Grammaire de l’hébreu biblique/Écriture/Paragraphe 8

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Paul Joüon
Institut biblique pontifical (p. 30-33).
§ 8. Du shewa.

a Le signe ◌ְ shewa[1] est un signe équivoque[2] : il représente en effet deux choses notablement différentes. Tantôt il indique une voyelle incolore extrêmement brève, tantôt au contraire il indique l’absence absolue de voyelle (comme le sukūn arabe)[3]. À l’origine le ◌ְ représentait une voyelle e très légère, une sorte de demi-voyelle, qu’on peut comparer à l’e muet prononcé du français dans p. ex. regard, le roi. Puis l’usage du signe ◌ְ a été étendu au cas où la consonne (prononcée) n’a pas de voyelle.

Le shewa non prononcé se nomme quiescent. On le met sous toute consonne prononcée, sauf sous les consonnes finales. Toutefois on l’écrit dans le ךְ final, où il est pratiquement signe diacritique, permettant de distinguer plus facilement ך final de ן final. Exemple : שָׁוְא šåu̯(ʾ) : le shewa (quiescent) est mis sous le ו (qui est prononcé), non sous l’א (qui n’est pas prononcé). Dans סוּסָיו sūså(i̯)u̯ (§ 7 d) le י n’étant pas prononcé, et le ו prononcé étant final, n’ont pas de shewa. Le shewa quiescent, n’étant phonétiquement rien, ne s’indique pas dans les transcriptions.

Le shewa prononcé se nomme mobile ; il se subdivise en normal et anormal. Pour la commodité, nous appellerons shewa mobile le shewa prononcé normal ; et shewa moyen le shewa prononcé anormal.

b Le shewa quiescent (c.-à-d. non prononcé) est celui qui se trouve sous une consonne qui ferme (parfaitement) une syllabe, p. ex. dans קָטַ֫לְתָ qåṭá̦l-tå ; מִצְוֺת miṣ-u̯ọ̄ṯ « commandements », בָּאְשׁוֹ bo̦ʾ-šọ̄ « sa puanteur ».

c Le shewa mobile (c.-à-d. shewa prononcé normal) forme avec sa consonne une petite syllabe (demi-syllabe) ouverte, p. ex. dans קָֽטְלָה qå-ṭe-lå(h). Ce shewa est la réduction d’une voyelle pleine (ici d’un a : *qaṭalat). On a le shewa mobile : 1) sous une consonne initiale : קְטֹל qeṭọl ; 2) sous une consonne qui suit une syllabe ouverte : קָֽטְלָה qå-ṭe-lå(h) (remarquer le meteg) ; 3) sous une consonne qui suit une syllabe fermée : יִקְטְלוּ i̯iq-ṭe-lū (d’où la règle empirique : de deux shewa consécutifs le premier est quiescent, le second mobile) ; 4) par conséquent sous une consonne longue (redoublée) : קִטְּלוּ qiṭ-ṭe-lū[4].

d Le shewa moyen (c.-à-d. shewa prononcé anormal) est ainsi appelé parce qu’il est comme intermédiaire (shewa medium) entre le shewa quiescent et le shewa mobile.

Le shewa moyen est prononcé. Nous le savons par la tradition. Nous pouvons le conclure du fait que le shewa moyen, comme le shewa mobile, représente généralement une voyelle pleine primitive. Nous pouvons le conclure encore du fait que le shewa moyen, comme le shewa mobile, rend spirante la consonne begadkefat qui suit, p. ex. dans le type מַלְכֵֿי « rois de » ; quand, par exception, la spiration n’a pas lieu, p. ex. dans le mot כַּסְפֵּי kạs-pẹ̄ « pièces d’argent de », c’est que le shewa est devenu quiescent (cf. § 19).

Le shewa moyen est un shewa mobile anormal. En effet, tandis que le shewa mobile se trouve après des syllabes normales (syllabe ouverte, syllabe fermée), le shewa moyen se trouve après une syllabe anormale (ni vraiment ouverte, ni vraiment fermée ; cf. § 27 c).

Le shewa moyen est intermédiaire entre le shewa mobile et le shewa quiescent. Comme le shewa mobile, il est prononcé  ; comme le shewa quiescent, il vient après une voyelle brève, p. ex. après ◌ַ dans מַלְכֵֿי (comme dans מַלְכִּי « mon roi », avec shewa quiescent).

Explication de l’exemple מַלְכֵֿי = ma̦leḵẹ̄. Ce mot a deux syllabes, mais la division syllabique est impossible (cf. § 27 a). Le כ étant spirant, le shewa doit être prononcé  ; d’autre part ce n’est pas un shewa mobile normal, car il ne vient pas après une syllabe ouverte. On ne peut couper ma̦-leḵẹ̄, car ◌ַ ne peut se trouver en syllabe ouverte, ni ma̦l-eḵẹ̄, car un shewa ne peut commencer une syllabe. Phonétiquement la petite voyelle e se rattache étroitement à la consonne précédente : le groupe ma̦le forme une unité phonétique étroite.

e Remarques. 1) Le shewa moyen n’est nullement une invention des grammairiens. C’est un phénomène bien réel, constituant un trait caractéristique de l’hébreu. On a donc grand tort de le rejeter, comme a fait Kautzsch dans la 28e éd. de sa grammaire, sous l’influence du métricien Sievers.

2) L’existence du shewa moyen apparaît clairement dans le cas des begadkefat (§ 19)[5]. Dans les autres cas on peut conclure à son existence par analogie. Ainsi les mots du type מַלְכֵֿי comme כַּרְמֵי ont probablement le shewa moyen ; mais il a pu facilement disparaître, comme de fait il a disparu, dans כַּסְפֵּי.

3) Généralement le shewa moyen représente une ancienne voyelle pleine, comme le shewa mobile. Quelquefois cependant il est adventice, p. ex. dans בִּגְדִֿי (car le type normal est מַלְכִּי, קִרְבִּי).

f Cas pratiques où l’on a le shewa moyen :

Nom : 1) Dans les noms segolés, au pluriel construit (et aux formes qui le contiennent), מַלְכַֿי, מַלְכֵֿיכֶֿם (cf. 7) ; cf. § 96 A b.

2) Dans les noms avec deux voyelles brèves primitives, p. ex. type דָּבָר « parole », pl. cst. דִּבְרֵי diḇerẹ̄  ; זָנָב « queue », pl. cst. זַנְבֿוֹת (ici ◌ַ pour le normal ◌ִ) ; cf. § 96 B b.

3) Dans les noms avec deux voyelles brèves primitives et la finale fém. ◌ָה, p. ex. צְדָקָה « justice » (de *ṣadaqat)  ; cst. צִדְקַת ṣiḏeqa̦t  ; pl. cst. צִדְקוֹת  ; נְדָבָה « générosité », cst. נִדְֿבַֿת  ; cf. § 97 B b.

4) Dans le type הַבַּ֫יְתָֿה « vers la maison » (בַּ֫יִת + finale atone å) mais à la pause le shewa est probablement mobile הַבָּ֑יְתָה ha̦b-bǻ-i̯e-ṯå(h) ; cf. § 93 c.

Verbe : 5) À l’impératif, p. ex. כִּבְֿדִֿי §§ 48 c, d ; avec suffixes, p. ex. כָּתְֿבֵֿם, cf. § 64 a.

6) À l’infinitif avec suffixes (généralement), p. ex. כָּתְֿבֿוֹ (§ 65 b). Après les prépositions בּ, כּ généralement p. ex. בִּנְפֹֿל, כִּנְפֹֿל ; mais après ל le shewa est généralement quiescent, p. ex. לִנְפֹּל (§ 49 f)[6].

7) Devant les suffixes lourds de la 2e pl. כֶֿם, כֶֿן on a toujours le shewa moyen, p. ex. צִדְקַתְכֶֿם ṣiḏeqa̦ṯeḵe̦m (où le premier shewa aussi est moyen, cf. 3) ; יֶשְׁכֶֿם ; יִלְבַּשְׁכֶֿם, קִטֶּלְכֶֿם, יִקְטָלְכֶֿם i̯iqṭo̦leḵe̦m.

8) Devant le suffixe ךָֿ, il faut distinguer les trois voyelles primitives u, i, a.

  1. Après u primitif (qui devient ◌ָ), on a le shewa moyen, p. ex. יִקְטָלְךָֿ i̯iqṭo̦leḵå.
  2. Après i primitif (qui devient ◌ֶ) on a généralement le shewa moyen, p. ex. יֶשְׁךָֿ, קִטֶּלְךָֿ, יְקַטֶּלְךָֿ. Mais au parfait statif on a p. ex. אֲהֵֽבְךָֿ ; שְׁאֵֽלְךָֿ (◌ֵ et shewa mobile).
  3. Après a primitif, au contraire, on a le shewa mobile, p. ex. יִלְבָּֽשְׁךָֿ i̯il-bå-še-ḵå. Exception : à la 3e p. f. sg. du pf., p. ex. קְטָלַ֫תְךָֿ qeṭålá̦ṯeḵå (la syllabe aṯ gardant toujours le ton).

En résumé, devant ךָֿ (comme devant כֶֿם), le shewa est toujours prononcé : généralement il est mobile après une voyelle primitive a, moyen après les voyelles primitives u, i.

9) Après une consonne qui devrait être redoublée et qui cependant ne l’est pas, p. ex. וַיְקַטֵּל (§ 18 m), הִנְנִי (§§ 18 m, 102 k) כִּסְאִי kiseʾī (pour כִּסְּאִי*, de כִּסֵּא, § 18 m).

g Remarques. 1) Nous verrons que le shewa coloré est employé dans deux positions analogues à celles du shewa mobile et du shewa quiescent (§ 9 b).

2) On ne peut avoir l’un après l’autre deux shewa prononcés, soit incolores, soit colorés (cf. p. ex. § 102 m).

  1. שְׁוָא, šeu̯å, d’après hébreu biblique שָׁוְא « néant, rien ». Le shewa indique ou un rien au sens propre, ou un rien au sens figuré, à savoir presque rien.
  2. Le dagesh est aussi un signe équivoque (§ 10 a).
  3. En réunissant ces deux emplois, on peut dire que le shewa indique l’absence de tout élément vocalique coloré (voyelle pleine ou ḥaṭef).
  4. Le shewa qu’on trouve parfois écrit sous une consonne finale (cf. § a) ne peut être qu’un shewa mobile. On l’a p. ex. dans le type de la 2e p. f. sg. קָטַלְתְּ qåṭa̦lte (où le shewa représente une ancienne voyelle brève i) ; וַיַּשְׁקְ u̯a̦i̯i̯a̦šqe « et il abreuva » (fut. apoc. hifil de שָׁקָה) ; וַיִּשְבְּ u̯a̦i̯i̯išbe « et il emmena captif » (fut. apoc. qal de שָׁבָה) ; אַל־תֵּשְׁתְּ « ne bois pas » (fut. apoc. qal de שָׁתָה) ; אַתְּ ʾa̦tte « toi » fém. (pour *atti). Il en est de même dans le type שָלַ֫חַתְּ šålá̦ḥa̦te « tu (f.) as envoyé » avec un pataḥ auxiliaire très bref sous la 3e gutturale au lieu du shewa quiescent (cf. § 70 f). — A fortiori le ◌ְ qu'on trouve quelquefois après une syllabe ouverte doit être prononcé, p. ex. 2e p. f. גָּלִיתְ à côté de la forme normale גָּלִית ; בָּאתְ à côté de la forme normale בָּאת.
  5. Cf. Nöldeke, Zeitschrift für Assyriologie, 18, p. 71.
  6. Dans les noms ayant un shewa sous la 1re consonne comme cst. דְּבַר, on a בִּדְֿבַֿר, כִּדְֿבַֿר, לִדְֿבַֿר.