitié est composée de rochers affreux et de cavernes. Mais c’était un miracle.
Ce n’est pas à nous d’entrer dans les raisons pour lesquelles le souverain arbitre des rois et des peuples punit David de cette opération qu’il avait commandée lui-même à Moïse. Il nous appartient encore moins de rechercher pourquoi, Dieu étant irrité contre David, c’est le peuple qui fut puni pour avoir été dénombré. Le prophète Gad ordonna au roi, de la part de Dieu, de choisir la guerre, la famine, ou la peste ; David accepta la peste, et il en mourut soixante et dix mille Juifs en trois jours.
Saint Ambroise, dans son livre de la Pénitence, et saint Augustin, dans son livre contre Fauste, reconnaissent que l’orgueil et l’ambition avaient déterminé David à faire cette revue. Leur opinion est d’un grand poids, et nous ne pouvons que nous soumettre à leur décision, en éteignant toutes les lumières trompeuses de notre esprit.
L’Écriture rapporte un nouveau dénombrement du temps d’Esdras[48] lorsque la nation juive revint de la captivité. Toute cette multitude, disent également Esdras et Néhémie[49], « étant comme un seul homme, se montait à quarante-deux mille trois cent soixante personnes ». Ils les nomment toutes par familles, et ils comptent le nombre des Juifs de chaque famille et le nombre des prêtres. Mais non-seulement il y a dans ces deux auteurs des différences entre les nombres et les noms des familles, on voit encore une erreur de calcul dans l’un et dans l’autre. Par le calcul d’Esdras, au lieu de quarante-deux mille hommes, on n’en trouve, après avoir tout additionné, que vingt-neuf mille huit cent dix-huit, et par celui de Néhémie, on en trouve trente et un mille quatre-vingt-neuf.
Il faut, sur cette méprise apparente, consulter les commentateurs, et surtout dom Calmet, qui, ajoutant à un de ces deux comptes ce qui manque à l’autre, et ajoutant encore ce qui leur manque à tous deux, résout toute la difficulté. Il manque aux supputations d’Esdras et de Néhémie, rapprochées par Calmet, dix mille sept cent soixante et dix-sept personnes ; mais on les retrouve dans les familles qui n’ont pu donner leur généalogie : d’ailleurs, s’il y avait quelque faute de copiste, elle ne pourrait nuire à la véracité du texte divinement inspiré.
Il est à croire que les grands rois voisins de la Palestine avaient fait les dénombrements de leurs peuples autant qu’il est possible. Hérodote nous donne le calcul de tous ceux qui suivirent Xerxès[50], sans y faire entrer son armée navale. Il compte dix-sept cent mille hommes, et il prétend que pour parvenir à cette supputation on les faisait passer en divisions de dix mille dans une enceinte qui ne pouvait tenir que ce nombre d’hommes très-pressés. Cette méthode est bien fautive, car en se pressant un peu moins il se pouvait aisément que chaque division de dix mille hommes ne fût en effet que de huit à neuf. De plus, cette méthode n’est nullement guerrière ; et il eût été beaucoup plus aisé de voir le complet en faisant marcher les soldats par rangs et par files.
Il faut encore observer combien il était difficile de nourrir dix-sept cent mille hommes dans le pays de la Grèce qu’il allait conquérir. On pourrait bien douter, et de ce nombre, et de la manière de le compter, et du fouet donné à l’Hellespont, et du sacrifice de mille bœufs fait à Minerve par un roi persan, qui ne la connaissait pas et qui ne vénérait que le soleil comme l’unique symbole de la Divinité.
Le dénombrement des dix-sept cent mille hommes n’est pas d’ailleurs complet, de l’aveu même d’Hérodote, puisque Xerxès mena encore avec lui tous les peuples de la Thrace et de la Macédoine, qu’il força, dit-il, chemin faisant, de le suivre, apparemment pour affamer plus vite son armée. On doit donc faire ici ce que les hommes sages font à la lecture de toutes les histoires anciennes, et même modernes, suspendre son jugement, et douter beaucoup.
Le premier dénombrement que nous ayons d’une nation profane est celui que fit Servius Tullius, sixième roi de Rome. Il se trouva, dit Tive-Live, quatre- vingt mille combattants, tous citoyens romains. Cela suppose trois cent vingt mille citoyens au moins, tant vieillards que femmes et enfants : à quoi il faut ajouter au moins vingt mille domestiques, tant esclaves que libres.
Or on peut raisonnablement douter que le petit État romain contînt cette multitude. Romulus n’avait régné (supposé qu’on puisse l’appeler roi) que sur environ trois mille bandits rassemblés dans un petit bourg entre des montagnes. Ce bourg était le plus mauvais terrain de l’Italie. Tout son pays n’avait pas trois mille pas de circuit. Servius était le sixième chef ou roi de cette peuplade naissante. La règle de Newton, qui est indubitable pour les royaumes électifs, donne à chaque roi vingt et un ans de règne, et contredit par là tous les anciens historiens, qui n’ont jamais observé l’ordre des temps, et qui n’ont donné aucune date précise. Les cinq rois de Rome doivent avoir régné environ cent ans.
Il n’est certainement pas dans l’ordre de la nature qu’un terrain ingrat, qui n’avait pas cinq lieues en long et trois en large, et qui devait avoir perdu beaucoup d’habitants dans ses petites guerres presque continuelles, pût être peuplé de trois cent quarante mille âmes. Il n’y en a pas la moitié dans le même territoire où Rome aujourd’hui est la métropole du monde chrétien, où l’affluence des étrangers et des ambassadeurs de tant de nations doit servir à peupler la ville, où l’or coule de la Pologne, de la Hongrie, de la moitié de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, par mille canaux dans la bourse de la daterie, et doit faciliter encore la population, si d’autres causes l’interceptent.
L’histoire de Rome ne fut écrite que plus de cinq cents ans après sa fondation. Il ne serait point du tout surprenant que les historiens eussent donné libéralement quatre-vingt mille guerriers à Servius Tullius au lieu de huit mille, par un faux zèle pour la patrie. Le zèle eût été plus grand et plus vrai s’ils avaient avoué les faibles commencements de leur république. Il est plus beau de s’être élevé d’une si petite origine à tant de grandeur que d’avoir eu le double des soldats d’Alexandre pour conquérir environ quinze lieues de pays en quatre cents années.
Le cens ne s’est jamais fait que des citoyens romains. On prétend que sous Auguste il était de quatre millions soixante-trois mille, l’an 29 avant notre ère vulgaire, selon Tillemont, qui est assez exact ; mais il cite Dion Cassius, qui ne l’est guère.
Laurent Échard n’admet qu’un dénombrement de quatre millions cent trente-sept mille hommes, l’an 14 de notre ère. Le même Échard parle d’un dénombrement général de l’empire pour la première année de la même ère ; mais il ne cite aucun auteur romain, et ne spécifie aucun calcul du nombre des citoyens. Tillemont ne parle en aucune manière de ce dénombrement.
On a cité Tacite et Suétone ; mais c’est très-mal à propos. Le cens dont parle Suétone n’est point un dénombrement de citoyens ; ce n’est qu’une liste de ceux auxquels le public fournissait du blé.
Tacite ne parle, au livre II, que d’un cens établi dans les seules Gaules pour y lever plus de tributs par tête. Jamais Auguste ne fit un dénombrement des autres sujets de son empire, parce que l’on ne payait point ailleurs la capitation qu’il voulut établir en Gaule.
Tacite dit[51] « qu’Auguste avait un mémoire écrit de sa main, qui contenait les revenus de l’empire, les flottes, les royaumes tributaires ». Il ne parle point d’un dénombrement.
Dion Cassius spécifie un cens[52] mais il n’articule aucun nombre.
Josèphe, dans ses Antiquités, dit[53] que l’an 759 de Rome (temps qui répond à l’onzième année de notre ère), Cyrénius, établi alors gouverneur de Syrie, se fit donner une liste de tous les biens des Juifs, ce qui causa une révolte. Cela n’a aucun rapport à un dénombrement général, et prouve seulement que ce Cyrénius ne fut gouverneur de la Judée (qui était alors une petite province de Syrie) que dix ans après la naissance de notre Sauveur, et non pas au temps de sa naissance.
Voilà, ce me semble, ce qu’on peut recueillir de principal dans les profanes touchant les dénombrements attribués à Auguste. Si nous nous en rapportions à eux, Jésus-Christ serait né sous le gouvernement de Varus, et non sous celui de Cyrénius ; il n’y aurait point eu de dénombrement universel. Mais saint Luc, dont l’autorité doit prévaloir sur Josèphe, Suétone, Tacite, Dion Cassius, et tous les écrivains de Rome ; saint Luc affirme positivement qu’il y eut un dénombrement universel de toute la terre, et que Cyrénius[54] était gouverneur de Judée. Il faut donc s’en rapporter uniquement à lui, sans même chercher à le concilier avec Flavius Josèphe, ni avec aucun autre historien.
Au reste, ni le Nouveau Testament ni l’Ancien ne nous ont été donnés pour éclaircir des points d’histoire, mais pour nous annoncer des vérités salutaires, devant lesquelles tous les événements et toutes les opinions devaient disparaître[55]. C’est toujours ce que nous répondons aux faux calculs, aux contradictions, aux absurdités, aux fautes énormes de géographie, de chronologie, de physique, et même de sens commun, dont les philosophes nous disent sans cesse que la sainte Écriture est remplie : nous ne cessons de leur dire qu’il n’est point ici question de raison, mais de foi et de piété.
À l’égard du dénombrement des peuples modernes, les rois n’ont point à craindre aujourd’hui qu’un docteur Gad vienne leur proposer, de la part de Dieu, la famine, la guerre ou la peste, pour les punir d’avoir voulu savoir leur compte. Aucun d’eux ne le sait.
On conjecture, on devine, et toujours à quelques millions d’hommes près.
J’ai porté le nombre d’habitants qui composent l’empire de Russie à vingt-quatre millions[57] sur les Mémoires qui m’ont été envoyés ; mais je n’ai point garanti cette évaluation, car je connais très-peu de choses que je voulusse garantir.
J’ai cru que l’Allemagne possède autant de monde en comptant les Hongrois. Si je me suis trompé d’un million ou deux, on sait que c’est une bagatelle en pareil cas.
Je demande pardon au roi d’Espagne si je ne lui accorde que sept millions de sujets dans notre continent. C’est bien peu de chose ; mais don Ustariz, employé dans le ministère, ne lui en donne pas davantage.On compte environ neuf à dix millions d’êtres libres dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne.
On balance en France entre seize et vingt millions[58]. C’est une preuve que le docteur Gad n’a rien à reprocher au ministère de France. Quant aux villes capitales, les opinions sont encore partagées. Paris, selon quelques calculateurs, a sept cent mille habitants, et, selon d’autres, cinq cent. Il en est ainsi de Londres, de Constantinople, du Grand-Caire[59].
Pour les sujets du pape, ils feront la foule en paradis ; mais la foule est médiocre sur la terre. Pourquoi cela ? C’est qu’ils sont sujets du pape. Caton le Censeur aurait-il jamais cru que les Romains en viendraient là[60] ?
De tous les livres de l’Occident qui sont parvenus jusqu’à nous le plus ancien est Homère ; c’est là qu’on trouve les mœurs de l’antiquité profane, des héros grossiers, des dieux grossiers faits à l’image de l’homme ; mais c’est là que, parmi les rêveries et les inconséquences, on trouve aussi les semences de la philosophie, et surtout l’idée du destin qui est maître des dieux, comme les dieux sont les maîtres du monde.
[62] Quand le magnanime Hector veut absolument combattre le magnanime Achille, et que pour cet effet il se met à fuir de toutes ses forces, et fait trois fois le tour de la ville avant de combattre, afin d’avoir plus de vigueur ; quand Homère compare Achille aux pieds légers qui le poursuit, à un homme qui dort ; quand Mme Dacier s’extasie d’admiration sur l’art et le grand sens de ce passage, alors Jupiter veut sauver le grand Hector qui lui a fait tant de sacrifices, et il consulte les destinées ; il pèse dans une balance les destins d’Hector et d’Achille[63] : il trouve que le Troyen doit absolument être tué par le Grec ; il ne peut s’y opposer ; et dès ce moment, Apollon, le génie gardien d’Hector, est obligé de l’abandonner. Ce n’est pas qu’Homère ne prodigue souvent, et surtout en ce même endroit, des idées toutes contraires, suivant le privilége de l’antiquité ; mais enfin il est le premier chez qui on trouve la notion du destin. Elle était donc très en vogue de son temps.
Les pharisiens, chez le petit peuple juif, n’adoptèrent le destin que plusieurs siècles après : car ces pharisiens eux-mêmes, qui furent les premiers lettrés d’entre les Juifs, étaient très-nouveaux. Ils mêlèrent dans Alexandrie une partie des dogmes des stoïciens aux anciennes idées juives. Saint Jérôme prétend même que leur secte n’est pas beaucoup antérieure à notre ère vulgaire.
Les philosophes n’eurent jamais besoin ni d’Homère ni des pharisiens pour se persuader que tout se fait par des lois immuables, que tout est arrangé, que tout est un effet nécessaire. Voici comme ils raisonnaient.
Ou le monde subsiste par sa propre nature, par ses lois physiques, ou un être suprême l’a formé selon ses lois suprêmes : dans l’un et l’autre cas, ces lois sont immuables ; dans l’un et l’autre cas, tout est nécessaire ; les corps graves tendent vers le centre de la terre, sans pouvoir tendre à se reposer en l’air. Les poiriers ne peuvent jamais porter d’ananas. L’instinct d’un épagneul ne peut être l’instinct d’une autruche ; tout est arrangé, engrené et limité.
L’homme ne peut avoir qu’un certain nombre de dents, de cheveux et d’idées ; il vient un temps où il perd nécessairement ses dents, ses cheveux et ses idées.
Il est contradictoire que ce qui fut hier n’ait pas été, que ce qui est aujourd’hui ne soit pas ; il est aussi contradictoire que ce qui doit être puisse ne pas devoir être.
Si tu pouvais déranger la destinée d’une mouche, il n’y aurait nulle raison qui pût t’empêcher de faire le destin de toutes les autres mouches, de tous les autres animaux, de tous les hommes, de toute la nature ; tu te trouverais au bout du compte plus puissant que Dieu.
Des imbéciles disent : Mon médecin a tiré ma tante d’une maladie mortelle ; il a fait vivre ma tante dix ans de plus qu’elle ne devait vivre. D’autres, qui font les capables, disent : L’homme prudent fait lui-même son destin.Nullum numen abest, si sit prudentia, sed te
Nos facimus, fortuna, deam, cœloque locamus.
(Juvénal, sat. x, v. 365.)
La fortune n’est rien ; c’est en vain qu’on l’adore.
La prudence est le dieu qu’on doit seul implorer.
Mais souvent le prudent succombe sous sa destinée, loin de la faire : c’est le destin qui fait les prudents.
De profonds politiques assurent que si on avait assassiné Cromwell, Ludlow, Ireton, et une douzaine d’autres parlementaires, huit jours avant qu’on coupât la tête à Charles Ier, ce roi aurait pu vivre encore et mourir dans son lit : ils ont raison ; ils peuvent ajouter encore que si toute l’Angleterre avait été engloutie dans la mer, ce monarque n’aurait pas péri sur un échafaud auprès de Whitehall, ou salle blanche ; mais les choses étaient arrangées de façon que Charles devait avoir le cou coupé.
Le cardinal d’Ossat était sans doute plus prudent qu’un fou des petites-maisons ; mais n’est-il pas évident que les organes du sage d’Ossat étaient autrement faits que ceux de cet écervelé ? de même que les organes d’un renard sont différents de ceux d’une grue et d’une alouette.
Ton médecin a sauvé ta tante ; mais certainement il n’a pas en cela contredit l’ordre de la nature : il l’a suivi. Il est clair que ta tante ne pouvait pas s’empêcher de naître dans une telle ville, qu’elle ne pouvait pas s’empêcher d’avoir dans un tel temps une certaine maladie, que le médecin ne pouvait pas être ailleurs que dans la ville où il était, que ta tante devait l’appeler, qu’il devait lui prescrire les drogues qui l’ont guérie, ou qu’on a cru l’avoir guérie, lorsque la nature était le seul médecin.
Un paysan croit qu’il a grêlé par hasard sur son champ ; mais le philosophe sait qu’il n’y a point de hasard, et qu’il était impossible, dans la constitution de ce monde, qu’il ne grêlât pas ce jour-là en cet endroit.
Il y a des gens qui, étant effrayés de cette vérité, en accordent la moitié, comme des débiteurs qui offrent moitié à leurs créanciers, et demandent répit pour le reste. Il y a, disent-ils, des événements nécessaires, et d’autres qui ne le sont pas. Il serait plaisant qu’une partie de ce monde fût arrangée, et que l’autre ne le fût point ; qu’une partie de ce qui arrive dût arriver, et qu’une autre partie de ce qui arrive ne dût pas arriver. Quand on y regarde de près, on voit que la doctrine contraire à celle du destin est absurde ; mais il y a beaucoup de gens destinés à raisonner mal ; d’autres, à ne point raisonner du tout ; d’autres, à persécuter ceux qui raisonnent[64].
Quelques-uns vous disent : Ne croyez pas au fatalisme, car alors, tout vous paraissant inévitable, vous ne travaillerez à rien, vous croupirez dans l’indifférence, vous n’aimerez ni les richesses, ni les honneurs, ni les louanges ; vous ne voudrez rien acquérir, vous vous croirez sans mérite comme sans pouvoir ; aucun talent ne sera cultivé, tout périra par l’apathie.
Ne craignez rien, messieurs, nous aurons toujours des passions et des préjugés, puisque c’est notre destinée d’être soumis aux préjugés et aux passions ; nous saurons bien qu’il ne dépend pas plus de nous d’avoir beaucoup de mérite et de grands talents que d’avoir les cheveux bien plantés et la main belle ; nous serons convaincus qu’il ne faut tirer vanité de rien, et cependant nous aurons toujours de la vanité.
J’ai nécessairement la passion d’écrire ceci ; et toi, tu as la passion de me condamner : nous sommes tous deux également sots, également les jouets de la destinée. Ta nature est de faire du mal ; la mienne est d’aimer la vérité, et de la publier malgré toi.
Le hibou, qui se nourrit de souris dans sa masure, a dit au rossignol : Cesse de chanter sous tes beaux ombrages, viens dans mon trou, afin que je t’y dévore ; et le rossignol a répondu : Je suis né pour chanter ici, et pour me moquer de toi.
Vous me demandez ce que deviendra la liberté. Je ne vous entends pas. Je ne sais ce que c’est que cette liberté dont vous parlez ; il y a si longtemps que vous disputez sur sa nature qu’assurément vous ne la connaissez pas. Si vous voulez, ou plutôt, si vous pouvez examiner paisiblement avec moi ce que c’est, passez à la lettre L.
L’Évangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
Sois dévot ; elle dit : Sois doux, simple, équitable ;
Car d’un dévot souvent au chrétien véritable
La distance est deux fois plus longue, à mon avis,
Que du pôle antarctique au détroit de Davis.
(Boileau, sat. XI, vers 112-116.)
Il est bon de remarquer, dans nos Questions[66], que Boileau est le seul poëte qui ait jamais fait Évangile féminin[67]. On ne dit point la sainte Évangile, mais le saint Évangile. Ces inadvertances échappent aux meilleurs écrivains ; il n’y a que des pédants qui en triomphent. Il est aisé de mettre à la place :
L’Évangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
Sois dévot ; mais il dit : Sois doux, simple, équitable.
À l’égard de Davis, il n’y a point de détroit de Davis, mais un détroit de David[68]. Les Anglais mettent un s au génitif, et c’est la source de la méprise. Car, au temps de Boileau, personne en France n’apprenait l’anglais, qui est aujourd’hui l’objet de l’étude des gens de lettres. C’est un habitant du mont Krapac qui a inspiré aux Français le goût de cette langue, et qui, leur ayant fait connaître la philosophie et la poésie anglaises, a été pour cela persécuté par des Welches.
Venons à présent au mot dévot ; il signifie dévoué ; et dans le sens rigoureux du terme, cette qualification ne devrait appartenir qu’aux
moines et aux religieuses qui font des vœux. Mais comme il n’est pas plus parlé de vœux que de dévots dans l’Évangile, ce titre ne doit en effet appartenir à personne. Tout le monde doit être également juste. Un homme qui se dit dévot ressemble à un roturier qui se dit marquis ; il s’arroge une qualité qu’il n’a pas. Il croit valoir mieux que son prochain. On pardonne cette sottise à des femmes ; leur faiblesse et leur frivolité les rendent excusables ; les pauvres créatures passent d’un amant à un directeur avec bonne foi ; mais on ne pardonne pas aux fripons qui les dirigent, qui abusent de leur ignorance, qui fondent le trône de leur
orgueil sur la crédulité du sexe. Ils se forment un petit sérail mystique, composé de sept ou huit vieilles beautés subjuguées par le poids de leur désœuvrement, et presque toujours ces sujettes payent des tributs à leur nouveau maître. Point de jeune femme sans amant, point de vieille dévote sans un directeur. Oh ! que les Orientaux sont plus sensés que nous ! Jamais un bacha n’a dit : « Nous soupâmes hier avec l’aga des janissaires qui est l’amant de ma sœur, et le vicaire de la mosquée, qui est le directeur de ma femme. »
La méthode des dictionnaires, inconnue à l’antiquité, est d’une utilité qu’on ne peut contester ; et l’Encyclopédie, imaginée par MM. d’Alembert et Diderot, achevée par eux et par leurs associés avec tant de succès, malgré ses défauts, en est un assez bon témoignage. Ce qu’on y trouve à l’article Dictionnaire doit suffire, il est fait de main de maître[70].
Je ne veux parler ici que d’une nouvelle espèce de dictionnaires historiques qui renferment des mensonges et des satires par ordre alphabétique : tel est le Dictionnaire historique, littéraire et critique, contenant une idée abrégée de la vie des hommes illustres en tout genre et imprimé en 1758, en six volumes in-8o sans nom d’auteur[71].
Les compilateurs de cet ouvrage commencent par déclarer qu’il a été entrepris « sur les avis de l’auteur de la Gazette ecclésiastique, écrivain redoutable, disent-ils, dont la flèche, déjà comparée à celle de Jonathas, n’est jamais retournée en arrière, et est toujours teinte du sang des morts, du carnage des plus vaillants : A sanguine interfectorum, ab adipe fortium sagitta Jonathæ nunquam rediit retrorsum[72] ».
On conviendra sans peine que Jonathas, fils de Saül, tué à la bataille de Gelboé, a un rapport immédiat avec un convulsionnaire de Paris qui barbouillait les Nouvelles ecclésiastiques dans un grenier, en 1758.
L’auteur de cette préface y parle du grand Colbert. On croit d’abord que c’est du ministre d’État qui a rendu de si grands services à la France ; point du tout, c’est d’un évêque de Montpellier. Il se plaint qu’un autre dictionnaire n’ait pas assez loué le célèbre abbé d’Asfeld, l’illustre Boursier, le fameux Gennes, l’immortel Laborde, et qu’on n’ait pas dit assez d’injures à l’archevêque de Sens Languet, et à un nommé Fillot, tous gens connus, à ce qu’il prétend, des colonnes d’Hercule à la mer Glaciale. Il promet qu’il sera « vif, fort et piquant, par principe de religion ; qu’il rendra son visage plus ferme que le visage de ses ennemis, et son front plus dur que leur front, selon la parole d’Ézéchiel ».
Il déclare qu’il a mis à contribution tous les journaux et tous les ana, et il finit par espérer que le ciel répandra ses bénédictions sur son travail.
Dans ces espèces de dictionnaires, qui ne sont que des ouvrages de parti, on trouve rarement ce qu’on cherche, et souvent ce qu’on ne cherche pas. Au mot Adonis, par exemple, on apprend que Vénus fut amoureuse de lui ; mais pas un mot du culte d’Adonis, ou Adonaï chez les Phéniciens ; rien sur ces fêtes si antiques et si célèbres, sur les lamentations suivies de réjouissances qui étaient des allégories manifestes, ainsi que les fêtes de Cérès, celles d’Isis, et tous les mystères de l’antiquité. Mais en récompense on trouve la religieuse Adkichomia qui traduisit en vers les psaumes de David au xvie siècle, et Adkichomius qui était apparemment son parent, et qui fit la Vie de Jésus-Christ en bas-allemand.
On peut bien penser que tous ceux de la faction dont était le rédacteur sont accablés de louanges, et les autres d’injures. L’auteur, ou la petite horde d’auteurs qui ont broché ce vocabulaire d’inepties, dit de Nicolas Boindin, procureur général des trésoriers de France, de l’Académie des belles-lettres, qu’il était poëte et athée.
Ce magistrat n’a pourtant jamais fait imprimer de vers, et n’a rien écrit sur la métaphysique ni sur la religion.
Il ajoute que Boindin sera mis par la postérité au rang des Vanini, des Spinosa et des Hobbes. Il ignore que Hobbes n’a jamais professé l’athéisme, qu’il a seulement soumis la religion à la puissance souveraine, qu’il appelle le Léviathan. Il ignore que Vanini ne fut point athée ; que le mot d’athée même ne se trouve pas dans l’arrêt qui le condamna ; qu’il fut accusé d’impiété pour s’être élevé fortement contre la philosophie d’Aristote, et pour avoir disputé aigrement et sans retenue contre un conseiller au parlement de Toulouse nommé Francon ou Franconi, qui eut le crédit de le faire brûler, parce qu’on fait brûler qui on veut : témoin la Pucelle d’Orléans, Michel Servet, le conseiller Dubourg, la maréchale d’Ancre, Urbain Grandier, Morin, et les livres des jansénistes. Voyez d’ailleurs l’apologie de Vanini par le savant La Croze, et l’article Athéisme[73].
Le vocabuliste traite Boindin de scélérat ; ses parents voulaient attaquer en justice et faire punir un auteur qui mérite si bien le nom qu’il ose donner à un magistrat, à un savant estimable ; mais le calomniateur se cachait sous un nom supposé, comme la plupart des libellistes.
Immédiatement après avoir parlé si indignement d’un homme respectable pour lui, il le regarde comme un témoin irréfragable, parce que Boindin, dont la mauvaise humeur était connue, a laissé un mémoire très-mal fait et très-téméraire, dans lequel il accuse Lamotte, le plus honnête homme du monde, un géomètre, et un marchand quincaillier, d’avoir fait les vers infâmes qui firent condamner Jean-Baptiste Rousseau. Enfin, dans la liste des ouvrages de Boindin, il omet exprès ses excellentes dissertations imprimées dans le Recueil de l’Académie des belles-lettres, dont il était un membre très-distingué.
L’article Fontenelle n’est qu’une satire de cet ingénieux et savant académicien dont l’Europe littéraire estime la science et les talents. L’auteur a l’impudence de dire que « son Histoire des oracles ne fait pas honneur à sa religion ». Si Van Dale, auteur de l’Histoire des oracles[74], et son rédacteur Fontenelle, avaient vécu du temps des Grecs et de la république romaine, on pourrait dire avec raison qu’ils étaient plutôt de bons philosophes que de bons païens ; mais, en bonne foi, quel tort font-ils à la religion chrétienne en faisant voir que les prêtres païens étaient des fripons ? Ne voit-on pas que les auteurs de ce libelle, intitulé Dictionnaire, plaident leur propre cause ? Jam proximus ardet Ucalegon[75]. Mais serait-ce insulter à la religion chrétienne que de prouver la friponnerie des convulsionnaires ? Le gouvernement a fait plus, il les a punis, sans être accusé d’irréligion.
Le libelliste ajoute qu’il soupçonne Fontenelle de n’avoir rempli ses devoirs de chrétien que par mépris pour le christianisme même. C’est une étrange démence dans ces fanatiques de crier toujours qu’un philosophe ne peut être chrétien ; il faudrait les excommunier et les punir pour cela seul : car c’est assurément vouloir détruire le christianisme que d’assurer qu’il est impossible de bien raisonner, et de croire une religion si raisonnable et si sainte.
Des Yvetaux, précepteur de Louis XIII, est accusé d’avoir vécu et d’être mort sans religion. Il semble que les compilateurs n’en aient aucune, ou du moins qu’en violant tous les préceptes de la véritable ils cherchent partout des complices.
Le galant homme auteur de ces articles se complaît à rapporter tous les mauvais vers contre l’Académie française, et des anecdotes aussi ridicules que fausses. C’est apparemment encore par zèle de religion.
Je ne dois pas perdre une occasion de réfuter le conte absurde qui a tant couru, et qu’il répète fort mal à propos à l’article de l’Abbé Gédoyn, sur lequel il se fait un plaisir de tomber, parce qu’il avait été jésuite dans sa jeunesse, faiblesse passagère dont je l’ai vu se repentir toute sa vie.
Le dévot et scandaleux rédacteur du Dictionnaire prétend que l’abbé Gédoyn coucha avec la célèbre Ninon Lenclos, le jour même qu’elle eut quatre-vingts ans accomplis[76]. Ce n’était pas assurément à un prêtre de conter cette aventure dans un prétendu Dictionnaire des hommes illustres. Une telle sottise n’est nullement vraisemblable, et je puis certifier que rien n’est plus faux. On mettait autrefois cette anecdote sur le compte de l’abbé de Châteauneuf, qui n’était pas difficile en amour, et qui, disait-on, avait eu les faveurs de Ninon âgée de soixante ans, ou plutôt lui avait donné les siennes. J’ai beaucoup vu dans mon enfance l’abbé Gédoyn, l’abbé de Châteauneuf, et Mlle Lenclos ; je puis assurer qu’à l’âge de quatre-vingts ans son visage portait les marques les plus hideuses de la vieillesse ; que son corps en avait toutes les infirmités, et qu’elle avait dans l’esprit les maximes d’un philosophe austère.
À l’article Deshoulières, le rédacteur prétend que c’est elle qui est désignée sous le nom de précieuse dans la satire de Boileau contre les femmes. Jamais personne n’eut moins ce défaut que Mme Deshoulières ; elle passa toujours pour la femme du meilleur commerce ; elle était très-simple et très-agréable dans la conversation.
L’article Lamotte est plein d’injures atroces contre cet académicien, homme très-aimable, poëte philosophe, qui a fait des ouvrages estimables dans tous les genres. Enfin l’auteur, pour vendre son livre en six volumes, en a fait un libelle diffamatoire. Son héros est Carré de Montgeron, qui présenta au roi un recueil des miracles opérés par les convulsionnaires dans le cimetière de Saint-Médard ; et son héros était un sot qui est mort fou.
L’intérêt du public, de la littérature et de la raison, exigeait qu’on livrât à l’indignation publique ces libellistes à qui l’avidité d’un gain sordide pourrait susciter des imitateurs, d’autant plus que rien n’est si aisé que de copier des livres par ordre alphabétique, et d’y ajouter des platitudes, des calomnies et des injures.
J’aurais voulu rapporter l’étymologie naturelle et incontestable de chaque mot, comparer l’emploi, les diverses significations, l’énergie de ce mot avec l’emploi, les acceptions diverses, la force ou la faiblesse du terme qui répond à ce mot dans les langues étrangères ; enfin citer les meilleurs auteurs qui ont fait usage de ce mot, faire voir le plus ou moins d’étendue qu’ils lui ont donné, remarquer s’il est plus propre à la poésie qu’à la prose.
Par exemple, j’observais que l’inclémence des airs est ridicule dans une histoire, parce que ce terme d’inclémence a son origine dans la colère du ciel, qu’on suppose manifestée par l’intempérie, les dérangements, les rigueurs des saisons, la violence du froid, la corruption de l’air, les tempêtes, les orages, les vapeurs pestilentielles, etc. Ainsi donc inclémence, étant une métaphore, est consacrée à la poésie.
Je donnais au mot impuissance toutes les acceptions qu’il reçoit. Je faisais voir dans quelle faute est tombé un historien qui parle de l’impuissance du roi Alphonse, en n’exprimant pas si c’était celle de résister à son frère, ou celle dont sa femme l’accusait.
Je tâchais de faire voir que les épithètes irrésistible, incurable, exigeaient un grand ménagement. Le premier qui a dit l’impulsion irrésistible du génie a très-bien rencontré, parce qu’en effet il s’agissait d’un grand génie qui s’était livré à son talent, malgré tous les obstacles. Les imitateurs qui ont employé cette expression pour des hommes médiocres sont des plagiaires qui ne savent pas placer ce qu’ils dérobent.
Le mot incurable n’a été encore enchâssé dans un vers que par
l’industrieux Racine :Voilà ce que Boileau appelle des mots trouvés.
Dès qu’un homme de génie a fait un usage nouveau d’un terme de la langue, les copistes ne manquent pas d’employer cette même expression mal à propos en vingt endroits, et n’en font jamais honneur à l’inventeur.
Je ne crois pas qu’il y ait un seul de ces mots trouvés, une seule expression neuve de génie dans aucun auteur tragique depuis Racine, excepté ces années dernières. Ce sont pour l’ordinaire des termes lâches, oiseux, rebattus, si mal mis en place qu’il en résulte un style barbare ; et, à la honte de la nation, ces ouvrages visigoths et vandales furent quelque temps prônés, célébrés, admirés dans les journaux, dans les mercures, surtout quand ils furent protégés par je ne sais quelle dame[77] qui ne s’y connaissait point du tout. On en est revenu aujourd’hui, et, à un ou deux près, ils sont pour jamais anéantis.
Je ne prétendais pas faire toutes ces réflexions, mais mettre le lecteur en état de les faire.
Je faisais voir à la lettre E que nos e muets, qui nous sont reprochés par un Italien, sont précisément ce qui forme la délicieuse harmonie de notre langue. « Empire, couronne, diadème, épouvantable, sensible ; » cet e muet, qu’on fait sentir sans l’articuler, laisse dans l’oreille un son mélodieux, comme celui d’un timbre qui résonne encore quand il n’est plus frappé. C’est ce que nous avons déjà répondu à un Italien homme de lettres, qui était venu à Paris pour enseigner sa langue, et qui ne devait pas y décrier la nôtre[78].
Il ne sentait pas la beauté et la nécessité de nos rimes féminines ; elles ne sont que des e muets. Cet entrelacement de rimes masculines et féminines fait le charme de nos vers.
De semblables observations sur l’alphabet et sur les mots
auraient pu être de quelque utilité ; mais l’ouvrage eût été trop
long.
On ne peut trop avertir que ce Dictionnaire[80] n’est point fait pour répéter ce que tant d’autres ont dit.
La connaissance d’un Dieu n’est point empreinte en nous par les mains de la nature, car tous les hommes auraient la même idée, et nulle idée ne naît avec nous[81]. Elle ne nous vient point comme la perception de la lumière, de la terre, etc., que nous recevons dès que nos yeux et notre entendement s’ouvrent. Est-ce une idée philosophique ? non. Les hommes ont admis des dieux avant qu’il y eût des philosophes.
D’où est donc dérivée cette idée ? du sentiment et de cette logique naturelle qui se développe avec l’âge dans les hommes les plus grossiers. On a vu des effets étonnants de la nature, des moissons et des stérilités, des jours sereins et des tempêtes, des bienfaits et des fléaux, et on a senti un maître. Il a fallu des chefs pour gouverner des sociétés, et on a eu besoin d’admettre des souverains de ces souverains nouveaux que la faiblesse humaine s’était donnés, des êtres dont le pouvoir suprême fît trembler des hommes qui pouvaient accabler leurs égaux. Les premiers souverains ont à leur tour employé ces notions pour cimenter leur puissance. Voilà les premiers pas, voilà pourquoi chaque petite société avait son dieu. Ces notions étaient grossières, parce que tout l’était. Il est très-naturel de raisonner par analogie. Une société sous un chef ne niait point que la peuplade voisine n’eût aussi son juge, son capitaine ; par conséquent elle ne pouvait nier qu’elle n’eût aussi son dieu. Mais comme chaque peuplade avait intérêt que son capitaine fût le meilleur, elle avait intérêt aussi à croire, et par conséquent elle croyait que son dieu était le plus puissant. De là ces anciennes fables, si longtemps généralement répandues, que les dieux d’une nation combattaient contre les dieux d’une autre. De là tant de passages dans les livres hébreux qui décèlent à tout moment l’opinion où étaient les Juifs, que les dieux de leurs ennemis existaient, mais que le dieu des Juifs leur était supérieur.
Cependant il y eut des prêtres, des mages, des philosophes, dans les grands États où la société perfectionnée pouvait comporter des hommes oisifs, occupés de spéculations.
Quelques-uns d’entre eux perfectionnèrent leur raison jusqu’à reconnaître en secret un Dieu unique et universel. Ainsi, quoique chez les anciens Égyptiens on adorât Osiri, Osiris, ou plutôt Osireth (qui signifie cette terre est à moi) ; quoiqu’ils adorassent encore d’autres êtres supérieurs, cependant ils admettaient un dieu suprême, un principe unique, qu’ils appelaient Knef et dont le symbole était une sphère posée sur le frontispice du temple.
Sur ce modèle les Grecs eurent leur Zeus, leur Jupiter, maître des autres dieux, qui n’étaient que ce que sont les anges chez les Babyloniens et chez les Hébreux, et les saints chez les chrétiens de la communion romaine.
C’est une question plus épineuse qu’on ne pense, et très-peu approfondie, si plusieurs dieux égaux en puissance pourraient subsister à la fois.
Nous n’avons aucune notion adéquate de la Divinité, nous nous traînons seulement de soupçons en soupçons, de vraisemblances en probabilités. Nous arrivons à un très-petit nombre de certitudes. Il y a quelque chose, donc il y a quelque chose d’éternel, car rien n’est produit de rien. Voilà une vérité certaine sur laquelle votre esprit se repose. Tout ouvrage qui nous montre des moyens et une fin annonce un ouvrier ; donc cet univers, composé de ressorts, de moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très-puissant, très-intelligent. Voilà une probabilité qui approche de la plus grande certitude ; mais cet artisan suprême est-il infini ? est-il partout ? est-il en un lieu ? comment répondre à cette question avec notre intelligence bornée et nos faibles connaissances ?
Ma seule raison me prouve un être qui a arrangé la matière de ce monde ; mais ma raison est impuissante à me prouver qu’il ait fait cette matière, qu’il l’ait tirée du néant. Tous les sages de l’antiquité, sans aucune exception, ont cru la matière éternelle et subsistante par elle-même. Tout ce que je puis faire sans le secours d’une lumière supérieure, c’est donc de croire que le Dieu de ce monde est aussi éternel et existant par lui-même. Dieu et la matière existent par la nature des choses. D’autres dieux ainsi que d’autres mondes ne subsisteraient-ils pas ? Des nations entières, des écoles très-éclairées ont bien admis deux dieux dans ce monde-ci : l’un la source du bien, l’autre la source du mal. Ils ont admis une guerre interminable entre deux puissances égales. Certes la nature peut plus aisément souffrir dans l’immensité de l’espace plusieurs êtres indépendants, maîtres absolus chacun dans leur étendue, que deux dieux bornés et impuissants dans ce monde, dont l’un ne peut faire le bien, et l’autre ne peut faire le mal.
Si Dieu et la matière existent de toute éternité, comme l’antiquité l’a cru, voilà deux êtres nécessaires ; or, s’il y a deux êtres nécessaires, il peut y en avoir trente. Ces seuls doutes, qui sont le germe d’une infinité de réflexions, servent au moins à nous convaincre de la faiblesse de notre entendement. Il faut que nous confessions notre ignorance sur la nature de la Divinité avec Cicéron. Nous n’en saurons jamais plus que lui.
Les écoles ont beau nous dire que Dieu est infini négativement et non privativement, formaliter et non materialiter ; qu’il est le premier, le moyen et le dernier acte ; qu’il est partout sans être dans aucun lieu ; cent pages de commentaires sur de pareilles définitions ne peuvent nous donner la moindre lumière. Nous n’avons ni degré, ni point d’appui pour monter à de telles connaissances. Nous sentons que nous sommes sous la main d’un être invisible : c’est tout, et nous ne pouvons faire un pas au delà. Il y a une témérité insensée à vouloir deviner ce que c’est que cet être, s’il est étendu ou non, s’il existe dans un lieu ou non, comment il existe, comment il opère[82].
Je crains toujours de me tromper ; mais tous les monuments me font voir avec évidence que les anciens peuples policés reconnaissaient un Dieu suprême. Il n’y a pas un seul livre, une médaille, un bas-relief, une inscription, où il soit parlé de Junon, de Minerve, de Neptune, de Mars, et des autres dieux, comme d’un être formateur, souverain de toute la nature. Au contraire, les plus anciens livres profanes que nous ayons, Hésiode et Homère, représentent leur Zeus comme seul lançant la foudre, comme seul maître des dieux et des hommes ; il punit même les autres dieux ; il attache Junon à une chaîne ; il chasse Apollon du ciel.
L’ancienne religion des brachmanes, la première qui admit des créatures célestes, la première qui parla de leur rébellion, s’explique d’une manière sublime sur l’unité et la puissance de Dieu, comme nous l’avons vu à l’article Ange.
Les Chinois, tout anciens qu’ils sont, ne viennent qu’après les Indiens ! ils ont reconnu un seul Dieu de temps immémorial ; point de dieux subalternes, point de génies ou démons médiateurs entre Dieu et les hommes, point d’oracles, point de dogmes abstraits, point de disputes théologiques chez les lettrés ; l’empereur fut toujours le premier pontife, la religion fut toujours auguste et simple : c’est ainsi que ce vaste empire, quoique subjugué deux fois, s’est toujours conservé dans son intégrité, qu’il a soumis ses vainqueurs à ses lois, et que, malgré les crimes et les malheurs attachés à la race humaine, il est encore l’État le plus florissant de la terre.
Les mages de Chaldée, les Sabéens, ne reconnaissaient qu’un seul Dieu suprême, et l’adoraient dans les étoiles qui sont son ouvrage.
Les Persans l’adoraient dans le soleil. La sphère posée sur le frontispice du temple de Memphis était l’emblème d’un Dieu unique et parfait, nommé Knef par les Égyptiens.
Le titre de Deus optimus maximus n’a jamais été donné par les Romains qu’au seul Jupiter.
On ne peut trop répéter[85] cette grande vérité que nous indiquons ailleurs[86].
Cette adoration d’un Dieu suprême est confirmée depuis
Romulus jusqu’à la destruction entière de l’empire, et à celle de
sa religion. Malgré toutes les folies du peuple qui vénérait des
dieux secondaires et ridicules, et malgré les épicuriens qui au
fond n’en reconnaissaient aucun, il est avéré que les magistrats
et les sages adorèrent dans tous les temps un Dieu souverain.
Dans le grand nombre de témoignages qui nous restent de cette vérité, je choisirai d’abord celui de Maxime de Tyr, qui florissait sous les Antonins, ces modèles de la vraie piété puisqu’ils l’étaient de l’humanité. Voici ses paroles, dans son discours intitulé De Dieu selon Platon. Le lecteur qui veut s’instruire est prié de les bien peser.
« Les hommes ont eu la faiblesse de donner à Dieu une figure humaine, parce qu’ils n’avaient rien vu au-dessus de l’homme ; mais il est ridicule de s’imaginer, avec Homère, que Jupiter ou la suprême divinité a les sourcils noirs et les cheveux d’or, et qu’il ne peut les secouer sans ébranler le ciel.
« Quand on interroge les hommes sur la nature de la Divinité, toutes leurs réponses sont différentes. Cependant, au milieu de cette prodigieuse variété d’opinions, vous trouverez un même sentiment par toute la terre, c’est qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui est le père de tous, etc. »
Que deviendront, après cet aveu formel et après les discours immortels des Cicéron, des Antonins, des Épictète ; que deviendront, dis-je, les déclamations que tant de pédants ignorants répètent encore aujourd’hui ? À quoi serviront ces éternels reproches d’un polythéisme grossier et d’une idolâtrie puérile, qu’à nous convaincre que ceux qui les font n’ont pas la plus légère connaissance de la saine antiquité ? Ils ont pris les rêveries d’Homère pour la doctrine des sages.
Faut-il un témoignage encore plus fort et plus expressif ? vous le trouverez dans la lettre de Maxime de Madaure à saint Augustin ; tous deux étaient philosophes et orateurs, du moins ils s’en piquaient : ils s’écrivaient librement ; ils étaient amis autant que peuvent l’être un homme de l’ancienne religion et un de la nouvelle.
Lisez la lettre de Maxime de Madaure, et la réponse de l’évêque d’Hippone.
« Or, qu’il y ait un Dieu souverain qui soit sans commencement, et qui, sans avoir rien engendré de semblable à lui, soit néanmoins le père commun de toutes choses, qui est-ce qui est assez stupide et assez grossier pour en douter ?
« C’est celui dont nous adorons sous divers noms la puissance répandue dans toutes les parties du monde. Ainsi, en honorant séparément, par diverses sortes de culte, ce qui est comme ses divers membres, nous l’adorons tout entier... Qu’ils vous conservent ces dieux subalternes, sous le nom desquels et par lesquels, tous tant que nous sommes de mortels sur la terre, nous adorons le père commun des dieux et des hommes, par différentes sortes de culte à la vérité, mais qui, dans leur variété, s’accordent et ne tendent qu’à la même fin ! »
Qui écrivait cette lettre ? un Numide, un homme du pays d’Alger.
« Il y a dans votre place publique deux statues de Mars, nu dans l’une, et armé dans l’autre, et tout auprès, une figure d’un homme, qui, avec trois doigts qu’il avance vers celle de Mars, tient en bride cette divinité malencontreuse à toute la ville... Sur ce que vous me dites que de pareils dieux sont comme les membres du seul véritable Dieu, je vous avertis avec toute la liberté que vous me donnez de prendre bien garde à ne pas tomber dans ces railleries sacriléges : car ce seul Dieu dont vous parlez est, sans doute, celui qui est reconnu de tout le monde, et sur lequel les ignorants conviennent avec les savants, comme quelques anciens ont dit. Or direz-vous que celui dont la force, pour ne pas dire la cruauté, est réprimée par la figure d’un homme mort, soit un membre de celui-là ? Il me serait aisé de vous pousser sur ce sujet, car vous voyez bien ce qu’on pourrait dire contre cela ; mais je me retiens, de peur que vous ne disiez que ce sont les armes de la rhétorique que j’emploie contre vous plutôt que celles de la vérité[88]. »
Nous ne savons pas ce que signifiaient ces deux statues dont il ne reste aucun vestige ; mais toutes les statues dont Rome était remplie, le Panthéon et tous les temples consacrés à tous les dieux subalternes, et même aux douze grands dieux, n’empêchèrent jamais que Deus optimus maximus, Dieu très-bon et très-grand, ne fût reconnu dans tout l’empire.
Le malheur des Romains était donc d’avoir ignoré la loi mosaïque, et ensuite d’ignorer la loi des disciples de notre Sauveur Jésus-Christ, de n’avoir pas eu la foi, d’avoir mêlé au culte d’un Dieu suprême le culte de Mars, de Vénus, de Minerve, d’Apollon, qui n’existaient pas, et d’avoir conservé cette religion jusqu’au temps des Théodose. Heureusement les Goths, les Huns, les Vandales, les Hérules, les Lombards, les Francs, qui détruisirent cet empire, se soumirent à la vérité, et jouirent d’un bonheur qui fut refusé aux Scipion, aux Caton, aux Métellus, aux Émile, aux Cicéron, aux Varron, aux Virgile, et aux Horace[89].
Tous ces grands hommes ont ignoré Jésus-Christ, qu’ils ne pouvaient connaître ; mais ils n’ont point adoré le diable, comme le répètent tous les jours tant de pédants. Comment auraient-ils adoré le diable, puisqu’ils n’en avaient jamais entendu parler ?
au sujet d’un dieu suprême.
Warburton a calomnié Cicéron et l’ancienne Rome[90], ainsi que ses contemporains. Il suppose hardiment que Cicéron a prononcé ces paroles dans son Oraison pour Flaccus : « Il est indigne de la majesté de l’empire d’adorer un seul Dieu. — Majestatem imperii non decuit ut unus tantum Deus colatur. »
Qui le croirait ? il n’y a pas un mot de cela dans l’Oraison pour Flaccus, ni dans aucun ouvrage de Cicéron. Il s’agit de quelques vexations dont on accusait Flaccus, qui avait exercé la préture dans l’Asie Mineure. Il était secrètement poursuivi par les Juifs, dont Rome était alors inondée : car ils avaient obtenu à force d’argent des priviléges à Rome, dans le temps même que Pompée, après Crassus, ayant pris Jérusalem, avait fait pendre leur roitelet Alexandre, fils d’Aristobule, Flaccus avait défendu qu’on fît passer des espèces d’or et d’argent à Jérusalem, parce que ces monnaies en revenaient altérées, et que le commerce en souffrait ; il avait fait saisir l’or qu’on y portait en fraude. Cet or, dit Cicéron, est encore dans le trésor ; Flaccus s’est conduit avec autant de désintéressement que Pompée.
Ensuite Cicéron, avec son ironie ordinaire, prononce ces paroles : « Chaque pays à sa religion ; nous avons la nôtre. Lorsque Jérusalem était encore libre, et que les Juifs étaient en paix, ces Juifs n’avaient pas moins en horreur la splendeur de cet empire, la dignité du nom romain, les institutions de nos ancêtres. Aujourd’hui cette nation a fait voir plus que jamais, par la force de ses armes, ce qu’elle doit penser de l’empire romain. Elle nous a montré par sa valeur combien elle est chère aux dieux immortels : elle nous l’a prouvé, en étant vaincue, dispersée, tributaire. — Sua cuique civitati religio est ; nostra nobis. Stantibus Hierosolymis, pacatisque Judæis, tamen istorum religio sacrorum, a splendore hujus imperii, gravitate nominis nostri, majorum institutis, abhorrebat : nunc vero, hoc magis, quod illa gens quid de imperio nostro sentiret, ostendit armis : quam cara diis immortalibus esset, docuit, quod est victa, quod elocata, quod servata. » (Cic., Oratio pro Flacco, cap. xxviii.)
Il est donc très-faux que jamais ni Cicéron ni aucun Romain ait dit qu’il ne convenait pas à la majesté de l’empire de reconnaître un Dieu suprême. Leur Jupiter, ce Zeus des Grecs, ce Jehova des Phéniciens, fut toujours regardé comme le maître des dieux secondaires : on ne peut trop inculquer cette grande vérité.
Les Romains n’auraient-ils pas eu plusieurs dieux qu’ils ne tenaient pas des Grecs ?
Par exemple, ils ne pouvaient avoir été plagiaires en adorant Cœlum, quand les Grecs adoraient Ouranon ; en s’adressant à Saturnus et à Tellus, quand les Grecs s’adressaient à Gê et à Chronos.
Ils appelaient Cérès celle que les Grecs nommaient Deo et Demiter.
Leur Neptune était Poséidon ; leur Vénus était Aphrodite ; leur Junon s’appelait en grec Éra ; leur Proserpine, Coré ; enfin leur favori Mars, Arès ; et leur favorite Bellone, Énio. Il n’y a pas là un nom qui se ressemble.
Les beaux esprits grecs et romains s’étaient-ils rencontrés, ou les uns avaient-ils pris des autres la chose dont ils déguisaient le nom ?
Il est assez naturel que les Romains, sans consulter les Grecs, se soient fait des dieux du ciel, du temps, d’un être qui préside à la guerre, à la génération, aux moissons, sans aller demander des dieux en Grèce, comme ensuite ils allèrent leur demander des lois. Quand vous trouvez un nom qui ne ressemble à rien, il paraît juste de le croire originaire du pays.
Mais Jupiter, le maître de tous les dieux, n’est-il pas un mot appartenant à toutes les nations, depuis l’Euphrate jusqu’au Tibre ? C’était Jow, Jovis, chez les premiers Romains ; Zeus, chez les Grecs ; Jehova, chez les Phéniciens, les Syriens, les Égyptiens.
Cette ressemblance ne paraît-elle pas servir à confirmer que tous ces peuples avaient la connaissance de l’Être suprême ? connaissance confuse, à la vérité ; mais quel homme peut l’avoir distincte ?
Spinosa ne peut s’empêcher d’admettre une intelligence agissante dans la matière, et faisant un tout avec elle.
« Je dois conclure, dit-il[93], que l’Être absolu n’est ni pensée ni étendue, exclusivement l’un de l’autre, mais que l’étendue et la pensée sont les attributs nécessaires de l’Être absolu. »
C’est en quoi il paraît différer de tous les athées de l’antiquité, Ocellus Lucanus, Héraclite, Démocrite, Leucippe, Straton, Épicure, Pythagore, Diagore, Zénon d’Élée, Anaximandre, et tant d’autres. Il en diffère surtout par sa méthode, qu’il avait entièrement puisée dans la lecture de Descartes, dont il a imité jusqu’au style.
Ce qui étonnera surtout la foule de ceux qui crient : Spinosa ! Spinosa ! et qui ne l’ont jamais lu, c’est sa déclaration suivante. Il ne la fait pas pour éblouir les hommes, pour apaiser des théologiens, pour se donner des protecteurs, pour désarmer un parti ; il parle en philosophe sans se nommer, sans s’afficher ; il s’exprime en latin pour être entendu d’un très-petit nombre. Voici sa profession de foi.
« Si je concluais aussi que l’idée de Dieu, comprise sous celle de l’infinité de l’univers[94], me dispense de l’obéissance, de l’amour et du culte, je ferais encore un plus pernicieux usage de ma raison : car il m’est évident que les lois que j’ai reçues, non par le rapport ou l’entremise des autres hommes, mais immédiatement de lui, sont celles que la lumière naturelle me fait connaître pour véritables guides d’une conduite raisonnable. Si je manquais d’obéissance à cet égard, je pécherais non-seulement contre le principe de mon être et contre la société de mes pareils, mais contre moi-même, en me privant du plus solide avantage de mon existence. Il est vrai que cette obéissance ne m’engage qu’aux devoirs de mon état, et qu’elle me fait envisager tout le reste comme des pratiques frivoles, inventées superstitieusement, ou pour l’utilité de ceux qui les ont instituées.
« À l’égard de l’amour de Dieu, loin que cette idée le puisse affaiblir, j’estime qu’aucune autre n’est plus propre à l’augmenter, puisqu’elle me fait connaître que Dieu est intime à mon être ; qu’il me donne l’existence et toutes mes propriétés ; mais qu’il me les donne libéralement, sans reproche, sans intérêt, sans m’assujettir à autre chose qu’à ma propre nature. Elle bannit la crainte, l’inquiétude, la défiance, et tous les défauts d’un amour vulgaire ou intéressé. Elle me fait sentir que c’est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d’autant mieux que je le connais et que je l’aime. »
Est-ce le vertueux et tendre Fénelon, est-ce Spinosa qui a écrit ces pensées ? Comment deux hommes si opposés l’un à l’autre ont-ils pu se rencontrer dans l’idée d’aimer Dieu pour lui-même, avec des notions de Dieu si différentes ? (Voyez Amour de Dieu.)
Il le faut avouer ; ils allaient tous deux au même but, l’un en chrétien, l’autre en homme qui avait le malheur de ne le pas être : le saint archevêque, en philosophe persuadé que Dieu est distingué de la nature ; l’autre, en disciple très-égaré de Descartes, qui s’imaginait que Dieu est la nature entière.
Le premier était orthodoxe, le second se trompait, j’en dois convenir ; mais tous deux étaient dans la bonne foi, tous deux estimables dans leur sincérité comme dans leurs mœurs douces et simples, quoiqu’il n’y ait eu d’ailleurs nul rapport entre l’imitateur de l’Odyssée et un cartésien sec, hérissé d’arguments ; entre un très-bel esprit de la cour de Louis XIV, revêtu de ce qu’on nomme une grande dignité, et un pauvre Juif déjudaïsé, vivant avec trois cents florins de rente[95] dans l’obscurité la plus profonde.
S’il est entre eux quelque ressemblance, c’est que Fénelon fut accusé devant le sanhédrin de la nouvelle loi, et l’autre devant une synagogue sans pouvoir comme sans raison ; mais l’un se soumit, et l’autre se révolta.
Le grand dialecticien Bayle a réfuté Spinosa[96]. Ce système n’est donc pas démontré comme une proposition d’Euclide. S’il l’était, on ne saurait le combattre. Il est donc au moins obscur.
J’ai toujours eu quelque soupçon que Spinosa, avec sa substance universelle, ses modes et ses accidents, avait entendu autre chose que ce que Bayle entend, et que par conséquent Bayle peut avoir eu raison sans avoir confondu Spinosa. J’ai toujours cru surtout que Spinosa ne s’entendait pas souvent lui-même, et que c’est la principale raison pour laquelle on ne l’a pas entendu.
Il me semble qu’on pourrait battre les remparts du spinosisme par un côté que Bayle a négligé. Spinosa pense qu’il ne peut exister qu’une seule substance ; et il paraît par tout son livre qu’il se fonde sur la méprise de Descartes, que tout est plein. Or il est aussi faux que tout soit plein qu’il est faux que tout soit vide. Il est démontré aujourd’hui que le mouvement est aussi impossible dans le plein absolu qu’il est impossible que, dans une balance égale, un poids de deux livres élève un poids de quatre.
Or si tous les mouvements exigent absolument des espaces vides, que deviendra la substance unique de Spinosa ? comment la substance d’une étoile, entre laquelle et nous est un espace vide si immense, sera-t-elle précisément la substance de notre terre, la substance de moi-même[97] la substance d’une mouche mangée par une araignée ?
Je me trompe peut-être ; mais je n’ai jamais conçu comment Spinosa, admettant une substance infinie dont la pensée et la matière sont les deux modalités, admettant la substance, qu’il appelle Dieu, et dont tout ce que nous voyons est mode ou accident, a pu cependant rejeter les causes finales. Si cet être infini, universel, pense, comment n’aurait-il pas des desseins ? s’il a des desseins, comment n’aurait-il pas une volonté ? Nous sommes, dit Spinosa, des modes de cet être absolu, nécessaire, infini. Je dis à Spinosa : Nous voulons, nous avons des desseins, nous qui ne sommes que des modes : donc cet être infini, nécessaire, absolu, ne peut en être privé ; donc il a volonté, desseins, puissance.
Je sais bien que plusieurs philosophes, et surtout Lucrèce, ont nié les causes finales ; et je sais que Lucrèce, quoique peu châtié, est un très-grand poëte dans ses descriptions et dans sa morale ; mais en philosophie, il me paraît, je l’avoue, fort au-dessous d’un portier de collége et d’un bedeau de paroisse. Affirmer que ni l’œil n’est fait pour voir, ni l’oreille pour entendre, ni l’estomac pour digérer, n’est-ce pas là la plus énorme absurdité, la plus révoltante folie qui soit jamais tombée dans l’esprit humain ? Tout douteur que je suis, cette démence me paraît évidente, et je le dis.
Pour moi, je ne vois dans la nature, comme dans les arts, que des causes finales ; et je crois un pommier fait pour porter des pommes, comme je crois une montre faite pour marquer l’heure.
Je dois avertir ici que si Spinosa dans plusieurs endroits de ses ouvrages se moque des causes finales, il les reconnaît plus expressément que personne dans sa première partie de l’Être en général et en particulier.
Voici ses paroles :
« Qu’il me soit permis de m’arrêter ici quelque instant[98] pour admirer la merveilleuse dispensation de la nature, laquelle ayant enrichi la constitution de l’homme de tous les ressorts nécessaires pour prolonger jusqu’à certain terme la durée de sa fragile existence, et pour animer la connaissance qu’il a de lui-même par celle d’une infinité de choses éloignées, semble avoir exprès négligé de lui donner des moyens pour bien connaître celles dont il est obligé de faire un usage plus ordinaire, et même les individus de sa propre espèce. Cependant, à le bien prendre, c’est moins l’effet d’un refus que celui d’une extrême libéralité, puisque s’il y avait quelque être intelligent qui en pût pénétrer un autre contre son gré, il jouirait d’un tel avantage au-dessus de lui que, par cela même, il serait exclu de sa société ; au lieu que, dans l’état présent, chaque individu, jouissant de lui-même avec une pleine indépendance, ne se communique qu’autant qu’il lui convient. »
Que conclurai-je de là ? que Spinosa se contredit souvent ; qu’il n’avait pas toujours des idées nettes ; que dans le grand naufrage des systèmes il se sauvait tantôt sur une planche, tantôt sur une autre ; qu’il ressemblait, par cette faiblesse, à Malebranche, à Arnauld, à Bossuet, à Claude, qui se sont contredits quelquefois dans leurs disputes ; qu’il était comme tant de métaphysiciens et de théologiens. Je conclurai que je dois me défier à plus forte raison de toutes mes idées en métaphysique ; que je suis un animal très-faible, marchant sur des sables mouvants qui se dérobent continuellement sous moi, et qu’il n’y a peut-être rien de si fou que de croire avoir toujours raison.
Vous êtes très-confus, Baruch[99] Spinosa ; mais êtes-vous aussi dangereux qu’on le dit ? Je soutiens que non : et ma raison, c’est que vous êtes confus, que vous avez écrit en mauvais latin, et qu’il n’y a pas dix personnes en Europe qui vous lisent d’un bout à l’autre, quoiqu’on vous ait traduit en français. Quel est l’auteur dangereux ? c’est celui qui est lu par les oisifs de la cour et par les dames.
L’auteur du Système de la nature a eu l’avantage de se faire lire des savants, des ignorants, des femmes ; il a donc dans le style des mérites que n’avait pas Spinosa : souvent de la clarté, quelquefois de l’éloquence, quoiqu’on puisse lui reprocher de répéter, de déclamer, et de se contredire comme tous les autres. Pour le fond des choses, il faut s’en défier très-souvent en physique et en morale. Il s’agit ici de l’intérêt du genre humain. Examinons donc si sa doctrine est vraie et utile, et soyons courts si nous pouvons.
[102] « L’ordre et le désordre n’existent point, etc. »
Quoi ! en physique un enfant né aveugle, ou privé de ses jambes, un monstre n’est pas contraire à la nature de l’espèce ? N’est-ce pas la régularité ordinaire de la nature qui fait l’ordre, et l’irrégularité qui est le désordre ? N’est-ce pas un très-grand dérangement, un désordre funeste, qu’un enfant à qui la nature a donné la faim, et a bouché l’œsophage ? Les évacuations de toute espèce sont nécessaires, et souvent les conduits manquent d’orifices : on est obligé d’y remédier : ce désordre a sa cause, sans doute. Point d’effet sans cause ; mais c’est un effet très-désordonné.
L’assassinat de son ami, de son frère, n’est-il pas un désordre horrible en morale ? Les calomnies d’un Garasse, d’un Le Tellier, d’un Doucin, contre des jansénistes, et celles des jansénistes contre des jésuites ; les impostures des Patouillet et Paulian ne sont-elles pas de petits désordres ? La Saint-Barthélemy, les massacres d’Irlande, etc., etc., etc, ne sont-ils pas des désordres exécrables ? Ce crime a sa cause dans des passions ; mais l’effet est exécrable ; la cause est fatale ; ce désordre fait frémir. Reste à découvrir, si l’on peut, l’origine de ce désordre ; mais il existe.
[103] « L’expérience prouve que les matières que nous regardons comme inertes et mortes prennent de l’action, de l’intelligence, de la vie, quand elles sont combinées d’une certaine façon. »
C’est là précisément la difficulté. Comment un germe parvient-il à la vie ? l’auteur et le lecteur n’en savent rien. De là les deux volumes du Système ; et tous les systèmes du monde ne sont-ils pas des rêves ?
[104] « Il faudrait définir la vie, et c’est ce que j’estime impossible. »
Cette définition n’est-elle pas très-aisée, très-commune ? la vie n’est-elle pas organisation avec sentiment ? Mais que vous teniez ces deux propriétés du mouvement seul de la matière, c’est ce dont il est impossible de donner une preuve ; et si on ne peut le prouver, pourquoi l’affirmer ? pourquoi dire tout haut : Je sais, quand on se dit tout bas : J’ignore ?
[105] « L’on demandera ce que c’est que l’homme, etc. »
Cet article n’est pas assurément plus clair que les plus obscurs de Spinosa, et bien des lecteurs s’indigneront de ce ton si décisif que l’on prend sans rien expliquer.
[106] « La matière est éternelle et nécessaire ; mais ses formes et ses combinaisons sont passagères et contingentes, etc. »
Il est difficile de comprendre comment la matière étant nécessaire, et aucun être libre n’existant, selon l’auteur, il y aurait quelque chose de contingent. On entend par contingence ce qui peut être et ne pas être ; mais tout devant être d’une nécessité absolue, toute manière d’être, qu’il appelle ici mal à propos contingent, est d’une nécessité aussi absolue que l’être même. C’est là où l’on se trouve encore plongé dans un labyrinthe où l’on ne voit point d’issue.
Lorsqu’on ose assurer qu’il n’y a point de Dieu, que la matière agit par elle-même, par une nécessité éternelle, il faut le démontrer comme une proposition d’Euclide, sans quoi vous n’appuyez votre système que sur un peut-être. Quel fondement pour la chose qui intéresse le plus le genre humain !
[107] « Si l’homme d’après sa nature est forcé d’aimer son bien-être, il est forcé d’en aimer les moyens. Il serait inutile et peut-être injuste de demander à un homme d’être vertueux, s’il ne peut l’être sans se rendre malheureux. Dès que le vice le rend heureux, il doit aimer le vice. »
Cette maxime est encore plus exécrable en morale que les autres ne sont fausses en physique. Quand il serait vrai qu’un homme ne pourrait être vertueux sans souffrir, il faudrait l’encourager à l’être. La proposition de l’auteur serait visiblement la ruine de la société. D’ailleurs, comment saura-t-il qu’on ne peut être heureux sans avoir des vices ? n’est-il pas au contraire prouvé par l’expérience que la satisfaction de les avoir domptés est cent fois plus grande que le plaisir d’y avoir succombé : plaisir toujours empoisonné, plaisir qui mène au malheur ? On acquiert, en domptant ses vices, la tranquillité, le témoignage consolant de sa conscience ; on perd, en s’y livrant, son repos, sa santé ; on risque tout. Aussi l’auteur lui-même en vingt endroits veut qu’on sacrifie tout à la vertu ; et il n’avance cette proposition que pour donner dans son système une nouvelle preuve de la nécessité d’être vertueux.
[108] « Ceux qui rejettent avec tant de raison les idées innées auraient dû sentir que cette intelligence ineffable que l’on place au gouvernail du monde, et dont nos sens ne peuvent constater ni l’existence ni les qualités, est un être de raison. »
En vérité, de ce que nous n’avons point d’idées innées, comment s’ensuit-il qu’il n’y a point de Dieu ? cette conséquence n’est-elle pas absurde ? y a-t-il quelque contradiction à dire que Dieu nous donne des idées par nos sens ? n’est-il pas au contraire de la plus grande évidence que s’il est un être tout-puissant dont nous tenons la vie, nous lui devons nos idées et nos sens comme tout le reste ? Il faudrait avoir prouvé auparavant que Dieu n’existe pas, et c’est ce que l’auteur n’a point fait ; c’est même ce qu’il n’a pas encore tenté de faire jusqu’à cette page du chapitre X.
Dans la crainte de fatiguer les lecteurs par l’examen de tous ces morceaux détachés, je viens au fondement du livre, et à l’erreur étonnante sur laquelle il a élevé son système. Je dois absolument répéter ici ce qu’on a dit ailleurs.
Il y avait en France, vers l’an 1750, un jésuite anglais nommé Needham[109], déguisé en séculier, qui servait alors de précepteur au neveu de M. Dillon, archevêque de Toulouse. Cet homme faisait des expériences de physique, et surtout de chimie.
Après avoir mis de la farine de seigle ergoté dans des bouteilles bien bouchées, et du jus de mouton bouilli dans d’autres bouteilles, il crut que son jus de mouton et son seigle avaient fait naître des anguilles, lesquelles même en reproduisaient bientôt d’autres, et qu’ainsi une race d’anguilles se formait indifféremment d’un jus de viande ou d’un grain de seigle.
Un physicien qui avait de la réputation ne douta pas que ce Needham ne fût un profond athée. Il conclut que puisque l’on faisait des anguilles avec de la farine de seigle, on pouvait faire des hommes avec de la farine de froment ; que la nature et la chimie produisaient tout, et qu’il était démontré qu’on peut se passer d’un Dieu formateur de toutes choses.
Cette propriété de la farine trompa aisément un homme[110] malheureusement égaré alors dans des idées qui doivent faire trembler pour la faiblesse de l’esprit humain. Il voulait creuser un trou jusqu’au centre de la terre pour voir le feu central, disséquer des Patagons pour connaître la nature de l’âme, enduire les malades de poix résine pour les empêcher de transpirer, exalter son âme pour prédire l’avenir. Si on ajoutait qu’il fut encore plus malheureux en cherchant à opprimer deux de ses confrères, cela ne ferait pas d’honneur à l’athéisme, et servirait seulement à nous faire rentrer en nous-mêmes avec confusion.
Il est bien étrange que des hommes, en niant un créateur, se soient attribué le pouvoir de créer des anguilles.
Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que des physiciens plus instruits adoptèrent le ridicule système du jésuite Needham, et le joignirent à celui de Maillet, qui prétendait que l’Océan avait formé les Pyrénées et les Alpes, et que les hommes étaient originairement des marsouins dont la queue fourchue se changea en cuisses et en jambes dans la suite des temps, ainsi que nous l’avons dit[111]. De telles imaginations peuvent être mises avec les anguilles formées par la farine.
Il n’y a pas longtemps qu’on assura qu’à Bruxelles un lapin avait fait une demi-douzaine de lapereaux à une poule.
Cette transmutation de farine et de jus de mouton en anguilles fut démontrée aussi fausse et aussi ridicule qu’elle l’est en effet, par M. Spalanzani, un peu meilleur observateur que Needham[112].
On n’avait pas besoin même de ces observations pour démontrer l’extravagance d’une illusion si palpable. Bientôt les anguilles de Needham allèrent trouver la poule de Bruxelles.
Cependant, en 1768, le traducteur exact, élégant et judicieux de Lucrèce[113] se laissa surprendre au point que non-seulement il rapporte dans ses notes du livre VIII, page 361, les prétendues expériences de Needham, mais qu’il fait ce qu’il peut pour en constater la validité.
Voilà donc le nouveau fondement du Système de la nature. L’auteur, dès le second chapitre, s’exprime ainsi :
«[114] En humectant de la farine avec de l’eau, et en renfermant ce mélange, on trouve au bout de quelque temps, à l’aide du microscope, qu’il a produit des êtres organisés dont on croyait la farine et l’eau incapables. C’est ainsi que la nature inanimée peut passer à la vie, qui n’est elle-même qu’un assemblage de mouvements. »
Quand cette sottise inouïe serait vraie, je ne vois pas, à raisonner rigoureusement, qu’elle prouvât qu’il n’y a point de Dieu : car il se pourrait très-bien qu’il y eût un être suprême, intelligent et puissant, qui, ayant formé le soleil et tous les astres, daignât former aussi des animalcules sans germe. Il n’y a point là de contradiction dans les termes. Il faudrait chercher ailleurs une preuve démonstrative que Dieu n’existe pas, et c’est ce qu’assurément personne n’a trouvé ni ne trouvera.
L’auteur traite avec mépris les causes finales, parce que c’est
un argument rebattu ; mais cet argument si méprisé est de
Cicéron et de Newton. Il pourrait par cela seul faire entrer les
athées en quelque défiance d’eux-mêmes. Le nombre est assez
grand des sages qui, en observant le cours des astres et l’art
prodigieux qui règne dans la structure des animaux et des végétaux, reconnaissent une main puissante qui opère ces continuelles merveilles.
L’auteur prétend que la matière aveugle et sans choix produit des animaux intelligents. Produire sans intelligence des êtres qui en ont ! cela est-il concevable ? ce système est-il appuyé sur la moindre vraisemblance ? Une opinion si contradictoire exigerait des preuves aussi étonnantes qu’elle-même. L’auteur n’en donne aucune ; il ne prouve jamais rien, et il affirme tout ce qu’il avance. Quel chaos ! quelle confusion ! mais quelle témérité !
Spinosa du moins avouait une intelligence agissante dans ce grand tout qui constituait la nature ; il y avait là de la philosophie. Mais je suis forcé de dire que je n’en trouve aucune dans le nouveau système.
La matière est étendue, solide, gravitante, divisible ; j’ai tout cela aussi bien que cette pierre. Mais a-t-on jamais vu une pierre sentante et pensante ? Si je suis étendu, solide, divisible : je le dois à la matière. Mais j’ai sensations et pensées : à qui le dois-je ? ce n’est pas à de l’eau, à de la fange ; il est vraisemblable que c’est à quelque chose de plus puissant que moi. C’est à la combinaison seule des éléments, me dites-vous. Prouvez-le-moi donc ; faites-moi donc voir nettement qu’une cause intelligente ne peut m’avoir donné l’intelligence. Voilà où vous êtes réduit.
L’auteur combat avec succès le dieu des scolastiques, un dieu composé de qualités discordantes, un dieu auquel on donne, comme à ceux d’Homère, les passions des hommes ; un dieu capricieux, inconstant, vindicatif, inconséquent, absurde ; mais il ne peut combattre le Dieu des sages. Les sages, en contemplant la nature, admettent un pouvoir intelligent et suprême. Il est peut-être impossible à la raison humaine, destituée du secours divin, de faire un pas plus avant.
L’auteur demande où réside cet être ; et de ce que personne sans être infini ne peut dire où il réside, il conclut qu’il n’existe pas. Cela n’est pas philosophique : car de ce que nous ne pouvons dire où est la cause d’un effet, nous ne devons pas conclure qu’il n’y a point de cause. Si vous n’aviez jamais vu de canonniers, et que vous vissiez l’effet d’une batterie de canon, vous ne devriez pas dire : Elle agit toute seule par sa propre vertu.
Ne tient-il donc qu’à dire : Il n’y a point de Dieu, pour qu’on vous en croie sur votre parole ?
Enfin sa grande objection est dans les malheurs et dans les crimes du genre humain : objection aussi ancienne que philosophique ; objection commune, mais fatale et terrible, à laquelle on ne trouve de réponse que dans l’espérance d’une vie meilleure. Et quelle est encore cette espérance ? nous n’en pouvons avoir aucune certitude par la raison. Mais j’ose dire que quand il nous est prouvé qu’un vaste édifice, construit avec le plus grand art, est bâti par un architecte quel qu’il soit, nous devons croire à cet architecte quand même l’édifice serait teint de notre sang, souillé de nos crimes, et qu’il nous écraserait par sa chute. Je n’examine pas encore si l’architecte est bon ; si je dois être satisfait de son édifice ; si je dois en sortir plutôt que d’y demeurer ; si ceux qui sont logés comme moi dans cette maison pour quelques jours en sont contents : j’examine seulement s’il est vrai qu’il y ait un architecte, ou si cette maison, remplie de tant de beaux appartements et de vilains galetas, s’est bâtie toute seule.
Le grand objet, le grand intérêt, ce me semble, n’est pas d’argumenter en métaphysique, mais de peser s’il faut, pour le bien commun de nous autres animaux misérables et pensants, admettre un Dieu rémunérateur et vengeur, qui nous serve à la fois de frein et de consolation, ou rejeter cette idée en nous abandonnant à nos calamités sans espérances, et à nos crimes sans remords.
Hobbes dit que si dans une république où l’on ne reconnaîtrait point de Dieu, quelque citoyen en proposait un, il le ferait pendre.
Il entendait apparemment, par cette étrange exagération, un citoyen qui voudrait dominer au nom de Dieu, un charlatan qui voudrait se faire tyran. Nous entendons des citoyens qui, sentant la faiblesse humaine, sa perversité et sa misère, cherchent un point fixe pour assurer leur morale, et un appui qui les soutienne dans les langueurs et dans les horreurs de cette vie.
Depuis Job jusqu’à nous, un très-grand nombre d’hommes a maudit son existence ; nous avons donc un besoin perpétuel de consolation et d’espoir. Votre philosophie nous en prive. La fable de Pandore valait mieux, elle nous laissait l’espérance, et vous nous la ravissez ! La philosophie, selon vous, ne fournit acune preuve d’un bonheur à venir. Non ; mais vous n’avez aucune démonstration du contraire. Il se peut qu’il y ait en nous une monade indestructible qui sente et qui pense, sans que nous sachions le moins du monde comment cette monade est faite. La raison ne s’oppose point absolument à cette idée, quoique la raison seule ne la prouve pas. Cette opinion n’a-t-elle pas un prodigieux avantage sur la vôtre ? La mienne est utile au genre humain, la vôtre est funeste ; elle peut, quoi que vous en disiez, encourager les Néron, les Alexandre VI, et les Cartouche ; la mienne peut les réprimer.
Marc-Antonin, Épictète, croyaient que leur monade, de quelque espèce qu’elle fût, se rejoindrait à la monade du grand Être ; et ils furent les plus vertueux des hommes.
Dans le doute où nous sommes tous deux, je ne vous dis pas avec Pascal : Prenez le plus sûr. Il n’y a rien de sûr dans l’incertitude. Il ne s’agit pas ici de parier, mais d’examiner : il faut juger, et notre volonté ne détermine pas notre jugement. Je ne vous propose pas de croire des choses extravagantes pour vous tirer d’embarras ; je ne vous dis pas : Allez à la Mecque baiser la pierre noire pour vous instruire ; tenez une queue de vache à la main ; affublez-vous d’un scapulaire, soyez imbécile et fanatique pour acquérir la faveur de l’Être des êtres. Je vous dis : Continuez à cultiver la vertu, à être bienfaisant, à regardez toute superstition avec horreur ou avec pitié ; mais adorez avec moi le dessein qui se manifeste dans toute la nature, et par conséquent l’auteur de ce dessein, la cause primordiale et finale de tout ; espérez avec moi que notre monade qui raisonne sur le grand Être éternel pourra être heureuse par ce grand Être même. Il n’y a point là de contradiction. Vous ne m’en démontrerez pas l’impossibilité ; de même que je ne puis vous démontrer mathématiquement que la chose est ainsi. Nous ne raisonnons guère en métaphysique que sur des probabilités ; nous nageons tous dans une mer dont nous n’avons jamais vu le rivage. Malheur à ceux qui se battent en nageant ! Abordera qui pourra ; mais celui qui me crie : Vous nagez en vain, il n’y a point de port, me décourage et m’ôte toutes mes forces.
De quoi s’agit il dans notre dispute ? de consoler notre malheureuse existence. Qui la console ? vous, ou moi ?
Vous avouez vous-même, dans quelques endroits de votre ouvrage, que la croyance d’un Dieu a retenu quelques hommes sur le bord du crime : cet aveu me suffit. Quand cette opinion n’aurait prévenu que dix assassinats, dix calomnies, dix jugements iniques sur la terre, je tiens que la terre entière doit l’embrasser.
La religion, dites-vous, a produit des milliasses de forfaits ; dites la superstition, qui règne sur notre triste globe : elle est la plus cruelle ennemie de l’adoration pure qu’on doit à l’Être suprême. Détestons ce monstre qui a toujours déchiré le sein de sa mère : ceux qui le combattent sont les bienfaiteurs du genre humain ; c’est un serpent qui entoure la religion de ses replis : il faut lui écraser la tête sans blesser celle qu’il infecte et qu’il dévore.
Vous craignez « qu’en adorant Dieu on ne redevienne bientôt superstitieux et fanatique » ; mais n’est-il pas à craindre qu’en le niant on ne s’abandonne aux passions les plus atroces et aux crimes les plus affreux ? Entre ces deux excès, n’y a-t-il pas un milieu très-raisonnable ? Où est l’asile entre ces deux écueils ? le voici : Dieu, et des lois sages.
Vous affirmez qu’il n’y a qu’un pas de l’adoration à la superstition. Il y a l’infini pour les esprits bien faits : et ils sont aujourd’hui en grand nombre ; ils sont à la tête des nations, ils influent sur les mœurs publiques ; et d’année en année le fanatisme, qui couvrait la terre, se voit enlever ses détestables usurpations.
Je répondrai encore un mot à vos paroles de la page 223. « Si l’on présume des rapports entre l’homme et cet être incroyable, il faudra lui élever des autels, lui faire des présents, etc ; si l’on ne conçoit rien à cet être, il faudra s’en rapporter à des prêtres qui... etc., etc., etc. » Le grand mal de s’assembler aux temps des moissons pour remercier Dieu du pain qu’il nous a donné ! Qui vous dit de faire des présents à Dieu ? l’idée en est ridicule ; mais où est le mal de charger un citoyen, qu’on appellera vieillard ou prêtre, de rendre des actions de grâces à la Divinité au nom des autres citoyens, pourvu que ce prêtre ne soit pas un Grégoire VII qui marche sur la tête des rois, ou un Alexandre VI, souillant par un inceste le sein de sa fille, qu’il a engendrée par un stupre, et assassinant, empoisonnant, à l’aide de son bâtard, presque tous les princes ses voisins ; pourvu que dans une paroisse ce prêtre ne soit pas un fripon volant dans la poche des pénitents qu’il confesse[116] et employant cet argent à séduire les petites filles qu’il catéchise ; pourvu que ce prêtre ne soit pas un Le Tellier[117], qui met tout un royaume en combustion par des fourberies dignes du pilori ; un Warburton, qui viole les lois de la société en manifestant les papiers secrets d’un membre du parlement pour le perdre, et qui calomnie quiconque n’est pas de son avis ? Ces derniers cas sont rares. L’état du sacerdoce est un frein qui force à la bienséance.
Un sot prêtre excite le mépris ; un mauvais prêtre inspire l’horreur ; un bon prêtre, doux, pieux, sans susperstition, charitable, tolérant, est un homme qu’on doit chérir et respecter. Vous craignez l’abus, et moi aussi. Unissons-nous pour le prévenir ; mais ne condamnons pas l’usage quand il est utile à la société, quand il n’est pas perverti par le fanatisme, ou par la méchanceté frauduleuse.
J’ai une chose très-importante à vous dire. Je suis persuadé que vous êtes dans une grande erreur ; mais je suis également convaincu que vous vous trompez en honnête homme. Vous voulez qu’on soit vertueux, même sans Dieu, quoique vous ayez dit malheureusement que « dès que le vice rend l’homme heureux, il doit aimer le vice » ; proposition affreuse que vos amis auraient dû vous faire effacer. Partout ailleurs vous inspirez la probité. Cette dispute philosophique ne sera qu’entre vous et quelques philosophes répandus dans l’Europe : le reste de la terre n’en entendra point parler ; le peuple ne nous lit pas. Si quelque théologien voulait vous persécuter, il serait un méchant, il serait un imprudent qui ne servirait qu’à vous affermir et à faire de nouveaux athées.
Vous avez tort ; mais les Grecs n’ont point persécuté Épicure, les Romains n’ont point persécuté Lucrèce. Vous avez tort ; mais il faut respecter votre génie et votre vertu, en vous réfutant de toutes ses forces.
Le plus bel hommage, à mon gré, qu’on puisse rendre à Dieu,
c’est de prendre sa défense sans colère ; comme le plus indigne
portrait qu’on puisse faire de lui est de le peindre vindicatif et
furieux. Il est la vérité même : la vérité est sans passions. C’est
être disciple de Dieu que de l’annoncer d’un cœur doux et d’un
esprit inaltérable.
Je pense avec vous que le fanatisme est un monstre mille fois plus dangereux que l’athéisme philosophique. Spinosa n’a pas commis une seule mauvaise action : Chastel et Ravaillac, tous deux dévots, assassinèrent Henri IV.
L’athée de cabinet est presque toujours un philosophe tranquille, le fanatique est toujours turbulent ; mais l’athée de cour, le prince athée pourrait être le fléau du genre humain. Borgia et ses semblables ont fait presque autant de mal que les fanatiques de Munster et des Cévennes, je dis les fanatiques des deux partis. Le malheur des athées de cabinet est de faire des athées de cour. C’est Chiron qui élève Achille ; il le nourrit de moelle de lion. Un jour Achille traînera le corps d’Hector autour des murailles de Troie, et immolera douze captifs innocents à sa vengeance.
Dieu nous garde d’un abominable prêtre[118] qui hache un roi en morceaux avec son couperet sacré, ou de celui qui, le casque en tête et la cuirasse sur le dos, à l’âge de soixante et dix ans[119], ose signer de ses trois doigts ensanglantés la ridicule excommunication d’un roi de France, ou de... ou de... ou de... !
Mais que Dieu nous préserve aussi d’un despote colère et barbare qui, ne croyant point un Dieu, serait son dieu à lui-même ; qui se rendrait indigne de sa place sacrée, en foulant aux pieds les devoirs que cette place impose ; qui sacrifierait sans remords ses amis, ses parents, ses serviteurs, son peuple, à ses passions ! Ces deux tigres, l’un tondu, l’autre couronné, sont également à craindre. Par quel frein pourrons-nous les retenir ? etc., etc.
Si l’idée d’un Dieu auquel nos âmes peuvent se rejoindre a fait des Titus, des Trajan, des Antonins, des Marc-Aurèle, et ces grands empereurs chinois dont la mémoire est si précieuse dans le second des plus anciens et des plus vastes empires du monde, ces exemples suffisent pour ma cause, et ma cause est celle de tous les hommes.
Je ne crois pas que dans toute l’Europe il y ait un seul homme d’État, un seul homme un peu versé dans les affaires du monde, qui n’ait le plus profond mépris pour toutes les légendes dont nous avons été inondés plus que nous le sommes aujourd’hui de brochures. Si la religion n’enfante plus de guerres civiles, c’est à la philosophie seule qu’on en est redevable : les disputes théologiques commencent à être regardées du même œil que les querelles de Gilles et de Pierrot à la foire. Une usurpation également odieuse et ridicule, fondée d’un côté sur la fraude, et de l’autre sur la bêtise, est minée chaque instant par la raison, qui établit son règne. La bulle in Cœna Domini, le chef-d’œuvre de l’insolence et de la folie, n’ose plus paraître dans Rome même. Si un régiment de moines fait la moindre évolution contre les lois de l’État, il est cassé sur-le-champ. Mais quoi ! parce qu’on a chassé les jésuites faut-il chasser Dieu ? Au contraire, il faut l’en aimer davantage.
Sous l’empire d’Arcadius, Logomacos, théologal de Constantinople, alla en Scythie, et s’arrêta au pied du Caucase, dans les fertiles plaines de Zéphirim, sur les frontières de la Colchide. Le bon vieillard Dondindac était dans sa grande salle basse, entre sa grande bergerie et sa vaste grange ; il était à genoux avec sa femme, ses cinq fils et ses cinq filles, ses parents et ses valets, et tous chantaient les louanges de Dieu après un léger repas. « Que fais-tu là, idolâtre? lui dit Logomacos. — Je ne suis point idolâtre, dit Dondindac — Il faut bien que tu sois idolâtre, dit Logomacos, puisque tu n’es pas Grec. Çà, dis-moi, que chantais-tu dans ton barbare jargon de Scythie? — Toutes les langues sont égales aux oreilles de Dieu, répondit le Scythe ; nous chantions ses louanges. — Voilà qui est bien extraordinaire, reprit le théologal, une famille scythe qui prie Dieu sans avoir été instruite par nous ! » Il engagea bientôt une conversation avec le Scythe Dondindac : car le théologal savait un peu de scythe, et l’autre un peu de grec. On a retrouvé cette conversation dans un manuscrit conservé dans la bibliothèque de Constantinople.
Voyons si tu sais ton catéchisme. Pourquoi pries-tu Dieu ?
C’est qu’il est juste d’adorer l’Être suprême, de qui nous tenons tout.
Je le remercie des biens dont je jouis, et même des maux dans lesquels il m’éprouve ; mais je me garde bien de lui rien demander ; il sait mieux que nous ce qu’il nous faut, et je craindrais d’ailleurs de demander du beau temps quand mon voisin demanderait de la pluie.
Ah ! je me doutais bien qu’il allait dire quelque sottise. Reprenons les choses de plus haut. Barbare, qui t’a dit qu’il y a un Dieu ?
La nature entière.
Cela ne suffit pas. Quelle idée as-tu de Dieu ?
L’idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien, et qui me punira si je fais mal.
Bagatelles, pauvretés que cela ! Venons à l’essentiel. Dieu est-il infini secundum quid, ou selon l’essence ?
Je ne vous entends pas.
Bête brute ! Dieu est-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu ?
Je n’en sais rien... tout comme il vous plaira.
Ignorant ! Peut-il faire que ce qui a été n’ait point été, et qu’un bâton n’ait pas deux bouts ? voit-il le futur comme futur ou comme présent ? comment fait-il pour tirer l’être du néant, et pour anéantir l’être ?
Je n’ai jamais examiné ces choses.
Quel lourdaud ! Allons, il faut s’abaisser, se proportionner. Dis-moi, mon ami, crois-tu que la matière puisse être éternelle ?
On a bien de la peine avec ces têtes dures. Allons pied à pied : qu’est-ce que Dieu ?
Mon souverain, mon juge, mon père.
Ce n’est pas là ce que je demande. Quelle est sa nature ?
D’être puissant et bon.
Mais, est-il corporel ou spirituel ?
Comment voulez-vous que je le sache ?
Quoi ! tu ne sais pas ce que c’est qu’un esprit ?
Pas le moindre mot : à quoi cela me servirait-il ? en serais-je plus juste ? serais-je meilleur mari, meilleur père, meilleur maître, meilleur citoyen ?
Il faut absolument t’apprendre ce que c’est qu’un esprit : c’est, c’est, c’est... Je te dirai cela une autre fois.
J’ai bien peur que vous ne me disiez moins ce qu’il est que ce qu’il n’est pas. Permettez-moi de vous faire à mon tour une question. J’ai vu autrefois un de vos temples : pourquoi peignez-vous Dieu avec une grande barbe ?
C’est une question très-difficile, et qui demande des instructions préliminaires.
Avant de recevoir vos instructions, il faut que je vous conte ce qui m’est arrivé un jour. Je venais de faire bâtir un cabinet au bout de mon jardin ; j’entendis une taupe qui raisonnait avec un hanneton : « Voilà une belle fabrique, disait la taupe ; il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. — Vous vous moquez, dit le hanneton ; c’est un hanneton tout plein de génie qui est l’architecte de ce bâtiment. » Depuis ce temps-là j’ai résolu de ne jamais disputer.
Après plusieurs règnes faibles ou tyranniques, l’empire romain eut un bon empereur dans Probus, et les légions le massacrèrent. Elles élurent Carus, qui fut tué d’un coup de tonnerre vers le Tigre, lorsqu’il faisait la guerre aux Perses. Son fils Numérien fut proclamé par les soldats. Les historiens nous disent sérieusement qu’à force de pleurer la mort de son père il en perdit presque la vue, et qu’il fut obligé, en faisant la guerre, de demeurer toujours entre quatre rideaux. Son beau-père, nommé Aper, le tua dans son lit pour se mettre sur le trône ; mais un druide avait prédit dans les Gaules à Dioclétien, l’un des généraux de l’armée, qu’il serait immédiatement empereur après avoir tué un sanglier : or un sanglier se nomme en latin aper. Dioclétien assembla l’armée, tua de sa main Aper en présence des soldats, et accomplit ainsi la prédiction du druide. Les historiens qui rapportent cet oracle méritaient de se nourrir du fruit de l’arbre que les druides révéraient. Il est certain que Dioclétien tua le beau-père de son empereur ; ce fut là son premier droit au trône : le second, c’est que Numérien avait un frère nommé Carin, qui était aussi empereur, et qui, s’étant opposé à l’élévation de Dioclétien, fut tué par un des tribuns de son armée. Voilà les droits de Dioclétien à l’empire. Depuis longtemps il n’y en avait guère d’autres.
Il était originaire de Dalmatie, de la petite ville de Dioclée, dont il avait pris le nom. S’il est vrai que son père ait été laboureur, et que lui-même dans sa jeunesse ait été esclave d’un sénateur nommé Anulinus, c’est là son plus bel éloge : il ne pouvait devoir son élévation qu’à lui-même ; il est bien clair qu’il s’était concilié l’estime de son armée, puisqu’on oublia sa naissance pour lui donner le diadème. Lactance, auteur chrétien, mais un peu partial, prétend que Dioclétien était le plus grand poltron de l’empire. Il n’y a guère d’apparence que des soldats romains aient choisi un poltron pour les gouverner, et que ce poltron eût passé
par tous les degrés de la milice. Le zèle de Lactance contre un empereur païen est très-louable, mais il n’est pas adroit.
Dioclétien contint en maître, pendant vingt années, ces fières légions qui défaisaient leurs empereurs avec autant de facilité qu’elles les faisaient : c’est encore une preuve, malgré Lactance, qu’il fut aussi grand prince que brave soldat. L’empire reprit bientôt sous lui sa première splendeur. Les Gaulois, les Africains, les Égyptiens, les Anglais, soulevés en divers temps, furent tous remis sous l’obéissance de l’empire ; les Perses mêmes furent vaincus. Tant de succès au dehors, une administration encore plus heureuse au dedans ; des lois aussi humaines que sages, qu’on voit encore dans le Code Justinien ; Rome, Milan, Autun, Nicomédie, Carthage, embellies par sa munificence : tout lui concilia le respect et l’amour de l’Orient et de l’Occident au point que deux cent quarante ans après sa mort on comptait encore et on datait de la première année de son règne, comme on comptait auparavant depuis la fondation de Rome. C’est ce qu’on appelle l’ère de Dioclétien ; on l’a appelée aussi l’ère des martyrs, mais c’est se tromper évidemment de dix-huit années, car il est certain qu’il ne persécuta aucun chrétien pendant dix-huit ans. Il en était si éloigné que la première chose qu’il fit, étant empereur, ce fut de donner une compagnie de gardes prétoriennes à un chrétien nommé Sébastien, qui est au catalogue des saints.
Il ne craignit point de se donner un collègue à l’empire dans la personne d’un soldat de fortune comme lui : c’était Maximien Hercule, son ami. La conformité de leurs fortunes avait fait leur amitié. Maximien Hercule était aussi né de parents obscurs et pauvres, et s’était élevé, comme Dioclétien, de grade en grade par son courage. On n’a pas manqué de reprocher à ce Maximien d’avoir pris le surnom d’Hercule, et à Dioclétien d’avoir accepté celui de Jovien. On ne daigne pas s’apercevoir que nous avons tous les jours des gens d’église qui s’appellent Hercule, et des bourgeois qui s’appellent César et Auguste.
Dioclétien créa encore deux césars : le premier fut un autre Maximien, surnommé Galerius, qui avait commencé par être gardeur de troupeaux. Il semblait que Dioclétien, le plus fier et le plus fastueux des hommes, lui qui le premier introduisit de se faire baiser les pieds, mît sa grandeur à placer sur le trône des césars, des hommes nés dans la condition la plus abjecte : un esclave et deux paysans étaient à la tête de l’empire, et jamais il ne fut plus florissant.
Le second césar qu’il créa était d’une naissance distinguée : c’était Constance Chlore, petit-neveu par sa mère de l’empereur Claude II. L’empire fut gouverné par ces quatre princes. Cette association pouvait produire par année quatre guerres civiles ; mais Dioclétien sut tellement être le maître de ses associés qu’il les obligea toujours à le respecter, et même à vivre unis entre eux. Ces princes, avec le nom de césars, n’étaient au fond que ses premiers sujets : on voit qu’il les traitait en maître absolu, car lorsque le césar Galerius, ayant été vaincu par les Perses, vint en Mésopotamie lui rendre compte de sa défaite, il le laissa marcher l’espace d’un mille auprès de son char, et ne le reçut en grâce que quand il eut réparé sa faute et son malheur.
Galère les répara en effet l’année d’après, en 297, d’une manière bien signalée. Il battit le roi de Perse en personne. Ces rois de Perse ne s’étaient pas corrigés depuis la bataille d’Arbelles de mener dans leurs armées leurs femmes, leurs filles et leurs eunuques. Galère prit, comme Alexandre, la femme et toute la famille du roi de Perse, et les traita avec le même respect. La paix fut aussi glorieuse que la victoire : les vaincus cédèrent cinq provinces aux Romains, des sables de Palmyrène jusqu’à l’Arménie.
Dioclétien et Galère allèrent à Rome étaler un triomphe inouï jusqu’alors : c’était la première fois qu’on montrait au peuple romain la femme d’un roi de Perse et ses enfants enchaînés. Tout l’empire était dans l’abondance et dans la joie. Dioclétien en parcourait toutes les provinces : il allait de Rome en Égypte, en Syrie, dans l’Asie Mineure ; sa demeure ordinaire n’était point à Rome : c’était à Nicomédie, près du Pont-Euxin, soit pour veiller de plus près sur les Perses et sur les barbares, soit qu’il s’affectionnât à un séjour qu’il avait embelli.
Ce fut au milieu de ces prospérités que Galère commença la persécution contre les chrétiens. Pourquoi les avait-on laissés en repos jusque-là, et pourquoi furent-ils maltraités alors ? Eusèbe dit qu’un centurion de la légion Trajane, nommé Marcel, qui servait dans la Mauritanie, assistant avec sa troupe à une fête qu’on donnait pour la victoire de Galère, jeta par terre sa ceinture militaire, ses armes et sa baguette de sarment, qui était la marque de son office, disant tout haut qu’il était chrétien, et qu’il ne voulait plus servir des païens. Cette désertion fut punie de mort par le conseil de guerre. C’est là le premier exemple avéré de cette persécution si fameuse. Il est vrai qu’il y avait un grand nombre de chrétiens dans les armées de l’empire, et l’intérêt de l’État demandait qu’une telle désertion publique ne fût point autorisée. Le zèle de Marcel était très-pieux, mais il n’était pas raisonnable. Si dans la fête qu’on donnait en Mauritanie on mangeait des viandes offertes aux dieux de l’empire, la loi n’ordonnait point à Marcel d’en manger ; le christianisme ne lui ordonnait point de donner l’exemple de la sédition, et il n’y a point de pays au monde où l’on ne punît une action si téméraire.
Cependant depuis l’aventure de Marcel, il ne paraît pas qu’on ait recherché les chrétiens jusqu’à l’an 303. Ils avaient à Nicomédie une superbe église cathédrale vis-à-vis le palais, et même beaucoup plus élevée. Les historiens ne nous disent point les raisons pour lesquelles Galère demanda instamment à Dioclétien qu’on abattît cette église ; mais ils nous apprennent que Dioclétien fut très-longtemps à se déterminer : il résista près d’une année. Il est bien étrange qu’après cela ce soit lui qu’on appelle persécuteur. Enfin, en 303, l’église fut abattue ; et on afficha un édit par lequel les chrétiens seraient privés de tout honneur et de toute dignité. Puisqu’on les en privait, il est évident qu’ils en avaient. Un chrétien arracha et mit en pièces publiquement l’édit impérial : ce n’était pas là un acte de religion ; c’était un emportement de révolte. Il est donc très-vraisemblable qu’un zèle indiscret, qui n’était pas selon la science, attira cette persécution funeste. Quelque temps après, le palais de Galère brûla ; il en accusa les chrétiens et ceux-ci accusèrent Galère d’avoir mis le feu lui-même à son palais pour avoir un prétexte de les calomnier. L’accusation de Galère paraît fort injuste : celle qu’on intente contre lui ne l’est pas moins, car l’édit étant déjà porté, de quel nouveau prétexte avait-il besoin ? S’il avait fallu en effet une nouvelle raison pour engager Dioclétien à persécuter, ce serait seulement une nouvelle preuve de la peine qu’eut Dioclétien à abandonner les chrétiens, qu’il avait toujours protégés : cela ferait voir évidemment qu’il avait fallu de nouveaux ressorts pour le déterminer à la violence.
Il paraît certain qu’il y eut beaucoup de chrétiens tourmentés dans l’empire ; mais il est difficile de concilier avec les lois romaines tous ces tourments recherchés, toutes ces mutilations, ces langues arrachées, ces membres coupés et grillés, et tous ces attentats à la pudeur, faits publiquement contre l’honnêteté publique. Aucune loi romaine n’ordonna jamais de tels supplices. Il se peut que l’aversion des peuples contre les chrétiens les ait portés à des excès horribles ; mais on ne trouve nulle part que ces excès aient été ordonnés par les empereurs ni par le sénat.
[122] Il est bien vraisemblable que la juste douleur des chrétiens se répandit en plaintes exagérées. Les Actes sincères nous racontent que l’empereur étant dans Antioche, le préteur condamna un petit enfant chrétien nommé Romain à être brûlé ; que des Juifs présents à ce supplice se mirent méchamment à rire, en disant : « Nous avons eu autrefois trois petits enfants, Sidrac, Misac et Abdenago, qui ne brûlèrent point dans la fournaise ardente, mais ceux-ci y brûlent. » Dans l’instant, pour confondre les Juifs, une grande pluie éteignit le bûcher, et le petit garçon en sortit sain et sauf, en demandant : Où est donc le feu ? Les Actes sincères ajoutent que l’empereur le fit délivrer, mais que le juge ordonna qu’on lui coupât la langue. Il n’est guère possible de croire qu’un juge ait fait couper la langue à un petit garçon à qui l’empereur avait pardonné.
Ce qui suit est plus singulier. On prétend qu’un vieux médecin chrétien nommé Ariston, qui avait un bistouri tout prêt, coupa la langue de l’enfant pour faire sa cour au préteur. Le petit Romain fut aussitôt renvoyé en prison. Le geôlier lui demanda de ses nouvelles : l’enfant raconta fort au long comment un vieux médecin lui avait coupé la langue. Il faut noter que le petit, avant cette opération, était extrêmement bègue, mais qu’alors il parlait avec une volubilité merveilleuse. Le geôlier ne manqua pas d’aller raconter ce miracle à l’empereur. On fit venir le vieux médecin ; il jura que l’opération avait été faite dans les règles de l’art, et montra la langue de l’enfant qu’il avait conservée proprement dans une boîte comme une relique. « Qu’on fasse venir, dit-il, le premier venu, je m’en vais lui couper la langue en présence de Votre Majesté, et vous verrez s’il pourra parler. » La proposition fut acceptée. On prit un pauvre homme, à qui le médecin coupa juste autant de langue qu’il en avait coupé au petit enfant : l’homme mourut sur-le-champ.
Je veux croire que les Actes qui rapportent ce fait sont aussi sincères qu’ils en portent le titre ; mais ils sont encore plus simples que sincères, et il est bien étrange que Fleury, dans son Histoire ecclésiastique, rapporte un si prodigieux nombre de faits semblables, bien plus propres au scandale qu’à l’édification.
Vous remarquerez encore que dans cette année 303, où l’on prétend que Dioclétien était présent à toute cette belle aventure dans Antioche, il était à Rome, et qu’il passa toute l’année en Italie. On dit que ce fut à Rome, en sa présence, que saint Genest, comédien, se convertit sur le théâtre en jouant une comédie contre les chrétiens[123]. Cette comédie montre bien que le goût de Plaute et de Térence ne subsistait plus. Ce qu’on appelle aujourd’hui la comédie ou la farce italienne, semble avoir pris naissance dans ce temps-là. Saint Genest représentait un malade : le médecin lui demandait ce qu’il avait : « Je me sens pesant, dit Genest. — Veux-tu que nous te rabotions pour te rendre plus léger ? lui dit le médecin. — Non, répondit Genest, je veux mourir chrétien, pour ressusciter avec une belle taille. » Alors des acteurs habillés en prêtres et en exorcistes viennent pour le baptiser ; dans le moment Genest devint en effet chrétien, et au lieu d’achever son rôle, il se mit à prêcher l’empereur et le peuple. Ce sont encore les Actes sincères qui rapportent ce miracle.
Il est certain qu’il y eut beaucoup de vrais martyrs ; mais aussi il n’est pas vrai que les provinces fussent inondées de sang, comme on se l’imagine. Il est fait mention d’environ deux cents martyrs, vers ces derniers temps de Dioclétien, dans toute l’étendue de l’empire romain, et il est avéré, par les lettres de Constantin même, que Dioclétien eut bien moins de part à la persécution que Galère.
Dioclétien tomba malade cette année, et, se sentant affaibli, il fut le premier qui donna au monde l’exemple de l’abdication de l’empire. Il n’est pas aisé de savoir si cette abdication fut forcée ou non. Ce qui est certain, c’est qu’ayant recouvré la santé il vécut encore neuf ans, aussi honoré que paisible, dans sa retraite de Salone, au pays de sa naissance. Il disait qu’il n’avait commencé à vivre que du jour de sa retraite, et lorsqu’on le pressa de remonter sur le trône il répondit que le trône ne valait pas la tranquillité de sa vie, et qu’il prenait plus de plaisir à cultiver son jardin qu’il n’en avait eu à gouverner la terre. Que conclurez-vous de tous ces faits, sinon qu’avec de très-grands défauts il régna en grand empereur, et qu’il acheva sa vie en philosophe ?
Il est juste de commencer par Hérodote, comme le plus ancien.
Quand Henri Estienne intitula sa comique rapsodie Apologie d’Hérodote, on sait assez que son dessein n’était pas de justifier les contes de ce père de l’histoire ; il ne voulait que se moquer de nous, et faire voir que les turpitudes de son temps étaient pires que celles des Égyptiens et des Perses. Il usa de la liberté que se donnait tout protestant contre ceux de l’Église catholique, apostolique et romaine. Il leur reproche aigrement leurs débauches, leur avarice, leurs crimes expiés à prix d’argent, leurs indulgences publiquement vendues dans les cabarets, les fausses reliques supposées par leurs moines : il les appelle idolâtres. Il ose dire que si les Égyptiens adoraient, à ce qu’on dit, des chats et des ognons, les catholiques adoraient des os de morts. Il ose les appeler, dans son discours préliminaire, théophages, et même thèokèses[125]. Nous avons quatorze éditions de ce livre, car nous aimons les injures qu’on nous dit en commun, autant que nous regimbons contre celles qui s’adressent à nos personnes en notre propre et privé nom.
Henri Estienne ne se servit donc d’Hérodote que pour nous rendre exécrables et ridicules. Nous avons un dessein tout contraire ; nous prétendons montrer que les histoires modernes de nos bons auteurs, depuis Guichardin, sont en général aussi sages, aussi vraies que celles de Diodore et d’Hérodote sont folles et fabuleuses.
1° Que veut dire le père de l’histoire, dès le commencement de son ouvrage ? « Les historiens perses rapportent que les Phéniciens furent les auteurs de toutes les guerres. De la mer Rouge ils entrèrent dans la nôtre, etc. » Il semblerait que les Phéniciens se fussent embarqués au golfe de Suez ; qu’arrivés au détroit de Babel-Mandel, ils eussent côtoyé l’Éthiopie, passé la ligne, doublé le cap des Tempêtes, appelé depuis le cap de Bonne-Espérance, remonté au loin entre l’Afrique et l’Amérique, qui est le seul chemin, repassé la ligne, entré de l’Océan dans la Méditerranée par les colonnes d’Hercule : ce qui aurait été un voyage de plus de quatre mille de nos grandes lieues marines, dans un temps où la navigation était dans son enfance.
2° La première chose que font les Phéniciens, c’est d’aller vers Argos enlever la fille du roi Inachus, après quoi les Grecs à leur tour vont enlever Europe, fille du roi de Tyr.
3° Immédiatement après vient Candaule, roi de Lydie, qui, rencontrant un de ses soldats aux gardes, nommé Gygès, lui dit : « Il faut que je te montre ma femme toute nue » ; il n’y manque pas. La reine, l’ayant su, dit au soldat comme de raison : « Il faut que tu meures, ou que tu assassines mon mari, et que tu règnes avec moi ; » ce qui fut fait sans difficulté.
4° Suit l’histoire d’Orion, porté par un marsouin sur la mer, du fond de la Calabre jusqu’au cap de Matapan, ce qui fait un voyage assez extraordinaire d’environ cent lieues.
5° De conte en conte (et qui n’aime pas les contes ?) on arrive à l’oracle infaillible de Delphes, qui tantôt devine que Crésus fait cuire un quartier d’agneau et une tortue dans une tourtière de cuivre, et tantôt lui prédit qu’il sera détrôné par un mulet.
6° Parmi les inconcevables fadaises dont toute l’histoire ancienne regorge, en est-il beaucoup qui approchent de la famine qui tourmenta pendant vingt-huit ans les Lydiens ? Ce peuple, qu’Hérodote nous peint plus riche en or que les Péruviens, au lieu d’acheter des vivres chez l’étranger, ne trouva d’autre secret que celui de jouer aux dames, de deux jours l’un sans manger, pendant vingt-huit années de suite.
7° Connaissez-vous rien de plus merveilleux que l’histoire de Cyrus ? Son grand-père, le Mède Astyage, qui, comme vous voyez, avait un nom grec, rêve une fois que sa fille Mandane (autre nom grec) inonde toute l’Asie en pissant ; une autre fois, que de sa matrice il sort une vigne dont toute l’Asie mange les raisins. Et là-dessus, le bonhomme Astyage ordonne à un Harpage, autre Grec, de faire tuer son petit-fils Cyrus : car il n’y a certainement point de grand-père qui n’égorge toute sa race après de tels rêves. Harpage n’obéit point. Le bon Astyage, qui était prudent et juste, fait mettre en capilotade le fils d’Harpage, et le fait manger à son père, selon l’usage des anciens héros.
8° Hérodote, non moins bon naturaliste qu’historien exact, ne manque pas de vous dire que la terre à froment, devers Babylone, rapporte trois cents pour un. Je connais un petit pays qui rapporte trois pour un. J’ai envie d’aller me transporter dans le Diarbeck quand les Turcs en seront chassés par Catherine II, qui a de très-beaux blés aussi, mais non pas trois cents pour un.
9° Ce qui m’a toujours semblé très-honnête et très-édifiant chez Hérodote, c’est la belle coutume religieuse établie dans Babylone, et dont nous avons parlé, que toutes les femmes mariées allassent se prostituer dans le temple de Milita, pour de l’argent, au premier étranger qui se présentait. On comptait deux millions d’habitants dans cette ville : il devait y avoir de la presse aux dévotions. Cette loi est surtout très-vraisemblable chez les Orientaux, qui ont toujours renfermé les dames, et qui plus de dix siècles avant Hérodote imaginèrent de faire des eunuques qui leur répondissent de la chasteté de leurs femmes[126]. Je m’arrête ; si quelqu’un veut suivre l’ordre de ces numéros, il sera bientôt à cent.
Tout ce que dit Diodore de Sicile, sept siècles après Hérodote, est de la même force dans tout ce qui regarde les antiquités et la physique. L’abbé Terrasson nous disait : « Je traduis le texte de Diodore dans toute sa turpitude. » Il nous en lisait quelquefois des morceaux chez M. de La Faye ; et quand on riait, il disait : « Vous verrez bien autre chose. » Il était tout le contraire de Dacier.
Le plus beau morceau de Diodore est la charmante description de l’île Panchaïe, Panchaïca tellus, célébrée par Virgile[127]. Ce sont des allées d’arbres odoriférants, à perte de vue ; de la myrrhe et de l’encens pour en fournir au monde entier sans s’épuiser ; des fontaines qui forment une infinité de canaux bordés de fleurs ; des oiseaux ailleurs inconnus, qui chantent sous d’éternels ombrages ; un temple de marbre de quatre mille pieds de longueur, orné de colonnes et de statues colossales, etc., etc.
Cela fait souvenir du duc de La Ferté, qui, pour flatter le goût de l’abbé Servien, lui disait un jour : « Ah ! si vous aviez vu mon fils, qui est mort à l’âge de quinze ans ! quels yeux ! quelle fraîcheur de teint ! quelle taille admirable ! l’Antinoüs du Belvédère n’était auprès de lui qu’un magot de la Chine ; et puis, quelle douceur de mœurs ! faut-il que ce qu’il y a jamais eu de plus beau m’ait été enlevé ! » L’abbé Servien s’attendrit ; le duc de La Ferté, s’échauffant par ses propres paroles, s’attendrit aussi : tous deux enfin se mirent à pleurer ; après quoi il avoua qu’il n’avait jamais eu de fils.
Un certain abbé Bazin avait relevé avec sa discrétion ordinaire un autre conte de Diodore[128]. C’était à propos du roi d’Égypte Sésostris, qui, probablement, n’a pas plus existé que l’île Panchaïe. Le père de Sésostris, qu’on ne nomme point, imagina, le jour que son fils naquit, de lui faire conquérir toute la terre dès qu’il serait majeur. C’est un beau projet. Pour cet effet, il fit élever auprès de lui tous les garçons qui étaient nés le même jour en Égypte ; et pour en faire des conquérants, on ne leur donnait à déjeuner qu’après leur avoir fait courir cent quatre-vingts stades, qui font environ huit de nos grandes lieues.
Quand Sésostris fut majeur, il partit avec ses coureurs pour aller conquérir le monde. Ils étaient encore au nombre de dix-sept cents, et probablement la moitié était morte, selon le train ordinaire de la nature, et surtout de la nature de l’Égypte, qui de tout temps fut désolée par une peste destructive, au moins une fois en dix ans.
Il fallait donc qu’il fut né trois mille quatre cents garçons en Égypte le même jour que Sésostris ; et comme la nature produit presque autant de filles que de garçons, il naquit ce jour-là environ six mille personnes au moins. Mais on accouche tous les jours, et six mille naissances par jour produisent au bout de l’année deux millions cent quatre-vingt-dix mille enfants. Si vous les multipliez par trente-quatre, selon la règle de Kerseboum, vous aurez en Égypte plus de soixante et quatorze millions d’habitants, dans un pays qui n’est pas si grand que l’Espagne ou que la France.
Tout cela parut énorme à l’abbé Bazin, qui avait un peu vu le monde, et qui savait comme il va.
Mais un Larcher, qui n’était jamais sorti du collége Mazarin, prit violemment le parti de Sésostris et de ses coureurs. Il prétendit qu’Hérodote, en parlant aux Grecs, ne comptait point par stades de la Grèce, et que les héros de Sésostris ne couraient que quatre grandes lieues pour avoir à déjeuner. Il accabla ce pauvre abbé Bazin d’injures, telles que jamais savant en us ou en es n’en avait pas encore dit. Il ne s’en tint pas même aux dix-sept cents petits garçons ; il alla jusqu’à prouver, par les prophètes, que les femmes, les filles, les nièces des rois de Babylone, toutes les femmes des satrapes et des mages, allaient par dévotion coucher dans les allées du temple de Babylone pour de l’argent, avec tous les chameliers et tous les muletiers de l’Asie. Il traita de mauvais chrétien, de damné et d’ennemi de l’État, quiconque osait défendre l’honneur des dames de Babylone[129].
Il prit aussi le parti des boucs qui avaient communément les faveurs des jeunes Égyptiennes. Sa grande raison, disait-il, c’est qu’il était allié par les femmes à un parent de l’évêque de Meaux, Bossuet, auteur d’un discours éloquent sur l’Histoire non universelle ; mais ce n’est pas là une raison péremptoire.
Gardez-vous des contes bleus en tout genre.
Diodore de Sicile fut le plus grand compilateur de ces contes. Ce Sicilien n’avait pas un esprit de la trempe de son compatriote Archimède, qui chercha et trouva tant de vérités mathématiques.
Diodore examine sérieusement l’histoire des Amazones et de leur reine Myrine ; l’histoire des Gorgones, qui combattirent contre les Amazones ; celle des Titans, celle de tous les dieux. Il approfondit l’histoire de Priape et d’Hermaphrodite. On ne peut donner plus de détails sur Hercule : ce héros parcourt tout l’hémisphère, tantôt à pied et tout seul comme un pèlerin, tantôt comme un général à la tête d’une grande armée. Tous ses travaux y sont fidèlement discutés ; mais ce n’est rien en comparaison de l’histoire des dieux de Crète.
Diodore justifie Jupiter du reproche que d’autres graves historiens lui ont fait d’avoir détrôné et mutilé son père. On voit comment ce Jupiter alla combattre des géants, les uns dans son île, les autres en Phrygie, et ensuite en Macédoine et en Italie.
Aucun des enfants qu’il eut de sa sœur Junon et de ses favorites n’est omis.
On voit ensuite comment il devint dieu, et dieu suprême.
C’est ainsi que toutes les histoires anciennes ont été écrites. Ce qu’il y a de plus fort, c’est qu’elles étaient sacrées ; et en effet, si elles n’avaient pas été sacrées elles n’auraient jamais été lues.
Il n’est pas mal d’observer que, quoiqu’elles fussent sacrées, elles étaient toutes différentes ; et de province en province, d’île en île, chacune avait une histoire des dieux, des demi-dieux et des héros, contradictoire avec celle de ses voisins ; mais aussi ce qu’il faut bien observer, c’est que les peuples ne se battirent jamais pour cette mythologie.
L’histoire honnête de Thucydide, et qui a quelques lueurs de vérité, commence à Xerxès ; mais avant cette époque, que de temps perdu !
Ce n’est ni d’un directeur de finances, ni d’un directeur d’hôpitaux, ni d’un directeur des bâtiments du roi, etc., etc., que je prétends parler, mais d’un directeur de conscience : car celui-là dirige tous les autres ; il est le précepteur du genre humain. Il sait et enseigne ce qu’on doit faire et ce qu’on doit omettre dans tous les cas possibles.
Il est clair qu’il serait utile que dans toutes les cours il y eût un homme consciencieux, que le monarque consultât en secret dans plus d’une occasion, et qui lui dît hardiment : Non licet. Louis le Juste n’aurait pas commencé son triste et malheureux règne par assassiner son premier ministre et par emprisonner sa mère. Que de guerres aussi funestes qu’injustes de bons directeurs nous auraient épargnées ! que de cruautés ils auraient prévenues !
Mais souvent on croit consulter un agneau, et on consulte un renard. Tartuffe était le directeur d’Orgon. Je voudrais bien savoir quel fut le directeur de conscience qui conseilla la Saint-Barthélemy.
Il n’est pas plus parlé de directeurs que de confesseurs dans l’Évangile. Chez les peuples que notre courtoisie ordinaire nomme païens, nous ne voyons pas que Scipion, Fabricius, Caton, Titus, Trajan, les Antonins, eussent des directeurs. Il est bon d’avoir un ami scrupuleux qui vous rappelle à vos devoirs ; mais votre conscience doit être le chef de votre conseil.
Un huguenot fut bien étonné quand une dame catholique lui apprit qu’elle avait un confesseur pour l’absoudre de ses péchés, et un directeur pour l’empêcher d’en commettre. « Comment votre vaisseau, lui dit-il, madame, a-t-il pu faire eau si souvent, ayant deux si bons pilotes ? »
Les doctes observent qu’il n’appartient pas à tout le monde d’avoir un directeur. Il en est de cette charge dans une maison comme de celle d’écuyer : cela n’appartient qu’aux grandes dames. L’abbé Gobelin, homme processif et avide, ne dirigeait que Mme de Maintenon. Les directeurs à la ville servent souvent quatre ou cinq dévotes à la fois ; ils les brouillent tantôt avec leurs maris, tantôt avec leurs amants, et remplissent quelquefois les places vacantes.
Pourquoi les femmes ont-elles des directeurs, et les hommes n’en ont-ils point ? C’est par la raison que Mme de La Vallière se fit carmélite quand elle fut quittée par Louis XIV, et que M. de Turenne, étant trahi par Mme de Coetquen, ne se fit pas moine.
Saint Jérôme et Rufin, son antagoniste, étaient grands directeurs de femmes et de filles ; ils ne trouvèrent pas un sénateur romain, pas un tribun militaire à gouverner. Il faut à ces gens-là du devoto femineo sexu. Les hommes ont pour eux trop de barbe au menton, et souvent trop de force dans l’esprit. Boileau a fait, dans la satire des femmes (satire X, v. 566-572), le portrait d’un directeur :
Nul n’est si bien soigné qu’un directeur de femmes.
Quelque léger dégoût vient-il le travailler ;
Une froide vapeur le fait-elle bâiller ;
Un escadron coiffé d’abord court à son aide :
L’une chauffe un bouillon, l’autre apprête un remède ;
Chez lui sirops exquis, ratafias vantés,
Confitures, surtout, volent de tous côtés, etc.
Ces vers sont bons pour Brossette. Il y avait, ce me semble, quelque chose de mieux à nous dire.
On a toujours disputé, et sur tous les sujets : Mundum tradidit disputationi eorum[132]. Il y a eu de violentes querelles pour savoir si le tout est plus grand que sa partie ; si un corps peut être en plusieurs endroits à la fois ; si la matière est toujours impénétrable ; si la blancheur de la neige peut subsister sans neige ; si la douceur du sucre peut se faire sentir sans sucre ; si on peut penser sans tête.
Je ne fais aucun doute que dès qu’un janséniste aura fait un livre pour démontrer que deux et un font trois, il ne se trouve un moliniste qui démontre que deux et un font cinq.
Nous avons cru instruire le lecteur et lui plaire en mettant sous ses yeux cette pièce de vers sur les disputes. Elle est fort connue de tous les gens de goût de Paris ; mais elle ne l’est point des savants qui disputent encore sur la prédestination gratuite et sur la grâce concomitante, et sur la question si la mer a produit les montagnes.
Lisez les vers suivants sur les disputes : voilà comme on en
faisait dans le bon temps.
Vingt têtes, vingt avis ; nouvel an, nouveau goût ;
Autre ville, autres mœurs ; tout change, ou détruit tout.
Examine pour toi ce que ton voisin pense :
Le plus beau droit de l’homme est cette indépendance ;
Mais ne dispute point ; les desseins éternels,
Cachés au sein de Dieu, sont trop loin des mortels.
Le peu que nous savons d’une façon certaine,
Frivole comme nous, ne vaut pas tant de peine.
Le monde est plein d’erreurs ; mais de là je conclus
Que prêcher la raison n’est qu’une erreur de plus.
En parcourant au loin la planète où nous sommes,
Que verrons-nous ? Les torts et les travers des hommes.
Ici c’est un synode, et là c’est un divan ;
Nous verrons le mufti, le derviche, l’iman,
Le bonze, le lama, le talapoin, le pope,
Les antiques rabbins, et les abbés d’Europe,
Nos moines, nos prélats, nos docteurs agrégés :
Êtes-vous disputeurs, mes amis ? Voyagez.
Qu’un jeune ambitieux ait ravagé la terre ;
Qu’un regard de Vénus ait allumé la guerre ;
Qu’à Paris, au Palais, l’honnête citoyen
Plaide pendant vingt ans pour un mur mitoyen ;
Qu’au fond d’un diocèse un vieux prêtre gémisse
Quand un abbé de cour enlève un bénéfice ;
Et que, dans le parterre, un poëte envieux
Ait, en battant des mains, un feu noir dans les yeux ;
Tel est le cœur humain ; mais l’ardeur insensée
D’asservir ses voisins à sa propre pensée,
Comment la concevoir ? Pourquoi, par quel moyen
Veux-tu que ton esprit soit la règle du mien ?
Je hais surtout, je hais tout causeur incommode,
Tous ces demi-savants gouvernés par la mode.
Ces gens qui, pleins de feu, peut-être pleins d’esprit,
Soutiendront contre vous ce que vous aurez dit ;
Un peu musiciens, philosophes, poëtes,
Et grands hommes d’État formés par les gazettes ;
Sachant tout, lisant tout, prompts à parler de tout
Et qui contrediraient Voltaire sur le goût,
Montesquieu sur les lois, de Brogli sur la guerre,
Ou la jeune d’Egmont sur le talent de plaire.
Voyez-les s’emporter sur les moindres sujets,
Sans cesse répliquant, sans répondre jamais :
« Je ne céderais pas au prix d’une couronne...
Je sens... le sentiment ne consulte personne...
Et le roi serait là... je verrais là le feu...
Messieurs, la vérité mise une fois en jeu.
Doit-il nous importer de plaire ou de déplaire ?... »
C’est bien dit ; mais pourquoi cette rigueur[133] austère ?
Hélas ! c’est pour juger de quelques nouveaux airs,
Ou des deux Poinsinet lequel fait mieux des vers.
Auriez-vous par hasard connu feu monsieur d’Aube[134],
Qu’une ardeur de dispute éveillait avant l’aube ?
Contiez-vous un combat de votre régiment,
Il savait mieux que vous, où, contre qui, comment.
Vous seul en auriez eu toute la renommée.
N’importe, il vous citait ses lettres de l’armée ;
Et, Richelieu présent, il aurait raconté
Ou Gênes défendue, ou Mahon emporté.
D’ailleurs homme de sens, d’esprit et de mérite ;
Mais son meilleur ami redoutait sa visite.
L’un, bientôt rebuté d’une vaine clameur,
Gardait en l’écoutant un silence d’humeur.
J’en ai vu, dans le feu d’une dispute aigrie,
Prêts à l’injurier, le quitter de furie ;
Et, rejetant la porte à son double battant,
Ouvrir à leur colère un champ libre en sortant.
Ses neveux, qu’à sa suite attachait l’espérance.
Avaient vu dérouter toute leur complaisance.
Un voisin asthmatique, en l’embrassant un soir,
Lui dit : « Mon médecin me défend de vous voir. »
Et parmi cent vertus cette unique faiblesse
Dans un triste abandon réduisit sa vieillesse.
Au sortir d’un sermon la fièvre le saisit.
Las d’avoir écouté sans avoir contredit ;
Et, tout près d’expirer, gardant son caractère,
Il faisait disputer le prêtre et le notaire.
Que la bonté divine, arbitre de son sort,
Lui donne le repos que nous rendit sa mort.
Si du moins il s’est tu devant ce grand arbitre !
Un jeune bachelier, bientôt docteur en titre,
Doit, suivant une affiche, un tel jour, en tel lieu,
Répondre à tout venant sur l’essence de Dieu.
Venez-y, venez voir, comme sur un théâtre.
Une dispute en règle, un choc opiniâtre,
L’enthymème serré, les dilemmes pressants.
Poignards à double lame, et frappant en deux sens ;
Et le grand syllogisme en forme régulière,
Et le sophisme vain de sa fausse lumière ;
Des moines échauffés, vrai fléau des docteurs,
De pauvres Hibernois, complaisants disputeurs,
Qui, fuyant leur pays pour les saintes promesses,
Viennent vivre à Paris d’arguments et de messes ;
Et l’honnête public qui, même écoutant bien,
A la saine raison de n’y comprendre rien.
Voilà donc les leçons qu’on prend dans vos écoles !
Mais tous les arguments sont-ils faux ou frivoles ?
Socrate disputait jusque dans les festins,
Et tout nu quelquefois argumentait aux bains.
Était-ce dans un sage une folle manie ?
La contrariété fait sortir le génie.
La veine d’un caillou recèle un feu qui dort ;
Image de ces gens, froids au premier abord.
Et qui dans la dispute, à chaque repartie,
Sont pleins d’une chaleur qu’on n’avait point sentie.
C’est un bien, j’y consens. Quant au mal, le voici :
Plus on a disputé, moins on s’est éclairci.
On ne redresse point l’esprit faux ni l’œil louche.
Ce mot j’ai tort, ce mot nous déchire la bouche.
Nos cris et nos efforts ne frappent que le vent.
Chacun dans son avis demeure comme avant.
C’est mêler seulement aux opinions vaines
Le tumulte insensé des passions humaines.
Le vrai peut quelquefois n’être point de saison ;
Et c’est un très-grand tort que d’avoir trop raison.
Autrefois la Justice et la Vérité nues
Chez les premiers humains furent longtemps connues ;
Elles régnaient en sœurs ; mais on sait que depuis
L’une a fui dans le ciel et l’autre dans un puits.
La vaine Opinion règne sur tous les âges ;
Son temple est dans les airs porté sur les nuages ;
Une foule de dieux, de démons, de lutins,
Sont au pied de son trône ; et, tenant dans leurs mains
Mille riens enfantés par un pouvoir magique,
Nous les montrent de loin sous des verres d’optique.
Autour d’eux, nos vertus, nos biens, nos maux divers,
En bulles de savon sont épars dans les airs ;
Et le souffle des vents y promène sans cesse
De climats en climats le temple et la déesse.
Elle fuit et revient. Elle place un mortel
Hier sur un bûcher, demain sur un autel.
Le jeune Antinoüs eut autrefois des prêtres.
Nous rions maintenant des mœurs de nos ancêtres ;
Et qui rit de nos mœurs ne fait que prévenir
Ce qu’en doivent penser les siècles à venir.
Une beauté frappante et dont l’éclat étonne,
Les Français la peindront sous les traits de Brionne,
Sans croire qu’autrefois un petit front serré,
Un front à cheveux d’or fut souvent adoré.
Ainsi l’Opinion, changeante et vagabonde,
Soumet la Beauté même, autre reine du monde ;
Ainsi, dans l’univers, ses magiques effets
Des grands événements sont les ressorts secrets.
Comment donc espérer qu’un jour, aux pieds d’un sage,
Nous la voyions tomber du haut de son nuage,
Et que la Vérité, se montrant aussitôt,
Vienne au bord de son puits voir ce qu’on fait en haut ?
Il est pour les savants, et pour les sages même,
Une autre illusion : cet esprit de système,
Qui bâtit, en rêvant, des mondes enchantés,
Et fonde mille erreurs sur quelques vérités.
C’est par lui qu’égarés après de vaines ombres,
L’inventeur du calcul chercha Dieu dans les nombres,
L’auteur du mécanisme attacha follement
La liberté de l’homme aux lois du mouvement.
L’un d’un soleil éteint veut composer la terre ;
La terre, dit un autre, est un globe de verre[135].
De là ces différends soutenus à grands cris ;
Et, sur un tas poudreux d’inutiles écrits,
La dispute s’assied dans l’asile du sage.
La contrariété tient souvent au langage ;
On peut s’entendre moins, formant un même son,
Que si l’un parlait basque, et l’autre bas-breton.
C’est là, qui le croirait ? un fléau redoutable ;
Et la pâle famine, et la peste effroyable.
N’égalent point les maux et les troubles divers
Que les malentendus sèment dans l’univers.
Peindrai-je des dévots les discordes funestes,
Les saints emportements de ces âmes célestes,
Le fanatisme au meurtre excitant les humains,
Des poisons, des poignards, des flambeaux dans les mains ;
Nos villages déserts, nos villes embrasées,
Sous nos foyers détruits nos mères écrasées ;
Dans nos temples sanglants abandonnés du ciel,
Les ministres rivaux égorgés sur l’autel ;
Tous les crimes unis, meurtre, inceste, pillage,
Les fureurs du plaisir se mêlant au carnage ;
Sur des corps expirants, d’infâmes ravisseurs
Dans leurs embrassements reconnaissant leurs sœurs :
L’étranger dévorant le sein de ma patrie.
Et sous la piété déguisant sa furie ;
Les pères conduisant leurs enfants aux bourreaux.
Et les vaincus toujours traînés aux échafauds ?...
Dieu puissant ! permettez que ces temps déplorables
Un jour par nos neveux soient mis au rang des fables.
Mais je vois s’avancer un fâcheux disputeur ;
Son air d’humilité couvre mal sa hauteur ;
Et son austérité, pleine de l’Évangile,
Paraît offrir à Dieu le venin qu’il distille.
« Monsieur, tout ceci cache un dangereux poison :
Personne, selon vous, n’a ni tort ni raison ;
Et sur la vérité n’ayant point de mesure,
Il faut suivre pour loi l’instinct de la nature !
— Monsieur, je n’ai pas dit un mot de tout cela...
— Oh ! quoique vous ayez déguisé ce sens-là,
En vous interprétant la chose devient claire...
— Mais en termes précis j’ai dit tout le contraire.
Cherchons la vérité, mais d’un commun accord :
Qui discute a raison, et qui dispute a tort.
Voilà ce que j’ai dit : et d’ailleurs, qu’à la guerre,
À la ville, à la cour, souvent il faut se taire...
— Mon cher monsieur, ceci cache toujours deux sens ;
Je distingue... — Monsieur, distinguez, j’y consens.
J’ai dit mon sentiment, je vous laisse les vôtres,
En demandant pour moi ce que j’accorde aux autres.
— Mon fils, nous vous avons défendu de penser ;
Et pour vous convertir je cours vous dénoncer. »
Heureux ! ô trop heureux qui, loin des fanatiques,
Des causeurs importuns, et des jaloux critiques,
En paix sur l’Hélicon pourrait cueillir des fleurs !
Tels on voit dans les champs de sages laboureurs,
D’une ruche irritée évitant les blessures,
En dérober le miel à l’abri des piqûres[136].
Un homme qui connaît combien on compte de pas d’un bout de sa maison à l’autre s’imagine que la nature lui a enseigné tout d’un coup cette distance, et qu’il n’a en besoin que d’un coup d’œil, comme lorsqu’il a vu des couleurs. Il se trompe ; on ne peut connaître les différents éloignements des objets que par expérience, par comparaison, par habitude. C’est ce qui fait qu’un matelot, en voyant sur mer un vaisseau voguer loin du sien, vous dira sans hésiter à quelle distance on est à peu près de ce vaisseau ; et le passager n’en pourra former qu’un doute très-confus.
La distance n’est qu’une ligne de l’objet à nous. Cette ligne se termine à un point : nous ne sentons donc que ce point, et soit que l’objet existe à mille lieues, ou qu’il soit à un pied, ce point est toujours le même dans nos yeux.
Nous n’avons donc aucun moyen immédiat pour apercevoir tout d’un coup la distance, comme nous en avons pour sentir, par l’attouchement, si un corps est dur ou mou ; par le goût, s’il est doux ou amer ; par l’ouïe, si de deux sons l’un est grave et l’autre aigu. Car, qu’on y prenne bien garde, les parties d’un corps qui cèdent à mon doigt sont la plus prochaine cause de ma sensation de mollesse ; et les vibrations de l’air, excitées par le corps sonore, sont la plus prochaine cause de ma sensation du son. Or, si je ne puis avoir ainsi immédiatement une idée de distance, il faut donc que je connaisse cette dislance par le moyen d’une autre idée intermédiaire ; mais il faut au moins que j’aperçoive cette idée intermédiaire : car une idée que je n’aurais point ne servira certainement pas à m’en faire avoir une autre.
On dit qu’une telle maison est à un mille d’une telle rivière ; mais si je ne sais pas où est cette rivière, je ne sais certainement pas où est cette maison. Un corps cède aisément à l’impression de ma main : je conclus immédiatement sa mollesse. Un autre résiste ; je sens immédiatement sa dureté. Il faudrait donc que je sentisse les angles formés dans mon œil, pour en conclure immédiatement les distances des objets. Mais la plupart des hommes ne savent pas même si ces angles existent : donc il est évident que ces angles ne peuvent être la cause immédiate de ce que vous connaissez les distances.
Celui qui, pour la première fois de sa vie, entendrait le bruit du canon ou le son d’un concert ne pourrait juger si on tire ce canon ou si on exécute ce concert à une lieue ou à trente pas. Il n’y a que l’expérience qui puisse l’accoutumer à juger de la distance qui est entre lui et l’endroit d’où part ce bruit. Les vibrations, les ondulations de l’air, portent un son à ses oreilles, ou plutôt à son sensorium ; mais ce bruit n’avertit pas plus son sensorium de l’endroit où le bruit commence qu’il ne lui apprend la forme du canon ou des instruments de musique. C’est la même chose précisément par rapport aux rayons de lumière qui partent d’un objet ; ils ne nous apprennent point du tout où est cet objet.
Ils ne nous font pas connaître davantage les grandeurs ni même les figures. Je vois de loin une petite tour ronde. J’avance, j’aperçois et je touche un grand bâtiment quadrangulaire. Certainement ce que je vois et ce que je touche n’est pas ce que je voyais : ce petit objet rond qui était dans mes yeux n’est point ce grand bâtiment carré. Autre chose est donc, par rapport à nous, l’objet mesurable et tangible, autre chose est l’objet visible. J’entends de ma chambre le bruit d’un carrosse : j’ouvre la fenêtre, et je le vois ; je descends, et j’entre dedans. Or ce carrosse que j’ai entendu, ce carrosse que j’ai vu, ce carrosse que j’ai touché, sont trois objets absolument divers de trois de mes sens, qui n’ont aucun rapport immédiat les uns avec les autres.
Il y a bien plus : il est démontré qu’il se forme dans mon œil un angle une fois plus grand, à très-peu de chose près, quand je vois un homme à quatre pieds de moi que quand je vois le même homme à huit pieds de moi. Cependant je vois toujours cet homme de la même grandeur. Comment mon sentiment contredit-il ainsi le mécanisme de mes organes ? L’objet est réellement une fois plus petit dans mes yeux, et je le vois une fois plus grand. C’est en vain qu’on veut expliquer ce mystère par le chemin que suivent les rayons, ou par la forme que prend le cristallin dans nos yeux. Quelque supposition que l’on fasse, l’angle sous lequel je vois un homme à quatre pieds de moi est toujours à peu près double de l’angle sous lequel je le vois à huit pieds. La géométrie ne résoudra jamais ce problème ; la physique y est également impuissante : car vous avez beau supposer que l’œil prend une nouvelle conformation, que le cristallin s’avance, que l’angle s’agrandit, tout cela s’opérera également pour l’objet qui est à huit pas, et pour l’objet qui est à quatre. La proportion sera toujours la même ; si vous voyiez l’objet à huit pas sous un angle de moitié plus grand qu’il ne doit être, vous verriez aussi l’objet à quatre pas sous un angle de moitié plus grand ou environ. Donc ni la géométrie ni la physique ne peuvent expliquer cette difficulté.
Ces lignes et ces angles géométriques ne sont pas plus réellement la cause de ce que nous voyons les objets à leur place que de ce que nous les voyons de telles grandeurs et à telle distance. L’âme ne considère pas si telle partie va se peindre au bas de l’œil ; elle ne rapporte rien à des lignes qu’elle ne voit point. L’œil se baisse seulement pour voir ce qui est près de la terre, et se relève pour voir ce qui est au-dessus de la terre. Tout cela ne pouvait être éclairci et mis hors de toute contestation que par quelque aveugle-né à qui on aurait donné le sens de la vue. Car si cet aveugle, au moment qu’il eût ouvert les yeux, eût jugé des distances, des grandeurs et des situations, il eût été vrai que les angles optiques, formés tout d’un coup dans sa rétine, eussent été les causes immédiates de ses sentiments. Aussi le docteur Berkeley assurait, d’après M. Locke (et allant même en cela plus loin que Locke), que ni situation, ni grandeur, ni distance, ni figure, ne serait aucunement discernée par cet aveugle, dont les yeux recevraient tout d’un coup la lumière.
On trouva enfin, en 1729, l’aveugle-né dont dépendait la décision indubitable de cette question. Le célèbre Cheselden, un de ces fameux chirurgiens qui joignent l’adresse de la main aux plus grandes lumières de l’esprit, ayant imaginé qu’on pouvait donner la vue à cet aveugle-né, en lui abaissant ce qu’on appelle des cataractes, qu’il soupçonnait formées dans ses yeux presque au moment de sa naissance, il proposa l’opération. L’aveugle eut de la peine à y consentir : il ne concevait pas trop que le sens de la vue pût beaucoup augmenter ses plaisirs. Sans l’envie qu’on lui inspira d’apprendre à lire et à écrire, il n’eût point désiré de voir. Il vérifiait, par cette indifférence, « qu’il est impossible d’être malheureux par la privation des biens dont on n’a pas d’idée » ; vérité bien importante. Quoi qu’il en soit, l’opération fut faite et réussit. Ce jeune homme, d’environ quatorze ans, vit la lumière pour la première fois. Son expérience confirma tout ce que Locke et Berkeley avaient si bien prévu. Il ne distingua de longtemps ni grandeur, ni situation, ni même figure. Un objet d’un pouce mis devant son œil, et qui lui cachait une maison, lui paraissait aussi grand que la maison. Tout ce qu’il voyait lui semblait d’abord être sur ses yeux, et les toucher comme les objets du tact touchent la peau. Il ne pouvait distinguer d’abord ce qu’il avait jugé rond à l’aide de ses mains d’avec ce qu’il avait jugé angulaire, ni discerner avec ses yeux si ce que ses mains avaient senti être en haut ou en bas était en effet en haut ou en bas. Il était si loin de connaître les grandeurs qu’après avoir enfin conçu par la vue que sa maison était plus grande que sa chambre, il ne concevait pas comment la vue pouvait donner cette idée. Ce ne fut qu’au bout de deux mois d’expérience qu’il put apercevoir que les tableaux représentaient des corps saillants, et lorsqu’après ce long tâtonnement d’un sens nouveau en lui il eut senti que des corps, et non des surfaces seules, étaient peints dans les tableaux, il y porta la main, et fut étonné de ne point trouver avec ses mains ces corps solides dont il commençait à apercevoir les représentations. Il demandait quel était le trompeur, du sens du toucher ou du sens de la vue.
Ce fut donc une décision irrévocable que la manière dont nous voyons les choses n’est point du tout la suite immédiate des angles formés dans nos yeux : car ces angles mathématiques étaient dans les yeux de cet homme comme dans les nôtres, et ne lui servaient de rien sans le secours de l’expérience et des autres sens.
L’aventure de l’aveugle-né fut connue en France vers l’an 1735. L’auteur des Éléments de Newton, qui avait beaucoup vu Cheselden, fit mention de cette découverte importante ; mais à peine y prit-on garde[138]. Et même lorsqu’on fit ensuite à Paris la même opération de la cataracte sur un jeune homme qu’on prétendait privé de la vue dès son berceau, on négligea de suivre le développement journalier du sens de la vue en lui, et la marche de la nature. Le fruit de cette opération fut perdu pour les philosophes.
Comment nous représentons-nous les grandeurs et les distances ? De la même façon dont nous imaginons les passions des hommes, par les couleurs qu’elles peignent sur leurs visages, et par l’altération qu’elles portent dans leurs traits. Il n’y a personne qui ne lise tout d’un coup sur le front d’un autre la douleur ou la colère. C’est la langue que la nature parle à tous les yeux ; mais l’expérience seule apprend ce langage. Aussi l’expérience seule nous apprend que quand un objet est trop loin, nous le voyons confusément et faiblement. De là nous formons des idées, qui ensuite accompagnent toujours la sensation de la vue. Aussi tout homme qui, à dix pas, aura vu son cheval haut de cinq pieds, s’il voit, quelques minutes après, ce cheval gros comme un mouton, son âme, par un jugement involontaire, conclut à l’instant que ce cheval est très-loin.
Il est bien vrai que, quand je vois mon cheval de la grosseur d’un mouton, il se forme alors dans mon œil une peinture plus petite, un angle plus aigu ; mais c’est là ce qui accompagne, non ce qui cause mon sentiment. De même il se fait un autre ébranlement dans mon cerveau, quand je vois un homme rougir de honte, que quand je le vois rougir de colère ; mais ces différentes impressions ne m’apprendraient rien de ce qui se passe dans l’âme de cet homme, sans l’expérience, dont la voix seule se fait entendre.
Loin que cet angle soit la cause immédiate de ce que je juge qu’un grand cheval est très-loin quand je vois ce cheval fort petit, il arrive au contraire, à tous les moments, que je vois ce même cheval également grand, à dix pas, à vingt, à trente, à quarante pas, quoique l’angle à dix pas soit double, triple, quadruple. Je regarde de fort loin, par un petit trou, un homme posté sur un toit : le lointain et le peu de rayons m’empêchent d’abord de distinguer si c’est un homme ; l’objet me paraît très-petit ; je crois voir une statue de deux pieds tout au plus ; l’objet se remue, je juge que c’est un homme, et dès ce même instant cet homme me paraît de la grandeur ordinaire. D’où viennent ces deux jugements si différents ? Quand j’ai cru voir une statue, je l’ai imaginée de deux pieds, parce que je la voyais sous un tel angle ; nulle expérience ne pliait mon âme à démentir les traits imprimés dans ma rétine, mais dès que j’ai jugé que c’était un homme, la liaison mise par l’expérience dans mon cerveau entre l’idée d’un homme et l’idée de la hauteur de cinq à six pieds me force, sans que j’y pense, à imaginer, par un jugement soudain, que je vois un homme de telle hauteur, et à voir une telle hauteur en effet.
Il faut absolument conclure de tout ceci que les distances, les grandeurs, les situations, ne sont pas, à proprement parler, des choses visibles, c’est-à-dire ne sont pas les objets propres et immédiats de la vue. L’objet propre et immédiat de la vue n’est autre chose que la lumière colorée ; tout le reste, nous ne le sentons qu’à la longue et par expérience. Nous apprenons à voir précisément comme nous apprenons à parler et à lire. La différence est que l’art de voir est plus facile, et que la nature est également à tous notre maître.
Les jugements soudains, presque uniformes, que toutes nos âmes, à un certain âge, portent des distances, des grandeurs, des
situations, nous font penser qu’il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour voir de la manière dont nous voyons. On se trompe ; il y faut le secours des autres sens. Si les hommes n’avaient que le sens de la vue, ils n’auraient aucun moyen pour connaître l’étendue en longueur, largeur et profondeur[139] ; et un pur esprit ne la connaîtrait pas peut-être, à moins que Dieu ne la lui révélât. Il est très-difficile de séparer dans notre entendement l’extension d’un objet d’avec les couleurs de cet objet. Nous ne voyons jamais rien que d’étendu, et de là nous sommes tous portés à croire que nous voyons en effet l’étendue. Nous ne pouvons guère distinguer dans notre âme ce jaune que nous voyons dans un louis d’or, d’avec ce louis d’or dont nous voyons le jaune. C’est comme, lorsque nous entendons prononcer ce mot louis d’or, nous ne pouvons nous empêcher d’attacher malgré nous l’idée de cette monnaie au son que nous entendons prononcer.
Si tous les hommes parlaient la même langue, nous serions toujours prêts à croire qu’il y aurait une connexion nécessaire entre les mots et les idées. Or tous les hommes ont ici le même langage en fait d’imagination. La nature leur dit à tous : Quand vous aurez vu des couleurs pendant un certain temps, votre imagination vous représentera à tous, de la même façon, les corps auxquels ces couleurs semblent attachées. Ce jugement prompt et involontaire que vous formerez vous sera utile dans le cours de votre vie : car s’il fallait attendre, pour estimer les distances, les grandeurs, les situations de tout ce qui vous environne, que vous eussiez examiné des angles et des rayons visuels, vous seriez mort avant que de savoir si les choses dont vous avez besoin sont à dix pas de vous ou à cent millions de lieues, et si elles sont de la grosseur d’un ciron ou d’une montagne : il vaudrait beaucoup mieux pour nous être nés aveugles.
Nous avons donc peut-être grand tort quand nous disons que nos sens nous trompent. Chacun de nos sens fait la fonction à laquelle la nature l’a destiné. Ils s’aident mutuellement pour envoyer à notre âme, par les mains de l’expérience, la mesure des connaissances que notre être comporte. Nous demandons à nos sens ce qu’ils ne sont point faits pour nous donner. Nous voudrions que nos yeux nous fissent connaître la solidité, la grandeur, la distance, etc. ; mais il faut que le toucher s’accorde en cela avec la vue, et que l’expérience les seconde. Si le P. Malebranche avait envisagé la nature par ce côté, il eût attribué peut-être moins d’erreurs à nos sens, qui sont les seules sources de toutes nos idées.
Il ne faut pas, sans doute, étendre à tous les cas cette espèce de métaphysique que nous venons de voir : nous ne devons l’appeler au secours que quand les mathématiques nous sont insuffisantes.
Les sociniens, qui sont regardés comme des blasphémateurs, ne reconnaissent point la divinité de Jésus-Christ. Ils osent prétendre, avec les philosophes de l’antiquité, avec les Juifs, les mahométans, et tant d’autres nations, que l’idée d’un Dieu homme est monstrueuse, que la distance d’un Dieu à l’homme est infinie, et qu’il est impossible que l’Être infini, immense, éternel, ait été contenu dans un corps périssable.
Ils ont la confiance de citer en leur faveur Eusèbe, évêque de Césarée, qui, dans son Histoire ecclésiastique, livre I, chapitre xi, déclare qu’il est absurde que la nature non engendrée, immuable, du Dieu tout-puissant, prenne la forme d’un homme. Ils citent les Pères de l’Église Justin et Tertullien, qui ont dit la même chose : Justin, dans son Dialogue avec Tryphon, et Tertullien, dans son Discours contre Praxéas.
Ils citent saint Paul, qui n’appelle jamais Jésus-Christ Dieu, et qui l’appelle homme très-souvent. Ils poussent l’audace jusqu’au
point d’affirmer que les chrétiens passèrent trois siècles entiers à
former peu à peu l’apothéose de Jésus, et qu’ils n’élevaient cet
étonnant édifice qu’à l’exemple des païens, qui avaient divinisé
des mortels. D’abord, selon eux, on ne regarda Jésus que comme
un homme inspiré de Dieu ; ensuite comme une créature plus
parfaite que les autres. On lui donna quelque temps après une
place au-dessus des anges, comme le dit saint Paul[141]. Chaque jour ajoutait à sa grandeur. Il devint une émanation de Dieu produite dans le temps. Ce ne fut pas assez : on le fit naître avant le temps même. Enfin on le fit Dieu consubstantiel à Dieu. Crellius, Voquelsius, Natalis Alexander, Hornebeck, ont appuyé tous ces blasphèmes par des arguments qui étonnent les sages et qui
pervertissent les faibles. Ce fut surtout Fauste Socin qui répandit
les semences de cette doctrine dans l’Europe ; et sur la fin du
xvie siècle il s’en est peu fallu qu’il n’établît une nouvelle espèce de christianisme : il y en avait déjà eu plus de trois cents espèces.
Il est dit dans l’Encyclopédie, à l’article Divorce, que « l’usage du divorce ayant été porté dans les Gaules par les Romains, ce fut ainsi que Bissine ou Bazine quitta le roi de Thuringe, son mari, pour suivre Childéric, qui l’épousa ». C’est comme si on disait que les Troyens ayant établi le divorce à Sparte, Hélène répudia Ménélas, suivant la loi, pour s’en aller avec Pâris en Phrygie.
La fable agréable de Pâris, et la fable ridicule de Childéric, qui n’a jamais été roi de France, et qu’on prétend avoir enlevé Bazine, femme de Bazin, n’ont rien de commun avec la loi du divorce.
On cite encore Cherebert, régule de la petite ville de Lutèce près d’Issy, Lutetia Parisiorum, qui répudia sa femme. L’abbé Velly, dans son Histoire de France, dit que ce Cherebert, ou Caribert, répudia sa femme Ingoberge pour épouser Mirefleur, fille d’un artisan, et ensuite Theudegilde, fille d’un berger, qui « fut élevée sur le premier trône de l’empire français ».
Il n’y avait alors ni premier ni second trône chez ces barbares, que l’empire romain ne reconnut jamais pour rois. Il n’y avait point d’empire français.
L’empire des Francs ne commença que par Charlemagne. Il est fort douteux que le mot Mirefleur fût en usage dans la langue welche ou gauloise, qui était un patois du jargon celte : ce patois n’avait pas des expressions si douces.
Il est dit encore que le réga ou régule Chilpéric, seigneur de la province du Soissonnais, et qu’on appelle roi de France, fit un divorce avec la reine Andove ou Andovère ; et voici la raison de ce divorce.
Cette Andovère, après avoir donné au seigneur de Soissons trois enfants mâles, accoucha d’une fille. Les Francs étaient en quelque façon chrétiens depuis Clovis. Andovère, étant relevée de couche, présenta sa fille au baptême. Chilpéric de Soissons, qui apparemment était fort las d’elle, lui déclara que c’était un crime irrémissible d’être marraine de son enfant, qu’elle ne pouvait plus être sa femme par les lois de l’Église, et il épousa Frédégonde ; après quoi il chassa Frédégonde, épousa une Visigothe, et puis reprit Frédégonde.
Tout cela n’a rien de bien légal, et ne doit pas plus être cité que ce qui se passait en Irlande et dans les îles Orcades.
Le code Justinien, que nous avons adopté en plusieurs points, autorise le divorce ; mais le droit canonique, que les catholiques ont encore plus adopté, ne le permet pas.
L’auteur de l’article dit que « le divorce se pratique dans les États d’Allemagne de la confession d’Augsbourg ».
On peut ajouter que cet usage est établi dans tous les pays du
Nord, chez tous les réformés de toutes les confessions possibles,
et dans toute l’Église grecque.
Le divorce est probablement de la même date à peu près que le mariage. Je crois pourtant que le mariage est de quelques semaines plus ancien ; c’est-à-dire qu’on se querella avec sa femme au bout de quinze jours, qu’on la battit au bout d’un mois, et qu’on s’en sépara après six semaines de cohabitation.
Justinien, qui rassembla toutes les lois faites avant lui, auxquelles il ajouta les siennes, non-seulement confirme celle du divorce, mais il lui donne encore plus d’étendue : au point que toute femme dont le mari était non pas esclave, mais simplement prisonnier de guerre pendant cinq ans, pouvait, après les cinq ans révolus, contracter un autre mariage.
Justinien était chrétien, et même théologien : comment donc arriva-t-il que l’Église dérogeât à ses lois ? Ce fut quand l’Église devint souveraine et législatrice. Les papes n’eurent pas de peine à substituer leurs décrétales au code dans l’Occident, plongé dans l’ignorance et dans la barbarie. Ils profitèrent tellement de la stupidité des hommes qu’Honorius III, Grégoire IX, Innocent III, défendirent par leurs bulles qu’on enseignât le droit civil. On peut dire de cette hardiesse : Cela n’est pas croyable, mais cela est vrai.
Comme l’Église jugea seule du mariage, elle jugea seule du divorce. Point de prince qui ait fait un divorce et qui ait épousé une seconde femme sans l’ordre du pape avant Henri VIII, roi d’Angleterre, qui ne se passa du pape qu’après avoir longtemps sollicité son procès en cour de Rome.
Cette coutume, établie dans des temps d’ignorance, se perpétua dans les temps éclairés, par la seule raison qu’elle existait. Tout abus s’éternise de lui-même : c’est l’écurie d’Augias, il faut un Hercule pour la nettoyer.
Henri IV ne put être père d’un roi de France que par une sentence du pape : encore fallut-il, comme on l’a déjà remarqué[143], non pas prononcer un divorce, mais mentir en prononçant qu’il n’y avait point eu de mariage.
On sait que toute croyance enseignée par l’Église est un dogme qu’il faut embrasser. Il est triste qu’il y ait des dogmes reçus par l’Église latine, et rejetés par l’Église grecque. Mais si l’unanimité manque, la charité la remplace : c’est surtout entre les cœurs qu’il faudrait de la réunion.
Je crois que nous pouvons, à ce propos, rapporter un songe qui a déjà trouvé grâce devant quelques personnes pacifiques.
Le 18 février de l’an 1763 de l’ère vulgaire, le soleil entrant dans le signe des poissons, je fus transporté au ciel, comme le savent tous mes amis. Ce ne fut point la jument Borac de Mahomet qui fut ma monture ; ce ne fut point le char enflammé d’Élie qui fut ma voiture ; je ne fus porté ni sur l’éléphant de Sammonocodom le Siamois, ni sur le cheval de saint George, patron de l’Angleterre, ni sur le cochon de saint Antoine : j’avoue avec ingénuité que mon voyage se fit je ne sais comment.
On croira bien que je fus ébloui ; mais ce qu’on ne croira pas, c’est que je vis juger tous les morts. Et qui étaient les juges ? C’était, ne vous en déplaise, tous ceux qui ont fait du bien aux hommes, Confucius, Solon, Socrate, Titus, les Antonins, Épictète, Charron, de Thou, le chancelier de L’Hospital ; tous les grands hommes qui, ayant enseigné et pratiqué les vertus que Dieu exige, semblent seuls être en droit de prononcer ses arrêts.
Je ne dirai point sur quels trônes ils étaient assis, ni combien de millions d’êtres célestes étaient prosternés devant l’éternel architecte de tous les globes, ni quelle foule d’habitants de ces globes innombrables comparut devant les juges. Je ne rendrai compte ici que de quelques petites particularités tout à fait intéressantes dont je fus frappé.
Je remarquai que chaque mort qui plaidait sa cause, et qui étalait ses beaux sentiments, avait à côté de lui tous les témoins de ses actions. Par exemple, quand le cardinal de Lorraine se vantait d’avoir fait adopter quelques-unes de ses opinions par le concile de Trente, et que, pour prix de son orthodoxie, il demandait la vie éternelle, tout aussitôt paraissaient autour de lui vingt courtisanes ou dames de la cour, portant toutes sur le front le nombre de leurs rendez-vous avec le cardinal. On voyait ceux qui avaient jeté avec lui les fondements de la Ligue ; tous les complices de ses desseins pervers venaient l’environner.
Vis-à-vis du cardinal de Lorraine était Jean Chauvin, qui se vantait, dans son patois grossier, d’avoir donné des coups de pied à l’idole papale, après que d’autres l’avaient abattue. « J’ai écrit contre la peinture et la sculpture, disait-il ; j’ai fait voir évidemment que les bonnes œuvres ne servent à rien du tout, et j’ai prouvé qu’il est diabolique de danser le menuet : chassez vite d’ci le cardinal de Lorraine, et placez-moi à côté de saint Paul. »
Comme il parlait, on vit auprès de lui un bûcher enflammé ; un spectre épouvantable, portant au cou une fraise espagnole à moitié brûlée, sortait du milieu des flammes avec des cris affreux. « Monstre, s’écriait-il, monstre exécrable, tremble ! reconnais ce Servet que tu as fait périr par le plus cruel des supplices, parce qu’il avait disputé contre toi sur la manière dont trois personnes peuvent faire une seule substance. » Alors tous les juges ordonnèrent que le cardinal de Lorraine serait précipité dans l’abîme, mais que Calvin serait puni plus rigoureusement[146].
Je vis une foule prodigieuse de morts qui disaient : « J’ai cru, j’ai cru ; » mais sur leur front il était écrit : « J’ai fait » ; et ils étaient condamnés.
Le jésuite Le Tellier paraissait fièrement, la bulle Unigenitus à la main. Mais à ses côtés s’éleva tout d’un coup un monceau de deux mille lettres de cachet. Un janséniste y mit le feu : Le Tellier fut brûlé jusqu’aux os, et le janséniste, qui n’avait pas moins cabalé que le jésuite, eut sa part de la brûlure.
Je voyais arriver à droite et à gauche des troupes de fakirs, de talapoins, de bonzes, de moines blancs, noirs et gris, qui s’étaient tous imaginé que, pour faire leur cour à l’Être suprême, il fallait ou chanter, ou se fouetter, ou marcher tout nus. J’entendis une voix terrible qui leur demanda : « Quel bien avez-vous fait aux hommes ? » À cette voix succéda un morne silence ; aucun n’osa répondre, et ils furent tous conduits aux petites-maisons de l’univers : c’est un des plus grands bâtiments qu’on puisse imaginer.
L’un criait : « C’est aux métamorphoses de Xaca qu’il faut croire ; » l’autre : « C’est à celles de Sammonocodom. — Bacchus arrêta le soleil et la lune, disait celui-ci. — Les dieux ressuscitèrent Pélops, disait celui-là. — Voici la bulle in Cœna Domini, disait un nouveau venu ; » et l’huissier des juges criait : « Aux petites-maisons, aux petites-nnaisons ! »
Quand tous ces procès furent vidés, j’entendis alors promulguer cet arrêt : « De par l’éternel, créateur, conservateur, rémunérateur, vengeur, pardonneur, etc, etc, soit notoire à tous les habitants des cent mille millions de milliards de mondes qu’il nous a plu de former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habitants sur leurs idées creuses, mais uniquement sur leurs actions : car telle est notre justice. »
J’avoue que ce fut la première fois que j’entendis un tel édit : tous ceux que j’avais lus sur le petit grain de sable où je suis né finissaient par ces mots : Car tel est notre plaisir[147].
La république romaine, qui s’empara de tant d’États, en donna aussi quelques-uns.
Scipion fit Massinisse roi de Numidie.
Lucullus, Sylla, Pompée, donnèrent une demi-douzaine de royaumes.
Cléopâtre reçut l’Égypte de César ; Antoine, et ensuite Octave, donnèrent le petit royaume de Judée à Hérode.
Sous Trajan, on frappa la fameuse médaille regna assignata, les royaumes accordés.
Des villes, des provinces données en souveraineté à des prêtres, à des colléges, pour la plus grande gloire de Dieu ou des dieux, c’est ce qu’on ne voit dans aucun pays. Mahomet et les califes ses vicaires prirent beaucoup d’États pour la propagation de leur foi, mais on ne leur fit aucune donation : ils ne tenaient rien que de leur Alcoran et de leur sabre.
La religion chrétienne, qui fut d’abord une société de pauvres, ne vécut longtemps que d’aumônes. La première donation est celle d’Anania et de Saphira sa femme : elle fut en argent comptant, et ne réussit pas aux donateurs.
La célèbre donation de Rome et de toute l’Italie au pape Silvestre, par l’empereur Constantin, fut soutenue comme une partie du symbole jusqu’au xvie siècle. Il fallait croire que Constantin, étant à Nicomédie, fut guéri de la lèpre à Rome par le baptême qu’il reçut de l’évêque Silvestre (quoiqu’il ne fût point baptisé), et que pour récompense il donna sur-le-champ sa ville de Rome et toutes ses provinces occidentales à ce Silvestre. Si l’acte de cette donation avait été dressé par le docteur de la Comédie-Italienne, il n’aurait pas été plus plaisamment conçu. On ajoute que Constantin déclara tous les chanoines de Rome consuls et patrices, patricios et consules effici ; qu’il tint lui-même la bride de la haquenée sur laquelle monta le nouvel empereur évêque, tenentes frenum equi illius[149].
Quand on fait réflexion que cette belle histoire a été en Italie une espèce d’article de foi, et une opinion révérée du reste de l’Europe pendant huit siècles, qu’on a poursuivi comme des hérétiques ceux qui en doutaient, il ne faut plus s’étonner de rien.
Aujourd’hui on n’excommunie plus personne pour avoir douté que Pepin l’usurpateur ait donné et pu donner au pape l’exarchat de Ravenne ; c’est tout au plus une mauvaise pensée, un péché véniel qui n’entraîne point la perte du corps et de l’âme.
Voici ce qui pourrait excuser les jurisconsultes allemands qui ont des scrupules sur cette donation.
1° Le bibliothécaire Anastase, dont le témoignage est toujours cité, écrivait cent quarante ans après l’événement.
2° Il n’était point vraisemblable que Pepin, mal affermi en France, et à qui l’Aquitaine faisait la guerre, allât donner en Italie des États qu’il avouait appartenir à l’empereur résidant à Constantinople.
3° Le pape Zacharie reconnaissait l’empereur romain-grec pour souverain de ces terres disputées par les Lombards, et lui en avait prêté serment, comme il se voit par les lettres de cet évêque de Rome Zacharie à l’évêque de Mayence Boniface. Donc Pepin ne pouvait donner au pape les terres impériales.
4° Quand le pape Étienne II fit venir une lettre du ciel, écrite de la propre main de saint Pierre à Pepin, pour se plaindre des vexations du roi des Lombards Astolfe, saint Pierre ne dit point du tout dans sa lettre que Pepin eût fait présent de l’exarchat de Ravenne au pape ; et certainement saint Pierre n’y aurait pas manqué, pour peu que la chose eût été seulement équivoque ; il entend trop bien ses intérêts.
5° Enfin on ne vit jamais l’acte de cette donation, et, ce qui est plus fort, on n’osa pas même en fabriquer un faux. Il n’est pour toute preuve que des récits vagues mêlés de fables. On n’a donc, au lieu de certitude, que des écrits de moines absurdes, copiés de siècle en siècle.
L’avocat italien qui écrivit, en 1722, pour faire voir qu’originairement Parme et Plaisance avaient été concédés au saint-siége comme une dépendance de l’exarchat[150], assure que « les empereurs grecs furent justement dépouillés de leurs droits, parce qu’ils avaient soulevé les peuples contre Dieu ». C’est de nos jours qu’on écrit ainsi ! mais c’est à Rome. Le cardinal Bellarmin va plus loin : « Les premiers chrétiens, dit-il, ne supportaient les empereurs que parce qu’ils n’étaient pas les plus forts. » L’aveu est franc, et je suis persuadé que Bellarmin a raison.
Dans le temps que la cour de Rome croyait avoir besoin de titres, elle prétendit que Charlemagne avait confirmé la donation de l’exarchat, et qu’il y avait ajouté la Sicile, Venise, Bénévent, la Corse, la Sardaigne. Mais comme Charlemagne ne possédait aucun de ces États, il ne pouvait les donner ; et quant à la ville de Ravenne, il est bien clair qu’il la garda, puisque dans son testament il fait un legs à sa ville de Ravenne, ainsi qu’à sa ville de Rome. C’est beaucoup que les papes aient eu Ravenne et la Romagne avec le temps ; mais pour Venise, il n’y a point d’apparence qu’ils fassent valoir dans la place Saint-Marc le diplôme qui leur en accorde la souveraineté.
On a disputé pendant des siècles sur tous ces actes, instruments, diplômes. Mais c’est une opinion constante, dit Giannone, ce martyr de la vérité, que toutes ces pièces furent forgées du temps de Grégoire VII[151] : « È constante opinione presso i più gravi scrittori, che tutti questi instrumenti e diplomi furono supposti ne’ tempi d’Ildebrando. »
La première donation bien avérée qu’on ait faite au siége de Rome fut celle de Bénévent ; et ce fut un échange de l’empereur Henri III avec le pape Léon IX : il n’y manqua qu’une formalité, c’est qu’il eût fallu que l’empereur, qui donnait Bénévent, en fût le maître. Elle appartenait aux ducs de Bénévent, et les empereurs romains-grecs réclamaient leurs droits sur ce duché. Mais l’histoire n’est autre chose que la liste de ceux qui se sont accommodés du bien d’autrui.
La plus considérable des donations, et la plus authentique, fut celle de tous les biens de la fameuse comtesse Mathilde à Grégoire VII. C’était une jeune veuve qui donnait tout à son directeur. Il passe pour constant que l’acte en fut réitéré deux fois, et ensuite confirmé par son testament.
Cependant il reste encore quelque difficulté. On a toujours cru à Rome que Mathilde avait donné tous ses États, tous ses biens présents et à venir à son ami Grégoire VII, par un acte solennel, dans son château de Canossa, en 1077, pour le remède de son âme et de l’âme de ses parents. Et pour corroborer ce saint instrument, on nous en montre un second de l’an 1102, par lequel il est dit que c’est à Rome qu’elle a fait cette donation, laquelle s’est égarée, et qu’elle la renouvelle, et toujours pour le remède de son âme.
Comment un acte si important était-il égaré ? la cour romaine est-elle si négligente ? comment cet instrument écrit à Canosse avait-il été écrit à Rome ? que signifient ces contradictions ? Tout ce qui est bien clair, c’est que l’âme des donataires se portait mieux que l’âme de la donatrice, qui avait besoin, pour se guérir, de se dépouiller de tout en faveur de ses médecins.
Enfin voilà donc, en 1102, une souveraine réduite, par un acte en forme, à ne pouvoir pas disposer d’un arpent de terre ; et depuis cet acte jusqu’à sa mort, en 1115, on trouve encore des donations de terres considérables, faites par cette même Mathilde à des chanoines et à des moines. Elle n’avait donc pas tout donné. Et enfin cet acte de 1102 pourrait bien avoir été fait après sa mort par quelque habile homme.
La cour de Rome ajouta encore à tous ses droits le testament de Mathilde, qui confirmait ses donations. Les papes ne produisirent jamais ce testament.
Il fallait encore savoir si cette riche comtesse avait pu disposer de ses biens, qui étaient la plupart des fiefs de l’empire.
L’empereur Henri V, son héritier, s’empara de tout, ne reconnut ni testament, ni donations, ni fait, ni droit. Les papes, en temporisant, gagnèrent plus que les empereurs en usant de leur autorité ; et, avec le temps, ces césars devinrent si faibles qu’enfin les papes ont obtenu de la succession de Mathilde ce qu’on appelle aujourd’hui le patrimoine de saint Pierre.
Les gentilshommes normands qui furent les premiers instruments de la conquête de Naples et de Sicile firent le plus bel exploit de chevalerie dont on ait jamais entendu parler. Quarante à cinquante hommes seulement délivrent Salerne au moment qu’elle est prise par une armée de Sarrasins. Sept autres gentilshommes normands, tous frères, suffisent pour chasser ces mêmes Sarrasins de toute la contrée, et pour l’ôter à l’empereur grec, qui les avait payés d’ingratitude. Il est bien naturel que les peuples dont ces héros avaient ranimé la valeur s’accoutumassent à leur obéir par admiration et par reconnaissance.
Voilà les premiers droits à la couronne des Deux-Siciles. Les évêques de Rome ne pouvaient pas donner ces États en fief plus que le royaume de Boutan ou de Cachemire.
Ils ne pouvaient même en accorder l’investiture, quand on la leur aurait demandée : car dans le temps de l’anarchie des fiefs, quand un seigneur voulait tenir son bien allodial en fief pour avoir une protection, il ne pouvait s’adresser qu’au souverain, au chef du pays où ce bien était situé. Or certainement le pape n’était pas seigneur souverain de Naples, de la Fouille et de la Calabre.
On a beaucoup écrit sur cette vassalité prétendue, mais on n’a jamais remonté à la source. J’ose dire que c’est le défaut de presque tous les jurisconsultes, comme de tous les théologiens. Chacun tire bien ou mal, d’un principe reçu, les conséquences les plus favorables à son parti. Mais ce principe est-il vrai ? ce premier fait, sur lequel ils s’appuient, est-il inconstestable ? c’est ce qu’ils se donnent bien de garde d’examiner. Ils ressemblent à nos anciens romanciers, qui supposaient tous que Francus avait apporté en France le casque d’Hector. Ce casque était impénétrable sans doute ; mais Hector en effet l’avait-il porté ? Le lait de la Vierge est aussi très-respectable : mais vingt sacristies qui se vantent d’en posséder une roquille, la possèdent-elles en effet ?
Les hommes de ce temps-là, aussi méchants qu’imbéciles, ne s’effrayaient pas des plus grands crimes, et redoutaient une excommunication qui les rendait exécrables aux peuples, encore plus méchants qu’eux et beaucoup plus sots.
Robert Guiscard et Richard, vainqueurs de la Pouille et de la Calabre, furent d’abord excommuniés par le pape Léon IX. Ils s’étaient déclarés vassaux de l’empire ; mais l’empereur Henri III, mécontent de ces feudataires conquérants, avait engagé Léon IX à lancer l’excommunication à la tête d’une armée d’Allemands. Les Normands, qui ne craignaient point ces foudres comme les princes d’Italie les craignaient, battirent les Allemands, et prirent le pape prisonnier ; mais pour empêcher désormais les empereurs et les papes de venir les troubler dans leurs possessions, ils offrirent leurs conquêtes à l’Église sous le nom d’oblata. C’est ainsi que l’Angleterre avait payé le denier de saint Pierre ; c’est ainsi que les premiers rois d’Espagne et de Portugal, en recouvrant leurs États contre les Sarrasins, promirent à l’Église de Rome deux livres d’or par an : ni l’Angleterre, ni l’Espagne, ni le Portugal, ne regardèrent jamais le pape comme leur seigneur suzerain.
Le duc Robert, oblat de l’Église, ne fut pas non plus feudataire du pape ; il ne pouvait pas l’être, puisque les papes n’étaient pas souverains de Rome. Cette ville alors était gouvernée par son sénat, et l’évêque n’avait que du crédit : le pape était à Rome précisément ce que l’électeur est à Cologne. Il y a une différence prodigieuse entre être oblat d’un saint et être feudataire d’un évêque.
Baronius, dans ses Actes, rapporte l’hommage prétendu fait par Robert, duc de la Pouille et de la Calabre, à Nicolas II ; mais cette pièce est suspecte comme tant d’autres : on ne l’a jamais vue ; elle n’a jamais été dans aucune archive. Robert s’intitula duc par la grâce de Dieu et de saint Pierre ; mais certainement saint Pierre ne lui avait rien donné, et n’était point roi de Rome.
Les autres papes, qui n’étaient pas plus rois que saint Pierre, reçurent sans difficulté l’hommage de tous les princes qui se présentèrent pour régner à Naples, surtout quand ces princes furent les plus forts.
PAR LE ROI JEAN.
En 1213, le roi Jean, vulgairement nommé Jean sans Terre, et plus justement sans vertu, étant excommunié et voyant son royaume mis en interdit, le donna au pape Innocent III et à ses successeurs. « Non contraint par aucune crainte, mais de mon plein gré et de l’avis de mes barons, pour la rémission de mes péchés contre Dieu et l’Église, je résigne l’Angleterre et l’Irlande à Dieu, à saint Pierre, à saint Paul, et à monseigneur le pape Innocent, et à ses successeurs dans la chaire apostolique. »
Il se déclara feudataire, lieutenant du pape ; paya d’abord huit mille livres sterling comptant au légat Pandolphe ; promit d’en payer mille tous les ans ; donna la première année d’avance au légat, qui la foula aux pieds, et jura entre ses genoux qu’il se soumettait à tout perdre faute de payer à l’échéance.
Le plaisant de cette cérémonie fut que le légat s’en alla avec son argent, et oublia de lever l’excommunication.
On demande laquelle vaut le mieux de la donation de Robert Guiscard ou de celle de Jean sans Terre : tous deux avaient été excommuniés ; tous deux donnaient leurs États à saint Pierre, et n’en étaient plus que les fermiers. Si les barons anglais s’indignèrent du marché infâme de leur roi avec le pape, et le cassèrent, les barons napolitains ont pu casser celui du duc Robert ; et s’ils l’ont pu autrefois, ils le peuvent aujourd’hui.
De deux choses l’une : ou l’Angleterre et la Pouille étaient données au pape selon la loi de l’Église, ou selon la loi des fiefs ; ou comme à un évêque, ou comme à un souverain. Comme à un évêque, c’était précisément contre la loi de Jésus-Christ, qui défendit si souvent à ses disciples de rien prendre, et qui leur déclara que son royaume n’est point de ce monde[152].
Si comme à un souverain, c’était un crime de lèse-majesté impériale. Les Normands avaient déjà fait hommage à l’empereur. Ainsi nul droit, ni spirituel ni temporel, n’appartenait aux papes dans cette affaire. Quand le principe est si vicieux, tous les effets le sont. Naples n’appartient donc pas plus au pape que l’Angleterre. Il y a encore une autre façon de se pourvoir contre cet ancien marché : c’est le droit des gens, plus fort que le droit des fiefs. Ce droit des gens ne veut pas qu’un souverain appartienne à un autre souverain ; et la loi la plus ancienne est qu’on soit le maître chez soi, à moins qu’on ne soit le plus faible.
Si on a donné des principautés aux évêques de Rome, ils en ont donné bien davantage. Il n’y a pas un seul trône en Europe dont ils n’aient fait présent. Dès qu’un prince avait conquis un pays, ou même voulait le conquérir, les papes le lui accordaient au nom de saint Pierre. Quelquefois même ils firent les avances, et l’on peut dire qu’ils ont donné tous les royaumes, excepté celui des cieux.
Peu de gens en France savent que Jules II donna les États du roi Louis XII à l’empereur Maximilien, qui ne put s’en mettre en possession ; et l’on ne se souvient pas assez que Sixte-Quint, Grégoire XIV et Clément VIII, furent près de faire une libéralité de la France à quiconque Philippe II aurait choisi pour le mari de sa fille Claire-Eugénie.
Quant aux empereurs, il n’y en a pas un, depuis Charlemagne, que la cour de Rome n’ait prétendu avoir nommé. C’est pourquoi Swift, dans son Conte du Tonneau, dit que milord Pierre devint tout à fait fou, et que Martin et Jean, ses frères, voulurent le faire enfermer par avis de parents. Nous ne rapportons cette témérité que comme un blasphème plaisant d’un prêtre anglais contre l’évêque de Rome.
Toutes ces donations disparaissent devant celles des Indes orientales et occidentales, dont Alexandre VI investit l’Espagne et le Portugal de sa pleine puissance et autorité divine : c’était donner presque toute la terre. Il pouvait donner de même les globes de Jupiter et de Saturne avec leurs satellites.
Les donations des citoyens se traitent tout différemment. Les codes des nations sont convenus d’abord unanimement que personne ne peut donner le bien d’autrui, de même que personne ne peut le prendre : c’est la loi des particuliers.
En France la jurisprudence fut incertaine sur cet objet, comme sur presque tous les autres, jusqu’à l’année 1731, où l’équitable chancelier d’Aguesseau, ayant conçu le dessein de rendre enfin la loi uniforme, ébaucha très-faiblement ce grand ouvrage par l’édit sur les donations. Il est rédigé en quarante-sept articles. Mais en voulant rendre uniformes toutes les formalités concernant les donations, on excepta la Flandre de la loi générale ; et en exceptant la Flandre on oublia l’Artois, qui devrait jouir de la même exception : de sorte que, six ans après la loi générale, on fut obligé d’en faire pour l’Artois une particulière.
On fit surtout ces nouveaux édits concernant les donations et les testaments, pour écarter tous les commentateurs qui embrouillent les lois ; et on en a déjà fait dix commentaires.
Ce qu’on peut remarquer sur les donations, c’est qu’elles s’étendent beaucoup plus loin qu’aux particuliers à qui on fait un présent. Il faut payer pour chaque présent aux fermiers du domaine royal, droit de contrôle, droit d’insinuation, droit de centième denier, droit de deux sous pour livre, droit de huit sous pour livre.
De sorte que toutes les fois que vous donnez à un citoyen, vous êtes bien plus libéral que vous ne pensez : vous avez le plaisir de contribuer à enrichir les fermiers généraux ; mais cet argent ne sort point du royaume, comme celui qu’on paye à la cour de Rome.
La fable imagina qu’un Épiménide avait dormi d’un somme pendant vingt-sept ans, et qu’à son réveil il fut tout étonné de trouver ses petits-enfants mariés qui lui demandaient son nom, ses amis morts, sa ville et les mœurs des habitants changés. C’était un beau champ à la critique, et un plaisant sujet de comédie. La légende a emprunté tous les traits de la fable, et les a grossis.
L’auteur de la Légende dorée ne fut pas le premier qui, au xiiie siècle, au lieu d’un dormeur nous en donna sept, et en fit bravement sept martyrs. Il avait pris cette édifiante histoire chez Grégoire de Tours, écrivain véridique, qui l’avait prise chez Sigebert, qui l’avait prise chez Métaphraste, qui l’avait prise chez Nicéphore. C’est ainsi que la vérité arrive aux hommes de main en main.
Le révérend P. Pierre Ribadeneira, de la compagnie de Jésus, enchérit encore sur la Légende dorée dans sa célèbre Fleur des saints, dont il est fait mention dans le Tartuffe de Molière. Elle fut traduite, augmentée et enrichie de tailles-douces, par le révérend P. Antoine Girard, de la même société ; rien n’y manque.
Quelques curieux seront peut-être bien aises de voir la prose du révérend P. Girard ; la voici :
« Du temps de l’empereur Dèce, l’Église reçut une furieuse et épouvantable bourrasque. Entre les autres chrétiens l’on prit sept frères, jeunes, bien dispos et de bonne grâce, qui étaient enfants d’un chevalier d’Éphèse, et qui s’appelaient Maximien, Marie, Martinien, Denis, Jean, Sérapion et Constantin. L’empereur leur ôta d’abord leur ceinture dorée... Ils se cachèrent dans une caverne ; l’empereur en fit murer l’entrée pour les faire mourir de faim. »
Aussitôt ils s’endormirent tous sept, et ne se réveillèrent qu’après avoir dormi cent soixante et dix-sept ans.
Le P. Girard, loin de croire que ce soit un conte à dormir debout, en prouve l’authenticité par les arguments les plus démonstratifs : et quand on n’aurait d’autre preuve que les noms des sept assoupis, cela suffirait ; on ne s’avise pas de donner des noms à des gens qui n’ont jamais existé. Les sept dormants ne pouvaient être ni trompés ni trompeurs. Aussi ce n’est pas pour contester cette histoire que nous en parlons, mais seulement pour remarquer qu’il n’y a pas un seul événement fabuleux de l’antiquité qui n’ait été rectifié par les anciens légendaires. Toute l’histoire d’Œdipe, d’Hercule, de Thésée, se trouve chez eux accommodée à leur manière. Ils ont peu inventé, mais ils ont beaucoup perfectionné.
J’avoue ingénument que je ne sais pas d’où Nicéphore avait tiré cette belle histoire. Je suppose que c’était de la tradition d’Éphèse : car la caverne des sept dormants, et la petite église qui leur est dédiée, subsistent encore. Les moins éveillés des pauvres Grecs y viennent faire leurs dévotions. Le chevalier Ricaut et plusieurs autres voyageurs anglais ont vu ces deux monuments ; mais pour leurs dévotions, ils ne les y ont pas faites.
Terminons ce petit article par le raisonnement d’Abbadie : « Voilà des mémoriaux institués pour célébrer à jamais l’aventure des sept dormants ; aucun Grec n’en a jamais douté dans Éphèse ; ces Grecs n’ont pu être abusés ; ils n’ont pu abuser personne : donc l’histoire des sept dormants est incontestable. »
Je ne connais rien de mieux sur ce sujet que ces vers de l’Arioste, au chant XLIV (st. 2 ) :
Fan lega oggi re, papi e imperatori,
Doman saran nimici capitali :
Perchè, qual l’apparenze esteriori,
Non hanno i cor, non han gli animi tali,
Che, non mirando al torto più che al dritto,
Attendon solamente al lor profitto.
Rois, empereurs, et successeurs de Pierre,
Au nom de Dieu signent un beau traité :
Le lendemain ces gens se font la guerre.
Pourquoi cela? C’est que la piété,
La bonne foi, ne les tourmentent guère,
Et que, malgré saint Jacque et saint Matthieu,
Leur intérêt est leur unique dieu.
S’il n’y avait que deux hommes sur la terre, comment vivraient-ils ensemble ? ils s’aideraient, se nuiraient, se caresseraient, se diraient des injures, se battraient, se réconcilieraient, ne pourraient vivre l’un sans l’autre, ni l’un avec l’autre. Ils feraient comme tous les hommes font aujourd’hui. Ils ont le don du raisonnement ; oui, mais ils ont aussi le don de l’instinct, et ils sentiront, et ils raisonneront, et ils agiront toujours comme ils y sont destinés par la nature.
Un Dieu n’est pas venu sur notre globe pour assembler le genre humain et pour lui dire : « J’ordonne aux Nègres et aux Cafres d’aller tout nus, et de manger des insectes.
« J’ordonne aux Samoyèdes de se vêtir de peaux de rangifères,
et d’en manger la chair, tout insipide qu’elle est, avec du poisson
séché et puant, le tout sans sel. Les Tartares du Thibet croiront
tout ce que leur dira le dalaï-lama ; et les Japonais croiront tout
ce que leur dira le daïri.
« Les Arabes ne mangeront point de cochon, et les Vestphaliens ne se nourriront que de cochon.
« Je vais tirer une ligne du mont Caucase à l’Égypte, et de l’Égypte au mont Atlas : tous ceux qui habiteront à l’orient de cette ligne pourront épouser plusieurs femmes ; ceux qui seront à l’occident n’en auront qu’une.
« Si vers le golfe Adriatique, depuis Zara jusqu’à la Polésine, ou vers les marais du Rhin et de la Meuse, ou vers le mont Jura, ou même dans l’île d’Albion, ou chez les Sarmates, ou chez les Scandinaviens, quelqu’un s’avise de vouloir rendre un seul homme despotique, ou de prétendre lui-même à l’être, qu’on lui coupe le cou au plus vite, en attendant que la destinée et moi nous en ayons autrement ordonné.
« Si quelqu’un a l’insolence et la démence de vouloir établir ou rétablir une grande assemblée d’hommes libres sur le Mançanarès ou sur la Propontide, qu’il soit empalé ou tiré à quatre chevaux.
« Quiconque produira ses comptes suivant une certaine règle d’arithmétique à Constantinople, au Grand-Caire, à Tafilet, à Delhi, à Andrinople, sera sur-le-champ empalé sans forme de procès ; et quiconque osera compter sur une autre règle à Rome, à Lisbonne, à Madrid, en Champagne, en Picardie, et vers le Danube, depuis Ulm jusqu’à Belgrade, sera brûlé dévotement pendant qu’on lui chantera des miserere.
« Ce qui sera juste tout le long de la Loire, sera injuste sur les bords de la Tamise : car mes lois sont universelles, etc., etc., etc. »
Il faut avouer que nous n’avons pas de preuve bien claire, pas même dans le Journal chrétien, ni dans la Clef du cabinet des princes, qu’un Dieu soit venu sur la terre promulguer ce droit public. Il existe cependant : il est suivi à la lettre tel qu’on vient de l’énoncer, et on a compilé, compilé, compilé, sur ce droit des nations, de très-beaux commentaires qui n’ont jamais fait rendre un écu à ceux qui ont été ruinés par la guerre, ou par des édits, ou par les commis des fermes.
Ces compilations ressemblent assez aux Cas de conscience de Pontas. Voici un cas de loi à examiner : il est défendu de tuer ; tout meurtrier est puni, à moins qu’il n’ait tué en grande compagnie, et au son des trompettes ; c’est la règle.
Du temps qu’il y avait encore des anthropophages dans la forêt des Ardennes, un bon villageois rencontra un anthropophage qui emportait un enfant pour le manger. Le villageois, ému de pitié, tua le mangeur d’enfants, et délivra le petit garçon, qui s’enfuit aussitôt. Deux passants voient de loin le bonhomme, et l’accusent devant le prévôt d’avoir commis un meurtre sur le grand chemin. Le corps du délit était sous les yeux du juge, deux témoins parlaient, on devait payer cent écus au juge pour ses vacations, la loi était précise : le villageois fut pendu sur-le-champ pour avoir fait ce qu’auraient fait à sa place Hercule, Thésée, Roland, et Amadis. Fallait-il pendre le prévôt qui avait suivi la loi à la lettre ? Et que jugea-t-on à la grande audience ? Pour résoudre mille cas de cette espèce on a fait mille volumes.
Puffendorf établit d’abord des êtres moraux. « Ce sont, dit-il[155], certains modes que les êtres intelligents attachent aux choses naturelles ou aux mouvements physiques, en vue de diriger ou de restreindre la liberté des actions volontaires de l’homme, pour mettre quelque ordre, quelque convenance, et quelque beauté dans la vie humaine. »
Ensuite, pour donner des idées nettes aux Suédois et aux Allemands du juste et de l’injuste, il remarque[156] « qu’il y a deux sortes d’espaces : l’un à l’égard duquel on dit que les choses sont quelque part, par exemple : ici, là ; l’autre à l’égard duquel on dit qu’elles existent en un certain temps, par exemple : aujourd’hui, hier, demain. Nous concevons aussi deux sortes d’états moraux : l’un qui marque quelque situation morale, et qui a quelque conformité avec le lieu naturel ; l’autre qui désigne un certain temps en tant qu’il provient de là quelque effet moral, etc. »
Ce n’est pas tout[157] ; Puffendorff distingue très-curieusement les modes moraux simples et les modes d’estimation, les qualités formelles et les qualités opératives. Les qualités formelles sont de simples attributs, mais les opératives doivent soigneusement se diviser en originales et en dérivées.
Et cependant Barbeyrac a commenté ces belles choses, et on les enseigne dans des universités. On y est partagé entre Grotius et Puffendorf sur des questions de cette importance. Croyez-moi, lisez les Offices de Cicéron[158].
Rien ne contribuera peut-être plus à rendre un esprit faux, obscur, confus, incertain, que la lecture de Grotius, de Puffendorf, et de presque tous les commentaires sur le droit public.
Il ne faut jamais faire un mal dans l’espérance d’un bien, dit la vertu, que personne n’écoute. Il est permis de faire la guerre à une puissance qui devient trop prépondérante, dit l’Esprit des lois[160].
Quand les droits doivent-ils être constatés par la prescription ? Les publicistes appellent ici à leur secours le droit divin et le droit humain ; les théologiens se mettent de la partie. Abraham, disent-ils, et sa semence, avait droit sur le Chanaan, car il y avait voyagé, et Dieu le lui avait donné dans une apparition. — Mais, nos sages maîtres, il y a cinq cent quarante-sept ans, selon la Vulgate, entre Abraham, qui acheta un caveau dans le pays, et Josué, qui en saccagea une petite partie. — N’importe, son droit était clair et net. — Mais la prescription ?... — Point de prescription. — Mais ce qui s’est passé autrefois en Palestine doit-il servir de règle à l’Allemagne et à l’Italie ?... — Oui ; car il l’a dit. — Soit, messieurs, je ne dispute pas contre vous ; Dieu m’en préserve !
Les descendants d’Attila s’établissent, à ce qu’on dit, en Hongrie : dans quel temps les anciens habitants commencèrent-ils à être tenus en conscience d’être serfs des descendants d’Attila ?
Nos docteurs qui ont écrit sur la guerre et la paix sont bien profonds ; à les en croire, tout appartient de droit au souverain pour lequel ils écrivent : il n’a pu rien aliéner de son domaine. L’empereur doit posséder Rome, l’Italie et la France ; c’était l’opinion de Bartole : premièrement, parce que l’empereur s’intitule roi des Romains ; secondement, parce que l’archevêque de Cologne est chancelier d’Italie, et que l’archevêque de Trêves est chancelier des Gaules. De plus, l’empereur d’Allemagne porte un globe doré à son sacre ; donc il est maître du globe de la terre.
À Rome il n’y a point de prêtre qui n’ait appris dans son cours de théologie que le pape doit être souverain du monde, attendu qu’il est écrit que Simon, fils de Jone en Galilée, ayant surnom Pierre, on lui dit[161] : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée. » On avait beau dire à Grégoire VII : « Il ne s’agit que des âmes, il n’est question que du royaume céleste. — Maudit damné, répondait-il, il s’agit du terrestre ; » et il vous damnait, et il vous faisait pendre s’il pouvait.
Des esprits encore plus profonds fortifient cette raison par un argument sans réplique : celui dont l’évêque de Rome se dit vicaire a déclaré que son royaume n’est point de ce monde[162] ; donc ce monde doit appartenir au vicaire quand le maître y a renoncé. Qui doit l’emporter du genre humain ou des décrétales ? Les décrétales, sans difficulté.
On demande ensuite s’il y a eu quelque justice à massacrer en Amérique dix ou douze millions d’hommes désarmés ? on répond qu’il n’y a rien de plus juste et de plus saint, puisqu’ils n’étaient pas catholiques, apostoliques et romains.
Il n’y a pas un siècle qu’il était toujours ordonné, dans toutes les déclarations de guerre des princes chrétiens, de courre sus à tous les sujets du prince à qui la guerre était signifiée par un héraut à cotte de mailles et à manches pendantes. Ainsi, la signification une fois faite, si un Auvergnat rencontrait une Allemande, il était tenu de la tuer, sauf à la violer avant ou après.
Voici une question fort épineuse dans les écoles : le ban et l’arrière-ban étant commandés pour aller tuer et se faire tuer sur la frontière, les Souabes étant persuadés que la guerre ordonnée était de la plus horrible injustice, devaient-ils marcher ? Quelques docteurs disaient oui ; quelques justes disaient non : que disaient les politiques ?
Quand on eut bien disputé sur ces grandes questions préliminaires, dont jamais aucun souverain ne s’est embarrassé ni ne s’embarrassera, il fallut discuter les droits respectifs de cinquante ou soixante familles sur le comté d’Alost, sur la ville d’Orchies, sur le duché de Berg et de Juliers, sur le comté de Tournai, sur celui de Nice, sur toutes les frontières de toutes les provinces ; et le plus faible perdit toujours sa cause.
On agita pendant cent ans si les ducs d’Orléans, Louis XII, François Ier, avaient droit au duché de Milan en vertu du contrat de mariage de Valentine de Milan, petite-fille du bâtard d’un brave paysan nommé Jacob Muzio : le procès fut jugé par la bataille de Pavie.
Les ducs de Savoie, de Lorraine, de Toscane, prétendirent aussi au Milanais ; mais on a cru qu’il y avait dans le Frioul une famille de pauvres gentilshommes, issue en droite ligne d’Alboin, roi des Lombards, qui avait un droit bien antérieur.
Les publicistes ont fait de gros livres sur les droits au royaume de Jérusalem. Les Turcs n’en ont point fait ; mais Jérusalem leur
appartient, du moins jusqu’à présent, dans l’année 1770 ; et Jérusalem n’est point un royaume.
« Nous ne prétendons ni adopter, ni contredire ses principes ; c’est au public d’en juger. »
Le droit canonique, ou canon, est, suivant les idées vulgaires, la jurisprudence ecclésiastique : c’est le recueil des canons, des règles des conciles, des décrets des papes, et des maximes des Pères.
Selon la raison, selon les droits des rois et des peuples, la jurisprudence ecclésiastique n’est et ne peut être que l’exposé des priviléges accordés aux ecclésiastiques par les souverains représentant la nation.
S’il est deux autorités suprêmes, deux administrations qui aient leurs droits séparés, l’une fera sans cesse effort contre l’autre ; il en résultera nécessairement des chocs perpétuels, des guerres civiles, l’anarchie, la tyrannie, malheurs dont l’histoire nous présente l’affreux tableau.
Si un prêtre s’est fait souverain, si le daïri du Japon a été roi jusqu’à notre xvie siècle, si le dalaï-lama est souverain au Thibet, si Numa fut roi et pontife, si les califes furent les chefs de l’État et de la religion, si les papes règnent dans Rome, ce sont autant de preuves de ce que nous avançons : alors l’autorité n’est point divisée, il n’y a qu’une puissance. Les souverains de Russie et d’Angleterre président à la religion : l’unité essentielle de puissance est conservée.
Toute religion est dans l’État, tout prêtre est dans la société
- civile, et tous les ecclésiastiques sont au nombre des sujets du
souverain chez lequel ils exercent leur ministère. S’il était une religion qui établît quelque indépendance en faveur des ecclésiastiques, en les soustrayant à l’autorité souveraine et légitime, cette religion ne saurait venir de Dieu, auteur de la société.
Il est par là même de toute évidence que, dans une religion dont Dieu est représenté comme l’auteur, les fonctions des ministres, leurs personnes, leurs biens, leurs prétentions, la manière d’enseigner la morale, de prêcher le dogme, de célébrer les cérémonies, les peines spirituelles ; que tout, en un mot, ce qui intéresse l’ordre civil, doit être soumis à l’autorité du prince et à l’inspection des magistrats.
Si cette jurisprudence fait une science, on en trouvera ici les éléments.
C’est aux magistrats seuls d’autoriser les livres admissibles dans les écoles, selon la nature et la forme du gouvernement. C’est ainsi que M. Paul-Joseph Rieger, conseiller de cour, enseigne judicieusement le droit canonique dans l’université de Vienne ; ainsi nous voyons la république de Venise examiner et réformer toutes les règles établies dans ses États, qui ne lui conviennent plus. Il est à désirer que des exemples aussi sages soient enfin suivis dans toute la terre.
La religion n’est instituée que pour maintenir les hommes dans l’ordre, et leur faire mériter les bontés de Dieu par la vertu. Tout ce qui dans une religion ne tend pas à ce but doit être regardé comme étranger ou dangereux.
L’instruction, les exhortations, les menaces des peines à venir, les promesses d’une béatitude immortelle, les prières, les conseils, les secours spirituels, sont les seuls moyens que les ecclésiastiques puissent mettre en usage pour essayer de rendre les hommes vertueux ici-bas, et heureux pour l’éternité.
Tout autre moyen répugne à la liberté de la raison, à la nature de l’âme, aux droits inaltérables de la conscience, à l’essence de la religion, à celle du ministère ecclésiastique, à tous les droits du souverain.
La vertu suppose la liberté, comme le transport d’un fardeau suppose la force active. Dans la contrainte point de vertu, et sans vertu point de religion. Rends-moi esclave, je n’en serai pas meilleur.
Le souverain même n’a aucun droit d’employer la contrainte pour amener les hommes à la religion, qui suppose essentiellement choix et liberté. Ma pensée n’est pas plus soumise à l’autorité que la maladie ou la santé.
Afin de démêler toutes les contradictions dont on a rempli les livres sur le droit canonique, et de fixer nos idées sur le ministère ecclésiastique, recherchons au milieu de mille équivoques ce que c’est que l’Église.
L’Église est l’assemblée de tous les fidèles appelés certains jours à prier en commun, et à faire en tout temps de bonnes actions.
Les prêtres sont des personnes établies sous l’autorité du souverain pour diriger ces prières et tout le culte religieux.
Une Église nombreuse ne saurait être sans ecclésiastiques ; mais ces ecclésiastiques ne sont pas l’Église.
Il n’est pas moins évident que si les ecclésiastiques qui sont dans la société civile avaient acquis des droits qui allassent à troubler ou à détruire la société, ces droits doivent être supprimés.
Il est encore de la plus grande évidence que si Dieu a attaché à l’Église des prérogatives ou des droits, ces droits ni ces prérogatives ne sauraient appartenir primitivement ni au chef de l’Église ni aux ecclésiastiques, parce qu’ils ne sont pas l’Église, comme les magistrats ne sont le souverain ni dans un État démocratique ni dans une monarchie.
Enfin il est très-évident que ce sont nos âmes qui sont soumises aux soins du clergé, uniquement pour les choses spirituelles.
Notre âme agit intérieurement ; les actes intérieurs sont la pensée, les volontés, les inclinations, l’acquiescement à certaines vérités. Tous ces actes sont au-dessus de toute contrainte, et ne sont du ressort du ministère ecclésiastique qu’autant qu’il doit instruire et jamais commander.
Cette âme agit aussi extérieurement. Les actions extérieures sont soumises à la loi civile. Ici la contrainte peut avoir lieu ; les peines temporelles ou corporelles maintiennent la loi en punissant les violateurs.
La docilité à l’ordre ecclésiastique doit par conséquent toujours être libre et volontaire : il ne saurait y en avoir d’autre. La soumission, au contraire, à l’ordre civil peut être contrainte et forcée.
Par la même raison, les peines ecclésiastiques, toujours spirituelles, n’atteignent ici-bas que celui qui est intérieurement convaincu de sa faute. Les peines civiles, au contraire, accompagnées d’un mal physique, ont leurs effets physiques, soit que le coupable en reconnaisse la justice ou non.
De là il résulte manifestement que l’autorité du clergé n’est et ne peut être que spirituelle ; qu’il ne saurait avoir aucun pouvoir temporel ; qu’aucune force coactive ne convient à son ministère, qui en serait détruit.
Il suit encore de là que le souverain, attentif à ne souffrir aucun partage de son autorité, ne doit permettre aucune entreprise qui mette les membres de la société dans une dépendance extérieure et civile d’un corps ecclésiastique.
Tels sont les principes incontestables du véritable droit canonique, dont les règles et les décisions doivent en tout temps être jugées d’après ces vérités éternelles et immuables, fondées sur le droit naturel et l’ordre nécessaire de la société.
Remontons toujours aux principes de la société, qui, dans l’ordre civil comme dans l’ordre religieux, sont les fondements de tous droits.
La société en général est propriétaire du territoire d’un pays, source de la richesse nationale. Une portion de ce revenu national est attribuée au souverain pour soutenir les dépenses de l’administration. Chaque particulier est possesseur de la partie du territoire et du revenu que les lois lui assurent, et aucune possession ni aucune jouissance ne peut en aucun temps être soustraite à l’autorité de la loi.
Dans l’état de société nous ne tenons aucun bien, aucune possession de la seule nature, puisque nous avons renoncé aux droits naturels pour nous soumettre à l’ordre civil, qui nous garantit et nous protège : c’est de la loi que nous tenons toutes nos possessions.
Personne non plus ne peut rien tenir sur la terre de la religion, ni domaines, ni possessions, puisque ses biens sont tous spirituels : les possessions du fidèle, comme véritable membre de l’Église, sont dans le ciel : là est son trésor. Le royaume de Jésus-Christ, qu’il annonça toujours comme prochain, n’était et ne pouvait être de ce monde : aucune possession ne peut donc être de droit divin.
Les lévites, sous la loi hébraïque, avaient, il est vrai, la dîme par une loi positive de Dieu : mais c’était une théocratie qui n’existe plus, et Dieu agissait comme le souverain de la terre. Toutes ces lois ont cessé, et ne sauraient être aujourd’hui un titre de possession.
Si quelque corps aujourd’hui, comme celui des ecclésiastiques, prétend posséder la dîme ou tout autre bien, de droit divin positif, il faut qu’il produise un titre enregistré dans une révélation divine, expresse et incontestable. Ce titre miraculeux ferait, j’en conviens, exception à la loi civile, autorisée de Dieu, qui dit[166] que « toute personne doit être soumise aux puissances supérieures, parce qu’elles sont ordonnées de Dieu, et établies en son nom ».
Au défaut d’un titre pareil, un corps ecclésiastique quelconque ne peut donc jouir sur la terre que du consentement du souverain, et sous l’autorité des lois civiles : ce sera là le seul titre de ses possessions. Si le clergé renonçait imprudemment à ce titre, il n’en aurait plus aucun, et il pourrait être dépouillé par quiconque aurait assez de puissance pour l’entreprendre. Son intérêt essentiel est donc de dépendre de la société civile, qui seule lui donne du pain.
Par la même raison, puisque tous les biens du territoire d’une nation sont soumis sans exception aux charges publiques pour les dépenses du souverain et de la nation, aucune possession ne peut être exemptée que par la loi, et cette loi même est toujours révocable lorsque les circonstances viennent à changer. Pierre ne peut être exempté que la charge de Jean ne soit augmentée. Ainsi l’équité réclamant sans cesse pour la proportion contre toute surcharge, le souverain est à chaque instant en droit d’examiner les exemptions et de remettre les choses dans l’ordre naturel et proportionnel, en abolissant les immunités accordées, souffertes, ou extorquées.
Toute loi qui ordonnerait que le souverain fît tout aux frais du public pour la sûreté et la conservation des biens d’un particulier ou d’un corps, sans que ce corps ou ce particulier contribuât aux charges communes, serait une subversion des lois.
Je dis plus : la quotité quelconque de la contribution d’un particulier ou d’un corps quelconque doit être réglée proportionnellement, non par lui, mais par le souverain ou les magistrats, selon la loi et la forme générale. Ainsi le souverain doit connaître et peut demander un état des biens et des possessions de tout corps, comme de tout particulier.
C’est donc encore dans ces principes immuables que doivent être puisées les règles du droit canonique, par rapport aux possessions et aux revenus du clergé.
Les ecclésiastiques doivent sans doute avoir de quoi vivre honorablement, mais ce n’est ni comme membres ni comme représentants de l’Église : car l’Église par elle-même n’a ni règne ni possession sur cette terre.
Mais s’il est de la justice que les ministres de l’autel vivent de l’autel, il est naturel qu’ils soient entretenus par la société, tout comme les magistrats et les soldats le sont. C’est donc à la loi civile à faire la pension proportionnelle du corps ecclésiastique.
Lors même que les possessions des ecclésiastiques leur ont été données par testament, ou de quelque autre manière, les donateurs n’ont pu dénaturer les biens en les soustrayant aux charges publiques, ou à l’autorité des lois. C’est toujours sous la garantie des lois, sans lesquelles il ne saurait y avoir possession assurée et légitime, qu’ils en jouiront.
C’est donc encore au souverain, ou aux magistrats en son nom, à examiner en tout temps si les revenus ecclésiastiques sont suffisants : s’ils ne l’étaient pas, ils doivent y pourvoir par des augmentations de pensions ; mais s’ils étaient manifestement excessifs, c’est à eux à disposer du superflu pour le bien commun de la société.
Mais selon les principes du droit vulgairement appelé canonique, qui a cherché à faire un État dans l’État, un empire dans l’empire, les biens ecclésiastiques sont sacrés et intangibles, parce qu’ils appartiennent à la religion et à l’Église : ils viennent de Dieu, et non des hommes.
D’abord, ils ne sauraient appartenir, ces biens terrestres, à la
religion, qui n’a rien de temporel. Ils ne sont pas à l’Église, qui
est le corps universel de tous les fidèles ; à l’Église, qui renferme
les rois, les magistrats, les soldats, tous les sujets : car nous ne
devons jamais oublier que les ecclésiastiques ne sont pas plus
l’Église que les magistrats ne sont l’État.
Enfin, ces biens ne viennent de Dieu que comme tous les autres biens en dérivent, parce que tout est soumis à sa Providence.
Ainsi tout ecclésiastique possesseur d’un bien ou d’une rente en jouit comme sujet et citoyen de l’État, sous la protection unique de la loi civile.
Un bien qui est quelque chose de matériel et de temporel ne saurait être sacré ni saint dans aucun sens, ni au propre ni au figuré. Si l’on dit qu’une personne, un édifice, sont sacrés, cela signifie qu’ils sont consacrés, employés à des usages spirituels.
Abuser d’une métaphore pour autoriser des droits et des prétentions destructives de toute société, c’est une entreprise dont l’histoire de la religion fournit plus d’un exemple, et même des exemples bien singuliers qui ne sont pas ici de mon ressort.
Il est certain qu’aucun corps ne peut former dans l’État aucune assemblée publique et régulière que du consentement du souverain.
Les assemblées religieuses pour le culte doivent être autorisées par le souverain dans l’ordre civil, afin qu’elles soient légitimes.
En Hollande, où le souverain accorde à cet égard la plus grande liberté, de même à peu près qu’en Russie, en Angleterre, en Prusse, ceux qui veulent former une Église doivent en obtenir la permission : dès lors cette Église est dans l’État, quoiqu’elle ne soit pas la religion de l’État. En général, dès qu’il y a un nombre suffisant de personnes ou de familles qui veulent avoir un certain culte et des assemblées, elles peuvent, sans doute, en demander la permission au magistrat souverain, et c’est à ce magistrat à en juger. Ce culte une fois autorisé, on ne peut le troubler sans pécher contre l’ordre public. La facilité que le souverain a eue en Hollande d’accorder ces permissions n’entraîne aucun désordre ; et il en serait ainsi partout si le magistrat seul examinait, jugeait, et protégeait.
Le souverain a le droit en tout temps de savoir ce qui se passe dans les assemblées, de les diriger selon l’ordre public, d’en réformer les abus, et d’abroger les assemblées s’il en naissait des désordres. Cette inspection perpétuelle est une portion essentielle de l’administration souveraine que toute religion doit reconnaître.
S’il y a dans le culte des formulaires de prières, des cantiques, des cérémonies, tout doit être soumis de même à l’inspection du magistrat. Les ecclésiastiques peuvent composer ces formulaires ; mais c’est au souverain à les examiner, à les approuver, à les réformer au besoin. On a vu des guerres sanglantes pour des formulaires, et elles n’auraient pas eu lieu, si les souverains avaient mieux connu leurs droits.
Les jours de fêtes ne peuvent pas non plus être établis sans le concours et le consentement du souverain, qui en tout temps peut les réformer, les abolir, les réunir, en régler la célébration, selon que le bien public le demande. La multiplication de ces jours de fêtes fera toujours la dépravation des mœurs et l’appauvrissement d’une nation.
L’inspection sur l’instruction publique de vive voix, ou par des livres de dévotion, appartient de droit au souverain. Ce n’est pas lui qui enseigne, mais c’est à lui à voir comment sont enseignés ses sujets. Il doit faire enseigner surtout la morale, qui est aussi nécessaire que les disputes sur le dogme ont été souvent dangereuses.
S’il y a quelques disputes entre les ecclésiastiques sur la manière d’enseigner, ou sur certains points de doctrine, le souverain peut imposer silence aux deux partis, et punir ceux qui désobéissent.
Comme les assemblées religieuses ne sont point établies sous l’autorité souveraine pour y traiter des matières politiques, les magistrats doivent réprimer les prédicateurs séditieux qui échauffent la multitude par des déclamations punissables : il sont la peste des États.
Tout culte suppose une discipline pour y conserver l’ordre, l’uniformité et la décence. C’est au magistrat à maintenir cette discipline, et à y porter les changements que le temps et les circonstances peuvent exiger.
Pendant près de huit siècles les empereurs d’Orient assemblèrent des conciles pour apaiser des troubles qui ne firent qu’augmenter par la trop grande attention qu’on y apporta : le mépris aurait plus sûrement fait tomber de vaines disputes que les passions avaient allumées. Depuis le partage des États d’Occident en divers royaumes, les princes ont laissé aux papes la convocation de ces assemblées. Les droits du pontife de Rome ne sont à cet égard que conventionnels, et tous les souverains réunis peuvent en tout temps en décider autrement. Aucun d’eux en particulier n’est obligé de soumettre ses États à aucun canon sans l’avoir examiné et approuvé. Mais comme le concile de Trente sera apparemment le dernier, il est très-inutile d’agiter toutes les questions qui pourraient regarder un concile futur et général.
Quant aux assemblées, ou synodes, ou conciles nationaux, ils ne peuvent sans contredit être convoqués que quand le souverain les juge nécessaires : ses commissaires doivent y présider et en diriger toutes les délibérations, et c’est à lui à donner la sanction aux décrets.
Il peut y avoir des assemblées périodiques du clergé pour le maintien de l’ordre, et sous l’autorité du souverain ; mais la puissance civile doit toujours en déterminer les vues, en diriger les délibérations, et en faire exécuter les décisions. L’assemblée périodique du clergé de France n’est autre chose qu’une assemblée de commissaires économiques pour tout le clergé du royaume.
Les vœux par lesquels s’obligent quelques ecclésiastiques de vivre en corps selon une certaine règle, sous le nom de moines ou de religieux, si prodigieusement multipliés dans l’Europe, ces vœux doivent aussi être toujours soumis à l’examen et à l’inspection des magistrats souverains. Ces couvents, qui renferment tant de gens inutiles à la société et tant de victimes qui regrettent la liberté qu’ils ont perdue, ces ordres qui portent tant de noms si bizarres, ne peuvent être établis dans un pays, et tous leurs vœux ne peuvent être valables ou obligatoires que quand ils ont été examinés et approuvés au nom du souverain.
En tout temps le prince est donc en droit de prendre connaissance des règles de ces maisons religieuses, de leur conduite ; il peut réformer ces maisons et les abolir, s’il les juge incompatibles avec les circonstances présentes et le bien actuel de la société.
Les biens et les acquisitions de ces corps religieux sont de même soumis à l’inspection des magistrats pour en connaître la valeur et l’emploi. Si la masse de ces richesses qui ne circulent plus était trop forte ; si les revenus excédaient trop les besoins raisonnables de ces réguliers ; si l’emploi de ces rentes était contraire au bien général ; si cette accumulation appauvrissait les autres citoyens : dans tous ces cas il serait du devoir des magistrats, pères communs de la patrie, de diminuer ces richesses, de les partager, de les faire rentrer dans la circulation qui fait la vie d’un État, de les employer même à d’autres usages pour le bien de la société.
Par les mêmes principes, le souverain doit expressément défendre qu’aucun ordre religieux ait un supérieur dans le pays étranger : c’est presque un crime de lèse-majesté.
Le souverain peut prescrire les règles pour entrer dans ces ordres ; il peut, selon les anciens usages, fixer un âge, et empêcher que l’on ne fasse des vœux que du consentement exprès des magistrats. Chaque citoyen naît sujet de l’État, et il n’a pas le droit de rompre des engagements naturels envers la société, sans l’aveu de ceux qui la gouvernent.
Si le souverain abolit un ordre religieux, ces vœux cessent d’être obligatoires. Le premier vœu est d’être citoyen ; c’est un serment primordial et tacite, autorisé de Dieu, un vœu dans l’ordre de la Providence, un vœu inaltérable et imprescriptible, qui unit l’homme en société avec la patrie et avec le souverain. Si nous avons pris un engagement postérieur, le vœu primitif a été réservé ; rien n’a pu énerver ni suspendre la force de ce serment primitif. Si donc le souverain déclare ce dernier vœu, qui n’a pu être que conditionnel et dépendant du premier, incompatible avec le serment naturel ; s’il trouve ce dernier vœu dangereux dans la société, et contraire au bien public, qui est la suprême loi, tous sont dès lors déliés en conscience de ce vœu. Pourquoi ? parce que la conscience les attachait primitivement au serment naturel et au souverain. Le souverain, dans ce cas, ne dissout point un vœu ; il le déclare nul, il remet l’homme dans l’état naturel.
En voilà assez pour dissiper tous les sophismes par lesquels les canonistes ont cherché à embarrasser cette question, si simple pour quiconque ne veut écouter que la raison.
Puisque ni l’Église, qui est l’assemblée de tous les fidèles, ni les ecclésiastiques, qui sont les ministres dans cette Église, au nom du souverain et sous son autorité, n’ont aucune force coactive, aucune puissance exécutrice, aucun pouvoir terrestre, il est évident que ces ministres de la religion ne peuvent infliger que des peines uniquement spirituelles. Menacer les pécheurs de la colère du ciel, c’est la seule peine dont un pasteur peut faire usage. Si l’on ne veut pas donner le nom de peines à ces censures ou à ces déclamations, les ministres de la religion n’auront aucune peine à infliger.
L’Église peut-elle bannir de son sein ceux qui la déshonorent ou la troublent ? Grande question sur laquelle les canonistes n’ont point hésité de prendre l’affirmative. Observons d’abord que les ecclésiastiques ne sont pas l’Église. L’Église, assemblée dans laquelle sont les magistrats souverains, pourrait sans doute de droit exclure de ses congrégations un pécheur scandaleux, après des avertissements charitables, réitérés et suffisants. Cette exclusion ne peut dans ce cas même emporter aucune peine civile, aucun mal corporel, ni la privation d’aucun avantage terrestre. Mais ce que peut l’Église de droit, les ecclésiastiques qui sont dans l’Église ne le peuvent qu’autant que le souverain les y autorise et le leur permet.
C’est donc encore même dans ce cas au souverain à veiller sur la manière dont ce droit sera exercé : vigilance d’autant plus nécessaire qu’il est plus aisé d’abuser de cette discipline. C’est par conséquent à lui, en consultant les règles du support et de la charité, de prescrire les formes et les restrictions convenables : sans cela, toute déclaration du clergé, toute excommunication serait nulle et sans effet, même dans l’ordre spirituel. C’est confondre des cas entièrement différents que de conclure de la pratique des apôtres la manière de procéder aujourd’hui. Le souverain n’était pas de la religion des apôtres, l’Église n’était pas encore dans l’État ; les ministres du culte ne pouvaient pas recourir au magistrat. D’ailleurs, les apôtres étaient des ministres extraordinaires tels qu’on n’en voit plus. Si l’on me cite d’autres exemples d’excommunications lancées sans l’autorité du souverain ; que dis-je ? si l’on rappelle ce qu’on ne peut entendre sans frémir d’horreur, des exemples même d’excommunications fulminées insolemment contre des souverains et des magistrats, je répondrai hardiment que ces attentats sont une rébellion manifeste, une violation ouverte des devoirs les plus sacrés de la religion, de la charité et du droit naturel.
On voit donc évidemment que c’est au nom de toute l’Église que l’excommunication doit être prononcée contre les pécheurs publics, puisqu’il s’agit seulement de l’exclusion de ce corps : ainsi elle doit être prononcée par les ecclésiastiques sous l’autorité des magistrats et au nom de l’Église, pour les seuls cas dans lesquels on peut présumer que l’Église entière, bien instruite, la prononcerait si elle pouvait avoir en corps cette discipline qui lui appartient privativement.
Ajoutons encore, pour donner une idée complète de l’excommunication et des vraies règles du droit canonique à cet égard, que cette excommunication légitimement prononcée par ceux à qui le souverain, au nom de l’Église, en a expressément laissé l’exercice, ne renferme que la privation des biens spirituels sur la terre. Elle ne saurait s’étendre à autre chose : tout ce qui serait au delà serait abusif, et plus ou moins tyrannique. Les ministres de l’Église ne font que déclarer qu’un tel homme n’est plus membre de l’Église. Il peut donc jouir, malgré l’excommunication, de tous les droits naturels, de tous les droits civils, de tous les biens temporels, comme homme ou comme citoyen. Si le magistrat intervient, et prive outre cela un tel homme d’une charge ou d’un emploi dans la société, c’est alors une peine civile ajoutée pour quelque faute contre l’ordre civil.
Supposons encore que les ecclésiastiques qui ont prononcé l’excommunication aient été séduits par quelque erreur ou quelque passion (ce qui peut toujours arriver puisqu’ils sont hommes), celui qui a été ainsi exposé à une excommunication précipitée est justifié par sa conscience devant Dieu. La déclaration faite contre lui n’est et ne peut être d’aucun effet pour la vie à venir. Privé de la communion extérieure avec les vrais fidèles, il peut encore jouir ici-bas de toutes les consolations de la communion intérieure. Justifié par sa conscience, il n’a rien à redouter dans la vie à venir du jugement de Dieu, qui est son véritable juge.
C’est encore une grande question dans le droit canonique, si le clergé, si son chef, si un corps ecclésiastique quelconque peut excommunier les magistrats ou le souverain, sous prétexte ou pour raison de l’abus de leur pouvoir. Cette question seule est scandaleuse, et le simple doute une rébellion manifeste. En effet, le premier devoir de l’homme en société est de respecter et de faire respecter le magistrat ; et vous prétendriez avoir le droit de le diffamer et de l’avilir ! qui vous aurait donné ce droit aussi absurde qu’exécrable ? serait-ce Dieu, qui gouverne le monde politique par les souverains, qui veut que la société subsiste par la subordination ?
Les premiers ecclésiastiques, à la naissance du christianisme, se sont-ils crus autorisés à excommunier les Tibère, les Néron, les Claude, et ensuite les Constance, qui étaient hérétiques ? Comment donc a-t-on pu souffrir si longtemps des prétentions aussi monstrueuses, des idées aussi atroces, et les attentats affreux qui en ont été la suite : attentats également réprouvés par la raison, le droit naturel et la religion ? S’il était une religion qui enseignât de pareilles horreurs, elle devrait être proscrite de la société comme directement opposée au repos du genre humain. Le cri des nations s’est déjà fait entendre contre ces prétendues lois canoniques, dictées par l’ambition et le fanatisme. Il faut espérer que les souverains, mieux instruits de leurs droits, soutenus par la fidélité des peuples, mettront enfin un terme à des abus si énormes, et qui ont causé tant de malheurs. L’auteur de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations a été le premier qui a relevé avec force l’atrocité des entreprises de cette nature[169].
Le souverain n’est point le juge de la vérité du dogme : il peut juger pour lui-même, comme tout autre homme ; mais il doit prendre connaissance du dogme dans tout ce qui intéresse l’ordre civil, soit quant à la nature de la doctrine, si elle avait quelque chose de contraire au bien public, soit quant à la manière de la proposer.
Règle générale dont les magistrats souverains n’auraient jamais dû se départir : rien dans le dogme ne mérite l’attention de la police que ce qui peut intéresser l’ordre public ; c’est l’influence de la doctrine sur les mœurs qui décide de son importance. Toute doctrine qui n’a qu’un rapport éloigné avec la vertu ne saurait être fondamentale. Les vérités qui sont propres à rendre les hommes doux, humains, soumis aux lois, obéissants au souverain, intéressent l’État et viennent évidemment de Dieu.
L’administration des sacrements doit être aussi soumise à l’inspection assidue du magistrat en tout ce qui intéresse l’ordre public.
On convient d’abord que le magistrat doit veiller sur la forme
des registres publics des mariages, des baptêmes, des morts, sans
aucun égard à la croyance des divers citoyens de l’État,
Les mêmes raisons de police et d’ordre n’exigeraient-elles pas qu’il y eût des registres exacts, entre les mains du magistrat, de tous ceux qui font des vœux pour entrer dans les cloîtres, dans les pays où les cloîtres sont admis ?
Dans le sacrement de pénitence, le ministre qui refuse ou accorde l’absolution n’est comptable de ses jugements qu’à Dieu ; de même aussi le pénitent n’est comptable qu’à Dieu s’il communie ou non, et s’il communie bien ou mal.
Aucun pasteur pécheur ne peut avoir le droit de refuser publiquement, et de son autorité privée, l’eucharistie à un autre pécheur. Jésus-Christ, impeccable, ne refusa pas la communion à Judas.
L’extrême-onction et le viatique, demandés par les malades, sont soumis aux mêmes règles. Le seul droit du ministre est de faire des exhortations au malade, et le devoir du magistrat est d’avoir soin que le pasteur n’abuse pas de ces circonstances pour persécuter les malades.
Autrefois, c’était l’Église en corps qui appelait ses pasteurs et leur conférait le droit d’instruire et de gouverner le troupeau : ce sont aujourd’hui des ecclésiastiques qui en consacrent d’autres ; mais la police publique doit y veiller.
C’est sans doute un grand abus, introduit depuis longtemps, que de conférer les ordres sans fonction ; c’est enlever des membres à l’État sans en donner à l’Église. Le magistrat est en droit de réformer cet abus.
Le mariage, dans l’ordre civil, est une union légitime de l’homme et de la femme pour avoir des enfants, pour les élever, et pour leur assurer les droits des propriétés sous l’autorité de la loi. Afin de constater cette union, elle est accompagnée d’une cérémonie religieuse, regardée par les uns comme un sacrement, par les autres comme une pratique de culte public : vraie logomachie qui ne change rien à la chose. Il faut donc distinguer deux parties dans le mariage : le contrat civil ou l’engagement naturel, et le sacrement ou la cérémonie sacrée. Le mariage peut donc subsister avec tous ses effets naturels et civils, indépendamment de la cérémonie religieuse. Les cérémonies même de l’Église ne sont devenues nécessaires, dans l’ordre civil, que parce que le magistrat les a adoptées. Il s’est même écoulé un long temps sans que les ministres de la religion aient eu aucune part à la célébration des mariages. Du temps de Justinien, le consentement des parties en présence de témoins, sans aucune cérémonie de l’Église, légitimait encore le mariage parmi les chrétiens. C’est cet empereur qui fit, vers le milieu du vie siècle, les premières lois pour que les prêtres intervinssent comme simples témoins, sans ordonner encore de bénédiction nuptiale. L’empereur Léon, qui mourut sur le trône en 886, semble être le premier qui ait mis la cérémonie religieuse au rang des conditions nécessaires. La loi même qu’il fit atteste que c’était un nouvel établissement.
De l’idée juste que nous nous formons ainsi du mariage, il résulte d’abord que le bon ordre et la piété même rendent aujourd’hui nécessaires les formalités religieuses, adoptées dans toutes les communions chrétiennes ; mais l’essence du mariage ne peut en être dénaturée, et cet engagement, qui est le principal dans la société, est et doit demeurer toujours soumis, dans l’ordre politique, à l’autorité du magistrat.
Il suit de là encore que deux époux élevés dans le culte même des infidèles et des hérétiques ne sont point obligés de se remarier, s’ils l’ont été selon la loi de leur patrie : c’est au magistrat, dans tous les cas, d’examiner la chose.
Le prêtre est aujourd’hui le magistrat que la loi a désigné librement en certains pays pour recevoir la foi de mariage. Il est très-évident que la loi peut modifier ou changer, comme il lui plaît, l’étendue de cette autorité ecclésiastique.
Les testaments et les enterrements sont incontestablement du ressort de la loi civile et de celui de la police. Jamais les magistrats n’auraient dû souffrir que le clergé usurpât l’autorité de la loi à aucun de ces égards. On peut voir encore, dans le Siècle de Louis XIV et dans celui de Louis XV, des exemples frappants des entreprises de certains ecclésiastiques fanatiques sur la police des enterrements[172]. On a vu des refus de sacrements, d’inhumation, sous prétexte d’hérésie : barbarie dont les païens mêmes auraient eu horreur.
Le souverain peut sans doute abandonner à un corps ecclésiastique ou à un seul prêtre une juridiction sur certains objets et sur certaines personnes, avec une compétence convenable à l’autorité confiée. Je n’examine point s’il a été prudent de remettre ainsi une portion de l’autorité civile entre les mains d’un corps ou d’une personne qui avait déjà une autorité sur les choses spirituelles. Livrer à ceux qui devaient seulement conduire les hommes au ciel une autorité sur la terre, c’était réunir deux pouvoirs dont l’abus était trop facile ; mais il est certain du moins qu’aucun homme, en tant qu’ecclésiastique, ne peut avoir aucune sorte de juridiction. S’il la possède, elle est ou concédée par le souverain, ou usurpée : il n’y a point de milieu. Le royaume de Jésus-Christ n’est point de ce monde : il a refusé d’être juge sur la terre ; il a ordonné de rendre à César ce qui appartient à César ; il a interdit à ses apôtres toute domination ; il n’a prêché que l’humilité, la douceur et la dépendance. Les ecclésiastiques ne peuvent tenir de lui ni puissance, ni autorité, ni domination, ni juridiction, dans le monde ; ils ne peuvent donc posséder légitimement aucune autorité que par une concession du souverain, de qui tout pouvoir doit dériver dans la société.
Puisque c’est du souverain seul que les ecclésiastiques tiennent quelque juridiction sur la terre, il suit de là que le souverain et les magistrats doivent veiller sur l’usage que le clergé fait de son autorité, comme nous l’avons prouvé.
Il fut un temps, dans l’époque malheureuse du gouvernement féodal, où les ecclésiastiques s’étaient emparés en divers lieux des principales fonctions de la magistrature. On a borné dès lors l’autorité des seigneurs de fiefs laïques, si redoutable au souverain et si dure pour les peuples ; mais une partie de l’indépendance des juridictions ecclésiastiques a subsisté. Quand donc est-ce que les souverains seront assez instruits ou assez courageux pour reprendre à eux toute autorité usurpée, et tant de droits dont on a si souvent abusé pour vexer les sujets, qu’ils doivent protéger ?
C’est de cette inadvertance des souverains que sont venues les entreprises audacieuses de quelques ecclésiastiques contre le souverain même. L’histoire scandaleuse de ces attentats énormes est consignée dans des monuments qui ne peuvent être contestés ; et il est à présumer que les souverains, éclairés aujourd’hui par les écrits des sages, ne permettront plus de tentatives qui ont si souvent été accompagnées ou suivies de tant d’horreurs.
La bulle in Cœna Domini est encore en particulier une preuve
subsistante des entreprises continuelles du clergé contre l’autorité souveraine et civile, etc.[174].Qu’on paye en France à la cour de Rome pour les bulles, dispenses, absolutions, etc., lequel tarif fut arrêté au conseil du roi, le 4 septembre 1691, et qui est rapporté tout entier dans l’instruction de Jacques Le Pelletier, imprimée à Lyon, en 1699, avec approbation et privilége du roi, à Lyon, chez Antoine Boudet, huitième édition. On en a retiré les exemplaires, et les taxes subsistent.
1° Pour absolution du crime d’apostasie, on payera au pape quatre-vingts livres.
2° Un bâtard qui voudra prendre les ordres payera pour la dispense vingt-cinq livres ; s’il veut posséder un bénéfice simple, il payera de plus cent quatre-vingts livres ; s’il veut que dans la dispense on ne fasse pas mention de son illégitimité, il payera mille cinquante livres.
3° Pour dispense et absolution de bigamie, mille cinquante livres.
4° Pour dispense à l’effet de juger criminellement, ou d’exercer la médecine, quatre-vingt-dix livres.
5° Absolution d’hérésie, quatre-vingts livres.
6° Bref de quarante heures pour sept ans, douze livres.
7° Absolution pour avoir commis un homicide à son corps défendant ou sans mauvais dessein, quatre-vingt-quinze livres. Ceux qui étaient dans la compagnie du meurtrier doivent aussi se faire absoudre, et payer pour cela quatre-vingt-cinq livres.
8° Indulgences pour sept années, douze livres.
9° Indulgences perpétuelles pour une confrérie, quarante livres.
10° Dispense d’irrégularité ou d’inhabilité, vingt-cinq livres ; si l’irrégularité est grande, cinquante livres.
11° Permission de lire les livres défendus, vingt-cinq livres.
12° Dispense de simonie, quarante livres; sauf à augmenter suivant les circonstances.
13° Bref pour manger les viandes défendues, soixante-cinq livres.
14° Dispense de vœux simples de chasteté ou de religion,
quinze livres. Bref déclaratoire de la nullité de la profession d’un religieux ou d’une religieuse, cent livres : si on demande ce bref dix ans après la profession, on le paye le double.Dispense du quatrième degré de parenté avec cause, soixante-cinq livres ; sans cause, quatre-vingt-dix livres : avec absolution des familiarités que les futurs ont eues ensemble, cent quatre- vingts livres.
Pour les parents du troisième au quatrième degré, tant du côté du père que de celui de la mère, la dispense sans cause est de huit cent quatre-vingts livres ; avec cause, cent quarante-cinq livres.
Pour les parents au second degré d’un côté, et au quatrième de l’autre, les nobles payeront mille quatre cent trente livres ; pour les roturiers, mille cent cinquante-cinq livres.
Celui qui voudra épouser la sœur de la fille avec laquelle il a été fiancé payera pour la dispense mille quatre cent trente livres.
Ceux qui sont parents au troisième degré, s’ils sont nobles, ou s’ils vivent honnêtement, payeront mille quatre cent trente livres ; si la parenté est tant du côté du père que de celui de la mère, deux mille quatre cent trente livres.
Parents au second degré payeront quatre mille cinq cent trente livres ; si la future a accordé des faveurs au futur, ils payeront de plus pour l’absolution deux mille trente livres.
Ceux qui ont tenu sur les fonts de baptême l’enfant de l’un ou de l’autre, la dispense est de deux mille sept cent trente livres. Si l’on veut se faire absoudre d’avoir pris des plaisirs prématurés, on payera de plus mille trois cent trente livres.
Celui qui a joui des faveurs d’une veuve pendant la vie du premier mari payera pour l’épouser légitimement cent quatre-vingt-dix livres.
En Espagne et en Portugal, les dispenses de mariage sont beaucoup plus chères. Les cousins germains ne les obtiennent pas à moins de deux mille écus, de dix jules de componade.
Les pauvres ne pouvant pas payer des taxes aussi fortes, on leur fait des remises : il vaut bien mieux tirer la moitié du droit que de ne rien avoir du tout en refusant la dispense.
On ne rapporte pas ici les sommes que l’on paye au pape pour les bulles des évêques, des abbés, etc. : on les trouve dans les
almanachs ; mais on ne voit pas de quelle autorité la cour de
Rome impose des taxes sur les laïques qui épousent leurs cousines.
Allons, Barbaroquincorix, druide celte, et toi, détestable Calchas, hiérophante grec, voici les moments où vos justes supplices se renouvellent : l’heure des vengeances a sonné.
Aïe ! la tête, les flancs, les yeux, les oreilles, les fesses ! pardon, mesdames, pardon !
Voici deux vipères qui m’arrachent les yeux.
Un serpent m’entre dans les entrailles par le fondement ; je suis dévoré.
Je suis déchiré : faut-il que mes yeux reviennent tous les jours pour m’être arrachés !
Faut-il que ma peau renaisse pour tomber en lambeaux ! aïe ! ouf !
Cela t’apprendra, vilain druide, à donner une autre fois la misérable plante parasite nommée le gui de chêne pour un remède universel. Eh bien ! immoleras-tu encore à ton dieu Theutatès des petites filles et des petits garçons ? les brûleras-tu encore dans des paniers d’osier, au son du tambour ?
Jamais, jamais, madame ; un peu de charité.
Qu’on m’étrille vigoureusement ce Calchas, qui vers nous s’est avancé
On m’arrache le poil, on me brûle, on me berne, on m’écorche, on m’empale.
Scélérat ! égorgeras-tu encore une jeune fille au lieu de la marier, et le tout pour avoir du vent ?
Ah ! quels tourments ! que de peines ! et point mourir !
Ah ! ah ! j’entends de la musique. Dieu me pardonne ! c’est Orphée ; nos serpents sont devenus doux comme des moutons.
Je ne souffre plus du tout ; voilà qui est bien étrange !
Je suis tout ragaillardi. Oh ! la grande puissance de la bonne musique ! Eh ! qui es-tu, homme divin, qui guéris les blessures et qui réjouis l’enfer ?
Mes camarades, je suis prêtre comme vous ; mais je n’ai jamais trompé personne, et je n’ai égorgé ni garçon ni fille. Lorsque j’étais sur la terre, au lieu de faire abhorrer les dieux, je les ai fait aimer ; j’ai adouci les mœurs des hommes, que vous rendiez féroces ; je fais le même métier dans les enfers. J’ai rencontré là-bas deux barbares prêtres qu’on fessait à toute outrance : l’un avait autrefois haché un roi en morceaux, l’autre avait fait couper la tête à sa propre reine, à la Porte-aux-Chevaux. J’ai fini leur pénitence, je leur ai joué du violon ; ils m’ont promis que quand ils reviendraient au monde ils vivraient en honnêtes gens.
Nous vous en promettons autant, foi de prêtres.
Oui, mais passalo il pericolo, gabbato il santo.
- ↑ Suite des Mélanges, quatrième partie, 1765. (B.)
- ↑ Bayle indique exactement la date de la naissance de Dante Alighieri, dont l’anniversaire a été pompeusement célébré en 1865 par toute l’Italie.
- ↑ Toutes les éditions portent vingt-troisième ; mais c’est dans le vingt-septième chant de l’Enfer que se trouve le passage dont Voltaire donne ici une imitation. (B.)
- ↑ Il ne faut pas prendre cette traduction au sérieux, non plus que le reste de l’article.
- ↑ Cet article a paru dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique ; mais la rédaction en a depuis été entièrement changée. Il commençait, en 1767, par l’alinéa : « Si un jeune paysan, » qui est aujourd’hui un des derniers. La version actuelle est de 1771, quatrième partie des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
- ↑ Il existe une traduction française sous le titre David, ou l’Histoire de l’homme selon le cœur de Dieu, ouvrage traduit de l’anglais (par le baron d’Holbach), à Londres (en Hollande), 1768, petit in-8º. (B.)
- ↑ I. Rois, chapitre xxi et xxii. (Note de Voltaire.)
- ↑ Ibid., chapitre xxv. (Id.)
- ↑ Ibid., chapitre xxvii. (Id.)
- ↑ II. Rois, chapitre i. (Note de Voltaire.)
- ↑ Ibid., chapitre xii. (Id.)
- ↑ Ibid., chapitre xxi. (Id.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ « Les anciens avaient tant de respect pour les vierges, lit-on dans l’Encyclopédie, qu’on ne les faisait point mourir sans leur avoir auparavant ôté leur virginité. Tacite (Ann., V, xix) l’assure de la fille encore jeune de Séjan... »
- ↑ Cet article fut ajouté en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
- ↑ Article ajouté dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique. (B.)
- ↑ Voyez l’article Crimes ou Délits de temps et de lieu.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Dissertation sur l’arche de Noé, par Jean Le Pelletier, Rouen, 1704, 1710, in-12. (B.)
- ↑ Voyez le chapitre xiii Des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768).
- ↑ Histoire du ciel, tome I, depuis la page 105. (Note de Voltaire.)
- ↑ Commentaire sur la Genèse, page 197, etc. (Note de Voltaire.)
- ↑ En 1771 l’article finissait ainsi : « Contentons-nous de lire et de respecter tout ce qui est dans la Bible sans le comprendre. » Le texte actuel est de 1774. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième, partie, 1771. (B.)
- ↑ Corneille, Cinna, acte II, scène i.
- ↑ Maxime se contente de dire :
. . . . . . . . . . . Que par tous les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d’états,
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature...
Les Macédoniens avaient le monarchique...
Et le seul consulat est bon pour les Romains... - ↑ L’édition originale de 1770, celle de 1771, l’in-4°, l’encadrée, l’in-8° de Kehl, portent : à tromper et à violer. L’errata de Kehl, tome LXX, dit de mettre voler. L’édition in-12 de Kehl porte en effet voler. Mais le rédacteur de l’errata de Kehl, qui m’a communiqué un errata manuscrit, y dit de mettre la leçon que j’ai suivie, et ajoute : « Il y a erreur dans l’errata général ; » c’est ainsi qu’il appelle l’errata imprimé. (B.)
- ↑ Genève.
- ↑ Philippe II. Voyez Essai sur les Mœurs, chapitre clxvi, tome XII, page 483.
- ↑ Virgile, Æn., I, 286.
- ↑ Voltaire veut parler sans doute ici de ce qu’il a dit dans l’Essai sur les Mœurs, chapitre cxcvii. Voyez tome XIII, pages 178 et suiv.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Tome XI, page 136 ; et dans les Mélanges, année 1768, le troisième entretien de l’A, B, C.
- ↑ Cet alinéa n’existait pas en 1771 : il a été ajouté en 1774. (B.)
- ↑ Voyez la note 1, tome XI, page 137.
- ↑ Voyez à la fin de l’article Convulsions.
- ↑ Fin de l’article en 1771 ; l’addition est de 1774.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Baronius, tome II, page 37. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez Cave, (Id.) — C’est-à-dire son Script, ecclesiast. hist. litt., à l’année 362.
- ↑ C’est d’après l’édition en douze volumes in-8o qu’au lieu de Gale, Maurice, j’écris Gale Maurice, sans toutefois garantir l’orthographe du nom de ce personnage, qui fut, à ce qu’on croit, un des calculateurs employés par Halley. (B.)
- ↑ Voyez l’article Éclipse.
- ↑ Les deux sections qui forment cet article sont, sauf une phrase, dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Exod., chapitre xii, v. 37 et 38. (Note de Voltaire.)
- ↑ Nomb., chapitre i. (Id.)
- ↑ Livre II des Rois, chapitre xxiv. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre I des Paralipomènes, chapitre xxi, v. 5. (Id.)
- ↑ Livre I d’Esdras, chapitre ii, v. 64. (Id.)
- ↑ Livre II d’Esdras, qui est l’hist. de Néhémie, chapitre viii, v. 66. (Id.)
- ↑ Hérodote, livre VII, ou Polymnie. (Note de Voltaire.)
- ↑ Annales, livre I, chapitre ii. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre XLIII. (Id.)
- ↑ Josèphe, livre XVIII, chapitre i. (Id.)
- ↑ Saint Luc, II, 2, appelle Cyrinus le gouverneur de la Judée : Voltaire l’appelle Cirinius ou Cirinus dans l’article Noël du présent Dictionnaire ; mais il le nomme Cirénius dans l’article Dénombrement, et encore dans son opuscule De la Paix perpétuelle (voyez Mélanges, année 1769), et dans la dix-neuvième des Questions, ou Lettres sur les miracles (voyez Mélanges, année 1765).
- ↑ La fin de cet alinéa n’est pas dans l’édition de 1771 ; elle fut ajoutée en 1774. (B.)
- ↑ Voyez la note 2 de la page 340.
- ↑ Histoire de Russie, partie Ire, chapitre ii (tome XVI).
- ↑ La population de la France s’élève aujourd’hui à trente-sept millions (1878).
- ↑ Il n’est pas sans intérêt de comparer les chiffres indiqués par Voltaire avec ceux des plus récentes statistiques (1866), qui donnent pour la Russie européenne 60 millions ; pour l’Allemagne, 50 millions ; pour l’Espagne, 15 millions ; pour l’Angleterre, 27 millions ; pour la France, 36 millions ; pour Paris, 1,825,274 ; pour Londres, d’après le Kelly’s post office Guide, 2,800,000 ; pour Constantinople, 650,000 ; pour le Caire, 300,000 seulement. (E. B.)
- ↑ Voyez l’article Population. (Note de Voltaire.)
- ↑ Dictionnaire philosophique, 1764 ; et Questions sur l’Encyclopédie, 1771. (B.)
- ↑ Les premières lignes de cet alinéa n’existaient pas en 1764 ; on lisait alors : « Jupiter veut en vain sauver Hector ; il consulte les destinées, etc. » La nouvelle version date des Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Iliade, livre XXII. (Note de Voltaire.)
- ↑ Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique venait ici le dernier alinéa (vous me demandez) qui terminait aussi l’article. L’addition est de 1771. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B)
- ↑ L’article Dévot faisait, comme on l’a vu, partie des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
- ↑ Brossette, dans sa lettre du 10 août 1706, consulta Boileau lui-même au sujet de ce féminin. La réponse de Boileau n’existe pas. (B.)
- ↑ Le grand détroit entre l’Amérique septentrionale et le Groenland est appelé détroit de Davis, du nom de Jean Davis, navigateur anglais, qui le découvrit en 1585. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie. 1771. (B.)
- ↑ L’article est de d’Alembert.
- ↑ L’auteur est l’abbé de Barral, aidé du P. Guibaud, oratorien. On attribue généralement à ce dernier la majeure partie de l’ouvrage. (B.)
- ↑ Rois, II, i, 22.
- ↑ Section iii, et l’article Contradictions, section ire.
- ↑ L’Histoire des Oracles fut d’abord écrite en latin par un médecin de Harlem, Antoine Van Dale, et publiée à Amsterdam en 1683, sous ce titre : De oraculis veterum ethnicorum Dissertationes duœ. L’ouvrage de Fontenelle n’en est qu’une imitation. (E. B.)
- ↑ Virgile, Æn., II, 311-12.
- ↑ Sur Ninon de Lenclos, voyez, dans le tome V du Théâtre, la Comédie intitulée le Dépositaire ; dans les Mélanges, année 1751, la lettre sur Mademoiselle de Lenclos ; année 1767, le chapitre viii de la Défense de mon oncle ; et dans la Correspondance, le fragment de la lettre du 15 avril 1752.
- ↑ Cela paraît avoir rapport au Catilina de Crébillon, et à Mme de Pompadour, que les ennemis de Voltaire avaient excitée à favoriser le succès de cette mauvaise tragédie. (K.)
- ↑ M. Deodati de Tovazzi, le même à qui sont adressées des stances (voyez tome VIII, page 531), et les lettres de la Correspondance, du 24 janvier 1701, et du 9 septembre 1766.
- ↑ Voyez aussi Amour de Dieu, tome XVII, page 175.
- ↑ Cette section n’existe dans aucune édition que je connaisse, soit du Dictionnaire philosophique, soit de la Raison par alphabet, soit des Questions sur l’Enclopédie. Il est à croire que le Dictionnaire dont il s’agit dans cette phrase est l’Opinion en alphabet, dont Voltaire a laissé des articles en manuscrit. (B.) — Voyez, tome XVII, la note 5 de la page viii.
- ↑ Voyez l’article Idée.
- ↑ Voyez l’article Infini. (Note de Voltaire.)
- ↑ Première section dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Virg., Æneid., I, 258 ; et XI, 725.
- ↑ Voyez tome XI, page 147 ; et dans les Mélanges, année 1769, la Canonisation de saint Cucufin, et chapitre xiii de Dieu et les Hommes.
- ↑ Le prétendu Jupiter, né en Crète, n’était qu’une fable historique, ou poétique, comme celle des autres dieux. Jovis, depuis Jupiter, était la traduction du mot grec Zeus ; et Zeus était la traduction du mot phénicien Jehova. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voltaire a déjà cité cette lettre dans sa Notice sur Maxime de Madaure, en tête de Sophronime et Adelos (voyez les Mélanges, année 1766).
- ↑ Traduction de Dubois, précepteur du dernier duc de Guise. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez l’article Idole, Idolâtre, Idolâtrie. (Note de Voltaire.)
- ↑ Préface de la iie partie du tome II de la Légation de Moïse, page 91. (Id.)
- ↑ Seconde section de l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Baruch Spinosa était né à Amsterdam, en 1632, d’une famille juive originaire de Portugal. La nouveauté de ses idées religieuses lui attira des persécutions, tant de la part des chrétiens que de celle des Israélites. Tous ses biographes, même Bayle, qui le réfute, s’accordent à louer ses lumières, ses connaissances, sa probité et son désintéressement. Il mourut d’une maladie de poitrine, à l’âge de quarante-cinq ans. Deux de ses ouvrages seulement parurent de son vivant, un Examen de la philosophie de Descartes (1663, in-4o), et un Traité théologico-politique (1670,
in-4º). La meilleure édition de ses œuvres est celle qu’a donnée le docteur Paulus, en deux volumes in-8º (lena, 1803). (E. B.)
— Voltaire avait déjà parlé de Spinosa dans la dixième de ses Lettres à Son Altesse le prince de *** (voyez les Mélanges, année 1767). Il en parle encore dans une note des Systèmes, et dans une des Cabales (voyez ces pièces, tome X), et dans une note de la page 98 du présent volume.
- ↑ Page 13, édition de Poppens. (Note de Voltaire.) — Le texte que cite Voltaire n’est point de Spinosa, mais de Boulainvilliers, qui, en attendant une réfutation de cet auteur, avait fait l’exposé de sa doctrine, qu’il met toutefois dans la bouche de Spinosa, ce qui a pu induire Voltaire en erreur. Le volume qui contient les passages cités par Voltaire porte l’adresse de Bruxelles, chez Fr. Foppens, et est intitulé Réfutation des erreurs de Spinosa, par M. de Fénelon, par le P. Lamy, et par M. le comte de Boulainvilliers, 1731, petit in-12. (B.)
- ↑ Page 44. (Note de Voltaire.)
- ↑ On vit après sa mort, par ses comptes, qu’il n’avait quelquefois dépensé que quatre sous et demi en un jour pour sa nourriture. Ce n’est pas là un repas de moines assemblés en chapitre. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez l’article Spinosa, Dictionnaire de Bayle, (Id.)
- ↑ Ce qui fait que Bayle n’a pas pressé cet argument, c’est qu’il n’était pas instruit des démonstrations de Newton, de Keill, de Gregori, de Halley, que le vide est nécessaire pour le mouvement. (Note de Voltaire.)
- ↑ Page 14. (Id.)
- ↑ Il s’appelle Baruch et non Benoît, car il ne fut jamais baptisé. (Note de Voltaire.)
- ↑ Troisième section de l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Le Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde moral, publié sous le nom de Mirabaud, mais composé par le baron d’Holbach, 1770, deux volumes in-8o. Naigeon, qui en fut l’éditeur, y ajouta un Avis. Une édition de 1820, en deux volumes in-8o, contient des notes et des corrections de Diderot. (B.)
- ↑ Première partie, page 60. (Note de Voltaire.)
- ↑ Page 69. (Note de Voltaire.)
- ↑ Page 78. (Id.)
- ↑ Page 80. (Note de Voltaire.)
- ↑ Page 82. (Id.)
- ↑ Page 152. (Id.)
- ↑ Page 167. (Note de Voltaire.)
- ↑ Jean Turberville Needham, né à Londres, en 1713, de parents catholiques, et voué au sacerdoce, publia ses découvertes microscopiques à l’âge de trente-deux ans. Dans un voyage à Paris, il rencontra Buffon qui s’occupait des animaux infusoires et spermatiques. Buffon se l’associa, et les recherches qu’ils firent ensemble avec le microscope de l’Anglais furent publiées dans le tome II de l’édition in-4º de l’Histoire naturelle, au chapitre vi (Expériences au sujet de la génération). Le principal ouvrage de Needham a pour titre : Nouvelles Observations microscopiques. L’auteur y étudie non-seulement les anguilles, mais encore la pieuvre, dont M. Victor Hugo a décrit les mœurs d’une façon si fantaisiste. Pendant que les philosophes naturalistes s’emparaient des découvertes de Needham pour en faire la base de leur système, Needham s’efforçait de prouver que l’hypothèse de la
génération spontanée était en parfait accord avec les croyances religieuses. C’est ainsi qu’il dit que l’homme a surgi de la matière à la voix du Créateur, par acte de génération spontanée, et qu’Ève n’a été qu’une expansion subite du corps d’Adam, se détachant de son mari comme un jeune polype se détache d’un polype mère. Il s’attaqua même à Voltaire sur la question des miracles. Needham mourut, en 1781, à Bruxelles, où l’impératrice Marie-Thérèse l’avait appelé, dès 1765, pour faire partie de l’Académie de cette ville. (G. A.)
— Voltaire avait déjà parlé de Needham et de ses anguilles dans le chapitre xx des Singularités de la nature. Voyez Mélanges, année 1768.
- ↑ Maupertuis. (Note de Voltaire.)
- ↑ Chapitre xii des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768).
- ↑ Needham ayant critiqué les découvertes microscopiques de Spallanzani, Spallanzani répliqua en démontrant que ce micrographe avait lui-même commis de nombreuses erreurs dans sa détermination de la nature et des mœurs des infusoires. C’est à la suite de cette polémique que Spallanzani découvrit l’étonnante propriété des infusoires ressuscitants, connus sous le noms de rotifères. (G. A.)
- ↑ Lagrange, mort en 1775, à trente-sept ans.
- ↑ Première partie, page 23. (Note de Voltaire.) — Voyez, sur les anguilles de Needham, le ch. xx des Singularités de la nature (dans les Mélanges, année 1768).
- ↑ Quatrième section de l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. Cette section fait suite à la précédente ; une partie avait paru dans la brochure intitulée Dieu, et dont je parle à l’article Fonte. (B.)
- ↑ Il s’agit
du bon curé Fantin,
Qui prêchant, confessant les dames de Versailles,
Caressait tour à tour et volait ses ouailles.Voyez la satire intitulée le Père Nicodème et Jeannot. Voyez aussi une des notes du Russe à Paris, et le chant XVIII de la Pucelle. Voltaire en parle encore dans sa Lettre de milord Cornsbury, à la suite de l’Examen important de milord Bolingbroke (Mélanges, année 1767).
- ↑ Sur Le Tellier, voyez le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV ; et ci-dessus l’article Bulle.
- ↑ Samuel : voyez dans les Mélanges, année 1776, le paragraphe xxxv de Un Chrétien contre six Juifs.
- ↑ Jules II. Voyez Essai sur les Mœurs, chapitre cxiii.
- ↑ Dans l’édition de 1761 du Dictionnaire, l’article se composait de ce qui forme aujourd’hui cette section vi. (B.)
- ↑ Ce morceau, imprimé en 1756 dans la Suite des Mélanges (4e partie), y était placé entre les deux morceaux qui forment les première et seconde sections de l’article Constantin. (B.)
- ↑ Voyez, dans les Éclaircissements historiques (Mélanges, année 1763), la quatrième sottise de Nonotte.
- ↑ Voltaire reparle avec détail de la conversion de saint Genest dans le chapitre xiv de son Histoire de l’établissement du christianisme. Voyez Mélanges, année 1777.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Theokèses signifie qui rend Dieu à la selle, proprement ch.. ; Dieu, ce reproche affreux, cette injure avilissante n’a pas cependant effrayé le commun des catholiques : preuve évidente que les livres, n’étant point lus par le peuple, n’ont point d’influence sur le peuple. (Note de Voltaire.)
- ↑ Remarquez qu’Hérodote vivait du temps de Xerxès, lorsque Babylone était dans sa plus grande splendeur : les Grecs ignoraient la langue chaldéenne. Quelque interprète se moqua de lui, ou Hérodote se moqua des Grecs. Lorsque les musicos d’Amsterdam étaient dans leur plus grande vogue, on aurait bien pu faire accroire à un étranger que les premières dames de la ville venaient se prostituer aux matelots qui revenaient de l’Inde, pour les récompenser de leurs peines. Le plus plaisant de tout ceci, c’est que des pédants welches ont trouvé la coutume de Babylone très-vraisemblable et très-honnête. (Note de Voltaire.)
- ↑ Panchaïa tellus est d’Ovide, Métam., X, 309 ; Virgile, Georg., II, 139, dit : Panchaïa pinguis.
- ↑ Voyez le paragraphe xix de la Philosophie de l’histoire, devenue l’Introduction à l’Essai sur les Mœurs, tome XI, page 61.
- ↑ Voyez la Défense de mon oncle, chapitre ii (Mélanges, année 1767).
- ↑ Article ajouté, en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Ecclésiaste, chapitre iii, v. 11. (Note de Voltaire.)
- ↑ Dans quelques éditions, au lieu de rigueur, on lit raideur ; dans d’autres, morale.
- ↑ Oui, je l’ai connu ; il était précisément tel que le dépeint M. de Rulhières, auteur de cette épître. Ce fut sa rage de disputer contre tout venant sur les plus petites choses qui lui fit ôter l’intendance dont il était revêtu. (Note de Voltaire.)
- ↑ C’est une des rêveries de M. de Buffon. (Note de Voltaire.)
- ↑ L’insertion de cette pièce de vers dans le Dictionnaire philosophique fit la réputation de Claude-Carloman de Rulhières, qui, ayant suivi le baron de Breteuil à Saint-Pétersbourg, a laissé, sur la Pologne et la Russie, plusieurs ouvrages qui devraient toujours être consultés par ceux qui étudient l’histoire des opprimés et de leurs oppresseurs. (E. B.)
- ↑ Cet article se retrouve presque textuellement dans le chapitre vii de la deuxième partie des Éléments de la philosophie de Newton. (Voyez Mélanges, année 1738.) Il parut tel qu’il est ici dans les Questions sur l’Encyclopédie, 4e partie, 1771. (B.)
- ↑ Voltaire a tiré cet article presque textuellement de ses Éléments de la philosophie de Newton. Diderot et Condillac s’occupèrent seuls, en effet, des expériences de Cheselden qu’avait rapportées Voltaire, l’un dans sa Lettre sur les aveugles, et l’autre dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines. C’est M. Molineux qui, le premier, avait posé et cherché à résoudre le problème de l’aveugle-né recouvrant la vue et jugeant des objets. Il nous semble que l’aveugle opéré, dont Voltaire parle dans la phrase suivante, est le même que mentionne Diderot en commençant sa Lettre à l’usage de ceux qui voient. M. de Réaumur, qui faisait abattre la cataracte à cette personne, ne voulut pas que les philosophes fussent présents à l’opération. Remarquons seulement que Diderot parle d’une aveugle-née, et que Voltaire, par oubli sans doute, désigne un jeune homme. (G. A.)
- ↑ Voyez, dans les Eléments de la philosophie de Newton (Mélanges, année 1738) une note sur cette question, chapitre vii de la deuxième partie. (K )
- ↑ Dictionnaire philosophique, 1767. (B.)
- ↑ Hebr., i, 4.
- ↑ Cette première section formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Voyez l’article Adultère, tome XVII, page 70, et l’Histoire du Parlement, chapitre xli (tome XVI).
- ↑ Cette seconde section se composait du Mémoire d’un magistrat écrit vers l’an 1764, qui fait partie de l’article Adultère, tome XVII, page 68.
- ↑ Article ajouté dans l’édition de 1765 du Dictionnaire philosophique. II commençait par le troisième alinéa : « Le 18 février, etc. « Les deux premiers alinéas sont de 1771, Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie. (B.)
- ↑ Cela n’est pas juste ; le cardinal de Lorraine avait allumé plus de bûchers que Calvin. (K.)
- ↑ Formule pour les édits royaux.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Voyez, tome XI, Essai sur les Mœurs, page 239, où cette donation se trouve traduite en entier.
- ↑ Page 120, seconde partie. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre IX, chapitre iii. (Note de Voltaire.)
- ↑ Saint Jean, xviii, 36.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Les deux sections qui forment cet article étaient dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
- ↑ Tome 1, page 2, traduction de Barbeyrac, avec commentaires, (Note de Voltaire.)
- ↑ Page 6. (Id.)
- ↑ Page 16. (Id.)
- ↑ Le premier ouvrage de Samuel Puffendorf, jurisconsulte allemand, Elementa jurisprudentiœ naturalis methodo mathematica, a été publié en 1660 et n’a pas été traduit en français ; mais la traduction du second : De Jure naturœ et gentium, libri VIII (Londres, 1672, in-4o), a paru à Amsterdam en 1729 (2 vol. in-4o) sous ce titre : le Droit de la nature et des gens, ou Système général des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence et de la politique, traduit du latin de Samuel de Puffendorf par Jean Barbeyrac, avec des notes et une préface du traducteur. (E. B.)
- ↑ Voyez la note de la page 424.
- ↑ Livre X, chapitre ii.
- ↑ Saint Matthieu, xvi, 18.
- ↑ Saint Jean, xviii, 36.
- ↑ Tout cet article est de 1771, Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie. (B)
- ↑ Voyez la note de la page précédente.
- ↑ Voyez la note de la page 429.
- ↑ Saint Paul. Rom., xiii, 1.
- ↑ Voyez la note de la page 429.
- ↑ Voyez la note de la page 429.
- ↑ Chapitre xxxix de l’Essai sur les Mœurs, tome XI, page 352.
- ↑ Voyez la note de la page 429.
- ↑ Voyez la note de la page 429.
- ↑ Voyez, dans le Siècle de Louis XIV, le chapitre xxxvi ; dans le Précis du Siècle de Louis XV, le chapitre xxxvi ; dans l’Histoire du Parlement, le chapitre lxiv ; et ci-après l’article Enterrement.
- ↑ Voyez la note de la page 429.
- ↑ Voyez l’article Bulle, et surtout la première section de l’article Puissance. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez ci-après l’article Taxe.
- ↑ Sous ce titre on trouvait, dans les Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771, le onzième des entretiens entre A, B, C. Voyez les Mélanges, année 1768. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Iphigénie, de Racine, acte V, scène dernière. (Note de Voltaire.)