Henry VI, Deuxième Partie (trad. Hugo)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Henri VI, deuxième Partie.
William Shakespeare | |||
(traduction et notes par François-Victor Hugo) | |||
Henry VI, Deuxième Partie | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Tome XIII : La patrie – III | |||
Paris, Pagnerre, 1873 | |||
p. 59-187 | |||
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LA SECONDE PARTIE
DE
HENRY VI
ÉDOUARD, RICHARD, | ses fils. |
LE DUC DE SOMERSET, LE DUC DE SUFFOLK, LE DUC DE BUCKINGHAM, LORD SAY, LORD CLIFFORD, LE JEUNE CLIFFORD, | du parti du roi. |
LE Cte DE SALISBURY, LE Cte DE WARWICK, | de la faction d’York. |
GEORGE, JOHN, DICK, MICHEL, SMITH, le tisserand, | ses partisans. |
HUME, SOUTHWELL, | prêtres |
— Votre haute Majesté impériale — m’ayant chargé, à mon départ pour la France, — de représenter votre excellence, — et d’épouser en son nom la princesse Marguerite, — c’est dans la fameuse et ancienne cité de Tours, — en présence des rois de France et de Sicile, — des ducs d’Orléans, de Calabre, de Bretagne et d’Alençon, — de sept comtes, de douze barons, et de vingt révérends évêques, — que j’ai accompli ma mission et que j’ai été marié. — Et maintenant, pliant humblement le genou, — à la vue de l’Angleterre et de ses nobles pairs, — je remets mes droits sur la reine — aux gracieuses mains de Votre Majesté, qui est la substance — dont je représentais la grande ombre : — voici le plus beau don que jamais marquis ait donné, — la plus belle reine que jamais roi ait reçue !
— Suffolk, relevez-vous… Soyez la bien-venue, reine Marguerite ; — je ne puis vous donner un gage d’amour plus tendre — que ce tendre baiser… Ô Dieu qui m’as donné la vie, — prête-moi un cœur rempli de gratitude ! — Car dans cette belle figure tu as donné — à mon âme un monde de terrestres délices, — si la sympathie de l’amour unit nos pensées.
— Grand roi d’Angleterre, mon gracieux seigneur, — les longues conférences que j’ai eues en imagination — avec vous, mon bien cher souverain, — le jour, la nuit, dans mes veilles et dans mes rêves, — dans les réunions de cour ou dans mes dévotions, — m’enhardissent à saluer mon roi — dans le simple langage que mon esprit me suggère — et que m’inspire la joie excessive de mon cœur.
— Sa vue m’avait ravi : mais la grâce de sa parole, — que pare la majesté de la sagesse, — me fait passer des transports de l’admiration aux larmes de la joie, — si complète est la satisfaction de mon cœur ! — Milords, saluez ma bien-aimée d’une acclamation unanime.
— Vive la reine Marguerite, délices de l’Angleterre !
— Nous vous remercions tous.
— Milord protecteur, n’en déplaise à Votre Grâce, — voici les articles de la paix conclue — entre notre souverain et le roi de France Charles, — et acceptée d’un commun accord pour dix-huit mois.
« Imprimis. Il est convenu entre le roi de France, Charles, et William de la Poole, marquis de Suffolk, ambassadeur de Henry, roi d’Angleterre, que le dit Henry épousera la dame Marguerite, fille de René, roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, et la couronnera reine d Angleterre avant le trente mai prochain.
» Item, Que le duché d’Anjou et la comté du Maine seront évacuées et remises au roi son père…
— Mon oncle, qu’avez-vous ?
Pardonnez-moi, mon gracieux lord ; — un malaise soudain m’a atteint au cœur, — et a obscurci ma vue tellement que je ne puis plus lire.
— Mon oncle de Winchester, continuez, je vous prie, la lecture.
« Item. Il est en outre convenu entre eux que les duchés d’Anjou et du Maine seront évacuées et remises au roi son père, et qu’elle-même sera amenée aux frais et à la charge du roi d’Angleterre, sans apporter de dot. »
— Ces conditions nous conviennent… Lord marquis, à genoux ! — Nous te créons céans premier duc de Suffolk, — et te ceignons l’épée. — Cousin d’York, nous déchargeons Votre Grâce — de ses fonctions de régent de France — jusqu’à ce que le terme de dix-huit mois soit pleinement expiré. — Merci, oncle Winchester, Glocester, York, Buckingham, — Somerset, Salisbury et Warwick. — Nous vous remercions tous de l’accueil — hautement favorable que vous avez fait à la princesse, ma reine. — Venez, rentrons, et occupons-nous en toute hâte — des préparatifs de son couronnement.
— Braves pairs d’Angleterre, piliers de l’État, — il faut que le duc Homphroy épanche devant vous sa douleur. — la vôtre, la douleur publique de tout le pays. — Eh quoi ! mon frère Henry aura prodigué sa jeunesse, — sa valeur, son or et ses peuples dans les guerres ; — il aura si souvent logé en rase campagne — par les froids d’hiver et par les chaleurs brûlantes de l’été, — pour conquérir la France, son légitime héritage ; — mon frère Bedford aura épuisé ses esprits — à conserver par la politique ce que Henry avait acquis ; — vous-mêmes, Somerset, Buckingham, — brave York, Salisbury, victorieux Warwick, — vous aurez reçu de si graves blessures en France et en Normandie ; — mon oncle Beaufort et moi-même, — ainsi que tous les doctes conseillers de ce royaume, — nous aurons, siégeant en conseil, — matin et soir, si longtemps étudié et débattu — les moyens de maintenir sous notre empire la France et les Français ; — Son Altesse aura dès son enfance — été couronnée à Paris en dépit de l’ennemi ; — et tant de labeurs, tant d’honneurs vont être perdus ! — Les conquêtes de Henry, les vigilants efforts de Bedford, — vos exploits guerriers et tous nos conseils vont être perdus ! — Ô pairs d’Angleterre, honteux est ce traité ! — Fatal est ce mariage qui anéantit votre gloire, — efface vos noms du livre de mémoire, — rature les caractères de votre illustration, — dégrade le monument de la France conquise — et défait tout, comme si rien n’avait été !
— Neveu, que signifie ce langage passionné, — cette péroraison pleine de récriminations ? — Quant à la France, elle est à nous, et nous la garderons toujours.
— Oui, mon oncle, nous la garderons, si nous pouvons ; — mais maintenant, c’est impossible. — Suffolk, ce duc de création nouvelle qui a ici la haute main, — a donné les duchés d’Anjou et du Maine — au pauvre roi René, dont les vastes titres — n’agréent pas avec la maigreur de sa bourse.
— Ah ! par la mort de celui qui mourut pour tous, — ces comtés étaient les clefs de la Normandie. — Mais pourquoi pleure Warwick, mon vaillant fils ?
— Si je pleure, c’est qu’elles sont à jamais perdues. — Car, s’il y avait quelque espoir de les reconquérir, — mon épée verserait un sang brûlant, mes yeux ne verseraient pas de larmes ! — L’Anjou et le Maine ! c’est moi qui les avais pris ; — c’est mon bras qui avait conquis ces deux provinces ; — et les cités que j’avais eues avec des blessures, — les voilà restituées avec de pacifiques paroles ! — Mortdieu !
Puisse-t-il être suffoqué, ce duc de Suffolk — qui ternit l’honneur de cette île martiale ! — La France m’aurait arraché et déchiré le cœur, — avant de me faire consentir à ce traité. — J’ai lu que les rois d’Angleterre ont toujours eu — de larges sommes d’or et de fortes dots avec leurs femmes : — mais notre roi Henry renonce à son propre bien — pour épouser une fille qui ne lui apporte rien.
— Une bonne plaisanterie, une chose inouïe, — c’est que Suffolk réclame tout un quinzième — pour le coût et les frais du transport de la dame ! — Elle aurait dû rester en France et y mourir de faim — plutôt…
Milord de Glocester, vous vous échauffez trop ; — tel a été le bon plaisir de monseigneur le roi.
— Milord de Winchester, je sais votre pensée ; — ce ne sont pas mes paroles qui vous déplaisent, — c’est ma présence qui vous importune. — Il faut que la rancune perce. Arrogant prélat, sur ton visage — je lis ta furie. Si je reste plus longtemps, — nous allons recommencer nos anciennes querelles (1). — Milords, adieu ; dites, quand je ne serai plus là, — que j’ai prédit qu’avant peu la France serait perdue.
— Ainsi voilà notre protecteur qui part furieux. — Vous savez qu’il est mon ennemi, — que dis-je ? votre ennemi à tous, — et peu l’ami du roi, je le crains. — Considérez, milords, qu’il est le premier prince du sang, — et l’héritier présomptif de la couronne d’Angleterre. — Lors même que Henry aurait par son mariage acquis un empire — et tous les opulents royaumes de l’Occident, — il eût trouvé motif d’en être mécontent. — Prenez-y garde, milords ; ne laissez pas charmer vos cœurs — par ses paroles caressantes ; soyez prudents et circonspects. — Qu’importe qu’il ait pour lui les gens du peuple — qui l’appellent Homphroy, le bon duc de Glocester, — et qui battent des mains en lui criant à voix haute : Jésus garde Votre royale Excellence ! — ou : Dieu préserve le bon duc Homphroy ! — Je crains bien, milords, que, malgré tout cet éclat flatteur, — on ne trouve en lui un protecteur dangereux.
— Pourquoi donc protégerait-il notre souverain, — qui est d’âge à gouverner par lui-même ? — Cousin de Somerset, joignez-vous à moi, — et tous ensemble, avec l’aide du duc de Suffolk, — nous aurons bientôt culbuté de son siége le duc Homphroy.
— Cette importante affaire ne saurait souffrir de délai ; — je me rends immédiatement auprès du duc de Suffolk.
— Cousin de Buckingham, bien que l’orgueil de Homphroy — et la grandeur de son pouvoir nous soient à charge, — n’en surveillons pas moins le hautain cardinal ; — son insolence est plus intolérable — que tous les princes du pays réunis. — Si Glocester est renversé, c’est lui qui sera protecteur.
— Celui qui sera protecteur, c’est toi, Somerset, ou moi, — en dépit du duc Homphroy et du cardinal.
— L’orgueil a ouvert la marche ; l’ambition le suit. — Tandis que ces hommes travaillent à leur propre élévation, — il convient que nous travaillions pour le pays. — J’ai toujours vu Homphroy, duc de Glocester, — se comporter comme un noble gentilhomme ; — mais j’ai souvent vu le hautain cardinal, — plus soldat qu’homme d’Église, — arrogant et fier comme s’il était maître de tout, — jurer comme un ruffian et se conduire — d’une manière indigne d’un chef d’État. — Warwick, mon fils, consolation de ma vieillesse, — tes hauts faits, ta franchise, tes vertus domestiques, — t’ont gagné l’extrême faveur des communes, — et nul n’est plus aimé que toi, hormis le bon duc Homphroy. — Quant à toi, frère York (2), tes actes en Irlande, — pour établir en ce pays la discipline civile, — tes récents exploits accomplis au cœur de la France, — alors que tu était régent pour notre souverain, — t’ont fait craindre et honorer du peuple. — Unissons-nous ensemble pour le bien public ; — faisons tous nos efforts pour brider et réprimer — l’orgueil de Suffolk et du cardinal, — ainsi que l’ambition de Somerset et de Buckingham ; — et appuyons de tout notre pouvoir les actes du duc Homphroy, — tant qu’ils auront pour but l’intérêt du pays.
— Puisse Dieu être aussi favorable à Warwick qu’il est dévoué au pays — et à l’intérêt public !
York en dit autant, pour de plus grandes raisons encore.
— Hâtons-nous et déployons toute la vigilance humaine.
— Vous parlez d’humaine ! Ô père, vous me faites souvenir du Maine perdu pour nous, — du Maine, dont Warwick avait fait notre domaine, — et qu’il eût voulu garder jusqu’à son dernier souffle. — Vous parlez d’humaine vigilance ; moi, je ne parle que du Maine, — que je reprendrai à la France, dussé-je me faire tuer.
— L’Anjou et le Maine sont donnés aux Français ; — Paris est perdu ; le sort de la Normandie — ne tient plus qu’à un fil (3) ; après tant de désastres, — Suffolk a conclu ce traité ; — les pairs ont acquiescé ; et Henry a été fort satisfait — d’échanger deux duchés pour la jolie fille d’un duc — Je ne puis les blâmer : qu’est-ce que cela leur fait ? — C’est ton bien qu’ils gaspillent, York, et non le leur. — Permis aux pirates de faire bon marché de leur butin, — de l’employer à acheter des amis, de le donner à des courtisanes, — de le dissiper en fêtes, comme des seigneurs ; — pendant ce temps-là, le stupide propriétaire, lui, — pleure sur tous ses biens perdus, se tord les mains de douleur, — hoche la tête et se tient tremblant à l’écart. — Tandis qu’on se partage tout son bien et qu’on l’emporte, — il se laisse affamer sans oser y toucher ! — Ainsi York doit rester là, se morfondant et se mordant les lèvres, — pendant qu’on marchande et qu’on vend ses propres domaines ! — On dirait que les royaumes d’Angleterre, de France et d’Irlande — ont sur ma chair et sur mon sang la même action — que le fatal brandon d’Athée avait, en se consumant, — sur le cœur du prince de Calydon (4) !… — L’Anjou et le Maine, tous deux donnés aux Français ! Cette nouvelle me glace ; car je comptais sur la France — autant que sur le sol de la fertile Angleterre. — Un jour viendra où York revendiquera son bien. — Dans ce but, je vais prendre le parti des Nevils — et montrer un semblant de sympathie pour le fier duc Homphroy ; — puis, quand je verrai le moment bon, je réclamerai la couronne, — car c’est la cible d’or que je prétends atteindre. — Non, ce fier Lancastre n’usurpera pas mes droits, — il ne tiendra pas le sceptre dans son poignet d’enfant, — il ne portera pas le diadème sur sa tête ! — Ses goûts de sacristie ne vont pas à une couronne ! — Donc, York, reste calme jusqu’à ce que l’occasion te serve. — Tandis que les autres s’endorment, — veille et mets-toi aux aguets — pour surprendre les secrets de l’État. — Attendons que Henry, s’enivrant des jouissances de l’amour — avec sa nouvelle mariée, avec cette reine si chèrement achetée par l’Angleterre, et le duc Homphroy soient en querelle avec les pairs. Alors j’arborerai la rose blanche comme le lait, — dont le doux parfum embaumera l’air ; — puis, sur mon étendard je déploierai les armes d’York — afin de lutter avec la maison de Lancastre ; — et je l’obligerai de force à me céder la couronne, — ce roi dont le pouvoir clérical a fait déchoir l’Angleterre.
— Pourquoi mon seigneur est-il ployé comme l’épi trop mûr — qui courbe la tête sous le fardeau exubérant de Cérès ? — Pourquoi le puissant duc Homphroy fronce-t-il le sourcil, — comme s’il faisait fi des faveurs de ce monde ? — Pourquoi tes yeux sont-ils fixés à la sinistre terre — dans une contemplation qui semble assombrir ton regard ? — Que vois-tu là ? Le diadème du roi Henry, — enchâssé dans tous les honneurs du monde ? — Si cela est, contemple-le toujours et rampe sur la face — jusqu’à ce qu’il cercle ta tête. — Étends ta main, atteins à l’or glorieux ! — Quoi ! ton bras est-il trop court ? Je l’allongerai du mien, — et, quand tous deux nous aurons enlevé la couronne, — tous deux nous redresserons la tête vers le ciel, — et dès lors nous ne ravalerons plus notre vue — jusqu’à accorder un clin d’œil à la terre.
— Ô Nell, chère Neil, si tu aimes ton seigneur, — bannis le ver rongeur des idées ambitieuses. — Et puisse la première pensée hostile que je concevrais — contre mon roi et neveu, le vertueux Henry, — être mon dernier soupir en ce monde mortel ! — C’est mon mauvais rêve de cette nuit qui me rend triste.
— Qu’a rêvé mon seigneur ? dis-le moi, et en retour — je te ferai le doux récit de mon rêve de la matinée.
— Il m’a semblé que ce bâton, insigne de mon office à la cour, — était brisé en deux ; par qui ? je l’ai oublié, — mais je crois que c’était par le cardinal. — Et aux fragments de la verge brisée — étaient fixées les têtes d’Edmond, duc de Somerset, — et de William de la Poole, premier duc de Suffolk. — Tel était mon rêve : ce qu’il présage, Dieu le sait.
— Bah ! tout ce que cela prouve, — c’est que celui qui brisera un rameau du bosquet de Glocester — paiera de sa tête sa présomption. — Mais écoute, mon Homphroy, mon cher duc : — il m’a semblé que j’étais assise sur un siége de majesté, en l’église cathédrale de Westminster, — dans le fauteuil même où sont couronnés les rois et les reines ; — et qu’alors Henry et dame Marguerite s’agenouillaient devant moi, — et me mettaient le diadème sur la tête.
— Çà, Éléonore, il faut donc que je me fâche tout de bon. — Présomptueuse créature, dénaturée Éléonore, — n’es-tu pas la seconde femme du royaume, — et l’épouse bien-aimée du protecteur ? — N’as-tu pas à commandement plus de jouissances mondaines — que ta pensée n’en peu concevoir ou embrasser ? — Et cependant tu te mets la trahison en tête — pour précipiter ton mari et toi-même — du faîte de l’honneur aux pieds de la disgrâce ? — Éloigne-toi, et que je ne t’entende plus !
— Quoi ! quoi ! milord, vous vous mettez ainsi en colère — contre Éléonore pour un rêve qu’elle vous dit ! — Dorénavant je garderai mes rêves pour moi, — pour ne pas être grondée.
Allons, ne te fâche pas ; je m’apaise.
— Milord protecteur, c’est le bon plaisir de Son Altesse — que vous vous prépariez à chevaucher jusqu’à Saint-Albans — où le roi et la reine comptent chasser au faucon.
— Je pars… Allons, Nell, veux-tu chevaucher avec nous ?
— Oui, mon bon lord, je vais vous suivre.
— Suivre ! Je le dois. Je ne puis aller la première, — tant que Glocester est de cette humeur basse et humble. — Si j’étais homme, duc, et premier prince du sang, — j’écarterais ces fastidieux obstacles — et je me frayerais un chemin sur leurs cous décapités. — Toute femme que je suis, je n’hésiterais pas — à jouer mon rôle dans la parade de la fortune. — Où êtes-vous donc ?… sir John !… voyons, ne crains rien, l’ami, — nous sommes seuls ; il n’y a ici que toi et moi.
— Jésus préserve Votre royale Majesté !
— Que dis-tu ? Majesté ! je ne suis que Grâce.
— Mais, par la grâce de Dieu et les conseils de Hume, — votre titre de Grâce va être agrandi.
— Que dis-tu, l’ami ? As-tu déjà conféré — avec Margery Jourdain, la rusée sorcière, — et Roger Bolingbroke, le magicien ? — Et veulent-ils se mettre à mon service ?
— Ils ont promis de faire voir à Votre Altesse — un esprit évoqué des profondeurs souterraines, — qui répondra à toutes les questions — que lui adressera Votre Grâce.
— Il suffit ; je songerai aux questions. — Quand nous serons revenus de Saint-Albans, — nous aviserons au plein accomplissement de ces choses. — Tiens, Hume, accepte cette récompense ; va t’amuser, l’ami, — avec tes associés en cette importante affaire.
— Il faut que Hume s’amuse avec l’or de la duchesse ? — Il le fera, morbleu. Mais tout beau, sir John Hume ! — Scellez vos lèvres, et ne dites qu’un mot : chut ! — L’affaire demande le silence et le secret. — Dame Éléonore me donne de l’or pour lui amener la sorcière ; — fût-elle le diable, son or ne saurait être malvenu. — En outre, j’ai de l’or qui me tombe d’un autre parage. — Je n’ose dire qu’il me vient du riche cardinal — et du grand Suffolk, le duc de fraîche création. — Pourtant j’en suis sûr ; car, à parler net, — connaissant l’humeur ambitieuse de dame Éléonore, — ils me paient pour miner la duchesse — et lui insinuer dans la cervelle ces conjurations. — On dit qu’un rusé coquin n’a pas besoin d’agent ; — pourtant je suis l’agent de Suffolk et du cardinal. — Hume, si vous n’y prenez garde, vous vous laisserez aller — à les donner tous deux pour une paire de rusés coquins. — Au fait, tel est le cas. Et je crains fort qu’à la fin, — la coquinerie de Hume ne soit la ruine de la duchesse, — et que la disgrâce de la duchesse ne soit la chute de Homphroy. — Advienne que pourra, j’aurai toujours de l’or.
Mes maîtres, tenons-nous tout près ; milord protecteur va bientôt venir par ici, et nous pourrons alors lui remettre nos suppliques en bonne forme.
Morbleu, le Seigneur le protège, car c’est un bon homme ! Que Jésus le bénisse !
Le voilà qui vient, je crois, et la reine avec lui : je serai le premier, bien sûr.
Remets-toi en place, imbécile : c’est le duc de Suffolk, et non milord protecteur.
Eh bien, l’ami, me veux-tu quelque chose ?
Pardonnez, je vous prie, milord ! je vous prenais pour milord protecteur.
À milord protecteur ! Vos suppliques sont donc adressées à sa seigneurie ? Voyons-les ! quelle est la tienne ?
La mienne, n’en déplaise à Votre Grâce, est contre Jean Bonhomme, un homme à milord cardinal, qui me détient ma maison, mes terres, ma femme et tout.
Ta femme aussi ? Voilà un tort, certes… Et la vôtre ?… Que vois-je ici ?
Contre le duc de Suffolk, pour avoir enclos les communaux de Melford.
Qu’est-ce à dire, messire drôle ?
Hélas ! monsieur, je ne suis que le pauvre porteur de la pétition de toute notre ville.
Contre mon maître, Thomas Horner, pour avoir dit que le duc d’York était le légitime héritier de la couronne.
Que dis-tu là ? le duc d’York a dit qu’il était le légitime héritier de la couronne !
Que mon maître l’était ? Nenni, ma foi, c’est mon maître qui a dit qu’il l’était, et que le roi était un usurpateur.
Holà, quelqu’un !
Emmenez cet homme, et envoyez immédiatement un poursuivant chez son maître : nous éclaircirons votre affaire devant le roi.
— Et quant à vous autres, qui aimez à chercher protection — sous les ailes de sa grâce notre protecteur, — — refaites vos suppliques et adressez-les-lui.
— Arrière, vils chenapans ! Suffolk, faites-les partir.
— Allons-nous-en.
— Milord de Suffolk, dites, est-ce là l’usage, — est-ce là la mode à la cour d’Angleterre ? — Est-ce là le gouvernement de l’île de Bretagne ? — Est-ce là l’empire du roi d’Albion ? — Quoi ! le roi Henry sera donc toujours un écolier — sous la tutelle du morose Glocester ? — Ne suis-je reine que de titre et de nom, — et dois-je être la sujette d’un duc ? — Je te le déclare, Poole, lorsque dans la cité de Tours — tu rompis une lance en l’honneur de mon amour, — et que tu ravis les cœurs des dames de France, — je crus que Henry te ressemblait — en courage, en courtoisie et en élégance : mais son esprit n’est occupé que de dévotion — et de compter des Ave Maria sur son chapelet. — Ses champions, ce sont les prophètes et les apôtres ; — ses armes, les saintes sentences de l’Écriture sacrée ; — son cabinet est son carrousel ; — ses amours, — ce sont les images de bronze des saints canonisés. — Je voudrais que le collége des cardinaux — l’élût pape, et l’emmenât à Rome, — et mît la triple couronne sur sa tête : — voilà la condition qui conviendrait à sa sainteté.
— Patience, madame ; si je suis cause — que Votre Altesse est venue en Angleterre, je ferai en sorte — que Votre Grâce y soit pleinement satisfaite.
— Outre le hautain protecteur, nous avons Beaufort, — l’impérieux homme d’Église ; Somerset, Buckingham, — et le boudeur York ; et le moindre d’entre eux — est plus puissant en Angleterre que le roi.
— Et le plus puissant d’entre eux — n’est pas plus puissant en Angleterre que les Nevils : — Salisbury et Warwick ne sont pas de simples pairs.
— Tous ces lords réunis ne me blessent pas à beaucoup près autant — que cette arrogante, la femme du lord protecteur. — Elle balaie la cour avec un cortége de dames, — plutôt comme une impératrice que comme la femme du duc Homphroy. — Les étrangers la prennent pour la reine. — Elle porte les revenus d’un duché sur son dos, — et dans son cœur elle insulte à notre pauvreté. — Est-ce que je ne vivrai pas assez pour être vengée d’elle ? — Méprisante et vile créature ! La caillette — se vantait l’autre jour, au milieu de ses mignons, — que la queue de sa plus mauvaise robe — valait plus que tous les domaines de mon père, — avant que Suffolk lui eût donné deux duchés pour sa fille.
— Madame, j’ai moi-même pour elle englué certain buisson, — et j’y ai placé un chœur d’oiseaux séducteurs, — en sorte qu’elle s’y abatte pour écouter leur chant, — et ne reprenne plus cet essor qui vous trouble. — Ainsi, ne vous occupez plus d’elle, et écoutez-moi, madame ; — car je prends la liberté de vous donner un conseil. — Quoique nous n’aimions pas le cardinal, — il faut nous liguer avec lui et avec les lords — jusqu’à ce que nous ayons fait tomber le duc Homphroy en disgrâce. — Quant au duc d’York, la plainte qui vient d’être portée — ne lui fera pas grand bien. — Ainsi, nous les extirperons tous l’un après l’autre, — et vous tiendrez seule enfin l’heureux gouvernail.
— Pour ma part, noble York, je ne m’en soucie pas ; — ou Somerset, ou York, c’est tout un pour moi.
— Si York s’est mal conduit en France, que la régence lui soit refusée.
— Si Somerset est indigne de la place, — que York soit régent, je lui cède le pas.
— Que Votre Grâce en soit digne ou non, — ce n’est pas là la question : York en est le plus digne.
— Ambitieux Warwick, laisse parler tes supérieurs.
— Le cardinal n’est pas mon supérieur sur le champ de bataille.
— Tous ici sont tes supérieurs, Warwick.
— Warwick peut vivre assez pour être votre supérieur à tous.
— Paix, fils !… Et vous, Buckingham, dites pour quelle raison — Somerset doit obtenir en ceci la préférence.
— Eh bien ! parce que le roi le veut.
— Madame, le roi est d’âge — à donner sa décision : ceci n’est point affaire de femmes.
— Si le roi est d’âge, qu’est-il besoin que Votre Grâce — soit le protecteur de Sa Majesté ?
— Madame, je suis protecteur du royaume ; — et, quand tel sera son bon plaisir, je résignerai mes fonctions.
— Résigne-les donc, et laisse là ton insolence. — Depuis que tu es roi (car qui règne, si ce n’est toi ?), la chose publique marche chaque jour à sa ruine ; — le Dauphin a triomphé au delà des mers ; — et tous les pairs et nobles du royaume — ont été comme asservis à ta souveraineté.
— Tu as pressuré les communes ; la bourse du clergé — est appauvrie et épuisée par tes extorsions.
— Tes somptueux palais et la toilette de ta femme — ont coûté énormément au trésor public.
— Ta cruauté dans l’exécution — des criminels a excédé la loi — et te livre toi-même à la merci de la loi.
— Ton trafic d’emplois et de villes en France, — si les faits qu’on soupçonne grandement étaient avérés, — t’aurait bientôt fait sauter la tête.
— Donnez-moi mon éventail.
Eh bien, mignonne, vous ne pouvez pas ?
— Je vous demande pardon, madame : est-ce donc vous ?
— Est-ce moi ? Oui, c’est moi, altière Française. — Si avec mes ongles je pouvais atteindre votre beauté, — je vous imprimerais sur la face mes dix commandements.
— Chère tante, calmez-vous, c’était sans le vouloir.
— Sans le vouloir ! Bon roi, prends-y garde à temps. — Elle t’emmaillotera et te bercera comme un bambin. — Bien qu’en ces lieux le souverain maître ne porte pas culottes, — elle n’aura pas frappé impunément dame Éléonore.
— Lord cardinal, je vais suivre Éléonore, — et m’informer de ce que fait Homphroy. — Elle est maintenant piquée au vif ; sa furie n’a pas besoin d’éperon ; — elle galopera assez vite à sa destruction.
— Maintenant, milords, que l’excès de ma colère a été dissipé par un tour de promenade dans le quadrangle, — je viens vous parler des affaires de l’État. — Quant à vos odieuses et fausses accusations, — prouvez-les et je me soumets à la loi ; — mais puisse Dieu avoir autant pitié de mon âme — que j’ai de dévouement pour mon roi et mon pays ! — Revenons à l’affaire qui nous occupe. — Je dis, mon souverain, qu’York est l’homme le plus digne — d’être régent dans le royaume de France.
— Avant que nous prenions une décision, permettez-moi — de démontrer par des raisons qui ne sont pas sans force — qu’York est l’homme le plus indigne de l’être.
— Je te dirai, Suffolk, pourquoi j’en suis indigne. — C’est d’abord parce que je ne sais pas flatter ton orgueil ; — ensuite, si je suis désigné pour ce poste, — milord de Somerset me laissera là — sans ressources, sans argent ni munitions, — jusqu’à ce que la France soit retombée aux mains du Dauphin. — La dernière fois, son caprice m’a fait faire antichambre, — jusqu’à ce que Paris fût assiégé, affamé et perdu (7).
— Je puis en témoigner ; jamais traître à son pays — ne commit une action plus noire.
— Tais-toi, insolent Warwick.
— Image de l’orgueil, pourquoi me tairais-je ?
— Parce que voici un homme accusé de trahison. — Dieu veuille que le duc d’York se justifie !
— Est-ce qu’on accuse York d’être un traître ?
— Que veux-tu dire Suffolk ? Parle : qui sont ces hommes ?
— Sous le bon plaisir de Votre Majesté, voilà l’homme — qui accuse son maître de haute trahison. — Celui-ci a dit que Richard, duc d’York, — était le légitime héritier de la couronne d’Angleterre, — et que Votre Majesté était un usurpateur.
— Parle, l’ami, as-tu dit cela ?
Sous le bon plaisir de Votre Majesté, je n’ai jamais dit ou pensé pareille chose. Dieu m’est témoin que je suis faussement accusé par ce misérable.
Par ces dix os, milords, il m’a dit ça dans le grenier un soir que nous étions à récurer l’armure de milord d’York.
— Vil coquin, artisan infect, — j’aurai ta tête pour cette parole de traître… — Je conjure Votre royale Majesté — de lui faire subir toute la rigueur des lois. —
Hélas ! milord, je veux être pendu si j’ai jamais parlé ainsi. Mon accusateur est mon apprenti ; l’autre jour, quand je l’ai corrigé pour certaine faute, il a juré à genoux qu’il me revaudrait ça : j’ai de bons témoins de la chose. Aussi je conjure Votre Majesté de ne pas perdre un honnête homme sur l’accusation d’un vilain.
— Mon oncle, quelle décision nous dicte ici la justice ?
— Cette sentence, milord, si je puis la prononcer : — Que Somerset soit nommé régent de France, — car ceci met York en suspicion. — Et qu’à ces gens il soit assigné un jour — et un lieu convenable pour un combat singulier. — Car cet homme a des témoins de la malveillance de son valet. — Telle est la loi, et telle est la décision du duc Homphroy.
Je remercie humblement Votre royale Majesté.
Et moi, j’accepte volontiers le combat.
Hélas ! milord, je ne peux pas me battre. Au nom du ciel, prenez en pitié mon cas ! la rancune d’un homme prévaut contre moi. Oh ! que le Seigneur ait pitié de moi ! Je ne serai jamais en état de porter un coup. Ô Dieu !… mon cœur.
— Maraud, il faut que tu te battes ou que tu sois pendu.
— Qu’ouïes mène en prison ; le jour — du combat sera le dernier du mois prochain. — Viens, Somerset, nous allons aviser à ton départ.
Venez, mes maîtres, la duchesse, je vous l’ai dit, attend l’accomplissement de vos promesses.
Maître Hume, nous sommes tout prêts. Sa Grâce veut-elle voir et entendre nos incantations ?
Oui, pourquoi pas ? Ne doutez pas de son courage.
Je l’ai entendu citer comme une femme d’une invincible énergie. Mais il sera bon, maître Hume, que vous soyez là-haut près d’elle, tandis que nous serons occupés ici-bas. Ainsi, partez, je vous en prie au nom du ciel, et laissez-nous.
Mère Jourdain, prosternez-vous à plat contre terre. Vous, John Soutwell, lisez, et mettons-nous à l’œuvre.
Fort bien, mes maîtres ; soyez tous les bienvenus. À la besogne ! Le plus tôt, le mieux.
— Patience, bonne dame. Les magiciens connaissent leur moment. — La nuit profonde, la nuit noire, la nuit silencieuse, — le moment de la nuit où Troie fut livrée aux flammes, — le moment où les chouettes crient et les chiens de garde hurlent, — où les esprits rôdent et où les spectres s’arrachent à leurs tombeaux, — c’est le moment qui convient le mieux à l’œuvre que nous entreprenons. — Madame, asseyez-vous, et ne craignez rien ; celui que nous évoquons, — nous l’enfermerons dans un cercle sacré.
Adsum.
Asmath, — par l’éternel Dieu dont le nom et le pouvoir — te font trembler, réponds à ce que je demanderai ; — car tu ne partiras pas d’ici que tu n’aies parlé.
— Demande ce que tu voudras : que n’ai-je déjà dit et fini !
— D’abord le roi. Qu’adviendra-t-il de lui ?
— Le duc vit encore qui déposera Henry ; mais il lui survivra et mourra de mort violente.
— Quel est le sort qui attend le duc de Suffolk ?
— Par l’eau il périra et trouvera sa fin.
— Qu’arrivera-t-il au duc de Somerset ?
Qu’il évite les châteaux : — il sera plus en sûreté sur les plaines sablonneuses — que là où se dressent les châteaux. — Finis, car je ne puis endurer davantage.
— Descends dans les ténèbres et dans le lac brûlant. — Démon perfide, disparais !
— Mettez la main sur ces traîtres et sur leur friperie. — Commère, je crois que nous vous avons surveillée de près… — Quoi ! madame, vous ici ! Le roi et l’État — vous sont grandement redevables pour tant de peines ; — milord protecteur veillera, je n’en doute pas, — à ce que vous soyez bien récompensée pour ces bonnes œuvres.
— Elles ne sont pas aussi préjudiciables que les tiennes au roi d’Angleterre, — duc insolent qui menaces sans raison.
— En effet, madame, sans la moindre raison. Qu’appelez-vous ceci ? — Qu’on emmène ces gens ; qu’on les fourre en lieu sûr, — et qu’on les tienne séparés… Vous, madame, vous partirez avant nous. — Stafford, prends-la sous ta garde.
— Nous ferons examiner toute votre pacotille. Partez tous !
— Lord Buckingham, vous l’avez, je le vois, parfaitement surveillée. — Jolie intrigue, parfait échafaudage ! — Maintenant, milord, voyons, je vous prie, l’écrit du diable. — Qu’avons-nous là ?
— Le duc vit encore qui déposera Henry ; — mais il lui survivra et mourra d’une mort violente. — Eh ! c’est juste comme le vers :
Voyons la suite. — Quel est le sort qui attend le duc de Suffolk ? — Par l’eau il périra et trouvera sa fin. — Qu’arrivera-t-il au duc de Somerset ? — Qu’il évite les châteaux : — il sera plus en sûreté sur les plaines sablonneuses — que là où se dressent les châteaux. — Allons, allons, milords, ces oracles sont obtenus à grand risque — et compris à grand’peine. — Le roi est maintenant en route pour Saint-Albans, — accompagné du mari de cette aimable dame. — Que ces nouvelles soient portées là au grand galop : — triste déjeuner pour milord protecteur !
— Votre Grâce, milord d’York, me permettra — d’être le courrier, pour que j’aie de lui la récompense.
— À votre guise, mon cher lord… — Holà ! quelqu’un !
— Qu’on invite les lords Salisbury et Warwick — à souper avec moi demain soir… En marche !
— Croyez-moi, milords, cette chasse aux poules d’eau — est la plus amusante que j’aie vue depuis sept ans. — Pourtant, convenez-en, le vent était très-fort, — et il y avait dix à parier contre un que la vieille Jeanne ne prendrait pas son essor.
— Mais quelle pointe votre faucon a faite, milord, — et à quelle hauteur il volait au-dessus des autres ! — Voyez l’œuvre de Dieu dans toutes ses créatures ! — L’homme et l’oiseau aspirent également à monter.
— Sous le bon plaisir de Votre Majesté, il n’est pas étonnant que les faucons de milord protecteur planent si haut ; — ils savent que leur maître aime dominer, — et qu’il s’élève par la pensée bien au delà du vol d’un faucon.
— Milord, bien vil et bien ignoble serait l’esprit — qui ne dépasserait pas l’essor d’un oiseau.
— Je le pensais bien : il voudrait être plus haut que les nues.
— Eh ! milord cardinal, qu’entendez-vous par là ? — Votre Grâce ne trouverait-elle pas bon de pouvoir monter au ciel ?
Jusqu’aux trésors de l’éternelle joie !
— Ton ciel, à toi, est sur la terre. Tes yeux et tes pensées — se reportent vers une couronne qui est le trésor de ton cœur. — Pernicieux protecteur, pair dangereux — qui caresses ainsi le roi et le peuple !
— Ah çà, cardinal, votre prêtrise est devenue bien péremptoire !
— Un homme d’Église, si violent ! Bon oncle, dissimulez votre malignité ; — convient-elle à une telle sainteté ?
— Il n’y a pas là de malignité, monsieur, pas plus que n’en doivent provoquer — une querelle aussi bonne et un aussi mauvais pair…
— Que qui, milord ?
— Eh bien, que vous, milord, — n’en déplaise à votre orgueilleux protectorat.
— Va, Suffolk, l’Angleterre connaît ton insolence.
— Et ton ambition, Glocester.
Paix, je te prie, — ma bonne reine ! N’aiguise pas la fureur de ces pairs. — Car bénis sont ceux qui font la paix sur la terre !
— Bénis sois-je donc ! car je veux faire la paix — avec ce fier protecteur… à la pointe de l’épée !
— En vérité, mon saint oncle, que n’en sommes-nous déjà là !
— Eh ! tu n’as qu’à oser.
— N’émeute pas pour cette affaire un ramassis de factieux. — Réponds en personne de tes insultes.
— Oui, mais tu n’auras pas, toi, le cœur de te montrer ; si tu l’as, — ce soir même, sur la lisière orientale du bois.
— Eh bien, milords ?
Croyez-moi, cousin Glocester, — si Votre Honneur n’avait pas ramené l’oiseau si brusquement, — nous aurions eu plus de plaisir.
Viens avec ton épée à deux mains.
C’est vrai, mon oncle.
— Vous entendez ?… la lisière orientale du bois !
— Cardinal, je suis votre homme.
Eh ! qu’est-ce donc, oncle Glocester ?
— Nous causions de fauconnerie : voilà tout, milord.
— Ah ! par la mère de Dieu, prêtre, j’élargirai votre tonsure, — ou toute ma science d’escrime sera en défaut.
Medica te ipsum. — Protecteur, songez à vous protéger vous-même.
— Le vent devient plus fort ; ainsi que votre courroux, milords. — Que cette musique est fastidieuse à mon cœur ! — Quand de telles cordes détonnent, comment espérer l’harmonie ? — Je vous en prie, milords, laissez-moi arranger ce différend.
Que signifie ce bruit ? — L’ami, quel miracle proclames-tu là ?
Miracle ! miracle !
— Viens près du roi, et dis-lui quel est ce miracle.
— Eh bien, un aveugle a recouvré la vue — à la châsse de Saint-Albans, il n’y a pas une demi-heure ; — un homme qui jamais n’avait vu de sa vie.
— Louange à Dieu qui aux âmes croyantes — donne la lumière dans les ténèbres, la consolation dans le désespoir !
— Voici les habitants de la ville qui viennent en procession, — pour présenter l’homme à Votre Altesse.
— Grande est sa consolation en cette vallée terrestre, — bien que par sa vue ses péchés puissent être multipliés.
— Approchez, mes maîtres, amenez-le près du roi. — Il plaît à Son Altesse de causer avec lui.
— Bonhomme, dis-nous la chose en détail, — que nous puissions à ton occasion glorifier le Seigneur. — Est-il vrai que tu aies été longtemps aveugle, et que tu sois guéri ?
Je suis né aveugle, n’en déplaise à Votre Grâce.
Oui-dà, vraiment.
Quelle est cette femme ?
— Son épouse, n’en déplaise à Votre Honneur.
— Si tu avais été sa mère, tu auras parlé avec plus d’autorité.
Où es-tu né ?
— À Berwick, dans le nord, n’en déplaise à Votre Grâce.
— Pauvre âme ! La bonté de Dieu a été grande pour toi ; — ne laisse passer ni jour ni nuit sans la sanctifier, — en te rappelant toujours ce qu’a fait le Seigneur.
— Dis-moi, bonhomme, est-ce par hasard — ou par dévotion que tu es venu à cette sainte châsse ?
— Par pure dévotion, Dieu le sait ! J’avais été appelé — cent fois et plus dans mon sommeil — par le bon saint Albans, qui me disait : Simpcox, viens, — viens ; présente-toi à ma châsse, et je te guérirai.
— Parfaitement vrai, sur ma parole ; et mainte et mainte fois — j’ai moi-même entendu une voix l’appeler ainsi.
— Ah çà, es-tu boiteux ?
Oui, que le Dieu tout-puissant me soit en aide !
— Comment l’es-tu devenu ?
Une chute du haut d’un arbre !
— D’un prunier, maître.
Combien de temps as-tu été aveugle ?
— Oh ! dès ma naissance, maître.
Et tu as grimpé à un arbre !
— Rien que cette fois-là dans ma vie, quand j’étais un jouvenceau.
— Ce n’est que trop vrai ; et il a payé cher son ascension.
— Par la messe ! tu aimais bien les prunes pour t’aventurer ainsi.
— Hélas ! mon bon monsieur, mon épouse désirait quelques prunes de Damas, — et elle me fit grimper au péril de ma vie.
— Rusé coquin ! mais tout ça ne servira de rien… — Laisse-moi voir tes yeux ; ferme-les maintenant ; maintenant ouvre-les ; — dans mon opinion, tu n’y vois pas encore bien clair.
— Si fait, monsieur, aussi clair que le jour, grâce à Dieu et à saint Albans.
Crois-tu ? De quelle couleur est ce manteau ?
Rouge, monseigneur, rouge comme du sang.
Oui, c’est juste. De quelle couleur est ma robe ?
Noire, parbleu ; noire comme du charbon, comme du jais.
Eh ! tu sais donc de quelle couleur est le jais ?
Et pourtant, il n’a jamais vu de jais, je pense.
Mais il a déjà bien vu des manteaux et bien des robes.
Il n’en a jamais vu de sa vie, avant ce jour.
Dis-moi, maraud, quel est mon nom ?
Hélas ! maître, je ne sais pas.
Quel est son nom ?
Je ne sais pas.
Et le nom de celui-ci ?
Je ne sais pas non plus, maître.
Quel est ton propre nom ?
Saunder Simpcox, ne vous en déplaise, maître.
Eh bien, Saunder, voilà qui suffit : tu es le plus effronté menteur de la chrétienté. Si tu étais né aveugle, il t’eût été aussi facile de dire nos noms à tous que de nommer les diverses couleurs de nos vêtements. La vue peut distinguer les couleurs ; mais les nommer toutes ainsi brusquement, c’est impossible. Milords, saint Albans a fait ici un miracle ; mais ne pensez-vous pas que grand serait le pouvoir qui remettrait cet estropié sur ses jambes ?
Oh ! monsieur, que ne le pouvez-vous !
Messieurs de Saint-Albans, est-ce que vous n’avez pas des sergents dans votre ville, ni de ces choses qu’on appelle fouets ?
Si fait, milord, s’il plaît à Votre Grâce.
Eh bien, envoyez-en chercher un sur-le-champ.
Maraud, va immédiatement chercher le sergent.
Maintenant, qu’on aille vite me chercher un escabeau.
Maintenant, maraud, si tu veux te sauver du fouet, saute-moi par-dessus cet escabeau, et détale.
Hélas ! maître, je ne suis pas en état de me tenir debout ; — vous allez me torturer inutilement.
Eh bien, messire, nous allons vous faire retrouver vos jambes. L’ami sergent, fouette-le jusqu’à ce qu’il ait sauté par-dessus cet escabeau.
Oui, milord… Avance, maraud ; vite ! à bas votre pourpoint !
Hélas ! monsieur, que puis-je faire ? Je ne suis pas en état de me tenir debout.
— Ô Dieu, tu vois cela, et tu le tolères !
— Cela m’a fait rire de voir le maroufle sauter.
— Suivez le coquin, et emmenez cette drôlesse.
Hélas ! monsieur, nous avons fait cela par pure indigence.
Qu’on les chasse sous le fouet à travers toutes les villes de marché jusqu’à ce qu’ils aient regagné Berwick, d’où ils sont venus.
— Le duc Homphroy a accompli un miracle aujourd’hui.
— C’est vrai : il a fait sauter et envoler un boiteux.
— Mais vous avez accompli plus de miracles que moi, — vous avez en un jour, milord, fait envoler des villes entières.
— Quelles nouvelles apporte notre cousin Buckingham ?
— Des nouvelles que mon cœur frémit de révéler. — Une bande de méchants, occupés d’œuvres impies, — sous la protection et avec la connivence — de lady Éléonore, la femme du protecteur, — la meneuse et la tête de toute cette clique, — se sont livrés à des pratiques dangereuses pour l’État, — en ayant recours à des sorcières et des magiciens ; — nous les avons surpris sur le fait, — évoquant du fond de la terre de mauvais esprits, — les interrogeant sur la vie et la mort du roi Henry et d’autres personnages du conseil privé de Votre Altesse, — ainsi qu’on l’expliquera en détail à Votre Grâce.
— Et ainsi, milord protecteur, — votre femme est en ce moment arrêtée à Londres. — Cette nouvelle aura, je pense, faussé le tranchant de votre épée ; — il est probable, milord, que vous ne serez pas au rendez-vous.
— Ambitieux homme d’Église, cesse d’affliger mon cœur. — Le chagrin et l’épreuve ont vaincu toutes mes forces ; — et, vaincu que je suis, je te cède, — comme je céderais au plus vil valet.
— Ô Dieu ! que d’iniquités commettent les méchants, — et pour attirer la ruine sur leur propre tête !
— Glocester, voici ton nid dégradé ; — et tâche toi-même d’être irréprochable, tu feras bien.
— Pour moi, madame, le ciel m’est témoin — de l’amour que j’ai toujours eu pour le roi et pour le bien public. — Quant à ma femme, je ne sais ce qui en est. — Je suis désolé d’avoir appris ce que je viens d’apprendre ; — c’est une noble personne ; mais si elle a mis en oubli — l’honneur et la vertu, et conversé avec des êtres — dont le contact est comme une poix qui souille toute noblesse, — je la bannis de mon lit et de ma société, — et je livre en proie à la loi et à l’opprobre — celle qui a déshonoré le nom honnête de Glocester (12).
— Allons, pour cette nuit, nous nous reposerons ici. — Demain nous retournerons à Londres — pour examiner à fond cette affaire, — interroger ces affreux coupables — et peser leur cause dans la balance de la justice, — dont le fléau est inflexible et qui fait prévaloir le bon droit.
— Maintenant, mes bons lords de Salisbury et de Warwick, — que notre modeste souper est terminé, permettez-moi, — dans cette promenade solitaire et pour ma propre satisfaction, — de vous demander votre opinion sur mon titre à la couronne d’Angleterre, titre qui est irrécusable.
— Milord, il me tarde de vous l’entendre exposer pleinement.
— Cher York, commence ; et si tes droits sont fondés, — les Nevils seront tes sujets obéissants.
Donc voici : — Édouard III, milords, eut sept fils. — Le premier, Édouard, le prince Noir, prince de Galles ; le second, William de Hatfield ; et le troisième, — Lionel, duc de Clarence ; après qui — venait Jean de Gand, duc de Lancastre ; — le cinquième était Edmond Langley, duc d’York ; — le sixième était Thomas de Woodstock, duc de Glocester ; — William de Windsor était le septième et dernier. — Édouard, le prince Noir, mourut avant son père, — et laissa un fils unique, Richard, — qui, après la mort d’Édouard III, régna en qualité de roi, — jusqu’au jour où Henry Bolingbroke, duc de Lancastre, — le fils aîné et l’héritier de Jean de Gand, — couronné sous le nom de Henry IV, — s’empara du royaume, déposa le roi légitime, — envoya la pauvre reine en France, d’où elle était venue, — et le roi à Pomfret, où, comme vous savez tous, — l’inoffensif Richard fut traîtreusement assassiné.
— Père, le duc a dit la vérité ; — c’est ainsi que la maison de Lancastre a obtenu la couronne.
— Et maintenant elle la retient par force, et non par droit ; — car Richard, l’héritier du fils aîné d’Édouard, étant mort, — la postérité du second fils aurait dû régner.
— Mais William de Hatfield était mort sans héritier.
— Le troisième fils, le duc de Clarence, du chef de qui — je réclame la couronne, eut pour enfant une fille, Philippe, — qui épousa Edmond Mortimer, comte de March. — Edmond eut pour enfant Roger, comte de March ; — Roger eut pour enfants Edmond, Anne et Éléonore.
— Cet Edmond, sous le règne de Bolingbroke, — réclama la couronne, ainsi que je l’ai lu, — et eût été roi, sans Owen Glendower, — qui le retint en captivité jusqu’à sa mort. — Mais passons aux autres.
Sa fille aînée, Anne, — ma mère, étant l’héritière de la couronne, — épousa Richard, comte de Cambridge, — qui était fils d’Edmond Langley, cinquième fils d’Edouard III. — C’est de son chef que je réclame la couronne : elle était héritière — de Roger, comte de March, qui était fils — d’Edmond Mortimer qui épousa Philippe, — fille unique de Lionel, duc de Clarence : — donc, si la descendance de l’aîné — doit succéder avant celle du cadet, je suis roi.
— Quelle claire déduction est plus claire que celle-là ? — Henry réclame la couronne du chef de Jean de Gand, — le quatrième fils ; York la réclame du chef du troisième. — Jusqu’à ce que la branche de Lionel soit éteinte, celle de Jean ne doit pas régner ; — elle n’est pas encore éteinte, mais elle fleurit en toi — et dans tes fils, nobles rejetons d’une telle souche. — Donc, Salisbury, mon père, agenouillons-nous tous deux ensemble, — et, en ce lieu retiré, soyons les premiers — à saluer notre légitime souverain — en nous inclinant devant ses droits héréditaires à la couronne.
— Vive notre souverain Richard, roi d’Angleterre !
— Lords, nous vous remercions. Mais je ne suis pas votre roi, — tant que je ne suis pas couronné et que mon épée n’est pas teinte — du sang le plus pur de la maison de Lancastre. — Et ce n’est pas l’œuvre d’un moment, — mais la tâche de la prudence et d’une silencieuse discrétion. — Faites comme je fais en ces temps périlleux ; — fermez les yeux sur l’insolence du duc de Suffolk, — sur l’orgueil de Beaufort, sur l’ambition de Somerset, — sur Buckingham et toute sa clique, — jusqu’à ce qu’ils aient fait tomber dans leurs piéges le pasteur du troupeau, — ce vertueux prince, le bon duc Homphroy. — C’est là ce qu’ils cherchent ; et eux-mêmes, en cherchant cela, — trouveront la mort, si York est bon prophète.
— Milord, brisons là ; nous connaissons pleinement votre pensée.
— Mon cœur me dit que le comte de Warwick — fera un jour du duc d’York un roi.
— Et moi, Nevil, je me dis — que Richard est destiné à faire du comte de Warwick — le plus grand personnage de l’Angleterre, après le roi.
— Avancez, dame Éléonore Cobham, épouse de Glocester ; — aux yeux de Dieu et aux nôtres, votre crime est grand ; — recevez la sentence de la loi, pour des fautes — qui par le livre de Dieu sont vouées à la mort.
— Vous quatre, vous allez retourner en prison ; — de là, à la place de l’exécution. — La sorcière sera brûlée et réduite en cendres à Smithfield, — et vous trois serez étranglés par la hart. — Vous, madame, étant de plus noble naissance, — vous serez dépouillée de tous vos honneurs votre vie durant, — et, après trois jours de pénitence publique (13), — vous vivrez, bannie en votre patrie, — dans l’île de Man, sous la garde de sir John Stanley.
— Bienvenu est le bannissement, bienvenue serait ma mort.
— Éléonore, tu le vois, la loi t’a jugée ; — je ne puis justifier qui la loi condamne.
douleur. — Ah ! Homphroy, cet opprobre de ta vieillesse — va, sous le poids de la douleur, incliner ta tête jusqu’à la terre. — J’implore de Votre Majesté la permission de partir. — Ma douleur voudrait un soulagement, et ma vieillesse du repos.
— Arrête, Homphroy, duc de Glocester ; avant de t’en aller, — remets-moi ton bâton : Henry veut être — son protecteur à lui-même ; et Dieu sera mon espoir, — mon appui, mon guide, un fanal pour mes pas. — Va donc en paix, Homphroy, non moins aimé — que quand tu étais le protecteur du roi.
— Je ne vois pas pourquoi un roi en âge de régner — serait protégé comme un enfant. — Que Dieu et le roi Henry tiennent le gouvernail de l’Angleterre. — Rendez votre bâton, monsieur, et son royaume au roi.
— Mon bâton ? noble Henry, le voici ; — je le résigne aussi volontiers — que me le confia ton père Henry ; — et je le dépose à tes pieds aussi volontiers — que le recevraient d’autres, plus ambitieux. — Adieu, bon roi. Quand je ne serai plus, — puissent l’honneur et la paix garder ton trône !
— Enfin Henry est roi et Marguerite est reine ! — Et Homphroy, duc de Glocester, n’est plus lui-même, — si rudement il a été mutilé ! Deux coups à la fois ; — sa femme bannie, c’est-à-dire son bras droit coupé ; — puis ce bâton d’honneur arraché… Qu’il reste désormais — où il doit être, dans la main de Henry !
— Ainsi ce pin altier s’affaisse et incline ses rameaux ; — ainsi l’orgueil d’Éléonore expire dans sa jeunesse.
— Milords, ne nous en occupons plus… Sous le bon plaisir de Votre Majesté, — voici le jour désigné pour le combat. — L’appelant et le défendant, l’armurier et son apprenti, — sont prêts à entrer en lice, — si Votre Altesse consent à assister au combat.
— Oui, mon cher lord ; car j’ai quitté — la cour tout exprès pour voir vider cette querelle.
— Au nom du ciel, qu’on voie si la lice et toutes choses sont en ordre ; — qu’ils en finissent ici, et que Dieu défende le droit.
— Je n’ai jamais vu un gaillard plus piteux — et plus effrayé de combattre que l’appelant, — le serviteur de cet armurier, milords.
Tenez, voisin Horner, je bois à vous une coupe de Xérès, et n’ayez pas peur, voisin, vous vous en tirerez bien.
Et, tenez, voisin, voici une coupe de Charneco (14).
Et voici un pot de bonne double bière, voisin ; buvez, et n’ayez pas peur de votre apprenti.
À l’œuvre donc ! je fais raison à vous tous, et la figue à Pierre.
Tiens, Pierre, je bois à toi ; et ne crains rien.
Sois gai, Pierre, et ne crains pas ton maître. Combats pour l’honneur des apprentis.
Je vous remercie tous : buvez, et priez pour moi, je vous prie ; car je crois que j’ai bu ma dernière rasade en ce monde… Tiens, Robin, si je meurs, je te donne mon tablier ; toi, Will, tu auras mon marteau ; et toi, Tom, tiens, prends tout l’argent que j’ai… Ô Seigneur, bénissez-moi !… Je prie Dieu, car jamais je ne serai en état de tenir tête à mon maître : il est déjà si exercé à l’escrime.
Allons, cessez de boire, et venez-en aux coups… (11) Maraud, quel est ton nom ?
Pierre, parbleu.
Pierre, quoi ?
Cogne.
Cogne. Tâche donc de bien cogner ton maître.
Messieurs, je suis venu ici, comme qui dirait à l’instigation de mon apprenti, pour prouver qu’il est un drôle et que je suis un honnête homme… Et en ce qui touche le duc d’York, je veux mourir si jamais je lui ai voulu du mal, à lui, au roi ou à la reine. Par conséquent, Pierre, attends-toi à un coup terrible : c’est Bévis de Southampton qui tombe sur Ascapart.
— Qu’on se dépêche !… La langue de ce drôle commence à bredouiller. — Trompettes, donnez le signal aux combattants.
— Arrête, Pierre, arrête ! je confesse, je confesse ma trahison. —
Enlevez-lui son arme… L’ami, remercie Dieu et le bon vin qui a fait trébucher ton maître.
Ô Dieu ! j’ai triomphé de mes ennemis devant une telle assemblée ! Ô Pierre, tu as prévalu justement.
— Allons, qu’on emporte ce traître hors de notre vue ; — car par sa mort nous voyons son crime, — et Dieu, dans sa justice, nous a révélé — la loyauté et l’innocence de ce pauvre garçon — qu’il comptait faire périr injustement… — Viens, l’ami, suis-nous pour avoir ta récompense.
— Ainsi parfois un nuage couvre le jour le plus splendide ; ainsi, après l’été, arrive constamment — l’hiver stérile avec ses froids rigoureux et perçants. — Ainsi soucis et joies abondent, comme les saisons s’écoulent. — Quelle heure est-il, messieurs ?
Dix heures, milord.
— C’est l’heure qui m’a été indiquée — pour attendre au passage ma duchesse condamnée. — Elle ne pourra guère endurer les cailloux des rues — qu’elle doit fouler de ses pieds délicats. — Chère Nell, ta fière âme doit avoir peine à supporter — ce peuple abject qui aujourd’hui te regarde en face — en riant avec des airs haineux de ton humiliation, — lui qui suivait les roues de ton chariot superbe, — alors que tu traversais les rues en triomphe. — Mais doucement ! je crois qu’elle arrive, il faut que je prépare — mes yeux ternis par les larmes à voir ses misères.
— S’il plaît à Votre Grâce, nous l’enlèverons au shérif.
— Non, ne bougez pas ; sur votre vie, laissez-la passer.
— Venez-vous, milord, pour voir mon humiliation publique ?… — Maintenant, tu fais pénitence, toi aussi. Vois comme ils te regardent ! — Vois comme la multitude vertigineuse te montre au doigt, — comme toutes ces têtes agitées jettent les yeux sur toi. — Ah ! Glocester, dérobe-toi à leurs regards haineux, — et enferme-toi dans ton cabinet pour pleurer sur ma honte — et maudire tes ennemis, mes ennemis et les tiens.
— Patience, gentille Nell ; oublie cette misère.
— Ah ! Glocester, apprends-moi à m’oublier moi-même. — Car, quand je pense que je suis ta femme légitime — et que tu es prince, protecteur de ce royaume, — il me semble que je ne devrais pas être ainsi promenée, — affublée d’opprobre, avec un écriteau au dos, — et suivie d’une canaille qui se réjouit — de voir mes larmes et d’entendre mes profonds sanglots. — L’implacable caillou coupe mes tendres pieds ; — et, quand je trébuche, le peuple envieux ricane — et me dit de prendre garde où je marche. — Ah ! Homphroy, puis-je porter ce joug d’ignominie ? — Crois-tu que jamais je puisse revoir le monde, — ou trouver le bonheur à jouir du soleil ? — Non, l’ombre sera désormais ma lumière, et la nuit mon jour ! — Mon enfer, ce sera de songer à ma grandeur. — Parfois je me dirai que je suis la femme du duc Homphroy, — et lui, prince et maître du pays ; — mais que, tout maître et tout prince qu’il était, — il est resté impassible tandis que moi, sa duchesse sacrifiée, — j’étais l’étonnement et le point de mire — du premier faquin, du premier gueux venu ! — Mais reste calme, ne rougis pas de ma honte, — et ne t’inquiète de rien, que la hache de la mort — ne soit levée sur toi, comme à coup sûr elle le sera bientôt. — Car Suffolk, qui peut tout faire, tout, — de celle qui te hait et nous hait tous, — et York, et l’impie Beaufort, ce faux prêtre, — ont englué un buisson pour t’attraper par les ailes ! — et tu auras beau vouloir t’envoler, ils te prendront ! — Mais ne t’alarme pas que tu ne sois tombé dans le piége, — et ne cherche pas à prévenir tes ennemi.
— Ah ! Nell, tais-toi ; tu raisonnes tout de travers. — Il faut que je sois coupable pour être condamné ; — quand j’aurais vingt fois plus d’ennemis, — et quand chacun d’eux aurait vingt fois plus de pouvoir, — tous seraient hors d’état de m’entamer, — tant que je serai loyal, fidèle et irréprochable. — Tu désires que je t’arrache à cette dégradation ? — Mais ta honte n’en serait pas effacée, — et je me mettrais en péril en enfreignant la loi. — La résignation, gentille Nell, voilà ton plus grand secours. — Je t’en prie, dispose ton cœur à la patience : — ce scandale de quelques jours sera vite passé.
Je somme Votre Grâce de se rendre au parlement de Sa Majesté, qui sera tenu à Bury, le premier du mois prochain.
— Et mon assentiment ne m’a pas été demandé d’abord ! — voilà un procédé bien suspect… C’est bien, j’irai.
— Ma Nell, je prends congé de toi… Maître Shérif, — que sa pénitence n’excède pas les injonctions du roi.
— N’en déplaise à Votre Grâce, ici s’arrête ma mission. — C’est sir John Stanley qui est chargé maintenant — de l’emmener dans l’île de Man.
— Est-ce vous, sir John, qui devez veiller sur ma dame ?
— J’en ai reçu l’ordre, n’en déplaise à Votre Grâce.
— N’en usez pas plus mal avec elle, si je vous prie — de la bien traiter. Le monde, peut encore me sourire, — et je puis encore vivre assez pour vous faire du bien, si — vous lui en faites. Et sur ce, sir John, adieu.
— Quoi ! milord, partir sans me dire adieu !
— Mes larmes te prouvent que je ne puis plus parler.
— Te voilà donc parti ! Tout espoir part avec toi ! — Il ne m’en reste plus. Ma joie, c’est la mort, — la mort dont le nom seul m’a si souvent effrayée, — parce que je souhaitais l’éternité de cette vie. — Stanley, je t’en prie, pars et emmène-moi d’ici ; — peu m’importe où ; car je ne demande pas de faveur ; — conduis-moi où l’on t’a commandé de me conduire.
— Eh bien, madame, c’est à l’île de Man ; — là vous serez traitée conformément à votre condition.
— Je le serai donc assez mal, car je ne suis qu’infamie ! — Je serai donc traitée de manière infamante ?
— Comme une duchesse, comme l’épouse du duc Homphroy. — C’est conformément à cette condition que vous serez traitée.
— Shérif, adieu ; je te souhaite plus de bonheur que je n’en ai, — quoique tu aies été l’appariteur de ma dégradation.
— J’ai fait mon office, madame, pardonnez-moi.
— Oui, oui, adieu : ton office est rempli. — Allons, Stanley, partons-nous ?
— Madame, votre pénitence est terminée, quittez ce linceul, — et nous allons vous vêtir pour le voyage.
— Je ne dépouillerai pas ma honte avec ce linceul. — Non, elle s’attachera à mes plus riches manteaux, — et, quelque parure que je porte, elle paraîtra toujours. — Va, ouvre la marche : il me tarde de voir ma prison (16).
— Je m’étonne que milord de Glocester ne soit pas venu. — Il n’a pas l’habitude d’être le dernier, — quel que soit le motif qui le retienne en ce moment.
— Ne voyez-vous donc pas ? ne remarquez-vous donc pas — l’étrange changement de sa contenance, — quelle majesté il affecte, — comme depuis peu il est devenu insolent, — fier, péremptoire, différent de ce qu’il était ? — Nous nous rappelons le temps où il était doux et affable : — alors, au plus vague coup d’œil que nous lui jetions, — immédiatement il se mettait à genoux, — et toute la cour admirait sa soumission ; — mais, si nous le rencontrons maintenant, que ce soit un matin, — à l’heure où chacun donne le bonjour, — il fronce le sourcil, prend un air furieux, — et passe, le genou roide et inflexible, — en dépit du respect qui nous est dû. — On ne fait pas attention aux petits roquets qui grognent, — mais les plus forts tremblent quand le lion rugit ; — et Homphroy n’est pas en Angleterre un petit personnage. — Notez, d’abord, que par la descendance il est le plus proche de vous, — et que, si vous tombiez, il serait le premier à monter. — Aussi, considérant les rancunes qu’il a dans l’âme, — et les avantages qui s’ensuivraient pour lui de votre mort, — je pense qu’il n’est pas politique — de le laisser approcher de votre royale personne, — ni de l’admettre dans les conseils de Votre Altesse. — Il a par la flatterie gagné le cœur des communes ; — et, quand il lui plaira de provoquer une commotion, — il est à craindre que tous ne le suivent. — Voici le printemps, et les mauvaises herbes ne sont que superficiellement enracinées ; — mais laissez-les croître, et elles envahiront tout le jardin, — et elles y étoufferont les plantes en l’absence de toute culture. — La respectueuse sollicitude que je porte à mon seigneur — m’a fait découvrir tous ces dangers dans le duc. — Si c’est une illusion, appelez-la frayeur de femme ; — et si cette frayeur peut être dissipée par des raisons supérieures, — je suis prête à me rendre et à dire que j’ai fait injure au duc. — Milord de Suffolk, Buckingham, York, — réfutez mes allégations, si vous pouvez, — ou bien attestez la justesse de mes paroles.
— Votre Altesse a bien jugé ce duc ; — et, si j’avais été le premier à dire ma pensée, — je crois que j’aurais tenu le même langage que Votre Grâce. — C’est à son instigation que la duchesse — s’est livrée à ses pratiques diaboliques, j’en jurerais sur ma vie ; — ou, s’il n’a pas été complice de ces crimes, — du moins c’est à force de rappeler sa haute origine, — comme le plus proche parent du roi, comme héritier présomptif, — et d’exalter ainsi sa noblesse, — qu’il a poussé la folle duchesse, ce cerveau malade, — à tramer par des moyens criminels la chute de notre souverain. — L’eau coule paisible là où le courant est profond ; — et sous cet air loyal il recèle la trahison. — Le renard ne hurle pas quand il veut ravir l’agneau. — Non, non, mon souverain ; Glocester est un homme — insondé encore, et plein de perfidie profonde.
— N’a-t-il pas, contrairement aux formes de la loi, — inventé des morts atroces pour de petits délits ?
— Et n’a-t-il pas, pendant son protectorat, — levé dans le royaume de grosses sommes d’argent, — destinées à la paie des soldats en France, qu’il n’a jamais envoyées ? — Ce qui causait chaque jour la révolte de quelque ville.
— Bah ! ce sont là de bien légers torts auprès des torts inconnus — que le temps révélera dans ce doucereux duc Homphroy.
— Milords, un mot. Le zèle que vous mettez — à faucher les épines qui pourraient blesser notre pied — est digne de louange. Mais parlerai-je en conscience ? — Notre parent Glocester est aussi innocent — de toute intention de trahison contre notre royale personne — que l’est l’agneau qui tette ou l’inoffensive colombe. — Le duc est vertueux, doux et trop homme de bien — pour rêver le mal ou travailler à ma ruine.
— Ah ! quoi de plus dangereux que cette débonnaire confiance ! — A-t-il l’air d’une colombe ? alors son plumage est emprunté, — car il a l’instinct du corbeau haineux. — Est-ce un agneau ? Eh bien, on lui en a sûrement prêté la peau, — car il a les penchants du loup dévorant. — Quel est l’hypocrite qui ne sache pas voler une forme ? — Prenez-y garde, milord ; notre prospérité à tous — est attachée au retranchement de cet homme perfide.
— Salut à mon gracieux souverain !
— Soyez le bienvenu, lord Somerset, Quelles nouvelles de France ?
— Toutes vos possessions sur ce territoire — vous sont entièrement enlevées : tout est perdu.
— Pénible nouvelle, lord Somerset : mais que la volonté de Dieu soit faite !
— Pénible nouvelle pour moi ; car je comptais sur la France — aussi fermement que sur la fertile Angleterre. — Ainsi la fleur de mon espoir est flétrie en bouton, — et les chenilles en dévorent les feuilles. — Mais avant peu je remédierai à tout cela, — ou je vendrai mon titre pour un glorieux tombeau.
— Tous les bonheurs à mon seigneur le roi ! — Pardonnez-moi, mon suzerain, d’avoir tant tardé.
— Non, Glocester, sache-le, tu ne pouvais qu’arriver trop tôt, — déloyal que tu es. — Je t’arrête ici pour haute trahison.
— C’est bien. Suffolk ; tu ne me verras pas rougir, — ni changer de visage pour cela. — Un cœur immaculé n’est pas facilement intimidé. — La source la plus limpide n’est pas plus exempte de fange — que je suis pur de toute trahison envers mon souverain. — Qui peut m’accuser ? En quoi suis-je coupable ?
— On croit, milord, que vous vous êtes laissé corrompre par la France, — et qu’étant protecteur, vous avez retenu la paie des soldats : — ce qui fait que son Altesse a perdu la France.
— Voilà ce qu’on croit ! qui sont ceux qui le croient ? — Jamais je n’ai dérobé leur paie aux soldats, — ni reçu une obole de la France. — Que Dieu me refuse son aide, s’il n’est pas vrai que je passais les nuits, — oui, les nuits après les nuits, à travailler pour le bien de l’Angleterre ! — Puisse le liard dont j’aurais frustré le roi, — puisse le denier que j’aurais détourné pour mon usage, — être produit contre moi au jour de mon jugement ! — Non ! maintes fois de ma propre bourse, — ne voulant pas taxer les communes appauvries, — j’ai donné de l’argent pour la solde des garnisons, — et je n’ai jamais demandé de restitution.
— Tout cela vous est bon à dire, milord.
— Je ne dis que la vérité, Dieu m’en est témoin !
— Pendant votre protectorat, vous avez inventé — contre les condamnés des supplices étranges et inouïs, — en déshonorant l’Angleterre par la tyrannie.
— Eh ! l’on sait bien que, tant que j’ai été protecteur, — la pitié a été mon seul tort. — Car je m’attendrissais aux larmes du coupable, — et quelques mots repentants étaient pour moi la rançon de ses fautes. — À moins que ce ne fût un meurtrier sanguinaire, — ou un brigand affreusement criminel ayant dévalisé de pauvres passants, — jamais je ne lui iniligeais de peine assez sévère. — il est vrai que j’ai torturé le meurtre, ce crime sanglant, — plus que la félonie ou tout autre délit.
— Milord, il est aisé et commode de répondre à ces accusations. — Mais on met à votre charge des crimes plus graves — dont vous ne pourrez aisément vous purger. — Je vous arrête au nom de Son Altesse, — et vous remets céans à la garde de milord cardinal — jusqu’au jour de votre procès.
— Milord de Glocester, c’est mon spécial espoir — que vous vous laverez de tout soupçon. — Ma conscience me dit que vous êtes innocent.
— Ah ! mon gracieux lord, ces temps sont dangereux ! — La vertu est étouffée par la noire ambition, — et la charité chassée d’ici par la main de la haine. — Une odieuse corruption prédomine, — et l’équité est exilée de la terre de Votre Altesse. — Je sais que leur complot a pour but d’avoir ma vie ; — et, si ma mort pouvait rendre ce pays heureux, — et mettre un terme à leur tyrannie, — je la subirais bien volontiers. — Mais ma mort n’est que le prologue de leur pièce ; — et mille autres, qui ne soupçonnent pas encore le péril, — ne concluront pas la tragédie qu’ils méditent. — L’œil rouge et étincelant de Beaufort décèle la malveillance de son cœur, — comme le front nébuleux de Suffolk, sa haine tempêteuse. — L’ironique Buckingham se soulage par la parole — du fardeau d’envie qui pèse à son cœur ; — et le hargneux York, qui voudrait atteindre à la lune, — et dont j’ai rabattu le bras outrecuidant, — dirige contre ma vie de fausses accusations. — Et vous, comme les autres, ma souveraine dame, — vous avez sans motif accumulé les disgrâces sur ma tête ; — et vous avez fait tous vos efforts pour soulever — contre moi l’inimitié de mon bien-aimé suzerain. — Oui, vous vous êtes tous concertés ensemble, — moi-même j’ai eu avis de vos conciliabules, dans le but unique de détruire mon innocente vie ; — il ne manquera pas de faux témoins pour me condamner — ni de prétendues trahisons pour ajouter à ma charge. — Le vieil adage sera pleinement justifié : — Pour battre un chien un bâton est vite trouvé.
— Mon suzerain, ces invectives sont intolérables. — Si ceux qui ont à cœur de protéger votre royale personne — contre le couteau caché de la trahison et la rage des traîtres — sont ainsi tancés, insultés et outragés, — toute licence de parole étant accordée au coupable, — cela refroidira leur zèle pour Votre Grâce.
— N’a-t-il pas offensé notre souveraine dame — par des paroles injurieuses, quoique savamment conçues, — insinuant qu’elle avait suborné des gens pour attester sous serment — de fausses allégations destinées à le ruiner ?
— Mais je puis permettre les récriminations à celui qui perd.
— Le mot est plus juste que vous ne le croyez : je perds, en effet. — Mais malheur aux gagnants qui m’ont triché ! — Ceux qui perdent ainsi ont bien le droit de parler.
— Il va extravaguer et nous retenir ici tout le jour. — Lord cardinal, il est votre prisonnier.
— Vous autres, emmenez le duc et gardez-le bien.
— Ah ! le roi Henry rejette ainsi sa béquille, — avant que ses jambes soient assez fermes pour le porter. — Ainsi voilà le berger chassé loin de toi, — tandis que les loups hurlent à qui te dévorera le premier. — Ah ! puissent mes craintes être vaines ! Ah ! puissent-elles l’être ! — car, bon roi Henry, c’est ta chute que je crains.
— Milords, agissez comme vous le trouverez bon dans vos sagesses : — faites et défaites, comme si nous étions ici en personne.
— Quoi ! Votre Altesse veut quitter le Parlement !
— Oui, Marguerite ; la douleur inonde mon cœur, — et ses flots commencent à déborder dans mes yeux. — Ma vie est de toutes parts enveloppée par la misère ; — car quoi de plus misérable que le mécontentement ? — Ah ! mon oncle Homphroy ! je vois sur ta face — la mappemonde de l’honneur, de la franchise et de la loyauté : — et jusqu’à cette heure, bon Homphroy, il ne m’est jamais arrivé — de te trouver perfide ou de douter de ta fidélité. — Quelle est donc l’étoile hostile qui s’acharne contre ta fortune, — pour que ces puissants lords et Marguerite, notre reine, — cherchent ainsi la ruine de ton innocente existence ? — Tu ne leur as jamais fait de mal ; tu n’as fait de mal à personne. — Et de même que le boucher emmène le veau, — et lie le malheureux, et le bat quand il s’écarte — du chemin de l’abattoir sanglant, — de même ces implacables t’ont enlevé d’ici ; — et, de même que la mère erre en mugissant — du côté où s’en est allé son petit innocent, — ne pouvant rien que pleurer la perte de ce chéri, — de même je déplore l’infortune du bon Glocester — avec des larmes impuissantes, et je le cherche — avec des yeux troubles, sans rien pouvoir pour lui, — tant sont formidables ses ennemis jurés ! — Je vais gémir sur ses malheurs, et, entre chaque sanglot, — je dirai : S’il y a un traître, ce n’est pas Glocester.
— Lords libres de préjugés, la froide neige fond aux ardents rayons du soleil. — Henry, mon seigneur, froid pour les plus grands intérêts, — est trop accessible à un fol attendrissement ; et les dehors de Glocester — le fascinent, comme le crocodile plaintif — prend le voyageur compatissant au piége de ses gémissements, — ou comme le serpent, étalant sur un banc de fleurs — sa peau brillante et bigarrée, mord l’enfant — qui admire sa beauté. — Croyez-moi, milords, si nul n’était plus sage que moi — (et en cette conjoncture je me crois assez sage), — ce Glocester serait bientôt débarrassé de cette vie — pour nous débarrasser des craintes qu’il nous inspire.
— Qu’il meure, cela est d’une bonne politique ; — mais nous manquons encore de prétextes pour sa mort. — Il convient qu’il soit condamné selon les formes de la loi.
— À mon avis, voilà qui ne serait pas politique ; — le roi travaillera toujours à lui sauver la vie, — les communes se soulèveront peut-être pour lui sauver la vie ; — et puis nous n’avons que cet argument banal, — la méfiance, pour justifier sa condamnation.
— D’où il suit que vous ne désirez pas sa mort.
— Ah ! York, nul vivant ne la désire autant que moi.
— C’est York qui a le plus grand intérêt à sa mort. — Mais, milord cardinal, et vous, milord de Suffolk, — dites votre avis, parlez du fond du cœur : — ne vaudrait-il pas autant charger un aigle à jeun — de protéger un poulet contre un milan affamé — que faire du duc Homphroy le protecteur du roi ?
— En ce cas le pauvre poulet serait bien sûr de sa mort.
— C’est vrai, madame. Et n’y aurait-il pas folie — à faire du renard le gardien du troupeau, — et, tout accusé qu’il est d’être un rusé meurtrier, — à fermer les yeux sur sa perfidie, — sous prétexte qu’il n’a pas encore exécuté son dessein ? — Non ! — Qu’il meure, avant que ses mâchoires soient teintes d’un sang cramoisi : — qu’il meure, parce qu’il est le renard, — reconnu comme l’ennemi naturel du troupeau, — comme Homphroy, toutes les raisons le prouvent, est l’ennemi du roi ! — Et n’ergotons pas sur les moyens de le tuer : — qu’il meure par engins, piéges ou guets-apens, — endormi ou éveillé, peu importe, — pourvu qu’il meure ! Car la fraude est bonne, — quand elle prévient celui qui méditait la fraude.
— Trois fois noble Suffolk, c’est parler avec résolution.
— Il n’y a de résolution que s’il y a exécution : — car on dit souvent ce qu’on n’a guère l’intention de faire ; — mais ici mon cœur est d’accord avec ma langue, — considérant que l’acte est méritoire — et doit préserver mon souverain de son ennemi. — Dites seulement un mot, et je lui servirai de prêtre.
— Mais je le voudrais mort, milord de Suffolk, — avant que vous ayez pu recevoir dûment les ordres ; — dites que vous consentez, que vous approuvez l’acte ! — et je lui fournirai un exécuteur, — tant j’ai à cœur le salut de mon roi.
— Voici ma main, l’acte est digne d’être fait.
— J’en dis autant.
— Et moi aussi : et maintenant que tous trois nous avons parlé, — peu importe qui blâme notre arrêt.
— Grands lords, j’arrive en toute hâte d’Irlande — pour vous signifier que les rebelles sont en campagne — et ont passé les Anglais au fil de l’épée. — Envoyez du secours, ô lords, et arrêtez vite leur furie, — avant que la plaie devienne incurable ; — car, tandis qu’elle est fraîche, il y a grand espoir de la guérir.
— Voilà une brèche qui veut être rapidement bouchée. — Que conseillez-vous dans cette importante affaire ?
— Que Somerset soit envoyé là comme régent. — Il est bon d’employer un gouvernant aussi heureux : — témoin le succès qu’il a eu en France !
Si York, avec sa politique alambiquée, — avait été régent à ma place, — il ne serait pas resté en France aussi longtemps.
— Non, certes, pour tout perdre, comme tu l’as fait. — J’eusse aimé mieux perdre la vie prématurément — que de rapporter ici une telle charge de déshonneur, — étant resté là-bas le temps qu’il fallait pour tout perdre. — Montre-moi une seule cicatrice sur ta peau : — les hommes qui préservent si bien leur chair triomphent rarement.
— Ah ! voilà une étincelle qui deviendra un incendie furieux, — pour peu que le vent et les aliments entretiennent la flamme. — Assez, bon York ; cher Somerset, calmez-vous. — Si tu avais été régent de France, York, ta fortune — eût peut-être été pire encore que la sienne.
— Quoi ! pire qu’un tel anéantissement ! En ce cas, opprobre sur tous !
— Et, entre tous, sur toi qui souhaites ainsi l’opprobre.
— Milord d’York, mettez votre fortune à l’épreuve. — Les sauvages Kernes d’Irlande sont en armes — et trempent la terre du sang anglais. — Voulez-vous mener en Irlande une bande — d’hommes d’élite, choisis dans tous les comtés, — et tenter votre chance contre les Irlandais ?
— Je veux bien, milord, si cela plaît au roi.
— Eh ! notre autorisation est son consentement : — il confirme ce que nous décidons. — Ainsi, noble York, prends en main cette tâche.
— Je l’accepte. Trouvez-moi des soldats, milords, — pendant que je mettrai ordre à mes propres affaires.
— Je m’en charge, lord York. — Mais revenons maintenant au perfide duc Homphroy.
— N’en parlons plus. J’agirai avec lui de telle sorte — que désormais il ne nous troublera plus. — Et sur ce, brisons là : le jour est presque à sa fin. — Lord Suffolk, vous et moi, nous aurons à causer de cet événement.
— Milord de Suffolk, dans quatorze jours — j’attends mes soldats à Bristol ; — car c’est là que je les embarquerai tous pour l’Irlande.
— Je ferai en sorte que tout soit prêt, milord d’York.
— Voici le moment ou jamais, York, d’acérer tes pensées timides, — et de changer le doute en résolution. — Sois ce que tu espères être, ou abandonne à la mort — ce que tu es, comme indigne d’être conservé. — Laisse la peur blême à l’homme infime, — et ne permets pas qu’elle trouve asile dans un cœur royal. — Plus vite que les pluies de printemps, les pensées succèdent aux pensées : — et pas une de mes pensées qui ne pense au pouvoir. — Mon cerveau, plus actif que la laborieuse araignée, — ourdit de pénibles trames pour envelopper mes ennemis. — Fort bien, nobles, fort bien : c’est un acte politique — que de m’expédier avec une armée. — J’ai bien peur que vous n’ayez fait que réchauffer le serpent affamé — qui, caressé sur votre cœur, mordra votre cœur. — C’étaient des hommes qu’il me fallait, et vous voulez me les donner ! — je vous en sais gré. Toutefois soyez bien sûrs — que vous mettez des armes affilées dans les mains d’un furieux. — Pendant qu’en Irlande j’entretiendrai une formidable bande, — je veux soulever en Angleterre un noir ouragan — qui emportera dix mille âmes au ciel ou en enfer. — Et cette terrible tempête ne cessera de faire rage — que quand le cercle d’or posé sur ma tête, — comme le splendide soleil aux transparents rayons, — aura calmé la furie de cette folle bourrasque. — Et déjà, pour mettre à exécution mes desseins, — j’ai séduit un homme opiniâtre du comté de Kent, — John Cade d’Ashford, — qui doit tout faire pour provoquer un mouvement — sous le nom de John Mortimer. — En Irlande, j’ai vu cet indomptable Cade — combattre seul contre une troupe de Kernes, — et lutter si longtemps que ses cuisses étaient — hérissées de dards presque comme un porc-épic ; — et, à la fin, lorsqu’il eut été dégagé, je l’ai vu — cabrioler avec l’agilité furibonde d’un danseur moresque — secouant les dards sanglants, comme l’autre ses grelots. — Bien souvent, sous l’apparence maligne d’un Kerne échevelé, — il a conversé avec les ennemis, — et, sans être découvert, est revenu — me donner avis de leurs trahisons. — Ce démon sera ici mon substitut ; — par les traits, par la tournure, par la voix, il ressemble — à ce John Murtimer qui est maintenant mort. — Par là je verrai les dispositions du peuple, — et quelles sont ses sympathies pour la maison et les titres d’York. — Supposons qu’il soit pris, roué, torturé ; — tous les tourments qu’on pourrait lui infliger, j’en suis sûr, — ne lui feraient pas dire que c’est moi qui l’ai poussé à cette prise d’armes. — Supposons qu’il réussisse, comme c’est fort probable, — alors j’arrive d’Irlande avec mes forces, — et je recueille la moisson que ce gueux a semée. — Car, Homphroy une fois mort, ce qui ne tardera pas, — et Henry mis de côté, à moi la situation !
— Cours à milord de Suffolk ; fais-lui savoir — que nous avons expédié le duc, ainsi qu’il l’a commandé (18).
— Oh ! que n’est-ce encore à faire ! Qu’avons-nous fait ! — As-tu jamais entendu un homme aussi pénitent ?
— Voici milord.
Eh bien, mes maîtres, avez-vous — expédié cette chose ?
Oui, mon bon lord, il est mort.
— Allons, voilà qui est bien. Partez, rendez-vous chez moi ; — je vous récompenserai pour cet acte aventureux. — Le roi et tous les pairs sont près d’ici. — Avez-vous arrangé le lit ? Tout est-il bien — selon les instructions que je vous ai données ?
— Oui, mon bon milord.
Vite, partez.
— Allons, mandez vite notre oncle en notre présence ; — dites-lui que nous entendons juger Sa Grâce aujourd’hui, — si elle est coupable, comme on le publie.
— Je vais l’appeler sur-le-champ, mon noble lord.
— Lords, prenez vos places. Et, je vous en prie tous, — ne procédez avec rigueur contre notre oncle Glocester — qu’autant que des témoignages évidents et respectables — prouveront la culpabilité de sa conduite.
— À Dieu ne plaise que la haine ait assez d’influence — pour faire condamner un grand seigneur innocent ! — Dieu veuille qu’il se purge de tout soupçon !
— Je te rends grâces, Marguerite ; ces paroles me plaisent fort.
— Qu’y a-t-il ? pourquoi es-tu si pâle ? Pourquoi trembles-tu ? — Où est notre oncle ? Que se passe-t-il, Suffolk ?
— Mort dans son lit, milord ! Glocester est mort !
— Ah ! Dieu nous en préserve !
— Mystérieux jugement de Dieu ! J’ai rêvé cette nuit — que le duc était muet et ne pouvait dire une parole.
— Qu’a donc mon seigneur ?… Au secours, milords ! le roi est mort.
— Mettez-le sur son séant ; pincez-lui le nez.
— Courez, allez, au secours, au secours ! Oh ! Henry, ouvre les yeux.
— Il revient à lui. Madame, calmez-vous.
— Dieu du ciel !
Comment se trouve mon gracieux seigneur ?
— Consolez-vous, mon souverain ! gracieux Henry, consolez-vous !
— Quoi ! c’est milord de Suffolk qui me console ! — Tout à l’heure il est venu entonner le chant du corbeau, — croassement terrible qui a paralysé mes forces vitales ; — et il croit qu’un ramage de roitelet, — ce cri de consolation échappé d’un cœur vide, — peut dissiper le retentissement de ses premiers accents ! — Ne cache pas ton poison sous ces mielleuses paroles… — Ne mets pas tes mains sur moi ; éloigne-toi, te dis-je ; — leur contact m’effraie comme le dard d’un serpent. — Sinistre messager, hors de ma vue ! — Dans tes prunelles la tyrannie meurtrière — siége, majesté hideuse, pour l’épouvante de ton monde. — Ne me regarde pas, car tes yeux me blessent… — Pourtant ne t’en va pas… Approche, basilic, — et tue du regard l’innocent qui te contemple, — car c’est à l’ombre de la mort que je trouverai la joie ! — La vie n’est pour moi qu’une double mort, depuis que Glocester est mort.
— Pourquoi injuriez-vous ainsi milord de Suffolk ? — Quoique le duc fût son ennemi, — pourtant il déplore fort chrétiennement sa mort ; — et quant à moi, quelque hostile qu’il me fût, — si des larmes à flot, si des sanglots à fendre le cœur, — si des soupirs à tarir le sang pouvaient le rendre à la vie, — je me rendrais aveugle à force de pleurer, malade à force de sangloter, — pâle comme la primevère à force de soupirer, — uniquement pour faire revivre le noble duc ! — Qui sait ce que le monde pourra penser de moi ? — Car il est connu que nous étions de médiocres amis, — et l’on pourra croire que j’ai fait disparaître le duc. — Ainsi mon nom sera blessé par la langue de la calomnie, — et les cours des princes retentiront de mon déshonneur. — Voilà ce que je gagne à sa mort. Malheureuse que je suis — d’être reine et couronnée d’infamie.
— Ah ! pauvre Glocester ! le malheureux !
— Pauvre Marguerite, plus malheureuse encore !… — Eh quoi ! tu te détournes et caches ton visage ? — Je ne suis pas un lépreux infect, regarde-moi. — Eh quoi ! es-tu devenu sourd comme le serpent ? — Sois donc venimeux comme lui, et tue ta reine désolée ! — Tout ton bonheur est-il donc enfermé dans la tombe de Glocester ? — En ce cas, madame Marguerite ne fut jamais ta joie. — Fais dresser la statue du duc, et adore-la, — et fais de mon image l’enseigne d’un cabaret ! — Est-ce donc pour cela que j’ai failli naufrager sur mer, — et que deux fois j’ai été repoussée par le vent contraire — de la côte d’Angleterre vers mon pays natal ? — Juste présage ! avertissement prophétique du vent — qui semblait me dire : « Ne va pas chercher le nid d’un scorpion, — et ne mets pas le pied sur cette rive ingrate ! » — Et moi, que faisais-je alors ? je maudissais les rafales amies, — et celui qui les avait déchaînées de leurs cavernes d’airain ; — et je leur disais de souffler ver la plage bénie d’Angleterre, — ou de jeter notre carène sur quelque terrible rocher ! — Mais Éole ne voulait pas être un meurtrier. — Il te laissait à toi cet odieux office ! — La mer doucement bondissante refusait de me noyer, — sachant que tu me noierais à terre, — cruel, dans des larmes aussi amères que ses vagues ! — Les rocs crevassés s’enfonçaient dans les sables mouvants — et refusaient de me briser sur leurs flancs rudes, — pour que ton cœur de pierre, plus dur qu’eux, — pût dans ton palais faire périr Marguerite ! — Tant que je pus distinguer les falaises crayeuses, — la tempête nous repoussant de sa côte, — je me tins sur le pont au milieu de l’orage : — et quand le ciel assombri commença à dérober — à mes yeux avides la vue de ton pays, — je détachai de mon cou un précieux joyau — (c’était un cœur entouré de diamants), — et je le jetai vers la terre. La mer le reçut, — et je souhaitai alors que ton sein reçût ainsi mon cœur. — Sur ce, ayant cessé de voir la belle Angleterre, — je sommai mes yeux de suivre mon cœur, — et les traitai de besicles aveugles et troubles — pour avoir ainsi perdu de vue la côte souhaitée d’Albion. — Que de fois j’ai invité Suffolk, — l’agent de ta noire inconstance, — à s’asseoir et à me charmer de ses récits, comme autrefois Ascagne — racontait à Didon affolée — les actes accomplis par son père dans Troie embrasée ! — Et ne suis-je pas sous le charme comme elle ? et n’es-tu pas perfide comme lui ? — Hélas ! je n’en puis plus ! Meurs, Marguerite ! — Car Henry pleure de te voir vivre si longtemps (19).
Le peuple se presse aux portes.
— On rapporte, puissant souverain, — que le bon duc Homphroy a été traîtreusement assassiné — à l’instigation de Suffolk et du duc de Beaufort. — Le peuple, comme un essaim furieux d’abeilles — ayant perdu son chef, se répand de toutes parts, — prêt à piquer n’importe qui pour se venger. — J’ai pu suspendre l’explosion de sa colère — jusqu’à ce qu’il sache les circonstances de cette mort.
— Le duc est mort, bon Warwick, cela n’est que trop vrai ; — mais comment est-il mort ? Dieu le sait ; Henry, non. — Entrez dans sa chambre, examinez son cadavre inanimé, — et expliquez alors sa mort soudaine.
— J’y vais, mon suzerain… Reste, Salisbury, — reste avec la rude multitude, jusqu’à ce que je revienne.
— Ô toi qui juges toutes choses, arrête ma pensée, — ma pensée qui s’acharne à persuader à mon âme — que des mains violentes ont attenté à la vie d’Homphroy ! — Si mon soupçon est faux, pardonne-le-moi. Dieu, — car le jugement n’appartient qu’à toi seul. — Ah ! je voudrais aller réchauffer ses lèvres blêmes — sous vingt mille baisers et laver son visage d’un océan de larmes amères, — et exprimer mon amour à son corps sourd et muet, — et faire sentir ma main à sa main insensible. — Mais bien vaines seraient ces obséquieuses tendresses ; — et le spectacle de sa terrestre image morte — ne ferait qu’augmenter ma douleur.
— Approchez, gracieux souverain ; jetez les yeux sur ce corps.
— Oui, pour voir de quelle profondeur est ma tombe. — Car, avec son âme, s’est enfuie toute ma joie terrestre ; — car, en le voyant, je vois ma vie dans la mort !
— Aussi sûrement que mon âme espère vivre — avec ce Roi révéré qui assuma notre condition — pour nous délivrer de la malédiction courroucée de son Père, — je crois que des mains violentes — ont attenté à la vie de ce duc trois fois fameux.
— Redoutable serment prononcé d’une voix solennelle ! — Quelle preuve donne lord Warwick de ce qu’il atteste ?
— Voyez comme le sang s’est porté à sa face ! — J’ai souvent vu des êtres morts naturellement : — le corps est d’un aspect cendré, maigre, blême, incolore, — le sang ayant reflué en masse vers le cœur agonisant — qui, dans sa lutte avec la mort, — l’appelle à l’aide contre l’ennemi. — Le sang alors se glace avec le cœur, et ne revient jamais rougir et embellir la joue. — Mais, voyez, son visage est noir et gonflé de sang ; — ses prunelles, plus saillantes que quand il vivait, — ont le regard fixe et sinistre d’un homme étranglé ; — ses cheveux sont dressés, ses narines dilatées par la convulsion ; — ses mains toutes tendues comme celles de quelqu’un qui s’est débattu — pour défendre sa vie et qui a été réduit par la force. — Regardez, ses cheveux sont collés aux draps ; — sa barbe si régulière est désordonnée et hérissée — comme le blé d’été couché par la tempête. — Il est impossible qu’il n’ait pas été assassiné ; — le moindre de ces signes en fournirait la preuve (21).
— Et qui donc, Warwick, aurait mis le duc à mort ? — Moi et Beaufort, nous l’avions sous notre protection ; — et monsieur, nous ne sommes pas des assassins, j’espère.
— Mais tous deux vous étiez les ennemis du duc Homphroy ; — et vous aviez, en effet, le bon duc sous votre garde. — Il est probable que vous ne désiriez pas le traiter en ami ; — et il est manifeste qu’il a trouvé un ennemi.
— Ainsi apparemment vous soupçonnez ces nobles hommes — d’être coupables de la mort prématurée du duc Homphroy.
— Qui donc, trouvant la génisse morte et saignante encore — et voyant à côté un boucher avec une hache, — ne soupçonnera pas le boucher de l’avoir égorgée ? — Qui donc, trouvant la perdrix dans le nid du milan, — pourrait ne pas deviner comment elle est morte, — quand même l’oiseau de proie envolé n’aurait pas de sang au bec ? — La tragédie que voici est aussi suspecte.
Êtes-vous le boucher, Suffolk ? où est votre couteau ? — Beaufort est-il un milan ? où sont ses serres ?
— Je n’ai pas de couteau pour égorger les gens endormis ; — mais voici une épée vengeresse, rouillée par l’inaction, — que je fourbirai dans le cœur haineux du calomniateur qui m’inflige le stigmate cramoisi de l’assassin. — Ose donc dire, fier lord de Warwikshire, — que je suis coupable de la mort du duc Homphroy.
— Que n’osera pas Warwick, si le perfide Suffolk ose le défier ?
— Il n’oserait pas contenir son outrageante humeur — ni mettre un terme à ses arrogantes censures, — quand Suffolk oserait vingt mille fois l’en défier.
— Madame, gardez le silence, je vous le conseille respectueusement ; — car chaque parole que vous dites en sa faveur — porte atteinte à votre royale dignité.
— Lord brutal d’esprit, ignoble d’allure ! — si jamais dame outragea son seigneur à ce point, — c’est ta mère qui a reçu dans son lit criminel — quelque manant grossier et mal-appris, et sur une noble tige — greffé un sauvageon : tu en es le fruit. — Tu n’es point de la noble race des Nevils.
— Si le crime de meurtre ne te couvrait pas, — si je ne craignais de frustrer le bourreau de son revenu — et de te soustraire ainsi à dix mille hontes, — si la présence de mon souverain ne m’imposait le calme, je te forcerais, meurtrier fourbe et couard, — à me demander pardon à genoux de ce que tu viens de dire, — et à déclarer que c’est de ta mère que tu parlais — et que c’est toi, toi-même, qui es né bâtard ! — Et, après cet acte d’hommage à la peur, — je te donnerais ton salaire, et j’enverrais ton âme en enfer, — vampire pernicieux des hommes endormis !
— Tu seras éveillé, quand je répandrai ton sang, — si tu oses sortir de céans avec moi.
— Partons sur-le-champ, ou je t’arrache d’ici. — Si indigne que tu sois, je vais me mesurer avec toi, — et rendre quelque honneur à l’âme du duc Homphroy.
— Quelle cuirasse plus forte qu’un cœur immaculé ! — Celui-là est pleinement armé, dont la querelle est juste ; — et, fût-il bardé d’acier, il est tout nu, — celui dont la conscience est souillée d’iniquité.
— Quel est ce bruit ?
— Qu’est-ce à dire, lords ? Vos épées furieuses tirées — ici en notre présence ? Vous vous permettez cette audace !… — Eh bien ! quelle est cette rumeur tumultueuse.
— Le traître Warvick et les hommes de Bury — s’attaquent tous à moi, puissant souverain.
— Restez à l’écart, mes maîtres, le roi connaîtra votre désir… — Auguste lord, le peuple vous fait dire par moi, — que si le perfide Suffolk n’est pas immédiatement mis à mort — ou banni du territoire de la belle Angleterre, tous viendront l’arracher de votre palais par la violence, — et le feront mourir dans les souffrances d’une longue torture. — Ils disent que c’est lui qui a causé la mort du bon duc Homphroy ; — ils disent qu’ils craignent de lui la mort de Votre Altesse, — et que c’est un pur instinct d’affection et de loyauté — dégagé de toute pensée de révolte et d’opposition, — comme de toute intention de contrarier vos désirs, — qui les pousse ainsi à réclamer son bannissement. — Supposons, disent-ils dans leur sollicitude pour votre très-royale personne, — que Votre Altesse, ayant l’intention de reposer, — eût défendu qu’on troublât son sommeil — sous peine de disgrâce ou sous peine de mort ; — néanmoins, nonobstant un si rigoureux édit, — si l’on voyait un serpent dardant sa langue fourchue, — se glisser silencieusement vers Votre Majesté, — il faudrait bien vous réveiller, — de peur que, ce dangereux assoupissement étant respecté, — le reptile meurtrier n’en fît le sommeil éternel. — Ils s’écrient donc qu’en dépit de votre défense, — ils vous protégeront, bon gré, mal gré, — contre de terribles serpents tels que ce traître Suffolk, — dont la morsure venimeuse et fatale a odieusement ôté la vie — à votre oncle bien-aimé qui valait vingt fois mieux que lui.
— La réponse du roi, milord de Salisbury !
— Il est tout simple que le peuple, cette canaille brutale et mal-apprise, — envoie un pareil message à son souverain ; — vous milord, vous avez été bien aise de le porter, — pour montrer quel habile orateur vous êtes. Mais tout l’honneur qu’y a gagné Salisbury, — c’est d’être auprès du roi le seigneur ambassadeur — d’un tas de chaudronniers.
— La réponse du roi, ou nous forçons tous l’entrée.
— Allez, Salisbury, et dites-leur à tous de ma part — que je les remercie de leur tendre et affectueuse sollicitude ; — alors même qu’ils ne m’en eussent pas pressé, — je comptais faire ce qu’ils désirent ; — car, en vérité, des pressentiments continuels m’avertissent — que Suffolk menace mon empire d’un malheur. — Et conséquemment je jure, par la majesté de Celui — dont je suis le député bien indigne, — qu’il n’infectera pas plus de trois jours — l’air de ce pays, sous peine de mort.
— Ô Henry, laissez-moi intercéder pour le digne Suffolk !
— Indigne reine qui oses dire le digne Suffolk ! — Tais-toi, te dis-je : si tu intercèdes pour lui, — tu ne feras qu’accroître mon courroux. — N’eussé-je fait qu’une déclaration, je tiendrais ma parole ; — mais quand je jure, c’est irrévocable… — Si, après trois jours, tu te trouvés encore — sur un territoire à moi soumis, — le monde ne rachètera pas ta vie… — Viens, Warwick ; viens, mon bon Warwick, sors avec moi ; — j’ai des choses importantes à te communiquer.
— Que le malheur et le chagrin partent avec vous ! — Que l’ennui et l’amer désespoir — soient les menins qui vous accompagnent ! — Vous êtes deux : que le diable fasse le troisième ! — et qu’une triple vengeance s’attache à vos pas !
— Cesse, chère reine, ces imprécations, — et laisse ton Suffolk te faire ses douloureux adieux.
— Fi, couarde femmelette, misérable pusillanime ! — N’as-tu pas le courage de maudire tes ennemis ?
— La peste soit d’eux !… Mais pourquoi les maudirais-je ? — Si les malédictions tuaient comme les gémissements de la mandragore, — j’inventerais les termes les plus amèrement acerbes, — les plus furieux, les plus mordants, les plus horribles à entendre ; — et je les proférerais à travers mes dents serrées, — avec tous les signes de la haine implacable, — comme la livide Envie dans son autre immonde. — Ma langue s’embarrasserait dans l’ardeur de mes paroles ; — mes yeux étincelleraient comme le caillou battu ; mes cheveux se hérisseraient comme ceux d’un forcené ; — oui, chacun de mes muscles semblerait maudire et exécrer ; — et même alors mon cœur gonflé se briserait, — si je cessais de les maudire… Que le poison soit leur breuvage ! — le fiel, pis que le fiel, leur goûter le plus exquis ! — leur plus suave ombrage, un bois de cyprès ! — leur principal spectacle, des basilics meurtriers ! — que le plus doux attouchement leur soit aussi cuisant que la morsure d’un lézard ! — la musique, aussi effroyable que le sifflement d’un serpent ! — et que le cri sinistre du chat-huant complète le concert ! — Que toutes les sombres terreurs du ténébreux enfer…
— Assez, cher Suffolk ; tu te mets à la torture. — Ces imprécations formidables, comme le soleil contre un miroir — ou comme un mousquet trop chargé, reculent — et tournent leur force contre toi-même.
— Vous me sommiez de maudire, et maintenant vous me sommez de me taire ! — Ah ! par cette terre dont, je suis banni, — je pourrais maudire toute une nuit d’hiver, — nu et debout sur le sommet d’une montagne — où l’âpreté du froid ne permettrait pas à l’herbe de pousser, — et ce ne serait pour moi que le jeu d’une minute !
— Oh ! je t’en supplie, cesse ! Donne-moi ta main, — que je l’arrose de mes larmes douloureuses. — Et ne laisse pas la pluie du ciel mouiller cette place, — et y effacer les monuments de mon affliction.
— Oh ! puissent mes baisers s’imprimer sur ta main, — que leur sceau te fasse songer à ces lèvres — d’où les soupirs s’exhalent par milliers pour toi ! — Maintenant pars, que je connaisse mon malheur ; — je ne fais que le soupçonner, tant que tu es près de moi, — pareille à quelqu’un qui dans l’abondauce songerait à la privation. — J’obtiendrai ton rappel, ou, sois-en sûr, — je m’exposerai à être bannie moi-même. — Je suis déjà bannie, si je le suis de toi. — Va, ne me parle plus ; pars tout de suite… — Oh ! non, pas encore ! Ainsi deux amis condamnés, — s’embrassent et se baisent, et se disent dix mille adieux, — cent fois moins disposés à se séparer qu’à mourir. — Pourtant adieu ! et adieu la vie avec toi !
— Ainsi le pauvre Suffolk est dix fois banni, — une fois par le roi et neuf fois par toi. — Peu m’importerait ce pays, si tu n’y étais plus. — Un désert serait assez peuplé, — si Suffolk y avait ta céleste compagnie ; — car là où tu es, est le monde — avec tous les plaisirs du monde ; — et là où tu n’es pas, est la désolation. — Je n’en puis plus… Toi, vis pour vivre en joie ; — pour moi, l’unique joie, ce sera que tu vives.
— Vaux, où vas-tu si vite ? quelles nouvelles, je te prie ?
— Je vais annoncer à Sa Majesté — que le cardinal Beaufort est à la mort. — Une maladie grave l’a soudainement saisi : — il est haletant et hagard, il aspire l’air convulsivement, — blasphémant Dieu et maudissant les hommes sur la terre. — Tantôt, il parle comme si le spectre du duc Homphroy — était à ses côtés ; tantôt, il appelle le roi, — et, croyant lui parler, murmure à son oreiller — les secrets de son âme surchargée. — Et l’on m’envoie dire à Sa Majesté — qu’en ce moment même il l’appelle à grands cris.
— Allez porter au roi ce triste message.
— Hélas ! qu’est-ce que ce monde ? Quelles nouvelles ! — Mais quoi ! vais-je m’affliger de ce chétif deuil d’une heure, — et oublier l’exil de Suffolk, le trésor de mon âme ? — N’est-ce pas, Suffolk ? Il faut que je me lamente sur toi seul, — et que je lutte de larmes avec les nuées du midi, — et que je pleure sur ma souffrance, comme elles sur les biens de la terre !… — Maintenant, va-t’en ; tu sais que le roi va venir ; — si l’on te trouve près de moi, tu es mort.
— Si je me sépare de toi, je ne puis vivre ; — et mourir sous tes yeux, ne serait-ce pas encore — m’assoupir délicieusement à tes genoux ? — Ici je pourrais exhaler mon âme dans les airs — aussi doucement, aussi paisiblement que l’enfant au berceau — mourant avec la mamelle de sa mère aux lèvres ; — mais, loin de ta vue, je serais dans une folle rage, — et je te réclamerais à grands cris pour me fermer les yeux, — pour couvrir ma bouche de tes lèvres, — en sorte que tu pusses saisir mon âme au vol, — ou l’aspirer dans ton sein — et la faire vivre ainsi dans le plus suave Élysée ! — Mourir près de toi, ce ne serait que plaisir ; — loin de toi, ce serait une torture pire que la mort. — Oh ! laisse-moi rester, advienne que pourra ?
— Va-t’en ! si pénible que soit le corrosif de la séparation, — on l’applique à une plaie mortelle. — En France, mon doux Suffolk ! Donne-moi de tes nouvelles. — Car, sur quelque point du globe que tu sois, — j’aurai une Iris qui te trouvera.
— Je pars.
En emportant mon cœur avec toi.
— Joyau enfermé dans la plus funèbre cassette — qui ait jamais contenu une chose de prix. — Comme une barque se brise, nous nous séparons. — C’est de ce côté-là que je tombe à la mort.
Et moi de celui-ci.
— Comment va monseigneur ? Parle, Beaufort, à ton souverain.
— Si tu es la Mort, je te donnerai des trésors de l’Angleterre — assez pour acheter une autre île pareille, — pourvu que tu me laisses vivre et que je cesse de souffrir.
— Ah ! quel signe d’une vie mauvaise, — quand l’approche de la mort semble si terrible !
— Beaufort, c’est ton souverain qui te parle.
— Faites-moi mon procès quand vous voudrez. — N’est-il pas mort dans son lit ? Où devait-il mourir ? — Puis-je faire vivre les gens bon gré mal gré ? — Oh ! ne me torturez plus ! j’avouerai… — Revenu à la vie ! alors montrez-moi où il est. — Je donnerai mille livres pour le voir… — Il n’a pas d’yeux ; la poussière l’a aveuglé… — Relissez ses cheveux ; voyez, voyez, ils sont dressés — comme des gluaux tendus pour attraper mon âme au vol ! — Donnez-moi à boire, et dites à l’apothicaire — d’apporter le poison violent que je lui ai acheté.
— Ô toi, éternel moteur des cieux, — jette un regard de pitié sur ce misérable ! — Oh ! chasse l’actif et importun démon — qui assiége si rudement l’âme de ce misérable ; — et purge son cœur de ce noir désespoir !
— Voyez comme les angoisses de la mort le font grincer des dents.
— Ne le troublons pas ; laissons-le passer paisiblement.
— Paix à son âme, si c’est le bon plaisir de Dieu ! — Lord cardinal, si tu penses aux félicités du ciel, — élève la main, comme un signal d’espérance. — Il meurt sans faire de signe. Ô Dieu ! pardonne-lui.
— Une mort si affreuse accuse une vie monstrueuse.
— Abstenons-nous de juger, car nous sommes tous pécheurs. — Fermez-lui les yeux, tirez les rideaux, — et allons tous méditer.
— Le jour éclatant, bavard et débonnaire — s’est glissé dans le sein de la mer ; — et voici le moment où les hurlements des loups éveillent les dragons — qui traînent la nuit tragique et mélancolique, — caressant de leurs ailes indolentes, molles et flasques — les sépulcres des hommes et exhalant de leurs gueules brumeuses — dans les airs l’affreuse contagion des ténèbres. — Amenez donc les gens de guerre que nous venons de prendre. — Tandis que notre pinasse est à l’ancre dans les dunes, — ils conviendront de leur rançon ici même, sur le sable, — ou ils rougiront de leur sang cette plage décolorée. — Pilote, voici un prisonnier que je t’abandonne ; — et toi, son contre-maître, fais ton butin de celui-ci. — L’autre sera ton partage, Walter Whitmore.
— Quelle sera ma rançon, dites-moi, pilote ?
— Mille couronnes ; sinon à bas la tête !
— Et vous m’en donnerez autant, ou la vôtre tombe.
— Quoi ! vous trouvez exorbitant de payer deux mille couronnes, — et vous prenez le titre et les allures de gentilshommes ? — Coupez la gorge à ces deux coquins… Il faut que vous mouriez : — la vie de ceux que nous avons perdus dans le combat — est-elle compensée par une si faible somme ?
— Je la paierai, monsieur ; épargnez donc ma vie.
— Moi aussi, et pour avoir la somme j’écris chez moi immédiatement.
— J’ai perdu un œil à l’abordage de la prise ; — et en revanche tu vas mourir… — Il en serait de même des autres, si j’en étais le maître.
— Ne sois pas si dur, accepte une rançon ; laisse-le vivre.
— Regarde mon Saint-Georges, je suis gentilhomme ; — taxe-moi comme tu voudras, tu seras payé.
— Et moi aussi, je suis gentilhomme… Mon nom est Walter Whitmore… — Eh bien ! pourquoi tressailles-tu ? Çà, est-ce que la mort te fait peur ?
— J’ai peur de ton nom qui a pour moi le son de la mort. — Un savant atiré mon horoscope, — et m’a dit que je périrais par l’eau. — Pourtant que ceci ne te rende pas sanguinaire ! — Ton nom est Gualtier, à le bien prononcer.
— Que ce soit Gualtier ou Walter, peu m’importe. — Jamais l’ignoble déshonneur n’a terni notre nom, — que nous n’ayons effacé la tache avec notre épée. — Si donc je fais jamais marchandise de ma vengeance, — qu’on brise mon épée, que mes armes soient arrachées et souillées, — et que je sois proclamé couard à la face du monde !
— Arrête, Whitmore ; car ton prisonnier est un prince, — le duc de Suffolk, William de la Poole.
— Le duc de Suffolk affublé de guenilles !
— Oui, mais ces guenilles ne font pas partie du duc. Jupiter s’est parfois déguisé ; et pourquoi pas moi ?
— Mais Jupiter n’a pas été tué, et tu vas l’être.
— Obscur et vil maraud, le sang du roi Henry, — le noble sang de Lancastre, — ne doit pas être versé par un valet d’écurie tel que toi. — N’as-tu pas maintes fois, après avoir baisé ta main, tenu mon étrier ? — Tu marchais tête nue près de ma mule caparaçonnée, — et tu t’estimais heureux quand je te faisais un signe de tête ! — Que de fois tu as rempli ma coupe, — mangé mes restes et servi à genoux, — quand je banquetais avec la reine Marguerite ? — Que ce souvenir te fasse un peu plier le chef — et rabattre ton orgueil avorton ! — Que de fois n’es-tu pas resté dans notre antichambre — à attendre respectueusement ma sortie ? — Ma main qui, avec une signature, t’a octroyé tant de grâces — pourra bien retenir sous le charme ta langue insolente.
— Parlez, capitaine, poignarderai-je ce beau délaissé ?
— Laissez-moi d’abord le poignarder de mes paroles, comme il m’a poignardé des siennes.
— Vil manant, tes paroles sont aussi obtuses que tu es obtus.
— Emmenez-le d’ici, et tranchez-lui la tête — sur le côté de notre chaloupe.
Tu n’oserais, il y va de la tienne.
— Si fait, Poole !
Poole ?
Poole ? Sir Poole ? Lord Poole ? — Poule d’eau bourbeuse, de sentine et d’égout, qui de tes ordures et de ta fange — souilles la source argentine où s’abreuve l’Angleterre !… — Je vais donc clore ta bouche béante — qui a englouti les trésors du royaume ! — Tes lèvres, qui ont baisé la reine, vont balayer la poussière ! — Et toi, que faisait sourire la mort du bon duc Homphroy, — vainement tu grinceras des dents aux vents insensibles — qui te répondront de leur sifflement dédaigneux. — Va, sois marié aux sorcières de l’enfer — pour avoir osé fiancer un puissant prince — à la fille d’un misérable roi — sans sujets, sans fortune et sans diadème ! — Tu as grandi par une politique diabolique, — et, comme l’ambitieux Sylla, tu as dévoré, — bouchée par bouchée, le cœur saignant de ta mère ! — Par toi l’Anjou et le Maine ont été vendus à la France ; — les Normands félons et rebelles, grâce à toi, — refusent de nous reconnaître pour maîtres ; et la Picardie — a égorgé ses gouverneurs, surpris nos forts, — et nous a renvoyé en haillons nos soldats blessés. — Le princier Warwick et tous les Névils, — dont jamais les redoutables épées ne furent tirées en vain, — en haine de toi courent aux armes ; — et maintenant la maison d’York, rejetée du trône — par le meurtre infâme d’un roi innocent — et par une tyrannie altière, insolente et usurpatrice, — brûle des feux de la vengeance ; et déjà ses drapeaux pleins d’espoir — arborent un soleil à demi voilé, qui s’efforce de resplendir — et sous lequel est écrit Invitis nubibus. — Ici même, dans le Kent, le peuple est en armes. — Pour conclure, l’opprobre et la misère — sont entrées dans le palais de notre roi, — et tout cela par ta faute… Allons ! emmenez-le.
— Oh ! que ne suis-je un Dieu, pour lancer la foudre — sur ces manants misérables, serviles et abjects ! — La moindre chose enorgueillit l’homme infime : ce drôle que voici, — parce qu’il est capitaine d’une pinasse, a le verbe plus menaçant — que Bargulus, le fameux pirate d’Illyrie. (25) — Les frelons ne sucent pas le sang des aigles, mais pillent les ruches des abeilles. — Il est impossible que je sois mis à mort — par un vassal aussi bas que toi. — Tes paroles émeuvent en moi la rage et non la frayeur. — Je vais en France avec un message de la reine ; — je te somme de me mener sain et sauf de l’autre côté du détroit…
— Walter !
Viens, Suffolk, je vais te faire voguer à la mort.
— Penegelidos timor occupât artus… C’est toi que je crains.
— Tu auras sujet de me craindre avant que je te quitte. — Eh bien, es-tu enfin dompté ? Vas-tu enfin t’humilier ?
— Mon gracieux lord, adjurez-le, parlez-lui doucement.
— La voix impériale de Suffolk est inflexible et rude ; — habituée au commandement, elle ne sait pas solliciter de faveur. — Fi donc ! nous, honorer de telles gens — d’une humble prière ! — Non ; plutôt ployer la tête — sur le billot que plier le genou devant qui que ce soit, — le Dieu du ciel et mon roi exceptés ! — Que ma tête danse au haut d’une pique sanglante — plutôt que de rester découverte devant un valet vulgaire ! — La vraie noblesse est exempte de peur. — J’ai plus de longanimité que vous n’avez d’audace meurtrière.
— Entraînez-le, et faites-le taire.
— Allons, soldats, montrez-moi toute la cruauté possible, — que ma mort en soit à jamais mémorable ! — Les grands hommes sont souvent frappés par de vils maroufles. — Un soudard romain et un infâme bandit — assassinèrent le suave Tullius ; la main bâtarde de Brutus — poignarda Jules César ; de sauvages insulaires — égorgèrent le grand Pompée ; et Suffolk est tué par des pirates !
— Quant à ceux dont nous avons fixé la rançon, — c’est notre bon plaisir que l’un d’eux soit relâché. — Que celui-ci parte donc, et vous, venez avec nous.
— Que sa tête et son corps inanimé restent là gisants, — jusqu’à ce que la reine, sa maîtresse, le fasse ensevelir.
— Ô barbare et sanglant spectacle ! — Je vais porter son corps au roi. — S’il n’est pas vengé par le roi, il le sera par ses amis, — il le sera par la reine, à qui vivant il était si cher.
Allons, procure-toi une épée, fût-ce une latte. Ils sont sur pied depuis deux jours.
Ils n’en ont que plus grand besoin de dormir aujourd’hui.
Je le dis que Jack Cade le drapier a l’intention de remettre l’État à neuf, de le retourner et de lui donner un nouveau poil.
Il en a grand besoin, car il montre la corde… Dame, je le dis, il n’y a plus eu de bon temps en Angleterre depuis qu’il y a surgi des gentilshommes.
Ô misérable siècle ! la vertu n’est plus considérée chez les artisans.
La noblesse croit que c’est une honte d’aller en tablier de cuir.
Au surplus, les conseillers du roi ne sont pas de bons ouvriers.
C’est vrai ; et pourtant on dit toujours : Travaille selon ta vocation. Ce qui équivaut à dire : Que les magistrats soient des hommes de labeur. C’est donc à nous d’être magistrats.
Tu as touché juste, car il n’y a pas de plus grand signe d’un bon esprit qu’une main rude.
Je les vois ! je les vois ! Voilà le fils de Best, le tanneur de Wingham…
Il aura le cuir de nos ennemis pour en faire de la peau de chien.
Et Dick le boucher.
Alors le crime va être assommé comme un bœuf, et l’iniquité égorgée comme un veau.
Et Smith le tisserand…
Argo, leur existence ne tient plus qu’à un fil.
Viens, viens ; joignons-nous à eux.
Nous, John Cade, ainsi nommé de notre père putatif…
Ou plutôt pour avoir volé un sac de muscade.
Parce que nous consommerons la décadence de nos ennemis, étant appelé par une inspiration d’en haut à renverser rois et princes… Qu’on commande le silence.
Silence !
Mon père était un Mortimer.
C’était un honnête homme, et un bon maçon.
Ma mère une Plantagenet.
Je l’ai bien connue ; elle était sage-femme.
Ma femme descend des Lacys.
Elle est en effet fille d’un colporteur, et a vendu force lacets.
Mais depuis peu, n’étant plus en état de voyager avec sa balle de fourrure, elle fait la lessive chez elle.
Je suis donc d’une honorable maison.
Oui, ma foi ; les champs sont honorables, et il y est né sous une haie ; car son père n’a jamais eu d’autre maison que la prison.
Je suis vaillant.
Il le faut bien ; la mendicité est vaillante.
Je suis capable de beaucoup endurer.
Sans aucun doute : je l’ai vu fouetter trois jours de marché consécutifs.
Je ne crains ni le fer ni le feu.
Il n’a pas à craindre le fer, car il a une cotte à toute épreuve.
Mais il me semble qu’il devrait craindre le feu, ayant eu la main brûlée pour vol de bétail.
Soyez donc braves, car votre capitaine est brave, et fait vœu de tout réformer. Désormais en Angleterre sept pains d’un son se vendront deux sous ; le pot de trois chopines contiendra dix chopines ; et ce sera félonie de boire de la petite bière ; tout le royaume sera en commun, et mon palefroi paîtra dans Cheapside… Et quand je serai roi (car je serai roi…).
Dieu garde Votre Majesté !
Merci, bon peuple !… il n’y aura plus d’argent ; tous mangeront et boiront à mon compte, et je veux que tous soient habillés de la même livrée, en sorte que tous s’accordent comme des frères et m’honorent comme leur seigneur.
Commençons par tuer tous les gens de loi.
Oui, c’est bien mon intention. N’est-ce pas chose lamentable, que de la peau d’un innocent agneau on fasse un parchemin, et que ce parchemin, couvert d’un griffonnage, suffise à ruiner un homme ? On dit que l’abeille pique ; mais, moi, je dis que c’est la cire de l’abeille ; car je n’ai jamais apposé un sceau qu’une seule fois, et depuis lors je n’ai jamais été mon maître. Eh bien ! qui vient à nous ?
Le clerc de Chatham ! il sait écrire, et lire, et compter.
Ô monstruosité !
Nous l’avons surpris faisant des modèles pour les enfants.
Voilà un coquin !
Il a un livre dans sa poche avec des lettres rouges dedans.
Eh ! c’est donc un sorcier.
Et il sait dresser des contrats et écrire en grosse !
J’en suis fâché pour lui : l’homme m’a l’air d’un brave homme, sur mon honneur. À moins que je ne le trouve coupable, il ne mourra pas… Approche, l’ami, il faut que je t’examine… Quel est ton nom ?
Emmanuel.
D’habitude ils écrivent ça en tête des lettres… Ça ira mal pour vous.
Laissez-moi lui parler… As-tu l’habitude d’écrire ton nom ? ou as-tu ta marque particulière, comme un simple honnête homme ?
Dieu merci, monsieur, j’ai été assez bien élevé pour savoir écrire mon nom.
Il a avoué ; qu’on l’expédie ! c’est un coquin et un traître.
Qu’on l’expédie, je le veux, et qu’on le pende avec sa plume et son écritoire au cou.
Où est notre général ?
Me voici, mon particulier gaillard.
Fuyez, fuyez, fuyez ! sir Homphroy Stafford et son frère sont près d’ici avec les troupes du roi.
Arrête, coquin, arrête, ou je t’assomme… Il aura affaire à un homme qui le vaut bien… Ce n’est qu’un chevalier, n’est-ce pas ?
Pas davantage.
Pour être son égal, je vais sur-le-champ me faire chevalier… Relevons-nous, sir John Mortimer… Maintenant gare à lui ! (26)
— Manants rebelles, la farine et l’écume de Kent, — marqués pour le gibet, mettez bas les armes, — regagnez vos chaumières, et abandonnez ce maraud. — Si vous le désertez, le roi sera clément.
— Mais il sera courroucé, inflexible et enclin à verser le sang, — si vous persistez : donc soumettez-vous, ou vous êtes morts.
— Pour ces esclaves habillés de soie, je ne m’en occupe pas… — C’est à vous, bon peuple, que je parle, — à vous sur qui j’espère régner un jour à venir ; — car je suis le légitime héritier de la couronne.
— Coquin, ton père était un plâtrier, — et tu es toi-même un tondeur de drap ; ne l’es-tu pas ?
— Et Adam était jardinier.
Et après ?
— Eh bien ! voici : Edmond Mortimer, comte de March, — épousa la fille du duc de Clarence, n’est-ce pas ?
Oui, messire.
— D’elle, il eut deux jumeaux.
C’est faux.
— Oui-dà, voilà la question ; mais moi, je dis que c’est vrai. — L’aîné, ayant été mis en nourrice, — fut volé par une mendiante, — et, ignorant sa naissance et sa parenté., — se fit maçon quand il fut d’âge. — Je suis son fils, niez ça, si vous pouvez.
— Eh ! ce n’est que trop vrai : donc il sera roi !
Monsieur, il a fait une cheminée dans la maison de mon père, et les briques sont encore là vivantes pour l’attester ; ne le niez donc pas.
— Et vous ajoutez foi aux paroles de ce vil manœuvre, qui ne sait ce qu’il dit !
Oui, morbleu, oui ; ainsi, allez-vous-en.
Jack Cade, le duc d’York vous a fait la leçon.
Il ment, car j’ai moi-même inventé tout ça.
Va, l’ami, dis au roi de ma part que, par considération pour son père, Henry cinquième, au temps de qui les enfants jouaient à la fossette avec des écus français, je consens à ce qu’il règne ; mais je veillerai sur lui comme protecteur.
Et, en outre, nous voulons la tête de lord Say, qui a vendu le duché du Maine.
Et vous avez raison ; car par là l’Angleterre est estropiée, et elle serait obligée de marcher avec un baton, si ma puissance ne la soutenait pas. Rois, mes frères, je vous dis que lord Say a châtré l’État et l’a fait eunuque ; et, qui plus est, il sait parler français ; donc c’est un traître.
Ô grossière et misérable ignorance !
Eh ! répliquez à ceci, si vous pouvez : les Français sont nos ennemis ; or, je le demande, celui qui parle le langage d’un ennemi peut-il être un bon conseiller, ou non ?
Non, non ; et par conséquent nous voulons sa tête.
— Allons, puisque les paroles de douceur sont sans effet, — assaillons-les avec l’armée du roi.
— Héraut, en marche ! et, dans toutes les villes, — proclamez traîtres ceux qui s’insurgent avec Cade ; — déclarez que ceux-là même qui auront pu fuir avant la fin du combat — seront, pour l’exemple, pendus à leurs portes — sous les yeux même de leurs femmes et de leurs enfants. — Vous tous, qui êtes les amis du roi, suivez-moi.
— Et vous tous, qui aimez le peuple, suivez-moi. — Maintenant montrez que vous êtes des hommes : c’est pour la liberté ! — Nous ne laisserons pas un seul lord, pas un seul gentilhomme. — Nous n’épargnerons que ceux qui vont en souliers cloutés ; — car ce sont des gens économes et honnêtes, et — qui prendraient notre parti, s’ils l’osaient.
Les voilà tous en ordre, et ils marchent contre nous.
Mais nous, nous sommes en ordre, surtout quand nous sommes en désordre. Allons, en avant, marche !
Les deux Stafford sont tués.
Où est Dick, le boucher d’Ashford ?
Ici, messire.
Ils tombaient devant toi comme des moutons et des bœufs, et tu t’es comporté comme si tu avais été dans ton abattoir. En conséquence voici ta récompense : le carême aura une durée double ; et tu auras seul le privilége de tuer pour quatre-vingt-dix-neuf personnes par semaine.
Je n’en demande pas davantage.
Et, à dire vrai, tu ne mérites pas moins… Je veux porter ce trophée de notre victoire, et je traînerai ces cadavres à la queue de mon cheval jusqu’à ce que j’arrive à Londres, où je ferai porter devant moi l’épée du maire.
Si nous voulons prospérer et bien faire, forçons les prisons et relâchons les prisonniers.
N’aie pas peur, je te le promets. Allons, marchons sur Londres.
J’ai souvent ouï dire que la douleur énerve l’âme, — la rend craintive et la fait dégénérer. — Mais qui pourrait s’empêcher de pleurer en voyant ceci ? — Sa tête peut bien reposer ici sur mon sein haletant : — mais où est le corps que je voudrais étreindre ? —
Quelle réponse fait Votre Grâce à la supplique des rebelles ?
— J’enverrai quelque saint évêque les adjurer. — Car à Dieu ne plaise que tant de simples créatures — périssent par l’épée ! Et moi-même, — plutôt que de les laisser exterminer par une guerre sanglante, — je parlementerai avec Jack Cade leur général. — Mais attendez, je vais la relire encore une fois.
— Ah ! misérables barbares ! cette tête adorable — me dominait comme une planète souveraine, — et elle n’a pu forcer à la pitié ces êtres — qui étaient indignes de la contempler !
— Lord Say, Jack Cade a juré d’avoir ta tête.
— Oui, mais j’espère que Votre Altesse aura la sienne.
Eh bien, madame, toujours — à gémir, et à pleurer la mort de Suffolk ! — Si j’étais mort, mon amour, j’en ai bien peur, — tu ne me pleurerais pas autant.
— Non, mon amour, je ne te pleurerais pas, je mourrais.
— Eh bien, quelles nouvelles ? Pourquoi viens-tu en si grande hâte ?
— Les rebelles sont dans Southwark !… Fuyez, milord ! — Jack Cade se proclame lord Mortimer, — descendant de la maison du duc de Clarence ; — il traite ouvertement Votre Grâce d’usurpateur, — et fait vœu de se couronner lui-même dans Westminster. — Son armée estime multitude déguenillée — de manants, de paysans grossiers et impitoyables. — La mort de sir Homphroy Stafford et de son frère — leur a donné cœur et courage pour aller en avant. — Gens d’étude, gens de loi, gens de cour, gentilshommes, — tous sont pour eux des chenilles traîtresses qu’ils prétendent exterminer.
— Ô hommes privés de la grâce ! ils ne savent ce qu’ils font.
— Mon gracieux seigneur, retirez-vous à Kenilworth, — jusqu’à ce qu’on ait levé des forces suffisantes pour les écraser.
— Ah ! si le duc de Suffolk était encore vivant, — ces rebelles de Kent seraient bientôt soumis.
— Lord Say, les traîtres te haïssent ; — pars donc avec nous pour Kenilworth.
— Cela pourrait mettre en danger la personne de Votre Grâce. — Ma vue leur est odieuse ; — conséquemment je resterai dans cette ville, — et j’y vivrai seul aussi secrètement que possible.
— Jack Cade a occupé le pont de Londres ; les bourgeois — fuient et abandonnent leurs maisons ; — la canaille, altérée de butin, — se joint au traître ; et tous jurent à l’envi — de piller la cité et votre royale cour.
— Ne tardez pas, milord : vite à cheval !
— Venez, Marguerite ; Dieu, notre espoir, nous secourra.
— Mon espoir s’est évanoui, depuis que Suffolk est mort.
— Adieu, milord, ne vous fiez pas aux rebelles de Kent.
— Ne vous fiez à personne, de peur d’être trahi.
— Ma confiance est dans mon innocence ; — et c’est ce qui me rend hardi et résolu.
Eh bien ? Jack Cade est-il tué !
Non, milord, et il n’est pas vraisemblable qu’il le soit : car ils ont pris le pont, tuant tous ceux qui leur résistaient. Le lord maire conjure Votre Honneur d’envoyer de la Tour des renforts pour défendre la Cité contre les rebelles.
— Tous les renforts dont je puis disposer seront mis à vos ordres, mais je suis moi-même inquiété ici, — les rebelles ayant essayé de prendre la Tour. — Mais rendez-vous à Smithfield, rassemblez-y des forces, — et je vous enverrai là Mathieu Gough. — Combattez pour votre roi, pour votre patrie, pour vos existences ; — et sur ce adieu, car il faut que je m’en retourne.
Maintenant voici Mortimer lord de la cité. Et ici même, assis sur la borne de Londres, j’ordonne et je commande qu’aux frais de la Cité la fontaine publique pisse uniquement du vin clairet pendant la première année de notre règne. Et désormais ce sera un crime de trahison de m’appeler autrement que lord Mortimer.
Jack Cade ! Jack Cade !
Assommez-le sur place.
Si ce gaillard-là est sage, il ne vous appellera plus Jack Cade ; je crois qu’il a eu une bien bonne leçon.
Milord, il y a une armée rassemblée à Smithfield.
En avant donc ! allons la combattre. Mais commencez par mettre le feu au pont de Londres, et, si vous pouvez, incendiez aussi la Tour. Allons, partons.
C’est ça, mes maîtres… Maintenant, que quelques-uns aillent démolir l’hôtel de Savoie ; d’autres aux écoles de droit ; abattez tout.
J’ai une demande à adresser à Votre Seigneurie.
Quand ce serait une seigneurie, tu l’auras pour ce mot-là.
Je demande que les lois de l’Angleterre émanent de votre bouche.
Par la messe, ce seront des lois sanglantes ; car il a reçu un coup de lance dans la bouche, et elle n’est pas guérie encore.
Bah ! John, ce seront des lois puantes ; car il s’empuante l’haleine à manger du fromage grillé.
J’y ai pensé, cela sera ainsi. Allez, brûlez tous les recors du royaume ; ma bouche sera le parlement d’Angleterre.
Alors nous aurons des statuts mordants, à moins qu’on ne lui arrache les dents.
Et dorénavant toutes choses seront en commun.
Milord, une prise, une prise ! voici lord Say, celui qui vendait les villes en France, celui qui nous a fait payer, au dernier subside, vingt et un quinzièmes, et un shilling par livre sterling.
Eh bien, il sera décapité dix fois pour ça ! Ah ! Say, c’est toi, c’est toi, serge, c’est toi, lord de bougran. Te voilà sous le coup de notre juridiction royale. Qu’as-tu à répondre à Ma Majesté pour avoir abandonné la Normandie à monsieur Basimecu, le Dauphin de France ? Apprends donc en cette auguste présence, en présence de lord Mortimer lui-même, que je suis le balai qui doit débarrasser la cour d’immondices comme toi. Tu as fort traîtreusement corrompu la jeunesse du royaume, en érigeant une école de grammaire. Nos pères n’avaient jadis d’autres livres que la marque et la taille ; toi, tu as fait employer l’imprimerie, et, au mépris du roi, de sa couronne et de sa dignité, tu as bâti un moulin à papier. Il sera prouvé à ta face que tu as près de toi des gens qui parlent habituellement de noms, de verbes, et autres mots abominables qu’une oreille chrétienne ne saurait endurer. Tu as établi des juges de paix, pour citer devant eux les pauvres gens à propos de choses sur lesquelles ils n’étaient pas en état de répondre. En outre, tu les as mis en prison, et, parce qu’ils ne savaient pas lire, tu les as pendus, quand c’était justement pour ça qu’ils étaient dignes de vivre. Tu montes un cheval caparaçonné, n’est-ce pas ?
Eh bien, après ?
Morbleu, tu ne devrais pas faire porter un manteau à ton cheval, quand de plus honnêtes que toi vont en chausses et en pourpoint.
Et travaillent même en chemise, comme moi, par exemple, qui suis boucher.
Hommes de Kent !
Que dites-vous de Kent ?
Rien que ceci : Bona terra, mala gens.
Expédiez-le, expédiez-le. Il parle latin !
— Écoutez seulement ce que j’ai à dire, et puis dépêchez-moi comme vous voudrez. — Dans les Commentaires écrits par César, Kent — est désigné comme la contrée la plus policée de toute cette île. — Le pays est beau, étant rempli de richesses ; — la population généreuse, vaillante, active, opulente, — ce qui me fait espérer que vous n’êtes pas dénués de piété. — Je n’ai pas vendu le Maine, je n’ai pas perdu la Normandie ; — mais, pour les recouvrer, je perdrais volontiers la vie. — J’ai toujours fait justice avec indulgence ; — les prières et les larmes m’ont touché, les présents jamais. — Quand ai-je rien exigé de vous, — si ce n’est pour maintenir le roi, le royaume et vous ? — J’ai prodigué les largesses aux savants clercs, — parce que c’est mon instruction qui m’a fait distinguer du roi. — Et comme l’ignorance est la malédiction de Dieu, — et la science, l’aile avec laquelle nous nous élevons vers le ciel, — à moins que vous ne soyez possédés d’un esprit diabolique, — il est impossible que vous m’assassiniez. — Ma bouche a été auprès des rois étrangers l’interprète — de vos intérêts.
Bah ! est-ce que tu as jamais frappé un coup sur le champ de bataille ?
— Les hommes supérieurs ont le bras long. J’ai souvent frappé — ceux que je ne voyais pas, et je les ai frappés à mort.
— Ô couard monstrueux ! Quoi ! surprendre les gens par derrière !
— Mes joues ont pâli à veiller pour votre bien.
Donnez-lui un soufflet, et elles reprendront leur rougeur.
— Les longues séances passées à juger les causes des pauvres gens — m’ont grevé d’infirmités et de maladies.
On va vous administrer une potion au chanvre et une saignée à la hache.
Qu’est-ce qui te fait trembler, l’homme ?
La paralysie, et non la peur.
Eh ! il hoche la tête de notre côté comme quelqu’un qui dirait : Je vous revaudrai cela. Je vais voir si son chef sera plus ferme au bout d’une pique. Qu’on l’emmène et qu’on le décapite.
— Dites-moi en quoi je suis si coupable. — Ai-je convoité les richesses ou les honneurs ? dites ! — Mes coffres sont-ils remplis d’un or extorqué ? — Mon costume est-il somptueux à voir ? — Qui de vous ai-je lésé, pour que vous réclamiez ma mort ? — Ces mains sont pures de sang innocent, — ce cœur de pensées noires et perfides. — Oh ! laissez-moi la vie !
Je sens que ses paroles émeuvent en moi la pitié ; mais je la dominerai : il mourra, ne fût-ce que pour avoir si bien plaidé pour sa vie. Emmenez-le ! Il a un démon familier sous la langue ; il ne parle pas au nom de Dieu. Allons, emmenez-le, vous dis-je ; et tranchez-lui la tête sur-le-champ ; puis forcez la maison de son gendre, sir James Cromer, et tranchez-lui aussi la tête, et apportez-les-moi ici l’une et l’autre sur deux piques.
Ce sera fait.
— Ô concitoyens ! si, quand vous faites vos prières, — Dieu était aussi endurci que vous l’êtes, — qu’adviendrait-il de vos âmes après la mort ? — Laissez-vous donc attendrir, et épargnez ma vie.
Emmenez-le, et faites ce que je vous commande.
Le pair le plus altier du royaume ne gardera pas sa tête sur les épaules, s’il ne me paie tribut ; pas une pucelle ne se mariera sans me payer son pucelage au préalable. Les hommes seront mes contribuables, in capite, et nous ordonnons et commandons que leurs femmes soient aussi complaisantes que le cœur peut le souhaiter ou la langue le demander.
Milord, quand irons-nous à Cheapside emprunter des provisions sur nos hallebardes ?
Morbleu, immédiatement.
Oh ! magnifique !
Mais voici qui est plus magnifique !… Faites-les se baiser, car ils s’aimaient fort quand ils étaient vivants… Maintenant séparez-les, de peur qu’ils ne se consultent pour la reddition de nouvelles villes en France. Soldats, différez le pillage de la Cité jusqu’à la nuit ; car nous voulons chevaucher par les rues avec ces têtes portées devant nous en guise de masses, et, à tous les carrefours, nous les ferons se baiser ! En avant !
Remontez Fish Street ! par l’angle de Saint-Magnus ! Tuez et assommez ! jetez-les à la Tamise !
Quel est ce bruit ? quelqu’un aurait-il l’audace de sonner la retraite ou la chamade, quand je commande qu’on tue ?
— Oui, c’est nous qui avons cette audace de te déranger. — Sache, Cade, que nous venons comme ambassadeurs du roi — auprès du peuple que tu as égaré ! — et ici nous proclamons amnistie entière pour tous ceux — qui te quitteront et retourneront paisiblement chez eux.
— Qu’en dites-vous, concitoyens ? Voulez-vous céder, — et accepter le pardon qui vous est offert, — ou vous laisser mener à la mort par la canaille ? — Que celui qui aime le roi et veut avoir sa grâce, — jette sa toque en l’air en criant : Dieu garde Sa Majesté ! — Que celui qui le hait et n’honore pas son père, — Henry Cinq, qui fit trembler toute la France, — brandisse son arme contre nous et passe outre !…
Dieu garde le roi ! Dieu garde le roi !
Quoi ! Buckingham et Clifford, vous avez cette outrecuidance !… Et vous, vils manants, les croyez-vous ? Voulez-vous être pendus avec vos pardons au cou ? Mon épée s’est-elle donc fait jour à travers les portes de Londres, pour que vous m’abandonniez ainsi au Cerf Blanc dans Southwark !… Je croyais que vous ne mettriez bas les armes qu’après avoir recouvré vos anciennes libertés ; mais vous êtes tous des apostats et des lâches, et vous vous plaisez à vivre esclaves de la noblesse. Qu’ils vous cassent les reins sous les fardeaux, qu’ils vous prennent vos maisons à votre barbe, qu’ils violent vos femmes et vos filles sous vos yeux… Quant à moi, je me tirerai d’affaire tout seul ; et sur ce, que la malédiction de Dieu tombe sur vous tous !
Nous suivrons Cade, nous suivrons Cade.
— Cade est-il le fils de Henry V, — pour que vous déclariez si haut vouloir marcher avec lui ? — Vous conduira-t-il au cœur de la France, — et fera-t-il des plus humbles d’entre vous des ducs et des comtes ? — Hélas ! il n’a pas de toit, pas d’asile où se réfugier ; — et il ne saurait vivre que de pillage, — qu’en volant vos amis et nous. — Tandis que vous vivez ainsi en querelle, quelle honte pour vous — si le formidable Français, dont vous triomphiez naguère, — traversait les mers et triomphait de vous ! — Déjà, au milieu de cette guerre civile, il me semble — les voir se pavaner dans les rues de Londres, — criant : villageois ! à tous ceux qu’ils rencontrent. — Ah ! périssent dix mille misérables Cades, — plutôt que vous vous livriez à la merci d’un Français ! — En France, en France ! et reprenez ce que vous avez perdu ; — épargnez l’Angleterre, car c’est votre rive natale. — Henry a de l’argent ; vous êtes forts et vaillants ; — avec Dieu pour nous, ne doutez pas de la victoire.
Vive Clifford ! vive Clifford ! nous suivrons le roi et Clifford.
Vit-on jamais plume remuer à tous vents, aussi légèrement que cette multitude ? Le nom de Henry V les entraîne à cent fautes, et les voilà qui me laissent dans l’isolement. Je les vois se consulter pour me surprendre ; c’est à mon épée de me frayer un chemin, car je ne puis plus attendre… En dépit des démons et de l’enfer, je passerai au milieu de vous. Le ciel et l’honneur me sont témoins que ce n’est pas le manque de résolution, mais la basse, l’ignominieuse trahison de mes compagnons qui me force à jouer des talons.
— Quoi, il se sauve ! qu’on aille à sa poursuite ! — Celui qui apportera sa tête au roi — recevra mille couronnes pour sa récompense.
— Suivez-moi, combattants ; nous aviserons — à vous réconcilier tous au roi.
— Jamais roi, ayant jouissance d’un trône terrestre, — put-il avoir à commandement moins de bonheur que moi ? — À peine étais-je sorti du berceau — que je fus fait roi à l’âge de neuf mois. — Jamais sujet ne désira être roi — aussi ardemment que je désire être sujet.
Salut et bonnes nouvelles à Votre Majesté !
— Eh bien ! Buckingham, le traître Cade est-il pris ? — Ou n’a-t-il fait retraite que pour se renforcer ?
— Il s’est enfui, milord ; tous ses partisans se rendent, — et les voici qui, humblement, la hart, au cou, — attendent de l’arrêt de Votre Altesse la vie ou la mort.
— Ouvre donc, ô ciel, tes portes éternelles — pour accueillir mes louanges et mes actions de grâces ! — Soldats, vous avez aujourd’hui racheté votre vie, — et montré combien vous aimiez votre prince et votre pays. — Persévérez toujours dans de si bons sentiments, — et Henry, si infortuné qu’il soit, — ne sera jamais ingrat, soyez-en sûrs. — Et sur ce, en vous remerciant et vous pardonnant tous, — je vous renvoie chacun dans vos foyers.
— Dieu garde le roi ! Dieu garde le roi !
— Que Votre Grâce me permette de lui annoncer — que le duc d’York est récemment arrivé d’Irlande, — avec une puissante et nombreuse armée — de Gallowglasses et de Kernes vaillants ; — il s’avance vers ces lieux en superbe ordonnance, — proclamant partout sur sa route — qu’il n’a pris les armes que pour éloigner de vous — le duc de Somerset, qu’il qualifie de traître.
— Voilà donc mon empire entre deux détresses, Cade et York, — pareil à un navire qui, ayant échappé à une tempête, — est immédiatement surpris par un calme et abordé par un pirate. — À peine Cade est-il repoussé et sa troupe dispersée, — et voilà York en armes qui lui succède. — Je t’en prie, Buckingham, va à sa rencontre, — et demande-lui quelle est la raison de cette prise d’armes ; — dis-lui que j’enverrai le duc Edmond à la Tour… — Somerset, nous te garderons là — jusqu’à ce qu’il ait licencié son armée.
Milord, — j’irai volontiers en prison, — ou même à la mort, pour le bien de mon pays.
— En tout cas, ne lui parlez pas en termes trop durs ; — car il est violent, et ne saurait supporter un langage rude.
— J’obéirai, milord, et je ferai en sorte, je n’en doute pas, — que toutes choses tournent à votre avantage.
— Viens, femme, rentrons, et apprenons à mieux gouverner ; — car l’Angleterre a pu jusqu’ici maudire mon misérable règne.
Fi de l’ambition ! fi de moi-même qui ai une épée et qui pourtant suis près de mourir de faim. Voici cinq jours que je me tiens caché dans ces bois, sans oser en sortir, car tout le pays est à ma recherche ; mais maintenant je suis tellement affamé que, quand on m’offrirait un bail de vie pour mille ans, je ne pourrais plus y tenir. Aussi j’ai escaladé un mur de brique et pénétré dans ce jardin, pour voir si je pourrais y manger de l’herbe ou y cueillir une salade : excellente chose pour rafraîchir l’estomac d’un homme par ce temps chaud. Et, ma foi, toutes les salades ont été mises au monde pour mon bien ; car bien des fois, sans ma salade, j’aurais eu la caboche fendue d’un coup de hallebarde ; et bien des fois, quand j’avais le gosier sec, et que je marchais vivement, elle m’a servi de pot pour boire ; et c’est encore la salade qui va servir à mon repas !
— Seigneur, qui voudrait vivre dans le tumulte des cours, — pouvant jouir de ces paisibles promenades ! — Ce petit héritage, que m’a laissé mon père, me suffit et vaut une monarchie. — Je ne cherche pas à m’agrandir par l’appauvrissement d’autrui ; — j’accumule l’argent, sans craindre l’envie ; — il me suffit de maintenir ma maison — et de renvoyer le pauvre satisfait de ma porte. —
Voici le maître du lieu qui vient m’arrêter pour vagabondage, comme ayant pénétré dans son domaine sans permission… Ah ! coquin, tu veux me vendre et obtenir du roi mille couronnes, en lui portant ma tête ! mais je te ferai manger du fer comme une autruche, et avaler mon épée comme une grande épingle, afin que nous nous séparions.
— Eh ! grossier compagnon, qui que tu sois, — je ne te connais pas. Pourquoi donc te vendrais-je ? — N’est-ce pas assez que tu te sois faufilé dans mon jardin, — et que, comme un voleur, tu sois venu piller mes terres, — en escaladant mon mur en dépit de moi, le propriétaire, — sans vouloir encore me braver par des propos insolents ? —
Te braver ! oui, par le meilleur sang qui fut jamais versé, et t’insulter à ta barbe… Regarde-moi bien ; je n’ai pas mangé depuis cinq jours ; pourtant, venez, toi et tes cinq hommes, et si je ne vous étends pas tous roides morts comme un clou de porte, Dieu fasse que je ne puisse plus manger d’herbe !
— Non, tant que l’Angleterre subsistera, il ne sera pas dit — qu’Alexandre Iden, écuyer de Kent, — s’est prévalu du nombre pour combattre un pauvre homme affamé. — Oppose ton regard fixe au mien, — et vois si tu peux me faire baisser les yeux. — Mesurons-nous membre à membre, tu es de beaucoup le plus chétif. — Ta main n’est qu’un doigt auprès de mon poignet ; — ta jambe est une badine, comparée à ce rondin ; — dans mon pied il y a autant de vigueur que dans toute ta personne ; — et si je lève le bras en l’air, — ta fosse est déjà creusée en terre… — Mais mettons fin à cette lutte de gros mots, — et que mon épée dise ce que tait ma langue. —
Par ma valeur, voilà le plus parfait champion que j’aie entendu !… Acier, si ton fil s’émousse, si, avant de dormir en ton fourreau, tu ne découpes pas ce gros rustre ossu en émincés de bœuf, je prie Dieu à deux genoux qu’il soit fait de toi des gros clous.
Oh ! je suis mort ! La faim seule m’a tué : quand dix mille diables se mettraient contre moi, qu’on me donne seulement les dix repas que j’ai perdus, et je les défie tous… Jardin, flétris-toi ; et sois désormais le cimetière de tout ce qui vit dans cette maison, puisqu’ici l’âme indomptée de Cade s’est évanouie.
— Est-ce donc Cade que j’ai tué, lui, ce traître monstrueux ? — Épée, je veux que tu sois sanctifiée pour cet acte, — et suspendue sur ma tombe, quand je serai mort : — jamais ce sang ne sera essuyé de ta pointe, — mais tu le garderas comme un blason héraldique, — emblème de l’honneur que s’est acquis ton maître (27). —
Iden, adieu, et sois fier de ta victoire. Dis de ma part au pays de Kent qu’il a perdu son meilleur homme, et exhorte tout le monde à être lâche ; car moi, qui n’ai jamais redouté personne, je suis vaincu par la famine, non par la valeur.
— Combien tu m’outrages, le ciel le sait !… — Meurs, damné misérable, malédiction de celle qui t’enfanta ! — Comme je plonge mon épée dans ton corps, — je voudrais pouvoir plonger ton âme dans l’enfer ! — Je vais te traîner par les talons — sur un fumier qui sera ta fosse ; — là, je trancherai ta tête maudite, — et la porterai triomphalement au roi, — laissant ton corps en pâture aux corbeaux.
— Ainsi York revient d’Irlande pour revendiquer son droit, — et arracher la couronne de la tête du faible Henry. — Cloches, sonnez à toutes volées ; feux de joie, brûlez clairs et brillants, — pour la réception du roi légitime de la grande Angleterre. — Ah ! sancta majestas ! qui ne t’achèterait pas cher ? — Que ceux-là obéissent qui ne savent pas commander ! — Cette main est faite pour ne manier que l’or. — Je ne puis donner à mes paroles leur véritable action — qu’en brandissant un sceptre ou une épée : — sur mon âme, j’aurai un sceptre — au bout duquel j’agiterai les fleurs de lis de France.
— Qui nous arrive ici ? Buckingham ! c’est pour me faire obstacle ! — Le roi l’a envoyé, sans doute : dissimulons.
— York, si tu agis en ami, je te salue en ami.
— Homphroy de Buckingham, j’accepte ton salut. — Est-ce comme messager ou bien de ton gré que tu viens ?
— Comme messager de Henry, notre auguste souverain ; — je viens savoir la raison de cet armement en pleine paix ; — pourquoi toi, qui n’es qu’un sujet, comme moi, — as-tu, au mépris de ton serment sacré d’allégeance, — levé des forces si considérables sans sa permission, — et oses-tu les amener si près de la cour ?
— Je puis à peine parler, si grande est ma colère ! — Oh ! je pourrais pourfendre des rochers et combattre la pierre, — tant je suis courroucé par ces paroles abjectes ! — Je pourrais, comme Ajax, fils de Télamon, — assouvir ma fureur sur des moutons ou des bœufs ! — Je suis beaucoup mieux né que le roi ; — j’ai plus l’air d’un roi, j’ai des pensées plus royales que lui ; — mais il faut que j’affecte quelque temps encore la sérénité, — oui, jusqu’à ce que Henry soit plus faible et moi plus fort (28).
— Ô Buckingham, pardonne-moi, je te prie, — d’être resté si longtemps sans te répondre. — Mon esprit était en proie à une profonde mélancolie. — La cause pour laquelle j’ai amené ici cette armée, — la voici : c’est pour éloigner du roi l’altier Somerset, — traître envers Sa Grâce et envers l’État.
C’est trop de présomption de ta part. — Mais, si ta prise d’armes n’a pas d’autre but, — le roi a déjà accédé à ta demande : le duc de Somerset est à la Tour.
— Sur ton honneur, est-il prisonnier ?
— Sur mon honneur, il est prisonnier.
— Eh bien, Buckingham, je licencie mes troupes… — Soldats, je vous remercie tous ; dispersez-vous ; — venez me rejoindre demain aux prés de Saint-Georges, là vous aurez votre paie et tout ce que vous désirez. — Mon souverain, le vertueux Henry, — n’a qu’à réclamer mon fils aîné, que dis-je ! tous mes fils, — comme otages de ma féauté et de mon dévouement ; — je les lui enverrai aussi volontiers que j’existe. — Terres, biens, chevaux, armures, tout ce que j’ai — est à ses ordres, pourvu que Somerset meure.
— York, je loue cette affectueuse soumission : — nous allons nous rendre tous deux à la tente de Son Altesse.
— Buckingham, York n’a donc contre nous aucune mauvaise intention, — que je le vois marcher avec toi bras dessus bras dessous.
— En toute soumission et humilité, — York se présente à Votre Altesse.
— Alors dans quel but as-tu amené ces troupes ?
— Pour enlever d’ici le traître Somerset, — et pour combattre ce monstrueux rebelle, Cade, — dont j’ai appris depuis la déconfiture.
— Si un homme aussi grossier et d’aussi humble condition — peut être admis en présence d’un roi. — permettez que j’offre à Votre Grâce la tête d’un traître, — la tête de Cade, que j’ai tué dans un combat.
— La tête de Cade !… Grand Dieu, combien tu es juste !… — Oh ! fais-moi voir, mort, le visage de celui — oui vivant m’a causé tant de troubles (29). — Dis-moi, mon ami, est-ce toi qui l’as tué ?
— C’est moi-même, n’en déplaise à Votre Majesté.
— Comment t’appelles-tu ? et quelle est ta condition ?
— J’ai nom Alexandre Iden, — pauvre écuyer de Kent, qui aime son roi.
— Sous votre bon plaisir, milord, il ne serait pas mal — de le créer chevalier pour un si grand service.
— Iden, à genoux.
Relève-toi chevalier. — Nous te donnons mille marcs pour récompense, — et voulons que tu sois désormais attaché à notre personne.
— Puisse Iden vivre pour se rendre digne d’une telle faveur, — et ne vivre que fidèle à son roi !
Regarde, Buckingham ! voici Somerset qui vient avec la reine ; — va lui dire de se cacher vite, que le duc ne le voie pas.
— Pour mille York, il ne cachera pas sa tête, — mais il restera hardiment à l’affronter en face.
— Comment ! Somerset est en liberté ! — Alors, York, déchaîne tes pensées longtemps emprisonnées, — et que ta langue soit d’accord avec ton cœur ? — Endurerai-je la vue de Somerset ? — Roi faux ! pourquoi m’as-tu manqué de parole, — toi qui sais combien peu je puis souffrir l’outrage ? — Je t’ai appelé roi ? Non, tu n’es pas roi ; — tu n’es pas capable de gouverner ni de dominer des multitudes, — toi qui n’oses ni ne peux dominer un traître. — Ta tête, à toi, ne va pas à une couronne, — ta main est faite pour étreindre un bâton de pèlerin, — et non pour donner prestige au sceptre formidable d’un prince ! — C’est à moi de ceindre mon front de cet or-là, — à moi dont le sourire et la moue, comme la lance d’Achille, — peuvent alternativement tuer et guérir. — Voici une main propre à tenir un sceptre — et imposer le contrôle des lois. — Fais-moi place ; par le ciel, tu ne régneras plus — sur celui que le ciel a créé pour régner sur toi.
— Ô monstrueux traître !… je t’arrête, York, — pour crime de haute trahison envers le roi et la couronne. — Obéis, traître audacieux ; demande grâce à genoux.
— Tu veux que je m’agenouille ? Laisse-moi d’abord demander à mes gens — s’ils pourraient souffrir que je fléchisse le genou devant un homme… — L’ami, va chercher mes fils pour qu’ils soient ma caution.
— Je sais qu’avant de me laisser aller en prison, — ils engageront leurs épées pour me délivrer.
— Qu’on mande ici Clifford ; qu’on lui dise de venir sur-le-champ — nous dire si les enfants bâtards d’York — peuvent être caution pour leur traître de père.
— Ô Napolitaine au sang vicié, — rebut de Naples, sanglant fléau de l’Angleterre, — les fils d’York, tes supérieurs par la naissance, — seront la caution de leur père ; et gare à ceux — qui refuseraient un tel gage !
— Tenez, les voici ; je réponds qu’ils me feront honneur.
— Et voici Clifford qui vient repousser leur caution.
— Salut et prospérité à mon seigneur le roi !
— Je te remercie, Clifford : quelles nouvelles apportes-tu, dis ? — Non, ne nous menace pas de cet air furieux : — nous sommes ton souverain, Clifford, remets-toi à genoux ; — nous te pardonnons ta méprise.
— Voici mon roi, York, je ne me méprends pas ; — c’est toi qui te méprends en m’attribuant une méprise… — À Bedlam, cet homme ! Est-il devenu fou ?
— Oui, Clifford, une folle humeur ambitieuse — le porte à s’opposer à son roi.
— C’est un traître ; qu’on le mène à la Tour, — et qu’on lui tranche sa factieuse caboche.
— Il est arrêté, mais il ne veut pas obéir. — Ses fils, dit-il, engageront pour lui leur parole.
— N’est-ce pas, mes fils ?
Oui, mon noble père, si nos paroles suffisent.
— Si nos paroles ne suffisent pas, nous aurons recours à nos épées.
— Çà, quelle engeance de traîtres avons-nous là ?
— Regarde dans une glace, et tu y verras l’image de la trahison. — Je suis ton roi, et toi, tu es un traître au cœur fourbe. — Qu’on appelle dans l’arène mes deux braves ours, — pour qu’avec le seul bruit de leurs chaînes — ils frappent de stupeur ces féroces et lâches limiers. — Dites à Salisbury et à Warwick de venir à moi.
— Sont-ce là tes ours ? Nous allons les harceler jusqu’à la mort, — et avec leur chaîne garrotter leur gardien, — si tu oses les amener dans la lice. —
J’ai souvent vu un dogue ardent et présomptueux — bondir en arrière et mordre celui qui le retenait ; — mais, dès que, lâché, il sentait la patte terrible de l’ours, — il serrait sa queue entre ses jambes, et hurlait. — Vous en ferez tout autant, — si vous entrez en lutte avec lord Warwick.
— Arrière, monceau de fureur, hideux et indigeste moignon, — aussi tortueux d’esprit que de forme !
— Ah ! nous allons vous réchauffer de la belle manière.
— Prenez garde de vous brûler vous-même à cette chaleur.
— Eh quoi ! Warwick, ne sais-tu plus ployer ton genou ? — Vieux Salisbury, honte à tes cheveux d’argent, — guide extravagant d’un fils écervelé ! — Veux-tu donc faire le brigand sur ton lit de mort, — et chercher la ruine avec tes besicles ! — Oh ! où est la foi ? où est la loyauté ? — Si elles sont bannies de cette tête chenue, — où trouveront-elles asile sur la terre ? — Veux-tu donc creuser ta fosse pour exhumer une guerre, — et, souiller de sang ton âge vénérable ? — Pourquoi, étant vieux, manques-tu d’expérience ? — Ou si tu en as, pourquoi en mésuses-tu ? — Par pudeur ! que devant moi le respect te fasse plier ce genou — que la vieillesse incline déjà vers la tombe !
— Milord, j’ai examiné moi-même les titres de ce très-illustre duc ; — et dans ma conscience, je regarde Sa Grâce — comme le légitime héritier du royal trône d’Angleterre.
— Est-ce que tu ne m’as pas juré allégeance ?
Oui.
— Peux-tu à la face du ciel te dégager d’un tel serment ?
— C’est un grand mal de s’engager au mal ; — mais c’est un plus grand mal de tenir ce mauvais engagement. — Quel vœu solennel peut obliger un homme — à commettre un meurtre, à voler autrui, — à attenter à la chasteté immaculée d’une vierge, — à ravir à l’orphelin son patrimoine, — à extorquer à la veuve son droit coutumier ? — Tous ces crimes seraient-ils justifiés par cette unique raison — qu’il était lié par un serment solennel ?
— Qu’on appelle Buckingham, et qu’on lui dise de s’armer.
— Appelle Buckingham et tous les amis que tu as. — Je suis résolu : la royauté ou la mort !
— La mort ! je te la garantis, si mon rêve se réalise.
— Tu ferais très-bien d’aller au lit et de te remettre à rêver, — pour te garantir des tempêtes de la bataille.
— Je suis résolu à soutenir de plus terribles ouragans — que tu n’en pourras évoquer aujourd’hui ; — et j’en inscrirai la preuve sur ton heaume, — pour peu que je puisse te reconnaître au blason de ta maison.
— Eh bien, par îe blason de mon père, je jure de porter le vieux cimier des Nevil, — l’ours rampant enchaîné au bâton noueux, — et de le porter au-dessus de mon heaume, — comme un cèdre au sommet d’une montagne — gardant tout son feuillage en dépit des tempêtes ; — si bien que tu seras épouvanté à son seul aspect.
— Et moi, j’arracherai ton ours de ton heaume, — et je le foulerai sous mes pieds avec un mépris suprême, — en dépit du montreur d’ours qui protège l’ours.
— Et sur ce, aux armes, mon victorieux père ! — Écrasons les rebelles et leurs complices.
— Fi ! plus de charité, par pudeur ! Ne parlez pas avec tint de haine, — car vous souperez ce soir avec Jésus-Christ.
— Hideux stigmate, c’est plus que tu ne peux dire.
— Si ce n’est au ciel, vous souperez à coup sûr en enfer.
— Clifford de Cumberland, c’est Warwick qui t’appelle. — Et si tu ne fuis pas devant l’ours, — maintenant que la trompette furieuse sonne l’alarme, — et que les cris des mourants remplissent le vide des airs, — Clifford, je te dis : Viens te battre avec moi ! — Prince altier du Nord, Clifford de Cumberland, — Warwick s’enroue à te défier.
— Et quoi ! mon noble lord ? quoi ! à pied !
— Le ravageur Clifford a tué mon destrier ; — mais j’ai rendu coup pour coup, — et j’ai fait une proie pour les vautours et les corbeaux — de la bonne bête qu’il aimait tant.
Pour l’un de nous ou pour tous deux l’heure suprême est venue.
— Arrête, Warwick, cherche un autre gibier ; — car ce cerf, c’est moi qui dois le chasser à outrance.
— Agis donc noblement, York ; c’est pour une couronne que tu combats. — Aussi vrai, Clifford, que j’espère triompher aujourd’hui, — ce m’est un crève-cœur de te quitter sans te combattre.
— Que considères-tu en moi, York ? Pourquoi t’arrêtes-tu ?
— Je serais épris de ta fière attitude, — si tu n’étais pas un ennemi si acharné.
— Et l’on ne refuserait pas l’éloge et l’estime à ta prouesse, — si elle n’éclatait honteusement dans la trahison.
— Puisse-t-elle me défendre aujourd’hui contre ton épée, — comme il est vrai qu’elle se manifeste en faveur de la justice et du bon droit !
— Je me risque ici corps et âme.
— Formidable va-tout ?… Vite, en garde.
La fin couronne les œuvres.
— Ainsi la guerre t’a donné la paix, car te voilà tranquille. — Paix à son âme, ô ciel, si c’est ta volonté !
— Honte et confusion ! tout est en déroute ! — La peur produit le désordre, et le désordre blesse — ceux qu’il voudrait protéger. Ô guerre, enfant de l’enfer, — dont les cieux irrités font leur ministre, — jette dans les cœurs glacés de nos partisans — les charbons ardents de la vengeance !… Que pas un soldat ne fuie ! — Celui qui s’est vraiment consacré à la guerre — n’a plus l’amour de soi-même ; celui qui s’aime soi-même — ne mérite pas essentiellement, mais seulement par circonstance, — le nom de brave.
Oh ! que ce monde infâme finisse, — et puissent avant le temps les flammes du dernier jour — confondre le ciel et la terre ! — Que maintenant l’universelle trompette entonne sa fanfare — et fasse taire les chétives rumeurs — des êtres !… Étais-tu donc destiné, cher père, — à user ta jeunesse dans la paix et à revêtir — la livrée d’argent de la sage vieillesse — pour venir ainsi, à l’âge vénérable que le fauteuil réclame, — mourir dans une bataille forcenée ?… Rien qu’à ce spectacle, — mon cœur s’est pétrifié ; et tant qu’il sera mien, — il sera de pierre. York n’épargne pas nos vieillards ; — eh bien, je n’épargnerai pas leurs enfants ; les larmes virginales, — me seront, à moi, ce que la rosée est à l’incendie ; — et la beauté, qui souvent fléchit le tyran, — ne sera qu’huile et que cire pour ma colère en flamme ! — Désormais, je n’aurai que faire de la pitié. — Si je rencontre un enfant de la maison d’York, — je le découperai en morceaux, — farouche comme Médée dépeçant la jeune Absyrte. — C’est dans la cruauté que je chercherai ma gloire.
— Viens, toi, nouvelle ruine de la vieille maison de Clifford ! — Comme autrefois Énée porta le vieil Anchise, — ainsi je te porte sur mes mâles épaules ; — Mais Énée, lui, portait une charge vivante, — bien moins lourde que mon funèbre fardeau.
C’est bien, étends-toi là : — en expirant ainsi au dessous de cette misérable enseigne d’auberge, — qui représente le château de Saint-Albans, Somerset — a rendu fameuse la sorcière qui avait prédit sa mort… — Épée, garde ta trempe ; cœur, conserve ta furie. — Les prêtres prient pour leurs ennemis, mais les princes les tuent.
— Fuyez, milord ! Que vous êtes lent ! par pudeur ! fuyez.
— Est-ce que nous pouvons devancer les cieux ? Bonne Marguerite, arrêtons-nous.
— De quoi donc êtes-vous fait ? Vous ne voulez ni combattre ni fuir. — Maintenant le courage, la sagesse, la prudence, — c’est de céder le champ à l’ennemi. Sauvons-nous — comme nous pouvons ; nous ne le pouvons qu’en fuyant.
— Si vous êtes pris, nous voyons le fond — de notre destinée ; mais si nous échappons — (et nous le pouvons aisément, à moins que votre indolence ne nous empêche), — nous gagnerons Londres, où vous êtes aimé, — et où la brèche faite à notre fortune — pourra être promptement réparée.
— Si mon cœur n’était résolu à de nouvelles représailles, — j’aimerais mieux blasphémer que de vous conseiller la fuite. — Mais il faut fuir ; un incurable découragement — règne dans le cœur de tous nos partisans. — Fuyez, au nom de votre salut ! et nous vivrons — pour voir le jour où nous leur rendrons coup pour coup : — en marche, milord, en marche.
— Mais Salisbury ! qui peut nous donner des nouvelles — de ce lion chenu qui, dans sa furie, oublie — les contusions de l’âge et les injures du temps, — et, pareil au brave à la fleur de la jeunesse, — reprend force dans l’occasion ? Cette heureuse journée — n’est plus elle-même, et nous n’y avons rien gagné, — si Salisbury est perdu.
Mon noble père, trois fois je l’ai remis en selle, — trois fois je l’ai couvert de ma personne ; trois fois je l’ai emmené de l’action, — en le conjurant de n’y plus prendre part, — mais toujours je l’ai retrouvé où était le danger ; — telle qu’une riche tenture dans un humble logis, — telle était sa volonté dans son faible vieux corps. — Mais, le noble soldat, le voici qui vient.
— Ah ! par mon épée, tu as bien combattu aujourd’hui ; — nous tous aussi, par la messe !… Je vous rends grâces, Richard ; — Dieu sait combien de temps j’ai à vivre ; il a permis que trois fois aujourd’hui — je fusse sauvé par vous d’une mort imminente. — Mais, milords, ce que nous possédons ne nous appartient pas encore. — Ce n’est pas assez que nos ennemis soient cette fois mis en fuite : — de tels adversaires auront vite réparé leur échec.
— Notre sûreté, je le sais, exige que nous les poursuivions. — Car j’apprends que le roi s’est enfui à Londres — pour y convoquer sur-le-champ le parlement. — Rejoignons-le, avant que les lettres de convocation soient parties. — Que dit lord Warwick ? Irons-nous après eux ?
— Après eux ? non ! Avant eux, si nous pouvons. — Ah ! ma foi, milords, voilà une glorieuse journée. — La bataille de Saint-Albans, gagnée par le fameux York, — sera immortalisée dans les âges à venir. — Sonnez, tambours et trompettes… À Londres tous ! — Et puissions-nous avoir d’autres journées comme celle-ci !
↑(1) Cette réplique que Glocester adresse ici au cardinal pour lui reprocher son arrogance et sa rancune, et pour lui remettre en mémoire d’anciennes querelles, ne se trouve pas dans le texte de l’édition de 1593. Insérée après coup par la révision dans le texte publié en 1623, elle a évidemment pour but de rattacher la seconde partie de Henry VI à la première partie, en rappelant les commencements du conflit que la première partie a mis en scène.
↑(2) Richard Plantagenet, duc d’York, avait épousé Cicely Nevil, sœur aînée du comte de Salisbury.
↑(3) Ce vers, où le duc d’York mentionne la perte de Paris et les périls que court la domination anglaise en Normandie, manque à l’édition de 1595. Nul doute qu’il n’ait été ajouté au texte définitif pour mettre la seconde partie de Henry VI encore une fois d’accord avec la première. Il est certain désormais que l’ouvrage embryonnaire, imprimé en 1595, avait été écrit et composé tout entier avant la révision générale et définitive qui réunit en trilogie les pièces distinctes ayant pour sujet le règne de Henry VI.
↑(4) Selon la Fable, la vie de Méléagre, prince de Calydon, dépendait de la durée d’un tison soustrait au foyer des Parques. Sa mère Althée rejeta le tison au feu, et Maléagre expira dans les tortures,
↑(5) Dans le drame publié en 1595, c’est son gant, et non son éventail, que laisse tomber la reine. Du reste, cette rivalité de la reine Marguerite et de la duchesse Éléonore est une fiction dramatique. La duchesse fut, en réalité, disgraciée et bannie trois ans avant le mariage de Marguerite d’Anjou avec Henry VI.
↑(6) Suivant le texte de 1595, le roi Henry, après la sortie de la duchesse, adresse à la reine Marguerite des paroles de reproche que la révision définitive a supprimées :
— Crois-moi, ma bien-aimée, tu as été fort à blâmer. — Pour mille livres d’or, je n’aurais pas voulu — que mon noble oncle eût été présent… — Mais voyez, le voici qui vient. Je suis bien aise qu’il ne l’ait pas rencontrée.
↑(7) Encore un raccord ajouté par la révision. Le drame original ne contient pas les dix derniers vers dans lesquels York, reprochant à Somerset d’avoir causé la perte de Paris, lui rappelle la trahison dont nous avons été témoins dans la première partie de Henry VI.
↑(8) La distribution des incidents de cette scène est différente dans l’ouvrage primitif. Là, l’armurier et son apprenti sont emmenés en prison, et disparaissent avant l’altercation de la reine avec la duchesse de Glocester.
↑(9) Voici l’esquisse de cette scène dans le drame original :
Voici, sir John ; prenez ce rouleau de papier — où sont écrites les questions que vous aurez à poser ; — et je me tiendrai sur la tourelle que voici — à écouter ce que vous dit l’esprit. — Vous écrirez les réponses faites à mes questions.
— Maintenant, commencez, jetez vos charmes alentour, — et sommez les démons d’obéir à vos volontés, — et dites à dame Éléonore la chose qu’elle demande.
— Ainsi, Roger Bolingbroke, à l’œuvre ! — Trace un cercle ici sur la terre, — tandis que moi, prosternée la face contre terre, — et je parlerai tout bas aux démons, — et les forcerai par mes conjurations d’obéir à ma volonté.
— Nuit noire, nuit redoutable, nuit silencieuse, — qui sers de masque à la bande infernale des furies, — je te somme de m’envoyer du lac du Cocyte — l’esprit Ascalon : qu’il arrive, — en perçant les entrailles du centre de la terre, — et qu’il soit ici en un clin d’œil. — Ascalon, monte, monte.
— Maintenant, Bolingbroke, que veux-tu de moi ?
— D’abord le roi. Qu’adviendra-t-il de lui ?
— Le duc vit encore qui déposera Henry ; — mais il lui survivra et mourra de mort violente.
— Quel est le sort qui attend le duc de Suffolk ?
— Par l’eau il périra et trouvera sa fin.
— Qu’adviendra-t-il au duc de Somerset !
— Qu’il évite les châteaux : — il sera plus en sûreté sur les plaines sablonneuses que là où se dressent les châteaux. — Maintenant ne me questionne plus, car il faut que je m’en retourne.
— Descends donc dans le marais maudit — où Pluton trône en son char de feu, — parcourant, au milieu des fumées qu’exhalent les roussis et les calcinés, — cette route de Dité qui longe la rivière Styx ! — Va là hurler et brûler à jamais dans les flammes. — Lève-toi, Jourdain, lève-toi, et suspends tes incantations. — Sangdieu ! nous sommes trahis.
— Allons, mes maîtres, mettez la main sur eux, et garrottez-les solidement. — Cette fois nous avons fait bonne surveillance… Quoi ! madame, vous ici ! — Ah ! vous complotez une trahison avec des sorciers : — voilà qui va faire grand honneur à votre mari. — Le roi aura avis de cela.
— Voyez donc, milord, ce que le diable a écrit là.
— Donnez-moi cela, milord, je le montrerai au roi. — Allez, messieurs, veillez à ce qu’ils soient étroitement emprisonnés.
— Milord, permettez-moi, je vous prie, de partir — pour Saint-Albans, afin d’annoncer cette nouvelle au roi.
— J’y consens, partez donc sur-le-champ.
— Adieu, milord.
— Holà ! quelqu’un !
— Milord ?
— Maraud, va inviter les comtes de Salisbury et de Warvick — à souper avec moi ce soir.
— J’obéis, milord.
↑(10) « Mais le venin veut toujours se répandre, et la rancune intérieure a hâte de se manifester. Cela fut apparent pour tous les hommes cette année-là ; car diverses machinations furent dirigées alors contre le noble duc Homphroy de Glocester, lesquelles en conclusion lui enlevèrent la fortune avec la vie. Car d’abord, cette année, dame Éléonore Cobham, femme dudit duc, fut accusée de trahison, comme ayant tenté de détruire le roi, par sorcellerie et enchantement, dans l’intention d’élever et de porter son mari au trône. Sur quoi elle fut examinée dans la chapelle de Saint-Étienne, en présence de l’archevêque de Cantorbéry, et là, après examen, convaincue, et condamnée à faire amende honorable sur trois places publiques dans la Cité de Londres ; et ensuite elle subit un emprisonnement perpétuel dans l’île de Man, sous la garde de sir John Stanley, chevalier. À la même époque furent arrêtés, comme agents et conseillers de ladite duchesse, Thomas Southwell, prêtre et chanoine de Saint-Étienne, à Westminster, John Hum, prêtre, Roger Bolingbroke, habile nécromant, et Margery Jourdain, surnommée la Sorcière d’Eye, accusée d’avoir fabriqué, à la requête de la duchesse, une image de cire représentant le roi, laquelle, par leur sorcellerie, devait se consumer petit à petit, à l’effet d’épuiser et de détruire la personne du roi et de le mettre à mort. Pour laquelle trahison, ces personnes furent condamnées à mourir ; et conséquemment Margery Jourdain fut brûlée à Smithfield ; et Roger Bolingbroke fut traîné sur la claie et écartelé à Tyburn, lequel Roger affirma, au moment de mourir, que jamais pareil crime n’avait été imaginé par eux. John Hum obtint son pardon, et Southwell mourut à la Tour avant l’exécution. Le duc de Glocester prit toutes ces choses patiemment, et parla peu. » — Chronique de Hall.
↑(11) Tout cet incident est fondé sur une anecdote racontée dans les Mémoires de Thomas Morus :
« Je me rappelle avoir entendu mon père parler d’un mendiant qui, au temps du roi Henry sixième, vint avec sa femme à Saint-Albans. Et là, ce mendiant erra par la ville en demandant l’aumône, cinq ou six jours avant l’arrivée du roi, — disant qu’il était né aveugle, et qu’il n’avait jamais vu de sa vie, et qu’il avait reçu en songe l’avertissement de quitter Berwick, où il avait toujours demeuré, pour aller chercher saint Albans, et qu’il avait été à la châsse du saint, et qu’il n’avait pas été soulagé. Et conséquemment il avait résolu de l’invoquer en quelque autre lieu, car il avait ouï dire par quelques-uns que le corps de saint Albans était à Cologne, comme en effet on l’a prétendu. Mais je sais par des informations certaines qu’il est à Saint-Albans, où l’on montre une partie de ses reliques. Pour continuer l’histoire, quand le roi fut arrivé et que la ville fut pleine de monde, soudain cet aveugle recouvra la vue à la châsse de saint Albans, et, en l’honneur du miracle, les cloches sonnèrent solennellement, et le Te Deum fut chanté ; si bien qu’on ne parlait dans toute la ville que de ce miracle.
» Sur ce, il arriva que le duc Homphroy de Glocester, homme grandement sage et fort savant, ayant grande joie de voir un tel miracle, fit appeler le pauvre homme. Et, s’étant tout d’abord réjoui de voir la gloire de Dieu ainsi manifestée par la cure de l’aveugle, il l’exhorta à l’humilité, l’invitant à ne s’attribuer ici aucun mérite et à ne pas s’enorgueillir des louanges du peuple, qui l’appellerait désormais un bon et saint homme. Enfin il examina bien ses yeux, et lui demanda si jamais de sa vie il n’avait rien vu auparavant. Le mendiant et sa femme lui ayant affirmé faussement que non, il examina de nouveau ses yeux avec attention, et dit : « Je vous crois volontiers, car il me semble que vous n’y voyez pas encore bien. — Si fait, monsieur, dit l’autre, grâce à Dieu et à son saint martyr, j’y vois maintenant aussi bien que qui que ce soit. — Vraiment ? dit le duc. De quelle couleur est ma robe ? » Le mendiant répondit aussitôt. « De quelle couleur, ajouta le duc, est la robe de cet homme ? » Le mendiant répondit encore, et ainsi de suite, sans hésiter, dit les noms de toutes les couleurs qu’on put lui montrer. Et quand milord vit cela, il renvoya le vagabond, et il le fit mettre aux ceps publiquement. En effet, quand même l’homme aurait pu voir soudain par miracle la différence entre les diverses couleurs, il n’aurait pu, à première vue, nommer toutes ces couleurs, s’il ne les avait connues auparavant. » (Œuvres de Thomas Morus, p. 134. édit. 1557.)
↑(12) Dans la pièce originale, Glocester est ici beaucoup plus dur pour la duchesse sa femme :
— Pardonnez-moi, mon gracieux souverain, — car je jure ici à Votre Majesté — que je suis innocent des crimes odieux — perfidement commis par mon ambitieuse femme ; — et, puisqu’elle a voulu trahir son souverain seigneur, — je la rejette ici de mon lit et de ma table, — et je l’abandonne à la rigueur de la loi, — à moins qu’elle ne se lave de ce crime noir.
↑(13) Dans le drame primitif, le roi spécifie particulièrement le mode de pénitence :
— Avance, dame Éléonore Cobham, duchesse de Glocester, et écoute la sentence prononcée contre toi pour les trahisons que tu as commises envers nous, notre autorité et nos pairs. D’abord, pour ton crime odieux, tu feras deux jours pénitence publique, dans les rues de Londres, pieds nus, un linceul blanc sur ton corps, un flambeau de cire allumé à la main. Après cela tu seras exilée à jamais à l’île de Man, pour y finir tes misérables jours ; et c’est notre sentence irrévocable. Qu’on l’emmène.
↑(14) Le vin de Charneco, petit village des environs de Lisbonne, était fort célèbre au temps de Shakespeare.
↑(15) « Dans cette même année, un certain armurier fut accusé de trahison par un de ses apprentis. Pour vider le procès, ils se battirent à Smithfield, à un jour assigné, et l’armurier fut vaincu et tué dans le conflit, mais à cause de son imprudence ; car le matin de ce combat, où il aurait dû paraître dispos et à jeun, ses voisins allèrent le trouver, lui offrirent du vin et le firent boire d’une manière si excessive qu’il en fut décontenancé et qu’il arriva tout chancelant : et c’est ainsi qu’il fut tué sans être coupable. Quant au perfide apprenti, il ne vécut pas longtemps impuni ; car, ayant été convaincu de félonie en cour d’assises, il fut condammé à être pendu, et exécuté à Tyburn. » — Holinshed.
↑(16) Dans cette fin de scène, Shakespeare a développé admirablement le court dialogue du drame original. Jugez-en :
— Donc, il est parti ! le noble Glocester est parti ! — Et maintenant le duc Homphroy m’abandonne, lui aussi ! — Quittons donc la belle Angleterre. — Viens, Stanley, viens, retirons-nous vite.
— Madame, allons dans quelque maison voisine, — où vous puissiez vous changer avant de partir.
— Ah ! bon sir John, je ne puis cacher ma honte, — ni m’en défaire en rejetant ce linceul. — Mais viens, partons. Maître shériff, adieu. — Tu as rempli ton office comme tu le devais.
↑(17) « Bien que le duc de Glocester répondît suffisamment à toutes les accusations élevées contre lui, pourtant, comme sa mort était chose décidée, le raisonnement ne lui servait guère, et sa loyauté lui était de peu de secours. Mais il était lui-même exempt de toute inquiétude, ne croyant ni qu’on pût le faire mourir, ni qu’on pût le condamner à mort : tant était grande sa confiance dans sa profonde loyauté et dans une justice impartiale. Mais ses ennemis mortels, craignant que quelque tumulte ou quelque émeute n’éclatât, si un prince aussi aimé du peuple était publiquement exécuté et mis à mort, décidèrent de le détruire par la ruse, sans qu’il fût instruit ni averti de rien. Aussi, pour l’accomplissement de leurs desseins, un parlement fut convoqué à Bury, où se rendirent tous les pairs du royaume, et, entre autres, le duc de Glocester. Et, le second jour de la session, le dit duc fut arrêté par lord Beauchamp, alors connétable d’Angleterre, par le duc de Buckingham et par d’autres, puis mis en prison ; tous ses gens furent éloignés de lui, et trente-deux des principaux de sa maison furent envoyés dans diverses prisons, à la grande surprise du commun peuple. La nuit qui suivit son emprisonnement, le duc fut trouvé mort dans son lit, et son corps montré aux lords et aux communes. On donnait a entendre qu’il était mort d’une paralysie ou d’une apostème ; mais toutes les personnes impartiales reconnaissaient bien qu’il était mort de mort violente. » — Hall.
↑(18) Le drame primitif faisait assister le spectateur au meurtre de Glocester, qui s’accomplit ici derrière le théâtre. Voici, suivant l’édition de 1595, comment se passait cette scène terrible :
— Eh bien ! mes maîtres, l’avez-vous expédié ?
— Oui, milord, il est mort, je vous le garantis.
— Maintenant, remettez les draps en ordre sur lui, — afin que le roi, quand il viendra, soit obligé — de croire qu’il est mort de mort naturelle.
— Tout est en ordre à présent, milord.
— Eh bien donc, refermez les rideaux, et partez ; — vous aurez tout à l’heure une solide récompense.
↑(19) La retouche du maître a ici magnifiquement transfiguré le dialogue de la pièce primitive, que voici fidèlement traduit :
— Miséricorde ! le roi est mort : au secours, au secours, milords !
— Consolez-vous, milord ! gracieux Henry, consolez-vous !
— Quoi ! c’est milord de Suffolk qui me dit de me consoler ! — Tout à l’heure il est venu entonner le chant du corbeau ; — et il croit qu’un ramage de roitelet, — ce cri de consolation, proféré par une voix creuse, — peut apaiser mes douleurs, ou soulager mon cœur ! — Sinistre messager, hors de ma vue ! — Car dans tes prunelles mêmes siége le meurtre. — Mais non, ne t’en va pas. Approche, basilic, et tue du regard celui qui te contemple !
— Pourquoi injuriez-vous ainsi milord de Suffolk, — comme s’il avait causé la mort du duc Homphroy ? — Le duc et moi aussi, vous le savez, nous étions ennemis ; — et vous feriez mieux de dire que je l’ai assassiné.
— Ah ! malheureux que je suis. Pauvre Glocester, mort !
— Pauvre Marguerite, plus malheureuse encore ! — Pourquoi te détournes-tu et caches-tu ton visage ? — Je ne suis pas un lépreux infect, regarde-moi. — Est-ce donc pour cela que j’ai failli naufrager sur la mer, — et que trois fois j’ai été repoussée par les vents contraires ? — Juste présage, trop vraie prophétie — qui me disaient : Ne va pas chercher le nid d’un scorpion !
↑(20) Primitivement, la mise en scène était différente. L’édition de 1595 dit qu’ici « Warwick ouvre les rideaux et montre le duc Homphroy dans son lit. »
↑(21) Voici, d’après le texte original, l’ébauche de cette peinture si grandement sinistre :
— J’ai vu souvent des êtres morts naturellement : le corps est d’aspect cendré, blême et incolore. — Mais voyez ! le sang s’est arrêté sur sa face, — plus colorée que quand il vivait ; — sa barbe si régulière est désordonnée et farouche ; — ses doigts sont tendus comme ceux de quelqu’un qui a lutté pour la vie, — mais qui a été surpris par la violence. Le moindre de ces signes le prouve, — il est impossible qu’il n’ait pas été assassiné.
↑(22) L’indication donnée ici par l’édition de 1595 est curieuse : « Entrent le roi de Salisbury ; alors on tire les rideaux, et le cardinal apparaît dans son lit, délirant et hagard comme s’il était fou. »
↑(23) « Sur ces entrefaites, Henry Beaufort, évêque de Winchester, et surnommé le riche Cardinal, partit de ce monde, et fut enterré à Winchester. Cet homme était fils de Jean de Gand, duc de Lancastre, descendu d’un honorable lignage, mais né en bâtardise, plus noble par le sang que notable par la science, hautain d’humeur et haut de contenance, riche plus que tous les hommes et libéral pour peu, dédaigneux de son roi et redoutable pour ses amis, mettant l’argent avant l’amitié, commençant bien des choses et n’achevant aucune. Sa rapacité insatiable et son désir d’une longue vie lui firent oublier Dieu, son prince et lui même, dans ses derniers jours ; car le docteur John Baker, son conseiller privé et son chapelain, écrivait que le cardinal, étant à son lit de mort, prononça ces paroles : « Pourquoi mourir, ayant tant de richesses ? Si le royaume entier pouvait sauver ma vie, je puis ou m’en rendre maître par la politique, ou l’acheter avec mes richesses. Fi ! la mort ne veut donc pas se laisser corrompre ! L’argent ne peut donc rien sur elle ! Quand mon neveu de Bedford mourut, je me crus presque au haut de la roue ; puis, quand je vis succomber mon autre neveu de Glocester, je crus pouvoir être l’égal des rois, et, sur ce, je songeai à augmenter mes trésors dans l’espoir de porter une triple couronne. Mais maintenant je vois que le monde m’échappe, et ainsi je suis déçu, et je vous prie tous de prier pour moi. » — Chronique de Hall.
↑(24) « Mais la fortune ne voulait pas que cet infâme personnage (le duc de Suffolk) échappât ainsi ; en effet, s’étant embarqué pour se transporter en France, il fut rencontré par un navire de guerre appartenant au duc d’Exeter, connétable de la Tour de Londres, navire appelé le Nicholas de la Tour. Le capitaine de cette barque, après une courte escarmouche, pénétra dans le navire du duc ; l’ayant reconnu, il l’amena à la rade de Douvres, et là, lui fit trancher la tête sur un côté d’une chaloupe, et laissa le corps avec la tête gisant sur le sable. Le cadavre, ayant été retrouvé par un chapelain du duc, fut transporté au collége de Wingfield, en Suffolk, et enterré là. Telle fut la fin de William de la Poole, duc de Suffolk, laquelle semble avoir été providentielle ; car il avait causé la mort du bon duc de Glocester, dont on a vu le récit plus haut. » — Hall.
↑(25) Au lieu de « Bargulus, le fameux pirate d’Illyrie, » le texte de 1595 nomme « le puissant Abradas, le grand pirate macédonien. » Ce Bargulus que la révision a introduit dans le texte définitif, est un personnage historique mentionné par Cicéron dans ses Offices : « Bargulus, Illyrius latro, de quo est apud Theopompum, magnas opes habuit. » Lib. II, cap. xi.
↑(26) Après ces mots : maintenant gare à lui ! le drame primitif poursuivait ainsi le dialogue :
Y a-t-il d’autres chevaliers parmi eux ?
Oui, son frère.
Eh bien donc, à genoux, Dick Boucher. Relève-toi, sir Dick Boucher. Sonnez, tambours !
↑(27) Au lieu des cinq derniers vers, le texte de 1595 fait dire ceci à Iden :
— Ô mon épée ! je veux l’honorer pour cela : tu seras suspendue — dans ma chambre, comme un monument pour les âges à venir, — en mémoire de ce grand service que tu m’as rendu.
À propos de cette correction, Malone remarque que « l’idée de laisser sur l’épée d’Iden les taches du sang de Cade et de comparer ces tâches à un blason héraldique, trahit sur-le-champ l’imagination de Shakespeare. »
↑(28) Dans le drame primitif, cet aparté d’York était tout différent. Buckingham lui ayant rappelé qu’il était, comme lui, un simple sujet, le duc se disait à lui-même :
Un sujet comme lui ! — Oh ! combien je déteste ces termes abjects et humiliants ! — Mais, York, dissimule, jusqu’à ce que tu aies rejoint tes fils, — qui déjà sous les armes attendent l’apparition de leur père ; — et je sais qu’ils ne peuvent pas être loin.
↑(29) Le drame original décrivait ainsi la tête de Cade :
— Oh ! laisse-moi voir la tête qui, vivante, — a causé de si cruels tourments à mon royaume et à moi : — ce visage farouche, ces mèches de cheveux noirs comme le charbon, — ces rides profondes dans ce front renfrogné — expliquent bien l’humeur martiale de sa vie.
↑(30) Extrait de la pièce originale :
— Maintenant que nous sommes seuls et face à face, Clifford, — que ce jour soit pour l’un de nous le jour suprême ! — Car mon cœur a voué une immortelle haine à toi et à toute la maison de Lancastre.
— Et moi je m’arrête ici et je t’attends de pied ferme, — jurant de ne pas bouger, que l’un de nous ne soit tué. — Car jamais mon cœur n’aura de repos, — que je n’aie ruiné l’odieuse maison d’York.
— Maintenant, Lancastre, tiens-toi bien : tes forces fléchissent. — Viens, lâche Henry, viens, en rampant sur ta face, faire hommage de ta couronne au prince d’York.
— Mon père de Cumberland ! — Où pourrai-je trouver mon vieux père ? — Oh ! terrible spectacle ! Voyez, le voilà gisant, inanimé, — baigné et couché dans son sang tiède encore ! — Ah ! vénérable pilier de la noble maison de Cumberland, — père chéri, je jure devant ton spectre assassiné — une immortelle haine à la maison d’York. — Je jure de ne pas dormir tranquille une seule nuit, — tant que je n’aurai pas vengé furieusement ta mort, tant qu’un seul de nos ennemis respirera sur terre.
— Comme autrefois le fils du vieil Anchise emporta — son père vénérable sur son dos viril, — et combattit avec cette charge contre les Grecs sanguinaires, — ainsi je veux agir aujourd’hui. Mais arrêtons-nous, voici l’un de ceux — à qui mon âme a juré une immortelle haine.
— Arrière, misérable bossu ! retire-toi de ma vue. — Quand j’aurai porté mon père à sa tente, — je te rejoindrai, et, une fois de plus, — avec plus de succès encore, je tenterai la fortune contre toi.
Remarquons que le drame revisé supprime cet incident du combat où Clifford met en fuite Richard. Il semble que Shakespeare, en faisant cette suppression, ait résolu de ne pas troubler, par le plus léger échec, la longue série de succès qui doit porter Richard III au pouvoir.
↑(31) « Le roi, ayant été informé que cette grande armée marchait sur lui, assembla des troupes, avec l’intention de rencontrer le duc d’York dans le Nord, parce qu’il avait trop d’amis du côté de la ville de Londres ; et pour cette cause, avec grande hâte et faible chance, étant accompagné des ducs de Somerset et de Buckingham, des comtes de Stafford, de Northumberland et de Wiltshire, du lord Clifford et de divers autres barons, il partit de Westminster le 20 mai, pour se diriger sur la ville de Saint-Albans. Instruit de son approche par ses éclaireurs, le duc d’York traversa le pays avec toutes ses forces, et arriva sous la même ville trois jours après. Le roi, apprenant sa venue, lui envoya des messagers pour le sommer, comme un obéissant serviteur, de garder la paix et de ne pas égorger ses propres compatriotes, comme un ennemi de son pays. Tandis que le roi Henry, plus désireux de la paix que de la guerre, envoyait ses interprètes à un bout de la ville, le comte de Warwick, avec les hommes des Marches, entra par l’autre porte, se rua brusquement sur les avant-postes du roi, et les déconfit rapidement. Alors arrivèrent le duc de Somerset et tous les autres lords avec les troupes royales. Il s’ensuivit une bataille acharnée, dans laquelle bien des braves gens perdirent la vie. Mais, le duc d’York ayant envoyé un renfort de troupes fraîches et remplacé ses blessés par de nouveaux hommes, l’armée du roi fut mise en déroute, et presque tous les chefs de guerre furent tués et massacrés. Car là périt, sous l’enseigne du château, Edmond, duc de Somerset, qui longtemps auparavant avait été averti d’éviter tous les châteaux ; et à côté de lui tombèrent Henry, second comte de Northumberland, Homphroy, comte de Stafford, John lord Clifford, et, en outre, plus de huit mille hommes. Telle fut la fin de la première bataille de Saint-Albans, qui fut livrée le jeudi avant la fête de la Pentecôte, le vingt-deuxième jour de mai. » — Hall.
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