Les Deux Nobles Parents (trad. Hugo)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Deux Nobles Parents.
William Shakespeare et John Fletcher | |||
(traduction et notes par François-Victor Hugo) | |||
Les Deux Nobles Parents | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Les Apocryphes, tome I | |||
Paris, Pagnerre, 1866 | |||
p. 229-360 | |||
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par les Seruiteurs de Sa Maiesté le Roy
avec grand succès :
de leur époque :
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Mr. John Fletcher, et Mr. William Shakspeare, |
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Gent. |
et en vente à l’enseigne de la Couronne
au cimetière de Saint-Paul. 1634.
PALÉMON, ARCITE, | neveux de Créon, roi de Thèbes. |
PROLOGUE.
Une pièce nouvelle et une virginité se ressemblent fort ; — bien des choses dépendent de l’une et de l’autre ; pour toutes deux on donne beaucoup d’argent, — si elles sont de bon aloi. Une bonne pièce, — qui, le jour de la noce, rougit de toute la modestie de ses scènes — et tremble de perdre son honneur, est comme celle — qui, après la consécration du lien nuptial et les agitations de la première nuit, — est toujours la pudeur même et décèle au regard — plus encore l’air de la vierge que la fatigue du mari. — Nous souhaitons qu’il en soit ainsi de notre pièce ; car je suis sûr — qu’elle a noble père, un pur, — un savant ! Jamais poëte plus fameux — n’a encore apparu entre le Pô et la Trent argentée : — c’est Chaucer, le chantre admiré de tous, qui fournit l’histoire ; grâce à lui, elle doit survivre jusqu’à éternité. — Si nous en laissons déchoir la noblesse, — si le premier son qu’entendra cet enfant est le bruit du sifflet, — comme les ossements de ce bonhomme vont frémir, — et comme il va s’écrier de dessous terre : « Oh ! balayez — loin de moi l’absurde fumier de cet écrivain — qui flétrit mes lauriers et ravale mes œuvres fameuses — au-dessous de Robin Hood ! » C’est avec cette crainte que nous paraissons. — À dire vrai, ce serait une pensée sable — et trop ambitieuse que d’aspirer à l’égaler. — Faibles comme nous le sommes, ayant presque perdu le souffle à nager — dans cette eau profonde, tendez-nous seulement — vos mains secourables, et nous louvoierons, — et nous tâcherons de nous sauver. Vous entendrez — des scènes qui, toutes inférieures qu’elles sont à l’art de Chaucer, sembleront encore — mériter un déplacement de deux heures. Paix à ses os ! — Joie à vous !… Si cette pièce ne chasse pas — pour un moment l’ennui de chez nous, nous considérerons — nos insuccès comme tellement accablants que nous devrons renoncer.
Roses, dénuées d’épines aiguës,
Reines, non par le parfum seul,
Mais par la couleur ;
Œillets vierges, à la vague odeur,
Marguerites sans parfum, mais si élégantes,
Thym constamment embaumé ;
Primevère, fille aînée du printemps,
Avant-coureuse du joyeux renouveau,
Au sombre calice ;
Oreille d’ours toute dressée dès le berceau,
Soucis épanouis sur les lits de mort,
Sveltes pieds d’alouettes ;
Vous tous, enfants suaves de la chère nature,
Étendez-vous aux pieds des fiancés,
En ravissant leurs sens !
:::::::: Le cortége jette des fleurs.
Que pas un ange de l’azur,
Oiseau mélodieux ou bel oiseau,
Ne soit absent d’ici !
Que la corneille, le coucou médisant,
Le corbeau prophétique, la chouette grise,
La pie babillarde,
Ne viennent pas se percher ni chanter sur notre maison nuptiale,
En apportant avec eux quelque discorde,
Mais s’envolent loin d’ici.
— Au nom de la pitié et de la vraie noblesse, — écoutez-moi, exaucez-moi.
Au nom de votre mère, — et si vous désirez que de vos entrailles fécondes naisse une belle famille, — écoutez-moi, exaucez-moi.
— Pour l’amour de celui que Jupiter a prédestiné — à l’honneur de votre lit, au nom — de la virginité pure, plaidez pour nous — et pour nos détresses. Cette bonne action — effacera du livre des fautes — toutes celles pour lesquelles vous y êtes inscrite.
Triste dame, levez-vous.
Debout !
— Pas de genoux pliés devant moi ! Toute femme — en détresse, que je puis secourir, m’attache à elle.
— Quelle est votre requête ? Vous, parlez pour toutes.
— Nous sommes trois reines dont les souverains sont tombés devant — la colère du cruel Créon et gisent en proie — aux morsures des corbeaux, aux serres des milans — et aux becs des corneilles dans les champs sinistres de Thèbes. — Créon ne nous permet pas de brûler leurs ossements, — de mettre dans l’urne leurs cendres, ni de soustraire les horreurs — d’une putréfaction mortelle au regard béni — du sacré Phœbus ; il veut infecter les vents — des miasmes de leurs cadavres. Oh ! pitié, duc ! — Toi qui purges la terre, tire cette épée redoutée — qui rend de si grands services au monde ; restitue-nous les os — de nos rois morts, que nous puissions les sanctifier ! — Et, dans ta bonté infinie, songe — que pour nos têtes couronnées nous n’avons d’autre toit — que celui-ci, le toit du lion et de l’ours, — la voûte de l’univers !
Ne vous agenouillez pas, je vous prie. — J’étais absorbé par vos paroles, et j’ai laissé — vos genoux se meurtrir. En apprenant la mort — fatale de vos époux, la douleur que je ressens — excite ma vengeance à les venger. — Le roi Capanée était votre mari. Le jour — où il vous épousa, dans un moment pareil — à celui qui est venu pour moi, je rencontrai votre fiancé — près de l’autel de Mars ; vous étiez radieuse alors. — Le manteau de Junon n’était pas plus radieux que votre chevelure, — et ne la couvrait pas avec plus de profusion ; les épis de votre couronne — n’étaient alors ni battus, ni flétris ; la Fortune vous souriait, — fossettes aux joues ; Hercule, notre parent, — alors plus faible que votre regard, mettait de côté sa massue — et s’affaissait sur sa peau néméenne, — en jurant que ses muscles fléchissaient. Ô douleur ! ô temps ! — destructeurs terribles, vous dévorerez donc tout !
Oh ! j’espère qu’un dieu, — qu’un dieu aura mis sa miséricorde dans votre humanité — pour vous infuser sa force et faire surgir — en vous notre sauveur !
Oh ! debout, debout, veuve ! — Pliez ces genoux devant la Bellone casquée, — et priez pour moi, votre soldat… Je suis troublé !
— Honorée Hippolyte, — Amazone redoutée, toi qui as tué — le sanglier hérissé de faux ; toi qui, avec ton bras aussi fort — qu’il est blanc, aurais réussi à faire de l’homme — le captif de ton sexe, si ton seigneur ici présent, — né pour maintenir la création dans la hiérarchie — que lui a assignée la primitive nature, ne t’avait ramenée — dans les limites que tu franchissais, en domptant — à la fois ta force et ton affection ! Ô guerrière, — toi qui donnes la pitié pour contre-poids à la rigidité, — toi qui maintenant, je le sais, as plus de pouvoir sur Thésée — qu’il n’en a jamais eu sur toi, toi qui disposes de sa puissance — et de son amour, servilement suspendu — à la teneur de tes paroles, précieux miroir des femmes, — demande-lui pour nous, qu’a brûlées la guerre flamboyante, — l’ombre rafraîchissante de son épée ! — Somme-le de l’étendre au-dessus de nos têtes ; — parle-lui avec tous les accents d’une femme, comme si tu étais — une de nous trois ; pleure plutôt que d’échouer ; — fléchis pour nous un genou, — mais ne touche pas la terre plus longtemps — que ne remue une colombe égorgée. — Dis-lui, si tu le voyais étendu sur le champ de carnage, la face tuméfiée, — montrant ses dents au soleil, grinçant à la lune, — dis-lui ce que tu ferais !
N’en dites pas davantage, pauvre dame ; — j’aimerais autant procéder avec vous à cette bonne œuvre — qu’à celle que je vais accomplir en ce moment, et pourtant je n’ai jamais poursuivi — une entreprise aussi volontiers. Mon seigneur est saisi — de votre détresse jusqu’au fond de l’âme. Laissons-le réfléchir ; — je vais lui parler tout à l’heure.
Oh ! ma prière était — restée glacée, mais, dissoute enfin au feu de la douleur, — elle fond en larmes : ainsi le chagrin auquel l’expression manque — éclate en sanglots plus profonds.
Restez debout, de grâce ! — Vos souffrances sont écrites sur vos joues.
Oh ! malheur ! — Vous ne pouvez pas les lire là : c’est plus loin, à travers mes larmes, — que vous pouvez les apercevoir comme des cailloux ridés — au fond d’un ruisseau transparent. Madame, madame, hélas ! — celui qui veut connaître tous les trésors de la terre — doit en connaître le centre ; celui qui veut surprendre en moi — le moindre tourment doit jeter sa ligne — dans mon cœur. Oh ! pardonnez-moi ! — le malheur extrême, qui aiguise certains esprits, — me rend folle.
Je vous en prie, plus un mot, je vous en prie ! — Celui qui, sous la pluie, ne peut ni la sentir ni la voir — ne sait ce que c’est que d’être mouillé ni d’être sec ! Si vous étiez — l’esquisse de quelque peintre, je vous achèterais — comme une démonstration déchirante, pour me prémunir — contre une douleur mortelle. Mais, hélas ! — tendre sœur de notre sexe, — votre chagrin me frappe si ardemment — qu’il doit se réverbérer contre — le cœur de mon frère et l’échauffer jusqu’à la pitié, — fût-il fait de pierre. Remettez-vous, de grâce !
— En avant ! au temple ! n’omettons pas un détail — de la cérémonie sacrée !
Oh ! cette célébration — durera plus longtemps et sera plus coûteuse que — la guerre implorée par vos suppliantes. Souvenez-vous que votre renommée — tinte à l’oreille du monde : ce que vous faites vite — n’est pas fait étourdiment ; votre pensée première est supérieure — à la réflexion laborieuse des autres ; votre préméditation — est plus forte que leurs actions ; mais, ô Jupiter ! vos actions, — dès qu’elles se meuvent, comme des orfraies fondant sur le poisson, — subjuguent avant de toucher ! Songez-vous, cher duc, — quels lits ont nos rois tués ?
Quelle angoisse pour nos lits — que nos chers époux n’en aient plus !
Ils n’ont pas le lit qu’il faut aux morts. — À ceux qui, fatigués de la lumière de ce monde, ont, au moyen des cordes, — des couteaux, des poisons, des précipices, été envers eux-mêmes — les agents les plus horribles de la mort, à ceux-là la pitié humaine — accorde un peu de poussière et d’ombre.
Tandis que nos époux — gisent couverts d’ampoules sous un soleil dévorant. — Et c’étaient de bons rois quand ils vivaient !
C’est vrai. — Je vous donnerai cette consolation — de donner des tombeaux à vos maris morts : — pour y réussir, il y aura quelque besogne avec Créon.
— Et c’est maintenant que cette besogne s’offre d’elle-même à l’exécution. — C’est maintenant qu’elle doit s’accomplir. Demain la chaleur sera passée. — Alors un labeur inutile n’aura d’autre récompense — que sa propre sueur. Maintenant Créon est en pleine sécurité ; — il ne songe même pas que nous sommes devant votre puissance, — arrosant de nos larmes notre sainte prière — pour la rendre plus éclatante.
Maintenant vous pouvez surprendre Créon — ivre de sa victoire.
Et son armée pleine — du pain de la chair et de la fainéantise.
Artésius, toi qui sais le mieux — mettre une armée en ligne, équipe pour cette entreprise — les plus ardents à l’action, en nombre nécessaire — pour assurer le succès ; enrôle et fais marcher — nos plus dignes instruments ; tandis que nous dépêcherons — ce grand acte de notre vie, cet audacieux assaut — de la destinée dans le mariage !
Douairières, joignons nos mains ! — Veuves, à nos douleurs ! Ce délai — nous livre encore à la famine de l’espérance.
Adieu !
— Nous sommes venues mal à propos : mais le désespoir peut-il, — comme le jugement exempt d’angoisses, choisir le moment le plus propice — pour ses plus pressantes sollicitations ?
Ah ! nobles dames, — l’entreprise que je vais tenter en ce moment est pour moi plus considérable — qu’aucune guerre : elle m’importe plus que toutes les actions dont je me suis tiré — ou que j’ai à affronter dans l’avenir.
C’est proclamer plus haut encore — que notre cause sera abandonnée.
Quand ses bras, — capables d’enchaîner Jupiter loin du synode des dieux, t’enlaceront — à la clarté tutélaire de la lune, oh ! quand — les cerises jumelles de sa bouche laisseront tomber leur doux suc — sur tes lèvres enivrées, penseras-tu alors — à des rois qui pourrissent ou à des reines qui sanglotent ? Quel souci — auras-tu de ce que tu ne sentiras plus, quand ce que tu sentiras serait capable — de faire rejeter par Mars son tambour ? Oh ! si tu couches — une seule nuit avec elle, chaque heure de cette nuit-là — te retiendra en otage pour cent autres, et — tu n’auras plus de mémoire que pour les délices — auxquelles te convie ce banquet.
Bien qu’il soit peu probable que — vous éprouviez de tels transports, vous serez peut-être contrarié — que j’appuie une pareille requête ; mais je crois — que, si, par une abstention de mon bonheur, — (abstention qui ne fait que rendre les désirs plus profonds), je ne soulageais pas d’excessives souffrances — qui réclament un remède immédiat, j’attirerais sur moi — la réprobation de toutes les femmes. Aussi, seigneur, — ferai-je ici l’essai de mes prières, — présumant bien qu’elles auront quelque force, — sinon, résolue à les condamner pour toujours au silence. — Ajournez la cérémonie que nous allions accomplir, — et suspendez — votre cuirasse devant votre cœur, autour de ce cou — qui est mon bien et que je prête généreusement — pour rendre service à ces pauvres reines.
Oh ! vite à l’aide ! — notre cause réclame votre génuflexion.
Si vous n’accordez pas à ma sœur — sa requête avec le même zèle, — le même empressement, la même générosité qu’elle — met à vous l’adresser, jamais à l’avenir je n’aurai la hardiesse — de vous rien demander, ni l’imprudence — de prendre un mari.
Relevez-vous, je vous prie ! — Je me supplie moi-même de faire — ce que vous me demandez à genoux. Pirithoüs, — emmène la fiancée ! Allez prier les dieux — pour mon succès et pour mon retour ; n’omettez rien — dans cette cérémonie urgente. Reines, — suivez votre soldat.
Vous, partez, comme je vous l’ai dit, — et venez nous rejoindre sur la plage d’Aulis avec — les forces que vous pourrez lever ; nous trouverons là — des troupes en réserve pour une affaire — plus grave.
Puisque notre mot d’ordre est la hâte, — j’imprime ce baiser sur ta lèvre groseille ; — ma mie, garde-le comme un gage de moi.
Mettez-vous en marche ; — je veux vous voir partir.
— Adieu, ma charmante sœur ! Pirithoüs, — fais célébrer scrupuleusement la fête ; qu’on ne l’écourte pas d’une heure.
Seigneur, — je vais vous suivre de bien près ; la solennité ne peut être — dignement célébrée avant votre retour.
Cousin, je vous commande — de ne pas bouger d’Athènes : nous serons de retour — avant que vous ayez terminé cette fête, à laquelle je vous prie — de ne rien retrancher. Encore une fois, adieu tous !
— Ainsi tu justifies pour toujours les acclamations du monde.
— Et tu acquiers une divinité égale à celle de Mars.
— Si elle n’est pas supérieure ; car — toi, qui n’es qu’un mortel, tu sais subordonner tes passions — à l’honneur divin ; tandis que les dieux eux-mêmes, dit-on, — gémissent sous leur empire.
Si nous voulons être des hommes, — agissons ainsi : une fois subjugués par les sens, — nous perdons notre dignité humaine. Courage, mesdames ! — Nous allons chercher pour vous des consolations !
— Cher Palémon, toi qui m’es plus cher par l’affection que par le sang, — et qui es mon cousin le plus proche, tu n’es pas encore endurci — aux crimes de ce monde ; eh bien, quittons la cité — de Thèbes et ses tentations, pour ne pas ternir davantage — le lustre de notre jeunesse ! — Ici nous trouverions autant de honte à vivre dans l’abstinence — que dans l’incontinence : car ne pas nager — dans le sens du courant, ce serait risquer de sombrer, — ou tout au moins de nous fatiguer en vains efforts ; et suivre — le torrent commun, ce serait nous élancer dans un tourbillon — avec lequel il nous faudrait tourner, sous peine de nous noyer ; et tout le prix de notre acharnement à le franchir — serait une vie épuisée.
Votre conseil — est acclamé par l’exemple. Que d’étranges ruines, — depuis le premier jour où nous sommes allés à l’école, nous voyons — marcher dans Thèbes ! Des cicatrices et des vêtements troués, — voilà le profit de l’homme de guerre ; lui qui proposait — pour but à sa hardiesse l’honneur et les lingots d’or, — il ne les obtient pas, bien qu’il les ait gagnés, et il est bafoué — par la paix, pour laquelle il a combattu ! Qui donc offrira des sacrifices — à l’autel ainsi dédaigné de Mars ? Mon cœur saigne — quand je rencontre de ces gens-là, et je souhaiterais que l’altière Junon — reprit ses anciens accès de jalousie, — pour donner de l’ouvrage au soldat ((13)) et pour que la paix, purgée — de sa pléthore, sentit — la charité revenir dans son cœur, aujourd’hui si dur, plus dur même — que ne pourrait l’être la discorde ou la guerre.
N’êtes-vous pas au-dessous de la vérité ? — Ne rencontrez-vous pas d’autre ruine que le soldat dans — les ruelles et les méandres de Thèbes ? Vos premières paroles — donnaient à entendre que vous aviez — remarqué des détresses de plus d’une espèce : — n’en apercevez-vous aucune qui excite votre pitié, — outre celle du soldat déconsidéré ?
Oui : je plains — la détresse partout où je la trouve, mais celle surtout — qui, pour prix des sueurs d’un travail honorable, — ne reçoit qu’un dédain glacial.
Ce n’est pas de cela — que j’ai voulu parler d’abord : le travail est un mérite — qui ne compte pas à Thèbes ; je parlais — des dangers qu’il y a pour nous, si nous voulons garder notre honneur, — à résider dans Thèbes, où tout mal — a la couleur du bien, où tout bien apparent — est un mal certain, où ne pas être exactement — pareil aux autres, c’est s’exposer à devenir un étranger, — et quelque chose comme un monstre.
Il est en notre pouvoir, — à moins que nous ne nous reconnaissions comme les disciples des singes, de — rester les maîtres de notre manière d’être. Qu’ai-je besoin — d’affecter l’allure d’autrui, qu’on ne peut attraper — sans manquer à la bonne foi, ou de m’enticher de la façon de parler d’un autre, quand — je puis me faire comprendre raisonnablement et sûrement, — en parlant sincèrement ma propre langue ? Suis-je donc obligé — par aucune noble obligation à suivre celui — qui suit son tailleur jusqu’au jour où le sort voudra — que son tailleur le poursuive ? Ou bien fais-moi savoir — pourquoi mon propre barbier est damné, et avec lui — mon pauvre menton, si ma barbe n’est pas taillée — juste au goût de tel favori ? Quels sont les canons — qui règlent la distance de ma rapière à ma hanche, — qui m’enjoignent de la balancer avec ma main, ou de marcher sur la pointe du pied — quand la rue n’est pas sale ? Je prétends être — le cheval de volée, ou je ne suis pas — de l’attelage !… Aussi bien, ces pauvres petites meurtrissures — n’ont pas besoin de plantain ; mais un fléau qui me déchire la poitrine, — presque jusqu’au cœur, c’est…
Notre oncle Créon.
Lui, — le plus effréné tyran, lui, dont les succès — empêchent de craindre le ciel en persuadant à la scélératesse — qu’il n’y a rien au delà de son pouvoir ! lui qui donne presque — la fièvre à la foi, et qui déifie seule — la versatile fortune ! lui qui dévoue exclusivement — les facultés de tous les êtres agissants — à ses caprices et à ses actes ! lui qui exige pour lui-même le service des hommes — et, ce qu’ils y gagnent, le butin et la gloire ! — lui qui ne craint pas de faire le mal et qui recule devant le bien ! Oh ! — qu’on fasse sucer par des sangsues tout le sang de mes veines — qui est parent du sien, et puissent-elles se détacher et tomber loin de moi — avec cette corruption !
Cousin, âme pure, — quittons sa cour, afin de ne participer en rien — à son infamie criante ! Car le lait — doit se ressentir du pâturage, et il nous faudrait être — ou rebelles ou vils, et non plus seulement ses cousins par le sang, — mais par le caractère.
Rien de plus vrai ! — J’imagine que les échos de ses forfaits ont assourdi — les oreilles de la justice céleste : les cris des veuves — leur redescendent à la gorge, sans obtenir — des dieux l’audience qui leur est due… Valérius !
— Le roi vous appelle ; pourtant ayez des pieds de plomb — jusqu’à ce que l’excès de sa rage soit passé ! La colère de Phébus, — quand il cessa son fouet et s’indigna contre — les chevaux du soleil, n’était qu’un murmure à côté — de cette éclatante furie.
Le moindre vent l’agite : — mais qu’y a-t-il ?
— Thésée, dont la menace seule épouvante, lui a envoyé — un défi mortel, en jurant — la ruine de Thèbes : il s’avance pour sceller — l’engagement de son courroux.
Qu’il approche ! — Si nous ne redoutions pas en lui les dieux même, il ne nous causerait pas — la moindre terreur ; mais quel homme — peut garder seulement le tiers de sa propre valeur dans un cas comme le nôtre, — quand la lie de son action est la certitude — qu’il a tort ?
Laissons là ce raisonnement ! — C’est à Thèbes que sont dus maintenant nos services, non à Créon. — Aussi bien, il y aurait déshonneur à être neutre dans sa cause, — rébellion à le combattre : nous devons donc — nous tenir à ses côtés, à la merci de notre destinée — qui a fixé notre dernière minute.
Oui, nous le devons. — Dit-on que la guerre est déclarée ? ou qu’elle le sera, — au refus de certaines conditions ?
Elle est commencée ; — la nouvelle publique en est arrivée — avec le porteur même du défi.
— Allons trouver le roi ! S’il avait seulement — le quart de cet honneur — dans lequel marche son ennemi, le sang qui est risqué par nous — le serait pour notre bien ; loin d’être versé en pure perte, — il serait l’enjeu d’un trésor. Mais, hélas ! nos bras — n’étant pas secondés par nos cœurs, sur qui — doit tomber le coup fatal ?
Que l’événement, — cet arbitre infaillible, nous le dise, — quand nous devrons tout savoir ; et marchons — au signal de notre destinée.
Pas plus loin !
Adieu, seigneur. Rapportez mes vœux — à notre grand prince ; je n’oserais pas — mettre en question son succès ; pourtant je lui souhaite — un excès, un débordement de puissance qui lui permette, au besoin, — d’affronter la fortune contraire. Courez à lui ! — Jamais réserve n’a gêné un bon capitaine.
Bien que je sache — que son océan n’a pas besoin de ma pauvre goutte, je veux — qu’elle lui porte son tribut.
Ma précieuse enfant, — que ces sentiments exquis, que le ciel infuse — à ses créatures les mieux trempées, continuent de trôner — dans votre cher cœur.
Merci, seigneur ! Rappelez-moi — à notre frère tout-royal ! Pour son triomphe, — je vais solliciter la grande Bellone ; et, — puisque, dans notre monde terrestre les pétitions ne sont pas — comprises sans présents, je lui offrirai — quelque chose qui, j’en suis sûre, la touchera… Nos cœurs — sont dans l’armée de Thésée, dans sa tente !
Dans sa poitrine ! — Nous, nous avons fait la guerre, et nous ne savons pas pleurer — quand nos amis ceignent leur casque, ou s’embarquent sur mer, — quand on nous parle de bambins embrochés au bout d’une lance ou de femmes — qui, avant de manger leurs enfants, les ont bouillis — dans les larmes amères qu’elles versaient en les tuant. Si donc — vous attendiez de nous ces émotions de femmelette, nous — vous retiendrions ici à jamais.
Que la paix soit avec vous, — comme je vole à cette guerre qui alors n’aura plus — rien à réclamer !
Comme son impatience — l’entraîne vers son ami ! Depuis le départ de Thésée, les jeux, — qui réclament du sérieux et de l’habileté, ont à peine obtenu — de lui une insouciante exécution ; le gain — ne le rend pas attentif, ni la perte circonspect ! Mais — une affaire distrait sa main, une autre — préoccupe sa tête, sa sollicitude veillant indifféremment — sur ces jumelles si dissemblables ! L’avez-vous observé, — depuis que notre grand prince est parti ?
Avec beaucoup de soin, — et je ne l’en ai aimé que mieux. Tous deux ont campé ensemble — dans maints parages dangereux et misérables, — affrontant périls et besoins ; ils ont franchi — des torrents dont le moindre était effrayant — par sa force et sa furie rugissante ; ils ont — combattu ensemble là où la mort elle-même était embusquée, — et la destinée les a ramenés victorieux. Le nœud de leur amitié — est serré, emmêlé, enchevêtré avec tant de sincérité, avec tant de patience — par une main si profondément adroite, — qu’il peut s’user, jamais se défaire. Je crois — que Thésée, partageant en deux sa conscience, et rendant — justice à l’un et à l’autre côté, ne saurait décider — lequel il aime mieux, Pirithoüs ou lui-même.
Sans nul doute — il a une affection supérieure encore, et la raison ne saurait — nier que c’est vous. J’ai connu — un temps où je possédais une compagne de jeu ; — vous étiez à la guerre quand elle a enrichi la tombe — trop orgueilleuse de lui faire un lit, et pris congé de la lune — qui pâlit à cet adieu ; chacune de nous — comptait alors onze ans.
C’était Flavina.
Oui. — Vous parlez de l’amitié de Pirithoüs et de Thésée. — La leur a plus de fond, elle est tempérée par plus de maturité, — elle est resserrée par un jugement plus fort, et l’on peut dire que le besoin — qu’ils ont l’un de l’autre arrose — les racines de leur affection ; mais moi — et celle dont je parle en soupirant, nous étions d’innocentes créatures ; — nous aimions, et, pareilles aux éléments — qui, sans savoir comment ni pourquoi, obtiennent — des effets rares par leur combinaison, nos âmes — étaient associées l’une à l’autre ; ce qu’elle aimait, — était approuvé par moi ; ce qu’elle n’aimait pas, condamné, — sans forme de procès. Si je cueillais une fleur, — si je la mettais entre mes seins qui commençaient alors, oh ! à peine, — à gonfler leurs boutons naissants, il lui tardait — d’en avoir une toute pareille pour la déposer — dans un même berceau innocent où, comme le phénix, — elle expirait dans un parfum ! Dans mes cheveux pas un colifichet — qui ne fût pour elle un modèle. Les fantaisies toujours charmantes — de sa toilette même la plus négligée, je les suivais. — pour mes plus sérieuses parures. Si mon oreille — avait saisi à la dérobée quelque air nouveau et si je le murmurais au hasard — d’une contrefaçon musicale, eh bien, c’était un refrain — auquel sa pensée s’arrêtait, se fixait — pour le fredonner jusque dans son sommeil. De ce récit, — que tous les innocents connaissent bien et qui intervient ici — comme un bâtard de l’antique Gravité, voici la conclusion, — c’est que la véritable affection entre jeune fille et jeune fille peut être — plus forte qu’entre personnes du sexe différent.
Vous êtes hors d’haleine ; — et toute cette volubilité si rapide est seulement pour déclarer — que, comme la jeune Flavina, vous n’aimerez — jamais quiconque porte le nom d’homme.
— Je suis bien sûre que non.
Hélas ! ma faible sœur, — tout en reconnaissant que tu te crois toi-même, — je ne puis te croire sur ce point, — pas plus que je ne pourrais me fier a un appétit morbide — ayant de la répugnance pour cela même qu’il réclame. Mais assurément, ma sœur, — si j’étais d’âge à me laisser persuader par vous, vous — en auriez dit assez pour m’arracher des bras — du noble Thésée. Je vais rentrer — prier pour ses succès, fermement assurée — que c’est moi, plutôt que son Pirithoüs, qui occupe — le trône suprême dans son cœur.
Je ne suis pas — contre votre croyance ; mais je garde la mienne.
Qu’aucune étoile ne soit sombre pour toi !
Que le ciel et la terre — te soient pour toujours propices !
À tous les souhaits de bonheur — qui pleuvent sur ta tête, je crie Amen !
— Les dieux impartiaux qui du haut des cieux — nous voient, nous, leur troupeau mortel, reconnaissant ceux qui s’égarent — et les châtient à leur heure… Allez chercher — les ossements de vos rois morts, et honorez-les — d’une triple cérémonie ! Plutôt que de permettre qu’il y ait une lacune — dans les pieux rites, nous y suppléerions nous-mêmes. — Nous allons choisir les députés qui doivent vous réintégrer — dans vos dignités et achever l’œuvre — que notre hâte laisse imparfaite… Sur ce, adieu, — et que les yeux favorables du ciel se fixent sur vous !
Quels sont ces prisonniers ?
— Des hommes de haute qualité, comme on en peut juger — par leur équipement. Des gens de Thèbes nous ont dit — qu’ils sont les enfants des deux sœurs, les neveux du roi.
— Par le cimier de Mars, je les ai vus dans la bataille, — pareils à deux lions, barbouillés de carnage, — faisant des trouées dans mes troupes épouvantées ; j’ai fixé mon attention — constamment sur eux ; car c’était un spectacle — digne des regards d’un dieu… Que m’a donc dit le prisonnier — à qui je demandais leur nom ?
Avec votre permission, ils s’appellent — Arcite et Palémon.
Justement ; ceux-là, ceux-là ! — Ils ne sont pas morts ?
— Ils ne sont guère en état de vivre. Si on les avait pris — avant qu’ils eussent reçu leurs dernières blessures, on aurait — encore pu les sauver. Pourtant ils respirent, — et portent le nom d’hommes.
Traitez-les donc comme des hommes ! — La lie de pareilles gens est un million de fois — supérieure au vin des autres. Que tous nos chirurgiens — se réunissent pour les guérir ; n’épargnez pas — nos plus précieux baumes, prodiguez-les ! Leur vie a plus de prix à nos yeux — que Thèbes tout entière. Plutôt que de les voir affranchis de cette captivité, et, comme ce matin, — alertes et libres, je voudrais les voir morts ; — mais j’aime quarante mille fois mieux — les voir en mon pouvoir — qu’au pouvoir de la mort. Emportez-les vite — loin de cet air vif, pour eux meurtrier, et donnez-leur tous les soins — qu’un homme peut offrir à un homme, et plus encore, pour ma gloire ! — Depuis que j’ai connu les alarmes, les violences, les exigences de l’amitié, — les provocations de l’amour, la passion, le joug d’une maîtresse, — le désir de la liberté, devenu fébrile et furieux, — m’a assigné pour but un idéal que la nature ne peut atteindre — sans bien des sacrifices, sans bien des défaillances de volonté, — sans bien des efforts de raison… Pour l’amour de moi, — au nom du grand Apollon, que nos meilleurs médecins — déploient leur plus profonde science ! Entrons dans la ville ; — puis, quand nous aurons groupé tout ce qui est dispersé, nous volerons à Athènes — en avant de notre armée.
Apportez les urnes et les parfums.
Soupirs, vapeurs, assombrissez le jour.
Que notre tristesse semble plus sépulcrale que le sépulcre !
Baumes et résines, cris de désolation,
Fioles sacrées remplies de larmes,
Clameurs volant dans l’air effaré,
Prodiguez-vous, signes de deuil solennel,
Qui êtes les ennemis du plaisir à l’œil vif !
Nous ne convoquons ici que les douleurs.
— Ce chemin funèbre mène à votre tombeau de famille : — Puisse la joie vous être rendue !… Que la paix dorme avec lui !
— Votre tombeau de famille est de ce côté !
— De celui-ci est le vôtre. Les cieux nous prêtent — mille chemins différents pour un même but inéluctable.
— Ce monde est une cité pleine de rues divergentes ; — et la mort est la place publique où chacune se rencontre.
Je ne puis me déposséder que de peu, ma vie durant ; pourtant je pourrai vous céder quelque chose ; pas beaucoup. Hélas ! la prison que je garde a beau être destinée aux grands, il est rare qu’il en vienne. Pour un saumon vous prendrez nombre de goujons. Je passe pour avoir les poches bien garnies, mais il ne me paraît guère que la renommée dise vrai ; je voudrais être réellement ce que je suis censé être ! Au surplus, tout mon avoir, quel qu’il soit, je l’assurerai à ma fille au jour de ma mort.
Monsieur, je ne demande rien de plus que ce que vous offrez ; et je constituerai à votre fille l’avantage que je lui ai promis.
Bon. Nous en causerons quand les fêtes seront passées. Mais avez-vous la promesse formelle de ma fille ? Quand ça sera fait, je donne mon consentement.
Je l’ai, monsieur.
La voici qui vient.
Votre ami et moi, nous parlions de vous par aventure, pour la vieille affaire ; mais en voilà assez pour le moment. Aussitôt que le remue-ménage de la cour aura cessé, nous mènerons l’affaire à fin : en attendant, veillez tendrement sur les deux prisonniers. Je puis vous dire que ce sont des princes.
Ces nattes sont pour leur chambre. C’est dommage qu’ils soient en prison, et ce serait dommage qu’ils en fussent hors. Je pense qu’ils ont une patience à faire honte à l’adversité. La prison même est fière d’eux ; et ils ont tout l’univers dans leur chambre.
Ils sont tous deux renommés pour être des hommes accomplis.
Sur ma parole, je crois que la renommée bégaie sur leur compte. Ils supportent la douleur avec une fermeté au-dessus de tout éloge.
Je les ai entendu citer comme les seuls qui se soient montrés dans la bataille.
C’est fort vraisemblable ; car ce sont de nobles patients. Je me demande quelle attitude ils auraient eue, s’ils avaient été vainqueurs, eux qui avec une si noble constance savent extraire une liberté de la servitude, en faisant de la misère leur joie et de l’affliction un risible hochet.
Vraiment !
Il me semble qu’ils n’ont pas plus le sentiment de leur captivité que je n’ai celui de gouverner Athènes. Ils mangent bien, ont l’air gai, causent de maintes choses, mais point de leur propre gêne ni de leurs désastres. Parfois pourtant, un soupir entrecoupé échappe, comme martyrisé, à l’un d’eux ; et aussitôt l’autre lui adresse une si douce remontrance, que je souhaiterais d’être moi-même ce soupir pour être ainsi grondée, ou du moins la personne qui le pousse pour être ainsi consolée.
Je ne les ai jamais vus.
Le duc en personne est venu pendant la nuit secrètement, ainsi qu’eux-mêmes. Pour quelle raison, je l’ignore.
Tenez, les voilà. C’est Arcite qui regarde dehors.
Non, monsieur, non ; c’est Palémon. Arcite est le plus petit des deux ; vous pouvez le voir en partie.
Allons, ne les montrez pas au doigt. Eux, ils ne voudraient pas faire de nous leur point de mire. Hors de leur vue !
C’est une fête de les regarder. Seigneur ! quelle différence entre les hommes !
— Comment allez-vous, noble cousin ?
Comment allez-vous, seigneur ?
— Eh ! je me sens assez fort pour rire de la misère, — et affronter encore les chances de la guerre. Nous sommes prisonniers — pour toujours, je le crains, cousin.
Je le crois ; — et à cette destinée j’ai patiemment : — soumis mes heures à venir.
Oh ! cousin Arcite, — où est Thèbes maintenant ? où est notre noble pays ? — Où sont nos amis, nos parents ? Jamais — nous ne retrouverons ces joies-là ; jamais nous ne reverrons — les hardis jeunes gens lutter aux joutes de l’honneur, — décorés des couleurs de leurs dames — comme de grands navires sous voile ; plus jamais, du milieu de leurs rangs, nous ne nous élancerons — avec la furie du vent d’est pour les laisser tous derrière nous — comme des nuées paresseuses. Alors Palémon et Arcite, — d’un mouvement de leur jarret allègre, — dépassaient toutes les louanges et gagnaient les couronnes — avant d’avoir eu le temps de les souhaiter. Oh ! plus jamais — nous ne nous exercerons aux armes, — comme les jumeaux de la gloire, et nous ne sentirons sous nous — nos chevaux fougueux, comme des vagues superbes ! Maintenant nos bonnes épées, — (le dieu de la guerre aux yeux rouges n’en porta jamais de meilleures) — sont ravies de nos flancs ; elles vont se perdre, avec l’âge, sous la rouille, — et orner les temples des dieux qui nous haïssent ; — plus jamais ces mains ne les darderont comme des éclairs — pour en foudroyer des armées entières !
Non, Palémon ; — ces espérances sont prisonnières avec nous ; nous sommes ici, — et ici les grâces de notre jeunesse doivent se flétrir, — comme un printemps trop précoce. Ici l’âge doit nous atteindre, — et, ce qu’il y a de plus dur, Palémon, nous atteindre non mariés ! — Les doux embrassements d’une femme aimante, — surchargés de baisers, renforcés de mille Cupidons, — n’étreindront jamais nos cous. Nul enfant ne nous reconnaîtra : — jamais nous ne verrons d’images de nous-mêmes — pour la joie de notre vieillesse ; nous n’enseignerons pas à de jeunes aiglons — à regarder fixement les armes étincelantes, et nous ne leur dirons pas : — Souvenez-vous de ce que furent vos pères, et triomphez ! — Les jeunes filles aux beaux yeux pleureront notre bannissement, — et maudiront dans leurs chansons la fortune toujours aveugle, — jusqu’à ce que, honteuse, elle reconnaisse quel tort elle a fait — à la jeunesse et à la nature… Voici tout notre univers ; — nous ne connaîtrons ici que nous deux ; — nous n’entendrons rien que l’horloge qui comptera nos malheurs. — La vigne mûrira, mais nous ne la verrons jamais ; — l’été viendra, et avec toutes ses délices, — mais l’hiver au froid mortel demeurera toujours ici.
— C’est trop vrai, Arcite ! À nos limiers thébains — qui ébranlaient l’antique forêt de leurs échos, — nous ne crierons plus : hallali ! Nous ne brandirons plus — nos javelines affilées, en voyant fuir — devant nos rages, comme un carquois parthe, le sanglier furieux, — frappé de nos traits acérés ! Tous ces vaillants exercices, — (aliment, nourriture des nobles âmes,) — sont ici terminés pour nous ; nous mourrons — finalement (ce qui est la malédiction de l’honneur) — enfants de la douleur et de l’ignorance !
Pourtant, cousin, — du fond même de ces misères, — de toutes celles que la fortune peut nous infliger, — je vois surgir deux consolations, deux pures bénédictions, — s’il plaît aux dieux de nous les continuer : une valeureuse patience, — et la joie pour nous de souffrir ensemble ! — Tant que Palémon est avec moi, que je meure — si je regarde ceci comme notre prison !
Certainement, — c’est un bien suprême, cousin, que nos destinées — soient d’inséparables jumelles. Cela est vrai, deux âmes, — mises en deux nobles corps, ont beau subir les coups du hasard, pourvu qu’elles restent unies, — elles ne succombent jamais ; elles ne doivent pas succomber ; et, supposez qu’elles le puissent, — un homme de cœur meurt comme il s’endort, et tout est fini.
— Voulez-vous que nous fassions un digne usage de ce lieu — que tous les hommes haïssent tant ?
Comment, gentil cousin ?
— Regardons cette prison comme un sanctuaire sacré — qui nous préserve de la corruption des hommes pires. — Nous sommes jeunes, et nous désirons suivre les voies de l’honneur ; — la liberté et une société vulgaire, — ce poison des purs esprits, pourraient nous séduire et nous en écarter, — comme des femmes. Quelle noble félicité — y a-t-il, que notre imagination — ne puisse faire nôtre ? Ici, tous deux ensemble, — nous sommes l’un à l’autre une mine inépuisable : — nous sommes l’un pour l’autre une épouse, enfantant sans cesse — de nouveaux fruits d’amour ; nous sommes, l’un pour l’autre, père, amis, connaissances ; — nous sommes la famille, l’un, de l’autre. — Je suis votre héritier, et vous êtes le mien ; ce lieu — est notre héritage ; le plus dur oppresseur — n’oserait pas nous l’enlever. Ici, avec un peu de patience, — nous vivrons longtemps, nous aimant. Nulle satiété ne nous atteindra. — Ici, le bras de la guerre ne nous frappera pas, et les mers — n’engloutiront pas notre jeunesse. Si nous étions libres, — une femme pourrait légitimement nous séparer, ou une affaire ; — nous pourrions nous consumer en querelles ; l’envie des méchants — chercherait à nous gagner. Je pourrais tomber malade, cousin, — à votre insu, et périr ainsi — sans avoir votre noble main pour me fermer les yeux, — et vos prières pour invoquer les dieux. Mille accidents, — si nous étions hors d’ici, pourraient nous diviser !
Vous m’avez rendu, — (je vous en remercie, cousin Arcite,) presque amoureux — de ma captivité. Quelle misère — c’est de vivre au dehors et partout ! — C’est une existence bestiale, il me semble ! Je trouve ici la vraie cour, — celle, j’en suis sûr, qui contient le plus de satisfaction ! Tous ces plaisirs — qui entraînent à la vanité les instincts des hommes, — je les connais maintenant, et je suis assez édifié — pour déclarer au monde que ce sont autant d’ombres éclatantes — que le temps immémorial emporte comme il passe. — Que serions-nous devenus en vieillissant à la cour de Créon, — où le péché est justice, où la luxure et l’ignorance — sont les vertus des grands ? Cousin Arcite, — si les dieux amis n’avaient pas trouvé ce lieu pour nous, — nous serions morts comme les mauvais vieillards, non pleurés, — et n’ayant pour épitaphe que les malédictions du peuple ! — Dirai-je plus ?
Je vous écouterais toujours.
Écoutez. — A-t-on souvenir de deux êtres qui se soient aimés — plus que nous ne nous aimons, Arcite ?
Assurément non.
— Je ne crois pas possible que notre amitié — finisse jamais.
Avant notre mort, c’est impossible !
— Et, après la mort, nos âmes seront admises — parmi celles qui aiment éternellement. Continuez, seigneur !
— Ce jardin renferme un monde de délices. — Quelle est cette fleur ?
On l’appelle Narcisse, madame.
— C’était un beau garçon, certes, mais un sot — de s’aimer lui-même : n’y avait-il pas alors assez de jeunes filles ?
— De grâce, poursuivez.
Oui.
Peut-être avaient-elles toutes le cœur dur.
— Elles ne pouvaient être dures pour un être si beau.
Tu ne le serais pas, toi ?
— Je crois que non, madame.
Voilà une bonne fille. — Mais prenez garde à votre indulgence, pourtant !
Pourquoi, madame ?
— Les hommes sont des fous.
Voulez-vous continuer, cousin ?
— Est-ce que tu ne pourrais pas broder des fleurs pareilles en soie, fillette ?
Oui.
— Je veux avoir une robe qui en soit couverte ; et de celles-ci. — C’est une jolie couleur : cela ne ferait-il pas — à merveille sur une jupe, fillette ?
Délicieusement, madame.
— Cousin ! cousin ! Qu’avez-vous, seigneur ? Eh bien, Palémon ?
— Jamais avant ce moment je n’ai été en prison, Arcite.
— Ah çà, qu’y a-t-il, mon cher ?
Regardez, et admirez ! — Par le ciel, c’est une déesse !
Ha !
Inclinez-vous ! — C’est une déesse, Arcite.
De toutes les fleurs, — il me semble que la rose est la plus belle.
Pourquoi, gentille madame ?
— C’est le véritable emblème de la vierge ; — car, quand le vent d’ouest la courtise doucement, — avec quelle modestie elle s’épanouit, en reflétant le soleil — par ses chastes rougeurs ! Quand le vent du nord s’approche d’elle, — rude et brusque, alors, toute chasteté, — elle renferme de nouveau ses beautés dans son bouton, — et le laisse se ruer sur de misérables épines.
Pourtant, chère madame, — parfois sa modestie s’épanouit si bien — qu’elle se déflore. Une vierge, — ayant quelque honneur, répugnerait — à prendre exemple sur elle.
Tu es badine.
— Elle est merveilleusement belle !
Elle est toute la beauté existante.
— Le soleil monte ; rentrons. Garde ces fleurs ; — nous verrons à quel point l’art peut approcher de ces couleurs. — Je suis prodigieusement gaie ; je rirais volontiers à présent.
— Moi, je m’étendrais volontiers, j’en suis sûre.
Avec quelqu’un près de vous ?
— Cela dépendrait de l’arrangement, madame.
Eh bien, fais un accord.
— Que pensez-vous de cette beauté ?
Elle est rare.
— N’est-elle que rare ?
C’est une beauté incomparable.
— Un homme ne pourrait-il pas bien se perdre pour l’aimer ?
— Je ne puis dire si vous l’avez fait ; moi, je l’ai fait. — Maudits en soient mes yeux ! Maintenant je sens mes chaînes.
— Vous l’aimez donc ?
Qui ne l’aimerait pas ?
Et vous la désirez ?
— Plus que ma liberté.
Je l’ai vue le premier.
Il n’importe.
— Mais cela importe.
Je l’ai vue aussi.
Oui ; mais vous ne devez pas l’aimer.
— Je ne prétends pas l’aimer, ainsi que vous l’aimez, jusqu’à l’adorer — comme un être céleste, comme une déesse bienheureuse ; — moi, je l’aime comme une femme, et pour la posséder. — Ainsi nous pouvons l’aimer tous deux.
Non, vous ne l’aimerez pas du tout.
— Pas du tout ! qui donc m’en empêchera ?
— Moi qui l’ai vue le premier ! moi qui ai pris possession, — le premier, par un regard, de toutes les beautés — révélées en elle à l’humanité ! Si tu l’aimes, — ou si tu nourris l’espoir de ruiner mes vœux, — tu es un traître, Arcite, et un compagnon — aussi faux que tes titres sur eux ! Amitié, parenté, — tous les liens qui existent entre nous, je les renie, — si tu penses un instant à elle !
Oui, je l’aime. — Et, quand la vie de toute ma race en dépendrait, — je ne puis faire autrement ; je l’aime de toute mon âme ; — si cela vous éloigne, adieu, Palémon ! — Je répète que je l’aime ; et, en l’aimant, je prétends — être un amant aussi digne et aussi libre, — et avoir autant de droits sur sa beauté, — que n’importe quel Palémon, que n’importe quel vivant — qui soit fils d’un homme.
T’ai-je appelé ami ?
— Oui, et vous m’avez trouvé tel. Pourquoi êtes-vous ainsi ému ? — Laissez-moi raisonner froidement avec vous. Ne suis-je pas — une partie de votre sang, une partie de votre âme ? Vous m’avez dit — que j’étais Palémon, et que vous étiez Arcite.
Oui.
— Ne suis-je pas sujet à toutes les affections, — aux joies, aux douleurs, aux colères, aux alarmes que peut éprouver mon ami ?
Vous pouvez l’être.
— Pourquoi alors auriez-vous cette prétention si insidieuse, — si étrange, si indigne d’un noble parent, — d’être seul à aimer ? Parlez sincèrement : me croyez-vous — indigne de sa vue ?
Non ; mais déloyal, — si tu recherches sa vue.
Parce qu’un autre — a le premier vu l’ennemi, dois-je rester immobile, — et laisser déchoir mon honneur, et ne pas charger ?
— Oui, si cet ennemi n’est qu’une seule personne !
Mais si cette seule personne — préfère combattre avec moi !
Qu’elle le dise alors, — et use de ta liberté ! Autrement, si tu la poursuis, — tu es comme le maudit qui hait son pays, — un infâme scélérat !
Vous êtes fou.
Je dois l’être, — jusqu’à ce que tu redeviennes loyal, Arcite ; cela me regarde ! — Si, dans ma folie, je le fais courir des risques, — si je te prends la vie, je n’aurai que trop raison.
Fi, monsieur ! — Vous faites par trop l’enfant. Je prétends l’aimer, — je ne puis pas ne pas l’aimer, je le dois, et je l’ose ; — et tout cela justement.
Oh ! si seulement, si seulement — nous avions, toi, perñde, et moi, ton ami, cette chance — d’avoir une heure de liberté pour brandir — dans nos mains nos bonnes épées, je t’apprendrais vite — ce que c’est que de voler l’affection d’un autre ! — Tu es plus vil en cela qu’un filou ! — Mets seulement la tête une fois encore à cette fenêtre, — et, sur mon âme, j’y clouerai ta vie.
— Tu ne l’oserais pas, fou ; tu ne le pourrais pas ; tu es faible. — Mettre ma tête à cette fenêtre ! J’y ferai passer tout mon corps, — et je sauterai dans le jardin, la première fois que je la verrai, — et je tomberai dans ses bras pour t’exaspérer.
— Assez ! le gardien arrive ; je vivrai assez — pour te faire sauter la cervelle avec mes chaînes.
— Fais-le !
Avec votre permission, messieurs…
Eh bien, honnête gardien ?
— Seigneur Arcite, vous devez vous rendre sur-le-champ près du duc. — Pourquoi ? je ne le sais pas encore.
Je suis prêt, gardien.
— Prince Palémon, je dois pour quelque temps vous enlever — la compagnie de votre beau cousin.
Enlevez-moi aussi — la vie, quand il vous plaira !… Pourquoi l’envoie-t-on chercher ? — Peut-être va-t-il l’épouser : il est beau, — et il est vraisemblable que le duc a remarqué — sa noblesse et sa mine… Mais quelle perfidie ! — Pourquoi faut-il qu’un ami soit un traître ! Si cela — lui vaut une femme si noble et si belle, — que les honnêtes gens cessent à jamais d’aimer. Une fois encore — je voudrais revoir cette beauté !… Heureux jardin ! — Fruits et fleurs plus heureux encore, qui vous épanouissez — à la clarté de ses yeux radieux ! Je voudrais, — pour toute la fortune de ma vie future, — être ce petit arbre là-bas, cet abricotier en fleur ! — Comme j’étendrais, comme j’élancerais mes bras coquets — à sa fenêtre ! Je lui offrirais un fruit — digne du repas des dieux ; jeunesse et plaisir, — à mesure qu’elle goûterait, seraient doublés pour elle ; — et, si elle ne devenait pas céleste, je la ferais, du moins, — approcher tellement des divinités qu’elles en seraient jalouses ; — et alors je suis sûr qu’elle m’aimerait.
Eh bien, gardien ? — où est Arcite ?
Banni. Le prince Pirithoüs — a obtenu sa mise en liberté ; mais il est contraint, — par serment et sous peine de mort, de ne jamais remettre le pied — dans ce royaume.
C’est un homme bienheureux ! — Il reverra Thèbes, et il appellera aux armes — les hardis jeunes gens qui, quand il les lancera à la charge, — se précipiteront comme un jet de flamme. Arcite aura la chance, — s’il ose se montrer un amant digne d’elle, — de pouvoir risquer un combat, afin de la conquérir ; — si alors il la perd, il n’est qu’un blême couard. — Que de milliers d’exploits il peut accomplir — pour l’obtenir, s’il reste le noble Arcite ! — Si j’étais en liberté, je ferais des choses — d’une si héroïque grandeur, que cette dame, — cette vierge rougissante contracterait la hardiesse virile — et essaierait de me violer !
Monseigneur, pour vous aussi — j’ai des ordres.
— L’ordre de m’enlever la vie ?
— Non ; celui d’emmener votre seigneurie de cette chambre ; — les fenêtres sont trop larges.
Que le diable emporte ceux — qui me persécutent ainsi !… Je t’en prie, tue-moi.
— Oui, pour être pendu ensuite !
Par cette bonne lumière, — si j’avais une épée, je te tuerais.
Pourquoi, monseigneur ?
— Tu apportes continuellement de si pitoyables, de si méchantes nouvelles ; — tu n’es pas digne de vivre !… Je ne m’en irai pas.
— En vérité, il le faut, monseigneur.
Pourrai-je encore voir le jardin ?
Non.
— Alors j’y suis résolu, je ne m’en irai pas.
Je dois — donc vous y contraindre ; et, comme vous êtes dangereux, — je vais vous surcharger de nouveaux fers.
Faites, bon gardien. — Je les secouerai si fort que vous ne dormirez pas ; — je vous ferai danser une nouvelle danse !… Faut-il que je m’en aille ?
— Il n’y a pas de remède.
Adieu, bonne fenêtre ! — Puisse le vent rude ne jamais te heurter !… Oh ! ma dame, — si jamais tu as senti ce que c’est qu’un chagrin, — songe combien je souffre. Allons, qu’on m’enterre à présent.
— Banni du royaume ! c’est un bienfait, — une grâce dont je dois les remercier… Mais banni — de la libre jouissance de la beauté pour laquelle je meurs ! — Oh ! c’est une peine raffinée, une mort — qui dépasse l’imagination ! C’est un châtiment — que, fussé-je vieux et méchant, toutes mes fautes — ne devraient pas m’attirer. Palémon, — tu as l’avantage à présent ; tu vas rester, toi, tu vas voir — chaque matin ses yeux splendides rayonner à ta fenêtre — et rapporter la vie ; tu pourras te repaître — des charmes d’une noble beauté — que la nature n’a jamais pu et ne pourra jamais dépasser. — Dieux bons ! que Palémon a de bonheur ! — Je gage vingt contre un qu’elle arrivera à lui parler ; — et, si elle est aussi affable qu’elle est belle, — j’affirme qu’elle est à lui ; il a un langage qui apprivoiserait — les tempêtes, et ferait raffoler les roches sauvages. Advienne que pourra, — le pire, c’est la mort. Je ne veux pas quitter ce pays ; — je sais que le mien n’est qu’un monceau de ruines, — et qu’on ne peut le relever. Si je pars, elle lui appartient. — Je suis résolu. Un changement de costume me sauvera, — ou consommera ma perte ; des deux manières, je suis satisfait : — je la verrai, je l’approcherai, ou je cesserai d’être.
— Mes maîtres, je veux y être, c’est décidé.
Et moi aussi, je veux y être.
Et moi !
— Eh bien donc, je suis des vôtres, enfants ! On sera grondé, voilà tout. — Que la charrue chôme aujourd’hui ! je la ferai caresser — demain par la queue de mes rosses.
Je suis sur — de rendre ma femme jalouse comme une dinde ; — mais c’est égal ; j’irai ; qu’elle grogne !
— Aborde-la vigoureusement demain soir, arrime-la bien, — et tout sera réparé.
Oui, mettez-lui seulement — la verge au poignet, et vous la verrez — prendre une leçon nouvelle comme une bonne fille. — Tenons-nous tous pour la fête de mai ?
Si nous tenons ? Quel mal — y a-t-il ?
Arcas sera là.
Et Sennoïs, — et Rycas ; et jamais trois meilleurs garçons n’ont dansé — sous l’arbre vert ; et vous savez quelles filles il y aura. Ha ! — mais le délicat magister, le maître d’école, — en tâtera-t-il, croyez-vous ? Car il fait tout, vous savez.
— Il mangera son a b c d plutôt que d’y manquer, allez ! — Les choses sont trop avancées entre — lui et la fille du tanneur pour qu’il laisse échapper l’occasion ; — et il faut qu’elle voie le duc, et il faut qu’elle danse, elle aussi.
— Allons-nous être des gaillards !
Que tous les garçons d’Athènes — déchaînent contre nous le vent du fessier ! Moi, je serai par ci, — et je serai par là, et je serai partout, — pour l’honneur de notre village ! Ha ! enfants, hourrah pour les tisserands !
— Ça doit se passer dans les bois.
Oh ! pardonnez-moi !
— Oui, vraiment ; notre savant l’affirme ; — c’est là qu’il doit édifier le duc — par une très-verbeuse harangue faite en notre nom : il est parfait dans les bois. — Mettez-le en plaine, son savoir reste coi.
— Nous verrons les fêtes : donc, chacun à la manœuvre ! — Chers camarades, il faut absolument que nous répétions, — avant que ces dames nous voient ; comportons-nous gentiment, — et Dieu sait ce qui peut en advenir.
D’accord. Les jeux — une fois terminés, nous donnerons notre représentation. En avant, enfants, et ferme !
— Permettez, mes honnêtes amis !… Où allez-vous, je vous prie ?
— Où nous allons ? Ah ! quelle question !
— Oui, c’est une question, pour moi qui n’en sais rien.
Aux fêtes, mon ami.
— Où donc avez-vous été élevé, que vous n’en savez rien ?
Pas loin d’ici, monsieur. — Il y a donc des fêtes aujourd’hui ?
Oui, morguienne, il y en a, — et comme vous n’en avez jamais vu. Le duc lui-même — sera là en personne.
Quels sont les divertissements ?
— La lutte et la course… C’est un joli garçon.
— Tu ne veux pas y venir ?
Pas encore, monsieur.
Bien, monsieur, — prenez votre temps… Allons, enfants !
J’ai comme un soupçon — que ce gaillard-là a un fameux croc-en-jambe ! — Remarquez comme il a le corps bâti pour ça.
Je veux être pendu, — s’il ose se risquer. Lui, cette soupe aux pruneaux ! fi donc ! — Lui, lutter ! Il est bon à rôtir des œufs. Allons, partons, enfants !
— Voici une occasion qui s’offre — et que je n’eusse pas osé souhaiter. J’ai été exercé à la lutte ; — les meilleurs juges m’y trouvent excellent ; et, à la course, — moins rapide est le vent qui souffle sur un champ de blé — et en frise les riches épis ! Je vais me risquer ; — j’irai là sous quelque pauvre déguisement. Qui sait — si mon front ne sera pas ceint de couronnes, — et si le bonheur ne m’élèvera pas jusqu’à une région — où je pourrai vivre sous ses yeux ?
— Pourquoi faut-il que j’aime ce gentilhomme ? Il y a gros à parier — qu’il n’aura jamais d’affection pour moi. Je suis de basse condition, — mon père est l’humble gardien de sa prison, — et lui, c’est un prince. L’épouser, rêve sans espoir ! — Être sa maîtresse, folie ! Fi donc ! — À quels élans nous autres, filles, nous sommes entraînées, — dès qu’une fois quinze ans nous atteignent. D’abord, je l’ai vu. — En le voyant, je l’ai trouvé charmant : — c’est l’homme le mieux fait pour plaire à une femme — (s’il lui plaît d’y consentir) que jamais — mes yeux aient aperçu. Ensuite, je l’ai plaint ; — et c’est ce qu’aurait fait toute jeune fille de ma nature, — ayant jamais, dans ses rêves, voué sa virginité — à un beau jeune homme. Et puis, je l’ai aimé, — aimé extrêmement, aimé infiniment. — Et pourtant il a un cousin, beau comme lui ; — mais dans mon cœur, il n’existe que Palémon, et là, — seigneur ! quel remue-ménage il fait ! L’entendre — chanter le soir, quel ciel cela est ! — Et pourtant ses chants sont tristes. Jamais gentilhomme — n’eut un plus doux parler. Quand j’entre — pour lui apporter de l’eau le matin, d’abord — il incline sa noble personne, puis me salue ainsi : — « Jolie enfant, bonjour ! puisse ta bonté — te valoir un heureux mari ! » Une fois il m’a embrassée ; — j’en aimais mieux mes lèvres dix jours après. — Que n’en fait-il autant tous les jours ! Il souffre beaucoup, — et je souffre autant que lui de le voir malheureux. — Que pourrais-je faire pour lui faire comprendre que je l’aime ? — Car je voudrais tant qu’il fût à moi… Si je me risquais — à lui rendre la liberté ?… Que dirait donc la loi ?… — Qu’importent la loi et la famille ! je le ferai, — cette nuit, ou demain. Il m’aimera !
Vous avez fait des prouesses ; je n’ai pas vu, — depuis Hercule, un homme ayant des muscles plus fermes. — Qui que vous soyez, vous êtes le meilleur coureur, le meilleur lutteur — que puissent reconnaître ces temps.
Je suis fier de vous plaire.
— Quelle contrée vous a vu naître ?
Celle-ci ; mais bien loin, prince.
— Êtes-vous gentilhomme ?
Mon père l’a déclaré, — en consacrant ma vie à ces nobles exercices.
— Êtes-vous son héritier ?
Son plus jeune, seigneur.
Votre père — assurément est un heureux sire. Qu’est-ce qui prouve votre qualité ?
— Un peu de tous les nobles mérites. — J’ai su tenir un faucon et crier : Hallali ! — à une épaisse même de chiens ; je n’ose vanter — mon adresse à l’équitation, pourtant ceux qui m’ont connu — ont déclaré que c’était mon plus grand talent ; enfin, et surtout, — je puis passer pour un soldat.
Vous êtes accompli.
— Sur mon âme, c’est un homme distingué.
Il l’est.
— Comment le trouvez-vous, madame ?
Je l’admire. — Je n’ai jamais vu si jeune homme si noblement doué, — pour peu qu’il dise vrai.
Croyez — que sa mère était une femme merveilleusement belle ; — sa figure, il me semble, tient d’elle.
Mais son corps — et son esprit fougueux illustrent un vaillant père.
— Remarquez comme sa valeur, ainsi qu’un soleil voilé, — brille à travers ses infimes vêtements.
Il est bien né, assurément.
— Qu’est-ce qui vous a fait venir ici, monsieur ?
Le désir, noble Thésée, — d’acquérir un nom et d’offrir mes meilleurs services — à ton mérite si universellement admiré ; — car ta cour est la seule au monde — qu’habite l’Honneur à l’œil limpide.
Toutes ses paroles sont dignes.
— Monsieur, nous vous sommes très-redevables pour votre voyage, — et vous ne perdrez pas vos souhaits… Pirithoüs, — disposez de ce beau gentilhomme.
Merci, Thésée !
— Qui que vous soyez, vous êtes à moi ; et je vous consacre — au plus noble service, à cette dame, — à cette jeune vierge radieuse.
Veuillez rendre hommage à ses perfections. — Vous avez aujourd’hui par vos prouesses honoré son beau jour de naissance, — et il vous est dû de lui appartenir ; baisez sa jolie main, monsieur.
— Monsieur, vous êtes un noble donateur.
Très-chère beauté, — laissez-moi sceller ainsi l’engagement de ma foi. Si jamais votre serviteur, — votre très-indigne créature, vous offense, — commandez-lui de mourir, il mourra.
Ce serait trop cruel. — Je verrai bientôt, monsieur, si vous êtes méritant. — Vous êtes à moi ; et j’aurai pour vous des égards — un peu au-dessus de votre rang.
— Je vais vous faire équiper ; et, puisque vous dites — que vous êtes un cavalier, je me fais un devoir de vous inviter — à chevaucher cette après-midi ; mais c’est une rude bête.
— Je ne l’en aime que mieux, prince ; je suis sûr alors — de ne pas geler en selle.
Chère, il faut vous préparer ; — et vous, Émilie, et vous, ami, et tous. — Demain, dès l’aube, nous célébrerons — Mai fleuri dans le bois de Diane… Servez bien, monsieur, — votre maîtresse… Émilie, j’espère — qu’il n’ira pas à pied.
Ce serait une honte, monsieur, — quand j’ai des chevaux… Choisissez ; et — faites-moi seulement savoir tout ce dont vous aurez besoin. — Si vous me servez fidèlement, j’ose vous assurer — que vous trouverez en moi une affectueuse maîtresse.
Si je ne le fais pas, — que je subisse ce qui fit toujours horreur à mon père, — la disgrâce et les coups !
— Allez, ouvrez la marche, vous l’avez bien gagné… — Il en sera ainsi. On vous rendra tous les honneurs — dus à la gloire que vous avez gagnée ; autrement, ce serait inique. — Diantre ! ma sœur, vous avez un serviteur — qui, si j’étais femme, serait bientôt le maître, — mais vous êtes sage.
Oui, je l’espère, seigneur, trop sage pour cela.
— Que tous les ducs et tous les démons rugissent, — il est en liberté ! J’ai risqué l’aventure pour lui, — et je l’ai mené dans un petit bois — à un mille d’ici. Je lui ai indiqué un cèdre qui, — plus haut que tous les autres, s’étend comme un platane — le long d’un ruisseau ; il restera là caché — jusqu’à ce que je lui apporte une lime et des aliments ; car — ses bracelets de fer ne sont pas encore enlevés. Ô amour ! — quel enfant intrépide tu es ! Mon père, — plutôt que de faire cela, aurait enduré le froid des fers. — Je l’aime au-delà de tout amour, au-delà de toute raison, — de tout bon sens, de toute prudence. Je le lui ai fait connaître. — Peu m’importe ; je suis désespérée ! Si la justice — me découvre et me condamne pour ce que j’ai fait, des filles, — des vierges au cœur honnête, chanteront mon éloge funèbre, — et diront à la postérité que ma mort a été noble, — presque celle d’une martyre. Le chemin qu’il prendra — sera aussi mon chemin, j’y compte ; assurément, il ne peut — être assez inhumain pour me laisser ici. — S’il le fait, les filles ne se fieront plus — si aisément aux hommes. Et pourtant il ne m’a pas remerciée — de ce que j’ai fait ; non, il ne m’a pas même embrassée ; — et cela, il me semble, n’est pas si bien ! Et à peine — ai-je pu le décider à redevenir libre, — tant il avait de scrupules sur le tort qu’il faisait — à mon père et à moi. Pourtant j’espère — que, quand il réfléchira davantage, cet amour — prendra en lui plus de racine. Qu’il fasse — ce qu’il voudra de moi, pourvu qu’il me traite affectueusement ! — Car il doit me traiter ainsi, ou je proclamerai, — à sa face même, qu’il n’est pas un homme. Je vais immédiatement — lui procurer le nécessaire, et empaqueter mes hardes, — et je m’aventurerai dans n’importe quel sentier, — pourvu qu’il soit avec moi ! Près de lui, comme son ombre, — je demeurerai toujours. Avant une heure il y aura — un hourvari par toute la prison ; je serai alors — à embrasser l’homme qu’ils chercheront. Adieu, mon père. — Ayez beaucoup de prisonniers pareils, et de filles pareilles, — et vous serez vite réduit à vous garder vous-même. Maintenant, à lui !
— Le duc a perdu Hippolyte ; chacun a pris — un chemin différent. C’est aujourd’hui la célébration solennelle — qu’on doit à Mai fleuri, et les Athéniens s’en acquittent — par la plus cordiale cérémonie… Oh ! ma reine Émilie, — plus fraîche que Mai, plus suave — que tous les boutons d’or des branches, que toutes — les verroteries émaillées de la prairie et du jardin !… Oui, — tu peux défier la rive même de la nymphe — qui fait que le ruisseau semble tout en fleurs ; ô toi, joyau — des bois, joyau de l’univers, partout tu fais un lieu béni — par la seule présence… Puissé-je, — pauvre homme que je suis, intervenir bientôt dans sa rêverie, — et couper court à de froides pensées !… Chance trois fois heureuse — de tomber sur une telle maîtresse ! Espérance, — tu en es bien innocente ! Dis-moi, ô dame Fortune, — toi, ma souveraine après Émilie, jusqu’à quel point — je puis être fier… Elle a pour moi de grands égards, — elle m’a placé près d’elle ; et, dans cette belle matinée, — la plus printanière de toute l’année, elle m’a fait présent — d’une paire de chevaux ; deux coursiers pareils seraient dignes — d’être montés par deux rois sur un champ de bataille — où se décideraient leurs titres à la couronne… Hélas ! hélas ! — pauvre cousin Palémon, pauvre prisonnier ! tu — songes si peu à mon bonheur que — tu te crois le plus fortuné des êtres de te trouver — si près d’Émilie ; tu me supposes à Thèbes, — et là misérable, quoique libre ; mais si — tu savais que ma maîtresse n’effleure de son souffle, et — que j’entends son langage, que je vis sous ses yeux, oh ! petit cousin, — quelle colère te saisirait !
Perfide parent ! — Tu t’apercevrais de ma colère, si ces insignes — de la prison m’étaient enlevés, et si cette main — tenait seulement une épée. Par tous les serments en un seul, — devant la justice de mon amour, je te ferais — confesser ta trahison. Ô toi, l’être le plus perfide — qui ait jamais porté un noble visage ! le plus dénué d’honneur — qui ait jamais eu de nobles dehors ! le cousin le plus faux — dont jamais le sang ait fait un allié ! tu dis qu’elle est à toi ! — Je prouverai sous mes chaînes, avec ces mains — désarmées, que tu mens, et que tu es — un vrai larron d’amour, un seigneur de paille, — indigne du nom même de vilain ! Si j’avais une épée, — et que ces entraves me fussent ôtées…
Cher cousin Palémon !
— Fourbe cousin Arcite, parle-moi un langage — qui soit d’accord avec tes actes.
Ne trouvant pas — dans le fond de mon cœur de jargon assez grossier — pour me conformer à votre vocabulaire, je m’astreins — à la dignité de cette réponse : C’est votre colère — qui s’abuse ainsi ; étant votre ennemie, — elle ne peut m’être bonne. Je chéris — l’honneur et l’honnêteté, et je m’appuie sur eux, quoique — vous les supprimiez en moi, et d’accord avec eux, beau cousin, — je maintiendrai ma conduite. Veuillez, je vous prie, — exprimer vos griefs en termes généreux, puisque — vous avez affaire à un égal qui prétend — se frayer son chemin avec la résolution et l’épée — d’un vrai gentilhomme.
Tu aurais cette audace, Arcite !
— Mon petit cousin, mon petit cousin, vous avez appris à connaître — combien je sais oser ; vous m’avez vu user de mon épée — contre l’avis de la frayeur. Assurément — vous n’entendriez pas un autre mettre mon courage en doute sans que votre silence — éclatât, fût-ce dans le sanctuaire.
Monsieur, — je vous ai vu agir en plus d’un endroit de manière — à prouver pleinement votre courage ; on vous appelait — un bon chevalier et un brave. Mais toute la semaine n’est pas belle, — s’il pleut un jour. Les hommes perdent — leur vaillant caractère, quand ils inclinent à la trahison ; — et alors ils combattent comme des ours forcés à la lutte qui fuiraient bien — s’ils n’étaient pas attachés.
Parent, vous pourriez aussi bien — dire cela et le débiter à votre miroir — qu’à l’oreille d’un homme qui désormais vous dédaigne.
Viens donc à moi ! — Délivre-moi de ces froides entraves, donne-moi une épée, — fût-elle rouillée, et fais-moi — la charité de quelque aliment ; présente-toi alors devant moi, — une bonne épée à la main, et dis seulement — qu’Émilie t’appartient, je te pardonnerai — le mal que tu m’auras fait, ma mort même, — si alors tu triomphes ; et si, dans les ombres, les braves âmes — de ceux qui sont morts virilement me demandent — des nouvelles de la terre, ils obtiendront de moi cette seule réponse, — que tu es brave et noble.
Soyez donc satisfait ; — retournez à votre épineuse demeure. — À la faveur de la nuit, j’y viendrai — avec des aliments réparateurs ; ces chaînes, — je les limerai ; vous aurez des vêtements, et — des parfums pour détruire cette odeur de prison ; après, — quand vous voudrez vous mettre en garde, dites seulement : « Arcite, — je suis prêt ! » vous aurez à votre choix — une épée et une armure.
Ô ciel ! un être aussi noble — ose-t-il soutenir une cause aussi criminelle ! Il n’y a — que l’unique Arcite ; il n’y a qu’Arcite — pour avoir tant de hardiesse en une telle affaire.
Bien-aimé Palémon…
— Je vous embrasse, vous et votre offre ; c’est pour votre offre seulement que je le fais, monsieur ; quant à votre personne, — je ne puis, sans hypocrisie, lui souhaiter — rien de plus que l’entaille de mon épée.
Vous entendez les cors ; — rentrez dans votre solitude, de peur que notre convention — ne soit entravée avant l’exécution. Donnez-moi votre main ; adieu ! — Je vous apporterai tout ce qui sera nécessaire ; je vous en prie, — du courage et de la force !
De grâce, tenez votre promesse, — et agissez le sourcil froncé ! Il est bien certain — que vous ne m’aimez pas ; soyez rude avec moi, et — débarrassez votre langage de cette huile. Par l’air que je respire, — je pourrais pour chaque parole rendre un soufflet. Mon ressentiment — ne se laisserait pas calmer par la raison.
C’est parler franchement ! — mais n’exigez pas de moi un dur langage : quand j’éperonne — mon cheval, je ne le gronde pas ; la sérénité et la colère — n’ont chez moi qu’un visage.
Écoutez, monsieur ! on appelle — au banquet les convives épars ; vous devez supposer — que j’ai là un office.
Monsieur, votre présence là-bas — ne peut plaire au ciel ; et je sais que votre emploi — n’a été obtenu qu’injustement.
J’y ai de bons titres, — j’en suis persuadé ; mais à cette douloureuse question qui nous divise, — il n’y a d’autre remède qu’une saignée. Je demande instamment — que vous léguiez ce plaidoyer à votre épée, — et que vous n’en parliez plus.
Rien qu’un mot : — vous allez de ce pas contempler ma maîtresse ; — car, remarquez-le bien, elle est à moi.
Allons donc !
Allons, je vous en prie, — vous parlez de me nourrir pour me donner de la force, — et vous allez maintenant voir un soleil — qui fortifie tout ce qu’il voit ; vous avez là — un avantage sur moi ; mais jouissez-en — jusqu’à ce que je puisse imposer mon remède. Adieu !
— Il s’est mépris sur le fourré que je lui indiquais, et il s’en est allé — suivant sa fantaisie. Le matin maintenant est tout proche… — N’importe ! je voudrais qu’il fit une nuit perpétuelle, — et que les ténèbres fussent maîtresses du monde… Écoutons ! c’est un loup !… — En moi le chagrin a tué la peur et je ne me soucie — de rien, excepté de Palémon : — je ne m’inquiéterais pas d’être dévorée par les loups, pourvu — qu’il eût sa lime. Si je le hélais !… — je ne sais pas héler ; si je criais ?… eh bien après ? — Pour peu qu’il ne me répondit pas, j’appellerais un loup, — et voilà tout le service que je lui rendrais… J’ai entendu — d’étranges hurlements pendant cette longue nuit ; ne serait-ce pas — qu’ils ont fait de lui leur proie ? Il n’a pas d’armes ; le bruit de ses fers — a pu appeler l’attention des animaux féroces qui ont en eux — l’instinct de reconnaître un homme désarmé, et savent — flairer la résistance, partout où elle est. J’affirmerais — qu’il a été mis en pièces ; un grand nombre hurlaient à la fois, — et c’est alors qu’ils l’ont mangé ! voilà la vérité !… — Ayons le courage de sonner la cloche… À quoi bon ? — Du moment qu’il n’est plus, tout est fini… Non, non, je mens ; — mon père sera pendu pour cette évasion ; — moi-même, je serai réduite à mendier, si je tiens à la vie assez — pour nier mon action ; mais je ne voudrais pas la nier, — quand je devrais subir des douzaines de morts !… Je suis tout étourdie ; — je n’ai pas pris de nourriture depuis deux jours ; — j’ai avalé un peu d’eau ; — je n’ai pas fermé les yeux, — excepté pour chasser la saumure de mes paupières. Hélas !… dissous-toi, ma vie ! — ne laisse pas ma raison se troubler, — de peur que je ne me noie, — que je ne me poignarde, que je ne me pende ! — Ô existence, écroule-toi toute en moi, — puisque les meilleurs appuis ont été emportés !… Maintenant, quel chemin ?… — Le meilleur chemin est le chemin direct de la tombe ; — chaque pas qui m’en distrait est un tourment… Tenez, — la lune est couchée, les grilions crient, le chat-huant — annonce l’aube ! Chacun a fait son office, — excepté moi qui ai échoué ; mais toute la question, — c’est d’en finir.
— Je dois être près de l’endroit… Holà ! cousin Palémon !
Arcite ?
— Lui-même. Je vous ai apporté de la nourriture et des limes. — Avancez, et ne craignez rien. Il n’y a pas de Thésée ici.
— Non, nul d’aussi honnête, Arcite.
Ce n’est pas la question : — nous argumenterons là-dessus plus tard. Allons, prenez courage ; — vous n’allez pas mourir ainsi comme une brute. Tenez, monsieur, buvez ; — je sais que vous êtes faible. Je causerai plus tard avec vous.
— Arcite, tu pourrais n’empoisonner maintenant.
Je le pourrais ; — mais il faudrait d’abord que j’eusse peur de vous. Asseyez-vous ; et, une fois pour toutes, — renonçons à ces vains parlages ! N’allons pas, — ayant avec nous notre vieille réputation, — bavarder comme des niais ou des lâches !… À votre santé !
Soit !
— Asseyez-vous donc, je vous prie : et laissez-moi vous supplier, — par tout ce que vous avez d’honneur et d’honnêteté, — de ne plus faire mention de cette femme ! Cela nous troublerait ; — nous aurons plus tard tout le temps.
Bien, monsieur, je vous fais raison.
— Buvez une bonne et cordiale rasade ! Cela fait du bon sang, mon cher. — Ne sentez-vous pas que cela vous dégèle ?
Arrêtez ; je vous le dirai — après une rasade ou deux de plus.
Ne vous gênez pas ; — le duc en a encore, mon petit cousin. Mangez maintenant.
Oui.
Je suis bien aise — que vous ayez si bon appétit.
Je suis plus aise encore — d’avoir, pour le satisfaire, un si bon repas.
N’est-ce pas une folle habitation — que ces forêts farouches, cousin ?
Oui, pour ceux — qui ont une conscience farouche.
— Comment trouvez-vous ces mets ? Votre faim n’a pas besoin, je le vois, d’assaisonnement.
Non. — Mais, si elle en avait besoin, le vôtre aurait trop d’aigreur, doux cousin. — Qu’est ceci ?
De la venaison.
C’est une viande succulente. — Donnez-moi encore du vin : cette fois, Arcite, aux belles — que nous avons connues dans le temps !… À la fille du seigneur intendant ! — Vous la rappelez-vous ?
Après vous, cousin.
— Elle aimait un homme aux cheveux noirs.
Elle l’aimait. Eh bien, après ?
— Et cet homme, je l’ai ouï appeler Arcite, et…
— Achevez, morbleu !
Elle le rencontra sous une treille… — Et que fit-elle là, cousin ? Elle y joua du virginal ?
— Elle y fit certes quelque chose, monsieur.
Qui la rendit dolente un mois, — ou deux, ou trois, ou dix.
La sœur du majordome — eut aussi se part, si je m’en souviens bien, cousin ; — autrement il y aurait eu bien des fables en circulation. Vous allez boire à sa santé ?
Oui.
— C’est une bien jolie brune ! Il y avait un temps — où les jeunes gens allaient à la chasse, et il y avait un bois, — et il y avait un gros hêtre ; et là aboutit une histoire…
— Hé ! bo !
Pour Émilie, sur ma vie !… Imbécile, — assez de cette gaîté forcée ! Je répète — que ce soupir a été poussé pour Émilie. Vil cousin, — oses-tu rompre le premier notre engagement ?
Vous vous égarez.
Par le ciel et la terre, — il n’y a en toi rien d’honnête.
Alors, je vous quitte ; — vous êtes une bête féroce, à présent.
Je suis tel que tu me fais, traître.
— Voilà tout ce qui est nécessaire : limes, chemises, parfums. — Je reviendrai dans deux heures, et j’apporterai — ce qui calmera tout !
Une épée et une armure ?
— Comptez sur moi. Vous êtes maintenant par trop brutal. Adieu. — Ôtez toute votre ferraille ; vous ne manquerez de rien.
— Maroufle !
Je n’écoute plus rien.
S’il tient parole, il est mort.
— J’ai bien froid ; et aussi toutes les étoiles ont disparu, — les petites étoiles, et toutes celles qui scintillent comme des paillettes. — Le soleil a vu ma folie… Palémon !… — Hélas ! non… il est au ciel… Où suis-je maintenant ? — Voilà la mer là-bas, et voilà un navire ! comme il roule ! — Et voilà une roche cachée sous l’eau qui le guette… — Là, là, il se heurte contre elle ! Là, là, là ! — Il se déclare une voie d’eau, une solide ! comme ils crient !… — Mettez-la sous le vent, ou vous perdez tout ! — Larguez une voile ou deux, et virez de bord, enfants ! — Bonsoir ! bonsoir ! vous voilà partis… J’ai bien faim ; — je voudrais trouver une belle grenouille ! elle me donnerait — des nouvelles de toutes les parties du monde ; alors je ferais — d’un coquillage une caraque, et je voguerais — par l’est et le nord-est jusque chez le roi des Pygmées ; — car il dit supérieurement la bonne aventure. Et mon père ! — Vingt contre un qu’il sera balancé en un tour de main — demain matin, je n’en dirai pas un mot.
Car je couperaî ma cotte verte à un pied au-dessus du genou,
Et j’émonderai mes tresses blondes d’un pouce au-dessous de mon œil.
Hey, nonny, nonny, nonny.
Il m’achètera une verge blanche pour chevaucher
Et j’irai le chercher par le monde qui est si vaste.
Hey, nonny, nenny, nonny.
— Oh ! je voudrais avoir, comme le rossignol, une épine — où appuyer ma poitrine ! Autrement je vais ronfler comme une toupie.
Fi ! fi ! — quelle fastidiosité et quelle insanité — chez vous tous ! Me suis-je évertué si longtemps — à vous inculquer les rudiments, à vous les faire téter, — et, pour employer une figure, à vous prodiguer — la compote même et la moelle de mon intellect, — pour que vous vous écriiez continuellement : par où ? et comment ? et pourquoi ? — Ô capacités de la serge la plus grossière, jugements embrouillés, — ai-je dit : voici comment, et voilà où, — et voici quand, pour que personne ne me comprenne ? — Proh Deum ! medius fidius. Vous êtes tous des nigauds ! — Car quoi ? Ici je me tiens ; ici le duc arrive ; là vous êtes, — cachés dans le fourré. Le duc paraît, je l’aborde, — et je lui débite maintes choses savantes, — et maintes figures ; il écoute, hoche la tête, marmonne, — et puis s’écrie : splendide ! Alors je poursuis ; et enfin — je jette mon bonnet en l’air. Attention, là ! Vous alors, — comme autrefois Méléagre et le sanglier, — vous débusquez gracieusement devant lui, tels que de vrais amants, — vous vous précipitez en corps décemment et, — ravissamment, pour ainsi dire, vous défilez et vous filez, mes enfants !
— Et ravissamment nous le ferons, maître Gerrold.
— Passons en revue la troupe. Où est le joueur de tambourin ?
Hé ! Timothée !
— Voici, mes enragés ; je suis à vous.
Mais, je le demande, où sont les femmes ?
Voici Friz et Madeleine.
— Et la petite Luce, aux jambes blanches, et la dondon Barbery.
— Et la rousse Nell, qui n’a jamais manqué à son maître.
— Où sont vos rubans, fillettes ? Nagez avec vos corps, — et balancez-les doucement et lestement, — et, de temps à autre, un sourire et une gambade !
— Laissez-nous faire, monsieur.
Où est le reste de l’orchestre ?
— Dispersé comme vous l’avez commandé.
Couplez nos gens, — et voyez qui manque… Où est le Bavien ?… — Mon ami, portez votre queue sans offenser — ni scandaliser les dames ; et ne manquez pas — de cabrioler avec audace et énergie ! — Et quand vous aboyez, faites-le avec jugement.
Oui, monsieur.
— Quo usque tandem ? Il y a une femme qui manque.
— Nous pouvons aller chanter : toute la graisse est dans le feu.
Nous avons, — comme disent de doctes auteurs, lessivé une tuile ; — nous avons été fatuus, et nous avons perdu nos peines.
— C’est cette impertinente créature, cette sale drôlesse, — qui nous avait promis si sérieusement d’être ici, — Cécile, la fille du couturier ! — Les premiers gants que je lui donne seront en peau de chien ! — Ah ! si une fois elle me trompe… Vous pouvez le dire, Arcas, — elle avait juré, par le pain et le vin, de ne pas manquer.
Une anguille et une femme, — dit un savant poëte, à moins que vous ne les teniez — par la queue et avec vos dents, échapperont l’une et l’autre. — En somme, nous voici dans une fausse position.
— Que le feu du mal l’attrape ! Nous faire faux bond à présent !
Qu’allons-nous — décider, monsieur ?
Rien. — Notre affaire est devenue une nullité, — oui, une triste et pitoyable nullité !
— Au moment même où la réputation de notre ville en dépend, — nous morfondre là à pisser sur des orties !… — Va ton chemin, je me souviendrai de toi, je t’arrangerai.
Le George est descendu du sud,
De la côte de Barbarie, ah !
Et a rencontré là de braves galiotes de guerre,
Par un, par deux, par trois, ah !
Salut, salut, coquettes galiotes !
Et où donc vous dirigez-vous ? ah !
Oh ! naviguons de compagnie
Jusqu’à ce que nous arrivions au Sund, ah !
Il y avait trois sots en querelle pour une huette.
L’un disait que c’était une chouette,
L’autre, il disait que non ;
Le troisième, il disait que c’était un faucon,
À qui on avait coupé ses grelots.
— Voilà une exquise folle, maître, — qui arrive à point nommé, folle comme un lièvre en mars ! — Si nous pouvons la faire danser, nous sommes sauvés. — Je garantis qu’elle fera les plus rares entrechats !
— Une folle ! Nous sommes sauvés, enfants !
Est-ce que vous êtes folle, bonne femme ?
Je serais fâchée de ne pas l’être ; — donnez-moi votre main.
Pourquoi ?
Je puis vous dire la bonne aventure : — vous êtes un niais. Comptez dix… Je l’ai décontenancé. Bah !… — L’ami, ne mangez pas de pain blanc ; si vous le faites, — vos dents saigneront extrêmement… Danserons-nous ? Holà… — Je vous reconnais, vous êtes un chaudronnier. Coquin de chaudronnier, — ne bouchez plus de trous, excepté celui que vous devriez boucher.
Dii boni ! — Un chaudronnier, donzelle ?
Ou un sorcier. — Évoquez-moi un diable à présent, et qui joue — à quipassa avec des grelots et des osselets !
Allez, emmenez-la, — et induisez-la bonnement à se taire.
— En avant la musique, et faites-la entrer en danse !
Allons, fillette, santons !
Je conduirai le pas.
Oui, oui.
— Éloquemment et adroitement. Retirez-vous, enfants ! — J’entends les cors. Laissez-moi méditer un peu, — et attention à votre entrée !
Que Pallas m’inspire !
— Le cerf a pris ce chemin.
Arrêtez et édifiez-vous !
Qu’avons-nous là ?
— Quelque fête champêtre, sur ma vie, seigneur !
— Eh bien, monsieur, poursuivez ; nous allons nous édifier. — Mesdames, asseyez-vous. Nous ferons une halte.
— Duc intrépide, salut ! salut, charmantes dames !
Voilà un froid commencement.
— Pour peu que vous nous soyez favorables, notre fête champêtre est parfaite. Nous sommes ici un petit nombre de ceux — que les langues grossières qualifient de villageois ; — à dire vrai, et sans aucune fable, — nous sommes une joyeuse bande, autrement dit cohue, — ou compagnie, ou, pour employer une figure, un chœur — qui devant votre honneur va danser la morisque. — Et moi, qui suis le régisseur général, — en ma qualité de pédagogue, faisant tomber — les verges sur les fesses des petits — et humiliant les grands sous la férule, — je te présente ici cette machine, ou ce décor, — ô duc exquis, dont la renommée d’intrépidité terrible, — de Dité à Dédalus, du poteau à la colonne, — est trompétée par le monde ! Viens en aide à mon pauvre bon vouloir, — et, d’un clin d’œil, regarde droit devant toi ; — regarde cette puissante troupe more qui, en ta présence — se risque ; more et risque, soudés ensemble, — font justement morisque, et c’est pour en danser une que nous sommes ici. — Le corps de notre fête, lequel ne manque pas de science, — c’est moi ; je parais le premier, tout grossier, tout brut, tout crotté que je suis, — pour débiter cette harangue devant ta noble grâce, — aux grands pieds de laquelle je dépose mon porte-plume. — Après moi vient le seigneur de Mai et sa brillante dame, — la camériste et le valet de chambre nocturne — qui font silencieusement tapisserie. Puis arrive — mon hôte, et sa grosse épouse, qui accueillent à ses dépens — le voyageur écorché, et d’un signe — avertissent le sommelier d’enfler le compte. — Puis le clown qui dévore les bêtes, et ensuite le bouffon, — le Bavien, avec sa longue queue, et son long instrument, — cum multis aliis qui forment la danse. — Dis oui, et tous vont s’avancer sur-le-champ.
— Oui, oui, certainement, cher magister.
Qu’ils paraissent.
— Intrate, filii ! En avant, et trémoussez-vous.
Dames, si nous avons été gais,
Et si nous vous avons plu
Avec ce rigodon,
Dites que le maître d’école n’est point un rustre.
Duc, si nous t’avons satisfait, toi aussi,
Et si nous avons agi en braves enfants,
Donne-nous un arbre ou deux
Pour notre mât de cocagne, et, en retour,
Avant qu’une autre année s’écoule,
Nous te ferons rire, toi et toute la compagnie.
— Prends-en vingt, magister… Comment se trouve ma bien — aimée ?
On ne peut plus charmée, seigneur.
— Cette danse était excellente ; et, pour la préface, — jamais je n’en ai ouï de meilleure.
Maître d’école, je vous remercie. — Qu’on veille à ce qu’ils soient tous récompensés.
Voici de quoi — peindre votre mât de cocagne.
Retournons à nos divertissements !
Puisse le cerf que tu chasses tenir longtemps,
Et puissent tes chiens être lestes et forts !
Puissent-ils le tuer sans encombre,
Et que les dames en mangent les daintiers !
Allons, notre fortune à tous est faite ! — Dii deœque omnes. Vous avez dansé supérieurement, fillettes.
Voici à peu près l’heure où mon cousin s’est engagé — à revenir me visiter, en apportant avec lui — deux épées et deux bonnes armures : s’il y manque, — ce n’est ni un homme, ni un soldat. Quand il m’a quitté, — je ne croyais pas qu’une semaine eût suffi à me restaurer — mes forces perdues, tant j’avais été épuisé — et abattu par le besoin. Je te rends grâces, Arcite, — tu es encore un loyal ennemi ; — et ainsi rafraîchi, je me sens capable — de surmonter tout danger. Un plus long délai — ferait croire au monde, quand il viendra à connaître les choses, — que je suis un pourceau à l’engrais, — et non un soldat. Donc, cette matinée bénie — sera la dernière ; et avec l’épée qu’il aura refusée, — je le tuerai, pour peu qu’elle tienne dans ma main. C’est justice. — Que l’amour et la fortune m’assistent… Ah ! bonjour !
— Bonjour, noble parent !
Je vous ai donné — un excès de peine, monsieur.
Cet excès, beau cousin, — est une dette d’honneur, et pour moi un devoir.
— Plût au ciel que vous fussiez de même en tout, monsieur ! Je vous voudrais — aussi bon parent que vous me forcez à vous trouver généreux ennemi ; ce seraient alors mes embrassements — qui vous remercieraient, et non mes coups.
Je regarderai les uns et les autres, — loyalement donnés, comme une noble récompense.
Eh bien, je vais m’acquitter envers vous.
— Défiez-moi dans ces nobles termes, et vous vous montrerez — pour moi plus qu’une maîtresse. Plus de colère, — si vous aimez ce qui est honorable ! — Nous ne sommes pas nés pour bavarder, mon cher ! Quand nous serons armés, — et tous deux sur nos gardes, qu’alors nos furies — jaillissent violemment de nous, comme des marées qui se choquent. — Et alors on verra à qui l’héritage de cette beauté, — appartient vraiment ; sans reproches, sans bravades, — sans injures personnelles, sans toutes ces boutades — qui sont bonnes pour des filles ou des écoliers, on verra vite — si elle est à vous ou à moi. Voulez-vous vous armer, monsieur ? — Ou, si vous ne vous sentez pas encore dispos — et maître de vos forces premières, j’attendrai, cousin, — et chaque jour je viendrai vous réconforter, — à mes moments de loisir. Je veux du bien à votre personne, — et je souhaiterais presque de ne pas avoir dit que j’aimais cette femme, — quand j’aurais dû mourir ; mais, puisque je l’aime — et puisque j’ai à justifier mon amour, je ne dois pas reculer.
— Arcite, tu es un si brave ennemi — qu’il n’y a qu’un homme digne de te tuer : ton cousin !… — Je suis dispos et robuste ; choisissez vos armes !
Choisissez vous-même, monsieur !
— Veux-tu donc être supérieur en tout, ou agis-tu ainsi — pour me forcer à épargner ?
Si vous croyez cela, cousin, — vous vous abusez ; car, foi de soldat, — je ne vous épargnerai pas.
Voilà qui est bien dit.
Vous le verrez bien.
— Eh bien, foi d’honnête homme, et comme il est vrai que j’aime — avec toute la légitimité de l’affection, — je te réglerai largement ton compte !… Je prends celle-ci.
À moi donc celle-là. — Je vais d’abord vous armer.
Dis-moi donc, je te prie, cousin, — où as-tu eu cette bonne armure ?
C’est celle du duc ; — et, à dire vrai, je l’ai volée… Est-ce qu’elle vous gêne ?
Non.
N’est-elle pas trop lourde ?
J’en ai porté de plus légères ; — mais je ferai servir celle-ci.
Je vais la boucler au plus près.
— Aussi près que vous pourrez.
Vous ne vous souciez pas d’une grand’garde ?
— Non, non ; nous n’emploierons pas de chevaux ; je m’aperçois — que vous êtes impatient de combattre.
Je suis calme.
— Et moi aussi… Bon cousin, enfoncez la boucle — aussi loin que possible.
Je vous en réponds.
Mon casque maintenant !
— Voulez-vous combattre les bras nus ?
Nous n’en serons que plus lestes.
— Mais mettez des gantelets cependant ; ceux-ci sont les moins bons ; — de grâce, prenez les miens, bon cousin.
Je vous remercie, Arcite. — Quelle mine ai-je ? Suis-je bien altéré ?
— Ma foi, très-peu. L’amour vous a traité avec indulgence.
— Je te garantis que je vais frapper juste !
Faites, et pas de ménagements ! — Je vous donnerai de la besogne, cher cousin.
Maintenant à vous, monsieur ! — Il me semble, Arcite, que cette armure ressemble fort à celle — que tu portais le jour où les trois rois succombèrent, mais elle est plus légère.
— Celle-là était bien bonne ! Et ce jour-là, — je m’en souviens parfaitement, vous m’avez surpassé, cousin. — Je n’ai jamais vu pareille valeur. Quand vous avez chargé — l’aile gauche de l’ennemi, — j’ai piqué des deux pour m’élancer, et sous moi — j’avais un excellent cheval.
En effet, — bai clair, je me souviens.
Oui. Mais tous — mes efforts ont été vains ; vous m’aviez dépassé, — et mon émulation n’a pu vous rattraper. Pourtant j’ai fait — quelque chose… par imitation.
Ou plutôt par bravoure. — Vous êtes modeste, cousin.
Quand je vous ai vu charger tout d’abord, — il m’a semblé entendre jaillir de la troupe — un effroyable coup de foudre.
Mais toujours en avant resplendissait — l’éclair de votre vaillance… Attendez un peu ! — Est-ce que cette pièce n’est pas trop serrée ?
Non, non ; elle est bien.
— Je ne veux pas que tu sois blessé autrement que par mon épée. — Une meurtrissure serait un déshonneur.
Maintenant, je suis parfaitement.
— En garde donc !
Prenez mon épée ; je la crois meilleure.
— Non, merci, gardez-la ; votre vie en dépend ; — en voici une ; pour peu qu’elle tienne bon, je n’en souhaite pas d’autre — à toutes mes espérances. Que ma cause et mon honneur me secondent !
— Et moi, mon amour !
Reste-t-il encore quelque chose à dire ?
— Ceci seulement, et rien de plus : Tu es le fils de ma tante ; — le sang que nous désirons verser nous est commun ; — ton sang est dans mes veines, et le mien dans les tiennes. Mon épée — est dans ma main, et, si tu me tues, — que les dieux te pardonnent, comme je le fais ! S’il y a — une place réservée à ceux qui s’endorment dans l’honneur, — je souhaite qu’elle soit acquise à l’âme fatiguée de celui qui va succomber. — Combats bravement, cousin. Donne-moi ta noble main !
— Voici, Palémon !… Cette main ne se tendra plus — jamais vers toi avec une telle amitié.
Je t’approuve.
— Si je succombe, maudis-moi, et dis que j’étais un couard. — Car il n’y a qu’un lâche pour oser mourir dans ces épreuves de la justice ! — Encore une fois, adieu, mon cousin !
Adieu, Arcite !
— Tenez, cousin, tenez ! notre folie nous a perdus !
Pourquoi ?
— Voici le duc, en chasse, comme je vous l’ai dit ; — si nous sommes découverts, malheur à nous ! Oh ! retirez vous, — au nom et pour le salut de l’honneur ; retournez vite — à votre buisson, monsieur ! Nous ne trouverons — que trop de moments pour mourir. Gentil cousin, — si l’on vous voit, vous périrez sur-le-champ — pour vous être évadé de prison ; et moi, pour mon insubordination, — si vous me dénoncez. Alors le monde entier nous méprisera — et dira que nous avions une noble querelle, — mais que nous l’avons dégradée.
Non, non, cousin ; — je ne veux plus me cacher, ni ajourner — cette grande aventure à une seconde épreuve. — Je connais votre ruse, et je connais vos motifs. — Que celui qui faiblira maintenant soit frappé d’ignominie… Mets-toi vite en garde…
Vous n’êtes pas fou ?
— Sinon, je vais faire mon profit — de ce moment ; ce qui me menace dans l’avenir, — je le redoute moins que mon sort actuel. Sache, faible cousin, — que j’aime Émilie, et que j’ensevelirai dans cet amour — toi, et tous les obstacles !
Eh bien, advienne que pourra ! — Tu sauras, Palémon, que j’ose aussi bien — mourir que parler ou dormir. Je ne crains qu’une chose, — c’est que la loi nous enlève l’honneur de notre fin. — Défends ta vie.
Veille bien sur la tienne, Arcite.
— Quels traîtres ignorants et follement pervers — êtes-vous donc, vous qui, contre la teneur de mes lois, — combattez ainsi, armés en chevaliers, — sans mon congé, et sans hérauts d’armes ? — Par Castor, tous deux mourront !
Tiens ta parole, Thésée ! — Traîtres, nous le sommes certainement tous les deux ; tous deux nous avons insulté — à toi et à tes lois. Je suis Palémon, — un homme qui ne peut t’aimer, s’étant échappé de tes prisons : — songe bien à ce que tout cela mérite !… Et celui-ci est Arcite ; — jamais traître plus hardi ne foula ta terre ; — jamais plus fourbe n’eut l’air d’un ami. Voici l’homme — qui fut banni par grâce ; il te brave, toi — et tout ce que tu oserais faire ; sous ce déguisement, — au mépris de l’édit public, il suit ta sœur, — la belle Émilie, cette heureuse et brillante étoile, — dont je suis, moi, (si c’est un titre que de l’avoir vue le premier, — que de lui avoir le premier légué mon âme), — le légitime serviteur ; et, qui pis est, il ose prétendre qu’elle lui appartient ! — C’est de cette trahison que, comme l’amant le plus loyal, — je lui demandais compte en ce moment. Si, — comme on le dit, tu es grand et vertueux, — si tu es le véritable redresseur de toutes les injures, — dis-nous de recommencer la lutte, et tu me verras, Thésée, — faire de lui une telle justice que toi-même en seras jaloux. — Ensuite prends ma vie ! Je te le demanderai en grâce.
Ô ciel ! — quel être surhumain est-ce là ?
J’ai juré.
Nous ne réclamons pas — de toi un murmure de merci, Thésée ! Pour moi, — c’est chose aussi facile, aussi peu émouvante, de mourir — que, pour toi, de me condamner. Mais, puisque cet homme m’appelle traître, — laisse-moi dire ceci : S’il y a trahison à aimer, — à servir une aussi parfaite beauté, — comme je l’aime immensément et que je suis prêt à mourir dans ce culte, — comme, pour le prouver, j’ai exposé ici mes jours, — comme je l’ai servie, elle, avec le plus loyal dévouement, — comme je suis résolu à tuer ce cousin qui le nie, — déclare-moi le plus grand des traîtres, et tu me réjouiras. — Si j’ai méprisé ton édit, duc, demande à cette dame — pourquoi elle est si belle, et pourquoi ses yeux me commandent — de rester ici à l’aimer ; et si elle déclare que je suis un traître, — je suis un misérable qui mérite la mort sans sépulture.
— Tu auras pitié de nous deux, ô Thésée, — si tu n’as de merci ni pour l’un ni pour l’autre. Ferme, — si tu es un juste, ferme pour nous ta noble oreille ; — si tu es un vaillant, par l’âme de ton cousin, — dont les douze grands travaux couronnent la mémoire, — fais-nous mourir ensemble, duc, sur l’heure. — Seulement fais-le périr un moment avant moi, — que je puisse affirmer à mon âme qu’il n’aura pas ma bien-aimée !
— Je vous accorde votre demande ; car, à dire vrai, votre cousin — est dix fois plus coupable que vous, puisque j’ai eu pour lui — plus d’indulgence que vous n’en avez obtenu, monsieur, bien que vos torts — ne fussent pas plus grands que les siens. Que personne ici ne parle en leur faveur ! — Car, avant que le soleil soit couché, tous deux seront endormis pour toujours.
— Hélas ! quel dommage !… Maintenant ou jamais, ma sœur, — parlez de façon à ne pas être refusée ; autrement votre figure — subira les malédictions de l’avenir — pour avoir perdu ces cousins !
Dans ma figure, chère sœur, — je ne vois rien d’hostile, rien de funeste pour eux. — C’est la mésaventure de leurs propres regards qui les tue. — Pourtant je suis femme, et j’ai de la pitié, — et je veux obtenir leur grâce, dussent mes genoux prendre racine en terre. — Secondez-moi, chère sœur ! Pour un acte si vertueux, — les influences de toutes les femmes seront avec nous. — Très-royal frère !
Seigneur, par le lien de notre mariage !
— Par notre honneur immaculé !
Par la foi, — par la noble main, par l’honnête cœur que vous m’avez donnés !
— Par la pitié que vous souhaiteriez à un autre, — par vos propres vertus infinies !
Par la vaillance, — par toutes les chastes nuits où je vous ai jamais charmé !
— Voilà d’étranges conjurations !
Eh bien, je m’y joins aussi… — Par toute notre amitié, seigneur, par tous nos dangers, — par tout ce qu’au monde vous aimez le mieux, la guerre et cette charmante dame !
— Par cette virginale rongeur à laquelle vous trembleriez — de rien refuser !
Par vos propres yeux, par cette force — avec laquelle vous juriez que je dépassais toutes les femmes, — et presque tous les hommes, par cette force qui n’a cédé qu’à Thésée !
— Enfin, pour couronner tout cela, par votre grande âme — qui ne saurait manquer d’une légitime pitié ! Je vous adjure tout le premier.
— Écoutez ensuite ma prière !
Enfin, laissez-moi vous supplier, seigneur !
Pitié !
Pitié !
Pitié pour ces princes !
— Vous faites chanceler en moi la foi jurée. Supposez que je ressentisse — de la compassion pour eux deux, que lui demanderiez-vous ?
— Qu’ils vivent, mais qu’ils soient bannis.
— Vous êtes une vraie femme, sœur ; vous avez de la pitié, — mais vous ne savez pas en faire usage. — Si vous désirez qu’ils vivent, imaginez un moyen — plus sûr que le bannissement. Ces deux hommes pourraient-ils vivre — et supporter leur agonie d’amour — sans vouloir se tuer l’un l’autre ? Chaque jour-ils se battraient pour vous ; à toute heure, publiquement, ils mettraient — votre honneur en question avec leurs épées ; soyez donc sensée, — et oubliez-les désormais ! Il y va de votre crédit — comme de mon serment, J’ai dit qu’ils mourraient. — Mieux vaut qu’ils succombent par la loi que l’un par l’autre. — Ne fléchissez pas mon honneur.
Oh ! mon noble frère, — ce serment a été fait précipitamment, dans un accès de colère ; — votre raison ne le tiendra pas. Si de tels vœux — avaient force de volonté expresse, tout le monde devrait périr. — Aussi bien, j’ai un serment à opposer à votre serment, — un serment de plus de valeur, et à coup sûr plus charitable, — qui n’a pas été fait dans la passion, mais à bon escient.
— Quel est-il, sœur ?
Invoquez-le hautement, noble dame !
— Vous avez juré de ne me refuser aucune demande — digne de mes modestes instances et de votre libre acquiescement : — je vous lie donc à votre parole ; si vous y manquez, — songez combien vous mutilez votre honneur… — Maintenant que je me suis faite solliciteuse, seigneur, je suis sourde — à tout, hormis à votre pitié… Comment leurs vies — pourraient-elles engendrer la ruine de mon nom ? Étrange opinion ! — Ce qui m’aime doit-il périr à cause de moi ? — Ce serait là une cruelle sagesse ! Élague-t-on — les jeunes rameaux élancés, déjà rouges de mille boutons, — sous prétexte qu’ils peuvent se flétrir ? Oh ! duc Thésée, — les nobles mères qui pour eux ont tant souffert, — toutes les jeunes filles passionnées qui ont jamais aimé, — me maudiront, si vous tenez votre serment ; elles maudiront ma beauté, — et, dans leurs chants funèbres en l’honneur de ces deux cousins, — elles réprouveront ma cruauté et jetteront l’anathème sur moi, — jusqu’à ce que je sois méprisée de toutes les femmes. — Au nom du ciel, sauvez leurs vies et bannissez-les !
— À quelles conditions ?
Qu’ils jurent de ne plus — faire de moi l’objet de leurs querelles, de ne plus me connaître, — de ne plus mettre le pied dans ton duché, et d’être, — partout où ils voyageront, à jamais étrangers — l’un à l’autre.
Je veux être coupé en morceaux — avant de prendre cet engagement ! Oublier que je l’aime ! — Ô vous tous, grands dieux, méprisez-moi ce jour-là ! Bannis-nous, — je le veux bien, pourvu que nous puissions loyalement emporter — avec nous nos épées et notre cause. Autrement, pas de badinage, — et prends nos vies, duc ! Il faut que j’aime, et j’aimerai ; — et, pour cet amour, il faut que je tue mon cousin, et je l’oserai — sur quelque coin de terre que ce soit !
Voulez-vous, Arcite, — accepter ces conditions ?
C’est un misérable, alors !
Voilà des hommes !
— Non, jamais, duc ! Il me serait moins pénible de mendier, — que d’accepter si bassement l’existence. Bien que je ne croie pas — posséder jamais celle que j’aime, je veux préserver — l’honneur de mon amour et mourir pour elle, — fût-ce d’une mort diabolique !
— Que peut-on faire ? Car maintenant je me sens gagner par la compassion.
— Ne la rejetez pas, seigneur !
Dites-moi, Émilie, — l’un des deux mort, puisque l’un des deux doit mourir, consentiriez-vous — à prendre l’autre pour mari ? — Ils ne peuvent tous deux vous posséder ; ce sont des princes — dignes de vos beaux yeux, et des plus nobles — qu’ait jamais vantés la renommée ; regardez-les, — et, si vous pouvez aimer, terminez ce différend. — Je donne d’avance mon assentiment… Consentez-vous également, princes ?
— De tout cœur.
Celui qu’elle refusera — devra donc mourir.
De la mort, quelle qu’elle soit, que tu imagineras, duc.
— Si je tombe du haut de ces lèvres, je tombe favorisé, — et les amants encore à venir béniront mes cendres.
— Si elle me refuse, la tombe du moins m’épousera, — et les soldats chanteront mon épitaphe.
Faites donc votre choix.
— Je ne puis, seigneur, ils sont tous deux trop accomplis ; — jamais, à cause de moi, il ne tombera un cheveu de ces deux têtes.
— Qu’en adviendra-t-il donc ?
Voici ma décision ; — et, sur mon honneur, elle prévaudra, — ou tous deux mourront !… Vous allez tous deux retourner dans votre pays ; — et, dans un mois, chacun de vous, accompagné — de trois loyaux chevaliers, reparaîtra à cette place même — où je vais ériger une pyramide ; et celui des deux — qui, devant nous tous ici présents, pourra forcer son cousin — à toucher le pilier dans une joute loyale et chevaleresque, — celui-là possédera Émilie. L’autre perdra la vie ainsi que tous ses amis ; — il succombera sans murmurer, — sans prétendre, en mourant, avoir des droits sur cette dame. — Ceci vous satisfait-il ?
Oui. Tenez, cousin Arcite, — je redeviens votre ami jusqu’à cette heure-là.
Je vous embrasse.
— Consentez-vous, ma sœur ?
Oui, il le faut bien ; — autrement, il leur arriverait malheur à tous deux.
Allons, serrez-vous la main de nouveau ; — et, si vous êtes gentilshommes, laissez dormir — cette querelle jusqu’à l’heure fixée, et tenez votre engagement.
— Nous n’oserions pas te tromper, Thésée.
Allons, je veux — maintenant vous traiter comme des princes, et comme des amis. — À votre retour, celui qui triomphe, je l’établis ici ; — quant au vaincu, je verserai des larmes sur son cercueil.
— Ne savez-vous rien de plus ? Est-ce qu’on n’a rien dit de moi — concernant l’évasion de Palémon ? — Cher monsieur, rappelez-vous !
Rien que je sache : — car j’étais rentré chez moi avant que l’affaire — fût pleinement terminée. Pourtant j’ai pu voir, — avant mon départ, qu’il était fort probable — que tous deux obtiendraient leur pardon : car Hippolyte — et la charmante Émilie l’imploraient à genoux — avec une pitié si belle que le duc ébranlé — m’a paru hésiter s’il obéirait — au vœu de sa colère ou à la douce compassion — de ces deux dames ; à les seconder, Pirithoüs, ce prince vraiment noble, — mettait la moitié de son cœur. J’espère donc — que tout finira bien. D’ailleurs je n’ai rien ouï dire — de vous, ni de l’évasion.
Fasse le ciel que cela se confirme !
— Rassurez-vous, mon cher ! Je vous apporte des nouvelles, — de bonnes nouvelles.
Elles sont les bien venues.
Palémon vous a justifié, — et a obtenu votre pardon, en révélant comment — il s’est évadé, grâce à votre fille — dont le pardon est également accordé ; le prisonnier, — pour ne pas être déclaré ingrat envers un tel dévouement, — a donné pour la doter une somme d’argent, — et une large, je vous assure.
Vous êtes un bon homme ; — vous m’apportez toujours de bonnes nouvelles.
Comme la chose a-t-elle fini ?
— Eh bien, comme elle devait finir. Des solliciteurs — qui ont toujours prévalu ont vu leur prière noblement exaucée : — les prisonniers ont la vie sauve.
Je savais bien qu’il en serait ainsi.
— Mais il y a de nouvelles conditions dont on vous parlera — à un meilleur moment.
J’espère qu’elles sont bonnes.
Elles sont honorables : — jusqu’à quel point elles sont bonnes, je ne le sais pas.
On le saura plus tard.
— Hélas ! monsieur, où est votre fille ?
Pourquoi cette question ?
— Ah ! monsieur, quand l’avez-vous vue ?
Quelle mine il a !
Ce matin.
— Était-elle bien ? Était-elle en bonne santé, monsieur ? — Quand a-t-elle dormi ?
Voilà d’étranges questions.
— Je ne crois pas qu’elle fût très-bien ; car, maintenant — que vous m’y faites penser, aujourd’hui même — je lui ai adressé diverses questions, et elle m’a répondu — d’une façon si inusitée, si puérile, — si niaise, qu’on eût dit une folle, — une innocente ! et j’étais fort en colère. — Mais qu’avez-vous à dire d’elle, monsieur ?
Rien, sinon que je la plains ; — mais il faudra bien que vous l’appreniez, et autant vaut que ce soit par moi — que par un autre moins attaché à elle.
— Eh bien, monsieur ?
Elle n’est donc pas parfaitement ?
Pas bien ?
Non, monsieur ; pas bien ; — il n’est que trop vrai ; elle est folle !
Cela ne se peut pas.
— Croyez-moi, vous le verrez bien.
Je soupçonnais à demi — ce que vous me dites. Que les dieux l’assistent ! — La cause, c’est son amour pour Palémon, — ou son inquiétude pour ma sûreté à la suite de cette évasion ; — peut-être l’un et l’autre.
C’est probable.
Mais pourquoi toute cette précipitation, monsieur ?
— Je vais vite vous le dire. Tout à l’heure, comme je jetais ma ligne — dans le grand lac qui est derrière le palais, — tout patiemment occupé que j’étais de ma pêche, — d’une rive éloignée, encombrée de roseaux et de joncs, — j’ai entendu partir une voix, une voix perçante ; j’ai écouté attentivement, j’ai pu alors facilement reconnaître — que c’était quelqu’un qui chantait ; à en juger par la délicatesse de la voix, — un enfant ou une femme. J’ai alors abandonné ma ligne — à ses propres forces, je me suis approché, mais je n’apercevais pas encore — la personne qui faisait ce bruit, tant elle était enveloppée — par les joncs et les roseaux. Je me suis étendu à terre, — écoutant les paroles qu’elle chantait ; et alors, — à travers une petite éclaircie taillée par les pêcheurs, — j’ai reconnu votre fille.
De grâce, poursuivez, monsieur.
— Elle chantait beaucoup, mais sans suite ; seulement je l’ai entendu — répéter souvent : Palémon est parti. — Il est allé au bois cueillir des mûres, — je le retrouverai demain.
Jolie âme !
— Ses chaînes vont le trahir ; il sera pris, — et que ferai-je alors ? J’amènerai un essaim — de cent jeunes filles aux yeux noirs, amoureuses comme moi, — ayant sur la tête des guirlandes d’asphodèles, — les lèvres cerises et les joues roses comme les roses de Damas, — et toutes nous danserons une bacchanale devant le duc, — et nous demanderons sa grâce. Puis, elle parlait de vous ; — elle disait que vous perdriez la vie demain matin, — et qu’elle allait cueillir des fleurs pour vous ensevelir — et faire belle la maison. Puis, elle ne chantait plus — que ce refrain : Saule ! saule ! saule ! entrecoupé — sans cesse de Palémon ! beau Palémon ! — ou de Palémon était un grand jeune homme ! À la place — où elle était assise, elle avait de l’eau jusqu’au genou ; ses tresses en désordre — étaient ceintes d’une guirlande de joncs ; autour d’elle étaient attachées — mille fleurs aquatiques de diverses couleurs ; — si bien qu’elle n’avait l’air de la belle nymphe — qui fournit l’eau du lac, ou d’Iris — nouvellement tombée du ciel ! Elle faisait des anneaux — avec les roseaux qui croissaient près d’elle, et elle leur appliquait — les plus jolies devises : « Ainsi est lié notre amour fidèle, » — « Vous pouvez détacher cela, mais pas moi, » et bien d’autres ; — et alors elle pleurait, et chantait de nouveau, et soupirait, — et, au milieu de ce soupir, souriait et de sa main envoyait des baisers.
— Hélas ! quel malheur !
Je me suis dirigé vers elle ; — elle m’a vu, et immédiatement s’est jetée à l’eau ; je l’ai rattrapée, — et je l’ai déposée à terre saine et sauve ; aussitôt — elle s’est échappée, et a couru vers la ville, — en criant, et d’une telle vitesse que, ma foi, — elle m’a laissé loin derrière elle ; j’ai vu de loin — trois ou quatre personnes lui barrer le chemin, une entre autres — que j’ai reconnue pour votre frère ; là elle a été arrêtée, — elle est tombée, et c’est à grand’peine qu’elle a été emmenée ; je les ai laissés avec elle, — et je suis venu tout vous dire. Les voici !
— N’est-ce pas là une belle chanson ?
Oh ! une bien belle !
— Je puis en chanter vingt autres.
Je le crois.
— Oui, vraiment, je le puis ; je peux chanter le Balai — et Bon Robin. N’êtes-vous pas un tailleur ?
Oui.
— Où est ma robe de noce ?
Je l’apporterai demain.
— Apportez-la de très-bonne heure ; autrement, je serais sortie — pour appeler les filles et payer les ménestrels ; — car je dois perdre ma virginité au chant du coq ; — autrement elle ne fructifiera jamais.
— Il faut que vous preniez la chose en patience.
C’est vrai.
— Bonsoir, bonnes gens ! Dites-moi, avez-vous jamais ouï parler — d’un jeune Palémon ?
Oui, fillette, nous le connaissons.
— N’est-ce pas un beau jeune homme ?
C’est l’amour !
— Ne la contrariez à aucun prix ; son délire alors — empirerait.
Oui, c’est un bel homme.
— Oh ! certes !… Vous avez une sœur ?
Oui.
— Eh bien, elle ne l’aura jamais, dites-le-lui, — à cause d’un tour que je sais… Vous ferez bien de veiller sur elle ; — car si elle le voit une fois, elle est perdue ; elle sera faite — et défaite en une heure. Toutes les jeunes filles — de notre ville sont amoureuses de lui ; mais je ris d’elles, — et je les laisse faire ; n’est-ce pas un sage parti-pris ?
Oui.
— Il y en a maintenant deux cents au moins qui sont grosses de lui ; — il y en aura quatre cents ; pourtant je lui reste attachée, — attachée comme une coquille ; et tous ces enfants-là seront des garçons ; — il connaît le secret pour ça ; et à l’âge de dix ans, — ils seront tous châtrés pour faire des chanteurs, — et ils chanteront les guerres de Thésée.
— C’est étrange.
Vous n’avez rien ouï de plus étrange ; mais n’en dites rien.
Non.
— Elles viennent à lui de toutes les parties du duché ; — la nuit dernière, je vous assure, il n’en avait pas moins — de vingt à expédier ; il caressera tout ça — en deux heures, une fois en train.
Elle est perdue ! — incurable !
Le ciel nous en préserve, mon cher !
— Approchez ; vous êtes un homme sage, vous.
Est-ce qu’elle le reconnaît ?
Non. Plût à Dieu qu’elle le reconnût !
— Vous êtes capitaine de navire ?
Oui.
— Où est votre compas ?
Le voici.
Mettez-le sur le nord ; — et puis dirigez votre course vers le bois où Palémon — brûle de me retrouver. Pour la manœuvre, — laissez-moi faire. Allons, levez l’ancre, mes petits cœurs, gaîment !
— Haou ! haou ! haou ! l’ancre est levée ! le vent est bon ! — En haut la bouline ! dehors la grande voile ! — Où est votre sifflet, maître ?
Emmenons-la.
Au haut du mât, mousse !
Où est le pilote ?
Ici.
Qu’aperçois-tu ?
Un beau bois.
Mets le cap dessus, maître, vire de bord.
— Pourtant je pourrais fermer ces blessures ; sans cela, elles vont s’ouvrir — et saigner à mort… Je vais choisir, — et terminer leur querelle ; deux jeunes gens si beaux — ne doivent pas succomber pour moi. Il ne faut pas que leurs mères éplorées, — suivant les cendres mortellement froides de leurs fils, — maudissent ma cruauté.
Ciel bon ! — quel doux visage que celui d’Arcite ! Si la sage nature, — avec ses dons les plus précieux, avec toutes les beautés — qu’elle prodigue à la naissance des nobles personnes, — se faisait ici-bas femme mortelle, eût-elle en elle — toutes les pudiques réserves des jeunes vierges, certes — elle s’éprendrait follement de cet homme ! Quels yeux — a ce jeune prince ! de quelle ardente étincelle, — et de quelle énergique douceur ! Ici l’amour lui-même trône souriant ! — Tel, cet autre mignon, Ganimède, — enflamma Jupiter et força le dieu — à enlever le bel enfant et à le placer près de lui, — radieuse constellation ! quel sourcil il a ! — de quelle ample majesté ! — arqué comme celui de Junon aux grands yeux, mais bien plus suave, — bien plus doux que l’épaule de Pallas ! Il semble — que de là, comme d’un promontoire — élancé dans le ciel, la Renommée et l’Honneur devraient secouer leurs ailes et chanter — à tout le monde inférieur les amours et les combats — des dieux et des hommes les plus divins. Palémon — n’est que son repoussoir ; près d’Arcite, il n’est qu’une ombre terne, — il est basané et chétif, il a l’œil aussi morne — que s’il avait perdu sa mère ; un tempérament inerte ; — en lui pas de mouvement, pas de vivacité ; — il n’a rien de cette pénétrante animation, pas même un sourire.
— Pourtant ce que nous appelons imperfection peut plaire chez lui : — Narcisse était un triste enfant, mais il était céleste… — Oh ! qui pourrait connaître les détours du caprice féminin ?… — Je suis une folle, ma raison s’est égarée en moi… — Je n’ai pas fait de choix, et j’ai menti si impudemment — que toutes les femmes devraient me battre. À genoux — je te demande pardon, Palémon ! Tu es seul — beau, et d’une beauté unique… Voilà bien tes yeux, — ces lampes éclatantes de beauté, qui imposent — et fulminent l’amour, et quelle jeune fille oserait leur résister ? — Quelle gravité hardie, et attrayante pourtant, — à cette brune et virile figure ! Ô amour ! voici — désormais l’unique carnation !… Arrière, Arcite ! — Près de lui tu es un enfant perdu, un pur bohémien… — Et voilà la noble personne !… Je suis affolée, — complètement égarée ! Ma virginale véracité m’a fuie. — Car, si mon frère m’avait tout à l’heure demandé — qui j’aimais, j’aurais nommé frénétiquement Arcite ; — et si ma sœur me faisait la même demande maintenant, je préférerais Palémon.
— Mettons-les tous les deux l’un près de l’autre… Maintenant, mon frère, faites-moi la demande… — Hélas ! je ne sais que dire… Maintenant faites-la-moi, chère sœur… — Que je regarde encore ! Quel enfant gâté que cet amour, — qui, entre deux hochets d’un charme égal, — ne peut faire de choix, mais crie pour les avoir tous deux !
— Eh bien, monsieur ?
De la part du noble duc votre frère, — madame, je vous apporte des nouvelles. Les chevaliers sont arrivés.
— Pour finir la querelle ?
Oui.
Que ne puis-je finir auparavant… — Quels péchés ai-je commis, chaste Diane, — pour que ma jeunesse immaculée soit aujourd’hui souillée — du sang de ces princes ? pour que ma chasteté — devienne l’autel où la vie de ces amants, — les plus nobles, les meilleurs qui aient jamais — fait la joie d’une mère, soit sacrifiée — à ma malheureuse beauté !
Introduisez-les — au plus vite ! Il me tarde de les voir.
— Vos deux amants rivaux sont revenus, — accompagnés de leurs beaux chevaliers. Maintenant, ma charmante sœur, — il va falloir aimer l’un des deux.
Je préférerais tous les deux, — pourvu que ni l’un ni l’autre ne succombât prématurément à cause de moi.
— Qui les a vus ?
Moi, tout à l’heure.
Et moi.
— D’où venez-vous, monsieur ?
Je viens de voir les chevaliers.
Veuillez nous dire, — vous qui les avez vus, ce qu’ils sont.
Je vais, seigneur, — vous dire vraiment ce que j’en pense. S’il faut en juger par l’extérieur, — je n’ai jamais vu, de mes yeux ni dans l’histoire, six cœurs plus braves — que ceux qu’ils portent. Celui qui se tient — au premier rang avec Arcite, a la prestance — d’un vaillant, le visage d’un prince, — (son seul regard le dit) ; il a le teint — plutôt brun que noir, une mine farouche, et pourtant noble, — qui annonce un homme hardi, intrépide, et fier du danger. — Les cercles de ses yeux sont profonds, — et il a l’air d’un lion courroucé ; — sa chevelure flotte longue derrière lui, noire et lustrée — comme l’aile du corbeau ; ses épaules sont larges et fortes ; — ses bras longs et ronds ; sur sa cuisse, une épée — pend à un baudrier curieux, prête, sur un froncement de sourcil, — à mettre le sceau à sa volonté ; jamais, sur ma conscience, — on ne vit meilleur compagnon d’armes.
— Tu l’as bien décrit.
Il n’en est pas moins inférieur, — ce me semble, à celui qui s’avance de front avec Palémon.
— De grâce, décris-nous-le, ami.
Je soupçonne qu’il est prince aussi, — et plus grand que l’autre, s’il est possible ; car son extérieur — a tout le prestige de la noblesse. — Il a un peu plus de corpulence que le chevalier dont on vient de parler, — mais le visage bien plus doux ; son teint — est empourpré, comme une grappe mûre ; il a sans doute conscience — de tout ce qu’il va défendre, et il n’en est que plus apte — à faire de cette cause la sienne ; son visage laisse paraître — toutes les belles espérances qu’il conçoit de son entreprise. — Et, quand il est en colère, une calme vaillance, — pure de toute exagération, pénètre toute sa personne — et guide son bras aux braves actions. Craindre lui est impossible, — il n’est pas d’une trempe assez molle. Sa tête est blonde ; — sa chevelure épaisse, bouclée et emmêlée comme la cime du lierre, — inextricable à la foudre même ; sa face — porte la livrée de la vierge guerrière, — toute rose et toute blanche, car la barbe ne l’a pas encore parée ; — dans ses yeux qui roulent la Victoire trône, — comme si elle comptait à jamais couronner sa valeur ; — son nez est proéminent, signe de noblesse ; — ses lèvres rouges, après les combats, sont faites pour les femmes.
— Et il faut aussi que ces hommes meurent !
Quand il parle, sa voix — résonne comme une trompette, tous ses traits — sont comme un homme doit les souhaiter, vigoureux et nets. — Il porte une hache de bel acier, dont le manche est d’or. — Son âge, environ vingt-cinq ans.
Il y en a un autre, — un petit homme, mais qui, par l’énergie de l’âme, semble — aussi grand qu’aucun. Je n’ai jamais vu — un tel extérieur tant promettre.
— Oh ! celui qui a ces taches de rousseur ?
Lui-même, monseigneur. — Ne sont-elles pas gracieuses ?
Oui, elles sont bien.
Il me semble — qu’étant si peu nombreuses et si bien disposées, elles attestent — l’art exquis et grand de la nature. Il a les cheveux blonds, — non d’un blond efféminé, mais de cette nuance virile — voisine du châtain ; robuste et agile, — ce qui indique une âme active ; ses bras sont charnus, — doublés de muscles vigoureux ; vers l’épaule — ils se gonflent doucement, comme une femme qui vient de concevoir ; — ce qui montre qu’il est apte au travail et qu’il ne fléchit jamais — sous le poids des armes ; intrépide, calme, — mais, quand il s’émeut, un tigre ! Il a l’œil azuré, — ce qui implique la compassion après qu’il a vaincu ; habile — à apercevoir les avantages, et, dès qu’il les découvre, — prompt à en profiter ; il ne fait pas d’offense, — mais n’en accepte pas. Il a le visage ovale ; s’il sourit, — c’est un amant ; s’il fronce le sourcil, un guerrier. — Sur la tête il porte une triomphale couronne de chêne, — à laquelle sont fixées les faveurs de sa dame. — Son âge, environ trente-six ans. À la main — il porte un bâton de combat, rehaussé d’argent.
— Sont-ils tous ainsi ?
Ils sont tous les fils de l’honneur.
— Ah ! sur mon âme, il me tarde de les voir !… — Madame, vous allez voir combattre des hommes.
J’en suis bien aise, — mais j’en regrette la cause, monseigneur. Il ferait beau — les voir se disputer les titres de deux royaumes. — C’est dommage que l’amour soit si tyrannique. — Oh ! ma tendre sœur, à quoi pensez-vous ? — Ne pleurez pas, fillette, avant qu’ils aient pleuré du sang !… Il le faut.
— Vous avez acéré leur bravoure avec votre beauté.
Honorable ami, — je vous livre le champ clos ; veuillez l’ordonner, — en disposant les personnes qui doivent l’occuper.
Oui, seigneur.
— Allons, je vais les visiter ; je ne puis attendre — qu’ils paraissent, tant leur renommée m’a enflammé. — Cher ami, soyez royal.
Toutes les magnificences seront déployées.
— Va, pauvre fille, pleure. Quel que soit le vainqueur, — il perdra un noble cousin pour tes péchés.
Son égarement est plus grand à certaines époques de la lune qu’à d’autres, n’est-ce pas ?
Elle est toujours dans un délire inoffensif ; elle dort peu, n’a pas le moindre appétit, mais boit souvent ; songeant à un autre monde, à un monde meilleur ; quel que soit l’objet incohérent qui l’occupe, elle le larde de ce nom : Palémon ! Elle en farcit toute chose, l’assaisonne de toute façon.
Tenez, la voici qui vient ! Vous allez voir son état.
Je l’ai tout à fait oubliée. Le refrain est : À bas ! À bas ! L’auteur n’est ni plus ni moins que Giraldo, le précepteur d’Émilie. C’est un homme qui sera fantasque tant qu’il marchera sur ses pieds ; car dans l’autre monde Didon verra Palémon, et alors elle désaimera Énée.
Qu’est-ce que cela veut dire ?… Pauvre âme !
C’est comme ça tout le long du jour.
Quant au charme dont je vous ai parlé, voici : vous devez porter une pièce d’argent au bout de votre langue ; sinon, pas de bac ! Alors si vous avez la chance d’aller où sont les âmes bienheureuses, quel spectacle !… Nous autres, filles qui avons eu le cœur broyé, mis en lambeaux par l’amour, nous irons là, et tout le jour nous ne ferons que cueillir des fleurs avec Proserpine ; alors je ferai un bouquet pour Palémon ; alors, qu’il… vous comprenez… qu’il…
Quelle gracieuse aberration ! Écoutons-la encore un peu.
Ma foi, je vais vous dire ; parfois nous jouons à la courte-paille, nous les bienheureuses… Hélas ! c’est une cruelle existence qu’on a dans l’autre endroit : brûler, frire, bouillir, siffler, hurler, déblatérer, jurer ! Oh ! on y fait un vilain concert ! Prenez-y garde ! si l’on devient fou furieux, si l’on se pend ou si l’on se noie, c’est là qu’on va. Jupiter nous bénisse ! et là on est mis dans une chaudière de graisse d’usurier et de plomb fondu, en compagnie d’un million de coupe-bourse, pour y bouillir sans rémission comme une couenne de lard.
Comme sa cervelle travaille !
Les seigneurs et les courtisans qui ont fait des enfants à des filles sont dans cet endroit ; ils y restent dans le feu jusqu’au nombril, et dans la glace jusqu’au cœur, et là la partie coupable brûle, et la partie trompeuse gèle. En vérité, on pourrait trouver la punition bien cruelle pour une pareille vétille ! Croyez-moi, je vous assure que, pour en être quitte, on épouserait volontiers une sorcière lépreuse.
Comme elle poursuit cette idée ! Ce n’est pas une démence superficielle, mais une mélancolie bien épaisse et bien profonde.
Entendre là une fière grande dame et une fière bourgeoise hurler ensemble ! Je serais une brute d’appeler ça une bonne plaisanterie. L’une crie : Oh ! quelle fumée ! L’autre : Quel feu ! Celle-ci crie : Oh ! pourquoi ai-je fait ça derrière la tapisserie ? et alors elle pousse un hurlement ; celle-là maudit son galant et le pavillon de son jardin.
Que pensez-vous d’elle, monsieur ?
Je pense qu’elle a une perturbation d’esprit à laquelle je ne puis remédier.
Hélas ! que faire alors ?
Savez-vous si elle a jamais aimé quelqu’un, avant d’avoir vu Palémon ?
J’ai eu naguère, monsieur, la pleine espérance qu’elle avait fixé son affection sur ce gentleman, mon ami.
Je l’ai cru aussi, et je penserais faire une bonne aubaine en donnant la moitié de ma fortune pour qu’elle et moi nous fussions encore sans conteste dans les mêmes termes.
C’est le trouble de ses yeux enivrés qui a troublé ses autres sens ; il peuvent se rétablir et se remettre suffisamment pour remplir leurs fonctions prédestinées ; mais ils sont maintenant dans le plus extravagant délire. Voici ce que vous devez faire : vous la confinerez en un lieu où la lumière semble se faufiler plutôt qu’être admise. Vous, jeune homme, son ami, assumez le nom de Palémon ; dites que vous êtes venu souper avec elle et faire la communion d’amour ; cela fixera son attention, car c’est la pensée dont elle a le cerveau frappé ; les autres objets qui s’interposent entre son regard et son esprit ne sont que les caprices fantasques de sa clémence. Chantez-lui de ces vertes chansons d’amour qu’elle prétend que Palémon chantait dans sa prison. Arrivez à elle, paré des fleurs les plus embaumées que possède la saison, et parfumé en outre de quelque autre odeur artificielle qui soit agréable aux sens : tout cela fera un Palémon accompli, car Palémon sait chanter, et Palémon est embaumé, et tout ce qu’il y a de bon. Demandez à souper avec elle, découpez pour elle, buvez à elle, et insistez sans cesse à travers tout cela pour obtenir ses bonnes grâces et l’accès de sa faveur. Sachez quelles jeunes filles Ont été ses compagnes et ses camarades de jeux ; et faites-les venir à elle avec le nom de Palémon à la bouche, et chargées de cadeaux qu’elles seront censées offrir en son nom. C’est un mensonge qui la trouble, et c’est par des mensonges qu’il faut le combattre. Ceci pourra l’induire à manger, à dormir, et remettre en ordre et en équilibre ce qui est faussé en elle. J’ai vu cela réussir je ne sais combien de fois ; et j’ai grand espoir de voir ce cas s’ajouter au nombre. Je viendrai, entre les diverses phases de ce projet, donner mes soins. Mettons-le à exécution ; et hâtons-en le succès qui, n’en doutez pas, ramènera le bien-être.
— Maintenant, qu’ils entrent, et qu’ils offrent — aux dieux leurs saintes prières ! Que les temples — resplendissent de feux sacrés, et que les autels — fassent monter leur encens en nuées pieuses, — jusqu’à ceux qui nous dominent ! N’omettons rien de ce qui est dû. — Ils ont une noble tâche à remplir, ceux qui veulent honorer — les puissances dont ils sont aimés.
Seigneur, ils arrivent.
— Vaillants et magnanimes adversaires, — cousins royalement ennemis, venus aujourd’hui — pour éteindre cette parenté qui flamboie entre vous, — laissez de côté pour une heure votre colère, et, comme des colombes, — devant les saints autels de vos protecteurs, — les dieux redoutables, inclinez vos têtes inflexibles. — Votre courroux est surhumain ; que tel soit votre appui ! — Et, avec la faveur des dieux, combattez pour la justice ! — Je vous laisse à vos prières, et entre vous — je partage mes vœux.
Que l’honneur couronne le plus digne !
— Le sablier d’où le gravier s’échappe en ce moment, ne sera pas encore vide, — qu’un de nous aura expiré. Songez seulement à ceci : — s’il y avait en moi quelque chose qui prétendît — me faire obstacle en cette affaire, un de mes yeux — se tournant contre l’autre, un bras luttant contre l’autre bras, — je détruirais le rebelle ; oui, cousin, je le détruirais, bien que faisant partie de moi-même. D’après cela jugez donc — comment je vais vous traiter.
Je travaille — à chasser de ma mémoire votre nom, votre vieille amitié, — notre parenté, et à substituer à tout cela — quelque chose que je désire anéantir. Hissons donc — les voiles qui doivent mener nos vaisseaux au port même — que désignera le divin nautonier.
Vous parlez bien. — Avant que je m’éloigne, laisse-moi t’embrasser, cousin ! — C’est pour la dernière fois.
— Un adieu suprême !
Eh bien, soit, Adieu, cousin !
Adieu, monsieur.
— Chevaliers, parents, amis, vous qui vous sacrifiez pour moi, — vrais adorateurs de Mars dont l’esprit — dissipe en vous les germes de la frayeur et l’appréhension même — qui en est la mère, présentez-vous avec moi — devant le dieu de notre profession. — Allons lui demander le cœur des lions, — le souffle des tigres, et leur furie, — et leur élan, pour aller en avant, veux-je dire ; — car, pour faire retraite, nous souhaiterions être des limaçons… Vous savez que la palme — doit être ramassée dans le sang. Il faut que la force et la prouesse — me confèrent la couronne à laquelle est attachée — la reine des fleurs ! Nos invocations — doivent donc être adressées à celui qui fait du champ de bataille une cuve — d’où déborde le sang humain ; secondez-moi, — et inclinez vos âmes vers lui.
— Ô puissant, qui par ton pouvoir as changé — en pourpre le vert Neptune, toi dont l’approche — est annoncée par des comètes, toi dont les dévastations dans les plaines — sont proclamées par des crânes hors de terre, toi dont le souffle abat — la féconde moisson de Cérès, toi dont la main irrésistible — arrache du haut de la nue bleue — les donjons maçonnés, toi qui édifies et brises — les ceintures de pierre des cités, initie-moi, moi, ton élève, — moi, le plus jeune de ceux qui suivent ton tambour, — initie-moi à l’art de la guerre, que je puisse — arborer mon étendard pour ta gloire et être, grâce à toi, — salué vainqueur de la journée ! Donne-moi, grand Mars, — quelque gage de ta faveur !
Ô grand correcteur des énormités des temps, — qui précipites les états pourris, suprême arbitre — des titres poudreux et surannés, qui avec des saignées soulages — la terre malade, et guéris le monde — de sa pléthore de peuples, j’accepte — tes signes comme un heureux augure, et en ton nom — je marche hardiment à mon dessein. Partons !
— Nos étoiles doivent briller d’un nouveau feu, ou — s’éteindre aujourd’hui. Notre argument est l’amour ; — si la déesse d’amour l’adopte, elle nous donne — la victoire. Unissez donc vos esprits aux miens, — vous tous dont la magnanime noblesse fait de ma cause — votre hasard personnel ! À la déesse Vénus — recommandons notre entreprise, et implorons — sa protection pour notre parti.
— Salut, reine souveraine des secrets, toi qui as le pouvoir — d’arracher à sa furie le plus farouche tyran — pour le jeter pleurant aux pieds d’une fille, toi qui peux — avec une simple œillade amortir le tambour de Mars — et dissiper la fanfare d’alarme en murmures, toi qui permets — au boiteux de jeter en l’air sa béquille, en le guérissant — plus vite qu’Apollon, toi qui peux forcer le roi — à être le vassal de sa sujette, et induire — la gravité surannée à danser !… Le vieux garçon chauve, — dont la jeunesse, comme un enfant espiègle traversant un feu de joie, — a échappé à tes flammes, tu l’attrapes à soixante-dix ans — et tu lui fais écorcher au hoquet de sa voix chevrotante — de jeunes chansons d’amour. Quel est le divin pouvoir — sur qui tu n’aies pas de pouvoir ? À Phébus tu — ajoutes des flammes, plus ardentes que les siennes ; les feux du ciel — ont brûlé son fils mortel, les tiens l’ont brûlé, lui ! La Chasseresse, — humide et froide, fut surprise, dit-on, à jeter — son arc et à soupirer ! Admets-moi dans tes grâces, — moi, ton soldat dévoué, moi qui porte ton joug — comme une couronne de roses, bien qu’il soit plus lourd — que le plomb même et plus piquant que l’ortie ! — Je n’ai jamais récriminé contre ta loi ; — je n’ai jamais révélé de secrets, n’en connaissant aucun, et j’eusse fait — de même, les connaissant tous ; je n’ai jamais entrepris — la femme d’un autre, ni lu les libelles — des beaux esprits ; je n’ai jamais, à de grands festins, — cherché à séduire une beauté, mais j’ai rougi — au sourire des petits-maîtres qui le faisaient ; j’ai été dur — envers les libertins bavards, et leur ai demandé vivement : — s’ils avaient des mères ; j’en avais une, moi ! une femme ! — et c’étaient toutes les femmes qu’ils outrageaient ! J’ai connu un homme — de quatre-vingts hivers, leur disais-je, qui — épousa une fille de quatorze ans… Déesse, tu as le pouvoir — de donner vie à la poussière !… Les crampes séniles — avaient tordu en cercle son pied carré ; — la goutte avait noué ses doigts ; — d’atroces convulsions avaient presque soustrait — aux globes de ses yeux leurs orbites ; en sorte que tout ce qui était vie — en lui semblait une torture. Ce squelette — eut de cette jeune et belle compagne un garçon, et moi, — j’affirmais qu’il était bien son fils, car elle jurait qu’il l’était, — et comment se refuser à la croire ? Bref, — pour ceux qui jasent ayant réussi, je ne suis pas un camarade ; — pour ceux qui, n’ayant pas réussi, se vantent, je suis un ennemi ; — pour ceux qui voudraient réussir et n’y parviennent pas, je n’ai que des applaudissements. — Non, je n’aime pas celui qui raconte de secrètes intrigues — de la plus sale manière, ni celui qui trahit des mystères — dans le plus impudent langage. Tel je suis, — et je jure que jamais amant n’a jamais soupiré — plus sincèrement que moi. Donc, ô souverainement tendre déesse, — donne-moi la victoire dans cette lutte où se débat — le mérite (lu véritable amour, et honore-moi d’un signe — de ta haute faveur.
— Ô toi qui règnes sur les cœurs mortels — de onze à quatre-vingt-dix ans, toi qui as pour parc ce monde — et nos hordes pour gibier, je te remercie — de ce gage propice ! En fortifiant — mon cœur innocent et loyal, il m’arme tout entier d’assurance — pour cette entreprise. Relevons-nous, et — inclinons-nous devant la déesse ! Le temps marche.
— Ô reine sacrée, mystérieuse, froide et constante, — ennemie des orgies, muette, contemplative, — suave, solitaire, blanche autant que chaste, pure — comme la neige tamisée au vent, toi qui à tes chevaliers femelles — ne laisses que le sang nécessaire à la rongeur, — cette robe de leur ordre, moi, ta prêtresse, — je n’humilie ici devant ton autel. Oh ! daigne — abaisser sur ta vierge ce merveilleux œil vert — qui n’a jamais regardé une chose maculée ! — Oh ! sainte et argentine maîtresse, prête ton oreille, — (qui n’a jamais entendu un terme impur, où — n’a jamais pénétré un voluptueux murmure), à ma supplication — que trouble une sainte frayeur. Voici la fin — de ma fonction de vestale ; j’ai la robe nuptiale, — mais le cœur vierge. Un mari m’est destiné, — mais je ne le connais pas. De deux, j’en dois — choisir un, et prier pour son succès, mais — mes yeux ne sont complices d’aucune élection. — Tous deux sont également précieux ; j’aurais à en sacrifier un, — que je ne pourrais condamner ni l’un ni l’autre ; celui qui périrait — disparaîtrait sans jugement. Ainsi donc, ô ma pudique reine, — que celui des deux prétendants qui m’aime le mieux — et qui a le plus de titres, que celui-la — m’enlève ma couronne d’épis ; sinon, permets — que je conserve dans ta légion — mon rang et ma dignité.
— Voyez ce que la souveraine du flux et du reflux — fait surgir par sa sainte puissance — des entrailles même de son autel sacré ! Rien qu’une rose ! — Si je suis bien inspirée, ce combat sera la ruine — de ces deux braves chevaliers, et moi, fleur vierge, — je croîtrai solitaire sur ma tige.
— La fleur est tombée ; — l’arbre descend ! Ô maîtresse, — voilà que tu me congédies ; je serai cueillie, — je le crois ; je ne connais pas ton intime volonté ; — démasque ton mystère !… J’espère qu’elle est satisfaite ; — ses signes étaient favorables.
— Le conseil que je vous ai donné lui a-t-il fait du bien ?
— Oh ! beaucoup. Les jeunes filles qui lui tenaient compagnie — l’ont à demi convaincue que je suis Palémon. — Il y a une demi-heure, elle est venue à moi souriante, — et m’a demandé ce que je voulais manger, et quand je l’embrasserais ; — je lui ai dit : immédiatement, et je l’ai embrassée deux fois.
— C’était bien. Vingt fois eût été mieux encore ; — car c’est de là surtout que dépend la cure.
Alors elle m’a dit — qu’elle veillerait avec moi cette nuit, car elle savait bien — à quelle heure mon accès me prendrait.
Laissez-la faire ; — et, dès que l’accès vous arrivera, accommodez-la bien et tout de suite.
— Elle a voulu me faire chanter.
Et vous avez chanté ?
Non.
Vous avez fort mal fait alors ; — vous devriez lui complaire en tout.
Hélas ! — je n’ai pas de voix, monsieur, pour la satisfaire sur ce point.
— Peu importe, pourvu que vous fassiez du bruit ; — si elle vous redemande, faites n’importe quoi. — Couchez avec elle, si elle vous en prie.
Halte-là, docteur !
— Oui, par manière de guérison.
Gardons, d’abord, si vous le permettez, — les manières de l’honnêteté.
Ce n’est là qu’une subtilité. — N’allez pas perdre votre enfant par honnêteté. — Guérissez-la de la bonne manière ; alors, si elle veut être honnête, — elle aura le droit chemin devant elle.
Merci, docteur.
Veuillez l’amener, — et voyons comment elle est.
Je vais lui dire — que son Palémon l’attend. Mais, docteur, — il me semble que vous avez tort pourtant.
— Allez, allez ! vous autres pères, vous êtes de jolis fous !… Son honnêteté ! — Si nous lui donnions de la médecine jusqu’à ce que nous trouvions ça !…
— Quoi ! est-ce que vous ne la croyez pas honnête, monsieur ?
— Quel âge a-t-elle ?
Dix-huit ans.
Elle peut l’être ; — mais n’importe ! ça ne fait rien à notre affaire. — Quoi que dise son père, si vous vous apercevez — que son humeur incline du côté que je disais, videlicet du côté de la chair… Vous me comprenez ?
— Oui, très-bien, monsieur.
Satisfaites son désir — et largement ; ça la guérira, ipso facto — de l’humeur mélancolique qui l’empoisonne.
— Je suis de votre avis, docteur.
— Vous verrez. La voici ; je vous en prie, accommodez-la.
— Venez ; votre amoureux Palémon vous attend, mon enfant ; — et voilà déjà une grande heure qu’il est ici pour vous voir.
— Je le remercie de son aimable patience ; — c’est un bon jeune homme, et je lui suis grandement obligée. — Vous n’avez jamais vu le cheval qu’il m’a donné ?
Si fait.
— Comment le trouvez-vous ?
C’est un très-beau cheval.
— Vous ne l’avez jamais vu danser ?
Non.
Moi, je l’ai vu souvent ; — il danse très-bien, très-élégamment ; — et, pour une gigue, il peut défier toutes les queues longues et courtes ! — Il tourne comme une toupie.
Ça doit être bien beau.
— Il dansera la morisque en faisant vingt milles à l’heure ; — et il enfoncera le meilleur cheval de bois — de toute la paroisse, si je m’y connais bien ; — et il galope sur l’air de Léger amour. — Que pensez-vous de ce cheval ?
Avec ces vertus-là, — je pense qu’on pourrait l’amener à jouer à la paume.
— Bah ! ça ne serait rien.
Sait-il lire et écrire ?
— Il a une très-belle main ; et il dresse lui-même le compte — de son foin et de sa provende ; le palefrenier — qui voudrait l’attraper devrait se lever de bien bonne heure. Vous connaissez — la jument marron qu’a le duc ?
Fort bien.
— Elle est terriblement amoureuse de lui, pauvre bête ! — Mais lui, il est comme son maître, froid et dédaigneux.
— Quelle dot a-t-elle ?
Environ deux cents bottes de foin — et vingt boisseaux d’avoine. Mais il ne voudra jamais d’elle ; — il zézaie si bien en hennissant qu’il serait capable de séduire — la jument d’un meunier ; il causera sa mort.
Quelles niaiseries elle dit là !
— Faites la révérence ; voici votre amoureux qui s’avance.
Jolie âme, — comment vous portez-vous ? La belle demoiselle ! voilà une révérence.
— À vos ordres, en tout honneur. — Quelle distance y a-t-il d’ici au bout du monde, mes maîtres ?
— Eh bien, une journée de voyage, fillette.
Voulez-vous y aller avec moi ?
— Que ferons-nous là, fillette ?
Eh bien, nous y jouerons au trou-madame : — y a-t-il autre chose à faire ?
Je veux bien, — si nous y célébrons notre noce.
C’est juste ; — je vous assure en effet que nous trouverons là — tout exprès quelque prêtre aveugle qui s’aventurera — à nous marier, car ici ils sont bêtement scrupuleux. — En outre, mon père doit être pendu demain, — et ça ferait tache à l’affaire. — N’êtes-vous pas Palémon ?
Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?
— Si fait ; mais vous ne vous souciez pas de moi ! Je n’ai rien — que cette pauvre jupe et deux grosses chemises.
— N’importe ; je veux vous avoir.
Voulez-vous ? bien sûr ?
— Oui, par cette loyale main ! je le veux.
Alors nous irons au lit.
Quand vous voudrez.
— Ah ! messire, vous êtes bien gourmand.
— Pourquoi essuyez-vous mon baiser ?
C’est un baiser embaumé ; — il va me parfumer joliment pour la noce… — N’est-ce pas là votre cousin Arcite ?
Oui, cher cœur ; — et je suis bien aise que mon cousin Palémon — ait fait un si bon choix.
Croyez-vous qu’il voudra de moi ?
— Oui, sans doute.
Et vous, le croyez-vous aussi ?
Oui.
— Nous aurons beaucoup d’enfants. Seigneur ! comme vous avez engraissé ! — Mon Palémon va engraisser aussi, j’espère, et joliment, — maintenant qu’il est en liberté. Hélas ! pauvre poulet, — on l’a bien fait pâlir avec la maigre chère et le mauvais logement, — mais je le rétablirai à force de baisers.
Que faites-vous ici ? — Vous allez perdre le plus noble spectacle qu’on ait jamais vu.
— Sont-ils dans le champ-clos ?
Oui. — Vous remplissez une charge là aussi.
J’y vais de ce pas… — Il faut que je vous laisse ici.
Non, nous irons avec vous. — Je ne veux pas manquer cette joute.
Comment l’avez-vous trouvée ?
— Je vous garantis que dans trois ou quatre jours — je l’aurai rétablie.
Vous, vous ne devez pas la quitter ; — entretenez-la toujours dans ce sens-là.
Je le ferai.
Faisons-la rentrer.
— Venez, mignonne, nous allons dîner ; — et puis nous jouerons aux cartes.
Et nous embrasserons-nous ?
— Cent fois.
Et vingt fois encore ?
Et vingt fois encore.
— Et puis nous coucherons ensemble ?
Acceptez son offre.
— Oui, certes.
Mais vous ne me ferez pas de mal ?
— Je ne le voudrais pas, mignonne.
Si vous me faites mal, amour, je crierai.
— Je n’irai pas plus loin.
Voulez-vous perdre ce spectacle ?
— J’aimerais mieux voir un roitelet fondre sur une mouche — que voir ce débat. Chaque horion qui tombe — menace une brave existence… Chaque coup gémit — sur la place où il frappe, et a le son — d’un glas plus que d’une estocade. Je resterai ici. — C’est assez que mon oreille soit torturée — par l’événement fatal auquel il m’est impossible — d’être sourde ; c’est assez que j’entende, sans souiller mes regards — du terrible spectacle qu’ils peuvent éviter.
Sire, mon bon seigneur, — votre sœur ne veut pas aller plus loin.
Oh ! elle le doit. — Elle verra dans leur réalité des exploits glorieux — qui feront merveille un jour, rien qu’en peinture.
En présence de ce drame — que la nature elle-même va composer et jouer, la conviction — doit être scellée à la fois de la vue et de l’ouïe. Il faut que vous soyez présente. — Vous êtes la récompense du vainqueur, le prix et la couronne — destinée à sacrer le mérite triomphant.
Excusez-moi. — Si j’étais là, je fermerais les yeux.
Il faut que vous soyez là. — Cette épreuve a lieu, pour ainsi dire, dans la nuit, et vous êtes — le seul astre qui puisse l’éclairer.
Je suis éteinte. — Elle ne peut être que perfide, la lumière qui les montrera — l’un à l’autre. La nuit, cette éternelle — mère de l’horreur, sur laquelle pèse la malédiction — de tant de millions de mortels, n’aurait en ce moment — qu’à jeter son noir manteau sur ces deux hommes — et à les empêcher de se retrouver, et peut-être réparerait-elle — un peu sa réputation, et ferait-elle oublier — bien des meurtres dont elle est coupable.
— Il faut que vous veniez.
En vérité, je n’irai pas.
— Mais il faut que les chevaliers allument — leur vaillance à votre regard. Sachez que de cette guerre — vous êtes le trésor, et qu’il faut que vous soyez là — pour payer le service.
Seigneur, excusez-moi. — La couronne d’un royaume peut se disputer — loin de lui.
Bien, bien, à votre guise ! — Les personnes qui resteront près de vous pourraient souhaiter leur office — à quelqu’un de leurs ennemis.
Adieu, sœur ! — Il est probable que je connaîtrai votre mari avant vous-même, — dans l’éclair d’un instant. Celui des deux que les dieux — reconnaissent pour le plus digne, je les prie — de vous l’accorder.
— Arcite a le visage doux ; mais son regard — est comme un engin de guerre braqué, ou comme une lame aiguë — dans un fourreau soyeux ; la clémence et le courage viril — se marient sur son visage. Palémon — a l’aspect très-menaçant ; son front — se creuse et semble ouvrir une tombe à ce qui l’assombrit. — Pourtant il n’est pas toujours ainsi, mais il se modifie suivant — la nature de ses pensées ; longtemps son regard — s’arrêtera sur son objet. La mélancolie — lui sied aussi noblement que l’enjouement à Arcite ; — mais la tristesse de Palémon est une sorte de joie — tempérée, comme si la gaîté le rendait triste — et la tristesse gai. Ces humeurs sombres qui — s’attachent si fâcheusement à d’autres, en lui — demeurent gracieuses.
— Écoutez comme ces éperons de la vaillance excitent — les princes à l’épreuve ! Arcite peut m’obtenir ; — et pourtant Palémon peut blesser Arcite jusqu’à — déparer son visage. Oh ! quels regrets — seraient suffisants pour un pareil désastre !… Si j’étais là, — je pourrais être nuisible ; car ils détourneraient leurs regards — de mon côté, et dans ce mouvement ils pourraient — manquer une parade ou omettre une attaque — réclamée par le moment même ; il vaut beaucoup mieux — que je ne sois pas là. Oh ! mieux vaudrait n’être jamais née — qu’être la cause d’un pareil malheur.
Qui à l’avantage ?
On acclame Palémon.
— Il a donc vaincu. Cela était probable : — sa mine respirait le triomphe et le succès, et il est — sans aucun doute le premier des hommes… Je t’en prie, cours — et rapporte-moi ce qui se passe.
Toujours Palémon !
— Cours et informe-toi.
Tu as donc perdu, mon pauvre serviteur ! — J’ai constamment porté ton portrait à ma droite, — celui de Palémon à gauche. Pourquoi ? Je ne sais pas ; — je n’avais pas de but en les plaçant ainsi ; c’est le hasard qui l’a voulu. — Du côté gauche est le cœur : Palémon — avait la meilleure chance.
Cette explosion de clameurs — est assurément la fin du combat.
— On dit que Palémon avait acculé Arcite — à un pouce de la colonne, et le cri — général était : « Vive Palémon ! » Mais aussitôt, — les seconds d’Arcite l’ont bravement dégagé, et les deux hardis jouteurs sont en ce moment — aux prises.
S’ils pouvaient tous deux se métamorphoser — en un seul !… Oh ! pourquoi ? Il n’y aurait pas une femme — digne d’un homme ainsi composé ! Leur mérite respectif, la noblesse spéciale à chacun d’eux donne déjà — le désavantage de l’infériorité et de l’insuffisance — à toute femme existante.
Nouvelle ovation ! — Est-ce toujours Palémon ?
Non, maintenant on acclame Arcite.
— Je t’en prie, fais attention aux cris. — Tiens les deux oreilles aux écoutes.
On crie : — Arcite ! Victoire ! Écoutez ! Arcite ! Victoire ! — L’achèvement du combat est proclamé — par les instruments à vent.
Les moins clairvoyants voyaient — qu’Arcite n’était pas un enfant. Dieu du ciel ! l’éclat, — la splendeur même de la vaillance rayonnait à travers lui ! Elle ne pouvait — pas plus se dissimuler en lui que le feu ne peut se cacher dans la flamme, — que l’humble rive ne peut chercher chicane aux flots — que l’ouragan force à se déchaîner. Je croyais bien — qu’il arriverait malheur au bon Palémon, mais je ne savais pas — pourquoi je croyais cela. Notre raisonnement n’est pas prophète, — tandis que notre fantaisie l’est souvent. Les voici qui arrivent… — Hélas ! pauvre Palémon !
— Là ! voici notre sœur qui attend — frémissante et inquiète. Charmante Émilie, — les cieux, par leur divin arbitrage, — vous ont donné ce chevalier. Jamais plus brave que lui — ne frappa sur un cimier. Donnez-moi vos mains. — Recevez-la, vous ; et vous, recevez-le. Soyez fiancés par un amour — qui croîtra à mesure que vous vieillirez.
Émilie, — pour vous acquérir, j’ai perdu ce qui m’était le plus cher — après vous, mon trésor ; et pourtant je vous obtiens à vil prix, — si je vous estime à votre valeur.
Oh ! sœur aimée, — il parle d’un des plus braves chevaliers qui aient jamais — éperonné un noble destrier ; assurément les dieux — ont voulu qu’il mourût célibataire, de peur que sa race — ne parut au monde trop divine. Sa conduite — m’a tellement charmé qu’il m’a semblé qu’Arcite n’était — auprès de lui qu’une masse de plomb. Si je puis justement faire — de toutes ses qualités un si complet éloge, votre Arcite — n’y perd rien ; car l’homme qui s’est montré si grand — a pourtant trouvé son supérieur. J’ai entendu — deux Philomèles émules rebattre les oreilles de la nuit — de leurs chants rivaux ; tantôt l’une dominait, — tantôt l’autre ; puis la première reprenait le dessus — pour être à son tour dépassée, en sorte que l’ouïe — ne pouvait être juge entre les deux. Longtemps — il en a été de même entre ces cousins, et c’est à grand’peine qu’enfin les cieux — ont fait de l’un d’eux le vainqueur.
Portez avec joie — la couronne que vous avez gagnée. Quant aux vaincus, — appliquez-leur immédiatement notre sentence, car je sais — que la vie leur est à charge ; que l’arrêt soit exécuté ici ; — cette scène n’est pas faite pour nos regards. Partons donc, — joyeux, avec quelque tristesse ! Prenez à votre bras votre conquête, — je sais que vous ne voudriez pas la perdre… Hippolyte, — je vois vos yeux concevoir une larme, — dont ils vont être délivrés.
Est-ce là un triomphe ? — Ô puissances célestes, où est votre miséricorde ? — Si vos volontés n’avaient pas décidé qu’il en doit être ainsi — et ne me commandaient pas de vivre pour consoler cet ami esseulé, — ce misérable prince qui vient de rejeter — loin de lui une vie plus précieuse que toutes les femmes, — je devrais, et je voudrais mourir.
Ô malheur infini ! — Ces quatre beaux yeux ne devaient-ils se fixer sur un seul objet — que pour qu’il y en eût deux d’aveuglés !
Il en doit être ainsi.
— Il y a bien des hommes vivants qui ont survécu — à l’amour de leurs contemporains ; bien des pères — en sont là au milieu de leurs enfants. Nous trouvons — quelque consolation dans cette réflexion. Nous expirons, nous, — mais non sans la pitié des hommes ; ils souhaiteraient de tout cœur — que la vie nous fût laissée ; nous prévenons — la misère révulsive de la vieillesse, nous esquivons — la goutte et les cathares qui, dans les derniers jours, s’attachent — aux traînards grisonnants ; nous allons vers les dieux, — jeunes, droits, sans trébucher sous le poids — de maints vieux crimes ; assurément les dieux — nous admettront d’autant plus volontiers à goûter avec eux le nectar, — que nous sommes des âmes plus pures. Mes chers parents, — vous dont l’existence est ainsi sacrifiée pour cet unique espoir, — vous ne l’aurez certes pas vendue assez cher.
Quelle fin pourrait être — plus satisfaisante ? Les vainqueurs — ont sur nous la supériorité de la fortune, faveur aussi incertaine — que la mort pour nous est sûre. Ils ne l’emportent pas sur nous — d’un atome d’honneur.
Disons-nous adieu ; — et insultons par notre résignation à la fortune vacillante — qui chancelle à sa plus ferme allure.
Allons, qui commence ?
— Celui-là même qui vous a conduits à ce banquet, doit — y goûter avant vous tous.
Ah ! ah ! mon ami, mon ami, — votre charmante fille m’a donné un jour la liberté ; — vous allez me la voir perdre pour toujours… Comment va-t-elle, je vous prie ? — J’ai ouï dire qu’elle n’était pas bien ; la nature de son mal — m’a fait de la peine.
Monsieur, elle est parfaitement rétablie, — et elle va se marier bientôt.
Par ma courte existence, — j’en suis on ne peut plus aise. Ce sera le dernier bonheur — dont je me serai réjoui ; je t’en prie, dis-lui cela ; — recommande-moi à elle, et, pour arrondir sa dot, — offre-lui ceci.
— Ah ! donnons tous !
Est-ce une vierge ?
Vraiment, je le crois ; — une bien bonne créature, qui m’a rendu des services — que je ne puis payer ni apprécier à leur valeur.
— Faites-lui nos compliments.
Que les dieux vous récompensent tous, — et la rendent reconnaissante !
Adieu ! et puisse ma vie être maintenant aussi courte — que ce salut suprême !
— Ouvrez la marche, courageux cousin.
Nous vous suivrons avec joie.
Vite !… Sauvez-les !… Arrêtez !
Arrêtez, arrêtez ! Oh ! arrêtez, arrêtez, arrêtez !
— Arrêtez ! holà ! maudite soit votre précipitation, — si vous avez si vite fait votre besogne !… Noble Palémon, — les dieux vont manifester leur gloire dans l’existence nouvelle — que vous êtes appelé à mener.
Cela peut-il être, quand — j’ai dit que Vénus m’avait trahi ? Que se passe-t-il ?
— Relevez-vous, noble sire, et prêtez l’oreille à des nouvelles — qui sont bien profondément douces et amères !
Qu’est-ce donc — qui nous a réveillés de notre songe ?
Écoutez donc ! Votre cousin — montait le cheval qu’Émilie — lui avait donné naguère, un cheval noir, n’ayant pas — un poil blanc ; singularité qui, prétend-on, — diminue son prix et qui l’empêcherait, — malgré son excellence, d’être acheté par bien des gens, en raison d’une superstition — fort répandue ici. Ainsi chevauchait Arcite, — trottant sur les pavés d’Athènes, que les paturons de la bête — semblaient compter plutôt que fouler ; car ce cheval — ferait un mille d’un bond, pour peu qu’il plût à son cavalier — de le stimuler. Comme il allait ainsi comptant — les dalles de pierre, dansant pour ainsi dire sur la musique — que faisaient ses sabots (c’est du fer, dit-on, — que la musique tire son origine), un caillou perfide, — froid comme le vieux Saturne et, comme lui, recelant — un feu funeste, lança une étincelle — ou je ne sais quel brusque et fatal éclair. Le cheval, ardent comme la flamme, — prit ombrage et s’abandonna à tout l’emportement — que ses forces donnaient à son instinct ; il bondit, il se cabre, — il oublie la règle d’école à laquelle il a été dressé, — lui si facile à manier ; il geint comme un porc, — sous l’éperon aigu qui l’exaspère — sans le faire obéir, et emploie toutes les vilaines ruses — d’une rosse furieuse et violente pour désarçonner — son cavalier qui le domine bravement. Tout est inutile, — le mors ne voulant pas se briser, ni la sangle se rompre ; les plus brusques soubresauts — n’ont pas déraciné le cavalier qui — l’étreint, toujours entre ses genoux ; alors sur ses sabots de derrière — il se dresse tout debout, de telle sorte que les jambes d’Arcite, plus hautes que sa tête, — semblaient suspendues par un art étrange. La couronne du vainqueur — lui tombe alors de la tête, et immédiatement — l’animal se renverse en arrière, s’affaissant — de tout son poids sur le cavalier. Pourtant Arcite vit encore, — mais il est comme le vaisseau qui ne flotte que pour être englouti — par la prochaine lame. Il désire beaucoup échanger avec vous quelques mots. Tenez, le voici !
— Ô misérable fin de notre alliance ! — Les dieux sont puissant !… Arcite, si ton cœur, — ton noble et vaillant cœur n’est pas encore brisé, — donne-moi tes dernières paroles ! Je suis Palémon, — Palémon qui t’aime encore à ton agonie.
Prends Émilie — et avec elle toutes les joies du monde. Tends-moi la main ; — adieu ! J’ai compté ma dernière heure. J’ai été infidèle, — mais jamais traître. Pardonne-moi, cousin ! — Un baiser de la belle Émilie !
C’est fait. — Prends-la, je meurs.
Que ta belle âme aille vers l’Élysée !
— Je vais fermer tes yeux, prince ; que les âmes bienheureuses soient avec toi ! — Tu fus un homme accompli ; et, tant que je vivrai, — je consacrerai ce jour à te pleurer.
Et moi à t’honorer.
— C’est en ces lieux que vous avez combattu pour la première fois ; c’est ici même — que je vous ai séparés. Rendons grâces — aux dieux de ce que vous vivez.
— Il a joué son rôle, et, bien que trop court, — il l’a bien rempli. Votre existence est prolongée, et — la rosée des bénédictions du ciel vous inonde. — La puissante Vénus a rehaussé son autel, — en vous donnant celle que vous aimez. Mars, notre maître, — a justifié son oracle en accordant à Arcite — les honneurs de la lutte. Ainsi les divinités — ont manifesté leur stricte justice… Emportez ce corps d’ici !
Ô cousin ! — Pourquoi faut-il que nous ayons des sympathies qui nous coûtent — le sacrifice de nos sympathies ? Pourquoi faut-il que le prix — d’une affection chère soit la perte d’une chère affection ?
Jamais la fortune — n’a joué un jeu plus subtil. Le vaincu triomphe ; — le vainqueur est le sacrifié ; pourtant dans cet événement — les dieux ont été souverainement équitables. Palémon, — votre cousin a avoué que vous aviez tous les titres — à l’amour de cette dame ; car vous l’aviez vue le premier, et — vous aviez dès lors proclamé votre passion. Il vous l’a restituée, — comme un bijou volé, en souhaitant que votre conscience — le renvoie d’ici amnistié. Les dieux retirent — la justice de mes mains, et se font eux-mêmes — les exécuteurs… Emmenez votre dame, — et éloignez de cette scène de mort vos partisans — que j’adopte pour mes amis ! Manifestons de la tristesse — un jour ou deux, et faisons honneur — aux funérailles d’Arcite ! Puis — nous reprendrons nos visages de noces, — et nous sourirons avec Palémon. Il y a une heure, une heure à peine, — j’étais aussi affligé pour Palémon — que joyeux pour Arcite ; et maintenant je suis aussi joyeux pour Palémon — qu’afflige pour Arcite. Ô célestes charmeurs, — que faites-vous de nous ? Après un échec, — nous nous prenons à rire ; après un succès, à pleurer ; et toujours — nous sommes des enfants de façon ou d’autre. Soyons reconnaissants — de ce qui est, et abandonnons à votre arbitrage — ce qui est au-dessus de nos discussions ! Partons, — et conformons-nous aux circonstances.
ÉPILOGUE.
— Je voudrais maintenant vous demander comment vous trouvez la pièce. — Mais, ainsi qu’un écolier qui ne sait que dire, — j’ai une cruelle frayeur. De grâce pourtant, demeurez une minute, — que je vous regarde ! Personne ne sourit ? — Alors ça va mal, je le vois. Que celui qui — a aimé une belle jeune fille, montre son visage !… — (Il serait étrange que nul ici ne fût dans ce cas…) Et, s’il veut agir — contre sa conscience, qu’il siffle et ruine — notre marché !… C’est en vain, je le vois, qu’on essayerait de vous retenir. — Eh bien, tant pis ! à votre guise !… Que dites-vous maintenant ?… — Ah ! ne vous méprenez pas sur ma pensée, je ne suis pas un insolent. — Nous n’avons nulle raison d’être outrecuidants. Si le conte que nous vous avons conté, — (car ce n’est qu’un conte), vous satisfait aucunement, — (comme il vous est présenté dans cette honnête intention), — nous avons atteint notre but ; et avant peu nous vous en conterons, — j’ose le dire, de meilleurs encore pour prolonger — vos vieilles sympathies pour nous. Nous et tout notre zèle — nous restons à votre service. Messieurs, bonne nuit !
↑(13) C’est la jalousie de Junon, on se le rappelle, qui provoqua la guerre de Troie.
↑(14) La situation de Palémon et d’Arcite qui, de leur prison, peuvent observer et commenter ce qui passe dans le jardin, après l’entrée d’Émilie, implique une double action qui nécessite l’emploi d’une scène secondaire. Voir au cinquième volume de cette traduction (note 58), les explications que j’ai données sur la distribution de l’ancien théâtre anglais.
↑(15) La légende de Palémon et Arcite avait été transportée sur la scène anglaise, longtemps avant l’apparition du drame signé de Shakespeare et de Fletcher. Les manuscrits de Wood nous apprennent que, « quand la reine Élisabeth visita Oxford en 1566, elle entendit un soir la première partie d’une pièce intitulée Palámon ou Palémon et Arcite, composée par M. Richard Edwards, gentleman de la chapelle royale, et jouée avec grand succès à Christ Church Hall. » Un accident arriva au commencement de la représentation ; un tréteau, chargé de monde, s’effondra, et trois personnes furent tuées — un étudiant de Mary’s-Hall, un brasseur et un cuisinier. Malgré cette catastrophe, la reine n’en fit pas moins continuer la représentation ; sa majesté manifesta même une hilarité inaccoutumée, en riant de tout cœur jusqu’à la fin de la pièce qui pourtant n’était pas comique. — Plus tard, en septembre 1594, un autre ouvrage également intitulé Palémon et Arcite fut joué quatre fois à Newington Butts par les troupes réunies du lord chambellan et du lord amiral.
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