Henry VI, Troisième Partie (trad. Hugo)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Henri VI, troisième Partie.
William Shakespeare | |||
(traduction et notes par François-Victor Hugo) | |||
Henry VI, Troisième Partie | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Tome XIII : La patrie – III | |||
Paris, Pagnerre, 1873 | |||
p. 189-314 | |||
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LA TROISIÈME PARTIE
DE
HENRY VI
LE DUC DE SOMERSET, LE DUC D’EXETER, LE COMTE D’OXFORD, LE COMTE DE NORTHUMDERLAND, LE Cte DE WESTMORELAND, LORD CLIFFORD, | du parti de Lancastre. |
ÉDOUARD, Cte DE MARCH, depuis Édouard IV, EDMOND, COMTE DE RUTLAND, GEORGE, plus tard DUC DE CLARENCE, RICHARD, plus tard DUC DE GLOCESTER., | ses fils. |
LE DUC DE NORFOLK, LE MARQUIS DE MONTAGUE, LE Cte DE PEMBROKE, LORD HASTINGS, LORD STAFFORD, | du parti d’York. |
SIR JOHN MORTIMER, SIR HUGH MORTIMER, | oncles du duc d’York. |
— Je m’étonne que le roi ait échappé de nos mains.
— Tandis que nous poursuivions la cavalerie du Nord, — il s’est secrètement évadé, abandonnant ses hommes ; — sur quoi le grand lord Northumberland, — dont l’oreille martiale n’a jamais pu se faire au son de la retraite, — a ranimé l’armée abattue ; et lui-même, — lord Clifford et lord Stafford, tous trois de front, — ont chargé notre corps de bataille, et, en s’y enfonçant, — sont tombés sous les épées de nos simples soldats.
— Le père de lord Stafford, le duc de Buckingham, — doit être ou tué ou dangereusement blessé. — J’ai fendu son casque d’un coup d’aplomb ; et pour preuve, père, regardez son sang.
— Et voici, frère, le sang du comte de Wiltshire — que j’ai rencontré dès le premier choc.
— Toi, parle pour moi, et dis-leur ce que j’ai fait.
— De tous mes fils, c’est Richard qui s’est le plus distingué. — Eh quoi ! Votre Grâce est morte, milord de Somerset ?
— Que tel soit l’avenir de toute la descendance de Jean de Gand !
— J’espère secouer ainsi la tête du roi Henry.
— Et moi aussi, victorieux prince d’York, — tant que je ne t’aurai pas vu assis sur ce trône — qu’usurpe maintenant la maison de Lancastre, — je le jure, par le ciel, ces yeux ne se fermeront pas. — Voici le palais de ce roi timoré, — et voici le siége royal : prends-en possession, York ; — car il est à toi, et non aux héritiers du roi Henry.
— Assiste-moi donc, cher Warwick, et je vais le faire ; — car c’est par la force que nous avons pénétré ici.
— Nous vous assisterons tous : celui qui fuit est mort.
— Merci, noble Norfolk… Restez près de moi, milords ; — et vous, soldats, restez, et logez près de moi cette nuit.
— Et quand le roi viendra, ne lui faites aucune violence, — à moins qu’il ne tente de vous expulser par la force.
— La reine tient ici son parlement aujourd’hui ; — mais elle ne se doute guère que nous serons de son conseil : — par les paroles ou par les coups, nous reconquerrons ici nos droits.
— Armés comme nous sommes, restons dans ce palais.
— Ce parlement s’appellera le parlement de sang, — à moins que Plantagenet, duc d’York, ne soit fait roi, — et que Henry ne soit déposé, ce peureux Henry dont la couardise — a fait de nous la risée de nos ennemis.
— Donc ne me quittez pas, milords ; soyez résolus ; — j’entends prendre possession de mes droits.
— Ni le roi, ni son plus dévoué partisan, — le plus fier de ceux qui tiennent pour Lancastre, — n’osera remuer l’aile, si Warwick agite ses grelots. — Je vais planter Plantagenet : le déracine qui l’ose ! — De la résolution, Richard ; réclame la couronne d’Angleterre.
— Milords, voyez où s’assied l’effronté rebelle ! — sur le trône même de l’État ! apparemment — qu’appuyé par les forces de Warwick, ce gair félon, — il prétend atteindre à la couronne et régner comme roi !… — Comte de Northumberland, il a tué ton père, — et le tien, lord Clifford, et tous deux vous avez juré de vous en venger — sur lui, sur ses fils, ses favoris et ses amis.
— Si je ne le châtie pas, cieux, châtiez-moi.
— C’est dans l’espoir de la vengeance que Clifford porte le deuil en acier.
— Quoi ! nous souffrirons ceci ! Jetons-le à bas. — Mon cœur brûle de colère ; je ne puis y tenir.
— De la patience, cher comte de Westmoreland.
— La patience est bonne pour les poltrons tels que lui : — il n’oserait pas s’asseoir là, si votre père vivait. — Mon gracieux lord, permettez qu’ici même, dans le parlement, — nous attaquions la famille d’York.
— Bien parlé, cousin ; attaquons !
— Eh ! ne savez-vous pas que la Cité est en leur faveur, — et qu’ils ont des masses de soldats à leurs ordres ?
— Mais, quand le duc sera tué, ils s’enfuiront vite.
— Loin du cœur de Henry la pensée — de faire un charnier du parlement ! — Cousin d’Exeter, les regards et les paroles sévères, le menaces — sont les seules armes que Henry veuille employer.
— Factieux duc d’York, descends de mon trône, — et tombe à mes pieds pour implorer grâce et merci : — je suis ton souverain.
Je suis le tien.
— Par pudeur, descends ; c’est lui qui t’a fait duc d’York.
— Ce duché était mon patrimoine, comme le comté de March.
— Ton père fut traître à la couronne.
— Exeter, c’est toi qui es traître à la couronne — en soutenant cet usurpateur Henry.
— Ne faut-il pas qu’il soutienne son roi légitime ?
— En effet, Clifford ; et c’est Richard, duc d’York.
— Et je resterai debout, quand tu es assis sur mon trône !
— Cela doit être ; il le faut ; résigne-toi.
— Sois duc de Lancastre, et, lui, qu’il soit roi.
— Henry est à la fois duc de Lancastre et roi, — et cela, lord Westmoreland le maintiendra.
— Et Warwick le contestera. Vous oubliez — que c’est nous qui vous avons chassé de la plaine, qui avons tué vos pères et qui, enseignes déployées, — avons marché à travers la Cité pour pénétrer dans ce palais.
— Si fait, Warwick, je me rappelle cela à ma grande douleur ; — et, par l’âme de mon père, toi et ta maison, vous en pâtirez.
— À toi, Plantagenet, à tes fils que voici, — à tes parents, à tes amis, j’arracherai plus d’existences — qu’il n’y avait de gouttes de sang dans les veines de mon père.
— N’insiste plus, Warwick, de peur qu’au lieu de paroles, — je ne t’adresse un messager — qui venge la mort de mon père, avant que je sorte d’ici.
— Ce pauvre Clifford ! que je méprise ses misérables menaces !
— Voulez-vous que nous démontrions nos titres a la couronne ? — Sinon, nos épées les revendiqueront sur le champ de bataille.
— Traître, quels titres as-tu à la couronne ? — Ton père était, comme toi, duc d’York (33) ; — ton aïeul était Roger Mortimer, comte de March. — Moi, je suis le fils de Henry V — qui subjugua le dauphin et les Français, — et conquit leurs villes et leurs provinces.
— Ne parle pas de la France, puisque tu l’as perdue tout entière.
— C’est le lord protecteur qui l’a perdue, et non moi. — Quand je fus couronné, je n’avais que neuf mois.
— Vous êtes assez âgé maintenant, et pourtant il me semble que vous perdez toujours. — Mon père, arrachez la couronne de la tête de l’usurpateur.
— Faites, cher père, mettez-la sur votre tête.
— Mon bon frère, si tu aimes et honores les armes, — vidons la querelle par le combat, et ne restons pas à ergoter ainsi.
— Que tambours et trompettes sonnent, et le roi va fuir.
Silence, mes fils !
— Silence toi-même ! Et laisse parler le roi Henry.
— Plantagenet parlera le premier… Écoutez-le, milords, — et soyez silencieux et attentifs, — car celui qui l’interrompt cesse de vivre.
— Crois tu donc que je consente à quitter mon trône royal, — où se sont assis mon aïeul et mon père ? — Non ; auparavant la guerre aura dépeuplé mon royaume, — et leur étendard, qui si longtemps fut arboré en France, — et qui, à ma grande douleur, ne l’est plus maintenant qu’en Angleterre, — m’aura servi de linceul. Pourquoi hésitez-vous, milords ? — Mes titres sont bons, bien meilleurs que les siens.
— Prouve-le, Henry, et tu seras roi.
— Henry IV a conquis la couronne.
— Par une rébellion contre son roi.
— Je ne sais que dire ; mes titres sont faibles. — Dites-moi, le roi peut-il adopter un héritier ?
Eh bien, après ?
— S’il le peut, alors je suis roi légitime ; — car Richard, en présence d’un grand nombre de lords, — résigna la couronne à Henry IV, — dont mon père fut l’héritier comme je suis l’héritier de mon père.
— Il se révolta contre Richard son souverain, — et l’obligea par force à résigner la couronne.
— Et en supposant, milords, que Richard eût agi de son plein gré, — croyez-vous qu’il eût pu porter atteinte au droit de la couronne ?
— Non ; car, dès qu’il résignait la couronne, — le plus proche héritier devait lui succéder et régner.
— Es-tu donc contre nous, duc d’Exeter ?
— Le droit est pour lui ; veuillez donc me pardonner.
— Pourquoi murmurez-vous, milords, et ne parlez-vous pas ?
— Ma conscience me dit qu’il est le roi légitime.
— Tous vont me déserter et passer à lui.
— Plantagenet, malgré toutes tes prétentions, — ne crois pas que Henry sera ainsi déposé.
— Déposé ! il le sera en dépit de tous.
— Tu te leurres ; ce ne sont pas tes milices du Midi, — d’Essex, de Norfolk, de Suffolk ni de Kent, — si présomptueux et si fier qu’elles te rendent, — qui pourraient élever le duc au trône, en dépit de moi.
— Roi Henry, que ton titre soit bon ou mauvais, — lord Clifford jure de combattre pour ta défense. — Puisse le sol s’entr’ouvrir et m’engloutir vivant — là où je m’agenouillerai devant le meurtrier de mon père !
— Ô Cliffort ! que tes paroles raniment mon cœur !
— Henry de Lancastre, résigne ta couronne. — Que murmurez-vous, que complotez-vous là, milords ?
— Faites droit au princier duc d’York, — ou je vais remplir cette salle d’hommes armés, — et, sur le trône même où il est assis en ce moment, — inscrire son titre avec le sang de l’usurpateur.
— Milord de Warwick, un mot seulement ! — Laissez-moi régner, comme roi, ma vie durant.
— Assure-moi la couronne, à moi et à mes héritiers, — et tu régneras en paix tant que tu vivras.
— J’y consens. Richard Plantagenet, — jouis du trône après ma mort.
— Quelle injure pour le prince votre fils !
— Quel bonheur pour l’Angleterre et pour lui-même !
— Vil, peureux et désespérant Henry !
— Quel tort tu fais à toi-même et à nous !
Je ne puis rester à entendre ces conditions.
Ni moi.
— Venez, cousin, allons porter cette nouvelle à la reine.
— Adieu, roi pusillanime et dégénéré, — dont le sang glacé ne recèle pas même une étincelle d’honneur !
— Sois donc la proie de la maison d’York, — et meurs dans les chaînes pour cet acte de lâcheté !
— Puisses-tu succomber dans une guerre terrible, — ou vivre en paix abandonné et méprisé !
— Tourne-toi de notre côté, Henry, et ne te soucie pas d’eux.
— Ils ne cherchent que la vengeance ; voilà pourquoi ils ne veulent pas céder.
— Ah ! Exeter !
Pourquoi ce soupir, milord ?
— Il n’est pas pour moi, lord Warwick, mais pour mon fils, — qu’en père dénaturé je vais déshériter. — Mais advienne que pourra !…
Je lègue ici — la couronne pour toujours à toi et à tes héritiers, — à condition que tu jureras ici — de mettre fin à la guerre civile et, tant que je vivrai, — de m’honorer comme ton roi et souverain, — et de ne jamais chercher, par trahison ou par hostilité, — à me renverser pour régner toi-même.
— Je fais volontiers ce serment, et je le tiendrai.
— Vive le roi Henry ! Plantagenet, embrasse-le.
— Puissiez-vous vivre longtemps, toi et tes fils précoces !
— Maintenant York et Lancastre sont réconciliés.
— Maudit soit celui qui chercherait à les rendre ennemis !
— Adieu, mon gracieux lord, je pars pour mon château.
— Et moi, je vais occuper Londres avec mes soldats.
— Et moi, je vais à Norfolk avec mes gens.
— Et moi, je retourne à la mer d’où je suis venu.
— Et moi, le chagrin et la douleur au cœur, je retourne à la cour.
— Voici la reine qui vient ; son visage trahit la colère ; — je me dérobe.
Et moi aussi, Exeter.
— Non, ne t’éloigne pas de moi ; je te suivrai.
— Soyez calme, chère reine, je vais rester.
— Qui pourrait être calme en de telles extrémités ? — Ah ! misérable homme ! Je voudrais être morte fille, — et ne t’avoir jamais vu, ne t’avoir jamais donné de fils, — quand je vois en toi un père si dénaturé ! — A-t-il mérité de perdre ainsi son patrimoine ? — Si tu l’avais aimé la moitié seulement autant que je l’aime, — s’il t’avait coûté les mêmes peines qu’à moi, — si tu l’avais nourri, comme moi, avec ton sang, — tu aurais versé ici le sang le plus pur de ton cœur, — avant de faire ton héritier de ce duc sauvage — et de déshériter ton fils unique.
— Mon père, vous ne pouvez pas me déshériter. — Si vous êtes roi, pourquoi ne vous succéderais-je pas ?
— Pardon, Marguerite ; pardon, cher fils ; — le comte de Warwick et le duc m’ont forcé.
— T’ont forcé ! Es-tu roi pour être ainsi forcé ? — Je rougis de t’entendre. Ah ! misérable timoré ! — Tu nous as tous perdus, toi, ton fils et moi. — Tu as donné un tel pouvoir à la maison d’York — que tu ne régneras plus que par sa tolérance. — En léguant la couronne à lui et à ses héritiers, — tu creuses ton sépulcre — pour y descendre bien avant ton heure. — Warwick est chancelier et lord de Calais, — le farouche Fauconbridge commande le détroit, — le duc est fait protecteur du royaume, — et tu crois être en sûreté ! Oui, en sûreté, — comme l’agneau tremblant qu’environnent les loups. — Si j’avais été là, moi qui ne suis qu’une faible femme, — les soldats m’auraient fait sauter sur leurs piques — avant que j’eusse consenti à un pareil acte. — Mais tu préfères ta vie à ton honneur. — Cela étant, Henry, je répudie moi-même — ta table et ton lit — jusqu’à ce que j’aie vu révoquer l’acte du parlement — qui déshérite mon fils. — Les lords du Nord, qui ont abjuré tes drapeaux, — suivront les miens, dès qu’ils les verront déployés, — et ils vont l’être à ta grande honte — et pour la ruine complète de la maison d’York. — Sur ce, je te quitte… Allons, mon fils, partons ; — notre armée est prête ; allons la rejoindre.
— Arrête, gente Marguerite, et écoute-moi parler.
— Tu n’as déjà que trop parlé : va-t’en.
— Mon gentil fils Édouard, toi, tu resteras avec moi ?
— Oui, pour être assassiné par ses ennemis !
— Quand je reviendrai victorieux du champ de bataille, — je verrai Votre Grâce ; jusque-là je suivrai ma mère.
— Allons, mon fils, en route ! nous ne devons pas nous attarder ainsi.
— Pauvre reine ! comme son amour pour moi et pour mon fils — l’a fait éclater en paroles furieuses ! — Puisse-t-elle être vengée de ce duc odieux — dont l’orgueil hautain sur les ailes de l’ambition — tourne autour de ma couronne, prêt, comme l’aigle affamé, — à se repaître de ma chair et de celle de mon fils. — La défection de ces trois lords tourmente mon cœur ; — je vais leur écrire et les adjurer amicalement. — Venez, cousin, vous serez le messager.
Et moi, j’espère les réconcilier tous avec vous.
— Frère, quoique je sois le plus jeune, laisse-moi parler.
— Non, je saurai mieux que toi faire l’orateur.
— Mais j’ai des raisons fortes et irréfragables.
— Eh bien, qu’est-ce à dire ? mes fils et mon frère en dispute ! — Quelle est votre querelle ? Comment a-t-elle commencé ?
— Ce n’est pas une querelle, c’est un léger débat.
Sur quoi ?
— Sur une chose qui intéresse Votre Grâce et nous : — la couronne d’Angleterre, mon père, qui vous appartient.
— À moi, mon enfant ? Non, pas avant que le roi Henry soit mort.
— Votre droit ne dépend pas de sa vie ni de sa mort.
— Vous êtes héritier, jouissez donc de votre héritage. — Si vous laissez à la maison de Lancastre le temps de respirer, — elle finira, père, par vous devancer.
— J’ai fait serment de le laisser régner en repos.
— Mais on peut rompre un serment pour un royaume. — J’en romprais mille, moi, pour régner un an.
— Non, à Dieu ne plaise que Votre Grâce se parjure !
— Je me parjurerai, si je fais appel aux armes.
— Je vous prouverai que non, si vous voulez m’écouter.
— Tu ne le prouveras pas, mon fils ; c’est impossible.
— Un serment n’a de valeur que quand il est prêté devant un véritable et légitime magistrat — ayant autorité sur celui qui jure. — Henry n’en avait aucune sur vous, ayant occupé votre place ; — donc, puisque c’est lui qui a requis de vous l’engagement, — votre serment, milord, est vain et futile (34). — Ainsi, aux armes. Et puis, mon père, songez seulement — quelle douce chose c’est de porter une couronne ! — Dans son cercle est un Élysée — avec toutes les délices et les joies rêvées par les poëtes ! — Pourquoi tardons-nous ainsi ? Je n’aurai pas de repos, — que la rose blanche que je porte ne soit teinte — dans le sang tiède du cœur de Henry.
— Richard, il suffit. Je veux être roi ou mourir… — Frère, tu vas partir pour Londres immédiatement, — et stimuler Warwick à cette entreprise. — Toi, Richard, tu iras trouver le duc de Norfolk, — et tu lui diras secrètement nos intentions… — Vous, Édouard, vous irez trouver lord Cobham ; — avec lui, les hommes de Kent se soulèveront volontiers ; — j’ai confiance en eux, car ce sont des soldats — intelligents, courtois, généreux, pleins d’ardeur… — Pendant que vous serez ainsi occupés, il ne me restera plus — qu’à chercher l’occasion d’un soulèvement, — sans que mes menées soient connues du roi — ni d’aucun membre de la maison de Lancastre.
— Mais arrêtez !… Quelles nouvelles ? Pourquoi viens-tu si précipitamment ?
— La reine, avec tous les comtes et les lords du Nord, — se prépare à vous assiéger ici dans votre château. — Elle approche avec vingt mille hommes ; — ainsi fortifiez votre position, milord.
— Oui, avec mon épée… Çà, crois-tu que nous les craignions ? — Édouard et Richard, vous resterez avec moi. — Mon frère Montague courra jusqu’à Londres : — que le noble Warwick, Cobham et les autres, — que nous avons laissés comme protecteurs près du roi, — se consolident par une puissante politique, — et ne se fient pas au simple Henry ni à ses serments !
— Frère, je pars ; je les déciderai, ne craignez rien ; — et sur ce je prends très-humblement, congé de vous.
— Sir John et sir Hugh Mortimer, mes oncles ! — Vous arrivez à Sandal au bon moment : — l’armée de la reine se prépare à nous assiéger.
— Elle n’en aura pas besoin ; nous irons à sa rencontre dans la plaine.
— Quoi ! avec cinq mille hommes !
Oui, et avec cinq cents, père, s’il le faut, — Leur général est une femme ; qu’avons-nous à craindre ?
— J’entends leurs tambours ; rangeons nos hommes, — sortons et livrons-leur immédiatement bataille.
— Cinq contre vingt ! si grande que soit cette disproportion, — je ne doute pas, mon oncle, de notre victoire. — J’ai gagné en France plus d’une bataille — où les ennemis étaient dix contre un. — Pourquoi n/aurais-je pas aujourd’hui le même succès ?
— Ah ! où fuir pour échapper de leurs mains ? — Ah ! mon gouverneur ! voyez, voilà le sanguinaire Clifford.
— Chapelain, va-t’en ! ta prêtrise sauve ta vie. — Quant au marmot de ce duc maudit, — son père a tué mon père : il mourra.
— Et moi, milord, je lui tiendrai compagnie.
— Soldats, emmenez-le.
— Ah ! Clifford ! ne tuez pas cet enfant innocent, — de peur d’être haï de Dieu et de l’humanité.
— Et quoi ! est-il déjà mort ? ou est-ce la peur — qui lui fait fermer les yeux ?… Je vais les lui ouvrir.
— Ainsi le lion affamé regarde l’être misérable — qui tremble sous sa griffe vorace ; — et ainsi il vient insulter à sa proie ; — et ainsi il s’avance pour la mettre en lambeaux. — Ah ! bon Clifford, tue-moi avec ton épée, — et non d’un regard si cruellement menaçant. — Doux Clifford, écoute-moi avant que je meure. — Je suis pour ta fureur un sujet trop chétif ; — venge-toi sur des hommes, et laisse-moi vivre.
— C’est en vain que tu parles, pauvre enfant ; le sang de mon père — a fermé l’issue où devraient pénétrer tes paroles.
— Eh bien ! que le sang de mon père la rouvre : — c’est un homme, lui ; Clifford, mesure-toi avec lui.
— Eussé-je ici tes frères, leurs vies et la tienne — ne suffiraient pas à ma vengeance ; — non, quand j’aurais fouillé les tombeaux de tes ancêtres — et pendu à des chaînes leurs cadavres pourris, — mon courroux ne serait pas éteint, ni mon cœur soulagé. — La vue de quelqu’un de la maison d’York — est une furie qui tourmente mon âme. — Et jusqu’à ce que j’aie extirpé cette race maudite, — sans en laisser un seul vivant, je vis en enfer. — Donc…
— Oh ! laisse-moi prier avant de recevoir la mort. — C’est toi que je prie : doux Clifford, aie pitié de moi !
— Toute la pitié qu’il y a dans la pointe de mon épée.
— Je ne t’ai jamais fait de mal : pourquoi veux-tu me tuer ?
— Ton père m’en a fait.
Mais c’était avant que je fusse né. — Tu as un fils ; au nom de ce fils, aie pitié de moi, — de peur qu’en expiation, comme Dieu est juste, — il ne soit assassiné aussi misérablement que moi. — Ah ! laisse-moi vivre en prison tous mes jours ; — et si je te donne aucun sujet de colère, — alors fais-moi mourir ; car maintenant tu n’as aucun motif.
Aucun motif ! — Ton père a tué mon père : donc meurs.
Dii faciant, laudis summa sit ista tuœ !
— Plantagenet ! j’arrive, Plantagenet ! — Le sang de ton fils figé sur mon épée — en rouillera la lame jusqu’à ce que ton sang — s’y coagule avec lui et que je les essuie tous deux.
— L’armée de la reine est maîtresse du champ de bataille ; — mes deux oncles ont été tués en venant à ma rescousse, — et tous mes partisans tournent le dos — à l’ennemi acharné, et fuient, comme des vaisseaux devant le vent, — ou comme des agneaux poursuivis par des loups affamés. — Mes fils… Dieu sait ce qu’ils sont devenus ; — mais ce que je sais, c’est que, vivants ou morts, — ils se sont comportés en hommes nés pour la gloire. — Trois fois Richard s’est frayé passage jusqu’à moi, — et trois fois il s’est écrié : Courage, père ! tenez jusqu’au bout ! — Trois fois Édouard est venu à mon côté, — avec une épée pourpre, teinte jusqu’à la garde — du sang de ceux qui l’avaient affrontée ; — et quand les plus hardis guerriers se retiraient, — Richard criait : À la charge ! ne cédez pas un pouce de terrain ! — Et il criait encore : Une couronne ou un glorieux tombeau ! — Un sceptre ou une fosse en terre ! — Sur ce, nous avons chargé encore une fois, mais une fois encore, hélas ! — nous avons échoué ; ainsi j’ai vu un cygne — s’évertuer vainement à nager contre le courant, — et user ses forces contre les flots irrésistibles.
— Ah ! écoutons ! le persécuteur fatal nous poursuit ; — et je suis trop défaillant pour pouvoir fuir sa furie ; — d’ailleurs, eussé-je toutes mes forces, je ne l’éviterais pas. — Les grains de sable qui mesurent ma vie sont comptés. — Ici je dois demeurer, et ici ma vie doit finir.
— Venez, sanguinaire Clifford, farouche Northumberland ; — je défie votre inépuisable fureur à un surcroît de frénésie ; — je suis votre cible, et j’attends vos coups.
— Rends-toi à notre merci, fier Plantagenet.
— Oui, à cette même merci que son bras implacable — montra pour mon père, quand il lui régla son compte. — Donc, Phaéton est tombé de son char, — et a fait la nuit sur le coup de midi.
— Mes cendres, comme celles du phénix, peuvent produire — un oiseau qui me vengera de vous tous : — dans cet espoir, je jette les yeux vers le ciel, — en me moquant de tout ce que vous pouvez m’infliger. — Pourquoi n’avancez-vous pas ? Quoi ! être une multitude et avoir peur !
— Ainsi combattent les couards, quand ils ne peuvent plus fuir ; — ainsi les colombes mordent les serres déchirantes du faucon ; — ainsi les voleurs condamnés, désespérant de vivre, — exhalent l’invective contre les recors.
— Oh ! Clifford, recueille-toi un moment, — et rappelle à ton souvenir mon passé ; — puis, si tu le peux sans rougir, regarde-moi en face, — et mords ta langue qui accuse de lâcheté l’homme — dont un regard menaçant te faisait défaillir et fuir.
— Je ne veux pas faire assaut de paroles avec toi ; — je veux lutter corps à corps et rendre quatre coups pour un.
— Arrête, vaillant Clifford ! pour mille raisons, — je désire prolonger un peu la vie du traître. — La fureur le rend sourd ; parle-lui, Northumberland.
— Arrête, Clifford ; ne lui fais pas l’honneur — de te piquer le doigt même pour lui percer le cœur. — Quand un chien montre les dents, quelle valeur y a-t-il — à lui fourrer la main dans la mâchoire, — alors qu’on peut le chasser du pied ? — C’est le droit de la guerre de prendre tous ses avantages ; — et, pour être dix contre un, on ne ternit pas sa valeur.
— Oui, oui, ainsi le coq de bruyère se débat dans le trébuchet.
— Ainsi le lapin se démène dans le filet.
— Ainsi les voleurs triomphent du butin conquis ; — ainsi l’honnête homme succombe, accablé par les brigands.
— Maintenant qu’est-ce que Votre Grâce veut faire de lui ?
— Braves guerriers, Clifford et Northumberland, — faites-le tenir debout sur ce tertre, — lui qui allongeait les bras pour embrasser les montagnes, — mais qui n’en a étreint que l’ombre dans sa main ! — Quoi ! c’était vous qui vouliez être roi d’Angleterre ! — C’était vous qui vous prélassiez dans notre parlement, — en prêchant sur votre haute naissance ! — Où donc est votre racaille de fils pour vous prêter main-forte ? — Où est le libertin Édouard, et le gros Georges ? — Où est ce vaillant, ce bossu prodige, — votre petit Dicky qui, de sa voix grommelante, — avait coutume d’exciter son papa à l’émeute ? — Où est donc également votre Rutland chéri ? — Tiens, York, j’ai trempé ce mouchoir dans le sang — qu’avec la pointe de sa rapière le vaillant Clifford — a fait jaillir du sein de l’enfant ; — et, si tes yeux peuvent pleurer sur sa mort, — je te donne ceci pour essuyer tes joues. — Hélas, pauvre York ! si je ne te haïssais mortellement, — je m’apitoierais sur ton misérable état ! — Je t’en prie, désole-toi pour m’égayer, York : — trépigne, rage, écume, que je puisse chanter et danser ! — Quoi ! les ardeurs de ton cœur ont-elles à ce point desséché tes entrailles — que tu ne puisses verser une larme sur la mort de Rutland ! — Pourquoi tant de patience, l’homme ? Tu devrais être furieux ; — et c’est pour te rendre furieux que je me moque ainsi de toi. — Je le vois, pour m’amuser, tu veux un salaire. — York ne saurait parler, sans porter une couronne. — Une couronne pour York !… Et vous, milords, inclinez-vous bien bas devant lui !… — Tenez-lui les mains, pendant que je vais le couronner.
— Eh ! ma foi, messieurs, il a l’air d’un roi maintenant ! — Oui-dà, voilà celui qui occupait le trône du roi Henry, — voilà celui qui était son héritier d’adoption… — Mais comment se fait-il que le grand Plantagenet — soit couronné si tôt et viole son serment solennel ? — Si je ne me trompe, vous ne deviez être roi — que quand Henry aurait donné la main à la mort. — Et vous ceignez ainsi votre tête de l’auréole de Henry, — et vous frustrez son front du diadème, — lui vivant, au mépris de votre serment sacré ! — Oh ! c’est un crime trop, bien trop impardonnable ! — À bas cette couronne ! et, avec cette couronne, à bas cette tête ! — Que le temps qui nous suffit à respirer suffise à le mettre à mort !
— Je réclame cet office, en souvenir de mon père.
— Non, arrêtez !… Écoutons-le faire ses oraisons.
— Louve de France, pire même que les loups de France, — toi dont la langue est plus venimeuse que la dent de la vipère, — qu’il sied mal à ton sexe — de triompher, amazone infâme, — du malheur de ceux que la fortune tient captifs ! — Si ta face n’était pas impassible comme un masque, — si elle n’était pas faite à l’impudeur par l’habitude des actions mauvaises, — j’essaierais, reine altière, de te faire rougir. — Te dire d’où tu viens, de qui tu descends, — ce serait assez pour te faire honte, si tu n’étais pas éhontée. — Ton père porte le titre de roi de Naples, — des Deux-Siciles et de Jérusalem ; — pourtant il est moins riche qu’un fermier anglais. — Est-ce ce pauvre monarque qui t’a appris l’insolence ? — C’est chose inutile et superflue, reine altière — à moins que tu ne veuilles justifier l’adage : — Gueux en selle galope à crever sa monture ! — C’est la beauté souvent qui rend les femmes altières ; — mais Dieu sait combien la tienne est mince. — C’est par la vertu surtout que les femmes causent l’admiration ; — c’est par le contraire que tu causes la stupeur. — C’est la pudeur qui les fait paraître divines ; — c’est l’impudeur qui te fait abominable. — Tu es l’opposé de tout bien, — comme l’antipode l’est de nous, — comme le sud l’est du septentrion ! — Ô cœur de tigre caché sous la peau d’une femme ! — Comment, après avoir versé le sang de l’enfant, — et dit au père de s’en essuyer les yeux, — peux-tu encore avoir un visage de femme ? — Les femmes sont tendres, douces, pitoyables, sensibles ; — toi, tu es de pierre, tu es rude, endurcie, âpre, implacable. — Tu me sommais d’entrer en fureur ? Eh bien, ton désir est exaucé. — Tu voulais me voir pleurer ? Eh bien, ta volonté est satisfaite. — Car le vent furieux chasse l’ondée incessante ; — et, dès que sa fureur s’apaise, la pluie commence. — Ces larmes sont les obsèques de mon doux Rutland ; — et chacune d’elles crie vengeance contre ses meurtriers, — contre toi, féroce Clifford, et toi, perfide Française.
— Fi ? son affliction m’émeut au point — que je puis à peine retenir les larmes de mes yeux.
— Son visage, à lui, les cannibales affamés — ne l’auraient pas touché, ne l’auraient pas ensanglanté ; — mais vous êtes plus inhumains, plus inexorables, — oh ! dix fois plus !… que les tigres d’Hyrcanie. — Vois, reine insensible, les larmes d’un père désolé. — Ce linge, tu l’as trempé dans le sang de mon doux enfant, — mais, moi, j’en lave le sang avec mes larmes. — Reprends ce mouchoir, et va te vanter de ceci.
— Et, si tu racontes exactement la lamentable histoire, — sur mon âme, les auditeurs verseront des larmes. — Oui, mes ennemis même verseront des larmes à flot, — et diront : Hélas ! ce fut une pitoyable action ! — Tiens, prends cette couronne, et, avec cette couronne, ma malédiction ! — Et puisses-tu, dans ta détresse, trouver la consolation — que je recueille maintenant de ta trop cruelle main ! — Implacable Clifford, enlève-moi de ce monde. — Mon âme au ciel, mon sang sur vos têtes !
— Eût-il massacré toute ma famille, — je ne pourrais pas m’empêcher de pleurer avec lui, — en voyant quelle douleur poignante étreint son âme.
— Quoi ! vous en êtes à larmoyer, milord Northumberland ? — Songez seulement au mal qu’il nous a fait, — et cela aura bientôt séché vos pleurs.
— Voilà pour mon serment, voilà pour la mort de mon père.
— Et voici pour venger notre excellent roi.
— Ouvre les portes de ta miséricorde, Dieu de grâce ! — Mon âme s’envole par ces blessures à ta recherche.
— Tranchez-lui la tête, et placez-la sur les portes d’York, — en sorte qu’York domine la ville d’York.
— Je me demande comment notre auguste père s’est échappé : — a-t-il pu, ou non, échapper — à la poursuite de Clifford et de Northumberland ? — S’il avait été pris, nous en aurions ouï la nouvelle. — S’il avait été tué, nous en aurions ouï la nouvelle. — Mais s’il avait échappé, il me semble que nous aurions reçu — l’heureux avis de sa bonne délivrance… — Comment se trouve mon frère ? pourquoi est-il si triste ?
— Je n’aurai pas de joie que je ne sache — ce qu’est devenu notre très-vaillant père. — Je l’ai vu parcourir en tous sens le champ de bataille ; — j’ai remarqué comme il s’acharnait sur Clifford. — Il se démenait au plus épais de la mêlée, — comme un lion au milieu d’un troupeau de bœufs, — ou comme un ours traqué par des chiens : — dès que l’ours en a mordu et fait hurler quelques-uns, — les autres se tiennent à distance en aboyant contre lui ; — ainsi notre père faisait avec ses ennemis ; — ainsi ses ennemis fuyaient notre martial père. — C’est un assez grand honneur, il me semble, d’être son fils… — Voyez, comme l’aube ouvre ses portes d’or — et fait ses adieux au resplendissant soleil ! — Et lui, comme il ressemble à un jouvenceau — dans tout l’éclat de la jeunesse, étalant sa parure devant sa bien-aimée !
— Mes yeux ont-ils un éblouissement, ou vois-je en effet trois soleils (37) ?
— Trois splendides soleils, chacun parfaitement distinct, — non pas séparés par des nuées tumultueuses, — mais espacés sur un ciel pâle et clair. — Voyez, voyez, ils se joignent, se serrent et semblent se baiser, — comme s’ils juraient une ligue inviolable. — Maintenant ils ne forment plus qu’une lampe, qu’une lumière, qu’un soleil. — En ceci le ciel figure quelque événement.
— C’est prodigieusement étrange et tout à fait inouï — Je crois, frère, que le ciel nous appelle ainsi à une nouvelle campagne : — il veut que nous, les fils du brave Plantagenet, — déjà brillants par nos mérites distincts, — nous confondions ensemble nos lumières — pour resplendir sur la terre, comme ce soleil sur le monde. — Quel que soit, ce présage, je veux désormais porter — sur mon écu trois soleils éclatants.
— Non, portez plutôt trois lunes ; permettez-moi de vous dire, — vous aimez mieux les femelles que les mâles.
— Mais qui es-tu, toi dont l’air accablé annonce — quelque terrible histoire suspendue à tes lèvres ?
— Ah ! je suis un homme qui vient de voir une chose lamentable : — j’ai vu tuer le noble duc d’York, — votre auguste père et mon bien-aimé souverain.
— Oh ! ne parle plus, j’en ai trop entendu.
— Dis comment il est mort, car je veux tout entendre.
— Il était environné d’une foule d’ennemis — et luttait contre eux, comme le héros, espoir de Troie, — contre les Grecs qui voulaient entrer dans Troie. — Mais Hercule lui-même doit succomber au nombre ; — et les coups multipliés d’une petite hache — tranchent et abattent le chêne le plus dur. — Votre père a été maîtrisé par une foule de mains, — mais il n’a été égorgé que par le bras furieux — de l’impitoyable Clifford et par celui de la reine. — Elle a couronné le gracieux duc par une amère dérision ; — elle lui a ri à la face ; et, quand il pleurait de douleur, — cette reine implacable lui a donné, pour essuyer ses joues, — un mouchoir trempé dans le sang innocent — de ce doux jeune Rutland, assassiné par le brutal Clifford, — et, après maintes insultes et maints outrages noirs, — ils ont abattu sa tête, et l’ont placée — sur les portes d’York, où elle est restée, — lugubre spectacle, le plus lugubre que j’aie jamais vu !
— Bien-aimé duc d’York, appui sur qui nous nous reposions, — maintenant que tu n’es plus, nous n’avons plus ni soutien ni protection ! — Ô Clifford, forcené Clifford, tu as tué — la fleur de la chevalerie d’Europe ; — tu l’as vaincu, lui, par la trahison, — car, glaive à glaive, c’est, lui qui t’eût vaincu ! — Désormais le palais de mon âme en est devenu la prison ; — ah ! si elle pouvait s’en échapper ! si mon corps — pouvait être enseveli en paix sous la terre ! — Car je n’aurai plus jamais de joie : — jamais ! oh ! je ne connaîtrai plus jamais la joie.
— Je ne puis pleurer ; car toutes les larmes de mon corps — ne sauraient éteindre la fournaise ardente de mon cœur ; — et ma langue ne peut alléger le lourd fardeau de mon cœur. — Le souffle même nécessaire à chaque parole — attiserait les charbons qui brûlent dans mon sein — et y activerait l’incendie que les larmes essaieraient d’éteindre… — Pleurer, c’est rendre la douleur moins profonde : — aux enfants donc les larmes, à moi la lutte et la vengeance ! — Richard, je porte ton nom, je veux venger ta mort, — ou mourir glorieux en le tentant.
— Ce vaillant duc t’a laissé son nom ; — il m’a laissé, à moi, son duché et son siége.
— Ah ! si tu es bien l’aiglon de cet aigle princier, — prouve ta race en regardant fixement le soleil. — Son siége et son duché, dis-tu ? Dis donc son trône et son royaume : — tous deux sont à toi, ou toi tu n’es pas de lui !
— Eh bien, beaux lords, où en êtes-vous ? quelles nouvelles ?
— Grand lord de Warwick, s’il nous fallait conter — nos lamentables nouvelles, et, à chaque mot, — enfoncer un poignard dans notre chair jusqu’à ce que tout fût dit, — les paroles nous causeraient plus d’angoisses que les blessures. — Ô vaillant lord, le duc d’York est tué.
— Ô Warwick ! Warwick ! ce Plantagenet, — à qui tu étais aussi cher que le salut de son âme, — a été mis à mort par le féroce lord Clifford.
— Il y a dix jours déjà que j’ai noyé dans les larmes cette nouvelle : — et maintenant, pour augmenter la mesure de vos malheurs, — je viens vous dire ce qui est arrivé depuis. — Après le sanglant combat de Wakefield — où votre vaillant père a rendu le dernier soupir, — la nouvelle de votre désastre et de sa mort — m’a été transmise au galop des plus rapides courriers. — J’étais alors à Londres, gardien du roi : — j’ai rassemblé mes soldats, réuni une foule d’amis ; — et, avec des forces que je croyais suffisantes, — j’ai marché sur Saint-Albans pour barrer le passage à la reine, — emmenant le roi pour m’autoriser de sa présence. — Car j’avais été averti par mes espions — qu’elle venait avec la pleine intention — de casser le dernier décret du parlement — touchant le serment du roi Henry et votre succession. — Bref, nous nous sommes rencontrés à Saint-Albans. — Nos armées se sont choquées, et les deux partis se sont battus avec furie. — Mais était-ce la froideur du roi, — occupé à regarder complaisamment sa martiale épouse, — qui enlevait à mes soldats leur hostile ardeur ? — Était-ce le bruit des succès de la reine ? — Était-ce la crainte excessive des rigueurs de Clifford — qui foudroie ses captifs de cris de sang et de mort ? — Je ne saurais le dire. Toujours est-il — que les armes ennemies allaient et venaient comme l’éclair, — tandis que celles de nos soldats, pareilles au vol indolent de la chouette — ou au fléau d’un moissonneur paresseux, — tombaient mollement, comme si elles frappaient des amis. — J’ai essayé de les ranimer par l’éloge de notre cause, — par la promesse d’une haute paie et de grandes récompenses ; — tout a été vain ! Ils n’avaient pas le cœur de combattre ; — et nous, n’ayant plus l’espoir de vaincre avec de pareils hommes, — nous avons fui : le roi pour retrouver la reine, — lord George votre frère, Norfolk, et moi-même, — pour venir vous joindre en toute hâte. — Car nous avions appris que vous étiez ici, dans les Marches, — rassemblant une autre armée pour un nouveau combat.
— Ou est le duc de Norfolk, cher Warwick ? — Et quand George est-il revenu de Bourgogne en Angleterre ?
— Le duc est à six milles d’ici environ avec ses soldats. — Et quant à votre frère, il vient de nous être envoyé — par votre bonne tante, la duchesse de Bourgogne, — avec un renfort de soldats bien nécessaire pour cette campagne.
— La partie a dû être bien inégale, pour que le vaillant Warwick ait fui. — Je lui ai souvent entendu attribuer l’honneur d’une poursuite, — mais jamais jusqu’aujourd’hui l’humiliation d’une retraite.
— Et ce n’est pas mon humiliation que tu apprends aujourd’hui, Richard. — Car tu verras que j’ai le bras droit assez fort — pour enlever le diadème de la tête du faible Henry — et arracher de sa main le sceptre redoutable, — fût-il aussi illustre pour sa hardiesse en guerre — qu’il est fameux pour sa douceur, sa tranquillité et sa piété.
— Je sais cela, lord Warwick ; ne me blâme pas. — C’est l’amour que je porte à ta gloire qui me fait parler — Mais dans ces temps de trouble qu’y a-t-il à faire ? — Allons-nous jeter nos cottes d’acier — et nous envelopper dans des robes de deuil, — pour psalmodier nos Ave Maria sur nos chapelets ? — Ou devons-nous avec des armes vengeresses — dire nos dévotions sur les casques de nos ennemis ? — Si vous êtes pour le dernier parti, dites oui, et en campagne, milords !
— Eh ! c’est pour cela que Warwick est venu vous chercher ; — c’est pour cela que vient mon frère Montague. — Attention, milords. L’altière et insolente reine, — de concert avec Clifford, le hautain Northumberland, — et maints autres fiers oiseaux de la même volée, — a pétri le flexible roi comme une cire. — Il avait juré que vous seriez son successeur ; — son serment est enregistré au parlement ; — eh bien, toute la bande est allée à Londres — pour annuler ce serment et tout — ce qui peut faire obstacle à la maison de Laucastre. — Leurs forces s’élèvent, je crois, à trente mille hommes. — Maintenant, si le contingent de Norfolk et le mien, — et tous les partisans que toi, brave comte de March, — tu peux te procurer parmi les fidèles Gallois, — peuvent porter notre armée seulement à vingt-cinq mille hommes, — en avant ! Nous marchons droit sur Londres, — et, montant une fois encore nos destriers écumants, — nous nous écrions une fois encore : Sus à l’ennemi ! — bien résolus cette fois à ne plus reculer ni fuir.
— Oui, à présent, c’est bien le grand Warwick que j’entends parler. — Puisse-t-il ne plus jamais voir un jour de soleil — celui qui réclamera la retraite, quand Warwick lui ordonnera de tenir !
— Lord Warwick, c’est sur ton épaule que j’entends m’appuyer ; — et si tu tombes, ce qu’à Dieu ne plaise, — il faudra, le ciel m’en préserve ! qu’Édouard tombe aussi.
— Tu n’es plus comte de Marc, mais duc d’York. — Le degré prochain, c’est le trône d’Angleterre. — Car tu seras proclamé roi d’Angleterre — dans tous les bourgs que nous traverserons ; — et celui qui de joie ne jettera pas son bonnet en l’air, — paiera cette offense de sa tête. — Roi Édouard, vaillant Richard, Montague, — ne nous arrêtons plus à rêver de gloire, — mais que les trompettes sonnent, et à l’œuvre.
— Ah ! Clifford, ton cœur fût-il dur comme l’acier, — (tu as prouvé par tes actes qu’il est de pierre), — je cours le percer, ou te livrer le mien.
— Battez donc, tambours. Que Dieu et saint Georges soient pour nous !
— Eh bien ! quelles nouvelles ?
— Le duc de Norfolk m’envoie vous dire — que la reine s’avance avec une puissante armée : — il implore votre compagnie pour une prompte délibération.
— Tout va donc à souhait ; braves guerriers, partons.
— Soyez le bienvenu, milord, dans cette bonne ville d’York. — Là est la tête de cet ennemi acharné — qui a tenté de ceindre votre couronne. — Est-ce que ce spectacle ne vous réjouit pas le cœur, milord ?
— Oui, comme la vue du roc réjouit celui qui craint le naufrage. — Cet aspect me navre dans l’âme. — Retiens ta vengeance, Dieu chéri ! ce n’est pas ma faute ; — ce n’est pas de mon plein gré que j’ai enfreint mon serment.
— Mon gracieux seigneur, cette excessive douceur — et cette pitié funeste doivent être mises de côté. — À qui les lions jettent-ils de tendres regards ? — Ce n’est pas à la bête qui veut usurper leur tanière. — À qui l’ourse des forêts lèche-t-elle la main ? — Ce n’est pas à celui qui détruit ses petits sous ses yeux. — Qui échappe à la mortelle piqûre du serpent aux aguets ? — Ce n’est pas celui qui lui met le pied sur le dos. — Le plus chétif reptile se redresse contre qui l’écrase, — et les colombes mordent pour défendre leur couvée. — L’ambitieux York aspirait à ta couronne, — et tu souriais, quand il fronçait le sourcil avec colère. — Lui, qui n’était que duc, il voulait faire son fils roi, — et travaillait, en père tendre, à l’élévation de sa race ; et toi, qui es roi, qui as eu le bonheur d’avoir un fils excellent, — tu as consenti à le déshériter, — ce qui était l’acte du père le plus dénaturé. — Les oiseaux, créatures privées de raison, nourrissent leurs petits ; — et, quelque terrible que soit à leurs yeux la face de l’homme, — qui ne les a vus, pour la protection de leur tendre nichée, — s’armer des ailes même — qui servent d’habitude à leur fuite alarmée, — et combattre l’ennemi qui grimpait jusqu’à leur nid, — offrant leur vie pour la défense de leurs poussins ? — Pour votre honneur, mon suzerain, prenez exemple sur eux. — Ne serait-ce pas dommage que ce bel enfant — perdit les droits de sa naissance par la faute de son père, — et qu’il pût dire un jour à son fils : — Ce qu’avaient possédé mon bisaïeul et mon aïeul, — mon père insouciant l’a follement perdu ! — Oh ! quelle honte ce serait ! Regarde ce garçon ; — et puisse son mâle visage, qui promet — une fortune prospère, donner à ton cœur en fusion la trempe nécessaire — pour défendre ton bien et le transmettre à ton fils !
— Clifford s’est montré parfait orateur, — en invoquant des arguments d’une grande force. — Mais, Clifford, dis-moi, n’as-tu jamais ouï dire — qu’un bien mal acquis ne profite jamais ? — Est-il toujours heureux le fils — dont le père a gagné l’enfer à force de thésauriser (38) ? — Je léguerai à mon fils mes bonnes actions ; — et plût au ciel que mon père ne m’eût rien légué de plus ! — Car tous les autres biens s’achètent à trop haut prix : on a mille fois plus de peine à les conserver — que de plaisir à les posséder. — Ah ! cousin York ! si tes meilleurs amis savaient — combien je suis désolé que ta tête soit là !
— Milord, relevez vos esprits ; nos ennemis sont proches, — et la mollesse de votre courage fait fléchir vos partisans. — Vous avez promis la chevalerie à notre fils précoce ; dégainez votre épée, et armez-le sur-le-champ. — Édouard, à genoux !
— Édouard Plantagenet, relève-toi chevalier, — et retiens cette leçon, tire l’épée pour le droit.
— Mon gracieux père, avec votre royale permission, — je la tirerai comme héritier présomptif de la couronne, — et dans cette querelle je l’emploierai jusqu’à la mort.
— Eh ! c’est parler en prince capable.
— Chefs royaux, tenez-vous prêts : — car, à la tête d’une bande de trente mille hommes, — Warwick s’avance appuyant le duc d’York ; — dans toutes les villes qu’il traverse, — il le proclame roi, et on accourt en foule à lui. — Rangez votre armée, car ils sont tout près.
— Je souhaiterais que Votre Altesse voulût quitter le champ de bataille ; — la reine a meilleur succès quand vous êtes absent.
— Oui, mon bon seigneur ; laissez-nous à notre fortune.
— Eh ! votre fortune est aussi la mienne ; donc je reste.
— Que ce soit donc avec la résolution de combattre.
— Mon royal père, encouragez donc ces nobles lords, — et animez ceux qui combattent pour votre défense. — Tirez l’épée, bon père, et criez : Saint Georges !
— Eh bien, parjure Henry, veux-tu demander grâce à genoux, — et mettre ton diadème sur ma tête, — ou affronter les mortels hasards d’un combat ?
— Va tancer tes mignons, insolent marmouset ! — Il te sied bien de tenir un langage aussi hardi — devant ton souverain, ton roi légitime !
— C’est moi qui suis son roi, et c’est à lui de fléchir le genou. — Il m’a, de son libre consentement, adopté pour héritier ; — depuis, il a violé son serment ; car, à ce que j’apprends, — vous qui êtes le vrai roi, quoique ce soit lui qui porte la couronne, — vous l’avez obligé, par un nouvel acte du parlement, — à m’éliminer et à me substituer son fils.
Et c’est avec raison : — qui doit succéder au père, si ce n’est le fils !
— Vous êtes donc là, boucher ?… Oh ! je ne puis parler.
— Oui, bossu : me voici pour te répondre, à toi, — et à tous les insolents de ta sorte.
— C’est vous qui avez tué le jeune Rutland, n’est-ce pas ?
— Oui, et le vieux York, et je ne suis pas encore satisfait.
— Au nom du ciel, milords, donnez le signal du combat.
— Que dis-tu, Henry ? veux-tu céder la couronne ?
— Oui-dà, vous avez la langue bien longue, Warwick ! vous osez parler ! — La dernière fois que vous et moi nous sommes rencontrés à Saint-Albans, — vos jambes ont fait plus de service que vos bras.
— Alors c’était mon tour de fuir ; aujourd’hui c’est le tien.
— Vous en disiez autant naguère, et vous n’en avez pas moins fui.
— Ce n’est pas votre valeur, Clifford, qui m’a fait battre en retraite.
— Et ce n’est pas votre vaillance qui vous a donné l’énergie de tenir ferme.
— Northumberland, toi, je te respecte… — Brisons ce pourparler ; car je puis à peine contenir — l’explosion de mon cœur gonflé — contre ce Clifford, ce cruel tueur d’enfants.
— J’ai tué ton père ; le tiens-tu pour un enfant ?
— Oui, tu l’as assassiné en lâche et en traître, — comme tu as assassiné notre tendre frère Rutland. — Mais, avant le coucher du soleil, je te ferai maudire cette action.
— Finissez, milords, et écoutez-moi.
— Défie-les donc, ou reste bouche close.
— N’assigne pas, je te prie, de limites à ma langue. — Je suis roi, et j’ai toute liberté de parler.
— Mon suzerain, la plaie qui a provoqué cette réunion — ne peut être guérie par des paroles ; gardez donc le silence.
— Dégaine donc, bourreau. — Par Celui qui nous créa tous, je suis convaincu — que tout le courage de Clifford est dans sa langue.
— Parle, Henry, me feras-tu droit ou non ? — Des milliers d’hommes ont déjeuné aujourd’hui — qui ne dîneront pas, si tu ne cèdes la couronne.
— Si tu la refuses, que leur sang retombe sur ta tête ! — Car c’est pour la justice qu’York revêt son armure.
— Si ce que Warwick dit être juste est juste, — il n’y a plus d’injustice ; tout est juste.
— Quel que soit ton père, voilà bien ta mère ; — car, je le vois bien, tu as la langue de ta mère.
— Mais toi, tu ne ressembles ni à ton papa, ni à ta maman ; — tu es un monstre que la difformité stigmatise, — marqué par le destin pour être évité, — comme le crapaud venimeux ou le lézard au dard redoutable.
— Fer de Naples que couvre une dorure anglaise, — toi dont le père porte le titre de roi, — comme si un ruisseau s’appelait l’Océan, — n’as-tu pas honte, sachant ton extraction, — de trahir par ton langage la bassesse native de ton cœur ?
— Je donnerais mille couronnes d’une poignée de verges, — pour rappeler à elle-même cette caillette éhontée… — Hélène de Grèce était beaucoup plus belle que toi, — quoique ton mari puisse être un Ménélas, — et pourtant jamais le frère d’Agamemnon ne fut outragé — par cette femme perfide, comme ce roi l’a été par toi. — Son père triompha au cœur de la France ; — il en dompta le roi, et fit fléchir le Dauphin ; — et lui, s’il avait fait un mariage conforme à son rang, — il aurait pu garder jusqu’ici ce legs de gloire. — Mais le jour où il a mis dans son lit une mendiante — et où il a honoré ton pauvre père de son alliance, — ce jour-là a attiré sur sa tête un orage — qui a balayé de France l’empire de son père — et ici même amassé la sédition autour de sa couronne. — Car qu’est-ce qui a causé ces troubles, si ce n’est ton orgueil ? — Si tu avais été modeste, nos titres sommeilleraient encore, — et nous, par pitié pour ce doux roi, — nous aurions ajourné notre réclamation à une autre époque.
— Mais quand, nos rayons ayant fait ton printemps, nous avons vu — que ton été restait stérile pour nous, — nous avons mis la hache à ta racine usurpatrice ; — et, bien que le tranchant nous ait parfois blessés nous-mêmes, — sache pourtant qu’ayant commencé à frapper, — nous ne te lâcherons que quand nous t’aurons abattue — ou quand nous aurons arrosé ta grandeur croissante de notre sang brûlant.
— Et c’est dans cette résolution que je te défie, — ne voulant plus prolonger cette conférence, — puisque tu empêches le doux roi de parler. — Sonnez, trompettes ! Faites onduler nos sanguinaires drapeaux ! — Ou la victoire ou la tombe !
Arrête, Édouard.
— Non femme querelleuse ; nous n’arrêterons pas un moment de plus. — Tes paroles vont coûter aujourd’hui dix mille vies.
— Harassé par la fatigue, comme un coureur par sa course, — je vais m’asseoir ici pour respirer un moment ; — car les coups reçus et rendus — ont dérobé leur force à mes muscles robustes ; — et, en dépit de mon dépit, il faut que je me repose un peu.
— Souris, ciel clément ! ou frappe, mort inclémente ! — Car tout s’assombrit, et le soleil d’Édouard se couvre de nuages.
— Eh bien, milord ? quel est notre sort ? Quelle espérance nous reste-t-il ?
— Notre sort, c’est le désastre ; notre espérance, c’est le triste désespoir. — Nos rangs sont rompus, et la ruine nous poursuit. — Quel conseil donnez-vous ? Où fuirons-nous ?
— La fuite est inutile ; ils ont des ailes pour nous poursuivre ; — et, affaiblis comme nous le sommes, nous ne pouvons leur échapper.
— Ah ! Warwick ! pourquoi t’es-tu retiré ? — La terre altérée a bu le sang de ton frère, — qu’a fait ruisseler la pointe acérée de la lance de Cliffort ; — dans les angoisses même de l’agonie, — il criait d’une voix lugubre comme un tocsin lointain : — Warwick, venge-moi ! frère, venge ma mort ! — Et ainsi, sous le ventre des chevaux ennemis — qui trempaient leurs fanons dans son sang fumant, — le noble gentilhomme a rendu l’âme.
— Ëh bien, que la terre se soûle de notre sang : — je vais tuer mon cheval, parce que je ne veux pas fuir. — Pourquoi, comme des femmes pusillanimes, restons-nous ici — à pleurer nos pertes, tandis que l’ennemi fait rage ? — Pour quoi restons-nous spectateurs, comme s’il s’agissait d’une tragédie, — jouée pour le plaisir par des acteurs déclamant ? — Ici, à genoux, devant le Dieu d’en haut, je fais le vœu — de ne jamais m’arrêter, de ne jamais me reposer, — que la mort n’ait fermé mes yeux, — ou que la fortune n’ait comblé la mesure de ma vengeance.
— Ô Warwick ! je plie mon genou avec le tien, — et dans ce vœu j’enchaîne mon âme à la tienne… — Avant que mon genou se détache de la froide surface de la terre, — j’élève mes mains, mes yeux, mon cœur vers Toi, — faiseur et destructeur de rois, — te suppliant, si c’est ta volonté — que ce corps soit la proie de mes ennemis, — d’ouvrir les portes de bronze du ciel — et d’accorder un doux accès à mon âme pécheresse ! — Maintenant, milords, disons-nous adieu jusqu’à ce que nous nous retrouvions, — soit au ciel, soit sur la terre !
— Frère, donne-moi ta main ; et toi, cher Warwick, — laisse-moi t’étreindre dans mes bras fatigués. — Moi qui n’ai jamais pleuré, je fonds en larmes maintenant — en voyant l’hiver si vite couper court à notre printemps.
— Partons, partons ! Encore une fois, chers seigneurs, adieu.
— Allons tous ensemble rejoindre nos troupes, — et donnons la permission de fuir à ceux qui ne désirent pas rester ; — saluons, comme nos piliers, ceux qui veulent demeurer avec nous ; — et, si nous triomphons, promettons-leur les récompenses — que remportaient les vainqueurs aux jeux Olympiques. — Cela peut affermir le courage dans leurs cœurs défaillants ; — car il y a encore espoir de vivre et de vaincre. — Ne tardons plus, partons immédiatement.
— Enfin, Clifford, je te tiens. — Imagine que ce bras est pour le duc d’York, — et celui-ci pour Rutland, tous deux destinés à les venger, — quand tu serais environné d’un mur de bronze.
— Enfin, Richard, je suis face à face avec toi. — Voici la main qui poignarda ton père York, — et voici celle qui tua ton frère Rutland, — et voici le cœur qui triomphe de leur mort, — encourageant ces mains, qui tuèrent ton père et ton frère, — à t’exécuter de même ; — ainsi, à toi !
— Non, Warwick ! choisis un autre gibier ; — car je veux moi-même chasser ce loup à mort.
— Cette bataille ressemble à ce combat de la matinée — où l’ombre mourante lutte avec la lumière grandissante, — à ce moment que le berger, soufflant dans ses ongles, — ne peut appeler ni le jour ni la nuit. — Tantôt elle ondule d’un côté comme une énorme mer — poussée par la marée contre le vent ; — tantôt elle ondule d’un autre côté, comme la même mer — forcée de se retirer devant la furie du vent. — Parfois, le flot l’emporte ; et parfois, le vent. — Maintenant l’avantage est à l’un ; tout à l’heure, à l’autre. — Tous deux se disputent la victoire en s’étreignant, — et il n’y a ni vainqueur ni vaincu, — si parfait est l’équilibre de cette formidable mêlée. — Je vais m’asseoir ici sur ce tertre. — Que la victoire se décide à la volonté de Dieu ! — Car Marguerite, ma reine, et Clifford — m’ont renvoyé du champ de bataille, jurant l’un et l’autre — qu’ils sont plus sûrs de réussir quand je n’y suis pas. — Je voudrais être mort, si telle était la volonté de Dieu. — Car qu’y a-t-il dans ce monde, sinon des chagrins et des malheurs ? — Ô Dieu ! je m’estimerais bien heureux de n’être qu’un simple berger ! — Assis sur une colline, comme je le suis maintenant, — je tracerais minutieusement un cadran, — j’y mesurerais la marche des minutes, — je compterais combien de minutes complètent l’heure, — combien d’heures font un jour, — combien de jours composent une année, — et combien d’années peut vivre un homme mortel ; — ce calcul achevé, je ferais la distribution de mon temps : — tant d’heures pour veiller à mon troupeau ; — tant d’heures pour prendre mon repos ; — tant d’heures pour méditer ; — tant d’heures pour me divertir ; — tant de jours que mes brebis sont pleines ; — tant de semaines avant que les pauvres bêtes mettent bas ; — tant d’années avant que je tonde leurs toisons. — C’est ainsi que les minutes, les heures, les jours, les mois et les ans, — employés dans un but prédestiné, — conduiraient mes cheveux blancs à un paisible tombeau. — Ah ! quelle vie ce serait ! qu’elle serait douce ! qu’elle serait aimable ! — Le buisson d’aubépine ne donne-t-il pas une ombre plus douce — aux bergers regardant leur innocent troupeau — que le dais richement brodé — aux rois qui toujours redoutent la trahison de leurs sujets ? — Oh ! oui, mille fois oui. — En conclusion, l’humble lait caillé du pâtre, — sa froide et légère boisson à même sa bouteille de cuir, — son sommeil coutumier sous le frais ombrage des arbres, — toutes ces choses dont il jouit dans la sécurité la plus douce — sont bien préférables aux délicatesses d’un prince, — à ces repas resplendissants de vaisselle d’or, — à ce lit somptueux où il se couche — et au chevet duquel veillent l’anxiété, la défiance et la trahison (39).
— Mauvais est le vent qui ne profite à personne. — Cet homme que j’ai tué dans un combat corps à corps, — a peut-être sur lui quelques écus ; — et moi, qui ai la chance de les lui prendre en ce moment, — peut-être avant la nuit les céderai-je avec ma vie — à quelque autre, comme ce mort me les cède… — Que vois-je ! Grand Dieu ! c’est la figure de mon père, — qu’à mon insu j’ai tué dans ce conflit. — Ô temps désastreux qui enfantent de tels événements ! — Moi, j’ai été pressé à Londres par le roi ; — mon père, étant des gens du comte de Warwick, — s’est trouvé dans le parti d’York, pressé par son maître ; — et moi, qui ai reçu de lui la vie, — je la lui ai enlevée de mes propres mains. — Pardonnez-moi, mon Dieu ! je ne savais ce que je faisais ! — Et toi, mon père, pardon ! Car je ne t’ai pas reconnu ! — Mes larmes laveront ces marques sanglantes ; — taisons-nous jusqu’à ce qu’elles aient coulé à satiété.
— Ô lamentable spectacle ! ô sanglante époque ! — Quand les lions sont en guerre et se disputent leur antre, — les pauvres innocents agneaux pâtissent de leur inimitié. — Pleure, malheureux homme, je te seconderai larme à larme. — Qu’à l’avenant de la guerre civile nos yeux — s’aveuglent de larmes, nos cœurs se brisent de douleur !
— Ô toi qui m’as si énergiquement résisté, — donne-moi ton or, si tu as de l’or ; — car je l’ai acheté au prix de cent coups. — Mais voyons… est-ce là le visage de mon ennemi ? — Oh ! non, non, non ! C’est mon fils unique ! — Ah ! mon enfant, s’il te reste encore quelque vie, — lève les yeux… Vois, vois, quelle pluie de larmes tombe, — chassée par les orages de mon cœur, — sur tes blessures qui me crèvent les yeux et le cœur ! — Oh ! ayez pitié, mon Dieu, de cet âge misérable ! — Que de forfaits cruels, sanglants, — erronés, révoltants, monstrueux, — engendre chaque jour cette meurtrière querelle ! — Ô mon enfant, ton père t’a donné la vie trop tôt, — et te l’a enlevée pour t’avoir reconnu trop tard.
— Désastres sur désastres ! douleurs au-dessus des communes douleurs ! — Oh ! si ma mort pouvait mettre fin à ces actes lamentables ! — Oh ! pitié, pitié ! ciel clément, pitié ! — Je vois sur ce visage la rose rouge et la rose blanche, — fatales couleurs de nos maisons rivales : — ce sang a toute la pourpre de l’une ; — cette joue a bien, il me semble, toute la pâleur de l’autre. — Que l’une des deux roses se flétrisse et laisse l’autre fleurir ! — Si vous continuez à lutter, des milliers de vie devront se flétrir.
— Quels incessants reproches m’adressera ma mère — sur la mort de mon père !
— Quelle incessante mer de larmes versera ma femme — sur la mort de mon fils !
— Quels incessants ressentiments le pays — concevra contre son roi après toutes ces catastrophes !
— Jamais fils fut-il aussi navré de la mort de son père ?
— Jamais père pleura-t-il autant son fils ?
— Jamais roi fut-il aussi affligé du malheur de ses sujets ? — Grande est votre douleur ; la mienne l’est dix fois plus.
— Je vais t’emporter d’ici pour pouvoir pleurer à satiété.
— Mes bras seront ton linceul ; — mon cœur, cher enfant, sera ton sépulcre ; — car jamais ton image ne sortira de mon cœur ; — mes soupirs seront ton glas funéraire ; — et ton père te regrettera, — te pleurera tout autant, toi, son unique enfant, — que Priam pleura tous ses vaillants fils. — Je vais t’emporter d’ici, et abandonner la lutte à qui voudra. — Car j’ai donné le coup de mort où je ne le devais pas.
— Fuyez, père, fuyez ! car tous vos amis sont en fuite, — et Warwick fait rage comme un taureau exaspéré. — Partons ! car la mort est à notre poursuite.
— À cheval, milord, et courez droit à Berwick : — Édouard et Richard, comme deux lévriers — voyant fuir le lièvre effaré, — les yeux enflammés et étincelants de courroux, — étreignant de leurs mains furieuses l’acier sanglant, — sont à nos talons ; ainsi partons vite.
— Fuyons ! car la vengeance les accompagne. — Non, ne perdez pas le temps en remontrances, dépêchez-vous ; — ou bien suivez-moi, je vais en avant.
— Non, emmène-moi avec toi, mon doux Exeter ; — ce n’est pas que je craigne de rester ici, mais j’aime à aller — où il plaît à la reine. En avant, partons.
— Mon flambeau est consumé ; oui, il s’éteint ici, — le flambeau qui, tant qu’il a duré, a éclairé le roi Henry. — Ô Lancastre ! je redoute ta chute — bien plus que la séparation de mon âme et de mon corps. — L’affection et la crainte que j’inspirais t’attachaient bien des amis, — et, maintenant que je succombe, ton parti ramolli va se dissoudre. — Désertant Henry pour renforcer son insolent rival, — le peuple s’élance vers York comme un essaim de moucherons. — Et où volent les moustiques, si ce n’est vers le soleil ? — Et qui rayonne aujourd’hui, si ce n’est l’ennemi de Henry ? — Ô Phébus, si tu n’avais pas permis — que Phaëton guidât tes ardents coursiers, — ton char flamboyant n’eût jamais embrasé la terre ? — Et toi, Henry, si tu avais régné en roi, — comme ont régné ton père et le père de ton père, — sans céder de terrain à la maison d’York, — ni moi, ni dix mille autres en ce malheureux royaume, — nous ne laisserions de veuves pleurant sur notre mort, — et encore aujourd’hui tu occuperais le trône en paix. — Car n’est-ce pas la douceur de l’air qui fait prospérer les mauvaises herbes ? — Et n’est-ce pas l’excès de l’indulgence qui enhardit les voleurs ? — Inutiles sont mes plaintes, et incurables mes blessures ? — Plus d’issue pour fuir, ni de force pour soutenir ma fuite. — L’ennemi est inexorable, et il n’aura pas de pitié, — car je n’en ai pas mérité de lui. — L’air a pénétré dans mes blessures mortelles, — et tout le sang que je perds me fait défaillir. — Venez, York, Richard, Warwick, et les autres ! — J’ai poignardé vos pères, percez-moi le cœur !
{{HhakD|Fanfare d’alarme et retraite. Entrent Édouard, George, Richard, Montague, Warwick et des soldats.}
— Maintenant respirons, milords ; notre bonne fortune nous permet un peu de repos — et déride le front de la guerre avec le sourire de la paix. — Des troupes sont à la poursuite de cette reine sanguinaire — qui conduisait le tranquille Henry, tout roi qu’il était, — comme une voile, gonflée par une violente rafale, — force un galion à fendre les vagues. — Mais croyez-vous, milords, que Clifford ait fui avec eux ?
— Non, il est impossible qu’il ait échappé : — car, je ne crains pas de le déclarer en sa présence, — votre frère Richard l’a marqué pour la tombe ; — et, où qu’il soit, il est sûrement mort.
— Quel est celui dont l’âme prend son triste congé ?
— C’est un gémissement funèbre comme la transition de la vie à la mort.
— Voyez qui c’est : et, maintenant que la bataille est finie, — ami ou ennemi, qu’il soit traité avec douceur.
— Révoque cet arrêt de clémence ; car c’est Clifford, — Clifford qui, non content de couper la branche — à peine bourgeonnante en abattant Rutland, — a frappé de son couteau meurtrier la racine même — d’où avait gracieusement jailli cette tendre tige, — je veux dire notre auguste père le duc d’York.
— Faites retirer des portes d’York — la tête de votre père que Clifford y avait fixée, — et mettre à sa place celle de Clifford ; il faut rendre à l’ennemi mesure pour mesure.
— Qu’on apporte ce hibou fatal à notre maison, — qui nous persécutait, nous et les nôtres, de son chant de mort. — Désormais la mort étouffera son cri lugubre et menaçant, — et sa voix ne se fera plus entendre.
— Je crois qu’il a perdu connaissance… — Parle, Clifford, sais-tu qui te parle ? — La sombre nuée de la mort obscurcit les rayons de sa vie : — il ne nous voit pas, et il n’entend pas ce que nous disons.
— Oh ! que je le regrette !… Mais peut-être entend-il, — et n’est-ce qu’une ruse habile — pour se soustraire aux avanies amères — qu’il a prodiguées à notre père mourant.
— Si tu le crois, tourmente-le de paroles acerbes.
— Clifford, implore merci pour ne pas obtenir grâce.
— Clifford, repens-toi par une inutile pénitence.
— Clifford, invente des excuses pour tes forfaits.
— Tandis que pour tes forfaits nous inventerons d’horribles tortures.
— Tu as aimé York, et je suis fils d’York.
— Tu as eu pitié de Rutland, j’aurai pitié de toi.
— Où est donc le capitaine Marguerite, pour vous défendre maintenant ?
— Ils se moquent de toi, Clifford ! réplique-leur par ton juron habituel.
— Quoi ! pas un juron ! certes, cela va mal, — quand Clifford n’a pas une imprécation en réserve pour ses amis. — À cela je vois qu’il est mort ; sur mon âme, — si, afin de le railler tout à mon aise, — je pouvais lui acheter deux heures de vie au prix de ma main droite, — je la couperais avec cette main-ci, et avec le sang qui jaillirait — je suffoquerais l’infâme dont York et le jeune Rutland n’ont pu satisfaire la soif inextinguible.
— Oui, mais il est mort : qu’on coupe la tête du traître, — et qu’on la fixe à la place de celle de votre père…
— Et maintenant marche triomphalement sur Londres, — pour y être couronné roi souverain d’Angleterre. — De là Warwick fendra la mer jusqu’en France, — afin de demander pour toi la main de madame Bonne. — Ainsi tu uniras étroitement les deux pays ; — et, ayant la France pour amie, tu ne redouteras plus — tes ennemis épars qui espèrent se relever encore. — Car, bien que leur piqûre ne puisse te faire grand mal, — attends-toi à avoir les oreilles importunées de leur bourdonnement. — Je veux d’abord assister au couronnement ; — puis, je m’embarquerai pour la Bretagne — afin de conclure ce mariage, s’il plaît à monseigneur.
— Qu’il en soit comme tu voudras, cher Warwick. — C’est sur ton épaule que je veux appuyer mon trône ; — et j’entends ne jamais rien entreprendre — sans ton conseil et ton consentement. — Richard, je vais te créer duc de Glocester ; — et toi, George, duc de Clarence… Pour Warwick, il pourra, comme nous-même, — faire et défaire selon son bon plaisir.
— Que je sois plutôt duc de Clarence, et George duc de Glocester ; — car le duché de Glocester est par trop funeste (42).
— Bah ! c’est une objection puérile ; — Richard, sois duc de Glocester. Maintenant allons à Londres — prendre possession de ces honneurs.
— Blottissons-nous dans cet épais fourré ; — car les daims traverseront tout à l’heure cette clairière ; — et embusqués sous ce couvert, — nous viserons la principale bête du troupeau.
— Je vais me poster au haut de la côte, en sorte que nous puissions tirer tous deux.
— Ça ne se peut pas ; le bruit de ton arbalète — effarouchera la bande, et mon coup sera perdu — Embusquons-nous tous deux ici, et visons le plus beau ; — et, pour que le temps ne te semble pas trop long, — je te conterai ce qui m’est arrivé un jour, — à cette même place où nous allons nous embusquer.
— Voici un homme qui vient : attendons qu’il soit passé.
— Je me suis dérobé de l’Écosse par pur amour de la patrie, — pour saluer mon pays d’un sympathique regard. — Non, Harry, Harry, ce pays n’est plus à toi. — Ta place est occupée, ton sceptre est arraché de tes mains, — le baume dont tu étais oint est effacé. — Désormais nul genou plié ne te proclamera César, — nul humble solliciteur ne s’empressera pour t’exposer ses droits ; — non, nul ne viendra te demander justice, — car comment pourrais-tu aider autrui, ne pouvant t’aider toi-même ?
— Eh ! voici un daim dont la peau est une fortune pour un garde-chasse ; — c’est le ci-devant roi ; saisissons-le.
— Embrassons cette amère adversité ; — car les sages disent que c’est le parti le plus sage.
— Pourquoi hésitons-nous ? mettons la main sur lui.
— Attends un peu ; nous allons l’écouter encore.
— Ma reine et mon fils sont allés en France chercher du secours ; — et, à ce que j’apprends, le puissant capitaine Warwick — y est allé aussi demander la sœur du roi de France — pour la marier à Édouard. Si cette nouvelle est vraie, — pauvre reine, pauvre fils, vous perdez vos peines ; — car Warwick est un orateur subtil, — et Louis un prince aisément gagné par d’émouvantes paroles. — À ce compte-là Marguerite pourrait bien aussi le gagner ; — car c’est une femme fort digne de pitié ; — ses soupirs feront une brèche dans le cœur du roi ; — ses larmes pénétreraient un sein de marbre ; — le tigre serait attendri, quand elle sanglote ; — et Néron serait touché de compassion, — rien qu’à entendre ses plaintes, à voir ses larmes amères. — Oui, mais elle vient pour demander ; Warwick, pour donner. — Elle, à la gauche du roi, implore du secours pour Henry ; — lui, à la droite, demande une femme pour Édouard. — Elle pleure, et dit que son Henry est déposé ; — il sourit, et dit que son Édouard est couronné. — Elle, pauvre malheureuse, la douleur l’empêche de parler, — tandis que Warwick proclame le titre d’Édouard, pallie ses torts, — invoque des arguments d’un puissant effet, — et, en conclusion, l’emporte sur Marguerite auprès du roi, — en obtenant de lui sa sœur avec maints subsides — pour affermir et consolider le roi Édouard sur le trône. — Ô Marguerite, voilà ce qui arrivera ; et toi, pauvre âme, — tu seras abandonnée, étant venue délaissée.
— Réponds, qui es-tu, toi qui parles de rois et de reines ?
— Plus que je ne parais, et moins que je ne devrais être par droit de naissance. — Tout au moins suis-je un homme, car je ne puis être moins ; — or les hommes peuvent parler de rois, et pourquoi n’en parlerais-je pas !
— Oui, mais tu parles comme si tu étais roi.
— Eh bien, je le suis en imagination, et cela suffit.
— Mais, si tu es roi, où est ta couronne ?
— Ma couronne est dans mon cœur, et non sur ma tête ; — elle n’est pas ornée de diamants ni de pierreries indiennes ; — elle n’est pas visible : ma couronne s’appelle résignation ; — une couronne que rarement les rois possèdent !
— Eh bien, si vous êtes un roi couronné de résignation, — votre couronne de résignation et vous, il faut que vous vous résigniez — à nous suivre ; car, à ce que nous croyons, — vous êtes le roi que le roi Édouard a déposé ; et nous, ses sujets, lui ayant fait serment d’allégeance, — nous vous appréhendons comme son ennemi.
— Mais ne vous est-il jamais arrivé de faire un serment et de le violer ?
— Non, un pareil serment, jamais, et nous ne commencerons pas aujourd’hui.
— Où habitiez-vous quand j’étais roi d’Angleterre ?
— Ici, en ce pays où nous demeurons aujourd’hui.
— J’ai été sacré roi à l’âge de neuf mois ; — mon père et mon grand-père ont été rois ; — et vous, étant mes sujets, m’avez juré fidélité ; — en bien donc, dites-moi, est-ce que vous n’avez pas violé votre serment ?
Non ; — car nous n’avons été vos sujets que tant que vous avez été roi.
— Quoi ! suis-je mort ? Est-ce que je n’ai plus souffle d’homme ? — Ah ! hommes simples, vous ne savez ce que vous jurez. — Voyez cette plume que mon souffle écarte de mon visage — et qu’un souffle d’air me renvoie ; — elle obéit à mon souffle, — puis cède à un autre, — toujours régie par la bouffée la plus forte : telle est votre légèreté, hommes vulgaires. — Mais ne violez plus vos serments ; de ce péché-là — ma douce pression ne vous rendra pas coupable. — Allez où vous voudrez, le roi se laissera commander par vous. — Soyez les rois, vous ; commandez, et j’obéirai.
— Nous sommes les fidèles sujets du roi, du roi Édouard.
— Comme vous seriez encore ceux de Henry, — s’il était sur le trône où est le roi Édouard.
— Nous vous sommons, au nom de Dieu et du roi, — de venir avec nous devant les magistrats.
— Au nom de Dieu, conduisez-moi ; que le nom de votre roi soit obéi ! — Et, ce que Dieu veut, que votre roi l’accomplisse ! — Moi, j’accède humblement à ce qu’il veut.
— Frère de Glocester, c’est à la bataille de Saint-Albans — que le mari de cette dame, sir John Grey, a été tué. — Ses terres ont été alors saisies par le vainqueur ; — elle demande maintenant à en reprendre possession. — Nous ne pouvons en bonne justice lui refuser cela, — puisque c’est en combattant pour la maison d’York — que le digne gentilhomme a perdu la vie (45).
— Votre Altesse fera bien de lui accorder sa requête ; — ce serait une honte de la lui refuser.
— C’est juste ; pourtant j’attendrai un peu.
Ah ! c’est comme cela ! — Je vois que la dame devra accorder quelque chose, — avant que le roi lui accorde son humble demande.
— Il est expert à la chasse : comme il sait prendre le vent !
Silence !
— Veuve, nous examinerons votre requête. — Revenez une autre fois pour savoir nos intentions.
— Très-gracieux seigneur, tout délai m’est intolérable ; — que Votre Altesse daigne me signifier sa décision dès à présent, — et votre bon plaisir, quel qu’il soit, me satisfera.
— Oui-dà, la veuve ? eh bien je vous garantis toutes vos terres, — pour peu que ce qui lui plaira vous plaise également. — Tenez-vous plus ferme, ou, ma foi, vous attraperez quelque coup.
— Je ne crains pas ça pour elle, à moins qu’elle ne fasse une chute.
— Dieu veuille que non ! car il en prendrait avantage.
— Combien as-tu d’enfants, veuve ? dis-moi.
— On dirait qu’il veut lui demander un enfant.
— Bah ! je veux être fouetté s’il ne lui en donne plutôt deux.
— Trois, mon très-gracieux seigneur.
— Vous en aurez quatre, si vous vous laissez commander par lui.
— Ce serait pitié qu’ils perdissent les terres de leur père.
— Ayez donc pitié, auguste seigneur, et restituez-les-leur.
— Milords, laissez-nous libres, je veux mettre à l’épreuve l’esprit de cette veuve.
— Oui, libre à vous ; vous pouvez user de toute liberté — jusqu’à ce que votre jeunesse prenne la liberté de vous quitter, et vous laisse sur des béquilles.
— Maintenant dites-moi, madame, aimez-vous vos enfants ?
— Oui, aussi chèrement que moi-même.
— Et ne feriez-vous pas beaucoup pour leur faire du bien ?
— Pour leur faire du bien, j’endurerais volontiers du mal.
— Obtenez donc les terres de votre mari, pour leur faire du bien.
— C’est pour ça que je suis venue auprès de Votre Majesté.
— Je vous dirai comment ces terres peuvent s’obtenir.
— Par là vous m’attacherez pour toujours au service de Votre Altesse.
— Quel service es-tu prête à me rendre, si je te les restitue ?
— Tous ceux que vous exigerez, pourvu qu’ils soient en mon pouvoir.
— Mais vous ferez des objections à ma proposition.
— Non, gracieux lord, je ne vous objecterai que mon impuissance.
— Soit, mais tu peux faire ce que j’ai à te demander.
— Eh bien donc, je ferai ce que commandera Votre Grâce.
— Il la serre de près ; et la pluie finit par user le marbre.
— Il est rouge comme du feu ! Il faudra bien que cette cire-là fonde.
— Pourquoi milord s’arrête-t-il ? Ne me dira-t-il pas ma tâche ?
— Une tâche aisée ; il ne s’agit que d’aimer Un roi.
— Elle est d’autant plus facile à remplir que je suis une sujette.
— Eh bien donc, je te restitue de grand cœur les terres de ton mari.
— Je prends congé de Votre Altesse en lui rendant mille grâces.
— Le marché est conclu ; elle le scelle d’une révérence.
— Mais arrête ; ce sont des preuves d’amour que j’entends avoir.
— Et ce sont des preuves d’amour que j’entends donner, mon aimable suzerain.
— Mais je crains que tu ne comprennes la chose autrement que moi. — Quel amour crois-tu donc que je cherche si instamment à obtenir ?
— Mon amour jusqu’à la mort, mon humble reconnaissance, mes prières ; — cet amour que la vertu implore et qu’accorde la vertu.
— Non, ma foi, ce n’est pas cet amour-là que je veux dire.
— Alors ce que vous voulez dire n’est pas ce que je croyais.
— Mais maintenant vous pouvez entrevoir mon intention.
— Jamais je ne me prêterai avec intention au désir — que j’entrevois chez Votre Altesse, si toutefois je vous entends bien.
— À te parler franchement, j’entends coucher avec toi.
— À vous parler franchement, j’aimerais mieux coucher en prison.
— Eh bien donc, tu n’auras pas les terres de ton mari.
— Eh bien donc, mon honneur sera mon douaire, — car je ne veux pas les acheter à ce prix.
— En cela tu fais grand tort à tes enfants.
— En ceci Votre Altesse fait tort à mes enfants comme à moi-même. — Mais, puissant seigneur, cette folâtre inclination — ne s’accorde guère avec la gravité de ma requête ; — veuillez me congédier avec un oui ou un non.
— Oui, si tu dis oui à ma requête ; — non, si tu dis non à ma demande.
— Eh bien, non, milord. Ma démarche est terminée.
— La veuve ne l’agrée point ; elle fronce le sourcil.
— C’est le galant le plus gauche de la chrétienté.
— Son maintien prouve qu’elle est remplie de vertu ; — son langage révèle un esprit incomparable ; — toutes ses perfections réclament la souveraineté ; — de façon ou d’autre, elle est digne d’un roi ; — et elle sera ma maîtresse ou ma femme.
— Que dirais-tu si le roi Édouard te choisissait pour sa reine ?
— C’est plus tôt dit que fait, mon gracieux lord ! — Je suis une sujette faite pour être raillée, — mais nullement pour être souveraine.
— Charmante veuve, j’en jure par mon pouvoir, — je ne dis que ce que je pense au fond de l’âme ; — je désire que tu sois mon amante.
— Et c’est un désir auquel je ne puis accéder. — Je sais que je suis trop peu pour être votre femme, — et pourtant trop pour être votre concubine.
— Veuve, vous épiloguez ; je voulais dire ma femme.
— Il serait pénible à Votre Grâce d’entendre mes fils vous appeler leur père.
— Pas plus que d’entendre mes filles t’appeler leur mère. — Toi, tu es veuve et tu as des enfants ; — et, par la mère de Dieu ! moi, qui suis garçon, — j’en ai aussi ; eh bien, c’est un bonheur — d’être le père de nombreux fils. — Ne réplique plus, tu seras ma femme.
— Le révérend père a terminé sa confession.
— S’il s’est fait confesseur, c’est par malice.
— Frères, vous vous demandez ce que nous avons dit tous deux.
— La veuve n’en est guère contente, car elle a l’air bien grave.
— Vous seriez bien étonnés si je la mariais.
— À qui, milord ?
Eh bien, Clarence, à moi-même.
— Je serais dix jours au moins sans revenir de ma surprise.
— Alors vous seriez d’un jour en retard.
— Mais aussi la surprise serait tellement grande !
— Soit ! plaisantez, mes frères. Je puis vous le dire, — sa requête est accordée : elle aura les biens de son mari.
— Mon gracieux lord, Henry, votre ennemi, est pris, — et amené captif à la porte de votre palais.
— Veillez à ce qu’il soit transféré à la Tour. — Et nous, frères, allons voir l’homme qui l’a pris, — pour nous informer des détails de cette arrestation. — Venez avec nous, veuve… Milords, ayez pour elle de grands égards.
— Oui-dà, Édouard a de grands égards pour les femmes ! — Je voudrais qu’il fût épuisé jusqu’à la moelle des os, — tellement qu’il ne pût naître de ses flancs aucun rejeton vivace — capable de me barrer l’avenir d’or auquel j’aspire ! — Et pourtant, entre le but de mon âme et moi — (la royauté du libertin Édouard enterrée), — il y a Clarence, Henry et son jeune fils Édouard, — et tous leurs descendants encore inconnus, — lesquels doivent prendre place avant moi : — réflexion réfrigérante pour mon ambition ! — Aussi bien, je ne fais que songer à la souveraineté, — comme un homme qui, debout sur un promontoire, — d’où il aperçoit au loin la plage qu’il voudrait fouler, — souhaite d’avoir le pas aussi étendu que le regard, — et maudit l’Océan qui le sépare du but, — en disant qu’il le mettra à sec pour s’ouvrir un passage. — Ainsi je souhaite la couronne, qui est si lointaine ; — et ainsi je maudis les intermédiaires qui m’en séparent ; — et ainsi je dis que je trancherai tous les obstacles, — me flattant de faire l’impossible. — Mon regard est trop vif, mon cœur trop outrecuidant, — si mon énergie et mon bras ne sont pas à la hauteur. — Et supposons qu’il n’y ait pas de royauté pour Richard ; — quelle autre jouissance le monde peut-il lui offrir ? — Puis-je me faire un paradis dans le giron d’une femme, — et parer ma personne de brillants ornements, — et enchanter les belles dames de mes paroles et de mes regards ? — Ô misérable pensée, plus irréalisable — que la conquête de vingt couronnes d’or ! — Eh quoi ! l’amour m’a renié dès le ventre de ma mère, — et, pour me mettre hors de sa loi douce, — il a suborné la fragile nature ; il l’a obligée par la corruption — à dessécher mon bras comme un arbuste flétri, — à poser sur mon dos une odieuse montagne — où, pour ridiculiser ma personne, siége la difformité, — à former mes jambes d’inégale longueur, — et à faire de moi un tout disproportionné, — une sorte de chaos, d’ourson mal léché — n’ayant aucun trait de sa mère. — Suis-je donc un homme fait pour être aimé ? — Oh ! monstrueuse erreur de nourrir une telle pensée ! — Donc, puisque cette terre m’offre pour unique joie — de commander, de réprimer, de dominer — quiconque a meilleur air que moi-même, — mon ciel, ce sera de rêver la couronne ; — et, toute ma vie, ce monde me fera l’effet d’un enfer, — tant que le tronc contrefait qui porte cette tête — n’aura pas pour nimbe une couronne radieuse. — Et pourtant je ne sais comment obtenir cette couronne ; — car bien des existences s’interposent entre moi et le but. — Et moi, tel qu’un homme égaré dans un hallier épineux, — qui arrache les épines et que les épines déchirent, — cherchant un chemin et déviant du chemin, — ne sachant comment trouver l’éclaircie, — et tâchant désespérément de la trouver, — je me tourmente pour atteindre à la couronne d’Angleterre ; — mais je m’affranchirai de ce tourment, — dussé-je me frayer le chemin avec une hache sanglante ! — Eh quoi ! je puis sourire et tuer en souriant ; — je puis applaudir à ce qui me navre le cœur, — et mouiller mes joues de larmes factices, — et accommoder mon visage à toute occasion ; — je suis capable de noyer plus de marins que la sirène, — de lancer plus de regards meurtriers que le basilic, — de faire l’orateur aussi bien que Nestor, — de tromper avec plus d’art qu’Ulysse, — et, comme Sinon, de prendre une autre Troie ; — je puis prêter des couleurs au caméléon, — changer de forme mieux que Protée, — et envoyer à l’école le sanguinaire Machiavel ; — je puis faire tout cela, et je ne pourrais pas gagner une couronne ! — Bah ! fût-elle encore plus loin, je mettrai la main dessus.
— Belle reine d’Angleterre, noble Marguerite, — assieds-toi près de nous ; il ne convient pas à ton rang — et à ta naissance que tu restes debout, quand Louis est assis.
— Non, puissant roi de France, désormais Marguerite — doit baisser pavillon et apprendre à servir — là où les rois commandent. J’étais, je dois le confesser, — la reine de la grande Albion dans un âge d’or écoulé, — mais maintenant le malheur a écrasé mon pouvoir — et m’a renversée contre terre avec ignominie. — Je dois donc prendre un rang d’accord avec ma fortune — et me conformer à cet humble rang.
— Mais dis-moi, belle reine, d’où vient ce profond désespoir ?
— D’une cause qui remplit mes yeux de larmes, — et qui étouffe ma voix, tandis que mon cœur est noyé dans les ennuis.
— Quoi qu’il en soit, reste toujours toi-même, — et assieds-toi à notre côté.
Ne courbe pas la tête — sous le joug de la fortune, mais que ton âme intrépide — plane triomphante au-dessus de tous les malheurs. — Explique-toi, reine Marguerite, et dis-nous tes chagrins : — ils seront soulagés, si la France peut y porter remède.
— Ce gracieux langage ranime mes esprits abattus, — et rend la parole à mes muettes douleurs. — Sache donc, noble Louis, — que Henry, l’unique possesseur de mon amour, — de roi qu’il était, n’est plus qu’un proscrit, forcé de vivre en Écosse dans l’abandon, — tandis que l’insolent et ambitieux Édouard, duc d’York, — usurpe le titre royal et le trône — de l’oint du Seigneur, du roi légitime d’Angleterre. — Voilà pourquoi moi, la pauvre Marguerite, — avec mon fils ici présent, le prince Édouard, héritier de Henry, — je suis venue implorer ton juste et légitime appui ; — et, si tu nous fais défaut, tout espoir est perdu pour nous. — L’Écosse a la volonté de nous secourir, mais non le pouvoir. — Notre peuple et nos pairs sont égarés, — nos trésors saisis, nos soldats mis en fuite, — et tu nous vois nous-mêmes dans une déplorable condition.
— Illustre reine, conjurez l’orage par la patience, — tandis que nous réfléchirons aux moyens de le dissiper.
— Plus nous différons, plus notre ennemi devient fort.
— Plus je diffère, plus je te secourrai puissamment.
— Oh ! mais l’impatience est la compagne de la vraie douleur. — Et voici justement l’auteur de ma douleur.
— Quel est celui qui vient si hardiment en notre présence ?
— C’est notre comte de Warwick, le plus grand ami d’Édouard.
— Sois le bienvenu, brave Warwick ! Qu’est-ce qui t’amène en France ?
— Oui, il va s’élever un second orage, — car voici l’homme qui gouverne vent et marée.
— C’est de la part du noble Édouard, roi d’Albion, — mon seigneur souverain et ton ami dévoué — que je viens, avec la cordialité de la plus sincère affection, — d’abord pour saluer ta royale personne, — puis pour te demander un traité d’alliance, — et enfin pour resserrer cette alliance — par un nœud nuptial, si tu daignes accorder — la vertueuse madame Bonne, ta charmante sœur, — en légitime mariage au roi d’Angleterre.
— Si ceci réussit, c’en est fait des espérances de Henry.
— Maintenant, ma gracieuse dame, au nom de notre roi, — je suis chargé, avec votre bienveillante permission, — de baiser humblement votre main et de vous déclarer — de vive voix la passion de son cœur, — où la renommée, perçant son oreille attentive, — vient de placer l’image de votre beauté et de votre vertu.
— Roi Louis, et vous, madame Bonne, veuillez m’écouter, — avant de répondre à Warwick. La demande d’Édouard — ne procède pas d’un amour désintéressé et honnête, — mais d’une politique astucieuse, fille de la nécessité. — Car comment les tyrans pourraient-ils régner sûrement au dedans, — s’ils n’acquéraient au dehors de grandes alliances ? — Pour le prouver tyran, il suffit de cette raison — que Henry vit encore ; mais, fût-il mort, — voici devant vous le prince Édouard, fils du roi Henry. — Veille donc, Louis, à ne pas attirer sur toi — le danger et l’opprobre par cette alliance et ce mariage. — Car les usurpateurs peuvent bien gouverner quelque temps ; — mais les cieux sont justes, et le temps renverse l’iniquité.
— Insolente Marguerite !
Et pourquoi pas reine ?
— Parce que ton père Henry est un usurpateur, — et que tu n’es pas plus prince qu’elle n’est reine.
— Ainsi Warwick annule le grand Jean de Gand, — qui soumit la plus grande partie de l’Espagne ; — et, après Jean de Gand, Henry IV, — dont la sagesse était le miroir des plus sages ; — et, après ce sage prince, Henry V, — qui par sa prouesse conquit toute la France. — C’est d’eux que descend directement notre Henry.
— Oxford, comment se fait-il que, dans ce doucereux discours, — tu ne nous aies pas dit comment Henry VI a perdu — tout ce que Henry V avait gagné ? — Cela eût fait sourire ces pairs de France, il me semble. — Mais passons… Vous étalez une généalogie — de soixante-deux ans : intervalle bien chétif — pour établir la prescription en matière de royauté.
— Ah ! Warwick, peux-tu parler ainsi contre ton suzerain — à qui tu as obéi pendant trente-six ans, — sans dénoncer ta trahison par ta rougeur ?
— Et Oxford peut-il, lui qui a toujours défendu le droit, — couvrir ainsi le mensonge d’une généalogie ? — Par pudeur, laisse là Henry, et reconnais Édouard pour roi.
— Reconnaître pour mon roi celui qui par une sentence inique — a fait périr mon frère aîné, — lord Aubrey Vere… Que dis-je ? qui a fait périr mon père — au déclin d’une vie déjà bien avancée, — alors même que la nature l’amenait au seuil de la mort ! — Non, Warwick, non. Tant que la vie soutiendra ce bras, — ce bras soutiendra la maison de Lancastre.
— Et moi la maison d’York.
— Reine Marguerite, prince Édouard, et vous, Oxford, — veuillez, à notre requête, vous retirer à l’écart, — pendant que je prolongerai l’entretien avec Warwick.
— Dieu veuille que les paroles de Warwick ne l’ensorcellent pas !
— Maintenant, Warwick, dis-moi, en conscience, — Édouard est-il votre roi légitime ? Car je répugnerais — à me lier avec un prince qui ne serait pas légitimement désigné.
— J’engage sur sa légitimité ma réputation et mon honneur.
— Mais est-il agréable aux yeux du peuple ?
— Il l’est d’autant plus que Henry n’a pas été heureux.
— Encore un mot. Toute dissimulation mise à part, — dis-moi franchement la mesure de son amour — pour notre sœur Bonne.
C’est un sentiment — digne d’un monarque comme lui. — Moi-même je l’ai souvent entendu dire et jurer — que son amour était une plante immortelle, — enracinée dans le terrain de la vertu, — qui multiplierait les feuilles et les fruits au soleil de sa beauté, — inaccessible au ressentiment, mais qui ne résisterait pas au dédain, — si madame Bonne ne le payait pas de retour.
— Maintenant, sœur, dites-nous votre résolution définitive.
— Consentement ou refus, votre réponse sera la mienne.
— Pourtant j’avouerai que souvent déjà, — quand j’entendais vanter les mérites de votre roi, — mon oreille a incliné ma raison vers la sympathie.
— Eh bien, Warwick, voici : Notre sœur sera la femme d’Édouard, — et à l’instant même sera dressé le contrat — stipulant le douaire que doit accorder votre roi, — et qui doit être proportionné à la dot qu’elle apportera… — Approchez, reine Marguerite, et soyez témoin — que Bonne est fiancée au roi d’Angleterre.
— À Édouard, mais non au roi d’Angleterre.
— Astucieux Warwick, tu as imaginé — cette alliance pour faire échouer ma démarche. — Avant ton arrivée, Louis était l’ami de Henry.
— Il est encore son ami, comme celui de Marguerite. — Mais si vos droits à la couronne sont faibles, — comme les succès d’Édouard semblent l’indiquer, — il est tout juste que je sois dispensé — d’accorder le secours que je viens de promettre. — Pourtant vous aurez de moi tous les égards — que réclame votre rang et que le mien peut accorder.
— Henry vit maintenant en Écosse fort à l’aise : — n’ayant rien, il ne peut rien perdre. — Et quant à vous, notre ci-devant reine, — vous avez un père capable de vous maintenir ; — et vous feriez mieux de vous mettre à sa charge qu’à celle du roi de France.
— Silence, impudent et éhonté Warwick, silence, — arrogant faiseur et démolisseur de rois ! — Je ne m’en irai pas d’ici que mes paroles et mes larmes, — pleines de sincérité, n’aient édifié le roi Louis — sur ton artificieuse intrigue et sur l’amour menteur de ton maître ; — car vous êtes tous des oiseaux de la même volée.
— Warwick, c’est quelque dépêche pour nous ou pour toi.
— Milord ambassadeur, cette lettre est pour vous ; — de la part de votre frère, le marquis de Montague…
— Celle-ci pour Votre Majesté, de la part de notre roi.
— Celle-ci pour vous, Madame : de quelle part, je l’ignore.
— Je vois avec plaisir que notre belle reine et maîtresse — sourit à ses nouvelles, et que Warwick fait la grimace aux siennes.
— Mais, voyez, Louis frappe du pied comme s’il était piqué au vif. — Tout est pour le mieux, j’espère.
— Warwick, quelles sont tes nouvelles ? Et les vôtres, belle reine ?
— Les miennes remplissent mon cœur d’une joie inespérée.
— Les miennes ne rapportent que chagrin et mécontentement.
— Quoi ! votre roi a épousé lady Grey ! — Et à présent, voulant pallier votre imposture et la sienne, — il m’envoie ce papier pour m’inviter à la patience ! — Est-ce là l’alliance qu’il recherche avec la France ? — Ose-t-il nous narguer de cette insolente manière ?
— J’avais prévenu Votre Majesté de tout cela. — Voilà qui prouve l’amour d’Édouard et l’honnêteté de Warwick !
— Roi Louis, je proteste céans, à la face du ciel, — et par l’espoir que j’ai de la félicité céleste, — que je suis innocent de ce méfait d’Édouard. — Il n’est plus mon roi, car il me couvre de confusion, — et il en serait lui-même accablé, s’il était capable de voir son infamie. — Eh quoi ! j’avais oublié que la maison d’York — fût cause de la mort prématurée de mon père, — j’avais fermé les yeux sur l’outrage fais à ma nièce (49), — j’avais couronné Édouard du diadème royal, — j’avais dépouillé Henry des droits de sa naissance, — et j’en suis récompensé enfin par cette infamie ! — Eh bien, que l’infamie soit pour lui ! Car j’ai toujours droit à l’honneur. — Pour réparer mon honneur lésé par lui, — je le renie ici-même, et je retourne à Henry. — Ma noble reine, oublions les griefs passés, — et désormais je suis ton loyal serviteur ; — je veux venger l’affront fait à madame Bonne, — et restaurer Henry dans son ancien pouvoir.
— Warwick, ces paroles ont changé ma haine en amour ; — je pardonne et j’oublie entièrement les fautes anciennes, — et je suis heureuse que tu redeviennes l’ami du roi Henry.
— Oui, certes, son ami, et son ami tellement sincère — que, si le roi Louis daigne nous fournir — quelques bandes de soldats d’élite, — j’entreprendrai de les débarquer sur nos côtes — et de renverser le tyran de son trône à main armée. — Ce n’est pas la nouvelle mariée qui pourra le secourir ; — et, quant à Clarence, on m’écrit ici — qu’il abandonnera probablement son frère, — après ce mariage conclu, par un caprice sensuel, en dépit de l’honneur, — de la grandeur et de la sécurité de notre pays.
— Cher frère, comment pourrais-tu mieux venger Bonne, — qu’en secourant cette reine en détresse ?
— Cher frère, comment le pauvre Henry pourrait-il vivre, — si vous ne l’arrachez à l’affreux désespoir ?
— Ma cause et celle de la reine d’Angleterre n’en font qu’une.
— Et la mienne, belle madame Bonne, se confond avec la vôtre.
— Et la mienne avec la tienne, avec celle de Bonne, avec celle de Marguerite. — Enfin donc, j’y suis fermement résolu, — vous aurez mon aide.
— Laissez-moi vous en rendre humblement grâces.
— Donc, courrier d’Angleterre, retourne vite — dire au fourbe Édouard, ton roi supposé, — que Louis de France va lui envoyer des masques — pour entrer en danse avec lui et sa nouvelle épousée : — tu vois ce qui s’est passé, fais trembler le roi en le lui redisant.
— Dis-lui que, dans l’espoir de son veuvage prochain, — je porterai à son intention la guirlande de saule.
— Dis-lui que mes habits de deuil sont mis de côté, — et que je suis prête a revêtir mon armure.
— Dis-lui de ma part qu’il m’a fait un affront, — et qu’en revanche je le découronnerai, avant qu’il soit longtemps. — Voici pour ta récompense ; pars.
Toi, Warwick, — et Oxford, avec cinq mille hommes, — vous allez traverser les mers, et livrer bataille au fourbe Édouard ; — puis, le moment venu, cette noble reine — et le prince vous rejoindront avec de nouveaux renforts. — Pourtant, avant de partir, tire-moi d’un doute : qu’elle garantie avons-nous de ton invariable loyauté ?
— En voici une qui vous assurera ma loyauté immuable : — si notre reine et ce jeune prince y consentent, — j’unirai avec lui immédiatement, par les liens sacrés du mariage, — ma fille aînée, ma joie !
— Oui, j’y consens, et je vous remercie de votre motion. — Édouard, mon fils, elle est belle et vertueuse, — par conséquent n’hésite pas, donne ta main à Warwick, — et, avec ta main, ton irrévocable promesse — de n’avoir d’autre femme que la fille de Warwick.
— Oui, je l’accepte, car elle le mérite, — et, pour gage de ma foi, voici ma main.
— Qu’attendons-nous à présent ? Ces troupes vont être levées, — et toi, seigneur Bourbon, notre grand amiral, — tu les transporteras sur notre flotte royale. — Il me tarde qu’Édouard tombe sous les coups de la guerre, — pour avoir proposé à une dame de France ce mariage dérisoire.
— Je suis venu comme ambassadeur d’Édouard, — mais je m’en retourne son ennemi mortel et juré. — Il m’avait donné mission pour une affaire de mariage : — une guerre terrible sera la réponse à sa demande. — Étais-je donc le seul qu’il pût prendre pour mannequin ? — Eh bien, seul aussi je saurai tourner sa plaisanterie en douleur. — J’ai été le suprême agent de son élévation au trône : — je serai l’agent suprême de sa chute. — Non que je compatisse à la misère de Henry ; — mais je veux me venger de l’insulte d’Édouard.
— Dites-moi donc, frère Clarence, que pensez-vous de ce nouveau mariage avec lady Grey ? — Notre frère n’a-t-il pas fait un digne choix ?
— Hélas ! vous savez qu’il y a loin d’ici en France ; — comment pouvait-il attendre jusqu’au retour de Warwick ?
— Milords, rompez cette conversation. Voici venir le roi.
Et sa digne compagne.
— J’entends lui dire nettement ce que je pense.
— Eh bien, frère Clarence, quelle opinion avez-vous de notre choix ? — Vous restez pensif, comme à demi mécontent.
— La même opinion que Louis de France et le comte de Warwick, — qui ont assez peu de courage et d’esprit — pour ne pas s’offenser de notre affront.
— Supposons qu’ils s’offensent sans raison, — ils ne sont en somme que Louis et Warwick ; et moi, je suis Édouard, — votre roi et celui de Warwick, et il faut que ma volonté soit faite.
— Et elle se fera, parce que vous êtes notre roi : — pourtant, un mariage précipité tourne rarement bien.
— Oui-dà, frère Richard, vous êtes donc offensé, vous aussi ?
Moi ! non ! — non ! à Dieu ne plaise que je désire séparer — ceux que Dieu a joints ensemble ! et certes ce serait dommage — de désunir ceux qui sont si bien appariés.
— Mettant de côté vos sarcasmes et votre antipathie, — dites-moi pour quelle raison lady Grey — ne devait pas devenir ma femme et reine d’Angleterre. — Et vous aussi, Somerset et Montague, — dites franchement ce que vous pensez.
— Eh bien, mon opinion, c’est que le roi Louis — devient votre ennemi, parce que vous vous êtes moqué de lui — dans l’affaire du mariage avec madame Bonne.
— Et Warwick, ayant fait ce que vous lui aviez commandé, — est désormais déshonoré par ce nouveau mariage.
— Et si je parviens à apaiser Louis et Warwick — par quelque expédient de mon invention ?
— N’importe : cette alliance, en nous unissant avec la France, — aurait fortifié notre empire — contre les orages étrangers bien mieux qu’un mariage contracté à l’intérieur.
— Eh quoi ! Montague ne sait-il pas que par elle-même — l’Angleterre est assurée contre tout danger, pour peu qu’elle reste fidèle à elle-même ?
— Oui, mais elle est d’autant mieux assurée, quand elle a l’appui de la France.
— Mieux vaut dominer la France que se fier à elle. — Appuyons-nous sur Dieu et sur l’Océan — qu’il nous a donné comme un imprenable rempart, — et défendons-nous avec leur seul secours. — C’est en eux, et en nous-mêmes, qu’est notre salut.
— Rien que pour cette parole, lord Hastings mérite bien — d’avoir l’héritière de lord Hungerford !
— Eh bien, après ? ce fut mon bon plaisir de la lui accorder ; — et pour cette fois mon bon plaisir fera loi.
— Et cependant je ne crois pas que Votre Grâce ait bien fait — de donner l’héritière et la fille de lord Scales — au frère de votre bien-aimée femme : — elle eût mieux convenu à Clarence ou à moi ; — mais vous enterrez l’amour fraternel dans votre femme.
— Autrement vous n’auriez pas concédé l’héritière — de lord Bonville au fils de votre nouvelle épousée, — et laissé vos frères chercher fortune ailleurs.
— Hélas ! pauvre Clarence ! c’est donc pour une femme — que tu te fâches ! Va, je te pourvoirai.
— En choisissant pour vous-même, vous avez montré votre discernement, — et il est si mince que vous me permettrez — de faire moi-même mes affaires ; — et, dans cette intention, je compte bientôt vous quitter.
— Quitte-moi ou reste : Édouard sera roi, — et ne se laissera pas lier par la volonté de son frère.
— Milords, avant qu’il plût à Sa Majesté — d’élever mon rang au titre de reine — (vous en conviendrez tous, pour peu que vous me rendiez justice), — je n’étais pas de naissance ignoble, — et de plus humbles que moi ont eu pareille fortune. — Mais, si cette élévation honore les miens et moi, — l’aversion que vous me témoignez, vous à qui je voudrais être agréable, — jette sur mon bonheur un nuage de dangers et de chagrins.
— Mon amour, ne t’abaisse pas à flatter leur hostilité. — Quels dangers, quels chagrins peuvent t’atteindre, — tant qu’Édouard sera ton ami constant — et le légitime souverain auquel ils doivent obéir ? — Oui, il faut qu’ils m’obéissent et qu’ils t’aiment, — s’ils ne désirent pas encourir ma haine. — S’ils s’y exposent, je saurai te défendre, — et ils subiront la vengeance de ma colère.
— J’écoute, sans dire grand’chose, mais je n’en pense pas moins.
— Eh bien, messager, quelles lettres ou quelles nouvelles — de France ?
— Pas de lettres, mon souverain seigneur ; mais seulement quelques paroles, — que je n’ose répéter, sans avoir obtenu votre pardon spécial.
— Va, nous te pardonnons : ainsi, sans plus tarder, — répète-moi leurs paroles aussi fidèlement que tu peux te les rappeler. — Que répond le roi Louis à notre lettre ?
— Voici les paroles mêmes qu’il m’a dites au départ : — Va dire au fourbe Édouard, ton roi supposé, — que Louis de France va lui envoyer des masques — pour entrer en danse avec lui et sa nouvelle épousée.
— Louis est-il aussi insolent ? On dirait qu’il me prend pour Henry ! — Mais qu’a dit madame Bonne de mon mariage ?
— Voici ses paroles, prononcées avec un calme dédain : — Dis-lui que, dans l’espoir de son veuvage prochain, — je porterai à son intention la guirlande de saule.
— Je ne la blâme pas ; elle ne pouvait guère dire moins, — c’est elle qui a été offensée. Mais qu’a dit la femme de Henry ? — Car j’ai appris qu’elle était présente.
— Dis-lui, s’est-elle écriée, que mes habits de deuil sont mis de côté, — et que je suis prête a revêtir mon armure.
— Il paraît qu’elle compte jouer à l’amazone. — Mais qu’a répliqué Warwick à ces injures ?
— Lui, plus indigné contre Votre Majesté — que tous les autres, il m’a congédié avec ces paroles : — Dis-lui de ma part qu’il m’a fait un affront, — et qu’en revanche je le découronnerai avant qu’il soit longtemps.
— Ha ! le traître a osé proférer de si insolentes paroles ! — C’est bon ; me voici averti, je vais m’armer ; — ils auront la guerre, et ils paieront cher leur présomption. — Mais, dis-moi, Warwick est-il réconcilié avec Marguerite ?
— Oui, gracieux souverain ; ils sont liés par une telle amitié — que le jeune prince Édouard épouse la fille de Warwick.
— Probablement l’aînée : Clarence aura la cadette. — Sur ce, mon frère le roi, adieu, et tenez-vous bien ; — car je vais de ce pas demander la seconde fille de Warwick : — si je n’ai pas le trône, en mariage du moins, — je ne serai pas votre inférieur. — Que ceux qui aiment Warwick et moi me suivent.
— Ce ne sera pas moi ; — mes vues portent plus loin. Moi, — je reste par amour, non pour Édouard, mais pour la couronne.
— Clarence et Somerset partis tous deux pour aller rejoindre Warwick ! — N’importe, je suis armé contre le pis qui puisse advenir ; — et la promptitude est nécessaire dans ce cas désespéré. — Pembroke, Stafford, allez en notre nom — lever des hommes et tout préparer pour la guerre : — ils seront bientôt débarqués, s’ils ne le sont déjà ; — moi-même je vais vous rejoindre immédiatement en personne.
— Mais, avant que je parte, Hastings, et vous, Montague, — tirez-moi d’un doute. Vous deux particulièrement, — vous tenez de près à Warwick par parenté et par alliance : — dites-moi donc si vous aimez mieux Warwick que moi. — Si cela est, allez tous deux à lui ; — je vous aime mieux ennemis qu’amis douteux ; — mais si vous entendez me rester loyalement soumis, — donnez-m’en l’assurance par un serment d’amitié, — afin que je ne vous aie jamais en suspicion.
— Puisse Dieu ne protéger Montague que s’il vous est fidèle !
— Et Hastings que s’il défend la cause d’Édouard !
— Et vous, frère Richard, tiendrez-vous pour nous ?
— Oui, en dépit de tous ceux qui tiendront contre vous. (52)
— C’est bien ; alors je suis sur de la victoire. — Maintenant partons d’ici, et ne perdons par une heure, — que nous n’ayons atteint Warwick et son armée étrangère.
— Croyez-moi, milord, tout jusqu’ici va bien. — Le peuple se joint en masse à nous.
— Mais voyez, voici Somerset et Clarence qui viennent… — Répondez vite, milords, sommes-nous tous amis ?
— N’en doutez pas, milord.
— Eh bien, gentil Clarence, sois le bienvenu auprès de Warwick ; — et toi aussi, Somerset. Je tiens pour couardise — de rester en défiance, alors qu’un noble cœur — a tendu une main toute grande ouverte en signe d’amitié. — Autrement je pourrais croire que Clarence, frère d’Edouard, — n’offre qu’une sympathie feinte à notre entreprise. — Mais sois le bienvenu, cher Clarence ; ma fille est à toi. — Et maintenant à l’œuvre ! profitons de l’ombre de la nuit : — ton frère est négligemment campé, — ses soldats sont épars dans les villes environnantes, — et il n’est gardé que par une simple escorte : — nous pouvons le surprendre et le faire prisonnier aisément. — Nos espions ont trouvé l’aventure très-facile. — De même qu’Ulysse et le vaillant Diomède — s’insinuèrent avec adresse et audace dans les tentes de Rhésus — et en ramenèrent les coursiers fatidiques de Thrace, — de même, bien couverts du noir manteau de la nuit, — nous pouvons fondre à l’improviste sur la garde d’Édouard, — et le saisir lui-même, je ne dis pas le tuer, — car je ne veux que le surprendre. — Vous tous qui voulez me suivre dans cette entreprise, — acclamez avec votre chef le nom de Henry.
— Eh bien donc, cheminons en silence. — Que Dieu et saint George protègent Warwick et ses amis !
— Avancez, mes maîtres ; que chaque homme prenne son poste ; — le roi est déjà étendu là et endormi.
Quoi ! il ne se mettra pas au lit !
— Non ; car il a fait le vœu solennel — de ne jamais se coucher ni prendre son repos normal, — jusqu’à ce que Warwick ou lui-même soit anéanti.
— Demain donc sera sans doute la journée décisive, — si Warwick est aussi près qu’on le rapporte.
— Mais dis-moi, je te prie, quel est ce seigneur — qui repose ici avec le roi dans sa tente ?
— C’est lord Hastings, le plus grand ami du roi.
— Ah vraiment ? mais pourquoi le roi ordonne-t-il que ses principaux officiers logent dans les villes environnantes, — quand lui-même reste sur la froide terre ?
— Il y a plus d’honneur, parce qu’il y a plus de danger.
— Oui-dà ; donne-moi le bien-être et le repos, — je les préfère à un dangereux honneur. — Si Warwick savait dans quelle position est le roi, — il y aurait à craindre qu’il ne vînt l’éveiller.
— Si nos hallebardes ne lui fermaient le passage.
— Oui ; pourquoi gardons-nous sa tente royale, — sinon pour défendre sa personne des ennemis nocturnes ? (53)
— Voici sa tente ; et voyez, là est postée sa garde. — Courage, mes maîtres : l’honneur maintenant ou jamais ! Suivez-moi seulement, et Édouard est à nous.
Qui va là ?
Arrête, ou tu es mort.
Qui sont ceux qui fuient là-bas ?
— Richard et Hastings : laissons-les aller, voici le duc.
— Le duc ! ah ! Warwick, la dernière fois que nous nous sommes quittés, — tu m’appelais le roi.
Oui, mais la situation a changé. — Du moment que vous m’avez déshonoré dans mon ambassade, — moi, je vous ai dégradé du titre de roi, — et je viens maintenant vous créer duc d’York. — Hélas ! comment pourriez-vous gouverner un royaume, — vous qui ne savez pas faire un usage convenable des ambassadeurs, — ni vous contenter d’une seule épouse, — ni traiter fraternellement vos frères, — ni travailler au bien-être du peuple, — ni vous mettre à couvert de vos ennemis ?
— Oui-dà, frère Clarence, te voilà donc aussi ? — Alors je vois bien qu’Édouard doit succomber. — Pourtant, Warwick, en dépit de tous les revers, — de toi-même et de tous tes complices, — Édouard se comportera toujours en roi. — La perfidie de la fortune aura beau renverser mon pouvoir ; — mon âme dépasse le cercle de sa roue.
— Qu’Édouard reste donc roi d’Angleterre en imagination. — C’est Henry qui désormais portera la couronne d’Angleterre ; — il sera le roi en réalité ; toi, tu n’en es plus que l’ombre. — Milord de Somerset, à ma requête, — faites immédiatement conduire le duc Édouard — à mon frère l’archevêque d’York. — Quand j’aurai livré bataille à Pembroke et à ses compagnons, — je vous rejoindrai, et je ferai connaître à Édouard — la réponse que lui envoient Louis et madame Bonne. — Jusque-là, adieu, bon duc d’York.
— Il faut que les hommes subissent ce qu’imposent les destins : — il est superflu de lutter contre vent et marée.
— Il ne nous reste plus, milord, — qu’à marcher sur Londres avec nos soldats.
— Oui, c’est la première chose que nous ayons à faire : — délivrons le roi Henry de sa prison, — et faisons-le asseoir sur le trône royal.
— Madame, qu’est-ce qui cause en vous ce changement soudain ?
— Comment ! mon frère Rivers, en êtes-vous encore à apprendre — le malheur qui vient d’arriver au roi Édouard ?
— Quoi ! la perte de quelque bataille rangée avec Warwick ?
— Non, mais la perte de sa royale personne.
Mon souverain est-il donc tué ?
— Oui, presque, car il est prisonnier ; — soit qu’il ait été livré par une trahison de sa garde, — soit qu’il ait été surpris à l’improviste par son ennemi. — Et, à ce que j’ai appris en outre, — il vient d’être commis à la garde de l’évêque d’York, — frère de l’inflexible Warwick, et partant notre ennemi.
— Ces nouvelles sont bien douloureuses, je dois le confesser ; — cependant, gracieuse madame, supportez ce malheur de votre mieux : — Warwick, qui aujourd’hui a gagné la victoire, peut la perdre demain.
— Jusque-là la douce espérance défendra mon existence de l’abattement. — Au surplus, je dois me sevrer de tout découragement, — par amour pour l’enfant d’Édouard que je porte dans mon sein. — Voilà pourquoi je mets un frein à mon émotion, — et je supporte avec résignation la croix de mon infortune. — Oui, oui, c’est pour cela que je dévore tant de larmes — et que je comprime tant de soupirs brûlants, — de peur que soupirs ou larmes ne flétrissent ou ne noient — le fruit du roi Édouard, le légitime héritier de la couronne d’Angleterre.
— Mais, madame, qu’est donc devenu Warwick ?
— J’apprends qu’il marche sur Londres, — pour replacer la couronne sur la tête de Henry : — devine le reste ; les amis du roi Édouard doivent plier. — Mais pour prévenir la violence du tyran — (car qui a une fois rompu son serment ne mérite plus confiance), — je vais de ce pas dans un sanctuaire, — afin de sauver du moins l’héritier des droits d’Édouard ; — là je serai à l’abri de la force et de la fraude. — Venez donc, fuyons, tandis que nous pouvons fuir ; — si Warwick nous prend, nous sommes sûrs de mourir.
— Maintenant, milord Hastings, et vous, sir William Stanley, — ne vous étonnez plus si je vous ai amenés ici — dans le taillis le plus épais de ce parc. — Voici la situation : vous savez que notre roi, mon frère, — est ici prisonnier de l’évêque, qui a pour lui — des égards et lui accorde une grande liberté. — Souvent, gardé par une faible escorte, — il vient chasser de ce côté pour se distraire. — Je l’ai averti par un moyen secret — que, s’il veut, vers cette heure, cheminer par ici, — sous couleur de chasser comme d’habitude, — il trouvera ici ses amis, avec un cheval et des hommes, — prêts à l’affranchir de sa captivité.
— Par ici, milord ; c’est par ici qu’est le gibier.
— Non, par ici, l’ami ; vois où sont les chasseurs. — Eh bien, frère de Glocester, lord Hastings, et vous tous, — êtes-vous embusqués ici pour braconner chez l’évêque ?
— Frère, le moment et les circonstances exigent la célérité, — votre cheval attend au coin du parc.
— Mais où donc irons-nous ?
— À Lynn, milord ; et là nous nous embarquerons pour la Flandre !
— C’est bien pensé, croyez-moi ; car telle était mon idée.
— Stanley, je récompenserai ton zèle.
— Mais pourquoi tardons-nous ? Ce n’est pas le moment de causer.
— Chasseur, qu’en dis-tu ? Veux-tu partir avec nous ?
— Mieux vaut cela que de rester et d’être pendu.
— En route donc ; plus de verbiage.
— Évêque, adieu ; gare la colère de Warwick, — et prie pour que je ressaisisse la couronne.
— Maître lieutenant, maintenant que Dieu et mes amis — ont renversé Édouard du trône royal — et changé ma captivité en liberté, — mon inquiétude en espérance, mes chagrins en joies, — que t’est-il dû au moment de notre élargissement ?
— Les sujets n’ont rien à réclamer de leurs souverains ; mais, si une humble prière peut être efficace, — j’implore mon pardon de Votre Majesté.
— Pourquoi, lieutenant ? pour m’avoir bien traité ? — Ah ! sois sûr que je récompenserai largement ta sollicitude ; — car elle a fait de mon emprisonnement un plaisir, — oui, ce plaisir que les oiseaux en cage — ressentent, quand, après maintes pensées mélancoliques, — ils parviennent, dans les accords d’une intime harmonie, — à oublier tout à fait la perte de leur liberté. — Mais, après Dieu, Warwick, c’est à toi que je dois ma délivrance ; — aussi c’est à Dieu et à toi tout d’abord que j’en rends grâces : — il en a été l’auteur, toi l’instrument. — Aussi, voulant triompher des rigueurs de la fortune — par l’humilité d’une existence où la fortune ne pourra me frapper, — et voulant que le peuple de cette terre bénie — ne soit plus désormais puni de ma mauvaise étoile, — Warwick, bien que ma tête continue à porter la couronne, — je te remets ici le gouvernement, — car tu es fortuné dans tous tes actes.
— Votre Grâce a toujours été renommée pour sa vertu, — et maintenant elle fait preuve de sagesse autant que de vertu, — en se dérobant par sa prévoyance aux coups de la fortune ; — car peu d’hommes savent se plier à leur étoile. — Laissez-moi pourtant reprocher une chose à Votre Grâce, — c’est de me choisir quand Clarence est là.
— Non, Warwick, tu es digne du pouvoir, — toi à qui les cieux, dès ta nativité, — adjugèrent la branche d’olivier et la couronne de laurier, — gage d’un bonheur égal dans la paix et dans la guerre ; — et voilà pourquoi je te donne mon libre suffrage.
— Et moi je choisis Clarence pour protecteur unique.
— Warwick et Clarence, donnez-moi tout deux vos mains. — Maintenant joignez vos mains, et avec vos mains vos cœurs, — afin qu’aucune dissension n’entrave le gouvernement. — Je vous fais tous deux protecteurs de ce royaume, — pendant que moi-même je resterai dans la vie privée, — et que dans la dévotion je consacrerai mes derniers jours — à expier le péché et à glorifier mon Créateur.
— Que répond Clarence au vœu de son souverain ?
— Qu’il consent, si Warwick accorde son consentement, — car je me repose sur ta fortune.
— Eh bien donc, je dois consentir, quoiqu’à regret. — Nous serons attelés ensemble, comme les deux ombres — de la personne de Henry, et nous le remplacerons ; — je veux dire que nous porterons le poid du gouvernement, — tandis qu’il en aura l’honneur dans le repos. — Maintenant, Clarence, il est absolument nécessaire — que sur-le-champ Édouard soit déclaré traître, — et que tous ses domaines et ses biens soient confisqués.
— Et quoi encore ? que sa succession soit ouverte.
— Oui, et certes Clarence en aura sa part.
— Mais, avant toute autre affaire, — laissez-moi vous supplier, car je ne commande plus, — de faire revenir de France au plus vite — Marguerite, votre reine, et mon fils Édouard ; — car, jusqu’à ce que je les voie, une inquiétude pleine de doutes — éclipse à demi la joie de ma délivrance.
— Cela sera fait au plus vite, mon suzerain.
— Milord de Somerset, quel est ce jouvenceau — pour qui vous semblez avoir une si tendre sollicitude ?
— Mon suzerain, c’est le jeune Henry, comte de Richmond.
— Viens ici, espoir de l’Angleterre.
Si c’est bien la vérité — que de mystérieuses puissances suggèrent à ma pensée prophétique, — ce charmant garçon fera la félicité de notre pays. — Son regard est plein d’une majesté paisible, — sa tête a été formée par la nature pour porter une couronne, — sa main pour brandir un sceptre, et lui-même — est appelé à orner un jour le trône des rois. — Rendez-lui hommage, milords, car il est prédestiné à vous faire plus de bien que je ne vous ai fait de mal.
— Quelle nouvelle, mon ami ?
— Édouard s’est échappé de chez votre frère, — et s’est enfui, m’a-t-on dit depuis, en Bourgogne.
— Désagréable nouvelle ! Mais comment s’est faite son évasion ?
— Il a été emmené par Richard, duc de Glocester, — et lord Hastings, qui l’attendaient — dans une secrète embuscade sur la lisière de la forêt, — et qui l’ont enlevé aux chasseurs de l’évêque ; — car la chasse était son exercice journalier.
— Mon frère a été trop négligent dans l’accomplissement de sa charge. — Mais partons d’ici, mon souverain, et cherchons d’avance — un remède à tous les maux qui peuvent nous atteindre.
— Milord, je n’aime guère cette fuite d’Édouard. — Car sans nul doute le Bourguignon lui prêtera secours, — et nous aurons de nouvelles guerres avant qu’il soit longtemps. — Si l’heureuse prédiction que Henry vient de faire — sur l’avenir de ce jeune Richmond, a réjoui mon cœur, — je n’ai pas moins au cœur la crainte que dans ces conflits — il ne lui arrive malheur, ainsi qu’à nous. — Ainsi, lord Oxford, pour prévenir une catastrophe, — nous allons de ce pas l’envoyer en Bretagne — jusqu’à ce que les orages de la discorde civile soient passés.
— Oui, car si Édouard ressaisit la couronne, — il est probable que Richmond sera sacrifié avec les autres.
— C’est cela : il partira pour la Bretagne. — Venez donc, et agissons vite.
— Vous le voyez, frère Richard, lord Hastings, et vous tous, — la fortune nous a fait jusqu’ici réparation, — et elle déclare qu’une fois de plus j’échangerai — ma détresse contre la couronne royale de Henry. — Nous avons heureusement passé et repassé les mers, — et ramené de Bourgogne le secours désiré. — Maintenant que nous sommes arrivés — du havre de Ravenspurg devant les portes d’York, — nous n’avons plus qu’à rentrer dans notre domaine ducal.
— Les portes fermées ! Frère, cela ne me plaît guère. — Car souvent qui trébuche au seuil — a raison de craindre quelque danger caché dans l’intérieur.
— Bah ! mon cher, les présages ne doivent plus nous effrayer maintenant : — de gré ou de force, il faut que nous entrions, — car c’est là que nous rejoindrons nos amis.
— Mon suzerain, je vais frapper encore une fois pour les sommer.
— Milord, nous avons été prévenus de votre arrivée, — et nous avons fermé les portes pour notre sûreté ; — car maintenant nous devons allégeance à Henry.
— Mais, monsieur le maire, si Henry est votre roi, — Édouard est, pour le moins, duc d’York.
— C’est juste, mon bon seigneur ; je vous reconnais pour tel.
— Eh bien, je ne réclame que mon duché, — comme étant parfaitement disposé à m’en contenter.
— Mais une fois que le renard aura fourré son museau, — il trouvera bientôt moyen de faire suivre tout le corps.
— Eh bien, monsieur le maire, pourquoi hésitez-vous ainsi ? — Ouvrez les portes ; nous sommes amis du roi Henry.
— Ah ! vraiment ? Alors les portes vont être ouvertes.
— Voilà un capitaine considérablement habile et bientôt persuadé !
— Le bon vieillard croit volontiers que tout est au mieux, — si tout va bien pour lui ; mais, une fois entrés, — je ne doute pas que nous ne l’amenions vite, — lui et ses confrères, à la raison.
— Bien, monsieur le maire : ces portes ne doivent être fermées — que la nuit ou en temps de guerre… — Allons, ne crains rien, l’ami, et livre-moi les clefs.
— En effet, Édouard entend défendre la ville, et toi, — et tous ces amis qui daignent me suivre.
— Frère, voici sir John Montgomery, — notre fidèle ami, si je ne me trompe.
— Soyez le bienvenu, sir John. Mais pourquoi venez-vous en armes ?
— Pour secourir le roi Édouard en ce temps d’orages, — comme doit le faire tout sujet loyal.
— Merci, bon Montgomery. Mais maintenant nous devons oublier — nos titres à la couronne, et ne réclamer — que notre duché, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de nous envoyer le reste.
— Alors adieu, car je vais repartir. — Je suis venu servir un roi, et non un duc. — Battez, tambour, et reprenons notre marche.
— Non ! arrêtez un peu, sir John ; et nous allons examiner — par quels moyens sûrs la couronne pourrait être recouvrée.
— Que parlez-vous d’examiner ? Soyons bref : — si vous ne voulez pas ici même vous proclamer notre roi, — je vous abandonne à votre fortune, et je vais — faire rebrousser chemin à ceux qui viennent vous secourir. — Pourquoi combattrions-nous, si vous ne revendiquez aucun titre ?
— Allons, frère, pourquoi vous arrêter à des subtilités ?
— Quand nous serons plus fort, nous ferons notre réclamation ; — jusque-là, il y a sagesse à cacher nos desseins.
— Arrière les scrupules ! Aujourd’hui c’est aux armes à décider.
— Et ce sont les intrépides qui atteignent le plus vite à la couronne. — Frère, nous allons vous proclamer d’office ; — et le seul bruit de cette proclamation vous amènera nombre d’amis.
— Qu’il en soit donc ce que vous voudrez ; car j’ai le droit pour moi, — et Henry ne fait qu’usurper le diadème.
— Oui, maintenant mon souverain tient un langage digne de lui ; — et maintenant je veux être le champion d’Édouard !
— Sonnez, trompette. Édouard va être proclamé ici même. — Allons, camarade, fais la proclamation.
Édouard IV, par la grâce de Dieu, roi d’Angleterre et de France, et lord d’Irlande, etc.
— Et quiconque conteste le droit du roi Édouard — je le défie céans en combat singulier.
Vive Édouard IV !
— Merci, brave Montgomery ; et merci à vous tous. — Si la fortune me sert, je récompenserai ce dévouement. — Pour cette nuit, nous logerons ici, à York ; — et dès que le soleil matinal élèvera son char — au-dessus de cet horizon, nous marcherons sur Warwick et sa bande ; — car, pour Henry, je sais qu’il n’est point soldat. — Ah ! revêche Clarence ! qu’il te sied mal — de flatter Henry et d’abandonner ton frère ! — N’importe ! Nous tiendrons tête de notre mieux à Warwick et à toi. — En avant, braves soldats ! comptez sur la victoire ; — et, la victoire une fois obtenue, comptez sur une large paie.
— Que conseillez-vous, milords ? Édouard, parti de Belgique — avec un tas d’Allemands impétueux et de Hollandais stupides, — a traversé sain et sauf le détroit, — et avec ses troupes il marche droit sur Londres ; — et nombre d’étourdis se joignent à lui.
— Faisons une levée, et repoussons-le.
— Un feu léger est vite étouffé : — si vous le laissez faire, des rivières ne sauraient l’éteindre.
— J’ai dans le Warwickshire des amis loyaux, — qui, sans être mutins dans la paix, sont hardis à la guerre ; — je vais les réunir. Toi, fils Clarence, — dans les comtés de Suffolk, de Norfolk et de Kent, tu presseras — les chevaliers et les gentilshommes de se joindre à toi. — Toi, frère Montague, dans les comtés de Buckingham, — de Northampton et de Leicester, tu trouveras — des hommes tout disposés à se rendre à ton commandement ; — et toi, brave Oxford, qui est si prodigieusement aimé — dans l’Oxfordshire, tu y réuniras tes amis. — Quant à mon souverain, qu’entourent les citoyens dévoués, — comme les mers ceignent cette île, — comme les nymphes font cercle autour de la chaste Diane, — il restera à Londres, jusqu’à ce que nous venions l’y trouver. — Beaux seigneurs, prenez congé du roi, et partez sans répliquer. — Adieu, mon souverain.
— Adieu, mon Hector, ferme espoir de mon Ilion.
— En signe de fidélité je baise la main de Votre Altesse.
— Loyal Clarence, sois fortuné.
— Courage, milord !… Sur ce, je prends congé.
— Et ainsi je scelle ma foi, en vous disant adieu.
— Cher Oxford, bien-aimé Montague, — et vous tous, encore une fois, adieu ! Soyez heureux !
— Adieu, chers lords : rejoignons-nous à Coventry.
— Je vais me reposer un moment ici au palais. — Cousin d’Exeter, que pense Votre Seigneurie ? — Je crois que les forces mises en campagne par Édouard — ne sont pas en état de résister aux miennes.
— Il est à craindre qu’il n’entraîne les autres.
— Ce n’est pas là mon inquiétude ; ma conduite m’a fait assez connaître. — Je n’ai pas fermé l’oreille aux demandes du peuple, — ni ajourné ses suppliques par longs délais ; — ma pitié a été pour ses blessures un baume salutaire ; — ma bonté a tempéré l’excès de ses maux ; — ma merci a séché ses larmes qui débordaient ; — je n’ai pas convoité ses richesses ; — je ne l’ai pas accablé de gros subsides ; — en dépit de ses égarements, je n’ai pas été avide de vengeance. — Pourquoi donc aimerait-il Édouard plus que moi ? — Non, Exeter ; tant de bonnes grâces provoquent la bonne grâce ; — et, quand le lion caresse l’agneau, — l’agneau ne cesse pas de le suivre.
— Écoutez, écoutez, milord ! Quels sont ces cris ?
— Qu’on saisisse ce Henry à la face vile, qu’on l’emmène d’ici, — et qu’on nous proclame de nouveau roi d’Angleterre.
— Tu étais la source d’où découlaient maints menus ruisseaux ; — maintenant que ton cours s’arrête, mon Océan va les absorber — et se grossir de leurs flots… — Qu’on l’emmène à la Tour, sans le laisser parler.
— Et maintenant, milords, dirigeons notre marche sur Coventry, — où est en ce moment le péremptoire Warwick. — Le soleil brille ardemment ; si nous tardons, — la froide morsure de l’hiver détruira notre récolte tant espérée.
— Partons vite, avant qu’il ait réuni ses forces, — et surprenons brusquement ce grand traître. — Braves guerriers, marchons droit sur Coventry.
— Où est le courrier venu de la part du vaillant Oxford ? — À quelle distance est ton maître, mon honnête ami ?
— Il doit être à Dunsmore, marchant vers nous.
— À quelle distance est notre frère Montague ? — Où est le courrier venu de la part de Montague ?
— Il doit être à Daintry, avec un puissant renfort.
— Eh bien, Somerville, que dit mon bien-aimé gendre ? — Et, d’après ton calcul, à quelle proximité est maintenant Clarence ?
— Je l’ai laissé à Southam avec ses forces, — et je l’attends ici dans deux heures environ.
— En ce cas, Clarence est tout près ; j’entends son tambour.
— Ce n’est pas le sien, milord : Southam est par ici ; — le tambour que Votre Honneur entend vient du côté de Warwick.
— Qui cela peut-il être ? Sans doute des amis inattendus !
— Ils arrivent, et vous allez le savoir.
— Trompette, approche des remparts, et sonne une chamade.
— Vois donc le sinistre Warwick en sentinelle sur le rempart.
— Oh ! contre-temps imprévu ! le libertin Édouard est déjà arrivé ! — Où donc ont dormi nos éclaireurs, ou comment ont-ils été séduits, — que nous n’avons pas été prévenus de son approche ?
— Maintenant, Warwick, ouvre les portes de la ville, — dis-moi de bonnes paroles, fléchis humblement le genou. — Appelle Édouard ton roi, implore sa merci, — et il te pardonnera ces outrages.
— Non ! Toi-même éloigne d’ici tes troupes, — salue celui qui t’a élevé et renversé, — appelle Warwick ton patron, sois repentant, — et tu pourras encore rester le duc d’York.
— J’ai cru qu’au moins il allait dire roi : — est-ce une plaisanterie qu’il a faite sans le vouloir ?
— Messire, un duché n’est-il pas un assez beau cadeau ?
— Oui, ma foi, présenté surtout par un pauvre comte. — Je te saurai gré de ce superbe présent.
— C’est moi qui ai donné le royaume à ton frère.
— Il est donc à moi, ne fût-ce que comme don de Warwick.
— Tu n’es pas l’Atlas qu’il faut à un si grand fardeau ; — et, voyant ta faiblesse, Warwick te reprend ce don. — Henry est mon roi, Warwick est son sujet.
— Mais le roi de Warwick est prisonnier d’Édouard. — Et dis-moi, vaillant Warwick, — qu’est-ce que le corps sans la tête ?
— Hélas ! pourquoi Warwick n’est-ii pas plus clairvoyant ? — Tandis qu’il cherchait à escamoter un simple dix, — doucement on soutirait le roi du jeu ! — Vous aviez laissé le pauvre Henry au palais de l’évêque, — et je parie dix contre un que vous le retrouverez à la Tour.
— C’est vrai ; mais vous, vous êtes toujours Warwick.
— Allons, Warwick, saisis le moment : à genoux, à genoux ! — Pas encore ? quand donc ? Va, bats le fer tandis qu’il est chaud.
— J’aimerais mieux me couper cette main d’un seul coup — et avec l’autre te la jeter à la face — que de m’humilier au point de baisser pavillon devant toi.
— Navigue comme tu voudras ; aie pour toi le vent et la marée ; — cette main, serrée autour de ta noire chevelure, — doit, soulevant ta tête chaude encore et fraîchement coupée, — écrire cette sentence dans la poussière avec ton sang : — Le trop changeant Warwick ne pourra plus changer désormais.
— Ô réjouissantes couleurs ! voyez, voici Oxford qui vient.
— Oxford, Oxford, pour Lancastre !
— Les portes sont ouvertes ; entrons, nous aussi.
— D’autres ennemis pourraient nous tomber sur le dos. — Restons ici en bon ordre ; car, sans doute, ils vont faire une sortie et nous livrer bataille ; — sinon, la Cité ne pouvant opposer qu’une faible défense, — nous irons bien vite y secouer les traîtres.
— Oh ! sois le bienvenu, Oxford ! car nous avons besoin de ton aide.
— Montague, Montague, pour Lancastre !
— Toi et ton frère, vous paierez cette trahison — du sang le plus précieux qui coule dans vos veines.
— Plus rude est l’opposition, plus grande est la victoire ; — mon âme a le pressentiment d’un heureux succès et d’un triomphe.
— Somerset, Somerset, pour Lancastre !
— Deux ducs de ton nom, deux Somerset, — ont été immolés à la maison d’York ; — tu seras le troisième, si cette épée tient bon.
— Et voyez ! voici George de Clarence qui s’avance — avec des forces suffisantes pour livrer bataille à son frère. — Chez lui un zèle légitime pour le droit l’emporte — sur l’instinct de l’amour fraternel. — Viens, Clarence, viens ; réponds à l’appel de Warwick !
— Mon père de Warwick, sais-tu ce que cela signifie ? — Eh bien, vois, je te rejette mon infamie à la face. — Je ne veux pas ruiner la maison de mon père, — cette maison dont il cimenta les pierres avec son sang, — et faire la grandeur de Lancastre. Çà, crois-tu donc, Warwick, — que Clarence soit assez dur, assez brutal, assez dénaturé, — pour tourner les fatales machines de guerre — contre son frère et son roi légitime ? — Peut-être m’objecteras-tu mon serment sacré. — En tenant ce serment-là, je serais plus impie — que Jephté quand il sacrifia sa fille. — Je déplore tellement ma faute passée que, — pour bien mériter désormais de mon frère, — je me proclame ici ton ennemi mortel ; — bien résolu, partout où je te rencontrerai — (et je suis sûr de te rencontrer, pour peu que tu te hasardes au dehors), — à te punir de m’avoir si criminellement égaré. — Sur ce, fier Warwick, je te défie, — et je tourne vers mon frère mon visage rougissant. — Pardonne-moi, Édouard, je veux faire amende honorable ; — et toi, Richard, ne regarde plus mes fautes avec colère, — car désormais je ne serai plus inconstant.
— Sois le bienvenu : nous t’aimons dix fois plus — que si tu n’avais jamais mérité notre haine.
— Bienvenu, bon Clarence ; c’est agir en frère !
— Ô traître éhonté ! déloyal parjure !
— Eh bien, Warwick, veux-tu quitter la ville et combattre ? — Ou faudra-t-il que nous fassions voler les pierres à tes oreilles ?
— Pardieu, je ne m’enferme pas ici pour me défendre. — Je vais me porter de ce pas sur Barnet, — et t’offrir le combat, Édouard, si tu oses l’accepter.
— Oui, Warwick, Édouard l’accepte, et va marcher en avant. — Milords, au champ de bataille ! Saint George et victoire !
— Ainsi, couche-toi là : meurs, et meure notre effroi ! — Car Warwick était un épouvantail qui nous effrayait tous. — Maintenant, Montague, tiens-toi bien ; je vais te chercher, — pour que les os de Warwick tiennent compagnie aux tiens.
— Ah ! qui est près d’ici ? Venez à moi, ami ou ennemi, — et dites-moi qui est vainqueur, York ou Warwick ? — À quoi bon cette demande ? Ma personne mutilée prouve, — mon sang qui coule, mes forces épuisées, mon cœur défaillant prouvent — qu’il me faut abandonner mon corps à la terre, — et, par ma chute, la victoire à mon ennemi. — Ainsi sous le tranchant de la hache tombe le cèdre — dont les bras donnaient abri à l’aigle princier, — à l’ombre duquel dormait le lion rampant, — dont la cime dominait l’arbre touffu de Jupiter — et protégeait l’humble arbrisseau contre le vent formidable de l’hiver. — Ces yeux, qui maintenant sont obscurcis par le voile noir de la mort, — ont été aussi perçants que le soleil de midi, — pour pénétrer les secrètes trahisons du monde. — Les rides de mon front, maintenant remplies de sang, — furent souvent comparés à des sépulcres de rois ; — car quel était le roi vivant dont je ne pusse creuser la tombe ? — Et qui osait sourire quand Warwick fronçait le sourcil ? — Hélas ! voilà ma gloire souillée de poussière et de sang ! — Mes parcs, mes promenades, les manoirs que j’avais — m’abandonnent désormais ; et il ne me reste — de toutes mes terres que la longueur de mon corps ! — Ah ! qu’est-ce que la pompe, le pouvoir, l’empire, si ce n’est terre et poussière ? — Et, quelle que puisse être notre vie, nous n’en devons pas moins mourir.
— Ah ! Warwick ! Warwick ! si tu étais comme nous sommes, — nous pourrions encore réparer toutes nos pertes. — La reine a ramené de France un puissant renfort ; — nous venons d’en apprendre la nouvelle. Ah ! si tu pouvais fuir !
— Alors même je ne fuirais pas… Ah ! Montague, — si tu es là, doux frère, prends ma main, — et sous tes lèvres retiens un moment mon âme !… — Tu ne m’aimes pas ; car, si tu m’aimais, frère, — tes larmes laveraient ce caillot de sang figé — qui colle mes lèvres et m’empêche de parler. — Viens vite, Montague, ou je suis mort.
— Ah ! Warwick, Montague a rendu l’âme ; — et jusqu’au dernier soupir il a appelé Warwick, — et il a dit : Recommandez-moi à mon vaillant frère. — Et il a essayé d’en dire davantage ; et ce qu’il a dit — était comme le bruit confus d’un canon — dans un souterrain ; enfin, — j’ai pu l’entendre proférer dans un gémissement : — Oh ! adieu, Warwick !
Paix douce à son âme ! — Fuyez, milords, et sauvez-vous vous-mêmes ; car Warwick vous dit adieu — à tous, pour vous retrouver au ciel !
— Partons, partons, pour rejoindre la grande armée de la reine.
— Jusqu’ici notre fortune maintient sa marche ascendante, — et nous sommes décorés des guirlandes de la victoire. — Mais, au milieu de ce jour resplendissant, — j’aperçois un nuage noir, suspect, menaçant, — qui va rencontrer notre glorieux soleil, — avant qu’il ait atteint son paisible couchant : — je veux parler, milords, de ces forces que la reine — a levées en France : elles sont arrivées sur nos côtes, — et en marche, dit-on, pour nous combattre.
— La moindre rafale aura bientôt dispersé ce nuage, — en le rejetant à la source d’où il est venu. — Ton seul rayonnement suffira à sécher ces vapeurs : — tout nuage n’engendre pas une tempête.
— Les forces de la reine sont évaluées à trente mille hommes : — Somerset et Oxford se sont réfugiés près d’elle. — Si elle a le temps de respirer, soyez sur — que son parti sera bientôt aussi puissant que le nôtre.
— Nous sommes informés par nos amis dévoués — qu’ils dirigent leur marche vers Tewksbury ; — pour nous, ayant triomphé aujourd’hui dans la plaine de Barnet, — nous irons droit à eux, car la célérité nous fraye le chemin ; — sur notre route, nos forces s’augmenteront — dans les comtés que nous traverserons. — Qu’on batte le tambour ; criez : Courage ! et en avant.
— Grands lords, les hommes sages ne s’attardent pas à déplorer leurs pertes, — mais cherchent vaillamment à réparer leurs désastres. — Qu’importe que le mât ait été emporté par l’ouragan, — le câble rompu, l’ancre perdue, — et la moitié de nos matelots engloutis dans les flots ! — Le pilote vit encore. Convient-il qu’il — quitte le gouvernail, que, pareil à un marmouset peureux, — il ajoute au flot de la mer le flot de ses larmes, — et prête force à ce qui n’est que trop fort, — tandis que sa douleur gémissante laisse briser sur le rocher le navire — qu’auraient pu sauver l’activité et le courage ? — Ah ! quelle honte ! ah ! quelle faute ce serait ! — Warwick, dites-vous, était notre ancre ; qu’importe ! — Montague, notre grand mât ; qu’importe ! — Nos amis égorgés étaient nos cordages, qu’importe ! — Quoi ! Oxford que voici n’est-il pas une autre ancre, — et Somerset un autre bon mât ? — Les amis de France ne sont-ils pas pour nous des voiles et des cordages ? — Et, si malhabiles que nous soyons, Ned et moi, ne pourrions-nous pas — une fois faire l’office d’un habile pilote ? — Nous ne voulons pas quitter le gouvernail pour nous asseoir et pleurer ; — mais, quand la tempête dirait non, nous voulons esquiver — les écueils et les rocs qui nous menacent du naufrage. — Autant vaut rudoyer les vagues que les flatter. — Et qu’est-ce qu’Édouard, sinon une mer implacable ? — Qu’est-ce que Clarence, sinon un sable mouvant de fourberie ? — Et Richard, sinon un roc âpre et fatal ? — Voilà les ennemis de notre pauvre barque. — Vous pouvez nager, dites-vous ? hélas ! ce ne sera que pour un moment ! — Marcher sur le sable ? Ah ! vous vous enfoncerez vite ! — Escalader le roc ? La marée vous en balaiera, — ou bien vous y périrez de faim, ce qui est trois fois mourir. — Je vous dis cela, milords, pour vous faire comprendre — qu’il n’a pas plus de merci à espérer de ces frères, — au cas où quelqu’un de vous voudrait nous abandonner, — que des vagues implacables, des sables et des rochers. — Courage donc ! ce qu’on ne peut éviter, — il y aurait faiblesse puérile à le déplorer ou à le redouter.
— Il me semble qu’une femme de cette vaillante humeur, — en prononçant de telles paroles devant un lâche, — lui mettrait au cœur l’intrépidité — et le ferait combattre, nu, contre un homme armé. — Si je dis cela, ce n’est pas que je doute de personne ici ; — car, si je soupçonnais un couard dans nos rangs, — je l’autoriserais à s’éloigner bien vite, — de peur qu’à l’heure critique il ne gâtât quelque autre — en lui communiquant sa frayeur. — S’il y a ici un homme de cette trempe, ce qu’à Dieu ne plaise, — qu’il parte avant que nous ayons besoin de son aide.
— Des femmes et des enfants d’un si grand courage ! — Et des guerriers faibliraient ? Certes, ce serait une honte éternelle ! — Ô brave jeune prince ! ton illustre grand-père — revit en toi : puisses-tu vivre longtemps — pour assumer son image et renouveler sa gloire !
— Quant à celui qui ne voudrait pas combattre pour un tel avenir, — qu’il aille chez lui se coucher, et, comme le hibou en plein jour, — qu’il ne se lève que pour provoquer l’étonnement et la risée.
— Merci, gentil Somerset ; cher Oxford, merci.
— Et acceptez les remercîments de celui qui ne peut offrir autre chose.
— Préparez-vous, milords, car Édouard est proche — et prêt à combattre : soyez donc résolus.
— Je m’y attendais : c’est sa tactique — de se hâter ainsi pour nous prendre au dépourvu.
— Mais il sera déçu : nous sommes prêts.
— J’ai le cœur réjoui en voyant votre ardeur.
— Prenons position ici, et ne bougeons plus.
— Braves compagnons, vous voyez là-bas le hallier épineux, — qu’avec l’aide des cieux et de notre valeur — nous devons saper par la racine avant la nuit. — Je n’ai pas besoin d’attiser votre flamme, — car je la sais déjà assez ardente pour les consumer. — Donnez le signal du combat, et en avant, milords !
— Lords, chevaliers, gentilshommes, que puis-je dire — qui ne soit contredit par mes pleurs ? À chaque parole que je prononce, — vous le voyez, je bois l’eau de mes yeux. — Donc, un dernier mot : Henry, votre souverain, — est prisonnier de l’ennemi ; son pouvoir est usurpé, — son royaume un charnier, ses sujets égorgés, — ses statuts annulés, ses trésors dilapidés ; — et là-bas est le loup qui fait ces ravages. — Vous combattez pour la justice. Ainsi, au nom de Dieu, milords, — soyez vaillants, et donnez le signal du combat.
— Donc voici le terme de tant de luttes tumultueuses. — Vite Oxford au château de Ham ! — Quant à Somerset, à bas sa tête coupable ! — Allons, emmenez-les ; je ne veux plus les entendre.
— Pour ma part, je ne te troublerai plus de mes paroles.
— Ni moi ; je me plie avec résignation à ma destinée.
— Ainsi nous nous séparons tristement dans ce monde de troubles, — pour nous réunir avec joie dans la bien-heureuse Jérusalem.
— A-t-on fait proclamer que celui qui trouvera Édouard — aura une haute récompense, et lui, Édouard, la vie sauve ?
— On l’a fait : et tenez, voici le jeune Édouard.
— Introduisez ce galant : écoutons-le parler. — Eh quoi ! si jeune épine peut-elle déjà piquer ? — Édouard, quelle réparation peux-tu me faire — pour avoir porté les armes contre moi, et soulevé mes sujets, — pour tous les troubles que tu m’as causés ?
— Parle comme un sujet, fier et ambitieux York ! — Suppose qu’en ce moment tu entends la voix de mon père ; — cède-moi ton siége et agenouille-toi où je suis, — tandis que je t’adresserai à toi-même les questions — auxquelles tu prétends, traître, que je réponde !
— Ah ! si ton père avait eu ta résolution !
— Tu porterais encore le cotillon, — et tu n’aurais pas volé les culottes de Lancastre.
— Qu’Ésope réserve ses fables pour les soirées d’hiver ; — ses hargneux jeux de mots ne sont pas à leur place ici.
— Par le ciel, marmouset, je vous châtierai pour cette parole-là.
— Oui, tu es né pour le châtiment des hommes.
Au nom du ciel ! emmenez cette captive insolente !
— Non, emmenez plutôt cet insolent bossu.
— Silence, enfant revêche, ou je vais réprimer votre langue.
— Gars malappris, tu es par trop impertinent.
— Je connais mon devoir, vous manquez tous au vôtre. — Luxurieux Édouard, et toi, parjure George, — et toi, difforme Dick, je vous le dis à tous : — je suis votre supérieur, traîtres que vous êtes… — Et toi, tu usurpes les droits de mon père et les miens.
— Voilà pour toi, image de cette insulteuse.
— Tu te débats ! Tiens, voilà pour achever ton agonie.
— Et voici pour m’avoir accusé de parjure.
— Oh ! tuez-moi aussi.
Morbleu, soit.
— Arrête, Richard, arrête ; car nous en avons déjà trop fait.
— Faut-il la laisser vivre pour qu’elle remplisse le monde de son parlage ?
— Quoi ! elle s’évanouit. Tâchez de la faire revenir.
— Clarence, excusez-moi auprès du roi mon frère. — Je vais à Londres pour affaire sérieuse : — avant que vous y arriviez, attendez-vous à apprendre quelque nouvelle.
— Quoi ? quoi ?
La Tour ! La Tour !
— Ô Ned ! Ned chéri ! parle à ta mère, enfant ! — Tu ne peux donc plus parler ?… Oh ! les traîtres ! les meurtriers ! — Ceux qui poignardèrent César n’ont point versé de sang, — n’ont pas fait de mal, n’ont pas encouru de blâme, — si leur acte est comparé à cet abominable forfait. — Lui, c’était un homme ! Celui-ci n’était guère qu’un enfant, — et jamais des hommes n’assouvissent leur furie sur un enfant. — Y a-t-il un nom pire que celui de meurtrier, que je leur donne ? — Non, non ! Mon cœur va se rompre si je parle… — Eh ! je veux parler, pour que mon cœur se rompe. — Bouchers et scélérats ! Sanguinaires cannibales ! — Quelle plante avez-vous moissonnée avant l’heure ! — Vous n’avez pas d’enfants, bouchers ! Si vous en aviez, — leur souvenir eût provoqué votre pitié, — Mais, si jamais il vous arrive d’avoir un enfant, — attendez-vous à le voir fauché dans sa jeunesse, — comme vous avez, vous, hommes de mort, abattu ce jeune et doux prince !
— Hors d’ici cette femme ! allez, emmenez-la de force.
— Non, ne m’emmenez pas d’ici, expédiez-moi ici. — Tiens, prends mon cœur pour fourreau, je te pardonnerai ma mort. — Quoi ! tu ne veux pas !… Eh bien, toi, Clarence, fais-le.
— Par le ciel, je ne te ferai pas cette grâce.
— Fais, bon Clarence ! Doux Clarence, je t’en supplie.
— M’as-tu entendu jurer que je n’en ferais rien ?
— Oui, mais tu es habitué à te parjurer : — naguère ton parjure était crime, maintenant il serait charité. — Quoi ! tu ne veux pas ?… Où est ce boucher du diable, — le hideux Richard ?… Richard, où es-tu ? — Tu n’es pas ici… Le meurtre est ton aumône : — tu n’as jamais repoussé ceux qui te demandent du sang !
— Arrière, dis-je ! Emmenez-la, je vous l’ordonne.
— Puissiez-vous, vous et les vôtres, finir comme ce prince !
Où est allé Richard ?
— À Londres, au train de poste ; c’est, je le soupçonne, — pour faire un souper sanglant à la Tour.
— Il est expéditif, dès qu’une chose lui passe par la tête. — Maintenant partons d’ici ; que l’on congédie les simples soldats — avec leur solde et des remercîments, et marchons sur Londres ; — allons voir comment se porte notre mignonne reine. — J’espère que présentement elle a de moi un fils.
— Bonjour, milord ! quoi ! aussi occupé de votre lecture ?
— Oui, mon bon lord… milord, devrais-je dire. — C’est péché de flatter, et le mot bon n’était guère qu’une flatterie. — Bon Glocester et bon démon sont équivalents, — et également absurdes. Ainsi, ne disons pas bon lord.
— L’ami, laisse-nous seuls : nous avons à causer.
— Ainsi le pâtre négligent fuit le loup ; — ainsi l’inoffensive brebis livre d’abord sa toison, — puis sa gorge au couteau du boucher ! — Quelle scène de mort Roscius va-t-il donc jouer ?
— Le soupçon hante toujours l’âme coupable ; — le voleur redoute un exempt dans chaque buisson.
— L’oiseau qui a été englué dans un buisson — évite tout buisson d’une aile tremblante ; — et moi, le malheureux père d’un doux oiseau, — j’ai maintenant sous les yeux le fatal objet — par lequel fut englué, saisi et tué mon pauvre petit.
— Ah ! quel fol entêté que ce Crétois — qui fit faire à son fils l’office d’un oiseau ! — En dépit de ses ailes, l’imbécile fut noyé.
— Je suis Dédale ; mon pauvre enfant, Icare ; — ton père, le Minos qui entrava notre marche ; — le soleil qui fondit les ailes de mon doux fils, — c’est ton frère Édouard ; et toi-même, tu es la mer — dont le gouffre haineux engloutit sa vie. — Ah ! tue-moi avec ton arme, non avec tes paroles ! — Ma poitrine peut mieux supporter la pointe de ta dague — que mon oreille cette tragique histoire. — Mais pourquoi viens-tu ? Est-ce pour avoir ma vie ?
— Crois-tu donc que je sois un exécuteur ?
— Tu es, j’en suis sûr, un persécuteur. — Si le meurtre des innocents est une exécution, — eh bien, tu es un exécuteur.
— J’ai tué ton fils à cause de son insolence.
— Si l’on t’avait tué dès ta première insolence, — tu n’aurais pas vécu pour tuer mon fils. — Aussi je prédis que des milliers d’êtres, — qui en ce moment ne soupçonnent même pas mes alarmes, — vieillards et veuves en sanglots, orphelins toujours en larmes, — pères pleurant leurs fils, femmes pleurant leurs maris, — orphelins pleurant leurs parents prématurément enlevés, — maudiront l’heure où tu es né. — À ta naissance le hibou jeta sa huée de mauvais augure ; — le corbeau nocturne annonça par ses croassements un temps de calamité ; — les chiens hurlèrent, et d’effroyables tempêtes abattirent les arbres ; — la corneille se nicha au haut des cheminées, — et les pies bavardes chantèrent dans un sinistre désaccord. — Ta mère souffrit plus que les douleurs d’une mère, — pour mettre au monde moins que l’espoir d’une mère, — une masse indigeste et difforme, — fruit monstrueux d’une souche si belle ! — Tu naquis, ayant déjà des dents dans la bouche, — pour signifier que tu venais pour mordre le monde ; — et, si tout ce que j’ai ouï dire est vrai, — tu vins…
— Je n’en entendrai pas davantage… Meurs, prophète, au milieu de ton apostrophe.
— C’est pour ceci également que j’ai été créé.
— Oui, et pour bien d’autres meurtres après celui-ci. — Oh ! que Dieu absolve mes péchés, et te pardonne !
— Quoi ! le sang altier de Lancastre — s’abîme en terre ! je m’attendais à le voir jaillir plus haut ! — Voyez, comme mon épée pleure pour la mort du pauvre roi ! — Oh ! puissent-ils verser toujours de ces larmes pourpres, — ceux qui souhaitent la chute de notre maison ! Si quelque étincelle de vie te reste encore, — descends, descends en enfer, et dis que c’est moi qui t’y envoie !
— Moi qui n’ai, ni pitié, ni amour, ni crainte ! — Au fait, ce que m’a dit Henry est vrai. — Car j’ai souvent entendu ma mère dire — que je suis venu au monde les jambes en avant. — N’avais-je pas raison de me dépêcher, dites, — pour chercher à ruiner ceux qui usurpaient nos droits ? — L’accoucheuse fut ébahie ; et les femmes s’écrièrent : — Oh ! Jésus nous bénisse ! il est né avec des dents ! — Et en effet j’étais né ainsi ; ce qui signifiait clairement — que je grognerais, que je mordrais, et que je serais un vrai limier. — Eh bien, puisque les cieux ont ainsi façonné mon corps, — que l’enfer fasse mon âme difforme à l’avenant ! — Je n’ai pas de frère, je n’ai rien d’un frère. — Cet amour, que les barbes grises appellent divin, — est bon pour les gens qui ont entre eux des analogies, — et non pour moi. Moi, je suis unique. — Clarence, gare à toi ! tu m’interceptes la lumière ; — mais je susciterai pour toi un jour sombre. — Car je répandrai dans l’air des prophéties telles — qu’Édouard tremblera pour sa vie ; — et alors, pour le purger de sa frayeur, je serai ta mort. — Le roi Henry et le prince son fils ont disparu. — Clarence, ton tour est venu, puis viendra celui des autres : — car je me tiendrai pour infime jusqu’à ce que je sois suprême. — Henry, je vais jeter ton corps dans une autre salle, — et triompher de ton dernier jour.
— Une fois encore, nous voilà assis sur le trône royal d’Angleterre, — racheté avec le sang de nos ennemis. — Que de vaillants adversaires, ainsi que des épis d’automne, — nous avons moissonnés au faîte de leur orgueil ! — Trois ducs de Somerset, champions triplement illustres — pour leur intrépide hardiesse ; — deux Clifford, le père et le fils, — et deux Northumberland : jamais deux guerriers plus braves — n’éperonnèrent leurs coursiers au son de la trompette ; — et avec eux, ces deux ours vaillants, Warwick et Montague, — qui liaient à leurs chaînes le lion royal, — et faisaient trembler la forêt de leurs rugissements. — Ainsi nous avons balayé l’inquiétude loin de notre trône, — et nous nous sommes fait un marchepied de sécurité. — Approche, Bess, que j’embrasse mon enfant. — Jeune Ned, c’est pour toi que tes oncles et moi — nous avons dans nos armures veillé les nuits d’hiver, — et marché tout le jour par les chaleurs brûlantes de l’été : — aussi tu pourras en paix hériter de la couronne, — et recueillir Le fruit de nos labeurs.
— Je détruirai sa récolte, dès que tu auras la tête dûment couchée ; — car je ne suis pas encore considéré dans le monde. — Cette épaule n’a été constituée si forte que pour soulever un poids ! — et elle en soulèvera un, ou je me romprai l’échine.
— Toi, dresse le plan, et toi, exécute-le.
— Clarence et Glocester, aimez mon aimable reine ; — et embrassez votre neveu princier, mes frères.
— L’hommage que je dois à Votre Majesté, — je le scelle sur les lèvres de ce cher enfant.
— Merci, noble Clarence, digne frère, merci.
— Combien j’aime l’arbre dont tu es sorti, — doux fruit, ce tendre baiser l’atteste…
— À dire vrai, c’est ainsi que Judas baisa son maître, — et lui cria : Salut à toi ! voulant dire : Malheur à toi !
— Maintenant je trône dans toute la joie de mon âme, — sûr de la paix de mon pays et de l’amour de mes frères.
— Qu’est-ce que Votre Grâce veut faire de Marguerite ? — René, son père, a engagé — entre les mains du roi de France les Siciles et Jérusalem, — et nous a transmis le prix de sa rançon.
— Qu’elle s’en aille, et qu’on la transporte en France ! — Et maintenant il ne reste plus qu’à donner notre temps — à des fêtes triomphales, à des spectacles réjouissants et comiques — qui conviennent aux plaisirs d’une cour. — Sonnez, tambours et trompettes. Adieu, amers ennuis ! — Car aujourd’hui, j’espère, commence notre joie durable.
↑(32) « Durant ces troubles, un parlement fut convoqué à Westminster pour le mois d’octobre suivant. Avant cette époque, Richard, duc d’York, étant en Irlande, avait été averti par de rapides courriers de la grande victoire gagnée par son parti dans la plaine de Northampton, et savait que le roi était dans un tel état qu’on pouvait maintenant le garder et le gouverner à plaisir. Sur quoi, sans perdre de temps, sans tarder une heure, il fit voile de Dublin à Chester avec une faible escorte, et arriva à marches forcées à la Cité de Londres, où il entra le vendredi avant la fête de saint Édouard le Confesseur, avec une épée nue portée devant lui ; sur quoi le peuple murmura qu’il devait être roi et que le roi Henry ne devait plus régner. Durant le temps de ce parlement, le duc d’York, avec une contenance hardie, entra dans la chambre des pairs et s’assit sur le trône royal, sous le dais d’État (qui est la place réservée au roi), et, en présence de la noblesse et du clergé, prononça un discours à cet effet… Quand le duc eut fini sa harangue, les lords restèrent impassibles comme des figures sculptées dans la muraille, ou comme des dieux muets, ne soufflant mot, pas plus que si leurs bouches eussent été cousues. Le duc, voyant qu’aucune réponse n’était faite à sa déclaration, et peu satisfait de leur rigoureux silence, leur conseilla de bien peser ses paroles, et sur ce, retourna à son logement dans le palais du roi…
» Après une longue délibération, et une discussion approfondie entre les pairs, les prélats et les communes du royaume, les trois États décidèrent que, attendu que le roi Henry était resté sur le trône l’espace de vingt-trois ans et plus, il conserverait le nom et le titre de roi, et aurait la possession du royaume sa vie durant ; et que, s’il mourait ou abdiquait, ou forfaisait la couronne en enfreignant les conditions de cet accord, alors la dite couronne et l’autorité royale seraient immédiatement dévolues au duc d’York, ou, à son défaut, à l’héritier direct de sa branche et lignée ; et que le duc serait dès à présent protecteur et régent du royaume… Ces conditions furent non-seulement mises par écrit, scellées et jurées par les deux parties, mais aussi arrêtées en haute cour du parlement. » — Hall.
↑(33) « Ton père était comme toi duc d’York. » Shakespeare a été ici induit en erreur par l’auteur de la vieille pièce. Le père de Richard, duc d’York, était le comte de Cambridge, qui ne fut jamais duc d’York, ayant été décapité du vivant de son frère aîné Édouard, duc d’York, qui périt à la bataille d’Azincourt. » — Malone.
↑(34) Richard était ici beaucoup moins explicite dans le drame primitif :
— Écoutez, milords. Un serment est sans valeur — quand il n’est pas prononcé devant un magistrat légitime. — Henry n’en est pas un, il usurpe vos droits, — et pourtant Votre Grace se tient pour liée envers lui par son serment ! — Allons, mon noble père, décidez-vous, et une fois de plus réclamez la couronne.
↑(35) « Le duc d’York, avec ses gens, descendit en bon ordre, et put se diriger sans obstacle vers le front de bataille ennemi. Mais quand il fut en rase campagne, entre la citadelle et la ville de Wakefield, il fut enveloppé de tous côtés comme un poisson dans un filet ou un cerf dans des rêts ; si bien qu’après avoir combattu vaillamment une demi-heure, il fut tué et que son armée fut déconfite ; et avec lui périrent ses plus fidèles amis, ses deux oncles bâtards, sir John et sir Hugh Mortimer, son principal conseiller, sir Davy Halle, sir Hugh Hastings, sir Thomas Nevil, William et Thomas Aparre, et deux mille huit cents autres, parmi lesquels étaient de jeunes seigneurs, héritiers de grandes familles du Sud, dont la mort fut vengée par leurs parents quatre mois plus tard… Pendant la bataille, un prêtre, appelé sir Robert Appall, chapelain et précepteur du jeune comte de Rutland, deuxième fils du susdit duc d’York, à peine âgé de douze ans, bel adolescent à la mine virginale, — voyant que la fuite était la meilleure sauvegarde et pour l’élève et pour le maître, — emmena secrètement le comte du champ de bataille, à travers la bande de Clifford, jusqu’à la ville ; mais avant qu’il eût pu entrer dans une maison, le comte fut épié, suivi et pris par lord Clifford qui, en raison de son costume, lui demanda qui il était. Le jeune seigneur, épouvanté, ne put dire mot, mais s’agenouilla, implorant merci et demandant grâce en élevant les mains et en prenant un air de détresse, car la crainte lui avait ôté la parole. « Sauvez-le, dit le chapelain, car il est fils de prince, et peut un jour vous faire du bien. » Sur ce, le lord Clifford le reconnut et lui dit : « Sang-Dieu ! ton père a tué le mien, et aussi je veux te tuer, toi et toute ta race. » Ce disant, il frappa le comte au cœur de son poignard, et somma le chapelain de rapporter au frère et à la mère du comte les paroles qu’il avait dites… Dans cet acte, lord Clifford fut tenu pour un tyran et non pour un gentilhomme… Non content d’avoir tué un enfant, le cruel vampire vint au lieu où était le cadavre du duc d’York, fit couper la tête du mort, et, après l’avoir mise au bout d’une pique, la présenta à la reine Marguerite, lui disant : « Madame, la guerre est terminée ; voici la rançon de votre roi. » Après cette victoire, la reine envoya à Pomfret le comte de Salisbury et les autres prisonniers ; là, elle les fit tous décapiter, puis envoya toutes les têtes, y compris celle du duc, à York, pour qu’elles fussent accrochées sur des piques aux portes de la ville. » — Hall.
↑(36) « D’aucuns écrivent que le duc d’York fut pris vivant, et, en dérision, forcé de se tenir sur un tertre ; et que sur sa tête on posa, en guise de couronne, une guirlande faite de roseau et de jonc ; et qu’après l’avoir couronné, ses ennemis s’agenouillèrent devant lui comme les Juifs devant le Christ, par moquerie, en lui disant : « Salut, roi sans gouvernement ! salut, roi sans héritage ! salut, duc et prince sans peuple et sans possession ! » Enfin, après l’avoir accablé de ces sarcasmes, ils lui coupèrent la tête et la présentèrent à la reine. » — Holinshed.
↑(37) « Dans une belle plaine, près de la croix de Mortimer, le matin de la Chandeleur, le soleil, dit-on, apparut au comte de March comme trois soleils qui, soudain, se fondirent en un seul ; à cette vue, il fut saisi d’un tel courage qu’il s’élança violemment sur les ennemis et les déconfit rapidement. Pour cette raison, on a supposé qu’il prit comme blason un soleil dans son plein éclat. » — Hall.
↑(38) « Il y a un vieux proverbe qui dit : Heureux le fils dont le père va au diable, ce qui signifie que les pères qui travaillent à enrichir leurs fils par la cupidité, la corruption, l’escroquerie et autres moyens, le font au grand danger de leur âme, leur perversité devant être punie. » — Royal Exchange, par Robert Greene. In-4°, Londres, 1590.
↑(39) Ce monologue du roi a été considérablement développé par la révision. Le voici dans sa concision originale :
— Ô gracieux Dieu du ciel ! jette les yeux sur nous, — et mets fin à ces maux incessants. — Comme ce terrible combat, dans ses continuels mouvements, — ressemble à un navire démâté sur la mer, — tantôt penchant d’un côté, tantôt chassé vers l’autre ! — Et nul ne sait à qui sera dévolue la victoire. — Oh ! que ma mort ne peut-elle arrêter ces déchirements civils ! — Je voudrais n’avoir jamais régné, n’avoir jamais été roi. — Marguerite et Clifford m’ont renvoyé du champ de bataille, — en jurant qu’ils avaient meilleur succès quand je n’étais pas là. — Plût à Dieu que je fusse mort, pourvu que tout fût bien ! — Si du moins ma couronne pouvait leur suffire, volontiers — je la leur céderais, pour rentrer dans la vie privée.
↑(40) « Cette bataille (la bataille de Towton) fut acharnée ; car des deux côtés on s’était retiré tout espoir de vivre, et il avait été déclaré criminel de faire des prisonniers ; en raison de quoi chacun était déterminé à vaincre ou à mourir sur le champ de bataille. Ce sanglant conflit dura dix heures sans résultat décisif, le succès tantôt affluant d’un côté, tantôt refluant de l’autre ; enfin, le roi Édouard anima si puissamment ses hommes, remplaçant les soldats fatigués et blessés, que ses adversaires, découragés, se laissèrent battre et se sauvèrent avec épouvante vers le pont de Tadcaster. Ce conflit fut pour ainsi dire contre nature ; car on y vit le fils combattre contre le père, le frère contre le frère, le neveu contre l’oncle, et le vassal contre son seigneur. » — Hall.
↑(41) Après ces mots : « Entre Clifford blessé, le texte de 1595 ajoute : Avec une flèche dans le cou. Cette indication est conforme au récit d’Holinshed : « Le lord Clifford, ayant ôté son gorgerin à cause de la chaleur ou de la gêne, fut frappé à la gorge d’une flèche sans tête, et rendit immédiatement l’esprit. »
↑(42) « Il semble que le titre de Glocester ait porté malheur aux divers personnages qui, pour leur honneur, avaient été élevés à cette dignité par création de princes, comme Hugh Spencer, Thomas de Woodstock, fils d’Édouard troisième, et le duc Homphroy, lesquels finirent leurs jours tous les trois par une fin misérable ; et après eux, le roi Richard troisième, également duc de Glocester, fut tué et renversé dans une guerre civile ; aussi ce titre de Glocester est-il regardé comme une qualification malheureuse et funeste, à l’instar du cheval de Séjan, dont le cavalier était toujours désarçonné et le possesseur toujours ruiné. » — Hall.
↑(43) Au lieu de dire : Entrent deux gardes-chasse, le texte de l’in-folio dit : Entrent Sincklo et Homphroy, nous donnant ainsi le nom des deux acteurs qui remplissaient les deux petits rôles. Cette erreur prouve évidemment que l’édition de 1623 a été faite, non sur le manuscrit même de l’auteur, mais sur la copie gardée par le théâtre, et originairement destinée au souffleur.
↑(44) « Et, du côté de la frontière d’Écosse, le roi Édouard fit mettre des sentinelles et des espions, afin que personne ne pût sortir du royaume pour aller rejoindre le roi Henry et ses partisans, qui alors séjournaient en Écosse ; mais, quelque alarme qu’eût pu causer le roi Henry, toutes les inquiétudes furent bien vite dissipées, et l’on n’eut plus à craindre aucune de ses menées. Car lui-même, s’étant risqué à entrer en Angleterre sous un déguisement, fut aussitôt reconnu et pris par un certain Cantlow, puis amené devant le roi Édouard, arrêté, sur un ordre dudit roi, par le comte de Warwick, conduit par Londres à la Tour, et là enfermé sous bonne garde. La reine Marguerite, sa femme, apprenant la captivité de son mari, craignant pour l’avenir de son fils, désolée et inconsolable, partit d’Écosse et s’embarqua pour la France, où elle résida chez son père, le duc René, jusqu’au temps où elle revint en Angleterre pour entreprendre cette malheureuse campagne où elle perdit et son mari et son fils, et aussi sa fortune, son honneur et sa félicité terrestre. » — Hall.
↑(45) « Voilà une erreur historique. Sir John Grey périt à la seconde bataille de Saint-Albans, qui fut livrée le 17 février 1461, en combattant du côté du roi Henry. Et, loin d’avoir été confisqués par le parti vainqueur (celui de la reine Marguerite), ses biens furent en réalité saisis par le personnage même qui parle en ce moment (Édouard IV), après la grande victoire de Towton. Shakespeare, en remaniant cette pièce, a adopté implicitement l’assertion erronée de l’auteur original, car ces cinq vers se retrouvent presque textuellement dans la vieille pièce. Mais, plus tard, en écrivant Richard III, il a rétabli la vérité d’après le témoignage des chroniques. À la scène III de ce drame, Richard, s’adressant à la reine Élisabeth, lui dit : « Pendant tout ce temps-là, vous conspiriez pour la maison de Lancastre… Votre mari n’a-t-il pas été tué du côté de Marguerite à Saint-Albans ? Laissez-moi vous remettre en mémoire, si vous l’oubliez, ce que vous étiez alors. »
» Ceci est une des nombreuses circonstances qui prouvent incontestablement que Shakespeare n’est pas l’auteur original de la seconde et de la troisième partie de Henry VI. » — Malone.
↑(46) « Durant le temps que le comte de Warwick était ainsi à négocier un mariage pour le roi Édouard, le roi, étant à la chasse dans la forêt de Wichwood, au delà de Stoney Stratford, s’arrêta pour son agrément au manoir de Grafton, où résidait la duchesse de Bedford, mariée à sir Richard Woodville, lord Rivers. La duchesse avait alors près d’elle une de ses filles, appelée dame Élisabeth Grey, veuve de sir John Grey, chevalier, tué à la dernière bataille de Saint-Albans par les soldats du roi Édouard. Cette veuve, ayant une requête à présenter au roi, pour obtenir soit la restitution d’un bien qui lui avait été pris, soit la grâce d’une augmentation de fortune, trouva faveur auprès du roi, qui non-seulement lui accorda sa requête, mais prit en grand goût sa personne… Quand le roi eut bien remarqué tous ses traits et son maintien décent et réservé, il commença par essayer de la déterminer à devenir sa maîtresse, lui promettant maints présents et de belles récompenses ; lui déclarant en outre que, si elle y consentait, elle pourrait, de sa concubine, devenir sa femme et sa compagne de lit légitime. Dame Élisabeth repoussa sagement et discrètement cette demande, affirmant que, trop humble pour être l’épouse d’un si noble personnage, elle était, dans sa pauvre honnêteté, trop vertueuse pour être ou sa concubine ou sa maîtresse. Le roi, qui n’était jusque-là que légèrement échauffé par le dard de Cupidon, se sentit alors tout enflammé par la confiance même qu’il avait dans la parfaite constance et dans la constante chasteté de la dame ; et, sans plus de délibération, il résolut nettement de l’épouser, après avoir pris l’avis de ceux qu’il savait incapables d’oser combattre ses intentions arrêtées. Et sur ce, secrètement, un beau matin, il l’épousa à Grafton, où, pour la première fois, il s’était épris de sa beauté. » — Hall.
↑(47) Voici, d’après l’édition de 1595, comment était primitivement conçu cet important monologue qui nous prépare à la future usurpation de Richard III :
— Oui, Édouard sait traiter les femmes avec égard. — Je voudrais qu’il fût épuisé jusqu’à la moelle des os, pour qu’il ne sortît de ses flancs aucune postérité — qui pût m’intercepter l’avenir d’or auquel j’aspire. — Car le monde ne fait pas encore attention à moi. — D’abord, il y a Édouard, Clarence, Henry — et son fils, et toute la postérité — qu’ils espèrent voir sortir de leurs flancs, qui doivent passer avant moi : — réflexion réfrigérante pour mon ambition ! — Quelle autre jouissance existe-t-il pour moi dans le monde ? — Puis-je couvrir ma personne de brillants atours, — et me bercer dans le giron d’une femme, — et enchanter les belles dames de mes paroles et de mes regards ? — Oh ! monstrueux homme de nourrir une telle pensée ! — Eh quoi ! l’amour m’a flétri dans le ventre de ma mère, — et, pour que je ne me mêlasse pas de ses affaires, il a corrompu la fragile nature dans ma chair, — et m’a mis sur le dos une odieuse montagne, — où, pour bafouer ma personne, siége la difformité, — desséchant mon bras comme un avorton flétri, — et faisant mes jambes d’inégale longueur. — Suis-je donc un homme fait pour être aimé ? — Il me serait plus facile de saisir vingt couronnes. — Bah ! je puis sourire et tuer en souriant, — je puis applaudir à ce qui me navre le plus, — je puis prêter des couleurs au caméléon, — au besoin changer de formes comme Protée, — et envoyer à l’école l’ambitieux Catilina. — Je puis faire tout cela, et je ne pourrais pas gagner une couronne ! — Bah ! fût-elle dix fois plus haut, je la soutirerais.
↑(48) « La même année, le comte de Warwick se rendit auprès du roi Louis onzième, alors roi de France, résidant à Tours, et lui demanda pour le roi Édouard, son maître, la main de la dame Bonne, fille de Louis, duc de Savoie, et sœur de la dame Charlotte, reine de France. Ce mariage semblait fort politiquement imaginé, si vous considérez bien la situation du roi Édouard, qui alors tenait le roi Henry sixième sous bonne garde dans la forte Tour de Londres, et avait détruit tous ses partisans, hormis la reine Marguerite et le prince Édouard, son fils, qui, alors, séjournaient à Angers chez le vieux duc René d’Anjou. Le roi Édouard avait jugé nécessaire de nouer des relations avec la France, et spécialement par la sœur du roi, — convaincu qu’après ce mariage, la reine Marguerite ne pourrait obtenir subside ni aucun secours du roi de France. La reine Charlotte, grandement désireuse de voir sa famille et sa race honorée d’une alliance avec un grand prince comme le roi Édouard, avait obtenu l’assentiment du roi son mari, et aussi de sa sœur ; si bien que le projet était hautement accepté de ce côté… Mais, quand le comte de Warwick fut dûment informé, par des lettres de ses amis fidèles, que le roi Édouard avait épousé une autre femme et avait rendu vaines toutes les démarches faites par lui auprès du roi Louis, il fut vivement ému et profondément courroucé, et il jugea nécessaire que le roi Édouard fût déposé, comme un prince inconstant, indigne de l’office royal. La plupart des gens sont d’accord pour affirmer que ce mariage fut l’unique cause pour laquelle le comte de Warwick se brouilla avec le roi Édouard et lui fit la guerre. D’autres prétendent qu’il y eut d’autres causes qui, ajoutées à celle-là, firent un incendie de ce qui n’était auparavant qu’un peu de fumée. » — Hall.
↑(49) « Le roi Édouard essaya, dans la maison du comte de Warwick, une chose qui était grandement contraire à l’honneur du comte. Voulut-il déflorer sa fille ou sa nièce, on ne le sait pas au juste ; mais, à coup sûr, le roi Édouard tenta quelque chose de pareil. » — Holinshed, p. 668.
↑(50) Dans le drame primitif, le roi Édouard IV entrait ici avec ses frères, non pas après eux, et voici comment la scène commençait :
Frères de Clarence et de Glocester, que pensez-vous de notre mariage avec lady Grey ?
Milord, nous en pensons ce qu’en pensent Warwick et Louis, qui ont le jugement assez court pour ne pas prendre offense de ce soudain mariage.
Supposons qu’ils en prennent offense, ils ne sont que Warwick et que Louis ; et moi je suis votre roi et le roi de Warwick, et je veux être obéi.
Et vous le serez, étant notre roi ; pourtant il est rare que ces brusques mariages tournent bien.
Oui-dà, frère Richard, êtes-vous contre nous, vous aussi ?
Moi, milord ? non pas. À Dieu ne plaise que je contredise une seule fois le bon plaisir de Votre Altesse. Et ce serait vraiment dommage de séparer ceux qui sont bien appariés.
↑(51) Après avoir indiqué l’entrée de ces divers personnages, l’édition de 1623 ajoute : Quatre se tiennent d’un côté et quatre de l’autre. Nouveau détail qui prouve que cette édition a été faite sur la copie du manuscrit de l’auteur destinée au metteur en scène.
↑(52) Le texte de 1595 continue ainsi cette réplique de Richard :
— Car pourquoi la nature m’a-t-elle fait boiteux, — sinon pour que je sois vaillant et que je tienne bon ? — Quand je voudrais fuir, je ne le pourrais pas.
↑(53) Tout ce dialogue entre les gardes du roi Édouard est une addition au texte de 1595. Dans le drame primitif, Warwick, après avoir annoncé à ses soldats qu’il veut surprendre le roi dans sa tente, les lance immédiatement à l’assaut et s’empare de la personne d’Édouard, faisant ainsi suivre sans transition la menace de l’exécution.
↑(54) « Tous les actes du roi Édouard ayant été rapportés par des espions au comte de Warwick, celui-ci, en capitaine sage et politique, résolut de ne pas perdre le grand avantage qui lui était offert, et, dans les ténèbres de la nuit, escorté d’une compagnie d’élite, aussi secrètement que possible, fondit sur le camp du roi, tua ses gardes, et, avant qu’il eût pu prendre l’alarme, le fit prisonnier et l’amena au château de Warwick. Puis, afin que les amis du roi ne pussent savoir où il était ni ce qu’il était devenu, il le fit transférer par étapes de nuit au château de Middleham, en Yorkshire, et le confia à la garde de l’archevêque d’York, son frère, et d’autres amis fidèles qui reçurent le roi d’une manière digne de son rang, et le servirent comme un prince… Le roi Édouard, étant ainsi en captivité, entretenait de belles paroles l’archevêque et ses autres gardiens, et, les ayant corrompus, soit par argent, soit par promesses, il avait obtenu la liberté d’aller en chasse certains jours. Un jour, dans une plaine, il fut rejoint par sir William Stanley, sir Thomas de Borough et divers autres de ses amis, escortés d’une troupe si considérable, que ses gardiens ne voulurent pas ou n’osèrent pas tenter de le ramener en prison. » — Hall.
↑(55) « Le roi Édouard, sans qu’aucune parole lui fût dite, arriva paisiblement près d’York. À peine informés de sa venue, les citoyens s’armèrent sans délai et accoururent pour défendre les portes ; en même temps ils lui envoyèrent deux des principaux aldermen de la cité qui l’engagèrent vivement en leur nom à ne pas faire un pas de plus et à ne pas tenter témérairement l’entrée, considérant que les habitants étaient pleinement déterminés et préparés à le repousser par la force des armes. Le roi Édouard, ayant écouté attentivement ce message, ne fut pas peu troublé, et fut forcé de déployer toutes les ressources de son esprit… Il se détermina à marcher en avant, sans armée et sans armes, après avoir instamment prié les messagers de déclarer aux citoyens qu’il venait pour réclamer, non le royaume d’Angleterre ni le souverain pouvoir, mais seulement le duché d’York, son antique héritage, et que, s’il recouvrait ce duché par leur moyen, il n’effacerait jamais de sa mémoire un si grand bienfait… Les citoyens, informés de cette bonne réponse, furent grandement calmés… Toute la journée se passa en pourparlers et en négociations pressantes. Enfin, gagnés d’une part par les belles paroles, et d’autre part par l’espoir de grandes récompenses, les habitants adhérèrent à cette convention que, si le roi Édouard jurait de les traiter avec douceur et d’être désormais soumis et fidèle à tous les commandements et statuts du roi Henry, ils le recevraient dans leur cité et l’assisteraient de leur argent. Le roi Édouard (que les citoyens appelaient duc d’York, enchanté de cette heureuse chance, fit son entrée le lendemain matin, après avoir communié aux portes de la ville et solennellement juré qu’il observerait les deux conditions ci-dessus mentionnées, dans un moment où il était bien peu probable qu’il eût l’intention de les respecter. » — Hall.
↑(56) Voici le commencement de cette scène d’après l’édition de 1595 :
— Soyez les bienvenus en Angleterre, mes chers amis de France, — bienvenu Somerset, bienvenu Oxford. — Une fois encore, nous avons mis nos voiles au vent, — et, bien que nos cordages soient presque usés, — bien que Warwick, notre grand mât, soit renversé, — pourtant, lords belliqueux, dressez un solide poteau — qui puisse porter notre voilure et nous conduire au port, et Édouard et moi, pilotes empressés, — nous dirigerons le gouvernail avec toute notre vigilance, de manière à traverser le golfe dangereux — qui jusqu’ici a englouti nos amis.
— Et si, ce qu’à Dieu ne plaise, il existe — parmi nous un homme timoré ou effrayé, — qu’il parte avant que nous en venions aux mains, — de peur qu’au moment critique il n’en entraîne un autre, — et ne détache de nous les cœurs de nos soldats. — Je n’entends pas rester à l’écart en vous disant de combattre ; — mais je veux me jeter l’épée à la main au plus fort de la mêlée, — je veux combattre Édouard seul à seul, — et pied à pied le forcer à se rendre, — ou laisser mon corps sur le terrain, comme un gage de ma pensée !
↑(57) Quand la bataille (de Tewkesbury) fut terminée, le roi Édouard, fit une proclamation à cet effet que quiconque lui amènerait le prince Édouard, recevrait une annuité de cent livres sa vie durant, et que le prince aurait la vie sauve. Sir Richard Croftes, un sage et vaillant chevalier, plein de confiance dans la promesse du roi, amena son prisonnier le prince Édouard, jeune homme à la beauté féminine et aux traits délicats. Après l’avoir bien considéré, le roi Édouard lui demanda comment il avait la présomptueuse audace d’entrer dans son royaume, bannières déployées. Le prince, étant de caractère hardi et de bon courage, répondit : « Pour recouvrer le royaume de mon père, héritage que lui ont transmis son père et son grand-père et qu’il m’a transmis directement. » Édouard ne répondit pas à ces paroles, mais il repoussa le prince loin de lui avec sa main ; d’autres disent qu’il le frappa de son gantelet ; sur quoi le prince fut brusquement mis à mort et pitoyablement mutilé par ceux qui se trouvaient là, c’est-à-dire par George, duc de Clarence, par Richard, duc de Glocester, par Thomas marquis Dorset, et par William lord Hastings. Son corps fut enterré avec les autres cadavres dans le cimetière des moines noirs à Tewkesbury. Cette bataille fut la dernière lutte civile qui eut lieu sous le règne du roi Édouard ; elle fut livrée le troisième jour de mai de l’an de Notre-Seigneur 1471, étant un samedi. Et le lundi suivant, Edmond, duc de Somerset, John Longstrother, prieur de Saint-John, sir Garvey Clifton, sir Thomas Tresham et douze autres chevaliers et gentilshommes furent décapités sur la place du marché de Tewkesbury. » — Hall.
↑(58) Dans le drame original, le roi Édouard frappait seul le prince de Galles. C’est Shakespeare qui, en révisant l’œuvre, a fait intervenir Glocester et Clarence comme complices du meurtre. Cette correction est importante à noter, car elle rétablit l’accord entre la troisième partie de Henry VI et Richard III sur un point essentiel. Nous nous rappelons effectivement que dans cette dernière pièce Glocester se vante d’avoir assassiné le fils de Henry VI, à Tewkesbury, au moment même où il prétend épouser la princesse Anne, veuve du prince assassiné (Voir le tome III, p. 293 et 294.)
↑(59) « Le pauvre roi Henry VI, déjà privé de son royaume et de sa couronne impériale, fut alors dépouillé de la vie, à la Tour de Londres, par Richard de Glocester, comme le bruit constant en a couru. Ce Richard tua ledit roi Henry avec son poignard, dans l’intention que son frère le roi Édouard régnât avec plus de sécurité. Toutefois des écrivains de cette époque, tout à fait favorables à la maison d’York, ont affirmé que le roi Henry, ayant appris les malheurs qui avaient frappé ses amis et la mort de son fils et de ses principaux partisans, en fut si affecté qu’il mourut de pur déplaisir, d’indignation et de mélancolie, le vingt-troisième jour de mai. Le corps fut transporté solennellement, avec hallebardes et glaives, la veille de l’Ascension, de la Tour à l’église Saint-Paul, et là exposé sur une bière, où il resta l’espace d’un jour entier ; le jour suivant, il fut transféré, sans prêtre ni clerc, sans torche ni cierge, sans chant ni parole, au monastère de Chertsey, situé à quinze milles de Londres, et c’est là qu’il fut d’abord enterré ; plus tard, il tut transporté à Windsor, et là inhumé à nouveau dans un caveau neuf. » — Holinshed.
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