Jean Chrysostome/Commentaire sur l’Évangile selon saint Jean/Homélie I à Homélie XLIX

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Commentaire sur l’Évangile selon saint Jean Homélie I à XLIX
Œuvres complètes de Saint Jean Chrysostome (éd. M. Jeannin, 1865)

AVERTISSEMENT.[modifier]


Dans ces Homélies, le Saint prend une autre route que celle qu’il avait tenue dans l’explication de l’Évangile de saint Matthieu. Il rapporte les versets de son texte, et s’arrête principalement sur ceux que les hérétiques détournaient du vrai sens, qu’ils appliquaient favorablement à leurs erreurs, et qu’ils objectaient aux catholiques. Le Saint prémunit et fortifie son auditeur contre leurs arguments et leurs sophismes : et c’est là son intention principale, c’est à quoi il tend, à quoi il s’applique plus fortement. Il veut former le soldat chrétien, qu’il voit tous les jours aux mains avec les hérétiques, il lui fournit des armes et le met en état de repousser les traits de son adversaire. C’est aussi ce que le lecteur ne doit point perdre de vue dans la lecture de la plupart de ces Homélies, afin de n’en pas perdre le fruit. Mais ce peu d’attention qu’on lui demande ne le doit pas rebuter. Tous ces discours ne sont pas polémiques, le Saint n’y combat pas toujours les hérétiques seulement, il les attaque et les repousse, lorsqu’il rencontre les passages, qui prouvent et établissent l’égalité et la consubstantialité du Fils, ou ceux dont ils abusaient pour appuyer leurs blasphèmes. Lorsqu’il ne s’y agit point de la divinité, ni de la consubstantialité du Fils, il explique en peu de mots la lettre de son texte, et ensuite il finit par une exhortation morale, pathétique, et toujours très-éloquente.
Nous avons quatre-vingt-huit Homélies de saint Chrysostome sur l’Évangile de saint Jean. Mais, dit le savant Éditeur, comme il y avait beaucoup d’Ariens et d’Anoméens dans Antioche et à Constantinople, il n’est pas facile de découvrir dans laquelle de ces deux villes le Saint les a prêchées.
Toutefois, par un endroit de la septième Homélie, sur la première Épître aux Corinthiens, il fait voir et prouve assez vraisemblablement que c’est à Antioche que le saint Docteur les a prononcées. Le Saint y renvoie ses auditeurs à la cinquantième Homélie sur saint Jean. Il est donc certain et indubitable qu’il les a prononcées dans Antioche, les ayant prêchées avant les Homélies qu’il a faites sur la première et la deuxième Épître aux Corinthiens.
Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon se propose ensuite trois questions : 1° En quel temps saint Chrysostome a prêché ces Homélies. – 2° Pourquoi il les a prononcées dès le matin, au point du jour. – 3° Quels auditeurs il avait.
A la première question, il répond qu’elle n’est pas facile à résoudre, et qu’il est même impossible d’assigner l’année. Saint Chrysostome fut, fait prêtre l’an 386. Il prêcha ensuite ses Homélies sur saint Matthieu, qui sont au nombre de 90, des panégyriques, et sur d’autres sujets : il a donc pu commencer à prêcher celles-ci vers l’an 390, et les finir en 394 ou 395, et prêcher les 74 Homélies sur la première et la deuxième Épître aux Corinthiens dans les années suivantes et jusqu’au commencement de l’an 398, qu’il fut malgré lui arraché d’Antioche, amené à Constantinople, et ordonné évêque de cette ville impériale.
Sur la seconde, pourquoi le Saint prêchait au point du jour, le savant Éditeur conjecture que c’était pour ne pas interrompre la suite des autres Sermons qu’il prêchait pendant le cours de l’année et où assistaient généralement tous, les catholiques de tout âge, de tout sexe, et de toutes conditions.
D’où il suit, pour répondre à la troisième question, qu’il ne se trouvait à ces Sermons du matin que des hommes et des femmes, qui, ayant plus de zèle, de ferveur et d’esprit, étaient aussi plus en état de profiter des instructions du saint Docteur, et plus capables de combattre ensuite contre les hérétiques et de réfuter les arguments que ces hommes, qui fuyaient la lumière, tiraient principalement de plusieurs passages de saint Jean qu’ils n’entendaient point, et ; qu’ils détournaient à leurs sens dépravés.
Saint Chrysostome avait deux emplois : l’un d’instruire tous les catholiques dans la piété, dans la vertu, et contre toutes sortes de vices, et il le faisait avec beaucoup de force, de courage et d’assiduité, prêchant souvent, malgré la faiblesse et la délicatesse de sa santé, jusqu’à deux ou trois fois la semaine ; l’autre, d’armer les fidèles contre les assauts des hérétiques, qui se trouvaient alors en foule parmi eux, et de les mettre en état de répondre aux discours qu’ils semaient dans les entretiens familiers, et aux arguments qu’ils prétendaient tirer de plusieurs textes de l’Évangile de saint Jean comme on le verra dans ces Homélies.
Les Anoméens sont les hérétiques que saint Jean Chrysostome combat plus particulièrement dans ces discours. Il les a vivement poursuivis pendant tout le temps qu’il a rempli le ministère de la prédication, et à Antioche, presque aussitôt que ; Flavien, son évêque, l’eût élevé au sacerdoce, et à Constantinople, lorsqu’il fut mis sur le siège patriarcal, de cette ville. A Antioche, il les attaqua dès la première année qu’il commença à prêcher, il y fit même douze Sermons où il les réfute excellemment ; il repousse leurs traits avec beaucoup de vigueur, et fournit de très-puissants arguments contre eux. Mais toutefois dans ses premiers discours il ne les attaque pas avec la même force, ni de la même manière qu’il le fit dans la suite, parce qu’il en voyait venir plusieurs a ses Sermons et l’écouter avec plaisir ; parce qu’ainsi qu’il le dit lui-même, il ne voulait pas « chasser le gibier », et qu’il désirait de les attirer et de les gagner par la douceur, et par l’évidence dés raisonnements"et des preuves. Dans la suite, les Anoméens l’ayant eux-mêmes engagé d’entrer en lice ; il attaqua vivement leurs erreurs, et néanmoins toujours honnêtement et charitablement ; ne voulant point blesser ou terrasser ses ennemis, mais au contraire les relever de leur chute.
Quoique saint Chrysostome réfutât ; les Anoméens avec des termes d’amitié et de bonté, il ne laissait pourtant pas de les pousser vigoureusement, et certes, c’est avec raison et avec justice : car ces hérétiques s’attribuaient la science de toutes choses. Et ce qui surprend davantage, c’est qu’ils disaient qu’ils connaissaient Dieu, comme Dieu se connaissait lui-même. Ces hérétiques se vantant donc d’avoir ure si haute et si sublime connaissance, il n’est point étonnant qu’ils aient eu la témérité de sonder les profondeurs de Dieu, et l’audace d’examiner sa substance, d’agiter tant de questions sur la Divinité, et de les proposer à tous les catholiques qu’ils rencontraient, même dans les places publiques : Si quelqu’un les reprenait de cette extrême insolence, ils lui répliquaient : « Quoi ! vous ne connaissez pas ce que vous adorez » ? Ils rebattaient continuellement ces paroles, et aux oreilles de tout le monde : « Le Fils n’est point consubstantiel à son Père : il est une créature, il n’a pas un pouvoir égal à celui de son Père, il ne juge pas avec la même autorité : celui qui prie son Père, ne peut point être égal à son Père ». Ils ajoutaient encore : « Le Fils n’est pas semblable au Père » ; d’où ils furent appelés ANOMÉENS, c’est-à-dire, DISSEMBLABLES. Comme donc ces hérétiques étaient fort opiniâtres, grands parleurs, et qu’ils disputaient continuellement contre des catholiques, le Saint ne cesse point de les combattre dans les Homélies qu’il a prêchées à Antioche et à Constantinople. Et comme ils tiraient leurs arguments et leurs preuves de plusieurs textes de saint Jean expliqués à leur manière, et accommodés à leur sens, c’est aussi dans ces Homélies que saint Chrysostome les attaque et les presse plus fortement. Le lecteur ne sera sans doute pas fâché de trouver ici leurs principaux arguments avec les réponses du saint Docteur, après que nous lui, aurons donné une idée succincte de l’origine et du progrès de leur hérésie. En effet, il est nécessaire de connaître ces hommes que le Saint combat si souvent : Sans cette connaissance on ne peut même lire avec goût et avec fruit un grand nombre de ses Homélies.

Origine et progrès de l’hérésie des Ariens et des Anoméens.[modifier]


Arius répandit son exécrable hérésie dans l’Église de Jésus-Christ vers l’an 320. Il eut beaucoup de disciples et de sectateurs, il jeta le trouble partout, presque toutes les églises du monde en furent ébranlées. Les principaux chefs et articles de l’hérésie d’Arius et des Ariens sont que « Dieu n’avait pas toujours été Père », que « le Fils n’avait pas toujours été » ; qu’ « il y avait eu un temps auquel il n’était point » ; qu’ « il n’était point avant qu’il fût né » ; qu’ « il avait été fait dans le temps et tiré du néant » ; qu’ « il n’était pas proprement de la nature, ou de la substance du Père » ; qu’ « il était une créature parfaite, mais non pas comme une autre des créatures » ; qu’ « il n’était pas vrai Dieu, mais Dieu par participation » ; qu’ « il n’était pas éternel, mais qu’il avait été créé avant le temps et les siècles » ; que « le Fils ne connaissait pas et ne voyait pas parfaitement le Père ». Ils eurent même l’impiété de dire que « le Fils n’était pas l’unique et le véritable Verbe », et qu’ « il n’était le Verbe que de nom » ; qu’ « il n’était la Sagesse que de nom seulement » ; que « c’était par grâce qu’il était Fils, le « premier-né des créatures » ; que « le Verbe était muable » ; et qu’ « il y avait plusieurs. Verbes ».
Arius lui-même disait que le Verbe qui était en Dieu était différent de celui dont saint Jean disait « Au commencement était le Verbe ». Car dans cette impie doctrine, les Ariens n’étaient pas tous d’accord entre eux ; souvent l’un enseignait le contraire de ce que disait l’autre : et comment auraient-ils été d’accord entre eux, puisqu’ils ne l’étaient pas toujours avec eux-mêmes ? Tant il est vrai que l’erreur est peu stable et peu ferme !
Il s’en trouvait encore parmi eux qui soutenaient que le Fils n’était point semblable à son Père. Sur ce dogme il se forma différents partis : les uns excluant absolument toute ressemblance, les autres en admettant une, et même de substance. Ceux qui niaient que le Fils était « Homoousios », consubstantiel, et qui le disaient « Homoiousios », semblable en substance, firent une secte particulière, et étant différents en quelque chose des purs Ariens, ils furent appelés « Semi-Ariens ». Ces « Demi-Ariens » se partagèrent aussi en diverses sectes : car quelques-uns d’eux enseignaient que le Fils était semblable au Père en substance, par une ressemblance imparfaite, telle que peut être celle de la créature au Créateur, de l’image à l’original. Cette image, cette ressemblance qui est hors de Dieu, disaient-ils, c’est Dieu qui l’a faite ; et elle est semblable à la substance de Dieu, autant qu’une chose créée hors de Dieu peut être semblable à la substance de Dieu. Et ceux-ci ne différaient des purs Ariens que de nom et de parole. En effet, les Ariens, recevant l’Évangile, ne pouvaient s’empêcher de reconnaître une ressemblance imparfaite entre les créatures et le Créateur, puisqu’il est dit dans l’Évangile : « Afin que vous soyez semblable à votre Père, etc. »
Mais d’autres Semi-Ariens, dont Basile, évêque d’Ancyre, était le chef, expliquaient cette ressemblance de substance d’une manière toute différente ; car ils admettaient dans le Père et le Fils une entière ressemblance de substance. Mais toutefois ils rejetaient « l’Homoousion », ou la consubstantialité du Père et du Fils ; et pour plusieurs raisons que rapporte et réfute en même temps saint Athanase « dans son Livre des Synodes, p. 764 ». Ce Père ajoute « dans ce même Livre, p. 757 » que ces Demi-Ariens, dont nous parlons, rejetaient le mot : « Homoousion », parce qu’il avait été proscrit dans le concile d’Antioche, on Paul de Samosate fut condamné, quoique ce ne fût pas dans le même sens que le concile de Nicée le reçut depuis, et le mit dans sa profession de foi : ce qui se prouve évidemment par les propres paroles de Denis d’Alexandrie qui avait assisté et souscrit au concile d’Antioche. Cet évêque ayant été accusé devant Denis, évêque de Rome, de ne se point servir dans ses sermons de « l’Homoousion », répondit qu’il le recevait et le regardait comme tout à fait catholique ; mais qu’il s’abstenait alors de s’en servir, parce qu’il avait affaire aux Sabelliens qui en abusaient, l’employant pour confondre les trois Personnes en une seule, et, détruisant la Trinité par le terme même de « Consubstantialité ».
Ces Semi-Ariens, plus doux et plus mitigés, rejetaient le mot : « Homoousion », et lui substituaient celui de « Homoiousion », qu’ils expliquaient dans un sens tout à fait catholique, ne différant que dans les termes et les expressions. Car ils admettaient une parfaite ressemblance de substance entre le Père et le Fils, et ils confessaient que le Fils était égal au Père ; quoique le mot:« Homoiousios », semblable, exprime en soi quelque chose d’impie. En effet, si le Fils est semblable à son Père par sa substance, s’il est véritablement Dieu, comme ils l’avouaient, il ne peut point être d’une autre substance, d’une substance différente : oit ne peut pas dire qu’une chose qui est une et la même, soit seulement semblable. Mais si le Père et le Fils sont de différente substance, si le Père est Dieu, si le Fils est aussi Dieu, il y aura donc deux Dieux ; car la substance de Dieu est Dieu même. Ainsi le Fils, semblable au Père par sa substance, sera Dieu semblable à Dieu ; il y aura donc deux Dieux. Mais les Semi-Ariens, dont nous parlons, ne recevaient pas cette conséquence, quoiqu’elle parût naturellement suivre de l’« Homoiousios ». Certainement dans l’explication ils s’approchaient du sens catholique, mais ils avaient tort d’introduire ce terme, et aussi ils étaient blâmables de ne recevoir pas le mot d’« Homoousion », de consubstantiel, que le saint concile de Nicée avait introduit et appliqué à cette signification. Néanmoins saint Athanase, cette grande lumière de l’Église, ne veut pas qu’on les traite d’ennemis, ou d’hérétiques, comme on le peut voir « dans son Livre des Synodes, p. 755 ». Il s’ensuit donc de ce que nous venons d’exposer que ces Demi-Ariens ne différaient des catholiques que dans les paroles et dans les expressions, et qu’ils étaient au fond de même sentiment. Aussi saint Athanase ne faisait pas difficulté de dire qu’il espérait que bientôt ils se réuniraient tout à fait à l’Église, et par l’unité de foi, et par l’unité d’expressions et de langage, usant de la même formule de foi. Et c’est ce qui arriva dans la suite, etc.
Comme donc ces Semi-Ariens étaient au fond réellement d’accord avec les catholiques, de même aussi les autres Semi-Ariens qui enseignaient que le Fils avait été tiré et fait du néant, et qu’il n’était point coéternel au Père, encore qu’ils le disent « Homoiousion », c’est-à-dire, semblable au Père en substance, étaient peu ou point du tout différents des Ariens, et de ceux qui soutenaient que le Fils était « Anomoion », c’est-à-dire, dissemblable au Père : c’est pourquoi ces Semi-Ariens ne furent pas longtemps séparés des Ariens et des Anoméens, et ils furent enfin presque tous appelés « Anoméens », comme je le crois, dit le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon, que nous suivons dans cette histoire des Ariens et de leurs sectateurs.
Les historiens rapportent qu’Aétius fut l’auteur et le chef de ces nouveaux Anoméens qui s’élevèrent alors : cet Aétius que son impiété fit surnommer ATHÉE. Ils commencèrent à troubler l’Église dès le temps de saint Athanase, disant que le Fils était tout à fait dissemblable au Père ; en quoi ils s’accordaient parfaitement avec Arius et avec les Ariens. Car dès lors qu’ils tenaient que le Fils était créé et fait du néant, il s’ensuivait sûrement de leur impie doctrine, qu’il y avait autant de différence entre le Père et le Fils, qu’il y en a entre le Créateur et la créature ; et qu’y ayant une distance immense entre le Créateur et la créature, il y en avait une de même entre le Père et le Fils. Ils disaient donc le Christ « Anomoion », dissemblable, d’où ils furent appelés « Anoméens ».
Saint Chrysostome, ayant commencé à prêcher l’an 386, trouva la ville d’Antioche entièrement inondée et infectée de ces abominables Anoméens : ce qui l’engagea à composer contre eux les douze Homélies de « l’incompréhensibilité de Dieu » ; et dès cette année et dans les suivantes il les réfuta par des preuves et des raisonnements également pleins de feu, de force et d’éloquence. Car ces Anoméens embrassaient tous les dogmes des Ariens, et les soutenaient, y ajoutant encore beaucoup d’autres blasphèmes et d’autres impertinences, que le saint Docteur leur reproche à tous moments. Ils se vantaient insolemment d’une science universelle, comme nous l’avons déjà remarqué, et de connaître Dieu aussi parfaitement que Dieu se tonnait lui-même : pouvait-on rien entendre de plus absurde et de plus insensé ! Mais c’en est assez et même trop. Car nous déclarons, avec le pieux auteur des Mémoires sur l’histoire Ecclésiastique [1], que c’est avec horreur et avec regret que nous osons écrire ces blasphèmes, qui ont fait frémir tous les saints évêques dans le concile de Nicée. Et nous pouvons dire, avec saint Athanase, que c’est la seule nécessité de notre sujet qui nous empêche de les supprimer. Quoique dans ses discours le Saint ne cesse point d’attaquer les Anoméens, qu’il nomme rarement par leur nom d’Anoméens, toutefois il ne cite et ne réfute jamais plus particulièrement leurs arguments, que « dans ces Homélies sur l’Évangile de saint Jean ». C’est pourquoi, pour en faciliter la lecture et en donner une plus claire intelligence, il est à propos d’exposer ici au moins une partie des textes sur lesquels ils prétendaient s’appuyer et établir leurs dogmes impies.

Preuves et arguments des Anoméens. – Réponses et réfutations de saint Chrysostome.[modifier]


Il parait que les Anoméens, qui sont sortis des Ariens, se distinguaient particulièrement d’eux, et se caractérisaient par l’impertinente vanité de s’attribuer une science universelle, et d’assurer qu’ils connaissaient Dieu aussi parfaitement que Dieu les connaissait eux-mêmes, et qu’il se connaissait lui-même : ce qui était également fou et impie. Enflés de cette science imaginaire, ils se croyaient forts, et partout ils attaquaient hardiment les catholiques, qui les réfutaient principalement par l’Évangile de saint Jean et tiraient de ce divin arsenal les traits dont ils se servaient pour les repousser et les abattre : les Anoméens en tiraient aussi du même Évangile pour les écarter et les détourner. Ces impies étaient extrêmement chagrins et piqués de ce qu’on renversait leurs dogmes par ces paroles du sublime Théologien : LE VERBE ÉTAIT DIEU : MON PÈRE ET MOI NOUS SOMMES UNE MÊME CHOSE : JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI : AFIN QUE TOUS HONORENT LE PÈRE, COMME ILS HONORENT LE FILS : COMME MON PÈRE ME CONNAÎT, JE CONNAIS MON PÈRE : CELUI QUI ME VOIT, VOIT MON PÈRE : SI VOUS M’AVIEZ CONNU, VOUS AURIEZ AUSSI CONNU MON PÈRE ; et par d’autres semblables, par lesquels Jésus-Christ déclare qu’il est un avec son Père, de la même substance, égal à lui, et vrai Dieu. Ces hérétiques donc, pour se défendre, tâchaient de tirer aussi des preuves et des arguments du même texte de saint Jean et ils opposaient aux catholiques ces paroles : « Au commencement était le Verbe » ; ces paroles, disaient-ils, ne marquent point l’éternité du Fils, puisqu’il est dit aussi des choses créées : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre ». Donc, ajoutaient-ils, c’est vainement qu’on se sert de ce mot : « Au commencement », pour prouver l’éternité du Fils. Saint Chrysostome réplique fort au long à ce sophisme, mais en des termes proportionnés à la ; portée de ses auditeurs. Pour expliquer, dit-il, ces paroles : « Au commencement était le Verbe », il ne faut pas aller bien loin chercher des témoignages, il n’y a qu’à y joindre ce peu de paroles qui suivent immédiatement : ET LE VERBE ÉTAIT AVEC DIEU, ET LE VERBE ÉTAIT DIEU ». Ce mot « était avec Dieu » signifie « était dans Dieu ». Or tout ce qui est dans Dieu est certainement éternel. Mais que le Verbe soit dans Dieu, le Fils le déclare lui-même en disant : JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI. Je suis dans mon Père et mon Père est aussi en moi, cette parole démontre clairement et invinciblement l’unité, l’égalité, et par conséquent l’éternité du Fils.
Nous passons les autres arguments des Anoméens : on les trouvera bien détaillés « dans les Homélies III, IV et V ». Nous y renvoyons le lecteur, pour ne pas tomber dans des redites, et n’être pas trop longs. Saint Chrysostome n’attaque pas seulement les Anoméens, mais souvent aussi Paul de Samosate, les Sabelliens, les Marcionites, les Manichéens, et les Docètes, ou « Apparens », qui prétendaient que l’Incarnation n’était qu’une illusion et un fantôme ; c’est-à-dire que Jésus-Christ n’était né, n’était mort, et n’était ressuscité qu’en apparence. Cette hérésie, qui s’était élevée dans l’Église dès les premiers siècles, vivait encore au temps de saint Chrysostome, comme il le témoigne dans la onzième Homélie. Le Saint prémunit souvent ses auditeurs, et leur prête des armes contre les plus anciens hérétiques, dont les sectateurs s’étaient conservés jusqu’à son siècle, parce qu’ils étaient continuellement aux prises avec les catholiques, et ne cessaient point de les attaquer. Les catholiques n’avaient pas seulement alors à combattre contre les hérétiques : ils avaient aussi à se défendre des Gentils, dont le nombre était encore fort grand. On verra que le Saint les dresse à ces sortes de combats « dans l’Homélie dix-septième ». Mais quoiqu’en bien des endroits il attaque les Gentils et les anciens hérétiques, il s’attache pourtant davantage à repousser les Anoméens, et il a grand soin de réfuter leurs objections, et d’enseigner à ses auditeurs la manière d’y répondre. Quelquefois aussi il relève leur arrogance et leur folie, comme « dans l’Homélie seizième », où il les apostrophe en ces termes : « Jean-Baptiste se déclare indigne de dénouer les courroies des souliers de Jésus-Christ ; et les ennemis de la vérité ont l’insolence et la folie de se vanter de le connaître aussi parfaitement qu’il se connaît lui-même ! est-il rien de plus détestable que cette manie ? Est-il rien de plus furieux que cette arrogance ? »
Dans ces Homélies sur saint Jean le saint docteur combat donc les Anoméens plus vivement et plus fortement que les autres hérétiques, parce qu’ils étaient les plus puissants en nombre et en arrogance, les plus effrontés et les plus hardis à attaquer continuellement les catholiques ; et que tous les passages qu’ils trouvaient, où Jésus-Christ pour s’abaisser, pour prouver son incarnation et son humanité, parlait et s’énonçait en des termes simples et populaires, humbles et modestes, ils les détournaient à leur sens, et s’en servaient tant pour battre les fidèles, que pour appuyer et soutenir leurs impiétés et leurs blasphèmes. Nous en pourrions produire bien des exemples, mais nous Dons bornons à un seul. Il sera facile au lecteur de remarquer les autres. « Il est certain », dit le saint Docteur aux Anoméens, « que Jésus-Christ a souvent parlé comme homme, et voilà les expressions que vous saisissez et que vous n’entendez point. Mais il n’est pas moins certain qu’il a très-souvent parlé comme « Dieu ; et voilà ce que vous ne voulez point entendre et sur quoi vous faites la sourde oreille. Jésus-Christ vous déclare manifestement son égalité et sa divinité, quand il dit : MON PÈRE ET MOI NOUS SOMMES UNE MÊME CHOSE : JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI », etc.
C’est à cause que Jésus-Christ se faisait égal à Dieu, continue-t-il encore, et qu’il se déclarait Dieu, que les Juifs lui faisaient des reproches, qu’ils s’élevaient contre lui, qu’ils le persécutaient, et voulaient même le faire mourir, « parce que non seulement il ne gardait point le sabbat, mais aussi parce qu’il disait que Dieu était son Père, se faisant égal à Dieu ». À cette preuve si éclatante et si lumineuse les Anoméens répondaient que Jésus-Christ ne se faisait point égal à Dieu, mais que seulement les Juifs le croyaient et l’en soupçonnaient. Sur quoi saint Chrysostome s’élève, et repoussant ses adversaires jusqu’au pied du mur, il ne leur laisse aucune échappatoire. Vous avouez, leur dit-il, que les Juifs ont cru que Jésus-Christ se faisait égal à Dieu : vous ne pouvez nier qu’il n’ait dit bien des choses qui les jetaient dans ce soupçon et dans cette opinion, comme quand il dit : « Mon Père et moi, nous sommes une même chose : Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi : Celui qui me voit, voit mon Père, etc. » Et beaucoup d’autres choses qui non seulement donnaient lieu aux Juifs, mais encore à tous ceux qui les entendaient, de penser qu’il se faisait égal à Dieu le Père, et qu’il se montrait véritablement Dieu : donc s’il n’eût pas été égal à son Père, s’il n’eût pas été véritablement Dieu, étant pieux, saint et juste, comme vous le reconnaissez et le confessez, aurait-il pu laisser les Juifs dans leur erreur, leur laisser croire qu’il se faisait égal à Dieu le Père, et qu’il se disait Dieu ? Non certes, s’il n’était pas un fourbe et un imposteur, ce qui est horrible à dire, il ne pouvait pas s’empêcher de leur découvrir leur erreur, et de leur déclarer ce qu’il était. Et toutefois, il fait le contraire : il insiste continuellement là-dessus, il leur confirme son égalité avec son Père, par de nouvelles paroles et de nouveaux témoignages ; et il leur marque sa puissance et sa divinité par des prodiges et des miracles toujours plus évidents.
Il est vrai que dans ces mêmes paroles et ces mêmes œuvres qui prouvent sa divinité, son égalité avec son Père et sa consubstantialité, Jésus-Christ mêle beaucoup de choses tout humaines et tout ordinaires : mais c’est parce qu’il parlait souvent comme homme ; c’est parce qu’il voulait donner aux hommes un modèle de modestie et d’humilité, et être lui-même ce modèle ; c’est aussi parce que, les Juifs étant méchants, le baissant, ne cherchant que l’occasion de le surprendre et de l’accuser, et ne pouvant souffrir la doctrine de la divinité et de la consubstantialité, il voulait peu à peu les adoucir, les attirer, les faire entrer dans leur devoir et les convertir. Mais néanmoins, nulle part, ni jamais, il n’a rétracté aucune des paroles qu’il avait dites, pour montrer son égalité avec son Père et sa consubstantialité. Et même, s’il mêle quelquefois dans son discours quelques paroles peu relevées et communes, il y en joint aussitôt d’autres qui prouvent et démontrent qu’il est véritablement Dieu, et consubstantiel à son Père.
C’est pourquoi il faut lire l’Évangile de saint Jean avec beaucoup d’attention et de prudence, pour ne point se heurter contre les pierres d’achoppement qu’on y rencontre, et ne pas tomber dans les précipices. Ce qui est arrivé est une preuve que ce chemin en est bordé de tous côtés, mais pour ceux qui se confient en leur propre sens, et qui ne s’attachent point à l’Église de Dieu. Sabellius, uniquement attentif à ces paroles par lesquelles Jésus-Christ montre son égalité avec son Père et sa consubstantialité, a ôté la distinction des personnes pour avoir mal entendu la consubstantialité, et a dit que le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit n’étaient qu’une seule et même personne : Arius, ayant trouvé une pierre d’achoppement dans les paroles tout humaines de Jésus-Christ, est tombé dans une autre impiété, en enseignant que la substance du Père est différente de la substance du Fils, et que celle-ci lui est inférieure. C’est ainsi que doivent toujours craindre de faire naufrage en la foi, tous ceux qui abandonnent la grosse ancre, ou qui s’écartent de la doctrine et des décisions de l’Église.
Ces pierres d’achoppement ne se rencontrent pas seulement dans l’Écriture, il s’en trouve aussi dans les Pères : dans saint Chrysostome, il s’en trouve. Le Saint dit, ou plutôt il parait dire dans quelques-unes de ses Homélies que « Dieu ne nous prévient point ». Si nous nous arrêtons à l’écorce de ces sortes d’expressions, nous sommes Pélagiens : « Il est de foi que Dieu nous a aimés le premier », que « la vocation à la foi est purement gratuite », qu’« il nous prévient de sa grâce par sa sainte miséricorde », que « sans les mérites du divin Sauveur nous serions tous demeurés dans le péché et morts ennemis de Dieu, etc. » Pour ne se heurter et ne se briser pas contre ces pierres d’achoppement, le vrai secret est de lire toujours avec attention et avec prudence, de s’assurer d’abord de la doctrine de l’auteur, de voir en quel siècle, en quel temps, contre qui il a écrit, quelles hérésies déchiraient alors l’Église, et d’examiner enfin ce qui précède et ce qui suit. Par exemple, dans l’endroit de saint Chrysostome que nous citons, le Saint ajoute immédiatement et tout de suite : « La grâce ne nous force point » ; il parle aux Manichéens, qui ôtaient absolument toute liberté à l’homme, etc. Le saint Docteur veut donc simplement établir contre ces impies, que Dieu ne force et ne nécessite point l’homme, qu’il lui conserve sa liberté ; qu’il lui fait vouloir et faire le bien librement ; en un mot, que la grâce ne détruit point le libre arbitre.
Véritablement, l’expression parait d’abord un peu forte ; mais, en suivant de près la doctrine du saint Docteur, qui est toujours pure et orthodoxe, en considérant la fureur enragée de ces ennemis de Dieu et de son Église, elle reprend sa nature, et on découvre le vrai sentiment de fauteur. C’est à quoi un lecteur sage et judicieux doit toujours faire attention, pour ne se pas laisser entraîner dans les pièges de ceux qui, ou par ignorance, ou par des préjugés et des sentiments de parti, jugent témérairement de la doctrine des plus grandes lumières de l’Église, décident en maîtres, lorsqu’ils devraient s’honorer de la qualité de disciples, et condamnent hardiment ceux à qui ils doivent tout leur respect et leur profonde vénération.
Pour finir ce que nous avions à dire sur ces Homélies, nous ne ferons plus que cette seule observation. Comme saint Jean est celui de tous les évangélistes qui a le plus fortement et avec le plus de lumière établi la divinité du Fils, son égalité avec son Père et sa consubstantialité, saint Chrysostome est aussi celui de tous les Pères qui a soutenu et défendu avec plus de feu et plus d’ardeur, et d’une manière plus pleine et plus étendue cette divinité, cette égalité, et cette consubstantialité contre les Ariens, les Anoméens, et les autres ennemis de cette grande et très-importante vérité, soit dans les douze Homélies qu’il a expressément composées contre eux, ou dans plusieurs de celles-ci sur saint Jean. En effet, c’est dans ces discours que brillent davantage son éloquence et la force de ses raisonnements, qu’il repousse et qu’il terrasse leurs objections et leurs blasphèmes par des réponses et des preuves si vives, si pressantes et si solides, qu’il serait difficile de trouver un autre athlète qu’on lui pût comparer, et qu’il faut nécessairement avouer qu’on les doit regarder comme les plus admirables et les plus excellents que saint Chrysostome ait composés.
En lisant « la LIIe Homélie », où le Saint explique « le VIIIe chapitre de saint Jean », on sera sans doute surpris de n’y pas trouver l’histoire de la femme adultère. On peut donc demander pourquoi saint Chrysostome l’a omise. Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon, après nous avoir renvoyé aux auteurs critiques qui ont traité de l’Évangile de saint Jean et nommément à Sixte de Sienne, « Bibli. Lib. VI, annot. CXCVIII », nous en donne ces raisons : C’est, dit-il, ou parce que cette histoire ne se trouvait pas dans l’exemplaire du Saint, ou parce que prêchant à un peuple fort enclin et livré même à ce vice, il ne jugeait pas à propos de lui exposer l’histoire de la femme adultère, ou pour quelque sujet que nous ne savons pas. Il ajoute qu’il croit que cette histoire manquait dans les exemplaires de l’église d’Antioche : Il n’est pas à croire, dit-il, que saint Chrysostome l’eût passée à dessein, si on l’avait lue dans cette église. Enfin, il nous fait observer que cette omission n’en diminue point l’autorité, et qu’on la lisait dans tout l’Occident, dans l’Afrique, dans l’église d’Alexandrie, qui était la seconde du monde chrétien, et aussi dans toute la Grèce, si l’on en excepte quelques églises.
Les Homélies de saint Chrysostome se divisent en deux parties ; elles forment en quelque sorte deux discours et comprennent deux sujets : l’un dogmatique, et l’autre moral. Le premier est un commentaire du texte sacré, où le Saint nous explique la doctrine de Jésus-Christ et de l’Église ; le second est une exhortation familière, instructive, édifiante, toujours vive, pressante et éloquente, où il nous détourne du vice, en nous faisant connaître ce qu’il a d’horrible et d’affreux ; où il nous excite à la vertu, en nous représentant combien elle est belle, combien elle est aimable : Quand même, dit-il en plusieurs endroits, quand même il n’y aurait point de récompenses à espérer, il faudrait toujours l’aimer, parce qu’elle est à elle-même sa propre récompense ; si on l’aime pour elle-même ; on l’aimera toujours, etc.

HOMÉLIE I.[modifier]


TRADUCTION DE M. L’ABBÉ LE MÈRE, REVUE ET CORRIGÉE

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Excellence et utilité de l’Évangile de saint Jean. – Éloge de cet apôtre. – Qui sont ceux qui peuvent comprendre son Évangile ?
  • 2. Dispositions nécessaires pour entendre la parole de Dieu. 3. serinons fréquents de saint Chrysostome.
  • 4. Infamie des spectacles et des théâtres. – Obligations des chrétiens.


1. S’il se présente aux jeux publics un athlète ferme et courageux, qui ait déjà remporté le prix, les spectateurs accourent tous pour considérer sa contenance dans le combat, son adresse et sa force. Vous verriez alors, mes frères, le théâtre plein d’une multitude d’hommes, dont l’esprit et les yeux sont entièrement appliqués à tout voir, afin que rien de ce qui s’y passe, ne puisse leur échapper.
S’il arrive un excellent musicien, ces mêmes curieux remplissent également le théâtre ; quelque affaire qu’ils aient, nécessaire, pressante, de quelque nature qu’elle puisse être, ils la quittent pour aller prendre place en foule sur les gradins du théâtre, écouter avec grande attention le chant et le son des instruments, et juger si l’un et l’autre sont bien d’accord. Voilà pour le vulgaire. Ceux qui sont versés dans la rhétorique en font autant à l’égard des orateurs ; car il y a de même pour ceux-ci des théâtres, des auditeurs, des applaudissements, des battements de mains et des éclats de voix, et des critiques capables d’apprécier rigoureusement le talent des adversaires.
Si donc les orateurs, les joueurs d’instruments et les athlètes trouvent des auditeurs, des spectateurs si attentifs ; vous, mes frères, vous, avec quelle ardeur et quel zèle ne devez-vous pas venir ici ? Ce n’est point un musicien ou un orateur qui vous appelle au spectacle, c’est un homme dont la voix du haut du ciel se fait entendre plus clairement que le tonnerre. En effet, par cette voix il a attiré, captivé et rempli tout l’univers, non par la grandeur et l’éclat du son, mais par une langue que le mouvement de la grâce faisait parler. Et, ce qui est admirable, cette voix, qui se fait entendre si loin, n’a rien de rude, rien de désagréable, mais elle est plus douce, plus aimable que la musique la plus harmonieuse.
Ajoutons à cela, que c’est un homme très-saint, très-respectable, plein de tant de trésors et de secrets, et qui apporte de si grands biens, que ceux qui le reçoivent avec empressement, et qui savent le retenir avec eux, ne sont plus des hommes, ni ne demeurent plus sur la terre, mais s’élèvent au-dessus de toutes les choses terrestres ; et, devenant semblables aux anges, ils sont sur la terre, comme étant déjà habitants du ciel. Cet enfant du tonnerre (Mc. 3,17) que Jésus aimait, qui est la colonne de toutes les églises du monde, qui a les clefs du ciel, qui a bu au calice de Jésus-Christ, et a été baptisé de son baptême, qui s’est reposé avec une grande confiance sur le sein du Seigneur, vient maintenant chez nous, non pour donner une pièce de théâtre, non couvert d’un masque pour jouer un rôle (ce n’est point de ces sortes de vanités qu’il doit nous entretenir) : il ne va pas monter à la tribune, aux harangues, ni danser dans l’orchestre ; il n’est pas couvert d’un habit d’or, mais il se présente à nous avec un vêtement d’une beauté extraordinaire, il est revêtu de Jésus-Christ ; ses pieds sont beaux (Rom. 10,15), ils sont chaussés (Eph. 6,15) et tout prêts à partir pour aller annoncer l’Évangile de la paix ; il a une ceinture, non sur son sein, mais autour de ses reins ; elle n’est pas dorée ni d’un cuir couleur de pourpre, mais elle est tissue et formée de la vérité même. Tel est celui qui s’offre à nous : son visage n’est pas couvert d’un masque, car il n’y a dans lui ni déguisement, ni fiction, ni mensonge ; mais ayant la tête nue, il annonce la pure vérité. Il ne cherchera point à se montrer à ses auditeurs par son geste, son regard, sa voix, différent de ce qu’il est en réalité. Pour remplir sa mission, il n’aura besoin d’aucun accompagnement, ni de harpe, ni de lyre, ni d’aucun instrument pareil. C’est par sa voix qu’il fait tout, et cette voix fait entendre une harmonie plus salutaire et plus douce que le sonde la harpe ou de la musique la plus mélodieuse.
Tout le ciel est la scène, toute la terre est le théâtre, tous les anges sont ses spectateurs et ses auditeurs, et tous ceux d’entre les hommes qui sont ou qui désirent devenir des anges. Voilà ceux qui peuvent attentivement entendre cette harmonie, et s’en inspirer pour leur propre conduite ; voilà les dignes auditeurs. Tous les autres, semblables aux enfants, écoutent à la vérité mais ils ne comprennent rien à ce qu’ils ont écouté, parce qu’ils s’amusent à des bagatelles et à des puérilités[2]. Adonnés aux ris et aux délices, livrés aux, richesses et à l’ambition, et ne songeant qu’à leur ventre, ils entendent véritablement quelquefois la divine parole, mais attachés qu’ils sont à des ouvrages de fange et de boue[3], ils ne font rien de grand, rien de noble, rien d’élevé.
Les puissances célestes accompagnent cet apôtre, elles voient avec admiration la beauté de son âme, sa prudence et cette brillante vertu, par laquelle il a attiré Jésus-Christ même dans son cœur, et reçu les grâces spirituelles car tel en quelque sorte qu’une lyre que les pierres précieuses et les cordes d’or dont elle est ornée, font briller, il fait retentir des sons spirituels qui ont quelque chose de grand et de sublime.
2. C’est pourquoi écoutons-le, mes frères, non comme le pécheur, ou comme le fils de Zébédée, mais comme un homme plein de « l’esprit qui pénètre ce qu’il y a de plus caché et dans la profondeur de Dieu (1Cor. 2) », comme une lyre, dis-je, que l’Esprit-Saint pince et fait résonner. Ce n’est point la voix d’un homme que vous allez entendre, mais c’est la voix de Dieu. Tout ce qu’il vous dira est puisé dans les sources divines ; dans ces secrets, dans ces mystères que les anges mêmes n’ont point connus, avant qu’ils aient eu leur accomplissement : car c’est avec nous, par la voix de Jean c’est par nous qu’ils ont appris ce que nous avons connu nous-mêmes : un autre apôtre nous le déclare par ces paroles : « Afin que maintenant les principautés et les puissances connaissent par l’Église la sagesse de a Dieu si merveilleuse dans les différents ordres de sa conduite ». (Eph. 3,10) Si donc les Principautés, les Puissances, les Chérubins et les Séraphins ont appris ces choses de l’Église, il est évident que c’est avec une grande attention qu’ils les ont apprises : et certes, que les anges aient appris avec nous des choses qu’ils ignoraient, nous n’y avons pas peu de gloire : mais que ce soit aussi de nous qu’ils les ont apprises, je n’expliquerai point encore comment cela est arrivé.
Écoutons saint Jean avec modestie, gardons un grand silence, non seulement aujourd’hui, ou dans le jour seulement auquel nous l’écoutons, mais aussi pendant toute notre vie : il est avantageux d’être en tout temps attentifs à sa voix. Si nous sommes curieux d’apprendre ce qui se passe à la cour, ce que fait l’empereur, ce qu’il a résolu de faire pour ses sujets, quoique souvent il n’y ait rien en cela qui nous regarde, nous devons beaucoup plus désirer de savoir ce que Dieu a dit, et surtout puisqu’ici tout nous importe, tout est pour nous. Jean nous donnera la connaissance de toutes ces choses, parce qu’il est l’ami du R. ou plutôt parce qu’il a en lui-même le Roi qui parle par sa bouche, et qu’il sait de lui tout ce qu’il apprend de son Père. Jésus-Christ dit : « Je vous ai appelé mes amis, parce que je vous ai fait savoir tout ce que j’ai appris de mon Père ». (Jn. 15,15) Or, si nous voyions descendre tout à coup du ciel quelqu’un qui nous promît de nous dire ce qui s’y passe, nous accourrions tous auprès de lui : accourons donc présentement de même.
Cet homme nous parle du haut du ciel : il n’est pas de ce monde, c’est Jésus-Christ lui-même qui le déclare : « Vous n’êtes point », dit-il, « de ce monde ». (Jn. 15,19) L’Esprit-Saint dont il est rempli lui parle, cet Esprit qui est présent partout, qui connaît ce qui est en Dieu, de même que l’esprit de l’homme, qui est en lui, connaît ce qui se passe en lui (1Cor. 2,11), c’est-à-dire l’Esprit de sainteté, l’Esprit de vérité, qui conduit et mène au ciel, qui donne de nouveaux yeux, qui nous rend présentes les choses futures, et qui, quoique nous soyons encore dans notre chair, nous fait voir les choses célestes.
C’est pourquoi, mes frères, présentons-nous à lui avec un esprit paisible et tranquille durant tout le cours de notre vie ; qu’aucun indifférent, aucun homme sans ferveur, aucun débauché, une fois entré ici, ne demeure tel qu’il était. Mais élevons-nous, au ciel, c’est là que l’évangéliste parle à ceux qui y vivent. Si nous sommes habitants de la terre, nous ne rapporterons aucun fruit. La doctrine de saint Jean n’est pas pour ceux qui mènent une vie sensuelle et toute animale, de même que les choses terrestres ne le touchent et ne le regardent point. Certes, le tonnerre qui gronde dans l’air nous épouvante et nous effraye par son bruit confus ; mais la voix de Jean ne trouble point les âmes fidèles, elle les délivre au contraire du trouble et de la terreur, et n’est terrible qu’aux démons et aux esclaves des démons. Pour voir et pour connaître comment il les effraye et les met en fuite, que notre esprit, que notre langue gardent un profond silence, mais surtout notre esprit : de quelle utilité serait-il que la langue fût dans le silence, lorsque l’esprit serait dans l’agitation et dans le trouble ? Je demande la paix de l’âme, parce que je veux que l’âme soit attentive et m’écoute. Que la cupidité, l’amour de la gloire, que la colère, ce cruel tyran, que toutes les autres passions cessent donc de nous agiter : l’oreille qui n’est pas bien purifiée ne peut dignement entendre, ni pleinement concevoir la sublimité de ces paroles, la formidable grandeur de ces ineffables mystères, en un mot, l’excellence de ces divins oracles. Si, faute de prêter une exacte attention, il est impossible de bien apprécier un air joué sur la flûte ou la lyre, comment l’auditeur appelé à entendre une voix mystique, le pourra-t-il si son âme sommeille ?
3. Voilà pourquoi Jésus-Christ nous donne cet avertissement : « Gardez-vous de donner les choses saintes aux chiens, et : ne jetez point vos perles devant les pourceaux. ». (Mt. 7,6) Il appelle ses paroles des perles (quoiqu’elles soient infiniment plus précieuses que ne le sont celles-ci), parce que les perles sont ce qu’il y a de plus précieux sur la : terre. Il a coutume aussi de comparer leur douceur au miel, non que le miel puisse l’égaler, mais parce que nous n’avons rien de plus doux. Mais qu’elles surpassent en effet, et de beaucoup, et le prix des pierres précieuses, et la douceur du miel ; si vous en doutez, écoutez ce qu’en dit le Prophète : « Elles sont plus désirables que l’abondance de l’or et des pierres précieuses, et plus douces que n’est le miel, et qu’un rayon plein de miel » (Ps. 18,11 et 12) ; mais pour ceux-là seulement qui se portent bien ; aussi a-t-il ajouté : « Car votre serviteur les garde ». Et ailleurs encore, après avoir dit : douce, il joint : à moi : « Que vos paroles », dit-il, « me sont douces ! » Et pour marquer leur excellence, il ajoute : « Elles le sont plus que le miel et le rayon[4] de miel ne le sont à ma bouche ». (Ps. 118,103) Le prophète parle de la sorte, parce que son âme était pure et saine. N’entrons donc pas ici, si nous sommes malades, et ne mangeons de ce pain qu’après avoir purifié nos âmes. Voilà pourquoi tant de paroles et un si long discours : avant d’arriver à notre texte j’ai voulu vous préparer et vous porter à purifier vos âmes, afin que chacun de vous se guérît de toutes ses maladies, et n’abordât ce texte sacré qu’avec une âme exempte de colère, de soucis, d’inquiétudes terrestres et de toute autre passion, comme s’il allait entrer dans le ciel. Nous ne pourrions faire ici aucun profit considérable, si nous n’avions auparavant purifié nos âmes.
Qu’on ne me dise point : mais comment se préparer ? le temps qui nous reste jusqu’à la prochaine assemblée est très-court. À quoi je répondrai : Vous pouvez, mes frères, vous pouvez changer de vie, non seulement dans l’espace de cinq jours, mais vous le pouvez même en un instant.
Répondez-moi à votre tour, je vous le demande : Est-il quelqu’un de plus scélérat qu’un larron et un assassin ? N’est-ce pas là le comble de l’iniquité ? Toutefois un larron est parvenu du premier coup au faîte de la vertu, il est entré dans le paradis, et n’a pas eu besoin pour cela de plusieurs jours, ni de la moitié d’un jour, mais seulement d’un petit moment : on peut donc changer de vie en un instant, et de boue que l’on était auparavant, on peut devenir un or pur ; comme ce n’est point par nature que nous sommes ou vertueux, ou vicieux ; le changement est facile, notre volonté étant libre et nullement nécessitée. « Si vous voulez et si vous m’écoutez » dit l’Écriture, « vous serez rassasiés des biens de la terre ». (Is. 1,19)
Ne le voyez-vous pas, mes frères, qu’il ne faut que la seule volonté ? non point cette volonté banale qui ne fait défaut à personne, mais une volonté ferme et vigilante. Je le sais fort bien : il n’y a personne qui ne veuille aller promptement au ciel ; mais c’est par les œuvres qu’il faut montrer sa volonté. Le marchand qui veut s’enrichir, ne se contente pas d’en avoir la pensée et la volonté, mais il fait construire un vaisseau, il engage des matelots, prend un bon pilote, équipe son vaisseau de toutes choses, il emprunte de l’argent, traverse les flots, il va dans les pays étrangers, il s’expose à beaucoup de périls, et souffre tous les maux que connaissent ceux qui ont coutume d’aller sur mer. C’est de cette manière que nous devons faire connaître notre volonté. Nous avons aussi nous-mêmes à naviguer, non d’une terre à une autre, mais de la terre au ciel. Préparons donc nos âmes à cette navigation, afin qu’elle nous conduise au ciel : pourvoyons-nous de matelots obéissants et d’un bon navire, si nous ne voulons être en butte aux périls, aux naufrages du monde, ou être emportés par le vent de l’orgueil ; si nous voulons être alertes et dispos. Que si nous nous pourvoyons ainsi d’un navire, d’un pilote et de nautoniers, notre navigation sera heureuse, nous obtiendrons le secours du Fils de Dieu, ce vrai pilote, qui ne permettra pas que notre esquif soit submergé, mais qui, au fort des plus terribles orages, commandera aux vents et à la mer (Mt. 8,26), et fera succéder lin grand calme à la tempête.
4. Venez à l’assemblée prochaine, mes chers frères, avec ces dispositions, si vous désirez en profiter, et garder en dépôt dans votre cœur ce qu’on vous dira. Que personne ne soit « chemin », que personne ne soit « pierre », que personne ne soit « rempli d’épines ». (Lc. 8,5 et suiv) Faites de vos âmes une terre bien cultivée, et nous sèmerons avec ardeur, quand nous verrons une terre franche. Alors si nous trouvons une terre pierreuse et en friche, excusez-nous de ne vouloir pas travailler en vain ; car si, cessant de semer, nous commencions par arracher les épines… d’un autre côté, jeter la semence dans une terre inculte, serait une conduite insensée.
Il n’est point permis à un homme qui assiste à ces entretiens de participer à la table des démons (1Cor. 10,21) ; car quelle société peut-il y avoir entre la justice et l’iniquité (Id. 6,24) ? vous êtes auditeurs de Jean vous apprenez de lui des choses qui sont de l’Esprit de Dieu : et vous iriez ensuite entendre des courtisanes qui disent des obscénités[5] et font des représentations encore plus obscènes ; et vous iriez voir des infâmes échanger des soufflets sur la scène ! Comment pourrez-vous vous purifier, après vous être vautré dans un bourbier si immonde ? Est-il nécessaire de faire ici le détail de toutes ces indécences ? Dans ces lieux tout est ris dissolus, tout est infamie, tout est injure atroce, tout est traits satyriques, tout est débauche, tout est perdition. Je vous le dis, et je vous le déclare à vous tous : qu’aucun de ceux qui participent à cette table, n’aille corrompre son âme à ces spectacles pernicieux. Tout ce qui s’y dit, tout ce qui s’y fait est pompe de Satan.
Vous tous qui avez été initiés à nos saints mystères, vous savez à quelles conditions nous vous avons reçus, et ce que vous nous avez promis, ou plutôt à Jésus-Christ, puisque c’est lui-même qui vous initie : vous savez ce que vous lui avez dit, quelle parole vous lui avez donnée sur les pompes de Satan, comment vous avez renoncé et à Satan et à ses anges ; et vous avez promis de n’y point retourner ? Celui donc qui viole ces promesses a infiniment à craindre de se rendre indigne de ces mystères. Ne voyez-vous pas qu’à la cour ce ne sont pas ceux qui ont commis des fautes dans leurs charges, mais ceux qui s’en sont acquittés avec honneur, qu’on élève aux premières dignités, qu’on fait entrer au conseil du roi, et que l’on met au rang de ses amis ? Il nous est venu du ciel un ambassadeur, que Dieu nous envoie lui-même pour nous parler de choses très-importantes et très-nécessaires. Mais vous, sans vous mettre en peine de savoir ce qu’il vous veut, ou ce qu’il a à vous dire, vous courez aux spectacles écouter des bouffons. Une telle conduite ne mérite-t-elle pas les foudres et toute la colère du ciel ? Car, comme il n’est pas permis de participer à la table des démons, il ne l’est pas non plus d’assister à ces démoniaques assemblées, ni de se présenter vêtu d’un habit sale à cette table magnifique, couverte de toutes sortes de mets exquis, que Dieu a dressée lui-même, et dont la vertu est si grande, qu’elle élève tout d’un coup dans le ciel ceux qui y participent, si toutefois ils sont attentifs et vigilants. Oui, certes, celui qu’enchante constamment cette divine parole, ne reste pas sur cette terre vile et abjecte : il prend des ailes, il s’envole, il entre dans la sublime et céleste région, où il jouit de ses biens immenses, desquels puissions-nous tous entrer cri possession, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, aujourd’hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE II.[modifier]


AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE. (VERSET 1)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Saint Jean était pauvre et sans lettres.
  • 2. Combien néanmoins l’apôtre de Jésus-Christ l’emporte sur les plus fameux philosophes. – Les peuples barbares, en embrassant le Christianisme, ont appris à philosopher.
  • 3. Contre les doctrines des philosophes et en particulier contre la métempsycose.
  • 4. Pourquoi saint Jean a parlé du Fils sans parler du Père. – Quelle est la vraie philosophie ?
  • 5. L’esprit ne peut tout à la fois s’appliquer à plusieurs choses. – Avec quelle attention on doit lire l’Évangile de saint Jean.


1. Si c’était Jean qui dût nous parler lui-même et nous entretenir de ce qui le regarde personnellement, il serait de mon sujet, mes frères, de vous rapporter l’histoire de sa famille, de sa patrie et de son éducation ; mais comme ce n’est point lui, comme c’est Dieu qui parle par sa bouche, il semble qu’il soit inutile et superflu d’entrer dans ce détail mais non, ce n’est pas inutile ; bien au contraire, il est important et nécessaire de vous en faire le récit. Quand vous saurez d’où, et de quels parents il est sorti, quel il était, et que vous entendrez ensuite sa voix et toute sa doctrine, alors vous connaîtrez que ce qu’il vous dit, il ne vous le dit pas de lui-même ; mais qu’il parle sous l’impulsion de la puissance divine.
Quelle est donc sa patrie ? il n’en eut point, à vrai dire : il naquit dans un pauvre bourg et dans un pays décrié qui ne produisait rien de bon. En effet, c’est par mépris pour la Galilée que les Scribes disent : « Demandez et apprenez qu’il ne sort point de prophète de a la Galilée ». (Jn. 7,52) Le vrai Israélite[6] de même n’en fait point de cas, quand il dit : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jn. 1,46) Le lieu même de ce pays où il était né, n’avait rien d’illustre, ni de recommandable ; son nom n’y était point connu, son père était un pauvre pêcheur, et si pauvre, qu’il élevait ses enfants dans sa profession.
Or, vous le savez tous, mes frères, nul artisan n’aime à laisser son métier pour héritage à son fils, s’il n’y est forcé par son extrême pauvreté, et surtout si l’art qu’il professe est vil et abject : vous savez aussi qu’il n’est rien de plus pauvre, de plus dédaigné, et même de plus ignorant que les pêcheurs. Là cependant, comme partout, il y a des degrés et des rangs. Mais l’apôtre était d’un rang inférieur : car il ne pêchait même pas dans la mer, mais dans un petit étang : et c’est là que Jésus-Christ l’appela, comme il était avec son père[7], et Jacques son frère, raccommodant ensemble leurs filets (Mt. 4,21), ce qui est la marque d’une très-grande indigence. C’est dire assez qu’il était complètement étranger à toutes les sciences profanes : et d’ailleurs saint Luc nous assure que non seulement il était du commun du peuple, mais aussi un homme sans lettres. (Act. 4,13)
Et pouvait-il en être autrement ? un homme qui ne fréquentait ni le barreau, ni ce qu’il y a d’honnêtes gens dans une ville, qui s’occupait uniquement de pêche et n’avait de société et de commerce qu’avec des marchands de poissons et des cuisiniers, comment aurait-il pu être au-dessus des animaux et des brutes ? comment n’aurait-il pas été aussi muet, que les poissons eux-mêmes ?
Voyons néanmoins ; mes chers frères, voyons ce que dit et ce qu’avait appris ce pêcheur, qui passait sa vie autour des étangs, occupé de filets et de poissons, cet homme de Bethsaïde de Galilée, ce fils d’un pêcheur pauvre, extrêmement pauvre, cet ignorant dont l’ignorance était si profonde et qui demeura illettré et avant et après qu’il se fut attaché à Jésus-Christ. Ne va-t il pas nous parler de champs, de rivières et de commerce de poissons ? On ne s’attend peut-être pas à d’autres discours d’un pêcheur ; mais ne craignez point. Nous n’entendrons rien de ce genre, il rie nous entretiendra que de choses célestes, que de choses que personne ne savait avant lui : il va nous enseigner une doctrine aussi sublime, une morale aussi excellente, et une philosophie aussi belle que le peut et le doit celui qui a puisé dans les trésors de l’Esprit-Saint, et qui vient tout présentement de descendre du ciel : ou plutôt, il est à croire que les anges mêmes qui sont dans le ciel ne savaient pas encore, avant qu’il eût parlé, ce qu’il va nous apprendre.
Je vous le demande : Est-ce là le langage d’un pêcheur, ou même d’un rhéteur ? d’un sophiste, d’un philosophe ? de l’homme le plus profondément versé dans la science humaine ? Non, certes. Car il n’est point d’intelligence humaine capable de philosopher, ou de raisonner comme lui sur la nature bienheureuse et immortelle ; sur les puissances qui lui sont subordonnées ; sur l’immortalité et la vie éternelle, ni sur les corps mortels qui doivent dans la suite devenir immortels ; sur le supplice et le jugement futurs ; sur le compte que chacun rendra de ses paroles, de ses actions, de ses pensées ; ni de savoir ce que c’est que l’homme, ce que c’est que le monde, ce qu’est véritablement l’homme, à la différence de ce qui semble l’être, et ne l’est pourtant point ; en quoi consiste le vice, en quoi consiste la vertu.
2. Platon et Pythagore ont agité quelques-unes de ces questions : pour les autres philosophes, ils ne méritent pas qu’on les nomme, tant ils se sont rendus ridicules : les plus célèbres chez les païens, ceux qui sont regardés par eux comme les princes de la science, je les ai nommés : c’est à eux qu’on doit, par exemple, certains traités sur la République et les lois : tout cela ne les a pas empêchés de se ridiculiser par des opinions dont rougiraient des enfants, la communauté des femmes, le bouleversement de la société l’avilissement du mariage. C’est à promulguer ces absurdités et d’autres encore, qu’ils ont dépensé leur vie tout entière. Mais rien de plus honteux que leurs doctrines sur la nature de l’âme : ils ont enseigné que les âmes des hommes devenaient des mouches, des moucherons, des arbrisseaux ; que Dieu même était l’âme, et d’autres infamies pareilles. Et ce n’est pas seulement pour cela qu’ils sont à reprendre, ils le sont encore pour leurs innombrables contradictions : agités comme l’Euripe[8], ce n’est que flux et reflux dans leurs sentiments et dans leur doctrine ; aussi n’avaient-ils rien de vrai, rien de solide à dire.
Mais le pêcheur ne dit rien que de certain, rien que de vrai ; fondé sur la pierre, il est inébranlable et ne peut chanceler. Admis dans le sanctuaire même du ciel, parlant par l’inspiration du Seigneur, sa parole n’éprouve aucune des défaillances de l’humanité. Les philosophes, au contraire, qui n’ont jamais été reçus à cette cour céleste, pas même en songe, qui pêle-mêle avec le reste des hommes n’ont hanté que les places publiques, voulant s’élever jusqu’aux êtres invisibles, par la seule force de leur esprit, sont tombés dans de grandes erreurs : ils ont osé discourir de choses ineffables, et, comme des aveugles ou des ivrognes, ils se sont heurtés mutuellement dans leur course à l’aventure ; que dis-je ? ils se sont contredits eux-mêmes, perpétuellement infidèles à leurs propres opinions.
Saint Jean est un homme sans lettres, grossier, de Bethsaïde, fils de Zébédée. Que les Grecs se moquent et rient de la rudesse de ces noms ; je ne parlerai pas pour cela avec moins de confiance, j’en aurai même davantage : car plus cette nation leur paraît barbare et éloignée de leurs mœurs et de leurs coutumes, plus aussi ce que j’en dirai paraîtra grand et admirable. En effet, un barbare, un ignorant dit des choses qui ont été jusqu’à présent inconnues au reste des hommes ; et non seulement il les dit, mais il les persuade : se fût-il borné à les dire, ce serait déjà une grande merveille : mais voici qui la surpasse : il ne cesse de persuader tous ceux qui l’écoutent, et confirme par cette nouvelle preuve qu’il est inspiré de Dieu. Qui n’admirerait un pareil pouvoir ? Ce talent, ce don de persuasion, comme je l’ai fait voir, prouve manifestement que la doctrine et les préceptes qu’il enseigne ne sont pas de lui. Ce barbare a donc fait entendre sa voix jusqu’aux extrémités de la terre (Ps. 18,4), et a répandu son Évangile dans tout le monde. Il l’a semé par lui-même en personne dans la moitié de l’Asie, là où les sages, où les philosophes grecs tenaient leurs écoles de philosophie c’est en quoi il est formidable aux démons, car il brille au milieu des ennemis, il dissipe leurs ténèbres et renverse leurs forts : mais son âme s’est élevée au ciel, dans le séjour qui convient à Celui qui opère de si grands prodiges. Et voici que tous les dogmes des philosophes sont tombés et anéantis, tandis que la doctrine de Jean acquiert tous les jours plus de force et une nouvelle splendeur. A peine a-t-il paru avec les autres pêcheurs que les doctrines de Platon et de Pythagore, naguère puissantes, tombent dans le silence et l’oubli, jusque-là que la plupart ignorent aujourd’hui le nom même de ces philosophes.
Cependant Platon passe pour avoir été appelé à la cour des tyrans ; il eut, dit-on, beaucoup d’amis et fit le voyage de Sicile. Pythagore domina sur la grande Grèce ; et mit en œuvre mille prestiges : ainsi s’explique ce qu’on raconte de lui, qu’il parlait avec les bœufs[9]. En quoi il paraît visiblement qu’un philosophe qui parlait ainsi avec les bêtes n’était nullement utile aux hommes, ou plutôt qu’il ne pouvait que leur être très-nuisible. C’est à l’homme qu’il appartient spécialement par sa nature de s’élever à la philosophie ; toutefois celui-ci parlait, à ce que l’on dit, ou feignait de parler avec les aigles et avec les bœufs. Non que d’une nature irraisonnable, il sût faire (ce qui est interdit à l’homme) quelque chose de raisonnable (ce que l’homme ne peut point), il ne faisait que tromper les sots par des prestiges et des illusions. Au lieu d’enseigner aux hommes une doctrine utile, il leur disait que manger des fèves et avaler la tête de leurs parents c’était une même chose. Il persuadait à ses disciples que l’âme de leur maître devenait tantôt un arbrisseau, tantôt une jeune fille, tantôt un poisson. N’est-il pas naturel que de semblables rêveries aient fini par tomber dans un profond oubli ? Oui, certes, et la raison le voulait ainsi. Mais on n’en peut pas dire autant de ce qu’a enseigné l’homme grossier et sans lettres : les Syriens, les Indiens, les Perses, les Égyptiens, et une infinité d’autres nations, ayant traduit en leurs langues la doctrine et les instructions qu’il leur a données, ont appris à philosopher, quoique ce ne fussent que des barbares.
3. Je n’ai donc pas eu tort de dire que tout le monde entier lui a servi de théâtre. Il n’a pas, comme Pythagore, quitté et rejeté ceux qui étaient de même nature que lui, pour aller vainement instruire les bêtes : travail infructueux et inutile, qui marque une très-grande folie en celui qui l’entreprend. Mais exempt de ce vice, aussi bien que de tout autre, il s’attachait uniquement à apprendre aux hommes ce qui leur est utile, et ce qui peut les élever de la terre au ciel. C’est pourquoi il n’a point enveloppé ses dogmes de nuages et de ténèbres, comme ceux qui couvraient d’obscurités, ou d’une espèce de voile la mauvaise doctrine qu’ils débitaient : mais la doctrine de saint Jean est plus lumineuse que les rayons du soleil ; aussi généralement tous les hommes la voient à découvert. Car il ne prescrivait pas à ses disciples cinq années de silence : de même que ce philosophe, il ne leur ordonnait pas de rester immobiles comme des pierres en l’écoutant[10]; enfin il ne soutenait pas faussement qu’on pouvait tout définir, tout expliquer par les nombres : mais, rejetant toute cette vaine et fastueuse doctrine, écartant de nous ces pernicieux pièges de Satan, il a mêlé et répandu tant de lumière et de facilité dans ses paroles, qu’il n’a rien dit qui ne soit clairement entendu, non seulement des hommes et des sages, mais des plus simples femmes et des enfants. Car il croyait cette parole véritable et bonne pour tous ceux qui l’écouteraient : et c’est ce qui résulte de toute la suite des temps, car elle a attiré à soi tous les hommes qui l’ont écoutée, et les a délivrés de tous les maux et des tragiques événements dont leur vie était perpétuellement agitée. Voilà pourquoi, nous tous qui l’avons entendue, nous aimerions mieux perdre la vie que l’héritage de vérité qui nous a été légué par ce saint apôtre.
Tout ce récit vous fait clairement voir, mes chers frères, que saint Jean ne nous a rien dit, ni rien enseigné d’humain, mais qu’au contraire tout ce qui part de cette âme sublime, tout ce qui d’elle est venu jusqu’à nous renferme une doctrine toute céleste et toute divine. Sa voix n’éclatera point, elle ne fera point retentir nos oreilles. Nous entendrons un discours simple, sans enflure, sans fard, sans vains ornements, toutes choses très éloignées de l’amour de la vraie sagesse ; nous n’y trouverons qu’une force invincible et divine, une abondance inépuisable de vérités, un trésor sans pareil. Le prédicateur doit dédaigner un vain faste qui ne sied qu’à des sophistes, ou plutôt à de jeunes sots : à ce point qu’un philosophe païen[11] nous montre son maître[12] rougissant de sa profession et disant à ses juges qu’il leur répondra dans les premiers termes venus, et non point par un discours apprêté ni orné de mots étudiés et choisis. « Car », disait-il, « il ne serait pas convenable et à mon âge, ô citoyens, de venir devant tous comme un enfant, avec un discours soigneusement composé[13]) ». Mais considérez, je vous prie, le ridicule qui éclate en ceci : ce philosophe, qui nous montre son maître fuyant l’éloquence et les ornements, comme une chose honteuse, indigne de la philosophie et bonne pour des jeunes gens, s’y est lui-même appliqué plus que personne, tant il est vrai que ces philosophes n’avaient en vue que leur vanité ! et il n’y a pas autre chose à admirer chez Platon. De même donc que si vous ouvriez des sépulcres blanchis au-dehors, vous les trouveriez au dedans plein de pourriture, d’infection et d’ossements hideux et corrompus ; ainsi, si vous dépouillez des ornements de l’éloquence la doctrine de ce philosophe, vous y verrez bien des sentiments et des préceptes abominables, et surtout quand il raisonne sur l’âme qu’il exalte jusqu’au blasphème.
Car c’est un des pièges du diable de ne garder aucune mesure, de ne point tenir de milieu, mais de pousser à l’une et à l’autre extrémité ceux qu’il a infectés d’une mauvaise doctrine. Tantôt Platon dit que l’âme est formée de la substance de Dieu ; tantôt, après l’avoir ainsi excessivement élevée, et d’une manière impie, il la déshonore par une autre hyperbole, et la fait passer dans les pourceaux, dans les ânes et dans les plus vils animaux[14]; mais en voilà assez sur la doctrine de ces philosophes, nous nous y sommes même un peu trop étendus. On aurait raison de s’y arrêter davantage, s’il en pouvait revenir quelque profit : mais comme nous n’en avons dû parler qu’autant qu’il fallait, pour en découvrir la honte et l’infamie, ce que nous en avons rapporté est plus que suffisant. C’est pourquoi laissons là leurs fables et passons à notre doctrine qui nous est envoyée du Ciel par le canal et l’entremise de ce pêcheur : venons, dis-je, à cette doctrine qui n’a rien d’humain.
Commençons donc, exposons ses paroles, et comme nous vous avons exhorté au commencement à les écouter avec une grande attention, nous vous y exhortons encore. Par où l’évangéliste commence-t-il donc ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu ». Voyez, mes frères, avec quelle confiance et quelle énergie il s’exprime. Considérez qu’il ne doute point, qu’il ne forme point de conjectures, mais qu’il parle d’un ton terme et décisif. En effet, il est d’un docteur de ne point vaciller dans ce qu’il avance. Celui qui, voulant enseigner les autres, a besoin d’un second pour appuyer et confirmer ce qu’il dit, ne mérite pas d’être mis au rang des docteurs, mais seulement parmi les disciples. Que si quelqu’un me demande la raison pour laquelle saint Jean omettant la cause première, passe tout à coup à la seconde, je répondrai que nous ne connaissons point ici de premier ni de second : car la divinité est au-dessus du nombre, du temps et des siècles. C’est aussi pour cela que, passant là-dessus, nous confessons que le Père ne tire son origine de personne, et que le Fils est engendré du Père.
4. Nous l’entendons, direz-vous, mais pourquoi omettant le Père parle-t-il du Fils ? Le voici : c’est parce que le Père était très-connu de tous, sinon comme Père, du moins comme Dieu : et qu’au contraire le Fils unique n’était point connu. Il a donc raison de se hâter d’en donner d’abord au commencement la connaissance à ceux qui ne le connaissaient point ; mais cependant il ne laisse pas de parler du Père dans ce discours. Considérez avec moi l’esprit et la prudence de ce saint docteur. Il sait due les hommes, depuis très-longtemps, et même avant toute autre connaissance, ont celle de Dieu, et qu’ils l’adorent sur toutes choses. C’est pourquoi, sur ce fondement il établit son principe, et en tirant la conséquence, et avançant ensuite, il assure que le Fils est Dieu.
Il ne fait pas comme Platon, qui dit que l’un est esprit, l’autre âme : idées très-indignes de cette nature divine et immortelle. Car elle n’a rien de commun avec nous, mais elle est très-éloignée de rien avoir qui participe des créatures : je dis quant à la substance, et non quant à la forme extérieure[15]; c’est pour cela qu’il l’a appelé Verbe. Car voulant nous apprendre que ce Verbe était le fils unique de Dieu ; de peur que quelqu’un ne pensât que c’était par une génération passible, il écarte toutes les fausses idées qui pourraient naître dans l’esprit ; faisant précéder le nom de Verbe, et déclarant que ce Verbe est né de lui, et qu’il est né de lui impassiblement[16].
Vous voyez, mes chers frères, ce que je viens de dire, que saint Jean en parlant du Fils, ne tait et n’omet pas le Père. Que si cela ne suffit pas encore pour vous mettre cette vérité dans toute son évidence, ne vous en étonnez pas : c’est de Dieu que nous vous parlons, dont la nature ne se peut représenter dignement ni en paroles, ni en pensées. Voilà pourquoi saint Jean ne se sert point ici du nom de substance, parce que personne ne peut dire ce que Dieu est selon sa substance ; mais partout il nous le fait connaître par ses ouvrages. On voit que dans la suite ce Verbe est appelé lumière, et que la lumière est aussi appelée vie : ce n’est point pour cette seule raison qu’il l’a ainsi appelé ; mais c’est la première, et voici la seconde : le Verbe devait nous apprendre ce qui regarde le Père ; car il dit : « Je vous ai fait savoir tout ce que j’ai appris de mon Père ». (Jn. 15,15)
L’évangéliste appelle le Verbe et lumière et vie, parce qu’il nous a donné la lumière qui nous éclaire et fait connaître toutes choses, et que par la lumière il nous a donné la vie. En un mot : un seul, ni deux, ni trois, ni plusieurs noms ne suffisent pour nous faire connaître ce que Dieu est ; mais il faut se tenir pour content, si par plusieurs noms même nous pouvons ; du moins obscurément, nous former une idée de ses attributs. Saint Jean ne l’a pas simplement appelé « Verbe », mais en ajoutant l’article « le », il l’a désigné comme un être à part.
Faites ici attention, mon cher auditeur, que je n’ai pas vainement dit que cet évangéliste nous parle du haut du ciel ; et pour cela remarquez jusqu’à quelle sublimité il a d’abord, dès le commencement, élevé l’esprit et l’âme de ses auditeurs. Car après l’avoir élevée au-dessus de tout ce qui peut tomber sous les sens, au-dessus de la terre, de la mer et du ciel, il lui fait entendre qu’il faut qu’elle monte encore plus haut, et qu’elle s’élève au-dessus même des Chérubins, des Séraphins, des Trônes, des Principautés, des Puissances, et enfin au-dessus de toutes les créatures. Quoi donc ! Est-ce qu’après nous avoir élevé à de si hautes et de si sublimes idées, il a pu nous y arrêter ? nullement ; mais il en est comme d’un homme qui, voyant quelqu’un arrêté sur le bord de la mer, pour considérer les villes, les côtes et les ports, après l’avoir transporté au milieu de l’Océan, et lui avoir ôté la vue des premiers objets qui l’occupaient, le placerait en un lieu qui, n’étant point borné, offrirait à ses yeux un spectacle immense. Ainsi l’évangéliste nous élève au-dessus de toutes les créatures, nous envoie au-delà des siècles qui ont précédé la création, et nous tient les yeux en l’air et en suspens, sans nous fixer titi terme, parce qu’il n’y en a point car la raison, qui veut pénétrer dans ce commencement, cherche quel est ce commencement ; et trouvant qu’il est dit du Verbe : « Il était », elle veut encore aller plus loin, et ne voit point où se fixer ; elle regarde sans relâche jusqu’à ce qu’enfin la fatigue la force à redescendre : car ce mot « Au commencement était », ne désigne et ne montre que ce qui a toujours été, et ce qui est éternel.
Vous le voyez, mes fières, qu’il n’en est pas de la vraie philosophie, et des dogmes divins, comme de ceux des Grecs : les païens reconnaissent et assignent des temps, et disent qu’entre leurs dieux, il y en a de vieux et de jeunes, d’anciens et de nouveaux : mais on ne trouve parmi nous rien de semblable. Car s’il y a un Dieu, comme il y en a sûrement un, il n’y a rien avant lui : s’il est le Créateur de toutes choses, il est avant toutes choses : s’il est le Seigneur et le Souverain de tous les êtres, rien ne vient qu’après lui, et les créatures et les siècles.
J’avais dessein d’entrer dans d’autres questions, mais peut-être votre esprit est déjà fatigué ; c’est pourquoi, après avoir donné quelques avis utiles et nécessaires pour l’intelligence de ce que j’ai dit et de, ce qui me reste à vous dire, je finirai ce discours. De quoi veux-je donc vous avertir ? le voici : Je sais que les longs sermons fatiguent bien des gens ; mais cela n’arrive que lorsque l’esprit des auditeurs est préoccupé et accablé du soin et de l’embarras des affaires séculières. Car comme l’œil, quand il est pur et net, voit les objets clairement et distinctement, et ne se fatigue point, lors même qu’il regarde les corps les plus petits et les plus subtils, tandis qu’au contraire, quand il découle du cerveau quelque mauvaise humeur, ou qu’il s’élève des entrailles quelque nuage épais qui vient s’attacher sur la prunelle, il ne peut même pas clairement distinguer les corps les plus gros et les plus matériels : ainsi, tant que l’âme reste pure et saine, et n’est infectée d’aucune maladie, elle regarde sans défaillance tout ce qu’elle doit voir ; mais quand elle est souillée de mille passions, et qu’elle a perdu son ancienne vigueur, elle ne peut pas, facilement atteindre aux choses célestes, mais elle se fatigue aussitôt, elle tombe dans l’accablement, se laisse gagner par le sommeil et par la paresse, et néglige et abandonne ainsi ce qui la conduirait à la vertu et à une vie honnête, ou elle ne s’y porte que mollement et faiblement.
5. Pour ne pas tomber dans ce malheur, mes chers frères (car je ne cesserai point de vous répéter ce que je viens de vous dire), ranimez votre courage ; de cette manière vous ne nous obligerez pas de vous faire le reproche que saint Paul faisait aux Hébreux nouvellement convertis à la foi : « Nous aurions », leur disait-il, « beaucoup de choses à dire qui sont difficiles à expliquer » : Non qu’elles le soient de leur nature, « mais à cause de notre lenteur et de notre peu d’application à les entendre ». (Héb. 5,11) En effet, celui qui a l’esprit lourd et paresseux se fatigue également d’un court comme d’un long discours, et trouve difficile à entendre ce qui est clair et aisé. Loin d’ici donc de tels auditeurs ! mais qu’après s’être déchargé de tout le soin des choses terrestres, chacun vienne écouter la divine parole qu’on va vous expliquer.
Lorsque l’auditeur est prévenu de l’amour des richesses, il ne peut plus être possédé de celui de l’instruction, attendu qu’un même cœur ne peut suffire à plusieurs passions, qu’une passion chasse l’autre, et qu’étant partagé il en devient plus faible[17] : la passion dominante attire tout à soi. C’est ce qu’on a coutume de voir dans les pères à l’égard de leurs enfants. Si un père n’a qu’un seul enfant, il lui donné toute son affection et sa tendresse, mais quand il en a plusieurs, son amour se partage et s’affaiblit d’autant. Que s’il en est ainsi pour les attachements les plus impérieux de la nature et du sang, et quand l’affection, tout en se dispersant, ne sort pas de la famille, que sera-ce des amours qui proviennent de la volonté, surtout lorsqu’ils sont inconciliables à ce point ? car l’amour des richesses est contraire à l’amour d’une telle doctrine. Nous entrons dans le ciel quand nous entrons dans ce temple. Ce n’est pas du lieu, mais c’est du sentiment et de la disposition du cœur que je parle. Celui qui est encore sur la terre peut être habitant du ciel, il peut se représenter les choses célestes, il peut les entendre. Que nul ne porte donc rien de terrestre dans le ciel ; que nul ne s’occupe de ses affaires domestiques, lorsqu’il est en ce lieu. Il faudrait au contraire emporter dans sa maison et à la place publique les trésors que l’on amasse ici, bien loin d’embarrasser et de charger l’Église du bagage des maisons et des places. Si nous montons dans cette chaire de doctrine, c’est pour vous purifier de toute cette fange mondaine. Si ce peu d’attention et de tranquillité que nous demandons de vous, vous allez l’affaiblir et le perdre par des soins et des pensées vaines et étrangères, mieux eût valu ne pas venir.
Gardez-vous donc, mes très-chers frères, de penser dans l’Église à vos affaires domestiques, mais plutôt quand vous serez chez vous, entretenez-vous de ce qu’on vous apprend ici. Ces choses doivent vous être plus précieuses que toutes les autres : celles-ci regardent Pâme, celles-là le corps, ou plutôt ce qu’on vous enseigne ici sert au corps et à l’âme. Voilà pourquoi vous devez vous attacher aux unes comme étant les plus importantes et les plus nécessaires, et faire les autres par manière d’acquit : car celles-là sont utiles et pour la vie future et pour la vie présente, mais celles-ci ne servent ni à l’une ni à l’autre, si l’on ne se conforme à ce que prescrit la loi. En effet, nous devons apprendre ici, non seulement quelle sera notre vie dans l’autre monde, mais encore comment nous devons nous conduire en celle-ci.
Cette maison est un laboratoire spirituel, où l’on prépare les médicaments, afin que nous y trouvions de quoi guérir les plaies que nous fait le monde : n’y venons donc pas nous en faire de nouvelles, pour en sortir ensuite en plus mauvais état que nous n’y étions entrés. Si nous ne sommes attentifs à la voix de l’Esprit-Saint qui nous parle, non seulement nous ne laverons pas nos premiers péchés, mais encore nous nous souillerons de taches nouvelles. Soyons donc soigneusement attentifs à la lecture et à l’explication du Livre saint. Nous n’aurons pas dans la suite beaucoup de peine à l’entendre, si une fois nous en avons bien compris les principes et les buses : et si nous nous sommes donné un peu de peine au commencement, nous serons ensuite en état d’instruire les autres, comme saint Paul nous y exhorte. L’Évangile de l’apôtre saint Jean est très-élevé et très sublime, et les dogmes surtout y abondent. Ne l’écoutons point négligemment, je vous en prie, mes chers frères : je vous l’expliquerai peu à peu, afin qu’il vous soit plus facile de tout entendre et de ne rien oublier.
Nous devons craindre que la sentence que prononce Jésus-Christ, quand il dit : « Si je n’étais point venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils n’auraient point le péché qu’ils ont (Jn. 15,22) », ne soit prononcée contre nous-mêmes. Quel avantage aurons-nous sur ceux qui n’ont rien entendu, si nous sortons du sermon sans en rien rapporter avec nous, et si nous nous sommes contentés d’admirer la beauté des paroles ? Faites donc en sorte que nous jetions la semence dans une bonne terre ; faites-le si vous voulez nous encourager toujours davantage : et si quelqu’un a des épines, qu’il les consume par le feu du Saint-Esprit ; s’il a un cœur dur et obstiné, que par le même feu il l’amollisse, et le rende docile ; s’il est attaqué dans le chemin d’une foule de pensées, qu’il se retire dans le secret de son cœur et qu’il n’écoute point ces ennemis, qui n’y voudraient entrer que pour voler de cette sorte nous aurons la consolation de vous voir faire de riches et d’abondantes moissons. Si nous veillons ainsi sur nous, et si nous écoutons la parole de Dieu avec soin, nous nous débarrasserons de tous les intérêts séculiers, sinon sur-le-champ, du moins peu à peu. Faisons donc en sorte qu’on ne dise pas de nous : « Leurs oreilles sont semblables à celles de l’aspic qui est sourd ». (Ps. 57,4)
Un auditeur sourd, dites-le-moi, en quoi diffère-t-il de la bête ? Comment ! celui qui n’écoute pas Dieu, lorsqu’il lui parle, n’est-il pas plus irraisonnable que tout ce qu’il y a de plus irraisonnable ? Si plaire à Dieu, c’est là le tout de l’homme, qu’on n’appelle point autrement que bête celui qui ne veut pas apprendre ce qui lui procurerait ce bonheur. (Qo. 12,13) Considérons donc quel mal nous commettons, lorsque Jésus-Christ voulant rendre les Hommes semblables aux anges, nous, d’hommes que nous sommes, nous nous changeons en bêtes : car se rendre esclave de la sensualité, avoir de la passion pour les richesses, être colère, mordre et regimber, ce n’est pas d’un homme, mais d’une bête : or, chaque bête, pour ainsi dire, a les passions de son espèce mais l’homme qui a éteint en lui-même la lumière de la raison, et abandonné la manière de vivre que Dieu lui a prescrite, tombe sous le joug de toutes les passions : ce n’est plus une bête, c’est un monstre informe et bizarre qui n’a pas même l’excuse de la nature ; car toute sa méchanceté vient de son libre arbitre et de sa volonté.
Mais à Dieu ne plaise que nous concevions jamais une telle idée de l’Église de Jésus-Christ ! nous avons une meilleure opinion de vous, et de votre salut (Héb. 6,9), mes très chers frères, mais plus elle est grande et forte chez nous, cette bonne opinion, moins aussi cesserons-nous de vous mettre en garde par nos discours, afin qu’après que vous serez parvenus au comble des plus éminentes vertus, vous acquériez l’héritage qui nous est promis. Puissions-nous tous en être gratifiés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE III.[modifier]


AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE. (VERSET 1)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Consacrer au Seigneur un des sept jours de la semaine. – Quelle éducation il faut donner, à la jeunesse.
  • 2. Sentiment des hérétiques anoméens sur le Verbe.
  • 3. et 4. Preuves de l’éternité du Verbe.
  • 5. et 6. Contre la vaine gloire. – Maux qu’elle produit. – On lui sacrifie ses richesses. – On imagine tout, on fait tout pour plaire au peuple. – Belle définition du peuple. – La gloire du peuplé n’est point une vraie gloire. – Cas qu’on doit faire de la multitude. – Ne chercher que Dieu seul pour spectateur et pour panégyriste des bonnes œuvres que l’on fait..


1. Il serait à présent inutile de vous exhorter à être assidus et attentifs aux sermons, tant vous êtes empressés de mettre à profit ma dernière exhortation. Ce concours, cette persévérance à rester debout, cette ardeur, cet empressement à venir occuper les places les plus proches de la chaire, d’où vous pouvez plus facilement entendre ma voix ; cette constance à ne point sortir d’ici jusqu’à ce que tout soit fini, quoique vous y soyez bien à l’étroit, et fort gênés, ces acclamations, ces applaudissements, tout en un mot, montre visiblement et la ferveur de votre âme, et l’attention de votre esprit : voilà pourquoi il serait superflu de vous parler davantage sur ce sujet : mais il est à propos de vous dire, et il importe même de vous avertir de persévérer dans le même esprit, et non seulement d’apporter ici ce zèle et cette affection, mais encore de vous entretenir dans vos maisons de ce que vous avez entendu au sermon : le mari avec sa femme, le père avec son fils : que chacun dise ce qu’il a retenu et interroge les autres : que tous, à tour de rôle, apportent au trésor commun leur contribution.
Et ne me dites point qu’il n’est pas temps encore d’occuper les enfants de ces choses ; car je vous répondrai que non seulement il leur serait nécessaire d’en faire leur, étude, mai, aussi leur unique occupation. Toutefois, je ne vous l’ordonne point à cause de votre faiblesse ; je ne veux pas détourner les jeunes gens de l’étude des auteurs profanes, pas plus que vous des affaires civiles : des sept jours de la semaine, je vous prie seulement d’en consacrer un à Notre-Seigneur.
Ne serait-il pas ridicule à nous, qui obligeons nos domestiques de nous servir, sans y manquer un seul jour, de ne pas donner à Dieu au moins quelques petits moments de notre loisir, et surtout puisque nos services, qui ne sont nullement utiles à Dieu, car le Seigneur n’a besoin de rien, tournent entièrement à notre profit et à notre avantage ?
Mais quand vous menez vos enfants au théâtre et aux spectacles, vous n’avez point d’études, ni d’autres occupations à prétexter il n’en est plus question ; et lorsqu’il s’agit de quelque profit spirituel, vous dites que c’est un dérangement ! Comment n’irriteriez-vous pas la colère de Dieu ? vous trouvez du temps de reste pour toute autre chose, mais pour 1e service de Dieu, vous jugez que le loisir manque à vos enfants ! Ne vous conduisez pas ainsi, mes chers frères, ne vous conduisez pas ainsi. C’est principalement cet âge qui a besoin de nos leçons : comme il est tendre, l’instruction que l’on donne entre facilement dans l’esprit, et s’y imprime comme le cachet sur la cire ; sans compter que c’est le moment critique qui décide du penchant de la vie entière ou au vice, ou à la vertu. Si donc au commencement, et dès les premières années, on détourne les enfants du vice, et qu’on les mette dans le droit chemin, on leur inculquera certaines habitudes qui resteront en eux comme une seconde nature : ils ne se porteront pas d’eux-mêmes facilement au mal, la coutume les retiendra et les entraînera au bien. Par là, nous les rendrons plus respectables et plus utiles à l’état que les vieillards eux-mêmes, et nous leur inspirerons, dès la jeunesse, les vertus de la maturité.
Il est impossible, comme je l’ai dit ailleurs, que ceux qui assistent à ces sermons, et fréquentent un si grand apôtre, n’en retirent un très-grand fruit : homme ou femme, jeune ou vieux, nul ne prendra en vain sa part d’un tel banquet. Si, par la parole, nous apprivoisons les bêtes que nous avons prises, à combien plus forte raison ne porterons-nous pas les hommes à la vertu par la parole spirituelle, quand il y a tant de disproportion entre ces deux objets de nos soins comme entre ces deux espèces de remèdes ? Il n’y a pas en nous autant de férocité que dans les bêtes, car dans les bêtes la férocité naît de leur nature ; mais dans les hommes elle vient de leur libre arbitre. Et aussi, il y a une grande différence dans les paroles : les unes rie sont qu’une production de l’homme ; mais les autres viennent de la vertu et de la grâce du Saint-Esprit. Si quelqu’un désespère donc de soi, qu’il pense à ces bêtes qu’on a apprivoisées, et jamais il ne tombera dans le désespoir ; qu’il vienne souvent en ce lieu de guérison ; qu’il écoute assidûment la parole de Dieu ; et, de retour dans sa maison, qu’il repasse dans son esprit ce qu’il a entendu ; de cette sorte, il s’affermira dans la bonne espérance et dans la confiance, averti de ses progrès par sa propre expérience. Quand le diable voit la loi de Dieu gravée dans une âme, et que le cœur est la table où elle est écrite, il n’ose aller plus avant. Lorsque les édits du roi, non gravés sur une colonne de bronze, mais empreints dans une âme pieuse par le Saint-Esprit, font rejaillir au-dehors leur beauté et leur lumière, il ne peut les regarder en face, il leur tourne le dos et s’enfuit promptement[18] : rien en effet n’est si formidable au démon, et n’écarte mieux les pensées qu’il inspire, qu’une âme qui médite la loi de Dieu, et qui demeure toujours penchée sur cette fontaine. Aucun accident, quelque fâcheux qu’il soit, ne pourra la troubler : nulle prospérité ne pourra l’enfler, ni l’enorgueillir ; mais, au milieu des orages et de la tempête, elle jouira d’un grand calme.
2. Non, ce ne sont pas les choses en soi qui nous agitent et nous troublent, mais bien l’infirmité de notre cœur. Sinon, il faudrait nécessairement que tous les hommes fussent dans le trouble. Nous naviguons tous sur la même mer, nous sommes donc tous exposés aux mêmes flots et aux mêmes tempêtes. Que s’il y a des gens qui s’élèvent au-dessus de la tempête et des furieux orages de la mer, il est évident que ce n’est pas la fortune qui produit ces orages, mais l’état de notre cœur : si nous nous tenons donc prêts à toute sorte d’événements, nous ne serons nullement exposés aux flots et à la tempête, mais nous jouirons toujours d’un calme parfait.
Je ne m’étais point proposé d’entrer dans ce détail : je ne sais comment j’en suis venu à m’étendre aussi longuement là-dessus. Pardonnez cet écart, je vous en prie, mes chers frères, à la crainte, à la vive crainte que j’éprouve devoir se refroidir votre zèle. Si j’avais été rassuré sur ce point, certainement je ne vous aurais point parlé de toutes ces choses, car votre zèle eût suffi pour vous rendre tout aisé et facile.
Il est temps de commencer, de peur que vous n’entriez au combat étant déjà fatigués. Nous avons à combattre les ennemis de la vérité, ceux qui font tous leurs efforts pour renverser la gloire du Fils de Dieu, ou plutôt la leur propre : car la gloire du Fils de Dieu ne peut recevoir de changement[19]; elle est toujours la même, les langues médisantes ne peuvent l’affaiblir ; mais eux, lorsqu’ils s’étudient et s’efforcent d’abattre Celui qu’ils adorent (à ce qu’ils disent), ils se couvrent d’infamie et condamnent leurs âmes aux supplices.
Que disent-ils donc, lorsque nous prononçons ces paroles : « Au commencement était le Verbe ? » Ils répondent que ces mots : « Au commencement était le Verbe », ne marquent pas ouvertement l’éternité ; car, disent-ils, on l’a de même dit du ciel et de la terre. Oh ! quelle impudence, et quelle extrême impiété ! je te parle de Dieu, et toi tu me parles de la terre et des hommes qui en sont sortis ? Quoi donc, parce que Jésus-Christ est dit Fils de Dieu et Dieu, et que l’homme est dit aussi fils de Dieu et dieu ; parce qu’il est écrit : « J’ai dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut » (Ps. 81,6), tu disputeras de la filiation avec le Fils de Dieu, et tu diras qu’il n’a rien de plus que toi ? Nullement, réponds-tu. Tu le fais, te dis-je, bien que tu ne l’avoues pas expressément. Comment ? c’est en disant que tu as reçu l’adoption par grâce, et lui aussi : car, quand tu dis qu’il n’est pas Fils par nature, tu ne dis autre chose, sinon qu’il est Fils par grâce.
Mais voyons quelles preuves, quels témoignages nous apportent ces hérétiques : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre : et la terre était invisible, et toute en désordre ». (Gen. 1,1) Et, « il était un homme d’Armathaïm Sipha ». (1Sa. 1) Ces paroles leur paraissent fortes et véritablement elles le sont ; mais c’est pour démontrer la vérité de notre doctrine. Car pour prouver leur blasphème, rien n’est plus faible. En effet, je te le demande : qu’y a-t-il de commun entre cette parole : « Il a fait », et celle-ci : « Il était ? » Qu’est-ce que Dieu a de commun avec l’homme ? Pourquoi joins-tu ce qu’on ne peut joindre ensemble ? Pourquoi confonds-tu ce qui est séparé, et mets-tu en bas ce qui est en haut ? En cet endroit-ci le terme « Il était », ne montre pas l’éternité, si on le prend seul ; mais il la montre et la déclare, si on le joint à ceux-ci : « Au commencement il était », et « le Verbe était » : comme donc le mot « étant », quand il est dit de l’homme, ne marque que le temps présent, et lorsqu’il est dit de Dieu, désigne l’éternité ; de même aussi le mot « il était », s’il est dit de notre nature, signifie un temps passé et même encore un passé borné : mais quand il est dit de Dieu, il marque l’éternité. C’est assez, pour celui qui a entendu ces paroles, d’avoir ouï nommer « la terre » et « l’homme », pour n’en penser et n’en rien dire de plus que ce qui convient à la nature créée. Tout ce qui a été fait, a été fait dans le temps ou dans le siècle : mais le Fils de Dieu n’est pas seulement avant le temps ; il est aussi avant tous les siècles, puisqu’il en est le Créateur. Car l’Écriture dit de lui : « Par qui il a même créé les siècles ». (Héb. 1,2) Or le Créateur est certainement antérieur aux créatures.
Mais comme il se trouve des gens assez insensés pour s’abuser encore après cela sur le rang qui leur appartient, l’Écriture arrête tout à coup à leur esprit, et renverse toute leur impudence par ce mot : « Il a fait », et cet autre : « II était un homme ». Car tout ce qui a été fait, le ciel, la terre, a été fait dans le temps, a eu un commencement temporel, et aucune de toutes ces choses n’est sans un commencement, par cela seul qu’elle a été créée. Ainsi donc, quand vous entendez ces mots : « il a créé la terre », et : « l’homme était », toutes vos objections ne sont plus qu’un bavardage inutile. Je vais plus loin. Quand bien même il serait dit de la terre : Au commencement était l’homme, il n’en faudrait penser rien de plus que ce que nous en connaissons maintenant, quoique l’Écriture se fût servie de ces expressions, parce qu’ayant fait précéder le nom de terre, et celui d’homme, quelque chose qu’elle en dise après, l’esprit ne peut rien concevoir au-delà de ce que nous en savons : et, tout au contraire, le nom de Verbe, quelques basses expressions qu’on emploie ensuite en parlant de lui, ne permet pas néanmoins qu’on s’en forme une idée basse et indigne. Mais de plus l’Écriture parle après de la terre en ces termes : « Or, la terre était invisible et tout en désordre ». (Gen. 1,1) Ayant dit que Dieu avait créé la terre, et qu’il lui avait prescrit ses bornes (Ps. 113,9), elle rapporte ensuite ce qui suit en toute assurance, sachant bien qu’il n’y aura personne d’assez insensé pour penser que la terre n’a point eu de commencement, et qu’elle n’a point été créée. En effet, le mot : « terre », et cet autre : « il a créé », sont plus que suffisants pour persuader à l’homme le plus déraisonnable, qu’elle n’est ni éternelle, ni incréée, mais qu’elle est du nombre des choses qui ont été faites dans le temps.
3. En outre, ce mot : « il était », étant dit de la terre et de l’homme, ne signifie pas simplement l’existence de l’un et de l’autre ; il sert à expliquer, pour ce qui regarde l’homme, son origine ; pour ce qui concerne la terre, sa forme ; car l’Écriture n’a pas simplement dit : la terre était ; elle n’en est pas restée là, mais elle a fait connaître sa forme après sa création ; elle a dit. « La terre était invisible et toute en désordre », elle était encore couverte d’eau, et mêlée dans les eaux. Et parlant d’Elcana, elle n’a pas seulement dit : « II était un homme », mais elle a ajouté le lieu de sa naissance, « d’Armathaïm Sipha ».
Mais quand il s’agit du Verbe, ce n’est pas ainsi qu’elle en parle. Et en vérité, j’ai honte d’examiner ces choses ensemble. Si nous blâmons ceux qui font ces sortes d’examens et de comparaisons à l’égard des hommes, lorsqu’il y a une grande différence dans la vertu de ceux que l’on compare ensemble, quoique néanmoins ils soient tous d’une seule et même nature ; quand au contraire il y a une distance infinie entre les personnes comparées pour la nature et à tout égard, n’est-il pas alors d’une extrême folie d’oser agiter ces sortes de questions ? mais, veuille Celui qu’outragent ces blasphèmes nous excuser et nous pardonner ! la faute n’est point à nous, mais à ces ennemis de leur propre salut, qui nous forcent d’entrer dans de semblables explications.
Que dis-je donc ? je dis que ce mot : « il était », étant dit du Verbe, ne marque autre chose qu’une existence éternelle, car l’Évangéliste dit : « Au commencement était le Verbe » ; et que le second, « il était » qui vient après, signifie que le Verbe était avec quelqu’un. Comme c’est le plus spécial attribut de Dieu, d’être éternel et sans principe, c’est aussi ce que l’Évangéliste a premièrement posé et établi. Ensuite, de peur qu’en entendant cette parole : « Au commencement il était », quelqu’un ne dît que le Verbe était aussi non engendré, « comme le Père », il le prévient aussitôt et l’arrête, en disant : « Il était avec Dieu », avant de dire ce qu’il était : et encore, de peur qu’on ne pensât que le Fils était la parole externe ou interne, il en détruit le soupçon et la pensée par l’article qu’il fait précéder, comme je l’ai dit plus haut, et par ce qu’il joint après ; car il n’a point dit : Le Verbe était dans Dieu, mais « il était avec Dieu » ; en quoi il marque l’éternité de son hypostase, ce qu’il exprime ensuite plus clairement, en ajoutant : « Le Verbe était Dieu ».
Je le vois, vous m’allez dire : « Le Verbe était Dieu » ; mais c’est parce qu’il a été fait Dieu. Rien n’empêchait donc que saint Jean ne dît : Au commencement Dieu a fait le Verbe ? Moïse parlant de la terre n’a point dit : Au commencement était la terre, mais il a dit Dieu a fait la terre (Gen. 1,1), et la terre a été faite. Qu’est-ce donc qui a empêché Jean de dire : Au commencement Dieu a fait le Verbe ? le voici. Si Moïse a dit : la terre a été faite, parce qu’il craignait que quelqu’un ne dît qu’elle n’avait point été faite, saint Jean aurait eu bien plus de raison de craindre, si le Fils eût été créé, qu’on n’eût dit de lui qu’il n’avait point été créé, car la terre étant visible, annonce par elle-même le Créateur : « Les Cieux », dit le Prophète, « racontent la gloire de Dieu » (Ps. 18,1) : mais le Fils est invisible, et il est infiniment au-dessus de toutes les créatures. Si donc, quoiqu’il n’y eût nul besoin ni de paroles, ni de doctrine, pour nous apprendre que le monde avait été fait, le Prophète, toutefois, le marque clairement, et avant toutes choses, saint Jean avait bien plus de raison de le dire du Fils, s’il eût été créé.
Vous m’objecterez encore : Mais saint Pierre le dit clairement et manifestement : Où et quand 1e dit-il ? c’est lorsqu’adressant la parole aux Juifs, il leur dit : « Dieu l’a fait Seigneur et Christ ». (Act. 2,36) Mais, dites-moi vous-mêmes pourquoi vous n’avez point ajouté ce qui suit : « Ce Jésus que vous avez crucifié ». Ignorez-vous que de ces paroles, les unes se rapportent à la nature immortelle, et les autres à l’Incarnation. Si cela n’est point ainsi, et si vous appliquez tout à, la divinité, vous conclurez et vous nous prouverez que Dieu est passible ; mais s’il n’est point passible, il s’ensuit aussi qu’il n’a point été fait. Car si c’est de la nature divine et ineffable qu’a coulé le sang qui a été répandu, et si c’est elle qui, au lieu de la chair, a été déchirée et percée de clous sur la croix, le sophisme que vous me faites est appuyé sur la raison. Mais si le diable même n’a point blasphémé de la sorte, toi, pourquoi feins-tu une ignorance impardonnable, dont jamais les démons mêmes ne se sont avisés ?
Mais de plus, ces noms : Seigneur et Christ, sont des noms de dignité, et ne désignent point la substance. L’un marque la puissance, l’autre l’onction. Que diras-tu donc du Fils de Dieu ? S’il est créé, comme tu le dis, tout ce qui est écrit de lui tombe et n’a plus de lieu. En effet, il n’a pas été créé auparavant, afin qu’alors Dieu lui tendît la main pour marquer son choix et l’élever : il n’a pas non plus une origine, un commencement vil et abject ; mais ce qu’il est, il l’est par sa nature et par sa substance. Quand on lui demanda s’il était roi, il répondit : « C’est pour cela que je suis né ». (Jn. 18,37) Saint Pierre parle donc comme de quelqu’un qui a été choisi et destiné, parce que c’est de l’homme qu’il parle.
4. Pourquoi vous étonner de ces paroles de saint Pierre ? Saint Paul, prêchant aux Athéniens, qualifie le Fils seulement d’homme, disant : « Par un homme qu’il a destiné pour être le juge, et il en a donné des preuves à tout le monde lorsqu’il l’a ressuscité ». (Act. 17,31) Il ne dit point qu’il a la forme de Dieu, ni qu’il est égal à Dieu, ni qu’il est la splendeur de sa gloire, et c’est avec raison. Il n’était pas encore temps de le dire, et c’était alors assez pour eux de croire qu’il était homme et qu’il était ressuscité. Jésus-Christ lui-même l’a ainsi pratiqué ; saint Paul, qui avait appris de lui, dispensait de même la parole de l’Évangile. Car Jésus-Christ ne nous a pas d’abord révélé sa divinité ; mais auparavant le Prophète, et le Christ était simplement regardé comme un homme ; et ensuite, par ses paroles et par ses œuvres, il a fait connaître ce qu’il était véritablement : voilà pourquoi saint Pierre en use de la sorte au commencement les paroles que vous m’avez alléguées sont du premier sermon qu’il a prêché aux Juifs. Comme ils n’étaient point capables encore de rien apprendre de la divinité de Jésus-Christ, il leur parle de sa nature humaine, afin que leurs oreilles y étant accoutumées, fussent après plus propres et plus disposées à recevoir toute la suite de la doctrine. Que si quelqu’un veut reprendre de plus haut cette prédication de l’Apôtre, il y trouvera la preuve évidente de ce que je dis, il verra que saint Pierre appelle Jésus-Christ homme, et qu’il parle fort au long de sa passion, de sa, résurrection et de sa génération selon la chair. Quant à ce que dit saint Paul du Fils de Dieu, qu’« il lui est né selon la chair, du sang et de la race de David (Rom. 1,3) », il ne nous apprend rien autre chose, sinon que par ce mot : « il est né », il a en vue l’incarnation, et il ne fait en cela que confirmer notre sentiment.
Mais l’enfant du tonnerre nous parle maintenant de son ineffable existence, qui est avant tous les siècles. C’est pourquoi il ne dit point « il a été fait » ; mais « il était ». Et c’est ce qu’il fallait expressément marquer ici, s’il eût été créé. Saint Paul a pu craindre que quelque insensé ne pensât que le Fils était plus grand que le Père, et que le Père était assujetti au Fils ; car c’est cette crainte qui lui fait dire aux Corinthiens : « Quand l’Écriture dit que tout lui est assujetti, il est indubitable « qu’il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses ». (1Cor. 15,26, 27) Et qui pourrait penser que le Père fût assujetti au Fils avec toutes choses ? Et néanmoins saint Paul a craint qu’il n’y eût des hommes capables de concevoir des pensées si absurdes, et a dit pour cela, même : « Excepté celui qui lui a assujetti toutes choses », saint Jean avait bien plus de raison de craindre, si le Fils eût été créé, que quelqu’un ne crût qu’il était incréé, et de nous l’apprendre préférablement à toute autre chose. Mais comme il est engendré, ni saint Jean ni aucun autre, ou apôtre ou prophète, ne disent comme de juste qu’il ait été créé. Bien plus, le Fils unique lui-même n’aurait pas manqué de le dire, si véritablement il eût été créé. Celui qui dit de soi tant de choses basses par condescendance, aurait encore beaucoup moins-tu qu’il n’était qu’une créature : je crois même qu’il est plus vraisemblable qu’il a plutôt tu et caché une partie de sa grandeur et de son excellence, que caché et tu ce qui lui manquait, et omis de déclarer qu’il ne l’avait pas. Voulant enseigner l’humilité aux hommes, il avait un sujet raisonnable de garder le silence sur ses plus sublimes attributs : mais ici, « à l’égard de sa prétendue création », vous ne sauriez m’alléguer la moindre raison un peu spécieuse de la taire. Car pourquoi Celui qui passait sous silence une infinité de ses titres, s’il eût été créé, l’aurait-il caché ? Celui qui, pour enseigner l’humilité, a souvent parlé dans des termes qui ne lui étaient ni propres, ni convenables, n’aurait pas omis, à plus forte raison, qu’il était créé, s’il eût été créé.
Ne vois-tu pas qu’il n’est rien qu’il ne fasse et ne dise pour empêcher qu’on pense qu’il n’est point engendré ; qu’il dit même des choses qui sont au-dessous de sa dignité et de sa nature, et qu’il s’abaisse jusqu’à l’humble qualité de prophète ? car ces paroles : « Je juge selon ce que j’entends » (Jn. 5,30), et ces autres : « C’est lui, c’est mon Père, qui m’a enseigné ce que je dois dire, et ce que je dois enseigner[20] », sont des paroles qui n’appartiennent qu’à des prophètes. Si donc, pour prévenir ce soupçon, il n’a pas dédaigné de tenir un si humble langage, à plus forte raison s’il eût été créé se serait-il encore exprimé de la sorte de peur que quelqu’un ne pensât qu’il était incréé : il eût dit, par exemple : Gardez-vous de croire que j’aie été engendré par le Père : j’ai été fait, et je ne suis point engendré, je ne suis pas non plus de la même substance que le Père. Mais maintenant il fait tout le contraire, il dit des choses qui nous forcent, même malgré nous, d’embrasser le sentiment opposé, comme par exemple : « Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi ». (Jn. 14,10) Et : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore ? Philippe, celui qui me voit, voit mon Père ». (Jn. 14,9) Et : « Afin que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père ». (Jn. 5,23) « Comme le Père ressuscite les morts, et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jn. 5,21) « Mon Père ne cesse point d’agir jus« qu’à présent, et j’agis aussi incessamment ». (Jn. 5,1) « Comme mon Père me connaît je connais mon Père ». (Jn. 10,15) « Mon Père et moi nous sommes une même chose ». (Jn. 10,30) Et partout il met : « comme » et « ainsi » : il dit que son Père et lui sont une même chose, et il déclare qu’il n’y a aucune différence entre eux.
Mais encore : il montre et manifeste sa puissance, et par ces paroles et par plusieurs autres. Comme lorsqu’il dit : « Tais-toi, calme-toi » (Mc. 4,39), « je le veux, soyez guéri » (Mt. 8,3), « je te le commande : Démon sourd et muet, sors de cet enfant ». (Mc. 9,24) Et ceci encore : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : vous ne tuerez point ; mais moi je vous dis, que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère, méritera d’être condamné ». (Mt. 5,21, 22) Et tant d’autres préceptes ou miracles qui suffisent pour prouver sa puissance ; que dis-je ? c’est bien des fois plus qu’il n’en faut pour gagner et convaincre tout homme qui n’aura pas perdu le sens et la raison.
5. Mais telle est la force de la vaine gloire, que, même dans les choses les plus claires et les plus évidentes, elle peut aveugler l’esprit de ceux qui en sont possédés, leur persuader de combattre ce qui est le mieux avéré ; elle peut même pousser au mensonge et à la révolte ceux qui sont le mieux convaincus de la vérité. C’est là ce qu’ont fait les Juifs : car ils ne niaient pas le Fils de Dieu par ignorance, mais pour se concilier la faveur du vulgaire : « Ils croyaient en lui », dit l’Écriture, « mais ils craignaient d’être chassés de la synagogue ». (Jn. 12,42) Et ils perdaient leur salut pour l’amour des autres. Celui qui recherche ainsi la gloire du monde ne peut acquérir celle qui vient de Dieu. Voilà pourquoi Jésus-Christ leur fait ce reproche : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des hommes, et qui ne recherchez point celle qui vient de Dieu ? » (Jn. 5,44)
La vaine gloire, mes frères, est en quelque sorte une profonde ivresse, Voilà pourquoi celui qui est attaqué de cette maladie s’en délivre difficilement : elle est un cruel tyran qui, arrachant du ciel l’âme de ses esclaves, l’attache à la terre, ne lui permet pas de voir la vraie lumière, la pousse à se vautrer toujours dans la boue, et lui donne des maîtres si puissants, qu’ils la font obéir sans lui faire aucun commandement : car celui qui est infecté de cette passion, fait volontairement, quoique personne ne l’y engage et ne l’y force ; fait, dis-je, tout ce qu’il imagine pouvoir plaire à ces maîtres. C’est pour l’amour d’eux, c’est afin de leur plaire qu’il se revêt de beaux vêtements, qu’il orne son visage, non pour soi, mais pour les autres ; qu’il se fait accompagner à la place d’une foule de domestiques, afin de s’attirer les regards et l’admiration de tout le monde ; enfin, tout ce qu’il fait, c’est pour les autres qu’il le fait. Est-il une pire et plus dangereuse maladie que celle-là ? souvent pour se faire regarder et admirer, il se précipite dans quelque abîme. Certes, ce qu’en a dit Jésus-Christ suffit pour en montrer toute la tyrannie. Mais je veux encore la faire connaître par d’autres endroits. Demandez à ces citoyens qui répandent leurs richesses avec tant de profusion pourquoi ils donnent de si grosses sommes d’argent, à quelle fin cette prodigieuse dépense ? ils n’auront que cette seule réponse à vous faire : c’est pour plaire au peuple. Mais interrogez-les encore, demandez-leur ce que c’est que le peuple ? c’est quelque chose, diront-ils, qui est plein de tumulte et d’agitation, où la déraison domine, qui va au hasard, comme les flots de la mer, un chaos d’idées et de sentiments contradictoires : est-il donc rien de plus misérable que celui qui se donne un tel maître ?
Mais que les personnes séculières s’attachent à la vaine gloire et la recherchent, c’est un mal sans doute, mais un mal relativement minime : au contraire, quand cette maladie s’acharne avec un redoublement de fureur sur ceux qui prétendent avoir renoncé au monde, c’est alors surtout que les effets en sont terribles. Car ceux-là ne prodiguent et ne perdent que leur argent, mais ceux-ci perdent leur âme : pour l’amour de la vaine gloire, abandonner la saine doctrine ! pour s’acquérir l’estime, déshonorer Dieu ! quelle lâcheté, quel engourdissement, quelle folie une telle conduite ne marque-t-elle pas ? Les autres vices, s’ils causent de grands dommages, procurent au moins quelque plaisir, quoique court et passager. Car l’avare, l’ivrogne, celui qui aime les femmes, goûtent en se perdant un instant de plaisir ; mais ceux qui sont captifs de cette passion mènent une vie dure et cruelle, sans jouir jamais d’aucun plaisir. En effet, jamais ils n’atteignent à ce qu’ils désirent le plus, je veux dire à la gloire, la considération publique, ils paraissent véritablement en jouir, et toutefois ils n’en jouissent point, parce que ce n’est point là une vraie gloire.
Voilà pourquoi cette passion n’est point appelée gloire, mais chose vide de gloire ; et tel est le sens du nom que lui ont donné justement les anciens[21], parce qu’elle n’a rien de réel, rien de beau, rien de glorieux au dedans. Un masque[22] paraît au-dehors beau et aimable, mais il est vide au dedans, et ne peut, pour cela même, bien que supérieur en beauté à bon nombre de visages, s’attirer jamais l’amour de personne : ainsi en est-il de cette gloire du peuple ; elle est même quelque chose de plus misérable, car elle engendre la tyrannique et redoutable passion dont nous avons parlé : elle n’a qu’une beauté extérieure et superficielle, tandis que l’intérieur non seulement est vide, mais encore flétri par l’infamie et désolé par la tyrannie la plus atroce.
D’où provient donc, me direz-vous, une si sotte et si extravagante passion, qui n’est capable de donner aucun plaisir ? D’où ? Elle ne peut venir que d’une âme basse et rampante. Il est bien difficile qu’un homme infatué de cette gloire conçoive de grands et de nobles sentiments ; nécessairement il sera sans honneur, bas, rampant, méprisable ; il ne fait rien pour la vertu, il fait tout pour plaire à de viles créatures, et il suit à l’aveugle leurs erronées et fausses opinions : comment vaudrait-il quelque chose ?
Mais remarquez ceci, mes chers frères ; si quelqu’un lui fait cette demande et lui dit : Vous-même, que pensez-vous de la multitude ? Il répondra sans doute. C’est une troupe de fainéants. Eh quoi ? Désireriez-vous de lui ressembler ? Si quelqu’un lui adresse cette nouvelle question, je ne crois pas qu’il y réponde affirmativement. N’est-il donc pas bien ridicule de rechercher avec soin l’estime et la faveur de gens à qui on ne voudrait jamais ressembler ?
6. Irez-vous dire qu’ils forment un groupe nombreux ? Raison de plus pour les mépriser. Si chacun d’eux est digne de mépris, leur réunion est méprisable à plus forte raison. Leur nombre, en se multipliant, ne fait que multiplier leur déraison. C’est pourquoi si vous les prenez en particulier, vous pourrez les corriger ; s’ils sont une fois réunis, vous aurez bien de la peine, parce qu’alors leur folie redouble, et aussi parce qu’ils se laissent mener comme les bêtes, et qu’ils suivent aveuglément les opinions les uns des autres.
La voilà cette popularité : de grâce, dites-moi, la rechercherez-vous encore ? N’en faites rien, mes frères, je vous en prie et je vous en conjure, une pareille ambition est capable de tout renverser : elle est une source d’avarice, d’envie, d’accusations, de pièges : elle arme, elle irrite ceux qui n’ont reçu aucune offense contre ceux mêmes qui ne les ont nullement offensés : celui qui est infecté de cette maladie ne connaît ni amis, ni parents, ne respecte absolument personne ; son âme dégradée, incapable désormais de constance et d’affection, devient l’ennemie du genre humain. La colère est à la vérité une passion tyrannique et insupportable, néanmoins elle n’est pas toujours en mouvement, mais seulement quand on la provoque : au contraire, la passion de la vaine gloire est incessante ; il n’y a pour ainsi dire aucun temps où elle s’adoucisse, si la raison ne la réprime et ne l’éteint, mais elle est toujours là, non seulement pour nous exciter à commettre le mal, mais encore pour nous ôter tout le mérite des bonnes actions que nous avons pu faire, quand elle ne nous a pas empêchés tout d’abord. Que si saint Paul appelle l’avarice une idolâtrie (Eph. 5,5), quel nom donnerons-nous à sa mère, à sa racine et à sa source, c’est-à-dire à la vaine gloire ? Nous n’en trouverons sûrement point qui soit propre à exprimer une si grande malignité.
Rentrons donc dans notre bon sens, mes chers frères, et dépouillons-nous de ce funeste vêtement : déchirons-le, mettons-le en pièces, délivrons-nous enfin de cette servitude, jouissons de la vraie liberté et prenons conscience de cette noblesse que Dieu nous a donnée méprisons souverainement la faveur de la multitude ; il n’est rien en effet de plus ridicule et de plus déshonnête, rien de plus honteux ni de moins glorieux que cette passion. Sien des raisons le montrent : rechercher la gloire, c’est ignominie : la mépriser et n’en faire aucun cas, pour conformer à la volonté de Dieu toutes ses actions et toutes ses paroles, c’est en quoi consiste la vraie gloire.
Nous pourrons obtenir la récompense de Celui qui voit et considère avec soin toutes nos œuvres, lorsque nous nous contenterons de l’avoir seul pour spectateur et pour arbitre. En quoi avons-nous besoin d’autres yeux, puisque Celui qui doit nous donner la récompense et la gloire ne cesse point d’avoir ses yeux attentifs sur nous et sur nos œuvres ? et certes, qu’un serviteur fasse tout pour plaire à son maître, qu’il ne désire d’être vu que de lui seul, qu’il ne recherche pas que d’autres voient ce qu’il fait, quelques grands, quelque considérables que puissent être ces spectateurs, mais qu’il n’ait point d’autre but, d’autre intention que d’être vu de son maître : que nous, au contraire, qui avons un si grand Maître, nous cherchions d’autres spectateurs, qui ne nous peuvent aider en rien, mais qui peuvent nous nuire en nous regardant et rendre notre travail infructueux et inutile, n’est-ce point là une absurdité et une extravagance ?
Ah ! je vous en prie, mes chers frères, ne nous conduisons pas de la sorte ; mais appelons et sollicitons les regards et les éloges de Celui-là seul dont nous devons recevoir la récompense. N’ayons nul désir, nulle envie d’attirer sur nous les yeux des hommes. Quand d’ailleurs cette gloire nous tenterait, le meilleur moyen de l’obtenir ce serait encore de ne rechercher que la seule gloire qui vient de Dieu. « Car je glorifierai », dit l’Écriture, « quiconque m’aura rendu gloire ». (1Sa. 2,30) Et comme, lorsque nous méprisons les richesses, c’est alors même que nous sommes le plus dans l’abondance de toutes sortes de biens, puisque Jésus-Christ dit : « Cherchez le royaume, de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît (Mt. 6,33). » Il en est de même pour la gloire. Là où il n’y a nul péril de donner les richesses ou la gloire, là Dieu les répand avec profusion : or, nous recevons sans péril et les richesses et la gloire lorsqu’elles ne nous commandent point, ne nous dominent point, et ne se servent pas de nous comme de leurs esclaves, mais qu’elles nous servent elles-mêmes comme des hommes libres qui sont leurs maîtres.
C’est pour cette raison que Jésus-Christ ne veut pas que nous les aimions, de peur que nous, ne devenions leurs esclaves : si nous savons en user en maîtres, il nous les donne avec une grande abondance. En effet, quoi de plus illustré que ce Paul qui a dit : « Nous ne cherchons aucune gloire de la part des hommes, ni de vous, ni d’aucun autre ! » (1Thes. 2,6) Qui est plus riche que celui qui, n’ayant rien, possède tout ? car lorsque nous ne nous assujettirons pas aux richesses, comme je viens de le dire, alors nous les posséderons, alors elles nous seront données avec profusion. Si nous voulons donc acquérir la gloire, fuyons-la : c’est de cette sorte qu’en gardant les commandements de Dieu, nous pourrons obtenir les biens présents et lesbiens futurs, par la grâce de Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IV.[modifier]


AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE, ET LE VERBE ÉTAIT DIEU. (VERSET 1)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi, lorsque les antres évangélistes ont commencé l’histoire du Fils de Dieu par son incarnation, saint Jean se contente-t-il d’un mot sur ce sujet ? – Paul de Samosate, petit esprit qui rampe à terre.
  • 2. Le Verbe, ce qu’il est.
  • 3. Le saint Docteur réfute cette objection des hérétiques que le Fils est, appelé Θεός, Dieu, sans article.
  • 4 et 5. Jésus-Christ a souffert et est mort pour nous délivrer de l’idolâtrie. – Rendre à la créature le culte qui n’est dû qu’au Créateur, extrême injustice.— La foi et la doctrine inutile !: au salut, si la vie et les mœurs sont corrompues.— Éteindre promptement la colère. – Les hommes louent ou blâment, selon qu’ils aiment ou qu’ils haïssent : belle peinture d’un homme en colère.— Contre ceux qui observent scrupuleusement les heures et les temps.


1. Les maîtres ne chargent pas tout d’abord d’une infinité de connaissances les enfants qu’on leur donne à élever ; ce n’est pas tout à la fois qu’ils leur donnent leurs instructions, mais peu à peu : ils leur répètent souvent les mêmes choses pour les inculquer plus facilement dans leur mémoire ils se gardent bien de les effrayer au commencement par de trop longues leçons, qu’ils ne pourraient point retenir : ils craindraient qu’ils ne vinssent à se décourager et à s’endormir en présence du nombre et de la difficulté des matières qu’ils devraient s’assimiler. Je suivrai cet exemple et cette méthode, j’adoucirai votre travail, mes frères, je rendrai votre peine légère : peu à peu, et par petites portions, je vous distribuerai ce qu’on nous sert sur cette sainte table, et de cette manière je le ferai entrer dans votre esprit et dans votre cœur. Voilà pourquoi je vais reprendre encore les paroles de mon texte, non pour vous redire les mêmes choses, mais pour suppléer à ce que j’ai omis. Commençons donc, rappelons les paroles que j’ai dites au commencement de mes discours : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu ». Pourquoi les autres évangélistes, ayant commencé leur Évangile par l’Incarnation de Jésus-Christ (car saint Matthieu commence ainsi : « Le Livre de la génération de Jésus-Christ, Fils de David » ; saint Luc entre en matière par l’histoire de « Marie », et saint Marc rapporte presque les mêmes choses, commençant par l’histoire de Jean-Baptiste) ; pourquoi, dis-je, saint Jean se contente-t-il d’un mot sur ce sujet : « Et le Verbe s’est fait chair », et passant sous silence tout le reste, sa conception, son enfantement, sa croissance, son éducation, arrive-t-il aussitôt à sa génération éternelle ? Vous m’en demandez la raison ? Je vais vous l’expliquer sur-le-champ.
Comme les autres évangélistes s’étaient beaucoup étendus sur l’Incarnation du Verbe, il était à craindre que certains petits esprits, que ces âmes qui rampent à terre, ne s’arrêtassent à ces seuls dogmes, comme Paul de Samosate. Justement préoccupé d’arracher à ces basses pensées ceux qui seraient tentés d’y tomber, et voulant élever leurs regards vers le ciel, saint Jean a soin de commencer sa narration par l’existence céleste et éternelle du Verbe. Saint Matthieu avait commencé son histoire parle roi Hérode ; saint Luc par Tibère-César ; saint Marc par Jean-Baptiste ; saint Jean laisse là toutes ces choses, s’élève incontinent et au-dessus du temps, et au-dessus de tous les siècles, y fixe en quelque sorte l’esprit de ses auditeurs, et dit : « Au commencement il était » : il ne marque point de lieu où, l’on puisse s’arrêter et ne fixe point d’époque, comme font les autres évangélistes, qui nomment Hérode, Tibère et Jean-Baptiste. De plus, ce qui est infiniment admirable, après s’être élevé à la plus haute sublimité, il ne néglige pas de parler de l’Incarnation : et de même les évangélistes, qui en ont fait le récit, ne se sont point tus sur l’existence antérieure aux siècles, ce qui était juste, et ne pouvait être autrement, puisque c’est un seul et même Esprit qui les inspirait et les faisait parler : voilà pourquoi on voit tant d’accord, et une si belle harmonie dans ce qu’ils ont écrit. Pour vous, mes chers frères, lorsque vous entendez nommer le « Verbe », ne souffrez pas ceux qui le disent une créature, ni ceux qui s’imaginent qu’il est simplement la parole car il y a plusieurs paroles, plusieurs ordres de Dieu, à quoi les anges mêmes obéissent, mais aucune de ces paroles n’est Dieu, elles sont toutes des prophéties et des commandements, et c’est ainsi que l’Écriture a coutume d’appeler les lois, les préceptes et les ordonnances que Dieu fait. Voilà pourquoi elle dit dés anges : « Vous êtes puissants et remplis de force, vous faites ce qu’il vous dit » (Ps. 102,20) mais ce Verbe est une substance dans une hypostase, « ou une personne », qui émane du Père impassiblement. Voilà, je l’ai déjà dit ; ce que saint Jean veut désigner par le nom de VERBE.
Comme donc ce mot : « Au commencement était le Verbe », montre l’éternité, de même celui-ci : « Le Verbe était au commencement avec Dieu », marque la coéternité. De peur qu’en entendant ces paroles : « Au commencement était le Verbe », tout en comprenant que le Fils est éternel, vous n’alliez vous imaginer que le Père soit plus vieux que lui, qu’il le précède de quelque intervalle, et que, par suite, vous n’attribuiez un commencement au Fils unique, l’évangéliste ajoute : « Il était au commencement avec Dieu » : ainsi le Fils est éternel comme le Père, car le Père n’a jamais été sans son Verbe, mais le Verbe a toujours été Dieu avec lui, dans sa propre hypostase.
Comment donc, direz-vous, s’il était avec Dieu, Jean a-t-il ajouté : « Il était dans le monde ? » (I, 10) C’est parce qu’étant Dieu, il était avec Dieu, et dans le monde : soit le Père, soit le Fils, ni l’un ni l’autre n’est renfermé dans des bornes. En effet, « si sa grandeur n’a point de bornes » (Ps. 144,3), et, « si sa sagesse n’en a point non plus » (Ps. 146,5), il est visible que sa substance n’a point un commencement temporel. Avez-vous entendu ces paroles : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre ? » Que concluez-vous de ce commencement ? Certainement que l’un et l’autre ont été faits avant toutes les choses visibles : de même, lorsque vous entendez dire du Fils unique : « Au commencement il était », il faut que vous entendiez qu’il est avant tous les êtres intelligibles, et avant les siècles.
Que si quelqu’un dit : Et comment peut-il se faire qu’étant le Fils, il ne soit pas plus jeune que son Père, car celui qui est par quelqu’un est nécessairement moins ancien que celui par qui il est ? nous répondrons que ce sont là des idées humaines ; que celui qui peut former de pareilles questions est capable d’en faire encore de plus absurdes, et qu’on ne doit point même prêter l’oreille à de semblables discours ; c’est de Dieu que nous vous parlons, et non de la nature humaine, sujette à ces nécessités, et aux conséquences de ces sortes de raisonnements ; mais toutefois, pour confirmer les faibles, nous allons vous donner une réponse.
2. Dites-nous donc : le rayon du soleil sortir de la substance du soleil, ou de quelqu’autre corps ; si nous n’avons pas perdu le sens et la raison, nous avouerons nécessairement qu’il sort de sa substance ; et cependant, quoique le rayon émane du soleil, nous ne dirons jamais qu’il est moins ancien que la substance du soleil, puisqu’on n’a jamais vu le soleil sans le rayon : que si, parmi les êtres visibles et sensibles, il s’en trouve qui, étant par un autre, ne sont pas moins anciens que celui par qui ils sont, pourquoi ne le croyez-vous pas de même de la nature invisible et ineffable ? C’est la même chose ici, autant que la nature divine le comporte.
C’est aussi pour cette raison que saint Paul appelle ce même Fils d’un nom, par lequel il déclare tout à la fois, et qu’il émane du Père, et qu’il lui est coéternel. (Héb. 1, 3) Quoi donc ! N’est-ce pas par lui que tous les siècles et le temps ont été faits ? Il faut que tout homme, s’il n’est devenu fou, le confesse. Il n’y a donc point d’espace de temps entre le Fils et le Père. S’il n’y en a aucun, le Fils n’est donc pas moins ancien, il est coéternel : car « avant » et « après » sont des termes qui marquent le temps, qui le supposent. Or, Dieu est au-dessus des temps et des siècles.
Mais abrégeons : que si vous vous entêtez à soutenir que le Fils a un commencement, prenez garde que vous ne soyez forcé, par la même raison, à donner aussi au Père un commencement : à la vérité plus ancien, mais qui pourtant sera toujours un commencement. En effet, répondez-moi : prescrire ainsi un terme et un commencement au Fils, et avancer, pousser au-delà de ce commencement, n’est-ce pas dire que le Père existait auparavant ? Certes, cela est visible. Dites-moi donc : de quel espace de temps le Père a-t-il la préexistence sur le Fils ? Car, soit que vous le disiez court, soit que vous le disiez long, vous avez dès lors renfermé le Père sous un commencement. En effet, après avoir mesuré cet espace de temps, vous nous direz s’il est ou court ou long ; mais une telle détermination serait impossible, s’il n’y avait des deux parts un commencement ; il est donc vrai, qu’autant qu’il est en vous, vous avez donné un commencement au Père, et ainsi, selon vous, le Père même aura un commencement.
Par là, mes chers frères, vous pouvez parfaitement connaître la vérité de cette parole du Sauveur, et que ce qu’il dit est en tout et partout un témoignage de sa vertu et de sa sagesse : mais que dit-il ? « Celui qui n’honore « pas le Fils, n’honore pas le Père[23] ». Je sais qu’il y a bien des gens qui ne comprennent pas ces choses. Voilà pourquoi nous évitons souvent d’agiter ces questions de raisonnement, parce qu’elles ne sont pas à la portée du peuple, ou que, s’il y entend quelque chose, il n’y trouve rien d’assez solide ni d’assez inébranlable : car « les raisons des hommes sont sujettes à erreur, et leurs pensées sont trompeuses ». (Sag. 9,14)
Au reste, je voudrais bien demander à nos adversaires ce que signifient ces paroles du prophète : « Il n’y a point eu d’autre Dieu avant moi, et il n’y en aura point après moi ». (Is. 43,10 ; 45, 22) Car si le Fils est moins ancien que le Père, comment le Père dit-il : « Il n’y en aura point après moi ? » Nierez-vous donc la substance du Fils unique ? Il faut, en effet, ou que vous en veniez jusqu’à cet excès d’impudence, ou que vous reconnaissiez et confessiez la divinité dans là propre hypostase du Père et du Fils. Mais comment ces paroles : « Tout a été fait par lui », sont-elles vraies ? Si le temps est plus ancien que lui, comment ce qui est avant lui a-t-il été fait par lui ? Ne voyez-vous pas maintenant, mes frères, dans quel abîme de témérité et d’impudence le raisonnement a jeté ces hérétiques pour s’être une fois écartés de la vérité ?
Mais pourquoi l’Évangéliste n’a-t-il pas dit que le Fils a été fait de choses qui n’étaient point, comme saint Paul le déclare et l’assure de toutes choses, par ces paroles : « Qui a appelé ce qui n’est point comble ce qui est » (Rom. 4,17), et pourquoi dit-il : « Au commencement était le Verbe », car ces paroles de saint Jean sont contraires à celles de saint Paul ? A quoi je réponds que c’est avec justice et avec raison que l’Évangéliste s’explique ainsi, car Dieu n’est point fait, et il n’y a rien avant lui. Mais, disons-le, ces discours ne peuvent sortir que de la bouche des païens.
Répondez-moi sur ceci : Ne conviendrez-vous pas que le Créateur est incomparablement plus excellent que toutes lies créatures ? Mais si ce qui est créé de rien lui[24] était semblable, où se trouverait-elle alors cette excellence incomparable ? Et de plus, comment expliquerez-vous ces paroles : « C’est moi qui suis le premier et le dernier » (Is. 41,4), et : « Il n’y a point eu d’autre Dieu avant moi ? » (Is. 43,10) Car si le Fils n’est pas consubstantiel au Père, il y a un autre Dieu : s’il ne lui est coéternel, il est après lui ; et s’il n’est pas émané de sa substance, il est visible qu’il a été fait.
Que si les Ariens et les Anoméens nous répliquent que c’est par opposition aux idoles que le prophète a parlé de la sorte, « ou pour « distinguer d’elles le seul vrai Dieu », pourquoi n’accorderont-ils pas aussi que Dieu est dit seul vrai Dieu par opposition aux idoles ? Que si, encore une fois, ces paroles ne sont là que pour marquer la différence qu’il y a entre Dieu et les idoles, comment expliqueront-ils tout le passage en entier ? Car Isaïe dit : « Après moi il n’y a point d’autre Dieu ». Par où il ne prétend point exclure le Fils de la Divinité, mais il veut seulement déclarer et enseigner ceci : « Il n’y a point d’idole-Dieu après moi », non que pour cela le Fils ne soit point Dieu. Soit, direz-vous. Mais quoi ! ces paroles : « Avant moi il n’y a point eu d’autre Dieu », les expliquerez-vous aussi en disant qu’à la vérité il n’y a point eu auparavant d’idole-Dieu, mais que néanmoins le Fils est antérieur ?
Et quel démon parlerait de la sorte ? Non, je ne crois pas que le diable même l’osât ; mais, en un mot, si le Fils n’est pas coéternel au Père, comment direz-vous que sa vie n’a point de fin ? Car s’il a commencé, dût-il ne point finir, il ne sera pourtant pas immense l’immense doit être immense, et quant au commencement, et quant à la fin. Saint Paul l’a ainsi défini par ces paroles : « Il n’a ni commencement ni fin de sa vie ». (Héb. 7,3) En quoi l’Apôtre déclare que le Fils n’a point de commencement ni de fin. S’il est sans bornes de ce côté, il est sans bornes aussi de l’autre : il ne finira point, il n’a pas commencé.
3. Mais comment, étant la vie, y aurait-il eu un temps auquel il n’aurait point été ? Il n’y a personne qui ne dise et ne confesse que la vie est toujours, qu’elle n’a ni commencement ni fin, et, par suite, le Fils qui est la vie : mais s’il a été un jour auquel il n’était point, comment celui qui un jour n’était point serait-il la vie des autres ? Pourquoi donc, disent les hérétiques, Jean lui a-t-il donné un commencement, en disant : « Au commencement il était ? » Quoi ! vous vous arrêtez à ce mot : « Au commencement », et à celui-ci : « Il « était », et vous ne portez pas votre attention jusqu’à cet autre : « Le Verbe était ? » Que répondrez-vous donc à ce que le prophète dit du Père : « Vous êtes[25], depuis le siècle, et jusque « dans le siècle ». (Ps. 89,2) Est-ce que par ces paroles il lui donne des bornes ? Point du tout, mais il déclare et il montre son éternité. Pensez de même de cet endroit de saint Jean : ce n’a point été pour le renfermer dans des bornes qu’il a usé de ces termes, car il n’a point dit : il a eu un commencement, mais : « Au commencement il était », vous portant à penser par ces paroles : « Il était », que le Fils est sans commencement.
Mais vous m’objecterez : le Père est appelé Dieu avec l’article, et le Fils sans article[26]. N’est-il pas vrai que l’Apôtre, parlant du Fils de Dieu, dit : « Du grand Dieu, et notre Sauveur Jésus-Christ ? » (Tit. 2,13) Il dit encore « Qui est Dieu », élevé « au-dessus de tout » (Rom. 9,5) : je l’accorde ; saint Paul, en ce dernier passage, nomme le Fils, sans ajouter l’article devant le mot Dieu ; mais observez aussi qu’il fait de même à l’égard du Père, car, dans l’Épître qu’il écrit aux Philippiens, il parle également de lui sans mettre l’article « Qui ayant », dit-il, « la forme et la nature de Dieu, n’a point cru que ce fût pour lui une usurpation d’être égal à Dieu ». (Phil. 2,6) Et encore dans celle aux Romains : « Que Dieu notre Père, et Jésus-Christ Notre-Seigneur vous donnent la grâce et la paix ». (Rom. 1,7) Sans compter qu’il eût été superflu de faire ici précéder l’article, lequel est répété plus haut dans plusieurs autres endroits. Quand l’Écriture dit du Père : « Dieu est esprit » (Jn. 4,24), quoique le mot « Esprit » ne soit pas précédé de l’article, nous ne contestons pourtant pas que Dieu soit incorporel : de même, dans l’endroit que vous alléguez, de ce qu’il n’y a point d’article avant le mot Dieu attribué au Fils, il ne s’ensuit pais que le Fils soit Dieu à un degré inférieur. Pourquoi ? c’est que lorsqu’elle a dit : « Dieu », et « Dieu », elle ne nous a marqué aucune différence de Divinité, ou plutôt c’est parce qu’elle fait précisément tout le contraire. Car, ayant d’abord dit : « Et le Verbe était Dieu », de peur que quelqu’un ne pensât que la divinité du Fils n’était pas égale à celle du Père, elle produit et présente aussitôt des témoignages de sa vraie divinité, en déclarant son éternité par ces paroles : « Il était au commencement avec Dieu » ; et encore : en lui attribuant la puissance de créer, et disant de lui : « Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui » : puissance que son Père donne partout par la bouche des prophètes pour être le plus grand et le plus visible témoignage de sa nature divine. Les prophètes reviennent souvent sur cette sorte de démonstration, et cela, non sans motif, parce qu’ils ont en vue l’abolition du culte des idoles. Car, « Périssent les dieux », dit Jérémie, « qui n’ont point fait le ciel et la terre » (Jer. 10,11) : et ailleurs : « C’est moi qui de ma main ai étendu le ciel ». (Is. 44,24) Le Père voulant donc montrer que c’est là une preuve visible et manifeste de sa divinité, la met partout, et partout il l’emploie : mais l’évangéliste, non content encore de ce qu’il a dit du Fils, l’appelle aussi « vie » et « lumière ».
Si donc le Fils a toujours été avec le Père, si tout a été fait par lui, si c’est lui qui maintient et conserve toute chose, car c’est ce que marque saint Jean en disant qu’il est la vie ; s’il illumine tout, qui sera assez fou pour dire que l’évangéliste a ainsi mis et placé ces mots[27] pour diminuer la divinité du Fils, tandis qu’il se sert au contraire de la preuve la plus forte pour établir son égalité et sa parfaite ressemblance avec le Père ?
Je vous en conjure ; mes chers frères, ne confondons point la créature avec le Créateur, de peur que nous n’entendions dire aussi de nous-mêmes : « Ils ont rendu à la créature l’adoration et le culte souverain, au lieu de le rendre au Créateur ». (Rom. 1,25) En vain l’on dirait qu’il faut entendre ces paroles des cieux, elles interdisent absolument le culte de la créature, qui est proprement l’idolâtrie.
4. Ne nous exposons donc pas à une si grande malédiction. Le Fils de Dieu est venu au monde pour nous délivrer de ce culte. Il a pris la forme de serviteur pour nous délivrer de cet esclavage : c’est encore pour cela qu’il a bien voulu être déshonoré par d’infâmes crachats et de honteux soufflets, et souffrir une mort très-ignominieuse. Ne nous rendons pas inutiles toutes ces grâces et ces bienfaits, je vous en conjure, mes frères, et ne retournons pas à notre ancienne impiété, ou plutôt à une impiété plus grande et plus énorme : car il est d’une injustice extrême de rendre à la créature l’adoration et le culte souverain, et d’abaisser le Créateur jusqu’à la bassesse de la créature autant qu’il est en nous : car cela ne l’empêche pas certes de subsister tel qu’il est ; « mais « pour vous », dit le Prophète, « vous êtes ton« jours le même, et vos années ne passeront « point ». (Ps. 101,28) Glorifions-le donc comme nous l’avons appris de nos pères : glorifions-le par notre foi et par nos œuvres. Car la foi et la doctrine sont inutiles pour le salut, si la vie est corrompue.
C’est pourquoi, réglons-la sur la volonté de Dieu : écartons, chassons loin de nous toute action déshonnête, toute injustice, toute avarice : soyons comme des étrangers hors de leur pays et de leur maison, soyons très-indifférents pour les choses présentes. Si quelqu’un a de grandes richesses et de grands biens (1Cor. 7,30-31), qu’il en use comme un voyageur qui doit partir dans peu, soit qu’il le veuille ; ou qu’il ne le veuille pas : si quelqu’un a reçu une injure, qu’il ne garde pas éternellement sa colère, ou plutôt qu’il ne l’écoute jamais : l’apôtre ne la souffre que pour un seul jour : « Que le soleil », dit-il, « ne se couche point « sur votre colère ». (Eph. 4,26) Et cela est véritablement juste : il est à craindre que la colère, quelque courte qu’elle soit, ne nous porte à de fâcheux et de funestes excès, et même il est difficile de l’empêcher ; mais si la nuit nous y surprend, tout devient plus difficile et plus dangereux, parce qu’alors le souvenir de l’injure allume un grand feu dans le cœur, et qu’agités de cruelles pensées, nous sommes un long temps à en garder l’amer souvenir. Saint Paul veut donc que nous prévenions et nous éteignions le mal avant que la nuit, que le temps du repos nous surprenne, et vienne attiser l’incendie.
La colère est une violente agitation plus vive et plus furieuse que la flamme même voilà pourquoi il n’y a nul temps à perdre, et l’on ne peut user de trop de diligence pour prévenir le feu et empêcher que la flamme ne s’élève. En effet, cette passion cause une infinité de maux : elle renverse les maisons, elle rompt les anciennes amitiés ; en peu de temps, et dans un moment elle porte à des excès déplorables, et nous fait commettre les actions les plus tragiques : « Parce que », dit l’Écriture, « l’émotion de la colère qu’il a dans le cœur est sa ruine ». (Sir. 1,22)
Retenons donc cette bête avec le frein : retenons-la par la crainte du jugement futur ; c’est le mors le plus fort et le plus puissant de tous. Lorsqu’un ami vous aura offensé, ou qu’un des vôtres vous aura irrité, pensez à la multitude des péchés que vous avez commis contre Dieu, et considérez que si vous savez vous retenir et vous modérer, vous serez traité avec moins de rigueur au jour du jugement, car Jésus-Christ dit : « Remettez, il vous sera remis » (Lc. 6,37), et aussitôt vous serez guéri de votre maladie.
Mais je veux encore que vous examiniez si, lorsqu’il vous est arrivé de vous mettre en colère, vous ne vous êtes pas quelquefois retenu et si quelquefois aussi vous ne vous êtes pas laissé emporter : la comparaison que vous ferez de ces deux états vous aidera beaucoup à vous corriger. Dites-moi, je vous prie, quand est-ce que vous vous êtes applaudi vous-même ? Est-ce lorsque la colère vous a surmonté, ou lorsque vous l’avez surmontée ? N’est-il pas vrai que lorsque nous y avons succombé, nous nous blâmons fortement nous-mêmes, nous rougissons, quoique personne ne nous fasse aucun reproche, et par nos paroles et nos actions nous donnons de grandes marques de repentir ; et que lorsqu’au contraire nous l’avons vaincue, nous nous réjouissons, nous tressaillons d’allégresse, comme venant de remporter une victoire ? Pour un homme en colère, la victoire ne consiste pas à rendre la pareille (ce qui est au contraire la pire défaite) ; elle consiste à souffrir courageusement le mal qu’on nous a fait, ou qu’on a dit de nous. En effet, l’avantage ne reste pas à celui qui a fait le mal, mais a celui qui l’a enduré.
Lors donc que vous vous mettez en colère, ne dites point : il faut que je rende la pareille, il faut que je me venge ; et à ceux qui vous exhortent à vous contenir, ne répondez pas non, je ne souffrirai point qu’après s’être moqué de moi, il demeure impuni. Sachez qu’il ne se moquera véritablement de vous, que lorsqu’il vous verra user de vengeance ; mais s’il rit, s’il se moque de vous, quand vous vous tenez tranquille et en repos, il fait l’action d’un fou.
Pour vous, n’ambitionnez point pour votre victoire les éloges des insensés ; contentez-vous de ceux que les sages vous donneront : mais à quoi pensé-je de vous proposer un public infime, un public composé d’hommes ? Tournez-vous plutôt vers Dieu, c’est lui qui vous approuvera. Fort d’un tel suffrage, gardez-vous de rechercher la gloire que dispensent les hommes. Leurs éloges sont dictés souvent par la faveur ou par un esprit de rivalité, et encore leurs louanges ne sont-elles d’aucune utilité ; mais le suffrage de Dieu est impartial et souverainement utile à celui qui en est honoré ; ce sont donc là les louanges et la gloire que nous devons chercher. .
5. Voulez-vous connaître quel mal c’est que la colère ? Arrêtez-vous sur la place, quand vous y verrez des gens se quereller : vous ne pourriez pas facilement découvrir sur vous-même toute la laideur de cette infirmité, votre raison étant alors ensevelie dans l’ivresse et dans les ténèbres ; mais lorsque vous ne serez point ému de cette passion, et que votre jugement ne sera point prévenu, alors regardez-vous et contemplez-vous vous-même dans les autres. Voyez cette foule de peuple qui s’amasse de tous côtés, ces hommes en colère qui étalent en public leur honteuse folie ; dès que la colère vient à bouillonner, à exciter le cœur, à l’exaspérer, le feu sort et des yeux et de là bouche ; le visage s’enfle, les mains s’agitent de mouvements désordonnés, les pieds trépignent ridiculement, prêts à frapper ceux qui cherchent à intervenir dans ces transports insensés ; l’homme en colère ressemble absolument à un fou : il ne diffère même pas de ces ânes sauvages qui ruent et qui mordent. L’homme irascible est incapable de se modérer.
Mais les acteurs de ces scènes ridicules, de retour ensuite dans leurs maisons, rentrant en eux-mêmes et réfléchissant sur ce qu’ils viennent de faire, sont tout à la fois saisis de douleur et de crainte : alors ils cherchent et repassent dans leurs esprits ceux qui ont été présents à leur querelle : et ces mêmes hommes qui, pareils à des fous, ne faisaient nulle attention à ceux qui les regardaient, se demandent ensuite, leur sang-froid une fois revenu, quels étaient les assistants. Étaient-ce des amis, des ennemis ? ils craignent également les uns et les autres : ceux-là pour leurs reproches, qui les feront rougir de honte et de confusion ; ceux-ci pour la joie qu’ils auront de leur déshonneur et de leur ignominie.
S’il y a eu des coups donnés, des plaies, des blessures, la crainte est alors bien plus grande : on redoute qu’il n’arrive quelque chose de pis à ceux qu’on a frappés ou blessés ; on craint que la fièvre ne leur survienne et ne leur cause la mort, ou qu’une plaie difficile à guérir ne les mette en, péril de la vie. A quoi bon, disent-ils, cette bataille, ce débat, ces injures ? Peste soit de ceci et de cela ! et ils maudissent ainsi tout ce qui a donné lieu à la querelle : il en est qui poussent la démence jusqu’à s’en prendre à la malignité des démons, à l’heure, au temps.
Maris ce n’est pas la mauvaise heure qui est cause de ce qu’ils ont fait : il n’y a point d’heure mauvaise ; les malins démons non plus ne sont pas les auteurs de ce qui s’est passé ; tout vient de la méchanceté de ceux qui ont cédé à la colère. Ce sont eux qui attirent les démons, et qui se font à eux-mêmes tout le mal. Mais, direz-vous, la bile s’émeut, le cœur s’enflamme, et se pique des outrages ? Je le sais, je l’ai éprouvé moi-même comme vous, c’est pour cela que j’admire ceux qui répriment cette méchante bête. Car, si nous voulons, nous pouvons chasser cette maladie. En effet, pourquoi, si des grands, si des princes nous outragent, ne cherchons-nous pas à nous venger ? N’est-ce pas parce que la crainte, qui n’est pas moins forte que la colère, intimide cette colère, et ne lui permet même pas d’éclater au-dehors, mais qu’elle l’étouffe au dedans dès le commencement ? Pourquoi enfin, nos serviteurs, quand nous les chargeons de mille injures, le souffrent-ils sans dire un seul mot ? N’est-ce pas parce que cette même crainte les lie et les retient ? Mais vous, ne vous bornez point à songer à la crainte de Dieu : dites-vous que ce même Dieu qui vous prescrit le silence, est lui-même l’auteur de l’offense, et alors vous ne songerez plus à vous plaindre.
Dites à celui qui vous insulte : Que puis-je vous faire ? un autre retient ma langue et ma main : et cette parole deviendra pour vous et pour l’agresseur une raison de vous modérer. Mais nous souffrons les choses même les plus insupportables par considération, et par respect pour les hommes ; nous disons souvent à ceux qui nous insultent : c’est un autre, ce n’est point vous qui m’avez fait de la peine : et nous n’aurons pas les mêmes égards, le même respect pour Dieu ? Quel pardon pouvons-nous attendre ? Disons-nous à nous-mêmes : c’est Dieu qui nous frappe maintenant, c’est lui aussi qui lie nos mains, gardons-nous de regimber et de nous montrer moins obéissants à Dieu qu’aux hommes.
Vous tremblez à cette parole ? Tremblez donc aussi au moment d’agir. Dieu nous a commandé, si l’on nous donne des soufflets, non seulement de les souffrir, mais encore de nous offrir à un pire traitement. (Mt. 5,39) Et nous, nous nous défendons avec tant de force et de vigueur, que non seulement nous ne voulons pas supporter le moindre mal, mais que nous faisons même tous nos efforts pour nous venger, que dis-je ? nous allons jusqu’à devenir nous-mêmes provocateurs, et nous nous jugeons vaincus, faute d’avoir rendu la pareille. Et ce qu’il y a de plus fâcheux et de plus funeste pour nous, c’est que nous nous imaginons avoir remporté la victoire, lorsque nous avons subi la pire défaite et que nous sommes par terre ; c’est que nous croyons avoir triomphé du diable, lorsqu’il nous a porté mille coups et couverts de blessures.
C’est pourquoi, apprenons, je vous prie, en quoi consiste ici la victoire, et tâchons de la remporter ; souffrir, c’est être couronné. Si nous voulons donc que Dieu même nous proclame victorieux, gardons-nous de suivre les maximes en usage dans les luttes du monde ; mais observons la loi que Dieu a prescrite pour ces combats, qui consiste à souffrir courageusement et avec patience. Ainsi puissions-nous vaincre nos ennemis, et obtenir les biens de cette vie et de l’autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire, l’empire, l’honneur appartiennent au Père et au Saint-Esprit, aujourd’hui et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE V.[modifier]

TOUTES CHOSES ONT ÉTÉ FAITES PAR LUI, ET SANS LUI RIEN N’A ÉTÉ FAIT DE CE QUI A ÉTÉ FAIT. (VERSET 3, JUSQU’AU VERSET 6)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Comment certains hérétiques altéraient le sens du 3e verset du 1er chapitre de l’Évangile selon saint Jean par un changement de ponctuation.
  • 2. Conséquences absurdes auxquelles conduit le sens admis par les hérétiques.— Que le Saint-Esprit n’a pas été fait.
  • 3. Le Fils de Dieu est égal à son Père.— Fécondité inépuisable du Créateur.— Dieu n’est pas un être composé.
  • 4. Que les pécheurs ne diffèrent point des gens ivres et furieux.— Il faudrait mieux aller et se montrer nu dans les rues, que couvert et chargé de péchés.


1. Moïse commence l’histoire de l’Ancien Testament par ce qui est sensible à nos yeux, et en fait une description fort étendue. Il dit : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre » (Gen. 1,1) ; il ajoute : Il a fait la lumière, le firmament, les étoiles, et des animaux de toutes sortes d’espèces : car il serait trop long de nommer tout en particulier.
Mais notre évangéliste renferme tout en un seul mot : et ces choses, et toutes celles qui sont au-dessus d’elles. Et certes, c’est avec justice et avec raison : Premièrement, toutes ces choses sont connues des auditeurs ; et en second lieu, il se hâte d’entrer dans un sujet plus grand et plus élevé. Ainsi il commence sa narration, non par les ouvrages, ou par les créatures, mais par leur auteur et leur Créateur. C’est pourquoi Moïse, n’ayant entrepris de traiter que la moindre partie de la création, puisqu’il n’a point parlé des puissances invisibles, s’arrête uniquement à ce point : mais Jean qui tout à coup veut s’élever jusqu’au Créateur, passe légèrement et en courant sur toutes ces choses, et renferme tout ce qu’a dit Moïse et ce qu’il a omis, dans ce peu de paroles : « Tout a été fait par lui ». Et de peur que vous ne croyiez qu’il n’a en vue que ce dont le législateur a déjà fait mention, il ajoute : « Rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui », c’est-à-dire, rien de ce qui peut tomber sous les sens, ou de ce qui est invisible et purement intellectuel, n’a été fait que par la vertu, et par la puissance du Fils.
Nous ne mettrons pas un point après ces mots : « Rien n’a été fait », comme font les hérétiques, qui, voulant que le Saint-Esprit ait été créé, lisent ainsi : « Ce qui a été fait était vie dans lui ». C’est rendre ces paroles inintelligibles. Car premièrement, il n’était pas à propos de parler du Saint-Esprit en cet endroit ; et en second lieu, si l’évangéliste avait voulu l’indiquer, pourquoi se serait-il expliqué si obscurément ? Où est la preuve que ce soit du Saint-Esprit qu’il ait dit ces paroles ? mais encore, selon leur manière même de ponctuer, nous trouverons que ce n’est pas le Saint-Esprit qui a été fait, mais que c’est le Fils qui s’est fait lui-même.
Soyez donc attentifs, afin de bien retenir le texte, et nous, lisons cependant le passage selon leur manière de le ponctuer ; l’absurdité qui en résulte sera plus visible et plus manifeste : « Ce qui a été fait était vie dans lui ». Sur quoi ils disent que le mot : « Vie » signifie le Saint-Esprit. Mais il se rencontre ici, que la vie est aussi appelée lumière : car l’évangéliste ajoute : « Et la vie était la lumière des hommes ». Donc, selon eux, saint Jean dit ici que le Saint-Esprit est la lumière des hommes : mais que diront-ils sur ce qui suit ? Saint Jean ajoute encore : « Un homme a été envoyé de Dieu, pour rendre témoignage à la lumière ». Il faut bien qu’ils répondent que cela est dit aussi du Saint-Esprit ; car celui-là même qu’il a nommé « Verbe » ci-dessus, il le qualifie « Dieu, vie et lumière » dans les paroles suivantes : « Ce Verbe », dit-il, « était la vie », et cette même vie « était la lumière ». Si donc le Verbe était la vie, et si le Verbe qui est la vie, s’est fait chair, la vie s’est fait chair, c’est-à-dire le Verbe : « Et nous avons vu sa gloire, comme du Fils unique du Père ».
Si ces hérétiques soutiennent donc qu’en cet endroit le Saint-Esprit est appelé la vie, voyez combien il s’ensuit d’absurdités : il résulte delà que c’est le Saint-Esprit qui s’est incarné, et non pas le Fils ; que le Saint-Esprit est le Fils unique. Et si cela n’est point ainsi, ou s’ils veulent éviter ces conséquences, ils tomberont dans de plus grandes extravagances, en lisant comme ils font. S’ils avouent que c’est du Fils qu’il est parlé en ce lieu et s’ils ne ponctuent pas et ne lisent pas comme nous, il faut nécessairement qu’ils disent que le Fils a été fait par lui-même. En effet, si le Verbe était la vie, si ce qui a été fait, était vie en lui : de cette façon de lire il s’ensuit que le Verbe a été fait en lui-même, et par lui-même. L’Évangile ajoute ensuite quelques lignes après : « Et nous avons vu sa gloire, sa gloire », dis-je « comme du Fils unique du Père (14) ». Voilà comment de leur façon de lire, et de leur manière de s’expliquer, il résulte que le Saint-Esprit est le Fils unique ; car « selon eux », c’est de l’Esprit-Saint qu’il est uniquement parlé, c’est à lui seul que se rapporte tout ce discours.
Ici, mes frères, ne voyez-vous pas dans quels précipices, et dans quelles absurdités on tombe, lorsqu’une fois on s’égare et l’on s’écarte de la vérité ? Quoi donc ? L’Esprit-Saint, direz-vous, n’est-il pas la lumière ? Oui, il est sûr qu’il est la lumière ; mais il n’est point fait mention de lui en cet endroit. Quoique Dieu soit Esprit, c’est-à-dire incorporel, il ne s’ensuit pourtant pas de là que toutes les fois qu’on dit esprit, ce soit de Dieu qu’on parle. Et pourquoi vous étonneriez-vous, si nous le disions du Père ? Du Paraclet, du Consolateur même, nous ne dirons pas que partout où l’on trouve le nom d’esprit, ce soit de l’Esprit Consolateur qu’on parle : quoique ce nom lui soit propre, et celui qui lui convient le plus, toutefois partout où on lit le nom d’esprit, il ne faut pas toujours l’entendre du Paraclet ; car Jésus-Christ aussi est appelé la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu. Mais partout où on nomme la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, ce n’est pas toujours de lui qu’on parle. Il en est de même en ce' lieu : quoique le Saint-Esprit illumine, ce n’est pas néanmoins de lui que parle maintenant l’évangéliste. Mais nous avons beau faire justice de ces absurdités : eux, dans leur extrême obstination à combattre la vérité, ne cessent point de dire : « Ce qui a été fait, était vie en lui », c’est-à-dire, ce qui a été fait était vie.
Quoi donc ? le châtiment des Sodomites, le déluge, les tourments, et mille autres choses semblables, tout cela était vie ? Mais, disent-ils, nous parlons de la création. Certes, ces choses appartiennent à la création. Mais pour combattre plus fortement encore leurs sentiments, interrogeons-les : dites-nous donc, le bois est-il vie ? Les pierres, ces êtres inanimés et sans mouvement, sont-ils vie ? l’homme lui-même, est-il absolument vie ? Qui pourrait le prétendre ? L’homme n’est point la vie, mais capable de vie.
2. Considérez encore ici leurs absurdités, car nous les suivrons pas à pas, pour mettre leur folie dans un plus grand jour ; tant nous sommes sûrs qu’ils n’allèguent rien qui puisse convenir au Saint-Esprit ! En effet, forcés dans leurs retranchements, et contraints d’abandonner leurs premières opinions, ils appliquent aux hommes ce qu’ils croyaient auparavant pouvoir dignement attribuer à l’Esprit-Saint ; mais examinons maintenant leur leçon dans ce nouveau sens.
La créature est à présent appelée vie, elle est donc aussi la lumière : et Jean est venu pour lui rendre témoignage. Pourquoi donc n’est-il pas lui-même la lumière ? L’Écriture dit : « Il n’était pas la lumière » ; cependant il était du nombre des créatures : comment n’est-il donc pas la lumière ? Et comment expliquer : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui ? » La créature était dans la créature, et la créature a été faite par la créature : comment le monde ne l’a-t-il point connu ? Est-ce que la créature n’a point connu la créature ? « Mais il a donné à tous ceux qui l’ont reçu le pouvoir d’être faits enfants de Dieu ». Mais en voilà assez pour faire rire tout le monde de leurs impertinences ; ce sera maintenant à vous à combattre leurs monstrueuses opinions. Je vous les abandonne, de peur qu’il ne semble que nous n’avons rien dit jusqu’à présent que pour rire et nous moquer d’eux, et que nous perdons le temps.
En effet, si ces paroles ne sont point dites du Saint-Esprit, comme nous l’avons déjà démontré, ni de la créature, et si néanmoins ils soutiennent et défendent leur même leçon, il s’ensuivra, comme nous l’avons fait voir, la plus grande de toutes les absurdités, savoir que le Fils a été fait par lui-même. Car si le Fils est la vraie lumière, et si cette lumière était la vie, et si la vie a été faite en lui, il s’ensuit nécessairement de leur leçon, que le Fils a été fait par lui-même ; c’est pourquoi laissons leur manière de ponctuer, rejetons-la, et venons à celle qui est juste, et à la bonne interprétation. Quelle est-elle ? elle consiste à terminer le sens de ces paroles : « Ce qui a été a fait ». Et de commencer ensuite par celles-ci : « Dans lui était la vie », par où l’évangéliste veut nous faire entendre que « rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui ». Si quelque chose a été faite, dit-il, elle n’a point été faite sans lui.
Ne voyez-vous pas, mes frères, qu’au moyen de cette courte addition, saint Jean a dissipé tous les doutes et toutes les absurdités qui pouvaient naître ? Car par ces mots : « Rien n’a été fait sans lui », et par cette courte addition : « De ce qui a été fait », il comprend et renferme ensemble tous les êtres intellectuels, et met à part le Saint-Esprit. Comme il avait dit : « Toutes choses ont été faites par lui, et rien n’a été fait sans lui » ; cette addition était nécessaire, de peur que quelqu’un n’alléguât : mais si toutes choses ont été faites par lui, le Saint-Esprit a donc été fait par lui. C’est des choses qui ont été faites, dit-il, que je dis qu’elles ont été faites par lui : ces choses fussent-elles invisibles, incorporelles, célestes. Voilà : pourquoi je n’ai pas dit simplement toutes choses ; mais j’ai dit : si quelque chose a été faite, c’est-à-dire, ce qui a été fait. Or l’Esprit n’a pas été fait.
Vous voyez combien cette doctrine est exacte. L’Évangéliste a rappelé la création des choses sensibles, dont Moïse nous avait auparavant instruits ; ensuite nous voyant suffisamment éclairés là-dessus, il a élevé nos esprits à des choses plus sublimes, c’est-à-dire, à ce qui est incorporel et invisible, et il a séparé le Saint-Esprit de toutes les créatures ; c’est ainsi, c’est en ce sens que saint Paul, inspiré de la même grâce, disait : « Car tout a été créé par lui ». (Col. 1,16) Je vous prie d’observer ici la même exactitude ; car le même esprit mouvait aussi cette âme. De crainte que quelqu’un ne retranchât de la création aucune des choses qui ont été faites, à cause qu’elles étaient invisibles, ou qu’il n’y joignît le Paraclet, le saint apôtre passe sur les choses sensibles, qui étaient connues de tout le monde, et fait la description des choses célestes en ces termes : « Soit les Trônes, soit les Dominations, soit les Principautés, soit les Puissances ». (Col. 1,16) Par ce mot. « soit » chaque fois répété, il ne nous fait entendre que ceci : « Tout ce qui a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui ».
Que si, vous croyez que ce mot : « Par », marque quelque chose de moins, « comme un simple ministère », écoutez ce que dit le Prophète : « Vous avez, Seigneur, dès le commencement fondé la terre, et les cieux sont les ouvrages de vos mains ». (Ps. 101,26) Ce qui est dit du Père, comme Créateur, l’évangéliste le dit ici du Fils : il ne l’aurait point dit s’il ne le regardait pas comme Créateur, mais bien comme simple ministre. Que s’il est dit : « Par lui », ce n’est qu’afin qu’on ne croie pas que le Fils n’est point engendré. Mais pour avoir un, témoignage bien sûr que, quant à la dignité de créateur le Fils n’a rien de moins que le Père, écoutez en quels termes il parle de lui-même : « Comme le Père », dit-il, « ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jn. 5,21) Si c’est du Fils qu’il est dit dans l’Ancien Testament : « Vous avez, Seigneur, dès le commencement fondé la terre », sa dignité de Créateur est visible et manifeste ; mais si vous dites que le prophète a parlé du Père en cet endroit, et que saint Paul a attribué au Fils ce qui était dit du Père, il s’ensuit pourtant toujours la même chose. L’apôtre ne se serait pas porté à attribuer aussi la création au Fils, s’il n’avait été tout à fait certain que le Fils est égal au Père en dignité et en puissance. II y aurait eu en effet une extrême témérité d’attribuer à celui qui est moindre et inférieur, un pouvoir propre à l’incomparable nature du Tout-Puissant.
3. Mais le Fils n’est ni moindre (lue le Père, ni, inférieur à lui cil essence, en substance ; c’est pourquoi saint Paul n’a pas seulement osé lui attribuer cette dignité, mais encore d’autres semblables. Car ce mot : « Duquel », que vous n’attribuez qu’à la dignité du Père seul, il l’applique également au Fils dans ces paroles : « Duquel », dit-il, « tout le corps » de l’Église « recevant l’influence par les vaisseaux qui en joignent et lient toutes les parties, s’entretient et s’augmente par l’accroissement que Dieu lui donne ». (Col. 2,19) Ce n’est pas tout, il vous ferme encore mieux la bouche d’une autre façon, en disant du Père : « Par qui », expression qui, selon vous, implique infériorité : « Car », dit-il, « Dieu par qui vous avez été appelés à la société de son Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur, est fidèle et véritable ». (1Cor. 1, 9) Et encore « Par sa volonté » ; et ailleurs : « Tout est de lui, « tout est par lui, et tout est en lui ». (Rom. 11,36)
Enfin ce terme : « Duquel » est attribué non seulement au Fils, mais aussi au Saint-Esprit, puisque l’ange disait à Joseph : « Ne craignez point de prendre avec vous Marie votre à femme ; car ce qui est né dans elle, est du Saint-Esprit ». (Mt. 1,20) Et de même ce mot : « En qui », qui est propre au Saint-Esprit, le prophète ne fait point de difficulté de l’attribuer à Dieu « le Père », lorsqu’il dit : « En Dieu[28] nous ferons des actions de vertu ». Et saint Paul dit : « Dans ses prières, si EN LA VOLONTÉ DE DIEU[29], je dois trouver enfin une voie favorable pour aller vers vous » (Rom. 1,10) ; il le dit aussi de Jésus-Christ : « En Jésus-Christ ». Et certes, ces paroles et ces expressions : « En qui, duquel, par qui », etc, se trouvent souvent dans l’Écriture indifféremment appliquées et attribuées aux trois personnes de la sainte Trinité ; ce qui ne serait point, et n’arriverait pas, si leur substance n’était la même et égale en tout.
Mais de peur que vous ne croyiez que ces paroles : « Tout a été fait par lui », doivent à présent s’entendre des prodiges et des, miracles (car les autres évangélistes en ont fait mention), saint Jean ajoute ensuite : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui », mais non le Saint-Esprit, qui n’est pas au nombre des créatures, et qui est au contraire au-dessus de toutes les choses créées.
Passons à l’explication du reste du chapitre. Saint Jean après avoir dit, parlant de la création : « Toutes choses ont été faites par lui, et à rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui », fait aussi mention de la Providence par ces paroles. « Dans lui était la vie ». Car, de peur que quelque incrédule ne doutât que tant et de si grandes choses eussent été faites par lui, il a ajouté : « Dans lui était la vie ». Or, de même qu’on ne peut diminuer une source qui jette des abîmes d’eaux et les répand par torrents, quelque quantité qu’on en puise ; ainsi faut-il penser du Fils unique : la puissance qu’il a de créer est inépuisable : quelques productions que vous puissiez lui attribuer, elle n’est en rien diminuée.
Mais plutôt servons-nous d’un exemple plus propre et plus convenable, comme de celui de la lumière, dont le saint évangéliste parle ensuite en disant : « Et la vie était la lumière ». Comme donc la lumière, quelques milliers d’hommes qu’elle éclaire, ne perd rien de sa splendeur : ainsi et de même, Dieu, et avant et après avoir créé ses ouvrages, et les avoir produits au-dehors, demeure également entier, et ne souffre ni diminution, ni altération, quel que soit le nombre de ses œuvres. Fallût-il même créer encore mille mondes semblables à celui-ci : en fallût-il produire un nombre infini, il suffirait à toutes ces choses, et non seulement pour les créer, mais aussi pour les faire subsister après les avoir créées. Car ici le nom de vie ne marque pas seulement la puissance qu’il a de créer, mais encore cette providence par laquelle il conserve les choses qu’il a créées. Bien plus, par ce nom saint Jean jette dans nous les fondements de la doctrine de la résurrection, et le principe de cette révélation ineffable. Car la vie venant à nous, l’empire de la mort est détruit ; la lumière nous illuminant, les ténèbres sont dissipées ; la vie demeure pour toujours dans nous, et la mort ne peut avoir de domination sur elle.
Ainsi tout ce qui est dit d u Père serait également bien dit du Fils : « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être ». (Act. 17,28) Saint Paul le déclare aussi par ces paroles : « Tout a été créé par lui, et toutes choses subsistent en lui ». (Col. 1,16-17) Voilà pourquoi il est appelé et la racine et le fondement. Donc quand vous entendez dire du Fils : « Dans lui était la vie », ne pensez pas qu’il soit un être composé. Car le Fils dit ensuite du Père : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même » (Jn. 5,10) ; et comme vous ne direz pas pour cela que le Père soit un être composé, ne le dites pas non plus du Fils, puisque l’Écriture dit aussi ailleurs : « Dieu est la lumière même » (1Jn. 1,5) ; et encore « Dieu habite une lumière inaccessible ». (1Tim. 6,16) Elle ne s’énonce point en ces termes pour nous faire penser qu’il y ait en Dieu de la composition, mais afin que nous nous élevions peu à peu au comble de la doctrine.
Comme effectivement le petit peuple et les faibles auraient peine à comprendre de quelle manière la vie subsiste en lui, c’est aussi pour cette raison qu’elle dit premièrement ce qu’il y a de plus simple et de plus bas, et, de ce premier degré d’instruction, nous élève ensuite à ce qu’il y a de plus sublime. Car Celui qui a dit : « Il a donné au Fils d’avoir la vie », est le même que Celui qui dit : « Je suis la vie », et encore : « Je suis la lumière ». Mais quelle est, je vous prie, cette lumière ? Elle n’est point sensible, mais elle est spirituelle, et c’est elle qui illumine l’âme. Jésus-Christ devait dire : « Personne ne peut venir à moi si mon Père ne l’attire ». (Jn. 6,44) Voilà pourquoi l’évangéliste nous prévient, et dit : « C’est lui qui illumine » ; il le dit aussi afin que si vous entendez dire quelque chose de semblable du Père, vous sachiez et vous confessiez que cela n’est pas uniquement propre au Père, mais encore au Fils, car Jésus-Christ dit : « Tout ce qui est à mon Père est à moi ». (Jn. 16,15)
L’évangéliste nous a donc premièrement enseigné que toutes choses ont été créées : il nous a fait connaître ensuite par un seul mot les biens spirituels que nous a apportés le Fils lorsqu’il est venu au monde, en disant : « Et la vie était la lumière des hommes ». Il n’a point dit. Il était la lumière des Juifs, mais de tous les hommes. Car ce ne sont pas seulement les Juifs, mais encore les gentils, qui sont parvenus à la connaissance de cette lumière : cette lumière était commune à tous, exposée aux yeux de tous les hommes.
Mais pourquoi n’a-t-il pas ajouté les anges, et n’a-t-il nommé que les hommes ? C’est parce qu’il parle maintenant de la nature humaine, et que c’est aux hommes qu’il s’apprête à annoncer la bonne nouvelle.
« Et la lumière luit dans les ténèbres (5) ». Saint Jean appelle « ténèbres », la mort et l’erreur. Car la lumière sensible[30] ne luit pas dans les ténèbres, mais à l’écart et à part des ténèbres : au contraire, la lumière de la prédication a brillé au milieu même de l’erreur qui régnait sur le monde, et l’a dissipée : et Jésus-Christ, attaquant lui-même la mort par sa mort, l’a si bien vaincue, qu’il a tiré et délivré de son empire ceux qu’elle retenait déjà dans ses liens[31] : comme donc ni la mort, ni, l’erreur, n’ont pu surmonter, ni vaincre cette lumière, et qu’au contraire elle illumine tout, et brille par sa propre vertu ; voilà pourquoi l’évangéliste dit : « Et les ténèbres ne l’ont point comprise ». Car cette lumière est invincible, et elle n’habite pas volontiers dans les âmes qui ne veulent point être illuminées.
4. Né vous étonnez donc pas, mes frères, si cette lumière n’illumine pas tous les hommes : Dieu ne nous attire point à lui par force ou par violence, mais librement et selon la disposition de notre volonté. Ne fermez point la porte à cette lumière, et vous jouirez de toutes sortes de félicités. La foi l’attire à nous, cette lumière, et quand elle est venue, elle illumine infiniment celui qui la reçoit : si votre vie est pure et sainte, elle demeurera toujours en vous. Car Jésus-Christ dit : « Si quelqu’un m’aime, « il gardera mes commandements, et nous viendrons à lui mon Père et moi, et nous ferons en lui notre demeure ». (Jn. 4,23) Comme on ne peut pas bien jouir de la lumière du soleil, si l’on n’ouvre les yeux, de même, on ne participe pas pleinement à cette resplendissante lumière, si l’on n’ouvre les yeux de l’âme, et si on ne les met en état de la recevoir de toutes parts : mais comment le peut-on ? c’est en se purifiant de tous ses vices.
Le péché n’est que ténèbres, il est couvert de nuages épais, et cela parait visiblement, puisque c’est inconsidérément et sans témoins qu’on le commet : car, « quiconque fait le mal hait la lumière, et ne s’approche pas de la lumière ». (Jn. 3,20) Et : « La pudeur ne permet pas seulement de dire ce que ces personnes font en secret ». (Eph. 5,32) De même que dans les ténèbres nous ne connaissons ni l’ami ni l’ennemi, et ne discernons pas les objets, ainsi dans le péché nous ne voyons rien : l’avare ne distingue pas l’ami de l’ennemi ; l’envieux voit d’un œil d’inimitié l’homme qui lui est le plus dévoué ; celui qui tend des pièges déclare la guerre à tout le monde. En un mot, quiconque est asservi au péché ne diffère point des gens, ivres et furieux et cesse de discerner les choses. Comme dans la nuit, faute de lumière pour distinguer les objets : le bois, le plomb, le fer, l’argent, l’or, les pierres précieuses, tout paraît semblable à nos yeux ; de même celui qui vit dans l’impureté ne connaît point l’excellence de la sagesse ni la beauté de la philosophie. En effet, dans les ténèbres, comme je l’ai déjà dit, les pierres précieuses ne montrent pas leur propre beauté ; et cela ne provient point de leur nature, mais de l’ignorance de ceux qui les regardent.
Mais ce n’est point là le seul malheur qui accable celui qui vit dans le péché : il est dans une crainte perpétuelle, et de même que ceux qui se trouvent en chemin dans une nuit obscure, où la lune ne brille point, tremblent toujours, quoiqu’il n’y ait là personne pour causer leurs alarmes ; ainsi les pécheurs sont dans une méfiance continuelle, quand bien même personne ne leur ferait de reproches. Mais les remords de leur conscience font que tout les effraie, tout leur est suspect, que tout est plein pour eux de crainte et de terreur, et qu’ils ne voient rien qui ne les inquiète.
Fuyons donc une vie si tourmentée, car après ces inquiétudes la mort viendra, et une mort éternelle, où les supplices n’auront point de fin. Mais en ce monde même, ces pécheurs, qui s’imaginent des choses sans réalité, ne diffèrent point des fous ; ils se croient riches, et ils ne le sont pas ; il leur semble qu’ils vivent dans les plaisirs et dans les délices, et ils n’ont ni délices ni plaisirs, et ils ne reconnaissent et ne sentent comme il faut combien leurs idées sont fausses et trompeuses qu’après s’être guéris de leur démence, avoir secoué leur léthargie. Voilà pourquoi saint Paul veut que nous soyons tous sobres et vigilants, et Jésus-Christ nous le commande aussi. Celui qui est sobre et qui veille, si le péché le surprend, aussitôt il le chasse ; mais l’insensé ou celui qui dort ne sait pas comment le péché s’empare de lui. Ne nous endormons donc point, car la nuit est passée, nous sommes dans le jour. « Marchons donc avec bienséance et avec honnêteté, comme « marchant durant le jour », (Rom. 13,13)
En effet, rien n’est plus laid, rien n’est plus honteux que le péché. Ce serait un moindre mal, à le prendre du côté de la honte et de la laideur, d’aller nu dans les rues, que couvert et chargé de péchés et de crimes. D’aller nu, ce ne serait pas un si grand crime, puisque souvent l’indigence en est la cause ; mais il n’est rien de si infâme ni de si méprisable que le pécheur.
Représentons-nous ces voleurs qu’on traîne devant les juges pour leurs rapines et leurs spoliations : voyons combien leurs insolences, leurs friponneries et leurs violences les rendent hideux, ridicules et méprisables. Oh que nous sommes misérables et malheureux ! Nous qui ne voulons pas souffrir sur nous un manteau mal arrangé ou à l’envers, et qui, si nous le voyons ainsi sur un autre, y portons aussitôt la main pour l’ajuster : si notre prochain et nous, nous marchons de travers dans la voie des commandements de Dieu, nous ne nous en apercevons point du tout. Qu’est-il, je vous prie, de plus vilain et de plus infâme qu’un homme qui entre chez une prostituée ? Qu’y a-t-il de plus ridicule et de plus risible qu’un homme violent, qu’un médisant, qu’un envieux ? Comment peut-il se faire qu’on ne regarde pas ces choses comme aussi honteuses que d’aller nu dans les rues ? C’est seulement parce qu’on s’est accoutumé à ces Sortes de vices ; car on n’a jamais vu personne marcher nu dans les rues volontairement : mais la coutume fait que l’on pèche hardiment.
Certes, si quelqu’un entrait dans la société des anges, où il ne s’est jamais rien passé de semblable, il connaîtrait bientôt combien ces sortes d’actions sont honteuses et ridicules. Mais pourquoi nommé-je la société des anges ? Aujourd’hui même, et parmi nous, si quelqu’un ose introduire une femme de mauvaise vie dans le palais de l’empereur, ou s’y enivrer, ou y commettre quelqu’autre action honteuse, il en est puni du dernier supplice. Que s’il n’est pas permis de rien faire de semblable dans le palais du prince, à plus forte raison, commettre de pareilles actions quelque part que ce soit, quand le Roi de l’univers est présent partout et voit tout, c’est encourir les derniers supplices.
C’est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, vivons en ce monde dans une grande paix, et travaillons à nous rendre purs et irréprochables : nous avons un Roi qui a continuellement les veux attentifs sur tout ce que nous faisons. Afin donc que cette lumière nous illumine toujours, attirons ses rayons sur nous. De cette sorte nous jouirons et des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VI.[modifier]

UN HOMME A ÉTÉ ENVOYÉ DE DIEU, QUI S’APPELAIT JEAN. (JUSQU’AU VERSET 9)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. De quelle manière Jésus-Christ reçoit témoignage de saint Jean. – La saine doctrine ne sert de rien sans les bonnes œuvres.


1. L’évangéliste, après avoir dit dans son exorde ce qu’il y a de plus important et de plus nécessaire à connaître du Verbe-Dieu, suivant l’ordre et la suite de son sujet, nous va maintenant parler du précurseur qui devait annoncer le Verbe, et qui s’appelait Jean comme lui. Pour vous, lorsque vous entendez que Jean est un homme qui a été envoyé de Dieu, cessez de croire qu’il y ait eu rien d’humain dans ses paroles ; ce n’est point sa doctrine, qu’il nous a enseignée, mais celle de Celui qui l’envoya. Voilà pourquoi il est appelé ange : or, le devoir d’un ange ou d’un ambassadeur est de se Borner à répéter ce qu’on lui a dit. Ce mot : « il a été » ne signifie pas ici le passage du non-être à l’être, ou à l’existence, mais la mission même. Cette parole : « il a été envoyé de Dieu » ne signifie autre chose sinon qu’il était ambassadeur de Dieu.
Comment donc les hérétiques peuvent-ils soutenir que le passage qui dit : « Qui ayant a la forme et la nature de Dieu » (Phil. 2,6), ne prouve pas que le Fils est égal au Père, pour cela seul que le mot θεοῦς, « de Dieu », n’est, pas précédé de l’article τοῦ? Car voici encore un endroit[32] sans article. Diront-ils que ce n’est pas du Père qu’il y est parlé ? mais que répondront-ils encore sur ces paroles du prophète : « J’envoie devant vous mon ange qui vous préparera la voie ? » (Mal. 3,1 ; Mt. 11,10) Ces paroles : « moi » et « vous » signifient deux personnes.
« Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière (7) ». Quoi ! dira peut-être quelqu’un, le serviteur rend témoignage à son Maître ? mais lorsque vous verrez le Maître, non seulement recevoir le témoignage de son serviteur, mais encore venir à lui, et se faire baptiser par lui avec les Juifs, ne serez-vous donc pas dans un plus grand étonnement et dans un plus grand doute ? Mais il ne faut pas vous étonner, ou vous troubler ; vous devez plutôt admirer l’ineffable bonté de ce Maître. Que si quelqu’un demeure saisi de vertige et de trouble, Jésus-Christ lui dira ce qu’il répondit à Jean : « Laissez-moi faire pour cette heure, car c’est ainsi qu’il faut que nous accomplissions toute justice ». (Mt. 3,15) Et si son étonnement redouble, il lui répétera ce qu’il a dit aux Juifs : « Pour moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage ». (Jn. 5,34)
S’il n’a donc pas besoin de ce témoignage, pourquoi Jean est-il envoyé de Dieu ? ce n’est pas pour le besoin qu’avait le Verbe de ce témoignage, ce serait une extrême impiété de le dire : mais enfin, pourquoi ? Jean nous l’apprend lui-même, lorsqu’il dit : « Afin que tous crussent par lui » ; mais comme Jésus-Christ après avoir dit, parlant de Jean : « Il y en a un autre qui rend témoignage de moi : Et je sais que le témoignage qu’il en rend est véritable », dit maintenant : « Pour moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage », il pouvait sembler aux fous et aux insensés, qu’il se contredisait lui-même par ces dernières paroles ; aussi l’explication arrive-t-elle tout de suite : « Mais », dit-il, « je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». (Jn. 5,34) C’est comme s’il disait : Je suis Dieu, et le vrai Fils de Dieu, émané de cette immortelle et bienheureuse substance : je n’ai besoin du témoignage de personne. Car, quand personne ne voudrait me rendre témoignage, je ne serais pas pour cela diminué dans ma nature. Jaloux du salut du monde, je me suis abaissé et humilié jusqu’à vouloir bien charger un homme de me rendre témoignage. En effet, les Juifs, sur une conduite si proportionnée à leur faiblesse et à leur grossièreté, devaient plus facilement se porter à croire en lui.
Comme le Verbe s’est donc revêtu de notre chair, de peur que ; venant à nous dans sa majesté et dans tout l’éclat de sa divinité, il ne nous perdit tous ; il a de même envoyé devant lui un homme pour lui servir de précurseur, afin que les hommes d’alors, entendant une voix de même nature que la leur, s’en approchassent plus facilement. Mais, qu’il n’avait pas besoin de ce témoignage, la preuve en est visible : il n’avait qu’à se montrer dans sa substance toute pure, pour frapper tous les hommes de crainte et de terreur : il ne l’a point fait, comme je viens de dire, parce qu’ils auraient tous péri, nul ne pouvant soutenir la force et la splendeur de cette lumière inaccessible. C’est aussi pour cette raison qu’il s’est revêtu de la chair, et il a donné la charge à un de nos compagnons de rendre témoignage de lui, parce qu’il a tout fait pour le salut des hommes, et qu’il n’a pas seulement eu égard à sa dignité, mais encore à la faiblesse des hommes et à leur intérêt.
Jésus-Christ nous le déclare lui-même par ces paroles : « Je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». (Jn. 5,34) L’évangéliste, qui parie conformément à ce que dit le Seigneur, nous en avertit aussi. Car, après avoir dit : « Il vint pour rendre témoignage à la lumière », il a ajouté : « Afin que tous crussent par lui ». C’est à peu près comme s’il disait : Ne croyez pas que Jean-Baptiste soit venu rendre témoignage pour donner plus de force et d’autorité à la parole du Seigneur, et la rendre plus croyable : ce n’est point pour cela qu’il est venu, mais afin que ses concitoyens crussent par lui.
Ce qui suit démontre évidemment que c’est pour prévenir ce soupçon qu’il a dit ces choses, car il ajoute : « Il n’était pas la lumière » paroles qui deviendraient inutiles, et seraient plutôt une simple répétition qu’une explication de sa doctrine, si l’évangéliste, en les ajoutant, n’eût pas voulu nous prémunir contre ce soupçon. Ayant dit : « Il vint pour rendre témoignage à la lumière », pourquoi dit-il encore : « Il n’était pas la lumière » ? Ce n’est pas en vain ni sans raison, mais c’est parce que souvent parmi nous, celui qui rend témoignage, est plus grand et plus considéré que celui à qui il rend ce témoignage ; et que souvent il paraît aussi plus digne de foi. Voilà pourquoi, de peur qu’on eût lieu d’avoir ce sentiment de Jean l’évangéliste détruit dès le commencement tout ce mauvais soupçon, et après l’avoir complètement extirpé, il fait connaître quel est celui qui rend témoignage, et quel est celui de qui le témoignage est rendu, et l’extrême différence qu’il y a entre l’un et l’autre. Après l’avoir fait, et avoir montré l’incomparable excellence de celui à qui Jean rend témoignage, il poursuit son discours avec sécurité ; une fois qu’il a fait exacte justice de toutes les absurdes pensées qui pouvaient venir dans l’esprit des gens sans intelligence, il sème et répand ensuite facilement et sans obstacle la doctrine du salut.
C’est pourquoi, mes chers frères, prions maintenant le Seigneur qui nous a révélé de si grandes choses, et qui nous a donné une si pure doctrine, de nous faire la grâce de mener, en outre, une vie pure et toute sainte. Car la saine doctrine n’apporte aucune utilité sans les bonnes œuvres. Quand nous posséderions la foi la plus pure, et une parfaite intelligence des saintes Écritures, si la sainteté de nos mœurs et de notre vie ne nous soutient et nous protège, rien n’empêchera que nous ne soyons jetés au feu de l’enfer, et éternellement brûlés dans cette flamme qui ne s’éteindra point. De même que ceux qui auront fait de bonnes œuvres ressusciteront pour la vie éternelle, ainsi ceux qui n’auront pas craint d’en faire de mauvaises, ressusciteront pour être condamnés à un supplice éternel, et qui ne finira jamais.
Appliquons donc tous nos soins à ne pas perdre par nos mauvaises œuvres le profit de la vraie foi, et à nous signaler en outre par nos actions (Tit. 2,12 », afin que nous puissions nous présenter à Jésus-Christ avec confiance. Rien ne peut égaler un si grand bonheur. Veuille le Ciel qu’ayant bien profité de cette instruction, nous n’ayons tous en vue que la gloire de Dieu, à qui soit-elle rendue, et au Fils unique, et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VII.[modifier]

CELUI-LÀ ÉTAIT LA VRAIE LUMIÈRE, QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE. (VERSET 9)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Il ne faut point chercher à comprendre ce qu’il y a d’incompréhensible en Dieu.
  • 2. Vraie folie, vraie connaissance du Père et du Fils. – Folle et insensée doctrine des Sabelliens et des Marcelliens. – Contre les Anoméens. – Comment on obtient le pardon des péchés, et on les efface.


1. Si c’est par petites portions, mes très-chers enfants, que nous vous nourrissons du pain des saintes Écritures, si nous ne vous le donnons pas tout à la fois, c’est afin que vous gardiez facilement chacun des morceaux que nous vous servons. Celui qui, construisant un édifice, met et entasse les pierres les unes sur les autres, avant que les premières qu’il a posées, soient jointes et liées ensemble, ne bâtit pas solidement ; et les murs qu’il élève tomberont bientôt en ruines : celui au contraire qui attend que la chaux ait lié et consolidé les pierres, pour en joindre d’autres peu à peu, bâtit une maison stable, solide et qui dure longtemps. Nous imitons ces excellents architectes, et bâtissons de la même manière l’édifice du salut de vos âmes : autrement, nous craindrions que les dernières instructions n’effaçassent entièrement les premières de votre mémoire, puisque l’esprit ne peut tout à la fois tout comprendre et tout retenir. Que vient-on donc de vous lire aujourd’hui ? ces paroles : « Celui-là était la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » : l’évangéliste qui, parlant ci-dessus de Jean disait qu’il était venu « pour rendre témoignage de la lumière », et qu’il était maintenant envoyé pour remplir ce ministère, élève tout à coup nos esprits, et nous fait monter jusqu’à cette existence, qui ne connaît point de commencement, et qui n’aura point de fin, de peur que ce qu’il avait dit de Jean et que le subit et nouvel avènement d’un précurseur, qui venait pour rendre témoignage, ne donnât lieu à de mauvais soupçons touchant Celui à qui il devait rendre témoignage.
Et comment, direz-vous, cette existence peut-elle n’avoir ni commencement ni fin  puisque c’est du Fils qu’il est ici parlé ? mais c’est d’un Dieu que nous parlons, et vous dites : comment cela se peut-il ? Et vous ne craignez pas, ou plutôt vous n’avez pas horreur de faire une pareille demande ? mais si quelqu’un vous demande comment les âmes et les corps jouiront un jour d’une vie immortelle, vous vous mettez à rire, parce que, direz-vous, il n’est pas de l’esprit humain de raisonner en ces matières, mais seulement de croire : ni d’examiner curieusement la parole, mais de tenir pour une démonstration suffisante la toute-puissance de celui qui parle : et si : nous vous disons que Celui qui a créé les âmes et les corps, et qui est sans comparaison au-dessus de toutes les créatures, n’a point de commencement, vous oserez nous demander comment cela se peut ? Est-ce le fait d’une âme rassise, d’un esprit droit ?
Vous avez entendu cette parole : « Celui-là était la vraie lumière ». Pourquoi tant de vains et d’inutiles efforts pour comprendre par la seule raison une vie qui n’a point de fin ? Pourquoi chercher à connaître ce qui ne peut être connu ? Pourquoi sonder ce qui est incompréhensible ? Pourquoi soumettre à un examen ce qui échappe à tout examen ? Cherchez à remonter à l’origine des rayons du soleil, vous ne la trouverez point, et toutefois, vous ne serez ni fâché, ni chagrin de votre incapacité. Pourquoi donc seriez-vous téméraires et inconsidérés dans de plus grandes choses ?
Jean cet enfant du tonnerre, ce héraut spirituel, au moment où l’Esprit-Saint lui a fait entendre cette parole : « Il était », s’est tu et n’a point cherché à approfondir davantage : et vous, qui n’avez pas reçu de si grandes grâces, vous qui ne parlez que suivant les faibles lumières de votre raison, vous voulez en savoir plus que lui ? Voilà pourquoi vous n’atteindrez jamais degré même de connaissance où il est parvenu.
C’est ainsi que procède le diable : « il fait passer à ceux qui l’écoutent et lui obéissent les limites que Dieu nous, a prescrites, comme si nous pouvions aller beaucoup plus loin : mais après nous avoir fait pendre la grâce du Seigneur par les appâts de cette belle espérance, non seulement il ne fait rien de plus pour nous, car comment le ferait-il, puisqu’il est le diable ? mais il ne nous permet même pas de revenir à ce premier état, où nous étions en paix et en sûreté ; il nous : fait au contraire errer de côté et d’autre, sans que nous puissions jamais nous fixer.
C’est ainsi qu’il a chassé notre premier père du paradis. Il enfla son cœur de l’espérance d’une plus grande science et de plus grands honneurs, et lui fit perdre ainsi ceux dont il jouissait paisiblement : non seulement Adam ne devint pas semblable à Dieu, comme il le, lui faisait espérer, mais il le soumit au tyrannique empire de la mort : non seulement Adam n’apprit rien pour avoir mangé du fruit de l’arbre défendu, mais encore il ne perdit pas peu de cette science qu’il avait, pour en avoir espéré une plus grande : car dans ce moment il commença à rougir de sa nudité, honte à laquelle il avait été supérieur jusqu’à sa faute. Donc la connaissance de sa nudité, le besoin où il fut désormais de se vêtir, ces malheurs et plusieurs autres furent une conséquence de sa curiosité.
Mais de peur qu’il ne nous en arrive autant, mes frères, soyons obéissants à Dieu, et gardons ses commandements : ne cherchons pas curieusement à approfondir davantage, pour ne pas perdre comme eux les grâces que nous avons reçues. Les hérétiques voulant chercher un commencement dans cette vie qui n’a point de commencement ; ont perdu avec cette connaissance qu’ils n’auront jamais, celles qu’ils auraient pu acquérir. En effet, ils n’ont point trouvé ce qu’ils cherchaient, car ils ne le pouvaient pas, et ils ont perdu la vraie foi au Fils unique.
Pour nous ne sortons point des anciennes bornes que nos pères ont posées, et soyons soumis en tout aux lois que l’Esprit-Saint nous a tracées. Lorsque nous entendons : « Il était a la vraie lumière », ne cherchons rien de plus, nous ne pouvons en savoir davantage, ni atteindre plus haut. Si Dieu avait engendré son Fils comme les hommes engendrent, il y aurait nécessairement quelque espace de temps entre celui qui engendre et celui qui est engendré : mais puisqu’il l’a engendré d’une manière ineffable, propre et convenable à un Dieu, cessons de nous servir de ces expressions : « Avant » et « Après », car ce sont là des noms qui appartiennent au temps : mais le Fils est le créateur même de tous les siècles.
2. Il n’est donc pas son Père, direz-vous, mais son frère. Où est-elle, je vous prie, cette nécessité ? Si nous disions que le Père et le Fils sont sortis de différente racine, ou ne sont pas de même substance, vous pourriez avoir raison de parler de la sorte : mais si nous sommes bien éloignés de cette impiété, si nous disons que le Père est sans commencement, et n’a point été engendré, et que le Fils est véritablement sans commencement, mais qu’il est engendré du Père, en quoi cette idée conduit-elle nécessairement au langage impie que vous tenez ? Car le Fils est la splendeur ! or, la splendeur est comprise et renfermée dans la même nature dont elle est la splendeur. C’est pour cette raison que saint Paul, afin que vous n’alliez pas vous figurer qu’il y a un milieu entre le Père et le Fils, l’a ainsi appelé. C’est là, en effet, ce qu’exprime le nom de splendeur.
L’apôtre, après cet exemple, redresse les pensées absurdes qui pouvaient naître de là dans l’esprit des insensés. Que ce nom de splendeur, dit-il, que vous venez d’entendre, ne vous – donne pas lieu de croire que le Fils n’ait pas sa propre hypostase, c’est là un sentiment impie, une folie qu’il faut laisser aux sabelliens et aux marcelliens : mais nous, nous sommes bien éloignés de cette doctrine nous enseignons que le Fils existe dans sa propre hypostase : voilà pourquoi saint Paul, au nom de splendeur, joint celui de « caractère de sa substance » (Héb. 1,3) ; par où il marque qu’il a sa propre hypostase, et montre que sa substance est la même que celle dont il est le caractère. Un nom seul, comme je l’ai déjà dit, n’est pas suffisant pour apprendre aux hommes ce qu’ils doivent croire au sujet de Dieu. Il faut se tenir pour content si, après en avoir joint plusieurs ensemble, on sait tirer ensuite de chacun ce qui convient véritablement à la Divinité. C’est de tette manière que nous pourrons dignement glorifier Dieu ; je dis dignement, c’est-à-dire, autant qu’il est en nous et que nous en sommes capables.
Que s’il est quelqu’un qui ose croire qu’il peut dignement parler de Dieu, et assurer qu’il le connaît comme on se connaît soi-même, personne assurément ne le connaît moins. Instruits de ces vérités, soyons soigneux de bien retenir ce que nous ont appris du Verbe ceux qui, dès le commencement, l’ont vu de leurs propres yeux, et en ont été les ministres ; et n’ayons pas la curiosité de chercher à en savoir davantage. Cette maladie cause deux grands maux dans celui qui en est infecté l’un, qu’il se tourmente vainement à chercher ce qu’il ne peut trouver ; l’autre, qu’il irrite la colère de Dieu, en s’efforçant de renverser les bornes qu’il a mises lui-même. Mais jusqu’à quel point cela excite sa colère, c’est ce qu’il n’est pas nécessaire de vous dire, puisque vous le savez tous.
C’est pourquoi, rejetons et fuyons la témérité et l’arrogance des hérétiques. Écoutons la parole de Dieu avec crainte et avec tremblement, afin qu’il nous protège incessamment ; car il dit : « Sur qui jetterai-je les yeux, sinon sur celui qui est doux et humble et paisible, et qui écoute mes paroles avec tremblement ? » (Ps. 66,2) Rejetant donc cette vaine curiosité, brisons nos cœurs, pleurons nos péchés, ainsi que Jésus-Christ nous le commande : soyons touchés de componction au souvenir de nos crimes, et repassons exactement dans notre esprit toutes les fautes que nous avons commises jusqu’à présent : appliquons tous nos soins et toutes nos forces à nous en laver entièrement. Car Dieu nous a donné pour cela bien des voies et des moyens. « Déclarez le premier », nous dit-il, « vos iniquités, afin que vous soyez justifié ». (Is. 43,26, Sept) Et encore : « J’ai dit : Je confesserai au Seigneur contre moi-même mon injustice, et vous m’avez » aussitôt « remis l’impiété de mon cœur ». (Ps. 31,6, Sept) Repasser souvent ses péchés dans sa mémoire, et s’en accuser, c’est ce qui ne sert pas peu à en diminuer le poids et l’énormité.
Mais voici un second moyen de laver ses péchés encore plus efficace : Ne vous mettez point en colère contre celui qui vous a offensé ; pardonnez à tous ceux qui ont commis des fautes contre vous. En voulez-vous apprendre un troisième ? Daniel va vous le donner, écoutez-le : « C’est pourquoi rachetez vos péchés par les aumônes, et vos iniquités par les œuvres de miséricorde envers les pauvres ». (Dan. 4,24) Il y en a encore un autre : c’est l’oraison fréquente, et la persévérance dans les prières qu’on fait à Dieu. Le jeûne également, s’il est joint à la douceur et à la charité envers le prochain, n’est pas d’une légère consolation, il contribue à la rémission des péchés, il éteint le feu de la colère de Dieu : « Car l’eau éteint le feu, lorsqu’il est le plus ardent, et l’aumône lave les péchés ». (Sir. 3,28) Marchons donc dans toutes ces voies : si nous ne cessons pas d’y marcher, si nous employons tout notre temps et tous nos soins à ces pratiques, non seulement nous laverons nos péchés passés, mais nous amasserons aussi de grands trésors pour l’autre monde. Car nous ne donnerons point de prise au diable, nous ne nous laisserons aller ni à la paresse, ni à une pernicieuse curiosité. Car le démon met à profit ces occasions, entre autres, pour susciter les folles recherches et les controverses dangereuses, une fois qu’il nous a surpris dans l’oisiveté et dans la mollesse, et qu’il nous voit négliger la vertu. Mais nous, soyons attentifs à lui fermer cette entrée, veillons et soyons sobres, afin qu’après nous être donné quelques petites peines dans cette vie qui est si courte, nous jouissions des biens immortels pendant toute l’éternité, par la grâce et pat la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit la gloire au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE VIII.[modifier]

CELUI-LÀ ÉTAIT LA VRAIE LUMIÈRE, QUI ILLUMINE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE. (JUSQU’AU VERSET 9)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi Jésus-Christ, vraie lumière, n’illumine pas tous les hommes.
  • 2. Réponses aux questions des gentils. Que faisait Jésus-Christ avant son avènement, etc. ? – On ne peut s’attacher aux choses de la terre, et rechercher comme il faut celles du ciel. – Grande différence entre les serviteurs de Jésus-Christ, et les serviteurs de l’argent.— Servir Dieu qui récompense magnifiquement.


1. Je reprends le texte de mon dernier sermon : car rien n’empêche, mes frères, d’examiner les mêmes paroles, puisque l’exposition des dogmes, auxquels nous nous arrêtâmes, ne nous permit pas de vous expliquer tout ce dont on vous avait fait la lecture. Où sont donc ceux qui disent que le Fils n’est pas vrai Dieu ? C’est pourtant lui qui est appelé la vraie lumière, et ailleurs la vérité même, la vie même. Mais nous approfondirons davantage ces paroles, et nous les expliquerons plus clairement, lorsque nous y serons arrivés.
Maintenant, et avant de passer outre, il est nécessaire d’examiner les paroles de mon texte, et de les expliquer à votre charité. Je dis donc : si le Fils illumine tout homme venant en ce inonde, comment y a-t-il tant d’hommes qui ne sont point illuminés ? car tous ne croient pas en Jésus-Christ, tous ne lui rendent pas le culte qui lui est dû. Comment donc illumine-t-il tout homme ? il l’illumine autant qu’il est en lui. Mais si quelques-uns ferment de plein gré les yeux de leur âme, pour ne point recevoir les rayons de cette lumière, et demeurent dans les ténèbres, il ne faut pas s’en prendre à la nature de la lumière, mais à la malignité de ceux qui se privent volontairement de ce don ; car la grâce est répandue dans tous : elle ne rejette ni le Juif ni le gentil, ni le barbare, ni le scythe, ni le libre, ni l’esclave (Col. 3,2), ni l’homme, ni la femme, ni le vieux, ni le jeune, mais elle les reçoit tous également, et les appelle tous sans distinction. C’est pourquoi ceux qui ne veulent pas profiter d’un si grand bienfait, ne doivent imputer leur aveuglement qu’à eux-mêmes ; la porte est ouverte à tout le monde, personne n’en ferme l’accès : si donc quelques-uns s’obstinent à demeurer dehors, c’est par leur propre faute qu’ils périssent : « Il était dans le monde » ; mais ce n’est pas à dire qu’il fût du même âge que le monde loin de nous une pareille pensée. Voilà pourquoi l’évangéliste ajoute : « Et le monde a été fait par lui », par où il vous ramène à l’existence du Fils unique avant les siècles : car celui qui est une fois instruit que tout ce vaste univers est l’ouvrage de ses mains (manquât-il tout à fait de raison, fût-il ennemi déclaré de la gloire de Dieu) est forcé de confesser malgré lui que le Créateur est avant les créatures.
Voilà pourquoi la folie de Paul de Samosate m’étonne toujours davantage : j’admire qu’il ait pu combattre une vérité si lumineuse et si éclatante, et se jeter de gaieté de cœur dans le précipice : car il n’est pas tombé dans l’erreur par ignorance, il l’a embrassée avec pleine connaissance de la vérité comme les Juifs. En effet, comme ceux-ci l’ont trahie par complaisance pour les hommes (ils savaient que Jésus-Christ était le Fils unique de Dieu, mais ils ne l’ont pas confessé par crainte de leurs princes, et pour n’être pas chassés de la synagogue), on rapporte de même que l’autre a trahi sa conscience et perdu son salut par complaisance pour une certaine femme[33]. Et certes la vaine gloire est un cruel et très-dangereux tyran ; elle peut aveugler les yeux des sages mêmes, s’ils ne sont vigilants et attentifs. Si les présents ont ce pouvoir, cette passion, bien plus forte, le peut encore davantage. Voilà pourquoi Jésus-Christ disait aux Juifs : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des hommes, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ? » (Jn. 5,44)
« Et le monde ne l’a point connu (10) ». L’évangéliste appelle ici le monde cette multitude de gens corrompus qui n’a de goût et d’empressement que pour les choses de la terre, la foule, la populace, le peuple insensé ; car les amis de Dieu, les grands hommes, l’avaient tous connu, avant même son incarnation. Jésus-Christ le dit nommément du grand patriarche : « Abraham votre père », dit-il, « a désiré avec ardeur de voir mon jour : il l’a vu, et il en a été rempli de joie ». (Jn. 8,56) Et de même de David, en disputant contre les Juifs : « Comment donc », leur dit-il, « David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite ? » (Mt. 22,43) Souvent aussi en les combattant il nomme Moïse ; l’apôtre saint Pierre le déclare des autres prophètes, car il assure que tous les prophètes, depuis Samuel, ont connu Jésus-Christ, et ont prédit son avènement longtemps auparavant : « Tous les prophètes », dit-il, « qui sont venus de temps en temps depuis Samuel, ont prédit ce qui est arrivé en ces jours ». (Act. 3,24) Il s’est fait voir, et il a parlé à Jacques et à son père, et même à son grand-père (1Cor. 15,5-8) ; il leur a fait beaucoup et de très-grandes promesses, et il les a effectivement accomplies.
Pourquoi, répliquerez-vous, dit-il donc lui-même : « Beaucoup de prophètes ont souhaité de voir ce que vous voyez et ne l’ont point vu, et d’entendre ce que vous entendez et ne l’ont point entendu ? » (Lc. 10,24) Est-ce qu’ils n’en ont point eu la connaissance ? Ils l’ont eue sûrement, et je tâcherai de le démontrer par le même endroit par lequel quelques-uns croient prouver le contraire. Jésus-Christ dit : « Beaucoup ont souhaité de voir ce que vous voyez ». Ils ont donc connu qu’il devait venir parmi les hommes, et accomplir ce qu’il a véritablement accompli : car s’ils n’avaient point eu cette connaissance, ils n’auraient pas formé ce souhait. Personne, en effet, ne peut désirer de voir ce dont il n’a nulle connaissance, nulle idée. C’est pourquoi ils ont connu le Fils de Dieu, et ils ont su qu’il devait venir parmi les hommes.
Quelles sont donc ces choses qu’ils n’ont point connues, qu’ils n’ont point entendues ? Ce sont celles-là même que vous voyez et que vous entendez maintenant. Les prophètes ont entendu sa voix et l’ont vu ; mais ils ne l’ont pas vu incarné, conversant avec les hommes, leur parlant familièrement : voilà ce que Jésus-Christ déclare lui-même ; car il n’a pas dit simplement : Ils ont désiré de me voir. Mais qu’a-t-il dit ? « Ils ont désiré de voir ce que vous voyez ». Il n’a pas dit : ils ont désiré de m’entendre ; mais : « Ils ont désiré d’entendre ce que vous entendez ». C’est pourquoi, s’ils n’ont pas vu son avènement dans la chair, du moins ils ont connu que Celui qu’ils désiraient de voir viendrait un jour dans le monde, et ils ont cru en lui, quoiqu’ils ne layent point vu incarné.
Mais les gentils pourront nous attaquer et nous adresser cette question : Que faisait Jésus-Christ dans ces premiers temps auxquels il n’avait point encore soin du genre humain ? Et pourquoi aussi est-il venu à la fin des temps prendre soin de notre salut, après t’avoir négligé pendant tant de siècles ? À quoi nous répondrons qu’il était venu dans le monde avant cet avènement même ; qu’il y avait préparé la voie aux œuvres qu’il devait opérer, et qu’il s’était fait connaître à tous ceux qui en étaient dignes. Que si, pour n’avoir pas été connu de tous, mais seulement des gens de bien et des personnes de vertu, vous dites qu’il a été inconnu et ignoré des hommes, vous pourrez également dire qu’encore maintenant il n’est pas adoré de tous, à cause qu’aujourd’hui même tous ne le connaissent pas ; mais comme dans le temps présent, pour être inconnu et ignoré de beaucoup, personne, toutefois, n’osera avancer qu’il ne soit pas connu de plusieurs ; de même on ne doit pas douter que, dans ces premiers temps, il n’ait été connu de plusieurs, ou plutôt de tout ce qu’il y avait alors de grand et d’admirable parmi les hommes.
2. Que si quelqu’un me fait cette demande Et pourquoi, dans ce temps-là, tous ne se sont-ils pas attachés à lui et ne lui ont-ils pas tous rendu le culte qui lui est dû, mais seulement les justes ? moi, à mon tour, je leur ferai celle-ci : Pourquoi, à présent même, tous ne le connaissent-ils pas ? Mais plutôt, pourquoi m’arrêté-je à parler de Jésus-Christ ? car je puis demander du Père pourquoi et alors et maintenant tous ne l’ont-ils pas connu ! Il en est qui prétendent que tout marche au gré du hasard ; d’autres attribuent le gouvernement du monde aux démons ; il s’en trouve aussi qui imaginent et se forgent un second Dieu. Quelques blasphémateurs vont jusqu’à voir en lui-même la puissance contraire et enseigner que ses lois sont l’ouvrage du mauvais démon. Quoi donc ! dirons-nous qu’il n’y a point de Dieu, parce que quelques-uns disent qu’il n’y en a point ? dirons-nous que Dieu est mauvais, parce que quelques-uns ont l’impiété de le croire ? Mais c’en est assez, laissons là ces folies et ces horribles extravagances. Si nous fondions nos principes et nos dogmes sur le jugement et les raisonnements de ces furieux, rien ne nous empêcherait de tomber bientôt nous-mêmes dans la pire démence.
Et certes, quoiqu’il y ait des yeux faibles et délicats qui ne peuvent supporter la lumière, personne ne dira que le soleil soit de sa nature pernicieux aux yeux ; maison en juge d’après les bonnes vues, et on le dit lumineux ; quoique le miel semble amer à quelques malades, personne ne dira pour cela que le miel soit amer. Et on trouvera des gens qui, sur l’opinion de quelques esprits malades, ne craindront pas de décider, ou qu’il n’y a point de Dieu, ou qu’il y en a un mauvais, ou que l’action de la Providence n’est pas continue. Mais qui dira que ces sortes de gens aient l’esprit sain et le sens commun ? Qui ne les traitera pas au contraire de furieux et d’extravagants ?
« Le monde ne l’a point connu » ; mais « Ceux dont le monde n’était pas digne » (Héb. 11,38) l’ont connu. En disant quels sont ceux qui ne l’ont point connu, l’évangéliste indique d’un mot la cause de leur ignorance ; car il n’a pas simplement dit : Personne ne l’a connu, mais il a dit : « Le monde ne l’a point connu », c’est-à-dire, ces hommes qui sont uniquement attachés au monde, et qui n’ont d’affection que pour lui. Et c’est ainsi que Jésus-Christ a coutume de les appeler, comme quand il dit « Père saint, le monde ne vous a point connu ». (Jn. 17,25) Par où il est visible, comme nous vous l’avons fait remarquer, que ce n’est pas seulement le Fils que le monde n’a point connu, mais encore le Père. Rien en effet ne trouble et n’obscurcit autant l’esprit que de désirer avec ardeur les choses présentes. Instruits de cette vérité, mes frères, séparez-vous du monde, et éloignez-vous des choses charnelles, autant que cela se peut ; en effet, ce n’est pas à perdre des choses viles et de nul prix que vous expose l’attachement au monde ; mais à perdre le bien suprême ; l’homme qui est fortement épris des choses présentes n’est point capable de s’attacher à celles du ciel (1Cor. 2,14) ; il faut que celui qui recherche les unies perde les autres. « Vous ne pouvez servir tout ensemble », dit Jésus-Christ, « Dieu et l’argent » (Lc. 16,13) ; nécessairement il faut aimer l’un et haïr l’autre. Voilà ce que l’expérience toute seule nous crie assez haut ceux qui n’ont nul désir des richesses, qui s’en moquent et les méprisent, voilà ceux qui aiment Dieu, comme on doit l’aimer ; et de même ceux qui convoitent l’opulence, sont précisément ceux qui aiment le moins Dieu ; car une âme éprise de l’amour des richesses ne s’abstiendra pas facilement des actions ni des paroles qui excitent la colère de Dieu, puisqu’elle sert un autre maître qui lui commande de faire tout ce que défend la loi du Seigneur.
C’est pourquoi, revenez à vous, sortez de votre sommeil ; et pensant à Celui dont nous sommes les serviteurs, n’aimons que son royaume ; pleurons et gémissons sur le temps passé, durant lequel nous avons été les esclaves de l’argent ; secouons une bonne fois ce joug pesant, ce joug insupportable ; et portons avec persévérance celui de Jésus-Christ qui est doux et léger ; il ne nous commandera rien de ce que l’argent commande ; car celui-ci nous ordonne de haïr tous les hommes, mais Jésus-Christ nous commande au contraire de les chérir et de les aimer tous ; l’un nous attachant à la boue, à l’argile, je veux dire à l’or, ne nous laisse pas même respirer durant la nuit ; l’autre nous délivre de ces soins superflus et insensés, et nous commande de nous amasser des trésors dans le ciel, non d’injustices faites au prochain, mais d’œuvres de justice ; l’un, après bien des sueurs et des misères qu’il nous fait essuyer, ne pourra pas nous secourir, lorsque nous serons condamnés au dernier supplice, et que, pour avoir obéi à ses lois, nous souffrirons des tourments infinis ; que dis-je ? il ne fera qu’attiser la flamme ; l’autre, s’il nous a commandé de donner à boire un verre d’eau froide (Mt. 10, 42), ne permettra même pas qu’un si léger bienfait soit privé de rémunération, mais il le récompensera largement.
Ne serait-il donc pas d’une extrême folie de négliger le service d’un Maître si doux, et qui récompense magnifiquement ses serviteurs, pour servir un tyran ingrat, quine peut aider ses esclaves, ses courtisans, ni en ce monde ni en l’autre ? Qu’il ne retire pas du supplice ceux qui y sont condamnés, ce n’est point en quoi consiste tout le mal et le dommage ; mais c’est, comme j’ai dit, en ce qu’il accable ses serviteurs d’une infinité de peines et de misères. Car en l’autre monde on verra que la plupart des damnés n’ont été livrés aux supplices que pour avoir servi l’argent, aimé l’or et n’avoir pas fait l’aumône aux pauvres.
Pour nous, de peur d’être condamnés à ces tourments, répandons nos biens avec libéralité sur les pauvres ; garantissons notre âme et des soins importuns et nuisibles de cette vie, et du supplice réservé aux coupables dans l’autre ; formons-nous dans le ciel un dépôt de bonnes œuvres ; au lieu d’amasser les richesses terrestres, faisons-nous des trésors qui ne puissent ni périr, ni nous être ravis ; des trésors qui puissent entrer avec nous dans le ciel, qui puissent nous protéger à l’heure critique et nous rendre notre Juge propice. Plaise à Dieu que ce Juge, nous étant propice et favorable, et à présent et au jour de son jugement, nous jouissions avec liberté des biens qu’il a préparés dans le ciel pour ceux qui l’aiment comme il doit être aimé ! Je vous le souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigueur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, aujourd’hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IX.[modifier]

IL EST VENU CHEZ. SOI, ET LES SIENS NE L’ONT POINT REÇU. (JUSQU’AU VERSET 11)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les siens ne l’ont pas reçu. – Qui sont les siens ? – Les Juifs d’abord, qui étaient son peuple choisi, puis ceux des antres hommes qui n’ont pas cru en lui et qui lui appartiennent comme ses créatures.
  • 2. L’incrédulité, cause de l’aveuglement des Juifs : l’orgueil, cause de leur incrédulité. – la grâce que Dieu a miséricordieusement répandue sur les gentils ne fait aucun tort aux Juifs – Saint Paul les reprend et rabaisse leur orgueil et leur insolence. – Ils sont jaloux du salut des gentils. – L’orgueil rend toutes les vertus inutiles.


1. Si vous gardez fidèlement dans votre mémoire nos précédentes instructions, ce sera pour nous un encouragement à continuer notre tâche avec un redoublement d’ardeur, dans la certitude que nos efforts ne sont point perdus. Si vous vous souvenez de ce que nous avons dit, vous aurez plus de facilité à comprendre la suite, et nous, nous aurons moins de peine, car nous serons secondés par votre zèle qui vous fera voir plus nettement ce qu’il nous reste à vous exposer. Celui qui oublie continuellement ce qu’on vient de lui enseigner, aura toujours besoin d’un maître, et ne saura jamais rien ; mais celui qui retient ce qu’on lui a enseigné, et qui y ajoute ce qu’on lui enseigne de nouveau, de disciple qu’il était, deviendra bientôt maître lui-même, et se rendra utile et à soi et aux autres. Voilà le fruit que j’attends de mes discours, si je n’augure pas trop de votre zèle à venir m’écouter. Commençons donc, déposons l’argent du Seigneur dans vos âmes, comme dans un trésor très-fidèle et très sûr, et tâchons de vous expliquer, autant que la grâce du Saint-Esprit nous donnera de force et de lumière, le sujet que nous nous sommes proposés de traiter aujourd’hui.
L’évangéliste, parlant des premiers temps, avait dit : « Le monde ne l’a point connu ». Maintenant il descend au temps de la prédication et il dit : « Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu ». Il appelle en cet endroit les siens, les Juifs, comme étant particulièrement son peuple, ou même tous les hommes, comme ayant été créés par lui. Et comme, s’étonnant de la folie de plusieurs et rougissant pour notre commune nature, il disait là que le monde, qui a été fait par lui, n’avait point connu son Créateur ; de même ici sa douleur et son affliction de l’ingratitude des Juifs et de plusieurs autres, le poussant à prononcer une plus forte et plus griève accusation, il dit : « Les siens ne l’ont point reçu », quoiqu’il soit venu chez eux. Et non seulement lui, mais encore les prophètes ont dit avec étonnement la même chose ; saint Paul en a aussi marqué sa surprise.
Écoutez d’abord la voix des prophètes parlant au nom de Jésus-Christ : « Un peuple que je n’avais point connu m’a été assujetti : il a m’a obéi aussitôt qu’il a entendu ma voix. Des enfants étrangers m’ont manqué de fidélité ; des enfants étrangers sont tombés dans la vieillesse ; ils ont boité et n’ont plus marché et dans leurs voies ». (Ps. 17,48) Et encore : « Ceux à qui il n’a point été parlé de lui le verront, et ceux qui n’ont point ouï entendront ». Et : « J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas ; je me suis fait a voir à ceux qui ne demandaient point à me connaître[34] ». (Is. 65,1) Saint Paul écrit aux Romains en ces termes : « Après cela, que dirons-nous, sinon qu’Israël, qui recherchait la justice, ne l’a point trouvée ; mais que a ceux qui ont été choisis de Dieu l’ont trouvée ? » (Rom. 11,7) Et ailleurs : « Que dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient point la justice ont embrassé la justice ; et que les Israélites, au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point venus à la loi de la justice ? » (Rom. 9,30)
C’est effectivement une chose surprenante devoir que ceux qui sont nourris dans la doctrine des prophètes, à qui on lit tous les jours Moïse, qui parle en mille endroits de l’avènement de Jésus-Christ, et les prophètes de l’époque postérieure ; que ceux qui ont vu Jésus-Christ même opérant continuellement des miracles, ne demeurant et ne conversant qu’avec eux, et ne permettant point encore alors à ses disciples d’aller vers les gentils, ni d’entrer dans les villes des Samaritains (Mt. 10,5), ce qu’il ne faisait pas lui-même ; mais qui leur disait souvent qu’il n’avait été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël (Mt. 15,24) : il y a, dis-je, de quoi s’étonner, qu’après tant de miracles opérés en leur faveur, les Juifs, à qui on lisait tous les jours les prophètes, et qui ont entendu les continuelles prédications de Jésus-Christ même, se soient rendus si aveugles et si sourds, qu’aucune de ces preuves n’ait pu les amener à croire en Jésus-Christ.
Les gentils, au contraire, privés de tous ces avantages, n’avaient aucunement ouï parler des divins oracles : il ne s’en était pas même présenté à eux la moindre idée en songe, mais des fables insensées (car c’est ainsi que j’appelle la philosophie des païens), occupaient tout leur temps et faisaient toute leur science ; uniquement appliqués et livrés aux rêveries des poètes, ils s’étaient attachés au culte des idoles de bois et de pierre ; et, soit sur le dogme, soit sur la morale, ils n’avaient nulle idée bonne ou saine : leur vie était encore plus impure et plus criminelle que leur doctrine. Et, en effet, pouvait-on attendre autre chose de gens qui voyaient leurs dieux se plaire aux crimes les plus infâmes ; des dieux dont le culte ne consistait qu’en des paroles obscènes et des actions encore plus obscènes et plus impudiques, et qui se trouvaient par là fêtés et honorés ; des dieux auxquels on rendait hommage par des meurtres abominables et des massacres d’enfants, en quoi leurs adorateurs ne faisaient que suivre leur exemple.
Ces hommes, toutefois, qui étaient ainsi tombés dans l’abîme même de la corruption et de la méchanceté, en ont été tout à coup retirés comme par une espèce de ressort et de machine, et se sont montrés à nous du haut des cieux dans tout l’éclat de la gloire.
Mais comment et par quelle voie ce prodige est-il arrivé ? Saint Paul nous l’apprend, écoutez-le, car ce bienheureux apôtre n’a pas cessé de chercher soigneusement la cause de cet événement extraordinaire jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée pour nous la découvrir ensuite. Quelle est-elle, et d’où venait aux Juifs un si grand aveuglement ? Apprenez-le de celui à qui avait été confié le ministère de la prédication.
Que dit donc saint Paul pour dissiper le doute où plusieurs étaient ? Les Juifs, dit-il, « ne connaissant point la justice qui vient de Dieu, et s’efforçant d’établir leur propre justice, ne se sont point soumis à Dieu pour recevoir cette justice qui vient de lui ». (Rom. 10,3) Voilà l’origine de leur malheur. L’Apôtre l’explique encore ailleurs en d’autres termes : « Que dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient point la justice ont embrassé la justice, et la justice qui vient de la foi ; et que les Israélites, au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point parvenus à la loi de la justice ? » Dites-nous, grand apôtre, quelle en est la raison ? « C’est parce qu’ils ne l’ont point recherchée par la foi, car ils se sont heurtés contre la pierre d’achoppement » (Rom. 9,30-32) ; c’est-à-dire leur incrédulité a été la cause de leurs maux, et c’est de leur orgueil qu’est née leur incrédulité.
Les Juifs, qui avaient auparavant de grands avantages sur les gentils, comme d’avoir reçu la loi, de connaître Dieu, et bien d’autres que Saint Paul rapporte[35], voyant qu’après l’avènement de Jésus-Christ les gentils qui avaient été appelés à la foi jouissaient également avec eux des mêmes honneurs et des mêmes prérogatives ; qu’après avoir embrassé la foi il n’y avait nulle différence, nulle distinction entre le circoncis et l’incirconcis, passèrent de l’orgueil à la jalousie, et ne purent souffrir cette immense et ineffable miséricorde du Seigneur : ce qui ne venait que de leur orgueilleuse insolence, de leur méchanceté et de leur égoïsme.
2. Mais, ô les plus insensés de tous les hommes ! quel tort Dieu vous a-t-il fait en étendant sa divine providence sur les autres nations ? la participation des autres à la même grâce et aux mêmes bienfaits a-t-elle diminué vos biens ? mais la malignité est aveugle, et elle se rend difficilement compte de ce qu’il convient de faire. Les Juifs donc, aigris et irrités de voir que d’autres allaient participer à leur liberté, ont eu la rage de se plonger eux-mêmes le poignard dans le sein, et par là ils se sont exclus, comme de juste, de la miséricorde de Dieu. Jésus-Christ leur dit : « Mon ami, je ne vous fais point de tort ; pour moi je veux donner à ceux-ci autant qu’à vous ». (Mt. 20,13-14) Mais disons plutôt qu’ils ne méritent pas même qu’on leur tienne ce langage. Celui à qui il s’adresse, s’il souffrait avec peine, s’il se plaignait que son maître donnât une pareille récompense à ses compagnons, pouvait du moins représenter ses peines, ses sueurs ; qu’il avait travaillé tout le long du jour, et qu’il avait porté 1e poids de la chaleur ; mais ceux-ci, qu’ont-ils à dire ? que peuvent-ils alléguer ? certainement, rien de semblable. Ils n’ont en eux que lâcheté, qu’intempérance et mille autres vices dont les prophètes, les accusaient et leur faisaient des reproches continuels, et, par ces vices, ils n’offensaient pas moins Dieu que les gentils. Saint Paul le déclare quand il dit : « Car il n’y a nulle différence entre le juif et le gentil, parce que tous ont péché et ont besoin, de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce ». (R. 3,22, 23, 24)
L’apôtre traite pleinement ce sujet dans cette épître, et le fait d’une manière très utile et très-prudente. Au commencement il montre qu’ils ont mérité même d’être plus sévèrement punis que les gentils. « Car », dit-il, « tous ceux qui ont péché étant sous la Loi, seront jugés par la Loi (Rom. 2,12), c’est-à-dire, avec plus de rigueur, parce qu’outre – la nature, ils auront aussi la Loi pour accusatrice : et non seulement pour cela, mais encore pour avoir été cause que les nations ont blasphémé Dieu : « Car », dit l’Écriture, « vous êtes cause que le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations ». (Is. 52,5 ; Rom. 2,24)
La vocation des gentils était donc ce qui irritait le plus les Juifs. Car les fidèles circoncis en étaient eux-mêmes frappés d’étonnement c’est pourquoi, lorsque saint Pierre fut de retour de Césarée à Jérusalem, ils lui firent des reproches et des plaintes d’avoir été chez des hommes incirconcis, et d’avoir mangé avec eux. (Act. 11,3 et suiv) Et après qu’il leur eut appris qu’il n’avait rien fait que par l’ordre de Dieu, ils s’étonnaient encore de voir (lue la grâce du Saint-Esprit se répandait aussi sur les gentils (Act. 10,45) : en quoi ils montraient visiblement qu’ils ne s’y étaient jamais attendus. Saint Paul sachant donc bien que c’était là ce : qui les piquait et les chagrinait le plus, ne perd aucune occasion de réprimer leur orgueil et de rabaisser leur hauteur et leur insolence.
Voyez, mes frères, comment il s’y prend après avoir disputé contre les gentils, avoir montré qu’ils étaient tout à fait inexcusables, qu’ils n’avaient nulle espérance de salut, et leur avoir vivement reproché leurs erreurs et leurs dissolutions, il adresse la parole aux Juifs il raconte d’abord ce que le prophète avait dit d’eux, qu’ils étaient méchants, fourbes, trompeurs, qu’ils étaient tous devenus inutiles, que nul d’eux ne cherchait Dieu, – mais que tous s’étaient détournés de la droite voie (Ps. 13,3-5, et 52, 3-4), et bien d’antres choses semblables, à quoi il ajoute : « Or, nous, savons que toutes les paroles de la Loi s’adressent à ceux qui sont sous la Loi, afin que toute bouche soit, fermée, et que tout le monde se reconnaisse condamnable devant Dieu…… Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu ». (Rom. 3,19, 23) De quoi donc, ô Juifs ! pouvez-vous vous glorifier ? d’où vous vient tant d’orgueil ? On vous a aussi fermé la bouche, votre confiance vous est ôtée, vous êtes condamnables avec tout le monde, et vous avez besoin, comme les autres, d’être justifiés gratuitement.
Et certes, quand même vous auriez toujours bien vécu, quand même vous auriez sujet d’avoir une grande confiance en Dieu, vous n’auriez jamais dû porter envie à ceux à qui le Seigneur, par sa bonté, a bien voulu faire miséricorde et accorder la grâce du salut. Car c’est le fait d’une extrême méchanceté de ne pouvoir souffrir qu’on fasse du bien aux autres, et principalement quand il ne vous en revient aucun mal. Encore, si le salut d’autrui vous faisait tort, vos plaintes seraient excusables, bien que peu dignes d’hommes instruits dans la sagesse ; mais si le malheur d’autrui n’augmente pas votre récompense, et si son bonheur ne diminue point le vôtre, pourquoi volis affliger qu’un autre ait reculé salut gratuitement ? Il fallait donc, comme je l’ai dit, quand même votre vie aurait été irréprochable, ne vous pas chagriner que Dieu ait étendu la grâce du salut sur les gentils. Mais vous-mêmes étant coupables des mêmes péchés et ayant également offensé le Seigneur, que vous ne puissiez supporter qu’il fasse du bien aux autres, que vous vous vantiez d’avoir seuls droit i la grâce, ce n’est point là seulement une marque d’orgueil et d’envie, c’est encore une si grande et si extrême folie, qu’elle vous vend dignes des supplices les plus rigoureux. Car vous avez planté l’orgueil dans votre cœur, et l’orgueil est la racine de tous les maux.
Voilà pourquoi un Sage disait : « Le principe de tout péché, est l’orgueil » (Sir. 10,15), c’est-à-dire, l’orgueil est la racine, la source et le père de tout péché. C’est l’orgueil qui a fait déchoir le premier homme de sa félicité primitive. Le diable par qui il fut trompé, c’est l’orgueil encore qui l’avait fait tomber lui-même de la sublime dignité où il était élevé : il le savait bien, ce malin esprit, que ce péché avait la force de chasser du ciel même ceux qui en sont atteints : aussi prit-il cette voie pour dépouiller Adam de tous ses honneurs. C’est en enflant son cœur de l’orgueilleuse espérance de devenir égal à Dieu, qu’il l’a abattu, et l’a précipité au fond de la terre. Rien n’est en effet plus capable d’éloigner de nous la miséricorde de Dieu, et de nous livrer au feu de l’enfer que la tyrannie de l’orgueil. Quand elle possède notre cœur, toute notre vie devient impure : fussions-nous chastes et vierges : fussions-nous adonnés au jeûne, à la prière, à l’aumône et aux plus saintes pratiques : « Tout homme », dit l’Écriture, « qui a le cœur superbe, est souillé devant le Seigneur ». (Prov. 16,5, Sept)
Réprimons donc, mes chers frères, réprimons cette élévation, cette enflure du cœur, si nous voulons être purs et échapper au supplice qui a été préparé pour le diable. Écoutez ce que dit saint Paul, et vous apprendrez que l’orgueilleux sera condamné au même supplice que le diable : « Que ce ne soit point un néophyte », dit-il, « de peur que, s’élevant d’orgueil, il ne tombe dans le jugement et dans le piège du diable ». (1Tim. 3,6-7) Que veut dire le saint apôtre parle mot de « jugement ? » il veut dire : la même condamnation, le même supplice. Mais comment éviterez-vous ce malheur ? vous l’éviterez, si vous réfléchissez en vous-même sur votre nature, sur la multitude de vos péchés, sur la grandeur des tourments si vous considérez combien est fragile et périssable ce qui paraît brillant en ce monde, et que tout cela se flétrit plus vite que l’herbe et les fleurs du printemps. Non, le diable, quelque effort qu’il fasse, ne pourra pas facilement enfler nos cœurs d’orgueil, ni nous prendre en trahison, si nous nous occupons souvent de ces pensées, et si nous nous rappelons continuellement le souvenir des hommes les plus distingués par leurs vertus. Que le Dieu des humbles, le bon Dieu, le Dieu clément, nous donne et à vous et à moi un cœur contrit et humilié 1 Par là tout le reste nous deviendra facile pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui, et avec qui gloire au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE X.[modifier]

IL EST VENU CHEZ SOI, ET LES SIENS NE L’ONT POINT REÇU. (JUSQU’AU VERSET, 14)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Dieu ne force et ne ; contraint point notre libre arbitre.
  • 2. Ce que signifie cette parole : Il est venu. – Que ceux qui n’ont pas voulu recevoir Jésus-Christ sont assez punis par le fait et par les suites de ce refus. – Effets du baptême.
  • 3. Qu’il dépend de nous de conserver la pureté de notre baptême. – Peines et châtiments de ceux qui souillent la robe qu’ils ont reçue dans le baptême. – La foi et la pureté de la vie nécessaires au salut. – De quelle robe doivent se revêtir ceux qui sont appelés aux noces royales.


1. Dieu, qui est clément, libéral et magnifique dans ses dons, Dieu, mes chers frères, n’oublie et n’omet rien de ce qu’il faut pour que nous brillions par l’éclat de nos vertus, parce qu’il veut que nous nous rendions dignes de son approbation ; et ce n’est point par force ou par contrainte qu’il veut que nous allions à lui ; mais il invite, il attire par les bienfaits tous ceux qui veulent se laisser persuader. Voilà pourquoi, à sa venue, les uns l’ont reçu, les autres, repoussé : c’est qu’il ne veut point de serviteur qui le serve malgré soi, ou forcément ; mais il veut que tous viennent à lui librement et volontairement, et qu’ils lui rendent des actions de grâces de cette sorte de servitude.
Les hommes ont besoin de l’aide des serviteurs, voilà pourquoi ils les soumettent malgré eux à la loi de l’obéissance ; mais Dieu n’ayant besoin de personne (Act. 17,25), n’étant nullement sujet aux nécessités qui pèsent sur nous, et ne faisant rien que pour notre salut, laisse tout à notre libre arbitre et à notre volonté ; c’est pourquoi il ne force et ne contraint personne, et dans tout ce qu’il fait il n’a en vue que notre utilité. En effet, servir Dieu forcément et malgré soi, ce serait la même chose que de ne le point servir du tout.
Pourquoi donc, direz-vous, punit-il ceux qui ne veulent point lui obéir ? Et pourquoi a-t-il menacé de l’enfer ceux qui ne gardent pas ses commandements ? c’est parce qu’étant bon, il prend un grand soin de nous, quoique nous ne lui soyons pas obéissants, et qu’il ne s’éloigne et ne se retire pas de nous, lors même que nous nous dérobons et que nous fuyons. Or, comme nous n’avons pas voulu entrer par cette première voie des dons et des grâces, ni nous rendre à la persuasion et aux bienfaits, il en a pris une autre, et c’est celle des supplices et des tourments, qui véritablement est très-rigoureuse, mais toutefois nécessaire. Car la première ayant été méprisée, la seconde est devenue absolument indispensable.
En effet, les législateurs établissent contre les coupables des peines nombreuses et sévères, et cependant nous ne les haïssons pas ; nous ne faisons que les en honorer davantage, car sans rien exiger de nous, et souvent même sans connaître ceux que protégeraient leurs lois, ils ont veillé et pourvu à notre sûreté et au bon ordre de la république, soit en comblant d’honneurs les gens de bien et les élevant aux dignités, soit en réprimant et punissant les malfaiteurs qui troublent le repos public. Que si, dis-je, nous les admirons et nous les aimons, ne devons-nous pas beaucoup plus admirer et aimer Dieu, qui a un si grand soin des hommes ? car il y a une différence extrême et infinie entre leurs soins et la providence que Dieu a pour nous : certes, les richesses de sa bonté sont ineffables, et surpassent tout ce qu’on en pourrait dire. Ici, mes frères, renouvelez votre attention « Il est venu chez soi », non par nécessité Dieu, comme je l’ai dit, n’a besoin de rien ; mais il est venu pour répandre ses grâces et ses bienfaits sur les siens. Et quoiqu’il soit venu pour leur utilité, pour leur faire du bien, ceux qui étaient les siens ne l’ont point reçu, ils l’ont au contraire rejeté. Et encore ne s’en sont-ils pas contentés ; mais après l’avoir jeté hors de la vigne, ils l’ont tué. (Mt. 21,39) Néanmoins, il ne les a point exclus de la pénitence ; mais il leur a promis que si, après une action si noire et si détestable, ils voulaient laver leurs crimes en croyant en lui, Il les rendrait égaux à ceux qui n’ont rien fait de semblable, et même à ses amis les plus dévoués.
Au reste, je ne parle point en l’air ni pour vous faire illusion : tout ce qui est arrivé à saint Paul en rend un assez éclatant témoignage. Paul avait persécuté Jésus-Christ après sa mort ; il avait lapidé par les mains de plusieurs[36] Étienne son martyr ; mais quand il eut fait pénitence, qu’il eut condamné ses premières erreurs et se fut rallié à celui qu’il avait persécuté, le divin Sauveur le mit aussitôt parmi ses amis, et au premier rang, en chargeant de l’annoncer et de répandre sa doctrine dans tout le monde, ce blasphémateur, ce persécuteur, cet impie (1Tim. 1,13) ainsi que dans la joie dont son âme est pénétrée en songeant à la miséricorde divine ; il ne rougit pas de le déclarer lui-même ; que dis-je ? il ne craint pas même de rendre publics à la face de tout l’univers, dans ses épîtres, et de graver, pour ainsi dire, sur une colonne, les crimes qui avaient précédé sa conversion ; persuadé qu’il était mieux d’exposer à la censure publique sa vie passée, afin que la grandeur du bienfait qu’il avait reçu de Dieu parût et éclatât manifestement, que de laisser dans l’ombré cette infinie et ineffable bonté dans la crainte de dévoiler aux yeux de tous ses propres égarements. Voilà pourquoi il parle très-souvent des persécutions qu’il a dirigées contre l’Église, des pièges qu’il lui a tendus et des guerres qu’il lui a faites. Tantôt il dit : « Je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu ». (1Cor. 15,9) Tantôt, Jésus-Christ « est venu a dans le monde sauver les pécheurs, entre lesquels je suis le premier ». (1Tim. 1, 15) Et encore : « Vous savez de quelle manière j’ai vécu autrefois dans le judaïsme, avec quel excès de fureur je persécutais l’Église de Dieu, et la ravageais ». (Gal. 1,13)
2. C’est en effet comme pour reconnaître publiquement la patience dont Jésus-Christ avait usé à son égard, en montrant quel homme, quel ennemi lui avait dû son salut, que le saint apôtre raconte ainsi librement la guerre qu’il lui faisait au commencement avec tant de fureur, donnant aussi par là une bonne espérance à ceux qui auraient pu se désespérer : car il dit que Jésus-Christ l’a reçu à pénitence, et lui a fait miséricorde, afin qu’il fût le premier en qui le divin Sauveur fit éclater son extrême patience et les immenses richesses de sa bonté, et qu’il devînt comme un modèle et un exemple à ceux qui croiront au Seigneur pour acquérir la vie éternelle. (1Tim. 1,16) Les hommes avaient commis des crimes trop énormes et trop grands pour en pouvoir jamais attendre le pardon, et c’était pour le faire connaître que l’évangéliste disait : « Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu ».
D’où est-il venu celui qui remplit tout, qui est présent partout ? Quel lieu a-t-il quitté celui qui tient et renferme tout dans sa main ? Véritablement il n’a quitté aucun lieu, et comment le pourrait-il ? mais il semble en quitter un en descendant chez nous. Comme étant dans le monde, il ne paraissait pas y être, parce qu’il n’y était pas encore connu ; il s’est ensuite fait connaître lui-même, lorsqu’il a bien voulu se revêtir de notre chair. Et c’est cette descente et cette manifestation que l’Écriture appelle sa venue.
Il y a de quoi s’étonner ici, mes chers frères, que le disciple ne rougisse pas de l’outrage qui a été fait à son maître[37], qu’il ne craigne pas de le consigner par écrit : mais cela même montre parfaitement son ardent amour pour la vérité. A bien considérer les choses, c’est pour les offenseurs qu’il faudrait rougir, et non pour l’offensé, qui n’a fait que croître en gloire, pour s’être montré si charitable envers ceux qui l’avaient outragé : mais eux au contraire ont été regardés de tout le monde comme des ingrats et des scélérats, pour avoir chassé comme un adversaire et un ennemi, celui qui était venu leur apporter tant de biens. Et ce n’est point encore là tout le tort qu’ils se sont fait, ails ont en outre été exclus des dons et des grâces qu’ont obtenus ceux qui l’ont reçu. « Mais », dit saint Jean : « il a donné à tous ceux qui l’ont reçu le pouvoir d’être faits enfants de Dieu (12) ».
Pourquoi, ô bienheureux évangéliste, ne nous racontez-vous pas le supplice auquel ont été livrés ceux qui ne l’ont point reçu ? vous vous contentez de nous apprendre qu’ils étaient les siens, et que lé maître étant venu chez soi, les siens ne l’avaient point reçu, mais vous n’avez point ajouté, ni à quelle peine ils sont destinés, ni quel sera leur supplice. Cependant, si vous le leur aviez découvert, vous les auriez rendus plus timides et plus retenus, et par la menace que vous leur auriez faite, vous auriez pu amollir la dureté de leur cœur orgueilleux et superbe. Pourquoi donc êtes-vous demeuré dans le silence ? Mais est-il un plus grand supplice, répondra-t-il, que de n’avoir pas voulu soi-même être fait enfant de Dieu, en ayant reçu le pouvoir ; et de s’être volontairement privé d’une si éminente dignité et d’un si grand honneur ? et toutefois, de n’avoir pas reçu ce don et cette grâce, ce n’est point en cela seul que consiste le supplice qu’ils subiront, ils seront aussi jetés dans un feu qui ne s’éteindra point. L’évangéliste l’a dans la suite plus ouvertement déclaré.
En attendant, il raconte les biens ineffables que recevront ceux qui l’ont reçu, et il les explique dans ce peu de paroles : « Il a donné à tous ceux qui l’ont reçu le pouvoir d’être faits enfants de Dieu » : soit serviteurs, soit libres, soit Grecs, soit Barbares, soit Scythes, soit ignorants, soit savants, soit hommes, soit femmes, soit enfants, soit vieillards, soit ceux qui sont honorés, soit ceux qui sont méprisés, soit riches, soit pauvres, soit princes, soit particuliers : tous, dit-il, tous reçoivent le même honneur. La foi et la grâce du Saint-Esprit ôtant l’inégalité des conditions humaines, les réduit toutes en un même état, n’en fait qu’une seule, marquée du même sceau royal. Est-il rien d’égal à cette bonté ?
Un roi, formé de la même boue que nous, ne daigne pas enrôler dans son armée royale, s’ils ont été dans la servitude, ses pareils, ses semblables, dont beaucoup peuvent valoir mieux que lui : mais le fils unique de Dieu ne dédaigne pas d’écrire au livre de ses enfants les publicains, les magiciens, les esclaves et les plus vils de tous les hommes, avec une foule d’estropiés et d’infirmes. Tant est efficace la foi en Jésus-Christ ! tant sa grâce est grande et puissante l et de même que le feu n’a qu’à toucher un minerai pour en faire aussitôt de l’or : ainsi, et encore mieux, le baptême change la boue en or chez ceux qu’il purifie ; l’Esprit-Saint, comme un feu, tombant alors dans nos âmes et consumant l’image de boue, la refond, pour ainsi dire, et en forme une image nouvelle, céleste et brillante.
Et pourquoi l’évangéliste n’a-t-il pas dit : il les a faits enfants de Dieu, mais : « Il leur a donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu ? » C’est pour montrer que nous avons besoin de beaucoup d’attention et de soin pour conserver pure et sans tache l’image de l’adoption, qui a été imprimée en nous dans le baptême, et pour faire connaître en même temps que personne ne peut nous ôter ce pouvoir, si nous ne nous en dépouillons pas nous-mêmes les premiers. Si ceux qui ont reçu mandat des hommes pour traiter quelque affaire, ont presque autant de pouvoir que ceux qui leur ont donné commission, à combien plus forte raison nous, qui avons reçu de Dieu cette dignité, si nous ne faisons rien qui nous en rende indignes, serons-nous puissants et les plus puissants de tous les hommes, puisque celui qui nous y a élevés est lui-même tout ce qu’il y a de plus grand et de plus excellent. Saint Jean veut encore nous apprendre que la grâce même ne se répand pas indifféremment sur toutes sortes de personnes, mais seulement sur les hommes de bonne volonté : c’est à eux qu’est donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu : car s’ils ne le veulent point, ce don n’arrive pas, et l’effet est nul.
3. Partout le saint évangéliste rejette la nécessité pour y substituer le libre arbitre et la volonté c’est ce qu’il fait ici même. Car, dans ces mystérieuses opérations, une chose est de Dieu, c’est-à-dire, de donner la grâce ; l’autre est de l’homme, à savoir, de donner sa foi ; mais on a besoin ensuite d’une grande attention et de beaucoup de soin. Pour conserver la pureté de l’âme, il ne suffit pas seulement d’être baptisé et de croire, mais il faut, si nous voulons jouir toujours de cet aimable don, il faut mener une vie qui en soit digne et Dieu a voulu que cela fût en notre pouvoir. Le baptême nous fait renaître par une génération mystique et spirituelle, et lave les péchés que nous avons commis auparavant : mais il est en notre pouvoir, et il dépend de notre attention et de nos soins, de demeurer purs dans la suite et de ne plus contracter de souillures. Voilà pourquoi saint Jean raconte la manière dont se fait la génération spirituelle ; et par la comparaison qu’il en fait avec la naissance charnelle, il en démontre l’excellence en ces termes : « Qui ne sont point nés a du sang, ni de la volonté de la chair, ni de a la volonté de l’homme, mais de Dieu a même (13) ». Et il l’a ainsi racontée, afin que, connaissant la bassesse de la première qui vient du sang et de la volonté de la chair, et qu’ayant compris la dignité et la sublimité de la seconde que la grâce produit, nous concevions de celle-ci une grande et une juste idée, répondant à la majesté de celui qui l’opère, et que nous apportions ensuite beaucoup de soin à la conserver dans toute sa pureté.
Nous avons, en effet, extrêmement à craindre que, ayant souillé cette belle robe par notre paresse et par nos crimes, nous ne soyons chassés de la chambre nuptiale, comme les cinq vierges folles (Mt. 25,2), et aussi comme celui qui n’avait point de robe nuptiale (Mt. 22,11). Cet homme était du nombre des conviés, il avait été invité aux noces, mais étant appelé, ayant reçu un si grand honneur, il fit un affront, une injure à celui qui l’avait invité. Écoutez la suite, vous apprendrez combien fut déplorable et digne de larmes la peine qu’il subit. Venu pour s’asseoir à cette magnifique et somptueuse table, non seulement il en fut chassé et exclu du festin, mais encore, pieds et poings liés, il fut jeté dans les ténèbres extérieures, où il y a des pleurs et des grincements de dents sans fin (Mt. 22,13).
Ne croyons donc pas, mes chers frères, que la foi nous suffise seule pour le salut ; si nous ne rendons notre vie pure et sainte, et si nous approchons du roi vêtus d’une robe indigne de notre heureuse vocation, rien n’empêchera que nous ne soyons traités comme ce misérable. Il est absurde que celui qui est Dieu et Roi tout ensemble, ne rougissant pas d’appeler des hommes vils et méprisables, et de les faire chercher dans les carrefours pour les inviter à sa table, nous soyons encore si lâches et si insensés, qu’après un si grand honneur même, nous ne devenions pas meilleurs, et que, quoiqu’ainsi appelés, nous persévérions dans notre méchanceté, nous méprisions, nous foulions aux pieds l’ineffable bonté de celui qui a bien voulu nous inviter. Le Seigneur ne nous a point appelés et invités à la participation spirituelle et terrible des saints mystères, pour que nous nous y présentions chargés de nos anciens vices ; il veut que, changeant de vie, et nous purifiant de nos iniquités, nous nous revêtions de la robe que doivent porter les convives d’un roi.
Que si nous ne voulons pas nous rendre dignes d’une si grande vocation, c’est à nous que nous devons nous en imputer toute la faute, et non pas à celui qui nous a fait l’honneur de nous inviter. Ce n’est pas lui qui nous chasse, mais c’est nous qui nous excluons nous-mêmes de cette admirable compagnie de conviés. Le roi a fait de son côté tout ce qu’il pouvait : il a fait les noces, il a préparé le festin, il a envoyé ses serviteurs appeler et inviter, il a reçu ceux qui sont venus, et les a comblés de toutes sortes d’honneurs : mais nous, nous étant présentés avec des robes sales, c’est-à-dire souillés par nos mauvaises œuvres, nous avons fait un outrage à sa personne et aux conviés, et nous avons déshonoré les noces. Voilà pourquoi nous en sommes enfin justement exclus. Le roi, chassant de la sorte les téméraires et les insolents, a honoré et les noces et les conviés : il eût paru lui-même leur faire outrage, s’il avait laissé parmi eux ceux qui étaient revêtus de robes sales.
Fasse le ciel que personne ni de nous, ni des autres ne soit du nombre de ces indignes conviés, et n’éprouve leur triste sort ! En effet, ces choses ont été écrites avant qu’elles arrivent, afin que les menaces que nous en font les saintes Écritures, nous portant et nous engageant à changer de vie, et à devenir gens de bien, nous ne tombions pas dans une si grande honte, ni dans un si terrible supplice, mais que nous ne les connaissions que par ouï-dire, et que nous nous présentions revêtus d’une belle robe au lieu où nous sommes appelés. C’est ce que je vous souhaite, mes frères, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire, l’honneur et l’empire soient au Père et au Saint-Esprit, aujourd’hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XI.[modifier]


ET LE VERBE S’EST FAIT CHAIR, ET A DEMEURÉ PARMI NOUS. (VERSET 14)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Avant d’aller au sermon, lire les passages de l’Écriture qu’on y doit expliquer. – La forme de serviteur ne diminue point la dignité du Fils de Dieu.
  • 2. Hérétiques qui disaient que le Verbe ne s’était incarné qu’en apparence. – État de la nature humaine avant l’avènement de Jésus-Christ : c’était une maison ruinée que le Tout-Puissant seul pouvait relever. – L’Incarnation est un mystère ineffable. Le Verbe a pris notre chair pour ne la quitter jamais ; c’est pourquoi elle est assise sur le trône royal et adorée de toute l’armée céleste.


1. Je vous demanderai une seule grâce, avant d’expliquer les paroles de mon texte ; mais je vous prie de ne me la point refuser. La chose que je veux vous demander n’a rien de difficile, rien de pénible : elle ne me sera pas seulement utile à moi, mais aussi et surtout peut-être à vous-mêmes. En quoi donc consiste la grâce que je vous prie de me faire ? c’est qu’un jour de la semaine[38] ou le dimanche[39], chacun de vous prenne en ses mains cette partie de l’Évangile, dont on vous doit faire la lecture au sermon, pour la lire et relire à l’avance ; quand vous serez tranquillement assis dans vos maisons, pour la digérer, en examiner attentivement le sens : et remarquer aussi ce que vous y trouvez de clair ou d’obscur, et ce qui semble se contredire dans les paroles, quoiqu’il n’y ait nulle contradiction : et qu’après avoir ainsi longtemps tout bien considéré et bien médité, vous veniez ensuite au sermon. Vous et moi, nous ne retirerons pas peu de fruit de cette étude : moi, je n’aurai pas autant de peine à vous donner l’intelligence des paroles, quand votre esprit sera préalablement familiarisé avec le texte ; et vous, vous rendrez votre esprit plus subtil et plus, pénétrant, et vous acquerrez plus de facilité, non seulement pour mieux écouter et mieux apprendre, mais encore pour enseigner aux autres ce que vous aurez appris. De la manière dont vous vous comportez aujourd’hui, plusieurs de ceux qui sont ici présents étant obligés de retenir tout à la fois les paroles de l’Écriture, et l’explication que nous leur donnons, ne feront pas un grand profit, quand même nous serions une année entière à les leur expliquer. Et comment le pourraient-ils, puisqu’ils ne font attention aux paroles qu’en passant et seulement ici ?
Que si quelques-uns allèguent pour excuse les soins, les inquiétudes de la vie, et qu’ils sont obligés d’occuper beaucoup de temps aux affaires publiques et domestiques : premièrement, nous leur répondrons que ce n’est pas une petite faute de se laisser accabler d’une si grande multiplicité d’affaires, et de s’attacher toujours si fort aux choses séculières, qu’ils ne puissent pas donner un peu de temps, ni la moindre application à celles qui sont le plus nécessaires ; en second lieu, que ce sont là de vains prétextes, de fausses et de frivoles excuses, ce que prouvent visiblement leurs longs entretiens avec leurs amis, le temps qu’ils perdent dans les théâtres et aux spectacles des courses de chevaux, à quoi souvent ils passent des jours entiers, sans toutefois prétexter alors en aucune façon la foule et l’embarras des affaires. Quand donc il s’agit de ces misérables amusements, vous n’avez gardé de vous excuser et vous ne manquez pas de temps à perdre mais faut-il vous appliquer aux choses divines, elles vous paraissent si superflues et si méprisables, que vous estimez qu’elles ne valent pas un de vos instants ; mais des gens qui ont de pareils sentiments sont-ils dignes de respirer encore ou de voir le soleil ?
Ces lâches, ces paresseux produisent encore un très-vain et très-frivole prétexte : ils disent qu’ils n’ont pas les livres. En ce qui concerne les riches, il serait ridicule à nous de nous arrêter à faire justice de cette excuse. Quant aux pauvres, comme je m’imagine qu’ils y ont souvent recours, je voudrais leur demander si chacun – d’eux n’a pas au complet tous les outils propres et convenables à sa profession, fût-il même dans une extrême indigence ? N’est-il donc pas bien absurde de ne point prétexter ici sa pauvreté, de ne rien omettre pour surmonter toutes les difficultés et repousser tous les obstacles, et de s’excuser, de se lamenter sur ses occupations et son indigence, quand il y a tant à gagner ?
Mais quand même quelques-uns seraient assez pauvres pour ne pouvoir pas se donner ces livres, ils pourraient encore, par la lecture assidue qu’on fait ici des saintes Écritures, ils pourraient, dis-je, ne rien ignorer de ce que contiennent ces livres divins. Que si cela vous paraît impossible, je le conçois. Car plusieurs n’apportent pas ici un grand zèle pour écouter : après avoir écouté par manière d’acquit, ils s’en vont aussitôt chez eux. Que si quelques-uns restent plus de temps, ils n’en sont pas plus avancés que ceux qui se sont promptement retirés, puisqu’ils n’ont été présents que de corps. Mais pour ne pas vous fatiguer davantage par des reproches, ni consumer tout le temps en réprimandes, reprenons les paroles de notre Évangile : il est temps d’arriver au sujet que nous nous sommes proposé ; soyez attentifs, afin qu’aucune parole ne vous échappe.
« Et le Verbe s’est fait chair, et a demeuré parmi nous ». Le saint évangéliste, après avoir dit que ceux qui l’ont reçu sont nés de Dieu et sont ses enfants, rapporte la cause ineffable d’un si grand honneur, à savoir celle-ci : le Verbe s’est fait chair, et le Seigneur a pris la forme de serviteur. Étant vrai Fils de Dieu, il s’est fait fils de l’homme, pour faire les hommes enfants de Dieu. Le sublime, en se rapprochant de ce qui est humble et bas, le relève, sans nuire en rien à sa propre gloire. et voilà ce qui s’est fait en la personne de Jésus-Christ. En effet, il n’a point diminué sa nature par un si profond abaissement, et il nous a élevés à une gloire ineffable, nous qui étions toujours demeurés dans l’infamie et dans les ténèbres : ainsi, qu’un roi qui parle avec amour et avec bonté à un pauvre et à un mendiant, ne se déshonore point, ne fait rien de honteux, et rend ce pauvre illustre, le couvre de gloire devant tout le monde. Que si, lorsqu’il s’agit de ces dignités humaines qui sont purement empruntées, celui qui en est revêtu peut, sans se faire tort, fréquenter son inférieur : à plus forte raison, la même chose est-elle vraie de cette immortelle et bienheureuse substance qui n’a rien d’emprunté, d’accidentel ou de passager, mais dont tous les attributs sont immuables et éternels. C’est pourquoi, quand vous entendrez ces paroles : « Le Verbe s’est fait chair », ne vous troublez point, ne vous scandalisez point. La substance « divine » n’a point été changée en chair ; il serait impie d’avoir une pareille idée : mais Dieu demeurant ce qu’il était a pris la forme de serviteur.
2. Mais pourquoi saint Jean s’est-il servi de cette parole : « Il s’est fait ? » C’est pour fermer la bouche aux hérétiques[40]; car il y en a qui prétendent que le Verbe ne s’est point fait réellement homme, et que tout ce qui regarde le mystère de l’Incarnation n’est qu’apparence, allégorie, illusion. Le saint évangéliste a donc usé de ce mot : « Il s’est fait », pour prévenir ce blasphème : il ne veut point par là marquer un changement de substance (Dieu nous garde de cette pensée), mais montrer qu’il a réellement et véritablement pris une chair. Lors donc que saint Paul dit : « Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, s’étant « rendu lui-même malédiction pour nous » (Gal. 3,13) : il ne veut pas dire que sa substance ait été séparée et privée de la gloire, et qu’elle soit tombée dans la malédiction. Car ni les démons mêmes, ni les plus fous et les plus extravagants de tous les hommes, ne sont point capables d’un sentiment si extravagant en même temps que si impie ! Ce n’est donc point là ce qu’entend le saint apôtre ; mais que Jésus-Christ ayant pris sur lui-même la malédiction que nous avions encourue, ne permet pas que nous y soyons soumis davantage et nous en libère. De même en cet endroit saint Jean dit que « le Verbe s’est fait chair », non en changeant sa substance en chair, mais en demeurant ce qu’il était auparavant, après avoir pris la chair.
Que si ces hérétiques disent, que comme Dieu peut tout, il a pu se changer en chair, nous leur répondrons qu’il peut tout, tant qu’il demeure Dieu ; mais s’il pouvait recevoir un changement, et un changement en mal, comment serait-il Dieu ? Toute mutabilité, tout changement est infiniment éloigné de cette nature incorruptible. C’est pourquoi le prophète disait : « Ils vieilliront tous comme un vêtement. Vous les changerez comme un habit dont on se couvre, et ils seront en effet changés : mais pour vous, vous êtes toujours le même, et vos années ne passeront point ». (Ps. 101,27-28) Car cette substance est au-dessus de tout changement : il n’y a rien de meilleur ni de plus excellent que Dieu ; rien à quoi il puisse successivement atteindre et parvenir. Que dis-je, de meilleur ? Rien ne lui est égal, rien n’en approche tant soit peu. Il s’ensuit donc que s’il a souffert quelque changement, il s’est changé en quelque chose de moindre : or, cela ne peut point être Dieu ; mais que l’exécration de ce blasphème tombe sur la tête de ceux qui n’ont pas horreur de le proférer.
Ce mot : « Il s’est fait », n’est dit ici que pour vous empêcher de soupçonner que l’Incarnation du Verbe n’a été qu’une illusion ; les seules paroles qui suivent le prouvent visiblement, et étouffent tout mauvais soupçon. Car l’évangéliste ajoute : « Et a demeuré parmi nous ». C’est comme s’il disait que cette parole : « Il s’est fait », ne nous jette pas dans des pensées et des soupçons absurdes. Je n’ai point dit qu’il y ait eu du changement dans la nature immuable, mais j’ai dit qu’elle a demeuré parmi nous. Or ce qui habite n’est pas l’endroit habité : une chose habite et l’autre est habitée : sans cela il n’y aurait pas habitation. Mais en indiquant cette différence, je parle d’une différence selon l’essence : car, par la jonction et la réunion, le Verbe de Dieu et la chair sont tine même personne ; non qu’il y ait confusion ni anéantissement de substance ; mais en vertu d’une ineffable et inexplicable union.
Comment cela s’est fait, ne le demandez point : comment cela s’est fait, Dieu le sait. Quelle est donc, dites-vous, la maison qu’il a habitée ? le Prophète nous l’apprend : « Je relèverai », vous dit-il, « la maison de David, qui est ruinée » (Amo. 9,11) : véritablement elle est ruinée. Notre nature, ruinée par une chute irrémédiable, avait besoin de la main du Tout-Puissant ; qui seul pouvait la relever. Elle ne pouvait aucunement se relever si Celui qui l’avait formée ne lui avait tendu la main du haut du ciel, et ne l’avait renouvelée et reformée par la régénération de l’eau et du Saint-Esprit.
Considérez ce mystère, mes chers frères, ce mystère terrible et impénétrable. Le Verbe demeure toujours dans cette maison : il s’est, en effet, revêtu de notre chair, non pour la quitter dans la suite, mais pour habiter toujours en elle. S’il n’avait pas voulu la garder toujours, il ne lui aurait pas fait l’honneur de la placer sur le trône royal, et, la portant avec lui, il ne l’aurait pas fait adorer par toute l’armée céleste : par les anges, par les archanges, par les trônes, par les dominations, par les principautés, par les puissances. Quel esprit, quelle langue pourrait représenter l’honneur immense que Dieu a fait à notre nature, cet honneur qui est tout surnaturel et terrible en même temps ? Quel ange ? quel archange ? Non certes, personne, ou dans le ciel, ou sur la terre, ne le pourra jamais. Les œuvres de Dieu sont de telle nature, et ses bienfaits sont si grands et si sublimes que, non seulement aucune langue, mais encore nulle vertu céleste et angélique ne peut les raconter exactement.
Voilà pourquoi nous finissons ici notre sermon, pour nous tenir dans le silence, après vous avoir seulement exhortés à rendre grâces à un Dieu si bienfaisant : de quoi encore vous aurez tout le profit dans la suite. Or, rendre grâces au Seigneur, c’est prendre un grand soin de son âme. Car, par un nouvel effet de sa bonté ; Lui, qui n’a nullement besoin d’aucun de nous, il dit que nous lui rendons le retour, que nous le récompensons en quelque sorte, lorsque nous ne négligeons pas le soin de notre âme. Nous ferions donc preuve d’une extrême folie et nous mériterions une infinité de supplices si, ayant reçu un si grand honneur, nous ne faisions pas tout ce qui dépend de nous pour lui rendre de justes actions de grâces, et principalement puisque tout l’avantage doit nous en revenir, puisque des biens sans nombre nous sont promis à cette condition.
Glorifions donc, pour tant de bienfaits, la bonté divine, non seulement par nos paroles, mais beaucoup plus encore par nos œuvres, afin que nous acquérions les biens futurs, que je vous souhaite, et à vous et à moi, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; par quiet avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XII.[modifier]


ET NOUS AVONS VU SA GLOIRE ; SA GLOIRE, DIS-JE, COMME DU FILS UNIQUE DU PÈRE, ÉTANT PLEIN DE GRACE ET DE VÉRITÉ. (VERSET 14)

  • 1. Gloire comme du Fils unique du Père, ce que cela signifie.
  • 2 et 3. Prodiges et miracles à l’avènement de Jésus-Christ. – Hérauts et prédicateurs. – Libre arbitre de l’homme. – La vertu est libre – Les miracles annonçaient Jésus-Christ, et manifestaient qu’il est le Fils unique de Dieu. – Miracles opérés invisiblement et visiblement à sa mort.


1. Peut-être dans notre dernier discours, mes chers frères, vous aurons-nous attristés et offensés ; peut-être vous aura-t-il paru que nous avons usé de paroles trop rudes, et que nous nous sommes trop étendus sur la paresse et la lâcheté de plusieurs. Si, en nous étendant ainsi et parlant en ces termes, nous avions seulement voulu vous faire de la peine, vous auriez tous raison de vous fâcher et de vous plaindre : mais c’est uniquement pour votre bien que nous nous sommes exposés à vous déplaire. Vous devez nous savoir gré de notre sollicitude, ou, tout au moins, nous pardonner en faveur de notre profonde affection. Car nous craignons fort que si vous ne répondez à notre zèle que par l’indifférence, vous n’ayez à rendre un plus rigoureux compte au Seigneur. Voilà précisément, mes frères, ce qui nous engage et nous oblige souvent à vous réveiller, à ranimer votre attention ; de peur que vous ne perdiez un seul mot de ce que nous vous enseignons : car c’est pour vous le moyen de vivre en assurance en ce monde, et de vous présenter en l’autre avec confiance au tribunal de Jésus-Christ. Mais nous vous avons fait d’assez longues et d’assez fortes réprimandes la dernière fois : commençons donc aujourd’hui par vous expliquer tout de suite les paroles de notre Évangile
« Et nous avons vu sa gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père ». Saint Jean après avoir dit que nous avons été faits enfants de Dieu, et montré que cela n’est arrivé que parce que le Verbe s’est fait chair, déclare qu’il nous en est encore revenu un autre avantage. Quel est-il ? C’est que « nous avons vu sa gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père ». Et certes, nous ne l’aurions point vue cette gloire, si le Fils unique ne se fût montré à nous, revêtu du corps qu’il s’est uni. Si « les enfants d’Israël » ne purent regarder le visage de Moïse, qui n’était pas d’autre nature que nous, parce qu’il était resplendissant de lumière (Ex. 34,29 ; 2Cor. 3,7) ; si un voile fut nécessaire pour couvrir et cacher la grande gloire qui environnait ce Juste, pour adoucir et tempérer l’éclat du visage du prophète, comment nous, qui ne sommes que boue et que terre, aurions-nous pu approcher de la Divinité toute pure, de cette lumière qui est inaccessible même aux vertus célestes ? Le Fils unique du Père a donc habité parmi nous, afin que nous pussions librement approcher de lui, lui parler et demeurer avec lui.
Mais que signifient ces paroles : « La gloire, comme du Fils unique du Père » ? Plusieurs prophètes ont paru tout éclatants de gloire, comme Moïse lui-même, Élie, Élisée : l’un est monté au ciel dans un char de feu (IV lib. R. 2,11) ; l’autre y a été enlevé [41]. Après eux Daniel, les trois enfants, beaucoup d’autres, et tous ceux qui ont opéré des miracles, ont été glorifiés ; de même, les anges qui se sont fait voir aux hommes dans la lumière et la splendeur de leur nature, et non seulement les anges, mais aussi les Chérubins et les Séraphins qui ont apparu au prophète, couverts d’une grande gloire : mais l’évangéliste écartant de nous toutes ces choses, élevant nos esprits au-dessus de la splendeur et de la gloire des créatures, et des autres serviteurs nos compagnons, nous installe au comble même des biens et au centre de la gloire. Ce n’est pas la gloire d’un prophète, ni d’un ange, ni d’un archange, ni des vertus célestes, ni d’aucune autre créature, s’il en est, que nous avons vue mais nous avons vu la gloire du Seigneur même, du roi même, du vrai Fils unique même, de celui qui est le Seigneur de tous les hommes.
Ce mot : « comme », n’est point ici pour marquer une comparaison, un exemple, une similitude ; mais pour établir et pour fixer indubitablement la chose : de même que si l’évangéliste disait : Nous avons vu la gloire qui convient, qui est propre au vrai et à l’unique Fils de Dieu, roi de tout l’univers. C’est là une façon de parler usuelle, et je ne ferai pas difficulté d’invoquer cet usage à l’appui de mes paroles. Car il ne s’agit pas ici de beau langage ni de périodes harmonieuses, mais seulement de votre intérêt : c’est pourquoi rien ne nous empêche de tirer nos preuves de l’usage vulgaire.
Quel est donc cet usage ? Vous allez l’apprendre : des personnes ont vu un monarque dans toute sa pompe et sa magnificence, il brille de toutes parts, il est tout couvert de pierres précieuses. S’il leur arrive de vouloir décrire à d’autres cette magnificence, cette pompe, ces ornements, cette gloire, ils peignent à leur manière, et comme ils peuvent, l’éclat de la pourpre, la grosseur des diamants, la blancheur des mules, l’or des harnais, le lustre des housses. Enfin, après avoir fait le récit de ces choses et de plusieurs autres, voyant qu’ils n’en peuvent pas bien représenter toute la richesse et la somptuosité, ils ajoutent aussitôt, mais pourquoi tant de paroles ? En un mot, il était comme un empereur, et par ce mot : « comme », ils ne veulent pas dire un homme semblable à l’empereur, mais l’empereur lui-même. C’est donc en ce même sens que l’évangéliste s’est servi de ce mot : a comme », pour montrer l’excellence d’une gloire incomparable. Tous les autres, les anges, les archanges, les prophètes exécutaient en tous les ordres qu’ils avaient reçus : mais le Fils unique agissait en tout avec l’autorité et la puissance qui n’appartient qu’au roi et au souverain Seigneur. Et voilà ce qui faisait l’admiration du peuple (Mt. 7,28) ; c’est qu’il les instruisait comme ayant autorité.
2. Les anges, comme je l’ai dit, ont donc apparu sur la terre, avec beaucoup de gloire, à Daniel, à David, à Moïse ; mais ils faisaient tout comme des serviteurs qui obéissent leurs maîtres : le Fils unique, au contraire, agissait en tout comme Seigneur et Roi de tout l’univers. Quoiqu’il soit venu et se soi montré sous une forme vile et basse, toutefois, dans cet abaissement même et sous cette forme de serviteur, la créature a connu son Seigneur. Comment ? L’étoile, du haut du ciel, a appelé les mages pour venir l’adorer ; une grande troupe d’anges, répandue de tous côtés, le servait comme son Maître et chantait des hymnes à sa louange ; d’autres hérauts ont paru tout à coup, et s’étant tous rencontrés et joints ensemble, ils ont annoncé le grand et le profond mystère « de l’Incarnation n ; les anges l’ont annoncé aux pasteurs ; les pasteurs aux habitants de la ville ; Gabriel à Marie et à Élisabeth ; Anne et Siméon à ceux qui étaient dans le temple. Et non seulement les hommes et les femmes en ont eu une grande joie, mais encore l’enfant qui n’était pas encore sorti du ventre de sa mère ; je parle de cet habitant du désert qui, portant le même nom que notre évangéliste, tressaillit dans le sein maternel (Lc. 1,41) : tous soupiraient dans l’espérance de l’enfantement qui devait arriver. Voilà ce qui s’est passé dans le temps de l’avènement. Mais lorsque le Fils unique se fut davantage manifesté, d’autres miracles plus grands que les premiers éclatèrent. Ce n’est plus une étoile, ni le ciel, ni les anges et les archanges, ni Gabriel et Michel, c’est Dieu le Père lui-même qui l’annonce du haut des cieux, et, avec le Père, le Saint-Esprit qui descend et demeure sur lui (Mt. 3,15 ; Mc. 1,10 ; 2Pi. 2,27), etc ; c’est donc avec vérité que Jean a dit : « Nous avons vu sa a gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils a unique du Père ».
Et en s’exprimant ainsi, il ne pense pas seulement à ces choses, mais encore à celles qui les ont suivies. Car les pasteurs, les veuves et les vieillards ne sont plus les seuls à nous l’annoncer : la voix des événements, comme une trompette sonore, retentit à son tour, et si haut, que le son en parvient aussitôt jusqu’ici. « Sa réputation », dit l’Écriture, « s’est répandue par toute la Syrie (Mt. 4,24) ; elle l’a fait connaître à tout le monde. Tout publiait à haute voix que le Roi du ciel était arrivé. En effet, on voyait les démons fuir de toutes parts et céder la place ; le diable se retirer couvert de honte ; la mort même, la mort d’abord repoussée, ensuite vaincue et entièrement détruite : toutes sortes d’infirmités étaient guéries, les sépulcres renvoyaient les morts (Mt. 27,52), les démons laissaient tranquilles les possédés, les maladies quittaient les malades. C’est alors qu’on vit tous ces prodiges et ces miracles que les prophètes avaient désiré devoir, comme de juste, et qu’ils n’avaient point vus : c’est alors qu’on a vu des yeux se former et recevoir la lumière ; et Jésus-Christ faisant voir à tous, en un moment et dans la plus excellente partie du corps, ce qui est si curieux, ce que tous les hommes ont dû souhaiter de voir, comment Dieu a formé Adam de la terre[42]. De plus, on a vu des membres que la paralysie avait desséchés et comme détachés du corps, tout à coup rétablis et réunis aux autres ; des mains mortes reprendre le mouvement, des pieds perclus sauter à l’instant, des oreilles bouchées s’ouvrir, et une langue, auparavant muette, parler soudain avec grand bruit. Car tel qu’un habile architecte qui rétablit une vieille maison délabrée, Jésus-Christ a réparé la nature humaine : les pièces qui étaient brisées, il les a remplacées ; celles qui étaient désunies, il les a rejointes : il a relevé celles qui étaient absolument tombées.
Et que dirons-nous du rétablissement de l’âme, opération encore bien plus admirable que la guérison des corps ? Certes, la santé du corps est quelque chose de grand et de considérable ; mais celle de l’âme lui est supérieure et de toute la distance qui sépare l’âme du corps ; comme aussi, pour cette autre raison, qu’il est de la nature du corps de se mouvoir, selon qu’il plaît au Créateur, et d’aller sans résistance partout où il veut qu’il aille, tandis que l’âme qui est libre, et qui a le pouvoir et la liberté d’agir, n’obéit pas en tout à Dieu, si elle ne le veut pas. Car Dieu ne veut pas la rendre belle et vertueuse malgré elle, par force et par contrainte, parce que ce ne serait point là une vertu ; mais il veut la persuader librement et volontairement de devenir vertueuse et belle, ce qui est beaucoup plus difficile que l’autre guérison. Voilà pourtant ce qu’a fait Jésus-Christ. Toutes sortes de méchancetés et de maux ont été détruits. De même que, par les soins qu’il a donnés aux corps, il les a non seulement guéris, mais encore rétablis dans une parfaite santé : ainsi, non seulement il a tiré les âmes de l’abîme de la méchanceté et de la corruption, mais il les a élevées au comble même de la vertu. D’un publicain il a fait un apôtre : d’un persécuteur, d’un blasphémateur impie, l’instituteur de l’univers : les mages ont été les docteurs des Juifs, le larron est devenu citoyen du ciel une prostituée a brillé par sa grande foi : de deux femmes, la chananéenne et la samaritaine, celle-ci femme débauchée comme la précédente ; l’une entreprend de convertir ses concitoyens et amène à Jésus-Christ tous les habitants de sa ville, comme pris dans un filet ; l’autre, par sa foi et sa persévérance, chasse le malin esprit de l’âme de sa fille ; d’autres, encore pires que ceux-là, passent tout à coup au nombre des disciples. En un instant tout se réformait, les infirmités des corps, les maladies des âmes : tous recouvraient la santé et arrivaient à la plus haute vertu. Ce n’était pas seulement deux, ou trois, ou cinq, ou dix, ou vingt, ou cent personnes qui changeaient de vie et se convertissaient facilement, mais des villes et des provinces entières. Et qui pourrait parler dignement de la sagesse des préceptes, de la force et de la vertu des lois célestes, de l’excellence d’une morale tout angélique ? Car, tel est le genre de vie que Jésus-Christ a introduit ici-bas, telles sont les lois qu’il a établies, et la morale qu’il a fondée, que ceux qui les suivent et s’y conforment deviennent aussitôt des anges, et semblables à Dieu, autant que cela est possible à l’homme, quand bien même ils auraient été les plus méchants de tous les hommes.
3. Voilà pourquoi l’évangéliste, rassemblant et se représentant tout à la fois tous les miracles que Jésus-Christ a opérés, soit dans les corps, soit dans les âmes, soit sur les éléments ; et aussi les préceptes, ces dons mystérieux (lui sont plus grands et plus sublimes que les cieux mêmes, les lois, la morale, la foi, l’espérance, les promesses des biens futurs, la Passion ; voilà, dis-je, pourquoi l’évangéliste a fait tonner sa voix, et prononcé ces admirables paroles qui renferment une sublime doctrine : « Nous avons vu sa gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père, étant plein de grâce et de vérité ». Ce n’est pas seulement pour les miracles que nous l’admirons, mais nous l’admirons aussi dans sa Passion et dans ses souffrances : nous l’admirons attaché à une croix, flagellé, souffleté, couvert de crachats, et dans les coups que lui ont donné sur les joues ceux qu’il avait comblés de bienfaits. Il est juste en effet d’appliquer aussi les paroles de saint Jean à ces choses qui paraissent ignominieuses, puisque Jésus-Christ lui-même a appelé tout cela gloire. En effet, ces choses ne sont pas seulement des marques et des témoignages de sa providence et de son amour, mais encore de sa toute-puissance puisque c’est alors que la mort fut détruite, que la malédiction fut effacée (Gal. 3,13), que les démons furent confondus, qu’on triompha d’eux, et que la cédule de nos péchés fut attachée à la croix (Col. 2,14).
De plus, comme ces miracles se faisaient invisiblement, il s’en fit quelques-uns visiblement, qui prouvaient que Jésus-Christ était le Fils unique de Dieu, et le Seigneur de toute la nature ; son bienheureux corps étant encore attaché à la croix, le soleil retira sa lumière et s’obscurcit, la terre trembla et fut couverte de ténèbres, les sépulcres s’ouvrirent, les fondements de la terre furent ébranlés, une multitude innombrable de morts sortit du tombeau, ressuscita et vint dans la ville (Mt. 27,51, Lc. 23,44). Ensuite cet autre mort, qui avait été cloué et crucifié, ressuscita, sans déranger les pierres de son sépulcre, sans en briser les sceaux ; et ayant rempli les onze disciples d’un grand courage et d’une force invincible, il les envoya dans tout le monde pour être les médecins universels de la nature, pour réformer la vie des hommes, pour répandre partout la semence de la céleste doctrine, détruire la tyrannie des démons, et faire connaître aux hommes les vrais, les ineffables biens ; pour nous prêcher l’immortalité de l’âme, la vie éternelle du corps, des récompenses qui surpassent notre intelligence, et qui n’auront point de fin.
Le bienheureux évangéliste repassant donc dans son esprit toutes ces choses et plusieurs autres, que sûrement il connaissait bien, mais qu’il n’a pas voulu écrire parce que le monde n’aurait pu les contenir ; car « si », dit-il, « on rapportait tout en détail, je ne crois pas que le monde entier pût contenir les livres qu’on a en écrirait » (Jn. 21,25) ; considérant, dis-je, toutes ces choses, il s’est écrié : « Nous avons vu sa gloire ; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père, étant plein de grâce et de vérité ». Il faut donc que ceux qui ont le bonheur de voir tant de merveilles, d’entendre une si belle doctrine, de recevoir de si grands dons, mènent une vie qui soit digne des dogmes, pour mériter de, jouir des biens futurs. En effet, Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu pour nous faire voir non seulement sa gloire terrestre, mais encore sa gloire céleste. Voilà pourquoi il a dit : « Je désire que là où je suis, ceux que vous m’avez donnés y soient aussi avec moi, afin qu’ils contemplent ma gloire ». (Jn. 17,24) Que si la gloire qu’il a eue sur la terre a été si brillante et si lumineuse, que penserons-nous, que dirons-nous de celle qu’il a dans le ciel ? car on ne la verra pas dans une terre sujette à la corruption ; elle ne se montrera point à nous tandis que nous sommes dans des corps fragiles et périssables ; mais lorsque nous serons devenus des créatures immortelles et impérissables ; et elle se fera voir dans une si grande splendeur, qu’aucune parole ne peut l’exprimer. Heureux donc, et mille fois heureux ceux qui auront le bonheur d’être spectateurs de cette gloire, c’est d’elle que parle le prophète, quand il dit : « Que l’impie soit enlevé, pour ne pas voir la gloire du Seigneur ». (Is. 26,10, LXX) Mais à Dieu ne plaise qu’aucun de vous soit enlevé de ce monde et privé de ce spectacle ! Si, en effet, nous ne devions jamais en jouir, nous pourrions bien dire, nous aussi : il vaudrait mieux pour nous que nous ne fussions jamais venus au monde (Mt. 26,24). Car pourquoi vivons-nous, pourquoi respirons-nous ? Que sommes-nous, si nous sommes privés de la présence du Seigneur, si nous ne devons pas le voir ? Si ceux qui ne voient pas la lumière du soleil mènent une vie plus malheureuse que la mort, que croyez-vous que souffrent ceux qui sont privés d’une si grande lumière ? Ici tout le malheur ne consiste que dans cette unique privation, mais là il n’en est pas de même : et pourtant, quand il n’y aurait que ce mal seul, le second supplice ne serait pas égal à l’autre ; il le surpasserait d’autant que le soleil de l’autre monde surpasse le nôtre. Mais il y a aussi un autre supplice à attendre ; c’est que celui qui ne voit pas ce soleil ne sera pas seulement jeté dans les ténèbres, mais encore il sera brûlé éternellement, éternellement il gémira, grincera des dents, et souffrira une infinité d’autres tortures.
Ne méprisons donc point tellement notre salut, ne nous exposons point par la négligence et le relâchement d’un instant a être jetés dans le supplice éternel : veillons au contraire, soyons sobres, travaillons, faisons tous nos efforts pour acquérir ces biens et échapper à ce fleuve de feu, qui coule à grand bruit devant le terrible et redoutable tribunal. Celui qui y sera une fois tombé, y demeurera éternellement : personne ne pourra le retirer du supplice, ni son père, ni sa mère, ni son frère. Les prophètes nous le crient hautement ; l’un dit : « Le frère ne rachète point son frère, l’homme étranger le rachètera-t-il[43]? » (Ps. 48,7) Ézéchiel ajoute quelque chose de plus fort : « Si Noé », dit-il, « et Job et Daniel sont en ce pays-là, ils n’en délivreront ni leurs fils, ni leurs filles ». (Ez. 14,16) Là une seule chose peut nous aider et nous protéger, ce sont nos bonnes œuvres ; celui qui en sera dénué ne pourra se délivrer par aucune autre voie. C’est pourquoi pensons continuellement à ces vérités, méditons-les, purifions notre vie et rendons-la brillante, afin que nous nous présentions au Seigneur avec confiance, et que nous obtenions les biens qui nous sont annoncés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIII.[modifier]

JEAN REND TÉMOIGNAGE DE LUI, ET IL CRIE, EN DISANT : VOICI CELUI DONT JE VOUS DISAIS, CELUI QUI DOIT VENIR APRÈS MOI, EST AVANT MOI, PARCE QU’IL EST PLUS ANCIEN QUE MOI. (VERSET 15)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Le prédicateur ne perd point sa récompense par la paressé de ses auditeurs. Saint Jean l’évangéliste fait souvent valoir le témoignage de saint Jean-Baptiste, pourquoi ?
  • 2 et 3. Témoignage de saint Jean-Baptiste
  • 4. Rien de plus beau ni de plus brillant qu’une vie bien réglée.— Les dons faits de biens mal acquis sont rejetés.


1. Courons-nous en – vain ? est-ce inutilement fille nous travaillons ? Jetons-nous la semence sur des pierres ? Tombe-t-elle le, long du chemin ou demeure-t-elle cachée dans des épines[44]? J’ai peur, je tremble que mon labourage ne soit inutile, quoique d’ailleurs je ne puisse rien perdre de la récompense qui est attachée à ce travail. La condition du laboureur est autre que celle du prédicateur de la parole souvent le laboureur, après avoir travaillé toute une année, après avoir souffert tant de peines et de sueurs, ne récolte rien qui réponde à ses soins ; et alors rien ne peut plus le dédommager de ses peines ; triste et confus il revient de l’aire dans sa maison, auprès de sa femme et de ses enfants, et n’a personne à qui il puisse demander la récompense de ses longs travaux. Nous n’avons rien de pareil à craindre : quand bien même la terre que nous avons cultivée ne donne aucun fruit ; si nous avons employé tous nos soins et toutes nos peines, le Seigneur de la terre et du laboureur ne permettra pas que nous soyons frustrés de nos espérances, mais il nous donnera une rémunération. « Chacun », dit l’Écriture, « recevra sa récompense particulière selon son travail » (I. Cor. 3,8) ; et non pas selon l’événement. Pour preuve que cela est ainsi, écoutez ce que dit le Seigneur : « Vous donc, fils de l’homme, exhortez ce peuple, pour voir s’ils écouteront enfin et s’ils comprendront ». Et voici l’explication d’Ézéchiel : « Si la sentinelle », dit-il, « avertit de ce qu’il faut fuir et de ce qu’il faut suivre, elle a lié livré son âme, quoique personne ne l’écoute[45] ». (Ez. 2,5-6)
Toutefois ; encore que nous ayons cette ferme consolation, encore que nous soyons sûrs de la récompense, lorsque nous ne vous voyons pas profiter de nos instructions, nous ne sommes ni plus consolés ni en meilleure disposition que les laboureurs, qui gémissent et pleurent, qui sont honteux et confus ; Telle est la charité d’un prédicateur, telle est la sollicitude pastorale. Moïse pouvait se délivrer de l’ingrate nation des Juifs et obtenir un plus glorieux gouvernement, celui d’un peuple beaucoup plus nombreux. Dieu lui dit : « Laisse-moi faire, et je les exterminerai, et je t’établirai chef d’un plus grand peuple ». (Ex. 32,10) Mais comme il était saint et serviteur de Dieu ; comme il était vrai ami et homme de bien, il ne put même pas entendre cette parole ; au contraire, il aima mieux périr avec le peuple qui lui avait été confié, qu’être sauvé sans lui et élevé à une plus haute dignité. Tel doit être celui à qui est confié le soin dés âmes ; car si un père qui a de méchants enfants veut continuer néanmoins à être appelé leur père et ne consentirait point à en changer, il serait absurde que continuellement un maître changeât de disciples, qu’il les abandonnât pour prendre tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là et ensuite d’autres, sans s’attacher jamais à aucun.
Mais, Dieu nous garde de rien craindre de semblable à votre sujet ! Nous avons au contraire cette confiance de croire que votre foi croît toujours de plus en plus en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que la charité mutuelle que vous avez les uns pour les autres et pour tous les hommes s’augmente chaque jour. Ce que nous venons de dire, nous l’avons dit pour ajouter encore à votre zèle et vous faire croître en vertu. Si les yeux de votre âme ne sont point chassieux, si la corruption de la malice ne les obscurcit pas et n’en trouble pas la clairvoyance, vos pensées pourront atteindre à la profondeur des matières que nous avons à traiter.
Qu’est-ce qu’on nous propose aujourd’hui ? « Jean rend témoignage de lui, et il crie en disant : Voici Celui dont je vous disais : Celui qui doit venir après moi est avant moi, parce qu’il est plus ancien que moi ». Notre évangéliste fait souvent paraître Jean le produit à tout instant et en toute occasion, et fait valoir souvent son témoignage. Et ce n’est pas sans raison : il fait preuve en cela d’une extrême prudence. Comme les Juifs admiraient extraordinairement cet homme, (Josèphe, qui s’étend beaucoup sur son éloge, attribue à la mort qu’Hérode lui fit souffrir et la guerre[46], et la ruine de Jérusalem[47]) ; comme, dis-je, les Juifs l’admiraient extraordinairement, l’évangéliste, pour les couvrir de confusion, leur répète souvent son témoignage. Et véritablement les autres évangélistes renvoient leurs auditeurs, sur chaque action qu’ils rapportent, aux anciens prophètes qu’ils leur citent. Quand ils racontent la naissance du Fils de Dieu, ils disent : « Or ; tout cela se fit pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le Prophète, en ces termes (Mt. 1, 22) : Une Vierge concevra, et elle enfantera un fils ». (Is. 7,14) Quand ils décrivent les pièges qu’on lui tendait ; les exactes recherches, les poursuites qu’on faisait pour le perdre, et le massacre qu’Hérode fit des innocents, ils produisent ce que Jérémie avait autrefois prophétisé « On a entendu un grand bruit dans Rama, on y a ouï des cris mêlés de plaintes et de soupirs : Rachel pleurant ses enfants ». (Jer. 31,15) Et quand ils rapportent son retour de l’Égypte, ils citent cette prédiction d’Osée : « J’ai rappelé mon Fils d’Égypte ». (Os. 11,1) Partout ils en usent de même ; mais saint Jean qui parle avec plus d’élévation que les autres évangélistes, apportant un témoignage plus clair et plus récent, ne produit pas seulement des morts, mais un homme vivant qui avait montré Jésus-Christ présent et qui l’avait baptisé : non toutefois pour prouver qu’il fallait croire en Jésus-Christ sur le témoignage du serviteur, mais pour s’accommoder à la faiblesse de ses auditeurs. Car comme on n’aurait pas reçu le Seigneur s’il n’avait pris la forme de serviteur, de même la plus grande partie des Juifs n’aurait pas cru à sa parole, s’il n’y eût accoutumé leurs oreilles par une voix semblable à la leur.
2. Ajoutons que l’évangéliste, en en usant ainsi, avait en vue un autre résultat, grand et merveilleux : comme celui qui avance quelque chose de grand sur son propre compte, se rend suspect ; et déplaît souvent à ceux qui l’entendent, voici venir un nouveau témoin pour appuyer son autorité de la sienne : et aussi comme la multitude a coutume d’accourir à la voix qui lui est naturelle et familière, parce qu’elle a moins de peine à la reconnaître, c’est pour cela que la voix du ciel ne s’est fait entendre qu’une ou deux fois, et que la voix de Jean-Baptiste se fait ouïr très-souvent. En effet, ceux qui s’élevaient au-dessus de la faiblesse et de la grossièreté du peuple, qui s’étaient dépouillés des choses sensibles et terrestres, étaient capables d’entendre la voix du ciel, et n’avaient pas tant de besoin de celle de l’homme, puisqu’ils obéissaient à la première et se laissaient guider par elle ; mais il fallait une voix plus humble à ceux qui étaient encore attachés à la terre, et plongés dans les ténèbres. Voilà donc pourquoi Jean-Baptiste, s’étant entièrement dépouillé des choses terrestres, n’a pas eu besoin d’avoir des hommes pour maîtres, mais il a reçu sa doctrine du ciel. Car il dit : « Celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’a dit : Celui sur qui vous verrez descendre le Saint-Esprit, est le Fils de Dieu ». (Jn. 1,33-34) Les Juifs au contraire qui n’étaient encore que des enfants, et qui ne pouvaient atteindre à cette élévation, avaient pour maître un homme qui leur annonçait non sa propre doctrine, mais celle du ciel.
Que dit donc celui-ci ? « Il rend témoignage de lui, et il crie, en disant ». Que veut dire ce mot : « Il crie ? » il prêche avec confiance, avec liberté, exempt de toute crainte. Et quelle est cette prédication, ce témoignage, ce cri ? « Voici celui dont je vous disais : Celui qui est venu après moi, est avant moi, parce qu’il est plus ancien que moi ». Ce témoignage est obscur et bien terrestre encore ; en effet, Jean n’a point dit : Celui-ci est le Fils unique de Dieu ; il a dit : « Voici celui dont je vous disais : Celui qui est venu après moi, est avant moi, parce qu’il est plus ancien que moi ». De même que les mères des petits oiseaux ne montrent pas tout d’un coup, ni dans un seul jour à leurs petits la manière de voler, mais qu’au commencement elles ne font que les faire sortir de leur nid, les laissent ensuite reposer, puis les remettent au vol ; et le lendemain leur font faire de plus grands efforts, les excitant de la sorte peu à peu et insensiblement à s’élever à une hauteur convenable : ainsi le bienheureux Jean-Baptiste n’amène pas sur-le-champ les Juifs à ce qu’il y a de plus sublime, mais il commence par les élever un peu de terre, en leur disant que Jésus-Christ lui est supérieur. Ce n’était pas peu en effet que ses auditeurs pussent croire que celui quine s’était point encore fait voir, et qui n’avait point opéré de miracles, était supérieur à Jean cet homme si illustre et si admirable, vers qui tout le peuple accourait, et qu’on regardait comme un ange.
Ainsi il tâchait d’abord, et s’efforçait de persuader à ses auditeurs que celui dont il rendait témoignage, était plus grand que le témoin ; que celui qui devait venir était au-dessus de celui qui était venu ; et que l’inconnu surpassait l’homme célèbre. Voyez avec quelle prudence Jean-Baptiste rend témoignage ! non seulement il montre Jésus, lorsqu’il est présent ; mais il le prédit avant qu’il paraisse. Car telle est l’allusion renfermée dans ces paroles : « Voici celui dont je vous disais ». C’est ainsi que, selon saint Matthieu, il disait à tous ceux qui venaient à lui : « Pour moi, je vous a baptise dans l’eau ; mais il en doit venir un autre qu’est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers ». (Mt. 3,11 ; Mc. 1,7 ; Lc. 3,17) Pourquoi donc a-t-il ainsi parlé, avant que Jésus vînt?.C’est afin que quand il paraîtrait, son témoignage trouvât créance, les esprits y étant disposés par les discours tenus auparavant à son sujet, et que le vil vêtement qu’il portait ne nuisît pas à son crédit. Si les Juifs n’eussent rien ouï-dire de Jésus-Christ, avant de le voir, s’ils n’eussent reçu qu’en le voyant ce grand et admirable témoignage, la simplicité et la pauvreté de ses habits aurait sans doute fait tort à la majesté de sa parole. En effet, Jésus-Christ marchait dans les rues si simplement et si pauvrement vêtu, que les femmes de Samarie, les femmes de mauvaise vie, les publicains, tous osaient librement et hardiment l’approcher et lui parler.
3. Si les Juifs donc ; comme je l’ai dit, avaient entendu ces paroles, et vu sa personne en même temps, ils auraient ri du témoignage de Jean-Baptiste ; mais ayant souvent entendu ce témoignage avant la venue de Jésus-Christ, et ce qu’ils en avaient ouï dire leur ayant inspiré le désir de le voir, tout le contraire est arrivé : ils ont pu voir ce Sauveur annoncé, sans rejeter sa doctrine, et la foi qu’ils ont eue en lui sur ce qu’ils en avaient ouï dire le leur a fait regarder comme plus grand encore.
Ces paroles : « Celui qui doit venir après moi », signifient : celui qui doit prêcher, et non pas naître, après moi. Saint Matthieu le déclare, en disant : « Il vient un homme après moi » ; où il ne parle point de la naissance du Fils de Marie ; mais de sa venue pour prêcher. En effet, si l’évangéliste eût voulu parler de sa naissance, il ne se serait pas servi d’un temps présent, mais d’un temps passé ; il n’aurait pas dit : « Il vient », mais : « Il est venu ». Car Jésus-Christ était déjà né, lorsque Jean-Baptiste disait ces choses.
Mais que veut dire ce mot : « Il est avant moi » ? Entendez : il est plus illustre et plus célèbre que moi. De plus, quoique je sois venu prêcher le premier, ne croyez pas pour cela que je sois plus grand que lui : je suis de beaucoup inférieur à lui, et si inférieur, que je ne suis pas digne d’être même regardé comme son serviteur. Et c’est là ce que signifient ces paroles : « Il est avant moi » : idée que saint Matthieu exprime autrement, en disant : « Et je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers[48] ». (Mt. 3,11) Or que ces paroles : « Il est avant ; moi », ne s’entendent point de la naissance de Jésus-Christ, celles qui suivent le montrent visiblement : si Jean-Baptiste avait voulu qu’elles s’entendissent de la naissance, il lui eût été inutile d’ajouter : « Parce qu’il est plus ancien que moi ». Qui en effet eût été assez stupide et assez fou pour ignorer que celui qui était né avant lui était plus ancien que lui ? Que si l’on entend ces paroles, de cette existence qui est avant les siècles, elles ne signifient autre chose que ceci : « Celui qui vient après moi, est avant moi » ; autrement il aurait parlé inconsidérément, et ce serait en vain qu’il aurait produit la raison de cette ancienneté. Encore une fois, s’il avait voulu parler de la naissance, il devait construire sa phrase d’une autre façon, et dire : « Celui qui vient après moi, est plus ancien que moi, parce qu’il est né avant moi » : car que quelqu’un soit avant, on en peut justement donner cette raison, qu’il est né le premier ; mais on n’établit point qu’une personne est née avant une autre en disant qu’elle est la première.
Ce que nous disons là est juste et bien fondé, vous le savez tous : c’est des choses obscures, qu’il faut donner la raison et l’explication, et non de celles qui sont claires et évidentes. Si ce discours tombait sur la naissance, il n’y aurait ni doute, ni difficulté à admettre que le premier est le premier né mais comme Jean parle de la dignité et de la prééminence, il a raison d’ôter la difficulté qui y paraissait. Effectivement, il est vraisemblable que plusieurs auraient eu des doutes, et n’auraient pu concevoir comment et pour quelle raison celui qui est venu après, est avant, c’est-à-dire, est plus honorable. Voilà pourquoi Jean-Baptiste en donne aussitôt la raison : c’est parce que, dit-il, « il est plus ancien que moi » : Ce n’est pas, dit-il, que, me trouvant d’abord devant lui, il ait réussi à prendre le pas sur moi : mais il est plus ancien que moi, quoiqu’il vienne après moi.
Mais comment, direz-vous, si Jean a en vue l’éclatant avènement du Christ et la gloire qui doit l’accompagner, parle-t-il d’une chose qui n’était point encore, comme si déjà elle était arrivée ? car il ne dit pas : il sera, mais il est c’est parce que depuis la plus haute antiquité les prophètes étaient dans l’usage d’annoncer les choses futures, comme si elles étaient déjà accomplies. Isaïe, parlant de la mort de Jésus-Christ, n’a point dit : « Il sera mené à la mort comme une brebis qu’on va égorger » : ce qui devait arriver ; mais : « Il a été mené à la mort comme une brebis qu’on va égorger[49] ». (Is. 53,7, 70) Et toutefois il ne s’était point encore incarné ; mais le prophète raconte ce qui devait arriver, comme étant déjà accompli. Et David, prédisant le crucifiement, n’a point dit : ils perceront mes mains et mes pieds ; mais : « Ils ont percé mes mains et mes pieds ». Et : « ils ont partagé entr’eux mes habits, et ils ont jeté le sort sur ma robe ». (Ps. 21,18-19) Et parlant du traître Judas, qui n’était point né encore, il dit. « Celui qui mangeait avec moi, a fait éclater sa trahison contre moi ». (Ps. 40,10) De même, rapportant ce qui s’est passé, lorsqu’il était attaché sur la croix, il dit : « Ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture, et dans ma soif ils m’ont présenté du vinaigre à boire ». (Ps. 68,26)
4. Voulez-vous que nous vous apportions encore d’autres autorités, ou celles-là vous suffisent-elles ? pour moi, je le crois. Si nous n’avons pas donné toute son étendue au sujet que nous venons d’examiner, du moins nous l’avons suffisamment approfondi. Et certes il n’y a pas un moindre travail à ceci qu’à cela, et nous craindrions de vous ennuyer, si nous vous arrêtions plus longtemps sur cette question. Finissons donc : cela est juste. Mais par où finirons-nous le mieux ? C’est en rendant à Dieu la gloire qui lui est due, et cela, non seulement par nos paroles, mais encore plus par nos œuvres.
Que votre lumière luise, dit Jésus-Christ, « afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et « qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ». (Mt. 5,16) Rien en effet n’est plus brillant, mes chers frères, qu’une vie bien réglée. Le sage le déclare : « La voie des justes », dit-il, « brillera comme la lumière ». (Prov. 4,18) Certes, elle éclairera non seulement ceux qui allument leurs lampes par leurs bonnes œuvres, et qui marchent dans la voie droite, mais encore tous leurs voisins : mettons donc de l’huile dans ces lampes, afin que le feu en soit plus vif et la lumière plus abondante. Ce n’est pas seulement aujourd’hui que cette huile a une grande force, elle a fait aussi merveilleusement éclater la vertu de ceux qui ont vécu au temps des sacrifices. C’est pourquoi Dieu dit : « C’est l’huile[50] que je veux, et non le sacrifice ». (Os. 6,6 ; Mt. 9,13) Et en vérité, rien de plus juste. L’autel des sacrifices était inanimé, mais notre autel est animé ; le feu consumait tout, tout se réduisait en cendres et se dissipait, la fumée s’évanouissait dans l’air : mais ici, il n’arrive rien de semblable ; il se produit d’autres fruits. C’est ce que déclare saint Paul, lorsque, décrivant les trésors de charité des Corinthiens, il dit : « Cette obligation, dont nous sommes les ministres, ne supplée pas seulement aux besoins des saints ; mais elle est riche et abondante envers Dieu, par le grand nombre d’actions de grâces qu’elle lui fait rendre ». Et encore : « Parce que ces saints se portent à glorifier Dieu de la soumission que vous témoignez à l’Évangile de Jésus-Christ, et de la bonté avec laquelle vous faites part de vos biens, soit à eux, soit à tous les autres, et à témoigner par les prières qu’ils font pour vous, l’amour qu’ils vous portent ». (2Cor. 9,12-14) Ne voyez-vous pas qu’ici l’offrande aboutit à des actions de grâces, à un tribut d’hommages, à des prières continuelles de la part des pauvres secourus, à un redoublement de charité ?
Sacrifions donc, mes chers enfants, sacrifions tous les jours sur ces autels. Ce sacrifice est plus excellent que les prières, que le jeûne et mainte autre pratique, pourvu qu’on le fasse d’un bien acquis légitimement par un honnête travail, et qui ne soit point souillé d’avarice, de rapine ou de violence. Telles sont les oblations que Dieu reçoit ; il hait, il rejette les autres. Il ne veut pas qu’on l’honore au détriment d’autrui ; un pareil sacrifice est impur et profane ; il irritera plutôt Dieu qu’il ne l’apaisera. C’est pourquoi nous devons apporter tous nos soins et toute notre vigilance à ne pas outrager, sous prétexte d’hommage, celui que nous voulons honorer. Si Caïn, pour avoir offert à Dieu la moindre et la plus vile partie de ses biens (Gen. 4), sans toutefois avoir fait tort à personne, fut puni, ne recevront-ils pas un plus rigoureux châtiment, ceux qui lui présenteront les fruits de leurs rapines et de leur avarice ? Si Dieu nous a donné ce précepte, c’est pour que nous fassions l’aumône au prochain, et non pour que nous l’opprimions. Celui qui ravit le bien d’autrui et le donne à un autre, celui-là n’est point miséricordieux, mais injuste et souverainement criminel. Comme donc on ne tire pas de l’huile d’une pierre, la cruauté de même ne produit pas l’humanité. On ne peut pas appeler aumône ce qui sort de cette source impure.
Je vous conjure donc, mes frères, de n’être point seulement zélés et attentifs à donner l’aumône, mais encore de ne pas la faire au préjudice du prochain. Car « si l’un prie et que l’autre maudisse, de qui Dieu exaucera-t-il la voix ? » (Sir. 34,29) Si nous sommes ainsi vigilants sur nous-mêmes, nous pourrons, par la grâce de Dieu, obtenir ses bontés, sa clémence, sa miséricorde, la rémission de tous les péchés que nous avons commis pendant notre vie, et éviter le fleuve de feu. Fasse le ciel que nous nous en garantissions tous, et que tous nous entrions dans lé royaume des cieux, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIV.[modifier]


ET NOUS AVONS TOUS REÇU DE SA PLÉNITUDE, ET GRACE POUR GRACE. (VERSET 16)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Ce que nous avons reçu de la plénitude de Jésus-Christ:
  • 2. Différence entre l’ancienne et la nouvelle Loi.— Signification de ces paroles : Grâce pour grâce.— Dieu nous prévient toujours de ses bienfaits.
  • 3 et 4. Les figures de l’Ancien Testament ont en leur accomplissement dans le Nouveau.— Explication de quelques-unes de ces figurés.— Dans les combats publics on n’excite point à la course ceux qui se sont laissé renverser, mais seulement les braves athlètes.— Au contraire, dans les combats spirituels on exhorte, on anime indifféremment les uns et les autres, parce que ceux qui sont tombés, peuvent se relever, et remporter encore la victoire.— L’amertume des remèdes ne doit décourager ni rebuter personne : leur utilité se montrera dans la suite. — Les pécheurs et les justes même, tous ont besoin de remèdes, de corrections et de bons avis.


1. Nous disions dernièrement, mes frères, que Jean-Baptiste ; pour lever les doutes de ceux qui se demanderaient comment Jésus-Christ, venu après lui pour prêcher, pouvait être plus ancien et plus illustre que lui, avait ajouté ces mots : « Parce qu’il est plus ancien a que moi ». C’est là une des raisons ; mais il en ajoute une autre que nous avons maintenant à vous expliquer. La voici : « Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce ». Et après celle-là il en ajoute encore une autre : « Car la loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité a été apportée par Jésus-Christ (17) ».
Que signifient ces paroles, direz-vous : « Nous avons tous reçu de sa plénitude ? » C’est à quoi je dois d’abord m’attacher. Donner, pour lui, veut-il dire, ce n’est point partager, il est lui-même le principe et la source de tous les biens ; il est la vie même, la lumière même, la vérité même ; il ne retient pas en lui-même ses trésors, mais il les répand sur tous les autres ; et après qu’il les a répandus, il demeure plein ; après qu’il a donné, aux autres, il n’à rien de moins ; mais il prodigue ses biens, toujours il les répand, et en les répandant avec profusion sur les autres, il demeure dans la même perfection, dans la même plénitude. Ce que j’en ai moi-même n’est qu’une petite portion que j’ai reçue d’un autre, et la moindre partie du tout, et comme une goutte d’eau si on la compare à cette ineffable source, à cette mer immense.
Mais cette comparaison même n’explique point assez ce que nous tâchons de vous faire entendre. Car si vous puisez dans la mer une goutte d’eau, dès lors vous l’avez diminuée, quoique cette diminution soit imperceptible aux yeux. Or, on ne peut pas dire la même chose de cette source ; quelque quantité d’eau que vous y puisiez, elle demeure néanmoins entière et ne souffre aucune diminution. C’est pourquoi il faut prendre un autre exemple ; Irais il est encore faible et ne suffit pas pour représenter ce que nous voudrions décrire ; toutefois il nous achemine mieux que l’autre à l’idée dont il s’agit. Supposons un foyer où l’on allume mille, deux mille, trois mille flambeaux, et beaucoup plus encore ; ce feu, après avoir communiqué sa lumière et sa vertu à tous ces milliers de flambeaux, ne demeure-t-il pas plein et entier ? Personne ne l’ignore. Que si parmi les corps, choses divisibles, que le partage diminue, on en trouve qui peuvent donner du leur aux autres, sans souffrir de diminution, à combien plus forte raison en sera-t-il de même pour l’Être incorporel et impérissable ? Car s’il n’y a pas nécessairement partage quand la chose communiquée est une substance corporelle, lorsqu’on parle d’une vertu, et d’une vertu provenant d’une substance incorporelle, n’est-il pas plus évident encore qu’elle ne doit subir aucune division ? Voilà pourquoi saint Jean dit : « Nous avons « tous reçu de sa plénitude », et joint son témoignage à celui de Jean-Baptiste. Car ce n’est pas le précurseur, mais l’Apôtre qui dit ces paroles : « Nous avons tous reçu de sa plénitude ». Et voici ce qu’il veut dire par là. Ne croyez pas que nous, qui avons demeuré longtemps avec Jésus-Christ, et mangé à sa table, nous rendions témoignage de lui par faveur et par complaisance. Jean-Baptiste, qui ne l’avait point vu ni rencontré avant de le baptiser, le voyant alors avec les autres, s’est écrié : « Il est plus ancien que moi ». Mais nous, tous les douze, les trois cents personnes, cinq cents, trois mille, cinq mille, plusieurs milliers de Juifs, toute la multitude des fidèles, qui a été alors, qui est maintenant, et qui sera, nous avons tous reçu de sa plénitude.
Mais qu’avons-nous reçu ? « Grâce pour grâce ». Quelle grâce, pour quelle grâce ? Nous avons reçu la, nouvelle grâce pour l’antienne. Comme il y avait une justice et une justice : « Pour ce qui est », dit saint Paul, « de la justice de la loi, ayant mené une vie irréprochable » (Phil. 3,6), il y a aussi une foi et une foi : « De la foi dans la foi » (Rom. 1,17), une adoption et une adoption : « À qui appartient l’adoption » (Rom. 9,4), dit le même apôtre. Il y a aussi, selon lui, deux gloires : « Si le ministère qui devait finir a été glorieux, celui qui durera » toujours « le doit être beaucoup davantage » (2Cor. 3,11) ; et deux lois, car il dit encore : « La loi de l’esprit de vie m’a délivré ». (Rom. 8,2) ; et deux cultes : « Dont la servitude », c’est-à-dire le culte ; et ailleurs : « Servant Dieu en esprit ». Il y a aussi deux testaments : « Je ferai avec vous », dit le Seigneur, « une nouvelle alliance, non une alliance pareille à celle que je fis avec vos pères ». (Jer. 31,31-32) Il y a aussi une sanctification et une sanctification, un baptême et un baptême, un sacrifice et un sacrifice, un temple et un temple, une circoncision et une circoncision, et de même il y a une grâce et une grâce. Mais les premières de ces choses sont en quelque sorte la figure, celles-ci sont la vérité : ces mots sont homonymes, mais ils ne sont pas synonymes ; c’est ainsi que, dans les images, une figure dessinée avec du noir sur du blanc s’appelle homme, tout aussi bien que l’homme peint au naturel avec les couleurs convenables. De même les statues, qu’elles soient d’or ou de terre cuite, on les appelle également statues ; mais d’une part il n’y a qu’une figure, de l’autre se trouve la vérité.
2. De la seule conformité des noms, ne concluez donc pas, que les choses soient les mêmes, ni davantage qu’elles soient différentes. Les figures anciennes, en tant que figures, avaient quelque chose de la vérité, mais l’ombre dont elles restaient couvertes les rendaient inférieures à la vérité proprement dite. Quelle différence donc y a-t-il entre ces deux ordres de choses ? Voulez-vous que nous l’examinions dans une ou deux de celles que j’ai rapportées ci-dessus ? par là vous connaîtrez parfaitement toutes les autres. Nous verrons que celles-là contenaient des lois et des préceptes pour des enfants ; que celles-ci sont faites pour des hommes mûrs et forts ; que celles-là étaient données comme pour former des hommes ; que celles-ci sont établies comme pour faire des anges. Par où commencerons-nous donc ? Souhaitez-vous que ce soit par l’adoption ? Quelle différence y a-t-il entre l’ancienne et la nouvelle ? La première n’était qu’une prérogative nominale, la seconde est réelle et véritable. De celle-là il est écrit : « J’ai dit : vous êtes des Dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut ». (Ps. 81,6) Mais de celle-ci : « Ils sont nés de Dieu même ». (Jn. 1,13) Comment, de quelle façon ? « C’est par l’eau de la renaissance, et par le renouvellement du Saint-Esprit ». (Tit. 3,5) Et certes, les Juifs, quoiqu’appelés enfants de Dieu, avaient encore l’esprit de servitude ; ils demeuraient esclaves, tout en étant honoris du nom d’enfants : mais nous, devenus libres, nous avons reçu l’honneur d’être faits enfants de Dieu ; non de nom, mais réellement et de fait : et c’est là ce que nous déclare saint Paul, en disant : « Vous, n’avez point reçu l’esprit de servitude pour vous conduire encore par la crainte : mais vous avez reçu l’esprit de l’adoption des enfants, par lequel nous « crions : Mon père, mon père ». (Rom. 8,15) En effet, c’est régénérés par la vertu d’en haut, et comme entièrement renouvelés, que nous avons été appelés enfants de Dieu.
Mais si l’on apprend quelle était la mesure de leur sainteté, en quoi ils la faisaient consister : si l’on considère ce qu’est le Juif, ce qu’est le chrétien, on y trouvera encore bien de la différence. Les Juifs, quand ils n’adoraient pas les idoles, quand ils ne commettaient ni fornications, ni adultères, étaient appelés saints ; mais nous, nous devenons saints, non pour nous être seulement abstenus de ces vices, mais par la possession des plus éminentes vertus. Ce don, nous l’acquérons premièrement par la descente du Saint-Esprit en nous, et ensuite par une vie beaucoup plus excellente que celle du Juif. Mais, afin que vous ne croyiez pas que je vous parle ainsi par ostentation, écoutez ce que leur dit l’Écriture : « Gardez-vous de laver et de purifier vos enfants, parce que vous êtes un peuple saint[51] ». (Deut. 18,10) S’abstenir du culte des idoles, c’était donc là en quoi, consistait leur sainteté, mais il n’en est pas ainsi de nous : « Il faut être saint de corps et d’esprit » (I. Cor. 7,34) : il faut « tâcher d’avoir la paix et de vivre dans la sainteté, sans laquelle nul ne verra Dieu ». (Héb. 12,14) Et : « Achever l’œuvre de notre sanctification dans la crainte de Dieu ». (2Cor. 7,1) Le nom de « saint » n’a pas la même signification appliqué à tous. Bien est appelé saint, mais non comme nous. Faites attention à ce que dit le prophète quand il entendit les séraphins prononcer ce nom « Malheur à moi, que je suis malheureux, parce qu’étant homme, j’ai des lèvres impures et que j’habite au milieu d’un peuple qui a aussi des lèvres souillées ». (Is. 6,5, LXX) Voilà comme Isaïe parle de lui-même, quoiqu’il fût pur et saint : mais pour nous, si nous comparons notre sainteté à cette sainteté qui habite dans les cieux, nous sommes impurs. Les anges sont saints, les archanges, les chérubins et les séraphins sont saints : mais il y a encore une autre sainteté supérieure à celle de ces puissances célestes non moins qu’à la nôtre. Je pourrais parcourir ainsi les différences de toutes les autres saintetés, mais je m’aperçois que mon discours est déjà trop long ; c’est pourquoi, sans nous arrêter davantage à cette recherche, nous la laisserons à votre examen. Vous pouvez, quand vous serez dans vos maisons, vous rappelant ce que nous venons de vous faire observer, envisager cette différence et l’étendre à tout le reste : « Donnez une occasion au sage », dit l’Écriture, et il deviendra encore plus sage ». (Prov. 9,9) Nous avons commencé, ce sera maintenant à vous de finir.
Poursuivons notre discours. L’évangéliste ayant dit : « Nous avons tous reçu de sa plénitude », ajoute : « Et grâce pour grâce ». Par où il nous fait connaître que les Juifs ont aussi été sauvés par la grâce. Car, dit le Seigneur, ce n’est pas parce que vous vous êtes multipliés que je vous ai choisis, mais c’est à cause de vos pères. Si ce n’est donc pas pour leurs propres mérites que Dieu les a choisis, il est évident que c’est par la grâce qu’ils ont reçu cet honneur. Et nous aussi nous avons été sauvés par la grâce, mais non de la même manière. Nous ne l’avons pas été par les mêmes voies, mais par des moyens beaucoup plus grands – et plus sublimes. C’est pourquoi la grâce que nous avons reçue n’est pas la même que la leur. Nous n’avons pas seulement reçu la rémission de nos péchés ; en quoi il n’y a nulle différence entre eux et nous, également pécheurs : mais Dieu nous donne aussi la justice, la sainteté, l’adoption, la grâce du Saint-Esprit avec plus de magnificence et d’abondance. C’est cette grâce qui nous rend chers et agréables à Dieu, non plus comme de simples serviteurs, mais comme étant ses enfants et ses amis. Voilà pourquoi saint Jean dit : « Grâce pour grâce ».
Les lois et les cérémonies légales étaient aussi des grâces : comme c’en est une encore d’avoir été tiré du néant. Car ce n’est point là une grâce de nos mérites précédents : comment cela se pourrait-il, puisque nous n’étions pas ? mais Dieu nous prévient toujours de ses bienfaits. Et non seulement notre création est une grâce, mais c’en est encore une que Dieu ait donné aux hommes qu’il a créés la connaissance de ce qu’ils doivent faire et ne point faire ; et que cette loi, nous la trouvions dans la nature : que dans nous il ait placé l’incorruptible tribunal de la conscience ; c’est une très-grande grâce et un effet de son ineffable bonté. C’est encore une grâce d’avoir rétabli par la loi écrite la loi naturelle que nous avions violée ; car la conséquence naturelle eût été le supplice et la vengeance de ceux qui avaient défiguré la loi une fois donnée. Cependant Dieu ne l’a point fait ; mais il leur a fourni les moyens de se corriger, il leur a accordé le pardon, qu’il ne leur devait point, par un pur effet de sa grâce et de sa miséricorde. Que ce fut là un pur don de sa miséricorde et de sa grâce, David nous l’apprend ; écoutez ce qu’il dit : « Le Seigneur fait ressentir les effets de sa miséricorde, et il fait justice à tous ceux qui souffrent l’injustice et la violence ; il a fait connaître ses voies à Moïse et « ses volontés aux enfants d’Israël ». (Ps. 102,6-7) Et derechef : « Le Seigneur est plein de douceur et de droiture, c’est pour cela qu’il donnera à ceux qui pèchent la loi qu’ils doivent suivre dans leur conduite ». (Ps. 24,9)
3. La loi que le Seigneur nous a donnée est donc l’ouvrage de sa miséricorde, de sa compassion, de sa grâce. C’est pourquoi saint Jean ayant dit : « Grâce pour grâce », insiste avec plus de force sur la grandeur de ses dons, et il ajoute : « La loi a été donnée par Moïse ; mais la grâce et la vérité a été apportée par Jésus-Christ ». Considérez avec quelle douceur et quel ménagement Jean-Baptiste et le disciple élèvent peu à peu, et par une seule parole, leurs auditeurs à la plus haute connaissance ; après les y avoir préparés par ce qu’il y a de plus simple et de plus bas. Jean-Baptiste commence par comparer avec lui-même celui qui, sans comparaison, surpasse tous les autres ; mais ensuite il fait connaître son excellence, en disant : « Celui-ci est avant moi », et ajoutant après : « Il est plus ancien que moi ». Le disciple a fait quelque chose de plus ; mais il est pourtant demeuré au-dessous de ce que demandait la dignité de Fils unique. Car il ne le compare pas à Jean-Baptiste, mais à celui que les Juifs admiraient plus Jean-Baptiste, c’est-à-dire à Moïse. « La loi », dit-il, « a été donnée par Moïse : mais la grâce et la vérité a été apportée par Jésus-Christ ». Voyez, mes frères, voyez sa prudence, il ne fait ni comparaison, ni examen des personnes, mais des choses. Comme les choses que Jésus-Christ avait opérées se montraient visiblement beaucoup plus grandes, nécessairement aussi les plus aveugles devaient-ils consentir au témoignage qui lui était rendu : alors, en effet, que les œuvres mêmes, qu’on ne peut soupçonner ni de flatterie, ni d’envie, ou de haine, parlent et rendent témoignage ; quelque prévenus que soient ceux qui les voient, ils ne peuvent les nier, tant ce témoignage est sûr et certain : car elles demeurent à tous les yeux telles qu’elles ont été faites : c’est pourquoi elles sont au-dessus de tout soupçon et de toute réplique.
Mais observez, mes frères, combien l’évangéliste a soin de ménager les esprits de ses auditeurs, de manière à ne pas choquer même les plus faibles. Il n’entasse point les paroles pour faire ressortir la supériorité que l’un a sur l’autre ; mais en opposant la grâce et la vérité à la loi, et ce mot : « A été apportée », à celui-ci : « A été donnée », il montre la différence des choses par leur simple dénomination. Cette différence est grande, car ces mots : « A été donnée », marquent un ministre qui donne ce qu’il a reçu à ceux à qui il lui a été ordonné de le transmettre : mais ceux-ci : « La grâce et la vérité a été apportée », désignent un roi qui remet les péchés par sa puissance et par son autorité, et qui dispose lui-même de ses dons. Voilà pourquoi il disait « Vos péchés vous seront remis ». Et encore : « Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés, il dit au paralytique : Levez-vous, je vous le commande, emportez votre lit, et allez-vous-en en votre maison ». (Mc. 2,9-11)
Ne voyez-vous pas de quelle manière la grâce est apportée par Jésus-Christ ? voyez aussi comment il a apporté la vérité. Ses paroles, ce qu’il a fait à l’égard du larron, le don du – baptême, la grâce du Saint-Esprit qui nous est donnée par lui, et plusieurs autres choses, montrent visiblement la grâce.
Maintenant, si nous étudions le sens des figures, nous découvrirons plus manifestement la vérité que Jésus-Christ a apportée. Car ce qui devait avoir son accomplissement dans le Nouveau Testament, des figures l’avaient marqué à l’avance autant qu’il appartient à des figures, et Jésus-Christ venant au monde les a accomplies. Examinons donc ces figures dans un petit nombre d’exemples : car le temps ne nous permet pas d’épuiser ce sujet. Le petit nombre de celles que je vais expliquer vous donnera l’intelligence des autres. Voulez-vous que nous commencions par celles qui regardent la Passion de Notre-Seigneur ? Que dit la figure ? « Prenez un agneau pour chaque maison, immolez-le et faites comme le Seigneur vous l’a prescrit, et vous le commande ». (Ex. 12,3) Jésus-Christ ne parle pas de même, il ne commande pas de faire cela, mais il s’offre et s’immole lui-même à son Père comme une hostie.
4. Voyez, mes frères, comment la figure a été donnée par Moïse, et la vérité a été apportée par Jésus-Christ. Et encore : sur le mont Sinai, lorsque les Amalécites vinrent attaquer les Hébreux, les bras de Moïse étaient soutenus des deux côtés par Hor et Aaron (Ex. 17), mais Jésus-Christ a tenu lui-même ses mains étendues sur la croix. En quoi vous voyez comment la figure a été donnée et la vérité a été apportée. La loi disait : « Maudit quiconque ne demeure pas ferme dans ce qui « est écrit dans ce livre[52] ». (Deut. 27,26, LXX) Mais que dit la, grâce ? « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ». (Mt. 11,23) Et saint Paul : « Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, s’étant rendu lui-même malédiction pour nous ». (Gal. 3,13) Puisque nous jouissons donc d’une si grande grâce, et de la vérité, je vous en conjure, mes chers frères, prenons garde que la grandeur de ce don ne nous rende plus lâches et plus paresseux. Plus est grand l’honneur que nous avons reçu, plus aussi doit être grande notre vertu. Celui qui, ayant peu reçu, rapporte peu, n’est pas beaucoup à blâmer mais on jugera digne du plus grand supplice celui qui, élevé au plus haut degré d’honneur, ne fait ensuite rien que de bas et de méprisable.
Mais, à Dieu ne plaise que nous ayons jamais à craindre pour vous rien de semblable : au contraire, nous avons dans le Seigneur cette ferme confiance que vos âmes, comme portées par des ailes, se sont absolument détachées de la terre et élevées jusque dans le ciel, et que, quoique vous demeuriez encore dans ce monde, vous ne vous occupez nullement de ce qui s’y passe. Toutefois, avec cette bonne confiance, nous ne cessons pas de vous réitérer souvent les mêmes avis. Ainsi, dans les combats publics, les spectateurs ne s’attachent qu’à encourager ces braves athlètes qui luttent et courent vaillamment, et ils ne disent mot à ceux qui se sont laissé renverser et jeter par terre ; ils savent que leurs exhortations n’auraient pas le pouvoir de relever ceux qui se sont une fois exclus de la victoire, et ne perdent point leur peine à les réprimander : ici, dans ces combats spirituels, il y a toujours à espérer, non seulement de vous qui veillez et vous tenez sur vos gardes, mais encore de ceux qui sont tombés, s’ils veulent se relever et changer de vie. Voilà donc pourquoi nous mettons tout en œuvre : nous usons de prières, d’exhortations, de reproches, de réprimandes, de louanges, pour opérer votre salut.
Ne trouvez donc pas mauvais qu’on vous exhorte souvent à mener une vie simple et honnête. Nos exhortations ne sont point des imputations de négligence ; elles attestent seulement les bonnes espérances que nous avons pour vous. Au reste, ce que nous disons et ce que nous avons encore à dire ne vous regarde pas seuls, mais nous aussi. Nous aussi, nous avons besoin des mêmes leçons : quoiqu’elles soient dans notre bouche, ce n’est pas à dire qu’elles ne nous regardent point. La prédication corrige le pécheur, et elle éloigne de plus en plus du péché l’homme de bien qui en est exempt. Et certes, nous-mêmes, nous ne sommes pas sans péché. La médecine nous est commune, les remèdes nous sont également offerts à tous, mais la guérison dépend de notre volonté. Celui qui use du remède comme il faut, recouvre la santé ; celui qui n’applique point de remède à sa plaie, augmente le mal et marche à sa ruine. Gardons-nous donc de murmurer du traitement : au contraire, il faut nous en réjouir, quand la prédication nous causerait d’amères douleurs le fruit n’en sera que plus délicieux. N’oublions, n’omettons rien, pour arriver à la vie éternelle, exempts des plaies et des blessures que les dents du péché font à l’âme ; afin que nous étant rendus dignes de paraître devant Jésus-Christ, nous ne soyons pas en ce terrible jour, livrés aux puissances cruelles et vengeresses, mais à celles qui nous introduiront dans l’héritage des cieux, qui est préparé pour ceux qui aiment Dieu. Je le prie de nous en faire part à nous tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; à qui soit, la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XV.[modifier]


NUL N’A JAMAIS VU DIEU : LE FILS UNIQUE, QUI EST DANS LE SEIN DU PÈRE, EST, CELUI QUI EN A DONNÉ LA CONNAISSANCE. (VERSET 18)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Personne n’a jamais vu Dieu dans sa substance.
  • 2 et 3. Jésus-Christ connaît parfaitement le Père parce qu’il est dans son sein. – Dispute contre les Ariens et tous les autres hé rétiques qui ont combattu la Divinité, de Jésus-Christ. – Ce que Jésus-Christ nous a fait connaître de plus que les prophètes et Moïse. – Les chrétiens ne sont tous qu’un seul corps, ce qui est le plus grand, lien de l’amitié.


1. Ce n’est pas la volonté de Dieu que nous écoutions seulement les mots et les paroles de la sainte Écriture : nous devons encore en méditer profondément le sens. C’est pour cette raison que le bienheureux. David a mis à plusieurs de ses psaumes cette inscription : « Pour l’intelligence », et qu’il disait : « Ôtez le voile qui est sur mes yeux, et je considérerai les merveilles qui sont enfermées dans votre loi ». (Ps. 118,18) Après lui, son fils Salomon nous apprend qu’il faut désirer la sagesse avec le même empressement qu’on recherche l’argent, ou plutôt qu’il faut l’estimer plus que l’or. Le Seigneur exhorte les Juifs à examiner avec soin les Écritures (Jn. 5,39), et nous invite à en faire notre plus grande étude il n’aurait pas parlé de la sorte si, pour les entendre, il n’y avait qu’à les lire. Personne, en effet, ne s’avisera d’examiner attentivement ce qui se fait connaître au moment qu’il se présente aux yeux, mais seulement ce qui est obscur, et ce qui a besoin d’un long examen il appelle les Écritures un trésor caché, pour nous exciter à le chercher.
Je dis ceci, mes frères, afin que nous n’abordions pas légèrement et négligemment les saintes Écritures : je le dis, afin que vous les écoutiez avec beaucoup d’attention. Si on les écoute sans préparation, sans attention, et si l’on n’en prend que la lettre, on se formera de Dieu bien d’absurdes idées : on le croira homme, on croira qu’il est d’airain, colère, furieux, et l’on adoptera bien d’autres dogmes encore pires. Mais si l’on en pénètre l’esprit, si l’on entre dans leur profondeur, on sera bien éloigné de ces ridicules opinions.
Par exemple, dans les paroles qu’on a lues, et que nous nous proposons d’expliquer, il est dit que Dieu a un hein, ce qui n’appartient qu’aux corps. Mais il n’y a personne d’assez insensé pour penser que l’Être incorporel soit un corps. Afin donc que nous prenions tout dans un sens spirituel, examinons cet endroit en remontant plus haut. « Nul », dit l’évangéliste, « n’a jamais vu Dieu » : par quel enchaînement d’idées est-il conduit à cette proposition ? Après avoir montré la magnificence des dons que nous devons à Jésus-Christ et comment ils surpassent infiniment tout ce qu’a fait Moïse, il veut enfin nous découvrir la vraie cause de la différence qui est entré eux et entre leurs dons. Moïse, en effet, étant un serviteur, a été un ministre chargé de la dispensation des moindres présents ; mais celui-ci qui est seigneur, qui est roi, fils du roi, qui est toujours avec son Père, et le voit sans cesse, nous a apporté des dons infiniment supérieurs à ceux de Moïse. Voilà pourquoi saint Jean poursuit en ces termes : « Nul n’a jamais vu Dieu ».
Que répondrons-nous donc à Isaïe qui fait si hautement retentir sa voix, en disant : « J’ai vu le Seigneur assis sur un trône sublime et élevé ? » (Is. 6,1) A Jean qui lui rend ce témoignage qu’« il a dit ces choses, lorsqu’il a vu sa gloire ? » (Jn. 12,41) A Ézéchiel ? car il a vu aussi le Seigneur assis sur les chérubins (Ez. 1). A Daniel, qui dit que « l’ancien des jours s’assit ? » (Dan. 7,9) Et à Moïse lui-même, qui parle ainsi à Dieu : « Montrez-vous à moi vous-même, afin que je vous voie manifestement ? » (Ex. 33,13, LXX). pour avoir vu Dieu, a été appelé Israël (Gen. 32,28, et 35, 10) : car Israël signifie un homme qui voit Dieu[53]; d’autres aussi l’ont vu.
Pourquoi saint Jean dit-il donc : « Nul n’a jamais vu Dieu ? » C’est pour nous faire connaître que dans ces apparitions Dieu tempérait l’éclat de sa majesté, s’accommodant à la faiblesse humaine, et qu’il ne s’est jamais fait voir dans sa pure substance. Si ces hommes l’avaient vu dans sa nature même, ils ne l’auraient point vu de différentes manières, puisqu’il est simple, sans figure, sans composition, sans bornes, qu’il n’est ni assis, ni debout, et qu’il ne marche point. Ce sont là, en effet, des choses propres aux corps. Mais ce qu’il est, lui seul le connaît. Et ce que je viens de dire, Dieu le Père le déclare par la bouche d’un de ses prophètes : « C’est moi », dit-il, « qui ai instruit les prophètes par un grand nombre de visions, et ils m’ont représenté à vous sous des images différentes » (Os. 12,10) c’est-à-dire, je me suis proportionné à leur faiblesse, je ne leur ai point apparu tel que je suis.
Comme il devait venir à nous dans notre véritable chair, depuis longtemps il préparait les hommes à voir la substance de Dieu, autant qu’ils la pouvaient voir. En effet, ce que Dieu est, non seulement les prophètes, mais les anges et les archanges mêmes ne le voient pas. Interrogez-les, ils ne vous répondront rien sur la substance, mais seulement ils chanteront « Gloire soit à Dieu dans le plus haut des cieux ! que la paix règne sur la terre, et que les hommes soient chéris de Dieu ». (Lc. 2,14) Si vous voulez apprendre quelque chose des chérubins et des séraphins, ils vous répondront par ce chant mystique de sanctification : « Les cieux et la terre sont remplis de sa gloire ». (Is. 6,3) Si vous vous adressez aux puissances célestes, vous n’en apprendrez autre chose, sinon que tout leur office est de louer Dieu : « Louez le Seigneur », dit l’Écriture, « vous tous qui êtes ses puissances ». (Ps. 148,2) Il est donc certain que le Fils seul le voit, et de même le Saint-Esprit. Car comment la nature créée pourrait-elle voir l’Être Incréé ? Que si nous ne pouvons clairement voir aucune puissance incorporelle, quoiqu’elle soit créée (ce qui s’est vérifié souvent pour les anges) nous pourrons bien moins voir la nature incorporelle et incréée c’est pourquoi saint Paul dit aussi : « Nul des hommes ne l’a vu, et ne peut le voir ». (1Tim. 6,16)
Mais est-ce là un avantage, une propriété particulière au Père seul, et que le Fils n’ait point ? Loin de nous une telle pensée : le Fils a le même avantage, la même propriété. Et si vous en doutez, écoutez saint Paul qui le déclare : « Il est », dit-il, « l’image du Dieu invisible. ». (Col. 1,15) Or, celui qui est l’image du Dieu invisible, est lui-même invisible, autrement il ne serait point l’image. Que s’il dit ailleurs : « Dieu s’est manifesté dans la chair » (1Tim. 3,16), ne vous en étonnez pas : la manifestation par la chair n’est pas une manifestation selon la substance. Aussi cet apôtre montre-t-il qu’il est invisible, non seulement aux hommes, mais encore aux puissances célestes ; car après avoir dit : « Il s’est manifesté dans la chair », il ajoute : « Il a paru aux anges ».
2. C’est pourquoi il a paru aux anges lorsqu’il s’est revêtu de chair : auparavant ils ne le voyaient pas de même, sa substance étant invisible pour eux-mêmes ; mais, direz-vous, comment Jésus-Christ dit-il : « Ne méprisez aucun de ces petits. Je vous déclare que leurs anges voient sans cesse la face de mon Père qui est dans les cieux ? » (Mt. 18,10) Eh quoi ! Dieu a-t-il une face, et est-il enfermé dans les cieux ? Que personne ne soit assez fou pour le dire. Qu’est-ce donc qu’entend Jésus-Christ par ces paroles ? ce qu’il entend quand il dit : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qu’ils verront Dieu ». (Mt. 5,8) Il parle de cette vision spirituelle qui nous est possible, de la pensée de Dieu ; de même, nous devons dire des anges, qu’étant des créatures pures et vigilantes, ils ont toujours Dieu présent et ne pensent jamais qu’à lui. C’est aussi pour cette raison qu’il dit lui-même. – « Nul ne connaît le Père que le Fils ». (Mt. 11,27) Quoi donc ! sommes-nous tous dans l’ignorance ? À Dieu ne plaise ! Mais nul ne le connaît de même que le Fils. Comme donc plusieurs l’ont vu, autant que l’esprit de l’homme peut atteindre à cette vision, et que personne n’a vu sa substance, maintenant de même nous connaissons tous Dieu, mais nul ne connaît sa nature ni sa substance, sinon Celui qui est né de lui. Car, par le mot de connaissance, saint Jean entend ici une vision et une intelligence certaine, « pleine et entière », et telle due le Père l’a du Fils. « Comme mon Père me connaît », dit Jésus-Christ, « je connais a mon Père ». (Jn. x, 15) C’est pourquoi voyez et considérez, mes frères, avec quelle fermeté et quelle confiance l’évangéliste s’énonce ; ayant dit : « Nul n’a « jamais vu Dieu », il n’a point ajouté : le Fils qui l’a vu en a donné la connaissance ; mais il a dit quelque chose de plus que voir, par ces paroles : « Celui qui est dans le sein du Père ». En effet, être dans le sein du Père, c’est bien plus que voir. Celui qui seulement voit n’a pas une connaissance tout à fait pleine et parfaite de l’objet qu’il voit : mais celui qui habite dans le sein n’ignore rien. Lors donc que vous entendez ces paroles : « Nul ne connaît le Père que le Fils », ne dites point : Si le Fils connaît le Père plus que les autres, toutefois il ne le connaît pas dans sa plénitude ; car c’est pour prévenir cette objection que l’évangéliste nous fait remarquer que le Fils demeure dans le sein du Père, et que Jésus-Christ dit qu’il connaît autant le Père que le l’ère connaît le Fils. Demandez donc aux contradicteurs : Le Père connaît-il le Fils ? S’il n’est fou, il répondra : oui. Allons plus avant, faisons-lui ensuite cette demande : Le Fils voit-il et connaît-il le Père par une vision exacte et une connaissance parfaite, et connaît-il pleinement ce qu’il est ? II Nous l’avouera encore. Concluez (le là que la connaissance que le Fils a du Père est exacte, pleure et entière. Car il a dit lui-même : « Comme mon Père me connaît ; je cannais « mon l’ère ». Et ailleurs : « Personne n’a vu « Dieu, sinon Celui qui est de Dieu ». Voilà pourquoi, comme je l’ai dit, l’évangéliste fait mention du sein, nous faisant connaître à la fois, par cette seule parole, qu’il y a entre le Père et le Fils liaison étroite, unité de substance, parfaite égalité de connaissance et de puissance. Le Père n’aurait pas dans son sein quelqu’un qui serait d’une autre substance et le Fils n’oserait pas demeurer dans le sein du Père, s’il n’était qu’un serviteur et le premier venu. C’est là ce qui n’appartient qu’au Fils, qui vit familièrement avec le Père, et n’a rien de moins que lui.
Voulez-vous connaître son éternité ? écoutez ce que dit Moïse du Père : Si les Égyptiens veulent savoir, demandait-il, qui est Celui qui m’a envoyé, que leur répondrai-je ? Il eut ordre de répondre : CELUI QUI EST « m’a envoyé ». Ce mot : CELUI QUI EST, signifie que Dieu est toujours, qu’il est sans commencement, qu’il est véritablement et proprement. Il signifie encore ceci : « Il était au commencement », et montre qu’il est toujours, « qu’il « est éternel ». Ici saint Jean s’est donc servi d’une expression qui fait connaître que le Fils est sans commencement et de toute éternité dans le sein de son Père, Mais afin que la conformité de nom ne nous induise pas à croire que le Fils est du nombre de ceux qui sont fils par grâce, il met l’article qui le distingue de ceux-ci.
Que si cela ne vous suffit pas, et si vous êtes encore courbés vers la terre, écoutez ce nom qui lui est plus propre encore : c’est le nom d’UNIQUE. Si pourtant vos yeux restent encore attachés à la terre, je ne ferai pas difficulté d’employer une parole humaine en parlant de Dieu ; c’est-à-dire de me servir du mot de « sein », pourvu seulement que vous n’y attachiez pas une signification basse. Voyez-vous quelle est la providence et la bonté du Seigneur ? Dieu s’attribue des noms indignes de lui, afin qu’au moins de cette manière vous le connaissiez, et que vous ayez de lui de grands et de hauts sentiments. Et vous, vous rampez à terre ! Dites-moi, pourquoi est-il ici parlé de sein, nom charnel et grossier ? Est-ce afin que nous pensions que Dieu est un être corporel ? Dieu nous en garde ! direz-vous. Pourquoi donc ? Si par cette parole on-, ne prouve pas que le Fils est véritablement fils, et l’on n’établit pas que Dieu est un être incorporel, vainement se sert-on de ce nom « de sein » qui n’est d’aucun usage ; pourquoi donc s’en sert-on ? car je ne cesserai point de faire cette question. N’est-il pas évident qu’il est mis là pour que nous n’y attachions pas d’autre idée, sinon que Jésus-Christ est véritablement le Fils unique, et qu’il est coéternel à son Père ? « Il en a », dit l’évangéliste, « donné la connaissance ». Quelle connaissance a-t-il donnée ? « Nul n’a jamais vu Dieu ». Il n’y a qu’un seul Dieu ; mais les autres prophètes et Moise crient souvent : « Le Seigneur votre Dieu est le seul et unique Seigneur ». (Deut. 6,4) Et Isaïe : « Il n’y a point eu de Dieu formé avant moi, et il n’y en aura point après moi ». (Is. 43,10)
3. Qu’est-ce que le Fils nous a donc appris de plus, lui qui est dans le sein du Père ? Qu’est-ce que le Fils unique nous a enseigné ? Premièrement, que ces choses proviennent de son opération : en second lieu, que nous avons reçu une connaissance beaucoup plus claire, et que nous connaissons que « Dieu est esprit, et qu’il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité ». (Jn. 4,24) Et encore, ceci même : qu’il est impossible de voir Dieu, et que nul ne le connaît, sinon lé Fils : et que Dieu est le Père d’un vrai Fils unique, et universellement tout ce qui est dit de lui.
Or ce mot : « Il a donné la connaissance », marque cette plus claire et plus évidente connaissance, qu’il a donnée, non seulement aux Juifs, mais encore à tout le monde. Tous les Juifs n’avaient pas cru aux prophètes, mais tout l’univers s’est soumis au Fils unique de Dieu, et a cru en lui. Le mot de connaissance signifie donc ici l’évidence de la doctrine Voilà pourquoi il est appelé VERBE et Ange du grand conseil.
Puis donc que nous avons eu le bonheur de recevoir une plus belle et plus parfaite doctrine, et des connaissances plus hautes, Dieu ne nous parlant plus par les prophètes, mais par son propre Fils dans ces derniers jours (Héb. 1,1), ayons une conduite beaucoup plus réglée et plus sainte, et vivons d’une manière digne d’un si grand honneur. Il serait ridicule que Jésus-Christ eût condescendu au point de ne vouloir plus nous parler par ses serviteurs, mais par lui-même, et que nous, nous ne fissions rien de plus que ceux qui sont venus avant nous. Ils ont eu Moïse pour docteur ; et nous, nous avons pour docteur le maître même de Moïse. Professons donc une philosophie digne d’un si grand honneur, et n’ayons rien de commun avec la terre. Car Jésus ne nous a apporté une doctrine du ciel, que pour y élever nos pensées, et afin que nous imitions notre docteur selon nos forces et notre capacité.
Mais, direz-vous, comment pourrions-nous être les imitateurs de Jésus-Christ ? Nous le ferons si nous rapportons tout à l’utilité publique, et si nous ne recherchons pas nos propres intérêts. Jésus-Christ, dit saint Paul, « n’a pas cherché à se satisfaire lui-même, mais comme il est écrit : les ouvrages de ceux qui vous insultaient, sont tombés sur moi. (Rom. 15,3 ; Ps. 68,12) Que personne donc ne cherche ses propres intérêts ». (1Cor. 10,24) Ainsi on cherche ses propres intérêts, si l’on a en vue le bien de son prochain : car le bien de notre prochain est notre propre bien. « Nous ne sommes tous qu’un seul corps, et nous sommes tous réciproquement membres les uns des autres » (Rom. 12,5) et des portions. Ne nous regardons donc pas comme des étrangers séparés les uns des autres. Que personne ne dise : celui-là n’est point mon ami, mon parent, mon voisin, je n’ai rien de commun avec lui : sous quel prétexte irai-je chez lui ? que lui dirai-je ? Il ne vous est pas parent, il n’est point votre ami, mais il est homme de même nature que vous, il a le même maître, il est votre compagnon et il loge sous la même tente ; car il habite le même monde.
Que s’il a la même foi, voilà qu’il est votre membre. Quelle amitié peut former une plus grande union, que la parenté qui vient de l’unité de foi ? Nous ne devons point montrer seulement à l’égard les uns des autres l’attachement qui unit l’ami avec son ami ; mai : celui qui lie un membre avec un membre. El certes, vous ne trouverez pas de plus solide lien d’amitié et de parenté, ni de nœud si fort que celui-ci. Comme un membre ne saurait dire d’un autre membre du même corps : d’où me vient l’étroite liaison et la parenté que j’ai avec lui ; car en cela il y aurait du ridicule ; de même vous ne sauriez le dire de votre frère. « Car nous avons tous été baptisés dans le même esprit, pour n’être tous ensemble qu’un même corps ». (1Cor. 12,12) Pourquoi, peur n’être tous qu’un même corps ? afin que nous ne nous désunissions pas, et que, par cette parenté et cette mutuelle amitié, nous fassions tous ensemble les fonctions d’un seul corps. Ne méprisons donc pas notre prochain, si nous ne voulons nous mépriser nous-mêmes. « Car nul », dit l’Écriture, « ne hait sa propre chair, mais il la nourrit et l’entretient ». (Eph. 5,29)
C’est pour cette raison que Dieu nous a donné ce monde pour seule maison, qu’il nous a partagé toutes choses avec égalité ; qu’il a créé un seul soleil pour éclairer tout le monde ; qu’il a étendu le ciel comme une seule tente (Ps. 103,3), préparé une seule table, qui est la terre ; il a aussi préparé une autre table, beaucoup plus excellente que celle-là ; mais celle-ci encore est unique, comme le savent ceux qui participent à nos saints mystères ; il nous a octroyé à tous la même régénération spirituelle. Nous n’avons tous qu’une même patrie qui est dans le ciel : nous buvons tous un même breuvage. Point d’avantage pour le riche, point de désavantage ni d’infériorité pour le pauvre : le Seigneur a également appelé tous les hommes, et il leur a également distribué les biens charnels et les biens spirituels. D’où vient donc une si grande inégalité dans la vie ? c’est de l’avarice et de l’insolence des riches.
Mais je vous en conjure, mes frères, ne vous conduisez plus de même à l’avenir ; unis et liés tous ensemble par la communauté que Dieu a établie, et par le don qu’il nous a fait de tout ce qui nous est le plus nécessaire que les biens terrestres et périssables ne divisent pas nos cours : que les richesses et la pauvreté, la parenté charnelle, la haine, l’amitié ne puissent rompre notre union. Toutes ces choses ne sont qu’une ombre, et moins qu’une ombre pour ceux que la charité de Dieu a unis. Conservons ce lien dans sa force et sols intégrité, et nous fermerons par là tout accès aux esprits malins qui pourraient ébranler cette solide union, que je vous souhaite à tous, mes frères, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit, la gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XVI.[modifier]


OR, VOICI LE TÉMOIGNAGE QUE RENDIT JEAN, LORSQUE LES JUIFS ENVOYÈRENT DE JÉRUSALEM DES PRÊTRES ET DES LÉVITES POUR LUI DEMANDER : QUI ÊTES-VOUS ? (CHAP. 1, VERS. 19, JUSQU’AU VERS. 28)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Comment la malignité des Juifs se déclare dans les questions qu’ils adressent à saint Jean-Baptiste.
  • 2. Comment ce fidèle précurseur renvoie à Jésus-Christ la gloire que ces mêmes juifs veulent lui attribuer à lui-même – Grande opinion qu’avaient les Juifs de saint Jean-Baptiste. – Leur incrédulité à l’égard de Jésus-Christ est sans excuse et indigne de pardon. – Humilité de saint Jean-Baptiste. – Contre les Anoméens. – L’orgueil renverse toute la vertu de l’âme, et corrompt toutes les bonnes œuvres : il est le père du diable, le principe, la source et la cause de tous les péchés. – De l’aumône. – Les pauvres transportent dans le ciel les biens de ce monde, et les riches qui les leur confient.


1. L’envie, mes chers frères, est une chose terrible et funeste ; oui, mais aux envieux et non à ceux à qui on porte envie. Elle nuit aux premiers, elle les infecte, insinuant en quelque sorte un poison mortel dans leur âme ; que si elle fait du tort à ceux qu’elle attaque, ce tort est léger et nullement considérable, et le profit qui en revient surpasse le dommage. Et non seulement il en est ainsi de l’envie, mais encore de tous les autres vices ; et le dommage qu’ils causent retombe, non sur celui qui souffre, mais sur celui qui fait le mal. S’il n’en était pas ainsi, saint Paul n’aurait pas ordonné à ses disciples de plutôt souffrir l’injure que de la faire ; il ne leur eût pas dit « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt les « injustices ? Pourquoi ne souffrez-vous pas « plutôt, qu’on vous trompe ? » (1Cor. 6,7) En quoi le saint apôtre fait bien voir qu’il savait parfaitement que le mal retombe sur celui qui le fait et non pas sur celui qui le reçoit.
C’est la jalousie des Juifs, mes frères, qui m’a inspiré cette digression. Ceux qui, sortant des villes, accouraient à Jean confessaient leurs péchés, étaient baptisés par lui, sont les mêmes qui, par une espèce de repentir de ce qu’ils venaient de faire, envoyent lui demander : « Qui êtes-vous ? » Vraie race de vipères, vrais serpents et quelque chose de pire, s’il est possible ; race méchante, adultère, pervertie ; quoi 1 après avoir reçu le baptême, tu t’inquiètes de savoir qui t’a baptisée ? Est-il une plus grande folie que la tienne ? Comment es-tu venue à lui ? Comment as-tu confessé tes péchés ? Comment es-tu accourue à celui qui baptise ? Comment lui as-tu demandé ce que tu devais faire ? Alors, tu n’as pas su ce que tu faisais, tu as agi inconsidérément, sans t’enquérir de la première chose qu’il t’importait de savoir. Mais saint Jean ne leur en a pas dit un seul mot, ni fait le moindre reproche ; au contraire, il leur a répondu avec la plus grande douceur.
Mais pourquoi ? Cherchons maintenant à le découvrir ; il faut en pénétrer la raison. La méchanceté des Juifs en éclatera davantage aux yeux de tout le monde. Souvent saint Jean-Baptiste leur a rendu témoignage de Jésus-Christ ; souvent il leur en parlait en les baptisant, et leur disait : « Pour moi, je vous baptise dans l’eau, mais celui qui doit venir après moi est plus puissant que moi. C’est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu ». (Mt. 3,11) Ils ont donc été dupes, en ce qui concerne Jean d’une illusion toute humaine. Ayant en vue la gloire du monde, et ne s’attachant qu’à ce qui se présentait à leurs yeux, ils croyaient qu’il était indigne de lui d’être inférieur à Jésus-Christ. En effet, plusieurs choses relevaient saint Jean : premièrement, son illustre naissance : il était fils d’un prince des prêtres ; en second lieu, sa vie dure et austère, son mépris pour toutes les choses de ce monde ; par exemple, son vêtement, sa table, sa maison, le peu de soin qu’il avait de sa nourriture, le désert qu’il habitait auparavant. Jésus-Christ, au contraire, était de basse naissance, ce que souvent ils lui reprochaient en ces termes « N’est-ce pas le fils de ce charpentier ? Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie, et ses frères Jacques et Joseph ? » (Mt. 13,55) Et encore : la ville, qu’on regardait comme sa patrie, était dans un si grand mépris, que Nathanaël même disait : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jn. 1,46)
Ajoutons qu’il vivait comme tout – le monde et que ses vêtements n’avaient rien de particulier. Il ne portait pas une ceinture de cuir autour des reins, son vêtement n’était pas de poils de chameau, il ne se nourrissait pas de sauterelles et de miel sauvage. Son genre de vie ne le distinguait en rien des autres hommes ; il s’asseyait quelquefois à la table d’hommes pervers, de publicains, afin de les gagner. Mais les Juifs ne pénétrant point la sagesse de cette conduite, la lui reprochaient, comme il le dit lui-même : « Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : voilà un homme qui aime à faire bonne chère et à boire du vin, il est ami des publicains et des gens de mauvaise vie ». (Mt. 9,19)
Or, comme Jean-Baptiste ne cessait de renvoyer les Juifs à Jésus-Christ, qui leur paraissait inférieur à lui, quoiqu’ils en eussent de la honte et du chagrin, aimant mieux l’avoir lui-même pour docteur, ils n’osèrent pas néanmoins le déclarer ouvertement ; mais ils députèrent des gens vers lui dans l’espérance de l’engager par cette flatterie à confesser qu’il était le Christ ; et ils ne lui envoyèrent pas des hommes de basse condition, comme à Jésus-Christ, lorsque, voulant le surprendre dans ses paroles, ils dépêchèrent auprès de lui des serviteurs, des hérodiens (Mt. 22,15-16) et d’autres hommes de cette espèce ; mais des prêtres et des lévites ; et encore, non toute sorte de prêtres, mais des prêtres de Jérusalem, c’est-à-dire les plus considérables et les plus honorables ; car ce n’est pas sans raison que l’évangéliste l’a remarqué. Ils les envoient donc pour lui demander : « Qui êtes « vous ? » En effet, la naissance de Jean-Baptiste était si illustre et si célèbre que tous disaient : « Quel pensez-vous que sera un jour « cet enfant ? » (Lc. 1,66) Et que « le bruit de ces merveilles se répandit dans tout le pays des montagnes de Judée ». (Lc. 1,65) Et encore, lorsqu’il vint au Jourdain, toutes les villes accoururent en foule, et de Jérusalem et de toute la Judée on venait à lui pour être baptisé. Les prêtres et les lévites interrogent donc Jean ; ce n’est pas qu’ils ne sachent qui il est, (il était trop bien connu) ; mais c’était pour le porter à se dire le Christ, comme je l’ai dit ci-dessus.
2. Écoutez donc, mes frères,.comment ce saint homme répond à la pensée de ceux qui l’interrogent et non à la demande qu’ils lui font. Lorsqu’ils lui disent : « Qui êtes-vous ? » il ne répond pas d’abord ce qu’il semblait naturel de répondre : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert » ; mais il impose silence à leurs conjectures. Car sur la demande : « Qui êtes-vous ? » l’Écriture dit : « Il confessa, et il ne le nia point ; il confessa qu’il n’était point le Christ (20) ». Faites ici attention à la sagesse de l’évangéliste : il répète trois fois cette réponse, pour faire connaître la vertu de Jean-Baptiste et la méchanceté et la folie de ces ambassadeurs. Et saint Luc dit que le peuple, que tous pensant en eux-mêmes qu’il était le Christ (Lc. 3,15), il avait lui-même éloigné et étouffé cette pensée. C’est le devoir d’un bon et fidèle serviteur, non seulement de ne point s’arroger la gloire qui n’est due qu’à son maître, mais encore de rejeter celle que la multitude veut ôter à celui-ci pour la lui donner à lui-même.
Le peuple à la vérité avait conçu ce sentiment par simplicité et par ignorance ; mais les prêtres et les lévites, comme j’ai dit, faisaient cette question dans une intention maligne ; ils espéraient par leur adulation obtenir ce qu’ils désiraient ; s’ils ne sen fussent pas flattés, ils n’auraient pas aussitôt passé à une autre demande, mais ils se seraient plaints de ce que Jean-Baptiste n’avait pas répondu à leur question, et ils auraient dit : Est-ce que nous avons eu cette pensée ? Est-ce là ce que nous sommes venus te demander ? Étant donc comme pris et découverts, ils passent vite à une autre question, et ils lui demandent : « Quoi donc ? Êtes-vous Élie ? Et il leur répondit : Je ne le suis point (21) ». En effet, ils attendaient Élie, comme Jésus-Christ le dit. Car « ses disciples l’ayant interrogé, et lui ayant dit : Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’il faut qu’Élie vienne auparavant ? Il leur répondit : Il est vrai qu’Élie doit venir et qu’il rétablira toutes choses ». Ils poursuivent ensuite, et ils lui demandent « Êtes-vous LE prophète[54] ? Et il leur répondit « Non ». (Mt. 17,10-11) Et cependant il était prophète ; pourquoi donc répond-il négativement ? C’est qu’il répond encore à l’esprit et à la pensée de ceux qui l’interrogent : ils attendaient un grand prophète, parce que Moïse avait dit : « Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi d’entre vos frères ; écoutez-le ». (Deut. 18,15) Et Jésus-Christ était ce prophète. Voilà pourquoi ils ne disent pas : Êtes-vous prophète, du nombre des prophètes ? mais ils disent avec l’article : Êtes-vous LE prophète qui a été prédit par Moïse ? C’est pour cela qu’il a nié, non qu’il était prophète, mais ce prophète. « Ils lui dirent donc : » mais « qui êtes-vous, afin que, nous rendions réponse à ceux qui nous ont envoyés ? Que dites-vous de vous-même ? (22) » Ne voyez-vous pas qu’ils pressent, qu’ils poursuivent leurs interrogations, qu’ils ne cessent point de le questionner, et que lui, au contraire, ayant auparavant repoussé avec douceur leur fausse opinion, établit le vrai sentiment qu’ils doivent avoir de lui ; car il leur dit : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Rendez droite la voie du Seigneur, comme a dit le prophète Isaïe (23) ». Comme Jean-Baptiste avait parlé de Jésus-Christ d’une manière grande et sublime ; eu égard à l’opinion qu’ils en avaient, il a promptement recours au prophète, et il s’appuie de son témoignage pour gagner la confiance de ses auditeurs.
« Or, ceux qu’on lui avait envoyés », dit l’évangéliste, « étaient des pharisiens (24) ; ils « lui firent » encore « une nouvelle » demande, « et lui dirent : Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n’êtes ni le Christ, ni Élie, ni prophète ? (25) » Ceci vous fait voir, mes frères, que je n’ai pas témérairement dit qu’ils avaient voulu l’amener là, « ou l’engager à se déclarer le Christ ». Et certes, au commencement ils ne s’expliquaient pas si nettement, de crainte que tout le monde ne découvrît leur intention. Ensuite, après qu’il a dit : « Je ne suis point le Christ », voulant cacher ce qu’ils machinaient dans leur cœur, ils reviennent encore à Élie et à la qualité de prophète. Mais dès qu’il leur a répondu qu’il n’est ni l’un ni l’autre, ils sont déconcertés, forcés de quitter leur masque, et de montrer à nu leur artificieux projet, en disant : « Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n’êtes point le Christ ? » Puis revenant à leur hypocrite dessein, ils prononcent ces nouveaux noms, celui d’Élie, celui du prophète. Comme ils n’avaient pu le surprendre par leur flatterie, ils espéraient, mais à tort, le forcer par leur accusation à dire ce qui n’était point. O folie ! ô arrogance ! ô malséante curiosité ! Vous avez été envoyés, pour apprendre de Jean-Baptiste qui il est et d’où il est ; n’allez-vous pas maintenant lui faire la loi ? Car vous agissez encore en personnes qui veulent le contraindre de se déclarer le Christ. Cependant il ne se fâche point même alors ; il ne leur dit rien de ce qu’on aurait attendu : Prétendez-vous me commander et me faire la loi ? Mais il montre encore une grande modestie en ce qu’il dit : « Pour moi, je baptise dans l’eau, mais il y en a un au milieu de vous que vous ne connaissez pas ; c’est lui qui va venir après moi[55], qui est au-dessus de moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers (26, 27) ».
3. Que peuvent opposer les Juifs à ce que nous venons de dire ? les voilà confondus ; ils ne peuvent éviter leur jugement, ni attendre aucun pardon : ils ont eux-mêmes prononcé leur arrêt. Comment ? de quelle façon ? Ils croyaient Jean-Baptiste un homme digne de foi, et si véridique, qu’ils le croyaient non seulement quand il rendait témoignage aux autres, mais encore quand il parlait de lui-même. Et en effet, s’ils n’eussent pas été dans ces dispositions, ils n’auraient pas envoyé lui demander à lui-même qui il était. Vous le savez, nous ne croyons à ceux qui rendent témoignage d’eux-mêmes, qu’autant que nous les regardons comme les plus véridiques de tous les hommes. Et ce n’est point là seulement ce qui leur ferme la bouche ; mais c’est aussi l’intention dans laquelle ils étaient venus l’interroger. D’abord ils sont vifs et pressants, ensuite ils changent et se modèrent. Jésus-Christ le montre par ces paroles : « Jean était une lampe ardente, et vous avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa « lumière ». (Jn. 5,35) Mais d’ailleurs sa réponse le rendait plus croyable. Car « celui « qui ne cherche pas sa propre gloire », dit encore Jésus-Christ, « est véritable, et il n’y a « point en lui d’injustice ». (Jn. 7,18) Or, Jean-Baptiste ne l’a point cherchée, mais il les a envoyés à un autre. Et, de plus, ceux qui avaient été envoyés étaient les plus dignes de foi d’entr’eux, des premiers et des plus considérables ; d’où il s’ensuit qu’il ne leur reste point d’excuse pour n’avoir pas cru en Jésus-Christ.
Car, je vous le demande, ô Juifs, pourquoi ne vous êtes-vous pas rendus à ce que Jean vous disait de Jésus-Christ ? Vous avez envoyé les premiers et les plus considérables d’entre vous, par leur bouche vous l’avez interrogé ; vous avez ouï ce qu’il a répondu. Vos envoyés ont employé tout leur zèle, tous leurs soins et toute leur adresse ; ils se sont informés de tout, ils ont tout examiné et nommé tous ceux sur qui vous aviez jeté vos soupçons : et toutefois il a confessé avec une grande liberté qu’il n’était ni le Christ, ni Élie, ni le prophète attendu. Non content de cela, il vous a appris qui il était, et vous a entretenu de la nature de son baptême ; il vous a déclaré que c’était peu de chose, qu’il n’avait rien de grand, rien de plus que de l’eau, vous montrant en même temps la supériorité et l’excellence du baptême conféré par Jésus-Christ. Il vous a aussi cité le prophète Isaïe qui, longtemps auparavant, avait témoigné que Jésus-Christ était le maître et le Seigneur, et Jean-Baptiste le ministre et le serviteur. Enfin que restait-il ? y avait-il autre chose qu’à croire à celui de qui on rendait témoignage, qu’à l’adorer et le confesser Dieu ? mais que ce témoignage fut, un témoignage non de complaisance, mais de vérité : les mœurs et la sagesse de celui qui le rendait, le faisaient bien voir. Et en voici une preuve évidente : personne ne préfère son prochain à soi, ni ne cède à un autre l’honneur qu’il peut s’attirer à lui-même, surtout quand cet honneur est si grand. C’est pourquoi si Jésus-Christ n’eût pas été Dieu, jamais Jean-Baptiste ne lui aurait rendu ce témoignage. Et, puisqu’il a éloigné de soi cet honneur, comme étant infiniment au-dessus de sa nature et de sa condition, il est certain qu’il ne l’a point attribué à une autre personne inférieure.

« Mais il y en a un au milieu de vous que « vous ne connaissez pas (26) ». L’évangéliste a dit cela, parce que Jésus-Christ, ainsi qu’il était naturel, se mêlait et se confondait au milieu de la foule du peuple, comme s’il eût été lui-même un homme du commun, voulant en tout nous montrer le mépris que nous devons faire de la pompe et du faste. Mais par le mot de « connaissance », il entend la parfaite connaissance, c’est-à-dire qui il était et d’où il était venu. Souvent il a répété ces paroles : « Il doit venir après moi », et c’est comme s’il disait : Ne pensez pas que tout s’accomplisse dans mon baptême : si mon baptême était parfait, un autre ne viendrait pas après moi vous apporter un autre baptême : le mien n’est qu’une certaine préparation à celui-ci : ce que nous faisons n’est qu’une ombre et une figure ; il faut qu’il en vienne un autre, pour vous apporter la vérité. C’est pourquoi ce mot : « Celui qui va venir après moi », marque principalement sa dignité. Car si le premier baptême était parfait, il ne serait nullement nécessaire de recourir à un autre. « Il est avant moi », c’est-à-dire il est plus honorable et plus illustre que moi. Après quoi, de peur qu’ils ne crussent que c’était par comparaison à lui, que Jésus-Christ était plus grand et plus excellent ; pour faire voir qu’il n’y a nulle comparaison à faire, il ajoute : « Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers (27) », c’est-à-dire : non seulement il est avant moi, mais il est tel que je ne mérite pas d’avoir même une place parmi ses derniers serviteurs ; car déchausser, c’est le ministère le plus bas. Que si Jean-Baptiste n’est pas digne de dénouer les cordons de ses souliers, ce. Jean-Baptiste, dont il est dit, qu’ « entre tous ceux qui sont nés des femmes, il n’en est point né de plus grand que lui » (Lc. 7,18), en quel rang nous-mêmes nous mettrons-nous, si celui qui était égal à tout le monde, ou plutôt qui était plus grand et au-dessus, qui était du nombre de ceux dont saint Paul dit que « le monde n’en était pas digne » (Héb. 6,38), se dit indigne d’être compté parmi les derniers serviteurs, que dirons-nous, nous qui sommes autant au-dessous de la vertu de Jean-Baptiste que la terre est éloignée du ciel ?

4. Jean-Baptiste se dit donc indigne de dénouer les cordons des souliers, mais les ennemis de la vérité tombent dans un si grand excès de folie, qu’ils osent se prétendre dignes de connaître Dieu, comme il se connaît lui-même : peut-on voir rien de pire qu’une telle démence ? rien de plus insensé qu’une telle présomption ? Un sage l’a fort bien dit : « Le commencement de l’orgueil est de ne point connaître Dieu[56] ». (Sir. 10,14) Celui qui devint le diable ne le serait point devenu, n’aurait pas été chassé du paradis, s’il n’eût été possédé de cette maladie : C’est là ce qui a causé sa disgrâce, c’est là ce qui l’a précipité dans l’enfer, ce qui a été la source de tous ses maux. En effet, ce vice suffit pour gâter tout ce qu’il y a de bon dans une âme : aumône, oraison, jeûne, que sais-je encore ? « Ce qui est grand aux yeux des hommes est impur[57] devant Dieu ». (Lc. 16,16) Ce n’est donc pas seulement la fornication, ni l’adultère qui souille l’homme, c’est encore et surtout l’orgueil. Pourquoi ? parce qu’à l’égard de la fornication, quoiqu’elle soit indigne de pardon, l’homme néanmoins peut s’excuser sur sa concupiscence : mais l’orgueil n’a ni cause, ni excuse à prétexter, qui puisse lui fournir une ombre de justification : il n’est autre chose qu’un renversement d’esprit, une très-grande et très cruelle maladie qui vient uniquement de la démence : car il n’est rien de plus insensé que l’homme orgueilleux, fût-il très riche, eût-il toute la sagesse du monde, fût-il très-puissant, possédât-il, en un mot, tout ce que les hommes, regardent comme digne d’envie. Si celui que les vrais biens enorgueillissent est malheureux et misérable ; s’il perd toute la récompense qu’il en pouvait espérer : celui qui s’élève pour des choses qui n’ont rien de réel, qui enfle son tueur pour une ombre, pour la fleur de l’herbe, car la gloire mondaine n’est pas autre chose[58], n’est-il pas le plus ridicule de tous les hommes ? Pareil à un pauvre qui, mendiant son pain, souffrant la faim continuellement, se glorifierait d’avoir eu une fois pendant la nuit un songe agréable. Malheureux et misérable que vous êtes, quoi ! votre âme est infectée d’une très dangereuse maladie, vous êtes dans la plus extrême pauvreté, et vous Nous enorgueillissez de posséder tant et tant de talents d’or, d’avoir une foule de serviteurs à vos ordres ? Mais ces choses ne sont point à vous ; si vous ne m’en croyez pas, consultez l’expérience de ceux qui ont été riches avant vous. Mais si vous êtes si ivre, que l’exemple d’autrui né soit pas capable de vous instruire, attendez un peu, et votre propre expérience vous apprendra que vous ne retirerez de ces prétendus biens aucun avantage, lorsqu’au lit de mort, ne disposant plus d’une heure ni d’un seul moment, vous serez obligé de les laisser malgré vous à ceux qui seront là, et souvent à des personnes à qui vous ne voudriez pas les donner. Plusieurs, en effet, n’ont pas eu le pouvoir d’en disposer à leur gré ; ils sont morts subitement, et lorsqu’ils désiraient le plus d’en jouir, ils ne l’ont pu enlevés, arrachés de force, ils ont été contraints de les laisser à d’autres, à qui certainement ils n’auraient pas voulu les donner.

De peur donc qu’un pareil malheur ne vous arrive, dès maintenant, dès aujourd’hui que nous sommes en santé, envoyons ces biens en notre patrie ; c’est seulement de cette manière que nous pourrons en jouir. Par là, nous les mettrons en dépôt dans un asile sûr et inviolable. Là-haut, en effet, on ne trouve aucune des choses qui peuvent y porter atteinte ; là[59], ni mort, ni testaments, ni héritiers, ni calomnies, ni pièges : mais celui qui sort de ce monde, chargé de bien, en jouira toujours. Quel est l’homme si misérable qui ne veuille pas vivre éternellement dans les délices avec ses richesses ? Transportons-les donc, nos richesses, déposons-les dans le ciel. Il ne nous faut pour ce transport ni ânes, ni chameaux, ni chariots, ni navires. Dieu nous a délivrés de toute difficulté, de tout embarras ; nous n’avons besoin que des pauvres, des boiteux, des aveugles, des malades. C’est à ceux-là que revient la charge d’opérer ce transport ; ce sont eux qui font passer nos richesses dans le ciel ; ce sont eux qui ouvrent l’héritage des biens éternels aux possesseurs de pareilles richesses. Fasse le ciel que nous en jouissions tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi sait-il.

HOMÉLIE XVII.[modifier]


CECI SE PASSA À BÉTHANIE, au-delà DU JOURDAIN, OU JEAN BAPTISAIT. – LE LENDEMAIN JEAN VIT JÉSUS QUI VENAIT A LUI, ET IL DIT : VOICI L’AGNEAU DE DIEU, VOICI CELUI QUI ÔTE LE PÉCHÉ DU MONDE. VERS. 28, 29, JUSQU’AU VERS. 35

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers ; voici l’agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde ; ces paroles de Jean-Baptiste sont d’admirables témoignages rendus à la grandeur de Jésus-Christ.
  • 2. Jésus-Christ n’avait besoin d’aucun baptême.
  • 3 et 4. On a faussement avancé que Jésus-Christ avait fait des miracles dans son enfance.— Pourquoi les Juifs n’ont point cru en Jésus-Christ, ayant ouï la prédication de saint Jean-Baptiste, et vu tant de prodiges et de miracles. – Quoiqu’il y ait eu des visions sous des figures sensibles, tous cependant ne les ont pas vues. – Si l’on ne voit pas que saint Jean-Baptiste ait rendu en témoignage à Jésus-Christ, qu’il était le Fils de Dieu, c’est que tout n’est pas écrit. – Fidélité des évangélistes. – Contre les Gentils du temps de saint Chrysostome. – On trouve des défenseurs du théâtre, on n’en trouve point de la vérité et de la religion. – Écrits des philosophes contre les chrétiens du temps du saint Docteur.


1. C’est un grand bien de parler hardiment et avec une entière liberté ; de mépriser tout, quand il s’agit de confesser Jésus-Christ : ce bien est si grand et si admirable, que le Fils unique de Dieu fera lui-même l’éloge de celui qui l’aura ainsi confessé devant les hommes. Et certes, il n’y a point de proportion dans la récompense. Vous le confessez et le reconnaissez sur la terre, et lui vous reconnaîtra dans le ciel (Mt. 10,32) : vous le reconnaissez devant les hommes, et lui vous reconnaîtra devant son Père et devant tous les anges. Tel était Jean-Baptiste : il ne regardait ni à la multitude, ni à la gloire, ni à quoi que ce soit ; mais toutes ces choses, il les foulait aux pieds, et, avec cette liberté qui convenait à son ministère, il prêchait Jésus-Christ devant tout le mondé. Car, si l’évangéliste marque le lieu où Jean prêchait, c’est pour montrer la liberté avec laquelle ce héraut faisait tonner et retentir sa voix. Ce n’est point dans sa maison, ni dans un coin reculé, ni dans le fond d’un désert, mais c’est sur les bords du Jourdain, au milieu d’une multitude d’hommes, et en présence de tous ceux qu’il baptisait ; car les Juifs y étaient : c’est là, dis-je, qu’il fit cette admirable confession, pleine d’une très-grande, très-profonde et très-sublime doctrine, par où il déclara qu’il n’était Pas digne lui-même de dénouer les cordons des souliers de Jésus-Christ !
Mais comment l’évangéliste marque-t-il le lieu ? par ces paroles : « Ceci se passa à Béthanie ». Sur quoi il est à observer que les meilleurs textes portent à Béthabara. Car Béthanie n’est pas au-delà du Jourdain, ni dans le désert, mais proche de Jérusalem.
Saint Jean marque aussi le lieu pour d’autres raisons. Comme il avait à raconter des choses qui n’étaient point anciennes, mais qui s’étaient tout récemment passées, il en prend à témoin ceux qui s’y étaient trouvés présents et qui les avaient vues. Étant bien sûr qu’il n’ajoutait rien à la vérité, et qu’il rapportait véritablement et simplement les choses comme elles s’étaient passées, il tire sa preuve du lieu qui ne pouvait point être, comme j’ai dit, une faible démonstration de la vérité.
« Le lendemain Jean vit Jésus qui venait à lui, et il dit : Voici l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ». Les évangélistes se sont partagés les temps. Saint Matthieu passant légèrement sur le temps qui a précédé l’emprisonnement de Jean-Baptiste, se hâte de venir à ce qui s’est fait après : Saint Jean l’évangéliste, non seulement ne passe pas en peu de mots sur ces faits, mais il y insiste particulièrement. Saint Matthieu, après que Jésus est sorti du désert, laissant ce qui s’est passé dans l’intervalle, par exemple : les interrogations des envoyés des Juifs, les réponses de Jean-Baptiste, et toutes les autres choses, vient tout à coup à sa prison : « Jésus », dit-il, « ayant ouï dire que Jean avait été mis en prison, se retira de là[60] » : Mais saint Jean ne fait pas de même, il ne parle point du départ de Jésus pour le désert, comme ayant été rapporté par saint Matthieu ; mais il raconte ce qui s’est passé après que Jésus fut descendu de la montagne, et, omettant bien des circonstances, il ajoute : « Car alors Jean – n’avait pas encore été mis en prison ». (Jn. 3,24)
Et pourquoi, direz-vous, Jésus vint-il alors auprès de Jean non une fois, mais deux ? Saint Matthieu le fait venir, parce qu’il le fallait, pour recevoir le baptême, et Jésus le déclare, en disant : « C’est ainsi que nous devons accomplir toute justice ». (Mt. 3,15) Mais Jean dit qu’il vint une seconde fois, après qu’il eut reçu le baptême ; ce qu’il fait visiblement connaître par ces paroles : « J’ai vu le Saint-Esprit descendre du ciel comme une colombe, et demeurer sur lui ». (Jn. 1,32) Pourquoi vient-il donc à Jean ? non seulement il vint à lui, mais il fit une marche pour venir le trouver : « Jean vit Jésus », dit-il, « qui venait à lui ». Pourquoi donc est-il venu ? C’est parce que Jean l’ayant baptisé avec plusieurs autres, on aurait pu croire qu’il était venu à lui pour le même sujet qu’eux, c’est-à-dire pour confesser ses péchés, et en faire pénitence en les lavant dans le fleuve : il fut le voir une seconde fois, pour lui donner lieu par là d’effacer un pareil soupçon. Car lorsque Jean dit : et Voici l’agneau de Dieu qui ôte le « péché du monde », il éloigne et dissipe entièrement cette fausse opinion. Il est évident, en effet, que celui qui est si pur, qu’il peut laver les péchés des autres, ne, vient point pour confesser ses péchés ; mais pour donner occasion à cet admirable prédicateur d’imprimer plus profondément dans l’esprit de ses auditeurs ce qu’il avait dit auparavant, en le leur répétant une seconde fois, et d’y ajouter encore quelqu’autre chose.
2. Jean dit : « le voici », parce que plusieurs le cherchaient depuis longtemps à cause de ce qu’ils avaient entendu dire. Il le montre présent, et il dit : « le voici », pour leur faire connaître que c’était là celui même qu’on cherchait depuis si longtemps. « Celui-ci est l’agneau », il l’appelle agneau, rappelant ainsi à l’esprit des Juifs la prophétie d’Isaïe (Is. 16,1, 53,7), et encore l’agneau figuratif qu’on immolait du temps de Moïse, pour les mieux conduire à là vérité par la figure. Et certes, cet agneau n’a pris, ni effacé le péché de personne, mais celui-ci a pris et effacé les péchés de tout le monde : ce monde qui était prêt à périr, il l’a tout à coup délivré de la colère de Dieu. (1Thes. 1,10) « C’est celui-là même de qui j’ai dit : Il vient après moi un homme, qui est avant moi[61] (30) ». Ne voyez-vous pas ici, mes frères, l’explication que donne saint Jean à ce qu’il a dit ci-dessus ? Après avoir appelé Jésus agneau, et dit de lui qu’il ôte le péché du monde, il dit maintenant : « Il est avant moi », par où il fait entendre que le mot : « avant », doit s’expliquer par là : que c’est lui qui ôte le péché du monde, que c’est lui qui baptise dans le Saint-Esprit. Mon avènement n’a rien opéré de plus, que de vous annoncer le commun bienfaiteur de tout l’univers, et de vous administrer le baptême de l’eau ; mais l’avènement de celui-ci purifie tous les hommes, et donne l’efficace vertu du Saint-Esprit. Celui-ci est avant moi, c’est-à-dire il est plus grand, plus illustré que moi, « parce qu’il est plus ancien que moi ». Que ceux qui ont adopté les folles erreurs de Paul de Samosate[62] rougissent de combattre une vérité si claire et si évidente !
« Pour moi je ne le connaissais pas (31) ». Voyez comment il ôte tout soupçon par ce témoignage, montrant qu’il ne parle point ainsi de lui par faveur et par amitié ; mais que c’est par la révélation que Dieu lui en a faite. « Je ne le connaissais pas », dit-il, comment êtes-vous donc un témoin digne de foi ? Comment le ferez-vous connaître aux autres, si vous-même, vous ne le connaissez pas ? Jean-Baptiste n’a point dit : je ne le connais pas ; mais : « Je ne le connaissais pas », en sorte que par cela même il se montre très-digne de foi. Comment, en effet, aurait-il eu de la complaisance pour celui qu’il ne connaissait pas ? « Mais je suis venu baptiser dans l’eau, afin qu’il soit connu dans Israël ». Jésus-Christ n’avait donc pas besoin du baptême de Jean Et ce bain n’a été institué que pour acheminer tous les autres hommes à la foi en Jésus-Christ. Car Jean-Baptiste n’a point dit : je suis venu baptiser pour rendre purs ceux que j’aurai baptisés, ni pour les délivrer de leurs péchés ; mais, « afin qu’il soit connu dans Israël ».
Mais quoi ! est-ce que sans le baptême de Jean on ne pouvait ni prêcher, ni attirer le peuple ? Je réponds que cela n’eût pas été si facile. Si le baptême n’eût pas accompagné la prédication, tous n’auraient pas accouru de même, et ils n’auraient point connu la prééminence d’un baptême sur l’autre, sans en faire la comparaison. Si le peuple sortait des villes, ce n’était point pour aller entendre la prédication de Jean-Baptiste. Pourquoi donc ? Afin que, confessant leurs péchés, ils fussent baptisés. Mais, une fois arrivés, ils apprenaient à connaître Jésus-Christ, et aussi la différence des baptêmes : le baptême de Jean était plus excellent que celui des Juifs, et voilà pourquoi tous y accouraient, mais cependant ce baptême était lui-même imparfait.
Comment donc l’avez-vous connu ? c’est, dit-il, par la descente du Saint-Esprit. Mais de peur que quelqu’un ne fût par là induit à croire qu’il avait eu besoin du Saint-Esprit, comme nous-mêmes nous en avons besoin, écoutez comment il ôte encore ce soupçon, faisant voir que le Saint-Esprit était seulement descendu pour lui révéler qu’il devait prêcher Jésus-Christ. Car ayant dit : « Pour moi, je ne le connaissais pas », il a ajouté : « mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, m’a dit : Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, est celui qui baptise dans le Saint-Esprit (33) ». Ces paroles ne vous font-elles pas voir, mes frères, que le Saint-Esprit est uniquement descendu pour faire connaître Jésus-Christ ? Le témoignage de Jean-Baptiste était sans doute par lui-même exempt de tout soupçon ; mais le saint précurseur, pour donner encore plus de poids et de créance à son témoignage, le rapporte à Dieu et au Saint-Esprit. Comme la vérité qu’il avait annoncée, que Jésus-Christ seul ôtait tous les péchés du monde, et qu’il était si grand et si puissant qu’il suffisait seul pour opérer une si grande rédemption, était si excellente et si admirable, qu’elle pouvait jeter tous les auditeurs dans l’étonnement, il la fortifie et la confirme ; il la confirme en faisant voir que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, qu’il n’avait nullement besoin du baptême, et que le Saint-Esprit n’est descendu que pour le faire connaître. Car il n’était pas au pouvoir de Jean de donner le Saint-Esprit, ce que déclarent ceux qui avaient reçu de lui le baptême ; puisqu’ils disent : « Nous n’avons pas seulement ouï dire qu’il y ait un Saint-Esprit ». (Act. 19,2) Jésus-Christ n’avait donc besoin, ni du baptême de Jean ni d’aucun autre ; mais plutôt le baptême avait besoin de la puissance de Jésus-Christ car ce qui lui manquait encore était le bien suprême, je veux parler du don de l’Esprit fait au baptisé. C’est Jésus-Christ qui, par son avènement, a apporté au monde le don du Saint-Esprit.
« Et Jean rendit alors ce témoignage, en disant : J’ai vu le Saint-Esprit descendre du ciel comme une colombe, et demeurer sur lui. Pour moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’a dit : Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, est celui qui baptise dans le Saint-Esprit ; je l’ai vu, et j’ai rendu témoignage qu’il est le Fils de Dieu n (32, 33, 34) ». Jean répète souvent : « Je ne le connaissais pas », et ce n’est pas sans raison ; c’est parce qu’il lui était parent selon la chair. « Sachez », dit l’Écriture, « qu’Élisabeth, votre cousine, a conçu aussi elle-même un fils ». (Lc. 1,36) De peur donc qu’il ne parût rendre ainsi de lui des témoignages si avantageux à cause de sa parenté, il dit souvent : « Je na le connaissais pas ». Et véritablement il ne le connaissait pas, puisqu’éloigné de la maison de son père, il passait sa vie dans le désert.
Mais pourquoi, s’il ne le connaissait pas avant la descente du Saint-Esprit, et si ce n’est qu’alors qu’il l’a connu pour la première fois, « se défendait-il » avant le baptême, en disant : « C’est moi qui dois être baptisé par vous ? » (Mt. 3,14) C’était là effectivement un signe qu’il lui était parfaitement connu. Mais ce n’était que depuis peu, et même il n’en aurait pu être autrement car ces miracles qui s’étaient faits dans l’enfance de Jésus, comme à l’égard des Mages, et d’autres semblables, étaient arrivés longtemps auparavant. Jean lui-même étant encore enfant : et pendant tout le temps qui avait suivi, Jésus était demeuré inconnu à tout le monde. En effet, s’il eût été connu, Jean n’aurait pas dit : w Je suis venu baptiser, afin qu’il soit connu dans Israël ».
3. Il est donc évident que les miracles qu’on attribue à Jésus-Christ dans son enfance sont faux, et qu’ils ont été inventés et imaginés. Si Jésus avait fait des miracles dès son enfance, Jean l’aurait connu, et tout le reste du peuple n’aurait pas eu besoin d’un docteur pour le lui faire connaître. Or, voici que Jean dit lui-même que s’il est venu, c’était afin que Jésus fût connu dans Israël, et c’est pour cela aussi qu’il disait : « C’est moi qui dois être baptisé par vous ». Ensuite, comme le connaissant mieux, il l’annonce au peuple, en disant : « C’est celui-là même de qui j’ai dit : Il vient a après moi un homme qui est avant moi, et qui m’a envoyé baptiser dans l’eau ». Il a envoyé Jean pour se faire connaître dans Israël, et lui-même s’est révélé à Jean avant la descente du Saint-Esprit. Voilà pourquoi celui-ci disait avant que Jésus fût venu à lui : « Celui qui est avant moi vient après moi ». Jean ne le connaissait donc pas avant qu’il vînt auprès du Jourdain, et qu’il baptisât tout le peuple mais il le connaissait quand il vint pour se faire baptiser. Le Père lui-même le révéla au prophète, et le Saint-Esprit le fit connaître aux Juifs pendant qu’on le baptisait. Car c’est pour eux que le Saint-Esprit descendit. En effet, de peur qu’on ne méprisât le témoignage de Jean qui disait : « Il est avant moi », et : « Il baptise dans le Saint-Esprit », et : « Il jugera le monde » ; le Père annonçant son Fils fit entendre sa voix ; le Saint-Esprit vint, qui fit tomber cette voix sur la tête de Jésus-Christ. Comme Jean baptisait, comme Jésus était baptisé, quelqu’un de ceux qui étaient présents aurait pu croire que c’était à Jean que s’appliquaient ces paroles ; le Saint-Esprit vint ôter ce soupçon. Lors donc que Jean dit : « Je ne le connaissais pas », il faut entendre cela du temps passé, et non de celui qui avait précédé immédiatement le baptême ; autrement, comment se serait-il défendu en disant : « C’est moi qui dois être baptisé par vous ? » Comment aurait-il dit de lui de si grandes choses ?
Pourquoi donc, direz-vous, les Juifs n’ont-ils point cru en Jésus-Christ ? Jean n’était pas le seul qui eût vu le Saint-Esprit sous la figure d’une colombe. Qu’ils l’aient vu, je veux bien l’admettre. Toutefois ces prodiges, pour être bien vus, n’ont pas tant besoin des yeux du corps que des yeux de l’âme : autrement on les regarde comme de vaines illusions et de pures imaginations. Si les Juifs, quand ils ont vu Jésus-Christ faire des miracles, quand ils l’ont vu toucher de ses mains les corps des malades et des morts, et les rappeler à la vie, à la santé, par le seul attouchement, ont été tellement possédés de l’ivresse de l’envie, qu’ils n’ont pas craint de publier le contraire de ce qu’ils venaient de voir, comment se seraient-ils guéris de leur incrédulité pour une simple apparition du Saint-Esprit ? Mais quelques-uns répondent que tous n’ont pas vu ces choses, mais seulement Jean et ceux qui étaient dans de bonnes dispositions. Quoiqu’en effet tous ceux qui avaient des yeux pussent voir le Saint-Esprit descendre en forme de colombe, il ne s’ensuit pas pourtant de là que tous l’aient manifestement vu. Zacharie, Daniel et Ézéchiel, ont vu bien des choses sous des figures sensibles, et toutefois ils n’ont point eu de compagnons ni de témoins de leurs visions. Moïse aussi a vu bien des choses, et de telles choses que nul autre que lui ne les a vues. Tous les disciples n’ont pas été jugés dignes de voir la transfiguration de Notre-Seigneur sur la montagne : bien plus, tous n’ont pas vu sa résurrection. Saint Luc le déclare en disant : « Il s’est montré aux témoins que Dieu avait choisis avant tous les temps ». (Lc. 10,41)
« Je l’ai vu », dit saint Jean : « et j’ai rendu témoignage qu’il est le Fils de Dieu (34) ». Mais où l’a-t-il rendu ce témoignage qu’il est le Fils de Dieu ? Il l’a appelé Agneau et il a dit qu’il devait baptiser dans le Saint-Esprit, mais jamais il n’a dit qu’il était le Fils de Dieu. D’ailleurs les autres évangélistes écrivent qu’il a cessé de prêcher après le baptême, et passant sur ce qui s’est fait dans cet intervalle de temps, ils rapportent les miracles que Jésus a opérés après que Jean-Baptiste fut pris et mis en prison. D’où nous pouvons conjecturer qu’ils ont passé sous silence ces choses et bien d’autres encore. (Jn. 21,25) Saint Jean lui-même nous en avertit à la fin de son Évangile ; les évangélistes ont été si éloignés de rien inventer à la gloire de Jésus-Christ, qu’au contraire, ce qui paraissait le rabaisser, ils l’ont tous rapporté comme de concert, et l’on ne trouvera pas qu’aucun d’eux en ait rien omis ; mais, à l’égard des miracles, quelques-uns n’ont point parlé de ceux dont les autres avaient déjà fait mention, et il y en a aussi qu’ils ont omis tous ensemble.
Je ne dis pas ceci sans sujet, je le dis pour réprimer l’impudence des gentils. Car ce que je viens d’exposer sur le caractère des évangélistes suffit pour montrer leur zèle et leur amour pour la vérité, et pour prouver qu’ils n’ont rien écrit par faveur ou par complaisance. Vous pourrez vous servir de cette raison, entre autres, pour les réfuter. Mais donnez-y tous vos soins et toute votre attention il serait absurde et honteux, quand on voit les médecins, les corroyeurs, les tisserands, en un mot les hommes de toute profession apporter tous leurs soins à plaider la cause de leur industrie, que celui qui se vante d’être chrétien ne pût pas même dire un seul mot pour la défense de sa foi. Cependant, si un artisan néglige de faire valoir son talent, il ne risque que de perdre de l’argent ; mais, en négligeant de défendre sa foi, c’est son âme que l’on tue. Et cependant nous sommes dans de si misérables dispositions, que nous donnons à la première de ces choses toute notre application ; et qu’à l’égard de ces soins nécessaires, qui sont le fondement de notre salut, nous les négligeons, nous les méprisons comme s’ils n’avaient aucune importance.
4. Voilà, mes frères, voilà ce qui fait que les gentils persistent à prendre au sérieux leurs erreurs ; car eux, qui ne se fondent et ne s’appuient que sur le mensonge, n’omettent rien pour colorer et couvrir la turpitude de leurs dogmes ; et nous, au contraire, qui faisons profession d’aimer et de suivre la vérité, nous ne savons même pas ouvrir la bouche pour la défendre ; comment de là ne prendraient-ils pas occasion d’accuser notre doctrine de faiblesse ? Comment ne regarderaient-ils pas notre religion comme fausse et insensée ? Comment ne blasphémeraient-ils pas Jésus-Christ comme un fourbe et un séducteur, qui a su profiter de la folie de plusieurs pour nous tromper tous ? Oui, mes chers frères, oui, c’est nous qui sommes la cause de ces blasphèmes, pour n’avoir pas voulu consacrer nos veilles à étudier les preuves qui servent à défendre notre religion, pour avoir négligé cette occupation comme une chose superflue et inutile, et ne nous être attachés qu’aux biens de la terre. Et certes, celui qui aime un danseur, ou un cocher[63], ou un athlète qui se prépare à combattre contre les bêtes, met tout en œuvre et n’oublie rien pour qu’ils soient victorieux dans leurs combats ; il les loue extrêmement, il est tout prêt à les défendre contre ceux qui osent les blâmer, et charge de mille injures leurs ennemis. Mais quand il s’agit de la défense du christianisme, tous baissent la tête, se grattent, bâillent et s’en vont bafoués.
De quelle indignation, de quelle horreur n’êtes-vous pas dignes, vous qui faites état d’un danseur plus que de Jésus-Christ ? Quoi ! vous êtes tout prêt à défendre par mille raisons ces sortes de gens, encore qu’ils soient les plus infâmes de tous les hommes, et quand il s’agit de prendre la défense des miracles de Jésus-Christ qui ont converti l’univers, on ne voit même pas que vous y pensiez un instant, ni que vous vous en mettiez en peine. Nous croyons en Dieu le Père, en Dieu le Fils, en Dieu le Saint-Esprit, en la résurrection de la chair, en la vie éternelle. Si donc quelque gentil vous interroge et dit : Qui est ce Père ? Qui est ce Fils ? Qui est ce Saint-Esprit ? Et comment, vous qui dites qu’il y a trois Dieux, nous reprochez-vous d’admettre la pluralité des dieux ? Que direz-vous ? que répondrez-vous ? Comment repousserez-vous cette objection ? Et encore : Que répondrez-vous, si votre silence leur donne lieu de vous faire cette autre question : Quelle est cette résurrection ? Est-ce dans ce corps que nous ressusciterons ? Est-ce dans un autre ? Si c’est dans celui-ci, quel besoin a-t-il de se dissoudre ? A ces questions, que répondrez-vous ? Mais que répliquerez-vous s’il vous objecte ceci : Pourquoi Jésus-Christ n’est-il pas venu plus tôt ? N’est-ce qu’à présent qu’il s’avise de prendre soin du genre humain, et l’a-t-il négligé dans tout le temps passé ? Et s’il vient à examiner plusieurs autres articles de notre foi, que lui repartirez-vous ? Je n’en dis pas davantage : il ne convient pas de multiplier les questions sans en donner la solution, de peur qu’elles ne soient un sujet de scandale et de chute pour les simples. En effet, en voilà assez pour vous tirer de votre profond assoupissement.
Eh bien ! si l’on vous fait donc ces questions et que vous ne soyez pas même en état d’en comprendre les termes, pensez-vous, je vous prie, que vous serez légèrement punis, vous qui aurez tant contribué à égarer ceux qui sont dans les ténèbres ? Je voudrais, si vous en aviez le loisir, vous apporter et vous lire ici un écrit qu’a composé contre nous un exécrable philosophe païen, et aussi celui d’un autre beaucoup plus ancien, afin de vous réveiller par cette lecture, et de chasser votre extrême paresse. Quand ces philosophes ont passé tant de nuits sans dormir pour nous attaquer, quel pardon pouvons-nous espérer si nous ne savons pas même repousser les traits qu’ils ont lancés contre nous ? Pourquoi Dieu nous a-t-il créés et mis au monde ? N’entendez-vous pas l’apôtre qui vous dit : « Soyez toujours prêts à répondre pour votre défense à tous ceux qui vous demanderont raison de l’espérance que vous avez ». (1Pi. 3,15) Saint Paul aussi vous donne le même avertissement : « Que la parole de Jésus-Christ », dit-il, « demeure en vous avec plénitude ». (Col. 3,16) A cela que répondent ces étourdis, ces insensés ? Soit bénie toute âme simple, et « celui qui marche simplement marche en assurance ». (Prov. 10,9) Ils appliquent mal les passages de l’Écriture : et voilà la cause de tous les maux, que bien des gens ne sachent point les employer à propos. Par exemple, à l’endroit cité, l’Écriture ne parle point d’un homme insensé, ni de l’ignorant, mais de celui qui n’est ni méchant ni artificieux : du sage. S’il fallait entendre ce passage selon l’application qu’ils en font, ce serait en vain qu’il est dit : « Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes ». (Mt. 10,16) Mais pourquoi nous arrêter davantage à des choses dont vous ne ferez aucun profit ? Aux reproches que nous vous avons déjà faits, nous en pourrions ajouter bien d’autres encore sur vos mœurs et sur la conduite de votre vie. Car de quelque côté qu’on nous envisage, on ne voit en nous que misères et sujets de risée ; toujours prêts à reprendre les autres, nous sommes des lâches et des paresseux quand il s’agit de nous corriger des imperfections qu’on relève en nous. C’est pourquoi, je vous en conjure, rentrons en nous-mêmes et ne nous bornons pas à censurer ; cela ne nous suffirait pas pour apaiser la colère de Dieu et nous le rendre propice ; mais attachons-nous à nous perfectionner en toutes choses, afin qu’après avoir vécu en vue de la gloire de Dieu, nous jouissions de la gloire future ; puissions-nous tous l’obtenir, par 1a grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XVIII.[modifier]


LE LENDEMAIN JEAN ÉTAIT ENCORE LA AVEC DEUX DE SES DISCIPLES. – ET JETANT LA VUE SUR JÉSUS QUI MARCHAIT, IL DIT : VOILA L’AGNEAU DE DIEU. – CES DEUX DISCIPLES L’AYANT ENTENDU PARLER AINSI, SUIVIRENT JÉSUS. (VERS. 35, 36, 37)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi saint Jean-Baptiste répétait souvent les mêmes choses ? – Quelques catéchumènes différaient de recevoir le baptême jusqu’à l’extrémité.
  • 2. Les prophètes et les apôtres ont prêché Jésus-Christ absent, saint Jean-Baptiste l’a annoncé présent.
  • 3. et 4. Un passage de saint Chrysostome qui demande à être interprété avec précaution. – Préférer la doctrine de Jésus-Christ à toute autre chose. – Regarder toute sorte de temps comme propre et convenable. – Plus on donne de nourriture au corps, plus on l’affaiblit : plus on en donne à l’âme, plus on la fortifie. – Le dégoût des viandés est un signe de la maladie du corps le dégoût de la parole de Dieu, l’est de même de celle de l’âme. – Quelle est sa nourriture ? – Contre le théâtre et les spectacles.


1. L’homme est indolent et enclin à se perdre, non par la condition même de la nature, mais par une indolence volontaire. Voilà pourquoi elle a besoin de remontrances multipliées ; et c’est pour cela que saint Paul, écrivant aux Philippiens, disait : « Il ne m’est pas pénible, et il vous est avantageux que je vous écrive les mêmes choses ». (Phil. 3,1) Quand une fois la terre a reçu la semence, elle porte aussitôt du fruit et n’a pas besoin de nouvelles semailles ; mais il n’en est pas ainsi de notre âme : après y avoir souvent jeté la semence et l’avoir cultivée avec grand soin, on est trop heureux encore, si elle a reçu une seule fois la graine. En effet, ce qu’on dit ne s’imprime pas tout d’abord dans l’esprit, parce que le sol est très-dur, encombré d’épines, et que l’âme est entourée d’une multitude d’ennemis qui ne cherchent qu’à lui tendre des pièges et à arracher la semence. En second lieu, après que la semence est entrée et a jeté des racines, il faut les mêmes soins pour que la tige se fortifie, qu’elle croisse et porte son fruit et que rien ne l’en empêche. A l’égard des semences, on peut dire que l’épi une fois formé et parvenu à toute sa vigueur, n’a plus de peine à braver la nielle, la sécheresse, ni les autres dangers ; mais à l’égard de la doctrine, il n’en est pas de même : même après que l’œuvre est achevée, un orage qui survient, des difficultés, des troubles qui naissent, les embûches des méchants, une foule de tentations peuvent renverser tout l’édifice.
Ce n’est pas sans raison que nous disons tout ceci ; mais, comme Jean-Baptiste répète les mêmes choses, c’est afin que vous ne le preniez pas pour un conteur importun. Il aurait bien voulu qu’il lui eût suffi de parler une fois pour se faire entendre ; mais, s’apercevant que l’assoupissement où étaient plongés la plupart de ses auditeurs, les empêchait de comprendre sur-le-champ ce qu’il leur enseignait, il les réveille par ces répétitions ; mais vous-mêmes, soyez attentifs, Jean-Baptiste a dit : « Celui qui vient après moi est avant moi ». Et : « Je ne suis point digne moi-même de dénouer les cordons de ses souliers », et : « C’est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu » ; et qu’il « a vu le Saint-Esprit descendre comme une colombe et demeurer sur lui, et il a rendu témoignage qu’il est le Fils de Dieu ». (Mt. 3,11). Et personne n’y a fait attention, nul ne l’a interrogé ou lui a dit : Pourquoi dites-vous ceci, à quel sujet, pour quelle raison ?
Il a dit encore : « Voilà l’agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde » : et ils n’en sont ni plus touchés, ni moins nonchalants. Voilà pourquoi il est dans l’obligation de répéter les mêmes choses, d’en user comme un laboureur qui voudrait amollir une terre dure et en friche à force de la remuer, de soulever par la parole comme avec la charrue leur esprit lourd et pesant, afin que la semence qu’il y jettera ensuite puisse pénétrer plus avant voilà pourquoi il ne fait pas de longs discours, n’ayant en vue que de les amener à Jésus-Christ. Il savait bien que s’ils avaient une fois accueilli avec soumission sa parole, ils n’auraient plus besoin, à l’avenir, de son témoignage : comme effectivement il arriva. Car si les samaritains, aussitôt qu’ils l’ont entendu parler, disent à la femme qui le leur avait annoncé : « Ce n’est plus sur ce que vous nous avez dit que nous croyons en lui ; car nous l’avons ouï nous-mêmes, et nous savons qu’il est le Christ, le Sauveur du monde » (Jn. 4,42) ; des disciples devaient être encore plus promptement gagnés, comme véritablement ils le furent ; puisque l’ayant suivi et entendu seulement un soir, ils ne retournèrent plus à Jean mais s’attachèrent si fort à Jésus qu’ils en reçurent le ministère de leur premier Maître, et prêchèrent le nouveau. « André a trouva », dit l’évangéliste, « son frère Simon a et lui dit : Nous avons trouvé le Messie, c’est-à-dire le Christ ». (Jn. 1,41)
Ici, mes frères, je vous prie de considérer une chose avec moi ; c’est que quand Jean-Baptiste disait : « Celui qui vient après moi est avant moi ». Et : « Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers », il n’a gagné personne ; mais que, lorsqu’il a parlé de l’incarnation et tenu un langage moins sublime, c’est précisément alors que les disciples l’ont suivi. Et ce n’est point là seulement à quoi vous devez vous arrêter ; mais vous avez à observer encore qu’on n’attire point tant de gens lorsqu’on dit de Dieu des choses grandes et relevées, que lorsqu’on parle de sa clémence, de sa miséricorde, et de ce qui regarde le salut des auditeurs. En effet, ils ont ouï que Jésus ôtait le péché, et aussitôt ils sont accourus. S’il est possible de laver nos péchés et nos crimes, disaient-ils, pourquoi temporisons-nous ? il y a quelqu’un ici qui sans peine et sans travail nous en délivrera ne serait-il pas d’une extrême folie de remettre à un autre temps pour recevoir un si grand bienfait ? Que les catéchumènes écoutent ceci, eux qui remettent leur salut, qui diffèrent de recevoir le baptême, jusqu’au dernier souffle de vie.
« Jean était encore là », dit l’Écriture, « et il dit : Voilà l’agneau de Dieu ». Jésus-Christ ne parle point, c est Jean qui dit tout : l’Époux a coutume de faire de même, il ne dit rien à l’épouse ; mais il se présente et se tient dans le silence. D’autres l’annoncent et lui présentent l’épouse. Elle paraît et l’époux ne la prend pas lui-même, mais il la reçoit des mains d’un autre. Après qu’il l’a ainsi reçue d’autrui, il se l’attache si fortement qu’elle ne se souvient plus de ceux qu’elle a quittés pour le suivre. La même chose s’est passée à l’égard de Jésus-Christ. Il est venu pour épouser l’Église, il n’a rien dit lui-même, il n’a fait que se présenter. Jean l’ami de l’époux, a mis dans sa main la main de l’épouse, en d’autres termes, les âmes des hommes persuadés par sa prédication Jésus-Christ les ayant reçus, les a comblés de tant de biens, qu’ils ne sont plus retournés à celui qui les lui avait amenés.
2. Ce n’est point là seulement, mes frères, sur quoi vous devez porter votre attention comme dans les noces, ce n’est pas l’épouse qui va trouver l’époux ; mais l’époux qui court avec empressement vers l’épouse, fût-il lui-même fils de roi, et l’épouse fût-elle au contraire de basse condition, voire même une servante ; ici de même la nature de l’homme n’est point montée au ciel, mais l’époux s’est lui-même abaissé jusqu’à cette vile et méprisable nature. Et après la célébration des noces, l’époux n’a pas permis qu’elle demeurât davantage ici-bas, mais l’ayant prise avec soi, il l’a menée dans la maison paternelle.
Mais pourquoi Jean-Baptiste ne tire-t-il pas ses disciples à l’écart, pour les instruire de ces grandes vérités, et les donner ensuite à Jésus-Christ ? Pourquoi leur dit-il en public et en présence de tout le monde : « Voilà l’agneau de Dieu ? » C’est de peur que la chose ne parût concertée. Si ses disciples eussent été trouver Jésus-Christ à la suite d’exhortations particulières et comme pour lui faire plaisir, peut-être auraient-ils eu hâte de s’en aller mais s’étant au contraire portés à suivre Jésus-Christ sur ce qu’ils avaient publiquement ouï-dire de lui, ils ont persévéré avec fermeté, et sont devenus de fidèles disciples ; comme l’ayant suivi, non par complaisance pour leur maître, mais pour leur propre utilité et leur avantage.
Les prophètes et tous les apôtres ont prêché Jésus-Christ absent, ceux-là avant son avènement, ceux-ci après son ascension : mais Jean-Baptiste seul l’a annoncé présent : c’est pourquoi il est appelé l’ami de l’époux, étant le seul qui ait été présent aux noces. En effet, c’est lui qui a tout fait et tout achevé : c’est lui qui a commencé l’ouvrage ; c’est lui qui, « jetant la vue sur Jésus qui marchait, dit : « Voilà l’agneau de Dieu », montrant que ce n’était pas seulement par la voix, mais encore des yeux qu’il lui rendait témoignage. Il admirait Jésus-Christ, et en le contemplant son cœur tressaillait de joie. D’abord il ne le prêche pas, mais il se contente de l’admirer présent ; il fait connaître le don que Jésus est venu nous apporter, et il enseigne aussi de quelle manière on doit se purifier et se préparer à le recevoir, car le nom d’agneau marque l’une et l’autre chose. Il n’a point dit : c’est lui qui doit ôter ; ou qui a ôté ; mais c’est lui qui ôte le péché du monde, parce qu’il l’ôte toujours. Il n’a pas ôté les péchés seulement dans sa passion, quand il a souffert la mort pour nous ; mais depuis ce temps jusqu’à celui-ci il les ôte, quoiqu’il ne soit pas tous les jours crucifié, toujours attaché à la croix : il n’a offert qu’un seul sacrifice pour les péchés, mais par ce sacrifice seul il purifie toujours.
De même que le nom de Verbe montre son excellence, et celui de Fils sa prééminence et sa supériorité sur les autres, ainsi les noms d’agneau et de Christ et de prophète, de vraie lumière, de bon pasteur, et universellement tout autre nom qu’on lui donne, en y ajoutant l’article, marquent une grande distinction. Car il y a eu plusieurs agneaux, plusieurs prophètes, plusieurs christs, plusieurs fils ; mais l’article met celui-ci infiniment au-dessus de tous les autres. L’Écriture établit et confirme cette vérité, non seulement par l’article, mais encore par l’addition du mot « unique ». Effectivement, ce Fils n’a rien de commun avec la créature.
Que s’il semble à quelqu’un que la dixième heure ne soit pas un temps propre à d’aussi sérieux entretiens ; car, dit l’Écriture : « Il était alors la dixième heure » du jour pour moi, j’en juge autrement, et je dis que penser ainsi c’est se tromper beaucoup. Je conviens qu’à l’égard de plusieurs et de tous ceux qui vivent selon la chair, et lui sont asservis après le dîner, le temps n’est point' propre à discourir de choses sérieuses, parce que le poids des viandes appesantit l’esprit : mais songeons que celui qui parlait n’usait même pas des aliments communs, et était aussi léger le soir que nous le sommes le matin, ou plutôt beaucoup plus : il pouvait donc parfaitement, même à une heure avancée du soir, former ces sortes d’entretiens. Pour nous, souvent les restes et les fumées des viandes reviennent à pareille heure troubler notre imagination : mais ce lest n’appesantissait point le corps du saint prédicateur. De plus, il demeurait dans le désert et auprès du Jourdain, où tous accouraient au baptême avec beaucoup de crainte et de respect, fort indifférents à tous les soins charnels : à ce point qu’ils demeurèrent trois jours continus avec Jésus-Christ saris rien manger (Mt. 15,32). Il est d’un prédicateur courageux et zélé et d’un laboureur vigilant, de ne point quitter son champ qu’il n’ait vu sa semence prendre racine.
Mais pourquoi Jean-Baptiste, air lieu de parcourir toute la Judée, pour prêcher Jésus-Christ, s’est-il arrêté au long du fleuve a l’attendre, pour le montrer quand il viendrait ? C’est parce qu’il voulait que cela se fit par les couvres, et cependant il s’appliquait à le leur faire connaître, et à persuader à quelques-uns d’écouter celui qui a les paroles de la vie éternelle ; mais il a laissé à Jésus-Christ la tâche de se rendre à lui-même le plus grand témoignage, celui des œuvres, selon ce que dit Jésus-Christ lui-même : « Pour moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage, car les œuvres que mon Père m’a donné « pouvoir de faire, ces œuvres », dis-je, « rendent témoignage de moi ». (Jn. 5,34, 36) Voyez combien ce témoignage est plus grand et plus efficace. Jean avait jeté une petite étincelle de feu ; Jésus-Christ a paru, et aussitôt la flamme s’allume et s’élève. En effet, ceux qui auparavant ne faisaient pas même attention à la parole de Jean disent enfin : « Tout ce que Jean a dit de celui-ci, s’est trouvé vrai ». (Jn. 10,42) Or, si Jean fût allé partout tenant ce langage au sujet de Jésus-Christ, son témoignage aurait paru naître d’une affection toute humaine, et on n’aurait point eu de foi à sa prédication.
3. « Deux de ses disciples l’ayant entendu parler ainsi, suivirent Jésus (37) ». Jean avait pourtant encore d’autres disciples ; mais ceux-ci, non seulement ne suivirent point Jésus, mais encore ils lui portaient envie, car ils disaient : « Maître, celui qui était avec vous au-delà du Jourdain, auquel vous avez rendu témoignage, baptise maintenant, et tous vont à lui ». (Jn. 3,26) Et de plus, ces mêmes disciples, faisant des reproches à Jésus, disaient : « Pourquoi jeûnons-nous, et vos disciples ne jeûnent point ? » (Mt. 9,14) Mais ceux qui étaient meilleurs que les autres n’étaient pas dans les mêmes sentiments, ni dans les mêmes dispositions ; aussi, dès qu’ils eurent entendu parler de Jésus, ils le suivirent. Et ils le suivirent, non par mépris pour leur premier maître, mais parce qu’ils lui étaient très-obéissants, et montrèrent par là que la droite raison, qu’un esprit de sagesse dictait leur docilité. Ce ne sont pas des exhortations qui les ont portés à suivre Jésus-Christ ; cela aurait été suspect ; ils l’ont suivi sur la seule annonce qu’il baptiserait dans le Saint-Esprit. Ils n’ont donc pas quitté leur maître, mais ils ont voulu savoir ce que Jésus apportait de plus que lui. Faites attention à leur prudente conduite et à leur retenue. Arrivés auprès de Jésus, ils ne l’interrogent pas tout aussitôt sur les choses importantes et nécessaires au salut, ni sur les grandes vérités qu’on leur avait annoncées ; ils ne l’interrogent pas publiquement en présence de tout le monde, ni comme en passant ; mais ils cherchent à conférer avec lui en particulier. Ils savaient bien que ce que leur maître leur avait dit de Jésus était véritable, et non pas seulement inspiré par l’humilité.
« André, frère de Simon Pierre, était l’un a des deux qui avaient entendu dire ceci à a Jean et qui avaient suivi Jésus (40) ». Pourquoi donc l’évangéliste ne nomme-t-il pas l’autre ? Quelques-uns disent que c’est celui-là même qui a écrit cet Évangile ; d’autres, au contraire, que ce disciple n’étant pas des plus remarquables, il importait peu de rapporter son nom, et que saint Jean avait cru ne devoir rien dire que de nécessaire. Quelle utilité en reviendrait-il de l’avoir nommé, puisqu’on ne rapporte pas les noms des soixante-douze disciples ? Observez aussi que saint Paul en a usé de même : « Nous avons », dit-il, « envoyé a aussi avec lui notre frère, qui est devenu célèbre par l’Évangile ». (2Cor. 8,18) Au reste, l’évangéliste nomme André pour une autre raison. Quelle est cette raison ? Afin qu’entendant que Simon, aussitôt qu’il avait ouï dire à Jésus : « Suivez-moi, et je vous ferai a devenir pêcheurs d’hommes » (Mt. 4,19), n’avait point douté d’une promesse si grande et si peu attendue, vous soyez avertis que son frère avait jeté depuis longtemps dans lui les fondements de la foi.
« Jésus se retourna, et voyant qu’ils le suivaient, il leur dit : Que cherchez-vous ? » Ceci nous apprend que Pieu ne prévient pas notre volonté de ses dors, mais que lorsque nous avons commencé et contribué de notre volonté, il nous donne alors un très-grand nombre de moyens de salut[64].


« Que cherchez-vous ? » Que veut dire cela ? Quoi ! « Celui qui connaît les cœurs de tous les hommes (Act. 1,24) ; celui devant qui toutes nos pensées sont à nu et à découvert » (Héb. 4,13), interroge et demande ? mais ce n’est pas pour apprendre, Et comment pourrait-on le dire ? il les interroge, pour se les attacher davantage, pour leur inspirer une plus grande confiance et pour faire voir qu’ils sont dignes de son entretien. Car il est vraisemblable qu’étant inconnus, ils étaient honteux et craintifs avec un maître dont ils avaient ouï dire de si grandes choses. Jésus donc les interroge ; par là il chasse leur crainte et leur honte, et il ne permet pas qu’ils aillent en silence jusqu’à sa demeure. Mais quand même il ne leur aurait pas demandé ce qu’ils cherchaient, ils ne l’auraient pas moins suivi et ne seraient pas moins allés avec lui jusqu’à sa maison. Pourquoi donc les, interroge-t-il ? C’était pour ce que j’ai dit, c’est-à-dire pour les encourager, pour chasser leur honte et leur timidité, et leur inspirer de la confiance. Mais ce n’est pas seulement en suivant Jésus que ces disciples marquèrent leur désir et leur envie de s’attacher à lui, mais encore par la réponse qu’ils firent à sa demande. Avant d’avoir rien appris de lui, de lui avoir rien ouï-dire, ils ne laissent pas de l’appeler leur maître, s’introduisant comme de force au nombre de ses disciples, et faisant connaître que s’ils le suivent, c’est pour apprendre de lui des choses utiles.
Considérez, je vous prie, leur prudence. Ils ne disent pas : Instruisez-nous, ou apprenez-nous quelque chose d’utile et de nécessaire ; mais que disent-ils ? « Où demeurez-vous ? » Ils désiraient, comme j’ai dit, lui parler, l’entendre, se faire instruire tout à leur aise. Voilà pourquoi ils ne diffèrent point et ne disent pas : Nous viendrons demain, et nous vous entendrons, lorsque vous parlerez en public ; mais ils montrent leur grand désir de l’entendre, en cela même qu’ils ne s’en retournent pas chez eux, quoique l’heure les presse, le soleil étant près de se coucher. L’Écriture le fait remarquer : « Il était alors », dit-elle, « environ la dixième heure du jour ». Aussi Jésus-Christ ne leur indique point le lieu de sa demeure, ni les moyens de la reconnaître, mais il les engage encore plus à le suivre ; en quoi il fait voir qu’il les a déjà reçus au nombre de ses disciples. Voilà pourquoi il ne leur dit rien de semblable : il est bien tard, il n’est pas temps de venir à présent dans ma maison, vous apprendrez demain ce que vous voudrez, maintenant allez-vous-en chez vous : mais il leur parle comme à des amis familiers attachés depuis longtemps à sa personne.
Pourquoi donc Jésus dit-il ailleurs : « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête » (Lc. 9,58) ; et ici : « Venez et voyez où je demeure (39) » ? Mais ces paroles : « Il n’a pas où reposer sa tête », marquent qu’il n’avait pas de maison à lui, et nullement qu’il ne logeât point dans quelque maison. C’est ainsi qu’il faut entendre la parabole. Au reste l’évangéliste dit, qu’« ils demeurèrent chez lui ce jour-là », mais il n’en a pas dit la raison, parce qu’elle est évidente. Ils n’ont en effet suivi Jésus, ou Jésus ne les a lui-même attirés et engagés à venir chez lui, que pour apprendre sa doctrine, qu’ils ont reçue en une nuit si abondamment et avec tant d’ardeur et de zèle, que chacun d’eux peu après a couru de son côté en appeler d’autres.
4. Apprenons de là, mes frères, à préférer la divine doctrine à toute autre chose, et à regarder toute sorte de temps comme propre et convenable pour notre instruction. Ne négligeons jamais de faire un si heureux commerce ; fallût-il entrer dans une maison étrangère ; fallût-il nous présenter devant de grands personnages sans être connus d’eux ; fallût-il le faire à une heure indue et au moment le moins opportun. Que le manger, les bains, les repas, et les autres choses qui regardent la vie aient donc leur temps marqué, mais que l’étude de la céleste philosophie n’ait point d’heure fixe, que toute heure lui soit bonne et propre : « À temps, à contre-temps », dit l’Écriture, « reprenez, suppliez, menacez ». (2Tim. 4,2) Le Prophète dit aussi : « Il méditera jour et nuit la loi du Seigneur ». (Ps. 1, 2) Moïse ordonnait de même aux Juifs de la méditer toujours. Ce qui regarde la vie, comme les bains et les aliments, quelle qu’en soit la nécessité, peut, si l’on en use trop fréquemment, affaiblir le corps et le faire dépérir : mais, à l’égard de la doctrine, plus ou l’inculque dans l’âme, plus on rend celle-ci forte et vigoureuse.
Et, toutefois, nous consacrons tout notre temps à des bagatelles, à des inutilités ; au lever de l’aurore, le matin, à midi, le soir, nous allons vainement le perdre dans un lieu assigné, et si nous entendons la parole de Dieu une ou deux fois la semaine, nous nous assoupissons, nous nous dégoûtons : pourquoi ? Parce que notre esprit est gâté ; nous l’usons, nous dissipons tout son feu et toute son activité à ces bagatelles : voilà pourquoi il ne nous reste plus d’appétit pour les aliments spirituels. Entre autres signes de maladie, c’en est un bien grand de ne sentir ni faim ni soif, et de rebuter les aliments. Que si, à l’égard du corps, ce dégoût est le signe et la cause de dangereuses maladies, il en est de même, à plus forte raison, pour l’âme. Maintenant donc qu’elle est infirme et accablée du poids de son infirmité, comment pourrons-nous la relever et la rétablir ? Que ferons-nous ? que dirons-nous ? Il faut écouter attentivement la divine parole, lire avec application les livres des prophètes, des apôtres, des évangiles et tous les autres. Nous connaîtrons alors qu’il est mieux et beaucoup plus avantageux d’user de pareils aliments que de mets impurs ; car tel est le nom qu’on peut donner justement aux niaiseries et aux réunions frivoles dont j’ai parlé.
Dites-moi, je vous prie, lequel vaut le mieux, ou de parler de marché, de procès, de guerre, ou de s’entretenir des choses célestes et de ce qui doit arriver après cette vie ? lequel est le plus profitable, de parler de son voisin, de ses affaires, et de s’informer curieusement de ce que font les autres, ou de discourir sur les anges et sur ce qui nous importe ? Ce qui est à votre voisin n’est point à vous ; mais ce qui concerne le ciel vous concerne aussi. Mais, direz-vous, il suffit de dire un mot de ces sortes d’affaires, pour être quitte de son devoir. Pourquoi donc ne pensez-vous pas ainsi de toutes ces choses sur lesquelles vous disputez vainement et témérairement ? pourquoi y passez-vous toute votre vie ? pourquoi trouvez-vous que ce genre de sujets n’est jamais épuisé ?
Je ne dis point encore ce qu’il y a de pire. Les conversations dont je parle sont celles des honnêtes gens. Mais les hommes sans principes et sans mœurs ne savent parler que de baladins, de comédiens, de danseurs et de cochers ; et par ces discours ils souillent leurs oreilles ils corrompent leur âme, ils dégradent leur nature, gâtent leurs inclinations et se prédisposent à toute sorte de vices et de crimes. Car à peine a-t-on prononcé le nom d’un danseur, qu’aussitôt son image, sa figure, son ajustement efféminé, et toute sa personne plus efféminée encore, se peint et se retrace dans l’âme. Un autre se met à parler d’une prostituée, il entretient la compagnie de ses paroles, de ses gestes, de ses yeux, de ses regards lascifs, de l’arrangement de ses cheveux, du fard, du rouge qu’elle met sur ses joues et autour de ses yeux ; et par là il ressuscite et embrase le feu de la concupiscence. Mais cette description, même dans ma bouche, n’a-t-elle fait aucune impression sur vous ? Avouez-le, n’en soyez pas honteux, n’en rougissez point : car c’est là un effet tout naturel, l’âme reçoit l’impression des choses qu’elle entend. Or, si moi-même vous parlant, si, debouts dans l’église et bien éloignés de tous ces objets, seulement pour en entendre dire un mot, vous vous sentez émus, pensez dans quelle disposition doivent être ceux qui vont tranquillement s’asseoir au théâtre, où ils ne sont retenus par aucune crainte ni par le respect qu’éveille la vue de cette auguste assemblée, où ils voient et entendent sans rougir tout ce qui se fait et tout ce qui se dit. Et pourquoi, dira peut-être quelqu’auditeur inattentif, si cette affection de l’âme, si ce qui se passe en nous est une nécessité de la nature, n’en rejetez-vous pas le blâme sur elle, et nous en accusez-vous ? C’est parce que, si la nature est responsable de l’ébranlement produit par ces discours, aller les entendre, ce n’est point le péché de la nature, c’est le péché de la volonté ; de même, nécessairement, celui qui se jette dans le feu se brûle, l’infirmité de la nature le voulant ainsi mais ce n’est pas la nature qui nous jette dans le feu et cause ainsi notre perte : un tel malheur n’est imputable qu’à la corruption de notre volonté.
Voilà ce que je vous conjure de vaincre et d’amender. Prenez garde de vous jeter vous-mêmes dans le précipice, dans l’abîme, dans le brasier du vice ; ne nous exposons pas aux flammes qui ont été préparées pour le diable. Je prie Dieu de nous délivrer tous de l’une et de l’autre de ces flammes, et de nous recevoir dans le sein d’Abraham, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XIX.[modifier]


ET AYANT TROUVÉ LE PREMIER SON FRÈRE SIMON, IL LUI DIT : NOUS AVONS TROUVÉ LE MESSIE, C’EST-À-DIRE LE CHRIST. – ET IL L’AMENA À JÉSUS. (VERS. 41, 42)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Que l’homme ne peut se passer de la société. – André ayant découvert le Messie, appelle aussitôt son frère pour le rendre participant de son bonheur.
  • 2. La prophétie manifeste la puissance divine avec non moins de certitude que le miracle.
  • 3. Les anciens avaient plusieurs noms : les chrétiens n’ont que le seul nom de chrétien. – Combien ce nom est honorable et respectable. – Ne rien faire qui soit indigne d’un si grand nom. – Nous portons le nom de Jésus-Christ. – Nous sommes aussi proches de Jésus-Christ que la tête l’est du corps : cela nous engage à l’imiter. – Faire un honnête usage des richesses, comment ? – Distribuer son bien aux pauvres c’est s’enrichir.


1. Au commencement, Dieu ayant créé l’homme, ne le laissa point seul, mais il lui donna la femme pour être son aide et sa compagne (Gen. 2,78), sachant que de celte société il naîtrait un grand bien. Mais si la femme n’en a pas usé comme elle devait, que s’ensuit-il ? Malgré cela, si l’on examine la chose en soi, on trouvera qu’une pareille société procure de grands avantages à ceux qui ont du sens et de la raison. Cela n’est pas vrai seulement de l’homme et de la femme ; mais encore des frères qui, s’ils vivent ensemble, jouiront du même bienfait : Voilà pourquoi le prophète disait : « Qu’il est doux et agréable de voir les frères réunis ensemble ! » (Ps. 132,1) Et saint Paul nous avertit de ne nous point « retirer de nos assemblées » (Hb. 10,25) : car c’est en quoi nous différons des bêtes. Voilà ce qui nous fait bâtir des villes, des places publiques, des maisons, pour être réunis ensemble, non seulement par la communauté d’habitation, mais aussi par le lien de la charité. Dieu Créateur de notre nature, l’ayant formée de façon qu’elle ait besoin des autres, et ne se suffit point à elle-même, a si bien dispensé toutes choses, que la mutuelle société et les assemblées remédient et suppléent à cette indigence. C’est pourquoi les noces ont été établies, afin que l’un trouve chez l’autre ce qui lui manque à lui-même ; ainsi la nature qui était pauvre se suffit enfin, en sorte que, quoiqu’elle soit devenue mortelle, elle conserve une sorte d’immortalité par la continuelle succession de l’un à l’autre. Je pourrais m’étendre sur cette matière, et vous faire voir quel est l’avantage d !'une étroite et sincère union : mais le sujet que nous avons à traiter nous presse, et ce n’est qu’à son occasion que nous avons touché ces choses.
André étant demeuré avec Jésus, et ayant appris beaucoup de lui, ne cacha point ce trésor dans son sein ; mais il se hâta de courir auprès de son frère, voulant le faire participer à ses richesses : mais pourquoi Jean n’a-t-il pas rapporté ce que Jésus-Christ leur dit ? Et d’où savons-nous que c’est pour entendre Jésus que ces disciples sont demeurés avec lui ? Nous vous le fîmes voir il n’y a pas bien longtemps : et on peut s’en instruire encore par la lecture d’aujourd’hui. Considérez ce qu’André dit à son frère : « Nous avons trouvé le Messie, c’est-à-dire le CHRIST ». Par là, vous le voyez, il révèle ce qu’il venait d’apprendre en si peu de temps : il fait paraître la vertu et la sagesse du maître qui leur avait donné cette connaissance et les avait persuadés, ainsi que le zèle et la diligence de ceux qui au commencement se sont attachés à connaître Jésus-Christ. En effet, ce que dit et ce que fait André, marque une âme qui désire de tout son cœur l’avènement du Messie, qui espère qu’il viendra du ciel, qui tressaille de joie quand elle apprend qu’il est venu, et se hâte d’annoncer aux autres une si grande nouvelle. Dans les choses spirituelles, se tendre mutuellement la main, c’est le fait d’une amitié fraternelle et d’un vrai parent qui aime bien et sincèrement.
Écoutez-le, comment lui aussi, il ajoute l’article. Car André n’a pas seulement dit un Messie, mais le Messie : « Celui que nous attendons ». Par où il paraît qu’ils attendaient un Christ, qui n’avait rien de commun avec les autres. Mais remarquez que dès le commencement Pierre est d’un esprit docile et soumis. D’abord, et sans plus tarder il accourt : « Il l’amena à Jésus » (dit l’évangéliste). Au reste, que nul ne blâme sa facilité a recevoir cette parole sans beaucoup d’examen. Il est vraisemblable gale son frère la lui expliqua avec soin et au long ; mais les évangélistes s’attachant à la brièveté, rapportent sommairement bien des choses. D’ailleurs saint Jean ne dit pas que Pierre crut aussitôt ; mais « qu’il l’amena à Jésus », pour le lui donner, afin qu’il apprît toutes choses de lui. L’autre disciple y était aussi présent et participait à tout. Que si, lorsque Jean-Baptiste a dit : Voilà l’agneau, voilà celui qui baptise dans le Saint-Esprit, il a laissé à Jésus-Christ le soin de nous donner une plus claire intelligence de cette doctrine ; André, qui sans doute, ne s’estimait pas capable de tout expliquer, a dû à plus forte raison faire de même : Aussi s’est-il contenté d’amener à la source même de la lumière son frère, qui en avait un si grand empressement et une si grande joie, qu’il n’hésita même pas un petit moment. « Jésus l’ayant regardé lui dit : Vous êtes Simon fils de Jean : Vous serez appelé Céphas, c’est-à-dire Pierre ». Ici déjà Jésus-Christ commence à découvrir peu à peu sa divinité par des prédictions. Et c’est ainsi qu’il en usa avec Nathanaël (Jn. 1,48), et avec la femme samaritaine. (Jn. 4, l8)
2. Car les prophéties ne touchent pas moins les hommes que les miracles, et elles excluent toute idée de charlatanisme. Les insensés peuvent calomnier les miracles : « Cet homme », disaient les Juifs, « chasse les démons par la vertu de Béelzébuth » (Mt. 12,24) ; mais jamais on n’a parlé de même des prédictions et des prophéties. A l’égard donc de Simon et de Nathanaël, Jésus-Christ s’est servi de cette sorte de doctrine et d’instruction ; mais il n’a pas fait de même à l’égard d’André et de Philippe. Pourquoi ? parce qu’ils avaient ouï le témoignage de Jean-Baptiste, qui n’avait pas médiocrement servi à les préparer : la vue des autres disciples fut pour Philippe un témoignage digne de foi, capable d’exciter et d’embraser son cœur. « Tu es Simon fils de Jean : Tu seras appelé Céphas, c’est-à-dire Pierre ». Jésus rend croyable la prédiction d’une chose future au moyen d’une chose présente : celui qui nommait le père de Pierre prévoyait sans doute l’avenir. Or, il y a de l’honneur et de la gloire à prédire ainsi ce qui ne doit arriver que longtemps après. Au reste ce n’était point là un compliment flatteur, mais une vraie prédiction de l’avenir, l’avenir même le montra.
Mais faites attention à la force avec laquelle Jésus reprend la Samaritaine, en lui découvrant sa vie passée : « Vous avez eu cinq maris », lui dit Jésus-Christ, « et maintenant celui que vous avez n’est pas votre mari ». (Jn. 4,18) De même son père parle souvent de la prophétie, lorsqu’il s’élève contre le culte des idoles : « Qu’ils découvrent », dit-il, « ce qui vous doit arriver », et encore : « J’ai prédit » l’avenir, « et je vous ai sauvés, et il n’y a point d’étranger parmi vous[65] ». Et c’est la même chose dans toutes les prophéties. Car c’est là principalement son œuvre, que les démons ne peuvent imiter, quelque effort qu’ils fassent. En effet, dans les miracles l’apparence et l’illusion peuvent tromper mais la nature immortelle, mais Dieu seul peut exactement prédire l’avenir. Que si quelquefois les démons ont fait des prédictions, ils n’ont fait que tromper les fous ; aussi toujours leurs oracles se sont trouvés faux.
Pierre ne répond rien à ce que lui prédit Jésus : il ne voyait rien clairement encore, mais cependant il apprenait : il ne voyait pas clairement la prédiction dans son entier : Car Jésus n’avait pas encore dit : Je te surnommerai Pierre, « et sur cette pierre je bâtirai mon Église », mais : « Tu seras appelé Céphas ». (Mt. 16,18) La première parole marquait une plus grande autorité et une plus grande puissance. Jésus-Christ ne révèle pas dès le commencement toute la puissance future de Pierre ; il ménage d’abord ses termes. Mais après qu’il a dévoilé et manifesté sa divinité, il parle alors avec plus d’autorité, disant : « Tu es bienheureux, Simon, parce que c’est mon Père qui t’a révélé ceci » (Mt. 16,47), et encore : « Et moi aussi je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église ». (Id. 18) Il lui donna donc ce nom, mais Jacques et son frère, il les appela enfants du tonnerre. (Mc. 3,17) Pourquoi ? Afin de montrer qu’il était celui même qui a donné l’Ancien Testament, qui a changé les noms et a appelé Abram Abraham, Sara Sarra, Jacob Israël. II donna aussi les noms à plusieurs à leur naissance ; comme à Isaac, à Samson et à d’autres dont font mention Isaïe et Osée ; il a même changé à plusieurs le nom que leurs parents leur avaient donné, comme à ceux que je viens de remarquer ci-dessus, et à Jésus, fils de Navé. Les anciens avaient la coutume de donner des noms tirés des faits ainsi fit Élie lui-même. Et ce n’était pas sans raison ; ils en usaient de la sorte, afin que le nom même fût un monument du bienfait de Dieu, ou qu’en exprimant une prophétie il en réveillât le souvenir dans l’esprit des auditeurs : ainsi Dieu a donné à Jean son nom dès le sein de sa mère. Car ceux qui dès l’enfance devaient être célèbres pour leurs vertus, prenaient de là leur nom (Is. 49,1) : mais ceux qui ne devaient se rendre illustres que dans la suite, dans la suite aussi recevaient le nom qui leur était propre.
3. Dans ces temps on donnait donc à chacun plusieurs noms. Maintenant nous n’avons tous qu’un seul et même nom ; mais c’est un nom qui est plus grand que tous ceux-là, puisque nous sommes appelés chrétiens et enfants de Dieu, et amis de Dieu et son corps. Ce nom nous excite et nous encourage plus que tous les autres ; il nous rend plus attentifs et plus diligents à exercer la vertu. Ne faisons donc rien qui soit indigne d’un nom si grand et si honorable : pensons à l’incomparable honneur que nous avons de porter le nom de Jésus-Christ ; car c’est de ce nom que saint Paul nous a appelés chrétiens. Contemplons et respectons la grandeur de ce nom. Si celui qu’on dit fils de quelque grand capitaine ou d’un illustre personnage, conçoit de hauts sentiments quand il entend dire qu’il appartient ou à celui-là ou à celui-ci, se fait un très-grand honneur de porter un si beau nom, et n’omet rien pour ne le pas déshonorer par sa lâcheté nous qui tirons notre nom, non d’un capitaine, non d’un prince de la terre, non d’un ange, ou d’un archange, ou d’un séraphin, mais de leur Roi, n’exposerons-nous pas notre vie, ne la perdrons-nous pas plutôt que de déshonorer celui qui nous a honorés de son nom ? Ne connaissez-vous pas la maison de l’empereur, ses compagnies des gardes, ses soldats armés de boucliers, ses piquiers qui l’accompagnent et gardent sa personne ; ne savez-vous pas de quels honneurs et de quels privilèges ils jouissent ? Ainsi nous qui approchons de beaucoup plus près notre R. et qui en sommes d’autant plus proches que la tête l’est plus du corps, nous devons tout faire et tout mettre en œuvre pour imiter Jésus-Christ.
Que dit donc Jésus-Christ ? « Les renards ont leurs tanières, et les oiseaux du ciel leurs nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête ». (Lc. 9,58) Si nous exigeons de vous la même chose, peut-être plusieurs trouveront-ils le précepte dur et rigoureux ? C’est pourquoi je ne demanderai pas une imitation si parfaite, pour épargner votre faiblesse. Mais je vous prierai de ne vous pas attacher trop à l’argent, et si, à cause de votre faiblesse, je n’exige de vous qu’une vertu bornée, vous, de votre côté, et à plus forte raison, fuyez l’excès de la perversité. Je ne vous blâme point d’avoir des maisons, des terres, des richesses, des serviteurs ; mais je désire que vous sachiez posséder toutes ces choses comme il convient, et sans péril pour vous. Que veux-je dire par là ? que vous devez en être les maîtres et non pas les esclaves ; les posséder sans qu’elles vous possèdent ; en user et n’en point abuser. Les richesses s’appellent dans la langue grecque d’un mot qui signifie « se servir », pour nous faire entendre que nous devons les faire servir à nos besoins et non pas les renfermer et les garder. L’un est d’un serviteur, l’autre d’un maître ; les garder, c’est la fonction d’un serviteur : s’en servir, les dépenser, c’est agir en maître, c’est montrer son autorité. Vous ne les avez pas reçues pour les enfouir dans la terre, mais pour les distribuer. Si Dieu avait voulu qu’on les gardât, il ne les aurait pas données aux hommes, mais il les aurait laissées cachées dans la terre : comme il veut qu’on les répande, il permet que nous les ayons, afin que nous nous en fassions largesse mutuellement. Que si nous les retenons dans nos maisons, nous n’en sommes donc plus les maîtres.
Mais si vous voulez les accroître, et si c’est pour cela que vous les gardez, ce sera sûrement un excellent moyen de les augmenter que de les distribuer et de les répandre de toutes parts[66]. En effet, nul gain sans frais ; toujours il en coûte pour s’enrichir : ce qui se passe tous les jours dans nos affaires temporelles le montre assez. Ainsi font le marchand et le laboureur ; celui-ci répand sa semence, celui-là son argent : l’un va sur mer et dépense, l’autre, durant toute l’année, s’occupe à semer et à cultiver ce qu’il a semé.
Dans le commerce que je vous propose, vous n’avez pas besoin d’équiper des vaisseaux, d’atteler des bœufs, de labourer la terre, vous n’avez pas à observer le temps, ni les saisons, vous n’avez pas la grêle à craindre. Sur cette mer on ne rencontre ni flots, ni rochers, ni écueils. Cette navigation, ce labourage ne requièrent de vous qu’une seule chose : c’est de répandre vos biens. Le vigneron, celui dont Jésus-Christ dit : « Mon Père « est le vigneron » (Jn. 15,1), fera tout le reste. Ne serait-il pas très-ridicule de croupir dans la paresse et la fainéantise lorsqu’il ne s’agit que de récolter sans prendre aucune peine, et de prodiguer ses soins, son activité, ses sueurs, ses préoccupations, pour un résultat qui peut tromper nos espérances ? Ne tombons donc pas dans une si grande folie, je vous en conjure, mes frères, il s’agit de notre salut ; laissons ce qui est le plus pénible, et courons à ce qui est aisé et utile ; afin que nous acquérions les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. 

HOMÉLIE XX.[modifier]

LE LENDEMAIN JÉSUS VOULANT S’EN ALLER EN GALILÉE, TROUVA PHILIPPE, ET IL LUI DIT : SUIVEZ-MOI. PHILIPPE ÉTAIT DE LA VILLE DE BETHSAÏDE, D’OÙ ÉTAIENT AUSSI ANDRÉ ET PIERRE. (VERS. 43, 44, JUSQU’AU VERS. 49)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Vocation de Philippe. – D’une seule parole, Jésus l’entraîne à sa suite. – Philippe amène Nathanaël à Jésus.

2 Caractère de Nathanaël, sa prudence ; comment il est amené à la foi.

  • 3. Les fidèles sont dans l’obligation de faire tout ce que Jésus-Christ veut et demande d’eux. – La joie d’avoir, connu Jésus consiste à lui obéir. – Il faut le nourrir quand il a faim, lui donner à boire quand il a soif. – Il ne rejettera point nos présents, quelque petits qu’ils soient. – L’ami reçoit avec plaisir tout ce que lui donne son ami, quelque peu considérable qu’il soit. – L’amour se montre non par les paroles, mais par les œuvres.


1. Tout homme qui cherche avec soin fait quelque profit[67] : comme, il est écrit dans les Proverbes. Mais Jésus-Christ fait entendre quelque chose de plus, en disant : « Qui cherche, trouve ». (Mt. 7,8) Aussi y a-t-il lieu d’admirer que Philippe ait suivi Jésus-Christ. André vint à lui après avoir ouï Jean et Pierre après avoir entendu André. Mais Philippe, sans avoir rien appris de personne, seulement sur ce que Jésus-Christ lui dit : « Suivez-moi », obéit sur-le-champ pour ne le plus quitter et l’annoncer lui-même aux autres. Accourant auprès de Nathanaël, il lui dit : « Nous avons trouvé celui de qui Moïse a écrit dans la loi, et que lés prophètes ont prédit ». (Jn. 1,45) Ne voyez-vous pas sa vigilance, son assiduité à lire les livres de Moïse, et qu’il était de ceux qui attendaient la venue de Jésus-Christ ? En effet, ces paroles : « Nous avons trouvé », marquent un homme qui cherche continuellement.
« Le lendemain, Jésus voulant s’en aller en Galilée », Jésus-Christ, avant que quelqu’un se soit attaché à lui, n’appelle personne. Et ce n’est pas sans sujet ; c’est l’effet d’une extrême sagesse et d’une très-grande prudence : s’il avait appelé des disciples avant qu’aucun se fût attaché à lui, ils se seraient peut-être retirés dans la suite ; mais ayant d’eux-mêmes pris le parti de le suivre, ils sont demeurés, fermes. Or, s’il appelle Philippe, c’est parce qu’il lui était plus connu que les autres, étant né et ayant été élevé dans la Galilée. Jésus-Christ donc, après avoir reçu ces disciples, part pour en aller chercher d’autres, et il attire à soi Philippe et Nathanaël. Quant à celui-ci, il n’y a pas tant de quoi s’étonner, « la réputation de Jésus s’étant répandue par toute la Syrie » (Mt. 4,24) ; mais il est surprenant que Pierre et Jacques et Philippe l’aient suivi, non seulement parce qu’ils ont cru avant d’avoir vu des miracles, mais, encore parce qu’ils étaient de la Galilée, d’où il ne sortait point de prophète et d’où il ne venait rien de bon : car le peuple de ce pays était rustique, simple et grossier.
Mais en cela même Jésus-Christ a fait éclater sa puissance, lui qui d’une terre stérile et infructueuse a su tirer ses principaux disciples : Il y a donc de la vraisemblance que Philippe suivit Jésus, pour avoir vu Pierre faire de même et avoir entendu Jean ; il est aussi à croire que la voix de Jésus-Christ avait opéré quelque chose en lui : car Jésus-Christ connaissait ceux qui étaient propres à son ministère. Mais l’évangéliste rapporte sommairement tout ceci. Que le Christ dût venir, Philippe le savait ; mais que celui-ci fût le Christ, c’est ce qu’il ignorait et c’est aussi ce que je crois qu’il avait appris de Pierre ou de Jean-Baptiste. Au reste l’évangéliste nomme la patrie de Philippe, afin de vous apprendre que « Dieu a choisi les faibles, selon le monde ». (1Cor. 1, 27)
« Philippe ayant trouvé Nathanaël, lui dit. « Nous avons trouvé celui de qui Moïse a écrit dans la loi, et que les prophètes ont prédit ; savoir, Jésus de Nazareth, fils de Joseph ». Philippe dit cela pour donner, par l’autorité de Moïse et des prophètes, plus de créance à sa prédication, et aussi pour rendre son auditeur docile et respectueux. Et comme Nathanaël était savant et très-zélé pour la vérité, ainsi que Jésus-Christ même en rend témoignage, et, que sa propre conduite le prouve, il le renvoie avec raison à. Moïse et aux prophètes, afin que, Jésus-Christ le recevant ensuite, le trouvât instruit. Si l’évangéliste appelle Jésus fils de Joseph, né vous en troublez point, alors on le croyait encore fils de Joseph. Mais, Philippe, par où est-il certain que ce Jésus est celui que vous dites ? Quelle preuve nous en donnez-vous ? Ce n’est pas assez que vous le disiez. Quel prodige, quel miracle avez-vous vu ? Il y a du risque et du péril à croire témérairement de si grandes choses. Quelle raison avez-vous donc ? la même qu’André, dit-il ; car André n’ayant ni assez de force, ni assez de capacité pour annoncer le trésor qu’il avait découvert, ni assez d’éloquence pour le faire connaître, amène son frère à celui qu’il a trouvé. De même Philippe n’explique pas comment ce Jésus est le Christ, ni en quoi, ni quand les prophètes l’ont prédit ; mais il amène Nathanaël à Jésus, bien sûr que désormais il ne le quittera point, s’il a une fois entendu sa parole et sa doctrine.
« Nathanaël lui dit : Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? Philippe lui dit : « Venez et voyez ».
« Jésus voyant Nathanaël qui le venait trouver, dit de lui : Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans artifice ». Nathanaël avait dit : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Et Jésus le loue et l’admire : mais toutefois n’était-il pas plutôt à blâmer ? Non, certes, ce qu’il avait dit n’était pas une marque d’incrédulité, ni un crime qui méritât une réprimande, mais c’était une chose digne de louanges. Comment et pour quelle raison ? Parce qu’il était plus versé dans les prophéties que Philippe. Il avait appris des Écritures que le Christ devait sortir de Bethléem, et du même bourg, où était né David. Ce bruit s’était répandu parmi les Juifs, et longtemps auparavant un prophète l’avait prédit en ces termes : « Et toi Bethléem, tu n’es pas la dernière d’entre les principales villes de Juda ; car c’est de toi que sortira le chef qui conduira mon peuple d’Israël ». (Mic. 5,2 ; Mt. 2,6 ; Jn. 7,42) Nathanaël donc, entendant dire que. Jésus était de Nazareth, se trouble, il chancelle, parce qu’il voit que ce que dit Philippe ne s’accorde pas avec la prédiction du prophète. Mais dans son doute même, considérez quelle est sa prudence et sa retenue ; car il ne réplique pas sur-le-champ. Tu me trompes, Philippe, tu mens : non, je ne te crois point, je n’irai pas le voir : j’ai appris des prophètes qu’il doit sortir de Bethléem, et tu dis qu’il est de Nazareth : ce Jésus n’est donc pas celui que le prophète a prédit. Mais que fait-il ? Il va lui-même le trouver, et ne convenant point qu’il soit de Nazareth, il montre en cela même son zèle, et son amour pour l’Écriture, et qu’il n’est point capable de se laisser surprendre : il marque aussi qu’il désirait ardemment l’avènement du Christ, puisqu’il ne repoussa pas avec mépris celui qui lui annonçait cette nouvelle. C’est qu’il pensait que Philippe ; se trompait vraisemblablement sur le lieu de la naissance.
2. Considérez encore, mes frères, combien il est réservé et modéré, dans le refus qu’il fait d’ajouter foi à ce que dit Philippe, et dans sa manière de l’interroger. Il ne dit pas : la Galilée ne produit rien de bon ; mais : comment peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Philippe était aussi extrêmement prudent, il ne s’offense, il ne se fâche point de ce que Nathanaël contredit ; mais néanmoins il persiste à vouloir l’amener à Jésus-Christ, et dès le commencement il fait paraître sa fermeté apostolique : c’est pourquoi Jésus-Christ, dit : « Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans artifice ». Un Israélite peut donc être menteur : mais celui-là ne ment pas ; car son jugement est sans prévention : il ne dit rien par faveur ni par haine. : Pourtant, lorsqu’on demanda aux Juifs où devait naître le Christ, ils répondirent : à Bethléem, et s’appuyèrent de ce témoignage : « Et toi, Bethléem, tu n’es pas la dernière d’entre les principales villes de Juda ». Mais c’est avant d’avoir vu Jésus qu’ils rendaient ce témoignage : après l’avoir vu ; ils dissimulaient, par jalousie, leurs anciens propos, et disaient : « Mais pour celui-ci, nous ne savons d’où il est ». (Jn. 9,29) Nathanaël n’en use pas ainsi, mais il reste ferme dans l’opinion qu’il avait de lui au commencement, à savoir, qu’il n’était pas de Nazareth.
Pourquoi donc les prophètes l’appellent-ils Nazaréen ? (Mt. 2,23) Parce qu’il avait été élevé à Nazareth, et qu’il y avait demeuré. Or, Jésus-Christ ne dit pas à Nathanaël : Je ne suis pas de Nazareth, comme Philippe vous l’a dit, mais de Bethléem. Il passe sur cela, il ne lui en parle point, pour ne pas rendre d’abord suspect ce qu’il lui voulait dire. De plus, quand même il l’aurait persuadé qu’il était de Bethléem, toutefois ce n’était point là suffisamment prouver qu’il était le Christ ne pouvait-il être né à Bethléem, sans être le Christ ? Bien d’autres y étaient nés. Il passe donc sur cela, et en déclarant qu’il avait été présent à leur entretien, il fait ce qui pouvait le mieux l’engager à croire. Lorsque Nathanaël eut dit : « D’où me connaissez-vous ? Jésus lui répondit : Avant que Philippe vous eût appelé, je vous ai vu lorsque vous étiez sous le figuier (48) ». Considérez ce caractère ferme et rassis. Jésus-Christ ayant dit de lui : « Voici un vrai Israélite », il n’est pas enflé par ces louanges, ravi de ces éloges ; il persiste à chercher et à examiner avec plus de soin : il veut voir clair. Nathanaël donc, comme homme, cherche et s’informe encore ; mais Jésus comme Dieu répond : Je vous ai déjà vu auparavant car longtemps auparavant Jésus avait connu sa droiture et sa probité, non comme un homme qui l’aurait suivi, mais comme Dieu : Et maintenant je vous ai vu sous le figuier, lorsque nul n’y était avec vous, lorsque vous, Philippe, et vous, Nathanaël, vous étiez tous seuls, et que vous y partiez de moi en tête-à-tête. C’est pourquoi l’évangéliste dit : « Jésus le voyant de loin, dit : Voici un vrai Israélite », pour, faire voir qu’avant même que Philippe arrivât, Jésus-Christ avait rendu ce témoignage, afin qu’il ne fût pas suspect. C’est aussi pour cela qu’il désigne et le temps, et le lieu, et l’arbre. S’il eût seulement dit Je vous avais vu avant que Philippe vînt près de vous, la chose aurait été suspecte ; on aurait cri qu’il avait lui-même envoyé Philippe, et qu’il n’y avait rien de grand, rien d’extraordinaire dans ce qu’il disait : mais en désignant le lieu où Nathanaël parlait avec Philippe, le nom de l’arbre et le temps de l’entretien, il rend indubitable sa connaissance des choses les plus secrètes.
Mais ce n’est pas là seulement en quoi il lui manifeste qu’il est le Christ ; il le fait encore d’une autre manière, c’est en lui rappelant ce qu’il avait dit, savoir : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Voilà comment Jésus gagna Nathanaël et se l’attacha très étroitement ; et aussi pour ne l’avoir pas blâmé d’avoir parlé de la sorte, et l’avoir même loué et admiré : Voilà par où Nathanaël connut que Jésus était véritablement le Christ ; à savoir par la découverte qui lui fut faite de sa propre pensée et de ses sentiments, Jésus lui ayant montré qu’il voyait et savait parfaitement ce qui se passait dans son cœur ; mais surtout parce qu’il ne le reprit pas de ce qu’il avait paru dire contre lui, et qu’au contraire il l’en loua. Jésus lui dit encore que c’était Philippe qui l’avait appelé, mais il passa sur le reste et ne lui parla point de ce qu’ils avaient dit ensemble, laissant cette tâche à sa conscience, et ne voulant point le confondre davantage.
3. Quoi donc ? Est-ce que Jésus vit seulement Nathanaël, lorsque Philippe l’appela ? ou ne l’avait-il pas vu auparavant avec cet œil qui ne dort jamais ? certainement il l’avait vu : que, personne n’en doute. Mais Jésus n’a dû dire alors que ce qui était nécessaire. Nathanaël confessa donc que Jésus était le Christ, en voyant un signe évident de sa prescience ; ses hésitations avaient prouvé sa sagesse ; son acquiescement démontra sa bonne foi. Car « il repartit à Jésus », dit le texte sacré : « Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d’Israël (49) ». Ne voyez-vous pas là une âme qui subitement tressaille de joie ? Ne voyez-vous pas un homme qui, par ses paroles, embrasse Jésus ? Vous êtes, dit-il, celui qui est attendu et désiré. Ne le voyez-vous pas s’étonner, admirer, tressaillir et bondir de joie ?
Nous devons être aussi dans la joie, nous qui avons reçu la connaissance du Fils de Dieu ; nous devons, dis-je, non seulement nous réjouir au fond du cœur, mais encore marquer et exprimer au-dehors notre joie par nos œuvres mêmes. Mais cette joie, en quoi consiste-t-elle ? A être obéissants à celui que vous avez connu. Or, cette obéissance consiste à faire ce que veut Jésus-Christ : si nous faisons ce qui irrite sa colère, comment manifesterons-nous notre allégresse ? Ne voyez-vous pas que celui qui a reçu son ami dans sa maison, fait tout avec joie, qu’il court de tous côtés, qu’il n’épargne rien ; fût-il besoin de répandre même tout son bien, il est prêt à le faire, et cela uniquement pour plaire, à son ami. S’il n’accourait pas quand il l’appelle, s’il ne faisait pas toutes choses selon son désir et sa volonté, assurât-il même mille fois qu’il se réjouit de son arrivée, son hôte ne le croirait point, et ce serait avec raison : il faut en effet marquer sa joie par ses œuvres et par ses actions.
C’est pourquoi Jésus-Christ étant venu chez nous, montrons que nous nous en réjouissons et ne faisons rien qui puisse lui déplaire et le fâcher ; parons, ornons cette maison où il est venu : voilà ce qu’on doit faire quand on est dans la joie. Présentons-lui à manger ce qui est le plus de son goût : c’est là ce que doit faire celui qui est dans l’allégresse. Mais quelle est la nourriture que nous lui devons présenter ? Il nous l’apprend lui-même : « Ma nourriture », dit-il, « est de faire la volonté de celui qui « m’a envoyé ».(Jn. 4,34) Donnons-lui à manger lorsqu’il a faim ; donnons-lui à boire lorsqu’il a soif : quand vous ne lui donneriez qu’un verre d’eau froide, il le recevra, car il vous aime : les présents de l’ami, quelque petits qu’ils soient, paraissent grands à un ami. Seulement ne soyez point paresseux, ni lents à donner ; quand vous ne donneriez que deux oboles, il ne les rejettera point, mais il les recevra comme quelque chose de grand prix. En effet, n’ayant besoin de personne, et ces choses ne lui étant nullement nécessaires, c’est avec raison qu’il ne regarde point à la grandeur des dons, mais à l’intention et à la volonté de celui qui donne. Seulement faites voir que vous êtes content de l’avoir chez vous, qu’il n’est rien que vous ne soyez prêts à faire pour lui, et que sa présence vous réjouit.
Considérez quel amour il a pour vous ; c’est pour vous qu’il est venu, pour vous il a donné sa vie. Et après de si grands bienfaits, il ne refuse même pas de vous prier. Car, dit saint Paul : « Nous faisons la charge d’ambassadeur pour Jésus-Christ, et c’est Dieu même qui vous exhorte par notre bouche ». (2Cor. 5,20) Et qui est assez insensé pour ne pas aimer son Seigneur ? Et ce que je dis là, je sais qu’aucun de vous ne le démentira de la bouche ni du cœur. Mais celui que l’on aime veut qu’on lui marque son amour, non seulement par des paroles, mais encore par des œuvres. Dire que l’on aime, et ne point faire ce qu’ont coutume de faire ceux qui aiment, c’est sûrement une chose bien ridicule et devant Dieu et devant les hommes. Puis donc qu’il est non seulement inutile, mais encore très-nuisible, de confesser Jésus-Christ seulement de bouche, et de le renoncer par ses œuvres, je vous conjure, mes frères, de le confesser également par vos actes, afin que Jésus-Christ lui-même nous reconnaisse en ce jour, où il déclarera devant son Père ceux qui sont dignes « d’être reçus de lui ». C’est la grâce que je vous souhaite en Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. 

HOMÉLIE XXI.[modifier]


NATHANAËL LUI DIT : MAÎTRE, VOUS ÊTES LE FILS DE DIEU, VOUS ÊTES LE ROI D’ISRAËL. – JÉSUS LUI RÉPONDIT : VOUS CROYEZ, PARCE QUE JE VOUS AI DIT QUE JE VOUS AI VU SOUS LE FIGUIER : VOUS VERREZ DE BIEN PLUS GRANDES CHOSES ! (VERS. 49, 50, JUSQU’AU VERS. 4 DU CHAP. II)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La confession de Nathanaël était beaucoup moins parfaite que celle que fit plus tard saint Pierre.
  • 2. Jésus fait son premier miracle à la demande de sa mère.
  • 3. Jésus-Christ veut que chacun le prie et lui demande ses besoins : preuve tirée de l’exemple des plus excellents médecins. – Pourquoi il fait une dure réponse à sa mère. – Il ne nous sert de mien d’avoir des parents gens de bien, si nous ne le sommes pas nous-mêmes. – Les parents de Notre-Seigneur appelés DESPOSYNES. – Que nos pères et nos ancêtres aient été bons chrétiens, c’est de quoi rougir de honte, et mériter une plus grande condamnation.


1. Il faut, mes chers frères, il faut de grands soins, beaucoup d’application et de longues veilles, pour pénétrer dans la profondeur des saintes Écritures : les lâches et les paresseux n’en acquerront point l’intelligence. Il faut un exact et soigneux examen et ne point cesser de prier, si nous voulons percer tant soit peu l’obscurité de ces saints mystères. Aujourd’hui même la question qui se présente n’est pas des plus aisées à résoudre : elle demande un attentif et diligent examen. Lorsque Nathanaël dit : « Vous êtes le Fils de Dieu », Jésus-Christ lui répond : « Parce que je vous ai dit que je « vous ai vu sous le figuier, vous croyez ? « Vous verrez de bien plus grandes choses ».
Quelle difficulté propose-t-on sur ces paroles ? On nous demande pourquoi Pierre, qui avait vu tant de miracles, qui avait reçu de si grandes instructions, ayant fait cette même confession : « Vous êtes le Fils de Dieu » (Mt. 16,17), est proclamé bienheureux, parce que c’est Dieu le Père qui le lui a révélé, et Nathanaël qui, avant les miracles, avant toute instruction, prononce une semblable profession de foi, ne s’entend pas louer de même, mais il est renvoyé à de plus grandes choses, comme s’il n’avait rien dit qui répondît à la grandeur de ce qu’il fallait exprimer ? Quelle est donc la cause de cette différence ? La voici : Pierre et Nathanaël ont bien prononcé les mêmes paroles, mais ils ne les ont pas dites l’un et l’autre dans le même sens. Pierre a confessé Jésus Fils de Dieu ; mais comme vrai Dieu ; et Nathanaël comme simple homme. Qu’est-ce qui nous le montre ? Les paroles qui suivent. Après avoir dit : « Vous êtes le Fils de Dieu », il a ajouté : « Vous êtes le roi d’Israël ». Or le Fils de Dieu n’est pas seulement roi d’Israël, mais encore de tout le monde.
Et cela n’est pas seulement visible par ces paroles, mais aussi par les suivantes. JésusChrist, parlant à Pierre, n’ajouta rien de plus, mais, comme si sa foi eût été parfaite, il promet de bâtir son Église sur sa confession. Ici Jésus-Christ ne dit rien de semblable ; il est même à observer qu’il dit le contraire. En effet ; comme si cette confession eût été insuffisante dans sa principale partie, il y ajoute ce qui y manquait. Que dit-il ? « En vérité, en vérité, je vous le dis : Vous verrez dans peu le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme ». Ne voyez-vous pas comment il s’élève peu à peu de terre, et l’amène à ne plus le regarder simplement comme homme ? Celui que les anges servent, Celui sur qui les anges montent et descendent, pourrait-il être simplement homme ? C’est pourquoi il a dit : « Vous verrez de bien plus grandes choses », et, pour le lui expliquer, il lui a présenté le ministère des anges ; c’est comme s’il disait : Nathanaël, il vous paraît surprenant que je vous aie découvert votre pensée et vos sentiments, et pour cela vous m’avez reconnu roi d’Israël : que direz-vous donc, lorsque vous verrez les anges monter et descendre sur moi ? Par là il lui fait entendre qu’il doit aussi le confesser et le reconnaître pour Seigneur des anges. Car les ministres du Roi descendaient et montaient, comme pour venir servir le vrai et légitime Fils de leur Roi.
Les anges descendaient lorsque Jésus fut crucifié, ils montaient à sa résurrection et à son ascension, et même auparavant, comme lorsqu’ils s’approchèrent de lui et qu’ils le servaient (Mt. 4,11) ; lorsqu’ils annonçaient sa naissance, lorsqu’ils criaient : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre ! » (Lc. 2,14), lorsqu’ils vinrent auprès de Marie, lorsqu’ils vinrent auprès de Joseph. Ce qu’il avait souvent fait, il le fait maintenant encore : il prédit deux choses, il donne la preuve de l’une, et par là il assure que l’autre aura son accomplissement. Quant à celles qu’il a dites ci-dessus, les unes étaient déjà sûrement arrivées, comme ce qu’il a dit avant la vocation de Philippe : « Je t’ai vu sous le figuier » ; les autres devaient arriver et étaient en partie arrivées, à savoir, l’ascension et la descente des anges : « Elles étaient arrivées dans le temps de, la naissance, elles devaient arriver encore » au crucifiement, à la résurrection et à l’ascension. Ce sont là les prédictions que les précédentes rendent croyables, même avant leur réalisation. Car celui à qui les événements accomplis avaient fait connaître la puissance de Jésus, devait avoir moins de peine à croire ce qu’il annonçait pour l’avenir.
A cela que dit Nathanaël ? Il ne répondit rien. C’est pourquoi Jésus-Christ n’en dit pas davantage ; il le laisse méditer et repasser dans son esprit ce qu’il a entendu, et ne veut pas répandre toute la graine à la fois ; mais, sachant qu’il a jeté sa semence en bonne terre, il lui donne le temps de porter son fruit. C’est sur quoi il s’explique ailleurs en ces termes : « Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bon grain ; pendant qu’il dormait son ennemi vint, et sema de l’ivraie au milieu du blé ». (Mt. 13,24-25)
J’ai déjà dit que Jésus était connu, principalement en Galilée. C’est pourquoi il est convié aux noces et il s’y trouve ; il ne regarde point à sa dignité, mais il y va pour nous faire du bien. Et certes, celui qui a bien voulu prendre la forme de serviteur, dédaignera bien moins d’assister aux nettes de ses serviteurs ; celui qui mangeait avec les publicains et avec les pécheurs, ne refusera pas ; à plus forte raison, de prendre place aux noces avec les conviés. D’ailleurs, les gens qui l’avaient invité n’avaient pas de lui l’opinion qu’il eût fallu avoir, et ne le considéraient pas même comme un personnage illustre, mais comme le premier venu parmi leurs connaissances. L’évangéliste nous le fait même entendre, en disant : « La mère de Jésus y était, et ses frères » ; comme ils avaient convié sa mère et ses frères, ils l’avaient aussi convié lui-même. « Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : Ils n’ont point de vin (3) ». Sur quoi on a lieu de demander d’où il était venu dans l’esprit de la mère d’attendre quelque chose de grand de son fils ; car il n’avait point encore fait de miracles : « Ce fut là », dit l’Écriture, « le premier des miracles de Jésus, qui fut fait à Cana en Galilée ». (Jn. 2,11)
2. Mais peut-être on objectera que ce témoignage ne prouve pas que ce fut là le premier miracle, attendu que l’évangéliste ajoute « À Cana en Galilée » : il s’est pu faire, dira-t-on, que ce fut le premier accompli à Cana ; sans être le premier de tous ; et il est vraisemblable qu’il en avait fait d’autres ailleurs ; nous ferons la réponse que nous avons déjà faite. Que dirons-nous ? Ce que dit « Jean-Baptiste : Pour moi, je ne le connaissais pas, mais je suis venu baptiser dans l’eau, afin qu’il soit connu dans Israël ». En effet, si Jésus avait fait des miracles dans son enfance, les Israélites n’auraient eu besoin de personne pour le leur faire connaître. Celui qui, parvenu à l’âge viril, s’est rendu par ses miracles si célèbre, non seulement dans la Judée, mais encore dans la Syrie et au-delà, et cela dans le seul espace de trois ans, ou plutôt qui n’a même pas eu besoin de trois années pour se faire une réputation, puisque, du premier jour, son renom s’était répandu partout ; celui, dis-je, qui, par le nombre de ses miracles, a dans si peu de temps illustré son nom jusqu’à le faire connaître de tout le monde, celui-là n’aurait pu, à plus forte raison, demeurer caché et inconnu, s’il eût opéré des miracles dans son enfance : les miracles qu’opère un enfant font bien plus de bruit et causent beaucoup plus d’admiration ; et d’ailleurs, il aurait eu deux ou trois fois plus de temps pour s’illustrer.

Mais Jésus dans son enfance n’a rien fait de plus que ce que rapporte saint Luc, qu’à l’âge de douze ans il s’était assis dans le temple au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant (Luc. 2,46-47) ; et que par les questions qu’il leur avait faites, il s’était rendu digne d’admiration. D’ailleurs, on conçoit aisément qu’il n’ait pas commencé dès son enfance à faire des miracles. Les Juifs les auraient regardés comme de pures illusions. Si, étant déjà homme fait, il ne fut pas à l’abri de pareils soupçons, à plus forte raison l’auraient-ils soupçonné s’il en avait fait dans sa plus grande jeunesse. De plus, l’envie dont les Juifs étaient animés, les aurait poussés à le crucifier plus tôt et avant le temps déterminé, et ainsi l’œuvre même de la rédemption eût été révoquée en doute.

Sur quoi donc, direz-vous, la Mère conçut-elle une aussi haute opinion de son Fils ? C’est que déjà il commençait à être connu, et par le témoignage de Jean-Baptiste, et par ce qu’il avait dit lui-même à ses disciples. Et avant toutes ces choses, la manière même dont il avait été conçu et ce qui s’était passé à sa naissance, donnait à la mère une haute idée de son Fils. Elle écoutait tout ce qu’on disait de cet enfant, et « elle conservait dans son cœur », dit l’Écriture, « toutes ces choses ». (Luc. 2,59) Et pour quelles raisons, objecterez-vous encore, n’a-t-elle rien dit auparavant ? Parce qu’il commença, comme j’ai dit, seulement alors à paraître en public, et qu’avant ce temps il vivait dans l’obscurité, comme un homme du commun ; c’est pourquoi sa mère n’aurait pas osé lui faire alors une pareille demande ; mais lorsqu’elle eut appris que c’était pour lui que Jean-Baptiste était venu et qu’il lui avait rendu un si grand témoignage, qu’enfin son fils avait des disciples, alors elle s’adressa à lui avec confiance, et voyant que le vin manquait, elle dit : « Ils n’ont point de vin ». Par là, elle voulait, d’une part, obliger ses hôtes ; de l’autre, être glorifiée grâce à son Fils ; peut-être aussi eut-elle quelques sentiments humains, comme ses frères qui lui disaient : « Faites-vous connaître au monde » (Jn. 7,4), espérant profiter de la gloire qu’il s’acquerrait par ses miracles. Voilà pourquoi Jésus lui fit cette réponse assez vive : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue » ; mais toutefois il avait une très-grande considération pour sa mère. Saint Luc remarque qu’il était soumis à ses parents » (Luc. 2,51), et l’évangéliste saint Jean nous apprend le grand soin qu’il eut de Marie lorsqu’il était sur la croix. (Jn. 19,26)
En effet, nous devons être soumis à nos parents, lorsqu’ils ne nous empêchent pas de remplir nos devoirs envers Dieu et qu’ils n’y apportent point d’obstacles ; il est très-dangereux de ne pas suivre cette règle ; mais quand ils demandent quelque chose d’inopportun, et nous gênent dans les choses spirituelles, il n’est alors ni bon, ni sage de leur obéir. C’est pour cela que Jésus, ici et ailleurs encore, répond : « Qui est ma mère et qui sont mes parents ? » (Mrc. 3,33) Car ils n’avaient pas encore de lui les sentiments qu’ils devaient avoir ; mais sa mère, pour l’avoir mis au monde, croyait, selon la coutume des autres mères, pouvoir lui ordonner tout ce qu’elle voudrait, elle qui aurait dû l’honorer et l’adorer comme son Seigneur. Voilà pourquoi il lui répondit alors de cette façon.

Considérez, je vous prie, mes frères, ce spectacle : d’une part, Jésus est environné d’un grand peuple, toute cette foule uniquement attentive à l’entendre et à écouler sa doctrine ; de l’autre, une femme accourt, perce la foule, vient l’appeler pour le faire sortir de l’assemblée et lui parler en particulier. Elle vient, non pour entrer dans la maison, mais pour, l’en faire sortir et le prendre à part. C’est pourquoi il dit : « Qui est ma mère et qui sont « mes frères ? » Non pour faire une injure à sa mère, Dieu nous garde d’une telle pensée, mais pour lui rendre le plus grand service en lui apprenant à concevoir une idée plus juste de sa dignité. S’il avait soin des autres, et s’il n’omettait rien pour leur inspirer la juste opinion qu’ils devaient avoir de lui, à plus forte raison le faisait-il pour sa mère ? Et comme il y a de l’apparence qu’ayant entendu ce qu’avait dit son Fils, elle ne voulut pourtant pas lui obéir, mais avoir le dessus, comme étant sa mère, c’est aussi pour cette raison qu’il lui fit cette réponse. En effet, Jésus ne l’aurait pas tirée de la basse opinion qu’elle avait de lui, ni élevée aux grands et sublimes sentiments qu’elle en devait avoir, si elle s’était toujours attendue à être honorée de son Fils comme sa mère, au lieu de le regarder comme son Seigneur et son Maître. C’est donc pour cette raison qu’il lui répondit alors : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? »
Il y en avait d’ailleurs une autre qui l’obligeait à parler de la sorte : c’est qu’on aurait pu tenir pour suspect le miracle qu’il allait faire ; car c’était à ceux qui étaient dans l’indigence et dans le besoin à le prier, et non pas à sa mère. Pourquoi ? Parce que les plus grands prodiges, s’ils sont faits a la prière de parents, perdent le plus souvent beaucoup de leur mérite au jugement de ceux qui en sont témoins ; mais quand les pauvres demandent et supplient eux-mêmes, le miracle cesse d’être suspect, les éloges qu’on en fait sont purs et, sincères, et le fruit en est considérable.
3. En effet, si un excellent médecin, venu pour visiter plusieurs malades dans leurs maisons, au lieu d’apprendre leur état de leur bouche même, ou de celle de leurs proches, est seulement supplié par sa propre mère, dès lors il sera suspect et incommode aux malades ; et ni ces infirmes, ni ceux qui sont auprès d’eux n’en espéreront beaucoup : Voilà pourquoi Jésus-Christ reprit alors sa mère, eu lui disant : « Femme, qu’y a-t-il entre vous et moi ? » Et ce fut là pour elle un avertissement de ne pas recommencer. Car s’il tenait à honorer sa mère, il avait encore bien plus à cœur son salut, et le bien qu’il devait faire au monde, s’étant pour cette fin revêtu de notre chair : ce n’était point là parler avec hauteur à une mère, mais veiller sagement sur ses paroles, et pourvoira ce que les miracles s’opérassent avec la dignité convenable. Au reste, qu’il honorât beaucoup sa mère, il n’en faut point d’autre preuve, pour, négliger toutes les autres, que la réprimande qu’il lui adressa ; cette sévérité montre même un grand respect comment ? la suite, vous le fera voir.
Pensez donc à ces choses : Rappelez-les-vous, lorsque vous entendrez une femme dire : « Heureuses sont les entrailles qui vous ont porté, et les mamelles qui vous ont nourri », et Jésus répondre : « Mais plutôt heureux sont ceux qui font la volonté de mon Père » (Lc. 11,27-28) ; et soyez persuadés, que c’est dans la même intention et dans le même esprit qu’il répond de la sorte à sa mère. Jésus ne fait pas à sa mère cette réponse pour la rebuter, mais pour lui déclarer qu’il ne lui serait nullement avantageux de l’avoir enfanté, si elle n’était très vertueuse et très fidèle. Or, s’il n’eût été d’aucune utilité à Marie d’avoir enfanté Jésus-Christ, à supposer que son âme n’eût pas été intérieurement ornée de vertu, à plus forte raison nous sera-t-il inutile à nous, qui n’avons rien de bon, d’avoir eu un père, un frère, un enfant, bons et vertueux, si nous sommes nous-mêmes éloignés de la vertu ; car David dit : « Le frère ne rachète point son frère, l’homme étranger le rachètera-t-il ? » (Ps. 48,7) En effet, après la grâce, de Dieu, on ne doit fonder l’espérance du salut sur nulle autre chose que sur les bonnes œuvres.
Autrement, si l’enfantement du Christ avait suffi pour le salut de la Vierge, la parenté selon la chair qu’avaient les Juifs avec Jésus aurait dû pareillement leur être utile, de même pour la ville où il était né et pour ses frères. Mais ses frères mêmes ne gagnèrent rien à une telle parenté, lorsqu’ils négligeaient le soin de lotir salut, et se firent condamner avec le reste du monde ; ils ne furent des objets d’admiration que lorsqu’ils eurent commencé à briller par leur propre vertu. De même, l’avènement du Sauveur n’a pas préservé Jérusalem d’être détruite et brûlée ; ni les Juifs, ces parents de Jésus selon la chair, d’être massacrés et de périr misérablement, parce que l’appui de la vertu leur faisait défaut. Mais les apôtres se sont élevés au-dessus de tous les hommes, parce que, par leur soumission et leur obéissance, ils sont véritablement entrés dans la famille de Jésus. Ces exemples et ces vérités nous apprennent, mes frères, que nous avons besoin de la foi et de l’éclat de la vertu ; car c’est là uniquement ce qui nous pourra procurer notre salut.
Certes, pendant longtemps les parents de Jésus-Christ ont fait l’admiration de tous les hommes, et ont été appelés Desposynes[68] ; mais maintenant nous ignorons même leurs noms ; et au contraire les noms et la vie des apôtres sont célèbres par tout le monde. Ne nous glorifions donc pas de la noblesse de notre origine ; mais quand nous pourrions même nous vanter d’être issus d’un grand nombre d’aïeuls célèbres et illustres, efforçons-nous de surpasser leur vertu, sachant qu’au jugement futur nous ne retirerons aucun avantage du mérite d’autrui, et n’en serons au contraire jugés que plus sévèrement, si, nés de parents gens de bien, et ayant devant nos yeux un exemple domestique, nous n’imitons pas ceux que nous devons regarder comme nos modèles et nos maîtres.
Je dis maintenant ceci, parce que je vois bien des gentils qui, lorsque nous les exhortons à embrasser la foi et le christianisme, se couvrent de leurs parents et de leurs aïeux, et disent : Tous mes parents, mes amis et mes camarades sont de bons chrétiens. Et de quoi cela vous sert-il, misérables et malheureux que vous êtes ? Vous ne suivez pas vos camarades dans leur course, vous n’imitez pas leur vertu : c’est justement ce qui vous perdra.
D’autres encore, qui, à la vérité, sont fidèles, mais peu réglés dans leurs mœurs, apportent la même excuse, quand on les excite à la vertu : Mon père, mon aïeul, mon bisaïeul ont été des hommes d’une grande piété et d’une éminente vertu. Mais voilà précisément de quoi vous damner ; vous sortez de ces saints personnages et vous dégénérez, et vous faites des actions indignes d’une si belle origine Écoutez ce que le prophète dit aux Juifs « Jacob a été réduit à servir et à garder les « troupeaux pour avoir Rachel ». (Os. 12,12) Écoutez ce que dit Jésus-Christ : « Abraham votre père a désiré avec ardeur de voir mon jour : il l’a vu, et il en a été rempli de joie ». (Jn. 8,56) Où vous voyez que partout la vertu des ancêtres est produite non seulement comme un titre de gloire, mais encore comme un nouveau sujet d’accusation.
Puisque nous le savons, mes chers frères, faisons tous nos efforts pour nous sauver par nos propres œuvres, de peur que, comptant vainement sur celles d’autrui, nous ne connaissions que nous nous sommes trompés que lorsque cette connaissance nous sera inutile. Car, dit l’Écriture, « qui est celui qui vous confessera dans l’enfer ? » (Ps. 6,5) Faisons donc pénitence en ce monde, afin que nous puissions acquérir les biens éternels. Plaise à Dieu que tous nous les obtenions, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire et l’empire soient au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXII.[modifier]


FEMME, QU’Y A-T-IL DE COMMUN ENTRE VOUS ET MOI ? MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE. (VERSET 4, JUSQU’AU VERSET 10)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ fait chaque chose en son temps, non qu’il soit soumis au temps, lui le Créateur des années et le Maître des siècles, mais par amour pour l’ordre.
  • 2. Jésus-Christ, par le miracle de Cana, montre qu’il est, le Créateur de l’eau et du vin, et ainsi il confond les hérétiques.
  • 3. Les miracles de Jésus-Christ surpassent de beaucoup les effets naturels. – Jésus-Christ change en mieux nos volontés lâches et rebelles. – Les biens de ce monde ne sont point stables : ils s’évanouissent en un instant, ils coulent avec la rapidité d’un torrent. – La frugalité est la mère de la santé. – Les délices de la table et la bonne chère sont très-nuisibles au corps et à l’âme : elles produisent une infinité de maladies.


1. La prédication a ses difficultés et ses fatigues ; saint Paul le reconnaît et le déclare par ces paroles : « Que les prêtres qui gouvernent bien soient doublement honorés ; principalement ceux qui travaillent à la prédication de la parole et à l’instruction » (1Tim. 5,47) des peuples. Mais il dépend de vous de rendre ce travail ou doux ou pénible. Si vous rejetez ce que nous disons, ou même si, sans le rejeter, vous n’en faites pas voir le fruit dans vos œuvres, le travail nous sera dur et pénible ; parce que nous connaîtrons que nous travaillons en vain et inutilement : mais si vous êtes attentifs, et si vous pratiquez ce que vous avez entendu, nous ne nous apercevrons point de nos sueurs : le produit du travail n’en laisse pas sentir la peine. C’est pourquoi, si vous voulez nous encourager et animer notre ardeur, produisez-nous du fruit, je vous le demande en grâce ; afin que voyant de belles et de riches moissons, soutenus de la confiance d’avoir fait un bon travail, et supputant nos richesses, nous ne nous ralentissions pas dans un commerce si heureux et si profitable.
La question qui se présente aujourd’hui n’est pas légère. Marie dit à Jésus : « Ils n’ont point de vin », Jésus-Christ lui répond « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue » ; et après une pareille réponse, Jésus fait ce que lui demandait sa mère. Cette seconde difficulté n’est pas moins grande que la première. Invoquons celui qui a opéré ce miracle avant d’aborder la solution. Mais ce n’est point en ce seul endroit que se trouve cette parole ; le même évangéliste dit dans la suite : « Ils ne purent point le prendre, parce que son heure n’était pas encore venue » (Jn. 7,8) ; et encore : « Personne ne mit la main sur lui, parce que son heure n’était pas encore venue » ; et ailleurs : « L’heure est venue, glorifiez votre Fils ». (Jn. 17,1) J’ai rassemblé ici ces textes qui sont répandus dans tout l’Évangile, pour leur donner à tous une seule explication. Quelle est-elle cette explication ? Jésus-Christ n’était point assujetti à la nécessité du temps, il ne disait pas : « Mon heure n’est pas encore venue », pour observer les heures. Comment en aurait-il tenu compte, lui, le maître du temps, le créateur des années et des siècles ? mais par ces paroles Jésus-Christ veut nous apprendre qu’il fait, tout dans le temps propre et convenable, afin de ne point troubler l’ordre des choses ne pas faire chaque chose dans son temps, t’eût été tout confondre : la naissance, la résurrection, le jugement.
Renouvelez ici votre attention, mes frères ; il a fallu créer les créatures, mais non toutes ensemble : l’homme et la femme, mais non les deux ensemble. Il a fallu condamner à là mort le genre humain et le ressusciter, mais il a dû y avoir un grand intervalle entre ces deux événements. Il a fallu donner la loi et la grâce, mais non pas à la fois : la loi et la grâce ont dû être dispensées chacune dans son temps. Jésus-Christ n’était donc point assujetti à la nécessité des temps, lui qui, comme créateur, a prescrit au temps l’ordre qu’il a voulu établir. Saint Jean fait dire ici à Jésus-Christ : « Mon heure n’est pas encore venue », polir montrer qu’il n’était pas encore bien connu ; et qu’il n’avait pas encore entièrement rempli le collège de ses disciples. André et Philippe le suivaient, mais nul autre avec eux : ou plutôt, tous ceux-ci ne le connaissaient pas comme il faut, ni même sa mère, ni ses frères. Car après tant de miracles ; l’évangéliste parlant de ses frères, dit : « Ses frères ne croyaient pas en lui » (Jn. 7,5) : de même pour ceux qui étaient aux notés, ils ne le connaissaient pas. S’ils l’avaient connu, ils se seraient approchés de lui, et, dans lé besoin où ils se trouvaient, ils l’auraient prié d’y avoir égard.
Jésus dit donc : « Mon heure n’est pas encore venue ». Je ne suis pas encore connu de ceux qui sont ici, présents, et même ils ne savent pas que le vin leur mangue : attendez qu’ils le sachent. Il ne convenait pas que vous me fissiez cette demande, étant ma mère, vous rendez le miracle suspect, il fallait que ceux qui sont dans le besoin vinssent s’adresser à moi, et me prier, non que j’aie besoin de leurs prières, mais afin qu’ils reçussent mon bienfait avec pleine adhésion. Car lorsque celui qu’une urgente nécessité presse, obtient ce qu’il demande ; il en a une vive reconnaissance ; mais celui qui ne s’est pas encore aperçu du besoin où il est, rie connaît point aussi tout le prix du bien qu’on lui fait.
Mais, repartirez-vous, pourquoi, après avoir dit : « Mon heure n’est pas encore venue », et avoir refusé, fit-il ensuite ce que sa mère lui avait demandé ? Afin que si l’on voulait faire des objections, et prétendre qu’il était assujetti à l’heure, on connût, à n’en pouvoir douter, qu’il n’était nullement assujetti ni à l’heure, ni au temps. En effet ; s’il eût été assujetti à l’heure, comment, l’heure convenable n’étant point encore arrivée, aurait-il pu faire ce miracle ? De plus ; il l’a fait par égard pour sa mère, pour ne pas paraître la contrarier, pour qu’on n’attribuât pas son refus à faiblesse et à impuissance, pour ne pas couvrir sa mère de confusion dans une si grande assemblée car elle lui avait déjà présenté les serviteurs. Ainsi, après avoir dit à la Chananéenne : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens » (Mt. 15,26) néanmoins, touché de sa persévérance, il lui accorda ensuite ce qu’elle demandait ; et quoiqu’il dît : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de « la maison d’Israël, qui se sont perdues » (Id. 24) ; toutefois, après unetelle réponse, il guérit sa fille.
2. D’où nous apprenons, mes frères, que souvent par la persévérance nous nous rendons dignes de recevoir des grâces et des bienfaits, quelque indignes que nous en puissions être. C’est pourquoi la mère de Jésus attendit, et fit sagement approcher de lui ceux qui servaient, afin que plusieurs le priassent ensemble. C’est aussi pour cette raison qu’elle ajouta « Faites tout ce qu’il vous dira (5) ». Car elle savait parfaitement bien que ce n’était point par impuissance qu’il avait refusé, mais parce qu’il fuyait l’éclat, et qu’il ne voulait pas sembler chercher l’occasion de faire un miracle ; voilà pourquoi elle fit approcher ceux qui servaient.
« Or, il y avait là six grandes urnes de pierre, pour servir aux purifications qui étaient en usage parmi les Juifs, dont chacune tenait deux ou trois mesures (6).
« Jésus leur dit : Emplissez les urnes d’eau et ils les emplirent jusqu’au haut (7) ». Ce n’est pas sans sujet que l’évangéliste a dit : « Pour servir aux purifications qui étaient en usage parmi les Juifs » ; mais c’est de peur que quelque infidèle n’eût peut-être lieu de soupçonner qu’il était resté de la lie de vin dans ces vases, et qu’on n’eût qu’à y jeter et à y mêler de l’eau, pour obtenir un vin fort léger ; voilà, dis-je, pourquoi saint Jean dit : « Pour servir aux purifications qui étalent en usage parmi les Juifs » ; par là il fait voir qu’on n’avait jamais gardé de vin dans ces urnes. En effet, comme il y a une grande disette d’eau dans la Palestine, et qu’il est rare d’y trouver des sources et des fontaines, tes Juifs avaient soin d’avoir toujours des urnes pleines d’eau, pour n’être pas obligés de courir aux fleuves, s’ils contractaient par hasard quelque impureté, et pour avoir sous leur main de quoi se purifier.
Mais pourquoi ne fit-il pas de miracle avant qu’on emplît ces urnes d’eau, ce qui aurait été beaucoup plus merveilleux ? car autre chose est de changer la matière qui existe, et qu’on a sous sa main, en lui donnant une autre forme, autre chose de créer la substance même qui n’existait point ; l’un de ces prodiges est bien plus admirable que l’autre. Mais plusieurs auraient regardé ce dernier miracle comme incroyable, et c’est pour cette raison que souvent Jésus-Christ a volontairement diminué la grandeur de ses miracles, afin qu’on les crût plus facilement.
Et pourquoi, direz-vous, n’a-t-il pas mis l’eau lui-même et a-t-il ordonné aux serviteurs d’emplir ces urnes ? C’est encore pour la même raison, et aussi afin d’avoir pour témoins de ce miracle ceux mêmes qui avaient puisé et apporté l’eau, afin qu’ils pussent attester que ce n’était pas un prestige, une illusion. Si quelques-uns avaient impudemment osé le nier, ceux qui serraient pouvaient dire C’est nous qui avons puisé l’eau. De plus, Jésus par cette conduite renverse les doctrines qui se sont élevées contre l’Église. En effet, comme quelques-uns enseignent qu’il y a un autre Créateur du monde, et que ce n’est pas lui qui a créé les êtres visibles, mais un autre Dieu qui lui est contraire ; pour réprimer leur folie, il fait la plupart de ses miracles, en se servant des substances mêmes qui sont déjà créées. Car si le Créateur lui était contraire et opposé, il ne se servirait pas de l’ouvrage d’autrui, pour montrer et faire éclater sa propre puissance. Mais il fit voir, parce prodige, qu’il est celui-là même qui change l’eau dans les vignes, et qui, y faisant entrer la pluie par les racines, la convertit en vin, en opérant dans un instant aux noces ce qu’il fait dans la vigne même avec plus de temps.
Or, après qu’ils eurent rempli les urnes d’eau, Jésus leur dit : « Puisez maintenant, et portez-le au maître d’hôtel. Et ils lui en portèrent (8).
« Le maître d’hôtel ayant goûté de cette eau qui avait été changée en vin, et, ne sachant d’où venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient puisé l’eau le sussent bien, il appela l’époux (9).
« Et lui dit : Tout homme sert d’abord, le bon vin, et, après qu’on a beaucoup bu, il en sert alors de moindre : mais, pour vous, vous avez réservé jusqu’à cette heure le bon vin (10) ». Sur cet endroit encore quelques-uns plaisantent et disent : C’était là une compagnie d’ivrognes, de gens sans goût, sans discernement, incapables de juger des choses, jusqu’à ne savoir dire si on leur présentait de l’eau ou du vin : car, qu’ils étaient ivres, c’est ce que lé maître d’hôtel déclare lui-même. Voilà qui est fort plaisant, sans doute. Mais l’évangéliste a prévenu toute interprétation de ce genre. Il ne dit pas que ce furent les conviés qui jugèrent du vin, mais le maître d’hôtel qui était à jeun et n’avait encore goûté de rien. Vous le savez tous, mes frères, les gens chargés de l’ordonnance d’un grand repas, ne prennent aucune part au festin et n’ont d’autre soin que de veiller à ce que tout se passe dans l’ordre. Voilà pourquoi Jésus appelle à témoin du miracle qu’il vient de faire cet homme à jeun ; car il n’a point dit : Versez du vin aux conviés ; mais « portez-en au maître d’hôtel. Le maître d’hôtel ayant goûté de cette eau qui avait été changée en vin, et ne sachant d’où venait ce vin, quoique les serviteurs le sussent bien, appela l’époux ».
Pourquoi ne s’adresse-t-il pas aux serviteurs ? C’était la voie la plus courte de publier le miracle. C’est que Jésus ; loin de divulguer lui-même ses prodiges, voulait que la vertu et la puissance qu’il avait de faire des miracles, vinssent insensiblement et peu à peu à la connaissance des hommes. Si dès lors celui-là avait été répandu, on n’aurait pas ajouté foi au récit des serviteurs ; on les aurait jugés fous d’attribuer une si grande action à celui qui, dans l’opinion de plusieurs, était un homme ordinaire. À la vérité, ils avaient clairement vu ce qui s’était passé, ils en avaient une parfaite connaissance ; ils ne pouvaient pas révoquer en doute ce que leurs mains avaient fait, mais toutefois ils n’étaient pas propres à persuader les autres. C’est pourquoi Jésus-Christ n’a pas découvert ce miracle à tous les conviés, mais seulement à celui qui pouvait mieux l’apercevoir, réservant à l’avenir de le mettre dans une plus grande évidence ; car les autres prodiges qu’il devait faire ne pouvaient manquer de rendre celui-ci plus croyable. Du moins, à l’occasion de la guérison du fils de l’officier, l’évangéliste fait entendre, par ce qu’il en dit, que ce miracle du changement de l’eau en vin était dès lors plus connu. En effet, la connaissance, comme j’ai dit, qu’en avait cet officier, est ce qui le porte le plus à s’adresser à Jésus. Saint Jean le déclare ouvertement, en disant : « Jésus vint à Cana en Galilée, où il avait changé l’eau en vin » (Jn. 4,46) ; non seulement en vin, mais en un vin excellent.
3. Tels sont les miracles de Jésus-Christ : ils surpassent de beaucoup parleur excellence les effets de la nature. Ainsi, pour les membres qu’il a redressés, il les a rendus plus forts et plus robustes que ceux qui ont toujours été sains et vigoureux non seulement des serviteurs, mais encore le maître d’hôtel et l’époux, allaient donc certifier que c’était là du vin et un vin excellent ; et ceux qui avaient tiré l’eau devaient naturellement déclarer que Jésus-Christ avait fait le miracle de la changer en vin, en sorte que ce prodige ne pouvait manquer d’être à la fin révélé. C’est ainsi que Jésus s’était réservé pour l’avenir bien des témoignages nécessaires. Les serviteurs étaient témoins qu’il avait changé l’eau en vin, le maître d’hôtel et l’époux, que ce vin était bon. Et il y a aussi toute apparence que l’époux répondit quelque chose quand il goûta le vin : mais l’évangéliste, se hâtant de passer à des choses plus nécessaires, s’est contenté de raconter le fait, et il a omis tout le reste. Il importait qu’on sût que Jésus avait changé l’eau en un bon vin ; mais saint Jean n’a pas jugé nécessaire de rapporter la réponse que fit l’époux au maître d’hôtel. En effet, un grand nombre de miracles ont été au commencement dans l’obscurité, qui, dans la suite des temps, sont devenus célèbres, ceux qui les avaient vu opérer en ayant fait un exact et fidèle récit.
Alors donc Jésus changea l’eau en vin ; dès lors et maintenant il ne cesse point d’améliorer de même nos volontés lâches et rebelles. Il est des hommes, il en est, dis-je, qui ne diffèrent point de l’eau, tant ils sont froids, mous et flottants ! Ces sortes de gens ainsi malades, amenons-les à Jésus-Christ, afin qu’il change leur volonté ; à l’eau il donnera la qualité du vin : ils coulent et se répandent de tous côtés, il les rendra stables et solides, et ils seront un sujet de joie et pour eux-mêmes et pour les autres. Mais qui sont ces hommes froids ? Ce sont ceux qui s’attachent aux biens passagers de cette vie, ceux qui ne méprisent pas les plaisirs de ce monde, ceux qui aiment la gloire et la puissance. Toutes ces choses sont fragiles et passagères : elles coulent avec rapidité et disparaissent en un instant ; celui qui est riche aujourd’hui, demain sera pauvre ; celui qui marche aujourd’hui précédé d’un héraut, ceint d’une écharpe, monté sur un char, escorté de plusieurs licteurs, est souvent le lendemain jeté dans une obscure prison, et laisse malgré lui à un autre son pompeux équipage. L’homme voluptueux et dissolu, après s’être rempli l’estomac, ne peut pas, un seul jour même, se contenter de sa plénitude ; mais tout se dissipant et s’évaporant, il est obligé d’ingurgiter encore ; en cela il ne diffère pas d’un torrent car comme dans un torrent les flots qui coulent se pressent les uns les autres ; nous de même d’un repas nous courons à un autre. Telle est la nature des choses de ce monde, elles n’ont point de stabilité : toujours elles coulent, toujours impétueusement elles sont emportées.
Mais les délices de la table, non seulement coulent et passent, mais encore elles nous créent mille embarras. Se répandant avec violence, elles détruisent la force du corps et la vertu de l’âme. Non, les plus rapides flots des fleuves qui viennent à se déborder n’ont pas coutume de faire tant de ravage sur leurs bords qu’en fait la bonne chère dans notre santé, dont elle entraîne avec soi les fondements. Voyez, interrogez un médecin, il vous dira que c’est de là que viennent toutes les maladies : une table couverte de mets simples et communs entretient la santé. Ne point se rassasier, demeurer sur son appétit, c’est là ce qu’ils appellent se bien porter : manger modérément, disent-ils, c’est santé : « La table frugale est la mère de la santé ». Que si la frugalité est la mère de la santé, sans doute l’intempérance est la mère des infirmités et la cause de maladies qui surpassent l’art des médecins : maux aux pieds, à la tête, aux yeux, aux mains ; tremblements, paralysie, jaunisse, fièvres continues et ardentes, et beaucoup d’autres encore que je n’ai pas le temps de détailler. Toutes ces maladies sont causées, non par la diète ou par un régime sobre, mais par l’excès des viandes et par l’intempérance.
Que si vous voulez maintenant examiner et connaître les maladies que suscitent à l’âme l’excès dés viandes et l’intempérance, vous trouverez que c’est de cette malheureuse source que sortent l’avarice, la mollesse, la mélancolie, la paresse, la concupiscence et l’ignorance. Les âmes qui font leurs délices de pareils repas sont aussi méprisables que les bêtes[69], puisqu’elles se laissent déchirer par de tels monstres. Je n’omettrai pas ici le dégoût auquel sont sujets ceux que cette maladie a infectés ; et ne pouvant tout rapporter, je vous découvrirai encore un mal dans lequel se résument tous les autres. C’est que ces amateurs de la bonne chère, ces hommes intempérants, ne jouissent jamais avec plaisir de leurs festins. Car si la frugalité est la mère de la santé, elle est également la mère du plaisir. Et comme la satiété est la source et le principe des maladies, elle l’est aussi du dégoût : car où est la satiété, là ne peut se trouver l’appétit ; et où l’appétit manque, comment peut-il y avoir du plaisir ? Voilà pourquoi nous voyons due les pauvres ne sont pas seulement plus prudents et plus vigoureux que les riches ; mais encore qu’ils jouissent de plus grands plaisirs.
Considérant toutes ces choses, mes frères, fuyons l’excès du vin et les délices : non seulement les délices de la table, mais aussi toutes celles qu’on peut trouver dans les choses de ce monde, et en leur place nous acquerrons les biens spirituels et nous nous réjouirons dans le Seigneur, comme le prophète nous l’enseigne : « Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous donnera ce que votre cœur demande » (Ps. 37,6) ; afin que nous jouissions et des biens présents et des biens futurs, par la grâce et là miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXIII.[modifier]


CE FUT LA LE PREMIER DES MIRACLES DE JÉSUS, QUI FUT FAIT A CANA, EN GALILÉE (VERSET 11, JUSQU’AU VERSET 22)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Le changement de l’eau en vin est le premier miracle opéré par Jésus-Christ. – Sur quels témoignages se fonde la vérité de ce miracle, qui porte les disciples à la foi.
  • 2. Jésus-Christ chasse les vendeurs du temple : il a encore une autre fois la même action, mais dans les derniers jours de sa prédication.
  • 3. Pourquoi Jésus-Christ a fait des prédications obscures. – Les apôtres n’ont pas connu la résurrection. – Jésus-Christ ne la leur a point révélée, pourquoi ? – On croit ce qui est prouvé par des faits : ce qui ne l’est que par des paroles, peu le croient. – Le Saint-Esprit donné aux apôtres pour lés faire ressouvenir de tout ce que Jésus-Christ leur avait dit. – Il les a fait ressouvenir, et Jésus-Christ les a enseignés. – Combien était grande la vertu des apôtres. – Leur éloge. – Belle exhortation à l’aumône : sans elle on ne peut entrer à la porte du ciel.


1. Le diable fait tous ses efforts pour nous tenter, il nous serre de près et nous tend de tous côtés des pièges pour nous perdre. Il faut donc veiller et lui fermer toutes les portes ; s’il trouve la moindre entrée, bientôt il s’en fera une plus grande, et peu à peu il y fera passer toutes ses forces. Si nous faisons donc quelque état de notre salut, ne le laissons même pas approcher dans les petites choses, afin de le prévenir pour les plus grandes. Il serait, en effet, d’une extrême folie, sachant combien il est vigilant et attentif à perdre notre âme, de n’apporter pas une égale vigilance et une pareille attention au soin de notre salut. Je ne dis pas ceci sans sujet : je le dis, parce que je crains que le loup ne soit maintenant, à notre insu, au milieu de la bergerie, prêt à ravir la brebis qui, ou par négligence, ou par malice, s’est séparée du troupeau. Encore si les blessures étaient visibles, ou si c’était le corps qui reçût les plaies, il ne serait pas nécessaire de nous tant prémunir contre les embûches que nous dresse notre ennemi : mais comme l’âme est invisible, comme c’est à elle que sont portés les coups, nous avons besoin d’une grande vigilance à nous examiner, « car nul homme ne connaît ce qui est en l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ». (1Cor. 2,11)
Ma voix se fait entendre de vous tous, mon discours vous présente des remèdes communs à tous ; mais c’est à chacun de mes auditeurs de prendre ce qui est propre à guérir et à chasser sa maladie. Je ne connais ni ceux qui sont malades, ni ceux qui sont en santé : voilà pourquoi je parle de tout, je dis ce qui convient à chacune des maladies de l’âme : je parle tantôt de l’avarice, tantôt des délices de la table, tantôt de l’incontinence : ensuite je loue l’aumône, et je vous exhorte à la faire ; de là je passe à d’autres sortes de bonnes œuvres. Car j’appréhenderais, si je m’attachais à un seul point, que le remède proposé ne convînt point à vos maux : Si je n’avais ici qu’une seule personne qui m’écoutât, je ne me croirais pas obligé d’embrasser tant de sujets différents ; mais comme il y a toute apparence que, parmi une si grande foule d’auditeurs, il se trouve aussi beaucoup de maladies différentes, nous n’avons pas tort de diversifier nos instructions et de parler sur différents sujets : la parole se répandant sur tous, trouvera certainement à qui être utile. C’est pour cette raison que l’Écriture, adressant la parole universellement à tous les hommes, varie les sujets et traite d’une infinité de matières. Au reste, il ne se peut pas que toutes sortes de maladies ne se rencontrent dans une si grande multitude, quoiqu’elles ne se trouvent pas toutes dans chacun en particulier. Songeons donc à nous en purifier, et puis prêtons l’oreille à la parole divine ; aujourd’hui, écoutons avec un esprit extrêmement attentif l’explication du texte qui vient d’être lu.
Quel est ce texte ? « Ce fut là le premier des miracles de Jésus, qui fut fait à Cana en Galilée ». Dernièrement je dis que quelques-uns croient que ce n’est point là le premier miracle. Oui, disent-ils, le premier miracle, si l’on ne parle que de Cana en Galilée. Pour moi, je ne voulus pas m’arrêter à disputer curieusement là-dessus, mais je dis que Jésus-Christ n’a commencé à faire des miracles qu’après son baptême : nous avons déjà fait connaître qu’il n’en a fait aucun auparavant. Or, que ce soit là le premier miracle que Jésus a fait après son baptême, ou qu’il en ait fait quelqu’autre, c’est ce que je ne crois pas qu’il soit nécessaire de rechercher et d’examiner.
« Et par là il fit connaître sa gloire ». Comment, et de quelle manière ? car peu de gens firent attention à ce qui se passait ; les serviteurs, le maître d’hôtel et l’époux seuls y prirent garde : comment donc fit-il connaître sa gloire ? Il y contribue du moins pour sa juste part. Que si alors ce miracle ne fut pas connu, sûrement dans la suite tous en ont ouï parler ; car jusqu’à ce temps encore tout le monde en parle, loin qu’il soit demeuré caché. Mais la suite fait voir que le jour même tous ne l’ont pas connu. Saint Jean après avoir dit : « Il fit connaître sa gloire », ajoute : « Et ses disciples crurent en lui », ses disciples qui déjà l’admiraient. Ne voyez-vous pas qu’il était surtout nécessaire de faire des miracles, lorsqu’il se trouvait là des hommes sages et attentifs ? car de tels hommes devaient être particulièrement disposés à croire et à prêter une exacte attention à ce qui se passait. Et comment Jésus aurait-il été connu sans les miracles ? certainement la doctrine, et la prophétie jointe au miracle, suffisaient pour inculquer les choses dans l’esprit des auditeurs ; afin qu’y étant déjà faits et accoutumés ils fussent plus soigneusement attentifs aux œuvres qu’ils voyaient. Voilà pourquoi souvent les évangélistes disent de certains lieux que Jésus n’y avait point fait de miracles, à cause de la corruption et de la méchanceté des habitants.
« Après cela il alla à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples, mais ils y demeurèrent peu de jours (12) ». Pourquoi alla-t-il à Capharnaüm avec sa mère ? car il n’y fit aucun miracle, et les habitants de cette ville ne lui étaient point affectionnés, c’étaient des gens très corrompus. Jésus-Christ lui-même l’a fait connaître, en disant : « Et toi, Capharnaüm, qui t’es élevée jusqu’au ciel, tu seras précipitée dans le fond des enfers ». (Lc. 10,15) Pourquoi donc y alla-t-il ? Il y fut, à ce qu’il me le paraît, parce qu’il devait aller peu après à Jérusalem ; il y fut alors, parce qu’il ne voulait pas mener partout avec lui sa mère et ses frères. Y ayant donc été, il s’y arrêta quelque temps par considération pour sa 'mère, et l’y ayant laissée, il opéra encore des miracles (43). C’est pourquoi l’évangéliste dit qu’ayant demeuré quelque temps à Capharnaüm, il alla de là à Jérusalem. Jésus fut donc baptisé peu de jours avant la Pâque. Et à Jérusalem que fait-il ? une action de grande autorité (14, 15). Il chassa du temple tous les marchands qu’il y trouva, les changeurs, ceux qui vendaient des colombes, et des bœufs, et des moutons, et qui se tenaient là pour leur trafic.
2. Un autre évangéliste rapporte qu’en chassant ces gens, il avait dit : « Ne faites pas de la « maison de mon père une caverne de voleurs ». (Mt. 20,13 ; Mc. 11,17 ; Lc. 19,46) Et saint Jean dit : « Une maison de trafic (16) ». En quoi pourtant ils ne se contredisent point. Mais ils nous apprennent que Jésus a chassé du temple ces vendeurs à deux reprises ; cette première fois au commencement de la prédication, l’autre lorsqu’il approchait du temps de sa passion : c’est pour cela que, parlant alors plus durement, il dit : Pourquoi faites-vous de la maison de mon Père une caverne ? ce qu’il ne fait pas dans cette première occurrence, où sa réprimande est plus modérée : ce qui explique qu’il ait recommencé.
Et pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ les a-t-il ainsi chassés, et avec une violence qu’il n’a montrée en aucune autre occasion, lors même que les Juifs le chargeaient d’outrages et d’injures, l’appelaient samaritain et démoniaque ? Car il ne s’en tint pas aux paroles, il alla jusqu’à prendre un fouet pour chasser ces hommes. Mais les Juifs, si prompts à la colère, quand ils le voyaient faire du bien aux autres, se conduisent autrement après ce châtiment qui aurait dû, ce semble, les exaspérer. En effet, ils ne firent point de reproches à Jésus, ils ne l’outragèrent point ; mais que lui dirent-ils ? « Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses ? (18) ». Ne remarquez-vous pas leur furieuse jalousie, et comment le bien fait à autrui les indignait bien davantage ? Jésus-Christ donc reproche aux Juifs, tantôt d’avoir fait du temple une caverne de voleurs, indiquant par là que ce qu’on y vendait avait été volé, et provenait de rapine et d’avarice, et qu’ils s’enrichissaient de la misère d’autrui ; tantôt qu’ils en avaient fait une maison de trafic, par allusion à leurs commerces honteux.
Mais pourquoi Jésus fit-il cela ? Parce qu’il devait guérir des malades le jour du sabbat et faire bien des choses qu’ils regarderaient comme une violation de la loi ; il le fit pour ne point paraître en cela un rival, un ennemi de son Père ; par là il prévint tous ces soupçons ; celui qui avait fait paraître tant de zèle pour l’honneur du temple, ne pouvait pas aller à l’encontre du Maître qui y était adoré. Les premières années de sa vie, dans lesquelles il avait vécu selon la loi, suffisaient pour prouver qu’il respectait le Législateur, et qu’il ne venait point substituer une loi à la sienne. Mais comme ces premières années pouvaient être oubliées, ou parce que tous n’en avaient pas connaissance, ou parce qu’il avait été élevé dans une pauvre maison, il fait cette action d’éclat en présence de tout le monde (la Pâque des Juifs était proche), en quoi il s’exposa à un grand péril : car non seulement il chassa les vendeurs, mais aussi il renversa leurs bureaux et jeta par terre leur argent, afin qu’ils pensassent en eux-mêmes que celui qui, pour la gloire du temple, s’exposait au péril, n’en méprisait pas le Maître. Si ce zèle qu’il faisait éclater eût été seulement feint et simulé, il s’en serait tenu à des remontrances et à des exhortations ; mais il se jette au milieu du danger : certes, l’action est hardie. En effet, ce n’était pas peu de chose que de s’exposer à la fureur de forains, de gens brutaux, comme étaient ces marchands ; d’outrager cette foule sans raison, et – de l’animer contre soi ; certes, on ne peut pas dire que ce fut là l’action d’une personne qui feint, qui déguise, mais bien d’un homme qui affronte toutes sortes de périls pour la gloire de la maison de Dieu. C’est pourquoi Jésus-Christ fait connaître son union avec le Père, non seulement par ses actions, mais encore par ses paroles ; car il n’a pas dit : la sainte maison, mais la maison de mon Père. Il appelle Dieu son Père, et ils ne s’en scandalisent point, ils ne s’en fâchent pas, c’est qu’ils croyaient alors qu’il le disait par simplicité. Mais lorsque dans la suite il parla plus clairement pour établir qu’il était égal au Père, ils se mirent en fureur.
Que dirent-ils donc ? « Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses ? » O folie extrême ! Il était besoin d’un miracle pour les obliger de mettre un terme à ces mauvaises pratiques, par lesquelles ils déshonoraient la maison du Seigneur ? Ce grand zèle pour la maison de Dieu n’était-il pas un très-grand miracle et suffisant pour prouver sa vertu et sa puissance ? Au reste, cette action fit connaître les bons. Car ses « disciples se souvinrent qu’il est écrit : Le zèle de votre maison me dévore (17) ». Mais les Juifs ne se souvinrent pas de la prophétie ; ils disaient : « Quel miracle nous montrez-vous ? » Affligés de se voir arrêtés dans leurs trafics sordides et honteux, et comptant par là lui lier les mains, ils sollicitent de lui un miracle pour avoir lieu de s’inscrire en faux contre ce qu’il ferait ; c’est pourquoi il ne leur en donne point. Déjà, quelque temps auparavant, ils étaient venus le trouver pour lui en demander un, et il leur avait fait la même réponse : « Cette nation corrompue et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné d’autres que celui du prophète Jonas ». (Mt. 16,4) Mais sa première réponse était plus claire, celle-ci est plus enveloppée ; il en use ainsi à cause de leur folie. Celui qui prévenait ceux qui ne demandaient pas et leur donnait des miracles, n’aurait pas repoussé ceux qui lui en demandaient un, s’il n’avait connu leur fourberie et leur méchanceté. La manière même dont ils demandent, de quelle méchanceté et de quelle malignité ne témoigne-t-elle pas ? Faites-y attention, je vous en prie ; ils devaient louer son zèle et son amour, et admirer le grand soin qu’il prenait de la maison de Dieu, et au contraire ils le blâment, ils soutiennent qu’il leur est permis de vendre, et qu’il n’a pas le droit de les en empêcher, s’il ne le leur montre par un miracle.
Que leur répondit donc. Jésus-Christ ? « Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois « jours (19) ». Il dit ainsi bien des choses qui sont obscures pour ceux qui les entendent, mais qui sont claires pour ceux qui viendront dans la suite. Pourquoi ? Afin que l’accomplissement de sa prédiction prouvât un jour la connaissance qu’il avait de l’avenir, et c’est ce qui arriva pour cette prophétie : « Après qu’il fut ressuscité d’entre les morts, ses disciples se ressouvinrent qu’il leur avait dit cela, et ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus-Christ avait dite (22) ». Quand Jésus-Christ disait ces choses, les uns hésitaient sur le sens de ses paroles, les autres disputaient, disant : « Ce temple a été quarante-six ans à bâtir et vous le rétablirez en trois jours ? (20) ». En disant quarante-six ans, ils font voir qu’ils parlent de la dernière construction du temple ; car la première fut finie en vingt années.
3. Pourquoi donc ne résout-il pas cette énigme, et n’a-t-il pas dit : Je ne parle pas de ce temple, mais du temple de mon corps ? L’évangéliste, écrivant longtemps après, a donné cette explication, mais Jésus-Christ n’en a dit mot ; pourquoi ? Parce que les Juifs n’auraient pas ajouté foi à ses paroles. En effet, si alors les disciples mêmes ne pouvaient pas comprendre ce qu’il disait, le peuple l’aurait bien moins compris. « Après que Jésus fut ressuscité d’entre les morts », dit saint Jean ils se ressouvinrent, et ils crurent à la parole et à l’Écriture ». Jésus-Christ proposa alors deux choses à croire : la résurrection, et, ce qui est plus grand, que celui qui était dans ce corps qu’ils voyaient était Dieu ; il leur insinue l’un et l’autre, en disant : « Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours ». Saint Paul ayant ces paroles en vue, dit qu’elles ne sont pas une faible preuve de la divinité, ce qu’il explique en ces termes : « Qui a été prédestiné » pour être « Fils de Dieu dans » une souveraine « puissance, selon l’Esprit de « sainteté, par sa résurrection d’entre les morts » ; touchant, dis-je, « Jésus-Christ Notre-Seigneur ». (Rom. 1,4)
Pourquoi là, et ici, et ailleurs, Jésus-Christ donne-t-il cette preuve, disant tantôt : « Quand j’aurai été élevé ». (Jn. 12,32) Et : « Quand vous aurez élevé en haut le Fils de l’homme, alors vous connaîtrez qui je suis ». Et tantôt : « Il ne lui sera point donné d’autre prodige a que celui de Jonas ». Et ici encore : « Je le rétablirai en trois jours ? » Il la donne, cette preuve, parce que c’est elle principalement qui fait connaître qu’il n’était pas simplement un homme, qu’il pouvait triompher de la mort, détruire sa longue tyrannie, et finir en peu de temps une guerre si difficile. Voilà pourquoi il dit : « Alors vous connaîtrez ». Quand, alors ? Lorsqu’après ma résurrection j’attirerai tout le monde, alors vous connaîtrez que, comme Dieu et vrai Fils de Dieu, « j’ai voulu être élevé sur une croix », pour venger l’outrage que les hommes ont fait à mon Père.
Mais pour quelle raison Jésus-Christ ne dit-il pas quels miracles il faudrait pour les empêcher de faire le mal, et leur en promit-il un ? Parce que s’il leur avait tenu ce premier discours, il les aurait bien plus irrités, et que de l’autre manière il les étonna davantage. Toutefois ils ne répliquèrent rien, car jugeant qu’il disait quelque chose d’incroyable, ils n’eurent plus la force de l’interroger, et comme si ce qu’il avait dit eût été impossible, ils le laissèrent tomber. S’ils avaient eu un peu de sens, quelque incroyable que leur eût paru cette assurance, après lui avoir vu faire beaucoup de miracles, ils l’auraient alors interrogé, alors ils l’auraient prié de les tirer de leur doute ; mais comme ils n’étaient que des fous et des insensés, à de certaines choses ils ne donnaient pas même la moindre attention ; à d’autres ils prêtaient l’oreille, mais avec un esprit malin et corrompu. Voilà pourquoi Jésus-Christ leur parlait énigmatiquement et par figures.
Maintenant on demande pourquoi les disciples n’ont pas connu que Jésus-Christ ressusciterait d’entre les morts ? C’est parce qu’ils n’avaient pas encore reçu la grâce du Saint-Esprit : entendant donc souvent parler de la résurrection, ils n’y comprenaient rien ; mais ils recherchaient en eux-mêmes ce que cela pouvait être. En effet, ce que disait Jésus-Christ était étonnant et inouï : que quelqu’un pût se ressusciter soi-même, et se ressusciter de cette manière. C’est pourquoi Pierre fut repris, parce que n’ayant aucune connaissance de la résurrection, il disait à Jésus-Christ : « Épargnez-vous à vous-même tous ces maux ». (Mt. 16,22) Avant sa résurrection, Jésus-Christ n’a point révélé à ses disciples ce mystère, de peur qu’il ne fût pour eux un sujet de scandale, et qu’ils ne doutassent de la réalisation d’une prédiction aussi étrange, ignorant encore qui était Jésus.
Car, si personne ne fait difficulté de croire ce dont les œuvres mêmes et les faits donnent clairement la preuve, il y avait toute apparence qu’à l’égard de ce qui ne serait fondé que sur la parole seule, tous n’auraient pas la même foi. Voilà pourquoi Jésus-Christ permit d’abord que son langage demeurât obscur mais quand il amena ses paroles à réalisation, alors il en donna l’intelligence et il répandit sur ses disciples la grâce du Saint-Esprit avec tant de profusion, qu’aussitôt ils comprirent toute la vérité. Le Saint-Esprit, disait-il, « vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit ». (Jn. 14,26) En effet, des disciples, qui dans un seul soir perdent tout le respect qu’ils avaient eu jusque-là pour leur maître, qui l’abandonnant, s’enfuient tous ; qui soutenaient qu’ils ne le connaissaient point, se seraient très-difficilement souvenus de ce qu’ils avaient ouï, et de ce qu’ils avaient vu depuis longtemps, s’ils n’avaient reçu de l’Esprit-Saint une grâce abondante.
Mais, direz-vous, si c’est le Saint-Esprit qui devait les instruire, quelle nécessité y avait-il qu’ils demeurassent avec Jésus-Christ, ne comprenant pas ce qu’il leur disait ? c’est parce que le Saint-Esprit ne leur a rien révélé, mais seulement les a fait ressouvenir de tout ce que Jésus-Christ leur avait dit. Au reste, que le Saint-Esprit fût envoyé pour rappeler la mémoire de tout ce qu’avait dit Jésus-Christ, cela ne contribuait pas peu à sa gloire, Certainement c’est par un pur bienfait de Dieu, qu’au commencement la grâce du Saint-Esprit s’est répandue sur eux avec tant de profusion et d’abondance ; mais c’est ensuite par leur vertu qu’ils ont conservé un si grand don. Car leur sainteté rendait leur vie illustre, leur sagesse éclatait, leur travail était continuel : ils méprisaient la vie présente, ils ne faisaient aucun cas des choses de ce monde ; ils étaient au-dessus du reste des hommes, et s’envolant en haut avec la légèreté des aigles, ils s’élevaient jusqu’au ciel par leurs œuvres.
Nous-mêmes aussi, mes frères, imitons-les : n’éteignons pas nos lampes, mais conservons les brillantes par nos aumônes. C’est ainsi qu’on entretient la lumière de ce feu. Faisons donc provision d’huile dans des vases pendant que nous vivons. Après notre départ de ce monde nous ne pourrons point en acheter, ni en recevoir d’ailleurs que des mains des pauvres : faisons-en, dis-je, une bonne provision, si nous voulons entrer avec l’Époux dans la chambre nuptiale : que si nous ne la faisons pas, nécessairement nous demeurerons dehors. Car, quand même nous ferions mille bonnes œuvres, il est impossible, il est, dis-je, impossible d’entrer sans l’aumône dans la porte du royaume du ciel. C’est pourquoi répandons largement nos aumônes sur les pauvres, afin que nous jouissions de ces biens ineffables, que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit, en tous lieux, la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXIV.[modifier]


PENDANT QU’IL ÉTAIT DANS JÉRUSALEM A LA FÊTE DE PÂQUES, PLUSIEURS CRURENT EN SON NOM. (VERSET 23, JUSQU’AU VERSET 4 DU CHAPITRE III)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Tous ceux que la doctrine a attachés à Jésus-Christ ont été plus fermes et plus constants que ceux que les prodiges avaient attirés. – Pourquoi il ne se fait plus de miracles.
  • 2. Nicodème, faiblesse et imperfection, de sa foi ; condescendance de Jésus-Christ.
  • 3. Ne cherchez pas à approfondir avec trop de curiosité les saints mystères. – La curiosité égare de la foi. – Lorsqu’on ne soumet pas sa raison à la foi, on tombe dans mille absurdités. – La raison humaine qui n’est pas éclairée d’en haut ne produit que des ténèbres. – Les richesses sont des épines qui nous déchirent.


1. Entre ces hommes « qui voyaient alors les « miracles » de Jésus-Christ, les uns demeuraient dans leurs erreurs, les autres embrassaient la vérité ; mais plusieurs d’entre eux ne l’ont gardée que peu de temps, et sont retombés ensuite. Jésus-Christ nous les a fait connaître dans la comparaison qu’il en a faite avec les semences qui ne jettent pas de profondes racines et qui, tombant sur une terre sans profondeur, sèchent aussitôt (Mt. 13,3, etc) C’est d’eux aussi que parle en cet endroit l’évangéliste, quand il dit : « Pendant qu’il était dans Jérusalem à la fête de Pâques, plusieurs crurent en son nom, voyant les miracles qu’il faisait, mais Jésus ne se fiait point à eux (24) ». Les disciples, qui, touchés non seulement de ses miracles, mais encore de sa doctrine, étaient venus à lui, et l’avaient suivi, furent plus fermes ; car les prodiges attiraient les plus grossiers, mais les prophéties et la doctrine engageaient ceux qui avaient de la raison et du jugement. Tous ceux donc que la doctrine lui a attachés ont été plus fermes et plus constants que ceux que les prodiges avaient attirés, et ce sont ceux-là que Jésus-Christ a déclarés bienheureux par ces paroles : « Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru ». (Jn. 20,29) Mais que les autres n’étaient pas de vrais disciples, ce qui suit le prouve : « Jésus ne se fiait point à eux ». Pourquoi ? Parce qu’il connaissait tout. « Et qu’il n’avait pas besoin que personne lui rendît témoignage d’aucun homme ; car il connaissait par lui-même ce qu’il y avait dans l’homme (25) », c’est-à-dire, pénétrant au fond de leurs cœurs et dans leurs pensées, il n’écoutait pas leurs paroles, et sachant que leur ferveur n’était que pour un temps, il ne se fiait point à eux, comme à de parfaits disciples : il ne leur confiait pas toute sa doctrine comme à des personnes qui auraient fermement embrassé sa foi.
Or, de connaître le cœur des hommes, cela n’appartient qu’à Celui « qui a formé le cœur de chacun d’eux » (Ps. 32,15), savoir, de Dieu seul ; car « vous seul », dit l’Écriture, « vous connaissez les murs ». (Act. 1,24) Il n’avait pas besoin de témoins pour connaître les pensées et les mouvements de cœur qu’il avait formés : c’est pourquoi il ne se fiait pas aux premières marques de foi qu’ils donnaient. Souvent les hommes, qui ne connaissent ni le présent, ni l’avenir, disent sans crainte et confient tout à des fourbes, qui viennent malignement les écouter, pour se retirer et les quitter peu après : Jésus-Christ ne fait pas de même, connaissant parfaitement tout ce que ces hommes avaient de plus secret et de plus caché dans leurs cœurs. Tels sont aujourd’hui plusieurs, qui véritablement ont le nom de fidèles, mais qui sont inconstants et volages. Voilà pourquoi Jésus-Christ ne se fie point à eux, mais leur cache beaucoup de choses. Comme en effet nous ne nous fions pas à toute sorte d’amis, mais seulement aux vrais ; de même Dieu ne se fie pas indifféremment à tous. Écoutez plutôt ce que Jésus-Christ dit à ses disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car vous êtes mes amis ». Comment ? pourquoi ? « Parce que je vous ai fait savoir. « tout ce que j’ai appris de mon Père ». (Jn. 15,15) C’est pour cette raison qu’il refusait aux Juifs les miracles qu’ils demandaient il savait qu’ils ne les demandaient que pour le tenter.
Est-ce maintenant, comme autrefois, tenter Dieu, que de lui demander des miracles ? Car il y a aujourd’hui des gens qui font la question suivante : Pourquoi maintenant encore Dieu ne fait-il pas des miracles ? Si vous êtes fidèles, comme vous devez l’être ; si vous aimez Jésus-Christ, comme il est juste de l’aimer, vous n’avez pas besoin de miracles les miracles sont pour les infidèles. Pourquoi donc, direz-vous, n’en a-t-on pas donné aux Juifs ? Sûrement on leur en a donné ! mais, quelquefois ils ont été repoussés, lorsqu’ils en demandaient, parce qu’ils ne les demandaient pas pour se guérir de leur aveuglement et de leur incrédulité, mais pour s’y fortifier davantage et devenir plus méchants.
« Or, il y avait un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, sénateur des Juifs (2), qui vint la nuit trouver. Jésus ». Cet homme semble défendre Jésus-Christ au milieu de la prédication de l’Évangile, car il dit : « Notre loi ne condamne personne sans l’avoir ouï auparavant ». (Jn. 7,51) Les Juifs se fâchent contre lui et lui répondent avec indignation : « Lisez avec soin les Écritures, et apprenez qu’il ne sort point de prophète de Galilée ». (Id. 52) De même, après que Jésus-Christ eut été crucifié, il eut un grand soin de la sépulture du corps de Notre-Seigneur. « Nicodème », dit l’évangéliste, ce qui était venu trouver Jésus, durant la « nuit, y vint aussi avec environ cent livres d’une composition de myrrhe et d’aloès ». (Jn. 19,39) Dès lors cet homme était bien affectionné pour Jésus-christ : mais néanmoins, non pas autant qu’il était juste, ni avec l’esprit qu’il fallait ; une certaine faiblesse juive le dominait encore. C’est pourquoi il vint de nuit ; car il n’aurait pas osé venir de jour. Mais Dieu, plein de bonté et de miséricorde, ne le rejeta point, ne lui fit aucun reproche et ne le priva pas de sa doctrine. Il lui parla au contraire avec beaucoup de douceur, il lui découvrit sa sublime doctrine, à la vérité d’une manière enveloppée, mais toutefois il la lui découvrit : car il était beaucoup plus excusable que ceux qui faisaient la même chose avec une maligne disposition. En effet, ceux-ci sont tout à fait indignes d’excuse ; celui-là était à la vérité blâmable, mais point tant que les autres. Pourquoi donc l’évangéliste ne l’a-t-il pas marqué ? D’abord il a dit ailleurs que plusieurs des sénateurs mêmes avaient cru en Jésus-Christ ; mais qu’à cause des Juifs ils n’osaient le reconnaître publiquement, de crainte d’être chassés de la synagogue. Mais ici il a tout dit, tout fait connaître par ces mots : il est venu durant la nuit. Que dit donc Nicodème ? « Maître, nous savons que vous êtes, venu de la part de Dieu pour nous instruire comme un docteur ; car personne ne saurait faire les miracles que vous faites, si Dieu, n’est avec lui (3) ».
2. Nicodème rampe encore à terre, il a encore de Jésus-Christ des sentiments tout humains, il parle de lui comme d’un prophète, les miracles qu’il a vus n’ont point élevé son esprit et ne lui ont rien inspiré de grand. « Nous savons », dit-il, « que vous êtes un docteur envoyé de Dieu. » Pourquoi donc venez-vous de nuit secrètement trouver celui qui dit des choses divines et qui est envoyé de Dieu ? Pourquoi ne l’abordez-vous pas avec confiance ? « Mais Jésus-Christ ne lui dit pas même cela, il ne lui fait aucune réprimande : « Car il ne brisera point le roseau cassé », dit l’Écriture, « et il n’éteindra point la mèche qui fume encore : il ne disputera point, il ne criera point ». (Is. 42,3 ; Mt. 12,19-20) Et-en un autre endroit : « Je ne suis a pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde ». (Jn. 12,47)
Personne ne saurait faire les miracles que « vous faites, si Dieu n’est avec lui ». Cet homme parle encore selon, l’opinion des hérétiques : il dit que Jésus-Christ est mû par un autre, et qu’il a besoin du secours d’autrui pour faire ce qu’il fait. Que répond donc Jésus-Christ ? Voyez sa grande douceur. Il n’a point dit : Je n’ai besoin du secours de personne, et je fuis tout par ma puissance et avec autorité : car je suis le vrai Fils de Dieu et j’ai le même pouvoir que mon Père. Il ne s’est pas expliqué alors sur ce point par condescendance pour la faiblesse de son auditeur : ce que je dis souvent, je vous le répéterai ici : pendant longtemps, Jésus-Christ s’est moins attaché à révéler sa dignité qu’à persuader qu’il ne faisait rien contre la volonté de son Père. Voilà pourquoi souvent dans ses discours il se rabaisse : mais il n’en est pas de même quand il agit. Ainsi, opère-t-il des miracles, il parle avec autorité, disant : « Je le veux, soyez guéri (Mc. 1,41) : Ma fille, levez-vous, je vous le commande (Ibid v, 41) : Étendez a votre main (Id. 3,5) : Vos péchés vous sont remis (Mt. 9,5) : Tais-toi ; calme-toi (Mc. 4,39) : Emportez votre lit, et vous en allez en votre maison (Lc. 5,24) : « Esprit impur, sors de cet homme (Mc. 5,8) : Qu’il vous soit fait selon que vous demandez (Mt. 8,13) : Si quelqu’un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin (Id. 21,3) : Vous serez aujourd’hui avec moi dans le paradis (Lc. 23,43) : Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : vous ne tuerez point ; mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère sans raison contre son frère, méritera d’être condamné par le jugement (Mt. 5,21, 22) : Suivez-moi, et je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes ». (Id. 4,19) Et partout nous voyons sa grande autorité. Car personne ne pouvait trouver à redire à ses œuvres : et en quoi l’aurait-on pu ? Encore si l’effet n’avait pas suivi sa parole, quelqu’un aurait pu dire que ces ordres étaient vains et présomptueux ; mais comme ils avaient leur prompt accomplissement, là vérité du miracle forçait les Juifs malgré eux-mêmes à garder le silence. Mais en ce qui regarde les paroles, leur impudence aurait pu les porter à les accuser de hauteur et de vanité.
Maintenant donc Jésus-Christ parlant à Nicodème, ne lui dit ouvertement rien de grand, rien de sublime ; mais par des paraboles et des figures il le ramène et le tire des bas sentiments qu’il avait conçus de lui, lui faisant connaître qu’il se suffisait à lui-même pour opérer des miracles ; car son Père l’a engendré parfait, se suffisant à soi-même et n’ayant aucune imperfection. Mais de quelle manière Jésus-Christ établit-il cette vérité ? Nicodème a dit : « Maître, nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu pour nous instruire comme un docteur, et que personne ne saurait faire les miracles que vous faites si Dieu n’était avec lui ». En quoi il crut avoir dit de Jésus-Christ quelque chose de grand. Que fit donc Jésus-Christ ? Il lui fit voir qu’il était encore bien éloigné de la vérité, qu’il n’en avait pas la moindre idée, et que lui et tout autre qui parlait de la sorte, et qui avait une pareille opinion du Fils unique, errait hors du royaume de Dieu et n’approchait pas encore de la véritable connaissance. Que dit-il ? « En vérité, en vérité, je vous dis que personne ne peut voir le royaume de Dieu s’il ne renaît de nouveau » ; c’est-à-dire, si vous ne renaissez d’en haut et si vous ne recevez pas la véritable connaissance des mystères, vous errez au-dehors et vous êtes éloigné du royaume de Dieu. Mais il ne le dit pas clairement, et afin que ce qu’il disait lui cause moins de peine et d’inquiétude, il lui parle d’une manière enveloppée ; il dit en général. « si on ne renaît », comme s’il disait : Si vous, ou quelqu’autre que ce soit, vous avez de moi de tels sentiments, vous êtes tous hors du royaume. Si ce n’était pas dans cet esprit que Jésus-Christ a dit ces choses, sa réponse ne conviendrait point au sujet. Au reste, si les Juifs l’avaient ouïe, ils se seraient retirés et en auraient ri. Mais Nicodème, même en cela, montre un sincère désir de s’instruire : Souvent Jésus-Christ parle d’une manière couverte, et c’est pour rendre ses auditeurs plus prompts à l’interroger et plus attentifs. En effet, ce qui est clair et d’une facile intelligence n’attire pas l’attention de l’auditeur et se, perd aisément de la mémoire ; mais l’attention et la curiosité se réveillent quand on dit quelque chose d’obscur, et aussi on le retient mieux et plus longtemps.
Voici ce que signifient ces paroles de Jésus-Christ : Si vous ne renaissez d’en haut, si vous ne recevez le Saint-Esprit par le baptême de la régénération, vous ne pouvez véritablement me connaître : l’opinion que vous avez de moi n’est point spirituelle, elle est charnelle. Jésus-Christ ne s’est pas servi de ces termes, de peur d’intimider Nicodème, qui avait parlé selon son esprit et sa capacité ; mais, après avoir gagné sa confiance, il l’élève à une plus grande connaissance, en disant : « Si on ne renaît d’en haut » : ce mot, « d’en haut », les uns l’entendent du ciel ; d’autres disent qu’il signifie « de nouveau » : Celui, dit-il, qui ne renaît pas de cette manière, ne peut point voir le royaume de Dieu, c’est-à-dire, Jésus-Christ lui-même ; par là il faisait connaître qu’il n’était pas seulement ce que l’on voyait au-dehors, mais que, pour le voir, il fallait avoir d’autres yeux.
Nicodème ayant ouï cela, dit : « Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? (4) » Quoi ! vous l’appelez maître, vous dites qu’il est venu de la part de Dieu ; et à celui que vous reconnaissez pour votre maître, vous faites une réponse qui peut l’embarrasser et le jeter dans un grand trouble ! En effet, cette parole : « Comment », exprime le doute d’une âme peu croyante et encore attachée à la terre. Sara rit en disant : « Comment », et ce rire marquait son doute et sa défiance, et plusieurs autres, pour avoir fait une pareille demande, se sont égarés de la foi.
3. C’est ainsi que les hérétiques, faisant de semblables demandes, s’obstinent dans leurs hérésies. Les uns disent : COMMENT s’est-il incarné ? d’autres : COMMENT est-il né ? Par où ils soumettent l’immense substance à leurs faibles lumières. Nous donc, fuyons une curiosité si mal placée. Ceux qui agitent ces sortes de questions ne sauront jamais comment ces choses se sont faites et perdront la vraie foi. Voilà pourquoi Nicodème, dans son doute, cherche et demandé : COMMENT. Il a compris que ce que disait Jésus-Christ le regarde ; il en est tout troublé ; couvert de ténèbres, il s’arrête et ne sait où aller. Il a cru venir trouver un homme, et il entend une doctrine trop grande et trop élevée pour qu’elle puisse venir d’un homme, une doctrine que jamais personne n’a entendue : véritablement Jésus-Christ élève son esprit aux sublimes paroles qu’il lui a fait entendre, mais Nicodème retombe dans les ténèbres et ne peut en sortir : il ne peut se fixer, il est emporté de toutes parts, souvent il s’écarte de la foi. C’est pourquoi il persiste à tenter l’impossible, afin d’engager Jésus-Christ à lui enseigner plus clairement sa doctrine. « Un homme », dit-il, « peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère pour naître encore ? »
Considérez, mes frères ; quels propos ridicules on profère, quand, dans les choses spirituelles, on se livre à ses propres pensées ; et comment on semble débiter des rêveries dignes d’une personne ivre, lorsque, contre la volonté de Dieu, on veut trop curieusement sonder sa parole, et ne pas soumettre sa raison à la foi. Nicodème entend parler de naissance, et il ne comprend pas que c’est d’une naissance spirituelle qu’on parle ; mais il tourne sa pensée sur la méprisable génération de la chair, et veut rattacher un mystère si grand et si sublime à l’ordre de la nature. Delà ces doutes, ces questions ridicules ; c’est ce qui fait dire à saint Paul : « L’homme animal n’est point capable dès choses qui sont de l’Esprit de Dieu ». (1Cor. 2,14) Mais toutefois Nicodème garde le respect qu’il doit à Jésus-Christ : il ne rit pas de ce qu’il a entendu : il le regarde comme impossible, il se tait. Deux choses pouvaient paraître douteuses : cette nouvelle naissance et le royaume. Car ces noms de royaume et de renaissance étaient encore inconnus parmi les Juifs ; mais il s’arrête principalement à la première de ces choses : voilà ce qui agite son esprit et le tourmente le plus.
Instruits de ces vérités, mes chers frères, ne raisonnons pas sur les choses divines, ne les comparons pas aux productions de la nature, et ne les soumettons pas à des lois nécessaires ; mais, confiants aux paroles de l’Écriture, croyons pieusement à tout ce qu’elle nous enseigne. Celui qui sonde avec trop de curiosité ne gagne rien, et outre qu’il ne trouvera point ce qu’il cherche, il sera de plus très-rigoureusement puni. Vous dit-on que le Père a engendré ? Croyez ce qu’on vous dit ; ne cherchez point à connaître COMMENT : vous ne le savez pas ; que ce ne soit point une raison pour vous de refuser de croire à cette génération ; c’est en quoi il y aurait une extrême méchanceté. Si Nicodème, ayant ouï parler de génération, non de l’ineffable génération, mais de la renaissance qu’opère la grâce ; si, dis-je, Nicodème, pour n’avoir pas élevé son esprit, n’avoir rien pensé de grand, n’avoir conçu que des idées basses, humaines et toutes terrestres, s’est précipité dans le doute et dans les ténèbres, ceux qui sondent et examinent curieusement cette redoutable et si respectable génération, qui surpasse notre raison et toutes nos pensées, quel supplice ne mériteront-ils pas ? Rien ne produit de plus épaisses ténèbres que la raison humaine, qui ne s’entretient que de choses terrestres et n’est point éclairée d’en haut. Car elle est toute offusquée par la fange terrestre de ses pensées. C’est pourquoi nous avons besoin de ces sources d’eau qui tombent du ciel, afin qu’après avoir lavé la boue dont notre âme est souillée, ce qui y restera de pur s’élève en haut et aille se mêler avec la divine doctrine. Or, cela arrive lorsque nous avons soin d’embellir notre âme et de vivre dans la pureté et dans la sainteté. Car notre âme peut se couvrir de ténèbres ; oui, elle le peut, non seulement par une curiosité mal placée, mais encore par la mauvaise vie. Voilà pourquoi saint Paul disait aux Corinthiens : « Je ne vous ai nourris que de lait et non de viandes solides, parce que vous n’en étiez pas capables ; et à présent même vous ne l’êtes pas encore, parce que vous êtes « encore charnels, puisqu’il y a parmi vous des jalousies et des disputes ». (1Cor. 3,2-3) Le saint apôtre dit encore, dans l’épître aux Hébreux, et souvent ailleurs, que c’est là la source et la cause des mauvaises doctrines qui s’élèvent et se répandent dans l’Église. L’âme qui s’est adonnée à ses passions ne peut rien voir de grand, rien penser de noble et d’élevé ; étant offusquée par une espèce de chassie, elle demeure ensevelie dans de profondes ténèbres.
Purifions donc notre âme, éclairons-la de la lumière que répand la connaissance de Dieu, de peur que la semence ne tombe parmi les épines. Vous savez quelle est l’abondance de ces épines, quoique nous n’en parlions point. Vous avez souvent entendu Jésus-Christ appeler du nom d’épines (Mt. 13,22), les inquiétudes de ce siècle et l’illusion des richesses. Et certes, c’est avec raison : comme les épines sont stériles, les richesses le sont aussi ; comme celles-là déchirent ceux qui en approchent, de même celles-ci déchirent l’âme, et comme le feu les consume facilement, et que les vignerons ne peuvent les souffrir, le feu de même consumera les biens de ce monde, de même le vigneron les rejettera ; et encore, comme les bêtes dangereuses, telles que les vipères et les scorpions, se cachent dans les épines, elles se cachent aussi dans les trompeuses richesses. C’est pourquoi mettons le feu du Saint-Esprit dans ces épines, et préparons notre champ, arrachons-en toutes les mauvaises plantes, afin qu’il soit net à l’arrivée du vigneron ; arrosons-le ensuite des eaux spirituelles. Plantons-y le fertile olivier, cet arbre si beau, si agréable, qui est vert en tout temps, qui éclaire, qui nourrit, qui est bon à la santé. L’aumône renferme en soi toutes ces qualités, elle est comme un sceau qui garantit la possession de nos biens. La mort même ne sèche point cet arbre, mais il demeure ferme, et ne meurt jamais ; toujours éclairant l’âme, entretenant ses forces, les conservant dans toute leur vigueur », il la rend plus robuste. Si nous le possédons toujours, cet arbre, nous pourrons avec confiance nous présenter à l’époux, et entrer dans la chambre nuptiale ; fasse le ciel que nous y entrions tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, soit la gloire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXV.[modifier]


JÉSUS LUI RÉPONDIT : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ JE VOUS DIS QUE SI UN HOMME NE RENAÎT DE L’EAU ET DE L’ESPRIT, IL NE PEUT ENTRER DANS LE ROYAUME DE DIEU. (VERSET 5)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Saint Chrysostome prêchait deux fois la semaine. – Nicodème n’entend, pas les paroles du Sauveur parce qu’il vent raisonner humainement dans les choses spirituelles. – Si un homme ne naît pas de l’eau et de l’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume des cieux.
  • 2. et 3. Croire ce qu’on ne voit point. – Dans la première création, le Créateur s’est servi de la terre pour créer l’homme. – Dans la seconde, le Saint-Esprit se sert de l’eau. – Le premier homme, a été créé avec une âme vivante ; et le second est rem-, pli de l’Esprit vivifiant. – Le premier homme avait besoin d’un aide ; le second, recevant la grâce du Saint-Esprit, n’a pas besoin d’un autre aide. – Belle description de ce que Dieu a fait pour le premier homme, et de ce qu’il fait pour le second. Nous attendons une autre vie beaucoup meilleure. – Se soumettre à la parole de Dieu, elle est plus certaine que la vue. – C’est elle qui a tout produit, elle mérite que nous la croyions. – L’eau est nécessaire au baptême, pourquoi ? – Cérémonies du baptême. – Les grands mystères que Jésus-Christ a opérés pour nous, et qu’il nous a confiés, doivent nous porter à mener une vie qui en soit digne. – Les catéchumènes sont hors du corps des fidèles. – Contre les catéchumènes qui diffèrent jusqu’à la mort de recevoir le baptême. – Prêter son argent à Jésus-Christ, pour obtenir la rémission de ses péchés. – Donner les petits biens qu’on a pour en acheter de très grands.


1. Les petits enfants vont tous les jours à l’école trouver leur maître, recevoir la leçon et la réciter, et ne cessent jamais de faire le même exercice, ou plutôt souvent au jour ils joignent la nuit. Et vous les obligez de faire tout cela pour des biens fragiles et passagers ; mais nous ne demandons pas de vous, qui êtes dans un âge plus fort et plus mûr, ce que vous exigez de vos enfants. Nous ne vous demandons pas de venir tous les jours au sermon, mais nous vous exhortons seulement d’y assister deux fois la semaine, et d’y être attentifs, et encore, afin d’adoucir votre peine et votre travail, ce n’est que pour une petite partie du jour. Voilà pourquoi nous prenons et nous expliquons peu à peu les paroles de l’Écriture, afin que vous ayez plus de facilité à les comprendre, à les placer dans les réservoirs de votre mémoire, et à les retenir dans votre esprit, pour les rapporter aux autres avec beaucoup de soin et d’exactitude, si vous n’êtes pas extrêmement négligents et plus paresseux que de petits enfants.
Reprenons donc la suite des paroles de notre évangile. Nicodème était tombé dans de basses idées, il avilissait ce qu’avait dit Jésus-Christ, l’entendant d’une naissance charnelle, et il disait qu’il est impossible qu’un homme qui est déjà vieux pût naître une seconde fois. Jésus-Christ explique plus clairement comment se doit faire cette renaissance, véritablement en des termes difficiles à comprendre pour celui qui l’avait interrogé avec un esprit charnel et tout terrestre, mais qui toutefois pouvaient le relever et le tirer des bas sentiments qu’il avait conçus. En effet, que dit le divin Sauveur ? « Je vous dis en vérité que si un homme ne renaît de l’eau et de l’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu » ; c’est-à-dire : vous pensez que ce que je dis est impossible ; et moi, je le dis tout à fait possible, et même si nécessaire que sans cela personne ne peut être sauvé ; car les choses nécessaires, Dieu les a rendues tout à fait faciles. Et certes la naissance terrestre, qui est selon la chair, vient de la poussière ; c’est pourquoi les portes du ciel lui sont fermées : Qu’est-ce en effet qu’a de commun la terre avec le ciel ? mais la naissance qu’opère le Saint-Esprit nous ouvre facilement les portes célestes.
Écoutez ceci, vous tous qui n’avez pas encore reçu le baptême : Soyez saisis de frayeur, gémissez : la menace que vous venez d’entendre fait trembler, cette sentence est terrible. « Celui », dit Jésus-Christ, « qui n’est pas né de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume des cieux », parce qu’il porte un vêtement de mort, c’est-à-dire de malédiction et de corruption : il n’a pas encore reçu le symbole du Seigneur[70]. il est un étranger et un ennemi. Il n’a pas le signe royal : « Si un homme », dit-il, « ne naît de l’eau et de l’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume des cieux ».
Mais Nicodème ne l’a pas pris en, ce sens. Sur quoi je dis qu’il n’est rien de pire que de se livrer aux raisonnements humains dans les choses spirituelles ! Voilà ce qui a empêché cet homme de s’élever à quelque chose de grand et de sublime. Nous sommes appelés fidèles, afin que, méprisant la faiblesse des raisonnements humains, nous nous élevions à la sublimité de la foi, et que nous confiions notre trésor et nos biens à cette doctrine. Si Nicodème l’avait fait, cette régénération ne lui aurait pas paru impossible. Que dit donc Jésus-Christ ? Pour le tirer de ce sentiment bas et rampant, et pour montrer qu’il parle d’une autre génération, il dit : « Si un homme ne naît de l’eau et de l’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume des cieux ». Or, il parle ainsi pour l’amener à la foi par cette menace, pour le convaincre qu’il ne doit pas croire que ce soit là une chose impossible, et pour le tirer de la pensée d’une génération charnelle. Je parle, dit-il, d’une autre naissance, ô Nicodème ! pourquoi, ce que je dis, l’abaissez-vous jusqu’à terre ? Pourquoi, ce qui est au-dessus de la nature, le soumettez-vous aux lois de la nature ? cette naissance surpasse la naissance ordinaire, elle n’a rien de commun avec nous. L’autre est également appelée naissance ; mais ces deux naissances n’ont rien de commun entr’elles que le nom, elles diffèrent dans la chose. Éloignez de votre esprit l’idée des générations ordinaires : j’introduis dans le monde une autre sorte de naissance. Je veux que les hommes soient engendrés d’une autre manière ; j’apporte un autre mode de création. J’ai formé l’homme de la terre et de l’eau, cette figure de terre et d’eau n’a rien produit de bon ; le vase a pris une mauvaise forme. Je ne veux plus me servir de terre et d’eau, mais de l’eau et de l’Esprit.
Que si quelqu’un me fait cette question Comment de l’eau peut-il se faire quelque chose ? Je lui en ferai une autre, et je lui dirai : comment de la terre s’est-il pu faire quelque chose ? comment la génération a-t-elle pu être si multiple, les productions si diverses, quand la matière qui a été employée était d’une seule espèce ? D’où se sont formés les os, les nerfs, les artères, les veines ? D’où se sont formés les membranes, les vaisseaux organisés, les cartilages, les tuniques, le foie, la rate, le cœur ? D’où s’est formée la peau, le sang, la pituite, la bile ? D’où viennent tant d’opérations ? d’où se produisent tant de différentes couleurs ? car ces choses ne naissent pas de ! a terre ou de la boue. Comment la terre ensemencée pousse-t-elle là semence au-dehors, et la chair corrompt-elle ce qu’elle reçoit ? comment la terre nourrit-elle ce qu’on jette dans son sein ; et la chair au contraire est-elle nourrie de ce qu’elle reçoit, loin de le nourrir ? Donnons un exemple : la terre ayant reçu de l’eau en a fait du vin, et la chair change en eau le vin qu’elle reçoit. D’où sait-on donc que c’est la terre qui produit ces choses, puisque dans ces productions, comme j’ai dit, la terre produit un effet tout contraire ? Je ne puis le concevoir par le raisonnement, je ne le conçois donc, et je ne le sais que par la foi seulement ; or, si les choses mêmes qui se font tous les jours, qui se passent sous nos yeux, sous nos sens, et que nous touchons et manions de nos mains, ont besoin de la foi, à combien plus forte raison des choses mystérieuses et spirituelles en auront-elles besoin ? car comme la terre, tout inanimée et immobile qu’elle est, a reçu de Dieu, par le commandement qu’il lui en fait, la vertu de produire des choses si admirables et si merveilleuses, de même de l’Esprit et de l’eau joints ensemble s’opèrent facilement tous ces prodiges et ces miracles, qui surpassent la raison.
2. Ne refusez donc pas de croire ce que vous ne voyez pas. Vous ne voyez point l’âme, et néanmoins vous croyez qu’il y a une âme, et une âme distincte du corps. Mais Jésus-Christ n’emploie pas cet exemple pour instruire Nicodème, il se sert d’un autre. Il ne lui propose pas celui-ci, qui est incorporel et insensible, savoir : l’exemple de l’âme, parce que Nicodème était encore trop grossier. Il lui présente donc un autre exemple, emprunté à une chose qui certainement n’a pas la grossièreté des corps, ni aussi la spiritualité des êtres incorporels, c’est-à-dire, l’impétuosité et l’agilité des vents. D’abord il commence par l’eau, qui est plus subtile et plus légère que la terre, et plus épaisse que le vent. Comme dans la création la terre servit de matière et que le Créateur fit tout le reste, maintenant de même, l’eau sert de matière, et la grâce du Saint-Esprit fait tout le reste : alors a l’homme reçut « l’âme et la vie » (Gen. 2,7) ; maintenant il est rempli de l’Esprit vivifiant ». (1Cor. 15,45) Mais il y a une grande différence entre l’une et l’autre chose ; car l’âme ne donne pas la vie, mais l’Esprit, non seulement vit par lui-même, mais encore il communique la vie aux autres. C’est ainsi que les apôtres ont rendu la vie aux morts. Autrefois l’homme ne fut formé qu’après la création du monde, maintenant, au contraire, le nouvel homme est créé avant la nouvelle création. Car il est régénéré le premier, et ensuite le monde est transformé. Et comme au commencement le Créateur a créé le premier homme tout entier, maintenant de même le Saint-Esprit crée le second homme tout entier. Alors Dieu dit : « Faisons-lui un aide semblable à lui » (Gen. 2,18) ; mais ici il ne dit rien de semblable. En effet, celui qui a reçu la grâce du Saint-Esprit, de quelle autre aide peut-il avoir besoin ? Celui qui demeure dans le corps de Jésus-Christ, de quel secours ensuite aura-t-il besoin ? Alors Dieu fit l’homme à son image, maintenant il se l’est uni à lui-même. Alors il lui commanda de dominer sur tous les poissons et sur tous les animaux, maintenant il a élevé nos prémices au-dessus des cieux. Alors il nous, donna le paradis pour l’habiter, maintenant il nous a ouvert les portes du ciel. Alors l’homme fut formé le sixième jour, parce qu’auparavant il fallait finir la création du monde, maintenant il est formé le premier jour, et dès le commencement, et avec la lumière. Par où tout le monde voit que tout ce qui s’est, fait dans la seconde création regarde une meilleure vie et une vie qui ne finira jamais.
La première formation est donc terrestre, et c’est celle d’Adam ; après vient celle de la femme, qui fut formée d’une des côtes d’Adam, et ensuite celle d’Abel, qui est né d’Adam. Et toutefois nous rie pouvons connaître aucune de ces générations, ni les expliquer par nos paroles, quoiqu’elles soient charnelles et terrestres. Comment donc pourrons-nous rendre raison de la génération spirituelle qu’opère le baptême et qui est beaucoup plus excellente et plus sublime ? Comment pouvons-nous espérer de concevoir une naissance si étonnante ? Les anges s’y sont trouvés présents, mais personne ne pourra expliquer la manière dont se fait par le baptême cette admirable génération. Les anges y ont assisté sans y coopérer, sans y rien faire, seulement ils ont vu ce qui s’y est fait. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit fait tout[71].
Soumettons-nous donc à la parole de Dieu, qui est plus certaine que la vue même. Car souvent les yeux se trompent, tandis que la parole de Dieu est infaillible. Soumettons-nous donc à cette divine parole ; car la parole qui a créé ce qui n’était point, mérite bien qu’on la croie lorsqu’elle parle de la nature des choses qu’elle a produites. Que dit-elle donc ? Qu’il se fait une régénération dans le baptême. Que si quelqu’un vous dit : Comment cela ? Fermez-lui la bouche par la parole de Jésus-Christ qui est une sorte de preuve et une démonstration évidente ; mais si quelqu’un demande pourquoi on prend de l’eau, demandons-lui nous-mêmes à notre tour pourquoi la terre a été premièrement créée pour la formation de l’homme. En effet, personne n’ignore que Dieu pouvait former l’homme sans prendre de la terre. C’est pourquoi ne cherchez pas avec trop de curiosité à en savoir davantage. Or que l’eau soit nécessaire, apprenez-le par cet exemple : Le Saint-Esprit étant un jour descendu avant l’eau du baptême, l’apôtre ne s’arrêta point à cela ; mais pour montrer que l’eau était nécessaire et non pas superflue, voici ce qu’il dit, écoutez-le : « Peut-on refuser l’eau du baptême à ceux qui « ont déjà reçu le Saint-Esprit comme nous ? » (Act. 10,44, 47)
Pourquoi donc l’eau est-elle nécessaire au baptême ? Je vais vous l’expliquer pour vous découvrir un mystère caché, car il y a plusieurs autres mystères cachés dans ce sacrement. Aujourd’hui, parmi ce grand nombre ; je vous en découvrirai un. Quel est-il ? Dans le baptême, on célèbre des symboles divins, on représente la sépulture, la passion, la résurrection, la vie de Jésus-Christ, et ces choses se font toutes à la fois. Notre tête étant plongée dans l’eau comme dans un tombeau, le vieil homme est enseveli et entièrement noyé ; quand nous sortons ensuite de cette eau, le nouvel homme ressuscite[72]. Comme il nous est facile de nous plonger dans cette eau et d’en sortir ensuite, il est de même facile à Dieu d’ensevelir le vieil homme et d’en former un nouveau. Cette immersion se fait par trois fois, pour nous apprendre que – c’est la vertu du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, qui opère toutes ces choses. Mais pour vous persuader que ce n’est pas par conjecture que nous disons ceci, écoutez ce que dit saint Paul « Nous avons été ensevelis avec lui », avec Jésus-Christ, « par le baptême, pour mourir » au péché (Rom. 6,4) ; et ensuite : « Notre vieil homme a été crucifié avec lui » (Rom. 6,6) ; et encore : « Nous sommes entrés avec lui, par la ressemblance de sa mort ». (Rom. 6,5) Or, non seulement le baptême est appelé une croix, mais la : croix aussi est appelée un baptême : « Vous serez baptisés », dit Jésus-Christ, « du baptême dont je dois être baptisé » (Mc. 10,39) ; et ailleurs : « Je dois être baptisé d’un baptême que vous ne connaissez pas[73] ». Car comme il nous est facile d’être baptisés et de sortir de l’eau, de même, Jésus-Christ étant mort, est ressuscité lorsqu’il l’a voulu, ou plutôt beaucoup plus facilement encore que nous ne sortons de l’eau, quoique par une sage et mystérieuse dispensation, il soit demeuré trois jours dans le tombeau.
3. Ayant donc reçu la grâce de participer à de si grands mystères, menons une vie qui soit digne d’un don si singulier ; que toute notre conduite soit parfaitement bien réglée ; mais vous, qui n’en avez pas encore été jugés dignes, faites tous vos efforts pour le devenir, afin que nous ne soyons tous qu’un seul corps, afin que nous soyons tous frères. Tant que nous sommes ainsi séparés, celui qui est séparé, fût-il notre père, ou notre fils, ou notre frère, quel qu’il soit enfin, il n’est point encore véritablement notre parent, puisqu’il n’a point de part à l’alliance qui vient d’en haut. En effet, quelle utilité peut-il revenir d’une union de boue, si l’on n’est point spirituellement uni ? Quel gain retirera-t-on d’une parenté terrestre, étant étrangers à l’égard du ciel ?
Le catéchumène est un étranger à l’égard d’un fidèle : il n’a ni le même chef, ni le même père, ni la même cité, ni la même nourriture, ni le même vêtement, ni la même table ; mais tout est séparé. Tout ce que possède celui-là est sur la terre : tout ce que possède celui-ci est dans le ciel ; Jésus-Christ est le roi de celui-ci, l’autre a pour rois le péché et le diable ; Jésus-Christ fait les délices de l’un ; la corruption, de l’autre. L’ouvrage des vers est le vêtement de celui-là ; le vêtement de celui-ci, c’est le Seigneur des anges. Le ciel est la cité de l’un, la terre l’est de l’autre. Puis donc qu’il n’y a rien de commun entre nous, en quoi, je vous prie, communiquerons-nous ? Mais, direz-vous, nous avons tous une même naissance, nous sortons tous du sein d’une même terre ? Je vous répondrai : mais cela ne suffit pas pour faire une véritable et légitime alliance. Travaillons donc à devenir citoyens de la cité du ciel. Jusques à quand demeurerons-nous dans notre exil, nous qui devrions faire tous nos efforts pour rentrer dans notre ancienne patrie ? La perte que nous risquons de faire n’est ni légère, ni de vil prix. Le Seigneur veuille bien nous en préserver ! mais si une mort imprévue venait à nous enlever de ce monde, avant d’avoir reçu le baptême, fussions-nous chargés de mille biens, de toute sorte de bonnes œuvres, nous n’aurions pour partage que l’enfer, et un ver venimeux ; qu’un feu qui ne s’éteint point, et des liens indissolubles.
Mais, à Dieu ne plaise qu’aucun de mes auditeurs tombe dans ce lieu de supplices ! Nous l’éviterons si, après avoir été initiés aux saints mystères, nous mettons au fondement de l’édifice du salut notre or, notre argent et nos pierres précieuses. C’est ainsi qu’en l’autre monde nous pourrons nous trouver riches, si nous n’avons pas laissé ici notre argent, et si nous l’avons envoyé là-haut, par les mains des pauvres, au trésor inviolable, si nous l’avons prêté à Jésus-Christ. Nous avons contracté de grandes dettes envers ce trésor, non en argent, mais par nos péchés. Prêtons donc notre argent à Jésus-Christ, afin d’obtenir la rémission de nos péchés ; c’est lui qui est notre juge. Ne le méprisons pas ici lorsqu’il a faim, afin que là il nous nourrisse : ici habillons-le, afin que là il ne nous laisse pas nus, en nous privatif de sa protection. Si nous lui donnons à boire ici, nous ne dirons pas avec le riche : « Envoyez Lazare, afin qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue qui est toute en feu ». (Lc. 16,24) Si ici nous le recevons chez nous, là il nous préparera plusieurs demeures. Si nous allons le visiter, lorsqu’il est en prison, il nous délivrera, lui aussi, des liens. Si nous exerçons l’hospitalité envers lui, il ne souffrira pas que nous restions étrangers au royaume des cieux ; mais il nous fera citoyens de la cité d’en haut. Si nous allons le voir quand il est malade, il nous guérira sur-le-champ de nos infirmités. Ainsi donc, puisqu’il suffit de donner peu pour recevoir beaucoup, donnons quoi que ce soit, afin d’être amplement rémunérés ; pendant que nous en avons encore le temps, semons pour moissonner un jour. Lorsque l’hiver sera arrivé, lorsque la mer ne sera plus navigable, il ne sera plus alors en notre pouvoir de commercer.
Et quand aurons-nous l’hiver ? lorsque le grand jour, le jour plein de lumière sera arrivé. Alors nous ne naviguerons plus sur cette grande et vaste mer de la vie présente. Maintenant c’est le temps de semer, alors ce sera le temps de faire la moisson et d’amasser. Si l’on ne sème pas pendant les semailles, et si, au temps de la moisson, on sème, outre qu’on ne récolte rien, on se rend ridicule. Si c’est le temps de semer, il ne faut donc pas chercher maintenant à recueillir, mais il faut semer. En conséquence, répandons pour amasser ensuite ; ne nous attachons pas maintenant à recueillir, de peur que noirs ne perdions notre moisson : le temps présent, comme j’ai dit, nous appelle à semer et à répandre, et non lias à amasser ni à faire des provisions. C’est pourquoi ne perdons pas l’occasion, mais jetons copieusement la semence, et n’épargnons rien de ce qui est chez nous, afin de recouvrer tout avec usure, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui soit la gloire, au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVI.[modifier]


CE QUI EST DE LA CHAIR, EST CHAIR, ET CE QUI EST NÉ DE L’ESPRIT, EST ESPRIT. (VERSET 6, JUSQU’AU VERSET 11)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. De la renaissance spirituelle, ses caractères.
  • 2. Le vent souffle où il veut. – La régénération spirituelle préfigurée et prédite.
  • 3. Nous rendons témoignage de ce que nous avons vu. – Persuader par la douceur. – Ne se mettre pas en colère. – Fuir les crieries. – Description de la colère, ses effets. – Celui qui dit des injures fait une action honteuse : celui qui les souffre patiemment est un vrai philosophe. – Les serviteurs sont de même nature que les maîtres, les maîtres ne doivent pas les injurier. – Ce qu’ils font par crainte de leurs maîtres, les maîtres le doivent faire par la crainte de Dieu.


1. Le Fils unique de Dieu a eu la bonté de nous initier à de grands mystères : oui, certes, ils sont grands ces mystères, et nous n’en étions pas dignes : mais il était de sa grandeur et de sa dignité de nous les communiquer. Que si l’on considère notre mérite, non seulement nous étions indignes de ce bienfait, mais nous méritions sa vengeance et une sévère punition. C’est à quoi néanmoins il n’a point regardé : il ne nous a pas seulement délivrés du supplice, il nous a encore donné une vie bien plus noble que la première, il nous a introduits dans un autre monde, il a formé une nouvelle créature : « Si quelqu’un appartient à Jésus-Christ », dit l’Écriture, « il est devenu une nouvelle créature ». (2Cor. 5,17) Quelle est-elle cette nouvelle créature ? Écoutez le Fils de Dieu, il vous l’apprend lui-même : « Si un homme ne renaît », vous dit-il, « de l’eau et de l’Esprit ; il ne peut entrer, dans le royaume de Dieu ». (Jn. 3,5) Il nous avait confié la garde du paradis de délices (Gen. 2,15) ; nous nous sommes rendus indignes de l’habiter : il nous a élevés au ciel. Dans notre première demeure nous ne lui avons pas été fidèles, et cependant il nous a donné quelque chose de plus grand. Nous n’avons pu nous abstenir de manger du fruit d’un seul arbre (Gen. 2,17), et il nous a donné les délices célestes. Étant dans le paradis nous n’avons pas persévéré dans le bien, et il nous a ouvert les cieux. Saint Paul a donc eu raison de s’écrier : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rom. 11,33)
Non, aujourd’hui il n’est plus besoin ni de mère, ni d’enfantement, ni de sommeil, ni de mariage, ni d’embrassements : l’ouvrage de notre nature s’opère enfin dans le ciel, et se forme de l’eau et de l’Esprit : c’est l’eau qui conçoit et produit l’enfant. Ce qu’est le ventre de la mère à l’embryon, l’eau l’est au fidèle, car il est conçu et enfanté dans l’eau. Au commencement Dieu avait dit : « Que les eaux produisent des poissons vivants ». (Gen. 1,20) Mais depuis que le Seigneur est entré dans le fleuve du Jourdain, ce ne sont plus des poissons vivants que l’eau produit : elle engendre des âmes raisonnables, qui portent le Saint-Esprit. Et ce qui a été dit du soleil, qu’ « il est comme un époux qui sort de sa chambre nuptiale » (Ps. 18,5) ; maintenant on, le peut dire des fidèles, qui jettent des rayons plus brillants que le soleil. Encore il faut du temps pour que ce qui est conçu dans le sein de la mère se forme et vienne à terme : mais il n’en arrive pas de même de ce qui se produit dans l’eau, tout s’y forme en un instant : quand il s’agit d’une vie périssable, résultat d’une corruption charnelle, le fruit tarde à voir le jour : car il est dans la nature des corps de n’arriver que peu à peu à la maturité : mais il n’en est pas ainsi des choses spirituelles : elles sont parfaites dès le commencement.
Comme Nicodème, en entendant dire ces choses, se troublait toujours, voyez comment Jésus-Christ lui découvre le secret de ce mystère, et lui éclaircit ce qui était auparavant obscur : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit ». Il l’éloigne par là de tout ce qui tombe sous les sens, et ne lui permet pas de sonder les mystères avec des yeux corporels. Nous ne parlons pas de la chair, ô Nicodème ! lui dit-il ; mais de l’Esprit. Ainsi il élève son esprit aux choses spirituelles : n’imaginez, lui dit-il, ne cherchez rien de sensible. Ce n’est pas avec ces yeux qu’on voit l’Esprit : ne pensez pas que l’Esprit produise la chair.
Comment donc, dira peut-être quelqu’un, la chair du Seigneur est-elle née ? Elle est née, non de l’Esprit seulement, mais encore de la chair, ce que saint Paul nous apprend par ces paroles : « Il est né d’une femme et assujetti à la loi » (Gal. 4,4) : le Saint-Esprit l’a ainsi formé, mais non pas tiré du néant : en effet, s’il l’avait tiré du néant, en quoi le sein d’une femme aurait-il été nécessaire ? l’Esprit l’a formé de la chair d’une vierge : mais coin ment ? je ne puis l’expliquer. Au reste, Jésus-Christ est né d’une femme, de peur qu’on ne crut qu’il n’avait rien de commun avec notre nature. Si, alors même que la chose s’est ainsi passée, il se trouve pourtant des gens qui ne croient pas à cette génération : à quel comble d’impiétés ne se serait-on pas porté, à supposer que cette chair n’eût pas été tirée de celle d’une vierge ?
« Ce qui est né de l’Esprit, est esprit » : Ne voyez-vous pas en cela la dignité et la puissance du Saint-Esprit ? il fait l’ouvrage de Dieu. L’évangéliste disait ci-dessus : « Ils sont nés de Dieu » ; maintenant il dit ici : ils sont engendrés de l’Esprit. « Ce qui est né de l’Esprit, est esprit » : c’est-à-dire celui qui est né de l’Esprit est spirituel. Jésus-Christ ne parle pas ici de la génération, quant à la substance, mais quant à la dignité et à la grâce. Si donc le Fils est né de cette manière, qu’aura-t-il de plus que le reste des hommes, qui sont nés de même ? comment est-il le Fils unique ? car, moi aussi, je suis né de Dieu, mais non pas de sa substance : si donc le Fils lui-même n’est pas né de sa substance, en quoi diffère-t-il de nous ? De cette manière il se trouvera aussi qu’il est au-dessous du Saint-Esprit. Car la génération dont nous parlons se fait par la grâce de l’Esprit-Saint. Est-ce que, pour rester le Fils, il a besoin du Saint-Esprit ? mais en quoi cette doctrine diffère-t-elle de celle des Juifs ?
Jésus-Christ donc après avoir dit : ce qui est né de l’Esprit est esprit ; comme il voit Nicodème encore dans le trouble, passe à un exemple sensible. « Ne vous étonnez pas », dit-il, « de ce que je vous ai dit, qu’il faut que vous naissiez encore une fois. Le vent souffle où il veut (7, 8) ». Quand Jésus-Christ dit à Nicodème : « Ne vous étonnez pas », il marque le trouble et l’agitation de son esprit, et en même temps il l’introduit dans un monde moins grossier que celui des corps ; déjà par ces paroles : « Ce qui est né de l’Esprit est esprit », il l’avait éloigné de toutes ces idées charnelles. Mais comme Nicodème ne comprenait pas ce que cela voulait dire, il lui apporte encore un autre exemple, il ne le tire pas de la grossièreté des corps, il ne parle non plus en aucune façon des choses incorporelles, à quoi Nicodème ne pouvait rien entendre, mais il lui propose une chose qui tient le milieu entre ce qui est corporel et ce qui est incorporel ; savoir, le vent qui de sa nature est subtil et impétueux, et c’est par ce symbole qu’il l’instruit ; il dit du vent : « Vous entendez bien sa voix, mais vous ne savez d’où il vient, ni où il va ». Quand il dit : « Il souffle où il lui plaît » ; il ne veut pas dire que le vent s’emporte à son gré, mais il veut marquer son impétuosité et sa force irrésistible. C’est la coutume de l’Écriture de parler ainsi des choses inanimées[74] : comme lorsqu’elle dit : « Les créatures sont assujetties à la vanité, et elles ne le sont pas volontairement ». (Rom. 8,20) Ce mot donc : « Il souffle où il lui plaît », signifie qu’on ne peut le retenir, qu’il se répand partout ; que personne ne peut l’empêcher d’aller de côté et d’autre, et qu’il se déchaîne avec une grande violence, nul ne pouvant arrêter son impétuosité.
2. « Et vous entendez bien sa voix », en d’autres termes, le bruit, le son : « Mais vous ne savez d’où il vient, ni où il va : il en est de même de tout homme qui est né de l’Esprit » : c’est là la conclusion. Si vous n pouvez pas, dit-il, expliquer l’impétuosité du vent, que l’ouïe et le tact vous font sentir, et s vous ne connaissez pas la route qu’il suit pourquoi cherchez-vous curieusement à sonder l’opération de l’Esprit-Saint, vous qui ne comprenez pas la violence du vent, quoique vous en entendiez le bruit ? car ce mot : « Il souffle où il lui plaît », est dit de la puissance du Saint-Esprit, et c’est ainsi qu’il faut l’expliquer. Si personne ne peut arrêter le vent, et s’il souffle où il lui plaît, ni les lois de la nature, ni les bornes des générations corporelles, ni quelqu’autre chose que ce puisse être, ne pourront à bien plus forte raison empêcher l’opération de l’Esprit-Saint. Or, que ce soit du vent qu’il est dit : « Vous entendez sa voix », c’est ce qui est évident : Jésus-Christ n’aurait pas dit à un infidèle, à un ignorant, en voulant parler de l’opération de l’Esprit-Saint, « vous entendez sa voix ». Comme donc on ne voit pas le vent, quoiqu’il fasse du bruit, de même on n’aperçoit pas des yeux du corps la génération spirituelle : et néanmoins le vent est un corps, quoique très-subtil : car tout ce qui est soumis aux sens est un corps. Si donc ce n’est ni une peine, ni un chagrin pour vous, de ne pas voir un corps, ni aussi une raison d’en nier l’existence, pourquoi vous troublez-vous quand vous entendez parler de l’Esprit-Saint ? pourquoi demandez-vous tant de comptes, puisque vous ne faites pas de même à l’égard d’un corps ? quelle est donc la conduite de Nicodème ? Après un exemple si clair, il demeure encore dans ses basses idées, dans sa grossièreté juive ; et comme dans le doute, où il persiste toujours, il dit encore à Jésus-Christ : « Comment cela se peut-il faire ? (9) » Le divin Sauveur lui répond plus durement : « Quoi ! vous êtes maître en Israël, et vous ignorez ces choses ? (10) » Considérez toutefois que jamais il ne l’accuse de malice, que seulement il lui reproche sa grossièreté et sa stupidité.
Mais qu’a de commun, dira-t-on, cette génération avec ce qui s’est passé parmi les Juifs ? mais plutôt dites-moi, je vous prie, ce qui ne s’y rapporte pas. La création du premier homme, la formation de la femme tirée de son côté ; les femmes stériles devenues fécondes, et tout ce qui a été opéré par l’eau et sur les eaux, savoir : dans la fontaine d’où Élisée retira le fer qui y était tombé ; les prodiges qui se sont faits au passage de la mer Rouge ; les miracles arrivés à la piscine dont l’ange remuait l’eau (Jn. 100,5), et la guérison miraculeuse de Naaman de Syrie dans le Jourdain ; toutes ces choses, dis-je, étaient comme des figures et des symboles de la génération et de la purification qui devait un jour arriver, et qui les annonçaient d’avance ; les oracles mêmes des prophètes prédisaient en quelque sorte cette nouvelle manière de naître, comme par exemple, ces paroles : « La postérité à venir sera annoncée par le Seigneur, et les cieux annonceront sa justice au peuple qui doit naître » dans la suite ; « au peuple qui a été fait par le Seigneur ». (Ps. 21,34) Et celles-ci : « Il renouvelle sa jeunesse comme celle de l’aigle ». (Ps. 102,5) Ces autres : « Jérusalem, recevez la lumière : car voilà que votre roi est venu ». (Is. 60,1) Et encore : « Heureux sont ceux à qui les iniquités ont été remises ». (Ps. 31,1) Isaac était aussi une figure de cette naissance.
Dites, ô Nicodème ! dites-le-nous : comment Isaac est-il né ? Est-ce purement selon la loi de la nature ? Non : donc cela s’est fait d’une manière qui tenait et de la naissance naturelle, et de la nouvelle naissance, car Isaac est né d’un mariage, et d’autre part il n’est pas simplement né du sang. Et moi, je vous ferai voir que non seulement cette naissance, mais encore l’enfantement de la Vierge, ont été prédits et annoncés d’avance par les prodiges figuratifs dont je viens de parler. Comme personne n’aurait pu facilement croire qu’une Vierge enfantât, premièrement les femmes stériles, et non seulement les femmes stériles, mais encore les vieilles ont enfanté. Et toutefois, qu’une femme soit formée d’une côte, c’est quelque chose de plus merveilleux et de plus étonnant : mais comme ce prodige était très ancien, une autre espèce d’enfantement a paru dans la suite : et la fécondité des femmes stériles a préparé les esprits à croire à l’enfantement de la Vierge ; c’est pour rappeler ces célèbres événements à Nicodème que Jésus-Christ lui disait : « Quoi ! vous êtes maître en Israël, et vous ignorez ces choses ? Nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu, et cependant personne ne reçoit notre témoignage ». Jésus-Christ ajouta ces choses, et pour prouver encore par d’autres exemples ce qu’il avait dit, et pour s’accommoder à sa faiblesse.
3. Mais que signifient ces paroles : « Nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu (11) ? » Comme de tous les sens, la vue est celui qui nous persuade le plus, comme lorsque nous voulons qu’on nous croie, nous élisons que nous n’avons pas entendu de nos oreilles, mais que nous avons vu de nos propres yeux ; voilà pourquoi Jésus-Christ, parlant à Nicodème, emprunte le langage des hommes et leur façon de parler ; il l’emprunte pour persuader ce qu’il dit : mais que cela soit ainsi, que telle ait été son unique intention, et qu’il ne veuille pas parler de la vue sensible, ses propres paroles le font voir visiblement. Il avait dit : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit », il ajoute : « Nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu ». Mais cela n’était point encore arrivé. Pourquoi dit-il donc : « Ce que nous avons vu ? » N’est-il pas évident qu’il parle de cette exacte et parfaite connaissance qui ne peut se tromper ? « Et cependant personne ne reçoit notre témoignage. » Ce mot donc : « Ce que nous savons », Jésus-Christ le dit ou de soi et de son Père, ou de soi seulement ; mais celui-ci : « Personne ne reçoit », il ne le dit pas maintenant pour marquer sa colère et son indignation, mais seulement pour faire connaître ce qui se passe. Car il n’a point dit : Est-il rien de plus insensible que vous ? Quoi ! vous ne recevez pas ce que nous vous expliquons avec tant de soin et d’exactitude ? Il montre au contraire une très-grande modération et dans ses actions, et dans ses paroles ; il ne dit rien d’approchant, mais il prédit avec douceur ce qui en arriverait, et nous donne à nous cet exemple d’une extrême patience, afin que nous ne soyons ni fâchés, ni chagrins, lorsque nous ne persuadons pas ceux à qui nous parlons.
En effet, que sert de se fâcher ? on n’y gagne rien ; au contraire, on s’aliène les esprits, on les rend plus opiniâtres dans leur incrédulité. C’est pourquoi il faut bien se garder de se fâcher : il faut s’attacher à rendre digne de foi ce qu’on dit, en s’abstenant non seulement de se mettre en colère, mais aussi de se répandre en clameurs ; car des clameurs naît la colère. Arrêtons dune le cheval, pour renverser le cavalier. Coupons les ailes à la colère, et nous comprimerons son essor. Elle est un venin subtil, qui s’insinue facilement, et qui infecte l’âme. Il faut donc lui fermer toutes les portes. Il serait ridicule d’adoucir et d’apprivoiser des bêtes, et de négliger notre âme, de la laisser devenir brutale et farouche. La colère est un grand feu qui dévore tout : elle corrompt le corps, elle ruine l’âme ; elle rend l’homme laid et horrible à voir. Certes si un homme en colère voulait se regarder au miroir, il ne lui faudrait point d’autre avertissement : rien n’est plus affreux qu’un visage en colère. La colère est une espèce d’ivresse, ou plutôt elle est pire et plus misérable qu’un démon : mais être attentifs, à ne se pas répandre en clameurs, c’est la meilleure voie pour arriver à la vraie philosophie. Voilà pourquoi saint Paul commande de fuir non seulement la colère, mais encore les clameurs : « Que toute colère », dit-il, « et toute clameur soient bannies d’entre vous ». (Eph. 4,31)
Soyons donc soumis et, obéissants au grand Maître de toute philosophie, de toute sagesse ! Et lorsque nous nous sentons émus de colère contre nos serviteurs, pensons à nos péchés et rougissons de honte en voyant leur douceur et leur patience. Car quand vous chargez d’injures votre serviteur, et qu’il écoute vos injures patiemment et en silence, que vous faites une action honteuse, et que lui, il se conduit en vrai philosophe : c’est un avertissement qui devrait vous suffire. En effet, quoiqu’il ne soit qu’un valet, toutefois il est homme, doué d’une âme immortelle et honoré des mêmes dons que nous par notre commun Maître. Que si nous étant égal dans les plus grandes choses et dans les dons spirituels, il souffre patiemment vos outrages à cause de je ne sais quelle légère prérogative humaine, de quel pardon et de quelle excuse serons-nous dignes, nous, qui même par la crainte de Dieu ne pouvons, ou même ne voulons pas nous contenir, comme ce domestique le fait par la crainte qu’il a de nous ?
Réfléchissons donc en nous-mêmes sur toutes ces choses, pensons que nous sommes des pécheurs, et que nous participons tous à une même nature ; étudions-nous à parler avec douceur en toute occasion, afin qu’étant humbles de cœur, nous procurions à nos âmes le repos et la paix, et de la vie présente et de la vie future. Je prie Dieu de nous l’accorder à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui, etc.

HOMÉLIE XXVII.[modifier]


MAIS SI VOUS NE ME CROYEZ PAS LORSQUE JE VOUS PARLE DES CHOSES DE LA TERRE, COMMENT NE CROIREZ-VOUS QUAND JE VOUS PARLERAI DES CHOSES DU CIEL ? – PERSONNE N’EST MONTÉ AU CIEL, QUE CELUI QUI EST DESCENDU DU CIEL, SAVOIR, LE FILS DE L’HOMME QUI EST DANS LE CIEL. (VERSET 12, JUSQU’AU VERSET 16)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Il ne faut pas chercher à comprendre par la raison la génération du Fils unique.
  • 2. Le serpent d’airain, figure de Jésus-Christ. – Combien Dieu a aimé le monde.
  • 3. Amour de bien : excès de sa bonté pour des pécheurs et des ingrats. – Dieu, pour nous sauver, n’a même pas épargné son Fils, et nous épargnons notre argent : mauvais usage qu’on fait des richesses. – Ce que Jésus-Christ a fait pour nous : notre ingratitude, notre dureté pour lui en la personne des pauvres. – Eussions-nous mille vies, nous devrions les répandre toutes pour Jésus-Christ. – Contre ceux qui, donnant tout à leur luxe, négligent et méprisent les pauvres.


1. Je l’ai souvent dit, je le répéterai maintenant encore, et je ne cesserai point de le dire : Qu’est-ce donc ? C’est que souvent Jésus-Christ, lorsqu’il veut parler de choses élevées et sublimes, s’abaisse à la portée de ses auditeurs, et ne se sert point de paroles dignes de sa grandeur, mais des plus simples et des plus grossières. S’il avait une fois parlé des choses divines en propres termes, il n’avait pas besoin de se répéter pour nous instruire, du moins autant qu’il est possible ; mais il n’en est pas de même des paroles simples et grossières, par lesquelles il se mettait à la portée de ses auditeurs : si elles n’eussent été fréquemment répétées, comme il s’agissait de choses sublimes, elles n’auraient point touché, ni ébranlé un auditeur charnel qui rampait à terre. Voilà pourquoi Jésus-Christ a beaucoup plus dit de choses simples que d’élevées : mais de peur que cela ne fît tort à ses disciples, et ne les laissât toujours courbés vers la terre, il ne dit point ces choses simples, il ne se sert point de ces grossières comparaisons, sans marquer pour quelle raison il en use de la sorte : et c’est ce qu’il a fait en cet endroit. Ayant discouru du baptême, et de cette renaissance qu’opère la grâce ; voulant parler ensuite de son ineffable et mystérieuse génération, il interrompt son discours et il en déclare lui-même la cause. Quelle est-elle ? c’est la grossièreté et la faiblesse de ses auditeurs : il l’a même insinué incontinent après par ces paroles : « Si vous ne me croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre, comment me croirez-vous quand je vous parlerai des choses du ciel ? » C’est pourquoi, quand Jésus-Christ dit quelque chose de simple et de grossier, il faut en attribuer la raison à la faiblesse et à la grossièreté de ses auditeurs.
Au reste quelques-uns croient qu’en cet endroit ces mots : les choses de la terre, signifient le vent, et que cela revient à dire : si vous ayant donné l’exemple des choses de la terre, néanmoins je ne me suis pas fait entendre, comment pourrez-vous comprendre des choses qui sont très-élevées et très-sublimes ? mais s’il appelle ici le baptême terrestre, n’en soyez f pas surpris : il l’appelle ainsi, ou parce qu’il est conféré sur la terre, ou parce qu’il le compare j avec sa redoutable génération ; car quoique la renaissance qu’opère le baptême soit céleste, si néanmoins on la compare avec cette génération que produit la substance du Père, on peut la dire terrestre. Et remarquez que Jésus-Christ n’a point dit : Vous ne comprenez pas ; mais : Vous ne croyez pas. En effet, accuser de folie celui qui ne veut pas croire, ne le comprenant pas, ce qui est du domaine de la raison, rien n’est plus juste : et au contraire si quelqu’un refuse de recevoir ce que la raison n’admet pas et qui n’est accessible qu’à la foi, on ne l’accuse pas de folie, mais on le blâme à cause de son incrédulité. Jésus-Christ donc voulant ramener Nicodème, lui parle avec plus de force et lui reproche son incrédulité, afin qu’il ne cherche pas à comprendre par le raisonnement le sens de ses paroles mais si la foi nous oblige de croire à notre régénération, quel supplice ne méritent pas ceux qui cherchent à connaître par la raison la génération du Fils unique ?
Mais peut-être quelqu’un dira : pourquoi Jésus-Christ a-t-il dit ces choses, si ses auditeurs devaient refuser de les croire ? C’est parce que si ceux-là ne les croyaient pas, il était sûr que les hommes qui viendraient après eux les croiraient, et en retireraient un grand avantage. Jésus-Christ donc, parlant à Nicodème avec beaucoup de force, lui fait voir enfin que non seulement il connaît ces choses, mais encore bien d’autres, incomparablement plus grandes ; ce qu’il montre par les paroles qui suivent, où il dit : « Personne n’est monté au ciel, que celui qui est descendu du ciel », savoir : « le Fils de l’homme qui est dans le ciel ». Et quelle est, direz-vous, cette conséquence ? elle est très-grande et très-bien liée à ce qui précède ; Nicodème avait dit : « Nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu » pour nous instruire comme « un docteur » ; Jésus-Christ amende ces paroles, en lui disant, ou à peu près : Ne pensez pas que je sois docteur, comme l’ont été plusieurs prophètes, qui étaient des hommes terrestres, car moi, je viens du ciel. Aucun des prophètes n’est monté au ciel, et moi j’y habite. Ne voyez-vous pas, mes frères, que ce qui paraît même très-élevé reste fort au-dessous d’une telle grandeur ? Car Jésus-Christ n’est pas seulement dans le ciel, il est partout, il remplit tout ; mais il se rabaisse encore à la portée et à la faiblesse de son auditeur, afin de l’élever peu à peu. Au reste, en cet endroit, Jésus-Christ n’appelle pas la chair le Fils de l’homme, mais il se désigne tout entier, pour ainsi parler, par le nom de la moindre substance. En effet, il a coutume de se nommer tout entier, tantôt par la divinité, tantôt par l’humanité.
« Et comme Moïse éleva dans le désert le serpent » d’airain, « il faut de même que le Fils de l’homme soit élevé en haut (14) ». Ceci encore parait ne pas se rattacher à ce qui précède, et néanmoins s’y rapporte tout à fait. Car, après, avoir dit que le baptême procure aux hommes un très-grand bien, il découvre aussitôt la source de ce bienfait, et fait connaître qu’elle n’est pas moins, précieuse que l’autre, puisque le baptême tire toute sa vertu de la croix. Saint Paul, écrivant aux Corinthiens, en use de même, il joint ces biens ensemble, en disant : « Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous, ou avez-vous été baptisé au nom de Paul ? » (1Cor. 1,13). Par où l’apôtre fait parfaitement connaître l’ineffable amour de Jésus-Christ, en ce qu’il a souffert pour ses ennemis et est mort pour eux, afin de leur remettre entièrement leurs péchés par le baptême.
2. Mais pourquoi n’a-t-il pas clairement dit qu’il devait être crucifié, et a-t-il renvoyé ses auditeurs à l’ancienne figure ? Premièrement pour leur montrer la liaison et la concorde qu’il y a entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et leur apprendre que ce qui s’est passé dans l’un, n’est pas contraire à ce qui se passe dans l’autre. En second lieu, afin que vous compreniez vous-mêmes et que vous soyez bien persuadés qu’il n’est pas allé à la mort malgré lui ; de plus que cette mort ne lui fait aucun tort, et enfin que c’est par elle qu’il procure le salut de plusieurs. Et de peur que quelqu’un ne dît. Comment peut-il se faire que ceux qui croient à un homme crucifié soient sauvés, puisque la mort l’a enlevé lui-même ? il nous rappelle une ancienne histoire. Si les Juifs qui regardaient la figure du serpent d’airain (Ex. 21), évitaient la mort, à plus forte raison, ceux qui croient en Jésus-Christ crucifié, recevront-ils de grands ors et des grâces plus excellentes. En effet, si Jésus-Christ a été crucifié, ce n’est pas qu’il ait été le plus faible ou les Juifs les plus forts ; son temple animé a été attaché à la croix, parce que Dieu a aimé le monde.
« Afin que tout » homme « qui croit en lui, ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle (15) ». Ne voyez-vous pas la cause de la mort et le salut qu’elle procure ? Ne voyez-vous pas l’accord de la figure avec la vérité ? Alors les Juifs évitèrent la mort, mais une mort temporelle ; maintenant les fidèles sont préservés de la mort éternelle. Là le serpent élevé en l’air guérissait les morsures des serpents ; ici, Jésus crucifié guérit les blessures que fait le dragon spirituel. Là, celui qui regardait des yeux du corps était guéri ; ici, celui qui voit des yeux de l’âme, se décharge de tous ses péchés. Là pendait une figure d’airain qui représentait un serpent, ici le corps du Seigneur que le Saint-Esprit a formé. Là, un serpent mordait et un serpent guérissait ; ici la mort a donné la mort, et la mort a donné la vie. Le serpent qui tuait avait du venin, celui qui donnait la vie n’avait point de venin. Ici c’est la même chose : la mort qui donnait la mort avait le péché, comme le serpent avait le venin ; mais la mort du Seigneur était exempte de tout péché, comme le serpent d’airain l’était du venin : « Car il n’avait commis aucun péché. », dit l’Écriture, « et de sa bouche il n’est jamais sorti aucune parole de tromperie ». (1Pi. 2,23) C’est là ce qu’a déclaré saint Paul par ces paroles : « Jésus-Christ ayant désarmé les principautés et les puissances ; les a menées hautement en triomphe à la face de tout le monde, après les avoir vaincues par lui-même ». (Col. 2,15) De même qu’un courageux athlète, qui, élevant fort haut son ennemi, le jette par terre, remporte une plus illustre victoire, ainsi Jésus-Christ, à la face de tout le monde, a terrassé les puissances qui nous étaient ennemies, et, après avoir guéri ceux qui avaient été blessés dans le désert, il les a, par son crucifiement, délivrés de toutes les bêtes ; aussi Jésus-Christ n’a point dit : II faut que le Fils de l’homme soit attaché à une croix, mais il a dit : Il faut qu’il soit élevé ; de manière à choquer moins celui qui l’écoutait, et à se rapprocher de la figure.
« Car Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que tout » homme « qui croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle (16) ». C’est-à-dire : Ne vous étonnez pas que je sois élevé, afin que vous soyez sauvés ; ainsi a décidé mon Père, et mon Père vous a tellement aimés, qu’il a donné son Fils pour ses serviteurs et pour des serviteurs ingrats ; quand personne n’en ferait autant pour son ami. Saint Paul dit même : « Et certes, à peine quelqu’un voudrait-il mourir pour un juste ». (Rom. 5,7). L’apôtre appuie davantage sur cet amour de Dieu, parce qu’il parlait à des fidèles ; Jésus-Christ l’exprime ici avec plus de ménagement, parce qu’il parlait à Nicodème ; mais ce qu’il dit est plus significatif encore, comme on peut s’en convaincre en pesant chacun des mots dont il se sert. Car ces paroles : « Il a tellement aimé », et cette opposition : « Dieu ; le monde », montrent un incomparable amour.
En effet, elle est grande la différence qui est entre Dieu et le monde, ou plutôt elle est immense. Dieu, l’immortel, celui qui est sans principe, qui a une grandeur infinie, a aimé des hommes formés de terre et de cendres, chargés d’une multitude de péchés, qui ne cessaient de l’offenser, dès ingrats : oui, dis-je, voilà ceux qu’il à aimés. Les paroles qui suivent sont aussi fortes, car il ajoute : « Qu’il a donné son Fils unique », non pas un de ses serviteurs, ni un ange, ni un archange. Mais personne n’a jamais marqué tant d’affection, tant d’amour pour son fils même, que Dieu en a eu pour des serviteurs ingrats. Jésus-Christ prédit donc ici sa Passion ; sinon ouvertement, du moins d’une manière enveloppée : maïs l’avantage et le bien qui devait revenir de sa Passion, il le déclare ouvertement : « Afin », dit-il, « que tout » homme « qui croit en lui, ne périsse point mais qu’il ait la vie éternelle ». Jésus-Christ avait dit qu’il sérait élevé, et il avait insinué sa mort. Ces paroles pouvaient causer du chagrin et de la tristesse à Nicodème, lui inspirer à son sujet dès sentiments humains, et lui faire penser que sa mort serait la fin de sa vie. Voyez de quelle façon il rectifie tout cela, en disant que la victime offerte est le Fils de Dieu, le principe et la source de la vie, et de la vie éternelle ; or, celui qui, par sa mort, devait donner la vie aux autres, ne pouvait longtemps demeurer dans la mort. Si ceux qui croient en Jésus-Christ crucifié ne périssent point, bien moins périra-t-il celui qui est crucifié. Celui qui tire les autres de leur perte doit lui-même être bien plus exempt de périr ; celui qui donne la vie aux autres, à plus forte raison se la donnera-t-il à lui-même.
Ne voyez-vous pas, mes chers frères, que partout on a besoin de la foi ? car Jésus-Christ dit que la croix est une source et un principe de vie. La raison ne l’admettra pas facilement témoin les sarcasmes actuels des gentils. Mais la foi qui s’élève au-dessus de la faiblesse de la raison, croit et reçoit cette vérité. Et d’où vient que Dieu a tant aimé le monde ? d’où cela vient-il ? Uniquement de sa bonté.
3. Qu’un si grand amour nous couvre donc de honte ; qu’an si grand excès de bonté nous lasse donc rougir. Dieu, pour nous sauver, n’a même pas épargné son propre Fils (Rom. 8,32), et nous épargnons nos richesses pour notre perte. Dieu adonné pour nous son Fils unique, et nous ne méprisons pas l’argent pour son amour, ni même pour notre bien et notre avantage. Une pareille conduite, une ingratitude si extrême, de quel pardon est-elle digne ? Si nous voyons un homme s’exposer pour nous aux périls et à la mort, nous le préférons à tous les autres, nous le considérons même comme notre ami le plus intime, nous lui donnons tous nos biens et nous disons qu’ils sont plus à lui qu’à nous-mêmes, et encore ne croyons-nous pas nous, être assez libérés envers lui. Mais, à l’égard de Jésus-Christ, nous ne nous conduisons pas de même, nous n’avons pas un cœur si reconnaissant. Jésus-Christ a donné sa vie pour nous, et il a répandu pour nous son précieux sang ; pour nous, dis-je, êtres sans bonté et sans amour pour lui. Mais nous, notre argent, nous ne le dépensons même pas pour notre utilité ; nous abandonnons celui qui est mort pour nous, nous le laissons nu, nous le laissons sans logement et qui nous délivrera du supplice au jugement futur ? Si Dieu ne nous punissait pas, si c’était à nous à nous punir nous-mêmes, ne prononcerions-nous pas l’arrêt contre nous ? ne nous condamnerions-nous pas au feu de l’enfer, pour avoir méprisé et laissé se consumer de faim celui qui a donné sa vie pour nous ?
Et pourquoi m’arrêter à parler de l’argent et des richesses ? Si nous avions mille vies, n’aurait-il pas fallu les offrir toutes pour Jésus-Christ ? Et en cela même nous n’aurions encore rien fait qui fût comparable au bien que nous avons reçu. En effet, celui qui oblige le premier, donne une marque évidente de sa bonté, mais celui qui a reçu un bienfait, quoiqu’il donne ensuite, ne fait pas une grâce : il s’acquitte d’une dette, et surtout lorsque celui qui donne le premier fait ce bien à des gens qui sont ses ennemis, et que celui qui use de retour et de reconnaissance donne à son bienfaiteur des biens qu’il lui doit, et qu’il doit recouvrer un jour.
Mais toutes ces choses ne nous touchent pas, et nous sommes si ingrats, que lors même que nous couvrons d’or nos serviteurs, nos mules, nos chevaux, nous méprisons Notre-Seigneur, nous le laissons marcher nu dans les rues, demander son pain de porte en porte, debout dans les carrefours, et nous tendre les mains, sans lui rien donner, et souvent même en le regardant avec dureté, bien qu’il se soumette pour notre amour à toutes ces peines et ces misères. Car volontairement il a faim, afin que vous le nourrissiez ; il marche nu, pour vous fournir l’occasion de revêtir un vêtement incorruptible ; et cependant vous ne lui donnez rien : vos habits, ou les vers les mangent, ou bien vous en chargez inutilement des coffres, et ils ne sont pour vous qu’un embarras, pendant que celui qui vous les a donnés, avec tout ce que vous possédez, se promène tout nu dans les rues.
Mais vous ne les enfermez pas dans vos coffres, vous vous en habillez magnifiquement ? Que vous en revient-il (le plus, je vous prie ? Est-ce afin que cette foule de peuple qui inonde la place vous regarde ? Et de quoi cela vous sert-il ? le peuple n’admire pas celui qui porte ces habits magnifiques, mais bien celui qui donne aux pauvres. Si vous voulez qu’on vous admire, habillez les pauvres, et vous recevrez mille applaudissements. Alors Dieu se joindra aux hommes pour vous louer ; mais si vous faites le contraire, personne ne vous louera ; tous vous porteront envie et parleront mal de vous, voyant votre corps bien paré et votre âme négligée. Ces sortes d’ornements se voient jusque sur le corps des prostituées, souvent même ce sont elles qui portent les plus beaux et les plus riches habits. Mais les gens de bien ne recherchent que la vertu et s’appliquent seulement à bien orner leur âme.
Je vous dis souvent ces choses, et je ne cesserai point de vous les dire, moins par intérêt pour les pauvres que par sollicitude pour vos âmes. Si nous-mêmes nous n’assistons pas les pauvres, il leur viendra du moins d’ailleurs quelque consolation, quelque secours ; et quand même il ne leur en viendrait aucun, quand ils périraient, de faim, ce ne serait pas pour eux une grande perte. La faim et la pauvreté, quel tort ont-elles fait à Lazare ? Mais vous, rien ne vous délivrera de l’enfer, si les pauvres n’accourent à votre secours : dénués, privés de toute consolation, vous direz ce que dit le riche condamné au feu éternel. Mais à Dieu ne plaise que la réponse qui lui fut faite s’adresse jamais à aucun de vous ! Au contraire, fasse le ciel que vous soyez tous reçus dans le sein d’Abraham, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXVIII.[modifier]


CAR DIEU N’A PAS ENVOYÉ SON FILS DANS LE MONDE POUR JUGER LE MONDE, MAIS AFIN QUE LE MONDE SOIT SAUVÉ PAR LUI. (VERS. 17, JUSQU’AU VERS. 21)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Plus la miséricorde du Seigneur est grande, plus seront grands ses châtiments. – Dieu a ouvert les portes de la pénitence à tous les hommes. – Deux avènements de Jésus-Christ.
  • 2. et 3. Celui nui ne croit pas en moi est déjà condamné. – Qui sont ceux qui s’éloignent de Jésus-Christ ? – Les grands pécheurs : Les hommes obstinés dans leur incrédulité, attachés à leurs dérèglements et à leurs vices. – Pour être chrétien, il faut joindre la bonne vie à la pureté de la doctrine. —- Raison pourquoi les gentils ne peuvent se résoudre d’embrasser la foi. – Les philosophes païens exerçaient la vertu par vaine gloire. – Ceux qui se sont éloignés de Jésus-Christ n’ont nul moyen d’excuse – Pour se bien convertir, il faut se prescrire auparavant une règle pour bien vivre. – Nul gentil n’est exempt de tous vices. – L’amour de la vaine gloire a perdu et perd bien des hommes. – La vaine gloire est le plus dangereux de tous les vices : la fuir ; elle détruit tout ce que la vertu peut opérer de bon. – Celui qui l’a en vue, perd tout le fruit de ses bonnes œuvres. – Pour acquérir la gloire des hommes et celle qui vient de Dieu, il ne faut désirer et ne rechercher que celle-ci uniquement.


1. Beaucoup d’hommes sans vertu, abusant de la clémence de Dieu pour multiplier leurs péchés et croître en paresse, osent tenir ce langage : Il n’y a point d’enfer, il n’y a point de supplice, Dieu remet tous les péchés. Mais un sage leur ferme la bouche par ces paroles « Ne dites pas : La miséricorde du Seigneur est grande, il aura pitié du grand nombre de mes péchés. Car la miséricorde et la colère sont en sa présence, et son indignation s’allumera sur les pécheurs ». (Sir. 5,6-7) Et ailleurs : « Plus sa miséricorde est grande, et plus seront grands ses châtiments ». (Id. 16,13) Mais que devient, direz-vous, la miséricorde, si nous devons tous recevoir le châtiment en proportion de nos péchés ? Le prophète et saint Paul déclarent que nous devons tous recevoir selon nos mérites écoutez-les ; le prophète lé dit en ces termes : « Seigneur, vous rendrez à chacun selon ses œuvres » (Ps. 61,11) ; l’apôtre en ceux-ci : « Dieu rendra à chacun selon ses œuvres ». (Rom. 2,6)
Mais néanmoins, que la clémence de Dieu soit grande, le partage qu’il a fait de notre vie en deux, l’une pour les combats, l’autre pour les couronnes, le démontre et ne permet pas d’en douter ; car en cela même il fait éclater sa grande miséricorde. Comment ? Parce que, ayant commis un nombre infini de péchés, et que n’ayant point cessé depuis l’enfance jusqu’à l’extrême vieillesse de souiller notre âme de crimes, nous ne sommes point punis de tant de fautes, et qu’il nous accorde le pardon par le baptême de la régénération, en nous donnant la justice, la pureté et la sainteté. Mais, direz-vous, si celui qui a reçu la grâce du baptême dès son enfance, tombe ensuite dans mille péchés ? S’il y tombe, il est certainement plus coupable, et aussi mérite-t-il un plus grand châtiment : si, après le baptême, nous nous laissons aller à toutes sortes d’excès et de crimes, les péchés que nous commettons alors seront beaucoup plus sévèrement punis que ceux que nous avons commis auparavant, quoique les uns et les autres soient de la même espèce et de la même qualité. Saint Paul le déclare et en donne la raison par ces paroles : « Celui », dit-il, « qui a violé la loi de Moïse, est condamné à mort sans miséricorde, sur la déposition de deux ou trois témoins. Combien donc, croyez-vous, que méritera de plus grands supplices celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profane le sang de l’alliance, par lequel il avait été sanctifié, et qui aura fait outrage à l’esprit de la grâce ». (Héb. 10,28-29) Cet homme sera donc digne d’un plus grand supplice mais cependant Dieu lui a ouvert les portes de la pénitence, et lui a fourni plusieurs moyens de laver ses péchés, s’il veut s’en servir et en profiter.
Considérez, je vous prie, mes frères, combien le Seigneur nous a donné de témoignages et de preuves de sa clémence. Premièrement, par la grâce du baptême, il nous a remis tous nos péchés ; et en second lieu, après même une si grande grâce, il ne punit pas encore le pécheur qui s’est rendu digne du supplice, mais il lui laisse le temps de se corriger et de faire pénitence. C’est pourquoi Jésus-Christ dit à Nicodème : « Dieu n’a pas envoyé son Fils « dans le monde pour juger le monde, mais pour sauver le monde ». (Jn. 3,17). Car il y a deux avènements de Jésus-Christ : l’un est déjà arrivé, l’autre doit arriver ; mais ils ne sont pas tous les deux pour la même cause et la même fin : Jésus-Christ est venu d’abord, non pour juger nos péchés, mais pour les remettre ; la seconde fois, il viendra, non pour les remettre, mais pour les juger. Voilà pourquoi le divin Sauveur dit du premier avènement : « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde ». Mais du second, il dit : « Quand le Fils viendra dans la gloire de son Père, il mettra les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche ; et alors celles-là iront dans la vie éternelle, et ceux-ci dans le supplice éternel ». (Mt. 25,31 et suiv)
Mais toutefois le premier avènement était aussi pour juger, quant à ce que demande la justice. Pourquoi ? Parce que, avant son avènement, il y avait une loi naturelle, des prophètes, et de plus la loi, écrite, la doctrine, des instructions, des promesses, des miracles, des supplices, et plusieurs autres choses qui pouvaient corriger les hommes et les retenir dans leur devoir. Demander compte de toutes ces choses, eût été dans l’ordre. Mais comme Jésus-Christ est clément, il n’a point, jugé, il n’a pas fait rendre compte, et il a tout pardonné. S’il eût fait rendre compte, s’il eût jugé, tous les hommes auraient péri. « Car tous ont péché », dit l’Écriture, « et ont besoin de la gloire de Dieu ». (Rom. 3,23) Ne voyez-vous pas son immense miséricorde ?
« Celui qui croit dans le Fils n’est pas condamné ; mais celui qui ne croit pas est déjà condamné (18) ». Mais si Jésus-Christ n’est pas venu alors pour juger le monde, comment celui qui ne croit pas est-il déjà condamné, puisque le temps du jugement n’est point encore arrivé ? Jésus-Christ dit cela, ou parce que l’incrédulité qui n’est pas suivie de la pénitence est elle-même un supplice ; car être hors de la lumière, c’est en soi un grand supplice : ou pour prédire ce qui arrivera. En effet, comme un homicide est déjà condamné par la nature de son crime, quoiqu’il ne le, soit pas encore par la sentence du juge, il en est de même pour l’incrédulité, puisqu’Adam est mort le jour qu’il a mangé du fruit de l’arbre défendu, son arrêt de mort lai ayant été ainsi prononcé : « Au même temps que vous aurez mangé du fruit de cet arbre, vous mourrez ». (Gen. 2,17) Néanmoins il vivait : comment donc était-il mort ? Il était mort par la sentence même, et parla nature de son action : celui qui s’est rendu coupable d’un crime qui mérite le supplice est dès lors sous le coup du supplice, sinon réellement, du moins parla sentence qu’a prononcée la loi.
Mais, de peur qu’en entendant ces paroles : « Je ne suis pas venu pour juger le monde », quelqu’un ne s’imaginât pouvoir impunément pécher, et ne devînt plus négligent et plus paresseux, Jésus-Christ ôte ce vain prétexte à la négligence, en disant : « Il est déjà condamné ». Comme le temps du jugement futur n’était point encore arrivé, Jésus-Christ fait intervenir l’image et la crainte du supplice. Certes, voilà un témoignage d’une grande bonté non seulement Dieu donne son Fils, mais encore il diffère le temps du supplice, afin que les pécheurs et les incrédules puissent laver leurs péchés.
« Celui qui croit en Jésus-Christ n’est pas condamné ». Celui qui croit, non celui qui examine curieusement, relui qui croit, non celui qui raisonne. Mais si sa vie est impure et ses œuvres mauvaises ? D’abord, des hommes de cette espèce, saint Paul dit qu’ils ne sont pas véritablement fidèles : « Qu’ils font profession de connaître Dieu ; mais qu’ils le renoncent par leurs œuvres ». (Tit. 1,16) Au reste, ce divin Sauveur déclare ici que ce n’est pas sur ce point qu’ils seront jugés ; qu’ils seront condamnés et ; plus sévèrement punis pour leurs œuvres ; mais, qu’ayant cru, ils ne seront pas punis comme infidèles.
2. Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ, qui a commencé son discours par des choses étonnantes et terribles, y revient encore ici. Au commencement il avait dit : « Si un homme ne naît de l’eau et de l’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu » ; il dit maintenant : « Celui qui ne croit pas en moi est déjà condamné » ; c’est-à-dire, ne croyez pas que le retardement du supplice soit favorable au pécheur, s’il ne change de vie : car il n’y aura point de différence entre celui qui n’aura pas cru, et ceux qui sont déjà condamnés et punis.
« Et le sujet de cette condamnation est que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière (19) » ; c’est-à-dire, ils sont punis, parce qu’ils n’ont pas voulu sortir des ténèbres et accourir à la lumière : par ces paroles il leur ôte toute excuse. Si j’étais venu, dit-il, pour leur faire rendre compte et les punir, ils pourraient dire : c’est pour cela même que nous nous sommes éloignés de vous. Mais je suis venu pour les tirer des ténèbres et les amener vers la lumière. Qui donc aura pitié d’un homme qui refuse de passer des ténèbres à la lumière ? En effet, dit-il, ils n’ont aucun reproche à nous faire, ils ont reçu de nous mille bienfaits, et ils nous fuient, et ils s’éloignent de nous. Jésus-Christ, les accusant encore de cette même conduite, disait : « Ils m’ont haï sans aucun sujet » (Ps. 84, 22) ; et ailleurs : « Si je n’étais pas venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils n’auraient point le péché » (Jn. 15,22) qu’ils ont : car celui qui, en l’absence de la lumière, reste dans les ténèbres, est en quelque sorte digne d’excuse et de pardon ; mais celui qui, après que la lumière est venue, se tient dans les ténèbres, montre visiblement sa mauvaise volonté et son obstination. Et comme il devait paraître incroyable à plusieurs qu’il y eût des hommes capables de préférer les ténèbres à la lumière ; contre le sentiment général, l’évangéliste nous découvre la raison de cette méchante disposition. Quelle est-elle ? C’est, dit-il, « parce que leurs œuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumière et ne s’approche point de la lumière, de peur que ses œuvres ne soient condamnées (20) ». Et cependant Jésus-Christ n’est pas venu pour juger ni pour demander compte, mais pour remettre et pardonner les péchés, et pour sauver par la foi.
Pourquoi se sont-ils donc éloignés ? Si Jésus-Christ s’était assis dans son tribunal pour les juger, ils auraient eu une espèce d’excuse celui qui se sent coupable de crimes, fuit ordinairement son juge ; mais si le juge accorde le pardon, tous les criminels s’approchent de lui. Puis donc que Jésus-Christ est venu pardonner les péchés, ceux qui se sentaient le plus coupable étaient aussi ceux qui devaient accourir à lui avec le plus d’empressement ; plusieurs même l’ont fait : car les publicains et les pécheurs venant trouver Jésus, mangeaient avec lui. De qui veut donc parler Jésus-Christ ? De ceux qui avaient tout à fait résolu de persévérer dans, leur méchanceté. En effet, il est venu pour remettre les péchés passés et pour affermir et fortifier ceux qui prenaient la résolution de ne plus pécher à l’avenir'; mais comme il y a des hommes assez mous et assez lâches, quand il s’agit de la vertu et des peines qu’elle exige, pour persister obstinément dans leurs péchés jusqu’au dernier soufflé de vie, ce sont ceux-là qu’il veut censurer ici.
Le christianisme demande à ses disciples qu’ils joignent la bonne vie à la pureté de la doctrine. Ces gens craignent de nous approcher, dit Jésus, parce qu’ils ne veulent pas vivre dans la pureté et dans la sainteté. Personne ne reprend', ceux qui vivent dans (erreur des gentils, à cause de leurs excès : ceux qui adorent les dieux du paganisme, et célèbrent des fêtes aussi, infâmes, aussi ridicules que le sont leurs dieux mêmes, ont une conduite digne de la doctrine qu’ils professent mais ceux qui adorent Dieu, s’ils sont des lâches, s’ils vivent mal ; il n’est personne qui ne leur adresse des réprimandes et des reproches : tant la vérité est en admiration, même parmi ses ennemis.
Considérez donc, mes frères, avec quelle exactitude et quelle précision Jésus-Christ parle : il ne dit pas : celui qui fait le mal ne s’approche point de la lumière, mais celui qui persévère dans le mal ; en d’autres termes, celui qui se plaît à se vautrer toujours dans la boue du péché, ne veut point se soumettre à mes lois : il se tient à l’écart, pour se livrer librement à la volupté et faire toutes les autres choses que je défends ; S’il s’approchait de moi, il serait comme un voleur que la lumière découvre aussitôt. Voilà pourquoi il fuit mon empire. Et véritablement nous entendons dire à bien des gentils, que la raison pour laquelle ils ne peuvent se résoudre à embrasser notre religion, c’est qu’ils ne sauraient s’abstenir de l’ivrognerie, de la fornication et d’autres vices semblables.
Quoi donc ! direz-vous, est-ce qu’il n’y a pas des chrétiens dont la vie n’est pas meilleure que celle des païens ? est-ce qu’il n’y a pas des païens qui vivent philosophiquement ? Qu’il y ait des chrétiens qui font le mal, je le sais aussi bien que vous ; mais qu’il y ait des gentils qui fassent le bien, c’est ce qui n’est pas également venu à ma connaissance. Et ne me parlez pas de ceux qui sont naturellement modérés, modestes et ornés de belles qualités ; car ce n’est point là en quoi consiste la vertu mais parlez-moi de ceux qui, étant violemment agités par les passions, vivent néanmoins philosophiquement. Certes, vous ne m’en trouverez point. En effet, si la promesse d’un royaume, si la menace d’un enfer et bien d’autres semblables vérités, peuvent à peine retenir les hommes dans l’exercice de la vertu ; combien plus difficilement la pratiqueront-ils, ceux qui ne croient rien de tout cela ? Que si quelques-uns contrefont la vertu, c’est par un esprit de vanité : or, ceux qui se contrefont ainsi, et qui exercent la vertu par vaine gloire, ne s’abstiendront pas, s’ils espèrent échapper aux regards, de satisfaire leurs mauvaises inclinations. Mais, toutefois, afin qu’on ne pense pas de nous que nous aimons à contester, nous vous accordons que parmi les gentils il s’en rencontre quelques-uns qui vivent bien ; car cela ne détruit nullement ce que nous avons avancé, puisque nous n’avons entendu parler que de ce qui arrive communément, et non pas de ce qui peut se rencontrer quelquefois.
3. Considérez encore que Jésus-Christ leur ôte d’ailleurs tout prétexte et toute excuse, en disant que la lumière est venue dans le monde : l’ont-ils cherchée, dit-il, cette lumière ? Se sont-ils donné quelque peine, quelque mouvement pour la trouver ? La lumière s’est elle-même présentée à eux, et ils n’ont pas même fait un pas vers elle. Mais comme ils peuvent alléguer la mauvaise vie de quelques chrétiens et s’en faire une excuse, nous leur répondrons qu’il n’est pas ici question de ceux qui sont nés chrétiens et qui ont reçu de leurs pères la véritable religion, quoique le plus souvent leur mauvaise vie finisse par les écarter de la vraie foi. Néanmoins je ne crois pas que ce soit d’eux que parle maintenant Jésus-Christ, je pense au contraire qu’il a en vue ces gentils ou ces Juifs qui auraient dû se convertir et embrasser la vraie foi. Car il fait voir qu’aucun de ceux qui vivent dans l’infidélité, ne peut approcher de la foi, qu’il ne se soit auparavant prescrit une règle de bonne vie, et que personne ne demeurera dans l’in crédulité, si auparavant il n’a résolu de persévérer dans le mal. Ne me dites pas : cet homme est chaste, il ne vole pas le bien d’autrui, parce que ce n’est point en ces choses seulement que consiste la vertu. En effet, de quoi lui servira-t-il d’être chaste, de ne point voler, si d’ailleurs il est passionné pour la vaine gloire, ou si, par complaisance pour ses amis, il demeure dans l’infidélité ? ce n’est pas là bien vivre. L’esclave de la gloire ne pèche pas moins que le fornicateur, ou plutôt il commet beaucoup plus de péchés et de beaucoup plus grands.
Mais faites-moi connaître quelqu’un qui soit exempt de tous vices et de tous péchés et qui néanmoins reste païen : je vous en défie : jamais vous ne m’en pourrez trouver un seul. Ceux d’entr’eux qui ont le plus brillé et qu’on dit avoir méprisé les richesses et la bonne chère, ont été, plus que les autres, esclaves de la gloire, qui est la source de toutes sortes de maux. Voilà par où les Juifs ont persévéré dans leur malice et dans leur méchanceté, et c’est aussi la raison pour laquelle Jésus-Christ leur fait ce reproche : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire qui vient des hommes ? » (Jn. 5,44) Mais pourquoi n’a-t-il point parlé de cela à Nathanaël, à qui il enseignait la vérité, et ne lui a-t-il pas tenu de longs discours ? c’est parce que l’âme de celui-ci n’était point infectée de cette passion, et qu’il était venu le trouver avec un cœur simple, disposé à faire ce qu’il lui ordonnerait : et qu’il employait, à écouter sa doctrine et ses instructions, le temps que les autres donnent au repos et au sommeil. À la vérité il était venu trouver Jésus à la sollicitation de Philippe ; cependant le divin Sauveur ne le rebuta pas ; en effet, c’est à lui qu’il dit : « Vous verrez un jour les cieux ouverts, et les anges de Dieu monter et descendre », (Jn. 1, 51) Mais à Nicodème il ne dit rien de cela, il l’entretient de l’incarnation et de la vie éternelle, parlant diversement à chacun selon les dispositions de son cœur : Nathanaël, qui entendait les prophètes, et qui n’était pas si craintif, dut se tenir pour content de ce qu’il lui dit ; quant à Nicodème qui était encore timide et craintif, il ne lui révèle pas tout sur-le-champ, mais il ébranle son âme pour chasser la crainte par la crainte ; il lui fait entendre que celui qui ne croit pas est déjà condamné ; que ne pas croire, c’est l’effet d’une mauvaise volonté. Et comme il tenait grand compte de la gloire humaine et même plus que des supplices, car, dit l’Écriture, « Plusieurs des sénateurs crurent en lui, mais à « cause des Juifs ils n’osaient le reconnaître a publiquement » (Jn. 2,42), il en tire un argument propre à le toucher, et, par ses paroles, lui fait connaître qu’on ne peut avoir d’autre raison de ne pas croire en lui que de mener une vie déréglée et impie. Il est à remarquer que dans la suite Jésus-Christ dit a Je suis la lumière du monde » (Jn. 8,12), et qu’ici il dit seulement : « La lumière est venue dans le monde ». (Jn. 3,19) La raison en est qu’au commencement il parlait d’une manière obscure, dans la suite il s’exprime plus clairement. Mais de plus la crainte de l’opinion publique retenait cet homme et l’intimidait. Voilà pourquoi Jésus-Christ ne lui parle qu’avec réserve.
Fuyons donc la vaine gloire : elle est le plus fort et le plus dangereux de tous les vices, c’est d’elle que naissent l’avarice et l’amour des richesses ; c’est elle qui enfante les haines, les guerres, les différends. Car celui qui désire d’avoir plus qu’il n’a ne peut jamais se fixer ni demeurer en repos ; et l’on n’ambitionne toutes les autres choses que parce qu’on aime la vaine gloire. Pourquoi, je vous prie, cette troupe d’eunuques, cette foule d’esclaves et de serviteurs ; pourquoi tout cet étalage, une si grande pompe, un si grand faste ? Est-ce pour autre chose que pour s’attirer plus de spectateurs et de témoins de sa folle magnificence ? Si donc nous extirpons la vanité en arrachant la racine du mal, nous en emporterons aussi les branches, et rien n’empêchera que nous ne vivions sur la terre comme si déjà nous étions dans le ciel. L’amour de l’ostentation n’entraîne pas seulement au mal ceux qu’il possède ; il s’insinue et se glisse encore adroitement jusque dans la vertu, et s’il n’est pas assez fort pour nous en éloigner, il nous persécute jusque dans son sein en nous imposant des labeurs que rien ne vient rémunérer. Car celui qui a en vue la vaine gloire, soit qu’il jeûne, soit qu’il prie, soit qu’il fasse l’aumône, en perd toute la récompense. Se macérer en vain, s’exposer aux ris et à la moquerie des hommes, et perdre la gloire céleste, la récompense du ciel, est-il rien de plus misérable, est-il une perte qui soit comparable à celle-là ? On ne peut acquérir ensemble et la gloire humaine et la gloire du ciel, quand on les recherche toutes deux. Car autrement nous pouvons obtenir l’une et l’autre. Ne les désirons pas toutes les deux, mais ne recherchons que la gloire du ciel ; si nous les aimons l’une et l’autre, nous ne les obtiendrons pas à la fois, cela est impossible ; c’est pourquoi, si nous voulons acquérir la gloire, fuyons la gloire du monde, désirons, recherchons celle qui vient de Dieu seul ; de cette sorte nous obtiendrons et la gloire présente et la gloire future. Fasse le ciel que nous jouissions de celle-ci, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXIX.[modifier]

APRÈS CELA JÉSUS ÉTANT VENU EN JUDÉE, SUIVI DE SES DISCIPLES, IL Y DEMEURAIT AVEC EUX, ET Y BAPTISAIT. (VERS. 22, JUSQU’AU VERS. 30)

ANALYSE[modifier]

  • 1. Rien n’est plus grand que la vérité, rien n’est plus bas que le mensonge. — Pourquoi Jésus-Christ ne baptisait pas, mais seulement ses disciples.
  • 2. Les disciples de Jean portaient envie à ceux de Jésus-Christ.
  • 3. Comment l’Église devient l’épouse de Jésus-Christ. — Maux et pertes que cause la vaine gloire : elle renverse les villes et les déserts. — Comment on peut se délivrer de ce vice et le vaincre. — La gloire de ce monde est vaine et fausse : la gloire du ciel est seule réelle et véritable : y élever ses yeux, vrai moyen de mépriser tout ce qui est ici-bas, et toute la gloire des hommes.

1. Rien n’est plus illustre, rien n’est plus fort et plus puissant que la vérité, comme aussi rien n’est plus bas, rien n’est plus faible que le mensonge : il a beau se déguiser, facilement on le démasque, facilement on le dissipe. La vérité, au contraire, se montre à nu à tous ceux qui veulent contempler sa beauté ; elle ne cherche pas à se cacher, elle ne craint point le péril ni les pièges, elle n’ambitionne pas les hommages de la multitude. Rien d’humain n’a d’empire sur elle ; mais, supérieure à tous les pièges qu’on lui tend, elle les voit sans s’ébranler ; ceux qui se réfugient dans son sein y trouvent un asile assuré, ils y sont gardés comme dans une forteresse imprenable ; telle est la grandeur de sa puissance ; les coups cachés qu’on lui porte, elle les détourne ; mais ses œuvres, elle les expose aux yeux de tout le monde ; c’est ce que Jésus-Christ déclare à Pilate en lui répondant : « J’ai parlé publiquement à tout le monde, et je n’ai rien dit en secret ». (Jn. 18,20)

Ce que le divin Sauveur dit alors, maintenant il le fait : « Après cela », dit l’évangéliste, « Jésus étant venu en Judée, suivi de ses disciples, il y demeurait avec eux et y baptisait ». Aux jours de fêtes solennelles, Jésus allait à Jérusalem pour enseigner publiquement sa doctrine à ceux qui s’y assemblaient, et afin que tous profitassent de ses miracles. Mais quand la fête était passée, il s’en allait souvent auprès du Jourdain, parce qu’une multitude de peuple y accourait ; car il se rendait toujours aux lieux les plus fréquentés, non par vanité ou par ambition, mais pour faire du bien à plus de monde. D’ailleurs, l’évangéliste dit dans la suite que ce n’était pas Jésus qui baptisait, mais ses disciples (Jn. 4,2) ; il est donc évident qu’il faut entendre la même chose ici, à savoir que les disciples baptisaient seuls.

Mais pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ ne baptisait-il pas ? Longtemps auparavant Jean-Baptiste avait dit : « C’est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu », (Mt. 3,11) Or il n’avait pas encore donné le Saint-Esprit ; c’est donc pour une bonne raison qu’il ne baptisait pas, mais seulement ses disciples baptisaient parce qu’ils voulaient engager beaucoup de monde à venir écouter la prédication et la doctrine du salut. Et pourquoi les disciples de Jésus baptisant, Jean-Baptiste ne cessa-t-il point de baptiser jusqu’à ce qu’il fût mis en prison ? Car quand l’évangéliste dit : « Jean baptisait à Ennon », il y ajoute : « Alors Jean n’avait pas encore été mis en prison » (Jn. 3,23-24) ; il montre donc que Jean-Baptiste n’avait pas encore cessé de baptiser. Et encore pourquoi a-t-il baptisé jusqu’à ce temps ? Cependant, il aurait fait connaître que les disciples de Jésus étaient plus dignes de baptiser que lui, si, lorsqu’ils commencèrent, il eût lui-même cessé. Pour quelle raison donc baptisait-il ? Ce fut pour ne leur pas attirer plus d’envie et de plus grandes disputes. En effet, si, publiant souvent ce qu’était Jésus-Christ, lui cédant la première place et se déclarant inférieur à lui, il ne persuada pas pour cela les Juifs que c’était à lui qu’ils devaient aller ; s’il eût, dis-je, cessé de baptiser, il les aurait encore plus émus et les aurait rendus plus opiniâtres. Voilà pourquoi Jésus-Christ commença principalement à prêcher après la mort de Jean-Baptiste. Au reste, je crois qu’il ne vécut pas longtemps, afin que les esprits de cette multitude se réunissent et se tournassent tous vers Jésus-Christ, et qu’ils ne fussent plus partagés entre l’un et l’autre. De plus, Jean-Baptiste, pendant qu’il baptisait, ne cessait point de les exhorter à aller trouver Jésus-Christ et de leur rendre de grands témoignages de lui. D’ailleurs il baptisait au nom de celui qui devait venir après lui, afin qu’ils crussent en lui. Si donc celui qui prêchait ainsi Jésus-Christ eût discontinué de baptiser, comment aurait-il fait connaître l’excellence et la supériorité des disciples de Jésus ? N’aurait-on pas cru, au contraire, que c’était par jalousie ou par dépit qu’il ne baptisait plus ? Mais en continuant il confirme et fortifie ce qu’il a dit. Car il ne cherchait pas à s’acquérir de la gloire, mais il envoyait ses auditeurs à Jésus-Christ. Et il ne le servait pas moins que les disciples, ou plutôt encore plus, attendu que son témoignage était moins suspect et que sa réputation l’emportait dans l’esprit de tout le monde sur celle des disciples. L’évangéliste voulant nous le faire entendre, disait : « Toute la Judée et tout le pays des environs du Jourdain allaient le trouver, et ils étaient baptisés par lui ». (Mt. 3,5) Quoique les disciples de Jésus baptisassent, le peuple ne cessait pas d’accourir en foule à Jean-Baptiste.

Que si quelqu’un demande en quoi le baptême des disciples était supérieur à celui de Jean nous répondrons en rien, car l’un et l’autre était dénué de la grâce du Saint-Esprit, et les uns et les autres n’avaient tous qu’un seul et même motif : c’était d’envoyer à Jésus-Christ ceux qu’ils baptisaient. En effet, afin de n’être pas obligés de courir de toutes parts, pour chercher et assembler ceux qui devaient croire en Jésus-Christ, comme André qui avait amené Simon, et Philippe Nathanaël, ils résolurent et convinrent de baptiser, afin que par le baptême ils pussent sans peine et sans travail les attirer à Jésus-Christ, et préparer le chemin à la foi qu’il devait prêcher ; mais que ces baptêmes n’eussent aucun avantage l’un sur l’autre, les paroles qui suivent le font voir.

Quelles sont ces paroles ? « Il s’excita une dispute entre les disciples de Jean et un Juif[75], touchant la purification[76] (25) ». Et cela n’est pas surprenant, puisque les disciples de Jean portaient continuellement envie aux disciples de Jésus-Christ, ou plutôt à Jésus-Christ même : lorsqu’ils les virent baptiser, ils commencèrent dès lors à parler à ceux qu’ils baptisaient pour leur insinuer que leur baptême, à eux, avait une supériorité sur celui des disciples de Jésus-Christ, et s’étant approchés de quelqu’un de ceux qui venaient d’être baptisés, ils tâchèrent de le lui persuader et ne le purent pas : mais l’évangéliste fait clairement entendre que ce sont les disciples de Jean et non pas ce Juif, qui ont excité cette dispute : car il ne dit pas qu’un certain Juif leur avait demandé leur avis ; mais il dit que la question touchant la purification d’où vint la dispute, fut agitée par les disciples de Jean avec un Juif.

2. Faites attention, je vous prie, mes frères, à la douceur et à la retenue de l’évangéliste. Il ne prend point de parti, il ne s’emporte ni contre les uns, ni contre les autres ; mais autant qu’il le peut, il diminue la faute, disant seulement qu’il s’éleva une dispute. Toutefois, la suite fait bien voir que c’est par jalousie que ces disciples avaient excité la dispute ; mais il le rapporte encore avec bien de la modération, car il dit : « Ils vinrent trouver Jean et lui dirent : Maître, celui-là qui était avec « vous au-delà du Jourdain, auquel vous avez « rendu témoignage, baptise maintenant et tous vont à lui (26) ». C’est-à-dire celui que vous avez baptisé ; car c’est ce que signifie ce mot : a Celui auquel vous avez rendu témoignage » ; en d’autres termes : celui que vous avez illustré, et que vous avez rendu célèbre, ose imiter ce que vous faites : ils n’eurent garde de dire : celui que vous avez baptisé : ils auraient été forcés de faire mention de cette voix qui s’était fait entendre d’en haut et aussi de la descente du Saint-Esprit : mais que disent-ils ? « Celui qui était avec vous au-delà du Jourdain, auquel vous avez rendu « témoignage ». C’est-à-dire : celui qui était au nombre de vos disciples, qui n’avait rien de plus que nous, s’est séparé de nous et baptise. Mais ce n’est pas seulement par là qu’ils croyaient pouvoir l’animer contre Jésus, c’est encore en lui insinuant que son baptême serait à l’avenir moins illustre et moins célèbre car, ajoutent-ils, « tous vont à lui ». D’où il paraît visiblement qu’ils ne purent même pas amener à leur sentiment le Juif avec qui ils avaient disputé. Ils parlaient ainsi, parce qu’ils étaient incomplètement instruits et encore sensibles à l’ambition.

Que fit donc Jean-Baptiste ? il ne les reprit pas durement, de crainte qu’en le quittant ils ne se portassent à quelque mauvaise action. Mais que leur dit-il ? « L’homme ne peut rien recevoir, s’il ne lui a été donné du ciel (27) ». Que s’il parle de Jésus-Christ dans des termes trop bas, ne vous en étonnez pas ; il ne pouvait pas tout d’un coup instruire des hommes si prévenus, et qui étaient dans de si mauvaises dispositions. Mais cependant il tâche de les effrayer, et de leur faire connaître que, de combattre contre Jésus, c’était combattre ainsi contre Dieu même. Gamaliel fit la même réponse : « Vous ne pourrez détruire cette œuvre, et vous seriez en danger de combattre contre Dieu même ». (Act. 5,39) L’évangéliste établit la même vérité d’une manière un peu enveloppée. Il fait répondre à ces disciples : « L’homme ne peut rien recevoir, s’il ne lui a été donné, du ciel. » C’est-à-dire, vous tentez l’impossible, et en agissant de la sorte, vous vous mettez en danger de combattre contre Dieu même. Quoi donc ? Théodas (Act. 5,36) n’agissait-il pas par lui-même ? J’en conviens : il agissait véritablement par lui-même ; mais à peine parut-il, qu’il fut anéanti et toute son œuvre avec lui. Mais il n’en est pas ainsi de l’œuvre de Jésus-Christ. Par là, Jean apaise insensiblement ses disciples, en leur faisant voir que ce Jésus, à qui ils osaient s’opposer, n’est pas un homme, mais un Dieu qui les surpasse en dignité, et en gloire. Qu’ainsi, si ses œuvres brillaient et éclataient, si tous allaient à lui, il ne fallait pas s’en étonner, car telles sont les œuvres de Dieu : que celui qui faisait de si grandes choses était un Dieu, autrement ses œuvres n’auraient pas eu tant de force ni tant de vertu. Qu’au reste, les œuvres des hommes se découvrent et se détruisent facilement ; or, il n’en est pas de même pour celles-ci : elles ne sont donc pas des œuvres humaines. Et remarquez comment il tourne contre eux-mêmes ces paroles : « Celui à qui vous avez rendu témoignage », par où ils croyaient l’exciter à perdre Jésus-Christ. Car après leur avoir montré que ce n’était pas par son témoignage que Jésus-Christ était devenu illustre, il leur ferme la bouche en disant : « L’homme ne peut rien recevoir de soi-même, s’il ne lui a été donné du ciel ».

Que veut dire cela ? Si vous admettez mon témoignage, et si vous le croyez véritable, apprenez de même, que ce n’est pas moi que vous devez mettre au-dessus de lui, mais lui que vous devez regarder comme au-dessus de moi. Quel est en effet le témoignage que j’ai porté ? Je vous en prends à témoin : Voilà pourquoi il ajoute : « Vous me rendez vous-mêmes témoignage que j’ai dit : Je ne suis point le Christ, mais : J’ai été envoyé devant lui (28) ». Si donc c’est à cause du témoignage que je lui ai rendu, que vous venez me dire : « Celui à qui vous avez rendu témoignage » ; qu’il vous en souvienne donc de mon témoignage, et vous reconnaîtrez que non seulement il ne l’a point abaissé, mais encore qu’il l’a beaucoup relevé. Mais d’ailleurs ce témoignage ne venait point de moi, il vient de Dieu même, qui le lui a rendu par ma bouche. C’est pourquoi si je vous parais digne de foi, rappelez-vous qu’entre plusieurs autres choses que j’ai dites, j’ai dit aussi que « j’ai été envoyé devant lui ».

Ne voyez-vous pas que Jean-Baptiste fait insensiblement connaître que cette parole est divine ? Car voici ce qu’il veut dire : Je suis un ministre, et je dis ce que m’a ordonné de dire celui qui m’a envoyé ; je ne cherche pas à plaire aux hommes, mais je remplis le ministère que m’a confié son Père en m’envoyant ; ce n’est ni par faveur, ni par complaisance que j’ai rendu ce témoignage ; j’ai dit ce que j’avais mission de dire. Ne croyez donc pas que je sois pour cela quelque chose de grand ; ma mission, mes paroles, tout ne tend qu’à faire connaître sa grandeur et son excellence. Car il est le Seigneur et le maître de toutes choses ; ce qu’il déclare encore par les paroles qu’il ajoute : « L’époux est celui à qui est l’épouse ; mais l’ami de l’époux qui se tient debout, et qui l’écoute, est ravi de joie d’entendre la voix de l’époux (29) ». C’est pourquoi celui qui a dit : « Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers », se dit maintenant son ami, non pour s’élever et se donner des louanges, mais pour montrer combien il a à cœur les intérêts de Jésus-Christ ; que ce qui se passe ne se fait point malgré lui, ni contre sa volonté, mais à son grand contentement ; et qu’il n’a rien dit, qu’il n’a rien fait qui ne tendît à cette unique fin ; voilà ce qu’il fait très-prudemment connaître par le nom d’ami. En effet, dans les mariages les serviteurs de l’époux n’ont ni tant de joie, ni tant de plaisir que ses amis. Jean-Baptiste ne se dit donc pas égal en dignité à l’époux, à Dieu ne plaise ! mais il se dit son ami, pour marquer l’excès de sa joie et pour se mettre à la portée de ses disciples. Il a déjà fait entendre qu’il n’est qu’un envoyé, qu’un ministre, en se disant envoyé devant lui. C’est pourquoi il se dit l’ami de l’époux, et aussi parce qu’il voyait ses disciples souffrir de ce qu’on allait à Jésus-Christ ; par là il leur fait voir que non seulement cela ne lui fait aucune peine, mais encore qu’il s’en réjouît extrêmement.

Puis donc que je suis venu, dit-il, pour travailler et contribuer à ce grand ouvrage, bien loin de m’attrister que tous aillent à Jésus-Christ, j’aurais au contraire une douleur extrême, s’il en était autrement. Si l’épouse n’allait pas trouver son époux, c’est alors que je m’affligerais ; mais non maintenant que je voie réussir mes efforts. Son œuvre s’accomplit, c’est un sujet de gloire ; pour nous ce que nous désirions avec tant d’ardeur se réalise ; l’épouse connaît son époux. Et vous-mêmes, vous m’en rendez témoignage, quand vous me dites : « Tous vont à lui ». Voilà ce que je voulais, et c’est pour cela que j’ai tout fait : aussi, témoin de cet heureux succès, je m’en réjouis, je tressaille, je bondis d’allégresse.

3. Mais que signifient ces paroles : « L’ami de l’époux qui se tient debout, et l’écoute, est ravi de joie » d’entendre « la voix de l’époux ? » Jean-Baptiste se sert ici d’une parabole pour arriver à son sujet. Car en parlant d’époux et d’épouse, il montre comment se font les fiançailles, à savoir : par la parole et par la doctrine ; c’est ainsi que l’Église est fiancée à Dieu. C’est pourquoi saint Paul disait : « La foi vient de ce qu’on a ouï, et on a ouï parce que la parole de Jésus-Christ » (Rom. 10,17) a été prêchée. Cette parole me ravit de joie. Mais à l’égard de ce mot : « Qui se tient debout », ce n’est pas sans intention qu’il s’exprime ainsi, mais pour montrer que son ministère est fini, qu’il faut maintenant qu’il se tienne debout et qu’il écoute après avoir remis l’épouse à son époux : qu’il est le ministre et le serviteur de l’époux, que ses bonnes espérances, que ses vœux sont comblés ; voilà pourquoi il continue ainsi : « Je me vois donc dans l’accomplissement de cette joie » ; c’est-à-dire, j’ai accompli mon œuvre, nous n’avons plus rien à faire. Ensuite, il retient, il renferme dans son cœur la vive douleur qui le presse, en considérant, non seulement les maux présents, mais ceux aussi qui doivent arriver encore. Il en prédit quelque chose et le confirme et par ses paroles, et par ses œuvres, en disant : « Il faut qu’il croisse et que je diminue » ; c’est-à-dire, mon ministère est fini, je dois me retirer et disparaître ; mais pour lui, son temps est arrivé, il doit s’avancer et s’élever ; c’est pourquoi, ce que vous craignez, non seulement va arriver présentement, mais encore s’accroîtra de plus en plus. Et voilà même ce qui illustre le plus notre ministère, et ce qui en fait toute la gloire ; c’est pour cela que j’ai été son précurseur, et je suis ravi de joie de voir que l’œuvre de Jésus-Christ ait un si grand et si heureux succès, et que le but vers lequel ont tendu tous nos efforts, soit désormais atteint.

Ne voyez-vous pas, mes chers frères, avec quelle patience et quelle sagesse Jean-Baptiste apaise la douleur de ses disciples, étouffe leur jalousie et leur fait connaître que s’opposer à l’accroissement de Jésus-Christ, c’est tenter l’impossible ? remède propre, entre tous, à guérir leurs mauvaises intentions. Car si la divine Providence a permis que toutes ces choses arrivassent du vivant de ce saint précurseur, et lorsqu’il baptisait encore, c’est afin qu’il rendît témoignage de la supériorité du Sauveur, et que ses disciples fussent sans excuse, s’ils s’obstinaient à ne pas croire en Jésus-Christ. En effet, ce ne fut pas de luimême qu’il se porta à rendre ces témoignages, ni pour satisfaire la curiosité d’autres personnes ; ce fut pour répondre aux demandes de ses disciples, qui seuls l’interrogeaient et entendaient ses réponses. Car, s’il eût parlé de son propre mouvement, ils n’auraient pas cru si facilement, qu’en apprenant ce qu’il pensait, et par la réfutation de leurs objections, et par la réponse à leurs demandes. Ainsi les Juifs, qui lui avaient envoyé des gens, pour l’interroger et savoir son sentiment, ne s’y étant pas rendus, lorsqu’ils le connurent, se sont pour cela même rendus indignes de tout pardon.

Qu’est-ce donc que tout cela nous apprend ? Que la vaine gloire est la source et la cause de tous les maux : c’est elle qui a jeté les Juifs dans une furieuse jalousie ; c’est elle qui les a ranimés après une courte trêve, et portés à aller trouver Jésus-Christ pour lui dire : « pourquoi vos disciples ne jeûnent-ils point ? » (Mt. 9,14) Fuyons donc ce vice, mes bien-aimés. Si nous le fuyons, nous nous préserverons de l’enfer : car c’est principalement ce vice qui en attise le feu, tant sa domination s’étend sur tout, tant il exerce son tyrannique empire sur tout âge et sur tout rang ; c’est lui qui met le trouble dans l’Église, qui ruine les républiques, qui ruine les maisons, les villes, les peuples, les provinces. Pourquoi vous en étonner, quand il a bien pu pénétrer jusque dans le désert, où il a fait sentir toute la forte de son pouvoir ? Ceux qui s’étaient dépouillés de leurs biens et de leurs richesses, qui avaient renoncé au luxe du monde, à toutes ses pompes et à ses maximes, qui avaient surmonté les désirs de la chair et les violentes passions de la cupidité, ont souvent tout perdu pour s’être laissé vaincre par la vaine gloire. C’est par ce vice que celui qui avait beaucoup travaillé a été vaincu par celui qui, bien loin d’avoir travaillé, avait au contraire commis beaucoup de péchés. Je parle du pharisien et du publicain. Mais prêcher contre ce vice, vous montrer les maux qu’il cause, ce serait peine perdue, car tout le monde est du même avis sur ce point ; et ce dont il s’agit, c’est de réprimer en soi cette funeste passion.

Comment donc en viendrons-nous à bout ? En opposant la gloire à la gloire. Comme, en effet, nous dédaignons les richesses de la terre, lorsque nous en envisageons d’autres ; comme nous méprisons cette vie, lorsque nous pensons à une autre qui est bien préférable, nous pourrons de même rejeter la gloire de ce monde, lorsque nous songerons à une gloire plus belle, à ce qui est proprement la vraie gloire. Celle dont nous parlons n’est qu’une vaine et fausse gloire, un nom sans réalité ; mais celle du ciel est une gloire véritable, qui a pour panégyristes, non les hommes, mais les anges, les archanges et le Seigneur des archanges, ou plutôt aussi les hommes mêmes. Si vous jetez les yeux sur ce théâtre, si vous cherchez à connaître le prix de ces couronnes, si vous vous transportez au lieu où retentissent ces applaudissements, les biens de la terre ne seront pas capables de vous toucher et de vous arrêter ; vous ne vous prévaudrez plus de leur possession, vous ne chercherez pas à les acquérir si elles vous manquent. Dans cette cour, on ne voit aucun des satellites du roi, au lieu de rechercher les bonnes grâces de celui qui siège sur le trône et porte le diadème, s’occuper de ces cris d’oiseaux, de ces bourdonnements de moucherons qui s’appellent les éloges des hommes.

Connaissant donc la bassesse des choses humaines, envoyons, plaçons tous nos biens et toutes nos richesses dans ces inviolables trésors, et cherchons la gloire qui est stable et éternelle. Je prie Dieu de nous l’accorder à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, etc.

HOMÉLIE XXX.[modifier]


CELUI QUI EST VENU D’EN HAUT, EST AU-DESSUS DE TOUS. CELUI QUI TIRE SON ORIGINE DE LA TERRE, EST DE LA TERRE, ET SES PAROLES TIENNENT DE LA TERRE. (VERS. 31, JUSQU’AU VERS. 34)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Efforts de saint Jean-Baptiste pour amener ses disciples à Jésus-Christ.
  • 2. On ne peut rejeter Jésus-Christ sans accuser de mensonge Dieu qui l’a envoyé.
  • 3. Il ne faut pas lire ou écouter légèrement les paroles de la sainte Écriture : peser toutes les paroles ; et observer toutes les circonstances. – Les paroles de la sainte Écriture sont des armes, mais il faut savoir les manier et s’en servir. – Quand, on défend mal les vérités de la religion, on est la risée et la fable des païens et des hérétiques. – Pour les affaires de ce monde chacun est adroit et habile ; pour la grande affaire du salut, nous ne sommes que des lâches. – Les Livres saints n’ont pas seulement été écrits pour les anciens, mais encore pour nous.


1. L’amour de la gloire est un vice très pernicieux ; oui, dis-je, très-pernicieux, et la source de toutes sortes de maux l C’est fine épine que difficilement on arrache, une bête qu’on ne peut apprivoiser, une hydre à cent têtes armée contre ceux mêmes qui la nourrissent. Comme les vers rongent le bois qui les nourrit, comme la rouille dévore le fer d’où elle naît, et la teigne mange la laine, ainsi la vaine gloire donne la mort à l’âme sa nourrice. C’est pourquoi il nous faut être bien vigilants et attentifs pour arracher et détruire ce vice. Voyez ici encore tout ce que dit Jean-Baptiste à ses disciples, parce qu’il les voit infectés de cette maladie et qu’il a peine à les calmer. A ces premières paroles que vous avez entendues, il ajoute encore celles-ci pour les apaiser : « Celui qui est venu d’en haut est au-dessus de tous ; celui qui tire son origine de la terre est de la terre, et ses paroles tiennent de la terre ». Puisque partout, dit-il, vous exaltez mon témoignage, puisque vous publiez que je suis très-digne de foi, vous devez savoir que ce n’est pas à celui qui est de la terre à rendre digne de foi celui qui est venu d’en haut ; mais ce mot : « Il est au-dessus de tous », que signifie-t-il ? Que celui qui est venu du ciel n’a besoin de personne, qu’il se suffit à lui-même, et que saris comparaison il est le plus grand de tous. Au reste, Jean-Baptiste dit de soi qu’il est de la terre et que ses paroles tiennent de la terre, non qu’il parlât de son propre mouvement, mais dans le sens auquel Jésus-Christ dit : « Si vous ne me croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre » (Jn. 3,12), désignant ainsi le baptême, non qu’il soit terrestre, mais parce qu’il le comparait alors à son ineffable génération ; en cet endroit de même, Jean-Baptiste dit qu’il parle en habitant de la terre, par comparaison de sa doctrine à celle de Jésus-Christ ; car ces mots : « Ses paroles tiennent de la terre », signifient seulement que ce qu’il dit est bas et grossier, et pour ainsi dire semblable aux choses de la terre, si on le compare avec la sublimité et l’excellence de la doctrine que Jésus-Christ enseigne : « Puisqu’en lui sont renfermés tous les trésors de la sagesse ». (Col. 2,3) Mais encore ces paroles : « Celui qui tire son origine de la terre, est de la terre », font voir évidemment elles-mêmes qu’il ne veut point parler de pensées humaines ; en effet, il n’était pas tout entier de terre ; la meilleure partie de son être venait du ciel, car il avait une âme et il participait à l’esprit, et ces choses ne sont pas de la terre : Comment dit-il donc qu’il est de la terre ? Cette façon de parler ne signifie rien de plus, que ceci : Je suis peu de chose, puisque je rampe à terre et que je suis né sur la terre. Le Christ, au contraire, nous est venu d’en haut.
Enfin Jean-Baptiste ayant guéri, par tous ces discours, la maladie de ses disciples, parle ensuite de Jésus-Christ avec plus d’assurance ; en parler auparavant, t’eût été jeter ses paroles en l’air et les prodiguer en pure perte, puisqu’elles n’auraient point trouvé d’entrée dans l’esprit de ses disciples. Mais après qu’il a arraché les épines, alors il sème avec confiance en disant : « Celui qui est venu du ciel est au-dessus de tous. Et il rend témoignage de ce qu’il a vu et de ce qu’il a entendu, et personne ne reçoit son témoignage (32) ». Jean après avoir parlé de Jésus-Christ en termes sublimes, baisse ensuite le ton ; car ce mot : « Ce qu’il a entendu et ce qu’il a vu », appartient au langage des hommes. Ce que Jésus-Christ savait, il ne l’avait point appris par la vue ni par l’ouïe, mais il le tenait de sa propre nature ; étant sorti parfait du sein de son Père, il n’avait pas besoin de maître ainsi qu’il le dit lui-même : « Comme mon Père me connaît, je connais mon Père ». (Jn. 10,15) Que signifie donc ceci : « Il dit ce qu’il a entendu, et il rend témoignage de ce qu’il a vu ? » Comme c’est par ces sens que nous apprenons parfaitement toutes choses, et qu’on nous regarde comme des maîtres dignes de foi sur les choses, que nous avons ou vues ou entendues, parce qu’alors on est persuadé que nous n’inventons point et que nous ne disons rien de faux ; c’est pour se conformer à notre usage que Jean-Baptiste a dit : « Jésus-Christ rend témoignage de ce qu’il a entendu et de ce qu’il a vu », pour faire voir qu’il n’y a point en lui de mensonge et qu’il ne dit rien que de vrai. Ainsi, souvent nous-mêmes, nous avons la curiosité d’interroger celui qui nous raconte quelque chose, et de lui dire : l’avez-vous vu, l’avez-vous entendu vous-même ? S’il l’assure, nous regardons alors son témoignage comme véritable. Ainsi Jésus-Christ dit : « Je juge selon ce que j’entends » (Jn. 5,30) ; et : « Je ne dis que ce que j’ai appris de mon Père » (Jn. 8,26) ; et : « Nous rendons témoignage de ce que nous avons vu » (Jn. 3,11), et plusieurs autres choses semblables, non pour nous faire entendre que ce qu’il dit il l’a appris (le croire serait le comble de la démence) ; mais de peur que les Juifs n’eussent l’insolence de regarder comme suspect aucune de ses paroles ; car, attendu qu’ils n’avaient pas encore de lui l’opinion qu’ils devaient avoir, il s’autorise souvent de son Père pour persuader ce qu’il dit.
2. Mais pourquoi s’étonner qu’il cite le témoignage de son Père, puisque souvent il a recours aux prophètes et aux Écritures, comme lorsqu’il dit : « Ce sont elles qui rendent témoignage de moi ? » (Jn. 10, 39) Il emprunte le témoignage des prophètes, dirons-nous pour cela qu’il est au-dessous d’eux ? A Dieu ne plaise ! Il se proportionne à la faiblesse de ses auditeurs. Il dit qu’il rapporte ce qu’il a appris de son Père, non qu’il ait besoin d’un docteur, mais afin de prouver qu’il ne dit rien de faux. Ainsi ce que dit Jean-Baptiste, vous devez l’expliquer de cette manière : j’ai besoin de ses leçons, puisqu’il est venu du ciel et qu’il nous apporte une doctrine céleste, que lui seul entend parfaitement. Car voilà ce que signifie ce mot : Il a entendu et il a vu. « Et personne ne reçoit son témoignage ». Mais il a eu des disciples, et plusieurs écoutaient assidûment sa parole ; pourquoi donc dit-il : « Personne ne reçoit ? » c’est-à-dire : Il y en a peu qui le reçoivent. S’il avait voulu dire : « Personne », pourquoi aurait-il ajouté : « Celui qui a reçu son témoignage a attesté que Dieu est véritable (33) ? » Ici Jean-Baptiste reproche à ses disciples leur peu de foi en Jésus-Christ : en effet, par ce qui suit on voit clairement qu’ils ne crurent pas même après ces paroles. Voilà pourquoi étant en prison, il les envoya à Jésus, afin de les lui mieux attacher. Et alors néanmoins ils ne crurent pas encore tout à fait en lui, comme Jésus-Christ le fait connaître par ces paroles : « Heureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute ! » (Mt. 11,6) Jean-Baptiste n’a donc point eu d’autre raison de dire : « Et personne ne reçoit son témoignage », que dans l’intention d’instruire ses disciples ; c’est comme s’il disait quoiqu’il y en ait peu qui doivent croire en lui, ne pensez pas que ce qu’il dit ne soit pas véritable, car il rend témoignage de ce qu’il a vu. Au reste, il le dit aussi pour censurer l’aveuglement des Juifs, de même qu’au commencement de son évangile, saint Jean les réprimande en disant : « Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu » (Jn. 1,11) : par la faute, non de celui qui est venu, mais de ceux qui ne l’ont pas voulu recevoir : « Celui qui a reçu son témoignage, a attesté que a Dieu est véritable (33) » ; par ces paroles il les effraie et les épouvante, car il leur fait voir que celui qui rejette le Fils ne le rejette pas lui seul, mais encore son Père ; c’est pourquoi il ajoute : « Celui que Dieu a envoyé ne dit a que des paroles de Dieu (34) ». Puis donc qu’il ne dit que des paroles de Dieu, celui qui croit en lui, croit en Dieu, et celui qui ne croit pas en lui, ne croit point en Dieu. Mais ce mot : « Il a scellé », veut dire : il a fait connaître. Après quoi ayant ainsi augmenté leur crainte, il ajoute : « Que Dieu est véritable », pour marquer qu’on ne peut rejeter Jésus-Christ, ou ne pas croire en lui, sans accuser de mensonge Dieu qui l’a envoyé. Puis donc que Jésus-Christ ne dit rien qui ne vienne de son Père, celui qui ne l’écoute point, n’écoute point son Père qui l’a envoyé.
Ne voyez-vous pas ici, mes frères, avec quelle force Jean-Baptiste frappe encore sur ses disciples ? Jusque-là ils ne croyaient pas qu’il y eût du mal à ne pas croire en Jésus-Christ. Voilà pourquoi il leur représente vivement l’extrême péril auquel s’exposent les incrédules ; afin qu’ils apprennent que n’écouter pas Jésus-Christ, c’est la même chose que de ne pas écouter son Père. Il poursuit, et se proportionnant à leur portée, il leur dit : « Parce que Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure ». Il se sert encore, comme j’ai dit, d’expressions basses et grossières, accommodant ainsi son langage à leur intelligence ; autrement il n’aurait pu exciter en eux la crainte. S’il avait dit de Jésus-Christ des choses grandes et élevées, ils ne l’auraient pas cru, ils l’auraient repoussé avec mépris : voilà pourquoi il rapporte tout au Père, parlant quelquefois de Jésus-Christ comme d’un homme.
Mais que signifie ceci : « Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure ? » Nous, dit Jean-Baptiste, nous recevons les dons du Saint-Esprit par mesure : car, par le Saint-Esprit il entend ici les dons. En effet, ce sont les dons qui sont distribués. Mais Jésus-Christ a en lui-même tous les dons, ayant reçu toute la plénitude du Saint-Esprit sans mesure. Or, si ces dons sont immenses, à plus forte raison sa substance est-elle immense. Ne voyez-vous pas aussi que le Saint-Esprit est immense « comme le Père ? » Celui donc qui a reçu toute la vertu du Saint-Esprit, qui connaît Dieu, qui dit : « Nous disons ce que nous avons entendu, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu », comment nous pourrait-il paraître suspect ? il ne dit rien qui ne soit de Dieu, rien qui ne soit du Saint-Esprit : mais cependant Jean-Baptiste ne parle point de Dieu le Verbe ; l’autorité qu’il donne à sa doctrine, il la tire toute du Père et du Saint-Esprit. Ses disciples connaissaient un Dieu, ils savaient qu’il y a un Saint-Esprit, quoiqu’ils n’en eussent pas une juste idée : mais qu’il y eût un Fils, ils l’ignoraient. C’est pour cela que, voulant donner de l’autorité à ce qu’il dit, et le persuader, il a toujours recours au Père et au Saint-Esprit. Car séparer cette raison « qui oblige Jean-Baptiste d’en user ainsi », et recevoir la doctrine en soi, comme elle se présente, ce serait se tromper beaucoup et s’écarter extrêmement de l’idée qu’on doit avoir de la dignité de Jésus-Christ. En effet, le motif de leur foi en Jésus-Christ ne devait pas être qu’il avait la vertu du Saint-Esprit, puisqu’il n’a nullement besoin du secours du Saint-Esprit, et qu’il se suffit à lui-même : Jean-Baptiste se conforme donc ainsi à l’opinion des simples, pour les élever peu à peu à de plus hauts et de plus grands sentiments.
Au reste, je dis ceci, mes chers frères, pour vous faire connaître que nous ne devons pas légèrement passer sur les paroles de la sainte Écriture, qu’il faut faire attention au but et à l’intention de celui qui parle, à l’esprit et à la faiblesse de ses auditeurs, et examiner bien d’autres choses. Car les docteurs ne découvrent et n’expliquent pas clairement tout, comme ils le voudraient, mais ils tempèrent beaucoup de choses, selon la portée de leurs disciples. C’est pourquoi saint Paul dit : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes encore charnelles : je ne vous ai nourris que de lait, et non de viandes solides »(1Cor. 3,1-2) Je voudrais, dit-il, vous parler comme à des hommes spirituels, et je ne l’ai pu, pourquoi ? Ce n’est pas qu’il en fût lui-même incapable, c’est qu’ils n’auraient pu l’entendre, s’il leur avait parlé comme à des hommes spirituels. De même Jean-Baptiste voulait enseigner de grandes choses à ses disciples, mais ils ne pouvaient encore les comprendre ; voilà pourquoi il s’attache si fort aux expressions les plus simples et les plus basses.
3. Il faut donc observer toutes choses avec soin ; car les paroles de l’Écriture sont des armes spirituelles. Mais si nous n’avons pas l’adresse de les bien manier, ni d’en équiper nos disciples comme il faut, elles ne perdent rien, à la vérité, de leur vertu propre, mais elles nous deviennent inutiles. Supposons qu’il y ait ici une forte cuirasse, un casque, un bouclier, une pique : qu’ensuite quelqu’un les prenne, et qu’il se mette la cuirasse aux pieds, le casque non sur la tête, mais sur les yeux, le bouclier, non sur la poitrine, mais sur les jambes : pourra-t-il s’en aider ? ou plutôt n’en sera-t-il pas embarrassé ? Sans aucun doute. Mais ce n’est pas la faute des armes ; c’est la sienne, celle de son ignorance, puisqu’il ne sait ni s’en revêtir ni s’en servir. Il en est de même des saintes Écritures : si nous en confondons l’ordre, elles n’en auront pas moins en soi leur force et leur vertu, mais elles ne nous serviront de rien. J’ai beau vous répéter ces vérités, et en public et en particulier ; c’est peine perdue : toujours je vous vois attachés aux affaires du siècle, toujours je vous vois mépriser les choses spirituelles : voilà pourquoi nous nous mettons peu en peine de bien vivre, et, lorsque nous combattons pour la vérité, nous sommes sans force et nous devenons la fable et la risée des gentils, des Juifs et des hérétiques. Quand bien même vous seriez aussi négligents dans les autres choses, on ne devrait même pas vous le pardonner. Mais dans les affaires séculières chacun de vous est plus subtil et plus perçant qu’une épée, tant l’artisan que le magistrat mais dans les choses nécessaires et spirituelles nous sommes d’une extrême négligence, traitant les bagatelles comme des affaires sérieuses, et n’attachant pas même une importance secondaire aux plus pressants de nos intérêts. Ignorez-vous que ce qui est écrit dans les livres saints ne l’est pas pour les anciens, pour nos pères seulement, mais aussi pour nous ? La voix de saint Paul qui dit : « Tout ce qui est écrit a été écrit pour nous servir d’instruction, à mous autres qui nous trouvons à la fin des temps, afin que nous concevions une espérance ferme par la patience et par la consolation que les Écritures nous donnent » (Rom. 15,4 ; 1Cor. 10,11) ; cette voix, dis-je, n’est-elle pas venue jusqu’à vous ?
Je parle inutilement, je le sais bien ; mais je ne cesserai point de parler. En le faisant, je me justifierai devant Dieu, quand bien même personne ne m’écouterait. Prêcher devant des gens dociles et attentifs, c’est une peine allégée : mais prêcher souvent sans être écouté, et néanmoins, sans se rebuter, prêcher toujours, c’est se rendre digne d’une plus grande récompense ; parce que, quelque dégoût qu’il y ait à n’être point écouté, on ne laisse pas de remplir son ministère selon la volonté de Dieu. Toutefois, quoique votre négligence doive nous procurer une plus grande récompense, nous aimons mieux l’avoir moindre et être plus sûrs de votre salut : car votre avancement et votre profit est une grande récompense à nos yeux. Au reste, si nous vous représentons maintenant ces choses, mes chers frères, ce n’est pas pour vous chagriner ni pour vous faire de la peine, mais pour vous exposer la vive douleur que votre tiédeur nous cause. Puisse le ciel nous guérir tous de ce vice, afin que nos cœurs étant embrasés de l’amour des choses spirituelles, nous acquérions les biens célestes, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui soit la gloire au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXI.[modifier]


LE PÈRE AIME LE FILS, ET IL LUI A MIS TOUTES CHOSES ENTRE LES MAINS. – CELUI QUI CROIT AU FILS, A LA VIE ÉTERNELLE : CELUI QUI NE CROIT PAS AU FILS, NE VERRA POINT LA VIE, MAIS LA COLÈRE DE DIEU DEMEURE SUR LUI. (VERS 35, 36 JUSQU’AU VERS. 12 DU CHAP. IV)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La foi sans la bonne vie ne sert de rien pour le salut.
  • 2. Pourquoi Jésus-Christ se retire. – Origine des Samaritains.
  • 3. Vie laborieuse de Jésus-Christ. – Histoire de la Samaritaine.
  • 4. Continuation du même sujet. – Jésus-Christ abolit les observances du Judaïsme.
  • 5. Bel exemple que donne la Samaritaine de l’amour et du zèle qu’on doit avoir pour la parole de Jésus-Christ : elle invite les autres à venir l’entendre, les Juifs les en détournaient. – Faire ce qui n’est point agréable à Dieu, c’est vivre inutilement et pour la perte. – Nous rendrons compte du temps que nous avons perdu, pour l’avoir employé à des inutilités. – Dieu nous a mis, en ce monde pour y travailler pour l’autre. – L’âme est immortelle : Le corps sera aussi immortel, afin que nous jouissions des biens éternels. – Dieu nous offre lé ciel, et nous lui préférons la terre : outrage que nous faisons à Dieu.


1. L’expérience nous apprend, mes frères, qu’en toutes choses l’esprit de ménagement procure de grands biens et de grands avantages : ainsi l’on devient habile dans les arts, dont on a reçu d’un maître à peine les premiers éléments. Ainsi l’on bâtit les villes, mettant insensiblement et peu à peu une pierre l’une sur l’autre ; ainsi nous entretenons, nous conservons notre vie. Et ne vous étonnez pas que cette sage conduite ait tant de vertu et d’efficacité dans tout ce qui concerne cette vie, lorsqu’elle en a tant dans les choses spirituelles. C’est ainsi qu’on a pu arracher, les Juifs de – leur idolâtrie, en les ramenant et les persuadant peu à peu, eux qui au commencement n’avaient entendu rien de grand, rien de sublime, ni quant à la doctrine, ni quant aux mœurs. C’est ainsi encore, qu’après l’avènement de Jésus-Christ, lorsque le temps d’annoncer la sublime doctrine fut arrivé, les apôtres attiraient à eux tous les hommes, évitant de leur parler tout d’abord des choses grandes et élevées. C’est ainsi qu’en usait au commencement Jésus-Christ à l’égard de plusieurs. C’est ainsi qu’en use maintenant Jean-Baptiste : il parle de Jésus-Christ comme d’un homme admirable, et jette un voile sur ce qui dépasse la portée humaine. Au commencement il disait : « L’homme ne peut rien recevoir de soi-même » ; ensuite, après avoir ajouté quelque chose de grand, et dit : « Celui qui est venu du ciel est au-dessus de tous », il baisse encore le ton, et dit entre autres choses : « Car Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure » ; et ensuite : « Le Père aime le Fils, et il lui a mis toutes choses entre les mains ». De là il arrive aux peines, sachant que la crainte du supplice est d’une grande utilité, et que plusieurs ne sont pas tant touchés dos promesses que des menaces ; et c’est enfin par où il finit, disant : « Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle ; celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». Ici encore ce qu’il dit des peines, il le rapporte au Père, car il n’a pas dit la colère du Fils, quoique le Fils soit le juge ; mais il a nommé le Père pour effrayer davantage.
Ne suffit-il pas, direz-vous, de croire au Fils, pour avoir la vie éternelle ? Non. Écoutez ce que dit Jésus-Christ, qui le déclare par ces paroles : « Tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas dans le royaume des cieux ». (Mt. 7,21) Et le blasphème, contre le Saint-Esprit suffit pour nous faire jeter dans l’enfer. Et pourquoi parler d’un article de doctrine ? Quand bien même on croirait parfaitement au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit, si l’on ne vit bien, la foi seule ne servira de rien pour le salut. Lors donc que Jésus-Christ dit : « La vie éternelle consiste à « vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu « véritable » (Jn. 18,3) ; ne pensons pas que cette créance nous suffise pour le salut, mais nous avons besoin encore d’une bonne vie et d’une conduite bien réglée. Quoique Jean-Baptiste ait dit ici : « Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle », il insiste davantage sur ce qui suit. Car dans son discours il joint et lie ensemble le bien et le mal, et voyez comment, à sa première proposition, il ajoute celle-ci : « Celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». Mais néanmoins nous ne concluons pas de là que la foi suffise seule pour le salut ; ce qui se prouve par une infinité d’autres endroits de l’Évangile, où il est parlé de la bonne vie. Voilà pourquoi Jésus-Christ n’a point dit : La vie éternelle consiste seulement à vous connaître ; ni : Celui qui croit seulement au Fils, a la vie éternelle ; mais il marque, à propos de ces deux choses, que la vie y est attachée : certes, si la bonne vie n’accompagne pas la foi, la foi ne nous sauvera pas d’un grand supplice. Car il n’a pas dit La colère l’attend ; mais la colère demeure sur lui ; par où il déclare que la colère ne se retirera jamais de lui.
Mais de peur que ce mot : « Il ne verra point la vie », ne vous induisît en erreur, et ne vous donnât lieu de penser qu’il ne s’agit que de cette vie présente ; et afin que d’autre part vous soyez persuadé que le supplice est éternel, il a dit : « La colère demeure », pour montrer qu’elle demeure éternellement, et qu’elle séjourne sur l’incrédule. Au reste, l’intention de Jean-Baptiste est d’exciter ses disciples par toutes ces paroles, et de les pousser vers Jésus-Christ. C’est pourquoi il ne leur adresse pas la parole à eux seuls et en particulier ; mais il l’adresse à tous en général, et de la manière qui pouvait mieux les attirer et les gagner. Car il n’a point dit : Si vous croyez, si vous ne croyez pas ; mais il parle en général, pour ne leur pas donner de la défiance, et il le fait avec plus de force que Jésus-Christ. Le Sauveur dit : « Celui qui ne croit pas est déjà condamné » ; mais Jean-Baptiste s’exprime ainsi « Il ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». Et certes il a raison. Jésus-Christ ne pouvait parler de soi comme un autre en pouvait parler. S’il avait parlé de même, on aurait cru que souvent il revenait sur ce sujet par amour-propre et par vanité ; mais Jean n’était pas exposé à ce soupçon. Que si, dans la suite, Jésus-Christ s’est lui-même servi d’expressions plus fortes, c’est lorsque sa réputation s’étant établie, on avait de lui une grande opinion.
« Jésus ayant donc su que les pharisiens avaient appris qu’il faisait plus de disciples et baptisait plus de personnes que Jean quoique Jésus ne baptisât pas lui-même, mais ses disciples, il quitta la Judée et s’en alla en Galilée ». (Chap. 4,1-3)
Véritablement Jésus ne baptisait pas lui-même, mais, pour exciter plus d’envie contre lui, on le rapportait ainsi. Pourquoi, direz-vous, se retira-t-il ? ce ne fut pas par crainte, mais pour ôter tout sujet d’envie et adoucir la jalousie. Il pouvait contenir ceux qui l’attaquaient, mais il ne voulait pas trop souvent le faire, de peur de détruire la foi à l’incarnation. Si étant pris, il se fût souvent échappé miraculeusement de leurs mains, plusieurs auraient tenu cette vérité pour suspecte. Voilà pourquoi il faisait bien des choses humainement : voulant qu’on le crût Dieu, il voulait aussi qu’on crût qu’il s’était revêtu de notre chair. Voilà pourquoi, après sa résurrection, il disait à un de ses disciples : « Touchez et considérez qu’un esprit n’a ni chair ni os ». (Lc. 24,39) Voilà pourquoi il reprit Pierre, qui lui disait : « Ayez soin de vous, cela ne vous arrivera point ». (Mt. 16,22) Tant il a pris soin d’établir cette créance.
2. En effet, entre les dogmes de l’Église, celui de l’incarnation n’est pas le moins important, ou plutôt il est le principal ; puisque l’incarnation est l’origine et le principe de notre salut, puisque c’est par elle que tout a été fait, que tout a été consommé. C’est elle qui a détruit la mort, qui a ôté le péché, qui a annulé la malédiction, qui nous a apporté une infinité de grâces. Voilà pourquoi Jésus-Christ voulait qu’on crût principalement à l’incarnation, qui a été pour nous la racine et la source de toutes sortes de biens. Mais tout en agissant comme un homme, il ne laissait pas la divinité s’obscurcir en lui. Ayant donc quitté la Judée, il continuait de faire ce qu’il avait fait auparavant. Car ce n’était pas sans sujet qu’il s’en était allé en Galilée, il préparait les grandes œuvres qu’il voulait opérer parmi les Samaritains, et il ne les dispensait pas indifféremment, mais avec cette sagesse qui lui était convenable ; afin de ne pas laisser le moindre sujet d’excuse au juif le plus impudent. L’évangéliste nous l’insinue par ce qu’il ajoute : « Et comme il fallait qu’il passât par la Samarie (4) », en quoi il montre que c’était comme en passant qu’il avait été dans la Samarie. Les apôtres faisaient de même lorsque les Juifs les persécutaient, ils s’en allaient vers les gentils ; Jésus-Christ, de même (Mc. 7,26), chassé par les uns, s’en allait vers les autres, comme il le fit à l’égard de la Syrophénicienne.
Or cela s’est fait ainsi pour ôter aux Juifs tout prétexte, tout sujet de dire : il nous a quittés pour passer vers les incirconcis. C’est pour cette raison que les apôtres, voulant se justifier, disaient : « Vous étiez les premiers à qui il fallait annoncer la parole de Dieu ; « mais puisque vous vous en jugez vous-mêmes indignes, nous nous en allons présentement vers les gentils ». (Act. 17,46) Et Jésus-Christ : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues ». (Mt. 15,24) Et : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens ». (Id. 26) Mais lorsque les Juifs le rejetèrent, ils ouvrirent dès lors la porte aux gentils. Et néanmoins il n’allait pas exprès chez eux, mais seulement en passant c’est donc en passant, et « qu’il vint en une ville de la Samarie, nommée Sichar, près de l’héritage que Jacob donna à son fils Joseph (5). Or il y avait là un puits », qu’on appelait la fontaine de Jacob (6) ». Pourquoi l’évangéliste parle-t-il du lieu avec tant d’exactitude ? C’est afin qu’en entendant une femme dire : « Notre père Jacob nous a donné ce « puits » ; vous ne vous en étonniez pas. C’était la ville où Lévi et Siméon, transportés de colère, pour l’outrage fait à Dina leur sœur, firent ce cruel massacre que vous savez.
Mais il ne sera pas hors de propos de rapporter ici l’origine des Samaritains. Car tout ce pays s’appelait Samarie. D’où ont-ils donc pris ce nom ? La montagne qui était auprès s’appelait Somor, d’un homme de ce nom qui l’avait possédée, comme dit Isaïe : « Ephraïm sera la capitale de Somoron » (Is. 7,9) ; ceux qui l’habitaient alors ne s’appelaient pas Samaritains, mais Israélites. Dans la suite des temps ces hommes offensèrent le Seigneur. Phaceïa régnait, lorsque Theglathphalassar entra dans le royaume, se rendit maître de plusieurs places, attaqua Ela, le tua, et donna le royaume à Os. (2R. XV) Salmanasar fit la guerre à ce dernier, prit d’autres villes et se les rendit tributaires. Osée se soumit au commencement, il se révolta ensuite et envoya chercher du secours dans l’Éthiopie[77]. Le roi d’Assyrie, l’ayant appris, marcha contre lui, et enleva Samarie, où il ne laissa aucun des précédents habitants, de peur qu’ils ne se révoltassent une seconde fois. II les transféra à Babylone et dans la Médie ; il envoya d’autres peuples tirés de différents endroits de ces pays, habiter Samarie, afin d’y affermir pour toujours son empire, en donnant tout le pays à des nations dévouées. (2R. 17,1 ss)
Les choses s’étant ainsi passées, Dieu, pour manifester sa puissance et faire voir que ce n’était pas par faiblesse qu’il avait livré les Juifs, mais pour les punir de leurs péchés, envoya contre ces barbares des lions qui exercèrent partout les plus grands ravages : on en porta la nouvelle au roi : il fit retourner à Samarie un des prêtres qu’on avait emmené captif, avec ordre d’apprendre à ces peuples le culte qui doit être rendu à Dieu. (2R. 17,26, 27) Mais ils ne renoncèrent qu’à moitié à leur impiété. Cependant, ayant dans la suite rejeté le culte des idoles, ils adorèrent le vrai Dieu. Tel était l’état de ce pays, lorsque les Juifs y revinrent : ils eurent une grande aversion contre les habitants, qu’ils regardaient comme des étrangers et des ennemis, et ils les appelaient Samaritains, du nom du mont Somorou. Les Samaritains ne recevaient pas toutes les Écritures, ce qui donnait lieu à de nouvelles contestations entre eux et les Juifs. Ils ne recevaient que les livres de Moïse, et faisaient peu de cas des prophètes. Au reste, ils prétendaient s’arroger la noblesse des Juifs et faisaient remonter leur origine jusqu’à Abraham, qu’ils disaient être le chef de leur race, en tant que Chaldéen ; ils appelaient Jacob leur père, comme descendant d’Abraham. Mais les Juifs les avaient autant en horreur et en abomination que tous les autres peuples. Voilà pourquoi, voulant injurier et outrager Jésus-Christ, ils lui disaient : « Vous êtes un samaritain, vous êtes possédé du démon ». (Jn. 8,48).
C’est aussi pour cette même raison que Jésus-Christ, faisant l’histoire d’un homme qui était descendu de Jérusalem à Jéricho, introduit un samaritain.« qui exerça la miséricorde envers lui » (Lc. 10,30 et suiv), à savoir, une personne vile, méprisable et abominable selon eux : que des dix lépreux qu’il guérit, il n’en appelle qu’un seul étranger, parce qu’il était samaritain (Lc. 17,18) et qu’instruisant, ses disciples, il leur disait : N’allez point vers les gentils' (Mt. 10,5), et n’entrez point dans les villes des Samaritains.
3. Ce n’est pas seulement pour composer son histoire et en suivre le fil, que l’évangéliste a nommé Jacob ; mais c’est aussi pour faire connaître que les Juifs étaient depuis longtemps rejetés. En effet, déjà depuis longtemps et du vivant de leurs pères, les Samaritains habitaient ces pays : car la terre qu’habitaient leurs pères, sans qu’elle leur appartînt, les Juifs, après en être devenus les maîtres, l’avaient perdue par leur négligence et leur méchanceté. Ainsi il ne sert de rien aux enfants d’être sortis de pères vertueux et gens de bien, s’ils dégénèrent eux-mêmes de leur vertu. Ces barbares n’eurent pas plutôt été en butté aux ravages des lions, qu’ils revinrent à la loi et au culte des Juifs ; mais les Juifs, après avoir été châtiés par tant de fléaux et de calamités, n’en devinrent pas pour cela meilleurs. Voilà donc le pays où alla Jésus-Christ ; voilà le peuple qu’il fut visiter, faisant une guerre continuelle à la vie molle et voluptueuse, et montrant par son exemple qu’il faut vivre dans l’austérité et dans le travail. Car dans ce voyage il ne se servit point de bêtes de somme, il le fit à pied, et si vite, qu’il en fut fatigué. Jésus-Christ nous apprend partout, que chacun doit travailler, et tâcher de se suffire à soi-même ; il veut enfin que nous soyons si éloignés du superflu, que nous nous retranchions même beaucoup de choses nécessaires. C’est pourquoi il disait : « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête ». (Mt. 8,20) C’est aussi pourquoi souvent il demeure sur les montagnes et dans le désert, et non seulement le jour, mais encore la nuit. David parlant de lui par une inspiration prophétique, disait : « Il boira de « l’eau du torrent dans le chemin » (Ps. 109,8), pour montrer son grand détachement. Saint Jean marque ici la même chose : « Jésus étant fatigué du chemin, s’assit sur cette fontaine » pour se reposer. « Il était environ la sixième heure du jour. Il vint alors une femme de la Samarie pour tirer de l’eau (7) ; Jésus lui dit : Donnez-moi à boire. Car ses disciples « étaient allés au marché pour acheter à manger (8) » : par où nous voyons sa patience dans les fatigues de ses voyages, le peu de soin qu’il avait de sa nourriture, le peu d’attention qu’il y donnait. Ses disciples avaient appris à l’imiter en cela : ils ne portaient point de provisions avec eux. C’est ce qu’un autre évangéliste nous fait remarquer à cette occasion Jésus leur ayant dit de se garder du levain des pharisiens (Mt. 16,6), ils pensèrent qu’il leur parlait ainsi, parce qu’ils n’avaient point pris de pains. De même, lorsqu’il est question de la faim qui les obligea de rompre des épis (Mt. 12,1), pour manger, et encore en rapportant que Jésus-Christ lui-même s’approcha d’un figuier, parce qu’il avait faim. (Mt. 21,18) Par tous ces exemples, il nous apprend qu’il faut mépriser son ventre, et n’en avoir point tant de soin.
Observez encore ici, mes frères, que les disciples n’avaient rien apporté avec eux, et qu’ils ne s’empressaient pas de faire des provisions dès le matin, mais qu’ils allaient acheter à manger à l’heure du dîner. Nous, au contraire, à peine sommes-nous sortis du lit, qu’avant toute autre chose nous songeons à manger ; nous appelons vite nos cuisiniers, et nos sommeliers, et leur faisons mille recommandations : après quoi, nous pensons à nos affaires, donnant toujours aux choses charnelles la préférence sur les choses spirituelles, et considérant comme nécessaire ce qui est fort accessoire. Ainsi nous faisons tout à contre-temps. C’est tout autrement que nous devrions agir nous devrions nous attacher avec grand soin aux choses spirituelles ; et après y avoir donné tout le temps requis, passer à nos autres affaires.
Enfin, observez encore dans Jésus-Christ, outre sa patience dans les fatigues et dans les travaux, son extrême éloignement pour le faste : remarquez, non seulement qu’il était fatigué, qu’il s’assit le long du chemin, mais aussi qu’on l’avait laissé seul, et que ses disciples s’en étaient allés. Toutefois, s’il l’avait voulu, il pouvait, ou ne les pas envoyer tous à la fois, ou bien, eux partis, se donner d’autres serviteurs : mais il ne le voulut pas, parce que de cette manière il accoutumait ses disciples à mépriser le faste. Et qu’y a-t-il là de merveilleux, dira peut-être quelqu’un ? s’ils étaient humbles et modestes, ce n’étaient que des pêcheurs et des faiseurs de tentes ? Mais ces pêcheurs se sont tout à coup élevés au ciel, ils se sont rendus plus illustres que les rois, puisqu’ils sont devenus les amis du Seigneur de tout l’univers, et les compagnons de ce Maître admirable. Or, vous le savez, ceux qui d’une basse condition s’élèvent aux dignités, en deviennent plus facilement orgueilleux et insolents, pour cela seul qu’auparavant ils n’étaient pas accoutumés à de tels honneurs. Jésus-Christ, en les retenant dans leur simplicité primitive, leur apprenait à être humbles et modestes en tout, et à n’avoir jamais besoin de serviteurs.
Jésus, dit l’évangéliste, étant fatigué du chemin, s’assit sur cette fontaine pour se reposer. Ne voyez-vous pas que la fatigue et la chaleur l’obligèrent de s’asseoir pour attendre ses disciples ? car il savait bien ce qui devait arriver des Samaritains. Mais ce n’était point là le principal sujet qui l’avait attiré ; néanmoins, une femme qui faisait paraître tant d’envie et de désir de s’instruire, n’était point à rejeter. En effet, il était venu vers les Juifs, et lés Juifs ne voulaient pas le recevoir. Les gentils, au contraire, l’appelaient et le pressaient de venir chez eux, quand il voulait aller ailleurs : ceux-là lui portaient envie, ceux-ci croyaient en lui : les Juifs concevaient de l’indignation contre lui, les gentils l’admiraient et l’adoraient. Quoi donc 1 fallait-il négliger le salut de tant d’hommes et abandonner des gens qui étaient dans de si bonnes et si heureuses dispositions ? Certes cela était indigne de la bonté du divin Sauveur : c’est pourquoi il conduisait toutes choses avec la sagesse qui lui est propre et convenable. Il était assis, il reposait son corps et se rafraîchissait auprès de cette fontaine. C’était alors l’heure de midi, l’évangéliste le déclare : « Il était environ », dit-il, « la « sixième heure » du jour, « et il s’assit ». Que veut dire ce mot : « Assis ? » Non sur un trône, non sur un coussin, mais simplement à terre. « Il vint alors une femme de la Samarie a pour tirer de l’eau ».
4. Voyez la précaution que prend Jésus-Christ de faire connaître que cette femme était sortie de la ville pour un tout autre motif, et comme partout il réprime les impudentes chicanes des Juifs, comme il leur ôte tout sujet de dire qu’il avait lui-même violé sa défense, d’entrer dans les villes des Samaritains (Mt. 10,5), lui qui parlait avec eux. C’est pourquoi l’évangéliste dit que ses disciples étaient allés à la ville pour acheter à manger, insinuant que Jésus-Christ avait eu bien des raisons de s’entretenir avec cette femme. Que fit-elle donc ? Ayant entendu ces paroles : « Donnez-moi à boire », elle en prit occasion, avec beaucoup de prudence, de lui proposer quelques questions, et elle lui dit : « Comment vous, qui êtes juif, me demandez-vous à boire, à moi qui suis samaritaine ? car les Juifs n’ont point de commerce avec les Samaritains (9) ». Mais qu’est-ce qui lui fit penser qu’il était juif ? Peut-être son habit ou son langage. Pour vous, remarquez combien cette femme est avisée et prudente. En effet, s’il y avait à prendre garde à quelque chose, c’était plutôt à Jésus-Christ à user de précaution qu’à elle. Car elle n’a pas dit : Les Samaritains n’ont point de commerce avec les Juifs ; mais : les Juifs n’ont point de commerce avec les Samaritains. Cependant cette femme, quoiqu’elle fût exempte de reproche, croyant qu’un autre était en faute, ne se tut pas, mais elle releva ce qu’elle regardait comme une transgression de la loi.
Mais quelqu’un pourrait bien demander pourquoi Jésus lui demanda à boire, la loi ne le permettant pas ? Si l’on dit qu’il prévoyait qu’elle ne lui donnerait point d’eau, il devait encore moins lui en demander. Que faut-il donc répondre ? Que dès lors il était indifférent pour lui de s’affranchir de ces sortes d’observances. Car celui qui portait les autres à les transgresser devait bien, à plus forte raison, les transgresser lui-même. « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche », dit Jésus-Christ, « qui souille l’homme, mais c’est ce qui en sort ». (Mt. 15,11) Au reste, cet entretien avec cette femme n’est pas un faible sujet de reproche et d’accusation contre les Juifs, car il les avait souvent invités, et par ses paroles, et par ses œuvres, à s’approcher de lui, sans réussir à les gagner. Voyez au contraire la docilité de cette femme ; sur une courte demande que lui fait Jésus-Christ, aussitôt elle accourt. Or Jésus ne pressait encore personne d’entrer dans cette voie, mais il n’empêchait pas de venir à lui ceux qui le voulaient[78]. Car il a simplement dit à ses disciples : N’entrez pas dans les villes des Samaritains, mais il ne leur a pas dit de repousser, de rejeter ceux qui s’approcheraient d’eux : t’eût été là une recommandation indigne de sa bonté. Voilà pourquoi il répondit ainsi à cette femme. « Si vous connaissiez le don de Dieu, et qui est celui qui vous dit : « Donnez-moi à boire, vous lui auriez peut-être demandé vous-même, et il vous aurait donné de l’eau vive (10) ». Premièrement Jésus lui fait entendre qu’elle mérite d’être écoutée, et de n’être point rejetée, et ensuite il lui découvre qui il est : car tout en apprenant qui est celui qui lui parle, elle sera docile et obéissante, ce que personne ne peut dire des Juifs. En effet, les Juifs ayant appris qui il était, ne lui ont proposé aucune question, ne lui ont fait aucune demande, et ils n’ont point voulu apprendre de lui ce qui leur aurait été utile pour le salut ; au contraire ils le chargeaient d’injures et le chassaient.
Après ces paroles, voyez avec quelle modestie répond cette femme : « Seigneur, vous n’avez point de quoi en puiser, et le puits est profond : d’où auriez-vous donc de l’eau vive (11) ? » Déjà Jésus l’a tirée de la basse opinion qu’elle avait de lui, en sorte qu’elle ne le regardait plus comme un homme du commun. non seulement elle l’appelle Seigneur, mais aussi elle lui parle d’une manière honnête et respectueuse. La suite même fait voir que c’est pour l’honorer qu’elle lui parle ainsi. Car elle ne se moqua point de lui, elle ne lui dit rien de désobligeant, mais seulement elle hésitait encore. Que si d’abord elle n’a pas tout compris, ne vous en étonnez pas. Nicodème lui-même ne comprenait pas ce que lui disait Jésus-Christ. Pourquoi dit-il : « Comment cela se peut-il faire ? » Et encore : « Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? » Et derechef : « Peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère pour naître encore ? » Mais cette femme répond avec plus de retenue : « Seigneur, vous n’avez point de quoi en puiser, et le puits est profond : d’où auriez-vous donc de l’eau vive ? » Jésus-Christ disait une chose, elle en pensait une autre, n’entendant que la lettre des paroles, peu capable encore d’en comprendre l’esprit et la sublimité.
Et certes, elle aurait pu répondre avec vivacité : Si vous l’aviez, cette eau vive, vous ne me demanderiez point à boire, vous seriez le premier à boire l’eau que vous avez : vainement donc vous vous vantez. Mais elle ne parle point de la sorte, elle répond avec modestie et au commencement et dans la suite. Au commencement elle dit. « Comment, vous qui êtes juif, me demandez-vous à boire ? » Elle n’a point dit, comme si elle eût parlé à un étranger et à un ennemi : Dieu me garde de vous donner à boire, à vous qui êtes un ennemi de notre nation, un étranger ! Ensuite, l’entendant parler de lui dans ces termes magnifiques qu’irritent par-dessus tout la malveillance, au lieu de se moquer de lui, elle lui dit simplement : « Êtes-vous plus grand que notre père qui nous a donné ce puits et en a bu lui-même, aussi bien que ses enfants et ses troupeaux ? (12) » Ne voyez-vous pas avec quelle adresse elle s’arroge la noble extraction des Juifs ? Mais voici ce qu’elle a voulu dire. Jacob s’est servi de cette eau, il n’a rien eu de meilleur à nous donner. Par là elle fait connaître qu’elle a attaché à la première réponse un sens élevé et sublime ; car quand elle dit : « Il en a bu lui-même, aussi bien que ses enfants et ses troupeaux », elle ne fait entendre autre chose sinon qu’elle a quelque idée, quelque sentiment d’une eau meilleure, que d’ailleurs elle ne tonnait pas bien.
Au reste, ce qu’elle entend, je vais plus clairement vous le développer : vous ne pouvez pas dire que Jacob nous a donné ce puits, mais qu’il s’est servi d’un autre ; car lui et ses enfants en buvaient, et certes ils n’auraient pas bu de cette eau s’ils en avaient eu une meilleure. Or vous-même vous ne sauriez donner de cette eau, et vous ne pouvez en avoir une meilleure, à moins que vous ne vous déclariez plus grand que Jacob. D’où pouvez-vous donc avoir l’eau que vous promettez de nous donner ? Les Juifs au contraire n’usent pas avec lui de si douces paroles, lorsque, les entretenant sur le même sujet, il leur parle de cette eau ; mais aussi ils n’en tirent aucun profit. Quand il fait mention d’Abraham, ils cherchent à le lapider. Cette femme ne se conduisait pas de même à son égard ; mais patiente malgré la chaleur du milieu du jour, elle dit, elle écoute tout avec une très-grande douceur, et elle n’éprouve aucun de ces sentiments que vraisemblablement les Juifs auraient fait éclater, savoir, qu’il était un insensé, un homme hors de son bon sens, qui avait des visions, qui parlait sans cesse d’une fontaine et d’un puits qu’il ne montrait point, mais qu’il promettait avec beaucoup de vanité et d’ostentation. La Samaritaine au contraire écoute avec persévérance, jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherche.
5. Mais si cette femme samaritaine a du zèle et de l’empressement pour s’instruire, si elle s’assied auprès de Jésus-Christ qu’elle ne tonnait pas, quel pardon espérons-nous, nous qui le connaissons, qui ne sommes pas assis sur un puits, ni dans un lieu désert, ni exposés aux chaleurs du midi et aux brûlants rayons du soleil, mais qui, à la fraîcheur du matin, à l’ombre de ce toit, étant fort commodément et à notre aise, écoutons impatiemment ta parole de Dieu et languissons dans notre lâcheté et notre paresse ? Non, la Samaritaine ne fait pas de même, elle est si attentive à ce que lui dit Jésus, qu’elle appelle, qu’elle invite même les autres à venir l’entendre. Mais les Juifs, non seulement n’appelaient pas les autres, mais même, s’ils voulaient venir à Jésus, ils les en détournaient ; c’est pourquoi ils disaient : « Y a-t-il quelqu’un des sénateurs qui croie en a lui ? Car pour cette populace qui ne sait ce a que c’est que la loi, ce sont des gens maudits de Dieu ». (Jn. 7,38,49)
Imitons donc la Samaritaine : entretenons-nous avec Jésus-Christ ; maintenant encore il est au milieu de nous, il nous parle par les prophètes et par ses disciples. Écoutons-le donc et soyons obéissants à sa voix. Jusques à quand mènerons-nous une vie oisive et inutile ?, Car faire ce qui n’est point agréable à Dieu, c’est vivre inutilement, ou plutôt ce n’est pas seulement vivre inutilement, mais c’est encore vivre pour sa perte. En effet, si nous perdons le temps qui nous a été donné en l’employant à des choses tout à fait inutiles, nous sortirons de ce monde pour être punis de l’avoir mal et inutilement employé. Puisque celui qui a consommé et dévoré l’argent qui lui avait été donné pour le faire profiter, en rendra compte à son maître qui le lui avait confié (Mt. 25 ; Lc. 19) ; sûrement celui qui passe sa vie à des inutilités, ne sera pas exempt du supplice. Non certes, Dieu ne nous a pas fait naître, ne nous a pas mis en ce monde et ne nous a pas donné une âme seulement pour jouir de cette vie, mais afin d’y travailler et d’y faire du profit pour la vie future. Les bêtes n’ont que l’usage de la vie présente, mais nous, nous n’avons une âme immortelle qu’afin que nous fassions tous nos efforts pour acquérir cette vie future.
Si quelqu’un demande à quel usage sont destinés les chevaux, les ânes, les bœufs et les autres animaux de la même espèce ? A nul autre, dirons-nous, qu’à nous servir en cette vie ; mais à notre égard il n’en est pas de même : nous attendons un sort plus heureux, nous serons dans une meilleure vie quand nous serons sortis de celle-ci ; et il n’est rien que nous ne devions faire pour nous y rendre illustres et nous mêler au chœur des anges, pour « être éternellement et dans tous les siècles des siècles en la présence du Roi. C’est pourquoi notre âme est immortelle et nos corps seront immortels, afin que nous jouissions des biens éternels. Mais si les cieux, vous étant destinés et préparés pour vous, vous vous attachez à la terre, quelle injure, quel outrage ne faites-vous pas à celui qui vous les veut donner ? C’est à quoi vous devez penser. Dieu vous présente les cieux, et vous, n’en faisant pas un grand cas, vous leur préférez la terre. Voilà pourquoi, méprisé par vous, il vous a menacés de l’enfer ; il veut vous apprendre combien sont grands les biens dont vous vous privez. Mais à Dieu ne plaise que nous tombions dans ce lieu de supplice l que plutôt, nous rendant agréables au Seigneur, nous possédions les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècle, des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXII.[modifier]


JÉSUS LUI RÉPONDIT : QUICONQUE BOIT DE CETTE EAU, AURA, ENCORE SOIF : – AU LIEU QUE CELUI QUI BOIRA DE L’EAU QUE JE LUI DONNERAI, N’AURA JAMAIS SOIF : MAIS L’EAU QUE JE LUI DONNERAI DEVIENDRA DANS LUI UNE FONTAINE D’EAU QUI REJAILLIRA JUSQUE DANS LA VIE ÉTERNELLE, (VERS. 13, 14, JUSQU’AU VERS. 20)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. L’Écriture appelle le Saint-Esprit tantôt un feu, tantôt une eau : termes qui expriment, non la substance, mais l’opération. Suite de l’histoire de la Samaritaine.
  • 2. Docilité de la Samaritaine.
  • 3. Sagesse de Jésus-Christ ; avec quelle bonté il ménage les moments de notre conversion. – L’empressement qu’a la Samaritaine de s’instruire des vérités du salut, est un grand sujet de confusion pour les chrétiens. – Le saint-Docteur recommande la lecture et la méditation des saintes Écritures. – On se pique plus d’avoir de beaux livres bien conditionnés que d’en faire un bon usage. – On en fait parade dans de magnifiques bibliothèques ; et c’est tout le fruit qu’on en retire. – Livres en lettres d’or : c’est une vanité juive. – Le démon n’ose entrer dans la maison où est le livre des Évangiles. – La lecture spirituelle sanctifie.


1. L’Écriture appelle la grâce du Saint-Esprit tantôt un feu, tantôt une eau ; faisant voir que ces noms marquent, non la substance, mais l’opération. Car le Saint-Esprit ne peut être composé de différentes substances, puisqu’il est indivisible, et d’une seule nature. Jean-Baptiste désigne l’une de ces choses quand il dit : « C’est celui qui vous « baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu ». (Mt. 3,11) L’autre est désignée par Jésus-Christ lui-même : « Il sortira », dit-il, « des fleuves d’eau vive de son cœur. Ce qu’il entendait de l’Esprit que devaient recevoir « ceux qui croiraient en lui ». (Jn. 7,38) C’est pourquoi, dans l’entretien qu’il a avec la Samaritaine, il appelle eau le Saint-Esprit : « Celui », dit-il, « qui boira de l’eau que je lui donnerai, n’aura jamais soif ». L’Écriture appelle ainsi l’Esprit-Saint un full, pour montrer la force et l’ardeur de la grâce, et la destruction des péchés ; elle l’appelle une eau, pour marquer qu’elle purifie et rafraîchit l’âme de ceux qui la reçoivent. Et c’est avec raison : car tel est un jardin planté d’arbres chargés de fruits, et toujours verts, telle est une âme vigilante et soigneuse qu’embellit la grâce de l’Esprit-Saint. Elle ne permet pas, cette grâce, que la tristesse et la douleur, ni les ruses et les artifices de Satan lui portent la moindre atteinte, elle qui repousse facilement les traits enflammés de l’esprit malin.
Pour vous, mon cher auditeur, considérez, je vous prie, la sagesse de Jésus-Christ, et avec quelle douceur il encourage cette femme et élève son cœur. Car il ne lui a point dit au commencement : « Si vous saviez qui est celui qui vous a dit : Donnez-moi à boire » ; ce n’est qu’après lui avoir donné lieu de le regarder comme juif et de l’accuser à ce titre que, pour se justifier, il lui parle ainsi ; mais aussi par ces paroles : « Si vous saviez qui est celui qui vous a dit : Donnez-moi à boire, vous lui en auriez peut-être demandé vous-même », et par ses grandes promesses qui la portèrent à rappeler la mémoire du patriarche, il ouvrit les yeux de son esprit. Ensuite, à sa réplique : « Êtes-vous plus grand que notre père Jacob ? » il ne répondit pas : Oui, je le suis. Il aurait paru le dire par ostentation, faute de preuve suffisante. Toutefois, par ce qu’il dit il l’y prépare. Car il ne dit pas simplement : Je vous donnerai de l’eau ; mais ayant gardé le silence sur Jacob, il releva ce qu’il était, faisant connaître, par la nature du don et par la différence des biens qu’il apportait ; la différence des personnes, et sa prééminence, sa supériorité sur le patriarche. Si vous admirez, dit-il, que Jacob vous ait donné cette eau, que direz-vous si je vous en donne de beaucoup meilleure ? Déjà vous avez presque reconnu que je suis plus grand que lorsque vous m’avez demandé : Êtes-vous plus grand que notre père. pour promettre une eau meilleure ? Si je vous la donne, cette eau, vous conviendrez donc alors que je suis plus grand que lui ? Voyez-vous l’équité de cette femme, qui sans faire acception de personnes, juge par les œuvres mêmes et du patriarche et de Jésus-Christ ?
Mais les Juifs n’ont pas fait de même : ils ont vu Jésus-Christ chasser les démons, et ils l’ont appelé démoniaque ; bien loin de le dire plus grand que le patriarche. La Samaritaine au contraire juge par où Jésus-Christ voulait qu’elle jugeât, à savoir, par cette évidence qui vient des œuvres : car c’est là sur quoi il juge lui-même, en disant : « Si je ne fais pas les œuvres de mou Père, ne me croyez pas mais si je les fais, quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes œuvres ». (Jn. 10,37) C’est aussi par là qu’il persuade cette femme et, l’amène à la foi. Elle a dit : « Êtes-vous plus grand que notre père Jacob ? » Jésus-Christ laisse. mais il parle de l’eau et dit : « Quiconque boit de cette eau, aura encore soif ». Et sans s’arrêter à dépriser l’eau du patriarche, il passe tout à coup à l’excellence et à la supériorité de la sienne propre ; il ne dit point : cette eau n’est rien ou peu de chose, il se borne à produire le témoignage qui résulte de sa nature même : « Quiconque boira de cette eau aura encore soif : au lieu que celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif » : Cette femme avait déjà entendu parler d’une eau vive, mais elle n’avait pas compris quelle était cette eau : comme on appelle eau vive celle qui coule continuellement de source et ne tarit jamais, elle croyait que c’était celle-là qu’il fallait entendre. C’est pourquoi Jésus-Christ, dans la suite, lui fait plus clairement connaître l’eau dont il s’agit, et lui en montrant l’excellence par la comparaison qu’il en fait avec l’autre, il continue ainsi : « Celui qui boit de l’eau que je lui donnerai, n’aura jamais soif », lui montrant par là, comme j’ai dit, son excellence, et encore par ce qui suit : en effet, l’eau matérielle n’a aucune des qualités qu’il attribue à la sienne. Qu’est-ce donc qui vient ensuite ? « L’eau que je donnerai deviendra dans lui une fontaine d’eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle ». Car de même que l’homme qui a chez lui une fontaine, n’aura jamais soif, il en est de même de celui qui aura cette eau.
Cette femme crut aussitôt, en quoi elle se montra beaucoup plus sage que Nicodème, et non seulement plus sage, mais aussi plus forte. Nicodème, en effet, ayant ouï une foule de semblables choses, ne fut appeler ni inviter personne, il ne crut même pas et n’eut point confiance : la Samaritaine, au contraire, annonçant à tout le monde ce qu’elle a appris, fait la fonction d’apôtre. Nicodème, à ce qu’a dit Jésus-Christ, réplique : « Comment cela se peut-il faire ? » (1Jn. 3,9) Et Jésus ayant apporté un exemple clair et sensible, l’exemple du vent, il ne crut pas encore : mais la Samaritaine se conduit bien autrement : elle doutait au commencement ; ensuite, sur un simple énoncé sans preuves, elle se rend et croit aussitôt. Car après que Jésus eut dit : « L’eau que je lui donnerai deviendra dans lui une fontaine d’eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle » ; elle réplique sur-le-champ : « Donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif, et que je ne vienne plus ici pour en tirer (15) ».
2. Ne voyez-vous pas, mes frères, comment insensiblement Jésus-Christ l’élève à la plus haute doctrine et à la perfection de la foi ? D’abord elle le regardait comme un juif schismatique et violateur de la loi : ensuite, lorsque Jésus eut éloigné cette accusation (car il ne convenait pas que celui qui devait l’instruire fût suspect), ayant entendu parler d’une eau vive, elle pensa que c’était de l’eau naturelle et sensible qu’il parlait ; comprenant enfin que l’eau qu’il promettait était spirituelle, elle crut que ce breuvage avait la vertu de désaltérer, et toutefois elle ne savait pas ce que c’était que cette eau ; mais elle doutait encore : comprenant déjà qu’il s’agissait d’une chose dépassant la portée des sens, mais n’en ayant pas encore une entière connaissance. Enfin elle voit plus clair, et néanmoins elle ne comprend pas tout, puisqu’elle dit : « Donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif, et que je ne vienne plus en tirer ». Ainsi déjà elle préférait Jésus à Jacob. Non, je n’ai pas besoin de cette fontaine, disait-elle en elle-même, si vous me donnez l’eau que vous me faites espérer : en quoi vous voyez bien qu’elle le, préfère au patriarche. Voilà la marque d’un bon esprit. Elle a fait paraître qu’elle avait une grande opinion de Jacob : elle vit un homme plus grand que. son premier sentiment ne fut pas capable de l’arrêter. Cette femme ne crut donc pas facilement, et elle ne reçut pas inconsidérément ce qu’on lui disait, puisqu’elle chercha avec tant de soin à s’éclaircir et à découvrir la vérité, mais aussi elle ne fut ni indocile, ni opiniâtre : sa demande le fait bien voir.
Au reste, quand Jésus-Christ a dit aux Juifs a Celui qui mangera de ma chair, n’aura « point de faim : et celui qui croit en moi, n’aura jamais soif » (Jn. 6,35) ; non seulement ils ne l’ont point cru, mais encore ils s’en sont choqués et scandalisés. Cette femme, au contraire, attend et demande ; le Sauveur disait aux Juifs : « Celui qui croit en moi n’aura jamais soif » ; mais à la Samaritaine il ne parle pas de même, il se sert d’une expression plus basse et plus grossière : « Celui qui boira de cette eau n’aura jamais soif ». – Comme cette promesse tombait uniquement sur des choses spirituelles, et non pas sur des choses charnelles et sensibles, Jésus-Christ, élevant l’esprit de la Samaritaine par des promesses, continue à lui proposer des choses sensibles, parce qu’elle ne pouvait pas comprendre encore ce qui était purement spirituel. S’il eût dit : Si vous croyez en moi, vous n’aurez jamais soif ; ne sachant pas qui était celui qui lui parlait, ni de quelle soif il s’agissait, elle ne l’aurait pas compris. Mais pourquoi n’a-t-il pas parlé de même aux Juifs ? parce qu’ils avaient vu beaucoup de miracles, tandis que cette femme n’en avait vu aucun, et que c’était la première fois qu’elle entendait la parole. Voilà pourquoi il va désormais lui révéler prophétiquement sa vertu et sa puissance. Voilà aussi pourquoi il ne la reprend pas d’abord de ses dérèglements. Mais que lui dit-il ? « Allez, appelez votre mari et venez ici (16) ». Cette femme lui répondit : « Je n’ai point de mari ». Jésus lui dit : « Vous avez raison de dire que vous n’avez point de mari (17). Car vous avez eu cinq maris, et maintenant « celui que vous avez n’est pas votre mari vous avez dit vrai en cela (18) ». Cette femme lui dit : « Seigneur, je vois bien que vous êtes prophète (19) ».
Ah ! quelle philosophie dans une femme ! avec quelle douceur ne reçoit-elle pas la réprimande ! Et pourquoi, direz-vous, ne l’aurait-elle pas reçue ? Jésus-Christ n’a-t-il pas souvent repris les Juifs avec plus de force et de sévérité ? car il y a bien plus de vertu et de puissance à pénétrer dans ce qu’il y a de plus caché dans le cœur, qu’à découvrir une action secrète qui s’est passée au-dehors. L’une de ces choses n’appartient qu’à Dieu seul et à celui qui a conçu la pensée dans son esprit ; l’autre est possible à quiconque vit avec nous. Cependant les Juifs s’irritent des réprimandes et des reproches que leur fait Jésus-Christ. Quand il leur dit : « Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ? » (Jn. 7,20), non seulement ils n’en sont pas surpris, comme cette femme, mais ils le chargent d’injures et d’outrages, bien qu’ils eussent devant leurs yeux des preuves et des exemples de beaucoup d’autres miracles, et que la Samaritaine n’eût entendu que cette seule parole. Et non seulement, dis-je, ils n’ont point été étonnés, mais ils l’ont chargé d’outrages, lui disant : « Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à vous faire mourir ? » (Id) Celle-ci, au contraire, non seulement elle n’injurie, elle n’outrage point, mais elle est dans l’étonnement et dans l’admiration ; elle honore Jésus-Christ comme un prophète ; quoiqu’il la réprimande plus sévèrement qu’il n’a repris les Juifs. Car enfin, son péché lui était particulier à elle seule, elle seule en était coupable ; au lieu que celui des Juifs était public, et commun à tous. Or nous avons, coutume de n’être pas si humiliés des péchés qui nous sont communs avec bien d’autres, que de ceux qui nous sont propres et particuliers. Et véritablement les Juifs croyaient faire quelque chose de grand en faisant mourir Jésus-Christ ; mais l’action de cette femme, généralement tout le monde la regardait comme mauvaise. Néanmoins, elle ne se fâcha point, elle ne s’emporta point ; au contraire, elle fut dans l’étonnement et dans l’admiration.
Jésus-Christ se conduisit de la même manière à l’égard de Nathanaël. D’abord il ne prophétisa pas, il ne dit pas : « Je vous ai vu « sous le figuier » (Jn. 1,48) ; mais il ne lui fit cette réponse, qu’après qu’il eût dit. « D’où me connaissez-vous ? » Il voulait que ceux qui venaient le trouver, donnassent eux-mêmes occasion aux miracles et aux prophéties, afin de se les attacher davantage et d’échapper à tout soupçon de vaine gloire. La conduite qu’il tient envers la Samaritaine est tout à fait pareille. Il jugeait qu’il lui serait désagréable, et même inutile, d’entendre au premier abord ce reproche : « Vous n’avez point de mari » mais le placer après qu’elle en avait donné l’occasion, c’était alors le faire à propos et d’une manière convenable ; par là, il la rend et plus docile et plus attentive. Et à propos de quoi, demandez-vous, Jésus-Christ lui dit-il : « Appelez votre mari ? » Il s’agissait d’une grâce et d’un don qui surpasse la nature humaine : cette femme le lui demandait avec instance. Jésus a dit : « Appelez votre mari », pour lui faire entendre que son mari y devait aussi participer. Elle cache son déshonneur par le désir qu’elle a de recevoir ce don, et croyant parler à un homme, elle répond : « Je n’ai point de mari ». La voilà l’occasion, elle est belle, Jésus-Christ la saisit et lui parle, sur les deux points, avec une grande précision : car il énumère tous les maris qu’elle a eus auparavant, et déclare celui qu’elle cachait. Que fit-elle donc ? Elle ne s’en offensa point, elle ne s’éloigna point pour aller se cacher ; elle ne prit pas le reproche en mauvaise part, au contraire elle en fut dans une plus grande admiration, et n’en devint que plus ferme et plus persévérante ; elle dit : « Je vois bien que vous êtes un prophète ». Au reste, faites attention à sa prudence : elle ne court pas aussitôt à la ville, mais elle s’arrête encore à réfléchir sur ce qu’elle vient d’entendre, et elle en est toute surprise. Car ce mot : « Je vois », veut dire Vous me paraissez un prophète. Puis, une fois qu’elle a conçu ce soupçon, elle ne propose à Jésus-Christ aucune question sur les choses terrestres, ni sur la santé du corps, ni sur les biens de ce monde, ni sur les richesses ; mais promptement elle l’interroge sur la doctrine, sur la religion. Et que dit-elle ? « Nos pères ont adoré sur cette montagne », parlant d’Abraham, parce que les Samaritains disaient qu’il y avait amené son fils. « Et vous autres, comment pouvez-vous dire que c’est dans Jérusalem qu’est le lieu où il faut adorer ? (20) »
3. Ne voyez-vous pas, mes frères, combien l’esprit de cette femme s’est élevé ? Auparavant elle ne pensait qu’à apaiser sa soif, elle ne pense plus maintenant qu’à s’instruire. Que fait donc Jésus-Christ ? Il ne résout pas la question proposée ; car il ne s’attachait pas à répondre exactement à tout, t’eût été une chose inutile. Mais il élève toujours de plus en plus son esprit, et il ne commence à entrer en matière qu’après qu’elle l’a reconnu pour prophète, afin qu’elle ajoute plus de foi à ses paroles. En effet, regardant Jésus-Christ comme un prophète, elle ne doutera point de ce qu’il lui dira.
Quelle honte, quelle confusion pour nous, mon cher auditeur ! cette femme, qui avait eu cinq maris, cette samaritaine, a un si grand désir de s’instruire et de connaître la vraie religion, que ni l’heure, ni aucune affaire ne peuvent la distraire ni la détourner de cette occupation. Et nous, non seulement nous ne faisons point de questions sur des dogmes, mais nous sommes en tout lâches et paresseux. Aussi tout est négligé.
Qui de vous, je vous prie, lorsqu’il est dans sa maison, prend entre ses mains le livre chrétien, en examine les paroles, les lit et les médite avec soin ? Personne ; mais chez plusieurs, nous trouverons des osselets et des dés ; des livres chez personne ou chez un bien petit nombre. Encore ceux-ci n’en font-ils pas plus d’usage que ceux qui n’en ont point : ils les gardent précieusement dans leurs cabinets, bien roulés, ou serrés dans des coffrets, et ne sont curieux que de la finesse du parchemin ou de la beauté du caractère ; car de les lire, c’est de quoi ils ne se mettent nullement en peine. En effet, s’ils achètent des livres, ce n’est pas pour les lire et en profiter, mais pour faire orgueilleusement parade de leurs richesses. Tant est grand le faste que produit la vaine gloire ! Je n’entends pas dire que personne tire vanité de bien comprendre ce que contiennent ses livres, mais plutôt, on se glorifie et on se vante d’avoir des livres écrits en lettres d’or. Et quel avantage, je vous prie, en revient-il ? Les saintes Écritures ne nous ont pas été données pour que nous les laissions dans les livres, mais afin que, par la lecture et la méditation, nous les gravions dans nos cœurs. Certes, il y a une ostentation juive à garder ainsi les livres, à se contenter d’avoir les préceptes écrits sur beau parchemin ; mais sûrement la loi ne nous a pas ainsi été donnée au commencement : elle a été écrite sur des tablettes de chair qui sont nos cœurs. (2Cor. 3,3) Au reste, je ne dis pas ceci pour vous détourner d’acheter des livres ; au contraire, je vous en loue, et je souhaite que vous en ayez ; mais je voudrais que vous en eussiez assez présents dans votre esprit, et le texte et le sens, pour en être purifiés. Car si le diable n’est pas assez hardi pour entrer dans une maison où l’on garde le livre des saints évangiles, le démon ou le péché oseront beaucoup moins approcher d’une âme instruite et remplie de ces divins oracles.
Sanctifiez donc votre âme, sanctifiez votre corps : ayez les paroles de l’Écriture continuellement à la bouche et dans le cœur. Si les paroles déshonnêtes souillent et appellent les démons, certes, il est visible que la lecture spirituelle sanctifie et attire la grâce spirituelle. Les Écritures sont comme des enchantements divins : chantons-les donc en nous-mêmes, et appliquons ces remèdes aux maladies de notre âme. Si nous comprenions bien ce qu’on nous lit, nous l’écouterions avec beaucoup de soin et d’attention. Toujours je vous le dis et je ne cesserai point de vous le dire. N’est-il pas honteux que ; pendant qu’on voit sur la place publique des gens rapporter avec une étonnante mémoire les noms des cochers[79] et des danseurs, leur extraction, leur patrie, leurs talents et même les bonnes et les mauvaises qualités des chevaux ; ceux qui s’assemblent dans ce temple ne sachent rien de ce qui s’y dit et de ce qui s’y fait, et ignorent même le nombre des livres de la sainte Écriture ? Si c’est le plaisir que vous y trouvez qui vous engage à apprendre les choses que j’ai dites, je vous ferai voir qu’on en goûte ici un plus grand. Car lequel, je vous prie, est le plus réjouissant, lequel est le plus admirable, ou de voir un homme lutter contre un homme, ou de voir un homme combattre contre le diable, et un corps disputer la victoire à une puissance incorporelle, et la remporter ? Contemplons ces sortes de combats, ces combats, dis-je, qu’il est beau et utile d’imiter, et dont l’imitation nous procure une couronne ; mais fuyons ces combats qui rendent infâmes ceux qui s’y exercent ; vous la verrez, cette lutte contre les démons : vous la verrez avec les anges et le Seigneur des anges, si vous daignez y porter vos regards.
Dites-moi, mon cher auditeur, si les rois et les princes vous faisaient asseoir auprès d’eux pour vous faire mieux jouir du spectacle, ne regarderiez-vous pas cela comme un très-grand honneur ? Ici donc, où l’on voit, avec le Roi des anges, le diable lié et garrotté, se débattre et s’efforcer vainement de rompre ses liens, pourquoi n’accourez-vous pas à ce spectacle ? « Vous vaincrez, vous lierez le diable », si vous avez entre vos mains le livre de l’Écriture. Palestres, courses, côtés faibles de l’ennemi, artifices du juste, ce livre vous enseignera tout cela. Si vous savez contempler ces spectacles, vous apprendrez vous-mêmes l’art de combattre, et vous vaincrez, et vous terrasserez les démons. Au reste, ces autres spectacles que vous fréquentez, sont des fêtes et des assemblées de démons, et non des théâtres à l’usage des hommes. S’il n’est pas permis d’entrer dans le temple des idoles, il l’est encore moins d’assister aux assemblées de Satan. Voilà ce que je ne cesserai point de redire, au risque de vous importuner, jusqu’à ce que je voie du changement en vous. Car « il ne m’est pas pénible », dit l’Apôtre, « et il vous est avantageux que je vous prêche les mêmes choses ». (Phil. 3,1) Ne trouvez donc pas mauvais que je vous aie fait cette réprimande ; et certes, si quelqu’un devrait s’en chagriner et se fâcher, ce serait bien plutôt moi, qui ne suis point écouté, que vous qui m’entendez toujours et ne faites rien de ce que je dis ; mais à Dieu ne plaise que je sois toujours obligé de vous faire des reproches ! Fasse le ciel que, vous étant délivrés de ce vice honteux, vous noyiez jugés clignes d’assister au spectacle céleste, et de jouir de la gloire future que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIII.[modifier]


JÉSUS LUI DIT : FEMME, CROYEZ-MOI, LE TEMPS EST VENU QUE VOUS N’ADOREREZ PLUS LE PÈRE, NI SUR CETTE MONTAGNE, NI DANS JÉRUSALEM. – VOUS ADOREZ CE QUE VOUS NE CONNAISSEZ POINT : POUR NOUS, NOUS ADORONS CE QUE NOUS CONNAISSONS : CAR LE SALUT VIENT DES JUIFS. (VERS. 21, 22, JUSQU’AU VERS. 27)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. L’homme a toujours besoin de foi. – La foi est comme le vaisseau qui nous porte sur la mer de ce monde.
  • 2. De la véritable adoration. – Humilité, abaissement de Jésus-Christ de ne pas dédaigner de s’entretenir avec une simple femme. – Respect et vénération de ses disciples. – Rien n’est égal à être aimé de Jésus-Christ. – Ce qui a attiré à saint Jean le grand amour du Sauveur : son humilité et sa grande douceur. – Saint Pierre Coryphée, ou chef et prince des apôtres. – L’humilité est le fondement de la vertu. – Vanité des richesses. – Le saint Docteur recommande l’aumône.


1. Partout, mes chers frères, partout la foi nous est nécessaire, cette foi qui est la source de toutes sortes de biens, qui opère le salut[80], sans laquelle nous ne pouvons comprendre les dogmes ni les grandes vérités de notre religion : sans la foi nous sommes semblables à des gens qui tâchent de passer la mer sans navire ; ils nagent un peu de temps avec leurs mains et leurs pieds, mais aussitôt qu’ils se sont avancés, les flots les submergent : de même ceux qui se livrent à leurs propres raisonnements, font naufrage avant d’avoir rien appris, comme le dit saint Paul : « Ils ont fait naufrage en la foi ». (1Tim. 1,19) Pour nous, de peur qu’un pareil malheur ne nous arrive, attachons-nous fortement à cette ancre sacrée dont aujourd’hui Jésus-Christ se sert pour attirer à lui la Samaritaine. Elle disait : « Comment, vous autres, dites-vous que c’est dans Jérusalem qu’est le lieu qu’il faut adorer ? » Et Jésus-Christ répondit. « Femme, croyez-moi, le temps est venu que vous n’adorerez plus le Père, ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem ». Il lui révéla une très-grande vérité, qu’il n’a point découverte ni à Nicodème, ni à Nathanaël. La Samaritaine soutient que son culte vaut mieux que celui des Juifs, et s’efforce de le confirmer par l’autorité des anciens. Jésus-Christ ne répondit rien à cela. En effet, il eût été inutile alors de faire voir pourquoi les anciens avaient adoré sur la montagne, pourquoi les Juifs adoraient dans Jérusalem. C’est pour cette raison qu’il passe ce point sous silence, et laissant de côté les titres qui pouvaient être produits des deux parts, il élève son âme, montrant que ni les Juifs, ni les Samaritains n’ont rien de grand à donner à l’avenir ; et alors il marque la différence qu’il y a entre les deux cultes : d’ailleurs il déclare que les Juifs sont au-dessus des Samaritains, non qu’il préfère un des lieux à l’autre ; mais il leur accorde la primauté, pour une seule raison, qui est la suivante : Il ne s’agit pas maintenant, dit-il, de disputer sur la prééminence du lieu : quant à la manière de rendre le culte, certainement les Juifs sont préférables aux Samaritains : Car « vous adorez ce que vous ne connaissez point : pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ».
Comment donc les Samaritains ne connaissaient-ils point ce qu’ils adoraient ? c’est qu’ils croyaient à un Dieu local et partiel. Telle est donc l’idée qu’ils avaient de Dieu, tel est le culte qu’ils lui rendaient ; c’est dans cet esprit qu’ils déclarèrent aux Perses, que le Dieu de ce lieu était en colère contre eux, ne donnant rien de plus à Dieu qu’à une idole. C’est pourquoi ils adoraient également et Dieu et les démons, confondant ainsi ce qui ne peut s’allier ensemble. Mais les Juifs, exempts de cette superstitieuse opinion, éloignés de cette erreur, regardaient celui qu’ils adoraient comme le Dieu de tout l’univers, quoique tous n’eussent pas la même foi et la même créance. Voilà pourquoi Jésus dit : « Vous adorez ce que vous ne connaissez point pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ». Au reste, ne vous étonnez pas qu’il s’associe aux Juifs : il parle selon l’opinion de cette femme, et comme prophète des Juifs. C’est pour cela qu’il se sert de cette expression : « Nous adorons ». Car que Jésus-Christ soit adoré, c’est ce que personne n’ignore. En effet, il est de la créature d’adorer, mais il n’appartient qu’au Seigneur des créatures d’être adoré. Néanmoins il parle ici comme juif. Ce mot donc : « Nous », veut dire : nous Juifs.
Jésus-Christ relevant ainsi le culte des Juifs, se rend digne de foi ; et en écartant tout ce qui peut paraître suspect, en ôtant tout soupçon, en montrant qu’il ne donne pas la préférence aux Juifs par faveur, à cause de l’alliance qu’il a avec eux, il persuade ce qu’il dit. En effet, le jugement qu’il porte sur le lieu, dont les Juifs se glorifiaient le plus, comme d’un avantage incomparable ; cette prééminence qu’il leur ôte ; tout cela, dis-je, fait bien voir qu’il n’avait point d’égard aux personnes, mais qu’il jugeait suivant la vérité et par cette vertu prophétique qui était en lui. Après donc qu’il a tiré la Samaritaine de son, erreur et de sa fausse créance, en lui disant : « Femme, croyez-moi », et le reste, il ajoute : « Car le salut vient des Juifs », c’est-à-dire, ou parce que c’est de là que sont venus tant de biens au monde (car c’est de là que sont sorties la connaissance de Dieu, la réprobation des idoles, et aussi toutes les autres vérités : votre culte même, quoiqu’il ne soit pas pur, vous le tenez des Juifs) : ou bien c’est son avènement que Jésus-Christ appelle le salut ; mais plutôt l’on ne se tromperait point, en voyant dans l’une et l’autre chose ce salut que Jésus-Christ dit venir des Juifs. Saint Paul l’insinue même par ces paroles : « Desquels est sorti, selon la chair, Jésus-Christ même, qui est Dieu au-dessus de tout ». (Rom. 9,5) Ne remarquez-vous pas l’éloge que fait Jésus-Christ de l’Ancien Testament, et comment il déclare : qu’il est la racine et la source de tous biens, et qu’il n’est nullement contraire à la loi ? puisqu’il publie que la source de tous les biens sort des Juifs. « Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père (23) ». Femme, dit-il, dans la manière d’adorer, nous sommes préférables à vous, mais désormais ce culte va finir ; il y aura un changement, non seulement de lieu, mais encore dans la manière de rendre le culte. Et en voici le commencement : Car « le temps vient, et il est déjà venu ».
2. Or comme les prophètes ont annoncé les choses futures longtemps avant qu’elles dussent arriver, ici Jésus-Christ prend la précaution de dire : « Le temps est déjà venu ». Ne croyez pas, dit-il, que cette prédiction ne doive s’accomplir qu’après une longue suite d’années : son accomplissement est présent, le salut est à la porte, et « déjà le temps est venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ». Quand il a dit : « Les vrais », dès lors il a également exclu et les Juifs et les Samaritains : quoique ceux-là valussent mieux que ceux-ci, ils sont pourtant très-inférieurs aux adorateurs qui leur devaient succéder ; ils le sont autant que la figure est au-dessous de la vérité. Par ce nom de « vrais adorateurs », Jésus-Christ entend l’Église, qui est elle-même une vraie adoration, et un culte digne de Dieu. « Car ce sont là les adorateurs que le Père cherche ». (Jn. 4,23) Si donc ce sont là les adorateurs que le Père cherchait, ce n’est point par sa propre volonté qu’autrefois les Juifs l’ont adoré de la manière qu’ils faisaient, mais c’est par condescendance qu’il l’a permis, afin de former et d’introduire dans la suite les vrais adorateurs. Qui sont-ils donc, les vrais adorateurs ? Ce sont ceux qui n’enferment point le culte dans un lieu, et qui adorent Dieu en esprit, comme dit saint Paul Dieu « que je sers par le culte intérieur de mon esprit dans l’Évangile de son Fils » (Rom. 1,9) ; et encore : « Je vous conjure de lui offrir vos corps », comme « une hostie vivante et agréable à ses yeux », pour lui rendre « un culte raisonnable et spirituel ». (Rom. 12,1)
Quand Jésus-Christ dit : « Dieu est esprit (24)», il ne veut marquer autre chose, sinon qu’il est incorporel ; il faut donc que le culte que nous rendons à un Dieu incorporel soit incorporel lui-même, et que nous lui offrions nos adorations par ce qu’il y a dans nous d’incorporel, je veux dire par l’âme et par l’esprit pur. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : « Et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité ». Comme les Samaritains et les Juifs négligeaient leur âme, et avaient au contraire un grand soin de leur corps, qu’ils purifiaient soigneusement en toutes manières, il leur apprend que ce n’est point par la pureté du corps qu’il faut honorer l’incorporel, mais par ce qu’il y a d’incorporel en nous, c’est-à-dire par l’esprit. N’offrez donc pas à Dieu des brebis et des veaux, mais offrez-vous vous-mêmes à lui en holocauste : c’est là lui offrir une hostie vivante. Il faut adorer en vérité.
Dans l’ancienne loi, toutes choses étaient des figures, savoir, la circoncision, les holocaustes, les sacrifices, l’encens. Dans la nouvelle, il n’en est pas de même : tout est vérité. En effet, ce n’est point la chair qu’on doit circoncire, mais les mauvaises pensées : il faut se crucifier soi-même, et retrancher, immoler les désirs honteux de la concupiscence. Voilà ce qui parut obscur à la Samaritaine : son esprit n’ayant pu atteindre à la sublimité de ces paroles, elle hésite, elle doute, elle dit : « Je sais que le Messie, c’est-à-dire, le CHRIST, doit venir (25) ». Jésus lui dit : « C’est moi-même qui vous parle (26) ». Comment les Samaritains pouvaient-ils attendre le CHRIST, eux qui ne recevaient que Moïse ? Grâce aux livres mêmes de Moïse. Au commencement de ses livres, Moïse annonce et fait connaître le Fils. En effet, cette parole : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Gen. 1,26), s’adresse au Fils ; c’est le Fils qui parle à Abraham dans sa tente (Gen. 18) : Jacob l’annonce prophétiquement en ces termes : « Le sceptre ne sera point ôté de Juda ; ni le Prince qui est de sa race, jusqu’à la venue a de celui à qui il est réservé[81], et il est l’attente des nations ». (Gen. 40,9-10) Moïse aussi lui-même le prédit : « Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un Prophète comme moi, d’entre vos frères : c’est lui que vous écouterez ». (Deut. 18,15) Et encore ce qui est écrit du serpent, de la verge de Moïse, d’Isaac, du bélier, et plusieurs autres choses qu’on peut voir et recueillir dans l’Ancien Testament, prédisaient toutes l’avènement du CHRIST.
Et pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ ne s’est-il pas servi de ces figures et de ces preuves pour persuader cette femme ? Il a cité le serpent à Nicodème, à Nathanaël il a rapporté les prophéties, et à celle-ci il n’a fait aucune mention de toutes ces choses ? Pourquoi cela, et quelle en est la raison ? C’est que ceux-là étaient des hommes versés dans les saintes Écritures, et que celle-ci n’était qu’une pauvre femme, simple et grossière, sans connaissance de ces Livres saints. Voilà pourquoi, dans l’entretien que Jésus a avec elle, il n’emploie pas ces figures, mais par l’eau, et par la prophétie, il l’attire à lui : c’est par là qu’il rappelle dans sa mémoire le CHRIST, et enfin il se fait connaître. Que si tout d’abord il eût discouru de ces choses avec cette femme, qui ne l’interrogeait pas, elle l’aurait pris pour un homme insensé, qui parlait sans savoir ce qu’il disait mais, en réveillant peu à peu ses souvenirs, il trouve l’occasion de se découvrir à elle fort à propos. Les Juifs s’étaient souvent assemblés autour de lui, pour lui dire : « Jusqu’à quand nous tiendrez-vous l’esprit en suspens ? Si vous êtes le CHRIST, dites-le-nous » (Jn. 10,24) ; sans qu’il leur répondît clairement : mais à cette femme il déclare ouvertement qu’il est le CHRIST, parce qu’elle était dans de meilleures dispositions que les Juifs : les Juifs ne l’interrogeaient pas pour s’instruire, mais toujours ils l’épiaient malignement pour le surprendre. S’ils eussent voulu s’instruire, ils en trouvaient assez le moyen dans sa doctrine, dans ses paroles, ses miracles, et les Écritures. La Samaritaine, au contraire, parlait avec simplicité et sincérité ; comme le fait voir la conduite qu’elle tint ensuite. Car elle écouta, elle crut, elle engagea les autres à croire, et en tout on voit son attention, sa fidélité et sa foi. « En même temps a ses disciples arrivèrent (27) ». Ils arrivèrent à propos, dans lé temps qu’il fallait, lorsque Jésus-Christ l’avait parfaitement instruite. « Et, ils s’étonnaient de ce qu’il parlait avec une femme. Néanmoins nul ne lui dit : Que lui demandez-vous, ou, d’où vient que vous parlez avec elle ?
3. De quoi les disciples s’étonnaient-ils ? qu’admiraient-ils ? Un accès si facile, tant d’humilité dans une si grande et si illustre personne ; qu’il ne dédaignât point de parler à une pauvre femme ; qu’il se rabaissât jusqu’à s’entretenir avec une samaritaine. Néanmoins, dans leur étonnement, ils ne demandèrent point à Jésus pourquoi il s’arrêtait à parler avec cette femme : tant ils savaient bien garder le rang de disciples ; tant était grande et profonde la vénération qu’ils avaient pour leur Maître ! S’ils n’avaient pas encore de lui l’opinion qu’ils devaient avoir, ils le regardaient pourtant, et ils l’honoraient comme un homme admirable. Souvent néanmoins ils ont paru plus hardis nomme lorsque Jean se reposa sur son sein (Jn. 13,23) ; lorsqu’ils s’approchèrent de lui et lui dirent : « Qui est le plus grand dans le royaume des cieux ? » (Mt. 28,1) ; lorsque les enfants de Zébédée demandent d’être assis dans son royaume, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche (Mt. 20,21). Pourquoi donc ici les disciples ne demandent-ils point à Jésus la raison de cet entretien ? Parce que, quand il s’agissait de leur propre intérêt, alors ils étaient dans la nécessité de demander ; mais ici rien ne les regardait. Au reste, ce n’est que longtemps après que Jean se reposa sur le sein de Jésus ; c’est lorsque, s’appuyant sur l’amour que Jésus lui portait, cet amour même lui inspira plus de hardiesse et de confiance. Car, parlant de soi, il dit : « C’était là le disciple que Jésus aimait ». (Jn. 19,26) Est-il rien d’égal à ce bonheur ?
Mais n’en demeurons point là, mes chers frères, ne nous contentons pas d’exalter cet apôtre et de le nommer bienheureux : faisons nous-mêmes tous nos efforts pour atteindre à la félicité (les bienheureux ; imitons l’évangéliste et cherchons à connaître ce qui lui a attiré ce grand amour de Jésus-Christ. Quelle en est la cause ? Il a quitté son père, et sa barque, et ses filets, et il a suivi Jésus-Christ : mais cela lui était commun avec son frère, et aussi avec Pierre, et avec André, et avec les autres apôtres. Qu’y a-t-il donc eu en lui de si grand, de si excellent pour lui mériter un si grand amour ? Saint Jean n’a rien dit de soi, sinon qu’il était aimé ; la raison de cet amour, il l’a cachée par modestie. Qu’il fût extrêmement aimé de Jésus-Christ, cela était visible pour tout le monde : cependant nous ne voyons pas qu’il eût des entretiens avec lui, ni qu’il l’interrogeât en particulier, comme souvent le firent Pierre et Philippe, et Judas, et Thomas (Jn. 13,24) ; si ce n’est une seule fois, et encore par amitié pour un de ses confrères dans l’apostolat, qui l’en avait prié. Le CORYPHÉE des apôtres lui ayant fait signe d’adresser une question, il le fit car ils avaient une vive affection fun pour l’autre. Ainsi l’on rapporte d’eux qu’ils étaient montés ensemble au Temple, qu’ils avaient prêché ensemble (Act. 3,1). D’ailleurs Pierre montre souvent plus d’ardeur e de feu que les autres, et enfin c’est à lui que Jésus-Christ dit : « Pierre, m’aimez-vous plus que ne font ceux-ci ? » (Jn. 21,15) Or, celui qui aimait plus que les autres, était sûrement aimé. Mais à l’égard de l’un on voyait éclater son amour pour Jésus, à l’égard de l’autre, c’était l’amour de Jésus qui paraissait visiblement. Qu’est-ce donc qui a fait aimer Jean d’un amour singulier ? Pour moi, il me semble que c’est son humilité et sa grande douceur : c’est pourquoi on remarque souvent une certaine crainte dans sa conduite.
Moïse nous l’apprend, combien est grande cette vertu de l’humilité : car c’est elle qui l’a rendu si grand. Rien, en effet, ne lui est comparable : voilà pourquoi c’est par elle que Jésus-Christ commence les béatitudes (Mt. 5,3) ; voulant jeter le fondement d’un grand édifice, il a placé l’humilité la première. En effet, sans elle personne ne peut obtenir la grâce du salut : qu’on jeûne, qu’on prie, qu’on donne l’aumône, si c’est par vanité et par ostentation, tout est abominable ; comme au cou traire avec elle tout est agréable, tout est doux et aimable, tout est paix et sûreté. Conduisons-nous donc humblement, mes chers frères, conduisons-nous humblement : certes il nous sera aisé et facile de pratiquer cette vertu, si nous veillons sur nous-mêmes. O homme, qu’avez-vous enfin qui puisse vous enorgueillir ? Ignorez-vous la bassesse de votre nature ? Ne savez-vous pas que votre volonté est portée au mal ? Pensez à la mort, pensez à la multitude de vos péchés.
Peut-être vos belles actions vous inspirent de hauts sentiments et vous enflent le cœur ? mais cela même vous en fera perdre tout le fruit. Voilà pourquoi ce n’est point tant le pécheur, que l’homme de bien et de vertu, qui doit s’attacher à l’humilité. Pour quelle raison ? Parce que celui-là, sa conscience l’y force ; mais celui-ci, s’il rie veille extrêmement, bientôt un vent impétueux l’emporte, et toute sa vertu s’évanouit, comme celle du pharisien dont parle l’évangéliste (Lc. 18,10). Vous faites l’aumône aux pauvres ? mais ce n’est point de votre bien ; c’est de celui qui appartient au Seigneur : c’est de ce qui vous est commun avec vos compagnons. Voilà justement pourquoi vous devez être et plus humbles et plus modestes ; prévoyant par les calamités de vos frères celles qui pendent sur vos têtes, et retrouvant en eux votre propre nature.
Peut-être ne sommes-nous pas sortis de parents si misérables ? Je le veux ; mais si les richesses sont entrées dans nos maisons, sans doute elles nous quitteront bientôt. Et encore, ces richesses, que sont-elles ? Une vaine ombre, une fumée qui s’exhale, la fleur de l’herbe, ou plutôt elles sont plus viles que la fleur de l’herbe. Pourquoi donc vous glorifier d’un peu d’herbe ? Les richesses ne viennent-elles pas, et aux voleurs, et aux impudiques, et aux femmes prostituées, et aux profanateurs des sépulcres ? Est-ce donc d’avoir de tels compagnons de richesses que vous vous glorifiez ? Vous êtes avides d’honneur ? Mais rien n’est plus propre à vous attirer de grands honneurs que l’aumône. Ceux que procurent les richesses et les dignités sont accompagnés de haine ; mais les honneurs que produit l’aumône sont libres et volontaires ; ils partent du cœur et de la conscience de ceux qui les rendent, qui ne peuvent nous les ravir. Que si les hommes ont tant de vénération et de respect pour ceux qui font l’aumône, et s’ils leur souhaitent toutes sortes de biens et de prospérités, songez à la rétribution, à la récompense que le Dieu des miséricordes leur octroiera. Travaillons donc à les acquérir, ces richesses qui demeurent toujours et que jamais on ne peut perdre, afin que, et en cette vie et en l’autre, nous soyons grands et illustres, et que nous jouissions un jour des biens éternels, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIV.[modifier]


CETTE FEMME CEPENDANT LAISSANT LA SA CRUCHE, S’EN RETOURNA A LA VILLE, ET COMMENÇA A DIRE : A TOUT LE MONDE : – VENEZ VOIR UN HOMME QUI M’A DIT TOUT. CE QUE J’AI JAMAIS FAIT : NE SERAIT-CE POINT LE CHRIST ? (VERS. 28, 29, JUSQU’AU VERS. 39)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Suite de l’histoire de la Samaritaine : humilité de cette femme.
  • 2. Pour quelle raison Jésus-Christ, ainsi que les prophètes, exprime souvent sa pensée par des comparaisons, des métaphores, des allégories. – Les prophètes ont semé, les apôtres ont moissonné.
  • 3. Suivre l’exemple de la samaritaine ; confesser soi-même ses péchés pour en faire pénitence. – On craint les hommes, on ne craint pas Dieu : on craint d’être déshonoré devant les hommes, et on ne craint pas de l’être devant Dieu. – On cache ses péchés aux hommes, et on ne s’efforce pas de les effacer devant Dieu par la pénitence. – Vraie pénitence, en quoi elle consiste. – Retourner au péché, c’est être semblable au chien qui retourne à ce qu’il a vomi. – Excellents moyens pour se corriger de ses vices : examiner ses péchés chacun en particulier, n’en passer aucun. – Saint Chrysostome a cru que la fin du monde était proche. – Le Seigneur arrivera subitement : se tenir toujours prêt à son avènement.


1. Il nous faut beaucoup de ferveur, il faut qu’un grand zèle nous anime, sans quoi nous ne pourrons acquérir les biens que Jésus-Christ nous a promis. Et certes, il le déclare lui-même, tantôt en disant : « Si quelqu’un ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas, il n’est pas digne de moi ». (Mt. 10,38) Et tantôt : « Je suis venu pour mettre le feu sur la terre, et que désiré-je, sinon qu’il s’allume ? » (Lc. 12,49) Par ces paroles, Jésus-Christ nous apprend que son disciple doit être fervent, tout de feu et toujours prêt à s’exposer à toutes sortes de périls. Telle était la Samaritaine : son cœur était si brûlant de la parole de Jésus-Christ qu’elle venait d’entendre, que laissant là sa cruche et l’eau pour laquelle elle est allée à ce puits, elle court à la ville inviter tout le peuple à venir voir Jésus. « Venez », dit-elle, venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai jamais fait ». Remarquez son zèle, remarquez sa prudence : elle était venue puiser de l’eau, et ayant trouvé la véritable source, elle quitte, elle méprise la fontaine terrestre, pour nous apprendre, quoique par un exemple bien humble, que si nous voulons soigneusement nous appliquer à l’étude de la céleste doctrine, nous devons mépriser toutes les choses du siècle et n’en faire aucun cas. Ce qu’ont fait les apôtres, cette femme l’a fait aussi, et même avec plus d’ardeur dans la proportion de son pouvoir. Ceux-là étant appelés, ont abandonné leurs filets, mais celle-ci, volontairement, et sans que personne le lui commande, laisse sa cruche et fait l’office d’évangéliste ; sa joie lui prête des ailes, et elle n’amène pas à Jésus-Christ une ou deux personnes, comme André et Philippe, mais elle met toute la ville en mouvement et lui attire tout le peuple.
Observez avec quelle prudence elle parle. Elle n’a point dit : venez voir le Christ ; mais avec ces mêmes ménagements par lesquels Jésus-Christ avait gagné son cœur, elle attire, elle engage les autres. « Venez », dit-elle, « venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai jamais fait » ; elle n’eut point de honte de dire : « Il m’a dit tout ce que j’ai jamais fait », quoiqu’elle eût pu dire : venez voir le Prophète. Mais quand une âme est embrasée du feu divin, rien de terrestre ne la touche plus, elle est insensible à la bonne et à la mauvaise réputation, elle va où l’emporte l’ardeur de sa flamme. « Ne serait-ce point le Christ ? » Remarquez encore la grande sagesse de cette femme : elle n’assure rien, mais elle ne garde pas non plus le silence. Car elle ne voulait pas les attirer à son opinion par son propre témoignage, mais elle voulait qu’ils vinssent entendre Jésus-Christ, afin qu’ils partageassent tous son sentiment, jugeant bien que, par là, ce qu’elle avait dit acquerrait et plus de force, et plus de vraisemblance. Toutefois Jésus-Christ ne lui avait pas découvert toute sa vie, mais ce qu’elle en venait d’entendre lui fit juger qu’il avait aussi la connaissance de tout le reste. Elle n’a point dit : venez, croyez ; mais, « venez, voyez » ; ce qui, certainement, était moins fort et plus propre à les attirer. L’avez-vous bien remarquée, la sagesse de cette femme ? Elle savait, oui, elle savait à n’en point douter, qu’aussitôt qu’ils auraient goûté de cette eau, il leur arriverait ce qui lui était arrivé à elle-même. Au reste, une personne d’un esprit plus grossier aurait parlé du reproche qu’on lui avait fait dans des termes plus enveloppés ; mais cette femme déclare ouvertement sa vie, et en fait une confession publique pour attirer et gagner tout le monde à Jésus-Christ.
« Cependant ses disciples le priaient de prendre quelque chose, en lui disant : Maître, mangez (31) ». Ces mots : « ils le priaient », signifient dans leur langage : « Ils l’exhortaient ». Voyant qu’il était accablé de chaud et de lassitude, ils l’exhortaient : ce n’était point une liberté trop familière qui les portait à le presser de prendre quelque chose, mais l’amour qu’ils avaient pour leur. Maître. Que leur répondit donc Jésus-Christ ? « J’ai une viande à manger que vous ne connaissez pas (32). Ils se disaient donc l’un à l’autre : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? (33) » Pourquoi donc vous étonnez vous qu’une femme, entendant nommer l’eau, ait cru qu’il s’agissait d’eau naturelle, lorsque les disciples eux-mêmes n’ont pas d’autres sentiments et ne s’élèvent à rien de spirituel ; ils doutent, tout en montrant, selon leur coutume, la vénération, et le profond respect qu’ils ont pour leur Maître, et discourent ensemble sans oser l’interroger. Ils font de même dans une autre occasion, où, souhaitant de lui demander la raison d’une chose, ils s’en abstiennent pourtant. Que dit encore Jésus-Christ ? « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé, et d’accomplir son œuvre, (34) ». Ici Jésus-Christ appelle sa nourriture le salut des hommes, en quoi il nous montre le soin extrême qu’il a de nous, et la grandeur de sa divine Providence. Car cet ardent désir que nous avons des, choses nécessaires à la vie, Dieu l’éprouve à l’égard de notre salut.
Mais faites attention à ceci : d’abord, Jésus-Christ ne découvre pas tout, mais premièrement il met l’auditeur en suspens, il le jette dans le doute, afin qu’après avoir commencé à chercher le sens de ce qu’il a entendu, tourmenté par l’incertitude, il reçoive ensuite avec plus d’empressement et de joie l’explication qu’il cherchait, et redouble d’empressement à écouter. Pourquoi donc le Sauveur n’a-t-il pas d’abord dit : Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père ? quoique cela ne fût pas tout à fait clair, ce l’était pourtant plus que ce qu’il avait déjà dit ; mais que dit-il ? « J’ai une viande à manger que vous ne connaissez pas ». Premièrement donc, comme j’ai dit, par le doute même où il les met, il les rend plus attentifs, et il les accoutume à comprendre ce qu’il dit énigmatiquement et par figures. Au resté, Jésus-Christ déclare dans la suite quelle est la volonté de son Père.
2. « Ne dites-vous pas vous-mêmes que dans « quatre mors la moisson viendra ? mais moi je vous dis : Levez vos yeux et considérez les campagnes qui sont déjà blanches et prêtes à moissonner (35) ». Voilà encore que Jésus-Christ, par des paroles simples, par une comparaison familière, élève l’esprit de ses disciples à la contemplation des choses les plus grandes et les plus sublimes : sous le nom de viande, il n’a voulu leur faire connaître autre chose, sinon que le salut futur et prochain des hommes ! Par ceux de champ et de moisson il exprime encore la même chose, c’est-à-dire cette multitude d’âmes qui était prête à recevoir la prédication. Par les yeux, il entend ici et ceux de l’âme et ceux du corps. Ils voyaient effectivement alors les Samaritains accourir en foule vers lui ; leur volonté ainsi disposée et soumise, c’est ce qu’il appelle les campagnes blanches. Comme les épis, lorsqu’ils sont blancs, sont tout prêts à moissonner, ainsi ceux-ci sont tout préparés et disposés pour le salut. Mais pourquoi Jésus-Christ n’a-t-il pas dit clairement : Les Samaritains viennent pour croire en moi ; déjà instruits par les prophètes, ils sont disposés et tout prêts à recevoir la parole et à porter du fruit ? et pourquoi les a-t-il désignés sous les noms de campagne et de moisson ? ces figures, que signifient-elles ? En effet, ce n’est pas ici seulement, mais c’est encore dans tout l’Évangile qu’il en use de la sorte : les prophètes font de même, et prédisent bien des choses sous l’enveloppe des métaphores et des figures. Quelle en est donc la raison ? l’Esprit-Saint n’a pas vainement établi cette coutume. Mais enfin pourquoi ? Pour deux raisons : la première, pour donner au discours plus de force et d’énergie, pour l’animer et le rendre plus sensible, car l’objet que représente une image naturelle excite et réveille davantage, et l’esprit qui le voit comme peint sur un tableau en est plus vivement frappé : voilà la première raison. La seconde, afin que la narration soit plus agréable et que le souvenir s’en conserve plus longtemps. En effet, rien ne se fait mieux écouter de la plupart des auditeurs, rien aussi ne les persuade davantage, qu’un discours qui nous présente les choses mêmes dont nous avons l’expérience. Cette parabole en fournit un exemple admirable.
« Et celui qui moissonne reçoit la récompense, et amasse les fruits pour la vie éternelle (36) ». Les fruits qu’on recueille de la moisson des biens de la terre ne servent point pour la vie éternelle, mais pour cette vie présente et passagère ; au contraire, ceux qui proviennent de la moisson spirituelle, sont réservés pour la vie immortelle. Voyez-vous comment, si la lettre est grossière, le sens est spirituel, et comment les paroles elles-mêmes distinguent et séparent les choses terrestres des choses du ciel ? Comme, à l’égard de l’eau, Jésus-Christ en a marqué la qualité propre par ces paroles : « Celui qui boira de cette eau n’aura jamais soif » ; de même ici, à l’égard de la moisson, il déclare que le moissonneur récolte pour la vie éternelle : « Afin que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble ».
Qui est-ce qui sème?qui est-ce qui moissonne ? les prophètes ont semé, mais ce sont les apôtres qui ont moissonné (Jn. 4,28). Ceux-là néanmoins n’ont pas été privés de la joie, ni de la récompense de leurs travaux, et quoiqu’ils ne moissonnent pas avec nous, ils partagent notre allégresse : car le travail de la moisson n’est pas le même que celui des semailles : là donc où il y a moins de travail, il y a aussi plus de joie : je vous ai réservés pour moissonner et non pour semer, en quoi il y a beaucoup à travailler. En effet, dans la moisson le profit est considérable et le travail n’est pas si grand, il est au contraire aisé et facile[82]. Au reste, par ces paroles, Jésus-Christ veut dire : la volonté des prophètes mêmes est que tous les hommes viennent à moi, la loi a proposé la voie ; ils ont semé pour produire ce fruit : le Sauveur montre aussi que c’est lui qui les a envoyés, et qu’il y a beaucoup d’affinité entre l’ancienne et la nouvelle loi ; et tout cela il le fait par cette parabole. Il cite encore ce proverbe qui était dans la bouche de tout le monde : « Car », dit-il, « ce que l’on dit d’ordinaire est vrai en cette rencontre : que l’un sème et l’autre moissonne (37) ». En effet, plusieurs disaient : Quoi ! les uns ont eu toute la peine, et les autres ont recueilli tout le fruit ? Et Jésus-Christ dit que cette parole trouve ici sa juste application : les prophètes ont travaillé, et vous, vous recueillez le fruit de leurs travaux. Il n’a point dit la récompense, car ils n’ont pas accompli gratuitement un si grand travail ; il dit seulement : le fruit.
Daniel s’est vu dans le même cas ; il cite ce proverbe : « C’est aux méchants à faire le mal[83]. David aussi, en répandant des larmes, rappelle le même proverbe[84]. (1Sa. 24,14) Jésus-Christ avait déjà dit auparavant : « Ainsi que celui qui sème soit dans la joie, aussi bien que celui qui moissonne ». Comme il devait dire que l’un sèmerait et l’autre moissonnerait, afin qu’on ne crût pas, comme j’ai dit, que les prophètes seraient privés de leur récompense, il ajoute quelque thèse de tout nouveau et à quoi on ne pouvait pas s’attendre, quelque chose qui n’arrive point dans les choses sensibles, irais qui distingue les choses spirituelles. Car s’il arrive dans les choses sensibles que l’un sème et que l’autre moissonne, le semeur et le moissonneur ne sont pas ensemble dans la joie ; mais l’un est dans la tristesse d’avoir travaillé pour l’autre, et celui-ci est seul dans la joie. Or, ici il n’en est pas de même : ceux qui ne moissonnent pas ce qu’ils ont semé sont dans la joie comme ceux qui moissonnent ; d’où il est visible qu’ils participent tous à la récompense. « Je vous ai envoyé moissonner ce qui n’est pas venu par votre travail : d’autres ont travaillé, et vous êtes entrés dans leurs travaux (38) ». Par ces paroles Jésus-Christ les excite et les encourage davantage. S’il paraissait dur et pénible de parcourir toute la terre et de prêcher, il fait voir au contraire que cela leur serait facile. En effet, ce qui était laborieux et causait de grandes sueurs, c’était d’ensemencer et d’amener à la connaissance de Dieu une âme qui n’en avait nulle idée.
Mais à quelle fin Jésus-Christ dit-il ceci ? Afin que, quand il les enverrait prêcher, ils ne se troublassent et ne se décourageassent point, comme s’ils étaient envoyés à une œuvre laborieuse et bien difficile. La fonction des prophètes était effectivement pénible, leur dit-il ; et les faits confirment ce que je dis, que votre tâche, à vous, est facile. Ainsi que dans la moisson il est facile d’amasser des fruits, et qu’en peu de temps on remplit l’aire de gerbes, sans attendre la saison, ni l’hiver, ni le printemps, ni les pluies ; c’est la même chose ici : les faits l’attestent assez haut. Pendant que Jésus-Christ discourait ainsi avec ses disciples, les Samaritains sortirent de leur ville et arrivèrent ; et le fruit fut amassé sur-le-champ, Voilà pourquoi il disait : « Levez vos yeux et considérez les campagnes qui sont déjà blanches ». Le Sauveur dit ces choses, et l’effet suit aussitôt, la parole. « Il y eut beaucoup de Samaritains de cette ville-là qui crurent en lui sur le rapport de cette femme, qui les assurait qu’il lui avait dit tout ce qu’elle avait jamais fait (39) ». Car ils voyaient bien que ce n’était ni par faveur, ni par complaisance, qu’elle avait loué Jésus, puisqu’il l’avait reprise de ses péchés et qu’elle n’aurait pas découvert ainsi à tout le monde la honte de sa vie pour faire plaisir à quelqu’un.
3. Suivons donc l’exemple de la Samaritaine, et que la crainte des hommes ne nous empêche pas de confesser publiquement nos péchés ; mais craignons Dieu comme il est juste de le craindre : Dieu qui à présent voit nos œuvres, Dieu qui punira un jour ceux qui maintenant ne font pas pénitence. Mais, hélas ! nous faisons tout le contraire : nous ne craignons pas celui qui nous doit juger ; et ceux dont nous n’avons rien à craindre, qui ne nous peuvent faire, aucun mal, nous les redoutons, nous ne craignons rien tant que d’être flétris par eux. Voilà pourquoi nous serons punis en cela même en quoi nous craignons de l’être[85] : car celui qui ne prend garde qu’à n’être point déshonora devant les hommes, et qui ne rougit point de commettre le mal devant Dieu, s’il ne fait pénitence, sera diffamé au jour du jugement, non devant une ou deux personnes, mais aux yeux de tout le monde entier. En effet, que là il se doive trouver une grande assemblée, pour voir vos bonnes et vos mauvaises œuvres, c’est ce que vous apprend la parabole des brebis et des boucs. (Mt. 25,34) Saint Paul vous en avertit aussi : « Car nous devons tous », dit-il, « comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ ; afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises actions qu’il aura faites pendant qu’il était revêtu de son corps ». (2Cor. 5,40) Et encore : « Il découvrira les plus secrètes pensées du cœur ». (1Cor. 4,5)
Vous avez commis un péché, ou vous avez eu la pensée de le commettre, cela, à l’insu des hommes ? mais ce ne sera point à l’insu de Dieu : et cependant vous n’en êtes nullement en peine, et vous ne craignez que les yeux des hommes. Pensez donc que, dans ce jour, il ne vous sera pas possible de vous cacher aux hommes, et qu’alors tout sera exposé à nos yeux comme dans un tableau, afin que chacun prononce la sentence contre soi-même. C’est là de quoi l’exemple du riche ne nous permet pas de douter. Il vit debout devant ses yeux le pauvre qu’il avait méprisé, je veux dire Lazare, et celui qu’il avait rejeté avec horreur : maintenant il le prie de soulager sa soif d’une goutte d’eau sur le bout de son doigt. (Lc. 16,49) Je vous en conjure donc, mes frères, encore que personne ne voie ce que nous faisons, que chacun de vous entre dans sa conscience, qu’il prenne la raison pour juge, et qu’à ce tribunal il fasse comparaître ses péchés. Et s’il ne veut pas qu’ils soient divulgués au jour terrible du jugement, qu’il y applique les remèdes de la pénitence et qu’il guérisse ses plaies. Car chacun peut, quoique chargé de mille plaies, chacun peut s’en aller guéri. « Si vous pardonnez », dit Jésus-Christ, « vos fautes vous seront pardonnées ; mais si vous ne pardonnez point, elles ne vous seront point pardonnées ». (Mt. 6,14-15) En effet, comme les péchés noyés dans le baptême ne reparaissent plus, ainsi les autres seront effacés, si nous faisons pénitence.
Or, la pénitence consiste à ne plus commettre les mêmes péchés. « Car celui qui y retourne est semblable à un chien qui retourne à ce qu’il avait vomi » (2Pi. 11, 21-22), et à celui aussi qui, comme dit le proverbe, bat le feu[86], et qui tire de l’eau dans un vase percé[87]. Il faut donc s’abstenir du vice, et de fait et de cœur, et appliquer à chaque péché le remède qui lui est contraire. Par exemple : avez-vous ravi le bien d’autrui ? avez-vous été avare ? abstenez-vous de voler, et appliquez à votre plaie le remède de l’aumône. Vous avez commis le péché de fornication ? cessez de le commettre et appliquez à cette plaie la chasteté. Vous avez terni la réputation de votre frère par votre langue ? cessez de médire et appliquez le remède de la charité. Faisons ainsi la revue de chacun de nos péchés en particulier, et n’en passons aucun ; car le temps de rendre compte est proche, certainement il est proche : c’est pourquoi saint Paul disait. « Le Seigneur est proche : Ne vous inquiétez de rien ». (Phil. 4,5-6) Mais à nous, au contraire, peut-être faut-il nous dire : le Seigneur est proche, soyez dans l’inquiétude. Ces fidèles avaient de la joie d’entendre ces paroles : « Ne vous inquiétez de rien », eux qui passaient leur vie dans les calamités, dans les travaux, dans les combats. Mais à ceux qui, vivant dans les rapines et dans les voluptés, ont un terrible compte à rendre, ce n’est point cela qu’il leur faut dire, mais : le Seigneur est proche, inquiétez-vous !
Et certes la consommation du siècle n’est point éloignée, déjà le monde se hâte vers sa fin. Les guerres, la misère, les tremblements de terre, le refroidissement de la charité, la prédisent et l’annoncent. Comme le corps qui expire et qui est près de mourir est accablé de mille douleurs ; comme aussi d’une maison qui va s’écrouler se détachent du toit et des murailles bien des morceaux qui tombent à terre, de même la fin du monde est proche, et voilà pourquoi toutes sortes de maux l’attaquent de toutes parts. Si alors le Seigneur était proche, il l’est bien plus à présent ; si plus de quatre cents ans se sont écoutés depuis que saint Paul à dit : le Seigneur est proche ; s’il appelait son époque l’accomplissement des temps, à plus forte raison, du temps présent, doit-on dire qu’il est la fin du monde. Mais peut-être c’est pour cela que quelques-uns ne le croient pas. Eh ! n’est-ce pas, au contraire, une nouvelle raison de le croire ? D’où le savez vous, ô homme, que la fin n’est pas proche, que cette prédiction de saint Paul est encore loin de son accomplissement ? Comme ce n’est pas le dernier jour que nous disons être la fin de l’année, mais aussi le dernier mois, quoiqu’il soit de trente jours ; de même, quand il s’agit d’un si grand nombre d’années, un espace de quatre cents années peut être appelé la fin. Quoi qu’il en soit, dès lors l’apôtre a prédit la fin du monde.
Modérons-nous donc, changeons de vie, complaisons-nous dans la crainte de Dieu. Car dans le temps même où nous aurons le plus de confiance, lorsque nous y penserons le moins et que nous ne nous y attendrons pas, c’est alors que tout à coup le Seigneur arrivera. Voilà de quoi Jésus-Christ nous avertit, en disant : « Il arrivera, à la consommation de ce siècle, ce qui arriva au temps de Noé et au temps de Loth ». (Mt. 24,37) Saint Paul nous le prédit de même : « Lorsqu’ils diront » : Nous voici en « paix » et en « sûreté, ils se trouveront surpris tout d’un coup d’une ruine imprévue, comme l’est une femme grosse des douleurs de l’enfantement ». (1Thes. 5,3) Qu’est-ce que cela veut dire, des douleurs d’une femme grosse ? Souvent les femmes grosses, au moment où elles jouent, dînent, sont au bain, se promènent sur la place publique, né pensent à rien moins qu’à ce qui va leur arriver, se trouvent subitement attaquées des douleurs de l’enfantement : puis donc que nous sommes également menacés d’être surpris, tenons-nous toujours prêts. On ne nous dira pas toujours ces choses, nous n’aurons pas toujours la même faculté, « Qui est celui », dit l’Écriture, « qui vous louera dans l’enfer ? » (Ps. 6,5) Faisons donc pénitence en ce monde, afin que Dieu ait, pitié de nous au jour futur, et que nous obtenions le pardon entier de nos péchés. Je le demande pour nous tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXV.[modifier]


LES SAMARITAINS ÉTANT DONC VENUS LE TROUVER, LE PRIÈRENT DE DEMEURER CHEZ EUX, ET IL Y DEMEURA DEUX JOURS. – ET IL Y EN EUT BEAUCOUP, PLUS QUI CRURENT EN LUI, POUR L’AVOIR ENTENDU PARLER. – DE SORTE QU’ILS DISAIENT A CETTE FEMME : CE N’EST PLUS SUR CE QUE VOUS NOUS EN AVEZ DIT QUE NOUS CROYONS EN LUI, CAR NOUS L’AVONS OUÏ NOUS-MÊMES, ET NOUS SAVONS QU’IL EST VRAIMENT LE CHRIST, SAUVEUR DU MONDE. – DEUX JOURS APRÈS IL SORTIT DE CE LIEU, ET S’EN ALLA EN GALILÉE. (VERS. 40, 41, 42, 43, JUSQU’AU VERS. 53)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Plus docile à la grâce que les Juifs, les Samaritains confessent, après avoir seulement vu et entendu Jésus-Christ, qu’il est le sauveur du monde.
  • 2. Guérison du fils d’un officier de la cour d’Hérode.
  • 3. Ne point demander à Dieu des miracles, ou des gages de sa puissance. – Louer et aimer Dieu dans l’une et l’autre fortune : dans la joie et dans les afflictions ; dans la santé et dans la maladie : et souffrir tout pour son amour.


1. Il n’est rien de pire que l’envie et la jalousie. Rien n’est plus dangereux que la vaine gloire : elle corrompt le plus souvent tout le bien que l’on fait. Les Juifs en sont un exemple. Avec de plus grandes connaissances que les Samaritains, grâce aux prophètes qui les avaient élevés, ils leur furent néanmoins inférieurs. Les Samaritains crurent au témoignage d’une femme, et sans avoir vu de miracles ils sortirent de leur ville pour venir, prier Jésus-Christ de demeurer chez eux ; mais les Juifs, même après avoir vu des prodiges et des miracles, bien loin de l’engager à demeurer avec eux, le chassèrent et n’omirent rien pour l’éloigner tout à fait de leur pays ; eux, pour qui il était venu, ils le repoussèrent, tandis que d’autres le sollicitaient de demeurer chez eux. Jésus-Christ ne devait-il donc pas aller chez ceux qui l’en priaient, et se donner à ceux qui brûlaient de le posséder ? Devait-il s’obstiner à ce point à rester parmi des ennemis, parmi des traîtres ? cela n’aurait pas été digne de sa providence. Voilà pourquoi il se rendit à la prière des Samaritains et demeura deux jours chez eux lis auraient bien voulu le retenir et le garder dans leur ville ; l’évangéliste l’insinue par ces paroles : « Ils le prièrent de demeurer chez eux » ; mais il ne le voulut pas, il y demeura seulement deux jours, et dans ce peu de temps un grand nombre crurent en lui ; cependant il n’y avait point d’apparence qu’ils crussent en lui, soit parce qu’ils n’avaient vu aucun miracle, soit à cause de la haine qu’ils portaient aux Juifs. Mais néanmoins, jugeant avec impartialité ses paroles, ils conçurent de si grands sentiments de lui, que tous ces obstacles ne purent les étouffer, et ils l’admirèrent à l’envi : « De sorte qu’ils disaient à cette femme : Ce n’est plus sur ce que vous nous avez dit que nous croyons en lui, car nous l’avons ouï nous-mêmes et nous savons qu’il est vraiment le Christ, sauveur du monde ». Les disciples surpassèrent leur maîtresse ; ils auraient pu, avec justice, accuser les Juifs, eux qui avaient cru en Jésus-Christ et qui l’avaient reçu. Ceux-là pour qui il avait entrepris l’œuvre du salut lui jetèrent souvent des pierres, mais ceux-ci, lorsqu’il n’allait point chez eux, l’engagèrent à y venir ; ceux-là, après avoir vu des miracles, persistent dans leur obstination et dans leur incrédulité ; mais ceux-ci, sans en avoir vu, font paraître une grande foi, et même ils se glorifient d’avoir cru en Jésus sans le secours des miracles ; mais ceux-là ne cessent point de le tenter et de lui demander des miracles. Ainsi, toujours il est nécessaire qu’une âme soit bien disposée ; la vérité venant alors à se présenter, entrera facilement en elle et s’en rendra la maîtresse. Que si elle ne se rend pas la maîtresse, cela ne vient point de la faiblesse de la vérité, mais de l’endurcissement de l’âme. En effet, le soleil éclaire facilement les yeux qui sont purs et nets, mais s’il ne les éclaire pas, c’est la maladie des yeux, ce n’est point la faiblesse du soleil qui en est cause.
Écoutez donc ce que disent les Samaritains « Nous savons qu’il est vraiment le CHRIST, Sauveur du monde ». Remarquez-vous en combien peu de temps ils ont connu qu’il attirerait à soi tout le monde, qu’il était venu pour opérer le salut de tous les hommes, que sa providence ne devait point se renfermer et se borner aux Juifs seulement, et que sa parole se ferait entendre et se répandrait partout ? Mais les Juifs, bien différents d’eux, « s’efforçant d’établir leur propre justice, ne se sont point soumis à Dieu, pour recevoir cette justice qui vient de lui ». (Rom. 10,3) Les Samaritains, au contraire, confessent que tous les hommes sont coupables, et publient hautement cet oracle de l’Apôtre : « Tous ont péché et ont « besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés « gratuitement par sa grâce ». (Rom. 3,23-24) Car en disant qu’il est le Sauveur du monde, ils font voir que le monde était perdu ; ils montrent en même temps la puissance d’un tel Sauveur. Plusieurs sont venus pour sauver les hommes, des prophètes, des anges : mais celui-ci est le vrai Sauveur, qui donne le salut véritablement et réellement, et non pas seulement pour un temps limité. Voilà un témoignage évident de la sincérité et de la pureté de leur foi.
En effet, les Samaritains sont doublement admirables : ils le sont et pour avoir cru, et pour avoir cru sans voir de miracles ; aussi ce sont eux que Jésus-Christ déclare heureux, eu disant : « Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru » (Jn. 20,29) : ils sont encore admirables pour avoir cru sincèrement, puisqu’ayant ouï une femme dire, avec quelque sorte de doute : « Ne serait-ce point le CHRIST ? Ils ne dirent pas : Nous doutons aussi, nous en jugeons de même ; mais : « Nous savons », non seulement cela, mais encore « qu’il est vraiment le Sauveur du monde ». Ils ne le regardaient plus comme un homme ordinaire, mais ils le reconnaissaient pour le vrai Sauveur. Cependant, qui avaient-ils vu qu’il eût sauvé ? ils n’avaient entendu que des paroles, et toutefois ils parlent, comme ils auraient pu le faire, s’ils avaient vu beaucoup de miracles et des plus grands. Et pourquoi les évangélistes ne rapportent-ils pas ce que Jésus-Christ a dit, et ne font-ils pas mention de ces discours admirables ? C’est afin que vous sachiez que, parmi les grandes choses qu’il a dites et qu’il a faites, ils en passent beaucoup sous silence ; mais néanmoins, en rapportant l’issue, ils indiquent suffisamment tout le reste. En effet, Jésus-Christ a converti par sa parole tout le peuple et toute la ville. C’est quand les auditeurs n’ont été ni dociles, ni soumis, qu’ils sont dans la nécessité de rapporter ce qu’a dit Jésus-Christ, de peur qu’on ne rejette sur le prédicateur ce qui n’est imputable qu’à l’aveuglement des auditeurs. « Deux jours après, il sortit de ce lieu, et s’en alla en Galilée. Car Jésus témoigna lui-même qu’un prophète n’est point honoré dans son pays (44) ». Pourquoi l’évangéliste ajoute-t-il cela ? Parce qu’il ne fut pas à Capharnaüm, mais en Galilée, et de là à Cana. Et afin que vous ne demandiez pas pourquoi il ne demeura pas chez les siens, mais chez les Samaritains, il vous en donne la raison, en disant que c’est parce qu’ils ne l’écoutaient point : il n’y alla donc pas, pour ne les pas rendre plus coupables, et dignes d’un jugement plus rigoureux.
2. Au reste, par sa patrie, je crois que l’évangéliste entend ici Capharnaüm : Jésus-Christ nous apprend lui-même qu’il n’y a point été honoré ; écoutez ce qu’il dit : « Et toi, Capharnaüm, qui as été élevée jusqu’au ciel, tu seras précipitée jusque dans le fond des enfers ». (Lc. 10,15) Il l’appelle sa patrie dans le langage de l’incarnation, comme y résidant habituellement. Quoi donc ! direz-vous, ne voyons-nous pas bien des personnes fort estimées et honorées de leurs compatriotes ? D’abord, de ces exceptions, il n’y a rien à conclure. De plus, si quelques-uns se sont fait une réputation dans leur patrie, ils en avaient une bien plus grande au-dehors : l’habitude de vivre ensemble engendre souvent le mépris.
« Étant donc revenu en Galilée, les Galiléens le reçurent » avec joie, « ayant vu tout ce qu’il avait fait à Jérusalem au jour de la fête, à laquelle ils avaient été aussi (45) ». Ne remarquez-vous pas que ceux dont on parlait mal sont ceux-là mêmes qui accoururent à lui plus promptement ? Qu’on en parlât mal, ce que rapporte l’évangéliste ne nous permet pas d’en douter : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jn. 1,46) Et d’autres : « Lisez avec soin les Écritures, et apprenez qu’il ne sort point de prophète de Galilée ». (Jn. 7,52) Les Juifs tenaient ce langage pour insulter Jésus-Christ, car plusieurs le croyaient de Nazareth. Ils lui faisaient encore ce reproche, comme s’il eût été samaritain : « Vous êtes un samaritain, et vous êtes possédé du démon » (Jn. 8,48) : Mais voilà, dit l’Écriture, que les Samaritains et les Galiléens croient, pour la honte des Juifs : et même les Samaritains se montrent meilleurs que les Galiléens. En effet, ils ont reçu Jésus-Christ sur le seul témoignage d’une femme, mais les Galiléens n’ont cru en lui qu’après avoir vu les miracles qu’il avait faits.
« Jésus vient donc de nouveau à Cana en Galilée, où il avait changé l’eau en vin (46) ». L’évangéliste rapporte ici le miracle à la louange des Samaritains. Les Galiléens crurent en Jésus-Christ, mais après avoir vu les miracles qu’il avait opérés et à Jérusalem et chez eux ; les Samaritains, au contraire, le reçurent pour sa doctrine seulement. Saint Jean rapporte que Jésus vint en Galilée pour mortifier la jalousie des Juifs ; mais pourquoi alla-t-il à Cana ? Il y fut la première fois parce qu’il était invité aux noces ; mais, maintenant pourquoi y va-t-il ? Pour moi, il me semble véritablement qu’il y fut pour confirmer, par sa présence, la foi au miracle qu’il y avait opéré, et aussi pour s’attacher plus sûrement ces hommes, en allant chez eux de son propre mouvement, sans qu’ils l’en eussent prié, et en quittant même sa patrie pour leur donner la préférence sur les siens.
« Or, il y avait un seigneur de la cour dont le fils était malade à Capharnaüm, lequel ayant appris que Jésus venait de Judée, en Galilée, l’alla trouver, et le pria de vouloir venir chez lui, pour guérir son fils (47) » ainsi qualifié seigneur de la cour[88], ou comme étant de la race royale, ou comme exerçant quelque dignité. Quelques-uns croient que c’est le même que celui dont parle saint Matthieu, mais on prouve visiblement que c’est un autre, et par sa dignité et par sa foi ; celui-là, quoique Jésus-Christ voulût bien aller chez lui, le prie de ne pas se donner cette peine ; celui-ci, au contraire, le presse de venir dans sa maison, quoiqu’il ne s’y offre pas ; l’un dit « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison » (Mt. 8,8), l’autre fait de grandes instances : « Venez », dit-il, « avant que mon fils meure (29) ». Celui-là, descendant de la montagne, vint à Capharnaüm ; celui-ci fut au-devant de lui, de Samarie, comme il allait non à Capharnaüm, mais à Cana. Le serviteur de celui-là était attaqué d’une paralysie, le fils de celui-ci d’une fièvre. « Et il le pria de vouloir venir chez lui pour guérir son fils qui allait mourir:». Que lui répondit Jésus-Christ ? « Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez point (48) ». Toutefois, que cet officier vînt le trouver et le priât, c’était une marque de sa foi, de quoi l’évangéliste lui, rend témoignage, en rapportant ensuite que Jésus lui ayant dit : « Allez, votre fils se porte bien, il crut a la parole que Jésus lui avait dite, et s’en alla (50) ».
Que prétend donc ici l’évangéliste ? ou nous faire admirer avec lui les Samaritains pour avoir cru sans voir de miracles, ou pour censurer en passant la ville de Capharnaüm, qu’on regardait comme la patrie de Jésus. Car un autre qui dit, dans saint Luc[89] : « Seigneur, je crois, aidez-moi dans mon incrédulité » (Mc. 9,23), s’est servi des mêmes paroles. Au reste, cet officier a cru, mais sa foi n’était point pleine et entière ; il le fait voir en s’enquérant de l’heure où la fièvre avait quitté son fils. Car il voulait savoir si la fièvre l’avait quitté d’elle-même, ou si c’était par le commandement de Jésus-Christ. « Et comme il reconnut que c’était la veille à la septième heure » du jour, « il crut en lui, et toute sa famille (53) ». Ne voyez-vous pas qu’il crut, non sur ce qu’avait dit Jésus-Christ, mais sur le témoignage de ses serviteurs ? Aussi le Sauveur lui fait un reproche sur l’esprit dans lequel il était venu le trouver, et par là il l’excitait davantage à croire en lui. En effet, avant le miracle, il ne croyait qu’imparfaitement. Que si cet officier est venu trouver Jésus et le prier, il n’est rien en cela de merveilleux ; les pères, dans leur tendresse pour leurs enfants, s’ils en ont un de malade, courent précipitamment aux médecins, et non seulement à ceux en qui ils ont une entière confiance, mais aussi à ceux mêmes sur qui ils ne comptent pas entièrement, tant ils craignent de rien négliger. Et toutefois, celui-ci n’est venu trouver Jésus que par occasion, lorsqu’il allait en Galilée ; s’il eût pleinement cru en lui, son fils étant à la dernière extrémité et prêt à mourir, il n’aurait pas manqué de l’aller chercher jusque dans la Judée. Que s’il craignait, c’est aussi en quoi on ne peut l’excuser.
Remarquez, je vous prie, mes frères, que ses paroles mêmes montrent sa faiblesse et son peu de foi. Car il est constant qu’il aurait dû avoir une plus grande opinion de Jésus-Christ, sinon avant, du moins après qu’il eut fait connaître les bas sentiments qu’il avait de lui, et qu’il en eut été repris. Cependant écoutez-le parler, vous verrez combien il rampe encore à terre : « Venez », dit-il, « venez avant que mon, fils meure (49) » comme si Jésus-Christ n’aurait pas pu ressusciter son fils s’il était mort, comme s’il ne savait pas l’état où il était. Voilà pourquoi il le reprend et parle à sa conscience un langage sévère, lui faisant connaître que les miracles se font principalement pour le salut de l’âme. Ainsi il guérit également et le père qui est malade d’esprit, et le fils qui est malade de corps, pour nous apprendre qu’il ne faut pas tant s’attacher à lui à cause des miracles, que pour la doctrine. Le Seigneur opère les miracles, non pour les fidèles, mais pour les infidèles et les hommes les plus grossiers.
3. Dans sa tristesse et dans sa douleur, cet officier ne faisait pas beaucoup d’attention aux paroles de Jésus-Christ, il n’écoutait guère que celles qui tendaient à la guérison de son fils ; mais dans la suite il devait se les rappeler et en faire un grand profit : c’est ce qui arriva. Mais pourquoi Jésus-Christ, sans en être prié, offre-t-il d’aller chez le centenier, et ne fait-il pas la même offre à celui qui le presse et le sollicite vivement ? C’est que la foi du centurion étant parfaite, voilà pourquoi Jésus-Christ offre d’aller chez lui, afin de nous faire connaître la vertu de cet homme ; mais l’officier n’avait encore qu’une foi imparfaite. Comme donc il le pressait instamment en lui disant : « Venez », faisant voir par là qu’il ne savait point encore que Jésus pouvait guérir son fils, quoique absent et éloigné, Jésus lui montre qu’il le peut, afin que la connaissance qu’avait le centurion par lui-même, cet officier l’acquît, voyant que Jésus avait guéri son fils sans aller chez lui. Ainsi quand il dit : « Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez point », c’est comme s’il disait : Vous n’avez point encore une foi digne de moi, et vous me regardez encore comme un prophète. Jésus-Christ donc, pour manifester ce qu’il est et montrer qu’il faut croire en lui, même indépendamment des miracles, s’est servi des mêmes paroles par lesquelles il s’est fait connaître à Philippe : « Ne croyez-vous pas que je suis dans mon a Père et que mon Père est en moi ? (Jn. 14,10) Quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes œuvres ». (Jn. 10,38)
« Et comme il était en chemin, ses serviteurs vinrent au-devant de lui, et lui dirent : a Votre fils se porte bien (51).
« Et s’étant enquis de l’heure qu’il s’était a trouvé mieux, ils lui répondirent : Hier, environ la septième heure » du jour « la fièvre le quitta (52).
« Son père reconnut que c’était à cette heure-là que Jésus lui avait dit : Votre fils se porte bien ; et il crut, lui et toute sa famille (53) ».
Ne le remarquez-vous pas, mes très-chers frères, que le bruit de ce miracle se répandit aussitôt ? En effet, cet enfant ne fut pas délivré d’une manière ordinaire du péril où il était, mais sa guérison eut lieu sur-le-champ ; d’où il est visible qu’elle n’était point naturelle, et que c’est Jésus-Christ qui l’avait opérée par sa vertu et par sa puissance. Déjà il était arrivé aux portes de la mort, comme le déclarent ces paroles du père : « Venez avant que mon fils meure », lorsque tout à coup il en fut arraché ; voilà aussi ce qui étonna les serviteurs. Peut-être même accoururent-ils non seulement pour apporter cette bonne nouvelle, mais encore parce qu’ils regardaient comme inutile que Jésus-Christ vînt : ils savaient effectivement que leur maître devait être arrivé ; voilà pourquoi ils furent à sa rencontre par le même chemin. Au reste, cet officier cessant de craindre, ouvre son cœur à la foi, pour montrer que c’est son voyage qui lui a procuré le miracle de la guérison de son fils ; il déploie toute sa diligence de peur qu’on ne croie qu’il l’ait fait inutilement ; et c’est aussi pour cela qu’il s’informe exactement de tout : « Et il crut, lui et toute sa famille ». Ce témoignage était exempt de tout doute et de tout soupçon. En effet, ses serviteurs, qui n’avaient point été présents au miracle, qui n’avaient point entendu Jésus-Christ, ni su l’heure, ayant appris de leur maître que c’était à cette même heure que lui avait été accordée la guérison de son fils, eurent une preuve très-certaine et très-évidente de la puissance de Jésus-Christ, et voilà pourquoi ils crurent aussi eux-mêmes.
Quel enseignement, mes frères, tirerons-nous de là ? Que nous, ne devons point attendre des miracles, ni demander au Seigneur des gages de sa divine puissance. Je vois des gens qui font paraître un plus grand amour de Dieu lorsque leurs fils ou leurs femmes ont reçu quelque soulagement dans leur maladie ; mais quand bien même nos vœux et nos désirs ne sont point exaucés, il est juste de persévérer toujours dans la prière, de ne pas cesser de chanter des cantiques d’actions de grâces et de louanges. C’est là le devoir des serviteurs fidèles ; c’est là ce que doivent au Seigneur ceux qui l’aiment et le chérissent comme il faut ; ils doivent, dans la prospérité et dans l’adversité, dans la paix et dans la guerre, toujours également accourir et s’attacher à lui ! Rien, en effet, n’arrive que par l’ordre de sa divine providence : « Car le Seigneur châtie celui qu’il aime, et il frappe de verges tous ceux qu’il reçoit au nombre de ses enfants ». (Héb. 12,6) Celui qui ne le sert et qui ne l’honore que lorsqu’il vit dans la paix et dans la tranquillité, ne donne pas des marques d’un fort grand amour, et ne montre pas qu’il aime purement et sincèrement Jésus-Christ ; mais pourquoi parler de la santé, des richesses, de la pauvreté, de la maladie ? Quand même vous seriez menacés du feu, des plus cruels et des plus horribles tourments, vous ne devriez pas pour cela cesser un instant de chanter les louanges du Seigneur ; mais il vous faudrait tout souffrir pour son amour : tel doit être le fidèle serviteur, telle est une âme ferme et constante. Avec ces dispositions, vous supporterez facilement, mes chers frères, les afflictions et les calamités de la vie présente, vous acquerrez les biens futurs, et vous vous présenterez avec beaucoup de confiance devant le trône de Dieu. Veuille le ciel nous la départir à tous, cette confiance, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXVI.[modifier]


CE FUT LA LE SECOND MIRACLE QUE JÉSUS FIT, ÉTANT REVENU DE JUDÉE EN GALILÉE. (VERS. 54, JUSQU’AU VERS. 5 DU CHAP. V)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La piscine des brebis, figure du baptême.
  • 2. Le paralytique de trente-huit ans, beau modèle de patience. – Persévérer dans la prière : – Qualités de la prière. – Pour quoi la vie de l’homme, est pénible et laborieuse. – Pourquoi la loi. – Le travail est nécessaire : l’homme ne peut soutenir la, vie oisive. – Pourquoi le plaisir accompagne le vice, et la peine la vertu. – Vrais chastes, qui ? – La chasteté, en quoi elle consiste. – Il faut combattre pour remporter la victoire. – Trois genres d’eunuques, Jésus-Christ n’en récompense qu’un. – Artisans du vice, qui ? – On ne fait pas le bien sans peine, pourquoi. – Peines mêlées dans la vertu. – On admire plus ceux qui sont bons par leur volonté que ceux qui le sont par tempérament. – Point de travail, point de modération. – Nager dans les délices, rien de plus méprisable. – Agir ou travailler, la différence. – Dieu ne cesse point d’agir. – Le plaisir que procure le vice est court ; la joie que donne la vertu est éternelle. – Nulle volupté dans ce monde : la vraie volupté est dans le ciel.


1. Comme tout homme expert dans l’art d’extraire l’or des mines qui le renferment ne néglige pas la moindre veine, sachant bien qu’il en peut tirer de grandes richesses, de même, dans les divines Écritures, vous ne sauriez, sans grand dommage, passer un seul « iota » ni un seul point ; il faut tout observer, tout examiner : car c’est le Saint-Esprit qui en a dicté toutes les paroles, et elles ne contiennent rien d’inutile. Considérez donc ici ce que dit l’évangéliste : « Ce fut là le second miracle que Jésus fit, étant revenu de Judée en Galilée ». Ce mot de « second », il ne l’a point ajouté sans sujet ; mais il le met là pour célébrer encore la conversion que l’admiration avait opérée chez les Samaritains ; faisant voir que lés Galiléens, même après un second miracle, n’ont point atteint à cette sublime élévation, à laquelle sont arrivés les Samaritains, sans avoir vu aucun miracle.
« Après cela, la fête des Juifs étant arrivée, « Jésus s’en alla à Jérusalem (Chap. 5,1) ».
« Après cela, c’était la fête des Juifs ». Quelle fête ? La Pentecôte, comme il me semble. Et « Jésus s’en alla à Jérusalem ». Souvent Jésus-Christ allaita Jérusalem passer les jours de grandes solennités, et afin que les Juifs l’y vissent célébrer leurs fêtes avec eux, et pour attirer à lui le petit peuple qui est simple. Car à ces fêtes accouraient principalement ceux qui sont les plus simples de cœur et d’esprit.
« Or il y avait à Jérusalem la piscine des brebis, qui s’appelle en hébreu Bethsaïda, qui a cinq galeries (2), dans lesquelles étaient couchés un grand nombre de malades, d’aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres desséchés, qui tous attendaient que l’eau fût remuée (3) ».
Quelle était cette manière de guérir les malades ? Quel mystère nous propose-t-on ? Ce n’est pas sans sujet que ces choses sont écrites. Dans cette figure, dans cette image, l’Écriture peint en quelque sorte et expose à nos yeux ce qui doit arriver, afin que nous y soyons préparés, et que quand il arrivera quelque chose d’étonnant, à quoi l’on ne s’attendait point, la foi de ceux qui le verront n’en soit nullement ébranlée, mais demeure ferme. Qu’est-ce donc qu’elle nous présente, que nous prédit-elle ? Le baptême que nous devions recevoir, ce baptême plein de vertu, qui devait apporter et répandre une abondance de grâces, qui devait laver tous les péchés, et rendre la vie aux morts. Ces grands prodiges sont donc peints et représentés comme sur un tableau, et dans la piscine, et dans plusieurs autres figures. Dieu donna d’abord une eau propre à laver les taches et les souillures, non les véritables, mais seulement celles qu’on regardait comme véritables, à savoir, les souillures qu’on contractait par les funérailles, par la lèpre et autres semblables, qu’on peut voir dans l’ancienne loi, et qui étaient purifiées par l’eau.
Mais reprenons notre sujet. Premièrement donc, comme nous l’avons dit, l’eau lavait les taches du corps, et en second lieu, elle guérissait plusieurs maladies différentes. Dieu, pour nous approcher de la grâce du baptême et nous la faire voir de plus près, a voulu que la piscine ne lavât pas seulement alors les taches, mais qu’elle guérît aussi les maladies. En effet, les figures les plus voisines en date de la vérité, ou du temps du baptême, de la passion et des autres mystères, sont plus claires et plus lumineuses que les plus anciennes. Et comme les gardes qui approchent de près la personne du roi, sont plus élevés en dignité que ceux qui en sont plus éloignés, ainsi les figures qui sont venues dans un temps plus proche et plus voisin des choses qu’elles marquaient, sont plus claires et plus brillantes.
« Et l’ange descendant dans cette piscine, en remuait l’eau (4) », et lui communiquait 1a vertu de guérir les malades ; afin que les Juifs apprissent qu’à plus forte raison le Seigneur des anges peut guérir toutes les maladies de l’âme. Mais comme l’eau de cette piscine n’avait pas en elle-même et par sa nature la vertu de guérir simplement les maladies, car alors elle les aurait toujours et continuellement guéries, mais l’acquérait par l’opération de fange ; de même, en nous l’eau n’opère pas simplement et par sa propre vertu, mais après qu’elle a reçu la grâce du Saint-Esprit, elle lave, elle efface alors tous les péchés.
« Autour de cette piscine étaient couchés un grand nombre de malades, d’aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres « desséchés, qui tous attendaient que l’eau fût remuée (3) ». Alors la maladie était elle-même un obstacle à la guérison du malade, elle empêchait, de se guérir celui qui le voulait mais maintenant chacun a le pouvoir d’approcher et de venir à la piscine. Ce n’est point un ange qui en remue l’eau ; c’est le Seigneur des anges qui opère tout qui fait tout. Et nous ne pouvons pas dire : « Pendant le temps que je mets à y aller, un autre descend avant moi (7) ». Quand même tout le monde entier y viendrait, la grâce ne s’épuise point, ni sa vertu ; elle demeure toujours la même. Et : de même que les rayons du soleil éclairent tous les jours le monde sans s’épuiser, et ne perdent rien de leur lumière pour se répandre en plusieurs endroits de la terre ; ainsi, à plus forte raison, la grâce du Saint-Esprit ne diminue point par la multitude de ceux qui la reçoivent. Or Dieu a opéré ce prodige afin que ceux qui apprendraient que l’eau a le pouvoir de guérir les maladies du corps, et qui en auraient eux-mêmes fait l’épreuve depuis longtemps, eussent plus de facilité à croire que les maladies de l’âme pouvaient aussi se guérir.
Mais pourquoi donc Jésus-Christ, laissant tous les autres malades, s’approcha-t-il de celui qui l’était depuis trente-huit ans ? Pourquoi lui fait-il cette question : « Voulez-vous être guéri (5, 6) ? » Ce n’était pas pour l’apprendre qu’il lui fit cette demande, elle aurait été inutile ; mais c’était pour faire connaître la persévérance de cet homme, et pour nous montrer que c’était là la raison pour laquelle, préférablement aux autres, il était venu à celui-là. Que dit donc le malade ? « Il lui répondit : Seigneur, je n’ai personne pour me jeter dans la piscine après que l’eau a été troublée : et pendant le temps que je mets, à y aller, un autre y descend avant moi (7) ». Jésus l’interrogea donc, et lui dit : « Voulez-vous être guéri ? » Afin que nous apprissions ces circonstances. Et il ne lui dit pas : Voulez-vous que je vous guérisse ? parce qu’on n’avait pas encore de lui une si grande opinion, mais : « Voulez-vous être guéri ? » Certes, elle est tout à fait admirable la persévérance de ce paralytique : depuis trente-huit ans, espérant chaque année d’être délivré de sa maladie, il demeura dans ce lieu et n’en sortit point. Mais s’il n’eût été très-patient, quand même des années d’attente ne l’auraient point lassé, la perspective d’une attente nouvelle ne l’aurait-elle pas rebuté ? Pensez avec quel soin veillaient les autres malades ; car on ne savait pas le temps où l’eau serait troublée. Les boiteux et les estropiés pouvaient observer le moment ; quant aux aveugles, ils en étaient peut-être informés par l’agitation générale.
2. Rougissons donc, mes très-chers frères, rougissons et répandons des larmes sur notre prodigieuse lâcheté. Cet homme a persévéré pendant trente-huit ans, sans obtenir la guérison qu’il désirait, il ne l’obtenait point, et toutefois il ne renonçait point, et s’il n’obtenait point cette grâce, ce n’était point faute de soin ou de bonne volonté : mais c’est parce que d’autres l’en empêchaient, et usaient de violence à son égard : cependant il ne s’est point découragé. Nous, au contraire, si nous persévérons dix jours à prier pour obtenir quelque grâce, et que nous ne l’obtenions pas, nous nous engourdissons, nous nous décourageons aussitôt, nous n’avons plus ni la même ardeur ni le même zèle. Nous qui passons tant d’années à capter la faveur d’un homme, qui ne craignons point, pour cela, d’aller à la guerre exposer notre vie, de passer nos jours dans l’affliction et dans la misère, de nous appliquer à des œuvres basses ; et serviles, et qui souvent à la fin sommes frustrés de nos belles espérances, nous n’avons ni la force, ni le courage de persévérer auprès de Notre-Seigneur avec tout le zèle et toute l’ardeur que nous devrions avoir ; quoique la récompense promise soit beaucoup plus grande que ne le sont les travaux eux-mêmes ; car « cette espérance », dit l’Écriture, « n’est point trompeuse ». (Rom. 5,5) Et de quel supplice ne nous rendons-nous pas dignes par une telle conduite ? En effet, n’eussions-nous rien à attendre, nulle récompense à recevoir, le bonheur de s’entretenir souvent avec Dieu n’en est-il pas une qui égale, qui surpasse tous les biens imaginables ?
Mais, direz-vous, la prière continuelle n’est-elle pas une chose pénible ? Et quoi ! dans l’exercice de la vertu tout n’est-il pas pénible ? Que la volupté accompagne le vice, et la peine la vertu, voilà, direz-vous encore, qui m’inspire mille doutes. C’est là de quoi, si je ne me trompe, plusieurs recherchent la cause. Quelle en est donc la cause ? En nous créant, Dieu nous a donné une vie exempte d’inquiétudes et de peines : nous avons abusé de ce don, et nous étant privés d’un si grand bien par notre lâcheté, nous avons perdu le paradis. Voilà pourquoi le Seigneur a rendu la vie de l’homme pénible et laborieuse, et on peut dire qu’il se justifie auprès du genre humain de cette manière : Au commencement je vous ai donné les délices, mais vous êtes devenus plus méchants par la bonté que j’ai eue pour vous ; voilà pourquoi je vous ai condamné à vivre dans le travail et dans les sueurs. (Gen. 3,19) Et comme ce travail ne vous empêchait pas de faire le mal, il vous a encore donné la loi, qui contient beaucoup de préceptes, comme on met un frein et des entraves à un cheval fougueux et indomptable qu’on ne peut manier ; car c’est ainsi qu’en usent les écuyers pour retenir et dresser les chevaux. Il nous est donc ordonné de mener une vie laborieuse ; parce que l’oisiveté a coutume de nous corrompre. En effet, notre nature ne peut soutenir une vie oisive, mais aisément elle tombe de l’inaction dans le vice. Supposons qu’un homme tempérant et vertueux n’ait pas besoin de travailler, et que tout lui arrive en dormant, cette vie aisée, à quoi aboutira-t-elle ? ne nous rendra-t-elle pas vains et insolents ?
Mais pourquoi, direz-vous, tant de plaisirs accompagnent-ils le vice, tant de peines et de sueurs suivent-elles la vertu ? Et quel mérite auriez-vous, à quelle récompense auriez-vous droit, si la vertu n’était pas pénible et laborieuse ? Que de gens je pourrais citer, qui naturellement haïssent les femmes et fuient leur commerce comme quelque chose de détestable ! dites, je vous prie, sont-ce là ceux que nous appellerons chastes, ou à qui nous donnerons des louanges et des couronnes ? Non sûrement ; car la chasteté est une continence, une victoire sur la volupté, remportée à la suite d’un combat. À la guerre, là où le combat est le plus animé, là sont aussi les plus glorieux trophées ; mais quand personne ne résiste, c’est tout le contraire. Il est bien des hommes qui sont par nature lâches et indolents : dirons-nous que ces sortes de gens sont doux ? Nullement : c’est pourquoi Jésus-Christ ayant distingué trois sortes d’eunuques, en laisse deux sans couronnes, sans récompenses, et fait entrer l’autre dans son royaume. (Mt. 19,12)
Mais, direz-vous, à quoi le vice est-il bon ? Et moi je dis : Qui en est l’artisan ? En est-il un autre que la paresse, qui part de la volonté ? Mais, direz-vous, il faudrait qu’il n’y eût que des gens de bien. Et qu’est-ce qui lui est propre, à l’homme de bien ? N’est-ce pas de veiller constamment sur soi-même, ou est-ce de dormir et de ronfler dans son lit ? Et pourquoi, direz-vous, n’a-t-il pas ainsi été établi dans la nature, que nous fissions tous le bien sans peine et sans travail ? paroles vraiment dignes des bêtes et de tous ceux qui font leur Dieu de leur ventre. Mais, afin que vous sachiez que ce sont là les discours des lâches et des paresseux, répondez-moi : Supposons ici un roi et un général d’armée, et que, tandis que le roi est à boire, à s’enivrer, à dormir, le général se soit élevé des trophées par un grand travail, à qui attribuerons-nous la victoire ? Qui des deux recevra les éloges de cette belle action, qui en goûtera les fruits ? Ne le remarquez-vous pas, que le cœur s’attache davantage à ce qui a coûté plus de sueurs et, de peines ? Le Seigneur a mêlé des peines à la vertu, à laquelle il veut accoutumer l’âme. C’est pour cette raison que nous admirons la vertu, encore que nous ne la suivions pas ; et le vice, quoique très doux, nous le condamnons.
Que si vous dites : Pourquoi n’admirons-nous pas plutôt ceux qui sont naturellement bons que ceux qui le sont par leur volonté ? Parce qu’il est juste de préférer celui qui travaille à celui qui ne travaille point. Et pourquoi, dites-vous, travaillons-nous maintenant ? C’est que vous n’avez point su résister aux tentations du repos. De plus, si on l’examine de près, on trouvera que la paresse nous perd d’une autre manière, et nous cause bien des peines et du travail. Si vous le voulez, tenons un homme enfermé, nourrissons-le seul, engraissons-le, ne lui permettons pas de se promener, ni de rien faire ; mais faisons-le jouir des plaisirs de la table et du lit ; faisons-le nager dans, les délices sans interruption : y aurait-il une vie plus misérable ? Mais autre chose est d’agir, direz-vous, autre de travailler : et au commencement, sans 'travailler, l’homme pouvait agir. Le pouvait-il ? Sûrement, il le pouvait, et Dieu le voulait ainsi. Mais c’est vous qui avez troublé cet ordre, car. Dieu vous avait établi pour cultiver le paradis, il vous avait donné votre tâche ; mais saris y mêler le travail. Si au commencement l’homme avait travaillé, Dieu ne lui aurait pas, dans la suite, imposé cette peine : l’homme, de même que les anges, peut en même temps et agir et ne point travailler. En effet, que les anges agissent, le prophète vous l’apprend, écoutez-le : « Anges du Seigneur, qui êtes puissants et remplis de force, qui faites ce qu’il vous dit » (Ps. 102,20) : certes, maintenant la diminution des, forces rend l’activité pénible, Mais alors nous étions dans un état bien différent : « Car celui qui est entré dans son repos », dit l’Écriture, « s’est reposé de ses œuvres, comme Dieu s’est reposé après ses ouvrages ». (Héb. 4,4, 10) Par ce repos, l’Écriture n’entend pas l’inaction, mais l’absence de travail. En effet, encore maintenant. Dieu agit, comme dit Jésus-Christ : « Mon Père ne cesse point d’agir jusqu’à présent, et j’agis aussi incessamment ».
C’est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, chassant toute paresse, suivons, embrassons la vertu. Le plaisir que procure le vice est court, mais la douleur qu’il cause est éternelle : au contraire, la joie que donne la vertu est immortelle, et le travail passager. La vertu, avant de distribuer ses couronnes à son disciple, le soulage et le nourrit par l’espérance : le vice, au contraire, avant même la condamnation au supplice, tourmente son sectateur, bourrelle sa conscience de remords, de craintes, de mille inquiétudes. Or, ces peines ne sont-elles pas pires que tous les travaux et toutes les sueurs ensemble ? Et quand même on pourrait s’en délivrer et ne sentir que la volupté seule, est-il rien de plus vil et de plus méprisable que cette volupté ? Elle paraît et disparaît aussitôt ; elle se flétrit ; avant qu’on la tienne, elle s’enfuit : vantez, exaltez tant qu’il vous plaira la volupté du corps, la volupté de la table, la volupté des richesses, chaque jour, à chaque instant elle s’use et se perd. Et comme à toutes ces choses doit s’ajouter le supplice et les tourments, est-il quelqu’un de plus malheureux et de plus misérable que celui qui recherche ces plaisirs ? Instruits de ces vérités, souffrons tout pour la vertu ; c’est ainsi que nous jouirons de la vraie volupté, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXVII.[modifier]


JÉSUS LUI DIT : VOULEZ-VOUS ÊTRE GUÉRI ? – LE MALADE LUI RÉPONDIT : OUI, SEIGNEUR : MAIS JE N’AI PERSONNE POUR ME JETER DANS LA PISCINE APRÈS QUE L’EAU A ÉTÉ TROUBLÉE. (VERS. 6, 7, JUSQU’AU VERS. 13)
ANALYSE.

  • 1. Combien est grand le profit qu’on tire des saintes Écritures. – Résignation du paralytique de saint Jean différent de celui de saint Matthieu.
  • 2. Foi du paralytique.
  • 3. Combien est grand le mal que produit le vice : parallèle des hommes furieux et des envieux : leur misérable condition. – Belle peinture de l’envie. – Les envieux sont sans excuse, leur péché est impardonnable.


1. L’utilité qu’on tire des saintes Écritures est grande, le profit en est impérissable, comme le déclare saint Paul en disant : « Car tout ce qui est écrit a été écrit pour nous servir d’instruction, à nous autres, qui nous trouvons à la fin des temps : afin que nous concevions une espérance ferme par la patience et par la consolation que les Écritures nous donnent » (Rom. 15,4 ; 1Cor. 10,11) : ces divins livres sont un trésor de toutes sortes de remèdes. Faut-il réprimer l’orgueil, éteindre la concupiscence, fouler aux pieds les richesses, mépriser la douleur, élever le cœur, lui donner du courage et de la fermeté, fortifier la patience ? c’est là que chacun trouve de prompts et de puissants secours. Quel homme, en effet, parmi ceux qui depuis longtemps luttent contre la pauvreté, ou qu’une dangereuse maladie retient dans leur lit, ayant lu ces belles paroles de l’apôtre, ne se sentira pas pénétré d’une vive consolation ?
Ce paralytique de trente-huit ans voit chaque année les autres malades recouvrer la santé ; il se voit lui-même toujours dans son infirmité, et il ne se laisse point abattre, et il ne se décourage point, encore que le chagrin d’avoir vu tant d’années s’écouler inutilement, et l’attente d’un avenir incertain, où ne se montrait nulle lueur d’espérance, pussent bien le mettre au supplice. Écoutez donc sa réponse, considérez toute l’horreur de son infortune. Jésus-Christ lui ayant dit : « Voulez-vous être guéri ? » il répondit : « Oui, Seigneur ; mais je n’ai personne pour me jeter dans la piscine après que l’eau a été agitée ». Quoi de plus triste que ces paroles ? Quoi de plus malheureux qu’un tel sort ? Voyez-vous ce cœur brisé par une si longue misère ? Ne remarquez-vous pas comme il retient et étouffe son chagrin ? De sa bouche il ne sort aucun blasphème, aucun murmure ; tels que dans la calamité et dans l’affliction nous entendons souvent plusieurs en prononcer. Il ne maudit point le jour de sa naissance, il ne se fâcha point de la question qui lui était faite, et il ne dit pas : Vous me demandez si je veux être guéri, n’est-ce pas pour m’insulter et vous moquer de moi ? mais il répondit avec beaucoup de douceur et de calme : « Oui, Seigneur ». Il ne connaît pas celui qui l’interroge, il ne sait pas que c’est lui qui le doit guérir, et cependant il raconte tout sans aigreur, et il ne demande rien, comme le font ceux qui parlent à leur médecin ; mais il expose simplement son état. Peut-être s’attendait-il que Jésus-Christ l’aiderait, et lui prêterait la main pour le jeter dans l’eau, peut-être aussi voulait-il par ces paroles le toucher et l’y engager. Que dit donc le Sauveur ? Voulant montrer qu’il pouvait tout faire par sa parole : « Levez-vous », lui dit-il, « emportez votre lit et marchez (8) ».
Quelques-uns croient que ce paralytique est le même que celui dont parle saint Matthieu, mais il n’en est rien, comme le démontrent un grand nombre de preuves. Premièrement celui-ci n’avait personne qui eût soin de lui ; mais celui-là avait bien des, gens qui le soignaient et le portaient. L’autre dit : « Je n’ai personne ». La réponse fait une seconde différence : celui-là ne parle point, celui-ci raconte tout ce qui le regarde. Une troisième preuve se tire du temps : l’un fut guéri un jour de fête, et le jour même du sabbat, l’autre en un autre jour. Il y a aussi une différence, de lieux : celui-là est guéri dans une maison, celui-ci auprès de la piscine. Le mode de guérison est aussi différent : là Jésus-Christ dit : « Vos péchés vous sont remis » (Id), ici il guérit premièrement le corps, et l’âme ensuite : là il donne la rémission, car il dit : « Vos péchés vous sont remis » ; ici il invite, il exhorte à se tenir sur ses gardes pour l’avenir « Ne péchez plus à l’avenir », dit-il, « de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pire ». (Jn. 5,14) Les accusations des Juifs ne diffèrent pas moins : ici ils blâment Jésus-Christ d’avoir fait la guérison le jour du sabbat, là ils l’accusent d’avoir blasphémé.
Pour vous, mon cher frère, considérez l’immense sagesse de Dieu. Il ne fit pas sur-le-champ sortir le paralytique, de son lit ; mais premièrement, discourant avec lui et l’interrogeant, il gagne son affection et sa confiance, afin d’ouvrir dans son cœur un chemin à la foi. Et non seulement il le fait lever et le guérit, mais encore il lui commande de porter son lit, afin d’établir la réalité du miracle, et que personne ne pût y soupçonner de prestige ou d’illusion. En effet, si les membres n’avaient pas repris leur, force et leur vigueur, il n’aurait pas pu porter son lit.
Souvent Jésus-Christ en use de la sorte, pour mieux clore la bouche à l’impudence des incrédules. Dans le miracle des pains (Mt. 14,1-14), de peur que quelqu’un ne dît que le peuple avait seulement été rassasié, et que la multiplication des pains n’était qu’une pure imagination, il eut soin qu’il restât une grande quantité de morceaux. Quand il eut guéri le lépreux, il lui dit : « Allez vous montrer aux prêtres » (Mt. 8,4) ; afin de rendre manifeste cette guérison, et de réprimer l’insolence de ceux qui l’accusaient d’aller contre les préceptes de Dieu. Le Sauveur a fait la même chose, lorsqu’il changea l’eau en vin (Jn. 2,8) : car il ne fit pas seulement voir le vin, mais il en fit porter au maître d’hôtel, afin que celui qui pouvait assurer qu’il ne savait pas comment la chose s’était passée rendît un témoignage qui ne fût point suspect. C’est pourquoi l’évangéliste a dit : Le maître d’hôtel ne savait pas d’où venait ce vin(Id. 9) ; par : là il a fait connaître que le témoignage de cet homme était tout à fait certain. Et ailleurs, après avoir ressuscité un mort, Jésus dit : « Donnez-lui à manger » (Mt. 5,43), pour rendre indubitable le miracle de cette résurrection, C’est par toutes ces choses que Jésus-Christ persuade, même les plus insensés, qu’il n’est point un fourbe, ou un enchanteur, et qu’il est venu pour le salut de tous les hommes.
Mais pourquoi, à ce paralytique, Jésus-Christ ne demande-t-il pas la foi, comme à ces aveugles à qui il dit : « Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez ? » (Mc. 6,35 ; Lc. 9,12 ; Mt. 9,28) Parce que cet, homme ne savait pas encore qui il était : Jésus-Christ n’a pas coutume de demander la foi avant, mais après les miracles. Et c’est avec justice qu’il l’exigeait de ceux qui avaient vu dans les autres des effets de sa puissance ; mais à l’égard de ceux qui ne le connaissaient point encore, et qui devaient le connaître par les miracles, il ne les invite à croire qu’après les avoir opérés. C’est pourquoi saint Matthieu ne marque pas, dans son évangile, que Jésus-Christ ait demandé la foi, quand il commença de faite des miracles ; mais qu’il l’exigea de ces deux aveugles seulement après qu’il eût guéri bien des malades.
Ici, mon cher auditeur, remarquez la foi de ce paralytique. Entendant ces paroles : « Emportez votre lit, et marchez », il ne rit pas, il ne dit pas : Qu’est-ce que cela veut dire ? l’ange descend et trouble l’eau, et il ne guérit qu’un seul malade : et vous, qui êtes un homme, vous espérez faire, par votre seul commandement, plus qu’un ange ? Il y a là un orgueil et une présomption tout à fait risible. Mais il ne dit rien, de cela, ou même il n’en eut pas la pensée ;-et aussitôt qu’il eut entendu cette parole : « Levez-vous », il se leva et fut guéri ; il obéit sur-le-champ à celui qui lui fit ce commandement : « Levez-vous, emportez votre lit, et marchez ». Certes, cela est admirable ! mais ce qui suit l’est beaucoup plus : ou plutôt qu’il ait cru au commencement, quand personne ne murmurait, cela n’est pas si merveilleux ; mais que dans la suite il soit demeuré ferme dans sa foi, lorsque les Juifs, comme des furieux et des enragés, se jetaient sur lui, le chargeaient de reproches, l’assiégeaient de toutes parts et lui disaient : « Il ne vous est pas permis d’emporter votre lit » ; qu’alors non seulement il ait méprisé leur furie et leur rage, mais qu’il ait hautement et publiquement proclamé, avec une fermeté pleine et entière, le bienfait qu’il avait reçu, et réprimé leur insolence ; c’est là, selon moi, la marque d’une âme vraiment forte et généreuse. En effet, les Juifs se jettent sur lui, l’accablent d’injures et d’outrages, lui disent avec insolente : « C’est aujourd’hui le sabbat, il ne vous est pas permis d’emporter votre lit », et il leur répond froidement : « Celui qui m’a guéri m’a dit : Emportez votre lit, et marchez (11) ». Seulement il s’abstient de leur dire : Vous êtes des fous et des insensés de vouloir que je ne regarde pas comme mon Maître celui qui m’a délivré d’une si longue et si cruelle maladie, et que je n’exécute pas tout ce qu’il m’a ordonné. Au reste, s’il eût voulu user d’artifice, il pouvait se tirer d’affaire d’une autre manière, en disant : Je ne fais pas ceci volontairement, mais pour obéir au commandement qu’on m’en a fait ; s’il y a du mal, rejetez-le sur cette personne, et je vais laisser là mon lit, ou peut-être aurait-il caché le bienfait de sa guérison : car il savait fort bien que ce n’était point tant la violation du sabbat qui leur tenait au cœur, que de voir qu’un malade eût été guéri. Mais il n’a point télé le miracle, ne s’est point excusé : il a nettement confessé le bienfait de sa guérison, et l’a hautement publié. Voilà ce qu’a fait le paralytique.
Mais maintenant considérez, je vous prie, avec quelle malignité les Juifs se conduisirent. Ils ne dirent pas : Qui est-ce qui vous a guéri ? mais laissant cela, ils relevaient avec grand bruit cette violation du sabbat. « Qui est donc cet homme-là qui vous a dit : Emportez votre lit, et marchez (12) ? Mais celui qui avait été guéri, ne savait pas lui-même qui il était car Jésus s’était retiré de la foule du peuple qui était là (13) ». Et pourquoi Jésus-Christ se cacha-t-il ? Premièrement, afin que par son absence il rendît le témoignage exempt de tout soupçon : car celui qui avait en lui-même le sentiment et la preuve du rétablissement de sa santé, était un témoin du bienfait tout à fait digne de foi : en second lieu, pour n’allumer pas davantage dans leur cœur le feu de leur colère ; il savait que la seule présence de celui qui est en butte à l’envie est capable d’en attiser le feu. C’est pourquoi il se retire et leur laisse toute liberté de discuter entre eux cette affaire, ne disant rien lui-même pour sa justification, mais voulant que ceux qui avaient été guéris, parlassent seuls avec les accusateurs. Et ces accusateurs eux-mêmes rendent aussi témoignage du miracle ; en effet, ils ne disent pas : Pourquoi avez-vous commandé que cela se fît le jour du sabbat ? ruais : pourquoi faites-vous cela le jour du sabbat ? où l’on voit que ce n’est pas la transgression de la loi qui anime, mais la jalousie qu’ils ont de la guérison du paralytique. Et toutefois, à considérer les choses humainement, il fallait bien plutôt accuser d’avoir travaillé le paralytique, que Jésus-Christ, qui avait seulement prononcé une parole. Ici c’est par un autre que Jésus-Christ fait violer le sabbat, ailleurs c’est lui-même qui le viole, savoir, lorsqu’il fait de la boue avec sa salive (Jn. 9,6), et qu’il en oint les yeux. Au reste, Jésus-Christ opérant ces guérisons, ne transgresse point la loi, mais il passe et s’élève au-dessus de la loi. Nous reviendrons sur ce sujet dans la suite car étant accusé de ne pas garder le sabbat, il ne se justifie pas partout de la même manière ; c’est ce qu’on doit exactement observer.
3. Mais en attendant, voyons, mes frères, combien est grand le mal que produit l’envie voyons de quelle manière elle aveugle les yeux de l’âme pour la ruine de celui qui l’éprouve. Comme souvent ceux qui sont transportés de fureur se plongent le poignard dans le sein ; de même aussi les envieux, ne regardant qu’à la perte de celui à qui ils portent envie, se précipitent avec une brutale impétuosité à la leur propre. Ces hommes sont pires que les bêtes mêmes : car si les bêtes s’arment contre nous, c’est, ou parce qu’elles n’ont point à – manger, ou parce que nous les avons provoquées ; mais ceux-ci, après avoir reçu des bienfaits, traitent souvent comme ennemis leurs propres bienfaiteurs. Sûrement, ils sont pires que les bêtes, pareils aux démons ; ou plutôt, peut-être sont-ils plus méchants qu’eux. En effet, les démons ont contre nous une haine implacable, mais du moins ils ne dressent pas de pièges aux autres démons, leurs semblables. Et même Jésus-Christ se servit de cet exemple pour réfuter les Juifs, lorsqu’ils disaient qu’il chassait les démons par Béelzébuth. (Mt. 12,24) Les envieux au contraire ne respectent même pas lés êtres de leur nature ; ils ne s’épargnent pas eux-mêmes ; car avant de nuire à ceux à qui ils portent envie, ils nuisent à leur âme, en la remplissant vainement de trouble et de tristesse.
O homme, pourquoi vous tourmentez-vous du bien qui arrive à votre frère ? vous devriez vous affliger du mal qui vous arrive, et non du bonheur de votre prochain. Voilà pourquoi votre péché est tout à fait indigne de pardon. L’impudique peut s’excuser sur la concupiscence, un voleur sur la pauvreté, un homicide sur la colère ; excuses à la vérité frivoles et insensées, mais pourtant concevables. Pour vous, quel prétexte, je vous prie, quelle excuse donnerez-vous ? Absolument aucune, si ce n’est votre extrême malignité. L’évangéliste nous commande d’aimer nos ennemis (Mt. 5,44) ; à quels supplices serons-nous condamnés, si nous haïssons nos amis ? Et si celai qui aime ses amis, n’a rien fait de plus que ce que font les païens (Id. 46, 47) ; celui qui fait du mal à ceux qui ne l’offensent point, quel pardon, quelle consolation peut-il espérer ? Écoutez saint Paul qui dit : « Quand j’aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n’ai point la charité, tout cela ne sert de rien ». (1Cor. 13,3) Or, que là où est la jalousie et l’envie, là il n’y ait absolument point de charité ; c’est ce qu’on ne peut ignorer.
Cette passion est pire que la fornication et l’adultère ; car ces derniers vices s’arrêtent dans celui qui les commet ; mais l’envie étend son tyrannique empire sur tout : elle a renversé des églises entières ; elle a désolé tout l’univers : elle est la mère des meurtres. C’est elle qui a excité Caïn à tuer son frère l’envie a animé Esaü contre. ses frères contre Joseph, le diable contre tout le genre humain. Mais vous ne tuez point ? ah ! vous commettez de bien plus grands crimes que le meurtre, lorsque vous priez pour que votre frère soit couvert d’ignominie, lorsque vous lui tendez des pièges de tous côtés, lorsque vous rendez inutiles tous les travaux qu’il a entrepris pour la vertu, lorsque vous ne pouvez souffrir qu’il soit agréable au Maître du monde. Ce n’est donc pas lui que vous attaquez, mais c’est celui qu’il adore et qu’il sert : voilà celui à qui vous faites un outrage, lorsque vous voulez qu’on vous honore préférablement à lui. Et, ce qui est pire que tout le reste, ce crime énorme, vous n’y voyez qu’une chose indifférente. Que vous fassiez l’aumône, que vous veilliez, que vous jeûniez, vous êtes le plus méchant de tous les hommes, si vous portez envie à votre frère. Les exemples le prouvent : Un Corinthien tomba dans la fornication (1Cor. 5,1), mais il en fut repris et se convertit promptement : Caïn porta envie à Abel, et jamais il ne se guérit ; mais quoique Dieu prodiguât les remèdes à la plaie de son cœur, il s’aigrissait davantage et se hâtait encore plus de commettre le meurtre qu’il avait médité ; d’où vous voyez que cette passion est plus forte et plus violente que l’autre, et que difficilement on s’en délivre, si l’on n’y fait une grande attention.
Arrachons-la donc jusqu’à la racine, cette misérable passion ; considérant que, autant nous offensons Dieu lorsque nous envions la prospérité de notre frère, autant nous lui sommes agréables, lorsque nous nous réjouissons avec le prochain du, bien qui lui arrive ; et que par là nous nous assurons une part des récompenses préparées pour celui qui fait le bien. C’est pourquoi saint Paul nous exhorte à être dans la joie, avec ceux qui sont dans la joie, et à pleurer avec ceux qui pleurent (Rom. 12,15), afin qu’à ces deux titres nous retirions un grand profit. Considérant donc que quoique nous ne travaillions pas nous-mêmes, si nous avons de bons sentiments pour celui qui travaille, nous nous assurons une part de ses couronnes : chassons toute envie et allumons dans nos cœurs le feu de la charité, afin que, par les louanges et les applaudissements que nous donnerons aux belles actions de nos fières, nous acquérions et les biens présents, et les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit la gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXVIII.[modifier]


DEPUIS, JÉSUS TROUVA CET HOMME DANS LE TEMPLE, ET IL LUI DIT : VOUS VOYEZ QUE VOUS AVEZ ÉT1 GUÉRI, NE PÉCHEZ PLUS A L’AVENIR, DE PEUR QU’IL NE VOUS ARRIVE QUELQUE CHOSE DE PIRE. (VERS. 14, JUSQU’AU VERS. 21)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Dieu châtie le corps pour les péchés de l’âme. – La plupart des maladies viennent du péché.
  • 2 et 3. Reconnaissance du paralytique. – Jésus se compare à Dieu son Père, et se déclare son égal.
  • 4. Cette parole : Le Fils ne peut rien faire de lui-même, marque la parfaite égalité et la parfaite union du Père et du Fils. – Contre l’ambition et la passion de s’élever sur les autres. – Fuir la vaine gloire, maux qu’elle produit : chercher la gloire qui vient de Dieu. – Gloire qui vient des hommes, gloire qui vient de Dieu ; leur différence.


1. Le péché est un grand mal, oui, un grand mal, et la perte de l’âme ; mais, de plus, il peut arriver que ce mal déborde jusque sur le corps. Comme, pour l’ordinaire, quand l’âme est malade, nous ne sentons aucune douleur, et, au contraire, si le corps est un peu incommodé, nous apportons tous nos soins pour le délivrer de son incommodité, Dieu pour cela même châtie le corps à cause des péchés de Pâme, afin de rendre la santé à la plus noble portion de l’homme par le châtiment de la moins noble. C’est ainsi que saint Paul corrigea l’incestueux de Corinthe (1Cor. 5,1 ss), il mortifia sa chair pour guérir son âme ; l’incision qu’il fit à son corps le guérit de son vice. En quoi il imita l’habite médecin qui, voyant que l’hydropisie ou le mal de rate ne cède point aux remèdes intérieurs, applique au-dehors et le fer et le feu. C’est ainsi qu’en usa Jésus-Christ à l’égard du paralytique, il le déclare lui-même, écoutez ce qu’il dit : « Vous voyez que vous avez été guéri, ne péchez plus à l’avenir, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pire. Que nous apprend-il donc par là ? Premièrement, que c’est du péché qu’était venue sa maladie ; secondement, qu’il faut véritablement croire qu’il y a un enfer ; troisièmement, que le supplice de l’enfer est éternel.
Qu’ils paraissent donc ici ceux qui disent Dans l’espace d’une heure j’ai tué, en un instant j’ai commis un adultère. Quoi ! pour un péché si court, je souffrirai une éternité de peines ? Mais voilà un homme dont le péché n’a pas duré aussi longtemps que la punition et qui a passé presque tout le cours d’une vie humaine dans la peine de son péché. En effet, les péchés ne sont pas mesurés au temps, mais à la nature même des crimes. De plus, vous avez à remarquer que, quoique nous soyons sévèrement punis des premiers péchés, nous le serons encore avec beaucoup plus de rigueur dans la suite, si nous retombons à l’avenir dans les mêmes fautes, et cela est très-juste. Car celui que le châtiment ne corrige pas sera désormais plus rigoureusement puni, comme titi homme incorrigible et endurci. Car le premier châtiment aurait dû suffire pour le rendre meilleur et l’empêcher de retomber. Si cette première punition ne le rend ni plus modéré, ni plus sage, et qu’il ne craigne pas de commettre les mêmes fautes, il mérite le supplice, il se l’est lui-même attiré. Or si, même ici-bas, les péchés de rechutes sont plus sévèrement punis que les autres, quand ici nous n’en recevons aucun châtiment, n’avons-nous pas extrêmement à craindre et à trembler qu’en l’autre monde nous n’ayons à souffrir des tourments insupportables ?
Et pourquoi, direz-vous, tous ne sont-ils pas punis de même ? Nous voyons beaucoup de scélérats dont l’embonpoint annonce la bonne santé, et qui jouissent d’une heureuse fortune. Je le crois, mais ne nous y fions pas, et plaignons-les comme étant les plus à plaindre de tous les hommes. S’ils ne souffrent rien ici, c’est pour eux un gage et des arrhes d’un plus rigoureux supplice qui leur est réservé. Saint Paul l’a déclaré par ces paroles : « Mais maintenant lorsque nous sommes jugés de la sorte, c’est le Seigneur qui nous châtie, afin que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde. » (1Cor. 11,32) Ici, c’est le lieu de l’avertissement, là du supplice.
Quoi donc ! direz-vous, est-ce que toutes les maladies viennent des péchés ? Non toutes, mais plusieurs. Il y en a qui tirent leur origine de la paresse ; l’intempérance, l’ivrognerie, l’oisiveté, engendrent des maladies corporelles. Au reste, dans tout ce qui nous arrive, nous avons une chose à observer, c’est de souffrir toutes sortes de plaies et d’afflictions avec actions de grâces. Le Seigneur nous envoie aussi des maladies pour nous punir de nos péchés. Nous lisons dans les livres des Rois qu’un homme fut attaqué de la goutte en punition de ses fautes[90]. Il nous en envoie encore pour nous éprouver et nous rendre plus illustres ; c’est pourquoi Dieu dit à Job : « Ne croyez pas que je vous aie traité de cette manière à autre intention que de faire connaître et de publier votre justice ? » (Job. 11,3, LXX) Mais pourquoi, quand il s’agit de la guérison de ces paralytiques, Jésus-Christ publie-t-il leurs péchés ? Car à celui dont parle saint Matthieu, il dit : « Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis » ; et à celui-ci : « Voyez, vous avez été guéri, ne péchez plus à l’avenir ». (Mt. 9,2) Je sais que quelques-uns accusent ce paralytique d’avoir mal parlé de Jésus-Christ, et qu’ils disent que c’est pour cela que le Sauveur lui dit : « Ne péchez plus ». Mais que répondrons-nous sur l’autre dont saint Matthieu fait mention ? Jésus ; Christ lui a dit aussi : « Vos péchés vous sont remis ». D’où l’on voit clairement que ce n’est point là la raison pour laquelle il lui a fait cette remontrance. Et ce qui suit le fait même plus clairement connaître. « Depuis », dit l’évangéliste, « Jésus trouve cet homme dans le temple » ; c’était là sûrement une marque de piété ; il n’allait pas à la place publique, ni aux lieux de promenade, il ne se livrait pas aux plaisirs de la table, ni à la paresse, mais il se tenait au temple : encore qu’il dût prévoir que tout le monde l’en chasserait, rien pourtant ne fut capable de l’en faire sortir. Jésus-Christ l’ayant donc rencontré après s’être entretenu avec les Juifs, ne fit pourtant aucune allusion de ce genre ; or, s’il eût voulu lui faire des reproches à ce sujet, il lui aurait dit : Quoi, vous persistez encore dans les mêmes fautes, et après avoir recouvré la santé, vous n’avez point changé de conduite, vous n’êtes pas devenu meilleur ? Mais il ne lui dit rien de semblable, seulement il le confirme pour l’avenir.
2. Mais pourquoi, quand il guérit les boiteux et les estropiés, ne leur dit-il rien de la rémission des péchés ? Pour moi, il me semble que chez ceux-là la maladie était la peine du péché, et chez ceux-ci une simple infirmité corporelle. Si cela n’était pas, Jésus-Christ leur aurait fait une pareille remontrance. Et de plus, de toutes les maladies, la paralysie étant la plus grande et la plus fâcheuse, en y apportant le remède, il l’applique également aux moindres. De même qu’en guérissant un autre lé preux, il lui ordonna d’aller rendre gloire à Dieu (Mt. 8,4), et ne donna pas cet avertissement à lui seul, mais par lui à tous ceux qui seraient guéris de leurs infirmités ; ainsi par ceux-là il exhorte tous les autres, et il donne à chacun ces salutaires avis. A quoi il faut ajouter encore que Jésus-Christ avait vu sa grande persévérance ; c’est pourquoi il l’avertit d’observer ce qu’il lui prescrit comme le pouvant, bien, et tant par le bienfait de sa guérison que par la crainte des maux à venir, il le retient et l’engage à être sage.
Remarquez, mes frères, combien Jésus-Christ est éloigné de toute vanité. Il n’a point dit : Vous voyez que je vous ai guéri, mais : « Vous voyez que vous êtes guéri, ne péchez plus a l’avenir ». Il n’a pas dit non plus : De peur que je ne vous punisse, mais : « De peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pire », Nulle part il ne fait mention de sa personne ; il lui montre aussi que s’il a recouvré la santé c’est plutôt une grâce que l’effet de son mérite. Car il n’a pas dit qu’il a été délivré de ses peines pour son mérite, mais qu’il a été sauvé et guéri par la miséricorde de Dieu. Si cela n’était pas ainsi, il aurait dit : Vous voyez que vous avez été puni de vos péchés comme vous le deviez, prenez garde à vous à l’avenir. Or il ne lui parle point de la sorte, mais comment : « Vous voyez que vous avez été guéri, ne péchez plus à l’avenir ». Disons-le-nous souvent, mes frères, et quoique châtiés, quoique dans l’affliction, que chacun de nous se dise à soi-même : « Vous voyez que vous avez été e guéri, désormais ne péchez plus ». Que si, persévérant dans les mêmes fautes, nous n’en sommes point châtiés, répétons-nous ces paroles de l’apôtre : « La bonté de Dieu vous a invite à la pénitence. Et cependant, par notre « dureté et par l’impénitence de notre cœur, a nous nous amassons un trésor de colère ». (Rom. 2,4-5) Et non seulement en rétablissant son corps, mais encore autrement, Jésus-Christ donna au paralytique un grand témoignage de sa divinité. Car, en lui disant : « Ne péchez plus à l’avenir » ; il lui fit voir qu’il connaissait tous les péchés qu’il avait commis auparavant, et par conséquent qu’il devait désormais le juger digne de foi et croire en lui. « Cet homme s’en alla donc trouver les Juifs et leur dit que c’était Jésus qui l’avait guéri (15) ». Observez cette nouvelle marque de la reconnaissance de ce paralytique. Car il n’a point dit : C’est Jésus qui m’a dit : « Emportez votre lit ». En effet, comme les Juifs lui objectaient continuellement ce qui paraissait blâmable, lui, toujours il leur répond ce qui relevait la gloire de son médecin, et devait les gagner et les attirer. Il n’était ni assez stupide, ni assez ingrat pour trahir son bienfaiteur et parler malignement contre lui, après en avoir reçu une si grande grâce, et une grâce jointe à un avis si salutaire. Eût-il été barbare et inhumain comme une bête féroce, eût-il eu un cœur de pierre, le bienfait et la crainte auraient retenu sa langue. La menace que lui avait faite Jésus-Christ lui aurait encore fait craindre qu’il ne lui arrivât quelque chose de pire, ayant surtout éprouvé par lui-même jusqu’où pouvait aller le pouvoir d’un si grand médecin. D’ailleurs, s’il eût voulu le charger, le rendre blâmable, il aurait tu et caché sa guérison et il n’aurait parlé que de la violation du sabbat ; mais, au contraire, avec beaucoup de fermeté et d’assurance, avec un cœur reconnaissant, il célèbre la gloire de son bienfaiteur, en quoi il ne diffère point de l’aveugle qui disait : « Il a fait de la boue avec sa salive et il en a oint mes yeux » (Jn. 9,6) ; celui-ci dit tout de même : « C’est Jésus qui m’a guéri ».
« Et c’est pour cela que les Juifs persécutaient Jésus et voulaient le faire mourir, parce qu’il faisait ces choses le jour du sabbat (16) ». Que répondit donc Jésus-Christ ? Mon Père ne cesse point d’agir jusqu’à présent, et j’agis aussi incessamment ». (Jn. 5,17) Quand il s’agissait de défendre ses disciples, Jésus produisait aux Juifs le témoignage de David, leur compagnon : « N’avez-vous point lu », leur disait-il, « ce que fit David, se voyant pressé de la faim ? » (Mt. 12,3) Mais quand il parle pour lui-même, il cite l’exemple de son Père, montrant par l’un et par l’autre qu’il est égal à son Père, et lorsqu’il le nomme son propre Père, et lorsqu’il fait voir qu’il opère les mêmes œuvres que lui. Et pourquoi Jésus ne rapporte-t-il pas les miracles qu’il a faits auprès de Jéricho ? (Mt. 12,29) Il les voulait tirer de leurs idées charnelles et grossières, et faire qu’ils ne le regardassent plus comme « purement » homme, mais qu’ils vinssent et recourussent à lui comme à Dieu et à leur Législateur. Car s’il n’était pas Fils de Dieu et de la même substance, la défense qu’il, produisait était pire que l’accusation. En effet, si un magistrat, accusé d’avoir transgressé la loi de son roi, s’excusait sur ce que le roi l’aurait lui-même transgressée, il ne serait pas pour cela absous de son crime, mais au contraire il serait regardé comme plus coupable et plus digne de châtiment ; mais ici, où la dignité est égale, la défense est tout à fait juste et légitime : pour la même raison que vous justifiez Dieu, justifiez-moi. Voilà pourquoi, avant toutes choses, le Sauveur dit : « Mon Père », afin de les forcer malgré eux de reconnaître en lui une même autorité et une même puissance, en l’honorant comme vrai Fils de Dieu.
Que si quelqu’un dit : Et où est-ce que le Père agit, lui qui s’est reposé le septième jour (Gen. 2,2) après ses ouvrages ? Qu’il apprenne de quelle manière Dieu agit. Comment donc agit-il ? Il gouverne et conserve ses ouvrages par sa providence. Lors donc que vous voyez le lever du soleil, le cours de la lune, les étangs, les fontaines, les fleuves, les pluies et le mouvement de la nature, soit dans les semences, soit dans nos corps, soit dans ceux, des bêtes, et de toutes les autres choses qui composent ce monde, reconnaissez-y l’action continuelle du Père, « qui fait lever son soleil », dit l’Écriture, « sur les bonnes sur les « méchants ». (Mt. 5,45) Et encore : « Si donc Dieu a soin de vêtir de cette sorte une herbe des champs, qui est aujourd’hui et qui sera demain jetée au feu ». (Mt. 6,30) Et derechef, sur les oiseaux : « Votre Père céleste les nourrit ». (Mt. 6,29)
3. Ainsi, tout ce qu’a fait Jésus-Christ le jour du sabbat, il l’a fait par sa parole, sans rien de plus. Quant au crime dont on l’accusait, il s’en est justifié par ce qui se faisait dans le temple (Mt. 12,5), et par l’exemple même de ses accusateurs ; mais quand il commande de travailler, comme d’emporter le lit (ce qui, sûrement, n’est pas un travail bien considérable, mais tel néanmoins qu’il marque clairement l’inobservance du sabbat), alors il parle plus haut, il leur apporte des preuves plus relevées, pour les confondue et leur imposer silence par la dignité de son Père, et les élever à de plus grands sentiments. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit du sabbat, il ne se justifie pas comme homme seulement, ni comme Dieu seulement, mais tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Car il voulait qu’on crût à la fois, et à l’abaissement de son incarnation, et à la dignité, à la majesté de sa divinité. Voilà pourquoi maintenant il se justifie comme Dieu. En effet, s’il leur eût toujours parié humainement, toujours ils auraient eu de lui des sentiments bas et grossiers ; c’est donc pour les tirer de leur opinion et les éclairer, qu’il nomme sou Père.
Au reste, les créatures elles-mêmes agissent au jour du sabbat : le soleil poursuit son cours, les fleuves roulent leurs eaux, les fontaines coulent, les femmes accouchent ; mais afin que vous sachiez que le Fils de Dieu n’est pas du nombre des créatures ; il n’a point dit J’agis aussi, car les créatures agissent, mais quoi ? J’agis aussi, car mon Père agit : « Mais les Juifs cherchaient encore avec plus d’ardeur à le faire mourir, parce que non seulement il ne gardait pas le sabbat, mais qu’il « disait même que Dieu était son Père, se faisant ainsi égal à Dieu (18) ». Et il ne le démontra pas seulement par ses paroles, mais encore plus par ses œuvres. Pourquoi par ses œuvres ? Parce que, de ses paroles, ils pouvaient prendre texte pour lui faire des reproches, pour l’accuser d’orgueil et de vanité ; mais en voyant la vérité et la réalité des choses et des œuvres, qui manifestaient et publiaient sa puissance, alors ils ne pouvaient même pas ouvrir la bouche contre lui.
Ceux qui ne veulent pas croire pieusement ces vérités, disent : Jésus-Christ ne s’est pas fait égal à Dieu, mais seulement les Juifs l’en soupçonnaient : c’est pourquoi, revenons sur ce qui a été dit plus haut. Dites-moi : les Juifs persécutaient-ils Jésus-Christ ; ou ne le persécutaient-ils pas ? Certainement ils le persécutaient ; personne ne l’ignore. Le persécutaient-ils pour cette raison qu’il se faisait égal à Dieu, ou pour une autre ? c’était sûrement pour cette raison, comme tous le reconnaissent. Gardait-il le sabbat, ou non ? il ne le gardait pas, nul n’osera le nier. Disait-il que Dieu était son Père, ou ne le disait-il pas ? certes, il le disait. Donc tout le reste s’ensuit de même : comme les faits d’appeler Dieu son Père, de ne pas garder le sabbat, d’être persécuté des Juifs pour la première de ces raisons ; et encore plus pour l’autre, sont des vérités parfaitement établies ; quand il s’égalait à Dieu, il ne faisait que parler encore dans le même esprit : et ceci est encore plus évident par ce qui est rapporté ci-dessus ; car dire ces paroles. « Mon Père agit, et j’agis aussi », c’était la même chose que de se faire égal à Dieu. Jésus-Christ ne montre aucune différence entre ces paroles. Il n’a point dit : Il agit, et moi je le sers, je l’aide ; mais : comme il agit, j’agis aussi moi-même ; et il fait voir une grande égalité.
Que si, cette égalité, Jésus-Christ n’avait pas voulu la montrer, et si les Juifs l’en avaient vainement soupçonné, il n’aurait pas permis qu’ils gardassent cette fausse opinion de lui, mais il l’aurait corrigée. Et l’évangéliste ne l’aurait point passée sous silence, mais il aurait publiquement déclaré que les Juifs avaient eu ce soupçon, mais que Jésus-Christ ne s’était pas fait égal à Dieu ; c’est ainsi qu’il en use ailleurs, lorsqu’il voit que ce qui a été dit dans un sens, on le prend dans un autre ; par exemple, à propos de cette phrase : « Détruisez ce temple, et je le rétablirai en trois jours » (Jn. 2,19), qui concernait sa chair. Mais les Juifs, ne comprenant pas ce qu’avait dit JésusChrist, et croyant qu’il parlait de leur temple, disaient : « Ce temple a été quarante-six ans à bâtir, et vous le rétablirez en trois jours ? » (Jn. 2,20) Comme donc Jésus-Christ avait dit une chose, et que les Juifs en avaient pensé une autre, que ce qu’il avait dit de sa chair, ils l’avaient entendu de leur temple, l’évangéliste, pour le taire remarquer, ou plutôt pour corriger cette fausse opinion, a ajouté : « Mais il entendait parler du temple de son corps ». (Jn. 2,21) De même, si en cet endroit Jésus-Christ ne s’était pas fait égal à son Père, sûrement l’évangéliste aurait redressé la pensée des Juifs qui le croyaient, et il aurait dit : Les Juifs croyaient que Jésus-Christ se faisait égal à Dieu, mais il ne parlait pas de cette égalité. Et non seulement notre évangéliste en use ainsi dans l’endroit que nous avons cité, mais un autre aussi fait de même ailleurs. Jésus-Christ ayant dit à ses disciples : « Ayez soin de vous garder du levain des Pharisiens et des Sadducéens », et les disciples ayant pensé et dit entre eux : « Nous n’avons point pris de pain » (Mt. 16,6) ; comme le Sauveur voulait dire une chose, appelant levain leur doctrine, et les disciples en entendaient une autre, pensant que c’était du pain que Jésus parlait, il rectifie cette pensée : et même ici ce n’est pas l’évangéliste, c’est Jésus-Christ lui-même qui la corrige, en disant : « Comment ne comprenez-vous point que ce n’est pas du pain que je vous ai parlé ? » (Mt. 16,11) Mais dans le passage sur lequel roule la dispute, on ne voit nulle correction.
Mais, dira quelqu’un, Jésus-Christ ruine cette interprétation, en ajoutant : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même ». Que dites-vous ? c’est tout le contraire : loin de nier l’égalité par ces mêmes paroles que vous alléguez, il l’établit et la confirme. Renouvelez votre attention, mes frères, la question est très-considérable et très-importante. Cette expression : « De lui-même », se rencontre souvent dans l’Écriture, où elle s’applique, et à Jésus-Christ, et au Saint-Esprit ; il en faut donc connaître la valeur et la force, pour ne pas tomber dans de très-grandes et de très-grossières erreurs. En effet, si vous la prenez dans le premier sens qu’elle présente, quelles absurdités ne s’en suivra-t-il pas ? Faites-y attention. L’Écriture n’a point dit que Jésus-Christ pouvait faire certaines choses de lui-même, et qu’il n’en pouvait pas faire d’autres ; mais elle dit en général : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même (19) ».
4. Nous ferons donc cette demande à notre contradicteur : Jésus-Christ, selon vous, ne peut donc rien faire de lui-même ? S’il répond Non, nous repartirons : Mais il a fait le plus grand de tous les biens par lui-même ; saint Paul le crie et le publie hautement : « Qui étant l’image de Dieu », c’est de Jésus-Christ qu’il parle, « n’a point cru que ce fût pour lui une usurpation d’être égal à Dieu : mais il s’est anéanti lui-même, en prenant la « forme de serviteur ». (Phil. 2,6-7) Et encore : Jésus-Christ lui-même dit ailleurs : « J’ai le pouvoir de quitter la vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre, et personne ne me la ravit : c’est de moi-même que je la quitte », (Jn. 10,18) Ne voyez-vous pas que celui qui s’est anéanti lui-même, en prenant de lui-même notre chair, a en son pouvoir et la mort et la vie ? Et que dis-je de Jésus-Christ ? Nous qui sommes ce qu’il y a de plus vil et de plus abject, nous faisons toutefois bien des choses de nous-mêmes ; de nous-mêmes nous choisissons le vice, de nous-mêmes nous pratiquons la vertu. Que si nous ne faisons pas ce choix de nous-mêmes, et si nous n’en avons pas le pouvoir, le péché ne saurait nous précipiter dans l’enfer ; ni les bonnes œuvres nous ouvrir le royaume des cieux. Donc, cette parole : « Jésus-Christ ne peut rien faire de lui-même », ne signifie autre chose, sillon qu’il ne peut rien faire de contraire à son Père, rien d’opposé, rien d’étranger : ce qui marque justement l’égalité et une parfaite union.
Et pourquoi Jésus-Christ n’a-t-il pas dit le Fils ne fait rien de contraire, mais : il ne peut pas faire ? c’est encore pour montrer par là une parfaite égalité. Car par cette expression l’Écriture ne désigne pas une faiblesse, mais elle fait voir sa grande puissance. En effet, saint Paul aussi parle ailleurs du Père en ces mêmes termes : « Afin qu’étant appuyés sur ces deux choses inébranlables, par lesquelles il est impossible que Dieu nous trompe ». (Héb. 6,18) Et derechef : « Si nous le renonçons[91], il demeure fidèle ; car il ne peut pas se contredire lui-même ». (2Tim. 2,13) Ce mot : « Il est impossible », ne marque nullement une faiblesse, mais un pouvoir et une puissance ineffable. Et voici ce que cela signifie. Cette substance n’admet et ne souffre aucune de ces sortes de choses, aucune de ces imperfections. Comme lorsque nous disons : Il est impossible que Dieu pèche, nous ne lui attribuons pas un défaut, ou une faiblesse, mais nous témoignons, au contraire, de sa puissance ineffable ; de même aussi, lorsque Jésus-Christ dit : « Je ne puis rien faire de moi-même », cela signifie : il est absolument impossible que je fasse rien de contraire à mon Père.
Mais, afin que vous puissiez vous convaincre que c’est ainsi qu’il faut entendre ce, passage, examinons ce qui suit et voyons de quel côté est Jésus-Christ, ou du vôtre, ou du nôtre. Vous dites que ces paroles marquent un défaut de pouvoir, une limitation d’autorité et de puissance : et moi je soutiens, au contraire, qu’elles montrent évidemment une égalité entière et parfaite, et que tout se fait comme par une même volonté et une même puissance. Interrogeons Jésus-Christ lui-même, et par ses réponses nous jugerons si les paroles sur lesquelles nous disputons, il les explique selon votre opinion ou selon la nôtre. Que dit-il donc ? « Tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait comme lui ». Ne voyez-vous pas qu’il renverse et détruit absolument votre opinion, au lieu qu’il établit et confirme la nôtre ? En effet, si le Fils ne fait rien de lui-même, le Père aussi ne fera rien de lui-même, puisque tout ce que fait le Père, le Fils le fait également. Et s’il n’en était pas ainsi, il s’ensuivrait une autre absurdité. Car Jésus-Christ n’a point dit : Le Fils fait ce qu’il a vu faire au Père, mais : il ne fait rien, s’il ne le voit faire au Père ; comprenant ainsi tous les temps dans son affirmation : or, selon vous, il apprendra toujours à, faire les mêmes choses. Sentez-vous combien est élevée et sublime cette pensée qui, quoiqu’enveloppée d’expressions basses et grossières, force pourtant, malgré eux, les hommes les plus impudents et les plus téméraires, d’éloigner de leur esprit toutes basses idées, tous sentiments indignes d’une si grande majesté ? Et qui serait assez misérable et assez malheureux pour dire que le Fils apprend chaque jour ce qu’il doit faire ? Alors, comment serait vrai ce que dit le prophète-roi : « Mais pour vous, vous êtes toujours le même, et vos années ne passeront point ? » (Ps. 101,28) Et comment ceci le sera-t-il ? « Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui » (Jn. 1,3), si ce que fait le Père, le Fils l’imite en le voyant ? Ne remarquez-vous pas comme son autorité et sa puissance se découvrent et se manifestent, et par ce qu’on a dit ci-dessus, et par ce qu’on va dire encore ?
Que si Jésus-Christ emploie quelquefois des expressions tout humaines, ne vous en étonnez pas. Comme les Juifs, pour l’avoir entendu parler en des termes plus élevés, le persécutaient et le prenaient pour un, ennemi de Dieu, il commence par s’exprimer d’une manière un peu basse et grossière, seulement quant aux expressions ; puis il s’élève, il parle d’une manière plus sublime, ensuite il redescend, baisse le ton ; variant ainsi son discours et ses instructions, afin que les plus endurcis puissent aisément croire en lui. Voyez ; après avoir dit : « Mon Père agit, et j’agis aussi », et s’être montré égal à Dieu, il dit encore : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu’il voit faire au Père ». Ensuite, il s’énonce en des termes plus élevés, et il dit : « Tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait comme lui ». Après quoi, il s’abaisse de nouveau : « Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait ; et il lui montrera des œuvres encore plus grandes que celles-là (20) ». Peut-on voir un plus grand abaissement ? Non, certes, car ce que j’ai dit, et ce que je ne cesserai point de dire, je vais le répéter maintenant. Lorsque Jésus-Christ veut dire quelque chose d’une manière basse et humble, il ne craint point l’excès, de telle sorte que la grossièreté des paroles persuade même les plus méchants de recevoir avec piété ce qu’ils entendent. En effet, si ce n’était point là l’intention du divin Sauveur, considérez combien seraient absurdes ses paroles ; pour s’en convaincre, il suffit de les examiner. Quand il dit : « Il lui montrera des œuvres encore plus grandes que celles-ci », il paraît n’avoir pas encore appris beaucoup de choses, ce qu’on ne peut pas même dire des apôtres ; car dès que les apôtres eurent reçu la grâce du Saint-Esprit, ils reçurent aussitôt toutes les connaissances et tous les pouvoirs qui leur étaient nécessaires ; mais, de cette manière, il se trouverait que le Fils n’avait pas encore appris bien des choses qu’il lui était nécessaire de savoir. Que pourrait-on imaginer de plus absurde qu’une pareille idée ? Que veulent donc dire ces paroles ? Le voici : Comme, après avoir guéri le paralytique d’une manière si éclatante, il devait ressusciter un mort, il use de ces expressions comme pour dire : Vous êtes remplis d’admiration : de m’avoir vu guérir sur-le-champ un paralytique, vous verrez des œuvres encore plus grandes que celles-ci. Néanmoins, il n’a pas si clairement expliqué sa pensée, mais il l’a enveloppée d’expressions plus simples et plus grossières, pour apaiser la fureur des Juifs.
Mais, pour connaître que ce mot : « Il lui montrera », ne doit pas se prendre à la lettre, voyez ce qui suit : « Car, comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il veut ». Or ces paroles : « il ne peut rien faire de lui-même », sont contraires à celles-ci : « A qui il veut ». Car, s’il donne la vie à qui il veut, il peut faire quelque chose de lui-même. En effet, le vouloir suppose le pouvoir. Et s’il né peut rien faire de lui-même, il ne donne donc pas la vie à qui il lui plaît ; ce mot : « Comme le Père ressuscite », prouve une égale vertu ; et celui-ci : « A qui il veut », montre un pouvoir égal. Par où vous voyez que ces paroles : « Il ne peut rien faire de lui-même », loin de rien ôter à son pouvoir, marquent, au contraire, une puissance égale et une même volonté. Ce mot : « Il lui montrera », entendez-le de même. Car le Fils dit ailleurs : « Je le ressusciterai au dernier jour. » (Jn. 6,40) Et encore, pour montrer que cette vertu, que ce pouvoir d’agir, il ne l’a pas reçu, il dit : « Je suis la résurrection et la vie ». (Jn. 11,25) Ensuite, afin que vous ne disiez pas qu’il ressuscite les morts et qu’il donne la vie à qui il lui plaît, mais que les autres choses, il ne les fait pas de même, il prévient l’objection et la résout par ces paroles : « Tout ce que le Père fait, le Fils le fait aussi comme lui », déclarant que tout ce que le Père fait, il le fait aussi comme lui, savoir, qu’il ressuscite les morts, qu’il forme les corps, leur rend la vie, qu’il remet les péchés, et qu’il fait toutes les autres choses de même que le Père les fait.
5. Mais ceux qui négligent leur salut ne font nulle attention à ces choses, tant est grand le marque produit l’amour de la domination. C’est lui qui a enfanté les hérésies ; c’est lui qui a établi l’idolâtrie des gentils. Dieu voulait que ses perfections invisibles devinssent visibles par la création du monde (Rom. 1,20) ; mais les gentils ont fermé les yeux à la lumière, ils ont rejeté cette doctrine et se sont eux-mêmes frayé un autre chemin ; voilà pourquoi ils se sont égarés de la droite voie. Les Juifs n’ont point cru, parce qu’ils ont, aspiré à la gloire qui dent des hommes, et qu’ils n’ont point recherché celle qui vient de Dieu. (Jn. 5,44) Mais nous, mes très-chers frères, fuyons cette passion avec un très-grand soin, et de toutes nos forces. Eussions-nous fait une infinité de belles actions et de bonnes œuvres, le venin de la vaine gloire les gâtera toutes. Si nous avons donc en vue les louanges, recherchons celles qui viennent de Dieu. La louange des hommes, de quelque nature qu’elle soit, s’évanouit aussitôt qu’elle paraît ; et quand même elle ne s’évanouirait pas, sûrement elle ne nous procurerait aucun avantage ; d’ailleurs, souvent elle vient d’un jugement corrompu. Qu’a-t-elle de si admirable, la gloire humaine, cette gloire dont jouissent de jeunes danseurs, des femmes impudiques, des avares, des voleurs ? Mais celui que Dieu loue est admiré, non avec ces sortes de gens, mais avec les saints ; savoir avec les prophètes et les apôtres, avec les hommes qui ont mené une vie angélique. Que si nous aimons à amasser la foule autour de nous et à nous faire regarder, examinons bien ce que c’est que cela, et nous trouverons que rien n’est plus vil ni plus méprisable. En un mot, si vous, aimez la foule, attirez à vous une grande troupe d’anges, rendez-vous redoutables aux démons ; par là, vous ne ferez nul cas des hommes ; par là, vous foulerez même aux pieds, comme de la fange et de la boue, tout ce qui paraît briller, et vous connaîtrez clairement alors que rien n’avilit tant l’âme que l’amour de la gloire.
Non, certes, non, il ne se peut pas – que l’amateur de la vaine gloire ne traîne une vie pleine d’amertumes, de même qu’il est impossible que celui qui la méprise, ne foule aux pieds une infinité de vices. Celui qui est victorieux de la vaine gloire, vaincra aussi l’envie, l’amour des richesses et les autres maladies les plus cruelles. Et comment, direz-vous, la vaincrons-nous ? Nous en triompherons si, dans tout ce que nous faisons, nous avons l’autre gloire en vue, je veux dire la gloire céleste, dont celle-ci s’efforce de nous chasser. C’est elle qui, dans cette vie, nous rend illustres, et qui nous suit dans l’autre ; c’est elle qui nous délivre de toute servitude charnelle.
Attachés à la terre et aux choses terrestres, maintenant nous sommes misérablement esclaves de la chair. Soit que vous alliez vous promener sur la place publique, soit que vous entriez dans votre maison, soit que vous alliez dans les rues, dans les lieux d’assemblées, dans les hôtelleries ; si vous montez sur un vaisseau pour naviguer, si vous allez dans une île, ou dans les palais des rois, si vous suivez le barreau, ou si vous allez au sénat, partout vous trouverez les sollicitudes de ce siècle, et vous verrez s’occuper, avec mille fatigues, des choses de ce monde, les voyageurs, les citoyens, les navigateurs, les laboureurs, ceux qui demeurent à la campagne, ceux qui habitent la ville ; en un mot, tous les hommes.
Quelle espérance pouvons-nous avoir de notre salut, nous qui, habitant la terre de Dieu, ne songeons nullement aux choses de Dieu ? La Loi nous commande de vivre ici en étrangers, et nous sommes étrangers à l’égard du ciel, et habitants du monde. N’est-ce pas là une stupidité monstrueuse ? Tous les jours on nous parle du jugement et du royaume des cieux, et nous ne craignons pas d’imiter ceux qui vivaient au temps de Noé, et les habitants de Sodome (Mt. 24,37 ; Gen. 13,13 ; 18,19) ; nous attendons l’expérience pour nous instruire. Mais si toutes ces choses sont écrites, c’est afin que celui qui ne croit pas ce qui doit arriver apprenne du passé à lire dans l’avenir. Méditons donc ces vérités, mes frères, tant celles qui ont eu leur accomplissement, que celles qui s’accompliront infailliblement un jour, et secouons un peu le joug rigoureux de, notre servitude : ayons quelque soin de notre âme, afin que nous acquérions les biens présents et les biens futurs, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’empire, dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XXXIX.[modifier]


LE PÈRE NE JUGE PERSONNE, MAIS IL A DONNÉ AU FILS TOUT POUVOIR DE JUGER. – AFIN QUE TOUS HONORENT LE FILS, COMME ILS HONORENT LE PÈRE. (VERS. 22, 23, JUSQU’AU VERS. 30)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Craindre le jugement dernier.
  • 2. Pourquoi Jésus-Christ use de paroles simples. – Sabellien enseignait qu’il n’y a qu’une seule personne en Dieu.
  • 3. Jésus-Christ parle souvent du jugement de la vie, de la résurrection, pourquoi ?
  • 4. Deux volontés en Jésus-Christ, comment?
  • 5. Dans l’étude de l’Écriture sainte ne rien passer, examiner les circonstances, sonder, peser tout, ne pas s’excuser sur son ignorance, sur sa simplicité. – Il est ordonné d’être prudent. – Pardonner aux autres, afin que le Seigneur nous pardonne : refuser le pardon aux autres, c’est se le refuser à soi-même. – Pardonner de môme que Jésus-Christ nous a pardonné. – Ce qu’il faut faire pour acquérir la vie éternelle. – Recommandation de l’aumône.


1. Il faut, mes très-chers frères, il faut en toutes choses user d’une grande attention ; car nous rendrons un compte exact, et de nos paroles et de nos œuvres. Nos affaires ne sont pas limitées dans tes bornes étroites de cette vie, mais une autre vie nous attend, et nous comparaîtrons tous au redoutable jugement du Seigneur. « Nous devons tous comparaître », dit saint Paul, « devant le tribunal de Jésus-Christ, afin que chacun reçoive ce qui est « dû aux bonnes ou aux mauvaises œuvres « qu’il aura faites, pendant qu’il était revêtu « de son corps ». (1Cor. 5,10) Pensons toujours à ce tribunal ; c’est là le vrai moyen de nous appliquer toujours à la vertu. Comme celui qui écarte ce jour de son esprit, semblable à un cheval qui a pris le mors aux dents, se jette dans les précipices (le Psalmiste dit : « Ses voies sont souillées en tout temps », et il en donne la raison : « Vos jugements ne se présentent point devant sa vue ») (Ps. 9,26) ; de même, celui qui craint le jugement, marchera avec modestie et sera retenu dans toutes ses actions : « Souvenez-vous de votre dernière fin », dit le Sage, « et vous ne pécherez point ». (Sir. 7,40) Celui qui à présent nous remet nos péchés, alors sera notre juge ; celui qui est mort pour nous viendra juger ici tout le genre humain. Jésus-Christ « apparaîtra », dit encore saint Paul, « non pour expier le péché, « mais pour le salut de ceux qui l’attendent ». (Héb. 9,28) C’est pourquoi le Sauveur dit ici : « Mon Père ne juge personne, mais il a donné au Fils tout pouvoir de juger, afin que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père ». Quoi donc ! direz-vous, l’appellerons-nous le Père ? Dieu nous en garde ! Car il dit le Fils, afin que demeurant le Fils, nous l’honorions comme nous honorons le Père : celui au contraire qui l’appelle le Père, n’honore pas le Fils comme il honore le Père ; mais il confond tout. Comme donc les châtiments rappellent plutôt les hommes à leurs devoirs que les bienfaits, Jésus-Christ nous fait de terribles menaces, afin que du moins la crainte nous porte à l’honorer.
Lorsque Jésus-Christ dit : « Tout », il nous fait entendre qu’il a le pouvoir de punir et de récompenser, et de faire l’un et l’autre selon qu’il lui plaît. Il dit : « Il a donné », afin que vous ne pensiez pas qu’il n’est point engendré, et que vous ne croyiez pas qu’il y a deux Pères : car tout ce qu’est le Père, le Fils l’est aussi, demeurant engendré et Fils. Mais, pour ne vous laisser aucun, doute que ce mot : « Il a donné » signifie la même chose que : « il a engendré », il le déclare expressément ailleurs, en disant : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même (26) ». Quoi donc ! le Père a-t-il premièrement engendré le Fils, et n’est-ce qu’ensuite qu’il lui a donné la vie ? Celui qui donne, donne à quelqu’un qui est : le Fils était-il donc engendré sans avoir là vie ? Mais les démons mêmes, tout démon qu’ils sont, ne sont point capables d’une pensée si abominable, où éclatent également et l’extravagance et l’impiété. Disons donc que, comme ce mot : « Il a donné la vie », est la même chose que : il l’a engendré vivant ; de même. « Il a donné le pouvoir de juger », signifie : il l’a engendré juge. Et de peur qu’entendant ces mots, qui marquent que le Père est le principe du Fils, vous ne pensiez qu’il y a une inégalité de substance entre l’un et l’autre, et une moindre dignité dans celui-ci, il vient lui-même vous juger, pour vous montrer son égalité. Car celui qui a le pouvoir de punir et de récompenser ceux qu’il veut, peut faire les mêmes choses que le Père. En effet, s’il n’avait pas un égal pouvoir, s’il n’avait reçu cet honneur que dans la suite, après avoir été engendré, quelle aurait été l’origine de cette élévation ? par quels degrés serait-il parvenu dans la suite à une si éminente dignité ? Ne rougissez-vous pas d’avoir des sentiments si bas et si charnels de cette nature immortelle qui ne peut recevoir aucun accroissement ?
Pourquoi, direz-vous, parle-t-il donc de la sorte ? Afin que les hommes croient plus facilement ce qu’il dit, et pour les préparer à entendre des choses plus élevées ; de là ce mélange des deux langages. Mais voyez et examinez bien comment il opère ce mélange, et pour cela il ne sera pas hors de propos de reprendre les choses dès le commencement. Il a dit « Mon Père agit, et j’agis aussi » ; et par là, il montre qu’il est égal à son Père et qu’il doit être également honoré : « Et les Juifs cherchaient à le faire mourir ». Que fait-il ensuite ? Il tempère, il adoucit ses paroles, mais il leur conserve le même sens, en disant : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même ». Après, il parle encore d’une façon plus élevée, et dit : « Tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait comme lui ». Puis il baisse le ton : « Parce que le Père », dit-il, « aime le Fils et il lui montre tout ce qu’il fait, et il lui montrera des œuvres encore plus grandes que celles-ci ». Après quoi, il remonte : « Car comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». Puis viennent des paroles basses mêlées avec des paroles élevées : « Le Père ne juge personne, mais il a donné au Fils tout a pouvoir de juger ». Ensuite le langage se relève : « Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ».
Ne remarquez-vous pas de quelle manière il varie son discours, par, l’admirable mélange des paroles et des idées élevées, avec des expressions et des choses plus basses et plus grossières, afin que les hommes d’alors les reçussent plus-facilement, et que ceux qui viendraient dans la suite des temps ne perdissent pas le fruit et l’avantage qu’ils en devaient retirer, mais qu’interprétant les expressions tout humaines au moyen de celles qui sont plus élevées et plus sublimes, ils eussent de Jésus-Christ l’opinion qu’on en doit avoir ? En effet, s’il n’en est pas ainsi ; si ce n’est point par condescendance que Jésus-Christ a parlé comme il l’a fait, comment expliquer les choses sublimes qui se trouvent mêlées à son langage ? Si celui qui doit parler de soi d’une manière grande et élevée reste au-dessous de ce qu’il pourrait dire, il donne lieu de croire que c’est par une sorte de ménagement qu’il en use ainsi. Mais si un homme qui doit parler de soi en des termes humbles et modestes, s’exprime avec pompe : pourquoi s’attribue-t-il, dira-t-on de lui, ce qui est au-dessus de sa nature et de sa condition ? Ce n’est plus esprit de ménagement, mais extrême impiété.
2. Si donc Jésus-Christ s’exprime quelquefois dans un langage si humble, nous pouvons en donner la juste raison, une raison convenable à sa divinité : nous dirons qu’il agit ainsi par condescendance, qu’il nous apprend de cette manière à être humbles et modestes, et que par là il pourvoit à notre salut ; il le déclare ailleurs par ces paroles : « Mais je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». (Jn. 5,34) Comme ne voulant point s’appuyer de son propre témoignage, ce qui eût été indigne, de sa grandeur et de sa dignité, il rapporte celui de Jean-Baptiste, il explique en même temps la raison pour laquelle il se sert de termes pareils, en disant : « Mais je dis ceci afin que vous soyez sauvés ».
Mais vous, qui prétendez qu’il n’a pas un pouvoir égal à celui du Père, que répondrez-vous quand vous lui entendrez dire qu’il aune, vertu, une puissance, une gloire égales à celles du Père ? Si, comme vous le soutenez, il est beaucoup inférieur au Père, pourquoi veut-il être honoré comme lui ? Car il ne se contente pas de dire ce que nous venons de rapporter ci-dessus ; et il ajoute : « Celui qui n’honore point le Fils, n’honore point le Père qui l’a envoyé ». (Jn. 5,23) Remarquez-vous comment il joint l’honneur qui doit être rendu au Fils avec celui qu’on doit rendre au Père ? Et qu’est-ce que cela prouve, dira quelqu’un, nous voyons qu’il en fait autant à l’égard des apôtres : « Celui qui vous reçoit », dit-il, « me reçoit ? » (Mt. 10,40) Mais là, il parle de la sorte pour montrer qu’il regarde comme fait pour lui ce qu’on fait pour ses serviteurs ; ici, il veut dire que la substance est la même et la gloire égale. De plus, il n’a point dit des apôtres qu’il faut les honorer ; mais, parlant de soi, il a dit formellement : « Celui qui n’ho« more point le Fils, n’honore point le Père ». Si de deux monarques régnant ensemble on en offense un, l’offense rejaillit aussi sur l’antre, et surtout si celui qui est offense est son fils ; que dis-je ? C’est outrager le roi que d’outrager un de ses soldats ; mais c’est l’outrager indirectement et non de la même manière. Ici, au contraire, tout est personnel. Si donc Jésus-Christ a pris soin de dire : « Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père » ; c’est pour que, lorsqu’il dira ensuite : « Celui qui n’honore point le Fils n’honore point le Père », vous compreniez qu’il s’agit d’un même honneur, d’un culte égal. Car il n’a pas dit simplement : Celui qui n’honore point ; mais : celui qui n’honore point en la manière que j’ai dis, n’honore point le Père.
Et comment, direz-vous, celui qui envoie et celui qui est envoyé sont-ils de – la même substance ? Quoi 1 vous revenez encore aux idées humaines et terrestres, et vous ne faites pas attention que Jésus-Christ n’a dit toutes ces choses que pour nous faire connaître le principe, pour nous empêcher de tomber dans l’erreur de Sabellius, et pour guérir, par ce remède, la maladie des Juifs, qui étaient tentés de voir en lui un ennemi de Dieu ; car ils disaient de lui : « Cet homme n’est point de Dieu ; cet homme n’est pas venu de Dieu ? » C’est donc pour leur ôter ce soupçon qu’il ne se servait point tant de paroles élevées que de paroles humaines et grossières. S’il disait souvent qu’il avait été envoyé ; ce n’était pas pour vous donner lieu de croire qu’il est inférieur au Père ; mais pour fermer la bouche aux Juifs. Voilà pourquoi souvent il s’autorise de son Père, tout en mêlant à ce témoignage sa propre autorité. S’il eût toujours parlé d’une manière conforme à sa dignité, les Juifs n’auraient point reçu sa parole, puisque souvent même, pour quelques paroles plus dignes de sa grandeur, ils le persécutaient et jetaient des pierres sur lui. Que si, en vue d’eux, il eût toujours dit des choses grossières et humiliantes, plusieurs, dans la suite, s’en seraient scandalisés, et cela aurait été préjudiciable à leur salut ; c’est pour cette raison que le Sauveur mêle dans sa doctrine du grand et du simple : du simple, comme j’ai dit, pour imposer silence aux Juifs ; du grand, pour dévoiler la dignité de sa personne et retirer de la basse idée qu’on avait de lui, ceux qui avaient du sens et de la raison, faisant assez connaître que les choses humaines et grossières qu’il disait, ne lui convenaient nullement : car être envoyé marque un passage d’un lieu à un autre. ET DIEU EST PARTOUT.
Pourquoi dit-il donc qu’il a été envoyé ? Jésus-Christ use de paroles plus grossières lorsqu’il veut montrer sors unité de sentiment et de volonté avec le Père. Et c’est pour la même raison qu’il tempère ce qui suit : « En vérité, en vérité je vous dis que celui qui entend ma parole et croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle (24) ». Ne remarquez-vous pas que, pour détruire entièrement ce soupçon des Juifs, qu’il était contraire à Dieu, il répète très-souvent la même chose qu’ici, et dans ce qui suit, et par les menaces, et par les promesses, il leur ôte tout lieu de contester et de chicaner ; et qu’encore ici il se rabaisse extrêmement par la simplicité et la grossièreté des expressions dont il se sert ? Il n’a point dit : Celui qui entend ma parole et qui croit en moi ; ils auraient regardé ces paroles comme fastueuses et dictées par une vaine jactance. En effet, si, après leur avoir donné tout le temps de le connaître, après avoir opéré tant de miracles, il s’exposait, en usant de paroles élevées, à se faire accuser par eux d’orgueil et de vanité, à combien plus forte raison en eût-il été de même alors. C’est pourquoi ils lui disaient : « Abraham est mort et les prophètes aussi ; comment dites-vous : « Celui qui gardera ma parole ne mourra jamais ? » (Jn. 8,51) Écoutez donc ce qu’il dit pour les empêcher de se laisser emporter à la colère : « Celui qui entend ma parole et qui croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle ». Ils devaient être plus disposés à écouter, en l’entendant dire que ceux qui l’écoutaient croyaient au Père : admettant cela volontiers, ils devaient être plus portés dès lors à croire tout le reste. C’est ainsi qu’en disant quelque chose de simple et d’aisé à comprendre, Jésus préparait le chemin aux vérités plus élevées et plus sublimes.
Jésus-Christ dit : « Il a la vie éternelle » ; à quoi il ajoute aussitôt : « Et il ne vient point en jugement, mais il est déjà passé de la mort à la vie ». Joignant ainsi ces deux choses ensemble, il gagne la confiance, il persuade, et parce qu’il disait qu’il fallait croire au Père, et parce qu’à celui qui croirait il lui promettait de grands biens. Au reste, ces paroles : « Il ne vient point en jugement », signifient : il n’est point condamné, il n’est point puni ; la « mort » ne doit point s’entendre de la mort naturelle, mais de la mort éternelle ; et de même pour la vie, il ne s’agit point de la vie terrestre, mais de la vie immortelle.
« En vérité, en vérité, je vous dis que l’heure vient et qu’elle est déjà venue, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l’entendront vivront (2) ». Jésus-Christ prouve ce qu’il dit par les œuvres mêmes, car ayant dit : « Comme le Père ressuscite les morts et leur rend là vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît » ; afin qu’on ne pense pas que c’est par orgueil et par vanité qu’il parle de la sorte ; ce qu’il avance, il le prouve par les œuvres en disant : « L’heure vient ». Ensuite, pour que vous ne croyiez pas qu’il y aura beaucoup à attendre, il ajoute : « Et elle est déjà venue, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l’entendront vivront ». Ne voyez-vous pas ici, mes frères, cette autorité et cette puissance ineffable ? Ce qui arrivera dans la résurrection, dit-il, arrivé de même dès maintenant. Alors la voix éclatante de celui qui commande s’étant fait entendre, tous ressusciteront. « Au signal que Dieu aura donné », dit l’Écriture, « les morts ressusciteront ». (1Thes. 4,46) Et qu’est-ce qui prouve, direz-vous, que ce ne sont point là de vaines et de fastueuses paroles ? Ce qui suit : « L’heure est déjà venue ». Si Jésus-Christ n’avait prédit que des choses éloignées, on aurait été dans le doute et dans la défiance ;.mais il fournit le moyen de vérifier ce qu’il avance. Moi demeurant, vivant avec vous, dit-il, cela arrivera. S’il n’eût pas eu le pouvoir de réaliser sa promesse, il n’aurait pas promis, de peur de paraître ridicule à tout le monde. Ensuite, ce qu’il a dit, il l’explique par ces paroles : « Car, comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même (26) »
3. Faites bien attention à ceci, mes frères, que Jésus-Christ établit l’égalité et met cette seule différence entre le Père et le Fils, que l’un est le Père, l’autre le Fils ; car ce mot : « Il a donné », met seul cette différence ; mais il montre que tout le reste est égal et pareil. D’où il est visible que Jésus-Christ fait tout avec la même puissance et par la même vertu que le Père, et qu’il n’emprunte point d’ailleurs cette vertu. En effet, la vie, qu’il a, il l’a de même que le Père. Voilà pourquoi il ajoute encore ce qui suit, pour nous le faire comprendre. Quoi ? « Et il lui a donné le pouvoir de juger (27) ».
Et pourquoi Jésus-Christ parle-t-il si fréquemment de la résurrection et du jugement ? « Car » ; dit-il, « comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». Et, encore : « Le Père ne juge personne : mais il a donné au Fils tout pouvoir de juger ». Et derechef « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même ». Et : « Ceux qui entendront la voix du Fils de Dieu, vivront ». Et en cet endroit-ci : « Il lui a donné même le pouvoir de juger ». Pourquoi donc parle-t-il si souvent de ces choses, à savoir, du jugement, de la vie, de la résurrection ? Parce que c’est là principalement ce qui peut toucher et amollir le cœur le plus dur et le plus obstiné. Celui, en effet, qui croit qu’il doit ressusciter, et qu’il sera puni de ses crimes, cette foi seule à la résurrection et au jugement, à défaut de tout témoignage visible, suffira sans doute pour qu’il accourre à Jésus-Christ, afin de se rendre son juge propice et favorable.
« Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l’homme (27) ». Paul de Samosate ne lit pas de même ; voici comme il lit : « Il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme ». Mais le texte, lu de cette façon, n’a ni suite ni sens. Jésus-Christ n’a pas reçu ce pouvoir de juger, parce qu’il est homme. Autrement, qu’est-ce qui empêcherait que tous les hommes ne fussent juges ? Mais le Fils est engendré de l’ineffable substance du Père ; voilà pourquoi, il est juge. Voici donc comment il faut lire : « Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l’homme ». Jésus-Christ paraissait à ses auditeurs dire des choses qui se contredisaient, et ils ne le regardaient que comme un homme ;, toutefois, ses paroles leur semblaient être au-dessus de l’homme, ou plutôt au-dessus des anges, et ne pouvoir venir que d’un Dieu ; pour résoudre donc l’objection et la détruire, il a ajouté : « Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l’homme, car le temps vient où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du, Fils de Dieu (28) : Et « ceux qui auront fait de bonnes œuvres sortiront des tombeaux pour ressusciter à la vie ; mais ceux qui en auront fait de mauvaises en sortiront pour ressusciter à leur condamnation ».
Et pourquoi n’a-t-il pas dit : Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l’homme, car il est, aussi le Fils de Dieu ; et n’a-t-il parlé que de la résurrection ? La qualité de Fils de Dieu, il, l’avait déjà établie plus haut en disant : « Ils entendront la voix du Fils de Dieu ». S’il ; l’omet ; ici, n’en soyez pas surpris. Ayant parlé d’une œuvre qui et propre à Dieu, il a laissé à ses auditeurs à inférer de là qu’il est et Dieu et Fils de bien. S’il t’eût souvent répété, il les aurait rebutés et rendus plus opiniâtres ; mais confirmant ainsi sa doctrine par ses miracles, il amenait les Juifs à la recevoir avec moins de peine. C’est ainsi que souvent, dans le raisonnement, lorsqu’il suffit de poser les prémisses pour convaincre, on ne tire pas soi-même la conclusion, on dispose mieux l’auditeur, on remporte une plus glorieuse victoire, en forçant l’adversaire à tirer lui-même la conséquence : de cette Façon, ceux qui soutenaient l’opinion opposée ont moins de peine à donner raison à leur contradicteur.
Lorsque Jésus-Christ a parlé de la résurrection de Lazare, il n’a point fait mention du jugement, parce que ce n’est point pour ce sujet qu’il l’a ressuscité. Au contraire, lorsqu’il a parlé de la résurrection générale des morts, il a ajouté ceci : que ceux qui auront fait de bonnes œuvres, ressusciteront pour vivre éternellement ; mais que ceux qui en auront fait de mauvaises, ressusciteront pour être condamnés. Saint Jean a stimulé de même son auditeur ; soit en lui rappelant le jugement dernier, soit en disant que celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais que la colère de Dieu demeurera sur lui. (Jn. 3,26) De même Jésus-Christ a dit à Nicodème « Celui qui croit au Fils n’est pas condamné : mais celui qui ne croit pas est déjà condamné ». (Id. 18) De même, ici encore, il fait mention et du jugement et du supplice auquel seront condamnés ceux qui auront fait le mal. Comme il avait dit auparavant : « Celui qui écoute ma parole, et qui croit à celui qui m’a envoyé, n’est point jugé[92]», de peur qu’on ne crût qu’il suffisait de croire pour être sauvé, il ajoute qu’on rendra compte de la vie : ceux qui auront fait de bonnes œuvres ; ressusciteront pour la vie : ceux qui en auront fait de mauvaises, ressusciteront pour, être condamnés. Comme donc il avait dit que tout le monde lui rendrait compte, et qu’à sa voix tous ressusciteraient, vérité jusqu’alors certainement inconnue, à laquelle on ne s’attendait, pas, à laquelle encore aujourd’hui plusieurs ne croient point, même parmi ceux qui semblent y croire, et à plus forte raison les Juifs de ce temps : comme donc Jésus-Christ avait dit que tous lui rendraient compte, que, tous ressusciteraient, écoutez et observez de quelle manière il l’annonce pour s’accommoder à la faiblesse de ses auditeurs : « Je ne puis », dit-il, « rien faire de moi-même, je juge selon ce que j’entends, et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé (30) ». Toutefois il n’avait pas donné une faible preuve de la résurrection, lorsqu’il guérit le paralytique. C’est pourquoi il n’en, a parlé qu’après avoir opéré cette guérison, qui ne différait pas beaucoup d’une résurrection : Quant au jugement, il y a fait allusion après avoir rétabli le corps du paralytique, en disant : « Vous voyez que vous êtes guéri, ne, péchez plus à l’avenir, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pire ». (Jn. 5,14) Cependant il prédit, et la résurrection particulière de Lazare, et la résurrection générale. Et ayant prédit ces deux résurrections, celle de Lazare qui devait bientôt arriver, et celle de tous les hommes qui ne devait arriver que très-longtemps après, il confirme la proximité de la première par la guérison du paralytique, en disant : « L’heure vient, et elle est déjà venue », et il annonce la résurrection générale par celle de Lazare, exposant aux yeux des hommes une image des choses à venir dans celles qui se sont déjà passées. Nous le voyons agir ainsi constamment : lorsqu’il fait deux ou trois prédictions ; celle dont l’événement est le plus éloigné, il la persuade par ce qui est déjà arrivé.
4. Jésus-Christ, connaissant donc que les Juifs étaient extrêmement faibles et grossiers, ne s’est point contenté des premières instructions qu’il leur avait déjà données, ni des premières œuvres qu’il avait opérées devant eux ; mais, pour vaincre leur obstination et leur dureté, il ajoute à cela de nouvelles paroles, et dit : « Je ne puis rien faire de moi-même : Je juge selon ce que j’entends, et mon jugement est juste ; parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé ». Mais sa doctrine devait paraître nouvelle, étrangère, différente de celle que les prophètes avaient enseignée ; car les prophètes disaient que c’est Dieu qui juge toute la terre, c’est-à-dire le genre humain : David le publie partout : « Il jugera », dit-il, « les peuples dans l’équité » (Ps. 95,12) ; et « Dieu est un juge » également « juste, fort et patient » (Ps. 7,12) ; tous les prophètes et Moïse le déclarent de même. Jésus-Christ, au contraire, disait : « Le Père ne juge personne, mais il a donné au Fils tout pouvoir de juger ». Comme donc cette doctrine pouvait troubler le Juif qui l’entendait, et le porter à soupçonner Jésus d’être contraire à Dieu, voilà, dis-je, pourquoi il se rabaisse si fort, c’est-à-dire autant que le demandait leur faiblesse, afin d’arracher jusqu’à la racine ce pernicieux soupçon de leur esprit ; voilà pourquoi il dit : « Je ne puis, rien, faire de moi-même » ; c’est-à-dire, vous ne me verrez rien faire, ou vous ne m’entendrez rien dire qui soit contraire à la volonté du Père, qui soit différent de ce qu’il veut. De plus, comme il a dit auparavant qu’il était le Fils de l’homme et montré que les Juifs le prenaient pour un homme pur et simple, il fait de même en cet endroit. Comme donc encore, lorsqu’il dit ci-dessus : « Nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu » (Jn. 3,11) ; et saint Jean : « Il rend témoignage de ce qu’il a vu, et personne ne reçoit son témoignage » (Id. 32) ; il parle d’une connaissance certaine et intime du Père à l’égard du Fils, et du Fils à l’égard du Père, et non pas simplement de celle qu’on acquiert par l’ouïe et par la vue ; de même ici, par l’ouïe il n’entend autre chose, sinon qu’il ne peut faire que ce que veut le Père. Mais il ne l’a pas expliqué si clairement, parce que s’il l’avait ouvertement déclaré, les Juifs auraient été incapables encore d’ajouter foi à ses paroles.
Mais de quelle manière s’énonce-t-il ? En des termes très-simples et très-humains : « Je juge selon ce que j’entends », il ne fait pas mention d’enseignement de la doctrine ; il ne dit pas : selon ce qu’on m’enseigne, mais : « selon ce que j’entends ». Et encore ce n’est pas qu’il ait besoin d’entendre ; car non seulement il n’avait pas besoin d’être instruit, mais pas même d’entendre. Par ces paroles donc, il ne montre autre chose, sinon la parfaite union qui est entre le Père et le Fils, et l’identité de leur jugement ; c’est comme s’il disait : je juge de même que si c’était le Père qui jugeât. Après quoi Jésus-Christ ajoute : « Et je sais que mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé (30) ». Que dites-vous, Seigneur ? Avez-vous une autre volonté que la volonté du Père ? Ailleurs, vous avez dit : « Comme vous et moi nous sommes un ». (Jn. 17,21-22) Et encore, parlant de la volonté et de l’union : « Comme vous, mon Père, vous êtes en moi, et moi en vous ; qu’ils soient de même un en nous (Id) », c’est-à-dire, par la foi en nous.
Ne remarquez-vous pas, mes frères, que ce qui paraît le plus simple, renferme sous cette écorce un sens sublime et très-élevé ? Voici ce que Jésus-Christ nous apprend : il nous fait connaître que la volonté du Père n’est point différente de la sienne : la volonté du Père ; dit-il, et la mienne sont aussi bien une que celle d’une seule âme est une. Et ne vous étonnez pas s’il dit que cette union est étroite à ce point, puisque saint Paul, parlant du Saint-Esprit, se sert du même exemple, et dit : « Qui des hommes connaît ce qui est en l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? Ainsi nul ne tonnait ce qui est en Dieu, que l’Esprit de Dieu ». (1Cor. 2,11) Jésus-Christ ne veut donc dire autre chose, sinon ceci : Je n’ai point de volonté propre, ni d’autre volonté que la volonté du Père mais s’il veut quelque chose, je le veux aussi, et si je veux quelque chose, il le veut de même. Comme donc personne ne peut blâmer le Père dans ses jugements, personne ne peut me blâmer dans les miens : la même pensée forme et produit l’un et l’autre jugement. Que si, en disant ces choses, Jésus-Christ emprunte la manière de parler des hommes, n’en soyez pas surpris ; c’est parce que les Juifs le prenaient pour un homme ordinaire. C’est pourquoi, dans ces endroits, il ne faut pas seulement faire attention aux paroles, mais encore à l’opinion des hommes, et regarder la réponse comme étant donnée en conformité de cette opinion : autrement il s’ensuivrait bien des absurdités.
Observez ceci, je vous prie. Le Sauveur a dit : « Je ne cherche point ma volonté ». Il a donc une autre volonté, et de beaucoup inférieure ; et non seulement inférieure, mais aussi moins utile. Si cette volonté est salutaire et conforme à celle du Père, pourquoi ne la cherchez-vous pas ? Les hommes peuvent dire cela avec justice, eux qui ont plusieurs volontés contraires à la volonté de Dieu : mais vous, pourquoi parlez-vous de la sorte, vous qui êtes en tout égal et semblable au Père ? Ce langage ne convient pas même à un homme parfait, à un crucifié. Saint Paul se lie et s’unit si étroitement à la volonté de Dieu, qu’il dit : « Je vis, « ou plutôt ce n’est plus moi qui vis ; mais « c’est Jésus-Christ qui vit en moi ».(Gal. 2,20) ; comment le Maître de tout le monde a-t-il pu dire : « Je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé », comme s’il s’agissait d’une autre volonté ? Quelle explication donc faut-il donner à ces paroles ? Celle-ci : Jésus-Christ parle comme homme, et selon l’opinion de ses auditeurs. Comme il a parlé ci-dessus tantôt comme Dieu, et tantôt comme homme, il dit encore ici, comme homme : « Mon jugement est juste ». Et d’où cela parait-il ? De ce qu’il dit : « Parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé ». En effet, comme on ne peut justement accuser un homme qui est exempt de passion d’avoir jugé contre les règles de la justice ; de même à présent vous ne pouvez nie faire aucun reproche. Que celui qui veut établir sa fortune, on le soupçonne d’avoir foulé aux pieds la justice, peut-être y a-t-il quelque raison, quelque fondement ? mais celui qui ne cherche pas ses propres intérêts, quelle raison mirait-il de juger injustement ? Servez-vous donc de ce raisonnement pour juger de ma doctrine et de mes œuvres. Encore si je disais que je n’ai pas été envoyé par le Père, et si je ne lui rapportais pas la gloire de mes actions, peut-être quelqu’un de vous pourrait-il penser que je me vante, et que je ne dis pas la vérité ? Mais si tout ce que je fais, je le rapporte à un autre, pourquoi ma parole vous serait-elle suspecte ? Ne voyez-vous pas où en vient Jésus-Christ, et comment il prouve que son jugement est juste par un argument d’un usage vulgaire et général ? Ne voyez-vous pas avec quelle clarté et quelle lumière se montre ce que j’ai souvent dit ? Et qu’est-ce que j’ai dit ? Que l’excès même de grossièreté qu’il y a souvent dans les paroles du Sauveur est justement ce qui porte les hommes de sens à ne point s’arrêter aux basses idées qu’elles présentent d’abord, et à les expliquer dans un sens plus élevé et plus sublime ; par là, ceux qui maintenant rampent à terre, sont amenés peu à peu, et sans peine, à s’élever plus haut.
5. Faisons attention à toutes ces choses, je vous prie, et, dans la lecture de l’Écriture sainte, n’omettons rien, ne passons pas la moindre parole ; mais examinons tout avec soin, et considérons bien la raison de chaque parole. Ne croyons pas pouvoir nous excuser sur notre ignorance ou sur notre simplicité. Jésus-Christ ne nous a pas seulement ordonné d’être simples, mais encore d’être prudents (Mt. 10,16) Usons donc de simplicité, mais joignons à cela la prudence, soit dans l’étude de la doctrine, soit dans nos actions, et jugeons-nous nous-mêmes, afin qu’au jour du jugement nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (1Cor. 11,31-32). Tels que nous désirons que Notre-Seigneur soit à notre égard, tels soyons nous-mêmes à l’égard de nos serviteurs. « Remettez-nous nos dettes », dit l’Écriture, « comme nous les remettons à ceux qui nous doivent ». (Mt. 6,12) Je le sais fort bien, que le cœur ne souffre pas volontiers les injures ; mais si nous faisons réflexion qu’en les supportant courageusement, ce n’est pas pour celui qui nous offense que nous agissons, mais pour nous-mêmes, promptement nous chasserons le poison de la colère. En voici un exemple : Celui qui ne remit pas à son débiteur sa dette de cent deniers (Mt. 18,24), ne fit pas tort au prochain, mais il se rendit lui-même débiteur de cent mille talents dont on venait de lui remettre la dette.
Ainsi, lorsque nous ne pardonnons pas aux autres, c’est à nous-mêmes que nous refusons le pardon. Ne disons donc pas seulement à Dieu : Seigneur, ne vous souvenez point de nos offenses ; mais disons-nous aussi chacun de nous à nous-mêmes : Ne nous souvenons pas des offenses de nos compagnons. Vous êtes votre premier juge, Dieu ne l’est qu’après vous. Vous-même vous écrivez la loi qui vous absout ou qui vous condamne : vous-même vous prononcez la sentence d’absolution ou de condamnation ; il dépend donc de vous que Dieu se souvienne de vos péchés, ou qu’il ne s’en souvienne pas. Voilà pourquoi saint Paul commande de remettre et de pardonner, si l’on a quelque grief contre quelqu’un (1Cor. 6) ; et non seulement de tout remettre, de tout oublier, mais encore d’étouffer tout ressentiment, en sorte qu’il n’en reste pas la moindre étincelle. Jésus-Christ non seulement n’a pas publié nos péchés, mais il ne nous en a même pas rappelé le souvenir ; il ne nous a pas dit : Vous avez péché en cela et en cela ; mais il nous à pardonné, il a effacé la cédule qui nous était contraire (Col. 2,14), il n’a pas même tenu compte de nos péchés, comme le déclare saint Paul.
Faisons de même, mes frères ; effaçons tout de notre esprit. Si celui qui nous a offensés nous a fait quelque bien, n’ayons égard qu’à ce bienfait ; s’il nous a fait du mal, éloignons-en le pénible souvenir, effaçons-le, qu’il n’en reste pas la moindre trace dans notre mémoire. S’il ne nous a jamais fait aucun bien, et que nous lui pardonnions alors généreusement son offense, la récompense et la louange que nous obtiendrons en retour en seront d’autant plus grandes. D’autres expient leurs péchés par les veilles, en couchant sur la dure, et par mille autres macérations ; pour vous, vous pouvez laver tous vos crimes par une voie plus aisée, à savoir, par l’oubli des injures. Pourquoi, comme un furieux et un insensé, vous plongez-vous le poignard dans le sein, et vous excluez-vous vous-même de la vie éternelle, au lieu de faire tous vos efforts pour l’acquérir ? Si la vie actuelle vous paraît si désirable, que direz-vous donc de celle d’où sont bannies là douleur, la tristesse, les larmes (Ap. 20,4) ? où l’on n’a point à craindre la mort, ni la perte des biens que l’on possède ? Heureux, et trois fois heureux ceux qui jouissent de ce bienheureux partage ! Malheureux, et mille fois malheureux ceux qui se privent eux-mêmes de ce bonheur !
Et qu’est-ce qui nous procurera cette vie ? demanderez-vous. Écoutez ce que répondit notre juge à un jeune homme qui lui faisait cette question : « Quel bien faut-il que je fasse « pour acquérir la vie éternelle ? » (Mt. 19,16) Jésus-Christ, après lui avoir énuméré les autres commandements, finit par celui de l’amour du prochain. Peut-être quelqu’un de mes auditeurs me répondra comme cet homme riche : Nous avons gardé tous ces commandements, nous n’avons point dérobé, nous n’avons point tué, nous n’avons point commis d’adultère : mais vous ne pourrez pas dire que vous ayez aimé votre prochain, comme vous le deviez ; car, ou vous lui avez porté envie, ou vous l’avez outragé, ou vous ne l’avez pas secouru quand on l’a maltraité, ou vous ne lui avez pas fait part de vos biens : vous ne l’avez pas aimé. Au reste, ce n’est point là seulement ce que Jésus-Christ commande ; il y a une autre chose encore, et quoi ? « Vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres : puis venez et suivez-moi ». (Mt. 19,21) C’est-à-dire : Imitez-moi dans votre conduite.
Qu’apprenons-nous de là ? Premièrement, que celui qui n’a pas toutes ces qualités et ne possède pas toutes ces vertus, ne pourra point être placé dans le royaume des cieux au rang des premiers. Ce jeune homme ayant répondu : J’ai gardé tous ces commandements, comme s’il lui manquait encore quelque chose de grand pour atteindre à la perfection, Jésus lui dit : « Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres : puis venez et suivez-moi ». Voilà donc ce qu’il faut premièrement, apprendre ; secondement, que Jésus le reprit de s’être donné de vaines louanges. En effet, cet homme qui avait de grands biens, et qui laissait les pauvres dans la détresse, comment aurait-il aimé son prochain ? Il ne disait donc pas vrai.
Mais nous, sachons remplir toutes nos obligations, et répandons tous nos biens pour acquérir le ciel. Si quelques-uns prodiguent tous leurs biens pour se procurer une dignité séculière, une dignité, dis-je qu’on ne peut posséder que dans cette vie, et encore fort peu de temps : car longtemps avant leur mort plusieurs ont été dépouillés de leur magistrature ; d’autres, à l’occasion de cette charge, ont même perdu la vie ; on le sait, et toutefois on emploie tout pour s’y élever : si donc il n’est rien, qu’on ne tente pour acquérir ces sortes de dignités, quoi de plus misérable que nous, qui ne voulons pas faire la moindre dépense, ni donner ce que nous allons perdre dans peu et laisser ici-bas, pour acquérir une dignité permanente, éternelle, et qu’on ne pourra jamais nous ravir ? Quelle étrange manie ! ce qu’on va nous arracher malgré nous, nous ne voulons pas le donner de bon gré, et l’emporter avec nous ? Ah ! certes, si quelqu’un, nous conduisant à la mort, nous proposait de racheter notre vie pour tous nos biens, nous l’accepterions bien vite, et nous ferions encore de grands remerciements. Et maintenant que, près d’être plongés dans les abîmes de l’enfer, on nous propose de nous en racheter, en donnant seulement la moitié de nos biens, nous aimons mieux être ensevelis dans ce lieu de supplices, et garder inutilement ce qui ne nous appartient pas, pour perdre ce qui est véritablement à nous. Quelle excuse aurons-nous à donner ? Quelle pitié, quelle compassion mériterons-nous, si, ayant négligé d’entrer dans ce chemin aisé et facile ; qui se présentait si heureusement à nous, nous aimons mieux nous précipiter dans la fatale route qui conduit à l’abîme, et nous priver nous-mêmes de tous les biens de cette vie et de tous ceux de la vie future, lorsque nous aurions pu librement jouir et des uns et des autres ? Mais si, jusqu’à présent, nous n’avons point réfléchi sur ces importantes vérités, rentrons du moins maintenant en nous-mêmes, et faisons sagement une juste dispensation des biens présents, afin que nous puissions facilement acquérir les biens à venir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XL.[modifier]


SI JE RENDS TÉMOIGNAGE DE MOI, MON TÉMOIGNAGE N’EST PAS VÉRITABLE. – IL Y EN A UN AUTRE QUI REND TÉMOIGNAGE DE MOI : ET JE SAIS QUE SON TÉMOIGNAGE EST VÉRITABLE. (VERS. 31, 32, JUSQU’AU VERS. 38)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Explication très-simple et très-satisfaisante d’un texte qui, au premier abord, semble difficile.
  • 2. Témoignage de, Jean en faveur de Jésus-Christ, et témoignage des œuvres de Jésus-Christ.
  • 3. Témoignage de Dieu le Père.
  • 4. Combattre les hérétiques par les saintes Écritures. – L’avarice est la racine de tous les maux : belle peinture des maux que cause ce vice. – Nul ne peut servir deux maîtres : Dieu et les richesses. – De quelle manière il faut faire l’aumône. – Combien le jugement dernier sera rigoureux pour ceux qui ont été inhumains et cruels envers les pauvres.


1. Si un homme ignorant dans l’art de fouiller dans les mines, s’avise d’en ouvrir une et d’y vouloir travailler, au lieu de s’enrichir, il ne fera que tout brouiller au hasard, et son travail sera infructueux, ou plutôt très-nuisible : de même, ceux qui ne connaissent pas l’enchaînement des choses que contiennent les livres sacrés, qui n’examinent point la propriété des paroles et du langage, et n’observent pas les règles, mais qui se contentent de tout parcourir uniformément, ceux-là mêlent l’or avec la terre, et ne trouveront jamais le trésor qu’elle garde en dépôt dans son sein.
Je dis ceci, mes frères, parce que le texte qu’on nous propose est à la vérité tout d’or ; mais cet or, loin d’être apparent, est, au contraire, caché à de grandes profondeurs. C’est pourquoi il faut, en fouillant et en déblayant, tâcher de pénétrer jusqu’au vrai sens. Qui est-ce, en effet, qui ne sera pas sur-le-champ saisi et tout troublé en entendant Jésus-Christ dire : « Si je rends témoignage de moi, mon « témoignage n’est pas véritable ? » En effet, il rend souvent témoignage de lui-même : il a dit à la Samaritaine : « C’est moi-même qui vous parle » (Jn. 6,26) ; il a dit à l’aveugle-né : « C’est celui-là même qui parle à vous » (Jn. 9,37) ; et faisant une réprimande aux Juifs, il leur dit : « Pourquoi dites-vous que je blasphème, parce que j’ai dit que je suis Fils de Dieu ? » (Jn. 10,36), et de même en plusieurs autres endroits. Or, si toutes ces choses étaient des mensonges, quelle espérance pourrions-nous avoir de nous sauver ? où donc trouverons-nous la vérité, puisque celui qui est la vérité même, dit : « Mon témoignage n’est pas véritable ? » Et ce n’est pas seulement ce texte qui semble en contradiction avec le précédent ; il y en a un autre encore qui ne le paraît pas moins. Jésus-Christ dit, dans la suite : « Quoique je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est véritable ». (Jn. 8,24) Lequel donc de ces deux textes recevrai-je ? Lequel des deux croirai-je aux ? Si nous les admettons indifféremment sans examiner quelle est la personne qui parle, quel est le sujet, et toutes les autres circonstances, ils se trouveront faux l’un et l’autre. Si le témoignage de Jésus-Christ n’est pas véritable, ceci ne l’est pas non plus ; et le premier texte, pas plus que le second.
Quel est donc ici le sens ? Nous avons besoin de beaucoup de vigilance et d’attention, ou plutôt de la grâce de Dieu, pour ne pas nous arrêter à l’écorce et à la lettre toute nue. C’est ainsi que se trompent les hérétiques, faute d’examiner quel est le but, quelle est l’intention de celui qui parle ; et aussi quel est l’esprit, quelles sont les dispositions de ceux à qui l’on adresse la parole. Si nous ne faisons donc attention à ces deux choses, à la personne qui parle et à ceux à qui on parle, et même à d’autres encore, comme au temps, au lieu, à l’esprit et aux dispositions des auditeurs, il s’ensuivra bien des absurdités. Que signifient donc ces paroles qu’on vient d’exposer ? Les Juifs ne pouvaient manquer de dire : « Si vous rendez témoignage de vous-même, votre témoignage n’est pas véritable ». Voilà pourquoi Jésus-Christ les arrête tout court et les prévient, en leur disant, à peu de choses près Vous me direz sans doute, nous ne vous croyons point : car parmi les hommes nul ne croit celui qui se rend témoignage à lui-même. Il ne faut donc pas passer légèrement sur ce mot : « Il n’est pas véritable », mais il faut sous-entendre : selon leur opinion ; c’est comme s’il disait : selon vous, il n’est pas véritable. Jésus-Christ ne dit donc rien de contraire à sa dignité, mais il parle selon leur opinion. Et quand il dit : « Mon témoignage n’est pas véritable », il leur reproche leur sentiment, et prévient l’objection qu’ils lui allaient faire. Mais lorsqu’il dit : « Quoique je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est véritable », il découvre la vérité, telle qu’elle est, à savoir, qu’étant Dieu, il faut le croire digne de foi, lors même qu’il se rend témoignage à lui-même. Ayant prédit la résurrection des morts et le jugement, ayant dit que celui qui croit en lui n’est pas condamné, mais qu’il est déjà passé de la mort à la vie, qu’assis à son tribunal il fera rendre compte à tous les hommes de toutes leurs œuvres, et qu’il a la même puissance et la même vertu que le Père, pour confirmer toutes ces vérités par de nouveaux arguments, il est dans l’obligation d’exposer premièrement l’objection des Juifs.
Et voici comment il le fait : j’ai dit que « comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jn. 5,21) J’ai dit que « le Père ne juge personne ; mais qu’il a donné au Fils tout pouvoir de juger ». (Jn. 5,22) J’ai dit qu’ « il faut honorer le Fils comme on honore le Père ». (Jn. 5,23) J’ai dit que « celui qui n’honore point le Fils, n’honore « point le Père ». (Jn. 5,23) J’ai dit que « celui qui entend ma parole, et qui y croit, ne mourra point, mais qu’il est déjà passé de la mort à la vie ». (Jn. 5,24) J’ai dit que ma voix ressuscitera les morts, dès maintenant et dans la suite (Jn. 5,25). J’ai dit que je ferai rendre compte de tous les péchés (Jn. 5,28, 29). J’ai dit que je jugerai justement, et que je récompenserai ceux qui auront fait de bonnes œuvres (Jn. 5,30) : Comme donc Jésus-Christ avait dit tout ce que nous venons d’exposer ; comme tout ce qu’il avait dit était certainement grand et important, et qu’il n’en avait néanmoins point encore donné de preuves claires et évidentes, mais qu’il avait tout laissé dans l’obscurité ; il propose d’abord ce qu’on objectait, pour venir ensuite à la véritable preuve de ce qu’il a avancé ; c’est comme s’il parlait ainsi, quoiqu’en d’autres termes : Peut-être direz-vous vous dites toutes ces choses, mais vous n’êtes pas un témoin digne de foi, vous qui vous rendez témoignage à vous-même.
Voilà donc comment Jésus-Christ résout d’abord la difficulté que faisaient les Juifs : il la résout en leur découvrant ce qu’ils voulaient opposer, en leur faisant connaître qu’il voit ce qu’il y a de plus caché dans leur cœur, et en leur donnant cette première preuve de sa vertu et de sa puissance ; enfin, après avoir exposé leur objection et y avoir satisfait, il leur apporte d’autres preuves claires, évidentes et invincibles ; c’est en leur présentant trois témoins : ses œuvres, le témoignage du Père et la prédication de Jean-Baptiste. De ces trois témoignages, il leur présente le plus faible le premier, savoir : celui de Jean-Baptiste. Il avait dit : « Il y en a un autre qui rend témoignage de moi : et je sais que son témoignage est véritable (31) » ; il ajoute : « Vous avez envoyé vers Jean ; et il a rendu témoignage à la vérité (33) ». Mais si votre témoignage n’est pas véritable, comment dites-vous vous-même : le témoignage de Jean est véritable : « Et il a rendu témoignage à la vérité ? » Cela seul, mes frères, ne vous fait-il pas clairement voir que Jésus-Christ a dit : « Mon témoignage n’est pas véritable », en se plaçant au point de vue des Juifs ?
2. Mais, direz-vous, n’est-ce point par complaisance que Jean a rendu témoignage ? Jésus-Christ ôte ce soupçon, et il empêche les Juifs de tenir ce langage. Voyez comment : il n’a point dit d’abord : Jean a rendu témoignage de moi ; mais auparavant il a dit : Vous avez envoyé à Jean ; or, vous n’auriez pas député vers lui, si vous ne l’eussiez jugé digne de foi. Et ce qui est encore plus grand et plus considérable, c’est qu’ils ne l’envoyèrent pas questionner sur Jésus-Christ, mais sur lui-même ; or, celui qu’ils regardaient comme un homme digne de foi, dans le témoignage qu’il porterait de lui-même, à plus forte raison le tenaient-ils pour tel dans celui qu’il rendrait d’un autre. Il est de coutume, parmi nous autres mortels, de ne pas croire autant ceux qui parlent d’eux-mêmes, que ceux qui parlent d’autrui. Mais pour Jean-Baptiste, ils le croyaient si sincère et si digne de créance, que lors même qu’il parlait de foi, il n’avait besoin d’aucun autre témoignage. Et en effet, les députés ne lui firent pas cette demande Que dites-vous de Jésus-Christ ? Mais. « Qui êtes-vous ? Que dites-vous de vous-même ? » Tant était grande leur considération et leur admiration pour lui ! Jésus-Christ donc fait allusion à tout cela, en disant : « Vous avez envoyé à Jean ». Voilà pourquoi aussi l’évangéliste ne dit pas seulement que les Juifs avaient envoyé à Jean ; mais encore il marque, en termes exprès, que les députés étaient des prêtres et des pharisiens, des hommes considérables, incapables de se laisser corrompre ou tromper, et parfaitement en état de bien entendre sa réponse.
« Pour moi ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage (34) ». Pourquoi recevez-vous donc le témoignage de Jean ? C’est que sûrement son témoignage n’était pas le témoignage d’un homme. « Celui », dit Jean-Baptiste, « qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, m’a dit ». (Jn. 1,33) Ainsi le témoignage de Jean était le témoignage de Dieu : ce qu’il disait, il l’avait appris de Dieu. Mais afin que les Juifs ne disent pas : où est la preuve que ce que Jean a dit ? il l’a appris de Dieu, et que de là ils ne prissent occasion d’une nouvelle dispute, Jésus-Christ leur ferme absolument la bouche, en se plaçant encore au point de vue de leur opinion. Car il n’y avait nulle apparence que bien des gens connussent que Jean était l’organe de Dieu ; mais ils l’écoutaient comme parlant de lui-même sans autre impulsion. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : « Pour moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage ».
Mais si vous ne deviez pas recevoir le témoignage d’un homme, et si vous ne vouliez pas vous en servir, pourquoi avez-vous produit ce témoignage ? De peur donc que les Juifs ne lui fissent cette objection, il la prévient, voyez comment : Après avoir dit : « Ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage », il ajoute : « Mais je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». C’est-à-dire : Je n’avais pas besoin du témoignage d’un homme, étant Dieu ; mais comme vous n’avez des yeux et des oreilles que pour Jean que vous le croyez le plus digne de foi de tous les hommes ; que vous accourez à lui comme à un prophète (toute la ville allait en foule le trouver auprès du Jourdain), et que moi, vous ne m’avez pas cru, lors même que j’ai opéré des miracles : voilà pourquoi je vous apporte ce témoignage.
« Jean était une lampe ardente et luisante, et vous avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa lumière(35)». De peur que les Juifs ne répliquassent : Et bien, Jean a rendu témoignage de vous, mais nous n’avons pas reçu son témoignage ; Jésus-Christ fait voir qu’ils l’ont reçu. Car il n’avait pas député à Jean des hommes du commun, mais des prêtres et des pharisiens ; tant ils admiraient cet homme, et étaient incapables de résister à ses paroles ! Ce mot : « Pour un peu de temps », marque leur légèreté et leur extrême inconstance, en ce qu’ils l’avaient si tôt quitté et si promptement oublié.
« Mais pour moi, j’ai un témoignage plus grand que celui de Jean (36) ». Si vous vouliez recevoir la foi en considérant l’admirable enchaînement des choses qui se passent devant vous, je vous y aurais bien mieux et plus facilement amenés par mes œuvres ; mais comme vous ne le voulez pas, je vous renvoie à Jean non que j’aie besoin de son témoignage, mais parce que je fais tout pour procurer votre salut : J’ai dans mes œuvres un témoignage plus grand que celui de Jean. Mais je ne cherche pas seulement, pour me recommander à vous, des témoins dignes de foi, mais encore des témoins connus et vénérés parmi vous. Ainsi, après les avoir repris par ces paroles : « Vous avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa lumière », et leur avoir fait connaître que leur zèle n’avait été qu’un feu volage et passager, il appelle Jean une lampe, pour leur montrer que la lumière qu’il avait ne venait pas de lui, mais de la grâce du Saint-Esprit. Toutefois, il n’a pas encore marqué en quoi il différait de Jean à savoir qu’il était lui-même le soleil de justice ; mais l’ayant seulement insinué, il les réprimande vivement et fait voir que s’ils n’avaient pas su croire en lui, cela provenait de la même disposition d’esprit et de cœur, qui les avait portés à mépriser Jean. Car ils n’avaient admiré Jean que « pour un peu de temps » : s’ils n’avaient pas été si légers et si inconstants, Jean les aurait bientôt amenés à Jésus-Christ.
Après avoir ainsi montré que les Juifs sont tout à fait indignes de pardon, Jésus-Christ ajoute : « Mais pour moi, j’ai un témoignage plus grand que celui de Jean ». Lequel ? Celui des œuvres. « Car les œuvres », dit-il, « que mon Père m’a donné pouvoir de faire, les œuvres », dis-je, « que je fais, rendent témoignage de moi que c’est mon Père qui m’a envoyé ». Par là, il rappelle la guérison du paralytique et de plusieurs autres. A l’égard du témoignage de Jean peut-être quelqu’un aurait-il pu le soupçonner d’emphase et de complaisance, bien qu’il ne convînt guère de parler ainsi de Jean de cet homme si sage, si appliqué à la philosophie, qui excitait parmi eux tant d’admiration ? mais les œuvres ne pouvaient donner prise aux mêmes soupçons, même de la part des hommes les plus insensés. Voilà pourquoi Jésus-Christ apporté un autre témoignage en disant : « Les œuvres que mon Père m’a donné pouvoir de faire, les œuvres », dis-je, « que je fais, rendent témoignage de moi que c’est mon Père qui m’a envoyé ». Ici Jésus-Christ repousse et anéantit l’accusation de n’avoir pas gardé le sabbat. (Jn. 9,16) Les Juifs disaient : Comment cet homme serait-il de Dieu, puisqu’il ne garde pas le sabbat ? Voilà pourquoi il dit : « Les œuvres que mon Père m’a donné pouvoir de faire », quoiqu’il agît par sa propre autorité ; mais il voulait prouver plus fortement qu’il ne faisait rien de contraire au Père ; c’est pourquoi il ne craint point d’employer ce langage qui le rabaisse.
3. Et pourquoi, direz-vous, n’a-t-il pas dit : Les œuvres que mon Père m’a donné pouvoir de faire rendent témoignage que je suis égal au Père ? Certainement par les œuvres on pouvait facilement connaître ces deux vérités, et qu’il ne faisait rien de contraire à son Père, et qu’il était égal à son Père ; ce qu’il prouve ailleurs quand il dit : « Si vous ne me croyez pas, croyez à mes œuvres, afin que vous sachiez et que vous croyiez que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi » (Jn. 10,38) ; ses œuvres donc rendaient témoignage de ces deux choses, et qu’il était égal à son Père, et qu’il ne faisait rien de contraire à son Père. Pourquoi donc n’a-t-il pas ouvertement déclaré tout ce qu’il est, et a-t-il omis ce qu’il y a de plus grand en lui pour ne découvrir que ce qui l’est moins ? Parce que c’était premièrement là de quoi il s’agissait. Quoiqu’il fût beaucoup moins grand pour lui qu’on le crût envoyé de Dieu, qu’égal à Dieu (les prophètes, en effet, avaient prédit sa mission, mais non son égalité), toutefois il a grand soin d’insister sur ce titre inférieur, sachant bien que ce point, une fois accordé, le reste sera désormais admis sans difficulté ; il omet donc ce qu’il y a da plus grand, et parle seulement de ce qui l’est moins, afin que la première de ces choses passât à l’a faveur de l’autre. Après quoi, il ajoute encore : « Mon Père qui m’a envoyé a rendu lui-même témoignage de moi (37) ». Où l’a-t-il rendu, ce témoignage ? Sur le Jourdain, lorsqu’il a dit : « C’est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ». (Mt. 3,17) Mais ce témoignage n’était pas bien clair, il avait besoin de quelque explication ; celui de Jean au contraire, était manifeste : les Juifs avaient eux-mêmes député vers lui, et ils ne pouvaient le nier ; les miracles aussi étaient évidents : ils les avaient eux-mêmes vu opérer ; ils avaient ouï parler de la guérison du paralytique, et ils y avaient cru ; c’est même pour cela qu’ils accusaient Jésus-Christ de n’avoir pas gardé le sabbat. Enfin il ne manquait plus que d’apporter le témoignage du Père ; pour le produire Jésus-Christ a ajouté : « Vous n’avez jamais ouï sa voix ». Comment donc Moïse dit-il.: Dieu parlait, Moïse a répondu ? (Ex. 20,19) Comment David dit-il : « Il entendit une voix qui lui était inconnue ? » (Ps. 80,6) Moïse dit encore : S’il y a un « peuple qui ait entendu la voix de Dieu ». (Deut. 4,33)
« Ni vu sa figure ». Et toutefois il est écrit d’Isaïe, de Jérémie, d’Ezéchiel et de plusieurs autres qu’ils ont vu Dieu. Que fait donc maintenant Jésus-Christ ? Il élève ses disciples à la plus haute et à la plus sublime philosophie, leur montrant insensiblement que dans Dieu il n’y a ni voix, ni figure, et qu’il est au-dessus et des sons, et de ces sortes de figures qu’ils imaginaient ; comme en disant : « Vous n’avez jamais ouï sa voix », il ne veut pas dire que le Père parle et qu’on ne l’entend pas ; de même, lorsqu’il dit : « Vous n’avez point vu sa figure », il ne veut pas dire qu’ira une figure, et que néanmoins on ne la voit pas, mais il entend que Dieu n’a pas plus de figure que de voix, ni quoi que ce soit de pareil. Afin donc que les Juifs ne disent pas : C’est vainement que vous vous vantez, Dieu n’a parlé qu’à Moïse seul (ils disaient en effet : « Nous savons que Dieu a parlé à Moïse, mais pour celui-ci nous ne savons d’où il est » (Jn. 9, 29) ; Jésus-Christ dit ces choses pour leur apprendre qu’en Dieu il n’y a ni voix, ni figure. Mais que dis-je ? non seulement vous n’avez point entendu sa voix, ni vu sa figure, mais encore ce dont vous vous glorifiez tant, ce dont vous êtes si fiers, à savoir, d’avoir reçu ses commandements, et, de les observer, vous ne pouvez pas même vous en prévaloir, et voilà pourquoi il ajoute : « Et sa parole ne demeure point en vous (38) » ; c’est-à-dire, ses commandements, ses préceptes, sa loi, ses prophètes. Véritablement Dieu a donné ces choses, mais elles ne demeurent point en vous, puisque vous ne croyez pas en moi. Partout et à tous moments les Écritures répètent qu’il faut croire en moi, et vous, cependant, vous n’en faites rien ; il est donc évident que sa parole s’est retirée de vous ; aussi, Jésus-Christ ajoute encore : « Parce que vous ne croyez point à celui qu’il a envoyé ».
Ensuite, de peur que les Juifs ne répliquent Si nous n’avons pas entendu sa voix, comment a-t-il rendu témoignage de vous ? Jésus-Christ dit : « Lisez avec soin les Écritures, car ce sont « elles qui rendent témoignage de moi. (39) » ; par où il leur insinue que c’est dans lés Écritures que Dieu a rendu témoignage de lui. En effet, et sur le Jourdain, et sur là montagne, ce témoignage avait été rendu ; mais Jésus-Christ ne rapporte point les paroles que le Père fit entendre, peut-être ne l’auraient-ils pas cru. Car la voix que le Père avait fait entendre sur la montagne, ils ne l’avaient pas ouïe, et celle qu’il avait fait entendre sur le Jourdain, s’ils l’avaient ouïe, ils n’y avaient point fait d’attention. Voilà pourquoi il les renvoie aux Écritures, leur faisant connaître que c’est là qu’ils trouveront le témoignage du Père. Mais auparavant il détruit leurs anciennes prétentions, comme d’avoir vu Dieu, ou d’avoir entendu sa voix. Jésus-Christ donc renvoie les Juifs au témoignage des Écritures, parce qu’il était vraisemblable qu’ils ne croiraient pas à la voix du Père qu’il leur citait, et qu’ils s’imagineraient qu’il voulait parler de ce qui était arrivé sur le mont Sina. Mais auparavant il corrige le sentiment qu’ils pouvaient s’être formé à ce sujet, en leur faisant connaître que Dieu en avait usé de la sorte par condescendance et par bonté.
4. Nous aussi, mes frères, lorsque nous avons à combattre les hérétiques et à nous armer pour défendre la vérité contre eux, prenons nos armes dans les saintes Écritures. « Car », dit l’apôtre, « toute Écriture qui est inspirée de Dieu est utile, pour instruire, pour reprendre, pour corriger et pour conduire à la piété et à la justice, afin que l’homme de Dieu soit parfait ; étant propre et parfaitement préparé à tout bien ». (2Tim. 3,16-17) Mais il ne faut pas que l’athlète qui doit entrer en lice n’ait qu’une seule partie des armes, et soit dépourvu de l’autre ; il ne serait pas alors parfaitement préparé. De quelle utilité serait-il, je vous le demande, de prier assidûment et de ne pas donner largement l’aumône ? ou de répandre libéralement ses biens, et de ravir et voler le bien d’autrui, même de faire l’aumône par ostentation et par vaine gloire ? ou de distribuer véritablement ses aumônes avec les dispositions requises, et selon la volonté de Dieu, mais de s’en prévaloir ensuite et de s’en vanter ? ou d’être à la vérité humble et de jeûner, mais d’être néanmoins avare, usurier, attaché aux choses terrestres, et d’introduire dans son âme la mère de tous les maux ? car « l’avarice est la racine de tous les maux ». Ayons-la en horreur, fuyons ce vice.
C’est l’avarice qui renverse tout le monde c’est elle qui trouble tout et met tout en confusion : c’est elle qui nous fait sortir de l’aimable et très-heureuse servitude de Jésus-Christ. « Vous ne pouvez », est-il écrit, « servir Dieu et les richesses » (Mt. 6,24), qui ordonnent le contraire de ce que Jésus-Christ commande. Jésus-Christ dit : donnez aux pauvres ; les richesses disent : ravissez le bien des pauvres. Jésus-Christ dit : pardonnez à ceux qui vous dressent des embûches et à ceux qui vous offensent ; les richesses disent au contraire : à ceux qui ne vous ont nullement offensés, tendez-leur des pièges. Jésus-Christ dit : soyez doux, soyez bons ; celles-ci disent au contraire : soyez inhumains, soyez cruels, ne faites aucune attention aux larmes des pauvres, pour nous rendre notre Juge sévère au grand jour de son jugement. En effet, alors toutes nos œuvres se présenteront à nous, et ces malheureux que nous aurons outragés, dépouillés et mis à nu, nous fermeront la bouche et nous ôteront toute défense. Si Lazare, à qui le riche n’avait fait aucun tort, mais aussi qu’il n’avait point secouru, fut pour lui, au grand jour, un terrible accusateur, et l’empêcha d’obtenir le pardon de sa dureté, quelle excuse, je vous prie, apporteront ceux qui ravissent le bien d’autrui, au lieu de distribuer le leur aux pauvres, et qui renversent la maison de l’orphelin ? Si ceux qui ne donnent pas à manger à Jésus-Christ lorsqu’il a faim (Mt. 25,42), amassent tant de charbons de feu sur leurs têtes, ceux qui volent le bien de leur prochain, qui suscitent mille procès et qui envahissent les richesses de tout le monde, quelle consolation, quelle commisération peuvent-ils espérer ?
Chassons donc, mes frères, chassons cette passion. Nous l’arracherons de nos cœurs, si nous pensons au sort qu’ont eu les hommes avares et injustes qui ont été avant nous et qui sont morts. D’autres ne jouissent-ils pas de leurs richesses, du fruit de leurs travaux, et eux-mêmes ne sont-ils pas condamnés à un supplice, à un tourment, à des maux insupportables ? Ne serait-il pas d’une extrême folie de se tourmenter pour se charger, dans cette vie, de soins et de peines, et quand nous en sortirons être ensuite livrés à des supplices, à des tourments insupportables, lors même qu’il ne tient qu’à nous de vivre, même ici-bas, dans les délices ? Rien en effet ne procure une si grande joie que l’aumône, qu’une conscience pure et nette, que de se voir à la mort délivrés de tous maux, et d’acquérir des biens ineffables et infinis. Comme le vice, avant même de précipiter dans l’enfer ceux qui s’y livrent, a coutume de les accabler dès à présent de mille peines et de mille travaux ; la vertu, de même, avant d’ouvrir la porte du royaume des cieux à ceux qui l’exercent, remplit leur âme de mille délices par la bonne espérance et la joie continuelle. qu’elle répand sur toute la vie. Afin donc de nous procurer cette joie, et dans cette vie, et dans la vie future, exerçons-nous aux bonnes œuvres ; c’est de cette manière que nous obtiendrons ces couronnes immortelles que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLI.[modifier]


LISEZ AVEC SOIN LES ÉCRITURES, PUISQUE. VOUS CROYEZ Y TROUVER LA VIE ÉTERNELLE : ET CE SONT ELLES QUI RENDENT TÉMOIGNAGE DE MOI. – MAIS VOUS NE VOULEZ PAS VENIR A MOI POUR AVOIR LA VIE ÉTERNELLE. (VERS. 39, JUSQU’À LA FIN DU CHAP)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Il ne faut pas lire l’Écriture sainte seulement en courant et à la légère.
  • 2. Les Juifs auront pour accusateur Moise lui-même.
  • 3. Réfutation des prétextes et vaines excuses des Juifs : leur malice et leur méchanceté. – Description d’un fourbe et de la malignité. – La vertu produit la prudence. – Description de la vertu. – Le péché naît de la folie. – Celui quia la crainte de Dieu est très-sage : celui qui ne l’a pas est un insensé.


1. Ayons grand soin, mes très-chers frères, de rechercher les choses spirituelles, et ne croyons pas qu’il nous suffise, pour le salut, d’y donner une part quelconque de notre application. Si, dans les affaires terrestres de ce monde, nul ne fait de grands profits, lorsqu’il s’y applique mollement et légèrement, à plus forte raison en sera-t-il ainsi dans les choses spirituelles et célestes, parce que celles-ci requièrent et plus de soin et plus de vigilance. Voilà pourquoi Jésus-Christ, quand il renvoie les Juifs aux Écritures, ne les y renvoie pas pour en faire une simple lecture, mais pour les étudier avec soin et avec attention. Car il n’a point dit : lisez les Écritures, mais approfondissez les Écritures. Pour y découvrir le témoignage qu’elles rendent de lui, il fallait beaucoup chercher, beaucoup travailler. En effet, à l’égard des Juifs, ces témoignages étaient cachés sous des ombres et des figures. C’est pour cette raison que Jésus-Christ leur commande de fouiller et de creuser dans les Écritures, afin qu’ils puissent trouver ce qu’elles recèlent dans leur profondeur. Ces témoignages ne sont pas à la surface ni apparents, ils sont très-profondément cachés comme un trésor. Or, celui qui veut découvrir un trésor profondément enfoui, ne le trouvera jamais sans beaucoup de soin et de peine. Voilà pourquoi Jésus-Christ, après avoir dit : « Lisez avec soin les Écritures », a ajouté : « puisque vous croyez y trouver la vie éternelle ». Il n’a point dit : vous pouvez, mais, vous croyez y trouver. Par où il leur montre qu’ils ne feront pas un grand profit, tant qu’ils croiront pouvoir acquérir le salut par la seule lecture ; sans la foi. C’est comme s’il disait : N’admirez-vous pas les Écritures, ne les regardez-vous pas comme des sources de vie ? C’est sur elles maintenant que je me fonde moi-même, car ce sont elles qui rendent témoignage de moi ; mais vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie éternelle.
Jésus-Christ avait donc raison de dire : « Vous croyez » ; puisqu’ils ne voulaient pas écouter sa doctrine, et qu’ils tiraient vanité de la lecture simple qu’ils faisaient des Écritures. Ensuite, de peur qu’on ne le soupçonnât de vaine gloire, à cause du grand soin qu’il avait de se faire connaître, et qu’on ne pensât que, dans son désir d’inspirer la foi en lui, il avait en vue ses propres intérêts (car il avait cité le témoignage de Jean et celui de Dieu le Père, il avait fait mention de ses œuvres ; et il avait promis la vie éternelle, se servant de toutes ces choses pour les attirer et les gagner) comme, dis-je, il était croyable que plusieurs le soupçonneraient de rechercher la gloire, voici ce qu’il a ajouté, faites-y attention : « Je ne tire point ma gloire des hommes (41) » ; c’est-à-dire, je n’en ai point besoin ; je ne suis pas de nature à avoir besoin de la gloire qui vient des hommes. Si la lumière du soleil ne reçoit point d’accroissement de celle d’une lampe, moi, je dois avoir bien moins besoin de la gloire humaine. Mais si vous n’en avez point besoin, pourquoi avez-vous apporté ces témoignages ? « Afin que vous soyez sauvés ». Jésus-Christ l’avait déclaré ci-dessus, ici encore il l’indique par ces paroles : « Afin que vous ayez la vie éternelle ». Il apporte même une autre raison, que voici : « Mais je vous connais : je sais que vous n’avez point en vous l’amour de Dieu (42) ». Comme, sous prétexte de zèle et d’amour de Dieu, souvent ils le persécutaient, parce qu’il se prétendait égal à Dieu ; comme il savait aussi qu’ils ne croiraient point en lui, il a voulu les prévenir et les empêcher de dire : Pourquoi parlez-vous de la sorte ? Je le fais, leur dit-il, pour vous reprendre, parce que ce n’est pas l’amour de Dieu qui vous porte à me persécuter. Car Dieu rend témoignage de moi, et par les œuvres et par les Écritures. Si donc, dans la pensée que j’étais contraire à Dieu, auparavant vous me chassiez, vous me persécutiez, maintenant que je vous ai fait connaître la vérité, vous devriez vous empresser de venir à moi, pour peu que vous eussiez d’amour pour Dieu ; mais vous ne l’aimez pas véritablement. J’ai dit ces choses pour vous prouver que l’orgueil et la vanité vous animent, et que vous ne cherchez qu’à couvrir l’envie que vous me portez. Voilà ce que Jésus-Christ démontre, non seulement par ce qu’il vient de dire, mais encore par ce qu’il ajoute ensuite, car il dit : « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne me recevez pas : si un « autre vient en son propre nom, vous le recevrez (43) ». Vous voyez, mes frères, que si partout Jésus-Christ dit qu’il a été envoyé, qu’il a reçu du Père le pouvoir de juger, et qu’il ne peut rien faire de lui-même, c’est pour ôter tout prétexte à l’endurcissement des Juifs.
Mais de qui dit-il qu’il viendra en son propre nom ? De l’Antéchrist, et il démontre la malice et la méchanceté des Juifs par des preuves incontestables. Si c’est effectivement l’amour de Dieu qui vous porte à me persécuter, vous devrez donc, à plus forte raison, persécuter l’Antéchrist. L’Antéchrist ne vous prêchera pas une doctrine semblable à la mienne ; il ne dira pas que : le Père l’a envoyé, ni qu’il vient de sa part et par son ordre. Mais, au contraire, il exercera un empire tyrannique, usurpant ce qui ne lui appartient pas, et s’annonçant comme le Dieu de tout l’univers, selon les paroles de saint Paul : « il s’élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, ou qui est adoré, voulant lui-même passer pour Dieu ». (2Thes. 2,4) Car c’est là venir en son propre nom. Pour moi, je ne parle pas de même ; mais je déclare que je suis venu au nom de mon Père. Or, qu’après un tel aveu, qu’après avoir si manifestement déclaré qu’il était envoyé du Père, ils ne le reçussent pas, cette obstination suffisait seule pour faire voir à tout le monde qu’ils n’aimaient point Dieu. Et maintenant, par le contraste de l’accueil qu’ils devaient faire à l’Antéchrist, il met au jour leur impudente malignité. Car, puisqu’ils ne recevaient pas celui qui se déclarait envoyé de Dieu, et qu’ils devaient adorer celui qui ne connaîtrait point Dieu, mais qui se vanterait d’être le Dieu de tout l’univers, il était visible que leurs persécutions contre Jésus-Christ partaient de leur envie et de la haine contre Dieu. C’est pourquoi Jésus-Christ donne deux raisons de ce qu’il a dit ; d’abord, la meilleure : « Afin que vous soyez sauvés, afin que, vous ayez la vie » ; mais, sachant qu’ils riraient et se moqueraient de lui, il leur en expose une seconde, plus forte que celle-là, à savoir, que s’ils ne se soumettent pas et s’ils n’obéissent pas à sa parole, Dieu ne cessera point pour cela d’agir en toutes choses selon sa coutume.
2. Saint Paul, parlant prophétiquement de l’Antéchrist, dit : « Dieu leur enverra une opération d’erreur, afin que ceux qui, au lieu d’ajouter foi à la vérité, ont consenti à l’iniquité, soient tous condamnés ».(2Thes. 2,11-12) Le Sauveur ne dit pas que l’Antéchrist viendra ; mais « s’il vient », s’abaissant ainsi à la portée de ses auditeurs ; leur iniquité n’était pas encore arrivée à son comble ; c’est pourquoi il a tu la raison de cet avènement. Mais saint Paul l’a ouvertement déclarée polir ceux qui sont intelligents : c’est l’Antéchrist qui ôte aux Juifs toute excuse. Jésus-Christ découvre ensuite la cause de leur incrédulité, en disant : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ? (44) » Par où il montre encore qu’ils n’avaient pas en vue les intérêts de Dieu, mais qu’ils couvraient de ce prétexte leurs propres passions. Ils étaient, en effet, si éloignés de faire ce qu’ils faisaient pour la gloire de Dieu, qu’ils recherchaient moins sa gloire que celle des hommes : Comment auraient-ils donc conçu un si grand zèle pour la gloire de Dieu, eux qui la méprisaient si fort ; qu’ils lui préféraient même la gloire humaine ? Puis, après avoir dit que les Juifs n’avaient point d’amour de Dieu, et le leur avoir prouvé par deux raisons : l’une, par ce qu’ils avaient fait contre lui ; l’autre, par ce qu’ils feraient pour l’Antéchrist, et leur avoir démontré clairement qu’ils étaient indignes de tout pardon, Jésus-Christ fait comparaître Moïse pour prononcer contre eux une nouvelle accusation.
« Ne pensez pas que ce soit moi qui vous doive accuser devant le Père : vous avez un accusateur, qui est Moïse, en qui vous espérez (45).
« Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, parce que c’est de moi qu’il a écrit (46).
« Que si vous ne croyez pas ce qu’il a écrit ; comment croirez-vous ce que je vous dis ? (47) ». C’est-à-dire, dans ce que vous faites contre moi, c’est Moïse que vous outragez avant moi : le refus que vous faites de croire atteint Moïse plus que moi-même. Vous voyez de quelle manière il les pousse jusque dans leurs retranchements ; et leur ôte tout moyen de justification. Lorsque vous me persécutiez, vous alléguiez l’amour que vous avez pour Dieu ? Or, j’ai fait voir que c’est la haine de Dieu qui vous a poussés à agir de la sorte. Vous m’accusez de ne point garder le sabbat et de violer la loi ? Je me sais justifié de cette accusation. Vous assurez que vous marquez votre fidélité à Moïse dans ce que vous avez la hardiesse de faire contre moi ? Et moi je montre que c’est là principalement en quoi vous désobéissez à Moïse. Et tant s’en faut que je m’oppose à la loi ; que vous n’aurez point d’autre accusateur que celui-là même qui vous a donné la loi. Comme donc, parlant des Écritures, Jésus-Christ disait : « Vous croyez y trouver la vie éternelle » ; maintenant de même, parlant de Moïse, il dit : « En qui vous espérez » : où l’on voit que le Sauveur les prend en tout par leurs propres paroles. Et par où saurons-nous, diront les Juifs, que Moïse doit être notre accusateur, et que vous ne parlez pas en l’air ? Qu’y a-t-il de commun entre vous et Moïse ? vous n’avez point gardé le sabbat qu’il a ordonné de garder : comment donc se portera-t-il pour accusateur contre nous ? Et comment, prouverez-vous que nous croirons en un autre qui viendra en son propre nom ? Toutes ces choses vous les dites sans témoins et sans preuves. Bien au contraire, elles trouvent toutes leurs preuves dans ce que j’ai dit ci-dessus : puisque, par mes œuvres, par le témoignage de Jean par celui du Père, il est évident et certain que c’est Dieu qui m’a envoyé, sûrement il l’est aussi que Moïse sera votre accusateur. En effet, qu’a dit Moïse ? « S’il vient quelqu’un qui fasse des prodiges et des miracles, qui amène à Dieu, et qui prédise véritablement l’avenir, ne faudra-t-il pas le croire ? (Deut. 13,1) Jésus-Christ n’a-t-il pas fait toutes ces choses ? Il a opéré de vrais miracles dont on ne peut contester la vérité, il a attiré tous les hommes à Dieu, il a confirmé ses prédictions par l’accomplissement des choses qu’il a prédites. Mais où est la preuve que les Juifs croiront à un autre ? En ce qu’ils ont haï et persécuté Jésus-Christ. Ceux qui se déclarent contre celui qui vient avec l’aveu de Dieu recevront sans doute celui qui est son ennemi. Au reste, si le Sauveur, après avoir dit : « Ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage », cite maintenant Moïse, ne vous en étonnez pas, ce n’est point à Moïse qu’il renvoie les Juifs, mais à la sainte et divine Écriture : et parce qu’ils la craignaient moins que leur législateur, il le leur présente en personne comme leur accusateur, pour leur inspirer plus de crainte et d’effroi. Après quoi il réfute un à un tous leurs discours.
Donnez à ceci, mes frères, toute votre attention : les Juifs disaient qu’ils persécutaient Jésus pour l’amour de Dieu ; et Jésus-Christ leur montre que c’est par haine de Dieu qu’ils le persécutent. Les Juifs se vantaient d’être attachés à Moïse, et le Sauveur leur prouve que leur persécution venait de ce qu’ils ne croyaient point à Moïse ;, car s’ils étaient zélés pour la loi, ils devaient recevoir celui qui accomplissait la loi. S’ils aimaient Dieu, ils auraient dû croire à celui qui attirait à Dieu ; s’ils croyaient à Moïse ; il fallait qu’ils adorassent celui qu’il a lui-même prédit. Puisqu’avant de refuser de me croire, vous avez refusé de croire à Moïse ; que maintenant vous me chassiez, moi qu’il vous a annoncé ; c’est de quoi on ne doit nullement s’étonner. Comme donc Jésus-Christ fait voir que ceux qui admiraient Jean le méprisaient eux-mêmes en se déclarant contre lui, Jésus, et le persécutant ; de même, il prouve que ces mêmes Juifs, lorsqu’ils s’imaginaient croire Moïse, ne le croyaient point ; et il rétorque contre eux tout ce qu’ils alléguaient pour se justifier. Je suis si éloigné, dit-il, de vous détourner de la loi ; que j’appelle à témoin contre vous votre législateur même. Jésus-Christ déclare donc que les Écritures rendent ce témoignage : mais où ? il ne le marque pas, et c’est pour leur inspirer plus de crainte et de terreur, et les engager à chercher, à examiner et à l’interroger. S’il leur avait marqué les endroits, sans qu’ils l’eussent demandé, ils auraient rejeté le témoignage. Mais pour peu qu’ils fissent attention à ce que leur disait Jésus-Christ, avant toutes choses ils l’interrogeraient et s’instruiraient auprès de lui. Voilà pourquoi, non seulement il leur donne des preuves et des témoignages clairs et évidents, mais souvent aussi il leur fait des reproches et des menaces, pour les ramener du moins par la crainte : et cependant ils gardent le silence. Telle, en effet, est la malice.: quoi qu’on dise ou qu’on fasse, elle ne change point, elle conserve toujours son venin.
3. C’est pourquoi il faut, mes frères, se dépouiller de toute malice et se garder d’user d’artifice et de déguisement. « Car Dieu envoie », dit l’Écriture, « des voies perverses « aux pervers ». (Prov. 21,8, LXX) Et : « L’Esprit-Saint, qui est le maître de la science, fuit le déguisement, et il se retire des pensées qui sont sans intelligence ». (Sag. 1,5) Rien ne rend l’homme si fou que la malice. Un fourbe, un homme pervers, ingrat (car tout cela tient à la malice), un homme qui persécute ceux qui ne l’offensent pas, qui emploie contre eux l’artifice et le déguisement, ne donne-t-il pas les marques d’une extrême folie.
Rien, au contraire, n’inspire plus de prudence que la vertu : elle rend l’homme reconnaissant, honnête, miséricordieux, doux, humble, modeste : c’est elle qui produit toutes les sortes de biens. Et qu’est-il de plus sage que celui dont l’âme est dans de si heureuses dispositions ? En effet, la vertu est véritablement la source et la racine de la prudence : la malice au contraire est la fille de la folie. L’homme superbe, arrogant et colère, n’est infecté de tous ces maux que parce que la prudence lui manque. C’est pourquoi le prophète disait : « Ma chair est toute malade… mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture, à cause de mon extrême folie » (Ps. 37,3, 5) : par où il montre que le péché, de quelque nature qu’il soit, naît de la folie ; et que celui qui est doué de vertu et qui craint Dieu, est le plus sage de tous les hommes. Voilà pourquoi le Sage dit : « La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse ». (Prov. 1, 7) Or, si celui qui craint Dieu possède la sagesse, le méchant, qui ne le craint point, en est donc absolument dépourvu : et puisqu’il est privé de la vraie sagesse, il est le plus fou de tous les hommes. Cependant, plusieurs respectent les méchants comme pouvant leur nuire et leur faire du mal, et ils ne voient pas, ils ne comprennent pas, qu’il les faut regarder comme les plus malheureux de tous les hommes, parce que c’est dans leur propre sein qu’ils plongent leur épée, lorsqu’ils croient en frapper les autres : signe visible d’une étrange folie, que de se percer soi-même, sans le savoir, et de se tuer, en pensant faire du mal à autrui.
Voilà pourquoi saint Paul qui savait parfaitement que lorsque nous voulons frapper les autres, nous nous tuons nous-mêmes, disait : « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt les injustices ? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous trompe ? » (1Cor. 6,7) Car celui qui n’offense personne n’est point offensé, et celui qui ne fait point de mal n’en reçoit point : je : d soutiens, quoique cela puisse paraître une énigme et un paradoxe à la foule incapable de raisonner : Sachant cela, mes frères, disons malheureux, et plaignons, non ceux qui sont offensés et outragés, mais ceux qui offensent et qui outragent. C’est véritablement se faire tort à soi-même que d’attaquer Dieu et lui déclarer la guerre, d’ouvrir la bouche à mille accusateurs, et de se faire une mauvaise réputation en ce monde, en se préparant dés supplices immenses dans l’autre : comme, au contraire, souffrir courageusement les injures et les outrages, c’est de quoi se rendre Dieu propice et favorable, et s’attirer la pitié, l’approbation et les louanges de tout lé monde : ceux donc qui donnent un si grand et si bel exemple de philosophie chrétienne, seront illustres et célèbres en cette vie, et ; en l’autre ils jouiront des biens éternels, que je prie Dieu de nous accorder à tous ; par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLII.[modifier]


JÉSUS S’EN ALLA ENSUITE au-delà DE LA MER DE GALILÉE, QUI EST LE LAC DE TIBÉRIADE. – ET UNE FOULE DE PEUPLE LE SUIVAIT, PARCE QU’ILS VOYAIENT LES MIRACLES QU’IL FAISAIT SUR LES MALADES. – JÉSUS MONTA DONC SUR UNE MONTAGNE, ET S’Y ASSIT AVEC SES DISCIPLES. – OR, LA PÂQUE DES JUIFS APPROCHAIT. VERS. 1, 2, 3, 4, DU CHAP. 6, JUSQU’AU VERS. 15)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Il est quelquefois bon de se retirer loin de la persécution.
  • 2. Miracle de la multiplication des pains. – Erreur des Marcionites.
  • 3. Avec quel soin Jésus-Christ ménagé l’instruction de ses disciples dans l’opération de ses miracles.

4 Mépriser les dignités humaines et les richesses de la terre. – Les honneurs et les richesses de ce monde n’ont rien de comparable aux honneurs et aux biens que Dieu nous a promis.- La gloire des hommes est servile, pernicieuse, et de peu de durée. – Aimer, non cette gloire passagère, mais la gloire immortelle. – Différence de la servitude du monde et de celle de Jésus-Christ. – Contre les spectacles. – L’argent qu’on y dépense est criminellement employé : de quel supplice n’est-on pas digne, lorsqu’on donne à des femmes de mauvaise vie et à des abominables l’argent qu’on doit distribuer aux pauvres ?
1. Ne tenons point tête aux méchants, mes très-chers frères, mais apprenons à laisser le champ libre à leurs attaques contre nous, autant du moins que nous le pourrons sans compromettre notre vertu ; c’est ainsi qu’on arrête et qu’on rend inutile toute leur fureur. Et comme un dard, s’il choque contre un corps dur et solide, revient avec une grande impétuosité sur celui qui l’a décoché ; et, comme il perd aussitôt sa violence et toute sa force, si, quoique violemment lancé, il ne rencontre rien qui ait de la fermeté et de la résistance : de même les hommes colères et emportés deviennent plus furieux, lorsque nous leur résistons ; et si nous cédons, aussitôt leur fureur s’apaise. Voilà pourquoi Jésus-Christ, lorsque les pharisiens eurent appris qu’il avait à sa suite plus de disciples que Jean et qu’il baptisait plus que lui, s’en alla en Galilée pour étouffer leur jalousie, et par sa retraite il calma la fureur qu’avait sans doute allumée dans leur cœur l’envie qu’ils lui portaient. De retour en Galilée, il ne va point aux mêmes lieux où il avait été auparavant. Il ne vint point à Cana, mais il fut au-delà de la mer. Une grande foule de peuple le suivait pour contempler ses miracles. Quels miracles ? Pourquoi saint Jean ne les raconte-t-il pas ? Parce que cet évangéliste a rempli la plus grande partie de son livre des prédications de Jésus-Christ. En effet, dans l’histoire d’une année entière et même de la fête de Pâques, il ne fait mention d’aucun autre miracle que de la guérison du paralytique et du fils de l’officier ; parce qu’il n’a pas voulu tout rapporter, et certainement il ne l’aurait pas pu ; il s’est donc contenté de rapporter une faible partie des grandes œuvres que Jésus-Christ a opérées.
« Et une grande foule de peuple le suivait », dit-il, « parce qu’ils voyaient les miracles qu’il faisait ». Ce peuple ne suivait pas Jésus par une foi pure et ferme : il se laissait plutôt entraîner par la curiosité de voir des miracles que par amour pour l’admirable doctrine qu’ils avaient entendu prêcher : ce qui montre une âme grossière ; car, dit l’apôtre : « Les miracles sont, non pour les fidèles, mais pour les infidèles ». (1Cor. 14,22) Mais le peuple, dont parle saint Matthieu, n’était pas de même, écoutez ce qu’il en dit : « Ils étaient tous dans l’admiration de sa doctrine, parce qu’il les instruisait comme ayant autorité ». (Mt. 17,28-29) Pourquoi Jésus monta-t-il sur une montagne et s’y assit-il avec ses disciples ? C’est à cause du miracle qu’il allait faire. Mais que les disciples y soient montés seuls, c’est la faute du peuple qui ne l’avait pas suivi. Au reste, Jésus-Christ n’est pas monté sur une montagne pour cette unique raison, mais encore pour nous apprendre à fuir la foule et le tumulte, et montrer que la solitude est propre à l’étude de la sagesse. Souvent aussi Jésus se retirait seul sur une montagne, et y passait toute la nuit en oraison (Lc. 6,12), pour nous enseigner que celui qui veut s’approcher de Dieu, doit avoir l’esprit libre, exempt de tout trouble et de toute dissipation ; et chercher un lieu paisible et tranquille.
« Or, le jour de Pâques, qui est là grande fête des Juifs, était proche ». Pourquoi, direz-vous, Jésus ne se rendit-il pas à cette fête, et lorsque tous allaient à Jérusalem, pourquoi fut-il en Galilée, non seul, mais accompagné de ses disciples ; et de là à Capharnaüm ? C’est qu’il prenait l’occasion de la méchanceté des Juifs, pour abolir peu à peu la loi.
« Jésus ayant levé les yeux, vit une grande foule de peuple (5) ». Ici Jésus-Christ nous fait connaître qu’il ne ; s’est jamais assis avec ses disciples, sans une raison particulière ; comme de leur parler, de les instruire avec plus d’attention, et de se les attacher : en, quoi nous voyons le grand, soin que sa divine Providence en avait, et combien il s’abaissait pour : se proportionner à leur faiblesse. Ils étaient assis tous ensemble, saris doute les yeux fixés les uns sur lés autres. Ensuite « Jésus regardant, vit une grande foule de peuple qui, venait à lui ». Les autres évangélistes, marquent que les disciples, s’approchant de Jésus, l’avaient prié et conjuré de ne les, pas renvoyer, à jeun. Saint Jean dit que Jésus-Christ s’adressa à Philippe. Je tiens pour vrais l’un et l’autre rapport, mais ces choses ne sont point arrivées dans le même temps ; l’une a précédé l’autre, et les faits relatés sont différents. Pourquoi donc s’est-il adressé à Philippe ? Jésus-Christ savait qui, de ses disciples avait lé plus besoin d’instruction : et c’est Philippe qui dit à Jésus : « Montrez-nous votre Père, et il nous suffit ». (Jn. 14,8) C’est pourquoi il l’instruit auparavant de ce qu’il va faire : s’il eût tout simplement opéré le miracle, et sans l’y préparer, il ne lui aurait pas paru si grand. Il a donc sain de lui faire d’abord avouer sa disette, afin qu’il connaisse mieux la grandeur du miracle. Faites attention à sa réponse : « Où trouverons-nous tout le pain qu’il faut pour donner à manger à tout ce monde ? » Le Seigneur fit de même, dans l’ancienne loi, à l’égard de Moïse, et, cela avant d’opérer le miracle qu’il voulait faire : « Que tenez-vous à la main ? » (Ex. 4,2), lui dit-il. Comme les miracles qui arrivent inopinément et tout à coup, font facilement oublier ce qui s’est passé auparavant, Jésus-Christ rend Philippe attentif en lui faisant premièrement sentir et confesser sa disette ; afin qu’ensuite son étonnement ne lui fasse pas perdre le souvenir de ce qu’ira lui-même reconnu et déclaré, et que la comparaison qu’il fera lui montre toute la grandeur du miracle. Voilà aussi ce qui arriva en cette occasion. Philippe, à la question que lui fait Jésus-Christ, répond : « Quand on aurait pour deux cents deniers de pain, cela ne suffirait pas pour en donner à chacun tant soit peu (7). Mais Jésus disait ceci pour le tenter, car il savait bien ce qu’il devait faire (6) ». Que signifie cette parole : « Pour le tenter » ? Jésus-Christ ignorait-il ce que répondrait Philippe ? Non, c’est ce qu’on ne peut dire.
2. Quel est donc le sens de cette parole ? Nous pouvons l’apprendre des livres de l’Ancien Testament, où on lit : « Après cela Dieu tenta Abraham, et lui dit : Prenez Isaac, votre fils unique, pour qui vous avez tant d’affection », (Gen. 22,1-2) Car Dieu ne dit point cela pour savoir si Abraham obéirait ou s’il n’obéirait pas, « lui qui connaît toutes choses avant même qu’elles soient faites ». (Dan. 13,42), Mais, en l’un et l’autre endroit, Dieu parle à la manière des hommes, comme lorsque l’Écriture dit : « Dieu pénètre le fond du cœur. ». (Rom. 8,27), elle n’attribue pas à Dieu une ignorance, mais une exacte et parfaite connaissance ; ainsi, lorsqu’elle dit : « Dieu tendre » ; cela ne signifie autre chose, sinon que le Seigneur connut exactement, ou bien on peut encore dire que Dieu les rendit plus fermes dans la foi, en donnant alors à Abraham, et maintenant à Philippe, une plus grande connaissance du miracle par la demande même qu’il leur fit. C’est pourquoi l’évangéliste, de crainte que, la simplicité de, ces paroles ne vous inspirât d’absurdes sentiments, a ajouté : « Car il savait bien ce qu’il « devait faire ». D’ailleurs, il faut partout remarquer le soin que prend l’évangéliste de réprimer tous les mauvais soupçons. De même qu’en cet endroit il a soin de prévenir la fausse opinion que les Juifs pouvaient concevoir, en disant : « Car il savait bien ce qu’il devait faire,» ; de même, lorsqu’il dit plus haut les Juifs le persécutaient « parce que non seulement il ne gardait pas le sabbat, mais qu’il disait même que Dieu était son Père, se faisant ainsi égal à Dieu » (Jn. 5,18) ; si ce n’eût été là le sentiment que Jésus-Christ lui-même voulait qu’on eût de lui et qu’il avait établi et confirmé par ses œuvres, il n’aurait pas manqué de relever l’erreur. En effet, si dans ce que Jésus-Christ dit de lui-même, l’évangéliste craint les mauvaises interprétations et va au-devant des fausses idées qu’on pouvait se former ; à plus forte raison, dans ce que les autres disaient de lui, a-t-il dû craindre de laisser passer des erreurs sans les signaler. Si donc, en cet endroit, il n’a rien dit, c’est qu’il savait que ces paroles exprimaient la pensée de Jésus-Christ et sa volonté éternelle. Voilà pourquoi saint Jean ayant dit « Se faisant égal à Dieu », n’a point ajouté de correctif, parce que l’opinion des Juifs n’était point fausse, et qu’en cela ils avaient de Jésus-Christ le vrai sentiment qu’ils en devaient avoir, ses œuvres établissant et démontrant cette égalité.
Lors donc que Jésus eût interrogé Philippe, « André, frère de Simon Pierre, dit (8) : Il y a ici un petit garçon qui a cinq pains d’orge et « deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour « tant de gens ? (9) ». André a de plus grands sentiments que Philippe, et cependant il n’a pas tout à fait compris l’intention de Jésus-Christ. D’ailleurs, je crois qu’il n’a point parlé ainsi au hasard, mais qu’avant appris les miracles des prophètes, comme celui d’Élisée dans la multiplication des pains (2R. 4,42), il conçut quelques sentiments plus élevés, sans atteindre toutefois le sommet. Pour nous, mes frères, qui aimons la bonne chère, remarquons ici quelle était la nourriture de ces hommes admirables, combien elle était simple par la qualité et le nombre des mets, et tâchons de les imiter en cela. Ce qu’André dit ensuite marque beaucoup de grossièreté, car à ces paroles : Un petit garçon a cinq pains d’orge, il ajouta : « Mais qu’est-ce que cela pour tant de gens ? » Il pensait apparemment que celui qui opérait des miracles ferait peu de choses de peu et beaucoup de beaucoup. Mais c’est en quoi il se trompait, car il était aussi facile à Jésus de produire une grande abondance avec beaucoup qu’avec peu, car il n’avait nullement besoin d’avoir la matière entre ses mains. Mais de peur qu’on ne crie qu’il n’était pas convenable à sa sagesse de faire usage des créatures, comme l’ont follement enseigné les marcionites, il s’est expressément servi des choses créées pour opérer des miracles. Lors donc que ces deux disciples avaient perdu toute espérance, Jésus-Christ fait le miracle. De cette manière, après qu’ils eurent reconnu et confessé la difficulté de trouver la quantité de pains qu’il fallait pour donner à manger à cette foule de peuple, le miracle, leur fut plus avantageux et plus profitable, en leur faisant connaître la vertu et la puissance de Dieu. Et comme ce miracle était de la nature de ceux que les prophètes avaient opéré, quoique Jésus-Christ ne le produisît pas de même qu’eux et qu’il fît précéder l’action de grâces, de peur toutefois que ces personnes simples et faibles ne tombassent dans quelque soupçon et dans quelque doute, voyez, mes frères, comment il prend tous les moyens pour élever leur esprit et leur faire sentir la différence. Lorsque les pains ne paraissaient point encore, c’est alors même qu’il fait le miracle, afin que vous sachiez que ce qui n’est point, comme ce qui est, lui est également soumis, ainsi que : le déclare saint Paul : « Dieu appelle ce qui n’est point comme ce qui est ». (Rom. 4,17) Comme si déjà la table était préparée et le repas servi, Jésus-Christ ordonne sur-le-champ qu’on les fasse asseoir et voilà par où il élève l’esprit de ses disciples. Mais la preuve que la demande qu’il leur avait faite leur avait été utile, c’est qu’aussitôt ils obéirent ; ils ne furent point troublés, ils ne dirent pas : Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi commandez-vous qu’on les fasse asseoir, lorsqu’on ne voit rien à manger ? Ainsi, les disciples, avant de voir le miracle, commencèrent à croire, eux qui au commencement ne croyaient pas de même et qui disaient : « Où achèterons-nous des pains ? » Ou plutôt même ils firent asseoir le peuple avec joie.
Mais d’où vient que Jésus-Christ, avant de guérir le paralytique, de ressusciter un mort, de calmer la mer, ne prie point, et qu’ici il prie lorsqu’il va multiplier les pains ? C’est pour nous apprendre qu’avant de manger, il faut rendre grâces à Dieu. Au reste, c’est dans les plus petites choses que Jésus-Christ a coutume de rendre ainsi grâces à Dieu, afin de vous apprendre que ce n’est pas par nécessité qu’il le fait, car s’il avait eu besoin de le faire, il l’aurait plutôt fait dans les grandes œuvres qu’il a opérées. Mais celui qui les a produites avec cette suprême autorité, on ne peut douter que, dans les autres, il n’agisse ainsi par condescendance.
3. De plus, ici était présente une grande foule de peuple à qui il fallait persuader qu’il était envoyé de Dieu. Voilà pourquoi, lorsque Jésus-Christ opère quelque miracle en particulier, il ne fait point d’action de grâces ; mais s’il le produit en présence de plusieurs, il en fait pour ôter le soupçon qu’il était ennemi de Dieu et contraire au Père. « Et il distribua les pains et les poissons à ceux qui étaient assis, et ils furent rassasiés (11) ». Remarquez la différence qu’il y a entre le serviteur et le maître : les serviteurs, recevant la grâce avec mesure, faisaient aussi leurs miracles ; mais Dieu, agissant avec un pouvoir absolu, opère toutes choses avec un luxe de puissance.
« Il dit à ses disciples : Amassez les morceaux qui sont restés. Ils les ramassèrent et « remplirent douze paniers (12 et 13) ». Jésus-Christ ne fit pas amasser les morceaux par affectation et par vanité, mais afin qu’on ne regardât pas le miracle comme une illusion et un prestige, et c’est aussi pour cela qu’il crée de nouveau, en se servant de la matière qu’il à sous sa main. Pourquoi Jésus-Christ a-t-il fait distribuer le pain par ses disciples, et non par le peuple ? Parce que ce sont principalement eux qu’il voulait instruire, eux qui devaient être les docteurs de tout le monde. Le peuple ne devait pas encore tirer un grand fruit des miracles ; en effet, ils oublièrent aussitôt celui-ci, et ils en demandèrent un autre. Mais les disciples en devaient beaucoup profiter, et aussi ce ne fut point là un faible sujet de condamnation pour Judas, qui avait porté un panier comme les autres. Or, que, ce soit pour leur instruction que Jésus-Christ ait fait cela, l’allusion qu’il y fit ensuite le montre clairement ; car il leur dit : « Ne vous souvient-il point encore du nombre des paniers que vous avez emportés ? » (Mt. 16,9) Et c’est aussi pour la même raison que le nombre des paniers fut égal à celui des disciples. Mais dans le second miracle, comme ils étaient déjà instruits, il ne resta que sept corbeilles. Pour moi, dans ce miracle, je n’admire pas seulement la multiplication des pains, mais, avec cette quantité de morceaux, j’admire ce juste nombre de paniers, et le soin qu’eut Jésus-Christ qu’il n’en restât ni plus ni moins, mais précisément ce qu’il voulut, prévoyant la consommation qui serait faite, signe visible d’une puissance ineffable. Ces morceaux confirmèrent donc le miracle, en prouvant, et qu’il n’y avait point là de prestige ni d’illusion, et que le repas avait laissé des restes. Le miracle des poissons, Jésus-Christ le fit alors des poissons mêmes qu’on lui avait présentés ; mais après sa résurrection, il n’employa plus de matière. Pourquoi ? pour nous apprendre que s’il s’était servi dans cette occasion d’une chose déjà créée, ce n’était pas qu’il eût besoin de matière ni d’éléments, mais que c’était uniquement pour fermer la bouche aux hérétiques[93].
« Le peuple disait : C’est là vraiment le prophète (14) ». O prodige de la gourmandise ! Jésus-Christ avait fait une infinité de miracles plus admirables que ceux-ci, et ils n’ont reconnu et confessé qu’il était le prophète[94], qu’après qu’ils eurent été rassasiés. Mais notre récit prouve évidemment qu’ils étaient dans l’attente de quelque grand et excellent prophète. En effet, les uns disaient : « N’êtes-vous pas le prophète ? » les autres : « Il est le prophète. Mais Jésus sachant qu’ils devaient venir l’enlever pour le faire roi, s’enfuit encore sur la montagne (15) ». Ah ! qu’il est grand le tyrannique empire de la gourmandise ! Quelle légèreté d’esprit1 ils ne vengent plus la loi, ils ne se mettent plus en peine de la violation du sabbat. Ils ne sont plus emportés du zèle de l’amour de Dieu ; leur ventre est plein, ils ont tout oublié ; le voilà maintenant, leur prophète, et ils vont le couronner roi : mais Jésus-Christ s’enfuit. Pourquoi ? Pour nous apprendre à mépriser les dignités, et nous faire connaître qu’il n’a nul besoin des choses terrestres : Celui qui, venant au monde, a cherché la simplicité en tout, dans le choix d’une mère, d’une maison, d’une patrie, dans son éducation, dans ses habits, ne devait pas se rendre illustré par les choses de la terre : il était grand et illustre par les choses qu’il a, apportées du ciel, par les anges, par l’étoile, par la voix que le Père a fait retentir, par le témoignage de l’Esprit-Saint, par les prophètes qui longtemps auparavant l’avaient annoncé. Sur la terre, tout était bas, tout était vil, afin que sa puissance en éclatât davantage. De plus, il est venu pour nous enseigner que nous devons mépriser les choses présentes, et ne point admirer ce qui paraît brillant en cette vie, mais nous en moquer et n’aimer que les biens à venir. En effet, celui qui admire les choses de ce monde n’admirera point celles du ciel. Voilà pourquoi Jésus-Christ disait à Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn. 18,36), afin qu’il ne parût pas se servir d’une crainte ni d’une puissance humaine pour persuader son innocence. Pourquoi donc le prophète dit-il : « Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur ; il est monté sur l’ânon de celle qui est sous le joug ? » (Zac. 9,9 ; Mt. 21,5) Le prophète parle du royaume céleste et non pas de celui de la terre. C’est pourquoi Jésus-Christ disait encore : « Je ne tire point ma gloire d’un homme ». (Jn. 5,41)
4. Apprenons donc, mes très-chers frères, à mépriser les dignités humaines, bien loin de les désirer. Nous sommes élevés à une grande et haute dignité ; c’est un outrage, une moquerie et une vraie comédie que de lui comparer les dignités, les honneurs de ce monde : de même que les richesses de la terre, si vous les comparez à celles du ciel, sont la pauvreté même, et cette vie sans l’autre, une mort : « Laissez aux morts », dit Jésus-Christ, « le soin d’ensevelir leurs morts » (Mt. 8,22) ; de même aussi cette gloire, si on la compare à celle qui nous attend, n’est qu’une honte, une risée, un jeu. Ne la recherchez donc pas. Si ceux qui la donnent sont plus vils et plus méprisables que l’ombre et qu’un songe, la gloire elle-même l’est bien plus encore. « La gloire de l’homme est comme la fleur de l’herbe ». (1Pi. 1,24) Est-il rien de plus vil que la fleur de l’herbe ? Mais quand cette gloire serait de longue durée, quel profit, quel avantage l’âme en retirerait-elle ? Aucun : au contraire, elle nuit extrêmement, elle nous asservit, nous rend ses valets et de pire condition que les esclaves, des valets forcés de servir, non un seul maître, mais deux, trois et mille qui commandent tout à la fois des choses différentes. Combien n’est-il pas plus avantageux d’être libre que d’être esclave ? d’être libre de la servitude des hommes, et d’obéir aux commandements de Dieu ? Enfin, vous voulez aimer la gloire, aimez-la ; mais aimez la gloire immortelle : elle est plus brillante et beaucoup plus utile. C’est au prix de votre salut que le monde vous rend son admiration ; mais Jésus-Christ vous donne le centuple de tout ce que vous lui donnez, et encore y ajoute-t-il la vie éternelle. Que vaut-il donc mieux : être l’admiration de la terre on du ciel ; des hommes ou de Dieu ? Pour votre perte ou pour votre profit ? Être couronné pour un jour ou pour des siècles sans fin ?
Donnez à l’indigent et non à ce baladin, de peur qu’avec votre argent vous ne perdiez aussi son âme. Lorsque vous allez curieusement et fort mal à propos le voir danser, vous êtes responsable de sa perte. Si ces malheureux savaient que leur art ne leur sera d’aucun profit, déjà depuis longtemps ils l’auraient abandonné : mais lorsqu’ils vous voient accourir, applaudir, ouvrir votre bourse et épuiser toutes vos richesses pour les enrichir, encore qu’ils ne voulussent plus s’obstiner dans leur métier, l’appétit du gain les y tient attachés. S’ils savaient que personne ne prendra plaisir à leurs exercices, le profit cessant, vite ils quitteraient le métier ; mais comme ils se voient admirés, l’approbation publique est une amorce qui les séduit.
Cessons de faire d’inutiles dépenses : apprenons-en quoi et quand il faut dépenser : craignons d’irriter la colère de Dieu ; et en amassant par où il n’est pas permis d’amasser, et en répandant où il ne le faut point. De quelle vengeance n’êtes-vous pas digne lorsque, laissant là le pauvre, vous donnez à une prostituée ? Et quand même vous ne lui donneriez qu’un argent bien acquis, récompenser le crime et honorer ce qui mérite punition, n’est-ce pas là un grand péché ? Mais si vous dépouillez l’orphelin et frustrez la veuve pour encourager l’incontinence, songez au feu que Dieu allumera pour punir une action si abominable. Écoutez ce que dit saint Paul : « Ceux qui font ces choses sont dignes de mort ; et non seulement ceux qui les font, mais aussi quiconque approuve ceux qui les font ». (Rom. 1,32) Peut-être nos réprimandes sont-elles trop dures et trop fortes, mais notre silence même ne vous préserverait pas des supplices préparés pour ceux qui ne se corrigent point. À quoi bon flatter de douces paroles ceux qui sont menacés d’un supplice effectif ? Vous louez ce danseur, vous l’applaudissez, vous l’admirez, donc vous êtes pire que lui. Lui, sa pauvreté semble l’excuser, si elle ne le justifie pas ; mais vous, vous ne pouvez pas même nous apporter cette excuse. Lui, si je l’interroge et lui dis : Pourquoi avez-vous laissé de côté les autres arts pour en exercer un qui est impur et exécrable, il me répondra : C’est parce que, moyennant un petit travail, je puis beaucoup gagner. Mais vous, si je vous demande pourquoi allez-vous applaudir un homme sans mœurs, qui vit pour la perte d’une infinité de gens ? vous ne pourrez pas avoir recours à une pareille excuse vous serez forcé de baisser les yeux, et vous rougirez malgré vous. Que si, même devant nous, vous êtes hors d’état de vous justifier, lorsque le terrible et redoutable Juge paraîtra assis à son tribunal, lorsqu’il nous faudra rendre compte, et de nos pensées et de nos actions, comment pourrons-nous subsister ? De quels yeux regarderons-nous notre juge ? Que dirons-nous ? Quelle défense apporterons-nous ? Quelle excuse bonne ou mauvaise aurons-nous à donner ? Dirons-nous que nous avons été au spectacle pour y faire de la dépense, pour le plaisir que nous y trouvions, pour la ruine de ceux que nous faisons périr par cet infâme métier ? Sûrement nous ne pourrons rien répondre, mais nous serons infailliblement condamnés à un supplice qui ne finira jamais, qui durera éternellement. Dès maintenant prenons garde de ne pas tomber dans ce malheur, afin que ; sortant de cette vie avec une bonne espérance, nous obtenions les biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLIII.[modifier]


LORSQUE LE SOIR FUT VENU, SES DISCIPLES DESCENDIRENT AU BORD DE LA MER ET MONTÈRENT SUR UNE BARQUE, POUR PASSER au-delà DE LA MER, VERS CAPHARNAÜM. IL ÉTAIT DÉJÀ NUIT QUE JÉSUS N’ÉTAIT PAS ENCORE VENU À EUX. – CEPENDANT LA MER COMMENÇAIT À S’ENFLER À CAUSE DU GRAND VENT QUI SOUFFLAIT. (VERS. 16, 17, 18, JUSQU’AU VERS. 26)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus traverse la mer sans barque et apaise une tempête. – Jésus faisait certains miracles, sans autres témoins que ses disciples.
  • 2. Inconstance et légèreté du peuple. – Miracle du passage de la mer Rouge, miracle de Jésus-Christ marchant sur la mer ; leur différence. – Dieu veut que nous lui rendions grâces des biens terrestres et des biens spirituels qu’il nous fait. – Ne demander à Dieu que les biens spirituels, comme les seuls nécessaires. – Quelles sont les choses que nous devons principalement demander au Seigneur. – Les pécheurs, les scélérats sont riches, pourquoi ? – Aimer des véritables richesses.


1. Ce n’est pas seulement quand Jésus-Christ est, de corps, auprès de ses disciples, qu’il s’occupe d’eux, c’est encore lorsqu’il est absent et même fort éloigné. Sa toute-puissance lui permet de produire des effets pareils dans les conjonctures les plus différentes. Remarquez, par exemple, ce qu’il fait ici : ayant laissé ses disciples, il gravit la montagne. Le Maître étant absent, les disciples, sur le tard, descendirent au bord de la mer et demeurèrent là jusqu’au soir à attendre qu’il revînt ; lorsque le soir fut venu, dans l’inquiétude et l’impatience où ils étaient, ils cherchèrent avec empressement leur cher Maître, tant leur âme était embrasée du feu de son amour. Ils ne disent pas : Le soir est venu, la nuit approche, maintenant où irons-nous ? Ce lieu est dangereux, l’heure est périlleuse : inspirés par leur ardente affection, ils montent dans une barque. Et ce n’est pas sans raison que l’évangéliste indique le temps, c’est pour montrer l’ardeur de leur amour. Pourquoi donc Jésus s’était-il éloigné de ses disciples ? ou plutôt pourquoi paraît-il de nouveau tout seul, marchant sur la mer ? Premièrement, pour leur apprendre combien il était triste et dangereux pour eux d’être seuls et séparés de lui, et pour enflammer davantage leur cœur ; en second lieu ; pour leur montrer sa puissance. Comme Jésus-Christ ne les instruisait pas seulement en public avec tout le peuple, mais encore en particulier, de même aussi il faisait pour eux des miracles particuliers que le peuple ne voyait pas, parce qu’il était juste que ceux à qui il devait confier la conversion et le gouvernement de tout le monde, reçussent aussi de plus grandes grâces et de plus grands dons que les autres.
Et quels sont les miracles, direz-vous, que les seuls disciples ont vu ? La transfiguration sur la montagne, le miracle que Jésus fait ici sur la mer, beaucoup de choses admirables et merveilleuses après sa résurrection, et, comme je le crois, bien d’autres encore. Les disciples vinrent donc vers Capharnaüm ; véritablement ils ne savaient pas où était allé leur Maître, mais ils espéraient de le rencontrer là ou dans leur navigation. Saint Jean l’insinue en disant que le soir étant arrivé, Jésus n’était pas encore venu, et que la mer s’était enflée à cause d’un grand vent qui soufflait. Et les disciples ? Ils étaient troublés, et certes, il y avait sujet de l’être ; bien des choses étaient capables de les épouvanter : le temps, car il était nuit ; la tempête, car la mer s’était enflée ; le lieu, car ils n’étaient pas proche de la terre. Mais « comme ils eurent fait environ vingt-cinq stades (19) », il leur arrive enfin ce à quoi ils ne s’attendaient pas, « car ils virent Jésus qui marchait sur la mer », et comme ils étaient fort effrayés, il leur dit : « C’est moi, ne craignez point (20) ». Pourquoi donc leur apparaît-il ? Pour leur faire connaître que c’était lui qui apaiserait la tempête. Ces paroles de l’évangéliste nous le font entendre : « Ils voulurent le prendre dans leur barque ; et la barque se trouva aussitôt au lieu où ils allaient (21) ». Ainsi, non seulement il les délivra du danger, mais encore il les fit heureusement arriver au port. Il ne se fit pas voir au peuple marchant sur la mer, parce que ce miracle était au-dessus de sa portée, et même il ne s’y fit pas voir longtemps à ses disciples, mais il se montra, il apparut et disparut aussitôt ; pour moi, il me semble que c’est ici un autre miracle que celui que saint Matthieu raconte, et même bien des choses prouvent qu’il est différent. Au reste, souvent Jésus-Christ fait les mêmes miracles, afin qu’ils n’étonnent pas seulement ceux qui les voient, mais, qu’étant accoutumés à les voir, ceux-ci les reçoivent avec beaucoup de foi.
« C’est moi, ne craignez point ». Jésus, par sa parole, chasse la crainte de leur cœur ; il ne fit pas de même dans une autre occasion où Pierre dit : « Seigneur, si c’est vous, commandez que j’aille à vous ». (Mt. 14,28) Pourquoi donc alors les disciples ne le reconnurent-ils pas aussitôt, tandis qu’à présent ils le reconnaissent et croient en lui ? Parce qu’alors la tempête continuait et tourmentait la barque, et que maintenant sa voix calme la mer. S’il n’en est pas ainsi, c’est sûrement, comme je viens de le dire, parce que Jésus, faisant souvent les mêmes miracles, les premiers rendaient les seconds plus croyables. Et pourquoi ne monte-t-il pas dans la barque ? C’était pour faire un plus grand miracle, et en même temps pour manifester plus clairement sa divinité, et pour montrer que quand il avait rendu grâces, il ne l’avait pas fait par besoin, mais par condescendance. Il permit que la tempête s’élevât, pour les engager à le chercher toujours, et il l’apaisa sur-le-champ, pour manifester sa puissance ; enfin, il ne monta point dans la barque pour faire un plus grand miracle.
« Le lendemain le peuple, qui était demeuré à l’autre côté de la mer, ayant vu qu’il n’y avait point là d’autre barque et que Jésus n’y était point entré avec ses disciples (22) », ils entrèrent aussi eux-mêmes dans d’autres barques, qui étaient arrivées de Tibériade. Pourquoi saint Jean détaille-t-il toutes ces circonstances, ou plutôt pourquoi n’a-t-il pas dit que le lendemain, les gens s’étant embarqués ; s’en allèrent ? Il veut nous apprendre quelqu’autre chose. Quoi ? Que si Jésus-Christ n’avait pas ouvertement déclaré cela au peuple, il l’avait néanmoins secrètement insinué et donné à penser, car il dit : « Le peuple vit qu’il n’y avait eu là qu’une seule barque », que Jésus n’y était point entré avec ses disciples ; et étant entrés dans des barques qui étaient arrivées de Tibériade, « ils allèrent à Capharnaüm chercher Jésus ». En effet, que restait-il à penser, sinon que Jésus était allé à Capharnaüm en traversant la mer à pied ? On ne pouvait pas dire qu’il avait passé la mer sur une autre barque, il n’y en avait qu’une, ait saint Jean celle dans laquelle les disciples sont entrés. Toutefois, après un si grand miracle, ils ne demandèrent pas à Jésus comment il avait fait pour passer la mer, ils ne s’informèrent pas d’un miracle aussi considérable. Que dirent-ils donc ? « Maître, quand êtes-vous venu ici (25) ? » À moins qu’on ne suppose qu’ici l’évangéliste a mis « quand » pour « comment », et dans le même sens.
2. Ici encore, mes frères, il est important de faire attention à l’inconstance et à la légèreté de ce peuple. Les mêmes qui avaient dit c’est là le prophète ; les mêmes qui avaient été cherchés Jésus pour l’enlever et le faire leur roi, l’ont-ils trouvé, ils n’y pensent plus, et perdant, il faut le croire, le souvenir du miracle, ils cessent d’admirer Jésus-Christ pour ses œuvres passées. Peut-être aussi le cherchent-ils, à présent, pour l’engager à leur donner encore à manger, comme précédemment.
Les Juifs passèrent la mer Rouge sous la conduite de Moïse, mais ce miracle était bien différent de celui-ci. Ce que fait Moïse, il le fait comme serviteur, il l’obtient par la prière (Ex. 14,22), mais Jésus-Christ opère tout par sa suprême autorité et sa souveraine puissance. Là le souille d’un vent du midi dessèche l’eau, et les Juifs passent la mer à sec ; mais ici le miracle est plus grand : l’eau, sans rien perdre de sa nature, porte le Seigneur sur son dos, confirmant cette parole : « Le Seigneur « marche sur la mer comme sur un pavé ». (Job. 9,8, 70) Au reste, le miracle des pains était bien à sa place au moment où Jésus-Christ allait entrer dans Capharnaüm, au milieu d’un peuple incrédule et endurci : il voulait amollir ces cœurs obstinés ; non seulement par les miracles qu’il opérerait dans la ville, mais encore par ceux qu’il ferait au-dehors. Une si grande multitude de gens, entrant dans la ville avec tant d’ardeur et d’empressement, n’était-ce pas un spectacle capable d’émouvoir un rocher ? Cependant nul n’en fut ému, nul n’en fut touché ; mais ils ne recherchaient tous que la nourriture corporelle ; voilà pourquoi Jésus-Christ « les reprend ».
Instruits par cet exemple, mes très-chers frères, bénissons le Seigneur, rendons-lui grâces, non seulement pour les biens terrestres qu’il nous accorde, mais beaucoup plus encore pour les biens spirituels. Il veut que nous lui rendions grâces des uns et des autres ; et c’est pour répandre sur nous les biens spirituels qu’il nous donne les biens temporels ; il prévient, il attire ceux qui sont plus grossiers et plus imparfaits par des bienfaits sensibles, parce qu’ils désirent encore les choses de ce monde. Mais si, après les avoir reçues, ils s’y renferment, il leur en fait des reproches et des réprimandes. Jésus-Christ voulut première ment donner au paralytique les biens spirituels ; mais ceux qui étaient présents s’y opposaient et ne pouvaient le souffrir ; car Jésus ayant dit : « Vos péchés vous sont remis », ils disaient : « Cet homme blasphème ». (Mt. 9,2, 3) Loin de nous de tels sentiments, je vous en conjure, mes frères ; mais recherchons avant toutes choses les biens spirituels. Pourquoi ? Parce que, si nous avons les biens spirituels, la privation des biens temporels ne nous fera aucun tort, ni préjudice ; et au contraire, si nous ne les possédons pas, quelle espérance, quelle consolation aurons-nous ? Prions donc continuellement le Seigneur de nous les accorder, et demandons-les uniquement. Jésus-Christ nous a appris que ce sont là les biens que nous devons demander.
Si nous méditons la prière qu’il nous a enseignée, nous n’y trouverons rien de charnel, nous n’y trouverons rien que de spirituel. Car ce peu de bien sensible qu’on y demande devient spirituel par la manière dont on le demande. En effet, ne demander à Dieu rien de, plus que le pain quotidien ou de chaque jour (Mt. 6,71), c’est d’une âme spirituelle et d’un vrai philosophe. Mais remarquez ce qui précède : « Que votre nom soit sanctifié ; que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel ». (Id. 9, 10) Ensuite, après cette demande d’une chose terrestre et sensible, il recommence la suite des demandes spirituelles qu’il nous est prescrit de faire : « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons » à ceux « qui nous doivent ». (Id. 12) Dans cette formule de prière que Jésus-Christ, nous a donnée, il n’est question ni de dignités, ni de richesses, ni de gloire, ni de puissance, nous ne demandons que ce qui est utile à l’âme : nous ne demandons rien de terrestre, rien qui ne soit céleste. Puis donc que Dieu nous ordonne de détourner nos yeux des biens de là vie présente, ne serons-nous pas bien malheureux, si nous lui demandons des choses qu’il nous commande de mépriser jusqu’à nous en dépouiller quand nous les avons, afin de nous délivrer de tout soin et de toute inquiétude ; et si nous ne demandons pas, si même nous ne désirons point ce qu’il nous prescrit de lui demander ? C’est là sûrement parler en pure perte : c’est aussi ce qui rend nos prières vaines et infructueuses.
Comment donc, direz-vous, les méchants s’enrichissent-ils ? comment les pécheurs, les scélérats, les voleurs sont-ils dans l’opulence ? Ce n’est point Dieu qui leur donne ces richesses : loin de nous cette pensée ! Mais pourquoi le Seigneur le permet-il ? Il l’a permis à l’égard du riche, pour le réserver à un plus grand supplice. Écoutez ce qu’on lui dit : « Mon fils, vous avez reçu vos biens dans votre vie, et Lazare n’y a eu que des maux. C’est pourquoi il est maintenant dans la consolation, et vous dans les tourments ». (Lc. 16,25) Mais, de peur que cette terrible sentence, nous ne l’entendions aussi prononcer contre nous, nous qui perdons notre vie dans les délices, et qui ajoutons péchés sur péchés ; aimons les véritables richesses, appliquons-nous à la vraie philosophie, afin d’obtenir les biens que Dieu nous a promis : puissions-nous y participer tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLIV.[modifier]


JÉSUS LEUR RÉPONDIT : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ JE VOUS LE DIS, VOUS ME CHERCHEZ, NON À CAUSE DES MIRACLES QUE VOUS AVEZ VUS, MAIS PARCE QUE JE VOUS AI DONNÉ DU PAIN À MANGER, ET QUE VOUS AVEZ ÉTÉ RASSASIÉS. – TRAVAILLEZ « POUR AVOIR », NON LA NOURRITURE QUI PÉRIT, MAIS CELLE, QUI DEMEURE POUR LA VIE ÉTERNELLE. (VERS. 26, 27, JUSQU’AU VERS. 37)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Ne pas s’inquiéter de la nourriture du corps, mais de celle de l’âme ; d’un autre côté, ne pas abuser de ce précepte pour justifier la paresse.
  • 2. Demander à Dieu ce qui convient de lui demander. – Les plaisirs et les afflictions, les biens et les maux de ce monde n’ont rien de réel. – Il ne faut donc ni désirer les uns, ni craindre les autres. – Dans l’autre monde tout est éternel, les supplices et les récompenses. – Belle peinture des biens de la vie présente et de ceux de la vie future.


1. La douceur et la clémence ne sont pas toujours utiles : souvent un maître a besoin d’user de paroles fortes et menaçantes. Par exemple, lorsque son disciple est lent et paresseux, il doit se servir de l’aiguillon pour le réveiller de son engourdissement. Le Fils de Dieu le fait ici et souvent ailleurs. Le peuple, s’approchant de Jésus, le flatte et lui dit : « Maître, quand êtes-vous venu ici ? » Jésus-Christ, pour montrer qu’il méprise les hommages des hommes, et qu’il n’a en vue que leur salut, leur répond avec sévérité, non seulement afin de les corriger, mais aussi pour leur découvrir leur pensée et la produire en public. Et que leur dit-il ? « En vérité, en vérité je vous le dis », termes qu’à coutume d’employer celui qui veut insister fortement sur ce qu’il avance, « vous me cherchez non à cause des miracles que vous avez vus, mais parce que je vous ai donné du pain à manger, et que vous avez été rassasiés ». S’il les censure, s’il les réprimande, ce n’est pas avec rudesse, mais avec beaucoup de ménagement. Il ne leur dit pas : O gourmands ! hommes esclaves de vos estomacs, j’ai fait. cent miracles et vous ne m’avez pas suivi, et vous n’avez pas admiré les prodiges que j’ai opérés ! Il leur dit avec beaucoup de douceur et de bonté : « Vous me cherchez, non à cause des miracles que : vous avez vus, mais parce que je vous ai donné du pain à manger ; et que vous avez été rassasiés » ; parlant non seulement des miracles passés, mais encore de celui qu’il venait de faire. C’est comme s’il disait : le miracle que j’ai fait ne vous a 'point touchés ; vous venez parce que vous avez été rassasiés. En effet, ils firent bientôt voir eux-mêmes que Jésus-Christ ne leur disait pas cela par conjecture, puisqu’ils vinrent encore le chercher pour qu’il les rassasiât une seconde fois. C’est pour cette raison qu’ils disaient. « Nos pères ont mangé la manne dans le désert (31) » ; ils redemandent encore la nourriture charnelle, ce qui était certainement très-répréhensible. Mais Jésus-Christ ne s’arrête point à leur faire des réprimandes, il s’attache à les instruire, leur disant : « Travaillez » pour avoir, « non la nourriture qui périt, mais celle qui demeure pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donne, parce que c’est en lui que Dieu le Père a imprimé son sceau et son caractère ». Ne vous inquiétez pas de cette sorte de nourriture, mais de la nourriture spirituelle.
Quelques-uns, pour vivre mollement dans l’oisiveté, abusent de ces paroles, comme si Jésus-Christ avait interdit le travail des mains l’occasion est bonne pour leur répondre, car ils discréditent pour ainsi dire tout le christianisme, et sont cause qu’on le tourne en ridicule comme encourageant la paresse. Mais écoutons auparavant ce que dit saint Paul. Quoi ? « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir ». (Act. 20,35) Or, celui qui n’a rien, comment donnera-t-il ? Pourquoi donc Jésus dit-il à Marthe : « Vous vous empressez et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses : cependant une seule chose est nécessaire : Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée ». (Lc. 10,41-42) Et encore : « Ne soyez point en inquiétude pour le lendemain ». (Mt. 6,34) C’est à quoi, dis-je, il faut absolument répondre, non seulement pour exciter les paresseux, si toutefois ils veulent bien nous écouter, mais encore de peur que les divines Écritures ne paraissent se contredire. En effet, l’apôtre dit ailleurs : « Mais je vous exhorte de vous avancer et de vous rendre parfaits, de vous étudier, à vivre en repos, de vous appliquer chacun à ce que vous avez à faire ; de travailler de vos propres mains, afin que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux qui sont hors de l’Église ». (1Thes. 4,10-12) Et derechef : « Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais qu’il s’occupe, en travaillant des mains, à quelque ouvragé bon et utile, pour avoir de quoi donner à ceux qui sont dans l’indigence ». (Eph. 4,28) Ici saint Paul n’ordonne pas de travailler simplement pour s’occuper, mais de si bien travailler qu’on puisse gagner de quoi donner à ceux qui sont dans l’indigence. Le même apôtre dit encore ailleurs : « Ces mains que vous voyez ont fourni à tout ce qui m’était nécessaire et à ceux qui étaient avec moi ». (Act. 20,34) Et aux Corinthiens : « En quoi trouverai-je donc un sujet de récompense : en prêchant de telle sorte l’Évangile que je le prêche gratuitement ? » (1Cor. 9,18) Et : « Étant arrivé dans cette ville, il demeura chez Aquila et Priscille, et il y travaillait parce que leur « métier était de faire des tentes ». (Act. 18,2-3) Ce sont ces dernières paroles du saint apôtre qui paraissent le plus combattre les premières, si l’on s’en tient à la lettre. Il est donc nécessaire de résoudre cette difficulté.
Que répondrons-nous donc ? Ne point s’inquiéter ne veut pas dire qu’il faut cesser de travailler, mais qu’il ne faut point s’attacher aux choses de ce monde, c’est-à-dire n’être point en inquiétude pour le repos du lendemain et regarder ce soin comme superflu ; car celui qui travaille peut fort bien n’amasser pas pour le lendemain, celui qui travaille peut n’être point inquiet. En effet, l’inquiétude et le travail ne sont pas une même chose ; Jésus-Christ et l’apôtre parlent ainsi, afin que celui qui travaille ne mette pas sa confiance dans son travail, mais songe seulement à gagner de quoi faire l’aumône. Au surplus, ce que le divin Sauveur dit à Marthe ne regarde pas le travail en lui-même, mais seulement le temps qu’il faut y consacrer. Il veut qu’on y ait égard et qu’on n’emploie pas celui du sermon à des œuvres terrestres et charnelles. II ne lui dit donc pas cela pour la jeter dans la paresse, mais pour la porter à l’entendre. Je suis venu chez vous, dit-il, pour vous enseigner les choses nécessaires au salut, et vous vous empressez pour nous donner à manger ? Voulez-vous me bien recevoir et me servir un grand festin ? Préparez d’autres mets, soyez attentive à ma parole, imitez l’amour et le zèle de votre sœur. Jésus-Christ ne défend donc pas l’hospitalité, Dieu nous garde de le dire ; mais il nous apprend qu’à l’heure du sermon il ne faut point se livrer à d’autres occupations. Enfin quand il dit : « Travaillez pour avoir non la nourriture qui périt », il ne veut pas dire qu’il faut vivre dans l’oisiveté ; car c’est là principalement la nourriture qui périt. En effet, « c’est l’oisiveté qui enseigne tous les maux ». (Sir. 33,29) Mais il déclare qu’il faut travailler et donner à ceux qui sont dans l’indigence : voilà sûrement la nourriture qui ne périt point. Mais celui qui, menant une vie oisive, se livre à la bonne chère et à toute sorte de plaisirs, est véritablement un homme qui travaille pour la nourriture qui périt, et au contraire celui, qui, de, son propre travail, habille Jésus-Christ, lui donne à manger et à boire, personne, s’il n’a perdu l’esprit, ne dira que celui-là travaille pour la nourriture qui périt, lui à qui le royaume est promis, ainsi que les biens qui ne périssent point : voilà la nourriture qui demeure éternellement.
C’est donc avec raison que la nourriture dont ce peuplé se montrait si avide, Jésus-Christ l’appelle une viande qui périt, parce que ces hommes ne se mettaient point en peine d’être instruits des vérités de la foi, parce qu’ils ne s’appliquaient point à connaître qui était celui qui avait opéré le miracle des pains, ni par quelle puissance il l’avait fait, mais qu’ils ne se souciaient que d’une seule chose ; de remplir, de rassasier leur ventre sans avoir rien à faire. J’ai nourri vos corps, dit le Sauveur, pour vous engager par là à rechercher une autre viande, une viande solide, qui demeure et qui nourrisse vos âmes ; mais vous courez encore après moi pour avoir la nourriture charnelle. Ainsi, vous ne comprenez point que ce n’est pas pour vous nourrir de cette viande imparfaite que je vous mène avec moi, mais pour vous en donner une qui n’est ni charnelle, ni temporelle, qui vous procurera la vie éternelle, qui ne nourrira pas vos corps, mais vos âmes. Après quoi, comme il avait dit de grandes choses de soi ; en promettant de donner cette viande qui ne périt point, de peur que ses auditeurs ne se scandalisent encore de ces paroles, et pour les engager à le croire, il rapporte ce don au Père, car ayant dit : « Que le Fils de l’homme vous donnera », il a ajouté : « Parce que c’est en lui que Dieu le Père a imprimé son sceau et son caractère », c’est-à-dire le Père vous l’a envoyé pour cela, pour vous apporter cette viande ; on peut expliquer encore cette phrase d’une autre façon, car Jésus-Christ dit aussi ailleurs : « Le Père a attesté que celui dont vous écoutez les paroles est Dieu véritable » (Jn. 3,33), c’est-à-dire il a manifestement fait connaître, et c’est là ce que ces paroles me paraissent insinuer, car ces mots : « Le Père a attesté », ne veulent dire autre chose, sinon, il a montré, il a révélé par son témoignage. Car Jésus-Christ s’est fait connaître, il s’est manifesté lui-même, mais comme il parlait aux Juifs, il a produit le témoignage du Père.
2. C’est pourquoi, apprenons, mes très-chers frères, à demander à Dieu ce qu’il convient de lui demander. De quelque manière que tournent les choses temporelles, elles ne nous portent aucun préjudice. Si nous nous enrichissons, ce n’est qu’ici-bas que nous jouirons du plaisir que procurent les richesses. Si nous tombons dans la pauvreté, nous n’en souffrirons rien de fâcheux. Soit qu’il nous arrive du bien, soit qu’il nous arrive du mal, cela n’est nullement digne de nous causer de la joie ou de là tristesse. Ce sont là des choses qui ne méritent que le mépris et qui passent très-promptement. Et comme elles passent et n’ont qu’une existence éphémère, c’est justement qu’elles sont appelées une voie, un passage.
Mais les peines et les récompenses futures sont également éternelles. C’est à quoi nous (levons donner tous nos soins et toute notre attention, afin d’éviter les unes et d’acquérir les autres. Des biens terrestres, quelle utilité peut-il nous en revenir ? Ils sont aujourd’hui, demain ils s’envoleront ; aujourd’hui c’est une belle fleur, demain une poussière que le Vent disperse ; aujourd’hui un feu allumé, demain une cendre éteinte. Mais les biens spirituels ne sont pas de même nature. Toujours ils sont beaux, toujours ils sont fleuris, et chaque jour ils deviennent plus brillants. Jamais ces richesses ne périssent, jamais elles ne nous sont enlevées, jamais elles ne tarissent, elles ne nous causent point d’inquiétude, elles ne nous attirent jamais l’envie et la calomnie, elles ne ruinent point le corps, elles ne corrompent point l’âme, elles n’excitent point la jalousie ou l’envie : maux qui sont attachés aux richesses temporelles. La gloire spirituelle n’inspire ni orgueil, ni insolence, elle n’enfle point le cœur, jamais elle ne cesse, jamais fille ne s’obscurcit. La paix et les délices du ciel sont éternelles : toujours constantes, toujours immortelles, elles n’ont ni bornés ni fin. Je vous en conjure, mes chers frères, aspirons à cette vie ; si nous la désirons, notes ne ferons aucun cas des choses présentes ; au contraire ; nous les mépriserons, nous en rirons. Si quelqu’un nous appelle à fa cour, ce qu’on regarde comme un grand bonheur, soutenus et animés de l’espérance des biens éternels ; nous refuserons d’y aller : car ce prétendu bonheur paraît vil et méprisable à une âme prévenue de l’amour des choses célestes. En effet, tout ce qui doit finir n’est point tant à désirer. Ce qui a une fin, ce qui est aujourd’hui et ne sera plus demain, quelque grand qu’il paraisse, est au fond très-petit et très-méprisable. Ne recherchons donc pas les biens qui périssent et s’évanouissent, mais ceux qui demeurent éternellement, afin que nous puissions les obtenir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLV.[modifier]


ILS LUI DIRENT : QUE FERONS-NOUS, POUR FAIRE DES ŒUVRES DE DIEU ? – JÉSUS LEUR RÉPONDIT L’ŒUVRE DE DIEU EST QUE VOUS CROYIEZ EN CELUI QU’IL A ENVOYÉ. – ILS LUI DIRENT : QUEL MIRACLE DONC FAITES-VOUS, AFIN QUE LE VOYANT NOUS VOUS CROYIONS ? QUE FAITES-VOUS D’EXTRAORDINAIRE ? » (VERS. 28, 29)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La gourmandise est la ruine de l’âme.
  • 2. Le pain de vie, ce que c’est.
  • 3. La foi et la grue sont nécessaires pour le salut. – Jésus-Christ parle souvent de résurrection, pourquoi.
  • 4. S’entretenir souvent de la résurrection, pour s’exciter à fuir le mal et à faire le bien. – Combien est salutaire la pensée des jugements de Dieu : l’avoir toujours présente, c’est le frein le plus fort et le plus efficace pour réprimer les passions. – Tous comparaîtront au tribunal de Jésus-Christ, les méchants et les bons, pour y recevoir tous selon leurs œuvres ; les uns plus de honte, les autres plus de gloire. – Ce qui est visible est passager ; ce qui est invisible est éternel. – La résurrection et le jugement détruisent le destin. – Rien n’arrive par une fatale nécessité, rien au hasard. – Ne rien oublier pour expier ici ses fautes et ses péchés. – La résurrection et le jugement sont certains : les gens sans foi, les incrédules seront traités comme ils le furent au, temps du déluge et de Loth. – La fin du monde surprendra les hommes. – Preuves de la résurrection et du jugement dernier.


1. Rien de plus honteux, rien de pire que la gourmandise : elle épaissit, elle hébète l’esprit et rend l’âme charnelle ; elle ne lui permet pas de voir, elle ; l’aveugle. Remarquer, mes frères, comment tous ces malheurs sont arrivés aux Juifs. Dans leur voracité, ils ne pensent qu’aux biens temporels et nullement aux biens spirituels. Jésus-Christ, par des paroles mêlées de reproche et de douceur, veut les tirer de leur assoupissement, et toutefois ils ne se réveillent point, mais ils restent encore couchés par terre. Faites-y attention, je vous prie, le Sauveur leur avait dit : « Vous me cherchez, non à cause des miracles que vous avez vus, mais parce que je vous ai donné du pain à manger et que vous avez été rassasiés ». Par ce reproche, il les aiguillonne, il les pique ; il leur fait connaître la viande qu’ils doivent chercher, en leur disant : « Travaillez » pour avoir, « non la pourriture qui périt ». A quoi il ajoute la promesse de cette récompense : « Mais celle qui demeure pour la vie éternelle ». Ensuite il prévient leur objection, en disant que le Père l’a envoyé. Que répondent-ils donc ? Ils parlent comme s’ils n’avaient rien ouï : « Que ferons-nous », disent-ils, « pour faire des œuvres de Dieu ? » Au reste, ils lui font cette demande, non pour apprendre et pour faire ce qu’ils auront appris, comme la suite le fait voir, mais pour l’engager à leur donner encore à manger et à les rassasier de nouveau. Que leur dit Jésus-Christ ? « L’œuvre de Dieu est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé ». A quoi ils répondent : « Quel miracle faites-vous, afin que le voyant nous vous croyions ? Nos pères ont mangé la manne dans le désert ». On ne saurait voir pareille folie, pareille démence. Ils avaient encore devant leurs yeux le miracle des pains, et comme si Jésus n’en avait point fait, ils disaient : « Quel miracle faites-vous ? » Ils ne lui laissent même pas le choix du miracle, mais ils prétendent lui imposer la loi de n’en point faire d’autres que celui qui avait été fait au temps de leurs pères. « C’est pourquoi ils disent : « Nos pères ont mangé la manne dans le désert ». Par là ils espèrent le porter à faire un de ces miracles qui leur donne de quoi les nourrir charnellement.
En effet, pourquoi, de tous les anciens miracles, ne rappellent-ils que celui-là seul, quoiqu’alors Dieu en eût beaucoup fait dans l’Égypte, dans la mer, dans le désert, et ne font-ils mention que de celui de la manne ? N’est-ce point parce qu’ils obéissaient en esclaves à leur gourmandise ? Mais pourquoi, vous qui l’avez appelé prophète, qui avez voulu le faire roi pour avoir vu un miracle, maintenant, comme s’il n’avait rien fait pour vous, êtes-vous ingrats et infidèles envers lui et lui demandez-vous un miracle, criant comme des Parasites et hurlant comme des chiens affamés ? Quoi ! maintenant que votre âme tombe en défaillance, vous parlez avec admiration du miracle de la manne ? Remarquez l’ironie, ils ne disent pas : Moïse a fait ce miracle ; vous, que faites-vous ? de crainte de l’irriter ; mais ils lui adressent la parole avec beaucoup d’honnêteté et de respect, dans l’attente qu’il leur donnera à manger. Ils ne disent pas non plus : Dieu a fait ce miracle, mais vous, que faites-vous ? de peur qu’ils ne parussent l’égaler à Dieu ; et aussi, ils ne nomment pas Moïse, de peur qu’on ne croie qu’ils le mettent au-dessous de Jésus-Christ, mais ils lui présentent cet exemple : « Nos pères ont mangé la manne dans le désert ». Or Jésus-Christ leur pouvait répondre : Je viens de faire à l’instant un plus grand miracle que celui de Moïse, et je n’ai eu besoin ni d’une verge, ni de prières, mais j’ai tout fait par moi-même. Vous exaltez le miracle de la manne, et moi, je viens de vous donner du pain. Mais il n’était pas alors temps de parler ainsi : Jésus-Christ n’avait en vue que de les attirer et les engager à lui demander la viande spirituelle.
Observez, mes frères, avec quelle prudence Jésus leur répond : « Moïse ne vous a point donné le pain du ciel, mais c’est mon Père qui vous donne le véritable pain du ciel (32). » Pourquoi n’a-t-il pas dit : Ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain, mais c’est moi qui vous l’ai donné ? Pourquoi, au lieu de Moïse, a-t-il nommé Dieu, et s’est-il nommé lui-même au lieu de la manne ? C’est parce qu’il avait affaire à des auditeurs fort simples et fort grossiers, comme il y paraît par ce qui suit. Car ces paroles qu’il avait dites au commencement : « Vous me cherchez, non à cause des miracles que vous avez vus, mais parce que je vous ai donné du pain à manger et que vous avez été rassasiés », ne furent pas capables de les retenir et de réprimer leur gourmandise. Comme donc ils ne cherchaient uniquement qu’à manger, il les en reprit, mais ils ne se corrigèrent point et ne cessèrent pas de demander.
Quand Jésus-Christ promit à la Samaritaine de lui donner de l’eau, il ne lui nomma point le Père, mais il lui dit : « Si vous connaissiez qui est celui qui vous dit : Donnez-moi à boire, vous lui en auriez peut-être demandé vous-même, et il vous aurait donné de l’eau vive » ; et encore : L’eau que je vous donnerai » (Jn. 4,10) ; et il ne la renvoie pas au Père. Mais ici il parle du Père pour vous faire connaître quelle était la foi de la Samaritaine, et aussi quelle était la faiblesse et la grossièreté des Juifs.
La manne n’était donc pas le pain du ciel ; pourquoi donc la dit-on un pain du ciel ? On l’appelle le pain du ciel dans le même sens que l’Écriture dit : « Les oiseaux du ciel » (Ps. 8,8), et aussi : « Et le Seigneur a tonné du haut du ciel ». (Ps. 17,15) Le pain que le Père donne, Jésus-Christ l’appelle le pain véritable, non que le miracle de la manne fût faux, mais parce qu’il était une figure et non pas la vérité même. Jésus-Christ, parlant de Moïse, ne s’élève point au-dessus de lui, parce que les Juifs ne lui donnaient pas encore la préférence sur Moïse, et qu’ils croyaient ce législateur plus grand que lui. Voilà pourquoi, ayant dit : « Moïse ne vous a point donné », il n’a pas ajouté : C’est moi qui donne ; mais il dit : C’est mon Père. Alors les Juifs répondirent : « Donnez-nous ce pain à manger » ; ils croyaient encore qu’il s’agissait d’un pain matériel et sensible ; ils s’attendaient encore à contenter leur appétit. Voilà pourquoi ils accoururent si promptement. Que fait donc Jésus-Christ ? Peu à peu il élève leur esprit, et il ajoute : « Le pain de Dieu est celui qui est descendu du ciel et qui donne la vie au monde (33) » ; non seulement aux Juifs, dit-il, mais aussi à tout le inonde. Il ne dit pas simplement la nourriture, mais une vie différente, de celle-ci : et il dit qu’il donne la vie, parce que ceux qui avaient mangé la manne étaient tous morts ; mais les Juifs encore attachés à la terre, disent : « Donnez-nous ce pain (34) ». Sur quoi Jésus-Christ les reprend de ce, que, tant qu’ils ont cru recevoir une viande corporelle, ils sont venus à lui en foule ; mais qu’aussitôt qu’ils ont appris que la viande qu’il leur voulait donner était spirituelle, ils ont cessé d’accourir, et il leur dit : « Je suis le pain de vie : celui qui vient à moi n’aura point de faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif (35). Mais je vous l’ai, déjà dit : vous m’avez vu, et vous ne me croyez point (36) ».
2. Jean-Baptiste le leur avait déjà dit d’avance : « Il rend témoignage de ce qu’il a vu et de ce qu’il a entendu, et personne ne reçoit son témoignage ». (Jn. 3,32) Jésus-Christ, de même : « Nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu ; et cependant, vous ne recevez point notre témoignage ». (Jn. 2) C’est pour les avertir et leur montrer qu’il ne s’étonne point de leur incrédulité, qu’il ne recherche point la gloire et qu’il n’ignore point les secrets, soit présents, soit futurs, de leurs cœurs.
« Je suis le pain de vie ». L’évangéliste commence maintenant d’entrer dans l’exposition des mystères. Et premièrement, il découvre la divinité du Christ, en disant : « Je suis le pain « de vie » ; car il ne dit pas cela de son corps. Il parle de son corps vers la fin de ce chapitre : « Et le pain que je donnerai, c’est ma chair (52) ». Mais ici il parle de sa divinité. Il est le pain parce qu’il est Dieu, le Verbe, de même qu’ici il devient le pain céleste par la descente du Saint-Esprit. Au reste, Jésus-Christ n’apporté point ici de témoignages, comme dans lé sermon qui précède, parce qu’il avait celui des pains, et que les Juifs faisaient encore semblant de le croire. En entendant l’autre prédication, ils murmuraient, ils contestaient ; voilà pourquoi il explique ici sa doctrine. Les Juifs, dans l’espérance d’avoir la nourriture corporelle, demeurent à l’écouter et ne se troublent point jusqu’à ce qu’ils se voient déçus dans leur attente. Mais Jésus-Christ ne se tait pas peur cela ; il leur dit, au contraire, bien des choses propres à les faire rentrer en eux-mêmes. Et ces hommes qui, pendant qu’ils mangeaient et se rassasiaient, l’avaient appelé prophète, maintenant se mettent en colère et le disent fils du charpentier. (Mt. 13,55) Ils ne le traitaient pas de même lorsqu’il leur donnait à manger, mais ils disaient : « C’est ici le prophète », et ils voulaient le faire roi. Au reste, ils paraissaient se fâcher et se mettre en colère lorsqu’il disait qu’il était descendu du ciel ; mais ce n’était point là le vrai sujet de leur colère : ce qui les irritait, c’était de n’avoir plus d’espérance de recevoir la nourriture corporelle. Et certes, si ces paroles les choquaient, que ne s’informaient-ils de Jésus, comment il était le pain de vie, comment il était descendu du ciel ? mais au lieu de le faire, ils se mettent à murmurer.
Ce qui prouve manifestement que ce n’était point là de quoi ils s’offensaient, c’est que Jésus-Christ disait : « C’est mon Père qui vous donne le pain » ; ils ne dirent pas ; Priez-le de nous le donner, mais : Donnez-nous ce pain. Cependant Jésus-Christ n’avait pas dit C’est moi qui le donne, mais : « C’est mon a Père qui le donne ». Toutefois, leur avide gloutonnerie leur fait penser qu’il pouvait leur donner le pain. Dès lors, comment pouvaient-ils encore s’offenser, et cela, en s’entendant dire que c’était son Père qui le donnait ? Quelle est donc la cause de leur colère Entendant qu’ils n’auraient plus à manger, ils ne le croient plus, et ils couvrent leur incrédulité du prétexte qu’il disait des choses trop élevées. Voilà pourquoi Jésus dit : « Vous m’avez vu, et vous ne me croyez point », double allusion et aux miracles et au témoignage des Écritures : « Car, ce sont-elles », dit-il, « qui rendent témoignage de moi » (Jean 5,39) ; et : « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne me recevez pas ». (Id. 43) ; et : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres ? » (Id. 44)
« Tous ceux que mon Père me donne viennent à moi : et je ne jetterai point dehors celui qui vient à moi (37) ». Ne voyez-vous pas que le divin Sauveur m’oublie rien pour le salut des hommes ? Au reste, il a ajouté cela, de peur qu’il ne parût agiter des questions curieuses et inutiles, et parler témérairement. Et que dit-il ? « Tous ceux que mon Père me donne viendront à moi, et je les ressusciterai au dernier jour (40) ». Pourquoi Jésus parle-t-il de la résurrection, à laquelle participeront les pécheurs et les méchants, et en parle-t-il comme d’un don et d’une grâce qui est proprement pour ceux qui croient ? Parce qu’il ne l’entend pas simplement de la résurrection générale, mais spécialement de la résurrection bienheureuse. Car ayant dit auparavant : « Je ne le jetterai point » ; et « je n’en perdrai aucun (39) », il parle ensuite de la résurrection. En effet, dans la résurrection générale, les uns sont rejetés, ainsi qu’il le dit : « Prenez celui-là et jetez-le dans les ténèbres extérieures ». (Mt. 22,13) Les autres périssent, comme le déclarent ces paroles : « Craignez plutôt celui qui a le pouvoir de jeter dans l’enfer et l’âme et le corps ». (Lc. 12,5) C’est pourquoi, voici ce que signifient ces mots : « Je donne la vie éternelle : ceux qui auront fait de mauvaises œuvres sortiront » des tombeaux pour ressusciter à leur, condamnation ; mais ceux qui en auront fait de bonnes en sortiront pour ressusciter à la vie ». (Jn. 5,29) Ici donc Jésus-Christ parle de cette résurrection, qui est pour les bons.
Enfin, que veut dire le Sauveur par ces paroles : « Tous ceux que mon Père me donne viendront à moi ? » il blâme les Juifs de leur incrédulité : il fait connaître que celui qui ne croit point en lui, désobéit à son Père. Toutefois, il ne le dit pas ouvertement, mais il le fait assez entendre : on aperçoit même qu’il le fait partout, pour montrer que ceux qui ne croient point, non seulement l’offensent lui-même, mais encore son Père. Si c’est la volonté du Père que son Fils sauve tout le monde, et si c’est pour cela que son Fils est venu dans le monde, ceux qui ne croient point sont rebelles à sa volonté. Lors donc que mon Père conduit quelqu’un, dit-il, rien ne l’empêche de venir à moi. Il continue ensuite d’expliquer sa parole, et il dit : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père ne l’attire (44) ». Et cependant saint Paul déclare que « c’est lui qui les donne au Père : lorsqu’il aura remis son royaume à son Dieu et au Père ». (1Cor. 15,24) Comme donc le Père, lorsqu’il donne, ne se prive point de ce qu’il donne ; de même aussi le Fils, lorsqu’il a remis à son Père, né s’est privé de rien. Au reste, il est dit que le Fils donne au Père, parce que « c’est par lui que nous avons accès vers le Père ». (Eph. 2,18).
3. Ce mot : « Par lequel », l’Écriture le dit aussi du Père, comme dans ce passage : « Par « lequel vous avez été appelés à la société de son Fils » (1Cor. 1,9), c’est-à-dire par la volonté du père. Et encore : « Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean parce que ce n’est point la chair et le sang qui vous ont révélé ceci ». (Mt. 2,17) En cet endroit, Jésus-Christ insinue à peu près ce que je vais dire : croire en moi ce n’est pas peu de chose, et on a besoin pour cela du secours de la grâce du ciel. Partout le Sauveur établit et confirme cette vérité ; enseignant que l’âme courageuse qui est attirée de Dieu, a besoin de la foi.
Mais quelqu’un dira peut-être : Si tous ceux que le Père vous donne vont à vous, si tous ceux aussi qu’il attire vont à vous, et si personne ne peut venir à vous, s’il ne lui a été donné d’en haut, ceux à qui le Père ne le donne point, sont exempts de tout péché. Ce sont là des paroles et des prétextes ; car notre volonté est aussi nécessaire : d’être instruit et de croire cela dépend de la volonté. Mais ici, par ces paroles : « Ce que le Père me donne », Jésus-Christ déclare seulement ceci : ce n’est pas une chose commune que de croire en moi, et cela ne dépend point du raisonnement humain, mais il faut la révélation d’en haut ; et une âme pieuse qui la reçoive. Cette parole : « Celui qui vient à moi sera sauvé », veut dire que la divine Providence en aura grand soin, car c’est pour cela que je suis venu, et que j’ai pris une chair et la forme de serviteur. À quoi il ajoute : « Je suis descendu du ciel non pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de celui qui m’a envoyé (38) ».
Que dites-vous, divin Sauveur ? Est-ce que vous avez une volonté et le Père une autre ? De peur donc que quelqu’un ne formât ce doute, sur-le-champ il l’ôte par ce qui suit : « La volonté de mon Père, qui m’a envoyé, est que quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle (40) ». N’est-ce pas là votre volonté ? Pourquoi dites-vous donc ailleurs : « Je suis venu pour mettre le feu « sur la terre, et que désiré-je, sinon qu’il « s’allume ? » (Lc. 12,49) Si c’est donc là votre volonté, il est évident que vous n’avez qu’une seule et même volonté avec votre Père ; en effet, Jésus-Christ dit encore ailleurs : « Comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jn. 5,21)
Quelle est donc la volonté du Père ? N’est-ce pas qu’il ne périsse aucun de tous ceux qu’il vous donne ? Et voilà ce que vous voulez vous-même : votre volonté et la volonté : du Père ne sont donc pas différentes. De même, en un autre endroit, Jésus-Christ établit encore plus fortement son égalité avec le Père en disant : « Mon Père et moi nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure » (Jn. 14,23) ; c’est-à-dire : je ne suis venu que pour faire la volonté de mon Père, et je n’ai point d’autre volonté que celle de mon Père. Car : « Tout ce qui est à mon Père est à moi, et « tout ce qui est à moi est à mon Père » : (Jn. 17,10) Donc si tout ce qui est au Père est également au Fils, si tout est commun entre le Père et le Fils, c’est avec raison que le Fils dit : Je ne suis pas venu pour faire ma volonté.
Mais ici Jésus-Christ ne s’explique pas si clairement, il remet à le faire dans la suite. Ces vérités sublimes, comme j’ai dit, il les cache encore et les couvre comme sous une ombre ; il veut montrer que s’il avait dit Telle est ma volonté, les Juifs l’auraient méprisé : il dit donc qu’il coopère à la volonté du Père, afin de les frapper davantage de, crainte et de terreur, de même que s’il disait : Que pensez-vous ? Pensez-vous qu’en ne croyant point en moi vous me fâchiez ? Vous irritez la colère de mon Père : « Car la volonté de celui qui m’a envoyé est que je ne perde aucun, de tous ceux qu’il m’a donnés (39) ». Le divin Sauveur déclare ici qu’il n’a nullement besoin de leur culte, et qu’il n’est pas venu dans son propre intérêt ou dans celui de sa gloire, mais pour leur salut ; il l’a dit aussi dans le discours précédent : « Je ne tire point ma gloire des hommes » ; et derechef : « Je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». Toujours et partout il s’attache à leur faire connaître qu’il est venu pour leur salut. Au reste, il dit qu’il travailla, pour glorifier son Père, afin qu’ils ne puissent former aucun soupçon contre lui : Il fait voir plus clairement, par la suite, que c’est pour cette raison qu’il a parlé de la sorte : « Celui qui veut faire sa volonté », dit-il, « cherche sa propre gloire ; mais celui qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé est véritable ; et il n’y a point en lui d’injustice ». (Jn. 7,18) « La volonté de mon Père est que, quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour ». (Jn. 6,40) Pourquoi Jésus-Christ parle-t-il si souvent de la résurrection ? C’est afin que les Juifs ne jugent pas de la providence de Dieu seulement sur les choses de cette vie, afin que ceux qui ne jouissent pas des biens de ce monde ne se découragent pas, mais se consolent par l’espérance des biens futurs ; et que ceux qui méritent le châtiment, s’ils ne le reçoivent pas en cette vie, ne bravent point pour cela la Providence ; mais qu’ils sachent qu’une autre vie les attend.
4. Mais si les Juifs n’ont, en aucune manière, profité de ces vérités, travaillons fortement nous-mêmes ; mes frères, à en faire notre profit, en nous entretenant souvent de la résurrection. Si l’envie de nous enrichir, de voler ou de commettre quelque mauvaise action nous agite et nous tourmente, aussitôt pensons à ce jour, et représentons-nous le tribunal auquel nous comparaîtrons ; cette pensée réprimera la violence de nos passions et de nos désirs plus efficacement qu’aucun autre frein. Disons-le aux autres, disons-le-nous continuellement à nous-mêmes : il y a une résurrection, il y a un tribunal redoutable et terrible. Si nous voyons quelqu’un qui se réjouisse et tire vanité de ses richesses, représentons-lui qu’il y a une résurrection et un jugement, et que tout ce qu’il possède de bien restera ici ; si nous trouvons une autre personne dans l’affliction, et gémissant sous le poids de ses calamités, représentons-lui la même chose, faisons-lui savoir que ses peines et ses afflictions finiront ; et si nous rencontrons un paresseux, un homme qui vive, dans la mollesse, crions-lui la même chose, apprenons-lui qu’il sera puni de sa paresse. Cette parole guérira mieux notre âme que tout autre remède que nous lui pourrions appliquer.
Sûrement il y a une résurrection, et cette résurrection n’est point éloignée, déjà elle est à la porte. « Encore un peu de temps », dit saint Paul, « et celui qui doit venir viendra, et ne tardera pas ».(Héb. 10,37) ; et encore : « Nous devons tous comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ » (2Cor. 5,10), c’est-à-dire et les méchants et les bons ; ceux-là pour être couverts de honte et de confusion devant tout le monde, ceux-ci pour recevoir une plus grande gloire en présence de tons les hommes. Comme ici les juges punissent publiquement les méchants et comblent les bons de louanges et d’honneurs en présence de tout le monde, il en sera de même à ce jugement, afin que les uns aient plus de confusion, les autres plus de gloire. C’est pourquoi, faisons tous les jours de ces vérités le sujet de nos méditations. Si elles nous sont toujours présentes, rien de ce monde, rien de ce qui passe ne sera capable de nous attacher. En effet, ce qui est visible est passager, ce qui est invisible est éternel. Disons-nous donc souvent et réciproquement les uns aux autres : il y a une résurrection, il y a un jugement où il nous faudra rendre compte de nos œuvres. Tous ceux qui croient au destin, qu’ils se le disent, et bientôt ils seront délivrés de cette horrible maladie. Car s’il y a une résurrection et un, jugement, il n’y a point de destin, en dépit de l’acharnement des impies obstinés à le soutenir. Mais j’ai honte d’enseigner à des chrétiens qu’il y a une résurrection ; être encore à apprendre qu’il y en a une, sûrement c’est n’être pas chrétien ; c’est n’être pas chrétien que de n’être pas persuade : qu’il n’y a point de fatale nécessité, que rien ne se fait au hasard ni à l’aventure ; c’est pourquoi je vous prie et je vous conjure, mes frères, de vous délivrer et de vous purifier de toutes vos fautes et de tous vos péchés, et de faire tous vos efforts pour en obtenir le pardon et la rémission au jour du jugement.
Mais quelqu’un dira peut-être : Quand la consommation viendra-t-elle, quand arrivera la résurrection ? Combien déjà s’est-il passé de temps sans qu’il arrivât rien de pareil ? Mais sûrement ce temps viendra, croyez-le. Avant le déluge les hommes parlaient de même et se moquaient de Noé ; mais le déluge arriva, et il engloutit dans ses eaux tous ces incrédules ; celui-là seul qui avait cru fut sauvé. Et au temps de Loth les hommes ne s’attendaient pas que Dieu leur enverrait cette plaie terrible, jusqu’à ce que le feu et la foudre tombant du ciel les consumèrent tous. Or, ni alors, ni au temps de Noé, il n’y eut aucun signal pour avertir de ce qui devait arriver ; mais lorsque tous étaient occupés à faire des festins, à boire, à s’enivrer, ce fut alors que tout à coup ces horribles maux fondirent sur eux ; il en sera de même de la résurrection, rien ne l’annoncera ; quand nous serons en pleine allégresse, elle arrivera. Voilà pourquoi saint Paul dit : « Lorsqu’ils diront : Nous voici en paix et en sûreté, ils se trouveront surpris tout d’un coup d’une ruine imprévue, comme l’est une femme grosse des douleurs de l’enfantement, sans qu’il leur reste aucun moyen de se sauver ». (1Thes. 5,3) Au reste, la divine Providence l’a ainsi ordonné, afin que nous nous tenions toujours prêts et que nous ne nous croyions pas en sûreté, même lorsque nous ne voyons rien à craindre.
Que répondez-vous ? Vous ne croyez pas qu’il y aura une, résurrection et un jugement ? Les démons mêmes le croient et le confessent hautement, et vous ne le croyez pas ? « Êtes-vous venu ici », disent-ils, « pour nous tourmenter avant le temps ? » (Mt. 8,29) Or, ceux qui disent qu’il y aura des tourments reconnaissent sans doute qu’il y a un jugement, qu’il faudra rendre compte, de ses œuvres et qu’il y a un enfer. Par nos folies, par nos extravagances, par nos incrédulités, n’attirons donc point sur nous la colère de Dieu. Comme Jésus-Christ nous a précédés dans les autres choses, en ceci encore il nous précédera. En effet, c’est pour cela qu’il est appelé « le premier né d’entre les morts ». (Col. 1,18) Que s’il n’y avait point de résurrection, comment pourrait-il être le premier né d’entre les morts, aucun d’entre les morts ne marchant à sa suite ? S’il n’y a point de résurrection, comment sauvera-t-on la justice de Dieu, lorsque tant de méchants vivent dans la prospérité, et que tant de justes passent leur vie dans la, peine et les afflictions ? Où chacun d’eux recevra-t-il selon ses œuvres et ses mérites, s’il n’y a point de résurrection ? Cette résurrection ; nul de ceux qui vivent bien ne refuse d’y croire ; les : gens de bien soupirent sans cesse après cet heureux jour, répétant cette seule parole. « Que votre règne arrive ». (Mt. 6,10) Qui sont donc ceux qui n’y croient point ? Ce sont ceux qui marchent dans les voies de l’iniquité et qui vivent, dans l’impureté du péché, comme dit le prophète : Ses voies sont souillées en tout temps « vos jugements ne se présentent point devant sa vue. ». (Ps. 9,26-27) Non, il n’est point, d’homme, il n’en est point, qui, menant une vie pure et sainte, ne croie la résurrection : Et tous ceux qui ne se sentent coupables d’aucun mal, disent, espèrent et croient qu’ils recevront une récompense.
N’irritons donc point la colère de Dieu, mais écoutons ce qu’il dit : « Craignez celui qui peut perdre et l’âme et le corps dans l’enfer » (Mt. 10,28), afin que, corrigés par la crainte et préservés de cette perdition, nous soyons jugés, dignes d’entrer dans le royaume des cieux, que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et à soi, adorable, très-saint et vivifiant Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles éternels ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLVI.[modifier]


LES JUIFS SE MIRENT DONC À MURMURER CONTRE LUI DE CE QU’IL AVAIT DIT : JE SUIS LE PAIN VIVANT, QUI SUIS DESCENDU DU CIEL, ET ILS DISAIENT : N’EST-CE PAS LA JÉSUS FILS DE JOSEPH, DONT NOUS CONNAISSONS LE PÈRE ET LA MÈRE ? COMMENT DONC DIT-IL QU’IL EST DESCENDU DU CIEL ? (VERS. 41, 42, JUSQU’AU VERSET 53)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Dieu attire à lui les hommes sans détruire leur liberté ; réfutation des Manichéens sur ce sujet.
  • 2. Différence entre la manne et le véritable pain, de vie.
  • 3 et 4. Grandeur et excès de l’amour de Jésus-Christ dans, la divine Eucharistie. – Quel amour nous-mêmes ne devons-nous pas avoir pour lui. – Effets admirables de cet auguste, sacrement ; Jésus-Christ, de lui et de nous, ne fait qu’un seul, corps, dont il est le Chef, et nous les membres. – Il a pris notre chair pour être de même nature que nous. – vertu du sang de Jésus-Christ. – Économie et dispensation de ce précieux sang. – Les mystères que Jésus-Christ a confiés à son Église, l’autel sur lequel il est immolé, sont véritablement terribles et redoutables. – De la sainte Table sortent des sources d’eau et de lumière : leurs effets.— Ceux qui participent aux saints mystères deviennent tout d’or. – Le sang de Jésus-Christ est le prix de la rédemption de tout le monde : c’est avec quoi il a acheté et embelli l’Église son épouse. – Selon les dispositions avec lesquelles on approche de la sainte Table, on y reçoit ou la vie ou la mort : Quiconque reçoit indignement le corps de Jésus-Christ, sera puni comme ceux qui l’out crucifié. – Veiller, être attentif sur soi, penser aux biens dont le Seigneur nous a comblés : cette pensée calme les passions et les réprime.


1. Saint Paul, écrivant aux Philippiens, dit de quelques-uns d’entre eux, « qu’ils font leur Dieu de leur ventre, et qu’ils mettent leur gloire dans leur propre honte » (Phi. 3, 19) : Que la même chose pouvait se dire aussi des Juifs, ce qui précède le fait voir, et aussi ce que disaient ceux qui venaient trouver Jésus-Christ. Car quand il leur donnait à manger et qu’il les rassasiait, ils l’appelaient prophète et le voulaient faire roi ; mais lorsqu’il leur fait connaître la nourriture spirituelle et la vie éternelle ; lorsqu’il les détourne des choses terrestres, lorsqu’il leur parle de la résurrection et qu’il élève leur esprit, lorsqu’enfin ils devaient le plus l’admirer ; c’est alors qu’ils se mettent à murmurer, et qu’ils se retirent. Cependant s’il était le prophète, comme auparavant ils l’avaient reconnu en disant : « Voici celui de qui Moïse a parlé : Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi, d’entre vos frères, c’est lui que vous écouterez » (Deut. 18,15) ; ils devaient donc l’écouter quand il disait : « Je suis descendu du ciel ». Mais ils ne l’écoutaient point, et au contraire ils se mettaient à murmurer, gardant néanmoins encore quelque respect pour lui, à cause du miracle qu’il venait de faire pour eux : c’est aussi pour cette raison qu’ils ne le contredisaient pas ouvertement, quoique par leurs murmures ils fissent assez éclater leur dépit et leur colère, de ce qu’il ne leur donnait pas la nourriture qu’ils désiraient. Et en murmurant ils lui faisaient ce reproche : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » ce qui montre qu’ils n’avaient nulle connaissance de son admirable génération ; c’est pour cela qu’ils l’appelaient encore fils de Joseph. Et toutefois le divin Sauveur ne les reprend point, il ne leur dit pas : Je ne suis point le fils de Joseph : non qu’il fût le fils de Joseph, mais parce qu’ils n’étaient pas encore capables d’entendre parler de son admirable génération. Que s’ils ne pouvaient point encore comprendre sa naissance charnelle, bien moins auraient-ils compris sa génération ineffable et céleste. S’il ne leur découvrit pas le secret de sa naissance terrestre, à plus forte raison n’aurait-il pas entrepris de leur révéler un mystère aussi sublime. Cependant c’était pour eux un sujet de scandale que de le croire de naissance vulgaire : néanmoins, il ne leur découvre pas la vérité, de peur qu’en étant une pierre d’achoppement, il ne fît qu’en mettre une autre à la place.
A ces murmures, que répond donc Jésus-Christ ? « Personne ne peint venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire (44) ».
Les manichéens s’emparent de ces paroles mal entendues pour s’élever contre la liberté de l’homme, et dire que nous ne pouvons rien faire de nous-mêmes, et toutefois ces paroles prouvent invinciblement que notre volonté est libre et qu’il dépend de nous de vouloir. Eh quoi ! si l’on peut venir à lui, dit le manichéen, quel besoin a-t-on d’être attiré ? Mais que le Père nous attire, cela ne détruit pas notre libre arbitre, cela fait seulement connaître que nous avons besoin d’aide et de secours : le Sauveur ne dit point que, pour venir, on a besoin d’un grand secours. Il montre ensuite de quelle manière le Père attire. Car, de peur que les Juifs ne se figurent ici encore une action sensible, il ajoute : « Ce n’est pas qu’aucun homme ait vu le Père, si ce n’est celui gui est né de Dieu, c’est celui-là qui a vu le Père (46) ». Comment attire-t-il ? dit le manichéen. Déjà depuis longtemps un prophète l’a expliqué par ces paroles : « Ils seront tous enseignés de Dieu (45) ». Remarquez ici, mes frères, quelle est la dignité et l’excellence de la foi : Ceux que le Père attire, ne sont point instruits par les hommes, ni par le ministère d’un homme, mais par Dieu même. C’est pourquoi, afin de persuader ce qu’il dit, il les renvoie aux prophètes. Et s’il est dit que tous seront enseignés de Dieu, objecte encore le manichéen, pourquoi en est-il qui ne croient pas ? parce que ce que dit là le prophète, il le dit seulement de la plupart : à le bien prendre, il ne parle pas absolument de tous, mais de tous ceux qui voudront « croire ». En effet, le Maître se présente à tous, prêt à les enseigner tous, à leur donner sa doctrine qu’il répand sur tous.
« Et je le ressusciterai au dernier jour ». Dans ces paroles la dignité du Fils éclate merveilleusement. Le Père attire, et le Fils ressuscite. L’Écriture ne divise point les œuvres du Père et du Fils : et comment le pourrait-elle ? mais elle montre une égalité de puissance, de même qu’en cet endroit : « Et mon Père qui m’a envoyé rend témoignage de moi ». Après, de peur que quelques-uns ne cherchassent avec trop de curiosité à sonder ces paroles, il les a renvoyés aux Écritures ; ici de même il les renvoie aux prophètes, il les leur cite fréquemment, pour leur faire voir qu’il n’est pas contraire au Père.
Mais, direz-vous, auparavant par qui les hommes ont-ils été enseignés ? est-ce qu’ils n’ont pas été enseignés de Dieu ? qu’est-il en ceci de si extraordinaire et de si admirable ? C’est qu’alors des hommes servaient de ministres pour instruire les hommes des choses divines, et que maintenant c’est Jésus-Christ et le Saint-Esprit qui les instruisent. Jésus-Christ conclut ensuite par ces paroles : « Ce n’est pas qu’aucun homme ait vu le Père ; si ce n’est celui qui est né de Dieu » : où il ne parle pas de ceux qui sont nés de Dieu en tant que cause, mais de celui qui est engendré de sa substance. S’il disait : Nous sommes tous nés de Dieu, on dirait : En quoi donc le Fils l’emporte-t-il sur les autres, en quoi diffère-t-il d’eux ?
Et pourquoi, dira-t-on encore, ne l’a-t-il pas plus clairement expliqué ? c’est à cause de la faiblesse et de la grossièreté des Juifs. Si, lorsqu’il a dit : « Je suis descendu du ciel », ils s’en sont si fort scandalisés, ne se seraient-ils pas encore beaucoup plus scandalisés et irrités, s’il avait dit : Je suis engendré de la propre substance du Père ? Il se dit le pain de Dieu, parce que c’est lui qui nous donne cette vie et la vie future. Voilà pourquoi il ajoute : « Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement (52) ». Mais ici Jésus-Christ appelle pain la doctrine du salut et la foi en lui, ou bien son corps ; car l’une et l’autre chose fortifie et vivifie l’âme. Cependant il a dit ailleurs « Celui qui écoutera ma parole, ne mourra jamais » (Jn. 8,52), et ils s’en sont scandalisés. Maintenant ils ne se scandalisent point, peut-être, parce qu’ils le considéraient et le respectaient encore à cause des pains qu’il leur avait donnés à manger.
2. Remarquez, mes frères, la différence que met le divin Sauveur entre ce pain et la manne, différence qu’il tire de l’effet que produisent l’un et l’autre. Premièrement, il montre que la manne n’a rien produit de nouveau, en disant : « Vos pères ont mangé la manne dans le désert ; et ils sont morts (49) ». En second lieu, il s’attache principalement à les convaincre qu’ils ont reçu de beaucoup plus grands biens que leurs pères, faisant allusion par là à Moïse même et aux hommes admirables de ce temps. C’est pourquoi, ayant dit que ceux qui avaient mangé la manne étaient morts, il a incontinent ajouté : « Celui qui mange de ce pain, vivra éternellement ». Or, ce n’est pas sans raison qu’il a mis ce mot : « Dans le désert ». C’est pour leur faire entendre que la manne n’a pas duré longtemps et qu’elle n’est pas venue jusque dans la terre promise, mais ce pain n’est pas de même nature. « Et le pain que je donnerai, c’est ma chair que je dois livrer pour la vie du monde (52) ».
Il est probable que quelqu’un demandera ici avec étonnement quelle était l’opportunité d’un langage qui, loin d’être utile ou édifiant, ne pouvait que nuire à ceux qui étaient déjà édifiés. « Dès lors », dit l’évangéliste, « plusieurs de ses disciples se retirèrent de sa suite (Jn. 6,67) et dirent : Ces paroles sont bien dures, et qui peut les écouter ? » (Id. 61) En effet, Jésus-Christ aurait pu ne découvrir et ne communiquer ces mystères qu’à ses disciples seuls, comme dit saint Matthieu : « Étant en particulier, il expliquait tout à ses disciples ». (Mt. 13,36) Que répondrons-nous à cela ? Nous répondrons qu’aujourd’hui encore de telles paroles sont très-utiles et très-nécessaires. Comme les Juifs pressaient instamment Jésus-Christ de leur donner des viandes à manger, mais des viandes corporelles et sensibles ; et que, rappelant la nourriture qui avait été donnée à leurs pères, ils vantaient la manne comme quelque chose de grand, il voulut leur faire connaître que ces choses n’étaient que des ombres et des figures, et que la nourriture qu’il leur promettait était seule la vérité : voilà pourquoi Jésus leur parle de cet aliment spirituel.
Mais, repartirez-vous, il fallait dire : Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et moi je vous ai donné du pain. Mais la différence était grande : les Juifs regardaient le pain comme inférieur à la manne, parce que celle-ci était tombée du ciel, et que le miracle des pains avait été fait sur la terre. Comme donc ils demandaient une nourriture qui leur fût envoyée du ciel, c’est pour cela même que le divin Sauveur leur disait souvent : « Je suis descendu du ciel ». Que si quelqu’un demande pourquoi il leur a parlé des mystères, nous répondrons que c’était là, un temps propre à les en entretenir. L’obscurité des paroles excite et réveille toujours l’auditeur et le rend plus attentif. Ils né devaient donc pas se, choquer, ni s’en scandaliser ; mais plutôt il fallait interroger, chercher à s’éclaircir et à s’instruire ; loin de là, ils se retirent. Ils l’appelaient prophète : s’ils le croyaient tel, il fallait donc ajouter foi à ce qu’il disait. C’est pourquoi, qu’ils se soient choqués et scandalisés, cela vient uniquement de leur folie et non de l’obscurité des paroles. Considérez ici, je vous prie, mes frères, de quelle manière le Sauveur gagne le cœur de ses disciples et se les attache ; car ce sont eux qui lui disent. « Vous avez les paroles de la vie éternelle : à qui irions-nous, Seigneur (69) ? »
Au reste, Jésus-Christ dit ici que c’est lui-même qui donnera ; il ne dit pas que c’est son Père : « Le pain que je donnerai », dit-il, « c’est ma chair » que je dois livrer « pour la vie du monde ». Mais le peuple ne parle pas de même ; il dit au contraire : « Ces paroles sont bien dures ». Et voilà pourquoi ils se retirent. Cependant cette doctrine n’était point nouvelle, elle n’était point différente de celle qu’on leur avait enseignée. Déjà auparavant Jean-Baptiste leur avait insinué la même vérité, lorsqu’il appela Jésus agneau. Mais, direz-vous, ils n’avaient point compris ce que cela voulait dire. Je le sais : les disciples eux-mêmes ne l’avaient pas entendu. S’ils n’avaient pas encore une trop claire connaissance de la résurrection, puisqu’ils ignoraient ce qu’avait voulu dire Jésus par ces paroles : « Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours » (Jn. 11,19), ils comprenaient bien moins les paroles de Jean-Baptiste, qui étaient plus obscures. En effet, ils avaient appris que les prophètes étaient ressuscités, quoique l’Écriture ne le dise pas clairement : mais que quelqu’un eût mangé de la chair « d’un homme », c’est ce qu’aucun d’eux n’avait dit : toutefois, ils étaient dociles et soumis à Jésus-Christ. Ils le suivaient, et ils confessaient qu’il avait les paroles de la vie éternelle. Car c’est le devoir d’un disciple de ne pas examiner avec trop de curiosité les paroles de son maître, mais d’écouter, d’obéir et d’attendre une occasion pour demander ensuite l’explication de ce qu’il n’a point compris. Pourquoi donc en est-il autrement arrivé, dira-t-on, et pourquoi les Juifs rebroussèrent-ils chemin ? Ce fut là un pur effet de leur folie. Lorsque cette douteuse et dangereuse question : « Comment », entre dans l’esprit, l’incrédulité y entre alors avec elle. Ainsi, Nicodème se trouble et s’embarrasse ; ainsi il dit : « Comment un homme peut-il « entrer une seconde fois dans le sein de sa mère ? » (Jn. 3,4) Ainsi se troublent ceux-ci, et ils disent : « Comment celui-ci nous peut-il donner sa chair à manger ? (53) »
Si vous demandez comment cela se peut faire, pourquoi ne dites – vous pas de même des pains : Comment Jésus a-t-il multiplié cinq pains en tant d’autres ? c’est qu’alors ils ne se mettaient en peine que de se rassasier, et qu’ils ne faisaient point d’attention au miracle. Mais ici, direz-vous, l’expérience les a instruits. Donc aussi, vu l’expérience qu’ils avaient déjà faite, ils auraient dû croire plus facilement. Le Sauveur a fait précéder le grand miracle des pains, afin qu’ayant reconnu sa puissance et l’efficacité de sa parole, ils n’y fussent plus incrédules dans la suite. Que si les Juifs, en ce temps-là, n’ont point profité de sa doctrine, ni de sa parole, nous, aujourd’hui, nous en retirons réellement tout le fruit et tout l’avantage. C’est pourquoi il faut apprendre quel est le miracle qui s’opère dans nos mystères, pourquoi ils nous ont été donnés, quel profit, quel avantage il nous en doit revenir. « Nous ne sommes tous qu’un seul corps », dit l’Écriture, « et les membres de sa chair et de ses os ». Que ceux qui sont initiés à nos saints mystères écoutent attentivement ce que je vais dire.
3. Afin donc que nous devenions tels non seulement par l’amour, mais encore réellement, mêlons-nous à cette chair divine. C’est l’effet que produit l’aliment que le Sauveur nous a octroyé pour nous faire connaître l’ardeur et l’excès de son amour. Voilà pourquoi il a uni, confondu son corps avec le nôtre, afin que nous soyons tous comme un même corps, joint à un seul chef. En effet, c’est là le témoignage et la marque d’un ardent amour. Job insinue cette vérité, quand il dit de ses serviteurs qu’ils l’aimaient si fort, qu’ils auraient souhaité de le manger. Car pour marquer leur vif et tendre attachement, ils disaient : « Qui nous donnera de sa chair pour nous en rassasier ? » (Job. 31,31) Voilà ce que Jésus-Christ a fait pour nous ; il nous a donné sa chair à manger pour nous engager à avoir pour lui un plus grand amour, et nous montrer celui qu’il a pour nous ; il ne s’est pas seulement fait voir à ceux qui ont désiré le contempler, mais encore il s’est donné à toucher, à manier, à manger, à broyer avec les dents, à absorber de manière à contenter le plus ardent amour.
Sortons donc de cette table, mes frères, comme des lions remplis d’ardeur et de feu, terribles au démon, pleins du souvenir de notre chef, et de cet ardent amour dont il nous a donné de si vives marques. Souvent les parents confient à des nourrices leurs enfants ; moi, au contraire, je les nourris de ma chair, je me donne moi-même à manger. Je veux tous vous anoblir et vous donner à tous une bonne espérance des biens à venir. Celui qui s’est livré pour vous dans ce monde vous fera dans l’autre beaucoup plus de bien encore. J’ai voulu être votre frère pour l’amour de vous ; j’ai pris votre chair et votre sang afin que l’un et l’autre fût commun entre nous : je vous rends cette chair et ce sang, par lesquels je suis devenu de même nature que vous. Ce sang forme en nous une brillante et royale image : il produit une incroyable beauté, il ne laisse pas la noblesse de l’âme se flétrir, lorsqu’il l’arrose souvent et la nourrit. Les aliments ne se tournent pas d’abord en sang, mais auparavant ils se convertissent en quelqu’autre chose. Mais ce sang se répand dans l’âme aussitôt qu’on l’a bu, il l’arrose et la nourrit. Ce sang, quand on le reçoit dignement, met en fuite les démons, il appelle et fait venir à nous les anges, et même le Seigneur des anges. Car, aussitôt que les démons voient le sang du Seigneur, ils fuient, mais les anges accourent. Ce sang, par son effusion, a lavé et purifié tout le monde.
Saint Paul, dans son Épître aux Hébreux, dit sur ce sang bien des choses qui sont pleines d’une admirable sagesse. C’est ce sang qui a purifié l’intérieur du temple et le Saint des saints. (Héb. 9) Que si le symbole de ce sang, et dans le temple des Hébreux, et dans la ville capitale de l’Égypte, seulement jeté par aspersion sur les jambages des portes, a eu tant de puissance et de vertu, la vérité en a bien une plus grande et plus efficace. C’est ce sang qui a consacré l’autel d’or : le grand prêtre n’osait entrer dans le sanctuaire sans en avoir auparavant été arrosé. C’est avec ce sang que se faisait la consécration des prêtres : ce sang figuratif lavait les péchés ; si donc la figure a eu tant de vertu et de puissance, si la mort a eu tant de frayeur de l’ombre, combien, je vous prie, craindra-t-elle la vérité ? Ce sang est la sanctification et le salut de l’âme. C’est lui qui la lave, la purifie, l’orne, l’enflamme c’est lui qui rend notre intelligence plus brillante que le feu, notre âme plus resplendissante que l’or. C’est ce sang qui, ayant été répandu, a ouvert le ciel.
4. Les mystères que Jésus-Christ a confiés à son Église sont véritablement terribles : l’autel, sur lequel est immolée cette divine victime, est véritablement redoutable. (Gen. 2,10) Du Paradis sortait une source qui se partageait de tous côtés en des fleuves d’eau sensible : de cette table rejaillit une source qui répand des fleuves d’eau spirituelle. Ce ne sont pas des saules stériles qui s’élèvent autour de cette fontaine, mais des arbres dont la hauteur atteint jusqu’au ciel, qui portent toujours du fruit dans la saison, qui jamais ne se flétrissent. Si quelqu’un est échauffé, qu’il aille à cette fontaine, il y tempérera sa fièvre car elle dissipe la chaleur et rafraîchit tout ce qui est brûlé et en feu, non ce qui est échauffé par l’ardeur du soleil, mais ce que des flèches de feu ont enflammé. C’est d’en haut, c’est du ciel que cette fontaine prend sa source et qu’elle tire son origine ; c’est là qu’elle se renouvelle. Elle donne naissance à plusieurs ruisseaux que l’Esprit-Saint fait couler, et dont le Fils fait la distribution : Ce n’est pas avec le hoyau qu’il leur trace leur route, mais il ouvre notre cœur et nous dispose à les recevoir. Cette source est une source de lumière qui répand les rayons de la vérité.
Là se trouvent les vertus célestes, qui contemplent la beauté des sources et des canaux, parce qu’ils en connaissent la vertu mieux que nous, et qu’ils voient plus clairement cette lumière inaccessible. Et comme s’il pouvait se faire que quelqu’un mit sa main ou sa langue dans de l’or fondu, il la retirerait toute dorée, de même ceux qui participent aux saints mystères dont nous parlons, changent plus véritablement leur âme en or. Ce fleuve fait bouillonner l’eau à plus gros bouillons et avec plus de véhémence que le feu, mais il ne brûle pas ; seulement il lave, il purifie. Les autels, les cérémonies et les sacrifices de l’ancienne loi étaient des figures qui nous annonçaient d’avance ce précieux sang. Voilà le prix de la rédemption de tout le monde ; voilà avec quoi Jésus-Christ a acheté son Église, c’est par ce sang qu’il l’orne et l’embellit tout entière. De même que celui qui achète des esclaves donne de l’or et les habille d’une étoffe d’or, s’il veut les orner et les parer, ainsi Jésus-Christ nous a achetés et ornés par son sang. Ceux qui participent à ce sang vivent dans la société des anges, des archanges et des puissances des cieux ; ils sont revêtus de la robe royale de JésusChrist et équipés des armes spirituelles. Mais c’est trop peu dire ; ils sont revêtus du roi même.
Or, comme c’est là quelque chose de grand et d’admirable, si vous approchez de cette table avec une véritable pureté de cœur, vous vous approchez du salut ; mais si votre conscience est impure, vous vous précipitez au supplice et vous avez attiré sur vous la vengeance du Seigneur : car, dit saint Paul, « quiconque en mange et en boit d’une manière indigne du Seigneur, mange et boit sa propre condamnation ». (1Cor. 11,29) S’il est vrai que ceux qui souillent la pourpre royale sont punis comme s’ils l’avaient mise en pièces, doit-on s’étonner que ceux qui reçoivent le corps de Jésus-Christ avec une âme impure, soient condamnés au même supplice que ceux qui le percèrent de clous ? Remarquez combien est terrible le supplice que l’apôtre expose à nos yeux ! « Celui qui a violé la loi de Moïse », dit-il, « est condamné à mort sans miséricorde, sur la déposition de deux ou trois témoins. Combien donc croyez-vous que méritera de plus grands supplices celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profané le sang de l’alliance, par lequel il avait été sanctifié ». (Héb. 10,28-29) Veillons donc sur nous-mêmes, mes très-chers frères, puisque nous avons eu le bonheur de recevoir de si grands biens, et lorsqu’il nous vient dans l’esprit quelque mauvaise pensée, lorsque nous nous sentons portés à dire quelque parole honteuse, ou lorsque nous nous apercevons qu’il s’élève en nous quelque mouvement de colère ou quelqu’autre mauvais sentiment, pensons alors en nous-mêmes aux bienfaits dont le Seigneur nous a honorés, représentons-nous combien grand et excellent est l’esprit que nous avons reçu. Cette pensée réprimera et calmera nos passions. Jusqu’à quand nous attacherons-nous aux choses présentes ? Quand nous réveillerons-nous ? Jusqu’à quand serons-nous nonchalants, indifférents pour notre salut ? Considérons la grandeur et la magnificence des dons de Dieu, rendons-lui des actions de grâces, glorifions-le, non seulement par la foi, mais encore par les œuvres, afin que nous obtenions les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire appartient, et au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.

HOMÉLIE XLVII.[modifier]


JÉSUS LUI DIT : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : SI VOUS NE MANGEZ LA CHAIR DU FILS DE L’HOMME, ET NE BUVEZ SON SANG, VOUS N’AUREZ POINT EN VOUS LA VIE ÉTERNELLE : CELUI QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG, A LA VIE EN LUI-MÊME. (VERS. 54, 55, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE[modifier]

  • 1. Suite des admirables effets de la divine Eucharistie. – Jésus-Christ parle souvent de vie, pourquoi ?
  • 2. Les disciples de Jésus-Christ trouvent dures les paroles de leur Maître.
  • 3. Faire les reproches et les réprimandes avec douceur.
  • 4. Jésus prédit à Judas sa trahison. – Notre salut comme notre perte dépend de notre libre arbitre.
  • 5. L’exemple de Judas doit faire trembler ceux mêmes dont la vocation est plus visible et plus certaine. – L’avarice, cause de la trahison de Judas, le sera aussi de notre perte. – Mépriser le pauvre dans sa misère, c’est trahir Jésus-Christ. – Celui qui communie indignement, sera puni comme ceux qui ont fait mourir Jésus-Christ. – Les richesses superflues et inutiles. Mépris des choses de la terre. – Contre ceux qui, non seulement nourrissent des chiens, des ânes sauvages, des ours, et d’autres bêtes. – Le ciel est un plus beau toit que tous nos plafonds dorés, il est plus à nous que ceux-là : le regarder, il nous appelle, il nous invite d’aller au Créateur. – Jésus-Christ est nu, nos plafonds sont dorés, quelle honte pour nous, quelle folie ! – Mépriser toutes les choses passagères, ne rechercher que celles qui sont permanentes.

1. Quand nous parlons des choses spirituelles, qu’il ne reste dans nos âmes aucune pensée charnelle ou terrestre ; chassons, éloignons de nous toute idée semblable, pour nous attacher uniquement et tout entier à la divine parole. Si lorsque le roi vient dans la ville, on écarte de sa personne tout ce qui peut faire de l’embarras et du tumulte, n’est-il pas beaucoup plus juste que, lorsque le Saint-Esprit nous parle, nous l’écoutions dans une grande paix et une grande tranquillité, et avec beaucoup de crainte et de respect ? Et véritablement elles sont effrayantes, les paroles qu’on nous a lues aujourd’hui. Écoutez ce que dit Jésus-Christ : « En vérité, je vous le dis, quiconque ne mange pas ma chair et ne boit pas mon sang n’aura point la vie en soi ». Auparavant les Juifs avaient dit que cela était impossible, le divin Sauveur leur montre que non seulement cela n’est point impossible, mais que c’est encore très-nécessaire. C’est pourquoi il ajoute : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour ». Comme il disait : « Si quelqu’un mange de ce pain, il ne mourra jamais », et qu’il y avait toute apparence qu’ils s’en scandaliseraient de même qu’auparavant, lorsqu’ils avaient fait paraître leur scandale par ces paroles : « Abraham est mort, et les prophètes aussi, comment donc pouvez-vous dire : il ne mourra jamais ? » (Jn. 8,52) Il leur présente la résurrection, par laquelle il résout la difficulté, et leur fait voir que celui qui mange de ce pain ne mourra pas pour toujours.

Au reste, Jésus-Christ revient souvent sur ces mystères, pour faire connaître aux Juifs que la vérité, qu’il leur annonce, est très-importante et très-nécessaire, et qu’absolument il faut manger sa chair et boire son sang. Car il ajoute encore : « Ma chair est véritablement viande, et mon sang est véritablement breuvage (56) ». Que signifie cela ? Ou que la viande véritable est celle qui nourrit l’âme, ou qu’il veut confirmer et persuader ce qu’il dit ; afin qu’ils ne croient pas que ce soit là une énigme ou une parabole, et qu’ils sachent qu’il faut nécessairement manger son corps. Il dit ensuite : « Celui qui mange ma chair demeure en moi (57) », pour marquer qu’il s’incorpore en lui. Mais ce qui suit ne nous paraîtra pas se lier avec ce qui précède, si nous n’y faisons beaucoup d’attention. En effet, après avoir dit : « Celui qui mange ma chair demeure en moi », ajouter : « Comme mon Père qui m’a envoyé est vivant, moi aussi je vis par mon Père (58) » ; où est la suite, où est le rapport ? Ces choses ont une étroite liaison et un parfait rapport entre elles. Car le Sauveur ayant souvent promis la vie éternelle, pour confirmer sa promesse, il ajoute : « Il demeure en moi ». Or, s’il demeure en moi, comme je vis, il est visible qu’il vivra aussi. Il dit ensuite : « Comme mon Père qui m’a envoyé est vivant », ce qui est une similitude, et revient à dire : Je vis comme mon Père vit. Et de peur que vous ne le crussiez « non engendré », il a incontinent ajouté : « par le Père », non que pour vivre il ait besoin d’aucune opération : car, afin d’en ôter la pensée, il a déjà dit : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même ». (Jn. 5,26) Que si pour vivre il a besoin d’opération et de secours, il s’ensuivra ou que le Père n’a pas donné au Fils d’avoir la vie, et que cette proposition est fausse ; ou, s’il la lui a donnée, qu’il n’a plus besoin dans la suite d’autre aide ni de secours. Que veut dire ce mot : « Par le Père ? » Il insinue seulement la cause, le principe. Au reste, il veut dire ceci : Comme mon Père vit, moi je vis aussi : « De même, celui qui me mange, vivra aussi par moi ». Ici Jésus-Christ appelle vie, non toutes sortes de vies, mais la vie glorieuse : que le divin Sauveur n’entende point parler ici de la vie simple et commune, mais de cette vie glorieuse et ineffable, cela se voit manifestement, puisque tous les infidèles et les catéchumènes qui ne sont point initiés aux saints mystères vivent, quoiqu’ils n’aient point goûté à cette chair divine. Voyez-vous que Jésus-Christ ne parle point de cette vie, mais de celle du ciel ? Voici ce que signifie ce qu’il dit : Celui qui mange ma chair, quoiqu’il meure et disparaisse à nos yeux, ne périra point et ne tombera point dans le lieu des supplices. D’ailleurs, il ne parle point de la résurrection qui est commune à tous les hommes, car tous ressusciteront pareillement ; mais de cette adorable et glorieuse résurrection, qui sera suivie de la récompense.

« C’est ici le pain qui est descendu du ciel. Ce n’est pas comme la manne que vos pères ont mangée, et qui ne les a pas empêchés de mourir. Celui qui mange ce pain, vivra éternellement (59) ». Jésus-Christ parle souvent de la résurrection, pour imprimer cette vérité dans l’esprit de ses auditeurs. Car c’était là le point le plus important de sa doctrine, d’établir et d’affermir la foi en ces choses, la résurrection et la vie éternelle. Et voilà pourquoi il ajoute la résurrection ; soit parce qu’il a parlé de la vie éternelle, soit pour montrer que la vie qu’il promet n’est pas pour le temps présent, mais pour celui qui suivra la résurrection. Et par où, direz-vous, le prouvera-t-on ? Par les Écritures. Jésus-Christ y renvoie incessamment les Juifs, afin que par elles ils s’instruisent de ces vérités. Il a dit que « ce pain donne la vie au monde » (Jn. 6,33), pour les exciter à en manger et leur donner de l’émulation et même du dépit, en voyant les autres jouir d’un si grand bien, de telle sorte qu’ils s’efforcent d’y participer eux-mêmes : et il fait souvent mention de la manne, tant pour leur en faire connaître la différence, que pour les attirer à la foi. Si effectivement, sans moisson, sans blé, sans aucun préparatif, Dieu a pu les nourrir pendant quarante ans, maintenant il le pourra bien mieux, puisqu’il est venu pour opérer de plus grandes merveilles. Et d’ailleurs, si ces choses étaient des figures, et si, sans sueurs et sans travail, ils ramassaient alors de quoi se nourrir, à plus forte raison aurons-nous toutes choses avec abondance, maintenant qu’il y a une si grande différence, qu’il n’y a véritablement point de mort, et que nous jouissons d’une véritable vie.

Au reste, c’est très à propos que le divin Sauveur parle souvent de la vie : la vie est ce que les hommes désirent le plus ; rien aussi n’est plus doux ni plus agréable que de ne point mourir. Dans l’Ancien Testament Dieu promettait aux hommes une longue vie, maintenant non seulement il nous promet une vie longue, mais aussi il nous en fait attendre une qui n’aura point de fin. De plus, Jésus-Christ veut en même temps nous faire connaître que la peine à laquelle le péché nous avait assujettis, est maintenant révoquée, et qu’il a aboli notre sentence de mort par l’institution non d’une vie ordinaire, mais d’une vie éternelle, contrairement au régime antérieur. « Ce fut en enseignant dans la synagogue de Capharnaüm, que Jésus dit ces choses (60) » ; il a fait dans ce lieu un très grand nombre de miracles ; ainsi on ne devait être nulle part plus attentif à sa parole.

2. Mais pourquoi Jésus enseignait-il dans la synagogue et dans le temple ? C’était pour attirer le peuple et pour montrer qu’il n’était pas contraire au Père. « Plusieurs donc de ses disciples, qui l’avaient ouï, disaient : Ces paroles sont bien dures (61) ». Que veut dire cela : « ces paroles sont dures ? » Elles sont rebutantes et fâcheuses, elles ordonnent des choses trop difficiles et trop pénibles. Mais Jésus-Christ ne disait rien de rebutant, ni de pénible : rien qui prescrivît des règles de vie ; seulement il enseignait ce qu’il fallait croire, parlant de temps en temps de la foi qu’on devait avoir en lui. Comment donc ces paroles sont-elles dures ? Est-ce parce que le Sauveur promettait la résurrection et la vie éternelle ? Est-ce parce qu’il disait qu’il était descendu du ciel ? Est-ce parce qu’il enseignait que personne ne peut être sauvé, s’il ne mange sa chair ? Ces choses, je vous prie, sont-elles dures ? Qui le peut dire ? Que signifie donc ce mot, « dur ? » Une chose difficile à entendre, qui surpassait leur force et leur intelligence, qui les épouvantait et les effrayait. Ils croyaient que Jésus-Christ leur parlait de lui-même en termes trop magnifiques. Voilà pourquoi ils disaient : « Qui peut les écouter ? » Et peut-être aussi parlaient-ils de la sorte pour excuser leur prochaine retraite.

« Mais Jésus connaissant en lui-même que ses disciples murmuraient sur ce sujet (62) », il était de sa divinité de révéler publiquement ce qu’il y avait de plus caché dans leur cœur. C’est pourquoi il leur dit aussitôt : « Cela vous scandalise-t-il ? » Que sera-ce donc « si vous voyez le Fils de l’homme monter où il était auparavant ? (63) » Jésus-Christ avait dit la même chose à Nathanaël : « Parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le figuier, vous croyez ». (Jn. 1, 50) Et à Nicodème : « Personne n’est monté au ciel, sinon le Fils de l’homme qui est dans le ciel ». (Jn. 3,13) Quoi donc ? le Sauveur ajoute-t-il difficulté à difficulté ? Non, loin de nous cette pensée ; mais il tâche d’attirer ses auditeurs et de les gagner par la grandeur et l’excellence de sa doctrine. Si, ayant dit : « Je suis descendu du ciel », il n’avait rien ajouté de plus, il leur eût donné un plus grand sujet de scandale et de chute ; mais quand il dit : « Mon corps donne la vie au monde », et : « Comme mon Père qui est vivant, m’a envoyé, je vis aussi par mon Père » ; et : « Je suis descendu du ciel », il aplanit, il résout la difficulté. Celui qui dit de soi quelque chose de grand se rend suspect de mensonge ; mais celui qui y joint ensuite de telles choses, ôte tout soupçon. Au reste, il n’omet rien pour les empêcher de croire qu’il soit le fils de Joseph. Jésus-Christ n’a donc pas dit ces choses pour augmenter le scandale, mais pour l’ôter. En effet, le regarder comme fils de Joseph, c’était montrer qu’on n’avait pas compris ce qu’il avait dit. Mais être persuadé qu’il était descendu du ciel, et qu’il y devait monter, c’était le vrai moyen d’entendre plus aisément et plus facilement ses paroles.

Après cela il apporte une autre solution de la difficulté : « C’est l’esprit », dit-il, « qui vivifie ; la chair ne sert de rien (64) » ; c’est-à-dire, ce que je dis de moi, il faut l’entendre spirituellement ; celui qui l’écoute avec un esprit charnel et terrestre n’y comprend rien et n’en retire aucun fruit. Or, c’était être charnel que de douter que Jésus-Christ fût descendu du ciel, et de le croire fils de Joseph, et de dire : « Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? » Toutes ces pensées sont charnelles, et ce que disait Jésus-Christ, il fallait le prendre dans un sens mystique et spirituel. Et comment, repartirez-vous, pouvaient-ils entendre ce que cela voulait dire : « Mangez ma chair ? » Certes, il fallait attendre un temps propre et favorable, il fallait interroger, et ne point cesser de faire des questions.

« Les paroles que je vous dis, sont esprit et vie » ; c’est-à-dire, ce que je dis est tout divin et spirituel : je ne parle point de choses charnelles et qui soient soumises à la nature, mais de choses qui sont exemptes de ces sortes de nécessités et des lois de cette vie : ce que je dis a un sens tout autre et tout différent de celui que vous lui donnez. Comme donc ici le Sauveur a dit : Les paroles que je vous dis sont esprit, au lieu de dire, sont des choses spirituelles ; de même lorsqu’il dit : La chair ne sert de rien, il ne l’entend pas de la chair en elle-même, mais il insinue qu’ils prenaient dans un sens charnel ce qu’il disait, eux qui n’avaient de goût et de désir que pour les choses charnelles, en un temps où tout les invitait à rechercher celles qui sont spirituelles. Prendre dans un sens charnel ce que dit Jésus-Christ, c’est en perdre tout le fruit et le profit. Quoi donc ? Est-ce que sa chair n’est pas chair ? Elle l’est, sûrement. Pourquoi donc a-t-il dit : « La chair ne sert de rien ? » Le divin Sauveur ne l’entend pas de sa chair, Dieu nous garde d’une telle pensée, mais de ceux qui recevaient charnellement ce qu’il disait ; et qu’est-ce qu’entendre charnellement ? C’est prendre tout simplement et à la lettre ce qu’on dit, et ne rien penser, et ne rien imaginer de plus ; c’est là voir les choses avec des yeux charnels. Or il n’en faut pas juger selon ce qu’elles paraissent aux yeux du corps, mais, tout ce qui est mystère, il faut le voir et le considérer avec les yeux de l’âme, c’est-à-dire spirituellement. N’est-il pas vrai, n’est-il pas certain, que celui qui ne mange point la chair de Jésus-Christ et ne boit point son sang, n’a pas la vie en lui-même ? Comment donc la chair ne sert-elle de rien, cette chair sans laquelle nous ne pouvons pas vivre ? Vous voyez bien que le Sauveur, ne parle point là de sa chair, mais de ce qu’on entend ses paroles d’une manière charnelle.

« Mais il y en a quelques-uns d’entre vous qui ne croient pas (65) ». Jésus-Christ, selon sa coutume, relève ce qu’il dit ; et lui donne de la dignité ; il prédit ce qui doit arriver et fait voir que c’est pour le salut de ses auditeurs qu’il leur parle de ces choses, et non pour s’attirer de la gloire. Au reste, en disant : « Quelques-uns », il sépare ses disciples de ce nombre. Au commencement, il avait dit : « Vous m’avez vu et vous ne m’avez point cru ». (Jn. 6,36) Mais il dit ici : « Il y en a quelques-uns d’entre vous qui ne croient pas ». En effet, il savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croiraient point, et qui était celui qui devait le trahir. « Et il leur disait : C’est pour cela que je vous ai dit que personne ne peut venir à moi, s’il ne lui est donné par mon Père (66) ». L’évangéliste insinue ici que la dispensation des dons et des grâces du Père se fait librement et volontairement. Et il montre la patience de Jésus-Christ. Et ce n’est pas sans raison qu’il met ici ce mot : « Dès le commencement » ; c’est pour vous faire connaître la prescience de Jésus-Christ, et qu’il avait connu leur incrédulité et la trahison de Judas avant qu’ils eussent ouvert la bouche et qu’ils se fussent déclarés par leurs murmures ; ce qui était une preuve bien évidente de sa divinité. Il ajoute ensuite : « S’il ne lui est donné par mon Père », pour les persuader et les engager à croire que Dieu était son Père et non pas Joseph, et leur faire connaître que ce n’était pas une chose commune que de croire en lui ; comme s’il disait : Qu’il y en ait qui ne croient pas en moi, je n’en suis nullement troublé, ni étonné ; car longtemps auparavant que cela arrivât, je l’ai su, j’ai connu qui sont ceux à qui mon Père a donné.

3. Lorsque vous entendez ce mot : « Il a donné », ne pensez pas que le Père donne au hasard ou à l’aventure, mais croyez que celui qui s’est rendu digne de ce don, le reçoit. « Dès lors, plusieurs de ses disciples se retirèrent de sa suite et n’allaient plus avec lui (67) ». C’est avec juste raison que l’évangéliste n’a pas dit : Ils s’en allèrent, mais : « Ils se retirèrent de sa suite » ; pour montrer qu’ils avaient abandonné le chemin de la vertu, et qu’en se séparant de Jésus ils avaient quitté la foi dont jusqu’alors ils avaient fait profession ; mais les douze disciples ne firent pas de même. C’est pourquoi Jésus leur dit : « Et vous, voulez-vous aussi vous en aller ? (68) ». Par où il leur fait connaître qu’il n’a pas besoin de leur ministère, ni de leur service, et que ce n’est pas pour cela qu’il les mène avec lui. Celui qui leur parle de cette manière, quel besoin aurait-il pu avoir d’eux ?

Pourquoi ne les a-t-il pas loués, pourquoi n’a-t-il pas exalté leur vertu ? Premièrement, pour conserver sa dignité de maître ; en second lieu, pour montrer que c’est de cette manière qu’ils devaient être attirés et engagés à sa suite. Si Jésus les eût loués croyant qu’ils l’avaient obligé, ils en auraient conçu quelques sentiments humains, quelque amour propre. Mais leur ayant fait connaître qu’il n’avait point besoin de leur compagnie, il les a mieux retenus dans leur devoir, et se les est encore plus fortement attachés.

Remarquez aussi, mes frères, avec quelle prudence il leur parle. Il ne leur a pas dit : Allez-vous-en, car ç’aurait été là leur donner leur congé et les renvoyer. Mais il les interroge et leur dit : « Et vous, voulez-vous aussi vous en aller ? » Par là il ôte toute contrainte et toute nécessité ; il les prévient, leur donne la liberté de faire ce qu’ils voudront, afin que ce ne soit pas la honte qui les retienne, et qu’au contraire, ils lui soient obligés de la bonté qu’il a de les garder. Et encore, en évitant de leur faire ce reproche publiquement, en les sondant sur leur volonté avec douceur et avec bonté, le divin Sauveur nous apprend comment nous devons raisonner et nous conduire en ces sortes de rencontres. Pour nous, qui faisons tout par vanité et avec hauteur, et qui croyons perdre de notre gloire si ceux qui nous honoraient nous délaissent, nous méritons par cela même qu’ils nous quittent. En un mot, Jésus-Christ n’a point flatté ses disciples : il ne les a pas congédiés, mais il leur a demandé ce qu’ils voulaient faire, en quoi il ne leur marque aucun mépris, mais seulement il leur témoigne qu’il ne veut pas qu’ils restent avec lui par contrainte et par force, car, autant vaudrait s’en aller que demeurer de cette manière.
Mais Pierre, que répondit-il donc à Jésus-Christ ? « À qui irions-nous, Seigneur ? vous avez les paroles de la vie éternelle (68). Nous croyons et nous savons que vous êtes le Christ Fils de Dieu (70) ». Ne voyez-vous pas dans cette réponse que ce n’étaient point les paroles de Jésus-Christ qui scandalisaient ses auditeurs, mais bien leur propre étourderie, leur paresse, leur corruption et leur méchanceté ? Quand il aurait gardé le silence ils n’auraient pas cessé de se scandaliser, eux qui ne lui demandaient que la nourriture corporelle, et qui étaient uniquement attachés à la terre. Les uns et les autres ont tous ensemble entendu ce qu’a dit Jésus-Christ ; mais les vrais disciples, étant dans des dispositions toutes contraires, ont dit : « A qui irions-nous ? » Paroles qui marquent une grande affection et un véritable attachement. Elles font connaître que leur Maître leur était plus cher que toute autre chose, que leurs pères, que leurs mères, que leurs biens ; et que ceux qui se séparent de Jésus n’ont plus de refuge. Ensuite, de peur qu’on ne crût que Pierre avait dit : « A qui irions-nous ? » parce que ni lui, ni ses compagnons, ne savaient chez qui se retirer désormais, il ajoute aussitôt la raison pour laquelle ils veulent demeurer : « Vous avez les paroles de la vie éternelle ». Car les uns écoutaient la divine parole avec un esprit charnel et terrestre, mais les autres l’écoutaient spirituellement, mettant toute leur confiance dans la foi.
Voilà pourquoi Jésus-Christ disait : « Les paroles que je vous dis sont esprit » ; c’est-à-dire : Ne pensez pas que ce que je vous dis soit sujet à l’enchaînement et à la dépendance des choses de ce monde : les choses spirituelles ne sont pas de cette nature, elles ne sont pas soumises aux lois de la terre. C’est aussi là ce que déclare saint Paul par ces paroles : « Ne dites point en votre cœur : Qui pourra monter au ciel ? c’est-à-dire pour en faire descendre Jésus-Christ. Ou qui pourra descendre au fond de la terre ? c’est-à-dire pour appeler Jésus-Christ d’entre les morts ». (Rom. 10,6-7) Déjà les disciples avaient reçu la doctrine de la résurrection et du partage céleste. Considérez, je vous prie, de quelle manière celui qui aime ses frères prend leur défense et répond pour tous. Pierre n’a point dit : Je sais, mais « nous savons ». Ou plutôt remarquez de quelle manière il suit et il imite les propres paroles de son Maître, et s’éloigne du langage des Juifs. Les Juifs disaient : Celui-là est le fils de Joseph ; mais Pierre répond : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant » ; et : « Vous avez les paroles de la vie éternelle » ; peut-être parce qu’il lui avait souvent entendu dire : « Celui qui croit en moi a la vie éternelle ». Car, se servant des mêmes paroles, il fait voir qu’il les a toutes retenues. Et Jésus-Christ, que répond-il ? Il ne loue point Pierre, ne le vante point, ce que toutefois il fait ailleurs. Mais que dit-il donc ? « Ne vous ai-je point choisi au nombre de douze ? et néanmoins un de vous autres est un démon (71) ». Comme Pierre avait dit : « Et nous savons », Jésus, comme de juste, exempte Judas de ce nombre. Il ne parla point des disciples, lorsqu’en une autre occasion, sur cette demande du Christ : « Et vous autres, qui dites-vous que je suis ? » Pierre lui répondit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant ». (Mt. 10,15-16) Mais ici, attendu qu’il avait dit : « Nous croyons », il retranche justement Judas du nombre, et il le fait longtemps auparavant pour détourner ce traître de sa perfidie, sachant que c’était peine perdue, mais voulant faire tout ce qui était en lui.
4. Admirez la sagesse du divin Sauveur : Il ne fit pas connaître Judas, et aussi il ne permit pas qu’il fût tout à fait inconnu ; d’une part, afin qu’il ne devînt pas plus impudent, et qu’il ne s’obstinât pas dans son crime ; d’autre part, afin que, ne se croyant pas connu, il ne s’y portât pas avec plus de hardiesse et d’insolence. Voilà pourquoi il le reprit dans la suite plus ouvertement. Et certes, la première fois il le comprit parmi les autres incrédules, en disant : « Il y en a quelques-uns d’entre vous qui ne croient pas ». C’est ce que l’évangéliste déclare par ces paroles : « Jésus savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient point, et qui serait celui qui le trahirait ». (Jn. 6,65) Mais comme il persévérait dans son malheureux dessein, il lui en fait un reproche plus fort et plus piquant : « Un d’entre vous », dit-il, « est un démon ». Il parle à tous en commun, pour leur inspirer de la crainte à tous et pour couvrir encore Judas. Sur quoi il y a lieu de demander pour quelle raison les disciples ne répondent point à une accusation si terrible, mais ils doutent, ils s’attristent, ils se regardent l’un l’autre et chacun d’eux dit : « Serait-ce moi, Seigneur ? » (Mt. 26,22) Et Pierre fit signe à Jean de s’enquérir du Maître qui était le traître. (Jn. 13,24) Quelle en est donc la raison ? Avant que Pierre eut entendu cette foudroyante parole : « Retirez-vous de moi, Satan » (Mt. 17,23), il ne, craignait point ; mais après que son Maître l’eût si amèrement repris, et qu’ayant parlé avec beaucoup d’affection, il n’en fut point loué, mais il s’entendit même appeler Satan, il eut sujet de craindre pour lui, lorsque Jésus dit : « L’un de vous me trahira ». De plus, maintenant Jésus-Christ ne dit pas : « L’un de vous me trahira » ; mais : « Un de vous autres est un démon ». (Mt. 26,21) Voilà pourquoi les disciples ne comprenaient pas ce qu’avait voulu dire leur Maître, et ils pensaient qu’il leur reprochait seulement leur peu de foi et leur imperfection.
Mais pourquoi le divin Sauveur a-t-il dit : « Ne vous ai-je point choisi au nombre de douze, et néanmoins un de vous est un démon (71) ? » C’était pour leur faire connaître que sa doctrine était éloignée de toute flatterie, que ce n’était point par l’adulation qu’il voulait se les attacher et les persuader. Lorsque tous se retiraient, qu’ils demeuraient seuls et qu’ils confessaient hautement le Christ par la bouche de Pierre ; ne voulant même pas alors qu’ils s’attendissent qu’il les flatterait, il leur en ôte toute la pensée ; c’est comme s’il leur disait : Rien n’est capable de m’empêcher de reprendre les méchants : ne croyez pas que, parce que vous demeurez arec moi, je vous flatte et je vous donne des louanges, ou que parce que vous me suivez, je m’abstienne de reprendre les méchants. Ce qui peut le plus flatter un maître ne me touche point, moi ; celui qui demeure donne une marque de son amour. Il arrivera que celui que le maître a choisi sera outragé et chassé par les insensés, comme s’il était lui-même insensé. Mais toutefois rien de tout cela ne m’empêche de reprendre ceux qui font le mal. Voilà sur quoi les gentils reprennent, aujourd’hui encore, Jésus-Christ de la manière la plus ridicule. Dieu n’a pas coutume de contraindre ni de forcer personne à devenir homme de bien ; son élection et sa vocation ne contraignent point, mais il opère par la persuasion. Voulez-vous savoir et vous convaincre que la vocation ne force et ne contraint personne ? voyez, examinez combien il y en a parmi ceux qui ont été appelés qui se sont perdus. Par là vous verrez manifestement que le salut et la perte dépendent de notre libre arbitre et de notre volonté.
5. Que ces vérités, mes frères, nous rendent donc extrêmement attentifs et toujours vigilants. Si celui qui était agrégé au sacré collège des apôtres, qui avait reçu un si grand don, qui avait fait des miracles ; car il avait été envoyé avec les autres pour ressusciter les morts et guérir les lépreux ; si, dis-je, un disciple, pour s’être laissé infecter de la cruelle et très-dangereuse maladie, de l’avarice, a trahi son Maître ; si tant de bienfaits et de grâces ; si, ni le commerce, ni la familiarité avec Jésus-Christ, ni le lavement des pieds, ni la société de table, ni la garde de la bourse, ne lui ont servi de rien, ou plutôt si toutes ces choses lui ont ouvert le précipice où il s’est jeté ; tremblons et craignons nous-mêmes d’imiter un jour ce perfide par notre avarice. Vous ne trahissez pas Jésus-Christ ? Mais lorsque vous méprisez le pauvre qui sèche de faim, ou qui transit de froid, vous méritez le sort de Judas et la même condamnation. Et lorsque nous participons indignement aux saints mystères, nous tombons dans le même abîme, où se sont précipités ceux qui ont fait mourir Jésus-Christ. Lorsque nous volons, lorsque nous opprimons le pauvre et l’indigent, nous nous attirons une terrible vengeance : et certes nous la méritons bien. Jusques à quand serons-nous donc possédés de l’amour des biens de ce monde, de ces choses superflues et inutiles ? car les richesses sont des choses vaines et sans utilité. Jusques à quand notre cœur s’attachera-t-il à des vanités, à des bagatelles Jusques à quand différerons-nous de lever les yeux au ciel ? de veiller, de mépriser les biens de la terre, les choses qui passent ? Notre propre expérience ne nous apprend-elle pas combien toutes ces choses sont viles et abjectes ?
Pensons à ces riches qui ont été avant nous tout ce que la mémoire nous rappelle d’eux, ne nous semble-t-il pas un songe ? N’est-ce pas comme une ombre, une fleur, une eau qui coule, un conte et une fable ? Cet homme était riche : mais ses richesses, que sont-elles devenues ? Elles ont péri, elles se sont évanouies. Mais les péchés que ces richesses lui ont fait commettre demeurent, et le supplice qui lui est préparé l’attend à cause de ses péchés. Ou plutôt, quand même vous n’auriez point de supplice à craindre et de royaume à espérer, il vous faudrait avoir égard au sort de vos semblables qui ne diffèrent pas du vôtre.
Voyez plutôt : on nourrit des chiens ; plusieurs même nourrissent des ânes sauvages, des ours et divers animaux ; et l’homme que la faim dévore, nous l’abandonnons ! Nous faisons plus de cas d’une nature qui nous est étrangère que de notre propre nature. N’est-ce pas quelque chose de beau, direz-vous, que de bâtir de brillantes maisons, d’avoir un grand nombre de domestiques ; et quand nous sommes couchés dans nos appartements, de voir des lambris tout éclatants d’or ? C’est là un luxe superflu et inutile. Il y a d’autres édifices beaucoup plus brillants et plus imposants que ceux-là, dont vous devez vous réjouir la vue, et que personne ne peut vous empêcher de contempler. Voulez-vous voir un beau plafond ? sur le soir regardez le ciel orné d’étoiles. Mais, direz-vous, ce plafond n’est point à moi : c’est tout le contraire, il est plus à vous que l’autre. Car c’est pour vous qu’il a été fait, et il vous est commun avec vos frères. Mais celui que vous dites à vous, n’est point à vous, il est à ceux qui hériteront de vous après votre mort. Celui-là peut vous être très-utile puisqu’il vous annonce le Créateur et vous invite à vous élever jusqu’à lui ; mais celui-ci vous nuira beaucoup et il sera votre plus sévère et plus dangereux accusateur au jour du jugement, lorsqu’il paraîtra devant vous tout brillant d’or, Jésus-Christ n’ayant pas un seul habit pour se couvrir.
C’est pourquoi, gardons-nous, mes chers frères, de tomber dans un si grand excès de folie. Ne courons pas après ce qui passe, ne fuyons pas ce qui demeure, ne perdons pas notre salut ; mais attachons-nous tous à l’espérance des biens futurs : les vieux, parce qu’ils savent qu’il leur reste peu de temps à vivre ; les jeunes, parce qu’ils doivent être persuadés que la vie est courte : le jour du jugement arrivera, comme un voleur qui vient dans la nuit. (Lc. 12,39) Puis donc que ces vérités nous sont parfaitement connues ; que les femmes avertissent leurs maris, et les maris leurs femmes. Apprenons-les aux jeunes garçons et aux jeunes filles, et exhortons-nous tous mutuellement les uns les autres à fuir les choses présentes et à ne rechercher et n’aimer que les biens de la vie future ; afin que nous puissions les acquérir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLVIII.[modifier]


DEPUIS CELA JÉSUS VOYAGEAIT EN GALILÉE, NE VOULANT POINT VOYAGER EN JUDÉE, PARCE QUE LES JUIFS CHERCHAIENT À LE FAIRE MOURIR. – MAIS LA FÊTE DES JUIFS, APPELÉE DES TABERNACLES, ÉTAIT PROCHE. (CHAP. 7, VERS. 1, 2, JUSQU’AU VERS. 8)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jalousie des Juifs et incrédulité des parents de Jésus-Christ.
  • 2. Jacques frère du Seigneur, premier évêque de Jérusalem.
  • 3. Imiter la douceur et la bonté de Jésus-Christ. – Souffrir patiemment les railleries, les injures, les outrages. – La colère est une bête féroce et furieuse. – Honte et chagrin qu’elle produit : remèdes pour se guérir de cette maladie. – Raisons qu’on allègue pour se venger. – Gens colères : leur image, leur supplice en ce monde et en l’autre.


1. Rien n’est plus mauvais que la jalousie ; rien n’est pire que l’envie : c’est par elles que la mort est entrée dans le monde. Le diable voyant que l’homme était en honneur, et ne pouvant souffrir la félicité dont il jouissait, n’omit rien pour le perdre. Et nous voyons tous les jours le même arbre produire le même fruit. C’est l’envie qui a tué Abel : c’est elle quia attenté aux jours de David ; c’est elle qui a fait souffrir tant de justes ; c’est elle qui a poussé les Juifs à faire mourir Jésus-Christ. L’évangéliste le déclare en disant : « Depuis cela Jésus voyageait en Galilée. Car il n’avait pas le pouvoir de voyager en Judée, parce que les Juifs cherchaient à le faire mourir ». Que dites-vous, bienheureux Jean ? Celui qui peut tout ce qu’il veut, ne pouvait pas ! Celui qui ayant dit : « Qui cherchez-vous », a renversé par terre tous ceux qui l’étaient venus chercher ? Celui qui étant devant nous, n’est point vu quand il lui plaît : quoi ! celui-là n’a pas eu tout pouvoir ? Comment dans la suite, au milieu d’eux, dans le temple, un jour de fête solennelle où tous les Juifs étaient assemblés, où étaient présents ceux qui le voulaient faire mourir, a-t-il dit ce qui les piquait et les irritait le plus ? Les Juifs en étant étonnés eux-mêmes, disaient : « N’est-ce pas là celui qu’ils cherchent pour le faire mourir ? Et néanmoins le voilà qui parle devant tout le monde, sans qu’ils lui disent rien ». (Jn. 7,25- 26)
Quelle est cette énigme ? Ah ! loin de nous ces paroles : l’évangéliste n’a point dit ces choses pour qu’on les regarde comme une énigme, mais pour déclarer que Jésus-Christ a fait des œuvres qui découvrent sa divinité, et qu’il en a fait aussi qui ont fait connaître son humanité. Quand il dit : « Il n’avait pas le pouvoir », il a parlé de Jésus comme d’un homme qui fait bien des choses à la manière humaine ; mais lorsqu’il dit qu’étant au milieu d’eux, personne n’osa mettre la main sur lui pour l’arrêter, il montre la puissance de sa divinité. Car il se retirait comme homme ; il apparaissait comme Dieu ; représentant l’un et l’autre véritablement. En effet, lorsqu’étant au milieu de ceux mêmes qui tendaient des pièges pour le prendre, il n’était point arrêté, il faisait alors connaître son invincible puissance ; mais lorsqu’il se retirait, il établissait la vérité de son incarnation, afin que ni Paul de Samosate, ni Marcion, ni ceux qui sont attaqués de leur même maladie, ne pussent y contredire. Par cette conduite donc il ferme la bouche à tous ces hérétiques.
« Après cela vint la fête des Juifs », appelée « des tabernacles ».(Jn. 6,3) Cette particule, « après cela », ne signifie autre chose, sinon qu’après le dernier sermon que Jésus avait prêché, l’évangéliste omet un long intervalle de temps ; en voici la preuve : Lorsque Jésus-Christ gravit la montagne et s’y assit avec ses disciples, c’était la fête de Pâques. Mais l’évangéliste parle ici de la fête appelée des tabernacles. Quant aux cinq mois intermédiaires, saint Jean ne nous offre aucun régit ; aucune instruction qui s’y rapporte, sinon le miracle des pains et le sermon prêché à ceux qui les mangèrent : d’ailleurs, Jésus-Christ n’avait pas cessé de faire des miracles et de prêcher non seulement le jour ou le soir, mais encore la nuit, car c’est de nuit que Jésus vint à ses disciples, comme le rapportent tous les évangélistes. Pourquoi ont-ils donc négligé cette période ? Parce qu’ils ne pouvaient pas tout raconter. Au reste, ils se sont attachés à rapporter les choses qui devaient dans la suite attirer les reproches ou les murmures des Juifs, et ces choses revenaient souvent. Ils ont souvent, en effet, répété dans leur histoire que Jésus guérissait les malades, qu’il rendait la vie aux morts, ce qui avait excité l’admiration et l’étonnement du peuple. D’ailleurs, lorsqu’il se présente quelque chose de grand et d’extraordinaire, ou quelque accusation dirigée contre Jésus-Christ, ils en font le récit, comme on le voit maintenant qu’ils disent que ses frères ne croyaient point en lui : ce qui pouvait devenir un grave sujet d’accusation. Et certes, il est admirable de voir combien les disciples ont été fidèles et véridiques dans ce qu’ils ont écrit, eux qui n’ont pas craint de transmettre à la postérité des choses qui semblaient être à la honte de leur Maître et paraissent même raconter ces sortes de faits de préférence aux autres.
C’est pourquoi saint Jean passe ici rapidement sur un nombre de miracles, de prodiges, de sermons, pour arriver à ceci : « Ses frères lui dirent : Quittez ce lieu, et vous en allez en Judée, afin que vos disciples voient aussi les œuvres que vous faites (3). Car personne n’agit en secret lorsqu’il veut être connu dans le public. Faites-vous connaître au monde (4). Car ses frères ne croyaient point en lui (5) ». Et en quoi, direz-vous, sont-ils incrédules, puisqu’ils le prient de faire des miracles ? Oui, certes, ils le sont, et beaucoup ; leurs paroles, leur hardiesse, cette liberté prise à contre-temps, marquent leur incrédulité. Car ils croyaient que la parenté leur donnait droit de parler et de demander hardiment. Et si, en apparence, ils lui font une remontrance d’ami, leurs paroles n’en sont pas moins très-piquantes et très amères : ils l’accusent de timidité et de vaine gloire. En effet, quand ils disent : « Personne n’agit en secret », ils font l’office d’accusateurs, puisqu’ils lui reprochent sa timidité, et que ses œuvres leur sont suspectes ; et quand ils disent : « Il veut être connu dans le public », ils soupçonnent qu’il y a de la vaine gloire en ce qu’il fait.
2. Pour vous, mon frère, admirez la vertu de Jésus-Christ. Car des rangs de ceux qui parlaient de la sorte sortit le premier évêque de Jérusalem, savoir, le bienheureux Jacques dont saint Paul dit : « Je ne vis aucun des autres apôtres, sinon Jacques frère du Seigneur ». (Gal. 1, 49) Il est dit aussi que Judas avait été un homme admirable. Cependant ces frères de Jésus étaient à Cana, lorsque Jésus changea l’eau en vin, mais ce miracle ne fit point alors d’impression sur leur esprit. D’où leur venait donc une si grande incrédulité ? De leur mauvaise volonté et de leur envie. Car les parents ont coutume de porter envie à ceux de, leurs parents qu’ils voient dans une plus haute réputation et dans une plus grande estime qu’eux. Qui sont ceux qu’on appelle ici disciples de Jésus-Christ ? Le peuple qui le suivait et non les douze qu’il avait choisis. Que répondit donc le divin Sauveur ? Remarquez avec quelle douceur il répond. Il n’a point dit : Qui êtes-vous, pour m’oser donner des avis, et m’instruire sur ce que je dois faire ? Mais qu’a-t-il dit ? « Mon temps n’est pas encore venu (6) ». Il me semble que l’évangéliste veut nous insinuer ici quelque autre chose : que peut-être leur envie les poussait à le livrer aux Juifs, et qu’ils méditaient ce dessein ; c’est pour le faire connaître qu’il dit : « Mon temps n’est pas « encore venu », c’est-à-dire le temps de ma croix et de ma mort. Pourquoi vous hâtez-vous de me faire mourir avant le temps ? « Mais pour le vôtre, il est toujours prêt ». C’est-à-dire, les Juifs, encore que vous soyez toujours parmi eux, ne vous feront point mourir, vous qui êtes dans leurs sentiments ; mais moi, aussitôt qu’ils m’auront entre leurs mains, ils chercheront à me faire mourir. De sorte que c’est toujours pour vous le temps d’être avec eux : vous n’avez point à craindre qu’ils vous fassent aucun mal : pour moi, ce sera mon temps, lorsque le temps sera venu pour moi d’être crucifié et de mourir. Ce qui suit fait manifestement voir que c’est là ce qu’a voulu dire Jésus-Christ.
« Le monde ne saurait vous haïr (7) ». Et, comment vous haïrait-il, puisque vous êtes dans ses sentiments et dans ses intérêts, et que vous recherchez ce qu’il recherche ? « Mais pour moi, il, me hait, parce que je lui fais des reproches de ce que ses œuvres sont mauvaises » ; c’est-à-dire, je lui suis odieux, parce que je lui fais des reproches et des réprimandes. Une réponse si douce et si modeste doit nous apprendre que, quelque vils et méprisables que soient ceux qui se mêlent de nous donner des conseils, nous devons retenir notre colère et notre indignation. Si Jésus-Christ a souffert avec douceur et avec patience les conseils de gens qui ne croyaient point en lui, lors même que, par malignité et avec une mauvaise intention, ils lui conseillaient ce qui ne convenait point, quel pardon obtiendrons-nous, nous qui, n’étant que terre et que cendre, ne pouvons supporter ceux qui nous donnent des avis et des conseils, et qui nous regardons comme offensés pour peu que ceux qui nous reprennent soient inférieurs à nous ? Considérez donc avec quelle douceur Jésus-Christ repousse le reproche qu’on lui fait. Ses frères lui disaient : « Faites-vous connaître au monde » ; il leur répond : « Le monde ne saurait vous haïr : mais pour moi, il me hait », détournant ainsi leur accusation tant s’en faut, dit-il, que je cherche les hommages des hommes, qu’au contraire je ne cesse point de les reprendre, quoique je sache bien que par là je m’attire leur haine et la mort.
Et quand, direz-vous, les a-t-il repris ? Mais plutôt, quand a-t-il cessé de les reprendre ? Ne disait-il pas : « Ne pensez pas que ce soit moi qui vous doive accuser devant le Père : vous avez un accusateur qui est Moïse ». (Jn. 5,45) Et : « Je vous connais : je sais que vous n’avez point en vous l’amour de Dieu ». (Jn. 5,42) Et : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ? » (Jn. 5,44) Ne voyez-vous pas que, par toutes ces choses, le divin Sauveur fait connaître que la haine qu’ils avaient conçue contre lui venait de ce qu’il les reprenait librement, et non de n’avoir pas gardé le sabbat ?
Mais pourquoi les envoie-t-il à la fête, leur disant : « Allez, vous autres, à cette fête : pour moi, je n’y vais point encore ? » Par là, il fait voir qu’il ne le dit point pour s’excuser, ou pour leur complaire, mais pour permettre l’observance du culte judaïque. Pourquoi donc Jésus est-il allé à la fête, après avoir dit : « Je n’irai pas ? » Il n’a point dit simplement : Je n’irai pas, mais il ajoute : Maintenant », c’est-à-dire avec vous, « parce que mon temps n’est pas encore accompli ». Cependant il ne devait être crucifié qu’à la Pâque prochaine. Pourquoi donc : n’y alla-t-il pas avec eux ? car s’il n’y fut pas avec eux, parce que son temps n’était pas encore venu, alors il n’y devait point aller du tout ? Mais il n’y fut point pour souffrir la mort, seulement il y fut pour les instruire. Pourquoi y alla-t-il secrètement ; car il pouvait y aller publiquement, se présenter au milieu d’eux, et réprimer leur fureur et leur violence comme il l’a souvent fait ? C’est parce qu’il ne le voulait pas faire trop souvent. S’il y eût été publiquement, et s’il les eût encore frappés d’une sorte de paralysie, il aurait découvert sa divinité avant le temps d’une manière trop claire, et l’aurait trop fait éclater par ce nouveau miracle. Mais comme ils croyaient que la crainte le retenait et l’empêchait d’aller à la fête, il leur fait voir au contraire qu’il n’a nulle crainte ; que ce qu’il fait, c’est par prudence, et qu’il sait le temps auquel il doit souffrir : quand ce temps sera venu, il ira alors librement et volontairement à Jérusalem. Pour moi, il me semble que ces paroles : « Allez, vous autres », signifient ceci : Ne croyez pas que je veuille vous contraindre de demeurer avec moi malgré vous. Et quand il ajoute : « Mon temps n’est pas encore accompli », il veut dire qu’il faut qu’il fasse des miracles, qu’il prêche et qu’il enseigne le peuple, afin qu’un plus grand nombre croie, et que les disciples, voyant la constance et l’assurance de leur Maître, et aussi les tourments qu’il a endurés, en deviennent plus fermes dans la foi.
3. Enfin, que ce que nous venons d’entendre nous apprenne, mes chers frères, à avoir de la bonté et de la douceur : « Apprenez de moi », dit Jésus-Christ, « que je suis doux et humble de cœur ». (Mt. 11,29) Et chassons toute aigreur. On nous insulte, donnons des marques de notre humilité ; on s’emporte de colère et de fureur, adoucissons, apaisons cette fureur et cette colère ; on nous chagrine, on nous calomnie, on nous déshonore, on se rit, on se moque de nous ; ne nous troublons point, ne nous abattons pas, et pour vouloir nous venger ne nous perdons pas nous-mêmes. La colère est une bête, et une bête furieuse et cruelle. C’est pourquoi chantons-nous à nous-mêmes les cantiques des divines Écritures, et disons-nous : « Tu n’es que terre et que cendre » (Gen. 3,19) : pourquoi la, terre et la cendre « s’élèvent-elles d’orgueil ? » (Sir. 10,9) Et : « L’émotion de la colère qu’il a dans le cœur est sa ruine ». (Sir. 1,28) Et : « L’homme colère n’est point agréable ».(Prov. 11,25, LXX) En effet, rien n’est plus laid, rien n’est plus affreux que l’aspect d’un homme en colère. Que si son aspect est hideux et horrible, son âme l’est bien plus. Car comme d’un bourbier qu’on remue, il sort et se répand une odeur empestée, de même l’âme que la colère agite sera difforme et infecte.
Mais, direz-vous, je ne puis souffrir les injures que me dit mon ennemi. Pourquoi, je vous prie ? Si ce qu’il dit de vous est vrai, vous devez en sa présence même donner des marques de votre componction, et lui être obligé ; mais si ce qu’il dit est faux, méprisez ses discours. Dit-il que vous êtes pauvre ? riez-en ; que vous êtes de basse naissance, ou que vous avez perdu la raison ? gémissez pour lui. « Celui qui dit à son frère : Vous êtes un fou, méritera d’être condamné au feu de l’enfer ». (Mt. 5,22) S’il vous outrage ; pensez au supplice qui l’attend, et non seulement vous retiendrez votre colère, mais encore vous répandrez des larmes. Personne ne se fâche contre un homme qui a la fièvre ou qu’une maladie aiguë transporte de fureur ; au contraire, on en a pitié, on pleure sur lui. Or, voilà l’image d’une âme en colère. Mais si vous voulez vous venger, gardez le silence ; cela mortifiera plus votre ennemi que tout ce que vous lui pourriez dire. Si, au contraire, vous repoussez l’injure par l’injure, vous attisez le feu.
Mais, direz-vous encore, si nous ne répliquons pas, on nous accusera de faiblesse. Non, on ne vous accusera pas de faiblesse, mais on admirera votre sagesse, votre philosophie. Que si l’injure qu’on vous dit allume votre colère, vous donnerez lieu de croire que ce qu’on vous reproche est véritable. Pourquoi, je vous prie, le riche, qui s’entend dire pauvre, en rit-il ? N’est-ce pas parce qu’il sait bien qu’il n’est pas pauvre ? Nous, de même, si nous rions quand on nous accuse, nous donnerons une très-grande preuve que nous ne sommes nullement coupables. Mais de plus, jusques à quand craindrons-nous les accusations des hommes ? Jusques à quand mépriserons-nous notre commun Maître, et serons-nous attachés à la chair ? « Car, puisqu’il y a parmi vous des jalousies », dit l’apôtre, « n’est-il pas visible que vous êtes charnels ? » (1Cor. 3,3)
Soyons donc spirituels, domptons cette méchante et cruelle bête ; entre la colère et la folie, il n’y a aucune différence : la colère est une espèce de démon passager, ou plutôt elle est pire qu’un démoniaque. On excuse un démoniaque, mais l’homme colère se rend digne de mille supplices ; volontairement il court à sa perte et se jette dans l’abîme ; perpétuellement agité de pensées tumultueuses, nuit et jour dans le trouble et dans les angoisses de l’âme, il souffre ici-bas même des tourments avant-coureurs de l’enfer. C’est pourquoi, travaillons à nous délivrer et de ce supplice présent, et de la vengeance future. Chassons loin de nous cette maladie, et comportons-nous en toutes choses avec beaucoup de douceur, afin que nous procurions à nos âmes le repos et la tranquillité, et en ce monde et dans le royaume des cieux, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLIX.[modifier]


AYANT DIT CES CHOSES, IL DEMEURA EN GALILÉE. – MAIS LORSQUE SES FRÈRES FURENT PARTIS, IL ALLA AUSSI LUI-MÊME A LA FÊTE, NON PAS PUBLIQUEMENT, MAIS COMME S’IL EUT VOULU SE CACHER. (VERS. 9, 1O, JUSQU’AU VERSET 24)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ n’agit pas toujours en, Dieu, mais souvent aussi en homme, afin de nous laisser des exemptes à suivre.
  • 2. Autre est l’hypostase de la personne du Père, autre celle du Fils. – Jésus-Christ se dit égal à Dieu son Père : embûches des Juifs.
  • 3. Jésus-Christ réfute l’accusation de violation du sabbat portée contre lui. – Les instructions que Jésus-Christ a données aux Juifs, S’adressent à tous les hommes. – Dans l’exercice de la charité du prochain, ne pas faire acception de personne. – Être incorruptible dans ses jugements. – Exercer la justice sans respect humain. – Vivre avec une mauvaise conscience, c’est vivre dans les tourments : – Point d’autre ami dans l’autre monde que la vertu : elle seule délivre de l’enfer, et fait entrer dans le paradis.


1. Les choses que, par une sage dispensation, Jésus-Christ a faites à la manière des hommes, non seulement il les a faites pour confirmer le mystère de son incarnation, mais encore pour nous instruire et nous former à la vertu. Si en toute occasion il eût agi en Dieu, où aurions-nous pu apprendre la conduite que nous devons garder dans les rencontres épineuses et difficiles ; comme ici, par exemple, s’il s’était présenté au milieu des Juifs qui né respiraient que sa mort, arrêtant tout à coup leur violence et leur fureur ? Si donc Jésus-Christ n’avait point cessé de faire des miracles et des prodiges, si toujours il avait agi en Dieu, nous, venant à tomber dans les mêmes périls, et ne pouvant nous en tirer de même que lui, comment saurions-nous ce qu’il faut faire ; s’il faut nous livrer à la mort ou nous cacher et pourvoir à notre sûreté, afin de prêcher et de répandre la parole de Dieu ? Comme donc, faute d’avoir la même puissance, nous n’aurions pas su la conduite à tenir en pareil cas ; c’est pour cela même que Jésus-Christ nous l’a appris par son exemple. Car l’évangéliste rapporte que « Jésus, ayant dit ces choses, demeura en Galilée. Mais que, lorsque ses frères furent partis, il alla aussi lui-même à la fête, non pas publiquement, mais comme s’il eût voulu se cacher ». Ces paroles : « Lorsque ses frères furent partis », marquent qu’il ne voulut pas aller à la fête avec eux. Voilà pourquoi il demeura en Galilée et ne se fit point connaître, quoiqu’ils le lui conseillassent.
Mais pourquoi Jésus-Christ, qui parlait toujours publiquement, se conduit-il maintenant comme s’il eût voulu se cacher ? L’évangéliste ne dit point qu’il se soit caché, mais, comme s’il eût voulu se cacher. Car il fallait, comme j’ai dit, qu’il nous apprît les ménagements que nous devons, garder en pareil cas. Et d’ailleurs, ce n’était pas la même chose de se faire voir à des gens en colère et en fureur contre lui, ou de se montrer plus tard, après la fête.
« Les Juifs donc cherchaient, et ils disaient : Où est-il (11) ? » Voilà, certes, une belle action pour solenniser la fête ! Ils cherchent Jésus avec empressement dans le dessein de le faire mourir ; un jour de fête ils délibèrent sur les moyens de le prendre. En un atome endroit de même, ils disent : « Que pensez-vous de ce qu’il n’est point venu ce jour de fête ? » (Jn. 11,56) Et ici ils disaient : « Où est-il ? » Par un excès de haine ils ne daignent même pas le nommer. Sûrement, c’est là bien célébrer, bien sanctifier la fête : c’est là montrer une grande piété. Ils voulaient profiter de la fête même pour s’emparer de Jésus. « Et on faisait plusieurs discours de lui en secret parmi le peuple ». Au reste, je crois qu’ils étaient entrés en fureur à cause du lieu où avait été opéré le miracle, et qu’ils n’en étaient point tant irrités par indignation de l’œuvre qu’il avait faite ; que par crainte qu’il n’en fît d’autres semblables. Mais il arriva tout le contraire de ce qu’ils méditaient Malgré eux-mêmes, ils relevèrent sa gloire et le rendirent illustre ; car les uns disaient « C’est un homme de bien ; les autres disaient : Non, mais il séduit le peuple ». La première opinion, je la crois du peuple ; l’autre, des sénateurs et des prêtres. Car c’est à ces hommes méchants et jaloux qu’il appartenait de calomnier Jésus. Il séduit le peuple, disent-ils : En quoi, je vous prie ? Est-ce en feignant d’opérer des miracles qu’il ne fait point ? Mais vous savez le contraire par expérience. « Personne néanmoins n’osait en parler avec liberté, par la crainte qu’on avait des Juifs (13) ». Vous voyez partout que les grands, montrent un cœur corrompu, et que le peuple a de bons sentiments, mais manque du courage qui lui était si nécessaire.
« Or, vers le milieu de la fête, Jésus monta au temple où il se, mit à enseigner (14) ». L’attente où ils avaient été les rendit plus attentifs à sa parole. Remarquez, en effet, avec quel empressement ceux qui, les premiers jours le cherchaient, et disaient : « Où est-il ? » s’approchent de lui, et l’écoutent parler, tant ceux qui disaient : c’est un homme de bien, que les autres qui disaient c’est un méchant homme. Mais les uns l’écoutaient pour profiter, de sa doctrine, l’admirer, et l’applaudit ; les autres, pour le surprendre dans ses paroles et l’arrêter. Au reste, cette accusation : « Il séduit le peuple », était fondée sur sa doctrine, car ils ne la comprenaient pas. Et ces mots : « C’est un homme de bien », sur ses miracles. Jésus-Christ ayant donc apaisé leur fureur, leur parla avec tant de fermeté et d’assurance, qu’ils écoutaient avec attention, la colère ne leur bouchant plus les oreilles. L’évangéliste ne nous apprend point ce qu’il enseigna, seulement il rapporte qu’il disait des choses admirables, qu’il les adoucit, et changea leurs dispositions, tant sa parole avait de vertu et d’efficace ! Ceux même qui disaient : « Il séduit le peuple », étant tout changés, s’étonnaient alors et l’admiraient, c’est pourquoi ils parlaient de lui en ces termes : « Comment cet homme sait-il les lettres, lui qui ne les a point étudiées (15) ? » Ne voyez-vous pas que, par ces paroles, l’évangéliste veut nous faire connaître que leur admiration était pleine de malignité ? Il ne dit pas qu’ils avaient admiré sa doctrine et reçu sa parole ; mais seulement qu’ils admiraient, c’est-à-dire qu’ils s’étonnaient, disant : « D’où lui vient cette science », quand ce doute aurait dû leur faire apercevoir qu’il n’y avait rien d’humain chez lui.
Mais, comme ils ne voulaient pas reconnaître cela ni le confesser, et qu’ils se bornaient au simple étonnement, voici ce que leur répond le divin Sauveur ; écoutez-le : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine (16) ». Par là il répond encore à leur soupçon ; les renvoyant au Père ; pour leur fermer la bouche. « Si quelqu’un », dit-il, « veut faire la volonté de Dieu, il reconnaîtra si ma, doctrine est de lui, ou si je parle de moi-même (17) ». C’est-à-dire, défaites-vous de votre méchanceté, chassez la colère, l’envie, et cette, haine que vous avez conçue contre moi sans raison, et alors rien ne vous empêchera de : connaître que ma parole est véritablement celle de Dieu : voilà ce qui maintenant couvre votre esprit de ténèbres, voilà ce qui pervertit votre jugement et né vous permet pas de voir, la Vérité : si vous ôtez ces obstacles vos soupçons et vos doutes tomberont, et disparaîtront. Mais Jésus ne leur parla point ainsi, pour ne leur pas faire un reproche trop dur et trop piquant ; cependant il leur insinue tout cela par ces paroles : « Celui qui fait, la volonté de Dieu, reconnaîtra si ma doctrine est de lui, ou si je parle de moi-même », c’est-à-dire, si j’enseigne une doctrine étrangère ou nouvelle, ou contraire à côté de Dieu. Car, en employant ce mot « de moi-même », Jésus-Christ veut toujours dire ceci ; Je ne dis rien de contraire à la volonté de Dieu : tout ce que veut le Père, je le veux aussi. « Si quelqu’un fait la volonté de Dieu, il reconnaîtra si ma doctrine »… Que signifié cela ? « Si quelqu’un fait la, volonté de Dieu ? » Si quelqu’un aime la vertu, il sentira bientôt la force de mes paroles. Si quel qu’un veut lire avec soin les prophéties, il connaîtra si ce que j’enseigne y est conforme ou non.
2. Comment sa doctrine peut-elle être sa doctrine, et ne l’être pas ? Car il n’a point dit : Cette doctrine n’est pas ma doctrine ; mais après avoir dit ma doctrine, et se l’être appropriée, il ajoute incontinent : ce n’est pas ma doctrine. Comment la même chose peut-elle être et n’être pas à lui ? Elle est sa doctrine, parce que là doctrine qu’il enseignait, il ne Pavait pas apprise : elle n’est pas sa doctrine, parce que c’est la doctrine de son Père. Pourquoi dit-il donc : « Tout ce qui est à mon Père est à moi, et tout ce qui est à moi est à mon Père ? » (Jn. 17,10) Car si la doctrine, pour être de votre Père, n’est point – à vous, ce que vous venez de dire se contredit, puisque c’est pour cela même qu’elle doit être à vous. Mais cette parole : « N’est pas ma doctrine », déclare d’une manière très-forte et très-expresse, que la volonté du Fils et celle du Père ne sont qu’une seule et même volonté ; c’est comme s’il disait : « Ma doctrine ne « diffère nullement de celle du l’ère », comme si elle était d’un autre. Car, quoique autre soit la personne du Père, autre la mienne, néanmoins je parle et j’agis de manière qu’on ne doit point croire que ce que le Père fait et ce qu’il dit soit différent de ce que je dis et de ce que je fais, et qu’au contraire ce que je fais et ce que je dis est absolument la même chose que ce que dit et ce que fait le Père. Jésus-Christ emploie ensuite un autre argument auquel on ne peut répondre, et qui est fondé sur l’usage et la pratique des hommes. Quel est-il, cet argument ? « Celui qui parle de son propre mouvement, cherche sa propre gloire (18) ». C’est-à-dire celui qui se veut faire une doctrine propre et particulière, ne cherche autre chose en cela que de s’acquérir de la gloire. Or, moi, si je ne cherche pas à m’attirer de la gloire, pourquoi voudrais-je me faire une doctrine propre ? Celui qui parle de son propre mouvement, c’est-à-dire, celui qui enseigne une doctrine différente et qui lui est propre, ne l’enseigne que pour se faire un nom, pour se faire valoir et pour en tirer vanité ; mais si je n’agis, si je ne parle que pour la gloire de celui qui m’a envoyé, pourquoi voudrais-je enseigner une autre doctrine ?
Ne remarquez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ a une raison pour dire qu’il ne fit rien de lui-même ? Quelle est-elle, cette raison ? C’est de convaincre les Juifs qu’il ne cherche point à se faire honorer du peuple. C’est pourquoi, quand il se sert d’expressions grossières comme : « Je cherche la gloire de mon Père » ; c’est pour leur montrer partout qu’il ne cherche point sa propre gloire. Au reste, pour user ainsi de ces sortes d’expressions simples et grossières, le Sauveur avait plusieurs raisons, savoir : afin qu’on ne le crût pas non engendré, et contraire à Dieu ; afin qu’on crût qu’il s’était revêtu de la chair, pour s’accommoder à la faiblesse et à la portée de ses auditeurs ; afin de nous apprendre à rechercher l’humilité et à fuir l’ostentation. Mais il n’en avait qu’une seule pour parler d’une manière élevée, c’était la grandeur et la dignité de sa nature. En effet, si, pour l’avoir entendu dire qu’il était avant qu’Abraham fût au monde (Jn. 8,58), les Juifs se choquèrent et se mirent en colère, à quel excès de fureur ne se seraient-ils pas portés, s’ils ne lui avaient jamais ouï-dire que des choses sublimes et élevées ?
« Moïse ne vous a-t-il pas donné la loi (19) ? Et néanmoins nul de vous n’accomplit la loi. Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir (20) ? » Quel rapport ces paroles ont-elles à celles qui précèdent ? Les Juifs imputaient deux crimes à Jésus-Christ : l’un, qu’il ne gardait point le sabbat ; l’autre, qu’il appelait Dieu son Père, et qu’il se faisait égal à Dieu. Il est même visible que réellement et de fait Jésus-Christ se disait Fils de Dieu et égal à Dieu, et que ce n’était pas là un vain soupçon des Juifs : il est également certain qu’il ne se disait pas Fils de Dieu, comme sont les hommes en général, mais qu’il s’attribuait cette qualité comme lui étant propre et particulière à lui seul. Plusieurs, souvent, ont appelé Dieu leur Père ; en voici un exemple « Un même Dieu ne nous a-t-il pas tous créés ? N’avons-nous pas tous un même Père ? » (Mal. 2,10) Mais ce n’était pas à dire que le peuple fût égal à Dieu. C’est pourquoi ceux qui l’entendaient dire ne se choquaient et ne se scandalisaient point.. Comme donc Jésus-Christ a souvent repris les Juifs, pour avoir dit qu’il n’était pas envoyé de Dieu, comme il s’est défendu de n’avoir pas gardé le sabbat ; de même si ce n’eût été que sur un simple soupçon, sur une opinion qui se serait élevée parmi eux, qu’on l’accusât de se faire égal à Dieu, et non parce qu’il l’entendait lui-même ainsi, sans doute il les aurait repris et leur aurait dit : Pourquoi me croyez-vous égal à Dieu ? je ne le suis point. Mais il ne leur a rien dit de semblable ; au contraire, dans les paroles suivantes, il montre qu’il est égal à Dieu. Ces paroles : « Comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, le Fils le fait de même » (Jn. 5,21) ; et : « Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père » (Id. 23) ; et : « Les œuvres que le Père fait, le Fils les fait aussi comme lui ». (Id. 19) Toutes ces choses, dis-je, établissent et confirment son égalité. Parlant de la loi, il dit : « Ne pensez pas que je sois venu « détruire la loi ou les prophètes ». (Mt. 5,17) C’est de cette manière qu’il a coutume d’arracher les mauvais soupçons. Mais ici, l’opinion de l’égalité à l’égard du Père, non seulement il ne l’ôte pas, mais il l’appuie et l’affermit.
C’est pourquoi, lorsque les Juifs lui dirent « Vous vous faites vous-même Dieu », il ne les détourna point de ce sentiment ; au contraire, il le confirma en disant : « Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés : Levez-vous, dit-il alors au paralytique, emportez votre lit et marchez ». (Mt. 9,6) Donc, la première accusation de se faire égal à Dieu, loin de la détruire, il la confirme ; il montre aussi qu’il n’est pas contraire à Dieu, mais qu’il dit et qu’il enseigne les mêmes choses que le Père. Enfin, la seconde, de ne point garder le sabbat, il la repousse par ces paroles : « Moïse ne vous a-t-il pas donné la loi ? Et néanmoins nul de vous n’accomplit la loi ». Comme, s’il disait : La loi défend de tuer ; mais vous, vous tuez ; et toutefois vous in' accusez d’être un violateur de la loi. Mais pourquoi a-t-il dit : « Nul de vous ? » Parce que tous cherchaient à le faire mourir. Pour moi, dit-il, si j’ai violé la loi, je l’ai violée pour sauver la vie à un homme ; mais vous, vous la violez pour faire du mal. Quand même je la violerais, je serais excusable, le faisant pour sauver ; et ce ne serait point à vous de me le reprocher, à vous qui violez la loi dans les choses graves et importantes : car, ce que vous faites renverse entièrement la loi.
Il dispute ensuite contre eux : il l’avait déjà fait autrefois, et plus au long ; mais alors d’une manière plus élevée et conforme a sa dignité, maintenant plus simple et plus grossières Pourquoi ? Parce qu’il ne voulait pas si souvent les irriter ; car cette fois, dans le transport de, leur colère, ils n’auraient pas reculé devant un meurtre. Voilà pourquoi il persiste à apaiser leur esprit, employant ces deux moyens et le reproche de leur crime : « Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ? » et une remontrance pleine de modestie et de douceur : « Moi qui vous ai dit la vérité » (Jn. 8,40) ; et en leur faisant connaître qu’eux, qui ne respirent que le sang et le carnage, ils ne doivent pas juger les autres.
Pour vous, mon cher auditeur, considérez, je vous prie, combien est humble l’interrogation de Jésus-Christ, combien est insolente et cruelle la réponse des Juifs : « Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à vous faire mourir (20) ? » Parole de colère et de fureur, d’impudence ; et cela parce qu’on leur fait un reproche auquel ils ne s’attendaient pas et qu’ils se croyaient insultés. Car, ainsi que les voleurs chantent lorsqu’ils se mettent en embuscade, et qu’ensuite, pour surprendre celui qu’ils veulent attaquer, ils se tiennent dans le silence ; les Juifs agissent de même. Au reste, Jésus-Christ renonçant à les confondre, de peur de les rendre plus impudents, se justifie de nouveau sur la violation du sabbat, et dispute avec eux sur la loi.
3. Mais voyez avec quelle prudence. Il n’est pas surprenant, dit-il, que vous ne me croyiez point, que vous ne vous soumettiez pas à moi, vous qui n’écoute même pas la loi que vous paraissez suivre, et qui la violez, cette loi que vous prétendez tenir de Moïse. Il n’est donc pas extraordinaire que vous ne soyiez pas attentifs à ma parole. Comme ils avaient dit « Dieu a parlé à Moïse : mais pour celui-ci, nous ne savons d’où il est » (Jn. 9,99) ; Jésus leur montre qu’ils font une injure à Moïse, en ne se soumettant pas à la loi qu’il leur a donnée.
J’ai fait une seule action et vous en êtes « tout surpris (21) ». Sur quoi remarquez, mon cher auditeur, que quand Jésus veut se justifier et réfuter le crime dont on l’accuse, il ne fait pas mention de son Père, mais il présente sa personne seule : « J’ai fait une seule action » ; il veut faire voir que s’il ne l’avait point faite, ce serait alors qu’on pourrait dire que la loi aurait été violée, et qu’il y a des choses qu’il est plus nécessaire d’observer que la loi même, et que Moïse avait reçu contre la loi un, commandement d’un ordre plus élevé que n’était la loi. Car la circoncision était au-dessus du sabbat, quoiqu’elle vînt des patriarches et non de la loi. Or, moi j’ai fait une action meilleure et plus grande que la circoncision même. Il aurait pu arriver ensuite aux préceptes de la loi et montrer, par exemple, que les prêtres violaient le sabbat, comme il l’avait déjà dit ; mais il parle d’une manière plus générale ; au reste, ce mot : « Vous êtes surpris », signifie : vous êtes troublés.
Or, si la loi avait dû rester immuable, la circoncision ne serait pas au-dessus d’elle ; au reste, Jésus-Christ ne dit pas avoir fait une action plus grande que la circoncision, mais ses paroles en impliquent la preuve lorsqu’il dit : « Si un homme reçoit la circoncision le jour du sabbat (23) ». Remarquez-vous, mes frères, que lorsque le Sauveur détruit la loi, c’est alors qu’elle demeure plus ferme ? Remarquez-vous que la violation du sabbat est l’observance de la loi, en sorte que, si le sabbat n’avait pas été violé, nécessairement la loi l’eût été ? Par conséquent, dit-il, j’ai affermi la loi. Jésus n’a point dit : Vous vous mettez en colère contre moi, parce que j’ai fait une action plus grande que la circoncision : mais seulement il expose le fait et leur laisse à juger ensuite, si l’entière guérison d’un homme n’est pas plus nécessaire que la circoncision. On viole la loi, dit-il, pour faire à un homme une marque qui ne lui sert de rien pour la santé, et, pour l’avoir guéri d’une si grande maladie, on excite votre colère ? « Ne jugez point selon l’apparence (24) ». Que veut dire cela, « selon l’apparence ? » Quoique Moïse : soit parmi vous en plus grande réputation que moi, ne jugez pas pour cela sur la dignité des personnes, mais sur la nature des choses ; c’est là en effet juger, selon la justice. Pourquoi personne n’a-t-il blâmé Moïse ? Pourquoi personne ne s’est-il opposé à lui, quand il a ordonné de violer le sabbat par un précepte étranger à la loi ? Mais il souffre que ce précepte, on le regarde comme supérieur à sa loi ; ce précepte, dis-je, que la loi n’a point établi, mais qui vient d’ailleurs véritablement il y a là de quoi s’étonner. Vous cependant, qui n’êtes pas des législateurs, vous vengez la loi d’une manière outrée, mais Moïse, qui ordonne de violer la loi par un précepte qui n’est point de la loi, est plus digne de toi que vous. Lors donc que Jésus-Christ dit : J’ai guéri un homme dans tout son corps, il fait entendre que la circoncision ne guérit qu’une partie du corps. Et quelle est cette guérison que procure la circoncision ? « Tout homme », dit Moïse, « qui ne sera point circoncis, sera exterminé ». (Gen. 17,14) Pour moi, je n’ai pas guéri une maladie partielle, mais j’ai entièrement rétabli un corps qui était tout corrompu. « Ne jugez donc pas selon l’apparence ».
Pensons, mes frères, que ces paroles du divin Sauveur ne s’adressent pas seulement aux Juifs, mais à nous encore. Ne manquons en rien à la justice, mais faisons tous nos efforts poux y rester fidèles. Ne regardons pas si celui qui se présente à nous est pauvre ou riche ; n’examinons pas les personnes, mais l’affaire que nous avons à juger. « Vous n’aurez point de pitié du pauvre en jugement ». (Ex. 23,3) Que veut dire cela ? Si c’est un pauvre qui a commis une injustice et qui a fait du tort, que votre cœur ne s’amollisse point, ne vous laissez point fléchir. Mais s’il ne faut point avoir de compassion du pauvre, bien moins en faut-il avoir du riche. Au reste, ce n’est pas seulement aux juges, mais à tous que je m’adresse ici ; il ne faut jamais blesser la justice, mais toujours inviolablement la garder. « Le Seigneur aime la justice », dit encore l’Écriture, « mais celui qui aime l’iniquité, hait son âme ». (Ps. 10,6, 8)
Ne haïssons pas notre âme, je vous en conjure, mes chers frères, : et n’aimons pas l’iniquité. Ici-bas, nous n’en retirerions que peu ou point de profit, et en l’autre monde elle nous serait fatale. Disons mieux, nous ne jouirons point, même ici-bas de notre iniquité. Vivre dans les délices avec une mauvaise conscience, n’est-ce pas un tourment et un supplice ? Aimons donc la justice et ne violons jamais cette loi. Et, quel fruit emporterons-nous de cette vie, si nous n’en sortons avec la vertu ? Qui nous protégera en l’autre monde ? Sera-ce l’amitié, sera-ce la parenté, sera-ce la faveur ? Que dis-je, la faveur ? Quand bien même nous aurions Noé pour père, ou Job, ou Daniel, tout cela ne nous servira de rien si nos œuvres nous accusent ; pour tout aide et pour tout secours nous n’avons besoin que de la vertu. Elle seule nous pourra garantir de tous périls et nous délivrer du feu éternel ; elle nous fera entrer dans le royaume des cieux, que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.


HOMÉLIE L.[modifier]


ALORS QUELQUES GENS DE JÉRUSALEM COMMENCÈRENT À DIRE : N’EST-CE PAS LA CELUI QU’ILS CHERCHENT POUR LE FAIRE MOURIR ? – ET NÉANMOINS LE VOILÀ QUI PARLE DEVANT TOUT LE MONDE SANS QU’ILS LUI DISENT RIEN. – EST-CE QUE LES SÉNATEURS ONT VRAIMENT RECONNU QU’IL EST VÉRITABLEMENT LE CHRIST[95] ? – MAIS NOUS SAVONS CEPENDANT D’OÙ EST CELUI-CI. (VERS. 25, 26, 27, JUSQU’AU VERS. 36)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les Juifs se contredisent au sujet de Jésus-Christ.
  • 2. Jésus-Christ les démasque et leur montre qu’ils refusent de le recevoir bien qu’ils sachent qu’il est le Messie.
  • 3. Jésus prédit sa mort, ce qui est au-dessus de l’homme. – Nous devons craindre, que nos péchés ne nous empêchent d’aller où est Jésus-Christ : c’est de ses disciples que le Sauveur dit : Je désire que là où je suis, ils y soient aussi avec moi. – Si l’huile de la charité nous manque, il nous en arrivera de même qu’aux vierges folles. – Ce qui resserre et ce qui éteint le Saint-Esprit dans les âmes. – L’inhumanité, la cruauté, la rapine, l’avarice éteignent l’Esprit-Saint dans les âmes par les chagrins et la tristesse que lui causent ces vices. – Ceux qui n’auront pas exercé la charité envers les pauvres, entendront cette terrible parole : Je ne vous connais point.


1. Dans les divines Écritures, rien n’est inutile, tout a été dicté par le Saint-Esprit ; c’est pourquoi examinons-en avec soin toutes les paroles : souvent l’intelligence de tout un passage dépend d’un seul mot, comme il arrive maintenant ici. « Plusieurs personnes de Jérusalem disaient : N’est-ce pas là celui qu’ils cherchent pour le faire mourir ? Et néanmoins, le voilà qui parle devant tout le monde, sans qu’ils lui disent rien ». Pourquoi nommer les gens de Jérusalem ? L’évangéliste montre en cela que ceux pour qui Jésus-Christ avait principalement fait tant de miracles, étaient les plus misérables de tous les hommes, puisqu’ayant vu de leurs propres yeux le plus grand témoignage de sa divinité, ils renvoyaient tout au jugement partial de leurs princes. N’était-ce pas là, en effet, la plus grande marque de sa divinité ? Ces hommes furieux et enragés, qui ne respiraient que le meurtre, courent de toutes parts et cherchent Jésus pour le faire mourir ; ils l’ont entre leurs mains, et aussitôt ils s’arrêtent. Qui en aurait pu faire autant ? qui, sur-le-champ, aurait pu réprimer une pareille fureur ?
Néanmoins, après tant de miracles, volez leur folie, voyez leur rage : « N’est-ce pas là », disent-ils encore, « celui qu’ils cherchent pour « le faire mourir ? » Remarquez de quelle manière ils se condamnent eux-mêmes : « Qu’ils cherchent pour le faire mourir, et ils ne lui disent rien ». Et non seulement ils ne disent rien, mais, lors même qu’il parle devant tout le monde, qu’il dit librement ce qu’il veut, qu’il les pique et les irrite, ils ne l’en empêchent point, ils ne l’arrêtent pas. « Ont-ils vraiment reconnu qu’il est le Christ ? » Mais vous-mêmes, qu’en pensez-vous ? quel jugement portez-vous de lui ? Le jugement contraire, répondent-ils ; voilà pourquoi ils disaient : « Mais nous savons cependant d’où est celui-ci ». O méchanceté ! ô contradiction ! Ils n’en jugent pas comme les princes, mais

  1. Tillemont
  2. Littéralement : à des gâteaux.
  3. Vils. Lett. À des ouvrages de brique et de tuile.
  4. Le rayon. N. Vulg dit seulement le miel, mais le saint Auteur n’est pas le seul qui ajoute : et le rayon de miel. Saint Ambroise, saint Jérôme, salut Augustin, et les anciens psautiers lisent de même : Super met et favum ori meo.
  5. Des femmes montaient sur le théâtre comme les bouffons, et jouaient tous les mêmes personnages ; leurs paroles et leurs gestes étaient pleins d’ordures et d’obscénités, ce qui excitait souvent le zèle de notre saint Docteur.
  6. Nathanaël.
  7. Zébédée.
  8. L’Euripe est un canal, ou détroit entre la Béotie et l’Eubée, continuellement agité par le flux et le reflux. D’où sont venus ces dictons proverbiaux : Homme euripe, pour dire homme inégal : Esprit euripe, pour dire esprit flottant : Fortune euripe, pour fortune changeante. Εύριπιξειν, être dans une agitation continuelle. Cicéron compare les assemblées du peuple romain à l’Euripe. Quel détroit, dit-il, quel Euripe, avec ses agitations et ses bourrasques, apprécie, des bourrasques et des agitations qui règnent dans nos assemblées ! Pro Planc.
  9. Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon dit sur cet endroit, qu’il ne se souvient pas d’avoir lu nulle part, que Pythagore ait parlé avec les bœufs et avec les aigles ; si ce n’est qu’on y veuille rapporter ce qu’écrit Diogène Laërce, dans la vie de ce philosophe, que l’âme de Pythagore avait passé dans les arbres et dans les animaux qu’elle avait voulu choisir ». LE MÈRE. – Le conte auquel saint Chrysostome fait allusion est rapporté dans les Vies de Pythagore par Porphyre (chap. 23), et par Iamblique (chap. 13). Note du nouveau traducteur.
  10. Comme s’il eût eu à instruire des pierres insensibles. Autrement : Comme s’il eût été assis au milieu d’un monceau de pierres insensibles, etc.
  11. Platon.
  12. Socrate.
  13. Apologie de Socrate.
  14. Platon avait pris la métempsycose de Pythagore. S’il l’a véritablement crue et enseignée, c’est sur quoi il me semble que les sentiments sont partagés. Il a exposé ses opinions d’une manière si enveloppée, qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que les uns les expliquent d’une façon, et les autres d’une autre : que les uns prennent sa métempsycose dans un sens physique et réel, les autres dans un sens moral : une âme passe dans un lion, disent-ils, et en prend la figure, lorsque la fureur de la colère l’agite et l’emporte ; et le passe dans un pourceau, lorsqu’elle se livre aux sales voluptés, etc. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’après avoir fait un fort beau dialogue sur l’immortalité de l’âme, il est tombé dans de grandes erreurs sur cette matière, soit paf rapport à la substance de l’âme, soit par rapport à son origine, soit encore par rapport à ses autres opinions. Platon mourut la première année de la 108e Olympiade, à l’âge de 81 ans, et le même jour qu’il était né.
  15. « Quant à la forme extérieur », ou « Quant à ce qui a paru de lui au-dehors ». Le grec dit σχεσις, en latin, habitus. J’explique ce mot sur ce que saint Paul nous apprend du Verbe, lorsqu’il dit : « Il s’est anéanti lui-même, en prenant la forme de serviteur, en se rendant semblable aux hommes, et étant reconnu pour homme, par tout ce qui a paru de lui au-dehors. Voilà la forme extérieure ; voilà en quoi et comment le Verbe divin, qui n’a rien de commun avec l’homme, quant à la substance, participe des créatures dans son incarnation, s’étant revêtu de nette chair et rendu semblable aux hommes.
  16. « Impassiblement », d’une manière impassible, c’est-à-dire, « sans passion, ni altération, ni diminution, ni changement de la part du Père qui engendre, ni du Fils qui est engendré. C’est là la vraie idée, ou explication du mot ὰπαθῶς ; dans le langage des Pères grecs. Comme απαθης appliqué à Dieu, marque que la nature divine est inaltérable, immuable, imperturbable, incapable de rien recevoir de nouveau en elle-même, ni d’être jamais autre chose que ce qu’elle a été une fois, et par conséquent, « indivisible ». Voyez le premier avertissement aux protestants, de M. Bossuet, évêque de Meaux.
  17. Nul ne peut servir deux maîtres, dit notre souverain Maître, car ou il haïra l’un, et aimera l’autre, ou il se soumettra à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses. (Mt. 6,24)
  18. On peut regarder cet endroit comme une allusion au verset 3 du chapitre III de la deuxième Épître de saint Paul aux Corinthiens. – Voyez-le
  19. Car Dieu, dit saint Jacques ne peut recevoir ni de changement, ni d’ombre par aucune révolution.
  20. Le saint Docteur cite ici le sens ; et non les paroles ; mais ces paroles, quant au sens, se trouvent en plusieurs endroits de saint Jean.
  21. Saint Jean Chrysostome donne Ici une étymologie qui peut paraître arbitraire. Nous avons rectifié en ce sens la traduction de Le Mère qui semble n’avoir pas compris.
  22. Dans l’antiquité, les masques avaient la forme de la tête et la couvraient tout entière.
  23. Ce passage ne se trouve point dans les Évangiles quant aux paroles, mais seulement quant au sens. Les Pères citent quelquefois de mémoire, s’attachant plus au sens qu’aux paroles.
  24. Au lieu d’ αὐτοῖς, que je trouve dans le texte qui est sous mes yeux, je ne puis m’empêcher de lire auto. Avec αυτῶ, le sens est clair, concordant et parfait, et le raisonnement concluant. Avec αὐτοῖς, il n’y a plus même de sens possible. (J.- B. J)
  25. « Vous êtes », sans y joindre « Dieu ». Tous nos exemplaires, les Septante le portent simplement ainsi : «  Tu es », sans «  Deus ». Ce qui est suivi par saint Augustin, par le Syriaque, et par les anciens psautiers latins, etc.
  26. Cette objection des Ariens regarde ces premières paroles de l’Évangile de saint Jean : καἰ ὁ λὁγος ῆν πρὸς τὁν θεὸν, καὶ θεὸς ῆν ὸ λογος, οὺ τὸν θεὸν, où τὸν θεὸν avec l’article est dit du Père, χαὶ θεὸς ῆν, sans article est dit du Fils. De là les Ariens et les Anoméens concluaient et soutenaient que le Fils n’était pas Dieu comme le Père, qu’il ne lui était pas égal, et qu’il n’était pas proprement Dieu. Le saint Docteur réfute cette objection par des exemples contraires, comme il est facile de le voir dans ce qui suit, etc.
  27. Ces mots, c’est-à-dire : τὸν θεὸν, en parlant du Père, et τὸν θεὸν, en parlant du Fils.
  28. « En Dieu » : Il serait mieux de dire : « Avec Dieu » ; mais l’application qu’en fait le saint Docteur demande que je traduise comme je fais.
  29. « Si en la volonté de Dieu » : je suis forcé de traduire de même pour me conformer au sens ; on dira mieux : « je demande continuellement à Dieu dans mes prières, que si c’est sa volonté, il m’ouvre enfin quelque voie favorable pour aller vers vous ».
  30. La lumière sensible, c’est-à-dire le soleil.
  31. Le saint Docteur ne ferait-il pas ici allusion à ces paroles de saint Pierre : « Jésus-Christ étant mort en sa chair, mais étant ressuscité par l’Esprit, par lequel aussi il alla prêcher sur esprits qui étaient retenus en prison ? » (1Pi. 3,28, 29)
  32. On voit bien que le saint Docteur parle du verset qu’il explique : « Un homme a été envoyé de Dieu », où dans le texte le mot θεοὺ n’est point précédé de l’article τοὺ, quoiqu’il soit visible que c’est de Dieu le Père que parle l’évangéliste.
  33. Zénobie, reine de Palmyre.
  34. Ce passage est conçu un peu différemment et dans les Septante et dans la Vulgate : le saint Docteur l’a apparemment cité de mémoire, ou sur quelque manuscrit particulier.
  35. Voyez les chap. 2, 3, 9, 10, 11, de saint Paul aux Romains.
  36. Saint Paul a lapidé saint Étienne par les mains de plusieurs, en gardant leurs vêtements.
  37. « L’outrage qui a été fait à son maître ». Saint Jean n’en rougit pas puisqu’il dit clairement gîte le maître « est venu chez soi, et que les siens ne l’ont point reçu », et que non seulement ils ne l’ont point reçu, mais encore qu’ils l’ont rejeté, chassé de la vigne, et tué.
  38. Un jour de la semaine, ou bien le premier jour de la semaine.
  39. Le jour même du dimanche. – Litt. Le jour même du sabbat.
  40. Le saint Docteur combat ici les hérétiques nommés Docetes ou Apparens, parce qu’ils prétendaient que Jésus-Christ n’était né, mort et ressuscité qu’en apparence. Ils avaient pour père Simon le Magicien, comma les Gnostiques, c’est-à-dire, les savants et éclairés. – Voyez S. Ign. M. Epist ad Trall et ad Smyrn. – Dans saint Irénée le mot δοχὴσει est traduit en latin par celui de putative, en opinion, en apparence, liv. I et suiv. Voy. Till. Hist. Eccl. T. 2, p. 43 et 54, et la note ; de D. Bern. De Montf., hic.
  41. « Enlevé ». Le mot grec signifie proprement : Communi morte translatus i. e. Élisée y a été enlevé par la mort commune à tous les hommes. Cet endroit ne me parait pas net, je crois qu’il y manque quelque chose.
  42. Comme dans la guérison de l’aveugle-né, où Jésus-Christ ayant craché à terre et fait de la boue avec sa salive, il oignit de cette boue les yeux de l’aveugle et lui rendit la vue. (Jn. 9,6) Dans la résurrection du Lazare, et dans tous les autres miracles qu’il a opérés, etc. (Jn. 11)
  43. Sur quoi saint Augustin dit : « Si Jésus-Christ, qui est votre figuré, ne vous rachète point, l’homme pourra-t-il vous racheter ? »
  44. Allusion à la parabole des semences. Saint Mt. 13,1 ; saint Mc. 4, 1 ; saint Lc. 8,4.
  45. On ne lit point ces deux passages, ni dans les Septante, ni dans la Vulgate. L’auteur en prend seulement le sens.
  46. La guerre qu’Arétas, roi de Pétra, déclara à Hérode le Tétrarque.
  47. Ce que le saint Docteur rapporte ici de Josèphe ne nous paraît pas tout à fait conforme à ce que nous lisons dans son histoire. Voici le passage : Plusieurs Juifs ont cru que cette défaite de l’armée d’Hérode était une punition de Dieu à cause de Jean surnommé Baptiste. C’était un homme de grande piété qui exhortait les Juifs à embrasser la vertu, à exercer la justice, et à recevoir le Baptême, après s’être rendu agréable à Dieu en ne se contentant pas de ne point commettre quelque péché, mais en joignant la pureté du corps à celle de l’âme. Aussi, comme une grande quantité de peuple le suivait pour écouter sa doctrine, Hérode, craignant que le pouvoir qu’il aurait sur eux, n’excitât quelque sédition, Parce qu’ils seraient toujours prêts à entreprendre tout ce qu’il leur ordonnerait, crut devoir prévenir ce mal pour n’avoir pas sujet de se repentir d’avoir attendu trop tard à y remédier. Pour cette raison il l’envoya prisonnier dans la forteresse de Machera, dont nous venons de parler. Et les Juifs attribuèrent la défaite de son armée à un juste châtiment de Dieu d’une action si injuste ». Arn d’And hist de Josep in-fol. Tom. 1, p. 689. N. 781.
  48. Saint Matthieu, que cite le saint Docteur, dit : « Et je ne suis pu digne de porter ses souliers ». Mais saint Marc et saint Luc disent : « de dénouer le cordon de ses souliers ». (Mc. 1, 7 ; Lc. 3,16) Tout revient au même. La différence ne doit point arrêter.
  49. Il faut observer que c’est ici la leçon des Septante. Notre Vulgate dit : « Il sera mené à la mort ».
  50. Saint Chrysostome lit ici ελαιον (huile) et non ελεον (miséricorde) : ces deux mots se prononçant de même, la confusion s’explique aisément. Au reste, le sens est le même puisque l’huile est prise dans l’Écriture pour le symbole de la miséricorde. Voyez, dans le commentaire sur saint Matthieu, l’explication de la parabole des dix vierges. (Chap. 25)
  51. Saint Chrysostome cite ici de mémoire, ou il ne prend que la substance de ce passage ; car il est autrement dans, les Septante et dans la Vulgate, où on peut le voir au lieu cité.
  52. Autrement : Maudit celui quine demeure pas ferme dans les ordonnances de cette Loi. Vulg.
  53. C’est le sentiment non seulement de notre saint Docteur ici et homélie LVII, sur la Genèse, mais encore de Philon, lib de Temul et lib de proem et poem. ; d’Origène, tome V, in Joan et hom. XI in Nb. ; de saint Basile, in caput. 1 Isaiae, de saint Grégoire de Nazianze, orat. XI de Theol, de saint Augustin, lib. 16, de Civitat. Dei, chap. XXXIX. Cependant, selon le texte hébreu, Israël signifie un prince de Dieu, ou fort contre Dieu.
  54. « Le Prophète ». J’exprime avec les plus savants commentateurs grecs « l’article » qui est dans le grec, qui marque un prophète particulier que les Juifs attendaient, comme le prophète prédit par Moïse, ainsi que l’observe le saint Docteur. Cet article est même si absolument nécessaire en cet endroit, que sans lui l’explication et la réflexion de saint Chrysostome n’ont point de sens, et ne peuvent être entendues. Ainsi, demander à Jean-Baptiste : « Êtes-vous le prophète ? » c’était dire : Êtes-vous celui que nous attendons, ce grand prophète ; ce prophète par excellence, promis par Moise. Voilà pour quoi il répond : « Je ne le suis pas, c’est-à-dire, je ne suis pas le Messie ».
  55. « Qui va venir après moi », c’est-à-dire, « Qui va prêcher après moi selon saint Chrysostome.
  56. Ou bien comme on lit dans les Septante : « Le commencement de l’orgueil de l’homme est de se révolter contre Dieu, et d’éloigner son cœur de celui qui nous a faits ». Ou encore comme notre Vulgate : « Le commencement de l’orgueil de l’homme est de commettre une apostasie à l’égard de Dieu ». Ce qui peut fort bien s’appliquer et à la chute de Lucifer ; et à la chute d’Adam. On peut encore l’entendre du mépris de Dieu, qui accompagne toutes sortes de péchés. L’orgueil, le mépris de Dieu, source de tous péchés. Nullum peccatum fieri potest, potuit, aut poterit sine superbia : siquidem nihil aliud est omne peccatum, nisi contemptus Dei. S. Prosp de vita contemplat lib. 3, chap. 3 et 4.
  57. Saint Chrysostome dit : ὰχαθαρτὀν, impurum, le texte grec du N. Test lit. βδελυτμα, abominatio. La différence des mois ne change point le sens : ce qui est impur devant Dieu, est en abomination devant lui.
  58. Toute la gloire de l’homme, dit saint Pierre, est comme la fleur de l’herbe. (1Pi. 1,24)
  59. Voyez saint Matthieu, chap. 6,19 et 20.
  60. « De là » i e. dans la Galilée. (Mt. 4,12)
  61. « Avant » i. e. Plus grand, plus considérable, comme le saint Docteur l’explique quelques lignes après.
  62. Paul de Samosate enseignait que le Fils n’avait point d’hypostase, ou qu’il n’était point une personne, avant qu’il naquît de Marie.
  63. Ces cochers, dont parle ici saint Chrysostome, étaient ceux qui dans les jeux publics du cirque disputaient avec leurs concurrents, à qui remporterait le prix de la course des chariots.
  64. Haec cum quadam exceptione intelligenda sunt, dit fort bien le R. P. Bern de Montf. Et nous disons de même qu’il ne faut pas prendre à la lettre ce que dit ici saint Chrysostome ; mais expliquer sa pensée par plusieurs autres endroits, où visiblement et conformément à la doctrine et à la foi de l’Église, il reconnaît et établit la nécessité de la grâce et du secours divin, comme on en pourra juger par ces témoignages que nous en apportons, auxquels il nous serait facule d’en joindre assez d’autres, pour composer un traité de la grâce très orthodoxe, et former un gros volume ; mais nous devons nous bornera ce court éclaircissement, qui excède même les bornes d’une note.
    Nécessité de la grâce : « Nous devons nous dégager de tout, dit le saint Docteur, pour pouvoir courir dans la voie de Dieu. ET NOUS NE LE POURRONS FAIRE A MOINS QUE D’ÊTRE SOULEVÉS SUR LES AILES DU SAINT ESPRIT. S’il faut donc que notre âme soit non seulement déchargée des soins du siècle, mais qu’ELLE SOIT ENCORE SOUTENUE DE LA GRACE DE DIEU POUR NOUS ÉLEVER EN HAUT. Comment le pourrons-nous faire, puisque bien loin de cette disposition nous nous engageons tous les jours dans une autre toute contraire ?, etc. In Mt. Hom. 2, VII, p. 24. a ».
    Et encore : « Que si les uns sont punis si rigoureusement, c’est par une grande justice, et ce sont leurs péchés qui les condamnent ; et si les autres sont si glorieusement récompensés, c’est par une GRANDE MISÉRICORDE, ET C’EST LA GRACE QUI LES COURONNE, QUI LES A PRÉVENUS DE SA BONTÉ. Car quand ils auraient fait mille actions de vertu, ce ne peut être que, L’OUVRAGE DE LA GRACE de rendre de et grands biens pour DES CHOSES SI PETITES, et de récompenser des actions si légères et d’un moment, d’un poids éternel de gloire et de tout le bonheur du Paradis. In Matth. Hom. 79, Tom. 7, p. 761, a ».
    Et derechef parlant de la chute de saint Pierre, il dit : « Ce fut cette chute dont nous parlons ici, qui fut comme le principe et la source de son humilité dans toute la suite de sa vie. Jusque-là c’était à ses propres forces qu’il attribuait tout ce qu’il était, comme lorsqu’il disait : « Quand vous seriez pour tous les autres un sujet de chute et de scandale, vous ne le serez jamais pour moi. Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point. (Mt. 26,33, 35) AU LIEU QU’IL DEVAIT PRIER LE SAUVEUR DE L’ASSISTER DE SA GRACE, ET RECONNAÎTRE QUE SANS SON SECOURS IL NE POUVAIT RIEN… Nous apprenons d’ici cette grande vérité, que LA BONNE VOLONTÉ DE L’HOMME NE LUI SUFFIT PAS POUR LE BIEN, SI ELLE N’EST SOUTENUE ET ANIMÉE PAR LE SECOURS DE LA GRÂCE. Et que de même ce secours du ciel ne nous peut servir de rien, lorsque notre volonté lui résiste. Judas et saint Pierre sont deux preuves de l’une et de l’autre de ces vérités. In Matth. LXXXII. – Tom. 7, p. 787, a. Edit. Nov. B. »
  65. Je n’ai pu trouver ces deux passages ni dans les Septante, ni dans la Vulgate. Le saint Docteur a apparemment cité de mémoire non les paroles, mais le sens.
  66. Celui qui a pitié du pauvre, prête au Seigneur à usure, et il lui rendra ce qu’il lui aura prêté. (Prov. 19,17)
  67. Ou bien, selon l’hébreu : « Dans tout travail sera le profit » : ou comme la Vulgate : « Partout où l’on travaille, là est l’abondance ».
  68. Desposynes, c’est-à-dire, ceux qui appartiennent au Maître, au seigneur.
  69. Les bêtes, litt, les ânes.
  70. Le symbole du Seigneur, c’est-à-dire, la foi, la grâce.
  71. « Le Père, le Fils, et le Saint-Esprit » FAIT TOUT, pour « font tout ». Saint Chrysostome, comme l’observe Savillus, dit : FAIT TOUT, pour marquer, et mieux exprimer l’unité de substance des trois personnes.
  72. Le saint Docteur fait allusion à la manière de baptiser de son temps par trois immersions. On plongeait l’homme entièrement dans l’eau, et cette action représentait assez bien un homme qui descend dans le tombeau, et qui disparaît aux yeux des hommes, etc.
  73. Je n’ai point trouvé ce passage. C’est toujours une juste allusion aux paroles de Jésus-Christ.
  74. C’est-à-dire, d’attribuer du sentiment et de la raison aux créatures insensibles.
  75. « Un Juif », saint Chrysostome dit : μετὰ ιουδαίου, et plusieurs exemplaires lisent de même. Notre Vulgate dit : « Les Juifs ». Au reste, il est facile de concilier cette petite différence ; parce qu’il est assez vraisemblable que la contestation ayant d’abord été commencée par un Juif qui avait reçu le baptême de Jésus-Christ, passa aux autres et devint générale.
  76. « La Purification », autrement « le Baptême », qui est appelé « Purification », parce que les Juifs le mettent au nombre des purifications légales, On peut aussi appeler le baptême « purification » parce que le propre effet du baptême est de purifier.
  77. « Dans l’Éthiopie », c’est une méprise, il faut dire l’Égypte.
  78. C’est-à-dire, il ne forçait pas les gens à venir écouter ses instructions et sa doctrine, mais aussi il ne les empêchait pas, il ne rejetait pas ceux qui voulaient venir à lui.
  79. COCHERS. Nous avons déjà observé ailleurs que ces cochers dont parle quelquefois saint Chrysostome sont eaux qui servaient aux jeux publics, et qui menaient leurs chariots avec beaucoup d’adresse et de rapidité, etc.
  80. « Qui opère le salut ». Litt. La médecine du salut.
  81. C’est-à-dire : « De celui à qui le sceptre est réservé », c’est la leçon des Septante, et celle de notre texte.
  82. En effet, il est toujours plus doux de recueillir que de semer.
  83. Ou : « Le mal est venu des méchants ».
  84. En disant : « Les impies agiront avec impiété ». Dan. 12,10.
  85. Je rirai à mon tour à votre mort, dit le Seigneur, et je me raillerai lorsque ce que vous craignez sera arrivé, lorsque le malheur un prévu tombera sur vous, etc. Prov. 1,16.
  86. « Qui bat le feu ». Ou qui remué, qui agite, qui souffle le leu celui qui retombe dans les mêmes péchés, lui est semblable ; parce qu’au lieu d’éteindre sa passion et sa concupiscence, il l’allume, de même que celui qui bat, ou souffle le feu, le ranime et l’enflamme davantage, bien loin de l’éteindre. Vid. Adag. Erasm.
  87. On sait que tirer de l’eau dans un vaisseau percé, ou dans un crible, c’est perdre son temps et sa peine ; c’est ne rien faire. Il en est de menue de celui qui retombe toujours dans les mêmes péchés qu’il a pleurés, et dont il a fait pénitence, etc.
  88. « Seigneur de la cour ». C’est ce que signifie le mot βασιλιχὁς dans le grec, et celui de Regulus dans la Vulgate, qui a la même signification que Regius, ou, comme l’explique saint Jérôme, Palatinus. i e. un officier de la cour du prince, ou d’Hérode, que les Galiléens appelaient roi, quoique les Romains ne lui donnassent que le nom de Tétrarque.
  89. C’est par erreur que Chrysostome cite saint Luc.
  90. L’exemple que rapporte le saint Docteur ne se trouve point dans la sainte Écriture, où il n’est nulle part fait mention de goutte, mais la vérité qu’il avance n’en est pas moins constante : Dieu a quelquefois visiblement frappé de maladie le pécheur en punition de son péché. Entre une infinité d’autres exemples qu’on pourrait facilement tirer des Livres saints, celui d’Ozias est bien mémorable Ce prince a la témérité de mettre la main à l’encensoir, et, sur-le-champ, il est frappé de lèpre. (2Ch. 26,1 ss) L’avarice et le mensonge de Giezi sont punis de la même maladie. (2R. 5,26-27, etc)
  91. « Si nous le renonçons ». Mon texte le porte de même. Saint Chrysostome le prend du verset précédent. Ainsi que nous lisons dans les textes grec et latin du Nouveau Testament, il faudrait dire : Si nous sommes infidèles. Mais la pensée est toujours le même.
  92. i e. Condamné.
  93. « Hérétiques ». Les marcionites, les manichéens et leurs sectateurs
  94. « Le Prophète ». C’est-à-dire le prophète attendu, prédit, annoncé par Moïse. (Deut. 18,15)
  95. Le texte grec et saint Chrysostome lisent ainsi.