Histoire de dix ans/Tome 4/Texte entier

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RÉVOLUTION FRANÇAISE.

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HISTOIRE DE DIX ANS.


1830-1840


IV.


TROYES–IMPRIMERIE DE CARDON.
RÉVOLUTION FRANÇAISE.

HISTOIRE
DE DIX ANS.
1830—1840.
PAR M. LOUIS BLANC.
TOME IV.
PARIS.
PAGNERRE, ÉDITEUR,
RUE DE SEINE, 14 BIS.

1843.
TABLE DES MATIÈRES.




DEPUIS le commencement de l’année 1833 JUSQU’en mars 1836


Chapitre Ier 
 page 1
La duchesse de Berri à Blaye. — Séance du 5 janvier. — Soupçons. — Duels. — Déclaration du 22 février. – M. Bugcand remplace M. Chousserie à Blaye. —M. Deneux dans la prison. – Persécutions ; espionnage. – Le roi et M. Meniere. – Voyage secret de M. de Choulot ; il pénètre dans la prison. — Retour de M. de Choulot à Paris ; son entrevue avec le roi. — Nuit du 9 mai. Voyage de Marie-Caroline à Palerme. — Situation du parti légitimiste. – La Cour de Prague. – Politique de l’Autriche. — Entrevue de Charles X et de Marie-Caroline à Léoben.
Chapitre II. 
 65
Corruption des mœurs. – La Tribune attaque la Chambre et est appelée à la barre de l’assemblée ; plaidoiries, jugement. – La fête du 21 janvier abolie. — Travaux législatifs ; organisation départementale, instruction primaire, expropriation pour cause d’utilité publique. — Troubles dans Paris ; M. Rodde sur la place de la Bourse. Coalitions d’ouvriers. Société des Droits de l’Homme ; son manifeste ; sensation produite par cette publication. — Procès des 27. — Acquittement de MM. Charles Teste et Voyer d’Argenson.
Chapitre III. 
 129
Politique extérieure. – Question d’Orient. — Progrès alarmants de la Russie. — Situation de l’empire ottoman sous Mahmoud. – Situation de l’Égypte sons Méhémet-Ali. — Impossibitité de maintenir, soit par le Sultan, soit par le Pacha, l’intégrité de l’empire ottoman. Système qu’il aurait fallu suivre après 1830. — Fautes du gouvernement français. — La Syrie conquise par Ibrahim. — Efforts de M. de Varennes pour écarter la Russie de Constantinople. — Arrivée à Constantinople de l’amiral Roussin ; sa politique. — L’ambassadeur français à Constantinople protège
Mahmoud ; le consul français à Alexandrie favorise Méhémet-Ali. – Une escadre russe entre dans le Bosphore. — Sommation hautaine adressée à Méhémet-Ali par l’amiral Roussin. — Refus de Méhémet-Ali. — Note diplomatique. — Affaire de Smyrne. — Arrangement de Kutaya. —Ibrahim évacue l’Asie-Mineure. — Départ des Russes. — Traité d’Unkiar-Skélessi ; son véritable caractère. — Le droit de visite. — La politique française à l’égard du portugal. — Lutte de don Miguel et de don Pedro. — Mort du roi d’Espagne. — Le gouvernement français reconnaît la reine d’Espagne ; pourquoi. — Discussions dans le conseil : le maréchal Soult et le roi. — Effet produit en Espagne par la nouvelle des dispositions du cabinet des Tuileries. – Coup-d’œil général sur la politique extérieure du gouvernement français en 1833.
Chapitre IV. 
 189
Expédition de Savoie. — Association de la Jeune Italie ; ses principes ; son organisation son but. — Mazzini et Ramorino. — Rapports de Mazzini avec les républicains français ; sages appréhensions de Buonarotti ; son portrait. — Entrevue de Mazzini et de Ramorino à Genève ; plan adopté. Mouvement sur la Savoie ; comment il échoue. — Influence de cet échec sur l’attitude du gouvernement français. — Une lutte terrible se prépare entre le pouvoir et le parti républicain. — Poursuites contre M. Cabet. — Mort tragique de Dulong. — Loi contre les crieurs publics ; scènes d’horreur. – Loi contre les associations ; une grande bataille se prépare. — Affaire des 25 millions. — Démission du duc de Broglie. — Intrigues secrètes. – Remaniment ministériel. – Symptômes avant-coureurs d’une révolution.
Chapitre V. 
 239
Aspect militaire de Lyon ; progrès du parti républicain dans cette ville. — Banquet de six mille couverts préparé ; la Glaneuse défendue par M. Dupont ; voyage de M. Godefroi Cavaiguac à Lyon ; formation du Comité invisible ; la Charbonnerie désorganisée ; Société du progrès ; établissement de la Société lyonnaise des Droits de l’Homme ; son développement. – Le Mutuellisme ; lutte des mutuellistes contre les fabricants ; suspension des travaux ; la ville de Lyon consternée. — Les fabricants et le pouvoir intéressés à offrir la bataille, les ouvriers et les républicains à l’ajourner. — Situation des mntuellistes à l’égard du parti républicain. — Le comité lyonnais se sent entraîné. — M. Albert part pour Paris avec une mission secrète. — Débats violents dans l’intérieur de la Société lyonnaise des Droits de l’Homme ; le comité résiste aux exagérés et l’emporte. — M. Albert à Paris ; ses rapports avec MM. Cavaiguac et Guignard, avec M. Carnier-Pagès, avec M. Cabet ; MM. Armand Carrel et Cavaignac sur le point de partir pour Lyon ; offres de Lafayette malade ; les républicains poussent les mutuellistes à la reprise des travaux. — Loi contre les associations connue à Lyon. — Protestation des ouvriers. — Formation du Comité d’ensemble. — Tout se prépare pour une lutte terrible. — Journée du 7 avril. — Le pouvoir s’attend à une insurrection, il ne fait rien pour la prévenir. — journée du 9 avril ; occupation militaire de la ville, les sections séparée les unes des autres et cherchant en vain des armes. — Combats, incendies, assassinats. — La ville de Lyon, pleine de terreur et dévastée. — Physionomie de ces affreux événements ; leur véritable caractère. — Massacres dans le faubourg de Vaise. — Suites violentes de la guerre civile. — Massacres dans la rue Transnonain à Paris. — Les vaincus et les vainqueurs. — Préliminaires du monstrueux procès d’avril. — Conclusion.
Chapitre VI. 
 309
Situation de l’ambassade française à Saint-Pétersbourg. — Dédain de l’empereur Nicolas pour Louis-Philippe. — Le maréchal Maison ; sa franchise militaire. — Comment il fait sa position en Russie et obtient les bonnes grâces de l’empereur. — L’ambassade française à Madrid. – Portrait de M. Martinez de la Rosa ; il succède à M. Zéa Bermudez, son système. — Pourquoi il se déclare contre don Miguel. — Origine et véritable caractère du traité de la quadruple alliance. — La négociation. s’entame et se poursuit en dehors de M. de Taileyrand, qui n’en est informé qu’au dernier moment et par hasard. — Articles supplémentaires. – Erreur singulière de l’opinion sur la signification du traité de la quadruple alliance, sur sa portée, sur son auteur ; nouvelle preuve de l’infériorité diplomatique de M. de Talleyrand.
Chapitre VII. 
 323
Élections du mois de juin 1834. — Secrètes dissidences dans le Cabinet. — Lutte entre M. le maréchal Soult et M. Guizot. — Divisions dans le Conseil au sujet de M. Deeazes et du duc de Bassano. — M. Thiers abandonne le maréchal Soult. — Le roi, M.Guizot et M. Tbiers au château d’Eu ; le roi consent à la retraite du maréchal Soult et à son remplacement par le maréchal Gérard. — M. de Sémonville sacrifié au duc de Decazes. — Débats dans le Conseil sur la question de l’amnistie. — Dissidence entre M. Thiers et le maréchal Gérard. — Le Conseil se prononce contre l’amnistie ; pourquoi. — Retraite du maréchal Gérard. — Crise ministérielle ; intrigues diverses. — Combinaison projetée par M. Thiers. — Le roi la repousse, en haine de M. de Broglie. — Dissolution du Cabinet. — Scènes étranges qui en sont la suite. – Ministère des trois jours. – De quelle manière il tombe ; jugement qu’en porte le roi. — Le ministère précédent revit sous la présidence du maréchal Mortier. — Interpellations à la Chambre. – Ordre du jour motivé.
Chapitre VIII. 
 345
Essai de terrorisme monarchique. — État des prisons. — Scènes de violence. — Procès d’Armand Carret devant la Chambre des pairs.
Chapitre IX. 
 363
Le ministère du 11 octobre sourdement miné ; intrigues de Cour. — Signification de la brochure Rœderer. — Politique de M. Duvergier de Hanranne et de ses amis ; vices de cette politique. — Secrètes menées pour l'établissement du gouvernement personnel. — Embarras ministériels. — Le parti parlementaire pousse M. de Broglie à la présidence ; résistance de M. Thiers. — Reconstitution du ministère du 11 octobre sous la présidence de M. de Broglie. — Désappointement de la Cour. — Le traité des 25 millions remis sur le tapis. — Message insolent du président Jackson. — M. Serrurier est rappelé. — Dépêches ministérielles combattues, par une mission secrète. — Attitude du Congrès américain. — Débats relatifs au traité. — Il est voté par les deux Chambres.
Chapitre X. 
 383
Procès d’avril. — La Chambre des pairs constituée en Cour de justice. — Congrès républicain convoqué à Paris. — Luttes intellectuelles dans l’intérieur des prisons. — Réunions des défenseurs ; leur physionomie. — Visite à M. Pasqnier. — Droit de libre défense violé ; protestation du barreau de Paris et de la plupart des barreaux de France. — Sympathies qu’excitent les détenus. — Dissidence entre ceux de Paris et ceux de Lyon. — Entrevue à Sainte-Pélagie des deux comités de défense ; ses résultats. — Vifs débats entre la majorité des défenseurs et M. Jules Favre. — MM. Jules Favre, Michel (de Bourges) et Dupont. — Ouverture des débats devant la Cour des pairs. — Protestations des accuses ; scènes étranges. — Le jugement sur pièces proposé. — Lettre des défenseurs. — La Chambre engagée dans la lutte ; MM. de Cormeuin et Audry de Puyraveau incriminés. — Portrait de M de Cormenin. — Débats parlementaires. — M. Audry de Puyraveau livré à la Cour des pairs par la Chambre élective ; son attitude. — Division dans le camp des défenseurs ; MM. Dupent et Armand Carrel. — Procès des défenseurs ; son caractère ; incidents ; discours de MM. Trélat et Michel ( de Bourges ) condamnations. – La Cour des pairs s’abandonnant à toutes les conséquences de l’arbitraire arrêt de disjonction ; évasion des prisonniers de Sainte-Pélagie. — Continuation du procès des accusés d’avril. — Révélations poignantes. — Plaidoirie de M. Jules Favre. — Condamnation des accusés de diverses catégories. — Le parti républicain.
Chapitre XI. 
 457
Première demande d’intervention de la part de l’Espagne. — Politique extérieure de M. Thiers ; en quoi elle diffère de celle du roi. — Secrètes dissidences ; lutte entre le roi et M. Thiers. — Le roi défini par M. Thiers. — Scepticisme politique de M. Guizot. — L’Angleterre consultée au sujet de l’intervention. — Attitude de l’ambassade anglaise à Madrid. — La demande d’intervention est repoussée. — Complots à l’intérieur. — Bruits sinistres. — Attentat du 28 juillet. — Sang-froid de Louis-Philippe. — Arrestation de l’assassin ; machine infernale. — Impression produite par l’attentat. — Physionomie du Château. — Indigne arrestation d’Armand Carrel. — Exploitation de l’attentat par les ministres. — Funérailles. — Discours de l’archevêque de Paris au roi. — Lois de septembre.
Chapitre XII. 
 483
Intrigues de Cour. — Le ministère du 11 octobre sourdement miné. — On excite l’ambition de M. Thiers. — Mot de M. de Talleyrand sur M. Thiers. — Mme de Diuo et Mme de Liéven. — M. Thiers insensiblement détaché de ses collègues. — Le Cabinet divisé, au moyen de M. Humann. – Honteuses menées. — Véritable motif de la proposition relative à la réduction de la dette publique. — M, Thiers s’irrite contre M. Gnizot. — Moyens employés pour les séparer à jamais l’un de l’autre. — Propos blessants tenus par les amis de M. de Broglie. — M. Thiers, mis an défi, se décide a rompre ouvertement avec ses collègues et former un nouveau cabinet. — Gravité de cette résolution. — Le ministère du 11 octobre dissous, le gouvernement personnel est fondé. — Conclusion.
Documents historiques. 
 497
Consultation sur la santé de la duchesse de Berri. — Rapport sur la salubrité de la citadelle de Blaye. — Rapport sur la santé de la duchesse de Berri. — Procès-verbal de l’accouchement de la duchesse de Berri. — Traté d’Unkjar-Skélessi. – Traité concernant le droit de visite. — Règlement du Mutuellisme. — Traité de la Quadruple Alliance. — Arrêt de mise en accusation des accusés d’avril. — Liste des pairs qui ont vote la mise en accusation. – Liste des défenseurs choisis par les accusés d’avril. — Liste des pairs qui répondent à l’appel ; liste des pairs qui ne répondent pas. — Liste des accusés. — Lettre des défenseurs aux accusés d’avril. —Arrêt du 15 juillet 1835.
CHAPITRE PREMIER.


La duchesse de Berri à Blaye. — Séance du 5 janvier. — Soupçons. — Duels. — Déclaration du 22 février. – M. Bugcand remplace M. Chousserie à Blaye. —M. Deneux dans la prison. – Persécutions ; espionnage. – Le roi et M. Meniere. – Voyage secret de M. de Choulot ; il pénètre dans la prison. — Retour de M. de Choulot à Paris ; son entrevue avec le roi. — Nuit du 9 mai. Voyage de Marie-Caroline à Palerme. — Situation du parti légitimiste. – La Cour de Prague. – Politique de l’Autriche. — Entrevue de Charles X et de Marie-Caroline à Léoben.


La citadelle de Blaye s’élève sur la rive droite de la Gironde et domine une ville d’un aspect misérable et morne. Quelques rues formées par des casernes, une place d’armes, des magasins pour l’artillerie et le génie, voilà de quoi se compose l’intérieur de cette citadelle. Le sommet en est couronna par un vieux château que Roland construisit, dit une légende populaire, et où son corps fut déposé après la défaite de Ronceyaux. Autour règne une terrasse qui n’a que dix ou douze pieds de large et qui est de niveau avec le mur de revêtement. Du haut de cette espèce de parapet, sablé dans la plus grande partie de son étendue et coupé de distance en distance par des embrasures qu’on passe sur des planches, le regard domine un immense horizon. A l’ouest, c’est le fleuve qui a dans cet endroit la majesté mélancolique de la mer ; du nord à l’est et au sud, ce sont des coteaux couverts de vignes, de maisons de plaisance, de moulins, de fabriques. Le séjour de la citadelle est froid ; les brises y sont dangereuses les phthisiques y meurent vite.

Ce fut là que le gouvernement fit conduire la duchesse de Berri ; et toutes les mesures furent prises pour l’y retenir long-temps prisonnière. La place fut armée comme si l’ennemi eût campé aux portes. Les canons, montés sur leurs affûts et braqués, étaient munis de tout le matériel que réclamait leur service. Les portes Dauphine et Royale, les seules qui existent, furent rendues inabordables et non loin de la citadelle, la corvette la Capricieuse vint jeter l’ancre dans les eaux de la Gironde, et former avec deux péniches une ligne de défense du côté du fleuve. Partout des factionnaires vigilants, partout le bruit et l’appareil des armes. La garnison, composée de plus de neuf cents hommes, fut consignée, et le service se fit aussi sévèrement que dans une ville assiégée. Le matin, à six heures, un coup de canon, tiré de la citadelle et répété par la corvette, commandait l’ouverture des portes ; puis, les tambours battaient la diane, et d’intervalle en intervalle divers roulements se lisaient entendre, annonçant, les devoirs de la vie militaire. Le soir, à six heures, un autre coup de canon retentissait, et l’on fermait les portes jusqu’au lendemain. La maison où la princesse était détenue fut entourée d’une double rangée de palissades, hautes de dix ou douze pieds ; on grilla les conduits des cheminées ; les croisées des appartements furent garnies de forts barreaux de fer, et la princesse ainsi que ses compagnons volontaires de captivité reçurent la défense, l’heure de la retraite une fois passée, de venir, à travers ces barreaux, respirer l’air du soir.

Ainsi soumise à une contrainte que la vivacité de son esprit lui rendait plus dure encore, et précipitée dans une prison où elle n’avait même plus les amers plaisirs de l’incertitude et les distractions de la lutte, Marie-Caroline sentit que son courage était moindre que son malheur. Son isolement, le visage composé de ses gardiens, l’aspect de la guerre autour de sa demeure nouvelle, les clameurs du soldat tour-à-tour joyeuses et menaçantes, et dans le silence de la nuit le qui-vive inquiet des sentinelles, tout cela la remplissait de trouble : sa captivité bientôt l’accabla.

Pour en partager les rigueurs, M. de Mesnard et Mlle Stylite de Kersabiec s’étaient d’abord présentés ; mais réclamés presqu’aussitôt après par les tribunaux de Montbrison et de Nantes, ils durent laisser à M. de Brissac et à Mme d’Hautefort l’héritage de leur dévoûment. Quoiqu’estimés par la princesse, M. de Brissac et Mme d’Hautefort avaient une trop faible part dans sa confiance pour qu’elle s’ouvrît à eux de ses résolutions les plus graves ; ils n’eurent point par conséquent à la guider par leurs conseils, mais ils contribuèrent à calmer son cœur.

Ses souffrances, toutefois, ne furent pas sans adoucissement, au moins dans les premiers jours. Le colonel Chousserie avait une âme généreuse : il sut tempérer par sa courtoisie ce que l’accomplissement de son devoir présentait de rigoureux. D’ailleurs, on ignorait encore jusqu’à quel point la mère du duc de Bordeaux s’était rendue coupable, et elle recevait dans sa prison les preuves les plus consolantes de fidélité. De Genève, M. de Chateaubriand lui écrivit :

_______« Madame,

Vous me trouverez bien téméraire de venir vous importuner dans un pareil moment pour vous supplier de m’accorder une grâce, dernière ambition de ma vie : je désirerais ardemment être choisi par vous au nombre de vos défenseurs. Je n’ai aucun titre personnel à la haute faveur que je sollicite auprès de vos grandeurs nouvelles ; mais j’ose la demander en mémoire d’un prince dont vous daignâtes me nommer l’historien je l’espère encore comme le prix du sang de ma famille. Mon frère eut la gloire de mourir avec son illustre aïeul, M. de Malesherbes, défenseur de Louis XVI, le même jour, à la même heure, pour la même cause et sur le même échafaud.

Chateaubriand. » ______

Avant de quitter Nantes, et peu de temps après son arrestation, la duchesse de Berri avait déjà reçu d’autres témoignages de dévoûment, plus obscurs sans doute, mais non moins émouvants. Les demoiselles Duguigny ayant demandé la grâce de passer une journée auprès de celle qui avait eu un asile dans leur maison, Charlotte Moreau joignit à leur lettre les lignes suivantes : « Si madame n’en trouve pas indigne une pauvre femme de chambre qui l’a servie de tout son cœur, je sollicite la même grâce que mes maîtresses. »

Mais le moment approchait où tout allait manquer à la duchesse de Berri, même la fidélité de ses partisans les plus fanatiques. Et cet abandon fut mérité : car il suivit la divulgation d’un secret terrible, divulgation dont le scandale ne fut pas une trop sévère expiation de l’attentat que la duchesse de Berri avait commis, lorsque, faisant du peuple son patrimoine, elle était venue déchaîner sur la France la guerre civile.

Cependant, la joie régnait à la Cour. On paraissait y avoir oublié que la duchesse de Berri était la nièce de la reine, et qu’au temps de sa prospérité, la mère du duc de Bordeaux avait toujours prodigué aux enfants de Louis-Philippe les marques de la plus tendre affection. Mais les liens du sang sont bien fragiles pour qui gagne à les rompre tout ce que promet à l’orgueil de l’homme l’exercice de l’autorité souveraine : les d’Orléans allèrent à l’Opéra le soir du jour où ils avaient appris l’arrestation de leur parente.

Toutefois, cette satisfaction qu’on déguisait avec si peu de soin était empoisonnée par un vif sentiment d’inquiétude. Car le parti révolutionnaire réclamait avec ardeur la mise en jugement de la captive. Or, qu’elle fut acquittée, Louis-Philippe était signalé aux peuples comme un usurpateur ; qu’elle fut frappée, au contraire, d’une peine proportionnée à la gravité de son attentat, Louis-Philippe était placé dans l’alternative où d’annuler despotiquement la condamnation, ou d’attirer sur lui, en la respectant, l’immortelle malédiction de toutes les têtes couronnées. Plus sûr de sa légitimité, le gouvernement n’aurait point redouté la première de ces chances plus indépendant à l’égard des rois, il n’aurait point redouté la seconde. Mais comme il n’osait ni appuyer son droit sur la volonté du peuple, ni secouer le patronage des grandes Cours, tout lui faisait ombrage, tout lui était obstacle ; une défaite l’eût anéanti : sa victoire l’embarrassait.

L’embarras était grand, surtout, pour M. Thiers, plus particulièrement responsable des suites. Il avait certainement déployé, dans l’arrestation de la princesse, une résolution extraordinaire[1], et rien ne lui avait coûté, jusque-là qu’il était devenu l’instigateur d’un fourbe dont il épuisa la bassesse. Mais faire courir à sa prisonnière les risques d’une condamnation capitale, il n’y aurait jamais consenti. Déjà, et avant que la duchesse de Berri eût été arrêtée, Deutz ayant écrit de Nantes : « Voulez vous que je vous livre M. de Bourmont ? » M. Thiers avait repoussé cette offre honteuse, pour éviter au gouvernement le souci de faite fusiller un maréchal de France[2].

Il fallait se décider, pourtant. Car le sang versé dans l’Ouest criait vengeance, des clameurs redoutables s’élevaient du sein des familles que la guerre civile avait plongées dans le deuil, et les vainqueurs du mois de juillet, les libéraux sincères, les républicains, demandaient avec emportement qu’un grand exemple fût donné et que justice fût faite. Or, les légitimistes, de leur côté, disaient retentir partout les éclats d’un enthousiasme monarchique qui servait à masquer leur abattement. La Gazette de France et la Quotidienne publiaient, chaque jour, et des adresses pour glorifier le courage de la mère de Henri V, et des protestations contre le guet-a-pens dont elle avait été victime ; un grand nombre de gentilshommes firent connaître le projet qu’ils avaient formé de lui faire par souscription une liste civile ; enfin, M. de Chateaubriand, dans une brochure devenue célèbre, osa s’écrier : « Madame, votre fils est mon roi. » Ces mots volèrent bientôt de bouche en bouche, dans le partit royaliste, et des centaines de jeunes gens, fils de nobles, traversèrent processionnellement Paris pour aller féliciter l’écrivain. Depuis quelque temps, les pétitions relatives à la duchesse de Berri affluaient à la Chambre. Les ministres y furent appelés, le 5 janvier, pour rendre compte de leurs desseins. L’assemblée était pleine de mouvement et de passions. Ici, l’on accusait les ministres d’avoir nourri le criminel espoir de désarmer la justice du pays ; là, on leur contestait le droit de punir, corollaire du droit de régner. M. Sapey avait été chargé de faire un rapport sur les pétitions : il conclut à laisser les ministres prendre, à l’égard de la prisonnière, les mesures qu’ils jugeraient les meilleures, sauf à en répondre devant les Chambres et devant le pays.

Pour appuyer ces conclusions, M. de Broglie paraît à la tribune. Il soutient que la famille des Bourbons aînés se trouve naturellement placée en dehors du droit commun ; que le gouvernement n’a d’autres règles-à suivre, contre la duchesse de Berri, que les lois de la guerre ; qu’on doit se borner à détenir cette princesse comme on détient un prisonnier dont il faut enchaîner la haine, ou un fou dont la liberté serait dangereuse ; que la raison d’état l’exige ; que la tranquillité des citoyens est à ce prix ; que le principe de l’égalité devant la loi n’est pas applicable dans la circonstance, la duchesse de Berri n’étant pas française par origine et ne l’étant plus par alliance. À ces mots, des exclamations violentes s’élèvent des bancs de la droite. M. de Broglie continue. « Après tout, s’écrie-t-il, ce principe, quelque tutélaire qu’il soit, n’est pas plus sacré que tant d’autres que vous avez fait fléchir. Est-il plus sacré que celui de l’irresponsabilité royale qui a fléchi pourtant lorsque vous avez déposé Charles X ? » Passant ensuite aux désordres qu’on affrontait en faisant comparaître la duchesse de Berri devant des juges désignés par le hasard : « Croyez-vous, ajoute-t-il, que ce sera assez de toutes les forces dont le gouvernement dispose, pour protéger, selon le vent qui soufflera, tantôt la tête des juges, tantôt celle des accusés ? Vous avez vu le jugement des ministres, vous avez vu pendant dix jours la ville de Paris tout entière sous les armes, la capitale du royaume dans l’attitude et l’anxiété d’une ville de guerre qui a subi un assaut ? eh bien, vous n’avez rien vu. Vous avez vu les troubles du mois de juin ? eh bien, vous n’avez rien vu. »

Plusieurs orateurs de la gauche se présentent pour répondre à M. de Broglie. M. de Ludre annonce qu’il votera le renvoi des pétitions au garde-des-sceaux avec cette clause : « Pour faire exécuter les lois du royaume. » M. de Bricqueville rappelle que, lors de sa proposition relative au bannissement de la branche aînée, le gouvernement déclarait le code pénal applicable à ceux des membres de la famille déchue qui tenteraient la guerre civile ; et il s’étonne qu’on mette aujourd’hui à sortir du droit commun l’empressement qu’à une époque encore si récente on mettait à y rester. « On parle, s’écrie M. Cabet, du péril qu’il y aurait à soumettre la duchesse de Berri à la juridiction ordinaire : le gouvernement est-il donc si mal affermi qu’il ne puisse subir une pareille épreuve ? »

Alors, et pour mieux combattra là dynastie dont ils étaient les serviteurs aveugles, M. Berryer se rangea résolument dû parti des ministres. Comme eux, il reconnut que traîner là duchesse de Berri devant des juges serait une faute et un danger ; comme eut, il affirma quelle vivait dans une sphère où ne pouvait l’atteindre le glaive de la loi commune. Au point dé vue monarchique, la mère d’un roi légitimé n’étant liée par aucun devoir de soumission nécessaire à un prince que l’insurrection seule avait couronné, la duchesse de Berri s’était mise, à l’égard de Louis-Philippe, non pas en état de révolte, mais en état de guerre, il y avait à statuer sur une défaite, non sur un délit, question de politique, n’en de justice ; et c’était conséquemment au pouvoir exécutif à voir ce qu’en une telle occurrence il lui était permis d’oser.

M. Thiers comprit la portée fatale de cette adhésion : il essaya de donner le change aux esprits. Convaincu que c’était surtout à la pusillanimité de l’assemblée qu’il fallait faire appel pour arriver au succès, il se complut à dérouler devant elle je ne sais quel tableau sinistre : les juges tremblant sur leurs siéges, les accusateurs interdits, l’accusée triomphant de l’impossibilité où seraient ses ennemis d’apporter contre elle des preuves matérielles et décisives, les passions excitées en sens divers et prêtes à s’entrechoquer, les scènes du procès des ministres se renouvelant, plus graves encore, plus épouvantables, et le gouvernement forcé, s’il faisait venir l’accusée, de Blaye à Paris, « d’échelonner sur la route 80 ou 100 mille hommes. »

Effrayée par cette évocation de vains fantômes, la Chambre abandonna aux ministres le soin de décider, sous leur responsabilité, mais selon leurs caprices, du sort de la duchesse de Berri.

Ainsi, de l’urne même où les lois prennent naissance, on faisait sortir l’arbitraire et toutes ses témérités ; la légalité, si ardemment soutenue par Casimir Périer, faisait place à la raison d’état, hypocrisie du despotisme ; les intérêts de la politique, qui changent et passent, se substituaient aux droits de la justice, qui sont éternels ; le jury, dont on avait proclamé si fastueusement la sainteté, on le dénonçait maintenant comme un pouvoir accessible aux faux ménagements, à la corruption, à la peur ; le principe de l’égalité devant la loi, inscrit dans la charte sans réserve, on le sacrifiait à un genre d’inviolabilité qu’on n’avait pas respecté lorsqu’il s’était agi de prendre une couronne, et qu’on respectait quand il n’était plus question que de venger la société offensée ; enfin, et par une contradiction monstrueuse, un gouvernement qui se disait appuyé sur les vœux de la nation se déclarait trop faible pour affronter les suites d’un procès, et paraissait craindre que ce ne fut pas assez d’une armée sur le passage d’une femme deux fois vaincue et prisonnière ! C’était du vertige.

Aussi les légitimistes furent-ils saisis de joie ; et pendant que le parti républicain s’abandonnait, contre le pouvoir, aux transports d’une sombre colère, eux, relevant la tête, ils se répandirent, sur les discours de MM. Thiers et de Broglie, en commentaires pleins de fiel et d’orgueil ; ils appelèrent la séance du 5 janvier la séance aux aveux : le parti légitimiste n’était donc pas mort, comme on l’avait tant dit et répété, puisque, pour le contenir, suivant la déclaration des ministres, il ne fallait pas moins de cent mille soldats ! Et ils adressaient à M. de Broglie des félicitations railleuses sur le service qu’il venait de rendre à la cause des bonnes doctrines, ne lui reprochant autre chose que son inconséquence, et comparant ce pouvoir, qu’on voyait vivre du passé qu’il insultait, au vautour qui vit de la proie qu’il défigure.

Le parti ministériel était engagé dans une impasse : il se défendit avec embarras ; et, comme sa confusion lui donnait les apparences de la faiblesse, l’audace de ses adversaires s’en accrut.

Tel était l’état des esprits, lorsque tout-à-coup des rumeurs étranges se répandent. Un amour mystérieux, une imprudence sans excuse, voilà ce qu’on raconte de la duchesse de Berri, et l’on parle d’un scandale inévitable. Repoussées par les légitimistes comme autant de calomnies impures, ces rumeurs sont propagées sourdement par ceux dont elles ont charmé la curiosité ou qui en recherchent l’ignoble profit. Plus volontiers que partout ailleurs, on s’en entretint au château, quoiqu’à mots couverts. Les courtisans se montraient crédules par flatterie. La reine s’étant quelquefois échappée en plaintes, moitié sévères, moitié affectueuses, sur la légèreté de sa nièce, les courtisans se plurent à leur donner, dans la circonstance, une interprétation cruelle, par cette persuasion que le roi l’aurait pour agréable. Lui, en effet, soit politique, soit Indifférence réelle, il laissait un libre cours à la licence de propos dont l’injure, pourtant, semblait devoir rejaillir sur sa famille. Et non-seulement il toléra le bruit qu’on faisait autour de lui du déshonneur présumé de sa nièce, mais il ne craignit pas de mêler à ce qu’on en disait ses propres conjectures et tous les détails piquants que lui fournissait sa mémoire sur les intrigues de l’ancienne Cour.

Les soupçons allaient grandissant : un accident survint qui était de nature à les confirmer. Dans la nuit du 16 au 17 janvier, la prisonnière avait été atteinte de vomissements ; et une dépêche télégraphique en apporta aussitôt la nouvelle aux Tuileries. La duchesse de Berri, depuis son entrée à Blaye, n’avait eu d’autre médecin que M. Gintrac ; mais c’était un homme plein de savoir et de probité, dont elle estimait le caractère et dont les soins lui étaient chers. Le gouvernement aurait donc pu s’en reposer sur M. Gintrac de la santé de Marie-Caroline, d’autant que cette princesse avait déjà refusé de recevoir le docteur Barthez, chargé auprès d’elle d’une mission médicale, tout officielle. Les ministres en décidèrent autrement. Pour mettre leur responsabilité à l’abri, et peut-être aussi pour éclaircir un mystère dont pouvait tirer parti une politique implacable, ils résolurent d’envoyer deux médecins à Blaye, en leur donnant pour instructions patentes d’examiner ce qu’avait d’inquiétant la situation de la prisonnière, et les meilleurs moyens de guérison. Les deux médecins choisis partirent dans la nuit du 21 au 22 janvier : c’étaient MM. Orfila et Auvity : En annonçant leur départ, la presse ministérielle, par une insinuation grossière, indiqua qu’ils étaient appelés à résoudre un cas de médecine légale.

L’émotion fut profonde dans le public. Quant aux légitimistes, ils affectèrent de grandes terreurs M. Auvity, sous la Restauration, avait donne des soins à Marie-Caroline, il était donc naturel que les ministres l’eussent désigné ; mais, ce qui ouvrait carrière à des suppositions sinistres, c’était le choix fait par eux de M. Orfila, habile dans l’art de découvrir les traces du poison. « Vienne une fatale nouvelle ! écrivait une feuille dévouée à la mère du duc de Bordeaux ; vienne une fatale nouvelle ! et, sur notre foi, nous jurons qu’on ne demandera pas où sont les royalistes. Une vie ne peut être payée que par une autre vie. » Au fond, rien n’était moins sincère que toutes ces craintes et toutes ces menaces. Le roi et ses ministres avaient ce que la duchesse de Berri ne mourut pas en prison, un intérêt qu’il était aussi absurde qu’injuste de méconnaîre. Et les supposer indifférents à la conservation des jours de la prisonnière, c’était les calomnier avec une maladresse gratuit. Mais telle est la logique des passions de parti : offensé dans la personne de celle qu’il avait placée sur le trône élevé par ses illusions, le parti royaliste rendait aux défenseurs de la dynastie nouvelle outrage pour outrage, et répondait à des soupçons bassement propagés par des accusations folles.

Le 24 janvier, MM. Orfila et Auvity arrivèrent à Blaye ; le 25, ils furent admis auprès de la princesse, en même temps que MM. Gintrac et Barthez ; et, le même jour, les quatre docteurs signèrent un rapport constatant les résultats de leur visite. Il y était dit que la princesse, née de parents phthisiques, présentait les symptômes du mal héréditaire ; qu’elle était sujette aux affections inflammatoires ; que, souvent, après ses promenades sur les remparts, elle avait eu à souffrir d’une petite toux sèche dont le caractère était alarmant ; que sa santé réclamait des précautions sérieuses, et qu’elle devait, notamment, s’imposer l’obligation de ne sortir que vers le milieu du jour, en recherchant les endroits abrités, surtout dans une citadelle où le froid se faisait vivement sentir et qu’avoisinait un fleuve fréquemment couvert d’épais brouillards[3].

Livrés au Moniteur, de semblables détails auraient démenti les bruits injurieux répandus depuis quelque temps, et, en montrant que le séjour de Blaye n’était pas sans danger, ils auraient forcé le gouvernement, ou à mettre la princesse en liberté, ou à lui assigner une autre prison. Il le comprit et s’empressa d’enfouir le rapport dans les archives du ministère de l’intérieur, convaincu que la duchesse de Berri était grosse, et résolu ne point perdre d’avance le bénéfice d’une révélation qui devait accabler le parti légitimiste. Et il fallait que la Cour fût bien fortement tentée par l’appât de ce honteux bénéfice ; car, plutôt que d’y renoncer, elle affronta les suites d’un accident, qui commenté par les haines de parti, éternellement injustes, pouvait devenir contre elle le texte des plus effroyables imputations. Mais ces sortes de folie sont communes à tous les pouvoirs impatients du succès. Le gouvernement n’était plus qu’un joueur désespéré : il jouait contre la chance de profiter d’un scandale, celle de rester écrasé sous le poids d’une calomnie.

Aussi vivait-il dans un état continuel d’inquiétude, interrogeant d’un œil avide chaque bulletin venu de Blaye, attentif à écarter de la prisonnière toute contrariété inutile, soigneux enfin d’une santé que l’égoïsme de sa politique lui faisait paraître doublement précieuse. Mais plus sa sollicitude était active, plus les légitimistes redoublaient contre lui de violence, affirmant que la citadelle de Blaye avait été donnée à la mère de Henri V pour prison tout à la fois et pour tombeau. Il fallait répondre à ces accusations sans cesse renouvelées ; le ministère obtint de MM. Orfila et Auvity un nouveau rapport qui, bien différent du premier, tendait à prouver la salubrité de la forteresse de Blaye[4]. Le premier rapport avait été signé par MM. Orfila Auvity, Gintrac, Barthez ; le second ne portait que les signatures de MM. Orfila et Auvity. Le premier avait été tenu dans l’ombre ; le second fut publié avec beaucoup d’empressement et d’éclat !

Mais le succès ne couronna point ces tristes supercheries d’un pouvoir qui, attaqué sans bonne ici, se défendait sans loyauté. Fier de la puissance que leur avaient supposée, dans la séance aux aveux, les déclarations insensées de MM. de Broglie et Thiers, les royalistes marchaient le front haut, plus menaçants dans leur attitude, plus arrogants par leur langage que lorsque la duchesse de Berri conduisait au combat les bandes soulevées de l’Ouest. Le Corsaire, feuille satirique appartenant à l’opinion républicaine, ayant fait un jour allusion aux doutes que caressait la malignité publique, le rédacteur, M. Eugène Briffault, fut appelé en duel par un royaliste et blessé. Une nouvelle attaque fut suivie, de la part des rédacteurs du Revenant, d’une nouvelle provocation à laquelle le Corsaire répondit, cette fois, par une énergique invocation au respect dû à la liberté d’écrire. Mais recourir contre le parti républicain à des voies d’intimidation, c’était montrer qu’on le connaissait bien peu. Composé d’hommes pleins de bravoure, de fougue et d’audace, la force de ce parti était précisément dans son ardeur à braver la mort. Il ne se vit pas plutôt menacé, qu’il éclata d’une manière terrible. Le National et la Tribune, qui n’avaient jusqu’alors parlé de la duchesse de Berri, malheureuse et captive, qu’avec une générosité chevaleresque, le National et la Tribune adressèrent aux légitimistes un défi solennel et hautain. Avec cette supériorité de dédain qui le caractérisait, Armand Carrel écrivit : « Il paraît que voilà le moment venu de prouver la fameuse alliance carlo-républicaine. Ou’à cela ne tienne : que Messieurs les cavaliers servants disent combien ils sont, qu’on se voie une fois, et qu’il n’en soit plus question : nous n’irons pas chercher les gens du juste-milieu pour nous aider. » Une déclaration du même genre parut dans la Tribune. Aussitôt les sociétés populaires, les écoles, tout s’ébranle. Les bureaux des deux feuilles républicaines sont envahis par une foule frémissante. Chacun demande à s’inscrire, chacun réclame pour lui l’honneur du premier combat. Une liste de douze noms avait été déposée par les légitimistes au National et à la Tribune, et, sur cette liste, Armand Carrel avait choisi le nom de M. Roux-Laborie. Mais, en matière de combat, les républicains n’acceptaient pas de représentant, et tous insistaient pour que la lutte eût un caractère de généralité plus conforme à la vivacité de la colère qui les animait. Ils opposèrent donc, et au National et à la Tribune, douze noms aux douze qui leur avaient été présentés, déclarant qu’ils voulaient, non pas d’un combat collectif, d’une affaire de champ-clos, ce qui eût été impraticable, mais d’un combat divisé en douze rencontres, à des heures et dans des lieux différents. Après plusieurs pourparlers et correspondances, les légitimistes refusèrent de souscrire à ces conditions.

La lettre suivante, adressée au Revenant, par MM. Godefroi Cavaignac, Marrast et Garderin, donnera une idée de cette lutte singulière où semblait revivre l’esprit du moyen-âge.

« Nous vous envoyons une première liste de douze personnes. Nous demandons, non pas douze duels simultanés, mais douze duels successifs, dans des temps et lieux dont nous conviendrons facilement. Point d’excuses, point de prétextes qui ne vous sauveraient pas d’une lâcheté, ni surtout des conséquences qu’elle entraîne. Entre votre parti et le notre, désormais la guerre est engagée par un combat. Plus de trêve, que l’un des deux n’ait fléchi devant l’autre. »

A l’âpreté de ce langage, on peut juger à quel point le parti républicain avait dû être surpris qu’on l’eût osé menacer. Parmi les royalistes, les hommes éclairés sentirent qu’une grande faute venait d’être commise, et ils employèrent tous leurs efforts à étouffer cette déplorable querelle. Par suite d’une décision prise dans une assemblée composée de leurs notabilités, les légitimistes déclarèrent qu’ils ne pouvaient consentir à généraliser le débat. Tardive sagesse, insuffisante à tout réparer ! Le 2 février, en effet, MM. Armand Carrel et Roux-Laborie se rendaient sur le terrain. Le combat eut lieu à l’épée et dura trois minutes. Déjà Carrel avait atteint deux fois son adversaire au bras ; mais, en se précipitant, il alla chercher le fer et reçut dans le bas-ventre une blessure profonde. La nouvelle s’en répandit avec la rapidité de l’éclair, et devint aussitôt le sujet de tous les entretiens. Dans les écoles, dans les journaux, à la Bourse, au théâtre, on ne parlait plus que du courage d’Armand Carrel, de son dévoûment, du danger que couraient ses jours. M. Dupin, M. de Chateaubriand lui-même, allèrent s’informer de son état. M. Thiers, dont il avait été en d’autres temps le collaborateur, envoya auprès de lui son secrétaire. On refusait de l’introduire. Qu’il entre, dit Carrel, et s’adressant au visiteur : « J’ai une grâce à demander à M. Thiers : je désire vivement que M. Roux-Laborie ne soit pas inquiété. »

Mais, ainsi qu’on devait s’y attendre, à l’intérêt qui de toutes parts se manifestait pour le magnanime écrivain, se joignait un cri de malédiction contre le pouvoir. Voilà donc, disaient les libéraux sincères, voilà le fruit des affirmations de M. Thiers et du duc de Broglie ! Que le sang versé retombe sur eux ! Sans l’importance qu’ils ont donnée follement à une femme vaincue, sans la force morale dont ils l’ont investie en la plaçant au-dessus des lois, sans le ridicule aveu qu’ils ont fait des terreurs que le parti légitimiste leur inspire, jamais ce parti n’en serait venu à déployer un tel excès de hardiesse. Et, sous le coup de ces reproches, les partisans du ministère se montraient humiliés, confondus ; car l’insulte adressée à la révolution de juillet était flagrante et ne pouvait être niée. Quant aux républicains, ils continuaient à se réunir tumultueusement ; mais la vengeance était chez eux un sentiment plein de noblesse. Dans l’emportement de leur indignation, des hommes du peuple s’étaient dirigés sur la Gazette de France, dont ils voulaient briser les presses : ils furent retenus par un républicain, M. Ferdinand Flocon, lequel harangua cette multitude furieuse et lui fit honte de sa violence. Toutefois, dans les bureaux de la Tribune, on arrêta la publication du manifeste suivant, qui eut pour effet de mettre un terme aux réunions légitimistes dont divers points de la capitale avaient été jusqu’alors le théâtre, manifeste véhément et bizarre où se révèle l’esprit de l’époque, et qui montre tout ce qu’il y avait alors d’incapacité dans le pouvoir, d’impuissance dans les lois, d’orgueil dans les partis, d’anarchie dans la situation :

« Messieurs, vous ne voulez pas qu’on parle mal de la duchesse de Berri. Vous dites que c’est une femme, une femme malheureuse et captive, une mère privée de ses enfants ; vous dites qu’on doit des égards au sexe, à la faiblesse, au malheur. Vous vous portez ses champions.

Et nous, ayant pris part à la révolution de juillet, nous vous déclarons que nous ne souffrirons plus que vous l’insultiez dans vos journaux.

Nous pensions que le soin de la défendre pouvait encore être laissé à ceux qui en ont profité. Il n’en est plus ainsi : la révolution de juillet est un principe. Les hommes qui l’ont usurpée vous permettent de l’attaquer. Eh bien ! la révolution de juillet est opprimée et persécutée chaque jour dans la personne de ceux qui l’ont faite. Elle a peuplé les prisons de ses amis et de ses représentants. Les registres des géoles sont criblés des noms des défenseurs de la liberté. Si donc vous réclamez le privilége du malheur et de l’oppression, il nous appartient autant et plus qu’à vous.

Nous, nous étions là au jour du combat, nous vous avons cherchés et nous ne vous avons pas trouvés. Et aujourd’hui vous vous montrez. Vous osez nous défendre de parler de votre dame.

Eh bien, notre dame à nous, c’est la liberté. C’est la révolution de juillet. Et nous vous défendons d’en parler en bien ou en mal.

Vous avez formé au sein de la capitale des réunions dont le but avoué était de manifester votre sympathie pour une cause que la nation repousse. La capitale, étonnée de votre audace, a vainement attendu la répression légale de tant d’effronterie. Nous vous défendons de faire de pareils rassemblements à l’avenir.

Et puisque le pouvoir vous approuve, car il vous tolère, nous vous déclarons qu’à la première occasion, aussitôt que vous aurez l’insolence d’annoncer une réunion publique de légitimistes, nous ferons ce que depuis long-temps le pouvoir aurait du faire nous vous disperserons par la force.

P. C. C. Ferdinand Flocon. » ______

Le gouvernement ne pouvait rester neutre plus long-temps il intervint par la police. Les chefs furent surveillés, on opéra quelques arrestations. MM. de Calvimont, Albert Berthier, Théodore Anne, qui devaient se battre contre MM. Marrast, d’Hervas, Achille Grégoire durent céder aux mesures prises par le pouvoir pour les en empêcher. C’eût été trop peu, néanmoins, pour arrêter le mal, si les légitimistes n’eussent reconnu qu’on les avait engagés dans une mauvaise voie. La Gazette de France, le Courrier de l’Europe, la Quotidienne, organes de la légitimité ; marquèrent hautement, au nom de leur parti, le regret de ce qui s’était passé. Armand Carrel, dont on avait cru la vie en danger, ne tarda pas à être rendu au journal qu’il dirigeait avec tant d’éclat. Enfin, les républicains revinrent, à l’égard des royalistes, à un langage moins offensant et à une contenance plus calme. Mais comme leurs ressentiments n’étaient pas encore tout-à-fait apaisés, ils signèrent en grand nombre une pétition tendant à faire juger la duchesse de Berri ; et ceux d’entre eux qui s’abstenaient depuis long-temps de porter les insignes de la révolution de 1830, que la trahison, disaient-ils, avait profanés, ceux-là mirent une sorte d’affectation à ne plus paraître en public que le ruban de juillet à la boutonnière.

Le ministère, cependant, préparait en silence les moyens de mettre à profit la situation que la duchesse de Berri lui avait faite. Le gouverneur de la citadelle de Blaye s’était opposé à ce que la police fût introduite dans le fort. Soldat, il ne voulait commander qu’à des soldats. Cette noblesse de caractère déplut. Parce qu’il était homme d’honneur, M. Chousserie cessa de paraître suffisamment dévoué on lui donna pour successeur le général Bugeaud. C’était un militaire doué comme tel de qualités éminentes, possédant en de certaines matières une instruction solide, remarquable par une sorte de bon sens grotesque, moins méchant que bizarre, sensible même par accès, mais emporté, brutal, dépourvu de tact, impatient du joug des procédés délicats, et animé d’un zèle de subalterne dont il savait à peine relever l’humilité, par son arrogance, sa franchise et ses airs fanfarons. L’arrivée d’un tel homme fut un coup de foudre pour la prisonnière. Elle devina sans peine ce qu’il était à travers les égards qu’il essaya sincèrement de s’imposer, et elle eut peur de lui.

Le commissaire de police Joly avait été aussi envoyé à la citadelle. Il fut logé dans l’enceinte, au-dessous de l’appartement occupé par la princesse. Plus tard, on découvrit, creusés dans le plafond de la chambre assignée à ce commissaire de police, deux sortes d’entonnoirs revêtus de plâtre et allant s’appuyer à une plaque de tôle fort mince, placée un peu en avant du salon dans lequel avaient coutume de se réunir la duchesse de Berri, madame d’Hautefort et M. de Brissac. Était-ce un procédé d’espionnage ? Ce qui est certain, c’est que le gouvernement ne tarda pas à obtenir les renseignements les plus précis. Mais il fallait en pouvoir faire usage. Ce fut la prisonnière elle-même qui en fournit le moyen aux ministres. Le 22 février 1833, elle déposait entre les mains du général Bugeaud la déclaration suivante :

« Pressée par les circonstances et par les mesures ordonnées par le gouvernement, quoique j’eusse les motifs les plus graves pour tenir mon mariage secret, je crois devoir à moi-même, ainsi qu’à mes enfants, de déclarer m’être mariée secrètement pendant mon séjour en Italie.

Marie-Caroline. » _______

Or, voici ce que la princesse écrivait à M. de Mesnard, au sujet de la déclaration qu’on vient de lire :

« Je crois que je vais mourir en vous disant ce qui suit mais il le faut des vexations, l’ordre de me laisser seule avec des espions, la certitude de ne sortir qu’au mois de septembre, ont pu seuls me décider à la déclaration de mon mariage secret[5]. »

Comment admettre, en effet, que la duchesse de Berri eut pris spontanément la résolution de signer un acte qui la dépouillait de son titre de régente et de sa dignité de mère, un acte qui, rendu public, abaissait la cause de la légitimité, couvrait les royalistes de confusion, et donnait pour dénoûment à une guerre civile les témérités d’un amour secret ? Marie-Caroline ne fit donc que céder, suivant les termes de la déclaration, aux « mesures ordonnées par le gouvernement. » Au reste, la résignation était impossible à sa nature ardente, et elle n’avait pas l’âme assez forte pour se sacrifier à son parti en dominant son malheur. Peut-être n’aurait-on eu besoin que de faire luire à ses yeux l’espoir de la liberté ! Toujours est-il qu’elle ne consulta, dans cette occasion, ni Mme d’Hautefort ni M. de Brissac, comme si elle eût craint qu’on ne l’empêchât de courir à sa perte.

La déclaration était du 22. Le 26, la reine en put lire le texte dans le Moniteur. Ainsi, Marie-Caroline voyait sa vie intime livrée, sous le gouvernement de ceux de ses proches qu’elle avait le plus aimés[6], aux commentaires insultants de la multitude. Ainsi, elle avait compté en vain sur cette solidarité d’honneur qui règne entre parents, même dans les conditions obscures, et qui, protégeant les familles, les sauve du scandale par le secret.

Mais cette révélation des faiblesses d’une femme n’était pas seulement honteuse, elle était impolitique ; car l’avantage momentané que les ministres pouvaient retirer de la déconsidération du parti légitimiste était loin de racheter le tort durable qu’ils faisaient au principe monarchique par l’avilissement d’une maison de rois.

Aussi bien, l’effet trompa les prévisions du pouvoir. Aux yeux de tous les gens honnêtes, le scandale de la faute avouée fut comme couvert par celui de la publicité qu’on lui donnait. Les républicains ne s’élevèrent que contre l’atteinte portée par le pouvoir à la sainteté des liens du sang, aussi généreux à l’égard de la princesse captive qu’ils venaient de se montrer terribles à son parti. Pour ce qui est des légitimistes, ils nièrent l’authenticité de la déclaration, et prétendirent que la duchesse de Berri venait d’être indignement calomniée à la face de l’Europe.

Les ministres durent comprendre alors à quelles nécessités misérables ils s’étaient eux-mêmes condamnés. Accusés de fraude et d’imposture, il ne leur restait plus, pour se disculper, qu’à prouver par acte authentique la grossesse de la duchesse de Berri. Et comment l’obtenir, cette preuve, sans descendre à tout ce que la persécution peut présenter de plus tyrannique et de plus vil ? Il leur était loisible, il est vrai, de laisser la prisonnière accoucher à Blaye ; ils auraient pris les mesures convenables pour que l’accouchement fût bien constaté, et c’était un moyen de fermer la bouche aux incrédules ou à ceux qui affectaient de l’être. Mais que de chances à courir en prenant ce parti ! Sans parler de ce qu’il y avait d’ignoble à entourer d’espions une femme captive, et à faire surprendre par des gens de police le moment où elle deviendrait mère, qui pouvait répondre qu’elle ne parvînt pas à déjouer, quand l’heure fatale serait venue, la surveillance de ses gardiens ? Qu’arriverait-il, d’ailleurs, si elle mourait en couches, ou si elle succombait aux tortures morales résultant pour elle d’une investigation pleine d’insulte ? Le pouvoir permettrait-il qu’on préparât contre lui une accusation d’assassinat ? Ces craintes, de la part des ministres, étaient d’autant plus naturelles, que, depuis quelque temps, la santé de la prisonnière s’altérait d’une manière visible. Dès 1er le mars, un rapport avait été rédigé à Blaye par cinq médecins, et l’on y disait[7] :

« il importera de procurer à madame la duchesse de Berri la faculté de se rapprocher le plus tôt possible de son pays natal, dont la température paraît devoir être plus favorable à sa santé ; et si cette décision salutaire était prise, il serait à désirer qu’elle fût exécutée avant le terme de la grossesse présumée, dans la crainte qu’après l’accouchement, les symptômes de l’affection pulmonaire ne fissent des progrès trop rapides pour permettre un voyage quelconque. Ce conseil doit avoir d’autant plus de poids, que l’état moral de la duchesse de Berri ne peut aujourd’hui que recevoir des impressions de plus en plus fâcheuses par l’effet d’une détention prolongée. »

La conclusion était claire, et il est à remarquer que, parmi les signataires de ce rapport : MM. Canihac, Grateloup, Bourges, Gintrac, se trouvait M. Méniere, que le gouvernement lui-même avait donné pour médecin à la princesse, sur la présentation de M. Orfila.

Les ministres avaient donc de puissants motifs pour ne pas prolonger la captivité de la duchesse de Berri jusqu’au moment qui suivrait ses couches ; et, d’un autre côté, ils ne voulaient point la mettre en liberté avant d’avoir obtenu, de sa grossesse, une preuve éclatante, authentique, qu’ils pussent victorieusement opposer aux dénégations du parti légitimiste.

Les choses en étaient là lorsque l’accoucheur de la duchesse de Berri, M. Deneux, demanda l’autorisation de se rendre à Blaye. Il y fut décidé par des considérations que son parti n’approuva point et qui étaient cependant honorables. Il pensa que, si sa demande était rejetée, le fait de la grossesse serait démenti par ce refus ; que si, au contraire, elle était admise, sa mission équivaudrait à un désaveu formel de la protestation attribuée jadis à Louis-Philippe contre la légitimité du duc de Bordeaux. On se rappelle à quels doutes avait donné lieu la naissance du duc de Bordeaux ; ces doutes, après la révolution de juillet, avaient été habilement accrus et envenimés par les partisans de Louis-Philippe ; on avait même parlé d’une enquête. M. Deneux crut, non sans raison, qu’en allant faire à Blaye, par ordre du gouvernement nouveau, ce qu’il avait fait aux Tuileries le 29 septembre 1820, il mettrait les courtisans dans l’impossibilité de combattre l’autorité de son premier témoignage.

Voulant détruire à tout prix l’accusation de mensonge qui pesait sur eux, les ministres avaient intérêt à faire certifier la grossesse de la prisonnière par des hommes de son propre parti. Or, le dévoûment, de M. Deneux à la mère de Henri V était connu, et sa qualité d’accoucheur donnait à sa présence à Blaye une signification sur laquelle il était impossible qu’on se méprît. Sa démarche fut donc favorablement accueillie par le conseil, et ce fut pour les légitimistes un nouveau sujet d’affliction et de colère. Il partit, arriva le 24 mars à Blaye, et admis le lendemain dans la citadelle, il fut introduit dans l’appartement de la princesse. Elle était couchée, avait le visage amaigri, le teint jaunâtre, les joues caves. Apercevant M. Deneux, elle lui tendit la main, et dit avec une grâce mêlée de tristesse : « Ce bon M. Deneux ! J’étais bien sure qu’il viendrait près de moi. » Vivement ému, le vieillard se précipita au pied du lit avec des sanglots et fut sur le point de s’évanouir. Quand il fut revenu de son trouble, la princesse lui dit : « Mon bon M. Deneux, pour moi vous avez quitté votre femme, abandonné vos affaires, compromis votre clientelle : je ne saurais accepter un tel sacrifice. » Et comme il ne répondait que par l’expression d’un dévoûment sans bornes : « Mais, poursuivit-elle en découvrant le fond de sa pensée, vous ne savez donc pas qu’en restant auprès de moi vous ferez involontairement obstacle à ma mise en liberté ? » Elle voyait, en effet, dans l’arrivée de M. Deneux, la preuve que les ministres avaient l’intention de lui laisser atteindre en prison le terme de sa grossesse. Mais M. Deneux lui représenta que, s’il revenait à Paris, les journaux légitimistes nieraient plus obstinément que jamais la déclaration du 22 février, ce qui mettrait le gouvernement dans la nécessité de plus en plus impérieuse de les confondre par une preuve positive, au risque de lui imposer, à elle, une plus longue captivité. Elle parut frappée de cette observation ; et, dans un second entretien qui eut lieu le 28 mars, elle déclara à M. Deneux qu’elle acceptait sa présence et ses soins.

Ce jour-là commença pour M. Deneux une vie de sollicitude, d’abnégation. Tout entier au désir de rappeler sa malade au repos et à la liberté, il ne craignit pas d’attirer sur sa tête la réprobation de son parti, dont il fallait, pour servir la mère de Henri V, déjouer les calculs et braver les passions. Car ici l’intérêt de la princesse et celui du parti légitimiste étaient manifestement opposés. Pour faire tomber devant elle les portes de sa prison, Marie-Caroline n’avait qu’un moyen, qui était de mettre en lumière la vérité, vérité redoutable que le parti légitimiste aurait voulu couvrir d’un voile éternel, dût la mère de Henri V rester plus long-temps victime de l’importance du secret !

Mais ce n’était pas d’un simple aveu que les ministres avaient besoin ; cet aveu, il avait été fait le 22 février et publié le 26 : ce que le gouvernement exigeait, c’était une constatation publique, appuyée sur des témoignages officiels, telle enfin que toute controverse devînt impossible. Or, cette constatation, la duchesse de Berri éprouvait à la permettre une répugnance invincible, d’abord par pudeur, ensuite parce que, déjà trompée, elle ne croyait pas qu’on lui accordât la liberté pour prix du sacrifice qu’on osait lui demander.

Voici quel fut, à ce sujet, le plan soumis au général Bugeaudpar M. Deneux : un certain nombre de personnes notables de Blaye et de Bordeaux auraient été désignées par le gouvernement pour recevoir, de la part de médecins accoucheurs choisis en nombre égal par le gouvernement et la princesse, une déclaration constatant la grossesse. L’acte dressé, la princesse se serait embarquée en présence des mêmes personnes, et l’acte n’aurait été envoyé à Paris que lorsque le bâtiment se serait trouvé loin des parages de Blaye. Ce plan portait l’empreinte d’une défiance dont les ministres n’avaient que trop mérité l’injure. Le général Bugeaud parut néanmoins disposé à l’adopter ; il répondit à M. Deneux qu’il allait rédiger des propositions qui seraient mises sous les yeux de la duchesse de Berri et des ministres. Et il ajouta que si, les conditions une fois acceptées, le gouvernement s’avisait de manquer à sa parole, il s’emparerait, lui Bugeaud, de la corvette la Capricieuse, et conduirait Madame en Sicile de sa pleine autorité.

Si la duchesse de Berri avait pu croire un instant à la sincérité des promesses de ses ennemis, elle aurait cédé peut-être ; mais elle était convaincue que c’était en pure perte qu’elle autoriserait une constatation dont l’outrageante solennité était si propre, d’ailleurs, à la remplir d’effroi. Une conversation qu’elle eut sur ce point avec M. Deneux donnera a une idée des tourments auxquels était en proie cette malheureuse femme. « J’aime mieux, disait-elle à son médecin, accoucher à Blaye que consentir à la constatation qu’on me demande. Si je fais constater mon état, on ne manquera pas de publier le résultat dans les journaux, et je resterai ici, tandis que la déclaration faite au moment de l’accouchement ne sera pas rendue publique. — Oh. ! pour cela, j’ose affirmer que Madame se trompe. — Comment ! Monsieur Deneux, vous croyez que les ministres oseraient la publier ? — Je ne le mets pas en doute, Madame. — Mais ce serait une infamie qui n’aurait pas de nom. — Ils le feront, Madame, soyez-en sûre. — Eh bien, s’ils le font, je divulguerai ce qui devait rester caché, je dirai le nom de mon époux ; mais, comme les lois françaises m’y obligent pour légitimer mon enfant, l’odieux de cette révélation retombera tout entier sur mes ennemis ; tandis que, si je faisais constater ma grossesse, c’est moi seule qu’on accuserait, et l’on ne manquerait pas de dire que j’ai voulu obtenir ma liberté avant d’accoucher, l’obtenir à tout prix, parce que mon enfant n’était pas légitime. »

Ces considérations la décidèrent, et elle écrivit au général Bugeaud pour lui annoncer son refus[8].

Peu de temps après, une dépêche télégraphique mandait M. Ménière à Paris. Là, ce médecin fut appelé dans la salle du conseil, et il rendit compte devant les ministres assemblés de tout ce qu’il savait sur l’état des choses à Blaye. D’après ces renseignements, il fut décidé d’une manière définitive qu’on ferait accoucher la princesse dans sa prison. Le roi désira ensuite entretenir M. Ménière en particulier. Il se montra péniblement affecté de la rigueur déployée contre une nièce de sa femme, et se représenta comme la victime des nécessités du régime constitutionnel. Puis, prévoyant sur quels points pouvaient rouler les conversations de la princesse et de M. Ménière, il indiqua longuement à celui-ci le langage qu’il aurait à tenir, et se complut à lui tracer son rôle.

Marie-Caroline n’avait plus d’autre chance de salut qu’une évasion habilement préparée. L’idée en vint à quelques-uns de ses partisans, et M. de Choulot fut désigné, à son insu, comme le chef de la conspiration. Il s’était rendu digne de ce périlleux honneur par sa hardiesse dans le dévoûment, par les sacrifices de tout genre qu’il avait faits à la cause de la légitimité, et notamment par les fréquents voyages qu’il avait entrepris pour cette cause, et où il avait compromis une partie de sa fortune. Il était alors à Paris, et il revenait de Prague, d’où il rapportait, pour la duchesse de Berri, des lettres, des portraits et des paroles de consolation. Désespérant de pénétrer par la ruse dans la citadelle de Blaye, il s’adressa d’abord au ministre de la guerre, ne cachant rien de ce qu’il avait fait pour la duchesse de Berri lorsqu’elle était encore libre et armée. « Vous vous êtes conduit en vrai chevalier français dit à M. de Choulot le maréchal Soult ; mais il ajouta que, pour être admis auprès de la princesse, une autorisation du roi lui-même ne serait pas suffisante ; que c’était là une question d’État, et que les ministres avaient à en délibérer. Le lendemain, M. de Choulot apprit que sa demande était repoussée. Il ne se rebuta point, écrivit au roi une lettre dans laquelle il redoublait d’instances et confiant dans les ressources de son audace, il partit pour Blaye. Il se présente au général Bugeaud invoque auprès de lui des motifs d’humanité, des motifs d’honneur et parvient enfin à se faire ouvrir les portes de la prison. Il trouva la duchesse de Berri très-abattue, et rejetant sur les souffrances prolongées de sa captivité le tort de la déclaration arrachée à sa faiblesse. L’entrevue fut courte : M. Bugeaud n’avait assigné à la visite qu’une durée de douze ou quinze minutes. Avant de prendre congé de la prisonnière, M. de Choulot, qui avait formé le projet de la sauver, lui demanda un objet qui pût être un signe de reconnaissance entre les mains de la personne qu’il aurait, peut-être, plus tard à lui envoyer. Alors, la duchesse de Berri ouvrant un tiroir, lui dit : « Tenez, voici les joyaux de la couronne », et elle lui montrait, parmi quelques objets de fort peu de prix, une chaînette formant anneau. M. de Choulot prit la chaînette, et à peine était-il sorti que, cédant à un sentiment d’orgueil bien naturel chez une mère, la princesse appela le général Bugeaud pour lui montrer les portraits du jeune Henri et de sa sœur. Après une courte apparition dans la chambre de sa prisonnière, le général revint auprès de M. de Choulot, et, par un manque de tact inconcevable, il l’interrogea sur la grossesse de la duchesse de Berri. M. de Choulot répondit, comme on devait s’y attendre ; qu’il n’était point venu dans la citadelle pour faire des constatations de ce genre et qu’il n’avait rien remarqué. À ces mots, la figure du général s’enflamme. Il ne cherchait que des témoignages dont les légitimistes n’eussent pas droit de suspecter la sincérité il avait compté sur celui de M. de Choulot. Trompé dans son attente, il eut peine à retenir sa colère, et il envoya son aide-de-camp, M. de Saint-Arnauld, chez la princesse, pour la prier de se faire voir à M. de Choulot, debout et marchant. Quelque offensante que fût cette proposition, la duchesse de Berri n’osa pas la repousser. L’épreuve n’eut pas lieu, cependant, grâce à la fermeté de M. de Choulot ; mais il eut à soutenir, de la part du général, et surtout de la part de l’aide-de-camp, des reproches d’une extrême vivacité. Il s’en émut faiblement, et regagna Paris en toute hâte, impatient de réaliser son projet. Il avait bien vu, dès son entrée à Blaye, que faire évader la duchesse de Berri, soit par force, soit par artifice, était absolument impossible à moins que Louis-Philippe ne consentit lui-même à y prêter les mains secrètement. Son premier soin, à Paris, fut donc d’écrire au roi qu’il rapportait de Blaye la pensée de la princesse et qu’il sollicitait une audience. Il l’obtint aussitôt et fut reçu aux Tuileries dans le cabinet du baron Fain. Mais, sur le point de voir M. de Choulot face à face, le roi avait subitement changé de résolution. Soit embarras, soit frayeur, il n’osait paraître au rendez-vous assigné. M. de Choulot attendit long-temps avec une visible impatience. Pressé par lui, le baron Fain sort pour aller prévenir le monarque, et revient proposer à M. de Choulot de l’introduire auprès de la reine. Celui-ci refuse, et, sur de nouvelles instances, Louis-Philippe se décide enfin à affronter une entrevue qui aurait dû être pour lui si pleine d’émotions. M. de Choulot commença sur un ton respectueux et calme mais s’animant peu à peu, il déclara au roi que l’homme qu’il voyait devant lui était lié à la branche aînée par des sentiments indestructibles d’amour et de fidélité. « C’est là, répondit le roi, un langage que peut entendre un monarque citoyen. » M. de Choulot tenait entre ses mains, en parlant, des cannes qu’il avait coutume de porter pour se soutenir, depuis une chute qu’il avait faite à la chasse. Il remarqua que le roi fixait sur ces cannes un regard qui trahissait d’étranges alarmes, et il se désarma en souriant. Revenant alors au sujet de sa visite, il exposa au roi de quel intérêt il était pour lui de ne pas laisser la duchesse de Berri dans une situation de nature à avoir des suites terribles ; il lui peignit la princesse succombant à des maux dont la cause, ignorée de l’Europe, s’associerait aux plus noirs soupçons. Louis-Philippe ne parut pas inaccessible aux craintes qu’on cherchait à éveiller dans son âme ; il reconnut que la duchesse de Berri venant à mourir en prison, on pourrait tirer contre lui de ce fatal événement le même parti qu’on avait tiré de la mort du duc de Bourbon. Mais se prêter à l’évasion de la duchesse lui paraissait contraire aux plus chers intérêts de sa race. « Il faut, dit-il à plusieurs reprises, il faut des garanties à mon gouvernement. » Il se montra, néanmoins, disposé à laisser agir M. de Choulot sans mettre obstacle à ses desseins. Seulement, il lui demanda de rester à Paris pendant quelques jours et d’attendre. Durant tout le cours de cet entretien, une pensée avait manifestement dominé le roi le souvenir du duc de Bourbon, dont il avait en quelque sorte devant lui le représentant. Aussi revint-il souvent sur les accusations dont la mort de ce prince avait fourni le texte aux passions de parti. Il s’écria même : « Eh mon Dieu cette malheureuse succession, nous n’en avons pas encore touché un sou ! »

M. de Choulot crut, d’après la conclusion de l’entrevue qui vient d’être racontée, qu’il convenait d’attendre. Il ne se doutait pas que le retard paralyserait les efforts de son dévoûment ![9]

Rien ne fut changé, en effet, aux mesures dont la sévérité avait si cruellement pesé jusqu’alors sur la duchesse de Berri. Isolée, inquiète, troublée intérieurement des rumeurs de son parti, dont il lui semblait quelquefois entendre comme un écho lointain, elle désirait qu’on lui donnât pour conseils M. Hennequin et M. de Chateaubriand : elle en fit la demande[10]. On parut disposé à satisfaire à ses désirs, mais on y mit, pour condition, qu’elle fit prendre à ces Messieurs l’engagement d’affirmer sa grossesse. C’était lui imposer une loi aussi dure qu’inconvenante : elle refusa de s’y soumettre ; et sa demande, transmise à Paris par le télégraphe, fut rejetée. En même temps on chargeait le général Bugeaud de lui faire connaître certaines particularités tendant à lui rendre son parti odieux. Ce parti, disait une dépêche ministérielle qu’on eut soin de lui communiquer le 18 avril, la sacrifiait indignement ; les légitimistes désiraient sa mort pour s’en faire contre le pouvoir un moyen de calomnie ; vivante, elle n’était plus pour eux qu’un embarras ; des lettres venues de Prague annonçaient que tout le monde y était déchaîné contre elle et qu’au rang de ses ennemis les plus implacables figuraient M. de Blacas et l’abbé de Latil.

Ces confidences, pleines d’artifice, avaient un but manifeste. En montrant à la duchesse de Berri que ses partisans l’abandonnaient, que sa famille même s’armait contre elle, on espérait l’amener par le désespoir à permettre que sa grossesse fût constatée ; que risquait-elle à mécontenter un parti dont on exagérait si habilement à ses yeux l’ingratitude ? Mais on ne put vaincre sa répugnance. MM. Orfila et Auvity lui avaient été envoyés pour la seconde fois avec MM. Andral fils et Fouquier : elle ne voulut pas les recevoir. M. Dubois, qui habitait Blaye depuis six semaines dans l’espoir de se faire admettre, M. Dubois lui écrivit en vain une lettre presque suppliante. Malheur à lui s’il ose paraître devant moi, s’écria-t-elle d’un air qui respirait la menace ! Car elle éprouvait pour M. Dubois une sorte d’horreur qu’elle ne prenait aucun soin de dissimuler.

Pour dompter l’obstination de la prisonnière, le gouvernement n’avait rien négligé : M. Auvity était allé jusqu’à presser M. de Mesnard d’employer son crédit auprès d’elle pour la faire consentir à une constatation, dont sa mise en liberté serait le prix. Toutes les tentatives ayant échoué, et la princesse préférant à la honte de céder le malheur d’accoucher dans la citadelle, on ne songea plus qu’aux moyens de rendre inévitable l’appareil dont on se proposait d’entourer son accouchement. Mais ne préviendrait-elle pas les solennités formidables auxquelles on la condamnait, en se faisant avorter ? C’est ce que le gouvernement craignait, outrageant la prisonnière par ces suppositions, aussi absurdes que cruelles. La vérité est que, loin d’avoir ouvert son esprit à une telle pensée, elle manifesta l’intention de nourrir son enfant. Or, comme elle n’avait nourri ni le duc de Bordeaux ni la princesse Louise, il était facile de prévoir que ce rapprochement, fait à Prague et dans le monde, donnerait lieu à de fâcheuses interprétations. Aussi Mme d’Hautefort n’hésita-t-elle pas à combattre le désir de Marie-Caroline. Représentations et prières, tout fut inutile. MM. Gintrac, Ménière et Deneux ayant déclaré que la princesse devait nourrir son enfant, dans l’intérêt même de sa santé, elle en témoigna une grande joie, et demanda qu’on fit venir de Paris en toute hâte les objets nécessaires. Elle ne pouvait donner aux craintes qui la calomniaient un démenti plus formel : n’importe ; on s’abaissa, pour prévenir un délit imaginaire, à des précautions dont l’apparente sagesse n’était que folie et qu’insulte. Bien que les croisées fussent garnies de barreaux, et fermées, dans leur partie inférieure, par des demi-persiennes parfaitement fixées, il fut question d’y placer des treillis de fer, de peur sans doute qu’en faisant passer l’enfant à travers les barreaux, on ne détruisît la preuve matérielle de la grossesse. Le génie de l’espionnage alla plus loin. Mais il faut s’arrêter ici : quand la politique ose tout, tout raconter est impossible ; et, dans ce cas, le silence n’est que la pudeur de l’histoire.

La duchesse de Berri pouvait mesurer enfin la portée de son malheur. Vouée à des humiliations sans exemple et le cœur abreuvé d’amertume, il ne lui restait plus rien à expier. Dans les premiers temps de sa captivité elle avait eu du moins quelques consolations, et il ne lui avait pas été interdit de donner le change à ses chagrins. Elle se prenait à oublier la rigueur de sa destinée lorsque, du haut du rempart assigné à ses promenades, elle suivait de l’œil le bateau à vapeur qui, chaque matin, va de Bordeaux à Blaye ; ou bien, lorsque dans la plaine qui, à certains jours, réunit les, habitants de ces deux villes, elle apercevait un salut de fidélité ou reconnaissait au passage un courtisan de son infortune présente. Mais, depuis le commencement du mois d’avril, elle avait vu s’éteindre même ces rapides lueurs de joie. Livrée à de lentes souffrances, elle ne sortait presque plus de son appartement, et vivait tout entière dans les soins dont l’entouraient ses compagnons de captivité. Heureuse encore si, dans son abaissement, elle n’avait pas eu à lutter sans cesse contre les exigences ou l’emportement de ses gardiens !

Le 24 avril, le général Bugeaud entra chez elle tenant à la main un rouleau de papier. C’était une sorte de procès-verbal de ce qui devait se passer au moment de l’accouchement. On y désignait comme devant assister à la naissance de l’enfant, le sous-préfet de Blaye, le maire, un de ses adjoints, le président du tribunal, le procureur du roi, le juge de paix, le commandant de la garde nationale, MM. Dubois et Ménière. Le procès-verbal portait que tous ces témoins entreraient dans la chambre à coucher, au début du travail de l’enfantement, qu’ils constateraient l’identité de la princesse, qu’ils lui demanderaient si elle était bien la duchesse de Berri, si elle était grosse, si elle se sentait près d’accoucher ; qu’on ferait mention de ses réponses ou de son silence ; que les témoins visiteraient ensuite la chambre, les cabinets, les armoires, les secrétaires, les tiroirs des commodes et jusqu’au lit de la princesse, pour voir s’il n’y avait pas d’enfant nouveau-né dans l’appartement que, dans le même but, on vérifierait s’il n’y avait auprès de la duchesse de Berri aucune femme grosse et sur le point d’accoucher ; que, dans le cas où elle crierait pendant le travail, il serait fait mention de ses cris, aussi bien que des vagissements de l’enfant au moment de sa naissance. Marie-Caroline n’eut pas plutôt entendu l’énumération de ces formalités, qu’elle fut saisie de douleur et d’indignation mais le général ayant ajouté que les précautions ne pouvaient se borner là, et que, pour être instruit du début du travail, on serait obligé de placer deux gardiens dans le salon contigu à la chambre à coucher. « Retirez-vous, Monsieur » s’écrie la princesse transportée de fureur ; et, du salon où elle se trouvait, se précipitant dans sa chambre, elle en ferme la porte avec violence. M. Deneux fut appelé aussitôt. La princesse était au lit, en proie à une agitation extrême ; elle avait les muscles de la face, du col et de la poitrine contractés, la respiration pénible, les lèvres gonflées et violettes ; les mouvements du cœur étaient tumultueux : l’enfant ne donnait plus signe de vie !

De semblables scènes pouvant amener une fausse couche et engager d’une manière terrible la responsabilité des ministres, le général Bugeaud ne négligea rien pour adoucir Marie-Caroline, et il y réussit ; car, chez elle, les impressions étaient plus vives que profondes. Mais ce système de ménagements nécessaires n’alla point jusqu’à l’annulation du procès-verbal, et l’acceptation en fut laborieusement négociée.

Quoique placé par le gouvernement auprès de Marie-Caroline, M. Ménière désapprouvait complétement le projet de procès-verbal. Il en écrivit à M. d’Argout, et donna de sa désapprobation des motifs aussi honorables que décisifs. Quel pouvait être le but d’un acte de cette nature ? De convaincre les incrédules ? Mais les dénégations du parti légitimiste étaient systématiques ; comment douter qu’il ne fut résolu à nier même l’évidence ? D’ailleurs, la tâche imposée aux témoins, sans parler de son inconvenance, n’était-elle pas impossible à remplir ? M. Deneux, homme d’honneur, et responsable des suites.de l’accouchement, ne protégerait-il point sa malade contre la désastreuse influence que devait exercer sur elle, au milieu des émotions d’un pareil moment, la vue de huit ou dix personnes étrangères, inconnues, chargées d’une mission outrageante et inquisitoriale ?

De sorte que, chez un peuple renommé pour sa générosité et sa courtoisie, l’accouchement d’une pauvre femme, vaincue, prisonnière, abandonnée, malade, était devenu la grande affaire du moment, le sujet d’une correspondance ministérielle très-active, une question d’état, enfin ! Que dis-je ? on traita de cet accouchement, comme on traite entre Puissances belligérantes d’une province à partager ou de la paix à conclure !

Après de longues négociations, Marie-Caroline consentit 1° à faire prévenir le général Bugeaud, dès qu’elle ressentirait les douleurs de l’enfantement ; 2° à répondre affirmativement à la question suivante : « Êtes-vous la duchesse de Berri ? » 3° si les témoins n’arrivaient qu’après l’accouchement, à les recevoir quand M. Deneux le jugerait convenable.

Pour prix de ces concessions, Marie-Caroline exigeait 1° que, sous aucun prétexte, M. Dubois n’entrât dans sa chambre ; 2° qu’on lui promît de la mettre en liberté, aussitôt que M. Deneux la trouverait en état de supporter les fatigues du voyage ; 3° que la promesse fût délibérée, arrêtée en conseil et signée par cinq ministres au moins ; 4° que l’original ou une copie signée des ministres fût confiée au général et conservée par lui ; 5° qu’on lui remit à elle-même une copie de cette promesse, certifiée conforme à l’original.

Cette dernière clause donna lieu à divers pourparlers, à la suite desquels les conditions furent acceptées de part et d’autre et transmises au gouvernement par dépêche télégraphique. Que le lecteur nous pardonne ces détails : il est douloureux, mais il est utile de les transcrire… Voilà comment les dynasties se font la guerre !

L’affaire du procès-verbal terminée, il ne restait plus qu’à prendre des mesures pour que les témoins ne fussent pas prévenus trop tard du moment précis de l’accouchement. M. Deneux avait été logé dans la chambre occupée jadis par le commissaire de police Joly, c’est-à-dire au-dessous de l’appartement de Marie-Caroline. Or, le 1er mai on vint, de la part du général Bugeaud, intimer à M. Deneux l’ordre de déloger. En vain, pour éluder une injonction dont il devinait trop bien le motif secret, allégua-t-il le respect dû à son âge, à ses habitudes, il fallut céder : on s’empara de sa chambre et l’on y plaça une échelle qui montait jusque sous le lit de la captive. De son côté, le général Bugeaud crut devoir faire chambrée avec les gardiens du premier étage, lesquels étaient au nombre de quatre : deux officiers, MM. Fayoux et Salabelle, et deux sous-officiers, MM. Boudier et Willempt.

Mais cela même ne suffisant pas pour ôter au gouverneur de Blaye la crainte d’être pris au dépourvu, il imagina de faire coucher dans le salon contigu à la chambre de Marie-Caroline, les portes restant ouvertes, deux gardiens qui, au moindre mouvement, à la première plainte de la princesse, devaient courir à son lit et donner le signal. Ce projet, dont Marie-Caroline fut menacée, n’avait, peut-être pour but que de la faire consentir à laisser coucher dans le salon, au lieu de deux gardiens, le médecin que le gouvernement lui avait donné, M. Ménière. Elle y consentit en effet, lorsqu’il eût été convenu que le salon serait occupé à la fois par M. Ménière et M. Deneux. On songea aussi à faire passer la nuit dans la citadelle à toutes les personnes désignées comme témoins, et il est probable qu’elles seraient entrées dans la citadelle le 8 au soir, si, jusqu’au 10, le maire et le juge de paix n’eussent été retenus hors de la ville par des affaires urgentes. Mais les circonstances devaient déjouer, dans ce qu’elle avait de plus minutieux, la prévoyance des gardiens.

On était arrivé à la nuit du 9 mai, et rien n’annonçait que cette nuit dût être marquée par l’événement attendu. MM. Deneux et Ménière se livraient au repos, ne croyant pas que leur ministère fut au moment d’être invoqué ; et toute la citadelle semblait endormie. Tout-à-coup la porte de la chambre de Marie-Caroline s’ouvre, Mme Hansler s’élance dans le salon à demi-vêtue : « Venez, venez, M. Deneux, Madame accouche. » Il était trois heures du matin environ. En un instant chacun fut sur pied. M. Ménière va frapper à la porte du corridor et appelle vivement le général. Celui-ci, averti, se précipite vers la porte d’entrée de l’enceinte en palissades, pour prévenir à son tour M. Dubois. L’ordre est donné de tirer le canon pour appeler dans la citadelle les témoins logés dans la ville. Déjà MM. Deneux et Ménière s’empressaient autour de Marie-Caroline. Bientôt, arrivant dans le salon, le général Bugeaud, M. Delort, commandant de la place, M. Dubois, et les officiers de service. Des messagers circulent de toutes parts dans la citadelle, se croisent sur les remparts, courent à la porte Dauphine. Trois coups de canon retentissent. « Qu’est ce donc ? », s’écrie la princesse avec inquiétude. On la rassure et on la supplie de veiller sur ses souffrances, d’attendre encore… Et la princesse de répondre à ces prières doublement cruelles : « Mais ne croyez-vous pas que ce retard ne soit fatal à mon enfant ? » M. Dubois s’était approché de la chambre à coucher. M. Ménière se plaça aussitôt de façon à empêcher que Marie-Caroline ne l’aperçut. En même temps Mme Hansler lui disait tout bas, mais avec beaucoup de vivacité : « Retirez-vous, Monsieur, retirez-vous donc. » Ce fut pendant cette scène que M. Deneux opéra la délivrance ; et il reçut, immédiatement après, des mains de la princesse, la déclaration qu’il devait faire aux témoins. Marie-Caroline témoigna le désir de voir Mme d’Hautefort, qu’on alla prévenir sur-le-champ ; puis, ayant aperçu M. Bugeaud dans le salon, elle dit à M. Ménière : « Il peut entrer si cela lui plaît. » Le général s’approcha, et elle lui tendit la main : « J’ai appelé dès que j’ai senti la première douleur. J’ai fait ce que j’ai pu et je crois que tout ira bien. » Paroles qui expriment d’une manière poignante l’état de soumission et de contrainte dans lequel avait jusqu’alors vécu cette princesse infortunée ! Alors, et par un mouvement louable de sensibilité, le général lui lut une dépêche ministérielle qu’il avait reçue la veille et dont il savait que la lecture serait douce à son cœur. Elle le remercia avec effusion, et, comme il se retirait : « Général, vous avez deux filles ; eh bien, en voici une troisième. » Déjà elle avait dit à M. Ménière, en parlant du personnage mystérieux qui, dans ce moment, régnait sans doute sur sa pensée : « Il sera heureux : il désirait tant une fille ! »

Pendant ce temps, les témoins étaient arrivés. Tout étant disposé pour les recevoir, le général Bugeaud en fut prévenu. Mme d’Hautefort se trouvait en ce moment auprès de la princesse, et à l’attitude de cette dame, à l’impatience de ses mouvements, à l’altération de son visage, on voyait assez tout ce qu’avait de douloureux pour elle cette mise en scène d’un drame odieux. Telle était son agitation, que, les témoins tardant à paraître, elle s’avança vers la porte et dit d’une voix impérieuse : « Mais, messieurs, madame vous attend. » Les témoins entrèrent, graves et dominés par une secrète émotion. M. le président Pastoureau fit à la princesse les questions relatées au procès-verbal[11]. Elle y répondit sans hésitation ; et l’on se rendit dans le salon pour dresser l’acte. Cette formalité remplie, M. Deneux fut sommé par le président de dire quelle était la personne qu’il venait d’accoucher. Il y eut un moment de silence. Était-ce la déclaration d’un mariage légitime qu’on allait entendre ? La curiosité se peignait dans tous les regards et l’attente était solennelle. M. Deneux fit la déclaration suivante :

« Je viens d’accoucher madame la duchesse de Berri, ici présente, épouse en légitime mariage du comte Hector Luchesi Palli, des princes del Campo Franco, gentilhomme de la chambre du roi des deux Siciles, domicilié à Palerme. »

L’effet produit par ces paroles fut profond et divers, selon les sentiments de sympathie ou de haine dont les assistants étaient animés. Ceux qui avaient compté sur le scandale d’un aveu mêlé de réticences nécessaires, ceux-là se montrèrent troublés et interdits. Une satisfaction généreuse brilla, au contraire, sur le front de ceux qui, sans être du parti de la prisonnière, respectaient en elle les droits de la défaite, de la faiblesse et du malheur.

Le gouvernement apprit sa victoire par le télégraphe, mais il ne se contenta pas des renseignements que lui apportait la voie officielle. Aussitôt après l’accouchement, M. Deneux s’était hâté d’écrire à sa femme une lettre qu’il avait cachetée après l’avoir communiquée au général Bugeaud. Le gouvernement rompit le cachet de cette lettre, en remit une copie à Mme Deneux, et garda l’original, qu’il fit circuler dans les deux Chambres ! Car, une fois sur la pente de l’arbitraire, un pouvoir ne s’arrête plus.

Bien que la duchesse de Berri eût légitimé son enfant par la désignation de son époux, les partisans de la dynastie nouvelle mirent une indécente ardeur à se réjouir de l’événement dont le-ministère avait si bien préparé le scandale. Les républicains se contentèrent de témoigner le mépris que leur inspirait ce vil triomphe.

Quant aux légitimistes, ils étaient consternés. Quelques-uns d’entre eux, cependant, s’obstinèrent dans une incrédulité qui leur était chère, et ils ne craignirent pas de dénoncer l’acte dont leurs ennemis se prévalaient, comme le dénoûment d’une intrigue qui avait commencé par la violence et finissait par le mensonge. N’était-ce pas une chose inouïe dans l’histoire du genre humain que de tenir au secret une princesse pour la faire accoucher dans une sorte d’esclavage ? Pouvait-il y avoir état civil pour un enfant et certitude matérielle de sa naissance, lorsque la mère, plongée arbitrairement dans les fers et privée même de la protection de ses juges, se trouvait dans une situation que les lois désavouaient et qui faisait peser sur elle une invincible tyrannie ? Séparée de ses amis, arrachée à ses conseils, morte au monde, à la loi, à la société, Marie-Caroline avait-elle pu valablement témoigner contre elle-même, et cela au milieu de ses accusateurs, de ses gardiens, des hommes qui avaient juré sa perte ? S’il fallait croire au procès-verbal, pourquoi donc M. de Brissac et Mme d’Hautefort avaient-ils refusé formellement de le signer ? Voilà ce que disaient les plus passionnés parmi les légitimistes. ils allèrent plus loin, et une plainte pour cause de présomption légale de supposition d’enfant fut adressée aux procureurs-généraux près les Cours royales de Paris et de Bordeaux, par le comte et le vicomte de Kergorlay, le baron de Ludre, le comte de Floirac, le baron de Mengin-Fondragon, le vicomte Félix de Conny, MM. de Verneuil, de Mauduit et Battur. Des adhésions nombreuses vinrent bientôt fortifier cette plainte, et, dans une lettre remplie d’indignation, M. Florian de Kergorlay reprocha au président du conseil de s’être rendu coupable de diffamation calomnieuse et de séquestration arbitraire. La lettre se terminait par ces mots : « La présomption légale du crime de supposition d’enfant est acquise à l’histoire. »

Mais la duchesse de Berri avait trop complètement cédé aux exigences de ses gardiens, pour que de semblables protestations eussent quelque autorité : On n’y vit généralement que la dernière clameur d’un parti au désespoir. Aussi bien, le gros du parti avait déjà perdu toute illusion, et il ne lui restait plus qu’à subir en silence cette dure loi de la vérité.

Bien fous sont les princes qui s’imaginent qu’on adore en eux autre chose que leur fortune. Marie-Caroline ne tarda pas à en faire l’expérience. Beaucoup de ses fidèles, sans cesser de la défendre en public, ne lui montrèrent plus en secret qu’éloignement, froideur et dédain. Tel qui lui aurait pardonné un crime heureux, la jugea impardonnable, parce qu’elle avait commis une faiblesse compromettante. Aux reproches que lui adressaient sincèrement, dans son parti, des hommes rigides mais honorables, se mêla le blâme de ceux chez qui le stoïcisme n’était que le masque de l’égoïsme trompé ou de l’ambition déçue. De tous les maux que Marie-Caroline avait eu à souffrir depuis plusieurs mois, celui-là fut sans contredit le plus cuisant. Il est certain que, lorsque, rendue à la liberté, elle se disposait à partir pour Palerme, le nombre fut petit des personnes qui s’offrirent pour l’accompagner. Quelques dames donnèrent même à entendre que le rôle qu’elles auraient envié auprès, de la régente de France, ne pouvait guère leur convenir auprès de la comtesse Luchesi Palli. Marie-Caroline avait témoigné le désir d’être accompagnée à Palerme par M. de Mesnard. Peu de temps avant son départ de Blaye, on lui remit une lettre de son premier écuyer. A peine y a-t-elle jeté les yeux que son front se voile de tristesse. Une plainte amère lui échappa, dit-on, et elle fut tout un jour à se remettre de son trouble. La lettre était froidement respectueuse, et M. de Mesnard y disait que, pour accompagner la princesse, il attendrait ses ordres. Pourtant, nul parmi les légitimistes n’était plus que M. de Mesnard dévoué aux intérêts et docile aux volontés de Marie-Caroline. Mais l’influence des mécontentements du parti avait peut-être fini par le gagner lui-même ; peut-être aussi pensait-il que la dernière déclaration de la mère de Henri V n’était pas suffisamment expliquée par l’oppression dont elle avait été victime. Quoi qu’il en soit, il se rendit à Blaye, quand le moment fut venu, prêt à suivre dans des contrées lointaines celle dont il avait servi tour-à-tour la grandeur et l’abaissement.

La princesse de Beauffremont donna au parti royaliste, dans cette circonstance, un grand exemple de courage et de générosité. Entourée dans ce parti d’une juste considération et connue pour n’avoir jamais recherché les positions de Cour, elle accourut à Blaye, résolue à ne se séparer de Marie-Caroline que lorsqu’on aurait reçu à Prague cette mère du duc de Bordeaux, que tout le monde maintenant semblait abandonner.

Ce fut le 8 juin que Marie-Caroline quitta sa prison. Ce voyage devait avoir une haute importance historique ; et il faut absolument en connaître les détails si l’on veut analyser la situation du parti légitimiste, soit en France, soit à l’étranger. A Blaye, les préparatifs du départ étaient poussés, depuis quelque temps, avec beaucoup d’activité. Le 8, un bateau à vapeur vint mouiller devant la citadelle. Il devait conduire la princesse jusqu’à la rade de Richard, où l’attendait la corvette l’Agate. Des ordres sévères avaient été donnés par le général Bugeaud pour qu’aucune manifestation populaire ne troublât la solennité de l’embarquement. Quelques personnages de marque s’étaient rendus à bord du bateau à vapeur pour y recevoir Marie-Caroline. C’étaient le prince et la princesse de Beauffremont, le marquis et la marquise de Dampierre, le vicomte de Mesnard, le marquis de Barbançois, le comte Louis de Calvimont. A bord se trouvait aussi l’abbé Sabatier qui venait d’être nommé aumônier de la princesse.

A neuf heures et demie, le général Bugeaud alla prévenir Marie-Caroline que l’heure du départ était arrivée. Il la trouva posant devant un peintre envoyé de Bordeaux par M. Gintrac, qui avait voulu garder le portrait de la prisonnière de Blaye. Marie-Caroline sortit, conduite parle général. A côté d’elle marchait la nourrice portant cette petite princesse qu’une prison avait vu naître et qu’attendait une mort prématurée. Suivaient M. de Mesnard donnant le bras à Mme d’Hautefort M. Deneux, M. de Saint-Arnault, aide-de-camp du général, Mlle Lebeschu et Mme Hansler. Au seuil de la porte Dauphine, MarieCaroline ayant aperçu les deux filles du gouverneur et leur mère, elle se pencha vers les enfants pour les embrasser ; puis, se tournant vers Mme Bugeaud, qu’elle savait douée d’un noble caractère et d’une âme compatissante : « J’espère, lui dit-elle, que dans peu vous reverrez votre mari bien portant. » Au delà de la porte Dauphine, la foule s’entassait impatiente. Quand Marie-Caroline parut, un grand silence se fit parmi le peuple ; mais à peine s’était-elle éloignée de quelques pas, qu’on entendit comme un bruit confus de voix, de chuchottements, de murmures, sans qu’on pût savoir ni quel sentiment dominait cette multitude, ni à qui s’adressaient certaines rumeurs menaçantes sorties de son sein.

A dix heures, l’ancre était levée et le Bordelais voguait vers la mer. Deux barques furent aperçues qui suivaient le bateau à vapeur. Elles étaient montées par des personnes dévouées à Marie-Caroline, comme le montraient bien les bras levés en signe d’adieu et les mouchoirs blancs agités en l’air. Au large ! cria d’une voix rude le commandant du Bordelais. Mais, à l’instant même, de l’une des embarcations partit un paquet dont un cri désignait la destination, et qui alla tomber à quelque distance du général Bugeaud. C’était un fichu vert sur lequel était le portrait de Henri V. Le général Bugeaud, qui s’irritait des plus petites choses, laissa éclater une indignation puérile. Mais son autorité n’avait plus rien dont Marie-Caroline eût sujet de s’alarmer. Aussi sut-elle se dédommager, à l’égard de M. Bugeaud, d’une trop longue dissimulation ; et le général ne trouva plus chez elle et chez les personnes de sa suite, durant tout le voyage, que l’expression d’un ressentiment contenu avec effort.

Vers le milieu du jour, la corvette l’Agate signala le bateau à vapeur le Bordelais qui, descendant la Gironde, se dirigeait sur la rade de Richard. Le transbordement se fit sans difficulté. Les personnes qui devaient accompagner Marie-Caroline jusqu’à Palerme étaient le prince et la princesse de Beauffremont, M. de Mesnard, M. Deneux, M. Ménière, le général Bugeaud et son aide-de-camp, puis, pour le service de la princesse, Mlle Lebeschu et Mme Hansler. Des affaires urgentes avaient rappelé au sein de sa famille M. de Brissac, et le voyage avait été interdit à la comtesse d’Hautefort, à qui sa santé ne permettait pas d’en affronter impunément les fatigues. Au moment de se séparer, et pour toujours peut-être, d’une princesse dont elle avait si long-temps partagé la captivité, Mme d’Hautefort avait peine à cacher les déchirements de son cœur ; son visage était inondé de larmes, et ces émotions d’une tendresse inquiète paraissaient toucher vivement Marie-Caroline.

Le 9 juin, l’Agate s’éloignait du sol de France. En vue de Palerme, la corvette salua la terre par une salve de vingt-un coups de canon, et aussitôt l’on entendit gronder toutes les batteries du port. L’Agate ayant jeté l’ancre, une foule d’embarcations furent lancées à la mer. Plusieurs d’entre elles portaient des musiciens ; et des couplets sur la princesse, sempre tormentata, se mêlèrent au bruit de la rame agitant les flots. D’après l’étiquette de la cour de Sicile, le vice-roi ne se peut déplacer que pour recevoir le roi lui-même. Le comte de Syracuse, frère du roi de Naples, envoya donc à Marie-Caroline, pour la complimenter et s’entendre avec elle sur l’instant du débarquement, le duc de San Martino, ministre de l’intérieur. Le comte Luchesi Palli se présenta ensuite. Il fut admis dans la chambre de Marie-Caroline, où il resta près d’une heure. Puis, ils montèrent l’un et l’autre sur le pont et s’y promenèrent, objets d’une curiosité que le respect tempérait à peine. Avant de débarquer, la princesse reçut en audience de cérémonie le commandant Turpin et son état-major ; elle remercia le commandant avec beaucoup d’effusion de la conduite à la fois courtoise et loyale qu’il avait tenue, et elle ne voulut pas quitter la corvette sans avoir donné à l’équipage une gratification de vingt jours de solde, munificence qui, sous un prince économe, donna lieu, de la part des marins, à des rapprochements joyeux et caustiques.

Quant au général Bugeaud, Marie-Caroline avait su, par une vengeance bien permise, lui faire peur des dangers qui l’attendaient sur le rivage. Aussi n’osa-t-il pas mettre pied à terre, et il s’embarqua sur le brick l’Actéon, que le gouvernement avait envoyé à Palerme, sous le commandement du capitaine Nonay, avec mission d’attendre l’arrivée de l’Agate, et de rapporter en France la nouvelle du débarquement.

Marie-Caroline était libre enfin, mais elle ne touchait pas encore au terme de ses maux. Sa déclaration du mois de mai avait fait perdre contenance au parti légitimiste et mis en lumière les éléments de discorde qu’il recelait. Les uns crurent ou feignirent de croire que la duchesse de Berri, par son nouveau mariage, venait de renoncer aux droits de sa royale maternité. Les autres se prévalurent des malheurs que la guerre de Vendée avait enfantés, pour affirmer que jamais la princesse n’avait été investie des pouvoirs de régente. Quelques-uns pensèrent que le mariage morganatique de Marie-Caroline avec le comte Luchesi Palli ne pouvait enlever à une mère toute influence sur les destinées de son fils. A Prague, on n’avait jamais regardé comme sérieuse la double abdication de Rambouillet le roi de France, c’était toujours Charles X ; et, après lui, celui qu’on aurait salué roi sous le nom de Louis XIX, c’était le Dauphin. Il y en avait même qui, trouvant valable l’abdication de Charles X, déclaraient nulle celle qu’il avait, à Rambouillet, imposée à son fils. Quelque ridicules que fussent ces prétentions, le mariage de Marie-Caroline les ranima et leur donna, aux yeux de certains royalistes, une autorité qu’elles n’avaient pas eu jusqu’alors. De sorte que le parti légitimiste en vint à se partager en trois catégories : les Carlistes, les Dauphinistes, les Henriquinquistes.

Dans cette situation, Marie-Caroline désirait ardemment trois choses : 1° qu’on lui confiât la tutelle de son fils ; 2° qu’on lui accordât l’autorisation de se rendre à Prague auprès de ses enfants ; 3° qu’on modifiât le système d’éducation adopté pour le duc de Bordeaux, qui était élevé dans les principes de l’ancien régime. Or, dès le mois de mai, M. de Chateaubriand, pour obtenir ces trois choses, avait fait le voyage de Prague ; mais son intervention avait été sans résultat. Charles X prétendait que, d’après la loi française, Marie-Caroline ne pouvait rester tutrice ; il voyait de grandes difficultés à ce que la princesse se rendît à Prague avant qu’on eût réglé les conditions de son mariage, tant à l’égard du père de son mari qu’à l’égard du roi de Naples son frère, et il exigeait qu’elle ne vînt embrasser ses enfants qu’après avoir séjourné quelque temps en Sicile avec le comte Luchesi Palli ; enfin, il paraissait décidé à ne rien changer à l’éducation du duc de Bordeaux et à subir jusqu’au bout l’influence de MM. de Blacas, de Damas et de Latil.

De fait, Marie-Caroline ne fut pas plutôt en Sicile, qu’elle s’y vit retenue en quelque sorte comme prisonnière. Pour aller à Naples auprès du roi son frère, il lui fallut pour ainsi dire entrer en négociation ; et, si l’interdiction fut enfin levée, ce fut grâce au zèle infatigable de M. de Choulot. De Naples, la princesse, devenue Mme Luchesi Palli, partit pour Rome, où le pape lui fit l’accueil le plus empressé ; puis elle gagna Florence. Là, elle retrouva quelques personnes d’un dévoûment éprouvé : M. et Mme de Podenas, M. d’Haussez, Mlle de Fauveau. Son parti était pris. Elle voulait, quoiqu’il advint, se rapprocher de la frontière autrichienne, entraînée qu’elle était vers ses enfants par un désir qui ne calculait pas les obstacles. Car les esprits à Prague étaient fortement aigris contre elle. On lui reprochait son expédition en Vendée hautement désapprouvée par M. de Blacas et tentée sans l’assentiment de l’Autriche ; on lui reprochait sa folle confiance, sa précipitation, son orgueilleuse ardeur à devenir l’unique centre du parti royaliste, et, par dessus tout, les égarements qui l’avaient perdue. Voilà ce qui perçait dans les discours, mais dans les replis de la pensée se cachaient des motifs de mécontentement plus décisifs peut-être : la duchesse de Berri, en courant la carrière des périls, avait trop effacé derrière son audace les autres membres de la famille : c’était son crime.

Au reste, on aurait pu avec raison l’accuser d’avoir manqué à Blaye de courage et d’énergie. Si, comme elle en avait le droit, elle eût opposé aux exigences de ses gardiens une force d’inertie invincible, nul doute que ses ennemis n’eussent été plongés dans le plus honteux embarras. Mais, encore une fois, ce qui la rendait coupable aux yeux des courtisans du roi déchu, c’était la gloire rêvée bien plus que les fautes commises. M. de la Ferronays était parti de Naples pour Prague, espérant adoucir l’âme du vieux roi. Mais Marie-Caroline n’était pas condamnée seulement par les jalousies dont nous venons de dire le secret, elle était condamnée aussi par la politique cauteleuse de l’Autriche, dont elle avait bravé l’ascendant, et qui cherchait à faire du duc de Bordeaux ce qu’elle avait fait du duc de Reichstadt, mort depuis quelques mois : c’est-à-dire une menace perpétuellement suspendue sur la tête du gouvernement français.

Aussi, Marie-Caroline attendait-elle en vain des passe-ports pour l’Allemagne. En même temps ses amis étaient traqués par la police autrichienne, presque comme les chouans l’avaient été dans la Vendée par la police de Louis-Philippe. Le 29 septembre marquant l’époque de la majorité[12] du duc de Bordeaux, plusieurs jeunes royalistes étaient partis de Paris pour Prague, afin de saluer leur nouveau roi : quelques-uns parvinrent à franchir la frontière ; les autres furent arrêtés par les autorités autrichiennes, faute d’une autorisation signée Blacas.

Marie-Caroline comptait les jours, les heures, avec une douloureuse impatience. Enfin, M. de Montbel arriva : il apportait à la princesse la permission de pousser plus avant, mais à condition qu’elle montrerait son contrat de mariage. Marie-Caroline envoya M. de Montbel à Rome, où le contrat était déposé, et, sans plus attendre, elle entra par Ferrare sur le territoire autrichien. M. de Chateaubriand y était accouru : elle le pria de se rendre à Prague pour obtenir la révocation des défenses qu’on faisait peser sur elle, et, aussi, pour décider Charles X à consentir à une déclaration de majorité. La princesse continuait à avancer ; mais, arrêtée à Padoue, elle n’obtint qu’à grand’peine la faveur d’aller attendre à Venise, où s’étaient réunis MM. de Charette, Barbançois et quelques autres Vendéens, le résultat de la mission que M. de Chateaubriand avait acceptée.

Ce fut le 25 septembre que l’illustre écrivain arriva au terme de son voyage. Mme de Beauffremont l’avait précédé de quelques heures. Charles X habitait, en ce moment, le château de Butschierad, situé à peu de distance de Prague. Mais la Dauphine, la sœur du duc de Bordeaux et Mme de Gontaut avaient quitté Butsehierad pour se rendre au Rhadschinn. Car il était décidé que, pour empêcher la duchesse de Berri de venir jusqu’à Prague, la famille royale irait au-devant d’elle jusqu’à Léoben. M. de Chateaubriand eut, à ce sujet, une entrevue avec la Dauphine, et il lui exprima tout son étonnement du parti auquel on s’était arrêté : Quoi ! on irait au-devant de Marie-Caroline pour lui conduire ses enfants, les lui faire embrasser rapidement dans une auberge, et, ensuite, les séparer d’elle à jamais ! La Dauphine répondit avec émotion que, si telle était la volonté du roi et qu’il y persistât, il faudrait bien obéir. M. de Chateaubriand passa chez Mme de Gontaut. Elle faisait les apprêts du voyage et se lamentait : « On nous enlève, on nous mène je ne sais vers quel but. Sauvez-nous ! » La sœur du duc de Bordeaux était souffrante et gardait le lit. Introduit dans la chambre de la jeune malade, M. de Chateaubriand ne la vit point, les fenêtres étant fermées, mais elle lui tendit dans l’ombre sa main, qui était brûlante, en le priant aussi de les sauver tous.

Le soir même, M. de Chateaubriand se rendit à Butsehierad. Il trouva dans le salon ; près d’une table de jeu préparée, le duc de Blacas et M. O’Egherthy. « Le roi, lui dit M. de Blacas, a été pris d’un accès de fièvre, il est couché. » Et, apercevant sur le visage de M. de Chateaubriand un léger signe d’incrédulité, M. de Blacas ouvrit avec précaution la porte qui séparait le salon de la chambre à coucher de Charles X. M. de Chateaubriand s’avança, mais il n’entendit que la respiration élevée du roi, comme celle d’un homme qui dort d’un sommeil pénible. Alors, il exposa au duc de Blacas, devant M. O’Egherthy, le but de sa mission, s’étendit sur ce qu’avait d’insultant pour Marie-Caroline le voyage à Léoben, et sur ce que présentait d’avantageux la déclaration de majorité. M. de Blacas fit à tout cela quelques objections, mais sans insister. « Au surplus, ajouta-t-il, le roi étant malade, il est vraisemblable qu’il ne partira pas demain : vous pourrez vous entendre avec lui. »

M. de Chateaubriand revint à Prague ; et le lendemain, il était de bonne heure à Butshierad. Charles X, encore malade, reçut gracieusement son noble visiteur, le fit asseoir auprès de son lit, l’écouta d’une oreille attentive et bienveillante, mais sans se départir de la résolution qui éloignait de Prague Marie-Caroline. Relativement à la déclaration de majorité, il montra une volonté moins ferme, et pria M. de Chateaubriand, après avoir fait un brouillon de l’acte, d’en causer avec M. de Blacas. Il prit ensuite une lettre que la duchesse de Berri lui écrivait, la lut d’un air préoccupé, puis, la jetant sur son lit : « De quel droit, s’écria-t-il, la duchesse de Berri prétend-elle me dicter ce que j’ai à faire ? Quelle autorité a-t-elle pour parler ? Elle n’est plus rien, elle n’est plus que Mme Luchesi Palli. Le Code la dépouille de la tutelle comme mariée en secondes noces. » M. de Chateaubriand répondit qu’il restait à Marie-Caroline les droits qu’elle tenait de son courage, de ses malheurs, de tout ce qu’elle avait bravé, de tout ce qu’elle avait souffert pour la cause de son fils. Là se borna l’entretien. M. de Chateaubriand se hâta de rédiger l’acte de déclaration de majorité ; mais cet acte ayant été porté à Charles X par M. de Blacas, on fit savoir à l’auteur que son projet, qu’on trouvait d’ailleurs fort convenable, devait être envoyé à Vienne, parce qu’on s’était malheureusement engagé à ne rien faire à la majorité de Henri V. « Il est dur, Madame, écrivait à ce sujet M. de Chateaubriand en s’adressant à Marie-Caroline, il est dur d’avoir à parler de l’Autriche quand il s’agit de la France. Que diraient nos ennemis s’ils nous voyaient nous disputant une royauté sans royaume, un sceptre qui n’est aujourd’hui que le bâton sur lequel nous appuyons nos pas dans le pélerinage de l’exil ? » il écrivait encore, après avoir rendu compte des résultats de son voyage : « Si jamais, Madame, vous deveniez maîtresse du sort de votre fils, si vous persistiez à croire que ce dépôt précieux pourrait être confié à mes mains fidèles, je serais aussi honoré qu’heureux de lui consacrer le reste de ma vie. Mais je ne pourrais me charger d’une aussi effrayante responsabilité qu’à condition d’être, sous vos conseils, entièrement libre dans mes choix et mes idées, et placé d’abord sur un sol indépendant, hors du cercle des monarchies absolues. »

L’éducation du duc de Bordeaux était, en effet, pour les royalistes, un sujet d’ardentes préoccupations ; et c’est ce qui explique l’intervention de MM. de Chateaubriand, de la Ferronays, de SaintPriest et autres personnages marquants, qui s’étaient groupés autour de Marie-Caroline. On n’était guère capable de comprendre à Prague les sentiments exprimés avec tant de noblesse par M. de Chateaubriand dans les lignes que nous venons de citer. L’auteur du Génie du christianisme fut éloigné du fils : il n’avait rien obtenu pour la mère.

Après un séjour assez long à Venise et bien des difficultés, Marie-Caroline reçut des passe-ports pour l’Allemagne. Mais on voulait qu’elle y parût en fugitive et dans un état presque complet d’abandon. Le nombre des passe-ports lui fut mesuré avec une défiance avare. Quand elle quitta Venise pour aller à Léoben, quatre personnes seulement l’accompagnaient : M. et Mme de Saint-Priest, MM. Podenas et Sala. En humiliant Marie-Caroline, Charles X ne voyait pas que c’était la légitimité même qu’il exposait à la risée de l’Europe. Mais les hommes seraient trop malheureux, si leur obstination à servir n’était pas quelquefois égalée par la folie de ceux qu’ils servent.

A Léoben, l’entrevue fut froide et réservée. Charles X était entouré de MM. de Blacas, de Damas, de Montbel. Marie-Caroline parla de son fils, de l’éducation, de la majorité : on eut l’air de ne pas la comprendre. Quelques jeunes français, échappés de Prague, MM. de Bruc, Walsh, de Seran, étaient parvenus à traverser la ville : on feignit de croire que la duchesse de Berri avait l’intention de faire enlever ses enfants. La séparation de la famille eut lieu au bout de quelques jours. Le général Latour-Maubourg avait été choisi d’un commun accord pour diriger l’éducation du duc de Bordeaux. Ce fut tout. Le rôle politique de Marie-Caroline venait de cesser.

Tels furent ces événements. La branche aînée y perdit ce qui lui restait.encore d’autorité morale en ce pays de France, si fatal pourtant aux monarchies ; et l’on vit clairement alors combien pitoyable est la démence des partis qui, associant leur destinée à celle d’une famille, consentent à jouer leur avenir sur l’entêtement d’un vieillard ou les amours d’une jeune femme. Mais il plut à Dieu de ne pas borner à cela les enseignements réservés à notre siècle. Par une merveilleuse dispensation de la Providence, de ces deux dynasties en lutte, la nouvelle ne put fouler aux pieds l’ancienne sans s’amoindrir elle-même et s’abaisser. Car il existe entre toutes les couronnes une solidarité impossible à méconnaître ; et le prestige, puissance créée par la bêtise des peuples, est, aux mains des grands de la terre, un trésor commun qui diminue pour tous quand il semble ne diminuer que pour un seul. Il fallait une médiocrité bien profonde et une singulière petitesse de vues pour ne pas comprendre que livrer en proie aux sarcasmes de la foule Marie-Caroline, fille, sœur, nièce et mère de roi, c’était faire monter l’Insulte jusqu’au principe même sur lequel reposent les monarchies. Le culte de la royauté va s’affaiblissant en Europe depuis qu’on avilit les princes,. non depuis qu’on les tue ; et l’on ne fonde pas une dynastie en enseignant aux peuples, du haut d’un trône, le mépris des races

royales.
CHAPITRE II.


Corruption des mœurs. – La Tribune attaque la Chambre et est appelée à la barre de l’assemblée ; plaidoiries, jugement. – La fête du 21 janvier abolie. — Travaux législatifs ; organisation départementale, instruction primaire, expropriation pour cause d’utilité publique. — Troubles dans Paris ; M. Rodde sur la place de la Bourse. Coalitions d’ouvriers. Société des Droits de l’Homme ; son manifeste ; sensation produite par cette publication. — Procès des 27. — Acquittement de MM. Charles Teste et Voyer d’Argenson.


L’année 1833 ne fut pas remplie tout entière par les événements que nous venons de raconter ; et, tandis que, frappées de vertige, les royautés semblaient s’abaisser sous la main de Dieu, leurs ennemis croissaient en nombre, en énergie et en audace.

Deux forces rivales étaient en présence : ici, une assemblée élective, là, un chef héréditaire. Le régime constitutionnel avait par conséquent installé l’anarchie dans les régions du pouvoir. La société avait deux têtes. Qu’en était-il résulté ? Que l’autorité, vacillant sous des efforts contraires, n’avait cessé de pencher, tantôt du côté du trône, tantôt du côté de la Chambre ; et, qu’au-dessous, la nation, partagée entre la crainte de l’oppression et celle du désordre, était devenue le prix d’un combat.

Fixer le pouvoir était donc indispensable ; mais, pour cela, il fallait que la royauté se soumit au parlement ou le soumît. Elle essaya de le soumettre. Le système des faveurs fut adopté pour corrompre la Chambre, et l’on s’occupa de l’entourer de forteresses pour arriver plus tard. à la dompter. Et, en effet, pour parer aux vices d’un régime, chef-d’œuvre de la folie humaine, ce n’était pas trop de ces deux moyens combinés : la ruse et la violence.

Le 1er avril 1833, le journal la Tribune publiait les lignes que voici :

« La Chambre s’est occupée aujourd’hui de la question des fortifications de Paris… On s’est imaginé de construire, non pas des fortifications protectrices de la capitale, mais des casernes fortifiées qui serviraient, au besoin, à s’en rendre maître. Tout a concouru à ce système. Vincennes est devenu une espèce de château féodal encombré de casemates, garni de souterrains, et bien moins propre au combat qu’à la peur, lieu d’asile pour la couardise aux abois, sorte de terrier où toute une famille pourrait se mettre à l’abri du fer et du feu. Puis on a jeté autour de Paris une ceinture qui permettra au despotisme de l’enserrer, qui pressera la capitale, la bouclera pour ainsi dire sur les reins ; et, sous le vain prétexte d’un camp retranché, donnera les positions les plus fortes à une garnison de 60 mille hommes qui menaceront incessamment et les Chambres et la presse, et tout ce qui aura quelque influence sur la marche des affaires. C’est là qu’on est arrivé. La Chambre veut aujourd’hui qu’on ne puisse fortifier Paris que moyennant l’autorisation législative. Ne dirait-on pas, à voir ce sérieux des mandataires, que ce mot a une valeur ? Comme s’ils ne voteront pas tout ce qui leur sera demandé ! O le bon billet de la Châtre que nous donne là cette Chambre prostituée !… »

Dans un second article plein d’amertume et d’ironie, la Tribune accusait plusieurs députés, et, entr’autres, M. Viennet, d’entretenir avec M. Gérin, caissier des fonds secrets, des relations dont l’honneur eût été moindre que le profit.

Le coup porta : la Tribune y comptait. Le lendemain même du jour où les articles avaient paru, M. Viennet les dénonçait à la Chambre. L’assemblée prit feu : une commission fut nommée, et M. Persil ayant présenté un rapport qui concluait à ce que les coupables fussent traduits à la barre de l’assemblée, le 8 avril la discussion commença. Soutenues par MM. Petit, Pataille, de Rémusat, Dumon, Jaubert, Duvergier de Hauranne, les conclusions du rapport de M. Persil furent vivement combattues par MM. Gaëtan de la Rochefoucauld, Laurence, Salverte, Gauthier de Rumilly, les généraux Bertrand et Lafayette, Thouvenel, Garnier-Pagès.

Les premiers affirmaient que la Chambre se devait de ne point souffrir qu’on outrageât en elle la majesté de la nation ; qu’en frappant de ses propres mains ceux qui se déclaraient si ouvertement ses ennemis, elle agissait comme corps politique, non comme autorité judiciaire ; qu’elle avait sous les yeux l’exemple de l’Angleterre, l’exemple des États-Unis, où le parlement avait usé plus d’une fois du droit de châtier les auteurs d’écrits diffamatoires ; qu’au surplus, les lois du 23 mars 1822 et du 8 octobre 1830 rendaient rassemblée juge des insultes qu’on faisait monter jusqu’à elle.

Les seconds répondaient par des raisons empreintes de sagesse et de dignité. Une assemblée de législateurs devait-elle se commettre dans la mêlée des partis, au lieu de se maintenir avec calme et sérénité au-dessus des orages de la polémique ? Que pouvait gagner un corps politique à fouler aux pieds ce principe éternel de morale qui veut que nul ne soit à la fois accusateur, juge et partie ? La Chambre serait-elle réputée plus vertueuse quand elle se serait en quelque sorte délivré à elle-même un brevet de vertu ? S’il était vrai qu’en l’outrageant on eût outragé la nation, que ne laissait-elle aux tribunaux ordinaires, à la justice du pays, le soin de punir un tel attentat ? Pour faire respecter l’inviolabilité du législateur, un arrêt valait mieux, apparemment, qu’une vengeance ! Et les orateurs de la minorité rappelaient le Journal du Commerce traîné, sous la Restauration, à la barre d’une assemblée qui, en satisfaisant sa haine, n’avait fait que se dégrader ; et montrant du doigt M. Barthe, assis au banc des ministres, ils ajoutaient, par un rapprochement aussi terrible qu’inattendu : « Voilà l’homme que le Journal du Commerce eut alors pour défenseur ! » M. Garnier-Pagès cita ce trait du grand Frédéric qui, apercevant du haut des fenêtres de son palais un groupe d’hommes occupés à lire une affiche où il était insulté, ordonna que l’affiche fût placée plus bas pour qu’on pût mieux la lire. Il invoqua aussi, pour prouver la puérilité de certaines vengeances, le souvenir de Shéridan qui, condamné par le parlement anglais à faire amende honorable et forcé de se mettre à genoux, dit en se relevant et en s’essuyant le genou : « Je n’ai jamais vu de chambre aussi sale. »

Mais il y avait parti pris de la part de la majorité, dont M. Persil, avec son âprêté ordinaire, s’était fait le champion et l’orateur. Comme il parlait, un éclat de rire se fait entendre aux extrémités de la Chambre. « Vos rires sont scandaleux, » s’écrie M. Persil avec colère et l’œil fixé sur les derniers bancs de la gauche. « Vous êtes un insolent, » réplique M. Dupont (de l’Eure). Il s’élève à ces mots un effroyable tumulte. Plusieurs députés sont debout. Le président rappelle à l’ordre Dupont (de l’Eure). Qu’on nous y rappelle tous s’écrient à l’envi la plupart des membres de l’Opposition. Alors, d’une voix ferme : « Messieurs, dit Dupont (de l’Eure), je professe la plus grande tolérance pour toutes les opinions, mais je réclame le même droit pour les miennes. Je déclare donc à M. Persil que toutes les fois que, se tournant vers moi, il traitera de scandaleux mon rire ou mes paroles, quand je n’ai ni ri, ni parlé, je dirai qu’il est un insolent. » Ce fut sous l’impression de ces débats violents que le scrutin s’ouvrit. Avant et après l’appel nominal, quarante-cinq membres déclarèrent qu’ils étaient résolus à se récuser ou à s’abstenir[13]. De ce nombre, M. Viennet, qui avait fait l’office d’accusateur, et M. Teste, contre lequel la Tribune avait dirigé de récentes et vives attaques.

Deux cent cinq voix décidèrent, contre quatre-vingt-douze, que le journal serait cité à la barre de la Chambre. Il y comparut, le 16 avril, dans la personne de M. Lionne, son gérant, et de deux de ses rédacteurs MM. Armand Marrast et Godefroi Cavaignac. La foule des spectateurs était immense. Immobiles sur leurs bancs, les députés gardaient un silence glacial et semblaient composer leurs visages. Les républicains entrèrent, le front haut, le sourire du dédain sur les lèvres. Qu’ils courussent au-devant d’une condamnation, ils ne l’ignoraient point ; mais ils trouvaient à la braver par une profession de foi pleine d’éclat, une jouissance légitime et hautaine. Un bureau avait été disposé dans l’intérieur d’une balustrade circulaire adossée aux bancs de l’extrême gauche : ce fut là que le prévenu et ses défenseurs prirent place.

M. Godefroi Cavaignac commença en ces termes : « Messieurs, nous comparaissons devant vous, mais nous ne vous reconnaissons pas le droit de nous juger. » Il continua sur ce ton, comme un homme convaincu de la sainteté de sa cause et de la supériorité de ses doctrines. Il ne se défendit point, il attaqua ; pressant et hardi, mais grave dans ses colères et modeste dans son audace. Il reconnut, d’abord, qu’en politique, être jugé par ses ennemis était une chance commune à tous les partis en lutte, ce qui rendait les prétentions de la Chambre naturelles, et ce qui les aurait rendues légitimes si cette Chambre eût véritablement représenté la souveraineté du peuple. Mais une assemblée, fille du monopole, pouvait-elle avoir l’omnipotence d’une assemblée issue du suffrage de tous les citoyens ? Au privilège qui les faisait représentants de 200, 000 électeurs dans une nation de 33, 000, 000 d’hommes, les députés pouvaient-ils joindre le privilége de l’inviolabilité ? Après tout, que reprochait-on à la Tribune ? D’avoir dit que la Chambre laisserait construire des forts autour de Paris, vendue et prostituée qu’elle était ? Mais des fonds n’avaient-ils pas été alloués, l’année précédente, pour le commencement des travaux ? Preuve trop évidente de l’état de vassalité dans lequel la Chambre vivait à l’égard du pouvoir exécutif ! Car enfin, quoi de plus étrange que de voir une assemblée fournir elle-même à une autorité rivale des moyens de dictature, des instruments de tyrannie ? Des législateurs s’entourant de l’appareil des armes, consentant à siéger sous le feu de citadelles bâties à grands frais la chose était nouvelle assurément et digne de remarque 1 Ils n’avaient pas compris de la sorte la liberté des délibérations parlementaires, les auteurs de toutes les constitutions antérieures à l’an viii, eux qui avaient décrit autour de la capitale un cercle qu’il n’était permis à aucun soldat de franchir, eux qui avaient assuré au pouvoir législatif la possession d un territoire sacré où la puissance morale de la loi reposait dans toute sa force ! Après de vives attaques contre le projet d’embastiller la capitale, M. Cavaignac se mit à suivre à travers l’histoire du dix-neuvième siècle les progrès de ce système de réaction, qui s’était produit jusqu’au 18 brumaire, contre les hommes ; sous l’Empire, contre les idées ; sous la Restauration, contre les sentiments et les intérêts du peuple ; depuis, contre les garanties publiques. Le procès même intenté à la Tribune paraissait à l’orateur républicain la suite d’un vaste plan de conspiration contre-révolutionnaire, plutôt qu’un acte de vengeance provoqué par une injure. « Quoi ! ce procès pour vous dans un temps où la société est en proie à un procès, par ma foi, bien autre quand elle plie jusque dans son axe, quand on ne sait à quel orbite doit aboutir ce monde dérouté ! Quoi ! dans cette tempête qui gronde autour de vous, vous entendez le cri d’un journaliste ! Ces soldats retenus autour de vous, quand, de Francfort à Constantinople, on sent de quoi remuer les rois. et les peuples, quand l’Allemagne fermente sous cet esprit héréditaire qui fatigua Charles-Quint et ruina Napoléon ! Ainsi, l’Europe s’échauffe au retour de l’incendie que 1830 avait attisé dans son centre, l’esprit révolutionnaire se meut de nouveau contre cette loi de sainte-alliance qui ne peut plus désormais exister qu’entre peuples, une étincelle de juillet retombe sur le foyer de la grande famille européenne ; et, cependant, vous, vous jugez ! Distraction impossible, aveuglement incroyable, si l’on n’y cherche que celui de la passion ! Non, vous ne ferez pas croire que votre colère contre nous soit l’unique mobile de ce procès ; non, lorsqu’il n’y a pas un sommeil qui ne puisse être interrompu par un courrier, vous ne nous persuaderez pas que vous vous endormiez à l’aide d’une audience. Vous êtes dans une mauvaise voie, mais vous y marchez, et ce procès termine votre session, parce qu’il commence ce qu’une autre doit exécuter. »

Par ces paroles, on le voit, M. Cavaignac agrandissait le débat ; il rattachait à un long et détestable complot contre les libertés publiques, ce qu’on aurait pu prendre pour un simple élan de colère de la part de quelques députés blessés dans leur orgueil ; en un mot, de la cause de la Tribune, il faisait celle de la nation tout entière.

Après lui, M. Marrast prit la parole, et, dans un discours agressif, mordant, plein d’impétuosité, de verve, de couleur, il traça l’histoire de la corruption telle que le régime constitutionnel l’avait enfantée, telle qu’il la rendait nécessaire. Cette histoire, M. Marrast la résumait en ces termes : « La Chambre qui consentit aux tribunaux d’exception et aux cours prévotales ; la Chambre qui toléra les conspirations de police ; la Chambre qui laissa violer la Charte impunément ; la Chambre qui prodigua les trésors de l’État aux intérêts dont elle profitait la première ; la Chambre qui abandonna la sûreté individuelle des citoyens à l’arbitraire des ministres ; la Chambre qui poursuivit à outrance la liberté des opinions… qu’étaient-elles ? quel nom leur donner ? La Chambre qui accrut incessamment les traitements des fonctionnaires, qui les livra ensuite pieds et poings liés à l’administration ; la Chambre qui entassa emprunt sur emprunt, qui prodigua les fonds secrets, qui maintint tous les priviléges, qui éleva des autels aux basses passions de l’avidité, qui encourage l’agiotage par l’amortissement, qui fit tout graviter vers le centre impur de la Bourse, qui jeta honneur, dignité nationale, trésor public à la voirie des loups-cerviers ; toutes ces Chambres, messieurs… prostituées ! prostituées ! » S’attaquant à la corruption du jour, « ce n’est, poursuivait M. Marrast, un secret pour personne que ces spéculations heureuses dont on a tant abusé, l’année dernière, pour les jeux de Bourse ! Tout le monde se rappelle ces nouvelles connues de la veille et publiées seulement le lendemain, après que d’importantes opérations avaient pu être consommées, La Chambre y était-elle étrangère ? Sans doute. Et pourtant, on affichait dans l’intérieur des séances la cote des fonds, comme pendant à l’ordre du jour ! Vos intentions doivent être excellentes, messieurs, et cependant, vous avez voté dans deux ans plus de fonds secrets que la Restauration n’en a demandé pendant les six dernières années. Vous êtes parfaitement indifférents à la prime des sucres ; et cependant, cette prime s’est accrue, depuis 1830, de 7 millions à 19 ; et, chose étrange, le tiers à peu près de cette somme est partagé entre six grandes maisons, au nombre desquelles marchent en première ligne celle de certains membres que vous honorez de toute votre considération, et notamment celle d’un ministre. Et en effet, dans les ordonnances de primes pour 1832 on voit figurer : la maison Périer frères, pour 900,000 f. ; la maison Delessert, pour 600,000 f. ; la maison Humann, pour 600,000 f. ; la maison Fould, pour 600,000 f. ; la maison Santerre, pour 800,000f. ; la maison Durand, de Marseille, pour un million. » Après avoir ainsi accumulé faits sur faits, accusations sur accusations ; après avoir rappelé que la Tribune ne paraissait à la barre de l’assemblée que sur la dénonciation d’un homme qui avait eu le courage de « vanter publiquement les bienfaits de la clé d’or et les charmes des fonds secrets », M. Marrast avait atteint le terme de sa brûlante plaidoirie : il finit en s’écriant : « Si c’est une guerre contre la Tribune seule, elle est puérile ; si c’est une guerre contre la presse, vous y périrez. »

Malgré la réserve qu’elle s’était commandée, l’assemblée ne put se défendre d’une sourde agitation. Au moment où allait être rendu ce vote qui était un jugement, M. Cavaignac se leva et dit : « La Chambre sait que M. Lionne est traduit devant elle par suite d’une fiction : plus vous élèverez l’amende qui frappera le journal, plus vous diminuerez la peine de la prison, qui ne frapperait que M. Lionne, lequel ne peut être considéré comme le vrai coupable. Voici comment je voterais, et je pense que la Chambre votera ainsi : forte amende, faible prison. » Alors les défenseurs et le prévenu se retirèrent ; six tables furent placées dans l’enceinte circulaire, pour le dépouillement du scrutin ; et, l’appel nominal terminé, chaque membre alla déposer son vote dans l’urne, au milieu d’une confusion extrême. Le résultat était prévu. 204 voix sur 304 condamnèrent le gérant de la Tribune à trois ans de prison et à dix mille francs d’amende.

Mais la vengeance ne se fit pas attendre. Il y avait à la Chambre 122 députés fonctionnaires, lesquels touchaient annuellement, en traitements légaux, plus de deux millions, et cela pour des fonctions qu’ils ne pouvaient remplir, témoin M. d’Estôurmel, député du Nord et ministre à la Colombie : la Tribune mit vivement en relief ce fait monstrueux et montra que les 122 députés recevaient, en traitements qu’ils ne gagnaient point, la subsistance de plus de huit mille citoyens pauvres. Le droit sur les fers, fontes et aciers, provenant des pays étrangers, avait été, pour l’année, de 2 millions 380,000 francs, impôt énorme et désastreux levé sur l’agriculture et sur toutes les industries pour qui le fer est un élément nécessaire de production : la Tribune affirma que cet impôt n’était maintenu que parce qu’il profitait à vingt-six députés ministériels, sans compter deux ministres, associés de M. Decazes dans l’exploitation des forges nouvelles de l’Aveyron. L’accusation monta plus haut encore. Au nom de la loi violée, au nom de l’intérêt public sacrifié à des scrupules de courtisan, le ministre des finances fut sommé de faire rentrer dans les coffres de l’État une somme de 3 millions 805, 607 fr., que, depuis trop long-temps, la liste civile devait au trésor. On rappela qu’au mépris des traditions les plus inviolables de la monarchie, Louis-Philippe, le 6 août 1830, n’avait pas craint de faire donation à ses enfants de ses biens, qu’il voulait soustraire au domaine de l’État, et l’on s’étonnait que le droit d’enregistrement, payable d’avance aux termes de la loi, ne se trouvât pas, après trois ans, payé d’une manière intégrale. Le souvenir de la forêt de Breteuil vendue au roi par M. Laffitte fut aussi évoqué. Mais on dirigea contre le roi, à ce sujet, une accusation aussi injuste que mensongère : on prétendit que, pour frauder l’enregistrement, il n’avait porté qu’à 6 millions, dans l’acte de vente, ce qui en réalité lui en avait coûté 10. L’allégation était fausse[14] : elle passa pour vraie dans l’esprit des hommes prévenus ; les attaques redoublèrent de vivacité ; plus que jamais on parla de Kœsner, de ce vide de plusieurs millions qu’il avait laissé dans le trésor, et du mystère dans lequel on avait permis que cette honteuse affaire restât ensevelie ; on se demanda s’il était possible qu’à l’insu du baron Louis, ministre des finances, M. Kœsner eût risqué l’argent de tous dans les impurs tripotages de la Bourse et entretenu avec les agents de change des relations patentes, cyniques, journalières ; on alla jusqu’à étendre, plus qu’il n’était permis de le faire ouvertement, une responsabilité que M. Martin (Nord) avait concentrée tout entière sur la tête de M. Kœsner, dans un rapport qui fut le commencement de sa fortune politique. Enfin, l’on fit revivre tout ce qui, depuis 1830, se liait à des manœuvres de corruption, à des scandales de cupidité.

Un événement imprévu vint ajouter à ce débordément d’accusations. Un jour, sur la façade de la maison qui avait servi de quartier général à la révolution de juillet, ces mots parurent aux yeux du passant étonné : mise en vente de l’hôtel Laffitte. Il était donc ruiné, celui qui avait couronné roi le duc d’Orléans, celui qui, pour en venir là, n’avait pas hésité à jouer dans les péripéties d’une crise inévitable une existence si long-temps digne d’envie, celui qui, plus tard, pour consolider son ouvrage, avait consenti à tenir les rènes du gouvernement au milieu de la tempête, abandonnant ainsi le soin de ses propres affaires et faisant à sa royale créature le double sacrifice de sa popularité engagée dans les combats de la rue et de ses intérêts financiers mis en quelque sorte à la merci du hasard ! Tel fut le cri qui s’échappa soudain de toutes les bouches, lorsqu’on sut que peu de temps après l’avénement de Louis-Philippe et à quelques pas du château des Tuileries, des affiches portaient : mise en vente de l’hôtel Laffitte ! Les ennemis du roi en prirent texte pour l’accuser d’ingratitude, et ils le firent, avec cette joie secrète et cette indignation bruyante qu’on puise dans les torts ou les imprudences d’un ennemi. De leur côté, les partisans de Louis-Philippe s’évertuèrent, pour mieux absoudre le monarque, à noircir son ancien ami, auquel ils déclarèrent, dès ce moment, une odieuse guerre de mensonges. Ils prétendirent que, lorsque la révolution de juillet éclata, la maison Laffitte chancelait sur ses bases mal assurées ; que l’origine des embarras de M. Laffitte était dans les spéculations qu’il avait faites sur le 5 p. % ; que, loin de s’être montré ingrat à l’égard de M. Laffitte, le roi lui avait tendu a plusieurs reprises une main secourable, comme le disaient assez, et la forêt de Breteuil achetée dix millions bien qu’elle n’en valût pas huit, et un prêt de six millions fait à M. Laffitte par la Banque, sous la caution du roi, qui avait déjà dû s’exécuter dans trois paiements successifs pour une portion de la somme garantie. Rien n’était plus faux que ces assertions[15] ; et pourtant, un article qui avait pour but de les répandre fut rédigé à Paris, envoyé à Marseille pour qu’on en soupçonnât moins facilement la source, et publié dans le Garde National. M. Laffitte fut blessé jusqu’au fond du cœur, mais il sut se renfermer dans une réserve pleine de calme et de dignité.

Pour ce qui est de ses amis, leur sollicitude éclata d’une manière touchante. M. Guillemot, rédacteur en chef du Commerce, avait émis l’idée d’une souscription : cette idée fut acceptée par le public avec une sorte d’enthousiasme ; des listes nombreuses remplirent les colonnes des feuilles publiques un comité se forma dans le sein de la Chambre pour recueillir les souscriptions et l’on nomma M. Nitot trésorier. Cet élan inquiéta la Cour. Car, aux yeux des uns, M. Laffitte ruiné représentait la révolution de juillet trahie ; et, chez d’autres, le dévoûment à M. Laffitte n’était que de la haine à l’égard du roi. Dans la plupart des journaux de l’Opposition, le mot ingratitude avait été prononcé, sans égard pour la majesté royale. Pour faire tomber cette accusation, les hommes du château s’adressèrent à M. Laffitte lui-même. Ils lui firent savoir qu’ils étaient prêts à souscrire et à faire souscrire pour lui tous leurs amis, si, dans une lettre publique, il consentait à se déclarer entièrement étranger aux attaques dirigées contre le monarque. C’était lui demander la déclaration de ce qui était vrai. Il n’hésita point, et fit même plus qu’on n’attendait de sa loyauté. Passant noblement sous silence les grands services qu’il avait rendus au roi, pour ne parler que des services, très controversables, que le roi lui avait rendus, il adressa aux hommes du château une lettre dans laquelle il se reconnaissait l’obligé de Louis-Philippe. Mais, sur ces entrefaites, un député de Marseille, M. Reynard, lui ayant apporté 1 article du Garde National, mentionné plus haut, il retira aussitôt sa déclaration, ne voulant pas qu’on ajoutât à ses biens ce qu’on espérait, enlever à son honneur. Il en résulta que la Cour ne souscrivit point. Lui, cependant, il resta debout sur les débris de sa fortune, après avoir appris, par une expérience amère, ce que gagnent à faire des rois les hommes du peuple. Pendant que ces choses se passaient, le parlement approchait du terme de ses travaux. Il y avait dépensé une ardeur plus fastueuse que féconde. Des propositions sans nombre avaient soulevé d’inutiles débats ; et, par leurs fréquentes collisions, les deux Chambres avaient montré combien sont embarrassés les rouages du mécanisme constitutionnel.

L’abolition du deuil anniversaire du 21 janvier avait, surtout, donné lieu à ces sortes de tiraillements dont le scandale n’est jamais moindre que le danger. La Chambre élective ne voyait dans la fête expiatoire du 21 janvier qu’un outrage à la nation ; la Chambre des pairs n’y voyait qu’un hommage au principe de l’inviolabilité des rois. Après une lutte aussi vive que prolongée, les deux pouvoirs rivaux firent sortir de leur commune impuissance une loi conçue en ces termes : « La loi du 19 janvier 1816, relative à l’anniversaire du jour funeste et à jamais déplorable du 21 janvier 1793, est abrogée. » Loi pusillanime qui laissait dans le doute si ces législateurs inconséquents avaient entendu adopter la révolution ou la proscrire ! Placés devant l’échafaud sanglant de Louis XVI, ils n’osaient continuer la réhabilitation de la victime, et ils s’en dédommageaient en calomniant le bourreau !

Il serait aussi fastidieux qu’inutile de faire parcourir au lecteur le dédale des discussions sans issue qui remplirent les deux sessions de l’année 1833. Mais il importe de s’arrêter à trois décisions législatives qui eurent des conséquences graves, et où l’esprit de la bourgeoisie se montre profondément empreint.

On sait en quoi consiste, dans ce pays, la hiérarchie politique et administrative. Dans l’État, un roi, et, à côté, un parlement qui vote l’impôt ; dans le département, un préfet, et, à côté, un conseil général qui répartit l’impôt entre les arrondissements ; dans l’arrondissement, un sous-préfet, et, à côté, un conseil d’arrondissement qui répartit l’impôt entre les communes ; dans la commune, un maire, et, à côté, un conseil municipal qui répartit l’impôt entre les citoyens… Tels sont les principaux ressorts du gouvernement.

Ainsi, la société française est traversée en quelque sorte par deux grandes institutions parallèles : l’institution monarchique, personnifiée dans le roi, les préfets, les sous-préfets, les maires, et l’institution élective, représentée par la Chambre, les conseils généraux, les conseils d’arrondissement, les conseils municipaux.

Ces deux institutions sont-elles de nature à vivre perpétuellement face à lace ? Est-il possible qu’elles se développent sans se heurter, et qu’elles se heurtent sans enfanter des troubles mortels ? Y a-t-il sagesse à établir, à chaque degré de la hiérarchie, la lutte du pouvoir électif et du pouvoir monarchique, lutte dont les péripéties sont marquées dans notre histoire par ces dates célèbres : le 21 janvier, le 10 août, le 18 brumaire, le 29 juillet 1830, sans parler de cette autre date, la plus célèbre de toutes, qui répond au désastre de Waterloo ? Voilà ce qu’aurait dû examiner, avant toute chose, une Chambre ayant à faire une loi sur l’organisation départementale.

Mais les représentants de la bourgeoisie étaient incapables de s’élever à d’aussi hautes pensées. Supprimer le principe électif, ils ne le pouvaient pas, regardant l’élection comme la base de leur puissance ; toucher au principe monarchique, ils ne le voulaient à aucun prix, regardant la monarchie comme un privilége protecteur de leurs priviléges.

Aussi laissa t-on complétement dans l’ombre la face la plus importante du problème. Dans les débats qui s’ouvrirent sur l’organisation départementale, nul ne sut ou n’osa protester contre cette prise de possession de la société par l’anarchie. L’antagonisme de deux principes, essentiellement rivaux, et se disputant l’ordre social comme une proie, ne parut pas un mal assez profond pour qu’on le discutât : on s’abstint même d’en parler !

La discussion roula presque tout entière sur la question de savoir si les conseils d’arrondissement seraient supprimés et feraient place à des conseils cantonnaux.

C’est ce que demandaient MM. Bérard, Lherbette, de Rambuteau, Odilon Barrot. — Des relations journalières, nécessaires, ont créé, disaient-ils, l’être collectif qu’on appelle la commune ; des rapports de voisinage ont créé l’être collectif qu’on appelle le canton. Le canton, qui n’est que la réunion de plusieurs communes contiguës ou très-rapprochées, placées dans des situations analogues, ayant des besoins presque identiques, le canton a, comme la commune, une existence qui lui est propre, des intérêts auxquels il faut une représentation. Pourquoi donc refuser un conseil au canton, lorsqu’on en donne un à l’arrondissement, qui n’est qu’une agrégation de cantons séparés l’un de l’autre par la diversité des intérêts et des besoins ? Le canton est une circonscription réelle, indiquée par la nature même des choses. L’arrondissement est une circonscription arbitraire, factice, qui n’existe que sur le papier. Si les fonctions des sous-préfets étaient assimilées à celle des préfets, on concevrait qu’on plaçât un conseil auprès de ceux-là comme on en place un auprès de ceux-ci. Mais les sous-préfets ne sont bons tout au plus qu’à instruire les affaires ; ils ne décident rien, ils ne font que préparer les décisions : ce sont des instruments administratifs, non des autorités, Et, dès-lors, quel rôle assigner vis-à-vis d’eux à un conseil d’arrondissement ? Aussi l’inutilité de ces conseils est-elle manifestement prouvée par l’inanité de leurs fonctions. A part la répartition de l’impôt entre les communes, opération dont la nécessité diminue de jour en jour par les corrections apportées aux inégalités primitives, et qui, d’ailleurs, serait tout aussi bien faite par des conseils cantonnaux, à part cette répartition, de quelle utilité sont les conseils d’arrondissement ? Ils donnent des avis, ils émettent des vœux, sorte d’attribution puérile et qui ne sert qu’à compromettre la majesté du principe électif ! Que des conseils cantonnaux fussent institués, et l’on ne tarderait pas à en comprendre l’importance. Au conseil cantonnai, par exemple, toutes les communes seraient directement représentées et l’on pourrait en conséquence lui confier le soin de régler les différends qui quelquefois les divisent, surtout en ce qui concerne les chemins vicinaux. Un conseil d’arrondissement est un centre trop éloigné des divers points de la circonférence pour que sa juridiction s’exerçât sans condamner les citoyens à des déplacements considérables et onéreux. Il n’en serait pas de même du conseil cantonnal, dont les membres ne seraient presque jamais obligés de rompre trop brusquement avec les habitudes du foyer domestique, et auxquels il serait possible d’imposer, sans les accabler de fatigue, une activité proportionnée aux besoins.

À cette argumentation qui manquait d’ampleur, mais non pas de justesse, les orateurs adverses et, à leur tête, M. Mauguin, répondaient : que la suppression des conseils d’arrondissement aurait pour effet de ralentir l’action administrative ; que ce résultat, fâcheux en toute circonstance, le deviendrait surtout en temps de crise et en temps de guerre ; que si les conseils d’arrondissement n’avaient pas des attributions suffisantes, il fallait les pourvoir un peu mieux au lieu de songer à les détruire ; que l’arrondissement étant déjà une circonscription politique par le système électoral, une circonscription judiciaire par le tribunal civil, une circonscription administrative par la sous-préfecture, il était tout simple d’y placer le centre des délibérations relatives aux intérêts de localité ; qu’en un mot, ce qu’il fallait craindre surtout et éviter, c’était l’affaiblissement du pouvoir central, l’énervement de l’administration.

M. Mauguin, on le voit, opposait au système des conseils cantonnaux le grand principe de l’unité dans le pouvoir. Mais en cela il confondait deux choses essentiellement distinctes ; il oubliait que la centralisation n’est utile, féconde, nécessaire même, qu’en matière d’intérêts généraux, c’est-à-dire en matière de religion, d’enseignement, de direction morale par les fêtes ou les spectacles, d’industrie, de travaux publics ; qu’elle est au contraire étouffante et funeste, appliquée aux intérêts d’une nature spéciale, aux intérêts locaux. Nous avons eu ailleurs occasion de le remarquer : la centralisation politique, c’est la force ; la centralisation administrative, c’est tôt ou tard le despotisme. Malheur au pays où la liberté politique ne se lie pas intimement à la liberté municipale ! Car c’est par l’exercice régulier et continu de sa puissance sur tous les points du sol que le peuple s’entretient dans le sentiment de sa dignité. En perdant l’usage fréquent de ses facultés, il arrive à perdre la conscience de sa force, et de l’indifférence il tombe dans l’hébétement. Là où une autorité centrale se fait dépositaire, même des intérêts locaux, la vie publique, violemment refoulée au même lieu, y devient confuse et tumultueuse, tandis que partout ailleurs elle est inerte. Le cœur de la société bat trop vite ; et les membres, desquels s’est retiré tout le sang, restent sans vigueur et glacés. Quand, sous Dioclétien, le pouvoir central des empereurs se fut infiltré dans l’administration, quand des fonctionnaires accourus de Rome eurent fait intervenir la volonté impériale dans toutes les mesures locales : dans la construction d’une fontaine, l’affranchissement d’un esclave, la nomination d’un magistrat local, l’empire se précipita vers sa ruine. Ne trouvant plus dans le libre exercice de leur pouvoir la compensation de leurs charges, les curiales cherchèrent à se perdre dans les rangs du clergé ou de l’armée. Mouvement fatal de dissolution qui livra aux barbares, venus du nord, la société romaine, énervée, désarmée, déjà morte. Voilà ce qu’auraient dû se rappeler et M. Mauguin et le gouvernement dont il appuyait en cette occasion les doctrines. Et certes, ils n’auraient pas demandé que, sous la main d’un pouvoir central chargé d’une besogne impossible, la société demeurât complétement passive ; ils n’auraient pas demandé qu’autour de Paris, en proie à tous les désordres d’une vie surabondante, la France s’abimât dans l’impuissance et la langueur, s’ils avaient visité la plupart de nos communes, et tant de pâles cités, où à des aspirations brûlantes, à des élans de patriotisme et d’orgueil, à une vie mêlée de grandes joies et de nobles douleurs, l’excès de la centralisation administrative a fini par substituer cette symétrie, ce calme, cette stabilité morne, qui ne sont autre chose que la régularité dans l’oppression, le silence dans l’abaissement, l’immobilité dans la servitude !

Quoi qu’il en soit, la Chambre des députés, en se déclarant pour le maintien des conseils d’arrondissement, donna raison au principe de la centralisation administrative. Mais ce même principe, elle se hâta de l’abandonner en décidant qu’il y aurait 1° dans le conseil général autant de membres que l’on compterait de cantons dans le département ; 2° dans le conseil d’arrondissement, autant de membres que l’on compterait de cantons dans l’arrondissement.

Portée à la Chambre des pairs, la loi y subit des modifications importantes, mais qui, cependant, n’attaquaient point l’ensemble du système. En donnant à chaque canton un représentant au conseil général, la Chambre élective avait voulu que le nombre des conseillers ne pût dépasser le chiffre 60 : la Chambre des pairs fixa le chiffre 30 pour maximum. Fidèle aux traditions de ce libéralisme inquiet que le 18e siècle avait porté dans ses flancs, la Chambre élective, sur la notion de M. Comte, vivement appuyée par M. Dupin aîné, avait exclu les prêtres de la catégorie des éligibles la Chambre des pairs condamna cette exclusion, en dépit du jansénisme obstiné de MM. de Montlosier et Rœderer. La Chambre élective avait décidé qu’on appellerait à l’élection des membres des conseils, les citoyens inscrits sur la liste du jury, les électeurs politiques et, en outre, un citoyen sur deux cents, pris parmi les plus imposés : pour resserrer encore davantage le monopole, la Chambre des pairs décida que le droit d’élire ne serait attribué qu’aux citoyens portés sur la liste électorale et sur celle du jury, sauf à leur adjoindre les plus imposés dans les cantons qui n’auraient pas cinquante habitants inscrits sur ces listes. Quant au droit d’éligibilité, les deux Chambres en attachèrent l’exercice au paiement d’un cens de 200 francs pour le conseil général et de 150 francs pour le conseil d’arrondissement.

Les modifications de la pairie ayant été adoptées par la Chambre des députés, la loi fut votée définitivement le 10 juin 1833. Elle consacrait, dans ce qu’il a de plus vicieux, le système de la centralisation administrative ; elle maintenait dans les conseils d’arrondissement un rouage inutile, une autorité sans attributions ; enfin, elle consacrait, jusque dans la sphère des délibérations locales, ce monopole électoral, instrument d’oppression aux mains d’une bourgeoisie qui avait accaparé la fortune de la France, et n’avait proclamé la souveraineté du peuple que pour mieux la détruire.

Mais cette impuissance de la bourgeoisie à gouverner la société d’une manière équitable et forte, devait ressortir bien plus clairement encore de la loi sur l’instruction primaire. Ici tout était à créer. Pour l’enseignement des fils du pauvre, la Convention avait conçu des plans dignes de son audace et aussi vastes que son génie ; mais elle n’avait pas eu le temps de les réaliser, ayant le monde à étonner, à vaincre et à convertir. A l’Empire, impatient de combler le gouffre où les générations disparaissaient englouties, à l’Empire il n’avait fallu qu’une pépinière de soldats. Plus tard, sous la Restauration, partagée entre le fanatisme et l’hypocrisie, l’obscurantisme était devenu moyen de gouvernement et la propagation des lumières révolte. Ce n’était donc pas de réformer qu’il s’agissait après 1830, il s’agissait de fonder. Malheureusement, les hommes manquaient à l’œuvre. Et c’est ce que prouva bien le projet de loi présenté par M. Guizot sur l’instruction primaire.

Ce projet portait que l’instruction primaire comprendrait des écoles élémentaires et des écoles supérieures que, dans les premières on enseignerait aux enfants des principes de religion et de morale, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures ; que, dans les secondes on enseignerait les éléments de la géométrie, le dessin linéaire, l’arpentage, des principes de science physique et d’histoire naturelle, le chant, des éléments d’histoire et de géographie ; que tout individu âgé de dix-huit ans pourrait ouvrir une école primaire, sans autres conditions qu’un certificat de moralité et de capacité délivré par le maire, sur l’attestation de trois conseillers municipaux ; qu’indépendamment des écoles privées toute commune serait tenue d’entretenir une école publique ; que l’école primaire publique serait placée sous la surveillance d’un comité local et d’un comité d’arrondissement ; qu’on n’y admettrait gratuitement que les enfants désignés par les conseils municipaux comme incapables de payer la rétribution ; que l’instituteur aurait pour minimum d’appointements : dans les écoles élémentaires deux cents francs par an, et dans les écoles supérieures quatre cents, plus une rétribution mensuelle déterminée par le conseil municipal ; qu’il serait établi, en faveur des instituteurs primaires communaux, une caisse d’épargne formée par une retenue annuelle du vingtième de leur traitement.

Ce projet fut accueilli avec acclamation. Il trahissait pourtant une extrême pauvreté de vues.

L’éducation ne saurait être nationale qu’à la condition d’être une dette de la part de l’État, un devoir de la part du citoyen. Il faut donc qu’elle soit tout à la fois gratuite et obligatoire. Obligatoire, on n’aurait pu la rendre telle en France sans toucher à l’organisation du travail, parce que, sous l’influence d’un régime aussi insensé que barbare, le travailleur pauvre en était réduit presque partout à considérer ses enfants comme un supplément de salaire et avait trop besoin de leurs services pour avoir souci de leur instruction. Forcer le père à mourir de faim, pour instruire le fils, n’eût été qu’une dérision cruelle. Mais cela même aurait dû faire sentir combien toute réforme partielle est absurde, et qu’il n’y a d’amélioration véritable que celle qui se lie à un ensemble de réformes constituant une rénovation sociale, profonde, hardie et complète. M. Guizot n’était pas en état de le comprendre.

Son projet renfermait un autre vice. Lorsqu’un pouvoir a un but, il se doit d’y pousser la société avec unité de vues, avec suite, avec vigueur. En matière d’enseignement, la centralisation ne saurait être trop forte. Permettre, dans un pays déchiré par les factions, la folle concurrence des écoles privées, c’est inoculer aux générations nouvelles le venin des discordes civiles, c’est donner aux partis rivaux le moyen de se continuer, de se perpétuer au milieu d’une confusion croissante d’opinions et de principes, c’est semer dans le chaos. Sacerdoce sublime quand l’État y pourvoit, l’éducation du peuple n’est plus, quand elle est abandonnée au caprice individuel, qu’une spéculation pleine de dangers ; et ce qu’on appelle la liberté de l’enseignement n’est que la gestation de l’anarchie. Sous ce rapport, l’œuvre de M. Guizot était d’une portée funeste. Mais elle avait d’autres défauts non moins graves quoique moins éclatants.

En créant aux instituteurs communaux une existence précaire et misérable, le gouvernement appelait des hommes sans mérite et sans consistance à une des plus hautes fonctions de l’État. Encore n’avait-on songé à offrir à ces instituteurs aucune perspective. Or, qu’attendre d’hommes isolés, parqués, pour ainsi dire, dans leurs bourgs ou dans leurs villages, connues à jamais dans leur misère, n’appartenant à aucune association hiérarchique, et n’ayant en conséquence ni l’orgueil fécond que donne l’esprit de corps, ni les excitations qui se puisent dans l’espoir de l’avancement ? Comment ces hommes auraient-ils pu lutter, dans la carrière de l’enseignement, contre les Frères de l’École chrétienne, association compacte, persévérante, et soutenue par le clergé ?

Le travail de M. Guizot était donc sans valeur. Combien n’étàît pas plus élevé, plus profond, plus digne d’un homme d’État le rapport que Lakanal avait présenté à la Convention, le 26 juin 1793, rapport qui contenait des dispositions semblables à celles-ci : « Tout citoyen pourra ouvrir des cours particuliers, mais il y aura auprès du corps législatif une commission centrale chargée de veiller, sur toute là face de la république, à l’uniformité de l’enseignement. — A certains jours de l’année, les enfants et leur instituteur iront, sous la conduite d’un magistrat, visiter les hôpitaux et les prisons. Ces jours-là ils suppléeront dans leurs travaux domestiques les citoyens pauvres qui seraient atteints d’infirmité ou de maladie. — L’instituteur portera, dans l’exercice de ses fonctions et à toutes les fêtes nationales, une médaille avec cette inscription : celui qui instruit est un second père, etc., etc… » Grandes pensées qui suffisent pour révéler une grande époque[16] !

Mais, depuis que le gouvernement de ce noble pays de France était tombé aux mains d’une oligarchie de financiers et de marchands, tout s’était étrangement rapetissé. Aussi le projet de M. Guizot fut-il favorablement accueilli. Adopté presque sans restrictions par les commissions des deux Chambres, il n’eut à subir dans le parlement que des attaques plus violentes qu’approfondies. M. Salverte demandait qu’au programme de l’instruction primaire on ajoutât la connaissance des droits et des devoirs du citoyen : cette proposition, si patriotique et si sensée, fut rejetée comme inutile. Et, qui le croirait ? dans un débat duquel dépendait si étroitement l’avenir du peuple, on ne s’émut que pour savoir si, dans le comité local de surveillance, le curé serait admis à côté du maire et des habitants notables. Résolue contre le clergé par la Chambre élective ; et en sa faveur par la Chambre des pairs, la question allait jeter dans le parlement un nouveau brandon de discorde, lorsqu’enfin la Chambre élective céda. La discussion fut close alors, et l’on vota définitivement l’adoption d’un système qu’on n’avait pas même pris la peine d’étudier. Puis l’on aborda, sans l’avoir étudiée davantage, la loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique.

L’extension abusive du droit de propriété a couvert la terre de révolutions et de crimes. L’abolition de l’esclavage sur une grande partie du globe, l’affranchissement des serfs, la chute de toutes les tyrannies féodales, la suppression des lois de substitution et de primogéniture, ont tour-à-tour témoigné de l’impatience du monde à porter le joug de la force victorieuse, mensongèrement transformée en domination légitime. Qu’est-ce que l’histoire, sinon le récit de la longue et violente révolte du genre humain contre le droit, mal défini et mal réglé, de celui qui « le premier ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire » ?

Mais à de certains abus il faut un jour pour naître, plusieurs siècles pour mourir. En dépit de tous ces formidables essais de rénovation auxquels la France avait été soumise, en dépit de ce dogme de la fraternité humaine emprunté à la législation sublime de l’évangile, et proclamé hautement par le 19e siècle, au plus fort d’une tempête sans exemple et sans nom, le droit de propriété n’avait pas cessé d’être un despotisme absorbant et jaloux. Ce despotisme, il avait vu fléchir devant lui, en mainte occasion, Napoléon lui-même ; la Restauration l’avait respecté jusqu’au scandale ; et le mal était devenu si grand, après la révolution de juillet, qu’aucune entreprise de route, de canal, de chemin de fer, n’était plus possible en France, tant on y méconnaissait ce principe posé par l’immortel auteur du contrat social : « Le droit que chacun a sur son propre fonds est subordonné au droit que la communauté a sur tous. »

Vaincre, la loi à la main, des résistances aussi aveugles qu’obstinées, était donc devenu indispensable. Le gouvernement dut s’y résoudre. Jusque-là, deux systèmes avait été successivement en vigueur et n’avaient eu que des résultats déplorables. En attribuant au conseil de préfecture le droit de statuer sur l’indemnité due au citoyen exproprié, la loi du 6 septembre 1807 avait mis trop complétement à la merci de l’administration l’intérêt privé. La loi du 8 mars 1810, au contraire, en remplaçant la juridiction de l’autorité administrative par celle de l’autorité judiciaire, avait pourvu d’une manière insuffisante à l’intérêt général. Il fallait sortir de ces deux voies également dangereuses, et faire du nouveau.

Doués d’une intelligence plus ferme, les ministres n’auraient pu réfléchir sur la matière, sans s’apercevoir qu’il y avait une grande lacune dans la constitution du pays, et qu’il était urgent de créer, non seulement pour le cas particulier dont on avait à s’occuper, mais pour tous les autres cas analogues, une autorité chargée de tenir la balance entre l’administration et les citoyens. Les tribunaux ont pour mission de régler les différends des citoyens entre eux, et non les différends qui s’élèvent entre un citoyen et l’administration ; le conseil d’Etat, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, n’est qu’une sorte de bureau consultatif, placé immédiatement sous la dépendance des ministres : que faire donc, en présence des difficultés qui peuvent naître, soit de l’interprétation, soit de l’exécution des lois ? Si l’administration s’abstient, le pouvoir abdique ; si elle prononce dans sa propre cause, la loi disparaît sous une interprétation capricieuse, le despotisme est fondé.

Voilà ce qui aurait dû frapper le gouvernement. Il aurait du comprendre que lorsqu’entre les ministres, représentants supposés de l’intérêt général, et les citoyens, représentants de l’intérêt privé, il n’existe aucune autorité spécialement investie du droit de statuer sur l’Interprétation et l’exécution de la loi, il arrive toujours de deux choses l’une, ou que le pouvoir reste atteint de paralysie, ou que la liberté succombe.

Ces importantes vérités ne furent pas même entrevues. Dans le projet de loi qu’il présenta aux Chambres, le gouvernement proposa de substituer, et à la juridiction administrative consacrée par la loi du 16 septembre 1807, et à la juridiction judiciaire reconnue par la loi du 8 mars 1810, l’autorité d’un jury composé des principaux propriétaires de la contrée où l’expropriation aurait été jugée nécessaire. Système pitoyable qui conviait des propriétaires à exagérer, au gré de leur avidité commune, le prix des propriétés dont l’État avait besoin ! Système inique, anti-social, qui, dans tout conflit entre l’intérêt privé et l’intérêt général, abandonnait la décision aux représentants naturels de l’intérêt privé[17] ! Ce n’est pas tout : comme s’ils eussent craint de ne pas avoir assez complètement sacrifié l’État à l’égoïsme individuel, les ministres eurent soin d’embarrasser l’expropriation pour cause d’utilité publique de formes si lentes, si minutieuses, si compliquées, qu’elles devaient en mainte occasion apporter un obstacle invincible à l’exécution des travaux publics.

Et cependant le projet fut adopté par les deux Chambres, après une discussion qui montra combien était dépourvue de grandeur et d’équité la domination de la bourgeoisie. Il était dit, par exemple, dans le projet, que, lorsque l’exécution des travaux exécutés sur une partie de la propriété serait de nature à augmenter la valeur des autres parties, cette augmentation entrerait en ligne de compte dans l’évaluation de l’indemnité. Rien de plus juste assurément ; car, puisqu’on tenait compte des dépréciations, pourquoi n’aurait-on pas tenu compte de la plus-value ? Eh bien, ce principe de la plus-value, M. Molé osa, dans la Chambre des pairs, l’appeler un principe redoutable, odieux ; et, pour prouver qu’il était injuste, M. Villemain fit remarquer qu’il rendait les propriétaires spéculateurs malgré eux, et leur offrait comme paiement une chance de profit dont ils pouvaient, à la rigueur, ne pas se soucier ! On doit cette justice au gouvernement qu’il ne négligea rien pour défendre le principe en question contre d’aussi grossiers sophismes. Vains efforts ! Il fut décidé que la prise en considération de la plus-value, au lieu d’être impérative, serait simplement facultative de la part des jurés-propriétaires. C’était l’annuler.

La loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique fut adoptée définitivement le 20 juin 1833 elle comblait la mesure des usurpations de la bourgeoisie. « Les lois, a dit Rousseau dans le Contrat social, sont toujours utiles à ceux qui possèdent, et nuisibles à ceux qui n’ont rien ; d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose, et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. »

La session de 1833 finissait à peine : soudain l’alarme est semée dans les esprits. On raconte que des travaux, depuis long-temps redoutés, sont poursuivis avec une ardeur menaçante ; que, malgré l’opinion, malgré la Chambre, le pouvoir élevé autour de la capitale des forts qui serviront à la contenir ou à la détruire. À cette nouvelle étrange, Paris tout entier s’agite les journaux de l’Opposition, d’un commun accord, s’indignent et protestent le National rappelle la Restauration, ses noirs projets, le système des fortifications proposé en 1826 par M. de Clermont-Tonnerre. On touchait à l’anniversaire des trois journées : chacun crut toucher à la révolte. Intimidé, le ministère fit déclarer par tous ses organes que les inquiétudes de la population étaient mal fondées, et le Moniteur annonça officiellement la suspension des travaux.

Ces déclarations avaient été accueillies avec défiance ; elles suffirent néanmoins et conjurèrent l’orage. Le gouvernement, d’ailleurs, tenait en réserve, pour la fête prochaine, un coup de théâtre dont il savait bien que l’effet serait irrésistible sur une race de soldats. Le 29 juillet, tandis que, chantant, par mégarde sans doute, l’hymne de la liberté reconquise, la foule se pressait vers la place Vendôme, un voile se détacha tout-à-coup du haut de la spirale de bronze, et la statue de l’homme impérial fut aperçue debout sur la colonne formée de la matière de ses victoires. D’immenses acclamations s’élevèrent. En un instant, tous ces hommes avaient oublié leurs misères présentes et leur indignation de la veille. Car les peuples ont, comme les enfants, des colères qu’on apaise avec des hochets.

Quoi qu’il en soit, la polémique soulevée par le projet d’embastiller Paris ne tarda pas à prendre un autre cours. Mais le gouvernement n’avait pas cessé de couver cette idée fatale, que nous verrons plus tard se reproduire et prévaloir. Toutes les fois que la force n’existe pas dans le pouvoir par l’unité, il faut qu’elle s’y introduise par la violence.

Déjà, en effet, la monarchie semblait avoir épuisé ses ressources. Un de ses partisans les plus téméraires, M. Viennet, venait de prononcer, du haut de la tribune, ces mots d’une franchise grossière : la légalité actuelle nous tue ; l’administration, de toutes parts se plaignait de l’impuissance de ses caprices, et la société vacillait éperdue entre l’arbitraire et l’esprit de révolte.

L’ardeur des passions populaires était entretenue, à cette époque, par les crieurs publics, agents actifs des feuilles démocratiques et moniteurs ambulants de l’insurrection. Mais, devant eux, la loi était muette et le pouvoir désarmé. Le préfet de police, M. Gisquet, eut recours au despotisme. Le droit de timbre, d’après la législation existante, ne devait peser que sur les journaux et sur les papiers-nouvelles M. Gisquet l’étendit aux brochures et fit arrêter tout distributeur rebelle à l’établissement de cet impôt forcé. Assignée devant les tribunaux, la police fut condamnée par eux de la manière la plus humiliante et la plus formelle ; mais elle se crut assez forte pour braver la justice, et les arrestations continuèrent.

Alors se passa, au centre de Paris, une scène plus émouvante que celle par laquelle Hampden avait ouvert fa révolution d’Angleterre.

Parmi les journaux consacrés, en 1833, à la propagande des idées démocratiques, le Populaire et le Bon Sens étaient particulièrement menacés par le nouveau système de persécutions que la police avait adopté. Rédigé avec beaucoup de hardiesse et de verdeur par M. Cabet, le Populaire agissait puissamment sur la partie vive de la nation. Le Bon Sens était plus timide, mais il se distinguait, entre tous les journaux, par l’appel incessant et direct qu’il faisait à l’intelligence du peuple. Non content de publier presque chaque jour et à plusieurs milliers d’exemplaires les brochures qu’il jugeait utiles à la cause du prolétariat, le Bon Sens s’était imposé la loi d’admettre, dans des colonnes réservées sous le titre de Tribune des Prolétaires, les œuvres sorties de la plume des ouvriers. Beaucoup d’entre eux parurent dans cette arène intellectuelle, et il se trouva que des tailleurs, des cordonniers, des ébénistes, cachaient des hommes d’État, des philosophes, des poètes. Il devenait ainsi manifeste que le régime inauguré en 1789 n’avait pas enfanté la liberté véritable, puisque tant de facultés précieuses étaient restées sans emploi, puisque tant d’aptitudes avaient été déplacées et les fonctions sociales distribuées au gré du hasard, puisque des hommes d’élite s’étaient vus plongés vivants dans le tombeau des ateliers modernes, puisqu’enfin la société, victime d’un système d’exclusion et d’étouffement, avait été condamnée à perdre des trésors d’intelligence et de poésie enfouis à jamais dans le sein du peuple Telle était la démonstration glorieuse qu’avait entreprise le Bon Sens, sous la direction de MM. Cauchois-Lemaire et Rodde.

Un patriotisme réfléchi et plein de réserve, beaucoup de fermeté dans la modération et d’urbanité dans les attaques, un esprit fin et délicat, un style sculpté avec soin, un talent composé de bon goût, d’ironie subtile et d’atticisme, voilà par quelles qualités se faisait remarquer M. Cauchois-Lemaire.

M. Rodde, au contraire, était un homme d’une impétuosité sans égale, et n’ayant jamais su l’art des ménagements. Il ne connaissait pas la peur et la comprenait à peine. Son style était brutal, quoique ennobli souvent par la passion sa sensibilité, violente et sauvage, éclatait tour-à-tour en élans de tendresse, de générosité, et en invincibles transports de colère. Du reste, par une sorte de contradiction bizarre, il était aussi modéré dans ses opinions que fougueux dans ses sentiments. Ennemi de toutes les idées trop hardies et de tous les partis extrêmes, il s’était toujours tenu un peu à l’écart des républicains, bien qu’il combattît leurs adversaires avec une énergie indomptable ; timide par l’esprit, audacieux par le cœur.

A un homme de cette trempe, l’affaire des crieurs publics offrait une occasion admirable de se montrer tout entier. Apprenant que, malgré les décisions de la justice et en violation des lois, la police faisait arrêter les distributeurs, M. Rodde écrivit à tous les journaux, le 8 octobre 1833, que, le dimanche suivant, à deux heures après midi, il irait sur la place de la Bourse distribuer les brochures dont on avait arbitrairement saisi plusieurs exemplaires. Sa résolution était prise, et il la faisait connaître à tous ; il allait défendre son droit jusqu’à la mort.

A cette nouvelle, plusieurs amis de M. Rodde courent chez lui pour le détourner de son dessein. On lui représente qu’après avoir bravé avec tant d’insolence l’autorité de la magistrature, la police osera tout ; que la résistance annoncée ne peut avoir qu’une issue sanglante ; qu’il sera inévitablement meurtrier, puis victime, et qu’il va mettre Paris en feu. C’était l’avis de la plupart, l’avis d’Armand Carrel lui-même.

Cependant, au jour indiqué, une foule immense stationnait, dès midi, sur la place de la Bourse. Quelques élèves de l’École polytechnique et un grand nombre de gardes nationaux en costume parcouraient la place d’un air inquiet. Jamais attente n’avait été plus solennelle. Les fenêtres étaient garnies de spectateurs. Comment allait finir cette lutte étrange ? Déjà le bruit courait, dans certains groupes, que M. Rodde ne paraîtrait pas, lorsque tout-à-coup, à deux heures précises, un grand mouvement se fit dans la foule, et l’on vit, au milieu du peuple ému, s’avancer un homme à la taille athlétique, à la démarche hautaine, au regard enflammé. Deux pistolets étaient dans la boîte que portait cet homme, et il avait le costume des crieurs publics une blouse amaranthe et un chapeau verni sur lequel on lisait ces mots Publications patriotiques. L’air fut ébranlé de mille cris : Vive le défenseur de la liberté ! Vive M. Rodde ! Respect à la loi ! Les chapeaux étaient levés en l’air ; les mouchoirs étaient agités aux fenêtres ; des gardes nationaux se pressaient autour de l’intrépide distributeur, prêts à le défendre ou à le venger. Mais le pouvoir avait eu peur de sa propre violence. La distribution se fit sans obstacle. Ayant de la sorte accompli sa promesse, M. Rodde voulut se retirer. Il l’essaya en vain. Entouré, entraîné, porté par la multitude, il dut chercher refuge dans la maison Lointier. Un instant après il paraissait sur le balcon et conjurait le peuple de se montrer, en cette circonstance, digne et capable de la liberté. A la nuit tombante, la foule avait disparu. Un calme profond régnait dans Paris et l’on n’entendait plus, sur la place de la Bourse et aux environs, que le pas mesuré des patrouilles vigilantes.

Mais à cette société où tout n’était que haine, oppression et désordre, chaque jour apportait un sujet nouveau d’inquiétude. Vers la fin du mois d’octobre des coalitions d’ouvriers s’étaient formées sur tous les points du royaume, et J’en passait de l’anarchie politique à l’anarchie sociale. A Lyon, les ouvriers charrons et les ouvriers tireurs d’or cessèrent leurs travaux. A Caen, les ouvriers menuisiers s’ameutèrent, réclamant une réduction du temps de travail. Au Mans, les ouvriers tailleurs avaient déserté leurs ateliers ; les maîtres appelèrent des ouvriers étrangers et prirent des arrangements avec eux. Plus heureux que leurs frères du Mans, les porcelainiers de Limoges parvinrent à faire adopter leur tarifa Mais ce fut à Paris, surtout, que ce mouvement de la classe laborieuse éclata d’une manière poignante et redoutable. Les ouvriers bijoutiers demandaient une diminution d’une heure dans la journée de travail. Le 20 octobre, ils se réunirent, au nombre de douze ou quinze cents, à la barrière des Amandiers, et là ils décidèrent qu’ils formeraient une association de secours mutuels qu’ils se grouperaient en divisions de vingt membres dont chacune choisirait un délégué, et que les délégués réunis nommeraient une commission de cinq membres chargée de traiter avec les fabricants. Le 27 octobre, une réunion d’ouvriers cordonniers eut lieu à la barrière du Maine, et une commission fut nommée pour proposer et débattre une augmentation de salaire. Les garçons boulangers, dont le travail est si rude et la vie si courte, avaient aussi élevé la voix pour que l’existence leur fût mesurée avec moins de cruauté et d’avarice ; ils consentirent, néanmoins, à travailler au taux de l’ancien tarif pendant tout le temps nécessaire à l’établissement d’un tarif nouveau, et les syndics de la boulangerie furent choisis comme arbitres. Enfin, et pour terminer cette lamentable énumération, le 28 octobre, une assemblée de plus de trois mille tailleurs, réunie à la Rotonde, barrière du Maine, décidait ce qui suit :

« Considérant que, par une circulaire en date du 28 octobre courant, les maîtres-tailleurs ont été invités à se réunir entre eux pour s’entendre contre les ouvriers que, par suite de cette coalition autorisée par la police, plusieurs ateliers de maîtres-tailleurs ont été fermés, l’assemblée arrête les mesures ci-après : 1° la société philantropique des ouvriers tailleurs vote à l’unanimité qu’elle met à la disposition de son conseil les fonds de la société, pour créer un établissement de travail ; 2° l’établissement ne vendra, strictement, que le prix courant de la marchandise, prise de première main ; 3° le conseil de la société philantropique réglera les intérêts de l’établissement, et des mesures seront prises pour en faire l’ouverture avant la fin de la semaine ; 4° les ouvriers sont organisés par compagnie de vingt pour la distribution des secours qui leur sont nécessaires ; dans chaque compagnie, les ouvriers de cette corporation provisoire se nourriront à l’instar des militaires. Les ouvriers travaillant chez les maîtres dont l’ouvrage ne peut éprouver aucune augmentation, s’engagent volontairement à apporter leurs dons, par versement fixe, pour les ouvriers sans travail. »

Ainsi, le principe inhumain de la concurrence portait ses fruits Ainsi, sous le gouvernement imbécile du laissez-faire et du laissez-passer, la guerre commençait entre le maître et l’ouvrier, guerre petite à son origine, mais d’une portée sublime et formidable ; car elle devait avoir pour résultat final de compléter les victoires de l’Évangile, par l’abolition du prolétariat, seconde forme de l’esclavage.

Cette portée des coalitions, les ministres avaient la vue trop courte pour l’apercevoir. Dans les symptômes d’une prochaine révolte du monde, dans les premiers tressaillements d’une race proclamée libre et pourtant asservie, leur ignorance ne vit que quelques tentatives factieuses, et un vaste système d’arrestations s’organisa.

Une association républicaine s’était formée pour la défense de la liberté individuelle et de la liberté de la presse ; et cette association comprenait divers comités[18]. Le comité d’enquête fut chargé de recueillir tous les faits relatifs aux arrestations ; et ces faits furent exposés, dans un rapport aussi poignant qu’énergique, par M. Pagnerre, l’un des secrétaires du comité d’enquête. Le rapport reçut une publicité considérable, souleva une polémique ardente… Mais on dissipa les réunions d’ouvriers par la force ; on contint les mécontents par la menace. De pauvres journaliers furent traités en malfaiteurs ; les prisons se remplirent, et les ministres crurent avoir pourvu suffisamment au salut de la civilisation menacée !

Mais ce qui échappait à la sagacité du gouvernement, ses ennemis le mettaient en relief avec un zèle infatigable, tantôt découvrant les plaies, tantôt cherchant les remèdes.

Déjà au mois de février 1833, un grand citoyen, M. Charles Teste, avait publié un projet de constitution qui avait pour bases les deux articles que voici : « Tous les biens mobiliers ou immobiliers renfermés dans le territoire national, ou possédés ailleurs par les membres de la société, appartiennent au peuple qui, seul, peut en régler la répartition. — Le travail est une dette que tout citoyen valide doit à la société ; l’oisiveté doit être flétrie comme un larcin et comme une source intarissable de mauvaises mœurs. » Toutes les dispositions du projet portaient l’empreinte de ce courageux et noble puritanisme. C’est ainsi que M. Charles Teste établissait des comités de réformateurs chargés de veiller sur les mœurs publiques et de faire dépendre de l’accomplissement des devoirs d’honnête homme l’exercice des droits de citoyen. Mais de semblables dispositions n’étaient de nature ni à être acceptées, ni à être comprises, au milieu d’une civilisation profondément corrompue. Et. M. Charles Teste lui-même était si loin de se faire illusion sur 1 état des esprits, que, pour ménager le voltérianisme de plusieurs de ses amis, il s’était abstenu de donner pour fondement à sa constitution le sentiment religieux, qu’il savait être la source de toute poésie, de toute force et de toute grandeur.

Il fallait pourtant que cette civilisation égarée retrouvât son chemin car elle marchait évidemment vers quelque horrible catastrophe. Dans des écrits où malheureusement l’autorité de la science était affaiblie par les couleurs trop vives de la passion et de la haine, les républicains établirent que, depuis plusieurs siècles, le prix des objets de subsistance s’était accru dans une proportion beaucoup plus forte que le taux des salaires ; que le peuple n’avait gagné à l’abolition du servage qu’un sentiment de dignité qui lui rendait plus amer son asservissement réel ; que le mouvement de la population, dans les hôpitaux, avait pris un développement monstrueux ; que, dans l’espace de moins d’un demi-siècle, et sous l’influence du régime des tours rendu nécessaire par l’accroissement des infanticides, le rapport des enfants trouvés à la population avait plus que triplé ; que, dans l’espace de dix ans, le nombre des détenus pour dettes avait suivi la même progression ; que, de 1811 à 1833, le nombre des faillites avait quintuplé ; que, de 1809 à 1831, les engagements du mont-de-piété s’étaient accrus de 70 pour cent ; que la consommation annuelle de la viande, qui, d’après Lavoisier, était de 40 livres par personne en 1789 ; et, d’après Sauvepain, de 14 livres 3/4 en 1806 ; et, d’après Chaptal, de 11 livres 1/3 en 1812, avait fini par tomber au-dessous de 8 livres, chiffre de cette consommation en 1826 ; et que le peuple descendait ainsi, par une pente irrésistible, vers l’extrême misère, c’est-à-dire, vers les bouleversements ou la mort.

Sur ces entrefaites, la Société des Droits de l’Homme publia un manifeste brûlant. Faible d’abord, elle avait pris possession de la France rapidement et avec empire. En 1833, sa puissance, à Paris, reposait sur l’ardeur de plus de trois mille sectionnaires, orateurs de club ou combattants ; et elle agitait la province par une foule de sociétés qui, sur les principaux points du royaume, s’étaient formées en son nom et à son image. Entretenir l’élan imprimé au peuple en 1830, alimenter l’enthousiasme, préparer les moyens d’attaque en élaborant les idées nouvelles, tenir en haleine l’opinion et souiller sans cesse aux âmes atteintes de langueur la colère, le courage, l’espérance, tel était son but, et elle y avait marché la tête haute, avec une énergie, avec un vouloir extraordinaires. Souscriptions en faveur des prisonniers politiques ou des journaux condamnés, prédications populaires, voyages, correspondances, tout était mis en œuvre. De sorte que la révolte avait, au milieu même de l’État, son gouvernement, son administration, ses divisions géographiques, son armée.

C’était un grand désordre, sans doute ; mais il y avait là, du moins, un élément de vitalité, un principe de force. Des idées de dévoûment s’associaient à ces projets de rébellion ; dans cette lutte de tous les instants, le sentiment de la fraternité s’exaltait, on s’y exerçait à jouer avec le péril, on y vivait enfin d’une vie pleine de sève. La Société des Droits de l’Homme était nécessaire en ce sens qu’elle réagissait contre l’action énervante qui, sous une oligarchie de gens d’affaires, tendait à précipiter la nation dans les sordides anxiétés de l’égoïsme et l’hébêtement de la peur. La France était poussée par le régime victorieux dans des voies si impures, que l’agitation y était devenue indispensable pour ajourner l’abaissement des caractères : l’anarchie faisait contrepoids.

Vers le milieu de l’année, d’assez graves dissidences avaient partagé en deux camps la Société des Droits de l’Homme ; les uns voulaient rompre brusquement avec les préjugés qu’il s’agissait de détruire et les tyrannies qu’on avait juré de renverser les autres recommandaient, comme plus sûres, les voies de la persuasion, les voies indirectes. Après de longs balancements, les deux partis se rapprochèrent ; un comité central fut nommé en vue d’une direction plus décidée ; et dans ce comité, composé de MM. Voyer-d’Argenson, Guinard, Berrier-Fontaine, Lebon, Vignerte, Godefroi-Cavaignac, Kersausie, Audry de Puyraveau, Beaumont, Desjardins et Titot, on arrêta qu’une solennelle déclaration de principes serait publiée et adressée à tous les journaux patriotiques, à toutes les associations, à tous les réfugiés politiques.

Le programme de la Société des Droits de l’Homme demandait : un pouvoir central, électif temporaire, responsable, doué d’une grande force et agissant avec unité ; — la souveraineté du peuple mise en action par le suffrage universel ; — la liberté des communes, restreinte par le droit accordé au gouvernement de surveiller au moyen de ses délégués les votes et la compétence des corps municipaux ; — un système d’éducation publique tendant à élever les générations dans une communauté d’idées, compatible avec le progrès ; — l’organisation du crédit de l’État ; – l’institution du jury généralisée l’émancipation de la classe ouvrière, par une meilleure division du travail, une répartition plus équitable des produits et l’association ; — une fédération de l’Europe, fondée sur la communauté des principes d’où découle la souveraineté du peuple, sur la liberté absolue du commerce et sur une entière égalité de rapports.

Ces vues étaient développées et justifiées dans un exposé aussi lumineux qu’incisif. Puis, venait la Déclaration des Droits de l’Homme, telle que l’avait présentée à la Convention Maximilien Robespierre[19].

L’évocation de ce nom fameux et terrible fit scandale. De fait, il y avait eu deux hommes dans Robespierre : le philosophe et le tribun. Comme philosophe, il n’avait pas été certainement aussi hardi que Jean-Jacques Rousseau, que Mably, que Fénelon. Mais, comme tribun, il avait amassé contre lui un trésor de vengeances ; supérieur par le dévoûment à ces guerriers de l’ancienne Rome qui se dévouaient aux dieux infernaux, lui, dans un but héroïque et avec une magnanimité farouche, il avait voué son nom à l’exécration des siècles à venir, il avait été de ceux qui disaient : « Périssent nos mémoires, plutôt que les idées qui feront le salut du monde » ; et il s’était rendu responsable du chaos, jusqu’au jour où, voulant retenir la révolution qui se noyait dans le sang, il disparut entraîné par elle. Vaincu dont l’histoire fut écrite par les vainqueurs, Robespierre avait laissé une mémoire maudite : en essayant de la réhabiliter, la Société des Droits de l’Homme commettait une imprudence et multipliait les obstacles à vaincre.

La publication du manifeste fut donc accueillie avec des sentiments divers mais également passionnés. De presque toutes les villes importantes du royaume, de tous les quartiers de Paris, la Société des Droits de l’Homme reçut des adresses d’adhésion. Et, d’un autre côté, les écrivains de la Cour, les publicistes de la bourgeoisie, se répandirent contre le manifeste en malédictions et en injures. La Déclaration des Droits de l’Homme portait, article 6 : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir à son gré de la portion de bien qui lui est garantie par la loi. » Cette définition si juste[20] devint le sujet de commentaires empoisonnés. « Vous l’avouez donc enfin, s’écrièrent avec un effroi simulé les partisans de la monarchie, ce qu’il vous faut, c’est le partage des biens. Continuateurs de Robespierre, c’est la loi agraire que vous demandez ! »

Les mots de loi agraire, de partage de biens, retentirent bientôt en France, du nord au midi, de l’est à l’ouest ; et, pour donner plus de solennité à l’accusation, M. Dupin aîné lut à l’audience de rentrée de la Cour de Cassation, un discours dans lequel il présentait la république comme menaçant « de mettre chaque propriétaire à la portion congrue. »

Jamais calomnie plus téméraire n’avait été lancée contre un parti dans un langage plus grossier. Pour toute réponse, les feuilles républicaines rappelèrent en quels termes Robespierre avait développé devant la Convention la définition donnée par lui au droit de propriété :

« Je vous proposerai d’abord quelques articles nécessaires pour compléter vos théories sur la propriété ! … Que ce mot n’alarme personne ; âmes de boue qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter le imbéciles… Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence ; la chaumière de Fabricius n’a rien à envier au palais de Crassus : j’aimerais bien autant, pour mon compte être l’un des fils d’Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la république, que l’héritier présomptif de Xercès, né dans la fange des Cours, pour occuper un trône décoré de l’avilissement du peuple, et brillant de la misère publique. Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété : il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais. Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété… Il vous dira, en montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés je les ai achetées tant par tête. Interrogez le gentilhomme qui avait des terres, des vassaux, et qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus… Il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables. Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne… ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est sans contredit le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité, d’opprimer, d’avilir et de s’assurer légalement et monarchiquement les vingt-cinq millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France, sous leur bon plaisir. »

Au reste, la définition qui, présentée sous le nom de Robespierre, semblait si menaçante à M. Dupin, elle appartenait à Mirabeau, comme le fit très-bien observer Armand Carrel. « Qu’est-ce que la propriété, avait dit Mirabeau, soutenant, contre l’abbé Maury, dans l’Assemblée Constituante, que les biens du clergé devaient être déclarés biens nationaux ? La propriété est un bien acquis en vertu des lois. » Et l’abbé Maury avait répondu : « Si notre propriété est légitime depuis quatorze siècles, elle doit l’être à jamais car une propriété est nécessairement inamovible, et il y a contradiction entre ces deux termes : propriété et amovibilité. »

Sieyès, à son tour, avait prononcé, en défendant les dîmes du clergé, ces paroles célèbres : « Les dîmes sont placées dans la classe des propriétés légitimes, bien que nuisibles à la chose publique. Vous voulez être libres et vous ne savez pas être justes. »

On le voit, en attaquant le caractère social donné à la propriété par la Déclaration des Droits de l’Homme ; en affirmant, après l’abbé Maury, après Sieyès, que la propriété n’était qu’un droit inhérent à l’individu, M. Dupin ne prenait pas garde qu’il condamnait, et la révolution de 1789, et les travaux de l’Assemblée Constituante, et tout ce qui avait amené le triomphe de cette bourgeoisie dont il se portait, lui, M. Dupin, l’avocat et le champion ! Car enfin, s’il était vrai que la loi ne dût pas, même dans l’intérêt et pour le salut de la société, limiter, régler, restreindre dans son extension inique, et exagérée ce droit inhérent à l’individu ; s’il était vrai, selon l’affirmation monstrueuse et impie de Sieyès, qu’une propriété pût être « légitime, quoique nuisible à la chose publique » ; la bourgeoisie s’était donc rendue coupable d’une affreuse spoliation, lorsqu’en 1789 elle avait aboli les droits féodaux, les jurandes, les banalités, les dîmes, les substitutions ; lorsqu’elle avait mis législativement des bornes à la faculté des donations entre vifs et testamentaires ; lorsqu’elle avait décrété le partage égal des héritages ; lorsque naguère encore, ses représentants avaient fait une loi Sur l’EXPROPRIATION POUR CAUSE D’UTILITÉ PUBLIQUE !

Ainsi éclatait la mauvaise foi des dominateurs du jour. Oppresseurs, fils d’opprimés, ils reniaient dans l’ivresse de leur fortune le principe même de leur élévation ; et ils ne rougissaient pas de s’armer contre le prolétariat d’une doctrine qu’ils avaient déclarée Infâme lorsque la noblesse s’en était servie contre eux. Enseignement grave et qui donne à la publication du manifeste de la Société des Droits de l’Homme une véritable importance historique !

Mais, sous un autre aspect, l’importance de cette publication ne fut pas moindre ; et il en résulta, au sein du parti démocratique, des débats du plus haut intérêt.

Le manifeste ne se prononçait qu’avec réserve sur la liberté de la presse et la liberté individuelle ; et l’on y insistait beaucoup, au contraire, sur la nécessite d’organiser vigoureusement le pouvoir. Une fraction notable du parti républicain en prit ombrage. La Tribune appuya le manifeste sans l’adopter entièrement ; et il fut critiqué, comme n’ayant pas assez tenu compte du principe de liberté par trois hommes d’un patriotisme éprouvé et d’un talent incontestable : Armand Carrel, rédacteur du National ;, M. Anselme Pététin, rédacteur du Précurseur de Lyon ; et M. Martin Maillefer, rédacteur du Peuple souverain de Marseille. De quel côté se trouvait la vérité ?

Qu’on suppose deux hommes prêts à se mettre en route : l’un, bien portant, alerte, vigoureux ; l’autre, malade et blessé. Avant la révolution de 1789, le pouvoir, au lieu de tendre la main au second, ne songeait qu’à faire marcher le premier plus à l’aise encore et plus vite. En 1789, ce fut autre chose : le pouvoir fut enchaîné, et l’on dit aux deux hommes : « La route est libre ; vos droits sont égaux marchez. » Et cependant le faible pouvait répondre : « Mais qu’importe que la route soit déblayée ? Ne voyez-vous pas que je suis malade ; que le sang coule de mes blessures ; que le poids de mon propre corps m’épuise et que mes pieds nus se meurtrissent sur les cailloux du chemin ? Qu’aucune protection spéciale ne soit accordée à mon voisin, il peut s’en passer, car il est ingambe et fort ; mais moi ? … Que me parlez-vous de droits égaux ? C’est une raillerie cruelle ! »

Voilà le langage qu’en 1789 auraient pu tenir les prolétaires. Ne trouvaient-ils pas en effet la bourgeoisie en possession de tous les instruments de travail, en possession du sol, du numéraire, du crédit, des ressources que donne la culture de l’intelligence ? Quant à eux, n’ayant ni propriétés, ni capitaux, ni avances, ni éducation, ne pouvant économiser sur le labeur de la veille de quoi subir sans danger le chômage du lendemain, quel prix devaient-ils attacher au don de la liberté, définie métaphysiquement et considérée comme un droit ? Que leur importait le droit d’écrire et de discuter, à eux qui n’en avaient ni la faculté, ni le loisir ? Que leur importait le droit de vivre à l’abri des vexations du roi ou des courtisans, à eux qui échappaient à ces vexations par leur obscurité même et leur misère ? Que leur importait le droit d’être athée à eux qui, pour ne pas maudire la vie, avaient besoin de croire à Dieu ? Que leur importait le droit de s’élever en faisant fortune, à eux qui manquaient des instruments nécessaires pour s’enrichir ? La liberté politique, la liberté de conscience, la liberté d’industrie, conquêtes si profitables a la bourgeoisie, n’étaient donc pour eux que des conquêtes imaginaires, dérisoires, puisqu’ayant le droit d’en profiter, ils n’en avaient pas la faculté.

C’est ce qui ne tarda pas à être compris. Sous la Convention, des penseurs audacieux purent se lever et dire : pour qui donc la révolution a-t-elle été faite ? Est-ce pour cette foule gémissante des prolétaires qui a si puissamment aidé la bourgeoisie à renverser la Bastille, à vaincre les Suisses, à dompter l’Europe des rois, à sauver la France-révolutionnaire ? On les a d’abord appelés esclaves, puis vilains ; aujourd’hui on les appelle pauvres : en changeant de qualification leur condition a-t-elle changé de nature ? De droit, ils sont libres ; de fait, ils sont esclaves.

La conséquence était facile à tirer. Au lieu de cette liberté, nouveau moyen d’oppression fourni à ceux qui étaient en état d’en faire usage et qui pour les autres n’était qu’un leurre, les vrais amis du peuple voulurent un gouvernement tutélaire et fort, afin que sa force servît à protéger les faibles, et changeât le droit en faculté. De là cette admirable et auguste définition : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer à son gré toutes ses facultés ; elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauve-garde[21]. »

Après 1830, l’état social étant ce qu’on l’avait fait en 1789, le problème restait évidemment tel que l’auteur de la définition précédente l’avait posé : la grande question était toujours de rendre les prolétaires libres de fait, ce qui revenait à leur donner des moyens de développement, des instruments de travail ? Or, qui leur donnerait tout cela sinon un gouvernement démocratique assez fort pour faire prévaloir l’association sur la concurrence, et la commandite du crédit de l’État sur celle du crédit individuel ?

C’était donc à la réhabilitation du principe d’autorité que les démocrates devaient s’employer de préférence, ou, si l’on veut, ils devaient se préoccuper beaucoup moins de chercher des garanties aux libertés existantes que d’appeler le peuple à en faire usage.

Ces doctrines étaient celles de la Société des Droits de l’Homme ; c’étaient les bonnes, et elles survécurent dans le parti aux attaques dirigées contre elles par des hommes droits et sincères, mais qu’aveuglaient, les traditions de cette école libérale qui avait fait du mot droit une déception sans exemple, et du mot liberté la plus lâche tyrannie qui fut jamais.

Quoi qu’il en soit, l’émotion produite par le manifeste se révéla non-seulement par une polémique ardente, mais par des scènes d’un caractère étrange. Le gouvernement aurait voulu faire exclure de la Chambre comme indignes, deux députés, signataires du manifeste : MM. Voyer-d’Argenson et Audry de Puyraveau. Ils furent, en effet, dénoncés du haut de la tribune. Mais, par l’énergie de leur langage, par la fermeté de leur attitude, ils continrent les haines soulevées contre eux ; et le parti auquel ils appartenaient fut si peu intimidé par ce déchaînement des passions ennemies, qu’un autre député, M. De Ludre, se hâta de faire connaître, par la voie des journaux, l’adhésion qu’il avait donnée au manifeste.

Le procès intenté quelque temps après a vingtsept membres de la Société des Droits de l’Homme, montra mieux encore combien la lutte était implacable, combien les cœurs étaient ulcérés. Les vingt-sept comparaissaient devant la Cour d’Assises, sous la prévention d’avoir formé, lors du dernier anniversaire des trois journées, un complot contre la sûreté de l’État. Les témoins entendus, M. Delapalme commence son réquisitoire. Il discute les faits généraux de l’accusation, et, bientôt, examinant les doctrines des prévenus, il leur reproche d’avoir demandé la loi agraire. L’injustice de cette accusation était flagrante, et, après les débats qui duraient depuis si long-temps, rien ne pouvait servir d’excuse à une pareille calomnie. Un frémissement d’indignation parcourt le banc des prévenus, et, se levant tout-à-coup, un témoin s’écrie d’une voix forte : « Tu en as menti, misérable ! » A ces mots, une confusion inexprimable règne dans l’assemblée. On demande le coupable. « C’est moi, dit M. Vignerte. » Et les accusés de s’écrier : « C’est bien, Vignerte ! Il a raison, nous pensons comme lui. Accusez-nous, frappez-nous, mais ne nous calomniez pas. » M. Vignerte est conduit au pied de la Cour ainsi qu’un autre membre de son parti, M. Petit-Jean. Le président à celui-ci : « Est-ce vous qui avez interrompu M. l’avocat général ? – Non. – Pourquoi vous a-t-on arrêté ? – Parce que je pense comme M. Vignerte. Ce qu’a dit l’accusateur public est faux. Nous avons nos bras pour travailler et ne voulons de la propriété de personne. » Se tournant alors vers M. Vignerte : « Est-ce vous, lui dit le président, qui avez prononcé ces paroles : Vous en avez menti ! – J’ai dit : Tu en as menti, misérable ! — Qu’avez-vous à répondre pour votre justification. — Je ne me justifie pas. » La Cour délibère, et, après quelques minutes, séance tenante, condamne Vignerte à trois ans de prison. Défendus avec beaucoup d’éloquence et d’énergie par MM. Dupont, Moulin, Pinart et Michel (de Bourges), les accusés furent déclarés non coupables par le jury. Mais la Cour, dont cette décision enchaînait la sévérité à l’égard des prévenus, la Cour, sur les réquisitoires de M. Delapalme, frappa les avocats comme ayant outragé le ministère public et MM. Dupont, Pinart, Michel (de Bourges) furent suspendus de l’exercice de leur profession : le premier pour une année, les deux autres pour six mois.

Le même jour, MM. Voyer-d’Argenson et Charles Teste étaient acquittés. On les avait traînés devant les tribunaux pour avoir publié une brochure qui respirait l’amour du peuple et le sentiment de la charité évangélique.

Voilà dans quel déplorable état de trouble vivait la société. Heureuse encore si elle n’avait pas été condamnée à un plus sombre destin ! Car à tant de convulsions qui, du moins, annonçaient la vie, devaient succéder un abattement honteux et un lourd

sommeil semblable à la mort.
CHAPITRE III.


Politique extérieure. – Question d’Orient. — Progrès alarmants de la Russie. — Situation de l’empire ottoman sous Mahmoud. – Situation de l’Égypte sons Méhémet-Ali. — Impossibitité de maintenir, soit par le Sultan, soit par le Pacha, l’intégrité de l’empire ottoman. Système qu’il aurait fallu suivre après 1830. — Fautes du gouvernement français. — La Syrie conquise par Ibrahim. — Efforts de M. de Varennes pour écarter la Russie de Constantinople. — Arrivée à Constantinople de l’amiral Roussin ; sa politique. — L’ambassadeur français à Constantinople protège Mahmoud ; le consul français à Alexandrie favorise Méhémet-Ali. – Une escadre russe entre dans le Bosphore. — Sommation hautaine adressée à Méhémet-Ali par l’amiral Roussin. — Refus de Méhémet-Ali. — Note diplomatique. — Affaire de Smyrne. — Arrangement de Kutaya. — Ibrahim évacue l’Asie-Mineure. — Départ des Russes. — Traité d’Unkiar-Skélessi ; son véritable caractère. — Le droit de visite. — La politique française à l’égard du portugal. — Lutte de don Miguel et de don Pedro. — Mort du roi d’Espagne. — Le gouvernement français reconnaît la reine d’Espagne ; pourquoi. — Discussions dans le conseil : le maréchal Soult et le roi. — Effet produit en Espagne par la nouvelle des dispositions du cabinet des Tuileries. – Coup-d’œil général sur la politique extérieure du gouvernement français en 1833.



La France, en 1833, a été appelée par les événements sur divers points de la scène du monde : en Orient, en Portugal, en Espagne.

Pour donner une idée plus nette de sa politique extérieure, sous le règne de Louis-Philippe Ier, peut-être était-il bon d’en séparer le moins possible les épisodes : c’est ce que nous avons fait. La même pensée ayant présidé à tous les actes de la France, soit à Lisbonne et à Madrid, soit à Constantinople, nous avons cru qu’il convenait de les rapprocher pour qu’on en pût mieux saisir l’enchaînement, le véritable caractère et l’ensemble.

Mais de toutes les questions de politique extérieure, posées en 1833 devant l’Europe, aucune ne l’a émue plus profondément, aucune n’était de nature à exercer sur la destinée des divers états une influence plus décisive, que la question orientale. C’est donc par celle-là que nous commencerons, en la prenant à son origine et en lui consacrant tous les développements que réclame son importance.

Dans le premier chapitre du second volume de cette histoire, nous avons dit quelles avaient été, depuis un demi-siècle, les étapes de la marche des Russes vers Constantinople, marche inévitable et fatale dont Pierre-le-Grand avait conçu la pensée, et Catherine donné le signal. Nous avons dit que, conduits sur les bords de la mer Noire, en 1774, par la paix de Kaidnardji, puis dans le Kouban et la Crimée par le traité de Constantinople, puis sur les rives du Pruth et en Bessarabie par la paix signée à Buckarest en 1812 ; enfin, dans le Delta formé par les embouchures du Danube et sur un littoral de deux cents lieues par le fameux traité d’Andrinople, les Russes, en 1830, frappaient aux portes du sérail. Pour se les faire ouvrir, pour dominer définitivement la mer Noire du haut du Bosphore et surveiller la Méditerranée du haut des Dardanelles, ils n’avaient presqu’à vouloir ; et une seule considération les pouvait arrêter : la crainte de voir se dresser contre eux toute l’Europe occidentale, saisie avec raison de colère et d’épouvante.

Car, pour ce qui est de l’empire ottoman, il ne lui restait plus qu’un souffle de vie. Le sultan Mahmoud, par des réformes accomplies avec plus d’audace que d’intelligence, avait tari sans les renouveler toutes les vieilles sources de la puissance ottomane ; il avait abaissé la domination, si long-temps vénérée, des ulémas, sans remplacer par le dogme de la liberté humaine celui du fatalisme qu’il semblait renier ; il avait exterminé l’aristocratie militaire du janissariat, pour recruter ensuite une armée dans je ne sais quelle cohue de soldats de hasard, parodistes étonnés et pesants des manœuvres européennes ; à ces pachas considérables et permanents, féodalité assise qui faisait quelquefois trembler le sultan, mais qui était une grande force quand elle n’était pas un obstacle, il avait substitué une foule de tyrans de passage, féodalité ambulante qu’il prenait pour l’unité, et qui n’était, à vrai dire, que le despotisme du maître multiplié par le nombre de ses agents. Religion, armée, administration, tout était changé, rien n’était créé, Mahmoud n’avait réussi qu’à faire le vide autour de lui, et sa toute-puissance n’était plus que dans l’impuissance Irrémédiable de son peuple. D’ailleurs, pour garder la Turquie, les Turcs manquaient. Sur une population de près de 17 millions d’habitants, on aurait à peine compté 7 millions, de Turcs, le reste se composant de Grecs, d’Arméniens, d’Arabes, de Juifs, etc… races que n’unissaient ni le lien des traditions historiques, ni celui de la religion, ni celui d’une langue commune ; races qui ne se touchaient que par là servitude ; races conquises, opprimées, acquises d’avance à la révolte, portant dans leur sein la guerre civile, et éparses sur une étendue de terrain de 86 mille lieues carrées. Un tel empire était évidemment à conquérir ou à partager. De quoi se composait-il, en effet ? de la Moldavie et de la Valachie ? Mais déjà le protectorat russe les couvrait ; de la Bulgarie ? mais elle n’attendait plus qu’une occasion pour se soulever ; de la Servie ? mais, entièrement chrétienne et fière d’une insurrection victorieuse, elle voulait vivre sous la domination d’un prince particulier ; de l’île de Chypre ? mais elle ne contenait qu’une centaine de Turcs, perdus dans une population de 50, 000 Grecs cypriotes ; de la Syrie ? mais elle se partageait entre des populations essentiellement diverses : ici, dans les villes du littoral, des chrétiens ; là, dans la partie méridionale confinant au désert, des Arabes ; dans les montagnes, les Druses, peuple idolâtre ; sur le Liban, les Maronites, peuple catholique… Restait donc Constantinople, mise d’avance à la merci de toute flotte russe, partie de Sébastopol. Ajoutez à cela que, pour rendre plus courte encore l’agonie de cet empire si peu compact, un homme s’élevait en Égypte qui nourrissait l’impatient désir de le démembrer, homme à la fois prudent et hardi, magnanime et rusé, soldat parvenu, dont les veines étaient remplies de ce sang qui donne la soif des conquêtes, novateur en despotisme, apprenti-missionnaire de la civilisation en Orient, trop artificieux pour nier son maître, mais trop orgueilleux, trop grand et trop fort pour le subir. Une révolte de Méhémet-Ali contre la Porte, en fallait-il davantage pour jeter aux pieds des Russes la Turquie épuisée et mourante ?

Voilà sous quel aspect l’Orient se présentait, quand la révolution de juillet vint tout-à-coup remettre en question le partage insolent qu’avaient fait de l’Europe les traités de 1815.

Pour bien faire comprendre jusqu’à quel point fut inepte et insensée la politique du gouvernement français à l’égard de l’Orient, il est absolument nécessaire de bien poser la question et d’examiner, avant d’entrer dans le récit de ce qui a été fait, ce que la France aurait pu faire.

« Maintien de l’intégrité de l’empire ottoman » étaient des mots en usage depuis long-temps dans la grammaire des chancelleries de l’Europe.

Toutes les Puissances, en effet, et notamment la France, l’Angleterre et l’Autriche, avaient intérêt à protéger l’inviolabilité de Constantinople, à lui conserver, vis-à-vis des Russes, son surnom de Stamboul la bien gardée.

La possession du détroit des Dardanelles par la Russie, à moins de compensations énormes stipulées en notre faveur, eût à jamais mis obstacle aux vues de la France sur la Méditerranée, champ de bataille où doit tôt ou tard se vider la grande querelle de notre suprématie intellectuelle et morale.

La position géographique de l’Autriche lui commandait de ne point se laisser trop complétement envelopper par la Russie. C’était déjà un grave danger pour le cabinet autrichien que l’établissement russe, fondé aux embouchures du Danube, en vertu du traité d’Andrinople, puisque cet établissement compromettait, et la navigation intérieure de l’Autriche, et ses communications avec la mer Noire. Les Russes une fois en possession des principautés situées au sud du territoire autrichien, combien n’eût pas été dangereux pour la Cour de Vienne leur contact avec les colons militaires de l’Illyrie, gardiens de la frontière hongroise ? Les Russes une fois en possession de Constantinople et des Dardanelles, combien le voisinage de leurs vaisseaux n’eut-il pas été embarrassant pour la marine marchande de l’Autriche, qui exploite le commerce de l’Adriatique ?

Quant à l’Angleterre, nous l’avons dit au commencement du second volume, elle eût perdu, à l’occupation de Constantinople par les Russes, une partie de son influence dans la Méditerranée, ses moyens de communication avec l’Inde par la Turquie, une partie de l’importance de ses possessions du Levant, et un débouché ouvert à l’exportation annuelle de trente millions de produits anglais. D’où ces paroles de lord Chatam, déjà citées par nous : « Avec un homme qui ne voit pas les intérets de l’Angleterre dans la conservation de l’empire ottoman, je n’ai pas à discuter. »

L’Europe occidentale avait donc pour mot d’ordre, en 1830, le « maintien de l’intégrité de l’empire ottoman. » Mais cette intégrité pouvait-elle être maintenue  ? Et s’il était bon qu’elle le fût, pourquoi la France et l’Angleterre avaient-elles si long-temps souffert l’ambition militante de la Russie ? Pourquoi avaient-elles poussé l’aveuglement jusqu’à la favoriser ? Pourquoi les avait-on vues se réunir à la Russie pour anéantir, dans le guet-à-pens de Navarin, la marine turque, et accélérer par l’émancipation de la Grèce le démembrement définitif de l’empire ottoman ? Pourquoi enfin avaient-elles si vivement applaudi aux victoires qui avaient poussé les Moscovites au pied des Balkans et dicté ce traité d’Andrinople, testament imposé à la race turque ? Chose étrange ! c’était après avoir toléré, secondé, la marche triomphante des Russes vers Constantinople, que l’Europe occidentale s’apercevait de la nécessité de conserver entre les mains du sultan la double clef de la Méditerranée et de la mer Noire ! Ceux-là même qui avaient appuyé l’épée russe sur le flanc de la Turquie, demandaient à la Turquie de vivre, pour que l’équilibre européen ne fut pas trop violemment rompu L’inconséquence était monstrueuse.

L’équilibre de l’Europe par l’intégrité de l’empire ottoman n’était donc plus qu’un vain mot. Le vent du nord qui, dans ces parages, souffle huit mois de l’année sur douze, poussait irrésistiblement les Russes vers Constantinople. Le statu quo oriental ne retardait leur conquête que pour mieux l’assurer[22].

Mais si l’empire ottoman ne pouvait être sauvé par le statu quo, n’aurait-on pu le sauver par une révolution ? Si l’élément turc y était sans vigueur, n’aurait-on pu chercher une vie nouvelle dans l’élément arabe ? Si la Turquie était impossible par Mahmoud, ne fallait-il pas essayer de la rendre possible par Mébémet-Ali ? Tel est le système qui, comme nous le verrons par la suite de cette histoire, obtint en France le plus de faveur. Et pourtant il était chimérique aussi.

Méhémet-Ali avait, sans nul doute, accompli de grandes choses. Il avait extirpé, en l’absorbant dans sa famille, la domination des Mameluks, sujets du sultan ; il avait fait de son pachalick d’Égypte une souveraineté presqu’indépendante il avait tiré en quelque sorte du néant une armée instruite et disciplinée à la façon des armées d’Europe ; dans un pays qui manque de chanvre, de fer, de bois de construction, il était parvenu, au moyen de ses trésors, à créer une marine ; l’Égypte, à sa voix, s’était couverte d’ateliers et d’établissements dirigés par des Européens et surtout par des Français ; en un mot, il avait su mettre au service de sa puissance orientale l’expérience, la science, l’industrie et les arts de l’Occident. Puis, au-dessous de sa gloire, brillait celle de’son fils-Ibrahim, guerrier terrible et intelligent, plein de confiance dans le sort des batailles, plein de foi dans le génie paternel, bras de cette —Égypte dont Méhémet-Ali était le cœur et la tête.

Il y avait là, certes, de quoi éblouir, et il était naturel que la France, dont Méhémet-Ali aimait à se dire le protégé et l’élevé, ne vît en lui qu’un continuateur de l’œuvre commencée sur les bords du Nil par le vainqueur des Pyramides, que le vicaire oriental de Napoléon il était naturel qu’elle cherchât à consolider son influence au Caire et à Alexandrie, pour étendre le long des rives méridionales de la Méditerranée cette souveraineté nouvelle dont la prise d’Alger venait de fixer le point de départ et le centre.

Cependant, pour peu que la France eût approfondi la situation, elle aurait vu que les créations de Méhémet-Ali reposaient sur la plus odieuse, la plus dévorante tyrannie qui fut jamais ; que, pour recruter une armée, il avait eu recours à la presse des jeunes gens, et n’avait pu traîner les malheureux fellahs sous ses étendards que les mains liées derrière le dos et la chaîne au cou ; qu’il avait dû, pour se former un trésor, non-seulement établir, en matière d’impôts, un abominable système de solidarité, mais encore se substituer, lui tout seul, à la nation égyptienne tout entière, se rendant ainsi l’unique propriétaire, l’unique industriel, l’unique commerçant de l’Égypte, monopole gigantesque qui avait fait du gouvernement un chaos, de l’administration un pillage organisé, et de chaque cultivateur égyptien une machine souffrante surveillée par un soldat. La splendeur dont Méhémet-Ali se montrait entouré ne cachait donc que misère et ruines. A force de pressurer, d’exténuer la population, il en avait extrait de quoi jeter un vif éclat ; mais il se trouvait avoir escompté, au profit de quelques années, les ressources de plusieurs générations successives. Toute la vitalité d’une race s’était épuisée à faire paraître grande la vie d’un seul homme. Méhémet-Ali n’était beaucoup en Égypte que parce qu’il y était tout. Derrière lui, par conséquent, que pouvait-il y avoir ? rien.

A supposer que la civilisation, telle que Méhémet-Ali l’avait entendue et pratiquée, méritât les encouragements de la France, comment l’empire ottoman aurait-il pu revivre par l’intervention d’un pareil bornée ? Se révolter contre le sultan, envahir la Syrie par Ibrahim, la soumettre, courir sur Constantinople l’épée à la main, il le pouvait assurément, et la suite le prouva. Mais, arrivé au seuil du sérail, aurait-il osé le franchir pour aller s’asseoir sur le trône de son maître abattu ? Il lui eût été impossible d’en concevoir la pensée. L’eût-il osé, son entreprise serait-elle restée impunie ? Un soldat macédonien aurait-il pu ceindre le sabre d’Osman, dans un pays où le respect du sang d’Osman est la religion même ? S’il se fût présenté comme le vengeur des vrais croyants, comme le préservateur armé de la religion musulmane, outragée par les réformes de Mahmaud, détrôner le sultan eut été permis peut-être à son audace ; mais le remplacer ?… Ceux qui connaissent l’Orient ont toujours jugé cette hypothèse inadmissible. Et, même en l’admettant, qu’aurait donc apporté à l’empire ottoman l’usurpation de Méhémet-Ali ? Turc jusqu’au fond de l’âme, il savait mieux que personne combien peu valait ce prétendu élément arabe dont on a tant parlé depuis. Cette race arabe, qu’il méprisait, qu’il avait trouvée abrutie par la mollesse et la misère, qu’il avait abrutie encore davantage par la misère et l’excès du travail cette race arabe qu’il ne triturait depuis si long-temps que comme la matière inerte de sa gloire, et qui n’avait jamais fourni un colonel à ses armées, croit-on qu’il en eût fait, au détriment des Turcs, la race dominante, et qu’il eût tenté par elle de régénérer l’empire ? Il y a folie à l’imaginer. Et puis, de quelle manière cette régénération se serait-elle accomplie ? Est-ce que, sous Méhémet-Ali comme sous Mahmoud, il n’y aurait pas eu en Turquie une masse confuse de populations diverses, ennemies, tendant par un effort continuel à se disjoindre et à s’affranchir ? Méhémet-Ali aurait-il empêché les Maronites du Liban d’être catholiques, et les Druses d être idolâtres ? Aurait-il enlevé aux Grecs, aux Juifs, aux Arméniens, leur caractère de Grecs, de Juifs, d’Arméniens ? Par quel excès de tyrannie, par quel procédé d’administration en serait-il venu à substituer l’unité à cette diversité fatale que les populations avaient sucée avec le lait et qui coulait dans leur sang ? Le peuple conquérant, le peuple turc, n’ayant cessé de s’appauvrir et de se démoraliser, pendant que les différents peuples conquis croissaient en importance et en richesses, le seul moyen d’unité qui eût existé en Turquie, la violence combinée avec la force, avait évidemment péri, et il avait péri pour Méhémet-Ali aussi bien que pour Mahmoud. Méhémet-Ali, à Constantinople, n’eût donc été, quoiqu’on en ait pu dire, qu’un homme plein de vie à la tête d’un empire mort.

L’empire ottoman ne pouvant subsister, venait la question du partage. Mais ce partage aurait-il pu se faire sans injustice ? oui. Car, où les Turcs avaient-ils puisé leurs droits de souveraineté sur les provinces occupées par eux ? dans la conquête. Or, la conquête ne se légitime qu’en effaçant ses violences par ses bienfaits. Lorsque le peuple conquérant n’a pas su s’assimiler les races conquises en leur faisant aimer sa civilisation ou en acceptant la leur, sa domination resté à l’état de tyrannie : forte, qu’on la subisse, ce sera bien ; faible, qu’on la renverse, ce sera mieux. Les Turcs avaient-ils cherché à effacer entre eux et les populations subjuguées la ligne de démarcation tracée par la victoire ? Loin de là : ils n’avaient songé qu’à rendre permanente la brutalité originaire de leur conquête, refusant aux peuples qu’ils avaient soumis l’égalité des droits civils et politiques, les traitant d’infidèles, les foulant aux pieds comme des vaincus. C’en était assez pour justifier l’intervention de l’Europe occidentale, d’autant que l’Europe était chrétienne, et qu’en dépossédant les sectateurs de. Mahomet, elle affranchissait en Orient les adorateurs du Christ.

La dépossession des Turcs était en outre réclamée par le plus profond et le plus sacré des intérêts de la civilisation. En effet, 7 millions d’hommes épars sur 86 mille lieues carrées, voilà ce qu’était la Turquie d’Europe et d’Asie. 97 millions d’hommes resserrés dans un espace de moins de 86 mille lieues carrées, voilà ce qu’étaient la France, l’Angleterre, l’Espagne, la Belgique et la Suisse réunies. De sorte que, sous l’influence du fatalisme, des mœurs auxquels il s’associe et des vices qu’il couve, de magnifiques contrées étaient devenues presque désertes, tandis que sous l’influence d’un régime de liberté trop absolu, l’Europe en était venue à plier sous le poids d’une population exubérante. L’indication était suffisamment claire, et présentait tous les caractères d’un fait providentiel : nul doute que le vide fait en Orient ne demandât à être comblé par le trop-plein des populations occidentales[23].

Dans cette situation, la France aurait eu devant elle une voie toute tracée, si sa politique n’avait pas été embarrassée et rapetissée par les préoccupations égoïstes d’un intérêt dynastique. Avec l’aide de la Russie, et au moyen de l’Orient partagé, nous pouvions anéantir à jamais les traités de 1815 et refaire la carte géographique de l’Europe.

Mais aux dépens de quelles nations ? La réponse était fournie par notre histoire.

La vieille politique de la France, on le sait, a toujours eu pour but l’abaissement de la maison d’Autriche. Henri IV tomba sous le poignard de Ravaillac, au moment même où il allait se mettre, contre l’Autriche, à la tête de toute l’Allemagne protestante. La guerre de trente ans, soutenue contre Ferdinand II par l’héroïque Gustave-Adolphe appuyé sur l’électeur de Saxe et les luthériens allemands, fut le chef-d’œuvre de la politique de Richelieu. Et Louis XIV essaya de porter le dernier coup à la puissance, autrichienne, en plaçant son petit-fils sur le trône de Charles Quint. De fait, il y avait pour la France un intérêt vital à ce qu’on ne lui enlevât pas, au midi, la liberté de ses mouvements ; et tel était le danger dont la menaçait l’Autriche, se rendant nécessaire au pape, pesant sur l’Italie et donnant la main à l’Espagne.

Plus tard, Napoléon ne fit que reprendre et exagérer la politique de Henri IV et de Richelieu, lorsqu’il se déclara le protecteur de la confédération germanique. C’était toujours l’Allemagne opposée à l’Autriche. Seulement, il aurait fallu opposer à l’Autriche une Allemagne indépendante et non pas une Allemagne en tutelle.

Au reste, ce ne fut là qu’un des aspects de la politique de Napoléon, et personne n’ignore qu’à l’abaissement de l’Autriche se liait dans sa pensée la ruine de l’Angleterre. Son esprit était trop élevé, sa vue trop perçante, pour qu’il ne comprît pas que le principe de concurrence introduit depuis 1789 dans notre ordre social, nous commandait impérieusement d’étendre de plus en plus nos marchés, de conquérir au loin des comptoirs, de, devenir une grande puissance maritime enfin, et, par conséquent, d’arracher aux Anglais la dictature des mers. Napoléon a dit dans ses mémoires : « Le principal but de l’expédition des Français en Orient était d’abaisser la puissance anglaise. C’est du Nil que devait partir l’armée qui allait donner de nouvelles destinées aux Indes. L’Égypte devait remplacer Saint-Domingue et les Antilles, et concilier la liberté des noirs avec l’intérêt de nos manufactures. La conquête de cette province entraînait la perte de tous les établissements anglais en Amérique et dans la presqu’île du Gange. Les Français, une fois maîtres des ports d’Italie, de Corfou, de Malte et d’Alexandrie, la Méditerranée devenait un lac français. »

Eh bien, par un merveilleux concours de circonstances, en admettant que l’empire ottoman ne pût échapper à un partage, et que l’occupation de Constantinople par les Russes fût inévitable, les deux seules Puissances intéressées à nous repousser de l’Orient et à nous exclure de tout partage, étaient précisément celles qu’avait poursuivies la politique de Henri IV, de Richelieu de Louis XIV, de Napoléon : l’Angleterre et l’Autriche.

Nous n’aurions pu, en effet aider les Russes à s’installer à Constantinople, qu’autant qu’ils nous auraient aidé à nous établir en Syrie et en Égypte, en vertu d’un échange qui, leur donnant la mer Noire, nous eût donné la Méditerranée. Or, il était impossible que l’Autriche consentît à notre prépondérance dans la Méditerranée, à cause de ses intérêts en Italie ; et quant à l’Angleterre, elle savait bien qu’elle serait perdue le jour où, devenus maîtres du cours de l’Euphrate et de l’Isthme de Suez, nous pourrions lui fermer la porte de son domaine indien.

La France, après 1830, était donc naturellement amenée à tenir à la Russie le langage que voici :

« La révolution de juillet qui vient de s’accomplir est plus que le dénoûment d’une lutte politique engagée entre la Chambre et la royauté c’est 1 explosion du sentiment national refoulé outre-mesure par les traités de 1815. Nous sommes résolus à secouer le joug de ces traités et à refaire l’équilibre européen. Nous le pouvons en associatif nos intérêts aux vôtres, après avoir cherché le lien qui les unit. Vous penchez vers l’Asie, cela est évident ; vous voulez cette moitié de l’empire du monde : quel est l’ennemi qui vous la dispute ? L’Angleterre. Il vous faut la mer Noire tout entière et Constantinople quelles sont les Puissances qui, de ce côté gênent votre marche et enchaînent votre ambition ? L’Angleterre et l’Autriche. Contre elles, nous vous offrons notre appui, mais aux conditions suivantes à vous Constantinople et ses dépendances ; à nous l’Égypte, qui attend des maîtres, et la Syrie, où notre domination a été préparée par un protectorat religieux de trois siècles… Mais, dans un tel partage du monde, la Pologne appartient à l’Occident quelle couvre. Nous stipulons pour elle ; et songez qu’il y règne un esprit d’indépendance que vous n’y étoufferez que par l’extermination des habitants ; songez que vous avez là, non pas un royaume à exploiter, mais un foyer de haine et de révolte à surveiller sans cesse songez enfin que, dans une guerre générale, la Pologne soulevée deviendrait le plus grand de vos périls, le plus insurmontable de vos embarras, et qu’il vous faudrait des flots de sang pour conserver une conquête qui importe peu, après tout, à votre domination asiatique. »

Une alliance franco-russe basée sur des données semblables eût-elle paru acceptable à la Russie ? Cela n’est pas douteux. Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour comprendre ce que serait Constantinople aux mains de la Russie. Pour Constantinople, Alexandre laissait l’Europe à Napoléon ; et Napoléon ferma l’oreille à d’aussi brillantes avances, jugeant d’un prix inestimable la possession du Bosphore ![24]

D’un autre côté, l’alliance franco-russe appelait l’accession de la Prusse ; et en abandonnant à la Prusse une part des dépouilles de l’Autriche, nous étions autorisés à revendiquer la ligne du Rhin, en même temps que nous secondions le mouvement qui pousse l’Allemagne vers l’unité et tend à lui donner Berlin pour capitale.

Ainsi donc, et pour nous résumer : En présence de l’empire ottoman condamné à une mort inévitable, la politique de la France révolutionnaire, faisant suite à celle de Henri IV, de Richelieu et de Napoléon, consistait à contracter avec la Russie et la Prusse, contre l’Angleterre et l’Autriche, une alliance d’intérêts ayant pour résultats voulus et prévus : rétablissement définitif des Russes à Constantinople et la consécration de leur prépondérance en Asie ; l’établissement de la France en Syrie et en Égypte et la consécration de sa prépondérance sur la Méditerranée devenue un lac français ; la reconstitution du royaume de Pologne, avec adjonction de la Galicie ; l’agrandissement de la Prusse aux dépens de l’Autriche, pour prix de la ligne du Rhin cédée à la France ; et, comme conséquence nécessaire de la ruine de l’Autriche, l’indépendance de l’Italie.

Ce plan, tout en fournissant pour la guerre des ressources incalculables, revenait à faire de la France la protectrice de toutes les Puissances secondaires Injustement opprimées, et de la Russie elle-même l’instrument intéressé de leur affranchissement. Combattre l’Angleterre, n’était-ce pas sauver l’Irlande et venger le Portugal ? Combattre l’Autriche, n’était-ce pas relever la nationalité italienne ? Obtenir la ligne du Rhin, n’était-ce pas substituer, pour les Belges, une association toute fraternelle à un asservissement odieux ? Amener la Russie à accepter, pour la Pologne rendue à l’indépendance, les plus magnifiques dédommagements, n’était-ce pas du même coup pourvoir à la sécurité de l’Europe et remplir le devoir de reconnaissance qui nous était imposé ?

Donc, ici, la guerre d’intérêts se trouvait associée, par la seule force des choses, à la guerre de principes[25].

Il est à remarquer aussi, et nous insistons sur ce point, — que le plan qui vient d’être exposé n’aurait eu rien de forcé, rien d’arbitraire. Car il découlait du mouvement naturel des peuples et il se combinait avec les tendances générales dans chaque partie de l’Europe. N’y avait-il pas, en effet, tendance logique et presque irrésistible : de la France à s’étendre sur la Méditerranée, de la Russie à occuper Constantinople, de la Prusse à donner une tête à l’Allemagne reconstituée, de la Belgique à se séparer de la Hollande, de la Pologne à reprendre sa nationalité, de l’Italie a proclamer son Indépendance ?

Mais hélas ! les destinées de notre pays se trouvèrent égarées, après 1830, aux mains d’hommes sans portée, sans vues, sans élévation d’esprit, sans force d’âme. Ces hommes qui se croyaient pratiques parce qu’ils étaient médiocres, et habiles parce qu’ils n’osaient rien de grand, ne virent pas que la question d’Orient renfermait le sort du monde ; il leur échappa que si la France ne profitait point, pour rendre l’Égypte française, du désir violent et victorieux qui poussait les Russes à Constantinople, les Anglais, tôt ou tard, feraient ce que nous avions négligé, s’établiraient à Alexandrie, prendraient la Méditerranée en échange de la mer Noire abandonnée à la Russie, et nous feraient tomber de la sorte au rang des Puissances secondaires.

Puisque le Cabinet des Tuileries ne voulait que le statu quo, puisqu’il prenait pour point de départ l’intégrité de l’empire ottoman, au moins aurait-il dû mettre de la suite à faire prévaloir cette idée. Eh bien, il ne sut même pas rester conséquent avec lui-même. On se rappelle avec quelle colère insensée le général Sébastiani destitua le général Guilleminot, parce que cet ambassadeur avait activement travaillé à miner l’influence des Russes en Turquie ; on se rappelle ces paroles prononcées à la tribune par le ministre des affaires étrangères : « L’empire ottoman n’est plus qu’un cadavre. » Voilà quelle conduite, voilà quel langage tenaient, à la face de l’Europe, ceux qui avaient pris pour point de départ de leur politique la conservation de la Turquie, le statu quo oriental ! La postérité croira difficilement à un tel excès d’imprévoyance. Mais le récit des faits subséquents va montrer jusqu’où le gouvernement français sut aller dans cette carrière de fautes et de folies.

Vers la fin de 1831, Méhémet-Ali avait envoyé Ibrahim à Saint-Jean-d’Acre pour en faire le siège. Le pacha d’Acre, Abdallah, était un homme pétri de présomption et de ruse. Révolté contre la Porte et menacé par sa vengeance, il avait accepté auprès d’elle le patronage artificieux du pacha d’Égypte, et s’était lié à sa fortune par des engagements qu’il viola. Mais le ressentiment de Méhémet-Ali n’était que le prétexte de cette guerre. Elle avait une cause plus profonde. Méhémet-Ali convoitait la Syrie, annexe presqu’indispensable de l’Égypte. Il la convoitait pour s’agrandir, et aussi pour se défendre. Car le sultan le redoutait, l’enviait ; et l’homme le plus puissant de l’empire après Mahmoud, Khosrew-Pacha, que Méhémet-Ali avait supplanté en Égypte, brûlait de l’anéantir. En butte à de sourdes machinations et enlacé par l’intrigue, un coup de poignard pouvait avoir raison de sa gloire. Il le savait ; et le sultan, dont il recevait les ordres en s’inclinant jusqu’à terre, il le tenait pour son plus irréconciliable ennemi. Ibrahim arriva donc devant ces murs de Saint-Jean-d’Acre qui, franchis par Napoléon, lui eussent valu la conquète de l’Asie et la domination du globe. Abdallah opposa aux Égyptiens une longue résistance, succomba enfin, et fut traîné captif en Égypte, où Méhémet-Ali, qui n’avait pas besoin de lui pour esclave, se plut à le traiter en souverain déchu. La Porte s’était émue. Elle envoie contre Ibrahim Husseïn-Pacha, l’exterminateur des janissaires. Ibrahim invoque le dieu de son père, marche contre les Turcs, les taille en pièces à Homs, achève de les disperser à Beylan et parle en maître aux Syriens frappés d’admiration. L’épouvante règne au sérail. Mahmoud s’adresse alors, pour sauver la Syrie, pour sauver peut-être Constantinople, au vainqueur de Missolonghi, à Reschid-Méhémet, grand-visir, et le premier entre tous les hommes de guerre de l’empire. Reschid-Méhémet part à la tête d’une armée nombreuse, bien résolu à ne point courir les chances d’une bataille rangée, et préparant tout pour cette guerre irrégulière, dont il avait le génie. Mais il laisse derrière lui Kosrew-Pacha, qui, jaloux du grand-visir et impatient de sa chute, entrave, en sa qualité de séraskier, tous les plans de Resehid-Méhémet et lui fait imposer par le sultan la nécessité d’une action d’éclat. La France s’étant arrêtée à l’idée de maintenir intact, pour mieux l’opposer aux Russes, l’empire de Mahomet II, elle aurait dû faire des vœux pour Reschid-Méhémet elle fit des vœux pour Ibrahim. La rencontre eut lieu à Koniah, le 21 décembre 1832. D’un côte, dix mille Égyptiens, de l’autre soixante mille Turcs, et, entre les deux armées, un brouillard épais. Les Turcs engagèrent l’action par une vive canonnade qui, perçant le brouillard et jetant sur le champ de bataille des lueurs rapides, révéla leurs positions au regard perçant d’Ibrahim. Les deux armées se choquèrent prévue dans les ténèbres, et la déroute des Turcs fut complète. Le grand-visir, que des cavaliers égyptiens avaient rencontré courant, tout effaré, sur le champ de bataille, et jouant sa vie en soldat, le grand-visir était prisonnier. Il se croyait perdu : par une bizarrerie qu’expliquent les mœurs orientales, Ibrahim le salua comme son chef, but dans la coupe dont Reschid-Méhémet hésitait à approcher ses lèvres, craignant qu’on n’y eût mis un breuvage empoisonné, et lui donna toutes les apparences du commandement dont il gardait la réalité. La bataille de Koniah décidait tout. Ibrahim n’eut qu’à étendre la main sur la Syrie. Il pouvait plus encore. Qu’il criât : en avant ! et Constantinople était à lui.

Telle était, au commencement de l’année 1833, la situation des choses en Orient. Pour peu qu’Ibrahim tardât à détrôner Mahmoud, les véritables vainqueurs à Koniah, c’étaient les Russes. Ne venait-on pas de leur fournir l’occasion d’aller, comme protecteurs du sultan, dresser leurs tentes sur les rives du Bosphore ? Et en effet, à la première nouvelle du désastre de Koniah, Mahmoud, glacé d’effroi, s’était tourné vers Sébastopol. Qui le croirait ? En présence de ces graves complications, si lentement préparées, le Cabinet des Tuileries se trouva pris au dépourvu. Il n’avait pas d’ambassadeur auprès de la Porte ; et son chargé d’affaires, M. de Varennes, était sans instructions.

Il fallait pourtant que le gouvernement français prît un parti ; et, puisqu’à tort ou à raison il jugeait possible l’inviolabilité de Constantinople, il devait, ou se prononcer avec énergie contre Méhémet-Ali. ou encourager résolument Ibrahim à compléter le succès de sa révolte. Car, dans le premier cas, l’intervention égoïste des Russes cessait d’être nécessaire et, dans le second, Ibrahim triomphant était donné pour défenseur à Constantinople.

Rien de tout cela ne fut compris, et M. de Varennes resta livré à ses inspirations personnelles. Son rôle était difficile. Il avait à écarter de Constantinople les Russes qui étaient impatients de s’y montrer et que les terreurs du sultan y appelaient. Et comment atteindre ce résultat, si l’on n’arrêtait pas Ibrahim ? Or, M. de Varennes pouvait bien employer auprès du conquérant de la Syrie et auprès de Méhémet-Ali, la voie des conseils et des sollicitations ; mais, pour réussir, il aurait fallu être en mesure de parler avec autorité, de menacer si les prières ne suffisaient pas. Et c’est ce que l’imprévoyance du cabinet des Tuileries mettait M. de Varennes dans l’impossibilité de faire. Il parvint néanmoins à contrebalancer pendant quelque temps l’influence russe, et la manière dont il mit à profit les circonstances témoigna d’une grande dextérité.

La Russie s’était hâtée d’offrir au sultan le secours de cinq vaisseaux et de sept frégates, et elle avait envoyé à Mahmoud. Le général Mourawieff, chargé ’de disposer tout pour l’intervention et de pousser jusqu’à Alexandrie. Le général Mourawieff eut le tort de faire un~peu trop sentir aux Turcs l’injure de sa présence. Il parcourut les casernes, il affecta avec’les soldats turcs le ton du commandement. C’était souffler sur des cendres, mais sur des cendres encore brûlantes. Il se trouva que les sujets avaient le cœur moins servile que leur maître. Une agitation alarmante se déclara dans la capitale. Le pacha d’Égypte, du moins, n’aurait pas humilié à ce point devant l’aigle noir à deux têtes la majesté du croissant ! Voilà ce que beaucoup pensèrent ; et Méhémet-Ali compta dans le divan plus d’un partisan caché. Mahmoud, d’ailleurs, semblait prendre je ne sais quel téméraire plaisir à braver son peuple. Au moment même où il lui donnait le spectacle d’un abaissement sans exemple, il se livrait avec des chrétiennes à de profanes amours et, plus hardi de jour en jour, il insultait aux vieilles croyances en se plongeant dans l’ivresse. On eût dit qu’il voulait s’étourdir sur sa faiblesse à l’égard de l’étranger, en redoublant d’audace à l’égard de la nation ; sortes de dédommagements naturels aux âmes qui se partagent entre. la pusillanimité et l’orgueil !

M. de Varennes s’empara de toutes les ressources que lui offrait ce concours de circonstances. Il réchauffa ce qu’il y avait encore de patriotisme dans le divan ; il entretint dans des sympathies toutes françaises le reis-effendi, dont il possédait l’amitié et qui était l’ennemi secret des Russes ; enfin, il fut heureusement servi dans sa lutte contre M. de Boutenieff, ministre plénipotentiaire de Russie, par la mort d’Antoine Franchini, drogman[26] fameux dont les services étaient fort utiles au Cabinet de Saint-Pétersbourg.

Méhémet-Ali avait fait savoir qu’il n’était pas éloigné de traiter avec la Porte : M. de Varennes profita de cette ouverture pour pousser a un arrangement direct, et, soutenu par le reis-effendi, par les secrètes dispositions de plusieurs membres du divan, par les mécontentements de Constantinople, par le nom de la France, qui n’avait pas encore tout-à-fait perdu à cette époque le respect du monde, il décida le sultan à faire partir pour l’Égypte Halil-Pacha. Les propositions portées par Halil à Méhéntet-Ali consistaient dans la cession des petits pachaliks de Seyde de Jérusalem, de Naplouse et de Tripoli. Cette démarche mettait la Russie en dehors des affaires turques. Aussi le général Mourawieff s’élança-t-il sur les traces du négociateur, le Cabinet de Saint-Pétersbourg ne voulant à aucun prix que l’empire ottoman s’accoutumât à pourvoir lui-même à son salut !

Jusque-là l’influence française avait gagné du terrain. Mais la médiation de la France n’avait été acceptée et ne pouvait l’être qu’à une condition : c’est qu’Ibrahim serait sommé de retirer la menace qu’il tenait perpétuellement suspendue sur Constantinople. Ici commençait pour nous la difficulté, parce qu’encore une fois le gouvernement français n’avait rien prévu, rien préparé pour une solution. M. de Varennes avait bien, il est vrai, pris l’engagement d’écrire à Ibrahim et à Méhémet-Ali pour que les Égyptiens suspendissent leur marche ; mais le pacha d’Égypte et son fils s’étaient avancés si loin qu’il leur était impossible de s’arrêter devant des prières que n’appuyait pas l’appareil de la force. Là était l’écueil. Ibrahim se contenta de répondre qu’il ne pouvait qu’exécuter les ordres de son père, et, sous prétexte qu’à Koniah son armée manquait de vivres, il annonça qu’il allait se porter en avant. Il eut soin de donner en même temps la liberté au grand-visir, qu’il chargea de demander pour lui au sultan la permission d’arriver jusqu’à Brousse ; acte dérisoire de soumission qui, partout ailleurs qu’en Orient, eût été une ironie insolente et grossière !

Le mouvement d’Ibrahim renversait l’œuvre de M. de Varennes. Plus effrayé que jamais, le sultan sollicita d’une manière furtive les secours de la Russie, entraîné qu’il était vers cette dépendance honteuse, non-seulement par ses inquiétudes, mais encore par les intrigues d’Achmet-Pacha, instrument de l’ambition étrangère. Il importe de noter ici, comme une preuve de l’hostilité sourde qui animait contre les Russes plusieurs des plus hauts personnages de l’empire, que ce fut par un membre même du divan que M. de Varennes fut mystérieusement instruit des démarches nouvelles de Mahmoud. Il se mit aussitôt en mesure de les combattre, et, cette fois encore, les circonstances lui vinrent en aide.

La négociation ouverte à Alexandrie était terminée. Méhémet-Ali avait accueilli le général Mourawieff avec politesse, mais sans s’incliner devant sa médiation. Quant aux propositions du sultan, il les avait nettement repoussées. Il demandait toute la Syrie et le pachalik d’Adana. Halil accepta ces conditions, sauf la sanction du divan, et Méhémet-Ali envoya ordre à son fils de s’arrêter à Kutaya.

Le retour du général Mourawieff à Constantinople où il venait répandre la nouvelle de la paix prochaîne, et la halte d’Ibrahim, changèrent encore une fois la face des choses. Les secours russes furent contremandés.

Sur ces entrefaites, l’amiral Roussin arriva, comme ambassadeur, à Constantinople. Il y apportait d’autres idées que M. de Varennes. Toute la politique de M. de Varennes avait consisté à écarter la Russie des rives du Bosphore, sans entrer précisément dans la question turco-égyptienne. L’amiral Roussin arrivait en Turquie avec des vues plus complètes ; il y arrivait résolu à la défendre tout-à-la-fois contre la Russie et contre Méhémet-Ali. C’était renoncer aux bénéfices que la France attendait de la consolidation de son influence en Égypte ; mais, outre que les éléments de cette influence avaient été fort mal analysés, le système de l’amiral Roussin avait L’avantage d’être net et logique. Puisqu’on ne parlait même pas de reconstituer par Méhémet-Ali l’unité de la Turquie et qu’on la regardait, maintenue dans son intégrité, comme une digue opposée aux Russes, comme un boulevard nécessaire de l’Europe occidentale, il fallait évidemment refouler Méhémet-Ali en Égypte : d’abord pour enlever tout prétexte aux Russes d’intervenir et ensuite pour empêcher l’irrémédiable affaiblissement de l’empire, coupé en deux.

Malheureusement, l’amiral Roussin ne devait être en Turquie que le représentant de ses propres idées. Par une insouciance vraiment inouïe dans les fastes de la diplomatie, pendant que le gouvernement français envoyait à Constantinople un ambassadeur pénétré de la nécessité de protéger Mahmoud contre Méhémet-Ali, ce même gouvernement avait pour consul général à Alexandrie un homme convaincu de la nécessité d’agrandir Méhémet-Ali aux dépens de Mahmoud. Jamais plus pitoyable anarchie ne s’était introduite dans les relations extérieures d’un grand peuple. Les conséquences ne se firent pas attendre.

L’amiral Roussin était entré à Constantinople le 17 février 1833. Son premier soin fut de demander au reis-effendi une entrevue que, malgré la solennité du Bairam, il obtint sans peine. La rudesse du marin s’alliait chez lui à la dignité de l’ambassadeur : il exigea impérieusement que les secours russes fussent contremandés, et on lui donna sur ce point toutes les assurances convenables.

Mais la Russie avait pris ses mesures pour ne pas recevoir à temps les contre-ordres, et le 20 février, trois jours après l’arrivée de l’ambassadeur français, une escadre russe de dix bâtiments de guerre entrait dans le Bosphore.

L’ambassadeur français déclara aussitôt que, si l’escadre n’était pas renvoyée, II suspendait le déchargement de ses bagages. La Porte répondit qu’elle s’empresserait de renvoyer les Russes, si, de son côté, l’amiral Roussin sauvait Constantinople d’Ibrahim. Il s’y engagea par écrit le 21 février, prit sur lui de conclure la paix aux conditions que Halil avait portées à Alexandrie ; et, fidèle à sa promesse, il écrivit à Méhémet-Ali, pour le sommer de se contenter des pachalicks de Seyde, de Tripoli, de Jérusalem, de Naplouse, une lettre pressante et hautaine.

Rien n’est plus offensant et plus téméraire que l’impuissance qui menace. L’amiral Roussin avait, pour toute flotte, le navire qui l’avait amené ; et le consul de France à Alexandrie, M. Mimaut, secondait de son mieux les vues du pacha d’Égypte. Enhardi par la faiblesse réelle de la France à Constantinople, faiblesse que dissimulait mal l’orgueil de notre attitude, et encourage par l’étrange désaccord qui régnait entre les représentants du Cabinet des Tuileries, Mébémet-Ali n’hésita pas à résister à notre ambassadeur. Dans une réponse mesurée, mais ferme, il lui fit savoir qu’il n’était pas le moins du monde disposé à perdre le fruit de ses conquêtes. En même temps il soumettait à l’attention des chancelleries de l’Europe une note dans laquelle il s’attachait à prouver que, sous l’administration anarchique du sultan, la Syrie n’était qu’une plaie creusée dans les flancs de l’empire ; que la Syrie ne pouvait redevenir prospère et forte que par l’action d’un gouvernement régulier, tel qu’était le gouvernement égyptien ; que c’était par conséquent bien mal servir les intérêts de l’empire ottoman, dont il était, lui Méhémet-Ali, le soutien le plus sincère, que de vouloir relever entre la Syrie et l’Égypte une barrière désormais impossible. Ce n’était là qu’un sophisme, mais il effaçait les projets ambitieux du pacha sous des apparences de modération et de sagesse qui devaient naturellement plaire à l’Europe, et qui ôtaient tout caractère de vaine bravade au refus dont l’amiral Roussin venait d’affronter l’humiliation.

Cette humiliation était grande et ne fut pas tout-à-fait compensée par l’heureux succès de l’énergie que l’ambassadeur français déploya dans l’affaire de Smyrne. Pour faire passer cette ville sous le pouvoir égyptien, il avait suffi d’un homme qui s’y était présenté au nom d’Ibrahim. L’amiral Roussin envoya sur-le-champ au consul de France à Smyrne, l’ordre d’abaisser son pavillon ; et la présence de quelques vaisseaux arrivés inopinément de l’Archipel, sous le commandement du contre-amiral Hugon, décida du rétablissement des autorités turques.

Cependant, les Russes n’avaient pas encore ployé leurs tentes, insolemment dressées au pied de la montagne du Géant. Lors de l’engagement du 21 février, le reis-effendi avait bien fait passer à M. de Boutenieff une note ayant pour but le renvoi de l’escadre russe, mais M. de Boutenieff avait refusé de recevoir cette note, sous prétexte qu’elle était inconvenante, et elle ne lui avait pas été de nouveau présentée. D’un autre côté, Ibrahim n’avait pas remis l’épée dans le fourreau, et il parlait toujours d’aller faire boire son cheval dans les eaux de Scutari.

De sorte qu’il n’y avait de nouveau dans la situation, depuis l’arrivée de l’amiral Roussin, que le déclin de notre influence, et auprès de la Porte, et en Égypte : en Égypte, parce que l’ambassadeur français avait pris parti contre Méhémet-Ali sans l’intimider ; auprès de la Porte, parce que le refus de Méhémet-Ali avait décrédité notre intervention, et aussi parce que, dans sa première entrevue avec le sultan, l’amiral Roussin avait eu l’idée plus généreuse qu’opportune de plaider la cause des populations malheureuses de l’Orient. Les ennemis de l’influence française n’avaient pas manqué d’en prendre texte pour effrayer Mahmoud sur ce qu’avait de fatalement révolutionnaire notre politique ; et, dans l’esprit d’un réformateur despote, cette mauvaise impression n’avait pu être entièrement effacée par la protection manifeste et sincère dont l’amiral Roussin couvrait la Porte.

Pourtant, comme il fallait en finir, ce fut à la médiation française qu’on eut recours. M. de Varennes n’était plus, depuis la nomination-de l’amiral Roussin, que premier secrétaire d’ambassade. Rechid-Bey depuis Réchid-Pacha, et le prince Vogoridi s’adressèrent à lui, au nom du sultan. Le sultan désirait qu’accompagné de Réchid-Pacha, M. de Varennes se rendît à Kutaya pour y négocier la paix avec Ibrahim. Au point où en étaient les choses, remettre sur le tapis les conditions que l’amiral Roussin avait essayé vainement d’imposer à Méhémet-Ali, c’eût été tout-à-la-fois une faute et une puérilité. La paix ne pouvait plus se conclure qu’au profit de Méhémet-Ali, et la France ne pouvait intervenir dans la négociation qu’en donnant un démenti à la politique adoptée d’abord par son ambassadeur. N’importe, il fallait à tout prix délivrer Constantinople du voisinage des Russes : on ne crut pas acheter leur départ trop cher par la plus éclatante, la plus malheureuse des contradictions. Réchid-Bey et M. de Varennes se mirent en route.

M. de Varennes avait reçu de l’amiral Roussin une lettre qui contenait quelques indications sur la marche à suivre : il la parcourut d’un regard distrait et indifférent, bien décidé à ne prendre conseil que de lui-même.

Ainsi, le nom de la France allait être engagé dans la conclusion d’une paix dont la portée était immense, d’une paix qui n’était pas moins que l’arrangement provisoire du monde ; et rien n’avait été réglé par le gouvernement français qui, tout entier à ses préoccupations égoïstes et à ses passions d’un jour, ne savait même pas de quelle manière on allait mettre en jeu sa responsabilité et dans quelle route on allait précipiter sa politique !

Arrivés à quelques lieues de Kutaya, M. de Varennes et Réchid-Bey s’arrêtèrent dans un petit village et tinrent conseil. Quelles bases donneraient-ils à la négociation ? Réchid-Bey aurait voulu qu’on ne proposât d’abord à Ibrahim que la cession des quatre pachaliks de Seyde, de Jérusalem, de Tripoli et de Naplouse, sauf à accorder davantage dans le cours des débats. Mais M. de Varennes répondit qu’il était imprudent et dérisoire d’assigner pour point de départ à la négociation, des offres déjà refusées si péremptoirement, et qu’on ne pouvait se dispenser d’offrir à Ibrahim toute la Syrie. Réchid-Bey n’insista pas. Il avoua même à M. de Varennes que lorsqu’il avait pris congé du sultan, Mahmoud lui avait dit : « Entendez-vous avec M. de Varennes et arrangez cette affaire comme vous pourrez. » D’où le négociateur français conclut que le sultan voulait sortir à tout prix de la cruelle situation à laquelle il était depuis si long-temps enchaîné. Du reste, cette facilité de Mahmoud n’avait rien de surprenant. Car, comme presque tous les princes investis d’une autorité théocratique, le sultan ne faisait à son serviteur aucune concession qu’il n’eût l’arrière-pensée de lui retirer, à la première occasion favorable. Sa résignation n’était que l’hypocrisie de sa faiblesse.

Quant à Ibrahim, calme et confiant dans sa force, il attendait, sans témoigner aucune impatience, la sanction de ses victoires. Prévenu de l’approche des négociateurs, il leur envoya courtoisement une escorte. M. de Varennes, qui voyageait à cheval, avait devancé Réchid-Bey, qu’une maladie passagère mais douloureuse condamnait à se faire porter en litière. Cette circonstance, futile en soi, mit en relief l’audacieux mépris qu’affectaient pour le gouvernement turc Ibrahim et ses partisans. M. de Varennes ayant le premier rencontré les gens de l’escorte, il eut beaucoup de peine à les décider à attendre Réchid-Bey. « C’est pour vous, semblaient-ils dire, et non pour lui, que nous sommes venus. »

A Kutaya, la ligne de démarcation fut tracée par Ibrahim d’une manière bien plus blessante encore pour l’envoyé turc. M. de Varennes fut admis seul devant le vainqueur de Koniah, qu’il trouva déjeûnant et se livrant sans scrupule à l’usage de la boisson si rigoureusement proscrite par Mahomet. Ibrahim accueillit le négociateur français avec une sorte de grâce sauvage. Pour lui faire honneur, il avait ordonné qu’on célébrât sa visite par la Marseillaise, qu’exécuta en effet une musique barbare, et dont les paroles furent ensuite grossièrement chantées par des Arabes, qui s’évertuaient à imiter de leur mieux les consonnances françaises. Le tangage d’Ibrahim ne démentit pas la politique qu’indiquaient ces adroites prévenances. Le fils de Méhémet-Ali s’étendit sur les sentiments d’affection et de reconnaissance qu’il nourrissait pour le peuple de Napoléon. « Les Égyptiens, dit-il à plusieurs reprises, sont les enfants des Français. » Tout au contraire. il se montra fort animé contre les Russes, et, avec cet esprit de vanterie qui le caractérisait, il manifesta le désir de mesurer ses forces contre eux. Il parla du sultan, de ses tentatives de réforme de sa soumission à la Russie, de son gouvernement, avec un singulier mélange de compassion et d’insulte. Son père, c’était son dieu. Seulement, il lui reprochait, mais sur le ton du plus profond respect, d’avoir employé une partie des trésors de l’Égypte à construire une flotte qui, quoiqu’on fît, ne serait jamais en état de tenir la mer contre la marine européenne. « L’Égypte, disait-il avec raison, ne saurait être une puissance maritime puisque tous les éléments d’une véritable force navale lui manquent. L’intérieur des terres, voilà notre vrai champ de bataille. » M. de Varennes étant entré en matière sur l’objet de son voyage à Kutaya, Ibrahim commença par couper court à toute discussion, en déclarant qu’il n’était que l’exécuteur docile des ordres de son père. Or, Mehémet-Ali demandait plus que la Syrie ; il demandait le pachalik de Diarbékir, les districts d’Itchyla et d’Alaya, et, surtout le pachalik d’Adana, c’est-à-dire un pied dans l’Asie-Mineure. De telles prétentions étaient exorbitantes : M. de Varennes les combattit avec fermeté. Mais Ibrahim lui opposa une obstination qui semblait invincible.

Découragé et irrité, le négociateur français fut au moment de rompre la négociation et de quitter Kutaya : Les prières de Réchid-Bey le retinrent. De son côté, Ibrahim consentit enfin 1° à renoncer aux districts d’Itchyla et d’Alaya ; 2° à remettre à des arrangements ultérieurs le sort du pachalik de Diarbékir. Relativement à la cession d’Adana, il fut intraitable. Ce pachalik était comme une porte ouverte sur l’Asie-Mineure, il complétait le système de défense de la Syrie, et, de plus, il produisait en abondance dés bois de construction, ressource précieuse pour les chantiers de Méhémet-Ali.

Dans une dernière conférence, M. de Varennes employa tout, jusqu’à la menace, pour faire céder Ibrahim. Il avait remarqué, dans le cours des précédentes discussions, que le mot protocole, prononcé devant le fils de Méhémet-Ali, suffisait pour le faire tressaillir : il s’attacha donc à lui mettre sous les yeux, comme conséquence inévitable de son obstination à abuser de la victoire, les protocoles de l’Europe occidentale coalisée contre l’ambition du pacha d’Egypte ; il fit plus : il lui rappela Navarin ! Pendant que M. de Varennes parlait, Ibrahim faisait des efforts visibles pour mettre un frein à sa colère ; le sang lui était monté au visage il avait l’œil en feu ; et toute son attitude trahissait la violence des sentiments dont il était agité. Il parvint néanmoins à se contenir, mais il demeura inébranlable ; et, sur le dernier point en discussion, M. de Varennes dut fléchir.

Ibrahim ne tarda pas à lui envoyer de riches présents. Le négociateur français était trop mécontent de son œuvre pour les accepter ; il répondit : « On croirait que je vous ai vendu la paix. » Il craignait, en effet, que les conditions accordées à Ibrahim ne parussent exagérées à la diplomatie européenne et n’amenassent des complications funestes.

Dans le temps même où l’on concluait à Kutaya l’arrangement qui rendait l’intervention russe inutile, cette intervention prenait des proportions de plus en plus effrayantes. Un corps d’armée, évalué à 24,000 hommes, se mettait en mouvement, et une division de l’escadre d’Odessa venait jeter 5,000 hommes de débarquement sur la côte d’Asie, vis-à-vis de Bujukdéré et de Thérapia. Il y avait dans un tel luxe de secours superflus une rare insolence. Le sultan les reçut néanmoins avec une affectation de gratitude qui, moins mensongère, n’en eut pas été moins honteuse. Il combla les officiers de marques d’estime et afficha pour la tenue des troupes une admiration bruyante, les flattant par des comparaisons injurieuses pour ses propres sujets, et, jusque dans les plus petites choses, sacrifiant sa dignité impériale au désir de plaire à ses dangereux protecteurs. C’est ainsi qu’après avoir fait promettre son portrait à M. de Varennes, ce qui est considéré en Turquie comme une haute faveur, il n’hésita pas, l’arrangement de Kutaya une fois conclu, à revenir sur sa promesse, de peur de mécontenter la Russie, qui feignait d’être irritée de l’importance des concessions obtenues par Ibrahim. Instruit de ce manque de parole et de ce que Mahmoud avait l’intention de faire pour en adoucir l’injure, M. de Varennes refusa d’avance tout dédommagement et répondit « Je vois bien que, décidément, la Turquie n’est plus qu’une province turque. »

Et en effet, le 5 mai, c’est-à-dire le lendemain du jour où la grande querelle de Mébémet-Ali et de Mahmoud se terminait d’une manière définitive e par la solution de quelques difficultés relatives à la cession d’Adana, le comte Orloff arrivait à Constantinople, muni de pouvoirs extraordinaires. Était-ce un défi ? L’empereur Nicolas avait-il voulu nous faire peur de son ascendant oriental ? On eût malaisément assigné une cause sérieuse à une mission d’une solennité aussi tardive ; car déjà Ibrahim se disposait à évacuer l’Asie-Mineure. Le 24 mai il abandonna Kutaya, et, avant le mois de juillet, il avait laissé le Taurus derrière lui.

Les Russes se décidèrent alors à délivrer Constantinople du poids de leur présence : il ne leur restait même plus l’ombre d’un prétexte. Toutefois, ils ne lâchèrent leur proie qu’après avoir obtenu de la condescendance du sultan un traité[27] qui valable pour huit années, nouait entre la Russie et la Turquie une alliance défensive, et fermait aux vaisseaux de toutes les nations autres que la nation russe, le détroit des Dardanelles. L’Europe prit ombrage de ce traité sans en avoir saisi la signification véritable. Au fond, les Russes n’avaient nul besoin — leur récente expédition le prouvait de reste — qu’une stipulation diplomatique leur conférât le droit d’occuper le Bosphore quand bon leur semblerait. Ce droit, ils le puisaient dans leurs précédentes conquêtes, dans leur prépondérance, dans leur voisinage dans leur force. Le traité d’Unkiar-Skelessi n’avait donc que la valeur d’une bravade, mais d’une bravade habile ; car elle parlait vivement à l’imagination des Turcs, et elle accoutumait l’Europe à trouver naturelle la suzeraineté de Saint-Pétersbourg sur Constantinople.

On peut voir maintenant combien fut fatale aux intérêts de la France la manière dont s’engagea cette question d’Orient, source de tant d’orages. Nous ne saurions trop le répéter : dès qu’à tort ou à raison, le gouvernement français adoptait pour principe l’intégrité de l’empire ottoman et son maintien sous un prince légitime, il y avait folie ou mauvaise foi à permettre que Méhémet-Ali s’agrandit aux dépens de la Porte. La politique de l’amiral Roussin était, par conséquent, dans le système auquel on se résignait, et la plus loyale et la plus sage. Malheureusement, cette politique oscilla et se démentit d’une façon déplorable, grâce à l’inconsistance du gouvernement français et au désordre diplomatique qui en fut le fruit. Entre le système que représentaient les mesures arrêtées en faveur de Mahmoud le 21 février par l’amiral Roussin, et les conditions consenties plus tard à Kutaya en faveur de Méhémet-Ali, il y a un abîme. Or, de ces deux systèmes, le premier, qui avorta, ébranlait notre crédit auprès du pacha d’Égypte ; le second, qui prévalut, ruinait notre influence auprès du sultan. Le premier tendait à nous aliéner Alexandrie, le second Constantinople. Il est vrai que c’était à notre médiation que Méhémet-Ali semblait devoir le couronnement de ses conquêtes ; mais quel mérite une pareille médiation pouvait-elle avoir à ses yeux, après nos sommations menaçantes et sa déclaration formelle qu’il ne céderait pas ?

Quant au résultat matériel des négociations, et en laissant de côté leurs conséquences morales, il faisait évidemment les affaires, non de la France, mais des Russes. Car livrer à Méhémet-Ali toute la Syrie et les portes de l’Asie-Mineure, c’était couper en deux l’empire ottoman, c’était l’affaiblir, c était rendre la dépendance de Mahmoud à l’égard de l’empereur Nicolas plus nécessaire et plus complète, c’était avancer pour Constantinople, et sans compensations pour nous, l’heure fatale de la servitude. Si, malgré tout cela, le cabinet de Saint-Pétersbourg se montra contraire aux prétentions de Méhémet-Ali et mécontent des avantages qu’on lui faisait, c’est qu’il entrait dans la politique russe de protéger Mahmoud. D’ailleurs, de quel prétexte la puissance moscovite aurait-elle couvert son irruption dans le Bosphore, si elle n’y avait paru en qualité de protectrice ?

Ainsi se termina notre première campagne diplomatique en Orient. La suite, comme on le verra, répondit au début !

Vers la même époque, le cabinet des Tuileries contractait envers celui de Saint-James un engagement qui passa presqu’inaperçu alors, enseveli qu’il était dans l’ombre des chancelleries, mais qui devait, quelques années plus tard, réveiller en France des haines mal éteintes et y soulever de formidables débats.

Nul n’ignore en quoi consiste la traite, cet infâme recrutement d’esclaves, ce hideux commerce de chair humaine, que Mirabeau flétrissait si énergiquement lorsqu’il donnait aux vaisseaux négriers le nom de bières ambulantes. Le 16 pluviôse an II (1794), la Convention française avait eu la gloire d’abolir, par une décision qu’annula Bonaparte, non seulement l’esclavage, mais la traite, qui perpétue l’esclavage au moyen du vol des nègres africains. L’exemple fut suivi par l’Angleterre : en 1808, le parlement anglais, à une très forte majorité, proscrivit la traite. il ne faisait en cela que compléter la politique à laquelle les nègres des colonies anglaises avaient dû leur liberté. On a cru et on a dit, dans presque tous les pays de l’Europe, qu’en décrétant l’abolition de l’esclavage, le gouvernement anglais avait caché sous le manteau de la philantropie les calculs d’un égoïsme profond ; qu’il avait voulu, par l’émancipation des nègres, ruiner la culture du sucre des Antilles, pour assurer à son sucre indien la possession du marché de l’univers. Les combinaisons machiavéliques sur lesquelles l’aristocratie anglaise a fondé sa domination et le maintien de l’esclavage dans les Indes-Orientales, autorisent l’hypothèse, mais ne suffisent pas pour permettre l’affirmation. Attribuer avec légèreté à des motifs sordides les actes qu’expliquent naturellement des raisons puisées à ces grandes sources du cœur qui ne sont jamais tout-à-fait taries, c’est tenir en trop petite estime et soi-même et l’humanité. Il faut, d’ailleurs, reconnaître que c’est la nation anglaise, et non le gouvernement anglais, qui l’a poussé enfin, ce cri d’émancipation, l’un des plus solennels et des plus puissants qui aient jamais retenti dans le monde. Sans les efforts des quakers et des diverses sectes religieuses dé l’Angleterre, sans leurs prédications et lé mouvement imprimé à l’opinion publique, la résistance opposée à l’immortelle motion de Welberforce n’eût peut-être pas été vaincue. Quoi qu’il en soit, après avoir proclamé l’émancipation des esclaves dans ses propres colonies, lé gouvernement anglais se trouvait amené à vouloir que l’émancipation eût lieu dans les colonies étrangères, et la question d’humanité devenait ainsi pour lui une question d’intérêt. Aussi n’avait-il cessé de poursuivre l’abolition de l’esclavage et la destruction de la traite, avec cette persévérance qui caractérise les Anglais. Après la révolution de 1830, l’occasion lui parut bonne pour faire servir la France à l’accomplissement de ses desseins ; et, le 30 novembre 1831, le comte Horace Sébastiani et le vicomte Granville signaient, au nom de leurs Cours respectives, un traité ayant pour objet la répression de la traite des noirs.

Ce traité portait que, dans des parages qu’il déterminait en les spécifiant, chacune des deux nations aurait le droit de visiter les navires de commerce dé l’autre ; que le nombre des bâtiments à investir de ce droit serait fixé, chaque année, par une convention spéciale ; qu’il pourrait n’être pas le même pour l’une et l’autre nation, mais que, dans aucun cas, le nombre dès croiseurs de l’une ne devrait être de plus du double de celui des croiseurs de l’autre ; que les navires capturés pour s’être livrés à la traite, ou comme soupçonnés d’être armés en vue de ce barbare trafic, seraient, ainsi que leurs équipages, remis sans délai à la juridiction de la nation à laquelle ils appartiendraient, sauf à n’être jugés que d’après les lois de leurs pays respectifs.

Rien de plus sacré, rien de plus auguste que le but avoué de ce traité. L’Europe ne saurait tolérer, sans s’avilir, un commerce de marchandises humaines. Il lui est commandé de flétrir les négriers comme des misérables, de les poursuivre et de les châtier comme des assassins. S’il a été admis par toutes les nations civilisées qu’en temps de guerre on pourrait visiter les vaisseaux neutres soupçonnés de porter des armes à l’ennemi, pourquoi ne serait-il pas admis qu’en temps de paix on pourra visiter les navires soupçonnés de porter à la servitude sa pâture vivante ? Si le pirate, qui vole de l’or, n’est point protégé par le pavillon dont il cherche à couvrir ses rapines, pourquoi n’en serait-il pas de même du négrier, qui fait métier de voler des hommes ? Malheureusement, le traité passé à ce sujet entre la France et l’Angleterre tendait à la réalisation d’un bon principe par un moyen détestable. Pour avoir raison de la traite, il aurait fallu en appeler, contre une telle infamie, à une croisade de toutes les Puissances, unies cette fois par le double lien de la religion et de l’humanité ; il aurait fallu pourvoir à l’établissement d’une flottille neutre, commissionnée, non par telle ou telle nation en particulier, mais par l’Europe[28]. Et en effet, pour rendre inefficace la convention du droit de visite, ne suffisait-il pas qu’une seule nation refusât son concours ? L’Amérique, par exemple, qui se déshonore en tolérant l’esclavage, elle qui se dit républicaine, l’Amérique ne fournissait-elle pas aux négriers un moyen infaillible de se soustraire à toute poursuite en arborant le pavillon américain ? Le traité signé entre MM. Sébastiani et Granville était donc attaquable sous ce rapport. Il avait, de plus, l’inconvénient grave de donner aux Anglais, tyrans bien connus, tyrans incorrigibles des solitudes de la mer, le prétexte de vexer notre marine, d’entraver notre commerce, d’humilier nos matelots, de contrôler nos mouvements avec insulte, et tout cela au nom de la philantropie, artificieusement invoquée. Il est vrai que, le droit étant réciproque, la voie des représailles nous restait ouverte ; mais, outre que le traité rétrécissait devant nous cette voie en autorisant l’Angleterre à entretenir deux fois plus de croiseurs que la France, tout système de représailles mène a la guerre, et la témérité est grande de déposer au fond d’une alliance le germe d’inévitables discordes[29]

Et pourtant, ce fut ce traité, si mal conçu et si dangereux, que le gouvernement français, en 1833, consentit à confirmer et à étendre. S’il avait pu rester un doute sur les arrière-pensées de l’Angleterre, il aurait été levé par les clauses de la convention supplémentaire que signèrent à Paris, le 22 mars 1833, le vicomte Granville et le duc de Broglie, notre ministre des affaires étrangères. Car la convention supplémentaire ne se bornait pas, comme on l’a prétendu depuis, à développer les principes posés et à résoudre les difficultés qui s’étaient présentées dans l’exécution du traité primitif ; elle tendait à en modifier la nature et les effets. C’est ainsi qu’il était stipulé dans l’article 6 que tout bâtiment de commerce des deux nations serait présumé de plein droit s’être livré à la traite des noirs ou avoir été armé pour ce trafic, si l’on trouvait à son bord des écoutilles en treillis et non en planches ordinaires, ou des planches en réserve propres à établir un pont volant, ou des chaînes et des menottes, ou une plus grande provision d’eau que les besoins d’un bâtiment marchand n’en exigent, ou trop de gamelles et de bidons, ou trop de riz, de farine, de manioc du Brésil, de blé des Indes…[30]

Considérer comme indices du crime, des chaînes et des menottes, on le pouvait assurément mais permettre d’avance qu’un navire fut détourné de sa destination, enlevé à son commerce, traîné dans un port pour y subir les lenteurs et les désagréments d’un procès, parce qu’il aurait plu à un étranger de trouver à bord un peu trop de farine ou de riz, n’était-ce pas donner au droit de visite une extension dérisoire et propre à en changer le caractère ? N’était-ce pas exposer la marine marchande à des vexations de toute espèce, contre lesquelles il n’y aurait de recours que dans des représailles brutales ? Il était fort étrange que le cabinet des Tuileries, si passionné pour la paix, l’eût mise ainsi à la merci de tous les hasards ! il était étrange qu’il la fit dépendre de l’injustice ou de la grossièreté du premier marin venu ! Et en faut-il davantage pour indiquer combien était impérieuse, à cette époque, l’influence de l’Angleterre aux Tuileries ?

L’attitude des ministres français vis-à-vis du Portugal ne révélait pas moins clairement le fond de leur politique, toute de condescendance et de peur. Depuis long-temps, le Portugal était troublé par la lutte de deux frères, don Pédro et don Miguel ; et l’un et l’autre, avec un acharnement implacable, ils poursuivaient la victoire : une couronne en était le prix. Après de nombreuses vicissitudes, le père de dona Maria s’était rendu maître de Porto, et don Miguel l’y assiégeait. Porto n’était qu’un point bien petit sur la carte, et cependant l’Europe entière avait l’œil fixé sur ce point, d’où pouvaient jaillir les premières étincelles d’un embrasement général. Contempteur déclaré des chartes modernes, et franchement despote, dont Miguel avait les sympathies des Puissances ultra-monarchiques du Continent, il en recevait des encouragements, des secours ; et il s’appuyait, en outre, sur le peuple, dont l’ignorance fait si aisément pacte avec le despotisme, dans tout pays où la superstition a passé. Don Pédro apportait au Portugal une charte à la façon des Anglais ; il invoquait, par conséquent, à l’appui des droits de dona Maria, sa fille, la Grande-Bretagne et la France.

Le gouvernement français fit des vœux pour don Pédro, et n’osa faire davantage. Appelé à Porto pour y soutenir de ses talents militaires et de sa vieille expérience la cause constitutionnelle, le général Solignac n’avait trouvé dans le cabinet des Tuileries que réserve et froideur. Aucune somme d’argent ne fut mise, même en secret, à sa disposition ; on voulut bien couvrir d’une tolérance timide les démarches auxquelles il se livrait pour rassembler autour de lui des compagnons de guerre, mais on eut soin de se ménager le moyen de désavouer toute participation officielle au mouvement. La duchesse de Bragance, qui était alors à Paris, et qui eût volontiers mis ses diamants en gages pour obtenir des secours efficaces, dut se résigner à cette situation d’esprit où l’espérance tient moins de place que l’inquiétude ; enfin, le général Solignac n’eut à jeter dans la balance que le poids de son nom et de son épée.

Il faut le dire, la conduite du cabinet de Saint-James fut ici plus pusillanime encore et plus incertaine que celle du cabinet des Tuileries. Dirigée en 1833 par le comte Grey et les whigs, que le triomphe de la réforme avait portés aux affaires, la politique anglaise semblait avoir perdu sa clairvoyance et sa vigueur ordinaires. Les whigs ne pouvaient ignorer de quelle haine don Miguel était animé contre eux ; ils s’exposaient donc, en ne prêtant point à don Pédro un appui décisif, au danger de voir un prince ennemi s’installer définitivement sur le trône du Portugal, royaume qu’ils regardaient, depuis le traité de Méthuen, comme une colonie anglaise. Au reste, lord Wellington et lord Aberdeen, prédécesseurs du comte Grey et de lord Palmerston, n’avaient pas eu, à l’égard du Portugal, une politique moins inconsistante. Car ils avaient flétri et soutenu don Miguel tour à tour. Tantôt c’était lord Aberdeen faisant tomber, du haut de la tribune anglaise, sur la cruauté et la lâcheté de don Miguel, un retentissant anathème ; tantôt, c’était lord Wellington ordonnant aux croisières anglaises de foudroyer le navire monté par le général Saldanha et quelques autres partisans de don Pédro. Ordre barbare qui a fait dire que l’Angleterre avait tenu en réserve, pour le service de don Miguel des boulets dérobés au bombardement de Copenhague !

Dans cet état de choses, don Pédro ne s’abandonna pas lui-même. Guidé par le général Solignac, et puissamment secondé par les aventuriers intrépides que lui avait fournis ce sol de France, nid de soldats, il soutint le siège de Porto avec une remarquable constance. Mais ses efforts tendaient à l’épuiser ; appuyé, au sud du Douro, corps de 6,000 hommes, don Miguel comptait, au nord, 17,000 combattants, et c’est à peine si le nombre des assiégés s’élevait à 13,000 ; la famine avait un moment sévi dans Porto ; le choléra y avait marqué cruellement son-passage ; la patience des habitants menaçait de se lasser ; pas de main assez forte pour tenir noués long-temps les liens de la discipline, dans une garnison composée de tant d’hommes appartenant à des nations diverses ; Sartorius, commandant de la flotte de don Pédro, s’était mis en pleine révolte, s’était éloigné de la côte, et il avait fallu l’apaiser d’abord, le remplacer ensuite… Que de raisons pour qu’on se résolût à précipiter le dénoûment ! Ce fut l’avis du général Solignac. Dans un conseil de guerre assemblé en vue de quelque décision énergique et définitive, il proposa d’aller droit à l’ennemi, de lui passer sur le ventre et de paraître à Lisbonne l’épée à la main. Toutes ses dispositions étaient prises, il avait étudié le terrain, pesé de part et d’autre les courages, il répondait de la victoire. La majorité du conseil en décida autrement on pensa qu’il valait mieux envoyer dans les Algarves qui ne demandaient qu’un signal pour se soulever, un corps de 4, 000 hommes, tandis que don Pédro attendrait dans la place le résultat de cette diversion. Le général Solignac avait vu germer autour de lui de sourdes hostilités ; il ne possédait pas, quoique major-général de l’armée, toute la force qui lui eût été nécessaire ; dans le dernier conseil de guerre, il avait eu le chagrin d’entendre son propre aide-de-camp, M. Duverger, combattre son opinion : il se démit du commandement et quitta Porto, craignant bien que le père de dona Maria ne perdît là partie, faute d’audace et de nerf.

Mais de nouvelles et heureuses circonstances étaient venues en aide à la fortune de don Pédro. Le duc de Palmella qui, comme instrument des Anglais, était au Portugal ce que M. de Talleyrand était à la France et M. Van de Weyer à la Belgique, le duc de Palmella s’était occupé de réunir en Angleterre, pour le compte de la cause constitutionnelle, des ressources financières. Le succès couronna ses démarches comme il avait, une fois déjà, couronné celles que, dans le même But et dans le même pays, avait-faites M. Mendizabal. L’argent obtenu servit à des levées de volontaires, et des marins anglais se montrèrent à Porto, commandés par le capitaine Napier, véritable homme de mer. A dater de ce moment, tout ne fut pour don Pédro que triomphes et prospérités. Les couleurs de dona Maria ne tardèrent pas à flotter sur le royaume des Algarves, que le duc de Terceire venait de soumettre en courant. Avec trois frégates, une corvette, un brick, un petit schooner, Napier avait rencontre, à la hauteur du cap Saint-Vincent, la flotte miguéliste, composée de deux vaisseaux de ligne, de deux frégates, de trois corvettes, de deux bricks et d’un chebec. Malgré l’inégalité des forces, Napier n’hésita pas à présenter le combat. Il attaque la flotte ennemie avec une impétuosité irrésistible, la disperse, s’en empare. La marine de don Miguel anéantie, une consternation profonde se répand dans son armée. Le duc de Terceire hâte le pas vers la capitale, emporte la ville de Sétubal, et taille en pièces un corps de six mille miguélistes, dont le chef, Telles Jordao, reste sur la place. Le duc de Cadaval, gouverneur de la capitale, s’enfuit plein d’épouvante ; Lisbonne ouvre ses portes ; la population se presse au devant du vainqueur, avec ces cris confus qui saluent toutes les victoires ; et, à la tête de quinze cents hommes, le duc de Terceire prend possession de la ville au nom de dona Maria. C’était le 24 juillet 1833. Le lendemain 26, M. de Bourmont, arrivé depuis quelques jours au camp de don Miguel, livrait à la ville de Porto un assaut furieux et inutile. Des flots de sang y coulèrent, les tranchées furent comblées de morts. Mais M. de Bourmont dut rentrer dans son camp l’âme navrée bien que la lutte pût se prolonger long-temps encore, tout semblait présager la chute de don Miguel, et les légitimistes français le voyaient déjà emportant avec lui le dernier lambeau des monarchies.

La nouvelle de ces événements fut doublement agréable à Louis-Philippe : ils servaient ses intérêts dynastiques sans l’avoir compromis aux yeux des Puissances continentales. Mais l’Espagne lui préparait de graves inquiétudes.

A voir les brusques péripéties, les revirements soudains qui rendaient si changeante, dans ce pays, la physionomie de la politique, on se fut volontiers persuadé que le sort de la nation y dépendait du temps que son vieux roi malade mettrait à mourir. Et rien ne paraissait mieux le prouver que la scène extraordinaire dont le palais de la Granja, l’année précédente, avait été le théâtre. Ferdinand VII était sur le point d’expirer. Un ancien domestique, devenu successivement ministre et favori du roi d’Espagne, M. Calomarde, s’empare du chevet de l’agonisant. Gagné par les apostoliques, il épie le moment où la raison déjà si faible de Ferdinand s’affaisse et succombe, le moment où autour de lui les ténèbres de la mort s’épaississent… Il le presse alors, il le domine, il arrache à sa main défaillante la révocation de la pragmatique qui laissait à la jeune Isabelle, au détriment de don Carlos, l’héritage de la couronne d’Espagne. Cela fait, on répand que Ferdinand est mort, que don Carlos lui succède. Aussitôt le peuple de s’agiter, les ambitieux de composer leur attitude, les libéraux de craindre, et les apostoliques d’insulter à leurs ennemis abattus. Dans son inexpérience et dans son trouble, Christine ne savait ni ce qu’on devait faire, ni ce qu’on pouvait oser. Tout-à-coup, du midi de l’Espagne, accourt l’infante Louise Charlotte. Aussi indignée que Christine et plus résolue, elle paraît inopinément au palais de la Granja, pousse à Calomarde, l’apostrophe en termes violents, le menace ; et même on raconte qu’elle porta la main sur lui. De sorte qu’autour du lit sur lequel gisait, dans tout le néant de son humaine grandeur, un monarque à demi-éteint, parents, ministres, serviteurs, s’étaient réunis en tumulte pour se disputer les bénéfices de son agonie ! Genre de spectacle bien digne du régime des monarchies pures ! Vint un coup de théâtre Ferdinand n’était pas mort ! On devine le reste. Ce fut le tour des apostoliques de. trembler, et des libéraux de se montrer insultants. Ferdinand peu à peu sembla se ranimer, la pragmatique fut remise en honneur et Calomarde envoyé en exil, Christine reprit la direction des affaires.

Mais en même temps, M. Zéa-Bermudez était appelé au pouvoir. Or, son système se réduisait aux deux points que voici : 1° maintien du régime absolu combiné avec certaines réformes administratives ; 2° consécration des droits d’Isabelle. En effet, quelques améliorations secondaires furent tentées, et les Cortès par états convoquées à Madrid pour y prêter à Isabelle II, déclarée princesse des Asturies, le serment de fidélité. Vouloir le despotisme, c’était armer contre soi les partisans de la jeune reine, qui tous voulaient une constitution ; reconnaître Isabelle, c’était armer contre soi les partisans du despotisme, qui tous s’étaient rangés sous la bannière de don Carlos. Rien n’était donc plus impolitique et moins durable que le système de M. Zéa. Les conséquences en furent d’une incroyable bizarrerie. Quoique la querelle de don Carlos et d’Isabelle en Espagne, celle de don Miguel et de dona Maria en Portugal, celle de Louis-Philippe et du duc de Bordeaux en France, ne découlassent point des mêmes causes et n’eussent point la même nature, il existait néanmoins entre don Carlos, don Miguel, le duc de Bordeaux d’une part, et de l’autre, Isabelle, dona Maria, Louis-Philippe, un lien politique fortement noué. C’est ce que M. Zéa fut conduit à méconnaître. Comme sujet d’Isabelle, il avait a combattre don Carlos : comme fauteur du despotisme, il eut à soutenir don Miguel par qui don Carlos était encouragé et secouru. Jamais résultats plus contradictoires ne dénoncèrent la fausseté d’un système politique. N’importe : ce système tenait tant de place dans les convictions de M. Zéa, qu’il mit à en poursuivre le succès une fermeté calme et noble dont auraient pu s’honorer les plus grands ministres. L’Angleterre lui ayant adressé des représentations assez vives sur la forme qu’il donnait à ses sympathies pour don Miguel, il n’hésita pas à répondre avec hauteur, déclarant que, si les Anglais entraient en Portugal au nom de don Pédro, lui, au nom de don Miguel, il y ferait entrer sur-le-champ les Espagnols.

Voilà sur quels principes reposait la politique de l’Espagne, lorsque, le 29 septembre 1833, Ferdinand VII rendit le dernier soupir. Sa vie n’avait été qu’un tissu de basses bouffonneries associées à des instincts de cruauté. Son imbécillité sanguinaire l’avait fait tour-à-tour esclave de son entourage et tyran de son peuple. Il mourait, léguant à sa jeune femme une régence orageuse ; à sa fille, encore enfant une royauté en litige à son pays, la guerre civile.

La mort du roi d’Espagne ne fut pas plus tôt connue à Paris, que le Conseil s’assembla. Reconnaîtrait-on la jeune Isabelle ?

C’était renverser l’œuvre accomplie par Louis XIV, lorsqu’il avait fait passer les Pyrénées, non-seulement à son petit-fils, mais encore à ce droit salique, si essentiellement français. Or, le maintien du droit salique en Espagne était du plus haut intérêt pour la France, puisqu’il écartait d elle tous les périls d’un mariage qui aurait pu rendre l’Espagne anglaise, ou faire revivre à Madrid l’influence autrichienne. Convenait-il de rendre possible quelque autre Charles-Quint ? Y avait-il prudence à tenir ouverte aux Anglais, pour qu’ils vinssent nous attaquer par terre, la porte des Pyrénées ? Nous menacer en débarquant sur nos côtes, l’Angleterre ne le peut sans courir risque d’être jetée à la mer ; mais, du côté des Pyrénées, ses agressions sont bien plus sûres pour elle, bien plus dangereuses pour nous. Au point de vue national, il importait donc d’empêcher, en prenant parti pour don Carlos, qu’une femme n’appelât un beau jour sur le trône d’Espagne un prince étranger, et ne nous privât ainsi d’une alliance indispensable.

D’un autre côté, l’on avait à répondre : d’abord, que cette éventualité d’un mariage pouvait tourner en notre faveur aussi et plus aisément qu’en faveur d’une Puissance étrangère ; ensuite, que soutenir en Espagne les droits de la branche masculine, c’était couronner, dans don Carlos, le plus cruel ennemi de la maison d’Orléans et de sa royauté de fraîche date.

La première considération touchait faiblement Louis-Philippe : il avait trop peur du Continent pour nourrir l’espoir de marier un de ses fils à la jeune Isabelle ; mais l’idée que le triomphe de don Carlos était un acheminement au retour du duc de Bordeaux, avait suffi pour le décider.sa politique étant tout entière dans sa passion dynastique. L’opinion du roi fut celle de ses ministres. La reconnaissance de la reine d Espagne obtint leur adhésion unanime, bien qu’un partisan de don Miguel, M. Zéa, eut été conservé au ministère par Christine. Et M. Mignet reçut mission d’aller porter à Madrid cette importante nouvelle.

M. Thiers commençait à exercer dans le Conseil, même pour les questions qui ne concernaient pas son département, l’influence à laquelle l’appelaient son aptitude universelle, sa nature insinuante, son activité, et l’incontestable supériorité de son talent. Le roi l’aimait d’ailleurs, parce que lui trouvant un esprit léger et un caractère facile, il se flattait de le dominer. M. Thiers mit donc à profit les circonstances pour engager la politique du Cabinet dans les voies où il se proposait de la conduire, conformément à des vues que nous aurons occasion plus tard d’exposer et de développer. Il fit entendre à ses collègues et au roi que reconnaître la reine d’Espagne impliquait l’obligation, de la secourir au besoin ; qu’il était digne d’un pays tel que la France de donner à son assentiment la valeur d’un bienfait et l’autorité d’un haut patronage ; qu’il ne fallait pas se laisser prendre au dépourvu par la tempète qui se formait au-dessus des Pyrénées et pouvait fondre, du haut des montagnes ; sur nos provinces du midi ; qu’en un mot il était utile, nécessaire même de lever un corps d’observation de 50, 000 hommes.

Quoique systématiquement opposé à tous les actes de vigueur, le roi approuva le projet. Il jugeait que lever un corps de 50, 000 hommes, ce n’était pas s’imposer l’engagement de l’envoyer à l’ennemi ; et c’en était assez pour le décider. Car le roi manquait complétement de prévoyance. Doué d’une sûreté de jugement peu commune lorsqu’il ne s’agissait que de statuer sur les choses du quart-d’heure, sur les accidents isolés de la politique, il était incapable d’apprécier les événements dans leur ensemble et de saisir leur enchaînement logique. La faculté de généraliser lui était étrangère à un point extraordinaire. Souvent, il lui arrivait d’admettre le principe, sauf à éluder ensuite la tyrannie des conséquences par de pénibles détours ou des artifices dangereux. Sa politique, pour tout dire, était un provisoire éternel. La proposition que lui faisait M. Thiers n’ayant rien d’impérieux, rien d’actuellement décisif, il n’hésita pas à l’admettre, faute d’en apercevoir la portée et les résultats lointains. Il convient d’ajouter qu’en thèse générale Louis-Philippe, qui avait pris racine dans la paix, se prêtait cependant, et très-volontiers, à toute mesure ayant pour but l’augmentation de l’armée. « Qu’il est beau, disait-il un jour à un de ses ministres qui lui montrait le chiffre des troupes disponibles, qu’il est beau d’avoir sous la main des forces aussi considérables, et de ne s’en point servir ! » Mot qui eût pu paraître philosophique et profond, si, en France, la garde nationale eût été seule employée à contenir les mécontents !

Après avoir obtenu l’agrément du roi pour la levée des 50, 000 hommes, M. Thiers n’eut pas de peine à obtenir l’assentiment du maréchal Soult, ministre de la guerre. Il déplaisait au maréchal, pour lequel il n’avait, de son côté, aucune sympathie ; mais il lui prêtait, devant les Chambres, avec une complaisance si utile le secours de sa brillante parole qu’il avait fini par s’imposer à lui.

Il n’y avait plus à gagner que M. Humann, ministre des finances ; et ici la résistance fut opiniâtre. M. Humann faisait consister le génie d’un grand financier dans l’art des petites économies ; et, de toutes les dépenses, celles qui lui répugnaient le plus étaient celles qui avaient trait à l’augmentation de l’armée. Aussi eut-il soin d’objecter que les fonds manquaient pour la mesure proposée ; qu’il y aurait lieu, par conséquent, à une demande de crédit qu’on n’était pas sûr de voir accueillie avec faveur ; qu’on s’exposait gratuitement à des orages parlementaires dont on ignorait les suites que, pour son compte, il ne se souciait nullement de jouer sa responsabilité sur un coup de dé. M. Thiers insista, il représenta que la cause de Christine était la cause de la révolution de juillet elle-même, il se fit fort d’en convaincre la Chambre, et l’emporta enfin.

Les débats duraient depuis plusieurs jours : le Conseil s’assembla une dernière fois pour arrêter d’une manière définitive la mesure en discussion. Quel fut l’étonnement du roi et de M. Thiers, quand tout-à-coup le maréchal Soult s’écria, en parlant des nouvelles troupes qu’il s’agissait de lever : « Je n’en ai pas besoin ! » Cette sortie à laquelle personne ne s’attendait, émut vivement le roi, qui, à ce qu’on raconte, s’emporta jusqu’à dire : « Monsieur le maréchal, vous faites du gâchis. — Le maréchal Soult ne fait pas de gâchis », répliqua le ministre, en proie à un ressentiment contenu. Et il sortit brusquement. Le changement imprévu qui s’était manifesté dans son opinion fut attribué par certains de ses collègues à des préventions que lui aurait bassement suggérées un agent subalterne. Cet agent lui aurait fait croire qu’on n’avait mis la mesure sur le tapis que pour le compromettre devant les Chambres et le laisser tomber sous le coup d’un vote improbateur. Rien n’était plus invraisemblable. Quoi qu’il en soit, la démission du maréchal Soult paraissant imminente, le roi lui écrivit, pour le calmer, une lettre convenable. Lui, recevant le message avec humeur, il se contenta de répondre qu’il verrait ce qu’il avait à faire. Il fallait songer à lui donner un successeur : on jeta les yeux sur le maréchal Maison. Mais cédant bientôt à des conseils autres que ceux de la colère, le vieux ministre de la guerre remit à temps le pied dans les affaires publiques ; et la bonne harmonie rentra au sein du Conseil.

Telle se présente au jugement de l’histoire la politique extérieure suivie en 1833 par le gouvernement français. En Orient, elle fut incertaine, irréfléchie, aveugle, pleine de contradictions. Vis-à-vis de l’Angleterre, elle se résuma dans un engagement d’une témérité rare. Absolument nulle à l’égard du Portugal, elle prit a l’égard de l’Espagne un caractère de décision qu’il faudrait louer si l’on y eût donné suite. Au fond, l’année 1833 ne fut marquée ni par le nombre ni par l’éclat des événements. Mais beaucoup de solutions y furent préparées, et la Providence y posa devant les passions des hommes plus d’un problème important et redoutable.



CHAPITRE IV.


Expédition de Savoie. — Association de la Jeune Italie ; ses principes ; son organisation son but. — Mazzini et Ramorino. — Rapports de Mazzini avec les républicains français ; sages appréhensions de Buonarotti ; son portrait. — Entrevue de Mazzini et de Ramorino à Genève ; plan adopté. Mouvement sur la Savoie ; comment il échoue. — Influence de cet échec sur l’attitude du gouvernement français. — Une lutte terrible se prépare entre le pouvoir et le parti républicain. — Poursuites contre M. Cabet. — Mort tragique de Dulong. — Loi contre les crieurs publics ; scènes d’horreur. – Loi contre les associations ; une grande bataille se prépare. — Affaire des 25 millions. — Démission du duc de Broglie. — Intrigues secrètes. – Remaniment ministériel. – Symptômes avant-coureurs d’une révolution.


Nous entrons dans une époque remplie de tempêtes. Réduit en 1833 à une sorte de sommeil agité, l’esprit révolutionnaire allait se réveiller à Lyon, impétueux et terrible.

Ce fut en Savoie qu’il éclata d’abord. Il avait eu son point de départ à Genève, et il devait s’étendre sur l’Italie tout entière pour en changer la face. Ces premiers mouvements ne présentent donc pas, à proprement parler, une physionomie française ; mais ils émanaient de la révolution de 1830 : ils étaient de nature à influer puissamment sur le cours de ses destinées ; ils se liaient d’une manière intime aux mouvements de l’esprit français ; ils tenaient en éveil, au milieu de la France attentive, de nobles sympathies et des espérances qui ne demandaient qu’à être encouragées ; enfin, ils se combinaient avec les efforts du parti démocratique dans le Jura, à Lyon, et à Grenoble. Sous tous ces rapports, ils valent que nous leur consacrions quelques pages ; d’autant qu’ils ont été jusqu’ici imparfaitement connus et mal appréciés.

De conspirateur, Charles Albert était devenu roi de Sardaigne. Ses trahisons n’étaient un mystère pour aucun de ses anciens complices. Et cependant quand elle vit un des siens sur un trône, la vieille charbonnerie ne put se défendre d’un tressaillement d’orgueil et d’espoir. Le monarque ne tiendrait-il pas quelques-unes des promesses du prince ? Plusieurs le crurent, et une lettre fut publiée qui lui rappelait son passé. Charles Albert y répondit par des poursuites, par des menaces de proscription. Les patriotes italiens comprirent alors qu’un prince qui les avait eus pour confidents ne pouvait plus être que leur ennemi. L’association, connue sous le nom de la Jeune Italie, s’organisa.

A la différence du carbonarisme qui avait été sceptique et libéral, la Jeune Italie fut profondément religieuse et démocratique. Elle avait pour fondateur et pour chef M. Mazzini, pour but l’indépendance et l’unité de l’Italie, pour symbole une branche de cyprès, pour devise ces mots : Maintenant et toujours (ora e semprè), pour moyens l’insurrection et la propagande, l’épée du conspirateur et la plume du journaliste. Ses principes, la Jeune Italie les répandait par un journal établi à Marseille ; sa campagne révolutionnaire, elle la préparait par des comités mystérieux formés dans la Lombardie, dans la Toscane, dans les États du pape, et en dernier lieu à Naples. La conspiration recruta bientôt dans la jeunesse italienne des soldats nombreux et dévoués ; elle prit racine dans l’armée et, plus particulièrement, dans le corps d’artillerie. Quelques hommes de diverses provinces devaient composer le gouvernement insurrectionnel, pouvoir d’exception qui aurait duré autant que l’insurrection elle-même, c’est-à-dire jusqu’au jour où l’Autriche n’aurait plus possédé un pouce de terrain en Italie. Ce jour là un congrès national, né du suffrage universel à deux degrés, se serait rassemblé à Rome, et devant lui se seraient anéanties toutes les autorités issues de l’orage. Au mouvement intérieur devaient correspondre des tentatives venues du dehors. On adoptait le système de la guerre par bandes, parce que c’était celui qui, selon l’opinion de Mazzini, se conciliait le mieux avec les inspirations du patriotisme, parce qu’il consacrait par une multitude de faits d’armes chaque pierre de la patrie, parce qu’il n’étouffait pas sous le poids de la régularité militaire la spontanéité des vertueux élans, parce qu’enfin, comme l’avait dit Napoléon, ce n’était point par la charge en douze temps qu’on défendait les Thermopyles.

Une idée fausse domina, malheureusement, toutes ces combinaisons. Le sentiment national s’était attiédi en Italie, même parmi les patriotes les plus sincères, par l’habitude où étaient les Italiens depuis 850 de tourner les yeux vers la France et de n’espérer qu’en elle. Mazzini et ses compagnons voulurent réagir contre cette tendance, mais ils la combattirent avec excès. Victimes d’une honorable illusion, ils s’imaginèrent qu’en Italie, où le peuple n’a pas la puissance de l’extrême misère, un appel à l’indépendance suffirait pour faire sortir de terre des bataillons de citoyens ; ils crurent que l’Italie, énervée par un long esclavage que le bien-être matériel dissimulait, trouverait néanmoins en elle la vigueur nécessaire pour substituer son initiative révolutionnaire à celle, de la France, et conduire vers la démocratie la marche du monde. L’erreur était grande et devint funeste. Les chefs de la conspiration se virent arrêtés à chaque pas par l’inexpérience, la méfiance, le défaut d’énergie, l’incertitude, fruits amers de quatre siècles d’espionnage et de servitude. Le gouvernement sarde n’ignorait pas qu’on l’entourait d’embûches, et il veillait. Une circonstance, insignifiante en soi, le mit sur la voie du complot. Deux sous-officiers artilleurs, dont l’un avait reçu de l’autre des ouvertures, se prirent de querelle au sujet d’une femme et tirèrent le sabre. On les arrêta, et, au moment de l’arrestation, l’un d’eux murmura des paroles de vengeance qui étaient un commencement de révélation. Le gouvernement fit faire aussitôt des perquisitions dans les sacs des artilleurs. Quelques fragments d’imprimés, une liste de noms sont trouvés : les arrestations commencent. La terreur est à Gènes, à Turin, à Chambéry. Pour obtenir des révélations, on ose tout : les amis sont, par de-mensongères promesses, sollicites à trahir leurs amis ; on fait servir d’encouragement à l’infamie des dénonciations la tendresse alarmée des sœurs, des épouses, des mères. L’espionnage habite les cachots. Un sergent-sapeur, nommé Miglio, venait d’être arrêté ; on lui donne pour compagnon d’infortune un inconnu qui se dit son comptée et prétend avoir conservé avec ses parents des moyens de communication l’infortuné Miglio tombe dans le piège. Il s’ouvre une veine et écrit avec son sang à des êtres qui lui étaient chers, une lettre qu’il remet à son compagnon. Elle figura au procès et fit traîner Miglio à la mort. L’affreux pouvoir des tortures morales avait été essayé sur un doux et noble jeune homme, M. Jacopo Rumni : il résista, silencieux dans son mépris, calme dans sa colère ; et, la nuit venue, d’un clou arraché à la porte de sa prison, il brisa le lien qui attachait à l’enveloppe mortelle son âme généreuse et indignée. En peu de temps les prisons avaient été remplies, et un grand nombre de victimes furent livrées au bourreau.

La Jeune Italie était frappée cruellement ; elle n’était ni vaincue ni dissoute. Dans le courant de l’année 1833, Mazzini se rendit à Genève où il organisa une expédition qui, traversant la Savoie, devait envahir le territoire italien. Mais, chef de la conspiration, l’insuccès des tentatives précédentes pesait sur lui. On lui adjoignit le général Ramorino, qui, par sa famille, tenait à la Savoie, et qui, depuis la guerre de Pologne, était le héros de la jeunesse italienne. Mazzini eut des doutes. Il se défiait des renommées rapides, il rappela que la Jeune Italie s’était vouée au culte des principes et non pas à celui des noms. Mais le général lui était imposé par les comités de l’intérieur et par les donneurs de fonds, presque tous réfugiés italiens. Il craignait d’ailleurs qu’on ne l’accusât d’avoir, dans son nouveau complice, repoussé un rival. Il l’appela donc à Genève, après avoir envoyé auprès de lui deux émissaires chargés de l’étudier. Dans la première entrevue des deux chefs il fut convenu que le territoire italien serait envahi par deux colonnes : l’une, partie de Lyon, l’autre de Genève. Le général Ramorino se chargea de celle de Lyon, où il croyait avoir de grands moyens d’influence. Une somme de 40, 000 francs fut mise à sa disposition et il partit. Mazzini lui avait recommandé, en qualité de secrétaire, un jeune Modenais par qui ses démarches devaient être secrètement surveillées.

Mazzini organisa la conspiration en Savoie avec une prodigieuse activité. Il se mit en rapport avec les Polonais, avec les Allemands, avec les carabiniers suisses ; il acheta des fusils, étudia le plan de la prochaine campagne, et, dans des lettres ardentes, poussa les démocrates de Paris à tenter une diversion. Il fit plus : pour les y décider, il leur montra l’Italie frémissante et déjà victorieuse, de sorte qu’il exagérait les chances de succès pour les accroître et supposait le triomphe pour l’obtenir. Ce qu’on désire avec violence, on le croit sans peine : les chefs du parti républicain à Paris se préparèrent à seconder énergiquement l’expédition de Savoie. Mais elle avait été condamnée, comme téméraire et entachée d’alliage aristocratique, par le patriarche de la Charbonnerie nouvelle, par Buonarotti.

Qu’on nous permette de ne pas poursuivre, sans avoir peint cet homme si peu connu, et qui est cependant une des plus grandes figures de notre époque.

Né à Pise, Buonarotti descendait de Michel-Ange. La gravité de son maintien, l’autorité de sa parole, toujours onctueuse quoique sévère, son visage noblement altéré par l’habitude des méditations et une longue pratique de la vie, son vaste front, son regard plein de pensées, le fier dessin de ses lèvres accoutumées à la prudence, tout le rendait semblable aux sages de l’ancienne Grèce. Il en avait la vertu, la pénétration et la bonté. Son austérité même était d’une douceur infinie. Admirable de sérénité, comme tous les hommes dont la conscience est pure, la mort avait passé près de lui sans l’émouvoir, et l’énergie de son âme l’élevait au-dessus des angoisses de la misère. Seulement, il y avait chez lui un peu de cette mélancolie auguste qu’inspire au vrai philosophe le spectacle des choses humaines. Quant à ses opinions, elles étaient d’origine céleste, puisqu’elles tendaient à ramener parmi les hommes le culte de la fraternité évangélique ; mais elles devaient être difficilement comprises dans un siècle abruti par l’excès de la corruption. Car il est des vérités qui, bien que fort simples, sont d’une nature tellement sublime que, pour les embrasser, l’intelligence de la tête ne suffit pas : il y faut celle du cœur, sans laquelle il n’y aura jamais, même dans les esprits d’élite, que force apparente et trompeuses lueurs. Buonarotti aimait donc le peuple, mais il l’aimait d’un amour profond, et non de cet amour emporté qui, produit par l’effervescence de la jeunesse, aigri plus tard par les déceptions de l’âge mur, finit par s’imprégner de fiel, souvent dégénère en ambition, et va se perdre dans les violences d’une démagogie sans principes. Buonarotti aimait le peuple, il n’avait cessé de conspirer pour lui, mais avec la défiance d’un observateur expérimenté et le calme d’un philosophe, étudiant les hommes avant de se livrer à eux, armé d’une clairvoyance qui touchait au soupçon, circonspect dans le choix de ses alliés, et tenant à leur nombre beaucoup moins qu’à la sincérité de leur dévoûment. Témoin de notre première révolution, dont il fut sur le point d’être martyr, camarade de lit de Bonaparte pendant sa jeunesse, il avait deviné le nouveau César, et n’ignorait point par quelle pente on va de la liberté au despotisme, des agitations du forum à la discipline des camps. Il savait aussi que, souvent, aux meilleures causes, ceux qui les servent nuisent plus que ceux qui les combattent. Qu’avec de pareilles façons de voir, Buonarotti ne soit pas devenu, en France, où il s’était fixé, le centre d’un parti bruyant, et n’ait fait que traverser, presqu’inaperçu, la scène politique, on le conçoit. Et toutefois, son action était loin d’être sans puissance. Pauvre, et réduit pour vivre à donner quelques leçons de musique, du fond de son obscurité il gouvernait de généreux esprits, faisait mouvoir bien des ressorts cachés, entretenait avec la démocratie du dehors des relations assidues, et, dans la sphère où s’exerçait son ascendant, secondé par Voyer-d’Argenson et Charles Teste, tenait les rênes de la propagande, soit qu’il fallût accélérer le mouvement ou le ralentir. Il refusa son approbation à la campagne révolutionnaire qu’on préparait à Genève, pour deux motifs : connaissant l’Italie, et instruit par ses correspondants de sa situation réelle, il ne voyait dans l’expédition de Savoie qu’une aventure sans issue ; et, d’un autre côté, il se défiait de certains hommes qu’on devait employer au succès de cette expédition. La vérité est que, parmi les complices de Mazzini, tous n’étaient pas guidés comme lui par de saintes croyances et par l’amour de l’humanité. Or, Buonarotti pensait que la vérité veut avoir pour défenseurs des soldats dignes d’elle, et que ceux-là seuls méritent de servir le peuple, qui peuvent lui faire honneur par leur vertu.

Cependant, Ramorino avait quitté Lyon et s’était rendu à Paris. Il fit savoir à Mazzini que ses démarches rencontraient des obstacles imprévus. Il demandait un mois pour les préparatifs. Plus tard, il en demanda un second, puis un troisième. L’impatience de Mazzini s’irritait de ces retards. Car le secret allait s’éventant ; les agents de police affluaient à Genève ; quelques réfugiés, qui ne vivaient que sur l’hospitalité économe des patriotes suisses, menaçaient de partir ; l’ambassade française faisait offrir aux Polonais venus de Besançon des secours et les frais de voyage, s’ils consentaient à rentrer en France ; le soupçon veillait au seuil de la conspiration, où avaient pénétré déjà le découragement et la fatigue… Il fallait agir. Pressé par les émissaires de Mazzini, le général Ramorino déclare enfin que rien n’est organisé à Lyon, qu’il se trouve assailli de difficultés insurmontables, et il rend 10,000 fr. sur les 40,000 qui lui avaient été comptés. On entrait dans le mois de janvier 1834, et le mouvement qui devait éclater en octobre 1833 n’était pas encore commencé.

Inquiet et l’âme en proie aux plus douloureuses défiances, Mazzini résolut de hâter le dénoûment. Il fixa le jour de l’action, et en écrivit à Ramorino. Le général était attendu le 20 janvier : il n’arriva que le 31 au soir, suivi de deux généraux, d’un aide-de-camp et d’un médecin. Entre lui et Mazzini, l’entrevue fut triste et comme troublée par de noirs pressentiments. Mazzini proposa d’assigner pour base aux opérations la prise de Saint-Julien, où se trouvaient réunis les agents des diverses provinces de la Savoie, et où le signal de l’insurrection devait être donné. L’insurrection une fois déclarée, Mazzini pensait qu’il lui serait facile, à supposer qu’il ne se trompât point dans ses défiances, de déjouer le mauvais vouloir de Ramorino. Qu’il eût deviné ou non cette arrière-pensée, le général accepta le plan proposé. L’expédition devait se composer de deux colonnes. On arrêta que les insurgés de la première iraient, de Genève, se réunir à Carouge sur la frontière et que, partant de Nyon, où était un dépôt d’armes, ceux de la seconde traverseraient le lac pour aller rejoindre leurs compagnons sur la route de Saint-Julien. Le commandement de la seconde colonne fut confié par le général Ramorino au Polonais Grabski, brave soldat, mais à qui manquait l’expérience de ces sortes d’expéditions.

Le gouvernement de Genève ne pouvait ignorer la tentative, et il avait pris des mesures pour la faire avorter. Le contingent était sous les armes ; le bruit du tambour retentissait de toutes parts ; des gendarmes stationnaient aux portes de l’Hôtel de la Navigation ; les barques des bateliers avaient été saisies. Mais les insurgés furent protégés par les sympathies de la population et même par celles du contingent. En arrêtant les hommes de l’expédition, les officiers versaient des larmes, et ils se hâtaient de relâcher leurs prisonniers, sur l’invitation des citoyens. L’autorité fut donc frappée d’impuissance, et la première colonne commença son mouvement sous d’heureux auspices.

Il n’en fut pas ainsi de la seconde. Deux barques étaient parties de Nyon, l’une portant les hommes, l’autre les armes. Une barque du gouvernement passa entre les deux ; les armes furent saisies, les hommes arrêtés et conduits sur le territoire génevois.

Alors, soit que le plan primitivement convenu lui parût défectueux, soit que pour l’exécuter il jugeât indispensable la coopération de la colonne de Nyon, le général Ramorino changea tout-à-coup l’itinéraire de la petite troupe placée sous ses ordres. Au lieu de s’avancer sur Saint-Julien, il se mit à longer le lac. On marcha long-temps vers un but ignoré de tous. Le froid était extrêmement vif. Pas un soldat ne paraissait. Composée, les Polonais exceptés, de jeunes gens propres un coup de main, mais peu habitués à faire de longues routes, la colonne se tramait d’un pas pénible. Tous les visages portaient l’empreinte d’une morne préoccupation, et l’on se communiquait de proche en proche des doutes cruels. La colonne passa par de petites bourgades où nul cri d’enthousiasme ne se fit entendre, et où elle ne rencontra que des regards étonnés. Par suite de ses travaux antérieurs, Mazzini était tombé dans un état extraordinaire de lassitude, et la douleur de voir le succès lui échapper se joignant à ses maux, une fièvre ardente l’avait saisi. Il marchait douloureusement, appesanti par la fatigue de plusieurs nuits sans sommeil. Il avait déjà demandé plusieurs fois à Ramorino quelle route, on suivait, pourquoi on n’allait pas à St-Julien, pourquoi on ne se dirigeait pas sur Bonneville ; et, à tort ou à raison, les réponses de Ramorino l’avaient alarmé, lui paraissant évasives. Il l’alla trouver une dernière fois au bivouac de Carra. Le général était couché près du feu, dans son manteau. Mazzini lui dit, dans l’égarement de la fièvre, qu’il fallait aller du côté où il y avait espoir de se battre ; que si vaincre était impossible, il fallait du moins prouver à l’Italie que les patriotes restaient fidèles à leurs engagements et savaient mourir. Ramorino répondit que courir au-devant de dangers stériles serait plus qu’une imprudence, et qu’il y aurait folie à faire moissonner, sans utilité pour la cause commune, la fleur de la jeunesse italienne. Mazzini le regardait d’un œil hagard, le visage altéré et le cœur plein de trouble. En ce moment des coups de feu retentissent. Ramorino se lève précipitamment. Mazzini court au faisceau et saisit sa carabine en remerciant Dieu de leur envoyer l’ennemi. Mais il avait le délire. Ses compagnons lui apparurent comme des spectres. Il chancela, tomba sans connaissance ; et lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouvait en Suisse, où on l’avait transporté sur une charrette. Les coups de feu n’étaient qu’une fausse alerte. Mais Ramorino avait perdu toute foi dans le succès. Il déclara sans détour à ses compagnons que la tentative était, pour le moment, avortée, et qu’on n’avait plus qu’à regagner la frontière. Le corps fut dissous.

Cette expédition, si déplorable par la complète inanité de ses résultats, fut suivie de récriminations non moins déplorables, ainsi qu’il arrive toujours dans les entreprises avortées. Ramorino fut accusé de trahison, mais l’accusation ne fut point démontrée, les faits allégués contre lui pouvant recevoir une interprétation différente de celle que leur donnait le soupçon aigri par le malheur. A son tour, Ramorino se déclara trahi, sans avoir fourni l’ombre d’une preuve et contre toute espèce de vraisemblance.

Les hommes sont faillibles, les idées justes sont immortelles. Mazzini et ses compagnons le comprenaient, et ils surent se garder de tout découragement pusillanime. Mais un regret dut leur rester, celui d’avoir jeté sur la cause qu’ils défendaient une défaveur momentanée. Car l’orgueil de leurs ennemis s’en accrut ; l’Autriche, la Russie, la Prusse, s’unirent à la Sardaigne dans un commun anathême contre les partisans d’une Italie indépendante ; les chancelleries s’irritèrent, menacèrent ; et la Suisse, terre de liberté, suprême asile ouvert à l’infortune des proscrits, la Suisse se vit condamnée, après une glorieuse résistance, à mesurer désormais plus prudemment les bienfaits de son hospitalité. Il est inutile d’ajouter qu’en France le gouvernement redoubla d’audace, bien convaincu que, de longtemps, le parti démocratique ne trouverait au-dehors un efficace et sérieux appui.

Bientôt tout sembla se préparer pour un lamentable dénoûment. Dans des articles passionnés, le Journal des Débats, organe de la Cour, soufflait au ministère les plus sinistres desseins, et à la bourgeoisie toutes les passions de la guerre civile. A l’entendre, pour sauver la société aux abois, il aurait fallu anéantir la presse populaire, mettre hors la loi la République, frapper au cœur le droit même d’association, et couvrir la personne royale d’un bouclier impénétrable à jamais. C’était encourager la résistance à se faire violente et désespérée, c’était ouvrir devant le pays une carrière de sang. Mais les hommes du pouvoir s’agitaient dans leur impatience. Troublés de rencontrer à chaque pas devant eux le parti républicain, poursuivis sans relâche de son qui-vive éternel, et, comme il arrive souvent, de l’excès de la peur précipités dans le vertige de l’audace, ils brûlaient de savoir au juste ce que renfermaient pour eux de périls les profondeurs de cette société qu’ils étaient aussi incapables de calmer que de conduire. Les républicains, de leur côté, sentaient l’imminence d’une agression et ne cherchaient plus qu’à s’assurer l’honneur de l’initiative. La lutte commença donc. On intenta au National, feuille républicaine, un procès fondé sur des chicanes grossières, et qui ne tendait pas à moins qu’à le ruiner en lui enlevant son titre. On attaqua le Populaire dans la personne de son rédacteur en chef, M. Cabet, qui, quoique membre de la Chambre, se vit traîné devant le jury, en vertu d’une autorisation obtenue sans peine des rancunes de la majorité. Le Parlement était une arène, et la discussion des affaires publiques un échange de menaces.

Dans la séance du 26 janvier, M. Larabit dénonçait la dictature militaire du maréchal Soult qui, dans une lettre aux officiers d’artillerie de Strasbourg, avait prétendu interdire aux officiers toute réclamation, même légale. Des murmures s’élèvent, et le général Bugeaud s’écrie : « Il faut obéir d’abord, » et M. Dulong de répliquer vivement : « Faut-il obéir jusqu’à se faire geôlier ? » Le général Bugeaud s’approche alors de M. Dulong, et, séance tenante, obtient une explication dont il se montre satisfait ; car elle mettait également à couvert et la dignité de l’offenseur et l’honneur de l’offensé. Mais les passions d’un parti sont plus difficiles à apaiser que le ressentiment d’un individu. Parmi les amis de M. Bugeaud, plusieurs affichèrent l’inconcevable prétention de ressentir son injure plus profondément que lui-même. On remarqua surtout, à son indignation bruyante, à sa pantomime animée, à ses promenades inquiètes le long des bancs du centre, le général Rumigny, aide-de-camp du roi.

Au milieu du tumulte, M. Dulong avait prononcé, en l’appliquant au genre d’obéissance muette et servile exigée par le ministre, le mot ignominie. Le Journal des Débats s’empare de ce mot, et lui assignant dans le compte-rendu de la séance une place fatale, il reproduit en ces termes l’apostrophe de M. Dulong : « Faut-il obéir jusqu’à se faire geôlier, jusqu’à l’ignominie ? » A quelles intentions rapporter cette inexactitude cruelle ? Pourquoi, seul entre tous les journaux, le Journal des Débats aggravait-il une apostrophe qui pouvait aboutir à un combat ? Ce qui est certain, c’est qu’après avoir jeté les yeux sur ces funestes lignes, le général Bugeaud dut écrire à M. Dulong pour lui demander des explications nouvelles. « Je me mets à votre disposition, répondit celui-ci au général : mes deux témoins sont le général Bachelu et le colonel Desaix. » Les témoins des deux adversaires se réunirent, et il fut convenu que M. Dulong adresserait au Journal des Débats une lettre dans laquelle il démentirait la seconde partie de l’apostrophe si mensongèrement amplifiée, et ne laisserait peser que sur M. Bugeaud homme public, le poids de la première. Rien de plus convenable, de plus conforme à la vérité, de plus digne. La lettre fut envoyée au Journal des Débats, où elle devait être publiée le lendemain, 28. Mais quelles ne furent pas la surprise et l’indignation de M. Dulong, lorsque, dans le bulletin ministériel du 27, il lut : « Le Journal des Débats a rapporté hier une expression outrageante adressée par M. Dulong à l’honorable général Bugeaud. Aujourd’hui on disait ; à la Chambre, que l’honorable général en a demandé raison, et qu’il a exigé de M. Dulong une lettre qui paraîtra demain dans le Journal des Débats. » Ainsi, le système de provocation qu’une feuille ministérielle avait commencé, une autre feuille ministérielle semblait le poursuivre ! Ainsi, l’on avait altéré, en l’aggravant, la portée de l’apostrophe, et maintenant on altérait le caractère des explications dont elle avait fourni le sujet ! Quelle invisible main préparait donc à la querelle un dénoûment funèbre ? Comment le Bulletin ministériel du soir avait-il eu connaissance d’une lettre confiée à la discrétion du Journal des Débats, à son honneur ? La communication venait-elle directement des témoins du général Bugeaud, ou bien n’était-ce qu’un écho lointain des hâbleries de quelques courtisans, traîneurs de sabre ? Voilà ce qu’on commença de toutes parts à se demander, et dans beaucoup d’esprits s’éveilla un soupçon étrange, un soupçon terrible.

Quant à M. Dulong, il n’avait plus à suivre que les inspirations de son courage. Il s’empresse d’interdire l’insertion de la lettre qu’on donnait comme ayant été exigée de lui, et, le premier arrangement étant abandonné, il choisit pour nouveaux témoins deux députés, MM. Georges Lafayette et César Bacot.

Le 28, à trois heures de l’après-midi, ces messieurs se trouvaient au domicile de M. Dulong, avec Armand Carrel, que son noble cœur poussait à intervenir dans la querelle pour l’apaiser, lorsque le général Bugeaud se présenta. Un convenable désir de conciliation éclatait sur son visage et dans ses paroles. Armand Carrel eut avec lui un entretien dans lequel il puisa l’espoir que tout pouvait se terminer par une note qui, soigneuse de la dignité de M. Dulong, satisferait dans M. Bugeaud l’homme privé, sans impliquer aucun désaveu du blâme encouru par l’employé du gouvernement.

A huit heures du soir, seconde réunion. Les témoins du général Bugeaud, MM. de Rumigny et Lamy, y parurent cette fois ; et l’on remarqua que les dispositions du général n’étaient plus les mêmes. M. de Rumigny repoussa l’intervention d’Armand Carrel, comme représentant de la presse opposante ; et il fut le premier à réclamer la publication de la lettre, bien que les lignes insolentes du bulletin ministériel l’eussent rendue manifestement impossible. À cette lettre, les témoins de M. Dulong voulaient qu’on substituât une note dont on ne pût pas dire qu’elle avait été exigée. La proposition fut repoussée obstinément. Un rendez-vous est pris pour le lendemain. On fixe pour théâtre du combat le bois de Boulogne. L’arme convenue est le pistolet. Dulong était un bon citoyen et le meilleur des hommes. Le dévoûment de ses amis pour. sa personne était tel que savent l’inspirer les natures choisies. On s’émut autour de lui du danger qu’allait lui faire courir une exclamation dictée par un sentiment généreux. Mais lui, calme et souriant, il encourageait ses amis. Le 29, il se mit en route avec ses témoins pour le bois de Boulogne. Il était gai, ayant pensé à tout ce qui lui était cher, et tout préparé en vue de l’heure suprême.

La rencontre eut lieu à dix heures. Les adversaires avaient été placés à quarante pas l’un de l’autre, et devaient se rapprocher en s’ajustant. A peine ont-ils fait chacun deux ou trois pas, que le général Bugeaud tire son coup de pistolet. Atteint à un pouce au-dessus de l’œil gauche, le malheureux Dulong tombe sans proférer une parole. Le soir, on dansa au château. A six heures du matin, le blessé était mort.

À cette nouvelle, la consternation règne dans toute une moitié de Paris : pour beaucoup, l’issue du duel de la veille a la gravité d’un malheur public. De sombres rumeurs se mêlent d’abord aux regrets par où se révèle le deuil des âmes. Bientôt un cri s’élève, cri puissant et accusateur : on a voulu la mort de l’infortuné Dulong, on l’a préparée, on a rendu la lutte inévitable, on a fait de tout cela une vengeance de château ! L’indignation s’accroît de chaque détail donné par les feuilles de l’Opposition. M. de Rumigny est dénoncé comme l’instrument d’un complot de camarilla. Là majesté royale elle-même est traînée devant le tribunal de l’opinion.

Une circonstance particulière servit ces attaques. Lorsque les témoins de la victime étaient allés réclamer l’original de la lettre restée aux mains du général de Rumigny, celui-ci avait répondu verbalement, puis attesté dans une déclaration écrite et signée, qu’il n’avait plus cette lettre ; qu’il avait promis à M. Dulong, sur le terrain, de l’anéantir après le combat ; et qu’il l’avait, en effet, brûlée en présence du roi. Il n’était pas vraisemblable qu’au lieu d’exiger la remise immédiate d’une lettre dont il allait si fatalement payer la restitution, M. Dulong eût laissé aux témoins de son adversaire le soin de la détruire. C’est ce qu’Armand Carrel fit très-bien ressortir dans un article qui portait sa signature et l’énergique empreinte de son talent. Que signifiait donc cette accumulation de mystères ? Et comment le nom du roi se trouvait-il mêlé à une querelle qu’on n’avait su étouffer que dans le sang ?

La Cour était mise en demeure de se défendre. Un article rédigé au château, et par un écrivain dévoué à la famille royale, fut publié dans le Journal des Débats. On y repoussait l’attaque avec beaucoup de véhémence, et tous ceux dont le Journal des Débats, représentait l’opinion politique applaudirent. Quelle apparence que le roi se fût fait le provocateur invisible d’un’duel ! Quelle apparence que le plus honnête homme du royaume, le plus intéressé à la conciliation des esprits, qu’un prince ennemi du duel, de là peine de mort, de tous les préjugés qui coûtent du sang, fût descendu, pour faire couler le sang, au rôle d’entremetteur d’intrigues ! M. Bugeaud, qui était un soldat et un homme violent, avait-il besoin qu’on lui apprît à ressentir une offense ? Et lorsque son ressentiment s’expliquait d’une manière si naturelle, on s’acharnait à imaginer une trame aussi absurde qu’odieuse ! M. de Rumigny était intervenu : eh qu’y avait-il là de surprenant ? M. de Rumigny n’était-il pas l’ami du général Bugeaud, son collègue, son compagnon d’armes ? M. de Rumigny, de service au château le jour du duel, ne pouvait s’absenter sans la permission du roi son tort était de l’avoir fait ; mais une infraction disciplinaire de l’aide-de-camp était-elle imputable au monarque ? Le roi n’avait rien su du duel que lorsqu’il n’y avait déjà plus qu’à en déplorer l’issue ; et la supposition contraire était une création monstrueuse de cet esprit de parti, si habile à souiller toute chose de son venin.

A cela les adversaires du château répondirent que, dans l’ex-gouverneur de Blaye, c’était l’oncle de la duchesse de Berri qui avait dû se sentir outragé que le roi n’était point, par conséquent, aussi desintéressé dans la question qu’on voulait bien le dire ; que des éloges n’étaient point des raisons, surtout sous une plume de courtisan ; que cette prétendue horreur du roi pour le duel ne l’avait point porté, après tout, à empêcher celui dont les apprêts se faisaient sous ses yeux, quoiqu’il eût suffi pour cela d’un mot de lui soit à son aide-de-camp, soit au général Bugeaud ; qu’au surplus, c’était par des faits et non par des invectives qu’il fallait ruiner des attaques fondées sur des faits articulés d’une manière précise et nette. Et ils rapprochaient toutes les circonstances de cette déplorable affaire : l’apostrophe de M. Dulong Immédiatement suivie d’une explication dont le général Bugeaud avait paru satisfait ; la querelle, empoisonnée ensuite par une version inexacte du Journal des Débats ; un arrangement convenu, et aussitôt après brisé par les commentaires irritants du bulletin ministériel ; les dispositions du général Bugeaud conciliantes le matin, assombries le soir et changées en aigreur ; l’intervention toute pacifique d’Armand Carrel repoussée par M. de Rumigny, sur un motif frivole ; ce même M. de Rumigny abandonnant indûment son poste au château pour aller remplir un office que pouvait remplir aussi bien tout autre ami du général Bugeaud ; la remise de la lettre différée jusqu’après le combat, comme si l’on se fut réservé d’en faire usage, au besoin, contre Dulong vainqueur ; la lettre brûlée, plus tard, devant le roi ; la fête du soir non contremandée, quoique rien dans la circonstance n’eût été plus convenable, surtout s’il était vrai, comme le Journal des Débats l’affirmait, qu’on eût appris le dénoûment de la querelle avec une vive affliction !

Nous avons dû adoucir la physionomie de cette polémique, qui monta au dernier degré de violence et d’emportement. Ce que nous venons d’en rapporter suffit pour indiquer quelle était alors l’effervescence des esprits, et ce que les partis pouvaient oser.

Le meilleur ami de Dulong, son parent, Dupont (de l’Eure), n’était pas à Paris dans la cruelle journée. Les députés de l’Opposition lui écrivirent une lettre collective pour s’associer à la douleur qui l’attendait. Elle fut poignante. Ne se sentant pas la force de rentrer dans une enceinte où la mort venait de marquer une place vide à jamais, et trop convaincu, d’ailleurs, qu’on n’arrêterait pas de sitôt la France sur la pente où elle se précipitait les yeux fermés, le vénérable Dupont (de l’Eure) donna sa démission de député, voulant gémir dans la retraite sur les maux de son pays et sur ses propres maux.

Les funérailles de Dulong furent, comme sa mort, un véritable événement politique. Une foule innombrable suivit, le long des boulevards, le char funéraire. Le gouvernement craignait une insurrection : il mit sur pied les troupes dont il disposait, et fit couper le convoi par des mouvements de cavalerie et d’infanterie. Autour de la fosse où sur l’homme de bien allait peser l’invincible sommeil, ses amis se rangèrent avec un profond sentiment d’angoisse ; et MM. Salverte, Tardieu, Cabet, Langlois, Armand Carrel, Dupont (avocat), vinrent tour-à-tour prononcer les discours d’adieu. M. Dupont fit entendre, en terminant, ces belles paroles : « Nous vivons dans un de ces temps de corruption où l’homme de conscience, s’il ne veut pas mentir à la vérité doit avoir une épée au service de sa pensée. Dulong avait compris la triste époque où il vivait. Sa vie ne lui appartenait pas plus que la nôtre ne nous appartient. Sa vie appartenait à la vérité ; et quand la vérité lui a demandé sa vie, il a exécuté le pacte, il a donné sa vie. »

Paris était encore sous l’impression de ce tragique événement, lorsque des scènes où l’ignominie se mêle à l’atrocité le remplirent tout-à-coup de douleur et de honte.

Une loi venait d’être rendue qui soumettait à la formalité d’une autorisation préalable accordée par la police, tout écrit vendu, distribué, crié sur la voie publique. Pourquoi ne le dirions-nous pas, puisque la vérité nous le commande ? Les crieurs lancés sur les places et dans les rues par les ennemis du pouvoir ne furent souvent que des colporteurs de scandale, que les héraults d’armes de l’émeute ; dans les libelles qu’ils distribuaient, la mauvaise foi des attaques le disputa plus d’une fois à la grossièreté du langage et à je ne sais quelle flagornerie démagogique. Or, flatter le peuple est une lâcheté, le tromper est un crime. Que le gouvernement fût intervenu pour mettre fin à un tel désordre, il le devait. Mais lui qui s’était accoutumé à repousser le dénigrement par le dénigrement et le mensonge par le mensonge, lui qui jamais n’avait hésité à faire ou à laisser plaider sa cause devant les passants par les libellistes les plus abjects, de quel front livrait-il aux salariés des fonds secrets l’exclusive domination de la voie publique ? Car enfin, c’était créer le monopole de la calomnie ; c’était mettre au-dessus du pouvoir répressif de la magistrature le pouvoir préventif de la police, et, dans la grande question de l’ordre à défendre, abaisser le juge devant l’espion !

Des troubles étaient prévus : ils éclatèrent. L’exécution de la loi sur les crieurs publics était un véritable arrêt de mort prononcé contre certaines feuilles spécialement destinées au peuple ; et elles ne voulurent pas disparaître sans avoir au moins témoigné tout haut de leur colère et de leur courage. Le dimanche 25 février, une distribution générale de ces feuilles devant avoir lieu sur la place de la Bourse, une foule immense s’y était rassemblée, foule inoffensive, peu bruyante, composée presque entièrement de curieux, mais grossie à chaque minute par le flot des promeneurs. Tout-à-coup les grilles du palais de la Bourse s’ouvrent, et sur la place s’élancent, à la suite de quelques sergents de ville en uniforme, des agents de police portant pour la déshonorer la blouse du travailleur, et armés de gourdins. Animés d’une fureur imbécile et basse, ces misérables fondent en rugissant sur la population, qui recule étonnée ; ils frappent sans choix, ils frappent au hasard, ajoutant l’insulte à la cruauté, et se vengeant de l’horreur qu’ils inspirent par des brutalités sans nom. Alors chacun de se précipiter. La rue Neuve-Vivienne est encombrée de fuyards qui remplissent l’air de leurs cris. Des femmes sont renversées et foulées aux pieds ; des enfants tombent sous le bâton et teignent le pavé de leur sang ; des promeneurs paisibles se sont vus assaillis par des forcenés qui les terrassent, les meurtrissent de coups, trépignent sur eux ; un commissaire de police veut arrêter le cours de ces abominations : son autorité est méconnue ; il insiste : on le menace. Et M. d’Argout, M. d’Argout lui-même est sur le théâtre où se joue le drame. On fait avancer de la cavalerie ; mais à l’aspect de leurs hideux auxiliaires, les cavaliers rougissent de honte ; et c’est d’un geste bienveillant, c’est avec des regards amis qu’ils poussent devant eux la multitude.

L’indignation, à Paris, fut universelle. Au nombre des blessés se trouvaient beaucoup de citoyens attachés au gouvernement ; chaque classe de la société, chaque opinion, avait fourni des victimes ; la population tout entière se sentit humiliée ; par pudeur, le Journal des Débats garda le silence ; et M. Salverte, montant à la tribune, somma ministre de rendre compte au pays de ce vil guet-à-pens. M. d’Argout, qui ne manquait ni de fermeté ni d’esprit, resta écrasé, pourtant, sous le poids de l’accusation. Il déclara que c’était pour mieux distinguer l’innocent du coupable qu’on employait des agents de police déguisés ; et ici les citoyens avaient été frappés indistinctement ! Il prétendit que c’était pour éviter les charges sanglantes de la cavalerie qu’on recourait aux brigades de la police ; et les agents de M. Gisquet, armés de bâtons, venaient de déployer une rage qui suppléait à tout ce que peut avoir de plus funeste l’emploi des baïonnettes ! La justification était dérisoire et d’ailleurs, le ministre laissait intact le reproche qu’on lui adressait d’avoir mis l’arbitraire à la place des lois. Malheureusement, les ennemis du pouvoir servirent sa cause, en cette occasion, par des exagérations sans probité et des récits infidèles. C’était offrir à la majorité un prétexte pour amnistier le ministre : elle en profita. On s’empara des faits dont la fausseté était démontrée, pour obscurcir les faits incontestables ; et un bill d’indemnité sortit du sein des ricanements les plus odieux qui aient jamais porté atteinte à la dignité d’une assemblée. Le gouvernement était donc absous par la Chambre ; mais il avait été et resta condamné par l’opinion.

Au reste, tout cela ne faisait qu’annoncer de plus grandes calamités. Une loi, depuis long-temps attendue par les uns et redoutée par les autres, la loi contre les associations fut enfin présentée. Elle aggravait ce fameux article 291 du Code pénal, légué à la Restauration par le despotisme de l’Empire, et contre lequel avait si violemment protesté le libéralisme conduit au combat par MM. de Broglie et Guizot. L’article 291 se bornait à proscrire toute association de plus de vingt personnes, non autorisée : la loi nouvelle étendait les dispositions de l’ancienne à toute association partagée en sections de moins de vingt personnes. L’article 291 n’atteignait que les réunions périodiques : la loi nouvelle ne tenait nul compte de la périodicité. L’article 291 ne menaçait que les chefs des associations contrevenantes : la loi nouvelle pesait sur tous les associés sans distinction. Enfin, par une éclatante dérogation à la Charte, les infractions à la loi nouvelle et à l’article 291 étaient déférées, non au jury, mais aux tribunaux correctionnels.

Ce fut le 11 mars que s’engagea cette discussion célèbre qui devait aboutir à une guerre civile. Pas un cœur qui ne fut rempli de trouble, pas un visage qui ne portât les traces d’une vive anxiété. Il était impossible, on le savait, qu’à une loi semblable, si elle était votée, la Société des Droits de l’Homme ne répondît point par des coups de fusil. Aussi M. de Ludre excita-t-il dans l’assemblée plus d’émotion que d’étonnement, lorsqu’il laissa tomber du haut de la tribune ces paroles audacieuses et terribles : « La Société des Droits de l’Homme ne fera pas d’émeutes mais si elle n’était décidée à attendre que la volonté de la France se manifeste, le nombre et le courage de ses membres lui permettraient peut-être de livrer une bataille… » Voilà par quelle déclaration les débats s’ouvrirent ! Ils portèrent d’abord sur des attaques personnelles. On se montrait, assis au banc ministériel, trois hommes, dont l’un (M. de Broglie) avait ouvert son hôtel, sous la Restauration, à la Société des Amis de la Presse, dont l’autre (M.Guizot) avait dirigé la Société aide-toi le Ciel t’aidera, dont un troisième (M. Barthe) avait fait partie de l’association des carbonari. Le rapprochement fut fait par tous les spectateurs ; et M. Pagès (de l’Arriège) en accabla les ministres, M. Guizot surtout. Et M. Guizot ne sut répondre que par l’apologie des intentions et des vues qui animaient la Société aide-toi, alors qu’il en était membre. Pitoyable pétition de principes, banalité indigne d’un esprit sérieux ! Il le sentait bien lui-même sans doute ; car, humilié dans son orgueil, il fit effort pour se relever par l’excès de la passion. Pâle, la tête haute, le corps frémissant, le bras étendu, on le vit jeter au parti républicain l’insulte pour défi. Prompt à se dédommager par l’insolence de l’attaque de son impuissance à se défendre, il fut superbe de forfanterie et de dédain. « L’homme s’agite, et Dieu le mène, » dit-il en rappelant un mot de Bossuet ; et, selon lui, c’était dans les voies où marchaient les ministres, que Dieu menait la France.

Plusieurs orateurs prirent la parole dans la discussion générale ceux-ci, comme MM. Kératry, Fulchiron, Viennet, Hervé, pour appuyer le projet de loi ceux-là pour le combattre, comme MM. Portalis, Salverte, Garnier-Pagès, Bignon, de Sade, Mérilhou. Un amendement, présenté par M. Bérenger, servit à préciser les débats.

M. Bérenger aurait voulu que le droit d’association fut reconnu en principe, et que l’exercice en fut réglé par l’autorité. Il demandait donc que les associations pussent se former sans autorisation préalable et en se bornant à déclarer à l’autorité les formes de leur constitution et leur but ; mais le maire de la commune aurait eu le droit d’assister aux réunions, d’ordonner la séparation des membres si cela devenait utile ; et, quant à l’autorité, elle aurait dissous les associations jugées dangereuses, à la charge de rendre compte de ses motifs devant les Chambres. Ainsi, l’amendement de M. Bérenger substituait le système répressif au système préventif, consacré par le projet du gouvernement.

Soutenu par son auteur avec beaucoup de sagesse et d’autorité, l’amendement trouva dans M. Odilon Barrot un éloquent soutien. Quoi ! on faisait cet outrage à la civilisation, à la raison humaine, de déclarer anéanti par une loi un droit sans lequel nulle société n’existerait, un droit qui est, de toutes les nécessités, la plus impérieuse, la plus inéluctable ! Quoi ! cet article 291, né de la dictature impériale, et qui, sous la Restauration, avait paru si étouffant, il ne suffisait plus après une révolution faite au nom et pour le compte de la liberté ! Le gouvernement demandait à vivre ? Pour vivre, avait-il besoin de tuer le principe générateur de la société elle-même ? La nécessité de régulariser le droit impliquait-elle la nécessité de le nier, et fallait-il, à l’exemple de certains sauvages, couper l’arbre pour cueillir le fruit ? Soumettre à une autorisation préalable du gouvernement le droit d’association Mais c’était livrer au pouvoir une immensité d’arbitraire devant laquelle tout disparaissait ou pouvait disparaître : et la Charte, et les garanties qu’elle stipule, et le droit électoral, et la liberté de la presse. Car, lorsque des citoyens cherchent à s’entendre sur le candidat qui mérite le mieux leurs suffrages, il y a évidemment association. Lorsque des citoyens, pour créer un journal, pour le rédiger ou en surveiller la rédaction, mettent en commun leurs pensées, combinent leurs efforts, il y a évidemment association. Des électeurs de l’Opposition se réunissant pour élire un député, seraient-ils soumis au bon plaisir ministériel ? Plus de droit électoral. Le joug de l’autorisation préalable serait-il imposé à des écrivains se groupant autour d’un journal ? Plus de presse libre. Le projet du gouvernement, dans la généralité de ses termes, était donc d’une insolence inouïe. Il était, en outre, d’une application impossible. Au moins, sous l’empire de l’article 291, le corps du délit n était pas chose insaisissable : le fait matériel d’une réunion de plus de vingt personnes, la circonstance de la périodicité, la concentration des menaces de la loi sur un nombre déterminé de têtes, tout cela fournissait des éléments de poursuite. Mais ici quels seraient les matériaux de l’accusation ? Poursuivrait-on le délit sous cette infinie variété de formes qu’il lui est si facile d’affecter ? Le frapperait-on dans la personne d’un nombre illimité de coupables ? Le projet du gouvernement, brutal en théorie, était, au point de vue de la pratique, tout-à-fait puéril et insensé.

Dans un discours plein de mesure et de finesse, M. Thiers répondit que tout droit, dans une société civilisée, demandait à être réglé législativement ; que la nécessité de l’autorisation préalable pesant sur les sociétés anonymes, par exemple, et sur les sociétés de bienfaisance, il était étrange qu’on prétendit en affranchir les sociétés politiques, foyers de discordes et écoles de sédition ; que la force du gouvernement, dans un pays de trente-deux millions d’hommes, résultait, non pas de son empire sur quelques milliers de fonctionnaires et sur deux ou trois cent mille soldats, mais de la faculté qu’il avait de faire pénétrer partout sa volonté, d’agir avec ensemble au moyen d’une hiérarchie savamment constituée, d’être, en un mot, partout présent à la fois ; que laisser à de simples individus une faculté aussi précieuse, c’était déplacer le pouvoir à leur profit et leur communiquer toute la force du gouvernement ; qu’il y avait là un danger incalculable ; que l’État était perdu, pour peu qu’on laissât la régularité s’introduire dans la révolte, pour peu qu’on permît à l’anarchie de se discipliner ; que la loi contre les associations était, par conséquent, une loi de salut ; que, quant à l’amendement de M. Bérenger, il mettait entre les mains du pouvoir une arme chimérique, puisque toute association dissoute se reconstituerait aussitôt sous un autre nom, et morte comme Société des Droits de l’Homme, revivrait comme Société des Amis du Peuple ; que, pour ce qui était de l’abus possible de la loi, les esprits devaient se rassurer, le gouvernement n’ayant aucun intérêt à interdire les associations industrielles, scientifiques, littéraires, religieuses, ou de bienfaisance, et n’étant intéressé qu’à la disparition dés sociétés politiques, camps-retranchés de tous les factieux.

Ce discours, que M. Thiers termina par un retour habile et vif sur la politique de l’Empire et sur celle de la Restauration, comparées à la politique du règne de Louis-Philippe, produisit dans l’assemblée l’impression la plus profonde. L’amendement fut rejeté. M. Thiers n’avait certainement pas tort de montrer dans la Société des Droits de l’Homme une armée qui, secouant la guerre sur la nation, pouvait d’un instant à l’autre changer pour la France le cours apparent de la destinée. Sans la loi contre les associations, non telle que l’entendait l’Opposition dynastique, mais telle que le gouvernement la demandait, c’en était fait de la monarchie constitutionnelle ; rien de plus certain, et ceux qui en doutaient, comme MM. Bignon, Bérenger, Odilon Barrot, ne savaient pas combien il y aurait eu dans la démocratie organisée, de puissance et de vigueur. Oui, M. Thiers avait raison de dire : Tout cet arbitraire, il nous le faut, ou nous sommes perdus. Mais cet aveu même était une condamnation sans appel du système représenté par l’orateur. Quel régime, en effet, que celui qui, pour se maintenir, avait besoin d’aussi dévorantes ressources ! Quel régime que celui qu’on déclarait d’avance dissous, si l’on ne se hâtait d’y mettre à la merci de sept ou huit hommes, à la merci de leurs caprices, le plus nécessaire et le plus sacré de tous les droits ! La faiblesse et l’illégitimité d’un pouvoir se mesurent à l’étendue des ressources qu’il épuise. Il est indigne de vivre, si les intérêts qu’il arme contre lui sont assez nombreux et assez forts pour que le contact de la liberté lui soit mortel et s’il ne lui est donné d’exister qu’à la condition d’absorber toute la sève d’un peuple, pourquoi donc existerait-il ?

On le voit, pour combattre efficacement la loi, il aurait fallu porter hardiment la main sur les fondements du système qui avait rendu cette loi si monstrueusement nécessaire. C’est ce que l’Opposition dynastique n’osa pas. Aussi le triomphe du ministère fut-il complet. Divers amendements furent présentés par MM. Taillandier, Corcelles, Anglade, Glais-Bizoin, de la Rochefoucauld, Dubois (de la Loire-Inférieure), Teulon, Roger, Charamaule. Ils avaient tous pour but d’atténuer la portée funeste du projet : ils furent successivement rejetés par une majorité systématique ; et les associations n’eurent plus d’autre légitimité que celles que devait leur donner le bon plaisir des ministres, même celles qui auraient été fondées en vue de l’industrie, ou de la science, ou des lettres, ou de la religion, ou de la charité. Ainsi le voulurent 246 boules sur 400. Mais, du moins, la civilisation ne fut pas à ce point outragée sans avoir eu d’énergiques défenseurs. M. Glais-Bizoin s’attira l’honneur du rappel à l’ordre ; M. Berryer s’écria dans un de ces moments d’émotion qui faisaient si puissamment rayonner son visage et vibrer sa voix : « Il est quelque chose de plus hideux que le cynisme révolutionnaire, c’est le cynisme des apostasies » ; enfin, M. Pagès (de l’Arriège) fit entendre la protestation suivante, dont la loi contre les associations devait à jamais porter le stigmate : « Si un Français, homme de bien veut l’association pour propager et affermir le Christianisme, je suis son homme, malgré vos ministres et votre loi. Si un Français, homme de bien, veut une plus grande diffusion des lumières qui préparent la moralité de l’avenir et le bonheur de l’humanité, je suis son homme, malgré vos ministres et votre loi. Esclave de toutes les lois justes, ennemi de toutes les lois iniques, entre les persécuteurs et les victimes je ne balancerai jamais. Je ne connais pas de pouvoir humain qui puisse me faire apostasier Dieu, l’humanité, la France. Pour obéir à ma conscience, je désobéirai à votre loi. »

Parmi le& députés qui votèrent avec le gouvernement, il y en eut un qui ne le fit qu’après avoir déclaré tout haut qu’il entendait voter la loi présentée, uniquement comme loi d’urgence, comme loi d’inquiétude publique. Ce député était nouveau venu aux affaires ; mais il lui avait suffi de deux discours pour faire saluer en lui un des princes de la parole. Son génie, chacun depuis long-temps en connaissait la moitié. Ce député était M. de Lamartine.

Dans M. de Lamartine, l’homme extérieur appartenait tout entier à la classe aristocratique : car il avait les traits fins, les formes allongées, une dignité facile, une magnificence de gentilhomme, et cette élégance sans effort qui se compose de riens exquis. Seulement, le commerce de la poésie l’ayant accoutumé à la pompe du discours, il ne parlait point la langue des salons, langue vive et légère et d’une futilité charmante. Qu’un pareil homme fut démocrate, quelques-uns s’en étonneront. Rien de plus vrai, pourtant. Et si la démocratie n’avait pas eu son premier culte, c’est qu’elle ne lui était apparue que dans la poussière soulevée par un demi-siècle de combats ; c’est qu’il l’avait vue sanglante, en guenilles, toujours prête à pactiser avec la mort, ne sachant enfin ni se commander à elle-même ni faire durer ses triomphes. Comment un tel spectacle n’aurait-il pas ému outre-mesure le poète des rêveries, poète si calme et si doux, qu’il fut presque une lyre ? Comment tant d’hymnes chantés à la destruction n’auraient-ils pas jeté quelque trouble dans cette âme harmonieuse ? Mais sur les hommes supérieurs le mensonge des dehors n’exerce que passagèrement son influence. Sans peine ils aperçoivent la marche. des grandes idées à travers les manifestations, souvent pleines de désordre, qui, tout en les obscurcissant, les annoncent. Ce n’est point, d’ailleurs, pour les vertus qu’il possède qu’on peut aimer le peuple : on doit l’aimer vicieux et grossier, on doit l’aimer pour les vertus qu’il n’a pas, et qu’il aurait certainement si on ne lui eut ravi sa part d éducation et mesuré d’une manière inique son droit au bonheur. M. de Lamartine était chrétien par les entrailles : ce sentiment de justice envers le peuple n’avait donc rien de trop élevé pour lui. Et puis, comme tous les esprits véritablement doués de force et de grandeur, il était homme à comprendre que ceux-là seuls méritent l’empire, qui sont soulevés et portés par l’acclamation publique ; qu’il y a folie dans la consécration de tout privilége qui donne pour pasteurs aux peuples les élus du hasard, et que l’impiété est grande de livrer le gouvernement des choses humaines à la sottise ou à la bassesse. Malheureusement, M. de Lamartine avait une mobilité d’impressions qui mettait en garde contre lui les cœurs soupçonneux. On le désirait ardemment pour allié ; l’avait-on acquis ? on tremblait de le perdre. Sa magnanimité même dans l’aveu d’une erreur et son intrépidité dans le changement avaient donné à sa politique une couleur indécise il s’en trouvait glorieusement amoindri. D’un autre côté, pas plus qu’à M. de Chateaubriand, le rôle de chef de parti ne semblait lui convenir. Non qu’il négligeât le côté pratique des choses : il s’en préoccupait au contraire, et même avec une sorte d’anxiété un peu puérile ; comme s’il eût craint qu’il ne lui échappât quelque chose des faveurs de la renommée, et que la poésie ne restât exposée en personne au dédain des gens d’affaires. Mais être chef d’un parti, c’est en dépendre à l’excès. Et lorsque le commandement n’est plus qu’une forme hautaine de l’obéissance, il y faut une abnégation de soi, de ses pensées, et, quelquefois, un servilisme d’ambition, dont les hommes d’inspiration sont incapables. Tribun, M. de Lamartine né pouvait l’être. A la Chambre, on ne lui vit jamais ni cette haine du regard, ni ce geste accusateur, ni ce tressaillement du corps et ces emportements soudains, qui répandent la passion, qui la provoquent, et agissent sur une assemblée comme les vents d’orage sur les flots de la mer. Son geste était solennel ; ses paroles, toutes de pourpre et d’or, tombaient de ses lèvres avec une lenteur cadencée ; c’était avec une dignité froide que sa haute taille se balançait ; et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le battement de cœur de son éloquence était trop constamment tranquille et trop égal. Mais il est une gloire qui appartient sans contestation à M. de Lamartine. A une époque où beaucoup de républicains en étaient encore à renfermer le salut du peuple dans la substitution d’un consul à un roi, lui, légitimiste converti de la veille, il annonçait déjà la réforme sociale. Les anciens, nul ne l’ignore avaient décoré les poètes du nom de vates, qui signifie prophète. M. de Lamartine fut donc un poète dans la plus noble acception du mot. Car, un jour, secouant avec courage les préjugés d’une moitié de sa vie, et déserteur du pouvoir, c’est-à-dire de la force, il devait tenir les hommes attentifs au bruit de son illustre défection, et montrer la route lumineuse qui s’ouvrira devant les générations à venir.

En votant la loi contre les associations, M. de Lamartine avait cédé à la crainte de voir les sociétés politiques livrer bataille au gouvernement et entasser ruines sur ruines. Il ne comprit pas que cette bataille si fort redoutée par lui, la loi qu’il votait en allait donner le signal. Dès ce moment, en effet, tous les glaives se trouvèrent, en quelque sorte, à moitié tirés du fourreau, et d’un bout de la France à l’autre, ce ne furent plus que préparatifs de guerre.

Or, l’imminence d’une crise n’avait jamais trouvé le pouvoir en proie à plus de divisions. La guerre aux portefeuilles était poursuivie avec ardeur, en attendant qu’une guerre plus terrible éclatât. Enveloppés d’intrigues, deux membres du Cabinet étaient à la veille de succomber, et le duc de Broglie, en butte à une animosité persévérante et secrète, allait lui-même sortir du Conseil.

Une demande de vingt-cinq millions adressée au gouvernement français par le gouvernement des États-Unis fut, non pas la cause, mais l’occasion de la retraite du duc de Broglie. La France devait-elle réellement vingt-cinq millions aux États-Unis ? Quelle était l’origine de la créance américaine ? Jusqu’à quel point les prétentions de l’Amérique à notre égard étaient-elles fondées ? Voilà ce que la Chambre eut à examiner. Nous ne nous arrêterons pas ici aux discussions qui s’élevèrent alors dans le parlement, nous réservant d’exposer la question en 1835, époque où elle fut remise sur le tapis. Nous nous bornerons à dire que les premiers débats soulevés eurent pour résultat le rejet absolu de la réclamation.

Le ministère, dans son désir excessif de maintenir la paix, n’avait rien négligé pour amener la Chambre à voter en faveur de l’Amérique. Et cependant, il arriva que les familiers du château laissèrent tomber dans l’urne des boules noires.

Le fait était assurément fort extraordinaire ; car en ne pouvait mettre en doute l’importance que le roi attachait à l’acceptation du traité. Aussi les amis de M. de Broglie ne virent-ils dans ce résultat que le triomphe d’une intrigue ils demeurèrent convaincus que, M. de Broglie pesant au roi, on avait voulu le faire renverser par la majorité. Pour cela, il est vrai, la Cour avait dû se résigner à un rejet qui lui était pénible ; mais la démission de M. de Broglie était au bout. Or, repoussé une fois, le traité pouvait être présenté de nouveau ; tandis qu’une fois donnée, la démission pouvait être aisément rendue définitive. Aux yeux des gens de cour, le bénéfice du calcul en dépassait l’inconvénient.

Ce qui est certain, c’est que la Cour n’avait pas compté vainement sur la susceptibilité de M. de Broglie. Au sortir même de la séance où il venait d’être vaincu, il alla sur-le-champ offrir au roi sa démission.

Le roi comprenait peu les scrupules parlementaires et il s’en moquait volontiers. Apporter de l’amour-propre dans les affaires lui paraissait au plus haut point dangereux et niais. Suivant lui, en faisant de toutes les questions importantes des questions de Cabinet, on élevait la puissance du parlement sur les ruines de la prérogative royale. Cette manière de voir, M. de Broglie était loin de la partager, mais il ne l’ignorait pas. Il devait donc naturellement s’attendre à voir le roi hésiter devant l’offre d’une aussi brusque démission. Ce fut le contraire qui advint. M. de Broglie sortit du ministère dès qu’il en manifesta l’intention. Les efforts que le roi tenta pour le retenir se réduisirent à ces banales objections dont la politesse fait une loi. M. de Broglie ne pouvait s’y tromper, Louis-Philippe ayant un jeu de physionomie dont les ministres s’étaient accoutumés à surprendre le secret.

Que la retraite du duc de Broglie, en cette occasion, ait été, au château, le sujet d’une joie très-vive, rien de moins douteux. D’abord, nous l’avons dit, le roi n’aimait pas la personne de M. de Broglie. Il lui trouvait de la raideur, de la persistance dans les idées, une dignité incommode, une âme trop en garde contre l’influence des petites séductions ; il supportait impatiemment un ministre avec lequel il osait à peine être familier, et qui était homme, dans tous les cas, à déjouer les calculs de la familiarité royale. D’un autre côté, M. de Broglie avait, aux yeux des courtisans, le tort de mettre la main aux affaires, et cela dans un département où le roi s’alarmait de tout contrôle. Enfin, la retraite du ministre des affaires étrangères ne faisait que commencer l’exécution d’un projet couvé depuis longtemps avec complaisance. Unis étroitement, le duc de Broglie, M. Guizot et M. Thiers auraient formé, dans le Conseil, une force contre laquelle se serait trop souvent brisée la politique personnelle du monarque. Il avait donc fallu semer entre eux de sourdes défiances, les armer l’un contre l’autre par un ténébreux et persévérant appel à des sentiments de rivalité. Jusqu’alors le but n’avait été atteint que très-imparfaitement. L’amitié de M. Guizot et du duc de Broglie était restée sans nuages ; et si l’intimité de leur alliance inspirait à M. Thiers quelque inquiétude, il n’en était pas encore venu à croire une séparation profitable pour lui. Mais M. de Broglie sortant du conseil, tout changeait. M. Guizot et M. Thiers se trouvaient face à face, sans lien qui les rapprochât, et avec des caractères différents, des tendances diverses, des talents rivaux, des prétentions égales. Situation qu’il était facile de faire tourner au profit du gouvernement personnel !

Il y avait à remplacer le duc de Broglie comme ministre des affaires étrangères. La présidence resta au maréchal Soult, parce que son illustration militaire était de nature à imposer à l’opinion, et parce que, dans l’intérieur du Conseil, son importance politique n’était point assez grande pour éveiller la jalousie. Quant au portefeuille des affaires étrangères, on l’offrit à M. de Rigny, mais on eut beaucoup de peine à le lui faire accepter. Marin, il se sentait à l’aise dans le ministère de la marine, où sa capacité n’était pas trop au-dessous de sa tache. Se maintiendrait-il au poste où on l’appelait ? Le fil des intrigues diplomatiques ne se romprait-il pas entre ses doigts à chaque instant ? Et comment repousserait-il, à la Chambre, des attaques portant sur tout l’ensemble de la politique européenne ? Le sentiment de son insuffisance le troublait. Il refusa long-temps, et ne se rendit enfin que sur l’espoir de trouver pour appui l’expérience de M. de Broglie et ses conseils. L’amiral Poussin, alors en mission, fut désigné pour le ministère de la marine ; et, sur son refus, lorsqu’on en fut informé, l’amiral Jacob entra dans le ministère.

D’autres changements se préparaient. M.d’Argout, homme très-instruit, très-laborieux, et qui possédait la passion de ces sortes d’affaires qui se font avec des chiffres, M. d’Argout n’avait jeté aucun éclat sur le ministère de l’intérieur, et s’était desservi lui-même dans l’esprit de ses collègues. M. Thiers, au contraire, quoique relégué dans le ministère du commerce, avait partout fait sentir son action et accepter son influence. Ses amis auraient donc volontiers demandé pour lui un portefeuille politique. Mais il tenait sa position pour bonne et n’en voulait point sortir. Peu lui importait que son portefeuille ne fut que secondaire, sa personnalité en ressortait mieux, et il lui suffisait de pouvoir, devant les Chambres, faire sur le domaine de ses collègues de brillantes apparitions. Il se laissa néanmoins entraîner, surtout par M. Bertin-de-Vaux, que le Journal des Débats rendait tout-puissant, et qui regardait l’occupation du ministère de l’intérieur par M. Thiers comme une chose presqu’indispensable. Il se forma, conséquemment, au sein du Conseil, une espèce de complot ayant pour but l’exclusion de M. d’Argout. M. Barthe entra dans ce complot sans se douter qu’il était, lui aussi, l’objet des menées les plus malveillantes. Car on le disait usé, et M. Bertin-de-Vaux poussait secrètement au ministère de la justice M. Persil, magistrat plein de fiel mais courageux, et qu’avait en quelque sorte marqué au front le ressentiment des partis. Nous ne forcerons pas l’histoire à descendre aux détails honteux de la stratégie qui devait aboutir au remaniement du Cabinet. Il nous suffira de dire qu’un jour, pendant qu’à la Chambre M. Barthe, assis au banc des ministres, savourait tranquillement les douceurs d’un pouvoir dont il se croyait sûr, M. Dupin aîné fut prévenu qu’on l’attendait au-dehors pour une communication importante. On venait lui offrir le ministère de la justice, dans l’espérance qu’il le refuserait, et parce qu’on n’aurait pas osé, avant de s’être adressé à lui, s’adresser à M. Persil. Il refusa. Le jour même, M. Barthe apprenait, de la bouche d’un de ses amis, la trame ourdie contre lui par ses collègues. Indigné, il résolut de donner cours sur-le-champ à sa colère, et, le Conseil s’étant assemblé dans la soirée, il éclata. Ce fut le terme de la crise. MM. d’Argout et Barthe furent remplacés par MM.Thierset Persil. Les renvoyer sans dédommagement eût été une imprudence M. Barthe reçut la présidence de la Cour des Comptes qu’il fallut retirer à M. Barbé-Marbois, dont, aussi bien, l’austérité avait déplu dans la fameuse affaire Kesner ; et le duc de Gaëte dut céder à M. d’Argout les magnifiques fonctions de gouverneur de la Banque de France. Le ministère du commerce, que M. Thiers abandonnait, échut à M. Duchatel, un des plus habiles défenseurs du traité des 25 millions. Preuve manifeste qu’on se proposait de revenir à la pensée de ce traité onéreux, et que ce n’était pas à la souveraineté de la Chambre qu’on avait sacrifié M. de Broglie avec tant d’empressement !

Mais tandis que le pouvoir flottait au gré de ces intrigues, la nation bouillonnait au-dessous, et les intérêts qu’avait si directement menacés la loi contre les associations se préparaient de toutes parts à un vigoureux effort. Des réunions avaient lieu à Paris, tantôt chez le général Lafayette, tantôt chez un de ses amis les plus dévoués. La question du combat y fut posée. Que faire si, foulant aux pieds les principes les plus inviolables, le pouvoir en venait à porter la main sur la liberté, d’une manière agressive et violente ? Opposerait-on la force à la force ? « Comment hésiter ? disaient quelques-uns. Le gouvernement commence l’attaque. Il ira jusqu’au bout. Il osera tout contre nous si nous n’osons rien contre lui. Reculons, nous sommes perdus. » La plupart, et à leur tête M. Garnier-Pagès, objectaient l’énormité de l’entreprise, l’insuffisance des préparatifs, l’indocilité des courages à manier, le défaut d’organisation, le nombre des troupes contre lesquelles on aurait à lutter, l’impossibilité absolue de jeter dans l’insurrection le gros de la bourgeoisie. Un avis singulier fut ouvert par un savant qu’avaient fait remarquer dans le parti républicain la sauvagerie de son humeur et son caractère ombrageux à l’excès, mais en même temps sa haute intelligence et son désintéressement poussé jusqu’à l’héroïsme. Voici ce qu’il proposait : partant de ce point de vue qu’il y a dans le martyre une incalculable puissance d’entraînement, un certain nombre de républicains auraient fait pacte avec la mort ; et, renfermés dans une maison, y auraient défendu jusqu’au dernier soupir le principe attaqué. Ce n’étaient pas, du reste, les personnages les plus marquants du parti que l’auteur de la proposition appelait à remplir un rôle dans le drame dont il donnait le plan : « Ceux-là, disait-il ; se réserveront pour l’assaut ; nous serons, nous, les fascines qui servent à combler le fossé. » D’aussi étranges idées ne pouvaient être et ne furent accueillies que par l’étonnement. Chacun se demanda si elles étaient sérieuses ; et, depuis, plusieurs ont pensé que celui qui les avait émises n’avait eu pour but que d’essayer le dévoûment de quelques hommes suspects à sa nature soupçonneuse.

Cependant, le comité de la Société des Droits de l’Homme redoublait d’activité. Par d’infatigables correspondances, il hâtait dans les provinces le travail d’organisation commencé. Par de hardis manifestes, il tenait en haleine dans la capitale les cent soixante-trois sections dont il gouvernait l’ardeur. On fit des cartouches ; on commanda des achats de fusils ; on se mit en rapport avec les soldats en garnison à Versailles et à Vincennes ; les commissaires d’arrondissement furent chargés de faire connaître au comité les ressources des divers quartiers de Paris, et sur quels hommes il était permis de compter. Mais l’argent manquait ; le détournent ne se trouva pas, en général, au niveau de l’agitation et la revue des forces disponibles de l’insurrection fut loin de répondre aux espérances conçues.

Parallèlement à la Société des Droits de l’Homme, marchait l’Association pour la dépense de la Liberté de la Presse. Le général Lafayette en était le patron ; MM. Marchais et Étienne Arago en étaient les secrétaires. Elle avait pour but avoué de protéger la liberté d’écrire, soit en resserrant le lien des divers journaux républicains, soit en assurant aux œuvres des citoyens pauvres le bénéfice de la publicité, soit en organisant par toute la France des souscriptions destinées à couvrir les amendes. Mais, quelque pacifique que fût la nature de son institution, elle favorisait le mouvement par la fougue personnelle de ses membres, par ses affiliations dans les provinces, par son empressement à faire circuler les nouvelles propres à ébranler les esprits. Malheureusement, entre elle et la Société des Droits de l’Homme, il existait une sorte de rivalité sourde, dont il était à craindre que, dans une occasion décisive, l’ennemi commun ne profitât.

Dans les départements, la situation n’était ni moins menaçante ni moins compliquée. Nous dirons dans le chapitre suivant quel était l’état de la ville de Lyon. Le département des Pyrénées-Orientales, patrie de l’illustre François Arago, obéissait à l’action d’un comité central, établi à Perpignan, et correspondant avec le comité de Défense pour la Liberté de la Presse établi à Paris. Le parti républicain dominait dans le Jura, et, dirigé par un neveu du général Bachelu, il se montrait tout-puissant dans la ville d’Arbois. A Dijon, à Clermont-Ferrand, à Châlons-sur-Saône, à Saint-Étienne, à Besançon, à Grenoble, les éléments de résistance étaient nombreux. A Épinal, où M. Mathieu, avocat, exerçait une grande influence, la Charbonnerie et la Société de Droits de l’Homme faisaient chaque jour de nouvelles et importantes conquêtes. A Lunéville, un maréchal-des-logis-chef au 9e régiment de cuirassiers, M. Thomas, avait formé l’audacieux projet d’enlever les quatre régiments de cuirassiers qui se trouvaient à Lunéville depuis la dissolution du camp de manœuvres formé en 1833. Entreprenant, dévoué, plein d’intelligence et de courage, M. Thomas s’était assuré le concours de plusieurs de ses camarades, s’était mis en rapport avec les républicains de Nancy, avait donné avis de ses desseins au comité parisien de la Société des Droits de l’Homme, et n’attendait que le moment d’agir.

Si tous ces mouvements eussent été coordonnés, et soumis à une vigoureuse impulsion, à une impulsion commune, nul doute que le gouvernement n’eût été renversé. Mais les chefs n’avaient pu donner à l’organisation ni le temps ni le soin nécessaires, entraînés qu’ils étaient dans un tourbillon de feu.

C’était de la Société des Droits de l’Homme de Paris qu’aurait dû naturellement partir le signal. Or, elle était elle-même, depuis quelque temps, minée par de fâcheuses divisions. Au milieu d’elle s’étaient glissés des jeunes gens remplis de passions brûlantes, et qui frémissaient sous le joug du comité, qu’ils accusaient de tiédeur parce que son énergie n’excluait pas les conseils de la prudence. Se tenir prêt pour la bataille si le pouvoir la rendait inévitable, telle était la politique du comité : eux, ils jugeaient que c’était trop peu de s’armer pour la défensive et qu’il fallait attaquer. Le comité pensait que, pour avoir raison des iniquités contre lesquelles on protestait, heurter de front et brutalement la bourgeoisie n’était pas indispensable : eux, ils repoussaient comme douteuse toute politique de ménagements. Par suite de ces dissidences, un second comité avait été formé sous le nom de Comité d’Action, et il en était résulté, parmi les sectionnaires, une lutte qu’entretenait avec soin la police, partout présente par ses agents. Après des tiraillements funestes, l’ancien comité l’emporta mais la fusion ne s’opéra point sans avoir amené, comme il arrive presque toujours, des concessions dont profita la fraction des audacieux.

La Société des Droits de l’Homme, au surplus, était loin d’embrasser le parti républicain tout entier. Le journal la Tribune, quoique rédigé avec une véhémence extraordinaire, était indépendant de la Société, dont M. Armand Marrast ne faisait point partie. Il en était de même de MM. Armand Carrel à Paris, Anselme Petetin à Lyon, Martin Maillefer à Marseille ; et ces trois derniers éprouvaient pour toute tentative hasardée une répugnance dont ils ne se cachaient pas. Naturellement ennemi des allures démagogiques et accoutumé à ce qu’il y a de régulier dans la discipline militaire, Armand Carrel assistait avec un trouble secret au spectacle de ces passions déréglées dans leur force et toujours à la veille de dépasser leur propre but. Et cependant, il avait la vue trop perçante pour ne pas apercevoir tous les éléments de puissance cachés à demi dans un tel désordre. Si les exagérations de certains hommes l’alarmaient, il y avait, en revanche, dans la vigueur de leur essor, quelque chose qui plaisait à son courage et remplissait d’émotion son âme passionnée. Souvent il fut sur le point de rompre en public avec eux mais au moment de les attaquer dans le National, son organe, il s’arrêtait tout-à-coup, hésitait, puis renonçait à son dessein, ne voulant pas donner à l’ennemi commun la joie de triompher de la désunion des républicains, et préférant, après tout, le tumulte à l’égoïsme, une colère irréfléchie à une basse insolence, les fautes des rebelles enfin à la sagesse menteuse des oppresseurs.

À cette diversité dans la manière d’apprécier l’énergie du mouvement à imprimer au parti républicain, se joignaient des dissidences d’opinion fort sérieuses. M. Godefroi-Cavaignac dans le Comité de la Société des Droits de l’Homme, M. Armand Marrast dans le journal la Tribune, professaient, sur le principe d’autorité, par exemple, et sur la centralisation, des idées que ne partageaient entièrement, comme nous l’avons déjà dit, ni M. Armand Carrel, ni M. Anselme Petetin, ni M. Martin Maillefer. Armand Carrel, toutefois, chancelait dans son opinion, qu’il finit par abandonner avec cette intrépide bonne foi qui le caractérisait ; mais une conviction plus tenace animait MM. Maillefer et Petetin, que touchait faiblement la nécessité de fortifier et de centraliser le pouvoir après l’avoir rendu tutélaire, et qui se préoccupaient beaucoup plus des moyens d’assurer à la liberté de l’individu des garanties solides et de tenir Paris en respect.

Si le parti républicain s’était senti moins fort, s’il n’avait pas cru toucher à la réalisation de ses espérances, peut-être aurait-il apporté moins de ferveur dans la lutte intellectuelle par laquelle il était intérieurement agité. Mais il y avait alors dans ce parti une résolution de vaincre si impétueuse et une si grande exubérance de vie, qu’on se jugeait à la veille de saisir le pouvoir, et de passer ainsi de la théorie à la pratique, du gouvernement des passions à celui des intérêts. Car il est à noter que, dans le sein même de la Société des Droits de l’Homme, et au plus fort de son effervescence, on voyait s’accomplir un travail d’organisation pacifique très-actif et ayant pour but de subordonner les emportements de la révolte aux procédés de la science. Il fallait donc s’entendre sur la manière dont la nation devait être excitée, dirigée, administrée, défendue ; il fallait tout-à-la-fois se disposer à combattre et à étudier, pourvoir aux nécessités du moment et méditer sur les choses du lendemain : double cause d’enthousiasme, mais aussi de division et de fièvre !

Ajoutez à cela que, quoiqu’il y eût beaucoup de charbonniers dans la Société des Droits de l’Homme, la direction de cette société et celle de la Charbonnerie n’allaient pas tout-à-fait de conserve. La Société des Droits de l’Homme avait dans le vieux Buonarroti un juge bien plus sévère qu’Armand Carrel, et bien plus imposant. Directeur suprême des mouvements mystérieux de la Charbonnerie, Buonarroti n’avait nulle confiance dans une conspiration qui déroulait sa trame en plein jour, qui publiait chaque matin le nom de ses chefs, qui se recrutait à la face du soleil. Il avait raison, au point de vue du combat. Une association hostile au pouvoir ne saurait réussir dans ses projets, même quand elle n’est pas secrète, qu’à la condition d’être conduite par un gouvernement inconnu. Le fait est que la Société des Droits de l’Homme avait tous les inconvénients des sociétés secrètes sans en avoir les avantages. Bonne pour une œuvre de propagande, il était impossible qu’à la veille d’une bataille elle ne fût pas désorganisée par le seul fait de l’arrestation des chefs. Ceux qui la fondèrent avaient donc commis, en isolant leur action de celle de la Charbonnerie, une faute qui allait être expiée cruellement. Car c’était du fond d’un cachot que la plupart des chefs allaient entendre le premier appel aux

armes !
CHAPITRE V.


Aspect militaire de Lyon ; progrès du parti républicain dans cette ville. — Banquet de six mille couverts préparé ; la Glaneuse défendue par M. Dupont ; voyage de M. Godefroi Cavaiguac à Lyon ; formation du Comité invisible ; la Charbonnerie désorganisée ; Société du progrès ; établissement de la Société lyonnaise des Droits de l’Homme ; son développement. – Le Mutuellisme ; lutte des mutuellistes contre les fabricants ; suspension des travaux ; la ville de Lyon consternée. — Les fabricants et le pouvoir intéressés à offrir la bataille, les ouvriers et les républicains à l’ajourner. — Situation des mntuellistes à l’égard du parti républicain. — Le comité lyonnais se sent entraîné. — M. Albert part pour Paris avec une mission secrète. — Débats violents dans l’intérieur de la Société lyonnaise des Droits de l’Homme ; le comité résiste aux exagérés et l’emporte. — M. Albert à Paris ; ses rapports avec MM. Cavaiguac et Guignard, avec M. Carnier-Pagès, avec M. Cabet ; MM. Armand Carrel et Cavaignac sur le point de partir pour Lyon ; offres de Lafayette malade ; les républicains poussent les mutuellistes à la reprise des travaux. — Loi contre les associations connue à Lyon. — Protestation des ouvriers. — Formation du Comité d’ensemble. — Tout se prépare pour une lutte terrible. — Journée du 7 avril. — Le pouvoir s’attend à une insurrection, il ne fait rien pour la prévenir. — journée du 9 avril ; occupation militaire de la ville, les sections séparée les unes des autres et cherchant en vain des armes. — Combats, incendies, assassinats. — La ville de Lyon, pleine de terreur et dévastée. — Physionomie de ces affreux événements ; leur véritable caractère. — Massacres dans le faubourg de Vaise. — Suites violentes de la guerre civile. — Massacres dans la rue Transnonain à Paris. — Les vaincus et les vainqueurs. — Préliminaires du monstrueux procès d’avril. — Conclusion.


Notre récit nous amène au 9 avril 1834 ; mais pour avoir la clé des événements dont cette date sanglante marque la place dans l’histoire de Lyon, il faut reprendre les choses d’un peu plus haut.

À Lyon, depuis long-temps, l’effervescence était extrême, et tout concourait à y faire renaître, plus vaste et plus terrible, cette tempête de novembre dont la France sentait encore le frémissement.

L’insurrection de novembre avait pris le gouvernement au dépourvu. Aussi n’avait-il rien négligé, après sa défaite, pour en effacer la honte. Le chiffre de la garnison fut enflé outre mesure ; des troupes, répandues dans toutes les villes environnantes, se tinrent prêtes à marcher au premier signal ; la garde nationale fut brutalement désarmée ; des fortifications s’élevèrent autour de la cité, et les canons qui devaient la contenir ou la détruire, ne se trouvèrent séparés de l’Hôtel-de-Ville, situé dans le quartier le plus central et le plus riche, que par une distance de 1,500 à 2,000 mètres ; l’administration de la guerre acheta par surprise et restaura une grande muraille qui devait servir à isoler la Croix-Rousse, berceau de l’insurrection de novembre ; le pouvoir se ménagea des points fortifiés jusque dans l’intérieur ; en un mot, Lyon devint un champ de bataille préparé pour des combats prévus et inévitables. En même temps, l’autorité militaire semblait se complaire dans un étalage de forces aussi menaçant que fastueux. Souvent, il arriva aux Lyonnais de trouver, en s’éveillant, les places couvertes de soldats en armes. Il n’y avait dans toutes les âmes que trouble, terreur ou colère.

De son côté, le parti républicain, à Lyon, s’était accru et constitué. Il y marchait la tête haute et y prenait possession de la popularité, avec sa fougue ordinaire. À côté du Précurseur, feuille républicaine rédigée avec beaucoup de talent par M. Petetin, mais dans des idées de décentralisation et dépourvues de hardiesse, on avait vu s’établir la Glaneuse, journal audacieux, dont l’existence financière pesait sur M. Albert, qui mettait à la disposition du parti ses relations et sa fortune.

Au mois d’avril 1833, deux procès intentés à la fois à la Glaneuse devinrent l’occasion d’une revue solennelle des forces de la démocratie. Un avocat du barreau de Paris, M. Dupont, est appelé à Lyon pour y prêter à la feuille attaquée l’appui de sa parole puissante. M. Garnier-Pagès, auquel les républicains lyonnais avaient déjà donné, l’année précédente, un banquet de 2,000 couverts, M. Garnier-Pagès va se mettre en route. M. Philippon, gérant d’un journal satyrique fort célèbre, M.Saint-Romme, avocat renommé dans le département de l’Isère, M. Trélat, représentant des républicains de l’Auvergne, accourent au rendez-vous. Quinze députations sont envoyées par les départements voisins. On s’occupe activement des préparatifs d’un banquet pour lequel on a compté sur deux mille souscripteurs : il s’en présente six mille. Le banquet est fixé au 5 mai (1833), et l’on ne néglige rien de ce qui doit donner à cette manifestation un caractère imposant.

Le pouvoir s’alarma. Les hommes qui, sous la Restauration, avaient décerné à Lafayette, au nom du libéralisme persécuté, une ovation toute révolutionnaire, ces mêmes hommes jurèrent que le banquet projeté n’aurait pas lieu, dût la guerre civile reprendre l’œuvre de destruction commencée en novembre ! L’interdiction se formula dans un arrêté qui ne s’appuyait sur aucun texte de loi. Les commissaires du banquet déclarèrent l’arrêté illégal et poursuivirent leurs préparatifs. Mais tout-à-coup une agitation d’une nature mystérieuse éclate. Des visages inconnus et sinistres paraissent sur les places, des clameurs imbéciles retentissent, et la ville est inondée de fausses circulaires, les unes calomniant la faiblesse de la commission du banquet, les autres calomniant son audace. La police avait-elle excité ce mouvement ? Les commissaires en restèrent convaincus ; et bien décidés à ne pas franchir les limites de la loi, ils ajournèrent le banquet au 12 mai, après avoir fait rédiger par quatre avocats du barreau lyonnais une consultation dans laquelle l’illégalité de l’arrêté préfectoral était démontrée. On veut la signifier au préfet par huissier : pas d’officier ministériel qui ose se charger de la signification. On se pourvoit auprès du procureur du roi, M. Chégaray : il répond que tout huissier qui signera l’exploit sera destitué. Les voies légales étaient épuisées ; la police avait fait prévenir le propriétaire du jardin désigné pour le banquet, que sa propriété serait militairement occupée ; des milliers de soldats allaient être mis sur pied ; il ne restait donc plus aux commissaires que l’appel aux armes ! Ils reculèrent devant l’effusion du sang. Mais à l’attitude des républicains, à l’énergie de leurs protestations, à leur orgueil indompté, à l’importance des ressources qu’il avait fallu déployer contre eux, on pouvait juger déjà de leur empire.

Quelques jours après, le gérant de la Glaneuse était appelé devant le jury. Lyon garde encore le souvenir des plaidoiries de M. Dupont. Tout ce que la raison a de plus élevé, la logique de plus pressant, l’ironie de plus incisif, l’éloquence du cœur de plus passionné, M. Dupont le déploya dans cette cause célèbre. Mais ce qui était au fond du débat, c’était la guerre, toujours la guerre. Acquittée par le premier verdict, la Glaneuse avait été condamnée par le second. La peine fut terrible : quinze mois d’emprisonnement et cinq mille francs d’amende ! Et comme si c’eût été trop peu d’une pareille condamnation, on l’aggrava en appliquant au condamné un règlement de prison fait pour la lie des criminels. Des gendarmes saisirent l’écrivain ; et, de brigade en brigade. il fut traîné à Clairvaux, au milieu de dix-huit cents voleurs. Et les hommes qui présidaient à l’accomplissement de telles vengeances étaient les mêmes qui avaient crié anathême à la Restauration, pour sa conduite à l’égard de MM. Magalon et Fontan !

Ainsi s’accumulaient les causes d’irritation et de révolte. Mais la désunion s’était glissée parmi les démocrates lyonnais. La Charbonnerie, à Lyon, manquait d’une organisation solide. Plusieurs Charbonniers, par une singulière ignorance de ce qui constitue la force des sociétés secrètes, se plaignaient du mystère dont les membres de la haute-vente nationale restaient enveloppés, et ils ne dissimulaient pas leur répugnance à suivre aveuglément une impulsion dont on leur dérobait avec tant de soin l’origine. Deux Lyonnais, MM. Martin et Bertholon, ayant été élus présidents de vente, on demanda au dicastère de les initier au secret de la constitution de la vente nationale : il parut promettre et ne voulut ou ne sut pas se décider. De fâcheux tiraillements s’en suivirent. Les dissidents nomment des commissaires, on prépare un règlement nouveau, une reconstitution est imminente.

Ceci se passait au mois de juillet (1833). M. Cavaignac, qui était d’avis qu’il fallait lutter contre le pouvoir, au grand jour, à la face du soleil, M. Cavaignac arriva inopinément à Lyon. Il s’aboucha aussitôt avec les démocrates les plus influents, s’enquit de l’état de l’opinion ; et une assemblée se tint, en sa présence, dans les bureaux du Précurseur, sous la présidence de M. Jules Séguin. Après un examen approfondi des ressources dont le parti disposait, on reconnut qu’il n’y avait pas lieu, pour le moment, à une levée de boucliers ; qu’on devait se borner à une propagande énergique que, même en admettant le cas d’une insurrection commencée à Paris, Lyon ne pourrait efficacement s’y associer qu’avec l’adhésion volontaire et spontanée des ouvriers ; qu’il importait, par conséquent, de prendre racine dans le peuple ; qu’en attendant, et dans la prévision d’une crise, il était bon de créer un pouvoir représentant toutes les forces vives de la cité et destiné à centraliser l’action du parti, soit qu’il fût conduit à soutenir la lutte, soit qu’il fallût assurer au peuple les avantages de la victoire. C’était donc tout à la fois un comité de résistance et une municipalité provisoire qu’il s’agissait d’Instituer. Mais, pour investir ce comité d’une puissance suffisante, on convint d’un mode d’élection propre à enlever autant que possible aux électeurs la connaissance des membres élus. Chacun fit son bulletin, et, l’assemblée s’étant séparée, le président dépouilla seul le scrutin, dont il ne communiqua le résultat qu’aux élus. On sut leurs noms plus tard. C’étaient MM. Jules Séguin, Lortet, Bertholon, Baune, Charassin, Poujol, Jules Favre, Michel-Ange Périer, Antide Martin, Rivière cadet.

M. Cavaignac choisit pour correspondants MM. Bertholon et Martin, leur donna les noms de tous les affiliés de province avec lesquels des relations actives devaient être publiquement entretenues, et reprit la route de Paris.

L’heure semblait approcher où les républicains domineraient dans Lyon. En vain leur ascendant y était-il combattu avec énergie ils tendaient de plus en plus à s’imposer par leur courage. Le 29 juillet (1833), dans une revue des troupes de la garnison, des gardes nationaux ayant protesté hautement contre les bastilles, et une voix partie du cortège du lieutenant-général Aymar ayant crié : « Il y a ici des Autrichiens, » deux républicains, MM. Jules Séguin et Baune, courent chez le lieutenant-général Aymar, qu’entourait son état-major, lui demandent des explications, et obtiennent un désaveu public.

La force du parti avait, toutefois, besoin de direction. Le comité formé par suite du voyage de M. Cavaignac, et qu’on appelait le Comité invisible, n’agissait pas et paraissait vouloir s’abstenir. Quant à la Charbonnerie dissidente dont nous avons déjà parlé, elle s’était mise à l’œuvre mais certaines divisions produites par des antipathies personnelles, la lassitude, la difficulté d’organiser une société secrète sans en resserrer le cadre, tout avait concouru à rendre stériles les efforts tentés. Des principaux débris de la Charbonnerie il se forma, sous le nom de Société du Progrès, une association qui eut une existence semi-publique d’abord, puis tout à fait publique, et dont M. Lagrange fut l’âme.

La Société des Droits de l’Homme vint ensuite, et elle se modela sur celle de Paris. Née au mois d’octobre (1833), elle commença par élire un comité composé de cinq membres : MM. Martin, Bertholon, Baune, Hugon et Poujol. Le 23 décembre (1833), une réunion générale des sectionnaires ayant eu lieu, le règlement fut adopté ; on nomma deux nouveaux chefs, MM. Albert et Sylvain Court ; et la Société se trouva définitivement constituée.

A dater de ce moment, l’influence du parti républicain s’étendit avec une rapidité extraordinaire. Dans les derniers mois de l’année 1833, la Société des Droits de l’Homme enveloppait la ville de Lyon ; et, rayonnant sur les départements voisins, elle avait créé des centres correspondants partout où elle avait fait l’essai de sa redoutable et irrésistible propagande c’est-à-dire dans les villes les plus importantes de l’Isère, de la Drôme, de l’Ardèche, de la Loire, du Jura, de Saône-et-Loire. Là, sa domination était si absolue et la parole de ses représentants si respectueusement obéie, qu’à Romans, par exemple, M. Baune couvrit de sa protection et sauva de la colère du peuple le préfet de la Drôme, accouru avec des gendarmes pour l’arrêter. On se ferait malaisément une idée de la vie brûlante que menait, à cette époque, la ville de Lyon. A certains jours, des clameurs étranges y montaient dans les airs, et l’on voyait alors s’entasser sur les places publiques une population menaçante et hâve, espèce de marée montante qui semblait prête à tout engloutir. Les soldats étaient épuisés de corvées et de veilles, les cavaliers toujours sur le point de monter à cheval. Tantôt c’étaient des chanteurs dont il fallait étouffer la voix, parce que l’accent en avait paru terrible, dans ces jours de trouble universel ; tantôt c’étaient, comme à Paris, les crieurs publics qu’on essayait d’arrêter, au milieu d’une foule en délire. Dans le mois de janvier, l’autorité engagea contre les crieurs une lutte ardente, et fut vaincue. Entre le préfet et le maire de Lyon, entre M. Gasparin et M. Prunelle, l’animosité était au comble : un arrêté du second déjoua les mesures despotiques conseillées par le premier. Protégés par le pouvoir municipal et par la loi, les crieurs publics purent distribuer librement tous les écrits dont la saisie n’avait pas été judiciairement proscrite, et les publications politiques inondèrent la ville.

Tel était, au commencement de l’année 1834, l’état des choses à Lyon et dans les contrées qui l’avoisinent. Le mutuellisme alors entra dans l’arène et compliqua la situation.

Le mutuellisme[31] était l’association des ouvriers en soie, chefs d’atelier ; elle était purement industrielle, et son origine remontait à 1828. Ses statuts excluaient de la manière la plus formelle toute discussion des choses religieuses et politiques. Fondé d’abord dans un but de mutuelle assistance entre ouvriers, le mutuellisme se divisait en loges de moins vingt personnes. Onze loges nommant chacune deux délégués formaient ainsi une loge centrale ; et c’était à un conseil composé des présidents des centrales qu’appartenait la direction. Le pouvoir des présidents des centrales s’était maintenu jusqu’à la fin de 1833 ; à cette époque il fut ébranlé. L’association voulait agrandir son action ; elle voulait faire servir la force qu’elle puisait dans l’union de ses membres à empêcher la décroissance du salaire ; elle voulait créer un contre-poids à l’hypocrite tyrannie que, dans la lutte du pauvre contre le riche, on ose appeler la liberté des transactions. Mais à l’accomplissement de ces vues nouvelles il fallait un pouvoir nouveau. Les présidents des centrales furent destitués, et leur autorité passa aux mains d’un conseil exécutif, qui n’était lui-même, du reste, que l’instrument de l’association, constituée démocratiquement et décidant dé tout par voie élective.

Cependant, la situation de l’ouvrier empirait. Par un funeste et trop fréquent effet de la concurrence, les commandes avaient diminué. Le mouvement de la fabrique lyonnaise, dans les premiers mois de l’année 1834, se trouvait notablement ralenti. Et jamais, contraste déplorable ! la joie du riche n’avait plus bruyamment éclaté. Les bals se succédaient avec une rapidité où entrait une sorte d’étalage provocateur. Lyon retentissait du bruit des fêtes. Le pauvre en tressaillit, et dans son cœur la colère prit sourdement place à côté du désespoir. La crise était donc devenue imminente : une réduction de vingt-cinq centimes par aune sur le prix des peluches la précipita. Réduction peu considérable en elle-même, mais qui portait sur un salaire déjà insuffisant, et qui, ouvrant carrière à des empiétements plus funestes, n’était qu’une première application de la loi du plus fort ! Les ouvriers en peluches invoquèrent l’appui de leurs frères des autres catégories ; et alors, obéissant au principe de solidarité, la société mutuelliste mit en question la suspension générale des métiers.

Envisagée dans ses résultats matériels, la mesure était désastreuse ; considérée dans son principe moral, elle avait quelque chose de singulièrement élevé. Quoi de plus touchant que de voir cinquante mille ouvriers suspendre tout-à-coup les travaux qui les faisaient vivre et se résigner aux privations les plus dures, pour garantir de toute atteinte douze cents de leurs frères les plus malheureux ! Aussi bien, une détermination semblable, s’il eût été possible aux ouvriers de la soutenir, avait une incalculable portée. Par rapport à la classe ouvrière, c’était la théorie de l’association appliquée sur une grande échelle et au prix de sacrifices qui en rendaient l’effet plus imposant. Par rapport à la bourgeoisie, c’était une démonstration terrible, mais péremptoire, des vices d’un régime industriel qui, fondé sur un antagonisme de tous les instants, ne vit que par le perpétuel triomphe du fort sur le faible, et entretient une hostilité flagrante entre ces deux éléments de la production : le capital et le travail.

Voilà ce que comprirent parfaitement les chefs de la majorité. 1, 297 voix, sur 2, 341 votèrent la suspension des travaux. Et, comme un grand nombre d’ouvriers ne faisaient point partie de l’association, elle envoya dans les divers quartiers de la ville des émissaires chargés de soumettre toute la fabrique lyonnaise au niveau de la loi commune. Quelques ouvriers voulurent résister : on les menaça. Violence blâmable, et qui donnait à une cause juste les couleurs de l’injustice ! L’interdit avait été prononcé dans la journée du 12 février : deux jours après, vingt mille métiers à Lyon avaient cessé de battre !

Comment peindre la consternation qui, à cette nouvelle, régna dans la ville ! On eût dit que, devant les imaginations frappées d’épouvante, le fantôme sanglant de novembre venait tout-à-coup de se dresser. Ce n’étaient plus partout que visages inquiets ou menaçants. On s’interrogeait du regard avec anxiété. Sur toutes les poitrines pesait cet air lourd qui annonce l’approche d’un orage. Chaque jour, la place des Terreaux et les environs se couvraient de rassemblements dont l’aspect était moins animé que sombre ; chaque jour, les rues étaient sillonnées d’émigrants. Car, la frayeur les ayant gagnés, plusieurs fabricants avaient coupé court à leurs affaires, fermé leurs maisons, et se hâtaient vers la campagne pour y chercher un asile.

D’autres restèrent ; et ceux-là, loin de prendre l’alarme, commencèrent à s’exciter réciproquement à de sauvages ardeurs, disant que l’heure d’en finir était venue pour eux ; qu’ils avaient, depuis novembre, une revanche à prendre ; que c’était dans le souvenir d’une déplorable victoire qu’était le germe de l’insolence déployée par les mutuellistes ; et qu’il était urgent de leur donner enfin une vigoureuse leçon. Tels furent les propres termes dont se servit le Courrier de Lyon, organe passionné de l’aristocratie industrielle de la ville.

Et ces dispositions ne s’accordaient que trop bien avec celles de l’autorité. Le gouvernement n’ignorait pas que le parti républicain se livrait alors à un immense travail d’organisation. Il voyait la Société des Droits de l’Homme s’étendre, s’enhardir, se discipliner, jeter son inévitable réseau jusque sur les villes de second et de troisième ordre ; il prévoyait que la promulgation de la loi contre les associations deviendrait le signal d’une résistance qui, se produisant sur tous les points du royaume à la fois, avec ensemble, et sur l’ordre parti de la capitale, mettrait le royaume en feu et la monarchie à deux doigts de sa perte. De là son empressement à courir au-devant d’une crise qui avait tous les caractères de la fatalité. Puisqu’éviter la bataille était impossible, mieux valait la livrer lorsqu’on avait encore le choix des circonstances, du moment, des armes, du terrain. Puisqu’il fallait ou terrasser le parti républicain ou périr sous ses coups, mieux valait l’attaquer au milieu des embarras d’une organisation inachevée, et avant qu’il eût pris son mot d’ordre dans toute la France et terminé ses préparatifs. Comme champ de bataille, Lyon convenait beaucoup mieux que Paris au gouvernement, la centralisation ayant donné à Paris le privilége de remporter seul, en temps de révolution, des victoires décisives.

Ainsi, les fabricants et le pouvoir avaient également intérêt à accélérer le dénouement : les premiers, pour asseoir d’une manière définitive leur situation et venger leur orgueil humilié ; le second, pour ôter à ses ennemis le temps de faire leurs dispositions et de régler leur ordre de bataille.

Mais ce que le pouvoir et les fabricants étaient intéressés à vouloir, les mutuellistes et les républicains devaient le craindre.

Les mutuellistes n’étaient, en général, ni assez instruits, ni assez pénétrés de l’importance des formes politiques, pour appeler de leurs vœux une lutte où ils auraient eu le gouvernement pour ennemi. Que la question du salaire fut résolue en leur faveur, ils ne désiraient rien de plus.

Pour ce qui est de la Société des Droits de l’Homme, les membres dont elle était composée brûlaient de combattre, et ils ne s’en cachaient pas ; mais les plus intelligents tremblaient qu’on ne les forçât à accepter trop tôt le combat, et ils voulaient attendre, pour s’armer, d’abord que l’organisation y départementale fût achevée, et ensuite que la promulgation de la loi contre les associations vint généraliser l’attaque.

Les faits prouvèrent que telle était la situation morale des partis en présence. Les mutuellistes firent des ouvertures d’accommodement : elles furent repoussées avec un froid dédain. « Tenez bon, avait-on dit aux fabricants, il faudra bien que les ouvriers cèdent quand la faim les pressera ; et s’ils en viennent à une révolte, ce sera la dernière. Car nous avons sous la main des canons et des milliers de baïonnettes. » Repoussés par les maîtres, les mutuellistes invoquèrent la médiation de l’autorité : M. Gasparin répondit que le pouvoir n’avait pas charge d’intervenir dans les querelles du monde industriel, les transactions entre le capitaliste et le travailleur devant rester libres. De sorte qu’on osait parler de la liberté des transactions, au moment même où l’on s’en reposait, pour la soumission de l’ouvrier, sur le despotisme de la faim !

Alors se passèrent des scènes lamentables. Parmi les ouvriers en soie, il y en eut qui, quoiqu’en état de supporter le chômage, se lassèrent d’une situation dont ils n’apercevaient que la stérilité présente ; il y en eut qui, trop pauvres pour résister à l’oisiveté, ne purent se résigner à voir autour d’eux leurs femmes éplorées et leurs enfants privés de pain. La division s’introduisit dans la société mutuelliste : les uns demandant qu’on reprît les travaux, les autres s’y opposant ; des rixes s’en suivirent. Et, sous le regard triomphant des maîtres, les ouvriers allaient épuisant leurs forces dans leurs débats.

Si les chefs du parti républicain, à Lyon, eussent voulu réellement descendre sur la place publique, ils l’eussent fait alors. L’occasion paraissait si favorable ! La Société des Droits de l’Homme, qui comptait dans ses rangs un assez grand nombre de mutuellistes, n’aurait-elle pas amené l’explosion en poussant au maintien de la suspension des métiers ? Or, elle fit précisément le contraire, et ce fut l’occasion des plus violents orages dans l’intérieur des sections. Excités perfidement par des agents de police déguisés en sectionnaires, quelques républicains emportés s’étonnent de l’inaction des chefs, dans un moment qui semble si propice. Qu’attendent-ils ? Eh quoi ! pour attirer au parti la masse des ouvriers en soie, pour marcher avec elle en avant, on ne profite pas de la détresse de ces ouvriers, de leur désespoir ! Ces discours se répandent bientôt partout des gens suspects les enveniment ; on égare la crédulité de certains sectionnaires plus ardents qu’éclairés, et les membres du comité, accusés tout haut de trahison, sont placés sous la menace du poignard.

Mais ils avaient, pour résister au torrent, des motifs invincibles. Devancer à Lyon le mouvement de Paris et celui des provinces, c’était tout compromettre. Puis, les armes manquaient, le montant des cotisations mensuelles imposées aux sectionnaires ne suffisant pas même à couvrir les frais des publications innombrables sorties, depuis plusieurs mois, des presses de la Société. Au moins aurait-il fallu pouvoir compter avec certitude sur l’appui insurrectionnel des ouvriers en soie, qui formaient à Lyon le fond de la population ouvrière. Et cet appui, jusqu’alors, n’avait jamais été ni offert ni promis.

Nous avons dit qu’un assez grand nombre de mutuellistes étaient entrés dans la Société des Droits de l’Homme’; mais ils n’y étaient entrés que comme individus. Car, quant à la société mutuelliste prise dans son ensemble et dans sa direction, il est certain qu’à l’époque dont il s’agit, elle était dominée par un étroit esprit de corporation. Avant tout, elle tenait à conserver sa physionomie industrielle, son originalité, et ce qui lui faisait, dans la classe ouvrière, une situation à part. Nul doute qu’il n’y eût dans son sein des hommes élevés au-dessus des intérêts de corps par la force de leur intelligence et la générosité de leurs désirs ; mais ces hommes ne constituaient pas la majorité, dont on aurait pu résumer ainsi les espérances : augmentation du salaire des ouvriers en soie. C’était tout simple, hélas ! Qui s’était chargé d’instruire cette partie du peuple, de lui donner des notions de morale, de la nourrir des préceptes de la charité, de lui enseigner les immortels rudiments de l’évangile ? Et, d’un autre côté, comment se serait-elle livrée avec une entière confiance à une association politique dans laquelle à des citoyens intelligents et courageux se trouvaient mêlés tant d’ambitieux impatients, de démagogues pleins d’ignorance, de gens sans aveu et d’agitateurs sans but ? A Lyon, d’ailleurs, l’influence du clergé sur une portion de la classe des ouvriers en soie avait toujours été assez grande. Or, voici dans quel sens était dirigée cette influence, qui s’exerçait sourdement et à petit bruit par les femmes. Ne voyant dans les fabricants que des libéraux et des sceptiques, le clergé n’avait eu garde d’attiédir le sentiment. de révolte qui armait contre eux les ouvriers mais en même temps il poussait ceux-ci à se défier du parti républicain tout en profitant de ses sympathies. Et c’était bien là en effet, à l’égard de la Société des Droits de l’Homme, l’attitude des meneurs du mutuellisme. Car, tandis qu’ils se laissaient taxer de républicanisme, et s’aidaient, contre les fabricants, des prédications populaires de la Glaneuse, ils n’épargnaient rien pour amortir dans les loges la propagande républicaine, et, dans leurs ordres du jour, ils ne cessaient de recommander aux leurs l’observation des articles réglementaires qui portaient interdiction de la politique.

Ajoutez à cela que les Sociétés pullulaient dans la ville : ici la Société du Progrès, dirigée par MM. Lagrange et Léon Favre, là celle de la Liberté-de-la-Presse, plus loin celle des Indépendants et celle des Hommes libres. Il est vrai que’ces diverses associations se composaient en partie des mêmes hommes, ce qui en atténuait la divergence. Mais si elles tendaient à un but commun, elles y marchaient à pas inégaux. Le comité rencontrait aussi un obstacle sérieux dans le penchant des Lyonnais pour les idées de décentralisation, idées qui étaient celles du rédacteur du Précuseur, M. Petetin, et que partageait, du moins sous le rapport philosophique, un des membres les plus respectés et les plus recommandables du parti, M. Lortet. Que faire donc ? en un tel chaos d’incertitudes, de quel côté diriger le gouvernail ? L’écueil était partout, partout la tempête.

Et cependant, s’arrêter était impossible. La fermentation devenait d’heure en heure plus impérieuse. Mille étincelles jaillissaient chaque jour du choc de tant de passions en contact. L’on entendait rugir déjà la foule des impatients, qu’échauffaient, qu’enflammaient les véritables traîtres… Le comité ne se sentit pas assez fort pour porter le poids d’une situation semblable. Les rênes lui échappaient : il résolut de se faire appuyer directement par la capitale, et M. Albert partit.

M. Albert avait pour mission d’exposer l’état des choses au comité parisien, de prendre en quelque sorte le mot d’ordre, et de ramener à Lyon M. Godefroi-Cavaignac ou M. Guinard, que leur énergie rendait très-populaires, et que le comité lyonnais jugeait seuls capables, soit de contenir avec autorité, s’il en était besoin, ceux qui se laissaient emporter par une ardeur aveugle et sauvage, soit, si la fatalité l’emportait, de donner au mouvement une impulsion assez vigoureuse pour le pousser jusqu’au succès. On avait recommandé à M. Albert de n’aller trouver ni Armand Carrel ni Garnier-Pagès : le premier, parce qu’il ne faisait point partie de la Société des Droits de l’Homme ; le second, parce qu’il paraissait trop modéré.

Ce ne fut pas sans difficulté que le comité des Droits de l’Homme parvint, en attendant le retour de M. Albert, il dominer l’effervescence. Un jour, M. Martin apprend que plusieurs chefs de section tiennent, dans la rue Tupin, un conciliabule tumultueux ; que la prudence des chefs y est traitée hautement de trahison, et qu’on y parle de secouer leur autorité. Aussitôt M. Martin se réunit a M. Hugon, et ils se rendent en toute hâte au lieu désigné. Quarante sectionnaires environ s’y étaient donné rendez-vous, et leur fureur éclatait sur leur visage. Au milieu d’eux, un chef de section, nommé Mercet, se faisait remarquer par l’exaltation de ses discours. Les membres du comité demandent qu’on se forme en assemblée. Une salle de concert reçoit tous les assistants, on ferme les portes, et M. Martin monte sur une espèce de tribune, pour haranguer les plus fougueux d’entre les sectionnaires. Il leur représente que rien n’est prêt pour un combat sérieux ; que provoquer la lutte serait précipiter la ruine du parti ; que la patience aussi est du courage ; qu’il faut craindre de briser par une impatience brutale les relations déjà nouées entre le comité de Lyon et ceux des villes voisines. Il leur apprend ensuite le voyage de M. Albert, et leur donne lecture de plusieurs lettres arrivées la veille, dont une signée Maximilien. Elle était admirable d’énergie et de sagesse. La prudence et la modération y étaient recommandées comme les vertus les plus nécessaires aux républicains. M. Martin n’eut garde d’en faire connaître l’auteur. C’était Buonarroti. Le même esprit régnait dans une chaleureuse adhésion de M. Ménand, ancien procureur du roi à Châlons-sur-Saône, et dans les autres lettres, qui toutes promettaient, pour les circonstances ordinaires, un concours actif mais réfléchi. Un pareil langage ne répondait guère aux passions de l’assemblée. MM. Bertholon et Baune surviennent. Et, comme le mécontentement des plus indociles s’exhalait en menaces, M. Baune prend la parole à son tour. Il déclare que le comité ne fléchira pas ; que les chefs de section en révolte seront cassés ; et qu’on saura leur répondre, s’il le faut, selon l’usage des gens de cœur lorsqu’ils sont offensés. L’énergie du comité le sauva ; et la plupart des chefs de section se laissèrent ramener. Poussés par Mercet, qui plus tard fut reconnu pour un agent de police, quelques-uns persistèrent dans leurs aveugles projets, et parvinrent à ameuter, dans la soirée, cinq ou six cents hommes qu’ils traînèrent par la ville en chantant la marseillaise. Heureusement, l’autorité s’abstint de sévir, et ils se dispersèrent.

Cependant, M. Albert était arrivé à Paris. Se conformant aux instructions qu’il avait reçues, il se rendit d’abord au comité de la Société des Droits de l’Homme, et fit part aux membres qui le composaient de l’objet de son voyage. Mais MM. Cavaignac et Guinard étaient retenus à Paris par des devoirs pressants et ne voulaient point se séparer l’un de l’autre. M. Albert demanda conseil à M. Cabet, qui avait beaucoup d’ascendant sur le peuple des faubourgs. L’entretien eut lieu pendant la nuit dans les bureaux du Populaire. M. Cabet s’y montra partisan d’une résistance exclusivement légale ; il n’hésita pas à affirmer que tenter la fortune des armes serait une insigne, une irréparable folie ; et, pour mieux exprimer combien profonde était sur ce point sa conviction, il s’écria : « Il faut plutôt se battre pour qu’on ne se batte pas. » M. Garnier-Pagès que, sur une invitation de lui très-pressante, M. Albert s’était décidé à aller voir, M. Garnier-Pagès tenait le même langage. Mais ce que M. Albert venait chercher à Paris, ce n’était pas seulement la condamnation du mouvement, c’était un homme assez vigoureux et assez populaire pour en comprimer la fougue. L’anxiété de l’envoyé lyonnais fut donc extrême ; et il se disposait à repartir, lorsque, par l’intermédiaire de M. Marchais, Armand Carrel lui fit demander une entrevue. « Si personne, dit Carrel, ne consent à vous accompagner à Lyon, moi je m’offre. Y pensez-vous, répondit M. Albert, étonné de cette proposition inattendue ? Quel accueil espérez-vous qu’on vous fasse dans notre ville ? Savez-vous bien que je n’ai pu accepter un entretien avec vous qu’en dépassant mes instructions ? – Et si j’allais à Lyon, reprit Armand Carrel, avec Godefroi-Cavaignac ! — A la bonne heure ; et veuille Dieu qu’il en soit ainsi ! »

Quelques nuages avaient passé sur l’amitié de MM. Cavaignac et Carrel. Ils se virent néanmoins ; et, comme ils étaient animés tous deux des sentiments les plus élévés, ils n’eurent pas de peine à s’entendre. Le voyage fut résolu. On désirait que M. de Lafayette en fit partie, à cause de son nom et des souvenirs qu’il avait laissés dans la population lyonnaise ; mais il était alors gravement malade. « J’éprouve, dit-il, un vif regret de ne pouvoir m’associer en personne aux dangers d’une aussi courageuse et honorable entreprise ; mais je donnerai à ces messieurs des lettres qui leur seront utiles, et je les autorise à se présenter comme mes lieutenants. »

Tout était convenu, M. Albert devait devancer ses amis, et déjà une chaise de poste l’attendait, quand tout-à-coup l’on apprit à Paris que la ville de Lyon s’était calmée et que le conseil exécutif des mutuellistes venait d’ordonner la reprise des travaux. Cette nouvelle enlevait au voyage, sinon son utilité, au moins son urgence : on y renonça, et M. Albert se contenta d’une lettre qui portait en substance : « Abstenez-vous de toute provocation. Paris n’a pas besoin, comme Lyon, d’être contenu, il aurait plutôt besoin d’être excité. Cependant, si le pouvoir vous attaquait et vous réduisait à la nécessité de vous défendre, Paris vous soutiendrait. »

La situation morale des chefs du parti républicain se révèle tout entière dans ces détails. S’ils n’entendaient pas permettre que le gouvernement portât la main sur des libertés qu’en 1830 on avait cru pour jamais conquises, ils ne prétendaient pas non plus tirer le glaive sans nécessité et au gré de passions folles ou coupables. Et rien, du reste, ne le prouve mieux que ce qui s’était passé à Lyon pendant le voyage de M. Albert à Paris. Plusieurs républicains lyonnais, jouissant parmi leurs concitoyens d’une considération méritée, avaient été les premiers à intervenir comme médiateurs entre les fabricants et les mutuellistes. Une lettre qui invitait ces derniers, en termes nobles et pressants, à reprendre les travaux interrompus, fut signée par MM. d’Épouilty, Léon Favre, Lortet, Michel-Ange Périer… De leur côté, MM. Baune et Jules Séguin coururent d’atelier en atelier, pour y prêcher la résignation et le calme. Le conseil exécutif des mutuellistes y était déjà disposé ; mais, simple instrument de transmission, il n’avait aucun ordre à donner. Grâce aux suggestions des républicains, il passa outre, ordonna la reprise des travaux, fut obéi. Le 22 février (1834), tous les métiers battaient à Lyon comme à l’ordinaire.

Ainsi le calme était rentré dans la ville. Mais on y apprit bientôt la loi contre les associations, et le peuple fut violemment rejeté dans la révolte. Une clameur terrible s’élève du sein de tous les corps d’état ; les mutuellistes se voient directement menacés, ils s’assemblent en tumulte. Une protestation est publiée par l’Écho de la Fabrique. Elle portait deux mille cinq cent quarante signatures, et se terminait par ces mots : « Les mutuellistes déclarent qu’ils ne courberont jamais la tête sous un joug aussi abrutissant ; ils déclarent que leurs réunions ne seront point suspendues. S’appuyant sur le droit le plus inviolable celui de vivre en travaillant, ils sauront résister, avec toute l’énergie qui caractérise des hommes libres, à toute tentative brutale et ne reculeront devant aucun sacrifice pour la défense d’un droit qu’aucune puissance humaine ne saurait leur ravir. »

De sen côté, le pouvoir semblait appeler sur Lyon la guerre civile. Tant qu’avait duré le chômage, aucun ouvrier n’avait été arrêté. Après la reprise des travaux, et au moment où l’on s’y attendait le moins, six mutuellistes sont emprisonnés comme chefs de la coalition. Aussitôt, à la Croix-Rousse, à Saint-Just, à Saint-Georges, on s’indigne, on s’encourage à la résistance. « Nous aussi, écrivent au procureur du roi vingt chefs d’atelier, nous aussi nous étions membres du conseil exécutif. Nous demandons à partager le sort de nos camarades. »

La loi contre les associations pesait sur les sociétés industrielles aussi bien que sur les sociétés politiques : le projet de résistance est universel. Mutuellistes, tailleurs, cordonniers, chapeliers, ouvriers de toute espèce, membres de la Société des Droits de l’Homme', tous sont devenus soldats de la même cause. Plus d’hésitation, plus de défiance. On poussera le cri de Vive la république ! et l’on combattra. C’est Girard, un des meneurs du conseil exécutif des mutuellistes, qui a pris l’initiative. Les divers corps d’état délèguent plusieurs de leurs membres pour donner à de communs ressentiments une direction commune, et l’on forme un comité d’ensemble.

La Société des Droits de l’Homme ne pouvait y être représentée qu’en s’y absorbant c’est ce qui arriva. Car, rien ne saurait peindre l’enthousiasme farouche dont les corps d’état étaient animés. Accusant leur comité central de mollesse et de langueur, ils brûlaient d’en venir aux mains. « Prenez garde ! disaient à MM. Baune, Martin et Albert, des mutuellistes influents, si vos sections ne descendent pas dans la rue, nous y descendrons sans elles. » Et lorsqu’une voix disait : « Mais les armes nous manquent ; » mille voix répondaient : « Les soldats en ont. Et comme en juillet, comme en novembre, les soldats refuseront de tuer leurs frères. » Lancé dans cet irrésistible tourbillon, le comité des Droits de l’Homme ne savait s’il fallait pousser le char ou le retenir. Dévoré tout-à-la-fois de colère et d’inquiétude, l’inexorable rapidité des événements l’accablait. Il portait d’ailleurs en lui-même un principe de faiblesse. Entre MM. Albert, Martin et Hugon, il existait une parenté d’idées et de sentiments dans laquelle n’entrait pas entièrement M. Baune. Quant à M. Bertholon, entraîné dans un court voyage, son retour à Lyon devait être devancé par la lutte ; et M. Poujol était mourant. Aussi le comité aurait-il envisagé la situation avec plus d’effroi que d’espoir, sans la confiance que lui inspirait l’attitude des troupes. Et il est certain que l’esprit de révolte leur avait été soufflé avec une efficacité redoutable. Le comité des Droits de l’Homme entretenait des intelligences dans presque tous les régiments, dans le corps d’artillerie surtout ; et les relations étaient si étroites, que M. Baune en était venu à savoir, heure par heure, la direction et le but des mouvements militaires.

Tel était l’état des choses et des esprits lorsqu’arriva le 5 avril, jour du jugement des mutuellistes arrêtés. Pour glorifier la conduite de leurs chefs et peut-être effrayer les juges, un grand nombre de mutuellistes se sont rendus sur la place Saint-Jean, où est situé le tribunal correctionnel. Du reste, ce n’est encore qu’une démonstration, et il est convenu qu’on se gardera soigneusement des agents provocateurs. Mais la présence d’un témoin accusé de mensonge et l’insolence d’un gendarme imprudent ont suffi pour soulever la multitude. Le procureur du roi accourt : on l’insulte, on le heurte ; le gendarme est poursuivi avec menace et des soldats paraissant, « A bas les baïonnettes ! » s’écrient les ouvriers. Les soldats se rendirent à cette sommation, et quelques-uns d’entr’eux allèrent jusqu’à fraterniser avec le peuple sur la place Saint-Jean et dans la cour du palais.

Ce jour-là même, un mutuelliste était mort ; et, le lendemain, huit mille ouvriers, accompagnant la dépouille mortelle de l’inconnu traversèrent lentement la ville, que leur deuil épouvanta.

Dès ce moment, la menace brille dans tous les regards, le mot combat est dans toutes les bouches. Exaltés par les résultats de la journée du 5 et par le déploiement de leurs forces dans celle du 6 les ouvriers se croient déjà maîtres de la ville. La cause des mutuellistes a été renvoyée au mercredi, 9 avril : c’est le 9 que la bataille s’engagera ; et, dans Lyon, personne n’en doute. Le comité d’ensemble s’est réuni, pendant la nuit, pour agiter la question fatale, et l’on y a conclu à la résistance on n’attaquera pas, mais on se tiendra prêt à repousser l’attaque. Les sections seront en permanence. On adopte pour mot d’ordre : Association, résistance et courage. M. Lagrange, qui a jugé la lutte intempestive, est appelé cependant à la diriger au besoin et on lui donne ainsi qu’à M. Baune et à quelques autres, le commandement d’une insurrection moins préparée que prévue. Aussi, nul plan bien arrêté, nul ordre de bataille. Sur la manière dont le choc sera soutenu, sur l’occupation des points militaires, sur les communications entre les divers postes, sur la partie stratégique de l’insurrection enfin, si provoquée elle éclate, incertitude complète. Dans un moment aussi critique il était permis aux membres du comité de faire l’essai de leur influence : ils en appellent à une élection nouvelle, et, réélus à l’unanimité, ils se trouvent définitivement chargés de la responsabilité capitale d’un complot. Ce fut alors que M. Martin rédigea une proclamation qui devait être lue le lendemain. Elle respirait la colère, et pourtant ce n’était pas un appel aux armes. Malheureusement, l’effervescence des esprits croissait d’heure en heure… Hélas ! à l’entrée de cette route environnée de ténèbres et dans laquelle on va se heurter, peut-être, à tant de cadavres combien voudraient s’arrêter ! Combien se sentent troublés, troublés jusqu’au fond du cœur ! Mais règle-t-on les tempêtes, quand elles vous portent dans leurs flancs ?

Seul, le pouvoir aurait étouffé ou ; du moins, éloigné la crise, s’il l’avait voulu : tout concourt, à prouver qu’il ne le voulut pas ! En vain le président du tribunal, M. Pic, demande-t-il que l’affaire des mutuellistes soit transférée à un autre tribunal, droit que la loi a mis en réserve pour certaines circonstances graves ; la demande de M. Pic est repoussée. Pour frapper un grand coup à Lyon, pour y terrasser la république, l’occasion n’avait jamais été plus favorable, et l’on s’était mis en état d’en profiter. Quinze bataillons, quatre compagnies, sept escadrons dix batteries d’artillerie deux compagnies du génie, c’est-à-dire près de dix mille hommes, voilà sur quelles forces le pouvoir était appuyé, sans compter les secours que devaient envoyer, durant le combat, les garnisons les plus voisines. Dans la journée du 8 avril, le rédacteur en chef du Précurseur, M. Petetin était allé trouver le préfet, pour apprendre ce qu’annonçaient de sinistre des préparatifs dont toute son âme était émue. M. Petetin avait constamment repoussé l’idée d’une insurrection, même éloignée : on y touchait, et son anxiété était immense. M. Gasparin le reçut avec politesse, et ne se cacha nullement à lui des ressources militaires sur lesquelles reposait la confiance du pouvoir.

A quelques heures de là, dans la soirée, MM. Gasparin, Duplan, Chégaray, le lieutenant-général Aymar et quelques officiers de l’état-major se réunirent. Le général Aymar était d’avis qu’on fit occuper la place Saint-Jean par les troupes, de manière à interdire à la foule les approches du tribunal. Et que de sang épargné, peut-être, si cette sage opinion eût prévalu Mais M. Chégaray s’empressa de la combattre et l’emporta. Or, il est à remarquer que, dans le cours des événements, l’autorité militaire se montra constamment portée aux mesures les moins violentes, et constamment dominée par l’autorité civile, dont MM. Gasparin et Chégaray personnifiaient l’Implacable vouloir.

Quoi qu’il en soit, dans la. nuit du 8 au 9, les derniers ordres furent portés aux différents corps répandus dans la ville, et le jour se leva sur une cité devenue un camp.

Les troupes ont été disposées de manière à couper la révolte dès le commencement de l’action ; et, pour que tout déserteur puisse être fusillé sur place, on leur a fait prendre leurs drapeaux. Le lieutenant-général est sur la place de Bellecour, le général Fleury à la Croix-Rousse, le général Buchet à l’archevêché, le colonel Dietmann à l’hôtel-de-ville. Chaque soldat a reçu trois paquets de cartouches, et les armes sont chargées. Le 7e léger (c’est une compagnie de ce régiment qui a figuré dans les fraternelles scènes du 5 avril), le 7e léger est en grande tenue et stationne du côté de la place Saint-Jean. La cathédrale, qui confine à cette place, regorge de troupes, et des baïonnettes brillent entre les gothiques moulures de l’édifice sacré. Ainsi gardée la ville présente une horrible physionomie. L’agitation y règne, mais une agitation muette, indéfinissable. Dans le même lieu se succèdent, d’un moment à l’autre, d’étranges mouvements de foule et la solitude.

Dès la pointe du jour, trois hommes s’étaient rencontrés sur le quai Saint-Antoine. C’étaient MM. Baune, Albert et Limage. Le premier, quoique malade, allait visiter les quartiers du centre. Le second se rendait au lieu où le comité avait coutume de tenir ses séances. Le troisième se préparait à obéir. Ils n’avaient eu qu’à regarder autour d’eux pour comprendre que le sort en était jeté. Ils se séparèrent en se serrant la main avec une émotion convulsive. « Nous ne nous reverrons sans doute plus, dirent-ils. » Avant la fin de la journée, l’un d’eux M. Limage, était mort.

Il est dix heures et demie environ. Un moment couverte de monde la place Saint-Jean est subitement devenue déserte. Le peuple reflue dans les rues circonvoisines, et quelques enfants s’y essaient à former des barricades, sous l’œil de la foule qui les regarde en silence. Dans l’intérieur du tribunal en face des mutuellistes arrêtés, les juges sont sur leurs sièges, s’efforçant de composer leur attitude, luttant contre leur préoccupation, et ne prêtant qu’une oreille distraite à la plaidoirie de M. Jules Favre. Tout-à-coup, une détonation retentit. M. Jules Favre s’arrête. Avocats, juges, accusés, assistants, tous ont pâli, tous sont debout. Bientôt, dans la cour du tribunal on apporte un homme couvert de sang. « C’est, disent ceux. qui l’accompagnent, c’est un insurgé qu’un gendarme vient de tuer faisant une barricade. » Et ils s’empressent autour du blessé. Mais quelle est leur surprise lorsque, sous ses vêtements entrouverts, ils aperçoivent la ceinture de l’agent de police ! Ce malheureux se nommait Faivre, et il ne tarda pas à rendre l’âme. Ainsi, c’était du sein des troupes qu’était parti le premier coup de feu, et c’était la police qui fournissait la première victime !

Le signal venait d’être donné. Les soldats du 7e s’élancent sur la place. Refoulés dans les rues adjacentes, les ouvriers s’y entassent en fuyant ; ceux-ci cherchent à regagner leurs quartiers ; ceux-là s’arrêtent au détour des rues pour les fermer par des barricades ; d’autres, dans l’indécision de leur colère, courent ça et là, éperdus et muets. Dans la maison où se sont réunis MM. Martin, Albert, Hugon et Sylvaincourt, un chef de section est accouru, disant « Nous ne pouvons plus retenir nos hommes. Ils s’agitent furieux ; ils veulent combattre. » Une voix s’écrie alors : « Eh bien, qu’ils descendent sur la place publique. » Au point où en étaient les choses, l’importance d’un pareil ordre était nulle. Loin d’avoir donné le signal du mouvement, le comité s’était vu emporté par lui. Mais enfin, si le pouvoir eût voulu et cru prévenir l’insurrection par l’arrestation des membres du comité, rien ne lui eût été plus facile que de les faire arrêter. Car il avait été prévenu, dès le matin, de leur réunion, il en connaissait le lieu, et le chemin était libre jusqu’à eux. Quels motifs mystérieux portèrent M. Gasparin à s’abstenir ? Faut-il croire qu’il fut retenu par la crainte de commettre un acte arbitraire, alors qu’il s’agissait d’une guerre civile à conjurer dans une ville qu’on inondait de soldats ?

Une consigne, d’ailleurs, avait été donnée qui n’indiquait pas de grands scrupules de légalité : « Feu sur quiconque paraîtra dans les rues, » avait-on dit aux soldats. Consigne terrible, qui ne fut pas générale il est vrai, qui n’exista que pour certains quartiers, mais qui là où elle fut observée, produisit d’inconcevables scènes d’épouvante et d’horreur ! Qui le croirait ? Pour que des juges et des avocats pussent sortir, même en robes, du tribunal où les avait appelés l’affaire des mutuellistes, et cela sans s’exposer à devenir victimes de l’affreuse consigne il fallut qu’un officier supérieur vînt les avertir, et qu’un ordre tout spécial protégeât leur retraite !

Déjà, en effet, Lyon était en pleine guerre civile. Stationnées sur les principaux quais, sur les principales places, et comme animées par un courant électrique, les troupes faisaient feu de toutes parts. Le canon grondait sur la place Louis-le-Grand. La mitraillade avait commencé, renversant sur le pavé hommes, femmes, enfants.

Comment résister à une attaque aussi brusque, aussi violente ? Car les communications ont été coupées par les soldats, et le plus grand nombre des sectionnaires, des ouvriers, se trouvent isolés, parqués dans leurs quartiers respectifs, sans pouvoir ni se concerter ni se réunir. Quant à ceux des insurgés auxquels est parvenu l’ordre du combat et qui sont descendus sur la place publique ils sont sans armes pour la plupart. Ils ont compté sur des dépôts de fusils : pure illusion ! Ils ont espéré que l’insurrection entraînerait l’armée : et toutes les mesures ont été prises pour que le soldat échappe au contact du citoyen ; et c’est de loin c’est à coups de canon que la révolte est combattue. Ils ont cru a une organisation ; et ils n’aperçoivent autour d’eux qu’un effroyable désordre. Ils cherchent des yeux les chefs ; et beaucoup de chefs sont absents. Alors presque tous se retirent découragés et la malédiction sur les lèvres ; les plus désespérés se décident à rester à leur poste pour y mourir, la défaite ayant précédé le combat.

Et toutefois, dans cette confusion immense, on est parvenu à former à la hâte six centres d’action, mais sans rapport entre eux : un dans les quartiers Saint-Jean, Saint-Paul et Saint-Georges ; un dans le quartier des Cordeliers ; un dans la rue Neyret et les rues adjacentes ; un dans le clos Casaty, compris entre la grande côte et la côte Saint-Sébastien ; un à la Croix-Rousse ; un autre enfin à la Guillotière.

La fusillade continuant, des engagements avaient eu lieu sur divers points. Quelques insurgés barricadent le pont du Change, et quatre compagnies envoyées de ce côté sont forcées à la retraite. Dans la rue de Saint-Pierre-le-Vieux, on tirait sur les troupes du haut d’une maison : un pétard la fait sauter. La préfecture, menacée par un petit groupe d’insurgés est dégagée rapidement, et les soldats refoulent l’insurrection jusqu’à l’entrée de la rue Mercière et du passage de l’Argue. Là, les républicains font volte face. Maîtres du passage, ils y soutiennent le choc pendant quelque temps. Mais une pièce de canon chargée à mitraille s’avance. Le coup part. Les vitraux sont criblés, les lustres réduits en poussière, les magasins enfoncés. Le passage ainsi rendu libre, les soldats s’y élancent. Au bout de la galerie, une barricade a été élevée : elle est défendue avec acharnement. Enfin les insurgés sont repoussés. Ils étaient six ! Pendant ce temps, les troupes gagnent les deux rues Mercière, et elles établissent une communication permanente entre la place Bellecour et la place des Terreaux, après avoir fait sauter une maison dans la rue de l’Hôpital, où s’allume, chassé par le vent du nord, un violent incendie.

La journée touche à sa fin. Le silence est descendu sur la ville ; silence morne et presque plus effrayant que le tumulte. Emprisonnés dans leurs maisons, les habitants des quartiers exposés au feu vivent dans une douloureuse ignorance et de ce qui les entoure et de ce qui les attend. La nuit vint : elle n’était qu’une halte dans la guerre civile.

Le lendemain, 10 avril (1834), les premières heures du jour furent assez calmes, mais, une fois commencée, la lutte devint furieuse. Quelle journée ! Les soldats occupaient les grandes lignes, ils remplissaient les forts ils couvraient presque toutes les places, ils se pressaient sur tous les ponts ; et de leurs canons, de leurs fusils, tournés vers les rues qui conduisent à l’un et l’autre fleuve, ils défendaient invinciblement au peuple l’approche de ces quais où ne régnait plus qu’une solitude funèbre et où le passage du peuple n’était plus marqué depuis la veille, que par de longues traînées de sang. L’artillerie grondait sur Lyon comme sur un champ de bataille ; les obus volaient sur divers points, lançant au hasard l’incendie.

Et ce jour là, néanmoins, l’insurrection gagna du terrain. Serpentant sur les hauteurs dont la Saône baigne le penchant, elle les couronna, et bientôt, éclatant partout à la fois, elle enveloppa la ville. Le faubourg de Vaise s’était ébranlé déjà, et des soldats disciplinaires, se soulevant, agrandissaient la révolte commencée. La caserne des Bernardines opposait son front menaçant, inébranlable, aux fortifications mouvantes dont la Croix-Rousse se hérissait de toutes parts. De son côté, la Guillotière était parcourue et tenue en haleine par des bandes d’insurgés. Le tocsin sonnait aux Cordeliers et à Saint-Nizier. Le drapeau noir flottait sur l’église de Saint-Polycarpe et sur l’hôpital des fous. Alors, ce fut un affreux spectacle. Des pétards font sauter les maisons dont les fenêtres sont garnies d’insurgés. C’est à coups de canon qu’on attaque les barricades, qu’on les renverse. Les bombes pleuvent sur le faubourg de la Guillotière ; et dans le quartier livré à leurs ravages, on voit des malheureux se hâter le long des toits, fuyant, éperdus, et la fusillade qui s’approche et leurs demeures embrasées. Au cœur de la ville, même désolation. Ici, le collége prend feu, et deux fois éteint par les écoliers, l’incendie se rallume dans le combat. Là, aux environs de l’Hôtel-de-Ville, soldats et insurgés se poursuivent à coups de fusil sur le faîte glissant des maisons. Plus loin, les deux pavillons du pont Lafayette, un moment au pouvoir de l’insurrection, vont s’écrouler sous les boulets, tandis qu’atteint par un obus, un bateau de foin descend tout en flammes du haut de la Saône et va se heurter au pont de Chazourne, dont il consume trois arches dans son passage brûlant.

Et toutefois, l’armée se montre aussi prudente qu’implacable. L’ordre a été donné aux soldats d’éviter les quartiers sinueux de ne s’avancer que pas à pas, en laissant toujours entre eux et les insurgés la longueur d’une rue et en opposant barricade à barricade ; soit qu’on voulût, comme quelques-uns l’ont pensé, faire durer le combat pour enfler le triomphe, soit que les chefs militaires se fussent exagéré la force matérielle de l’insurrection.

Dans cette dernière hypothèse, leur erreur fut profonde ; car le nombre était petit des républicains en armes ! Disséminés par petits groupes de dix, de vingt ou de trente hommes, sur une immense étendue, commandés par des chefs de passage, sans communication entre eux, sans plan arrêté, pris à l’improviste enfin, et n’ayant la plupart, pour combattre, que le sabre ou le pistolet, ils devaient puiser leur force dans leur audace, et leur audace dans la grandeur même du péril. Sur un point seulement l’insurrection occupait une position favorable c’était au centre de la ville, sur la place des Cordeliers. Les républicains s’étaient emparé de l’église, ils en avaient fait leur quartier-général, et l’environnant de barricades, ils en rendaient les approches mortelles. Rien de plus émouvant et de plus étrange que l’aspect de ce temple devenu le siége d’une révolte désespérée. Dans une des nefs, des ouvriers fabriquaient de la poudre, pendant que, rangés autour d’un grand feu, d’autres s’occupaient à fondre des balles. Une chapelle avait été transformée en ambulance. On y apportait les blessés, dont des prêtres pieux venaient adoucir ou encourager la souffrance, et qu’entourait de soins charitables une jeune fille conduite au milieu de ces scènes de deuil par le plus fort de tous les dévoûments, celui de l’amour. Là commandait un homme à la taille élevée, à l’œil noir, au visage plein d’énergie et de fierté. Son nom était Lagrange. Et jamais chef n’exerça plus souverainement son empire. Prompt à parer à tous les dangers, il courait de barricade en barricade, animait ses compagnons de la voix et du geste, posait et faisait relever les sentinelles, envoyait des renforts sur les points menacés, et couvrait d’une protection magnanime le quartier même où la guerre civile lui avait fatalement assigné son poste. Un agent de police, nommé Corteys, s’était glissé parmi les insurgés. On le découvrit, et on allait le fusiller : Lagrange s’y oppose ; et comme des paroles de soupçon retentissaient, lui, pour toute réponse, il dépasse les limites du camp, se promène tranquille devant le front des troupes, essuie une décharge qui ne l’atteint pas, et revient absous de sa générosité par son courage. Tel était l’esprit qui animait l’insurrection : Carrier et Gauthier à la Croix-Rousse, Réverchon à Vaise, Despinasse à la Guillotière, tous surent, par leur modération et leur humanité, honorer la cause qu’ils défendaient au péril de leur vie.

Cependant la lutte continue, laissant la victoire incertaine et multipliant, d’heure en heure, les désastres. Une interruption si prolongée des relations de chaque jour est venue ajouter des angoisses nouvelles à la détresse permanente du peuple ; et, dans quelques quartiers reculés, des citoyens s’en vont faisant ides quêtes et criant d’une voix lamentable : « Du pain pour les pauvres ouvriers ! » Mais ailleurs, dans le voisinage des troupes, tout est désert et si la fusillade s’arrête tout-à-coup, si l’appel lointain des cloches vient à s’interrompre, si les caissons cessent un instant de rouler sur le pavé, ce qui succède à ces bruits de destruction, c’est un silence de mort, un effroyable silence ! Pas un cri ne s’échappe du fond des maisons, fermées et muettes comme des tombeaux ; car, par toute croisée qui s’ouvre, la mort pénètre. La circulation a été interdite d’une manière absolue, mesure extrême qui fait de chaque passant un rebelle ; et quiconque franchit le seuil de sa porte devient un point de mire pour les soldats. Des femmes, des enfants, des vieillards, furent tués sans pitié au détour des rues. Un frère fut renversé par une balle sur le cadavre de son frère qu’il avait vu tomber et qu’il relevait en pleurant. Aussi l’intérieur de beaucoup de maisons présenta-t-il bientôt un spectacle presqu’aussi triste que celui du dehors. Dans les unes, le pain manquait ; dans d’autres, on tremblait pour les jours d’un père ou d’un époux absent, tué peut-être, et qu’on n’avait pas même le pouvoir d’aller chercher au milieu des victimes ; dans d’autres enfin, c’étaient des malades condamnés à gémir sans secours, ou bien des morts qui attendaient la sépulture.

La terreur était sans bornes, et, dans certains quartiers, la colère du soldat inexorable. Et même, ainsi qu’il arrive toujours, ceux-là combattaient l’insurrection avec le plus d’emportement qui, dans l’armée, avaient entretenu avec les insurgés des relations dangereuses.

Du côté de la place Sathonay, à l’entrée de la rue Saint-Marcel, une barricade avait été construite, et les soldats envoyés pour l’enlever paraissaient hésiter. Le colonel Mounier se jette en avant, tombe mort, et la barricade est franchie. Mais aussitôt la troupe monte dans des maisons qu’on vient de désigner à sa vengeance, et elle se répand de toutes parts, saisie d’une rage aveugle. Un honorable citoyen, M. Joseph Rémond, était assis paisiblement à son foyer : on le tue. Non loin de là, l’appartement de M. Baune est envahi. La veille, M. Baune s’était traîné malade par la ville ; puis, l’excès de la souffrance l’ayant ramené dans sa demeure, il y était resté enchaîné à son lit par une paralysie aiguë. Il avait auprès de lui sa femme et le plus jeune de ses enfants, quand les soldats parurent. Et, comme ils couraient l’égorger, lui, se redressant à demi et rassemblant ses forces, il s’écria : « Républicain, c’est sur la place publique que je dois être fusillé. Vous ne m’égorgerez pas devant ma femme et mon fils ! » Déjà, en effet, pour le protéger, l’officier s’avançait, le cœur attendri et l’œil humide. Mais qu’aurait pu sa voix sur des hommes que leur fureur égarait ? Heureusement, on attendait de M. Baune des révélations importantes l’ordre de le garder prisonnier arriva, et l’on se contenta de le conduire à l’hôtel-de-ville, les soldats l’accablant d’injures, et lui leur opposant des paroles hautaines ou un froid dédain.

Le sang enivre, qui l’ignore ? et il n’est pas d’atrocités auxquelles ne se puissent porter des natures incultes, partout où s’élève la vapeur du sang. Il y en eut, dans cette journée du 10 avril, d’épouvantables exemples. Sur le pont Tilsitt, des grenadiers furent vus entraînant un prisonnier qu’ils avaient résolu de précipiter dans la Saône. Mais la victime avait saisi un des meurtriers par le corps et elle le tenait étroitement embrassé. Un coup part. Le malheureux roule sur le pavé. Alors, s’éloignant de quelques pas, tous les soldats font feu à la fois sur son agonie. Ils soulèvent ensuite le cadavre, le balancent, avec des rires affreux, au-dessus du parapet, et le lancent dans l’eau. Des baliveaux qui sortaient de la rivière accrochèrent le corps, et les grenadiers continuèrent à le cribler de balles, s’en servant comme d’une cible.

Ce ne fut pas, du reste, le crime de tous que cette exécrable férocité. Il y eut des points où, retenues prisonnières par les troupes qui bivouaquaient dans les rues, des femmes d’insurgés furent traitées nonseulement avec égard, mais avec générosité, et partagèrent le pain du soldat. Un insurgé venait de tirer à bout portant sur un officier ; il le manque, se découvre la poitrine et dit : « A ton tour ! » Alors, par une admirable inspiration de générosité, « Je n’ai pas coutume de tirer de si près sur un homme sans défense, répond l’officier. Va-t-en.[32] » L’histoire des guerres civiles est pleine de pareils contrastes.

Pendant ce temps, la dévastation de Lyon suivait son cours ; l’armée foudroyait la ville comme si chaque maison eût été une forteresse occupée par des milliers d’ennemis. Or, les insurgés en armes étaient à peine trois cents, et, trop convaincus de leur impuissance, ils étaient les premiers à s’étonner de la prolongation de la lutte. Les plus ardents parmi les ouvriers étaient descendus dans l’intérieur de Lyon, attirés par le procès des mutuellistes, et ils n’avaient pu, regagnant leurs faubourgs, y donner le signal du combat ! A la Croix-Rousse, que déconcertait son isolement, M. Carrier ne commandait qu’à un fort petit nombre d’hommes. Au faubourg de Vaise, M. Reverchon avait fait de vains efforts pour rassembler les éléments d’une résistance suffisante, et s’était retiré dans l’espoir de soulever les campagnes. Dans le faubourg de la Guillotière, l’insurrection allait céder aux prières et aux larmes des habitants. Des hommes hardis étaient allés parcourir les communes voisines, y cherchant des fusils, et n’avaient pu réussir à s’en procurer, même à force d’audace. Des insurrections qui devaient éclater à Saint-Etienne, à Grenoble, à Vienne, point de nouvelles. Enfin, il n’était pas jusqu’à la modération des insurgés qui ne tournât contre eux. Si, pénétrant dans les maisons à leur merci, ils eussent exigé qu’on leur livrât des armes, on leur en eût livré : ils demandaient sans menace, et n’éprouvaient que des refus. L’insurrection, d’ailleurs, flottait au gré du hasard, la direction ayant échappé aux mains de ceux qui étaient naturellement appelés à en supporter le fardeau, et la dispersion du comité des Droits de l’Homme étant complète ; car MM. Hugon, Martin et Sylvaincourt s’étaient trouvés, dès l’origine, éloignés des divers centres d’action, et M. Baune attendait dans les cachots de l’hôtel-de-ville ce qu’il plairait à ses ennemis de décider de son sort. Quant à M. Albert séparé des siens lui aussi, et trop connu pour se montrer à Lyon impunément, il avait d’abord cherché refuge chez un de ses amis, dans la maison même que M. Chégaray habitait ; puis, déguisé en prêtre, et des pistolets sous sa robe d’emprunt, il s’était risqué dans la ville, poussé par une inquiétude hélas ! trop légitime.

Ainsi, pour éteindre l’insurrection, le soir du 10 avril, il suffisait en quelque sorte de souffler sur elle. Et cependant, chose remarquable ! l’autorité militaire mit en délibération et résolut l’évacuation de la cité. Mais l’autorité civile connaissait trop bien par ses agents le secret de la situation, pour ne pas faire révoquer l’ordre, déjà donné, de la retraite ; et il fut décidé que l’armée continuerait à camper dans les ruines sanglantes qu’elle venait de faire.

Pour la seconde fois depuis le commencement des troubles, la nuit venait de suspendre les hostilités. Le temps était triste et chargé de neige. Autour de grands feux, les soldats veillaient, la flamme éclairant de ses reflets leurs regards empreints de défiance et leurs visages pâlis parla fatigue. On voyait çà et là, couchés sur la paille et bivouaquant aussi, des enfants et des femmes qu’on avait arrêtés au passage, prisonniers dont tout le crime était d’avoir dépassé le seuil de leurs demeures. Lyon était plongé dans un silence sans repos et qu’interrompaient seulement, d’intervalle en intervalle, quelques coups de fusil tirés dans le lointain. Tout-à-coup, parmi les troupes postées dans le quartier Saint-Jean, le bruit circule qu’on va passer de l’autre côté de la Saône, et que les chefs jugent indispensable la concentration de leurs forces. Le quartier Saint-Jean était habité par plusieurs fonctionnaires, et, entr’autres, par M. Duplan, homme modéré, qui, dans l’exercice d’un ministère rigoureux, avait su s’attirer jusqu’à l’estime de ses adversaires, et qui, à cause de cela sans doute n’avait pas été initié aussi complètement que M. Chégaray, son inférieur, aux instructions mystérieuses reçues de Paris. Averti, pendant la nuit, qu’on allait abandonner le quartier Saint-Jean et que l’heure était venue de se mettre en sûreté il courut à la préfecture, moins effrayé que surpris. Il y trouve, étendu tout habillé sur un matelas, le général Buchet, et lui témoigne son étonnement. Quel irréparable échec avaient donc éprouvé les troupes, qu’il fallût sitôt les concentrer entre les deux fleuves, et laisser en proie à l’insurrection la rive occidentale de la Saône ? Pourquoi encourager les insurgés de Saint-Just et de Saint-Georges par ce mouvement de recul ? Eh quoi ! n’y avait-il aucun danger à permettre aux factieux de s’emparer de la cathédrale, de s’y fortifier, de la transformer en citadelle ? Une fois qu’ils y seraient établis, emploierait-on l’artillerie pour les en chasser, et ruinerait-on de fond en comble ce magnifique monument de l’art catholique ? M. Duplan insistait particulièrement sur la nécessité de sauver les archives du tribunal. Il demande enfin à être introduit auprès de M. Aymar. Mais le général Buchet : « Je vais le trouver et lui faire part de vos observations. Attendez-moi. » Quelques instants après, le général reparut. L’ordre était révoqué.

On a dit, — et c’est moins contre le lieutenant-général Aymar que contre M. Gasparin que l’inculpation a été dirigée, — on a dit que, pour ajouter à l’importance de sa victoire, le pouvoir avait prolongé volontairement le combat ; que, dans ce but, il avait renoncé à des positions qui n’étaient point menacées ; que, résolu à terrifier Lyon et la France, il n’avait point empêché, le pouvant, des calamités superflues ; que c’était pour rendre les républicains odieux aux propriétaires, qu’il avait déclaré la guerre aux maisons, abusé de l’incendie, imposé aux soldats une prudence féconde en désastres, et donné aux moyens de défense les proportions de sa haine plutôt que celles du péril. Quelque invraisemblables que soient, par leur gravité même, de pareilles accusations, qu’il n’est presque jamais possible d’appuyer sur une démonstration officielle, les faits, on doit le reconnaître, ne sont pas de nature à les démentir. Il est certain que la Croix-Rousse eût été bien plus promptement apaisée, sans les excitations perfides d’un nommé Picot, fourbe qui se cherchait des complices pour les aller trahir et dont l’impunité fit scandale. Il est également certain que, dans la caserne du Bon-Pasteur, abandonnée par les troupes sans aucun motif apparent, les insurgés trouvèrent une cinquantaine de fusils, dont il semblait qu’on leur eut ménage la conquête. Mais quoi ! dans la nuit du 10 au 11, le fort Saint-Irénée, que l’insurrection ne menaçait pas, fut évacué comme l’avait été, dans la journée, la caserne du Bon-Pasteur, et l’on y laissa deux pièces de canon si mal enclouées, que, le lendemain, les insurgés purent, après un travail de quelques minutes, les transporter à Fourvières, d’où ils se mirent à tirer sur la place Bellecour… avec des morceaux de fer et de la poudre séchée au soleil !

Quoi qu’il en soit, la lutte s’était ranimée le 11 avec les mêmes circonstances et le même caractère. Mais le 12, il devint tout-à-fait manifeste que, pour dominer la ville, l’armée n’avait plus qu’à le vouloir. Alors seulement, on se décide à un vigoureux effort ; et tandis qu’on occupe la Guillotière, qui n’était pas défendue, le faubourg de Vaise, qui ne l’était guère davantage, est impétueusement envahi. Là furent commis des actes de barbarie dont notre plume hésite à retracer l’image. Un coup de fusil ayant été tiré, rue Projetée, devant la maison du cabaretier Chagner, les soldats s’élancent dans cette maison, décidés à faire main-basse sur tous ceux qui l’habitent. Un vieillard de 74 ans, nommé Meunier, était au lit ; on lui tire dessus, et de si près, que le feu prend aux couvertures ; il respirait encore, on l’achève d’un coup de hache. Claude Combe qui veillait au chevet de son frère mourant, est traîné dans la rue et fusillé. Jean Claude Passinge, précipité par la fenêtre, est assommé sur le pavé à coups de crosse. Les soldats égorgent Prost et Lauvergnat, après les avoir liés dos à dos, en souvenir sans doute des hideux mariages d’une autre époque. Un homme paisible, nommé Dieudonné, fut trouvé dans sa chambre, tenant dans ses bras son fils âgé de cinq ans. A l’aspect des soldats furieux, le pauvre enfant criait : « Ne tuez point papa ! » Mais le père, violemment séparé de son fils, est poussé au pied de l’escalier. L’officier donnant le signal du meurtre : « Laissez, lui dit un soldat, laissez cet homme pour élever son enfant. » Il achevait à peine, que déjà l’officier avait plongé son épée dans la poitrine du malheureux père de famille. Abrégeons, abrégeons cette énumération lamentable, et n’épuisons pas le courage qu’il nous faut pour parcourir la route sanglante qui commence à Lyon dans le faubourg de Vaise et doit finir à Paris dans la rue Transnonain. Seize victimes innocentes faites dans 1 espace de quelques minutes, seize assassinats, tels furent les effets de la direction imprimée au mouvement répressif.

Il ne restait plus qu’a emporter le quartier des Cordeliers. Deux compagnies, soutenues par du canon, attaquent les barricades, et, après une lutte acharnée, les enlèvent. Les insurgés occupaient encore l’église des Cordeliers : les portes s’ébranlent, elles sont enfoncées… Quel spectacle ! un sergent, noir de poudre, est là qui anime les siens au carnage et commande le feu. Une décharge terrible fait résonner ces voûtes accoutumées au bruit des cantiques pieux. C’est en vain que des prêtres, ministres d’un Dieu de miséricorde, demandent grâce pour les vaincus ; il n’y a pas de pitié dans les guerres civiles. Parmi les insurgés, ceux-ci s’abritent derrière les colonnes, ceux-là s’enfoncent dans l’ombre des chapelles latérales ; d’autres font monter vers le ciel des hymnes de liberté, des chants lugubres, et semblent vouloir se bercer dans les bras de la mort. Il y en eut un qui, debout sur les marches les plus élevées de l’autel, les bras croisés sur sa poitrine, le visage rayonnant et le regard plein d’un amer délire, s’écria : « Voici le moment de mourir pour la patrie ! » L’âme de ce jeune homme avait déjà pris son vol éternel, quand, percé de coups, son corps tomba au pied de l’autel du sacrifice. Bientôt, des flaques de sang couvrirent les dalles du temple, et l’on y compta onze cadavres.

Le jour suivant, les derniers débris de l’insurrection disparurent des hauteurs, et une proclamation en informa les habitants. La ville de Lyon était pacifiée !

Ainsi, le faubourg de Vaise venait d’avoir ses journées de septembre ! Que dis-je ? l’horreur venait presque d’en être surpassée ; car enfin, lorsqu’au mois de septembre l’ordre fut donné de massacrer les prisonniers, Paris entendait gronder à ses portes le canon des envahisseurs de la France, Paris se croyait perdu s’il ne se compromettait sans retour, Paris était fou de désespoir, et des voix puissantes avaient fait retentir à son oreille ces mots qui contiennent toutes les vertus et tous les excès : « La patrie est en danger ! » Mais ici quel pouvait être, — je ne dis pas l’excuse, il n’en est point pour de tels forfaits, — quel pouvait être le prétexte de tant de lâches assassinats ? Est-ce que l’insurrection, dans le faubourg de Vaise, n’était pas domptée ? Est-ce que le danger n’était pas évanoui ? Est-ce que la mesure des maux n’avait pas été comblée ? Est-ce qu’il était possible de faire croire, même aux plus fanatiques, que, pour illustrer le triomphe, pour le féconder, on avait eu besoin de tout ce sang innocent ? Ah ! sans doute, ce n’était pas des autorités, soit civile, soit militaire, qu’émanait l’ordre de le répandre. Mais pourquoi l’autorité, avertie depuis par la clameur publique, se montra-t-elle immobile, muette et comme indifférente ? Pourquoi ne mitelle pas au nombre de ses devoirs les plus sacrés celui de commander une enquête ? Heureusement, Dieu n’a pas permis que des événements aussi horribles fussent dérobés au jugement de l’histoire. Des certificats ont été dressés avec un soin scrupuleux, ils ont été légalisés, et ils forment un réquisitoire impérissable[33].

Pour ce qui est des insurgés, il est une justice que ne sauraient leur refuser même les passions de leurs ennemis : c’est qu’ils furent tous d’une modération et d’une générosité rares, couvrant d’un égal respect les personnes et les propriétés, protégeant les faibles, épargnant la vie des vaincus, et se gardant bien de mettre la dévastation au nombre de leurs moyens de défense ou d’attaque. Au moment d’incendier la caserne des Minimes, ils s’en abstinrent, un habitant leur ayant dit, ce qui était faux d’ailleurs, qu’ils allaient détruire une propriété particulière. Les représentants du pouvoir, on l’a vu, ne s’étaient pas laissé arrêter par des scrupules de ce genre !

Aussi, le sang qui rougissait les pavés de Lyon n’était pas encore lavé, que déjà la propriété y demandait à grands cris l’indemnité de ses pertes. Des commissaires furent nommés, et, à l’appui des réclamations qu’ils devaient soumettre au gouvernement, on rédigea une note dont les lignes suivantes feront connaître l’esprit : « Le gouvernement ne voudra pas que le triomphe de l’ordre coûte des larmes et des regrets. Il sait que le temps, qui efface insensiblement la douleur que causent les pertes personnelles les plus chères, est impuissant à faire oublier les pertes de fortune, les dévastations matérielles. » Voilà ce qu’était devenue la classe la plus importante de la société, sur une terre de chevaliers et de poètes !

Du reste, il était constaté, dans la note, que la garde nationale, à Lyon, se trouvant dissoute, la ville avait été placée, pour sa défense, sous une juridiction purement militaire ; que l’isolement des citoyens y avait été complet, et la circulation rigoureusement interdite ; qu’il avait été défendu, sous peine de mort, aux habitants, d’entr’ouvrir leurs portes ou leurs fenêtres ; qu’en un mot, la garnison avait suppléé à sa force numérique par la dévastation et l’incendie.

Pendant que le mouvement de Lyon s’éteignait, une insurrection militaire se préparait à Lunéville. Enlever les trois régiments de cuirassiers en garnison dans cette ville, courir le sabre à la main sur Nancy et sur Metz, y soulever le peuple au cri de vive la république ! et pousser droit à Paris en faisant rouler devant soi le flot sans cesse grossissant des populations et des troupes révoltées, tel était le dessein qu’avaient formé les sous-officiers Thomas, Bernard, Tricotel, de Regnier, Lapotaire, Birth, Caillé, Stiller, tous hommes de résolution et de courage. Le 12 avril (1834), jour où la guerre civile brûlait à Lyon ses dernières amorces, tout était disposé, à Lunéville, pour l’exécution du complot. Les sous-officiers correspondaient avec Epinal ; ils avaient des intelligences dans Nancy ; le comité des Droits de l’Homme était prévenu de leurs projets ; et Thomas avait usé avec succès de l’influence que lui assurait sur les soldats l’étendue et la fermeté de son esprit, enflammant les uns de sa colère, ouvrant aux autres la perspective d’un avenir plein d’éclat, semant autour de lui l’enthousiasme républicain, parlant à tous enfin de patrie de gloire et de liberté. Mais il était difficile que rien ne transpirât d’un pareil secret, et il paraît que, depuis quelque temps, la trace du complot était suivie. Le 15, Guary, ex-maréchal-des-logis au 7e de dragons, est inopinément arrêté à Epinal. Des révélations importantes lui sont arrachées. L’autorité militaire, à Lunéville, en reçoit avis, et Thomas se voit mandé chez le général Gusler. On connaissait sa fermeté, son ascendant sur ses camarades, et l’on doutait de la fidélité des régiments. On se contenta donc d’adresser à celui qu’on aurait pu faire arrêter comme conspirateur, des représentations dont on eut soin d’adoucir la sévérité. Thomas répondit sans faiblesse, sans imprudence. Mais son parti était pris. Convaincu sans doute que tant de ménagements cachaient un piège, et qu’on n’attendait, pour sévir, qu’une occasion moins défavorable, il résolut de précipiter le dénoûment. Le 6 au matin, le National et la Tribune ayant apporté à Lunéville la nouvelle erronée que la garnison de Béfort venait de proclamer la république, Thomas, Bernard et Tricotel se réunissent. On décide qu’il faut agir ; et Tricotel, en tenue de casque et sabre, part sur-le-champ pour Nancy, où Stiller, son camarade, doit le mettre en rapport avec un des principaux chefs du parti républicain. Aussitôt, un mouvement inaccoutumé agite les quartiers des trois régiments ; le bruit se répand qu’on va se diriger sur Paris. Avertis de se tenir prêts à monter à cheval, les soldats font leurs porte-manteaux, placent les selles sur les lits, s’approvisionnent d’eau-de-vie et achètent des pierres à feu. Déjà les conspirateurs ne se cachent plus de leur dessein. Rencontrant un cuirassier occupé à nettoyer la poignée de son sabre : « Mieux vaut, lui dit de Régnier, en aiguiser la lame. » En même temps, par les soins de Thomas et de Bernard, tous les sous-officiers ont été invités à se rendre au Champ-de-Mars, après l’appel. À huit heures du soir, maréchaux-des-logis-chefs, maréchaux-des-logis, fourriers, s’acheminaient mystérieusement vers le rendez-vous convenu, marchant dans les rues par groupes de trois ou quatre. Bientôt, dans une grande carrière de sable située à l’extrémité du Champ-de-Mars, ils se trouvèrent réunis au nombre d’environ quatre-vingts. Thomas les ut ranger par régiments, et prenant la parole, il leur exposa les motifs du complot, le plan qu’il fallait suivre, les ressources dont on disposait, les chances de succès, la nécessité d’agir avec audace et promptitude. Vivement soutenue par Bernard, cette allocution excite dans l’assemblée un sombre enthousiasme. Le 10e régiment paraissant hésiter : « Nous mettrons le feu au quartier du 10e, » crie une voix. Le sort en est jeté. On se sépare, en disant : À minuit !

Mais quelle est la surprise des sous-officiers, lorsqu’en rentrant dans leurs quartiers, ils aperçoivent les officiers en armes et des piquets qui, de toutes parts, se rassemblent, commandés par des capitaines. Plus de doute on est trahi. Un traître, en effet, était allé raconter au général Gusler la scène du Champ-de-Mars, et les sous-officiers venaient d’être devancés. Plusieurs furent arrêtés et dirigés sur Nancy avec escorte de gendarmerie. Au moment où ils passaient devant le quartier du 4e régiment : « À cheval, s’écria le maréchal-des-logis Lapotaire. Laisserons-nous enlever nos camarades ? » Mais l’occasion était perdue, perdue sans retour. Cinquante cuirassiers, qui avaient pris la route de Nancy pour délivrer Bernard, se laissèrent ramener à Lunéville, et l’insurrection y fut de la sorte étouffée dans son berceau.

Nous passerons rapidement sur les agitations qui, dans diverses parties de la France, furent comme le contre-coup de la secousse immense imprimée au peuple de Lyon. Elles ne servirent qu’à montrer combien était encore incomplète l’organisation du parti républicain, et jusqu’à quel point le gouvernement l’avait gagné de vitesse. Des promenades menaçantes, des clameurs, des attroupements tumultueux, des sentinelles désarmées, de fausses nouvelles répandues, c’est à cela que se réduisirent les troubles de Saint-Étienne, de Grenoble, de Clermont-Ferrand, de Vienne, de Châlons-sur-Saône, de Marseille. Dans le département des Pyrénées-Orientales, un soulèvement terrible fut à la veille d’éclater et aurait éclaté certainement si la tempête qui grondait partout s’était moins promptement dissipée. Il y eut aussi quelque chose de fort alarmant pour le pouvoir dans l’attitude d’Arbois. Maîtres de la ville, les républicains se disposaient déjà à en défendre vigoureusement les approches, et leur résistance aurait eu des suites redoutables, pour peu qu’elle eût été soutenue. il n’en fut rien, et le mouvement tomba de lui-même.

Il est temps de dire quelle était, au milieu de cet ébranlement universel, la situation de Paris. Suivant une vieille et déplorable habitude de mauvaise foi, chaque parti avait donné aux événements de Lyon, avant qu’on en connût l’issue, la couleur de ses espérances ou de ses craintes ; et tandis que les ennemis du pouvoir exagéraient la gravité du péril pour encourager les esprits à la révolte, le Moniteur, renchérissant sur les plus grossiers mensonges, le Moniteur osait, dans son numéro du 12, publier ce qui suit : « A quatre heures, mercredi » (mercredi, c’était le 9), « l’action était finie. Quelques coups de fusil retentissaient çà et là dans les petites rues du centre de la ville. Les troupes étaient au repos. »

Mais ce jour-là 12 avril (1834), M. Thiers courut démentira à la tribune les triomphantes assertions de la feuille officielle, et, soit imprudence, soit calcul, il s’écria que le lieutenant-général Aymar occupait à Lyon une position inexpugnable, ce qui supposait que l’insurrection avait l’offensive. Si le mot fut dit pour épouvanter la classe bourgeoise et l’associer par la peur aux mesures sinistres qu’on méditait, il eut un succès incontestable. Jamais assemblée n’avait éprouvé un tel saisissement. Les efforts même de M. Thiers pour atténuer l’impression produite, ne firent, selon l’usage, que la rendre plus profonde. On s’interrogeait du regard ; on échangeait de mutuelles angoisses : c’était Catilina aux portes de Rome.

Bientôt le mot fatal vole au dehors de bouche en bouche, et quelques membres du comité des Droits de l’Homme apprennent de M. Marchais le résultat de la séance. L’hésitation leur était-elle permise ? Ne s’étaient-ils pas engagés à venir en aide aux Lyonnais par une diversion énergique ? Et devaient-ils s’abstenir, alors qu’un concours inexorable de circonstances les sollicitait, les poussait à tenter la fortune des armes ? Ils ne pensèrent pas qu’il fût de leur honneur de reculer. Une proclamation est rédigée à la hâte. Mais en supprimant avec violence la Tribune, M. Thiers venait d’anéantir le Moniteur de l’insurrection ; un arrêté brutal dépouillait de son brevet d’imprimeur M. Mie, déjà éprouvé par de courageux sacrifices à la cause républicaine ; M. Marrast était forcé de se soustraire à un mandat d’arrêt lancé contre lui ; et, dans Paris, pas un imprimeur qui ne fût glacé d’effroi. ! I fallut porter la proclamation au National ; et elle y eut paru le lendemain, si Armand Carrel eût moins écouté les défiances qu’avaient toujours nourries son âme aussi incertaine qu’héroïque. De sorte qu’on touchait à une crise, et la pensée insurrectionnelle manquait d’organe dans un pays où il n’est donné qu’à la presse de déchaîner les révolutions qui réussissent !

Autre cause d’impuissance pour le parti républicain : la direction de la Société des Droits de l’Homme avait un caractère public, et c’était là, nous l’avons dit, un vice capital, à la veille d’un combat. Il est vrai que, dans la prévision du sort qui menaçait les chefs, on avait eu soin d’établir un comité secret ; mais son action eût-elle été mieux déterminée, son importance n’était pas suffisamment reconnue. Il arriva donc que, pour frapper l’insurrection à la tête, le gouvernement n’eut qu’à faire opérer à propos un certain nombre d’arrestations. Or, la témérité de ses ennemis servant sa politique, il atteignit presque tous ceux qu’il lui importait d’atteindre.

Cependant, l’ordre a été donné à plusieurs sectionnaires de descendre sur la place publique, d’y rester un instant dans une attitude prudente, puis de disparaître. Il ne s’agit pas, leur a-t-on dit, de commencer l’attaque ; il s’agit de répandre dans l’air une agitation qui indique quelles sont les dispositions du peuple. Cet ordre fut mal compris ou mal exécuté. Le dimanche 13, dans les rues Beaubourg, Geoffroy-Langevin, Aubry-le-Boucher, aux Ours, Maubuée, Transnonain, Grenier-Saint-Lazare, des barricades furent construites par une poignée d’hommes exaltés, dont il paraît certain que des agents de police aiguillonnaient perfidement l’ardeur[34].

Du reste, partout le bruit et l’appareil des armes, le monotone retentissement du rappel, les promenades circonspectes des patrouilles, et les cavaliers courant par la ville, porteurs de messages redoutés. Car le gouvernement avait cru devoir déployer toutes ses ressources ; et c’était avec une armée de près de 40, 000 mille hommes ; c’était avec le secours de la garde, nationale de la banlieue convoquée, c’était avec 56 pièces de canon braquées dans différents quartiers, que les généraux Tourton, Bugeaud, Rumigny et de Lascours, se disposaient à soutenir le combat.

L’attaque commença vers sept heures du soir, et avec elle le deuil de plus d’une famille ! Un officier d’état-major de la garde nationale, M. Baillot fils, portait des ordres à la mairie du 12e arrondissement, et quatre chasseurs l’accompagnaient : une balle le blessa mortellement. M. Chapuis, colonel de la 4e légion, fut atteint au bras d’une grave blessure. Des soldats, des insurgés tombèrent pour ne plus se relever ; toutefois la lutte fut courte. A neuf heures, le feu s’éteignait, et l’on remettait au jour suivant la prise, désormais inévitable, des barricades qui coupaient encore les rues Transnonain, Beaubourg et Montmorency.

Ajouterons-nous qu’en ce moment le comité des Droits de l’Homme n’existait plus de fait ; que, victimes d’une violation de domicile inattendue, la plupart des chefs expiaient déjà dans les cachots leur trop aveugle confiance ; que l’ordre du combat donné par ceux qui restaient libres ne put parvenir aux sections, les commissaires d’arrondissement qui devaient le transmettre se trouvant ou arrêtés ou djspersés ? Ainsi, grâce aux malentendus, au défaut de discipline, à la suppression de la Tribune, à l’indécision du National, à l’ardeur inconsidérée de quelques-uns, à l’audace exagérée qui en livra d’autres aux coups d’un arbitraire bien facile à prévoir, et grâce aussi à des manœuvres de police soutenues par de vraies mesures dictatoriales, une immense force s’était évanouie en un clin-d’œil, et il était devenu impossible même de rassembler dans un commun effort les membres de cette Société des Droits de l’Homme qui avait cru porter et avait en effet porté une révolution dans ses flancs !

On devine la suite. Le pouvoir vainquit aisément une armée absente du champ de bataille. Le 14, dans la matinée, il eut la gloire de faire balayer en courant l’inutile amas de pierres qui obstruait quelques rues de la capitale. Et plut à Dieu que rien n’eût souillé l’ivresse de ce facile triomphe ! Mais non : il était dit que la maison n°12 de la rue Transnonain serait le théâtre de scènes plus abominables encore que celles du faubourg de Vaise ; il était dit qu’au 19e siècle, en plein Paris, au centre d’une ville qu’on nomme la capitale du monde civilisé, le rétablissement de l’ordre irait se perdre dans les horreurs d’une guerre de sauvages, et fournirait matière à une besogne d’assassins !

Le lecteur aura-t-il le courage de lire jusqu’au bout des détails que nous avons à peine ici la force de transcrire, nous à qui le devoir en est si rigoureusement imposé ? Les faits relatifs au massacre qui eut lieu dans la rue Transnonain, le quatorze avril mil huit cent trente-quatre, ces faits ont été recueillis par M. Charles Breffort, frère d’une des victimes ; ils ont été consignés dans un mémoire que M. Ledru-Rollin a revêtu de l’autorité de son nom, et qui n’est pas assez connu ; ils ont provoqué une enquête ; ils ont donné lieu à une instruction judiciaire voici quelques pages extraites de ce dossier sanglant : « Mme d’Aubigny. – A cinq heures la troupe est arrivée par la rue de Montmorency ; elle a fait un feu nourri et s’est emparé de la barricade.

Peu après, un autre peloton de voltigeurs est survenu par la rue Transnonain, sapeurs en avant ; ils cherchaient, mais vainement, à briser la porte de notre maison, dont la solidité est extrême.

C’est la ligne s’est-on écrié dans la maison ; ah ! voilà nos libérateurs, nous sommes sauvés !

M. Guitard, mon mari et moi, nous descendons en toute hâte pour ouvrir. Plus leste que ces deux messieurs, je me jette à la loge de la portière, je tire le cordon, la porte s’ouvre. Les soldats se précipitent dans l’allée, font un demi tour à droite, frappent mon mari et M. Guitard, au moment où ceux-ci arrivaient à la dernière marche de l’escalier. Ils tombent sous une grêle de balles. L’explosion est telle, que les vitres de la loge, d’où je n’avais pas eu le temps de sortir, volent en éclats. J’eus alors un instant de vertige ; il ne me quitta que pour me laisser voir le corps inanimé de mon mari étendu près de celui de M. Guitard, dont la tête était presque séparée du cou par les nombreux coups de fusils qui l’avaient atteint. Rapides comme la foudre, des soldats, un officier en tête, franchissent le second étage. Une première porte pleine, à deux battants, a cédé à leurs efforts, une porte vitrée résiste encore. Un vieillard se présente, qui l’ouvre : c’est M. Breffort père. « Nous sommes, dit-il à l’officier, des gens tranquilles, sans armes ; ne nous assassinez pas. » Ces paroles expirent sur ses lèvres ; il est percé de trois coups de baïonnettes ; il pousse des cris. « Gredin, dit l’officier, si tu ne te tais pas, je te fais achever. » Annette Besson s’élance d’une pièce voisine pour voler à son secours. Un soldat fait volte-face vers elle, lui plonge sa baïonnette au-dessous de la mâchoire, et, dans cette position, lui lâche un coup de fusil dont l’explosion lance des fragments de la tête jusqu’aux parois du mur. Un jeune homme, Henri Larivière, ta suivait. Il est tiré de si près, lui, que le feu prend à ses vêtements, que le plomb pénètre jusqu’à une grande profondeur dans le poumon. Il n’est cependant que blessé mortellement alors un coup de baïonnette divise transversalement la peau du front et montre le crâne à découvert : alors aussi il est frappé en vingt places différentes. Et déjà la pièce n’était plus qu’une marre de sang ; et M. Breffort père, qui, malgré ses blessures, avait eu la force de se réfugier dans une alcôve, était poursuivi par des soldats ; et Mme Bonneville, le couvrant de son corps, les pieds dans ce sang, les mains vers le ciel, leur criait : « Toute ma famille est étendue à mes pieds ; il n’y a plus personne à tuer, il n’y a plus que moi ! » et cinq coups de baïonnette perçaient ses mains. Au quatrième, les soldats qui venaient de tuer M. Lepère et M. Robiquet disaient à leurs femmes : « Mes pauvres petites femmes, vous êtes bien à plaindre ainsi que vos maris. Mais nous sommes commandés, nous sommes forcés d’obéir aux ordres, nous sommes aussi malheureux que vous. » Annette Vaché. – A dix heures et demie du soir, Louis Breffort revint près de moi se coucher. Notre nuit fut agitée. A cinq heures du matin, M. de Larivière, qui avait passé la nuit au deuxième, chez M. Breffort père, monta nous souhaiter le bonjour ; il nous dit qu’il avait très mal dormi, et qu’il avait entendu crier toute la nuit. Une voix appela Louis d’en bas c’était son père. M. de Larivière descendit dire qu’il allait venir. Louis était en train de s’habiller ; j’étais à peine vêtue moi-même, quand, entendant un grand bruit dans l’escalier, la curiosité m’attira jusqu’au quatrième. « Où vas-tu ? » me crient des soldats. Frappée de stupeur, je ne réponds pas : « Ouvre ton châle. » J’ouvre mon châle ; on tire un coup de fusil sur moi, on me manque. Arrête ! me crie-t-on encore, et on tire un second coup de fusil sur moi ; je pousse un cri perçant, et arrive avec peine jusqu’à la porte de Louis. « Es-tu blessée ? me dit-il en la fermant sur moi. – Je ne crois pas ; ils m’ont tirée de si près qu’ils ne m’auraient pas manquée ; je pense qu’il n’y a pas de balles dans leurs fusils, qu’il n’y a que de la poudre. — Comment, pas de balles ! mais ton châle en est percé en plusieurs endroits.— Ah mon Dieu ! ils vont nous tuer. Louis, Louis ! cachons-nous. Tiens, tiens, essayons de monter sur le toit : nous nous aiderons l’un l’autre. Noa, dit Louis, on ne tue pas le monde comme ça ; je vais leur parler. Déjà les soldats frappaient dans la porte. Louis la leur ouvre. « Messieurs, s’écrie-t-il, que voulez-vous ? Ne nous tuez pas : je suis avec ma femme, nous venons de nous lever. Faites perquisition, vous verrez que je ne suis point un malfaiteur. » Un soldat l’ajuste. Louis tombe de son haut la face contre terre, il pousse un long cri ! « Ah !… » Le soldat lui donne deux ou trois coups de crosse sur la tête, du pied le retourne sur le dos pour s’assurer qu’il était bien mort. Je me jette sur le corps de mon amant. « Louis, Louis ! Ah ! si tu m’entends !… Un soldat me renverse sur le carreau. Quand je me relevai, les soldats avaient disparu. Je prêtai l’oreille j’entendis de nouveaux pas, on revenait dans la chambre. J’eus peur, je me fourrai sous les matelas. « Est-ce qu’il n’y a plus personne à tuer ici ? disait une voix. Cherche donc sous les matelas. Non, répondait une autre, je viens d’examiner ; il n’y en avait qu’un, tu le sais, va, il est bien mort. Mme Hu. Dès la veille, nous avions été jusqu’à seize personnes, hommes et femmes, dans le cabinet occupé par Mme Bouton. Nous nous y étions retirés dès que les insurgés menacèrent d’envahir la maison, car eux seuls nous inquiétaient. Nous ne pensions guère à avoir à redouter quelque chose de la troupe. Nous étions absolument les uns sur les autres. M. Bouton nous avait tant de fois parlé de ses campagnes, des dangers qu’il avait courus, que nous nous croyions plus en sûreté vers lui ; cela était si naturel !… Nous étions encore treize, quand les troupes cherchent à briser la porte. À ce moment, nous n’avions plus de sang dans les veines. Mme Godefroy était le plus près de la porte. Elle tenait un enfant de quinze mois sur ses bras ; après elle venait M. Hû, mon mari, portant également notre enfant dans les siens. Mme Godefroy ne voulait pas ouvrir. « Ouvrez, ouvrez, dit mon mari, que ces messieurs voient (il présente un enfant en avant) nous sommes, vous le voyez, avec notre famille, mes amis, mes frères ! Nous sommes ici tous pères et mères pacifiques. J’ai un frère qui est soldat aussi sous les drapeaux en Alger. » Mme Godefroy, est poussée dans le corridor. M. Hû, frappé à « mort, tombe avec son fils sur le côté droit. L’enfant a le bras fracassé d’une balle. Une inspiration de mère, ajouta Mme Hû, me le fit arracher des bras de mon mari, et en me jetant en arrière, je tombai évanouie dans un grillage placé derrière moi. À ce moment, mon mari, déjà à terre, est frappé dans le dos de vingt-deux coups de fusils et de baïonnette. On peut encore voir ses vêtements, ils sont tellement déchirés qu’ils ne présentent plus que des lambeaux raidis par le sang. M. Thierry est tué ; Loisillon, fils de la portière, succombe sous les coups. Plusieurs personnes tombent blessées. Loisillon pousse un cri d’agonie. « Ah ! gredin, tu n’es pas encore fini ! disent les soldats. Ils se baissent et l’achèvent. C’est alors qu’ils aperçoivent M. Bouton, accroupi sous une table. Comme ils n’avaient plus de fusils chargés, ils le lardent à coups de baïonnette. Le train était tel que je crois encore l’entendre. Ensuite, il est entré d’autres soldats qui ont tiré sur lui. »

Hâtons-nous de dire que, parmi les soldats employés à cette œuvre sans nom, il y en eut qui, par les plus nobles inspirations de la générosité aux abois, s’étudièrent à déjouer la barbarie de leurs camarades. Quant aux égorgeurs, qu’ils aient agi par ordre, et dans l’intime conviction que d’une croisée de la maison n°12 on avait tiré sur eux, c’est ce qu’ont prouvé de nombreux témoignages c’est ce qu’il serait affreux d’être obligé de mettre en doute, c’est ce que nous voulons croire et croyons profondément ; mais, pour châtier une agression dont on ignore l’auteur, entasser au hasard meurtre sur meurtre, confondre dans une même immolation l’innocent et le coupable, courir sus à des femmes et à des enfants et à des vieillards, supprimer le juge au profit du bourreau, et, là où dans les guerres les plus impies on n’ose faire que des prisonniers, faire des victimes… Ah ! … je sens que l’indignation prend le dessus, et il faut s’arrêter. Temps malheureux, auquel on ne peut se reporter sans avoir à refouler avec effort l’amertume intérieure qui déborde, et dont l’historien ne saurait retracer gravement le souvenir qu’en étouffant, pour ainsi dire, à deux mains toutes les révoltes de son cœur !

Le 14 avril (1834), le carnage de la rue Transnonain fumant encore, les dignitaires du royaume allèrent féliciter le roi, et M. Guizot parut à la tribune pour insulter, de là, des ennemis abattus. Le 15, M. Persil, garde des sceaux, présenta au vote de la Chambre des députés une loi draconnienne contre les détenteurs d’armes de guerre. Le même jour, une ordonnance, qui violait la Charte, transforma la Chambre des pairs en Cour de justice ; et quatorze millions de crédits extraordinaires furent demandés pour maintenir l’effectif de l’armée à 360, 000 hommes et 65, 000 chevaux. Demande étrange assurément ! Un pouvoir qui se disait si fermement appuyé sur les intérêts et la volonté du peuple avait-il besoin de tant de soldats pour le contenir ? Mais les ministres se pressaient de mettre à profit l’étourdissement public. Affectant des terreurs que ne justifiait plus le danger, ils entouraient la royauté du mensonge de leur sollicitude, l’entretenaient dans le désir d’usurper la dictature, et lui donnaient, le cas échéant, la nation à fouler aux pieds.

L’impulsion une fois imprimée, la réaction devint furieuse, par les empressements même de la bassesse. Dans l’entraînement du succès et de leurs passions, les vainqueurs avaient résolu de lier à l’idée d’un vaste complot tous les mouvements enfantés par le mois d’avril. Faute immense, et qui mettait parfaitement en relief la médiocrité des hommes placés à la tête des affaires ! Car, en réunissant devant la Chambre des pairs constituée en Cour de justice, pour les faire juger solennellement, tant d’ennemis qui, disséminés dans les divers tribunaux du royaume, pouvaient être détruits à petit bruit, on leur donnait une importance sans égale ; et, des cendres de la guerre civile, remuées d’une main imprudente on s’exposait à faire sortir des calamités nouvelles. Mais, la colère conseille mal ceux qu’elle possède. On entassa donc poursuites sur poursuites ; et les prisons, bientôt, regorgèrent de républicains.

Le pouvoir, toutefois, ne s’emporta pas au point d’oublier que certains ménagements lui étaient commandés par la politique. M. Voyer d’Argenson, par exemple, dut à sa haute position et à ses brillantes alliances de n’être pas impliqué dans un complot dont on rejetait la responsabilité sur un si grand nombre de ses amis. La condamnation aux frais devant être solidaire on avait lieu de craindre qu’elle n’engloutît la fortune de M. Voyer d’Argenson. Or, il avait pour gendre M. de Lascours, pair de France, qu’on ne voulait pas frapper dans la fortune de son beau-père ! Ce fut aussi pour s’épargner l’embarras de faire descendre sur un banc d’accusés l’illustre Lafayette, qu’on s’empressa de mettre hors de cause les membres les plus compromis de l’association pour la liberté de la presse, et, entre autres, MM. André Marchais et Étienne Arago.

La mort, du reste, ne tarda pas à délivrer le pouvoir des terreurs que lui inspirait celui qui, le 31 juillet 1830, avait donné à Louis-Philippe, sur le perron de l’hôtel-de-ville, l’investiture de la royauté. Le 20 mai (1834), Lafayette rendait le dernier soupir. Ses moments suprêmes furent remplis d’amertume ; et l’ingratitude dont on avait payé ses services étant devenue le poison lent de sa vieillesse, des paroles de malédiction marquèrent ses adieux à la vie. On lui fit des funérailles, magnifiques par le deuil des âmes et l’abattement des visages. Le parti républicain perdait en M. de Lafayette ce qui lui eût été presque plus utile qu’un chef ; il perdait un nom.

Tout réussissait, on le voit, à la dynastie d’Orléans. Il ne manquait plus aux serviteurs de cette dynastie que de savoir se modérer : ils n’en eurent pas la force. Nous avons dit avec quel empressement ils avaient profité d’une heure de triomphe pour se faire autoriser à lever, en pleine paix, une armée suffisante pour la guerre. La pensée du règne était là.

Et la bourgeoisie, puissance rivale de la royauté, la bourgeoisie applaudissait avec une ardeur imbécile, ne voyant pas qu’elle contribuait à miner sa propre domination. Moins profondément aveuglée, elle aurait compris qu’au service d’un homme, des soldats deviennent tôt ou tard des satellites ; que, si on les appelle aujourd’hui à préserver l’ordre, on les appellera demain à protéger la tyrannie ; qu’il n’y a plus de liberté, plus de garanties, plus de distinction possible entre une résistance légitime et une rébellion coupable, partout où la répression frappe sans avoir le droit de raisonner ; que le pouvoir parlementaire cesse d’être indépendant, lorsqu’à sa milice, qui est la garde nationale, le pouvoir exécutif substitue la sienne, qui est l’armée ; qu’en un mot, l’intervention des gens de guerre dans les débats intérieurs est inconciliable avec la prépondérance politique d’une classe appuyée sur l’industrie.





CHAPITRE VI.


Situation de l’ambassade française à Saint-Pétersbourg. — Dédain de l’empereur Nicolas pour Louis-Philippe. — Le maréchal Maison ; sa franchise militaire. — Comment il fait sa position en Russie et obtient les bonnes grâces de l’empereur. — L’ambassade française à Madrid. – Portrait de M. Martinez de la Rosa ; il succède à M. Zéa Bermudez, son système. — Pourquoi il se déclare contre don Miguel. — Origine et véritable caractère du traité de la quadruple alliance. — La négociation. s’entame et se poursuit en dehors de M. de Taileyrand, qui n’en est informé qu’au dernier moment et par hasard. — Articles supplémentaires. – Erreur singulière de l’opinion sur la signification du traité de la quadruple alliance, sur sa portée, sur son auteur ; nouvelle preuve de l’infériorité diplomatique de M. de Talleyrand.


Détournons les yeux de ce tableau lugubre, et voyons comment la France était représentée au dehors, tandis que, de ses propres mains, elle se déchirait ainsi les entrailles.

Le représentant du cabinet des Tuileries à Saint-Pétersbourg était alors le maréchal Maison, qui, dès le commencement de l’année 1833, avait été donné pour successeur au maréchal Mortier. L’ambassade du maréchal Mortier à St-Pétersbourg n’avait été qu’une suite de mystifications cruelles. Tout en comblant l’homme de guerre d’égards et de prévenances, l’empereur Nicolas s’était étudié à humilier le diplomate, affectant de l’entretenir en toute occasion de Napoléon, de ses projets, de ses batailles, et ne lui parlant pas plus de Louis-Philippe que s’il se fut agi d’un prince entièrement étranger à la vie politique de l’Europe et à la famille des souverains. Le maréchal Maison ne voulut pas de ce rôle. Avant d’accepter l’ambassade de Russie, il demanda si son titre serait respecté à l’égal de sa personne, et il ne partit pour St-Pétersbourg qu’après avoir obtenu à cet égard de M. Pozzodi-Borgo les assurances les plus formelles. Son passage à Berlin fut marqué par diverses circonstances significatives ; il en est une qui mérite d’être rapportée. Le maréchal Maison, lorsqu’il était question d’un événement accompli, se vantait assez volontiers de l’avoir prévu un jour qu’il avait cédé à l’empire de cette habitude devant les princes de Prusse : « Eh bien ! Monsieur le maréchal, lui dit en raillant le plus jeune d’entre eux, puisque vous savez si bien les choses de l’avenir, qu’arrivera-t-il dans cinq ans d’ici ? – Monseigneur, répondit le maréchal en se redressant et de l’air d’un vieux soldat qui s’adresse à un jeune homme, nous verrons dans cinq ans ce que nous avons déjà vu beaucoup de manifestations malveillantes, mais pas une action. » Ce trait peint le maréchal. A Vienne, il s’était montré ferme, presque hautain, et, par un mélange convenable d’urbanité et de fierté, il avait déconcerté plus d’une fois la princesse de Metternich qui, ne l’aimant pas, s’était plu à lui déclarer une guerre de paroles. Rude et violent comme un soldat, mais doué de la finesse du paysan, il ne fut pas plutôt à StPétersbourg qu’il prit le parti d’y faire sa position par des allures tout-à-fait indépendantes et un langage plein de rondeur. Sa première entrevue avec l’empereur se passa sous de favorables auspices. Nombre de seigneurs et d’officiers russes attendaient dans une pièce voisine avec les deux aides-de-camp du maréchal, MM. Delarue et Chasseloup-Laubat. Or, quoique le premier eût déjà fait un voyage en Russie, et qu’il s’y fut lié d’amitié avec plusieurs personnes de la Cour, aucune d’elles n’allait vers lui, aucune n’eût osé le reconnaître avant d’avoir interrogé les regards de l’empereur. Le maître parut, il fit bon visage aux deux aides-de-camp, s’avança vers M. Delarue, qu’il avait connu aide-de-camp du duc de Raguse, et, l’attirant dans l’embrasure d’une croisée, l’entretint en particulier avec une bienveillance démonstrative. Quelques instants après, M. Delarue était l’objet des témoignages de sympathie les plus empressés ; chacun l’entourait, l’accablait de questions ; on se souvenait de l’avoir vu, et qu’on l’avait pour ami. Ces scènes, dont la puérilité même est si féconde en réflexions, annonçaient que l’ambassade française allait avoir, à Saint-Pétersbourg, une meilleure attitude. Et en effet, à dater de ce jour, le rôle du maréchal Maison ne fit plus que s’agrandir. Certaines particularités y contribuèrent qui semblaient devoir produire un résultat opposé. Un jour, dans un grand dîner donné par l’ambassadeur français, la conversation étant tombée sur les premières guerres de notre révolution, le maréchal trouva moyen de rappeler incidemment et sans affectation qu’il était fils d’un paysan d’Épinay. On devine quel effet devait produire sur une aristocratie nourrie de vanités futiles, de tels aveux faits avec une aisance parfaite et la fierté d’un plébéien sûr de lui-même. L’empereur ne tarda pas à savoir ce qui s’était passé, et son estime pour le maréchal s’en accrut. Les défauts mêmes de notre ambassadeur le servirent. Il avait gardé de la vie des camps une liberté de mœurs qu’il n’avait nul souci de voiler, et l’âge n’avait pas éteint chez lui tous les feux de la jeunesse. A Saint-Pétersbourg, une passion de théâtre l’ayant vaincu, il dédaigna de s’en cacher. L’imprudence était grande ; car Nicolas, soigneux de sa dignité, affectait une austérité imposante. Cependant les façons du maréchal ne lui déplurent pas, et il lui sut gré de sa franchise toute militaire. Bientôt, entre l’empereur et le maréchal Maison, il s’établit une intimité de propos hardis dont la faveur n’avait jamais été accordée à aucun courtisan russe, quelqu’eût été son crédit. Il est un châtiment de l’orgueil qui fait partie de l’orgueil même : l’ennui et les plus fiers souverains sont à ce point esclaves de leur propre majesté que, pour se sentir un peu libres, ils sont quelquefois obligés de descendre. Soit tolérance exceptionnelle, soit fatigue du rang suprême, l’empereur en était venu à ouvrir aux témérités du maréchal Maison une oreille complaisante ; et celui-ci profita comme ambassadeur de tout ce qu’il avait su se faire permettre comme soldat.

Il y avait alors parmi les personnages les plus influents de la Cour de Russie, non pas précisément deux partis opposés, mais deux tendances diverses. Les uns, tels que le maréchal Paskewitch, le prince Wolkonski, le ministre de la guerre Tchernichef, apportaient dans leurs préoccupations nationales un esprit exclusif et violent : c’étaient de vrais Russes. Les autres, tels que MM. de Nesselrode, Orloff et Bekendorf, auraient désiré qu’en toute chose on tînt compte de l’état de l’Europe, et qu’on fît, autant que possible, cause commune avec elle. C’étaient les Russes adoucis et polis par le contact de la diplomatie des différentes Cours. Nicolas penchait du côté des premiers : les seconds trouvaient un auxiliaire dans l’ambassadeur français ; et, comme son importance secondait leurs vues, loin de s’étudier l’amoindrir, ils s efforçaient de la rendre plus grande encore par une déférence calculée aux opinions du maréchal.

La situation de l’ambassade française à Madrid était beaucoup moins difficile à maintenir.

M. Zéa-Bermudez ne dirigeait plus les affaires d’Espagne : il était tombé devant la réprobation dont avaient publiquement frappé son système deux capitaines généraux, Llander et Quesada.

Lorsque cet événement eut lieu, M. Martinez de la Rosa vivait à peu de distance de Madrid, caché dans l’ombre d’une retraite studieuse, et, du sein de ses loisirs littéraires, suivant d’un œil inquiet les destinées de son pays. Poète, il n’était pas sans avoir marqué dans la politique, où il apporta cette élégance d’esprit, cette haine des brutalités de la force, que donne le culte honnête des muses. Admirable de probité, mais timide ; amant de la liberté pourvu qu’on lui permît de la traiter avec défiance ; convaincu jusqu’au courage, mais non jusqu’à l’audace ; dépourvu enfin de ce degré de hardiesse qui, dans les temps d’orage, est de la clairvoyance aussi, le feu d’une imagination méridionale ne suppléait pas suffisamment chez lui à l’énergie absente des passions populaires, et la vivacité de ses sentiments ne servait qu’à colorer la trop grande modération de ses idées. C’était un de ces hommes qui ont tout juste la force nécessaire pour commencer les révolutions, qu’il est donné à d’autres, qui souvent valent moins qu’eux, de gouverner, de précipiter ou de clore.

M. Martinez de la Rosa fut désigné à Christine comme le successeur naturel de M. Zéa. Mais on ignorait sa demeure : il fallut le chercher dans tout Madrid ; et ce fut seulement au bout de deux jours qu’on put le tirer de son obscurité volontaire pour le faire monter sur une des scènes les plus agitées de l’Europe. Les Espagnols s’attendaient à l’inauguration du régime constitutionnel : le nouveau ministre ne trompa point leur attente. Sous le titre de statut royal, il publia une espèce de contrefaçon laborieuse et forcée de cette charte française qui n’était elle-même qu’une copie maladroite de la constitution britannique. Chose bizarre ! La France, dont le sol est couvert des ruines de l’aristocratie, avait emprunté les bases fondamentales de sa constitution politique à l’Angleterre, que l’aristocratie possède et pénètre ; et voilà que le même emprunt était fait à la France, où la bourgeoisie industrielle est tout, par l’Espagne, où la bourgeoisie industrielle n’est rien ! Pour condamner l’œuvre de M. Martinez de la Rosa, ce double rapprochement suffit. Aussi le statut royal ne fut-il adopté qu’après avoir subi les plus rudes attaques. Une opposition non moins vive se déclara contre le décret qui organisait les milices. On reprocha au ministère espagnol d’avoir restreint aux communes de 700 feux le droit de posséder une milice ; on lui reprocha d’avoir fermé aux citoyens les plus pauvres les rangs de cette armée nationale, exclusion offensante pour le peuple, et qui semblait livrer la révolution sans défense au carlisme redoublant de vigueur et multipliant ses coups. Le reproche était juste, quoiqu’empreint d’exagération. Le gouvernement des tempêtes n’appartient pas à ceux qu’elles font pâlir. Les révolutions ne se sauvent que par l’emploi de toutes leurs ressources ; trop de circonspection les compromet, la défiance les perd. Quant aux accusations que M. Martinez de la Rosa encourut pour avoir voulu mettre un frein à la licence des journaux, elles manquaient de bonne foi ou d’intelligence. La liberté de la presse est la force dans la paix ; c’est, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le mouvement des sociétés au repos. En temps de guerre civile et au milieu du choc des factions armées, la liberté absolue de la presse est le commencement de l’impuissance, parce qu’elle est l’aliment de l’anarchie. Quoi qu’il en soit, les tendances que révélaient les mesures prises par le ministère espagnol étaient évidemment de nature à créer entre lui et le cabinet-des Tuileries une communauté d’intérêts de plus en plus étroite. Mais, quoique ami de la France, M. Martinez de la Rosa ne pouvait la savoir si près de lui sans prendre ombrage de sa force et sans redouter son ascendant. L’Angleterre, plus éloignée, l’attirait davantage, par cela seul qu’elle avait moins de prise sur l’indépendance espagnole. De là les relations qui devaient aboutir au traité de la quadruple alliance.

Que, dans la querelle qui troublait le Portugal, le droit fût du côté de dona Maria ou du côté de don Miguel, M. Martinez de la Rosa s’en inquiétait peu. Il ne haïssait, il n’avait juré de combattre énergiquement, dans le fils puîné de la moderne Agrippine, que le protecteur de don Carlos, sujet félon et prince rebelle. Mais c’en était assez pour qu’il prît, contre don Miguel, les mesures les plus vigoureuses. Ainsi, la politique de l’Espagne à l’égard du Portugal s’était subitement transformée. Favorisé par M. Zéa, don Miguel allait être poursuivi sans relâche par le nouveau ministre d’Espagne. Et il y eut cela d’étrange dans le soudain revirement qui venait de s’opérer, que les mêmes instruments servirent à l’accomplissement des desseins les plus contraires. M. Zéa-Bermudez avait rassemblé une armée espagnole qu’il se proposait de pousser contre don Pedro : M. Martinez de la Rosa résolut de la faire marcher contre don Miguel et comme l’ambassadeur anglais l’y engageait avec insistance, à son tour il invoqua la coopération d’une armée anglaise. L’ambassadeur répondit que le cabinet de Saint-James se trouvait dans l’impossibilité de prendre une détermination aussi grave ; que son influence sur le parlement était trop combattue, son existence trop incertaine, pour qu’il risquât une telle partie. « Eh bien, dit M. Martinez de la Rosa, que l’Angleterre au moins nous fournisse de l’argent ; car nos caisses sont vides. — Cela même, répondit l’ambassadeur anglais, mon gouvernement le voudrait en vain. » Blessé, M. Martinez de la Rosa déclare alors que l’Espagne interviendra seule, mais quand elle voudra et comme elle voudra. La situation était pressante l’ordre de franchir la frontière fut expédié à Rodil, et le marquis de Miraflores eut mission d’en instruire le cabinet de Saint-James.

Les Anglais étaient trop jaloux de leur séculaire et dévorant patronage sur le Portugal, pour souffrir que, sans eux, on mît la main dans les affaires de ce pays. De son côté, l’Espagne n’ignorait pas quelle force morale donnerait à son entreprise l’adhésion des Anglais, consacrée solennellement par un traité. Ce double intérêt fixa le point de départ d’une négociation diplomatique entre les deux Puissances, négociation dans laquelle fut naturellement admis l’envoyé extraordinaire de don Pédro, et qui aboutit à la rédaction d’un traité dit de la triple alliance. Il y était stipulé : 1° que don Pédro emploierait tous les moyens en son pouvoir pour forcer l’infant don Carlos à se retirer des états du Portugal ; 2° que Christine, ayant reçu de graves et justes motifs de plainte contre l’infant don Miguel, par l’appui qu’il avait accordé au prétendant à la couronne d’Espagne, ferait entrer sur le territoire portugais un corps de troupes espagnoles dont le nombre serait déterminé plus tard, lesquelles seraient entretenues entièrement aux frais de l’Espagne, et rentreraient dans leurs foyers aussitôt après l’expulsion de don Miguel et don Carlos ; 3° enfin, que l’Angleterre assurerait aux opérations le concours d’une force navale[35].

Le caractère de ce traité était manifeste : l’Angleterre y conservait à l’égard du Portugal une attitude de protection dérivant d’une sorte de suzeraineté qu’elle n’avait garde de laisser prescrire ; et l’Espagne y poursuivait dans Don Miguel, non pas l’usurpateur de la couronne du Portugal, mais l’allié de Don Carlos. On avait donc éludé les questions de légitimité et de constitution aussi soigneusement que possible. Les négociateurs avaient même poussé la prévoyance jusqu’à stipuler, en faveur des deux infants, aussitôt après leur retraite des états qu’ils troublaient, un « revenu convenable à leur naissance et à leur rang[36]. » Il n’y avait rien là, on le voit, qui ressemblât à une alliance expresse des monarchies constitutionnelles contre les monarchies absolues. L’idée fondamentale du traité de la triple alliance était, — on ne saurait trop le faire remarquer, — de régulariser l’entrée des Espagnols en Portugal ; et elle n’était que cela !

Il est vrai que, pour éviter des complications faciles à prévoir, on n’avait pas jugé à propos de prévenir du traité l’Autriche, la Russie, la Prusse ; mais il est à noter qu’on n’en avait pas non plus prévenu, la France. M. de Talleyrand n’avait été ni appelé, ni consulté, ni sondé, ni averti ! Ce fut par hasard qu’il fut instruit de la négociation presqu’au moment où elle allait être ébruitée. Il fit alors des démarchés pour y entrer, craignant, d’une part, que l’absence de sa signature dans un traité où figuraient trois Puissances constitutionnelles, ne trahît aux yeux de l’Europe le secret du rôle subalterne qu’il jouait à Londres, et ravi, d’autre part, de l’occasion qui s’offrait à lui de faire cause commune avec la Grande-Bretagne. Lord Palmerston, le marquis de Miraflores et M. de Moraes Sarmento avaient cru pouvoir se passer de M. de Talleyrand mais dès qu’il s’empressait auprès d’eux, ils n’avaient aucune raison sérieuse pour le repousser, d’autant que l’adhésion de la France fortifiait la cause d’Isabelle et celle de dona Maria. Ils accordèrent donc à M. de Talleyrand la faveur qu’il demandait. Sa signature, qu’il offrait, fut acceptée ; le traité de la triple alliance prit le nom de traité de la quadruple alliance (22 avril 1834) ; et l’on y inséra un quatrième article conçu en ces termes :

« Dans le cas où la coopération de la France serait jugée nécessaire par les hautes parties contractantes pour atteindre complétement le but du traité, sa majesté le roi des Français s’engage à faire, à cet égard, ce qui serait arrêté, de commun accord, entre elle et ses trois augustes alliés. »

Ainsi, la coopération de la France n’était envisagée que comme une éventualité lointaine, subordonnée à des circonstances variables et à des décisions ultérieures qu’il faudrait prendre en commun. Un engagement semblable avait le tort d’être très-vague, et, comme la suite le prouvera, très-compromettant ; mais, en revanche, le nom de M. de Talleyrand avait la gloire de figurer à côté de celui de lord Palmerston, au bas d’un traité décoré d’un titre pompeux !

Cependant, Rodil était entré en Portugal vers le milieu du mois d’avril (1834). Le ~6 mai, il remporta la victoire d’Asseicerra, que la capitulation d’Evora suivit de près et qui eut pour conséquence dernière l’embarquement de don Miguel et de don Carlos. Ce dernier serait tombé aux mains des Espagnols, sans la protection des Anglais, qui le sauvèrent. Réfugié à Londres où il trouva dans le parti aristocratique des encouragements et des secours, il ne tarda pas à en sortir furtivement, traversa incognito toute la France, passa les Pyrénées, et, se montrant tout-à-coup à ses partisans étonnés, leur rendit la confiance et l’espoir. Plus menacé que jamais, le gouvernement espagnol dut songer à étendre à l’Espagne le bénéfice du traité de la quadruple alliance. Mais, cette fois, l’Angleterre se montra extrêmement froide et réservée, car il ne s’agissait plus pour elle de protéger un royaume soumis à son influence immédiate. De son côté, le cabinet des Tuileries tremblait de s’engager dans une politique trop aventureuse. Ce ne fut donc pas sans difficulté que M. Martinez de la Rosa obtint de ces deux Puissances des articles additionnels portant : Que la première fournirait à l’Espagne des secours en armes et en munitions ; et que la seconde veillerait à ce que des secours semblables ne fussent pas envoyés, du territoire français, aux insurgés espagnols[37].

Telle est la véritable histoire du fameux traité de la quadruple alliance. Des hommes qui n’en connaissaient même pas les clauses se prirent à en exagérer l’importance jusqu’au ridicule. A les entendre, ce n’était pas moins qu’une vaste et durable confédération des monarchies constitutionnelles dans un but vraiment européen ; un contrepoids venait d’être trouvé à la sainte-alliance, à la vieille politique du Continent ; l’ère de la diplomatie moderne venait de s’ouvrir. Si bien que, grâce aux commentaires de quelques gazetiers mal informés, grâce aux hâbleries de quelques diplomates à la suite, des proportions imposantes furent données à un traité de circonstance, qui ne réglait que des intérêts passagers, et qui n’avait évidemment ni portée ni avenir. Mais ce qu’il y eut de plus extraordinaire, c’est que M. de Talleyrand atteignit, du coup, aux dernières limites de sa renommée. Dans une œuvre qui était si loin d’être la sienne, on ne manqua pas de voir le résultat de ses profondes méditations, le couronnement des travaux de sa vie diplomatique. Or, on lui avait fait dans la négociation une part si humble, si tardive, si conforme en un mot, à sa médiocrité, que Louis-Philippe eut un moment le dessein d’en témoigner son humeur à M. de Miraflores, quand il fut question de décerner aux signataires du traité les distinctions honorifiques d’usage !

Au reste, cette alliance anglaise dont on lui attribuait, avec une amphase aussi niaise que mensongère, le mérite d’avoir formé les nœuds, M. de Talleyrand ne la prenait pas tellement à cœur qu’il ne fût disposé à la sacrifier aux premiers mouvements de son orgueil offensé ; et nous le verrons, dans la suite, fouler lui-même aux pieds ses prétendus titres à l’immortalité, tout simplement pour tirer vengeance de lord Palmerston qui s’était plu à le faire attendre une heure dans son antichambre !




CHAPITRE VII.


Élections du mois de juin 1834. — Secrètes dissidences dans le Cabinet. — Lutte entre M. le maréchal Soult et M. Guizot. — Divisions dans le Conseil au sujet de M. Deeazes et du duc de Bassano. — M. Thiers abandonne le maréchal Soult. — Le roi, M.Guizot et M. Tbiers au château d’Eu ; le roi consent à la retraite du maréchal Soult et à son remplacement par le maréchal Gérard. — M. de Sémonville sacrifié au duc de Decazes. — Débats dans le Conseil sur la question de l’amnistie. — Dissidence entre M. Thiers et le maréchal Gérard. — Le Conseil se prononce contre l’amnistie ; pourquoi. — Retraite du maréchal Gérard. — Crise ministérielle ; intrigues diverses. — Combinaison projetée par M. Thiers. — Le roi la repousse, en haine de M. de Broglie. — Dissolution du Cabinet. — Scènes étranges qui en sont la suite. – Ministère des trois jours. – De quelle manière il tombe ; jugement qu’en porte le roi. — Le ministère précédent revit sous la présidence du maréchal Mortier. — Interpellations à la Chambre. – Ordre du jour motivé.


La Chambre des députés avait été dissoute au moment même où la session venait d’expirer, et on avait dû procéder à des élections nouvelles. Or, le résultat n’en pouvait être douteux. Vaincu de la veille, le parti républicain n’obtint dans le corps électoral qu’un petit nombre de suffrages. Le gouvernement, au contraire, entrait en lice soutenu par l’éclat de sa récente victoire : il eut pour lui tous les flatteurs du succès, race vile, partout très-nombreuse, mais qui se distingue dans les monarchies par l’effronterie de sa bassesse.

Au reste, ce gouvernement, si fort en apparence, portait en lui des causes actives de dissolution. Et peut-être le lecteur nous saura-t-il gré de mettre ici au grand jour quelques scènes d’intérieur, bien propres à montrer tout ce que renferme de mesquin et de misérable la vie secrète des monarchies. Rien de plus triste et, souvent, rien de plus instructif que l’histoire de la puissance en déshabillé.

Dans le maréchal Soult, M. Guizot, d’accord en cela avec M. de Broglie, ne voyait qu’un soldat brutal, fier d’un renom que sa capacité ne justifiait pas, affectant un orgueil toujours mêlé de ruse, et grevant le budget outre-mesure par les dispendieux caprices de son administration. De son côté, le maréchal Soult professait pour M. Guizot, M. de Broglie et les doctrinaires, le genre de dédain naturel à l’homme d’épée : il s’irritait de leur morgue, de leur talent surtout. Dans la lutte sourde, née de ces antipathies, M. Thiers avait été long-temps, non pas l’allié du maréchal, mais son défenseur officieux. Car M. Thiers, tout plein des souvenirs de l’Empire, ne put jamais se défendre d’un certain respect pour l’uniforme. Malheureusement, le maréchal Soult avait le goût des subalternes, il aimait à s’entourer de courtisans obscurs. Et ceux-ci, pour se donner auprès de lui une importance, s’étudiaient à l’isoler dans le Conseil, en l’aigrissant contre tous ses collègues. Il en résulta, de sa part, une défiance qui enveloppa bientôt M. Thiers lui-même. Si bien qu’en peu de temps il se forma, dans le Cabinet, une sorte de ligue sous laquelle il était impossible que le maréchal ne succombât point tôt ou tard. Telles furent les véritables causes de sa chute : voici quelle en lut l’occasion.

Les esprits étaient fort occupés alors des affaires d’Afrique[38]. Notre conquête s’y traînait péniblement depuis 850 et ne s’y installait pas. Le courage des soldats s’y fatiguait à poursuivre, dans des expéditions sans nombre et sans fruit, des cavaliers rapides, maîtres de l’espace et gardiens insaisissables d’un sol brûlant. Il nous en coûtait beaucoup d’or, et le plus pur de ce sang généreux qui a toujours bouillonné dans les veines de la France. D’ardentes préoccupations s’ensuivirent. On se demanda si le mal ne venait pas de la fréquence excessive des excursions, et, par conséquent, de la prédominance de l’esprit militaire en Afrique. On se demanda s’il ne serait pas bon pour asseoir enfin notre conquête à Alger, d’y envoyer un gouverneur civil duquel relèveraient les généraux. Cette opinion se fortifia, s’étendit, s’empara de la Chambre après avoir envahi la presse. Elle servait indirectement les vues ou, plutôt, les répugnances des doctrinaires, à l’égard de l’Afrique. « Alger, disait M. de Broglie, est une loge à l’Opéra. La France est assez riche assument pour avoir une loge à l’Opéra ; mais celle-là lui coûte trop cher. » Or, depuis que M. de Broglie était sorti du Conseil, ses dégoûts y étaient représentés par M. Guizot, son ami. Quant à M. Thiers, l’occupation de l’Afrique répondait à tous ses instincts de nationalité, elle caressait ce qu’il y avait en lui du vieil orgueil impérial ; mais, sur les avantages d’un gouvernement civil, son esprit flottait indécis. L’affaire est portée au Conseil. Le maréchal Soult croit voir l’armée insultée en sa personne ; il résiste, et s’apercevant que sa résistance ne triomphera pas, il la lait porter sur le choix du gouverneur.

MM. Thiers et Guizot avaient jeté les yeux sur M. Decazes, qui leur était recommandé par son importance politique, par son expérience dans le maniement des hommes, par les services qu’il avait rendus, sous la Restauration, à l’opposition des quinze ans, et aussi par ses embarras de fortune. Mais M. Decazes avait pour ennemi déclaré, dans la Chambre des pairs, M. de Sémonville, familier du maréchal Soult, qu’il dominait. M. de Sémonville détourna de M. Decazes, pour le diriger sur le duc de Bassano, le choix du ministre de la guerre. Qu’on juge de la surprise de MM. Thiers et Guizot lorsque le duc de Bassano leur fut proposé ! Aucune antipathie personnelle ne les éloignait de ce personnage, mais sa capacité leur était plus que suspecte. Le maréchal insistant pour le duc de Bassano, ils insistèrent plus que jamais pour M. Decazes et le Conseil resta ouvertement divisé.

Le roi, qui ne voyait pas jour à faire tourner au profit de son gouvernement personnel un débat ou le maréchal Soult était d’un côté, MM. Guizot et Thiers de l’autre, le roi, pour amortir la querelle, imagina de faire un voyage au château d’Eu, sa retraite de prédilection. Les noms de MM. Decazes et de Bassano cessèrent en effet d’être prononcés; mais, si le conflit n’existait plus, l’aigreur survivait. Impatient de se débarrasser du ministre de la guerre, M. Guizot pressa M. Thiers de s’unir à lui dans ce but, lui représentant que le maréchal était, dans le Conseil, une cause permanente de division à la Chambre, un embarras. Et M. Thiers d’hésiter. « Un maréchal de France est à ménager, » disait-il d’un air pensif. Il consentit, néanmoins, à se prêter, au moins passivement, aux répugnances de son collègue et ce fut avec son assentiment que M. Guizot partit pour le château d’Eu, où le roi l’avait devancé.

Le roi tenait au maréchal Soult, d’abord parce qu’il avait en lui un ministre aussi docile que laborieux, ensuite parce qu’il le jugeait seul propre à appuyer fortement le trône sur l’armée. D’ailleurs, il s’agissait d’offenser un homme qui avait marqué dans la guerre, même à une époque où Napoléon rendait tout obscur autour de sa gloire et Louis-Philippe avait coutume de dire en parlant du maréchal Soult: « Il me couvre. »

Par tous ces motifs, les démarches de M. Guizot étaient hasardeuses. Le roi veut s’en expliquer avec M. Thiers; et, sur un courrier qu’on lui dépêche en toute hâte, le ministre de l’intérieur se rend auprès de son collègue et auprès du roi. La discussion fut longue; mais M. Thiers s’étant fait fort de décider le maréchal Gérard à entrer dans le Cabinet, si, préalablement, le maréchal Soult en était exclu, le roi céda. Le président du Conseil fut donc censé avoir donné volontairement sa démission. M. de Sémonville fut châtié, à son tour ; et les ministres vainqueurs trouvèrent plaisant de lui donner pour successeur dans la dignité de grand-référendaire de la Chambre des pairs ce même M. Decazes qu’avait retenu à Paris son imprudente inimitié.

Les journaux de l’Opposition s’épuisèrent en vaines conjectures sur les causes de la retraite du maréchal Soult, retraite dont on n’avait eu garde de livrer le secret aux commentaires de la malignité des partis. Interrogée par la polémique, la presse ministérielle motiva sans scrupule la démission du vieux guerrier sur le dépérissement de sa santé, résultat de ses fatigues. La vérité est qu’il fut renversé par ses collègues. Sa haine contre les doctrinaires s’en accrut ; et M. Thiers, sur lequel il avait un instant compté, lui étant devenu particulièrement odieux, des propos pleins de fiel témoignèrent de son ressentiment.

M. Thiers n’avait pas trop présumé de son influence sur le maréchal Gérard. Il finit par l’entraîner dans le conseil, où l’attendait la place de son ancien compagnon d’armes. On était au 18 juillet 1834. Le maréchal Gérard ne se sentait aucun goût pour le pouvoir il se décida par l’espoir d’honorer son passage aux affaires en faisant décréter une amnistie générale. M. Thiers lui laissa entrevoir que ses désirs à ce sujet pourraient être réalisés ; mais aucun engagement positif ne fut pris et il n’y eut pas de délai assigné. Or, ici commence une série de complications plus curieuses encore et plus instructives que celles dont nous venons d’esquisser la physionomie.

On a vu de quelle manière, obéissant à une colère imbécile, le ministère avait été amené à charger la pairie de cet effrayant fardeau : le procès d’avril. Cette faute, une des plus grossières qu’un gouvernement ait jamais commises, éclatait déjà dans ses conséquences.Les tentatives faites en 1834 sur divers points du royaume n’étant considérées que comme les épisodes d’un même complot, il avait fallu donner à l’accusation des proportions colossales. Il avait fallu, pour rassembler les matériaux du procès, déployer un faste d’inquisition vraiment sans exemptes. On entassa poursuites sur poursuites, arrestations sur arrestations. Deux mille personnes furent appréhendées, quatre mille témoins interrogés, dix sept mille pièces mises sous les yeux des commissaires instructeurs !

Décréter l’amnistie en de telles circonstances, c’eût été faire acte tout à la fois de sagesse et de générosité. Aussi l’idée n’en fut pas plutôt émise qu’elle s’empara Irrésistiblement de l’opinion. La presse y puisa son thème favori ; elle prit place dans les entretiens de salon ; elle occupa les loisirs de l’atelier ; si elle éveilla parmi les captifs quelques sentiments de fierté rebelle, d’autre part elle agita d’une douce espérance leurs enfants, leurs femmes et leurs mères ; enfin, les amis les plus modérés du gouvernement crurent le moment venu pour lui de renoncer avec honneur un procès impossible et de cacher dans l’éclat de sa clémence ce qu’avaient eu de téméraire les inspirations de sa haine.

Mais c’est la maladie des gouvernements faibles de se méprendre éternellement sur la nature et les caractères de la force. La force ! rien ne la prouve mieux que le pouvoir de se montrer.clément avec impunité ; et ceux-là font de leur faiblesse un aveu bien humiliant, qui se déclarent hors d’état d’être généreux sans péril.

Voilà ce que seul comprit, dans le Conseil, le maréchal Gérard ; et, chose singulière ! son principal adversaire ne fut pas M. Guizot, ce fut M. Thiers. M. Thiers était loin d’être cruel, pourtant ; et il avait assez de largeur dans l’esprit pour savoir qu’en fait de répressions violentes, tout ce qui n’est pas absolument nécessaire est nuisible. Mais il s’était abandonné aux entraînements d’un amour-propre qui ne fut pas exempt d’enfantillage. Parce que la presse demandait l’amnistie avec hauteur, parce que les républicains en danger dédaignaient fièrement de la demander, il s’était persuadé qu’il y aurait à l’accorder manque d’énergie, manque de courage ; et quoiqu’il n’aimât point à courir après l’impopularité, à la façon de M. Guizot, c’est-à-dire fastueusement et avec l’affectation du dédain, il s’oublia, cette fois, jusqu’à savourer plus complaisamment que M. Guizot lui-même les jouissances de l’impopularité bravée. Le roi, d’ailleurs, repoussait l’amnistie. Or, comme il était convenable que, dans une question aussi délicate, le roi s’effaçât le plus possible, M. Thiers se plaisait à « le couvrir. »

Le maréchal Gérard, de son côté, avait noblement lié son existence ministérielle à l’adoption de l’amnistie, et les encouragements ne lui manquaient pas. Il s’était formé depuis peu, à la Chambre, au sein de la majorité, une petite ligue de prétendants, connue sous le nom de tiers-parti, et qu’on aurait mieux fait de nommer parti de l’intrigue. Ennemi de la gauche par ses idées, et des ministres par son ambition, le tiers-parti s’usait à faire sournoisement la guerre aux portefeuilles. Il poussa le maréchal Gérard à tenir bon, convaincu que diviser le Cabinet c’était le dissoudre.

L’allure des journaux fut en général plus franche ; et le maréchal Gérard, soutenu par la presse, compta au nombre de ses partisans les plus résolus le Constitutionnel, feuille qui exprimait les sentiments d’une portion notable de la bourgeoisie. Directeur du Constitutionnel, M. de Saint-Albin y publia, sur la mesure en discussion, une lettre vive, chaleureuse, qu’il signa, et qui tranchait avec le ton ordinaire, de la polémique. Il cita ces belles paroles d’un empereur romain : « Je ne voudrais pas qu’on me crût tant d’ennemis. » Il rappela en quels termes le Vieux Conrdelier avait protesté contre le Vœ Victis révolutionnaire ; et il évoquait, pour la bénir, la mémoire de Camille Desmoulins, s’écriant à deux pas de l’échafaud, et au risque d’y monter pour avoir voulu l’abattre : « Instituons un comité « de clémence. »

Cependant, le maréchal Gérard se lassait et s’indignait d’une résistance à laquelle il ne s’était pas attendu. À bout de patience il fit rédiger sous ses yeux, par M. Linguet, une note ayant pour but t d’amener le Conseil à se prononcer. Les avantages de l’amnistie étaient développés dans cette note avec un sens profond, et le maréchal Gérard y ouvrait son âme tout entière. Il n’hésitait pas à y déclarer qu’il échangerait volontiers contre l’honneur d’avoir consolé tant de pauvres mères, une partie du renom guerrier qu’il avait acquis sur les champs de bataille, au prix de son sang. La note se terminait par le récit d’une anecdote caractéristique et touchante. Après la victoire de Marengo, Bonaparte demandant à ses officiers à quelles causes ils attribuaient ses succès, les uns parlèrent de son habileté dans la direction des affaires du dedans, les autres de ses batailles gagnées ; mais lui : « Tout m’a réussi, répliqua-t-il, parce que je suis pour tout le monde une vivante amnistie. »

La leçon était frappante et les circonstances la rendaient solennelle. Car enfin, l’amnistie n’était-elle pas impérieusement commandée, même par cette politique qui se fait gloire d’être sans entrailles ? Y avait-il prudence à remuer les cendres de la guerre civile, à faire discuter devant le peuple attentif la révolte du pauvre contre le riche, à indiquer de quelle sorte on ébranle la fidélité militaire, à souffler sur tant de haines mal éteintes ? Et quelle folie de conduire la foule dans cette rue Transnonain toute remplie d’assassinats, devant ce fatal et trop célèbre numéro 12 ?

Inutiles considérations ! On voulait paraître fort ; on tremblait de se montrer pusillanime. Et puis, s’il faut tout dire, on enviait au président du Conseil l’honneur d’avoir fait prévaloir un système que l’opinion n’attribuait qu’à lui seul. L’amnistie décrétée, les amis du maréchal n’auraient-ils pas crié partout : « M. Gérard l’emporte enfin ; il a vaincu ses collègues, il a vaincu le roi ! » Là se trouve, pour quiconque sait le cœur humain, la véritable cause, la cause philosophique du rejet de l’amnistie. Car, quant aux raisons par lesquelles on la combattit, rien de moins sérieux. On osa prétendre que, au point de vue de la constitution, le roi ne pouvait pas faire, avant la condamnation, ce qu’il pouvait faire après par l’usage du droit de grâce ; argutie qui ne méritait pas d’être réfutée ! chicane de procureur opposée à des vues d’homme d’état ! On fit semblant de craindre l’indignation de la magistrature souveraine, si on lui arrachait ses justiciables ; de la garde nationale, si on dérobait à ses rancunes ceux qui avaient troublé son repos ; sophisme qui calomniait la France ! Les motifs réels, on eut soin de les taire : nous les avons exposés. Le projet d’amnistie fut donc repoussé définitivement, et le maréchal Gérard sortit du ministère.

Cette retraite ouvrant la brèche aux ambitieux, les plus pressés coururent à l’assaut du pouvoir ; et les antichambres du château, les couloirs du Palais-Bourbon, les bureaux des ministères, les salons politiques, devinrent autant de foyers d’intrigues. Le tiers-parti était en émoi. Déjà les subalternes dressaient de nouvelles listes, et composaient le ministère de leur désir. Plus circonspects, les chefs faisaient effort pour se défendre d’une impatience cynique ; mais ils jouissaient du mouvement dont ils étaient le centre, et, avec toute la joie de l’orgueil vengé, MM. Dupin âme, Passy, Sauzet, se laissaient porter par le flot de tant d’agitations diverses. Alors se produisirent, sur la dernière adresse votée par la Chambre, des commentaires ayant pour résultat inévitable et prévu, d’offenser les ministres, de les piquer au jeu, de pousser leur orgueil à quelque éclat téméraire, et de jeter des nuages sur l’appui qu’ils devaient désormais attendre de la majorité. L’adresse avait parlé de la réconciliation des partis devenue désirable : n’était-ce pas crier aux ministres que leur politique avait été follement cruelle ? L’adresse avait recommandé à la Couronne le choix d’agents éclairés et fidèles : nul doute qu’il n’y eût là une allusion blessante ! L’adresse avait manifesté l’espoir que le budget serait ramené à de moins funestes proportions comment ne pas deviner la pensée de blâme cachée au fond de cette leçon d’économie ? Ces discours échauffent les esprits, enflamment les ambitions, et tout semble se préparer pour un changement.

Les ministres ne s’émurent pas. Dans l’enivrement où les avaient plongés leurs victoires récentes, ils souriaient des prétentions du tiers-parti et de sa turbulente faiblesse. Ils se persuadaient volontiers qu’une fois au pouvoir, le tiers-parti fléchirait sous un aussi lourd fardeau et ne tarderait pas à tomber au bruit de la risée publique. Telle était même à cet égard leur conviction, qu’ils résolurent d’abandonner momentanément leurs portefeuilles. « Qu’on prenne nos rivaux à l’essai, se disaient-ils ; la bourgeoisie, conviée au spectacle de leur impuissance, n’en sentira que mieux ce qu’ils valent, et combien est légitime notre droit à la conduire. D’ailleurs, l’opposition de ces hommes nous fatigue, elle nous harcelle de plus en plus ; elle finirait par nous créer des obstacles sérieux. Réduisons-la au silence par une retraite qui, mettant au grand jour l’infériorité de nos adversaires, ne servira qu’à nous faire rentrer au pouvoir d’une manière triomphale. »

Ce projet devait plaire à M. Guizot, dont il remuait l’âme dédaigneuse. M. Thiers, de son côté, soupirait après quelques jours de repos. Car il se lassait aisément du pouvoir, précisément parce qu’il était dans sa nature de l’exercer avec beaucoup d’ardeur. Le Cabinet allait donc se dissoudre. Mais, parmi les ministres, il y en avait un qui n’entrait pas dans le plan de ses collègues : c’était M. Persil, garde-des-sceaux, ministre de la veille : il lui en coûtait de faire, après une carrière si courte et sur un espoir incertain, le sacrifice de son ambition. Aussi sa résistance fut-elle opiniâtre, et lorsque ses collègues offrirent leur démission, il s’engagea entre lui et M. Thiers, en présence du roi, un débat d’une violence extrême.

La crise ministérielle, comme il arrive souvent, se traîna pendant plusieurs jours de péripéties en péripéties. Bien que le ministère, ainsi que nous venons de le dire, couvât avec complaisance l’idée de couvrir le tiers-parti de ridicule en lui faisant place, on essaya diverses combinaisons en vue du maintien du Cabinet. Mais à qui en confier la direction ? C’était là, sans contredit, la plus grande des difficultés. M. Thiers était trop jeune, à cette époque, il était trop nouveau dans les affaires pour qu’on songeât à l’élever à la présidence du Conseil. M. Guizot, à cause de son importance et de son âge, aurait pu prétendre à cette dignité ; mais il était doctrinaire. Or, quoique cette qualification n’eût pas de vrai sens politique, quoiqu’elle exprimât une manière d’être plutôt qu’une manière de penser, il s’y attachait je ne sais quel vernis d’impopularité tout-à-fait indélébile. Aussi n était-il question de la présidence, ni pour M. Guizot, ni pour M. Thiers. Et dès-lors quel parti prendre ? Ils ne saluaient dans personne la supériorité du talent, ils n’auraient accepté que celle du nom il fallait donc trouver un personnage à la suite duquel ils pussent marcher sans trop sacrifier leur orgueil. Mais le maréchal Gérard se retirait, le maréchal Soult venait de tomber sous leurs coups, M. de Broglie était odieux au roi: que faire? Restait M. Mole. On conçut un moment l’espoir de l’attirer, et on parla de lui donner le portefeuille des affaires étrangères. Nouvel embarras! Ce portefeuille, M. de Rigny ne l’avait accepté provisoirement que pour laisser entr’ouverte devant M. de Broglie la porte du Conseil. C’eût été rendre impossible pour bien long-temps le retour de M. de Broglie que de faire occuper par,M. Molé le département des relations extérieures. M. Guizot n’y pouvait consentir.

Au surplus, lui-même, pendant ce temps, il était comme un point de mire pour les ambitieux du parlement et pour les familiers du château. Tous ils avaient entouré M. Thiers, et tantôt l’irritant par des rapports infidèles, tantôt le flattant à l’excès pour éveiller en lui la jalousie, tous ils le pressaient de rompre avec les doctrinaires. Quel autre moyen avait-il d’asseoir inébranlablement sa fortune politique? Et quel faux point d’honneur le poussait à subordonner sa destinée à l’ambition de quelques hommes gonflés de leur propre mérite et chargés de haines ? Tel était, surtout, le langage des courtisans, habiles à servir les secrètes pensées du roi. Car le roi désirait avec passion l’affaiblissement du Cabinet. M. Guizot et M. Thiers, en s’unissant, faisaient trop complétement contre-poids à la volonté royale. On voulait les diviser, les subjuguer l’un par l’autre ; et le roi comprenait qu’il ne gouvernerait à l’aise que le jour où, entre les hommes les plus influents et les plus capables, le dissentiment serait devenu assez profond pour lui fournir des ministères de rechange. Il serait peu digne de l’histoire d’entrer dans le détail de toutes les manœuvres ténébreuses employées au triomphe du système de la Cour. Ce que nous venons d’en rapporter suffit pour montrer par quelle pente inévitable le régime représentatif arrivait à n’être plus qu’une plate comédie.

M. Thiers, comme on le verra, finit par être dupe de ces manèges ; mais, dans l’occasion dont il s’agit, on lui doit cette justice qu’il y sut échapper. Il alla même, dans sa résistance, beaucoup plus loin qu’on ne croyait ; et de son union avec M. Guizot, résulta la combinaison que voici :

M. Thiers, on l’a vu, n’avait repoussé l’amnistie que pour ne pas jouer, à l’égard de l’opinion et du maréchal Gérard, le rôle de vaincu. Il pensa qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rappeler le maréchal dans le Conseil en cédant sur la question d’amnistie, si d’une part on couvrait ce qu’il y avait de pusillanime dans une telle concession par une mesure qui bravât les partis, et si, d’autre part, on modifiait les formes et le mode de l’amnistie accordée, de manière à ce qu’elle ne passât plus pour l’œuvre exclusive du maréchal et ne pût devenir pour lui une matière à triomphes. Pour atteindre ce double but, M. Thiers avait imaginé 1° de faire entrer M. de Broglie dans le Cabinet ; 2° de faire émaner de la Chambre, au lieu de la faire émaner du roi, l’amnistie tant désirée.

Ce n’est pas que la présence du duc de Broglie dans le Conseil n’inspirât à M. Thiers une secrète inquiétude ; mais il y voyait, et un défi à l’opinion et une force contre le roi. M. Guizot et lui s’accordèrent donc pour faire tenir au maréchal Gérard, qui était alors à la campagne, une note portant en substance :

« L’amnistie sera accordée par une loi. — La composition du ministère sera celle-ci : le maréchal Gérard, à la guerre ; M. Guizot, à l’instruction publique ; M. Thiers, à l’intérieur ; M. de Rigny, à la marine ; M. Humann, aux finances ; M. Persil, à la justice ; M. Duchâtel, au commerce. — M. de Broglie consent à être présidé par le maréchal Gérard. Le roi éprouve pour M. de Broglie la plus grande répugnance : on la fera céder. »

Le maréchal Gérard refusa de se prêter à une combinaison dont il devinait bien le sens caché ; mais elle allait se heurter à un obstacle bien plus sérieux encore. Lorsqu’on en vint à exposer au roi le plan convenu, son mécontentement fit explosion. L’amnistie et M. de Broglie, c’était trop de moitié. MM. Guizot et Thiers insistent ; le mot démission est prononcé. Alors, d’une voix dont il ne savait pas gouverner l’émotion : « Eh bien, soit, Messieurs, dit le roi, j’aviserai. » Et le Cabinet se trouva dissous.

Quelques heures après, les ministres sortants se réunissaient à table chez M. de Rigny, où l’on eût dit qu’ils s’étaient rendus pour fêter leur retraite. Confiant dans sa jeunesse, dans son talent, dans sa fortune, dans le besoin qu’on aurait tôt ou tard des ressources variées de son esprit, M. Thiers était tout entier à la joie de se sentir délivré d’une situation épineuse. M. Guizot, lui aussi, avait la figure épanouie, incapable qu’il était de laisser percer le regret du pouvoir, à supposer qu’il en fut atteint. Remplis du sentiment de leur supériorité, les ministres sortants n’imaginaient pas qu’il fut facile.de les remplacer, et ils jouissaient intérieurement des embarras qui allaient assaillir la royauté. Les heures du repas s’écoulèrent en joyeux propos, d’où la politique était bannie. Une joie décente, mais ironique au fond, rayonnait dans les discours, dans les regards de tous les convives. Seul, M. Persil était silencieux et sombre. En sortant, il s’ouvrit à M. Thiers de la surprise que lui causait une conduite qui semblait narguer le monarque. Bientôt, par lui, – ce fut, du moins, l’opinion de ses collègues, — La scène du dîner s’ébruita au château, et, suivant l’usage, le récit, en passant de bouche en bouche, s’altéra, se grossit, fut envenimé jusqu’à devenir, pour la famille royale, le sujet d’une indignation bruyante. A son tour, M. de Rigny ouvrit son cœur à un ressentiment profond ; et ayant rencontré M. Persil aux Tuileries, il affecta de lui tourner le dos d’une manière injurieuse. Les choses en étaient venues au point qu’un duel s’en serait suivi peut-être, si on ne se fut empressé d’étouffer la querelle.

Pour la formation d’un nouveau Cabinet, le roi s’adressa naturellement à M. Persil. Le goût de M. Persil pour le pouvoir et son dévoûment personnel pour Louis-Philippe lui interdisaient toute hésitation. Il courut pendant la nuit chez M. Dupin aîné. Celui-ci refusa d’entrer dans un ministère évidemment appelé à jouer une partie incertaine, mais pressé par M. Persil d’aider le roi de ses conseils, il prit l’almanach royal, parcourut des yeux la liste des pairs et celle des députés, marqua quelques noms… Ce fut là l’origine burlesque du ministère des trois jours.

Le lendemain, pour enchaîner au Cabinet nouveau M. Dupin aîné, on offrit à son frère, M. Charles Dupin, le portefeuille de la marine. M. Passy, désigné pour le portefeuille des finances, était à Gisors. Sur la prière de M. Persil, M. Teste partit pour Gisors, d’où il ramena M. Passy dans la nuit du 9 au 10 novembre. M. Passy ne témoignait nulle envie d’entrer au pouvoir ; mais le garde des sceaux en fit valoir à ses yeux l’urgence en termes si énergiques et si vifs, qu’il se sentit ébranlé. Il désira, toutefois, conférer de cette acceptation périlleuse avec M. Calmon, son ami. On se rendit, en conséquence, chez M. Calmon, et de là chez M. Dupin aîné, qui, à la vue de M. Passy, s’écria en se jetant presque à son cou « Eh bien, vous acceptez ? On ne dira pas, maintenant, que nous sommes des hermaphrodites ! » Mot qui révèle la véritable nature des sentiments que toutes ces agitations frivoles mettaient en jeu !

Ce fut le 10 novembre (1834) que les ordonnances furent envoyées au Moniteur. On y lisait : « Président du conseil et ministre de l’intérieur, le duc de Bassano ; ministre des affaires étrangères, M. Bresson ; ministre des finances, M. Passy ; ministre de la marine, M. Charles Dupin ; ministre de la guerre et, par intérim, des affaires étrangères, le lieutenant-général Bernard ; ministre du commerce et, par intérim, de l’instruction publique, M. Teste. » M. Persil conservait le portefeuille de la justice et des cultes.

On se ferait malaisément une idée de la satisfaction que le roi ressentit après cet enfantement bizarre. Il allait donc tout à la fois jouir de l’éclat des vieilles royautés et de leur puissance ! Il était donc parvenu à briser les liens dans lesquels l’avait tenu garotté cette insolente maxime le roi règne et ne gouverne pas ! C’était sa victoire d’Austerlitz, à lui. Malheureusement, l’opinion publique abrégea pour la Cour les douceurs du triomphe. Le Moniteur n’eut pas plutôt fait connaître les noms des nouveaux ministres, qu’on entendit retentir partout comme un immense éclat de rire. Bien que le Cabinet du 10 novembre renfermât des hommes d’un mérite incontestable, la moquerie fut universelle, la moquerie fut sans pitié.

Dès le second jour, un émissaire était envoyé par le duc d’Orléans à M. Thiers, qu’on priait avec instance de se rendre au château. Il hésita craignant qu’on ne le soupçonnât de vouloir rentrer au ministère par une intrigue. Pressé, il cède. Le duc d’Orléans l’attendait avec impatience. Il lui demande s’il ne consentirait pas à se charger de la formation d’un ministère, et, sur sa réponse négative, s’il n’aurait pas, dans tous les cas, pour agréable de voir le roi. M. Thiers commençait à s’expliquer sur les inconvénients d’une pareille entrevue dans de pareilles circonstances, lorsque le duc d’Orléans l’interrompit en lui montrant du doigt une porte qui s’ouvrait. Le roi parut. Il avait le sourire sur les lèvres, et s’avançant d’un air dégagé vers M. Thiers : « Eh bien ! lui dit-il, me voilà battu, mais avec de bien méchants soldats, il faut en convenir. Oh ! quels hommes ! »

Et en effet, les nouveaux ministres venaient de lâcher pied devant la risée publique ; les uns par crainte du ridicule et par conviction de leur impuissance ; les autres, et M. Passy à leur tête, par dégoût des honneurs serviles auxquels on prétendait les condamner.

Invité à reprendre son portefeuille, M. Thiers ne voulut consentir à rien sans s’être entendu avec M. Guizot. Le maréchal Gérard, désirant rester en dehors des affaires, on n’avait pas eu à remettre sur le tapis la question de l’amnistie. Quant à M. de Broglie, l’imposer au roi eut été bien dur. Le dévoûment du maréchal Mortier trancha toutes les difficultés. Homme de cœur, mais d’une Incapacité parlementaire sur laquelle il ne se faisait pas illusion, il accepta la présidence du Conseil, qu’on lui offrait comme rôle de parade. Il fut un moment question d’éliminer M. Persil, qui avait, aux yeux de ses collègues, le triple tort d’avoir fait cause commune contre eux avec le roi, de s’être beaucoup agité pour la formation du ministère des trois jours, et d’y avoir accepté lui-même une place. La vengeance était facile on y renonça ; et l’amiral Duperré, ayant été appelé au département de la marine, le ministère se trouva reconstitué. Celui du 10 novembre n’avait fait en quelque sorte que traverser la chambre du Conseil. Il devait rester dans l’histoire sous le nom de ministère des trois jours.

Mais ce n’était pas assez pour MM. Thiers et Guizot d’avoir vaincu le roi, il leur plut de faire consacrer solennellement par la Chambre leur victoire. Interpellés sur les causes de la dernière crise, ils échappèrent par le vague de leur rhétorique au danger de mettre en discussion la majesté royale ; mais en dépit des efforts du tiers-parti, en dépit d’un discours où M. Sauzet les accusa hautement d’insulter a la couronne en soumettant les choix du roi au contrôle et à l’approbation du parlement, ils obtinrent de la majorité un ordre du jour pleinement approbatif. De sorte que, par eux, la Chambre mettait en quelque sorte le pied sur la plus précieuse des prérogatives royales !

Ainsi se révélaient, après quatre ans de règne, les mille impossibilités du régime constitutionnel. Efforts de la royauté pour asservir les ministres en les divisant, coalition des ministres pour mettre obstacle au gouvernement personnel, ligue de tous les ambitieux subalternes du parlement en vue de quelques portefeuilles à conquérir, lutte obstinée de la Couronne contre la Chambre et de la Chambre contre la Couronne… l’anarchie éclatait partout, elle éclatait sous toutes les formes. Anarchie ridicule si on ne la considère que dans ses manifestations épisodiques, mais qui, étudiée dans ses causes, fournit les plus graves sujets de méditation à l’homme d’état et au philosophe ! Comment, en effet, un ministère absorbé par de telles intrigues, par de telles misères, aurait-il eu la volonté ou le loisir de chercher au désordre social d’autres remèdes que la mitraillade et l’incendie ? Impuissant à prévenir par l’emploi de procédés scientifiques la révolte des intérêts, le soulèvement des passions, il fallait bien qu’il eût recours à des procédés sauvages ; et il était, hélas ! dans la nature des choses que les risibles scènes qui se jouaient aux Tuileries eussent pour corollaires les égorgements de la rue Transnonain et les assassinats du faubourg de Valse !





CHAPITRE VIII.


Essai de terrorisme monarchique. — État des prisons. — Scènes de violence. — Procès d’Armand Carret devant la Chambre des pairs.


Pour lever le voile sur les intrigues de Cour, nous avons un moment interrompu le récit des actes violents auxquels la dévastation de Lyon avait ouvert carrière. Il faut reprendre au point où nous l’avons laissé, ce fatal récit.

Depuis le mois d’avril, Lyon était au régime de la terreur. Le pouvoir y avait abandonné à ses agents les plus vils le soin de déshonorer sa victoire. La police y régnait. Quand un gouvernement triomphe et paraît tout-puissant, les âmes dégradées courent à l’envi s’atteler à son char. Alors il arrive que ceux-là même qui, le voyant chanceler, étaient prêts à se déclarer ses ennemis, deviennent tout-à-coup ses complaisants, les adulateurs de sa force, et se font, avec un emportement féroce, les ministres de ses vengeances. Cet appui de la bassesse ne manqua pas au parti des victorieux. D’un autre côté, l’esprit militaire venait de recevoir, sur les ruines fumantes de Lyon, une impulsion désastreuse. Parmi les officiers, quelques-uns gémissaient à l’écart de la rigueur du devoir accompli et fuyaient avec noblesse l’occasion de réveiller des souvenirs lamentables ; mais d’autres, épuisant le succès par leur insolence, menaçaient de leur épée les écrivains de l’Opposition, traitaient les vaincus de bandits, se pavanaient sur les places publiques et dans les rues, le front haut, l’œil ardent et la bouche pleine d’orgueilleux défis. Il est vrai que, pour entretenir l’animosité du soldat, rien n’était épargné. La police descendit à des manœuvres sans nom. Souvent, des coups de fusil retentirent dans le silence des nuits ; souvent, des tentatives furent faites pour désarmer des sentinelles. Et, le lendemain, les organes du pouvoir ne manquaient pas de dire que c’étaient là les dernières et sauvages convulsions de la révolte aux abois. Heureusement, la Providence ne permit point que jusqu’au bout la calomnie décidât de la moralité des partis. Un soir, en se défendant contre un inconnu qui s’était élancé sur lui pour le désarmer, un fonctionnaire perça l’agresseur de sa baïonnette. L’inconnu fut emporté sanglant. C’était le même à qui Lagrange avait sauvé la vie sur la place des Cordeliers ; c’était le misérable qui avait vendu son sauveur ; c’était Corteys, agent de police !

Du reste, l’essai de terrorisme monarchique commencé à Lyon s’était étendu à la France entière. La commission des neuf se montrait implacable. Liberté individuelle, inviolabilité du foyer domestique, tout était foulé aux pieds. Malheur au citoyen dont la maison avait été désignée ! En son absence, à quelque heure que ce fût, et sur les plus frivoles indices, sa demeure était envahie par des nuées d’agents. Enfoncer les portes, briser les serrures, forcer les meubles, fouiller dans les papiers de famille, livrer à l’impure curiosité d’espions grossiers les plus naïfs épanchements de la pensée et les doux secrets du cœur, tout cela n’était qu’un jeu. A Lyon à Rouen, à Niort, dans le département de Saône-et-Loire, les visites domiciliaires se firent avec un faste incroyable de violence et d’oppression. A Paris, on avait signalé à la police la maison d’un citoyen nommé Pichonnier. Lui absent, des sergents de ville accourent, et l’on procède aux perquisitions les plus minutieuses. En ce moment, un ami du maître de la maison, M. Mugner, se présente. On l’interroge. Il répond qu’il est venu rendre visite à son ami. On redouble de questions, et comme il hésite étonné, on se jette sur lui et on le traîne en prison. Il y resta au secret pendant plusieurs jours, en attendant qu’on voulût bien reconnaître son innocence. Il avait une femme et deux enfants que son travail nourrissait !

Il serait trop long de citer tous les faits du même genre que nous avons recueillis. Jamais l’arbitraire n’avait à ce point multiplié ses coups. Et que dire du mode suivi pour les arrestations et les translations ? Victimes de conjectures vraies ou fausses, les malheureux contre qui la commission des neuf lançait la foudre de ses mandats, étaient aussitôt dirigés sur Paris, la chaîne au cou ; et il y en eut qui, plongés dans des cachots, sur une paille humide et infecte, s’y virent condamnés au supplice de coucher côte à côte avec des voleurs et des assassins. Arrêté à Lyon pour avoir dit que jamais il ne tournerait ses armes contre les hommes du peuple, ses frères, un soldat du 57e fut traîné jusqu’à Périgueux, attaché à la queue d’un cheval. Un membre de la Société des Droits de l’Homme, M. Poujol, était au lit où le retenaient, depuis quelque temps, des souffrances cruelles, lorsque les agents chargés de son arrestation se présentèrent. « Je ne réponds pas de la vie de mon malade pendant le transport à la prison, » s’écria le médecin saisi d’effroi. Efforts inutiles ! M. Poujol fut conduit à la prison de Roanne, étendu sur un brancard.

On juge de ce que devait être, au plus fort d’une telle réaction et de ses emportements, le régime des prisons. Un détenu politique, vaincu par l’excès de ses maux, se laissa mourir de faim. Un autre fut tué d’un coup de fusil par un factionnaire, au moment où il s’approchait des barreaux— de sa fenêtre, pour lire une lettre qu’il venait de recevoir de sa famille. Quinze jours d’emprisonnement, c’est à, cela que se réduisit la punition du meurtrier ! Encore si le glaive qui les menaçait n’était pas resté si longtemps suspendu sur la tête des prisonniers ! Mais de quelle amertume ne devait pas être gonflé le cœur de ceux qui, certains d’être reconnus innocents quand le jour de la justice se lèverait pour eux, étaient réduits, en attendant, à souffrir toutes les tortures de la plus longue détention préventive qui fut jamais Et combien aisément l’amertume devait se changer en désespoir chez ceux qui, uniques soutiens de leur famille, pensaient, du fond de leurs cachots, à un vieux père malade, à une femme exténuée de travail et de veilles, à de pauvres enfants privés de pain ! Il faut que nous citions ici une lettre qu’écrivait à M. Pasquier, en septembre 1834, un malheureux ouvrier nommé Durdan. Elle est digne assurément d’avoir une place dans l’histoire ; car c’est un chef-d’œuvre d’éloquence vraie et d’indignation contenue :


« Monsieur le baron, depuis six semaines, je vous ai écrit deux lettres auxquelles vous n’avez pas répondu. Il y a cinq mois que je suis en prison, comme prévenu de complot ; je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’y a pas de charge contre moi : vous le savez bien. Avant mon arrestation, ma femme et mes enfants vivaient de mon travail. Depuis que je suis en prison, ils manquent de tout. Ils sont tombés rapidement dans la misère la plus profonde, parce que mes économies sont bien peu de chose, parce que la femme d’un ouvrier, qui a trois enfants à soigner, ne peut pas gagner même du pain. Mais tout cela ne regarde pas la Cour des pairs et la touche peu. Je le savais bien et j’attendais sans me plaindre. Il y a six semaines, deux de mes enfants furent attaqués de la petite vérole. Ma femme, épuisée par les privations et les fatigues, fût bientôt hors d’état de les soigner, et tomba malade auprès d’eux. Plongés dans le dénuement le plus affreux, ils n’avaient pas un seul appui. Je vous écrivis alors. Je vous demandai à sortir une demi-journée pour leur assurer quelques ressources, pour leur trouver au moins un protecteur parmi mes amis… Vous ne me répondîtes même pas. Que pouvaient vous faire à vous, M. le baron, le désespoir d’un ouvrier, la misère et la ruine de sa famille Est-ce que ces gens-là doivent avoir des affections, des familles ? Le 27 juillet, mon fils mourut ; et la malheureuse mère, sans secours, sans conseils, ignorant les formalités à remplir, fut trois jours sans pouvoir le faire enterrer. Je restai une semaine sans recevoir de nouvelles, et ma position devint intolérable quand je sus a que les menus objets du ménage avaient été vendus à mesure des besoins. Je vous écrivis de nouveau. Je vous demandais encore à sortir pour vendre mon métier, ma commode et mon lit : c’est tout ce qui me reste pour empêcher ma femme et mes filles de mourir de faim. À cette seconde lettre vous n’avez pas répondu plus qu’à la première. En voici une troisième. Je l’ai faite aussi modérée que possible. Vous devez vous apercevoir que je n’ai pas dit tout ce que j’ai sur le cœur. Je ne voudrais pas vous indisposer contre moi, monsieur le baron, surtout au moment où je vous demande une faveur. Je vous demande à sortir quelques heures, non pas sur parole, vous ne croyez pas à ces choses là, mais escorté par des gendarmes, pour assurer un toit et du pain à ce qui reste de ma famille. Je ne sais ce que vous déciderez, monsieur le baron, mais je sais que rien ne pourra changer les sentiments que je vous ai voués.

Sainte-Pélagie. Septembre 1834.

Durdan, ouvrier passementier. » XXXX

Dans une société régie par des institutions philosophiques, nul doute que l’emploi de géolier ne dût être honoré à l’égal des fonctions les plus respectables, et qu’on ne dût appeler à le remplir des hommes d’un noble caractère et d’une vertu éprouvée. Car, quels trésors de modération, de dignité, de fermeté calme et de tolérance n’exige pas l’exercice d’une fonction qui consiste à veiller sur des esprits chagrins ou ulcérés, et à contenir dans de justes bornes le regret de la liberté perdue ? Mais dans la société, telle que l’avait faite le gouvernement de la bourgeoisie, la peine n’était pas seulement une affaire de sécurité, c’était une affaire de vengeance. Aussi n’employait-on, en général, au service des prisons, que des êtres durs, sans éducation, sans pitié, accoutumés à ne voir dans un prisonnier qu’un ennemi, et mettant volontiers leur amour-propre à outrer la haine.

Nous devons, toutefois, à la vérité de reconnaître que ce ne fut guère que pendant les premiers jours de la réaction qu’on parut se plaire à appesantir sur les détenus politiques de Sainte-Pélagie le fardeau de la captivité. L’ordre qui condamnait les plus compromis à l’effroyable supplice du secret, une fois levé, le séjour de la prison devint, pour tous, fort tolérable. Le directeur de Sainte-Pélagie, M. Prat, était un homme qui semblait tenir en réserve pour les prisonniers ordinaires tout ce qu’il y avait en lui de finesse, de sévérité, et qui ne manquait, à l’égard des prisonniers politiques, ni de laisser-aller ni d’indulgence. On l’effrayait aisément en lui montrant l’émeute en perspective ; car l’appel aux baïonnettes lui répugnait. D’ailleurs, il subissait l’ascendant de certains détenus ; et M. Armand Marrast, entr’autres, avait pris sur lui un empire dont rien n’égalait le spirituel et plaisant despotisme. M. Gisquet lui-même, quoique préfet de police, n’était pas sans adoucir, quand l’occasion s’en présentait, le sort des détenus. Ceux d’entre eux qui avaient besoin, pour des affaires urgentes, de quelques heures de liberté, obtinrent de lui, plus d’une fois, la permission de sortir sans escorte ; et toutes les lettres adressées à des personnages considérables ne restèrent pas sans réponse, comme celle que nous avons citée plus haut.

Malheureusement, la modération des agents supérieurs disparaissait souvent, pour ne laisser place qu’à la brutalité des subalternes, et les prisonniers étaient alors victimes des traitements les plus odieux. Souvent aussi, pour des fautes très-légères, on infligeait aux prisonniers des punitions vraiment barbares. Onze jeunes gens, dont le plus âgé n’avait pas encore atteint sa vingtième année, furent un jours transférés de la prison de Sainte-Pélagie à celle de la Force, pour avoir violé la défense qui leur interdisait le chant dans la cour du bâtiment neuf. Or, comme leurs camarades le firent remarquer dans une lettre rendue publique, jeter ces enfants dans la prison de la Force, c’était les pousser dans une école de crime et de prostitution ; c’était leur donner pour compagnons de chambrée des assassins, des voleurs, des êtres immondes ; c’était les exposer à des propositions infâmes, presque toujours appuyées par la violence.

Un second ordre de transfèrement donné vers la fin du mois de septembre provoqua des scènes révoltantes. Quelques prisonniers ayant été réintégrés de la Force à Sainte-Pélagie, leur retour avait excité dans cette dernière prison une joie mêlée de turbulence. On s’était promené bras dessus bras dessous en chantant la Marseillaise ; le soir venu, on avait allumé dans chaque cour des poignées de paille et on s’était mis à danser autour des feux enfin, l’agitation continuant le lendemain, on avait forcé les deux guichets qui, de la cour du milieu, conduisent dans celle de la dette et dans celle du bâtiment neuf. Un tel désordre pouvait être réprimé ; mais, outre qu’il ne s’y mêlait aucune idée de révolte, l’autorité semblait s’y être associée elle-même en accordant, la veille, aux prisonniers le droit de rester libres jusqu’à dix heures du soir, et en décidant, sur leur demande, que, pendant la nuit, les portes des corridors resteraient fermées. Quel fut donc l’étonnement des détenus lorsque réunis, le matin, dans la cour du milieu où ils se promenaient paisiblement, ils entendirent tout-à-coup un cri d’alerte, et aperçurent des officiers de police, des sergents de ville et des gardes municipaux qui venaient se ranger en bataille devant eux ! La résistance eut-elle été possible, personne n’y songeait. Mais cette apparition de baïonnettes ne faisait qu’annoncer l’ordre de transfèrement et la présence de l’inspecteur Olivier Dufresne. En vain M. Guinard essaya-t-il de demander, au nom de ses camarades, quelques explications. L’ordre fatal ne tarda pas à être donné et devint le signal de brutalités inouïes. Seul en face des exécuteurs de la police, chaque prisonnier est arraché de sa cellule, meurtri de coups, précipité dans les escaliers, et poussé dans la cour à coups de crosse ou de bâton. Indigné, M. Guinard avait déclaré qu’il n’ouvrirait sa porte qu’au directeur : la porte est enfoncée. Plusieurs agents de ville fondent sur le prisonnier en écumant de rage. Protégé par sa vigueur et son intrépidité, il résiste long-temps ; mais enfin, accablé par le nombre, il est terrassé, chargé de liens et porté dans un fiacre qui l’attendait au sortir de la prison. Parmi ses compagnons, les uns sont saisis par les cheveux, les autres poursuivis à la baïonnette. Toute la prison retentit de ce cri : A l’assassin ! M. Landolphe était retenu au lit, depuis deux mois, par une maladie grave. On l’arrache de son lit et on le force à traverser la cour, pâle, décharné, les vêtements en lambeaux, le sang lui sortant des narines et de la bouche. À cette vue, le compagnon de captivité de M. Landolphe et son médecin, M. Berrier-Fontaine, court au commissaire Lenoir : « Monsieur, voulez-vous donc vous rendre responsable d’un assassinat ? Landolphe n’est pas en état de supporter le transfert. Moi, médecin, je vous le déclare. » M. Landolphe n’en fut pas moins transféré, et M. Berrier-Fontaine eut le même sort, pour avoir voulu protéger son malade.

Il était impossible que de pareilles scènes demeurassent ensevelies dans l’ombre des prisons. Livrées à la publicité, dans toute l’horreur de leurs détails, elles ajoutaient à la fermentation des esprits, donnaient lieu à des commentaires enflammés, quelquefois à des exagérations systématiques ; et tous les partis apprenaient ainsi à devenir implacables. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’à cette époque le langage de la presse républicaine se soit emporté jusqu’à l’invective.

Un coup d’état avait, après les événements d’avril, supprimé le journal la Tribune, et le National avait été en butte, depuis, à des persécutions sans nombre. Quatre de ses gérants, parmi lesquels Armand Carrel, s’étaient vus successivement frappés dans leur liberté. Et cependant, loin de faiblir, le National prenait une attitude plus menaçante de jour en jour. Le 10 décembre (1834) il publiait, au sujet de la compétence de la Cour des pairs, l’article suivant :

« Il y aurait un beau chapitre à faire sur les raisons qui devaient déterminer l’incompétence de la Chambre des pairs à l’égard des prévenus d’avril. Ces raisons seraient tirées surtout du ressentiment présumé que doit nourrir contre l’opinion à laquelle appartiennent les prévenus d’avril, tous hommes de juillet, une Chambre que la révolution de juillet a traitée elle-même en prévenue ; qu’elle a dépouillée de son hérédité, privée de ses plus importantes prérogatives ; qu’elle a traduite à la barre de la démocratie ; qu’elle en a renvoyée à demi-convaincue de complicité avec la Restauration, et qu’elle fait trembler tous les jours encore en lui redemandant le maréchal Ney, juridiquement assassiné par ses émigrés, ses hommes de Gand, et ses renégats de la révolution, parvenus de l’ordre militaire et civil.

Non, aux yeux de l’éternelle justice, aux yeux de la postérité, au témoignage de leur propre conscience, les vieux sénateurs de Bonaparte, ses maréchaux tarés, les procureurs-généraux, les ennoblis de la Restauration, ses trois ou quatre générations de ministres tombés sous la haine et le mépris public et couverts de notre sang, tout cela rajeuni de quelques notabilités jetées la par la royauté du 7 août, à la condition de n’y jamais parler que pour approuver ; tout cet ensemble de servilités d’origines si diverses n’est pas compétent à prononcer sur la culpabilité d’hommes accusés d’avoir voulu forcer les conséquences de la révolution de juillet. Tel n’a pas été le sentiment de la commission de la Chambre des pairs chargée de présenter le rapport dont nous avons déjà publié plusieurs extraits plus étonnants les uns que les autres. Le chapitre par lequel nous allons terminer nos citations a pour objet d’établir la compétence de la Chambre. On attribue ce travail à M. Portalis, ancien ministre de la résistance sous Charles X. Nous demanderons permission à M. Portalis d’en rougir pour lui. (Suit l’extrait du rapport.)

On pense bien que nous ne pouvons pas laisser passer ce ramas d’hérésies constitutionnelles, de violations de tous les principes de droit criminel admis chez les peuples civilisés, ces sophismes niais, ces vieilleries de justice prêvotale, ces âneries de Bridoison, conseiller de chambre étoilée, sans les accabler de l’inexprimable dégoût que tous les cœurs honnêtes que tous les esprits éclairés éprouveront à une telle lecture. Il n’est pas besoin d’indiquer l’objection de sens commun, de vérité, de pudeur qui naît à chaque phrase de cette indigne rapsodie. Mais l’étendue de ce document qui caractérise si bien l’abjecte apostasie appelée pompeusement à la tribune législative système de résistance, nous oblige à renvoyer nos observations à un prochain numéro. Nous ne disons ici que notre impression première, et nous la mettrons de côté pour introduire dans la plus pénible, la plus irritante des réfutations, le calme qu’il ne faut jamais perdre, même en face de la plus basse iniquité. »

Cet article était injurieux à l’excès et sortait même par là des habitudes littéraires du National. La Chambre des pairs s’en offensa, et, sur la proposition de M. Philippe de Ségur, vainement repoussée par MM. Dubouchage, de Lanjuinais, Pontécoulant et Excelmans, elle traduisit le journal à sa barre, dans la personne du gérant, M. Rouen. M. Rouen ayant aussitôt demandé à être assisté dans sa défense par Armand Carrel, alors prisonnier, l’autorisation qu’il réclamait lui fut accordée ; et, le 15 décembre, ils parurent l’un et l’autre devant la Chambre des pairs.

M. Rouen ne prononça que quelques paroles, pleines, d’ailleurs, de modération et de noblesse. Puis Armand Carrel se leva. Sa physionomie trahissait tout ce qu’il y avait d’émotion dans ses pensées, et sa contenance exprimait une sorte d’urbanité virile et légèrement dédaigneuse. Il commença en ces termes : « Je ne sais, Messieurs les pairs, si vous vous étonnez d’être nos juges ; nous nous demandons, quant à nous, par quel renversement de principes, par quelle suite de changements inaperçus nous sommes devenus vos justiciables… Qu’il soit resté dans un coin obscur du code de la presse, sans que personne s’en doutât, l’attribution si tentante pour les deux Chambres de se faire justice elles-mêmes des écarts d’une discussion libre, nous ne le nions pas. Oui, cela est écrit, comme sont écrites quarante mille lois de vengeance par lesquelles les partis se sont décimés les uns les autres pendant vingt ans, et qu’on n’a pas cru devoir nommément abolir, parce qu’on pensait qu’elles n’oseraient plus affronter les regards d’une nation policée et libre. Nous ne pouvons reprocher qu’à nous-mêmes, hommes de la révolution de juillet, l’oubli qui a laissé aux pouvoirs nouveaux de telles armes. Nous apprenons à nos dépens que la liberté ne se défend pas par les mœurs de la paix et par l’opinion publique, si avancée qu’elle soit, mais par la clarté, la force, la parfaite harmonie des garanties qu’on a su obtenir avant de déposer les armes.

La révolution de juillet a été fort louée de son extrême mansuétude, et ce n’est pas nous qui l’en blâmerons ; car si nous lui avons imprimé l’audace au moment de la lutte, nous lui avons aussi prêché l’humanité. Mais la postérité lui reprochera son incroyable ingénuité de confiance. A peine était-elle sauvée de la baïonnette des Suisses, qu’elle tombait dans la mésalliance qui l’étouffe aujourd’hui. Nous avons eu notre part dans ces fautes du courage inexpérimenté et nous en portons la peine. C’est que la Restauration ne nous avait formés qu’à la haine, et la nature demi-théocratique de ses moyens d’oppression nous avait confinés dans les redites de l’incrédulité voltairienne. C’était presque là toute notre éducation libérale ; nous avions des haines plébéïennes et philosophiques, presque point d’opinions politiques arrêtées ; nous savions comment on peut reconquérir la liberté perdue, nous ne savions pas assez comment on se préserve de la perdre de nouveau ; aussi ne nous reste-t-il de nos conquêtes de juillet qu’un emblême, le drapeau tricolore, qu’un mot, la souveraineté nationale, et un immortel exemple à nous rappeler pour ne désespérer jamais d’une grande et sainte cause.

Imprudents et jeunes que nous étions le lendemain de la victoire ! Nous avions les yeux fixés devant nous, et nous ne songions pas à garantir notre point de départ ; nous nous avancions à la conquête de réformes nouvelles, nous nous précipitions à la découverte d’un avenir glorieux et inconnu et lorsqu’on nous signalait les doctrines et les hommes de la Restauration sortant de la boue sanglante dans laquelle nous les avions ensevelis et se reformant en bataillons sur nos derrières, nous haussions les épaules de pitié. Quand on nous montrait les archives de police, le grimoire procédurier des vieux parlements, les décrets du comité de salut public et d’inquisition impériale, sur lesquels travaillaient jour et nuit les légistes du nouvel ordre de choses ; quand on nous disait : il y a dans cette montagne de paperasses de quoi étouffer toutes les libertés du genre humain, tous les droits de la pensée, toutes les généreuses inspirations du cœur, nous n’avions qu’une réponse, réponse juste d’abord, mais devenue triviale à force d’avoir été démentie par les faits, nous disions ils n’oseront pas ! … le peuple n’a pas donné sa démission ; l’opinion publique est éveillée ; la révolution de juillet n’est pas si ancienne : ils n’oseront pas ! …

Ils ont osé ! car le génie praticien est assuré de corrompre tout ce qu’il touche, de découvrir, quand il lui plaît, contre chaque droit du pays, un droit du gouvernement plus ancien et plus imprescriptible. C’est ainsi que nous avons vu l’état de siège dans Paris les écrivains politiques livrés à la juridiction des sergents d’infanterie, la liberté individuelle adjugée aux caprices du dernier des agents de la force publique la sainteté du domicile universellement violée d’abord, puis ensanglantée, le secret des correspondances devenu la matière première du réquisitoire, l’association, le principe d’union, de mutuelle protection entre tous les citoyens d’une même classe ou d’une même opinion politique, devenu crime de haute trahison contre l’État ; c’est ainsi que nous nous sommes vus nous-mêmes dépouillés de nos droits d’écrivains et de citoyens, frappés dans notre liberté et dans notre fortune, pour avoir voulu conserver l’existence du journal d’où partit le premier appel en faveur de la dynastie d’Orléans… (j’en demande pardon pour mon « compte à la liberté et à mon pays)… »

Passant aux injures récentes dont la Chambre des pairs entendait tirer vengeance Armand Carrel rappela que déjà en février 1830, un de ses anciens collaborateurs, M. Mignet, n’avait pas craint de dire de la pairie qu’elle était « la retraite des députés émérites, le prix de toutes complaisances, l’hôpital de tous les blessés au pouvoir. » Il citait ensuite ces paroles par lesquelles un autre de ses anciens collaborateurs au National, M. Thiers, avait flétri la Chambre des pairs en 1830 « MM. les pairs n’ont évidement d’autre soin que d’observer la fortune, pour voir de quel côté elle se décidera à passer… Il faut de la vigueur avec tous ces poltrons. » Suivant l’orateur, la violence de ces attaques, émanées de M. Mignet, maintenant conseiller d’État et de M. Thiers, maintenant ministre, n’avait jamais été, depuis, dépassée. « Pour nous, ajouta-t-il, nous n’avons pas cherché les occasions de renouveler ces hostilités qu’on nous reproche aujourd’hui comme systématiques. Ces occasions, on nous les a données à souhait, en s’obstinant à maintenir les hypocrites douleurs du 21 janvier, à rejeter les droits des militaires des cent-jours, à repousser la loi du divorce deux fois inutilement votée par la Chambre élective, et, ce qui a paru le comble du mauvais-vouloir, en opposant une inébranlable fin de non-recevoir à la révision du procès du maréchal Ney. » À ce nom, une légère agitation se manifeste dans l’assemblée. Le public des tribunes redouble d’attention. Chacun reste comme en suspens. « Ici je m’arrête, continue Armand Carrel, par respect pour une glorieuse et lamentable mémoire. Je n’ai pas mission de dire s’il était plus facile de légaliser la sentence de mort que la révision d’une procédure inique. Les temps ont prononcé. Aujourd’hui le juge a plus besoin de réhabilitation que la victime… » Le président, debout et alarmé : « Défenseur, vous parlez devant la Chambre des pairs. Vos expressions, prenez-y garde, pourraient être considérées comme une offense. » Alors, avec un admirable accent de fierté de courage, de reproche, d’indignation : « Si parmi les pairs qui ont voté la mort du maréchal Ney, dit Armand Carrel, si parmi les pairs qui siègent dans cette enceinte, il en est un qui se trouve blessé de mes paroles, qu’il fasse une proposition contre moi, qu’il me dénonce à cette barre, j’y comparaîtrai. Je serai fier d’être le premier homme de la génération de 1830 qui viendra protester ici, au nom de la France indignée, contre cet abominable assassinat. » Les auditeurs s’étaient levés, dans les tribunes, saisis d’un transport d’enthousiasme ; les pairs étaient consternés. « Défenseur, s’écrie M. Pasquier, je vous retire la parole. » Mais, au moment même, d’une voix sortie des plus intimes profondeurs de l’âme le général Excelmans s’écrie, à son tour : « Je partage l’opinion du défenseur. Oui, la condamnation du maréchal Ney a été un assassinat juridique. Je le dis, moi ! » Des applaudissements répétés se font entendre. La séance est suspendue. Un trouble inexprimable domine les juges de 1815. L’ombre de Michel Ney était dans la salle ! Armand Carrel avait repris la parole au milieu de l’anxiété générale. Mais le nom terrible revenait à chaque instant sur ses lèvres. Interrompu encore une fois par le président, il dit : « Je considère la défense comme impossible. »

M. Rouen ayant été déclaré coupable à la majorité de 138 contre 15, les pairs allaient voter sur l’application de la peine. Pour toute faveur, M. Armand Carrel demanda à la Chambre d’appliquer à M. Rouen le minimum de la peine et de réserver, si elle voulait être sévère, toute sa sévérité pour le journal. Une condamnation à dix mille francs d’amende et à deux ans de prison, telle fut la réponse de la pairie, jugeant dans sa propre cause.

De tous les faits importants et déplorables qui avaient marqué l’année 1834, celui-là fut le dernier.





CHAPITRE IX.


Le ministère du 11 octobre sourdement miné ; intrigues de Cour. — Signification de la brochure Rœderer. — Politique de M. Duvergier de Hanranne et de ses amis ; vices de cette politique. — Secrètes menées pour l’établissement du gouvernement personnel. — Embarras ministériels. — Le parti parlementaire pousse M. de Broglie à la présidence ; résistance de M. Thiers. — Reconstitution du ministère du 11 octobre sous la présidence de M. de Broglie. — Désappointement de la Cour. — Le traité des 25 millions remis sur le tapis. — Message insolent du président Jackson. — M. Serrurier est rappelé. — Dépêches ministérielles combattues, par une mission secrète. — Attitude du Congrès américain. — Débats relatifs au traité. — Il est voté par les deux Chambres.


En votant l’ordre du jour motivé, la Chambre avait voulu affermir pour long-temps le ministère du octobre. Et, pourtant, l’année 1835 commençait à peine, que déjà ce ministère menaçait ruine. Le majorité qui l’avait si énergiquement soutenu était travaillée par de sourdes menées. Le tiers-parti comptait dans ses rangs des hommes qui, comme M M. Sauzet et Passy, ne manquaient ni de talent ni de consistance. Or cette ligue, dont M. Dupin aîné était l’âme, s’agitait en tous sens, complotait dans le demi-jour des couloirs, brouillait les affaires, harcelait le Cabinet par de continuelles taquineries, et tenait l’Opposition en haleine par l’appui flottant qu’elle prêtait à ses attaques.

Mais ce qui compromettait le plus l’existence du ministère, c’était la haine que lui avait jurée le Château. On y trouvait impertinente à l’excès la prétention de gouverner affichée par MM. Thiers et Guizot. il fallait donc que le roi se résignât à un rôle d’automate ; qu’il consentît à parader pour le compte de quelques meneurs ! Il fallait que, laissant revivre la tradition des rois fainéants, il couvât, pour ainsi dire, sous sa majesté endormie l’ambition des modernes maires du palais ! Le roi, dans ses ministres, devait avoir des serviteurs, non des maîtres. Si au lieu d’appartenir à la royauté, les ministres appartenaient à la majorité parlementaire, à quoi bon la royauté ? La souveraineté passait alors dans la Chambre. C’était la république, plus un mensonge et une liste civile de douze millions !

Une brochure de M. Hœderer, publiée sur ces entrefaites, vint mettre à nu les pensées de la Cour. Selon M. Rœderer, un ministère parlementaire était une hérésie ; le roi, aux termes de la Charte, ayant le droit de choisir ses ministres, sa volonté devait être la leur : le roi était le président-né du Conseil, son seul président effectif et légitime.

La brochure de M. Rœderer avait été lue au château, chez madame Adélaïde, au milieu des plus vifs témoignages d’enthousiasme. Elle ne reçut pas le même accueil du public. Les républicains se faisant juges du camp, se préparèrent, le sourire sur les lèvres, à assister à un combat qui révélait si clairement l’absurdité du régime constitutionnel les partisans de la fameuse maxime le roi règne et ne gouverne pas se répandirent en plaintes amères. M. Fonfrède, que le roi n’avait pas encore gagné en lui accordant l’honneur de correspondre directement avec lui, M. Fonfrède attaqua la brochure Rœderer avec une verdeur de style peu commune ; la Chambre, enfin, s’émut profondément de l’atteinte dont on osait menacer sa prérogative.

Aux avant-postes du parti parlementaire marchait M. Duvergier de Hauranne, homme remarquable par une grande netteté d’idées, un penchant marqué pour la lutte, une éloquence substantielle, et une finesse d’esprit qu’ennoblissait l’élévation de son cœur. Né dans une famille qui avait donné l’abbé de Saint-Cyran au jansénisme, M. Duvergier de Hauranne avait des qualités qui rappelaient parfaitement son origine. Ennemi des gens de Cour, l’indépendance des vieux parlements à l’égard de la Couronne, et leur dédain à l’égard du peuple, revivaient en lui également. Du reste, il s’obstinait plus que personne dans des illusions vraiment étranges. Il aurait désiré que la France constitutionnelle se posât devant l’étranger dans une attitude fière, dans une attitude courageuse sans provocation, prudente sans faiblesse ; et il ne s’apercevait pas qu’un gouvernement ne saurait faire acte de puissance à l’extérieur, lorsque, partagé au-dedans entre deux forces rivales, il en est réduit à s’user rien que pour vivre victime d’une oscillation sans fin ! Il aurait désiré, précisément pour obvier aux inconvénients de ce dualisme, source intarissable d’anarchie, que la majorité des Chambres gouvernât par le moyen des ministres, à l’ombre d’une royauté au repos ; et il ne s’apercevait pas que demander à un roi de prendre sa majesté au rabais, c’est lui demander l’impossible.

Entre le parti parlementaire et le parti de la Cour, le débat était celui-ci :

Le premier disait, avec M. Duvergier de Hauranne : « Puisque les ministres ne sauraient gouverner sans majorité parlementaire, les ministres que nous voulons, la royauté les doit vouloir. Sans cela, que serait la Chambre ? Une machine à voter les impôts. — Et le second s’écriait, avec M. Rœderer : « Quoi ! le roi nommerait les ministres, lorsqu’en réalité ce serait par la Chambre qu’ils seraient choisis et dominés ? Mais, à ce compte, que serait la royauté ? Une machine à signer des ordonnances, une griffe ! »

Les deux partis avaient raison l’un contre l’autre. Tous deux ils avaient tort aux yeux de la raison ; et cette lutte même prouvait jusqu’à quel point le régime constitutionnel est vicieux. Tout gouvernement qui n’est pas fondé sur le principe de l’unité, est condamné à vivre dans l’anarchie et à mourir dans la corruption. Or, l’unité par la monarchie avait cessé d’être possible le jour où s’était produit le régime des assemblées électives et permanentes ; le jour où l’on avait isolé le trône en lui retirant le nécessaire appui d’une aristocratie territoriale ; le jour où l’hérédité de la couronne n’avait plus été maintenue que comme un fait exceptionnel, toute hérédité politique ayant été proscrite, même celle qui faisait la force de la pairie. L’unité par la monarchie avait cessé d’être possible le jour où la bourgeoisie était venue hériter des dépouilles du régime féodal. Et, à dater de cette époque, il n’y avait eu logiquement et régulièrement de possible que l’unité par le parlement, c’est-à-dire par la république.[39]

Pour peu qu’on y réfléchisse, on verra que, par essence et par intérêt, la bourgeoisie française aurait dû être républicaine. Il était tout simple, en effet, que, maîtresse absolue de l’ordre social par ses richesses, son activité intellectuelle et son industrie, elle cherchât à dominer souverainement, dans l’ordre politique, par des représentants tirés de son sein. Qu’elle eût concentré dans ses mains la puissance élective pour se préserver du débordement des passions populaires, c’était là certainement un calcul concevable, quoiqu’entaché d’égoïsme et d’injustice. Mais comment fut-elle amenée à se dessaisir d’une partie de son autorité politique, au profit d’un roi ? Quels motifs la poussèrent à placer en face d’un principe électif, fondement de sa puissance, un principe opposé, rival, ennemi : le principe héréditaire ? Par quelle inconséquence mystérieuse en vint-elle, après avoir renversé l’édifice aristocratique, à en reconstruire le sommet, qui est la royauté, de manière à s’en faire à elle-même un abri ? Je ne crois pas que, parmi les contradictions nombreuses qui marquent l’histoire de l’esprit humain, on en puisse citer une qui ait été plus éclatante. Une bourgeoisie monarchique est un non sens.

Et voilà précisément pourquoi les publicistes de la bourgeoisie française avaient imaginé le procédé qu’ils formulèrent en ces termes : le roi règne et ne gouverne pas. De sorte qu’ils auraient voulu la monarchie sans aucune des conditions de la monarchie ; de sorte qu’ils déclaraient la royauté nécessaire, pourvu qu’elle se maintînt à l’état de statue immobile dans sa niche ; de sorte qu’ils admettaient dans le roi le chef de l’État, pourvu qu’il ne fût que le serviteur muet du parlement ! Pitoyable illusion ! Que peuvent contre la force des choses, des procédés de sophiste et des artifices de rhéteur ? Le moment approchait où la bourgeoisie, qui avait désiré un roi pour esclave, en aurait un pour maître.

M. Duvergier de Hauranne et ses amis le pressentirent bien mais, pour conjurer le danger, il aurait fallu qu’ils renonçassent à des fictions vaines, et ils n’eurent pas le courage d’avoir de la logique. Ils continuèrent donc à plaider la cause de la royauté, tout en cherchant des moyens de la contenir, de l’asservir. Provoqués par la brochure Rœderer, ils résolurent d’y répondre en fortifiant le Cabinet, et ils ne parlèrent plus que de faire rentrer le duc de Broglie au Conseil, entourant ainsi de leurs prédilections l’homme que le roi aimait le moins et craignait le plus.

La rentrée du duc de Broglie aux affaires était, du reste, favorisée par la complète nullité du maréchal Mortier, qui n’était guère autre chose qu’un mannequin respecté. L’interpellait-on, à la Chambre ? Il se dressait de toute la hauteur de sa taille gigantesque, promenait sur l’assemblée des regards pleins d’une anxiété douloureuse, ouvrait la bouche, et ne pouvait que balbutier. Il y avait là, pour le Cabinet, une cause de défaveur et presque de ridicule. Le maréchal Mortier le sentait lui-même. Brave soldat et homme d’honneur, sa dignité en souffrait cruellement, et il était bien décidé à ne pas pousser plus loin le sacrifice arraché, en novembre, à son zèle monarchique.

Ainsi privé de chef, le ministère allait à l’aventure, d’autant que M. Thiers et M. Guizot s’abstenaient également de surveiller l’ensemble, contenus qu’ils étaient, l’un à l’égard de l’autre, par une rivalité prompte à s’émouvoir.

Sur ces entrefaites, la Russie adressa au Cabinet des Tuileries des réclamations pécuniaires entièrement dénuées de fondement. Repousser, à ce sujet, toute négociation eût été peu diplomatique : on consentit à négocier, sauf à ne pas plier sous d’injustes exigences. Mais l’affaire ne tarda pas à être ébruitée ; la presse opposante y chercha une occasion d’attaque et de scandale. Déjà fort excitée par les débats qu’avait soulevés la créance américaine, l’opinion prit feu ; et M. Isambert annonça qu’il interpellerait les ministres.

La menace s’adressait particulièrement à M. de Rigny, ministre des affaires étrangères. Or, M. de Rigny n’était guère qu’un élégant introducteur de la diplomatie. Il figurait beaucoup mieux dans un salon qu’à la tribune. Et la question sur laquelle des explications allaient être demandées était assez difficile à éclaircir. L’appui de M. Thiers, dont on connaissait le talent flexible, fut donc invoqué. Les éléments de l’affaire lui furent soumis par M. Desages, homme instruit, appliqué, versé depuis long-temps dans la connaissance des choses diplomatiques, et qui avait, au ministère des relations extérieures, le gouvernement des bureaux. M. Thiers n’eut garde de s’abstenir. Le portefeuille des affaires étrangères le tentait, sans qu’il eût encore osé se l’avouer à lui-même ; et le roi, qui avait des vues que nous exposerons plus loin, le roi se plaisait à lui dire : « Au moins vous savez, vous, votre carte de géographie. » Le fait est que, dans la discussion provoquée par les interpellations de M. Isambert, M. Thiers occupa la tribune avec beaucoup d’éclat, et soutint contre MM. Isambert et Odilon-Barrot une lutte où M. de Rigny ne parut que dans un rôle secondaire et une attitude embarrassée. Les débats n’amenèrent aucune décision. Seulement, ils venaient de révéler dans M. Thiers des aptitudes toutes nouvelles. Ses amis s’empressèrent d’enfler son succès ; et M. de Rigny, que de tels éloges humiliaient, en conçut un dépit qu’aigrissait en lui le sentiment de son insuffisance.

Les passions de parti et les circonstances semblaient donc concourir à poser la candidature du duc de Broglie. Mais elle était repoussée par le roi et par M. Thiers. Le roi ne pouvait supporter l’idée de trouver sans cesse en face de lui un personnage sans souplesse. M. Thiers craignait la force que M. de Broglie allait apportera M. Guizot dans le Conseil ; il craignait qu’à côté de ces deux hommes sa part d’influence ne devint trop petite. il fallut essayer de diverses combinaisons. Des démarches furent faites auprès de M. Mole, qui ne se crut pas en état d’affronter les rancunes qu’éveillerait son avénement. Des pourparlers eurent lieu, qui avaient pour but de faire accepter un portefeuille à M. de Montalivet, dont le roi prisait le dévoûment, d’une façon toute particulière ; mais M. de Montalivet tremblait d’avoir à prendre place dans un Cabinet qui, n’ayant pas pour membres MM. Thiers et Guizot, risquait de les avoir pour adversaires.

Au milieu de toutes ces tentatives, M. Thiers montrait le plus parfait détachement du pouvoir. Accepter le duc de Broglie pour collègue lui paraissait un inconvénient, un péril ; il s’y refusait. Mais il offrait de se retirer, et il l’offrait avec une bonne grâce, avec des dehors d’insouciance, dont la sincérité était suspecte au roi. Les choses traînaient en longueur. Le 20 février, le maréchal Mortier avait donné sa démission de président du Conseil et de ministre de la guerre. Il était temps de prendre un parti. Afin de dissiper les ombrages de M. Thiers, on lui proposa un portefeuille pour M. Mignet, son meilleur ami. C’était lui donner deux voix dans le Cabinet. Mais M. Mignet préféra le calme de sa vie littéraire aux orages de la politique. Et ce refus blessa le roi. Car, en présence du pouvoir offert, c’est une supériorité que le dédain.

Pendant que tout cela se passait dans l’ombre qui protège d’ordinaire ces sortes d’intrigues, on se perdait, au dehors, en conjectures. La crise se prolongeant, la curiosité publique était devenue impérieuse la presse était aux écoutes ; la Chambre, échauffée par le tiers-parti, s’irritait d’un si long interrègne. Ce fut au milieu de cette agitation des esprits qu’arriva le 11 mars (1835), jour fixé pour les interpellations de M. de Sade, annoncées dès le 7. La séance fut très-animée, très-orageuse ; mais les ministres, ainsi qu’on devait s’y attendre, éludèrent toute explication. Quelques paroles solennelles de MM. de Sade et Odilon-Barrot sur le discrédit dont des crises semblables frappaient le régime constitutionnel, une vigoureuse sortie de M. Mauguin contre le mystère dont le pouvoir s’enveloppait, des allusions pleines de sel et de bon goût dirigées par M. Garnier-Pagès contre le personnage auguste dont le nom n’était prononcé par personne, quoiqu’il fût dans la pensée de chacun, voilà tout ce que produisit la discussion.

Mais à l’accueil qui lui fut fait par la majorité, M. Thiers put juger du mécontentement qu’excitaient ses refus. Dans la matinée, une nouvelle tentative essayée auprès de lui par MM. Guizot et Duchâtel avait complétement échouée, et l’on blâmait généralement cette obstination dont l’injure pesait sur un homme considérable. Car M. Thiers s’était donné bien de garde d’avouer le véritable motif de sa conduite. S’il se refusait à une combinaison dans laquelle sa place aurait été marquée à côté du duc de Broglie, c’était uniquement, disait-il, parce que M. de Broglie n’était populaire ni dans le pays ni dans les Chambres, et pouvait conséquemment créer au Cabinet qui accepterait sa présidence de trop nombreuses difficultés. Le prétexte était bien choisi, et l’impopularité de M. de Broglie incontestable.

Il fallait un terme à une situation aussi singulière. M. Thiers était sorti de la séance du 11 mars, préoccupé, rêveur, et déjà ébranlé à demi. Le soir, les députés de la majorité se réunirent chez M. Fulchiron, et l’on y décida qu’on enverrait au ministre de l’intérieur une députation chargée de lui faire connaître que l’appui de la Chambre était acquis au duc de Broglie, devenu président du Conseil. Cette démarche mit fin la crise. M. Thiers se rendit enfin ; M. Delarue fut envoyé au maréchal Maison, ambassadeur en Russie, pour le rappeler, et lui offrir le portefeuille de la guerre, qu’on confia, par intérim, à M. de Rigny, dépossédé ; le Cabinet, à la veille de se dissoudre, se raffermit sous la présidence de M. de Broglie, au grand déplaisir du roi ; et la Cour, consternée, ne songea plus qu’aux moyens d’empoisonner les fruits d’une victoire qu’elle ne regardait pas comme définitive.

C’était, on s’en souvient, le rejet du traité des 25 millions qui avait fait sortir du Cabinet le duc de Broglie. Sa rentrée aux affaires tendait naturellement à remettre la question sur le tapis. Mais des circonstances funestes étaient venues compliquer singulièrement cette question, si délicate par elle-même et si épineuse. Aussi bien il s’y associait, disait-on, d’ignobles manœuvres d’agiotage, et mille bruits en couraient dans le public.

Aussitôt après le rejet, le roi s’était hâté de faire savoir à M. Livingston, ministre des États-Unis à Paris, que l’Amérique ne devait pas considérer comme définitif le vote de la Chambre des députés ; que le traité serait présenté de nouveau, et que son acceptation ultérieure ne pouvait être mise en doute ; que la bourgeoisie ne consentirait jamais, pour le vain plaisir de persister dans son refus, à courir les chances d’une guerre fatale au commerce ; que, quant à lui, roi des Français, il prenait, et en qualité de roi, et en qualité d’homme, l’engagement formel de mettre tout en œuvre pour obtenir la prompte exécution du traité. Un pareil langage était, pour M. Livingston une indication très-claire de la marche qu’il avait à suivre. Fort de l’assentiment personnel du roi, et convaincu, d’après ce qu’il entendait, que, pour avoir raison de la Chambre, il suffisait de l’effrayer, il en écrivit à son gouvernement et lui conseilla le langage de la menace.

Ainsi prévenu de l’attitude qu’il convenait de prendre, le président des États-Unis n’avait pas manqué de se livrer à des emportements injurieux pour la France, et il avait adressé au congrès, le 1er décembre (1834) un message où il s’exprimait en ces termes :

« Puisque la France, en violation des engagements pris par son ministre qui réside ici, a tellement ajourné ses résolutions, qu’elles ne seront probablement pas connues assez à temps pour être communiquées à ce congrès, je demande qu’une loi soit adoptée, autorisant des représailles sur les propriétés françaises, pour le cas où, dans la plus prochaine session des Chambres françaises, il ne serait pas voté de loi pour le paiement de la dette… Si le gouvernement français continuait à se refuser à un acte dont la justice est reconnue, et s’il voyait dans nos représailles l’occasion d’hostilités contre les États-Unis, il ne ferait qu’ajouter la violence à l’injustice, et il s’exposerait à la juste censure des nations civilisées et au jugement du ciel. »

Jamais la nation française, illustre et respectée entre toutes les nations du monde, n’avait été traitée avec un tel excès d’insolence. Le message du général Jakson ne fut pas plus tôt connu à Paris, qu’il y enflamma les esprits d’indignation et de colère. Quoi ! c’était la menace et l’insulte à la bouche, c’était presque l’épée à la main, qu’on osait demander à la France le paiement d’une dette dont la légitimité n’était pas démontrée ! Que le gouvernement américain eût oublié si vite à quels généreux auxiliaires l’Amérique avait dû jadis la conquête de son indépendance et l’établissement de sa nationalité, il y avait lieu de s’en étonner ; mais qu’on ajoutât la provocation à l’ingratitude, et qu’on s’avisât de nous faire peur, et qu’on en vînt jusqu’à nous assigner à bref délai, cela était-il concevable ? La plupart des organes de l’opinion prirent feu, et l’on put croire un moment à l’imminence de la guerre.

Mais M. Livingston n’avait été que trop bien éclairé par ses entretiens avec le roi. Au-dessus de la nation frémissante et toute pleine du désir de venger la dignité nationale, il y avait des hommes dont l’âme appartenait à l’amour du gain. C’étaient les mêmes qui avaient fait refuser la Belgique, à cause des mines d’Anzin et des draps d’Elbeuf ! Ils encombraient les avenues du pouvoir, ils formaient la majorité parlementaire, et ils allaient, une fois encore, courber l’honneur de la France sous le joug de leur égoïsme mercantile. On doit, néanmoins, reconnaître qu’un aussi honteux mouvement de peur et de recul n’emporta pas tous les membres de la majorité sans exception. Il y en eut qui, quoiqu’approbateurs du traité, furent d’avis, avec M. Duvergier de Hauranne, que céder devant une menace serait une honte, une calamité publique. Malheureusement, leurs conseils se perdirent dans le tumulte des intérêts particuliers en émoi.

Quant aux ministres, partagés entre la crainte d’allumer la guerre et celle de laisser tomber trop bas le nom de la France, ils avaient pris le parti 1° de demander de nouveau à la Chambre le crédit nécessaire au paiement de la dette américaine ; 2° de rappeler immédiatement M. Serrurier, envoyé français aux États-Unis, et d’offrir ses passeports à M.Livingston, ministre américain à Paris. Les dépêches adressées à M. Serrurier se ressentirent de la double inquiétude qui assiégeait le ministère. Les termes en avaient été pesés avec une prudence minutieuse, et cependant ils n’étaient pas tout-à-fait dépourvus de fermeté. Le roi s’en alarma ; le ministère refusa de fléchir. Et alors, s’il faut s’en rapporter au témoignage d’hommes graves, de personnages initiés, par leur position, aux plus secrets détails de la politique, il se passa des choses d’une nature étrange.

Sur le brick le d’Assas, qui portait en Amérique les dépêches du gouvernement français, un mystérieux émissaire s’embarqua. Il était chargé d’une mission particulière, indépendante des instructions ministérielles, et qui avait même pour but d’en détruire l’effet. On s’était bien gardé de mettre M. Serrurier dans la confidence. Aussi dut-il être extrêmement surpris de l’accueil fait par le gouvernement américain aux dépêches venues de France. Quelque émouvant que fût leur contenu, on les reçut avec une indifférence railleuse qui prouvait que, sous main, on venait d’être averti qu’il n’y avait pas à les prendre au sérieux. Et en effet, à dater de ce moment, les dispositions du gouvernement américain parurent notablement modifiées, comme s’il eut appris qu’il suffisait d’avoir fait étinceler de loin le glaive, et qu’il était bon de ne pas envenimer la querelle en poussant plus loin la menace.

Le congrès, sans désavouer les paroles du général Jackson, avait cru devoir attendre, pour s’y associer avec éclat, le résultat des efforts que ferait le roi des Français pour assurer la pleine et entière exécution du traité ; et tel avait été, en propres termes, le langage tenu dans le sénat par M. Clay, président du comité diplomatique. Après l’arrivée du brick le d’Assas, et malgré la réception outrageante faite par la multitude aux officiers français, malgré la couleur hostile adoptée par la presse américaine, le général Jackson se montra beaucoup moins disposé à tirer l’épée du fourreau. Changement d’attitude qui fut officiellement révélé à la France par une note de M. Livingston, qu’approuva, au nom du président des États-Unis, M. Forsith, secrétaire d’État de l’Union pour les affaires étrangères !

Il ne restait plus qu’à obtenir de la Chambre un vote si laborieusement préparé. Depuis long-temps déjà les journaux discutaient les titres de la créance américaine. Et il n’était pas jusqu’à son origine qui n’eût soulevé d’ardents débats. Car elle remontait à une époque éloignée et se liait à des circonstances enveloppées de nuages. On sait que, par décrets lancés de Berlin et de Milan, Napoléon, en 1806 et 1807, avait mis l’Angleterre au ban des Puissances maritimes, et frappé de confiscation tout navire convaincu d’avoir été en relation avec le gouvernement, le territoire ou le commerce britannique. Les Américains prétendaient avoir souffert de l’application de ces décrets ; ils avaient réclamé une indemnité, et un traité signé, en 1831, par M. Horace Sébastiani, la leur avait accordée, en la fixant à la somme de 25 millions, qu’il s’agissait maintenant de faire voter à la Chambre.

La polémique fut très-vive. Les partisans du traité faisaient observer que la demande des Américains était juste ; qu’admise en principe par l’Empire, elle avait été éludée, mais non repoussée par la Restauration ; qu’en se montrant fidèle à des engagements sacrés, la France de 1830 s’élèverait dans l’estime du monde ; qu’il n’y avait pas lieu à s’arrêter au langage hautain du général Jackson, ce langage ayant été désavoué par le congrès ; que le traité de 1831 était un acte consommé, et que la nation française ne pouvait se dispenser de faire honneur à la signature de son roi ; que ce traité, d’ailleurs, n’était pas sans compensation, puisque les Américains s’engageaient, de leur côté, à se libérer d’une somme de 1,500,000 fr. réclamée par la France, et qu’ils consentaient à admettre nos vins dans les ports de l’Union, à droits réduits pendant dix ans qu’il y avait folie à perdre, pour une affaire d’argent, l’amitié d’un peuple généreux ; que nos refus entraîneraient peut-être une guerre qui, sans parler du sang répandu, nous coûterait bien au-delà de la somme exigée ; que, même en admettant une moins sombre hypothèse, nous fermerions à nos vins et à nos soieries un débouché important, et jetterions sur la place publique, à la disposition de l’émeute, une foule d’ouvriers sans travail et sans pain.

Aucune de ces raisons ne touchait les adversaires du traité. On mettait en avant la légitimité de la réclamation ? Mais on considérait donc comme illégitimes les décrets impériaux qui en étaient la source ? Or, les décrets de 1806 et 1807, plus particulièrement dirigés en 1810 contre l’Union, n’avaient-t-ils pas eu pour but de la contraindre à remplir des devoirs de neutralité que lui faisaient violer, et la soif de l’or, et une condescendance dont l’Angleterre ne pouvait jouir sans que la France eût droit d’en être offensée ? Les décrets de 1806 et 1807 n’avaient-ils pas un caractère tout européen, dans leur tendance à purger l’Océan de la tyrannie du pavillon de Saint-Georges ? Ne résumaient-ils pas la grande croisade que Napoléon avait entreprise pour reconquérir, au profit des nations civilisées, la liberté des mers ? Et qu’étaient, après tout, ces pertes que les spéculateurs américains prétendaient avoir éprouvées, à côté des bénéfices énormes puisés dans une audacieuse violation des traités ? Si l’Empire n’avait pas refusé d’admettre en principe la créance américaine, c’est qu’on était en 1814 ; c’est que l’Empire, accablé, ne voulait pas multiplier le nombre de ses ennemis ; c’est qu’enfin l’Amérique avait ce titre à la reconnaissance de Napoléon, qu’elle pesait alors sur l’Angleterre. Et quant à la Restauration, invinciblement retranchée dans ses fins de non-recevoir, n’avait-elle pas bien prouvé le cas qu’elle faisait des réclamations des États-Unis ? Sans doute il était du devoir et de l’honneur d’un peuple de remplir ses engagements ; mais le soin de sa dignité lui commandait impérieusement de ne pas payer ce qu’il ne devait pas, surtout lorsque, pour l’y contraindre, on lui montrait la pointe d’une épée. Et il n’était pas vrai que le congrès eût désavoué les insolentes paroles du président des États-Unis : le congrès s’était borné à ajourner l’expression de ses sentiments, dans l’espoir que le roi des Français l’emporterait sur la Chambre française. On osait citer le traité de 1831 comme ayant engagé la nation d’une manière irrévocable ? 2 Comme si ce traité lui-même n’était pas une atteinte cynique portée au principe fondamental du régime constitutionnel ! Le droit du parlement avait-il été réservé ? Non. La nation n’avait donc pas donné sa signature. Dire que les États-Unis, en échange des 25 millions qu’ils nous demandaient, ne refuseraient pas de nous payer 1 million 500 mille francs, c’était vraiment se moquer. La réduction de droits promise à nos vins constituait un avantage réel ; mais pourquoi ne rappelait-on pas, à ce sujet, le traité par lequel la France avait cédé en 1803 la Louisiane aux États-Unis, et les stipulations consenties en notre faveur par l’article 8, et leur violation ! Car, enfin, l’Amérique était notre débitrice, loin d’être notre créancière. Et en effet, sur la somme de 260 millions à laquelle la Louisiane fut estimée, 80 millions seulement nous avaient été payés par les États-Unis, de sorte que les avantages stipulés pour la France, et dont elle s’était vue indignement frustrée, représentaient une somme de 180 millions ; il nous était loisible d’en réclamer, à notre tour, le remboursement. La guerre ! on ne devait pas la désirer ; mais il n’était pas dans les habitudes du peuple français de la craindre, et c’est par la lâcheté qu’on l’attire. Le marché américain ! Un peuple aussi intelligent en affaires que celui des États-Unis n’aurait garde de repousser nos produits, sachant bien que par là il avilirait les siens. L’émeute ! Si, pour la déchaîner dans nos villes, l’étranger n’avait qu’à nous infliger l’humiliation de ses exigences injustes ou de ses menaces, nous serions le plus misérable et le dernier des peuples.

Tels furent, en substance, les arguments présentés de part et d’autre, soit dans la presse, soit dans la Chambre des députés, où la discussion s’ouvrit le 9 avril (1835). Elle donna lieu, entre le duc de Fitz-James et M. Thiers, à une joûte oratoire d’un grand éclat. Soutenu avec chaleur par MM. de Broglie, président du Conseil, Ducos, Tesnières, Jay, Anisson, de Tracy, Dumon, de Lamartine, Réalier-Dumas, le projet fut attaqué puissamment par MM. Desabes, Glaiz-Bizoin.Charamaule, Lacrosse, Auguis, Isambert, Mauguin. Mais nul ne lui porta des coups plus terribles que M. Berryer. Il nous semble le voir encore, tantôt penché sur la tribune et les deux bras étendus sur l’assemblée, il forçait ses adversaires à subir la domination de sa parole ; tantôt saisissant d’une main les documents fournis à l’appui du traité, et de l’autre marquant, pour ainsi dire, sur le marbre, chaque erreur de chiffres, chaque mensonge d’appréciation, chaque double-emploi, il faisait passer devant les yeux de l’assistance éblouie je ne sais quelle arithmétique vivante. Jamais Mirabeau, fulminant contre la banqueroute, n’avait paru plus véhément, plus indigné, et n’avait exercé d’une façon plus souveraine le pouvoir de l’éloquence. Tout fut inutile. Le 18 avril (1835), 289 voix contre 137 votaient l’adoption du traité. Il fut adopté aussi, deux mois après, par la Chambre des pairs, malgré les énergiques attaques du duc de Noailles. La gravité du vote, en ce qui concernait l’honneur de la France, ne se trouvait atténuée que par un amendement de MM. Valazé et Legrand, lequel avait prévalu, et portait qu’il ne serait fait aucun paiement, que lorsque le gouvernement français aurait reçu des explications suffisantes sur

le message du président Jackson.
CHAPITRE X.


Procès d’avril. — La Chambre des pairs constituée en Cour de justice. — Congrès républicain convoqué à Paris. — Luttes intellectuelles dans l’intérieur des prisons. — Réunions des défenseurs ; leur physionomie. — Visite à M. Pasquier. — Droit de libre défense violé ; protestation du barreau de Paris et de la plupart des barreaux de France. — Sympathies qu’excitent les détenus. — Dissidence entre ceux de Paris et ceux de Lyon. — Entrevue à Sainte-Pélagie des deux comités de défense ; ses résultats. — Vifs débats entre la majorité des défenseurs et M. Jules Favre. — MM. Jules Favre, Michel (de Bourges) et Dupont. — Ouverture des débats devant la Cour des pairs. — Protestations des accuses ; scènes étranges. — Le jugement sur pièces proposé. — Lettre des défenseurs. — La Chambre engagée dans la lutte ; MM. de Cormeuin et Audry de Puyraveau incriminés. — Portrait de M de Cormenin. — Débats parlementaires. — M. Audry de Puyraveau livré à la Cour des pairs par la Chambre élective ; son attitude. — Division dans le camp des défenseurs ; MM. Dupent et Armand Carrel. — Procès des défenseurs ; son caractère ; incidents ; discours de MM. Trélat et Michel ( de Bourges ) condamnations. — La Cour des pairs s’abandonnant à toutes les conséquences de l’arbitraire arrêt de disjonction ; évasion des prisonniers de Sainte-Pélagie. — Continuation du procès des accuses d’avril. — Révélations poignantes. — Plaidoirie de M. Jules Favre. — Condamnation des accusés de diverses catégories. — Le parti républicain.


Lorsqu’un gouvernement a le désir et le pouvoir de tout oser, s’il parle de justice en ne suivant que les inspirations de sa haine, et s’il invoque la sainteté des lois en les foulant aux pieds, il y a dans le mensonge d’une telle attitude quelque chose qui attriste la conscience des gens de bien. Et pourtant, l’homme d’État qui aime le peuple y puise un sujet d’orgueil et d’espérance. Car, c’est un hommage profond rendu à la liberté, que cette pusillanimité de la force ; et il est beau de voir les victorieux mentir au sentiment de leur propre triomphe, et manquer, même devant la certitude de leur impunité, du courage de leur violence.

C’était sur une simple ordonnance du roi que la Chambre des pairs, saisie du procès d’avril, s’était constituée en cour de justice.

Or, la Charte avait été violée par là de la manière la plus audacieuse. La Charte avait dit, en effet : « Nul ne pourra être distrait de ses juges naturel. » Et comme pour enlever d’avance à la tyrannie la ressource des interprétations perfides, les législateurs avaient ajouté : « Il ne pourra en conséquence être créé des commissions et tribunaux extraordinaires, à quelque titre et sous quelque dénomination que ce puisse être. » Qu’imaginer de plus formel ?

Il est vrai qu’une exception au principe se trouvait consacrée dans l’article 28, ainsi conçu : « La Chambre des pairs connaît des crimes de haute trahison et des attentats à la sûreté de l’État qui seront (QUI SERONT) définis par la loi. » Mais cette loi qui devait définir l’attentat, et sans laquelle l’article 28 était comme non-avenu, cette loi n’avait pas encore été faite. La haute juridiction de la Chambre des pairs ne pouvait donc entrer en exercice que par un cynique renversement des lois fondamentales du royaume.

À ce raisonnement, appuyé sur des textes positifs et confirmé d’ailleurs par un arrêt mémorable[40], il n’y avait absolument rien à opposer. La Chambre des pairs, cependant, ne craignit pas de passer outre. En vain M.Dubouchage protesta-t-il noblement contre une aussi flagrante usurpation, la pairie proclama sa compétence[41], après avoir prête une oreille complaisante aux sophismes de MM. de Broglie, Portalis et Seguier, sophismes si pitoyables, que nous nous abstiendrons de les reproduire.

Ce fut le 6 février 1835 que les membres de la Cour libellèrent et signèrent, au nombre de 132 l’arrêt de mise en accusation. Cet arrêt déclarait connexes tous les faits qui s’étaient passés à Lyon, à Paris, à Marseille, à Saint-Étienne, Besançon, à Arbois, à Châlons, à Épinal, à Lunéville et dans l’Isère ; il déclarait, à l’égard de tous ces faits, la Cour des pairs compétente ; il ordonnait la mise en liberté de ceux des accusés que l’instruction n’avait pas trouvés coupables ; il ordonnait la mise en accusation des autres, et laissait au président de la Cour le soin de fixer ultérieurement le jour de l’ouverture des débats[42]. La Cour fit ensuite distribuer le rapport de M. Girod (de l’Ain) aux accusés, aux députés, aux membres du conseil d’État ; et le procureur-général, M. Martin (du Nord), se mit à rédiger un acte d’accusation qui ne pouvait être et ne fut qu’un résumé brutal du rapport de M. Girod (de l’Ain).

Pendant que leurs ennemis se préparaient ainsi à les anéantir, les accusés parisiens, détenus à Sainte-Pélagie, attendaient avec impatience le moment de prouver, à la face de tous, la supériorité de leurs doctrines. Leur première pensée avait été de profiter de l’occasion pour tenir, au sein même de la Chambre des pairs, de véritables assises républicaines. « Il ne s’agit pas pour nous, s’étaient-ils dit, d’un procès judiciaire à soutenir, il s’agit d’une victoire politique à remporter. Ce ne sont pas nos têtes que nous avons à défendre, ce sont nos idées. Apprenons à l’Europe, apprenons au monde quelle foi est la nôtre et pour quels principes il nous a plu de jouer cette formidable partie. Qu’importe que nos ennemis aient vaincu par le glaive et puissent compléter leur succès par l’échafaud ? Nous serons les vainqueurs, s’il reste démontré que de notre côté se trouvaient la vérité, l’amour du peuple et la justice. » C’était là un noble et grand dessein. Pour le réaliser, les prisonniers résolurent de convoquer à Paris, des divers points de la France, tous les hommes qui, par leur talent, leurs vertus, leur renommée, leurs services, étaient en état de détendre et de représenter dignement le parti républicain.

Mais il était à craindre, si l’on s’en fiait aux caprices des inspirations personnelles, que la défense ne fit éclater des dissidences fâcheuses et ne s’égarât dans la confusion des systèmes. Les accusés cherchèrent à prévenir ce danger en formant parmi eux, pour poser des jalons à la défense et lui imprimer un caractère d’ensemble, un comité qui se composa de MM. Godefroi Cavaignac, Guinard, Armand Marrast, Lebon, Vignerte, Landolphe, Chilman, Granger et Pichonnier. Ils écrivirent ensuite à leurs co-accusés de Lyon, pour les engager à choisir, de leur côté, des défenseurs, et à instituer, eux aussi, un comité de défense, démarche à laquelle les accusés lyonnais répondirent par la nomination de MM. Baune, Lagrange, Martin Maillefer, Tiphaine et Caussidière..

Alors, on vit ces hommes sur qui pesait la menace d’un arrêt terrible, s’élever soudain au-dessus du péril et de leurs passions, pour se livrer à l’étude des plus arides problèmes. Le comité de défense parisien avait commencé par distribuer entre les membres les plus capables du parti les principales branches de la science de gouverner, assignant à l’un la partie philosophique et religieuse, à l’autre la partie administrative, à celui-ci l’économie politique, à celui-là les arts. Ce fut, pour tous, le sujet des plus courageuses méditations, des recherches les plus passionnées. Mais tous, dans cette course intellectuelle, n’étaient pas appelés à fournir la même carrière. Des dissidences théoriques se manifestèrent entre MM. Godefroi Cavaignac, Guinard, Armand Marrast, d’une part ; et, de l’autre, MM. Landolphe, Lebon, Vignerte. Des discussions brûlantes s’élevèrent. Par le corps, les captifs appartenaient au géolier ; mais, d’un vol indomptable et libre, leur esprit parcourait le domaine, sans limites, de la pensée. Du fond de leurs cachots, ils s’inquiétaient de l’avenir des peuples, ils s’entretenaient avec Dieu et, placés sur la route de l’échafaud, ils s’exaltaient, ils s’enivraient d’espérance, comme s’ils eussent marché à la conquête du monde. Spectacle touchant et singulier, dont il convient de garder le souvenir à jamais !

Que des préoccupations sans grandeur se soient mêlées à ce mouvement ; que l’émulation ait quelquefois fait place à des rivalités frivoles ou haineuses ; que des esprits, trop faibles pour s’élever impunément, se soient perdus dans le pays des rêves, on ne le peut nier ; mais ces résultats, trop inévitables, des infirmités de la nature humaine, ne suffisent pas pour enlever au fait général que nous venons de signaler ce qu’il présente de solennel et d’imposant.

Au reste, si l’agitation intellectuelle du parti républicain était vive dans l’intérieur de Sainte-Pélagie, elle l’était bien plus encore au-dehors. Car, les membres du congrès convoqué par les accusés dans la capitale, y étaient accourus de toutes parts ; et, à mesure qu’ils arrivaient, les questions à résoudre leur étaient soumises, de sorte que le cercle des dissidences allait s’élargissant de jour en jour. Quoique sincèrement attachés à la cause de la république, quelques-uns s’en enrayèrent. Ce furent ceux qui avaient dans l’esprit plus de netteté que de hardiesse, ou ceux qui n’avaient pas une assez longue habitude des partis pour comprendre que la difficulté de les conduire en les disciplinant est toujours moins grande en réalité qu’en apparence. Il faut, au surplus, le reconnaître : les réunions des défenseurs avaient une physionomie bizarre. Composées d’hommes qui, pour la plupart, ne se connaissaient que de réputation ou même ne se connaissaient pas, elles rapprochaient, avant d’avoir trouvé le lien qui les devait unir, les éléments les plus hétérogènes : la fermeté réfléchie des hommes du nord et la fougue des méridionaux. On y délibérait un peu confusément ; la vanité de quelques-uns y éclatait en prétentions bruyantes ; souvent les plus emportés dominaient le débat et couvraient du bruit de leurs motions les voix les plus respectables. Il arriva donc qu’un profond sentiment d’inquiétude et de trouble s’empara d’un certain nombre de défenseurs, et, entre autres, de MM. Jules Favre, Saint-Romme, Ledru-Rollin. S’exagérant le mauvais côté du drame joué sous leurs yeux, ils crurent toucher au chaos, et ils firent tous leurs efforts pour ramener aux proportions d’un procès judiciaire, ce qui, dans l’opinion de l’immense majorité des défenseurs, devait avoir la portée d’une lutte politique.

Cependant, le jour décisif approchait. Les accusés lyonnais avaient été transférés de Lyon à Paris où la conciergerie leur était donnée pour prison tandis qu’on renfermait à l’Abbaye les accusés de Lunéville. Le gouvernement n’ignorait pas dans quel champ-clos les républicains prétendaient l’attirer. Après avoir accumulé fautes sur fautes et scandales sur scandales, pour agrandir outre mesure sa victoire et frapper dans les accusés l’ensemble du parti républicain il se sentit tout-à-coup glacé d’effroi à l’aspect de ce parti s’avançant en masse pour soutenir le combat. Le 20 mars (1835), M. Pasquier, président de la Cour des pairs, décida que des avocats d’office seraient imposés aux accusés, et le lendemain, M. Félix Faure se rendit à Ste-Pélagie, où il signifia cette décision aux captifs, pris séparément. Ainsi l’on en était venu à violer le droit de défense, ce droit que, dans des sociétés en décadence, avaient respecté des tyrans !

Les accusés protestèrent avec énergie, et ils écrivirent aux avocats nommés d’office par M. Pasquier : « Jugez vous-mêmes, Messieurs, si votre dignité, si celle de l’ordre auquel vous appartenez, peuvent vous permettre de vous imposer aux accusés malgré eux, et de vous rendre complices d’une iniquité judiciaire sans exemple et des passions d’un ennemi sans pudeur. » Ils avaient en même temps choisi trois de leurs camarades, MM. Armand Marrast, Lebon et Landolphe, pour aller demander compte à M. Pasquier d’une persécution toute nouvelle même dans les fastes de l’arbitraire.L’entrevue fut étrange. Armé d’une froide politesse, M. Pasquier fit aux trois républicains, lorsqu’ils entrèrent, un salut d’homme de Cour. Ceux-ci s’inclinèrent à peine ; et ils s’avançaient, l’œil fier, l’indignation peinte sur le visage, lorsque M. Pasquier se jeta le premier dans son fauteuil, leur faisant signe ensuite de s’asseoir. Ils sourirent de ce puéril dépit, et s’exprimèrent d’un ton bref. Ils avaient reçu mission, non pas de faire revenir le président de la Cour des pairs sur une mesure qu’ils savaient bien irrévocable, mais de lui dire les sentiments qu’elle éveillait en eux. Aussi parlèrent-ils le langage de la menace, d’autant plus agressifs et intraitables, qu’ils étaient les plus faibles et que leurs ennemis disposaient du bourreau. L’entretien terminé, ils se levèrent si brusquement, que l’un d’eux, M. Landolphe, se heurta presque à un homme collé derrière la porte et qui n’avait pas eu le temps de se retirer. Cet écouteur indiscret était M. Decazes.

Les avocats nommés d’office par M. Pasquier ayant unanimement résolu de ne point obtempérer à des réquisitions qui tendaient a déshonorer leur ministère, le Moniteur publia, le 30 mars (1835), une ordonnance qui investissait la Cour des pairs et son président, à l’égard des avocats de tous les pouvoirs qui appartiennent aux Cours d’assises et aux présidents de ces Cours.

Tels sont les entraînements de l’arbitraire ! Une fois lancé dans cette voie fatale, un pouvoir essaierait en vain de se modérer, il faut qu’il avance toujours, dût-il voir, à chaque pas, se creuser autour de lui un nouvel abîme. Les accusés écrivirent au barreau de Paris :

« On ne nous oppose plus seulement le pouvoir discrétionnaire d’une cour spéciale ; c’est le bon plaisir qui statue, par disposition rétroactive, sur des questions judiciaires. Ainsi, ce n’est pas assez que nous soyons soumis à tous les caprices d’un tribunal exceptionnel, sans appel, sans contrôle. Si le mépris de toutes les lois ne lui suffit pas pour nous enlever jusqu’à notre dernière garantie, une ordonnance intervient, l’arbitraire s’ajoute à l’arbitraire, toutes les iniquités se liguent. La politique, disent effrontément nos ennemis, ne doit pas manquer à la justice Nous ne manquerons pas, nous, à notre devoir, et nous nous demandons, Messieurs, de remplir le votre avec la fermeté qui convient à votre profession, avec la promptitude que les circonstances exigent. »

A d’aussi mâles accents, tout le barreau s’émut. Il n’y eut qu’un cri, parmi les avocats, sur l’inégalité de l’ordonnance du 30 mars. Le 6 avril (1835), le conseil de l’ordre s’assemble extraordinairement, et une commission composée de MM. Philippe Dupin, bâtonnier de l’ordre, Parquin et Odilon Barrot, rédige une délibération dont voici les conclusions :

« Sans se préoccuper de l’illégalité de l’ordonnance, sans examiner si le mandat qui leur est donné est obligatoire, les avocats doivent persister à déclarer qu’un appel à leur humanité, à l’accomplissement des devoirs de leur profession, ne leur sera jamais adressé en vain ; que toujours, si les accusés y consentent ou rétractent leur refus, ils seront prêts à payer leur tribut au malheur. Mais, si les accusés persistent dans leur résistance, il est impossible d’engager avec eux une lutte sans convenance et sans dignité.

Dans ces circonstances, le conseil, procédant par forme de simple avis, estime que le parti le plus convenable à prendre par les avocats est de s’assurer des dispositions des accusés, et, en cas de refus, d’écrire à M. le président de la Cour des pairs qu’ils se seraient empressés d’accepter la mission qui leur a été déférée, mais que la résolution des accusés leur fait un devoir a de s’abstenir. »

Suivaient les signatures de MM. Philippe Dupin bâtonnier ; Archambault, doyen ; Parquin, Mauguin, Thévenin, Couture, Colmet-d’Aage, Gaubert, Hennequin, Berryer fils, Gaudry, Lavaux, Delangle, Marie, Chaix-d’Est-Ange, Duvergier, Crousse, Paillet, Odilon Barrot, Leroy et Frédérich, membres du conseil.

Le même jour le barreau rouennais délibérait, contre l’ordonnance du 30 mars, une protestation qui parut avec les signatures de MM. Sénard, bâtonnier, et Desseaux, secrétaire. Elle ne différait de celle qui précède qu’en ce que les conclusions en étaient plus précises encore et les termes plus énergiques.

L’exemple donné par les barreaux de Paris et de Rouen fut suivi par presque tous les barreaux de France. On s’indigna on protesta de toutes parts. De leur côté, les procureurs généraux, tant à Rouen qu’à Paris, fulminèrent contre l’ordre des avocats, et en appelèrent aux Cours royales des décisions par lesquelles l’ordonnance du 30 mars était virtuellement annulée. Jamais pareil élan ne s’était manifesté au sein de la société ; jamais anarchie pareille ne s’était produite au sein du pouvoir. En séance secrète, la Cour des pairs se raffermit dans sa résolution d’enlever aux accusés les défenseurs de leur choix ; mais elle décida qu’elle ne contraindrait personne à plaider d’office, n’osant entrer en lutte avec le corps des avocats. C’était l’excès de la violence combiné avec l’excès de la peur.

Et comment peindre, maintenant, l’effet que produisaient sur les esprits tant de surprenantes complications ? Le nom des accusés volait de bouche en bouche ; on s’intéressait à leurs périls ; on glorifiait leur constance ; on se demandait avec anxiété jusqu’où ils pousseraient l’audace des résolutions prises. Dans les salons même où leurs doctrines n’étaient pas admises, leur intrépidité touchait le cœur des femmes ; prisonniers, ils gouvernaient irrésistiblement l’opinion ; absents, ils vivaient dans toutes les pensées. Pourquoi s’en étonner ? Ils avaient pour eux, chez une nation généreuse, toutes les sortes de puissance : le courage, la défaite et le malheur. Époque orageuse et pourtant regrettable ! Comme le sang bouillonnait alors avec force dans nos veines comme nous nous sentions vivre ! comme elle était bien ce que Dieu l’a faite, cette nation française qui périra sans doute le jour où lui manqueront tout-à-fait les émotions élevées ! Les politiques à courte vue s’alarment de l’ardeur des sociétés : ils ont raison ; il faut être fort pour diriger la force. Et voilà pourquoi les hommes d’état médiocres s’attachent à énerver un peuple. Ils le font a leur taille, parce qu’autrement ils ne le pourraient conduire. Ce n’est pas ainsi qu’agissent les hommes de génie. Ceux-là ne s’étudient point à éteindre les passions d’un grand peuple ; car ils ont à les féconder, et ils savent que l’engourdissement est la dernière maladie d’une société qui s’en va.

Privés de la faculté de se défendre selon leur désir et selon leur droit, les accusés détenus à Ste.-Pélagie avaient résolu de ne plus opposer à leurs juges que le silence et le dédain. « Vous nous condamnerez, mais vous ne nous jugerez pas », avaient dit à M. Pasquier, en le quittant, MM. Lebon, Marrast et Landolphe. Il s’agissait pour les accusés de tenir parole, et de se borner à ennoblir la position de victimes que leur faisaient des inimitiés sans grandeur.

Malheureusement, il n’y avait pas unanimité de vues entre les accusés des diverses catégories.

Les Parisiens, d’accord en cela avec les sous-officiers de Lunéville, pensaient que, la force l’emportant sur la justice, il y avait devoir de s’abstenir ; qu’une protestation muette était préférable à une défense mutilée ; que, puisque la Cour des pairs osait prétendre aux bénéfices de l’arbitraire, il fallait lui en laisser les embarras et l’odieux qu’il importait, en un mot, d’arracher au parti du gouvernement ce masque de légalité dont il avait un moment voulu couvrir ses vengeances.

Les Lyonnais envisageaient la situation sous un autre aspect. Ne pas se défendre, c’était perdre l’occasion de lire à la France attentive une des pages les plus mémorables de l’histoire de Lyon : pouvait on s’y résoudre ? Les hommes qui, comme Lagrange, avaient immortalisé la résistance par leur modération et leur courage, faisaient-ils donc si peu d’honneur au parti qu’on put taire sans inconvénient ce qu’ils avaient été et ce qu’ils avaient fait ? D’ailleurs, l’insurrection lyonnaise était calomniée ; et il convenait que la vérité lut enfin connue, il convenait que la France apprît comment la lutte s’était engagée, et quelles manœuvres en avaient prolongé la durée funeste et par quels massacres des soldats égarés avaient souillé la victoire.

Ce dissentiment ne pouvait tomber qu’autant qu’on aurait fourni aux divers accusés le moyen de se voir les uns les autres, de discuter, de se concerter. Ceux de Paris demandèrent donc qu’on transférât à Sainte-Pélagie, où ils étaient eux-mêmes détenus, leurs camarades de Lunéville, qu’on avait renfermés à l’Abbaye, et leurs camarades de Lyon, déposés à la Conciergerie. Rien de plus juste. La demande fut, néanmoins, repoussée. Alors, les prévenus de Paris adressèrent au procureur-général une lettre où leurs griefs étaient résumés d’une manière saisissante : « Vous ne voulez pas plus de la défense que vous ne voulez de la vérité.

Ainsi, vous avez mis une année entière à compliquer votre accusation, et nous avons reçu seulement il y a quelques jours le volume de la procédure qui nous concerne.

Ainsi, vous avez accusé tout notre passé, tous les actes du parti républicain, et vous prétendez nous interdire le choix de nos défenseurs ; vous voulez nous condamner à les prendre parmi les avocats, connus ou non, qu’ils aient ou non notre confiance. Ce qui est permis à tout citoyen, pour la plus mince affaire de police correctionnelle, vous l’interdisez à des hommes que vous introduisez devant une Cour exceptionnelle et qui sont sous le coup d’accusations capitales !

Ainsi, nous demandons des témoins à décharge, et vous nous mettez dans l’impossibilité de les faire assigner ! Ainsi, nous sommes incriminés pour avoir créé un vaste complot qui embrasse Paris, Lyon, Châlons, Arbois, Marseille, Épinal, Lunéville, et nous n’avons pu encore nous mettre en rapport avec nos co-accusés, et nous touchons à l’ouverture des débats sans avoir pu organiser une défense commune, pour répondre à une accusation commune !

Une entrevue d’un jour entre les deux comités de défense de Paris et de Lyon fut tout ce que les accusés obtinrent. Elle eut lieu à Sainte-Pélagie, le 18 avril (1835), et les dissentiments que nous venons de signaler s’y produisirent avec éclat. En soutenant que les débats devaient être acceptés, même avec des avocats d’office, les Lyonnais paraissaient plaider la cause de leur ville plutôt que celle du parti tout entier, ce qui leur donnait, dans la discussion, un désavantage marqué. Pour faire prévaloir leur opinion, les Parisiens n’eurent qu’à en appeler à ces inspirations du dévoûment qu’en présence de certains hommes on n’invoque jamais en vain. Il fut arrêté que les prisonniers se conformeraient unanimement à ce qui aurait été décidé dans la réunion des défenseurs, et la déclaration suivante fut, en attendant, rédigée par un membre du comité de défense de Paris :

« Informés que M. le Président de la Cour des pairs a l’intention de leur refuser pour défenseurs des hommes pris en dehors de l’ordre des avocats, les deux comités de défense de Lyon et de Paris protestent ensemble et unanimement contre toute violation de la libre défense ; ils déclarent que leur résolution formelle est de se présenter devant la Cour des pairs, accompagnés des défenseurs de leur choix, appuyés qu’ils sont, non seulement par les principes communs aux hommes de tous les partis, mais encore par l’opinion de tous les barreaux, qui comprennent comme eux le droit accordé à tout accusé de se faire défendre par des hommes qui aient toute sa confiance. »

Il n’était pas dit précisément, dans cette déclaration, que les accusés, en l’absence des défenseurs de leur choix, refuseraient unanimement les débats ; mais la conséquence était forcée. Un des membres du comité lyonnais, M. Caussidière, fit quelques difficultés pour signer, craignant qu’on ne s’engageât au-delà de ce qui était convenable. Mais, pressé par ses camarades, il céda ; et la déclaration fut publiée, avec les signatures de MM. Baune, Lagrange, Martin Maillefer, Tiphaine, Caussidière, membres du comité lyonnais et Chilman, Granger, Vignerte, Landolphe, Pichonnier, Rozière, Lebon, Guinard, Armand Marrast, membres du comité parisien.

Les défenseurs, dont, la veille même, les journaux avaient fait connaître les noms[43], se réunirent ensuite pour résoudre définitivement la question qui s’était trouvée posée entre les accusés de Paris et ceux de Lyon. L’avis de l’immense majorité fut qu’on ne devait pas accepter les débats, si la défense n’était pas entièrement libre. L’opinion contraire était spécialement représentée par MM. Ledru-Rollin, Saint-Romme, et, surtout, Jules Favre, qui mit à la soutenir une persistance invincible. Armand Carrel, après s’être associé aux sentiments de M. Jules Favre, avait fini par l’abandonner pour s’unir à la majorité. Celui-ci ne se découragea point. Il représentait que, si chaque accusé consentait à se défendre par lui-même et par un avocat, on arriverait inévitablement à rendre le procès impossible, le nombre des prévenus étant tellement considérable, que la plupart des juges seraient mis hors de combat avant la fin des plaidoiries, chargés qu’ils étaient d’ans et d’infirmités. C’était raisonner juste, s’il ne se fût agi que de soustraire à la condamnation les accusés qu’elle menaçait ; mais la question avait été placée plus haut : c’était le parti républicain qui, comme parti, voulait entrer dans la lice. Et voilà ce que M. Jules Favre ne comprenait pas assez. Il objectait aussi sa qualité d’avocat et les devoirs que lui imposait une aussi sainte mission. Il ne voulait pas, pour faire réussir des combinaisons de parti, dont l’avantage lui semblait controversable, manquer à l’appel des accusés auxquels il plairait de lui confier les intérêts de leur liberté ou de leur vie.

La défiance est le caractère distinctif des partis en lutte, et ils supposent volontiers le mal. Bien que l’opinion de M. Jules Favre se pût expliquer par des motifs très-honorables, les plus ardents la condamnèrent comme puisée aux sources de l’égoïsme et de l’amour-propre. Membre du barreau de Lyon, où il s’était fait remarquer, jeune encore, par une intelligence d’élite et un talent d’élocution incomparable, M. Jules Favre fut accusé de n’être venu chercher à Paris qu’un théâtre plus digne de ses facultés brillantes, et Armand Carrel, qu’il avait eu d’abord pour allié, s’emporta jusqu’à lui adresser ces amères paroles : « Eh bien Monsieur, puisque vous persistez, nous ferons de tout ceci une simple affaire correctionnelle. »

Il ne restait plus qu’à envoyer des commissaires aux accusés de Lyon, pour leur apprendre le résultat de la délibération des défenseurs. L’assemblée nomma M. Jules Favre et deux de ses adversaires MM. Michel (de Bourges) et Dupont. On ne pouvait lui opposer de plus rudes jouteurs.

Doué d’une éloquence sauvage, qui se mariait en lui à une grande pénétration, M. Michel (de Bourges) possédait tout d’un tribun l’accent, le geste, le regard, les inspirations soudaines, les apostrophes véhémentes et imprévues.

Quant à M. Dupont, sa voix avait sur les républicains une irrésistible autorité ; et sur ceux du parti contraire, elle était souvent d’un effet terrible. Partisan de toutes les mesures qui demandaient beaucoup de générosité et de courage, nul mieux que lui ne savait les faire triompher par la logique, par l’ironie, par l’invective, par l’emportement. On redoutait son mépris —et la brutalité même de sa parole était toujours applaudie, tant il y avait dans le sentiment qui l’inspirait d’intrépidité, d’abnégation et de noblesse !

On touchait au 5 mai (1835), jour fixé pour l’ouverture des débats ; et, de leurs prisons respectives, les accusés des différentes catégories venaient d’être transférés dans la prison du Luxembourg, plus voisine du lieu où ils devaient être jugés. Le 4 mai, MM. Dupont, Michel (de Bourges) et Favre se rendirent dans le quartier assigné aux Lyonnais ; et là les deux premiers exposèrent, sous la présidence de M. Baune, ce que la réunion des défenseurs avait décidé ; mais, comme ils s’étendaient sur les motifs qui justifiaient la décision, M. Jules Favre s’empressa de la combattre, déclarant qu’au surplus elle n’avait rien d’obligatoire, et que, pour son compte, il s’offrait à ceux qui jugeraient à propos de se défendre. Il en résulta une scène d’une violence extraordinaire. M. Michel (de Bourges) s’y montra au dernier point passionné, agressif ; et l’intervention de M. Baune fut nécessaire pour mettre fin à cette querelle, bien concevable dans un moment où chacun vivait d’une vie brûlante et sans repos.

Le 5 mai était arrivé. L’arène allait s’ouvrir. Réunis chez M. Auguste Blanqui, les défenseurs y attendaient avec anxiété le commencement d’une lutte dont nul ne pouvait prévoir l’issue. Tout-à-coup M. Jules Favre se présente. Accueilli par une rumeur de mécontentement et de colère, il obtient pourtant la parole. Mais à peine a-t-il annoncé sa résolution de paraître comme avocat devant la Cour des pairs et d’y plaider la cause de ses clients, qu’un effroyable tumulte s’élève. Des cris accusateurs partent de tous les points de la salle. M. Michel (de Bourges) s’élance vers l’orateur lyonnais qu’il interpelle d’une voix tonnante. Ne voulant pas céder, il fallait que M. Jules Favre sortît de l’assemblée : il se retire, en effet, laissant après lui une longue agitation.

Cependant, les abords du palais du Luxembourg se trouvaient encombrés, dès le matin, par la multitude. La permission d’assister aux débats avait été inhumainement refusée aux parents des accusés ; et pâles, indignés, on les voyait se presser aux portes. Dans le jardin du Luxembourg, les baïonnettes brillaient au milieu des orangers et des fleurs. Les troupes consignées dans les casernes, les paquets de cartouches distribués aux soldats de service, les quatre magasins de munitions établis dans le jardin du Luxembourg, l’absence de la garde nationale sur le théâtre des troubles prévus, tout cela disait assez quelles terreurs assiégeaient le gouvernement, et à quelles mains il comptait, en cas de péril, confier ses destinées.

Les juges tremblaient, eux aussi. Soit excès de frayeur, soit respect pour les règles éternelles de la justice, beaucoup de pairs avaient pris le parti de s’abstenir, au risque de s’attirer le ressentiment de leurs collègues, dont la responsabilité se trouvait ainsi aggravée.

À une heure et quart, les accusés furent introduits, et les gardes municipaux se répandirent dans la salle. À deux heures, le président Pasquier entrait, à son tour, suivi des pairs, et ayant à sa droite MM. Portalis et de Bastard, à sa gauche MM. Séguier et Boyer. Les officiers du parquet, MM. Martin (du Nord), procureur-général, Franck-Carré, Plougoulm, Chégaray, de la Tournelle, étaient en robes rouges. M. Barbé-Marbois s’était fait porter à son fauteuil, la tête couverte d’un bonnet noir, et dans un déshabillé de malade. Rien de plus étrange à la fois et de plus imposant que l’aspect de cette assemblée. Ici, des dignitaires au front chauve, au corps affaissé, au regard éteint si la terreur et la passion n’en. eussent par instant ranimé l’étincelle, représentants caducs d’un demi-siècle de gloire et de honte, vieillards célèbres, pour la plupart, dans les annales de la diplomatie ou de la guerre, et quelques-uns dans celles de la trahison ; là, des hommes de conditions diverses, n’ayant ni la même éducation ni la même intelligence, quoique rapprochés et confondus par le hasard des discordes civiles les uns bons, les autres mauvais, mais tous rayonnants de jeunesse et d’audace, s’amusant de leurs dangers avec une légèreté pleine de dédain, moins émus que les spectateurs, et se préparant à condamner les juges. Cent soixante-quatre pairs étaient présents ; il y en eut quatre-vingt-six qui ne répondirent pas à l’appel, et, parmi ces derniers, les maréchaux Maison, Grouchy, Gérard, les marquis de Castellane et de Dreux-Brezé, le comte Excelmans[44]. Les accusés étaient au nombre de cent vingt-un quatre-vingts des départements et quarante-un de Paris.[45]

M. Pasquier ayant procédé à l’interrogatoire, les Lyonnais répondirent, les Parisiens refusèrent. M. Baune se leva ensuite. « Je demande la parole, dit-il, pour me plaindre des ordres sévères qui ont été donnés nos femmes, nos mères et nos sœurs sont privées des places qui devraient leur appartenir. Je vous prie de considérer que, dans les temps les plus orageux de la révolution, les familles des accusés ont toujours été admises dans l’enceinte des cours criminelles. Le privilége du rang et de la naissance doit céder à celui du malheur et de la nature. Je demande, pour moi, que ma femme soit immédiatement introduite. Elle a fait cent vingt lieues pour partager mes périls et ma captivité. J’adresse ma réclamation à l’impartialité de nos juges ou à la générosité de nos ennemis. » La demande était juste et noblement exprimée : voici en quels termes M. Pasquier la repoussa « La demande que vous faites est étrangère à votre défense ; c’est un hors d’œuvre. » Expressions bien dignes du sentiment qui inspirait un pareil refus ! A trois heures, la séance fut suspendue, la Cour étant retirée dans la chambre du conseil, pour y délibérer sur la question de savoir si on admettrait comme défenseurs treize citoyens dont M. Maillefer venait de soumettre les noms au président[46]. A cinq heures, la Cour rentrait en séance, et M. Pasquier prononçait un arrêt qui repoussait les défenseurs proposés, sous prétexte que « ces personnes n’étaient inscrites au tableau ni comme avoués, ni comme avocats. » De sorte que la justice disparaissait pour faire place à la guerre. Les défenseurs choisis par les prévenus publièrent, le lendemain, une protestation énergique : « Considérant que le droit de défense a été outrageusement violé, et approuvant hautement la résolution des accusés qui ont flétri par leur silence tout principe de juridiction prévotale, les défenseurs soussignés éprouvent le besoin d’exprimer publiquement leur douleur de n’avoir pu être utiles à leurs amis, et protestent de toute l’énergie de leur conscience contre l’abominable iniquité qui va être consommée à la face de la nation ! »

Cette fermentation des esprits faisait prévoir des résistances terribles : elles éclatèrent, dans l’audience du 6 mai, avec un emportement et un ensemble qui accablèrent les juges. M. Godefroi Cavaignac avait réclamé la parole pour protester contre l’arrêt de la veille. On la lui refuse. Aussitôt, d’un mouvement spontané, les accusés se lèvent ; et l’œil en feu, le bras étendu : « Parlez, Cavaignac, parlez ! » Les gardes municipaux sont debout, ils reçoivent l’ordre d’avancer ; mais ils restent frappés de stupeur. Les cris redoublent. Le président, interdit, passe alternativement de l’obséquiosité à l’impatience ; il se consulte avec le grand référendaire, avec M. de Bastard, vice-président ; puis, il annonce à la Cour qu’il faut qu’elle se retire pour délibérer. À ces mots, les pairs se précipitent vers la salle du conseil, en proie à un trouble invincible. Alors, au tumulte succède le plus profond silence. Au dehors, les troupes sont sous les armes. Après quatre heures d’attente solennelle, la Cour rentre en séance. Des conclusions sont prises contre M. Cavaignac, et la garde municipale entraîne les accusés.

Le lendemain, même tempête, et plus violente encore. Un avocat, Me Crivelli, avait commencé un discours pour demander la récusation des pairs qui s’étaient chargés de l’instruction, lorsqu’il fut interrompu par les accusés. La réclamation de Me Crivelli était fondée ; car il était contraire, et aux dispositions formelles du code d’instruction criminelle, et aux notions les plus élémentaires de l’équité, que des hommes qui avaient instruit l’affaire et signé l’acte d’accusation vinssent siéger comme juges. Mais il importait, sur toute chose, aux prévenus que le débat ne s’engageât point. Ils se mirent donc à étouffer la discussion commencée, et il fallut les faire descendre dans les salles d’attente, pendant que la Cour rédigeait l’arrêt par lequel les conclusions de M. Crivelli étaient repoussées. Les accusés ne tardèrent pas à être ramenés ; et, l’arrêt prononcé, M. Cauchy, secrétaire-archiviste, commença la lecture de l’acte d’accusation. Aucune parole humaine ne peut rendre la physionomie que présenta, dans cet instant, l’assemblée. Ainsi que la veille, tous les accusés se sont levés en masse, et tous ils crient : nos défenseurs ! nos défenseurs ! Le colonel de la garde municipale, M. Feisthamel, donne des ordres menaçants. Le président fait de vains efforts pour cacher son émotion. Les officiers du parquet lui adressent, de leurs sièges, des exhortations qui se perdent dans le tumulte. Parmi les pairs, ceux-ci, debout, mêlent leurs voix aux clameurs des prévenus, ceux-là se rejettent dans leurs fauteuils comme saisis d’épouvante. Les sténographes ont cessé d’écrire et, du haut des tribunes, les spectateurs suivent, d’un regard inquiet et le corps penché, la marche de ce drame étonnant. Tout-à-coup, le procureur général se lève pour lire un réquisitoire mais M. Baune se lève, de son côté, au nom des prévenus, pour lire une protestation. Les deux voix montent ensemble, celle de M. Martin (du Nord) aigre et fatiguée, celle de M. Baune, au contraire, grave, sonore et dominante. Nous ne saurions figurer cette scène qu’en plaçant en regard le réquisitoire du procureur général et la protestation lue par M. Baune :

M. BAUNE.
M. MARTIN (du Nord).

La presque unanimité des accusés de Lyon, de Paris, Saint-Etienne, Arbois, Lunéville, Marseille, Epinal, Grenoble, soussignés.

Après les faits graves qui ont eu lieu aux deux premières audiences, croient qu’il est de leur dignité comme de leur devoir d’adresser à la Cour des pairs la déclaration suivante :

La cour a, par son arrêt, violé le droit de la libre défense. » (Au banc des accusés : Oui ! oui ! )

Cour souveraine armée d’un pouvoir exhorbitant, jugeant sans contrôle, procédant sans loi, elle enlève la garantie la plus sainte des accusés qui sont ses ennemis politiques, qu’elle retient depuis quatorze mois dans les prisons, et qu’elle force à venir défendre devant elle leur honneur et leur vie.

Hier elle a été plus loin encore, et contrairement à tous les usages des cours criminelles où la parole n’est interdite qu’après la clôture des débats, elle a prononcé un arrêt contre l’accusé Cavaignac, sans permettre à personne ni à lui-même de dire un seul mot pour sa défense.

Enfin, M. le président a

« Le procureur-général du roi près la Cour des pairs,

Vu l’arrêt en date du 6 de ce mois, qui décide que les mesures nécessaires pour assurer à la justice son libre cours seront prises dans le cas de nouveaux désordres commis par des accusés. (Vives clameurs aux bancs des accusés. Elles vont toujours croissant jusqu’à la fin de ce réquisitoire. Parfois la voix des accusés domine, et nous reproduisons les principales interpellations. )

Attendu, en fait, qu’au lieu d’obéir à nos avertissements, certains accusés, par les manifestations violentes auxquelles ils se livrent et par un tumulte qui parait le résultat d’un système concerté entre eux à l’avance, s’efforcent de rendre impossible le cours régulier du procès ; que l’impossibilité de continuer les débats en présence des accusés est par cela même démontrée. (Plusieurs voix : Prenez de suite nos têtes ! )

Attendu que s’il pouvait dépendre des accusés d’entraver, par des moyens quelconques, la marche d’une affaire, la puissance publique leur appartiendrait, et que l’anarchie

voulu faire commencer la lecture de l’acte d’accusation, alors même que l’identité des accusés n’était pas constatée, et qu’aucun défenseur ne se trouvait à l’audience.

Tous ces actes constituent des violences judiciaires, qui sont les précédents naturels des violences administratives auxquelles la Cour des pairs veut aboutir.

Dans cette situation, les accusés soussignés déclarent que la défense étant absente, les apparences mêmes de la justice sont évanouies ; que les actes de la Cour des pairs ne sont plus à leurs yeux que des mesures de force dont toute la sanction se trouve dans les baïonnettes dont elle s’entoure.

En conséquence, ils refusent désormais de participer par leur présence à des débats (oui ! oui ! ) où la parole est interdite et aux défenseurs et aux accusés ; et, convaincus que le seul recours des hommes libres est dans une inébranlable fermeté, ils déclarent qu’ils ne se présenteront plus devant la Cour des pairs, et qu’ils la rendent personnellement responsable de tout ce qui peut suivre de la présente résolution.(Les accusés : Oui ! oui ! nous le déclarons.)

prendrait la place de la justice ; que la tolérance qui serait apportée à cette rébellion contre la loi constituerait un véritable déni de justice envers la société et envers ceux des accusés qui usent de leur droit pour réclamer le jugement ; (Les accusés : Nous protestons tous ! tous ! )

Attendu qu’il appartient à la Cour de s’opposer au renouvellement d’un pareil scandale, et d’assurer la justice à la société et aux accusés paisibles qui la réclament ; (Les accusés : Personne ne réclame ! )

Requiert qu’il plaise à la Cour statuant sur l’étendue du pouvoir discrétionnaire, indispensable à la suite et à la direction des débats, autoriser M. le président à faire sortir de l’audience et reconduire en prison tout accusé qui troublera l’ordre. (Les accusés : Nous sortirons tous ! ) A la charge par le greffier de tenir note des débats et d’en rendre compte à l’accusé expulsé à l’issue de l’audience ; pour l’affaire être ainsi continuée dans son ensemble, tant a l’égard des accusés présents de fait à l’audience qu’a l’égard de ceux que leurs violences en ont fait expulser. »

Les accusés : Vous pouvez être nos bourreaux ; nos juges, jamais !

Ainsi, par je ne sais quel enchaînement de monstruosités inévitables, il se trouva, dans un pays prétendu libre, un magistrat capable de venir proposer le jugement sur pièces ! Ainsi, ce que le tribunal révolutionnaire avait à peine osé contre Danton et Camille Desmoulins, au nom de la terreur, M. Martin (du Nord) demandait aux pairs du royaume de le tenter contre les républicains, au nom de la monarchie ! Que l’attitude des prévenus tendît à rendre le procès absolument impossible, c’est vrai ; mais, grâce au premier pas de la pairie dans l’arbitraire, ce n’était pas à la justice, c’était au contraire à la violation de son principe et de ses formes que les accusés résistaient. Il faut le dire : la Cour des pairs hésita, cette fois, à porter la main sur les armes qu’on lui tendait. Les descendants des Pasquier, des Molé, craignirent, peut-être, d’imprimer une trop grande tache à des noms qui avaient été autrefois l’honneur de la magistrature française. Les conclusions de M. Martin (du Nord) furent vivement combattues dans la Chambre du conseil. Leur adoption eût été le signal de la retraite de plus de trente pairs : on ne voulut pas se risquer davantage. Et toutefois, par un arrêt qui était un acheminement à la condamnation sur pièces et un commencement d’iniquité, on décida qu’en cas de tumulte, les accusés pourraient être amenés devant la Cour séparément, et que l’acte d’accusation ayant été personnellement signifié à chacun des prévenus, on pourrait le lire, même en l’absence de ceux qui se seraient fait exclure de l’audience. Ce fut alors que MM. de Talhouet et de Noailles cessèrent de participer au procès. « Monsieur le président, écrivit M. de Noailles à M. Pasquier, je vous prie de vouloir bien faire agréer à la Cour mes excuses de ce que je ne puis continuer à siéger dans le procès dont elle est actuellement saisie. Mes motifs sont dans l’arrêt qu’elle vient de rendre… Sans doute il faut que force reste à la justice ; mais n’est-ce pas la force seule qui triomphe, quand, par l’absence des formes, il n’y a véritablement plus de justice régulière ? Ce n’est pas faiblesse à mon avis, de s’arrêter lorsqu’on ne marche plus avec la loi. »

En se réservant la faculté de séparer, à l’audience, ceux que l’accusation s’était étudié cependant à réunir, pour l’échafaud, la prison ou l’exil, la Cour des pairs cherchait à mettre à profit leurs divisions, qu’on prenait soin, depuis quelque temps, d’entretenir et d’envenimer. Le ministère n’ignorait pas que, parmi les prévenus de Lyon il y avait des hommes étrangers aux préoccupations politiques, soldats de hasard que l’insurrection n’avait recrutés qu’en passant, et auxquels il serait facile de faire accepter le procès, pour peu qu’on les enlevât à l’influence de leurs co-accusés. D’actives manœuvres furent pratiquées en vue de ce résultat, et l’on disposa les choses de manière à tirer parti des plus dociles. Dans l’audience du 9, en effet, la lecture de l’acte d’accusation ayant été de nouveau interrompue, on fit sortir de la salle tous les prévenus, et l’on n’en ramena que 29 appartenant à la catégorie de Lyon, et qu’on croyait moins fermes dans leurs projets de résistance. Mais, à l’égard de l’un d’eux, M. Lagrange, on s’était singulièrement trompé. M ne fut pas plus tôt assis, qu’il demanda la parole pour protester, et M. Pasquier la lui refusant, « je la prends, s’écria-t-il avec une impétuosité extraordinaire. Oui, nous protestons devant la parodie de vos réquisitoires, comme nous l’avons fait devant la mitraille. Nous protestons sans crainte, en hommes fidèles à leurs serments, et dont la conduite vous condamne, vous qui en avez tant prêtés et tant trahis ! » La haute taille de l’accusé, son air martial, la fierté de sa contenance et de son geste, tout ajoutait à l’effet de cette violente apostrophe. Sur l’ordre du président, plusieurs gardes municipaux l’entourent, le saisissent. Mais lui, dans un état d’exaltation croissante : « A votre aise, Messieurs, condamnez-nous sans nous entendre ; envoyez à la mort sans avoir admis leurs défenseurs, les soutiens de cent cinquante familles d’hommes du peuple : moi, je vous condamne à vivre, car notre sang ne lavera pas les stigmates gravés sur vos fronts par celui du brave des braves. » Et pressé par les gardes, il reculait, les yeux toujours fixés sur ses juges. Il sortit enfin et la lecture de l’acte d’accusation put être reprise. Dans les audiences qui suivirent, jusqu’au jour où cette lecture fut achevée, le tumulte ne se reproduisit qu’une fois. Mais, dès le 13 mai, il ne restait plus sur les bancs que 23 prévenus, et l’on devait naturellement s’attendre à voir recommencer la crise aussitôt qu’on aborderait les débats.

Il est triste d’avoir à parler des moyens auxquels, pour la conjurer, le pouvoir eut recours. Il avait fait ramener à l’abbaye les sous-officiers de Lunéville, à Sainte-Pélagie les Parisiens, et à la Conciergerie les Lyonnais rebelles, ne retenant dans la prison du Luxembourg que les prévenus qu’il espérait gagner. Pour ces derniers, le régime de la prison fut adouci autant que possible ; pour eux le visage des géoliers devint moins farouche, et une nourriture plus saine leur fut mesurée d’une main plus libérale. Et en même temps, on traitait les malheureux hôtes de Sainte-Pélagie, de la Conciergerie et de l’Abbaye, avec une rigueur calculée. Quiconque laissait percer de l’indécision ou de la fatigue devenait sur-le-champ, de la part des agents du pouvoir, l’objet d’égards empressés et de délicates prévenances. On mit en jeu tour-à-tour les excitations de la misère, de la vanité, de la douleur. L’abbé Noir, accusé lyonnais, ayant perdu sa mère, on vint le trouver au milieu de ses larmes, pour arracher à son affliction un consentement qu’il avait toujours refusé, et que, même alors, on ne put obtenir de lui. Des prisonniers sur qui le pouvoir comptait, quelques-uns, quoiqu’en très-petit nombre, appartenaient à la lie de la société, ne se piquaient en aucune sorte d’être républicains, avaient beaucoup moins de vertus que de vices, et ne s’étaient jetés sur la place publique que par esprit de désordre. Ceux-là, pourtant, le pouvoir les glorifia ; et les meilleurs, il les appelait des misérables !

De leur côté, les républicains n’épargnaient rien pour encourager à la constance ceux des prisonniers qui, n’étant pas hommes de parti, menaçaient de faiblir. Dans des articles qu’on eût dit burinés avec la pointe d’une épée, Armand Carrel célébrait le courage des accusés et leur dévoûment ; on exposait leurs portraits dans les rues ; on distribuait leur biographie des lettres de félicitations et de sympathies étaient, pour eux, adressées de toutes parts aux feuilles radicales ; on consacra d’avance aux plus pauvres d’entre eux le produit d’une souscription de 20, 000 francs, ouverte d’enthousiasme et, pour qu’il restât bien démontré, aux yeux de la France, que les soutiens ne manqueraient pas aux prévenus, les plus zélés d’entre les défenseurs résolurent de se lier à leur sort par un acte éclatant de fraternité. Ils se réunirent donc, un jour, au nombre de vingt-cinq ou trente, dans la rue des Maçons-Sorbonne ; et là on fit la lecture d’une lettre qu’il s’agissait d’adresser publiquement aux accusés, et dont le rédacteur était M. Michel (de Bourges). La lettre est approuvée, les assistants y apposent leurs signatures ; quelques-uns signent pour des amis absents dont ils ne doutent pas plus que d’eux-mêmes, et l’on décide la publication immédiate. M. Trélat, président de l’assemblée, n’était pas d’avis d’une précipitation qui imposait à tant de graves personnages le joug d’une solidarité sur laquelle ils n’avaient pas été appelés à se prononcer. Mais la décision prise était impérieuse : M. Trélat envoya la lettre aux journaux républicains ; et, le lendemain, elle parut dans la Tribune et le Réformateur, avec les noms des défenseurs[47]. Il y était dit[48] : « Persévérez, citoyens ; montrez-vous, comme par le passé, calmes, fiers, énergiques ; vous êtes les défenseurs du droit commun ; ce que vous voulez, la France le veut toutes les opinions généreuses le veulent ; la France ne verra jamais des juges où il n’y a pas de défenseurs. Sans doute, au point où les choses en sont venues, la Cour des pairs continuera à marcher dans les voies fatales où le pouvoir l’entraîne, et après vous avoir mis dans l’impuissance de vous défendre, elle aura le triste courage de vous condamner. Vous accepterez avec une noble résignation cette iniquité nouvelle ajoutée à tant d’autres iniquités : l’infamie du juge fait la gloire de l’accusé. »

Dénoncée, le 12 mai (1835), à la Chambre des pairs par M. de Montébello, cette provocation soudaine la jeta dans le plus grand trouble. Elle se forme en comité secret. Traduira-t-on les signataires à la barre de l’assemblée ? Mais quoi c’est un procès enté sur un procès déjà plein d’embarras et de périls ! C’est une lutte nouvelle à affronter Que la pairie s’élève au-dessus de son ressentiment sa dignité l’exige, la prudence le lui conseille ! Si les défenseurs des accusés deviennent eux-mêmes accusés, ne faudra-t-il pas se résigner à entendre jusqu’au bout cet exposé des doctrines républicaines qu’on avait voulu empêcher ? Et si les défenseurs prennent des défenseurs, et qu’il plaise à ceux-ci de se faire mettre en cause à leur tour, quel spectacle à la fois odieux et bouffon donné au monde ! Après avoir entassé incidents sur incidents, interrogatoires sur interrogatoires, plaidoyers sur plaidoyers, arrêts sur arrêts, la pairie ne succombera-t-elle pas, haletante, éperdue ? En viendra-t-on à faire juger une moitié de la nation par l’autre moitié ? Arrivera-ton, de procès en procès, jusqu’à la guerre civile ? Voilà ce que disent les moins téméraires, MM. Gauthier, Barbé-Marbois, Dubouchage, Bérenger, Villemain, Tripier, Rœderer. Mais, ils sont combattus par MM. Cousin, de Montébello, Lallemand. C’en est fait : chez la plupart, la passion parle plus haut que le sagesse, et c’est la passion qui va décider de tout. M. d’Argout prend alors la parole : « La question est épineuse, dit-il, et ce n’est pas trop de la nuit pour y réfléchir. » La dessus, on ajourne le vote et on se sépare.

Au bas de la lettre on lisait les noms de MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau, députés[49] C’était une complication de plus. Car, en forçant deux députés à comparaître à sa barre, la pairie courait risque d’offenser la Chambre élective et d’éprouver un refus qui aurait donné naissance à un déplorable conflit. Eh bien, cela même précipita la décision. Les meneurs du procès pensèrent que MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau appartenant à la minorité de la Chambre élective, la majorité n’hésiterait pas, ou à leur imposer l’humiliation d’un désaveu, ou à les sacrifier ; que, dans le sein de cette majorité, asservie aux ministres, la haine de la république l’emporterait sur l’esprit de corps qu’en un mot, la Chambre des députés ne refuserait pas de livrer deux de ses membres aux rancunes d’une assemblée rivale, ce qui constaterait l’union des trois pouvoirs, donnerait à la pairie, au milieu d’une telle tempête, la force morale dont elle avait besoin, et contribuerait à ranimer son courage expirant. Il fut donc convenu :

1o Que la pairie manderait à sa barre les gérants de la Tribune et du Réformateur, et les signataires de la lettre y compris MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau ; 2o que la résolution serait transmise par un message à la Chambre des députés, afin d’autorisation de poursuite. Et tels furent, en effet, les résultats du vote émis par les pairs réunis en comité secret, le 13 mai (1835).

La Chambre des députés en fut aussitôt informée par un message. Le surlendemain, elle se rassemblait dans ses bureaux, et, à la suite d’une discussion animée, elle nommait, pour examiner la demande en autorisation concernant deux de ses membres, une commission composée de MM. François Delessert, Sapey, Bessières, Sauzet, de Rémusat, Jacqueminot, Augustin Giraud, Parant, Salvandy.

M. de Cormenin et M. Audry de Puyraveau ayant été appelés à s’expliquer, devant la commission, sur leur participation à la lettre, le premier déclara qu’il n’avait ni signé ni autorisé la signature en son nom, le second refusa de répondre d’une manière catégorique, ne reconnaissant pas à la Chambre élective dont il faisait partie le droit d’autoriser sa comparution à la barre de la pairie. La commission se trouvait de la sorte amenée à séparer deux causes qui avaient paru indissolublement liées. Elle opina donc à accorder l’autorisation de poursuites contre M. Audry de Puyraveau et à la refuser contre M. de Cormenin ; double conclusion que M. Sauzet reçut mission de motiver dans un rapport, où il sut marier aux inspirations de la colère tout ce que peut fournir de sophismes une analyse étroite et subtile de textes mal compris.

Pas plus que M. de Cormenin, M. Audry de Puyraveau n’avait signé. Et pourtant, l’attitude de l’un avait différé de celle de l’autre. Ce fut, dans l’intérieur du parti républicain, le sujet de commentaires où l’emportement domina. On n’eut que des éloges pour la conduite de M. Audry de Puyraveau, et l’on reprocha, au contraire, à M. de Cormenin d’avoir manqué d’énergie. On aurait pu lui reprocher avec plus de justice d’avoir commis une faute politique. Car, de tous les genres de courage, le plus réel et le plus rare est celui qu’on déploie contre son propre parti.

Au reste, à en juger par les apparences, à contempler cet homme au visage empreint d’une réserve légèrement ironique, aux allures pleines de modestie, au geste lent, à la démarche fatiguée, au sourire pensif et doux, qui n’eût été tenté de croire à M. de Cormenin plus de circonspection que d’audace ? Dans sa conversation, d’un charme inexprimable, mais tissue de phrases inachevées, il hésitait sans cesse, et la présence d’une assemblée donnait quelque chose d’enrayé à son regard, dont une douceur pénétrante noyait à demi l’étincelle. Nous l’avons vu à la tribune : ses mains tremblaient sur le marbre, sa voix s’éteignait dans l’espace en phrases indécises, et chaque mouvement de son corps trahissait son trouble. Qu’on juge de ce que devait être son attitude au milieu d’agitations sans exemple. Aussi s’était-il confiné d’abord dans des études paisibles, auxquelles il dut de devenir le créateur de la science administrative, le flambeau du Conseil d’état. Et tout semblait révéler en lui l’homme né pour vivre dans le silence du Cabinet, tout, jusqu’à ses habitudes et ses scrupules littéraires. Jamais, en effet écrivain ne peigna sa phrase avec plus de complaisance, et son style était d’une admirable coquetterie. Mais il se trouva que dans cet homme si dépourvu d’assurance, dans cet orateur sans aplomb, dans ce logicien solitaire, dans ce légiste, dans ce littérateur si soigneux de ses œuvres, la nature avait mis un pamphlétaire, un pamphlétaire aussi violent que Juvénal et aussi âpre que Milton. Qu’il y ait dans les monarchies un penchant funeste à absorber la fortune publique, c’est là leur moindre tort ; elles abaissent les caractères, et voilà ce dont il convient, avant tout, de leur faire un crime ; car il ne suffit pas d’inspirer aux nations des haines fortes et même légitimes, il faut aussi leur inspirer des haines élevées et ennoblir leurs passions en les excitant. M. de Cormenin s’y appliqua quelquefois dans ses pamphlets, mais pas assez souvent, peut-être. Car, c’était, surtout, à la cupidité de la Cour qu’il avait coutume de s’attaquer, trop sûr que, dans un siècle corrompu, les questions d’argent ont une importance décisive. Alors, il donnait la vie aux chiffres l’éloquence aux calculs, grave et impétueux, amer et entraînant tour-à-tour. Et tantôt il accablait ses adversaires de sa logique, tantôt il les perçait de ses railleries, flèches inévitables. Habile à souffler sur les colères du moment, M. de Cormenin n’avait pas tardé à se donner pour ennemis tous les ennemis du peuple : ce fut sa gloire. Du reste, c’était seulement comme pamphlétaire qu’il était terrible. En quittant la plume, il devenait le plus doux et même le plus timide des hommes.

Dans l’occasion dont il s’agit, cependant, il déploya une hardiesse inattendue. Voulant prouver par l’âpreté de son langage que s’il avait nié l’authenticité de la signature qu’on lui attribuait, c’était uniquement pour rendre hommage à la vérité, il parut, le 22 mai (1835) à la tribune, et ouvrit les débats par un discours plein de force et de logique :

« Ce n’est pas ici, Messieurs, l’une de nos querelles intérieures entre l’opposition et la majorité. C’est une question de gouvernement représentatif, de constitution ; de prérogative à prérogative, de chambre à chambre. Le député s’efface ici devant la législature, le membre devant le corps, et ma personne disparaît dans la grandeur de la cause.

Comment, Messieurs, vous ne mettriez en accusation devant la Chambre des pairs un ministre non député qu’après l’examen le plus approfondi et que sur les présomptions les plus graves, et vous livreriez à cette Chambre un député, sans enquête, sans instruction préalable, et sur les indices les plus légers ! Vous penseriez qu’il a pu entrer dans l’esprit des législateurs de 1822 de subordonner la Chambre des députés à la Chambre des pairs ! Vous ne sentiriez pas l’énorme différence qu’il y a, pour des députés inculpés, entre les sûretés du jury et les périls d’une juridiction exceptionnelle et rivale ! Comment ! vous renverriez vos collègues devant des hommes qui nous jugeront si nous les avons offensés, et que nous ne pourrons pas juger à notre tour s’ils nous offensaient ! devant des hommes qui seraient tous récusables, pour suspicion légitime, s’ils allaient juger l’un des vôtres, comme moi, par exemple, qui ai, le premier d’entre tous les députés, attaqué l’hérédité de la pairie, ses dotations et son existence ! devant des hommes qui sont, en majorité pour nous, membres de l’opposition, nos adversaires politiques d’intention, de vote et de fait ; devant des hommes qui, dans leur propre cause et par une monstrueuse copulation, sont à la fois dénonciateurs, accusateurs, instructeurs, témoins, jurés, juges et parties ! devant des hommes qui vous tiendraient bientôt, malgré vous, sous le joug de vos propres précédents, et qui, renouvelés, absorbés par des fournées de créatures ministérielles, étoufferaient, sous la menace toujours pendante de leur accusation, les remontrances et l’énergie d’une opposition généreuse !

Non, je ne puis croire que vous ne vous sentiez pas offensés de subir la prévôtale juridiction de l’autre Chambre. Je ne puis croire que vous acceptiez une si humiliante condition. ( Murmures très-vifs aux centres. )

Je ne l’accepterais pas, moi. Mes commettants ne m’ont pas envoyé pour que j’allasse traîner sur sur la sellette de la pairie les restes de votre dégradation politique. On pourrait m’avoir comme citoyen on ne m’aurait pas comme député. Je donnerais à mes adversaires, après la joie de ma poursuite, la joie de ma démission, et, gardien de votre honneur, j’aurais plus de souci de vous que vous-mêmes ! »

A cet impétueux discours, un des plus graves et des plus savants jurisconsultes du royaume vint ajouter le poids d’une parole respectée de tous les partis. M. Sauzet avait invoqué, dans son rapport, la loi du 25 mars 1822, qui attribuait effectivement aux deux Chambres, et cela d’une manière générale, le droit de se faire justice à elles-mêmes M. Nicod prouva que cette loi était ici sans application. Il rappela qu’aux termes de l’article 29 de la Charte, les pairs ne pouvaient être, en matière criminelle, justiciables que de la pairie. Or, si les. pairs ne pouvant comparaître à la barre de la Chambre élective on consentait à ce qu’un député fût traduit à la barre de la Chambre des pairs, qu’arriverait-il ? Que l’égalité entre les deux branches de la puissance législative serait détruite, que l’équilibre des pouvoirs disparaîtrait ; que la majesté du principe électif recevrait une atteinte mortelle ; que la constitution serait violée dans son essence. Ce raisonnement était sans réplique. Aussi les partisans sincères du pouvoir se placèrent-ils sur un autre terrain. « Vous ne voudrez pas, Messieurs, s’était écrié M. Duvergier de Hauranne, vous ne voudrez pas combler de joie les partis et paraître vous associer à leurs coupables tentatives ; vous prouverez à la pairie qu’elle a de son côté cette Chambre, dans la lutte qu’elle soutient contre les factieux. » C’était poser la question avec netteté. Car il s’agissait désormais, pour le gouvernement, de se défendre, non pas au moyen de la loi, mais par la violation de la loi, et en écrasant ses ennemis sous une accumulation de mesures non moins arbitraires que brutales. Le Château en avait pris son parti. Entre M. Pagès (de l’Arriège), qui essaie de la ramener au sentiment de sa dignité, et M. Persil, qui l’excite à ne prendre conseil que de ses haines, la majorité n’hésite pas ; elle a écouté le premier dans un morne silence, elle applaudit le second avec transport. A son tour, M. Arago se lève. Et évoquant un souvenir funèbre :

« C’était en décembre 1815, dit-il. On instruisait alors un grand procès dans le même palais où l’on veut traîner M. Audry de Puyraveau. Le 6, cette date ne s’effacera jamais de ma mémoire, le droit de défense fut outrageusement violé… Dans la matinée du 7, je parcourais la liste des membres de la Cour des pairs. Je marquais avec la pointe d’un crayon tous ceux qui, d’après mes relations personnelles, me semblaient devoir prononcer un verdict d’acquittement. La majorité me paraissait immense ; elle se composait des frères d’armes du maréchal ; d’une foule d’hommes d’état vieillis dans l’expérience des affaires, et éprouvés par dix révolutions ; de savants, de littérateurs que d’immortels ouvrages avaient appelés aux premières dignités, de magistrats, d’hommes de cœur porteurs de noms illustres, et dont les excellentes qualités sociales ne pouvaient soulever un doute. Je parcourais avec bonheur les résultats de mon recensement, lorsque sous ma fenêtre une horrible explosion d’armes à feu m’enseigna bien cruellement que la justice politique est un vain mot, lors même qu’elle est exercée par les hommes les plus honorables.

Des cris infâmes, des vociférations infernales, m’apprirent que des hommes habitués à toutes les exigences de la civilisation moderne, deviennent de véritables cannibales sous l’empire de l’esprit de parti.

Le général qu’on venait d’immoler était le pacificateur de la Suisse, le conquérant du Tyrol ; c’était le héros d’Elchingen de Friedland de la Moscowa ; celui que la grande armée avait salué du titre de brave des braves, et cependant son corps fut abandonné au milieu des ordures parmi lesquelles il était tombé, comme le cadavre d’un animal immonde. Ces événements se sont passés sous mes yeux, Messieurs, ne vous étonnez pas qu’ils aient laissé dans mon esprit une empreinte ineffaçable !

Anathème, anathème éternel aux corps politiques jugeant des délits politiques ! »

En prononçant ces paroles, M. Arago était frémissant ; toute son âme paraissait dans l’altération de sa figure, si majestueuse, si expressive ; et son œil lançait des flammes. La séance fut un moment suspendue. L’assemblée ne vivait plus que dans ses souvenirs. Le lendemain, rendue à ses passions, et fermant l’oreille à la voix de son propre président, M. Dupin, elle frappait de son vote M. Audry de Puyraveau, et livrait aux pairs de Charles X celui qui, le premier, avait ouvert sa maison à la révolution de 1830.

Dans cette situation critique, M. Audry de Puyraveau ne se manqua pas à lui-même. Il écrivit au président de la Chambre des pairs que, ne reconnaissant pas à celle des députés le droit d’autoriser des poursuites contre lui, il ne comparaîtrait que contraint par la force. On n’osa employer la force, et il ne comparut pas.

Mais telle est l’époque à laquelle nous sommes arrivés, que l’historien n’y peut faire un pas sans se heurter à un scandale. Les débats dont nous venons d’esquisser la physionomie n’étaient pas encore terminés, que déjà un nouveau et triste procès y avait pris naissance. Dans la séance du 22 mai, M. Jaubert s’étant plaint de certaines manifestations injurieuses qu’il croyait parties de la tribune des journalistes, le président avait ordonné l’évacuation de cette tribune, et il en était résulté entre les députés de l’Opposition et leurs adversaires un tumultueux échange d’interpellations pleines d’aigreur. L’agitation calmée, la tribune est rouverte aux journalistes. Ils refusent d’y rentrer, et restent groupés dans la cour du palais. A la sortie de la séance, un d’eux s’avance vers M. Jaubert, pour lui exposer qu’une erreur et une injustice ont été commises. Mais quelques députés, qui s’attendaient à une collision ou la cherchaient, avaient entouré M. Jaubert d’une sorte de protection menaçante. Une rixe éclate ; on s’aborde dans je ne sais quelle grossière et déplorable mêlée ; des journalistes sont arrêtés, livrés à la garde municipale, et aussitôt après relâchés. Le Réformateur, feuille républicaine fondée depuis peu et dirigée par M. Raspail, le Réformateur rendit compte de l’altercation dans un article qui respirait la plus violente indignation, et qui signalait comme agresseurs certains membres de la majorité, parmi lesquels MM. Augustin Giraud et Renouard. Il n’en fallait pas davantage pour que la majorité de la Chambre se crût offensée. Sur la motion de M. Jollivet, et, après de vifs débats suivis d’assez nombreuses récusations, le Réformateur est traduit à la barre de l’assemblée. La défense, présentée par M. Raspail, ne dépassa pas, un seul instant, les bornes d’une discussion calme et décente, philosophique et élevée. Mais tous les pouvoirs du jour étaient emportés par un irrésistible esprit de vertige. M. Jaffrenou, gérant du Réformateur, fut condamné à un mois de prison et à dix mille francs d’amende.

Ainsi, le monde politique était tombé dans la plus effroyable confusion. Plus de droit reconnu. Partout l’outrage au pouvoir. Pour les accusés, plus de garanties. La défense interdite ou insultante. A la place de la justice, la victoire abusant d’elle-même. Comme conclusion aux conflits parlementaires, d’odieuses scènes de pugilat. Et, sous l’égide de la loi, la vengeance. Non, jamais pareille complication de désordres ne s’était vue dans l’histoire jamais gouvernement ne s’était entouré de plus de périls, à force d’incapacité.

Si les défenseurs des accusés d’avril avaient su profiter de leurs avantages, si, bravant les chances de la prison et forts de leur fraternel courage, ils s’étaient présentés devant la pairie et lui avaient dit : « Cette lettre dont il vous plaît de tirer vengeance, nous en sommes tous les auteurs. Frappez encore, si vous l’osez ! » C’en était fait, selon toute apparence, et de la Chambre des pairs et de la monarchie. Car, au point où l’on en était déjà, il est clair que le procès ne pouvait s’agrandir sans confiner à la guerre civile et sans pousser la monarchie à se mettre hors la loi. Mais, parmi les défenseurs, il y en eut qui, à la seule idée du sort qui les menaçait, sentirent leur sang se glacer dans leurs veines. L’un pensait à sa fortune compromise et à son avenir engagé dans de terribles hasards, l’autre pâlissait pour ses enfants qu’il avait espéré revoir ou pour sa mère absente. Plusieurs réunions eurent lieu, et les timides se firent d’autant moins scrupule d’avouer leurs répugnances, que, n’ayant pas en effet signé, pour la plupart, ils couvraient d’un prétexte en apparence honorable la défaillance de leur patriotisme et la pusillanimité de leur cœur.

Quoi qu’il en soit, il suffisait que l’unanimité fût impossible, pour que la question devînt controversable. Aussi des hommes dont l’intrépidité et le dévoûment étaient au-dessus de tout soupçon, des hommes tels qu’Armand Carrel, soutinrent-ils que chacun devait, sans toutefois désavouer la lettre, déclarer qu’il ne l’avait ni signée ni publiée : puisqu’il y avait des dissidents, et des dissidents obstinés, pourquoi révéler au pouvoir les plaies intérieures du parti républicain ? Pourquoi souffrir que ce parti fut flétri, ne fut-ce que dans quelques-uns de ses membres ? Puisque, dans l’affirmation, l’on risquait de se montrer en désaccord, ne valait-il pas encore mieux s’accorder pour la négation ? Et, après tout, n’y avait-il donc aucun inconvénient à peupler les cachots de la pairie de tout ce qu’il y avait dans le parti, d’hommes énergiques, intelligents, dévoues, illustres ? Libres, ne serviraient-ils pas la cause plus puissamment que victimes et prisonniers ! Enfin, l’intérêt qu’excitaient les prévenus d’avril ne se trouverait-il pas singulièrement attiédi, lorsque la scène ne serait plus occupée que par leurs défenseurs, élevés eux-mêmes jusqu’aux bancs des accusés ?

À ces considérations, plus spécieuses que fondées, on en opposait d’invincibles. Quoi ! des républicains venaient demander au parti d’abdiquer sa réputation d’inflexibilité et de s’entourer, lui si courageux, des apparences de la peur ! Que la plupart des signatures imprimées n’eussent pas été données réellement, c’était bien de cela qu’il s’agissait, vraiment ! Parmi les défenseurs, est-ce que tous n’approuvaient pas la lettre ? Donc, tous ils l’avaient signée le fait matériel ici n’étant rien à côté de l’acte moral. Frapper l’opinion en appelant à soi le danger, terrifier le pouvoir en lui prouvant qu’on était résolu à ne point reculer d’un pas, accabler la pairie sous l’ineffaçable ridicule d’un procès sans fin, semer l’agitation dans l’agitation, et faire sortir du sein d’un nombre toujours croissant de familles en deuil un formidable cri d’indignation et de terreur, voilà ce qu’il fallait faire. On parlait de ne pas exposer à la privation de leur liberté des hommes qui en pouvaient faire un si profitable usage ? Comme si, pour rendre le pouvoir odieux, le plus sûr moyen n’était pas de le condamner à la honte de mettre en prison la vertu ou le génie ! Et quant aux dissidents qui persisteraient, entre les renier publiquement et subir leur joug, comment hésiter ?

On conçoit quelle dut être la violence du débat. M. Dupont s’y fit remarquer par l’énergie de sa conviction et l’Impétueuse éloquence de son langage. Il fut même si âpre dans ses attaques contre Armand Carrel, qu’une rencontre personnelle aurait eu lieu inévitablement, si des amis communs ne s’étaient employés avec passion à rapprocher deux hommes. si dignes de rester unis. Au reste, la fermentation des esprits s’expliquait assez par l’importance de la question qu’on agitait. Car enfin, il y allait de la dignité du parti tout entier, et c’est ce que M. Dupont avait amèrement compris. « Tout ceci, s’était-il écrié, n’est pas seulement une affaire de logique, c’est aussi une affaire de sentiment. Eh bien, qu’on interroge les femmes, si aptes à décider des choses du cœur ; et, j’en jure, pas une ne répondra : vous devez reculer. » Mais, suivant M. Armand Carrel, il n’y avait nulle faiblesse, de la part d’un parti, à prendre ses avantages et à ne se point laisser imposer par ses propres ennemis sa manière de combattre. M se trompait dans l’application puisque la meilleure tactique ici était d’exagérer jusqu’à l’audace ; et, au fond, il le sentait si bien lui-même qu’il surprit tout le monde par la facilité avec laquelle, dans le cours de la discussion, il passa de son opinion à l’opinion contraire. Malheureusement, il faut, pour s’avouer vaincu, une noblesse de caractère et une supériorité d’intelligence dont peu d’hommes sont doués. Ceux qui voulaient éluder la solidarité de la lettre redoublèrent de clameurs, et bientôt il devint manifeste qu’on serait obligé de leur céder.

M. Trélat avait suivi en silence la marche de cette triste querelle. Il en prévit le dénoûment ; et il résolut d’affronter toute la responsabilité, en se déclarant seul coupable. Ce ne fut, toutefois, qu’après une lutte intérieure pleine d’anxiété qu’il s’y décida. Il aimait tendrement sa femme ; sa famille réclamait impérieusement son appui ; et, pour tout dire, il avait à craindre que son parti ne lui sût pas gré d’un tel sacrifice. L’inspiration première l’emporta. Mais c’était M. Michel (de Bourges) qui avait rédigé la lettre ; c’était donc à lui qu’appartenait l’honneur d’un dévoûment devenu nécessaire : il invoque son droit ; et, dans une lutte de générosité céder étant impossible, MM. Michel (de Bourges) et Trélat conviennent qu’ils se présenteront tous les deux à leurs ennemis, le premier comme auteur, le second comme publicateur de la lettre. En conséquence, ils écrivent au président de la Chambre des pairs :

« Monsieur, la lettre dénoncée à la Chambre des pairs par le ministère publie est de l’un de nous, M. Michel (de Bourges) elle a été publiée par un autre, M. Trélat ; les signatures apposées au bas de la lettre ne sont que fictives. Il était urgent d’envoyer quelques mots de consolation et d’encouragement à nos amis en prison. Nous avons pris sur nous de faire imprimer, à la suite de nos noms, les noms de collègues qui, nous en étions sûrs, ne nous désavoueraient pas. Aujourd’hui que cette lettre donne lieu à des poursuites, il est de notre devoir de faire connaître la vérité. C’est donc sur nous seuls que doit reposer la responsabilité morale et légale de l’article incriminé. Nous nous présenterons devant la Chambre au jour qu’il lui conviendra.

« Trélat, Michel. » -----

La réunion des défenseurs ne connut la déclaration précédente que lorsqu’il n’était déjà plus temps d’y mettre obstacle. Alors, plusieurs exhalèrent leur mécontentement : ceux-ci, parce qu’ils voyaient dans la résolution prise en-dehors d’eux un reproche indirect adressé à leur pusillanimité ; ceux-là, parce qu’ils enviaient l’éclat d’un rôle si honorable ; d’autres, parce qu’ils étaient blessés d’une démarche injurieuse, disaient-ils, pour l’assemblée, qui n’avait été appelée ni à la discuter ni à la permettre. L’orage finit pourtant par se calmer. Il fut convenu qu’on nierait unanimement l’authenticité des signatures ; et la responsabilité demeura concentrée sur la tête de MM. Michel (de Bourges) et Trélat.

Ce fut le 20 mai ( 1835 ) que les défenseurs parurent devant la Chambre des pairs. Leur position était si peu définie et trahissait une dérogation si flagrante aux formes ordinaires de la justice, que le président ne sut ou n’osa les désigner que sous le nom d’appelés, mot nouveau dans la langue judiciaire et créé tout exprès pour le besoin de la cause. M. Michel (de Bourges) s’attacha d’abord à démontrer que c’était comme Chambre des pairs et non comme Cour des pairs, comme branche du pouvoir législatif et non comme tribunal exceptionnel, que la pairie avait reçu de la loi de 1822 le droit de venger ses propres injures. La pairie était donc incompétente, puisque l’offense contenue dans la lettre incriminée ne s’adressait qu’à la Cour des pairs. Cette thèse, M. Michel (de Bourges) la développa de la manière la plus brillante ; il l’appuya sur une série d’arguments qui n’admettaient pas de réplique ; mais que sert de raisonner contre la force ? La pairie, qui s’était reconnue compétente, à l’égard des accusés, se reconnut compétente à l’égard des défenseurs. Elle ne s’en tint pas là. Aux termes de la loi, on ne peut mettre en cause un citoyen pour délit commis par la voie de la presse, sans lui opposer sa signature autographe ; et c’était la première fois qu’on allait sommer des accusés de se déclarer, sur l’honneur, coupables ou innocents. Voilà ce que M. Armand Carrel releva dans un langage aussi noble qu’énergique. Mais, encore un coup, la pairie avait pris son parti des irrégularités les plus monstrueuses, et jusqu’au bout, la statue de la justice devait rester voilée.

Le président procéda en ces termes à l’interrogatoire : « Avez-vous signé la lettre ? L’avez-vous publiée ? En avez-vous autorisé la publication ? » Suivant la décision prise, tous les appelés répondirent, l’un après l’autre, par la négative. Quelques-uns, cependant, ne purent retenir le cri de leur conscience révoltée. « Je suis indigné, s’écria M. Reynaud, de l’injure qui nous a été faite à tous par cette Chambre. En nous empêchant de remplir notre ministère de défenseurs, et en nous consignant à la porte des prisons, la Cour a violé notre droit. Nous sommes les premiers offensés. Les sentiments de cette lettre sont les miens. Si je déclare n’avoir pas signé, c’est uniquement pour rendre hommage à la vérité et non pour faire amende honorable. » Interrogé, M. Raspail répondit : « Je vous donnerai la lettre et non l’esprit je vous donnerai deux fois trois lettres Non, non ! » M. Flocon opposa spirituellement la conduite de la Chambre des pairs, qui ne refusait pas des conseils aux défenseurs, à la conduite de la Cour des pairs, qui avait refusé des défenseurs aux accusés. MM. Jules Bernard, David de Thiais, Auguste Blanqui, Franque, Antony Thouret, Frédéric Degeorge, Bergeron, Gazard, Armand Barbès, Grouvelle, Voyer d’Argenson, Laurent, Gervais (de Caen), Ferdinand François, Rittiez, Demay, Dornez, ou refusèrent de répondre catégoriquement, on firent suivre leurs réponses de réserves dédaigneuses et intrépides. L’assemblée commençait à être fortement remuée, lorsque vint le tour de M. de Lamennais. Car il était là, perdu dans la foule des vaincus, cet homme dont le nom remplissait l’Europe, ce prêtre puissant qui avait proposé à la papauté, comme but de sa mission divine, la sanctification de la liberté et l’affranchissement du genre humain. Quand on l’interrogea, tous les regards se fixèrent sur l’homme illustre, avec un profond sentiment de curiosité et de respect. Lui, le front pâle, la tête un peu penchée sur son corps petit et frêle, il répondit d’une voix qui n’était qu’un souffle, mais qui fit tressaillir les juges : « Ce qui se passe en ce moment, Messieurs, contient de graves enseignements qui ne doivent être perdus ni pour la France ni pour l’Europe. Ils ne le seront pas ! Pour ma part, j’en prends l’engagement, Messieurs les pairs ! »

L’interrogatoire terminé, la Chambre des pairs rendit un arrêt qui renvoyai des uns de la citation ceux des appelés qui s’étaient ternes à une réponse négative. Quant à ceux qui s’étaient livrés à de véhéments commentaires, ils étaient retenus pour être jugés, ce qui donna lieu à de nouvelles plaidoiries. M. Dupont présenta la défense de MM. Jules Bernard et David de Thiais ; M. Germain Sarrut, celle de la Tribune ; et M. Raspail, celle du Réformateur. Ce dernier, célèbre dans les annales de la science, et de la plus haute distinction, étonna la Chambre par la verve pittoresque de son langage et par sa facilité à passer des considérations les plus élevées aux réflexions les plus familières. M. Gervais (de Caen) se leva ensuite. C’était un orateur habile, un homme d’une présence d’esprit et d’un sang-froid incomparables, et qui joignait à un grand fonds d’énergie la grâce des manières, la gravité du maintien, des passions contenues, et ce quelque chose d’exquis que donne l’habitude du monde élégant. M. Gervais (de Caen) se plut à engager avec M. Pasquier, sur la question des formes violées, une lutte dans laquelle M. Pasquier ne tarda pas à succomber. Troublé par les répliques fermes et précises d’un adversaire qui, connaissant mieux que lui les lois et les formalités, se jouait impitoyablement de son embarras, M. Pasquier perdit contenance et ne put que balbutier. Humiliation dont il n’avait que trop encouru le châtiment !

Mais un moment redoutable approchait pour la pairie : M. Trétat allait prendre la parole. M. Trélat possédait au plus haut degré ce courage tranquille et ce calme inexorable qui conviennent à la défense du droit. Depuis long-temps il avait fait dans son cœur le sacrifice de sa liberté, le sacrifice de sa vie. Il se sentait la supériorité qu’on puise dans le mépris de la mort ; et ceux qui se disaient ses juges, il venait, lui, les condamner :

« Il fallait, dit-il, il fallait, Messieurs, que nous nous vissions en face, et nous y sommes.

« Messieurs, nos inimitiés ne datent pas d’hier. En 1814, je maudis avec beaucoup d’autres le pouvoir qui vous appelait, vous ou vos prédécesseurs, à son aide pour enchaîner la liberté. En 1815, je pris les armes pour m’opposer au retour de votre gracieux maître. En 1830, j’ai fait mon devoir comme beaucoup d’autres heureusement, et huit jours après la révolution je reprenais encore mon fusil, moi qui n’ai pas l’habitude de prendre un instrument de guerre et je me rendais au poste que le général Lafayette nous avait assigné, sincèrement ou non, pour marcher contre vous personnellement, messieurs les pairs.

C’est en présence de mes amis et de moi que fut reçu l’un de vous, quand il apporta la révocation des ordonnances à l’hôtel-de-ville et peut-être eûmes-nous quelque influence sur le peu de succès de son ambassade. Il comparaissait alors devant nous, il pleurait ; c’est nous aujourd’hui qui comparaissons devant vous, mais sans pleurer, sans fléchir le genou. Nous avions vaincu vos rois, et il ne vous restait rien. Vous, vous n’avez pas vaincu le peuple, et que vous nous considériez ou non comme ses otages, notre situation personnelle nous occupe fort peu, soyez-en sûrs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qui donc se refuserait à voir dans ce qui se passe les éclatantes prédictions de ce qui se prépare ? Une aveugle fureur égare tous les pouvoirs. Il n’y a plus de législateurs, il n’y a plus de juges, mais partout des ennemis qui se vengent. Après la révolution la plus magnanime, et quand les mœurs deviennent plus douces d’heure en heure, on n’hésite pas à demander 163 têtes. Et qu’on ne s’y trompe pas vainement essaierait-on de touchantes homélies après cette réquisition sanguinaire. Personne n’a oublié que l’échafaud a été dressé depuis 1830 pour les condamnés Lepage et Cuny, et que c’est le peuple qui l’a renversé.

Il y a cinq ans, M. Persil réclamait la tête du noble prince de Polignac pour le compte de la révolution. Aujourd’hui l’un de ses subdélégués demande les têtes de ceux dont il devait écrire l’histoire par décision du gouvernement révolutionnaire de 1830.

Il y a ici tel juge qui a consacré dix ans de sa vie à développer les sentiments républicains dans l’âme des jeunes gens. Je l’ai vu, moi, brandir un couteau en faisant l’éloge de Brutus. Ne sent-il donc pas qu’il a une part de responsabilité dans nos actes ? Qui lui dit que nous serions tous ici sans son éloquence républicaine ? J’ai là, devant moi, d’anciens complices de charbonnerie. Je tiens à la main le serment de l’un d’eux, serment à la république. Et ils vont me condamner pour être resté fidèle au mien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si j’avais à parler à Messieurs de la Cour, je leur dirais : Courage ! Il plane ici des souvenirs bien propres à vous réchauffer le cœur. Songez que nous ne sommes qu’à 200 pas de l’Observatoire. Mais songez bien aussi, dirais-je encore, que tout vient en aide à notre cause ; elle a toujours marché d’autant plus vite qu’elle a rencontré plus d’obstacles.

Que les prisons s’ouvrent pour renfermer tout ce qui concerve un cœur libre. Celui qui a mis le drapeau tricolore sur le palais de votre vieux roi[50], ceux qui l’ont chassé de France vous sont livrés pour le compte de votre roi nouveau.

Votre huissier a touché de sa verge noire le courageux député qui le premier a ouvert sa porte à la révolution (M. Audry de Puyraveau). Tout est là.

C’est la révolution en lutte avec la contre-révolution ; c’est le passé aux prises avec l’avenir, avec le présent, l’égoïsme avec la fraternité la tyrannie avec la liberté. La tyrannie a pour elle des baïonnettes, des prisons et les collets brodés de MM. les pairs. La liberté a Dieu pour elle, c’est-à-dire cette force qui pousse le monde, qui éclaire la raison de l’homme et ne lui permet pas de reculer. Il faudra voir à qui restera la victoire, non demain, non après demain… que nous importe ? Non pour nous ? que nous importe encore ? C’est l’espèce humaine qui nous occupe. Mais tout nous dit que le jour de la délivrance ne se fera pas long-temps attendre.

Il faudra voir à qui restera la victoire, et si en définitive le démenti sera donné à Dieu.

Messieurs les pairs, je ne me suis pas défendu. Vous êtes mes ennemis politiques, vous n’êtes pas mes juges. – Il faut que le juge et l’accusé se comprennent. Il faut que leurs âmes se rapprochent. Ici cela n’est pas possible. Nous ne sentons pas de même, nous ne parlons pas la même langue. Le pays, l’humanité, ses lois, ses besoins, le devoir, la religion, les sciences, les arts, l’industrie, rien de ce qui constitue une société ;… le ciel et la terre, rien ne nous apparaît avec les mêmes caractères. Il y a un monde entre nous.

Condamnez-moi, mais vous ne me jugerez pas, car vous ne pouvez me comprendre. »

Une agitation inexprimable succède à ce discours, si éloquent dans sa simplicité et si fier. Puis, M. Michel (de Bourges) s’avance. On connaissait déjà l’entraînement de sa parole, et tous attendaient au milieu d’un solennel silence. Il commença d’une voix brève et profonde. A demi courbé sur la balustrade qui lui servait d’appui, tantôt il la faisait trembler sous la pression convulsive de ses mains, tantôt, d’un mouvement impétueux, il en parcourait l’étendue, semblable à ce Caius Gracchus dont il fallait qu’un joueur de flûte modérât, lorsqu’il parlait, l’éloquence trop emportée. M. Michel (de Bourges), cependant, ne fut ni aussi hardi ni aussi terrible que M. Trélat. Il se défendit, ce que M. Trélat n’avait pas daigné faire, et les attaques qu’il dirigea contre la pairie ne furent pas tout-à-fait exemptes de ménagements. Tout en maintenant l’esprit de la lettre, il parut disposé à faire bon marché des formes, et il reconnut qu’à en juger par ce qu’il voyait depuis trois jours, les pairs valaient mieux que leur institution. Du reste, et pour ce qui concernait le fond même du procès, il fut inflexible. « Vous ne pouvez juger, dit-il, les accusés sans les entendre. Et si vous les jugiez en leur absence, écoutez ce qui se passerait. Avant qu’il fut dix ans, le jardin du Luxembourg serait agrandi de tout l’espace occupé par votre e palais, et sur les ruines de votre salle de justice, le peuple planterait un poteau où se liraient ces paroles : L’infamie du juge fait la gloire de l’accusé. » En terminant, il ajouta : « Si l’amende m’atteint, je mettrai ma fortune à la disposition du fisc, heureux de consacrer encore à la défense des accusés ce que j’ai pu gagner dans l’exercice de ma profession. Quant à la prison, je me rappelle le mot de cet autre républicain qui sut mourir à Utique : « J’aime mieux être en prison que de siéger ici à côté de toi, César. »

Après la plaidoirie de M. Michel (de Bourges), la Chambre des pairs se forma en comité secret, et, se déclarant offensée, elle condamna M. Trélat à trois ans d’emprisonnement et à 10, 000 fr. d’amende MM. Michel (de Bourges), Bichat, gérant de la Tribune, et Jaffrenou, gérant du Réformateur, à un mois d’emprisonnement et à 10, 000 fr. d’amende ; M. Reynaud, à un mois d’emprisonnement et à 500 fr. d’amende ; enfin, MM. Gervais (de Caen), Jules Bernard, David de Thiais, Audry de Puyraveau, à un mois d’emprisonnement et à 200 fr. d’amende. En éludant la solidarité de la lettre, le congrès des défenseurs avait réduit aux proportions d’un incident terminé par un arrêt une lutte qu’on pouvait rendre formidable ; il s’était rapetissé à plaisir ; il s’était manqué à lui-même.

Aussi la pairie rentra-t-elle dans le procès principal avec une résolution qu’elle ne s’était point connue jusqu’alors. On profita de la présence de ceux des accusés lyonnais qui acceptaient les débats, et les témoins furent entendus. Mais quelle source nouvelle d’émotions ! L’un accusait le gouvernement d’avoir sciemment appelé sur Lyon la guerre civile ; un autre montrait la police excitant, de son souffle impur, les passions incandescentes, et créant des coupables pour avoir des victimes ; un troisième représentait l’insurrection promenant pendant plusieurs jours ses ravages dans une cité où elle devait être étouffée en quelques heures, et tous de se demander pourquoi il avait fallu opposer à une poignée d’hommes mal armés et à leurs mobiles remparts, des bataillons nombreux, des canons, des obus, la mitraillade, l’incendie ! Les provocations des Mercet, des Picot, des Corteys, et leurs lâches artifices furent dénoncés avec une rare vigueur par M. Carrier, qui, après avoir refusé les débats, s’était insensiblement laissé aller à la tentation de dévoiler les traîtres. Un père vint raconter, avec des accents qui firent courir dans l’assemblée un frison d’horreur, comment son fils avait été percé de soixante-douze coups de baïonnettes et attaqué jusque dans la mort. Les flots de sang innocent versés dans le faubourg de Vaise eurent aussi leur place dans l’affreux tableau. Et autant les témoignages accusateurs étaient accablants et précis, autant les dépositions qu’on leur opposa furent vagues et peu concluantes. Dans les réponses de M. Aymard, on remarqua une ignorance à peine croyable des faits le mieux établis ; et à l’indécision des souvenirs du général, à l’étonnement où certaines questions le plongèrent, à la chaleur honorable et sincère avec laquelle il déclara impossibles des abominations malheureusement trop prouvées, chacun put juger qu’une autre main que la sienne avait dirigé les événements ! La déposition que la Cour des pairs accueillit avec le plus de faveur fut celle du colonel de Perron, affirmant que le soldat avait déployé beaucoup de modération et de générosité. Dans quelques quartiers, en effet, il en avait été ainsi ; mais le colonel de Perron n’avait pas tout vu sans doute ! Pourquoi, d’ailleurs, l’autorité ne s’était-elle pas empressée d’ordonner une enquête sur les massacres de Vaise ? D’une série de vives attaques dirigées par M. Jules Favre contre M. Chégaray, il résulta que le ministère public, à Lyon, n’avait rien fait pour se mettre sur la trace des meurtriers, et qu’il était resté confiné dans une impassibilité volontaire, alors que de toutes parts s’élevait autour de lui la voix publique criant vengeance ! M. Pasquier osa dire, à ce sujet, que les assassinats dénoncés n’étaient, après tout, s’ils avaient été commis, quelles conséquences de la guerre civile, conséquences dont la responsabilité retombait sur les auteurs des troubles. Comme si l’origine de la lutte effaçait la honte d’une barbarie gratuite et suffisait pour absoudre.la victoire de ses plus inutiles fureurs !

Cependant, la liste des accusés dociles se trouvait épuisée et l’heure était venue de dompter les accusés rebelles. Ici notre plume s’arrête, de tristesse et de dégoût. Comment retracer, sans que le rouge monte au front, les moyens employés pour faire paraître les prisonniers à l’audience ? Les gardes couraient les appréhender dans leurs cabanons, de la sommation passant bien vite à l’injure et de l’injure à la violence ; bientôt, on se prenait corps à corps et quand, épuisé de fatigue, accablé par le nombre, le prisonnier n’avait plus à opposer qu’une résistance inerte, saisi par les pieds, il était traîné impitoyablement le long des escaliers de son cachot, sa tête bondissant sur chaque marche. Brutalité stérile En présence de la Cour, l’accusé se redressait fier de ses meurtrissures, fier de la poussière sanglante dont ses vêtements étaient souillés ; et alors, ce n’étaient plus qu’accès de colère et clameurs sauvages.

Ne faisons pas à l’humanité cette injure de croire qu’un semblable système de coercition laissât les pairs indifférents. Ils s’en affligeaient, pour la plupart, c’est certain ; mais une nécessité inéluctable pesait sur eux, et il leur était commandé de répéter avec M. Martin (du Nord) « L’obstination d’un accusé ne saurait arrêter le cours de la justice. » Ah ! sans doute la justice ne doit pas être arrêtée dans son cours. Mais à qui la faute si tant d’hommes honnêtes en étaient venus à glorifier un pareil abus et une pareille révolte ? Malheur au pays où il devient permis de mettre en doute si, en outrageant le juge, c’est la justice qu’on outrage ! Là où ce doute existe, plus de distinction possible entre l’arrogance et le courage, entre l’anarchie et une généreuse hardiesse, entre l’esprit de désordre et le culte des principes. L’arbitraire, lorsqu’il n’enfante pas la tyrannie, enfante le chaos. Et la Cour des pairs en fit une rude expérience. Que dis-je ? Elle eut des inspirations louables, elle eut de prudents retours et cela même tourna contre elle. En vain s’arma-t-elle de patience pour écouter jusqu’au bout des discours qui lui prodiguaient l’insulte ; en vain M. Pasquier poussa-t-il maintes fois jusqu’à la condescendance les égards dus au malheur : rien ne put calmer l’exaspération des accusés, rien ne put fléchir l’opinion. La Cour des pairs n’avait pas voulu la défense libre, et elle était conduite à la souffrir injurieuse. Elle n’avait pas craint d’interdire l’usage du droit, et elle se voyait contrainte à en tolérer l’abus. De sorte qu’elle se sentait misérablement enlacée par les conséquences du pacte signé avec le despotisme. Semblable à un voyageur égaré dans un pays de marais, chaque pas qu’elle faisait en avant ne servait qu’à l’enfoncer davantage dans l’iniquité, et elle marchait haletante sous le poids de sa propre omnipotence. Je ne sache point que l’histoire ait jamais donné aux hommes un enseignement aussi utile et aussi profond !

Pendant ce temps, d’étranges et secrets préparatifs se faisaient dans l’intérieur de Sainte-Pélagie, prison assignée aux accusés parisiens. Dans la partie de la prison appelée bâtiment de la dette, et à peu de distance de l’escalier qui conduisait aux cabanons des détenus, il y avait un caveau faisant face à la porte de la cour, dont il n’était séparé que par un très petit corridor. Quelques détenus, parmi lesquels MM. Guinard, Cavaignac, Armand Marrast, avaient remarqué ce caveau ; ils le jugent propre à une évasion, et se procurent aussitôt le moyen d’y pénétrer. Malheureusement, le regard des gardiens plongeait sans cesse dans le corridor, la porte de la cour restant ouverte à toute heure : on trouva dans l’organisation d’un jeu de balle des prétextes suffisamment plausibles pour la fermer au besoin, sans éveiller le soupçon. La sœur d’un détenu apporta sous sa robe les instruments qu’exigeait le percement du caveau, et les travaux commencèrent. Pour échapper au danger des indiscrétions, les premiers artisans du projet s’étaient abstenus de mettre dans la confidence le plus grand nombre de leurs camarades ils s’étaient adjoint seulement Fournier, homme d’une adresse et d’une agilité singulières. Un succès inespéré couronna l’entreprise. Pendant que les uns travaillaient dans le caveau, à la lueur d’une lampe toujours prête à s’éteindre, les autres faisaient sentinelle au dehors, habiles à détourner l’attention de leurs co-détenus et à déjouer par mille ruses diverses la surveillance des gardiens. Par une heureuse coincidence, des ouvriers avaient été introduits dans la prison pour des réparations urgentes, et le bruit qu’ils faisaient servait à couvrir celui qui partait du caveau. Mais où conduisait la route qu’on se traçait ainsi au milieu des ténèbres ? On s’assura qu’elle traverserait souterrainement la prison, passerait sous le chemin de ronde, et irait s’ouvrir dans un jardin. Restaient à connaître la disposition de ce jardin, ses différentes issues, le nom et les sentiments du propriétaire. On a recours à M. Armand Barbès, et celui-ci s’adresse, à son tour, à un dessinateur de ses amis, en qui sa confiance était entière. Ce dessinateur avait une sœur, jeune encore. Il la fait un jour sortir de sa pension, s’achemine avec elle vers la maison du maître du jardin, et, arrivé à la porte, il demande à la jeune fille de s’évanouir. Elle n’eut-garde de s’y refuser, et lui d’appeler au secours. On vient, on s’empresse la malade est transportée chez M. Vatrin, (c’était le nom du propriétaire) et, l’évanouissement dissipé, on propose une promenade au jardin. C’est ce que le frère attendait. L’examen des lieux fut fait d’un œil exercé, le plan du jardin fut dressé, et le lendemain, les conspirateurs du caveau apprirent tout ce qu’il leur importait de savoir : la maison de M. Vatrin était située entre le jardin et une cour donnant sur la rue Copeau ; pour sortir du jardin, resserré entre des murs assez élevés, il fallait absolument traverser la maison ; et, quant au propriétaire, c’était un partisan déclaré du gouvernement. De pareilles données étaient peu rassurantes. Cependant, les travailleurs ne se découragèrent pas. La terre qu’ils déplaçaient, soigneusement étendue sur toute la surface du caveau, l’exhaussait sans en modifier l’aspect d’une manière sensible, et ils étaient parvenus à masquer si exactement l’ouverture, qu’il eût été presqu’impossible, en leur absence, de découvrir la trace de leurs travaux. L’activité qu’ils y déployèrent fut prodigieuse. Au bout de quelques jours, la besogne se trouvait terminée : la route mystérieuse s’alongeait sous la prison de façon à en dépasser les limites, et il n’y avait plus qu’une croûte de terre peu épaisse entre les détenus de Sainte-Pélagie et la liberté.

Or, chose remarquable et qui témoigne bien hautement de la puissance de certaines convictions, ceux qui venaient de conquérir si péniblement le moyen d’être libres, ceux-là même s’imposèrent la loi de rester captifs, tant que l’espoir de combattre fructueusement leurs ennemis par la parole ne leur serait pas enlevé. L’évasion fut donc ajournée et le caveau tenu en réserve.

Mais la pairie, ne tarda point, par une aggravation d’arbitraire, à dégager les prisonniers de leurs nobles scrupules. Les débats relatifs aux accusés Lyonnais touchaient à leur fin. MM. Lagrange, Réverchon, Martin, Albert, Hugon et Baune, étaient venus successivement déclarer aux pairs, qu’ils ne les reconnaissaient point pour juges ; et ils s’étaient exprimés chacun suivant la trempe de son caractère ; ceux ci comme MM. Réverchon et Lagrange, avec un emportement terrible ; ceux-là, comme MM. Baune, Albert et Martin[51], avec une dignité pleine de menaces et un calme méprisant. Quelqu’incomplète que fût l’instruction du complot, la poursuivre devenait impossible. On allait, par conséquent, aborder une nouvelle phase de la procédure, et une question grave se présentait : fallait-il commencer l’interrogatoire des accusés de Paris, de Lunéville, de Châlons-sur-Saône, de Saint-Étienne, de Marseille, d’Arbois, d’Épinal ? Ou bien, devait-on, les réquisitoires et les plaidoiries entendus, procéder d’une manière immédiate au jugement des accusés de Lyon ?

Après tant d’efforts pour rattacher à un même complot une foule innombrable de faits particuliers, après tant d’efforts pour établir la connexité des délits, séparer les diverses catégories, pour les juger l’une après l’autre, l’une sans l’autre, c’était fouler aux pieds la logique et le bons sens. On ne le pouvait, d’ailleurs, qu’en violant la loi. Car l’article 226 du Code d’instruction criminelle ordonne que les Chambres d’accusation statuent par un seul et même arrêt sur les délits connexes. Et il y avait de la déloyauté à prétendre que la règle ne s’appliquait pas au jugement définitif, l’esprit de la loi portant sur le second cas aussi bien que sur le premier. Et puis, en vertu de quel principe d’équité prolongeait-on indéfiniment les rigueurs de la détention préventive pour des accusés auxquels on avait refusé les défenseurs choisis par eux, qu’on n’avait pas entendus, et qui, traités en coupables avant que leur innocence eût été discutée, gémissaient, depuis si long-temps déjà, dans les cachots où les avait poussés le soupçon guidé par la colère ? Mais, nous l’avons dit, la Cour des pairs était dominée par le mauvais génie de ses premières fautes : malgré les protestations de M. Baune, parlant au nom de tous ses camarades, elle passa outre, et, sur les conclusions du procureur-général, M. Martin (du Nord), elle rendit le 11 juillet (1835), un arrêt qui, prononçant la disjonction des causes, ordonnait qu’il fût immédiatement procédé aux plaidoiries et jugement, en ce qui concernait les accusés de la catégorie de Lyon. La mesure était comblée : M. Molé se retira, ainsi que les marquis d’Aux et de Crillon.

L’arrêt de disjonction devait avoir des résultats faciles à deviner. En séparant les causes, la Cour des pairs se donnait le temps de reprendre haleine ; elle amortissait la fougue de l’opinion ; elle jetait le découragement parmi les prévenus ; elle ôtait enfin à leur résistance ce caractère d’ensemble qui seul pouvait la rendre imposante. Les détenus de Sainte-Pélagie ne s’y trompèrent pas ; et désormais convaincus qu’on ne leur laisserait pas même le bénéfice moral de leur courage, ceux d’entre eux qui avaient tout préparé pour une évasion ne songèrent plus qu’à la liberté.

L’exécution est fixée au 12 juillet, dans la soirée, et l’on se livre avec ardeur aux préparâtes. Les complices du dehors ont déjà reçu leurs instructions. Pour désarmer la défiance du directeur, on lui adresse plusieurs demandes qui supposent la prolongation du séjour des prisonniers à Sainte-Pélagie ; et M. Armand Marrast, qui avait coutume de prendre un bain chaque soir, commande son bain pour dix heures, comme à l’ordinaire. Rien ne transpire du projet, et cependant ceux qui l’ont conçu ne vivent plus que dans une brûlante alternative d’inquiétude et d’espérance. A la nuit tombante, toutes les dispositions étaient prises. M. Dornez avait envoyé le produit des souscriptions à répartir entre les détenus ; les voitures destinées à les recueillir, à la sortie de la prison, commençaient à filer le long de Sainte-Pélagie. M. Armand Barbès s’acheminait, donnant le bras à la femme d’un détenu, vers la maison Vatrin, où il importait de prendre position, sous un prétexte quelconque ; enfin MM. Étienne Arago, Klein et Fulgence Girard se trouvaient installés dans un appartement situé en face de la chambre de M. Guinard, auquel ils devaient apprendre, par des signes convenus, si les rues voisines étaient sures et les patrouilles absentes. De son côté, pour indiquer aux auxiliaires du complot que tout allait bien à l’intérieur, M. Guinard devait se promener devant une lampe, puis l’élever en l’air, quand il aurait lui-même à descendre dans le caveau !

Huit heures sonnèrent à l’horloge de la prison. Aussitôt les meneurs vont à ceux de leurs camarades qui ne sont pas dans le secret, disant à chacun : « veux-tu être libre ? Voici de l’argent. Au caveau ! » Quelques-uns, par des motifs que nous exposerons plus bas, repoussèrent l’offre. La plupart l’accueillirent avec une joie pleine de stupeur. Et tandis qu’ils se hâtaient, un à un, vers le rendez-vous mystérieux, un petit groupe, pour donner le change aux gardiens, se formait à l’entrée de la chambre de M. Armand Marrast, devant laquelle il était d’usage que les prisonniers vinssent en masse, chaque soir, écouter la lecture du Messager. C’en est fait : les fugitifs sont réunis dans le caveau. Mais ils s’y agitent, ils s’y coudoient dans l’obscurité la plus profonde ; et, tout étourdis d’une nouvelle aussi peu attendue qu’inexpliquée, plusieurs se demandent s’ils ne sont pas les jouets d’une sorte de fantasmagorie lugubre. M. Landolphe avait eu soin de se munir d’un briquet phosphorique : une lampe s’allume tout-à-coup dans ces ténèbres, et elle n’éclaire de ses rayons vacillants que des visages étonnés, couverts de pâleur. On eût dit une assemblée de fantômes. Seul désormais M. Guinard était attendu. Il fait à MM. Étienne Arago et Klein le signal du départ et court rejoindre ses compagnons.

Avant d’aller plus loin, on envoya MM. Rozière, Vilain, Fournier, Landolphe, percer la croûte qui fermait encore la sortie du souterrain. Cette besogne fut faite en peu d’instants et parut durer des siècles. « C’est fini, » s’écria enfin M. Landolphe, du fond de l’excavation. Alors les fugitifs se mirent à ramper, l’un après l’autre, dans la voie sombre, étroite, étouffante, qui devait les conduire à la lumière. Ils avaient à passer sous le chemin de ronde, et sur leur tête ils entendirent, mêlé au bruit de la marche pesante des sentinelles, le retentissement des fusils frappant le sol. Ils arrivent ainsi, et successivement, jusqu’à l’issue qui leur a été ménagée, gagnent le jardin, se dirigent vers la maison. Quelle que fut leur audace, ils s’avançaient avec précaution, avec inquiétude. Car le ciel était clair, et ils avaient aperçu, au faîte de la prison, un factionnaire qui, l’œil fixe, le corps penché en avant, les observait dans l’attitude de l’indécision et été la menace. Mais bientôt des coups de sifflet, venus du dehors, leur apprirent qu’ils touchaient à un heureux dénoûment.

Et en effet, tandis que MM. Klein et Fulgence Girard parcouraient la rue Copeau d’un regard vigilant, tandis que M. Etienne Arago, amusant la concierge de M. Vatrin par de futiles discours, veillait à ce que la porte de la cour ne fût pas fermée ; M. Barbès s’introduisait dans la maison avec la dame qu’il accompagnait. Le propriétaire était absent. M. Barbès prétexte une affaire urgente à lui communiquer, demande la permission de lui écrire, ne pouvant le voir, et attend ses amis dans la fièvre de l’impatience. Soudain les marches du perron résonnent ; la porte vitrée qui s’ouvre sur le jardin est ébranlée par des mains violentes ; les vitres volent en éclat. Madame Vatrin pousse un cri de terreur. Mais l’étrangère lui dit : « Ne craignez rien, Madame. Ce sont les détenus de Sainte-Pélagie qui s’évadent. » En même temps, M. Barbès s’est élancé sur le domestique, qu’il tient en respect. Traverser la maison, franchir la cour, monter en voiture, se disperser, disparaître, tout cela fut, pour les républicains, l’affaire d’un moment. Ils étaient sauvés !

À cette nouvelle, l’étonnement de la police ne fut égalée que par sa fureur. La presse, qui s’intéressait vivement aux prisonniers, accabla les ministres des manifestations de sa joie railleuse. Et les agents de M. Gisquet, humiliés, appesantirent le poids de leur colère sur les détenus qui avaient refusé de suivre leurs compagnons ; tels que MM. Kersausie, Beaumont, Sauriac, Hubin de Guer, ils avaient eu, pour refuser la liberté offerte, des motifs respectables quoique empreints d’exagération. Ils avaient pensé qu’ils devaient au parti, qu’ils se devaient à eux-mêmes de déshonorer, à force de constance, la persécution dont ils étaient victimes. La gloire du combat leur étant dérobée. ils embrassaient avidement celle du martyre. D’ailleurs, ils ne pouvaient se persuader que la police eût ignoré jusqu’à la fin les préparatifs de l’évasion, et ils ne voyaient dans cette négligence, suivant eux, calculée, qu’un moyen d’alléger à la pairie le fardeau de sa tâche judiciaire.

Mais la Cour des pairs ne tarda pas à montrer que, pour s’épargner les embarras, elle n’avait nul besoin du secours de la police. Se fondant sur la résistance opiniâtre des accusés lyonnais, M. Martin (du Nord) avait conclu à ce qu’on les jugeât sur pièces, s’il le fallait : la Cour des pairs n’hésita pas cette fois à faire droit à ces conclusions, dans un arrêt qui ne doit pas être perdu pour la postérité[52].

La procédure une fois simplifiée par une violation aussi extraordinaire des formes les plus inviolables de la justice, le procès fut rapidement terminé. MM. Martin (du Nord), Chégaray, de la Tournelle, ayant tour à tour développé, avec beaucoup de véhémence et non sans talent, la thèse présentée dans l’acte d’accusation, les avocats adverses prirent successivement la parole, chacun pour son client. Mais nul ne le fit avec plus d’élévation et plus d’éloquence que M. Jules Favre. Après avoir défini en termes saisissants le véritable caractère de l’insurrection lyonnaise et renversé l’échafaudage du complot, il résumait ainsi les débats :

Vous nous accusez d’avoir attenté à la sûreté de l’État ; et moi j’accuse le pouvoir de n’avoir pas déjoué cet attentat, d’avoir même nourri l’émeute, en attirant les insurgés sur la place publique, alors qu’il était si facile de la comprimer.

Vous nous accusez d’avoir construit des barricades ; moi, je vous accuse de les avoir laissé élever sous les yeux des agents de police et de l’autorité civile, et d’avoir jeté parmi les groupes inoffensifs des excitateurs soldés.

Vous nous accusez d’avoir usé de la force contre les défenseurs de l’ordre ; moi, je vous accuse d’avoir déchiré la loi qui protège la vie des citoyens ; d’avoir donné une consigne qui à elle seule suffisait pour allumer l’insurrection ; d’avoir compromis la vie des femmes, des enfants, des vieillards ; d’avoir prolongé la lutte sans nécessité ; d’avoir enseveli sous les ruines de nos maisons des familles qui ne vous attaquaient pas ; d’avoir été sourds aux demandes de trève et de conciliation qui vous étaient faites de toutes parts, et de n’avoir pas épargné la vie des vaincus.

Vous avez fait votre réquisitoire, voilà le mien. Ils resteront tous deux affichés à la porte de ce palais, et nous verrons lequel dûrera davantage, lequel la France lira avec le plus d’indignation. »

Ce fut le 13 août (1835) que la Cour des pairs rendit, en l’absence des prévenus, l’arrêt général de condamnation, relatif aux accusés de Lyon[53] L’arrêt[54] qui frappa les huit sous-officiers de Lunéville ne fut prononcé que vers le commencement du mois de décembre. Leur attitude avait été admirable et passionna toutes les âmes.

Vinrent ensuite les catégories de Lyon, de Saint-Étienne, d’Arbois, de Marseille, de Grenoble, de Châlons[55], de Paris[56], qui ne fournirent que douze acquittements sur un nombre considérable de condamnations.

Dans la dernière phase du procès, les accusés s’étaient montrés, en général, fort calmes. Cependant MM. Caussidière, Kersausie et Beaumont firent revivre, par leur indomptable énergie, des scènes dont le souvenir était resté palpitant[57]

Le procès d’avril fut, pour le parti républicain que la révolution de juillet avait engendré, une défaite éclatante, mais non pas décisive. Quelques-uns exagérant le bien, la plupart se plaisant à outrer le mal, ce parti a été jugé d’une manière aussi fausse que diverse. S’il n’eut pas assez de loisir et de maturité pour pénétrer par l’étude dans les profondeurs de l’ordre social, de manière à en tirer la solution des grands problèmes, il contribua, du moins, puissamment à les soulever. Il sema l’agitation autour de lui, mais non sans entretenir dans la nation de généreuses ardeurs. Il sut ennoblir le désordre par le dévoûment, il ne s’épuisa qu’à force de se prodiguer, et il lutta si bien contre l’abaissement systématique de la France, qu’il fut au moment de la forcer à se tenir debout. Par lui fut ajourné dans ce pays le règne des spéculations sordides, de la bassesse mercantile, le règne du génie carthaginois et il eut cette gloire, qu’il fit horreur à tous les vieux ennemis du nom français. Dans l’affaire du procès d’avril, ses adversaires se montrèrent si petits, et ils employèrent, pour le combattre, des armes tellement déloyales et fragiles, qu’il aurait vaincu sans nul doute, si tous les membres qui le composaient avaient été plus étroitement unis par le lien des convictions et des idées. Mais le parti républicain s’était ouvert, par malheur, à certains hommes indignes d’y prendre place. De là un mélange sans exemple : le désintéressement, l’ardeur de connaître, l’ignorance, l’habitude de dénigrer, l’envie, le courage, le mépris de la mort, le désir de briller, la modestie du dévoûment poussée jusqu’à l’héroïsme. Un pareil amalgame d’éléments opposés pouvait-il ne pas entraîner la ruine du parti ? Par les vices des uns, les vertus des autres étaient, ou frappées d’impuissance, ou calomniées. Si donc le parti républicain succomba, c’est que ses ennemis l’emportèrent sur lui par l’habile combinaison de leurs vices et l’ensemble de leur corruption. Et voilà comment il en vint à se disperser, à se dissoudre, ne laissant après lui, pour le juger, que l’intolérance de la sottise ou de la haine. Du reste, les individus ne sont que des instruments destinés par Dieu à s’user et à se rompre au service des idées. Au moment même où l’on croyait le parti détruit en France pour jamais, il se trouva que l’opinion qu’il avait personnifiée se déployait avec une puissance nouvelle. Pourquoi s’en étonner ? Parmi les républicains, nous l’avons dit, plusieurs étaient des hommes spirituels, brillants, d’une bravoure chevaleresque, toujours prêts à se dévouer, pleins de gaîté dans le péril, et reproduisant avec plus de fidélité, plus d’éclat, que le parti légitimiste lui-même, l’ancien type national ; mais, à côté de ceux-ci, on put compter quelques absurdes tribuns, quelques gens sans aveu, des traîtres dont la police salariait la turbulence ; et ces derniers, quoique formant la minorité, suffirent pour discréditer la cause républicaine, en rendant le parti tout entier responsable de leurs folles prédications, de leur ignorance, de leur orgueil, de leur penchant à parodier, sans les comprendre, les passions 1793. Ainsi, parce qu’il était arrivé à un petit nombre d’agitateurs dépourvus d’intelligence et incapables de modération, de se proclamer au hasard républicains, et de définir la république au gré de leurs aveugles colères, on mit en doute si la république n’était pas une chimère ou ne serait pas une calamité. Pour que les esprits sages fussent ramenés à une saine appréciation des choses, il fallait que le parti fût ou parût momentanément dissous, et qu’il se reformât plus homogène, plus studieux, plus calme, plus avancé dans la science des révolutions sociales. Or, à ce parti là, certes, l’avenir pouvait sourire. Car, nous ne saurions trop le répéter : le principe monarchique mis face à face avec le principe électif doit tôt ou tard le dévorer ou être dévoré par lui. Et ce dénoûment, un habile emploi de la corruption peut l’ajourner, non l’empêcher. « Que force reste à la loi ! » disent les gouvernements de fait, dans l’ivresse de leur fortune. Mais à cela, les hommes qui ne croient qu’à l’immortalité de la justice, les hommes droits et sincères répondent : « Qui sait si la loi d’aujourd’hui sera celle de demain ? Il faudra bien que force reste à la vérité. »



CHAPITRE XI.


Première demande d’intervention de la part de l’Espagne. — Politique extérieure de M. Thiers ; en quoi elle diffère de celle du roi. — Secrètes dissidences ; lutte entre le roi et M. Thiers. — Le roi défini par M. Thiers. — Scepticisme politique de M. Guizot. — L’Angleterre consultée au sujet de l’intervention. — Attitude de l’ambassade anglaise à Madrid. — La demande d’intervention est repoussée. — Complots à l’intérieur. — Bruits sinistres. — Attentat du 28 juillet. — Sang-froid de Louis-Philippe. — Arrestation de l’assassin ; machine infernale. — Impression produite par l’attentat. — Physionomie du Château. — Indigne arrestation d’Armand Carrel. — Exploitation de l’attentat par les ministres. — Funérailles. — Discours de l’archevêque de Paris au roi. — Lois de septembre.


L’Espagne commençait à haleter sous le poids de la guerre civile. Les carlistes croissaient en force, et les destinées de la révolution espagnole semblaient sérieusement compromises. Le général Cordova, hardi et brillant officier, n’avait point dissimulé au Cabinet de Madrid que la situation était très-critique et rendait presqu’absolument nécessaire l’intervention des Français. Mais le chef du ministère espagnol, M. Martinez de la Rosa, éprouvait, pour l’intervention d’une armée française, la plus vive répugnance. L’idée que l’Espagne était trop faible pour pourvoir elle-même à son salut offensait ses susceptibilités d’Espagnol, et il tremblait d’acheter la liberté de ses concitoyens au prix de leur indépendance. Le mal s’aggravait, cependant, de jour en jour, les périls se multipliaient autour du trône de la jeune Isabelle, et il fallait prendre un parti. Il arriva donc que, malgré la résistance de M. Martinez de la Rosa, le Cabinet de Madrid résolut de s’adresser à la France. M. Martinez dut consentir à adresser au ministère français la demande d’intervention : il s’y résigna, mais il déclara en même temps à la reine Christine qu’il déposait son portefeuille et désirait qu’on lui trouvât le plus tôt possible un successeur.

La demande d’intervention embarrassa et troubla Louis-Philippe. Dans l’excès de son ardeur pour la paix, il s’inquiétait du moindre mouvement. Mais, parmi ses ministres, il y en avait un dont la demande d’intervention servait merveilleusement les vues politiques.

Élevé dans les idées de l’Empire et facilement tenté par l’éclat des grandes choses, M. Thiers gémissait en secret du rôle subalterne auquel la France était condamnée par la politique opiniâtrément craintive du château. Recommencer, après 1830, la grandeur impériale, opposer à une plus longue domination des insolents traités de 1815 le veto de la France révolutionnaire, revendiquer la ligne du Rhin, accepter la Belgique qui s’offrait, ou, du moins, provoquer dans un congrès un nouveau règlement des affaires du monde, M. Thiers n’avait cru rien de cela possible. H sentait bien, au fond, que toute partie héroïque jouée en 1830, par son pays faisait tomber la monarchie dans les chances du hasard. Or, il y avait dans l’avénement des idées démocratiques, quelque chose dont s’émouvait la l’incertitude de son cœur. Mais si M. Thiers n’avait pas jugé la France assez forte pour se relever de cette humiliation profonde, qui avait duré quinze ans, assez forte pour se montrer à l’Europe debout et armée, il ne l’avait plus jugée si faible qu’elle dût se traîner servilement à la suite de toutes les chancelleries de l’Europe. Il pensait que, sans aller jusqu’à la menace, sans affronter la guerre, sans aspirer aux avantages d’un remaniement européen, nous pouvions, par une attitude ferme et une modeste ambition, nous créer dans la diplomatie une position digne de respect. Remarquant que, dans tous les pays où 1 intérêt de la maison de Bourbon avait autrefois figuré, le cours des événements avait fini par faire naître un intérêt révolutionnaire ; remarquant que, partout, et notamment en Espagne, en Italie, en Belgique, le mouvement révolutionnaire semblait résulter du passage de l’influence française, et était, en tout cas, de nature à la continuer, M. Thiers pensait qu’en servant l’intérêt de la révolution en Belgique, en Italie, en Espagne, nous ne nous écartions pas des traditions de notre vieille politique, puisque l’intérêt de la révolution n’était, tout autour de nous, que l’ancien intérêt de la maison de Bourbon transformé. Dans cet ordre d’idées, l’appui naturel de la France, suivant M. Thiers, c’était l’Angleterre. Aussi l’alliance anglaise faisait-elle le fond de sa politique.

Ainsi, s’unir diplomatiquement au Cabinet de Saint-James, et avec son secours, maintenir la ligne de démarcation tracée entre la Hollande et la Belgique par les journées de septembre, empêcher l’Autriche de comprimer tyranniquement les agitations de l’Italie, et tendre la main à la révolution espagnole représentée par Christine, tel était le résumé de la politique de M. Thiers.

Ces vues manquaient de justesse en plus d’un point ; car il est évident, par exemple, qu’en Belgique l’alliance de la France et de l’Angleterre ne pouvait être basée sur aucune communauté d’Intérêts. Ces vues manquaient aussi de grandeur ; car même après les prodiges de cette double épopée, la Révolution et l’Empire, la France étant beaucoup moindre en 1830 qu’elle ne l’était au milieu du dix-huitième siècle, pendant que la Russie, l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre, se trouvaient avoir pris, depuis cette époque, des accroissements considérables, c’était resserrer dans des bornes bien étroites l’ambition de la France que de la confiner en d’obscures menées diplomatiques ayant pour but l’indépendance de la Belgique déclarée neutre, le triomphe de Christine à Madrid, et, pour les Italiens, la faculté de se mouvoir sans être aussitôt foulés aux pieds par l’Autriche.

Quoi qu’il en soit, cette politique, toute réservée qu’elle était, ne paraissait au roi qu’une politique d’aventurier. Il la jugeait audacieuse, parce qu’elle n’était pas tout-à-fait inerte, et il craignait qu’elle ne nous conduisît aux abîmes, parce qu’elle ne nous conduisait pas au néant.

Aussi la demande d’intervention fit-elle éclater entre Louis-Philippe et M. Thiers les plus orageuses dissidences.

Le roi était doué, comme homme, d’une séduction de manières incomparables ; dans les rapports de la vie privée, il charmait ses ministres par un esprit facile, une bonhomie sans effort, une causerie familière, et le plus gracieux oubli des droits que donne la majesté royale ; mais, dans les affaires importantes, rien de plus absolu que son vouloir. Cette politique, toute composée de ménagements, qu’il avait embrassée, il la soutenait impérieusement. Avec l’ardeur que Napoléon mettait à chercher la gloire, les intimes de Louis-Philippe assurent qu’il l’évitait. M. Thiers disait de lui, fort spirituellement, qu’il était la gravure en creux et que Napoléon était la gravure en relief.

M. Thiers eut donc à soutenir des complots acharnés mais comme, dans le cas particulier dont il s’agissait, la raison, même au point de vue de la dynastie d’Orléans, était évidemment de son côté, il déploya beaucoup de fermeté et de persévérance.

Les considérations qu’il faisait valoir avaient quelque chose de décisif Louis-Philippe n’était-il pas poussé par un intérêt manifeste à exclure du trône d’Espagne ce Don Carlos dont les prétentions étaient liées si intimement à celles de Henri V ? Et si de la question dynastique on passait à la question française, comment mettre en doute l’énorme avantage qu’il y aurait pour la France à consolider son influence en Espagne ? Est-ce que telle n’avait pas été la politique de Louis XIV, continuée par celle de Napoléon ? La France, perpétuellement exposée aux attaques du Nord, pouvait-elle sans courir risque de la vie, laisser au Midi une Puissance dont l’alliance fut incertaine et l’amitié douteuse ? Ce qui faisait la principale force de la Russie, n’était-ce pas précisément sa position qui lui permettait d’aller en avant sans être obligée de regarder derrière elle ? Par où Napoléon avait-il péri ? Par la nécessité funeste qui retenait les troupes de Suchet en Espagne, tandis que la coalition envahissait la Champagne.

Ces raisons n’étaient pas sans faire impression sur l’esprit du roi. Plus d’une fois il parut ébranlé ; mais il ne tardait pas à revenir à son système favori, l’inaction. Le souvenir des malheurs qui avaient assailli les Français en Espagne, sous Napoléon, paraissait le préoccuper vivement. L’expédition que demandait M. Thiers réussirait-elle ? Nos troupes n’allaient-elles pas trouver, au-delà des Pyrénées, tous les dangers de cette guerre de partisans qui avait fait pâlir l’étoile du plus grand capitaine des temps modernes ? Voilà ce que le roi opposait à son ministre, et il n’écoutait qu’avec une froide incrédulité tout ce que celui-ci disait de l’impossibilité où serait don Carlos de se maintenir entre une invasion française et les troupes de Christine. L’Espagne n’est plus qu’une Vendée épuisée, répétait sans cesse M. Thiers ; il ne lui est pas plus donné de recommencer les prodiges de cette résistance qui étonna Napoléon, qu’il n’a été donné à la Vendée de se réveiller à la voix de la duchesse de Berri, et de se montrer telle que l’avaient faite Cathelineau, Bonchamps, Larochejaquelein et Lescure. Et, à l’appui de son opinion, M. Thiers citait celle de M. de Rayneval, ambassadeur de France à Madrid, qui, dans toutes ses dépêches, insistait vivement pour l’intervention, et déclarait le gouvernement de Christine perdu, si l’orage qui grondait autour d’elle n’était détourné par une démarche, dont il affirmait l’importance décisive en même temps qu’il en niait le péril.

Mais le roi n’entendait pas jouer son repos et la paix sur les hasards d’une semblable appréciation. Peut-être aussi y avait-il un motif secret à l’opiniâtreté de sa résistance. On a cru que don Carlos lui avait fait mystérieusement donner l’assurance que, s’il consentait à rester neutre, lui, don Carlos, s’engageait à ne prêter aucun appui à la cause de Henri V.

Quoi qu’il en soit de cette conjecture, M. Thiers se vit bientôt réduit à la nécessité de rompre ouvertement avec Louis-Philippe. Pour triompher de la volonté du monarque, il avait essayé de toutes les raisons ; après celles qui se puisaient dans de graves intérêts politiques, il avait invoqué celles qui se rattachaient à des idées d’honneur ; il avait rappelé que l’intervention, après tout, n’était que l’accomplissement d’une promesse sacrée, que l’inévitable exécution du traité de la quadruple alliance, qu’une conséquence forcée de l’amitié politique qui nous unissait aux Anglais… Vains efforts ! Il fallait céder : il parla d’offrir sa démission.

Restait à savoir quelle serait, après un tel éclat, l’attitude des autres membres du Cabinet. Sondé par M. Mignet, M. de Broglie répondit que son opinion sur la nécessité d’intervenir en Espagne, n’était point parfaitement fixée ; qu’il y voyait autant d’inconvénients que d’avantages ; mais — ce furent ses propres expressions, — mais que c’était au plus convaincu à l’emporter, et que, par conséquent, il suivrait M. Thiers. Pour ce qui est de M. Guizot, il apportait dans la solution du problème plus que de l’indécision : de l’indifférence. « On peut prendre, dit-il, l’un ou l’autre parti. » Et, en cela, M. Guizot ne sortait pas de son caractère. Car, passionné pour la possession du pouvoir, M. Guizot envisageait froidement les idées que le pouvoir sert à réaliser. Ce qu’il aimait dans les affairés, c’était le commandement, à la différence de M. Thiers, qui, dans les affaires, n’aimait que l’action.

Le Conseil s’étant rassemblé pour une décision définitive, la dissolution du Cabinet semblait imminente, lorsque M. de Broglie fit observer qu’aux termes mêmes du traité de la quadruple alliance, la France n’était engagée à intervenir qu’après s’être entendue sur ce point avec les Puissances alliées. Il fallait donc, suivant M. de Broglie, consulter l’Angleterre et attendre son avis.

M. Thiers ne pouvait combattre cette opinion, puisqu’elle s’appuyait réellement sur le texte du traité ; mais il sentit bien que, dès ce moment, la cause soutenue par lui était perdue. Le Cabinet de Saint-James, en effet, était représenté, à Madrid, par Georges Villiers, depuis lord Clarendon, homme asservi à des habitudes d’élégance frivole, et mêlant volontiers la vie des salons à celle des affaires. Une rivalité qui n’avait rien de politique étant survenue entre Georges Villiers et M. de Toréno, membre du Cabinet de Madrid, l’ambassadeur anglais s’était détaché, presqu’à son insu, comme il arrive en pareille occurence, du parti dont M. de Toréno était un des chefs, et les exaltés l’avaient entouré. Ses dépêches s’en ressentirent, et durent rendre naturellement plus réservés, à l’égard du ministère espagnol, les chefs du Cabinet de Saint-James, d’autant qu’il suivait avec jalousie les progrès de l’influence française à la Cour de Madrid. Cette disposition, jointe sans doute à la manière adroite dont la question d’intervention fut posée par les Tuileries, décida l’Angleterre à répondre négativement. C’est ce que Louis-Philippe avait espéré. M. Thiers était vaincu, et il ne lui restait pas même un prétexte pour offrir de nouveau sa démission, que le roi, si elle avait-été isolée, aurait acceptée avec joie.

On refusa donc à l’Espagne les secours qu’elle avait demandés ; mais quand la nouvelle de ce refus parvint à Madrid, M. Martinez de la Rosa n’était plus ministre, et M. de Toréno le remplaçait dans la présidence du Conseil.

Au reste, des événements intérieurs, d’une douloureuse gravité, ne tardèrent pas à détourner de l’Espagne l’attention des ministres français.

Depuis quelque temps le roi semblait ne plus marcher qu’environné d’embûches. Quelques fanatiques avaient ouvert leur âme à de noirs projets, et diverses tentatives de complot, successivement découvertes, firent soupçonner que des poignards étaient aiguisés dans l’ombre. Mais, comme les preuves n’étaient jamais suffisantes, les accusés ne faisaient que passer devant la justice, et l’on voyait s’épaissir les ténèbres autour d’un trône qu’allait désormais assiéger l’épouvante.

Pour ce qui est du roi, il déployait une grande sérénité. Ceux qui s’étudient à rapetisser toute chose, ont prétendu que Louis-Philippe avait mis dans les calculs de sa politique l’affectation du courage. Mais nous croyons, nous, qu’il entrait réellement dans sa nature de défier le péril. Peut-être aussi n’était-il pas sans avoir deviné que les hommes chargés de la responsabilité de ses jours enflaient systématiquement ses dangers pour mieux établir leur importance et faire valoir leurs services.

Toujours est-il que chaque jour apportait un nouveau sujet d’alarme. Et comment couper le mal par la racine ? Comment arrêter les coupables par la terreur du châtiment ? Il aurait fallu, pour cela, ne pas étouffer les complots à leur origine, et les laisser se développer jusqu’au flagrant délit. Sur ces entrefaites, M. Thiers apprit que, profitant d’un voyage que le roi devait faire de Neuilly à Paris, des conspirateurs avaient formé le dessein de lancer dans la voiture royale un projectile enflammé. Il prend aussitôt son parti, se rend auprès du roi, et lui demande, pour les faire monter dans la voiture, ses aides-de-camp. À cette proposition inattendue, le roi s’étant récrié, « C’est leur devoir de s’exposer, sire, pour votre personne, répondit M. Thiers et pourront-ils se plaindre quand ils verront le ministre de l’intérieur à côté d’eux ? » Bien que la police eût pris toutes les précautions convenables pour empêcher que la conspiration n’atteignit, en éclatant, son horrible but, l’offre de M. Thiers témoignait d’un incontestable dévoûment. Le roi mit beaucoup de noblesse à la repousser, et déclara qu’il entendait jouer lui-même cette partie. Sa résolution est en vain combattue par M. Thiers, et les préparatifs sont ordonnés. Mais, au moment du départ, la reine et les princesses se présentent tout-à-coup, éplorées, éperdues ; soit qu’une habile indiscrétion les eût initiées au secret de ce qui venait de se passer, soit qu’elles n’eussent reçu d’autre avertissement que celui des instincts du cœur, la reine voulut être du voyage, et il fut impossible de la faire céder. M. Thiers, alors, eu égard aux circonstances, sollicita l’honneur de prendre place dans la voiture menacée, et l’on risqua le voyage. Il n’eut pas de suites, les conspirateurs, qui se sentaient surveillés, ayant renoncé à leur dessein ; mais rien ne montre mieux à quelles angoisses la royauté en France se trouvait condamnée.

Cependant, des bruits étranges et sinistres commencent à se répandre, et en France, et au-dehors. L’anniversaire de la révolution de juillet approche ; et, suivant les mystérieux discours qui circulent dans le public, cet anniversaire doit être marqué par un attentat. Une lettre écrite de Berlin, le 26 juillet (1835), porte : « Le bruit court généralement ici qu’il y aura une catastrophe pendant l’anniversaire des trois jours. » La même nouvelle a été donnée, le 25 juillet, par un article inséré dans le Correspondant de Hambourg. À Coblentz, à Turin, à Aix, à Chambéry, les mots de machine infernale ont été prononcés. Enfin l’on raconte que, passant dans un village de Suisse, deux voyageurs ont écrit sur un registre d’auberge, à la suite des noms de Louis-Philippe et de ses fils : qu’ils reposent en paix !

La veille du 28, jour fixé pour la promenade solennelle de Louis-Philippe dans Paris, un jeune ouvrier, nommé Boireau, employé dans les ateliers de M.Vernert, lampiste, reçut la visite de deux personnages richement vêtus. Et quelque temps après, un commis de la maison, auquel Boireau avait fait confidence de cette visite, disait à son père, en parlant de la revue du lendemain : « Vous n’irez pas si vous m’en croyez. » Les soupçons qu’éveillaient de telles paroles parviennent, comme renseignement, au commissaire de police de la Chaussée-d’Antin, M. Dyonnet ; mais, outre que l’indication était très-vague, la fatalité ne permit pas qu’on mît la main sur l’homme qui seul pouvait donner le mot de cette redoutable énigme.

Le soleil du 28 se leva sur la ville, effrayée déjà par de sourdes rumeurs et comme oppressée. Vainement le tambour avait-il appelé, de grand matin, la garde nationale sous les armes. On remarquait partout une sorte d’apathie où entrait quelque défiance. Vers dix heures, les légions s’étendaient sur une ligne immense, le long des boulevards, fanant face à quarante mille soldats, fantassins ou cavaliers. Le boulevard du Temple ayant été désigné, dans les rumeurs étranges dont nous avons parlé, comme le théâtre du crime prévu, des agents de police avaient reçu ordre de longer les maisons et de surveiller les fenêtres. Il paraît même que, la veille, M. Thiers avait fait fouiller, de ce côté, un assez grand nombre de maisons ; mais les réclamations des habitants du quartier s’étaient produites avec tant de violence, qu’il avait fallu abandonner les perquisitions commencées.

L’horloge du château marquait dix heures, lorsque le roi sortit à cheval des Tuileries. Il était accompagné de ses fils : les ducs d’Orléans, de Nemours et de Joinville ; des maréchaux Mortier et Lobau, des ministres, et d’une foule nombreuse de généraux, d’officiers supérieurs, de fonctionnaires. Sur toute la ligne parcourue régnait un silence morne, qu’interrompaient seulement, d’intervalle en intervalle, les acclamations obligées des soldats. A midi et quelques minutes, le cortége royal arriva devant le front de la 8e légion, stationnée sur le boulevard du Temple, à la hauteur du Jardin-Turc. Là, le roi se penchant pour recevoir une pétition des mains d’un garde national, on entend tout-à-coup comme un feu de peloton bien nourri. En un instant, la terre est jonchée de morts et de mourants. Frappés à la tête, le maréchal Mortier et le général Lachasse de Vérigny tombent baignés dans leur sang. Un jeune capitaine d’artillerie, M. de Villate, glisse du haut de son cheval, les bras étendus, ainsi qu’un Christ en croix : il a été atteint à la tête, il expire. Au nombre des victimes, on compte le colonel de gendarmerie Raffé ; M. Rieussec, lieutenant-colonel de la 8e légion les gardes nationaux Prudhomme, Benetter, Ricard, Léger un vieillard plus que septuagénaire, M. Labrouste ; une pauvre ouvrière en franges, nommée Langeray ; et une jeune fille à peine âgée de quatorze ans, nommée Sophie Rémy. Le roi n’est pas blessé ; mais, dans la confusion, son cheval s’est cabré, et il a lui-même reçu au bras gauche un choc violent. Le duc d’Orléans a une légère contusion à la cuisse. Une balle a frappé la croupe du cheval du duc de Joinville. Ainsi, l’affreuse tentative a manqué son but : la famille royale est sauvée ! Quelle parole humaine pourrait exprimer l’horreur produite par cet épouvantable et lâche attentat ? On envoya sur-le-champ rassurer la reine, et le roi continua sa marche au milieu des plus ardents témoignages de sympathie et d’enthousiasme. Réaction bien naturelle et qui, pour la centième fois venait prouver que la théorie de l’assassinat n’est pas moins stupide qu’odieuse ! Car, même en admettant le succès, nous l’avons déjà dit dans ce livre et nous le répétons : quand le mal existe, c’est qu’il est dans les choses, et là seulement il le faudrait poursuivre ; si un homme le représente, en faisant disparaître cet homme, on ne détruit pas la personnification, on la renouvelle : César assassiné renaquit plus terrible dans Octave.

Des personnages graves ont raconté, d’après le maréchal Maison, et pour donner une idée du sang-froid de Louis-Philippe, qu’ayant entrevu tout d’abord le parti qu’il était possible de tirer de la situation, il avait dit, au plus fort des préoccupations nées de l’attentat : « Maintenant, nous sommes surs d’obtenir nos apanages. » Mais on ne doit accueillir ce fait, qu’avec la défiance que mérite tout ce qui est invraisemblable.

Cependant, au moment de la détonation, on avait vu des flots de fumée s’échapper d’une fenêtre du troisième étage de la maison n° 50. Un homme s’y élança, saisit une double corde qui s’y trouvait suspendue, et se laissa glisser jusqu’au niveau d’un petit toit. L’inconnu était à demi-vêtu, et avait le visage couvert de sang. Un pot de fleurs qu’entraîna le mouvement de la corde lorsqu’il l’abandonna, fit, en se brisant sur le pavé, lever les yeux à un agent de police posté dans la cour. « Voilà l’assassin qui se sauve par le toit, » s’écria l’agent, et un garde national somma le fugitif de se rendre, le menaçant de faire feu. Mais lui, écartant de sa main le voile de sang étendu sur ses yeux, il poursuivit sa route, et s’élança, par une fenêtre ouverte, dans une maison voisine. Renverser une femme qui fuyait devant lui échevelée et gémissante, traverser la maison, descendre l’escalier, tout cela ne fut pour l’assassin que l’affaire d’une minute ; mais une traînée de sang indiquait son passage, comme si son propre crime l’eût poursuivi. Il arriva trop tard dans la cour et fut arrêté.

Dans la chambre d’où il s’était enfui on trouva les débris fumants de la machine qui avait servi au forfait. Elle était montée sur une espèce d’échafaudage que soutenaient quatre pilastres liés entre eux par de fortes traverses en bois de chêne. Vingt-cinq canons de fusil s’appuyaient par la culasse sur la traverse de derrière, plus élevée que celle de devant de huit pouces environ. Les bouts des canons posaient sur des entailles. Les lumières étaient en haut et rangées sur la même ligne, de manière à pouvoir s’enflammer d’un seul coup, au moyen d’une tramée de poudre. Telle était la disposition des fusils, que la mitraille qu’ils renfermaient devait prendre le cortège en écharpe et embrasser un vaste carré, en s’élevant des pieds des chevaux à la tête des cavaliers. La charge de chaque fusil était quadruple. Heureusement, les prévisions de l’assassin furent trompées. Deux fusils ne prirent pas feu, quatre crevèrent, et ce hasard fut sans doute ce qui sauva le roi.

La chambre contenait une alcôve, et dans cette alcôve un matelas, plié en deux, laissait lire sur un de ses coins le mot Girard, nom du locataire de l’appartement. Girard, d’après les informations prises, habitait la maison depuis quelques mois. Il se donnait pour mécanicien. Jamais la concierge n’était entrée chez lui : il n’y avait reçu qu’un homme, qu’il faisait passer pour son oncle, et trois femmes qu’il disait ses maîtresses. Le 28 juillet, on l’avait vu aller et venir, monter et descendre, dans un état manifeste d’agitation, et il était entré dans un café voisin pour y boire, contre son habitude, un petit verre d’eau-de-vie. Au corps-de-garde où on l’avait conduit après son arrestation, un garde national lui ayant demandé : « Qui êtes-vous ? — Cela ne vous regarde pas, avait-il répondu avec assurance : je le dirai quand je serai interrogé. » Il portait sur lui de la poudre interrogé sur l’usage qu’il en voulait faire, il dit : Pour la gloire. Plus tard, à l’époque de son procès, nous ferons connaître ce misérable, dont le véritable nom était Fieschi, et nous dirons les manœuvres à jamais honteuses qui furent pratiquées pour lui arracher des aveux. Nous n’arriverons, hélas ! que trop tôt à des détails que nous ne pourrons transcrire sans que le rouge nous monte au front !

Tout Paris connaissait déjà les malheurs de la journée, et la consternation qu’ils y avisent répandue est plus facile à concevoir qu’à décrire. L’affliction était universelle, profonde, et, chez quelques-uns, mêlée d’effroi. Sur les places, dans les rues, on ne s’abordait que par des questions sinistres. Que signifiait cette rage aveugle ? Comment un aussi exécrable forfait avait-il été possible dans un pays qui était la France ? Et l’on disait le nombre des victimes, combien elles différaient par l’âge, combien par le rang et la renommée, ce qui les avait séparées durant la vie, et l’affreuse nouveauté du crime qui les réunissait pour toujours. Aux calamités irréparables on ajoutait les calamités possibles. On parlait du duc de Joinville menacé de si près ; du duc d’Orléans légèrement blessé ; de M. de Broglie atteint d’une balle qui ne l’avait épargné que parce qu’elle avait glissé sur la plaque de sa décoration de grand-croix. Quelques-uns frémissaient en songeant aux désordres que la mort inopinée du roi aurait peut-être déchaînés sur la France. Car, telle est la misère des monarchies, tel est le vice de l’engrenage politique dont elles forment le principal ressort, que la destinée d’un grand peuple y semble dépendre de l’existence d’un seul homme, c’est-à-dire d’un coup de poignard, d’une maladie aiguë, d’une roue de voiture qui se brise, d’un cheval qui s’emporte ! Aussi peut-on dire que le régime monarchique abaisse outre mesure le niveau de l’humanité !

Quant à la responsabilité de l’attentat, les partis se montrèrent un moment disposés à se la renvoyer l’un à l’autre, par une tactique trop commune et qui n’en est pas moins dégradante. Parce qu’on avait trouvé dans la chambre de l’assassin une lithographie représentant le duc de Bordeaux, les légitimistes furent accusés. Et à leur tour, certaines feuilles légitimistes s’abaissèrent, contre les républicains, à des allusions dont la cruauté égalait à peine la bêtise. Hâtons-nous de le dire, à la gloire de notre nation, ces mutuelles récriminations furent passagères, et bientôt, grâce un généreux sentiment de pudeur publique, le cri qui domina fut celui-ci : « C’est le crime d’un fanatique isolé. » Mais ce qu’un pareil cri avait de noble et de vraiment français, les courtisans, race obstinément vile, les courtisans étaient hors d’état de l’apprécier. Ils ne comprirent pas qu’en essayant d’étendre la solidarité de l’attentat, ils calomniaient leur pays ; et, comme c’était le parti républicain qu’ils redoutaient le plus, ce fut à lui que s’adressa d’abord l’outrage de leurs soupçons. Un loyal militaire, le général Morand, s’était rendu au château. Il y annonce que certains détails, à lui communiqués, tendent à assigner au complot une origine légitimiste, et qu’il est prêt à en faire part à la justice. Aussitôt on s’indigne, on l’interpelle avec aigreur. Pourquoi ne pas laisser sur un parti qu’on a un intérêt spécial à noircir, l’odieux d’un semblable crime ? « Ce sont les républicains, » murmurent les courtisans ; et une voix qu’on n’avait pas coutume de contredire s’écrie : « Nous savons d’où le coup est parti ; les légitimistes n’y sont pour rien. Ce sont les républicains, » s’était aussi écrié Bonaparte, après l’attentat de nivôse.

Quant aux ministres, ils avaient hâte de mettre à profit l’événement. Sans autre guide que le soupçon, sans autre règle que la haine, ils ordonnent visites domiciliaires, arrestations préventives, poursuites. Qui le croirait ? M. Thiers étant ministre, Armand Carrel se vit enveloppé dans une persécution ayant pour but ou pour prétexte la recherche des complices d’un assassin ! M. Thiers, pourtant, avait connu Armand Carrel dans l’intimité, et il le savait loyal jusqu’au scrupule. S’il le fit arrêter par calcul ou par vengeance, c’est ce qu’il importe peu d’examiner : dans l’un et l’autre cas, le fait n’admet pas d’excuse, et il restera comme une tache sur la mémoire de M. Thiers.

Les ministres ne s’en tinrent pas là. Il y a dans la vie d’un peuple des moments de stupeur si étranges, qu’il n’est rien qui, alors, ne se puisse obtenir de son imbécillité. Les ministres virent bien que la France était dans un de ces moments de surprise épaisse, et ils en profitèrent pour lui ravir ses libertés. « Mon gouvernement connaît ses devoirs, et il saura les remplir, » avait dit une proclamation royale. Et les journaux ministériels de commenter la menace : il était temps enfin de pourvoir au salut du chef de l’Etat par des mesures énergiques ; il fallait rendre la justice plus prompte dans son action et plus terrible dans ses vengeances ; il fallait rendre l’institution du jury plus dure aux accusés ; il fallait museler la presse et placer définitivement au-dessus de toute discussion non-seulement la personne du roi, mais encore la monarchie constitutionnelle. Que tardait-on ? L’attentat du 28 juillet ne venait-il pas de révéler la source empestée du mal ? Voilà ce que les feuilles du gouvernement soutenaient à l’envi. Comme s’il existait le moindre rapport entre le droit de discussion et les inspirations de la perfidie ! Comme si l’acte d’un fou sanguinaire suffisait pour faire mettre en interdit la raison humaine !

Elle n’était pas nouvelle, au surplus, cette insolente exploitation de l’étourdissement d’un peuple, et les ministres de Louis-Philippe n’étaient ici que les plagiaires de la Restauration. Après l’assassinat du duc de Berri par Louvel, les royalistes n’avaient-ils pas dit : « C’est de la presse de l’Opposition que le coup est parti. Le prince vient d’être poignardé par une idée libérale. » Or, ceux à qui s’adressait la calomnie, à cette époque, c’étaient, entre autres libéraux, MM. de Broglie, Thiers, Guizot, aujourd’hui ministres ! Le dernier fut même frappé alors du coup qui atteignit M. Decazes, son patron, proclamé par M. Clauzel de Coussergues le complice de Louvel. Et maintenant, M. Guizot ne rougissait pas de se faire l’artisan d’une iniquité dont il avait jadis souffert lui-même ! Si cela s’appelle la politique, je ne saurais exprimer jusqu’à quel point la politique me fait pitié.

Il avait été décidé qu’on ferait aux victimes de l’attentat du 28 des funérailles magnifiques, de vraies funérailles nationales. Auguste et touchante pensée, si le ministère n’y eût associé le projet de faire servir la douleur publique au triomphe des mesures qu’il méditait ! Le 5 août (1835), les funérailles eurent lieu. Elles offrirent un inconcevable caractère de tristesse et de grandeur. De l’église Saint-Paul, où les corps avaient été provisoirement déposés, jusqu’à l’hôtel des Invalides, leur destination suprême, ce n’était qu’un océan de têtes, océan dont aucune tempête ne devait, cette fois, troubler les profondeurs, et qui roulait lentement à travers la ville, en la remplissant de son silence. Quatorze chars funèbres furent vus s’avançant l’un après l’autre sur le boulevard. Le premier était celui de la jeune fille si cruellement moissonnée par un hasard terrible ; le dernier, celui du vieux soldat impérial que la mort était venue surprendre dans les distractions d’une fête, après tant et de si dévorantes mêlées ! Venait ensuite, tout couvert de noires draperies, le cheval de bataille, accompagnant son cavalier immobile à jamais. L’église des Invalides reçut sous ses voûtes en deuil et inondées de clartés sépulchrales, les dépôts mortels qu’on lui venait confier. Puis, le roi, suivi de ses enfants, jeta l’eau bénite sur les corps. Et la foule s’écoula peu à peu, toujours silencieuse et recueillie.

L’attitude du clergé dans ces circonstances eut quelque chose de manifestement hostile à la dynastie d’Orléans. Après des hésitations offensantes pour la royauté, l’archevêque de Paris s’était enfin décidé à rendre au roi une visite, et même à officier au service funèbre qui devait être célébré dans l’église des Invalides. Mais les regrets du clergé pour la branche aînée se trahirent dans ces paroles singulières de l’archevêque au roi : « Sire, en voyant aujourd’hui le chef et les corps de l’Etat, doublement avertis par le malheur et le bienfait, venir apporter aux pieds des saints autels un juste tribut de remerciments et d’hommages, la religion espère ! Elle espère pour la France. Car, si l’ingratitude envers Dieu a le funeste privilége d’arrêter le cours de ses dons, la reconnaissance de la foi a le pouvoir, au contraire, de les multiplier et de les faire couler avec abondance sur les princes et sur les peuples. »

S’il est une règle d’éternelle sagesse, c’est celle qui prescrit au législateur de se garder, lorsqu’il médite la loi, de toute précipitation passionnée, de toute impression de nature à altérer la sérénité de son jugement. Cependant, dès le 4 août 1835, la Chambre des députés était saisie des projets de lois annoncés par la polémique ministérielle. Dans un exposé des motifs qui démentait l’idée qu’il avait donnée de son caractère, M. de Broglie fit de l’état de la France, sous l’empire de la presse, un tableau qui présentait, avec le fameux rapport de M. de Chantelauze en 1830, des analogies frappantes. Comme conclusions de l’exposé des motifs, trois projets de lois furent présentés par M. Persil.

L’un, relatif aux cours d’assises. investissait le ministre de la justice, à l’égard des citoyens accusés de rébellion, du pouvoir de former autant de cours d’assises que le besoin l’exigerait, et chaque procureur-général d’abréger, en cas de besoin, les formalités de la mise en jugement. Il donnait aussi au président de la cour d’assises le droit de faire amener de force les accusés qui troubleraient l’audience et de faire passer outre aux débats en leur absence.

L’autre, relatif au jury, lui attribuait le vote secret, statuait que la majorité des voix nécessaire pour la condamnation serait réduite de 8 à 7, et aggravait la peine de la déportation.

Le troisième, relatif à la presse, déclarait punissables de la DÉTENTION ET D’UNE AMENDE DE 10, 000 à S0, 000 fr. l’offense à la personne du roi et toute ATTAQUE CONTRE LE PRINCIPE DU GOUVERNEMENT, COMMISES PAR VOIE DE PUBLICATION. Il défendait aux citoyens, sous des peines exorbitantes, quoique moins sévères, de prendre la qualification de républicain, de mêler la personne du roi à la discussion des actes du gouvernement, d’exprimer le vœu ou l’espoir de la destruction de l’ordre monarchique et constitutionnel, d’exprimer le vœu ou l’espoir de la restauration du gouvernement déchu, d’attribuer des droits au trône à quelqu’un des membres de la famille bannie, de publier les noms des jurés avant ou après la condamnation, de rendre compte des délibérations intérieures du jury, d’organiser des souscriptions en faveur des journaux condamnés… Il enlevait aux gérants la faculté de donner des signatures en blanc ; il leur imposait l’obligation de dénoncer les auteurs des articles incriminés ; il les privait de l’administration des journaux durant le cours de l’emprisonnement. Il statuait qu’aucun dessin, aucun emblème, aucune gravure, aucune lithographie, ne pourraient être exposés, publiés, mis en vente, qu’après avoir subi la censure préalable ; et qu’à cette seule condition un spectacle pourrait être établi et une pièce de théâtre jouée.

Quand on songe que cet effrayant ensemble de dispositions despotiques était motivé sur les fureurs solitaires d’un misérable ; quand on songe que c’était une nation tout entière qu’on punissait ainsi du crime d’un scélérat qui lui faisait horreur ; et que c’était d’une situation exceptionnelle, passagère, qu’on faisait sortir la permanence de pareilles lois dans le pays le plus civilisé du monde, le plus jaloux de sa liberté, le plus éprouvé par les révolutions… L’esprit reste confondu d’étonnement, et l’on se demande si tout cela n’est pas un rêve.

Mais ce qui n’est pas moins triste à rappeler, c’est que les Chambres répondirent avec une sorte d’impatience grossière à l’appel qui leur était fait. Les projets du gouvernement ne rencontrèrent qu’une approbation convulsive dans les trois commissions nommées, dont les rapporteurs furent : pour la loi sur les cours d’assises, M. Hébert ; pour la loi sur le jury, M. Parent ; pour la loi sur la liberté de la presse, M. Sauzet. Et même, tant était grand le vertige la dernière commission ne craignit pas d’ajouter aux lois proposées des dispositions qui en exagéraient les rigueurs, déjà excessives. Elle demanda qu’on déclarât punissables de l’amende et de la prison les attaques contre la propriété, le serment et le respect dû aux lois ; que le taux du cautionnement des journaux fût élevé de 48,000 fr. à 200,000 (le chiffre de 100,000 fut adopté par la chambre) ; qu’on en exigeât le versement en numéraire, et que le gérant ne pût entrer en fonctions sans en posséder le tiers en son nom propre.

La discussion s’ouvrit à la Chambre des députés le 13 août. Elle souleva une lutte ardente mais courte, et eut le résultat prévu on avait délibéré sous le joug de la passion. Le ministère obtint donc plus encore qu’il n’avait demandé. Le concours de la Chambre des pairs ne pouvait manquer aux ministres elle s’empressa de donner la consécration de son vote à ces lois fameuses qui devaient rester dans la mémoire du peuple et dans l’histoire sous le nom de lois de septembre. Pour les flétrir, M. Royer-Collard avait rompu un long silence, et son discours commença le châtiment des ministres.

Les lois de septembre dépouillèrent les accusés de leurs garanties les plus précieuses. Elles faussèrent l’institution du jury. Elles assimilèrent à un attentat la discussion d’une théorie. Elles firent de la puissance de la presse l’arme exclusive de la haute bourgeoisie, et enlevèrent tout organe à la défense des intérêts sacrés du pauvre. C’était à cela que la révolution de juillet était venue aboutir !

Les lois de septembre rétablissaient aussi la censure, cette censure contre laquelle les libéraux, aujourd’hui vainqueurs, avaient si énergiquement élevé la voix, du temps de la Restauration. Qu’on eût essayé d’imprimer aux théâtres une direction sociale, rien de mieux, suivant nous. De tous les moyens de gouvernement, il n’en est pas de plus efficace et de plus légitime que le théâtre. Permettre à un simple particulier d’agir, au gré de son caprice, sur les hommes rassemblés, par les séductions de la scène, l’intérêt du drame, la beauté des femmes, le talent des artistes, l’enchantement des peintures et des flots de lumières, c’est livrer au premier corrupteur venu l’âme du peuple en pâture c’est abandonner au passant le droit d’empoisonner les sources de l’intelligence humaine. Dans un pays où le gouvernement serait digne de ce nom, l’État ne saurait renoncer à la direction morale de la société par le théâtre, sans abdiquer. Mais si les ministres du 11 octobre s’étaient proposé pour but la réalisation d’une aussi noble pensée, au lieu de revenir à ce que la censure avait eu de plus tyrannique et de plus inepte, ils auraient demandé qu’on retirât aux spéculateurs, pour la confier à l’Etat, l’exploitation des théâtres et ils en auraient attribué la surveillance à un jury véritablement national, c’est-à-dire électif, temporaire amovible par le peuple et responsable. C’est le contraire qu’ils firent, dominés qu’ils étaient par des passions mesquines et des idées sans profondeur.

Ainsi, les droits de la raison et ceux de la presse étaient foulés aux pieds de la manière la plus brutale : par M. Thiers, que la presse avait poussé au faîte des grandeurs ; par M. de Broglie, qui, sous la Restauration, s’était fait ouvertement le protecteur de la liberté d’écrire ; par M. Guizot, qui, soit comme publiciste, soit comme professeur, n’avait cessé de proclamer la souveraineté de la raison. Et ces trois hommes venaient gravement affirmer, à la face du monde, qu’au-delà de la monarchie qu’ils voulaient et qu’ils avaient intérêt à vouloir, il n’était plus de progrès possible ; que l’intelligence, ici-bas, s’arrêtait fatalement aux limites tracées par eux ; que l’humanité devait rester emprisonnée jusqu’au bout dans leur formule ; qu’il y avait crime, enfin, à les importuner, ne fut-ce que par un vœu, que par un espoir, dans la jouissance de leur fortune constitutionnelle ! Et ces prétentions, d’une bouffonnerie à peine croyable, elles devenaient lois de l’Etat Et toutes ces choses se passaient au milieu des ruines de cinq ou six gouvernements renversés l’un sur l’autre, parce que tous, ils avaient eu l’insolence de s’écrier : « Je suis inviolable, indiscutable, immortel ! » Qu’ajouter au tableau d’un pareil désordre ? On avait décrété en France l’anarchie des cultes, et l’on y déclarait factieuse la lutte pacifique des systèmes il n’était plus permis de se dire républicain là où il l’était de se dire athée ! Discuter Dieu restait un droit ; discuter le roi devenait un crime !



CHAPITRE XII.


Intrigues de Cour. — Le ministère du 11 octobre sourdement miné. — On excite l’ambition de M. Thiers. — Mot de M. de Talleyrand sur M. Thiers. — Mme de Diuo et Mme de Liéven. — M. Thiers insensiblement détaché de ses collègues. — Le Cabinet divisé, au moyen de M. Humann. – Honteuses menées. — Véritable motif de la proposition relative à la réduction de la dette publique. — M, Thiers s’irrite contre M. Gnizot. — Moyens employés pour les séparer à jamais l’un de l’autre. — Propos blessants tenus par les amis de M. de Broglie. — M. Thiers, mis an défi, se décide a rompre ouvertement avec ses collègues et former un nouveau cabinet. — Gravité de cette résolution. — Le ministère du 11 octobre dissous, le gouvernement personnel est fondé. — Conclusion.


L’année 1836 s’ouvrait, pour Louis-Philippe, sous les plus favorables auspices. L’attentat de Fieschi, en glaçant la France d’horreur, avait fortifié la monarchie. Les uns, sincères dans leur effroi, se pressaient plus vivement que jamais autour du trône sauvé ; les autres affectaient de reconnaître le doigt de Dieu dans la conservation des jours du roi, au milieu d’un si effroyable péril d’autres s’étudiaient à changer en fiel la douleur éveillée dans toutes les âmes, et, avec une habileté funeste, ils faisaient le compte des victimes de Fieschi, présentant l’assassinat comme le dernier terme des encouragements donnés par la presse opposante à l’esprit de révolte.

Ainsi calomniée, l’Opposition commandait à sa colère et ajournait l’explosion de ses ressentiments. La législation de septembre était en vigueur : on la subissait. La société languissait dans un morne repos, et le pouvoir triomphait, porté par le deuil public.

Au château cependant, la satisfaction n’était pas entière. On y aspirait toujours avec la même impatience aux douceurs du gouvernement personnel, et ce désir devenait naturellement plus vif, toutes les fois que les circonstances faisaient paraître moins impérieuse la nécessité d’un Cabinet fortement constitué. Le surnom de Casimir premier donné à Casimir Périer disait assez combien la dictature ministérielle de cet homme arrogant avait été jugée insolente et combien le roi en avait souffert. Qu’elle fût continuée par MM. de Broglie, Guizot et Thiers, étroitement unis, voilà ce qu’à la Cour on trouvait insupportable. Les courtisans se remirent à l’œuvre.

Rompre les liens que l’amitié avait noués entre le duc de Broglie et M. Guizot, on y parvint plus tard, mais on ne se croyait pas encore en droit d’espérer un aussi notable succès. À cette époque, les deux chefs du parti doctrinaire étaient considérés comme inséparables, si bien que le roi les appelait avec un amer sourire les jumeaux siamois. Ce fut, par conséquent, autour de M. Thiers que se croisèrent les intrigues, et l’on s’attacha laborieusement à lui souffler les plus audacieuses espérances.

M. de Broglie chancelait sous le poids de son impopularité ; il était, de la part du roi, l’objet d’une aversion profonde ; il avait déplu aux diplomates étrangers par sa raideur, et M. de Talleyrand disait de lui avec une affectation d’ironie impertinente, que sa vocation était de n’être pas ministre des affaires étrangères : en fallait-il davantage pour préparer sa chute ? On essaya de tenter M. Thiers par l’appât de ce brillant héritage. Au lieu d’un ministère qui le rendait responsable de la vie du roi, qui le commettait avec des agents de police, qui le condamnait à lutter de ruse avec des conspirateurs infatigables, qui le plongeait dans un chaos de soucis dégradants, on lui montrait en perspective un ministère qui allait l’élever à des relations pleines d’éclat et lui assigner un rôle dans la grande partie qui se joue entre souverains. Quelle plus haute fortune pouvait être promise à son orgueil ! Et avec quel tressaillement ne devait-il pas ouvrir son esprit à l’idée de voir les plus fiers représentants de l’Europe aristocratique saluer en lui le moderne ascendant du mérite plébéien ! Une seule crainte aurait pu l’arrêter au seuil d’un monde pour lequel il ne semblait pas fait, et où, selon toute apparence, il allait manquer de contenance et d’ampleur. Mais, même sous ce rapport, on avait eu soin de lui aplanir les voies. « M. Thiers, avait dit M. de Talleyrand, n’est point parvenu, il est arrivé. » Et chacun de s’incliner devant cet oracle. De sorte que M. Thiers avait reçu du gentilhomme le plus renommé de son pays la convenance des salons.

Aussi bien, nul n’était plus que lui de la société de madame de Dino et de madame de Lieven, reines charmantes de la diplomatie, gouvernée despotiquement par leur éventail. Employa-t-on dès-lors les influences de salon pour détacher M. Thiers de l’alliance anglaise et l’attirer à l’alliance du continent ? Les amis de M. Guizot l’ont pensé, mais les faits subséquents prouvent, ou qu’il n’en fut rien, ou que la tentative échoua. Ce qui est plus sûr, c’est qu’au sein d’un entourage qui l’enveloppait de séductions, M. Thiers n’eut pas de peine à s’accoutumer à l’éclat des grandeurs qu’on rêvait pour lui.

Il ne restait plus qu’à le séparer de ses collègues, en faisant grandir la cause et naître l’occasion d’un conflit. La rivalité qui existait entre M. Thiers et M. Guizot fut donc envenimée. On supposa des propos offensants, dont on se servit pour semer les défiances et enflammer la vanité, toujours crédule. On sut grossir des plaisanteries futiles jusqu’à en faire des injures. On inventa des torts, on créa des griefs. En un mot, l’on mit en jeu tous les ressorts de cette plate habileté qui est à l’usage des Cours.

M. Thiers se défendit assez faiblement. Il était d’autant plus disposé à se laisser vaincre, que son portefeuille était très-lourd à porter, dans la circonstance. Chargé, comme chef suprême de la police, d’écarter sans cesse le bras des assassins levé sur le roi, M. Thiers aurait voulu qu’on le déchargeât momentanément de cette pénible besogne. Or, ayant témoigné le désir d’aller à Lille prendre un peu de repos, il n’avait pu obtenir que, pendant ce temps, un de ses collègues doctrinaires acceptât le poids de l’intérim, et il avait dû se résoudre à envoyer, de Lille des ordres qui continuaient sa responsabilité en l’aggravant. De là des ombrages, des motifs d’aigreur. Les doctrinaires entendaient donc lui laisser tout le fardeau du pouvoir et en garder pour eux tous les avantages ! Voilà ce que M. Thiers se disait à lui-même pour colorer à ses propres yeux son dépit, et, peut-être aussi, pour s’encourager à une rupture.

Toutefois, la pensée de trahir ses collègues n’approcha point de son cœur. Il ne fit rien pour précipiter la chute du Cabinet dont il était membre. Seulement il s’habitua doucement à l’idée de marcher sans ses collègues, si la fortune venait lui faire de nouvelles avances, et s’il se trouvait porté à la présidence du Conseil par le cours naturel des événements.

Mais si M. Thiers n’agissait pas, d’autres agissaient. Le fameux ministère du 11 octobre, sourdement miné, allait tomber enfin. Que fallait-il pour cela ? Une occasion. Et elle ne tarda pas à se présenter…, sans qu’il soit permis d’affirmer si elle naquit du hasard ou du calcul !

Le 14 janvier 1836, le ministre des finances, M. Humann, présentait à la Chambre le budget de l’exercice de 1837, lorsque tout-à-coup on l’entendit déclarer que le moment était favorable pour réduire l’intérêt de la dette publique. A ces mots, un étonnement inexprimable éclate sur le banc ministériel. Le duc de Broglie indique par un geste expressif sa stupéfaction et sa colère, tandis que, se penchant vers lui, M. Thiers lui dit tout bas : « Mettez la main dans votre poche, mon cher duc, vous allez y trouver un événement. » Et en effet, rien n’était à la fois plus imprévu et plus grave que la déclaration de M. Humann. Proposer la réduction de la dette publique, c’était jeter l’alarme parmi les rentiers, agiter la Bourse, affronter les péripéties d’une crise financière. Nous exposerons plus loin cette question, en rendant compte des débats auxquels elle donna naissance ; qu’il nous suffise de dire ici qu’elle était d’une importance capitale, touchant à tous les principes qui servent de base au crédit. Et cependant, c’était contre le gré de ses collègues, sans les avoir consultés, sans les avoir avertis, que M. Humann venait poser un problème de ce genre devant la Chambre et devant la France ! Jamais on ne vit un pareil coup de théâtre. Particulièrement blessé dans ses droits de président du Conseil, M. de Broglie était indigné. Le fait est que les collègues de M. Humann s’attendaient si peu à sa déclaration, qu’au moment où les députés entraient en séance, M. Fould ayant demandé au garde-des-sceaux s’il serait question de la réduction de l’intérêt dans l’exposé des motifs du budget, M. Persil avait répondu très-sincèrement et très-péremptoirement par la négative. Mais combien ne fut pas plus amère et plus profonde l’humiliation des ministres, quand M. Augustin Giraud annonça qu’il se proposait de leur adresser, dans la séance du 18 janvier, des interpellations formelles ; car, quels motifs pouvaient empêcher la présentation officielle d’une mesure que le ministre des finances jugeait si utile et si opportune ?

Aux interpellations dont ils étaient menacés, les collègues du ministre des finances avaient à répondre, avant tout, par le renvoi de M. Humann : ils résolurent de le sacrifier. M. Thiers, néanmoins, penchait pour une réconciliation, et même il essaya de la négocier ; mais outre que la conduite de M. Humann, à l’égard du Cabinet dont il faisait partie, était réellement digne de blâme, il fallait une victime au ressentiment des doctrinaires, hommes orgueilleux par essence et implacables. Un bal que M. de Broglie donna sur ces entrefaites ne servit qu’à irriter les amours-propres qu’il mettait en présence. Les amis de M. de Broglie firent cercle autour de lui, tandis que ceux de M. Humann se tenaient à l’écart. On se sépara donc avec un redoublement d’aigreur ; et, le 18 janvier, jour fixé pour les interpellations de M. Augustin Giraud, une ordonnance royale remplaça M. Humann par M. d’Argout.

Les explications provoquées par M. Giraud trompèrent la curiosité publique. M. Humann se justifia d’une manière embarrassée et avec une humilité tout-à-fait équivoque. M. Giraud insista pour obtenir des explications plus claires ; et, alors, emporté par son orgueil, M. de Broglie s’écria : « On nous demande s’il est dans l’intention du gouvernement de proposer la mesure ? je réponds : Non. Est-ce clair ? »

C’était là ce qu’attendait le tiers-parti. Dans un régime où les intérêts les plus sacrés ne sont jamais débattus qu’au point de vue et au profit de passions vraiment misérables, dans un régime où les questions les plus hautes ne sont, aux yeux de ceux qui les soulèvent, que des moyens de faire et de défaire des ministres, il était tout simple que la réduction des rentes ne fût considérée que comme une machine de guerre dressée contre le Cabinet. Les chefs du parti doctrinaire ne voulaient pas de la mesure donc, pour les remplacer, leurs rivaux du Parlement n’avaient qu’à la vouloir ; et M. Humann venait d’ouvrir une brèche par laquelle mécontents et ambitieux allaient inévitablement se précipiter.

M. Thiers comptait dans la majorité parlementaire un certain nombre de partisans qui l’aimaient de toute la haine que leur inspiraient MM. de Broglie et Guizot. Tous ceux qui brûlaient de supplanter ou de mortifier les doctrinaires, coururent se ranger autour de M. Thiers. L’occasion était favorable, la marche à suivre toute tracée M. Gouin prendrait l’initiative, et développerait, à la tribune, les avantages de la réduction des rentes ; la prise en considération serait proposée ; le tiers-parti se joindrait à la gauche pour obtenir, en faveur de la proposition, un vote de majorité ; et le Cabinet du 11 octobre, renversé par ce vote, ferait place à un ministère qui, fourni par les vainqueurs, serait présidé par M. Thiers. Tel était le plan. M. Thiers ne crut pas devoir s’y associer, soit qu’il n’osât pas encore rompre avec les doctrinaires, soit, plutôt, qu’il reculât devant le déshonneur d’une perfidie. Il fit plus, il poussa plusieurs de ses amis, et, entre autres, M. Ganneron, à voter pour le Cabinet. Et lui-même il se tint prêt à soutenir le choc du tiers-parti, dans cette question, avec une loyale énergie.

En effet, le 4 février 1836, le combat s’étant engagé, à la Chambre, par un savant discours de M. Gouin en faveur de la réduction des rentes, et M. Passy ayant soutenu vivement M. Gouin, M. Thiers parut à la tribune : « La mesure est juste, s’écria-t-il, mais elle est dure. » Et il développa ce thème dans une improvisation étincelante. La cause était mauvaise ; car, considérée dans sa valeur intrinsèque et indépendamment du parti qu’en voulaient tirer les passions en lutte, la mesure que M. Thiers repoussait était de tout point inattaquable. – Nous aurons plus loin occasion de le prouver. — Et pourtant, jamais il n’avait déployé un talent oratoire plus vrai. Mais jamais aussi résistance plus opiniâtre ne lui avait été opposée par l’assemblée. Il la sentait frémir, en quelque sorte, sous sa parole, de dépit, d’impatience et de colère. Successivement combattu par M. Humann, son collègue de la veille, par M. Berryer, par M. Sauzet, par M. Dufaure, il succomba. Le 5 février l’ajournement de la question fut rejeté à une majorité de deux voix. Au sortir de la séance, tous les ministres allèrent déposer leur démission aux pieds du roi. Et, le lendemain, la Chambre accepta cette démission, en votant la prise en considération de la mesure, second vote confirmatif du premier !

Il y avait quelque chose d’extraordinaire dans tout ce qui venait de se passer. Car enfin, comment supposer que M. Humann n’eut obéi qu’à ses inspirations personnelles, en jetant dans la Chambre et dans le Cabinet un brandon de discordes alors que le pouvoir commençait à fonctionner librement et que la bourgeoisie jouissait d’un calme inaccoutumé ? Pourquoi cette surprise faite par M. Humann à ses collègues, au risque d’un immense et triste scandale ? Les amis les plus clairvoyants de MM. de Broglie et Guizot pensèrent que tout ce mouvement était né d’une secrète impulsion partie de la main d’un personnage auguste. Ce qui paraît prouvé, c’est que plusieurs familiers du Château votèrent, en cette occasion, contre le Cabinet, et qu’il y eut des négociations entre M. de Montalivet, un des plus dévoués serviteurs eu roi, et M. de Malleville, membre du tiers-parti. Ce qui est hors de controverse, c’est que les ministres du 11 octobre, après tous les sanglants services rendus par eux à la dynastie d’Orléans, pesaient horriblement à son chef. On ne se crut roi que le jour où il devint possible de faire peur à M. Thiers de M. Guizot et à M. Guizot de M. Thiers.

Mais il fallait arriver à rompre le faisceau pour toujours. Voici quelles circonstances favorisèrent sur ce point les vues du Château :

M. Guizot allait quitter le ministère, et il n’était pas riche ; ses amis songèrent à lui créer une position qui l’élevât au-dessus de tout vulgaire souci, et ils mirent beaucoup d’activité à lui gagner des voix pour la présidence de la Chambre. M. Thiers, qui n’avait point reçu la confidence de leurs démarches, ne tarda pas à en être informé, et il en conçut un amer dépit. Pourquoi, dans une affaire qui le touchait de si près, avait-on jugé à propos d’agir si complétement en dehors de lui ? Ce coup lui fut d’autant plus sensible, qu’il venait de se sacrifier pour les doctrinaires, et qu’il n’eût pas été éloigné de désirer le fauteuil promis à une ambition rivale. Un jour donc, M. Guizot étant monté dans la voiture de M. Thiers, et celui-ci laissant percer sur son visage l’irritation intérieure : « Plusieurs de mes amis, dit M. Guizot, me destinent la présidence de la chambre ; et j’y prétends. Moi, je n’y prétends pas, répondit M. Thiers, blessé au vif ; toutefois, l’avertissement me vient assez tard pour qu’une semblable prétention ait eu le temps de naître en moi. » Et les deux collègues se séparèrent, très-mécontents l’un de l’autre. Le projet fut abandonné ; mais il avait allumé dans l’âme de M. Thiers un ressentiment dont on sut bientôt augmenter la violence en y mêlant les excitations de l’amour-propre. On fit savoir à M. Thiers, – et le roi ne fut pas le dernier à lui en donner avis, — que l’opinion le jugeait incapable de porter sa fortune lorsqu’il n’aurait plus pour appui le talent des doctrinaires et leur consistance. Que tardait-il à faire tomber une supposition aussi injurieuse, en saisissant avec hardiesse les rênes du pouvoir, devenues flottantes ? On devine l’effet de pareils discours sur un homme confiant dans sa destinée, prompt à s’émouvoir, et qui avait jusqu’alors vécu au milieu de tous les enivrements de la louange. D’ailleurs, il arriva que, par une ignorance trop commune des intrigues et des menées de cour, les journaux de l’Opposition servirent, à leur insu, la secrète politique du Château. Dans un article dont la crise ministérielle avait fourni le sujet, Armand Carrel manifesta, sur l’avenir de M. Thiers séparé de ses auxiliaires, des doutes railleurs et provoquants. M. Thiers avait été le collaborateur d’Armand Carrel, il l’estimait avec effroi, il s’inquiétait de l’avoir pour juge, et son orgueil saignait long-temps de chaque trait parti de cette main virile. Poussé à bout, il résolut enfin de montrer ce qu’il était en état de faire. Et puis, son ambition était décriée en tous lieux et narguée par M. Piscatory, ami de M. de Broglie. Il le sut, et prit son parti aussitôt. « On me met au défi, s’écria-t-il avec un geste plein d’emportement, de faire un Cabinet ? Eh bien ! il est fait. » Et, le 22 février 1836, le Moniteur recevait des ordonnances nommant : MM. Thiers, président du Conseil et ministre des affaires étrangères ; Sauzet, garde des sceaux, ministre de la justice et des cultes ; de Montalivet, ministre de l’intérieur ; Passy, ministre du commerce et des travaux publics ; Pelet (de la Lozère), ministre de l’instruction publique ; le maréchal Maison, ministre de la guerre ; l’amiral Duperré, ministre de la marine ; d’Argout, ministre des finances.

Une grande faute venait d’être commise, et elle était surprenante de la part d’un homme qui avait adopté la fameuse maxime : Le roi règne et ne gouverne pas. En effet, en dehors de MM. de Broglie, Guizot et Thiers réunis, M. Molé aurait en vain cherché les éléments d’un Cabinet doué de vie. Quant au tiers-parti, il avait donné la mesure de ses forces dans le ministère des trois jours. Donc, tant que M. Thiers serait resté l’allié des doctrinaires, il n’y aurait eu qu’un ministère possible. En se séparant de ses anciens collègues, M. Thiers changeait la face des choses : il ruinait la discipline parlementaire ; il assurait au roi la faculté de choisir entre plusieurs Cabinets également possibles quoique débiles, et il se mettait lui-même à la merci de l’autorité royale, désormais toute-puissante. Le roi put croire que son étoile l’emportait enfin que sa puissance n’allait plus avoir d’autres bornes que sa volonté… Et il ne se trompait qu’à demi avec le ministère du 11 octobre, le gouvernement parlementaire venait de finir : le gouvernement personnel était fondé.

Ainsi éclatait l’erreur des publicistes qui, comme Benjamin Constant, avaient fait reposer leurs théories sur la chimère d’un monarque automate, se résignant à la honteuse majesté d’une fonction de parade, tirant toujours de mi le pouvoir sans l’exercer jamais, faisant éternellement illusion aux peuples sur la nécessité de sa paresse éternelle, et n’occupant la première place par lui et par ses descendants que pour fermer à une trop haute espérance le cœur des ambitieux. Comment imaginer qu’un roi se puisse contenter de ce rôle imbécile ? Et s’il était un être assez vil pour s’en contenter, comment se préserverait-il du mépris ?

La royauté doit être ou une force ou un symbole. Si, en Angleterre, la royauté n’a pas besoin, pour vivre, d’agir et de gouverner, c’est qu’elle n’y est que la tête d’une aristocratie qui agit et qui gouverne ; c’est qu’elle y représente une association politique qui a, comme elle, l’hérédité pour essence ; c’est, en un mot, qu’il y a identité de nature entre elle et la classe dominante. Mais, en France, qui l’ignore ? l’aristocratie a été détruite de fond en comble ; les priviléges du moyen-âge ont été abolis à jamais ; partout, si ce n’est sur le trône, la transmission du pouvoir politique a été condamnée, et la supériorité des droits du mérite sur ceux de la naissance est devenue le principe constitutif de la classe dominante. Donc, en France, la royauté est une exception au lieu d’être un symbole ; elle représente ce qu’on a cru devoir détruire, au lieu d’exprimer ce qui existe ; elle personnifie l’idée du repos, en présence d’une bourgeoisie qui n’a pris possession de la puissance qu’à force d’activité ; elle s’élève immobile sur un piédestal autour duquel s’agite en frémissant la société la plus mobile de l’Europe. Il faut, par conséquent, dans notre pays, que la royauté soit tout, sous peine de périr ; il faut qu’elle anéantisse le principe électif, arme de la bourgeoisie, ou qu’elle tombe écrasée sous les ruines de l’hérédité abattue. La Cour l’avait bien compris. De là son ardeur à mettre le trône hors de page ; de là les ténébreuses menées dont on vient de lire le récit. Mais ce n’était pas assez de semer la division entre les chefs de la majorité, et de livrer la majorité elle-même en proie à des rivalités dévorantes : on ne pouvait espérer de la soumettre qu’en la corrompant, qu’en la rendant semblable à un maître que son premier esclave enivrerait et endormirait, pour commander à sa place. Voilà le triste tableau qui nous reste à dérouler. Tableau bien triste, en effet car, de la Chambre, la corruption devait tomber goutte à goutte sur toutes les parties de la société, en pénétrer les profondeurs, et la réduire à un état de dégradation qui n’a d’exemple que dans l’histoire du Bas-Empire.



FIN DU TOME QUATRIÈME.

DOCUMENTS HISTORIQUES.


Consultation sur la santé de Mme la duchesse de Berri. — Rapport sur la salubrité de la citadelle de Blaye. — Rapport sur la santé de Mme la duchesse de Berri. — Procès-verbal de l’accouchement de la duchesse de Berri. — Traté d’Unkjar-Skélessi. — Traité concernant le droit de visite. — Règlement du Mutuellisme. — Traité de la Quadruple Alliance. — Arrêt de mise en accusation des accusés d’avril. — Liste des pairs qui ont vote la mise en accusation. — Liste des défenseurs choisis par les accusés d’avril. — Liste des pairs qui répondent à l’appel ; liste des pairs qui ne répondent pas. — Liste des accusés. — Lettre des défenseurs aux accusés d’avril. — Arrêt du 15 juillet 1835.

No 1.
CONSULTATION
SUR L’ÉTAT DE LA SANTÉ DE MADAME LA DUCHESSE DE BERRI.

Madame la duchesse de Berri est née de parents phtysiques ; son père était en outre sujet à la goutte. Son tempérament est éminemment nerveux, et les maladies qu’elle a antérieurement éprouvées démontrent qu’elle est disposée aux affections inflammatoires ; ainsi, à plusieurs reprises, elle a été atteinte de catarrhes pulmonaires, dont quelques-uns assez graves pour avoir inspiré aux médecins qui la soignaient des craintes assez sérieuses. Plusieurs fois aussi elle a ressenti des douleurs articulaires avec gonflement, présentant tantôt le caractère rhumatismal tantôt les apparences de la goutte.

Depuis son séjour à Blaye, M. le docteur Gintrac a été appelé quatre fois. Le 11 décembre 1832, il observa les symptômes suivants douleurs rhumatismales aux épaules ; petite toux sèche portant un caractère nerveux suppression des règles qui dataient de deux mois, et qui d’après le rapport de la princesse, avaient été suppléées par un flux hémorrhoïdal ; du reste, il n’y avait point de fièvre, et les organes digestifs étaient en assez bon état.

Le 18 du même mois, à sa seconde visite, le docteur Gintrac, appelé à l’occasion d’une forte douleur de tête, avec pesanteur et étourdissement, remarqua une diminution notable des douleurs rhumastismales et de la toux dont nous venons de parler.

La troisième visite du docteur Gintrac eut lieu le 9 janvier 1833. Alors de nouvelles douleurs s’étaient manifestées aux articulations des hanches, et un nouveau flux hémorrhoïdal avait en quelque sorte remplacé les règles qui n’avaient point paru. Un examen attentif de l’abdomen dans la position assise, il est vrai, fit reconnaître qu’il était assez volumineux, et que l’augmentation de ce volume dépendait surtout du gonflement de la rate.

Des suffocations s’étant manifestées dans la nuit du 16 au 17 de mois, M. le docteur Gintrac se rendit auprès de madame la duchesse de Berry, et crut pouvoir attribuer cette indisposition à l’ingestion d’un aliment excitant et indigeste. Déjà le calme avait reparu et même les douleurs articulaires dont elle se plaignait, avaient cessé. Du reste, point de changements, quant à la suppression des règles.

Depuis cette époque jusqu’à ce jour, la santé de madame la duchesse de Berri a été assez bonne toutefois, avant hier dans sa promenade sur les remparts, elle éprouva, par suite de l’impression d’un air vif et froid, un accès de toux sèche et intense qui l’obligea de chercher un abri, et qui bientôt s’apaisa.

Aujourd’hui 25 janvier, vers 9 heures, nous nous sommes rendus auprès de S. A. R. Nous l’avons trouvée levée : elle l’était depuis une heure. Elle a paru à celui d’entre nous qui avait eu l’honneur de lui donner des soins les années précédentes, un peu amaigrie sa coloration s’éloignait peu de l’état ordinaire ; une toux sèche assez fréquente se faisait entendre ; une légère oppression existait ; les mouvements de la respiration observés avec soin, ne paraissaient point aussi faciles que dans l’état normal l’oreille, appliquée sur le thorax faisait reconnaître que l’air ne pénétrait qu’imparfaitement dans les poumons, les inspirations même profondes n’opérant qu’une dilatation incomplète de la poitrine ; le poulx, manifestement accéléré par l’émotion qu’éprouvait S. A. R. donnait environ quatre-vingt-huit à quatre-vingt-neuf battements par minute : il était d’ailleurs naturel sous le rapport de la plénitude et de la régularité ; une douleur assez forte existait dans la partie moyenne du thorax, suivant la direction de l’œsophage et se terminant à l’épigastre.

Les fonctions digestives s’accomplissent avec facilité la langue est légèrement saburrhale, et les gencives, qui avaient jadis été malades, sont en assez bon état.

L’abdomen a paru un peu développé relativement à son état ordinaire. Il ne nous a pas été permis de l’explorer. Madame ne se plaint plus de la région hypocondriaque gauche, qui, quelques jours auparavant, était douloureuse.

L’urine qui parfois avait été chargée d’acide urique, est maintenant presque naturelle.

Au rapport de la princesse, les règles ont paru il y a cinq jours, et ont coulé jusqu’à hier. Cette apparition se serait manifestée à l’époque mensuelle où ce flux avait ordinairement lieu.

Des faits qui précèdent il suit :

Que madame la duchesse de Berri a éprouvé quelques-uns des maux auxquels elle avait été sujette antérieurement ;

Que cet état s’était compliqué d’une suppression des règles, laquelle, il est vrai, n’avait point produit d accidents graves, probablement à cause de la déviation qui s était effectuée vers les vaisseaux hémorrhoïdaux ;

Enfin, qu’il existe dans les organes respiratoires une susceptibilité naturelle, peut-être héréditaire, bien propre à éveiller toute la sollicitude des hommes de l’art chargés de diriger la santé de S. A. R.

Le traitement, dans l’état actuel, doit se borner à l’emploi des moyens suivants :

1° Madame usera de bains et de demi-bains à une douce température, rendus émolliens par l’addition de décoctions de plantes mucilagineuses pris dans la chambre à coucher, et suivis immédiatement du séjour au lit pendant demi-heure ou une heure ;

2° Des boissons tempérantes, gommées, émulsionnées, seront employées toutes les fois que la toux l’exigera ; le looch blanc conviendra lorsque, la nuit, ce symptôme sera plus intense ;

3° Le lait de chèvre, déjà plusieurs fois mis en usage avec un succès constant, est particulièrement recommandé ;

4° Si quelque état de spasme l’exigeait, des infusions de tilleul, de coquelicot, ou de stéchas seraient indiquées ;

5° Les eaux de seltz trouveraient un emploi convenable si les fonctions digestives languissaient ;

6° Le régime sera en général doux composé de potages avec des fécules, tels que le tapioka, le salep, le sagou, l’averwroot, de poissons blancs, de volailles bouillies ou rôties, de mouton grillé, de fruits cuits, etc. Une eau légèrement gommée et mêlée d’un peu de vin léger, servira de boisson au repas ;

7° Il est extrêmement utile d’entretenir, à la surface du corps, et principalement vers la poitrine et les membres inférieurs, une douce chaleur. Des vêtements immédiats de laine rempliront cette importante indication. Et, en général toutes les précautions propres à prévenir le refroidissement des pieds doivent être prises avec soin.

8° Enfin, il est d’une grande importance d’éviter l’impression d’un air froid, sur toute l’habitude du corps. Ainsi, les promenades doivent se faire dans le milieu de la journée, lorsque le temps est beau, et de préférence dans les lieux abrités. Cette recommandation est surtout utile, à cause de la situation élevée de la citadelle, de son voisinage d’un grand fleuve fréquemment couvert de brouillards épais, et de son exposition à des vents plus ou moins violens.

Blaye, ce 25 janvier 1833.

Orfila, P. Auvity, Gintrac, Barthez.

No 2.
RAPPORT SUR LA SALUBRITÉ DE LA CITADELLE DE BLAYE.
A Monsieur le Ministre de l’intérieur.
Paris, 1er février 1833.

Monsieur le Ministre,

Nous avons l’honneur de vous adresser un rapport circonstancié sur la salubrité de la citadelle de Blaye, sur la convenance des distributions qui ont été faites et des mesures qui ont été prises afin que ce séjour ne devint pas nuisible à la santé de madame la duchesse de Berri. Enfin sur son logement et sur les soins dont elle est l’objet.

Pour remplir la mission que vous nous avez confiée, nous croyons devoir vous entretenir successivement de la situation de la citadelle de Blaye, de l’habitation occupée par madame la duchesse de Berri, des lieux dans lesquels elle se promène des aliments dont elle fait usage, et des soins dont elle est l’objet.

La citadelle de Blaye, située à 11 lieues N. de Bordeaux, est placée entre la ville de Blaye qu’elle domine, et dont elle n’est en quelque sorte que le prolongement, et la rive droite de la Gironde la hauteur est fort considérable et son étendue assez grande pour qu’il soit impossible de la parcourir en moins de 20 à 25 minutes. L’air qu’on y respire est pur : et quoiqu’assez vif sur les remparts, sa température n’est pas très basse dans les autres points. Ainsi, le 25 et le 26 du mois dernier, pendant notre séjour, le thermomètre marquait à peine 0 dans les environs de l’habitation de madame la duchesse de Berri, tandis qu’il était au-dessous de ce degré à Paris. L’atmosphère était calme et sans nuage, même sur les remparts. Toutefois, nous avons appris qu’assez fréquemment il y régnait à certaines heures de la journée des vents et des brouillards, notamment sur les parties les plus élevées et les plus voisines de la Gironde aussi avons-nous cru devoir conseiller à madame la duchesse de Berri de ne se promener dans ces parties de la citadelle que vers le milieu du jour, et de choisir de préférence les allées abritées. Au reste malgré les inconvénients que nous signalons, il est impossible d’élever le moindre doute sur la salubrité de la forteresse de Blaye. La garnison qui se compose d’environ 700 hommes ne compte en ce moment que 22 malades, et encore plusieurs d’entre eux sont-ils atteints de scrofules et d’autres affections chroniques, d’abcès, etc., maladies sur la production desquelles le séjour de la citadelle ne peut avoir exercé aucune influence. Sans doute les personnes d’une faible constitution, celles qui sont disposées à contracter des catharres pulmonaires ou d’autres affections enflammatoires, et celles qui sont habituellement, souffrantes, devront éviter, comme elles le feraient partout ailleurs, de sortir, et surtout de parcourir les remparts pendant que le temps est mauvais, à moins d’être parfaitement couvertes.

L’habitation occupée par madame la duchesse de Berri, située dans l’ancienne ville de Blaye, est à une distance notable du fleuve et dans un point de la citadelle bien au-dessous des remparts, quoique déjà assez élevé au-dessus du sol. Le corps de logis et les deux ailes dont elle se compose offrent un rez-de-chaussée et un étage celui-ci sert de logement à la princesse et à deux des personnes qui lui sont attachées les pièces qui en font partie, sans être vastes ni très-nombreuses, sont assez spacieuses et suffisamment aérées, pour qu’il n’y ait aucun inconvénient à les habiter, d’autant plus qu’elles ne sont pas humides. Convenablement meublées, elles nous ont paru disposées de manière à ce que les habitants puissent être parfaitement garantis de toutes les vicissitudes atmosphériques. Un jardin planté d’arbres fruitiers, coupé par des platesbandes en fleurs, par des allées sablées, et dont pourrait évaluer l’étendue au quart ou peut être au tiers de la cour du Louvre, est immédiatement annexé à l’appartement de madame la duchesse de Berri, et lui offre une promenade commode, ayant un point de vue très-étendu sur le cours de la Gironde, et dont elle peut disposer entièrement à son gré à toute heure du jour. Indépendamment de ce jardin, la princesse a à sa disposition, pour se promener, toute l’étendue de la citadelle, dans laquelle des mouvements de terrain multipliés, et des contre allées sablées, situées en face au-dessous des remparts, lui donnent un abri contre les vents. Sur le pont le plus élevé du rempart de la citadelle, on achève en ce moment un pavillon destiné à servir de repos à madame la duchesse de Berri, à la soustraire à t’influence des vents et des orages, et propre à la faire jouir d’un horizon immense, tant sur le cours du fleuve que sur la campagne environnante.

Pour juger de la nature des aliments dont la princesse fait usage, et de la manière dont ils sont préparés, nous avons dû visiter la cuisine peu de temps avant le moment ou le dîner allait être servi ; nous avons pu constater qu’ils étaient de bonne qualité, apprêtés avec soin et même avec recherche.

Relativement aux soins dont madame la duchesse de Berri est l’objet, nous pouvons affirmer d’après ce que nous avons vu et d’après ce qui nous a été dit, qu’elle est traitée avec les plus grands égards, et qu’il nous a paru que rien n’était omis de ce qui pouvait adoucir sa position. L’exposé qui précède nous porte à conclure que dans l’état de captivité où est madame la duchesse de Berri, aucun autre lieu susceptible de pareille destination ne pourrait lui offrir des conditions plus salubres.

Nous sommes avec respect, Monsieur le ministre,
Vos très-humbles et très-obéissants serviteurs,
Orfila, Pierre Auvity.

No 3.
RAPPORT SUR LA SANTÉ DE LA DUCHESSE DE BERRI.

Les soussignés après avoir pris les renseignements relatifs aux circonstances commémoratives de la santé de madame la duchesse de Berri, et soumis à un examen attentif l’état actuel de S. A. R., résument de la manière suivante les résultats de leurs observations :

L’état des organes respiratoires offre des indices d’une lésion grave. La toux est fréquente, presque continuelle ; elle a augmenté depuis quelque temps ; elle est suadée, sèche, accompagnée d’une douleur avec chaleur dans le centre de la poitrine depuis le laryns jusqu’à l’épigastre. Il y a gêne de la respiration. A l’aide de l’auscultation on distingue à la partie postérieure et gauche du thorax, un rate muqueux. Le pouls est fréquent, la peau présente le soir un peu de chaleur et se couvre, pendant la nuit, d’une sueur légère. De ces phénomènes, il suit que les poumons sont le siège d’une irritation vive et profonde, ayant déjà produit probablement des tubercules à l’état de crudité, susceptibles de prendre un accroissement plus ou moins rapide.

Les fonctions digestives sont dans un état assez satisfaisant. Cependant il y a peu d’appétit, des borborysmes de la constipation.

La région de la rate est sensible à la pression et on remarque un léger accroissement du volume de ce viscère.

Relativement aux organes génitaux, voici ce que l’on observe une tumeur arrondie, globuleuse, existe dans l’hypogastre et s’élève jusqu’à l’ombilic ; elle est molle et offre de l’élasticité. Au rapport de madame la duchesse de Berri, cette tumeur a été le siège de mouvements obscurs depuis le mois de janvier. L’oreille appliquée sur cette partie ne distingue point de battements dépendants de l’existence d’un fœtus. Le toucher fait reconnaître que le col de l’utérus est un peu élevé incliné en arrière, ramolli entre ouvert ; le doigt rencontre à la partie antérieure du sommet du vagin, une tumeur large, molle, fluctueuse, et en exerçant une pression de bas en haut, tandis que la main gauche déprime la région hypogastrique, on distingue un ballottement assez évident. La suppression des règles date du 21 septembre dernier d’après la déclaration verbale de madame la duchesse de Berri, l’état de grossesse présumée daterait de la fin du mois d’août. Cette déclaration et les phénomènes ci-dessus énoncés donnent des probabilités de l’existence d’une gestation mais ne peuvent constituer à cet égard une certitude. Il est en outre à remarquer que les mamelles ne sont que peu développées.

Il résulte des faits précédents, que l’état des poumons mérite une sérieuse attention ; et dans la circonstance présente leur disposition morbide réclame des précautions plus grandes que dans les cas ordinaires. En supposant, en effet, l’existence d’une grossesse, il serait à craindre, comme le prouve l’expérience, qu’après l’accouchement, les symptômes de l’affection pulmonaire ne prissent un développement rapide et funeste.

Afin de prévenir, en attendant cette époque, un accroissement fâcheux de la maladie on usera des moyens suivants :

1° Un excitoire sera établi à l’un des bras.

2° On continuera l’emploi du lait de chèvre.

3° Une décoction légère de lichen d’Islande sera donnée par tasses et édulcorée avec le sirop de mou de veau.

4° Un régime adoucissant et léger sera toujours suivi.

5° Il importera de procurer à madame la duchesse de Berri la faculté de se rapprocher le plus tôt possible de son pays natal, dont la température paraît devoir être plus favorable au rétablissement de sa santé ; et si cette décision salutaire était prise, il serait à qu’elle fut exécutée avant le terme de la grossesse présumée dans la crainte qu’après l’accouchement, les symptômes de l’affection pulmonaire ne fissent des progrès trop rapides pour permettre un voyage quelconque. Ce conseil doit avoir d’autant plus de poids que l’état moral de madame la duchesse de Berri ne peut aujourd’hui que recevoir des impressions de plus en plus funestes par l’effet d’une détention prolongée.

À la citadelle de Blaye, le 1er mars 1833.

P. Menière, J. Pourgu, Grateloup, E. Gintrac, Gaichrac.
No 4.
PROCÈS-VERBAL DE L’ACCOUCHEMENT DE LA DUCHESSE DE BERRI.

L’an mil huit cent trente-trois, le dix mai, à trois heures et demie du matin,

Nous soussignés, Thomas-Robert Bugeaud, membre de la chambre des députés, maréchal-de-camp, commandant supérieur de Blaye ;

Antoine Dubois, professeur honoraire à la Faculté de médecine de Paris ;

Charles-François Marchand-Dubreuil, sous-préfet de l’arrondissement de Blaye ;

Damel-Théotime Pastoureau, président du tribunal de première instance de Blaye ;

Pierre Nadaud, procureur du roi près le même tribunal ;

Guillaume Bellon, président du tribunal de commerce, adjoint au maire de Blaye ;

Charles Bordes, commandant de la garde nationale de Blaye ;

Elie Descrambes, curé de Blaye ;

Pierre-Camille Delord, commandant de la place de Blaye ;

Claude-Ollivier Dufresne commissaire civil du gouvernement, à la citadelle ;

Témoins appelés à la requête du général Bugeaud, à l’effet d’assister à l’accouchement de S. A. R. Marie-Caroline princesse des Deux-Siciles, duchesse de Berri ;

(MM. Mertet, maire de Blaye, et Regnier, juge de paix témoins également désignés se trouvant momentanément à la campagne, n’ont pu être prévenus à temps.)

Nous nous sommes transportés dans la citadelle de Blaye, et dans la maison habitée par S. A. R., nous avons été introduits dans un salon qui précède une chambre dans laquelle la princesse se trouvait couchée.

M. le docteur Dubois, M. le général Bugeaud, et M. Delord, commandant de la place, étaient dans le salon dès les premières douleurs ; ils ont déclaré aux autres témoins que madame la duchesse de Berri venait d’accoucher à trois heures vingt minutes, après de très-courtes douleurs ; qu’ils l’avaient vue accouchant, et recevant les soins de MM. les docteurs Deneux et Menière ; M. Dubois étant resté dans l’appartement jusqu’après la sortie de l’enfant.

M. le général Bugeaud est entré demander à madame la duchesse si elle voulait recevoir les témoins ; elle a répondu : « Oui, aussitôt qu’on aura nettoyé et habillé l’enfant. »

Quelques iristans après, madame d’Hautefort s’est présentée dans le salon, en invitant, de la part de la duchesse les témoins à entrer, et nous sommes immédiatement entrés.

Nous avons trouvé la duchesse de Berri couchée dans son lit, ayant un enfant nouveau-né à sa gauche ; au pieds de son lit était assise madame d’Hautefort, madame Hanter, MM. Deneux et Menière étaient debout à la tête du lit.

M. le président Pastoureau s’est approché de la princesse, et lui a adressé à haute voix les questions suivantes :

« Est-ce à madame la duchesse de Berry que j’ai l’honneur de parler ?

Oui.

Vous êtes bien madame la duchesse de Berri ?

Oui, Monsieur.

L’enfant nouveau-né qui est auprès de vous est-il le vôtre ?

Oui, Monsieur, cet enfant est de moi.

De quel sexe est-il ?

Il est du sexe féminin. J’ai d’ailleurs chargé M. Deneux d’en faire la déclaration. »

Et à l’instant Louis-Charles Deneux, docteur en médecine, ex-professeur de clinique d’accouchement de la Faculté de Paris membre titulaire de l’Académie royale de médecine, a fait la déclaration suivante :

Je viens d’accoucher madame la duchesse de Bcrri, ici présente, épouse en légitime mariage du comte Hector Luechesi-Palli, des princes de Campo-Franco, gentilhomme de la chambre du roi des Deux-Siciles, domicilié à Palerme. »

M. le comte de Brissac et madame la comtesse d’Hautefort, interpellés par nous s’ils signeraient la relation de ce dont ils ont été témoins, ont répondu qu’ils étaient venus ici pour donner leurs soins à la duchesse de Berri comme amis, mais non pour signer un acte quelconque.

De tout quoi nous avons dressé le présent procès-verbal en triple expédition, dont l’une a été déposée en notre présence aux archives de la citadette les deux autres ont été remises à M. le général Bugeaud gouverneur, que nous avons chargé de les adresser au gouvernement, et avons signé après lecture faite, les jour, mois et an que dessus.

Signé, Deneux, A. Dubois ; P. Menière, D. M. P. Bugeaud ; Deschambes, curé de Blaye ; Marchand-Dubreuil, Pastoureau, Nadaud, Bellon, Bordes, Delord, 0. Dufresne.

Extrait des registres des actes de naissance de la ville de Blaye, département de la Gironde.

Aujourd’hui dix mai mil huit cent trente-trois, à midi, nous André-Victor Merlet, maire de la ville de Blaye, officier de l’état civil, nous sommes présenté, sur la demande de M. le général Bugeaud, avons été introduit dans la chambre à coucher de S. A. R. Marie-Caroline, princesse des Deux-Siciles, duchesse de Berri, dans laquelle se trouvait M. Louis-Charles Deneux docteur en médecine, etc., accoucheur ordinaire de madame la duchesse de Berri, âgé de soixante-cinq ans, domicilié à Paris, rue Saint-Guillaume, n° 36, dixième arrondissement, de présent à la citadelle de Blaye ;

Lequel nous a présenté un enfant nouveau-né, que nous avons reconnu être du sexe féminin et nous a déclaré, en présence de madame la duchesse de Berri et auprès de son lit, « que son Altesse royale Marie-Caroline duchesse de Berri, épouse en légitime mariage du comte Hector Lucchesi-Palli, des princes de Campo-Franco gentil-homme de la chambre du roi des Deux-Siciles, domicilié à Palerme, ledit comte absent, est accouchée cejourd’hui à trois heures vingt minutes du matin, dudit enfant, auquel ont été donnés les prénoms de Anne-Marie-Rosalie. »

Après cette déclaration faite à haute voix, madame la duchesse de Berri l’a confirmée en nous attestant qu’elle contenait la vérité, et qu’elle voulait en effet donner à son enfant les prénoms d’Anne-Marie-Rosalie.

Laquelle déclaration, présentation et vérification ont eu lieu en présence de messieurs 1o Antoine Dubois, professeur honoraire à la Faculté de médecine de Paris, âgé de soixante-dix-sept ans, demeurant à Paris, rue Monsieur-le-Prince, no 12 ;

2o Prosper Menière, docteur en médecine, professeur agrégé à la Faculté de médecine de Paris, chirurgien du quatrième dispensaire de la Société philantropique et des bureaux de bienfaisance du 11e arrondissement, âgé de trente-quatre ans, demeurant à Paris rue Pavée Saint-André-des-Arcs, no 42 ;

Lesquels sus-nommés ont été présents à l’accouchement ;

3o Thomas-Robert Bugeaud, ci-dessus qualifié ;

4o Charles-François Marchand-Dubreuil, id.

5o Daniel-Théotime Pastoureau, id.

6o Pierre Nadaud, id.

7o Guillaume Bellon, id.

8o Charles Bordes, id.

9o Pierre Camille Delord, id.

10o Claude Olivier Dufresne, id.

11o Jean-Baptiste Régnier. id.

Et 12o Achille de Saint-Arnaud, officier d’ordonnance du général Bugeaud, âge de trente-quatre ans demeurant ordinairement à Paris.

Lesquels témoins et déclarants ont signé avec nous le présent acte après lecture faite.

Signé au registre : Deneux ; A. Dubois ; P. Menière, D. M. P., Bugeaud, maréchal-de-camp ; Marchand-Dubreuil, sous-préfet ; Pastoureau, Nadaud, Bellon, Bordes, Delord, Régnier, O. Dufresnes, A. de Saint-Aunaud et Merlet, maire.

Délivré conforme au registre par nous, maire de la ville de Blaye. — Blaye, le 10 mai 1833.

Le maire, Merlet.

Vu par nous, Daniel-Théothime Pastoureau, président du tribunal de première instance de l’arrondissement de Blaye, pour la légalisation de la signature ci dessus apposée de M. Merlet, maire de la ville de Blaye.

Blaye, le 10 mai 1833. --------------Signé Pastoureau.

N° 5
TRAITÉ D’UKKTAR-SKÉLESSI.

S. M. I. le très-haut et très-puissant empereur et autocrate de toutes les Russies, et S. H. le très-haut et très-puissant empereur des Ottomans, également animées du sincère désir de maintenir le système de paix et d’harmonie heureusement établi entre les deux Empereurs, ont résolu d’étendre et de fortifier la parfaite amitié et la confiance qui règnent entre elles par la conclusion d’un traité d’alliance défensive.

En conséquence, L. L. MM. ont choisi et nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir : S. M. l’empereur de toutes les Russies, les excellents et très-honorables le sieur Alexis comte Orloff, son ambassadeur extraordinaire près la Sublime-Porte Ottomane, etc., etc.

Et le sieur Apollinaire Boutenieff, son envoyé extraordinaire près la Sublime-Porte Ottomane, etc., etc.

Et S. H. le sultan des Ottomans, le très-illustre et très-excellent, le plus ancien de ses visirs, Khosrew-Méhémet-Pacha, Séraskies, commandant en chef des troupes régulières, et gouverneur général de Constantinople, etc. les très-excellents et très-honorables Ferzi-Akhmet-Pacha, mouchir et commandant de la garde de S. H., etc., etc., et Hadji-Méhemet-Akif, Effendi, Reis-effendi actuel, etc., etc.

Lesquels, après avoir échangé leurs pleins-pouvoirs trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants.

Art.ler. Il y aura à jamais paix, amitié et alliance entre S. M. l’empereur de toutes les Russies et S. M. l’empereur des Ottomans, leurs empires et leurs sujets, tant sur terre que sur mer. Cette alliance ayant uniquement pour objet la défense commune de leurs États contre tout empiétement. L.L. MM. promettent de s’entendre sans réserve sur tous les objets qui concernent leurs tranquillité et sûreté respectives, et de se prêter, à cet effet, mutuellement des secours matériels et une assistance efficace.

Art. 2. Le traité de paix conclu à Andrinople, le 2 septembre 1829, ainsi que les autres traités qui y sont compris, de même aussi la convention signée à Saint-Pétersbourg, le 14 avril 1830, et l’arrangement conclu à Constantinople, le 9 (21) juillet 1833, relatif à la Grèce, sont confirmés dans toute leur teneur par le présent traité d’alliance défensive, comme si lesdites transactions y avaient été insérées mot pour mot.

Art. 3. En conséquence du principe de conservation et de défense mutuelles qui sert de base au présent traité d’alliance, et par suite du plus sincère désir d’assurer la durée, le maintien et entière indépendance de la Porte-Sublime, S. M l’empereur de toutes les Russies, dans le cas où les circonstances qui pourraient déterminer de nouveau la Sublime-Porte à réclamer l’assistance morale et militaire de la Russie viendraient à se présenter, quoique ce cas ne soit nullement à prévoir, s’il plait à Dieu, promet de fournir, par terre et par mer, autant de troupes et de forces que les deux parties contractantes le jugeraient nécessaire. D’après cela, il est convenu qu’en ce cas les troupes de terre et de mer, dont ta Sublime-Porte réclamerait le secours, seront tenues à sa disposition.

Art. 4. Selon ce qui a été dit plus haut, dans le cas où l’une des deux puissances aura réclamé l’assistance de l’autre, les frais seuls d’approvisionnement pour les forces de terre et de mer qui seraient fournies tomberont à la charge de la Puissance qui aura demandé le secours.

Art. 5. Quoique les deux hautes puissances contractantes soient sincèrement intentionnées de maintenir cet engagement jusqu’au temps le plus éloigné, comme il se pourrait que, dans la suite, les circonstances exigeassent qu’il fût apporté quelques changements à ce traité, on est convenu de fixer sa durée à huit ans, à dater du jour de l’échéance des ratifications impériales. Les deux parties, avant l’expiration de ce temps, se concerteront, suivant l’état où seront les choses, à cette époque, sur le renouvellement du même traité.

Art. 6. Le présent traité d’alliance définitive sera ratifié par les deux hautes parties contractantes, et les ratifications en seront échangées à Constantinople, dans le terme de deux mois, ou plus tôt, si faire se peut.

Le présent traité, contenant six articles, et auxquelles il sera mis la dernière main, par l’échange des ratifications respectives, ayant été arrêté entre nous, nous l’avons signé et scellé de nos sceaux, en vertu de nos pleins-pouvoirs, et délivré, en échange contre un autre pareil, entre les mains des plénipotentiaires de la Sublime-Porte Ottomane.

Fait à Constantinople, le 26 juin, l’an 1833 (le 20 de la lune de Lefer, l’an 1, 249 de l’Hégire).

Signé Comte Alexis Orloff. (L. S.)
Signé A. Boutenief. (L. S.)
Article séparé et secret du précédent traité d’alliance

En vertu d’une des clauses de l’article 1er du traité patent d’alliance définitive entre la Sublime-Porte et ta cour impériale de Russie, les deux parties contractantes sont tenues de se prêter mutuellement des secours matériels et l’assistance la plus efficace pour la sûreté de leurs États respectifs. Néanmoins, comme S. M. l’empereur de toutes les Russies, voulant épargner à la Sublime-Perte Ottomane les charges et les embarras qui résulteraient pour elle de la prestation d’un secours matériel, ne demandera pas ce secours, si les circonstances mettaient la Sublime-Porte dans l’obligation de le fournir, la Sublime-Porte Ottomane, à la place du secours qu’elle doit prêter au besoin, d’après le principe de réciprocité du traité patent, devra borner soit action, en faveur de la cour impériale de Russie, à fermer le détroit des Dardanelles, c’est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger d’entrer, sous un prétexte quelconque.

Le présent article, séparé et secret, aura les mêmes force et valeur que s’il était inséré dans le traité d’alliance définitive de ce jour.

Fait à Constantinople, le 26 juin, l’an 1833 (le 20 de la lune de Lefer, l’an 1, 249 de l’Hégire).

Signé Comte Alexis Orloff. (L. S.)
Signé A. Boutenief. (L. S.)
N° 6
TRAITÉ ENTRE LA FRANCE ET LA GRANDE-BRETAGNE,

Relatif à la répression du crime de la traite des noirs.

Les cours de France et de la Grande-Bretagne, désirant rendre plus efficaces les moyens de répression jusqu’à présent opposés au trafic criminel connu sous le nom de traite des noirs, ont jugé convenable de négocier et conclure une convention pour atteindre un but si salutaire, et elles ont à cet effet nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir :

Sa Majesté le roi des Français, le lieutenant-général comte Horace Sébastiani, ministre des affaires étrangères, etc. ;

Et sa majesté le roi du royaume-uni de la Grande Bretagne et d’Irlande, le vicomte Granville, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à la cour de France, etc. ;

Lesquels, après avoir échangé leurs pleins-pouvoirs trouvés en bonne forme, ont signé les articles suivants :

Art. 1er. Le droit de visite réciproque pourra être exercé à bord des navires de l’une et de l’autre nation, mais seulement dans les parages ci-après indiqués, savoir :

1° Le long de la côte occidentale d’Afrique, depuis le cap Vert jusqu’à la distance de dix degrés au sud de l’équateur, c’est-à-dire du dixième degré de latitude méridionale au quinzième degré de latitude septentrionale, jusqu’au trentième degré de longitude occidentale, à partir du méridien de Paris ;

2° Tout autour de l’ile de Madagascar, dans une zone d’environ vingt lieues de largeur ;

3° A la même distance des côtes de l’ile de Cuba ;

4° A la même distance des côtes de l’ile de Porto-Rico ;

5° A la même distance des côtes du Brésil.

Toutefois, il est entendu qu’un bâtiment suspect, aperçu et poursuivi par les croiseurs en dedans dudit cercle de vingt lieues, pourra être visité par eux en dehors même de ces limites, si, ne l’ayant jamais perdu de vue, ceux-ci ne parviennent à l’atteindre qu’à une plus grande distance de la côte.

Art. 2. Le droit de visiter les navires de commerce de l’une et de l’autre nation, dans les parages ci-dessus indiqués, ne pourra être exercé que par des bâtiments de guerre dont les commandants auront le grade de capitaine, ou au moins celui de lieutenant de vaisseau.

Art. 3. Le nombre des bâtiments à investir de ce droit sera fixé, chaque année, par une convention spéciale ; il pourra n’être pas le même pour l’une et l’autre nation, mais dans aucun cas le nombre des croiseurs de l’une ne devra être de plus du double de celui des croiseurs de l’autre.

Art. 4. Les noms des bâtiments et ceux de leurs commandants seront communiqués par chacun des gouvernements contractants à l’autre, et il sera donné réciproquement avis de toutes les mutations qui pourront survenir parmi les croiseurs.

Art. 5. Des instructions seront rédigées et arrêtées en commun par les deux gouvernements, pour les croiseurs de l’une et de l’autre nation, qui devront se prêter une mutuelle assistance dans toutes les circonstances où il pourra être utile qu’ils agissent de concert.

Des bâtiments de guerre, réciproquement autorisés à exercer la visite, seront munis d’une autorisation spéciale de chacun des deux gouvernements.

Art. 6. Toutes les fois qu’un des croiseurs aura poursuivi et atteindra comme suspect un navire de commerce, le commandant, avant de procéder à la visite, devra montrer au capitaine les ordres spéciaux qui lui confèrent le droit exceptionnel de le visiter ; et lorsqu’il aura reconnu que les expéditions seront régulières et les opérations licites, il fera constater, sur le journal du bord, que la visite n’a eu lieu qu’en vertu desdits ordres ; ces formalités étant remplies, le navire sera libre de continuer sa route.

Art. 7. Les navires capturés pour s’être livrés à la traite, ou comme soupçonnés d’être armés pour cet infâme trafic, seront, ainsi que leurs équipages, remis sans délai à la juridiction de la nation à laquelle ils appartiendront.

Il est d’ailleurs bien entendu qu’ils seront jugés d’après les lois en vigueur dans leurs pays respectifs.

Art. 8. Dans aucun cas, le droit de visite réciproque ne pourra s’exercer à bord des bâtiments de guerre de l’une ou l’autre nation.

Les deux gouvernements conviendront d’un signal spécial, dont les seuls croiseurs investis de ce droit devront être pourvus, et dont il ne sera donné connaissance à aucun autre bâtiment étranger à la croisière.

Art. 9. Les hautes parties contractantes au présent traité sont d’accord pour inviter les autres puissances maritimes à y accéder dans le plus bref délai possible.

Art. 10. La présente convention sera ratifiée, et les ratifications en seront échangées dans le délai d’un mois, ou plus tôt si faire se peut.

En foi de quoi les plénipotentiaires ont signé la présente convention, et y ont apposé le sceau de leurs armes.

Fait à Paris, le 30 novembre 1831.

Granville, Horace Sébastiani.---

Convention supplémentaire conclue, à Paris, entre la France et la Grande-Bretagne, le 22 mars 1833, relativement à la répression du crime de la traite des noirs.

S. M. le roi des Français, et S. M. le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande,

Ayant reconnu la nécessité de développer quelques-unes des clauses contenues dans la convention signée entre LL. MM. le 30 novembre 1831, relativement à la répression du crime de la traite des noirs, ont nommé pour leurs plénipotentiaires à cet effet, savoir ;

S. M. le roi des Français,

M. le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, etc ;

Et S. M. le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande,

Le vicomte Granville, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire près la cour de France ;

Lesquels, après s’être communiqué leurs pouvoirs trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants :

Art. 1er. Toutes les fois qu’un bâtiment de commerce naviguant sous le pavillon de l’une des deux nations aura été arrêté par les croiseurs de l’autre, dûment autorisés à cet effet, conformément aux dispositions de la convention du 30 novembre 1831, ce bâtiment, ainsi que le capitaine et l’équipage, la cargaison et les esclaves qui pourront se trouver à bord, seront conduits dans tel port que les deux parties contractantes auront respectivement désigné, pour qu’il y soit procédé à leur égard suivant les lois de chaque état ; et la remise en sera faite aux autorités préposées dans ce but par les gouvernements respectifs.

Lorsque le commandant du croiseur ne croira pas devoir se charger lui-même de la conduite et de la remise du navire arrêté, il ne pourra en confier le soin à un officier d’un rang inférieur à celui de lieutenant dans la marine militaire.

Art. 2. Les croiseurs des deux nations autorisés à exercer le droit de visite et dan ovation, en exécution de la convention du 30 novembre 1831, se conformeront exactement, en ce qui concerne les formalités de la visite et de l’arrestation, ainsi que les mesures à prendre pour la remise à la juridiction respective des bâtiments soupçonnés de se livret à la traite aux instructions jointes à la présente convention, et qui seront censées en faire partie intégrante.

Les deux hautes parties contractantes se réservent d’apporter à ces instructions, d’un commun accord, les modifications que les circonstances pourraient rendre nécessaires.

Art. 3. Il demeure expressément entendu que si le commandant d’un croiseur d’une des deux nations avait lieu de soupçonner qu’un navire marchand naviguant sous le convoi ou en compagnie d’un bâtiment de guerre de l’autre nation s’est livré à la traite, ou a été armé pour ce trafic, il devra communiquer ses soupçons au commandant du convoi ou du bâtiment de guerre, lequel procédera seul à la visite du navire suspect ; et, dans le cas où celui-ci reconnaîtrait que les soupçons sont tenues, il fera conduire le navire, ainsi que le capitaine et l’équipage, la cargaison et les esclaves qui pourront se trouver a bord, dans un port de sa nation à l’effet d’être procédé à leur égard conformément aux lois respectives.

Art. 4. Dès qu’un bâtiment de commerce, arrêté et renvoyé par-devers les tribunaux, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, arrivera dans l’un des ports respectivement désignés, le commandant du croiseur qui en aura opéré l’arrestation, ou l’officier chargé de sa conduite, remettra aux autorités préposées à cet effet une expédition, signée par lui, de tous les inventaires, procès-verbaux et autres document spécifiés dans les instructions jointes à la présente convention ; et lesdites autorités procéderont en conséquence à la visite du bâtiment arrêté et de sa cargaison, ainsi qu’à l’inspection de son équipage, et des esclaves qui pourraient se trouver à bord, après avoir préalablement donné avis du moment de cette visite et de cette inspection au commandant du croiseur, ou à l’officier qui aura amené le navire, afin qu’il puisse y assister ou s’y faire représenter.

Il sera dressé de ces opérations un procès-verbal en double original, qui devra être signé par les personnes qui y auront procédé ou assisté et l’un de ces originaux sera délivré au commandant du croiseur ou à l’officier qui aura été chargé de la conduite du bâtiment arrêté.

Art. 5. Il sera procédé immédiatement devant les tribunaux compétents des états respectifs, et suivant les formes établies, contre les navires arrêtés, ainsi qu’il est dit ci-dessus, leurs capitaines, équipage et cargaisons ; et s’il résulte de la procédure que lesdits bâtiments ont été employés à la traite des noirs, ou qu’ils ont été armés dans le but de faire ce trafic, il sera statué sur le sort du capitaine, de l’équipage et de leurs complices, ainsi que sur la destination du bâtiment et de sa cargaison, conformément à la législation respective des deux pays.

En cas de confiscation, une portion du produit net de la vente desdits navires et de leurs cargaisons sera mise à la disposition du gouvernement du pays auquel appartiendra le bâtiment capteur, pour être distribué par ses soins entre les état-major et équipage de ce bâtiment : cette portion, aussi long-temps que la base indiquée ci-après pourra se concilier avec la législation des deux états, sera de 65 pour 100 du produit net de la vente.

Art. 6. Tout bâtiment de commerce des deux nations, visité et arrêté en vertu de la convention du 30 novembre 1831 et des dispositions ci-dessus, sera présumé de plein droit, à moins de preuve contraire, s’être livré à la traite des noirs, ou avoir été armé pour ce trafic, si, dans l’installation, dans l’armement ou à bord dudit navire, il s’est trouvé l’un des objets ci-après spécifiés, savoir :

1° Des écoutilles en treillis et non en planches entières, comme les portent ordinairement les bâtiments de commerce ;

2° Un plus grand nombre de compartiments dans l’entrepont ou sur le tillac qu’il n’est d’usage pour les bâtiments de commerce ;

3° Des planches en réserve actuellement disposées pour cet objet, ou propres à établir de suite un double pont, ou un pont volant, ou un pont dit à esclaves ;

4° Des chaînes, des colliers de fer, des menottes ;

5° Une plus grande provision d’eau que n’exigent les besoins de l’équipage d’un bâtiment marchand ;

6° Une quantité superflue de barriques à eau, ou autres tonneaux propres à contenir de l’eau, à moins que le capitaine ne produise un certificat de la douane du lieu de départ, constatant que les armateurs ont donné des garanties suffisantes pour que ces barriques ou tonneaux soient uniquement remplis d’huile de palme, ou employés à tout autre commerce licite ;

7° Un plus grand nombre de gamelles ou de bidons que l’usage d’un bâtiment marchand n’en exige ;

8° Deux ou trois chaudières en cuivre, ou même une seule évidemment plus grande que ne l’exigent. les besoins d’un bâtiment marchand ;

9° Enfin, une quantité de riz, de farine, de manioc du Brésil ou de cassave, de maïs ou de blé des Indes, au delà des besoins probables de l’équipage, et qui ne serait pas portée sur le manifeste comme faisant partie du chargement commercial du navire.

Art. 7. Il ne sera, dans aucun cas, accordé de dédommagement, soit au capitaine, soit à l’armateur, soit à toute autre personne intéressée dans l’armement ou dans le chargement d’un bâtiment de commerce qui aura été trouvé muni d’un des objets spécifiés dans l’article précédent, alors même que les tribunaux viendraient à ne prononcer aucune condamnation en conséquence de son arrestation.

Art. 8. Lorsqu’un bâtiment de commerce de l’une ou de l’autre des deux nations aura été visité et arrêté indûment, ou sans motif suffisant de suspicion, ou lorsque la visite et l’arrestation auront été accompagnées d’abus ou de vexations, le commandant du croiseur ou l’officier qui aura abordé ledit navire, ou enfin celui à qui la conduite en aura été confiée, sera, suivant les circonstances, passible de dommages et intérêts envers le capitaine, l’armateur et les chargeurs.

Ces dommages et intérêts pourront être prononcés par le tribunal devant lequel aura été inscrite la procédure contre le navire arrêté, son capitaine, son équipage et sa cargaison ; et le gouvernement du pays auquel appartiendra l’officier qui aura donné lieu à cette condamnation paiera le montant desdits dommages et intérêts dans le délai d’un an, à partir du jour du jugement.

Art. 9. Lorsque, dans la visite ou l’arrestation d’un bâtiment de commerce, opérée en vertu des dispositions de la convention du 30 novembre 1831 ou de la présente convention, il aura été commis quelque abus ou vexation, mais que le navire n’aura pas été livré à la juridiction de sa nation, le capitaine devra faire la déclaration sous serment des abus ou vexations dont il aura à se plaindre, ainsi que des dommages et intérêts auxquels il prétendra, devant les autorités compétentes du premier port de son pays où il arrivera, ou devant l’agent consulaire de sa nation, si le navire aborde dans un port étranger où il existe un tel officier. Cette déclaration devra être vérifiée au moyen de l’interrogatoire, sous serment, des principaux hommes de l’équipage ou passagers qui auront été témoins de la visite ou de l’arrestation et il sera dressé de tout un seul procès-verbal, dont deux expéditions seront remises au capitaine, qui devra en faire parvenir une à son gouvernement, à l’appui de la demande en dommages-intérêts qu’il croira devoir former. Il est entendu que si un cas de force majeure empêche le capitaine de faire sa déclaration, celle-ci pourra être faite par l’armateur, ou par toute autre personne intéressée dans l’armement ou dans le chargement du navire.

Sur la transmission officielle d’une expédition du procès-verbal, ci-dessus mentionné, par l’intermédiaire des ambassades respectives, le gouvernement du pays auquel appartiendra l’officier à qui des abus ou vexations seront imputés, fera immédiatement procéder à une enquête et si la validité de la plainte est reconnue, il fera payer au capitaine, à l’armateur, ou à toute autre personne intéressée dans l’armement ou le chargement du navire molesté, le montant des dommages et intérêts qui lui seront dus.

Art. 10. Les deux gouvernements s’engagent à se communiquer respectivement, sans frais et sur leur simple demande, des copies de toutes les procédures intentées et de tous les jugements prononces relativement à des bâtiments visités ou arrêtés, en exécution des dispositions de la convention du 30 novembre 1831 et de la présente convention.

Art. 11. Les deux gouvernements conviennent d’assurer la liberté immédiate de tous les esclaves qui seront trouvés à bord des bâtiments visités et arrêtés, en vertu des clauses de la convention principale ci-dessus mentionnée et de la présente convention, toutes les fois que le crime de traite aura été déclaré constant par les tribunaux respectifs ; néanmoins, ils se réservent, dans l’intérêt même de ces esclaves, de les employer comme domestiques ou comme ouvriers libres, conformément à leurs lois respectives.

Art. 12. Les deux hautes parties contractantes conviennent que toutes les fois qu’un bâtiment arrêté, sous la prévention de traite, par les croiseurs respectifs, en exécution de la convention du 30 novembre 1831, et de la présente convention supplémentaire, aura été mis à la disposition des gouvernements respectifs, en vertu d’un arrêt de confiscation émané des tribunaux compétents, à l’effet d’être vendu, ledit navire, préalablement à toute opération de vente, sera démoli en totalité ou en partie si sa construction ou son installation particulière donne lieu de craindre qu’il ne puisse de nouveau servir à la traite des noirs, ou à tout autre objet illicite.

Art. 13. La présente convention sera ratifiée, et les ratifications en seront échangées à Paris dans le délai d’un mois, ou plus tôt, si faire se peut en foi de quoi les plénipotentiaires ci-dessus nommés ont signé la présente convention en double original, et y ont apposé le cachet de leurs armes.

Fait à Paris, le 22 mars 1833.

V. Broglie, Granville.---

Annexe à la convention supplémentaire relative à la répression de la traite des noirs, en date du 22 mars 1833.

Art. 1er. Toutes les fois qu’un bâtiment de commerce de l’une des deux nations sera visité par un croiseur de l’autre, l’officier commandant te croiseur exhibera au capitaine de ce navire les ordres spéciaux qui lui confèrent le droit exceptionnel de visite, et lui remettra un certificat signé de lui, indiquant son rang dans la marine militaire de son pays, ainsi que le nom du vaisseau qu’il commande, et attestant que le seul but de la visite est de s’assurer si le bâtiment se livre à la traite des noirs, ou s’il est armé pour ce trafic. Lorsque la visite devra être faite par un officier du croiseur autre que celui qui le commande, cet officier ne pourra être d’un rang inférieur à celui de lieutenant de la marine militaire, et, dans ce cas, ledit officier exhibera au capitaine du navire marchand une copie des ordres spéciaux ci-dessus mentionnés, signée par le commandant du croiseur, et lui remettra de même un certificat signé de lui, indiquant le rang qu’il occupe dans la marine, le nom du commandant par es ordres duquel il agit, celui du croiseur auquel il appartient et le but de la visite, ainsi qu’il est dit ci dessus. S’il est constaté par la visite que les expéditions du navire sont régulières et ses opérations licites, l’officier mentionnera sur le journal du bord que la visite n’a eu lieu qu’en vertu des ordres spéciaux ci-dessus mentionnés, et le navire sera libre de continuer sa route.

Art. 2. Si, d’après le résultat de la visite, l’officier commandant le croiseur juge qu’il y a des motifs suffisants de supposer que le navire se livre à la traite des noirs, ou qu’il a été équipé ou armé pour ce trafic, et s’il se décide en conséquence à l’arrêter et à le faire remettre à la juridiction respective, il fera dresser sur-le-champ, en double original, inventaire de tous les papiers trouvés à bord, et signera cet inventaire sur les deux originaux, en ajoutant à son nom son rang dans la marine militaire, ainsi que le nom du bâtiment qu’il commande.

Il dressera et signera de la même manière, en double original, un procès-verbal énonçant l’époque et le lieu de l’arrestation, le nom du bâtiment, celui de son capitaine et ceux des hommes de son équipage, ainsi que le nombre et l’état corporel des esclaves trouvés à bord ce procès-verbal devra en outre contenir une description exacte de l’État du navire et de sa cargaison.

Art. 3. Le commandant du croiseur conduira ou enverra sans délai le bâtiment arrêté, ainsi que son capitaine, son équipage, sa cargaison et les esclaves trouvés à bord, à l’un des ports ci-après spécifiés, pour qu’il soit procédé à leur égard conformément aux lois respectives de chaque état, et il en fera la remise aux autorités compétentes, ou aux personnes qui auront été spécialement préposées à cet effet par les gouvernements respectifs.

Art. 4. Nul ne devra être distrait du bord du navire arrêté et il ne sera enlevé non plus aucune partie de la cargaison ou des esclaves trouvés à bord, jusqu’à ce que le navire ait été remis aux autorités de sa propre nation, excepté dans le cas où la translation de la totalité ou d’une partie de l’équipage, ou des esclaves trouvés à bord, serait jugée nécessaire, soit pour conserver leur vie, ou par toute autre considération d’humanité, soit pour la sûreté de ceux qui seront chargés de la conduite du navire après son arrestation. Dans ce cas, le commandant du croiseur, ou l’officier chargé de la conduite du bâtiment arrêté, dressera de ladite translation un procès-verbal dans lequel il en énoncera les motifs et les capitaines, matelots, passagers ou esclaves ainsi transbordés seront conduits dans le même port que le navire et sa cargaison, et la remise, ainsi que la réception, auront lieu de la même man ère que celles du navire, conformément aux dispositions ci-après énoncées.

Art. 5. Tous les navires français qui seront arrêtés par les croiseurs de S. M. B. de la station d’Afrique seront conduits et remis à la juridiction française à Gorée.

Tous les navires français qui seront arrêtés par la station britannique des Indes occidentales seront conduits et remis à la juridiction française à la Martinique.

Tous les navires français qui seront arrêtés par la station britannique de Madagascar seront conduits et remis à la juridiction française à l’ile de Bourbon.

Tous les bâtiments français qui seront arrêtés par la station britannique du Brésil seront conduits et remis à la juridiction française à Cayenne.

Tous les navires britanniques qui seront arrêtés par des croiseurs de S. M. le roi des Français de la station d’Afrique seront conduits et remis à la juridiction de S. M. B. à Bathurst, dans la rivière de Gambie.

Tous les bâtiments britanniques arrêtés par la station française des Indes occidentales seront conduits et remis à la juridiction britannique à Port-Royal dans la Jamaïque.

Tous les navires britanniques arrêtés par la station française de Madagascar seront conduits et remis à la juridiction britannique au cap de Bonne-Espérance.

Tous les navires britanniques arrêtés par la station française du Brésil seront conduits et remis à la juridiction britannique à la colonie de Déméraly.

Art. 6. Dès qu’un bâtiment marchand qui aura été arrêté, comme il a été dit ci-dessus, arrivera dans l’un des ports ou des lieux ci-dessus désignés, le commandant du croiseur, ou l’officier chargé de la conduite du navire arrêté, remettra immédiatement aux autorités dûment préposées à cet effet par les gouvernements respectifs, le navire et sa cargaison, ainsi que le capitaine, les passagers et les esclaves trouvés à bord, comme aussi les papiers saisis à bord, et l’un des deux exemplaires de l’inventaire desdits papiers, l’autre devant demeurer en sa possession. Ledit officier remettra en même temps à ces autorités un exemplaire du procès-verbal ci dessus mentionné ; et il y ajoutera un rapport sur les changements qui pourraient avoir eu lieu depuis le moment de l’arrestation jusqu’à celui de la remise, ainsi qu’une copie du rapport des transbordements qui ont pu avoir lieu, ainsi qu’il a été prévu ci-dessus. En remettant ces diverses pièces, l’officier en attestera la sincérité sous serment et par écrit.

Art. 7. Si le commandant d’un croiseur d’une des hautes parties contractantes, dûment pourvu des instructions spéciales ci-dessus mentionnées, a lieu de soupçonner qu’un navire de commerce naviguant sous le convoi ou en compagnie d’un vaisseau de guerre de l’autre partie, se livre à la traite des noirs, ou a été équipe pour ce trafic, il devra se borner à communiquer ses soupçons au commandant du convoi ou du vaisseau de guerre, et laisser à celui-ci le soin de procéder seul à la visite du navire suspect, et de le placer, s’il y a lieu, sous la main de la justice de son pays.

Art. 8. Les croiseurs des deux nations se conformeront exactement à la teneur des présentes instructions, qui servent de développement aux dispositions de la convention principale du 30 novembre 1831, ainsi que de la convention à laquelle elles sont annexées.

Les plénipotentiaires soussignés sont convenus, conformément à l’article 2 de la convention signée entre eux sous la date de ce jour 22 mars 1833, que les instructions qui précèdent seront annexées à ladite convention, pour en faire partie intégrante.

Paris, le 22 mars 1833.

V. Broglie, Granville.---
N° 7.
RÈGLEMENT DU MUTUELLISME.

Équité, ordre, fraternité ;
Indication, secours et assistance.

Le travail est un trésor le travail, qui en apparence n’est que peines, est au contraire une source intarissable de prospérités et de bonheur. L’homme néanmoins ne peut et ne doit pas toujours travailler ; il lui faut le repos nécessaire à sa santé ; il lui faut une particularité qui puisse le tenir au devoir et aux obligations de son état : il lui faut de la dissipation il lui faut, pour orner sa vie, pour embellir sa carrière, l’amour et la pratique du bien, il lui faut enfin cultiver son art ou profession quelsqu’ils soient, et rendre hommage à l’humanité.

Alors l’abeille est prise en quelque sorte pour patron et modèle, par son travail, par sa douceur, son union et sa force ; elle qui, dans la belle saison, lorsqu’elle sort de sa loge, cherche et recherche les fleurs, les caresse à leur rencontre, voltige autour, en obtient la quintessence et rentre ainsi pour se délasser et grossir le dépôt commun.

L’an mil huit cent vingt-huit, le vingt-neuvième jour du mois de juin, les statuts du mutuellisme ou du devoir des chefs d’ateliers de soieries ont été rédigés en actes d’association pour valoir règlement.

L’association prend le nom de mutuellisme qui signifie faire mutuellement comme l’on voudrait qu’il fût fait à soi-même.

Chaque associé prend le nom de mutuelliste qui signifie qui fait toujours comme il voudrait qu’il fût fait à lui-même.

Le mutuellisme est basé sur l’équité, l’ordre et la fraternité telles sont les qualités que doivent avoir ceux qui le composent. Le but du mutuellisme est indication, secours et assistance ; tels sont les devoirs de chaque membre. En conséquence, le but du mutuellisme est donc entre tous ses fondateurs et ceux qui seront reçus frères : 1° de s’indiquer avec franchise et loyauté, mutuellement et généralement, tout ce qui peut leur être utile et nécessaire, concernant leurs professions ; 2° de se secourir par le prêt d’ustensiles autant que possible, et pécuniairement au moyen de cotisations dans des malheurs arrivés à l’un d’eux ; 3° de s’assister de leur attention, de leur amitié et de leurs conseils, et lors de leurs funérailles et celles de leurs épouses, en se regardant et traitant comme frères jusque-là.

Les nombreux résultats qui font le mérite de l’institution, étant trop multipliés pour être ici détaillés, sont l’objet de discours ou d’entretien, faisant principalement partie des attributions des chefs et indicateurs de petites loges, ainsi que des inspecteurs.

Afin de doter, régulariser et perpétuer le mutuellisme, un secret inviolable envers les intrus quelconques et l’exécution entière de chaque principe ou article, sont reconnus pour ses éléments : aussi les fondateurs et les frères qui seront reçus feront serment en finale réception d’être

secrets et fidèles aux articles qui suivent.
CHAPITRE PREMIER.

§ I. Composition.

Art. 1er. Le mutuellisme se compose de chefs d’ateliers fabricants d’étoffés de soie, demeurant dans la ville de la Croix-Rousse, aux Brotteaux, la Guillotière, Saint-George, Saint-Just et Vaise, d’une probité irréprochable, mariés, de bonne vie et mœurs, reçus mutuellistes et se conformant à ses devoirs.

CHAPITRE II.
Organisation et division, élection, devoirs des fonctionnaires, indication, police.
§ I. Organisation et division.

Art. 4. Chaque petite loge s’organise après la mère sous son fondateur ou chef, par cinq hommes, fondateurs compris, dont un élu premier indicateur de semaine, aussitôt cinq, ainsi de suite, jusqu’à son complément de vingt hommes; lesquels élisent ensuite le chef ou fondateur de la loge suivante, ainsi de suite. En conséquence, il y a dans chaque petite loge un chef de cette petite loge président, et quatre indicateurs de semaine; lesquels forment un bureau et conseil de conciliation pour l’administration et la police de cette loge.

Art. 5. Pour être admis, il faut être proposé à la loge qui s’organise à l’inscription sur la liste des récipiendaire à l’une des indications obligatoires du dimanche, par deux frères nommés parrains, pour n’être reçus qu’après avoir passé au scrutin de quatre indications obligatoires, et après passer en finale réception pour devenir franc mutuelliste.

Le scrutin se fait au moyen des pois blancs et autres couleurs, les pois blancs sont pour admettre et les autres pour récuser.

Art. 6. A un mois de date de son inscription, le récipiendaire ou ses parrains consigneront entre les mains de l’indicateur de semaine de la loge qui s’organise son droit de réception fixé à cinq francs. Dès lors le récipiendaire jouira des avantages de l’indication et prêt comme surnuméraire. Mais il ne pourra paraître à toutes indications qu’après les gazettes cachetées, la séance levée, ni profiter des autres secours et assistance tant qu’il n’aura été reçu en finale réception Ce droit de réception est non remboursable en devenant franc, autrement il peut être remboursé comme consignation.

Art. 7. Indépendamment du droit de réception, chacun paiera une cotisation personnelle proportionnée au besoin de dépenses ou de secours décidés au grand conseil. Les cotisations pour secours seront proposées et votées par petite loge pour un tiers des voix, et le grand conseil pour le reste. Lorsque le grand conseil sera de vingt membres, le tiers des voix des petites loges sera de sept, et différemment le nombre des voix des petites loges sera du tiers des membres du conseil, la fraction, s’il y en a, compte pour une voix.

Art. 8. Il y aura dans chaque petite loge un registre nommé ordre du jour, ayant en tête t’extrait du règlement et le catalogue de sa loge seulement. Sur ce registre seront notées les nominations, les décisions de bureau, de conseil, les arrêtés de trimestre, les arrêtés de comptes de la fin de chaque année, les rompus, les amendes payées, les propositions et demandes les plus importantes fait s en indication obligatoire et généralement l’aperçu du mutuellisme entier, ayant de plus à son retour un état où les amendes seront inscrites lorsqu’elles seront prononcées seulement, et d’où elles seront rayées au fur et à mesure qu’elles seront payées et portées en recettes de l’autre côté.

Art. 9. Les rompus des dépenses faites en indication obligatoire, en assemblée générale ou réunions quelconques, seront portés en recettes à l’ordre du jour pour ne pas liarder, par l’inspecteur ou l’indicateur de semaine qui notera aussi sur son livre d’indication ; il en sera de même du paiement des amendes. Ces rompus et amendes seront versés fins septembre, décembre, mars et juin de chaque année, c’est-à-dire trimestre par trimestre, sous peine de l’amende du maximum contre les indicateurs envers le chef de leur loge et contre les chefs de loge envers le trésorier.

Art. 10. Le minimum des amendes est de cinquante centimes, et le maximum est d’un franc.

Art. 11. Les veuves des mutuellistes jouiront sans frais des avantages de l’institution durant une année, à compter du décès de leurs maris.

Art. 12. Les fonds seront placés grande loge par grande loge par chaque trésorier, à ses risques et périls. Chacun d’eux en paiera intérêt à cinq pour cent, moyennant un effet de sa part qui sera toujours daté du premier du mois, aussitôt qu’avant ce jour les recettes s’élèveront à une somme ronde au moins de cent francs qu’il sera tenu de rembourser à réquisition, en le prévenant un mois d’avance. L’effet sera noté à l’ordre du jour et remis entre les mains du grand-maître qui signera la note audit ordre du jour de sa loge. Les intérêts de tous ses effets seront calculés et payés à chaque anniversaire alors ils seront portés en recettes et produiront ensuite d’autres intérêts comme les autres recettes.

Au cas où les trésoriers ne voudraient pas remplir toutes les conditions de cet article, tes fonds seront placés de concert entre le grand conseil et eux, et chaque fois la note en sera faite à chaque ordre du jour, pour que chacun en ait connaissance.

Art. 13. Les fonds sont un capital disponible pour le cas où un incendie, ou une mort subite, ou autre malheur, mériterait d’être promptement secouru, et que le moyen de cotisation retarderait trop en ce cas le secours décidé serait pris à la caisse et il serait reversé par la cotisation qui reproduirait la même somme, etc.

Aucun secours ne pourra être accordé si l’inconduite a été la cause du malheur ; la demande et déclaration seront faites par la loge à laquelle appartenait le réclamant ou le défunt.

Art. 14 Un parfait silence régnera à toute indication obligatoire, à toute assemblée générale de bureau et de conseil, du moment que l’ouverture de la séance sera prononcée jusqu’à ce que la séance soit levée ; cet intervalle sera de rigueur consacré aux travail et occupation dont il s’agira, sous peine de rappel à l’ordre et d’amende mais, avant l’ouverture et après la clôture de la séance, la conversation sera fraternellement libre.

Art. 14 bis. Il est expressément défendu de s’occuper, même de s’entretenir d’affaires politiques ou religieuses en séance.

Art. 15. Les articles omis au présent et ceux qui seraient reconnus nuisibles seront proposés, discutés et votés aux quatre indications obligatoires de chaque petite toge, avant d’être ou additionnés ou annulés.

Art. 16. Tous les titulaires devront savoir lire et écrire, et toutes les fonctions seront exercées gratuitement.

Art. 17. En vertu du mot ordre, il y aura chaque année à un des cinquièmes dimanches, ensuite d’une invitation du bureau honoraire, une indication générale dans chaque petite loge, dont l’objet sera le perfectionnement du régime en usage des ateliers envers les fabricants, envers les ouvriers et les apprentis, et réciproquement de ceux-ci envers les maîtres.

Le chef de la loge prendra note des dires et propositions, et les adressera au grand conseil qui fera un extrait du tout, lequel sera inscrit au registre destiné à cet effet. Une copie sera faite par chaque chef de loge pour pouvoir en donner connaissance à chaque mutuelliste et pour que chacun puisse s’y conformer uniformément dans son atelier.

Art. 18. Dernier mois de l’année qui aura un cinquième dimanche, il sera délivré par les membres du grand conseil et autres, à concurrence de vingt, une ou plusieurs primes d’émulation et d’encouragement à celui ou ceux qui, dans le cours de l’année, auront fait noter à l’indication obligatoire des procédés d’invention, d’amélioration ou innovation, dans quelques étoffes, dispositions de métier, etc., pourvu qu’ils aient écrit ces procédés, les aient pliés, cachetés en forme de lettre et adressés au président du bureau honoraire, qui les décachetera ce jour-là. La prime sera allouée, à la majorité des voix, à celui ou ceux dont les procédés seront les plus simples et jugés meilleurs.

Cette prime consistera en l’inscription des procédés faite littéralement au registre à ce destiné, au nom de l’auteur, et en une distribution de trois rubans, un blanc, un vert et un jaune, couleur immortelle, que l’auteur pourra se mettre à la boutonnière, fraternel aux anniversaires surtout et dans les séances quelconques.

Art. 19. Tous les comptes seront réglés annuellement, dans la semaine qui précédera le quatrième dimanche de juin, ceux des chefs de petite loge d’abord, après ceux des secrétaires et des trésoriers, de manière que tous ces comptes puissent être rendus à huit heures du matin. Au quatrième dimanche, jour anniversaire et de grande fête, où les amendes et les rompus de l’année, produits par chaque petite loge, pourront leur être rendus et portés en dépenses pour aider aux frais d’un repas fraternel qui suivra toujours le rendement de comptes et les nominations.

Art. 20. Un langage ou usage indicatif et fraternel sera adopté, à l’aide de signes et de mots, par le grand-maître, le président honoraire et l’indicateur central, au moyen desquels on pourra ou se reconnaître et se parler en francs mutuellistes.

Art. 21. Au cas où des différends naitraient entre des mutuellistes, ces différends seront jugés par le bureau de leur petite loge ou par le grand conseil, si l’on y a recours, conformément à l’article.

Art. 22. La dissolution ne peut être invoquée par aucun frère, et celui qui ferait cette proposition serait exclu sans recours.

Art. 23. Il sera fait cinq répertoires par chaque petite loge des peignes et battants des membres qui la composent, comme de ceux de la loge précédente et suivante. Aussitôt que le surnuméraire s"ra reçu franc, il remettra à son indicateur la note de ses peignes et battants qui seront inscrits sur le répertoire du bureau et ensuite sur les autres par les indicateurs les changements seront aussi successivement déclarés, l’indicateur central aura un répertoire pour toute la grande loge.

Lorsque ces peignes et battants seront prêtés, ils seront rendus dès qu’ils ne serviront plus, ou plutôt si le prêteur en a besoin, toujours en aussi bon état que lors du prêt. Les frères de la même loge et ceux de l’indication du même jour devront avoir le prêt le plus fréquent entre eux, à défaut par la loge précédente et après, et eu6n réciproquement là où l’objet se trouve.

§ II Élections.

Art. 24. Toutes les élections se font en assemblées générales relatives au scrutin et à la pluralité des voix. Toutes les fonctions sont annuelles, mais les mêmes titulaires pourront être réélus.

Art. 25. A la fin de chaque année et au jour anniversaire, toutes les petites loges se réuniront en assemblée générale, à huit heures précises du matin, et après avoir rendu leurs comptes, étirent les membres du bureau de leur grande loge. Les chefs de petites loges enteront le bulletin et se réuniront ensemble dans un endroit indiqué sous la présidence du grand-maître pour en faire le dépouillement du scrutin définitif, en l’absence du chef de petite loge (la loge mère exceptée), toutes les autres petites loges éliront leur chef de loge et attendront ensuite le retour du chef absent pour faire les élections des indicateurs.

§ III. Devoirs et comptabilités

Art. 26. Le trésorier est responsable des fonds de sa grande loge ; il reçoit tout droit de réceptions, amendes, rompus, cotisations et autres recettes imprévues qui sont arrêtées trimestre par trimestre, et dont tous les chefs de loges viennent lui faire le versement au quatrième dimanche du dernier mois du trimestre, au lit u de son indication ou autre convenu, ces chefs de loges sont munis de l’ordre du jour de leur loge, où l’arrêté est fait, arrêté que le trésorier signe pour valoir acquit de la somme versée.

Le chef de chaque petite loge veille à l’exécution entière du règlement dans sa loge il se conforme aux ordres qu’il reçoit du président de sa grande loge, il préside au bureau et conseil de sa loge, il tient les comptes des recettes et dépenses par l’arrêté qu’il fait trimestriellement et dont il fait le versement entre les mains du trésorier, comme il est dit ci-dessus il est indicateur général pour des indications d’importance qu’il transmet à l’indicateur central et il est indicateur central aux mois de l’année qui correspond au numéro de sa loge en cette qualité il tient le carnet d’indication centrale sur lequel il inscrit les demandes ou propositions dont il s’agit, pour lesquelles il correspond au besoin avec le président du bureau de la grande loge pour que le président honoraire en fasse parvenir le mérite dans chaque petite loge, à chaque indicateur de semaine et à chaque frère par leur correspondant.

Chaque indicateur de semaine préside à son indication dont il est seul chef ; il fait exécuter l’article 14 ; il reçoit tous droits de réceptions, consignations, amendes, rompus et cotisations, qui sont dus et versés par les membres de son indication il en rend compte en notant à l’ordre du jour et sur son livre d’indication pour son souvenir, il remplace le chef de la loge pour l’arrêté et le versement de trimestre, quand il en est requis ; il est indicateur des quatre membres de son indication dans le courant de la semaine il fait trois gazettes à chaque indication obligatoire pour tes trois indicateurs de semaine de sa loge, et une pour le chef de ladite toge, si des indications importantes ont été faites ; il est membre du bureau et conseil de sa loge ; il correspond avec le chef de la toge, avec ses trois coït gués, les trois autres indicateurs, et avec les quatre frères de son indication seulement.

Chaque frère mutuelliste n’a autre chef, sauf assemblée générale ou de conseil que son indicateur de semaine ; hors de là et même hors de la séance ou fonctions, on est tous frères chaque frère mutuelliste sans fonctions doit, pour partager la peine générale, porter à son tour les gazettes, invitations pour assemblées générâtes ou de conseil, invitations pour décès, etc., etc., pour obéissance à son indicateur de semaine seulement.

§ IV. Indication.

Art. 27. L’indication est le principal avantage du mutuellisme, c’est un vaste champ commun où chaque mutuelliste sème paternellement en tout temps, pour en recueillir fraternellement, à propos et au besoin, toutes sortes de fruits, dont pour en jouir chaque petite loge se choisit un local, lors de son complément en assemblée générale et à la majorité des voix, et s’y rend de rigueur, indication par indication, chaque dimanche, une fois par mois, à midi moins un quart ou midi très-précis, c’est-à-dire que l’indication est obligatoire au premier indicateur de semaine et aux quatres frères qui sont de son indication au premier dimanche de chaque mois ; ceux qui composent la seconde indication au second dimanche la troisième au troisième, et la quatrième au quatrième dimanche toujours de chaque mois, mais sous peine de l’amende du minimum. Néanmoins quoiqu’il n’y ait que cinq membres de chaque petite loge qui soient obligés de se rendre à leur local une fois par mois, toujours au même dimanche, tous les quinze autres frères peuvent s’y rendre aussi tous les dimanches, mais sans être passibles de l’amende dans le cas d’absence.

Ce local est nommé loge ou école de nos devoirs et de nos droits. Il doit y avoir un bureau ou placard fermant à clef, dont une sera toujours entre les mains de l’indicateur de semaine et l’autre au pouvoir du chef de la loge, pour y fermer un cartable, des papiers, encre et plumes, registres, etc., etc., dont le tout est aux frais des membres de chaque petite loge.

Chaque petite loge ayant sa police, son administration respective, mais selon le règlement, il sera facultatif à la majorité de ses membres réunis en assemblée générale de changer l’heure de leur indication et de la fixer différemment.

Art. 28. De sorte que chaque indicateur de semaine n’aura que quatre frères dont il recevra les indications et auxquels il indiquera et chaque frère n’ayant pour chef direct que son indicateur, ce n’est que chez cet indicateur et à lui-même qu’il parlera de l’ouvrage, ou ouvriers ou ustensiles qu’il propose ou qu’il a besoin, et auquel il adressera les fabricants qui offriront de l’ouvrage dans le courant de la semaine et à domicile.

§ V. Police.

Art. 29. Chaque mutuelliste est obligé de se rendre à son indication obligatoire une fois par mois, sous peine de l’amende du minimum pour la première absence, du maximum pour la seconde absence de suite et de l’exclusion à la troisième absence de suite. En conséquence, celui que des affaires ou indispositions empêcheraient de remplir ce devoir devra se faire remplacer par un frère de sa loge, n’importe lequel.

Art. 30. L’indicateur de semaine qui ne pourra se rendre à l’arrêté trimestriel des recettes et dépenses, à la charge du chef de loge, devra se faire représenter par un de ses collègues, ou par un membre de son indication, et lui remettre son livre d’indication et tout son compte, à défaut l’amende contre son absence sera du maximum.

Pareillement tout chef de loge qui ne pourra se rendre à l’arrêté trimestriel, à la charge du trésorier ou de son secrétaire, devra remettre son compte à un de ses collègues ou à un indicateur de sa loge, avec le livre ordre du jour, pour que ce versement ne soit pas retardé, sous peine aussi de l’amende du maximum.

Art. 31. Tout mutuelliste qui ne se conformera pas au règlement et à la civilité, lorsque la séance sera ouverte, sera rappelé à l’ordre pour les premières fois, ensuite amendé du minimum, et par récidive du maximum, même de l’exclusion, le conseil entendu.

Art. 32. Celui qui cesserait de bonne vie et mœurs sera exclu, par décision du grand conseil, après l’accusé.

Art. 33. Après un an de repos, celui des frères de la loge mère qui n’accepterait pas les fonctions auxquelles il serait appelé sans cause de maladie, devra sortir de la loge et passer dans une autre.

Art. 34. Toute démission et exclusion, est sans remboursement (art. 6), le nom du démissionnaire ou de l’exclu sera rayé de suite. La cause de l’exclusion sera au surplus motivée, et il en sera donné avis à toutes les loges.

CHAPITRE III.
§ I. Funérailles.

Art. 35. Au décès d’un frère mutuelliste ou de son épouse, tous ses autres frères de la même loge et ceux des frères dont le numéro de leur loge est le plus près, se font un devoir d’assister en personne à ses funérailles, ou en se faisant représenter pour des causes légitimes ; une mise décente est toujours de rigueur, de sorte qu’à chaque funéraille trois petites loges y assisteront et y seront conséquemment invités. Il est également du devoir de tous les autres frères des autres loges de faire la même assistance, pourvu qu’ils le sachent, mais l’amende ne sera jamais prononcée que contre les frères de la loge où appartenait le défunt. Les imprimés pour invitation seront toujours à la charge de la loge dont le défunt faisait partie ; ces invitations seront faites et portées indication par indication, à tour et rond.

Art. 36. Au décès d’un chef de loge, les membres du conseil surtout, tous les chefs des autres petites loges seront invités ainsi toujours que les trois loges.

Art. 37. Au décès de tout indicateur de semaine ou celui de son épouse, comme dans tous les autres cas, tes invitations seront faites par ses trois autres collègues, d’accord avec le chef de loge qui remettra, comme au décès de tous frères, au moins soixante imprimés dont vingt pour la loge où le défunt appartenait, et les quarante autres pour les deux loges du n° précédent, et suivant la dernière loge qui, au lieu d’inviter ainsi, invitera la loge mère et celle du n° précédent, les chefs adresseront à leurs collègues, ceux-ci à leur indicateur adresseront aux quatre frères de leur indication dont celui au tour duquel il sera de marcher portera lesdites invitations.

Art. 38. L’amende du maximum sera prononcée contre l’absence qui sera faite (selon l’art. 35), laquelle sera regardée comme un acte d’ingratitude envers le défunt et ses autres frères, afin de pouvoir appliquer cette peine ; un délégué, par le chef de la loge ou appartenait le défunt, sera placé de manière à recueillir toutes les invitations qui lui seront remises, sauf à se rendre passible de l’amende.

Art. 39. Le présent acte d’association qui fonde la seconde loge à perpétuité a été signé par tous les membres qui composeront cette loge, pour être fidèlement et fraternellement exécuté, sous peine des remords et parjures résultant de la finale réception. En foi de quoi le présent a été extrait à la Ville-Neuve de la Croix-Rousse par le fondateur de la 2e loge, le 30 octobre 1831.

Millet, P., Berthétier, Daviet, A. Plantard, Pernollet, Courtois, Farget, Perretien, Ravel fils, Dhérens, Durand, Dufour, Valentin aîné, Martin, Blin, Peur, Charpin, Chicard, D. Rigollet, Gauthier.

Nos8 et 9.
TRAITÉ DE LA QUADRUPLE ALLIANCE.

Convention conclue entre le Portugal, l’Espagne, l’Angleterre et la France, à l’effet de rétablir la paix dans la Péninsule.

Sa majesté la reine régente d’Espagne, pendant la minorité de sa fille dona Isabelle II, reine d’Espagne, et sa majesté impériale le duc de Bragance, régent du royaume de Portugal et des Algarves, au nom de la reine dona Maria II, profondément convaincues que les intérêts des deux couronnes et la sûreté de leurs états respectifs exigent l’emploi immédiat et énergique de leurs efforts réunis pour mettre fin aux hostilités qui, dirigées en premier lieu contre le trône de Sa Majesté Très-Fidèle, fournissent aujourd’hui un appui et des secours aux sujets mal intentionnés et rebelles de la couronne d’Espagne ; et Leurs Majestés désirant en même temps prendre les mesures nécessaires pour rendre à leurs sujets les bienfaits de la paix intérieure, et affermir par de bons offices mutuels l’amitié qu’elles désirent établire et cimenter entre les deux états, se sont déterminées à unir leurs forces dans le but de contraindre l’infant don Carlos d’Espagne à se retirer des états portugais.

En conséquence de cet accord, Leurs Majestés les régents se sont adressés à Leurs Majestés le roi des Français et le roi du royaume-uni de la Grande Bretagne et d’Irlande ; et Leurs dites Majestés, prenant en considération l’intérêt qu’elles doivent toujours porter à la sûreté de la monarchie espagnole, et étant de plus animées du plus vif désir de contribuer l’établissement de la paix dans la Péninsule, comme dans toutes les autres parties de l’Europe et sa Majesté Britannique considérant en outre les obligations spéciales provenant de son ancienne alliance avec le Portugal, Leurs Majestés ont consenti à devenir parties dans l’engagement proposé.

C’est pourquoi Leurs Majestés ont nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir :

Sa Majesté le roi des Français, le sieur Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire de sadite Majesté près de Sa Majesté Britannique, etc.

Sa Majesté la reine régente d’Espagne pendant la minorité de sa fille dona Isabelle II reine d’Espagne, — don Manuel-Pando-Fernandez de Pinedo, Alava y Davila, marquis de Miraftores, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté Catholique près Sa Majesté Britannique ;

Sa Majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, – le très-honorable Henri-Jean, vicomte Palmerston, baron Temple, membre du parlement, et son principal secrétaire-d’état, ayant le département des affaires étrangères ;

Et sa Majesté Impériale le duc de Bragance, régent du royaume de Portugal et des Algarves, au nom de la reine dona Maria II. — le sieur Christophe-Pierre de Moraes-Sarmento, membre du conseil de Sa Majesté, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté Très-Fidèle près Sa Majesté Britannique ;

Qui sont convenus des articles suivants :

Art. 1er. Sa Majesté Impériale le duc de Bragance, régent du royaume de Portugal et des Algarves, au nom de la reine dona Maria II, s’engage à employer tous les moyens en son pouvoir pour forcer l’infant don Carlos à se retirer des états du Portugal.

2. Sa Majesté la reine régente d’Espagne pendant la minorité de sa fille dona Isabelle II, reine d’Espagne, étant, par le présent acte, invitée et requise par Sa Majesté Impériale le duc de Bragance, régent au nom de la reine dona Maria II ; et ayant, en outre, reçu de justes et graves motifs de plainte contre l’infant don Miguel, par l’appui et la protection qu’il a accordés au prétendant à la couronne d’Espagne, s’engage à faire entrer sur le territoire portugais un corps de troupes espagnoles, dont le nombre sera déterminé plus tard entre les deux parties, afin de coopérer, avec les troupes de Sa Majesté Très-Fidèle, à forcer les infans don Carlos d’Espagne et don Miguel de Portugal à se retirer des états portugais et Sa Majesté la reine régente d’Espagne s’engage, de plus, à ce que ces troupes seront entretenues aux frais de l’Espagne, et sans charge aucune pour le Portugal lesdites troupes espagnoles étant néanmoins reçues et traitées sous tous les autres rapports, de la même manière que les troupes de Sa Majesté Très-Fidèle et Sa Majesté la reine régente s’engage à ce que ces troupes se retireront du territoire portugais aussitôt que le but mentionné ci-dessus de l’expulsion des infans aura été atteint ; et lorsque la présence de ces troupes en Portugal ne sera plus requise par Sa Majesté Impériale le duc régent, au nom de la reine dona Maria II.

3. Sa Majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande s’engage à concourir, par l’emploi d’une force navale à l’appui des opérations qui doivent être entreprises, conformément aux engagements de ce traité par les troupes d’Espagne et de Portugal.

4. Dans le cas où la coopération de la France serait jugée nécessaire par les hautes parties contractantes, pour atteindre complétement le but de ce traité, Sa Majesté le roi des Français s’engage à faire, à cet égard, ce qui serait arrêté, de commun accord, entre elle et ses trois augustes alliés.

5. Il est convenu, entre les hautes parties contractantes, que, par suite des stipulations contenues dans les articles précédents, une déclaration sera immédiatement publiée, annonçant à la nation portugaise les principes et le but des engagements de ce traité ; et Sa Majesté Impériale le duc régent, au nom de la reine dona Maria II, animée du sincère désir d’effacer tout souvenir du passé, et de réunir autour du trône de Sa Majesté Très-Fidèle la nation entière sur laquelle la volonté de la divine Providence l’a appelée à régner, déclare son intention de proclamer en même temps une amnistie générale et complète en faveur de tous ceux des sujets de Sa Majesté Très-Fidèle qui, dans un temps qui sera spécifié, feront leur soumission ; et S. M. Impériale le duc régent, au nom de la reine dona Maria II, déclare aussi son intention d’assurer à l’infant don Miguel, à sa retraite des états portugais et espagnols, un revenu convenable à sa naissance et à son rang.

6. Sa Majesté la reine régente d’Espagne, pendant la minorité de sa fille dona Isabelle II, reine d’Espagne, déclare par le présent article son intention d’assurer à l’infant don Carlos, à sa retraite des états espagnols et portugais, un revenu convenable à sa naissance et à son rang.

7. Le présent traité sera ratifié, et les ratifications en seront échangées à Londres, dans l’espace d’un mois, ou plus tôt, si faire se peut.

En foi de quoi, les plénipotentiaires respectifs l’ont signé, et y ont apposé le cachet de leurs armes.

Fait à Londres, le 22 avril de l’an de grâce 1834.

------------------------(L. S.) Tailleyrand.
------------------------(L. S.) Miraflores.
------------------------(L. S.) Palemerston.
------------------------(L. S.) C.-P. DE Morales Sarmento.


ARTICLES ADDITIONNELS.

Sa Majesté le roi des Français, Sa Majesté la reine régente d’Espagne pendant la minorité de sa fille la reine dona Isabelle II, Sa Majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, et Sa Majesté Impériale le duc de Bragance, régent du royaume de Portugal et des Algarves, au nom de la reine dona Maria II, hautes parties contractantes au traité du 22 avril 1834, ayant porté leur sérieuse attention sur les événements récents qui ont eu lieu dans la Péninsule, et étant profondément convaincues que, dans ce nouvel état de choses de nouvelles mesures sont devenues nécessaires pour atteindre complétement le but dudit traité ;

Les soussignés, Charles-Maurice de Tailleyrand, ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le Roi des Français près Sa Majesté Britannique.

Don blanuel-Pando-Fernandez de Pincdo, Alava y Davilla, marquis de MiraHores, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Maesté Catholique près Sa Majesté Britannique ;

Henri-Jean, vicomte Palmerston, baron Temple, principal secrétaire d’état de Sa Majesté Britannique pour les affaires étrangères,

Christophe-Pierre de Moraes Sarmento, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté Très-Fidèle près Sa Majesté Britannique,

Etant munis de l’autorisation de leurs gouvernements respectifs, sont convenus des articles suivants, additionnels du traité du 22 avril 1831 :

Art. 1er Sa Majesté le roi des Français s’engagea à prendre, dans la partie de ses états qui avoisine l’Espagne, les mesures les mieux calculées pour empêcher qu’aucune espèce de secours en hommes, armes ou munitions de guerre, soient envoyés du territoire français aux insurgés Espagnols.

2. Sa Majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande s’engage à fournir à Sa Majesté Catholique tous les secours d’armes et de munitions de guerre que Sa Majesté Catholique pourra réclamer, et, en outre, à l’assister avec des forces navales si cela devient nécessaire.

3. Sa Majesté Impériale le duc de Bragance, régent de Portugal et des Algarves, au nom de la reine dona Maria II, partageant complétement les sentiments de ses augustes alliés, et désirant reconnaître par un juste retour les engagements contractés par Sa Majesté la reine régente d’Espagne, dans le deuxième article du traité du 22 avril 1834, s’oblige à pr&ter assistance, si la nécessité s’en présentait, à Sa Majesté Catholique par tous les moyens qui seraient en son pouvoir, d’après la forme et la manière qui seraient convenues ensuite entre leurs dites Majestés.

Art. 4. Les articles ci-dessus auront la même force et le même effet que s’ils avaient été insérés mot pour mot dans le traité du 22 avril 1834, et seront considérés comme faisant partie du traité ils seront ratifiés ; et les ratifications en seront échangées dans le délai de quarante jours, ou plus tôt si faire se peut.

En foi de quoi, les plénipotentiaires respectifs les ont signés, et y ont apposé le cachet de leurs armes.

Fait à Londres, le 18 du mois d’août 1834.

------------------------(L. S.) Tailleyrand.
------------------------(L. S.) Miraflores.
------------------------(L. S.) Palemerston.
------------------------(L. S.) C.-P. DE Morales Sarmento.


N° 10.
ARRÊT DE MISE EN ACCUSATION.

La Cour des pairs :

Ouï, dans les séances des 24, 25, 26, 27, 28, 29 novembre, 1er 2 et 3 décembre 1834, M. Girod (de l’Ain), en son rapport de l’instruction ordonnée par les arrêts des 16, 21 et 30 avril précédent ;

Ouï, dans les séances des 8, 9, 10, 12 et 15 décembre 1834, le procureur-général du roi, en ses dires et réquisitions… ;

Après qu’il a été donné lecture par le greffier en chef et son adjoint des pièces de la procédure et des mémoires présentés par les inculpés, et après en avoir délibéré hors la présence du procureur-général, dans les séances des 19, 20, 22, 23, 24 et 26 décembre 1834, 5, 6, 7, 8, 9 10, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 19, 20, 21, 23, 24, 26, 27, 28, 29, 30 et 31 janvier 1835 ; 2 et 6 du présent mois ;

En ce qui touche la question de compétence ;

A l’égard des faits déférés à la Cour par ordonnance royale du 15 avril 1834, ainsi que de ceux sur lesquels la Cour a, par ses arrêts des 16, 21 et 30 du même mois, statué qu’il serait procédé ;

Attendu qu’il résulte de l’instruction que ces faits sont connexes ;

Attendu qu’ils constitueraient, s’ils étaient prouvés, le crime d’attentat à la sûreté de l’État, défini par le Code pénal ;

Attendu qu’il appartient à la Cour d’apprécier si les circonstances de ces faits les classent au nombre de ceux qui constituent les crimes indiqués par l’art. 28 de la Charte constitutionnelle ;

Attendu que si la simultanéité des mêmes faits sur divers points du royaume, la nature des provocations qui les auraient précédés et amenés, le concert qui aurait existé entre leurs auteurs, fauteurs et complices, le but commun et publiquement avoué du renversement de la constitution de l’Etat par la violence et la guerre civile, imprimeraient à cet attentat le caractère de gravité et de généralité qui doit déterminer la Cour à s’en réserver la connaissance ;

En ce qui touche les faits qui se sont passés à Lunéville les 15 et 16 avril 1834 et jours précédents.

Attendu qu’il résulte de l’instruction que ces faits sont connexes avec ceux qui viennent d’être énoncés, et présenteraient les mêmes caractères ;

Au fond, en ce qui concerne :

Abeille, Aberjoux, Albran, Amand, Anfroy, Arago, Auclaire, Auzart, Ayel ;

Bartel, Barthélemy, Bayle dit le Chambonnaire, Bérard, Bérardier, Berlié, Bernard, Berroyez, Berthelier, Bertholon, Bertrand, Bicon, Billecard, Billet, Bith, Blancafort, Blancart, Bœuf, Boissier, Bonnefonds, Bossu, Boucher, Boudet, Bouilleret, Bouiadon, Bouquin, Bourdon, Bourgeois, Bourseaux, Bregand, Bremant, Bressy, Brogniac dit Labrousse, Butor ;

Cailleux, Camus, Cathelin, Chapuis, Charles, Charpentier, Charrié, Chauvel, Chiret, Choublan, Clément (Jean-Baptiste-Joseph), Clément (Pierre-François), Clocher, Corbière, Couchoud (Louis), Couchoud (troisième des frères de ce nom), Coudreau, Crépu, Crouvisier, Curia ;

Danis, Decœur, De Bérot, Defrance, Dégty, Delacroix, Delorme, Delsériès, De Murard de Saint-Romain, Denfer, Desgenetais, Desgranges, Desiste, Desmard, Dessagne, Diano, Drevet, Drin fils, Drulin, Duchesne, Buffet, Dufour, Dumas, Durand (Napoléon), Durand (Joseph-Antoine), Durand (Honoré ou Jean), Durdan, Durière, Dussëgné, Duval ;

Édouard, Escoffier, Esselinger ;

Faillon, Faivre, Farcassin, Favier, Fayard cadet, Ferton, Fontaine. Forgeot, Fortunat fils, Fouet dit Offroy, Fournier, Frandon, Fumey ;

Gaignaire, Garcin, Gardet, Garnet, Gaud de Roussillac, Gaudelet, Gaudry père, Gauthier, Gautié, Genin, Gerbet, Gervaise, Gervasy, Gille, Girard (Joseph), Girard (Pierre-Antoine), Girod, Godard, Gossent, Granier, Gros dit Barbefine, Gros (François), Gros (Louis), Guélard, Guerpillon, Guibaud, Guigues, Guillemin, Guillot, Guy, Guyat, Guydamour ;

Hamel, Hance, Hardouin, Hebert, Heer, Hervé, Hettinger ;

Jaequilliard, Jour, Journet, Joyard, Jullard ;

Kolmerchelac, Krug (Adèle), dite femme Jomard ;

Labrousse, Lacambre, Langlois, Lapointe, Laporte, Lardin, Lasalle, Laurenceot, Laval, Lechalier, Lecouvey, Ledoux, Lefèvre, Léger, LegofF, Leroux, Levraud, Lhéhtier, Livonge, Lizier, Loret, Loriot ;

Mamy, Manin, Marrel ainé, Marquet, Martinault, Martinier dit Landat, Matrod, Maurice, Mazille, Mazoyer, Medal, Mercier, Mérieux, Meyniel, Millet, Minet, Mollon (Jean-François), Mollon (Jean-Pierre), Morat, Moriencourt, Moulin, Mouton, Muzard ;

Obry, Odéon, Œuitiet, Olagnet, Olanier ;

Pacrat, Panier, Papillard, Paquet, Paret, Parize, Paulandré, Pellegrin, Perin, Petavy, Petetin, Petit, Petot, Peyrard, Picard, Pichat, Pichot, Pillot, Piroutet, Poncet, Poujol, Prieur, Pailloud ;

Raggio, Raison, Ramondetti, Rançon, Raynaud, Regnier, Renard, Renault, Rénaux, Rennevier, Reinhard, Rey, Reymond fils, Rhonat dit Renat, Richard, Risbey, Rocatty, Romand-Lacroix, Rousset, Roustan, Roux, Ruand ;

Saffray, Sailliet, Salles, Sans, Saublin, Sécbaud, Séguin, Sicard, Simon, Simonet, Sobrier, Spilment ;

Tabey, Taxil, Terrier, Thibaudier, Thiver, Touvenin, Tournet, Tournier, Toyé ou Troilliet, Trevez, Tronc ;

Valin, Verpillat, Vignerte (Pierre-Benjamin), Vincent, Vourpes ou Vourpy, cadet dit Virot ;

Attendu que de l’instruction ne résultent pas contre eux charges suffisantes de culpabilité :

En ce qui concerne :

Adam, Albert ;

Bastien, Baume fils dit Roguet, Bertholat, Bérard, Bille dit l’Algérien, Bille (Pierre), Billon, Blanc, Bocquis, Boura, Bouvard, Boyet, Breitbach, Brunet, Butet, Buzelin ;

Cachot, Cahuzac, Caillet, Carrey, Carrier, Catin dit Dauphiné, Caussidière, Chagny cadet, Chancel, Charles, Charmy, Chatagnier, Chéry, Cocher, Corréa, Court ;

Daspré, Delacquis, Depassio aîné, Depassio cadet, Despinas, Desvoys, Didier, Drigearde, Desgarnier ;

Fouet, Froideveaux ;

Gayet, Genets, Girard, Giraud ou Girod, Goudot, Gouge, Granger, Guéroult, Guibier ou Dibier dit Biale, Guiehard, Guillebeau fils ;

Hugon, Huguet ; — Jobely, Julien ;

Lafont, Lagrange, Lambert, Lange, Laporte ;

Marcadier, Margot, Marigné, Marpelet, Martin, Mathon, Mazoyer, Mercier, Mollard-Lefèvre, Mollon, Morel, Muguet ;

Nicot, Noir ; — Offroy, Onke de Wurth ;

Pacaud, Pirodon, Pommier, Pradel, Prost (Joseph), Prost (Gabriel), Pruvost ;

Raggio, Ratignié, Regnauld d’Eperey, Reverchon (Marc-Etienne), Reverchon cadet (Pierre), Riban fils, Rockzinsky, Roger, Rossy, Roux dit Sans-Peur ;

Saunier, Servietes, Sibille aîné, Sibille cadet, Souillard dit Chiret ;

Thion, Tourres ;

Varé, Veyron, Villain, Villiard, Vincent ;

Attendu que de l’instruction résultent contre eux charges suffisantes d’avoir commis ou tenté de commettre un attentat dont le but était, soit de détruire, soit de changer le gouvernement, soit d’exciter les citoyens ou habitants à s’armer contre l’autorité royale, soit d’exciter la guerre civile en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s’armer les un contre les autres ;

Crimes prévus par les articles 87, 88, 89 et 91 du Code pénal ;

En ce qui concerne :

Albert, Baune, Beaumont, Berrier-Fontaine, Cavaignac, Court, Delente, de Ludre, Guillard de Kersausie, Guinard, Hugon, Lebon, Marrast, Martin, Recurt, Rivière, Vignerte ;

Attendu que de l’instruction résultent contre eux charges suffisantes de s’être rendus complices dudit attentat, en provoquant ses auteurs à le commettre, par des écrits ou imprimés vendus ou distribués, laquelle provocation aurait été suivie d’effet ;

Crimes prévus par l’article 59 du Code pénal et par l’article 1er de la loi du 17 mai 1819 ;

En ce qui concerne :

Albert, Arnaud, Auber, Baune, Beaumont, Béchet, Bernard, Berrier-Fontaine, Caillé, Candre, Carrier, Caussidiere (Jean), Caussidicre (Marc), Cavaignac, Chilman, Court, Crevât, Delayen, Delente, de Ludre, de Régnier, Farolet, Fournier, Gilbert dit Miran, Girard, Guibout, Guillard de Kersausie, Guinard, Herbert, Hubin de Curr, Hugon, Imhert, Lally de la Neuville, se disant Lally-Tolendal ; Landolphe, Lapotaire, Lebon, Leconte, Lenormand, Maillefer, Marrast, Martin, Mathé, Mathieu, Ménaud, Montaxier, Nicot, Pichonnier, Poirotte, Pornin, Poulard, Ravachol, Recurt, Regnault d’Epercy, Rosières, Rnssary, Sauriac, Stiller, Tassin, Thomas, Tiphaine, Tricotel, Vignerte, Yvon ;

Attendu que de l’instruction résultent contre eux charges suffisantes de s’être rendus complices du même attentat, soit en en concertant et arrêtant la résolution, soit en donnant des instructions pour le commettre, soit en y provoquant par des machinations ou artifices coupables, soit en procurant à ses auteurs des armes ou tous autres moyens ayant servi à le commettre, sachant qu’ils devaient y servir ; soit en aidant ou assistant, avec connaissance, les auteurs dudit attentat dans les faits qui l’ont préparé ou facilité et dans ceux qui l’ont consommé ;

Crimes prévus par les articles 59, 60, 87, 88, 89 et 91 du Code pénal ;

La Cour se déclare compétente ;

Donne acte au procureur-général de ce qu’il s’en remet à la prudence de la Cour à l’égard des inculpés. (Suivent les noms.)

Déclare qu’il n’y a lieu à suivre contre… ( Ici se reproduit la première liste ci-dessus, commençant par Abeille, et finissant par Vourpes ou Vourpy, dit Virot, et comprenant les prévenus abandonnés par le procureur-général.)

Ordonne qu’ils seront mis en liberté, s’ils ne sont détenus pour autre cause.

Lesdites mises en liberté, déjà provisoirement exécutées les 20, 22, 23, 24, 26 décembre 1834, et les 7, 9, 10, 12, 13, 14, 15, 16, 19, 20, 21, 23, 24, 26, 27, 28, 29 et 31 janvier dernier, et le 2 du présent mois, en vertu de la décision prise par la Cour le 20 décembre ;

Ordonne la mise en accusation desdits… (Suivent les noms des prévenus contre lesquels il existe des charges.)

Ordonne de plus qu’ils seront pris au corps et conduits dans l’une des maisons d’arrêt de Sainte-Pélagie, de la Conciergerie, de l’Abbaye, ou dans telle autre maison d’arrêt que la Cour autorise le président à désigner ultérieurement pour servir, avec celles ci-dessus, de maisons de justice près d’elle ;

Ordonne que le présent arrêté sera notifié, à la requête du procureur-général, à chacun des accusés ;

Ordonne également que l’acte d’accusation, qui sera dressé en vertu du présent arrêté sera notifié, à la même requete, à chacun des accusés ;

Ordonne que les débats s’ouvriront au jour qui sera ultérieurement indiqué par le président de la Cour, et dont il sera donné connaissance, au moins quinze jours à l’avance, à chacun des accusés ;

Ordonne que le présent arrêt sera exécuté à la diligence du procureur-général du roi.

N° 11
LISTE DES PAIRS
Qui ont voté affirmativement la mise en accusation des accusés d’avril.

Nous écrivons en italique les noms de ceux qui s’étaient prononcés contre la compétence de la Cour.

M. le baron Pasquier, président de la Cour, et MM. le duc de Choiseul, le duc de Broglie, le duc de Montmorency, le duc de Maillé, le duc de la Force, le maréchal duc de Tarente, le comte Klein, le marquis de Sémonville, le duc de Castries, le duc de Latrémouille, le duc de Caraman, le comte d’Haussonville, le comte Molé, le comte Ricard, le baron Séguier, le comte de Noé, le comte de la Roche-Aymon, le duc de Massa, le duc Decazes, le comte Claparède, le vicomte d’Houdetot, le baron Mounier, le comte Mollien, le comte de Pontécoulant, le comte Pelet (de la Lozère le comte Reille, le comte Rampon, le marquis de Tathouet, l’amiral comte Trugurt, le vice-amiral comte Verhuell, le marquis d’Angosse, le marquis d’Aramon, le comte de Germiny, le comte d’Hunolstein, le comte de la Villegontier, le baron Dubreton, le comte Portalis, le duc de Praslin, le duc de Crillon, le duc de Valmy, le comte Siméon, le comte Roy, le comte de Tascher, le maréchal comte Molitor, le comte Guilleminot, le comte Bourke, le comte de Vogué, le comte Dejean, le comte de Richebourg, le duc de Plaisance, le vicomte Dode, le vicomte Dubouchage, le comte Davoust, le comte de Montalivet, le comte de Sussy, le comte Cholet, le comte Lanjuinais, le marquis de la Tour-du-Pin-Montauban, le marquis de Laplace, le duc de la Rochefoucauld, le comte Clément de Ris, le vicomte de Ségur-Lamoignon, le duc d’Istrie, le comte Abrial, le marquis de Lauriston, le marquis de Crillon, le comte de Ségur, le marquis Boisgelin, le duc de Bassano, le comte de Bondy, le comte de Cessac, le baron Davillier, le comte Gilbert de Voisins, le comte de Turenne, le comte d’Anthouard, le comte Mathieu-Dumas, le comte Excelmans, le comte de Flahaut, le vice-amiral comte Jacob, le comte Pajol, le vicomte Rogniat, le comte de Saint-Sulpice, le comte Philippe de Ségur, le comte Perregaux, le duc de Gramont-Caderousse, le baron de Lascours, le comte Roguet, le comte de la Rochefoucautd, Girod (de l’Ain) ; le baron Athalin, Aubernon, Bertin de Veaux, Besson, le président Boyer, le vicomte de Caux, Cousin, le comte Desroys, Devaines, le comte Dutaillis, le duc de Fezensac, le baron de Fréville, Gautier, le comte Heudelet, Humblot-Conté, le baron Louis, le baron Malouet, le comte de Montguyon, le comte de Montlosier, le comte Ornano, le comte Rœderer, le chevalier Rousseau, le baron Silvestre de Sacy, le baron Thénard, Tripier, Villemain, le comte Jacqueminot, le comte Edouard de Colbert, le comte Charles de Lagrange, le comte de Nicolaï, le président Faure, le maréchal marquis de Grouchy, le comte de Labriffe, le comte Baudrand, le baron Neigre, le maréchal comte Gérard, le baron Haxo, le baron de Saint-Cyr-Nugues, le maréchal comte Lobau, le baron de Reinach, Barthe et le comte d’Astorg.

On remarquera que MM. de Sesmaisons, de Biron et Bérenger se sont abstenus de signer.

N° 12.
liste des défenseurs
Choisis par les accusés d’avril
Paris.

Arago (Etienne). — Audry de Puyraveau. — Barbès. – Bastide (Jules). — Baud. —Bergeron. – Bernard (Jules). — Bernard (Martin). —Blanqui (Auguste). — Bouquin. — Boussi. — Briquet. — Buonarotti. – Carnot. — Carrel (Armand). — Caunes. — Caylus. — Chamaillard. — Charton. — Chas. — Comte (Auguste). — Desjardins. — Doley. — Dufraisse (Marc). — Dupont. — Dussart. — Fabas (Théodore). – Fenet. — Franque. — Flocon. — Fortoul (Hippolyte). — Froussard. – Garnier-Pagès. — Girard (Fulgence). — Grouvelle. — Hadot-Desages. — La Mennais (F. de). — Landon. — Landrin. — Laponneraye. – Latrade. — Lebreton (Emile.) — Ledru (Charles.) — Ledru-Rollin. — Legendre. — Leroux (Pierre). — Lhéritier. — Marie. – Morand. Moulin. – Naintré (Ludovic). –— Plocque. — Raspail. – Reynaud (Jean). — Rodières. — Rouet. — Saunieres. — Savary. – Sirot. – Stertin. — Teste (Charles). — Thibeaudeau. — Thomas. — Vervoort. — Vignerte (Benjamin). — Virmaitre. — Voyer d’Argenson.

Départements.

Aiguebelles (d’Auch). — Bidault (de Saint-Amand). — Bouchotte (de Metz). — Boveron-Desplaces (de Valence). — Caillé (de Poitiers). — Chanay et Charasson (de Lyon). — Copens (de Beaune). — Coralli (de Limoges). — Corbière (de Perpignan). – Couture (d’Amiens). – Crépu (de Grenoble). — David (de Poitiers). – Dédouis (de Coutance). — Degeorge (d’Arras). — Delamarre (de Dieppe). — Demay, officier (de Dijon). — Dornez (de Metz). – Duc (de Romans). — Duteil (de la Châtre). — Farconnet (de Grenoble). — Favre, Jules (de Lyon). — Fémy (de Lille). — Fortoul, J.-J. (de Marseille). — Gadon (de Guéret). — Giffard (de Tarbes). — Girard (de Nevers). — Guicheni (de Bayonne). — Imberdis (d’Amhert). – Hauterive (de Lille). —Joly (de Carcassonne). — James-Demontry (de Dijon). — Kauffmann (de Lyon). — Lallise (de Nancy). — Laissac (de Montpellier). — Lamiet (de Guéret). — Laurent (de Grenoble). — Leduc (d’Arras). – Lereuil (de Semur). – Leroux, Jules (de Marseille). – Lichtenberger (de Strasbourg). — Michel (de Bourges). – Mithiers (d’Aurillac). — Pance (de Troyes). — Périer, M.-A. (de Lyon). – Pesson (de Tours). — Pontois (de Poitiers). — Ritiez (de Moulins). —Robert (d’Auxerre). – Saint-Ouen (de Nancy). — Saint-Romme (de Grenoble). — Sénard (de Rouen). — Séguin (de Lyon). — Sévin (du Mans). – Sigaud (de Villefranche). — Le géneral Tarrayre (de Rhodez). – Thouret, Antony (de Douai). — Thouvenel (de Nancy). — Titot (de Colmar). — Trélat (de Clermont). — Trinchan (de Carcassonne). — Vasseur (de Grenoble). — Vergers (de Dax). — Voilquin (de Saint-Etienne). — Werner (de Strasbourg). — Woirhaye (de Metz).

Cette liste se grossit plus tard de plusieurs autres noms.

N° 13.
LISTE DES PAIRS QUI RÉPONDENT A L’APPEL.

Duc de Mortemart, duc de Choiseul duc de Clermont-Tonnerre, duc de Montmorency, duc de Laforce, duc de Tarente, marquis de Barbé-Marbois, comte Klein, comte Lemercier, marquis de Sémonville, duc de Latrémouille, duc de Caraman, comte d’Ossonville, duc de Reggio, comte Mole, marquis de Mathan, comte Ricard, baron de Séguier, comte de Noé, vicomte Laroche-Aymon, duc de Massa, duc Decazes, comte d’Argout, baron de Barante, baron Beker, comte Claparède, marquis d’Houdetot, comte Laforest, baron Mounier.

MM. comte Mollien, comte Reille, comte Rampon, comte de Sparre, duc de Trévise, marquis de Talhouet, amiral Truguet, amiral Verhuell, marquis d’Aramon, comte de Germiny, comte Hunolstein, comte Laville-Gonthier, marquis d’Arragon, baron Dubreton, baron Bastard marquis de Pange, comte Portalis, duc de Criilon, duc de Coigny, marquis de Vaudreuil, comte de Tascher, comte de St-Priest, comte Guilleminot, comte Bourke, comte de Vogué, maréchal Molitor, comte Dejean, comte de Richebourg, duc de Plaisance, vicomte Dode Delabrunerie, vicomte Duhouehage, comte Davoust, comte Montativet, comte de Sussy, comte Cholet comte Boissy-d’Anglas, duc de Montebello, duc de Praslin.

MM. duc de Noailles, comte Latour-Dupin-Montauban marquis Delaplace, duc de Larochefoucault, comte Clément de Ris vicomte Ségur Lamoignon, duc d’Istries, baron Abrial, duc de Périgord comte Saint-Aulaire, marquis de Crillon, comte Ségur, baron d’Aux, Aubernon, comte de Bondy, duc de Bassano, comte Latour-Maubourg, baron Davillers, comte Gilbert Devoisins, comte de Turenne, comte d’Anthouard, comte Mathieu Dumas, comte Flahaut, comte Pajol, amiral Jacob, comte Rogniat, comte Philippe de Ségur, comte Montlosier, baron Lascours.

MM. le comte Roguet, comte Larochefoucault, Girod (de Ain), baron Athalin, Bertin Devaux, Besson Boyer, comte de Caux, Cousin, comte Desroyes, comte de Vaisnes, comte Dutailly, comte Lagrange (Charles), duc de Fezenzac, marquis de Lamoignon, Gauthier, baron Heudelet, baron Malhouet, Humblot Conté, baron Ornano, comte Rœderer, chevalier Rousseau, baron Sylvestre de Sacy, baron Thénard, Tripier, marquis de Turgot, Villemain comte Jacqueminot de Ham, Durand de Mareuil, vicomte Jurieu Lagravière, comte Bérenger, baron Berthezène, comte Colbert, comte Gueheneuc marquis de Nicolaï, Félix Faure, comte Labriffe, baron Baudrand, baron Haxo, baron Neigre, baron Saint-Cyr Nugues, baron Lallemant, Maurice Duval, Rainhard, baron Brayer, comte Lobau baron Louis.

MM. baron Reinach, comte de Rumigny, baron de Saint-Cricq, Barthe, baron Pasquier, comte d’Astorg, comte Bonnet, comte de Cessac, duc de Crusse), baron Fréville, comte Gazan, duc de Grammont-Caderousse, comte Monguyon, comte Perregaux, baron Zangiacomi, le marquis Laucour, duc du Castrie, comte Siméon, comte d’Haubersaert, prince de Beauveau, comte Morand.

En tout 164 membres présents.

LISTE DES PAIRS QUI NE RÉPONDENT PAS A L’APPEL.

MM. duc de Grammont, duc de Valentinois, prince de Talleyrand, duc de Broglie, duc de Maillé, comte Destutt de Tracy, duc de Montbazon.

MM. comte Vaubois, maréchal Maison, duc de Brissac, comte d’Aligre, baron Boissy du Coudray, duc de Bellune, marquis de Castellane, comte de Compans, marquis de Biron, marquis de La Guiche, marquis de Louvois, marquis de Mun, de Gasparin, baron Bernard, Le Poitevin, comte Joseph Lagrange, comte Drouet d’Erlon, comte Français de Nantes, baron Émériau, Allent, maréchal Grouchy.

MM. comte Saint-Sulpice, baron Roussin, vicomte Sercey, baron Grenier, Canson, maréchal Gérard, comte de Pressac, comte Duchâtel, Saint-Aignan, baron Cassaignolles, Baillot, comte du Cayla, comte Lanjuinais, marquis de Chabrillant, marquis de Lauriston, marquis de Dreux-Brézé, duc de Dalmatie, comte de Sesmaisons, duc de Richelieu, amiral Duperré, marquis de Barthélemy, comte d’Aubusson-Lafeuillade, marquis de Boisgelin, comte Caffarelli, comte Excelmans.

MM. marquis d’Angosse, duc de Conegliano, duc de Valmy, baron Portal, comte Roy, comte Bordesoulle, comte de Puy-Ségur, comte de Chabrol, comte Emery, marquis de Breteuil, comte de Courtavel, vicomte Lainé comte d’Ambrugeac, marquis de Talaru, marquis de Verac, comte Lynh, marquis d’Osmond, duc de Sabran, comte Choiseul-Gouffier, comte Raymond de Bérenger, baron Morel de Vindé, marquis de Catclan, marquis de Dampierre, comte de Pontécoulant, comte Pelet (de la Lozère), marquis de Saint-Simon, comte Herwin, comte de Hédouville, comte Daru, marquis de Coislin, comte de Beaumont, duc de Brancas.

En tout 86.


N° 14.
LISTE DES ACCUSÉS.
Voir au n°10, l’arrêt de mise en accusation.)

N° 15.
LETTRE DES DÉFENSEURS AUX ACCUSÉS D’AVRIL.
Citoyens,

Voulant nous montrer dignes de la confiance que vous n’avez cessé de nous témoigner depuis le jour où vous nous appelâtes à l’honneur de prendre place à vos côtés sur les bancs de la Cour des pairs, nous nous empressons de répondre à la lettre que vous nous avez écrite dans la journée d’hier.

Nous concevons très-bien que dans l’état d’abandon et d’isolement où vous jettent nos ennemis communs, au moment où ils déploient l’appareil de la force et de la terreur, vous vous adressiez à nous, non pour puiser dans nos consciences une force qui ne vous a jamais manqué, mais pour savoir de nous, qui sommes vos frères, si votre conduite est digne en tous points du parti républicain dont vous êtes les appuis les plus généreux et les défenseurs les plus intrépides. Or, c’est pour nous un devoir de conscience, et nous le remplissons avec une orgueilleuse satisfaction, de déclarer à la face du monde que jusqu’à ce moment vous vous êtes montrés dignes de la cause sainte à laquelle vous avez dévoué votre liberté et votre vie, et que vous avez répondu noblement à l’attente de tous les hommes libres. On vous avait empêchés de communiquer entre vous et avec vos conseils, et, sous la seule inspiration de vos consciences, vous avez agi et parlé comme un seul homme on vous a refusé les défenseurs, et vous avez refusé les juges ; on a éloigné de vous vos femmes, vos enfants, vos amis, et votre énergie a grandi dans la solitude on a posé des baïonnettes sur vos poitrines, et vos poitrines se sont raidies sous la pointe des baïonnettes ; on a voulu mutiler la défense, et vous n’avez pas voulu être défendus ; on a essayé d’une voix honteuse de vous accuser à la face du pays et vous, d’une voix haute et fière vous avez accusé vos accusateurs ; on vous a arrachés par la violence de la présence de vos juges, et vous avez en partant fait trembler vos juges sur leurs sièges par la mâle énergie de votre langage ; en un mot, dans cette circonstance comme toujours, vous vous êtes oubliés entièrement vous-mêmes pour ne vous souvenir que des principes d’éternelle justice que vous êtes appelés à faire triompher.

Honneur à vous !

Quant à nous, jaloux aussi d’accomplir notre devoir, et voulant vous continuer jusqu’au dénomment la loyale assistance de notre zèle, de notre expérience et de nos profondes sympathies, nous nous sommes constitués en permanence. Nous suivons avec l’intérêt le plus vif, avec l’anxiété la plus fraternelle, des débats auxquels nous regrettons de n’avoir pu prendre une part plus active. Nous sommes prêts à nous rendre au poste d’honneur que vous nous avez confié aussitôt que nous pourrons le faire avec dignité pour le parti, avec avantage pour vous, c’est-à-dire dès que la défense sera ce qu’elle doit être, libre et entière ; et dans tous les cas nous ne cesserons d’exercer sur les décisions de vos prétendus juges un contrôle actif, énergique et de tous les instants.

Le système de violence proposé par les gens du roi et adopté par la Chambre des pairs ne s’était révélé jusqu’ici qu’avec une sorte de honteuse timidité ; aujourd’hui il s’est manifesté à tous les regards par l’emploi de la force brutale, par votre expulsion de la barre de la Cour à l’aide de la violence. On avait commencé par exclure les défenseurs, maintenant c’est vous qu’on veut exclure ; on voulait vous entendre en l’absence de vos conseils, maintenant on veut vous juger en votre propre absence. Laissez faire : ceci n’est pas de la justice, c’est la guerre civile qui se continue au sein de la paix et dans le sanctuaire même des lois.

Persévérez, citoyens ; montrez-vous, comme par le passé, calmes, fiers, énergiques ; vous êtes les défenseurs du droit commun ; ce que vous voulez, la France le veut ; tous les partis, toutes les opinions généreuses le veulent la France ne verra jamais des juges où il n’y a pas de défenseurs. Sans doute, au point où les choses en sont venues, la Cour des pairs continuera à marcher dans les voies fatales où le pouvoir l’entraîne, et après vous avoir mis dans l’impuissance de vous défendre, elle aura le triste courage de vous condamner. Vous accepterez avec une noble résignation cette nouvelle iniquité ajoutée à tant d’autres iniquités l’infamie du juge fait la gloire de l’accusé dans tous les temps et dans tous les pays, ceux qui, de près ou de loin par haine ou par faiblesse, se sont associés à des actes d’une justice sauvage, ont encouru la haine de leurs contemporains et l’exécration de la postérité.

Salut et fraternité. --------

(Voir, pour les signataires, les noms des défenseurs, au n°12)



N° 16.
ARRÊT DU 15 JUILLET 1835.

La Cour des pairs : ouï M. le procureur-général en son réquisitoire ;

Vu le procès-verbal dressé par l’huissier Sajou, le 11 de ce mois, constatant la rébellion de plusieurs des accusés et leur refus de se présenter à l’audience ;

Vu l’arrêt rendu par la Cour le 9 du mois dernier ;

Attendu que les accusés dénommés dans cet arrêt ont été confrontés avec les témoins tant à charge qu’à décharge qu’ils ont entendu les dépositions desdits témoins, qu’ils ont discuté ou pu discuter en ce qui les concernait : qu’ils ont présenté ou pu présenter leurs moyens de défense sur les faits de l’accusation ;

Qu’ainsi le réquisitoire du ministère public, tendant à continuer les débats en l’absence des accusés rebelles qui refusent de présenter leurs moyens de défense, peut être admis, sans qu’ils en éprouvent aucun préjudice, puisqu’ils pourront toujours être entendus ;

Attendu que la rébellion des accusés et leur refus de prendre part aux débats et de présenter leurs moyens de défense ne sauraient arrêter le cours de la justice ;

Ordonnons que M. le procureur-général, après avoir fait constater le refus des accusés de se présenter à l’audience, présentera, même en l’absence des accusés, son réquisitoire, lequel sera déposé sur le bureau de la Cour et signifié à chaque accusé ;

Ordonne que lorsque le réquisitoire du ministère public aura été entendu, les accusés absents seront de nouveau sommés de se présenter devant la Cour, et faute par eux d’obéir à cette sommation, ordonnons qu’il sera même en leur absence passé outre au jugement ;

Ordonne en outre que si la rébellion se renouvelle, et présente encore le degré de gravité dont on a donné le scandale, il en sera dressé procès-verbal pour être, par la Cour, statué ce qu’il appartiendra ;

Donné acte à M. le procureur-général de ses réserves, à raison des faits de rébellion qui ont été constatés.

fin des documents historiques du tome quatrième.
  1. Voici quels furent les premiers rapports de M. Thiers et de Deutz.

    M. Thiers reçut un jour une lettre par laquelle un inconnu le priait de se rendre, dans la soirée, aux Champs-Elysées, lui promettant des communications de la plus haute importance. M. Thiers mande le chef de la police, lui montre la lettre et lui demande conseil. Celui-ci représenta au ministre qu’un pareil rendez-vous était trop bizarre pour ne pas cacher un piège, et qu’il fallait s’abstenir. Mais dominé par un instinct qui le poussait impérieusement à tenter l’aventure, M. Thiers ne tint aucun compte des représentations provoquées par lui-même, et, l’heure du rendez-vous venue, il se dirigea vers les Champs-Elysées, des pistolets dans ses poches. Arrivé au lieu désigné, il aperçut un homme qui paraissait en proie à un trouble mêlé de terreur. Il s’approche, l’aborde : cet homme était Deutz. Là commencèrent les confidences dont un crime devait être le résultat. La nuit suivante, et grâce à quelques mesures ordonnées par le chef de la police, Deutz était secrètement introduit au ministère de l’intérieur. « Vous allez avoir une grande fortune » lui dit M. Thiers. À ces mots, le juif éprouva une émotion si forte que ses jambes tremblèrent et que son visage s’altéra profondément. Le marché de la trahison fut conclu sans peine.

  2. Au reste, M. Thiers ne resta pas chargé long-temps, comme ministre de l’intérieur, des mesures à prendre relativement à la duchesse de Berri. Il existait entre lui et M. d’Argout, ministre du commerce et des travaux publics, une mésintelligence profonde. Possédé par le goût des affaires, M. d’Argout avait ajouté à ses attributions la direction des communes et des gardes nationaies, ce qui faisait du ministère de l’intérieur ce qu’avait été, sous l’Empire, le ministère de la police. M. Thiers s’en plaignit : « Je ne veux pas être, disait-il, le Fouché de ce régime. » Après de longs débats, il fut convenu que M. d’Argout aurait le ministère de l’intérieur avec la direction des gardes nationales et des communes, et que M. Thiers passerait aux travaux publics. Ce fut conséquemment M. d’Argout qui eut à suivre spécialement l’affaire de Blaye.
  3. Voir aux documents historiques, n° 1.
  4. Voir aux documents historiques, n° 2.
  5. Lettre citée dans la biographie des contemporains, par MM. Sarrut et Saint-Edme.
  6. Est-il besoin de rappeler ici ce mot, si connu, de la duchesse de Berri « J’ai toujours aimé ces bons d’Orléans ? »
  7. Voir aux documents historiques, n° 3.
  8. Voici sa lettre :

    « Je ne puis que vous savoir gré, général, des motifs qui vous ont dicté les propositions que vous m’avez soumises. A la première lecture, je m’étais décidée à répondre négativement. En y réfléchissant, je n’ai point changé d’idée. Je ne ferai décidément aucune demande au gouvernement. S’il croit devoir mettre des conditions à ma liberté, si nécessaire à ma santé, tout-à-fait détruite, qu’il me les fasse connaître par écrit. Si elles sont compatibles avec ma dignité, je jugerai si je puis les accepter. En toute occurrence, je ne puis oublier, général, que vous avez en toute occasion su allier le respect et les égards dus à l’infortune aux devoirs qui vous étaient imposés. J’aime à vous en témoigner ma reconnaissance. »

    Marie-Caroline » ______

    Quelques jours après, la duchesse de Berri ayant communiqué cette lettre à M. Deneux, et celui-ci en témoignant sa surprise, la princesse lui dit : « Il faut savoir caresser le lion pour n’en être pas griffé. »

  9. On assure que M. de Choulot se propose de publier ce qui s’est passé en cette occasion plus complétement que ne nous a permis de le faire une discrétion dont nous avons dû respecter les motifs.
  10. Voici la lettre qu’elle écrivit, à ce sujet, au général Bugeaud.

    « J’ai voulu réHëchir pendant plusieurs jours, M. le général, à nos diverses conversations. Je me suis convaincue que, malgré mon vif désir de ma mise en liberté, je ne pouvais me décider à faire au gouvernement aucune proposition, sans m’être consultée avec quelquesuns de mes amis je me réduirai à deux mais, bien entendu, j’aurai la possibilité de les voir sans témoins. Si le ministre y consent, j’écrirai à M. le vicomte de Chateaubriand et à M. Hennequin, pour leur demander de se rendre près de moi à Blaye. J’ai tout lieu d’espérer que les propositions que je serai dans le cas de leur soumettre auront leur approbation. Le gouvernement, dans cette hypothèse, en recevrait communication. Je vous prie de faire connaître mon désir au président du conseil. Ma demande vous prouvera, général, que j’ai su apprécier vos bonnes intentions à mon égard. Je ne cesserai de vous en conserver une véritable reconnaissance.

    Marie-Caroline. » _____
  11. Voir aux documents historiques, n° 4, cet étrange procès-verbal. Il fut rédigé avec plus d’empressement que de soin, et il contient quelques inexactitudes. On y donne à entendre, par exemple, que ce fut dans la chambre de la princesse et en sa présence que M. Deneux fit la fameuse déclaration. Or, cette déclaration fut faite, non dans la chambre à coucher, mais dans le salon ; circonstance dont le parti légitimiste, s’il eût persisté dans ses dénégations, aurait pu aisément exagérer l’importance.
  12. Le duc de Bordeaux touchait à sa 13e année ; il allait donc être majeur pour les légitimistes, les rois de France ayant été déclarés majeurs à 13 ans.
  13. Ce furent MM. Anglade, d’Argenson, Audry de Puyraveau, Auguis, Bastide d’Isard, Bavoux, B~rard, Bertrand, Boudet, Briqueville, Chaigneau, Corcelles, Coulmann, Demarcay, Dubois-Aymé, Dulong, Dupont (de l’Eure), Duris-Dufresne, Garnier-Pagès, Girardin, Havin Joly, Laboissière, le général Lafayette, George Lafayette, Larabit, Lenouvel, Leprévost, Levaillant, de Ludre, Laguette-Mornay, Luminais, Renouvier, Roussilhe, Senné, Tardieu, Teste, Viennet.
  14. Nous nous sommes fait montrer l’acte de vente.
  15. Il est temps que, sur ce débat célèbre, la vérité soit enfin connue. Mais il faut reprendre les choses d’un peu plus haut.

    Quelque ébranlement qu’eût imprimé au crédit commercial de M. Laffitte cette révolution à laquelle il n’avait su trouver qu’un dénoûment dynastique, sa maison était trop solidement assise pour ne pas résister au choc qui alors renversa tant de fortunes. Mais c’était trop peu d’avoir créé une royauté, il importait de la soutenir. Nous avons raconté les agitations qui remplirent les premiers jours de la révolution. L’émeute allait frapper à toute heure aux portes du Palais-Royal. Sur les places publiques, dans les rues, on n’entendait que le bruit du rappel se mêlant aux clameurs d’une foule en délire. L’atmosphère, s’il est permis de s’exprimer ainsi, était chargée de passions ; et les courriers lancés sur toutes les routes de l’Europe n’apportaient pas une nouvelle qui ne contint un soulèvement. Le premier ministère allait tomber d’impuissance et de peur le sol tremblait de toutes parts autour du trône nouveau la famille royale était éplorée le roi croyait entendre déjà sonner l’heure de sa chute, si voisine de son avènement : on eut recours à M. Laffitte.

    L’empressement grossier qu’on mit plus tard à envahir le pouvoir, on le mettait alors à s’en éloigner. Mais M. Laffitte avait des raisons particulières pour fuir le tourbillon des affaires publiques sa maison avait besoin de son activité, de ses soins ses associés le pressaient de renoncer à des grandeurs au fond desquelles devait, selon toute apparence, se trouver sa ruine. M. Laffitte, à cette époque, était président de la chambre des députés ; et, quoique ministre sans portefeuille, nul, parmi les membres du conseil, n’était plus occupé que lui. Il voulut rentrer dans la vie privée. Le roi, auquel il était encore nécessaire, n’épargna rien pour le retenir et ce fut alors qu’eut lieu la vente de la forêt de Breteuil. Le prix en fut fixé à dix millions mais afin que le roi, dans tous les cas, ne s’engageât point au-delà de ce qui était raisonnable, on stipula dans l’acte que l’acheteur aurait le droit de faire expertiser la forêt, droit que le vendeur ne se réservait pas à lui-même.

    S’il y eut là un service rendu à M. Laffitte, ce service fut chèrement payé. Car il ne servit qu’à engager M. Laffitte plus avant dans les affaires publiques. La présidence effective du conseil lui fut offerte ; il refusa d’abord. Résistance vaine ! Il y avait quelque chose d’irrésistible dans les supplications du roi. —Pourquoi lui avait-on donné une couronne, si l’on avait entendu le livrer ensuite sans défense à tant de haines conjurées ? M. Laffitte, qui avait tant fait pour lui, refuserait-il de lui donner, au moment du péril, sa popularité pour rempart ? Nul ne consentait à être ministre ; nul ne pouvait apporter la royauté, en entrant aux affaires, une force morale assez grande. Le roi des Français n’avait donc plus qu’a descendre de son trône solitaire, de son trône ébranlé ! Fallait-il « qu’il se retira à Neuilly ou qu’il se précipitât dans la Seine ? » — M. Laffitte céda, se vit traité comme un sauveur par le monarque, par madame Adélaïde, par toute la famille royale ; et le ministère du 3 novembre s’installa.

    Cependant les affaires privées de M. Laffitte ne tardèrent pas, comme il l’avait prévu, à souffrir de son rôle ministériel. D’ailleurs, une circonstance imprévue le poussait à quitter la scène politique. Lors de la vente de la forêt de Breteuil, il avait été convenu verbalement, entre le roi et M. Laffitte, que l’acte ne serait point enregistré. Nous avons raconté (Voir le 2e volume, page 158) comment fut violée cette clause importante du contrat. L’enregistrement ébruita la vente : on crut la maison Laffitte embarrassée. Les demandes de remboursement affluèrent ; et, pressé de toutes parts M. Laffitte dût emprunter sept millions à la banque de France. La crise qui troublait le monde commercial et qui, par ses motifs que nous venons de dire, pesait plus spécialement sur la maison Laffitte, avait rendu cette ressource insuffisante. M. Laffitte résolut de nouveau d’abandonner son portefeuille. Mais M. Casimir Périer, qui se réservait pour des temps moins orageux, M. Casimir Périer intervint. Invoquant tour-à-tour l’intérêt du monarque et celui de la France, il conjura M. Laffitte de rester au timon des affaires. « La Banque, lui dit-il, vous prêtera encore six millions, et le roi vous servira de caution. » M. Casimir Périer savait, en effet, par les associés de M. Laffitte, que, pour se soutenir, sa maison n’avait pas besoin d’une somme plus considérable. M. Laffitte repoussa long-temps, et avec beaucoup de fermeté, les avances qui lui étaient faites ; mais le roi l’avait mandé au château : il dut s’y rendre. Il était nuit. M. Laffitte trouva le roi au moment de se coucher, sur deux matelas que supportait un canapé. Louis-Philippe reçut son ministre avec cette affectation de familiarité qui lui était ordinaire, et il le supplia si affectueusement d’accepter la garantie offerte, que M. Laffitte finit par y consentir. Les deux amis se séparèrent après s’être tendrement embrassés. Le lendemain tout était conclu : la Banque prêtait six millions à M. Laffitte, et le roi s’engageait comme caution envers la Banque. Le traité portait que la garantie, s’il devenait nécessaire de l’invoquer, se diviserait en cinq paiements annuels, dont les quatre premiers seraient de treize cent mille francs, et le dernier de huit cent mille. Du reste, le roi, dans tout ceci, ne sortait pas des bornes prescrites par la prudence ; car M. Laffitte avait remis à la Banque une masse de bonnes valeurs qui, réalisées, dépassaient de beaucoup les sommes qui constituaient l’emprunt. Quoi qu’il en soit, la première échéance étant venue, et la Banque s’étant adressée au roi, il paya trois cent mille francs, mais sur quatre cent mille qu’il devait à M. Laffitte pour la forge de la Bonneville. La Banque ne put obtenir davantage. Elle insista ; un procès eut lieu, et la liste civile soutint, par l’organe de M. Dupin, que la caution du roi étant pure et simple, la Banque devait commencer par discuter le débiteur principal. Ces conclusions étaient rigoureuses à l’égard de M. Laffitte, mais enfin elles étaient légales. La Banque perdit son procès et se vit amenée, par décisions judiciaire, à poursuivre M. Laffitte. Elle aurait voulu s’épargner un tel éclat ; et, comme les valeurs que M. Laffitte lui avait remises formaient à ses yeux une garantie à peu près sûre, elle proposa au roi de le décharger de sa caution de six millions, s’il consentait à la remplacer par une de deux millions seulement, laquelle ne portera pas intérêt et ne devait être invoquée qu’au bout de dix ans. Cette offre, qu’il était si peu dangereux d’accepter, fut néanmoins refusée formellement. La Banque revint à M. Laffitte : il lui était impossible de payer ; il mit son hôtel en vente ! Il est vrai que, deux ans après, un arrangement étant survenu entre la Banque, la maison Laffitte et le roi, celui-ci donna, pour se libérer de la garantie, une somme de douze cent mille francs. Mais M. Laffitte ne pouvait y voir, ni un don royal, ni un dédommagement des énormes sacrifices que lui avaient coûtés quelques mois de ministère.

  16. Le rapport de Lakanal n’était, au reste, qu’une ébauche lorsqu’il fut présenté à la Convention. C’était un travail qui avait évidemment besoin d’être complété. Ainsi, le chiffre des appointements de l’instituteur y est laissé en blanc, et l’on ne s’y prononce pas sur cette question importante : instruction primaire est-elle obligatoire ?
  17. Cet absurde système a porté les fruits qu’on en devait attendre. Depuis, on a vu des jurys de propriétaires condamner l’État à payer aux propriétaires dépossédés pour cause d’utilité publique, une indemnité beaucoup plus considérable que celle que ces propriétaires dépossédés avaient eux-mêmes demandée ! Ce fait dispense de tout commentaire.
  18. Ces comités se composaient de MM. Lafayette, Garnier Pagès, Cormenin, Voyer d’Argenson, Joly, Audry de Puyraveau, Cabet, députés ; A. Carrel A. Marrast, Guinard J. Bernard, Pagnerre Dupent, Marie, Boussi, Rittiez, Audriat, Boissaye, Conseil, Desjardins. G. Cavaignac, Marchais, Fenet, E. Arago.
  19. Voici le texte de cette déclaration dont tant de gens parlent sans la connaître :

    Art. 1er. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés.

    2. Les principaux droits de l’homme sont ceux de pourvoir à la conservation de l’existence et de la liberté.

    3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales.

    L’égalité des droits est établie par la nature la société loin d’y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force, qui la rend illusoire.

    4. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer, à son gré, toutes ses facultés elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauve-garde.

    5. Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l’homme que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme. 6. La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer, à son gré, de la portion de bien qui lui est garantie par la loi.

    7. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

    8. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

    9. Tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.

    10. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

    11. Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu. Il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

    12. Les citoyens dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement selon l’étendue de leur fortune.

    13. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

    14. Le peuple est le souverain ; le gouvernement est son ouvrage et sa propriété ; les fonctionnaires publics sont ses commis.

    Le peuple peut, quand il lui plait, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

    15. La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

    16. La loi doit être égaie pour tous.

    17. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

    18. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme est essentiellement injuste et, tyrannique ette n’est point une loi.

    19. Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l’autorité de ceux qui gouvernent.

    Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.

    20. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier mais le vœu qu’elle exprime doit être respecté comme le vœu d’une portion du peuple qui doit concourir à la volonté générale. Chaque section du souverain assemble doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maitresse de régler sa police et ses délibérations.

    21. Tous les bons citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents sans aucun autre titre que la confiance du peuple.

    22. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

    23. Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l’égalité chimérique, la société doit salariet les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leur famille.

    24. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu’ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.

    25. Mais tout acte contre la liberté contre la sûreté ou contre la propriété d’un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu’elle prescrit, est arbitraire et nul le respect même de la loi défend de s’y soumettre et si on veut l’exécuter par la violence il est permis de le repousser par la force.

    26. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique appartient à tout individu ; ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en font l’objet ; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l’exercice. 27. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.

    28. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé.

    Il y a oppression contre chaque membre du corps social, lorsque le corps social est opprimé.

    29. Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

    30. Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

    31. Dans l’un et l’autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression, est le dernier raHnement de la tyrannie.

    32. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions, ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics.

    33. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.

    34. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.

    35. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même état.

    36. Celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes.

    37. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme doivent être poursuivis partout, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et comme des brigands rebelles.

    38. Les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature.

  20. Cette définition est d’une telle exactitude, qu’on ne conçoit pas qu’elle ait pu être attaquée, surtout par des légistes comme M. Dupin car :

    1° La loi civile pourrait ne pas admettre le droit successif, mais elle l’accepte ; en l’acceptant, elle le crée, et se réserve le droit de le modifier, en consultant les intérêts politiques et économiques de la société.

    Mais soit que la loi ordonne l’égalité absolue dans les partages entre les enfants ou les héritiers d’un citoyen, soit qu’elle autorise dans la succession un prélèvement quelconque appelé du nom de majorat ou de tout autre nom, et que le partage du reste de la succession soit soumis à la règle générale de l’égalité, toujours est-il que, dans une hérédité donnée, chacun reçoit une part, une portion de biens, portion que la loi lui garantit. Le droit de propriété de l’héritier qui vient d’appréhender sa part dans une succession, ne peut donc se traduire autrement que par ces mots Le droit de jouir de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. Tout autre traduction ne serait pas exacte.

    La définition du droit de propriété, telle qu’elle est donnée par la déclaration de Robespierre, est donc seule conciliable avec les modifications que les lois de succession apportent à chaque propriété après la mort de chaque citoyen.

    2° Le droit naturel pur, tel qu’il est conçu à priori par ses professeurs, serait inconciliable avec tout état social. Aussi, les philosophes de cette école disent-ils que dans l’état de société, l’homme fait le sacrifice d’une portion de sa liberté, pour que l’autre portion lui soit garantie. Dès-lors la liberté sociale devrait être rationnellement définie ainsi : la portion de liberté garantie par loi. Le droit absolu de propriété serait, comme la liberté absolue, incompatible avec l’état de-société. Aussi, l’homme social est obligé de faire le sacrifice d’une portion de sa propriété, comme il fait le sacrifice d’une portion de sa liberté pour que l’autre portion de sa propriété lui soit garantie. Dès-lors, le droit de propriété, dans l’état de société ne doit être défini rationnement qu’en ces termes : le droit de jouir de la portion de biens garantie par la loi.

    3° La définition considère la propriété sous son aspect véritablement utile à l’homme.

    Le droit de propriété réellement utile à un homme, ce n’est pas le droit de se dire propriétaire de telle terre ou de tel capital, mais c’est la jouissance libre et garantie des revenus et des fruits de cette terre ou de ce capital. Un exemple va rendre la pensée sensible : si la loi garantissait votre droit de propriété sur une terre, mais si, en même temps, elle frappait le revenu d’un impôt qui l’absorbât, la loi ne vous garantirait qu’un droit de propriété vague et inutile, un parchemin. La propriété utile consiste donc principalement dans la jouissance et la libre disposition du revenu.

    Mais jamais personne n’a mis en doute, je pense, que la société n’eût le droit de prélever une portion annuelle du revenu sous le nom d’impôt ou de contribution. Dès-lors la société ne laisse aux propriétaires, ne garantit aux propriétaires qu’une portion du revenu, c’est-à-dire, de la propriété utile.

    La propriété est donc encore, même pour les partisans du droit naturel, le droit de jouir de la portion de biens, de la portion de revenus garantie par la loi.

  21. Qu’on rapproche de cette définition celle-ci donnée par M. Dupin ainé (consultation contre les Jésuites) : « La liberté est le droit de faire tout ce que la loi ne défend pas. »

    Quelle niaiserie ! Et si la tyrannie est dans la loi elle-même.

  22. Le seul moyen, pour la France, de raffermir, en 1830, l’empire des sultans, eût été de tirer l’épée contre les Russes, en armant Constantinople et en prêtant appui à Varsovie soulevée. Mais si on ne voulait pas du système qui eût opposé à la ligue de toutes les Puissances principales, la France s’appuyant sur toutes les Puissances secondaires système plein de périls mais plein de grandeur, l’unique parti à prendre pour détruire les traités de Vienne et conserver à la France le rang qui lui convient, était celui que nous proposons dans ce chapitre.
  23. C’est ce qu’a fort bien vu M. te docteur Barrachin qui a vécu en Orient, qui connaît la Turquie, et qui a omis sur la question des idées saines. Malheureusement, M. Barrachin a cru devoir conclure, non pas à une fusion de l’Orient avec l’Occident, mais à une division nouvelle de la Turquie, division purement géographique, qu’il a voulu fonder sur les intérêts combinés de toutes les Puissances, mais qui, selon nous, n’aboutirait qu’à faire prévaloir en Orient l’intérêt exclusif de la Russie.
  24. Mais n’y aurait-il pas eu là pour l’ensemble des intérêts européens représentés par la France un danger immense ? Oui, si nous n’avions pas eu soin de stipuler pour nous des compensations propres à garantir à jamais notre indépendance. Et voilà pourquoi ce n’eut pas été trop de l’Égypte, de Rhin, en échange de Constantinople.

    Ces conditions admises, le danger disparaissait. D’autant que la pente de la Russie est vers l’Asie, suivant l’expression de M. de Lamartine.

    M. de Lamartine est de tous nos hommes d’État celui qui a vu le plus clair dans la question d’Orient. Il ne pouvait échapper à cette haute et noble intelligence que la chute de l’empire ottoman était le signal de la régénération du monde oriental par le monde occidental. Seulement et sur ce point nous ne pouvons être d’accord avec lui il aurait voulu le protectorat de la Russie à Constantinople, celui de la France en Syrie, et celui de l’Angleterre en Égypte. Ce serait donner la Méditerranée aux Anglais et leur laisser les Indes. Nous maintiendrions-nous en Syrie, resserrés entre les Russes et les Anglais ? Et combien petite serait la compensation que nous réserverait un système qui livrerait aux premiers Constantinople et aux seconds Alexandrie. Car ce que M. de Lamartine appelle un protectorat se changerait bien vite en souveraineté. La France réduite au protectorat orageux de la Syrie ? Mais, pour Constantinople abandonnée aux Russes, Napotéon trouvait que l’Égypte elle-même, devenue française, n’eut pas été un dédommagement suffisant !

  25. On objectera peut-être au système que nous venons d’exposer qu’il eût été fort étrange de préférer, après la révolution de juillet, l’alliance d’un despote à celle d’une monarchie constitutionnelle, et d’une monarchie constitutionnelle par qui cette révolution avait été ardemment applaudie, Certes, plus que personne nous estimons et admirons, pour peu qu’on le sépare de son gouvernement ce grand peuple de l’Angleterre. Mais franchement, nous ne voyons pas pourquoi nous sympathiserions avec le régime constitutionnel anglais qui consacre la plus exécrable tyrannie qui ait jamais existé. Quel lien politique y a-t-il entre une nation qui comme la nôtre, a consenti pour extirper le régime aristocratique, à passer par toutes les convulsions de la plus formidable anarchie, à s’épuiser par une guerre-sans exemple et sans nom, à se noyer à demi dans le sang de l’Europe et dans son propre sang… et une nation qui, comme la nation anglaise, ne vit que des excès et des usurpations permanentes de l’aristocratie ? Avons-nous sitôt oublié que c’est contre les principes de notre immortelle révolution que l’Angleterre a poussé tout le continent dont elle seule salariait la colère ?

    Et quant à l’accueil fait en Angleterre à la révolution de juillet, depuis quand de pareilles manifestations sont-elles décisives aux yeux d’un homme d’État Lorsque la question belge s’est présentée, la sympathie des Anglais pour notre révolution les a-t-elle empêchés de faire obstacle à nos prétentions même les plus légitimes ? Et n’ont-ils pas tout mis en œuvre pour faire faire revivre, à notre détriment, autant qu’il était possible, la pensée de défiance et de haine qui, en 1815, avait présidé à la formation du Royaume des Pays-Bas ?

    S’imaginer que la Russie eût repoussée une alliance d’intérêts, éminemment favorable pour elle, et cela par zèle monarchique, alors surtout qu’elle avait si peu de chose à craindre de la propagande de nos idées, c’est une véritable puérilité.

  26. Interprète.
  27. Voir aux documents historiques, n°5.
  28. Cette solution, lorsque plus tard le droit de visite fut débattu, cette solution a été celle de tous les esprits sincères et élevés. Mais hélas ! c’est sur la difficulté d’exécution que les adversaires de la mesure ont triomphé ! Les souverains s’entendent aisément et n’ont pas de peine à former des congrès, lorsqu’il s’agit pour eux de tyranniser les peuples avec ensemble ou de se les partager ainsi qu’un vil bétail ; mais il paraît qu’entre ces mêmes souverains l’union devient très-difficile, lorsqu’il ne s’agit plus que d’arracher à quelques brigands des milliers de pauvres victimes ! …
  29. Voilà ce que n’a peut-être pas suffisamment pesé M. Schœlcher le plus noble assurément et le plus sérieux de tous les défenseurs de ce traité du droit de visite, devenu si célèbre.
  30. Voir aux documents historiques, n° 6.
  31. Voir aux documents historiques, n° 7, le Règlement du Mutuellisme.
  32. Nous empruntons cette anecdote à une brochure publiée par M. Sala, sous ce titre : Les Ouvriers lyonnais en 1834, brochure dans laquelle l’auteur, homme de talent, a fait preuve, à l’égard des républicains, quoique lui-même légitimiste, d’un esprit de justice tout-à-fait digne d’éloges.

    M. Sala fut arrêté le 12 avril, à Lyon, en même temps que M. de Bourmont fils mais ils ne tardèrent pas à être relâchés l’un et l’autre.

  33. Voici quelques-uns de ces certificats dus au zèle d’un simple particulier, M. Chanier, lequel eut le courage de remplir, après les affreux événements de Lyon, le devoir que négligeait le ministère public : nous citons textuellement, sans rien changer à la rédaction ni à l’orthographe :

    « Ce jourd’hui premier mai dix-huit cent trante quatre nous soussignés Bonnavanture Galant propriétaire marchand de bois grande route de Paris et Berthelemy Duperray propriétaire fabriquant négociant rue projetée n° 8, et Honnoré Picotin marchand de vin ancienne route de Paris aussi propriétaire, et Jean Chagny propriétaire, cabaretier rue projettée n° 9 attestons que pour rendre homage à la véritée que Marie Grisot, épouse de Louis Saugnier mousselinier demeurant à Vaize rue projottée n° 14. La susditte s’étant enfuit, de son domicile pour ce refugier chez le sieur Coquet, serrurier demeurant route du Bourbonnais ou elle crue être mieux en suretée étant plus éloignée du faubourg à la elle fut fousitlée sans quelle eue donné lieu en aucune manière à un pareille traitement elle laisse son époux homme d’une probitée intact, perre de quattre enfant, dont trois en bas âge en fois de quoi nous lui avons signé le present pour valoir ce que de droit à Vaize le premier mai 1834.

    PICOTIN, DUPERAY, CHANIER, GALLAND. ---
    Vu à la mairie de Vaise le 1er Mai 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de quatre.
    Le Maire, ----------
    ERHARD, adjoint. » -----

    Nous soussignés tous habitants de la commune de Vaise, attestons pour rendre hommage a la vérité que le nommé Claude Sève vieillard de 70 ans demeurant chez sa fille nommée Marie Sève blanchisseuse route du Bourbonnois et rue projetée maison Sourdillon au 2me a été le 12 avril 1834 fusillé et persé de coups de bayonettes dans son lit et gété en suite par la fenêtre par les soldats du 28me régiment de ligne. Ajoutons de plus qu’ils ont cassés brisé et geté par la fenêtre tout le linge et ménage de sa fille qui se trouvoit absente dans ce moment. En fois de quoi avons signés le présent pour servir au besoin. Vaise le 28 avril 1834.

    CIMETIER, SIMONAUD, BENOIT NŒL, CHANIER, PLAGNE, ANTNE VERNE.
    Vu à la mairie de Vaise le 28 Avril 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de six. ---
    Le Maire, ----------
    ERHARD, adjoint. » -----

    « Cejourd’huy premier may dix huit cent trente quatre, nous soussignes Bonnaventure Galand marchand de boit, Honoré-Picottin marchand de vin tous deux propriétaire domiciliés a Vaize, François Foucret forgeur et Jean Chainier propriétaire aussi domicilier à Vaise. Ateston pour rendre hommage a la vérité que le sieur Jean Barge mousselinier demeurant a Vaise route de Villefranche n° 19. A été arraché violement du domicile du sieur Laffay demeurant rue projettée n° 7, ou il s’était réfugié d’une manière paisible et très inoffensive pour se mettre en sureté, la des soldats l’ont trainé jusque sur la nouvelle route du Bourbonnais pour le massacrés impitoyablement, sans qu’il lui soit possible de faire entendre la moindre explication qui aurait été sincère et on ne peu plus justificative, ce malheureux quoi que persé de coupt a encore pu se trainer chez le sieur Foucret forgeur demeurant près du lieu ou il fut mutilé, ce dernier lui prodigua les premiers secours qui ne servirent qu’a prolonger son agonie d’une heure environ pendant laquelle son épouze le fit transporter dans son domicile ou il fut accompagnie par le docteur Cuiehanet qui avoit été appelé pour lui donner ses soins, le déffunt laisse Barthellemye Saunier veuve et mère de deux enfant, l’une agé de treize et l’autre de quinze ans sans aucune ressource pécuniaire, en foi de quoi nous avons signé la présent ces jour et an que dessus.

    PICOTIN, CHANIER, GALLAND, FOUCRÉ. .....
    Vu à la mairie de Vaise le 1er Mai 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de quatre.
    Le Maire, ........
    EBHARD, adjoint. » .....

    « Nous soussignés tous habitants de la commune de Vaise, atestons pour rendre hommage a la vérité que le nommé Mathieux Prost profession de couverturier demeurant a Vaise rue projetée maison Feuillet a été le 12 d’avril 1834, arraché de son domicile, où il étoit paisible et innofensife, par des soldats du 28me régiment de ligne, qui l’ont innumainement fusillué a la porte de son domicile, sans qu’il lui ait été possible de faire entendre la moindre explication qui eut étée sincère et justificative en fois de quoi nous avons signé le présent pour servier au besoin, Vaise le 28 avril 1834.

    CHANIER, ANTNE VERNE, PICOTIN, VINCENT. .....
    Vu à la mairie de Vaise le 1er Mai 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de quatre.
    Le Maire, ........
    EBHARD, adjoint. » .....

    « Nous soussignés attestons que le sieur François Lauvergnat cadet ouvrier en soie demeurant à Vaise rue projetée a été arraché du domicile du sieur Véron couverturier son voisin ( où il était paisible et inoffensif) par des soldats du 15e régiment léger pour être fusillé ; sans qu’il lui ait été possible de faire entendre la moindre explication qui n’aurait laissé aucun doute pour sa justification. En foi de quoi nous avons signé le présent pour servir à sa veuve.  :  : Vaise faubourg de Lyon le 29 Avril 1834.

    J. PÉLUGAUD, DAMET, GALLAND, BERTHAUD. .....
    Vu à la Mairie de Vaise le 30 Avril 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus au nombre de quatre.
    Le Maire, .........
    ERHARD, adjoint. ....

    « Nous soussigné attestons que le sieur Étienne Julien de la profession d’ouvrier en soie demeurant à Vaize rue projeté maison Magny n° 7 a été arrachés de son domicile, ou il etait paisible est inoffensif, par des soldats du 28me. et dautre régiments pour être fusilé ce que nous avons vu exécuter au même instant, sans qu’il lui soit possible de faire entendre la moindre explication qui aurait été sincère et on ne peut plus justificative en foi dequoi nous avons signé la présente Vaize le 26 avril 1834.

    TRIDON, ESCOFFIER. » .....

    Cejourd’huy premier May dix-huit cent trente-quatre, nous soussignés Jean Chagnier cabaretier et Jm Me Emouton maitre macon tous deux proprietaires domiciliés à Vaise. Atestons pour rendre hommage la vérité que le douze du courant André Dejoux mousselinier domicilié au dit Vaize rue projettée n° 6 a été arraché du domicile du st Alexandre Markof ouvrier en soye domiciliés grande routee du Bourbonnais n° 32 par des soldats, qui l’ont fusillé malgré tout ce qu’il pu dire pour sa justification, il laisse Marie Béai son épouse, veuve et bientôt mère, dépourvue de toute ressources pécuniaires, en foi de quoi nous avons signés la présente les jour et an que dessus.

    CHANIER, EMOUTON......
    Le Maire de Vaise certifie que les signatures cy-dessus sont celles de sierurs Chanier et Emouton, habitans de cette commune.
    Vaise le 1er Mai 1834.
    Le Maire, .........
    ERHARD, adjoint. ....

    Nous soussigne abitant de la commune de Vaise, attestons que le sieur Benoit Heraut, de la profession douvrier maçon demeurant a Vaise rue projeté maison Magni n° 7, a été araché de son domicile ou il était paisible et innofensif par des soldats du 28me de ligne et autre regiments pour être fusillé, sans qu’il lui fut possible de faire entendre la moindre explication qui aurait été sincère et justificative plus les soldats ont brisé toute sa vaisselle, son armoire il laisse sa femme enceinte et deux petit enfants dont le plus agé na que cinq annés, cette pauvre famille par suite de cet événement se trouve réduit à la plus grande misère si lon ne venait a son secour en foi de quoi nous avons signé pour rendre homage à la vérité.

    Vaise le 28 avril 1834.
    ANTNE VERNE, CHANIER. ....
    Vu à la mairie de Vaise le 29 Avril 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus au nombre de deux.
    Le Maire de Vaise, .........
    ERHARD, adjoint. » ......

    Nous soussignés tous habitants de la commune de Vaise, atestons pour rendre hommage a la vérité que le nommé Joseph Nandry profession de voiturier demeurant a Vaise, route du Bourbonnais maison de Guillaume taroche aubergiste, a été le 12 avril 1834, arraché de son domicile où il était paisible et d’une manière innofensive, par des soldats du 28me régiment de ligne ; qui l’ont arrachés des bras de sa femme et qu’ils l’ont fusillé a la porte d’alée de son domicile qu’il n’a pu rien faire entendre pour sa justification et qu’il laisse un enfant de deux ans et une veuve sans ressource, que l’on lui a cassé et dévalisé son linge et son ménage en foi de quoi nous avons signé le présent pour servir au besoin. Vaise le 28 avril 1834.

    Femme LAROCHE, BENOIT NŒL, MARTIN, SIMONAUD, BABCEL.
    Vu à la mairie de Vaise le 28 Avril 1834 ; pour légalisation des signatures cy-dessus au nombre de cinq.
    Le Maire, .........
    ERHARD, adjoint. » ......

    Nous soussigné attestons que le nommé Pierre Vairon-Lacroix agé de 27 ans, demeurant a Vaise maison Magni rue projeté n°7, a été arraché de son domicile ou il était paisible et inofensif par des soldats de diferent regiment pour être fusillé, sans qu’il lui fut possible de faire entendre la moindre explication qui auroit été sincère et on ne peut plus justificative en foi de quoi nous avons signe le présent.

    Vaise le 27 avril 1834.
    ANTNE VERNE, PLANCHE, J. PÉLUGAUD. DUPEREY.
    Vu à la mairie de Vaise le 29 Avril 1834, pour légalisation des signatures cy-dessus, au nombre de quatre.
    Le Maire de Vaise, ........
    ROSSIGNOL fils, adjoint. » ....

    Les circonstances du meurtre constaté dans le certificat qui précède furent atroces jusqu’à l’invraisemblance. Quand les soldats se présentèrent chez Veyron, il leur déclara qu’il était militaire, les fit mettre à table, but et mangea avec eux. Ceux-ci n’en voulurent pas moins le conduire à leur officier, et c’est en arrivant, au moment où il dépliait

    sa feuille de congé qu’il fut mis à mort.

    Nous l’avons là, sous nos yeux, cette feuille de congé, toute tachée du sang de la victime !

    Voici, pour compléter cette lugubre série de pièces justificatives, la pétition qui fut adressée au roi par le père de l’infortuné Lauvergnat :

    « Sire, le règne de la justice est celui des grands rois ! Elu de la nation, roi des barricades ! Je demande justice au nom de mon malheureux fils, je la demande au nom de cent personnes, victimes comme lui de la plus criminelle atrocité.

    Le samedi, 12 avril, de midi à une heure, mon fils prit quelqu’argent ; il se disposait à rejoindre sa mère et mon fils aîné, qui étaient partis pour le village d’Ecally ; il est arrêté par des voisins et amis, qui lui demandent où il va il entre pour un instant chez les sieurs Véron et Nérard, rue Projetée, n° 7, où se trouvait un autre ami, le sieur Prost ces messieurs étaient avec leurs épouses. Pendant ce temps, les troupes entrent à Vaise elles sont bientôt maîtresses de toutes les issues de la commune alors les soldats du 28e de ligne du 15e léger et des sapeurs du génie enfoncent les portes, pénètrent dans les maisons non fermées.

    Mon fils, Véron et Prost, sont percés de plusieurs coups de baïonnettes ils reçoivent des coups de feu, ils expirent dans les corridors et au bas de l’escalier. Le sieur Nérard seul est sauvé comme par miracie ; au même instant une infinité d’autres personnes inoffensives périssent dans le voisinage. Le sieur Coquet, maitre serrurier, demeurant route Tarare, n° 7, est frappé de mort chez lui avec la dame Saunier c’était un vieillard de 62 ans.

    Signé Lauvergnat, fabricant de couvertures. Vaise, faubourg de Lyon, le 12 mai 1834. »

  34. On verra plus bas, dans le procès d’avril, la preuve de cette assertion.
  35. Voir aux documents historiques, n° 8.
  36. Ibid
  37. Voir aux documents historiques, n°9.
  38. Si nous n’avons pas encore parlé de nos expéditions en Algérie, c’est parce qu’il nous a paru convenable pour éviter la confusion des faits, de rejeter à la fin de l’ouvrage, l’histoire de la France à Alger, depuis la conquête. Aussi bien, cette histoire forme par sa nature un tableau tout-à-fait à part.
  39. En faisant l’homme, Dieu n’a pas entendu qu’il fût permis au bras de contrôler les décisions de la tête. La tête veut, le bras exécute. Comment conçoit-on que l’homme pût agir, si lorsque la tête veut une chose, le bras en voulait une autre ? Voilà pourtant le régime constitutionnel ! A moins que le roi n’y soit, selon l’expression de Bonaparte, un cochon à l’engrais, ce qu’un roi ne voudra jamais, s’il est intelligent, et ce qu’on ne voudra jamais pour lui, s’il est idiot. On cite toujours, à ce propos, l’exemple de l’Angleterre, et l’on ne prend pas garde qu’en Angleterre, la royauté peut vivre uniquement comme symbole, parce qu’en effet elle y exprime la puissance héréditaire de la classe dominante, parce qu’elle y est bien réellement le symbole de la transmission du pouvoir politique en vertu du droit de naissance. Mais où est l’aristocratie en France ? L’hérédité du pouvoir politique y a été si formellement condamnée, qu’on n’a pas même voulu d’une pairie héréditaire. Qu’on nous dise donc comment la royauté pourrait vivre uniquement comme symbole, dans un pays où ce qu’elle est appelée à exprimer n’existe plus ?

    Nous ne saurions trop insister sur un point de vue que nous avons émis au commencement du troisième volume de cet ouvrage, et que nous croyons nouveau. En Angleterre, malgré les apparences, il y a unité dans le pouvoir, et c’est ce qui fait sa force. En Angleterre, la chambre des communes, celle des lords et la royauté ne sont, au fond, que trois manifestations diverses d’une puissance unique, la puissance de l’aristocratie ; CE SONT TROis fonctions et non trois pouvoirs.

  40. En 1815, M. de Lavalette avait été condamné à mort par la Cour d’assises du département de la Seine. Il se pourvut en cassation, se fondant, en son pourvoi, sur l’incompétence de la cour d’assises, et prétendant que, vu les hautes fonctions dont on l’accusait d’avoir abusé contre la sûreté de l’État, il devait, aux terme de la Charte, être jugé par les Pairs du royaume.

    Voici le dispositif de l’arrêt par lequel la cour de cassation rejeta le pourvoi de M. de Lavalette, le 15 décembre 1815 :

    « Attendu que le demandeur a été mis en accusation et renvoyé devant la cour d’assises de la Seine comme complice d’un attentat contre la sûreté de l’État ; que l’article 33 (devenu l’article 28 de la Charte de 1830) de la Charte constitutionnelle n’attribue pas à la Chambre des Pairs indistinctement la connaissance de tous les attentats contre la sûreté de l’État ; qu’il restreint cette attribution aux attentats contre la sûreté de l’État qui seront définis par la loi ; qu’aucune loi n’a encore déterminé ceux des attentats qui, conformément à cet article de la Charte, doivent être soumis à la Chambre des Pairs qu’ils demeurent donc encore dans le droit commun, et que la cour d’assises de la Seine a été compétente pour instruire et prononcer sur l’accusation intentée contre le demandeur ;

    « La Cour rejette le pourvoi. »

    Il est inutile de remarquer que ce qui était vrai en 1815, à l’égard de M. de Lavalette, l’était en 1834 à l’égard des accusés d’avril, la législation étant la même aux deux époques.

  41. Voir aux documents historiques, n°10.
  42. La Cour des pairs avait été saisie, par ordonnance du Roi, des attentats commis à Lyon et à Paris, et elle s’était saisie elle-même, par plusieurs arrêts de connexité, des attentats commis sur d’autres points du royaume ; mais à l’égard du complot de Lunéville, il n’en avait pas été de même. La Cour se trouvant absente, lorsque ce complot fut connu, la commission d’instruction s’en était saisie elle-même et sans y être autorisée par un arrêt de connexité. Il y avait donc lieu sur la légalité de cette conduite à une délibération particulière. La commission eut pour elle l’immense majorité des pairs. Ceux dont le vote la condamna furent MM. Bérenger, de Flahaut d’Anthouard, de Sesmaisons, Latour-Dupin, Montauban, Lanjuinais, Dubouchage, de Biron et de Vogué.

    Pour ce qui est de la compétence de la Cour relativement aux affaires dont elle avait été saisie par ordonnance du Roi ou dont elle s’était saisie par des arrêts de connexité, le résultat du vote ne donna que 5 voix pour la négative. Ce furent celles de MM. Dubouchage, de Biron, de Sesmaisons, Lanjuinais et de Vogué. Les noms de ces cinq Pairs de France méritent être ici transcrits. La reconnaissance de l’histoire leur est due.

    Quant aux votants affirmatifs, voir aux documents historiques n°11.

  43. Voir aux documents historiques, n° 12.
  44. Voir aux documents historiques, n° 13, la liste des pairs présents et celle des pairs absents.
  45. Voir aux documents historiques, n° 14, la liste des accusés.
  46. Ce sont : MM. Voyer-d’Argenson, Audry de Puyraveau, le général Tarayre, La Mennais, Trélat, Raspail, Carnot, Carrel, Bouchotte, Pierre Leroux, Reynaud, F. Degeorge et de Cormenin. Voilà treize noms que nous avons l’honneur de soumettre à la Cour. Nous demandons que la cour délibère sur cette réclamation, sans préjudice de toutes les autres que nos camarades pourront former. Nous protestons contre toute décision contraire.
  47. Voir aux documents historiques n° 15.
  48. La Tribune portait 91 signatures, et le Réformateur, 109.
  49. Le nom de M. Garnier-Pagès, par un hasard singulier, étant tombé en pâte à l’imprimerie, ne figurait pas au bas de la lettre publiée.
  50. M. Guinard.
  51. MM. Albert et Martin n’avaient pas été arrêtés. Ils avaient eu la générosité de se constituer eux-mêmes prisonniers.
  52. Voir aux documents historiques, n° 16.
  53. condamnés de LYON. (Arrêt du 13 août 1835.)

    Beaune, Antide Martin, Albert, Hugon, Marc Reverchon, Lafond, Desvoys, à la déportation ; Lagrange, Tourrès, à vingt ans de détention ; Mollard-Lefèvre, Huguet, Drigeard-Desgarniers, à quinze ans de détention ; Caussidière, Laporte, Lange, Villiard, Marignë, Rockzinski, Thion Despinas, Benott-Catin, à dix ans de détention ; Pradel, Chery, Cachot, Dibier, à sept ans de détention ; Carrier, Arnaud, Morel, Bille, Boyet, Chatagnier, Julien, Mercier, Gayet, Genest, Didier, Ratignié, Charmy, Charles, Mazoyer, Blanc, Jobely, Raggio, Chagny, à cinq ans de détention ; et tous sous la surveillance de la haute police toute leur vie. – Roux, Berard, Guichard, à trois ans d’emprisonnement et cinq ans de surveillance ; Butet, Adam, à un an d’emprisonnement et cinq ans de surveillance ; Girard, à un an d’emprisonnement et deux ans de surveillance.

  54. condamnés de lunéville.. (Arrêt du 7 décembre 1835.)

    Thomas, à déportation ; Bernard, à vingt ans de détention ; Stiller, Tricotel, à dix ans de détention ; Régnier, Caillié, Mathieu (d’Epinal), à cinq ans de détention et tous sous surveillance toute leur vie ; Lapotaire, Bechet, à trois ans d’emprisonnement et cinq ans de surveillance.

  55. CONDAMNéS DE St-ETIENNE, GRENOBLE, MARSEILLE, ARBOIS ET BEZANçoN. (Arrêt du 28 décembre 1835.)

    Marc Caussidière, à vingt ans de détention ; Pierre Reverchon, à dix ans de détention ; Gilbert dit Miran, et Riban, à cinq ans de détention, et tous sous la surveillance toute leur vie. Rossary, Offroy, trois ans d’emprisonnement ; Tiphaine et Froidevaux, un an d’emprisonnement, et tous quatre à cinq ans de surveillance.

  56. CONDAMNÉS DE PARIS. (Arrêt du 23 janvier 1836.) Beaumont, Kersausie, à la déportation ; Crevat, Pruvot, à dix ans de détention et à la surveillance toute leur vie. Sauriac, à cinq ans d’emprisonnement ; Bastien, Roger, Varé, Cahuzac, à trois ans d’emprisonnement ; Bellon, Delayen, Detacquis, Buzelin, à un an d’emprisonnement, et tous à cinq ans de surveillance.

    CONTUMACES, (Arrêt du même jour).

    Cavaignac, Berryer-Fontaine, Vignerte, Lebon, Guinart, Delente, Deludre, A. Marrast, à la déportation ; Fouet, Granger, Villain et Boura, à quinze ans de détention ; Mathé, Lenormand, Landolphe, Yvon, Aubert, Piebonnier, Goeroult, Souillard dit Chiret, à dix ans de détention ; Herbert, Chilman, Pornin, Rozières, Poirotte, Tassin, Fournier, à cinq ans de détention et tous sous la surveillance toute leur vie.

  57. Les débats du procès d’avril ayant été coupés, comme on l’a vu, plusieurs révélations importantes qui devaient y trouver place sont restées dans l’ombre. Voici, par exemple, un fait sur lequel l’illustre M. Arago se proposait d’appeler l’attention publique.

    Un jour, il se trouvait chez M. David (d’Angers) le statuaire, occupé dans ce moment à faire la statue de Mmme de Staël. La conversation s’étant engagée sur les combats de la rue Transnonain, la femme qui servait de modèle raconta que, le 13 avril, regagnant avec une de ses compagnes sa demeure située près de la fontaine Maubuée, elle avait aperçu son amant, sergent-de-ville, qui travaillait aux barricades. Elle court à lui et témoigne son étonnement. « Retirez-vous, malheureuses, s’écrie le sergent-de-ville furieux, si vous dites un mot de ceci, vous êtes perdues. »

    M. Arago se rendit au lieu désigne, demanda des renseignements et fut pleinement édifié sur l’exactitude du récit. Le nom du sergent-de-ville est Chenedeville.