Discours sur les psaumes (Augustin)/Psaumes CXXI à CXXX

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DISCOURS SUR LE PSAUME 121[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

L’EXTASE DE L’AMOUR.[modifier]

L’amour terrestre nous abaisse, l’amour nous élève dès qu’il vient du ciel. Il s’élève du milieu des scandales, du mélange des bons et des méchants, et s’élève à la Jérusalem d’en haut, où nous appellent ceux qui nous ont devancés. Figurons-nous que nous y sommes déjà, et que nous nous y tenons affermis dans la vérité, mais non affermis par nous-mêmes, comme l’orgueil pourrait le suggérer. Cette ville n’est point la Jérusalem terrestre qu’on ne bâtissait plus quand David chantait ainsi, mais celle qui a les saints pour pierres vivantes et le Christ pour fondement ; non celle que l’on devait rebâtir plus tard, celle-là était mie ville, celle-ci est comme une ville, et ceux qui la composent ont l’unité. Dieu seul est Un sans variation, il Est. Mais le Christ qui Est, puisqu’il est Dieu, a voulu devenir Fils d’Abraham, afin de nous faire participer à son être invariable, en nous délivrant des instabilités de cette vie, instabilité du cœur, des corps célestes, de l’âme occupée des pensées diverses. Pour avoir voulu être ferme par lui-même, l’ange est tombé ; après lui Adam. Dans la cité du ciel sont montées les tribus d’Israël ou du voyant Dieu. Il y avait en elles mélange de bons et de méchants ; ceux-là sont montés qui étaient sans déguisement ou sans orgueil, car l’orgueil veut paraître ce qu’il n’est point. Ces tribus montaient donc et confessaient le Seigneur ; l’orgueilleux ne confesse rien. Là sont assis les Trônes ; ils sont les trônes de Dieu, et sont assis pour juger et discerner ceux qui auront fait miséricorde, qui auront acheté des amis avec la monnaie de l’iniquité ; ceux-là seront à droite, les autres à gauche. De là cette force de la charité qui nous fait aimer la perfection chez les autres, acheter la paix du ciel au prix des biens terrestres, qui détruit ce que nous sommes pour nous faire devenir ce que nous ne sommes pas encore, qui se fait tout à tous pour plaire à Jésus-Christ, qui prêche le ciel par amour pour nos frères.


1. De même que l’amour impur embrase l’âme, la Porte à désirer ces biens terrestres et périssables qui doivent la faire périr à son tour, l’entraîne dans les bas-fonds, la plonge dans l’abîme ; ainsi l’amour chaste l’élève au ciel, l’embrase du désir des biens éternels, la stimule vers ces biens qui ne doivent ni passer, ni périr, et du fond de l’abîme la soulève jusqu’au ciel. Tout amour a son aiguillon ; pot ut de repos pour lui ; dans l’âme de l’amant, il faut qu’il entraîne. Veux-tu connaître la force de l’amour ? Vois où il nous conduit. Je ne vous exhorte donc point à ne rien aimer, seulement à n’aimer point le monde, afiti d’aimer plus librement Celui qui a fait le monde. Une âme liée par un amour terrestre a comme une glu sur les ailes, et ne saurait voler. Une fois purifiée des affections grossières de ce monde, elle commence à dégager de toute entrave ses plumes et ses ailes, c’est-à-dire à voler par le double précepte de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain[1]. Mais où se dirige son vol cependant, sinon vers Dieu, puisqu’elle s’élève par l’amour ? Or, avant d’y arriver, elle gémit sur la terre, si elle a déjà le désir de voler ; elle s’écrie : « Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et me reposerai ? »[2] D’où prendra-t-il son vol, sinon du milieu des scandales où gémissait aussi le Prophète à qui j’ai emprunté ces paroles ? C’est donc du milieu des scandales, c’est du mélange des bons avec les méchants, c’est de la confusion de la paille avec le bon grain qu’il veut prendre son vol, pour aller où il n’aura plus à souffrir du mélange et de la société des méchants, mais où il vivra dans le saint commerce des Anges, citoyens de la Jérusalem éternelle.
2. Ce psaume que nous entreprenons de vous expliquer aujourd’hui, ou plutôt celui qui parle et qui monte en ce psaume, aspire à la Jérusalem céleste. C’est en effet un cantique des degrés ; et, comme je vous l’ai dit souvent, ces degrés ne sont point faits pour descendre, mais pour monter. L’interlocuteur veut donc monter ; et où veut-il monter, si ce n’est au ciel ? Qu’est-ce à dire, au ciel ? Veut-il monter pour être au ciel avec le soleil, la lune et les étoiles ? Loin de là. Mais il est au ciel une Jérusalem éternelle, où sont les anges nos concitoyens : c’est à l’égard de ces concitoyens que nous sommes étrangers sur la terre. Dans cet exil nous soupirons ; dans la patrie nous aurons la joie. Or, dans cet exil nous rencontrons parfois des compagnons qui ont vu la cité sainte, et qui nous convient à y courir. C’est avec eux que se réjouit notre interlocuteur, qui s’écrie : « J’ai tressailli de cette parole qui m’a été dite : Nous irons dans la maison du Seigneur[3] ». Que votre charité, mes frères, se rappelle ce qui arrive quand on parle d’une fête des martyrs, et d’un sanctuaire où la foule se rassemble à jour fixe, pour célébrer cette solennité ; ces foules s’encouragent, s’excitent mutuellement : allons, disent-elles, allons ! Et où irons-nous, disent les uns ? À tel endroit, répondent les autres, à tel sanctuaire. Ils se stimulent, prennent feu, peu à peu, ne forment qu’une seule flamme, et cette flamme unique, allumée par les ardentes paroles de chacun, les enlève au sanctuaire désigné, où de saintes occupations les sanctifient. Si donc l’amour sacré peut nous jeter ainsi dans un lieu de la terre quel doit être l’amour qui porte au ciel ceux qui n’ont qu’un même cœur, et qui se disent : « Nous irons dans la maison du Seigneur ? » Courons alors, mes frères, courons, nous irons dans la maison du Seigneur. Courons, ne nous lassons point ; car nous arriverons où il n’y a plus de lassitude. Courons dans la maison du Seigneur, que notre âme se réjouisse avec ceux qui nous tiennent ce langage. Car, ceux qui nous tiennent ce langage, ont vu les premiers cette patrie, et ils crient à ceux qui les suivent : « Nous irons dans la maison du Seigneur » : Courez, hâtez-vous. Les Apôtres l’ont vue, et nous crient : Marchez, courez, suivez-nous, « nous irons dans la maison du Seigneur ». Et que répond chacun de « nous ? J’ai tressailli des paroles que l’on m’a dites, nous irons dans la maison du Seigneur ». J’ai tressailli avec les Prophètes, j’ai tressailli avec les Apôtres. Car tous nous ont dit : « Nous irons dans la maison du Seigneur ».
3. « Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem[4] ». Tu vois maintenant quelle est la maison du Seigneur, si tu étais en peine de le savoir. C’est dans celte maison du Seigneur qu’on bénit l’architecte de ce palais. Lui-même fait les délices de ceux qui habitent ce palais, lui-même est leur seule espérance, leur bien suprême. De quoi, dès lors, doivent occuper leurs pensées ceux qui courent ici-bas, sinon se figurer qu’ils y sont déjà, qu’ils y sont affermis ? Car c’est beaucoup que se tenir avec les anges, sans éprouver de défaillance. Celui qui en est tombé ne s’est point tenu ferme dans la vérité. Tous ceux qui n’en sont point tombés demeurent fermes dans la vérité[5] ; et celui-là tient ferme qui jouit de Dieu ; mais quiconque veut jouir de lui-même tombera. Quel est celui qui veut jouir de lui-même ? L’orgueilleux. Aussi, celui qui voulait toujours être ferme dans les parvis de Jérusalem a-t-il dit : « C’est en votre lumière que nous verrons la lumière[6] », et non point dans la nôtre. Et encore : « C’est en vous », non pas en moi, « qu’est la source de la vie ». Qu’a-t-il ajouté ? « Que le pied de l’orgueil ne vienne point à moi, et que la main des pécheurs ne m’ébranle pas ». C’est ainsi que sont tombés tous ceux qui commettent l’iniquité ; ils sont bannis, ils n’ont pu demeurer fermes. Si donc ils n’ont pu demeurer fermes, à cause de leur orgueil, élève-toi humblement, afin de dire : « Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem ». Réfléchis à l’état où tu seras un jour dans cette bienheureuse ville, et bien que tu sois encore en chemin, figure-toi que tu y es arrivé, associe-toi à l’inaltérable joie des auges, qui accomplira en toi cette parole « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous béniront dans les siècles des siècles[7] ». Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem. De quelle Jérusalem ? car on donne ce nom à une ville de la terre, qui est la figure de la Jérusalem du ciel. Quel avantage de se tenir ferme dans cette Jérusalem qui n’a pu se tenir elle-même, qui est tombée en ruine ? Est-ce donc cet avantage que chanterait l’Esprit-Saint avec ce cœur enflammé d’amour et qui s’écrie : « Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem ? »[8] N’est-ce point à cette Jérusalem de la terre que le Seigneur disait : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les Prophètes et lapides ceux qui sont envoyés vers toi[9]5 ? » Quel si grand avantage aurait désiré le Prophète, s’il eût voulu demeurer ferme parmi ceux qui tuaient les Prophètes et lapidaient ceux qui leur étaient envoyés ? A Dieu ne plaise qu’il s’arrête à la pensée de cette Jérusalem, ce cœur si ardent, si brûlant d’amour, si impatient d’arriver à cette Jérusalem qui est notre mère, et dont l’Apôtre a dit qu’elle subsiste éternellement dans le ciel[10] !
4. Écoute enfin, au lieu de m’en croire ; écoute ce qui suit, et sur quelle Jérusalem il appelle nos pensées. Après avoir dit : « Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem » ; comme si nous lui demandions : De quelle Jérusalem nous parlez-vous, sur quelle Jérusalem appelez-vous notre attention ? le Prophète ajoute aussitôt : « Cette Jérusalem que l’on bâtit comme une cité ». Mes frères, lorsque David parlait ainsi, Jérusalem était construite, on ne la bâtissait point. Il parle donc de je ne sais quelle autre ville, que l’on bâtit maintenant, et où courent avec foi ces pierres vivantes dont saint Pierre a dit : « Et vous-mêmes, soyez établis comme des pierres vivantes, pour former un édifice selon l’esprit[11] » ; c’est-à-dire le temple saint de Dieu. Que veut lire : « Soyez construits comme des pierres vivantes ? » Tu vis, si tu as la foi. Et si tu as la foi, tu deviens le temple de Dieu, car saint Pan ! a dit « Vous êtes le temple de Dieu, oui vous êtes ce temple[12] ». Cette ville donc se bâtit maintenant. La main de ceux qui prêchent la vérité tire les pierres des montagnes, et les taille pour les faire entrer dans l’éternelle construction. Le divin architecte a dans les mains beaucoup de pierres encore ; qu’elles ne tombent point, afin qu’elles puissent être taillées et entrer dans la construction. Telle est donc « la Jérusalem que l’on bâtit comme une cité », et dont le fondement est le Christ. « Personne », dit l’Apôtre, « ne saurait en poser d’autre que celui qui a été posé, et ce fondement c’est le Christ[13] ». Quand on pose un fondement dans la terre, les pierres se construisent par-dessus, en sorte que le poids des murailles tend vers le bas, parce que c’est en bas qu’est placé le fondement. Mais si notre fondement est dans le ciel, c’est vers le ciel que doit s’élever notre édifice. Des forces corporelles ont élevé jadis cette construction, les murailles de cette vaste basilique ; et parce qu’elles sont terrestres, elles ont placé les fondements en bas ; mais, pour notre édifice, comme il est spirituel, le fondement est placé en haut. C’est là qu’il nous faut courir, si nous voulons entrer dans l’édifice ; c’est en effet de cette Jérusalem qu’il est dit : « Nos pieds demeuraient fermes dans les parvis de Jérusalem ». De quelle Jérusalem ? De la Jérusalem que l’on bâtit comme une ville. C’est trop peu nous désigner cette Jérusalem, que nous dire qu’on la bâtit comme une ville, car on peut l’entendre encore d’un édifice matériel. Mais enfin, que répondre à l’homme qui nous dirait : Il est vrai qu’au temps de David, lorsqu’il chantait ainsi, la ville était complètement bâtie ; mais David voyait en esprit qu’elle tomberait en ruine, et qu’on la bâtirait de nouveau. Jérusalem, en effet, fut emportée d’assaut, et son peuple fut emmené captif à Babylone, ce que l’Écriture appelle la transmigration de Babylone. Or, le prophète Jérémie avait prédit que cette ville, détruite par ses ennemis, pourrait être rebâtie[14]. C’est là peut-être, nous dira-t-on, ce que David voyait en esprit, Jérusalem détruite par ses ennemis, et devant se reconstruire soixante-dix ans plus tard ; de là cette expression : « Jérusalem que l’on bâtit comme une ville » : gardons-nous de croire alors que la ville, dont il est ici question, soit cette ville dont les saints seraient comme les pierres vivantes. Que dit-il ensuite, pour lever tous nos doutes ? « Nos pieds », dit-il, « se tenaient affermis dans les parvis de Jérusalem ». Mais de quelle Jérusalem est-il question ?, Est-ce de cette Jérusalem que nous voyons et dont les murs sont matériels ? Non ; mais de la Jérusalem « que l’on construit comme une ville ». Pourquoi « comme une ville », et non pas « cette ville que l’on bâtit ? » Pourquoi, sinon parce que cette construction de murailles, qui formait la Jérusalem visible, était une ville dans le langage de chacun ; tandis que l’autre était « comme une ville », parce que ceux qui font partie de sa construction, en sont « comme les pierres vivantes », et non des pierres en réalité. De même que ceux-ci ressemblent aux pierres, sans être des pierres, de même, c’est « comme une ville », et non pas une ville qu’ils bâtissent. Le Prophète emploie le mot édifier, d’où vient édifice, qui s’entend de la construction et de la liaison des murailles matérielles, tandis qu’une ville se prend, à proprement parler, des hommes qui l’habitent. Mais l’emploi du mot « édifier » ou construire, nous montre qu’il appelle cité une véritable ville. Et comme l’édifice spirituel a quelque ressemblance avec l’édifice matériel, voilà que le Prophète nous dit : « Il se construit comme une ville ».
5. Mais que le Prophète continue et nous montre sans aucun doute, qu’il ne faut pas entendre d’une ville matérielle ces paroles « Jérusalem se construit comme une ville, dont tous les habitants sont dans l’unité ». Ici, mes frères, j’exhorte quiconque a de la vivacité dans l’esprit, quiconque se débarrasse des ténèbres de la chair, quiconque purifie l’œil de son cœur, à considérer attentivement cette unité, idipsum. Qu’est-ce à dire l’unité ? Comment l’exprimer, sinon par l’unité ? Comprenez, mes frères, l’unité, si vous le pouvez. Tout ce que je dirais autre chose ne serait point cette unité. Essayons, néanmoins, par quelques expressions qui en approchent, de conduire nos faibles esprits à la pensée de cette unité, idipsum. Qu’est-ce à dire : Idipsum? Ce qui est toujours de la même manière, qui n’est point aujourd’hui une chose, et demain une autre chose. Qu’est-ce donc qui est un, sinon ce qui est ? Qu’est-ce ce qui est ? Ce qui est éternel. Car ce qui est tantôt d’une manière et tantôt d’une autre, ne subsiste pas, puisqu’il ne demeure pas. On ne saurait dire qu’il n’est point du tout, mais il n’est pas souverainement. Et qu’est-ce qui est, sinon Celui qui disait à Moïse en l’envoyant : « Je suis celui qui suis[15] ? » Et quel est celui-là, sinon Celui qui ne voulut point donner une autre réponse que celle-ci : « Je « suis celui qui suis o, quand son serviteur lui disait : « Voilà que vous m’envoyez, et si votre peuple vient à me dire : Qui t’a envoyé ? que répondrai-je ? » Puis il ajouta aussitôt : « Tu diras donc aux enfants d’Israël : Celui « qui est m’a envoyé vers vous ». Voilà l’unité, Idipsum. « Je suis celui qui suis : Celui « qui est m’a envoyé vers vous ». Mais tu ne saurais le comprendre, cela est trop élevé pour toi, c’est insaisissable. Retiens alors ce que s’est fait pour toi Celui que tu ne saurais comprendre ; retiens cette chair du Christ qui t’a soulevé dans ta faiblesse, afin de te conduire à l’hôtellerie[16], et de te guérir de tes blessures, toi que les voleurs avaient laissé à demi-mort. Courons donc à la maison du Seigneur, arrivons à cette ville où nos pieds se tiendront affermis, à cette Jérusalem « qui se construit comme une ville, et qui maintient dans l’unité ceux qui l’habitent ». Que dois-tu retenir, en effet ? Ce que le Christ s’est fait pour toi ; car c’est là le Christ ; et l’on peut dire que cette parole : « Je suis celui qui suis ».est aussi du Christ, en tant qu’il est Dieu, et qu’il n’a point cru qu’il y eût usurpation de s’égaler à Dieu[17] ; c’est là qu’est l’unité. Mais pour te faire participer toi-même à cette unité, il a voulu le premier avoir part à ce que tu es. Et le Verbe s’est fait chair, afin que la chair eût sa part au Verbe[18]. Mais comme le Verbe ne s’est fait chair pour habiter parmi nous qu’en devenant fils d’Abraham ; comme Dieu avait promis à Abraham, à Isaac et à Jacob que dans leur postérité seraient bénies toutes les nations[19], et qu’en vertu de ces paroles nous voyons l’Église répandue par toute la terre, Dieu parle ainsi à des faibles. En disant « Je suis celui qui suis n, il demandait des cœurs fermes. Oui, il voulait des cœurs fermes, et une haute contemplation, quand il disait : « Celui qui est m’a envoyé vers vous ». Mais si tu n’as peut-être point le regard assez sûr, bannis tout découragement et tout désespoir. Celui qui est a voulu être un homme semblable à toi ; et c’est pour cela qu’il dit à Moïse effrayé d’entendre son nom : quel nom ? Celui qui est. Voilà, dis-je, pourquoi le Seigneur dit à Moïse : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, c’est là mon nom pour l’éternité[20] ». Ne te décourage point parce que je t’ai dit : « Je suis celui qui suis » ; et encore : « Celui qui est m’a envoyé vers vous » : c’est que maintenant tu es poussé deçà et delà, et que l’inconstance, la mobilité des choses d’ici-bas t’empêchent de voir l’unité. Voilà que je descends, puisque tu ne saurais monter. « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob ». Fils d’Abraham, espère, afin de pouvoir te fortifier et voir celui de la race d’Abraham qui vient à toi.
6. Voilà donc cette unité toujours la même, et dont il est dit : « Vous les changerez et ils seront changés ; mais pour vous, vous êtes éternellement le même, et vos années ne finiront point »[21]. Voilà cet idipsum, toujours le même, dont les années ne finiront point. Hélas ! mes frères, nos années sont-elles constantes, et ne s’en vont-elles pas chaque jour ? Celles du passé ne sont plus, celles de l’avenir ne sont pas encore ; les unes sont écoulées, et les autres ne viendront que pour s’écouler encore. Et dans ce jour même où nous vous parlons, mes frères, nous n’avons qu’un moment : les premières heures sont déjà passées, les autres ne sont point encore, et, quand elles seront écloses, elles passeront pour ne plus subsister. Quelles sont les années qui ne passent point, sinon celles qui demeurent stables ? Si donc les années du ciel demeurent stables, si elles ne sont qu’une même année, et cette seule année un seul jour, puisque ce jour n’a ni aurore ni crépuscule, ne fait point suite au jour d’hier, pour faire place à celui de demain, mais demeure toujours stable, et quelque nom que l’on donne à ce jour, qu’on l’appelle jour ou année, la pensée néanmoins se figure quelque chose qui demeure : telle est la permanence de notre Cité, dont les habitants sont dans l’unité. C’est donc avec raison qu’il veut partager cette immutabilité celui qui se hâte pour y arriver en nous disant : « Nos pieds étaient fermes dans le parvis de Jérusalem ». Car tout est ferme où rien ne passe. Veux-tu demeurer stable, sans passer jamais ? Hâte-toi d’y arriver. Personne n’a de soi cette stabilité. Écoutez bien, mes frères : tout ce qui tient au cœur n’est pas de l’unité, car il ne demeure pas en lui-même. Il change avec les années, il change avec les lieux et les temps, il change avec les maladies, les affaiblissements de la chair : il n’a donc point de stabilité en lui-même. Les corps célestes non plus ne sont pas stables en eux-mêmes. Ils ont leurs changements quoique secrets ; ils changent de lieu certainement, ils montent de l’Orient à l’Occident, puis reviennent à l’Orient : ils ne demeurent donc point, ils ne sont point toujours les mêmes. L’âme de l’homme, à son tour, n’est point stable. À combien de changements, à combien de pensées diverses n’est-elle point assujettie ? Quelles inégalités dans ses plaisirs ! Quels désirs, quels déchirements n’y causent point les passions ! L’esprit de l’homme, qu’on dit raisonnable, est mobile et ne demeure point le même. Tantôt il veut, et tantôt ne veut point ; tantôt il sait, et tantôt ne sait point ; tantôt il se souvient, et tantôt il oublie ; nul n’a donc de soi-même l’uniformité. Celui qui a voulu avoir cette uniformité, être à soi-même son unité, celui-là est tombé ; ange, il est tombé, et s’est lait démon. Il a présenté à l’homme la coupe de l’orgueil, il a fait tomber par jalousie celui qui était debout[22]. L’un et l’autre ont voulu être à eux-mêmes leur stabilité, être leurs maîtres, ne relever que d’eux-mêmes ; ils n’ont pas voulu avoir pour maître le Seigneur, qui est véritablement idipsum, stable, et à qui le prophète a dit : « Vous les changerez, et ils seront changés ; mais vous, vous demeurerez toujours le même[23] ». Donc après tant de langueurs, de si graves maladies, de si épineuses difficultés, de si pénibles travaux, que ton âme s’humilie devant Celui qui est le même ; qu’elle entre dans cette cité bienheureuse, dont les habitants sont toujours les mêmes.
7. « C’est là que sont montés les tribus[24] ». Nous cherchions où devait monter celui qui est tombé ; car, avons-nous dit, ce psaume est la voix de l’homme qui s’élève, de l’Église qui monte ; mais où monter ? Où va-t-elle ? Où s’élève-t-elle ? C’est là que sont montées les tribus, dit le Prophète. Où se sont-elles élevées ? Dans la cité dont les citoyens sont toujours les mêmes. C’est donc là qu’on s’élève, dans la Jérusalem céleste. Or, l’homme, qui descendait de Jérusalem à Jéricho, tomba entre les mains des voleurs[25]. Il n’y tomberait point, s’il ne descendait. Mais puisque en descendant il est tombé au pouvoir des voleurs, qu’il monte pour arriver jusqu’aux anges. Qu’il s’élève donc, puisque les tribus se sont élevées. Quelles tribus ? Beaucoup les connaissent, mais beaucoup ne les connaissent point. Mais nous, qui les connaissons, descendons vers ceux qui ne connaissent point ces tribus, afin qu’ils s’élèvent avec nous où les tribus sont montées. On pourrait appeler ces tribus des curies, mais improprement ; nul autre nom ne saurait, à proprement parler, remplacer le mot de tribu ; celui de curie en approché seulement. Car, si nous parlons de curies, on ne comprendra que ces curies réparties en chacune des villes ; de là les dénominations de curial ou de décurion, pour celui qui appartient à la curie ou à la décurie ; et vous savez que chaque cité a ses curies. Or, il y a, ou il y avait autrefois dans ces mêmes cités les curies du peuple, et une même cité peut en avoir beaucoup ; ainsi, dans Rome, la population est divisée en trente-cinq curies. Voilà ce qu’on appelle tribus, et le peuple d’Israël était partagé en douze tribus, selon le nombre des fils de Jacob.
8. Il y avait donc en Israël douze tribus, et ces tribus étaient formées de bons et de méchants, Quelle méchanceté dans ces tribus qui clouèrent le Sauveur à la croix ! Quelle bonté dans celles qui le reconnurent ! Les tribus qui crucifièrent le, Sauveur sont donc les tribus du diable. Aussi quand le Prophète nous dit que là montèrent les tribus, de peur qu’on n’entende par là toutes les tribus, il reprend : « Les tribus du Seigneur ». Qu’est-ce à dire, les tribus du Seigneur ? Celles qui reconnurent le Seigneur. Parmi ces tribus méchantes, il y avait des bons qui venaient de ces tribus fidèles, lesquelles avaient reconnu l’architecte de la cité ; ils étaient dans ces mêmes tribus, comme le bon grain mêlé à la paille. Ce ne sont donc point les tribus mêlées à la paille qui sont montées, mais bien les tribus purifiées, choisies comme tribus du Seigneur. « C’est là que sont montées les tribus du Seigneur ». Qu’est-ce à dire, tribus du Seigneur ? « Le témoignage d’Israël ». Écoutez, mes frères, ce que cela signifie : « Témoignage d’Israël », c’est-à-dire chez qui l’on reconnaît qu’est véritablement Israël. Que signifie Israël ? Déjà je vous l’ai expliqué ; mais il est bon de le redire, bien que nous l’ayons fait récemment ; on peut l’avoir oublié. En le répétant, faisons en sorte qu’ils ne pussent l’oublier, ceux qui ne savent point ou ne veulent point lire ; soyons leur livre. Israël signifie qui voit Dieu, et même, plus rigoureusement, dans la force du terme, Israël est voyant Dieu : double propriété, être et voir Dieu. L’homme, de lui-même, n’est pas ; il est assujetti à divers changements, jusqu’à ce qu’il participe à celui qui est le même. Alors il est, quand il voit Dieu. Il est quand il voit celui qui est, et en voyant celui qui est, il est aussi lui-même, autant qu’il en est capable. Il devient donc Israël, et Israël est l’homme qui voit Dieu. L’orgueilleux n’est donc point Israël, puisque voulant être à lui-même sa stabilité, il n’a point de part à celui qui est le même. Vouloir être son principe, ce n’est pas être Israël. Donc, tout hypocrite n’est point Israël, puisque l’orgueilleux est nécessairement hypocrite. Oui, mes frères, je le répète, il n’est pas un orgueilleux qui ne veuille paraître ce qu’il n’est pas. Et plaise à Dieu que l’orgueilleux ne veuille paraître ce qu’il n’est point, qu’en se donnant pour musicien par exemple, quand il ne connaît aucune musique. On pourrait aussitôt le mettre à l’épreuve ; on lui dirait : Chante, voyons si tu es musicien. Son impuissance le convaincrait de s’être donné pour ce qu’il n’était point. S’il se disait éloquent, on lui dirait : Parle, et nous entendrons ; et en parlant, il montrerait qu’il n’est point ce qu’il se vantait d’être. Mais, ce qu’il y a de fâcheux, c’est que l’orgueilleux veut paraître juste sans l’être en réalité ; et comme il est très difficile de connaître la justice, il est très difficile de discerner les orgueilleux. Ces orgueilleux donc veulent paraître ce qu’ils ne sont point ; dès lors ils n’ont point de part à Celui qui « est lui-même » ; ils n’ont point de part en Israël qui est, et qui voit Dieu. Qui donc appartient à Israël ? Celui qui a pour partage Celui qui est le même. Qui a pris pour partage « Celui qui est le même ? » Celui qui avoue qu’il n’est pas ce qu’est Dieu, et qu’il tient de Dieu ce qu’il peut avoir de bien ; que de lui-même il n’est que péché, et que sa justice lui vient de Dieu. Tel est l’homme sans déguisement. Or, que dit le Seigneur en voyant Nathanaël ? « Voilà un véritable enfant d’Israël, sans déguisement »[26]. De même alors que l’homme sans déguisement est un véritable Israélite, elles étaient aussi sans déguisement, ces tribus qui montèrent vers le Seigneur. Elles sont le témoignage d’Israël, c’est-à-dire que l’on connaît par elles qu’il y avait du bon grain mêlé à la paille, lorsque, en voyant l’aire, on eût pu croire qu’il n’y avait que la paille seule. Il y avait donc là de bons grains, et quand l’aire sera vannée, quand ils se dégageront de la paille, pour paraître au grand jour, alors ils seront le témoignage d’Israël. Tous les méchants diront : Il y avait là véritablement des bons parmi les méchants, alors que tous nous paraissaient mauvais, et que nous les jugions semblables à nous-mêmes. C’est là le témoignage d’Israël. Où montent ces tribus, et pourquoi ? « Pour confesser votre nom, ô mon Dieu ». On ne saurait rien dire de plus grand. L’orgueil a la présomption, et l’humilité l’aveu. De même qu’il y a présomption chez celui qui veut paraître ce qu’il n’est point, de même il confesse Dieu celui qui ne veut point usurper la place de Dieu, qui aime l’état où il se trouve. C’est pour cela que montent les Israélites, sans déguisement, parce qu’ils sont de véritables Israélites, et qu’en eux est le témoignage d’Israël. Ils s’élèvent « pour confesser votre nom, ô mon Dieu ».
9. « C’est là que sont assis les sièges pour le jugement[27] ». Etrange énigme ! étrange question, à moins de bien comprendre. On appelle ici des sièges ce que les Grecs appelleraient des trônes, et les Grecs appellent trônes des sièges d’honneur. Rien d’étonnant que des hommes soient assis sur des sièges, sur des chaises curules ; mais que les sièges eux-mêmes soient assis, comment pouvons-nous le comprendre ? Comme si l’on nous disait : « Qu’on fasse asseoir ici des chaises, ici des fauteuils. On s’assied sur une chaise, on s’assied dans un fauteuil, on s’assied dans une chaire, mais les sièges ne s’assoient point. Que signifie donc : « Là sont assis les sièges pour le jugement ? ». Vous entendez bien dire à Dieu : « Le ciel est mon trône, la terre l’escabeau de mes pieds[28] » ; ce qui est ainsi rendu en latin par Cœlum mihi sedes est : le ciel est mon siège. Quels sont ces hommes qui sont les cieux, sinon les justes ? Car le ciel ou les cieux, c’est tout un, comme l’Église et les églises ; elles sont plusieurs, et ne sont qu’une : ainsi les justes forment le ciel de manière à être des cieux. C’est sur eux que Dieu est assis, et par eux qu’il juge. Et ce n’est pas sans raison qu’il est dit : « Les cieux racontent la gloire de Dieu[29] ». Car les Apôtres sont devenus le ciel, et ils sont devenus le ciel parce qu’ils ont été justifiés. De même qu’en devenant pécheur, il est devenu terre, celui à qui Dieu a dit : « Tu es terre, et tu retourneras dans la terre[30] » ; de même, ceux qui deviennent justes, deviennent des cieux. Ils ont porté Dieu, et par eux Dieu faisait briller les éclairs de ses miracles, gronder le tonnerre de ses menaces, et tomber la pluie des consolations. Oui, oh ! oui, ils étaient des cieux, et ils racontaient la gloire de Dieu. Afin que vous sachiez bien que ce sont bien eux qui sont appelés le ciel, le même psaume ajoute : « Le bruit de leur voix a retenti dans toute la terre, et leurs paroles jusqu’aux confins du monde[31] ». Tu cherches de qui ces voix, et tu vois que ce sont les voix des cieux. Si donc le ciel est le siège de Dieu, et si les Apôtres sont le ciel, ils sont aussi les sièges de Dieu, les trônes de Dieu. Il est dit à un autre endroit : « L’âme du juste est le trône de la sagesse ». Quelle parole, mes frères : « L’âme du juste est le trône de la sagesse », c’est-à-dire que la sagesse repose dans l’âme du juste comme sur un siège, comme sur son trône, et que c’est là qu’elle exerce les jugements qu’elle porte. Les Apôtres étaient donc les trônes de la sagesse, et de là cette parole que leur adressait le Seigneur : « Vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël[32] ». Ainsi ils s’assiéront sur des sièges, et seront eux-mêmes les sièges de Dieu ; et c’est d’eux qu’il est dit « Là se sont assis les sièges ». Les sièges donc se sont assis. Quels sont les sièges ? Ceux dont il est dit : L’âme du juste est le siège de la sagesse. Quels sont les sièges ? les cieux. Quels sont les cieux ? le ciel. Qu’est-ce que le ciel ? Ce dont le Seigneur a dit « Le ciel est mon siège ». Les justes sont donc les sièges, et occupent des sièges, et les sièges sont assis dans cette Jérusalem éternelle. Pourquoi ? Pour le jugement. Vous serez assis sur douze trônes, ô vous qui êtes des trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël[33]. Jugerez qui ? ceux qui sont au-dessous d’eux sur la terre. Quels seront les juges ? Ceux qui sont devenus le ciel. Or, ceux qui devront être jugés seront divisés en deux parts, l’une à droite, l’autre à gauche. Les saints jugeront avec le Christ. « Il viendra pour juger avec les anciens du peuple[34] », dit Isaïe. Ainsi donc il en est qui jugeront avec le Christ ; d’autres seront jugés par lui et par ceux qui jugeront avec lui. Ils seront donc divisés en deux parts : les uns à droite, et oui leur tiendra compte des aumônes qu’ils auront faites ; les autres à gauche, et on leur reprochera leur cruauté, leur stérilité en bonnes œuvres. Or, à ceux de la droite on dira : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde ». Pourquoi ? « J’ai eu faim », dira-t-il, « et vous m’avez donné à manger ». Et ceux-ci : « Quand vous avons-nous vu avoir faim ? » Et le Sauveur : « Ce que vous avez fait au « moindre de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». Eh quoi donc, mes frères ? Ceux-là nous jugeront dont le Christ a dit qu’il faut en faire des amis avec la monnaie de l’iniquité, « afin », a-t-il ajouté, « qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels[35] ». Les saints seront assis avec le Sauveur pour examiner ceux qui auront fait miséricorde ; puis ils les prendront, les sépareront à droite pour le royaume des cieux ; telle est, mes frères, la paix de Jérusalem. Quelle est cette paix de Jérusalem ? Elle consiste à joindre les œuvres corporelles de miséricorde aux œuvres spirituelles de la prédication, afin d’établir la paix entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. L’Apôtre qui nous dit que Dieu tiendra compte de ces aumônes que l’on donne et qu’on reçoit, ajoute ceci : « Si nous avons semé chez vous u les biens spirituels, est-ce donc trop de recevoir vos biens temporels[36]? » Et ailleurs encore sur le même sujet : « Celui qui en recueillit beaucoup n’en eut pas plus que les autres, et celui qui en recueillit peu n’en eut pas moins[37] ». Pourquoi le premier n’en eut-il pas davantage ? Parce qu’il donna au pauvre ce qu’il avait de plus. Dans quel sens celui qui recueillit peu n’en eut-il pas moins ? Parce qu’il reçut de celui qui avait en abondance. « Afin », dit-il, « que tout soit dans l’égalité ». Telle est la paix dont il est dit « Que la paix s’établisse dans votre force ».
10. Après avoir dit : « C’est là que s’assiéront les sièges pour le jugement, les sièges sur la maison de David », c’est-à-dire sur la famille du Christ, qu’ils ont soutenue par l’alimentation ici-bas, aussitôt le Prophète s’écrie, comme en s’adressant à ces sièges mêmes : « Interrogez ce qui regarde la paix de Jérusalem[38] ». O vous, sièges qui êtes assis pour juger, qui êtes les trônes du souverain juge, comme ceux qui jugent interrogent, et ceux que l’on j tige sont Interrogés ; eh bien ! « interrogez ce qui regarde la paix de Jérusalem ». Que trouveront-ils en interrogeant ? Que les uns ont fait miséricorde, et que les autres ne l’ont point faite. Et ceux qu’ils trouveront avoir fait miséricorde, ils les appelleront à Jérusalem, car voilà ce qui produit la paix, dans la Jérusalem du ciel. L’amour est puissant, mes frères, oui, l’amour est puissant. Voulez-vous voir combien est grande la puissance de l’amour ? Quand un homme enchaîné par la nécessité ne saurait accomplir ce que Dieu lui commande, qu’il aime celui qui l’accomplit, et dès lors il l’accomplit dans cet autre. Écoutez, mes frères ; voilà un homme qui a une femme, et qu’il ne saurait quitter, puisqu’il doit obéir à ces injonctions de l’Apôtre : « Que l’homme rende à sa femme ce qu’il lui doit » ; et encore : « Es-tu lié à une femme ? ne cherche pas à t’en séparer ». Or, il lui vient en pensée qu’il est plus parfait de vivre comme le dit le même Apôtre : « Je voudrais que vous fussiez tous comme je suis[39] ». Il jette les yeux sur ceux qui ont agi de la sorte ; il les aime, et accomplit en eux ce que de lui-même il ne saurait faire, tant la charité a de puissance ! C’est la charité qui est votre force ; car, sans la charité, tout ce que nous pouvons avoir ne nous sert de rien. « Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges », dit l’Apôtre, « si je n’ai point la charité, je suis comme un airain sonnant, une cymbale retentissante ». Il ajoute cette grave parole « Quand je distribuerais aux pauvres toutes mes richesses, que je livrerais mon corps pour être brûlé ; si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien[40] ». S’il n’a que la charité sans rien pouvoir distribuer aux pauvres, qu’il aime, qu’il donne, ne serait-ce qu’un verre d’eau froide[41] ; il lui sera compté comme cette moitié de ses biens que Zachée donnait aux pauvres[42]. Pourquoi ? L’un donne si peu, l’autre de si grands biens, et tous deux seront également traités ? Oui, également. Les dons sont inégaux, la charité est égale.
11. Les saints donc interrogent ; pour vous, pensez à ce que vous êtes. Voilà qu’on nous l’a dit : « Nous irons dans la maison du Seigneur ». Cette parole : « Nous irons dans la maison du Seigneur », nous a fait tressaillir. Voyez si nous sommes pour y aller ; car ce n’est point avec nos pieds, mais bien par nos affections que nous pouvons y aller. Voyez donc si nous sommes pour y aller ; que chacun de vous examine sa conduite envers les saints qui sont pauvres, envers un frère indigent, envers un pauvre mendiant ; qu’il voie si ses entrailles ne sont point resserrées. Car les trônes assis pour te juger vont te sonder ; ils doivent trouver ce qui constitue la paix de Jérusalem. Comment vont-ils interroger ? En leur qualité de trônes de Dieu. C’est Dieu qui interroge. Si quelque chose peut échapper à Dieu, il peut échapper aussi à ces trônes qui interrogent. « Recherchez ce qui tient à la paix de Jérusalem ». Mais en quoi consiste la paix de Jérusalem ? « Que l’abondance », dit le Prophète, « soit pour ceux qui vous aiment ». Il s’adresse à Jérusalem, et dit que l’abondance est le partage de ceux qui l’aiment. Cette abondance vient de la pauvreté : ici-bas la pauvreté, là-haut l’abondance ; ici-bas la maladie, là-haut la santé ; ici-bas l’indigence, là-haut les richesses. D’où leur viendront ces richesses ? De ce qu’ils auront donné ici-bas ce qu’ils n’avaient reçu de Dieu que pour un temps, et que là-haut ils ont reçu ce que Dieu donne pour l’éternité. Ici-bas, mes frères, les riches eux-mêmes sont pauvres ; il est bon que le riche connaisse sa pauvreté. S’il croit qu’il regorge, c’est de l’enflure, et non la véritable abondance. Qu’il reconnaisse que ses mains sont vides, afin que Dieu les puisse remplir. Qu’a-t-il en effet ? de l’or. Que n’a-t-il pas ? la vie éternelle. Qu’il jette les yeux sur ce qu’il a et sur ce qu’il n’a pas encore ; et avec ce qu’il a, qu’il achète ce qu’il n’a pas. « Abondance à tous ceux qui vous aiment » ;
12. « Que la paix se fasse dans ta force[43] ». O Jérusalem ! ô cité bâtie comme une ville, et dont les habitants sont toujours les mêmes, que la paix se fasse dans ta force ; que la paix se fasse dans ton amour ; car, ton amour : c’est ta force. Écoute le Cantique : « L’amour est « fort comme la mort[44] ». Quelle magnifique parole, mes frères ! L’amour est fort comme la mort ! on ne pouvait avec plus de magnificence exprimer la force de l’amour, que de dire : « L’amour est fort comme la mort ». Qui peut en effet résister à la mort, mes frères ? Pensez-y bien. On résiste au feu, on résiste à l’eau, on résiste au fer, on résiste aux puissances, aux rois ; la mort vient seule, et qui peut lui résister ? Rien n’est plus fort. C’est pour cela qu’à cette force on compare la charité, et qu’il est dit : « L’amour est fort comme la mort ». Et comme la charité détruit ce que nous étions, afin que nous devenions ce que nous n’étions pas encore, voilà que l’amour nous fait subir une certaine mort. C’est ainsi qu’était mort celui qui disait : « Le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde[45] ». C’est par cette mort qu’avaient passé ceux à qui il disait : « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ[46]. L’amour est fort comme la mort ». Si donc la charité est puissante, si elle est forte et d’une grande vertu, si elle est la vertu même, si c’est par elle que les forts conduisent les faibles, que le ciel gouverne la terre, que les trônes dirigent les peuples ; que la paix se fasse donc dans votre force, que la paix se fasse dans votre amour. Et par cette force, par cette charité, par cette paix, « que l’abondance règne dans vos tours » ; c’est-à-dire dans ce que vous avez de plus élevé, Il y en aura peu pour s’asseoir au jugement, mais beaucoup qui seront à la droite et com poseront le peuple de cette cité. Beaucoup appartiendront à chacun de ces saints éminents, qui les recevront dans les tabernacles éternels : et – l’abondance régnera dans vos tours. Or, le comble des délices, la suffisance des richesses, c’est Dieu, lui toujours le même, lui dont jouissent ensemble tous les habitants de la cité ; telle sera votre abondance. Mais comment nous viendra-t-elle ? par l’amour, ou par la force. En quoi se trouve cette charité, mes frères ? En celui qui ne recherche point ses propres intérêts en cette vie[47]. Écoute l’Apôtre tout brûlant de cette charité : « Cherchez à plaire à tous et en toutes choses », dit-il, « comme j’essaie de plaire à tous et en toutes choses[48] ». Mais que devient, ô bienheureux Apôtre, ce que vous dites ailleurs. « Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais point serviteur du Christ[49] ? » Et maintenant vous leur plaisez, nous dites-vous, maintenant vous nous engagez à leur plaire ? Mais le but qu’il se propose n’est point de plaire aux autres par rapport à soi-même ; c’est de leur plaire par charité. Quiconque cherche sa gloire, ne cherche point le salut des autres. Saint Paul dit en effet : « De même que je plais à tous et en tout, sans chercher ce qui m’est avantageux, mais ce qui est avantageux à plusieurs, afin qu’ils soient sauvés[50] ».
13. C’est pourquoi le Prophète, parlant ici de la charité, s’écrie : « A cause de mes frères et de mes proches, ô Jérusalem, je parlais de votre paix[51]. O sainte Jérusalem, dont les citoyens sont unis ensemble », me voici en cette vie, et sur la terre, me voici pauvre, étranger et gémissant, loin de votre paix, et prêchant cette paix ; ce n’est point pour moi que je la prêche comme les hérétiques qui recherchent leur gloire, qui disent : La paix soit avec vous, et qui n’ont point la paix qu’ils prêchent aux peuples. S’ils avaient la paix, ils ne briseraient point l’unité. Moi, dit le Prophète, « je prêchais la paix à votre sujet ». Mais dans quel but ? « A cause de mes frères et de mes proches » ; et non pour la gloire qui m’en reviendra, non pour les richesses, non pour ma vie ; car « vivre, pour moi, c’est le Christ, et mourir est un gain ». Mais, « je parlais de la paix à votre sujet, à cause de mes frères et de mes proches ». Car l’Apôtre désirait sa délivrance afin d’être avec le Christ ; mais, afin de prêcher ainsi à ses proches et à ses frères, « il est nécessaire », dit-il, « que je demeure en cette chair, à cause de vous[52]. « Je parlais de votre paix à cause de mes frères et de mes proches ».
14. « A cause de la maison du Seigneur, notre Dieu, j’appelle tous les biens sur vous »[53]. Ce n’est point pour moi que je recherche des biens, autrement je les appellerais sur moi et non sur toi, et alors j’en serais privé à mon tour, parce que je ne les aurais point cherchés pour toi ; mais « c’est à cause de la maison du Seigneur mon Dieu », à cause de l’Église, à cause des saints, à cause des étrangers, à cause des pauvres, afin qu’ils s’élèvent, puisque nous leur disons : « Nous irons dans la maison du Seigneur ; c’est à cause de cette maison du Seigneur mon Dieu que j’ai appelé tous les biens sur vous ». Voilà, mes frères, des explications un peu longues, et nécessaires néanmoins : veuillez les recueillir, vous en rassasier, en étancher votre soif, afin de vous fortifier, de courir et d’arriver au terme de votre course.


DISCOURS SUR LE PSAUME 122[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

LE CIEL PAR L’AMOUR.[modifier]

L’amour monte au ciel, ou descend dans l’abîme : il ne saurait monter au ciel que par le Christ qui, seul, en est descendu, seul y peut remonter. C’est à lui qu’il faut nous unir ; et il est uni à nous sur la terre, puisque c’est lui que l’on persécute dans ses membres, nous lui sommes unis dans le ciel par la charité qui espère. C’est l’héritage du Christ ou de l’Église qui, dans l’exil, pousse des cris et lève les yeux vers le Dieu du ciel. C’est à lui que nous montons par le cœur ou par l’amour et par la pensée ; mais l’orgueilleux n’ayant d’amour que pour lui-même, ne saurait faire ses délices de Dieu, ni monter, à coins d’avoir son péché devant les yeux, et d’en détourner l’œil de Dieu par l’aveu qu’il en fera. Le ciel ou la demeure de Dieu est formé des saints, ou qui le voient face à face, ou qui le voient par l’espérance ; non que nous soutenions le Seigneur, mais c’est lui qui nous soutient. Le Prophète lève leu yeux vers celui qui est le maître, comme le serviteur sur les mains du maître, la servante sur la main de sa maîtresse, jusqu’à ce qu’il nous prenne en pitié ; car nous sommes condamnés au châtiment et Adam souffre dans toute sa postérité. Tous ceux qui appartiennent à l’Église ou à la servante devenue Épouse, sentent leurs plaies et demandent miséricorde. Ici-bas les incrédules nous méprisent, se rient de notre foi. Le riche nous insulte, lui qui ne tient que pour un moment ce qu’il possède ; le pauvre nous insulte dans notre foi, lui qui se croit juste. Le riche reconnaîtra son erreur, mais trop tard. Ici-bas, tandis que nous n’avons ni la santé du corps, ni la sainteté de l’âme, aspirons à la cité du bonheur véritable.


1. J’ai entrepris, mes frères, d’exposer a votre sainteté, chacun à son rang, les cantiques des degrés, cantiques de celui qui aime et qui s’élève, qui s’élève parce qu’il aime. Tout amour monte ou descend. L’amour du bien nous élève à Dieu, comme l’amour du mal nous entraîne à l’abîme. Mais comme un désir dépravé nous a déjà fait tomber il nous reste, si nous connaissons celui qui est, non point tombé, mais descendu vers nous, à nous attacher à lui pour nous relever, ce qui nous est impossible par nos propres forces. Notre-Seigneur Jésus-Christ l’a dit lui-même : « Nul n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel[54] ». Il semble ne parler ainsi que de lui seul. Les autres sont donc demeurés ici-bas, puisque celui-là seul est remonté, qui seul était descendu. Que doivent faire les autres ? S’unir à son corps, afin de ne faire qu’un même Christ, qui est descendu, puis remonté. La tête est descendue, elle remonte avec le corps ; le Christ s’est revêtu de son Église, qu’il a rendue sans tache et sans ride[55]. Seul donc il est remonté. Mais lorsque nous sommes unis à lui de manière à devenir ses membres, il n’est plus avec nous qu’un même Christ, un et toujours un. L’unité nous joint à celui qui est un. Il n’y a donc, pour ne point monter avec lui, que ceux qui n’ont point voulu s’unir à lui. Maintenant que ce chef est au ciel, qu’il est immortel après avoir ressuscité cette chair qui l’a un instant assujetti à la mort, et que dans le ciel il n’est plus en butte aux persécutions, ni aux violences, ni aux outrages, comme il a daigné s’y soumettre sur la terre, il a pris en pitié son corps militant sur la terre, et a dit « Saul, Saul, pourquoi me persécuter[56] ? » Nul ne le touchait, et cependant il criait du ciel qu’il souffrait persécution. Ne nous décourageons donc point, raffermissons au contraire notre confiance, puisque, s’il nous est uni sur la terre par la charité, cette même charité nous unit à lui dans le ciel. Nous avons montré comment il est avec nous sur la terre ; nous avons fait retentir ce cri du ciel : « Saul, Saul, pourquoi mie persécuter ? » Comment pouvons-nous montrer que nous sommes avec lui dans le ciel ? Par le témoignage du même saint Paul, qui nous dit : « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez ce qui est en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu ; ayez du goût pour les choses du ciel, et non pour celles de la terre, car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ[57] ». Jésus-Christ donc est encore sur la terre, et déjà nous sommes dans le ciel. Il est ici-bas par une charité compatissante, nous sommes en haut par la charité qui espère. « Car c’est l’espérance qui nous sauve[58] ». Mais, comme notre espérance est certaine, ce qui n’est encore qu’un avenir s’affirme à notre sujet comme s’il était accompli.
2. Qu’il monte alors, celui qui chante notre psaume. Mais qu’il chante dans le cœur de chacun de vous, et que chacun de vous soit cet homme. Quand chacun de vous le récite, comme vous ne formez qu’un seul homme en Jésus-Christ, c’est un seul homme qui parle ; aussi n’est-il point dit : « Seigneur, nous avons levé les yeux vers vous », mais bien : « Seigneur, j’ai levé les yeux vers vous[59] ». Il faut donc vous figurer que c’est chacun de vous qui parle, mais que le principal interlocuteur est cet homme répandu dans l’univers entier. C’est cet homme unique qui a dit ailleurs : « J’ai crié vers vous des confins de la terre, alors que mon cœur était dans l’angoisse[60] ». Qui donc pousse des cris des confins de la terre ? Quel est cet homme unique répandu jusqu’aux extrémités de la terre ? Chaque homme peut crier vers le Seigneur, de l’endroit où il se trouve ; mais le peut-il des confins de la terre ? Or, l’héritage du Christ, dont il est dit : « Je vous donnerai les nations pour héritage, et les extrémités de la terre pour votre possession[61] », cet héritage pousse maintenant des cris : « Des confins de la terre, j’ai crié vers vous, quand mon cœur était dans l’angoisse ». Que notre cœur soit donc dans l’angoisse, et qu’il pousse des cris. D’où viendra notre angoisse ? Non point des maux qu’endurent les méchants eux-mêmes, comme des pertes qui nous arrivent. Serait-il autre que la cendre, si de pareils sujets l’inquiétaient ? Qu’y a-t-il de si grand que ton cœur soit dans l’angoisse, parce qu’il a plu à Dieu de t’enlever quelqu’un des tiens ? Les infidèles n’éprouvent-ils pas ces sortes d’angoisses, ceux qui ne croient pas encore en Jésus-Christ ? Qu’est-ce donc qui afflige un cœur chrétien ? C’est de ne point vivre encore avec le Christ. Qu’est-ce qui afflige un cœur chrétien ? C’est d’errer ici-bas, de soupirer après la patrie. Si c’est là pour ton cœur un sujet de tristesse, tu gémiras quand même tu serais heureux selon le monde ; en vain tu posséderais tous les biens, en vain le monde aurait de toutes parts des sourires pour toi, tu gémiras de te voir dans l’exil ; tu sens que tu es heureux aux yeux des insensés, mais non selon les promesses du Christ. Tu recherches ces promesses par tes gémissements, tu les recherches par tes désirs, et tes désirs te font monter ; et en montant tu chantes le cantique des degrés, et en chantant ces cantiques des degrés, tu dis : « Je lève mes yeux vers vous, ô Dieu qui « habitez le ciel ».
3. Où pouvait doue lever les yeux cet homme qui s’élève, sinon vers le lieu où il tend et où il désire arriver ? Car il s’élève de la terre au ciel. Voilà ici-bas la terre que nous foulons aux pieds, voilà bien haut le ciel que nous voyons de nos yeux ; et en nous élevant nous chantons : « Je lève mes yeux vers vous, ô Dieu qui habitez dans les cieux ». Où sont donc les échelles ? il y a de si grands intervalles entre le ciel et la terre, une telle séparation, de si vastes espaces ; nous voulons y monter, et ne voyons aucune échelle. Sommes-nous dans l’erreur, en chantant ce cantique des degrés, c’est-à-dire ce cantique de l’ascension ? C’est monter au ciel que penser à Dieu, qui a placé les degrés dans notre cœur. Qu’est-ce que monter par le cœur ? S’avancer vers Dieu. De même que lâcher pied c’est tomber et non descendre ; de même avancer c’est monter, si toutefois l’on avance sans orgueil, si l’on s’élève de manière à ne point tomber ; car, s’avancer avec orgueil, c’est monter pour tomber. Mais pour ne point s’enorgueillir, que faut-il faire ? Lever les yeux vers Celui qui habite dans les cieux, et non les lever sur soi-même. Tout orgueilleux se considère lui-même et se croit quelque chose de grand, dès lors qu’il est l’objet de ses complaisances. Mais, se complaire en soi-même, c’est là le délire ; car il faut être fou pour mettre en soi ses complaisances. Celui qui plaît à Dieu peut seul être satisfait de soi-même. Or, qui est-ce qui plaît à Dieu ? Celui dont Dieu fait les délices. Dieu ne saurait se déplaire : qu’il te plaise donc, afin que tu lui sois agréable. Mais : Dieu ne saurait te plaire qu’à la condition que tu te déplairas à toi-même. Et si tu te déplais, détourne de toi tes regards. À quoi bon les arrêter sur toi ? En te considérant bien, tu trouveras en toi quelque chose qui te déplaira, et tu diras à Dieu : « Mon péché est toujours devant mes yeux[62] ». Que ton péché soit sous tes yeux, et non sous les yeux de Dieu ; et toi, au contraire, ne sois point l’objet de tes regards, mais des regards de Dieu. De même que nous demandons à Dieu de ne détourner point de nous sa face, de même nous lui demandons de la détourner de nos péchés ; car telle est la double prière qu’on lui fait dans les psaumes : « Ne détournez point de moi votre visage ». Ainsi dit le psaume, ainsi disons-nous. Et le même interlocuteur qui dit : « Ne détournez point de moi votre face », vois ce qu’il dit ailleurs : « Détournez votre face de mes péchés ». Si donc tu veux qu’il détourne sa face de tes péchés, commence par détourner de toi-même ton visage, sans toutefois le détourner de tes péchés. Car, si tu n’en détournes pas ta face, tu entreras en colère contre ces mêmes fautes. Mais ne pas détourner sa face de ses propres fautes, c’est les reconnaître, c’est les avouer, et alors Dieu les pardonne.
4. Cesse donc de te considérer, pour lever les yeux vers Dieu, et lui dire : « J’ai levé mes regards vers vous, ô mon Dieu, qui habitez dans les cieux ». Le ciel, mes frères, si nous l’entendons dans un sens matériel et de manière à le voir de nos propres yeux, nous tomberons dans une erreur grossière, au point de croire que nous ne saurions y monter, sans le secours d’échelles ou de machines ; mais si notre avancement est spirituel, le ciel aura pour nous uti sens spirituel ; et si nous montons par l’amour, le ciel est dans la justice. Qu’est-ce donc que le ciel de Dieu ? Toutes les saintes âmes, toutes les âmes justes. Car les Apôtres étaient le ciel, bien que leur corps fût sur la terre ; car le Seigneur siégeait en eux, afin de parcourir le monde. Dieu donc habite le ciel. Et comment ? Comme il est dit dans un autre psaume : « C’est dans les saints que vous habitez, ô gloire d’Israël[63] ». Celui qui habite le ciel, habite le Saint. Or, quel est ce saint, sinon son temple ? « Car le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple[64] ». Mais tous ceux qui sont encore faibles, et qui marchent selon la foi[65], sont par la foi le temple de Dieu : et un jour seulement ils seront son temple dans la claire vue. Combien de temps seront-ils le temple de Dieu par la foi ? Aussi longtemps que par la foi le Christ habitera en eux, ainsi que l’a dit l’Apôtre : « C’est par la foi que le Christ habite en vos cœurs[66] ». Mais il y a déjà des cieux en qui Dieu habite par la claire-vue, et qui le voient face à face ; tels sont tous les Anges, toutes les saintes Vertus, les Puissances, les Trônes, les Dominations, et toute cette Jérusalem céleste, dont l’éloignement nous fait gémir, et vers laquelle tendent nos prières ; c’est là qu’habite le Seigneur. C’est là que le Prophète lève les yeux, c’est là qu’il monte par l’amour, par ses brûlants désirs ; et ces désirs lui font purifier son âme de toutes souillures, en laver toutes les taches, de sorte qu’elle est elle-même le ciel, élevant ses yeux vers Celui qui habite dans les cieux. Car, si nous plaçons le sanctuaire de Dieu dans ce ciel corporel que nous voyons de nos yeux, cette habitation de Dieu passera, puisque le ciel et la terre passeront[67]. Et puis, avant que Dieu eût fait le ciel et la terre, où habitait-il ? Mais, dira-t-on encore, où habitait-il avant qu’il eût fait les saints ? Il habitait en lui-même ; c’est en lui-même qu’il est Dieu. Et quand il daigne habiter dans les saints, les saints ne sont pas tellement sa demeure, qu’il doive tomber si cette même demeure venait à manquer. Nous habitons nos maisons d’une tout autre manière que Dieu habite les saints : tu habites une maison de manière à n’en plus avoir, si elle vient à manquer ; mais Dieu habite les saints de telle sorte qu’eux tomberaient s’il venait à se retirer. Quiconque dès lors porte Dieu, de manière à être le temple de Dieu, ne doit point s’imaginer qu’il porte Dieu de manière à lui faire peur, s’il venait à se retirer. Malheur au contraire à l’homme dont Dieu se retire li ! tombe inévitablement, mais Dieu demeure toujours en lui-même. Les lieux que nous habitons nous contiennent, tandis que Dieu contient ceux qu’il habite. Voyez quelle est la différence entre la demeure de Dieu et la nôtre, et que l’âme s’écrie : « J’ai levé les yeux vers vous, ô Dieu qui habitez le ciel » ; qu’elle comprenne que Dieu n’a pas besoin du ciel pour l’habiter, mais que le ciel a besoin d’être l’habitation de Dieu.
5. Que dit donc ensuite le Prophète qui a levé les yeux vers Celui qui habite le ciel ? De quelle manière, ô saint roi, as-tu levé les yeux ? « Comme les serviteurs tiennent les yeux attachés sur leurs maîtres, une servante sur sa maîtresse, ainsi nos regards sont fixés sur le Seigneur notre Dieu, jusqu’à ce qu’il ait pitié de nous[68] ». Nous sommes les serviteurs, nous sommes les servantes, et Dieu est pour nous le Seigneur, la maîtresse. Que veulent dire ces paroles, mes frères, quel est le sens de ces comparaisons ? Que votre charité veuille bien écouter. Rien d’étonnant que nous soyons les serviteurs, et Dieu notre maître ; mais ce qui peut nous étonner, c’est que nous soyons la servante, et Dieu la maîtresse. Et toutefois, rien d’étonnant que nous soyons la servante, puisque nous sommes l’Église, et rien d’étonnant non plus que le Christ soit la maîtresse, puisqu’il est la sagesse et la vertu de Dieu. Écoute ce mot de l’Apôtre : « Quant à nous, nous prêchons le Christ crucifié, qui est un scandale pour les Juifs, une folie pour les Gentils ; mais pour ceux qui sont appelés des Juifs et des Gentils, le Christ est la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu[69] », Tu l’entends, dès lors le peuple est un serviteur, l’Église une servante, et le Christ est la vertu et la sagesse de Dieu ; tu as entendu l’un et l’autre, la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu. À ce nom du Christ, lève les yeux sur les mains de ton Seigneur ; quand on l’appelle vertu et sagesse de Dieu, lève les yeux sur les mains de ta maîtresse : car tu es tout à la fois serviteur et servante : serviteur, car tu es peuple ; servante, car tu es Église. Or, la servante a obtenu de Dieu une éminente dignité, elle est devenue Épouse. Néanmoins, jusqu’à ce qu’elle arrive aux divins embrassements, à la paisible jouissance de Celui qu’elle a aimé, qu’a été l’objet de ses soupirs, pendant un si long exil, elle est une fiancée qui a reçu pour gages précieux le sang de son fiancé, qu’elle appelle de ses vœux en toute confiance. On ne lui dit point : Réprimez votre amour, comme on le dit à la jeune fille, simplement fiancée et qui n’est point encore Épouse. À celle-ci on dit avec raison : Réprime ton amour ; quand tu seras Épouse, aime selon ton devoir : c’est un autour mal réglé, un amour précipité, un amour peu chaste, celui qu’elle accorde à l’homme qu’elle n’est point certaine d’Épouser. Il est possible en effet qu’un homme soit le fiancé, et un autre l’Époux. Mais que l’Église aime en toute assurance, parce qu’il n’est aucun autre Époux que l’on puisse préférer au Christ ; qu’elle l’aime avant d’être unie a lui, qu’elle soupire vers lui dans ce lointain exil. Lui seul sera l’Époux, parce que seul il a pu donner de tels gages. Qui peut en effet Épouser, de telle sorte qu’il meure pour celle qu’il veut Épouser ? Car s’il veut mourir pour elle, il n’en sera point l’Époux. Or, Celui-ci n’a point hésité à mourir pour celle qu’il devait Épouser après sa résurrection. Toutefois, mes frères, en attendant ce moment, soyons comme les serviteurs et comme la servante. Il est dit, sans doute : « Je ne vous traiterai point en serviteurs, mais en amis[70] ». Mais n’était-ce peut-être qu’à ses disciples que le Seigneur parlait ainsi ? Écoutez ce que dit saint Paul : « Aucun de vous n’est donc plus esclave, mais fils ; et s’il est fils, il est héritier par la grâce de Dieu[71] ». Ainsi disait-il au peuple, à tous les fidèles. Déjà rachetés au nom et par le sang du Christ, purifiés dans son bain, nous sommes ses enfants, nous sommes son fils ; quoique nous soyons en effet plusieurs, nous sommes un en Jésus-Christ. D’où vient qu’après cette grâce nous parlons encore comme des serviteurs ? Maintenant que d’esclaves nous sommes devenus des fils, pouvons-nous avoir dans l’Église un mérite égal à celui de l’apôtre saint Pan !? Et pourtant, que dit-il dans ses lettres ? « Paul, serviteur de Jésus-Christ[72] ». Si ce prédicateur de l’Évangile se dit encore serviteur, combien plus nous autres devons-nous considérer notre condition, afin que la grâce augmente en nous ? Il a d’abord fait des serviteurs de tous ceux qu’il a rachetés. Car son sang, qui était la rançon des esclaves, était aussi les arrhes de l’Épouse. Convaincus de notre condition, enfants par la grâce, il est vrai, mais serviteurs comme créatures, puisque toute créature est soumise aux ordres de Dieu, disons avec le Prophète : « Comme le serviteur tient les yeux attachés sur son maître, une esclave sur sa maîtresse, ainsi mes regards sont fixés sur le Seigneur notre Dieu, jusqu’à ce qu’il ait pitié de nous ».
6. Le Prophète nous dit aussi pourquoi nos yeux sont fixés sur le Seigneur, comme les yeux du serviteur sur les mains de son maître, et de la servante sur les mains de la maîtresse ; et comme si on lui demandait pourquoi ? « Jusqu’à ce qu’il nous prenne en pitié », répond-il. Quels sont, mes frères, les serviteurs que nous devons comprendre ici, qui ont les yeux sur les mains de leurs maîtres ; et quelles servantes ont les yeux sur les mains de leur maîtresse, jusqu’à ce que cette maîtresse les prenne en pitié ? Quels sont donc ces serviteurs et ces servantes qui ont ainsi les yeux sur les mains de leurs maîtres, sinon ceux qui sont condamnés au châtiment ? « Nos yeux sont tournés vers le Seigneur, jusqu’à ce qu’il nous prenne en pitié ». Comment cela ? Comme les yeux de l’esclave sur les mains de son maître, et comme les yeux de la servante sur la main de sa maîtresse. Donc les uns et les autres les tiennent fixés, jusqu’à ce que le maître ou la servante les prenne en pitié. Supposons un maître qui fait fouetter un esclave ; on frappe ce malheureux qui gémit sous les coups, et tend les yeux fixés sur les mains du maître, jusqu’à ce qu’il dise : C’est assez. Car la main ici a le sens de pouvoir. Que disons-nous donc, mes frères ? Nous sommes condamnés au châtiment par le Seigneur notre maître, par la sagesse de Dieu, notre maîtresse ; et nous sommes frappés en cette vie, et toute cette vie mortelle n’est pour nous qu’une longue plaie. Écoute la voix du psaume : « Vous instruisez l’homme par le châtiment, à cause de son iniquité, et vous faites sécher mon âme comme l’araignée[73] ». Voyez, mes frères, combien est faible une araignée ; le moindre choc la brise et lui donne la mort. Et de peur que nous n’en venions à croire que cette mortelle faiblesse n’atteint que notre chair, le Prophète ne dit point : Vous m’avez desséché, de peur qu’on n’appliquât cette expression à la chair, mais : Vous avez desséché mon âme comme l’araignée. Rien de plus faible, en effet, que notre âme au milieu des tentations du monde, au milieu des gémissements, et comme des douleurs de l’enfantement ; rien de plus faible qu’elle, jusqu’à ce qu’elle s’attache fortement à la solidité du ciel, qu’elle soit dans le temple de Dieu, d’où elle ne puisse tomber ; car, avant d’arriver à cette faiblesse et à cette langueur, elle est devenue infirme comme l’araignée, et a été chassée du paradis. Alors l’esclave a été condamné au fouet. Voyez, mes frères, depuis quel temps nous souffrons. Adam souffre, et dans tous ceux qui sont nés à l’origine du genre humain, et dans tous ceux qui vivent aujourd’hui, et dans tous ceux qui nous suivront. Adam, ou le genre humain, est châtié, et beaucoup sont endurcis au point de ne pas sentir leurs plaies. Mais ceux de la race humaine, qui sont devenus enfants de Dieu, ont recouvré le sentiment de la douleur ; ils sentent qu’on les frappe, ils savent qui les fait frapper ; ils lèvent les yeux vers lui, qui habite les cieux ; ils fixent les yeux sur les mains du Seigneur, jusqu’à ce qu’il les prenne en pitié, comme Les serviteurs sur les mains de leurs maîtres, comme la servante sur les mains de sa maîtresse. Vous voyez en ce monde quelques heureux qui rient et s’applaudissent ; ils ne sont point frappés, ou plutôt, ils sont châtiés plus sévèrement, et d’autant plus sévèrement qu’ils le sentent moins. Qu’ils s’éveillent, et soient frappés, qu’ils sentent qu’on les frappe, qu’ils le sachent, et qu’ils se plaignent d’être frappés. « Car, celui qui multiplie la science, multiplie la douleur[74] », a dit l’Écriture. De là cette parole du Seigneur dans l’Évangile : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés[75] ».
7. Écoutons donc la parole d’un homme que l’on châtie, et nous-mêmes parlons par sa bouche, quand même nous serions heureux. Qui ne sent point qu’on le châtie, quand il est malade ou en prison, quand il est dans les chaînes, quand il tombe entre les mains des voleurs ? Il se sent frappé quand les méchants lui suscitent quelque chagrin. C’est un grand sentiment qui nous fait comprendre que nous sommes frappés, lors même que nous sommes heureux. L’Écriture ne dit point au livre de Job que la vie humaine est pleine de tentations, mais bien : « La vie de l’homme sur la terre n’est-elle pas une tentation[76] ? » C’est donc la vie tout entière qu’il appelle une tentation. Donc ta vie entière, ici-bas, ce sont là tes plaies. Pleure donc tout le temps que tu vis ici-bas, soit dans la prospérité, soit dans quelque tribulation dis alors : « J’ai levé mes yeux vers vous, ô Dieu qui habitez le ciel ». Tiens-les fixés sur cette main du Seigneur qui t’a condamné au châtiment, et à qui tu dis dans un autre psaume « Vous avez châtié l’homme u à cause de son iniquité, et vous avez fait sécher mon âme comme l’araignée[77] ». Crie vers la main qui te frappe, et dis « Ayez pitié de nous, Seigneur, ayez pitié de nous ». N’est-ce point là le cri de l’homme que l’on frappe : « Ayez pitié de nous, Seigneur, ayez pitié de nous ? »
8. « Car depuis longtemps nous sommes sous le poids du mépris. Notre âme est étrangement accablée, insultée par le riche, regardée d’en haut par l’orgueilleux ». Or, regarder de haut, c’est mépriser. Mais tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ, doivent souffrir persécution de la part de ceux qui dédaignent de vivre dans la piété, et dont tout le bonheur est sur la terre. On sent de ceux qui appellent bonheur ce qu’ils ne sauraient voir des yeux, on leur dit : À quoi bon croire, ô insensé ? As-tu vu ce que tu crois ? Quelqu’un est-il revenu d’outre-tombe te dire ce qui s’y passe ? Pour moi, je vois ce que j’aime, et j’en jouis. On te méprise, ô chrétien, parce que tu crois ce que tu ne vois point, et celui-là te méprise qui tient en quelque sorte ce qu’il voit. Mais écoute s’il le tient réellement : ne te trouble point, vois s’il le tient en effet ; qu’il ne t’insulte pas ; et de peur qu’en le croyant heureux ici-bas tu ne viennes à perdre le bonheur éternel ; ne te trouble pas, vois s’il le tient. Ou ce qu’il tient lui échappe, ou il échappe à ce qu’il tient. Car il faut, de toute nécessité, ou qu’il échappe à ses biens, et qu’il passe, ou que ses biens lui échappent. À qui les biens échappent-ils ? À celui qui en est dépouillé pendant sa vie. Qui est-ce qui échappe à ses biens ? Celui qui meurt au milieu des richesses ; car, en mourant, il ne les emporte point avec lui au-delà du tombeau. Un homme dit fièrement : Ma maison est à moi. Quelle maison, lui dis-tu ? Celle que mon père m’a laissée. Et lui, d’où avait-il cette maison ? de mon aïeul qui la lui a laissée. Va jusqu’au bisaïeul, jusqu’aux ancêtres, et bientôt tu ne saurais plus dire tant de noms. N’es-tu pas effrayé de voir que cette maison a passé par tant de maîtres, et que nul ne l’a emportée avec soi dans la demeure éternelle ? Ton père l’a laissée ici-bas, il a passé en elle, et toi, tu passeras de même. Ainsi donc, vous ne faites que passer par votre maison, qui est l’hôtellerie des passants, non l’habitation de ceux qui demeurent. Et cependant, parce que nous espérons ce qui est à venir, et que nous aspirons à un bonheur futur, et que ne paraît point encore ce que nous devons être un jour, bien que nous soyons déjà fils de Dieu[78], car notre vie est cachée en Dieu avec le Christ[79] : « Nous sommes regardés d’en haut », c’est-à-dire accablés de mépris par ceux qui cherchent où qui possèdent leur félicité ici-bas.
9. « Notre âme est étrangement accablée, en butte aux opprobres du riche, aux dédains de l’orgueilleux ». Nous cherchons quels sont les riches, et le Prophète nous l’explique en désignant les orgueilleux. Or, l’opprobre est identique au dédain, et le riche identique à l’orgueilleux. Il y a donc une répétition dans cette phrase : « l’opprobre du riche, le dédain de l’orgueilleux ». Comment les orgueilleux sont-ils riches ? Parce qu’ils veulent être heureux ici-bas. Quoi donc ! sont-ils riches, même dans la misère ? Peut-être que dans le malheur ils ne nous insultent pas. Que votre charité veuille m’écouter. Les riches nous insultent quand ils sont heureux, quand ils étalent fastueusement leurs richesses, quand ils s’élèvent dans la vanité de leurs faux honneurs ; c’est alors qu’ils nous insultent, qu’ils semblent nous dire : voilà que tout me réussit, je jouis des biens de cette vie : loin de moi quiconque me promet ce qu’il ne saurait montrer ; je possède ce qui est visible, je jouis de ce que je vois, et vive le bonheur de cette vie ! Pour toi, ô mon frère, tiens-toi plus assuré ; car le Christ est ressuscité, et t’a enseigné ce qu’il te donnera dans l’autre vie ; sois certain qu’il te le donnera. Mais celui qui Possède m’insulte, diras-tu : supporte ses railleries, et un jour tu riras, quand il gémira ; car un temps viendra où ces railleurs diront à leur tour : « Ce sont donc là ceux que nous avons tournés en dérision ». Ainsi est-il écrit au livre de la Sagesse, car l’Écriture a soin de nous préciser ce que diront alors ceux qui nous raillent aujourd’hui, qui nous méprisent, ceux qui nous accablent d’opprobres et de dédain, le langage qu’ils tiendront quand la vérité les dédaignera ; Ils verront en effet briller à la droite ceux qui vivaient méprisés au milieu d’eux ; car alors s’accomplira cette Parole de saint Paul : « Quand le Christ, qui est votre vie, apparaîtra, alors aussi vous apparaîtrez avec lui dans la gloire[80] » ; et ils diront : « Voilà donc ceux que nous avions en mépris, et qui étaient l’objet de nos outrages ! Insensés que nous étions ! nous regardions leur vie comme une folie, et leur fin un opprobre. Comment sont-ils comptés parmi les enfants de Dieu, et leur partage est-il entre les saints ? » Et ils ajouteront en continuant leur plainte : « C’est donc nous qui avons erré loin de la voie de la vérité ; la lumière de la justice n’a pas lui à nos yeux, et le soleil ne s’est point levé pour nous. De quoi nous a servi notre orgueil, et que nous revient-il de l’ostentation de nos richesses[81] ? » Là ce n’est point toi qui les méprises, mais eux-mêmes. Jusque-là, mes frères, levons les yeux vers Celui qui habite dans les cieux ; ne détournons point nos regards, jusqu’à ce qu’il nous prenne en pitié et qu’il nous délivre de toute tentation, de tout opprobre, de tout dédain.
10. Ajoutez à cela que, souvent, ceux-là mêmes qui se trouvent sous le coup des maux de cette vie, veulent nous insulter. Voilà un homme jeté en prison, chargé de chaînes pour ses crimes, ou par un secret jugement de Dieu, ou par une punition visible, il ne laisse pas de nous outrager. Qu’on lui dise Pourquoi n’avoir pas été plus sage ? Voilà où vous amène une vie peu réglée. Pourquoi donc, répondra-t-il, ceux qui vivent saintement subissent-ils les mêmes peines ? Mais ceux-là souffrent parce que Dieu les éprouve, les exerce par la tentation, afin qu’ils marchent dans la vertu sous le fouet de ces châtiments ; « car le Seigneur frappe celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants[82] ». Et s’il a livré à la flagellation son Fils unique, qui était sans péché, s’il l’a livré pour nous tous[83], combien est-il plus juste que nous soyons châtiés, nous qui avons mérité le châtiment ? À cette réponse, ils s’élèvent de nouveau dans l’orgueil de leur malheur même affligés sans en être plus humbles, ils nous disent : Voilà les contes frivoles de ces chrétiens qui croient ce qu’ils ne voient pas. Si nous sommes insultés par ces hommes, est-ce bien là, mes frères, ce que rappelle notre psaume : « L’opprobre des riches, le dédain des orgueilleux ? » Car les chrétiens sont injuriés, même par ceux qui ne sont pas dans l’abondance mais dont la misère, mais dont le malheur ne font point cesser les insultes. Il est donc vrai que nous sommes un opprobre pour les riches ; mais ne s’est-il jamais trouvé un homme sous le poids du malheur pour nous insulter ? Le larron crucifié avec le Sauveur ne lui a-t-il pas insulté[84] ? Si donc ceux-là aussi qui ne sont point dans l’abondance ont aussi des insultes pour nous, comment le psaume nous dit-il : « Nous sommes l’opprobre de ceux qui sont dans l’abondance ? » Mais, à bien prendre les choses, ils sont aussi dans l’abondance. Quelle abondance ? Sans cette abondance, ils ne seraient point orgueilleux. Pour l’un, c’est l’abondance de l’argent, et de là son orgueil ; pour l’autre, c’est l’abondance des honneurs, et de là son orgueil ; un troisième se croit riche en justice, ce qui est pire encore, et de là son orgueil. Ceux que l’on voit dépourvus des biens de ce monde s’imaginent qu’ils ont contre Dieu des trésors de justice ; et dans le malheur ils se justifient, en accusant Dieu lui-même, et en disant : Qu’ai-je fait, où est ma faute ? Tu leur réponds : Examinez si vous n’avez fait aucune faute, rentrez en vous-mêmes. À ces paroles, la conscience de cet homme est émue, il rentre en lui-même, il pense aux fautes qu’il a commises ; et néanmoins, après y avoir pensé, il refuse encore d’avouer qu’il a ce qu’il mérite. Sans doute, j’ai beaucoup péché, nous dit-il, mais j’en vois d’autres et en grand nombre, plus coupables que moi, et néanmoins épargnés. Le voilà juste contre Dieu il est donc dans l’abondance, son cœur est plein de sa propre justice, il s’imagine que Dieu l’afflige sans sujet, qu’il souffre injustement. Donne à cet homme un vaisseau à gouverner, il fera naufrage avec son vaisseau il veut néanmoins ôter à Dieu la direction de ce monde, gouverner lui-même la création, et distribuer à tous les joies et les douleurs, les châtiments et les récompenses. Âme infortunée ! et qu’y a-t-il d’étonnant ? elle est dans l’abondance, mais abondance de malice, abondance d’iniquités ; elle est plus riche en iniquités qu’elle ne se croit riche de justice.
11. Or, un chrétien ne doit pas être dans l’abondance, mais reconnaître qu’il est pauvre ; et s’il a des richesses, il doit comprendre assez qu’elles ne sont point les richesses véritables, et en désirer d’autres. Car, celui qui convoite les fausses richesses, ne recherche point les véritables, et celui qui recherche les véritables est encore pauvre, et peut dire en toute vérité : « Je suis pauvre et affligé[85] ». Ensuite, comment peut-on dire qu’un homme soit dans l’abondance, quand il est pauvre et plein de malice ? On le dit, parce que sa pauvreté lui déplaît, et qu’il croit son cœur plein d’une justice qu’il oppose à la justice de Dieu. Et quelle abondance de justice pouvons-nous avoir ? Quelque grande que puisse être notre justice, elle n’est qu’une goutte de rosée auprès de cette inépuisable source, une miette auprès de ce rassasiement ineffable, et cette miette adoucit notre vie, nous aide à supporter le châtiment de nos fautes. Aspirons à boire aux pleines eaux de la justice ; aspirons à nous rassasier de cette abondance, dont il est dit dans le psaume : « Ils seront enivrés de l’abondance de votre maison, vous les ferez boire au torrent de vos voluptés »[86]. Mais, tant que nous demeurons sur la terre, nous devons nous croire pauvres et dépourvus, non seulement de ces richesses qui ne sont point les richesses véritables, mais aussi de celles du salut. Et même, avec la santé, reconnaissons que nous sommes faibles. Tant que ce corps a faim et soif, tant qu’il est fatigué de veiller, fatigué d’être debout, fatigué de marcher, fatigué d’être assis, fatigué de manger, quelque part qu’il se tourne pour soulager une fatigue, il rencontre une fatigue nouvelle : l’homme n’a donc point ici-bas une santé parfaite, pas même en son corps. Il n’a donc point les richesses, mais la mendicité et plus on possède ces biens, plus s’accroît en nous la pauvreté et l’avarice. Ce n’est donc point là pour le corps la santé, mais bien la langueur. Chaque jour nous viennent de Dieu des remèdes adoucissants, puisque nous buvons et que nous mangeons ; ce sont là des remèdes que nous prépare sa bonté. Et si vous voulez, mes frères, connaître l’intensité de notre maladie, qu’un homme demeure à jeun pendant sept jours, et la faim le tuera. Cette faim est donc en nous, et nous ne la sentons point, parce que nous y apportons chaque jour le remède : notre santé n’est donc point parfaite.
12. Que votre charité veuille bien écouter comment nous devons entendre notre pauvreté, de manière à lever nos regards vers Celui qui habite les cieux. Les richesses de la terre ne sont point de véritables richesses, puisqu’elles augmentent les désirs chez ceux qui les possèdent. La santé du corps n’est point une véritable santé ; partout, en effet, nous portons une infirmité toujours prête à défaillir, et qui nous trahit partout. Nul secours ne nous rend plus fermes ; on se lasse debout, on veut s’asseoir, mais peut-on demeurer toujours assis ? Ce que l’on choisit pour soulager une fatigue devient fatigue à son tour. Las de veiller, on veut dormir ; mais dormir ne deviendra-t-il pas une fatigue ? Fatigué de jeûner, on veut manger ; mais l’excès dans un repas nous rend plus malades. Notre faiblesse ne saurait persévérer dans aucune position. Qu’est-ce que la justice ? Quelle justice pouvons-nous avoir au milieu des tentations ? Nous pouvons éviter l’homicide, l’adultère, le larcin, le parjure, la fraude ; mais pouvons-nous éviter les pensées dépravées ? Pouvons-nous éviter les suggestions des abjectes convoitises ? À quoi donc se réduit notre justice ? Ayons donc toujours faim, ayons toujours soif, et des véritables richesses, et de la véritable santé, et de la véritable justice. Quelles sont les véritables richesses ? La demeure dans la céleste Jérusalem. Quel est l’homme que l’on appelle riche sur la terre ? Que dit-on d’un homme riche qu’on veut louer ? Il est bien riche, rien ne lui manque. C’est une louange véritable pour celui qui loue ; mais elle est fausse quand on dit que rien ne manque. Voyez en effet si rien ne manque à cet homme riche. S’il ne désire plus rien, il ne manque de rien ; mais, s’il désire de plus grands biens qu’il n’en possède, ses richesses n’ont grandi que pour grandir sa pauvreté. Or, dans cette cité bienheureuse, nous aurons les richesses véritables, puisque nous ne manquerons de rien ; aucune jouissance ne nous fera défaut, et notre santé sera parfaite. Quelle est la véritable santé ? « Quand la mort sera absorbée dans sa victoire, quand ce corps corruptible sera revêtu d’incorruption, et ce corps mortel revêtu d’immortalité[87] », alors notre santé sera véritable, notre justice véritable et parfaite, nous serons dans l’impossibilité, non seulement de faire le mal, mais encore d’en avoir la pensée. Maintenant que nous sommes nécessiteux, pauvres, indigents, nous soupirons dans nos douleurs, nous gémissons, nous prions, nous levons les yeux vers le Seigneur : puisque les heureux de ce monde n’ont pour nous que le dédain, ils sont en effet dans l’abondance ; et que ceux qui sont dans le malheur en cette vie nous méprisent encore, eux aussi sont dans l’abondance, leur cœur est plein de justice, mais d’une fausse justice et comme ils sont enflés de cette fausse justice, ils n’arriveront point à la véritable. Mais toi, sois pauvre et mendiant à l’égard de la justice, afin d’arriver à la justice véritable écoute l’Évangile : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés[88]. »

DISCOURS SUR LE PSAUME 123[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

LA DÉLIVRANCE.[modifier]

L’Église chante sa délivrance, ou des persécutions par la bouche des martyrs, ou des dangers de la vie présente par la bouche de tout chrétien qui meurt en Dieu. Elle a ses espérances du ciel lesquelles sont la vérité ou le Verbe en Dieu, ici-bas la voie qui y conduit ou le Verbe fait homme. En jetant un coup d’œil sur les obstacles, ces bienheureux s’écrient : Si le Seigneur n’eût été avec nous Combien de difficultés de la part des hommes, et ces hommes ont succombé ; mais si Dieu n’eût été avec nous, ils nous eussent dévorés tout vivants. L’Église, pour nous absorber, tue en nous les inclinations mondaines, afin de nous faire ce que nous n’étions pas, et nous sommes mangés par la foi en Dieu. Être dévoré tout vivant, c’est connaître la vanité de l’idolâtrie, et néanmoins offrir de l’encens aux idoles ; ou nous laisser détourner de Dieu par les langues trompeuses. La victoire nous vient par celui qui a vaincu le monde. Par lui nous traversons les eaux qui nous eussent absorbés. Les eaux sont celles du torrent, ou de la persécution qui ne doit durer qu’un moment. C’est là qu’a bu notre Chef qui est dans le ciel. Il est à peine croyable que nous ayons pu franchir cette eau, appelée eau sans substance, parce qu’elle est l’eau du péché ; et par le péché nous dissipons notre substance comme le prodigue. Elle est sans substance encore, parce qu’elle nous dépouille des biens réels. Le Seigneur seul est la véritable substance ; seul il nous fait échapper aux amorces de la vie, comme l’oiseau aux pièges du chasseur.


1. Vous savez, mes frères bien-aimés, qu’un cantique des degrés n’est autre que le cantique de noire ascension, et que cette ascension ne se fait point avec nos pieds, tamis par les élans du cœur. Nous vous l’avons dit souvent, et nous n’en parlerons plus, afin de nous occuper de ce qui n’a pas encore été dit. Donc, le psaume que vous venez d’entendre est intitulé « Cantique des degrés ». Tel est son titre, et il est chanté par ceux qui montent, lesquels chantent souvent comme chanterait un seul, et souvent comme plusieurs ; car plusieurs ne font qu’un, puisqu’il n’y a qu’un seul Christ, et que tous les membres ne font en Jésus-Christ et avec Jésus-Christ qu’un même corps, et de tous ces membres, la tête est au ciel. Le corps souffre encore sur la terre, et n’est pas néanmoins séparé de la tête, qui veille d’en haut sur le corps et le préserve. S’il ne veillait sur ce corps, il n’eût point crié à Saut qui le persécutait, et n’était point encore Paul : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? »[89] Vous savez tout cela, on vous en a souvent parlé. Et toutefois, que le souvenir de ces paroles ne fatigue point ceux qui ne les ont point oubliées, afin que, grâce à leur patience, elles puissent revenir à la mémoire de ceux qui les avaient perdues. Ce sont des paroles salutaires, et qu’il faut souvent répéter. Qu’il n’y ait donc en notre psaume qu’un seul interlocuteur, ou qu’il y en ait beaucoup ; plusieurs ensemble ne forment qu’un seul homme, et se rangent dans l’unité, et le Christ n’est qu’un, avons-nous dit, et tous les chrétiens sont les membres du Christ.
2. Dès lors, que chantent ceux-ci ? Que chantent ces membres du Christ ? Car ils aiment, et c’est par amour qu’ils chantent, c’est l’amour qui chante en leurs transports. Parfois, la douleur les fait chanter, et parfois l’allégresse, quand ils chantent leurs espérances. Car nos tribulations ne sont que pour cette vie, et notre espérance est pour le siècle à venir ; et si l’espérance du siècle futur ne nous soutenait dans les maux de cette vie, nous péririons sans ressource. Donc, mes frères, notre joie n’est point réelle encore, mais elle entre déjà en espérance ; or, cette espérance est aussi certaine que si nous jouissions déjà de la réalité. Nous n’avons, en effet, rien à craindre quand c’est la vérité qui nous fait des promesses. Car la vérité ne peut ni se tromper, ni tromper les autres ; il nous est bon de nous y attacher, puisqu’elle nous délivre si nous demeurons fermes dans sa parole. Nous croyons maintenant, nous verrons alors ; avec la foi, notre espérance est en ce bas monde ; avec la claire vue, nous aurons la réalité dans le siècle à venir. « Nous verrons Dieu face à face »[90]. Et nous le verrons face à face quand nos cœurs seront purifiés. « Bienheureux ceux dont le cœur est pur, parce qu’ils verront Dieu[91] ». Or, comment nos cœurs seront-ils purifiés, sinon par la foi, selon cette parole de saint Pierre dans les Actes des Apôtres : « C’est par la foi qu’il purifie leurs cœurs[92] ». Et la foi purifie nos cœurs afin de les disposer à la claire vue. Car nous vivons dans la foi, et non dans la claire vue, comme dit l’Apôtre : « Tant que nous sommes dans un corps, nous sommes éloignés du Seigneur ». Qu’est-ce à dire, « nous sommes éloignés ? » « Car nous marchons dans la foi », ajoute le même Apôtre, et non dans la claire vue[93] ». Donc, celui qui est dans l’exil, qui marche dans la foi, n’est point encore dans sa patrie, il est seulement dans la voie qui y conduit ; tandis que l’homme qui n’a pas la foi n’est ni dans la patrie, ni dans la voie pour y arriver. Marchons, dès lors, comme si nous étions dans la voie, parce que le roi de cette patrie en est lui-même devenu la voie. Le roi de notre patrie est Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est là qu’est la vérité, ici-bas est la voie. Où allons-nous ? À la vérité. Par où y aller ? Par la foi. Où allons-nous ? Au Christ. Par où y aller ? Par le Christ qui, lui-même, nous a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie[94] ». Or, auparavant, il avait dit à ceux qui croyaient en lui : « Si vous demeurez en ma parole, vous serez véritablement mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera[95] ». Vous connaîtrez la vérité, nous dit le Sauveur, mais à la condition de demeurer dans ma parole. Dans quelle parole ? « Dans la parole de foi que nous prêchons[96] », a dit l’Apôtre. Tout d’abord donc, c’est la parole de la foi, et si nous y demeurons, nous connaîtrons la vérité, et la vérité nous délivrera. La vérité est immortelle, la vérité est immuable, la vérité, c’est le Verbe dont il est dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Et qui peut voir cela, sinon l’homme au cœur pur ? Qu’est-ce qui purifie nos cœurs ? « Et le Verbe s’est fait chair, et il a demeuré parmi nous[97] ». Le Verbe donc, demeurant en soi, est la vérité vers laquelle nous nous dirigeons ; mais ce Verbe de la foi que l’on prêche, et dans lequel Dieu nous ordonne de demeurer, afin de connaître la vérité, c’est le Verbe fait chair et qui a demeuré parmi nous. Tu crois d’abord au Christ né dans sa chair, et tu arriveras au Christ né de Dieu, et Dieu en Dieu.
3. C’est donc avec transport que se chantent les psaumes que nous lisons ; les membres du Christ chantent notre psaume dans leur allégresse. Mais qui peut se réjouir sinon dans l’espérance, comme nous l’avons dit ? Que notre espérance soit donc ferme, et chantons avec joie. Car tous ceux qui chantent ne nous sont point étrangers, autrement ce psaume ne serait point le cri de notre âme. Écoutez donc, comme si vous vous entendiez vous-mêmes ; écoutez comme si vous vous regardiez dans le miroir des Écritures. Quand vous prenez le miroir des Écritures, votre face en devient plus sereine ; et quand la joie de l’espérance te montrera que tu ressembles à plusieurs membres du Christ qui ont chanté ce psaume, toi-même tu seras parmi ces membres, et tu le chanteras à ton tour. Pourquoi donc ceux qui chantent le font-ils avec joie ? Parce qu’ils ont échappé au péril. Donc, l’espérance les fait chanter. Tant que nous sommes ici-bas, et comme étrangers, nous ne sommes pas délivrés. Sans doute, quelques membres de ce corps auquel nous appartenons nous ont précédés, et peuvent chanter en toute vérité. Les martyrs ont chanté ce cantique, ils sont délivrés et tressaillent avec le Christ, qui leur redonnera incorruptibles ces mêmes corps qu’ils ont eu dans la corruption, et dans lesquels ils ont tant souffert : ils seront pour eux des ornements de justice. Soit donc que les martyrs chantent ce cantique dans la réalité de leur bonheur, soit que nous le chantions par l’espérance, et que nous unissions nos transports à leurs couronnes, en soupirant après cette vie que nous n’avons pas et que nous ne pourrons avoir, si nous ne l’avons désirée ici-bas, chantons avec eux et disons : « Si le Seigneur n’eût pas été avec nous »[98]. Voilà qu’ils ont jeté les yeux sur les quelques tribulations qu’ils ont endurées, et du lieu de bonheur et de sûreté où ils sont établis, ils regardent par où ils ont passé, et où ils sont arrivés ; et comme il était difficile d’échapper à tant de maux sans la main du libérateur, ils redisent avec joie : « Si le Seigneur n’eût été avec nous ». Tel est le commencement de leur cantique ; ils n’ont point dit encore d’où ils sont délivrés, tant est grande leur joie : « Si le Seigneur n’eût été avec nous ».
4. « Qu’Israël dise maintenant : Si le Seigneur n’eût été avec nous[99] ». Qu’il le dise, maintenant qu’il est délivré. Le Psalmiste, en effet, nous met sous les yeux ceux qui se délivrent, ou plutôt ceux qui sont délivrés. Que notre cœur nous les montre comme triomphants, et nous-mêmes avec eux, ainsi qu’il est dit dans le psaume précédent : « Nos pieds étaient affermis dans les parvis de Jérusalem »[100]. Ils n’y étaient point encore arrivés, mais ils étaient sur la voie ; et telle était leur joie et leur précipitation, telle était leur espérance d’arriver, que même en chemin et sous le poids du labeur, ils s’y croyaient déjà établis. De même représentons-nous ce futur triomphe du siècle à venir, lorsque nous insulterons à la mort déjà vaincue, déjà détruite, et que nous lui dirons : « Où donc, mort, est ton empire ? Où donc, mort, est ton aiguillon[101] ? » alors que nous serons unis aux anges, et que nous triompherons avec notre roi, qui a voulu ressusciter le premier, quoiqu’il ne soit point mort le premier de tous. Car beaucoup sont morts avant lui, et toutefois, nul avant lui n’est ressuscité pour la vie éternelle. En triomphant donc avec lui, établis avec lui de cœur et d’espérance, parce que nous sommes délivrés, pensons à cette délivrance, aux scandales, aux tribulations du monde, aux persécutions si nombreuses des païens, aux fourberies des hérétiques, aux suggestions du diable, au combat si opiniâtre des passions. Qui pourrait échapper à tout cela, « si le Seigneur n’eût été avec nous ? Qu’Israël dise maintenant » ; car Israël peut le dire en sûreté : « Si le Seigneur n’eût été avec nous ». Quand ? « Lorsque les hommes s’élevaient contre nous ». Ces hommes ont été vaincus ; ne t’en étonne pas, ô chrétien, ils étaient des hommes ; mais ce n’était pas un homme qui était avec nous, c’était le Seigneur ; et des hommes s’élevaient contre nous. Toutefois, des hommes pourraient opprimer d’autres hommes, si ces hommes que l’on n’a pu opprimer n’eussent eu avec eux non pas un homme, mais le Seigneur même.
5. Donc, « si le Seigneur n’eût été avec nous, quand les hommes s’élevaient contre nous ». Qu’eussent pu faire contre vous les hommes, quand vous chantiez avec allégresse, et que vous aviez l’assurance de la vie éternelle ? Que vous eussent fait les hommes en s’élevant contre vous, si le Seigneur n’eût été avec vous ? « Peut-être nous eussent-ils dévorés tout vivants[102] » Dévorés tout vivants ! sans même vous tuer pour vous dévorer ensuite ! O cruauté ! ô barbarie ! Ce n’est pas ainsi qu’en use l’Église ; il fut dit à Pierre : « Tue et mange[103] » ; mais non : Dévore-les tout vivants. Comment donc Pierre ou l’Église peut-il tuer et manger ? Et comment ceux qui se sont élevés contre nous nous eussent-ils dévorés tout vivants, si le Seigneur n’eût été avec nous ? Parce que nul n’entre dans le corps de l’Église sans mourir tout d’abord. Il meurt à ce qu’il était, afin d’être ce qu’il n’était pas. Autrement l’homme qui ne meurt point, qui n’est point ainsi mangé par l’Église, peut bien faire partie de ce peuple que l’on voit des yeux, mais faire partie de ce peuple qui est connu de Dieu, et dont l’Apôtre a dit : « Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent[104] » ; il ne le peut s’il n’est mangé, et il ne saurait être mangé si tout d’abord il n’est tué. Voilà un païen qui vit encore dans l’idolâtrie, et qui veut être admis parmi les membres du Christ. Pour y entrer, il doit être mangé ; mais s’il n’est tué d’abord, l’Église ne saurait le manger. Pour lui, renoncer au siècle, c’est mourir ; et croire en Dieu, c’est être mangé. Comment donc nos adversaires nous eussent-ils dévorés tout vivants, si le Seigneur n’eût été avec nous ? Il s’éleva jadis contre l’Église de nombreux persécuteurs, et il n’en manque pas aujourd’hui encore. Ils s’élèvent les uns après les autres, et souvent ils absorbent tout vivants ceux-là toutefois qui n’ont point le Seigneur avec eux. C’est pourquoi nos interlocuteurs ont dit avant tout : « Si le Seigneur n’eût été avec nous » ; car il en est beaucoup qui sont dévorés, parce qu’ils n’ont point le Seigneur avec eux. Voilà ceux qui sont absorbés tout vivants, qui connaissent le mal, et y consentent par leur langage. Il s’est donc élevé certains persécuteurs, qui ont dit aux hommes Offrez de l’encens aux idoles, ou bien la mort. Ceux-ci, aimant la vie, cédèrent aux douceurs qu’ils y trouvaient, et ne mirent pas les promesses de Dieu au-dessus de tout ce qu’ils goûtaient sur la terre. On leur ordonnait de croire en ce qu’ils ne voyaient pas encore, taudis qu’ils voyaient ce qu’ils aimaient. Alors, s’attachant davantage à ce qu’ils voyaient, ils ont banni Dieu de leurs cœurs ; et comme le Seigneur n’était point en eux, ils ont été dévorés tout vivants. Qu’est-ce à dire, dévorés tout vivants ? En offrant de l’encens à des idoles, quand ils savaient que l’idole n’est rien. Car, s’ils eussent cru que l’idole fût quelque chose, ils eussent été morts avant d’être absorbés ; mais croire que l’idole n’est rien, que le culte des Gentils n’est qu’une folie, c’est vivre ; et quand néanmoins ils obéissent aux injonctions des persécuteurs, ils sont absorbés tout vivants. Mais ils sont absorbés tout vivants, précisément parce que le Seigneur n’était pas avec eux. Ceux en qui habite le Seigneur peuvent bien être tués, mais ne meurent point. Ceux qui, après avoir consenti à ces sacrilèges, vivent encore, sont absorbés tout vivants, et, une fois absorbés, ils meurent. Ceux, au contraire, qui souffrent sans succomber à la violence, tressaillent et disent : « Qu’Israël chante maintenant », qu’il chante dans sa joie, qu’il chante avec sécurité : « Si le Seigneur n’eût été avec nous, quand les hommes se soulevaient contre nous, peut-être nous eussent-ils dévorés tout vivants ».
6. « Quand leur fureur s’allumait contre nous ». Vous savez, mes frères, que dans un des psaumes précédents, à l’entrée même de ces cantiques des degrés, un homme, qui commençait à monter, demandait du secours contre la langue trompeuse, et s’écriait : « Seigneur, délivrez mon âme des lèvres injustes et de la langue trompeuse[105] ». Quand un homme, en effet, commence à s’élever et à faire des progrès, au premier pas il rencontre les langues trompeuses, caressantes pour le perdre, caressantes pour lui persuader le mal : Que fais-tu, lui dit-on ? Pourquoi vivre de la sorte ? Ne peut-on vivre autrement ? Ne peut-on autrement servir Dieu ? Tu es le seul pour vouloir être ce que les autres ne sont point. Mais si tu en trouves pour vivre comme toi, que dit alors cette langue flatteuse et fourbe ? Ceux-là ont pu, il est vrai ; mais toi, pourras-tu ? Tu entreprends pour abandonner ensuite ; mieux vaudrait ne rien entreprendre, que perdre courage après avoir commencé. Langue trompeuse, et flatteuse jusque-là. Mais si la fermeté vient à déjouer ses flatteries artificieuses, elle prend le ton de la violence ouverte : elle te flattait pour te séduire, elle va menacer pour t’entraver. Mais site Seigneur est en toi, si dans ton cœur tu n’as pas abandonné le Christ, de même que tu as vaincu les langues trompeuses, avec tes flèches aiguës, tes charbons dévorants, c’est-à-dire par les paroles de Dieu qui avaient transpercé lori cœur, par les exemples des justes qui, de la mort sont revenus à la vie, du péché à la justice, comme des charbons éteints qui se rallument : de même qu’au moyen de flèches et de charbons dévorants tu as pu vaincre ces trompeurs séduisants, ces flatteurs artificieux, de même tu vaincras ces hommes violents, qui ont recours à la menace après avoir échoué dans les séductions. Vaincus dans leurs flatteries, qu’ils soient aussi vaincus dans leurs menaces. Mais comment les vaincre, « si le Seigneur n’est avec nous ? » Évidemment ce n’est point toi qui peux vaincre, mais Celui qui est en toi. Tu portes dans ton cœur un tel capitaine, et tu serais vaincu ? N’est-ce point Celui qui est en toi qui a dit : « J’ai vaincu le monde[106] ? » N’a-t-il pas le premier vaincu le diable en mourant, parce qu’il était toujours supérieur à toute créature, puisque le Verbe est Dieu en Dieu ? Pourquoi cette victoire, sinon pour t’apprendre à combattre le diable ? Et néanmoins, bien que tu saches déjà, tu seras vaincu si tu n’as en toi Celui qui le premier a vaincu pour toi. « Si le Seigneur n’eût, été avec nous, quand les hommes se soulevaient contre nous, peut-être nous eussent-ils dévorés tout vivants. Quand leur colère s’allumait contre nous » ; voilà des colères, des violences ouvertes. « Peut-être l’eau nous eût-elle submergés[107] ». Cette eau désigne les peuples pécheurs ; la suite va nous montrer quelles sont ces eaux, car elles eussent englouti quiconque aurait consenti aux suggestions des hommes. Il fut mort comme les Égyptiens sans pouvoir traverser comme les Israélites. Vous savez, mes frères, que le peuple d’Israël traversa les eaux, et que ces mêmes eaux engloutirent le peuple égyptien[108]. « L’eau nous eût engloutis », dit le Prophète.
7. Mais quelle est – cette eau ? C’est un torrent qui s’élance avec impétuosité, mais qui passera. On appelle torrents ces courants que grossissent tout à coup les pluies de l’hiver, qui s’élancent avec fracas, entraînent celui qu’ils rencontrent, mais en qui n’est pas le Seigneur ; pour l’homme, en effet, qui a en lui le Seigneur, son âme traverse le torrent. Ce torrent coule encore, mais l’âme des martyrs l’a déjà traversé. Ce torrent est toujours torrent, tant qu’il roule des hommes par la naissance et par la mort : de ce torrent viennent les persécutions. C’est là qu’a bu, le premier, notre chef dont il est dit dans un psaume : « Il boira, en chemin, de l’eau du torrent[109] ».C’est des eaux de ce torrent, qui désigne le peuple persécuteur, qu’a – bu celui qui dit à ses disciples : « Pouvez-vous boire du calice que je boirai moi-même[110] ? Il « boira en chemin de l’eau du torrent ». Qu’est-ce à dire, « boire en chemin ? » Boire en passant, et sans s’arrêter. Il a bu en chemin, sans doute, parce qu’il est dit de lui : « Il ne s’est point arrêté dans la voie des pécheurs[111] ». Il a bu en passant. Que dit ensuite le Prophète ? « C’est pour cela qu’il élèvera la tête. Il a bu en chemin de l’eau du torrent, aussi élèvera-t-il la tête ». Déjà notre chef est élevé, parce qu’il a bu en chemin de l’eau du torrent ; car Notre-Seigneur a souffert. Si donc la tête est dans les cieux, comment le corps peut-il redouter le torrent ? Parce que la tête est élevée, le corps dit sans hésitation : « Notre âme a franchi le torrent ; notre âme aurait-elle peut-être franchi des eaux sans substance[112] ? » Telle est l’eau dont le Prophète a dit : « Les eaux nous eussent peut-être submergés ». Mais qu’est-ce que cette eau sans substance ? Que signifie « sans substance ? »
8. Et d’abord, pourquoi ce « peut-être ? »« Notre âme aurait-elle peut-être franchi des eaux sans substance ? » Les latins ont rendu comme ils ont pu, par forsitan, le mot ara des Grecs. On trouve, en effet, dans les exemplaires grecs, l’expression ara, qui marque un doute, et que l’on a voulu rendre par fortasse, qui ne la rend point complètement. Nous pouvons l’exprimer par un mot qui n’est pas latin, mais qui peut aider vos intelligences. Ce que les Carthaginois expriment par jar, non pour signifier le bois, mais le doute, les Grecs l’expriment ara, et les Latins par Putas, penses-tu ainsi : Penses-tu que j’aie franchi ? Mais en disant : Forsitan evasi, peut-être ai-je franchi, on n’exprime pas le même sens ; et toutefois le putas qui est familier, n’est point latin. J’ai pu, néanmoins, l’employer en vous parlant ; car souvent j’emploie des termes qui ne sont pas latins, afin d’aider votre intelligence. Ou n’a pu mettre cette expression dans l’Écriture, parce qu’elle n’est pas latine, et le latin se trouvant en défaut, on a pris une expression qui n’avait pas le même sens. Voici donc comme il faut comprendre : Notre âme aurait-elle bien pu franchir une eau sans substance ? Pourquoi ce putas douteux ? Parce que la grandeur du péril rend ce passage à peine croyable. Ils ont enduré de grands tourments, fait face à d’effroyables périls. Ils ont été pressés de telle sorte, que peu s’en est fallu qu’ils ne succombassent pendant leur vie, qu’ils ne fussent absorbés tout vivants. Mais quand enfin ils sont échappés-, quand ils sont en sûreté, ils disent au souvenir de ces dangers : « Notre âme a-t-elle bien pu traverser cet abîme sans fond ? »
9. Quelle est cette eau sans substance, sinon l’eau sans substance des péchés ? Car les péchés n’ont aucune substance. Ils ont la pauvreté, mais aucune richesse, aucune substance ; l’indigence, mais aucune substance. C’est dans cette eau sans substance que le plus jeune des deux fils dissipa tout son bien. Car-, vous le savez, il s’en alla et dit à son père : « Donnez-moi la portion de la substance qui me revient ». Pourquoi demander ? Elle est mieux conservée entre les mains de ton père ; elle est à toi, et tu veux la dissiper, tu veux t’en aller au loin. « Donnez-moi », oui, « donnez-moi ». Et le père la lui donna. Puis il s’en alla dans un pays lointain et prodigua toute sa substance en vivant avec des prostituées ; puis il demeura pauvre, fit paître les pourceaux, et dans son indigence se ressouvint des richesses de son père[113]. Sans l’indigence qui le saisit, il n’eût pas désiré d’être rassasié de ces biens. Que tous donc considèrent leurs péchés, et voient si ces péchés ont une véritable substance. Pourquoi le pécheur a-t-il irrité Dieu[114] ? Si tu ne vois ta faute avant de la commettre, vois-la du moins quand elle est commise. La douceur de cette vie a maintenant quelque attrait, et plus tard elle se changera en une grande amertume. Voilà que tu as commis une faute, et cette faute a produit un gain. Qu’est-ce que ce gain que tu as fait ? Pour faire un gain, tu as offensé Dieu. Pour accroître tes possessions, ta foi était en baisse, et ton or en hausse. Qu’as-tu perdu, et qu’as-tu gagné ? Ce que tu as gagné s’appelle de l’or, ce que tu as perdu s’appelle la foi : compare ta foi à l’or ; si la foi se vendait sur les marchés, quel prix la ferait-on ? Ta pensée est occupée de tes gains, et non de tes pertes ? Ton coffre te réjouit, ton cœur ne s’afflige point ? Tu vois je ne sais quoi de plus dans ton coffre, mais vois quelle diminution dans ton cœur. En ouvrant ton coffre, tu y trouves un argent qui n’y était pas. C’est bien, tu te réjouis d’y voir ce qui n’y était point. Mais ouvre le coffre de ton cœur, la foi y était, elle n’y est plus. Si tu te réjouis d’une part, pourquoi ne pas pleurer d’autre part ? Tu as perdu beaucoup plus que tu n’as gagné. Veux-tu voir ce que tu as perdu ? le naufrage même n’eût pu te l’enlever ; car plusieurs ont perdu leur fortune dans la mer et en sont sortis dépouillés. Beaucoup firent naufrage avec Paul[115] : ceux qui aimaient le monde firent naufrage, et tout fut perdu pour eux ; ils perdirent ce qu’ils avaient d’extérieur, et ils trouvèrent vide jusqu’au tabernacle de leur cœur. Mais Paul portait dans son cœur l’héritage de sa foi que nul flot, nulle tempête ne pouvait lui enlever ; il s’en alla dépouillé, et néanmoins il s’en allait riche. Telles sont les richesses qu’il nous faut chercher. Mais je ne les vois point, me dis-tu. Âme en délire, tu ne les vois point des yeux de la chair, mais aie l’œil du cœur et tu les verras. Tu ne vois point la foi, dis-tu ? Pourquoi donc la vois-tu dans un autre ? Pourquoi donc pousser des cris quand on te manque de foi, si tu ne vois pas la foi ? Qu’on te manque de foi, tu cries. Si donc tu l’exiges des autres, tu as des yeux pour la voir, tu n’en a plus dès qu’on l’exige de toi ? Oui, si tu te récries, quand un homme est parjure à ton égard, pleure aussi d’être parjure à l’égard d’un autre. Comprends alors que la faute que tu commets est aussi sans substance. Car il n’y a nulle substance dans tout ce que l’on acquiert par le péché, et cela même ne s’acquiert pas. Celui-là a de l’or, qui sait en user ; mais l’homme qui ne sait point en user, est plus tenu qu’il ne tient, plus possédé qu’il ne possède. Soyez maîtres, et non esclaves de votre or ; car, Dieu qui a fait l’or, t’a fait aussi supérieur à l’or ; il a fait l’or pour tes besoins, et toi à son image. Vois ce qui est au-dessus de toi, afin de fouler aux pieds ce qui est au-dessous. Où est donc ton acquisition ? Veux-tu voir que c’est une eau sans substance ? Emporte avec toi dans la tombe ce que tu as acquis. Que vas-tu faire ? Tu as acquis de l’or et perdu la foi ; dans peu de jours tu sortiras de cette vie, et tu ne saurais emporter avec toi cet or acquis au détriment de ta foi ; ton cœur sans foi s’en va au supplice, lui qui, plein de foi, s’en irait au triomphe. Ce que tu as fait n’est donc rien, et pour ce rien tu as offensé Dieu. Elle est donc sans substance, l’eau qui t’a submergé. Que revient-il au pécheur d’avoir irrité Dieu ? Qu’ils soient confondus ceux qui commettent vainement l’injustice[116]. Car nul ne commet l’injustice sans la commettre en vain ; et nul n’y pense.
10. Cependant les hommes s’en vont, ils écoutent ce proverbe vulgaire, tandis que les proverbes de Dieu les endorment. Quel est ce proverbe qu’ils écoutent ? Mieux vaut tiens, que tu l’auras. Insensé, que tiens-tu donc ? Mieux vaut tenir, dis-tu ; tiens donc, mais de manière à ne point perdre ; et dis alors Mieux vaut tenir. Mais si tu ne tiens pas de la sorte, pourquoi ne pas tenir ce que tu ne saurais perdre ? Que tiens-tu ? De l’or. Tiens-le donc bien, et qu’on ne te l’enlève pas malgré toi. Mais si ton or t’entraîne où tu ne veux pas aller, et qu’alors un larron plus fort en cherche un moins fort que lui, te voilà sous la griffe de l’aigle, parce que tu as tout d’abord pris un lièvre ; tu as fait ta proie d’un moins fort, et tu deviens la proie d’un idus fort, Voilà ce que ne voient point les hommes, tant la cupidité les aveugle. Chose étonnante, mes frères, que ne voient qu’avec horreur ceux qui la considèrent ! Le plus fort cherche le plus faible, et n’a d’autre raison de l’opprimer que le bien qu’il peut lui enlever ; il voit dans quelles tortures il le met, sans autre motif que les richesses que celui-ci possède, et il s’approprie ce bien qu’il voit être pour l’autre la cause de ses douleurs. Il ne considérait rien de tout cela pendant qu’il le persécutait. Cet homme s’enfuyait, il était dans l’angoisse, il était dans la crainte, il ne savait où se cacher ; et pourquoi endurait-il ces maux, sinon parce qu’il avait des richesses ? Qu’il t’apprenne du moins ce que tu dois faire ; car ce bien qui a été son tourment, et pour lequel tu l’as persécuté, va te tourmenter aussi, par la crainte qu’un autre persécuteur ne le ravisse. Tu considères combien cet homme est riche ; mais si tu le poursuis parce qu’il est riche, crains à Ion tour de t’enrichir, de peur d’être la proie d’un autre. Tout cela est donc vain. Cherches-en la fin, tu ne verras que ténèbres ; cherche la cause, et tu ne trouveras rien.
11. Que ceux-là donc se réjouissent, qu’ils tressaillent dans le Seigneur, ceux qui disent : « Notre âme a traversé une eau sans substance », et qu’ils recouvrent leur substance. Ils l’ont perdue en vivant dans la profusion, mais leur père en est-il appauvri ? Qu’ils reviennent, et ils retrouveront près de lui ces richesses qu’ils ont dissipées au loin avec les prostituées ; qu’ils échappent à l’eau sans substance et qu’ils disent : « Béni soit le Seigneur qui ne nous a pas livrés à leurs dents comme une proie[117] ». Nos persécuteurs étaient des chasseurs qui avaient couvert leurs pièges d’un appât. De quel appât ? Des plaisirs de cette vie, afin que ces plaisirs nous fissent donner tête baissée dans l’iniquité, et prendre aux pièges. Mais ce ne sont point ces hommes, en qui était le Seigneur, ceux qui disaient : « Si le Seigneur n’eût été avec nous », qui sont pris aux pièges. Que le Seigneur soit avec toi, et toi non plus tu ne seras point pris dans ces filets ; crie bien haut : « Béni soit le Seigneur qui ne nous a point livrés à leurs dents comme une proie ».
12. « Notre âme, semblable au passereau, s’est échappée du piège des chasseurs[118] ». Car en cette âme était le Seigneur, et dès lors, semblable au passereau, elle a pu s’arracher au piège. Pourquoi comme le passereau ? Avec l’imprudence du passereau elle était tombée dans les rets, et dès lors elle pouvait dire : Que Dieu veuille me pardonner. Oiseau inconstant, repose ton pied sur la pierre, ne va pas au piège tendu. Te voilà pris, épuisé, broyé. Que le Seigneur te soit en aide, et il te délivrera de menaces plus effrayantes, du piège des chasseurs. On voit quelquefois l’imprudent oiseau se poser sur le piège, alors on fait du bruit pour l’en chasser ; ainsi en était-il des martyrs, dont quelques-uns penchaient vers les douceurs de la vie ; le Seigneur, qui était en eux, faisait retentir le bruit de l’enfer, et le passereau s’échappait du piège des chasseurs : « Notre âme, semblable au passereau, s’échappait du piège des chasseurs ». Eh quoi donc ! Ce filet doit-il demeurer éternellement ? Ce piège était la douceur de cette vie : sans se laisser prendre au piège, ils ont enduré la mort ; et cette mort a brisé le piège ; et la vie n’a plus eu pour les prendre aucun attrait qui pût les charmer : le piège était brisé ; mais l’oiseau l’était-il aussi ? Point du tout, car il n’était plus dans le filet : « Le piège a été rompu et nous avons été délivrés ».
13. Qu’ils chantent maintenant leur délivrance, qu’ils volent vers Dieu, qu’ils triomphent dans ce même Dieu qui les a délivrés ; car le Seigneur était en eux pour les délivrer du piège. Pourquoi le lac est-il rompu, et sommes-nous délivrés ? Veux-tu savoir pourquoi ? C’est que « notre secours est dans le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre[119] ». Si notre secours n’était en lui, le filet n’eût point duré toujours sans doute, mais le passereau une fois pris eût été broyé. Car cette vie doit passer, et tous ceux qui se seront laissé prendre à ses attraits, et qui dès lors auront péché contre Dieu, passeront avec cette vie : ce piège sera donc brisé, soyez-en certains, toute la douceur de cette vie disparaîtra, quand finira le temps marqué pour sa durée : ayez donc soin de ne point vous y attacher maintenant, afin qu’à la rupture du filet vous puissiez chanter avec joie : « Le lac est rompu et nous voilà délivrés ». Mais ne t’imagine pas que tu le puisses par les forces ; vois plutôt de qui tu as besoin pour être délivré (car l’orgueil te jettera dans le piège), et dis alors : « Notre secours est dans le nom du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre ».
11. Notre psaume est terminé, et autant que le Seigneur a daigné m’aider, il est expliqué. Mais demain nous devons prêcher encore, votre charité le sait très bien ; revenez donc, et soutenez-moi de vos prières. Vous vous souvenez en effet de ma promesse, et je ne vous dirais point d’avance le sujet de mon discours, si je n’avais besoin du secours de votre foi et de vos prières. Je vous ai promis, il vous en souvient, de vous expliquer ces paroles de l’Évangile : « La loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ[120] ». Les hérétiques, et surtout les Manichéens, jettent le blâme sur la loi, et nous disent que Dieu ne l’a point donnée. Il nous faut donc expliquer ce passage, afin que l’on sache bien que Dieu a donné la loi, et que cette loi a été promulguée par Moïse, mais non pour sauver, et cela pour des raisons particulières. La loi ne sauvait point, afin que l’on désirât le législateur, le chef, qui pardonnât aux pécheurs ; et qu’ainsi la loi fût donnée par Moïse, la grâce et la vérité par Jésus-Christ. Voilà le sujet que je propose à votre attention. Dieu me soutiendra de sa grâce, non point à cause de mues mérites, mais par le mérite de vos désirs ; non point que je le puisse de moi-même, tout viendra de l’abondance de ses dons. Ce point de doctrine, fort nécessaire aux hommes qui vivent dans le Nouveau Testament, sera exposé de manière à déloger l’ennemi de toutes ces obscurités où il se cache pour tromper les fidèles.


DISCOURS SUR LE PSAUME 124[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

VAINE PROSPÉRITÉ DES MÉCHANTS, ET CONFIANCE DES JUSTES.[modifier]

Le Prophète veut nous détourner des prospérités d’ici-bas qui produisent l’enflure chez les uns, et découragent les autres qui se croient frustrés de toute récompense ; puis il attire notre attention sur l’homme au cœur droit, qui n’a d’autre volonté que celle de Dieu, ne critique point les desseins de Dieu sur le pauvre et sur le riche, met sa confiance en Dieu, et ne sera point ébranlé parce qu’il habite Jérusalem ou la cité de Dieu. Cette cité est environnée de montagnes ou des hommes de Dieu, prophètes, apôtres, évangélistes, d’où nous vient le secours qu’elles-mêmes reçoivent de Dieu. Il est aussi d’autres montagnes qui ne sont que des écueils, qui ont en elles-mêmes une confiance présomptueuse et nous demandent la nôtre, tandis que les montagnes véritables déclinent cette confiance pour elles-mêmes, pour la reporter à Dieu, d’où leur vient la lumière et la rosée. Ces montagnes diront que le sceptre de l’impie ne sera point toujours sur l’héritage du juste, qu’il faut obéir à nos maîtres ici-bas comme le Christ s’est assujetti à ses ennemis, comme le médecin se fait le serviteur du malade. Tout cela passera, afin de ne point décourager les hommes au cœur droit. Quant à l’homme aux voies tortueuses, Dieu l’unit aux méchants, et ne donne qu’à Israël ou à celui qui voit Dieu cette paix qui est Dieu même.


1. Compté au nombre des cantiques des degrés (et afin de ne pas vous embarrasser l’esprit plus que je ne vous instruirais, je ne reviendrai pas sur ce titre, suffisamment expliqué), ce psaume nous apprend à monter, à élever nos âmes vers Dieu notre Seigneur, par l’élan de la charité et de la piété, à détourner nos regards de ces hommes qui jouissent ici-bas d’une félicité vaine qui les enfle et qui les séduit, qui n’entretient en eux que l’orgueil, qui glace leur cœur à l’égard de Dieu, l’endurcit à la rosée de la grâce et le rend stérile. La confiance avec laquelle ils trouvent auprès d’eux ce qui parait nécessaire à la vie, et même au-delà du nécessaire, les élèves, et bien qu’ils soient à cause de leurs iniquités, bien inférieurs aux autres hommes, ils se croient supérieurs à tous. Encore s’ils croyaient être comme les autres hommes ! Or, en considérant ces hommes, en s’arrêtant trop à les envisager, ceux mêmes qui servent le Seigneur sont dans le trouble et l’anxiété ; on dirait qu’ils ont perdu le prix du culte qu’ils rendent au Seigneur, quand ils se voient dans le labeur, dans l’indigence, dans les chagrins, dans la maladie, dans la souffrance, dans quelque nécessité, tandis qu’ils voient dans la force de la santé du corps, dans l’abondance des biens du temps, dans la prospérité de leurs proches, dans l’éclat de tous les honneurs, ceux qui non seulement ne servent point Dieu, mais sont en guerre avec le reste des hommes. Voilà ce qu’ils considèrent, ce qui les trouble, ce qui leur suggère en eux-mêmes ce qui est dit ouvertement dans un autre psaume : « Comment « Dieu le sait-il, et le Très-Haut en a-t-il connaissance ? Voilà que les pécheurs et les méchants ont obtenu les richesses ». Et il continue : « C’est donc en vain que j’ai purifié mon cœur, et lavé mes mains avec les innocents[121] ». Est-ce donc en vain que j’ai voulu mettre la justice dans mon cœur, vivre innocent au milieu des hommes, quand j’en vois d’autres, peu soucieux de l’innocence, jouir d’une telle prospérité, insulter aux hommes justes et accroître leur bonheur par de nouvelles iniquités ?
2. Mais qui donc parlait ainsi dans le psaume ? L’homme dont le cœur n’était point encore droit. Car c’est ainsi que commence le psaume auquel j’ai emprunté cette citation, et non celui que j’entreprends de vous exposer aujourd’hui, mais celui où il est dit « Comment Dieu le sait-il, et le Très-Haut en a-t-il connaissance ? Voilà que les pécheurs et les méchants du monde ont obtenu des richesses. Est-ce donc en vain que j’ai mis la u justice dans mon cœur, et que j’ai lavé mes « mains parmi les innocents ? » Ce psaume donc où vous voyez l’âme en péril, où vous la voyez chancelante, commence ainsi : « Combien est bon le Dieu d’Israël pour les hommes qui ont le cœur droit ! Pour moi, mes pieds se sont presque égarés, mes pas ont presque chancelé ». Pourquoi ? « Parce que j’ai été pris de jalousie contre les pécheurs, en voyant la paix dont ils jouissent[122] ». Le Prophète nous dit donc que ses pieds ont été ébranlés, que sa marche chancelante a presque abouti à une chute qui l’eût séparé de Dieu, parce qu’il s’est arrêté à considérer la prospérité des méchants, qu’il les a vus dans la paix, et lui dans la misère. Mais quand il parle ainsi, il a déjà échappé au péril, déjà son cœur s’est redressé pour s’attacher à Dieu, il nous parle d’un danger qu’il a couru. Donc « il est bon le Dieu d’Israël ». Mais pour qui ? « Pour les hommes au cœur droit ». Quels sont les hommes au cœur droit ? Les hommes qui ne critiquent point le Seigneur. Quels sont les hommes au cœur droit ? Ceux qui règlent leur volonté sur celle de Dieu, et ne forcent point celle de Dieu à se courber sous la leur. C’est pour l’homme un précepte bien court, que redresser son cœur. Veux-tu avoir le cœur droit ? Fais ce que Dieu veut, sans désirer que Dieu fasse ce que tu voudrais. C’est donc avoir le cœur tortueux, c’est-à-dire ne l’avoir point droit, que disputer sur ce que Dieu aurait dû faire, sans louer et même en critiquant ses actes. C’est peu de ne pas vouloir qu’il nous redresse, on veut le redresser lui-même, et l’on dit : Dieu n’aurait dû faire aucun pauvre, on ne devrait voir que des riches : eux seuls devraient vivre. À quoi bon le pauvre ? Que fait-il ici-bas ? Voilà le blâme contre le Dieu des pauvres. Il ferait bien mieux, cet ho me, d’être le pauvre de Dieu, afin d’être riche de Dieu ; c’est-à-dire de suivre la volonté de Dieu, et il comprendrait alors que sa pauvreté n’est que d’un moment, qu’elle passera, qu’ensuite il jouira de richesses spirituelles qui ne passeront point, et qu’à défaut d’or dans son coffre, il aura dans son cœur le trésor de la foi ! Avec de l’or dans son coffre, il craindrait les voleurs, et malgré lui il pourrait perdre cet or ; mais la foi qui serait dans son cœur, il ne pourrait la perdre, à moins de l’en chasser lui-même. Mais il est une réponse facile, mes frères. Dieu a fait le pauvre pour éprouver l’homme, et il a fait le riche afin de l’éprouver par le pauvre. Et tout ce qu’a fait Dieu est bien, Et si nous ne pouvons pénétrer ses conseils, pourquoi il a fait ceci d’une manière, et cela d’une autre manière, il nous est bon néanmoins de nous soumettre à sa sagesse, de croire qu’il a bien fait, quand nous n’en pouvons comprendre la raison notre cœur alors sera droit, nous mettrons en Dieu notre confiance la plus entière, et nos pieds ne seront point ébranlés, et en montant vers Dieu nous serons dans l’état que décrit le Psalmiste : « Ceux qui mettent leur confiance dans le Seigneur ressemblent à la montagne de Sion, ils ne seront point ébranlés de l’éternité[123] ».
3. Quels sont ces hommes ? « Ceux qui habitent Jérusalem. Ils ne seront point ébranlés de l’éternité, ceux qui habitent Jérusalem[124] ». Si nous entendons ici la Jérusalem de la terre, tous ceux qui l’habitaient en ont été chassés par la guerre et par la ruine de cette ville ; tu cherches maintenant un juif dans Jérusalem et tu n’en trouves point. Pourquoi donc ceux qui habitent Jérusalem ne seront-ils point ébranlés de l’éternité, sinon parce qu’il s’agit de cette autre Jérusalem dont on vous parle si souvent ? C’est elle qui est notre mère, c’est après elle que nous soupirons en gémissant dans cet exil ; c’est là que nous voulons retourner. Nous nous sommes éloignés d’elle, et nous en avions perdu le chemin. Le roi de cette ville est venu lui-même, il s’est fait notre voie, afin que nous pussions y retourner. C’est dans les parvis de cette Jérusalem que nos pieds étaient fermés[125], ainsi que vous l’avez entendu, dans un psaume des degrés que nous vous avons expliqué récemment, à vous du moins qui y assistiez ; c’est vers cette Jérusalem que soupirait celui qui chantait : « Jérusalem, qui est bâtie comme une cité, et dont les habitants sont unis ensemble[126] ». Ceux donc qui habitent cette ville ne seront pas ébranlés à jamais ; tandis que ceux qui ont habité la cité terrestre ont été ébranlés, par le cœur d’abord, ensuite par l’exil. Leur cœur s’est ébranlé, et ils sont tombés quand ils ont crucifié le roi de la. Jérusalem céleste. Mais ils en étaient dehors déjà par le cœur, et ils en avaient chassé le roi ; car ils le firent sortir de leur cité, et le crucifièrent au-dehors. À son tour il les a bannis de sa cité, c’est-à-dire de la Jérusalem éternelle qui est dans le ciel, et notre mère à tous.
4. Comment donc est cette ville ? Le Prophète nous la décrit en un mot. « Des montagnes l’environnent ». Est-ce un grand avantage jour nous d’être dans une ville environnée de montagnes ? Est-ce bien à être dans une ville environnée de montagnes que consistera notre félicité ? Ne connaissons-nous point les montagnes, et sont-elles autre chose que des éminences de terre ? Il est donc d’autres montagnes aimables, montagnes élevées qui sont les prédicateurs de la vérité, comme les anges, les Apôtres, les Prophètes. Ceux-là environnent Jérusalem, ils sont à l’entour et lui servent de murailles. C’est de ces montagnes aimables et délicieuses que nous parle souvent l’Écriture. Observez, quand vous la lisez ou l’entendez, combien on parle de ces montagnes ; il m’est impossible d’en énumérer tous les endroits, et néanmoins je me plais à m’étendre sur un tel sujet, autant que Dieu m’en fait la grâce, et à vous citer les passages des Écritures qui reviennent à ma mémoire. Ces montagnes sont éclairées par Dieu ; sur elles d’abord il épanche sa lumière, afin que de là elle passe aux vallées, ou même aux collines qui sont moins élevées que les montagnes[127]. C’est par elles que nous sont venues les saintes Écritures, prophéties, écrits des Apôtres, Évangiles. C’est de ces montagnes que nous chantons : « J’ai levé les yeux vers les montagnes d’où me viendra le secours », car c’est des saintes Écritures que nous vient le secours en cette vie. Mais comme ces montagnes ne se protègent point elles-mêmes, et ne tirent point d’elles-mêmes le secours qu’elles nous donnent, ce n’est point en elles qu’il faut mettre nos espérances, de peur que nous ne soyons maudits pour avoir mis notre confiance dans un homme[128]. Après que le Prophète a dit : « J’ai levé les yeux vers les montagnes, d’où me viendra le secours », il ajoute : « Le secours me viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre[129] ». C’est encore de ces montagnes que le même Prophète a dit : « Que les montagnes reçoivent la paix pour le peuple, et les collines la justice[130] ». Les montagnes, ce sont les grands, les collines ceux qui sont moindres. Ce sont les montagnes qui voient, les collines qui croient. Ceux qui voient ont reçu la paix et L’ont apportée à ceux qui croient. Ceux qui croient ont reçu la justice, car le juste vit de la foi[131]. Les anges voient, ils prêchent ce qu’ils voient, et nous croyons. Quand saint Jean disait : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu[132] » ; il voyait, et nous prêchait afin de nous amener à la foi. Et par les montagnes qui reçoivent la paix, les collines reçoivent la justice ; que dit en effet le Prophète à propos des montagnes ? Il ne dit point que d’elles-mêmes elles aient la paix, ou établissent la paix, ou qu’elles engendrent la paix, mais qu’elles reçoivent la paix. Or, c’est du Seigneur qu’elles reçoivent la paix. Lève donc en vue de la paix les yeux vers les montagnes, afin que le secours te vienne du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. Parlant ailleurs de ces montagnes, le Saint-Esprit a dit : « Des montagnes éternelles vous faites descendre sur nous une lumière admirable »[133]. Il ne dit point que ces montagnes éclairent, mais que Dieu donne la lumière au moyen de ces montagnes éternelles. En prêchant l’Évangile par ces montagnes que vous avez rendues éternelles, c’est vous qui éclairez, et non point les montagnes. Telles sont les montagnes qui environnent Jérusalem.
5. Pour mieux vous faire comprendre quelles sont ces montagnes environnantes, quand l’Écriture a parlé des montagnes dans un sens favorable, il arrive bien rarement, et peut-être n’arrive-t-il jamais qu’elle ne parle aussitôt du Seigneur, ou qu’elle ne reporte notre attention jusqu’à lui, de peur que notre espérance ne s’arrête à ces montagnes. Voyez dans les passages que j’ai cités : « J’ai levé les yeux vers les montagnes, d’où mue viendra u mon secours ». De peur que tu n’en restes là. « Mon secours », dit-il, « est dans le Seigneur, qui a fait le ciel et la terre ». Ensuite : « Que les montagnes reçoivent la paix pour le peuple ». Dire qu’elles reçoivent, c’est montrer assez que la source d’où elles la recevront est ailleurs. « Et puis des montagnes descend la lumière ». Mais c’est vous, dit le Prophète, « vous qui des montagnes éternelles faites descendre une lumière admirable ». Quand il dit ailleurs : « Les montagnes l’environnent », de peur que ta pensée ne s’arrête aux montagnes, il ajoute aussitôt : « Et le Seigneur est autour de son peuple », afin que ton espérance, loin de s’arrêter aux montagnes, soit dans celui qui les éclaire. Car en habitant dans les montagnes ou dans les saints, il est autour de son peuple ; il a fait à ce peuple une muraille spirituelle, afin qu’il ne soit point ébranlé de l’éternité. Mais quand il est question de montagnes dans un sens défavorable, l’Écriture n’ajoute pas le Seigneur. Ainsi ces montagnes, avons-nous dit, désignent les grandes âmes, il est vrai, mais tournées au mal. Ne vous imaginez pas en effet, mes frères, qu’un esprit médiocre ait pu susciter des hérésies. Il faut de grands hommes pour faire des hérésiarques, des montagnes d’autant plus nuisibles, qu’elles sont plus élevées. Ces montagnes n’étaient point au nombre de celles qui reçoivent la paix, afin que les collines reçoivent la justice ; mais elles ont reçu du démon, qui est leur père, l’esprit de division. C’étaient donc des montagnes, mais garde-toi de chercher un refuge auprès d’elles. Des hommes viendront et te diront : C’est un grand homme, c’est là un illustre personnage. Quel homme que Donat ! quel homme que Maximien ! Quel homme encore que ce Photin ! et Arius n’était-il pas un grand homme ? Ce sont là des montagnes, ai-je dit, mais des montagnes à naufrages. Tu vois dans leurs discours quelques jets de lumière, ils peuvent communiquer une certaine flamme. Mais si tu navigues sur une barque, et que tu sois surpris par la nuit ou par les ténèbres de cette vie, ne te laisse point prendre à ces lueurs, et n’y dirige point ton esquif, il y a là des rochers féconds en naufrages. Donc, lorsqu’on te parlera de la hauteur de ces montagnes, et qu’on t’invitera à venir à ces montagnes chercher du secours et le repos, tu répondras : « Ma confiance est dans le Seigneur ; comment dites-vous, ô mon âme : Retire-toi comme un oiseau sur les montagnes[134] ? » Il est bon pour toi, je l’avoue, de lever les yeux vers ces montagnes d’où peut te venir le secours de la part du Seigneur, afin d’échapper comme le passereau au lac des chasseurs, mais non afin de t’en aller vers les montagnes. Le passereau est léger, toujours dans l’agitation, volant deçà et delà. Mais toi, mets ta confiance dans le Seigneur, et tu seras comme la montagne de Sion, tu ne seras pas ébranlé éternellement, tu ne prendras point ton vol comme l’oiseau vers la montagne. Lorsque le Prophète parle de ces montagnes, parle-t-il aussi de Dieu ?
6. Mais tu dois aimer les montagnes en qui est le Seigneur ; et ces montagnes elles-mêmes t’aimeront, si tu ne mets point en elles ton espérance. Voyez, mes frères, quelles sont les montagnes de Dieu. Car c’est ainsi qu’on les nomme dans un autre endroit des psaumes « Votre justice est comme les montagnes de Dieu[135] ». Non point leur justice, mais votre justice. Écoute saint Paul, l’une de ces montagnes : « Afin », dit-il, « que je sois trouvé en lui, non pas avec ma propre justice qui vient de la loi, mais avec celle qui vient de la foi en Jésus-Christ[136] ». Quant à ceux qui ont voulu être des montagnes par leur propre justice, comme certains Juifs, et principalement comme les Pharisiens, voici le reproche qu’on leur fait : « Ignorant la justice qui vient de Dieu, et voulant établir leur propre justice, ils n’ont pas été soumis à la justice de Dieu[137] ». Ceux qui ont bien voulu s’y assujettir, ont été grands, de manière néanmoins à demeurer humbles. Et comme ils sont grands, ils sont des montagnes, et leur soumission à la volonté de Dieu en fait des vallées. Comme ils ont un réservoir de piété, ils reçoivent l’abondance de la paix, dont ils inondent les collines. Pour toi, examine bien quelles montagnes ont ton amour. Pour être aimé des saintes montagnes, ne mets point ton espérance en elles, quelque saintes qu’elles soient. Quelle montagne était saint Paul ? Quand s’en trouvera –-t-il une semblable ? Je ne parle ici que d’une grandeur humaine. Et toutefois, il craignait que le moindre passereau ne mît en lui sa confiance. Que dit-il alors ? « Est-ce donc Paul qui a été crucifié pour vous[138] ? » Mais levez les yeux vers les montagnes d’où vous viendra le secours : Car, « moi j’ai planté, Apollo a arrosé ». Mais votre secours est dans le Seigneur, qui a fait le ciel et la terre ; car « c’est Dieu qui a donné l’accroissement[139] ». Donc « les montagnes environnent la cité » ; mais comme « les montagnes environnent la cité, le Seigneur environne son peuple, dès maintenant et jusqu’à la fin des siècles ». Si donc les montagnes environnent la cité, comme le Seigneur environne son peuple, voilà que le Seigneur unit son peuple par le lien de la charité et de la paix, afin que ceux qui mettent leur confiance dans le Seigneur, comme la montagne de Sion, ne soient point ébranlés éternellement. Voilà ce que signifie, « dès maintenant et jusque dans le siècle ».
7. « Car le Seigneur ne laissera point le sceptre des impies sur l’héritage des justes, de peur que les justes ne portent leurs mains à l’iniquité ». Ici-bas, les justes rencontrent parfois l’affliction, et ici-bas encore, l’injuste a la domination sur le juste. Comment cela ? Souvent les injustes parviennent aux honneurs, et quand ils sont devenus ou juges, ou rois, ce que le Seigneur permet quelquefois pour châtier son peuple, pour châtier la nation qu’il s’est choisie, on ne peut leur refuser l’honneur qui est dû aux puissances. Car tel est l’ordre établi par Dieu dans l’Église, que toutes les puissances du siècle doivent y être honorées, même par ceux qui les surpassent en vertus. Je n’éclaircirai ma pensée que par un seul exemple ; vous en tirerez les conjectures pour les autres degrés de puissance. La première puissance, la puissance quotidienne de l’homme sur l’homme, est celle du maître sur le serviteur. Dans toutes les niaisons il y a de ces puissances. Il y a des maîtres, il y a des serviteurs, ce sont deux noms différents mais des hommes et des hommes, voilà des noms semblables. Or, que nous dit l’Apôtre, pour enseigner aux serviteurs la soumission envers leurs maîtres ? « Serviteurs, obéissez à vos maîtres selon la chair » ; car il est un autre maître selon l’esprit. Celui-là est le véritable et l’éternel maître, tandis que les autres ne le sont que pour un temps. Mais le Christ ne veut point que tu sois orgueilleux quand tu marches dans sa voie, quand tu vis de sa vie. Te voilà chrétien, ayant un homme pour maître ; mais tu n’es pas chrétien pour dédaigner de servir. Quand, par la volonté du Christ, tu as un homme pour maître, ce n’est point cet homme que tu sers, mais le Christ qui l’a voulu. Aussi saint Paul a-t-il dit : « Obéissez à vos maîtres selon la chair, avec crainte et respect, dans la simplicité du cœur, ne les servant point quand ils ont l’œil sur vous, comme si vous ne cherchiez à plaire qu’à des hommes ; mais faites de cœur et spontanément la volonté de Dieu, comme des serviteurs du Christ[140] ». Voilà que l’Apôtre n’affranchit point les serviteurs, mais il fait qu’ils deviennent bons, de méchants qu’ils étaient. Que ne doivent point à Jésus-Christ ces riches dont il règle ainsi la maison ? Qu’il y ait chez eux un serviteur infidèle, Jésus-Christ le convertit, mais sans lui dire : quittez votre maître, maintenant que vous connaissez le véritable maître ; c’est un impie, un homme d’iniquité, tandis que vous êtes juste et fidèle ; il serait indigne qu’un homme juste, qu’un fidèle, servît un homme infidèle et injuste. Ce n’est point là ce que lui dit Jésus-Christ ; mais bien : Servez votre maître. Et, pour encourager ce serviteur : Sers à mon exemple, lui dit-il, car je me suis assujetti aux méchants. Quand le Seigneur eut tant à souffrir dans sa passion, de qui eût-il à souffrir, sinon de ses serviteurs ? Et de quels serviteurs, sinon des méchants ? Car de bons serviteurs eussent honoré le souverain maître. Mais eux l’outragèrent parce qu’ils étaient mauvais. Que fit le Seigneur au contraire ? Il leur rendit l’amour pour la haine, car il s’écria : u Mon « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[141] ». Si le Seigneur du ciel et de la terre, par qui tout a été fait, s’assujettit à des indignes, pria pour ceux qui le traitaient avec tant de cruauté, et vint en ce monde comme un médecin ; car les médecins, ayant par l’âge et la santé l’avantage sur un malade, ne laissent pas de s’assujettir à lui ; combien moins doit-il répugner à un homme de s’assujettir à un maître quoique méchant, et de le servir de toute son âme, de toute sa bonne volonté, de toute sa charité ? Un homme vertueux en sert donc un inférieur, mais pour un temps. Appliquez aux puissances, aux dignitaires de ce monde, ce que j’ai dit du maître et du serviteur. Parfois, en effet, les dignitaires sont bons et craignent Dieu, et parfois ne le craignent point. Julien était un empereur infidèle, un apostat, un criminel idolâtre : des soldats chrétiens obéissaient à cet empereur infidèle ; mais quand il s’agissait des intérêts du Christ, ils ne reconnaissaient que le maître du ciel. Quand on leur disait d’adorer les idoles, de leur offrir de l’encens, ils préféraient obéir au Seigneur ; mais leur disait-on : Marchez en bataille contre tel peuple, ils obéissaient aussitôt. Ils distinguaient entre le maître éternel et le maître temporel ; et néanmoins ils obéissaient au maître temporel à cause du maître éternel.
8. Mais sera-ce éternellement que les méchants domineront les justes ? Non, sans doute. Voyez, en effet, ce que dit le psaume : « Le Seigneur ne laissera pas toujours le sceptre des méchants sur l’héritage des justes ». Cette verge des méchants se fait sentir pour un temps, sur l’héritage des justes, mais on ne l’y laissera point, et ce n’est point pour toujours. Un temps viendra où l’on ne connaîtra qu’un seul Dieu ; un temps viendra où le Christ, paraissant dans l’éclat de sa gloire, appellera devant lui les nations pour les séparer, comme un berger sépare les boucs d’avec ses brebis, et mettra les brebis à la droite, et les boucs à la gauche[142]. Or, tu verras parmi les brebis beaucoup de serviteurs, comme beaucoup de maîtres parmi les boucs ; comme aussi beaucoup de maîtres parmi les brebis, et parmi les boucs bien des serviteurs. Car si nous consolons ainsi les serviteurs, ce n’est pas que tous soient bons, de même que tous les maîtres ne sont point mauvais, parce que nous avons dû réprimer leur orgueil. Il est des maîtres bons et fidèles, comme il en est de mauvais ; et il y a des serviteurs mauvais, comme il y en a de bons et de fidèles.
Mais tant que les bons serviteurs ont des maîtres méchants, qu’ils les supportent pour un temps : « car le Seigneur ne laissera point le fouet des méchants sur l’héritage des justes ». Pourquoi ? « De peur que les justes u n’étendent leurs mains vers l’iniquité » ; afin que les justes supportent pour un moment la domination des méchants, qu’ils comprennent que cette domination n’est que passagère, et qu’ils se préparent à posséder l’héritage éternel. Quel héritage ? Celui où tout pouvoir sera détruit ainsi que toute puissance, afin que Dieu soit tout en tous[143]. Quand ils se réservent pour ces temps heureux, quand ils envisagent de l’œil du cœur ce qu’ils ne tiennent que par la foi, mais qu’ils verront s’ils persistent ; alors « ils n’étendent point leurs mains vers l’iniquité ». S’ils voyaient le sceptre des pécheurs peser toujours sur l’héritage des justes, ils penseraient et diraient en eux-mêmes : De quoi me sert ma justice ? serai-je donc toujours assujetti à l’injuste, et toujours serviteur ? Et moi aussi je commettrai l’iniquité, puisqu’il ne sert de rien de garder la justice. Pour le détourner de ces pensées, on lui dit par la foi que le sceptre des méchants n’est que momentanément sur l’héritage des bons. « Le Seigneur ne le laissera point à jamais sur cet héritage, afin que les justes ne se laissent pas aller à l’iniquité » ; mais qu’ils en détournent leurs mains, qu’ils la supportent sans la commettre ; car il vaut mieux supporter l’injustice que la commettre. Pourquoi donc n’en serait-il pas ainsi ? « C’est que le Seigneur ne laissera point le sceptre des pécheurs sur l’héritage des justes ».
9. Telles sont les pensées des hommes au cœur droit, dont nous disions tout à l’heure qu’ils suivaient la volonté de Dieu et non leur propre volonté. Mais ceux qui veulent suivre la volonté de Dieu, le mettent le premier, et viennent après lui : ils ne se mettent point en avant, afin que Dieu les suive : ils approuvent ses desseins ; qu’il les corrige, qu’il les console, qu’il les exerce, qu’il les couronne, qu’il les éclaire, comme l’a dit l’Apôtre ; « Nous savons que, pour ceux qui aiment Dieu, tout contribue à leur bien[144] ». De là cette parole du prophète : « Faites du bien, Seigneur, à ceux qui sont bons et dont le cœur est droit[145] ».
10. De même que l’homme au cœur droit évite le mal et fait le bien[146], parce qu’il ne porte aucune envie aux pécheurs, en voyant la paix dont ils jouissent[147] ; de même l’homme au cœur dépravé, que scandalisent les desseins de Dieu, s’éloigne du Seigneur, fait le mal et se laisse prendre aux charmes de cette vie, et, une fois pris, il en supporte les peines cuisantes. Dès qu’il s’éloigne du Seigneur, dont il ne veut point supporter la discipline, alors la fausse félicité des méchants devient pour eux un piège par un juste jugement de Dieu. C’est pourquoi le Prophète ajoute : « Pour ceux qui s’engagent dans des voies tortueuses, Dieu les unira aux hommes qui commettent l’iniquité[148] », c’est-à-dire à ceux dont ils imitent les actions ; parce qu’ils ont aimé comme eux les joies de cette vie, et n’ont point cru aux supplices éternels. Quel sera donc le partage des hommes au cœur droit qui ne se détournent point de Dieu ? Mais voyons quel sera cet héritage mes frères, puisque nous sommes les enfants. Que posséderons-nous ? Quel est notre héritage ? quelle est notre patrie ? quel est son nom ? La paix. C’est par la paix que nous vous saluons, c’est la paix que nous vous prêchons, la paix que reçoivent les montagnes, et les collines la justice[149]. Cette paix est le Christ. « Car il est notre paix, lui qui de deux peuples n’en a fait qu’un, en détruisant le mur de séparation[150] ». Parce que nous sommes les enfants, nous aurons l’héritage. Et commirent appeler cet héritage, sinon la paix ? Et voyez comme sont déshérités ceux qui n’aiment point la paix. Or, ceux-là n’aiment point la paix qui divisent l’unité. La paix est le partage des justes, le partage des héritiers. Et quels sont les héritiers ? Les enfants. Écoutez l’Évangile : « Bienheureux ceux qui aiment la paix, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu »[151]. Écoutez la conclusion du psaume : « Paix sur Israël ». Israël signifie qui voit Dieu, et Jérusalem vision de la paix. Oui, que votre charité le retienne bien, Israël signifie qui voit Dieu, et Jérusalem vision de la paix. « Quels hommes ne seront point ébranlés de l’éternité ? ceux qui habitent Jérusalem ». Ils ne seront point ébranlés à tout jamais, ceux qui habitent la vision de la paix, et cette « paix est sur Israël ». Donc, Israël qui voit Dieu, voit aussi la paix ; il est Israël et Jérusalem ; puisque le peuple de Dieu est en même temps la cité de Dieu. Si donc voir la paix, c’est voir Dieu, assurément c’est Dieu qui est la paix. C’est donc parce que le Christ Fils de Dieu est la paix, qu’il est venu pour nous rassembler et nous séparer des impies. De quels impies ? De ceux qui haïssent Jérusalem, qui haïssent la paix, qui veulent nous séparer de l’unité, qui ne croient pas à la paix, qui annoncent au peuple une fausse paix, qui n’ont point eux-mêmes la paix. Quand ils disent au peuple : Que la paix soit avec vous, et qu’il leur répond : Et avec votre esprit, ils disent une fausseté et n’entendent qu’une fausseté. À qui disent-ils : Que la paix soit avec vous ? À ceux qu’ils séparent de la paix du reste de la terre. Et à quels hommes dit-on : Et avec votre esprit ? À ceux qui saisissent toutes les occasions du schisme, qui haïssent la paix. Car si la paix était dans leur esprit, ne renonceraient-ils point aux divisions pour embrasser l’unité ? C’est donc une fausseté qu’ils disent, une fausseté qu’ils entendent. Pour nous, mes frères, disons vrai et entendons vrai. Soyons Israël, embrassons la paix ; puisque Jérusalem est la vision de la paix, et que nous sommes Israël, que la paix soit sur Israël.

DISCOURS SUR LE PSAUME 125[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

DÉLIVRANCE DE LA CAPTIVITÉ.[modifier]

Notre Dieu est venu sur la terre pour nous racheter au prix de son sang, parce que nous étions dans l’esclavage, nous et ceux même qui ont les prémices de l’esprit, ou la foi. Nous attendons par l’espérance la rédemption de notre chair, dont Jésus-Christ nous a donné le modèle par sa résurrection. Maïs jusque-là nous gémissons. Déjà la chair que le Sauveur a prise dans l’humanité, est sauvée : or, il nous dit qu’il est avec nous jusqu’à la fin des siècles. Mais nous sommes dans l’esclavage, parce que nous sommes rendus au péché, et le persécuteur nous a lui-même sauvés en répandant le sang du juste. Notre joie a été grande quand Dieu a délivré la Jérusalem du ciel. Elle est du ciel à cause des anges, et captive à cause de nous. Elle était figurée par cette Sion des Juifs, captive à Babylone, pendant 70 années. Ce nombre signifie le temps qui s’écoule par sept Jours ; et après les temps écoulés nous retournerons à la patrie. Babylone est la confusion ou le monde. Or, la délivrance nous a consolés, c’est-à-dire que Jésus nous a fait espérer à cause de sa résurrection. Alors notre bouche a été pleine de joie, c’est-à-dire la bouche de notre cœur dans laquelle s’élaborent toutes nos actions, ainsi que l’a dit le Sauveur. Ce n’est donc ni ce qui entre dans notre bouche, ni ce qui en sort qui souille l’homme, mais ce qui est résolu dans notre cœur Car Dieu y voit tout mal et tout bien. Le Seigneur a manifesté sa gloire en établissant l’Église, en nous délivrant des étreintes du péché, comme le vent tiède fait fondre les glaçons et amène les torrents. Semons dans les larmes, semons l’aumône, des biens, des services, des conseils, de la bonne volonté, nous récolterons au ciel. Le Samaritain de l’Évangile, c’est Jésus qui nous porte dans son Église, où se cicatrisent les blessures que le démon nous a faites sur le grand chemin du monde.


1. En suivant l’ordre, il nous faut expliquer, vous le savez, le psaume cent-vingt-cinquième, qui compte parmi les psaumes intitulés cantiques des degrés, et qui est, vous le savez aussi, le chant de ceux qui s’élèvent ; et où s’élèvent-ils, sinon à cette Jérusalem du ciel qui est notre mère à tous[152] ? Comme elle est du ciel, elle est éternelle. Quant à celle qui fut sur la terre, elle en était seulement l’image. Aussi est-elle tombée, tandis que l’autre subsiste. L’une a subsisté pendant qu’elle devait prophétiser l’avenir, l’autre possède l’éternité de notre réparation. Bannis pendant cette vie de cette cité bienheureuse, nous soupirons pour y retourner ; le labeur et la misère seront pour nous jusqu’à ce que nous y soyons rentrés. Toutefois, les anges, nos concitoyens, ne nous ont point abandonnés dans cet exil, mais ils nous ont annoncé que notre roi viendrait à nous. Et il est venu et a d’abord été méprisé par nous, puis avec nous. Il nous a enseigné à supporter ce qu’il a supporté, à souffrir comme il a souffert ; il nous a promis de ressusciter comme il est ressuscité, nous montrant en lui-même ce qu’il nous fallait espérer. Si donc, mes frères, avant l’avènement de Jésus-Christ en sa chair, avant sa mort, sa résurrection, son ascension au ciel, les Prophètes, qui sont nos aïeux, soupiraient après cette cité bienheureuse, quel doit être notre désir d’aller où il nous a précédés, et d’où il ne s’est jamais retiré ? Pour venir à nous, en effet, le Christ n’a point abandonné les anges. Il est demeuré toujours avec eux, et néanmoins est venu à nous ; il est demeuré avec eux dans sa majesté, il est venu à nous dans, sa chair. Mais, hélas ! où étions-nous ? S’il est appelé notre Rédempteur, nous étions captifs. Où donc étions-nous captifs, pour qu’il vînt nous racheter ? Où étions-nous retenus ? Chez les barbares ? Le diable, avec ses anges, sont pires que les barbares. C’est en leur pouvoir qu’était le genre humain ; c’est de leurs mains qu’il nous a rachetés, sans donner ni or, ni argent, mais son sang précieux.
2. Demandons à saint Paul comment l’homme était tombé dans cette captivité. Car il est un de ceux qui gémissent le plus dans cette captivité, qui soupirent après la Jérusalem éternelle, et il nous a enseigné à gémir par ce même esprit dont il était comblé quand il gémissait lui-même. « Toute créature gémit », nous dit-il, « jusqu’à présent, et souffre les douleurs de l’enfantement ». Et encore : « La créature est assujettie à la vanité, non « pas volontairement, mais à cause de celui qui l’y a assujettie dans l’espérance ». Il dit que toute créature soupire et gémit dans le travail, chez ces hommes qui ne croient point, et qui néanmoins doivent croire. Ne gémit-elle que dans ceux qui n’ont point encore la foi ? La créature ne gémit-elle plus, n’endure-t-elle plus les douleurs de l’enfantement dans ceux qui croient ? « Et non seulement elle », dit saint Paul, « mais nous qui avons les prémices de l’esprit » ; c’est-à-dire, qui déjà servons Dieu en esprit, dont l’âme a cru en Dieu, et qui, dans cette foi, avons donné à Dieu des prémices, afin que nous suivions ces prémices qui viennent de nous. « Nous donc, nous gémissons en nous-mêmes, attendant l’effet de l’adoption qui sera la rédemption de notre corps ». Saint Paul donc gémissait, et tous les fidèles gémissent, attendant la rédemption, la délivrance de leur corps. Où gémissent-ils ? Dans cette vie mortelle. Quelle est la rédemption qu’ils attendent ? La rédemption de leur corps, qui a paru d’abord en Notre-Seigneur quand il est ressuscité d’entre les morts et monté aux cieux. Mais avant qu’elle nous soit appliquée, nous devons gémir, quelle que soit notre fidélité, quelle que soit notre espérance. Aussi l’Apôtre, après avoir dit que nous gémissons en nous-mêmes dans l’attente de notre adoption, qui sera la rédemption de notre corps, prévoyant qu’on lui objecterait : De quoi nous sert le Christ, si nous gémissons encore, et comment ce Sauveur nous a-t-il sauvé ? car celui qui gémit est en souffrance ; l’Apôtre, dis-je, ajoute aussitôt : « C’est par l’espérance que nous sommes sauvés ; or, l’espérance qui est visible n’est plus l’espérance ; comment, en effet, espérer ce que l’on voit ? Si donc nous espérons ce que nous ne voyons point, nous l’attendons par la patience »[153].
Voilà pourquoi nous gémissons, et comment nous gémissons, c’est que nous ne possédons pas, mais nous attendons l’objet de nos espérances, et jusqu’à ce que nous le possédions, nous soupirons en cette vie, parce que nous désirons ce que nous ne possédons point. Pourquoi ? Parce que « c’est par l’espérance que nous sommes sauvés ». Dès à présent, cette chair qui est la nôtre, et dont le Sauveur s’est revêtu, est sauvée, non par l’espérance, mais en réalité, puisqu’elle est ressuscitée, qu’elle est montée au ciel, déjà sauvée dans notre chef, mais à sauver dans ses membres. Que les membres se réjouissent en sûreté, parce que le Chef ne les a point abandonnés. Car il a dit à ses membres qui souffrent : « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles[154] ». C’est ce qui nous a portés à nous tourner vers Dieu. Nous n’avions d’espérance que pour cette vie ; de là notre esclavage, de là notre misère, et une double misère, puisque n’ayant d’espérance que dans cette vie, et n’ayant devant les yeux que le monde, nous tournons le dos à Dieu. Mais lorsque Dieu nous convertit, que nous commençons à jeter nos yeux sur lui, et à tourner le dos au monde, nous qui sommes encore ici-bas dans la voie, nous regardons néanmoins notre patrie, et quand il nous arrive quelque affliction, nous demeurons fermes dans la voie, nous attachant au bois qui nous porte. Le vent est violent sans doute, mais le vent est favorable ; il n’est pas sans fatigue, mais il nous pousse avec rapidité, et nous arriverons plus tôt. Nous gémissons de notre captivité, et ils gémissent aussi, ceux qui ont embrassé la foi ; mais parce que nous avons oublié de quelle manière nous sommes tombés dans l’esclavage, et que l’Écriture nous le rappelle, interrogeons l’Apôtre saint Paul lui-même : « Nous savons », dit-il, « que la loi est spirituelle, et moi je suis charnel et vendu au péché[155] ». Voilà notre captivité ; C’est l’assujettissement au péché. Qui nous a vendus ? Nous-mêmes, en nous laissant séduire. Nous avons bien pu nous vendre, mais nous ne saurions nous racheter. Nous sommes vendus en consentant au péché, et nous sommes rachetés en croyant à la justice. Le sang innocent a été versé pour nous, afin de nous racheter. Quel sang a répandu l’ennemi, quand il a versé le sang des justes qu’il persécutait ? Il est vrai que c’était le sang des justes, le sang des Prophètes, qui sont nos pères, le sang des justes encore dans les martyrs ; tous néanmoins venaient de la tige empoisonnée du péché. Mais il a aussi répandu le sang d’un seul, qui n’a pas été justifié, mais qui est né dans la justice, et ce sang répandu lui a fait perdre ceux qu’il tenait sous sa puissance. Ils ont été en effet délivrés, ceux pour qui ce sang a été versé, et délivrés de leur captivité, ils chantent le psaume que nous allons expliquer.
3. « Quand le Seigneur a délivré Sion de la captivité, nous avons été comme consolés[156] ». Nous avons été dans la joie, a voulu dire le Prophète. Quand nous est venue cette joie ? Quand le Seigneur rappelait Sion de sa captivité. Quelle Sion ? La céleste Jérusalem, l’éternelle Sion. Comment Sion est-elle éternelle, et comment Sion est-elle captive ? Elle est éternelle du côté des anges, et captive du côté des hommes. Car tous les citoyens de cette cité ne sont point captifs ; mais ceux-là sont captifs qui ers sont bannis. L’homme fut citoyen de Jérusalem, mais une fois vendu au péché, il en fut banni. De lui sont venus tous les hommes, et la captivité de Sion a rempli toute la terre. Mais cette captivité de Sion, comment peut-elle être figurée par Jérusalem ? Comment peut-elle être figurée dans cette Sion que Dieu donna aux Juifs, qui demeura captive à Babylone, et dont le peuple, après soixante et dix années, retourna dans son pays[157] ? Septante années marquent le temps qui s’écoule de sept jours. Or, quand le temps sera complètement écoulé, nous retournerons dans notre patrie, comme le peuple juif, après soixante et dix ans, revint de la captivité de Babylone. Car Babylone est ce bas monde, puisque Babylone signifie confusion. Voyez si toute la vie de l’homme n’est point une confusion. L’homme ne rougit-il pas de ce qu’il a fait dans une si vaine espérance, quand il reconnaît la vanité de ses œuvres ? Pourquoi sou travail, et pour qui ? Pour mes enfants, répond-il. Et ces enfants ? Pour nos enfants, diront-ils encore. Et ces derniers ? Encore pour nos enfants. Nul donc ne travaille pour soi-même. C’est de cette confusion qu’étaient délivrés ceux à qui l’Apôtre écrivait : « Quelle gloire avez-vous retirée de ces œuvres qui maintenant vous font rougir[158] ? » Ainsi, toutes les affaires de la vie qui ne regardent point le Seigneur ne sont qu’une confusion. C’est dans cette confusion, dans cette Babylone que Sien est retenue captive. Mais « le Seigneur délivre Sion de sa captivité ».
4. « Et nous avons été comme ceux que l’on console » ; c’est-à-dire, nous avons tressailli de joie, comme ceux qui reçoivent une consolation. On ne console que les malheureux, on ne console que ceux qui gémissent et qui pleurent. Pourquoi sommes-nous « comme ceux que l’on console », sinon parce que nous gémissons encore ? Nous gémissons en réalité, nous sommes consolés en espérance : quand la réalité passera, le gémissement nous vaudra une joie éternelle, et alors nous n’aurons plus besoin de consolation, parce que nous ne souffrirons plus d’aucune misère. Pourquoi cette expression : « Comme ceux que l’on console », et n’est-il pas dit que nous sommes consolés ? Cette expression : sicut, ou comme, ne marque pas toujours une comparaison. Quelquefois elle désigne une qualité, et quelquefois une comparaison : ici, elle désigne une qualité. Mais nous devons donner des exemples tirés du langage ordinaire, afin de nous faire mieux comprendre. Quand nous disons comme a vécu le père, ainsi a vécu le fils, nous faisons une comparaison ; et dire l’homme meurt comme l’animal, c’est encore une comparaison. Mais dire : Il a agi comme un homme de bien, est-ce dire que cet homme n’est pas un homme de bien, qu’il n’en a que l’apparence ? Il a agi comme un homme juste ; ce « comme », loin de nier la justice de cet homme, l’affirme au contraire. Vous avez agi comme un magistrat ; donc je ne suis pas magistrat, pourrait-on répondre. Au contraire, c’est parce que vous êtes magistrat que vous avez agi en magistrat, parce que vous êtes juste que vous avez agi en homme juste, parce que vous êtes homme de bien que vous avez agi en homme de bien. Ceux-ci donc, parce qu’ils étaient véritablement consolés, s’abandonnent à la joie comme des hommes que l’on a consolés ; c’est-à-dire que leur joie était grande comme la joie de ceux que l’on console, Dieu qui est mort pour nous, versant des consolations dans ceux qui doivent mourir. Car la mort nous arrache à tous des gémissements ; mais celui qui est mort nous a consolés pour nous délivrer de la crainte de la mort. Il est ressuscité le premier afin de fonder notre espérance. Nous espérons donc parce qu’il est ressuscité le premier, et cette espérance nous console dans nos misères, de là notre allégresse. Et le Seigneur nous a délivrés de notre captivité, afin que nous reprenions le chemin du retour vers la patrie. Maintenant que nous sommes rachetés, ne craignons plus nos ennemis qui dressent des pièges sur notre chemin. Car le Christ nous a rachetés afin que l’ennemi n’ose plus nous tendre des embûches, si nous n’abandonnons pas la voie ; et c’est lui-même qui est notre voie. Veux-tu ne rien craindre des voleurs ? Voilà, dit-il, que je t’ai ouvert la voie vers ta patrie, ne t’en écarte point. J’ai fortifié cette voie, afin que le voleur ne puisse t’y attaquer. Ne t’en écarte point, et le voleur n’osera t’assaillir. Marche donc dans le Christ, et chante les saintes joies, chante les saintes consolations ; car il y a marché le premier, celui qui t’a commandé de le suivre.
5. « Alors notre bouche a été remplie de joie et notre langue d’allégresse[159] ». Comment, mes frères, la bouche de notre corps peut-elle être remplie de joie ? on n’y met ordinairement que de la nourriture, du breuvage, ou toute autre chose semblable. Quelquefois notre bouche est pleine, et pour tout dire à votre sainteté, quand notre bouche est pleine, alors nous ne saurions parler. Mais nous avons une bouche intérieure, ou dans notre cœur, et tout ce qui en sort, nous souille s’il est mauvais, nous purifie s’il est bon. C’est de cette bouche qu’il était question dans l’Évangile qu’on vient de lire. Les Juifs reprochaient au Sauveur, que ses disciples ne lavaient point leurs mains avant de manger. Ils faisaient des reproches, ces hommes qui avaient une pureté tout extérieure, et qui au dedans étaient pleins de souillures ; ils faisaient des reproches, ces hommes qui n’avaient de justice que devant les hommes. Or, le Seigneur cherchait surtout notre pureté intérieure, qui rejaillit nécessairement sur l’extérieur dès lors qu’elle existe : « Purifiez l’intérieur », leur dit-il, « et ce qui est au-dehors sera pur aussi[160] », Le Seigneur dit encore àun autre endroit : « Faites l’aumône, et tout sera pur en vous[161] ». Or, d’où vient l’aumône ? du cœur. Tendre la main n’est rien, si le cœur n’est touché. Mais si le cœur est touché de compassion, Dieu accepte notre aumône, quand même la main n’aurait rien à donner. Ces hommes d’iniquité ne s’attachaient qu’à la pureté extérieure. C’est de ce nombre qu’était ce pharisien qui avait invité Notre-Seigneur, quand une femme pécheresse, fameuse dans toute la ville, vint le trouver, arrosa ses pieds de ses larmes, les essuya de ses cheveux, et les oignit de parfums. Ce pharisien donc qui avait invité le Seigneur[162], qui n’avait qu’une pureté extérieure, et dont le cœur était plein de rapines et d’iniquités, dit en lui-même : « Si cet homme était le Prophète, il saurait quelle femme est à ses pieds[163] ». Comment pouvait-il savoir si le Sauveur connaissait cette femme, ou ne la connaissait point ? Ce qui fit croire qu’il ne la connaissait point, c’est qu’il ne la repoussa point. Qu’une telle femme se fût approchée de ce pharisien, qui n’avait en quelque sorte de pureté que dans la chair, il eût tressailli, il l’eût repoussée et chassée, de peur que cette femme impure ne le touchât, et ne souillât sa pureté. Et parce que Ïe Seigneur n’en agit pas de la sorte, ce pharisien s’imagine qu’il ne sait point quelle femme est à ses pieds. Néanmoins le Seigneur la connaissait, mais il connaissait même ses pensées : et en effet, ô impur pharisien, s’il y a dans le contact une puissance, est-ce la chair du Sauveur qui pouvait devenir impure au contact de cette femme, ou cette femme devenir pure au contact du Sauveur ? Le médecin permettait à cette malade de toucher le remède, et cette femme qui venait connaissait le médecin, elle qui avait eu l’effronterie de ses dérèglements, eut plus d’effronterie encore pour son salut. Elle entre dans cette maison où elle n’est pas invitée, mais elle avait des plaies, et venait où reposait le médecin. Celui qui avait invité le médecin se croyait en santé, et dès lors il n’est point guéri. Vous savez ce que rapporte ensuite l’Évangile, et comment le Sauveur confondit le pharisien, en lui montrant qu’il connaissait cette femme, et pénétrait ses pensées.
6. Mais revenons à ce passage de l’Évangile qu’on vient de lire et qui se rapporte au verset que nous expliquons : « Notre bouche u a été remplie de joie, et notre langue d’allégresse » ; nous cherchons quelle est cette bouche, quelle est cette langue. Que votre charité veuille bien écouter. On reprochait au Sauveur que ses disciples mangeaient sans avoir lavé leurs mains. Le Sauveur fit une réponse péremptoire, et, appelant la foule « Écoutez », leur dit-il, « et comprenez que ce n’est point ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais bien ce qui en sort[164] ». Qu’est-ce à dire ? Quand le Sauveur dit : « Ce qui entre dans la bouche » ; il ne parle que de la bouche du corps. C’est par là qu’entre la nourriture, et la nourriture ne souille point l’homme car « tout est pur pour les hommes purs[165] » ; et « toute créature de Dieu est bonne, et il ne faut rien rejeter de ce que l’on reçoit avec actions de grâces[166] ». C’était une figure chez les Juifs, que cette impureté de certaines créatures[167]. Mais quand la lumière est venue, les ombres disparaissent, nous ne sommes plus enchaînés par la lettre, mais vivifiés par l’Esprit ; et les chrétiens n’ont pas été assujettis au joug des observances légales qui pesaient sur les Juifs, puisque le Seigneur a dit : « Mon joug est doux, mon fardeau est léger[168] ». « Tout est pur pour ceux qui sont purs », dit encore l’Apôtre ; « quant aux hommes impurs et aux infidèles, « pour eux rien n’est pur, mais leur raison et leur conscience sont impures et souillées[169] ». Qu’entend par là saint Paul ? Pour l’homme qui est pur, le pain et la chair de pourceau sont purs ; mais pour l’homme qui ne l’est point, ni le pain ni la chair de pourceau ne le sont non plus. « Rien n’est pur pour l’homme impur et infidèle ». Pourquoi rien n’est-il pur ? « C’est que leur pensée et leur conscience sont souillées » ; et si rien n’est pur à l’intérieur, rien ne saurait l’être à l’extérieur. Dès que rien ne saurait être pur au-dehors pour les hommes dont l’intérieur est impur, purifie en toi l’intérieur, si tu veux que l’extérieur soit pur. Là est cette bouche qui sera remplie de joie même pendant son silence. Car si tu es dans la joie même en silence, ta bouche crie vers le Seigneur. Mais examine d’où vient la joie. Si elle te vient du monde, tu ne jetteras devant Dieu que les cris d’une joie impure ; si ta joie vient de la rédemption, ainsi qu’il est dit dans le psaume : « Quand le Seigneur a délivré Sion de la captivité, nous avons été comme ceux que l’on a consolés », alors ta bouche est pleine de joie, et ta langue d’allégresse ; ta joie est évidemment une joie d’espérance, une joie agréable à Dieu. C’est par cette joie, c’est par cette bouche intérieure que notre cœur se nourrit et s’abreuve : elle est pour l’entretien du cœur, comme la bouche extérieure pour l’entretien du corps. C’est de là en effet qu’il est dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés[170] ».
7. S’il n’y a pour nous souiller que ce qui sort de notre bouche, et si dans cette parole de l’Évangile nous ne comprenons que la bouche de notre corps, il serait absurde néanmoins et ridicule de croire que l’homme ne saurait être souillé quand il mange, et qu’il le deviendrait par le vomissement. Le Seigneur dit en effet : « Ce n’est point ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui en sort[171] ». Quoi donc ? Manger ne te souillera pas, et vomir te souillera ? Boire ne te souillera pas, et cracher te souillera ? Cracher, c’est en effet rejeter quelque chose de ta bouche, et boire c’est y faire entrer quelque chose. Que veut dire cette parole du Seigneur : « Ce n’est point ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui en sort ? » Dans un autre Évangile, il continue en expliquant ce qui sort de la bouche : afin de te montrer qu’il ne parle plus de la bouche du corps, mais de la bouche du cœur. Il dit en effet : « C’est du cœur que sortent les pensées mauvaises, les fornications, les homicides, les blasphèmes : voilà ce qui souille l’homme ; mais manger sans s’être lavé les mains, ne souille pas l’homme[172] ». Comment donc, mes frères, ces crimes peuvent-ils sortir de notre bouche, sinon parce qu’ils sortent de notre cœur, comme le dit le Seigneur lui-même ? Ce n’est point quand nous en prononçons les noms qu’ils nous souillent. Que nul ne dise : C’est quand nous parlons de ces péchés qu’ils sortent de notre bouche, puisque de notre bouche sortent des sons et des paroles, et quand nous disons ce qui est mauvais nous sommes impurs. Qu’un homme, sans parler, arrête sa pensée au mal, est-il donc pur, parce que rien n’est sorti de la bouche de son corps ? Mais Dieu a déjà entendu ce qui sortait de la bouche de son cœur. Comprenez donc ceci, mes frères : Je prononce le mot larcin ; mais pour avoir prononcé ce mot de larcin, le larcin m’a-t-il souillé ? Le mot est sorti de ma bouche, mais sans m’avoir rendu impur. Un voleur se lève la nuit, sa bouche est silencieuse, mais l’action le rend impur. Non seulement il ne parle point de son crime, mais il affecte le plus grand silence, et il craint tellement que sa voix ne soit entendue, qu’il redoute jusqu’au bruit de ses pas : est-il donc pur dès lors qu’il garde un tel silence ? Je vais plus loin, mes frères. Le voilà qui est encore dans son lit, il n’en est point sorti pour commettre son vol ; il veille, il attend que les hommes soient endormis ; mais il parle déjà devant Dieu, il est déjà voleur, il est déjà impur ; son crime est déjà sorti de sa bouche intérieure. Quand est-ce, en effet, que le crime sort de la bouche ? Quand le dessein de le commettre est arrêté. Dès que tu as résolu de le faire, tu l’as dit, tu l’as fait. Si le vol n’est pas accompli extérieurement, c’est peut être que celui que tu voulais dépouiller ne méritait pas de perdre son bien. Il n’a rien perdu, et tu seras néanmoins traité comme un voleur. Tu as arrêté le dessein de tuer un homme ; tu t’as dit dans ton cœur, ta bouche intérieure a crié homicide cet homme vit encore, et tu seras châtié de ton homicide. Car on demandera ce que tu es devant Dieu, et non ce que tu parais aux yeux des hommes.
8. Nous voyons donc et nous devons comprendre, et bien retenir, que le cœur a sa bouche, que le cœur a sa langue. C’est la bouche qui est remplie de joie ; c’est par cette bouche intérieure que nous prions Dieu, quand nos lèvres sont closes et la conscience ouverte. Le silence règne, et le cœur pousse des cris ; mais aux oreilles de qui ? Non point de l’homme, mais de Dieu. Sois donc en assurance, il t’entend celui qui te prend en pitié. Mus au contraire, quand nul homme n’entendrait le mal sortir de ta bouche, dès qu’il en sort, ne sois plus en assurance, car il écoute celui qui peut te damner. Les juges d’iniquité n’entendaient point Suzanne qui priait en silence. L’homme n’entendait point sa voix, mais son cœur poussait des cris vers Dieu[173]. Et parce que sa voix ne sortait point des paroles de son cœur, n’a-t-elle point mérité d’être écoutée de Dieu ? Il l’écouta, sans doute, et nul homme n’entendit sa prière. Donc, mes frères, voyez ce que nous avons dans la bouche intérieure. Prenez garde que, sans faire le mal au-dehors, vous ne le disiez intérieurement. L’homme ne fait au-dehors que les actions qu’il a dites à l’intérieur. Éloigne tout mal de la bouche de ton cœur, et tu seras innocent, la langue de ton corps sera innocente, et tes mains seront innocentes ; tes pieds aussi seront innocents, tes yeux innocents, tes oreilles innocentes, tous tes membres combattront pour la justice, parce qu’un maître juste sera en possession de ton cœur.
9. « Alors on dira parmi les nations : Le Seigneur a manifesté sa gloire dans ce qu’il a fait en leur faveur. Le Seigneur a manifesté sa gloire, en agissant pour nous ; il nous a comblés de joie[174] ». Voyez, mes frères, si ce n’est point là ce que Sion chante aujourd’hui parmi les peuples, dans l’univers entier : voyez si de toutes parts on ne vient point dans l’Église. Dans l’univers entier, on reçoit le prix de notre rançon, et l’on répond : Amen. Ils chantent, parmi les nations, ces captifs de Jérusalem, ces enfants de Jérusalem qui doivent y retourner un jour, qui sont en exil et qui soupirent après la patrie. Que disent-ils ? « Le Seigneur a manifesté sa gloire dans ce qu’il a fait pour nous, et nous sommes comblés de joie ». Ont-ils eux-mêmes agi en leur faveur ? Ils n’ont pu que se nuire, parce qu’ils se sont vendus par le péché. Le Rédempteur est venu, et a fait en leur faveur de grandes choses : « Il a manifesté sa gloire dans ce qu’il a fait pour eux. Il a manifesté sa gloire dans ce qu’il a fait pour nous, et nous sommes comblés de joie ».
10. « Seigneur, ramenez-nous de notre captivité, comme le vent du Midi ramène le torrent ». Que votre charité écoute bien ces paroles. Déjà il est dit : « Quand le Seigneur délivrait Sion de la captivité » ; et ce langage est au passé. Mais les Prophètes se servent souvent du passé pour prédire l’avenir. Car c’était au passé qu’il disait dans un autre psaume : « Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os ». Il ne dit point : Ils perceront mes pieds ; ni : Ils compteront mes os ; ni : Ils partageront mes vêtements ; il ne dit point : Ils tireront ma robe au sort ; tout cela est pour l’avenir, et le Prophète en parle comme d’un passé. Car tout ce qui doit être, est, en Dieu, comme s’il était accompli. Quand donc le Prophète nous dit : « Lorsque le Seigneur délivrait Sion de la captivité, nous avons été comme ceux que l’on console ; alors notre bouche a été pleine de joie et notre langue d’allégresse », il nous montre que sous la figure du passé il annonce l’avenir, puisqu’il ajoute : « Alors on dira parmi les nations ». « On dira » est au futur. « Le Seigneur a manifesté sa gloire dans ce qu’il a fait pour nous : nous avons été comblés de joie ». Quand on chantait ces cantiques, tout cela devait arriver, et maintenant nous le voyons s’accomplir. Le Prophète prie comme pour l’avenir, lui qui, tout à l’heure, annonçait l’avenir sous la forme du passé : « Seigneur, mettez fin à notre captivité ». La captivité n’était donc point terminée encore, puisque le Rédempteur n’était point encore arrivé. Cette prière que l’on faisait à Dieu quand on chantait ces psaumes est donc maintenant accomplie : « Seigneur, ramenez-nous de notre captivité, comme le vent du Midi ramène le torrent ». De même que le vent du Midi fait couler les torrents, faites cesser notre captivité. Vous cherchez ce que cela signifie, vous le saurez bientôt, avec le secours de Dieu et par vos prières. Dans un endroit de l’Écriture, qui nous conseille et nous commande les bonnes œuvres, il est dit : « Vos péchés seront dissous, comme la glace sous un ciel serein[175] ». Donc nos péchés nous resserraient. Comment ? Comme la glace resserre l’eau et l’empêche de couler. Le froid de nos péchés nous a gelés sous ses étreintes. Mais le vent du Midi est très chaud : quand il souffle, il dissout les glaces, et les torrents se remplissent. On appelle torrents ces fleuves de l’hiver grossis tout à coup par les eaux et qui coulent avec fracas. La captivité nous avait donc gelés, nos péchés nous tenaient enchaînés ; mais le vent du Midi ou l’Esprit-Saint a soufflé ; nos péchés nous ont été remis et nous avons été dégagés du froid de l’iniquité, nos péchés ont fondu comme la glace au vent du Midi. Courons donc vers notre patrie comme les torrents au souffle du midi. Le bien nous a valu des tribulations, il nous en amène encore. Car la vie humaine, dans laquelle nous sommes entrés, est un tissu de misères, de travaux, de douleurs, de périls, d’afflictions, de tentations. Ne vous laissez point séduire par les vaines joies du monde, et voyez dans les choses d’ici-bas ce qu’il faut pleurer. L’enfant qui vient de naître pouvait rire tout d’abord ; pourquoi commence-t-il sa vie en pleurant ? Pourquoi sait-il déjà pleurer, quand il ne sait point rire encore ? C’est parce qu’il est entré dans cette vie. S’il est au nombre de nos captifs, il gémit, il pleure ; mais la joie viendra un jour.
11. Car, notre psaume l’a dit : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie[176] ». Semons en cette vie qui est pleine de larmes. Que sèmerons-nous ? Des bonnes œuvres. Les œuvres de miséricorde, voilà ce que nous semons, et à ce propos saint Paul vous dit : « Ne nous lassons pas de faire le bien, si nous ne perdons pas courage, nous moissonnerons dans le temps. C’est pourquoi pendant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous, mais principalement aux serviteurs de la foi[177] ». Et que dit-il en parlant de l’aumône ? « Or, je vous le dis : Celui qui sème peu, moissonne peu[178] ». Donc celui qui sème beaucoup, moissonnera beaucoup : « Celui qui sème peu, moissonnera peu » ; et celui qui ne sème peu, ne moissonnera rien. Pourquoi convoiter de vastes campagnes pour y semer beaucoup de grain ? Vous ne sauriez trouver, pour jeter vos semences, un plus vaste champ que le Christ qui a voulu qu’on semât en lui. Votre terre est l’Église, semez-y autant que vous pourrez. Mais tu n’as que peu à semer, diras-tu. As-tu du moins la volonté ? Comme, sans elle, tout ce que tu pourrais avoir ne serait rien ; de même, avec elle, ne t’afflige pas de ne rien avoir. Que sèmes-tu en effet ? La miséricorde. Que moissonneras-tu ? La paix. Or, les anges ont-ils dit : Paix sur la terre aux hommes riches ; et n’est-ce point : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté[179] ? » Zachée avait beaucoup de volonté, une grande charité. Il reçut chez lui le Seigneur, le reçut avec joie, promit de donner aux pauvres la moitié de son bien, et de rendre au quadruple ce qu’il pouvait avoir pris[180] ; afin de te montrer que s’il retenait la moitié de son bien, c’était moins pour le plaisir de le posséder, que pour avoir de quoi restituer. C’est là une grande volonté, c’est là donner beaucoup, semer beaucoup. Mais cette veuve qui ne donna que deux petites pièces, aurait-elle donc peu semé ? Autant que Zachée. Ses biens étaient moindres, sa volonté était égale[181]. Elle donna deux pièces de monnaie avec autant de bonne volonté, que Zachée la moitié de ses biens. À considérer le don, il est différent ; mais à considérer la volonté, elle est semblable. La femme donna ce qu’elle avait, comme Zachée donna ce qu’il avait.
12. Supposons un homme qui n’ait pas même les deux pièces de cette veuve ; y a-t-il quelque chose de moindre prix que nous puissions semer pour recueillir une telle moisson ? Oui. « Quiconque aura donné à mon disciple un verre d’eau froide, ne perdra point sa récompense[182] ». Un verre d’eau froide ne coûte pas deux pièces de monnaie, on le donne pour rien ; et toutefois, quoiqu’il ne coûte rien, tel homme peut l’avoir, tel autre non ; si donc celui qui l’a le donne à celui qui ne l’a point, il donne autant, si le don qu’il fait vient d’une charité parfaite ; il donne autant que cette femme avec ses pièces de monnaie, que Zachée avec la moitié de ses biens. Car, ce n’est point sans sujet que le Fils de Dieu ajoute le mot froide, afin de montrer qu’elle vient du pauvre. Il a dit « un verre d’eau froide », afin que nul ne pût s’excuser en disant qu’il n’a point de bois pour la chauffer. « Quiconque donnera à mes disciples un verre d’eau froide, ne perdra point sa récompense ». Mais s’il n’a pas même ce verre d’eau ? Qu’il soit hors de crainte quand il ne l’a pas même : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » ; qu’il craigne seulement de pouvoir faire le bien, et de ne point le faire. Car s’il peut, sans le faire, il est gelé intérieurement : ses péchés ne sont point dissous, comme la glace du torrent au souffle du midi, son cœur est demeuré froid. Que valent ces grands biens que nous possédons ? Voilà un homme au cœur fervent, qu’a fondu la chaleur du midi ; et n’eût-il rien, Dieu lui tient compte de tout. Voyez les services que se rendent les mendiants. Que votre charité comprenne comment on fait l’aumône. C’est aux mendiants sans doute que tu fais l’aumône, ce sont les mendiants qui ont faim. Vous jetez donc les yeux sur vos frères, vous voyez leurs besoins, et si le Christ est en vous, vous secourez même les étrangers. Mais ces pauvres mêmes dont le métier est de mendier, ont dans leur misère de quoi se secourir mutuellement. Dieu leur a donné le moyen de montrer s’ils aiment à donner l’aumône. Celui-ci ne saurait marcher, celui-là qui le peut, prête au boiteux le secours de ses pieds ; celui qui voit prête ses yeux à l’aveugle ; celui qui est jeune et vigoureux prête ses forces au vieillard, au malade, il le porte : l’un donc est pauvre, et l’autre est riche à son égard.
13. Il arrive quelquefois que le riche soit pauvre, et que le pauvre lui rende service. Voilà, près d’un fleuve, un homme aussi frêle qu’il est riche, il ne saurait le traverser ; en découvrant ses membres, il se refroidirait, deviendrait malade, et mourrait ; il arrive là un pauvre plus robuste de corps, qui porte le riche sur l’autre rive, et qui fait ainsi l’aumône au riche. Donc ne regardez point comme pauvre ceux-là seulement qui n’ont point d’argent. Voyez en quoi chaque homme est pauvre, car vous êtes riches peut-être dans ce qui lui manque, et vous avez de quoi l’assister. Lui prêter le secours de tes membres, c’est plus peut-être que lui prêter de l’argent. Il a besoin de conseils, et tu es homme de bons conseils ; sous ce rapport il est pauvre et tu es riche. Voilà que sans fatigue, sans perte aucune, tu donnes un simple conseil et tu fais l’aumône. Maintenant, mes frères, que nous vous parlons, vous êtes comme des pauvres pour nous, et nous vous assignons une part dans les dons qu’il a plu à Dieu de nous faire. Car nous recevons tous de lui, qui seul est souverainement riche. Ainsi donc se maintient le corps du Christ ; les membres sont unis entre eux et rattachés par les liens de la charité et de la paix, chacun dans ce qu’il possède fait une part à celui qui n’a rien ; il est riche dans celui qui possède et pauvre dans celui qui ne possède point. Aimez-vous ainsi, mes frères, ayez une mutuelle charité. Ne soyez pas uniquement occupés de vous-mêmes, voyez autour de vous ceux qui ont besoin. Ne vous laissez point décourager par ce qu’il y a de pénible et de fatigant dans ces aumônes. Vous semez dans les larmes, vous moissonnerez dans la joie. Eh quoi ! mes frères. Quand le laboureur s’en va, portant derrière sa charrue le grain qu’il veut semer, n’est-il pas souvent accueilli par un vent trop froid, ou détourné par la pluie ? Il regarde le ciel, il le voit sombre, il tremble de froid, et pourtant il marche, il sème. Il craint qu’en s’arrêtant à un ciel trop sombre, pour attendre un jour plus beau, il ne perde l’occasion de semer, et ne trouve rien à moissonner. Ne différez donc point, mes frères, semez pendant l’hiver, semez des bonnes œuvres, même dans les larmes ; car « ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans la joie ». Ils jettent en terre leur semence, leur bonne volonté et leurs bonnes œuvres.
14. « Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences »[183]. Parce qu’ils étaient parmi les malheureux, et malheureux eux-mêmes. Qu’il n’y eût plus de misérables, voilà ce qui vaudrait encore mieux que vos miséricordes. Souhaiter qu’il y ait des misérables afin de les soulager, c’est une miséricorde cruelle. Cela reviendrait au médecin qui voudrait voir beaucoup de malades afin d’exercer son art, et alors art bien cruel ! La santé pour tous est bien préférable à l’exercice de l’art médical. Que tous règnent dans la céleste patrie, voilà ce qu’il faut désirer plutôt que de rencontrer des malheureux à qui nous fassions miséricorde. Et toutefois, tant qu’il est des hommes à qui nous pouvons faire du bien, ne nous lassons pas de semer dans les peines. Bien que nous semions dans les larmes, nous moissonnerons dans la joie. Car à la résurrection des morts, chacun recueillera ses gerbes, c’est-à-dire le fruit des semences qu’il aura répandues, la couronne de la joie et de l’allégresse. Alors, nous triompherons dans notre joie, et nous insulterons à la mort qui nous arrachait des gémissements. Alors nous dirons à la mort : « O mort, où est ta victoire ? ô mort, où est ton aiguillon[184] ? » Mais d’où viendra cette joie ? C’est qu’« alors nous porterons nos gerbes ». Car « ils allaient et pleuraient en répandant leur semence ». Pourquoi « répandant leurs semences ? » Parce que « ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans la joie ».
15. Que le fruit de cette exhortation, mes frères, soit de vous exciter à la miséricorde, car c’est elle qui nous élève à Dieu. Et vous voyez qu’il s’élève, celui qui chante le cantique des degrés. Souvenez-vous-en, mes frères. N’aimez point à descendre au lieu de monter, mais songez toujours à vous élever ; car l’homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho tomba entre les mains des voleurs[185]. S’il ne fût descendu, les voleurs ne l’eussent point rencontré. Adam déjà était descendu et tombé aux mains des voleurs, et nous sommes tous en Adam. Mais le prêtre passa, et le vit avec indifférence, le lévite passa et fut aussi indifférent, car la loi ne pouvait guérir. Un samaritain vint à passer, ou Jésus-Christ Notre-Seigneur ; car c’est à lui que l’on disait : « N’avons-nous pas raison de dire que vous êtes un samaritain et un possédé du démon ? » Pour lui, il ne dit point : Je ne suis pas un samaritain ; il dit seulement : « Je ne suis point possédé du démon[186] ». Samaritain signifie en effet gardien. Si donc il eût répondu : Je ne suis pas samaritain, il eût dit : Je ne suis pas gardien ; et dès lors quel autre nous garderait ? Achevant alors sa parabole : « Un samaritain passa », dit le Sauveur, « et lui fit miséricorde[187] » ; vous savez le reste. Cet homme était donc blessé sur le grand chemin parce qu’il était descendu ; et le samaritain qui passait ne nous méprisa point en lui : il prit soin de nous, il nous mit sur son cheval, ou sur sa chair ; il nous conduisit à la grande hôtellerie de son Église ; il nous recommanda à l’hôtelier, ou à son apôtre ; il donna deux deniers pour nous soigner, c’est-à-dire le double précepte de la charité, de Dieu et du prochain ; et « ce double précepte renferme la loi et les Prophètes[188] ». Or, il dit au maître de l’hôtellerie : « Ce que vous dépenserez en plus, je vous le remettrai à mon retour[189] ». En effet, l’Apôtre a dépensé davantage. Car tous les Apôtres avaient le droit, comme soldats du Christ, de recevoir une solde des fournisseurs du Christ, et celui-ci a travaillé de ses mains, et fait don de sa solde aux fournisseurs[190]. Tout cela s’est fait ainsi ; si nous avons été blessés parce que nous sommes descendus, montons aujourd’hui, chantons notre triomphe, et avançons afin d’arriver un jour.

DISCOURS SUR LE PSAUME 126[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

LA CITÉ DE DIEU.[modifier]

Ce psaume convient à ceux qui marchent dans la vertu par la charité. Il est attribué par le titre à Salomon, qui fut Prophète et tomba néanmoins dans l’idolâtrie, parce que Salomon, qui signifie pacifique et qui bâtit un temple au Seigneur, est la figure du Christ qui est notre paix et qui a réuni en lui-même, pierre angulaire, les deux murailles venant, l’une de la circoncision, l’autre de la gentilité ; il forme ainsi la cité de Dieu ou l’Église, que nul autre que Dieu ne saurait bâtir ; qui a des gardiens dans les évêques, et qui est surtout gardée par Dieu, gardien d’Israël. Si nous voulons qu’il nous garde, comptons sur lui et non sur nous-mêmes, ce serait nous lever avant la lumière. Or, comme le disciple est moindre que le Maître, et que le Maître s’est assis ou abaissé, nous ne pouvons nous élever avec lui qu’après nous être assis dans la douleur, l’humilité par la mort, comme le Sauveur. Il dormit sur la croix, et de son côté entr’ouvert fut tirée l’Église, comme Eve du côté d’Adam. Nous ressusciterons tous, mais ceux-là ressusciteront avec lui qui sont ses amis, qui sont enfantés par l’Église au nombre des saints ; car il y a deux peuples dans l’Église, comme il y avait dans le sein de Rébecca deux jumeaux, dont l’un seulement était aimé de Dieu. Les fils de ceux qu’on a secoués sont ou les fils des Apôtres qui ont secoué leurs pareils, ou les Apôtres eux-mêmes issus des Prophètes que l’on a secoués pour en montrer les enseignements. Ils sont allés comme des flèches lancées par le Seigneur. L’homme qui les aime parlera sur la porte qui est Jésus-Christ, dont il cherche la gloire.


1. Parmi tous les psaumes qui ont pour titre : Cantique des degrés, celui-ci porte en plus : « de Salomon ». Il est en effet intitulé « Cantique des degrés de Salomon ». Ce titre, moins commun que les autres doit nous exciter à chercher pourquoi l’on ajoute « de Salomon ». Il n’est point nécessaire de répéter ce que signifie « cantique des degrés », nous l’avons dit plusieurs fois. C’est un homme qui monte, et dont la voix sur les ailes de la piété et de l’amour, s’élève à cette Jérusalem d’en haut, vers laquelle nous soupirons dans notre exil, et où nous retrouverons la joie quand, après cet exil, nous y serons retournés. C’est là que s’élève quiconque fait des progrès dans la vertu, de là que descendent ceux qui s’attiédissent. Renonce donc à y monter, à en descendre avec tes pieds ; aimer Dieu, c’est monter ; aimer le monde, c’est descendre. Ce sont donc là les chants de ceux qu’embrase l’amour, qu’embrasent les saints désirs. Ils brûlent d’amour ceux qui les chantent du cœur, et l’on retrouve cette flamme du cœur dans leurs mœurs, dans la sainteté de leur vie, dans leurs œuvres conformes aux préceptes du Seigneur, dans le mépris des biens temporels, dans l’amour des biens éternels. Mais pourquoi ajouter « de Salomon ? » c’est ce que je dois dire à votre charité, autant que le Seigneur m’en donnera la grâce.
2. Salomon était, selon le temps, fils de David : c’était un grand roi, et le Saint-Esprit se servit de lui pour donner de saints préceptes, de salutaires conseils, et beaucoup de ces figures mystérieuses, que renferment les saintes Écritures. Car, ce même Salomon eut pour les femmes une passion déréglée, et fut réprouvé de Dieu ; et il fut tellement victime de cette passion, que ces femmes l’amenèrent à sacrifier aux idoles, comme nous l’atteste l’Écriture[191]. Mais si sa chute effaçait tout ce qui a été dit par lui, on croirait que c’est lui qui l’a dit, et non point que Dieu l’a dicté par sa bouche. C’est donc par une sage inspiration de la divine miséricorde et de l’Esprit-Saint, que l’on attribue à Dieu tout ce qui a été dit de bien par Salomon, et à l’homme, le péché de l’homme. Pourquoi s’étonner que Salomon soit tombé au sein du peuple de Dieu ? Adam n’est-il point tombé dans le paradis ? L’ange qui s’est fait diable n’est-il point tombé du ciel ? Ces exemples nous apprennent à ne mettre en aucun homme notre espérance, puisque ce même Salomon avait bâti au Seigneur un temple[192], qui nous montrait par avance, comme dans un type, la figure de l’Église et le corps de Jésus-Christ. De là cette parole de l’Évangile : « Détruisez ce temple de Dieu, et je le rebâtirai en trois jours[193] ». Comme donc Salomon avait bâti un temple, voilà que se bâtit à lui-même un temple ce même Jésus-Christ, véritable Salomon, véritable roi de paix. Le nom de Salomon signifie en effet pacifique : or, celui-là est véritablement pacifique, dont l’Apôtre a dit : « C’est lui qui est notre paix, qui de deux peuples en a fait un ». Il est le véritable pacifique, celui qui a réuni en lui-même, comme en une pierre angulaire, les deux murailles venant de côté opposé, et le Peuple croyant qui venait de la circoncision, et le peuple croyant aussi qui venait des hommes incirconcis : c’est de ces deux peuples qu’il a fait une seule Église, dont il est la pierre angulaire[194], et dès lors le véritable pacifique. C’est lui qui est le vrai Salomon ; et cet autre Salomon, fils de David et de Bethsabée[195], ce roi d’Israël, n’était que la figure du véritable pacifique, lorsqu’il bâtissait un temple au Seigneur. Et pour que ta pensée ne s’arrête point sur le Salomon qui éleva un temple, voilà que l’Écriture te désigne un autre Salomon en commençant ainsi notre psaume : « Si le Seigneur ne bâtit lui-même une maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent ». C’est donc le Seigneur qui élève la maison, c’est Jésus-Christ Notre-Seigneur qui construit lui-même son temple. Beaucoup se fatiguent à bâtir, mais si le Seigneur ne construit, c’est en vain que travaillent ceux qui construisent. Quels sont ces travailleurs ? Ceux qui prêchent dans l’Église la parole de Dieu, qui administrent les sacrements. Nous courons tous maintenant, nous travaillons tous, nous édifions tous : d’autres, avant nous, ont couru, ont travaillé, ont édifié ; mais, « si le Seigneur n’élève une maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent ». C’est pourquoi, à la vue des fidèles qui tombent, les Apôtres leur disent et surtout saint Paul e Vous observez les jours et les années, les mois et les temps ; je crains fort que je « n’aie travaillé en vain parmi vous[196] ». Comme il savait par expérience que c’est le Seigneur qui édifie à l’intérieur, il pleurait ces fidèles parce qu’il avait en vain travaillé parmi eux. C’est donc nous qui parlons au-dehors, c’est Dieu qui édifie au dedans. Nous voyons comme vous écoutez, mais Dieu qui seul voit les cœurs, connaît vos pensées. C’est lui qui édifie, lui qui avertit, lui qui effraie lui qui ouvre l’intelligence, lui qui applique notre esprit aux vérités de la foi ; et toutefois nous travaillons comme ouvriers ; mais « si le Seigneur, ne construit une maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent ».
3. Cette maison de Dieu est aussi sa cité, car la maison de Dieu, c’est le peuple de Dieu ; la maison de Dieu, c’est le temple de Dieu, Et que dit l’Apôtre ? « Le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple[197] ». Tous les fidèles composent donc cette maison de Dieu, et non seulement ceux qui sont aujourd’hui, mais ceux qui ont existé avant nous et qui sont morts, ceux qui viendront après nous, et qui doivent naître parmi les hommes jusqu’à la fin du monde : tous ces fidèles qui forment une multitude innombrable, et que Dieu seul peut compter, selon cette parole de l’Apôtre : « Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent[198] » ; tous ces grains qui gémissent parmi la paille, et qui ne formeront qu’une seule masse, quand l’aire sera vannée[199] ; tous ces fidèles sanctifiés qui doivent échanger leur humanité pour devenir les égaux des anges, avec ces anges eux-mêmes, qui ne sont point exilés maintenant, mais qui attendent que nous revenions de notre exil, tous ensemble composent une seule maison de Dieu, une seule cité qui est Jérusalem. Elle a des gardiens : de même qu’elle a des hommes qui la bâtissent, qui s’efforcent de la construire, elle en a pour la garder. C’est en veillant sur elle que l’Apôtre a dit : « Je crains que, comme Eve fut séduite par les artifices du serpent, vos esprits de même ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est dans le Christ[200] ». Voilà un gardien qui veillait ; il veillait de tout son pouvoir sur ceux qui lui étaient confiés. Voilà ce que font les évêques, et c’est pour cela qu’ils occupent un lieu plus élevé, afin qu’ils aient l’intendance et comme la garde de leur peuple. Car ce que l’on appelle évêque, en grec, se traduit en latin par sentinelle, parce qu’il veille d’en haut. Il voit d’un lieu élevé. De même que le vigneron se bâtit un lieu élevé pour garder sa vigne, ainsi en est-il des évêques. Ils ont un lieu plus élevé, et c’est de cette élévation que nous aurons à rendre un compte sévère, si nous n’y sommes dans la disposition de nous abaisser à vos pieds par l’humilité, et de prier pour vous, afin que Dieu qui connaît vos esprits veuille bien vous garder lui-même. Car nous pouvons bien vous voir entrer et vous voir sortir, mais voir vos pensées nous est si peu possible que nous ne pouvons pas même voir ce que vous faites en vos maisons. Comment donc sommes-nous vos gardiens ? Autant que le peuvent être des hommes, autant que Dieu nous en a rendus capables. Mais parce que l’humaine faiblesse nous empêche de vous garder complètement, serez-vous donc sans gardiens ? Loin de là ; car où est Celui dont il est dit : « Si le Seigneur ne garde la cité, inutilement veille celui qui la garde ? » Nous nous fatiguons à veiller, et notre travail est vain, si celui qui voit vos pensées ne vous garde lui-même. C’est lui qui vous garde pendant votre veille, lui qui vous garde encore pendant votre sommeil ; lui qui dormit une fois sur la croix, et qui est ressuscité pour ne plus dormir. Soyez donc Israël ; puisqu’il ne dort point, qu’il ne sommeille point, celui qui garde Israël[201], Allons, mes frères ! soyons Israël si nous voulons être gardés à l’ombre des ailes de Dieu. Nous vous gardons par le devoir de notre charge, mais nous voulons être gardés avec vous. Nous sommes pasteurs à votre égard, mais brebis avec vous sous le Pasteur suprême. De ce lieu élevé, nous sommes des maîtres à votre égard, mais des disciples avec vous à l’école de ce Maître unique et suprême.
4. Si nous voulons être sous la protection de celui qui s’est humilié pour nous, et qui a été élevé afin de veiller sur nous, soyons humbles à notre tour. Que nul n’ait de présomption, car nul n’a rien de bon qu’il ne l’ait reçu de celui qui seul est bon. Quiconque s’attribue à soi-même la sagesse, est un insensé. Qu’il s’humilie, afin que la sagesse vienne en lui et l’éclaire. Mais s’il se croit sage avant que la sagesse vienne en lui, il se lève avant la lumière et marche dans les ténèbres. Or, que lui dit-on dans notre psaume ? « En vain vous vous levez avant l’aurore[202] ».
Qu’est-ce à dire : « C’est chose vaine pour vous que vous lever avant l’aurore ? » Vous lever avant que la lumière soit levée, c’est vous mettre dans la nécessité de demeurer dans la vanité, puisque vous serez dans les ténèbres. Voilà que s’est levé le Christ notre lumière et il vous est bon de vous lever avec le Christ, mais non avant le Christ. Quand se lève-t-on avant le Christ, sinon quand on veut se préférer au Christ ? Et qui veut se préférer au Christ, sinon l’homme qui veut s’élever quand le Christ s’est humilié ? Qu’ils s’humilient donc maintenant, s’ils veulent s’élever où le Christ s’est élevé ? Car c’est ainsi qu’il parle à propos de ceux qui se sont attachés à lui par la foi, et dès lors à propos de nous, si nous croyons en lui avec un cœur pur : « Mon Père, je veux que ceux que vous m’avez donnés, soient avec moi où je suis moi-même[203] ». O don prodigieux ! grâce admirable ! inestimable promesse, mes frères ! Qui donc ne voudrait être avec le Christ, où est le Christ ? Mais il est dans la gloire, et veux-tu donc être dans la gloire avec lui ? Sois humble où il fut humble lui-même. C’est pour cela que la Lumière dit à ses disciples : « Le disciple n’est pas au-dessus du maître, ni le serviteur au-dessus de son seigneur[204] ». Ceux de ses disciples qui voulaient être plus que le maître des serviteurs, qui voulaient être plus que le seigneur, voulaient alors se lever avant la lumière. C’est pour eux que notre psaume a dit : « En vain vous lèverez-vous avant la lumière ». Tels étaient les fils de Zébédée qui, avant de s’humilier comme le Seigneur dans sa passion, choisissaient des places pour s’asseoir l’un à droite, l’autre à gauche. Ils voulaient s’élever avant la lumière, aussi marchaient-ils en vain. Le Seigneur, en les entendant, les rappela dans la voie de l’humilité, et leur dit : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai[205] ? » Je suis venu pour m’humilier, voulez-vous être élevés avant moi ? Suivez-moi par où je marche le premier. Car, si vous voulez marcher par une autre voie que la mienne, « c’est en vain que vous vous levez avant la lumière ». Pierre aussi se levait avant la lumière quand il voulait dissuader le Sauveur de souffrir pour nous. Il avait parlé de sa passion qui devait nous sauver, de son humiliation ; car c’est dans son humilité qu’il souffrit ; lorsqu’il annonça ce qui allait arriver dans sa passion, Pierre tout effrayé, lui qui venait de l’appeler Fils de Dieu, craignit qu’il ne mourût et lui dit : « A Dieu ne plaise, Seigneur, il ne vous arrivera rien de semblable[206] ». Il voulait se lever avant la lumière, et donner des conseils à la lumière. Mais que fit le Seigneur ? Il le contraignit à ne se lever qu’après la lumière : « Retire-toi ; arrière, Satan[207] ». Tu es Satan, parce que tu veux marcher devant moi ; « retourne ; arrière », c’est à moi de marcher le premier, et à toi de suivre. À toi d’aller où je vais, et non pas à toi de me faire aller où tu voudrais.
5. C’est donc à ceux qui voulaient se lever avant la lumière que notre psaume dit : « Inutile de vous lever avant la lumière ». Quand nous lèverons-nous ? Quand vous aurez été humiliés. « Levez-vous après avoir été assis ». Se lever marque l’élévation, s’asseoir l’abaissement. Quelquefois s’asseoir signifie prendre une place d’honneur pour juger, et quelquefois s’humilier. Comment désigne-t-il une place d’honneur pour juger ? « Vous serez assis sur douze trônes », dit le Sauveur, « pour juger les douze tribus d’Israël[208] ». Comment s’asseoir est-il un signe d’humilité ? « A la sixième heure le Seigneur s’assit sur le puits[209] ». La fatigue chez le Seigneur était une faiblesse, la faiblesse de la force, la faiblesse de la sagesse ; mais la faiblesse est l’humilité. Donc s’asseoir par faiblesse est pour lui un signe d’humilité. C’est parce qu’il s’est assis qu’il a été humble et qu’il nous a sauvés. Car « ce qui est faible en Dieu est plus fort que les hommes[210] ». De là cette parole d’un psaume : « Seigneur, vous savez quand je me suis assis et me suis relevé[211] » C’est-à-dire, vous connaissez mon abaissement et mon exaltation. Pourquoi donc, ô fils de Zébédée, vouloir vous lever avant la lumière ? Parlons ainsi et appelons-les par leur nom, ils ne s’en offenseront point. Car cette particularité de leur vie a été marquée, afin que les autres évitassent l’orgueil qui les gagnait quelque peu. Pourquoi donc vouloir vous lever avant la lumière ? « C’est chose vaine pour vous ». Vous voulez être élevés avant d’avoir été humiliés ? Mais votre Seigneur lui-même, qui est votre lumière, ne s’est élevé à la gloire que par les abaissements. Écoutez saint Paul qui nous dit : « Etant dans la nature de Dieu, il n’a pas cru qu’il y avait usurpation à se dire égal à Dieu ». Pourquoi n’y avait-il point usurpation pour lui ? Parce qu’il l’était par nature, et que sa naissance le faisait égal à celui qui l’engendrait. Mais qu’a-t-il fait ? « Il s’est anéanti lui-même à cause de nous, prenant la forme de l’esclave, se rendant semblable aux hommes, et reconnu homme par tout ce qui a paru de lui ». Il s’est donc humilié en se rendant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. Voilà comme il s’est assis. Écoute comme il s’élève : « C’est pourquoi Dieu l’a élevé, et lui a donné un nom au-dessus de tout nom »[212]. Déjà vous vous hâtez d’accourir à ce nom glorieux. « Levez-vous » donc, mais « quand vous vous serez assis ». Vous voulez vous lever, commencez par vous asseoir ; et c’est en vous relevant de votre humiliation que vous arriverez au royaume. Ravir tout d’abord le royaume, c’est tomber avant le lever. « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même », dit le Sauveur ? « Nous le pouvons », répondent les disciples. Et le Sauveur : « Vous boirez à la vérité mon calice, mais une place à ma droite ou à ma gauche, il n’est pas en mon pouvoir de vous la donner, elle appartient à ceux à qui mon Père l’a préparée[213] ». Qu’est-ce à dire : « Il n’est pas en mon pouvoir de vous la donner ? » Il ne m’appartient pas de la donner à des orgueilleux ; car voilà ce qu’ils étaient encore. Mais si vous voulez recevoir, ne soyez plus ce que vous êtes. « Elle est préparée pour d’autres » ; soyez autres, et elle sera préparée pour vous. Comment : Soyez autres ? Commencez par vous humilier, vous qui voulez être élevés. Ils comprirent que l’humilité leur serait avantageuse, et ils se corrigèrent. Écoutons donc à notre tour ce que nous dit le psaume : « Levez-vous après vous être assis ».
6. Pour nous empêcher de croire que « s’asseoir » est pris ici dans un sens d’honneur, et nous persuader que cette expression n’a ici d’autre signification que l’abaissement ; pour nous convaincre que ce n’est point là une injonction de s’asseoir pour juger, ou pour être à table et se réjouir, ce qui fournirait une occasion d’orgueil, le Prophète nous montre qu’il s’agit d’humilité, quand il dit : «  Vous qui mangez un pain de douleur ». Mais ceux-là mangent un pain de douleur, qui gémissent dans cet exil, qui sont dans la vallée des pleurs. Or, Dieu a fait des ascensions dans notre cœur. Où a-t-il disposé ses ascensions ? « Dans notre cœur[214] », dit le Psalmiste ? Qui les a disposées ? Dieu. C’est pourquoi ceux-là chantent les cantiques des degrés, qui ont des ascensions dans le cœur. Humilions-nous en cette vie et montons. Comment monter ? Par le cœur. C’est le cœur qui monte, qui s’élève de la vallée des larmes. Oui, de la vallée des larmes, est-il dit. De même que les montagnes s’élèvent, les vallées s’abaissent ; car ou appelle vallées les lieux bas de la terre, les collines sont des lieux plus élevés, moins toutefois que les montagnes, car on appelle ainsi les points les plus élevés de la terre. C’est peu encore ; le Prophète ne dit point : Élevez-vous d’une colline ; ni : Élevez-vous d’une campagne ; mais bien, du fond d’une vallée, pour exprimer quelque chose de plus bas encore qu’une campagne, Si donc c’est dans la vallée des larmes que tu manges un pain de douleur en disant : « Mes larmes sont pour moi un pain le jour et la nuit, pendant qu’on me dit tous les jours : Où est ton Dieu[215] ? » tu as raison de te lever, puisque tu as été assis.
7. Et comme si nous demandions : Quand nous lèverons nous ? on nous commande maintenant de nous asseoir ; car la résurrection sera pour nous comme elle a été pour le Seigneur. Quand vint celle du Seigneur ? Regarde bien celui qui t’a précédé. Car si tu n’as les yeux sur lui, c’est en vainque tu te lèves avant la lumière. Quand donc a-t-il été élevé ? Après sa mort. De même donc, n’espère ton élévation qu’après ta mort, ne mets ton espérance qu’après la résurrection des morts, puisque le Christ est ressuscité et monté au ciel. Mais où donc a-t-il dormi ? Sur la croix. Quand il dormait sur la croix, il était une figure, ou plutôt il accomplissait ce qui avait été figuré en Adam. Car ce fut quand Adam dormait que Dieu lui tira une côte dont il fit Eve[216] de même, pendant que le Seigneur dormait sur la croix, une lance lui ouvrit le côté[217], et il en découla les sacrements dont l’Église est formée, Car l’Église est pour le Seigneur une Épouse tirée de son côté, comme Eve fut tirée du côté d’Adam. Mais de même que la première ne fut tirée d’Adam que pendant son sommeil, la seconde ne fut tirée du flanc du Christ qu’après sa mort. Si donc il ne peut ressusciter sans avoir passé par la mort, voudrais-tu donc être élevé en gloire sinon après cette vie ? Que ce psaume donc te donne une leçon, et comme si tu demandais : Quand ressusciterai-je ? Sera ce avant de m’être assis ? « Ce sera », nous dit-il, « quand il aura envoyé le sommeil â ses bien-aimés ». Dieu nous fera donc cette faveur quand ses bien-aimés, ou ceux du Christ, ressusciteront. Tous se lèveront en effet, mais tous ne se lèveront pas comme ses bien-aimés. Tous doivent ressusciter ; mais que vous dit l’Apôtre ? « Nous ressusciterons tous à la vérité, mais nous ne serons pas tous changés[218] ». Les uns ressuscitent pour le supplice, tandis que nous ressuscitons comme Notre-Seigneur est ressuscité, afin de suivre notre chef si nous sommes véritablement ses membres. Mais si nous sommes ses membres, nous sommes alors ses bien aimés, et alors nous aurons part à cette résurrection qui a d’abord paru dans le Fils de Dieu. La lumière s’est levée avant nous, et nous nous lèverons après elle ; car c’est vainement que nous nous lèverions avant le jour, que nous chercherions la grandeur avant la mort, puisque le Christ, notre lumière, n’a été qu’après sa mort glorifié dans sa chair. Étant donc devenus ses membres, et parmi ses membres, ceux qu’il aime, quand nous aurons pris notre sommeil, alors nous nous lèverons par la résurrection des morts. Lui seul est ressuscité pour ne plus mourir. Lazare ressuscita[219], mais pour mourir de nouveau ; la fille du chef de la synagogue ressuscita[220], mais pour mourir ; le fils de la veuve ressuscita[221], mais Polir mourir ; le Christ est ressuscité pour ne plus mourir. Écoute l’Apôtre : « Jésus-Christ ressuscitant d’entre les morts ne meurt plus, la mort n’a plus d’empire sur lui[222] ». Espère une semblable résurrection, et sois chrétien dans ce seul but, mais non pour le bonheur de cette vie. Car si tu es chrétien seulement pour le bonheur de cette vie, tandis que de lui qui est ta lumière n’a point cherché ce bonheur, tu prétends te lever avant la lumière, et tu demeureras nécessairement dans les ténèbres. Change donc tes pensées, suis ta lumière ; lève-toi, parce qu’elle s’est levée ; mais assieds-toi d’abord, tu te lèveras ensuite, « quand le Seigneur aura donné le sommeil à ses bien-aimés ».
8. Comme si tu demandais à quel bien-aimé ? « voilà », dit le Prophète, « que des enfants sont l’héritage du Seigneur, le fruit des entrailles aura sa récompense[223] ». Quand il dit « Le fruit des entrailles », il entend des fils enfantés avec douleur. Il est une femme en qui s’accomplit spirituellement ce qui est dit à Eve : « Tu enfanteras dans les gémissements[224] ». L’Église, qui est l’Épouse du Christ, lui donne des enfants, et pour elle, enfanter, c’est enfanter dans la douleur. C’est pour cela que Eve a reçu le nom figuratif de « mère des vivants[225] », Il était parmi les membres de celle qui enfante, celui qui disait « Mes petits enfants, que je mets au monde une seconde fois, jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous[226] ». Mais ce n’est point en vain qu’elle enfante et qu’elle souffre, elle verra la lignée des saints à la résurrection, elle verra les justes répandus aujourd’hui dans l’univers entier. Elle les forme par ces gémissements, les enfante par ses douleurs ; mais à la résurrection des morts on verra ces enfantements de l’Église, et il n’y aura plus ni douleurs ni gémissements. Et que dira-t-on alors ? « Des enfants, tel est l’héritage du Seigneur, et la récompense sera pour le fruit des entrailles ». C’est le fruit qui aura la récompense, et non pas qui sera la récompense[227]. Quelle est cette récompense ? De ressusciter d’entre les morts. Quelle est cette récompense ? De se lever après s’être assis. Quelle est cette récompense ? De goûter la joie après avoir mangé le pain de la douleur. Le fruit de quelles entrailles ? De l’Église ; c’est dans ces entrailles de l’Église que l’on voit ce qui arriva jadis en figure à Rébecca, deux jumeaux ou deux peuples en lutte[228]. Le sein d’une seule mère renfermait deux frères qui se faisaient la guerre avant de naître : ils agitaient par leurs discordes intestines les entrailles maternelles ; et leur mère gémissait et souffrait violence ; mais en les mettant au monde, elle fit un discernement entre les jumeaux qu’elle avait portés. Ainsi, mes frères, en est-il aujourd’hui de l’Église qui est dans les gémissements pendant qu’elle enfante ; elle porte dans son sein les bons et les méchants. Le fruit des entrailles, pour Rébecca, fut Jacob qu’elle aima. « J’ai aimé Jacob », dit le Seigneur, « et haï Esaü[229] » Tous deux étaient sortis du même sein : l’un mérite d’être aimé, l’autre d’être rejeté. C’est ainsi que le fruit sera pour les bien-aimés ; que la récompense sera pour le fruit des entrailles.
9. « Comme les flèches dans la main d’un homme puissant, ainsi seront les enfants de Dieu qu’on aura secoués[230] ». D’où est venu en effet, mes frères, ce grand héritage ? D’où est venue cette postérité si nombreuse, dont le psaume vient de nous dire : « Des enfants, c’est un héritage qui vient du Seigneur ; la récompense sera pour le fruit des entrailles ? » Comme on lance des flèches, le Seigneur a lancé quelques hommes de sa main puissante, et ils sont allés au loin, et ont rempli toute la terre, où germent les saints en grand nombre. Tel est en effet l’héritage dont il est dit : « Demande-moi, et je te donnerai les nations de la terre pour ton héritage, et les confins de la terre pour ton empire[231] ». Comment cette possession peut-elle s’étendre et s’accroître jusqu’aux confins de la terre ? C’est que, « comme sont les flèches dans la main d’un puissant, tels sont les fils de ceux qu’on a lancés ». On lance des flèches avec un arc ; plus est grande la force qui lance, et plus la flèche va loin. Or, quelle force est plus grande que celle de Dieu, lequel lance les flèches ? C’est de son arc qu’il lance les Apôtres et il n’est pas demeuré un coin de terre où n’ait pénétré la flèche lancée par un tel bras, elle est arrivée aux derniers confins du monde. Elle n’a pas été plus avant, parce que l’homme n’était point au-delà. Telle est en effet la force de Dieu, que s’il y avait au-delà du monde quelque endroit où sa flèche pût pénétrer, il y jetterait une flèche. Or, les fils de ceux qu’il a lancés ressemblent à leurs pères. Quelques auteurs qui ont expliqué les psaumes avant nous, se sont demandé, à propos de cette expression : Pourquoi dire les fils de ceux qu’on a lancés, ou que doit-on entendre par ces fils de ceux qu’on a lancés ; et plusieurs ont vu dans les fils de ceux qu’on a lances les fils des Apôtres, comme je viens de le dire.
10. Que votre charité veuille bien m’écouter encore un peu. On a demandé comment les Apôtres sont des hommes secoués, et quelques-uns répondent qu’ils sont ainsi appelés, parce que le Seigneur leur fit cette injonction : « Si vous sortez d’une ville qui ne vous aura point écoutés, secouez la poussière de vos pieds[232] ». Mais, dit un autre, on aurait dû les appeler fils de ceux qui secouent, et non fils de ceux qui sont secoués. Car en leur disant : Secouez la poussière de vos pieds, le Seigneur nous montre que les Apôtres secouaient plus qu’ils n’étaient secoués. Celui qui a traité ce passage et parlé de la sorte, a mis trop de subtilité à le mettre en contradiction avec le mot de l’Évangile. Pour nous, en examinant, autant que le Seigneur nous en a donné la force, comment l’on peut dire qu’ils sont secoués ces hommes à qui le Seigneur a dit : « Secouez la poussière de vos pieds » ; nous croyons qu’on peut le faire sans absurdité. Bien qu’ils secouassent leurs pieds, ils se secouaient eux-mêmes. Voyez en effet : celui qui secoue, se secoue lui-même, ou bien secoue autre chose ; s’il secoue autre chose, il fait l’action de secouer sans être lui-même secoué ; qu’un autre le secoue, il est secoué sans secouer ; mais qu’il vienne à se secouer lui-même, il secoue, puisqu’il en fait l’action sur lui-même ; il est secoué, puisque lui-même se secoue. Mais qui donc, dira-t-on, a été secoué par les Apôtres ? Eux-mêmes ; puisqu’ils ont secoué la poussière de leurs pieds. Mais ce n’est point eux-mêmes qu’ils ont secoués, c’est la poussière, dira-t-on. C’est là une supercherie, Secouer quelque chose se dit en effet de deux manières : ou de l’objet secoué, ou de ce que l’on en a fait sortir. On dit en effet, secouer la poussière, et secouer un manteau. Voilà un homme qui tient son manteau, qui le secoue, et il en sort une poussière qu’il contenait. Que diras-tu de cette poussière ? qu’on l’a secouée. Que diras-tu du manteau ? qu’on l’a secoué. Si donc l’on désigne par l’expression secoué, et ce que l’on fait sortir d’un manteau en le secouant, et ce manteau d’où on le fait sortir, alors la poussière a été secouée, et les Apôtres ont été secoués. Pourquoi donc les fils des Apôtres ne s’appelleraient-ils pas les fils de ceux qu’on a secoués ?
11. Mais il est un autre sens que je ne dois point passer sous silence. Dieu a permis des passages obscurs, afin qu’ils donnent lieu à plusieurs explications, afin que les hommes en soient plus instruits, puisqu’ils trouvent expliqué en plusieurs manières un passage obscur, qui ne l’eût été que d’une seule, s’il eût été clair. Nous disons que l’on secoue une chose pour en faire sortir ce qui pourrait y être caché. Il y a une différence entre secouer une robe, afin d’en faire sortir la poussière, et secouer un sac pour en faire sortir ce qu’il renferme. Autant que je le puis, j’entends donc par les fils de ceux qui ont été secoués, les Apôtres eux-mêmes, qui sont les fils des Prophètes. Car les Prophètes tenaient renfermés bien des mystères, et ils ont été secoués, afin que tout ce qui était caché dans leurs écrits fût mis au grand jour. Ainsi, par exemple, voilà un Prophète qui a dit : « Le bœuf connaît son maître, l’âne l’étable de son Seigneur, et Israël ne m’a point connu[233] ». Je cite cette parole du Prophète, parce qu’elle me vient maintenant à l’esprit ; il m’en viendrait une autre, que je la citerais également. Qu’un homme, entendant cette parole, arrête sa pensée sur l’âne, sur le bœuf, sur les animaux qu’il a sous les yeux ; le voilà qui touche au-dehors une écorce renfermant quelque mystère, tuais il ne sait ce qu’elle contient. L’âne et le bœuf ont un sens caché. Que dit-on à celui qui se prononcerait d’une manière trop hâtive ? Attends, il y a là quelque mystère, secoue l’enveloppe ; le Prophète s’en est servi pour voiler sa pensée ; et il veut parler de tout autre âne, de tout autre bœuf. En effet, l’âne est ici la figure du peuple de Dieu, de la monture du Seigneur, portant ce Dieu qui le guide, afin qu’il ne s’égare pas en chemin ; et le bœuf est celui dont l’Apôtre a dit : « Tu ne lieras point la bouche au bœuf qui foule le grain ». Dieu se met-il en peine des bœufs[234] ? a dit le même Apôtre. C’est pour nous que l’Écriture parle ainsi. Quiconque, en effet, prêche la parole de Dieu, avertit, effraie, stimule ; c’est là fouler le grain, faire dans l’Église comme le bœuf dans l’aire. Le bœuf venait du peuple juif, d’où sont sortis les Apôtres qui ont prêché l’Évangile : l’âne, du peuple incirconcis, ou des Gentils. Car il est venu pour porter le Seigneur ; et si le Seigneur a voulu s’asseoir sur un âne qui n’avait porté nul autre homme, c’est parce que ni la loi ni les Prophètes n’avaient été envoyés aux Gentils. Donc parce que NotreSeigneur Jésus-Christ a voulu être pour nous une nourriture, et qu’à sa naissance il fut mis dans une crèche : « Le bœuf connaît son maître, et l’âne l’étable de son possesseur ». Mais comment trouver un tel sens, sinon en secouant l’enveloppe ? Si l’on n’agitait avec soin ces prophéties, pourrait-on en découvrir les mystères ? Le Seigneur est donc venu pour secouer ces énigmes, pour nous en montrer le sens ; il a secoué les Prophètes qui ont engendré les Apôtres ; et parce que les Apôtres sont issus des Prophètes qui étaient secoués, on les appelle fils de ceux que l’on a secoués. Placés comme des flèches dans la main d’un homme puissant, ils sont arrivés jusqu’aux confins de la terre. De là cette Parole à la fin des temps : « Des enfants, voilà l’héritage du Seigneur, la récompense sera pour le fruit des entrailles ». Et comme cet héritage est recueilli de tous les confins de la terre, comme les enfants de ceux que l’on a secoués ressemblent à des flèches dans la main d’un homme puissant, les fils des Prophètes, ou les Apôtres, ont été comme des flèches dans la main de Dieu. S’il est puissant, il secoue avec force ; s’il secoue avec force, il envoie jusqu’aux confins de la terre ceux qu’il lui plaît de lancer.
12. « Bienheureux l’homme qui, par eux, remplit ses désirs[235] ». Quel est, mes frères, cet homme qui remplit ainsi ses désirs ? Celui qui n’alune point le monde. Quiconque est absorbé par l’amour du monde, ne trouve aucune place pour la parole de ces prédicateurs. Répands ce qui t’absorbe, et tu deviendras capable de recevoir ce qui te manque. C’est-à-dire, est-ce la richesse que tu convoites ? Tu ne pourras, par eux, remplir tes désirs. Tu veux les honneurs sur la terre, tu veux même ce que Dieu a donné aux bestiaux, c’est-à-dire le plaisir qui passe, la santé du corps, et autres biens semblables ; par eux tu ne combleras point tes désirs. Mais si tu as des désirs, comme ceux du cerf altéré qui brame après l’eau des fontaines[236] ; si tu dis, toi aussi : « Mon âme aspire après les parvis du Seigneur, elle languit de désir[237] » ; ton désir sera comblé, non que ces mêmes saints puissent dès aujourd’hui rassasier ta soif, mais en suivant leurs traces, tu arriveras à celui qui a comblé leurs désirs.
13. « Il ne sera point confondu quand il parlera à ses ennemis à la porte[238] ». Mes frères, parlons à la porte, c’est-à-dire, que tous comprennent nos paroles. Quiconque ne veut point parler à la porte, veut cacher sa parole, et souvent la veut cacher parce qu’elle est mauvaise. S’il a confiance dans ce qu’il dit, qu’il le dise à la porte ; ainsi qu’il est écrit de la Sagesse : « Elle parle hardiment aux portes de la cité[239] ». Tant que des hommes innocents conservent la justice, ils ne craignent point de parler ; c’est là parler à la porte, publiquement. Or, qui est-ce qui prêche à la porte ? Celui qui prêche en Jésus-Christ, puisque le Christ est la porte par laquelle nous entrons dans la cité. Qu’on m’accuse de mensonge, s’il n’a pas dit : « Je suis l’entrée[240] ». Si donc il est l’entrée, il est la porte. Car l’entrée se dit d’une maison, et l’entrée d’une cité en est la porte, comme l’entrée d’une maison en est la porte. À moins peut-être que le mot porte ne soit impropre, et que l’on ne puisse pas appeler ville ce qui est appelé aussi une maison. Mais nous avons employé ces deux termes tout à l’heure : « Si le Seigneur ne construit une maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent » ; et pour que tu ne regardes pas cette maison comme peu importante, le Prophète ajoute : « Si le Seigneur ne garde une cité, c’est en vain que veilleront ses gardiens ». Donc la maison est encore la cité. Comme maison elle a donc une entrée ; et une porte comme cité. Celui-là dès lors est la porte de la cité, qui est l’entrée de la maison. Donc, si le Christ est la porte de la cité, celui qui demeure ferme en Jésus-Christ, et qui ensuite parle aux hommes, n’a point à rougir ; quant à l’homme qui parle contre le Christ, la porte lui est fermée. Quels sont les hommes qui prêchent contre le Christ ? Ceux qui nient que le Tout-Puissant ait lancé ses flèches, et qu’elles soient arrivées jusqu’aux confins de la terre ; et que l’héritage du Seigneur soit celui dont il est dit : « Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage, et les confins de la terre pour ta possession[241] ». Voilà ce qui a été prêché, entendu avant l’événement, et quand il est accompli on ne veut point le reconnaître. Ceux qui disputent contre le Christ sont hors de la porte, parce qu’ils recherchent les honneurs pour eux, non pour le Christ. Mais l’homme qui prêche à la porte cherche la gloire du Christ, et non sa propre gloire ; aussi celui qui prêche à la porte dit-il : Gardez-vous de compter sur moi, car ce n’est point par moi, mais par la porte qu’il vous faut entrer. Quant à ceux qui veulent s’attirer la confiance des hommes, ils ne veulent point entrer par la porte, et rien d’étonnant dès lors que cette porte leur soit fermée, et qu’ils frappent en vain pour se la faire ouvrir. Renouvelez donc votre ferveur, mes frères, pour entendre demain le discours que je vous ai promis avec le secours de Dieu au sujet de l’Évangile qui parle de la colombe. Celui au nom duquel je vous l’ai promis, m’assistera de sa grâce, afin que je puisse m’acquitter. Mais pour que je dégage ma parole d’une manière utile, et que je n’aie pas été téméraire, priez pour moi.


DISCOURS SUR LE PSAUME 127[modifier]

SERMON AU PEUPLE, PRÊCHÉ LE JOUR DE SAINT FÉLIX, MARTYRISÉ A TUNIS, NON LOIN D’HIPPONE.[modifier]

LES BIENS SPIRITUELS.[modifier]

Les biens que promet notre psaume paraissent des biens temporels, et sont souvent le partage des impies. Toutefois, si ces biens étaient véritablement temporels et qu’on les prêchât comme la récompense du fidèle, ils nous feraient perdre l’amour des biens éternels. Ce psaume est donc une allégorie. L’homme béni, c’est le Christ dont nous sommes les membres ; ces biens sont ceux de la Jérusalem céleste, réservés à ceux qui sont au Christ. Le bonheur de cette vie n’est donc point un bonheur véritable, de même que les douleurs des martyrs n’étaient point sans espérance, et ils ne méprisaient le présent qu’en vue de l’avenir.

Écoutons donc le psaume avec une crainte chaste, c’est-à-dire avec cette crainte peu soucieuse du mal temporel, mais qui commence par redouter les châtiments éternels, s’habitue à éviter le péché et à pratiquer le bien par amour pour l’éternité ; c’est la crainte de l’Épouse chaste qui craint que l’Époux ne vienne point, opposée à la crainte de l’Épouse adultère qui craint d’être surprise. Or l’Époux, qui est beau seulement aux yeux du cœur, est absent, et si nous désirons qu’il vienne pour nous juger, notre crainte est chaste. Que Dieu nous assure le bonheur temporel à condition que nous ne verrons point sa face, si nous tremblons, notre crainte est déjà chaste.

Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, ou le Christ dont nous sommes les membres. Nous mangerons les travaux de nos fruits ; c’est-à-dire, en travaillant pour recueillir le fruit qui est la vie éternelle, nous trouverons une nourriture dans l’espérance. C’est un pain de douleur, mais qui n’est pas sans délices. L’Épouse féconde c’est l’Église, et les parois de la maison ceux qui s’attachent au Christ. Ce fut du côté d’Adam, que fut tirée Eve, comme l’Église du côté du Christ. Elle est féconde dans ceux qui s’attachent au Christ, et qui sont comme sou Épouse, comme sa mère, tandis qu’il a, dans ceux que l’Église enfante, comme des frères et des sœurs Ces fils seront comme des oliviers, ou pacifiques. Voilà les bénédictions, mais de Sion ; quant aux biens temporels, Dieu les donne aussi aux animaux ces biens ne sont pas en quelque sorte, puisqu’ils ne demeurent point. Nous les verrons de l’œil de l’âme, qui voit même séparée du corps. Ces biens s’acquièrent par la patience dans la persécution, et se résument dans la paix de la véritable Jérusalem.


1. Voici, mes bien-aimés, une parole de l’Apôtre : « Nous communiquons les biens spirituels aux hommes qui vivent selon l’Esprit ; mais l’homme animal ne comprend point les choses qui sont selon l’esprit de Dieu[242] » ; cette parole nous fait craindre que ceux qu’il appelle ainsi, et qui ne comprennent point ce qui vient de l’esprit de Dieu, ne soient scandalisés plutôt qu’édifiés par notre psaume. Quoique nous l’ayons déjà entendu quand on le chantait, je veux néanmoins, comme il est court, le lire en courant et sans m’y arrêter pour l’expliquer. Voyez bien ce qu’il contient. Si un homme souhaitait comme un grand bonheur les biens dont il est parlé dans ce psaume, et que le Seigneur les lui refusât, non par abandon, mais par un plus grand amour pour lui ; et ces mérites biens que notre psaume promet comme la récompense de ceux qui aiment le Seigneur, s’il les voyait en abondance entre les mains de ceux qui ne le craignent pas, ses pieds alors chancelleraient, sa marche serait peu assurée, et il dirait dans son âme qu’en vain il a craint le Seigneur, puisqu’il n’a pas mérité d’obtenir ces biens promis à ceux qui le craignent ; tandis que ceux-là les obtiennent, qui non seulement ne le craignent point, mais le déshonorent par leurs blasphèmes. Écoutez ce que dit le psaume « Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans sa voie : tu mangeras les travaux de tes fruits, tu seras heureux et comblé de tous biens[243] ». Quoique nous soyons charnels, nous pouvons encore ne voir dans ces paroles que des biens célestes ; mais voyons la suite : « Ta femme sera dans ta maison comme une vigne féconde, tes enfants comme de jeunes oliviers environnant ta table. Ainsi sera béni l’homme qui craint le Seigneur[244] ». Comment sera-t-il béni ? Parce que sa femme sera dans sa maison comme une vigne féconde, et que ses enfants seront autour de sa table comme des oliviers nouvellement plantés. Mais perdront-ils donc leur récompense, ceux qui ont renoncé aux épousailles à cause de Dieu ? Un homme qui a renoncé au mariage s’est dit : Dieu aura pour moi d’autres bénédictions. Point du tout, ou bien il le bénira comme le dit notre psaume, ou ne te bénira aucunement ; car la décision est formelle : « C’est ainsi que sera béni l’homme qui craint le Seigneur ».
2. Quel est donc, mes frères, le sens de ces promesses ? de peur qu’en recherchant un bonheur temporel et terrestre, nous ne perdions celui du ciel. Le Prophète recouvre sa pensée d’un voile, et ce voile renferme je ne sais quoi. Or, votre charité se souvient qu’en exposant le psaume qui précède immédiatement celui-ci, nous avons rencontré un verset où il est dit : « Comme des flèches dans la main d’un puissant, ainsi les enfants de ceux qu’on a secoués[245] », et qu’en cherchant quels pouvaient être ces enfants des secoués, il nous a paru, d’après l’inspiration de Dieu, je le crois, que ces fils des secoués étaient les Apôtres fils des Prophètes. Ces prophètes en effet nous ont parlé en énigmes, et ont voilé leurs pensées de figures mystérieuses, qui en sont comme l’enveloppe ; et les hommes n’en peuvent pénétrer le sens à moins de secouer ces voiles ; de là vient que ce nom « fils des secoués », a été donné aux Apôtres, qui ont tiré leur avantage des Prophètes qu’ils secouaient. Donc nous aussi, secouons notre psaume, de peur que, trompés par les apparences, et en touchant sans le voir ce qu’elles recouvrent, nous ne prenions du bois pour de l’or, ou un vase de terre pour de l’argent. Secouons donc, s’il plaît à votre charité ; Dieu nous viendra en aide, nous découvrira ce qui est à l’intérieur ; faisons-le d’autant plus, mes frères, que nous célébrons une fête des martyrs. Quelles n’ont pas été les douleurs des martyrs, leurs tourments, leurs afflictions ; quelles prisons infectes, quelles chaînes pesantes ; combien de bêtes féroces, de flammes ardentes, d’atroces injures ! Eussent-ils enduré tout cela, s’ils n’eussent vu, je ne sais quel but où ils tendaient, et qui n’a rien de commun avec la félicité d’ici-bas ? Or, il serait honteux pour nous de célébrer la fête des martyrs, de ces serviteurs de Dieu qui ont méprisé ce bas monde pour le bonheur éternel, et de prendre dans le sens d’une félicité temporelle ce que dit notre psaume, et de dire en voyant un fidèle serviteur de Dieu, un citoyen de la Jérusalem céleste engagé dans le mariage, mais sans avoir d’enfants : C’est là un homme qui ne craint pas le Seigneur, car s’il craignait Dieu, son Épouse serait dans sa maison comme une vigne féconde, elle ne serait point stérile au point de n’en avoir aucun ; si cet homme craignait Dieu, ses enfants environneraient sa table comme de jeunes oliviers. Tenir ce langage, ce serait être charnel, et ne pas comprendre ce qui vient de l’Esprit de Dieu ; secouons donc à notre tour, afin de devenir les enfants de ceux que l’en a secoués. Si nous y arrivons, nous serons comme des flèches dans la main d’un puissant ; et par ses préceptes il nous lancera dans le cœur des hommes qui ne l’aiment point encore, afin que, blessés de la parole de Dieu, ils commencent à l’aimer. Car si nous en venions à leur prêcher : Mes frères, mes enfants, craignez le Seigneur, afin d’avoir des fils et des petits-fils, et de mettre ainsi la joie dans vos maisons, nos flèches ne les blesseraient point de l’amour de la Jérusalem éternelle ; ils demeureraient dans l’attachement aux biens terrestres, et à la vue de l’abondance des impies, ils nous diraient, sinon ouvertement, du moins dans leur intérieur : Pourquoi donc la maison de l’homme qui ne craint pas le Seigneur, est-elle pleine d’enfants ? Quelqu’un lui dira peut-être : Tu ne sais pas encore ce qui peut lui arriver ; que dirais-tu, s’il les perdait l’un après l’autre, parce qu’il ne craint pas le Seigneur, et s’il n’avait un si grand nombre d’enfants que pour ressentir de leur perte une douleur plus vive ? Mais à ce propos, il pourrait répliquer : Je connais un homme impie, un païen, un sacrilège, un idolâtre (et peut-être qu’il dirait vrai, qu’il n’en connaît pas un, mais deux, mais trois), et cet homme est mort dans une grande vieillesse, dans la décrépitude, et dans son lit, et une foule d’enfants et de petits-enfants le conduisaient au tombeau. Voilà un homme qui ne craignait point le Seigneur, et une postérité nombreuse lui fermait les yeux. Que répondre à cela ? Il ne peut plus arriver aucun malheur à cet homme, il ne saurait vivre et conduire ses enfants au tombeau, puisqu’il est mort, et que ses enfants lui ont fait de glorieuses funérailles.
3. Secouons donc, secouons encore, si nous voulons être les fils de ceux qu’on a secoués. Qu’il sorte quelque chose de ces voiles. Il est en effet un homme béni, comme le dit le Prophète ; et nul ne craint le Seigneur s’il n’est membre de cet homme ; et ce sont plusieurs hommes qui n’en forment qu’un seul, comme il y a plusieurs chrétiens en un seul Christ. Or, les chrétiens avec leur chef qui est monté aux cieux, ne forment qu’un seul Christ. Il n’est point seul, et nous plusieurs ; mais quoique plusieurs, nous sommes un en lui seul. Jésus-Christ donc n’est qu’un seul homme comprenant la tête et les membres. Qu’est-ce que son corps ? Son Église, d’après cette parole de l’Apôtre « Nous sommes les membres de son corps[246] » ; et aussi : « Vous êtes le corps de Jésus-Christ, ainsi que ses membres[247] ». Comprenons donc ici la voix de cet homme, dans le corps duquel nous sommes un seul homme, et nous y verrons les biens de la Jérusalem céleste, comme il est dit à ta fin du psaume « Puisses-tu voir les biens de Jérusalem ! » Car si nous regardons ces biens d’un œil terrestre, comme le grand nombre des enfants et des petits-enfants, la fécondité d’une Épouse, tels ne sont pas les biens de cette Jérusalem ; ces biens sont dans la terre des mourants, tandis que l’autre terre est celte des vivants. Ce n’est donc pas un bien pour toi, d’avoir des fils qui doivent mourir, sinon avant toi, certainement après toi. Veux-tu avoir des enfants qui ne mourront point, qui vivront toujours avec toi ? Sois dans le corps de celui dont il est dit : « Vous êtes le corps du Christ et ses propres membres.
4. C’est pour cela que notre psaume, d’ailleurs si obscur qu’il faut heurter à la porte, si voilé qu’il faut le secouer, commence au pluriel : « Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans ses voies[248] ». Il parle tout d’abord à plusieurs ; mais parce qu’ils ne sont qu’un en Jésus-Christ, il continue au singulier : « Tu mangeras les travaux de tes fruits ». Il avait dit plus haut : « Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans ses voies » ; maintenant, pourquoi dit-il : « Tu mangeras les travaux de tes fruits », et non, vous mangerez ? Et pourquoi « les travaux de tes fruits », et non, les travaux de vos fruits ? A-t-il donc sitôt oublié qu’il vient de parler au pluriel ? Mais si tu as secoué celte écorce, que répond le Prophète ? Quand je nomme plusieurs chrétiens, je n’entends qu’un seul homme en Jésus-Christ. Vous êtes donc plusieurs, et vous n’êtes qu’un seul. Comment sommes-nous plusieurs, et néanmoins un seul ? Parce que nous sommes unis à Celui dont nous sommes les membres, et que notre tête est dans le ciel, afin que ses membres suivent.
5. Que le Prophète nous décrive donc maintenant, puisque nous connaissons celui qu’il va décrire. Tout le reste s’éclaircira : seulement craignez le Seigneur et marchez dans ses voies ; ne soyez point jaloux de tout homme qui, sans marcher dans les mêmes voies, jouit d’une félicité malheureuse. Car les hommes du monde sont heureux pour leur malheur ; tandis que les martyrs souffraient pour leur bonheur. Leur douleur n’était que pour un temps, leur bonheur pour l’éternité, et lors même qu’ils étaient malheureux pour un temps, on les croyait plus malheureux encore qu’ils ne l’étaient réellement. Que dit en effet l’Apôtre ? « Nous paraissons tristes, et nous sommes toujours dans la joie[249] ». Pourquoi « toujours » ? En cette vie et en l’autre ; oui, en cette vie et eu l’autre. D’où vient en effet notre joie ici-bas ? de l’espérance. D’où nous viendra-t-elle en l’autre vie ? de la réalité. C’est une grande joie que l’espérance d’un homme qui est dans la joie. Mais si « nous nous réjouissons dans la joie », voyez ce qui suit : « Patients dans la tribulation[250] ». Les martyrs étaient donc dans la tribulation, parce qu’ils se réjouissaient dans l’espérance. Mais parce que la promesse n’était lias encore réalisée, que dit l’Apôtre ? « L’espérance que l’on voit, n’est pas une espérance : si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience[251] ». Voilà ce qui a aidé les martyrs à endurer tant de maux, c’est qu’ils attendaient par la patience ce qu’ils ne voyaient pas encore. Pour leurs bourreaux, ils aimaient ce qu’ils voyaient ; mais les victimes aspiraient à ce qu’elles ne voyaient point encore, elles se hâtaient d’atteindre les biens invisibles. Le retard de la mort était à leurs yeux un délai préjudiciable.
6. Il a donc méprisé le monde, ce Félix dont nous célébrons la fête aujourd’hui, qui a dans son nom et dans sa couronne la véritable félicité. Mais cette félicité lui vint-elle de sa crainte pour Dieu, et fut-il heureux, parce que son Épouse fut ici-bas comme une vigne féconde, parce que ses enfants environnaient sa table ? Sans doute il a tous ces biens, mais dans le corps mystique de Celui qui est décrit en notre psaume. Et comme il l’a compris de la sorte, il méprise le présent, afin de posséder l’avenir. Mais vous devez savoir qu’il ne souffrit point la mort comme les autres martyrs. Car, après qu’il eut confessé Jésus-Christ, on différa son supplice, et le lendemain on le trouva mort. On avait fermé la porte sur lui, mais pour son corps seulement, non pour son âme. Quand ils se préparaient à le tourmenter, les bourreaux ne le trouvèrent plus, et perdirent toute occasion de sévir. Il était sans vie, privé de sentiment pour toute douleur, mais non point devant Dieu qui le couronnait. Mais s’il aima les biens de cette vie, comment donc, mes frères, est-il Félix, ou a-t-il la félicité dans son nom et dans la récompense de la vie éternelle ?
7. Écoutons donc ce psaume, en l’appliquant au Christ, et nous tous qui sommes unis au corps du Christ, et devenus ses membres, marchons dans les voies du Seigneur ; ayons pour le Seigneur une crainte chaste, une crainte qui demeure dans le siècle des siècles. Car il y a une autre crainte que bannit la charité, comme le dit saint Jean : « La crainte n’est pas dans la charité, mais la charité qui est parfaite, bannit la crainte[252] ». Il ne dit pas que la charité bannit toute crainte, puisque nous lisons dans un psaume : « La crainte du Seigneur, quand elle est chaste, subsiste dans les siècles des siècles[253] ». Donc il est une crainte qui subsiste, et une crainte qui est bannie. Celle qui est bannie n’est point chaste, celle qui demeure est chaste. Quelle est la crainte qui est bannie ? Daignez écouter. Les uns craignent uniquement de souffrir quelqu’accident en cette vie, de tomber malades, de subir quelque dommage, de voir mourir un enfant ou un ami, d’encourir l’exil, la condamnation, la prison ou toute autre peine. Voilà ce qui les fait craindre et trembler ; mais cette crainte n’est point encore chaste. Allons plus loin. Un autre ne redoute point les maux d’ici-bas, mais il craint cet enfer dont le Seigneur nous menace, comme vous l’avez entendu dans l’Évangile ; et « où le ver qui les ronge ne meurt point, où la flamme qui les brûle, ne s’éteindra point[254] ». Voilà ce qu’entendent les hommes ; et comme ces maux arriveront véritablement aux impies, ils craignent, ils s’abstiennent du péché. Ils ont donc la crainte, et cette crainte leur fait évite, le péché. Et cette crainte néanmoins ne leur donne point l’amour de la justice. Toutefois, cette crainte qui les détourne du péché, les habitue à la justice, ils commencent à aimer ce qu’ils trouvaient dur, et Dieu devient doux pour eux : et dès lors l’homme commence à vivre dans la justice, non parce qu’il craint la peine, mais parce qu’il aime l’éternité. La charité donc a banni cette crainte, qui a fait place à une crainte chaste.
8. Quelle est cette crainte chaste ? C’est, mes frères, la crainte que l’on nous désigne dans ces paroles : « Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans ses voies ». Si le Seigneur me fait la grâce de parler dignement de cette crainte chaste, plusieurs d’entre vous pourront bien passer de la crainte chaste aux flammes du chaste amour ; et peut-être ne saurais-je me faire comprendre sans une comparaison. Voilà une Épouse chaste qui craint son mari, et une Épouse adultère qui craint son mari également. L’Épouse chaste craint que son mari ne s’éloigne ; l’Épouse adultère craint qu’il ne vienne. Que le mari de l’une et de l’autre soit absent : l’une craint qu’il ne vienne, l’autre qu’il ne tarde à venir. Or, l’Époux auquel nous avons été fiancés, est absent en quelque sorte, il est absent Celui qui nous a donné l’Esprit-Saint pour gage de sa fidélité, absent Celui qui nous a rachetés au prix de son sang ; cet Époux que rien n’égale en beauté, et qui a néanmoins paru souillé entre les mains des persécuteurs, comme le disait tout à l’heure Isaïe : « Nous l’avons vu, et il n’avait ni apparence ni beauté[255] ». Est-il donc difforme cet Époux ? Point du tout. Comment alors pourraient l’aimer ces vierges qui ont renoncé à tout autre Époux sur la terre ? Il ne fut donc difforme que pour ses persécuteurs, et s’ils ne l’eussent en effet trouvé difforme, ils ne l’eussent point assailli, ni flagellé, ni couronné d’épines, ni déshonoré de crachats ; mais comme il avait de la laideur à leurs yeux, ils le traitèrent de la sorte, car leurs yeux n’étaient point capables de voir la beauté du Christ. Pour quels yeux le Christ a-t-il donc une beauté ? Quels yeux lui-même recherchait-il, quand il disait à Philippe « Voilà si longtemps que je suis avec vous, et vous ne m’avez point encore vu[256] ? » Ces yeux doivent être purifiés, afin de voir cette lumière : qu’un faible rayon les touche quelque peu, et pris d’amour pour cette lumière, ils veulent être guéris afin de pouvoir la contempler. Et pour vous montrer qu’il y a une beauté qui nous fait aimer le Christ, le Prophète a dit : « Il surpasse en beauté les enfants des hommes[257] ». Sa beauté éclipse toute beauté humaine. Qu’est-ce que nous aimons dans le Christ ? Ses membres cloués à la croix, son côté entr’ouvert, ou son amour pour nous ? Quand on nous dit qu’il est mort pour nous, qu’est-ce que nous aimons ? Son amour. Il nous a aimés afin que nous lui rendions son amour ; et afin que nous puissions le lui rendre, il nous a visités par son Esprit-Saint, Il est donc beau, mais il est absent. Que l’Épouse s’interroge et voie si elle est chaste. Nous sommes tous dans son corps, mes frères, tous nous sommes ses membres, et dès lors nous ne formons qu’un seul homme. Que chacun voie de quelle crainte il est animé ; de la crainte que bannit l’amour, ou de la crainte chaste qui demeure dans le siècle des siècles. Il l’a vu déjà, et j’ajoute qu’il va le voir encore. L’Époux donc est absent, interroge ta conscience. Veux-tu qu’il vienne, ou veux-tu qu’il retarde ? Voyez, mes frères, voilà que je frappe à la porte de vos cœurs ; mais c’est lui qui entend votre réponse. Quelle que soit en chacun de vous la réponse de votre conscience, elle ne peut arriver jusqu’à moi, car je suis un homme ; mais il l’a entendue, celui qui est absent, il est vrai, puisque nous ne le voyons point corporellement, et qui est présent néanmoins par la puissance de sa majesté. Que l’on dise : Voici le Christ, à demain le jugement ; hélas ! combien peu diraient : Qu’il vienne au plus vite ! C’est le langage des cœurs pleins d’amour. Qu’on leur dise au contraire : Il est loin encore, ils craignent tout délai, parce que leur crainte est chaste. Comme ils craignent maintenant qu’il ne tarde trop, dès qu’il sera venu, ils craindront qu’il ne s’éloigne. Mais cette crainte sera chaste encore, parce qu’elle sera tranquille et pleine de confiance. Car cet Époux ne nous abandonne pas aussitôt après nous avoir trouvés, lui qui nous cherchait, avant que nous eussions la pensée de le chercher. Voilà donc, mes frères, le propre de la crainte chaste, elle vient de l’amour. Mais la crainte qui n’est point encore chaste, redoute la présence et les peines. Celui qui en est là, fait par crainte le bien qu’il fait ; sans redouter de perdre le souverain bien, il craint de subir le souverain mal. Il ne craint point de perdre les saints embrassements de l’Époux le plus beau, mais il craint d’être jeté dans l’enter. Cette crainte est bonne, sans doute, elle est utile, mais elle ne subsistera point dans les siècles des siècles ; elle n’est point encore la crainte chaste qui doit subsister toujours.
9. En quoi donc est-elle chaste ? Je vous fais une question qui vous donnera le moyen de vous interroger vous-mêmes. Si Dieu venait nous interroger de sa propre bouche, quoiqu’il ne cesse de nous parler dans les saintes Écritures, s’il disait à l’homme : Tu veux pécher, pèche à ton gré, fais ce qu’il te plaît ; que tout ce que tu aimes sur la terre soit à toi ; que l’ennemi que tu veux perdre soit exterminé ; que ceux que tu voudras dépouiller soient dépouillés ; qu’ils soient frappés ceux que tu voudras frapper, condamnés ceux que tu voudras condamner ; à toi, ceux que tu veux avoir ; que nul ne te résiste et ne te dise : Que fais-tu ? nul : Pourquoi agir de la sorte ? nul : Pourquoi as-tu fait cela ? Que tous les biens terrestres tant désirés soient en abondance chez toi, vis paisiblement au milieu d’eux, non pour un temps, mais pour toujours ; seulement tu ne verras jamais ma face. D’où vient, mes frères, que cette parole vous fait gémir, sinon parce que vous avez déjà cette crainte qui subsiste éternellement ? D’où vint que votre cœur a été frappé à cette parole : Tu ne verras point ma face ; voilà que tu posséderas toute félicité terrestre louis les biens ; tu seras comblé de toutes les prospérités, sans rien perdre, sans que rien t’échappe ; que veux-tu de plus ? La crainte chaste répandrait des larmes, et gémirait en disant : Plutôt perdre tous ces biens et voir votre face. La crainte chaste s’écrierait avec le psaume : « Dieu des vertus, tournez-vous vers nous, montrez-nous votre face et nous serons sauvés[258] ». La crainte chaste dirait encore avec un autre psaume : « Je n’ai fait au Seigneur qu’une seule demande ». Vois quels sont les transports de cet amour chaste, amour véritable, amour sincère : « Je n’ai fait qu’une demande au Seigneur[259] ». Qu’ai-je demandé ? « D’habiter dans la maison du Seigneur, tous les jours de ma vie ». Mais serait-ce en vue d’un bonheur temporel ? Écoute ce qui suit : « Afin de contempler les délices du Seigneur, et d’être protégé comme son temple divin[260] » ; c’est-à-dire d’être son temple et d’être protégé par lui. C’est l’unique demande que j’ai faite au Seigneur. Si vous n’exercez votre cœur qu’à cette unique demande, si vous ne craignez de perdre que ce seul bien, vous ne porterez point envie aux prospérités d’ici-bas et vous mettrez votre espérance dans ce bonheur qui est le véritable, et vous serez membres de celui à qui l’on chante : « Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans ses voies ».
10. « Tu mangeras les travaux de tes fruits ». O vous, ô toi, ô vous tous qui n’êtes qu’un seul, tu mangeras les travaux de tes « fruits ». Les ignorants sont tentés ici d’accuser le Prophète, qui aurait dû dire, selon eux : « Tu mangeras le fruit de tes travaux ». Beaucoup en effet mangent le fruit de leurs travaux. Qu’ils travaillent à la vigne, ils ne mangent point leur travail, mais ils mangent ce que leur travail produit. Qu’ils travaillent à des arbres fruitiers, qui mange leurs travaux ? Mais le fruit que ces arbres ont produit, voilà ce qui réjouit le vigneron. Que signifie donc : « Vous mangerez les travaux de vos fruits ? » C’est maintenant le temps du travail, celui des fruits ne vient qu’après. Mais c’est que le travail n’est pas sans joie à cause de l’espérance dont nous avons dit tout à l’heure : « Pleins de joie dans l’espérance, patients dans la tribulation[261] » ; et que maintenant ce travail nous console et nous réjouit par l’espérance. Que sera-ce que manger le fruit de ce travail ? C’étaient leurs travaux que mangeaient « ceux qui marchaient en pleurant et en répandant sur la terre leurs semences[262] ». Avec combien plus de joie mangeront le fruit de leurs travaux « ceux qui viendront en portant leurs gerbes avec allégresse ? » Et pour mieux voir que l’on mange ce travail, mes frères, vous avez entendu qu’à ces hommes du psaume précédent qui voulaient, dans leur orgueil, se lever avant la lumière ou avant le Christ, mais non passer par cette humilité qui le fit ressusciter, il a été dit : « Levez-vous après vous être assis[263] » ; c’est-à-dire, abaissez-vous d’abord, et ensuite vous vous élèverez, puisque celui qui est venu pour s’humilier a été élevé à cause de vous. Et que dit notre psaume ? « Vous qui mangez le pain de la douleur ». Ce pain de douleur est le travail de vos fruits. Si l’on ne le mangeait, on ne l’appellerait pas du nom de pain ; et toutefois si ce pain n’avait quelque saveur, nul ne le mangerait. Avec quelle douceur pleure et gémit celui qui prie ! Les larmes de la prière sont plus délicieuses que les joies du théâtre. Écoute jusqu’où va l’ardeur du désir avec lequel on mange ce pain dont il est dit : « Vous qui mangez un pain de douleur » cet amour, dont nous entendons souvent la voix dans les psaumes, nous dit ailleurs « Mes larmes sont devenues pour moi un pain, le jour et la nuit ». Pourquoi ses larmes sont-elles un pain pour lui ? C’est qu’on me dit chaque jour : « Où est ton Dieu ? »[264] Avant que nous puissions voir celui qui nous a aimés, qui nous a donné des gages de son amour, et à qui nous avons été fiancés, les païens nous disent avec ironie : Où est le Dieu des chrétiens ? Qu’ils nous montrent ce Dieu qu’ils adorent. Nous leur montrons nos divinités ; qu’ils nous montrent leur Dieu. Quand un païen te parle ainsi, tu n’as rien à lui montrer, parce qu’il ne peut rien voir. Tu te replies sur toi-même et tu pleures devant Dieu ; tu soupires vers lui, avant de le voir, et tu gémis dans tes désirs ; et comme ce désir t’arrache des larmes, tes larmes te sont douces, elles sont ta nourriture, parce qu’elles sont devenues ton pain le jour et la nuit, quand chaque jour on te dit : « Où est ton Dieu ? » Mais ton Dieu viendra, ce Dieu dont il est dit : Où est-il ? et il essuiera tes larmes, et au lieu de ce pain des larmes, il sera lui-même ton pain, et il te rassasiera éternellement, parce que nous aurons avec nous ce Verbe de Dieu qui est le pain des anges. Nous n’avons donc ici-bas que les travaux de nos fruits, nous aurons ensuite le fruit de nos travaux. « Tu mangeras les travaux de tes fruits ; tu es heureux et tu seras comblé de biens ». Tu es heureux, voilà pour le présent ; tu seras comblé de biens, c’est l’avenir. Tu es heureux en mangeant les travaux de tes fruits, mais tu seras comblé de biens, quand tu mangeras les fruits de tes travaux ; Que veut dire le Prophète ? Car si tu es comblé de biens, tu seras heureux assurément ; et si tues heureux, tu seras comblé de biens. Mais il y a une différence entre l’espérance et la réalité ; si l’espérance est si douce, combien plus douce encore sera la réalité !
11. Arrivons maintenant à ce verset : « Votre Épouse ». C’est au Christ que s’adresse cette parole. Donc cette Épouse du Christ est son Église, et cette Église qui est son Épouse, c’est nous-mêmes. « Votre Épouse sera comme une vigne féconde ». Mais en qui cette vigne est-elle féconde ? Nous voyons entrer dans ces murailles de nos temples bien des hommes stériles ; car nous y voyons entrer beaucoup d’ivrognes, d’usuriers, de marchands d’esclaves, d’hommes qui cherchent des sortilèges, qui ont recours à des magiciens et à des magiciennes pour un mal de tête. Est-ce là cette fécondité de la vigne ? Cette fécondité de l’Épouse ? Nullement. Ce sont là des épines, mais la vigne n’est pas épineuse partout. Elle a une certaine fécondité, c’est une vigne fertile ; mais en qui est cette fertilité ? « Dans les flancs de votre maison ». Or, tous ne sont point les parois de cette maison. Je cherche quelles en sont les parois, et que dirai-je ? Que ce sont les murailles du bâtiment, les pierres qui le soutiennent ? Si je parlais de ce bâtiment matériel, peut-être en appellerais-je ainsi les parois. Mais nous appelons les côtés de la maison spirituelle, ceux qui demeurent étroitement attachés au Christ. Car ce n’est – pas sans raison que, dans le discours familier, nous disons de quelqu’un qui agit mal d’après le conseil de perfides amis Ses côtes sont mauvais. Qu’est-ce à dire, ses côtés sont mauvais ? Les gens qui l’assiègent sont pervers. Dès lors, celui dont les côtés sont bons vit de bons conseils. Qu’est-ce à dire ? Il est dirigé par des conseils salutaires. Les côtés de la maison sont donc les hommes attachés au Christ, et ce n’est pas sans raison que l’Épouse a été formée du côté de l’Époux. Adam dormait quand Eve fut formée[265], comme l’Église fut formée à la mort du Christ : la première prit naissance du flanc de son Époux, à qui Dieu avait enlevé une côte, et la seconde du flanc de son Époux, ouvert par un coup de lance, et d’où coulèrent les sacrements[266]. Donc ton Épouse est comme une vigne féconde ; mais dans qui ? « Dans les parois de ta maison ». Elle est stérile dans ceux qui ne s’attachent point au Christ. Aussi ne les compterai-je point dans cette vigne.
12. « Vos fils ». L’Épouse et les fils ne sont qu’un. Dans les épousailles charnelles, autre est l’Épouse et autres sont les enfants. Dans l’Église les enfants ne diffèrent point de l’Épouse, Car les Apôtres appartenaient à l’Église, ils en étaient les membres. Donc ils étaient dans l’Épouse du Christ, et ils étaient cette même Épouse selon la place qu’ils avaient parmi ses membres. Pourquoi donc le Sauveur dit-il à leur occasion : « Quand l’Époux les aura quittés, alors les fils de l’Époux jeûneront[267] ? » L’Église est donc l’Épouse, et eux sont les enfants. Chose étonnante, lues frères ! Dans les paroles du Sauveur, nous voyons que l’Église est en même temps les frères du Seigneur, et ses sœurs, et sa mère. Ou vient en effet lui dire que sa mère et ses frères sont dehors[268]. Comme ils étaient au-dehors, il y avait là une figure. Que figurait sa mère ? La synagogue. Et que figuraient ses frères, selon la chair ? Les Juifs qui étaient dehors. La synagogue aussi se tenait dehors. Car en ce qui regarde Marie, elle est dans les parois de la maison ; de même que ses proches du côté de la Vierge Marie, et qui croyaient en lui, étaient aussi dans l’intérieur, non point à cause des liens du sang, mais parce qu’ils écoutaient la parole de Dieu et la mettaient en pratique. Telle fut en effet la réponse du Sauveur : « Quelle est ma mère », dit-il, « et qui sont mes frères[269] ? » C’est ce passage qui a fait dire à quelques-uns que le Christ n’avait point de mère, puisqu’il dit : « Quelle est rua mère ? » Pourquoi cette conclusion ? Donc, ni Pierre, ni Jean, ni Jacques, ni les autres Apôtres n’ont point eu de père ici-bas ? Il leur dit en effet : « N’appelez personne votre père sur la terre, car vous n’avez qu’un seul Père qui est dans les cieux[270] », Il nous montrait donc à l’égard de sa mère ce qu’il apprenait à ses disciples à dire à l’égard du père. Il veut que nous préférions Dieu à toutes les parentés charnelles. Honneur à ton père, parce qu’il est ton père ; honneur à Dieu, parce qu’il est Dieu. Ton père dans la génération n’a été qu’un instrument charnel, c’est Dieu qui t’a créé par l’effet de sa puissance. Que le père ne se blesse point quand on lui préfère Dieu ; qu’il se réjouisse au contraire, qu’on l’honore au point de ne lui préférer que Dieu seul. Que dirai-je donc ? Que dit le Seigneur ? « Quelle est ma mère, et quels sont mes frères ? Et, étendant la main sur les disciples, voilà », dit-il, « ma mère et mes frères[271] ». Ils étaient ses frères, mais comment étaient-ils sa mère ? Le Sauveur ajoute : « Et quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère, et ma sœur et ma mère ». Il est son frère à cause des hommes qui sont dans l’Église, sa sœur à cause des saintes femmes qui sont membres du Christ. Et comment sa mère, sinon parce que le Christ est dans les chrétiens que l’Église engendre chaque jour par le baptême ? Ceux donc qui forment l’Épouse du Christ sont aussi sa mère et ses fils.
13. Disons maintenant ce que doivent être ces fils, Oui, que seront-ils ? Pacifiques. Pourquoi pacifiques ? Parce que, « Bienheureux les pacifiques, puisqu’ils seront appelés enfants de Dieu[272] ». Comme donc l’olive est le fruit de la paix, car l’huile, symbole de charité, est aussi symbole de paix ; il n’y a aucune paix sans la charité. Or, ils n’ont évidemment pas la charité, ceux qui ont rompu la paix. Aussi ai-je expliqué déjà à votre charité pourquoi la colombe apporta dans l’arche des feuilles avec du fruit de l’olivier[273]. Elle enseignait ainsi que ceux qui ont été baptisés au-dehors, comme ces branches avaient été baptisées hors de l’arche, s’ils ne se contentent pas des feuilles ou des paroles, et qu’ils aient encore le fruit qui est la charité, sont ramenés dans l’arche par la colombe, et reviennent ainsi à l’unité. Tels doivent être les enfants autour de la table du Seigneur, comme des Plans d’olivier. Tel est donc le grand bonheur, le bonheur parfait ; qui voudrait n’y avoir aucune part ? Si donc tu vois un blasphémateur ayant une Épouse, des fils, des petits-fils, pendant que toi-même tu n’auras aucun de ces biens, n’en sois point jaloux ; vois que tu as tous ces biens, mais d’une manière spirituelle. Ne serais-tu point parmi les membres du Christ ? Si tu n’en es pas, pleure d’être dénué ici et là. Mais si tu en es, demeure en sûreté : riche avec lui et non ici-bas, il est mieux pour toi de l’être avec lui que selon le monde.
14. Si donc nous avons ces biens, pourquoi les avons-nous ? Parce que nous craignons le Seigneur. « Telle est la bénédiction réservée à l’homme qui craint Dieu[274] ». Cet homme signifie tous les hommes, et tous les hommes ne sont qu’un seul homme, car plusieurs ne font qu’un et il n’y a qu’un seul Jésus-Christ.
15. « Que le Seigneur te bénisse de Sion[275] ». Tu viens d’entendre : « Telle est la bénédiction réservée à l’homme qui craint le Seigneur ». Déjà tes yeux se tournaient vers ceux qui ne craignent point le Seigneur, et tu leur voyais des Épouses fécondes, des enfants nombreux environnant la table de leur père. Tu te laissais emporter à je ne sais quelles pensées. « Que le Seigneur te bénisse », dit le psaume ; mais « de Sion ». Ne cherche point de ces bénédictions qui ne viennent point de Sion. Mais le Seigneur n’a-t-il point réellement béni ces hommes, mes frères ? Il est vrai que cette bénédiction vient du Seigneur ; si elle n’était point du Seigneur, qui pourrait Épouser une femme contre la volonté de Dieu ? Qui peut avoir la santé contre la volonté de Dieu, la richesse contre la volonté de Dieu ? C’est Dieu qui donne ces biens. Mais ne vois-tu pas qu’il les donne aussi aux animaux ? Cette bénédiction n’est donc point de Sion. « Que le Seigneur » te bénisse de Sion, et puisses-tu voir les biens « de Jérusalem ». Car ces biens en question ne sont pas ceux de Jérusalem ; veux-tu le comprendre ? Il a été dit, même aux oiseaux : « Croissez et multipliez[276] ». Serait-ce donc un grand bonheur pour toi qu’un bonheur donné aux oiseaux ? C’est la voix de Dieu qui le leur a donné, qui en doute ? Use de ces biens, si Dieu te les donne ; et pense à bien élever ceux qui sont nés plus encore que ceux qui doivent naître. Le vrai bonheur n’est pas d’avoir des enfants, mais d’en avoir de bons. Si donc tu en as, aie soin de les bien élever ; si tu n’en as point, bénis le Seigneur. Tes inquiétudes en seront moindres, et toi, fils d’une telle mère, tu ne seras point stérile. Peut-être donneras-tu à cette mère des enfants spirituels qui seront comme de jeunes oliviers autour de la table du Seigneur. Que le Seigneur donc te console et te montre les biens de Jérusalem. On peut dire en effet de ces biens qu’ils sont. Pourquoi sont-ils ? parce qu’ils sont éternels. Pourquoi sont-ils ? parce que voici le Roi. « Je suis celui qui suis[277] ». Quant aux biens de la terre, ils sont, et ne sont point ; car ils ne demeurent point, ils passent et s’écoulent. Tu as des petits enfants, tu leur fais des caresses qu’ils te rendent bientôt ; or, demeurent-ils en cet état ? Mais tu veux les voir grandir et avancer en âge. Mais qu’un nouvel âge arrive, et le précédent n’existe plus. L’enfance disparaît quand vient la jeunesse ; la jeunesse disparaît quand vient l’âge viril ; l’âge viril disparaît quand arrive la vieillesse, et tout âge disparaît quand vient la mort. Autant d’âges tu souhaiteras dans tes enfants, et autant de morts tu appelles pour les âges qui suivront. Tout cela n’existe donc point. De plus, tes enfants sont-ils nés pour vivre avec toi sur la terre, et non pas plutôt pour prendre ta place et te succéder ? Et tu te réjouis de voir naître ceux qui te chasseront bientôt ? Dès qu’ils sont nés, ces enfants semblent dire à leurs parents : Songez à vous retirer, c’est à nous maintenant de jouer notre rôle. Car cette vie humaine, pleine de tentations, n’est qu’un rôle, puisque « tout homme vivant sur la terre n’est que vanité[278] ». Si l’on se réjouit d’avoir des enfants qui nous succéderont, combien plus faudra-t-il nous réjouir de ces enfants avec qui nous devons demeurer toujours, et de ce Père dont nous sommes les enfants, et qui ne doit point mourir, mais avec qui nous vivrons à jamais ! Voilà les biens de Jérusalem, qui sont réellement. « Que le Seigneur donc te bénisse de Sion, et puisses-tu voir les biens de Jérusalem ». Car ces biens sensibles, tu ne les vois pas quand tu es aveugle. Puisses-tu voir les biens que voit le cœur ! Et combien de temps verrai-je les biens de Jérusalem ? « Tous les jours de ta vie ». Donc si ta vie est éternelle, tu verras éternellement les biens de Jérusalem. Quant aux biens d’ici-bas, mes frères, s’ils sont réellement des biens, vous ne sauriez les voir toute votre vie, car vous ne mourez point, lorsque l’âme se retire du corps. Vous vivez encore, et si le corps est mort, l’âme ne cesse de vivre. Les yeux ne voient plus, parce que l’âme qui voyait par ces yeux s’est retirée ; mais quelque part que soit cette âme qui voyait par les yeux, elle voit quelque chose. Cet homme riche, qui se revêtait en cette vie de pourpre et de fin lin, n’était point mort au-delà de cette vie, autrement il n’eût pas été tourmenté dans l’enfer[279]. Peut-être la mort eût-elle été à désirer pour lui, mais il vivait dans l’enfer pour son propre malheur. Car il était tourmenté et ne voyait pas les biens qu’il avait quittés sur la terre ; telle était alors sa vie qu’il ne les voyait plus. Toi donc, désire des biens que tu puisses voir « tous les jours de ta vie », c’est-à-dire avec lesquels tu puisses vivre éternellement.
16. Écoutez donc, mes frères, quels sont ces véritables biens, Peut-on dire de ces biens : C’est de l’or, c’est de l’argent, c’est une campagne agréable, ce sont des murailles de marbre, des lambris dorés ? Point du tout. Les pauvres ont mieux que cela en cette vie. Car le ciel semé d’étoiles est plus beau pour le pauvre, que pour le riche son toit doré. Quel est donc, mes frères, ce bien qui embrase nos désirs, après lequel nous soupirons avec tant d’ardeur ; pour la vue, pour la jouissance duquel nous endurons tant de travaux ? car vous venez d’entendre de saint Paul, que, « tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persécution[280] » Si le diable ne sévit plus contre nous au moyen des rois, les chrétiens n’en sont pas moins persécutés. Les persécutions ne doivent cesser qu’à la condition que le diable cessera luimême : si donc cet infatigable ennemi est immortel, d’où ne prendrait-il pas occasion de nous tenter, de nous torturer, de nous exposer aux menaces et aux scandales ? Oh ! si tu commençais à vivre dans la piété de Jésus-Christ, tu comprendrais quelles persécutions doit endurer celui qui vit de la sorte. Pourquoi donc souffrons-nous de si grandes persécutions ? « Si nous bornons à cette vie nos espérances », nous dit l’Apôtre, « nous sommes les plus malheureux des hommes[281] ». Pour quel bien les martyrs furent-ils condamnés aux bêtes ? Quel est ce bien, et peut-on le nommer ? Quelle langue pourrait le dire, quelles oreilles pourraient l’entendre ? « L’oreille de l’homme, en effet, ne l’a pas entendu, et son cœur n’a pu le comprendre[282] ». Aimons un si grand bien, avançons dans la vertu pour l’acquérir. Vous voyez que les combats ne nous manquent point, et nous avons à combattre nos convoitises. Nous combattons au-dehors les hommes infidèles et rebelles à Dieu, au dedans nos tentations et les troubles de la chair. Partout des combats, « parce que le corps qui se corrompt appesantit l’âme[283] ». Nous combattons encore, parce que si l’esprit est vie, le corps néanmoins est mort à cause du péché[284]. Mais qu’arrivera-t-il ? « Si l’esprit de Jésus-Christ habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts vivifiera vos corps mortels, à cause de l’esprit qui habite en vous[285] ». Ainsi donc, quand les membres de notre corps auront reçu la vie, rien ne résistera à notre esprit. La faim ne sera plus, la soif ne sera plus, parce que tout cela vient de la corruption du corps. Tu as besoin de réparer, parce qu’il y a en toi dépérissement. Or, les convoitises charnelles et les plaisirs combattent contre nous ; et nous portons la mort dans l’infirmité de notre corps ; mais quand la mort elle-même sera changée en ce qui est immuable, quand ce qui est corruptible sera revêtu d’incorruption, et ce qui est mortel revêtu d’immortalité, que dirons-nous à cette mort ? : « O mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton aiguillon[286] ? » Mais peut-être qu’après la mort on nous dira : Il reste encore des ennemis ? Non, mes frères, la mort sera le « dernier ennemi à détruire », nous dit saint Paul. Et quand la mort sera détruite, nous jouirons de l’immortalité. S’il n’y a plus aucun ennemi à détruire, la mort sera donc la dernière et ce bien après lequel nous soupirons sera la paix. Le bien, mes frères, est donc la paix, bien d’un grand prix. Vous vous demandiez si ce bien s’appelait de l’or, de l’argent, une belle terre, un riche manteau. Non, c’est la paix. Non point la paix comme elle existe entre les hommes, paix infidèle, incertaine, changeante ; non point la paix telle qu’un homme peut l’avoir avec lui-même. Car, nous l’avons dit, l’homme est en guerre contre son propre cœur ; il a toujours à se combattre, toujours à vaincre ses passions. Quelle est donc cette paix ? « Celle que l’œil n’a point vue, que l’oreille na pas entendue[287] ». Quelle est cette paix ? Celle qui vient de Jérusalem. Car Jérusalem signifie vision de la paix. « Que le Seigneur donc te bénisse de Sion, en sorte que tu voies les biens de Jérusalem » et que tu les voies tous les jours de ta vie. « Et que tu voies », non seulement tes enfants, « mais les enfants de tes enfants[288] ». Qu’est-ce à dire, tes enfants ? Les bonnes œuvres que tu fais. Et les enfants de tes enfants ? Les fruits de tes œuvres. Tu fais des aumônes, voilà tes enfants ; et par tes aumônes tu acquiers la vie éternelle, voilà les enfants de tes enfants. « Puisses-tu donc voir les enfants de tes enfants », et alors s’accomplira cette parole qui termine le psaume : « Paix sur Israël ! » Telle est la paix que nous prêchons, la paix que nous aimons, la paix que nous cherchons à vous faire aimer. C’est là que parviennent ceux qui ont été pacifiques ici-bas. Et ceux qui aiment la paix ici-bas l’aiment aussi dans le ciel, et ils entourent la table du Seigneur comme une plantation de jeunes oliviers, en sorte qu’il n’est aucun arbre stérile, comme ce figuier où le Sauveur ayant faim ne trouva aucun fruit. Voyez ce qui lui arriva. Il n’avait que des feuilles ; mais de fruits, aucun[289]. C’est l’état des hommes qui n’ont que des paroles, et non des œuvres. Le Seigneur n’y trouva rien qu’il pût manger dans sa faim ; car le Seigneur a faim de notre foi, il a faim de nos bonnes œuvres. Donnons-lui pour nourriture une vie sainte, et il nous donnera pour aliment la vie éternelle.

DISCOURS SUR LE PSAUME 128[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

LES TOLÉRANCES DE L’ÉGLISE.[modifier]

Dans l’Église de Dieu on trouve des hommes qui reçoivent la parole de Dieu, comme le grand chemin, ou comme les terrains pierreux, ou même comme les terrains épineux ; mais d’autres, semblables à la bonne terre, produisent du fruit et font leurs œuvres à l’unisson de la parole divine. Ainsi en a-t-il été toujours ; l’Église a été attaquée dès sa jeunesse elle existait en Abel, tué par Caïn, en Enoch, en Noé, en Abraham, en Loth à Sodome, en Israël dans l’Égypte, en Moïse et dans les saints, en Israël. – Le psalmiste semble répondre à ceux qui méditent sur les douleurs de l’Église. Ils m’ont attaquée souvent depuis ma jeunesse, et néanmoins je suis arrivée à la vieillesse. Les attaques ne l’ont point mise en connivence avec le mal. Toutefois l’homme résiste souvent à la parole évangélique, il obéit à l’avance, plus exigeante que le Seigneur, il s’en prend à ceux qui prêchent et calomnie leurs mœurs ; il s’en prend même à Dieu, créateur de tout bien, et que les créatures bénissent. Quel que soit l’homme qui nous parle, obéissons, entrons dans l’Église de Dieu. Elle supporte ces plaintes, ces murmures qui ne doivent point durer, et qui n’existent que jusqu’à la moisson. Il y a donc mélange, mais le juste si près qu’il soit de l’impie, en est éloigné, l’assentiment seul fait le rapprochement. Un jour le Seigneur brisera le con des méchants, frappons alors notre poitrine. Tout orgueilleux qui commet le mal, et, au lieu de le reconnaître, se retranche dans son orgueil, comme sous un bouclier, sera frappé. Il hait l’Église et ressemble à l’herbe des toits qui se fane avant la récolte, et n’entre point dans le grenier céleste. Les passants qui nous bénissent sont les Prophètes, les Apôtres nos ancêtres dans la foi.


1. Le psaume que nous venons de chanter est court ; mais l’Évangile nous dit de Zachée qu’il était court de taille et grand en œuvres[290] ; ainsi encore la veuve ne mit dans le trésor du temple que deux pièces de monnaie[291], c’était peu d’argent et beaucoup de charité[292]. De même, si l’on compte les paroles de notre psaume, il est court ; mais il est grand si l’on en pèse le sens. Il ne pourra donc nous causer aucun ennui par sa longueur. Pourquoi ? Que votre charité veuille bien écouter, et nous prêter une attention religieuse. Que la parole de Dieu se fasse entendre, bon gré, mal gré, à temps et à contre-temps. Cette parole se fait faire une place, elle a trouvé des cœurs où elle se peut reposer, une terre où elle peut germer et porter du fruit. Sans doute il est évident que jusqu’à la fin il y aura dans le giron de l’Église beaucoup de méchants et d’injustes ; c’est pour ces hommes que la parole de Dieu est superflue, et dès lors elle tombe sur eux, ou comme le bon grain sur le grand chemin, et qui est mangé par les oiseaux du ciel[293] ; ou comme celui qui tombe dans les endroits pierreux, et qui n’ayant pas beaucoup de terre, germe d’abord, puis se dessèche sous les rayons du soleil, parce qu’il n’a point de racine ; ou comme celui qui tombe parmi les épines, qui germe et fait des efforts pour s’élever en haut, mais qui est étouffé par le grand nombre d’épines. Ceux qui méprisent la parole de Dieu ressemblent donc, ou bien au grand chemin ; ou bien à ceux qui se réjouissent d’abord, pour se dessécher bientôt quand vient la persécution comme les feux du soleil ; ou bien à ceux dont les pensées, les soins, les inquiétudes de cette vie, semblables aux épines de l’avarice, étouffent la bonne semence qui avait commencé à germer en eux. Mais il y a aussi la bonne terre, qui reçoit la semence et rapporte du fruit, chacun des grains produisant trente, ou soixante, ou même cent autres[294]. Or, soit peu, soit beaucoup, tous sont dans le grenier céleste. Il est en effet de ces âmes, et c’est pour elles que nous parlons maintenant. C’est pour elles que l’Écriture a parlé, pour elles que l’Évangile se fait entendre. Qu’elles écoutent néanmoins, afin de n’être point telles aujourd’hui et autres demain ; et de peur qu’elles ne dégénèrent en écoutant, qu’elles labourent le chemin, qu’elles ôtent les pierres, qu’elles arrachent les épines. Que l’Esprit de Dieu nous parle, qu’il prêche pour nous, qu’il nous fasse entendre ses chants ; soit que nous voulions ou non danser avec David, qu’il soit lui-même notre musicien. Un danseur, en effet, donne à ses membres un mouvement cadencé selon le chant du musicien, de même ceux qui dansent sur le précepte de Dieu adaptent leurs œuvres à ses paroles. Quel reproche en effet le Sauveur adresse-t-il, dans l’Évangile, à ceux qui n’ont point voulu le faire ? « Nous avons chanté pour vous, et vous n’avez point dansé ; nous avons pleuré, et vous n’avez point gémi[295] ». Que le Seigneur veuille donc chanter pour nous ; nous croyons que par la divine miséricorde il y en aura qui voudront bien nous consoler. Quant aux obstinés qui persévèrent dans leur malice, bien qu’ils entendent la parole de Dieu, ils troublent néanmoins l’Église par leurs scandales. C’est de ces hommes que le psaume nous dit :
2. « Ils m’ont souvent attaquée dès ma jeunesse[296] ». L’Église parle ici de ceux qu’elle tolère, et comme si l’on demandait : Est-ce maintenant seulement ? Depuis longtemps l’Église existe, elle est sur la terre depuis qu’il a plu à Dieu d’appeler des saints. Jadis l’Église n’existait que dans le seul Abel, qui fut attaqué par son frère impie, Caïn, l’homme de perdition[297]. Jadis l’Église ne compta que le seul Enoch, qui fut enlevé du milieu des méchants[298]. Jadis l’Église encore ne compta que la seule famille de Noé, et eut à supporter tous ceux qui périrent par le déluge, et l’arche seule s’éleva au-dessus des flots et se reposa sur un lieu sec[299]. Jadis l’Église ne comptait que le seul Abraham, et nous savons ce qu’il souffrit de la part des impies. A Sodome, l’Église ne comptait que Luth, fils de son frère, qui endura les injures et l’abomination de Sodome[300], jusqu’à ce que Dieu le délivra du milieu d’eux. L’Église fut ensuite en Israël, et souffrit de la part des Égyptiens et de Pharaon. Alors dans cette Église, ou dans ce peuple d’Israël, s’élevèrent des saints, tels que Moïse et les autres saints personnages, qui souffrirent persécution de la part des Juifs pervers et du peuple d’Israël. Nous arrivons à Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui prêche son Évangile, et qui a dit dans le psaume : « J’ai annoncé, j’ai parlé ; ils se sont multipliés au-delà du nombre[301] ». Qu’est-ce à dire, « au-delà du nombre ? » Non seulement ceux que l’on met au nombre des saints ont embrassé la foi, mais il en est entré dans l’Église bien au-delà du nombre ; il y a beaucoup de justes, tuais plus encore de pécheurs, et ces pécheurs, les justes ont dû les supporter. Quand ? Dans l’Église. Mais est-ce maintenant seulement, depuis qu’elle compte ses persécutions et qu’elle s’en plaint ? De peur que l’Église ne s’étonne aujourd’hui, ou pour éviter toute surprise à quiconque veut devenir un véritable membre de l’Église, qu’il entende l’Église elle-même, l’Église sa mère, qui s’écrie : Mon fils, ne soyez pas effrayé de ces maux ; « ils m’ont souvent attaquée depuis ma jeunesse ».
3. Il y a une grande amertume dans ce commencement du psaume : « Ils m’ont souvent attaquée depuis ma jeunesse ». On dirait que le Psalmiste a déjà parlé, qu’il ne commence point, mais qu’il répond. Sans doute, il répond ; mais à qui ? À ceux qui pensent en eux-mêmes, et qui disent : Combien sont grandes nos douleurs, combien les scandales se multiplient chaque jour, parce que les méchants entrent dans l’Église, et qu’il nous faut les supporter ! Que l’Église alors, par la bouche de quelques-uns, c’est-à-dire par la bouche des plus forts, réponde aux plaintes des faibles, que les forts soutiennent les infirmes, que les grands raffermissent les petits, et que l’Église répète : « Ils m’ont souvent attaquée depuis ma jeunesse ». Qu’Israël dise maintenant : « Ils m’ont souvent attaqué depuis ma jeunesse ». Qu’Israël parle de ces attaques et ne les redoute point. Dans quel but, après avoir dit : « Leurs attaques se sont multipliées », le Prophète a-t-il ajouté : « Depuis ma jeunesse ? » On attaque aujourd’hui l’Église dans sa vieillesse, mais qu’elle ne craigne point et qu’elle dise : « Bien souvent ils m’ont attaquée dans ma jeunesse ». Parce qu’ils n’ont cessé de l’attaquer, en est-elle donc moins parvenue à la vieillesse ? Ont-ils pu la détruire ? Qu’Israël donc chante aujourd’hui, qu’Israël se console ; que l’Église elle-même se console en jetant un regard sur le passé, et qu’elle dise : « Ils m’ont attaquée bien souvent depuis ma jeunesse ».
4. À quoi bon m’attaquer ? « Car ils n’ont rien pu contre moi. Voilà que les pécheurs ont forgé sur mon dos, ils ont éloigné leurs iniquités[302] ». Pourquoi ces fréquentes attaques ? « Parce qu’ils n’ont rien pu contre moi ». Qu’est-ce à dire qu’« ils n’ont rien pu ? » Rien pu forger. Qu’est-ce à dire encore qu’ils n’ont rien pu contre moi ? Que je n’ai point consenti à leur iniquité. Car tout méchant persécute l’homme de bien, par impuissance de l’amener au mal. Qu’un homme commette le mal, et que son évêque ne l’en reprenne point, c’est le meilleur évêque ; s’il l’en reprend, c’est un évêque méchant. Qu’un homme à qui l’on enlève son bien garde le silence, il est honnête homme ; qu’il parle, qu’il blâme, c’est un méchant homme, quand même il ne revendiquerait pas ce qui lui est pris. Un homme qui réprime un voleur est donc un scélérat, le voleur est honnête homme ! Qu’on chante le refrain : « Mangeons et buvons, car nous mourrons demain[303] » ; refrain que réfute saint Paul : « Ne vous laissez pas séduire, les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs[304]. Soyez donc sobres, ô justes, et ne péchez point ». La parole sainte retentit on entend cette parole qui proscrit la passion ; mais épris de son intempérance, et haïssant tout ce qui peut contredire cette bien-aimée, l’homme déteste et combat la parole de Dieu. C’est l’avarice que l’on aime, et Dieu que l’on hait. Dieu proscrit l’avarice, il nous défend de rien posséder par avarice. C’est moi que tu dois posséder, nous dit-il, pourquoi veux-tu être possédé par l’avarice ? Ses exigences sont dures, les miennes sont douces ; son fardeau est lourd, le mien est léger ; son joug est pénible et le mien attrayant[305]. Ne te laisse point absorber par l’avarice. L’avarice t’ordonne de passer les mers et tu obéis ; elle t’ordonne d’affronter les vents et les tempêtes, et moi je t’ordonne de donner au pauvre qui est à ta porte quelque peu de ce que tu possèdes, et tu ne fais que lentement une bonne œuvre qui est devant toi, tandis que tu es infatigable pour passer la mer. L’avarice commande et tu obéis ; Dieu commande et tu hais ses préceptes. Quoi encore ? Dès qu’un homme cède à la haine, il cherche à incriminer ceux qui lui prêchent les préceptes du bien ; il se met à soupçonner des crimes chez les serviteurs de Dieu. Ils nous donnent ces préceptes, dit-on, mais ne les pratiquent point eux-mêmes. Qu’ils fassent le mal ou ne le fassent point, on les accuse, on jette le blâme sur le bien qu’ils font, et nos souffrances mêmes donnent lieu à la calomnie. Que pouvons-nous répondre ? Écoutez, non pas moi, mais la parole de Dieu ; c’est lui qui vous parle par toutes sortes de personnes, et c’est à lui que s’attaque votre haine. Soyez d’accord avec votre adversaire pendant que vous êtes en chemin avec lui[306] ; et vous avez pris pour adversaire la parole de Dieu. Ne considérez point si c’est tel ou tel qui vous parle : c’est un méchant peut-être qui vous parle au nom du Seigneur ; mais la parole que Dieu vous adresse par cet homme n’est point mauvaise. Accusez le Seigneur, accusez-le si vous le pouvez.
5. Croiriez-vous, mes frères, que ceux dont il est dit : « Souvent ils m’ont attaquée depuis ma jeunesse », ont eu l’audace d’accuser Dieu lui-même ? Blâme un avare, et à son tour il blâme Dieu qui a fait l’or. Ne sois point avare, lui dit-on, et il répond : Que Dieu ne fasse point d’or. Parce que tu ne saurais mettre un frein à tes œuvres perverses, tu accuseras les œuvres de Dieu qui sont excellentes ? Tu prends à partie Celui qui a créé et formé le monde ? Il n’aurait pas dû créer le soleil, parce que des hommes se traînent devant les tribunaux, pour des fenêtres, des vues de leurs appartements ? Oh ! si nous pouvions réprimer nos vices ! nous verrions que les œuvres de Dieu sont bonnes, que Dieu créateur de toutes choses est bon, que ses œuvres le louent, parce qu’en les considérant on voit qu’elles sont bonnes, dès qu’on les considère avec un esprit de sagesse, un esprit de piété. De toutes parts Dieu est loué dans ses œuvres. Comme ses œuvres chantent ses louanges dans la bouche des trois enfants ! Qu’y a-t-il d’oublié ? Bénédiction des cieux, bénédiction des anges, bénédiction des astres, bénédiction du soleil et de la lune, bénédiction du jour et de la nuit, bénédiction de tout ce qui germe sur la terre, bénédiction de tout ce qui nage dans les mers, bénédiction de tout ce qui voltige dans les airs, bénédiction des montagnes et des collines, bénédiction de la chaleur et du froid, bénédiction de tout ce qu’a fait le Seigneur[307]. Vous le voyez, toutes les œuvres de Dieu le bénissent ; mais avez-vous entendu que Dieu soit béni par l’avarice ou par la luxure ? Tout cela ne bénit point Dieu, parce que Dieu ne l’a point fait. Les hommes le bénissent dans ce même cantique, parce que Dieu a fait l’homme. L’avarice est l’œuvre de l’homme devenu méchant, mais l’homme est l’œuvre de Dieu. Or, que veut le Seigneur ? Détruire en toi ce qui est ton œuvre, sauver ce qui est la sienne.
6. Ne prête point à usure. Tu incrimines l’Écriture qui dit, à propos du juste, qu’« il n’a point donné son argent à usure[308] ». Ce n’est point moi qui ai écrit cette parole, ni qui l’ai dite le premier. Écoute le Seigneur. Mais alors, me dis-tu, que les clercs rie soient point usuriers. Peut-être celui qui te parle ne l’est-il point ; mais s’il l’est, oui, admettons qu’il le soit, le Dieu qui te parle par sa bouche l’est-il ? Si ce prêtre pratique ce qu’il te prêche, et toi non, tu vas donc au feu éternel, et lui au royaume sans fin. S’il ne fait point ce qu’il dit, s’il fait le mal que tu fais toi-même, s’il prêche le bien saris le pratiquer, il va comme toi au feu éternel. « Toute la paille brûlera, mais la parole de Dieu demeurera éternellement[309] ». Brûlera-t-elle donc cette Parole qui s’est adressée à toi par sa bouche ? Ou bien c’est Moïse qui te parle, c’est-à-dire un juste et fidèle serviteur de Dieu ; ou même un Pharisien assis dans la chaire de Moïse. Tu as entendu à ce propos cette parole : « Faites ce qu’ils disent, ne faites point ce qu’ils font[310] ». Tu n’as plus d’excuses, puisque c’est la parole de Dieu que tu entends. Mais comme tu ne saurais tuer la parole de Dieu, tu cherches à incriminer ceux qui te l’annoncent. Cherche à ton gré, parle à ton gré, blasphème à ton gré. « Bien des fois ils m’ont attaquée depuis ma jeunesse ; qu’Israël dise maintenant : Bien des fois ils m’ont attaqué dès ma jeunesse ». Les usuriers osent bien dire : Je n’ai pas d’autre moyen de vivre. Ainsi dirait un voleur pris sur le fait ; ainsi le brigand que l’on saisirait près du mur d’autrui ; ainsi le corrupteur qui achète les jeunes filles pour la prostitution ainsi le magicien qui fait du mal un trafic, de l’iniquité un commerce. Quelle que soit la profession infamante que nous cherchions à réprimer, on nous répondra toujours que l’on n’a pas d’autre moyen de vivre, pas d’autre gagne-pain ; comme si l’on n’était pas d’autant plus coupable, par cela même que l’on a choisi pour vivre un métier criminel, et que l’on veut tirer sa subsistance de ce qui outrage celui qui fait subsister toutes les créatures.
7. Mais que l’on prêche de la sorte, que l’on tienne ce langage, les voilà qui répondent : S’il en est ainsi, nous ne marchons point ; s’il en est ainsi, nous n’entrons point dans l’Église. Qu’ils viennent donc, qu’ils entrent, qu’ils entendent : « Bien des fois ils m’ont attaquée dès ma jeunesse. Mais ils n’ont rien pu contre moi ; les pécheurs ont forgé sur mon dos » ; c’est-à-dire, ils n’ont pu m’amener à leurs desseins ; ils ont pesé sur moi, C’est là, mes frères, une parole admirable, et très significative : « Ils n’ont rien pu contre moi, les pécheurs ont forgé sur mon dos ». Ils essaient d’abord de nous amener à leurs desseins pervers ; et s’ils ne peuvent nous y amener, supportez-nous du moins, nous disent-ils. Ainsi donc, parce que tu n’as rien pu sur moi, monte sur mon dos, je dois te supporter jusqu’à ce que vienne la fin. Tel est le précepte, afin que je produise du fruit par la patience. Si je ne puis te corriger, du moins je te supporte, peut-être que si je te supporte, toi-même tu te corrigeras. Si tu es incorrigible jusqu’à la fin, je te supporterai jusqu’à la fin : jusqu’à la fin tu seras sur mon dos, mais pour un temps. Car pèseras-tu sur moi éternellement ? Non, il viendra Celui qui doit te secouer. Viendra le temps de la moisson, la fin du siècle, et Dieu enverra ses moissonneurs ; et ces moissonneurs sont les anges qui sépareront les bons du milieu des méchants, comme on sépare l’ivraie du milieu du bon grain ; qui mettront le bon grain dans les greniers, et jetteront la paille au feu qui ne s’éteindra jamais[311]. Je vous ai porté autant que je l’ai pu, je passe maintenant avec joie dans les greniers de Dieu, et je chante avec assurance : « Bien des fois ils m’ont attaquée dès ma jeunesse ».
8. Qu’ont-ils pu me faire en m’attaquant dès ma jeunesse ? Ils m’ont éprouvé, mais sans m’accabler, ils ont été pour moi comme le feu pour l’or, mais non comme le feu pour la paille. Mettez l’or au feu, il en sort des scories ; mettez-y la paille, elle est réduite en cendres. « Ils n’ont rien pu sur moi » ; parce qu’ils n’ont pu m’amener à leurs desseins, ni me faire ce qu’ils sont eux-mêmes. « Les pécheurs ont forgé sur mon dos, ils ont éloigné leur injustice ». Ils ont fait ce que j’ai dû supporter, et non ce qui eût mérité mon assentiment. Ainsi leur injustice est déjà loin de moi. Les méchants sont mêlés aux bons, non seulement dans ce monde, mais jusque dans l’Église, ils sont mêlés aux bons. Vous le savez, et vous en faites l’expérience ; et vous en ferez encore plus l’expérience à mesure que vous deviendrez bons. Car ce fut quand l’herbe eut grandi et produit du fruit que l’ivraie se montra aussi[312]. Dans l’Église, il n’y a que l’homme juste qui découvre les méchants. Il y a donc un mélange, vous le savez, et l’Écriture nous dit à chaque page que la séparation n’aura lieu qu’à la fin des siècles. Mais nonobstant ce mélange, il y a néanmoins une distinction, De peur toutefois que ce mélange des bons et des méchants ne donne lieu de croire que la justice touche de près à l’injustice : a Ils n’ont rien pu sur u moi s, dit le Psalmiste ; c’est-à-dire, ils ont dit, mais dit en insensés : « Mangeons et buvons, nous mourrons demain[313] ». Leurs discours pervers n’ont point corrompu en moi les mœurs pures ; je n’ai point écouté, d’une part, la parole de Dieu, pour céder d’autre part aux discours des méchants. Les œuvres des méchants, je les ai supportées sans y consentir, et leur iniquité est loin de moi. Quoi de plus rapproché que deux hommes dans l’Église ? Quoi de plus éloignées que la justice et l’injustice ? Mais l’assentiment fait le rapprochement. On lie ensemble deux hommes, que l’on mène devant le juge. L’un est un voleur, un scélérat, l’autre un innocent : une même chaîne les retient, et néanmoins ils sont éloignés l’un de l’autre. De quelle distance sont-ils éloignés ? de toute la distance qui sépare le crime de l’innocence. Ils sont donc fort éloignés l’un de l’autre. Mais ce voleur qui fait le mal en Espagne, est tout près de celui qui le fait en Afrique. De combien en est-il proche ? Comme le crime l’est du crime, le brigandage du brigandage. Que nul dès lors ne redoute le mélange corporel des méchants. Qu’il s’en éloigne de cœur ; et il supporte avec assurance ce qu’il n’a point à craindre : « Leur injustice est loin de moi ».
9. Mais qu’arrive-t-il ? Voilà que ceux qui règnent dans l’injustice sont florissants dans le monde : et pour parler comme le vulgaire, voilà que les méchants tonnent, qu’ils s’élèvent avec orgueil, qu’ils répandent la calomnie. Est-ce donc là ce qui durera toujours ? Nullement ; écoute la suite : « Le Seigneur qui est juste brisera la tête des pécheurs ». Que votre charité soit attentive. « Le Seigneur dans sa justice brisera la tête des pécheurs ». Qui ne tremblerait à cette parole ? Car où est l’homme sans péché ? « Le Seigneur dans sa justice brisera la tête des pécheurs ». Quiconque entend ces paroles est saisi de crainte, s’il croit aux divines Écritures. Si, en effet, l’on n’a aucun motif de se frapper la poitrine et qu’on le fasse quand on est juste, c’est mentir ; mais mentir à Dieu c’est devenir pécheur. Si donc on a raison de se frapper la poitrine, on est pécheur. Et qui d’entre nous ne se frappe la poitrine ? Qui d’entre nous ne tient ses regards fixés à terre comme le publicain, pour dire : « Seigneur, ayez pitié de moi qui suis pécheur[314] ? » Si donc tous sont pécheurs, et si nul n’est sans péché, tous doivent craindre ce glaive qui menace leur tête : car « le Seigneur dans sa justice brisera les têtes des pécheurs ». Toutefois, mes frères, je ne crois point qu’il s’agisse ici de tous les pécheurs ; mais l’endroit qu’il frappe nous désigne quels pécheurs seront frappés. Car il n’est point dit : Le Seigneur qui est juste brisera la main des pécheurs, ou même leur brisera les pieds ; mais le Prophète voulait désigner entre les pécheurs ceux qui sont orgueilleux, et les pécheurs orgueilleux lèvent la tête, non seulement parce qu’ils commettent le mal, mais parce qu’ils ne veulent point le reconnaître, et qu’ils se justifient dès qu’on le leur reproche. Voilà, leur dit-on, que tu es coupable, reconnais ta faute ; le Seigneur hait le pécheur, hais-le à ton tour ; sois uni au Seigneur, afin de poursuivre ton péché avec lui. Point du tout, répond-il, j’ai fait le bien, c’est Dieu qui a fait le mal. Je m’explique, mes frères. Je n’ai fait aucun mal, nous dit ce pécheur. C’est Saturne qui l’a fait, c’est Mars, c’est Vénus : pour moi, je n’ai rien fait, mon étoile a tout fait. Tu le justifies, en accusant le Seigneur qui a fait les étoiles pour en orner les cieux. Tu excuses donc ton péché, en t’élevant contre Je Seigneur ; car tu te dis innocent et Dieu coupable, et tu lèves dès lors un cou inflexible pour t’élancer contre Dieu, ainsi qu’il est dit au livre de Job à propos du pécheur obstiné : « Il s’est élancé contre Dieu, élevant comme un bouclier son cou gonflé d’orgueil[315] ». Comme le Psalmiste, Job a nommé le cou. Tu t’élèves donc au lieu de fixer tes regards sur la terre, de frapper ta poitrine, et de dire au Seigneur : « Ayez pitié de moi qui suis un pécheur » ; te voilà vantant tes mérites, et même, dit le Seigneur, disputant avec moi, entrant en jugement avec moi[316], au lieu de chercher à satisfaire à Dieu pour tes fautes, et de pousser vers lui ces cris d’un autre psaume : « Si vous vous souvenez des iniquités, Seigneur, qui pourra subsister devant vous, ô mon Dieu[317] ? » Et ces autres cris d’un autre psaume encore : « Je l’ai dit, ô mon Dieu, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous[318] ». Parce que tu rejettes ces prières, prétendant te justifier contre la parole du Seigneur lui-même, voilà que retombe sur toi cette parole de l’Écriture : « Le Seigneur brise le cou des pécheurs[319] ».
10. « Qu’ils soient confondus et rejetés en arrière, tous ceux qui détestent Sion ». Haïr Sion, c’est haïr l’Église ; car Sion c’est l’Église ; et c’est haïr l’Église que d’y entrer avec dissimulation. C’est haïr l’Église encore que ne point pratiquer la parole de Dieu. « Les pécheurs ont pesé sur mon dos »[320]. Que fera l’Église, sinon de les tolérer jusqu’à la fin ?
11. Mais que dit le Prophète ? « Qu’ils soient », dit-il, « comme l’herbe des toits, qui se dessèche avant qu’on l’arrache ». Cette herbe des toits est une herbe qui croit sur les toits, sur les plates-formes. Elle s’élève bien haut, mais n’a point de racines. Quel avantage n’aurait-elle point de naître en des lieux plus bas, et de demeurer verte plus longtemps ? Mais ce n’est que pour sécher bientôt qu’elle vient sur les hauteurs. On ne l’arrache point encore et la voilà desséchée : et nos impies, avant d’être frappés au jugement de Dieu, n’ont déjà plus de sève. Examinez leurs œuvres, et voyez qu’ils sont vraiment desséchés. Ils vivent néanmoins, ils sont ici-bas, ils ne sont point arrachés, et avant d’être arrachés les voilà desséchés. Ils sont devenus « comme l’herbe des toits qui se fane même avant qu’on l’arrache ».
12. Les moissonneurs viendront, mais n’en recueilleront pas les gerbes. Ils viendront en effet, ils ramasseront le froment pour les greniers célestes, et lieront l’ivraie en gerbes qu’ils jetteront au feu. Ainsi est traitée l’herbe des toits, on jette au feu ce qu’on en arrache, parce qu’elle est desséchée même sur pied. Le moissonneur n’en remplit pas sa main, comme le dit le psaume : « Elle ne remplit pas la main du moissonneur, ni le sein de celui qui récolte les gerbes[321]. Or, ces moissonneurs ce sont les anges[322] », dit le Seigneur.
13. « Et les passants n’ont point dit : Que le Seigneur vous bénisse ; nous vous bénissons au nom du Seigneur[323] ». Vous le savez, mes frères, lorsqu’on passe devant les travailleurs, c’est la coutume de leur dire : « Que Dieu vous bénisse ! » Et cette coutume se pratiquait avec plus de soin encore parmi les Juifs. Nul ne passait auprès d’un travailleur dans les champs, dans la vigne, à la moisson, ou quelque part, sans appeler la bénédiction de Dieu sur lui. Autre est celui qui récolte ses gerbes, et autre celui qui passe par la voie. Ceux qui récoltent les gerbes ne remplissent pas leurs mains de cette herbe des toits, que l’on ne récolte pas pour le grenier céleste. Qui donc recueille des gerbes ? Le moissonneur. Quels sont les moissonneurs ? Le Seigneur l’a dit : « Ces moissonneurs ce sont les anges ». Quels sont les passants ? Ceux qui ont déjà passé par cette voie, c’est-à-dire, ceux qui par une vie sainte ont passé de ce monde à la céleste patrie. C’est par cette même voie qu’ont passé les Apôtres, qu’ont passé les Prophètes. Quels travailleurs les Apôtres et les Prophètes ont-ils bénis ? Ceux en qui ils voyaient la racine de la charité. Quant à ceux qu’ils ont trouvés sur leurs toits, relevant leur cou gonflé d’orgueil, comme un bouclier, ils leur ont prédit ce qu’ils deviendraient, mais sans les bénir. Ainsi donc tous ces méchants que supporte l’Église, vous qui lisez les saintes Écritures, vous les voyez maudits, mis à part comme l’héritage de l’Antéchrist, ou dit diable, ils sont la paille, ils sont l’ivraie. Ils sont désignés par des comparaisons sans nombre. « Tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront point pour cela dans le royaume des cieux[324] ». Tu ne trouveras aucun endroit de l’Écriture pour en parler favorablement, parce que ceux qui passaient sur la voie ne les ont point bénis, David que nous avons en nos mains, a passé de même sur la voie ; et vous avez entendu ses paroles : « Le Seigneur dans sa justice brisera le cou des pécheurs. Qu’ils soient confondus, refoulés en arrière, ceux qui haïssent Sion. Qu’ils soient comme l’herbe des toits, qui se fane avant qu’on l’arrache. Elle n’emplit pas la main du moissonneur, ni le sein de celui qui récolte ses gerbes ». C’est ainsi qu’il en parle. Ainsi David, passant auprès de ces hommes, ne les a point bénis, accomplissant lui-même sa prophétie : « Et ceux qui passeront par la voie, n’ont point dit : Nous vous bénissons au nom du Seigneur ». Et toutefois ces passants, Prophètes, Patriarches, Apôtres, tous ceux qui ont passé, nous ont bénis, mes frères, « au nom du Seigneur », si nous vivons saintement. Comment, diras-tu, Paul m’a-t-il béni ? Comment Pierre m’a-t-il béni ? Écoute les saintes Écritures, vois si tu vis saintement, et tu verras qu’ils t’ont béni. Ils ont béni tous ceux qui ont vécu saintement. Et comment nous ont-ils bénis ? « Au nom du Seigneur », et non pas en leur propre nom, comme les hérétiques. Ceux qui sien viennent dire : Ce que nous donnons, voilà ce qui est saint, prétendent bénir en leur propre nom, et pas au nom du Seigneur. Mais ceux qui disent que nul ne peut rendre saint, sinon le Seigneur, que nul n’est bon que par la grâce de Dieu, ceux-là bénissent au nom du Seigneur, et pas en leur propre nom ; ils sont les amis de l’Époux, et répudient tout adultère avec l’Épouse[325].


DISCOURS SUR LE PSAUME 129[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

L’ESPÉRANCE DU PÉCHEUR.[modifier]

Du fond de l’abîme le Prophète a crié vers le Seigneur. Cet abîme est celui du péché, et l’homme qui a pu y tomber ne saurait s’en relever par lui-même. Crier c’est déjà en sortir ; compter sur soi-même, ou s’abandonner au mal par désespoir, c’est dédaigner le secours divin, et Jésus-Christ est venu nous soulever afin de nous faire crier. C’est donc le pécheur qui crie, et il crie par espérance, et cette espérance lui vient de Jésus-Christ, dont la loi nous apprend à supporter les pécheurs sans donner à leurs fautes aucun assentiment. Comme nos fautes, quoique légères, sont nombreuses néanmoins, crions vers le Seigneur, et attendons de lui la vie éternelle qui commencera par notre résurrection, basée sur celle de Jésus-Christ qui a pris notre chair, pour mourir et ressusciter à la vigile du matin ; espérons jusqu’à la nuit, ou jusqu’à la mort. Lui seul est ressuscité pour ne plus mourir, et nous faire espérer une semblable résurrection. L’espérance est la garantie de la vertu, mais n’espérons pas les biens de cette vie, que n’ont recherchés ni les martyrs ni le Divin Maître. En résumé, espérons dans la miséricorde de celui qui veut nous racheter, qui le peut seul parce que seul il est sans péché.


1. Nous présumons, mes frères, que vous veillez non seulement des yeux du corps, mais aussi des yeux de l’âme, et dès lors nous devons chanter avec intelligence : « Du fond de l’abîme, Seigneur, j’ai crié vers vous ; Seigneur, exaucez ma voix[326] ». Ces paroles sont d’une âme qui s’élève, et dès lors appartiennent aux cantiques des degrés. Chacun de nous doit donc examiner dans quel abîme il est descendu, et d’où il doit crier vers le Seigneur. Jonas cria du fond de l’abîme, du sein de la baleine[327]. Non seulement il était sous les flots, mais dans les entrailles d’un monstre marin : et ni ces abîmes, ni ces entrailles, n’empêchèrent sa prière de s’élever jusqu’à Dieu, et le ventre de la baleine ne ferma point le passage à sa voix suppliante. Sa prière pénétra tout, brisa tout, et arriva aux oreilles de Dieu, si l’on peut dire, néanmoins, qu’elle brisa tout pour arriver aux oreilles de Dieu, quand le Seigneur avait les oreilles dans le cœur du Prophète suppliant. Où, en effet, Dieu n’est-il point présent pour le fidèle qui l’invoque ? Toutefois considérons aussi de quel abîme nous crions vers le Seigneur. L’abîme pour nous est cette vie mortelle. Tout homme qui comprend cet abîme, crie, gémit, soupire, jusqu’à ce qu’il sorte des profondeurs, et s’élève jusqu’à Celui qui est assis au-dessus des abîmes et des Chérubins, au-dessus de toutes les créatures, et corporelles et spirituelles, qui sont ses œuvres ; jusqu’à ce que l’âme arrive à lui, et que soit délivrée par lui son image qui est l’homme, et qui, à force d’être tourmentée dans ce gouffre et agitée par les flots, a été défigurée ; image toujours dans l’abîme si elle n’est renouvelée et restaurée par le même Dieu qui l’a imprimée en l’homme ; car l’homme qui a bien pu tomber par lui-même, est impuissant à se relever ; oui, dis-je, image qui demeure dans l’abîme, si Dieu ne l’en retire. Mais crier du fond de l’abîme, c’est sortir de l’abîme, et ce cri même empêche qu’on soit longtemps dans ces profondeurs. Ils sont bien dans les derniers abîmes, ceux qui ne crient pas même vers le Seigneur. « Quand le pécheur est descendu dans les profondeurs du mal, il méprise[328] ». Voyez, mes frères, s’il est un abîme plus profond que le mépris de Dieu. Quand un homme se voit chaque jour accablé de péchés, brisé en quelque sorte sous le poids, sous la Montagne de ses iniquités ; dites-lui de prier Dieu, il vous oppose le sarcasme. Comment cela ? Si mes péchés déplaisaient à Dieu, serais-je encore en vie ? Si Dieu prenait soin des choses d’ici-bas, après tant de crimes que j’ai commis, non seulement serais-je en vie, mais se pourrait-il que je fusse heureux ? Voilà en det ce qui arrive d’ordinaire à ceux qui s’engloutissent dans l’abîme, et qui sont heureux dans leur désordre ; plus ils semblent heureux, plus profond est leur abîme. Car un faux bonheur n’est qu’un surcroît de malheur. On dit encore : Puisque j’ai commis tant de fautes, et que ma damnation est proche, c’est perdre pour moi que ne point faire ce que je puis ; dès lors que je suis toujours perdu, pourquoi ne pas agir à mon gré ? C’est le langage des brigands les plus désespérés : Si le juge doit m’envoyer à la mort pour dix homicides, comme pour quinze, comme pour un seul, pourquoi ne point faire tout ce qu’il me vient à la pensée ? Tel est le sens de cette parole : « Quand le pécheur est arrivé au fond de l’abîme, il dédaigne ». Mais Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui n’a point méprisé nos abîmes, qui a daigné descendre jusqu’à cette misérable vie, en nous promettant la rémission de nos péchés, a soulevé l’homme du fond de cet abîme, l’a forcé de crier sous le poids de ses fautes, afin que la voix de ce pécheur pût arriver jusqu’à Dieu. D’où pouvait-il crier, si ce n’est du fond des malheurs ?
2. Or, voyez que c’est de l’abîme que s’élève cette voix du pécheur : « Du fond de l’abîme, Seigneur, je crie vers vous ; Seigneur, exaucez ma prière. Que vos oreilles soient attentives à la voix de mes supplications ». D’où vient ce cri ? du fond des abîmes. Quel est l’homme qui crie ? le pécheur. Quelle espérance le fait crier ? l’espérance qu’a donnée au pécheur descendu dans l’abîme Celui qui est venu nous délivrer de nos péchés. Aussi qu’est-il dit après ces paroles ? « Seigneur, si vous examinez nos péchés, qui pourra subsister, ô mon Dieu ? » Voilà que le Prophète nous montre de quel abîme il pousse des cris. Il s’écrie sous les montagnes, sous les flots de ses péchés. Il s’est regardé, il a regardé sa vie, il n’a vu de toutes parts que les souillures des vices et du crime : nulle part il n’a vu le bien, ni pu découvrir un rayon de justice. À la vue de ses péchés si graves et si nombreux, à la vue de tant de crimes, il s’écrie dans sa stupeur : « Hélas ! Seigneur, si vous examinez les iniquités, qui pourra subsister devant vous, ô mon Dieu ? » Il ne dit point : Je ne pourrai soutenir votre présence ; mais : « Qui pourra la soutenir ? » Il voit que la vie humaine est un long aboiement du péché, que toutes les, consciences sont condamnées par leurs propres pensées, et qu’il n’est pas un cœur assez chaste pour présumer de sa justice. Si donc il n’est pas un cœur assez chaste pour avoir confiance en sa propre justice, que le cœur de tous les hommes se confie en la divine miséricorde, et s’écrie : « Seigneur, si vous examinez les iniquités, qui pourra subsister, ô mon Dieu ? »
3. Or, d’où vient l’espérance ? « Mais en vous il y a propitiation[329] ». Qu’est-ce que la propitiation, sinon le sacrifice ? Qu’est-ce que le sacrifice, sinon l’offrande que l’on a faite pour nous ? Un sang innocent a été répandu pour laver les péchés des coupables ; et une telle rançon a racheté tous les captifs de la puissance de l’ennemi qui s’en était rendu maître. Il y a donc en vous propitiation. Si vous n’étiez enclin à pardonner, si vous ne vouliez être qu’un juge sans miséricorde, examiner, rechercher toutes les iniquités, qui pourrait subsister ? qui pourrait se tenir en votre présence, et vous dire : Je suis innocent ? Qui pourrait soutenir l’éclat de votre jugement ? Il ne nous reste donc pour unique espérance « que la propitiation qui est en vous. Et je vous ai attendu, Seigneur, à cause de votre loi ». Quelle loi ? Celle qui fait les coupables ? Or, Dieu a donné aux Juifs une loi sainte, juste[330], bonne, mais qui n’a pu que faire des pécheurs. Elle n’était point de nature à donner la vie[331], mais à montrer au pécheur ses fautes. Le pécheur en effet s’était oublié, il ne se voyait point, et la loi lui fut donnée afin qu’il se vît. La loi donc a rendu l’homme coupable, mais le législateur l’a délivré : ce législateur est le souverain Maître. La loi donc a été donnée pour effrayer, pour tenir le pécheur dans des liens ; elle ne délivre donc pas des péchés, mais elle montre le péché. Peut-être que l’interlocuteur, placé sous la loi, a reconnu dans l’abîme tous les crimes qu’il a commis contre la loi, et alors il s’est écrié : « Si vous examinez les iniquités, qui donc pourra subsister, ô mon Dieu ? » Il y a donc en Dieu une loi de propitiation, une loi de miséricorde. Celle qui fut donnée était une loi de crainte, mais il est une autre loi d’amour. Cette loi d’amour donne le pardon des péchés, elle efface les fautes passées, avertit au sujet de l’avenir : elle n’abandonne pas en chemin celui qu’elle accompagne, elle est elle-même la compagne de celui qu’elle guide en chemin. Mais il faut t’accorder avec ton adversaire[332], pendant que tu es en route avec lui. Et cet adversaire pour toi, c’est la parole de Dieu, si tu n’es pas en harmonie avec elle. Cette harmonie s’établit dès lors que tu trouves ton plaisir à faire ce que t’ordonne la parole de Dieu. L’adversaire devient ami, et au bout de la route il n’y aura personne pour te livrer au juge. Donc « je vous ai attendu, Seigneur, à cause de votre loi ». Parce que vous avez daigné m’apporter une loi de miséricorde, me pardonner toutes mes fautes et me donner de sages conseils pour l’avenir, afin que je ne vous offense plus et quand mes pieds chancelleront en suivant vos conseils, vous m’avez donné un remède, en mettant dans ma bouche cette prière : « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent[333] ». Telle est votre loi, qu’il me sera remis comme j’aurai remis à mon frère. « J’ai attendu, « Seigneur, à cause de votre loi ». J’ai attendu quand il vous plairait de venir et de me délivrer de toutes mes misères, parce que dans ces misères vous n’avez point délaissé la loi de la miséricorde.
4. Écoute de quelle loi il s’agit, si tu n’as compris encore qu’il est question de la loi de charité : « Portez mutuellement vos fardeaux », dit l’Apôtre, « et de la sorte vous accomplirez la loi du Christ[334] ». Quels hommes portent mutuellement leurs fardeaux, sinon ceux qui ont la charité ? Ceux qui n’ont point la charité sont à charge à eux-mêmes, tandis que les hommes charitables se supportent mutuellement. Un homme te blesse et te demande pardon ; lui refuser ce pardon, c’est ne point porter le fardeau de ton frère ; lui pardonner, c’est le porter dans son infirmité. Et toi, qui es homme, si tu viens à tomber dans quelque faiblesse, il doit à son tour te supporter comme tu l’as supporté. Écoute ce qu’avait dit saint Paul auparavant : « Mes frères », dit-il, « si un homme est surpris dans quelque péché, vous qui êtes spirituels, instruisez-le dans l’esprit de douceur[335] ». Et de peur qu’ils ne se crussent en sûreté parce qu’il les avait appelés spirituels, il ajoute aussitôt : « En réfléchissant sur toi-même, et craignant d’être tenté aussi ». Puis il ajoute ce que je viens de citer : « Portez mutuellement vos fardeaux et vous accomplirez ainsi la loi du Christ » ; ce qui a fait dire an Prophète « J’ai attendu, Seigneur, à cause de votre loi ». On dit que les cerfs, quand ils passent quelque détroit pour aller chercher des pâturages dans les îles voisines, posent la tête l’un sur l’autre ; le premier seulement soutient sa tête sans l’appuyer sur aucun. Mais quand il est fatigué, il quitte la tête de colonne pour revenir en arrière et se reposer sur un autre. C’est ainsi que tous portent mutuellement leurs fardeaux, et arrivent au lieu recherché ; ils ne font pas naufrage, la charité est pour eux comme un vaisseau, C’est donc la charité qui porte les fardeaux, mais qu’elle ne craigne point de succomber sous leur poids ; chacun ne doit redouter que le poids de ses propres fautes. Supporter la faiblesse de son frère, ce n’est point te charger de ses péchés ; mais y consentir, c’est te charger des tiens, et non des siens : quiconque en effet adhère aux désirs du pécheur, n’est point chargé par les fautes d’autrui, mais bien par les siennes. Consentir en effet au péché d’un autre, c’est pécher toi-même ; et dès lors tu n’as plus à te plaindre d’être accablé par les péchés d’autrui. On te répondra qu’en effet tu es accablé, mais par les tiens. Tu as vu un voleur et tu as couru avec lui[336], dit l’Écriture. Qu’est-ce à dire ? Que tes pieds ont marché pour commettre le vol ? Point du tout ; mais que ton intention était unie à celle du voleur. Ce qui n’était une faute que pour lui, est devenu faute pour toi, par ton assentiment. Mais au contraire, si son péché t’a déplu, et que tu aies prié pour lui, si tu lui as pardonné sur ses instances, de sorte que tu puisses prononcer sans trembler cette parole enseignée par le Souverain Législateur : « Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à ceux qui nous doivent[337] », tu as appris à porter les fardeaux de ton frère, afin qu’un autre porte aussi ceux que tu pourras avoir, et que s’accomplisse entre vous ce mot de l’Apôtre : « Portez mutuellement vos fardeaux et vous accomplirez ainsi la loi du Christ[338] ». Ainsi tu chanteras avec assurance : « Seigneur, je vous ai attendu à cause de votre loi ».
5. Quiconque n’observe point cette loi, n’attend point le Seigneur ; et quand même il l’attendrait, s’il ne l’attend à cause de cette loi, son attente est vaine ; le Seigneur viendra sans doute, et trouvera tes péchés. Tu crois avoir vécu dans une justice parfaite, et dès lors il ne trouvera point l’homicide en toi. C’est un grand crime, en effet, un crime énorme. Il ne trouvera point l’adultère ; il ne trouvera point le vol, il ne trouvera point la rapine, il ne trouvera point l’idolâtrie ; voilà ce qu’il ne trouvera point : n’est-il donc rien qu’il puisse trouver ? Écoute la parole de l’Évangile : « Quiconque dira à son frère : Tu es un fou ». Qui donc est exempt de ces fautes légères de la langue ? Elles sont légères, diras-tu. « Celui-là », dit le Sauveur, « sera condamné au feu de l’enfer[339] ». Si, dire à ton frère : Tu es un fou, te paraissait une faute légère, que du moins le feu de l’enfer soit pour toi quelque chose dc grand. Si tu dédaignais une faute légère, que la gravité du châtiment t’effraie du moins. Mais, diras-tu encore, ce sont là des fautes légères, des minuties dont la vie ne saurait être exempte. Réunis ces minuties, elles seront des montagnes. Des grains de blé sont petits, et forment néanmoins une grande masse ; des gouttes d’eau sont petites, et néanmoins elles forment des fleuves qui entraînent les chaussées. L’interlocuteur, considérant combien sont nombreuses les fautes légères que l’homme commet chaque jour, sinon autrement, du moins par la pensée et par la langue, considérant que si elles ne sont point graves séparément, du moins, réunies, elles forment une grande masse, effrayé plus encore de la fragilité humaine que de ses fautes passées, « Seigneur », dit-il, « du fond de l’abîme j’ai crié vers vous ; Seigneur, écoutez ma voix. Que vos oreilles soient attentives à la voix de ma « prière, Si vous tenez un compte exact des iniquités, qui pourra subsister, ô mon Dieu ? » Je puis éviter les homicides, les adultères, les rapines, les parjures, les maléfices, l’idolâtrie. Mais les péchés de la langue ? Mais les péchés du cœur ? Il est écrit que « le péché c’est l’iniquité[340] ; qui donc pourra subsister, si vous tenez un compte exact des iniquités ? » Si vous voulez être pour nous un juge sévère, non un père miséricordieux, qui pourra soutenir votre présence ? mais « en vous il y a propitiation, et je vous ai attendu à cause de votre loi ». Quelle est cette loi ? « Portez mutuellement vos fardeaux, et ainsi vous accomplirez la loi du Christ[341] ». Quels hommes portent mutuellement leurs fardeaux ? Ceux qui disent à Dieu en toute fidélité : « Remettez-nous nos dettes, comme « nous remettons à ceux qui nous doivent[342] ».
6. « Mon âme a attendu à cause de votre parole »[343]. Nul n’attend, sinon celui qui n’a point reçu encore ce qu’on lui avait promis. Qu’attendrait celui qui a déjà reçu ? Nous avons reçu la rémission des péchés, mais Dieu nous a promis en outre le royaume des cieux. Nos péchés sont effacés, mais la récompense est encore à venir le pardon est accordé, mais nous ne possédons point encore la vie éternelle. Or, celui qui nous a pardonné est le même qui nous a promis la vie sans fin. Si c’était une promesse humaine, il y aurait à craindre ; mais c’est la promesse de Dieu qui est infaillible. Nous attendons dès lors en toute sécurité sa parole qui ne saurait nous tromper. « Mon âme a espéré dans le Seigneur, depuis la veille du matin jusqu’à la nuit ». Que signifie cette parole ? Le Prophète a-t-il espéré un jour seulement dans le Seigneur, et son espérance a-t-elle cessé ? Il a espéré dans le Seigneur depuis la vigile du matin jusqu’à la nuit. La vigile du matin, c’est la fin de la nuit ; de là jusqu’à l’autre nuit, il a espéré dans le Seigneur. Entendons bien ces paroles, et n’allons pas croire que nous ne devons espérer dans le Seigneur que pendant un jour seulement. « Depuis la vigile du matin jusqu’à la nuit ». Que pensez-vous donc, mes frères ? Il est dit : « Depuis la vigile du matin jusqu’à la nuit, mon âme a espéré dans le Seigneur » : parce que le Seigneur, par qui nos péchés nous sont pardonnés, est ressuscité d’entre les morts à la vigile du matin, afin que nous concevions pour nous l’espérance de ce qui a été d’abord accompli en Notre-Seigneur. Nos péchés sont remis à la vérité, mais nous ne sommes point ressuscités encore. Si donc nous ne sommes point ressuscités encore, ce qui s’est accompli en notre chef n’est point accompli en nous. Qu’a-t-il paru d’abord dans notre chef ? Que la chair de ce chef est ressuscitée ; mais l’esprit de ce chef était-il donc mort ? Ce qui était donc mort en lui est ressuscité, et il est ressuscité le troisième jour ; et le Seigneur nous a dit en quelque sorte : Espérez pour vous ce qui s’est accompli en moi, c’est-à-dire que vous ressusciterez parce que moi-même je suis ressuscité.
7. Mais il en est qui disent : Voilà que le Seigneur est ressuscité ; puis-je donc espérer que je ressusciterai de même ? Oui, par la même raison. Car le Seigneur est ressuscité dans ce qu’il avait pris de toi. Il ne serait point ressuscité en effet, s’il n’eût passé par la mort, et il n’eût point passé par la mort s’il n’eût porté une chair. Qu’a reçu de toi le Seigneur ? La chair. Qu’était-il quand il est venu ? Le Verbe de Dieu, lequel était avant toutes choses, et par qui tout a été fait. Mais parce qu’il voulait prendre quelque chose de toi, « le Verbe a été fait chair et a demeuré parmi nous[344] ». Il a donc reçu de toi ce qu’il devait offrir pour toi ; de même que le prêtre reçoit de tes mains ce qu’il doit offrir pour toi, quand tu veux apaiser Dieu sur tes péchés. Voilà ce qui s’est fait, et cela s’est fait ainsi. Notre souverain Prêtre a reçu de nous ce qu’il devait offrir pour nous. Il a pris de nous une chair, et dans cette chair il est devenu notre victime, notre holocauste, notre sacrifice. Il est devenu notre sacrifice dans sa passion ; dans sa résurrection, il a renouvelé ce qui en lui avait reçu la mort, et l’a offert à Dieu comme prémices, et il t’a dit : Tout ce que j’avais de toi est maintenant consacré à Dieu ; j’ai offert à Dieu des prémices qui viennent de toi : espère dès lors qu’en toi s’accomplira ce qui s’est accompli tout d’abord dans ces mêmes prémices.
8. Comme donc c’est à la vigile du matin que le Christ a commencé à ressusciter ; c’est alors que notre âme a commencé à espérer. Et jusqu’à quel moment ? « Jusqu’à la nuit », jusqu’à notre mort ; puisque la mort de notre chair n’est en quelque sorte qu’un sommeil. C’est à la résurrection du Sauveur qu’a commencé ton espérance, qu’elle ne finisse qu’à ta sortie de ce monde. Si tu n’espères en effet jusqu’à la nuit, ton espérance passée est perdue. Il est en effet des hommes qui commencent à espérer, mais qui ne persévèrent pas jusqu’à la nuit. Les voilà dans les afflictions, les voilà dans la tentation, ils voient les méchants, les impies dans une félicité temporelle ; et comme ils attendaient de Dieu quelque bonheur ici-bas, ils voient que ce bonheur qu’ils convoitent est le partage d’hommes criminels : et les voilà chancelants, perdant toute espérance. Pourquoi ? parce que leur espérance n’a point commencé à la vigile du matin. Qu’est-ce à dire ? Parce qu’ils n’ont point commencé par espérer du Seigneur, ce qu’ils ont vu tout d’abord dans ce même Seigneur, à la vigile du matin ; mais ils espéraient qu’en devenant chrétiens, ils auraient des maisons regorgeant de froment, de vin, d’huile, d’argent, d’or ; que nul d’entre eux ne mourrait prématurément ; s’ils n’avaient point d’enfants, qu’ils en auraient en devenant chrétiens ; s’ils n’étaient mariés, qu’ils trouveraient une Épouse ; que leurs Épouses, non seulement, mais leurs bestiaux, ne seraient point stériles ; que leurs vins ne s’aigriraient Plus ; que la grêle n’atteindrait point leurs vignes. Après avoir espéré ces biens de la part du Seigneur, on voit que ceux qui ne servent point Dieu, possèdent cependant toutes ces richesses, et l’on chancelle, et l’on n’espère plus jusqu’à la nuit, parce que l’on n’a point commencé à espérer à la vigile du matin.
9. Quel est donc l’homme qui commence à espérer à la vigile du matin ? Celui qui attend du Seigneur ce que le Seigneur nous a montré à la vigile du matin, c’est-à-dire la résurrection. Avant lui nul n’était ressuscité pour ne plus mourir. Que votre charité veuille bien m’écouter, Quelques morts sont ressuscités avant Jésus-Christ ; car Elie ressuscita un mort, Elisée également[345] ; mais ces morts ne ressuscitèrent que pour mourir de nouveau. Ceux mêmes que le Christ ressuscita, ne ressuscitèrent que pour mourir encore, soit le fils de la veuve, soit cette enfant de douze ans, fille du chef de la synagogue, soit Lazare[346] ; ils ressuscitèrent de différentes manières, mais pour mourir une seconde fois pour eux une seule naissance et une double mort. Nul autre que le Seigneur n’était ressuscité pour ne plus mourir. Mais quand est-il ressuscité pour ne plus mourir ? « A la vigile du matin ». Espère donc du Seigneur que tu ressusciteras, non comme Lazare est ressuscité, non comme le fils de la veuve, ou la fille du chef de la synagogue, non comme ceux que ressuscitèrent les anciens Prophètes ; mais espère que tu ressusciteras comme le Seigneur lui-même, en sorte qu’après cette résurrection tu n’auras plus à craindre la mort ; voilà espérer dès la vigile du matin.
10. Espère jusqu’à la nuit, jusqu’à la fin de cette vie, jusqu’à ce qu’une nuit générale enveloppe le genre humain à la fin du monde. Pourquoi jusque-là ? C’est qu’après cette nuit, il n’y aura plus d’espérance, mais bien la réalité. L’espérance en effet n’est plus une espérance dès qu’on la voit ; et l’Apôtre a dit : « Comment espérer ce que l’on voit ? Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience[347] ». Si donc nous devons attendre patiemment ce que nous ne voyons point, espérons jusqu’à la nuit, c’est-à-dire jusqu’à la fin de notre vie, ou du monde. Mais quand cette vie sera écoulée, alors viendra ce que nous avons espéré, et alors sans être dans le désespoir, nous n’aurons plus d’espérance. Le désespoir en effet est blâmable, et dans nos imprécations contre un homme, nous disons : Il n’a aucune espérance. Et toutefois, être sans espérance n’est pas toujours un mal. C’est un mal, sans doute, de n’en point avoir en cette vie ; car celui qui n’a point l’espérance en cette vie, n’aura point la réalité dans l’autre vie. Donc il nous faut espérer maintenant ; mais, quand nous posséderons la réalité, que deviendra l’espérance ? Comment espérer ce que l’on voit ? Le Seigneur notre Dieu viendra et montrera au genre humain cette bruie dans laquelle il a été crucifié et il est ressuscité, et s’y fera voir aux bons et aux méchants ; les uns le verront pour se féliciter de trouver en lui ce qu’ils avaient cru avant de voir ; les autres le verront afin de rougir de n’avoir point cru ce qu’ils verront alors. Ceux qui rougiront seront condamnés, ceux qui se féliciteront seront couronnés. À ceux qui seront confus on dira : « Allez au feu éternel, qui a été préparé au diable et à ses anges » ; et à ceux qui seront dans la joie on dira : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde[348] ». Lorsqu’ils le posséderont, il n’y aura plus d’espérance, mais bien la réalité. L’espérance finissant, la nuit finira aussi ; mais jusqu’à ce moment, que notre âme espère dans le Seigneur, depuis la vigile du matin.
11. Le Prophète revient sur cette même parole : « Qu’Israël espère dans le Seigneur depuis la vigile du matin. Depuis la vigile du matin jusqu’à la nuit, mon âme a espéré dans le Seigneur ». Mais qu’a-t-il espéré ? « Qu’Israël espère dans le Seigneur, depuis la vigile du matin ». Non seulement qu’Israël espère dans le Seigneur, mais qu’il espère depuis la vigile du matin. Donc je condamne l’espérance des biens de ce monde, quand on les attend de Dieu ? Point du tout ; mais il est une autre espérance propre à Israël. Qu’il n’espère, comme le bien suprême pour lui, ni les richesses, ni la santé du corps, ni l’abondance des biens terrestres. Il trouvera même l’affliction ici-bas, et peut-être sera-il engagé dans quelques persécutions pour la vérité. Les martyrs n’espéraient-ils pas en Dieu ? Et néanmoins ils ont souffert comme auraient pu souffrir des voleurs, des hommes d’iniquité : condamnés aux bêtes, exposés au feu, frappés du glaive, déchirés par des crocs, chargés de chaînes, étouffés dans les prisons, n’espéraient-ils donc pas en Dieu pour souffrir tant de maux ? Ou le but de leur espérance était-il d’échapper à ces tourments pour jouir de la vie ? Nullement, ils espéraient dès la vigile du matin. Qu’est-ce à dire ? Ils considéraient dans cette vigile du matin la résurrection de leur Maître, qui a dû souffrir ce qu’ils souffraient eux-mêmes, avant de ressusciter, et ils ne perdaient point la confiance de passer de ces tourments à la résurrection pour la vie bienheureuse. « Israël a espéré dans le Seigneur depuis la vigile « du matin jusqu’à la nuit ».
12. « Car dans le Seigneur est la miséricorde, et une abondante rédemption[349] ». Sublime expression ! On ne pouvait rien dire de plus juste après ces paroles : « Dès la vigile du matin qu’Israël espère dans le Seigneur ». Pourquoi ? Parce que c’est à la vigile du matin que le Seigneur est ressuscité, et que le corps doit espérer ce qui s’est réalisé dans la tête. Mais tu pourrais avoir cette pensée : Si le chef est ressuscité parce qu’il n’était point chargé d’iniquités, et parce qu’il n’avait en lui aucun péché, nous autres que pourrons-nous devenir ? Pouvons-nous espérer une résurrection semblable à celle de Notre-Seigneur, accablés de péchés comme nous le sommes ? Pour l’écarter, vois ce qui suit : « Car dans le Seigneur est la miséricorde et une abondante rédemption. Et il rachètera Israël de toutes ses iniquités ». Si donc Israël se trouvait accablé, voici la divine miséricorde. Celui qui était sans péché a marché le premier, afin d’effacer les péchés de ceux qui le suivraient. N’ayez en vous aucune présomption, et n’espérez que dès la vigile du matin. Voyez notre Seigneur qui ressuscite et qui monte au ciel, Il n’y avait en lui aucun péché, mais en lui vos fautes seront effacées. « Il rachètera Israël de toutes ses iniquités ». Israël a bien pu se vendre, et de la sorte être vendu par le péché, mais il ne pouvait se racheter de ses iniquités. Celui-là seul peut le racheter, qui n’a point pu se vendre. Celui qui n’a point commis le péché peut nous racheter du péché. « C’est lui qui rachètera Israël ». De quoi le rachètera-t-il ? De telle iniquité ou de telle autre ? « De toutes ses iniquités ». Qu’il ne craigne dès lors aucune de ces iniquités, celui qui veut approcher de Dieu ; qu’il s’en approche seulement dans toute la plénitude de son cœur, qu’il cesse de faire ce qu’il faisait auparavant, et qu’il ne dise point : C’est là une iniquité qui ne sera jamais remise. Tenir ce langage c’est ne point se convertir, du moins quant à cette iniquité dont il n’espère point le pardon, et dès lors qu’il en commet d’autres, il ne recevra pas même le pardon de celui dont il ne craignait rien. J’ai commis un grand crime, dit-il, et Dieu ne saurait me le pardonner : j’en commettrai d’autres, et m’abstenir serait temps perdu pour moi. Ne crains rien tu es au fond de l’abîme, ne dédaigne pas du fond de cet abîme de crier vers le Seigneur et de dire : « Si vous examinez les iniquités, qui pourra subsister, ô mon Dieu ? » Observe le Seigneur, arrête sur lui tes regards, et attends-le à cause de sa loi. Quelle prescription t’a-t-il faite ? « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent ». Espère que tu ressusciteras, et qu’alors tu seras sans péché, puisque le premier qui a été sans péché est ressuscité. Espère depuis la vigile du matin. Ne va point dire : J’en suis indigne à cause de mes péchés. Tu n’en es pas digne, à la vérité ; mais « il est en lui une abondante miséricorde, et c’est lui qui rachètera Israël de toutes ses iniquités ».

DISCOURS SUR LE PSAUME 130[modifier]

SERMON AU PEUPLE.[modifier]

L’HUMILITÉ CHRÉTIENNE.[modifier]

La foi unit en Jésus-Christ tous les fidèles qui sont les pierres vivantes de son temple ; et c’est dans ce temple seulement que nous sommes exaucés quant à la vie éternelle. Quand Jésus chassait les vendeurs du temple, il faisait un acte symbolique. Ce temple est la figure de l’Église, dans laquelle nous voyons des acheteurs et des vendeurs, ou des chrétiens qui cherchent leurs intérêts ; ils en seront chassés avec un fouet de cordes, ou le fouet de leurs péchés. Les vendeurs ne renversèrent point le temple, ni les pécheurs ne renverseront l’Église, maison de notre prière. C’est donc l’Église qui chante ce psaume, et sous pouvons juger que nous sommes de l’Église, si nous le chantons en vérité. L’interlocuteur ne s’est point enorgueilli, et dès lors il a offert le sacrifice qui plaît à Dieu, celui de l’humilité. Mais Simon le magicien, sans vouloir de l’humilité comme les Apôtres, voulait faire descendre l’Esprit-Saint, trafiquer de la colombe, et Pierre le chassa. Si tous ne font pas des miracles, ils n’en sont pas moins à Dieu ; l’œil n’est pas la main, et tous les membres cependant se prêtent un mutuel secours ; de même dans l’Église ceux qui font des miracles prêtent leur autorité aux autres. Les dons de Dieu pourraient nous enorgueillir ; saint Paul, qui avait d’abord été persécuteur, a plus travaillé que les antres, mais pour contre-poids il fut souffleté par Satan, qui sévit aussi contre Job, contre Jésus-Christ, et qui perdit ainsi ceux que le sang du Calvaire a rachetés. Ne cherchons dans l’Église que l’inscription de notre nom au ciel.

Le Prophète, s’il n’est humble, fait des imprécations contre lui-même, et veut être comme l’enfant que l’on sèvre dans les bras de sa mère. À sa naissance, il lui faut le lait de sa mère, et non du pain. De même le chrétien peu instruit ne saurait contempler le Verbe qui est le pain des auges il doit grandir par la foi au Verbe fait homme, crucifié, ressuscité, monté au ciel. C’est le lait que Dieu nous a préparé. Prétendre raisonner, c’est imiter les hérétiques qui ont vu l’inégalité dans les personnes, et ont été sevrés die lait de l’Église leur mère. – D’autres ont dit que tout orgueil déplaît à Dieu sans doute, mais que l’homme néanmoins doit s’élever par la méditation, afin de passer du lait de l’enfance ta la nourriture de l’homme fait. Cette explication a l’inconvénient de ne point rendre l’imprécation du Prophète qui ne voit dans le sevrage de l’enfant trop jeune qu’un châtiment de son orgueil : car le sevrer quand il est trop jeune ou faible encore, c’est lui donner la mort. Qu’il grandisse donc par le lait de sa mère, par l’humilité de la foi ; qu’il cherche, et vous aussi, ce qui est devant nous, en se reposant sur le Seigneur.


1. Ce psaume nous recommande l’humilité du fidèle serviteur de Dieu, qui le chante, et qui est le corps entier du Christ. Souvent, en effet, j’ai fait remarquer à votre charité que ce n’est point un seul homme qui parle, mais tous ceux qui forment le corps du Christ. Et comme ils sont tous réunis dans ce même corps, ce n’est en quelque sorte qu’un seul homme qui parle, et ce seul homme est en même temps plusieurs ; car, quoique plusieurs en eux-mêmes, ils sont un en celui qui est un. Or, c’est lui qui est ce temple de Dieu, dont l’Apôtre a dit : « Le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple[350] » c’est-à-dire tous ceux qui croient en Jésus-Christ, et qui croient en lui de manière à l’aimer. Car croire au Christ, c’est aimer le Christ : non comme les démons croyaient[351], mais sans l’aimer ; et cette foi néanmoins ne les empêchait point de dire « Qu’y a-t-il entre « vous et nous, ô Fils de Dieu[352] ? » Pour nous, que notre foi soit de nature à croire en lui, à l’aimer, sans dire « Qu’y a-t-il entre vous et « nous, ô Fils de Dieu ? » mais de manière à dire : Nous sommes à vous, qui nous avez rachetés. Tous ceux qui ont cette foi sont comme des pierres vivantes, qui forment le temple de Dieu[353] ; comme ces bois incorruptibles dont fut façonnée cette arche que ne purent submerger les eaux du déluge[354]. C’est dans ce temple, c’est-à-dire dans ces hommes, que l’on offre à Dieu des prières qu’il exauce. Quiconque prie le Seigneur hors de son temple, n’est point exaucé en ce qui regarde la paix de la Jérusalem d’en haut, bien qu’il soit exaucé quelquefois quant aux biens temporels, que Dieu donne même aux païens. Les démons aussi furent exaucés, et purent entrer dans les pourceaux[355]. Mais être exaucé quant à la vie éternelle est bien différent, et Dieu n’accorde cette faveur qu’à ceux qui prient dans le temple de Dieu. Or, celui-là prie dans le temple de Dieu, qui prie dans la paix de l’Église, dans l’unité du corps du Christ, et ce corps du Christ est formé de tous ceux qui ont la foi sur toute la surface de la terre ; et il est exaucé précisément parce qu’il prie dans son temple. Car il prie en esprit et en vérité, puisqu’il prie dans la paix de l’Église[356], et non dans un temple matériel qui n’en est que la figure.
2. Il y avait une figure, en effet, quand le Seigneur chassa du temple ces hommes qui cherchaient leurs intérêts, et n’y entraient que pour vendre et acheter[357]. Or, si ce temple était une figure, il devient évident que le corps de Jésus-Christ, qui est le véritable temple, et dont cet autre n’était que la figure, renferme aussi des vendeurs et des acheteurs, ou des hommes qui recherchent leurs intérêts, et non pas ceux de Jésus-Christ[358]. Mais un fouet de cordes va les en chasser. La corde en effet signifie les péchés, comme il est dit par un Prophète : « Malheur à ceux qui traînent leurs péchés, comme une longue chaîne[359] ». Or, c’est traîner ses péchés comme une longue chaîne qu’ajouter péchés sur péchés ; que recouvrir un péché que l’on vient de commettre par un autre que l’on commet ensuite. De même en effet, que pour faire une corde on joint filasse à filasse, et qu’on la tord au lieu de la tirer en droite ligne, de même, ajouter l’une à l’autre des actions perverses et qui sont des péchés, aller de faute en faute et enrouler péché sur péché, c’est en composer une longue chaîne. « Leurs voies sont contournées, leurs démarches tortueuses[360] ». Mais à quoi servira cette corde, sinon à leur lier les pieds et les mains pour les jeter dans les ténèbres extérieures ? Vous savez ce que dit l’Évangile à propos de certain pécheur : « Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures ; c’est là qu’il y aura pleur et grincement de dents[361] ». Il n’y aurait pas moyen de lui lier les pieds et les mains, si lui-même ne s’était fait une corde. De là ce mot si clair d’un autre endroit : « Chacun est garrotté par les liens de ses péchés[362] ». C’est donc parce que les hommes sont frappés par les cordes de leurs péchés que le Seigneur se fit un fouet avec des cordes, et qu’il chassa du temple ceux qui cherchaient leurs intérêts, et non ceux du Christ[363].
3. Tel est donc le temple qui parle dans notre psaume. C’est dans ce temple, ai-je dit, que l’on prie le Seigneur ; c’est là, et non dans le temple matériel, qu’il nous exauce en esprit et en vérité. Car le temple de Jérusalem n’était qu’une figure qui annonçait l’avenir ; et voilà pourquoi il est tombé ; mais la maison de notre prière est-elle tombée ? Loin de là ; car ce n’est point ce temple qui est tombé que l’on pouvait appeler maison du Seigneur, et dont il est dit « Ma maison sera appelée chez tous les peuples une maison de prière ». Vous entendez en effet cette parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Il est écrit », nous dit-il, « que ma maison sera appelée chez tous les peuples une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de voleurs[364] ». Mais ceux qui ont pu faire de la maison de Dieu une caverne de voleurs, ont-ils bien pu détruire ce même temple[365]. De même ceux qui dans l’Église catholique ont unie vie déréglée, font de la maison de Dieu une caverne de voleurs, autant qu’il est en eux ; mais ils n’en renversent point le temple. Un temps viendra qu’ils en seront chassés par le fouet de leurs iniquités. Or, ce temple de Dieu, ce corps du Christ, cette assemblée des fidèles n’a qu’une même voix, et chante notre psaume comme un seul homme. Déjà nous avons entendu sa voix dans bien des psaumes, écoutons-la encore dans celui-ci. C’est notre voix, si nous le voulons ; si nous le voulons encore, écoutons de l’oreille et chantons du cœur, Si nous refusons, au contraire, nous serons dans ce temple comme des vendeurs et des acheteurs, c’est-à-dire, cherchant nos propres intérêts. Nous entrerons dans l’Église, non pour y chercher ce qui est agréable aux yeux de Dieu. Que chacun de vous, dès lors, examine sa manière d’écouter, s’il écoute pour tourner en dérision, s’il écoute pour négliger ce qu’il entend, s’il écoute pour correspondre, c’est-à-dire, s’il reconnaît sa propre voix et s’il joint la voix de son cœur à la voix qu’il entend. Notre psaume néanmoins ne laisse point de chanter : que ceux-là s’en instruisent qui le peuvent, et même qui le veulent ; pour ceux qui ne le veulent point, qu’ils ne soient un obstacle pour personne. Que l’on nous prêche l’humilité ; c’est ainsi qu’il commence :
4. « Seigneur, mon cœur ne s’est point élevé ». L’interlocuteur a offert un sacrifice. Comment prouver qu’il a offert un sacrifice ? C’est qu’il y a sacrifice dans l’humilité du cœur. Il est dit dans un autre psaume : « Si vous eussiez voulu un sacrifice, je vous l’eusse offert[366] ». Le Prophète voulait alors satisfaire à Dieu pour ses péchés, l’apaiser et en recevoir le pardon de ses fautes. Et comme s’il se fût demandé comment il l’apaiserait : « Si vous eussiez voulu un sacrifice », dit-il, « je vous l’eusse offert ; mais les holocaustes ne vous seront point agréables ». C’est donc en vain qu’il cherchait, pour apaiser le Seigneur, des béliers, des taureaux, ou toute antre victime. Quoi donc ! parce que le Seigneur n’agrée pas les holocaustes, ne recevra-t-il point le sacrifice, et sans sacrifice pourra-t-on l’apaiser ? S’il n’y avait aucun sacrifice, il n’y aurait aucun prêtre. Et toutefois, nous avons un prêtre qui intercède pour nous auprès de son Père[367]. Car il est entré dans le Saint des Saints, dans l’intérieur du voile, où le grand prêtre entrait en figure une fois l’année seulement, comme Notre-Seigneur n’a été offert qu’une fois dans le cours des temps. C’est lui-même qui s’est offert, lui le prêtre, lui la victime, qui est entré une fois dans le Saint des Saints, qui ne meurt plus ; la mort n’aura plus d’empire sur lui[368]. Nous sommes donc en sûreté, puisque nous avons ce grand prêtre dans le ciel ; offrons aussi une victime. Et toutefois, voyons quel sacrifice nous devons offrir : car notre Dieu n’aime point les holocaustes, comme il est dit dans le psaume, lequel néanmoins nous désigne aussitôt le sacrifice que nous devons offrir : « Le sacrifice agréable à Dieu est une âme brisée de douleur ; vous ne rejetterez pas, ô Dieu, un cœur contrit et humilié[369] ». Si donc le cœur humilié est un sacrifice à Dieu, il a offert ce sacrifice celui qui a dit : « Seigneur, mon cœur ne s’est point élevé ». Vois encore ailleurs qu’il offre un sacrifice, quand il dit à Dieu : « Voyez mon humiliation et mon labeur, et pardonnez-moi tous mes péchés[370] ».
5. « Seigneur, mon cœur ne s’est point enorgueilli, mes yeux ne se sont point élevés en haut, je n’ai point marché sur les hauteurs, ni sondé les merveilles qui me surpassent ». Expliquons plus clairement, et que l’on comprenne. Je n’ai pas été superbe, ni cherché à me faire connaître des hommes par des merveilles, ni rien affecté qui surpassait mes forces pour me faire valoir auprès des ignorants. Que votre charité redouble d’attention, la question est importante. Vous savez comment Simon le Magicien voulait marcher dans des merveilles bien supérieures à lui[371] : ce qui le flattait, c’était la puissance des Apôtres, bien plus que la justice des chrétiens. Mais il dit que par l’imposition des mains des Apôtres, et à leurs prières, Dieu envoyait l’Esprit-Saint sur les fidèles, et que cet avènement de l’Esprit-Saint se manifestait par des merveilles, comme de parler des langues que n’avaient nullement apprises ceux en qui l’Esprit-Saint était descendu. N’en concluons pas toutefois que l’on ne reçoit pas l’Esprit-Saint aujourd’hui, parce que les fidèles ne parlent plus diverses langues. Ils devaient alors parler diverses langues, afin de montrer que toutes les langues devaient croire au Christ. Or, à cette vue, Simon voulut faire de semblables merveilles, mais non ressembler aux Apôtres[372]. Il voulut même, comme vous savez, acheter l’Esprit-Saint à prix d’argent[373]. Il était donc du nombre de ces hommes qui entraient dans le temple pour vendre et acheter[374] ; il voulut acheter ce qu’il pensait revendre. Simon donc était réellement dans ces dispositions, et il les apportait en se joignant aux Apôtres. Or, le Seigneur chassa du temple ceux qui vendaient des colombes, et la colombe est le symbole de l’Esprit-Saint ; Simon donc voulut acheter la colombe, et revendre ensuite la colombe et Jésus, qui habitait en Pierre, vint, le fouet à la main, et chassa de son temple ce vendeur impie[375].
6. Il est donc des hommes qui veulent faire des miracles, et qui exigent des miracles de ceux qui se perfectionnent dans l’Église ; et ceux qui s’imaginent avoir fait quelques progrès, prétendent faire des miracles semblables et ne croient appartenir à Dieu qu’à la condition d’en faire. Or, le Seigneur notre Dieu, qui sait donner à chacun ce qu’il doit, afin de conserver la paix et l’union dans son Église, leur tient ce langage par son Apôtre : « L’œil ne saurait dire à la main : Je n’ai pas besoin de vous ; non plus que la tête aux pieds Vous ne m’êtes point nécessaires ; si tout le corps était œil, où serait l’ouïe ? et s’il était tout ouïe, où serait l’odorat[376] ? » Il est donc visible que dans le corps humain chaque membre a sa fonction particulière. L’œil voit, mais n’entend point, l’oreille entend et ne voit point ; la main agit, sans voir ni entendre ; le pied marche, sans entendre, sans voir, sans agir comme la main. Mais quand le corps est en santé, les membres n’ont aucun litige l’un contre l’autre : l’oreille voit au moyen de l’œil, et l’œil entend au moyen de l’oreille : et l’on ne saurait reprocher à l’oreille de ne point voir, ni lui dire Tu n’as rien, tu es en défaut : pourrais-tu voir et discerner les couleurs comme le fait l’œil ? Pour se maintenir en paix dans le corps, l’oreille doit répondre et dire : Je suis où est l’œil, dans le même corps. Par moi je ne vois point, mais je vois par celui qui m’accompagne. De même que l’oreille dit : L’œil voit pour moi, l’œil peut dire : L’oreille entend pour moi, et tous deux, l’œil et l’oreille, diront : La main agit pour nous ; et les mains diront : Les yeux et les oreilles entendent et voient pour nous ; et les yeux, les oreilles, et les mains diront : Les pieds marchent pour nous ; et lorsque tout agit dans le corps, s’il y a dans les membres union et santé, tous se réjouissent et se communiquent leur joie[377]. Et si quelque membre vient à souffrir, les autres, loin de l’abandonner, souffrent avec lui. Bien que dans le corps le pied soit très éloigné de l’œil (car l’un est tout en haut, et l’autre tout en bas), l’œil abandonne-t-il le pied ? quand on marche sur une épine, ne voyons-nous pas tout le corps se courber, l’homme s’asseoir, et s’incliner afin de chercher cette épine, qui s’est enfoncée à la plante du pied ? Tous les membres s’efforcent de tirer cette épine du lieu le plus bas et le moindre de tout le corps. Ainsi donc, mes frères, quiconque, dans le corps mystique du Christ, ne peut ressusciter un mort, ne doit point chercher à le faire, mais seulement à se mettre en harmonie avec tout le corps. Ainsi l’oreille qui voudrait voir, serait un désaccord. Car elle ne saurait faire ce qui n’est point dans ses fonctions. Mais que l’on vienne vous dire : Si vous étiez juste, vous ressusciteriez les morts, comme l’a fait saint Pierre ; répondez que les Apôtres paraissent avoir fait au nom du Christ des miracles Plus grands que ceux de Jésus-Christ lui-même[378]. Mais dans quel but ? Était-ce donc pour donner aux branches la prépondérance sur la racine ? Comment donc Paraissent-ils avoir fait des miracles supérieurs à ceux du Christ lui-même ? Ce fut la voix du maître qui ressuscita les morts, tandis que Pierre ressuscita les morts de son ombre seulement[379]. L’un semble plus grand que l’autre. Seulement le Christ pouvait opérer sans Pierre, mais non Pierre sans Jésus-Christ : « Car sans moi vous ne pouvez rien faire[380] ». Aussi, qu’un homme qui avance dans la piété entende cette abjecte calomnie dans la bouche de quelques païens, d’hommes qui ne savent ce qu’ils disent ; qu’il réponde, en se tenant dans l’union du Christ : Toi, qui me dis : Tu n’es pas juste, puisque tu ne fais aucun miracle ; pourrais-tu dire à l’oreille : Tu n’es pas dans le corps humain ; puisque tu ne vois pas ? Fais des miracles, me dis-tu, comme saint Pierre en faisait ; mais c’est pour moi que Pierre opérait ces miracles, puisque je suis dans ce même corps d’où Pierre les faisait. Je puis en lui ce qu’il pouvait, puisque je ne suis point séparé de lui : si je puis moins, il compatit à ma faiblesse ; s’il peut davantage, j’en partage la joie[381]. Le Christ au nom de tout son corps n’a-t-il pas crié du haut des cieux : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter[382] ? » Et pourtant, nul ne le touchait ; mais la tête criait d’en haut pour le corps qui souffrait sur la terre.
7. Si donc, mes frères, chacun fait avec justice tout ce qu’il peut, s’il ne porte aucune envie à celui qui peut davantage, s’il lui en témoigne de la joie, parce qu’il est avec lui dans un même corps ; il chante avec le psaume : « Seigneur, mon cœur ne s’est point enorgueilli, mes yeux ne se sont point élevés, je n’ai point marché sur les hauteurs, ni sondé les merveilles qui me surpassent ». Ce qui est au-dessus de mes forces, dit le Prophète, je ne l’ai point cherché : je ne m’y suis point avancé, je n’y ai point cherché ma gloire. Rien, en effet, n’est à craindre comme cette élévation du cœur, qui provient des dons de la grâce : que nul donc ne s’enorgueillisse des dons du Seigneur, mais que chacun se maintienne dans l’humilité, qu’il suive ce précepte de l’Écriture : « Plus tu es grand, plus il faut t’humilier en tout, afin de trouver grâce devant le Seigneur[383] ». Il faut donc de plus en plus insister auprès de votre charité, pour lui montrer combien est à craindre l’orgueil qui vient des dons du Seigneur ; je le fais d’autant plus volontiers que ce psaume très court nous permet de nous étendre. Bien que l’apôtre saint Paul ait été persécuteur avant d’être prédicateur, Dieu bénit ses travaux apostoliques beaucoup plus que ceux des autres Apôtres ; afin de montrer que ce don vient de Dieu, et non de l’homme. De même que c’est sur des malades désespérés que les médecins peuvent montrer la puissance de leur art ; de même Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre Sauveur et Médecin, fit éclater dans un homme désespéré, dans un persécuteur de son Église, la puissance de son art, puisqu’il en fit non seulement un chrétien, mais un Apôtre, et non seulement un Apôtre, mais un Apôtre qui a travaillé plus que tous les autres, comme il l’a consigné lui-même. Il avait donc reçu une grâce par excellence. Aussi vous voyez, mis frères, la faveur dont jouissent dans l’Église les Epîtres de saint Paul[384], bien plus que celles des autres Apôtres. Les uns n’ont point écrit, mais seulement prêché dans l’Église. Car les écrits que les hérétiques publient sous leur nom, ne sont point à eux ; l’Église les désapprouve et les rejette. Pour les autres qui ont écrit, ils ne l’ont fait ni autant, ni avec tant de grâce. Comme donc il avait reçu une telle grâce, et mérité de Dieu des dons si extraordinaires, que dit-il dans un certain endroit ? « De peur que la grandeur de mes révélations une m’élève ». Écoutez, mes frères, voici de quoi nous faire trembler. « De peur que la grandeur de mes révélations ne me donne de l’orgueil, nous dit-il, il m’a été donné un aiguillon de la chair, un ange de Satan, pour me souffleter[385] ». Qu’est-ce à dire, mes frères ? De peur que cet Apôtre ne s’élève comme un jeune homme, on le soufflette comme un enfant. Qui le soufflette ? Un ange de Satan. Qu’est-ce à dire ? Que l’Apôtre sentait en son corps une douleur violente ; or, les douleurs corporelles nous viennent presque toujours par les anges de Satan ; mais ils ne peuvent rien sans la permission de Dieu. C’est à cette épreuve que fut mis Job, tout saint qu’il était[386]. Il fut permis à Satan de l’éprouver ; et il le frappa d’une telle plaie que son corps s’en allait en pourriture avec les vers. L’esprit impur avait ce pouvoir afin d’éprouver cette âme sainte. Le diable ne sait point quels grands biens il fait, même dans ses fureurs.
Ce fut dans sa fureur qu’il pénétra dans le cœur de Judas, dans sa fureur qu’il livra le Christ[387], dans sa fureur qu’il le mit en croix ; et ce fut par la croix que Jésus racheta le monde. C’est ainsi que la fureur du démon nuisit au démon et devint utile pour nous. Et cette fureur lui a fait perdre ceux qu’il tenait sous sa puissance, et qui ont été rachetés par ce sang du Seigneur, que sa rage lui a fait répandre. S’il eût connu la perte qu’il allait faire, il n’eût point répandu sur la terre ce prix infini qui a racheté le monde. C’est ainsi encore qu’il fut permis à l’ange de Satan de souffleter saint Paul. Mais comme ce remède appliqué parle Médecin, était insupportable au malade, celui-ci pria le Médecin de l’enlever. Quelquefois un médecin applique, sur les entrailles d’un malade, un remède cuisant et insupportable, et qui doit cependant guérir ces entrailles gonflées : brûlé bientôt par ce remède, le malade prie le médecin de l’enlever ; mais voilà que le médecin console son malade, l’encourage à la patience parce qu’il connaît l’utilité de son remède. C’est ce que saint Paul nous fait voir dans la suite. Après avoir dit : « Il m’a été donné un aiguillon de la chair, un ange de Satan pour me souffleter » ; il en montre la cause : « De peur », dit-il, « que la grandeur des révélations ne vînt à m’enorgueillir, il m’a été donné un aiguillon de la chair, un ange de Satan pour me souffleter. Trois fois », dit-il encore, « j’ai prié le Seigneur de m’en délivrer[388] ». C’est bien là dire : J’ai prié le médecin de me délivrer de ce remède fâcheux qu’il m’avait appliqué. Mais écoute la réponse du médecin : « Et le Seigneur m’a dit : Ma grâce te suffit ; car la vertu se perfectionne dans l’infirmité ». Je connais le remède appliqué, je connais la cause du mal, je sais ce qui te guérira.
8. Ainsi, mes bien-aimés, la grandeur des révélations eût pu enorgueillir saint Paul, s’il n’eût eu un ange de Satan pour lui donner des soufflets ; dès lors, qui peut être en sûreté sur son propre compte ? Il semble que celui qui a moins reçu marche avec plus d’assurance, pourvu que, dans sa folie, il ne cherche point ce que Dieu lui a refusé dans sa sagesse. Qu’il cherche ce qui lui est nécessaire pour être dans le corps du Christ, et sans quoi il ne saurait y être que mal. Un doigt qui est sain est Plus en sûreté dans le corps de l’homme, que ne pourrait être un œil malade. Un doigt n’est qu’une faible partie, mais l’œil est bien plus considérable : et pourtant, il vaut mieux n’être qu’un doigt dans le corps, et en santé, que d’être l’œil, mais malade, chassieux, ténébreux. Nous n’avons donc à rechercher dans le corps du Christ que la santé ; qu’à proportion de la santé vienne la foi, que la foi purifie le cœur, et le cœur une fois purifié verra cette face dont il est dit : « Bienheureux ceux dont le cœur est pur, parce qu’ils verront Dieu[389] ». Et celui qui a fait des miracles dans le corps du Christ, comme celui qui n’en a pas fait, ne doit se réjouir que de la face de Dieu. Envoyés par le Seigneur, les Apôtres revenaient en lui disant « Voilà qu’en vôtre nom les démons eux-mêmes nous sont soumis[390] ». Le Seigneur vit que la puissance d’opérer des miracles leur donnait une tentation d’orgueil, et ce médecin qui était venu pour guérir nos enflures, et porter nos infirmités, répondit aussitôt : « Ne vous réjouissez point de ce que les démons vous soient soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel[391] ». Tous les fidèles qui sont saints, ne chassent point pour cela les démons : et leurs noms toutefois sont écrits dans les cieux. Il voulut qu’ils missent leur joie, non dans ce qui leur était propre, mais dans le salut qui leur était commun avec les autres ; et dès lors il ne voulut chez les Apôtres d’autre joie que la sienne. Que votre charité veuille bien écouter. Aucun fidèle n’espère, si son nom n’est écrit dans le ciel. Les noms de lobs les fidèles qui aiment le Christ, qui marchent humblement dans les voies de l’humilité que lui-même nous a enseignées, sont écrits dans le ciel. Quelque méprisable que soit un homme dans l’Église, dès lors qu’il croit au Christ, qu’il aime le Christ, qu’il aime la paix du Christ, son nom est écrit dans le ciel, quel que soit ton mépris pour lui. Et néanmoins qu’a-t-il de comparable avec les Apôtres, qui ont opéré tant de miracles ? Et toutefois les Apôtres sont réprimandés de ce qu’ils se réjouissent d’un bien qui leur est propre, et le Seigneur leur enjoint de n’avoir d’autre joie que la joie de cet homme que tu méprises.
9. Le Psalmiste, mes frères, a donc raison de dire avec cette humilité : « Seigneur, moi cœur ne s’est point enorgueilli, mes yeux ne se sont point élevés, je n’ai point marché dans les hauteurs, ni dans ces merveilles qui me surpassent. Si je n’ai point eu des sentiments d’humilité, si j’ai laissé mon âme s’enorgueillir, que mon âme soit traitée comme l’enfant que l’on sèvre dans les bras de sa mère[392] ». Il semble se lier par des imprécations. De même qu’il est dit dans un autre psaume : « Seigneur mon Dieu, si j’ai agi de la sorte, si l’iniquité est dans mes mains, si j’ai rendu le mal pour le mal, que je succombe avec justice devant mes ennemis[393] », et le reste ; ainsi semble-t-il dire maintenant : « Si je n’ai point eu de sentiments d’humilité, et si j’ai laissé mon âme s’enorgueillir » ; comme s’il devait ajouter : Que tel châtiment tombe sur moi. Là il est dit encore : « Si j’ai rendu le mal pour le mal », que ce malheur m’arrive. Quel malheur ? « Que je succombe en face de mes ennemis » ; ainsi est-il dit dans notre psaume : « Si je n’ai point eu des sentiments d’humilité, si j’ai au contraire élevé mon âme, que celte âme soit châtiée, comme l’enfant que l’on sèvre dans les bras de sa mère ». Écoutez ceci, mes frères. Vous savez à quels infirmes s’adresse la parole de l’Apôtre. « Je vous ai donné du lait, et non une nourriture solide ; car vous ne pouviez la supporter, et maintenant même, vous ne le pouvez pas[394] ». Il y a des faibles, qui ne sont point capables d’une solide nourriture, et qui néanmoins veulent arriver à ce qui dépasse leurs forces. S’ils parviennent à saisir quelque chose, ou même s’ils se persuadent qu’ils ont saisi ce qu’ils n’ont pu atteindre, les voilà qui s’élèvent, qui s’enorgueillissent, qui se croient plein de sagesse. C’est là ce qui est arrivé à tous les hérétiques ; en eux l’homme animal et charnel a défendu des opinions perverses dont ils ne pouvaient voir la fausseté ; et ils ont été chassés de l’Église catholique. Je m’en expliquerai autant que possible avec votre charité. Vous savez que Notre-Seigneur Jésus-Christ est le Verbe de Dieu, selon cette parole de saint Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Voilà ce qui était en Dieu au commencement. Tout a été fait par lui, et rien n’a été fait sans lui[395] ». C’est donc là le pain solide, le pain des anges. Voilà le pair préparé pour toi ; mais prends de l’accroissement avec du lait, afin d’arriver à ce pair solide. Et comment, diras-tu, le lait va-t-il me donner de l’accroissement ? Commence par croire ce que Jésus-Christ s’est fait afin de s’accommoder à ta faiblesse, et tiens-y fermement. Considère une mère voyant son fils peu capable d’une nourriture solide, elle lui donne cette nourriture à la vérité, mais en la faisant passer par sa propre chair : car le pain qui nourrit l’enfant est celui-là même qui a nourri la mère ; mais l’enfant, incapable de manger à table, peut se nourrir à la mamelle ; le pain donc passe par les mamelles de la mère, et devient ainsi l’alimentation de l’enfant. Ainsi a fait Notre-Seigneur Jésus-Christ, Verbe en son Père, lui par qui tout a été fait, lui qui, ayant la nature de Dieu, n’a point cru que ce fût pour lui une usurpation de se dire égal à Dieu[396], et, comme tel, nourriture des anges, autant qu’ils en sont capables, aliment des Vertus, des Puissances, des Esprits bienheureux. Mais l’homme était infirme, enveloppé dans la chair et gisant sur la terre, et la nourriture céleste ne pouvait descendre jusqu’à lui. Dès lors, afin que l’homme pût manger le pain des anges, et que la manne descendît chez un peuple qui est véritablement Israël[397], voilà que, « le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous[398] ».
10. C’est pourquoi, voici le langage de l’apôtre saint Paul aux faibles, dont il est dit qu’ils vivent de la vie charnelle et animale : « Ai-je donc fait profession de savoir parmi vous autre chose que Jésus, et Jésus crucifié[399] ? » Car c’était le Christ, mais non crucifié, qui « au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Et comme ce Verbe a été fait chair, ce Verbe aussi a été crucifié, mais sans être changé en homme ; c’est l’homme au contraire qui a été changé dans lui. L’homme donc a été changé en lui, afin de devenir meilleur qu’il n’était, et non pour être changé dans la substance même du Verbe. Dieu est donc mort en ce qu’il y avait d’humain en lui ; et l’homme est ressuscité dans ce qu’il tenait de Dieu, il est ressuscité et monté au ciel. Tout ce qu’a souffert l’homme, on ne saurait dire que Dieu ne l’ait pas souffert, parce qu’il était Dieu en prenant la nature humaine ; de même que tu ne saurais dire que tu n’as pas souffert un outrage, dès qu’on déchire ton manteau. Et quand tu t’en plains à tes amis ou devant un juge, tu dis : il m’a déchiré. Tu ne dis point : Il a déchiré mon manteau ; mais : Il m’a déchiré. Si donc on peut appeler toi, ce qui n’est que ton vêtement, combien n’est-il pas plus juste de dire, à propos de la chair du Christ, de ce temple du Verbe uni au Verbe, que tout ce qu’il souffrait en sa chair, c’était Dieu qui le souffrait ? Et toutefois le Verbe ne pouvait passer ni par la mort, ni par la corruption, ni par le changement, ni même être tué ; mais tout ce qu’il a souffert de semblable, il l’a souffert en sa chair. Et ne vous étonnez pas que le Verbe n’ait rien souffert ; car si vous tuez la chair, l’âme dès lors ne saurait rien souffrir, ainsi que l’a dit le Sauveur : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et qui ne sauraient tuer l’âme[400] ». Si donc on ne saurait tuer l’âme, comment tuer le Verbe de Dieu ? Et pourtant, que dit cette âme ? Il m’a flagellée, souffletée, frappée, déchirée ; rien de cela ne se fait dans l’âme ; et néanmoins elle dit toujours moi, à cause de son union avec le corps.
11. Notre-Seigneur Jésus-Christ donc, qui est notre pain, s’est fait un lait pour nous en s’incarnant et en se montrant mortel, afin que la mort finît en lui, et que nous pussions, sans nous éloigner du Verbe, croire en cette chair que le Verbe a prise. C’est en cela qu’il nous faut croître, c’est ce lait qui doit être notre nourriture ; et avant que nous soyons capables de nous alimenter du Verbe lui-même, ne nous séparons point de cette foi qui est notre lait. Quant aux hérétiques, en voulant disputer au sujet de ce qu’ils ne pouvaient comprendre, ils ont dit que le Fils est inférieur au Père, et que le Saint-Esprit est inférieur au Fils ; et en graduant ainsi, ils ont introduit trois dieux dans l’Église. Ils ne peuvent nier en effet ni que le Père soit Dieu, ni que le Fils soit Dieu, ni que le Saint-Esprit soit Dieu. Mais si le Père qui est Dieu, le Fils qui est Dieu, le Saint-Esprit qui est Dieu, sont inégaux, ils ne sont point de même substance, et dès lors il n’y a point un seul Dieu, mais trois dieux. En raisonnant sur ce qu’ils ne pouvaient saisir, ils se sont élevés dans leur orgueil, et il est arrivé pour eux ce qui est dit dans notre psaume : « Si je n’ai point eu des sentiments d’humilité, et si j’ai élevé mon âme ; que cette âme soit châtiée comme l’enfant que l’on sèvre dans les bras de sa mère ». Notre mère, c’est l’Église dont ils se sont séparés : c’est là qu’ils devaient être nourris et allaités, afin qu’ils pussent croître et comprendre ce Verbe de Dieu qui est en Dieu, et qui dans sa nature est égal au Père.
12. Ceux qui ont expliqué ce psaume avant nous ont donné un autre sens à ces paroles et ont émis une pensée que je ne veux point soustraire à votre charité. Tout orgueil déplaît à Dieu, ont-ils dit, et l’âme humaine se doit humilier pour ne point déplaire à Dieu, et s’appliquer à considérer cette parole : « Plus tu es élevé, plus tu dois t’humilier en tout, et tu trouveras grâce devant Dieu[401] ». Mais il est aussi des hommes qui, entendant qu’ils doivent être humbles, se découragent, ne veulent rien savoir, se persuadent qu’ils ne peuvent apprendre sans être orgueilleux ; ils demeurent toujours au lait de l’enfance. L’Écriture les réprimande en disant : « Vous voilà tels que vous avez encore besoin de lait, et non d’une solide nourriture[402] ». Dieu veut donc que nous prenions du lait, non pas afin de demeurer toujours en cet état, mais afin que nous prenions de l’accroissement pour arriver à la solide nourriture. L’homme donc, sans élever son âme jusqu’à l’orgueil, doit l’élever dans la connaissance de la parole de Dieu. Si son âme ne devait point s’élever, le Prophète ne dirait point dans un autre psaume : « Seigneur, j’ai élevé mon âme vers vous[403] ». Et si son âme ne se répandait point au-dessus d’elle-même, elle n’arriverait point à la vision de Dieu, à la connaissance de son immuable substance. Maintenant qu’il est encore dans la chair, on lui dit : « Où est ton Dieu[404] ? » Mais Dieu est à l’intérieur, et cet intérieur est spirituel, comme son élévation est spirituelle ; on ne la mesure point par la distance des lieux, comme cette distance mesure les élévations terrestres. S’il était question d’une telle hauteur, les oiseaux seraient plus près de Dieu que nous autres. Dieu donc est élevé, mais cette élévation est spirituelle ; et l’âme ne saurait l’atteindre qu’en s’élevant au-dessus d’elle-même. L’idée que vous donneraient de Dieu les sens ne serait qu’une erreur. Tu n’es qu’un enfant, si tu attribues à Dieu ce qui tient à l’âme de l’homme, comme l’oubli, le goût ou le dégoût, le repentir de ses actions ; car si l’Écriture emploie ces locutions, c’est pour nous parler de Dieu comme à des enfants qu’on allaite, et non pour nous faire prendre à la lettre que Dieu a du repentir, qu’il apprend ce qu’il ne connaissait pas encore, qu’il comprend ce qu’il n’avait pas compris, qu’il se ressouvient de ce qu’il avait oublié. Tout cela est propre à l’âme, et non à Dieu. Si donc l’homme ne s’élève au-dessus de son âme, il ne verra pas que Dieu est ce qu’il est ; comme il l’a dit : « Je suis celui qui suis[405] ». Que répond dès lors celui à qui l’on disait : « Où est ton Dieu ? » « Mes larmes ont été mon pain le jour et la nuit, pendant « qu’on me dit tous les jours : Où est ton Dieu ? » Qu’a-t-il fait pour retrouver son Dieu ? « Voilà », dit-il, « ce que j’ai médité ; j’ai répandu mon âme au-dessus de moi[406] ». Afin de trouver Dieu, il a répandu son âme au-dessus de lui-même. Te dire : Sois humble, ce n’est donc point t’interdire la science. Sois humble à cause de l’orgueil, mais sois élevé en sagesse. Écoute une parole bien claire à ce sujet : « Ne soyez point enfants selon l’esprit, mais soyez enfants par la malice, afin d’être parfaits selon l’esprit[407] ». Il ne pouvait mieux nous expliquer en quoi Dieu veut que nous soyons humbles, et en quoi il nous veut élevés ; humbles, afin d’éviter l’orgueil ; élevés, afin d’atteindre la sagesse. Prends donc du lait pour te nourrir ; nourris-toi afin de croître, et crois afin d’arriver à une solide nourriture. Dès que tu commenceras à manger du pain, tu seras sevré, c’est-à-dire que tu n’auras plus besoin de lait, mais d’une forte nourriture. Voilà ce que paraît dire le Prophète : « Si je n’ai pas eu des sentiments humbles, et si j’ai élevé mon âme » ; c’est-à-dire, si j’ai été un enfant, non par l’esprit, mais par la malice. Et pour le marquer plus clairement, il avait dit : « Seigneur, mon cœur ne s’est pas enorgueilli, mes yeux ne se sont point élevés, je n’ai point marché sur les hauteurs, ni prétendu aux merveilles qui me surpassent ». Me voilà un enfant par la malice. Mais parce que je n’ai pas été un enfant par l’esprit, j’ajoute : « Si je n’ai point eu des sentiments d’humilité, et si j’ai élevé mon âme au-dessus de moi », qu’il me soit fait comme à l’enfant qu’on sèvre entre les bras de sa mère, afin que je puisse manger du pain.
13. C’est là, mes frères, un sens que je ne désapprouve point, car il n’est pas contre la foi. Un point cependant me tourmente, c’est qu’il n’est pas seulement dit : « Que mon âme soit traitée comme l’enfant que l’on sèvre » ; mais le Prophète ajoute : « Que l’on sèvre entre les bras de sa mère ». Et je ne sais pourquoi je vois là une malédiction. Car ce n’est pas le petit enfant que l’on sèvre, mais un enfant déjà grandelet. Quant à l’enfant qui est faible en naissant, ce qui est la véritable enfance, il est dans les bras de sa mère, et, le sevrer, c’est lui donner la mort. Ce n’est donc pas sans raison que le Prophète ajoute : « Dans les bras de sa mère n. À la rigueur, on sèvre tout enfant qui grandit. C’est un bien pour celui qui a pris de l’accroissement, mais un danger pour celui qui est dans les bras de sa mère. Il faut donc éviter, mes frères, il faut craindre de sevrer personne avant le temps ; car on sèvre tout enfant qui est déjà fort. Mais qu’on ne le sèvre point tandis qu’il est encore dans les bras de sa mère. Cet enfant, qu’une mère porte dans ses bras, elle l’a porté d’abord dans ses entrailles (car elle l’a porté dans son sein pour le faire naître, et le porte dans ses bras pour le faire grandir) ; le voilà qui a besoin de lait, et il est « sur sa mère », comme dit le Prophète. Qu’il ne cherche donc point à élever son âme, puisqu’il n’est point capable d’une solide nourriture, mais qu’il accomplisse les préceptes de l’humilité. Il a de quoi s’exercer. Qu’il croie d’abord au Christ, afin de pouvoir comprendre le Christ. Il ne saurait voir le Verbe, ni comprendre que le Verbe est égal au Père, que le Saint-Esprit est égal au Père et au Fils ; qu’il le croie donc et suce la mamelle. Il n’a rien à craindre ; quand il aura grandi, il mangera ce qui lui était impossible avant qu’il se fût fortifié par le lait : et alors il pourra prendre ses ébats. « Ne cherche u point ce qui est au-dessus de toi, ne sonde point ce qui dépasse tes forces » ; c’est-à-dire, ce que tu es incapable de comprendre. Mais que ferai-je, diras-tu ? Faudra-t-il demeurer en cet état ? « Repasse toujours ce que Dieu t’a commandé[408] ». Qu’est-ce que Dieu t’a commandé ? Fais miséricorde, ne te sépare point de la paix de l’Église, ne mets point ton espérance dans un homme, et garde-toi de tenter Dieu en désirant des miracles. Si déjà tu as produit quelques fruits, tu sais que tu dois tolérer l’ivraie avec le bon grain jusqu’à la moisson[409], car tu peux être un temps avec les méchants, mais non pendant l’éternité. Tu es avec la paille dans l’aire en cette vie, mais elle ne sera point avec toi dans le grenier céleste. « Voilà ce que t’a commandé le Seigneur, et qu’il faut toujours avoir à la pensée ». Tu ne seras point sevré, tant que tu seras sur les bras de ta mère de peur que tu ne meures de faim, avant de pouvoir manger. Prends de l’accroissement, tes forces grandiront ; et tu verras ce que tu ne pouvais voir, tu comprendras ce que tu ne pouvais comprendre.
14. Quoi donc ? serai-je en sûreté, quand je verrai ce que je ne pouvais voir ? Serai-je parfait ? Non, tant que durera cette vie. Notre perfection ici-bas, c’est l’humilité. Vous avez entendu la fin de la lecture de l’Apôtre, si vous l’avez imprimée dans votre mémoire ; et comment il recevait des soufflets, de peur que ses révélations ne lui donnassent de l’orgueil (et quelles révélations !) ; l’importance même de ces révélations pouvait lui donner de l’orgueil, si l’ange de Satan ne l’eût souffleté ; et pourtant, que nous dit cet homme à qui Dieu révélait de si grandes choses ? « Mes frères, je ne crois pas avoir atteint le but de ma course ». Voilà saint Paul qui nous dit qu’il ne croit point être arrivé au but, lui qui est souffleté par l’ange de Satan de peur que l’importance de ses révélations ne lui donne de l’orgueil. Qui osera dire qu’il est parvenu à son but ? Voilà que Paul n’y est point arrivé, et qu’il s’écrie « Je ne crois pas avoir atteint le but de ma course ». Que dites-vous, ô bienheureux Paul ? « Je cours », nous répond-il, « afin d’arriver ». Voilà que Paul est encore en chemin, et tu prétends être dans la patrie ? « Tout ce que je sais », dit-il, « c’est que j’oublie ce qui est en arrière ». Fais de même et oublie ta vie passée qui était mauvaise. Si la vanité a eu pour toi des charmes, qu’elle te déplaise maintenant. « J’oublie ce qui est en arrière pour m’avancer vers ce qui est en avant ; je m’efforce de remporter le prix, auquel Dieu m’a appelé d’en haut par Jésus-Christ[410] ». J’entends d’en haut l’appel de Dieu et je cours pour y arriver. Car ce n’est point pour que j’y demeure qu’il m’a laissé en chemin, et il ne cesse de me stimuler. Donc, mes frères, Dieu ne cesse de nous parler. S’il cessait de le faire, que deviendrions-nous ? Que feraient les divines lectures, les saints cantiques ? Oubliez donc ce qui est en arrière, et avancez-vous vers ce qui est en avant. Sucez le lait afin de croître et de devenir capables d’une solide nourriture. Vous goûterez la joie, quand vous serez dans la patrie. Écoutez encore l’Apôtre, qui s’avance vers la palme d’en haut. « Nous qui voulons être parfaits », nous dit-il, « soyons dans ce sentiment »[411]. Je ne parle pas aux imparfaits, je ne pourrais leur parler de la sagesse ; ils ont encore besoin de lait, et ne peuvent prendre une forte nourriture ; mais je m’adresse à vous, qui vous nourrissez plus solidement. Ils semblent parfaits parce qu’ils connaissent l’égalité du Père avec le Verbe, mais ils ne voient pas encore face à face, comme ils verront un jour ; ils ne voient qu’en partie et en énigme[412]. Qu’ils courent dès lors, puisqu’à la fin de notre carrière nous retournons dans la patrie. Qu’ils courent ; qu’ils s’avancent. « Nous qui voulons être parfaits, soyons dans ce sentiment ; et si vous avez d’autres pensées, Dieu vous éclairera ». Si vous êtes dans l’erreur en quelque point de foi, pourquoi ne point retourner au lait de votre mère ? Car si vous ne vous élevez point, si votre cœur ne cède point à l’orgueil, si vous ne prétendez point aux merveilles qui vous surpassent, si vous gardez l’humilité, Dieu vous révélera ce que vous croyez de contraire à la vérité. Mais si vous voulez défendre ce qui est peu con forme à la foi, si, dans votre obstination, vous prétendez l’établir contre la paix de l’Église ; alors vous tombez sous la malédiction du Prophète, vous êtes sur les bras de votre mère, et, déjà sevrés et en dehors de ses entrailles, vous mourrez de faim. Mais si vous persévérez dans la paix de l’Église catholique, Dieu vous instruira à cause de votre humilité, quand vous auriez des sentiments contraires à la vérité de la foi. Pourquoi ? « Parce que Dieu résiste aux superbes et accorde sa faveur aux humbles[413] ».
15. C’est pourquoi notre psaume finit ainsi : « Qu’Israël espère dans le Seigneur, dès maintenant, et jusque dans les siècles ». Cette expression du grec : apo tou nun kai eos tou aionos, est traduite par : Ex hoc nunc et usque in saeculum : Dès maintenant et dans la suite des siècles. Mais ce mot de siècle ne veut pas toujours dire ce siècle ; quelquefois il signifie l’éternité ; car éternel s’entend de deux manières. Jusque dans l’éternité signifie, ou bien sans fin, ou bien jusqu’à ce que nous arrivions à l’éternité. Comment faut-il l’entendre ici ? Espérons dans le Seigneur notre Dieu, jusqu’à ce que nous arrivions à l’éternité ; car, aussitôt que nous y serons arrivés, il n’y aura plus pour nous d’espérance, mais la réalité.

  1. Mt. 22,40
  2. Ps. 54,7
  3. Ps. 121,1
  4. Ps. 121,2
  5. Jn. 8,44
  6. Ps. 35,10
  7. Id. 12
  8. Id. 83,5
  9. Mt. 23,37
  10. Gal. 4,26 ; 2 Cor. 5,1
  11. 1 Pi. 2,5
  12. 1 Cor. 3,17
  13. Id. 11
  14. Jer. 29,4-10
  15. Exod. 3,14
  16. Lc. 10,30-34
  17. Phil. 2,6
  18. Jn. 1,14
  19. Gen. 22,18
  20. Exod. 3,13-15
  21. Ps. 101,27-28
  22. Gen. 3,1
  23. Ps. 101,27-28
  24. Id. 121,4
  25. Lc. 10,30
  26. Jn. 1,47
  27. Ps. 121,5
  28. Isa. 66,1 ; Act. 7,43
  29. Ps. 18,2
  30. Gen. 3,19
  31. Ps. 18,2-5
  32. Mt. 19,28
  33. Id.
  34. Isa. 3,14
  35. Lc. 16,19
  36. 1 Cor. 9,11
  37. 2 Cor. 8,15
  38. Ps. 121,6
  39. 1 Cor. 7,3.7-27
  40. Id. 13,1-3
  41. Mt. 10,42
  42. Lc. 19,8
  43. Ps. 121,7
  44. Cant. 8,6
  45. Gal. 6,14
  46. Col. 3,3
  47. Phil. 2,4-21
  48. 1 Cor. 10,33
  49. Gal. 1,10
  50. 1 Cor. 10,32-33
  51. Ps. 121,8
  52. Phil. 1,21-24
  53. Ps. 120,9
  54. Jn. 3,13
  55. Eph. 5,27
  56. Act. 9,4
  57. Col. 3,1-3
  58. Rom. 8,24
  59. Ps. 122,1
  60. Id. 60,3
  61. Id. 2,8
  62. Ps. 50,5
  63. Ps. 21,4
  64. 1 Cor. 3,17
  65. 2 Cor. 5,7
  66. Eph. 3,17
  67. Mt. 24,35
  68. Ps. 122,2-4
  69. 1 Cor. 1,23-24
  70. Jn. 15,15
  71. Gal. 4,7
  72. Rom. 1,1
  73. Ps. 38,12
  74. Eccl. 1,18
  75. Mt. 5,5
  76. Job. 7,1
  77. Ps. 38,12
  78. Jn. 3,1
  79. Col. 3,3
  80. Id. 4
  81. Sag. 5,3-8
  82. Héb. 12,6
  83. Rom. 8,32
  84. Lc. 23,39-40
  85. Ps. 39,18
  86. Ps. 35,9
  87. 1 Cor. 15,53-54
  88. Mt. 5,6
  89. Act. 9,4
  90. 1 Cor. 13,12
  91. Mt. 5,8
  92. Act. 15,9
  93. 2 Cor. 5,6-7
  94. Jn. 14,6
  95. Id. 8,31-32
  96. Rom. 10,8
  97. Jn. 1,1-14
  98. Ps. 123,1
  99. Ps. 123,2
  100. Id. 121,2
  101. 1 Cor. 15,55
  102. Ps. 123,3
  103. Act. 10,13
  104. 2 Tim. 2,19
  105. Ps. 119,2-4
  106. Jn. 16,33
  107. Ps. 123,4
  108. Exod. 14,22-29
  109. Ps. 109,9
  110. Mt. 20,22
  111. Ps. 1,1
  112. Id. 123,5
  113. Lc. 15,2-17
  114. Ps. 9,13
  115. Act. 27,41
  116. Ps. 24,4
  117. Ps. 123,6
  118. Id. 7
  119. Ps. 123,8
  120. Jn. 1,17
  121. Ps. 72,1-13
  122. Id. 1,2
  123. Ps. 120,1
  124. Id. 2
  125. Ps. 121,2
  126. Id. 3
  127. Jn. 19,17-18
  128. Jer. 17,5
  129. Ps. 120,1-2
  130. Id. 71,3
  131. Rom. 1,17
  132. Jn. 1,1
  133. Ps. 71,5
  134. Ps. 10,2
  135. Id. 35,7
  136. Phil. 3,9
  137. Rom. 10,3
  138. 1 Cor. 1,13
  139. Id. 3,6
  140. Eph. 6,5-6
  141. Lc. 23,34
  142. Mt. 25,32-33
  143. 1 Cor. 15,28
  144. Rom. 8,28
  145. Ps. 124,4
  146. Ps. 36,27
  147. Id. 72,3
  148. Id. 124,5
  149. Id. 17,3
  150. Eph. 2,14
  151. Mt. 5,9
  152. Gal. 4,26
  153. Rom. 8,20-25
  154. Mt. 28,20
  155. Rom. 7,14
  156. Ps. 125,1
  157. Jer. 29,10 ; 1 Esdras, 1
  158. Rom. 5,21
  159. Ps. 125,2
  160. Mt. 23,26
  161. Lc. 11,41
  162. Id. 7,36
  163. Lc. 7,39
  164. Mt. 15,2
  165. Tit. 1,15
  166. 1 Tim. 6,4
  167. Lev. 11
  168. Mt. 11,30
  169. Tit. 1,15
  170. Mt. 5,6
  171. Mt. 15,2
  172. Id. 19,20 ; Mc. 7,5-23
  173. Dan. 13,35 ss
  174. Ps. 125,3
  175. Eccl. 3,17
  176. Ps. 125,5
  177. Gal. 6,8-10
  178. 2 Cor. 9,6
  179. Lc. 2,14
  180. Id. 19,6-8
  181. Id. 21,1-4
  182. Mt. 10,42 ; Mc. 9,40
  183. Ps. 125,6
  184. 1 Cor. 15,55
  185. Lc. 10,30
  186. Jn. 8,48-49
  187. Lc. 10,33
  188. Mt. 22,37-40
  189. Lc. 10,30-37
  190. 1 Cor. 4,12 ; 1 Thess. 2,7-9 ; 2 Thess. 3,8-9
  191. 1 R. 11,1
  192. Id. 6,1
  193. Jn. 2,19
  194. Eph. 2,14-22
  195. 2 Sa. 12,21
  196. Gal. 4,10-11
  197. 1 Cor. 3,17
  198. 2 Tim. 2,19
  199. Mt. 3,12
  200. 2 Cor. 11,3
  201. Ps. 120,4
  202. Id. 125,2
  203. Jn. 17,24
  204. Mt. 10,24
  205. Id. 20,21-22
  206. Mt. 15,22
  207. Id. 15,23
  208. Id. 19,28
  209. Jn. 4,6
  210. 1 Cor. 1,25
  211. Ps. 138,2
  212. Phil. 2,8-9
  213. Mt. 20,22-23
  214. Ps. 83,6-7
  215. Id. 41,4
  216. Gen. 2,21-22
  217. Jn. 19,31
  218. 1 Cor. 15,51
  219. Jn. 11,41
  220. Mt. 9,25
  221. Lc. 7,15
  222. Rom. 6,19
  223. Ps. 126,3
  224. Gen. 3,16
  225. Id. 20
  226. Gal. 4,19
  227. Grec, tou karpou
  228. Gen. 25,22-23
  229. Mal. 1,2-3 ; Rom. 9,13
  230. Ps. 126,4
  231. Id. 2,8
  232. Mt. 10,14
  233. Isa. 1,3
  234. 1 Cor. 9,9-10
  235. Ps. 126,5
  236. Id. 51,2
  237. Id. 83,3
  238. Ps. 126,5
  239. Prov. 8,3
  240. Jn. 10,9
  241. Ps. 2,8
  242. 1 Cor. 2,13-14
  243. Ps. 127,1-2
  244. Id. 3,4
  245. Id. 126,4
  246. Eph. 5,30
  247. 1 Cor. 12,27
  248. Ps. 127,1
  249. 2 Cor. 6,10
  250. Rom. 12,12
  251. Id. 8,21-25
  252. Jn. 4,18
  253. Ps. 18,10
  254. Mc. 9,43
  255. Isa. 53,2
  256. Jn. 14,9
  257. Ps. 44,3
  258. Ps. 79,8
  259. Id. 26,4
  260. Id.
  261. Rom. 12,12
  262. Ps. 125,6
  263. Id. 126,2
  264. Id. 41,4
  265. Gen. 2,21-22
  266. Jn. 19,31
  267. Mt. 9,15
  268. Id. 12,46
  269. Mt. 12,48
  270. Id. 23,9
  271. Id. 13,48-49
  272. Id. 5,19
  273. Gen. 8,11
  274. Ps. 127,4
  275. Id. 5
  276. Gen. 10,22
  277. Exod. 3,14
  278. Ps. 38,6
  279. Lc. 16,19-23
  280. 2 Tim. 3,12
  281. 1 Cor. 15,19
  282. Id. 2,9
  283. Sag. 9,15
  284. Rom. 8,10-11
  285. 1 Cor. 15,53-55
  286. Id. 26
  287. 1 Cor. 2,9
  288. Ps. 127,6
  289. Mt. 21,18-19
  290. Lc. 14,2-9
  291. Mc. 12,12-41
  292. Lc. 11,2
  293. Mt. 13,4
  294. Mt. 13,3-23
  295. Mt. 11,17
  296. Ps. 127,1
  297. Gen. 4,8
  298. Id. 5,21
  299. Id. VI-VIII
  300. Id. 12,20
  301. Ps. 39,6
  302. Ps. 128,3
  303. Isa. 22,13
  304. 1 Cor. 15,32-34
  305. Mt. 11,30
  306. Mt. 5,25
  307. Dan. 3,57-90
  308. Ps. 14,3
  309. Isa. 40,8
  310. Lc. 8,15
  311. Mt. 13,27-43
  312. Mt. 13,26
  313. Isa. 23,13 ; 1 Cor. 15,32
  314. Lc. 18,13
  315. Job. 15,26
  316. Jer. 2,29
  317. Ps. 129,3
  318. Ps. 12,5
  319. Id. 128,5
  320. Id. 6
  321. Ps. 128,7
  322. Mt. 13,39
  323. Ps. 128,8
  324. Mt. 7,21
  325. Jn. 3,19
  326. Ps. 129,1-2
  327. Jon. 2,2
  328. Prov. 18,3
  329. Ps. 129,4
  330. Rom. 7,12
  331. Gal. 3,21
  332. Mt. 5,25
  333. Id. 6,12
  334. Gal. 6,2
  335. Id. 1
  336. Ps. 49,18
  337. Mt. 6,12
  338. Gal. 6,2
  339. Mt. 5,22
  340. Jn. 3,4
  341. Gal. 6,2
  342. Mt. 6,12
  343. Ps. 129,5-6
  344. Jn. 1,1.3-14
  345. 1 R. 17,22 ; 2 R. 4,35
  346. Lc. 7,15 ; 8,55 ; Jn. 11,44
  347. Rom. 8,24-25
  348. Mt. 25,11-31
  349. Ps. 130,7
  350. 1 Cor. 3,17
  351. Jac. 2,19
  352. Mt. 8,29
  353. 1 Pi. 2,5
  354. Gen. 6,11
  355. Mt. 8,31-32
  356. Jn. 4,21-24
  357. Id. 2,15
  358. Phil. 2,21
  359. Isa. 5,18
  360. Job. 6,18
  361. Mt. 22,13
  362. Prov. 5,22
  363. Jn. 2,15 ; Philipp. 2,21
  364. Mt. 21,12-13
  365. Jn. 2,19
  366. Ps. 50,18
  367. Héb. 9,12
  368. Rom. 6,9
  369. Ps. 50,19
  370. Id. 24,18
  371. Act. 8,18
  372. Id.
  373. Act. 8,18
  374. Mt. 21,12
  375. Jn. 2,15-16
  376. 1 Cor. 12,17-21
  377. 1 Cor. 12,26
  378. Jn. 14,12
  379. Act. 5,15
  380. Jn. 15,5
  381. 1 Cor. 12,15-16
  382. Act. 9,4
  383. Sir. 3,18
  384. 1 Cor. 15,10
  385. 2 Cor. 12,7
  386. Job. 2,6-7
  387. Jn. 13,27
  388. 2 Cor. 12,7 ss
  389. Mt. 5,8
  390. Lc. 10,17
  391. Id. 20
  392. Ps. 130,1-2
  393. Id. 7,4-5
  394. 1 Cor. 3,2
  395. Jn. 1,1-3
  396. Phil. 2,6
  397. Exod. 16,14
  398. 1 Cor. 2,2
  399. 1 Cor. 2,2
  400. Mt. 10,28
  401. Sir. 3,18
  402. Héb. 5,12
  403. Ps. 24,1
  404. Id. 41,4
  405. Exod. 3,14
  406. Ps. 41,4-5
  407. 1 Cor. 14,20
  408. Sir. 3,22
  409. Mt. 13,30
  410. Phil. 3,12-15
  411. Phil. 3,15
  412. 1 Cor. 13,12
  413. Jac. 4,6 ; 1 Pi. 5,5