Aller au contenu

Joseph Balsamo/Texte entier/Volume 3

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (cinq volumesp. --tdm).


MÉMOIRES D’UN MÉDECIN

JOSEPH BALSAMO


PAR
ALEXANDRE DUMAS


III
NOUVELLE ÉDITION



PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L’OPÉRA

LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1872


JOSEPH BALSAMO




LIII

LE RETOUR DE SAINT-DENIS.


En s’éloignant de Philippe, Gilbert, comme nous l’avons dit, était rentré dans la foule.

Mais cette fois ce n’était plus le cœur bondissant d’attente et de joie qu’il se jetait dans le flot bruissant, c’était l’âme ulcérée par une douleur que le bon accueil de Philippe et ses offres obligeantes de service n’avaient pu adoucir.

Andrée ne se doutait pas qu’elle eût été cruelle pour Gilbert. La belle et sereine jeune fille ignorait complétement qu’il pût y avoir entre elle et le fils de sa nourrice aucun point de contact, ni pour la douleur ni pour la joie. Elle passait au-dessus des sphères inférieures, jetant sur elles son ombre ou sa lumière, selon qu’elle était elle-même souriante ou sombre. Cette fois, l’ombre de son dédain avait glacé Gilbert ; et comme elle n’avait fait que suivre l’impulsion de sa propre nature, elle ignorait elle-même qu’elle avait été dédaigneuse.

Mais Gilbert, comme un athlète désarmé, avait tout reçu en plein cœur, regards de mépris et paroles superbes ; et Gilbert n’avait pas encore assez de philosophie pour ne pas se donner, tout saignant comme il l’était, la consolation du désespoir.

Aussi, à partir du moment où il fut rentré dans la foule, ne s’inquiéta-t-il plus ni des chevaux, ni des hommes. Rassemblant ses forces, au risque de s’égarer ou de se faire broyer, il s’élança comme un sanglier blessé à travers la multitude, et se fit ouvrir un passage.

Lorsque les couches les plus épaisses du peuple eurent été franchies, le jeune homme commença de respirer plus librement, et, jetant les yeux autour de lui, il vit la verdure, la solitude et l’eau.

Sans savoir où il allait, il avait couru jusqu’à la Seine, et se trouvait presque en face de l’île Saint-Denis. Alors épuisé, non de la fatigue du corps, mais des angoisses de l’esprit, il se laissa rouler sur le gazon, et enfermant sa tête dans ses deux mains, il se mit à rugir frénétiquement comme si cette langue du lion rendait mieux ses douleurs que les cris et la parole de l’homme.

En effet, tout cet esprit vague et indécis, qui jusque-là avait laissé tomber quelques lueurs furtives sur ces désirs insensés dont il n’osait pas même se rendre compte, tout cet espoir n’était-il pas éteint d’un coup ? À quelque degré de l’échelle sociale qu’à force de génie, de science ou d’étude, montât Gilbert, il restait toujours Gilbert pour Andrée, c’est-à-dire, une chose ou un homme (c’étaient ses propres expressions) dont son père avait eu tort de prendre le moindre souci, et qui ne valait pas la peine qu’on abaissât les yeux jusqu’à lui.

Un instant il avait cru, qu’en le voyant à Paris, qu’en connaissant cette résolution où il était de lutter avec son obscurité, jusqu’à ce qu’il l’eût terrassée, Andrée applaudirait à cet effort. Et voilà que non seulement le macte animo avait manqué au généreux enfant, mais encore il n’avait recueilli de tant de fatigue et d’une si haute résolution, que la dédaigneuse indifférence qu’Andrée avait toujours eue pour le Gilbert de Taverney. Bien plus, n’avait-elle pas failli se fâcher quand elle avait su que ses yeux avait eu l’audace de plonger dans son solfège ? Si Gilbert eût touché seulement le solfège du bout du doigt, sans doute il n’eût plus été bon qu’à être brûlé.

Dans les cœurs faibles, une déception, un mécompte, ne sont rien autre chose qu’un coup sous lequel l’amour ploie pour se relever plus fort et plus persévérant. Ils témoignent leurs souffrances par des plaintes, par des larmes : ils ont la passivité du mouton sous le couteau. Il y a plus, l’amour de ces martyrs s’accroît souvent des douleurs qui le devraient tuer ; ils se disent que leur douceur aura sa récompense ; cette récompense, c’est le but vers lequel ils marchent, que le chemin soit bon ou mauvais ; seulement, si le chemin est mauvais, ils arriveront plus tard, voilà tout, mais ils arriveront.

Il n’en est point ainsi des cœurs forts, des tempéraments volontaires, des organisations puissantes. Ces cœurs-là s’irritent à la vue de leur sang qui coule, et leur énergie s’en accroît si sauvagement qu’on les croirait dès lors plus haineux qu’aimants. Il ne faut pas les accuser ; chez eux, l’amour et la haine se touchent de si près, qu’ils ne sentent point le passage de l’un à l’autre.

Aussi, quand Gilbert se roulait ainsi, terrassé par sa douleur, savait-il s’il aimait ou s’il haïssait Andrée ? Non, il souffrait, voilà tout. Seulement, comme il n’était pas capable d’une longue patience, il se jeta hors de son abattement, décidé à se mettre à la poursuite de quelque énergique résolution.

— Elle ne m’aime pas, pensa-t-il, c’est vrai ; mais aussi je ne pouvais point, je ne devais point espérer qu’elle m’aimât. Ce que j’avais le droit d’exiger d’elle, c’était ce doux intérêt qui s’attache aux malheureux qui ont l’énergie de lutter contre leur malheur. Ce qu’a compris son frère, elle ne l’a pas compris, elle. Il m’a dit : « Qui sait ? peut-être deviendras-tu un Colbert, un Vauban ! » Si je devenais l’un ou l’autre, lui me rendrait justice et me donnerait sa sœur en récompense de ma gloire acquise, comme il me l’eût donnée en échange de mon aristocratie native, si j’étais venu au monde son égal. Mais pour elle ! oh ! oui, je le sens bien… Oh ! Colbert, oh ! Vauban, seraient toujours Gilbert, car ce qu’elle méprise en moi, c’est ce que rien ne peut effacer, ce que rien ne peut dorer, ce que rien ne peut couvrir… c’est l’infirmité de ma naissance. Comme si, en supposant que j’arrivasse à mon but, je n’avais pas eu plus à grandir pour arriver jusqu’à elle, que si j’étais né à côté d’elle. Oh ! créature folle ! être insensé ! Oh ! femme, femme ! c’est-à-dire imperfection.

« Fiez-vous à ce beau regard, à ce front développé, à ce sourire intelligent, à ce port de reine, voilà mademoiselle de Taverney ; c’est-à-dire une femme que sa beauté fait digne de gouverner le monde… Vous vous trompez : c’est une provinciale guindée, gourmée, emmaillotée dans les préjugés aristocratiques. Tous ces beaux jeunes gens au cerveau vide, à l’esprit éventé, qui ont eu toutes les resources pour tout apprendre et qui ne savent rien, sont pour elle des égaux ; ceux-là ce sont des choses et des hommes auxquels elle doit faire attention… Gilbert est un chien, moins qu’un chien ; elle a demandé, je crois, des nouvelles de Manon, elle n’eût point demandé des nouvelles de Gilbert.

« Oh ! elle ignore donc que je suis aussi fort qu’eux ; que lorsque je porterai des habits pareils aux leurs, je serai aussi beau qu’eux ; que j’ai, de plus qu’eux, une volonté inflexible, et que si je veux… »

Un sourire terrible se dessina sur les lèvres de Gilbert, qui laissa mourir la phrase inachevée.

Puis lentement, et en fronçant le sourcil, il abaissa sa tête sur sa poitrine.

Que se passa-t-il en ce moment dans cette âme obscure ? sous quelle terrible idée s’inclina ce front pâle, déjà jauni par les veilles, déjà creusé par la pensée ? qui le dira ?

Est-ce le marinier qui descendait le fleuve sur sa toue, en fredonnant la chanson de Henri IV ? est-ce la joyeuse lavandière qui revenait de Saint-Denis après avoir vu le cortège, et qui, se détournant de son chemin pour passer à distance de lui, prit peut-être pour un voleur ce jeune oisif étendu sur le gazon au milieu des perches chargées de linge ?

Au bout d’une demi-heure de méditation profonde, Gilbert se releva froid et résolu ; il descendit à la Seine, but un large coup d’eau, regarda autour de lui et vit à sa gauche les flots lointains du peuple au sortir de Saint-Denis.

Au milieu de cette foule, on distinguait les premiers carrosses, marchant au pas, pressés qu’ils étaient par la cohue ; ils suivaient la route de Saint-Ouen.

La dauphine avait voulu que son entrée fût une fête de famille. Aussi, la famille usa-t-elle du privilège ; on la vit se placer tellement près du spectacle royal, que bon nombre de Parisiens montèrent sur les sièges de la livrée, et se pendirent, sans être inquiétés, aux lourdes soupentes des voitures.

Gilbert eut bien vite reconnu le carrosse d’Andrée, Philippe galopait ou plutôt piaffait à la portière de la voiture.

— C’est bien, dit-il. Il faut que je sache où elle va ; et pour que je sache où elle va, il faut que je la suive.

Gilbert suivit.

La dauphine devait aller souper à La Muette, en petit comité avec le roi, le dauphin, M. le comte de Provence, M. le comte d’Artois, et il faut le dire, Louis XV avait poussé l’oubli des convenances jusque-là : à Saint-Denis, le roi avait invité madame la dauphine, et lui avait donné la liste des convives en lui présentant un crayon et en l’invitant à rayer ceux de ces convives qui ne lui conviendraient pas.

Arrivée au nom de madame du Barry, placé le dernier, la dauphine avait senti ses lèvres blêmir et trembler ; mais, soutenue par les instructions de l’impératrice sa mère, elle avait appelé toutes ses forces à son secours, et avec un charmant sourire, elle avait rendu la liste et le crayon au roi, en lui disant qu’elle était bien heureuse d’être admise du premier coup dans l’intimité de sa famille.

Gilbert ignorait cela, et ce ne fut qu’à La Muette qu’il reconnut les équipages de madame du Barry et Zamore, hissé sur son grand cheval blanc.

Heureusement, il faisait déjà sombre ; Gilbert se jeta dans un massif, se coucha ventre à terre, et attendit.

Le roi fit souper sa bru avec sa maîtresse, et se montra d’une gaieté charmante, surtout lorsqu’il eut vu madame la dauphine accueillir madame du Barry mieux encore qu’elle ne l’avait fait à Compiègne.

Mais M. le dauphin, sombre et soucieux, prétexta un grand mal de tête et se retira avant qu’on ne se mît à table.

Le souper se prolongea jusqu’à onze heures.

Cependant, les gens de la suite, et force était à la fière Andrée d’avouer qu’elle était de ces gens-là ; cependant les gens de la suite soupèrent aux pavillons, au son de sa musique, que leur envoya le roi. En outre, comme les pavillons étaient trop petits, cinquante maîtres soupèrent à des tables dressées sur le gazon, servis par cinquante valets à la livrée royale.

Gilbert, toujours dans un taillis, ne perdit rien de ce coup d’œil. Il tira de Sa poche un morceau de pain qu’il avait acheté à Clichy-la-Garenne, et soupa comme les autres, tout en surveillant ceux qui partaient.

Madame la dauphine, après le souper, parut sur le balcon : elle venait prendre congé de ses hôtes. Le roi se tenait près d’elle ; madame du Barry, avec le tact que ses ennemis même admiraient en elle, se tint au fond de la chambre et demeura hors de vue.

Chacun passa au pied du balcon pour saluer le roi, et Son Altesse Royale madame la dauphine connaissant déjà beaucoup de ceux qui l’avaient accompagnée, le roi lui nommait ceux qu’elle ne connaissait pas. De temps en temps, un mot gracieux, un heureux à-propos tombait de ses lèvres et faisait la joie de ceux auxquels il était adressé.

Gilbert voyait de loin toute cette bassesse et se disait :

— Je suis plus grand que tous ces gens-là, car, pour tout l’or du monde, je ne ferais pas ce qu’ils font.

Le tour vint de M. de Taverney et de sa famille. Gilbert se souleva sur un genou.

— Monsieur Philippe, dit la dauphine, je vous donne congé pour conduire monsieur votre père et mademoiselle votre sœur à Paris.

Gilbert entendit ces paroles qui, dans le silence de la nuit et au milieu du recueillement de ceux qui écoutaient et regardaient, vinrent vibrer à ses oreilles.

Madame la dauphine ajouta :

— Monsieur de Taverney, je ne puis vous loger encore ; partez donc avec Mademoiselle pour Paris, jusqu’à ce que j’aie installé ma maison à Versailles ; mademoiselle, pensez un peu à moi.

Gilbert vit la blanche figure d’Andrée s’incliner sous ces paroles avec un respect mêlé d’attendrissement.

— Bon, murmura Gilbert, elle retourne à Paris où je demeure aussi, moi.

Le baron passa avec son fils et sa fille. Beaucoup d’autres venaient après eux, à qui la dauphine avait encore de pareilles choses à dire, mais peu importait à Gilbert.

Il se glissa hors du taillis et suivit le baron au milieu des cris confus de deux cents laquais courant après leurs maîtres, de cinquante cochers répondant aux laquais, et de soixante voitures roulant sur le pavé comme autant de tonnerres.

Comme M. de Taverney avait un carrosse de la cour, ce carrosse attendait à part. Il y monta avec Andrée et Philippe, puis la portière se referma sur eux.

— Mon ami, dit Philippe au laquais qui refermait la portière, montez sur le siège avec le cocher.

— Pourquoi donc ? pourquoi donc ? demanda le baron.

— Parce que le pauvre diable se tient debout depuis le matin et doit être fatigué, dit Philippe.

Le baron grommela quelques paroles que Gilbert ne put entendre. Le laquais monta près du cocher.

Gilbert s’approcha.

Au moment où la voiture allait se mettre en route, on s’aperçut qu’un des traits était détaché.

Le cocher descendit, et la voiture demeura un instant encore stationnaire.

— Il est bien tard, dit le baron.

— Je suis horriblement fatiguée, murmura Andrée ; trouverons-nous à coucher au moins ?

— Je l’espère, dit Philippe. J’ai envoyé directement La Brie et Nicole de Soissons à Paris. Je leur ai donné une lettre pour un de mes amis, le chargeant de retenir un petit pavillon que sa mère et sa sœur ont habité l’année passée. Ce n’est pas un logement de luxe, mais c’est une demeure commode. Vous ne cherchez point à paraître, vous ne demandez qu’à attendre.

— Ma foi, dit le baron, cela vaudra toujours bien Taverney.

— Malheureusement, oui, mon père, dit Philippe en souriant avec mélancolie.

— Aurai-je des arbres ? demanda Andrée.

— Oui, et de fort beaux. Seulement, selon toute probabilité, vous n’en jouirez pas longtemps ; car, aussitôt le mariage fait, vous serez présentée.

— Allons, nous faisons un beau rêve : tâchons de ne pas nous réveiller trop tôt. Philippe, as-tu donné l’adresse au cocher ?

Gilbert écouta avec anxiété.

— Oui, mon père, dit Philippe.

Gilbert, qui avait tout entendu, avait eu un instant l’espoir d’entendre l’adresse.

— N’importe, dit-il, je les suivrai. Il n’y a qu’une lieue d’ici à Paris.

Le trait était rattaché, le cocher remonté sur son siège, le carrosse se mit à rouler.

Mais les chevaux du roi vont vite, quand la file ne les force point à aller doucement, si vite qu’ils rappelèrent au pauvre Gilbert la route de La Chaussée, son évanouissement, son impuissance.

Il fit un effort, atteignit le marchepied de derrière, laissé vacant par le laquais. Fatigué, Gilbert s’y cramponna, s’y assit et roula.

Mais presque aussitôt la pensée lui vint qu’il était monté derrière la voiture d’Andrée, c’est-à-dire à la place d’un laquais.

— Eh bien, non ! murmura l’inflexible jeune homme, il ne sera pas dit que je n’ai point lutté jusqu’au dernier moment ; mes jambes sont fatiguées, mais mes bras ne le sont point.

Et, saisissant de ses deux mains le marchepied sur lequel il avait posé la pointe de ses souliers, il se fit traîner au-dessous du siège, et malgré les cahots, les secousses, il se maintint par la vigueur de ses bras dans cette position difficile, plutôt que de capituler avec sa conscience.

— Je saurai son adresse, murmura-t-il, je la saurai. Encore une mauvaise nuit à passer ; mais demain je me reposerai sur mon siège, en copiant de la musique. Il me reste de l’argent, d’ailleurs, et je puis m’accorder deux heures de sommeil si je veux.

Puis il pensait que Paris était bien grand, et qu’il allait être perdu, lui qui ne le connaissait pas, quand le baron, son fils et sa fille seraient rentrés dans la maison que leur avait choisie Philippe.

Heureusement qu’il était près de minuit et que le jour venait à trois heures et demie du matin.

Comme il réfléchissait à tout cela, Gilbert remarqua qu’il traversait une grande place, au milieu de laquelle s’élevait une statue équestre.

— Tiens, l’on dirait la place des Victoires, fit-il joyeux et surpris à la fois.

La voiture tourna, Andrée mit sa tête à la portière.

Philippe dit :

— C’est la statue du feu roi. Nous arrivons.

On descendit par une pente assez rapide ; Gilbert faillit rouler sous les roues.

— Nous voici arrivés, dit Philippe.

Gilbert laissa ses pieds toucher la terre et s’élança de l’autre côté de la rue, où il se tapit derrière une borne.

Philippe sauta le premier hors de la voiture, sonna, et, se retournant, reçut Andrée dans ses bras.

Le baron descendit le dernier.

— Eh bien ! dit-il, ces marauds-là vont-ils nous faire passer la nuit ici ?

En ce moment les voix de La Brie et de Nicole résonnèrent, et une porte s’ouvrit.

Les trois voyageurs s’engloutirent dans une sombre cour dont la porte se referma sur eux.

La voiture et les laquais partirent ; ils retournaient aux écuries du roi.

La maison dans laquelle venaient de disparaître les trois voyageurs n’avait rien de remarquable ; mais la voiture, en passant, éclaira la maison voisine et Gilbert put lire :

Hôtel d’Armenonville.

Il lui restait à connaître la rue.

Il gagna l’extrémité la plus voisine, celle d’ailleurs par laquelle s’était éloigné le carrosse, et à son grand étonnement, à cette extrémité, il rencontra la fontaine à laquelle il avait l’habitude de boire.

Il fit dix pas dans une rue en retour parallèle à celle qu’il quittait, et reconnut le boulanger qui lui vendait son pain.

Il doutait encore et revint jusqu’à l’angle de la rue. À la lueur lointaine d’un réverbère, il put lire alors sur un fond de pierre blanche les deux mots qu’il avait lus trois jours auparavant en revenant d’herboriser avec Rousseau dans les bois de Meudon :

« Rue Plâtrière. »

Ainsi Andrée était à cent pas de lui, moins loin qu’il n’y avait, à Taverney, de sa petite chambre à la grille du château.

Alors, il regagna sa porte, espérant que le bienheureux bout de ficelle qui soulevait le loquet intérieur ne serait point tiré en dedans.

Gilbert était dans son jour de chance. Il en passait quelques fils ; à l’aide de ces fils, il attira le tout à lui : la porte céda.

Le jeune homme trouva l’escalier à tâtons, monta marche à marche, sans faire de bruit, et finit par toucher des doigts le cadenas de sa chambre, auquel Rousseau, par complaisance, avait laissé la clef.

Au bout de dix minutes la fatigue l’avait emporté sur la préoccupation, et Gilbert s’endormait dans l’impatience du lendemain.


LIV

LE PAVILLON.


Rentré tard, couché vite, endormi lourdement, Gilbert avait oublié de placer sur sa lucarne le lambeau de toile à l’aide duquel il interceptait la lumière du soleil levant.

Ce soleil, frappant sur ses yeux, à cinq heures du matin, le réveilla bientôt ; il se leva, inquiet d’avoir trop dormi.

Gilbert, homme des champs, savait à merveille reconnaître l’heure au gisement du soleil et à la couleur plus ou moins chaude de ses rayons. Il courut consulter son horloge.

La pâleur de la lumière, éclairant à peine le faîte des hauts arbres, le rassura ; au lieu de s’être levé trop tard, il s’était levé trop tôt.

Gilbert fit sa toilette à sa lucarne, songeant aux événements de la veille, et exposa avec délices son front brûlant et alourdi à la brise fraîche du matin ; puis il se souvint qu’Andrée logeait dans une rue voisine, près de l’hôtel d’Armenonville, et il chercha à deviner dans laquelle de toutes ces maisons logeait Andrée.

La vue des ombrages qu’il dominait lui rappela une des paroles de la jeune fille qu’il avait entendues la veille.

« Y a-t-il des arbres ? » avait demandé Andrée à Philippe.

— Que n’avait-elle choisi le pavillon inhabité du jardin, se disait Gilbert.

Cette réflexion ramena naturellement le jeune homme à s’occuper de ce pavillon.

Par une coïncidence étrange avec sa pensée, un bruit et un mouvement inaccoutumés appelaient d’ailleurs son regard de ce côté ; une des fenêtres de ce pavillon, fenêtre qui semblait depuis si longtemps condamnée, s’ébranlait sous une main maladroite ou faible ; le bois cédait par en haut ; mais, attaché sans doute par l’humidité au rebord de la croisée, il résistait en refusant de se développer au-dehors.

Enfin une secousse plus violente fit crier le chêne, et les deux battants, brusquement chassés, laissèrent entrevoir une jeune fille, toute rouge encore des efforts qu’elle venait de faire et secouant ses mains poudreuses.

Gilbert jeta un cri d’étonnement et se retira en arrière. Cette jeune fille, toute bouffie encore de sommeil et qui se détirait au grand air, c’était mademoiselle Nicole.

Il n’y avait pas un doute à conserver. La veille, Philippe avait annoncé à son père et à sa sœur que La Brie et Nicole préparaient leur logement. Ce pavillon était donc le logement préparé. Cette maison de la rue Coq-Héron, où s’étaient engouffrés les voyageurs, avait donc ses jardins contigus au derrière de la rue Plâtrière.

Le mouvement de Gilbert avait été si accentué que si Nicole, assez éloignée du reste, n’eût pas été si occupée de cette contemplation oisive qui devient un bonheur au moment du réveil, elle eût vu notre philosophe au moment où il se retirait de sa lucarne.

Mais Gilbert s’était retiré d’autant plus rapidement qu’il ne se fût pas arrangé d’être découvert par Nicole à la lucarne d’un toit ; peut-être s’il eût habité un premier étage, et si par sa fenêtre ouverte on eût pu apercevoir derrière lui de riches tapisseries et des meubles somptueux, Gilbert eût-il moins craint de se faire voir, mais la mansarde du cinquième le classait encore trop bas dans les infériorités sociales pour qu’il ne mît pas une grande attention à se dérober. D’ailleurs, il y a toujours un grand avantage dans ce monde à voir sans être vu.

Puis, si Andrée savait qu’il était là, ne serait-ce pas suffisant ou pour faire déménager Andrée, ou pour qu’Andrée ne se promenât point dans le jardin ?

Hélas ! l’orgueil de Gilbert le grandissait encore à ses propres yeux. Qu’importait Gilbert à Andrée, et en quoi Andrée pouvait-elle remuer un pied pour s’approcher ou pour s’éloigner de Gilbert ? N’était-elle pas de cette race de femmes qui sortent du bain devant un laquais ou un paysan, parce qu’un laquais ou un paysan ne sont point des hommes ?

Mais Nicole, elle, n’était point de cette race-là, et il fallait éviter Nicole.

Voilà surtout pourquoi Gilbert s’était retiré si brusquement.

Mais Gilbert ne pouvait s’être retiré pour demeurer éloigné de la fenêtre ; il se rapprocha donc doucement, et hasarda son œil à l’angle de la lucarne.

Une seconde fenêtre, située au rez-de-chaussée, exactement au-dessous de la première, venait de s’ouvrir, et une forme blanche apparaissait à cette fenêtre : c’était Andrée en peignoir du matin et occupée à chercher sa mule, qui venait de s’échapper de son petit pied encore tout endormi et qui s’était égarée sous une chaise.

Gilbert avait beau se jurer, chaque fois qu’il voyait Andrée, de se faire un rempart de sa haine, au lieu de se laisser aller à son amour, le même effet était reproduit par la même cause ; il fut obligé de s’appuyer à la muraille, son cœur battait comme s’il allait se rompre, et ses battements faisaient bouillonner le sang par tout son corps.

Cependant, peu à peu, les artères du jeune homme se calmèrent, et il put réfléchir. Il s’agissait, comme nous l’avons dit, de voir sans être vu. Il prit une des robes de Thérèse, l’attacha avec une épingle à une corde qui traversait sa fenêtre dans toute sa largeur, et, sous ce rideau improvisé, il put voir Andrée sans crainte d’en être vu.

Andrée imita Nicole ; elle étendit ses beaux bras blancs, qui, un instant, par leur extension, disjoignirent le peignoir ; puis elle se pencha sur la rampe de sa fenêtre pour interroger plus à son aise les jardins environnants.

Alors, son visage exprima une satisfaction marquée, elle qui souriait si rarement aux hommes, elle sourit sans arrière-pensée aux choses. De tous côtés elle était ombragée par de grands arbres, de tous côtés elle était entourée de verdure.

La maison de Gilbert attira les regards d’Andrée comme toutes les autres maisons qui faisaient ceinture au jardin. De la place où était Andrée, on ne pouvait en voir que les mansardes, de même que les mansardes seules, aussi, pouvaient voir chez Andrée. Elle n’attira donc point son attention. Que pouvait importer à la fière jeune fille la race qui demeurait là-haut ?

Andrée demeura donc convaincue, après son examen, qu’elle était seule, invisible, et que sur les limites de cette tranquille retraite n’apparaissait aucun visage curieux ou jovial de ces Parisiens moqueurs, si redoutés des femmes de province.

Ce résultat fut immédiat. Andrée laissant sa fenêtre toute grande ouverte, pour que l’air matinal pût baigner jusqu’aux derniers recoins de sa chambre, alla vers sa cheminée, tira le cordon d’une sonnette et commença de s’habiller, ou plutôt de se déshabiller, dans la pénombre de la chambre.

Nicole arriva, détacha les courroies d’un nécessaire de chagrin qui datait de la reine Anne, prit le peigne d’écaille, et déroula les cheveux d’Andrée.

En un moment, les longues tresses et les boucles touffues glissèrent comme un manteau sur les épaules de la jeune fille.

Gilbert poussa un soupir étouffé. À peine s’il reconnaissait ces beaux cheveux d’Andrée que la mode et l’étiquette venaient de couvrir de poudre. Mais il reconnaissait Andrée, Andrée à moitié dévêtue, cent fois plus belle de sa négligence qu’elle ne l’eût été des plus pompeux apprêts. Sa bouche crispée n’avait plus de salive, ses doigts brûlaient de fièvre, son œil s’éteignait à force de fixité.

Le hasard fit que, tout en se faisant coiffer, Andrée leva la tête et que ses yeux se fixèrent sur la mansarde de Gilbert.

— Oui, oui, regarde, regarde, murmura Gilbert, tu auras beau regarder, tu ne verras rien, et moi je vois tout.

Gilbert se trompait, Andrée voyait quelque chose, c’était cette robe flottante, enroulée autour de la tête du jeune homme et qui lui servait de turban.

Elle montra du doigt cet étrange objet à Nicole.

Nicole interrompit la besogne compliquée qu’elle avait entreprise, et, désignant la lucarne avec le peigne, elle parut demander à sa maîtresse si c’était bien là l’objet qu’elle désignait.

Cette télégraphie, que dévorait Gilbert et dont il jouissait éperdument, avait, sans qu’il s’en doutât, un troisième spectateur.

Gilbert, tout à coup, sentit une main brusque arracher de son front la robe de Thérèse et tomba foudroyé en apercevant Rousseau.

— Que diable faites-vous là, monsieur ? s’écria le philosophe avec un sourcil froncé et une grimace fâcheuse, et un examen scrutateur de la robe empruntée à sa femme.

Gilbert s’efforça de détourner l’attention de Rousseau de la lucarne.

— Rien ! monsieur, dit-il, absolument rien…

— Rien… alors, pourquoi vous cachiez-vous sous cette robe ?

—Le soleil me blessait.

—Nous sommes au couchant, et le soleil vous blesse au moment où il se lève ? Vous avez les yeux bien délicats, jeune homme !

Gilbert balbutia quelques mots, et, sentant qu’il s’enferrait, finit par cacher sa tête dans ses deux mains.

— Vous mentez et vous avez peur, dit Rousseau ; donc, vous faisiez mal.

Et à la suite de cette terrible logique, qui acheva de bouleverser Gilbert, Rousseau vint se camper carrément devant la fenêtre.

Par un sentiment trop naturel pour qu’il ait besoin d’être expliqué, Gilbert, qui tout à l’heure tremblait d’être vu à cette fenêtre, s’y élança dès que Rousseau y fut.

— Ah ! ah ! dit celui-ci d’un ton qui figea le sang dans les veines de Gilbert, le pavillon est habité maintenant.

Gilbert ne souffla point le mot.

— Et par des gens, continua le philosophe ombrageux, par des gens qui connaissent ma maison, car ils se la montrent.

Gilbert, qui comprit qu’il s’était trop avancé, fit un mouvement en arrière.

Ni le mouvement ni la cause qui l’avait produit n’échappèrent à Rousseau ; il comprit que Gilbert tremblait d’être vu.

— Non pas, dit-il, en saisissant le jeune homme par le poignet ; non pas, mon jeune ami ; il y a là-dessous quelque trame, on désigne votre mansarde ; placez-vous là, s’il vous plaît.

Et il l’emmena en face de la fenêtre, découvert, éclatant.

— Oh ! non, monsieur, non, par grâce ! s’écria Gilbert en se tordant pour échapper.

Mais pour échapper, ce qui était facile à un jeune homme fort et agile comme Gilbert, il fallait engager une lutte avec son dieu ; le respect le retenait.

— Vous connaissez ces femmes, dit Rousseau, et elles vous connaissent ?

— Non, non, non, monsieur.

— Alors si vous ne les connaissez pas et que vous leur soyez inconnu, pourquoi ne pas vous montrer ?

— Monsieur Rousseau, vous avez eu parfois des secrets dans votre vie, n’est-ce pas ? Eh bien ! pitié pour un secret.

— Ah ! traître ! s’écria Rousseau, oui, je connais les secrets de cette espèce, tu es une créature des Grimm, des d’Holbach, ils t’ont fait apprendre un rôle pour capter ma bienveillance, tu t’es introduit chez moi et tu me livres ; oh ! triple sot que je suis, oh ! stupide amant de la nature, je crois secourir un de mes semblables, et j’amène chez moi un espion.

— Un espion ! s’écria Gilbert révolté.

— Voyons ! quel jour me vendras-tu, Judas ? dit Rousseau se frappant avec la robe de Thérèse, qu’il avait machinalement gardée à sa main, et se croyant sublime de douleur, quand malheureusement il n’était que risible.

— Monsieur, vous me calomniez, dit Gilbert.

— Te calomnier, petit serpent, s’écria Rousseau, quand je te trouve occupé à correspondre par gestes avec mes ennemis, à leur raconter par signes, peut-être, que sais-je, le sujet de mon dernier ouvrage !

— Monsieur, si j’étais venu chez vous pour trahir le secret de votre travail, j’aurais plutôt fait de copier vos manuscrits qui sont sur votre bureau, que de raconter par signes le sujet qu’ils traitent.

C’était vrai, et Rousseau sentit si bien qu’il avait dit une de ces énormités qui lui échappaient dans ces monomanies de terreur, qu’il se fâcha.

— Monsieur, dit-il, j’en suis désespéré pour vous, mais l’expérience m’a rendu sévère ; ma vie s’est écoulée dans les déceptions ; j’ai été trahi par tous, renié par tous, livré, vendu, martyrisé par tous. Je suis, vous le savez, un des illustres malheureux que les gouvernements mettent au ban de la société. Dans une pareille situation, il est permis d’être soupçonneux. Or, vous m’êtes suspect, et vous allez sortir de chez moi.

Gilbert ne s’attendait pas à cette péroraison.

Lui, être chassé !

Il ferma ses poings crispés, et un éclair qui fit frissonner Rousseau passa dans ses yeux.

Mais cet éclair passa sans durer et s’éteignit sans bruit.

Gilbert avait réfléchi qu’en partant il allait perdre le bonheur si doux de voir Andrée à chaque instant du jour, et cela en perdant l’amitié de Rousseau : c’était à la fois le malheur et la honte.

Il tomba du haut de son orgueil sauvage, et joignant les deux mains :

— Monsieur, dit-il, écoutez-moi, un mot, un seul.

— Je suis impitoyable, s’écria Rousseau ; les hommes m’ont rendu, par leurs injustices, plus féroce qu’un tigre. Vous correspondez avec mes ennemis, allez les rejoindre, je ne vous en empêche pas ; liguez-vous avec eux, je ne m’y oppose pas, mais sortez de chez moi.

— Monsieur, ces deux jeunes filles ne sont pas vos ennemies, c’est mesdemoiselles Andrée et Nicole.

— Qu’est-ce que mademoiselle Andrée ? demanda Rousseau à qui ce nom prononcé déjà deux ou trois fois par Gilbert n’était pas tout à fait étranger ; qu’est-ce que mademoiselle Andrée ? Ddites !

— Mademoiselle Andrée, monsieur, est la fille du baron de Taverney ; c’est, oh ! excusez-moi de vous dire de telles choses, mais c’est vous qui m’y forcez ; c’est celle que j’aime plus que vous n’avez aimé mademoiselle Galley, madame de Warens, ni personne ; c’est celle que j’ai suivie à pied, sans argent, sans pain, jusqu’à ce que je tombasse sur la route écrasé de fatigue et brisé de douleur ; c’est celle que j’ai été revoir hier à Saint-Denis, derrière laquelle j’ai couru jusqu’à La Muette, que j’ai de nouveau accompagnée sans qu’elle me vît de La Muette à la rue voisine de la vôtre ; c’est celle que par hasard j’ai retrouvée ce matin habitant ce pavillon ; c’est celle, enfin, pour laquelle je voudrais devenir ou Turenne, ou Richelieu, ou Rousseau !

Rousseau connaissait le cœur humain et savait le diapason de ses cris ; il savait que le meilleur comédien ne pouvait avoir cet accent trempé de larmes avec lequel Gilbert parlait, et ce geste fiévreux avec lequel il accompagnait ses paroles.

— Ainsi, dit-il, cette jeune dame, c’est mademoiselle Andrée ?

— Oui, monsieur Rousseau.

— Donc vous la connaissez ?

— Je suis le fils de sa nourrice.

— Alors, vous mentiez donc tout à l’heure, quand vous disiez que vous ne la connaissiez pas, et, si vous n’êtes pas un traître, vous êtes un menteur ?

— Monsieur, dit Gilbert, vous me déchirez le cœur, et, en vérité, vous me feriez moins de mal en me tuant à cette place.

— Bah ! phraséologie, style de Diderot et de Marmontel ; vous êtes un menteur, monsieur.

— Eh bien ! oui, oui, oui, dit Gilbert, je suis un menteur, monsieur, et tant pis pour vous si vous ne comprenez pas un pareil mensonge. Un menteur ! un menteur !… Ah ! je pars… adieu ! Je pars désespéré, et vous aurez mon désespoir sur la conscience.

Rousseau se caressait le menton en regardant ce jeune homme qui avait avec lui-même de si frappantes analogies.

— Voilà un grand cœur ou un grand fourbe, dit-il ; mais, après tout, si l’on conspire contre moi, pourquoi ne tiendrais-je pas dans ma main les fils de la conspiration ?

Gilbert avait fait quatre pas vers la porte, et la main posée sur la serrure, il attendait un dernier mot qui le chassât tout à fait ou qui le rappelât.

— Assez sur ce sujet, mon fils, dit Rousseau. Si vous êtes amoureux au point que vous le dites, hélas ! tant pis pour vous. Mais voilà qu’il se fait tard, vous avez perdu la journée d’hier, nous avons trente pages de copie à faire aujourd’hui entre nous deux. Alerte, Gilbert, alerte !

Gilbert saisit la main du philosophe et l’appuya contre ses lèvres ; il n’en eût certes pas tant fait de la main d’un roi.

Mais avant de sortir, et tandis que Gilbert tout ému se tenait contre la porte, Rousseau s’approcha une dernière fois de la fenêtre, et regarda les deux jeunes filles.

En ce moment, Andrée justement venait de laisser tomber son peignoir, et prenait une robe des mains de Nicole.

Elle vit cette tête pâle, ce corps immobile, fit un brusque mouvement en arrière, et ordonna à Nicole de fermer la fenêtre.

Nicole obéit.

— Allons, dit Rousseau, ma vieille tête lui a fait peur ; cette jeune figure ne l’effrayait pas tantôt. Oh ! belle jeunesse, ajouta-t-il en soupirant :

O quiventù primavera del età !
O primavera gioventù del anno ! [1]
Ô printemps, jeunesse de l’année !

Et rattachant au clou la robe de Thérèse, il descendit mélancoliquement l’escalier sur les pas de Gilbert, contre la jeunesse duquel il eût peut-être échangé en ce moment cette réputation qui balançait celle de Voltaire et partageait avec elle l’admiration du monde entier.


LV

LA MAISON DE LA RUE SAINT-CLAUDE.


La rue Saint-Claude, dans laquelle le comte de Fœnix avait donné rendez-vous au cardinal de Rohan, n’était pas tellement différente à cette époque de ce qu’elle est maintenant, qu’on n’y puisse retrouver encore les vestiges des localités que nous allons essayer de peindre.

Elle aboutissait, comme elle le fait aujourd’hui, à la rue Saint-Louis et au boulevard, passant par cette même rue Saint-Louis entre le couvent des Filles du Saint-Sacrement et l’hôtel de Voysins, tandis qu’aujourd’hui elle sépare à son bout une église et un magasin d’épiceries.

Comme aujourd’hui, elle rejoignait le boulevard par une pente assez rapide.

Elle était riche de quinze maisons et de sept lanternes.

Deux impasses s’y remarquaient.

L’une, à gauche, et celle-là formait enclave sur l’hôtel de Voysins ; l’autre, à droite, nord, sur le grand jardin des Filles du Saint-Sacrement.

Cette dernière impasse, ombragée à droite par les arbres du couvent, était bordée à gauche par le grand mur gris d’une maison qui s’élevait dans la rue Saint-Claude.

Ce mur, semblable au visage d’un cyclope, n’avait qu’un œil, ou, si l’on aime mieux, qu’une fenêtre, encore cette fenêtre, treillissée, grillagée, barrée, était-elle abominablement noire.

Juste au-dessous de cette fenêtre qui jamais ne s’ouvrait, on le voyait aux toiles d’araignées qui la tapissaient au dehors ; juste au-dessous de cette fenêtre, disons-nous, était une porte garnie de larges clous, laquelle indiquait, non point qu’on entrait, mais qu’on pouvait entrer de ce côté dans la maison.

Pas d’habitations dans ce cul-de-sac ; deux habitants seulement : un savetier dans une boîte de bois et une ravaudeuse dans un tonneau, tous deux s’abritant sous les acacias du couvent qui, dès neuf heures du matin, versaient une large fraîcheur au sol poudreux.

Le soir, la ravaudeuse regagnait son domicile ; le savetier cadenassait son palais, et rien ne surveillait plus la ruelle, sinon l’œil sombre et morne de cette fenêtre dont nous avons déjà parlé.

Outre la porte que nous avons dite, la maison que nous avons entrepris de décrire le plus exactement possible avait une entrée principale dans la rue Saint-Claude. Cette entrée, qui était une porte cochère avec des sculptures d’un relief qui rappelait l’architecture du temps de Louis XIII, était ornée de ce marteau à tête de griffon que le comte de Fœnix avait indiqué comme renseignement positif au cardinal de Rohan.

Quant aux fenêtres, elles avaient vue sur le boulevard, et, dès le matin, étaient levées pour le soleil levant.

Paris, à cette époque, et dans ce quartier surtout, n’était pas bien sûr. On ne s’étonnait donc pas d’y voir les fenêtres grillées et les murailles hérissées d’artichauts de fer.

Nous disons cela, parce que le premier étage de notre maison ne ressemblait pas mal à une forteresse. Contre les ennemis, contre les larrons et contre les amants, il offrait des balcons de fer aux mille pointes acérées ; un fossé profond ceignait le bâtiment du côté du boulevard, et quant à parvenir dans ce fort par la rue, il eût fallu des échelles de trente pieds pour y parvenir. Le mur en avait trente-deux, et il masquait ou plutôt enterrait la cour d’honneur.

Cette maison, devant laquelle tout passant, étonné, inquiet et curieux s’arrêterait aujourd’hui, n’avait cependant point, en 1770, un aspect bien étrange. Tout au contraire, elle était en harmonie avec le quartier, et si les bons habitants de la rue Saint-Louis et les habitants non moins bons de la rue Saint-Claude fuyaient les alentours de cet hôtel, ce n’était point à cause de l’hôtel lui-même, car sa réputation était encore intacte, mais à cause du boulevard désert de la porte Saint-Louis, assez mal famé, et du pont aux Choux, dont les deux arches, jetées sur un égout, paraissaient à tout Parisien un peu au courant des traditions les infranchissables colonnes de Gadès.

En effet, le boulevard, de ce côté, ne conduisait à rien qu’à la Bastille. On n’y voyait pas dix maisons en l’espace d’un quart de lieue : aussi l’édilité n’ayant pas jugé à propos d’éclairer ce rien, ce vide, ce néant, passé huit heures l’été et quatre heures l’hiver, c’était le chaos, plus les voleurs.

Ce fut cependant par ce boulevard, le soir, vers neuf heures, que rentra un carrosse rapide, trois quarts d’heure environ après la visite de Saint-Denis.

Les armes du comte de Fœnix décoraient les panneaux de ce carrosse.

Quant au comte, il précédait le carrosse à vingt pas, monté sur Djérid qui faisait siffler sa longue queue en aspirant la chaleur opaque du pavé poudreux.

Dans le carrosse aux rideaux fermés reposait Lorenza, endormie sur des coussins.

La porte s’ouvrit comme par enchantement devant le bruit des roues, et le carrosse, après s’être engouffré dans les noires profondeurs de la rue Saint-Claude, disparut dans la cour de la maison que nous venons de décrire.

La porte se referma derrière lui.

Il n’était certes pas besoin cependant d’un si grand mystère, personne n’était là pour voir rentrer le comte de Fœnix, ou pour le gêner en quelque chose que ce fût, eût-il rapporté de Saint-Denis le trésor abbatial dans les coffres de sa voiture.

Maintenant, quelques mots sur l’intérieur de cette maison, qu’il est important pour nous de faire connaître à nos lecteurs, notre intention étant de les y ramener plus d’une fois.

Dans cette cour dont nous parlions et dont l’herbe vivace, jouant comme une mine continue, essayait, par un travail incessant, de disjoindre les pavés, on voyait à droite les écuries, à gauche les remises, et au fond un perron conduisant vers une porte, à laquelle on montait indifféremment d’un côté ou de l’autre, par un double escalier de douze marches.

Par le bas, l’hôtel, du moins ce qui en était accessible, se composait d’une immense antichambre, d’une salle à manger remarquable par un grand luxe d’argenterie entassée dans des dressoirs, et enfin d’un salon qui paraissait meublé tout récemment, exprès peut-être pour recevoir ses nouveaux locataires.

En sortant de ce salon et en rentrant dans l’antichambre, on se trouvait en face d’un grand escalier conduisant au premier. Ce premier se composait de trois chambres de maître.

Mais un géomètre habile, en mesurant de l’œil la circonférence de l’hôtel et en calculant le diamètre, aurait pu s’étonner de trouver si peu de logement dans une pareille étendue.

C’est que, dans cette première maison apparente, il existait une seconde maison cachée, et connue seulement de celui qui l’habitait.

En effet, dans l’antichambre, à côté d’une statue du dieu Harpocrate qui, les doigts sur les lèvres, semblait recommander le silence, dont il est l’emblème, jouait, mise en mouvement par un ressort, une petite porte perdue dans les ornements d’architecture. Cette porte donnait accès à un escalier pris dans un corridor et de la largeur de ce corridor qui, à la hauteur de l’autre premier à peu près, conduisait à une petite chambre prenant son jour par deux fenêtres grillées, donnant sur une cour intérieure.

Cette cour intérieure était la boîte qui renfermait et cachait à tous les yeux la seconde maison.

La chambre à laquelle conduisait cet escalier était évidemment une chambre d’homme. Les descentes de lits et les tapis placés devant les fauteuils et les canapés étaient des plus magnifiques fourrures que fournissent l’Afrique et l’Inde. C’étaient des peaux de lions, de tigres et de panthères, aux yeux étincelants et aux dents encore menaçantes ; les murailles tendues en cuir de Cordoue, du dessin le plus large et le plus harmonieux, étaient décorées d’armes de toute espèce, depuis le tomahawk du Huron jusqu’au criss du Malais, depuis l’épée en croix des anciens chevaliers jusqu’au cangiar de l’Arabe, depuis l’arquebuse incrustée d’ivoire du XVIe siècle jusqu’au fusil damasquiné d’or du XVIIIe.

On eût inutilement cherché à cette chambre une issue autre que celle de l’escalier ; peut-être y en avait-il une ou plusieurs, mais inconnues, mais invisibles.

Un domestique allemand, de vingt-cinq à trente ans, le seul qu’on eût vu depuis plusieurs jours errer dans la vaste maison, referma au verrou la porte cochère, et, ouvrant la porte de la voiture pendant que le cocher, impassible, dételait déjà les chevaux, il tira du carrosse Lorenza endormie et la porta entre ses bras jusqu’à l’antichambre ; là, il la déposa sur une table couverte d’un tapis rouge et abaissa sur ses pieds, avec discrétion, le long voile blanc qui enveloppait la jeune femme.

Puis il sortit pour aller allumer aux lanternes de la voiture un chandelier à sept branches qu’il rapporta tout enflammé.

Mais pendant cet intervalle, si court qu’il eût été, Lorenza avait disparu.

En effet, derrière le valet de chambre, le comte de Fœnix était entré, il avait pris Lorenza entre ses bras à son tour ; il l’avait portée par la porte dérobée et par l’escalier secret dans la chambre des armes, après avoir avec soin refermé les deux portes derrière lui.

Une fois là, du bout du pied, il pressa un ressort placé dans l’angle de la cheminée à haut manteau. Aussitôt une porte, qui n’était autre que la plaque de cette cheminée, roula sur deux gonds silencieux, et le comte, passant sous le chambranle, disparut, refermant avec le pied, comme il l’avait ouverte, cette porte mystérieuse.

De l’autre côté de la cheminée, il avait trouvé un second escalier, et après avoir monté quinze marches tapissées de velours d’Utrecht, il avait atteint le seuil d’une chambre élégamment tendue de satin broché de fleurs aux couleurs si vives et aux formes si bien dessinées, qu’on eût pu les prendre pour des fleurs naturelles.

Le meuble pareil était de bois doré ; deux grandes armoires d’écaille incrustées de cuivre, un clavecin et une toilette bois de rose, un beau lit tout diapré, des porcelaines de Sèvres, composaient la partie indispensable du mobilier ; des chaises, des fauteuils et des sofas, disposés avec symétrie, dans un espace de trente pieds carrés, ornaient le reste de l’appartement, qui, au reste, ne se composait que d’un cabinet de toilette et d’un boudoir attenant à la chambre.

Deux fenêtres masquées par d’épais rideaux donnaient le jour à cette chambre ; mais, comme il faisait nuit à cette heure, les rideaux n’avaient rien à cacher.

Le boudoir et le cabinet de toilette n’avaient aucune ouverture. Des lampes consumant une huile parfumée les éclairaient le jour comme la nuit, et, s’enlevant à travers le plafond, étaient entretenues par des mains invisibles.

Dans cette chambre, pas un bruit, pas un souffle ; on eût dit être à cent lieues du monde. Seulement, l’or y brillait de tous côtés, de belles peintures souriaient sur les murailles, et de longs cristaux de Bohême, aux facettes chatoyantes, s’illuminaient comme des yeux ardents, lorsque, après avoir déposé Lorenza sur un sofa, le comte, mal satisfait de la lumière tremblante du boudoir, fit jaillir le feu de cet étui d’argent qui avait tant préoccupé Gilbert, et alluma sur la cheminée deux candélabres chargés de bougies roses.

Alors il revint vers Lorenza, et mettant sur une pile de coussins un genou en terre devant elle.

— Lorenza ! dit-il.

La jeune femme, à cet appel, se souleva sur un coude, quoique ses yeux restassent fermés. Mais elle ne répondit point.

— Lorenza, répéta-t-il, dormez-vous de votre sommeil ordinaire ou du sommeil magnétique ?

— Je dors du sommeil magnétique, répondit Lorenza.

— Alors, si je vous interroge, vous pourrez répondre ?

— Je crois que oui.

— Bien.

Il se fit un instant de silence ; puis le comte de Fœnix continua :

— Regardez dans la chambre de Madame Louise que nous venons de quitter, il y a trois quarts d’heure à peu près.

— J’y regarde, répondit Lorenza.

— Et y voyez-vous ?

— Oui.

— Le cardinal de Rohan s’y trouve-t-il encore ?

— Je ne l’y vois pas ?

— Que fait la princesse ?

— Elle prie avant de se mettre au lit.

— Regardez dans les corridors et dans les cours du couvent si vous voyez Son Éminence ?

— Je ne la vois pas.

— Regardez à la porte si sa voiture y est encore.

— Elle n’y est plus.

— Suivez la route que nous avons suivie ?

— Je la suis.

— Voyez-vous des carrosses sur la route ?

— Oh ! oui, plusieurs.

— Et dans ces carrosses reconnaissez-vous le cardinal ?

— Non.

— Rapprochez-vous de Paris.

— Je m’en rapproche.

— Encore.

— Oui.

— Encore.

— Ah ! je le vois.

— Où cela ?

— À la Barrière.

— Est-il arrêté ?

— Il s’arrête en ce moment. Un valet de pied descend de derrière la voiture.

— Il lui parle ?

— Il va lui parler.

— Écoutez, Lorenza. Il est important que je sache ce que le cardinal a dit à cet homme.

— Vous ne m’avez pas ordonné d’écouter à temps. Mais, attendez, attendez, le valet de chambre parle au cocher.

— Que lui dit-il ?

— Rue Saint-Claude, au Marais, par le boulevard.

— Bien, Lorenza, merci.

Le comte écrivit quelques mots sur un papier, plia le papier autour d’une petite plaque de cuivre, destinée sans doute à lui donner du poids, tira le cordon d’une sonnette, poussa un bouton au-dessous duquel s’ouvrit une gueule, laissa glisser le billet dans l’ouverture, qui se referma après l’avoir englouti.

C’était la manière dont le comte, lorsqu’il était enfermé dans les chambres intérieures, correspondait avec Fritz. Puis, revenant à Lorenza :

— Merci, répéta-t-il.

— Tu es donc content de moi ? demanda la jeune femme.

— Oui, chère Lorenza.

— Eh bien, ma récompense alors !

Balsamo sourit, et approcha ses lèvres de celles de Lorenza dont tout le corps frissonna au voluptueux contact.

— Oh ! Joseph ! Joseph ! murmura-t-elle avec un soupir presque douloureux, Joseph ! que je t’aime !


LVI

LA DOUBLE EXISTENCE — LE SOMMEIL.


Balsamo se recula vivement, les deux bras de Lorenza ne saisirent que l’air et retombèrent en croix sur sa poitrine.

— Lorenza, dit Balsamo, veux-tu causer avec ton ami ?

— Oh ! oui, dit-elle ; mais parle-moi toi-même souvent… j’aime tant ta voix !

— Lorenza, tu m’as dit souvent que tu serais bien heureuse si tu pouvais vivre avec moi, séparée du monde entier.

— Oui, ce serait le bonheur.

— Eh bien, j’ai réalisé ton vœu, Lorenza. Dans cette chambre, nul ne peut nous poursuivre, nul ne peut nous atteindre ; nous sommes seuls, bien seuls.

— Ah ! tant mieux.

— Dis-moi si cette chambre est de ton goût ?

— Ordonne-moi de voir alors.

— Vois.

— Oh ! la charmante chambre ! dit-elle.

— Elle te plaît donc ? demanda le comte avec douceur.

— Oh ! oui : voilà mes fleurs favorites, mes héliotropes vanille, mes roses pourpres, mes jasmins de la Chine. Merci, mon tendre Joseph, que tu es bon !

— Je fais ce que je peux pour te plaire, Lorenza.

— Oh ! tu fais cent fois plus que je ne mérite.

— Tu en conviens donc ?

— Oui.

— Tu avoues donc que tu as été bien méchante ?

— Bien méchante ! Oh ! oui. Mais tu me pardonnes, n’est-ce pas ?

— Je te pardonnerai quand tu m’auras expliqué cet étrange mystère contre lequel je lutte depuis que je te connais.

— Écoute, Balsamo. C’est qu’il y a en moi deux Lorenza bien distinctes : une qui t’aime et une qui te déteste, comme il y a en moi deux existences opposées : l’une pendant laquelle j’absorbe toutes les joies du paradis, l’autre pendant laquelle j’éprouve tous les tourments de l’enfer.

— Et ces deux existences sont, l’une, le sommeil, et l’autre, la veille, n’est-ce-pas ?

— Oui.

— Et tu m’aimes quand tu dors, et tu me détestes quand tu veilles ?

— Oui.

— Pourquoi cela ?

— Je ne sais.

— Tu dois le savoir ?

— Non.

— Cherche bien, regarde en toi-même, sonde ton propre cœur.

— Ah ! oui… Je comprends maintenant.

— Parle.

— Quand Lorenza veille, c’est la Romaine, c’est la fille superstitieuse de l’Italie ; elle croit que la science est un crime et l’amour un péché. Alors elle a peur du savant Balsamo, elle a peur du beau Joseph. Son confesseur lui a dit qu’en t’aimant elle perdrait son âme, et elle te fuira, toujours, sans cesse, jusqu’au bout du monde.

— Et quand Lorenza dort ?

— Oh ! c’est autre chose alors ; elle n’est plus Romaine, elle n’est plus superstitieuse, elle est femme. Alors elle voit dans le cœur et dans l’esprit de Balsamo ; elle voit que ce génie rêve des choses sublimes. Alors elle comprend combien elle est peu de chose, comparée à lui. Et elle voudrait vivre et mourir près de lui, afin que l’avenir prononçât tout bas le nom de Lorenza, en même temps qu’il prononcera tout haut le nom de… Cagliostro !

— C’est donc sous ce nom que je deviendrai célèbre ?

— Oui, oui, c’est sous ce nom.

— Chère Lorenza ! tu aimeras donc ce nouveau logement ?

— Il est bien plus riche que tous ceux que tu m’as déjà donnés, mais ce n’est pas pour cela que je l’aime.

— Et pourquoi l’aimes-tu ?

— Parce que tu promets de l’habiter avec moi.

— Ah ! quand tu dors, tu sais donc bien que je t’aime ardemment, avec passion ?

La jeune femme ramena contre elle ses deux genoux qu’elle prit dans ses bras, et tandis qu’un pâle sourire effleurait ses lèvres :

— Oui, je le vois, dit-elle. Oui, je le vois, et cependant, cependant, ajouta-t-elle avec un soupir, il y a quelque chose que tu aimes plus que Lorenza.

— Et quoi donc ? demanda Balsamo en tressaillant.

— Ton rêve.

— Dis mon œuvre.

— Ton ambition.

— Dis ma gloire.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Le cœur de la jeune femme s’oppressa, des larmes silencieuses coulèrent à travers ses paupières fermées.

— Que vois-tu donc ? demanda Balsamo, étonné de cette effrayante lucidité qui parfois l’épouvantait lui-même.

— Oh ! je vois des ténèbres parmi lesquelles glissent des fantômes ; il y en a qui tiennent à la main leurs têtes couronnées, et toi, toi, tu es au milieu de tout cela, comme un général au milieu de la mêlée. Il me semble que tu as les pouvoirs de Dieu, tu commandes, et l’on obéit.

— Eh bien, dit Balsamo avec joie, cela ne te rend pas fière de moi ?

— Oh ! tu es assez bon pour ne pas être grand. D’ailleurs, je me cherche dans tout ce monde qui t’entoure, et je ne me vois pas. Oh ! je n’y serai plus… Je n’y serai plus, murmura-t-elle tristement.

— Et où seras-tu ?

— Je serai morte.

Balsamo frissonna.

— Toi morte, ma Lorenza ! s’écria-t-il ; non, non, nous vivrons ensemble et pour nous aimer.

— Tu ne m’aimes pas.

— Oh ! si fait.

— Pas assez, du moins, pas assez ! s’écria-t-elle en saisissant de ses deux bras la tête de Joseph… pas assez, ajouta-t-elle en appuyant sur son front des lèvres ardentes qui multipliaient leurs caresses.

— Que me reproches-tu ?

— Ta froideur. Vois, tu te recules. Est-ce que je te brûle avec mes lèvres, que tu fuis devant mes baisers ? Oh ! rends-moi ma tranquillité de jeune fille, mon couvent de Subiaco, les nuits de ma cellule solitaire. Rends-moi les baisers que tu m’envoyais sur l’aile des brises mystérieuses, et que dans mon sommeil je voyais venir à moi, comme des sylphes aux ailes d’or, et qui fondaient mon âme dans les délices.

— Lorenza ! Lorenza !

— Oh ! ne me fuis pas, Balsamo, ne me fuis pas, je t’en supplie ; donne-moi ta main, que je la presse ; tes yeux, que je les embrasse ; je suis ta femme, enfin.

— Oui, oui, ma Lorenza chérie, oui, tu es ma femme bien-aimée.

— Et tu souffres que je passe ainsi près de toi, inutile, délaissée : tu as une fleur chaste et solitaire dont le parfum t’appelle, et tu repousses son parfum ! Ah ! je le sens bien, je ne suis rien pour toi.

— Tu es tout, au contraire, ma Lorenza, puisque c’est toi qui fais ma force, ma puissance, mon génie, puisque, sans toi, je ne pourrais plus rien. Cesse donc de m’aimer de cette fièvre insensée qui trouble les nuits des femmes de ton pays. Aime-moi comme je t’aime, moi.

— Oh ! ce n’est pas de l’amour, ce n’est pas de l’amour que tu as pour moi.

— C’est au moins tout ce que je demande de toi ; car tu me donnes tout ce que je désire, car cette possession de l’âme me suffit pour être heureux.

— Heureux ! dit Lorenza d’un air de mépris ; tu appelles cela être heureux ?

— Oui, car pour moi, être heureux, c’est être grand.

Lorenza poussa un long soupir.

— Oh ! si tu savais ce que c’est, ma douce Lorenza, que de lire à découvert dans le cœur des hommes pour les dominer avec leurs propres passions.

— Oui, je vous sers à cela, je le sais bien.

— Ce n’est pas tout. Tes yeux lisent pour moi dans le livre fermé de l’avenir. Ce que je n’ai pu apprendre avec vingt années de labeurs et de misères, toi, ma douce colombe, innocente et pure, quand tu veux, tu me l’apprends. Mes pas, sur lesquels tant d’ennemis jettent des embûches, tu les éclaires ; mon esprit, dont dépendent ma vie, ma fortune, ma liberté, tu le dilates comme l’œil du lynx qui voit pendant la nuit. Tes beaux yeux, en se fermant au jour de ce monde, s’ouvrent à une clarté surhumaine ! ils veillent pour moi. C’est toi qui me fais libre, qui me fais riche, qui me fais puissant.

— Et toi, en échange, tu me fais malheureuse ! s’écria Lorenza tout éperdue d’amour.

Et, plus avide que jamais, elle entoura de ses deux bras Balsamo qui lui-même, tout imprégné de la flamme électrique, ne résistait plus que faiblement.

Il fit cependant un effort, et dénoua le lien vivant qui l’enveloppait.

— Lorenza ! Lorenza ! dit-il, par pitié !…

— Je suis ta femme et non ta fille ! Aime-moi comme un époux aime sa femme, et non comme mon père m’aimait.

— Lorenza ! dit Balsamo tout frémissant lui-même de désirs, ne me demande pas, je t’en supplie, un autre amour que celui que je te puis donner.

— Mais, s’écria la jeune femme en levant ses deux bras désespérés au ciel, ce n’est pas de l’amour, cela, ce n’est pas de l’amour !

— Oh ! si, c’est de l’amour… mais de l’amour saint et pur, comme on le doit à une vierge.

La jeune femme fit un brusque mouvement qui déroula les longues nattes de ses cheveux noirs. Son bras, si blanc et si nerveux à la fois, s’élança presque menaçant vers le comte.

— Oh ! que signifie donc cela ? dit-elle d’une voix brève et désolée. Et pourquoi m’as-tu fait abandonner mon pays, mon nom, ma famille, tout, jusqu’à mon Dieu ? Car ton Dieu ne ressemble pas au mien. Pourquoi as-tu pris sur moi cet empire absolu, qui fait de moi ton esclave, qui fait de ma vie ta vie, de mon sang ton sang ? Entends-tu bien ? Pourquoi as-tu fait toutes ces choses, si c’est pour m’appeler la vierge Lorenza ?

Balsamo soupira à son tour, écrasé sous l’immense douleur de cette femme au cœur brisé.

— Hélas ! dit-il, c’est ta faute, ou plutôt la faute de Dieu ; pourquoi Dieu a-t-il fait de toi cet ange au regard infaillible à l’aide duquel je soumettrai l’univers ; pourquoi lis-tu dans tous les cœurs au travers de leur enveloppe matérielle comme on lit une page derrière une vitre ? C’est parce que tu es l’ange de pureté, Lorenza ! c’est parce que tu es le diamant sans tache, c’est parce que rien ne fait ombre en ton esprit ; c’est que Dieu voyant cette forme immaculée, pure et radieuse, comme celle de sa sainte Mère, veut bien y laisser descendre, quand je l’invoque, au nom des éléments qu’il a faits, son Saint-Esprit, qui d’ordinaire plane au-dessus des êtres vulgaires et sordides, faute de trouver en eux une place sans souillure sur laquelle il puisse se reposer. Vierge, tu es voyante, ma Lorenza ; femme, tu ne serais plus que matière.

— Et tu n’aimes pas mieux mon amour, s’écria Lorenza, en frappant avec rage dans ses belles mains qui s’empourprèrent, et tu n’aimes pas mieux mon amour que tous les rêves que tu poursuis, que toutes les chimères que tu te crées ? Et tu me condamnes à la chasteté de la religieuse, avec les tentations de l’ardeur inévitable de ta présence ? Ah ! Joseph, Joseph, tu commets un crime, c’est moi qui te le dis.

— Ne blasphème pas, ma Lorenza, s’écria Balsamo, car, comme toi, je souffre. Tiens, tiens, lis dans mon cœur, je le veux, et dis encore que je ne t’aime pas.

— Mais alors, pourquoi résistes-tu à toi-même ?

— Parce que je veux t’élever avec moi sur le trône du monde.

— Oh ! ton ambition, Balsamo, murmura la jeune femme, ton ambition te donnera-t-elle jamais ce que te donne mon amour ?

Éperdu à son tour, Balsamo laissa aller sa tête sur la poitrine de Lorenza.

— Oh ! oui, oui, s’écria-t-elle, oui, je vois enfin que tu m’aimes plus que ton ambition, plus que ta puissance, plus que ton espoir. Oh ! tu m’aimes comme je t’aime, enfin !

Balsamo essaya de secouer le nuage enivrant qui commençait à noyer sa raison. Mais son effort fut inutile.

— Oh ! puisque tu m’aimes tant, dit-il, épargne-moi.

Lorenza n’écoutait plus ; elle venait de faire de ses deux bras une de ces invincibles chaînes plus tenaces que les crampons d’acier, plus solides que le diamant.

— Je t’aime comme tu voudras, dit-elle, sœur ou femme, vierge ou épouse, mais un baiser, un seul.

Balsamo était subjugué ; vaincu, brisé par tant d’amour, sans force pour résister davantage, les yeux ardents, la poitrine haletante, la tête renversée, il s’approchait de Lorenza, aussi invinciblement attiré que l’est le fer par l’aimant.

Ses lèvres allaient toucher les lèvres de la jeune femme !

Soudain la raison lui revint.

Ses mains fouettèrent l’air chargé d’enivrantes vapeurs.

— Lorenza ! s’écria-t-il, réveillez-vous, je le veux !

Aussitôt cette chaîne, qu’il n’avait pu briser, se relâcha, les bras qui l’enlaçaient se détendirent, le sourire ardent qui entourait les lèvres desséchées de Lorenza s’effaça languissant comme un reste de vie au dernier soupir ; ses yeux fermés s’ouvrirent, ses pupilles dilatées se resserrèrent ; elle secoua les bras avec effort, fit un grand mouvement de lassitude et retomba étendue, mais éveillée, sur le sofa.

Balsamo, assis à trois pas d’elle, poussa un profond soupir.

— Adieu le rêve, murmura-t-il ; adieu le bonheur.


LVII

LA DOUBLE EXISTENCE. — LA VEILLE.


Aussitôt que le regard de Lorenza eut recouvré sa puissance, elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle.

Après avoir examiné chaque chose sans qu’aucun de ces mille riens qui font la joie des femmes parût dérider la gravité de sa physionomie, la jeune femme arrêta ses yeux sur Balsamo avec un tressaillement douloureux.

Balsamo était assis et attentif, à quelques pas d’elle.

— Encore vous ? fit-elle en se reculant.

Et tous les signes de l’effroi apparurent sur sa physionomie ; ses lèvres pâlirent, la sueur perla à la racine de ses cheveux.

Balsamo ne répondit point.

— Où suis-je ? demanda-t-elle.

— Vous savez d’où vous venez, madame, dit Balsamo, cela doit vous conduire naturellement à deviner où vous êtes.

— Oui, vous avez raison de rappeler mes souvenirs ; je me souviens en effet. Je sais que j’ai été persécutée par vous, poursuivie par vous, arrachée par vous aux bras de la royale intermédiaire que j’avais choisie entre Dieu et moi.

— Alors vous savez aussi que cette princesse, toute puissante qu’elle soit, n’a pu vous défendre.

— Oui, vous l’avez vaincue par quelque violence magique ! s’écria Lorenza en joignant les mains. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! délivrez-moi de ce démon !

— Où voyez-vous en moi un démon, madame ? dit Balsamo en haussant les épaules ; une fois pour toutes, laissez-donc, je vous prie, ce bagage de croyances puériles apportées de Rome, et tout ce fatras de superstitions absurdes que vous avez traînées à votre suite depuis votre sortie du couvent.

— Oh ! mon couvent ! qui me rendra mon couvent ? s’écria Lorenza en fondant en larmes.

— En effet, dit Balsamo, c’est une chose bien regrettable qu’un couvent !

Lorenza s’élança vers une des fenêtres, elle en ouvrit les rideaux, puis, après les rideaux, elle leva l’espagnolette, et sa main étendue s’arrêta sur un des barreaux épais recouverts d’un grillage de fer caché sous des fleurs, qui lui faisaient perdre beaucoup de sa signification sans lui rien ôter de son efficacité.

— Prison pour prison, dit-elle, j’aime mieux celle qui conduit au ciel que celle qui mène à l’enfer.

Et elle appuya furieusement ses poings délicats sur les tringles.

— Si vous étiez plus raisonnable, Lorenza, vous ne trouveriez à votre fenêtre que des fleurs sans barreaux.

— N’étais-je pas raisonnable quand vous m’enfermiez dans cet autre prison roulante avec ce vampire que vous appelez Althotas ? Non, et cependant vous ne me perdiez pas de vue, cependant j’étais votre prisonnière, cependant, quand vous me quittiez, vous souffliez en moi cet esprit qui me possède et que je ne puis combattre ! Où est-il cet effrayant vieillard qui me fait mourir de terreur ? Là, dans quelque coin, n’est-ce pas ? Taisons-nous tous deux, et nous entendrons sortir de terre sa voix de fantôme !

— Vous vous frappez l’imagination comme un enfant, madame, dit Balsamo. Althotas, mon précepteur, mon ami, mon second père, est un vieillard inoffensif, qui ne vous a jamais vue, jamais approchée, ou qui, s’il vous a approchée ou vue, n’a pas même fait attention à vous, lancé qu’il est à la poursuite de son œuvre.

— Son œuvre ! murmura Lorenza, et quelle est son œuvre, dites ?

— Il cherche l’élixir de vie, ce que tous les esprits supérieurs ont cherché depuis six mille ans.

— Et vous, que cherchez-vous ?

— Moi ? la perfection humaine.

— Oh ! les démons ! les démons ! dit Lorenza en levant les mains au ciel.

— Bon, dit Balsamo en se levant, voilà votre accès qui va vous reprendre.

— Mon accès ?

— Oui, votre accès ; il y a une chose que vous ignorez, Lorenza : c’est que votre vie est séparée en deux périodes égales : pendant l’une, vous êtes douce, bonne et raisonnable ; pendant l’autre, vous êtes folle.

— Et c’est sous le vain prétexte de cette folie que vous m’enfermez ?

— Hélas ! il le faut bien.

— Oh ! soyez cruel, barbare, sans pitié ; emprisonnez-moi, tuez-moi, mais ne soyez pas hypocrite, et n’ayez pas l’air de me plaindre en me déchirant.

— Voyons, dit Balsamo sans se fâcher et même avec un sourire bienveillant, est-ce une torture que d’habiter une chambre élégante, commode ?

— Des grilles, des grilles de tous les côtés ; des barreaux, des barreaux, pas d’air !

— Ces grilles sont là dans l’intérêt de votre vie, entendez-vous, Lorenza ?

— Oh ! s’écria-t-elle, il me fait mourir à petit feu, et il me dit qu’il songe à ma vie, qu’il prend intérêt à ma vie !

Balsamo s’approcha de la jeune femme, et avec un geste amical il lui voulut prendre la main ; mais elle, se reculant comme si un serpent l’eût effleurée :

— Oh ! ne me touchez point ! dit-elle.

— Vous me haïssez donc, Lorenza ?

— Demandez au patient s’il hait son bourreau.

— Lorenza, Lorenza, c’est parce que je ne veux pas le devenir que je vous ôte un peu de votre liberté. Si vous pouviez aller et venir à votre volonté, qui peut savoir ce que vous feriez dans un de vos instants de folie ?

— Ce que je ferais ? Oh ! que je sois libre un jour, et vous verrez !

— Lorenza, vous traitez mal l’époux que vous avez choisi devant Dieu.

— Moi, vous avoir choisi ? Jamais !

— Vous êtes ma femme, cependant.

— Oh ! voilà où est l’œuvre du démon.

— Pauvre insensée ! dit Balsamo avec un tendre regard.

— Mais je suis Romaine, murmura Lorenza, et un jour, un jour, je me vengerai.

Balsamo secoua doucement la tête.

— N’est-ce pas que vous dites cela pour m’effrayer, Lorenza ? demanda-t-il en souriant.

— Non, non, je ferai comme je le dis.

— Femme chrétienne, que dites-vous ? s’écria Balsamo avec une autorité surprenante. Votre religion qui dit de rendre le bien pour le mal n’est donc qu’hypocrisie, puisque vous prétendez suivre cette religion et que vous rendez, vous, le mal pour le bien ?

Lorenza parut un instant frappée de ces paroles.

— Oh ! dit-elle, ce n’est pas une vengeance que de dénoncer à la société ses ennemis, c’est un devoir.

— Si vous me dénoncez comme un nécroman, comme un sorcier, ce n’est pas la société que j’offense, c’est Dieu que je brave. Pourquoi alors, si je brave Dieu, Dieu qui n’a qu’un signe à faire pour me foudroyer, ne se donne-t-il pas la peine de me punir, et laisse-t-il ce soin aux hommes, faibles comme moi, soumis à l’erreur comme moi ?

— Il oublie, il tolère, murmura la jeune femme ; il attend que vous vous réformiez.

Balsamo sourit.

— Et, en attendant, dit-il, il vous conseille de trahir votre ami, votre bienfaiteur, votre époux.

— Mon époux ? Ah ! Dieu merci, jamais votre main n’a touché la mienne sans me faire rougir ou frissonner.

— Et, vous le savez, j’ai toujours généreusement cherché à vous épargner ce contact.

— C’est vrai, vous êtes chaste, et c’est la seule compensation qui soit accordée à mes malheurs. Oh ! s’il m’eût fallu subir votre amour !

— Oh mystère ! mystère impénétrable ! murmura Balsamo qui semblait suivre sa pensée plutôt que répondre à celle de Lorenza.

— Terminons, dit Lorenza ; pourquoi me prenez-vous ma liberté ?

— Pourquoi, après me l’avoir donnée volontairement, voulez-vous la reprendre ? Pourquoi fuyez-vous celui qui vous protège ? Pourquoi allez-vous demander appui à une étrangère contre celui qui vous aime ? Pourquoi menacez-vous sans cesse celui qui ne vous menace jamais de révéler les secrets qui ne sont point à vous, et dont vous ignorez la portée ?

— Oh ! dit Lorenza sans répondre à l’interrogation, le prisonnier qui veut fermement redevenir libre, le redevient toujours, et vos barreaux ne m’arrêteront pas plus que ne l’a fait votre cage ambulante.

— Ils sont solides… heureusement pour vous, Lorenza ! dit Balsamo avec une menaçante tranquillité.

— Dieu m’enverra quelque orage comme celui de la Lorraine, quelque tonnerre qui les brisera !

— Croyez-moi, priez Dieu de n’en rien faire ; croyez-moi, défiez-vous de ces exaltations romanesques, Lorenza, je vous parle en ami, écoutez-moi.

Il y avait tant de colère concentrée dans la voix de Balsamo, tant de feu sombre couvait dans ses yeux, sa main blanche et musculeuse se crispait d’une façon si étrange à chacune des paroles qu’il prononçait lentement et presque solennellement, que Lorenza, étourdie au plus fort de sa rébellion, écouta malgré elle.

— Voyez-vous, mon enfant, continua Balsamo, sans que sa voix eût rien perdu de sa menaçante douceur, j’ai tâché de rendre cette prison habitable pour une reine ; fussiez-vous reine, rien ne vous y manquera. Calmez donc cette exaltation folle. Vivez ici comme vous eussiez vécu dans votre couvent. Habituez-vous à ma présence ; aimez-moi comme un ami, comme un frère. J’ai de grands chagrins, je vous les confierai ; d’effroyables déceptions, parfois un sourire de vous me consolera. Plus je vous verrai bonne, attentive, patiente, plus j’amincirai les barreaux de votre cellule ; qui sait ? dans un an ou dans six mois, peut-être serez vous aussi libre que moi, en ce sens que vous ne voudrez plus me voler votre liberté.

— Non, non, s’écria Lorenza, qui ne pouvait comprendre qu’une résolution si terrible s’alliât avec une si douce voix, non, plus de promesses, plus de mensonges : vous m’avez enlevée, enlevée violemment ; je suis à moi et à moi seule, rendez-moi donc au moins à Dieu, si vous ne voulez pas me rendre à moi-même. Jusqu’ici j’ai toléré votre despotisme, parce que je me souviens que vous m’avez arrachée à des brigands qui allaient me déshonorer, mais déjà cette reconnaissance s’affaiblit. Encore quelques jours de cette prison qui me révolte, et je ne serai plus votre obligée, et plus tard, plus tard, prenez garde, j’en arriverai peut-être à croire que vous aviez avec ces brigands des rapports mystérieux.

— Me feriez-vous l’honneur de voir en moi un chef de bandits ? demanda ironiquement Balsamo.

— Je ne sais, mais tout au moins, ai-je surpris des signes, des paroles.

— Vous avez surpris des signes, des paroles ? s’écria Balsamo en pâlissant.

— Oui, oui, dit Lorenza, je les ai surpris, je les sais, je les connais.

— Mais vous ne les direz jamais ? Vous ne les redirez à âme qui vive, vous les enfermerez au plus profond de votre souvenir, afin qu’ils y meurent étouffés.

— Oh ! tout au contraire ! s’écria Lorenza, heureuse, comme on l’est dans la colère, de trouver enfin l’endroit vulnérable de son antagoniste. Je les garderai pieusement dans ma mémoire, ces mots, je les redirai tout bas tant que je serai seule, et tout haut à la première occasion ; je les ai déjà dits.

— Et à qui ? demanda Balsamo.

— À la princesse.

— Eh bien ! Lorenza, écoutez bien ceci, dit Balsamo, en enfonçant ses doigts dans sa chair pour en éteindre l’effervescence et pour refouler son sang révolté, si vous les avez dits, vous ne les redirez plus ; vous ne les redirez plus, parce que je tiendrai les portes closes, parce que j’aiguiserai les pointes de ces barreaux, parce que j’élèverai, s’il le faut, les murs de cette cour aussi haut que ceux de Babel.

— Je vous l’ai dit, Balsamo, s’écria Lorenza, on sort de toute prison, surtout quand l’amour de la liberté se renforce de la haine du tyran.

— À merveille, sortez-en donc, Lorenza, mais écoutez ceci : vous n’avez plus que deux fois à en sortir : à la première, je vous châtierai si cruellement, que vous répandrez toutes les larmes de votre corps ; à la seconde, je vous frapperai si impitoyablement, que vous répandrez tout le sang de vos veines.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! il m’assassinera ! hurla la jeune femme arrivée au dernier paroxysme de la colère, en s’arrachant les cheveux et en se roulant sur le tapis.

Balsamo la considéra un instant avec un mélange de colère et de pitié. Enfin, la pitié parut l’emporter sur la colère.

— Voyons, Lorenza, dit-il, revenez à vous, soyez calme ; un jour viendra où vous serez également récompensée de ce que vous aurez souffert ou cru souffrir.

— Enfermée ! enfermée ! criait Lorenza, sans écouter Balsamo.

— Patience.

— Frappée !

— C’est un temps d’épreuve.

— Folle ! Folle !

— Vous guérirez.

— Oh ! jetez-moi tout de suite dans un hôpital de fous ! Enfermez-moi tout à fait dans une vraie prison !

— Non pas ! vous m’avez trop bien prévenu de ce que vous feriez contre moi.

— Eh bien ! hurla Lorenza, la mort alors ! la mort tout de suite !

Et, se relevant avec la souplesse et la rapidité d’une bête fauve, elle s’élança pour se briser la tête contre la muraille.

Mais Balsamo n’eut qu’à étendre la main vers elle et à prononcer du fond de sa volonté, bien plus encore que des lèvres, un seul mot pour l’arrêter en route : Lorenza, lancée, s’arrêta tout à coup, chancela et tomba endormie dans les bras de Balsamo.

L’étrange enchanteur, qui semblait s’être soumis tout le côté matériel de cette femme, mais qui luttait en vain contre le côté moral, souleva Lorenza entre ses bras et la porta sur son lit ; alors, il déposa sur ses lèvres un long baiser, tira les rideaux de son lit, puis ceux des fenêtres, et sortit.

Quant à Lorenza, un sommeil doux et bienfaisant l’enveloppa comme le manteau d’une bonne mère enveloppe l’enfant volontaire qui a beaucoup souffert, beaucoup pleuré.


LVIII

LA VISITE.


Lorenza ne s’était pas trompée : une voiture, après être entrée par la barrière Saint-Denis, après avoir suivi dans toute sa longueur le faubourg du même nom, avait tourné entre la porte et l’angle formé par la dernière maison, et longeait le boulevard.

Cette voiture renfermait, comme l’avait dit la voyante, M. Louis de Rohan, évêque de Strasbourg, que son impatience portait à venir trouver, avant le temps fixé, le sorcier dans son antre.

Le cocher, que bon nombre d’aventures galantes du beau prélat aguerrissaient contre l’obscurité, les fondrières et les dangers de certaines rues mystérieuses, ne se rebuta pas le moins du monde, lorsque, après avoir suivi les boulevards Saint-Denis et Saint-Martin, encore peuplés et éclairés, il lui fallut aborder le boulevard désert et sombre de la Bastille.

La voiture s’arrêta au coin de la rue Saint-Claude, sur le boulevard même, et, d’après l’ordre du maître, alla se cacher sous les arbres à vingt pas.

Alors M. de Rohan, en habit de ville, se glissa dans la rue et vint frapper trois fois à la porte de l’hôtel qu’il avait facilement reconnu à la description que lui en avait faite le comte de Fœnix.

Le pas de Fritz retentit dans la cour, la porte s’ouvrit.

— N’est-ce point ici que demeure M. le comte de Fœnix ? demanda le prince.

— Oui, monseigneur, répondit Fritz.

— Est-il au logis ?

— Oui, monseigneur.

— Bien, annoncez.

— Son Éminence le cardinal de Rohan, n’est-ce pas, monseigneur ?

Le prince demeura tout étourdi. Il regarda sur lui, autour de lui, si quelque chose pouvait, dans son costume ou dans son entourage, avoir trahi sa qualité. Il était seul et vêtu en laïque.

— Comment savez-vous mon nom ? demanda-t-il.

— Monsieur vient de me dire, à l’instant même, qu’il attendait Son Éminence.

— Oui, mais demain, après-demain ?

— Non, monseigneur, ce soir.

— Votre maître vient de vous dire qu’il m’attendait ce soir ?

— Oui, monseigneur.

— Bien, annoncez-moi alors, dit le cardinal en mettant un double louis dans la main de Fritz.

— Alors, dit Fritz, que Votre Éminence prenne la peine de me suivre.

Le cardinal fit de la tête un signe annonçant qu’il y consentait. Fritz marcha d’un pas empressé vers la porte de l’antichambre, qu’un grand candélabre de bronze doré éclairait de ses douze bougies. Le cardinal suivait tout surpris et tout rêveur.

— Mon ami, dit-il, en s’arrêtant à la porte du salon, il y a sans doute méprise, et dans ce cas, je ne voudrais pas déranger le comte ; il est impossible que je sois attendu par lui, puisqu’il ignore que je devais venir.

— Monseigneur est bien Son Éminence le cardinal prince de Rohan, évêque de Strasbourg ? demanda Fritz.

— Oui, mon ami. — Alors c’est bien Monseigneur que monsieur le comte attend.

Et allumant successivement les bougies de deux autres candélabres, Fritz s’inclina et sortit.

Cinq minutes s’écoulèrent pendant lesquelles le cardinal, en proie à une singulière émotion, regarda l’ameublement plein d’élégance de ce salon et les huit tableaux de maîtres suspendus à ses lambris.

La porte s’ouvrit, et le comte de Fœnix parut sur le seuil.

— Bonsoir, monseigneur, dit-il simplement.

— On m’a dit que vous m’attendiez ! s’écria le cardinal, sans répondre à cette salutation, que vous m’attendiez ce soir ? C’est impossible.

— J’en demande pardon à monseigneur, mais je l’attendais, répondit le comte. Peut-être doute-t-il de la vérité de mes paroles en voyant l’accueil indigne que je lui fais ; mais, arrivé à Paris depuis quelques jours, je suis installé à peine. Que Son Éminence veuille donc m’excuser.

— Vous m’attendiez ! Et qui vous a prévenu de ma visite ?

— Vous-même, monseigneur.

— Comment cela ?

— N’avez-vous pas arrêté votre voiture à la barrière Saint-Denis ?

— Oui.

— N’avez-vous pas appelé votre valet de pied, qui est venu parler à Son Éminence à la portière de son carrosse ?

— Oui.

— Ne lui avez-vous pas dit : « Rue Saint-Claude, au Marais, par le faubourg Saint-Denis et le boulevard », paroles qu’il a répétées au cocher ?

— Oui. Mais vous m’avez donc vu ? Vous m’avez donc entendu ?

— Je vous ai vu, monseigneur, je vous ai entendu.

— Vous étiez donc là ?

— Non, monseigneur, je n’étais pas là.

— Et où étiez-vous ?

— J’étais ici.

— Vous m’avez vu, vous m’avez entendu d’ici ?

— Oui, monseigneur.

— Allons donc !

— Monseigneur oublie que je suis sorcier.

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais, monsieur… comment faut-il que je vous appelle ? M. le baron Balsamo, ou M. le comte de Fœnix ?

— Chez moi, monseigneur, je n’ai pas de nom : je m’appelle le Maître.

— Oui, c’est le titre hermétique. Ainsi donc, maître, vous m’attendiez ?

— Je vous attendais.

— Et vous aviez chauffé votre laboratoire ?

— Mon laboratoire est toujours chauffé, monseigneur.

— Et vous me permettrez d’y entrer ?

— J’aurai l’honneur d’y conduire Votre Éminence.

— Et je vous y suivrai, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous me promettrez de ne pas me mettre personnellement en rapport avec le diable. J’ai grand-peur de Sa Majesté Lucifer.

— Oh ! monseigneur !

— Oui, d’ordinaire on prend pour faire le diable de grands coquins de gardes-françaises réformés, ou des maîtres d’armes à plumet, qui, pour jouer au naturel le rôle de Satan, rouent les gens de chiquenaudes et de nasardes après avoir éteint les chandelles.

— Monseigneur, dit Balsamo en souriant, jamais mes diables à moi n’oublient qu’ils ont l’honneur d’avoir affaire à des princes, et ils se souviennent toujours du mot de M. de Condé qui promit à l’un d’eux, s’il ne se tenait pas tranquille, de rosser si bien son fourreau qu’il serait forcé d’en sortir, ou de s’y conduire plus décemment.

— Bien, dit le cardinal, voilà qui me ravit ; passons au laboratoire.

— Votre Éminence veut-elle prendre la peine de me suivre ?

— Marchons.


LIX

L’OBS.


Le cardinal de Rohan et Balsamo enfilèrent un petit escalier qui conduisait, parallèlement au grand, dans les salons du premier étage : là, sous une voûte, Balsamo trouva une porte qu’il ouvrit, et un corridor sombre apparut aux yeux du cardinal, qui s’y engagea résolument.

Balsamo referma la porte.

Au bruit que cette porte fit en se refermant, le cardinal regarda derrière lui avec une certaine émotion.

— Monseigneur, nous voici arrivés, dit Balsamo ; nous n’avons plus qu’à ouvrir devant nous et à refermer derrière nous cette dernière porte ; seulement ne vous étonnez point du son étrange qu’elle rendra, elle est en fer.

Le cardinal, que le bruit de la première porte avait fait tressaillir, fut heureux d’avoir été prévenu à temps, car les grincements métalliques des gonds et de la serrure eussent fait vibrer des nerfs moins susceptibles que les siens.

Il descendit trois marches et entra.

Un grand cabinet avec des solives nues au plafond, une vaste lampe et son abat-jour, force livres, beaucoup d’instruments de chimie et de physique, tel était l’aspect premier de ce nouveau logis. Au bout de quelques secondes, le cardinal sentit qu’il ne respirait plus que péniblement.

— Que veut dire cela ? demanda-t-il ; on étouffe ici, maître ; la sueur me coule. Quel est ce bruit ?

— Voici la cause, monseigneur, comme dit Shakespeare, fit Balsamo en tirant un grand rideau d’amiante et en découvrant un vaste fourneau de briques, au centre duquel deux trous étincelaient comme les yeux du lion dans les ténèbres.

Ce fourneau tenait le centre d’une seconde pièce, d’une grandeur double de la première, et que le prince n’avait pas aperçue, masquée qu’elle était par le rideau d’amiante.

— Oh ! oh ! dit le prince en reculant, ceci est assez effrayant, ce me semble.

— C’est un fourneau, monseigneur.

— Oui, sans doute, mais vous avez cité Shakespeare, moi je citerai Molière : il y a fourneau et fourneau ; celui-ci a un air tout à fait diabolique, et son odeur ne me plaît pas ; que cuit-on là-dedans ?

— Mais ce que Votre Éminence m’a demandé.

— Plaît-il ?

— Sans doute, Votre Éminence m’a, je crois, fait la grâce d’accepter un échantillon de mon savoir-faire. Je devais ne me mettre à l’œuvre que demain soir, puisque Votre Éminence ne devait venir qu’après-demain ; mais Votre Éminence ayant changé d’avis, j’ai, aussitôt que je l’ai vue en route pour la rue Saint-Claude, allumé le fourneau et fait la mixtion ; il en résulte que le fourneau bout et que dans dix minutes vous aurez votre or. Permettez que j’ouvre le vasistas pour établir un courant d’air.

— Quoi ! ces creusets placés sur le fourneau ?…

— Dans dix minutes nous donneront de l’or aussi pur que les sequins de Venise et les florins de Toscane.

— Voyons, si l’on peut voir toutefois.

— Sans doute ; seulement prenons quelques précautions indispensables.

— Lesquelles ?

— Appliquez sur votre visage ce masque d’amiante aux yeux de verre, sans quoi le feu pourrait bien, tant il est ardent, vous brûler la vue.

— Peste ! prenons-y garde ; je tiens à mes yeux, et je ne les donnerais pas pour les cent mille écus que vous m’avez promis.

— C’est ce que je pensais, monseigneur ; les yeux de Votre Éminence sont beaux et bons.

Le compliment ne déplut aucunement au prince, très jaloux de ses avantages personnels.

— Ah ! ah ! fit-il en ajustant le masque, nous disons donc que nous allons voir de l’or ?

— Je l’espère, monseigneur.

— Pour cent mille écus ?

— Oui, monseigneur ; peut-être y en aura-t-il un peu plus, car j’ai fait la mixtion abondante.

— Vous êtes en vérité un généreux sorcier, dit le prince avec un joyeux battement de cœur.

— Moins que Votre Éminence, qui veut bien me le dire. Maintenant, monseigneur, veuillez vous écarter un peu, je vous prie, que j’ouvre la plaque du creuset.

Balsamo revêtit une courte chemise d’amiante, saisit d’un bras vigoureux une pince de fer, et leva un couvercle rougi par l’ardeur du feu, lequel laissa à découvert quatre creusets de forme pareille, contenant les uns une mixture rouge comme du vermillon, et les autres une matière blanchissant déjà, mais avec un reste de transparence purpurine.

— Et voilà l’or ? dit le prélat à mi-voix, comme s’il eut craint de troubler par une parole trop haute le mystère qui s’accomplissait devant lui.

— Oui, monseigneur, ces quatre creusets sont étagés : les uns ont douze heures de cuisson, les autres onze. La mixtion, et ceci est un secret que je révèle à un ami de la science, ne se jette dans la matière qu’au moment de l’ébullition. Mais, comme Votre Éminence peut le voir, voici le premier creuset qui blanchit ; il est temps de transvaser la matière arrivée à point. Veuillez vous reculer, monseigneur.

Le prince obéit avec la même ponctualité qu’un soldat à l’ordre de son chef. Et Balsamo, quittant la pince de fer déjà chaude parle contact des creusets rouges, approcha du fourneau une sorte d’enclume à roulettes, sur laquelle étaient enchâssés dans des formes de fer huit moules cylindriques de même capacité.

— Qu’est ceci, cher sorcier ? demanda le prince.

— Ceci, monseigneur, c’est le moule commun et uniforme dans lequel je vais couler vos lingots.

— Ah ! ah ! fit le prince.

Et il redoubla d’attention.

Balsamo étendit sur la dalle un lit d’étoupes blanches en guise de rempart. Il se plaça entre l’enclume et le fourneau, ouvrit un grand livre, récita, baguette en main, une incantation, puis saisissant une tenaille gigantesque destinée à enfermer le creuset dans ses bras tordus :

— L’or sera superbe, dit-il, monseigneur, et de première qualité.

— Comment ! demanda le prince, vous allez enlever ce pot de feu ?

— Qui pèse cinquante livres, oui, monseigneur ; oh ! peu de fondeurs, je vous le déclare, ont mes muscles et ma dextérité, ne craignez donc rien.

— Cependant, si le creuset éclatait…

— Cela m’est arrivé une fois, monseigneur ; c’était en 1399, je faisais une expérience avec Nicolas Flamel, en sa maison de la rue des Écrivains, près la chapelle Saint-Jacques-la-Boucherie. Le pauvre Flamel faillit y perdre la vie, et moi j’y perdis vingt-sept marcs d’une substance plus précieuse que l’or.

— Que diable me dites-vous là, maître ?

— La vérité.

— En 1399, vous poursuiviez le grand œuvre ?

— Oui, monseigneur.

— Avec Nicolas Flamel ?

— Avec Nicolas Flamel. Nous trouvâmes le secret ensemble. Cinquante ou soixante ans auparavant, en travaillant avec Pierre le Bon, dans la ville de Pola. Il ne boucha point le creuset assez vite, et j’eus l’œil droit perdu pendant dix ou douze ans par l’évaporation.

— Pierre le Bon ?

— Celui qui composa le fameux ouvrage de la Margarita pretiosa, ouvrage que vous connaissez, sans doute ?

— Oui, et qui porte la date de 1330.

— C’est justement cela, monseigneur.

— Et vous avez connu Pierre le Bon et Flamel ?

— J’ai été l’élève de l’un et le maître de l’autre.

Et tandis que le cardinal, épouvanté, se demandait si ce n’était pas le diable en personne et non un de ses suppôts qui se trouvait à ses côtés, Balsamo plongea dans la fournaise sa tenaille aux longs bras.

L’étreinte fut sûre et rapide. L’alchimiste engloba le creuset à quatre pouces au-dessous du bord, s’assura, en le soulevant de quelques pouces seulement, qu’il le tenait bien ; puis, par un effort vigoureux, il raidit les muscles, et enleva l’effrayante marmite de son fourneau ardent ; les mains de la tenaille rougirent aussitôt ; puis, on vit courir sur l’argile incandescente des sillons blancs comme des éclairs dans une nuée sulfureuse ; puis, les bords du creuset se foncèrent en rouge-brun, tandis que le fond conique apparaissait encore rose et argent sur le pénombre du fourneau ; puis, enfin, le métal ruisselant sur lequel s’était formée une crème violette, frisée de plis d’or, siffla par la gouttière du creuset, et tomba en jets flamboyants dans le moule noir, à l’orifice duquel apparut, furieuse et écumante, la nappe d’or, insultant, par ses frissonnements, au vil métal qui la contenait.

— Au second, dit Balsamo, en passant à un second moule.

Et le second moule fut rempli avec la même force et la même dextérité. La sueur dégouttait du front de l’opérateur : le spectateur se signait dans l’ombre.

En effet, c’était un tableau d’une sauvage et majestueuse horreur. Balsamo, éclairé par les fauves reflets de la flamme métallique, ressemblait aux damnés que Michel-Ange et Dante tordent dans le fond de leurs chaudières.

Puis il y avait l’émotion de l’inconnu.

Balsamo ne respira point entre les deux opérations, le temps pressait.

— Il y aura un peu de déchet, dit-il, après avoir rempli le second moule ; j’ai laissé bouillir la mixture un centième de minute de trop.

— Un centième de minute ! s’écria le cardinal, ne cherchant plus à cacher sa stupéfaction.

— C’est énorme en hermétique, monseigneur, répliqua naïvement Balsamo ; mais en attendant, Éminence, voici deux creusets vides, deux moules remplis, et cent livres d’or fin.

Et saisissant, à l’aide de ses puissantes tenailles, le premier moule, il le jeta dans l’eau, qui tourbillonna et fuma longtemps ; puis il l’ouvrit, il en tira un morceau d’or irréprochable, ayant la forme d’un petit pain de sucre aplati aux deux pôles.

— Nous avons près d’une heure à attendre pour les deux autres creusets, dit Balsamo ; en attendant, Votre Éminence veut-elle s’asseoir ou respirer le frais ?

— Et c’est de l’or ? demanda le cardinal sans répondre à l’interrogation de l’opérateur.

Balsamo sourit. Le cardinal était bien à lui.

— En douteriez-vous, monseigneur ?

— Écoutez donc, la science s’est trompée tant de fois…

— Vous ne dites pas votre pensée tout entière, mon prince, dit Balsamo. Vous croyez que je vous trompe et que je vous trompe sciemment. Monseigneur, je serais bien peu de chose à mes propres yeux si j’agissais ainsi, car mes ambitions n’iraient pas au delà des murs de mon cabinet, qui vous verrait sortir tout émerveillé pour aller perdre votre admiration chez le premier batteur d’or venu. Allons, allons, faites-moi plus d’honneur, mon prince, et croyez que si je voulais tromper, ce serait plus adroitement et dans un but plus élevé. Au surplus, Votre Éminence sait comment on éprouve l’or ?

— Sans doute, par la pierre à toucher.

— Monseigneur n’a pas manqué de faire l’expérience, lui-même, ne fût-ce que sur les onces d’Espagne qui sont fort courues au jeu, étant de l’or le plus fin que l’on puisse trouver, mais parmi lesquelles il s’en trouve beaucoup de fausses ?

— Cela m’est arrivé effectivement.

— Eh bien ! monseigneur, voici une pierre et de l’acide.

— Non, je suis convaincu.

— Monseigneur, faites-moi le plaisir de vous assurer que ces lingots sont non seulement de l’or, mais encore de l’or sans alliage.

Le cardinal paraissait répugner à donner cette preuve d’incrédulité ; et cependant, il était visible qu’il n’était point convaincu.

Balsamo toucha lui-même les lingots et soumit le résultat à l’expérience de son hôte.

— Vingt-huit carats, dit-il ; je vais verser les deux autres.

Dix minutes après, les deux cents livres d’or étaient étalées en quatre lingots sur l’étoupe échauffée par le contact.

— Votre Éminence est venue en carrosse, n’est-ce pas ? Du moins, c’est en carrosse que je l’ai vue venir.

— Oui.

— Monseigneur fera approcher son carrosse de la porte, et mon laquais portera les lingots dans son carrosse.

— Cent mille écus ! murmura le cardinal, en ôtant son masque comme pour voir par ses propres yeux l’or gisant à ses pieds.

— Et celui-là, monseigneur, vous pourrez dire d’où il vient, n’est-ce pas ? car vous l’avez vu faire.

— Oh ! oui, et j’en témoignerai.

— Non pas, non pas, dit vivement Balsamo, on n’aime pas les savants en France ; ne témoignez de rien, monseigneur. Oh ! si je faisais des théories au lieu de faire de l’or, je ne dis pas.

— Alors, que puis-je faire pour vous ? dit le prince en soulevant avec peine un lingot de cinquante livres dans ses mains délicates.

Balsamo le regarda fixement, et, sans aucun respect, se mit à rire.

— Qu’y a-t-il donc de risible dans ce que je vous dis ? demanda le cardinal.

— Votre Éminence m’offre ses services, je crois ! 

— Sans doute.

— En vérité, ne serait-il pas plus à propos que je lui offrisse les miens ?

La figure du cardinal s’assombrit.

— Vous m’obligez, Monsieur, dit-il, et cela je m’empresse de le reconnaître, mais si cependant la reconnaissance que je vous garde devait être plus lourde que je ne le crois, je n’accepterais point le service. Il y a encore, Dieu merci, dans Paris assez d’usuriers pour que je trouve moitié sur gage, moitié sur ma signature, cent mille écus d’ici à après-demain, et rien que mon anneau épiscopal vaut quarante mille livres.

Et le prélat étendit sa main blanche comme celle d’une femme, à l’annulaire duquel brillait un diamant gros comme une noisette.

— Mon prince, dit Balsamo en s’inclinant, il est impossible que vous ayez pu croire un instant à mon intention de vous offenser.

Puis, comme s’il se parlait à lui-même :

— Il est étrange, continua-t-il, que la vérité fasse cet effet à quiconque s’appelle prince.

— Comment cela ?

— Eh ! sans doute ! Votre Éminence me propose ses services à moi ! Je vous le demande à vous-même, monseigneur, de quelle nature peuvent être les services que Votre Éminence est à même de me rendre ?

— Mais mon crédit à la cour d’abord.

— Monseigneur, monseigneur, vous savez vous-même que ce crédit est bien ébranlé, et j’aimerais presque autant celui de M. de Choiseul qui n’a plus quinze jours peut-être à rester ministre. Tenez, mon prince, en fait de crédit, tenons-nous-en au mien. Voici de bel et bon or. Chaque fois que Votre Éminence en voudra, elle me le fera dire la veille ou le matin même, et je lui en fournirai à son désir.

— De l’or, ce n’est pas tout, murmura le cardinal, tombé au rang de protégé et ne cherchant même plus à reprendre sa position de protecteur.

— Ah ! c’est vrai. J’oubliais, dit Balsamo, que monseigneur désire autre chose que de l’or, un bien plus précieux que toutes les richesses du monde ; mais ceci ne regarde plus la science, c’est du ressort de la magie. Monseigneur, dites un mot, et l’alchimiste est prêt à faire place au magicien.

— Merci, monsieur, je n’ai plus besoin de rien, je ne désire plus rien, dit tristement le cardinal.

Balsamo s’approcha de lui.

— Monseigneur, dit-il, un prince jeune, ardent, beau, riche, et qui s’appelle Rohan, ne peut pas faire une pareille réponse à un magicien.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que le magicien lit au fond du cœur, et sait le contraire.

— Je ne désire rien, je ne veux rien, monsieur, reprit le cardinal presque épouvanté.

— J’aurais cru, au contraire, que les désirs de Son Éminence étaient tels qu’elle n’osait se les avouer à elle-même, reconnaissant que c’étaient des désirs de roi.

— Monsieur, dit le cardinal en tressaillant, vous faites allusion, je crois, à quelques paroles que vous m’avez déjà dites chez la princesse.

— Oui, je l’avoue, monseigneur.

— Monsieur, alors vous vous êtes trompé et vous vous trompez encore maintenant.

— Oubliez-vous, monseigneur, que je vois aussi clairement dans votre cœur ce qui s’y passe en ce moment, que j’ai vu clairement votre carrosse sortir des Carmélites de Saint-Denis, dépasser la barrière, prendre le boulevard et s’arrêter sous les arbres, à cinquante pas de ma maison ?

— Alors, expliquez-vous, et dites-moi quelque chose qui me frappe.

— Monseigneur, il a toujours fallu aux princes de votre maison un amour grand et hasardeux, vous ne dégénérerez pas, c’est la loi.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, comte, balbutia le prince.

— Au contraire, vous me comprenez à merveille. J’aurais pu toucher plusieurs des cordes qui vibrent en vous ; mais pourquoi l’inutile ? J’ai été droit à celle qu’il faut attaquer ; oh ! celle-là vibre profondément, j’en suis sûr.

Le cardinal releva la tête, et, par un dernier effort de défiance, interrogea le regard si clair et si assuré de Balsamo.

Balsamo souriait avec une telle expression de supériorité que le cardinal baissa les yeux.

— Oh ! vous avez raison, monseigneur, vous avez raison, ne me regardez point ; car alors je vois trop clairement ce qui se passe dans votre cœur ; car votre cœur est comme un miroir qui garderait la forme des objets qu’il y réfléchit.

— Silence, comte de Fœnix, silence, dit le cardinal subjugué.

— Oui, vous avez raison, silence, car le moment n’est pas encore venu de laisser voir un pareil amour.

— Pas encore, avez-vous dit ?

— Pas encore.

— Cet amour a donc un avenir ?

— Pourquoi pas ?

— Et vous pourriez me dire, vous, si cet amour n’est pas insensé, comme je l’ai cru moi-même, comme je le crois encore, comme je le croirai jusqu’au moment où une preuve du contraire me sera donnée ?

— Vous demandez beaucoup, monseigneur ; je ne puis rien vous dire sans être mis en contact avec la personne qui vous inspire cet amour, ou avec quelque objet venant d’elle.

— Et quel objet faudrait-il pour cela ?

— Une tresse de ses beaux cheveux dorés, si petite qu’elle soit, par exemple.

— Oh ! oui, vous êtes un homme profond ! Oui, vous l’avez dit, vous lisez dans les cœurs comme je lirais, moi, dans un livre.

— Hélas ! c’est ce que me disait votre pauvre arrière-grand-oncle, le chevalier Louis de Rohan, lorsque je lui fis mes adieux sur la plate-forme de la Bastille, au pied de l’échafaud sur lequel il monta si courageusement.

— Il vous dit cela ?… que vous étiez un homme profond ?

— Et que je lisais dans les cœurs. Oui, car je l’avais prévenu que le chevalier de Préault le trahirait. Il ne voulut pas me croire, et le chevalier de Préault le trahit.

— Quel singulier rapprochement faites-vous entre mon ancêtre et moi ? dit le cardinal en pâlissant malgré lui.

— C’est uniquement pour vous rappeler qu’il s’agit d’être prudent, monseigneur, en vous procurant des cheveux qu’il vous faudra couper sous une couronne.

— N’importe où il faudra les aller prendre, vous les aurez, monsieur.

— Bien, maintenant voici votre or, monseigneur ; j’espère que vous ne doutez plus que ce soit bien de l’or ?

— Donnez-moi une plume et du papier.

— Pour quoi faire, monseigneur ?

— Pour vous faire un reçu des cent mille écus que vous me prêtez si gracieusement.

— Y pensez-vous, monseigneur ? un reçu à moi, et pour quoi faire ?

— J’emprunte souvent, mon cher comte, dit le cardinal, mais je vous préviens que je ne reçois jamais.

— Comme il vous plaira, mon prince.

Le cardinal prit une plume sur la table, et écrivit d’une énorme et illisible écriture, un reçu dont l’orthographe ferait peur à la gouvernante d’un sacristain d’aujourd’hui.

— Est-ce bien cela ? demanda-t-il en le présentant à Balsamo.

— Parfaitement, répliqua le comte, le mettant dans sa poche sans même jeter les yeux dessus.

— Vous ne le lisez pas, monsieur ?

— J’avais la parole de Votre Éminence, et la parole des Rohan vaut mieux qu’un gage.

— Monsieur le comte de Fœnix, dit le cardinal avec un demi-salut, bien significatif de la part d’un homme de cette qualité, vous êtes un galant homme, et si je ne puis vous faire mon obligé, vous me permettrez d’être heureux de demeurer le vôtre.

Balsamo s’inclina à son tour et tira une sonnette au bruit de laquelle Fritz apparut.

Le comte lui dit quelques mots en allemand.

Fritz se baissa, et, comme un enfant qui emporterait huit oranges, un peu embarrassé, mais nullement courbé ou retardé, il enleva les huit lingots d’or dans leurs enveloppes d’étoupe.

— Mais c’est un Hercule que ce gaillard-là ! dit le cardinal.

— Il est assez fort, oui, monseigneur, répondit Balsamo ; mais il est vrai de dire que depuis qu’il est à mon service, je lui laisse boire chaque matin trois gouttes d’un élixir composé par mon savant ami le docteur Althotas ; aussi, le voilà qui commence à profiter ; dans un an, il portera les cent marcs d’une seule main.

— Merveilleux ! incompréhensible ! murmura le cardinal. Oh ! je ne pourrai résister au désir de parler de tout cela.

— Faites, monseigneur, faites, répondit Balsamo en riant ; mais n’oubliez pas que parler de tout cela, c’est prendre l’engagement de venir éteindre vous-même la flamme de mon bûcher, si, par hasard, il prenait envie au parlement de me faire rôtir en place de Grève.

Et, ayant escorté son illustre visiteur jusque sous la porte cochère, il prit congé de lui avec un salut respectueux.

— Mais, votre valet ? Je ne le vois pas, dit le cardinal.

— Il est allé porter l’or dans votre voiture, monseigneur.

— Il sait donc où elle est ?

— Sous le quatrième arbre à droite en tournant le boulevard. C’est cela que je lui disais en allemand, monseigneur.

Le cardinal leva les mains au ciel et disparut dans l’ombre.

Balsamo attendit que Fritz fût rentré et remonta chez lui en fermant toutes les portes.


LX

L’ÉLIXIR DE VIE.


Balsamo, demeure seul, vint écouter à la porte de Lorenza.

Elle dormait d’un sommeil égal et doux.

Il entrouvrit alors un guichet, fixé en dehors, et la contempla quelque temps dans une douce et tendre rêverie. Puis, repoussant le guichet et traversant la chambre que nous avons décrite, et qui séparait l’appartement de Lorenza du cabinet de physique, il s’empressa d’aller éteindre ses fourneaux, en ouvrant un immense conduit qui dégagea toute la chaleur par la cheminée, et donna passage à l’eau d’un réservoir contenu sur la terrasse.

Puis, serrant précieusement dans un portefeuille de maroquin noir le reçu du cardinal :

— La parole des Rohan est bonne, murmura-t-il, mais pour moi seulement, et là-bas il est bon que l’on sache à quoi j’emploie l’or des frères.

Ces paroles s’éteignaient sur ses lèvres, quand trois coups secs, frappés au plafond, lui firent lever la tête.

— Oh ! oh ! dit-il, voici Althotas qui m’appelle.

Puis, comme il donnait de l’air au laboratoire, rangeait toute chose avec méthode, replaçait la plaque sur les briques, les coups redoublèrent.

— Ah ! il s’impatiente ; c’est bon signe.

Balsamo prit une longue tringle de fer, et frappa à son tour.

Puis il alla détacher de la muraille un anneau de fer, et, au moyen d’un ressort qui se détendit, une trappe se détacha du plafond, et s’abaissa jusqu’au sol du laboratoire. Balsamo se plaça au centre de la machine, qui, au moyen d’un autre ressort, remonta doucement, enlevant son fardeau avec la même facilité que les gloires de l’Opéra enlèvent les dieux et les déesses, et l’élève se trouva chez le maître.

Cette nouvelle habitation du vieux savant pouvait avoir de huit à neuf pieds de hauteur sur seize de diamètre ; elle était éclairée par le haut à la manière des puits, et hermétiquement fermée sur les quatre façades.

Cette chambre était, comme on le voit, un palais relativement à son habitation dans la voiture.

Le vieillard était assis dans son fauteuil roulant, au centre d’une table de marbre taillée en fer à cheval, et encombrée de tout un monde, ou plutôt de tout un chaos de plantes, de fioles, d’outils, de livres, d’appareils et de papiers chargés de caractères cabalistiques.

Il était si préoccupé, qu’il ne se dérangea point quand Balsano apparut.

La lumière d’une lampe astrale, attachée au point culminant du vitrage, tombait sur son crâne nu et luisant.

Il ressassait entre ses doigts une bouteille de verre blanc dont il interrogeait la transparence, à peu près comme une ménagère qui fait son marché elle-même mire à la lumière les œufs qu’elle achète.

Balsamo le regarda d’abord en silence ; puis, au bout d’un instant :

— Eh bien ! dit-il, il y a donc du nouveau ?

— Oui, oui. Arrive, Acharat, tu me vois enchanté, ravi ; j’ai trouvé, j’ai trouvé !…

— Quoi ?

— Ce que je cherchais, pardieu !

— L’or ?

— Ah bien… oui, l’or ! allons donc !

— Le diamant ?

— Bon, le voilà qui extravague. L’or, le diamant, belles trouvailles, ma foi, et il y aurait de quoi se réjouir, sur mon âme, si j’avais trouvé cela !

— Alors, demanda Balsamo, ce que vous avez trouvé, c’est donc votre élixir ?

— Oui, mon ami, c’est mon élixir ; c’est-à-dire la vie ; que dis-je, la vie ! l’éternité de la vie.

— Oh ! oh ! fil Balsamo attristé, car il regardait cette recherche comme une œuvre folle, c’est encore de ce rêve que vous vous occupez ?

Mais Althotas, sans écouter, mirait amoureusement sa fiole.

— Enfin, dit-il, la combinaison est trouvée : élixir d’Aristée, vingt grammes ; baume de mercure, quinze grammes ; précipité d’or, quinze grammes ; essence de cèdres du Liban, vingt-cinq grammes.

— Mais il me semble, qu’à l’élixir d’Aristée près, c’est votre dernière combinaison, maître ?

— Oui, mais il y manquait l’ingrédient principal, celui qui relie tous les autres, celui sans lequel les autres ne sont rien.

— Et vous l’avez trouvé, celui-là ?

— Je l’ai trouvé.

— Vous pouvez vous le procurer ?

— Pardieu !

— Quel est-il ?

— Il faut ajouter aux matières, déjà combinées dans cette fiole, les trois dernières gouttes du sang artériel d’un enfant.

— Eh bien ! mais cet enfant, dit Balsamo épouvanté, où l’aurez-vous ?

— Tu me le procureras.

—Moi ?

— Oui, toi.

— Vous êtes fou, maître.

— Eh bien, quoi ? demanda l’impassible vieillard en promenant avec délices sa langue sur l’extérieur du flacon où, par le bouchon mal clos, suintait une goutte d’eau ; eh bien, quoi ?…

— Et vous voulez avoir un enfant pour prendre les trois dernières gouttes de son sang artériel ?

— Oui.

— Mais il faut tuer l’enfant pour cela ?

— Sans doute, il faut le tuer ; plus il sera beau, mieux cela vaudra.

— Impossible, dit Balsamo en haussant les épaules, on ne prend pas ici les enfants pour les tuer.

— Bah ! s’écria le vieillard avec une atroce naïveté, qu’est-ce donc qu’on en fait ?

— On les élève, pardieu !

— Ah çà ! le monde est donc changé ? Il y a trois ans, on venait nous en offrir tant que nous en voulions, des enfants, pour quatre charges de poudre ou une demi-bouteille d’eau-de-vie.

— C’était au Congo, maître.

— Eh bien, oui, c’était au Congo. Il m’était égal que l’enfant soit noir, à moi. Ceux qu’on nous offrait, je me le rappelle, étaient très gentils, très frisés, très folâtres.

— À merveille ! dit Balsamo ; mais malheureusement, cher maître, nous ne sommes pas au Congo.

— Ah ! nous ne sommes pas au Congo ? dit Althotas. Eh bien, où sommes-nous donc ?

— À Paris.

— À Paris. Eh bien ! en nous embarquant à Marseille, nous pouvons y être en six semaines, au Congo.

— Oui, cela se pourrait, sans doute, mais il faut que je reste en France.

— Il faut que tu restes en France ! et pourquoi cela ?

— Parce que j’y ai affaire.

— Tu as affaire en France ?

— Oui, et sérieusement.

Le vieillard partit d’un long et lugubre éclat de rire.

— Affaire, dit-il, affaire en France. Ah ! oui, c’est vrai, j’avais oublié, moi. Tu as des clubs à organiser, n’est-ce pas ?

— Oui, maître.

— Des conspirations à ourdir ?

— Oui, maître.

— Tes affaires, enfin, comme tu appelles cela.

Et le vieillard se reprit à rire de son air faux et moqueur.

Balsamo garda le silence, tout en amassant des forces contre l’orage qui se préparait et qu’il sentait venir.

— Et où en sont ces affaires ? Voyons ! dit le vieillard en se retournant paisiblement sur son fauteuil et en attachant ses grands yeux gris sur son élève.

Balsamo sentit pénétrer en lui ce regard comme un rayon lumineux.

— Où j’en suis ?

— Oui.

— J’ai lancé la première pierre, l’eau est troublée.

— Et quel limon as-tu remué ? Parle, voyons.

— Le bon, le limon philosophique.

— Ah ! oui, tu vas mettre en jeu tes utopies, tes rêves creux, tes brouillards : des drôles qui discutent sur l’existence ou la non-existence de Dieu, au lieu d’essayer comme moi de se faire dieux eux-mêmes. Et quels sont ces fameux philosophes auxquels tu te relies ? Voyons.

— J’ai déjà le plus grand poète et le plus grand athée de l’époque ; un de ces jours, il doit rentrer en France, d’où il est à peu près exilé, pour se faire recevoir maçon, à la loge que j’organise rue du Pot-de-Fer, dans l’ancienne maison des jésuites.

— Et tu l’appelles ?

— Voltaire.

— Je ne le connais pas ; qui as-tu encore ?

— On doit m’aboucher prochainement avec le plus grand remueur d’idées du siècle, avec un homme qui a fait le Contrat social.

— Et tu l’appelles ?

— Rousseau.

— Je ne le connais pas.

— Je le crois bien, vous ne connaissez, vous qu’Alphonse X, Raymond Lulle, Pierre de Tolède, et le grand Albert.

— C’est que ce sont les seuls hommes qui aient réellement vécu, puisque ce sont les seuls qui ont agité, toute leur vie, cette grande question d’être ou de ne pas être.

— Il y a deux façons de vivre, maître.

— Je n’en connais qu’une, moi : c’est d’exister ; mais revenons à tes deux philosophes. Tu les appelles, tu dis ?

— Voltaire, Rousseau.

— Bon ! je me rappellerai ces noms-là ; et tu prétends, grâce à ces deux hommes… ?

— M’emparer du présent et saper l’avenir.

— Oh ! oh ! ils sont donc bien bêtes, dans ce pays-ci, qu’ils se laissent mener avec des idées ?

— Au contraire, c’est parce qu’ils ont trop d’esprit que les idées ont plus d’influence sur eux que les faits. Et puis j’ai un auxiliaire plus puissant que tous les philosophes de la terre.

— Lequel ?

— L’ennui… Il y a seize cents ans que la monarchie dure en France, et les Français sont las de la monarchie.

— De sorte qu’ils vont renverser la monarchie ?

— Oui.

— Tu crois cela ?

— Sans doute.

— Et tu pousses, tu pousses ?

— De toutes mes forces.

— Imbécile !

— Comment ?

— Que t’en reviendra-t-il, à toi, du renversement de cette monarchie ?

— À moi rien ; mais à tous, le bonheur.

— Voyons, aujourd’hui, je suis content, et je veux bien perdre mon temps à te suivre. Explique-moi d’abord comment tu arriveras au bonheur, et ensuite ce que c’est que le bonheur.

— Comment j’arriverai ?

— Oui, au bonheur de tous, au renversement de la monarchie, ce qui est pour toi l’équivalent du bonheur général. J’écoute.

— Eh bien ! un ministère existe en ce moment, qui est le dernier rempart qui défende la monarchie ; c’est un ministère intelligent, industrieux et brave qui pourrait soutenir vingt ans encore, peut-être, cette monarchie usée et chancelante ; ils m’aideront à le renverser.

— Qui cela ? Tes philosophes ?

— Non pas : les philosophes le soutiennent au contraire.

— Comment ! tes philosophes soutiennent un ministère qui soutient la monarchie, eux qui sont les ennemis de la monarchie ? Oh ! les grands imbéciles que les philosophes !

— C’est que le ministre est un philosophe lui-même.

— Ah ! je comprends, et qu’ils gouvernent dans la personne de ce ministre. Je me trompe alors, ce ne sont pas des imbéciles, ce sont des égoïstes.

— Je ne veux pas discuter sur ce qu’ils sont, dit Balsamo, que l’impatience commençait à gagner, je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que, ce ministère renversé, tous crieront haro sur le ministère suivant.

— Bien !

— Ce ministère aura contre lui d’abord les philosophes, puis le Parlement. Les philosophes crieront, le Parlement criera, le ministère persécutera les philosophes et cassera le Parlement. Alors, dans l’intelligence et dans la matière s’organisera une ligue sourde, une opposition entêtée, tenace, incessante, qui attaquera tout, à toute heure creusera, minera, ébranlera. À la place des Parlements, on nommera des juges ; ces juges nommés par la royauté feront tout pour la royauté. On les accusera, et à raison, de vénalité, de concussion, d’injustice. Le peuple se soulèvera, et enfin la royauté aura contre elle la philosophie qui est l’intelligence, les Parlements qui sont la bourgeoisie, et le peuple qui est le peuple, c’est-à-dire ce levier que cherchait Archimède et avec lequel on soulève le monde.

— Eh bien, quand tu auras soulevé le monde, il faudra bien que tu le laisses retomber.

— Oui, mais en retombant, la royauté se brisera.

— Et, quand elle sera brisée, voyons, je veux bien suivre tes images fausses, parler ta langue emphatique, quand elle sera brisée, la royauté vermoulue, que sortira-t-il de ses ruines ?

— La liberté.

— Ah ! les Français seront donc libres ?

— Cela ne peut manquer d’arriver un jour.

— Libres, tous ?

— Tous.

— Il y aura alors en France trente millions d’hommes libres ?

— Oui.

— Et parmi ces trente millions d’hommes libres, tu crois qu’il ne se rencontrera pas un homme un peu mieux fourni de cervelle que les autres, lequel confisquera un beau matin la liberté de ces vingt-neuf millions neuf cent quatre-vingt-dix neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix neuf concitoyens, pour avoir un peu plus de liberté à lui seul ? Te rappelles-tu ce chien que nous avions à Médine, et qui mangeait à lui seul la part de tous les autres ?

— Oui, mais, un beau jour, les autres se sont unis contre lui et l’ont étranglé.

— Parce que c’étaient des chiens ; des hommes n’eussent rien dit.

— Vous mettez donc l’intelligence de l’homme au-dessous de celle du chien, maître ?

— Dame ! les exemples sont là.

— Et quels exemples ?

— Il me semble qu’il y a eu chez les anciens un certain César Auguste, et chez les modernes un certain Olivier Cromwell, qui mordirent ardemment le gâteau romain et le gâteau anglais, sans que ceux auxquels ils l’arrachaient aient dit ou fait grand-chose contre eux.

— Eh bien ! en supposant que cet homme surgisse, cet homme sera mortel, cet homme mourra, et avant de mourir, il aura fait du bien à ceux mêmes qu’il aura opprimés, car il aura changé la nature de l’aristocratie ; obligé de s’appuyer sur quelque chose, il aura choisi la chose la plus forte, c’est-à-dire le peuple. À l’égalité qui abaisse, il aura substitué l’égalité qui élève. L’égalité n’a point de barrière fixe, c’est un niveau de celui qui subit la hauteur de celui qui la fait. Or, en élevant le peuple, il aura consacré un principe inconnu jusqu’à lui. La Révolution aura fait les Français libres. Le protectorat d’un autre César Auguste ou d’un autre Olivier Cromwell les aura faits égaux.

Althotas fit un brusque mouvement sur son fauteuil.

— Oh ! que cet homme est stupide ! s’écria-t-il. Occupez donc vingt ans de votre vie à élever un enfant, essayez de lui apprendre ce que vous savez, pour que cet enfant, à trente ans, vienne vous dire : « Les hommes seront égaux !… »

— Sans doute, les hommes seront égaux, égaux devant la loi.

— Et devant la mort, imbécile, devant la mort, cette loi des lois, seront-ils égaux, quand l’un mourra à trois jours et que l’autre mourra à cent ans ? Égaux ! les hommes égaux, tant que les hommes n’auront pas vaincu la mort ! Oh ! la brute ! la double brute !

Et Althotas se renversa pour rire plus librement, tandis que Balsamo, sérieux et sombre, s’asseyait la tête basse.

Althotas le regarda en pitié.

— Je suis donc l’égal, dit-il, du manœuvre qui mord dans son pain grossier, du bambin qui tête sa nourrice, du vieillard hébété qui boit son petit-lait et pleure les yeux éteints ?… Oh ! malheureux sophiste que tu es, réfléchis donc à une chose, c’est que les hommes ne seront égaux que lorsqu’ils seront immortels ; car, lorsqu’ils seront immortels, ils seront dieux, et il n’y a que les dieux qui soient égaux.

— Immortels ! murmura Balsamo ; immortels. Chimère !

— Chimère ! s’écria Althotas. Chimère ! oui, chimère, comme la vapeur, chimère comme le fluide, chimère comme tout ce qu’on cherche, qu’on n’a pas encore découvert et qu’on découvrira. Mais remue donc avec moi la poussière des mondes, mets à nu les unes après les autres ces couches superposées qui chacune représente une civilisation ; et dans ces couches humaines, dans ce détritus de royaumes, dans ces filons de siècles, que coupe comme des tranches le fer de l’investigation moderne, que lis-tu ? C’est qu’en tout temps les hommes ont cherché ce que je cherche sous les différents titres du mieux, du bien, de la perfection. Et quand cherchaient-ils cela ? Au temps d’Homère où les hommes vivaient huit siècles ! Ils ne l’ont pas trouvé, ce mieux, ce bien, cette perfection : car s’ils l’eussent trouvé, ce monde décrépit, ce monde serait frais, vierge et rose comme l’aube matinale. Au lieu de cela, la souffrance, le cadavre, le fumier. Est-ce doux, la souffrance ? Est-ce beau, le cadavre ? Est-ce désirable, le fumier ?

— Eh bien, dit Balsamo répondant au vieillard, qu’une petite toux sèche venait d’interrompre ; eh bien, vous dites que personne n’a trouvé encore cet élixir de vie. Je vous dis, moi, que personne ne le trouvera. Confessez Dieu.

— Niais ! personne n’a trouvé tel secret ; donc, personne ne le trouvera. À ce compte, il n’y aurait jamais eu de découvertes. Or, crois-tu que les découvertes soient des choses nouvelles qu’on invente ? Non, ce sont des choses oubliées qu’on retrouve. Et pourquoi les choses une fois trouvées s’oublient-elles ? Parce que la vie est trop courte pour que l’inventeur puisse tirer de son invention toutes les déductions qu’elle enferme. Vingt fois, cet élixir de vie, on a failli le trouver. Crois-tu que le Styx soit une imagination d’Homère ? Crois-tu que cet Achille presque immortel, puisqu’il n’est vulnérable qu’au talon, soit une fable ? Non. Achille était l’élève de Chiron comme tu es le mien. Chiron veut dire supérieur ou pire. Chiron était un savant qu’on représente sous la forme d’un centaure, parce que sa science avait doué l’homme de la force et de la légèreté du cheval. Eh bien ! il avait à peu près trouvé l’élixir d’immortalité, lui aussi. Il ne lui manquait peut-être à lui aussi, comme à moi, que ces trois gouttes de sang que tu me refuses. Ces trois gouttes de sang absentes ont rendu Achille vulnérable au talon ; la mort a trouvé un passage, elle est entrée. Oui, je le répète, Chiron, l’homme universel, l’homme supérieur, l’homme pire, n’est qu’un autre Althotas empêché par un autre Acharat de compléter l’œuvre qui eût sauvé l’humanité tout entière, en l’arrachant à l’effet de la malédiction divine. Eh bien ! qu’as-tu à dire à cela ?

— Je dis, répondit Balsamo, visiblement ébranlé, je dis que j’ai mon œuvre et que vous avez la vôtre. Accomplissons-la, chacun de notre côté, et à nos risques et périls. Je ne vous seconderai pas par un crime.

— Par un crime ?

— Oui, et quel crime encore ! un de ceux qui lancent après vous toute une population aboyante ; un crime qui vous fait accrocher à ces potences infâmes dont votre science n’a pas encore plus garanti les hommes supérieurs que les hommes pires.

Althotas frappa de ses deux mains sèches sur la table de marbre.

— Voyons, voyons, dit-il, ne sois pas un idiot humanitaire, la pire race d’idiots qui existe au monde. Voyons, viens, et causons un peu de la loi, de ta brutale et absurde loi écrite par des animaux de ton espèce, que révolte une goutte de sang versée intelligemment, mais qu’affriandent des torrents de liqueur vitale répandue sur les places publiques, au pied des remparts des villes, dans ces plains qu’on appelle des champs de bataille ; de ta loi toujours inepte et égoïste qui sacrifie l’homme de l’avenir à l’homme présent, et qui a pris pour devise : « Vive aujourd’hui ! meure demain ! » Causons de cette loi, veux-tu ?

— Dites ce que vous avez à dire, je vous écoute, répondit Balsamo de plus en plus sombre.

— As-tu un crayon, une plume ? Nous allons faire un petit calcul.

— Je calcule sans plume et sans crayon. Dites ce que vous avez à dire.

— Voyons ton projet. Oh ! je me rappelle… tu renverses un ministère, tu casse les Parlements, tu établis des juges iniques, tu amènes une banqueroute, tu fomentes des révoltes, tu allumes une révolution, tu renverses une monarchie, tu laisses s’élever un protectorat, et tu précipites le protecteur.

« La Révolution t’aura donné la liberté.

« Le protectorat, l’égalité.

« Or, les Français étant libres et égaux, ton œuvre est accomplie.

« N’est-ce pas cela ?

— Oui ; regardez-vous la chose comme impossible ?

— Je ne crois pas à l’impossibilité. Tu vois que je te fais beau jeu, moi !

— Eh bien ?

— Attends ; d’abord, la France n’est pas comme l’Angleterre, où l’on fit tout ce que tu veux faire, plagiaire que tu es ; la France n’est pas une terre isolée où l’on puisse renverser les ministères, casser les Parlements, établir des juges iniques, amener une banqueroute, fomenter des révoltes, allumer des révolutions, renverser des monarchies, élever des protectorats et culbuter les protecteurs, sans que les autres nations se mêlent un peu de ces mouvements. La France est soudée à l’Europe, comme le foie aux entrailles de l’homme ; elle a des racines chez toutes les autres nations, des fibres chez tous les peuples ; essaye d’arracher le foie à cette grande machine qu’on appelle le continent européen, et pendant vingt ans, trente ans, quarante ans peut-être, tout le corps frémira ; mais je cote au plus bas, et je prends vingt ans ; est-ce trop sage, philosophe ?

— Non, ce n’est pas trop, dit Balsamo, ce n’est même pas assez.

— Eh bien ! moi, je m’en contente. Vingt ans de guerre, de lutte acharnée, mortelle, incessante ; voyons, je mets cela à deux cent mille morts par année, ce n’est pas trop quand on se bat à la fois en Allemagne, en Italie, en Espagne, que sais-je moi ! Deux cent mille hommes par année, pendant vingt ans, cela fait quatre millions d’hommes ; en accordant à chaque homme dix-sept livres de sang, c’est à peu près le compte de la nature, cela fait, multipliez… 17 par 4, voyons… cela fait soixante-huit millions de livres de sang versé pour arriver à ton but. Moi, je t’en demandais trois gouttes. Dis maintenant quel est le fou, le sauvage, le cannibale de nous deux ? Eh bien ! tu ne réponds pas ?

— Si fait, maître, je vous réponds que ce ne serait rien, trois gouttes de sang, si vous étiez sûr de réussir.

— Et toi, toi qui en répands soixante-huit millions de livres, es-tu sûr ? Dis ! Alors lève-toi, et la main sur ton cœur, réponds : « Maître, moyennant ces quatre millions de cadavres, je garantis le bonheur de l’humanité. »

— Maître, dit Balsamo en éludant la réponse, maître, au nom du ciel, cherchez autre chose.

— Ah ! tu ne réponds pas, tu ne réponds pas ? s’écria Althotas triomphant.

— Vous vous abusez, maître, sur l’efficacité du moyen : il est impossible.

— Je crois que tu me conseilles, je crois que tu me nies, je crois que tu me démens, dit Althotas roulant avec une froide colère ses yeux gris sous ses sourcils blancs.

— Non, maître, mais je réfléchis, moi qui vis chacun de mes jours en contact avec les choses de ce monde, en contradiction avec les hommes, en lutte avec les princes, et non pas, comme vous, séquestré dans un coin, indifférent à tout ce qui se passe, à tout ce qui se défend, ou à tout ce qui s’autorise, pure abstraction du savant et du citateur ; moi, enfin, qui sais les difficultés, je les signale, voilà tout.

— Ces difficultés, tu les vaincrais bien vite si tu voulais.

— Dites si je croyais.

— Tu ne crois donc pas ?

— Non, dit Balsamo.

— Tu me tentes ! tu me tentes ! s’écria Althotas.

— Non, je doute.

— Eh bien, voyons ; crois-tu à la mort ?

— Je crois à ce qui est, or, la mort est.

Althotas haussa les épaules.

— Donc la mort est, dit-il ; c’est un point que tu ne contestes pas ?

— C’est une chose incontestable.

— C’est une chose infinie, invincible, n’est-ce pas ? ajouta le vieux savant avec un sourire qui fit frissonner son jeune adepte.

— Oh ! oui, maître, invincible, infinie surtout.

— Et quand tu vois un cadavre, la sueur te monte au front, le regret te vient au cœur ?

— La sueur ne me monte pas au front, parce que je suis familiarisé avec toutes les misères humaines ; le regret ne me vient pas au cœur, parce que j’estime la vie peu de chose ; mais je me dis en présence du cadavre : « Mort ! mort ! tu es puissante comme Dieu ! Tu règnes souverainement, ô mort, et nul ne prévaut contre toi ! »

Althotas écouta Balsamo en silence et sans donner d’autre signe d’impatience que de tourmenter un scalpel entre ses doigts ; et, lorsque son élève eut achevé la phrase douloureuse et solennelle, le vieillard jeta en souriant un regard autour de lui, et ses yeux, si ardents, qu’il semblait que pour eux la nature ne dût point avoir de secrets, ses yeux s’arrêtèrent sur un coin de la salle où, couché sur quelques brins de paille, tremblait un pauvre chien noir, le seul qui restât de trois animaux de même espèce qu’Althotas avait demandé pour ses expériences, et que Balsamo lui avait fait apporter.

— Prends ce chien, dit Althotas à Balsamo, et apporte-le sur cette table.

Balsamo obéit ; il alla prendre le chien noir et l’apporta sur le marbre.

L’animal, qui semblait pressentir sa destinée, et qui déjà sans doute s’était rencontré sous la main de l’expérimentateur, se mit à frissonner, à se débattre et à hurler lorsqu’il sentit le contact du marbre.

— Eh ! eh ! dit Althotas, tu crois à la vie, n’est-ce pas, puisque tu crois à la mort ?

— Sans doute.

— Voilà un chien qui me paraît très vivant, qu’en dis-tu ?

— Assurément, puisqu’il crie, puisqu’il se débat, puisqu’il a peur.

— Que c’est laid, les chiens noirs ! Tâche, la première fois, de m’en procurer des blancs.

— J’y tâcherai.

— Ah ! nous disons donc que celui-ci est vivant ! Aboie, petit, ajouta le vieillard avec son rire lugubre, aboie, pour convaincre le seigneur Acharat que tu es vivant.

Et il toucha le chien du doigt sur un certain muscle, et le chien aboya, ou plutôt gémit aussitôt.

— Bon ! avance la cloche ; c’est cela : introduis le chien dessous… Là !… À propos, j’oubliais de te demander à quelle mort tu crois le mieux.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, maître ; la mort est la mort.

— C’est juste, très juste, ce que tu viens de me dire là, et c’est mon avis, à moi aussi. Eh bien ! puisque la mort est la mort, fais le vide, Acharat.

Balsamo tourna une roue qui dégagea par un tuyau l’air enfermé sous la cloche avec le chien, et peu à peu l’air s’enfuit avec un sifflement aigu. Le petit chien s’inquiéta d’abord, puis il chercha, fouilla, leva la tête, respira bruyamment et précipitamment, et enfin il tomba suffoqué, gonflé, inanimé.

— Voilà le chien mort d’apoplexie, n’est-ce pas ? dit Althotas. Une belle mort qui ne fait pas souffrir longtemps !

— Oui.

— Il est bien mort ?

— Sans doute.

— Tu ne me parais pas bien convaincu, Acharat ?

— Si fait, au contraire.

— Oh ! c’est que tu connais mes ressources, n’est-ce pas ? Tu supposes que j’ai trouvé l’insufflation nécessaire, hein ? cet autre problème qui consiste à faire circuler la vie avec l’air dans un corps intact, comme on peut le faire dans une outre qui n’est pas percée ?

— Non, je ne suppose rien ; je crois que le chien est mort, voilà tout.

— N’importe, pour la plus grande sécurité, nous allons le tuer deux fois. Lève la cloche, Acharat.

Acharat enleva l’appareil de cristal, le chien ne bougea point ; ses paupières étaient closes, son cœur ne battait plus.

— Prends ce scalpel, et, tout en laissant le larynx intact, tranche-lui la colonne vertébrale.

— C’est uniquement pour vous obéir.

— Et aussi pour achever le pauvre animal, au cas où il ne serait pas tout à fait mort, répondit Althotas avec ce sourire d’opiniâtreté particulier aux vieillards.

Balsamo donna un seul coup de lame tranchante. L’incision sépara la colonne vertébrale à deux pouces du cervelet à peu près, et ouvrit une large plaie sanglante.

L’animal ou plutôt le cadavre de l’animal resta immobile.

— Oui, ma foi, il était bien mort, dit Althotas ; pas une fibre ne tressaille, pas un muscle ne frémit, pas un atome de chair ne s’insurge contre ce nouvel attentat. N’est-ce pas, il est mort, et bien mort ?

— Je le reconnais autant de fois que vous désirerez que je le reconnaisse, dit Balsamo impatient.

— Et voilà un animal inerte, glacé, à jamais immobile. Rien ne prévaut contre la mort, as-tu dit. Nul n’a la puissance de rendre la vie et même l’apparence de la vie à la pauvre bête.

— Nul, si ce n’est Dieu.

— Oui, mais Dieu ne sera pas assez inconséquent pour le faire. Quand Dieu tue, comme il est la suprême sagesse, c’est qu’il a une raison ou un bénéfice à tuer. Un assassin, je ne sais plus comment on l’appelle, un assassin disait cela, et c’était fort bien dit. La nature a un intérêt dans la mort.

« Ainsi voilà un chien aussi mort que possible, et la nature a pris son intérêt sur lui.

Althotas attacha son œil perçant sur Balsamo. Celui-ci, fatigué d’avoir soutenu si longtemps le radotage du vieillard, inclina la tête pour toute réponse.

— Eh bien, que dirais-tu, continua Althotas, si ce chien ouvrait l’œil et te regardait ?

— Cela m’étonnerait beaucoup, maître, répondit Balsamo en souriant.

— Cela t’étonnerait ? Ah ! c’est bien heureux !

En achevant ses paroles avec son rire faux et lugubre, le vieillard attira près du chien un appareil composé de pièces de métal séparées par des tampons de drap. Le drap de cet appareil trempait dans un mélange d’eau acidulée ; les deux extrémités ou les deux pôles, comme on les appelle, sortaient du baquet.

— Quel œil veux-tu qu’il ouvre, Acharat ? demanda le vieillard.

— Le droit.

Les deux extrémités rapprochées, mais séparées l’une de l’autre par un morceau de soie, s’arrêtèrent sur un muscle du cou.

Aussitôt l’œil droit du chien s’ouvrit, et regarda fixement Balsamo, qui recula effrayé.

— Maintenant, passons à la gueule, veux-tu ?

Balsamo ne répondit rien, il était sous l’empire d’un profond étonnement.

Althotas toucha un autre muscle, et à la place de l’œil, qui s’était refermé, ce fut la gueule qui s’ouvrit, laissant voir les dents blanches et aiguës, à la racine desquelles la gencive rouge frémissait comme dans la vie.

Balsamo eut peur et ne put cacher son émotion.

— Oh ! voilà qui est étrange ! dit-il.

— Vois comme la mort est peu de chose, dit Althotas triomphant de la stupéfaction de son élève, puisqu’un pauvre vieillard comme moi, qui va lui appartenir bientôt, la fait dévier de son inexorable chemin.

Et tout à coup, avec un rire strident et nerveux :

— Prends garde, Acharat, dit-il, voilà un chien mort qui tout à l’heure voulait te mordre, et qui maintenant va courir après toi. Prends garde !

Et en effet, le chien avec son cou tranché, sa gueule béante et son œil tressaillant, se leva soudain sur ses quatre pattes, et la tête hideusement pendante, vacilla sur ses jambes.

Balsamo sentit ses cheveux se hérisser ; la sueur lui tomba du front, et il alla à reculons se coller contre la porte d’entrée, incertain s’il devait fuir ou demeurer.

— Allons, allons, je ne veux pas te faire mourir de peur en essayant de t’instruire, dit Althotas repoussant le cadavre et la machine, assez d’expériences comme cela.

Aussitôt le cadavre, cessant d’être en rapport avec la pile, retomba morne et immobile comme auparavant.

— Aurais-tu cru cela de la mort, Acharat ? dit le vieillard, et la croyais-tu d’aussi bonne composition, dis ?

— Étrange, en effet, étrange ! dit Balsamo en se rapprochant.

— Tu vois qu’on peut arriver à ce que je disais, mon enfant, et que le premier pas est fait. Qu’est-ce que prolonger la vie, quand on est déjà parvenu à annuler la mort ?

— Mais on ne le sait pas encore, objecta Balsamo, car cette vie que vous lui avez rendue est une vie factice.

— Ayons du temps et nous retrouverons la vie réelle. N’as-tu pas lu dans les poètes romains que Cassidée rendait la vie aux cadavres ?

— Dans les poètes, oui.

— Les Romains appelaient les poètes vates, mon ami, n’oublie pas cela.

— Voyons, dites-moi cependant…

— Une objection encore ?

— Oui. Si votre élixir de vie était composé et que vous en fissiez prendre à ce chien, il vivrait donc éternellement ?

— Sans doute.

— Et s’il tombait dans les mains d’un expérimentateur comme vous qui l’égorgeât ?

— Bon, bon ! s’écria le vieillard avec joie et en frappant ses mains l’une contre l’autre, voilà où je t’attendais.

— Alors, si vous m’attendiez là, répondez-moi.

— Je ne demande pas mieux.

— L’élixir empêchera-t-il une cheminée de tomber sur une tête, une balle de percer un homme d’outre en outre, un cheval d’ouvrir d’un coup de pied le ventre de son cavalier ?

Althotas regardait Balsamo du même œil qu’un spadassin doit regarder son adversaire dans un coup qui va lui permettre de le toucher.

— Non, non, non, dit-il, et tu es vraiment logicien, mon cher Acharat. Non, la cheminée, non, la balle, non, le coup de pied de cheval, ne pourront pas être évités tant qu’il y aura des maisons, des fusils et des chevaux.

— Il est vrai que vous ressusciterez les morts.

— Momentanément, oui ; indéfiniment, non. Il faudrait d’abord pour cela que je trouvasse l’endroit du corps où l’âme est logée, et cela pourrait être un peu long ; mais j’empêcherai cette âme de sortir du corps par la blessure qui aura été faite.

— Comment cela ?

— En la refermant.

— Même si cette blessure tranche une artère ?

— Sans doute.

— Ah ! je voudrais voir cela.

— Eh bien, regarde, dit le vieillard.

Et, avant que Balsamo eût pu l’arrêter, il se trancha la veine du bras gauche avec une lancette.

Il restait si peu de sang dans le corps du vieillard, et ce sang roulait si lentement, qu’il fut quelques temps à venir aux lèvres de la plaie ; mais enfin il y vint, et, ce passage ouvert, il sortit bientôt abondamment.

— Grand Dieu ! s’écria Balsamo.

— Eh bien, quoi ? dit Althotas.

— Vous êtes blessé, et grièvement.

— Puisque tu es comme Saint Thomas, et que tu ne crois qu’en voyant et qu’en touchant, il faut bien te faire voir, il faut bien te faire toucher.

Il prit alors une petite fiole qu’il avait placée à la portée de sa main, et, en versant quelques gouttes sur la plaie :

— Regarde ! dit-il.

Alors, devant cette eau presque magique, le sang s’écarta, la chair se resserra, fermant la veine, et la blessure devint une piqûre trop étroite pour que cette chair coulante qu’on appelle le sang pût s’en échapper.

Cette fois, Balsamo regardait le vieillard avec stupéfaction.

— Voilà encore ce que j’ai trouvé ; qu’en dis-tu, Acharat ?

— Oh ! je dis, maître, que vous êtes le plus savant des hommes.

— Et que, si je n’ai pas vaincu tout à fait la mort, n’est-ce pas, je lui ai du moins porter un coup dont il lui sera difficile de se relever. Vois-tu, mon fils, le corps humain a des os fragiles et qui peuvent se briser : je rendrai ces os aussi durs que l’acier. Le corps humain a du sang qui, lorsqu’il s’échappe, emmène avec lui la vie : j’empêcherai que le sang ne sorte du corps. La chair est molle et facile à entamer, je la rendrai invulnérable comme celle des paladins du Moyen Âge, sur laquelle s’émoussait le fil des épées et le tranchant des haches. Il ne faut pour cela qu’un Althotas qui vive trois cents ans. Eh bien, donne-moi ce que je te demande, et j’en vivrai mille. Oh ! mon cher Acharat, cela dépend de toi. Rends-moi ma jeunesse, rends-moi la vigueur de mon corps, rends-moi la fraîcheur de mes idées, et tu verras si je crains l’épée, la balle, le mur qui croule ou la bête brute qui mord ou qui rue. À ma quatrième jeunesse, Acharat, c’est-à-dire avant que j’aie vécu l’âge de quatre hommes, j’aurai renouvelé la face de la terre, et je te dis, j’aurai fait pour moi et pour l’humanité régénérée un monde à mon usage, un monde sans cheminées, sans épées, sans balle de mousquet, sans chevaux qui ruent ; car alors, les hommes comprendront qu’il vaut mieux vivre, s’entraider, s’aimer, que de se déchirer ou de se détruire.

— C’est vrai, ou du moins, c’est possible, maître.

— Laissez-moi réfléchir encore, et réfléchissez vous-même.

Althotas lança à son adepte un regard de souverain mépris.

— Va ! dit-il, va, je te convaincrai plus tard ; et d’ailleurs, le sang de l’homme n’est pas un ingrédient si précieux qu’il ne puisse se remplacer peut-être par une autre matière. Va ! je chercherai, je trouverai. Je n’ai pas besoin de toi. Va !

Basalmo frappa du pied la trappe, et descendit dans l’appartement inférieur, muet, immobile, et tout courbé sous le génie de cet homme, qui forçait de croire aux choses impossibles, en faisant lui-même des choses impossibles.


LXI

LES RENSEIGNEMENTS.


Cette nuit si longue, si fertile en événements et que nous avons promenée, comme le nuage des dieux mythologiques, de Saint-Denis à La Muette, de La Muette à la rue Coq-Héron, de la rue Coq-Héron à la rue Plâtrière, et de la rue Plâtrière à la rue Saint-Claude, cette nuit, madame Dubarry l’avait employée à essayer de pétrir l’esprit du roi, selon ses vues, d’une politique nouvelle.

Elle avait surtout beaucoup insisté sur le danger qu’il y aurait à laisser les Choiseul gagner du terrain auprès de la dauphine.

Le roi avait répondu, en haussant les épaules, que madame la dauphine était une enfant et M. de Choiseul un vieux ministre ; qu’en conséquence il n’y avait pas de danger, attendu que l’une ne saurait pas travailler et que l’autre ne saurait pas amuser. Puis, enchanté de ce bon mot, le roi avait coupé court aux explications. Il n’en avait pas été de même de madame du Barry, qui avait cru remarquer des distractions chez le roi.

Louis XV était coquet. Son grand bonheur consistait à donner de la jalousie à ses maîtresses, pourvu cependant que cette jalousie ne se traduisît point par des querelles et des bouderies trop prolongées.

Madame Dubarry était jalouse, d’abord par amour-propre, ensuite par crainte. Sa position lui avait donné trop de peine à conquérir, et la position élevée où elle se trouvait était trop éloignée de son point de départ pour qu’elle osât, comme madame de Pompadour, tolérer d’autres maîtresses au roi, et lui en chercher même quand Sa Majesté paraissait s’ennuyer, ce qui, on le sait, lui arrivait souvent.

Donc, madame du Barry étant jalouse, comme nous l’avons dit, elle voulut connaître à fond les causes de la distraction du roi. Le roi répondit ces paroles mémorables, dont il ne pensait pas un seul mot :

— Je m’occupe beaucoup du bonheur de ma bru, et je ne sais vraiment si M. le dauphin lui donnera le bonheur.

— Et pourquoi pas, sire ?

— Parce que M. Louis, à Compiègne, à Saint-Denis et à La Muette, m’a paru regarder beaucoup les autres femmes et très peu la sienne.

— En vérité, sire, si Votre Majesté elle-même ne me disait une pareille chose, je ne la croirais pas : madame la dauphine est jolie, cependant.

— Elle est un peu maigre.

— Elle est si jeune !

— Bon, voyez mademoiselle de Taverney, elle a l’âge de l’archiduchesse.

— Eh bien ?

— Eh bien, elle est parfaitement belle.

Un éclair brilla dans les yeux de la comtesse et avertit le roi de son étourderie.

— Mais vous-même, chère comtesse, reprit vivement le roi, vous qui parlez, à seize ans vous étiez ronde, j’en suis sûr, comme les bergères de notre ami Boucher.

Cette petite adulation raccommoda un peu les choses, cependant le coup avait porté.

Aussi madame du Barry prit-elle l’offensive en minaudant :

— Ah çà ! dit-elle, elle est donc bien belle, cette demoiselle de Taverney ?

— Eh ! le sais-je ? dit Louis XV.

— Comment ! vous la vantez et vous ne savez pas, dites-vous, si elle est belle ?

— Je sais qu’elle n’est pas maigre, voilà tout.

— Donc vous l’avez vue et examinée.

— Ah ! chère comtesse, vous me poussez dans des traquenards. Vous savez que j’ai la vue basse. Une masse me frappe, au diable les détails. Chez madame la dauphine, j’ai vu des os, voilà tout.

— Et chez mademoiselle de Taverney vous avez vu des masses, comme vous dites ; car madame la dauphine est une beauté distinguée, et mademoiselle de Taverney est une beauté vulgaire.

— Allons donc ! dit le roi ; à ce compte, Jeanne, vous ne seriez donc pas une beauté distinguée ? Vous vous moquez, je crois.

— Bon ! un compliment, dit tout bas la comtesse ; malheureusement, ce compliment sert d’enveloppe à un autre compliment qui n’est point pour moi.

Puis, tout haut :

— Ma foi, dit-elle, je serais bien contente que madame la dauphine se choisît des dames d’honneur un peu ragoûtantes ; c’est affreux une cour de vieilles femmes.

— À qui le dites-vous, chère amie ? Je le répétais encore hier au dauphin ; mais la chose lui est indifférente, à ce mari-là.

— Et pour commencer, tenez, si elle prenait cette demoiselle de Taverney ?

— Mais on la prend, je crois, répondit Louis XV.

— Ah ! vous savez cela, sire ?

— Je crois l’avoir entendu dire, du moins.

— C’est une fille sans fortune.

— Oui, mais elle est née. Ces Taverney-Maisou-Rouge sont de bonne maison et d’anciens serviteurs.

— Qui les pousse ?

— Je n’en sais rien. Mais je les crois gueux, comme vous dites.

— Alors ce n’est pas M. de Choiseul, car ils crèveraient de pensions.

— Comtesse, comtesse, ne parlons pas politique, je vous en supplie.

— C’est donc parler politique de dire que les Choiseul vous ruinent.

— Certainement, dit le roi.

Et il se leva.

Une heure après, Sa Majesté avait regagné le grand Trianon, toute joyeuse d’avoir inspiré de la jalousie ; mais en redisant à demi-voix, comme eût pu le faire M. de Richelieu à trente ans :

— En vérité, c’est bien ennuyeux les femmes jalouses !

Aussitôt le roi parti, madame du Barry se leva à son tour et passa dans son boudoir, où l’attendait Chon, impatiente de savoir des nouvelles.

— Eh bien, dit-elle, tu as eu un fier succès ces jours-ci : présentée avant-hier à la dauphine, admise à sa table hier.

— C’est vrai. Eh bien, la belle affaire !

— Comment ! la belle affaire ? Sais-tu qu’il y a à cette heure cent voitures courant après ton sourire du matin sur la route de Luciennes ?

— J’en suis fâchée.

— Pourquoi cela ?

— Parce que c’est du temps perdu ; ni voiture ni gens n’auront mon sourire ce matin.

— Oh ! oh ! comtesse, le temps est à l’orage ?

— Oui, ma foi ! Mon chocolat, vite mon chocolat !

Chon sonna.


Zamore parut.

— Mon chocolat, fit la comtesse.

Zamore partit lentement, comptant ses pas et faisant le gros dos.

— Ce drôle-là veut donc me faire mourir de faim ! cria la comtesse ; cent coups de fouet, s’il ne court pas.

— Moi pas courir, moi gouverneur ! dit majestueusement Zamore.

— Ah ! toi gouverneur ! dit la comtesse saisissant une petite cravache à pomme de vermeil, destinée à maintenir la paix entre les épagneuls et les griffons de la comtesse. Ah ! toi gouverneur ! attends, attends, tu vas voir, gouverneur !

Zamore, à cette vue, prit sa course en ébranlant toutes les cloisons et en poussant de grands cris.

— Mais vous êtes féroce aujourd’hui, Jeanne, dit Chon.

— J’en ai le droit, n’est-ce pas ?

— Oh ! à merveille. Mais je vous laisse, ma chère.

— Pourquoi cela ?

— J’ai peur que vous ne me dévoriez.

Trois coups retentirent à la porte du boudoir.

— Bon ! qui frappe maintenant ? dit la comtesse avec impatience.

— Celui-là va être bien reçu ! murmura Chon.

— Il vaudrait mieux que je fusse mal reçu, moi, dit Jean en poussant la porte avec une ampleur toute royale.

— Eh bien, qu’arriverait-il si vous étiez mal reçu, car enfin ce serait possible ?

— Il arriverait, dit Jean, que je ne reviendrais plus.

— Après ?

— Et que vous auriez plus perdu que moi à me mal recevoir.

— Impertinent !

— Bon ! voilà que l’on est impertinent parce qu’on n’est pas flatteur. Qu’a-t-elle donc ce matin, grande Chon ?

— Ne m’en parle pas, Jean, elle est inabordable. Ah ! voilà le chocolat.

—Eh bien, ne l’abordons pas. Bonjour, mon chocolat, dit Jean en prenant le plateau ; comment te portes-tu, mon chocolat ?

Et il alla poser le plateau dans un coin sur une petite table devant laquelle il s’assit.

— Viens, Chon, dit-il, viens ; ceux qui sont trop fiers n’en auront pas.

— Ah ! vous êtes charmants vous autres, dit la comtesse, voyant Chon faire signe de la tête à Jean qu’il pouvait déjeuner tout seul ; vous faites les susceptibles et vous ne voyez pas que je souffre.

— Qu’as-tu donc ? demanda Chon en se rapprochant.

— Non, s’écria la comtesse, mais c’est qu’il n’y en a pas un d’eux qui songe à ce qui m’occupe.

— Et quelle chose vous occupe donc ? Dites.

Jean ne bougea point ; il faisait ses tartines.

— Manquerais-tu d’argent ? demanda Chon.

— Oh ! quant à cela, dit la comtesse, le roi en manquera avant moi.

— Alors, prête-moi mille louis, dit Jean : j’en ai grand besoin.

— Mille croquignoles sur votre gros nez rouge.

— Le roi garde donc décidément cet abominable Choiseul ? demanda Chon.

— Belle nouvelle ! vous savez bien qu’ils sont inamovibles.

— Alors il est donc amoureux de la dauphine ?

— Ah ! vous vous rapprochez, c’est heureux ; mais voyez donc ce butor, qui se crève de chocolat, et qui ne remue pas seulement le petit doigt pour venir à mon secours. Oh ! ces deux êtres-là me feront mourir de chagrin.

Jean, sans s’occuper le moins du monde de l’orage grondant derrière lui, fendit un second pain, le bourra de beurre et se versa une seconde tasse.

— Comment ! le roi est amoureux ? s’écria Chon.

Madame du Barry fit un signe de tête qui voulait dire :

— Vous y êtes.

— Et de la dauphine ? continua Chon en joignant les mains. Eh bien, tant mieux, il ne sera pas incestueux, je suppose, et vous voilà tranquille ; mieux vaut qu’il soit amoureux de celle-là que d’une autre.

— Et s’il n’est pas amoureux de celle-là, mais d’une autre ?

— Bon ! fit Chon en pâlissant. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que me dis-tu là ?

— Oui, trouve-toi mal maintenant, il ne nous manque plus que cela.

— Ah ! mais s’il en est ainsi, murmura Chon, nous sommes perdus, et tu souffres cela, Jeanne ? Mais de qui donc est-il amoureux ?

— Demande-le à monsieur ton frère, qui est violet de chocolat et qui va étouffer ici ; il te le dira, lui, car il le sait, ou du moins il s’en doute.

Jean leva la tête.

— On me parle ? dit-il.

— Oui, monsieur l’empressé, oui, monsieur l’utile, dit Jeanne, on vous demande le nom de la personne qui occupe le roi.

Jean se remplit hermétiquement la bouche, et, avec un effort qui leur donna péniblement passage, il prononça ces trois mots :

— Mademoiselle de Taverney.

— Mademoiselle de Taverney ! cria Chon. Ah ! miséricorde !

— Il le sait, le bourreau, hurla la comtesse, en se renversant sur le dossier de son fauteuil et en levant les bras au ciel, il le sait, et il mange !

— Oh ! fit Chon, quittant visiblement le parti de son frère pour passer dans le camp de sa sœur.

— En vérité, s’écria la comtesse, je ne sais à quoi tient que je ne lui arrache pas ses deux gros vilains yeux tout bouffis encore de sommeil, le paresseux ! Il se lève, ma chère, il se lève !

— Vous vous trompez, dit Jean, je ne me suis pas couché.

— Et qu’avez-vous fait alors, gourgandinier ?

— Ma foi ! dit Jean, j’ai couru toute la nuit et toute la matinée.

— Quand je le disais… Oh ! qui me servira mieux que l’on ne me sert ? qui me dira ce que cette fille est devenue, où elle est ?

— Où elle est ? demanda Jean.

— Oui.

— À Paris, pardieu !

— À Paris ?… Mais où cela, à Paris ?

— Rue Coq-Héron.

— Qui vous l’a dit ?

— Le cocher de sa voiture, que j’attendais aux écuries, et que j’ai interrogé.

— Et il vous a dit ?

— Qu’il venait de conduire tous les Taverney dans un petit hôtel de la rue Coq-Héron, situé dans un jardin et attenant à l’hôtel d’Armenonville.

— Ah ! Jean, Jean, s’écria la comtesse, voilà qui me raccommode avec vous, mon ami ; mais ce sont des détails qu’il nous faudrait. Comment vit-elle, qui voit-elle, que fait-elle ? Reçoit-elle des lettres ? Voilà ce qu’il est important de savoir.

— Eh bien, on le saura.

— Et comment ?

— Ah ! voilà : comment ? J’ai cherché, moi, cherchez un peu à votre tour.

— Rue Coq-Héron ? dit vivement Chon.

— Rue Coq-Héron, répéta flegmatiquement Jean.

— Eh bien, rue Coq-Héron, il doit y avoir des appartements à louer.

— Oh ! excellente idée ! s’écria la comtesse. Il faut vite courir rue Coq-Héron, Jean, louer une maison. On y cachera quelqu’un ; ce quelqu’un verra entrer, verra sortir, verra manœuvrer. Vite, vite, la voiture ! et allons rue Coq-Héron.

— Inutile, il n’y a pas d’appartements à louer, rue Coq-Héron.

— Et comment savez-vous cela ?

— Je m’en suis informé, parbleu ! mais il y en a…

— Où cela ? Voyons.

— Rue Plâtrière.

— Qu’est-ce que cela, rue Plâtrière ?

— Qu’est-ce que c’est que la rue Plâtrière ?

— Oui.

— C’est une rue dont les derrières donnent sur les jardins de la rue Coq-Héron.

— Eh bien, vite, vite ! dit la comtesse, louons un appartement rue Plâtrière.

— Il est loué, dit Jean.

— Homme admirable ! s’écria la comtesse. Tiens, embrasse-moi, Jean.

Jean s’essuya la bouche, embrassa madame du Barry sur les deux joues et lui fit une cérémonieuse révérence en signe de remerciement de l’honneur qu’il venait de recevoir.

— C’est bien heureux ! dit Jean.

— On ne vous a pas reconnu, surtout ?

— Qui diable voulez-vous qui me reconnaisse, rue Plâtrière ?

— Et vous avez loué ?…

— Un petit appartement dans une maison borgne.

— On a dû vous demander pour qui ?

— Sans doute.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Pour une jeune veuve. Es-tu veuve, Chon ?

— Parbleu ! dit Chon.

— À merveille, dit la comtesse ; c’est Chon qui s’installera dans l’appartement ; c’est Chon qui guettera, qui surveillera ; mais il ne faut pas perdre de temps.

— Aussi vais-je partir tout de suite, dit Chon. Les chevaux ! les chevaux !

— Les chevaux ! cria madame du Barry, en sonnant de façon à réveiller le palais tout entier de la Belle au Bois dormant.

Jean et la comtesse savaient à quoi s’en tenir sur le compte d’Andrée. Elle avait, rien qu’en paraissant, éveillé l’attention du roi : donc Andrée était dangereuse.

— Cette fille, dit la comtesse, tandis qu’on attelait, ne serait pas une vraie provinciale, si, de son pigeonnier, elle n’avait amené à Paris quelque amoureux transi ; découvrons cet amoureux, et vite un mariage ! Rien ne refroidira le roi comme un mariage, entre amoureux de province.

— Diable ! au contraire, fit Jean ; défions-nous. C’est pour Sa Majesté très chrétienne, et vous le savez mieux que personne, comtesse, un morceau très friand qu’une jeune mariée ; mais une fille ayant un amant contrarierait bien davantage Sa Majesté.

« Le carrosse est prêt », dit-il.

Chon s’élança, après avoir serré la main de Jean, après avoir embrassé sa sœur.

— Et Jean, pourquoi ne l’emmenez-vous pas ? dit la comtesse.

— Non pas, j’irai de mon côté, répondit Jean. Attends-moi rue Plâtrière, Chon. Je serai la première visite que tu recevras dans ton nouveau logement.

Chon partie, Jean se remit à table et avala une troisième tasse de chocolat.

Chon toucha d’abord à l’hôtel de famille, changea d’habit et s’étudia à prendre des airs bourgeois. Puis, lorsqu’elle fut contente d’elle, elle enveloppa d’un maigre mantelet de soie noire ses épaules aristocratiques, fit avancer une chaise à porteurs, et une demi-heure après, elle montait avec mademoiselle Sylvie un raide escalier conduisant à un quatrième étage.

C’était à ce quatrième étage qu’était situé ce bienheureux logement retenu par le vicomte.

Comme elle arrivait au palier du second étage, Chon se retourna ; quelqu’un la suivait.

C’était la vieille propriétaire, habitant le premier, qui avait entendu du bruit, qui était sortie et qui se trouvait fort intriguée de voir deux femmes si jeunes et si jolies entrer dans sa maison.

Elle leva sa tête renfrognée et aperçut deux têtes rieuses.

— Holà, mesdames, dit-elle, holà ! que venez-vous chercher ici ?

— Le logement que mon frère a dû louer pour nous, madame, dit Chon en prenant son air de veuve ; ne l’avez-vous pas vu, ou nous serions-nous trompées de maison ?

— Non, non, c’est bien au quatrième, dit la vieille propriétaire. Ah ! pauvre jeune femme, veuve à votre âge.

— Hélas ! dit Chon en levant les yeux au ciel.

— Mais vous serez très bien rue Plâtrière, c’est une rue charmante ; vous n’entendrez pas de bruit, votre appartement donne sur les jardins.

— C’est ce que j’ai désiré, madame.

— Cependant, par le corridor, vous pourrez voir dans la rue quand passeront les processions et quand joueront les chiens savants.

— Ah ! ça me sera une grande distraction, madame, soupira Chon.

Et elle continua de monter.

La vieille propriétaire la suivit des yeux jusqu’au quatrième étage, et quand Chon eut refermé sa porte :

— Elle a l’air d’une honnête personne, dit-elle.

La porte refermée, Chon courut aussitôt aux fenêtres donnant sur le jardin.

Jean n’avait pas commis d’erreur ; presque au-dessous des fenêtres de l’appartement loué était le pavillon désigné par le cocher.

Bientôt il n’y eut plus aucun doute à avoir : une jeune fille vint s’asseoir près de la fenêtre du pavillon, une broderie à la main ; c’était Andrée.


LXII

L’APPARTEMENT DE LA RUE PLATRIÈRE.


Chon examinait la jeune fille depuis quelques instants à peine, quand le vicomte Jean, montant les escaliers quatre à quatre comme un clerc de procureur, apparut sur le seuil de l’appartement de la prétendue veuve.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— C’est toi, Jean. En vérité, tu m’as fait peur.

— Qu’en dis-tu ?

— Je dis que je serai admirablement ici pour tout voir ; malheureusement, je ne pourrai pas tout entendre.

— Ah ! ma foi, tu demandes trop. À propos, une autre nouvelle.

— Laquelle ?

— Merveilleuse.

— Bah !

— Incomparable.

— Que cet homme est assassinant avec ses exclamations !

— Le philosophe…

— Eh bien, quoi ! le philosophe ?

— On a beau dire :

À tout événement le sage est préparé.

Je suis un sage, eh bien, je n’étais pas préparé à celui-là.

— Je vous demande un peu s’il achèvera. Est-ce cette fille qui vous gêne ? Passez dans la chambre voisine, en ce cas, mademoiselle Sylvie.

— Oh ! ce n’est pas la peine, et celle belle enfant n’est pas de trop, au contraire. Reste, Sylvie, reste.

Et le vicomte caressa du doigt le menton de la belle fille, dont le sourcil se fronçait déjà à l’idée qu’on allait dire une chose qu’elle n’entendrait pas.

— Qu’elle reste donc ; mais parlez.

— Eh ! je ne fais pas autre chose depuis que je suis ici.

— Pour ne rien dire… taisez-vous alors et laissez-moi regarder ; cela vaut mieux.

— Calmons-nous. Je passais donc, comme je disais, devant la fontaine.

— Justement vous ne disiez pas un mot de cela.

— Bon ! voilà que vous m’interrompez.

— Non.

— Je passais donc devant la fontaine, et je marchandais quelques vieux meubles pour cet affreux logement, quand tout à coup je sens un jet d’eau qui éclabousse mes bas.

— Comme c’est intéressant, tout cela !

— Mais, attendez donc, vous êtes trop pressée aussi, ma chère ; je regarde… et vois… devinez quoi… je vous le donne en cent.

— Allez donc.

— Je vois un jeune monsieur, obstruant avec un morceau de pain le robinet de la fontaine, et produisant, grâce à l’obstacle qu’il opposait à l’eau, cette extravasion et ce rejaillissement.

— C’est étonnant comme ce que vous me racontez là m’intéresse, dit Chon en haussant les épaules.

— Attendez donc : j’avais juré très fort en me sentant éclaboussé ; l’homme au pain trempé se retourne, et je vois…

— Vous voyez ?

— Mon philosophe, ou plutôt notre philosophe.

— Qui cela, Gilbert ?

— En personne : tête hue, veste ouverte, bas mal tirés, souliers sans boucles, en négligé galant, enfin.

— Gilbert !… et qu’a-t-il dit ?

— Je le reconnais, il me reconnaît ; je m’avance, il recule ; j’étends le bras, il ouvre les jambes, et le voilà courant comme un lévrier parmi les voitures, les porteurs d’eau.

— Vous l’avez perdu de vue ?

— Je le crois pardieu bien ! vous ne supposez point que je me sois mis à courir aussi, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, mon Dieu ! c’était impossible, je comprends ; mais le voilà perdu.

— Ah ! quel malheur ! laissa échapper mademoiselle Sylvie.

— Oui, certes, dit Jean ; je suis son débiteur d’une bonne ration d’étrivières, et si j’eusse mis la main sur son collet râpé, il n’eût rien perdu pour attendre, je vous jure ; mais il devinait mes bonnes intentions à son égard, et il a joué des jambes. N’importe, le voilà dans Paris, c’est l’essentiel ; et à Paris, pour peu qu’on ne soit pas trop mal avec le lieutenant de police, on trouve tout ce qu’on cherche.

— Il nous le faut.

— Et quand nous l’aurons, nous le ferons jeûner.

— On l’enfermera, dit mademoiselle Sylvie ; seulement, cette fois il faudra choisir un endroit sûr.

— Et Sylvie lui portera dans cet endroit sûr son pain et son eau ; n’est-ce pas Sylvie ? dit le vicomte.

— Mon frère, ne rions pas, dit Chon ; ce garçon-là a vu l’affaire des chevaux de poste. S’il avait des motifs de vous en vouloir, il pourrait être à craindre.

— Aussi, reprit Jean, suis-je convenu avec moi-même, tout en montant ton escalier, d’aller trouver M. de Sartines et de lui raconter ma trouvaille. M. de Sartines me répondra qu’un homme nu-tête, bas défaits, souliers dénoués, et trempant son pain à une fontaine, habite bien près de l’endroit où on le rencontre ainsi fagoté, et alors il s’engagera à nous le retrouver.

— Que peut-il faire ici sans argent ?

— Des commissions.

— Lui ! un philosophe de cette sauvage espèce ? Allons donc !

— Il aura trouvé, dit Sylvie, quelque vieille dévote, sa parente, qui lui abandonne les croûtes trop vieilles pour son carlin.

— Assez, assez ; mettez le linge dans cette vieille armoire, Sylvie, et vous, mon frère, à notre observatoire !

Ils s’approchèrent en effet de la fenêtre avec de grandes précautions.

Andrée quitta sa broderie, elle étendit nonchalamment ses jambes sur un fauteuil, puis allongea la main vers un livre placé sur une chaise à sa portée, l’ouvrit et commença une lecture que les spectateurs jugèrent être des plus attachantes, car la jeune fille demeura immobile du moment qu’elle eut commencé.

— Oh ! la studieuse personne ! dit mademoiselle Chon ; que lit-elle là ?

— Premier meuble indispensable, répondit le vicomte en tirant de sa poche une lunette qu’il allongea et braqua sur Andrée, en l’appuyant, pour la fixer, à l’angle de la fenêtre.

Chon le regardait faire, avec impatience.

— Eh bien, voyons, est-elle vraiment belle, cette créature, ? demanda-t-elle au vicomte.

— Admirable, c’est une fille parfaite ; quels bras ! quelles mains ! quels yeux ! des lèvres à damner saint Antoine ; des pieds, oh ! les pieds divins ! et la cheville… quelle cheville sous ce bas de soie !

— Allons, bon ! devenez-en amoureux, maintenant, il ne nous manquerait plus que cela ! dit Chon avec humeur.

— Et bien, après ?… Cela ne serait pas déjà si mal joué, surtout si elle voulait m’aimer un peu à son tour ; cela rassurerait un peu notre pauvre comtesse.

— Voyons, passez-moi cette lorgnette, et trêve de balivernes, si c’est possible… Oui, vraiment, elle est belle cette fille, et il est impossible qu’elle n’ait pas un amant… Elle ne lit pas, voyez… le livre va lui tomber des mains… il glisse… le voilà qui dégringole, tenez… Quand je vous le disais, Jean, elle ne lit pas, elle rêve.

— Ou elle dort.

— Les yeux ouverts ! de beaux yeux, sur ma foi !

— En tout cas, dit Jean, si elle a un amant, nous le verrons bien d’ici.

— Oui, s’il vient le jour, mais s’il vient la nuit ?…

— Diable ! je n’y songeais pas, et c’est cependant la première chose à laquelle j’eusse dû songer… cela prouve à quel point je suis naïf.

— Oui, naïf comme un procureur.

— C’est bon ! me voilà prévenu, j’inventerai quelque chose.

— Mais que cette lunette est bonne ! dit Chon, je lirais presque dans le livre.

— Lisez, et dites-moi le titre. Je devinerai peut-être quelque chose d’après le livre.

Chon s’avança avec curiosité, mais elle se recula plus vite encore qu’elle ne s’était avancée.

— Eh bien, qu’y a-t-il donc ? demanda le vicomte.

Chon lui saisit le bras.

— Regardez avec précaution, mon frère, dit-elle, regardez donc quelle est la personne qui se penche hors de cette lucarne, à gauche. Prenez garde d’être vu !

— Oh ! oh ! s’écria sourdement du Barry, c’est mon trempeur de croûtes, Dieu me pardonne !

— Il va se jeter en bas.

— Non pas, il est cramponné à la gouttière.

— Mais que regarde-t-il donc avec ces yeux ardents, avec cette ivresse sauvage ?

— Il guette.

Le vicomte se frappa le front.

— J’y suis ! s’écria-t-il.

— Quoi ?

— Il guette la petite, pardieu !

— Mademoiselle de Taverney ?

— Eh ! oui, voilà l’amoureux du pigeonnier ! Elle vient à Paris, il accourt ; elle se loge rue Coq-Héron ; il se sauve de chez nous pour aller demeurer rue Plâtrière ; il la regarde, et elle rêve.

— Sur ma foi, c’est la vérité, dit Chon ; voyez donc ce regard, cette fixité, ce feu livide de ses yeux : il est amoureux à en perdre la tête.

— Ma sœur, dit Jean, ne nous donnons plus la peine de guetter l’amoureuse, l’amoureux fera notre besogne.

— Pour son compte, oui.

— Non pas, pour le nôtre. Maintenant laissez-moi passer, que j’aille un peu voir ce cher Sartines. Pardieu ! nous avons de la chance. Mais prenez garde, Chon, que le philosophe ne vous voie ; vous savez s’il décampe vite.


LXIII

PLAN DE CAMPAGNE.


M. de Sartines était rentré à trois heures du matin, et était très fatigué, mais en même temps très satisfait de la soirée qu’il avait improvisée au roi et à madame Dubarry.

Réchauffé par l’arrivée de madame la dauphine, l’enthousiasme populaire avait salué Sa Majesté de plusieurs cris de : « Vive le roi ! » fort diminués de volume depuis cette fameuse maladie de Metz durant laquelle on avait vu toute la France dans les églises ou en pèlerinage, pour obtenir la santé du jeune Louis XV, appelé à cette époque Louis XV le Bien-Aimé.

D’un autre côté, madame Dubarry, qui ne manquait guère d’être insultée en public par quelques acclamations d’un genre particulier, avait, au contraire, contre son attente, été gracieusement accueillie par plusieurs rangées de spectateurs adroitement placés au premier plan, de sorte que le roi, satisfait, avait envoyé son petit sourire à M. de Sartines, et que le lieutenant de police était assuré d’un bon remerciement.

Aussi avait-il cru pouvoir se lever à midi, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps, et avait-il profité, en se levant, de cette espèce de jour de congé qu’il se donnait pour essayer une ou deux douzaines de perruques neuves, tout en écoutant les rapports de la nuit, lorsqu’à la sixième perruque et au tiers de la lecture on annonça le vicomte Jean du Barry.

— Bon ! pensa M. de Sartines, voici mon remerciement qui m’arrive ! Qui sait, cependant, les femmes sont si capricieuses ! Faites entrer M. le vicomte dans le salon.

Jean, déjà fatigué de sa matinée, s’assit dans un fauteuil, et le lieutenant de police, qui ne tarda point à le venir trouver, put se convaincre qu’il n’y aurait rien de fâcheux dans l’entretien.

En effet, Jean paraissait radieux.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— EH bien ! vicomte, demanda M. de Sartines, qui vous a amené si matin ?

— D’abord, répliqua Jean habitué avant toute chose à flatter l’amour-propre des gens qu’il avait besoin de ménager, d’abord j’éprouve le besoin de vous complimenter sur la belle ordonnance de votre fête d’hier.

— Ah ! merci. Est-ce officiellement ?

— Officiellement, quant à Luciennes.

— C’est tout ce qu’il me faut. N’est-ce pas là que le soleil se lève ?

— Et qu’il se couche quelquefois même.

Et du Barry se mit à éclater de ce gros rire assez vulgaire, mais qui donnait à son personnage la bonhomie dont souvent il avait besoin.

— Mais outre les compliments que j’ai à vous faire, je viens encore vous demander un service.

— Deux, s’ils sont possibles.

— Oh ! vous allez me dire cela tout de suite. Quand une chose est perdue à Paris, y a-t-il quelque espérance de la retrouver ?

— Si elle ne vaut rien ou si elle vaut beaucoup, oui.

— Ce que je cherche ne vaut pas grand-chose, dit Jean en secouant la tête.

— Que cherchez-vous ?

— Je cherche un petit garçon de dix-huit ans à peu près.

M. de Sartines allongea la main vers un papier, prit un crayon et écrivit.

— Dix-huit ans. Comment s’appelle-t-il, votre petit garçon ?

— Gilbert.

— Que fait-il ?

— Le moins qu’il peut, je suppose.

— D’où vient-il ?

— De la Lorraine.

— Où était-il ? — Au service des Taverney.

— Ils l’ont amené avec eux ?

— Non, ma sœur Chon l’a ramassé sur la grande, route, crevant de faim ; elle l’a recueilli dans sa voiture et amené à Luciennes, et là…

— Eh bien, là ?

— Je crains que le drôle n’ait abusé de l’hospitalité.

— Il a volé ?

— Je ne dis pas cela.

— Mais enfin…

— Je dis qu’il a pris la fuite d’une étrange façon.

— Maintenant vous voulez le ravoir ?

— Oui.

— Avez-vous quelque idée de l’endroit où il peut être ?

— Je l’ai rencontré aujourd’hui à la fontaine qui fait le coin de la rue Plâtrière, et j’ai tout lieu de penser qu’il demeure dans la rue. À la rigueur même, je crois que je pourrais désigner la maison.

— Eh bien, mais, si vous connaissez la maison, rien n’est plus facile que de l’y faire prendre, dans cette maison. Qu’en voulez-vous faire une fois que vous le tiendrez ? le faire mettre à Charenton, à Bicêtre ?

— Non, pas précisément.

— Oh ! tout ce que vous voudrez, mon Dieu ; ne vous gênez pas.

— Non, ce garçon au contraire plaisait à ma sœur, et elle eût aimé à le garder près d’elle ; il est intelligent. Eh bien, si avec de la douceur on pouvait le lui ramener, ce serait charmant.

— On essaiera. Vous n’avez fait aucune question rue Plâtrière pour savoir chez qui il était ?

— Oh ! non, vous comprenez que je n’ai pas voulu me faire remarquer, compromettre la position ; il m’avait aperçu et s’était sauvé comme si le diable l’emportait ; s’il eût su que je connaissais sa retraite, peut-être eût-il déménagé.

— C’est juste. Rue Plâtrière, dites-vous ; au bout, au milieu, au commencement de la rue ?

— Au tiers à peu près.

— Soyez tranquille, je vais vous envoyer là un homme adroit.

— Ah ! cher lieutenant, un homme adroit, si adroit qu’il soit, parlera toujours un peu.

— Non ; chez nous on ne parle pas.

— Le petit est fin comme l’ambre.

— Ah ! je comprends : pardon de n’y être point arrivé plus tôt ; vous voudriez que moi-même ?… au fait, vous avez raison… ce sera mieux… car il y a peut-être là-dedans des difficultés dont vous ne vous doutez pas.

Jean, quoique persuadé que le magistrat voulait se faire un peu valoir, ne lui ôta rien de l’importance de son rôle.

Il ajouta même :

— C’est justement à cause de ces difficultés que vous pressentez que je désire de vous avoir en personne.

M. de Sartines sonna son valet de chambre.

— Qu’on mette les chevaux, dit-il.

— J’ai une voiture, dit Jean.

— Merci, j’aime mieux la mienne ; la mienne n’a pas d’armoiries, elle tient le milieu entre un fiacre et un carrosse. C’est une voiture qu’on repeint tous les mois, et qui est difficilement reconnue par cette raison. Maintenant, pendant qu’en attelle, permettez que je m’assure si mes perruques neuves vont à ma tête.

— Faites, dit Jean.

M. de Sartines appela son perruquier : c’était un artiste, et il apportait à son client une véritable collection de perruques ; il y en avait de toutes les formes, de toutes les couleurs et de toutes les dimensions : perruques de robins, perruques d’avocat, perruques de traitant, perruques à la cavalière. M. de Sartines, pour les explorations, changeait parfois de costume trois ou quatre fois par jour, et il tenait essentiellement à la régularité du costume.

Comme le magistrat essayait sa vingt-quatrième perruque, on vint lui dire que la voiture était attelée.

— Vous reconnaîtrez bien la maison ? demanda M. de Sartines à Jean.

— Pardieu ! je la vois d’ici.

— Vous avez examiné l’entrée ?

— C’est la première chose à laquelle j’ai songé.

— Et comment cette entrée est-elle faite ?

— Une allée.

— Ah ! une allée au tiers de la rue, avez-vous dit ?

— Oui, avec porte à secret.

— Avec porte à secret ! diable ! Savez-vous l’étage où demeure votre fugitif ?

— Dans les mansardes. Mais, d’ailleurs, vous allez voir, car j’aperçois la fontaine.

— Au pas, cocher, dit M. de Sartines.

Le cocher modéra sa course ; M. de Sartines leva les glaces.

— Tenez, dit Jean, c’est cette maison sale.

— Ah ! justement ! s’écria M. de Sartines en frappant dans ses mains, voilà ce que je craignais.

— Comment ! vous craignez quelque chose ?

— Hélas ! oui.

— Et que craignez-vous ?

— Vous avez du malheur.

— Expliquez-vous.

— Eh bien, cette maison sale où demeure votre fugitif, est justement la maison de M. Rousseau, de Genève.

— Rousseau l’auteur ?

— Oui.

— Eh bien, que vous importe ?

— Comment ! que m’importe ? Ah ! l’on voit bien que vous n’êtes pas lieutenant de police et que vous n’avez point affaire aux philosophes.

— Ah ! bah ! Gilbert chez M. Rousseau, quelle probabilité ?

— N’avez-vous pas dit que votre jeune homme était un philosophe ?

— Oui.

— Eh bien, qui se ressemble s’assemble.

— Enfin, supposons qu’il soit chez M. Rousseau.

— Oui, supposons cela.

— Qu’en résultera-t-il ?

— Que vous ne l’aurez point, pardieu !

— Parce que ?

— Parce que M. Rousseau est un homme fort à craindre.

— Pourquoi ne le mettez-vous point à la Bastille ?

— Je l’ai proposé l’autre jour au roi, il n’a point osé.

— Comment ! il n’a point osé ?

— Non, il a voulu me laisser la responsabilité de cette arrestation, et, ma foi, je n’ai pas été plus brave que le roi.

— En vérité !

— C’est comme je vous le dis ; on y regarde à deux fois, je vous jure, avant de se faire mordre les chausses par toutes ces mâchoires philosophiques. Peste ! un enlèvement chez M. Rousseau, non pas, mon cher ami, non pas.

— En vérité, mon cher magistrat, je vous trouve d’une timidité étrange ; le roi n’est-il pas le roi, et vous, son lieutenant de police ?

— En vérité, vous êtes charmants, vous autres bourgeois. Quand vous avez dit : « Le roi n’est-il pas le roi ? » vous croyez avoir tout dit. Eh bien, écoutez ceci, mon cher vicomte. J’aimerais mieux vous enlever de chez madame du Barry que de retirer votre M. Gilbert de chez M. Rousseau.

— Vraiment ! merci de la préférence.

— Ah ! ma foi, oui, l’on crierait moins. Vous n’avez pas l’idée comme ces gens de lettres ont l’épiderme sensible ; ils crient pour la moindre écorchure comme si on les rouait.

— Mais ne nous créons-nous pas des fantômes ? Voyons, est-il bien sûr que M. Rousseau ait recueilli notre fugitif ? Cette maison à quatre étages lui appartient-elle et l’habite-t-il seul ?

— M. Rousseau ne possède pas un denier, et par conséquent n’a pas de maison à Paris ; peut-être y a-t-il outre lui quinze ou vingt locataires dans cette baraque. Mais prenez ceci pour règle de conduite : toutes les fois qu’un malheur se présente avec quelque probabilité, comptez-y ; si c’est un bonheur, n’y comptez pas. Il y a toujours quatre-vingt-dix-neuf chances pour le mal et une seule pour le bien. Mais, au fait, attendez ; comme je me doutais de ce qui nous arrive, j’ai pris des notes.

— Quelles notes ?

— Mes notes sur M. Rousseau. Est-ce que vous croyez qu’il fait un pas sans qu’on sache où il va ?

— Ah ! vraiment ! Il est donc véritablement dangereux ?

— Non, mais il est inquiétant ; un fou pareil peut se rompre à tout moment un bras ou une cuisse, et l’on dirait que c’est nous qui le lui avons cassé.

— Eh ! qu’il se torde le cou une bonne fois.

— Dieu nous en garde !

— Permettez-moi de vous dire que voilà ce que je ne comprends point.

— Le peuple lapide de temps en temps ce brave Genevois ; mais il se le réserve pour lui, et s’il recevait le moindre caillou de notre part, ce serait nous qu’on lapiderait à notre tour.

— Oh ! je ne connais pas toutes ces façons-là, excusez-moi.

— Aussi userons-nous des plus minutieuses précautions. Maintenant, vérifions la seule chance qui nous reste, celle qu’il ne soit pas chez M. Rousseau. Cachez-vous au fond de la voiture.

Jean obéit, et M. de Sartines ordonna au cocher de faire quelques pas dans la rue.

Puis il ouvrit son portefeuille et en tira quelques papiers.

— Voyons, dit-il, si votre jeune homme est avec M. Rousseau, depuis quel jour doit-il y être ?

— Depuis le 16.

— « 17. — M. Rousseau a été vu herborisant à six heures du matin dans le bois de Meudon ; il était seul. »

— Il était seul ?

— Continuons. « À deux heures de l’après-midi, le même jour, il herborisait encore, mais avec un jeune homme. »

— Ah ! ah ! fit Jean.

— Avec un jeune homme ! répéta M. de Sartines, entendez-vous ?

— C’est cela, mordieu ! c’est cela.

— Hein, ! qu’en dites-vous ? « Le Jeune homme est chétif. »

— C’est cela.

— « Il dévore. »

— C’est cela.

— « Les deux particuliers arrachent des plantes et les font confire dans une boîte de fer-blanc. »

— Diable ! diable ! fit du Barry.

— Ce n’est pas le tout. Écoutez bien : « Le soir, il a ramené le jeune homme ; à minuit, le jeune homme n’était pas sorti de chez lui. »

— Bon.

— 18. — Le jeune homme n’a pas quitté la maison, et paraît être installé chez M. Rousseau. »

— J’ai encore un reste d’espoir.

— Décidément, vous êtes optimiste ! N’importe, faites-moi part de cet espoir.

— C’est qu’il a quelque parent dans la maison.

— Allons ! il faut vous satisfaire, ou plutôt vous désespérer tout à fait. Halte ! cocher.

M. de Sartines descendit. Il n’avait pas fait dix pas, qu’il rencontra un homme vêtu de gris et de mine assez équivoque.

L’homme, en apercevant l’illustre magistrat, ôta son chapeau et le remit sans paraître attacher au salut plus d’importance, quoique le respect et le dévouement eussent éclaté dans son regard.

M. de Sartines fit un signe, l’homme s’approcha, reçut, l’oreille basse, quelques injonctions, et disparut sous l’allée de Rousseau.

Le lieutenant de police remonta en voiture.

Cinq minutes après, l’homme gris reparut et s’approcha de la portière.

— Je tourne la tête à droite, dit du Barry, pour qu’on ne me voie pas.

M. de Sartines sourit, reçut la confidence de son agent, et le congédia.

— Eh bien ? demanda du Barry.

— Eh bien ! la chance était mauvaise, comme je m’en doutais ; c’est bien chez Rousseau que loge votre Gilbert. Renoncez-y, croyez-moi.

— Que j’y renonce ?

— Oui. Vous ne voudriez pas ameuter contre nous, pour une fantaisie, tous les philosophes de Paris, n’est-ce pas ?

— Oh ! mon Dieu ! que dira ma sœur Jeanne ?

— Elle tient donc bien à ce Gilbert ? demanda M. de Sartines.

— Mais oui.

— Eh bien ! alors, il vous reste les moyens de douceur : usez de gentillesse, amadouez M. Rousseau, et au lieu de se laisser enlever Gilbert malgré lui, il vous le donnera de bonne volonté.

— Ma foi, autant vaut nous donner à apprivoiser un ours.

— C’est peut-être moins difficile que vous ne pensez. Voyons, ne désespérons pas ; il aime les jolis visages : celui de la comtesse est des plus beaux, et celui de mademoiselle Chon n’est pas désagréable ; voyons, la comtesse fera-t-elle un sacrifice à sa fantaisie ?

— Elle en fera cent.

— Consentirait-elle à devenir amoureuse de Rousseau ?

— S’il le fallait absolument.

— Ce sera peut-être utile ; mais pour rapprocher nos personnages l’un de l’autre, il serait besoin d’un agent intermédiaire. Connaissez-vous quelqu’un qui connaisse Rousseau ?

— M. de Conti.

— Mauvais, il se défie des princes. Il faudrait un homme de rien, un savant, un poète.

— Nous ne voyons pas ces gens-là.

— N’ai-je pas rencontré, chez la comtesse, M. de Jussieu ?

— Le botaniste ?

— Oui.

— Ma foi, je crois que oui ; il vient à Trianon, et la comtesse lui laisse ravager ses plates-bandes.

— Voilà votre affaire ; justement Jussieu est de mes amis.

— Alors, cela ira tout seul ?

— À peu près.

— J’aurai donc mon Gilbert ?

M. de Sartines réfléchit un moment.

— Je commence à croire que oui, dit-il, et sans violence, sans cris ; Rousseau vous le donnera pieds et poings liés.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Que faut-il faire pour cela ?

— La moindre des choses. Vous avez bien, du côté de Meudon ou de Marly, un terrain vide ?

— Oh ! cela ne manque pas ; j’en connais dix entre Luciennes et Bougival.

— Eh bien ! faites-y construire… comment appellerai-je cela ? une souricière à philosophes.

— Plaît-il ? Comment avez-vous dit cela ?

— J’ai dit une souricière à philosophes.

— Eh ! mon Dieu ! comment cela se bâtit-il ?

— Je vous en donnerai le plan, soyez tranquille. Et maintenant, partons vite, voilà qu’on nous regarde. Cocher, touche à l’hôtel.


LXIV

CE QUI ARRIVA A M. DE LA VAUGUYON, PRÉCEPTEUR DES ENFANTS DE FRANCE, LE SOIR DU MARIAGE DE MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.


Les grands événements de l’histoire sont pour le romancier ce que sont les montagnes gigantesques pour le voyageur. Il les regarde, il tourne autour d’elles, il les salue en passant, mais il ne les franchit pas.

Ainsi allons-nous regarder, tourner et saluer cette cérémonie imposante du mariage de la dauphine à Versailles. Le cérémonial de France est la seule chronique que l’on doive consulter en pareil cas.

Ce n’est pas, en effet, dans les splendeurs du Versailles de Louis XV, dans la description des habits de cour, des livrées, des ornements pontificaux, que notre histoire à nous, cette suivante modeste qui, par un petit chemin détourné, côtoie la grande route de l’histoire de France, trouverait à gagner quelque chose.

Laissons s’achever la cérémonie aux rayons du soleil ardent d’un beau jour de mai ; laissons les illustres conviés se retirer en silence et se raconter, ou commenter, les merveilles du spectacle auquel ils viennent d’assister, et revenons à nos événements et à nos personnages à nous, lesquels, historiquement, ont bien une certaine valeur.

Le roi, fatigué de la représentation et surtout du dîner, qui avait été long et calqué sur le cérémonial du dîner des noces de M. le grand dauphin, fils de Louis XIV, le roi se retira chez lui à neuf heures et congédia tout le monde, ne retenant que M. de la Vauguyon, précepteur des enfants de France.

Ce duc, grand ami des jésuites, qu’il espérait ramener, grâce au crédit de madame du Barry, voyait une partie de sa tâche terminée par le mariage de M. le duc de Berry.

Ce n’était pas la plus rude partie, car il restait encore à M. le précepteur des enfants de France à parfaire l’éducation de M. le comte de Provence et de M. le comte d’Artois, âgés, à cette époque, l’un de quinze ans, l’autre de treize. M. le comte de Provence était sournois et indompté, M. le comte d’Artois, étourdi et indomptable ; et puis le dauphin, outre ses bonnes qualités qui le rendaient un précieux élève, était dauphin, c’est-à-dire le premier personnage de France après le roi. M. de la Vauguyon pouvait donc perdre gros en perdant sur un tel esprit l’influence que peut-être une femme allait conquérir.

Le roi l’appelant à rester, M. de la Vauguyon put croire que Sa Majesté comprenait cette perte et voulait l’en dédommager par quelque récompense. Une éducation achevée, d’ordinaire on gratifie le précepteur.

Ce qui engagea M. le duc de la Vauguyon, homme très sensible, à redoubler de sensibilité ; pendant tout le dîner, il avait porté son mouchoir à ses yeux, pour témoigner du regret que lui causait la perte de son élève. Une fois le dessert achevé, il avait sangloté, mais se trouvant enfin seul, il partait plus calme.

L’appel du roi tira de nouveau le mouchoir de sa poche et les larmes de ses yeux.

— Venez, mon pauvre la Vauguyon, dit le roi, en s’établissant à l’aise dans une chaise-longue ; venez, que nous causions.

— Je suis aux ordres de Votre Majesté, répondit le duc.

— Asseyez-vous là, mon très cher ; vous devez être fatigué.

— M’asseoir, sire ?

— Oui, là, sans façon, tenez.

Et Louis XV indiqua au duc un tabouret placé de telle manière que les lumières tombassent d’aplomb sur le visage du précepteur, et laissassent dans l’ombre celui du roi.

— Eh bien, cher duc, dit Louis XV, voilà une éducation faite.

— Oui, sire.

Et la Vauguyon soupira.

— Belle éducation sur ma foi, continua Louis XV.

— Sa Majesté est trop bonne.

— Et qui vous fait bien de l’honneur, duc.

— Sa Majesté me comble.

— M. le dauphin est, je crois, un des savants princes de l’Europe ?

— Je le crois, sire.

— Bon historien ?

— Très bon.

— Géographe parfait ?

— Sire, M. le dauphin dresse tout seul des cartes qu’un ingénieur ne ferait pas.

— Il tourne dans la perfection ?

— Ah ! sire, le compliment revient à un autre, et ce n’est pas moi qui lui ai appris cela.

— N’importe, il le sait ?

— À merveille même.

— Et l’horlogerie, hein ?… quelle dextérité !

— C’est prodigieux, sire.

— Depuis six mois toutes mes horloges courent les unes après les autres, comme les quatre roues d’un carrosse, sans pouvoir se rejoindre. Eh bien, c’est lui seul qui les règle.

— Ceci rentre dans la mécanique, sire, et je dois avouer encore que je n’y suis pour rien.

— Oui, mais les mathématiques, la navigation ?

— Oh ! par exemple, sire, voilà les sciences vers lesquelles j’ai toujours poussé M. le dauphin.

— Et il y est très fort. L’autre soir, je l’ai entendu parler avec M. de Lapeyrouse de grelins, de haubans et de brigantines.

— Tous termes de marine… Oui, sire.

— Il en parle comme Jean Bart.

— Le fait est qu’il y est très fort.

— C’est pourtant à vous qu’il doit tout cela…

— Votre Majesté me récompense bien au delà de mes mérites en m’attribuant une part, si légère qu’elle soit, dans les avantages précieux que M. le dauphin a tirés de l’étude.

— La vérité, duc, est que je crois que M. le dauphin sera réellement un bon roi, un bon administrateur, un bon père de famille. À propos, monsieur le duc, répéta le roi en appuyant sur ces mots, sera-t-il un bon père de famille ?

— Eh ! mais, sire, répondit naïvement M. de la Vauguyon, je présume que, toutes les vertus étant en germe dans le cœur de M. le dauphin, celle-là y doit être renfermée comme les autres.

— Vous ne me comprenez pas, duc, dit Louis XV. Je vous demande s’il sera un bon père de famille.

— Sire, je l’avoue, je ne comprends pas Votre Majesté. Dans quel sens me fait-elle cette question ?

— Mais dans le sens, dans le sens… vous n’êtes pas sans avoir lu la Bible, monsieur le duc ?

— Certainement, sire, que je l’ai lue.

— Eh bien, vous connaissez les patriarches, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Sera-t-il un bon patriarche ?

M. de la Vauguyon regarda le roi, comme s’il lui eut parlé hébreu ; et, tournant son chapeau entre ses mains :

— Sire, répondit-il, un grand roi est tout ce qu’il veut.

— Pardon, monsieur le duc, insista le roi, je vois que nous ne nous entendons pas très bien.

— Sire, je fais cependant de mon mieux.

— Enfin, dit le roi, je vais parler plus clairement. Voyons, vous connaissez le dauphin comme votre enfant, n’est-ce pas ?

— Oh ! certes, sire.

— Ses goûts ?

— Oui.

— Ses passions ?

— Oh ! quant à ses passions, sire, c’est autre chose ; monseigneur en eût-il eu, que je les eusse extirpées radicalement. Mais je n’ai pas eu cette peine, heureusement ; monseigneur est sans passions.

— Vous avez dit heureusement ?

— Sire, n’est-ce pas un bonheur ?

— Ainsi, il n’en a pas ?

— De passions, non, sire.

— Pas une ?

— Pas une, j’en réponds.

— Eh bien, voilà justement ce que je redoutais. Le dauphin sera un très bon roi, un très bon administrateur, mais il ne sera jamais un bon patriarche.

— Hélas ! sire, vous ne m’avez aucunement recommandé de pousser M. le dauphin au patriarcat.

— Et c’est un tort que j’ai eu. J’aurais dû songer qu’il se marierait un jour. Mais, bien qu’il n’ait point de passions, vous ne le condamnez point tout à fait ?

— Comment ?

— Je veux dire que vous ne le jugez point incapable d’en avoir un jour.

— Sire, j’ai peur.

— Comment, vous avez peur ?

— En vérité, dit lamentablement le pauvre duc, Votre Majesté me met au supplice.

— Monsieur de la Vauguyon, s’écria le roi qui commençait à s’impatienter, je vous demande clairement si, avec passion ou sans passion, M. le duc de Berry sera un bon époux. Je laisse de côté la qualification de père de famille et j’abandonne le patriarche.

— Eh bien, sire, voilà ce que je ne saurais précisément dire à Votre Majesté.

— Comment, voilà ce que vous ne sauriez me dire ?

— Non, sans doute, car je ne le sais pas, moi.

— Vous ne le savez pas ! s’écria Louis XV avec une stupéfaction qui fit osciller la perruque sur le chef de M. de la Vauguyon.

— Sire, M. le duc de Berry vivait sous le toit de Votre Majesté, dans l’innocence de l’enfant qui étudie.

— Eh ! monsieur, cet enfant n’étudie plus, il se marie.

— Sire, j’étais le précepteur de monseigneur…

— Justement, monsieur, il fallait donc lui apprendre tout ce qu’il doit savoir.

Et Louis XV se renversa dans son fauteuil en haussant les épaules.

— Je m’en doutais, ajouta-t-il avec un soupir.

— Mon Dieu, sire…

— Vous savez l’histoire de France, n’est-ce pas, monsieur de la Vauguyon ?

— Sire, je l’ai toujours cru, et je continuerai même de le croire, à moins toutefois que Votre Majesté ne me dise le contraire.

— Eh bien, alors, vous devez savoir ce qui m’est arrivé, à moi, la veille de mes noces.

— Non, sire, je ne le sais pas.

— Ah ! mon Dieu ! mais vous ne savez donc rien ?

— Si Votre Majesté voulait m’apprendre ce point, qui m’est resté inconnu ?

— Écoutez, et que ceci vous serve de leçon pour mes deux autres petits-fils, duc.

— J’écoute, sire.

— Moi aussi, j’avais été élevé comme vous avez élevé le dauphin, sous le toit de mon grand-père. J’avais M. de Villeroy, un brave homme, mais un très brave homme, tout comme vous, duc. Oh ! s’il m’eût laissé plus souvent dans la société de mon oncle le régent ! mais non, l’innocence de l’étude, comme vous dites, duc, m’avait fait négliger l’étude de l’innocence. Cependant, je me mariai, et quand un roi se marie, monsieur le duc, c’est sérieux pour le monde.

— Oh ! oui, sire, je commence à comprendre.

— En vérité, c’est bien heureux. Je continue donc. M. le cardinal me fit sonder sur mes dispositions au patriarcat. Mes dispositions étaient parfaitement nulles, et j’étais là-dessus d’une candeur à faire craindre que le royaume de France ne tombât en quenouille. Heureusement, M. le cardinal consulta M. de Richelieu là-dessus : c’était délicat ; mais M. de Richelieu était un grand maître en pareille matière. M. de Richelieu eut une idée lumineuse. Il y avait une demoiselle Lemaure, ou Lemoure, je ne sais plus trop, laquelle faisait des tableaux admirables ; on lui commanda une série de scènes ; vous comprenez ?

— Non, sire.

— Comment dirai-je cela ? Des scènes champêtres.

— Dans le genre des tableaux de Teniers, alors.

— Mieux que cela, primitives.

— Primitives ?

— Naturelles… Je crois que j’ai enfin trouvé le mot ; vous comprenez cette fois ?

— Comment ! s’écria M. de la Vauguyon rougissant, on osa présenter à Votre Majesté ?…

— Et qui vous parle de me présenter quelque chose, duc ?

— Mais pour que Votre Majesté pût voir…

— Il fallait bien que Ma Majesté regardât ; voilà tout.

— Eh bien ?

— Eh bien, j’ai regardé.

— Et… ?

— Et comme l’homme est essentiellement imitateur… j’ai imité.

— Certainement, sire, le moyen est ingénieux, certain, excellent, quoique dangereux pour un jeune homme.

Le roi regarda le duc de la Vauguyon avec ce sourire que l’on eût appelé cynique s’il n’eût glissé sur la bouche la plus spirituelle du monde.

— Laissons le danger pour aujourd’hui, dit-il, et revenons à ce qui nous reste à faire.

— Ah !

— Le savez-vous ?

— Non, sire, et Votre Majesté me rendra bien heureux en me l’apprenant.

— Eh bien, le voici : vous allez aller trouver M. le dauphin qui reçoit les derniers compliments des hommes, tandis que madame la dauphine reçoit les derniers compliments des femmes.

— Oui, sire.

— Vous vous munirez d’un bougeoir, et vous prendrez M. le dauphin à part.

— Oui, sire.

— Vous indiquerez à votre élève, le roi appuya sur les deux mots — vous indiquerez à votre élève que sa chambre est située au bout du corridor neuf.

— Dont personne n’a la clé, sire.

— Parce que je la gardais, monsieur ; je prévoyais ce qui arrive aujourd’hui ; voici cette clé.

M. de la Vauguyon la prit en tremblant.

— Je veux bien vous dire, à vous, M. le duc, continua le roi, que cette galerie renferme une vingtaine de tableaux que j’ai fait placer là.

— Ah ! sire, oui, oui.

— Oui, M. le duc ; vous embrasserez votre élève, vous lui ouvrirez la porte du corridor, vous lui mettrez le bougeoir à la main, vous lui souhaiterez le bon soir, et vous lui direz qu’il doit mettre vingt minutes à gagner la porte de sa chambre, une minute par tableau.

— Ah ! sire, je comprends.

— C’est heureux. Bonsoir, M. de la Vauguyon.

— Votre Majesté a la bonté de m’excuser ?

— Mais je ne sais pas trop, car, sans moi, vous eussiez fait de belles choses dans ma famille.

La porte se referma sur M. le gouverneur.

Le roi se servit de sa sonnette particulière.

Lebel parut.

— Mon café, dit le roi. À propos, Lebel…

— Sire ?

— Quand vous m’aurez donné mon café, vous irez derrière M. de la Vauguyon, qui sort pour présenter ses devoirs à M. le dauphin.

— J’y vais, sire.

— Mais attendez donc, que je vous apprenne pourquoi vous y allez.

— C’est vrai, sire ; mais mon empressement à obéir à Sa Majesté est tel…

— Très bien. Vous suivrez donc M. de la Vauguyon.

— Oui, sire.

— Il est si troublé, si chagrin, que je crains son attendrissement pour M. le dauphin.

— Et que dois-je faire, sire, s’il s’attendrit ?

— Rien ; vous viendrez me le dire, voilà tout.

Lebel déposa le café auprès du roi, qui se mit à le savourer lentement.

Puis le valet de chambre historique sortit.

Un quart d’heure après, il reparut.

— Eh bien, Lebel ? demanda le roi.

— Sire, M. de la Vauguyon a été jusqu’au corridor neuf, tenant monseigneur par le bras.

— Bien, après ?

— Il ne semblait pas fort attendri, bien au contraire, il roulait de petits yeux tout égrillards.

— Bon, après ?

— Il a tiré une clé de sa poche, l’a donnée à M. le dauphin, qui a ouvert la porte et a mis le pied dans le corridor.

— Ensuite ?

— Ensuite, M. le duc a fait passer son bougeoir dans la main de monseigneur et lui a dit tout bas, mais pas si bas que je n’aie pu l’entendre :

« — Monseigneur, la chambre nuptiale est au bout de cette galerie dont je viens de vous remettre la clé. Le roi désire que vous mettiez vingt minutes à arriver à cette chambre.

« — Comment ! a dit le prince, vingt minutes ; mais il faut vingt secondes à peine.

« — Monseigneur, a répondu M. de La Vauguyon, ici expire mon autorité. Je n’ai plus, de leçons à vous donner, mais un dernier conseil : regardez bien les murailles à droite et à gauche de cette galerie, et je réponds à Son Altesse qu’elle trouvera le temps d’employer ses vingt minutes. »

— Pas mal.

— Alors, sire, M. de la Vauguyon a fait un grand salut, toujours accompagné de regards fort allumés, qui semblaient vouloir pénétrer dans le corridor ; puis il a laissé monseigneur à la porte.

— Et monseigneur est entré, je suppose ?

— Tenez, sire, voyez la lumière dans la galerie. Il y a au moins un quart d’heure qu’elle s’y promène.

— Allons ! allons ! elle disparaît, dit le roi après quelques instants passés les yeux levés sur les vitres. À moi aussi, on m’avait donné vingt minutes, mais je me rappelle qu’au bout de cinq j’étais chez ma femme. Hélas ! dira-t-on de M. le dauphin ce qu’on disait du second Racine : « C’est le petit fils d’un grand-père ! »


LXV

LA NUIT DES NOCES DE M. LE DAUPHIN.


Le dauphin ouvrit la porte de la chambre nuptiale, ou plutôt de l’antichambre qui la précédait.

L’archiduchesse, en long peignoir blanc, attendait dans le lit doré, à peine affaissé par le poids si léger de son corps frêle et délicat ; et, chose étrange, si l’on eût pu lire sur son front, à travers le nuage de tristesse qui le couvrait, on y eût reconnu, au lieu de la douce attente de la fiancée, la terreur de la jeune fille menacée d’un de ces dangers que les natures nerveuses voient en pressentiments et supportent quelquefois avec plus de courage qu’elles ne les ont pressentis.

Près du lit, madame de Noailles était assise.

Les dames se tenaient au fond, attentives au premier geste de la dame d’honneur, qui leur ordonnerait de se retirer.

Celle-ci, fidèle aux lois de l’étiquette, attendait impassiblement l’arrivée de M. le dauphin.

Mais, comme si cette fois toutes les lois de l’étiquette et du cérémonial eussent dû céder à la malignité des circonstances, il se trouva que les personnes qui devaient introduire M. le dauphin dans la chambre nuptiale, ignorant que Son Altesse, d’après les dispositions du roi Louis XV, devait arriver par le corridor neuf, attendaient dans une autre antichambre.

Celle où venait d’entrer M. le dauphin était vide, et la porte qui donnait dans la chambre à coucher étant légèrement entrebâillée, il en résultait que M. le dauphin pouvait voir et entendre ce qui se passait dans cette chambre.

Il attendit, regardant à la dérobée, écoutant furtivement.

La voix de madame la dauphine s’éleva pure et harmonieuse, quoique un peu tremblante :

— Par où entrera M. le dauphin ? demanda-t-elle.

— Par cette porte, Madame, dit la duchesse de Noailles.

Et elle montrait la porte opposée à celle où se trouvait M. le dauphin.

— Et qu’entend-on par cette fenêtre, ajouta la dauphine ; on dirait le bruit de la mer ?

— C’est le bruit des innombrables spectateurs qui se promènent à la lueur de l’illumination, et qui attendent le feu d’artifice.

— L’illumination ? dit la dauphine avec un triste sourire. Elle n’a pas été inutile ce soir, car le ciel est bien lugubre ; avez-vous vu, madame ?

En ce moment, le dauphin, ennuyé d’attendre, poussa doucement la porte, passa sa tête par l’entrebâillement, et demanda s’il pouvait entrer.

Madame de Noailles poussa un cri, car elle ne reconnut pas le prince d’abord.

Madame la dauphine, jetée, par les émotions successives qu’elle avait éprouvées, dans cet état nerveux où tout nous effraie, saisit le bras de madame de Noailles.

— C’est moi, madame, dit le dauphin, n’ayez pas peur.

— Mais pourquoi par cette porte ? demanda madame de Noailles.

— Parce que, dit le roi Louis XV, en passant à son tour sa tête cynique par la porte entrebâillée, parce que monsieur de la Vauguyon, en véritable jésuite qu’il est, sait trop bien le latin, les mathématiques et la géographie, et pas assez autre chose.

En présence du roi arrivant ainsi inopinément, madame la dauphine s’était laissée glisser de son lit et se tenait debout, enveloppée de son grand peignoir, qui la cachait du bout des pieds jusqu’au cou, aussi hermétiquement que la stole d’une dame romaine.

— On voit bien qu’elle est maigre, murmura Louis XV. Au diable M. de Choiseul, qui, parmi toutes les archiduchesses, va justement me choisir celle-là.

— Votre Majesté, dit madame de Noailles, peut remarquer que, quant à ce qui me concerne, l’étiquette a été strictement observée, il n’y a que du côté de monseigneur le dauphin.

— Je prends l’infraction sur mon compte, dit Louis XV, et c’est trop juste, puisque c’est moi qui l’ai fait commettre. Mais comme la circonstance était grave, ma chère madame de Noailles, j’espère que vous me la pardonnerez.

— Je ne comprends pas ce que Votre Majesté veut dire.

— Nous nous en irons ensemble, duchesse, et je vous conterai cela. Maintenant, voyons, que ces enfants se couchent.

Madame la dauphine s’éloigna d’un pas du lit, et saisit le bras de madame de Noailles avec plus de terreur peut-être que la première fois.

— Oh ! par grâce, madame, dit-elle, j’en mourrais de honte.

— Sire, dit madame de Noailles, madame la dauphine vous supplie de la laisser se coucher comme une simple bourgeoise.

— Diable ! diable ! et c’est vous qui demandez cela, madame l’Étiquette ?

— Sire, je sais bien que c’est contraire aux lois du cérémonial de France ; mais, regardez l’archiduchesse…

En effet, Marie-Antoinette debout, pâle, se soutenant de son bras raidi au dossier d’un fauteuil, eût semblé une statue de l’Effroi, si l’on n’eût entendu le léger claquement de ses dents, accompagnant la sueur froide oui coulait sur son visage.

— Oh ! je ne veux pas contrarier la dauphine à ce point, dit Louis XV, prince aussi ennemi du cérémonial que Louis XIV en était ardent sectateur. Retirons-nous, duchesse. D’ailleurs, il y a des serrures aux portes, et ce sera bien plus drôle.

Le dauphin entendit ces dernières paroles de son grand-père et rougit.

La dauphine entendit aussi, mais elle ne comprit pas.

Le roi Louis XV embrassa sa bru, et il sortit entraînant la duchesse de Noailles et riant de ce rire moqueur, si triste pour ceux qui ne partagent pas la gaieté de celui qui rit.

Les autres assistants sortirent par l’autre porte.

Les deux jeunes gens se trouvèrent seuls.

Il se fit un instant de silence.

Enfin, le jeune prince s’approcha de Marie-Antoinette : son cœur battait violemment ; il sentait affluer à la poitrine, aux tempes, aux artères des mains, ce sang révolté de la jeunesse et de l’amour.

Mais il sentait son grand-père derrière la porte, et ce regard cynique, plongeant jusque dans l’alcôve nuptiale, glaçait encore le dauphin, fort timide d’ailleurs et fort gauche de sa nature.

— Madame, dit-il en regardant l’archiduchesse, souffririez-vous ? Vous êtes bien pâle, et l’on dirait que vous tremblez.

— Monsieur, dit-elle, je ne vous cacherai pas que j’éprouve une agitation étrange ; il faut qu’il y ait quelque violent orage au ciel : l’orage a une influence terrible sur moi.

— Ah ! vous croyez que nous sommes menacés d’un ouragan ? dit le dauphin.

— Oh ! j’en suis sûre, j’en suis sûre ; tout mon corps tremble, voyez.

Et en effet tout le corps de la pauvre princesse semblait frémir sous des secousses électriques.

En ce moment, comme pour justifier ses prévisions, un coup de vent furieux, un de ces souffles puissants qui poussent la moitié des mers sur l’autre, et qui rasent les montagnes, pareil au premier cri de la tempête qui s’avançait, emplit le château de tumulte, d’angoisses et de craquements intenses.

Les feuilles arrachées aux branches, les branches arrachées aux arbres, les statues arrachées à leurs bases, une longue et immense clameur des cent mille spectateurs répandus dans les jardins, un mugissement lugubre et infini courant dans les galeries et dans les corridors du château, composèrent en ce moment la plus sauvage et la plus lugubre harmonie qui ait jamais vibré aux oreilles humaines.

Puis un cliquetis sinistre succéda au mugissement ; c’étaient les vitres qui, brisées en mille pièces, tombaient sur les marbres des escaliers et des corniches, en lançant cette note saccadée et nerveuse qui grince en s’envolant dans l’espace.

Le vent avait du même coup arraché du pêne une des persiennes mal fermées qui avait été battre contre la muraille, comme l’aile gigantesque d’un oiseau de nuit.

Partout où les fenêtres étaient ouvertes dans le château les lumières s’éteignirent, anéanties par ce coup de vent.

Le dauphin s’approcha de la fenêtre, sans doute pour refermer la persienne, mais la dauphine l’arrêta.

— Oh ! monsieur, monsieur, par grâce, dit-elle, n’ouvrez pas cette fenêtre, nos bougies s’éteindraient et je mourrais de peur.

Le dauphin s’arrêta.

On voyait, à travers le rideau qu’il venait de tirer, les cimes sombres des arbres du parc agitées et tordues, comme si le bras de quelque géant invisible eut secoué leurs tiges au milieu des ténèbres.

Toutes les illuminations s’éteignirent.

Alors on put voir au ciel des légions de grosses nuées noires qui roulaient en tourbillonnant, ainsi que des escadrons lancés à la charge.

Le dauphin resta pâle et debout, une main appuyée à l’espagnolette de la fenêtre. La dauphine tomba sur une chaise en posant un soupir.

— Vous avez bien peur, madame ? demanda le dauphin.

— Oh ! oui ; cependant votre présence me rassure. Oh ! quelle tempête ! quelle tempête ! Toutes les illuminations se sont éteintes ?

— Oui, dit Louis, le vent souffle sud-sud-ouest, et c’est celui qui annonce les ouragans les plus acharnés. S’il continue, je ne sais comment on fera pour tirer le feu d’artifice.

— Oh ! monsieur, pour qui le tirerait-on ? Personne ne restera dans les jardins par un pareil temps.

— Ah ! madame, vous ne connaissez pas les Français, il leur faut leur feu d’artifice ; celui-là sera superbe ; le plan m’en a été communiqué par l’ingénieur. Eh ! tenez, voyez que je ne me trompais pas, voici les premières fusées.

En effet, brillantes comme de longs serpents de flammes, les fusées d’annonce s’élancèrent vers le ciel ; mais en même temps, comme si l’orage eut pris ces jets brûlants pour un défi, un seul éclair, mais qui sembla fendre le ciel, serpenta entre les pièces d’artifice et mêla son feu bleuâtre au feu des fusées.

— En vérité, dit l’archiduchesse, c’est une impiété à l’homme que de lutter avec Dieu.

Ces fusées d’annonce n’avaient précédé l’embrasement général du feu d’artifice que de quelques secondes ; l’ingénieur sentait qu’il lui fallait se presser, et il mit le feu aux premières pièces, que salua une immense clameur de joie.

Mais, comme s’il y eut en effet lutte entre la terre et le ciel ; comme si, ainsi que l’avait dit l’archiduchesse, l’homme eut commis une impiété envers son Dieu, l’orage, irrité, couvrit de sa clameur immense la clameur populaire, et toutes les cataractes du ciel s’ouvrant à la fois, des torrents de pluie se précipitèrent du haut des nues.

Le vent avait éteint les illuminations, l’eau éteignit le feu d’artifice.

— Ah ! quel malheur ! dit le dauphin, voilà le feu d’artifice manqué !

— Eh ! monsieur, répliqua tristement Marie-Antoinette, tout ne manque-t-il pas depuis mon arrivée en France ?

— Comment cela, madame ?

— Avez-vous vu Versailles ?

— Sans doute, madame. Versailles ne vous plaît-il point ?

— Oh ! si fait, Versailles me plairait s’il était aujourd’hui tel que l’a laissé votre illustre aïeul Louis XIV. Mais dans quel état avons-nous trouvé Versailles ? Dites. Partout le deuil, la ruine. Oh ! oui, oui, la tempête s’accorde bien avec la fête qu’on me fait. N’est-il pas convenable qu’il y ait un ouragan pour cacher à notre peuple les misères de notre palais ? la nuit ne sera-t-elle pas favorable et bien venue qui cachera ces allées pleines d’herbe, ces groupes de tritons vaseux, ces bassins sans eau et ces statues mutilées ? Oh ! oui, oui, souffle, vent du sud, mugis, tempête ; amoncelez-vous, épais nuages ; cachez bien à tous les yeux l’étrange réception que fait la France à une fille des Césars, le jour où elle met sa main dans la main de son roi futur !

Le dauphin, visiblement embarrassé, car il ne savait que répondre à ces reproches et surtout à cette mélancolie exaltée, si loin de son caractère, le dauphin poussa à son tour un long soupir.

— Je vous afflige, dit Marie-Antoinette ; cependant ne croyez pas que ce soit mon orgueil qui parle ; oh ! non, non ! il n’en est rien ; que ne m’a-t-on montré seulement ce Trianon si riant, si ombreux, si fleuri, dont, hélas ! l’orage effeuille sans pitié les bosquets et trouble les eaux ; je me fusse contentée de ce nid charmant ; mais les ruines m’effraient, elles répugnent à ma jeunesse, et pourtant que de ruines va faire encore cet affreux ouragan !

Une nouvelle bourrasque, plus terrible encore que la première, ébranla le palais. La princesse se leva épouvantée.

— Oh ! mon Dieu ! dites-moi qu’il n’y a pas de danger ! Dites-le-moi, y en eût-il… Je meurs d’effroi !

— Il n’y en a point, madame. Versailles, bâti en terrasse, ne peut attirer la foudre. Si elle tombait, ce serait probablement sur la chapelle qui a un toit aigu, ou sur le petit château qui offre des aspérités. Vous savez que les pointes sollicitent le fluide électrique, et que les corps plats, au contraire, les repoussent.

— Non ! s’écria Marie-Antoinette, je ne sais pas ! je ne sais pas !

Louis prit la main de l’archiduchesse, main palpitante et glacée. En ce moment, un éclair blafard inonda la chambre de ses lueurs livides et violacées, Marie-Antoinette poussa un cri et repoussa le dauphin.

— Mais, madame, demanda-t-il, qu’y a-t-il donc ?

— Oh ! dit-elle, vous m’avez apparu, à la lueur de cet éclair, pâle, défait, sanglant. J’ai cru voir un fantôme.

— C’est la réflexion du feu de soufre, dit le prince, et je puis vous expliquer…

Un effroyable coup de tonnerre, dont les échos se prolongèrent en gémissant jusqu’à ce que, arrivés au point culminant, ils commençassent à se perdre dans le lointain, un effroyable coup de tonnerre coupa court à l’explication scientifique que le jeune homme allait donner flegmatiquement à sa royale épouse.

— Allons, madame, dit-il après un moment de silence, du courage, je vous prie ; laissons ces craintes au vulgaire : l’agitation physique est une des conditions de la nature. Il ne faut pas plus s’en étonner que du calme ; seulement le calme et l’agitation se succèdent ; le calme est troublé par l’agitation, l’agitation est refroidie par le calme. Après tout, madame, ce n’est qu’un orage, et un orage est un des phénomènes les plus naturels et les plus fréquents de la création. Je ne sais donc pas pourquoi on s’en épouvanterait.

— Oh ! isolé, peut-être ne m’épouvanterait-il pas ainsi ; mais cet orage, le jour même de nos noces, ne vous semble-t-il pas un effroyable présage joint à ceux qui me poursuivent depuis mon entrée en France ?

— Que dites-vous, madame ? s’écria le dauphin, ému malgré lui d’une terreur superstitieuse ; des présages, dites-vous ?

— Oui, oui, affreux, sanglants !

— Et ces présages, dites-les, madame ; on m’accorde, en général, un esprit ferme et froid ; peut-être ces présages qui vous épouvantent, aurai-je le bonheur de les combattre et de les terrasser.

— Monsieur, la première nuit que je passai en France, c’était à Strasbourg ; on m’installa dans une grande chambre, où l’on alluma des flambeaux, car il faisait nuit ; or, ces flambeaux allumés, leur lueur me montra une muraille ruisselante de sang. J’eus cependant le courage d’approcher des parois et d’examiner ces teintes rouges avec plus d’attention. Ces murs étaient tendus d’une tapisserie qui représentait le massacre des Innocents. Partout le désespoir avec des regards désolés, le meurtre avec des yeux flamboyants, partout l’éclair de la hache ou de l’épée, partout des larmes, des cris de mère, des soupirs d’agonie semblaient s’élancer pêle-mêle de cette muraille prophétique, qui, à force de la regarder, me semblait vivante. Oh ! glacée de terreur, je ne pus dormir… Et dites, dites, voyons, n’était-ce pas un triste présage ?

— Pour une femme de l’antiquité peut-être, madame, mais non pour une princesse de notre siècle.

— Monsieur, ce siècle est gros de malheurs, ma mère me l’a dit, comme ce ciel qui s’enflamme au-dessus de nos têtes est gros de soufre, de feux et de désolation. Oh ! voilà pourquoi j’ai si peur, voilà pourquoi tout présage me semble un avertissement.

— Madame, aucun danger ne peut menacer le trône où nous montons ; nous vivons, nous autres rois, dans une région au-dessus des nuages. La foudre est à nos pieds, et quand elle tombe sur la terre, c’est nous qui la lançons.

— Hélas ! hélas ! ce n’est point ce qui m’a été prédit, monsieur.

— Et que vous a-t-on prédit ?

— Quelque chose d’affreux, d’épouvantable.

— On vous a prédit ?

— Ou plutôt on m’a fait voir.

— Voir ?

— Oui, j’ai vu, vu, vous dis-je, et cette image est restée dans mon esprit, restée si profondément, qu’il n’y a pas de jours où je ne frissonne en y songeant ; pas de nuit où je ne la revoie en rêve.

— Et ne pouvez-vous nous dire ce que vous avez vu ? A-t-on exigé de vous le silence ?

— Rien, on n’a rien exigé.

— Alors, dites, madame.

— Écoutez, c’est impossible à décrire : c’était une machine, élevée au-dessus de la terre comme un échafaud, mais à cet échafaud s’adaptaient comme les deux montants d’une échelle, et entre ces deux montants glissait un couteau, un couperet, une hache. Je voyais cela, et, chose étrange, je voyais aussi ma tête au-dessous du couteau. Le couteau glissa entre les deux montants, et sépara de mon corps ma tête, qui tomba et roula à terre. Voilà ce que j’ai vu, monsieur, voilà ce que j’ai vu.

— Pure hallucination, madame, dit le dauphin ; je connais à peu près tous les instruments de supplice à l’aide desquels on donne la mort, et celui-là n’existe point, rassurez-vous donc.

— Hélas ! dit Marie-Antoinette, hélas ! je ne puis chasser cette odieuse pensée. J’y fais ce que je puis cependant.

— Vous y parviendrez, madame, dit le dauphin en se rapprochant de sa femme ; il y a près de vous, à partir de ce moment, un ami affectueux, un protecteur assidu.

— Hélas ! répéta Marie-Antoinette en fermant les yeux et en se laissant retomber sur son fauteuil.

Le dauphin se rapprocha encore de la princesse, et elle put sentir le souffle de son mari effleurer sa joue.

En ce moment, la porte par laquelle était entré le dauphin s’entrouvrit doucement, et un regard curieux, avide, le regard de Louis XV, perça la pénombre de cette vaste chambre, que deux bougies demeurées seules éclairaient à peine en coulant à flots sur le chandelier de vermeil.

Le vieux roi ouvrait la bouche pour formuler sans doute à voix basse un encouragement à son petit-fils, lorsqu’un fracas qu’on ne saurait exprimer retentit dans le palais, accompagné cette fois de l’éclair qui avait toujours précédé les autres détonations ; en même temps une colonne de flamme blanche, diaprée de vert, se précipita devant la fenêtre, faisant éclater toutes les vitres et écrasant une statue située sous le balcon ; puis, après un déchirement épouvantable, elle remonta au ciel et s’évanouit comme un météore.

Les deux bougies s’éteignirent enveloppées par la bouffée de vent qui s’engouffra dans la chambre. Le dauphin, épouvanté, chancelant, ébloui, recula jusqu’à la muraille contre laquelle il demeura adossé.

La dauphine, à demi évanouie, alla tomber sur les marches de son prie-Dieu et y demeura ensevelie dans la plus mortelle torpeur.

Louis XV, tremblant, crut que la terre allait s’abîmer sous lui et regagna, suivi de Lebel, ses appartements déserts.

Pendant ce temps, au loin s’enfuyait, comme une volée d’oiseaux effarés, le peuple de Versailles et de Paris, éparpillé par les jardins, par les routes et par les bois, poursuivi dans toutes les directions par une grêle épaisse, qui, déchiquetant les fleurs dans le jardin, les feuillages dans la forêt, les seigles et les blés dans les champs, les ardoises et les fines sculptures sur les bâtiments, ajoutait le dégât à la désolation.

La dauphine, le front dans ses mains, priait avec des sanglots.

Le dauphin regardait d’un air morne et insensible l’eau qui ruisselait dans la chambre par les vitres brisées et qui reflétait sur le parquet, en nappes bleuâtres, les éclairs non interrompus pendant plusieurs heures.

Cependant, tout ce chaos se débrouilla au matin ; les premiers rayons du jour, glissant sur des nuages cuivrés, découvrirent aux yeux les ravages de l’ouragan nocturne. Versailles n’était plus reconnaissable.

La terre avait bu ce déluge d’eau ; les arbres avaient absorbé ce déluge de feu ; partout de la fange et des arbres brisés, tordus, calcinés par ce serpent aux brûlantes étreintes qu’on appelle la foudre.

Louis XV, qui n’avait pu dormir, tant sa terreur était grande, se fit habiller à l’aurore par Lebel, qui ne l’avait point quitté, et retourna par cette même galerie, où grimaçaient honteusement, aux livides lueurs du petit jour, les peintures que nous connaissons, peintures faites pour être encadrées dans les fleurs, les cristaux et les candélabres enflammés.

Louis XV, pour la troisième fois depuis la veille, poussa la porte de la chambre nuptiale, et frissonna en apercevant sur le prie-Dieu, renversée, pâle avec des yeux violacés comme ceux de la sublime Madeleine de Rubens, la future reine de France, dont le sommeil avait enfin suspendu les douleurs, et dont l’aube azurait la robe blanche avec un religieux respect.

Au fond de la chambre, sur un fauteuil adossé à la muraille, reposait, les pieds chaussés de soie, étendus dans une mare d’eau, le dauphin de France, aussi pâle que sa jeune épouse, et comme elle ayant la sueur du cauchemar au front.

Le lit nuptial était comme le roi l’avait vu la veille.

Louis XV fronça le sourcil, une douleur qu’il n’avait point ressentie encore traversa comme un fer rouge ce front glacé par l’égoïsme, alors même que la débauche essayait de le réchauffer.

Il secoua la tête, poussa un soupir et rentra dans son appartement, plus sombre et plus effrayé peut-être à cette heure qu’il ne l’avait été dans la nuit.


LXVI

ANDRÉE DE TAVERNEY.


Le 30 mai suivant, c’est-à-dire le surlendemain de cette effroyable nuit, nuit, comme l’avait dit Marie-Antoinette, pleine de présages et d’avertissements, Paris célébrait à son tour les fêtes du mariage de son roi futur. Toute la population, en conséquence, se dirigea vers la place Louis XV, où devait être tiré le feu d’artifice, ce complément de toute grande solennité publique que le Parisien prend en badinant, mais dont il ne peut se passer.

L’emplacement était bien choisi. Six cent mille spectateurs y pouvaient circuler à l’aise. Autour de la statue équestre de Louis XV des charpentes avaient été disposées circulairement, de façon à permettre la vue du feu à tous les spectateurs de la place, en élevant ce feu de dix à douze pieds au-dessus du sol.

Les Parisiens arrivèrent, selon leur habitude, par groupes, et cherchèrent longtemps les meilleures positions, privilège inattaquable des premiers venus.

Les enfants trouvèrent des arbres, les hommes graves des bornes, les femmes des garde-fous, des fossés et des échafaudages mobiles dressés en plein vent par les spéculateurs bohèmes comme on en trouve à toutes les fêtes parisiennes, et à qui une riche imagination permet de changer de spéculation chaque jour.

Vers sept heures du soir, avec les premiers curieux, on vit arriver quelques escouades d’archers.

Le service de surveillance ne se fit point par les gardes-françaises, auxquelles le bureau de la ville ne voulut pas accorder la gratification de mille écus demandée par le colonel maréchal duc de Biron.

Ce régiment était à la fois craint et aimé de la population près de laquelle chaque membre de ce corps passait à la fois pour un César et pour un Mandrin. Les gardes-françaises, terribles sur le champ de bataille, inexorables dans l’accomplissement de leurs fonctions, avaient, en temps de paix et hors du service, une affreuse réputation de bandits ; en tenue, ils étaient beaux, vaillants, intraitables, et leurs évolutions plaisaient aux femmes et imposaient aux maris. Mais libres de la consigne, disséminés en simples particuliers dans la foule, ils devenaient la terreur de ceux dont la veille ils avaient fait l’admiration, et persécutaient fort ceux qu’ils allaient protéger le lendemain.

Or, la ville, trouvant dans ses vieux ressentiments contre ces coureurs de nuit et ces habitués de tripots une raison de ne pas donner les mille écus aux gardes-françaises, la ville, disons-nous, envoya ses seuls archers bourgeois, sous ce prétexte spécieux, du reste, que dans une fête de famille, pareille à celle qui se préparait, le gardien ordinaire de la famille devait suffire.

On vit alors les gardes-françaises en congé se mêler aux groupes dont nous avons parlé, et, licencieux autant qu’ils eussent été sévères, causer dans la foule, en leur qualité de bourgeois de guérite, tous les petits désordres qu’ils eussent réprimés de la crosse, des pieds et du coude, voire même de l’arrestation, si leur chef, leur César Biron, eût eu le droit de les appeler ce soir-là soldats.

Les cris des femmes, les grognements des bourgeois, les plaintes des marchands dont on mangeait gratis les petits gâteaux et le pain d’épice, préparaient un faux tumulte avant le vrai tumulte qui devait naturellement avoir lieu quand six cent mille curieux seraient réunis sur cette place, et ils animaient la scène de manière à reproduire, vers les huit heures du soir, sur la place Louis XV, un vaste tableau de Teniers avec des grimaces françaises.

Après que les gamins parisiens, à la fois les plus pressés et les plus paresseux du monde connu, se furent placés ou hissés, que les bourgeois et le peuple eurent pris position, arrivèrent les voitures de la noblesse et de la finance.

Aucun itinéraire n’avait été tracé ; elles débouchèrent donc sans ordre par les rues de la Madeleine et Saint-Honoré, amenant aux bâtiments neufs ceux qui avaient reçu des invitations pour les fenêtres et les balcons du gouverneur, fenêtres et balcons d’où l’on devait voir le feu admirablement.

Ceux des gens à voiture qui n’avaient pas d’invitations laissèrent leurs carrosses au tournant de la place et se mêlèrent à pied, précédés de leurs valets, à la foule toute serrée déjà, mais qui laisse toujours de la place à quiconque sait la conquérir.

Il était curieux de voir avec quelle sagacité ces curieux savaient dans la nuit aider leur marche ambitieuse de chaque inégalité de terrain. La rue très large, mais non encore achevée, qui devait s’appeler rue Royale, était coupée çà et là de fossés profonds aux bords desquels on avait entassé des décombres et des terres de fouille. Chacune de ces petites éminences avait son groupe, pareil à un flot plus élevé au milieu de cette mer humaine.

De temps en temps, le flot, poussé par les autres flots, s’écroulait au milieu des rires de la multitude encore assez peu pressée pour qu’il n’y eût point de danger à de pareilles chutes, et pour que ceux qui étaient tombés pussent se relever.

Vers huit heures et demie, tous les regards, divergents jusque-là, commencèrent à se braquer dans la même direction et se fixèrent sur la charpente du feu d’artifice. Ce fut alors que les coudes, jouant sans relâche, commencèrent à maintenir sérieusement l’intégrité de la possession du terrain contre les envahisseurs sans cesse renaissants.

Ce feu d’artifice combiné par Ruggieri, était destiné à rivaliser, rivalité que l’orage de la surveille avait rendue facile, était destiné à rivaliser, disons-nous, avec le feu d’artifice exécuté à Versailles par l’ingénieur Torre. On savait à Paris que l’on avait peu profité à Versailles de la libéralité royale, qui avait accordé cinquante mille livres pour ce feu, puisqu’aux premières fusées ce feu avait été éteint par la pluie, et comme le temps était beau le soir du 30 mai, les Parisiens jouissaient d’avance de leur triomphe assuré sur leurs voisins les Versaillais.

D’ailleurs, Paris attendait beaucoup mieux de la vieille popularité de Ruggieri que de la nouvelle réputation de Torre.

Au reste, le plan de Ruggieri, moins capricieux et moins vague que celui de son confrère, accusait des intentions pyrotechniques d’un ordre tout à fait distingué : l’allégorie, reine de cette époque, s’y mariait au style architectonique le plus gracieux ; la charpente figurait ce vieux temple de l’Hymen qui, chez les Français, rivalise de jeunesse avec le temple de la Gloire : il était soutenu par une colonnade gigantesque, et entouré d’un parapet aux angles duquel des dauphins, gueule béante, n’attendaient que le signal pour vomir des torrents de flammes. En face des dauphins s’élevaient, majestueux et guindés, sur leurs urnes, la Loire, le Rhône, la Seine et le Rhin, ce fleuve que nous nous obstinons à naturaliser français malgré tout le monde, et, s’il faut en croire les chants modernes de nos amis les Allemands, malgré lui-même ; tous quatre — nous parlons des fleuves — tous quatre, disons-nous, prêts à épancher, au lieu de leurs eaux, le feu bleu, blanc, vert et rose au moment où devait s’enflammer la colonnade.

D’autres pièces d’artifice s’embrasant aussi au même instant, devaient former de gigantesques pots à fleurs sur la terrasse du palais de l’Hymen.

Enfin, toujours sur ce même palais, destiné à porter tant de choses différentes, s’élevait une pyramide lumineuse terminée par le globe du monde ; ce globe, après avoir fulguré sourdement, devait éclater comme un tonnerre, en une masse de girandoles de couleur.

Quant au bouquet, réserve obligatoire et si importante que jamais Parisien ne juge d’un feu d’artifice que par le bouquet, Ruggieri l’avait séparé du corps de la machine : il était placé du côté de la rivière, après la statue, dans un bastion tout bourré de pièces de rechange, de sorte que le coup d’œil devait gagner encore à cette surélévation de trois à quatre toises, qui plaçait le pied de la gerbe sur un piédestal.

Voilà les détails dont se préoccupait Paris. Depuis quinze jours les Parisiens regardaient avec beaucoup d’admiration Ruggieri et ses aides passant comme des ombres dans les lueurs funèbres de leurs échafaudages, et s’arrêtant avec des gestes étranges pour attacher leurs mèches, assurer leurs amorces.

Aussi le moment où les lanternes furent apportées sur la terrasse de la charpente, moment qui indiquait l’approche de l’embrasement, produisit-il une vive sensation dans la foule, et quelques rangs des plus intrépides reculèrent-ils, ce qui produisit une longue oscillation jusqu’aux extrémités de la foule.

Les voitures continuaient d’arriver, et commençaient à envahir la place elle-même. Les chevaux appuyaient leurs têtes sur les épaules des derniers spectateurs, qui commençaient à s’inquiéter de ces dangereux voisins. Bientôt, derrière les voitures, s’amassa la foule toujours croissante, de sorte que les voitures, eussent-elles voulu se retirer elles-mêmes, ne le pouvaient plus, emboîtées qu’elles se trouvaient par cette inondation compacte et tumultueuse. Alors on vit, avec cette audace du Parisien qui envahit, laquelle n’a de pendant, que la longanimité du Parisien qui se laisse envahir, alors on vit monter sur ces impériales, comme des naufragés sur des rocs, des gardes-françaises, des ouvriers, des laquais.

L’illumination des boulevards jetait de loin sa lueur rouge sur les têtes des milliers de curieux, au milieu desquelles la baïonnette d’un archer bourgeois, scintillante comme l’éclair, apparaissait aussi rare que le sont les épis restés debout dans un champ que l’on vient de faucher.

Aux flancs des bâtiments neufs, aujourd’hui l’hôtel Crillon et le Garde-Meuble de la couronne, les voitures des invités, au milieu desquelles on n’avait pris la précaution de ménager aucun passage, les voitures des invités, disons-nous, avaient formé trois rangs, qui s’étendaient d’un côté du boulevard aux Tuileries ; de l’autre, du boulevard à la rue des Champs-Élysées, en tournant comme un serpent trois fois replié sur lui-même.

Le long de ce triple rang de carrosses, on voyait errer, comme des spectres au bord du Styx, ceux des conviés que les voitures de leurs prédécesseurs empêchaient d’aborder à la grande porte, et qui, étourdis par le bruit, craignant de fouler, surtout les femmes tout habillées et chaussées de satin, ce pavé poudreux, se heurtaient aux flots du peuple, qui les raillait sur leur délicatesse, et, cherchant un passage entre les roues des voitures et les pieds des chevaux, se glissaient comme ils pouvaient jusqu’à leur destination, but aussi envié que l’est le port dans une tempête.

Un de ces carrosses arriva vers neuf heures, c’est-à-dire quelques minutes à peine avant l’heure fixée pour mettre le feu à l’artifice, pour se frayer à son tour un passage jusqu’à la porte du gouverneur. Mais cette prétention, déjà si disputée depuis quelque temps, était, à ce moment, devenue au moins téméraire, sinon impossible. Un quatrième rang avait commencé de se former, renforçant les trois premiers, et les chevaux qui en faisaient partie, tourmentés par la foule, de fringants devenus furieux, lançaient à droite et à gauche, à la moindre irritation, des coups de pied qui avaient déjà produit quelques accidents perdus dans le bruit et dans la foule.

Accroché aux ressorts de cette voiture qui venait de se frayer son chemin dans la foule, un jeune homme marchait, éloignant tous les survenants qui essayaient de s’emparer de ce bénéfice d’une locomotive qu’il semblait avoir confisquée à son profit.

Quand le carrosse s’arrêta, le jeune homme se jeta de côté, mais sans lâcher le ressort protecteur auquel il continua de se cramponner d’une main. Il put donc entendre par la portière ouverte la conversation animée des maîtres de la voiture.

Une tête de femme, vêtue de blanc et coiffée avec quelques fleurs naturelles, se pencha hors de la portière. Aussitôt, une voix lui cria :

— Voyons, Andrée, provinciale que vous êtes, ne vous penchez pas ainsi, ou, mordieu ! vous risquez d’être embrassée par le premier rustre qui passera. Ne voyez-vous pas que notre carrosse est au milieu de ce peuple comme il serait au milieu de la rivière ? Nous sommes dans l’eau, ma chère, dans l’eau sale ; ne nous mouillons pas.

La tête de la jeune fille rentra dans la voiture.

— C’est qu’on ne voit rien d’ici, monsieur, dit-elle ; si seulement nos chevaux pouvaient faire un demi-tour, nous verrions par la portière, et nous serions presque aussi bien qu’à la fenêtre du gouverneur.

— Tournez, cocher, cria le baron.

— C’est chose impossible, monsieur le baron, répondit celui-ci ; il me faudrait écraser dix personnes.

— Eh ! pardieu ! écrase.

— Oh ! monsieur ! dit Andrée.

— Oh ! mon père ! dit Philippe.

— Qu’est-ce que c’est que ce baron-là qui veut écraser le pauvre monde ? crièrent quelques voix menaçantes.

— Parbleu ! c’est moi, dit de Taverney qui se pencha, et, en se penchant, montra un grand cordon rouge en sautoir.

Dans ce temps-là, on respectait encore les grands cordons, même les grands cordons rouges ; on grommela, mais sur une gamme descendante.

— Attendez, mon père, je vais descendre, dit Philippe, et voir s’il y a moyen de passer.

— Prenez garde, mon frère, vous allez vous faire tuer ; entendez-vous les hennissements des chevaux qui se battent ?

— Vous pouvez bien dire des rugissements, reprit le baron. Voyons, nous allons descendre, dites qu’on se dérange, Philippe, et que nous passions.

— Ah ! vous ne connaissez plus Paris, mon père, dit Philippe, ces façons de maîtres étaient bonnes autrefois ; mais aujourd’hui peut-être bien pourraient-elles ne point réussir, et vous ne voudriez point compromettre votre dignité, n’est-ce pas ?

— Cependant quand ces drôles sauront qui je suis…

— Mon père, dit en souriant Philippe, quand vous seriez le dauphin lui-même, on ne se dérangerait pas pour vous, j’en ai bien peur, en ce moment surtout, car voilà le feu d’artifice qui va commencer.

— Alors nous ne verrons rien, dit Andrée avec humeur.

— C’est votre faute, pardieu ! répondit le baron, vous avez mis plus de deux heures à votre toilette.

— Mon frère, dit Andrée, ne pourrais-je prendre votre bras et me placer avec vous au milieu de tout le monde ?

— Oui, oui, ma petite dame, dirent plusieurs voix d’hommes touchés par la beauté d’Andrée ; oui, venez, vous n’êtes pas grosse et l’on vous fera une place.

— Voulez-vous, Andrée ? demanda Philippe.

— Je veux bien, dit Andrée.

Et elle s’élança légèrement sans toucher le marchepied de la voiture.

— Soit, dit le baron ; mais moi, qui me moque des feux d’artifice, moi je reste ici.

— Bien, restez, dit Philippe, nous ne nous éloignons pas, mon père.

En effet, la foule toujours respectueuse quand aucune passion ne l’irrite, toujours respectueuse devant cette reine suprême qu’on appelle la beauté, la foule s’ouvrit devant Andrée et son frère, et un bon bourgeois, possesseur avec sa famille d’un banc de pierre, fit écarter sa femme et sa fille pour qu’Andrée trouvât une place entre elles.

Philippe se plaça aux pieds de sa sœur qui appuya une de ses mains sur son épaule.

Gilbert les avait suivis, et, placé à quatre pas des deux jeunes gens, dévorait des yeux Andrée.

— Êtes-vous bien, Andrée ? demanda Philippe.

— À merveille, répondit la jeune fille.

— Voilà ce que c’est que d’être belle, dit en souriant le vicomte.

— Oui, oui ! belle, bien belle ! murmura Gilbert.

Andrée entendit ces paroles ; mais comme elles venaient sans doute de la bouche de quelque homme du peuple, elle ne s’en préoccupa point davantage qu’un dieu de l’Inde ne se préoccupe de l’hommage que dépose à ses pieds un pauvre paria.


LXVII

LE FEU D'ARTIFICE.


Andrée et son frère étaient à peine établis sur le banc que les premières fusées serpentèrent dans les nuages, et qu’un grand cri s’éleva de la foule, désormais tout entière au coup d’œil qu’allait offrir le centre de la place.

Le commencement de l’embrasement fut magnifique et digne en tout de la haute réputation de Ruggieri. La décoration du temple s’alluma progressivement et présenta bientôt une façade de feux. Des applaudissements retentirent ; mais ces applaudissements se changèrent bientôt en bravos frénétiques, lorsque de la gueule des dauphins et des urnes des fleuves s’élancèrent des jets de flamme qui croisèrent leurs cascades de feux de différentes couleurs.

Andrée transportée d’étonnement à la vue de ce spectacle qui n’a pas d’équivalent au monde, celui d’une population de sept cent mille âmes rugissant de joie en face d’un palais de flamme, Andrée ne cherchait pas même à cacher ses impressions. À trois pas d’elle, caché par les épaules herculéennes d’un portefaix, qui élevait en l’air son enfant, Gilbert regardait Andrée pour elle, et le feu d’artifice parce qu’elle le regardait.

Gilbert voyait Andrée de profil ; chaque fusée éclairait ce beau visage, et causait un tressaillement au jeune homme ; il lui semblait que l’admiration générale naissait de cette contemplation adorable, de cette créature divine qu’il idolâtrait.

Andrée n’avait jamais vu ni Paris, ni la foule, ni les splendeurs d’une fête ; cette multiplicité de révélations qui venaient assiéger son esprit l’étourdissait.

Tout à coup, une vive lueur éclata, s’élançant en diagonale du côté de la rivière. C’était une bombe éclatant avec fracas et dont Andrée admirait les feux diversifiés.

— Voyez-donc, Philippe, que c’est beau ! dit-elle.

— Mon Dieu ! s’écria le jeune homme inquiet, sans lui répondre, cette dernière fusée est bien mal dirigée : elle a dévié certainement de sa route, car, au lieu de décrire sa parabole, elle s’est échappée presque horizontalement.

Philippe achevait à peine de manifester une inquiétude qui commençait à se faire ressentir par les frémissements de la foule, qu’un tourbillon de flammes jaillit du bastion sur lequel étaient placés le bouquet et la réserve des artifices. Un bruit pareil à celui de cent tonnerres se croisant en tous sens gronda sur la place, et, comme si ce feu eut enfermé une mitraille dévorante, il mit en déroute les curieux les plus rapprochés qui sentirent un instant cette flamme inattendue les mordre au visage.

— Déjà le bouquet ! déjà le bouquet ! criaient les spectateurs les plus éloignés. Pas encore. C’est trop tôt !

— Déjà ! répéta Andrée. Oh ! oui, c’est trop tôt !

— Non, dit Philippe, non, ce n’est pas le bouquet ; c’est un accident qui, dans un moment, va bouleverser comme les flots de la mer cette foule encore calme. Venez, Andrée ; regagnons notre voiture ; venez.

— Oh ! laissez-moi voir encore, Philippe ; c’est si beau.

— Andrée, pas un instant à perdre, au contraire ; suivez-moi. C’est le malheur que j’appréhendais. Une fusée perdue a mis le feu au bastion. On s’écrase déjà là-bas. Entendez-vous des cris ? Ceux-là ne sont plus des cris de joie, mais des cris de détresse. Vite, vite, à la voiture… Messieurs, Messieurs, place s’il vous plaît !

Et Philippe, passant son bras autour de la taille de sa sœur, l’entraîna du côté de son père, qui inquiet, lui aussi, et pressentant, aux clameurs qui se faisaient entendre, un danger dont il ne pouvait se rendre compte, mais dont la présence lui était démontrée, penchait sa tête hors de la portière et cherchait des yeux ses enfants.

Il était déjà trop tard, et la prédiction de Philippe se réalisait. Le bouquet, composé de quinze mille fusées, éclatait, s’échappant dans toutes les directions et poursuivant les curieux comme ces dards de feu qu’on lance dans l’arène aux taureaux que l’on veut exciter au combat.

Les spectateurs, étonnés d’abord, puis effrayés, avaient reculé avec la force de l’irréflexion devant cette rétrogression invincible de cent mille personnes ; cent mille autres, étouffées, avaient donné le même mouvement à leur arrière-garde ; la charpente prenait feu, les enfants criaient, les femmes, suffoquées, levaient les bras ; les archers frappaient à droite et à gauche, croyant faire taire les criards et rétablir l’ordre par la violence. Toutes ces causes combinées firent que le flot dont parlait Philippe tomba comme une trombe sur le coin de la place qu’il occupait ; au lieu de rejoindre la voiture du baron, comme il y comptait, ce jeune homme fut donc entraîné par le courant, courant irrésistible, et dont nulle description ne saurait donner une idée, car les forces individuelles, décuplées déjà par la peur et la douleur, se centuplaient par l’adjonction des forces générales.

Au moment où Philippe avait entraîné Andrée, Gilbert s’était laissé aller dans le flot qui les emportait ; mais, au bout d’une vingtaine de pas, une bande de fuyards, qui tournaient à gauche dans la rue de la Madeleine, souleva Gilbert, et l’entraîna, tout rugissant de se sentir séparé d’Andrée.

Andrée, cramponnée au bras de Philippe, fut englobée dans un groupe qui cherchait à éviter la rencontre d’un carrosse attelé de deux chevaux furieux. Philippe le vit venir à lui rapide et menaçant ; les chevaux semblaient jeter le feu par les yeux, l’écume par les naseaux. Il fit des efforts surhumains pour dévier de son passage. Mais tout fut inutile, il vit s’ouvrir la foule derrière lui, il aperçut les têtes fumantes des deux animaux insensés ; il les vit se cabrer comme ces chevaux de marbre qui gardent l’entrée des Tuileries, et, comme l’esclave qui essaie de les dompter, lâchant le bras d’Andrée et la repoussant autant qu’il était en lui hors de la voie dangereuse, il sauta au mors du cheval qui se trouvait de son côté ; le cheval se cabra, Andrée de son côté vit son frère retomber, fléchir et disparaître ; elle jeta un cri, étendit les bras, fut repoussée, tournoya, et au bout d’un instant se trouva seule, chancelante, emportée comme la plume au vent, sans pouvoir faire à la force qui l’attirait plus de résistance qu’elle.

Des cris assourdissants, bien plus terribles que des cris de guerre, des hennissements de chevaux, un bruit affreux de roues qui tantôt broyaient le pavé, tantôt les cadavres, le feu livide des charpentes qui brûlaient, l’éclair sinistre des sabres qu’avaient tirés quelques soldats furieux, et, par-dessus tout ce sanglant chaos, la statue en bronze, éclairée de fauves reflets et présidant au carnage, c’était plus qu’il n’en fallait pour troubler la raison d’Andrée et lui enlever toutes ses forces. D’ailleurs les forces d’un Titan eussent été impuissantes dans une pareille lutte, lutte d’un seul contre tous, plus la mort.

Andrée poussa un cri déchirant ; un soldat s’ouvrit un passage dans la foule en frappant la foule de son épée.

L’épée avait brillé au-dessus de sa tête.

Elle joignit les mains comme fait le naufragé quand passe la dernière vague sur son front, cria : « Mon Dieu ! » et tomba.

Lorsqu’on tombait, on était mort.

Mais ce cri terrible, suprême, quelqu’un l’avait entendu, reconnu, recueilli ; Gilbert, entraîné loin d’Andrée, à force de lutter, s’était rapproché d’elle ; courbé sous le même flot qui avait englouti Andrée, il se releva, sauta sur cette épée qui machinalement avait menacé Andrée, étreignit à la gorge le soldat qui allait frapper, le renversa ; près du soldat était étendue une jeune femme vêtue d’une robe blanche ; il la saisit, l’enleva comme eût fait un géant.

Lorsqu’il sentit sur son cœur cette forme, cette beauté, ce cadavre peut-être, un éclair d’orgueil illumina son visage ; le sublime de la situation, lui ! le sublime de la force et du courage ! Il se lança avec son fardeau dans un courant d’hommes, dont le torrent eût certes enfoncé un mur en fuyant. Ce groupe le soutint, le porta lui et la jeune fille ; il marcha, ou plutôt il roula ainsi durant quelques minutes. Tout à coup le torrent s’arrêta comme brisé par quelque obstacle. Les pieds de Gilbert touchèrent la terre ; alors seulement il sentit le poids d’Andrée, leva la tête pour se rendre compte de l’obstacle, et se vit à trois pas du Garde-Meuble. Cette masse de pierres avait broyé la masse de chair.

Pendant ce moment de halte anxieuse, il eut le temps de contempler Andrée, endormie d’un sommeil épais comme la mort : le cœur ne battait plus, les yeux étaient fermés, le visage était violacé comme une rose qui se fane.

Gilbert la crut morte. À son tour, il poussa un cri, appuya ses lèvres sur la robe d’abord, sur la main ; puis, s’enhardissant par l’insensibilité, il dévora de baisers ce visage froid, ces yeux gonflés sous leurs paupières clouées. Il rougit, pleura, rugit, essaya de faire passer son âme dans la poitrine d’Andrée, s’étonnant que ses baisers, qui eussent échauffé un marbre, fussent sans force sur ce cadavre.

Soudain Gilbert sentit le cœur battre sous sa main.

— Elle est sauvée ! s’écria-t-il en voyant fuir cette tourbe noire et sanglante, en écoutant les imprécations, les cris, les soupirs, l’agonie des victimes. Elle est sauvée ! c’est moi qui l’ai sauvée !

Le malheureux, le dos appuyé à la muraille, les yeux fixés vers le pont, n’avait pas regardé à sa droite ; à sa droite devant les carrosses, arrêtés longtemps par les masses, mais qui, moins serrés enfin dans leur étreinte, commençaient à s’ébranler ; à droite, devant les carrosses galopant bientôt comme si cochers et chevaux eussent été pris d’un vertige général, fuyaient vingt mille malheureux, mutilés, atteints, broyés les uns par les autres.

Instinctivement ils longeaient les murailles, contre lesquelles les plus proches étaient écrasés.

Cette masse entraînait ou étouffait tous ceux qui, ayant pris terre auprès du Garde-Meuble, se croyaient échappés au naufrage. Un nouveau déluge de coups, de corps, de cadavres inonda Gilbert ; il trouva des renfoncements produits par les grilles et s’y appliqua.

Le poids des fuyards fit craquer ce mur.

Gilbert étouffé se sentit prêt à lâcher prise ; mais, réunissant toutes ses forces par un suprême effort, il entoura le corps d’Andrée de ses bras, appuyant sa tête contre la poitrine de la jeune fille. On eût dit qu’il voulait étouffer celle qu’il protégeait.

— Adieu ! adieu ! murmura-t-il en mordant sa robe plutôt qu’il ne l’embrassait ; adieu !

Puis il releva les yeux pour l’implorer d’un dernier regard.

Alors une vision étrange s’offrit à ses yeux.

C’était debout sur une borne, accroché de la main droite à un anneau scellé dans la muraille, tandis que de la main gauche il semblait rallier une armée de fugitifs ; c’était un homme qui, voyant passer toute cette mer furieuse à ses pieds, lançait tantôt une parole, tantôt faisait un geste. À cette parole, à ce geste, on voyait alors parmi la foule quelque individu isolé, s’arrêtant, faisant un effort, luttant, se cramponnant pour arriver jusqu’à cet homme. D’autres, arrivés à lui, semblaient dans les nouveaux venus reconnaître des frères, et ces frères, ils les aidaient à se tirer de la foule, les soulevant, les soutenant, les attirant à eux. Ainsi, déjà ce noyau d’hommes luttant avec ensemble, pareil à la pile d’un pont qui divise l’eau, était parvenu à diviser la foule et à tenir en échec les masses des fugitifs.

À chaque instant, de nouveaux lutteurs qui semblaient sortir de dessous terre à ces mots étranges prononcés, à ces singuliers gestes répétés, venaient faire cortège à cet homme.

Gilbert se souleva par un dernier effort ; il sentait que là était le salut, car là était le calme et la puissance. Un dernier rayon de la flamme des charpentes, se ravivant pour mourir, éclaira le visage de cet homme. Il jeta un cri de surprise.

— Oh ! que je meure, que je meure, murmura Gilbert, mais qu’elle vive ! Cet homme a le pouvoir de la sauver.

Et, dans un élan d’abnégation sublime, soulevant la jeune fille sur ses deux poings :

— Monsieur le baron de Balsamo ! cria-t-il, sauvez mademoiselle Andrée de Taverney !

Balsamo entendit cette voix qui, comme celle de la Bible, criait des profondeurs de la foule ; il vit se lever au-dessus de cette onde dévorante une forme blanche ; son cortège bouleversa tout ce qui lui faisait obstacle ; et, saisissant Andrée que soutenaient encore les bras défaillants de Gilbert, il la prit, et, poussé par un mouvement de cette foule qu’il avait cessé de contenir, il l’emporta sans avoir le temps de détourner la tête.

Gilbert voulut articuler un dernier mot ; peut-être, après avoir imploré la protection de cet homme étrange pour Andrée, voulait-il la demander pour lui-même ; mais il n’eut que la force de coller ses lèvres au bras pendant de la jeune fille, et d’arracher, de sa main crispée, un morceau de la robe de cette nouvelle Eurydice que lui arrachait l’enfer.

Après ce baiser suprême, après ce dernier adieu, le jeune homme n’avait plus qu’à mourir ; aussi n’essaya-t-il point de lutter plus longtemps ; il ferma les yeux, et, mourant, tomba sur un monceau de morts.


LXVIII

LE CHAMP DES MORTS.


Aux grandes tempêtes succède toujours le calme, calme effrayant, mais réparateur.

Il était deux heures du matin ou à peu près, de grands nuages blancs courant sur Paris dessinaient en traits énergiques, sous une lune blafarde, les inégalités de ce terrain funeste, aux fossés duquel la foule qui s’enfuyait avait trouvé la chute et la mort.

Çà et là, à la lueur de la lune, perdue de temps en temps au sein de ces grands nuages floconneux dont nous avons parlé et qui tamisaient sa lumière, çà et là, disons-nous, au bord des talus, dans les fondrières, apparaissaient des cadavres aux vêtements en désordre, les jambes raides, le front livide, les mains étendues en signe de terreur ou de prière.

Au milieu de la place, une fumée jaune et infecte s’échappant des décombres de la charpente contribuait à donner à la place Louis XV une apparence de champ de bataille.

Au milieu de cette place sanglante et désolée, serpentaient mystérieusement et d’un pas rapide des ombres qui s’arrêtaient, regardaient autour d’elles, se baissaient et fuyaient : c’étaient les voleurs de la mort attirés vers leur proie comme des corbeaux ; ils n’avaient pu dépouiller les vivants, ils venaient dépouiller les cadavres, tout surpris d’avoir été prévenus par des confrères. On les voyait se sauver mécontents et effarés à la vue des tardives baïonnettes qui les menaçaient ; mais, au milieu de ces longues files de morts, les voleurs et le guet n’étaient pas les seuls que l’on vît se mouvoir.

Il y avait, munis de lanternes, des gens que l’on eût pu prendre pour des curieux.


Tristes curieux, hélas ! car c’étaient les parents et les amis inquiets qui n’avaient vu rentrer ni leurs frères, ni leurs amis, ni leurs maîtresses. Or, ils arrivaient des quartiers les plus éloignés, car l’horrible nouvelle s’était déjà répandue sur Paris, désolante comme un ouragan, et les anxiétés s’étaient subitement traduites en recherches.

C’était un spectacle plus affreux à voir, peut-être, que celui de la catastrophe.

Toutes les impressions se peignaient sur ces visages pâles, depuis le désespoir de ceux qui retrouvaient le cadavre bien-aimé jusqu’au morne doute de celui qui ne retrouvait rien et qui jetait un coup d’œil avide vers la rivière, qui coulait monotone et frémissante.

On disait que bien des cadavres avaient déjà été jetés au fleuve par la prévôté de Paris, qui, coupable d’imprudence, voulait cacher ce nombre effrayant de morts que son imprudence avait faits.

Puis, quand ils ont rassasié leur vue de ce spectacle stérile, quand ils en ont été saturés, les deux pieds mouillés par l’eau de la Seine, l’âme étreinte de cette dernière angoisse que traîne avec lui le cours nocturne d’une rivière, ils partent, leur lanterne à la main, pour explorer les rues voisines de la place, où, dit-on, beaucoup de blessés se sont traînés pour avoir du secours et fuir du moins le théâtre de leurs souffrances.

Quand, par malheur, ils ont trouvé parmi les cadavres l’objet regretté, l’ami perdu, alors les cris succèdent à la déchirante surprise, et des sanglots s’élevant vers un nouveau point du théâtre sanglant répondent à d’autres sanglots !

Parfois encore la place retentit de bruits soudains. Tout à coup une lanterne tombe et se brise, le vivant s’est jeté à corps perdu sur le mort pour l’embrasser une dernière fois.

Il y a d’autres bruits encore dans ce vaste cimetière.

Quelques blessés, dont les membres ont été brisés par la chute, dont la poitrine a été labourée par l’épée ou comprimée par l’oppression de la foule, râlent un cri, ou poussent un gémissement en forme de prière, et aussitôt accourent ceux qui espèrent trouver leur ami, et qui s’éloignent quand ils ne l’ont pas reconnu.

Toutefois, à l’extrémité de la place, près du jardin, s’organise avec le dévouement de la charité populaire une ambulance. Un jeune chirurgien, on le reconnaît pour tel du moins à la profusion d’instruments dont il est entouré, un jeune chirurgien se fait apporter les hommes et les femmes blessés ; il les panse, et, tout en les pansant, il leur dit de ces mots qui expriment plutôt la haine contre la cause que la pitié pour l’effet.

À ses deux aides, robustes colporteurs, qui lui font passer la sanglante revue, il crie incessamment :

— Les femmes du peuple, les hommes du peuple, d’abord. Ils sont aisés à reconnaître, plus blessés presque toujours, moins richement parés certainement !

À ces mots, répétés après chaque pansement avec une stridente monotonie, un jeune homme au front pâle, qui, un falot à la main, cherche parmi les cadavres, a pour la seconde fois relevé la tête.

Une large blessure qui lui sillonne le front laisse échapper quelques gouttes de sang vermeil ; un de ses bras est soutenu par son habit qui l’enferme entre deux boutons ; son visage, couvert de sueur, trahit une émotion incessante et profonde.

À cette recommandation du médecin entendue, comme nous l’avons dit, pour la seconde fois il releva la tête, et, regardant tristement ces membres mutilés, que l’opérateur semblait, lui, regarder presque avec délice :

— Oh ! monsieur, dit-il, pourquoi choisissez-vous parmi les victimes ?

— Parce que, dit le chirurgien levant la tête à cette interpellation, parce que personne ne soignera les pauvres, si je ne pense pas à eux, et que les riches seront toujours assez recherchés ! Abaissez votre lanterne et interrogez le pavé ; vous trouvez cent pauvres pour un riche ou un noble. Et dans cette catastrophe encore, avec un bonheur qui finira par lasser Dieu lui-même, les nobles et les riches ont payé le tribut qu’ils paient d’ordinaire : un sur mille.

Le jeune homme éleva son falot à la hauteur de son front sanglant.

— Alors, je suis donc le seul, dit-il sans s’irriter, moi, gentilhomme perdu comme tant d’autres en cette foule, moi, qu’un coup de pied de cheval a blessé au front, et qui me suis brisé le bras gauche en tombant dans un fossé. On court après les riches et les nobles, dites-vous ? Vous voyez bien cependant que je ne suis pas encore pansé.

— Vous avez votre hôtel, vous… votre médecin ; retournez chez vous, puisque vous marchez.

— Je ne vous demande pas vos soins, monsieur ; je cherche ma sœur, une belle jeune fille de seize ans, hélas ! tuée sans doute, quoiqu’elle ne soit pas du peuple. Elle avait une robe blanche, et un collier avec une croix au cou ; bien qu’elle ait son hôtel et son médecin, répondez-moi, par pitié, avez-vous vu, monsieur, celle que je cherche ?

— Monsieur, dit le jeune chirurgien avec une véhémence fiévreuse qui prouvait que les idées exprimées par lui bouillaient depuis longtemps dans sa poitrine ; monsieur, l’humanité me guide ; c’est pour elle que je me dévoue, et, quand je laisse sur son lit de mort l’aristocratie pour relever le peuple en souffrance, j’obéis à la loi véritable de cette humanité dont j’ai fait ma déesse. Tous les malheurs arrivés aujourd’hui viennent de vous ; ils viennent de vos abus, de vos envahissements ; supportez-en donc les conséquences. Non, monsieur, je n’ai pas vu votre sœur.

Et, sur cette foudroyante apostrophe, l’opérateur se remet à la besogne. On venait de lui apporter une pauvre femme, dont un carrosse avait broyé les deux jambes.

— Voyez, ajouta-t-il, en poursuivant de ce cri Philippe qui s’enfuyait, voyez, sont-ce les pauvres qui lancent dans les fêtes publiques leurs carrosses de façon à broyer les jambes des riches ?

Philippe, qui appartenait à cette jeune noblesse qui nous a donné les Lafayette et les Lameth, avait plus d’une fois professé les mêmes maximes qui l’épouvantaient dans la bouche de ce jeune homme : leur application retomba sur lui comme un châtiment.

Le cœur brisé, il s’éloigna des environs de l’ambulance pour suivre sa triste exploration ; au bout d’un instant, emporté par la douleur, on l’entendit crier d’une voix pleine de larmes :

— Andrée ! Andrée !

Près de lui passait en ce moment, marchant d’un pas précipité, un homme déjà vieux, vêtu d’un habit de drap gris, de bas drapés, et de la main droite s’appuyant sur une canne, tandis que de la gauche il tenait une de ces lanternes faites d’une chandelle enfermée dans du papier huilé.

Entendant gémir ainsi Philippe, cet homme comprit ce qu’il souffrait, et murmura :

— Pauvre jeune homme !

Mais, comme il paraissait être venu pour une cause pareille à la sienne, il passa outre.

Puis tout à coup, comme s’il se fût reproché d’être passé devant une si grande douleur sans avoir essayé d’y apporter quelque consolation :

— Monsieur, lui dit-il, pardonnez-moi de mêler ma douleur à la vôtre, mais ceux qui sont frappés du même coup doivent s’appuyer l’un à l’autre pour ne pas tomber. D’ailleurs… vous pouvez m’être utile. Vous cherchez depuis longtemps, car votre bougie est prête à s’éteindre, vous devez donc connaître les endroits les plus funestes de la place.

— Oh ! oui, monsieur, je les connais.

— Eh bien ! moi aussi je cherche quelqu’un.

— Alors, voyez d’abord au grand fossé ; là, vous trouverez plus de cinquante cadavres.

— Cinquante, juste ciel ! tant de victimes tuées au milieu d’une fête !

— Tant de victimes, monsieur ! j’ai déjà éclairé mille visages, et je n’ai pas encore retrouvé ma sœur.

— Votre sœur ?

— C’est là-bas, dans cette direction, qu’elle était. Je l’ai perdue près d’un banc. J’ai retrouvé la place où je l’avais perdue, mais d’elle nulle trace. Je vais recommencer à la chercher à partir du bastion.

— De quel côté allait la foule, monsieur ?

— Vers les bâtiments neufs, vers la rue de la Madeleine.

— Alors ce doit être de ce côté ?

— Sans doute, aussi ai-je cherché de ce côté d’abord ; mais il y avait de terribles remous. Puis le flot allait par-là, c’est vrai, mais une pauvre femme qui a la tête perdue ne sait où elle va, et cherche à fuir dans toutes les directions.

— Monsieur, c’est peu probable qu’elle ait lutté contre le courant ; je vais chercher du côté des rues, venez avec moi, et, tous deux réunis, peut-être nous trouverons.

— Et que cherchez-vous, votre fils ? demanda timidement Philippe.

— Non, monsieur, mais un enfant que j’avais presque adopté.

— Vous l’avez laissé venir seul ?

— Oh ! c’était un jeune homme déjà : dix-huit à dix-neuf ans. Maître de ses actions, il a voulu venir, je n’ai pas pu l’empêcher. D’ailleurs, on était si loin de deviner cette horrible catastrophe !… Votre bougie s’éteint…

— Oui, monsieur.

— Venez avec moi, je vous éclairerai.

— Merci, vous êtes bien bon, mais je vous gênerais.

— Oh ! ne craignez rien, puisqu’il faut que je cherche pour moi-même. Le pauvre enfant rentrait d’ordinaire exactement, continua le vieillard en s’avançant par les rues ; mais ce soir j’avais comme un pressentiment. Je l’attendais ; il était onze heures déjà ; ma femme apprit d’une voisine les malheurs de cette fête. J’ai attendu deux heures, espérant toujours qu’il rentrerait ; ne le voyant pas rentrer, j’ai pensé qu’il serait lâche à moi de dormir sans nouvelles.

— Ainsi nous allons vers les maisons ? demanda le jeune homme.

— Oui, vous l’avez dit, la foule a dû se porter de ce côté et s’y est portée certainement. Ce sera là sans doute qu’aura couru le malheureux enfant ! Un provincial tout ignorant, non seulement des usages, mais des rues de la grande ville. Peutêtre était-ce la première fois qu’il venait sur la place Louis XV.

— Hélas ! ma sœur aussi est de province, monsieur.

— Affreux spectacle ! dit le vieillard en se détournant d’un groupe de cadavres entassés.

— C’est pourtant là qu’il faut chercher, dit le jeune homme approchant résolument sa lanterne de ce monceau de corps

— Oh ! je frissonne à regarder, car, homme simple que je suis, la destruction me cause une horreur que je ne puis vaincre.

— J’avais cette même horreur, mais ce soir j’ai fait mon apprentissage. Tenez, voici un jeune homme de seize à dix-huit ans ; il a été étouffé, car je ne lui vois pas de blessures. Est-ce celui que vous cherchez ?

Le vieillard fit un effort et approcha sa lanterne.

— Non, monsieur, dit-il, vraiment, non ; le mien est plus jeune ; des cheveux noirs, un visage pâle.

— Hélas ! ils sont tous pâles ce soir, répliqua Philippe.

— Oh ! voyez, dit le vieillard ; nous voilà au pied du Garde-Meuble. Voyez ces vestiges de la lutte. Ce sang sur les murailles, ces lambeaux sur les barres de fer, ces morceaux d’habits flottants aux lances des grilles, et puis, en vérité, on ne sait plus où marcher.

— C’était par ici, c’était par ici, bien certainement, murmura Philippe.

— Que de souffrances !

— Ah ! mon Dieu !

— Quoi ?

— Un lambeau blanc sous ces cadavres. Ma sœur avait une robe blanche. Prêtez-moi votre falot, monsieur, je vous en supplie.

En effet, Philippe avait aperçu et saisi un lambeau d’étoffe blanche. Il le quitta n’ayant qu’une main pour prendre le falot.

— C’est un morceau d’étoffe de robe de femme que tient la main d’un jeune homme, s’écria-t-il, d’une robe blanche pareille à celle d’Andrée. Oh ! Andrée ! Andrée !

Et le jeune homme poussa un sanglot déchirant.

Le vieillard s’approcha à son tour.

— C’est lui ! s’écria-t-il en ouvrant les bras.

Cette exclamation attira l’attention du jeune homme.

— Gilbert !… s’écria à son tour Philippe.

— Vous connaissez Gilbert, monsieur ?

— C’est Gilbert que vous cherchez ?

Ces deux exclamations se croisèrent simultanément. Le vieillard saisit la main de Gilbert, elle était glacée. Philippe ouvrit le gilet du jeune homme, écarta la chemise, et posa la main sur son cœur.

— Pauvre Gilbert ! dit-il.

— Mon cher enfant ! soupira le vieillard.

— Il respire ! il vit !… il vit ! vous dis-je ! s’écria Philippe.

— Oh ! croyez-vous ?

— J’en suis sûr, son cœur bat.

— C’est vrai ! répondit le vieillard. Au secours ! au secours ! il y a là-bas un chirurgien.

— Oh ! secourons-le nous-mêmes, monsieur ; tout à l’heure je lui ai demandé du secours et il m’a refusé.

— Il faudra bien qu’il soigne mon enfant ! s’écria le vieillard exaspéré. Il le faudra. Aidez-moi, monsieur, aidez-moi à lui conduire Gilbert.

— Je n’ai qu’un bras, dit Philippe, il est à vous, monsieur.

— Et moi, tout vieux que je suis, je serai fort. Allons !

Le vieillard saisit Gilbert par les épaules ; le jeune homme passa les deux pieds sous son bras droit, et ils cheminèrent ainsi jusqu’au groupe que continuait de présider l’opérateur.

— Du secours ! du secours ! cria le vieillard.

— Les gens du peuple d’abord ! les gens du peuple, répondit le chirurgien, fidèle à sa maxime, et sûr qu’il était, chaque fois qu’il répondait ainsi, d’exciter un murmure d’admiration dans le groupe qui l’entourait.

— C’est un homme du peuple que j’apporte, dit le vieillard avec feu, mais commençant à ressentir un peu de cette admiration générale que cet absolutisme du jeune chirurgien soulevait autour de lui.

— Alors, après les femmes, dit le chirurgien, les hommes ont plus de force que les femmes pour supporter la douleur.

— Une simple saignée, monsieur, dit le vieillard, une saignée suffira.

— Ah ! c’est encore vous, monsieur le gentilhomme, dit le chirurgien, apercevant Philippe avant d’apercevoir le vieillard.

Philippe ne répondit rien. Le vieillard crut que ces paroles s’adressaient à lui.

— Je ne suis pas gentilhomme, dit-il, je suis homme du peuple ; je m’appelle Jean-Jacques Rousseau.

Le médecin poussa un cri de surprise, et faisant un signe impératif :

— Place, dit-il, place à l’homme de la nature ! Place au citoyen de Genève !

— Merci, monsieur, dit Rousseau, merci.

— Vous serait-il arrivé quelque accident, monsieur ? demanda le jeune médecin.

— Non, mais à ce pauvre enfant, voyez !

— Ah ! vous aussi, s’écria le médecin, vous aussi, comme moi, vous représentez la cause de l’humanité.

Rousseau, ému de ce triomphe inattendu, ne sut que balbutier quelques mots presque inintelligibles.

Philippe, saisi de stupéfaction de se trouver en face du philosophe qu’il admirait, se tint à l’écart.

On aida Rousseau à déposer Gilbert, toujours évanoui, sur la table.

Ce fut en ce moment que Rousseau jeta un regard sur celui dont il invoquait le secours. C’était un jeune homme de l’âge de Gilbert à peu près, mais chez lequel aucun trait ne rappelait la jeunesse. Son teint jaune était flétri comme celui d’un vieillard, sa paupière flasque recouvrait un œil de serpent, et sa bouche était tordue, comme l’est dans ses accès la bouche d’un épileptique.

Les manches retroussées jusqu’au coude, les bras couverts de sang, entouré de tronçons humains, il semblait bien plutôt un bourreau à l’œuvre et enthousiaste de son métier, qu’un médecin accomplissant sa triste et sainte mission.

Cependant le nom de Rousseau avait eu cette influence sur lui qu’il sembla un instant renoncer à sa brutalité ordinaire ; il ouvrit doucement la manche de Gilbert, comprima le bras avec une bande de linge, et piqua la veine.

Le sang coula goutte à goutte d’abord, mais, après quelques secondes, ce sang pur et généreux de la jeunesse commença de jaillir.

— Allons, allons, on le sauvera, dit l’opérateur, mais il faudra de grands soins, la poitrine a été rudement froissée.

— Il me reste à vous remercier, monsieur, dit Rousseau, et à vous louer, non pas de l’exclusion que vous faites en faveur des pauvres, mais de votre dévouement aux pauvres. Tous les hommes sont frères.

— Même les nobles, même les aristocrates, même les riches ? demanda le chirurgien avec un regard qui fit briller son œil aigu sous sa lourde paupière.

— Même les nobles, même les aristocrates, même les riches, quand ils souffrent dit Rousseau.

— Pardonnez, monsieur, dit l’opérateur ; mais je suis né à Baudry, près de Neuchâtel ; je suis Suisse comme vous, et par conséquent, un peu démocrate.

— Un compatriote ! s’écria Rousseau ; un Suisse ! Votre nom, s’il vous plaît, monsieur, votre nom ?

— Un nom obscur, monsieur, le nom d’un homme modeste qui voue sa vie à l’étude, en attendant qu’il puisse, comme vous, la vouer au bonheur de l’humanité : je me nomme Jean-Paul Marat.

— Merci, monsieur Marat, dit Rousseau ; mais tout en éclairant ce peuple sur ses droits, ne l’excitez pas à la vengeance ; car s’il se venge jamais, vous serez peut-être effrayé vous-même des représailles.

Marat eut un sourire affreux.

— Ah ! si ce jour vient de mon vivant, dit-il, si j’ai le bonheur de voir ce jour…

Rousseau entendit ces paroles, et, effrayé par l’accent avec lequel elles avaient été dites, comme un voyageur est effrayé des premiers grondements d’un tonnerre lointain, il prit Gilbert dans ses bras et essaya de l’emporter.

— Deux hommes de bonne volonté pour aider monsieur Rousseau ; deux hommes du peuple, dit le chirurgien.

— Nous ! nous ! crièrent dix voix.

Rousseau n’eut qu’à choisir ; il désigna deux vigoureux commissionnaires qui prirent l’enfant entre leurs bras.

En se retirant, il passa près de Philippe.

— Tenez, monsieur, dit-il, moi, je n’ai plus besoin de ma lanterne : prenez-la.

— Merci, monsieur, merci, dit Philippe.

Il saisit la lanterne, et, tandis que Rousseau reprenait le chemin de la rue Plâtrière, il se remit à sa recherche.

— Pauvre jeune homme ! murmura Rousseau en se retournant et en le voyant disparaître dans les rues encombrées.

Et il continuait son chemin en frissonnant, car on entendait toujours vibrer au-dessus de ce champ de deuil la voix stridente du chirurgien qui criait :

— Les gens du peuple ! rien que les gens du peuple ! Malheur aux nobles, aux riches et aux aristocrates !


LXIX

LE RETOUR.


Pendant que ces milles catastrophes se succédaient les unes aux autres, M. de Taverney échappait comme par miracle à tous les dangers.

Incapable de déployer une résistance physique quelconque à cette force dévorante qui brisait tout ce qu’elle rencontrait, mais calme et habile, il avait su se maintenir au centre d’un groupe qui roulait vers la rue de la Madeleine.

Ce groupe, froissé aux parapets de la place, broyé aux angles du Garde-Meuble, laissait sur ses flancs une longue traînée de blessés et de morts, mais avait réussi, tout décimé qu’il était, à pousser son centre hors du péril.

Aussitôt la grappe d’hommes et de femmes s’était éparpillée sur le boulevard, en plein air, en jetant des cris de joie.

M. de Taverney se trouva alors, comme tous ceux qui l’entouraient, tout à fait hors de danger.

Ce que nous allons dire serait chose difficile à croire, si nous n’avions pas dessiné depuis longtemps et d’une façon si franche le caractère du baron ; pendant tout cet effroyable voyage, Dieu lui pardonne, mais M. de Taverney n’avait absolument songé qu’à lui.

Outre qu’il n’était pas d’une complexion fort tendre, le baron était homme d’action, et, dans les grandes crises de la vie, ces sortes de tempéraments mettent toujours en pratique cet adage de César : Age quod agis. [2]

Ne disons donc point que M. de Taverney avait été égoïste ; admettons seulement qu’il avait été distrait.

Mais, une fois sur le pavé des boulevards, une fois à l’aise dans ses mouvements, une fois échappé de la mort pour rentrer dans la vie, une fois sûr de lui-même enfin, le baron poussa un grand cri de satisfaction, qui fut suivi d’un autre cri.

Ce dernier cri, plus faible que le premier, était cependant un cri de douleur.

— Ma fille ! dit-il ; ma fille !

Et il demeura immobile, laissant retomber ses mains contre son corps, les yeux fixes et atones, cherchant dans ses souvenirs tous les détails de cette séparation.

— Pauvre cher homme ! murmurèrent quelques femmes compatissantes.

Et il se fit un cercle autour du baron, cercle prêt à plaindre, mais surtout prêt à interroger.

M. de Taverney n’avait pas les instincts populaires. Il se trouva mal à l’aise au milieu de ce cercle de gens compatissants ; il fit un effort pour le rompre, le rompit, et, disons-le à sa louange, fit quelques pas vers la place.

Mais ces quelques pas étaient le mouvement irréfléchi de l’amour paternel, lequel n’est jamais complétement éteint dans le cœur de l’homme. Le raisonnement vint à l’instant même à l’aide du baron et l’arrêta court.

Suivons, si on le veut, la marche de sa dialectique.

D’abord, l’impossibilité de remettre le pied sur la place Louis XV. Il y avait là-bas encombrement, massacre, et les flots arrivant de la place, il eût été aussi absurde de chercher à les fendre qu’il serait insensé au nageur de chercher à remonter la chute du Rhin à Schaffhouse.

En outre, quand même un bras divin l’eût replacé dans la foule, comment retrouver une femme parmi ces cent mille femmes ? Comment ne pas s’exposer de nouveau et pour rien à une mort miraculeusement évitée ?

Puis venait l’espérance, cette lueur qui dore toujours les franges de la plus sombre nuit.

Andrée n’était-elle pas près de Philippe, suspendue à son bras, sous la protection de l’homme et du frère ?

Que lui, le baron, un vieillard faible et chancelant, ait été entraîné, rien de plus simple ; mais Philippe, cette nature ardente, vigoureuse, vivace ; Philippe, ce bras d’acier ; Philippe, responsable de sa sœur, c’était impossible : Philippe avait lutté et devait avoir vaincu.

Le baron, comme tout égoïste, ornait Philippe de toutes les qualités qu’exclut l’égoïsme pour lui-même, mais qu’il recherche dans les autres : ne pas être fort, généreux, vaillant, pour l’égoïste c’est être égoïste, c’est-à-dire son rival, son adversaire, son ennemi ; c’est lui voler des avantages qu’il croit avoir le droit de prélever sur la société.

M. de Taverney s’étant ainsi rassuré par la force de son propre raisonnement, conclut d’abord que Philippe avait tout naturellement dû sauver sa sœur ; qu’il avait perdu peut-être un peu de temps à chercher son père, pour le sauver à son tour ; mais que, vraisemblablement, certainement même, il avait repris le chemin de la rue Coq-Héron, pour ramener Andrée un peu étourdie de tout ce fracas.

Il fit donc volte-face, et, descendant la rue du couvent des Capucines, il gagna la place des Conquêtes ou Louis-le-Grand, appelée aujourd’hui la place des Victoires.

Mais à peine le baron était-il arrivé à vingt pas de l’hôtel, que Nicole, placée en sentinelle sur le seuil de la porte, où elle bavardait avec quelques commères, cria :

— Et monsieur Philippe ! et mademoiselle Andrée ! que sont-ils devenus ?

Car tout Paris savait déjà des premiers fuyards la catastrophe exagérée encore par leur terreur.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria le baron un peu ému, est-ce qu’ils ne sont pas rentrés, Nicole ?

— Mais non, mais non, monsieur, on ne les a pas vus.

— Ils auront été forcés de faire un détour, répliqua le baron, tremblant de plus en plus, à mesure que se démolissaient les calculs de sa logique.

Le baron demeura donc dans la rue à attendre à son tour, avec Nicole, qui gémissait, et La Brie, qui levait les bras au ciel.

— Ah ! voici M. Philippe, s’écria Nicole avec un accent de terreur impossible à décrire, car Philippe était seul.

En effet, dans l’ombre de la nuit accourait Philippe, haletant, désespéré.

— Ma sœur est-elle ici ? cria-t-il du plus loin qu’il aperçut le groupe qui encombrait le seuil de l’hôtel.

— Oh ! mon Dieu ! fit le baron pâle et trébuchant.

— Andrée ! Andrée ! cria le jeune homme en approchant de plus en plus ; où est Andrée ?

— Nous ne l’avons pas vue ; elle n’est pas ici, monsieur Philippe. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! chère demoiselle ! cria Nicole éclatant en sanglots.

— Et tu es revenu ? dit le baron avec une colère d’autant plus injuste, que nous avons fait assister le lecteur aux secrets de sa logique.

Philippe, pour toute réponse, s’approcha, montra son visage sanglant et son bras brisé et pendant à son côté comme une branche morte.

— Hélas ! hélas ! soupira le vieillard, Andrée, ma pauvre Andrée !

Il retomba sur le banc de pierre adossé à la porte.

— Je la retrouverai morte du vive ! s’écria Philippe d’un air sombre.

Et il reprit sa course avec une fiévreuse activité. Tout en courant, il arrangeait de son bras droit son bras gauche dans l’ouverture de sa veste. Ce bras inutile l’eût gêné pour rentrer dans la foule, et, s’il eût eu une hache, il se le fût abattu en ce moment.

Ce fut alors qu’il retrouva sur ce champ fatal des morts, que nous avons visité, Rousseau, Gilbert et le fatal opérateur qui, rouge de sang, semblait bien plutôt le démon infernal qui avait présidé au massacre que le génie bienfaisant qui venait y porter secours.

Philippe erra une partie de la nuit sur la place Louis XV.

Ne pouvant se détacher de ces murailles du Garde-Meuble, près duquel Gilbert avait été retrouvé, portant incessamment ses yeux sur ce lambeau de mousseline blanche que le jeune homme avait conservé, froissé dans sa main.

Enfin, au moment où les premières lueurs du jour blanchissaient l’orient, Philippe, exténué, prêt à tomber lui-même au milieu de ces cadavres moins pâles que lui, saisi d’un vertige étrange, espérait à son tour, comme avait espéré son père, qu’Andrée serait revenue ou aurait été ramenée à la maison. Philippe reprit le chemin de la rue Coq-Héron.

De loin il aperçut à la porte le même groupe qu’il y avait laissé.

Il comprit qu’Andrée n’avait point reparu et s’arrêta.

De son côté, le baron le reconnut.

— Eh bien ? cria-t-il à Philippe.

— Quoi ! ma sœur n’est point revenue ? demanda celui-ci.

— Hélas ! s’écrièrent ensemble le baron, Nicole et La Brie.

— Rien ? aucune nouvelle ? aucun renseignement ? aucun espoir ?

— Rien !

Philippe tomba sur le banc de pierre de l’hôtel ; le baron poussa une sauvage exclamation.

En ce moment même un fiacre apparut au bout de la rue, s’approcha lourdement, et s’arrêta en face de l’hôtel.

Une tête de femme apparaissait à travers la portière, renversée sur son épaule et comme évanouie. Philippe, réveillé en sursaut à cette vue, bondit de ce côté.

La portière du fiacre s’ouvrit, et un homme en descendit portant Andrée inanimée entre ses bras.

— Morte ! morte !… On nous la rapporte, s’écria Philippe en tombant à genoux.

— Morte ! balbutia le baron. Oh ! monsieur, est-elle véritablement morte ?

— Je ne crois pas, messieurs, répondit tranquillement l’homme qui portait Andrée, et mademoiselle de Taverney, je l’espère, n’est qu’évanouie.

— Oh ! le sorcier ! le sorcier ! s’écria le baron.

— Monsieur le comte de Balsamo ! murmura Philippe.

— Moi-même, monsieur le baron, et assez heureux pour avoir reconnu mademoiselle de Taverney dans l’affreuse mêlée.

— Où cela, monsieur ? demanda Philippe.

— Près du Garde-Meuble.

— Oui, dit Philippe.

Puis, passant tout à coup de l’expression de la joie à une sombre défiance :

— Vous la ramenez bien tard, comte ? dit-il.

— Monsieur, répondit Balsamo sans s’étonner, vous comprendrez facilement mon embarras. J’ignorais l’adresse de mademoiselle votre sœur, et je l’avais fait transporter par mes gens chez madame la marquise de Savigny, l’une de mes amies, qui loge près des écuries du roi. Alors, ce brave garçon que vous voyez et qui m’aidait à soutenir mademoiselle… Venez, Comtois.

Balsamo accompagna ces dernières paroles d’un signe, et un homme à la livrée royale sortit du fiacre.

— Alors, continua Balsamo, ce brave garçon qui est dans les équipages royaux a reconnu mademoiselle pour l’avoir conduite un soir de La Muette à votre hôtel. Mademoiselle doit cette heureuse rencontre à sa merveilleuse beauté. Je l’ai fait monter avec moi dans le fiacre, et j’ai l’honneur de vous ramener, avec tout le respect que je lui dois, mademoiselle de Taverney moins souffrante que vous ne le croyez.

Et il acheva en remettant avec les égards les plus respectueux la jeune fille dans les bras de son père et de Nicole.

Le baron sentit pour la première fois une larme au bord de sa paupière, et, tout étonné qu’il dût être intérieurement de cette sensibilité, il laissa franchement couler cette larme sur sa joue ridée. Philippe présenta la seule main qu’il eût libre à Balsamo.

— Monsieur, lui dit-il, vous savez mon adresse, vous savez mon nom. Mettez-moi, je vous prie, en demeure de reconnaître le service que vous venez de nous rendre.

— J’ai accompli un devoir, monsieur, répliqua Balsamo, ne vous devais-je pas l’hospitalité ?

Et saluant aussitôt, il fit quelques pas pour s’éloigner, sans vouloir répondre à l’offre que lui faisait le baron d’entrer chez lui.

Mais, se retournant :

— Pardon, dit-il, j’oubliais de vous donner l’adresse précise de madame la marquise de Savigny ; elle a son hôtel rue Saint-Honoré, proche les Feuillants. Je vous dis cela au cas où mademoiselle de Taverney croirait devoir lui rendre une visite.

Il y avait dans ces explications, dans cette précision de détails, dans cette accumulation de preuves, une délicatesse qui toucha profondément Philippe et même le baron.

— Monsieur, dit le baron, ma fille vous doit la vie.

— Je le sais, monsieur, et j’en suis fier et heureux, répondit Balsamo.

Et cette fois, suivi de Comtois, qui refusa la bourse de Philippe, Balsamo remonta en fiacre et disparut.

Presque au même moment, et comme si le départ de Balsamo eut fait cesser l’évanouissement de la jeune fille, Andrée ouvrit les yeux.

Cependant elle resta encore quelques instants muette, étourdie, les regards effarés.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Philippe, Dieu ne nous l’aurait-il rendue qu’à moitié, serait-elle devenue folle ?

Andrée sembla comprendre ces paroles et secoua la tête. Cependant, elle continuait de rester muette et comme sous l’empire d’une espèce d’extase.

Elle se tenait debout, et un de ses bras était étendu dans la direction de la rue par laquelle avait disparu Balsamo.

— Allons, allons, dit le baron, il est temps que tout cela finisse. Aide ta sœur à rentrer, Philippe.

Le jeune homme soutint Andrée de son bras valide. La jeune fille s’appuya de l’autre côté sur Nicole, et marchant, mais à la manière d’une personne endormie, elle rentra dans l’hôtel et gagna son pavillon.

Là seulement la parole lui revint.

— Philippe !… mon père ! dit-elle.

— Elle nous reconnaît ! elle nous reconnaît ! s’écria Philippe.

— Sans doute, je vous reconnais ; mais que s’est-il donc passé, mon Dieu ?

Et Andrée referma ses yeux, cette fois-ci non point pour l’évanouissement, mais pour un sommeil calme et paisible.

Nicole, restée seule avec Andrée, la déshabilla et la mit au lit.

En rentrant chez lui, Philippe trouva un médecin que le prévoyant La Brie avait couru chercher du moment où l’inquiétude avait cessé pour Andrée.

Le docteur examina le bras de Philippe. Il n’était point cassé, mais luxé seulement. Une pression habilement combinée fit rentrer l’épaule dans l’articulation d’où elle était sortie.

Après quoi Philippe, encore inquiet pour sa sœur, conduisit le médecin près du lit d’Andrée.

Le docteur prit le pouls de la jeune fille, écouta sa respiration et sourit.

— Le sommeil de votre sœur est calme et pur comme celui d’un enfant, dit-il. Laissez-la dormir, chevalier, il n’y a rien autre chose à faire.

Quant au baron, suffisamment rassuré sur son fils et sur sa fille, il dormait depuis longtemps.


LXX

M. DE JUSSIEU.


Si nous nous transportons encore une fois dans cette maison de la rue Plâtrière, où M. de Sartines envoya son agent, nous y trouverons, le matin du 31 mai, Gilbert étendu sur un matelas dans la chambre même de Thérèse, et autour de lui Thérèse et Rousseau avec plusieurs de leurs voisins, contemplant cet échantillon lugubre du grand événement dont tout Paris frissonnait encore.

Gilbert, pâle, sanglant, avait ouvert les yeux, et, sitôt que la connaissance lui était venue, il avait cherché, en se soulevant, à voir autour de lui, comme s’il était encore sur la place Louis XV.

Une profonde inquiétude d’abord, puis une grande joie s’était peinte sur ses traits ; puis était venu un autre nuage de tristesse qui avait de nouveau effacé la joie.

— Souffrez-vous, mon ami ? demanda Rousseau en lui prenant la main avec sollicitude.

— Oh ! qui donc m’a sauvé ? demanda Gilbert ; qui donc a pensé à moi, pauvre isolé dans le monde ?

— Ce qui vous a sauvé, mon enfant, c’est que vous n’étiez pas encore mort ; celui qui a pensé à vous, c’est celui qui pense à tous.

— C’est égal, c’est bien imprudent, grommela Thérèse, d’aller se mêler à de pareilles foules.

— Oui, oui, c’est bien imprudent, répétèrent en chœur les voisins.

— Eh ! mesdames, interrompit Rousseau, il n’y a pas d’imprudence là où il n’y a pas de danger patent, et il n’y a pas de danger patent à aller voir un feu d’artifice. Quand le danger arrive en ce cas, on n’est pas imprudent, on est malheureux : mais nous, qui parlons, nous en eussions fait autant.

Gilbert regarda autour de lui, et, se voyant dans la chambre de Rousseau, il voulut parler.

Mais l’effort qu’il tenta fit monter le sang à sa bouche et à ses narines ; il perdit connaissance.

Rousseau avait été prévenu par le médecin de la place Louis XV, il ne s’effraya donc point ; il attendait ce dénouement, et c’est pour cela qu’il avait fait placer son malade sur un matelas isolé et sans draps.

— Maintenant, dit-il à Thérèse, vous allez pouvoir coucher ce pauvre enfant.

— Où cela ?

— Mais ici, dans mon lit.

Gilbert avait entendu ; l’extrême faiblesse l’empêchait seule de répondre tout de suite, mais il fit un violent effort, et, rouvrant les yeux :

— Non, dit-il avec effort, non ; là-haut !

— Vous voulez retourner dans votre chambre ?

— Oui, oui, s’il vous plaît.

Et il acheva plutôt avec les yeux qu’avec la langue ce vœu dicté par un souvenir plus puissant que la souffrance, et qui semblait, dans son esprit, survivre même à la raison.

Rousseau, cet homme qui avait l’exagération de toutes les sensibilités, comprit sans doute, car il ajouta :

— C’est bien, mon enfant, nous vous transporterons là-haut. Il ne veut pas nous gêner, dit-il à Thérèse, qui approuva de toutes ses forces.

En conséquence, il fut décidé que Gilbert serait installé à l’instant même dans le grenier qu’il réclamait.

Vers le milieu du jour, Rousseau vint passer près du matelas de son disciple le temps qu’il perdait d’habitude à collectionner ses végétaux favoris ; le jeune homme, un peu remis, lui donna d’une voix basse et presque éteinte les détails de la catastrophe.

Il ne raconta pas pourquoi il était allé voir le feu d’artifice ; la simple curiosité, disait-il, l’avait conduit sur la place Louis XV.

Rousseau ne pouvait en soupçonner davantage, à moins d’être sorcier.

Il ne témoigna donc aucune surprise à Gilbert, se contenta des questions déjà faites, et lui recommanda seulement la plus grande patience. II ne lui parla pas non plus du lambeau d’étoffe qu’on lui avait vu dans la main et dont Philippe s’était saisi.

Cependant cette conversation, qui pour tous deux côtoyait de si près l’intérêt réel et la vérité positive, n’en était pas moins attrayante, et ils s’y livraient l’un et l’autre tout entiers, quand tout à coup le pas de Thérèse retentit sur le palier.

— Jacques ! dit-elle, Jacques !

— Eh bien, qu’y a-t-il ?

— Quelque prince qui vient me voir à mon tour, dit Gilbert avec un pâle sourire.

— Jacques ! cria Thérèse avançant et appelant toujours.

— Eh bien, voyons, que me veut-on ?

Thérèse apparut.

— C’est M. de Jussieu qui est en bas, dit-elle, et qui, ayant appris qu’on vous avait vu là-bas cette nuit, vient savoir si vous avez été blessé.

— Ce bon Jussieu ! dit Rousseau ; excellent homme, comme tous ceux qui se rapprochent par goût ou par nécessité de la nature, source de tout bien ! Soyez calme, ne bougez pas, Gilbert, je reviens.

— Oui, merci, dit le jeune homme.

Rousseau sortit.

Mais à peine était-il dehors que Gilbert, se soulevant du mieux qu’il put, se traîna vers la lucarne, d’où l’on découvrait la fenêtre d’Andrée.

Il était bien pénible, pour un jeune homme sans forces, presque sans idées, de se hisser sur le tabouret, de soulever le châssis de la lucarne, et de s’arc-bouter sur l’arête du toit. Gilbert y réussit pourtant ; mais une fois là, ses yeux s’obscurcirent, sa main trembla, le sang revint à ses lèvres et il tomba lourdement sur le carreau.

À ce moment, la porte du grenier se rouvrit, et Jean-Jacques entra, précédant M. de Jussieu, auquel il faisait mille civilités.

— Prenez garde, mon cher savant, baissez-vous ici… il y a là un pas, disait Rousseau ; dame ! nous n’entrons pas dans un palais.

— Merci : j’ai de bons yeux, de bonnes jambes, répondit le savant botaniste.

— Voilà qu’on vient vous visiter, mon petit Gilbert, fit Rousseau en regardant du côté du lit. Ah ! mon Dieu ! où est-il ? Il s’est levé, le malheureux !

Et Rousseau, apercevant le châssis ouvert, allait s’emporter en paternelles gronderies. Gilbert se souleva avec peine, et d’une voix presque éteinte :

— J’avais besoin d’air, dit-il.

Il n’y avait pas moyen de gronder, la souffrance était visible sur ce visage altéré.

— En effet, interrompit M. de Jussieu, il fait horriblement chaud ici ; voyons, jeune homme, voyons ce pouls, je suis médecin aussi, moi.

— Et meilleur que bien d’autres, dit Rousseau, car vous êtes aussi bon médecin de l’âme que du corps.

— Tant d’honneur…, dit Gilbert d’une voix faible, en essayant de se dérober aux yeux dans son pauvre lit.

— M. de Jussieu a tenu à vous visiter, dit Rousseau ; et moi j’ai accepté son offre ; voyons, cher docteur, que dites-vous de cette poitrine ?

L’habile anatomiste palpa les os, interrogea la cavité par une auscultation attentive.

— Le fonds est bon, dit-il. Mais qui donc vous a pressé dans ses bras avec cette force ?

— Hélas ! monsieur, c’est la Mort, dit Gilbert.

M. de Jussieu regarda le jeune homme avec étonnement.

— Oh ! vous êtes froissé, mon enfant, bien froissé ; mais des toniques, de l’air, du loisir, et tout cela disparaîtra.

— Pas de loisir…, je n’en puis prendre, dit Gilbert en regardant Rousseau.

— Que veut-il dire ? demanda M. de Jussieu.

— Gilbert est un résolu travailleur, cher monsieur, répondit Rousseau.

— D’accord, mais on ne travaille pas ces jours-ci.

— Pour vivre ! dit Gilbert, on travaille tous les jours, car tous les jours on vit.

— Oh ! vous ne consommerez pas beaucoup de nourriture, et vos tisanes ne coûteront pas cher.

— Si peu qu’elles coûtent, monsieur, dit Gilbert, je ne reçois pas l’aumône.

— Vous êtes fou, dit Rousseau, et vous exagérez. Je vous dis, moi, que vous vous gouvernerez d’après les ordres de monsieur, car il sera votre médecin malgré vous. Croyez-vous, continua-t-il en s’adressant à M. de Jussieu, qu’il m’avait supplié de n’en pas appeler ?

— Pourquoi ?

— Parce que cela m’eût coûté de l’argent, et qu’il est fier.

— Mais, répliqua M. de Jussieu qui considérait avec le plus vif intérêt cette tête expressive et fine de Gilbert, si fier que l’on soit, on ne saurait faire plus que le possible… Vous croyez-vous en état de travailler, vous qui, pour avoir été à cette lucarne, êtes tombé en route ?

— C’est vrai, murmura Gilbert, je suis faible, je le sais.

— Eh bien, alors, reposez-vous, surtout moralement. Vous êtes l’hôte d’un homme avec lequel tout le monde compte, excepté son hôte.

Rousseau, bien heureux de cette politesse délicate de ce grand seigneur, lui prit la main et la serra.

— Et puis, ajouta M. de Jussieu, vous allez devenir l’objet des sollicitudes paternelles du roi et des princes.

— Moi ! s’écria Gilbert.

— Vous, pauvre victime de cette soirée… M. le dauphin, en apprenant la nouvelle, a jeté des cris déchirants. Madame la dauphine, qui se préparait à partir pour Marly, reste à Trianon, afin d’être plus à portée de venir au secours des malheureux.

— Ah ! vraiment ? dit Rousseau.

— Oui, mon cher philosophe, et l’on ne parle ici que de la lettre écrite par le dauphin à M. de Sartines.

— Je ne la connais pas.

— C’est à la fois naïf et charmant. Le dauphin reçoit deux mille écus de pension par mois. Ce matin son mois n’arrivait pas. Le prince se promenait tout effaré, il demanda plusieurs fois le trésorier, et celui-ci ayant apporté l’argent, le prince l’envoya aussitôt à Paris avec deux lignes charmantes à M. de Sartines, qui me les a communiquées à l’instant.

— Ah ! vous avez vu aujourd’hui M. de Sartines ? dit Rousseau avec une espèce d’inquiétude ou plutôt de défiance.

— Oui, je le quitte, répliqua M. de Jussieu un peu embarrassé, j’avais des graines à lui demander ; en sorte, ajouta-t-il très vite, que madame la dauphine reste à Versailles pour soigner ses malades et ses blessés.

— Ses malades, ses blessés ? dit Rousseau.

— Oui, M. Gilbert n’est pas le seul qui ait souffert, le peuple n’a payé cette fois qu’un impôt partiel à la catastrophe : il y a, dit-on, parmi les blessés, beaucoup de personnes nobles.

Gilbert écoutait avec une anxiété, une avidité inexprimables ; il lui semblait à tout moment que le nom d’Andrée allait sortir de la bouche de l’illustre naturaliste.

M. de Jussieu se leva.

— Voilà donc la consultation faite ? dit Rousseau.

— Et désormais inutile sera notre science auprès de ce malade ; de l’air, de l’exercice modéré… les bois… À propos… j’oubliais…

— Quoi donc ?

— Je pousse dimanche prochain une reconnaissance de botaniste dans le bois de Marly, êtes-vous homme à m’accompagner, mon très illustre confrère ?

— Oh ! repartit Rousseau, dites votre admirateur indigne.

— Parbleu ! voilà une belle occasion de promenade pour notre blessé… amenez-le.

— Si loin ?

— C’est à deux pas ; d’ailleurs mon carrosse me conduit à Bougival : je vous emmène… Nous montons par le chemin de la Princesse à Luciennes ; nous gagnons de là Marly. À chaque instant des botanistes s’arrêtent, notre blessé portera nos pliants… nous herboriserons tous deux, vous et moi ; lui vivra…

— Que vous êtes un homme aimable, mon cher savant ! dit Rousseau.

— Laissez faire, j’ai mon intérêt à cela ; vous avez, je le sais, un grand travail préparé sur les mousses, et moi j’y vais un peu à tâtons : vous me guiderez.

— Oh ! fit Rousseau dont la satisfaction perça malgré lui.

— Là-haut, ajouta le botaniste, un petit déjeuner, de l’ombre, des fleurs superbes. C’est dit ?

— C’est dit… À dimanche la charmante partie. Il me semble que j’ai quinze ans ; je jouis d’avance de tout le bonheur que j’aurai, répondit Rousseau avec la satisfaction d’un enfant.

— Et vous, mon petit ami, affermissez vos jambes d’ici-là.

Gilbert balbutia une sorte de remerciement que M. de Jussieu n’entendit pas, les deux botanistes laissant Gilbert tout à ses pensées et surtout à ses craintes.


LXXI

LA VIE REVIENT.


Cependant, tandis que Rousseau croyait avoir rassuré complétement son malade, et que Thérèse racontait à toutes ses voisines que, grâce aux prescriptions du savant médecin, M. de Jussieu, Gilbert était hors de tout danger ; pendant cette période de confiance générale, le jeune homme courait au pire danger qu’il eût couru par son obstination et ses perpétuelles rêveries.

Rousseau ne pouvait être tellement confiant qu’il n’eût au fond de l’âme une défiance solidement étayée sur quelque raisonnement philosophique.

Sachant Gilbert amoureux, et l’ayant surpris en flagrant délit de rébellion aux ordonnances médicales, il avait jugé que Gilbert retomberait dans les mêmes fautes s’il avait trop de liberté.

Rousseau donc, en bon père de famille, avait fermé plus soigneusement que jamais le cadenas du grenier de Gilbert, lui permettant in petto d’aller à la fenêtre, mais l’empêchant en réalité de passer la porte.

On ne peut exprimer ce que cette sollicitude, qui changeait son grenier en prison, inspira de colère et de projets à Gilbert.

Pour certains esprits, la contrainte est fécondante.

Gilbert ne songea plus qu’à Andrée, qu’au bonheur de la voir et de surveiller, fût-ce de loin, les progrès de sa convalescence.

Mais Andrée n’apparaissait pas aux fenêtres du pavillon. Nicole seule, portant ses tisanes sur un plat de porcelaine, M. de Taverney arpentant le petit jardin et prisant avec fureur, comme pour éveiller ses esprits, voilà tout ce que voyait Gilbert, quand il interrogeait ardemment les profondeurs des chambres ou les épaisseurs des murs.

Cependant, tous ces détails le tranquillisaient un peu, car ces détails lui révélaient une maladie, mais non une mort.

— Là, se disait-il, derrière cette porte, ou derrière ce paravent, respire, soupire et souffre celle que j’aime avec idolâtrie, celle qui, en se montrant, ferait couler la sueur de mon front et trembler mes membres, celle qui tient mon existence, et par qui je respire pour nous deux.

Et là-dessus, Gilbert penché hors de sa lucarne de façon à faire croire à la curieuse Chon qu’il s’en précipiterait vingt fois dans une heure, Gilbert prenait, avec son œil exercé, la mesure des cloisons, des parquets, la profondeur du pavillon, et s’en construisait dans son cerveau un plan exact : là devait coucher M. de Taverney, là devaient être l’office et la cuisine, là la chambre destinée à Philippe, là le cabinet occupé par Nicole, là enfin la chambre d’Andrée, le sanctuaire à la porte duquel il eût donné sa vie pour demeurer un jour à genoux.

Ce sanctuaire, d’après les idées de Gilbert, était une grande pièce du rez-de-chaussée, commandée par une antichambre et sur laquelle mordait une cloison vitrée, cabinet présumé où Nicole avait son lit, selon les arrangements de Gilbert.

— Oh ! disait le fou dans ses accès de fureur envieuse, heureux les êtres qui marchent dans le jardin sur lequel plongent ma fenêtre et celles de l’escalier ! Heureux ces indifférents qui foulent le sable du parterre ! Là, en effet, la nuit, on doit entendre se plaindre et soupirer mademoiselle Andrée.

Du désir à l’exécution, il y a loin ; mais les imaginations riches rapprochent tout : elles ont un moyen pour cela. Dans l’impossible, elles trouvent le réel, elles savent jeter les ponts sur les fleuves et appliquer des échelles aux montagnes.

Gilbert, les premiers jours, ne fit que désirer.

Puis il réfléchit que ces heureux tant enviés étaient de simples mortels doués comme lui-même de jambes pour fouler le sol du jardin, et de bras pour ouvrir les portes. Il en vint à se représenter le bonheur qu’on éprouverait en se glissant furtivement dans cette maison défendue, en frôlant de son oreille les persiennes par lesquelles le bruit de l’intérieur filtrait.

Chez Gilbert, c’était trop peu d’avoir désiré, l’exécution devenait immédiate.

D’ailleurs, les forces revenaient avec rapidité. La jeunesse est féconde et riche. Au bout de trois jours, Gilbert, la fièvre aidant, se sentait aussi fort qu’il avait jamais été.

Il supputa que Rousseau l’ayant enfermé, une des plus grandes difficultés se trouvait vaincue, la difficulté d’entrer chez mademoiselle de Taverney par la porte.

En effet, la porte ouvrait sur la rue Coq-Héron. Gilbert, enfermé rue Plâtrière, ne pouvait aborder aucune rue, partant n’avait besoin d’aller ouvrir aucune porte.

Restaient les fenêtres.

Celle de son grenier donnait à pic sur quarante-huit pieds de mur.

À moins d’être ivre ou tout à fait fou, nul ne se fût risqué à descendre.

— Oh ! ces portes sont de belles inventions néanmoins, se répétait-il en rongeant ses poings, et M. Rousseau, un philosophe, me les ferme !

Arracher le cadenas ! facile, oui ; mais plus d’espoir de rentrer dans la maison hospitalière.

Se sauver de Luciennes, se sauver de la rue Plâtrière, s’être sauvé de Taverney, toujours se sauver, c’était prendre le chemin de n’oser plus regarder une seule créature en face, sans craindre un reproche d’ingratitude ou de légèreté.

— Non, M. Rousseau ne saura rien.

Et, accroupi sur sa lucarne, Gilbert continuait :

— Avec mes jambes et mes mains, instruments naturels à l’homme libre, je m’accrocherai aux tuiles, et, en suivant la gouttière, fort étroite, il est vrai, mais qui est droite, et, par conséquent, le plus court chemin d’un point à un autre, j’arriverai, si j’arrive, à la lucarne parallèle à la mienne.

« Or, cette lucarne est celle de l’escalier.

« Si je n’arrive pas, je tombe dans le jardin, cela fait du bruit, on sort du pavillon, on me ramasse, on me reconnaît, je meurs beau, noble, poétique, on me plaint : c’est superbe !

« Si j’arrive, comme tout me le fait croire, je file sous la lucarne de l’escalier ; je descends les étages pieds nus jusqu’au premier, lequel a sa fenêtre aussi sur le jardin, c’est-à-dire à quinze pieds du sol. Je saute…

« Hélas ! plus de force, plus de souplesse !

« Il y a un espalier pour m’aider…

« Oui, mais cet espalier aux grillages vermoulus se brisera, je dégringolerai, non plus tué, noble et poétique, mais blanchi de plâtre, déchiré, honteux et avec l’apparence d’un voleur de poires. C’est odieux à penser ! M. de Taverney me fera fouetter par le concierge, ou tirer les oreilles par La Brie.

« Non, j’ai ici vingt ficelles, lesquelles unies font une corde, d’après cette définition de M. Rousseau : les fétus font la gerbe.

« J’emprunte à madame Thérèse toutes les ficelles pour une nuit, j’y fais des nœuds, et une fois arrivé à ma bienheureuse fenêtre du premier étage, j’accroche la corde au petit balcon ou même au plomb et je glisse dans le jardin. »

La gouttière inspectée, les ficelles détachées pour être mesurées, la hauteur prise avec l’œil, Gilbert se sentit fort et résolu.

Il tressa ses cordes de façon à faire de toutes ces ficelles une corde solide ; il essaya ses forces en se pendant à une solive du galetas, et heureux de voir qu’il n’avait vomi qu’une fois le sang au milieu de ses efforts, il se décida pour l’expédition nocturne.

Afin de mieux tromper M. Jacques et Thérèse, il contrefit le malade et garda le lit jusqu’à deux heures, moment où, après son dîner, Rousseau partait pour la promenade et ne rentrait plus que le soir.

Gilbert annonça une envie de dormir qui durerait jusqu’au lendemain matin.

Rousseau répondit que, soupant le soir même en ville, il était heureux de voir Gilbert en des dispositions si rassurantes.

On se sépara sur ces affirmations respectives.

Derrière Rousseau, Gilbert détacha de nouveau ses ficelles et les tressa pour tout de bon cette fois.

Il tâtonna encore la gouttière et les tuiles, puis se mit à guetter dans le jardin jusqu’au soir.


LXXII

VOYAGE AÉRIEN.


Gilbert était ainsi préparé à son débarquement dans le jardin ennemi, c’est ainsi qu’il qualifiait tacitement la maison de Taverney, et de sa lucarne il explorait le terrain avec l’attention profonde d’un habile stratégiste qui va livrer la bataille, lorsque dans cette maison si muette, si impassible, une scène se passa qui attira l’attention du philosophe.

Une pierre sauta par-dessus le mur du jardin et vint frapper en angle le mur de la maison.

Gilbert savait déjà qu’il n’y a point d’effet sans cause, il se mit donc à chercher la cause ayant vu l’effet.

Mais Gilbert, quoiqu’en se penchant beaucoup, ne put apercevoir la personne qui de la rue avait lancé la pierre.

Seulement — et tout aussitôt, il comprit que cette manœuvre se rattachait à l’événement qui venait d’arriver — seulement encore il vit s’ouvrir avec précaution l’un des contrevents d’une pièce du rez-de-chaussée, et, par l’entre-bâillement de ce volet, passa la tête éveillée de Nicole.

À la vue de Nicole, Gilbert fit un plongeon dans sa mansarde, mais sans perdre un instant de vue l’alerte jeune fille.

Celle-ci, après avoir exploré du regard toutes les fenêtres, et particulièrement celles de la maison, Nicole, disons-nous, sortit de sa demi-cachette et courut dans le jardin comme pour s’approcher de l’espalier, où quelques dentelles séchaient au soleil.

C’était sur le chemin de cet espalier qu’avait roulé la pierre que, non plus que Nicole, Gilbert ne perdait pas de l’œil. Gilbert la vit crosser d’un coup de pied cette pierre, qui pour le moment acquérait une si grande importance, la crosser encore devant elle et continuer enfin ce manège jusqu’à ce qu’elle fût au bord de la plate-bande sous l’espalier.

Là, Nicole leva les mains pour détacher ses dentelles, en laissa tomber une qu’elle ramassa longuement, et, en la ramassant, s’empara de la pierre.

Gilbert ne devinait rien encore ; mais, en voyant Nicole éplucher cette pierre, comme un gourmand fait d’une noix, et lui enlever une écorce de papier qu’elle avait, il comprit le degré d’importance réel que méritait l’aérolithe.

C’était, en effet, ni plus ni moins qu’un billet, que Nicole venait de trouver roulé autour de la pierre.

La rusée l’eut bien vite déplié, dévoré, mis dans sa poche, et alors elle n’eut plus besoin de regarder rien à ses dentelles, les dentelles étaient sèches.

Gilbert, cependant, secouait la tête en se disant, avec cet égoïsme des hommes qui déprécient les femmes, que Nicole était bien réellement une nature vicieuse, et que lui, Gilbert, avait fait acte de morale et de saine politique en rompant si brusquement et si courageusement avec une fille qui recevait des billets par-dessus les murs.

Et, en raisonnant ainsi, lui, Gilbert, qui venait de faire un si beau raisonnement sur les causes et les effets, il condamnait un effet dont peut-être il était la cause.

Nicole rentra, puis ressortit, et cette fois elle avait la main dans sa poche.

Elle en tira une clé ; Gilbert la vit un instant briller entre ses doigts comme un éclair, puis aussitôt, cette clé, la jeune fille la glissa sous la petite porte du jardin, porte de jardinier située à l’autre extrémité du mur de la rue, parallèlement à la grande porte usitée.

— Bon ! dit Gilbert, je comprends : un billet et un rendez-vous. Nicole ne perd pas son temps.

Et Gilbert fronça le sourcil avec le désappointement d’un homme qui a cru que sa perte devait causer un vide irréparable dans le cœur de la femme qu’il abandonnait, et qui, à son grand étonnement, voit ce vide parfaitement rempli.

— Voilà qui pourrait bien contrarier mes projets, continua Gilbert en cherchant une cause factice à sa mauvaise humeur. N’importe, reprit Gilbert, après un autre moment de silence, je ne suis point fâché de connaître l’heureux mortel qui possède les bonnes grâces de mademoiselle Nicole.

Mais Gilbert, à certains endroits, était un esprit parfaitement juste ; il calcula aussitôt que la découverte qu’il venait de faire, et que l’on ignorait qu’il eût faite, lui donnait sur Nicole un avantage dont il pourrait profiter à l’occasion, puisqu’il savait le secret de Nicole avec les détails que celle-ci ne pouvait nier, tandis qu’elle soupçonnait à peine le sien, et qu’aucun détail ne venait donner un corps à ses soupçons.

Gilbert se promit donc de profiter de son avantage à l’occasion.

Pendant toutes ces allées et venues, cette nuit si impatiemment attendue arriva enfin.

Gilbert ne craignait plus qu’une chose, c’était la rentrée imprévue de Rousseau, Rousseau le surprenant sur le toit ou dans l’escalier, ou même encore Rousseau trouvant la chambre vide. Dans ce dernier cas, la colère du Genevois devait être terrible ; Gilbert crut en détourner les coups à l’aide d’un billet qu’il laissa sur sa petite table, à l’adresse du philosophe.

Ce billet était conçu en ces termes :

« Mon cher et illustre protecteur,

« Ne concevez pas de moi une mauvaise opinion, si malgré vos recommandations, et même vos ordres, je me suis permis de sortir. Je ne puis tarder à rentrer, à moins qu’il ne m’arrive quelque accident pareil à celui qui m’est arrivé déjà ; mais aux risques d’un accident pareil et même pire, il faut que je quitte ma chambre pour deux heures. »

— J’ignore ce que je dirai au retour, pensait Gilbert, mais au moins M. Rousseau ne sera pas inquiété, ni mis en colère.

La soirée fut sombre. Il régnait une chaleur étouffante, comme c’est l’habitude pendant les premières chaleurs du printemps ; aussi le ciel fut-il nuageux, et à huit heures et demie l’œil le plus exercé n’eût rien distingué au fond du gouffre noir qu’interrogeaient les regards de Gilbert.

Ce fut alors seulement que le jeune homme s’aperçut qu’il respirait difficilement, que des sueurs subites envahissaient son front et sa poitrine, signes certains de faiblesse et d’atonie. La prudence lui conseillait de ne pas s’aventurer en cet état dans une expédition où toute la force, toute la sûreté des organes étaient nécessaires, non seulement pour le succès de l’entreprise, mais même pour la sûreté de l’individu ; mais Gilbert n’écouta rien de ce que lui conseillait l’instinct physique.

La volonté morale avait parlé plus haut ; ce fut-elle, comme toujours, que le jeune homme suivit.

Le moment était venu ; Gilbert roula son petit cordeau en douze cercles autour de son cou, commença, le cœur palpitant, à escalader sa lucarne, et s’empoignant fortement au chambranle de cette même lucarne, il fit son premier pas dans la gouttière, vers la lucarne de droite, qui, comme nous l’avons dit, était celle de l’escalier et se trouvait séparée de l’autre par un intervalle d’environ deux toises.

Ainsi les pieds dans un conduit de plomb de huit pouces de large au plus, lequel conduit, bien que soutenu de distance en distance par des crampons de fer, cédait sous ses pas, à cause de la mollesse du plomb ; les mains appuyées sur les tuiles, auxquelles il ne fallait demander qu’un point d’appui pour l’équilibre, mais nullement un soutien en cas de chute, car les doigts n’avaient pas de prise : voilà quelle fut la position de Gilbert durant le trajet aérien, qui dura deux minutes, c’est-à-dire deux éternités.

Mais Gilbert ne voulait pas avoir peur, et telle était la puissance de volonté de ce jeune homme, qu’il n’eut pas peur. Il se souvenait d’avoir entendu dire à un équilibriste que pour marcher heureusement sur les chemins étroits il ne fallait pas regarder à ses pieds, mais à dix pas devant soi, et ne jamais songer à l’abîme qu’à la manière de l’aigle, c’est-à-dire avec la conviction qu’on est fait pour planer au-dessus.

Gilbert, au reste, avait déjà mis en pratique ces préceptes dans plusieurs visites à Nicole, à cette même Nicole, si hardie maintenant, qu’elle se servait de clefs et de portes au lieu de toits et de cheminées.

Il avait ainsi passé sur les écluses du moulin de Taverney et sur les poutres du toit dénudé d’un vieux hangar.

Il arriva donc au but, sans un seul frémissement, et une fois arrivé au but, se glissa tout fier dans son escalier.

Mais arrivé sur le palier, il s’arrêta court. Des voix retentissaient aux étages inférieurs : c’étaient celle de Thérèse et de certaines voisines qui s’entretenaient du génie de M. Rousseau, du mérite de ses livres et de l’harmonie de sa musique.

Ces voisines avaient lu la Nouvelle Héloïse et trouvaient ce livre graveleux, elles l’avouaient franchement. En réponse à celte critique, madame Thérèse leur faisait observer qu’elles ne comprenaient pas la portée philosophique de ce beau livre.

Ce à quoi les voisines n’avaient rien à répondre, si ce n’est de confesser leur incompétence en pareille matière.

Cette conversation transcendante avait lieu d’un palier à l’autre, et le feu de la discussion était moins ardent que celui des fourneaux, sur lesquels cuisait le souper odorant de ces dames.

Gilbert entendait donc raisonner les arguments et rissoler les viandes.

Son nom prononcé au milieu de ce tumulte lui causa un frisson désagréable.

— Après mon souper, disait Thérèse, j’irai voir si ce cher enfant ne manque de rien dans sa mansarde.

Ce cher enfant lui fit moins de plaisir que la promesse de la visite lui fit de peur. Heureusement, il réfléchit que Thérèse, lorsqu’elle soupait seule, causait longuement avec sa dive bouteille ; que le rôti semblait appétissant, que l’après-souper signifiait… à dix heures. Il n’en était pas huit trois quarts. D’ailleurs, après souper, selon toute probabilité, le cours des idées de Thérèse aurait changé, et elle penserait à toute autre chose qu’au cher enfant.

Toutefois, le temps se perdait, au grand désespoir de Gilbert, lorsque tout à coup un des rôtis alliés brûla… Un cri de cuisinière alarmée retentit, cri d’effroi qui rompit toute conversation.

Chacun se précipita vers le théâtre de l’événement.

Gilbert profita de la préoccupation culinaire de ces dames pour glisser comme un sylphe dans l’escalier.

Au premier étage, il trouva le plomb disposé pour recevoir sa corde, l’y fixa par un nœud coulant, monta sur la fenêtre et se mit lestement à descendre.

Il était suspendu entre ce plomb et la terre, quand un pas rapide retentit sous lui dans le jardin.

Il eut le temps de se retourner en se cramponnant aux nœuds, et de regarder quel était le malencontreux survenant.

C’était un homme.

Comme il venait du côté de la petite porte, Gilbert ne douta point un instant que ce ne fût l’heureux mortel attendu par Nicole.

Il concentra donc toute son attention sur cet autre intrus qui venait l’arrêter au milieu de sa périlleuse descente. À sa marche, à un soupçon de profil esquissé sous le tricorne, à une façon particulière dont ce tricorne était posé sur le coin d’une oreille qui paraissait de son côté fort attentive, Gilbert crut reconnaître le fameux Beausire, cet exempt dont Nicole avait fait connaissance à Taverney.

Presque aussitôt il vit Nicole ouvrir la porte de son pavillon, s’élancer dans le jardin, en laissant cette porte ouverte, et, rapide comme une bergeronnette qui court, légère comme elle, se diriger vers la serre, c’est-à-dire du côté vers lequel s’acheminait déjà M. Beausire.

Ce n’était pas le premier rendez-vous de ce genre qui avait lieu, selon toute certitude, puisque ni l’un ni l’autre ne manifestait la moindre hésitation sur le lieu qui les réunissait.

— Maintenant je puis achever ma descente, pensa Gilbert ; car si Nicole a reçu son amant à cette heure, c’est qu’elle est sûre de son temps. Andrée est donc seule, mon Dieu ! seule…

On n’entendait, en effet, aucun bruit, et l’on ne voyait qu’une faible lumière au rez-de-chaussée.

Gilbert, arrivé au sol sans accident aucun, ne voulut pas traverser diagonalement le jardin ; il longea le mur, gagna un massif, le traversa en se courbant, et arriva sans avoir pu être deviné à la porte laissée ouverte par Nicole.

De là, abrité par un immense aristoloche qui grimpait jusqu’au-dessus de la porte et la festonnait amplement, il observa que la première pièce, antichambre assez spacieuse, ainsi qu’il l’avait deviné, était parfaitement vide.

Cette antichambre donnait entrée à l’intérieur par deux portes, l’une fermée, l’autre ouverte ; Gilbert devina que la porte ouverte était celle de la chambre de Nicole.

Il pénétra lentement dans cette chambre, en étendant les mains devant lui de peur d’accident, car cette chambre était privée de toute lumière.

Cependant, au bout d’une espèce de corridor, on voyait une porte vitrée dessiner sur la lumière de la pièce voisine les traverses qui enfermaient ses vitres ; de l’autre côté de ces vitres, un rideau de mousseline flottait.

En s’avançant dans le corridor, Gilbert entendit une faible voix dans la pièce éclairée.

C’était la voix d’Andrée ; tout le sang de Gilbert reflua vers son cœur.

Une autre voix répondait à celle-là, c’était celle de Philippe.

Le jeune homme s’informait avec sollicitude de la santé de sa sœur.

Gilbert, en garde, fit quelques pas et se plaça derrière une de ces demi-colonnes surmontées d’un buste quelconque, qui formaient à cette époque la décoration des portes doubles en profondeur.

Ainsi en sûreté, il écouta et regarda, si heureux, que son cœur se fondait de joie ; si épouvanté, que ce même cœur se rétrécissait au point de n’être plus qu’un point dans sa poitrine.

Il écoutait et voyait.


LXXIII

LE FRÈRE ET LA SŒUR.


Gilbert entendait et voyait, avons-nous dit.

Il voyait Andrée couchée sur sa chaise-longue, le visage tourné vers la porte vitrée, c’est-à-dire tout à fait en face de lui. Cette porte était légèrement entrebâillée.

Une petite lampe à large abattoir, placée sur une table voisine chargée de livres, indiquant la seule distraction à laquelle pouvait se livrer la belle malade, éclairait le bas seulement du visage de mademoiselle de Taverney.

Quelquefois, cependant, lorsqu’elle se renversait en arrière, de façon à être adossée à l’oreiller de la chaise-longue, la clarté envahissait son front si blanc et si pur sous la dentelle.

Philippe, assis sur le pied même de la chaise-longue, tournait le dos à Gilbert ; son bras était toujours en écharpe, et tout mouvement était défendu à ce bras.

C’était la première fois qu’Andrée se levait ; c’était la première fois que Philippe sortait.

Les deux jeunes gens ne s’étaient donc pas revus depuis la terrible nuit ; seulement, chacun des deux avait su que l’autre allait de mieux en mieux et marchait à sa convalescence.

Tous deux, réunis depuis quelques minutes à peine, causaient donc librement, car ils savaient qu’ils étaient seuls, et que, s’il venait quelqu’un, ils seraient prévenus de l’approche de ce quelqu’un par le bruit de la sonnette placée à cette porte, que Nicole avait laissée ouverte.

Mais tout naturellement ils ignoraient cette circonstance de la porte laissée ouverte, et comptaient sur la sonnette.

Gilbert voyait donc et entendait donc, comme nous avons dit, car, par cette porte ouverte, il pouvait saisir chaque mot de la conversation.

— De sorte, disait Philippe, au moment où Gilbert s’établissait derrière un rideau flottant à la porte d’un cabinet de toilette, de sorte que tu respires plus librement, pauvre sœur ?

— Oui, plus librement, mais toujours avec une légère douleur.

— Et les forces ?

— Elles sont loin d’être revenues ; cependant, deux ou trois fois aujourd’hui, j’ai pu aller jusqu’à la fenêtre. La bonne chose que l’air ! la belle chose que les fleurs ! Il me semble qu’avec de l’air et des fleurs on ne peut pas mourir.

— Mais avec tout cela, vous vous sentez encore bien faible, n’est-ce pas, Andrée ?

— Oh ! oui, car la secousse a été terrible ! Aussi, je vous le répète, continua la jeune fille en souriant et en secouant la tête, je marche bien difficilement en m’appuyant aux meubles et aux lambris ; sans soutiens, mes jambes plient, il me semble toujours que je vais tomber.

— Allons, allons, courage ! Andrée ; ce bon air et ces belles fleurs dont vous parliez tout à l’heure vous remettront, et, dans huit jours, vous serez capable de rendre visite à madame la dauphine, qui s’informe si bienveillamment de vous, m’a-t-on dit.

— Oui, je l’espère, Philippe ; car madame la dauphine, en effet, paraît bonne pour moi.

Et Andrée, se renversant en arrière, appuya sa main sur sa poitrine et ferma ses beaux yeux.

Gilbert fit un pas en avant, les bras étendus.

— Vous souffrez, ma sœur ? demanda Philippe en lui prenant la main.

— Oui, des spasmes, et puis parfois le sang me monte aux tempes et les assiège ; quelquefois aussi j’ai des éblouissements et le cœur me manque.

— Oh ! dit Philippe rêveur, ce n’est pas étonnant ; vous avez subi une si terrible épreuve, et avez été sauvée si miraculeusement.

— Miraculeusement, c’est le mot, mon frère.

— Mais, à propos de ce salut miraculeux, Andrée, continua Philippe en se rapprochant de sa sœur pour donner plus d’importance à la question, savez-vous que je n’ai encore pu causer avec vous de cette catastrophe ?

Andrée rougit et sembla éprouver un malaise.

Philippe ne remarqua point ou ne parut point remarquer cette rougeur.

— Je croyais cependant, dit la jeune fille, que mon retour avait été accompagné de tous les éclaircissements que vous pouviez désirer ; mon père, lui, m’a dit avoir été très satisfait.

— Sans doute, chère Andrée, et cet homme a mis une délicatesse extrême dans toute cette affaire, à ce qu’il m’a semblé du moins ; cependant plusieurs points de son récit m’ont paru, non pas suspects, mais obscurs, c’est le mot.

— Comment cela, et que voulez-vous dire, mon frère ? demanda Andrée avec une candeur toute virginale.

— Oui, sans doute.

— Expliquez-vous.

— Ainsi, par exemple, poursuivit Philippe, il y a un point que je n’avais point d’abord examiné, et qui, depuis, s’est présenté à moi très étrange.

— Lequel ? demanda Andrée.

— C’est, dit Philippe, la façon dont vous avez été sauvée. Racontez-moi cela, Andrée.

La jeune fille parut faire un effort sur elle-même.

— Oh ! Philippe, dit-elle, j’ai presque oublié, tant j’ai eu peur.

— N’importe ! ma bonne Andrée, dis-moi tout ce dont tu te souviens.

— Mon Dieu ! vous le savez, mon frère, nous fûmes séparés à vingt pas à peu près du Garde-Meuble. Je vous vis entraîner vers le jardin des Tuileries, tandis que j’étais entraînée, moi, vers la rue Royale. Un instant je pus vous distinguer encore, faisant d’inutiles efforts pour me rejoindre. Je vous tendais les bras, je criais : « Philippe ! Philippe ! » quand tout à coup je fus enveloppée comme par un tourbillon, soulevée, emportée du côté des grilles ; je sentais le flot qui m’entraînait vers la muraille, où il allait se briser ; j’entendais les cris de ceux qu’on broyait contre ces grilles ; je comprenais que mon tour allait arriver d’être écrasée, anéantie ; je pouvais presque calculer le nombre de secondes que j’avais encore à vivre, quand, à demi morte, à demi folle, en levant les bras et les yeux au ciel, dans une dernière prière, je vis briller le regard d’un homme qui dominait toute cette foule, comme si cette foule lui obéissait.

— Et cet homme était le comte Joseph Balsamo, n’est-ce pas ?

— Oui, le même que j’avais déjà vu à Taverney ; le même qui là-bas m’avait déjà frappée d’une si étrange terreur ; cet homme enfin qui semble cacher en lui quelque chose de surnaturel ; cet homme qui a fasciné mes yeux avec ses yeux ; mon oreille avec sa voix ; cet homme qui a fait frissonner tout mon être avec le seul contact de son doigt sur mon épaule.

— Continuez, continuez, Andrée, dit Philippe, en assombrissant son visage et sa voix.

— Eh bien ! cet homme m’apparut planant sur cette catastrophe, comme si les douleurs humaines ne pouvaient l’atteindre. Je lus dans ses yeux qu’il voulait me sauver, qu’il le pouvait ; alors, quelque chose d’extraordinaire se passa en moi ; toute brisée, toute impuissante, toute morte que j’étais déjà, je me sentis soulevée au-devant de cet homme, comme si quelque force inconnue, mystérieuse, invincible, m’enlevait jusqu’à lui ; je sentais comme des bras qui se raidissaient pour me pousser hors de ce gouffre de chair pétrie où râlaient tant de malheureux, et me rendre à l’air, à la vie. Oh ! vois-tu, Philippe, continua Andrée avec une espèce d’exaltation, c’était, j’en suis sûre, le regard de cet homme qui m’attirait ainsi.

« J’atteignis sa main, et je fus sauvée.

— Hélas ! murmura Gilbert, elle n’a vu que lui, et moi, moi qui mourais à ses pieds, elle ne m’a pas vu.


Il essuya son front ruisselant de sueur.

— Voilà donc comment la chose s’est passée ? demanda Philippe.

— Oui, jusqu’au moment où je me sentis hors de danger ; alors, soit que toute ma vie se soit concentrée dans ce dernier effort que j’avais fait, soit qu’effectivement la terreur que j’avais ressentie dépassât la mesure de mes forces, je m’évanouis.

— Et à quelle heure pensez-vous que cet évanouissement eut lieu ?

— Dix minutes après vous avoir quitté, mon frère.

— C’est cela, poursuivit Philippe, il était minuit à peu près. Comment alors n’êtes-vous revenue ici qu’à trois heures ? Pardonnez-moi un interrogatoire qui peut vous paraître ridicule, chère Andrée, mais qui pour moi a sa raison.

— Merci, Philippe, dit Andrée en serrant la main de son frère, merci. Il y a trois jours, je n’eusse pas encore pu vous répondre, mais aujourd’hui, cela va vous paraître étrange, ce que je vous dis aujourd’hui, ma vue intérieure est plus forte, il me semble qu’une volonté qui commande à la mienne me dit de me souvenir et je me souviens.

— Dites alors, dites, chère Andrée, car j’attends avec impatience. Cet homme vous enleva donc dans ses bras ?

— Dans ses bras ? dit Andrée en rougissant, je ne me rappelle pas bien. Tout ce que je sais, c’est qu’il me tira de la foule ; mais le toucher de sa main me causa le même effet qu’à Taverney, et à peine m’eut-il touchée, que je m’évanouis de nouveau, ou plutôt je me rendormis, car l’évanouissement a des préludes douloureux, et cette fois je ne ressentis que les bienfaisantes impressions du sommeil.

— En vérité, Andrée, tout ce que vous me dites là me semble si étrange, que si c’était un autre que vous qui me racontât de pareilles choses, je n’y croirais point. N’importe, achevez, continua-t-il avec une voix plus altérée qu’il ne voulait le laisser paraître.

Quant à Gilbert, il dévorait chaque parole d’Andrée, lui qui savait que, jusque-là du moins, chaque parole était vraie.

— Je repris mes sens, continua la jeune fille, et je me réveillai dans un salon richement meublé. Une femme de chambre et une dame étaient à mes côtés, mais ne paraissaient nullement inquiètes, car à mon réveil je vis des figures bienveillamment souriantes.

— Savez-vous quelle heure il était, Andrée ?

— La demie sonnait après minuit.

— Oh ! fit le jeune homme en respirant librement, c’est bien ; continuez, Andrée, continuez.

— Je remerciai les femmes des soins qu’elles me prodiguaient ; mais, sachant votre inquiétude, je les priai de me faire reconduire à l’instant même ; elles me dirent alors que le comte était retourné sur le théâtre de la catastrophe pour porter de nouveaux secours aux blessés, mais qu’il allait revenir avec une voiture, et qu’il me reconduirait lui-même à notre hôtel. En effet, vers deux heures, j’entendis rouler une voiture dans la rue, puis un frémissement pareil à ceux que j’avais déjà éprouvés à l’approche de cet homme me reprit ; je tombai vacillante, étourdie, sur un sofa ; la porte s’ouvrit, je pus, au milieu de mon évanouissement, reconnaître encore celui qui m’avait sauvée, puis je perdis connaissance une seconde fois. C’est alors qu’on m’aura descendue, mise dans le fiacre et ramenée ici. Voilà tout ce dont je me souviens, mon frère.

Philippe calcula le temps, et vit que sa sœur avait dû être conduite directement de la rue des Écuries-du-Louvre à la rue Coq-Héron, comme elle avait été conduite de la place Louis XV à la rue des Écuries-du-Louvre ; et, lui serrant cordialement la main, il lui dit d’un son de voix libre et joyeux :

— Merci, chère sœur, merci ; tous ces calculs correspondent au mien. Je me présenterai chez la marquise de Savigny et je la remercierai moi-même. Maintenant, un dernier mot d’un intérêt secondaire.

— Dites.

— Vous rappelez-vous avoir vu, au milieu de la catastrophe, quelque figure de connaissance ?

— Moi ? Non.

— Celle du petit Gilbert, par exemple ?

— En effet, dit Andrée, en s’efforçant de rappeler ses souvenirs ; oui, au moment où nous fûmes séparés il était à dix pas de moi.

— Elle m’avait vu, murmura Gilbert.

— C’est qu’en vous cherchant, Andrée, j’ai retrouvé le pauvre enfant.

— Parmi les morts ? demanda Andrée avec cette nuance bien accentuée d’intérêt que les grands ont pour leur subalterne.

— Non, il était blessé seulement ; on l’a sauvé, et j’espère qu’il en réchappera.

— Oh ! tant mieux, dit Andrée ; et qu’avait-il ?

— La poitrine écrasée.

— Oui, oui, contre la tienne, Andrée, murmura Gilbert.

— Mais, continua Philippe, ce qu’il y a d’étrange, et ce qui fait que je vous parle de cet enfant, c’est que j’ai retrouvé dans sa main, raidie par la souffrance, un morceau de votre robe.

— Tiens ! c’est étrange, en effet.

— Ne l’avez-vous pas vu au dernier moment ?

— Au dernier moment, Philippe, j’ai vu tant de figures effrayantes de terreur et de souffrance, d’égoïsme, d’amour, de pitié, de cupidité, de cynisme, qu’il me semble avoir habité une année en enfer ; parmi toutes ces figures, qui m’ont fait l’effet d’une revue que je passais de tous les damnés, il se peut que j’aie vu celle de ce petit bonhomme, mais je ne me le rappelle point.

— Cependant, ce morceau d’étoffe arraché à votre robe, et c’était bien à votre robe, chère Andrée, puisque j’ai vérifié le fait avec Nicole…

— En disant à cette fille pour quelle cause vous l’interrogiez ? demanda Andrée ; car elle se rappelait cette singulière explication qu’elle avait eue à Taverney avec sa femme de chambre, à propos de ce même Gilbert.

— Oh ! non. Enfin ce morceau était bien dans sa main : comment expliquez-vous cela ?

— Mon Dieu, rien de plus facile, dit Andrée avec une tranquillité qui faisait un indicible contraste avec l’effroyable battement du cœur de Gilbert, s’il était près de moi au moment où je me suis sentie soulevée, pour ainsi dire, par le regard de cet homme, il se sera accroché à moi pour profiter en même temps que moi du secours qui m’arrivait, pareil en cela au noyé qui se cramponne à la ceinture du nageur.

— Oh ! fit Gilbert avec un sombre mépris pour cette pensée de la jeune fille ; oh ! l’ignoble interprétation de mon dévouement ! comme ces gens de noblesse nous jugent ! Oh ! M. Rousseau a bien raison : nous valons mieux qu’eux ; notre cœur est plus pur et notre bras plus fort.

Et comme il faisait un mouvement pour reprendre la conversation d’Andrée et de son frère, un moment écartée par cet aparté, il entendit un bruit derrière lui.

— Mon Dieu ! murmura-t-il, quelqu’un dans l’antichambre.

Et Gilbert entendant les pas se rapprocher du corridor, s’enfonça dans le cabinet de toilette, laissant-retomber la portière devant lui.

— Eh bien ! cette folle de Nicole n’est donc point là ? dit la voix du baron de Taverney, qui, effleurant Gilbert avec les basques de son habit, entra chez sa fille.

— Elle est sans doute au jardin, dit Andrée avec une tranquillité qui prouvait qu’elle n’avait aucun soupçon de la présence d’un tiers ; bonsoir, mon père.

Philippe se leva respectueusement ; le baron lui fit signe de rester où il était, et, prenant un fauteuil, il s’assit auprès de ses enfants.

— Ah ! mes enfants, dit le baron, il y a bien loin de la rue Coq-Héron à Versailles, lorsqu’au lieu de s’y rendre dans une bonne voiture de la cour, on n’a qu’une patache traînée par un cheval ; enfin, j’ai vu madame la dauphine, toujours.

— Ah ! fit Andrée, vous arrivez donc de Versailles, mon père ?

— Oui, la princesse avait eu la bonté de me faire mander, ayant su l’accident arrivé à ma fille.

— Andrée va beaucoup mieux, mon père, dit Philippe.

— Je le sais bien, et je l’ai dit à Son Altesse Royale, qui m’a bien voulu promettre qu’aussitôt l’entier rétablissement de ta sœur, elle l’appellerait près d’elle au petit Trianon, qu’elle a choisi décidément pour résidence, et qu’elle s’occupe à faire disposer à son goût.

— Moi, moi à la cour ? dit Andrée timidement.

— Ce ne sera pas la cour, ma fille : madame la dauphine a des goûts sédentaires ; M. le dauphin lui-même déteste l’éclat et le bruit ; on vivra en famille à Trianon ; seulement de l’humeur que je connais Son Altesse madame la dauphine, ces petites assemblées de famille pourraient bien finir par être mieux que des lits de justice ou des états généraux. La princesse a du caractère et M. le dauphin est profond, à ce qu’on dit.

— Oh ! ce sera toujours la cour, ne vous y trompez pas, ma sœur, dit Philippe tristement.

— La cour ! se dit Gilbert avec une rage et un désespoir concentrés ; la cour, c’est-à-dire un sommet où je ne puis atteindre ; un abîme où je ne puis me précipiter ; plus d’Andrée ! perdue pour moi, perdue !

— Nous n’avons, répliqua Andrée à son père, ni la fortune qui permet d’habiter ce séjour, ni l’éducation qui est nécessaire à celui qui l’habite. Moi, pauvre fille, que ferais-je au milieu de ces dames si brillantes dont j’ai entrevu une seule fois la splendeur qui éblouit, dont j’ai jugé l’esprit si futile, mais si étincelant ! Hélas ! mon frère, que nous sommes obscurs pour aller au milieu de toutes ces lumières !…

Le baron fronça le sourcil.

— Encore ces sottises, dit-il ; je ne comprends vraiment pas le soin que prennent toujours les miens de rabaisser tout ce qui vient de moi ou qui me touche ! Obscurs ! en vérité vous êtes folle, mademoiselle ; obscure ! une Taverney-Maison-Rouge, obscure ! Eh ! qui brillera, je vous prie, si ce n’est vous ?… La fortune… Pardieu ! les fortunes de cour, on sait ce que c’est ; le soleil de la couronne les pompe, le soleil les fait refleurir ; c’est le grand va-et-vient de la nature. Je me suis ruiné, c’est bien : je redeviendrai riche, voilà tout. Le roi n’a-t-il plus d’argent à offrir à ses serviteurs ? et croyez-vous que je rougirai d’un régiment qu’on donnera au fils aîné de ma race ; d’une dot qu’on vous donnera, Andrée ; d’un apanage qu’on me rendra à moi, ou d’un beau contrat de rentes que je trouverai sous ma serviette, en dînant au petit couvert ?… Non, non, les sots ont des préjugés. Je n’en ai pas… D’ailleurs, c’est mon bien, je le reprends : ne vous faites donc pas de scrupules. Il reste un dernier point à débattre, votre éducation, dont vous parliez tout à l’heure. Mais, mademoiselle, souvenez-vous que nulle fille de cour n’est élevée comme vous ; il y a plus : vous avez, à côté de l’éducation des jeunes filles de noblesse, l’instruction solide des filles de robe ou de finance ; vous êtes musicienne, vous dessinez des paysages avec des moutons et des vaches, que Berghem ne renierait pas ; or, madame la dauphine raffole des moutons, des vaches et de Berghem. Il y a de la beauté chez vous, le roi ne manquera pas de s’en apercevoir. Il y a de la conversation, ce sera pour M. le comte d’Artois ou M. de Provence. Vous serez donc non seulement bien vue…, mais adorée. Oui, oui, fit le baron en riant et en se frottant les mains avec une accentuation de rire si étrange, que Philippe regarda son père, ne croyant pas que ce rire partît d’une bouche humaine. — Adorée ! j’ai dit le mot.

Andrée baissa les yeux, et Philippe, lui prenant la main :

— M. le baron a raison, dit-il, vous êtes bien tout ce qu’il dit, Andrée, et nulle ne sera plus digne que vous d’entrer à Versailles.

— Mais je serai séparée de vous, répliqua Andrée.

— Pas du tout, pas du tout, interrompit le baron ; Versailles est grand, ma chère.

— Oui, mais Trianon est petit, riposta Andrée, fière et peu maniable lorsqu’on s’obstinait avec elle.

— Trianon sera toujours assez grand pour fournir une chambre à M. de Taverney ; un homme comme moi se loge toujours, ajouta-t-il avec une modestie qui signifiait : sait toujours se loger.

Andrée, peu rassurée par cette proximité de son père, se tourna vers Philippe.

— Ma sœur, dit celui-ci, vous ne ferez sans doute pas partie de ce qu’on appelle la cour. Au lieu de vous mettre dans un couvent où elle paierait votre dot, madame la dauphine, qui a bien voulu vous distinguer, vous tiendra près d’elle avec un emploi quelconque. Aujourd’hui l’étiquette n’est pas impitoyable comme au temps de Louis XIV ; il y a fusion et divisibilité dans les charges. Vous pourrez servir à la dauphine de lectrice ou de dame de compagnie ; elle dessinera avec vous, elle vous tiendra toujours près d’elle ; on ne vous verra jamais, c’est possible, mais vous ne relèverez pas moins de sa protection immédiate, et, comme telle, vous inspirerez beaucoup d’envie. Voilà ce que vous craignez, n’est-ce pas ?

— Oui, mon frère.

— À la bonne heure, dit le baron, mais ne nous affligeons pas pour si peu qu’un ou deux envieux… Rétablissez-vous donc bien vite, Andrée, et j’aurai le plaisir de vous conduire à Trianon moi-même. C’est l’ordre de madame la dauphine.

— C’est bien ; j’irai, mon père.

— À propos, continua le baron, vous êtes en argent, Philippe ?

— Si vous en avez besoin, monsieur, répliqua le jeune homme, je n’en aurais pas assez pour vous en offrir ; mais si vous me faites une offre, au contraire, je puis vous répondre qu’il m’en reste assez pour moi.

— C’est vrai, tu es philosophe, toi, dit le baron en ricanant. Et toi, Andrée, es-tu philosophe aussi, et ne demandes-tu rien, ou as-tu besoin de quelque chose ?

— Je craindrais de vous gêner, mon père.

— Oh ! nous ne sommes plus à Taverney, ici. Le roi m’a fait remettre cinq cents louis… à compte, a dit Sa Majesté. Songe à tes toilettes, Andrée.

— Merci, mon père, répliqua la jeune fille joyeuse.

— Là, là ! dit le baron, voilà les extrêmes. Tout à l’heure, elle ne voulait rien, maintenant elle ruinerait un empereur de la Chine. Oh ! mais n’importe, demande ; les belles robes t’iront bien, Andrée.

Là-dessus, et après un baiser très tendre, le baron ouvrit la porte d’une chambre qui séparait la sienne de celle de sa fille, et disparut en disant :

— Cette damnée Nicole, qui n’est point là pour m’éclairer !

— Voulez-vous que je la sonne, mon père ?

— Non, j’ai La Brie qui dort sur quelque fauteuil ; bonsoir, mes enfants.

Philippe s’était levé de son côté.

— Bonsoir aussi, mon frère, fit Andrée, je suis brisée de fatigue. Voilà la première fois que je parle autant depuis mon accident. Bonsoir, cher Philippe.

Et elle donna sa main au jeune homme, qui la baisa fraternellement, mais en mêlant à cette fraternité une sorte de respect qu’il avait toujours eu pour sa sœur, et qui partit en effleurant dans le corridor la portière derrière laquelle était caché Gilbert.

— Voulez-vous que j’appelle Nicole ? dit-il à son tour en s’éloignant.

— Non, non, cria Andrée, je me déferai seule. Adieu, Philippe.


LXXIV

CE QU'AVAIT PRÉVU GILBERT.


Andrée, restée seule, se souleva sur sa chaise, et un frisson passa dans tout le corps de Gilbert.

La jeune fille était debout ; de ses mains blanches comme l’albâtre, elle détachait une à une les épingles de sa coiffure, tandis que le léger peignoir qui la couvrait, glissant de ses épaules, découvrait son col si pur et si gracieux, sa poitrine encore palpitante, et ses bras qui, nonchalamment arrondis sur sa tête, forçaient la cambrure de ses reins au profit d’une gorge exquise frémissant sous la batiste.

Gilbert, à genoux, haletant, ivre, sentait le sang battre furieusement son front et son cœur. Des flots embrasés circulaient dans ses artères, un nuage de flamme descendait sur sa vue, un murmure inconnu et fébrile bourdonnait à ses oreilles ; il touchait à ce moment d’égarement farouche qui précipite les hommes dans le gouffre de la folie. Il allait franchir le seuil de la chambre d’Andrée, en criant :

— Oh ! oui, tu es belle, tu es belle ! mais ne sois pas si fière de ta beauté, car tu me la dois, car je t’ai sauvé la vie !

Tout à coup un nœud de la ceinture embarrassa Andrée, elle s’irrita, frappa du pied, s’assit tout en désordre sur un lit de repos, comme si le léger obstacle qu’elle venait de rencontrer avait suffi pour briser ses forces, et se penchant à demi nue vers le cordon de la sonnette, elle lui imprima une impatiente secousse.

Ce bruit rappela Gilbert à la raison. — Nicole avait laissé la porte ouverte pour entendre, Nicole allait venir.

Adieu le rêve, adieu le bonheur, plus rien qu’une image, plus rien qu’un souvenir éternellement brûlant dans l’imagination, éternellement présent au fond du cœur.

Gilbert voulut s’élancer hors du pavillon, mais le baron, entrant, avait attiré à lui les portes du corridor. Gilbert, qui ignorait cet obstacle, fut quelques secondes à les ouvrir.

Au moment où il entrait dans la chambre de Nicole, Nicole arrivait. Le jeune homme entendit craquer sous ses pas le sable du jardin. Il n’eut que le temps de s’effacer dans l’ombre pour laisser passer la jeune fille, qui traversa l’antichambre après en avoir fermé la porte, et s’élança dans le corridor légère comme un oiseau.

Gilbert gagna l’antichambre et essaya de sortir.

Mais Nicole, tout en accourant et en criant : « Me voilà, me voilà, mademoiselle ! je ferme la porte ! » Nicole fermait la porte effectivement, et non seulement la fermait à double tour, mais encore, dans son trouble, mettait la clé dans sa poche.

Gilbert essaya donc inutilement de rouvrir la porte : il eut recours aux fenêtres. Les fenêtres étaient grillées ; au bout de cinq minutes d’investigations, Gilbert comprit qu’il lui était impossible de sortir.

Le jeune homme se tapit dans un coin, armé de cette résolution bien arrêtée de se faire ouvrir la porte par Nicole.

Quant à celle-ci, après avoir donné à son absence ce prétexte plausible d’avoir été fermer les châssis de la serre, de peur que l’air de la nuit ne fît mal aux fleurs de mademoiselle, elle acheva de déshabiller Andrée et de la mettre au lit.

Il y avait bien dans la voix de Nicole un frémissement, il y avait bien dans ses mains une agitation, il y avait bien dans son service un empressement qui n’étaient pas ordinaires et qui dénonçaient un reste d’émotion ; mais Andrée, du ciel placide où planaient ses idées, regardait rarement sur la terre, et quand elle y regardait, les êtres inférieurs apparaissaient comme des atomes à ses yeux. Elle ne s’aperçut donc de rien.

Gilbert bouillait d’impatience depuis que la retraite lui était fermée. Il n’aspirait plus qu’à la liberté. .

Andrée congédia Nicole après une courte causerie dans laquelle Nicole déploya toute la câlinerie d’une soubrette qui a des remords.

Elle borda la couverture de sa maîtresse, baissa la lampe, sucra dans le gobelet d’argent la boisson tiédie sur la veilleuse d’albâtre, souhaita de sa plus douce voix un gracieux bonsoir à sa maîtresse, et sortit de la chambre sur la pointe du pied.

En sortant, elle ferma la porte vitrée.

Puis, tout en chantonnant pour faire croire à la tranquillité de son esprit, elle traversa sa chambre et s’avança vers la porte du jardin.

Gilbert comprit l’intention de Nicole, et un instant il se demanda si, au lieu de se faire reconnaître, il ne sortirait point par surprise, profitant du moment où la porte serait entrouverte pour fuir ; mais alors il serait vu sans être reconnu ; il serait pris pour un voleur, Nicole crierait au secours, il n’aurait pas le temps de regagner sa corde, et, la regagnât-il, il serait vu dans sa fuite aérienne, ce qui dénoncerait sa retraite et ferait scandale, scandale qui ne pouvait manquer d’être grand chez des gens aussi mal intentionnés que l’étaient les Taverney pour le pauvre Gilbert.

Il est vrai qu’il dénoncerait Nicole, qu’il ferait chasser Nicole ; mais à quoi cela servirait-il ? Gilbert aurait fait le mal sans profit, par pure vengeance. Gilbert n’était pas si faible d’esprit que cela, qu’il se sentît satisfait quand il serait vengé ; la vengeance sans utilité était pour lui plus qu’une mauvaise action : c’était une sottise.

Lorsque Nicole fut près de la porte de sortie où l’attendait Gilbert, celui-ci sortit donc tout à coup de l’ombre où il était caché et apparut à la jeune fille dans un rayon de lumière produit par la clarté de la lune passant à travers les vitres.

Nicole allait crier, mais elle prit Gilbert pour un autre, et, après un premier mouvement d’effroi :

— Oh ! c’est vous, dit-elle, quelle imprudence !

— Oui, c’est moi, répliqua tout bas Gilbert ; seulement ne criez pas plus pour moi que vous eussiez fait pour un autre.

Cette fois Nicole reconnut son interlocuteur.

— Gilbert ! s’écria-t-elle, mon Dieu !

— Je vous avais priée de ne pas crier, dit froidement le jeune homme.

— Mais que faites-vous ici, monsieur ? brusqua Nicole dans sa colère.

— Allons, dit Gilbert avec la même tranquillité, voilà que vous m’avez appelé imprudent tout à l’heure, et que vous êtes maintenant plus imprudente que moi.

—Oui, en effet, dit Nicole, je suis bien bonne de vous demander ce que vous faites ici.

— Qu’y fais-je donc ?

— Vous y venez voir mademoiselle Andrée.

— Mademoiselle Andrée ? dit Gilbert avec sa même tranquillité.

— Oui, dont vous êtes amoureux, mais qui, par bonheur, ne vous aime pas.

— Vraiment ?

— Seulement, prenez garde, monsieur Gilbert, continua Nicole d’un ton de menace.

— Que je prenne garde ?

— Oui.

— À quoi ?

— Prenez garde que je ne vous dénonce.

— Toi, Nicole ?

— Oui, moi, et que je ne vous fasse chasser.

— Essaie, dit Gilbert en souriant.

— Tu m’en défies ?

— Positivement.

— Qu’arrivera-t-il donc si je dis à mademoiselle, à M. Philippe, à M. le baron, que je t’ai rencontré ici ?

— Il arrivera, comme tu l’as dit, non pas qu’on me chassera, je suis, Dieu merci, tout chassé, mais qu’on me traquera comme une bête fauve. Seulement, celle que l’on chassera, ce sera Nicole.

— Comment, Nicole ?

— Certainement, Nicole — Nicole à qui l’on jette des pierres par-dessus les murs.

— Prenez garde, monsieur Gilbert, dit Nicole d’un ton de menace, on a trouvé dans vos mains, sur la place Louis XV, un fragment de la robe de mademoiselle.

— Vous croyez ?

— C’est M. Philippe qui l’a dit à son père. Il ne se doute de rien encore, mais en l’aidant, peut-être finira-t-il par se douter.

— Et qui l’aidera ?

— Moi, donc.

— Prenez garde, Nicole, on pourrait se douter aussi qu’en faisant semblant d’étendre les dentelles, vous ramassez les pierres qu’on vous jette par-dessus les murailles.

— Ce n’est pas vrai, s’écria Nicole.

Puis, revenant sur sa dénégation :

— D’ailleurs, continua-t-elle, ce n’est pas un crime de recevoir des billets, ce n’est pas un crime comme de s’introduire ici, tandis que mademoiselle se déshabille. Ah ! que direz-vous à cela, monsieur Gilbert ?

— Je dirai, mademoiselle Nicole, que c’est aussi un crime, pour une sage jeune fille comme vous êtes, de glisser des clefs sous les petites portes des jardins.

Nicole frissonna.

— Je dirai, continua Gilbert, que si j’ai commis, moi, connu de M. de Taverney, de M. Philippe, de mademoiselle Andrée, le crime de m’introduire chez elle, ne pouvant résister à l’inquiétude que m’inspirait la santé de mes anciens maîtres, et surtout celle de mademoiselle Andrée, que j’ai tenté de sauver là-bas, si bien tenté qu’il m’est resté, comme vous l’avouez vous-même, un fragment de la robe dans ma main ; je dirai que si j’ai commis ce crime, bien pardonnable, de m’introduire ici, vous avez commis, vous, le crime impardonnable d’introduire un étranger dans la maison de vos maîtres, et d’aller retrouver cet étranger dans la serre où vous avez passé une heure avec lui.

— Gilbert ! Gilbert !

— Ah ! voilà ce que c’est que la vertu — celle de mademoiselle Nicole, veux-je dire. — Ah ! vous trouvez mauvais que je sois dans votre chambre, mademoiselle Nicole, tandis que…

— Monsieur Gilbert !

— Dites donc à mademoiselle que je suis amoureux d’elle, maintenant ; moi je dirai que j’étais amoureux de vous, et elle me croira, car vous avez eu la bêtise de le lui dire vous-même, là-bas, à Taverney.

— Gilbert, mon ami !

— Et l’on vous chassera, Nicole ; et, au lieu d’aller à Trianon, près de la dauphine, avec mademoiselle, au lieu de faire la coquette avec de beaux seigneurs et de riches gentilshommes, comme vous ne manquerez pas de le faire si vous restez dans la maison : au lieu de cela, vous irez rejoindre votre amant, M. de Beausire, un exempt, un soldat. Ah ! la belle chute, en vérité, et que l’ambition de mademoiselle Nicole l’aura menée loin. Nicole, la maîtresse d’un garde-française !

Et Gilbert se mit à chanter en éclatant de rire :

Dans les gardes-françaises
J’avais un amoureux !

— Par pitié, monsieur Gilbert, dit Nicole, ne me regardez pas ainsi. Votre regard est méchant, il reluit dans les ténèbres. Par pitié, ne riez pas non plus, votre rire me fait peur.

— Alors, dit Gilbert d’un ton de voix impératif, ouvrez-moi la porte, Nicole, et plus un seul mot de tout ceci.

Nicole ouvrit la porte avec un tremblement nerveux si violent que l’on pouvait voir ses épaules s’agiter et sa tête remuer comme celle d’une vieille.

Gilbert sortit tranquillement le premier, et voyant que la jeune fille le guidait vers la porte de sortie :

— Non, dit-il, non ; vous avez vos moyens pour faire entrer les gens ici ; moi j’ai mes moyens pour en sortir. Allez dans la serre, allez retrouver ce cher M. de Beausire qui doit vous attendre avec impatience, et demeurez avec lui dix minutes de plus que vous ne deviez le faire. J’accorde cette récompense à votre discrétion.

— Dix minutes, et pourquoi dix minutes ? demanda Nicole toute tremblante.

— Parce qu’il me faut ces dix minutes pour disparaître ; allez, mademoiselle Nicole, allez donc ; et pareille à la femme de Loth, dont je vous ai raconté l’histoire à Taverney, quand vous me donniez des rendez-vous dans les meules de foin, n’allez pas vous retourner, car il vous arriverait pis que d’être changée en statue de sel. Allez, belle voluptueuse, allez maintenant ; je n’ai pas autre chose à vous dire.

Nicole subjuguée, épouvantée, terrassée par cet aplomb de Gilbert, qui tenait dans ses mains tout son avenir, regagna tête baissée la serre, où effectivement l’attendait, dans une grande anxiété, l’exempt Beausire.

De son côté Gilbert, en prenant les mêmes précautions pour ne pas être vu, regagna sa muraille et sa corde, s’aida du cep de vigne et du treillage, atteignit le plomb du premier étage de l’escalier, et grimpa lestement jusqu’à sa mansarde.

Le bonheur voulut qu’il ne rencontrât personne dans son ascension ; les voisines étaient déjà couchées et Thérèse était encore à table.

Gilbert était trop exalté par la victoire qu’il venait de remporter sur Nicole pour avoir peur de trébucher sur la gouttière. Au contraire, il se sentait la puissance de marcher comme la fortune sur un rasoir affilé, ce rasoir eût-il une lieue de long.

Andrée était au bout du chemin.

Il regagna donc sa lucarne, ferma la fenêtre et déchira le billet auquel personne n’avait touché.

Puis il s’étendit délicieusement sur son lit.

Une demi-heure après, Thérèse tint parole, et vint à travers la porte lui demander comment il se portait.

Gilbert répondit par un remerciement, entremêlé des bâillements d’un homme qui se meurt de sommeil. Il avait hâte de se retrouver seul, bien seul, dans l’obscurité et le silence, pour se rassasier de ses pensées, pour analyser avec le cœur, avec l’esprit, avec tout son être, les pensées ineffables de cette dévorante journée.

Bientôt, en effet, tout disparut à ses yeux, le baron, Philippe, Nicole, Beausire, et il ne vit plus, sur le fond de son souvenir, qu’Andrée à demi nue, les bras arrondis au-dessus de sa tête, et détachant les épingles de ses cheveux.


LXXV

LES HERBORISEURS.


Les événements que nous venons de raconter s’étaient passés le vendredi soir ; c’était donc le surlendemain que devait avoir lieu dans le bois de Luciennes cette promenade dont Rousseau se faisait une si grande fête.

Gilbert, indifférent à tout depuis qu’il avait appris le prochain départ d’Andrée pour Trianon, Gilbert avait passé la journée tout entière appuyé au rebord de sa lucarne. Pendant cette journée, la fenêtre d’Andrée était restée ouverte, et une fois ou deux la jeune fille s’en était approchée faible et pâlie pour prendre l’air, et il avait semblé à Gilbert, en la voyant, qu’il n’eût pas demandé au ciel autre chose que de savoir Andrée destinée à habiter éternellement ce pavillon, d’avoir pour toute sa vie une place à cette mansarde, et deux fois par jour d’entrevoir la jeune fille comme il l’avait entrevue.

Ce dimanche tant appelé arriva enfin. Dès la veille, Rousseau avait fait ses préparatifs ; ses souliers soigneusement cirés, l’habit gris chaud et léger tout ensemble avaient été tirés de l’armoire au grand désespoir de Thérèse, qui prétendait qu’une blouse ou un sarrau de toile étaient bien suffisants pour un pareil métier ; mais Rousseau, sans rien répondre, avait fait à sa guise ; non seulement son costume, mais encore celui de Gilbert avait été revu avec le plus grand soin, et il s’était même augmenté de bas irréprochables et de souliers neufs, dont Rousseau lui avait fait une surprise.

La toilette de l’herbier aussi était fraîche ; Rousseau n’avait pas oublié sa collection de mousse destinée à jouer un rôle.

Rousseau, impatient comme un enfant, se mit plus de vingt fois à la fenêtre pour savoir si telle ou telle voiture qui roulait n’était pas le carrosse de M. de Jussieu. Enfin, il aperçut une caisse bien vernie, des chevaux richement harnachés, un vaste cocher poudré stationnant devant sa porte. Il courut aussitôt dire à Thérèse :

— Le voici ! le voici !

Et à Gilbert :

— Vite, Gilbert, vite ! Le carrosse nous attend.

— Eh bien ! dit aigrement Thérèse, puisque vous aimez tant à rouler en voiture, pourquoi n’avez-vous pas travaillé pour en avoir une, comme M. de Voltaire ?

— Allons donc ! grommela Rousseau.

— Dame ! vous dites toujours que vous avez autant de talent que lui.

— Je ne dis pas cela, entendez-vous ? cria Rousseau fâché à la ménagère ; je dis… je ne dis rien !

Et toute sa joie s’envola comme cela arrivait chaque fois que ce nom ennemi retentissait à son oreille.

Heureusement, M. de Jussieu entra.

Il était pommadé, poudré, frais comme le printemps ; un admirable habit de gros satin des Indes à côtes, couleur gris de lin, une veste de taffetas lilas clair, des bas de soie blancs d’une finesse extrême et des boucles d’or poli composaient son accoutrement.

En entrant chez Rousseau, il emplit la chambre d’un parfum varié que Thérèse respira sans dissimuler son admiration.

— Que vous voilà beau ! dit Rousseau, en regardant obligeamment Thérèse et en comparant des yeux sa modeste toilette et son équipage volumineux de botaniste avec la toilette si élégante de M. de Jussieu.

— Mais non, j’ai peur de la chaleur, dit l’élégant botaniste.

— Et l’humidité des bois ! Vos bas de soie, si nous herborisons dans les marais…

— Oh ! que non ; nous choisirons nos endroits.

— Et les mousses aquatiques, nous les abandonnerons donc pour aujourd’hui ?

— Ne nous inquiétons pas de cela, cher confrère.

— On dirait que vous allez au bal, et chez des dames.

— Pourquoi ne pas faire honneur d’un bas de soie à dame nature ? répliqua M. de Jussieu un peu embarrassé ; n’est-ce pas une maîtresse qui vaut la peine qu’on se mette en frais pour elle ?

Rousseau n’insista pas ; du moment où M. de Jussieu invoquait la nature, il était d’avis lui-même qu’on ne pouvait jamais lui faire trop d’honneur.

Quant à Gilbert, malgré son stoïcisme, il regardait M. de Jussieu avec un œil d’envie. Depuis qu’il avait vu tant de jeunes élégants rehausser encore avec la toilette les avantages naturels dont ils étaient doués, il avait compris la frivole utilité de l’élégance, et il se disait tout bas que ce satin, cette batiste, ces dentelles, donneraient bien du charme à sa jeunesse, et que, sans aucun doute, au lieu d’être vêtu comme il était, s’il était vêtu comme M. de Jussieu, et qu’il rencontrât Andrée, Andrée le regarderait.

On partit au grand trot de deux bons chevaux danois. Une heure après le départ, les botanistes descendaient à Bougival et coupaient vers la gauche par le chemin des Châtaigniers.

Cette promenade, merveilleusement belle aujourd’hui, était à cette époque d’une beauté au moins égale, car la partie du coteau que s’apprêtaient à parcourir nos explorateurs, boisée déjà sous Louis XIV, avait été l’objet de soins constants depuis le goût du souverain pour Marly.

Les châtaigniers aux rugueuses écorces, aux branches gigantesques, aux formes fantastiques, qui tantôt imitent dans leurs noueuses circonvolutions le serpent s’enroulant autour du tronc, tantôt le taureau renversé sur l’étal du boucher et vomissant un sang noir, le pommier chargé de mousse, et les noyers, colosses dont le feuillage passe, en juin, du vert jaune au vert bleu ; cette solitude, cette aspérité pittoresque du terrain qui monte sous l’ombre des vieux arbres jusqu’à dessiner une vive arête sur le bleu mat du ciel ; toute cette nature puissante, gracieuse et mélancolique plongeait Rousseau dans un ravissement inexprimable.

Quant à Gilbert, calme mais sombre, toute sa vie était dans cette seule pensée :

— Andrée quitte le pavillon du jardin et va à Trianon.

Sur le point culminant de ce coteau que gravissaient à pied les trois botanistes, on voyait s’élever le pavillon carré de Luciennes.

La vue de ce pavillon, d’où il avait fui, changea le cours des idées de Gilbert, pour le ramener à des souvenirs peu agréables, mais dans lesquels n’entrait aucune crainte. En effet, il marchait le dernier, voyait devant lui deux protecteurs, et se sentait bien appuyé ; il regarda donc Luciennes, comme un naufragé voit, du port, le banc de sable sur lequel se brisa son navire.

Rousseau, sa petite bêche à la main, commençait à regarder sur le sol ; M. de Jussieu aussi ; seulement, le premier cherchait des plantes, le second tâchait de garantir ses bas de l’humidité.

— L’admirable Lepopodium ! dit Rousseau.

— Charmant, répliqua M. de Jussieu ; mais passons, voulez-vous ?

— Ah ! la lyrimachia fenella ! Elle est bonne à prendre, voyez.

— Prenez-la si cela vous fait plaisir.

— Ah çà ! mais nous n’herborisons donc pas ?

— Si fait, si fait… Mais je crois que sur le plateau là-bas nous trouverons mieux.

— Comme il vous plaira… Allons donc.

— Quelle heure est-il ? demanda M. de Jussieu ; dans ma précipitation à m’habiller, j’ai oublié ma montre.

Rousseau tira de son gousset une grosse montre d’argent.

— Neuf heures, dit-il.

— Si nous nous reposions un peu ? voulez-vous ? demanda M. de Jussieu.

— Oh ! que vous marchez mal, dit Rousseau. Voilà ce que c’est que d’herboriser en souliers fins et en bas de soie.

— J’ai peut-être faim, voyez-vous.

— Eh bien, alors, déjeunons… le village est à un quart de lieue.

— Non pas, s’il vous plaît.

— Comment, non pas ? Avez-vous donc à déjeuner dans votre voiture ?

— Voyez-vous là-bas, dans ce bouquet de bois ? fit M. de Jussieu en étendant la main vers le point de l’horizon qu’il voulait désigner.

Rousseau se hissa sur la pointe du pied, et mit sa main sur ses yeux en guise de visière.

— Je ne vois rien, dit-il.

— Comment, vous n’apercevez pas ce petit toit rustique ?

— Non.

— Avec une girouette et des murs de paille blanche et rouge ; une sorte de chalet ?

— Oui, je crois, oui, une petite maisonnette neuve.

— Un kiosque, c’est cela.

— Eh bien ?

— Eh bien ! nous trouverons là le modeste déjeuner que je vous ai promis.

— Soit, dit Rousseau. Avez-vous faim, Gilbert ?

Gilbert, qui était resté indifférent à ce débat, et coupait machinalement des fleurs de bruyère, répondit :

— Comme il vous sera agréable, monsieur.

— Allons-y donc, s’il vous plaît, fit M. de Jussieu ; d’ailleurs, rien ne nous empêche d’herboriser en route.

— Oh ! votre neveu, dit Rousseau, est plus ardent naturaliste que vous. J’ai herborisé avec lui dans le bois de Montmorency. Nous étions peu de monde. Il trouve bien, il cueille bien, il explique bien.

— Écoutez donc, il est jeune, lui : il a son nom à faire.

— N’a-t-il pas le vôtre qui est tout fait ? Ah ! confrère, confrère, vous herborisez en amateur.

— Allons, ne nous fâchons pas, mon philosophe ; tenez, voyez le beau Plantago nomanthos ; en avez-vous comme cela dans votre Montmorency ?

— Ma foi, non, dit Rousseau charmé ; je l’ai cherché en vain, sur la foi de Tournefort : magnifique en vérité.

— Ah ! le charmant pavillon, dit Gilbert, qui était passé de l’arrière-garde à l’avant-garde.

— Gilbert a faim, répondit M. de Jussieu.

— Oh ! monsieur, je vous demande pardon ; j’attendrai sans impatience que vous soyez prêt.

— D’autant plus qu’herboriser après manger ne vaut rien pour la digestion, et puis l’œil est lourd, le dos paresseux ; herborisons donc encore quelques instants, dit Rousseau ; mais, comment nommez-vous ce pavillon ?

— La Souricière, dit M. de Jussieu, se souvenant du nom inventé par M. de Sartines.

— Quel singulier nom !

— Oh ! vous savez, à la campagne il n’y a que fantaisies.

— À qui sont cette terre, ce bois, ces beaux ombrages ?

— Je ne sais trop.

— Vous connaissez le propriétaire, cependant, puisque vous allez y manger, dit Rousseau en dressant l’oreille avec un commencement de soupçon.

— Pas du tout… ou plutôt je connais ici tout le monde, les gardes-chasses qui m’ont vu cent fois dans leurs taillis, et qui savent que me saluer, m’offrir un civet de lièvre ou un salmis de bécasses, c’est plaire à leur maître ; les gens de toutes les seigneuries voisines me laissent faire ici comme chez moi. Je ne sais trop si ce pavillon est à madame de Mirepoix, ou à madame d’Egmont, ou… ma foi, je ne sais plus… Mais le principal, mon cher philosophe, et votre avis sera le mien, je le présume, c’est que nous y trouverons du pain, des fruits et du pâté.

Le ton de bonhomie avec lequel M. de Jussieu prononça ces paroles dissipa les nuages qui déjà s’entassaient sur le front de Rousseau. Le philosophe secoua ses pieds, se frotta les mains, et monsieur de Jussieu entra le premier dans le sentier moussu qui serpentait sous les châtaigniers conduisant au petit ermitage.

Derrière lui vint Rousseau, toujours glanant dans l’herbe.

Gilbert qui avait repris son poste, fermait la marche, rêvant à Andrée et aux moyens de la voir quand elle serait à Trianon.


LXXVI

LA SOURICIÈRE A PHILOSOPHES.


Au sommet de la colline gravie assez péniblement par les trois botanistes s’élevait un de ces petits réduits en bois rustiques, aux colonnes noueuses, aux pignons aigus, aux fenêtres tapissées de lierre et de clématites, véritables importations de l’architecture anglaise, ou plutôt des jardiniers anglais, lesquels imitent la nature, ou pour mieux dire inventent une nature à eux, ce qui donne une certaine originalité à leurs créations mobilières et à leurs inventions végétales.

Les Anglais ont inventé les roses bleues, et leur plus grande ambition a toujours été l’antithèse de toutes les idées reçues : ils inventeront les lis noirs.

Ce pavillon, assez spacieux pour contenir une table et six chaises, était carrelé en briques sur champ. Ces briques étaient revêtues d’une natte. Quant aux murs, ils étaient faits de petites mosaïques de cailloux choisis sur la berge de la rivière et de coquillages ultra-séquaniens ; car les grèves de Bougival et de Port-Marly n’étalent pas aux regards du promeneur l’oursin, la coquille de Saint-Jacques ou les conques nacrées et rosées qu’il faut aller chercher à Harfleur, à Dieppe ou sur les récifs de Sainte-Adresse.

Le plafond était en relief. Des pommes de pin, des souches d’une physionomie étrange, imitant les plus hideux profils de faunes ou d’animaux sauvages, semblaient suspendues sur la tête des visiteurs ; en outre, on voyait par des vitres de couleurs, suivant que l’on regardait par un verre violet, rouge ou bleu, ici la plaine ou le bois du Vésinet teintés comme par un ciel d’orage, là resplendissants sous la brûlante haleine d’un soleil d’août, plus haut froids et ternes comme par une gelée de décembre. Il ne s’agissait que de choisir sa vitre, c’est-à-dire son goût, et de regarder.

Ce spectacle divertit beaucoup Gilbert, et il observa par tous les losanges le riche bassin qui se déploie aux regards du haut de la colline de Luciennes et au milieu duquel serpente la Seine.

Un spectacle cependant assez intéressant aussi, du moins M. de Jussieu le jugeait-il de la sorte, c’était le charmant déjeuner servi sur la table de bois rocailleux, au milieu du pavillon.

La crème exquise de Marly, les beaux abricots et les prunes de Luciennes, les crépinettes et les saucisses de Nanterre, fumantes sur un plat de porcelaine, sans qu’on eût vu un seul domestique les apporter ; les fraises toutes riantes dans un charmant panier tapissé de feuilles de vigne, et, à côté d’un beurre éblouissant de fraîcheur, le gros pain bis du villageois et le pain de gruau doré, cher à l’estomac blasé de l’habitant des villes, voilà ce qui fit jeter un petit cri d’admiration à Rousseau, philosophe s’il en fut, mais gourmet naïf, parce qu’il avait l’appétit aussi vif que le goût modeste.

— Quelle folie ! dit-il à M. de Jussieu, le pain et les fruits, voilà ce qu’il nous fallait, et encore eussions-nous dû, en vrais botanistes et en laborieux explorateurs, manger le pain et croquer les prunes, sans cesser de fouiller dans les touffes et de creuser les fossés. Vous rappelez-vous, Gilbert, mon déjeuner de Plessis-Piquet, le vôtre ?

— Oui, monsieur : ce pain et ces cerises qui me parurent si délicieux.

— Précisément. À la bonne heure, voilà comme déjeunent de vrais amants de la nature.

— Mon cher maître, interrompit M. de Jussieu, si vous me reprochez la prodigalité, vous avez tort ; jamais plus modeste service…

— Oh ! s’écria le philosophe, vous dépréciez votre table, seigneur Lucullus.

— La mienne ? Non pas ! dit Jussieu.

— Chez qui donc sommes-nous, alors ? reprit Rousseau avec un sourire qui témoignait à la fois de sa contrainte et de sa bonne humeur… chez des lutins ?

— Ou des fées, dit en se levant M. de Jussieu, avec un regard perdu vers la porte du pavillon.

— Des fées ! s’écria Rousseau avec gaieté ; alors, bénies soient-elles pour leur hospitalité. J’ai faim : mangeons, Gilbert.

Et il se coupa une tranche fort respectable de pain bis, passant le pain et le couteau à son élève.

Puis, tout en mordant au milieu de la mie compacte, il choisit une couple de prunes sur l’assiette.

Gilbert hésitait.

— Allez ! allez ! dit Rousseau ; les fées s’offenseraient de votre retenue et croiraient que vous trouvez leur festin incomplet.

— Ou indigne de vous, messieurs, articula une voix argentine à l’entrée du pavillon où se présentèrent, bras dessus, bras dessous, deux femmes fraîches et belles, qui, le sourire sur les lèvres, faisaient signe à M. de Jussieu de modérer ses salutations.

Rousseau se retourna, tenant de la main droite le pain échancré et de la gauche une prune entamée ; il vit ces deux déesses, ou du moins elles lui parurent telles par la jeunesse et la beauté ; il les vit et demeura stupéfait, saluant et chancelant.

— Oh ! madame la comtesse, dit M. de Jussieu, vous ici ! l’aimable surprise !

— Bonjour, cher botaniste, dit l’une des dames avec une familiarité et une grâce toutes royales.

— Permettez que je vous présente M. Rousseau, dit Jussieu en prenant le philosophe par la main qui tenait le pain bis.

Gilbert, lui aussi, avait vu et reconnu les deux femmes ; il ouvrait donc de grands yeux, et, pâle comme la mort, regardait par la fenêtre du pavillon avec l’idée de se précipiter.

— Bonjour, mon petit philosophe, dit l’autre dame à Gilbert anéanti, en lui caressant la joue d’un petit soufflet de ses trois doigts rosés.

Rousseau vit et entendit ; il faillit étrangler de colère : son élève connaissait les deux déesses et était connu d’elles.

Gilbert faillit se trouver mal.

— Ne reconnaissez-vous donc pas madame la comtesse ? dit Jussieu à Rousseau.

— Non, fit celui-ci hébété ; c’est la première fois, il me semble…

— Madame du Barry, poursuivit Jussieu.

Rousseau bondit comme s’il eût marché sur une plaque rougie.

— Madame du Barry ! s’écria-t-il.

— Moi-même, monsieur, dit la jeune femme avec toute sa grâce… moi, qui suis bien heureuse d’avoir reçu chez moi et vu de près un des plus illustres penseurs de ce temps.

— Madame du Barry ! répéta Rousseau, sans s’apercevoir que son étonnement devenait une grave offense… Elle ! et sans doute que ce pavillon est à elle, sans doute que c’est elle qui me donne à déjeuner.

— Vous avez deviné, mon cher philosophe, c’est elle et madame sa sœur, continua Jussieu, mal à l’aise devant ces éléments de tempête.

— Sa sœur, qui connaît Gilbert ?

— Intimement, monsieur, répondit mademoiselle Chon avec cette audace qui ne respectait ni humeurs royales, ni boutades de philosophes.

Gilbert chercha des yeux un trou assez grand pour s’y abîmer tout entier, tant brillait redoutablement l’œil de M. Rousseau.

— Intimement !… répéta ce dernier ; Gilbert connaissait intimement madame, et je n’en savais rien ? mais alors j’étais trahi, mais alors on se jouait de moi !

Chon et sa sœur se regardèrent en ricanant.

M. de Jussieu déchira une malines qui valait bien quarante louis.

Gilbert joignit les mains, soit pour supplier Chon de se taire, soit pour conjurer Rousseau de lui parler plus gracieusement.

Mais, au contraire, ce fut Rousseau qui se tut, et Chon qui parla.

— Oui, dit-elle, Gilbert et moi nous sommes de vieilles connaissances ; il a été mon hôte. N’est-ce pas, petit ?… Est-ce que tu serais déjà ingrat envers les confitures de Luciennes et de Versailles ?

Ce trait porta le dernier coup ; les bras de Rousseau s’allongèrent comme deux ressorts et retombèrent à son côté.

— Ah ! fit-il en regardant le jeune homme de travers, c’est comme cela, petit malheureux ?

— Monsieur Rousseau…, murmura Gilbert.

— Eh bien ! mais on dirait que tu pleures d’avoir été choyé de ma main, continua Chon. Eh bien ! je me doutais que tu étais un ingrat.

— Mademoiselle !… supplia Gilbert.

— Petit, dit madame du Barry, reviens à Luciennes, les confitures et Zamore t’attendent… et, quoique tu en sois sorti d’une façon singulière, tu y seras bien reçu.

— Merci, madame, fit sèchement Gilbert ; quand je quitte un endroit, c’est que je ne m’y plais pas.

— Et pourquoi refuser le bien qu’on vous offre ? interrompit Rousseau avec aigreur… Vous avez goûté de la richesse, mon cher Gilbert, il faut vous y reprendre.

— Mais, monsieur, puisque je vous jure…

— Allez ! allez ! je n’aime pas ceux qui soufflent le chaud et le froid.

— Mais vous ne m’avez pas entendu, monsieur Rousseau.

— Si fait.

— Mais je me suis échappé de Luciennes, où l’on me tenait enfermé.

— Piège ! je connais la malice des hommes.

— Mais puisque je vous ai préféré, puisque je vous ai accepté pour hôte, pour protecteur, pour maître.

— Hypocrisie.

— Cependant, monsieur Rousseau, si je tenais à la richesse, j’accepterais l’offre de ces dames.

— Monsieur Gilbert, on me trompe souvent une fois, jamais deux ; vous êtes libre ; allez où vous voudrez !

— Mais où, grand Dieu ? s’écria Gilbert abîmé dans sa douleur, parce qu’il voyait à jamais perdus sa fenêtre et le voisinage d’Andrée, et tout son amour… parce qu’il souffrait dans sa fierté d’être soupçonné de trahison ; parce qu’il voyait méconnues son abnégation, sa longue lutte contre la paresse et les appétits de son âge, qu’il avait si courageusement vaincus.

— Où ? dit Rousseau… Mais d’abord chez madame, qui est une belle et excellente personne.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Gilbert, roulant sa tête dans ses mains.

— N’ayez pas peur, lui dit M. de Jussieu profondément blessé, comme homme du monde, de l’étrange sortie de Rousseau contre les dames. N’ayez pas peur, on aura soin de vous, et ce que vous perdrez, eh bien, on tâchera de vous le rendre.

— Vous le voyez, fit Rousseau acrimonieusement, voilà M. de Jussieu, un savant, un ami de la nature, un de vos complices, ajouta-t-il avec un effort grimaçant pour sourire, lequel vous promet assistance et fortune, et comptez-y, M. de Jussieu a le bras long !

Cela dit, Rousseau, ne se possédant plus, salua les dames avec des réminiscences d’Orosmane, en fit autant à M. de Jussieu consterné ; puis, sans même regarder Gilbert, sortit tragiquement du pavillon.

— Oh ! la laide bête qu’un philosophe, dit tranquillement Chon en regardant le Genevois qui descendait ou plutôt qui dégringolait le sentier.

— Demandez ce que vous voudrez, dit M. de Jussieu à Gilbert, qui tenait toujours son visage enseveli dans ses mains.

— Oui, demandez, monsieur Gilbert, ajouta la comtesse avec un sourire à l’adresse de l’élève abandonné.

Celui-ci releva sa tête pâle, écarta les cheveux que la sueur et les larmes avaient collés à son front, et, d’une voix assurée :

— Puisqu’on veut bien m’offrir un emploi, dit-il, je désire entrer comme aide-jardinier à Trianon.

Chon et la comtesse se regardèrent, et, de son pied mutin, Chon alla effleurer le pied de sa sœur avec un triomphant clin d’œil : la comtesse fit de la tête signe qu’elle comprenait parfaitement.

— Est-ce faisable, M. de Jussieu ? demanda la comtesse, je le désire.

— Puisque vous le désirez, madame, répondit celui-ci, c’est fait.

Gilbert s’inclina et mit une main sur son cœur, qui débordait de joie après avoir été noyé de tristesse.


LXXVII

L’APOLOGUE.


Dans ce petit cabinet de Luciennes où nous avons vu le vicomte Jean du Barry absorber, au grand déplaisir de la comtesse, une si grande quantité de chocolat, M. le maréchal de Richelieu faisait collation avec madame Dubarry, laquelle, tout en tirant les oreilles de Zamore, s’étendait de plus en plus longuement et nonchalamment sur un sofa de satin broché de fleurs, tandis que le vieux courtisan poussait des hélas ! d’admiration à chaque pose nouvelle de la séduisante créature.

— Oh ! comtesse, disait-il en minaudant comme une vieille femme, vous allez vous décoiffer ; comtesse, voilà un accroche-cœur qui se déroule. Ah ! votre mule tombe, comtesse.

— Bah ! mon cher duc, ne faites pas attention, dit-elle en arrachant avec distraction une pincée de cheveux à Zamore et en se couchant tout à fait, plus voluptueuse et plus belle sur son sofa que Vénus sur sa conque marine.

Zamore, peu sensible à toutes ces poses, rugit de colère. La comtesse le calma en prenant sur la table une poignée de dragées, qu’elle introduisit dans ses poches.

Mais Zamore, en faisant la moue, retourna sa poche et vida ses dragées sur le parquet.

— Ah ! petit drôle ! continua la comtesse en allongeant une jambe fine, dont l’extrémité alla se mettre en contact avec les chausses fantastiques du négrillon.

— Oh ! grâce ! s’écria le vieux maréchal, foi de gentilhomme, vous le tuerez.

— Que ne puis-je tuer aujourd’hui tout ce qui me déplaît ! dit la comtesse ; je me sens impitoyable.

— Ah ! çà ! mais, dit le duc, je vous déplais donc, moi ?

— Oh ! non, pas vous, au contraire : vous êtes mon vieil ami, et je vous adore ; mais c’est qu’en vérité, voyez-vous, je suis folle.

— C’est donc une maladie que vous ont donnée ceux que vous rendez fous ?

— Prenez garde ! vous m’agacez horriblement avec vos galanteries dont vous ne pensez pas un mot.

— Comtesse, comtesse ! je commence à croire, non pas que vous êtes folle, mais ingrate.

— Non, je ne suis ni folle ni ingrate, je suis…

— Eh bien, voyons, qu’êtes-vous ?

— Je suis colère, monsieur le duc.

— Ah ! vraiment.

— Cela vous étonne ?

— Pas le moindrement, comtesse ; et, sur mon honneur, il y a bien de quoi.

— Tenez, voilà ce qui me révolte en vous, maréchal.

— Il y a quelque chose qui vous révolte en moi, comtesse ?

— Oui.

— Et quelle est cette chose, s’il vous plaît ? Je suis bien vieux, et cependant il n’y a pas d’efforts que je ne fasse pour vous plaire.

— Cette chose, c’est que vous ne savez pas seulement ce dont il s’agit, maréchal.

— Oh ! que si fait.

— Vous savez ce qui me crispe ?

— Sans doute : Zamore a cassé la fontaine chinoise.

Un sourire imperceptible effleura les lèvres de la jeune femme ; mais Zamore, qui se sentait coupable, baissa la tête avec humilité, comme si le ciel eut été gros d’un nuage de soufflets et de chiquenaudes.

— Oui, dit la comtesse avec un soupir, oui, duc, vous avez raison ; c’est cela, et vous êtes en vérité un très fin politique.

— On me l’a toujours dit, madame, répondit M. de Richelieu d’un air tout confit de modestie.

— Oh ! je n’ai pas besoin qu’on me le dise pour le voir, duc ; et vous avez trouvé la raison à mon ennui, comme cela, tout de suite, sans chercher ni à droite ni à gauche : c’est superbe !

— Parfaitement ; mais cependant ce n’est pas tout.

— Ah ! vraiment.

— Non. Je devine encore autre chose.

— Vraiment ?

— Oui.

— Et que devinez-vous ?

— Je devine que vous attendiez hier au soir Sa Majesté.

— Où cela ?

— Ici.

— Eh bien, après ?

— Et que Sa Majesté n’est pas venue.

La comtesse rougit et se releva un peu sur le coude.

— Ah, ah ! fit-elle.

— Et cependant, dit le duc, j’arrive de Paris.

— Qu’est-ce que cela prouve ?

— Que je pourrais ne rien savoir de ce qui s’est passé à Versailles, pardieu ! et cependant…

— Duc, mon cher duc, vous êtes plein de réticences, aujourd’hui. Que diable ! quand on a commencé, on achève, ou bien l’on ne commence pas.

— Vous en parlez fort à votre aise, comtesse. Laissez-moi reprendre haleine, au moins. Où en étais-je ?

— Vous en étiez à… cependant.

— Ah ! oui, c’est vrai, et cependant, non seulement je sais que Sa Majesté n’est pas venue, mais encore je devine pourquoi elle n’est pas venue.

— Duc, j’ai toujours pensé à part moi que vous étiez sorcier ; seulement il me manquait une preuve.

— Eh bien, cette preuve, je vais vous la donner.

La comtesse, qui attachait à la conversation beaucoup plus d’intérêt qu’elle ne voulait paraître en attacher, abandonna la tête de Zamore dont ses doigts blancs et fins fourrageaient la chevelure.

— Donnez, duc, donnez, dit-elle.

— Devant M. le gouverneur ? dit le duc.

— Disparaissez, Zamore, fit la comtesse au négrillon, qui, fou de joie, s’élança d’un seul bond du boudoir à l’antichambre.

— À la bonne heure, murmura Richelieu ; mais il faut donc tout vous dire, comtesse ?

— Comment, ce singe de Zamore vous gênait, duc ?

— Pour dire la vérité, comtesse, quelqu’un me gêne toujours.

— Oui, quelqu’un, je comprends ; mais Zamore est-il quelqu’un ?

— Zamore n’est pas aveugle, Zamore n’est pas sourd, Zamore n’est pas muet ; c’est donc quelqu’un. Or, je décore de ce nom quiconque est mon égal en yeux, en oreilles et en langue, c’est-à-dire quiconque peut voir ce que je fais, entendre ou répéter ce que je dis, enfin quiconque peut me trahir. Cette théorie posée, je continue.

— Oui, continuez, duc, vous me ferez plaisir.

— Plaisir, je ne crois pas, comtesse ; n’importe, je dois continuer. Le roi visitait donc hier Trianon.

— Le petit ou le grand ?

— Le petit. Madame la dauphine était à son bras.

— Ah !

— Et madame la dauphine, qui est charmante, comme vous savez…

— Hélas !

— Lui faisait tant de cajoleries, de petit papa par-ci, de grand papa par-là, que Sa Majesté, dont le cœur est d’or, n’y put résister, de sorte que le souper a suivi la promenade, que les jeux innocents ont suivi le souper. Enfin…

— Enfin, dit madame du Barry pâle d’impatience, enfin le roi n’est pas venu à Luciennes, n’est-ce pas, voilà ce que vous voulez dire ?

— Eh bien, mon Dieu, oui.

— C’est tout simple, Sa Majesté avait là-bas tout ce qu’elle aime.

— Ah ! non point, et vous êtes loin de penser un seul mot de ce que vous dites ; tout ce qui lui plaît, tout au plus.

— C’est bien pis, duc, prenez garde ; souper, causer, jouer, c’est tout ce qu’il lui faut. Et avec qui a-t-il joué ?

— Avec M. de Choiseul.

La comtesse fit un mouvement d’irritation.

— Voulez-vous que nous n’en parlions pas, comtesse ? reprit Richelieu.

— Au contraire, monsieur, parlons-en.

— Vous êtes aussi courageuse que spirituelle, madame ; attaquons donc le taureau par les cornes, comme disent les Espagnols.

— Voilà un proverbe que madame de Choiseul ne vous pardonnerait pas, duc.

— Il ne lui est pas applicable cependant. Je disais donc, madame, que M. de Choiseul, puisqu’il faut l’appeler par son nom, tint les cartes, et avec tant de bonheur, tant d’adresse…

— Qu’il gagna ?

— Non pas, qu’il perdit, et que Sa Majesté gagna mille louis au piquet, jeu où Sa Majesté a beaucoup d’amour-propre, attendu qu’elle le joue fort mal.

— Oh ! le Choiseul ! le Choiseul ! murmura madame du Barry. Et madame de Grammont, elle en était, n’est-ce pas ?

— C’est-à-dire, comtesse, qu’elle était sur son départ.

— La duchesse ?

— Oui, elle fait une sottise, je crois.

— Laquelle ?

— Voyant qu’on ne la persécute pas, elle boude ; voyant qu’on ne l’exile pas, elle s’exile elle-même.

— Où cela ?

— En province.

— Elle va intriguer ?

— Parbleu ! Que voulez-vous qu’elle fasse ? Donc, étant sur son départ, elle a tout naturellement voulu saluer la dauphine, qui naturellement l’aime beaucoup. Voilà pourquoi elle était à Trianon.

— Au grand ?

— Sans doute, le petit n’est pas encore meublé.

— Ah ! madame la dauphine, en s’entourant de tous ces Choiseul, montre bien quel parti elle veut embrasser.

— Non, comtesse, n’exagérons pas ; car enfin, demain la duchesse sera partie.

— Et le roi s’est amusé là où je n’étais pas ! s’écria la comtesse avec une indignation qui n’était pas exempte d’une certaine terreur.

— Mon Dieu ! oui ; c’est incroyable, mais cependant cela est ainsi, comtesse. Voyons, qu’en concluez-vous ?

— Que vous êtes bien informé, duc.

— Et voilà tout ?

— Non pas.

— Achevez donc.

— J’en conclus encore que, de gré ou de force, il faut tirer le roi des griffes de ces Choiseul, ou nous sommes perdus.

— Hélas !

— Pardon, reprit la comtesse ; je dis nous, mais tranquillisez-vous, duc, cela ne s’applique qu’à la famille.

— Et aux amis, comtesse ; permettez-moi donc à ce titre d’en prendre ma part. Ainsi donc…

— Ainsi donc, vous êtes de mes amis ?

— Je croyais vous l’avoir dit, madame.

— Ce n’est point assez.

— Je croyais vous l’avoir prouvé.

— C’est mieux, et vous m’aiderez ?

— De tout mon pouvoir, comtesse ; mais…

— Mais quoi ?

— L’œuvre est difficile, je ne vous le cache point.

— Sont-ils donc indéracinables, ces Choiseul ?

— Ils sont vigoureusement plantés, du moins.

— Vous croyez, vous ?

— Je le crois.

— Ainsi, quoi qu’en dise le bonhomme La Fontaine, il n’y a contre ce chêne ni vent ni orage ?

— C’est un grand génie que ce ministre.

— Bon ! voilà que vous parlez comme les encyclopédistes, vous !

— Ne suis je pas de l’Académie ?

— Oh ! vous en êtes si peu, duc.

— C’est vrai, et vous avez raison ; c’est mon secrétaire qui en est, et non pas moi. Mais je n’en persiste pas moins dans mon opinion.

— Que M. de Choiseul est un génie ?

— Eh ! oui.

— Mais en quoi éclate-t-il donc, ce grand génie, voyons ?

— En ceci, madame : qu’il a fait une telle affaire des parlements et des Anglais, que le roi ne peut plus se passer de lui.

— Les parlements, mais il les excite contre Sa Majesté !

— Sans doute, et voilà l’habileté.

— Les Anglais, il les pousse à la guerre !

— Justement, la paix le perdrait.

— Ce n’est pas du génie, cela, duc.

— Qu’est-ce donc, comtesse ?

— C’est de la haute trahison.

— Quand la haute trahison réussit, comtesse, c’est du génie, ce me semble, et du meilleur.

— Mais à ce compte, duc, je connais quelqu’un qui est aussi habile que M. de Choiseul.

— Bah !

— À l’endroit des parlements du moins.

— C’est la principale affaire.

— Car ce quelqu’un est cause de la révolte des parlements.

— Vous m’intriguez, comtesse.

— Vous ne le connaissez pas, duc ?

— Non, ma foi.

— Il est pourtant de votre famille.

— J’aurais un homme de génie dans ma famille ? Voudriez-vous parler du cardinal-duc, mon oncle, madame ?

— Non ; je veux parler du duc d’Aiguillon, votre neveu.

— Ah ! M. d’Aiguillon, c’est vrai, lui qui a donné le branle à l’affaire La Chalotais. Ma foi, c’est un joli garçon, oui, oui, en vérité. Il a fait là une rude besogne. Tenez, comtesse, voilà, sur mon honneur, un homme qu’une femme d’esprit devrait s’attacher.

— Comprenez-vous, duc, fit la comtesse, que je ne connaisse pas votre neveu ?

— En vérité, madame, vous ne le connaissez pas ?

— Non, jamais je ne l’ai vu.

— Pauvre garçon ! en effet, depuis votre avènement, il a toujours vécu, au fond de la Bretagne. Gare à lui, quand il vous verra, il n’est plus habitué au soleil.

— Comment fait-il, au milieu de toutes ces robes noires ? un homme d’esprit et de race comme lui ?

— Il les révolutionne, ne pouvant faire mieux. Vous comprenez, comtesse, chacun prend son plaisir où il le trouve, et il n’y a pas grand plaisir en Bretagne. Ah ! voilà un homme actif ; peste ! quel serviteur le roi aurait là, s’il voulait. Ce n’est pas avec lui que les parlements garderaient leur insolence… Ah ! il est vraiment Richelieu, comtesse : aussi, permettez…

— Quoi ?

— Que je vous le présente à son premier débotté.

— Doit-il donc venir de sitôt à Paris ?

— Eh ! Madame, qui sait ? peut-être en a-t-il encore pour un lustre à rester dans sa Bretagne, comme dit ce coquin de Voltaire ; peut-être est-il en route ; peut-être est-il à deux cents lieues ; peut-être est-il à la barrière.

Et le maréchal étudia sur le visage de la jeune femme l’effet des dernières paroles qu’il avait dites.

Mais, après avoir rêvé un moment :

— Revenons au point où nous en étions.

— Où vous voudrez, comtesse.

— Où en étions-nous ?

— Au moment où Sa Majesté se plaît si fort à Trianon, dans la compagnie de M. de Choiseul.

— Et où nous parlions de renvoyer ce Choiseul, duc.

— C’est-à-dire où vous parliez de le renvoyer, comtesse.

— Comment, dit la favorite, j’ai si grande envie qu’il parte, que je risque à mourir s’il ne part pas ; vous ne m’y aiderez pas un peu, mon cher duc ?

— Oh ! oh ! fit Richelieu en se rengorgeant, voilà ce qu’en politique nous appelons une ouverture.

— Prenez comme il vous plaît, appelez comme il vous convient, mais répondez catégoriquement.

— Oh ! que voilà un grand vilain adverbe dans une si petite et si jolie bouche.

— Vous appelez cela répondre, duc ?

— Non, pas précisément ; c’est ce que j’appelle préparer ma réponse.

— Est-elle préparée ?

— Attendez donc.

— Vous hésitez, duc ?

— Non pas.

— Eh bien, j’écoute.

— Que dites-vous des apologues, comtesse ?

— Que c’est bien vieux.

— Bah ! le soleil aussi est vieux, et nous n’avons encore rien inventé de mieux pour y voir.

— Va donc pour l’apologue : mais ce sera transparent ?

— Comme du cristal.

— Allons.

— M’écoutez-vous, belle dame ?

— J’écoute.

— Supposez donc, comtesse… vous savez, on suppose toujours dans les apologues.

— Dieu ! que vous êtes ennuyeux, duc.

— Vous ne pensez pas un mol de ce que vous dites là, comtesse, car jamais vous n’avez écouté plus attentivement.

— Soit ; j’ai tort.

— Supposez donc que vous vous promeniez dans votre beau jardin de Luciennes, et que vous apercevez une prune magnifique, une de ces reines-claudes que vous aimez tant, parce qu’elles ont des couleurs vermeilles et purpurines qui ressemblent aux vôtres.

— Allez toujours, flatteur.

— Vous apercevez, dis-je, une de ces prunes tout au bout d’une branche, tout au haut de l’arbre ; que faites-vous, comtesse ?

— Je secoue l’arbre, pardieu !

— Oui, mais inutilement, car l’arbre est gros, indéracinable, comme vous disiez tout à l’heure ; et vous vous apercevez bientôt que sans l’ébranler même vous égratignez vos charmantes petites menottes à son écorce. Alors vous dites, en tournaillant la tête de cette adorable façon qui n’appartient qu’à vous et aux fleurs : « Mon Dieu ! mon Dieu ! que je voudrais bien voir cette prune à terre » et vous vous dépitez.

— C’est assez naturel, duc.

— Ce n’est certes pas moi qui vous dirai le contraire.

— Continuez, mon cher duc ; votre apologue m’intéresse infiniment.

— Tout à coup, en vous retournant comme cela, vous apercevez votre ami le duc de Richelieu qui se promène en pensant.

— À quoi ?

— La belle question, pardieu ! à vous ; et vous lui dites avec votre adorable voix flûtée : « Ah ! duc, duc ! »

— Très bien.

— « Vous êtes un homme, vous ; vous êtes fort ; vous avez pris Mahon ; secouez-moi donc un peu ce diable de prunier, afin que j’aie cette satanée prune. » N’est-ce pas cela, comtesse, hein ?

— Absolument, duc ; je disais la chose tout bas, tandis que vous la disiez tout haut ; mais que répondiez-vous ?

— Je répondais…

— Oui ?

— Je répondais : « Comme vous y allez, comtesse ! Je ne demande certes pas mieux ; mais regardez donc, regardez donc, comme cet arbre est solide, comme les branches sont rugueuses ; je tiens à mes mains aussi, moi, que diable ! quoiqu’elles aient cinquante ans de plus que les vôtres. »

— Ah ! fit tout à coup la comtesse, bien, bien, je comprends.

— Alors, continuez l’apologue : que me dites-vous ?

— Je vous dis…

— De votre voix flûtée ?

— Toujours.

— Dites, dites.

— Je vous dis : « Mon petit maréchal, cessez de regarder indifféremment cette prune, que vous ne regardez indifféremment, au reste, que parce qu’elle n’est point pour vous ; désirez-la avec moi, mon cher maréchal ; convoitez-la avec moi, et, si vous me secouez l’arbre comme il faut, si la prune tombe, eh bien !… »

— Eh bien ?

— « Eh bien, nous la mangerons ensemble. »

— Bravo ! fit le duc en frappant les deux mains l’une contre l’autre.

— Est-ce cela ?

— Ma foi, comtesse, il n’y a que vous pour finir un apologue. Par mes cornes ! comme disait feu mon père, comme c’est galamment troussé.

— Vous allez donc secouer l’arbre, duc ? — À deux mains trois cœurs, comtesse.

— Et la prune était-elle bien une reine-claude ?

— On n’en est pas parfaitement sûr, comtesse.

— Qu’est-ce donc ?

— Il me paraît bien plutôt que c’était un portefeuille qu’il y avait au haut de cet arbre.

— À nous deux le portefeuille, alors.

— Oh ! non, à moi tout seul. Ne m’enviez pas ce maroquin-là, comtesse ; il tombera tant de belles choses avec lui de l’arbre, quand je l’aurai secoué, que vous aurez du choix à n’en savoir que faire.

— Eh bien, maréchal, est-ce une affaire entendue ?

— J’aurai la place de M. de Choiseul ?

— Si le roi le veut.

— Le roi ne veut-il pas tout ce que vous voulez ?

— Vous voyez bien que non, puisqu’il ne veut pas renvoyer son Choiseul.

— Oh ! j’espère que le roi voudra bien se rappeler son ancien compagnon.

— D’armes ?

— Oui, d’armes, les plus rudes dangers ne sont pas toujours à la guerre, comtesse.

— Et vous ne me demandez rien pour le duc d’Aiguillon ?

— Ma foi, non ; le drôle saura bien le demander lui-même.

— D’ailleurs, vous serez là. Maintenant, à mon tour.

— À votre tour de quoi faire ?

— À mon tour de demander.

— C’est juste.

— Que me donnerez-vous ?

— Ce que vous voudrez.

— Je veux tout.

— C’est raisonnable.

— Et je l’aurai ?

— Belle question ! Mais, serez-vous satisfaite, au moins, et ne me demanderez-vous que cela ?

— Que cela, et quelque chose encore avec.

— Dites.

— Vous connaissez M. de Taverney ?

— C’est un ami de quarante ans.

— Il a un fils ?

— Et une fille.

— Précisément.

— Après ?

— C’est tout.

— Comment, c’est tout ?

— Oui, ce quelque chose qui me reste à vous demander, je vous le demanderai en temps et lieu.

— À merveille !

— Nous nous sommes entendus, duc.

— Oui, comtesse.

— C’est signé ?

— Bien mieux, c’est juré.

— Renversez-moi mon arbre, alors.

— J’ai des moyens.

— Lesquels ?

— Mon neveu.

— Après ?

— Les jésuites.

— Ah ! ah !

— Tout un petit plan fort agréable, que j’avais formé à tout hasard.

— Peut-on le savoir ?

— Hélas ! comtesse…

— Oui, oui, vous avez raison.

— Vous le savez, le secret…

— C’est la moitié de la réussite, j’achève votre pensée.

— Vous êtes adorable !

— Mais, moi, je veux aussi secouer l’arbre de mon côté.

— Très bien ! secouez, secouez, comtesse, cela ne peut pas faire de mal !

— J’ai mon moyen.

— Et vous le croyez bon ?

— Je suis payée pour cela.

— Lequel ?

— Ah ! vous le verrez, duc, ou plutôt…

— Quoi ?

— Non, vous ne le verrez pas.

Et sur ces mots, prononcés avec une finesse que cette charmante bouche seule pouvait avoir, la folle comtesse, comme si elle revenait à elle, abaissa rapidement les flots de satin de sa jupe, qui, dans l’accès diplomatique, avait opéré un mouvement de flux équivalent à celui de la mer.

Le duc, qui était quelque peu marin, et qui, par conséquent, était familiarisé avec les caprices de l’océan, rit aux éclats, baisa les mains de la comtesse, et devina, lui qui devinait si bien, que son audience était finie.

— Quand commencerez-vous à renverser, duc ? demanda la comtesse.

— Demain. Et vous, quand commencerez-vous à secouer ?

On entendit un grand bruit de carrosses dans la cour, et presque aussitôt les cris de Vive le roi !

— Moi, dit la comtesse en regardant par la fenêtre, moi, je vais commencer tout de suite.

— Bravo !

— Passez par le petit escalier, duc, et attendez-moi dans la cour. Vous aurez ma réponse dans une heure.


LXXVIII

LE PIS ALLER DE SA MAJESTÉ LOUIS XV.


Le roi Louis XV n’était pas tellement débonnaire, que l’on pût causer tous les jours politique avec lui.

En effet, la politique l’ennuyait fort, et, dans ses mauvais jours, il s’en tirait avec cet argument, auquel il n’y avait rien à répondre :

— Bah ! la machine durera bien toujours autant que moi !

Lorsque la circonstance était favorable, on en profitait ; mais il était rare que le monarque ne reprît pas son avantage qu’un moment de bonne humeur lui avait fait perdre.

Madame Du Barry connaissait si bien son roi, que, comme les pêcheurs qui savent leur mer, elle ne s’embarquait jamais par le mauvais temps.

Or, ce moment où le roi la venait voir à Luciennes était un des meilleurs instants possible. — Le roi avait eu tort la veille, il savait d’avance qu’on l’allait gronder. — Il devait être de bonne prise ce jour-là.

Toutefois, si confiant que soit le gibier qu’on attend à l’affût, il y a toujours chez lui un certain instinct dont il faut savoir se défier. Mais cet instinct est mis en défaut quand le chasseur sait s’y prendre.

Voici comment s’y prit la comtesse à l’endroit du gibier royal qu’elle voulait amener dans ses panneaux.

Elle était, comme nous croyons l’avoir déjà dit, dans un déshabillé fort galant, comme Boucher en met à ses bergères.

Seulement elle n’avait pas de rouge, le rouge était l’antipathie du roi Louis XV.

Aussitôt qu’on eut annoncé Sa Majesté, la comtesse sauta sur son pot de rouge et commença de se frotter les joues avec acharnement.

Le roi vit, de l’antichambre, à quelle occupation se livrait la comtesse.

— Fi ! dit-il en entrant ; la méchante, elle se farde !

— Ah ! bonjour, sire, dit la comtesse sans se déranger de devant sa glace, et sans s’interrompre de son opération.

— Vous ne m’attendiez donc pas, comtesse ? demanda le roi.

— Pourquoi donc cela, sire ?

— Que vous salissiez ainsi votre figure ?

— Au contraire, sire, j’étais sûre que la journée ne se passerait point sans que j’eusse l’honneur de voir Votre Majesté.

— Ah ! comme vous me dites cela, comtesse.

— Vous trouvez ?

— Oui. Vous êtes sérieuse comme M. Rousseau quand il écoute sa musique.

— C’est qu’en effet, sire, j’ai quelque chose de sérieux à dire à Votre Majesté.

— Ah ! bon ! je vous vois venir, comtesse.

— Vraiment ?

— Oui, des reproches ?

— Moi ? Allons donc, sire… Et pourquoi, je vous prie ?

— Mais parce que je ne suis pas venu hier.

— Oh ! sire, vous me rendrez cette justice, que je n’ai pas la prétention de confisquer Votre Majesté.

— Jeannette, tu te fâches.

— Oh ! non pas, sire, je suis toute fâchée.

— Écoutez, comtesse, je vous assure que je n’ai pas cessé de songer à vous.

— Bah !

— Et que cette soirée m’a semblé éternelle.

— Mais, encore un coup, sire, je ne vous parle point de cela, ce me semble. Votre Majesté passe ses soirées où il lui plaît, cela ne regarde personne.

— En famille, madame, en famille.

— Sire, je ne m’en suis pas même informée.

— Pourquoi cela ?

— Dame ! vous conviendrez, sire, que ce serait mal séant de ma part.

— Mais alors, s’écria le roi, si vous ne m’en voulez point de cela, de quoi m’en voulez-vous ? car enfin, il s’agit d’être juste en ce monde.

— Je ne vous en veux pas, sire.

— Cependant, puisque vous êtes fâchée.

— Je suis fâchée, oui, sire ; quant à cela, c’est vrai.

— Mais de quoi ?

— D’être un pis-aller.

— Vous, grand Dieu !

— Moi ! oui, moi ! la comtesse du Barry ! la jolie Jeanne, la charmante Jeannette, la séduisante Jeanneton, comme dit Votre Majesté ; oui, je suis le pis-aller.

— Mais en quoi ?

— En ceci que j’ai mon roi, quand madame de Choiseul et madame de Grammont n’en veulent plus.

— Oh ! oh ! comtesse…

— Ma foi ! tant pis, je dis tout net les choses que j’ai sur le cœur, moi. Tenez, sire, on assure que madame de Grammont vous a souvent guetté à l’entrée de votre chambre à coucher. Moi, je prendrai le contre-pied de la noble duchesse ; je guetterai à la sortie, et le premier Choiseul ou la première Grammont qui me tombera sous la main… Tant pis, ma foi !

— Comtesse ! comtesse !

— Que voulez-vous ! je suis une femme mal élevée, moi. Je suis la maîtresse de Blaise, la belle Bourbonnaise, vous savez.

— Comtesse, les Choiseul se vengeront.

— Que m’importe ! pourvu qu’ils se vengent de ma vengeance.

— On vous conspuera.

— Vous avez raison.

— Ah !

— J’ai un moyen merveilleux, et je vais le mettre à exécution.

— C’est ?… demanda le roi inquiet.

— C’est de m’en aller purement et simplement.

Le roi haussa les épaules.

— Ah ! vous n’y croyez pas, sire ?

— Ma foi, non.

— C’est que vous ne vous donnez pas la peine de raisonner. Vous me confondez avec d’autres.

— Comment cela ?

— Sans doute. Madame de Châteauroux voulait être déesse ; madame de Pompadour voulait être reine ; les autres voulaient être riches, puissantes, humilier les femmes de la cour du poids de leur faveur. Moi, je n’ai aucun de ces défauts.

— C’est vrai.

— Tandis que j’ai beaucoup de qualités.

— C’est encore vrai.

— Vous ne dites pas un mot de ce que vous pensez.

— Oh ! comtesse ! personne n’est plus convaincu que moi de ce que vous valez.

— Soit, mais écoutez ; ce que je vais dire ne peut pas nuire à votre conviction.

— Dites.

— D’abord, je suis riche et n’ai besoin de personne.

— Vous voulez me le faire regretter, comtesse.

— Ensuite, je n’ai pas le moindre orgueil pour tout ce qui flattait ces dames, le moindre désir pour ce qu’elles ambitionnaient ; j’ai toujours voulu aimer mon amant avant toute chose, mon amant fût-il mousquetaire, mon amant fût-il roi. Du jour où je n’aime plus, je ne tiens à rien.

— Espérons que vous tenez encore un peu à moi, comtesse.

— Je n’ai pas fini, sire.

— Continuez donc, madame.

— J’ai encore à dire à Votre Majesté que je suis jolie, que je suis jeune, que j’ai encore devant moi dix années de beauté, que je serai non seulement la plus heureuse femme du monde, mais encore la plus honorée, du jour où je ne serai plus la maîtresse de Votre Majesté. Vous souriez, sire. Je suis fâchée de vous dire alors que c’est que vous ne réfléchissez pas. Les autres favorites, mon cher roi, quand vous aviez assez d’elles, et que votre peuple en avait trop, vous les chassiez, et vous vous faisiez bénir de votre peuple qui exécrait la disgraciée comme auparavant ; mais moi, je n’attendrai pas mon renvoi. Moi, je quitterai la place, et je ferai savoir à tous que je l’ai quittée.

— Oh ! comtesse, vous ne parlez pas sérieusement, dit le roi.

— Regardez-moi, sire, et voyez si je suis ou non sérieuse ; jamais de ma vie, je vous le jure, au contraire, je ne parlai plus sérieusement.

— Vous ferez cette mesquinerie, Jeanne ? Mais savez-vous que vous me mettez le marché à la main, madame la comtesse ?

— Non, sire ; car vous mettre le marché à la main, ce serait vous dire simplement : choisissez entre ceci et cela.

— Tandis ?…

— Tandis que je vous dis : « Adieu, sire ! » et voilà tout.

Le roi pâlit, mais cette fois de colère.

— Si vous vous oubliez ainsi, madame, prenez garde…

— À quoi, sire ?

— Je vous enverrai à la Bastille.

— Moi ?

— Oui, vous, et à la Bastille on s’ennuie plus encore qu’au couvent.

— Oh ! sire, dit la comtesse en joignant les mains, si vous me faisiez cette grâce…

— Quelle grâce ?

— De m’envoyer à la Bastille.

— Hein ?

— Vous me combleriez.

— Comment cela ?

— Eh ! oui. Mon ambition cachée est d’être populaire comme M. de La Chalotais ou M. de Voltaire. La Bastille me manque pour cela ; un peu de Bastille, et je suis la plus heureuse des femmes. Ce sera une occasion pour moi d’écrire des mémoires sur moi, sur vos ministres, sur vos filles, sur vous-même, et de transmettre ainsi toutes les vertus de Louis le Bien-Aimé à la postérité la plus reculée. Fournissez la lettre de cachet, sire. Tenez, moi je fournis la plume et l’encre.

Et elle poussa vers le roi une plume et un encrier qui se trouvaient sur le guéridon.

Le roi ainsi bravé, réfléchit un moment, et, se levant :

— C’est bien. Adieu, madame, dit-il.

— Mes chevaux ! s’écria la comtesse. Adieu, sire.

Le roi fit un pas vers la porte.

— Chon ! dit la comtesse.

Chon parut.

— Mes malles, mon service de voyage et la poste ; allons, allons, dit-elle.

— La poste ! fit Chon atterrée, qu’y a-t-il donc, bon Dieu ?

— Il y a, ma chère, que si nous ne partons au plus vite, Sa Majesté va nous envoyer à la Bastille. Il n’y a donc pas de temps à perdre. Dépêche, Chon, dépêche.

Ce reproche frappa Louis XV au cœur ; il revint à la comtesse et lui prit la main.

— Pardon, comtesse, de ma vivacité, dit-il.

— En vérité, sire, je suis étonnée que vous ne m’ayez pas aussi menacée de la potence.

— Oh ! comtesse !

— Sans doute. Est-ce qu’on ne pend pas les voleurs ?

— Eh bien ?

— Est-ce que je ne vole pas la place de madame de Grammont ?

— Comtesse !

— Dame ! c’est mon crime, sire.

— Écoutez, comtesse, soyez juste : vous m’avez exaspéré.

— Et maintenant ?

Le roi lui tendit les mains.

— Nous avions tort tous deux. Maintenant, pardonnons-nous mutuellement.

— Est-ce sérieusement que vous demandez une réconciliation, sire ?

— Sur ma foi.

— Va-t’en, Chon.

— Sans rien commander ? demanda la jeune femme à sa sœur.

— Au contraire, commande tout ce que j’ai dit.

— Comtesse…

— Mais qu’on attende de nouveaux ordres.

— Ah !

Chon sortit.

— Vous me voulez donc ? dit la comtesse au roi.

— Par-dessus tout.

— Réfléchissez à ce que vous dites là, sire.

Le roi réfléchit en effet, mais il ne pouvait reculer ; et d’ailleurs, il voulait voir jusqu’où iraient les exigences du vainqueur.

— Parlez, dit-il.

— Tout à l’heure. Faites-y attention, sire ! Je partais sans rien demander.

— Je l’ai bien vu.

— Mais, si je reste, je demanderai quelque chose.

— Quoi ? Il s’agit de savoir quoi, voilà tout.

— Ah ! vous le savez bien.

— Non.

— Si fait, puisque vous faites la grimace.

— Le renvoi de M. de Choiseul ?

— Précisément.

— Impossible, comtesse.

— Mes chevaux, alors…

— Mais, mauvaise tête…

— Signez ma lettre de cachet pour la Bastille, ou la lettre qui congédie le ministre.

— Il y a un milieu, dit le roi.

— Merci de votre clémence, sire ; je partirai sans être inquiétée, à ce qu’il paraît.

— Comtesse, vous êtes femme.

— Heureusement.

— Et vous raisonnez politique en véritable femme mutine et colère. Je n’ai pas de raison pour congédier M. de Choiseul.

— Je comprends, l’idole de vos parlements, celui qui les soutient dans leur révolte.

— Enfin, il faut un prétexte.

— Le prétexte est la raison du faible.

— Comtesse, c’est un honnête homme que M. de Choiseul, et les honnêtes gens sont rares.

— C’est un honnête homme qui vous vend aux robes noires, lesquelles vous mangent tout l’or de votre royaume.

— Pas d’exagération, comtesse.

— La moitié alors.

— Mon Dieu ! s’écria Louis XV dépité.

— Mais, au fait, s’écria de son côté la comtesse, je suis bien sotte ; que m’importent à moi les parlements, les Choiseul, son gouvernement ; que m’importe le roi même, à moi, son pis-aller !

— Encore.

— Toujours, sire.

— Voyons, comtesse, deux heures de réflexion.

— Dix minutes, sire. Je passe dans ma chambre, glissez-moi votre réponse sous la porte : le papier est là, la plume est là, l’encrier est là. Si dans dix minutes vous n’avez pas répondu ou n’avez pas répondu à ma guise, adieu, sire ! Ne songez plus à moi, je serai partie. Sinon…

— Sinon ?

— Tournez la bobinette et la chevillette cherra.

Louis XV, pour se donner une contenance, baisa la main de la comtesse, qui, en se retirant, lui lança, comme le Parthe, son sourire le plus provoquant.

Le roi ne s’opposa aucunement à cette retraite, et la comtesse s’enferma dans la chambre voisine.

Cinq minutes après, un papier plié carrément frôla le bourrelet de soie de la porte et la laine du tapis.

La comtesse lut avidement le contenu du billet, écrivit à la hâte quelques mots à M. de Richelieu, qui se promenait dans la petite cour, sous un auvent, avec grande frayeur d’être vu faisant ainsi le pied de grue.

Le maréchal déplia le papier, lut, et, prenant sa course malgré ses soixante-quinze ans, il arriva dans la grande cour à son carrosse.

— Cocher, dit-il, à Versailles, ventre à terre !

Voici ce que contenait le papier jeté par la fenêtre à M. de Richelieu :

« J’ai secoué l’arbre, le portefeuille est tombé. »


LXXIX

COMMENT LE ROI LOUIS XV TRAVAILLAIT AVEC SON MINISTRE.


Le lendemain, la rumeur était grande à Versailles. Les gens ne s’abordaient qu’avec des signes mystérieux et des poignées de main significatives, ou bien avec des croisements de bras et des regards au ciel, qui témoignaient de leur douleur et de leur surprise.

M. de Richelieu, avec bon nombre de partisans, était dans l’antichambre du roi, à Trianon, vers dix heures.

Le comte Jean, tout chamarré, tout éblouissant, causait avec le vieux maréchal, et causait gaiement, si l’on en croyait sa figure épanouie.

Vers onze heures, le roi passa, se rendant à son cabinet de travail, et ne parla à personne. Sa Majesté marchait fort vite.

À onze heures cinq minutes, M. de Choiseul descendit de voiture et traversa la galerie, son portefeuille sous le bras.

À son passage, il se fit un grand mouvement de gens qui se retournaient pour avoir l’air de causer entre eux et ne pas saluer le ministre.

Le duc ne fit pas attention à ce manège ; il entra dans le cabinet, où le roi feuilletait un dossier en prenant son chocolat.

— Bonjour, duc, lui dit le roi amicalement ; sommes-nous bien dispos, ce matin ?

— Sire, M. de Choiseul se porte bien, mais le ministre est fort malade, et vient prier Votre Majesté, puisqu’elle ne lui parle encore de rien, d’agréer sa démission. Je remercie le roi de m’avoir permis cette initiative ; c’est une dernière faveur dont je lui suis bien reconnaissant.

— Comment, duc, votre démission ? qu’est-ce que cela veut dire ?

— Sire, Votre Majesté a signé hier, entre les mains de madame du Barry, un ordre qui me destitue ; cette nouvelle court déjà tout Paris et tout Versailles. Le mal est fait. Cependant, je n’ai pas voulu quitter le service de Votre Majesté sans en avoir reçu l’ordre avec la permission. Car, nommé officiellement, je ne puis me regarder comme destitué que par un acte officiel.

— Comment, duc, s’écria le roi en riant, car l’attitude sévère et digne de M. de Choiseul lui imposait jusqu’à la crainte ; comment, vous, un homme d’esprit et un formaliste, vous avez cru cela ?

— Mais, sire, dit le ministre surpris, vous avez signé…

— Quoi donc ?

— Une lettre que possède madame du Barry.

— Ah ! duc, n’avez-vous jamais eu besoin de la paix ? Vous êtes bien heureux !… Le fait est que madame de Choiseul est un modèle.

Le duc, offensé de la comparaison, fronça le sourcil.

— Votre Majesté, dit-il, est d’un caractère trop ferme et d’un caractère trop heureux pour mêler aux affaires d’État ce que vous daignez appeler les affaires de ménage.

— Choiseul, il faut que je vous conte cela : c’est fort drôle. Vous savez qu’on vous craint beaucoup par là.

— C’est-à-dire qu’on me hait, sire.

— Si vous le voulez. Eh bien ! cette folle de comtesse ne m’a-t-elle pas posé cette alternative : de l’envoyer à la Bastille ou de vous remercier de vos services.

— Eh bien, sire ?

— Eh bien, duc, vous m’avouerez qu’il eût été trop malheureux de perdre le coup d’œil que Versailles offrait ce matin. Depuis hier je m’amuse à voir courir les estafettes sur les routes, à voir s’allonger ou se rapetisser les visages… Cotillon III est reine de France depuis hier. C’est on ne peut plus réjouissant.

— Mais la fin, sire ?

— La fin, mon cher duc, dit Louis XV redevenu sérieux, la fin sera toujours la même. Vous me connaissez, j’ai l’air de céder et je ne cède jamais. Laissez les femmes dévorer le petit gâteau de miel que je leur jetterai de temps en temps, comme on faisait à Cerbère ; mais nous, vivons tranquillement, imperturbablement, éternellement ensemble. Et, puisque nous en sommes aux éclaircissements, gardez celui-ci pour vous : Quelque bruit qui coure, quelque lettre de moi que vous teniez… ne vous abstenez pas de venir à Versailles… Tant que je vous dirai ce que je vous dis, duc, nous serons bons amis.

Le roi tendit la main au ministre, qui s’inclina dessus sans reconnaissance comme sans rancune.

— Travaillons, si vous voulez, cher duc, maintenant.

— Aux ordres de Votre Majesté, répliqua Choiseul en ouvrant son portefeuille.

— Voyons, pour commencer, dites-moi quelques mots du feu d’artifice.

— Ç’a été un grand désastre, sire.

— À qui la faute ?

— À monsieur Bignon, prévôt des marchands.

— Le peuple a-t-il beaucoup crié ?

— Oh ! beaucoup.

— Alors il fallait peut-être destituer ce M. Bignon.

— Le parlement, dont un des membres a failli étouffer dans la bagarre, avait pris l’affaire à cœur ; mais M. l’avocat général Séguier a fait un fort éloquent discours pour prouver que ce malheur était l’œuvre de la fatalité. On a applaudi, et ce n’est plus rien à présent.

— Tant mieux ! Passons aux parlements, duc… Ah ! voilà ce qu’on nous reproche.

— On me reproche, sire, de ne pas soutenir M. d’Aiguillon contre M. de La Chalotais ; mais qui me reproche cela ? les mêmes gens qui ont colporté avec des fusées de joie la lettre de Votre Majesté. Songez donc, sire, que M. d’Aiguillon a outrepassé ses pouvoirs en Bretagne, que les jésuites étaient réellement exilés, que M. de La Chalotais avait raison ; que Votre Majesté elle-même a reconnu par acte public l’innocence de ce procureur général. On ne peut cependant faire se dédire ainsi le roi. Vis-à-vis de son ministre, c’est bien ; mais vis-à-vis de son peuple !

— En attendant, les parlements se sentent forts.

— Ils le sont, en effet. Quoi ! on les tance, on les emprisonne, on les vexe, et on les déclare innocents, et ils ne seraient pas forts ! Je n’ai pas accusé M. d’Aiguillon d’avoir commencé l’affaire La Chalotais, mais je ne lui pardonnerai jamais d’y avoir eu tort.

— Duc ! duc ! allons, le mal est fait, au remède… Comment brider ces insolents ?…

— Que les intrigues de M. le chancelier cessent, que M. d’Aiguillon n’ait plus de soutien, et la colère du parlement tombera.

— Mais j’aurai cédé, duc !

— Votre Majesté est donc représentée par M. d’Aiguillon… et non par moi ?

L’argument était rude, le roi le sentit.

— Vous savez, dit-il, que je n’aime pas à dégoûter mes serviteurs, lors même qu’ils se sont trompés… Mais laissons cette affaire, qui m’afflige, et dont le temps fera justice… Parlons un peu de l’extérieur… On me dit que je vais avoir la guerre ?

— Sire, si vous avez la guerre, ce sera une guerre loyale et nécessaire.

— Avec les Anglais… diable !

— Votre Majesté craint-elle les Anglais, par hasard ?

— Oh ! sur mer…

— Que Votre Majesté soit en repos : M. le duc de Praslin, mon cousin, votre ministre de la marine, vous dira qu’il a soixante-quatre vaisseaux, sans ceux qui sont en chantier ; plus, des matériaux pour en construire douze autres en un an… Enfin, cinquante frégates de première force, ce qui est une position respectable pour la guerre maritime. Quant à la guerre continentale, nous avons mieux que cela, nous avons Fontenoy.

— Fort bien ; mais pourquoi aurais-je à combattre les Anglais, mon cher duc ? Un gouvernement beaucoup moins habile que le vôtre, celui de l’abbé Dubois, a toujours évité la guerre avec l’Angleterre.

— Je le crois bien, sire, l’abbé Dubois recevait par mois six cent mille livres des Anglais.

— Oh ! duc.

— J’ai la preuve, sire.

— Soit ; mais où voyez-vous des causes de guerre ?

— L’Angleterre veut toutes les Indes : j’ai dû donner à vos officiers les ordres les plus sévères, les plus hostiles. La première collision là-bas donnera lieu à des réclamations de l’Angleterre ; mon avis formel est que nous n’y fassions pas droit. Il faut que le gouvernement de Votre Majesté soit respecté par la force, comme il l’était grâce à la corruption.

— Eh ! patientons ; dans l’Inde, qui le saura ? c’est si loin !

Le duc se mordit les lèvres.

— Il y a un casus belli plus rapproché de nous, sire, dit-il.

— Encore ! Quoi donc ?

— Les Espagnols prétendent à la possession des îles Malouines et Falkland… Le port d’Egmont était occupé par les Anglais arbitrairement, les Espagnols les en ont chassés de vive force ; de là la fureur de l’Angleterre : elle menace les Espagnols des dernières extrémités, si on ne lui donne satisfaction.

— Eh bien, mais, si les Espagnols ont tort pourtant, laissez-les se démêler.

— Sire, et le pacte de famille ? Pourquoi avez-vous tenu à faire signer ce pacte qui lie étroitement tous les Bourbons d’Europe et leur fait un rempart contre les entreprises de l’Angleterre ?

Le roi baissa la tête.

— Ne vous inquiétez pas, sire, dit Choiseul ; vous avez une armée formidable, une marine imposante, de l’argent. J’en sais trouver sans faire crier les peuples. Si nous avons la guerre, ce sera une cause de gloire pour le règne de Votre Majesté, et je projette des agrandissements dont on nous aura fourni le prétexte et l’excuse.

— Alors, duc, alors la paix à l’intérieur ; n’ayons pas la guerre partout.

— Mais l’intérieur est calme, sire, répliqua le duc affectant de ne pas comprendre.

— Non, non, vous voyez bien que non. Vous m’aimez et me servez bien. Il y a d’autres gens qui disent m’aimer, et dont les façons ne ressemblent pas du tout aux vôtres ; mettons l’accord entre tous ces systèmes : voyons, mon cher duc, que je vive heureux.

— Il ne dépendra pas de moi que votre bonheur ne soit complet, sire.

— Voilà parler. Eh bien ! venez donc dîner avec moi aujourd’hui.

— À Versailles, sire ?

— Non, à Luciennes.

— Oh ! mon regret est grand, sire, mais ma famille est tout alarmée de la nouvelle répandue hier. On me croit dans la disgrâce de Votre Majesté. Je ne puis laisser tant de cœurs souffrants.

— Et ceux dont je vous parle ne souffrent-ils pas, duc ? Songez donc comme nous avons vécu heureux tous trois, du temps de cette pauvre marquise.

Le duc baissa la tête, ses yeux se voilèrent, un soupir à demi étouffé sortit de sa poitrine.

— Madame de Pompadour était une femme bien jalouse de la gloire de Votre Majesté, dit-il, elle avait de hautes idées politiques. J’avoue que son génie sympathisait avec mon caractère. Souvent, sire, je me suis attelé de front avec elle aux grandes entreprises qu’elle formait ; oui, nous nous entendions.

— Mais elle se mêlait de politique, duc, et tout le monde le lui reprochait.

— C’est vrai.

— Celle-ci, au contraire, est douce comme un agneau ; elle n’a pas encore fait signer une lettre de cachet, même contre les pamphlétaires et les chansonniers. Eh bien ! on lui reproche ce qu’on louait chez l’autre. Ah ! duc, c’est fait pour dégoûter du progrès… Voyons, venez-vous faire votre paix à Luciennes ?

— Sire, veuillez assurer madame la comtesse du Barry que je la trouve une femme charmante et digne de tout l’amour du roi, mais…

— Ah ! voilà un mais, duc…

— Mais, poursuivit M. de Choiseul, ma conviction est que si Votre Majesté est nécessaire à la France, aujourd’hui un bon ministre est plus nécessaire à Votre Majesté qu’une charmante maîtresse.

— N’en parlons plus, duc, et demeurons bons amis. Mais câlinez madame de Grammont, qu’elle ne complote plus rien contre la comtesse ; les femmes nous brouilleraient.

— Madame de Grammont, sire, veut trop plaire à Votre Majesté. C’est là son tort.

— Et elle me déplaît en nuisant à la comtesse, duc.

— Aussi madame de Grammont part-elle, sire, on ne la verra plus : ce sera un ennemi de moins.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, vous allez trop loin. Mais la tête me brûle, duc, nous avons travaillé ce matin comme Louis XIV et Colbert, nous avons été grand siècle, comme disent les philosophes. À propos, duc, est-ce que vous êtes philosophe, vous ?

— Je suis serviteur de Votre Majesté, répliqua M. de Choiseul.

— Vous m’enchantez, vous êtes un homme impayable ; donnez-moi votre bras, je suis tout étourdi.

Le duc se hâta d’offrir son bras à Sa Majesté.

Il devinait qu’on allait ouvrir les portes à deux battants, que toute la cour était dans la galerie, qu’on allait le voir dans cette splendide position ; après avoir tant souffert, il n’était pas fâché de faire souffrir ses ennemis.

L’huissier ouvrit en effet les portes, et annonça le roi dans la galerie.

Louis XV, toujours causant avec M. de Choiseul et lui souriant, se faisant lourd sur son bras, traversa la foule sans remarquer ou sans vouloir remarquer combien Jean du Barry était pâle et combien M. de Richelieu était rouge.

Mais M. de Choiseul vit bien cette différence de nuances. Il passa le jarret tendu, le col raide, les yeux brillants, devant les courtisans, qui se rapprochaient autant qu’ils s’étaient éloignés le matin.

— Là ! dit le roi, au bout de la galerie ; duc, attendez-moi, je vous emmène à Trianon. Rappelez-vous tout ce que je vous ai dit.

— Je l’ai gardé dans mon cœur, répliqua le ministre, sachant bien qu’avec cette phrase aiguisée il perçait l’âme de tous ses ennemis.

Le roi rentra chez lui.

M. de Richelieu rompit la file et vint serrer dans ses deux mains maigres la main du ministre, en lui disant :

— Il y a longtemps que je sais qu’un Choiseul a l’âme chevillée au corps.

— Merci, dit le duc, qui savait à quoi s’en tenir.

— Mais ce bruit absurde, poursuivit le maréchal…

— Ce bruit a bien fait rire Sa Majesté, dit Choiseul.

— On parlait d’une lettre…

— Mystification de la part du roi, répliqua le ministre en lançant cette phrase à l’adresse de Jean, qui perdait contenance.

— Merveilleux ! merveilleux ! répéta le maréchal, en retournant au comte, aussitôt que le duc de Choiseul eut disparu et ne put plus le voir.

Le roi descendait l’escalier en appelant le duc, empressé à le suivre.

— Eh ! eh ! nous sommes joués, dit le maréchal à Jean.

— Où vont-ils ?

— Au petit Trianon, se moquer de nous.

— Mille tonnerres, murmura Jean. Ah ! pardon, monsieur le maréchal.

— À mon tour, dit celui-ci, et voyons si mon moyen vaudra mieux que celui de la comtesse.


LXXX

PETIT TRIANON.


Quand Louis XIV eut bâti Versailles, et qu’il eut reconnu les inconvénients de la grandeur, lorsqu’il vit ces immenses salons pleins de gardes, ces antichambres pleines de courtisans, ces corridors et ces entresols pleins de laquais, de pages et de commensaux, il se dit que Versailles était bien ce que Louis XIV avait voulu en faire, ce que Mansard, Le Brun et Le Nôtre en avaient fait, le séjour d’un dieu, mais non pas l’habitation d’un homme.

Alors le grand roi, qui était un homme à ses moments perdus, se fit bâtir Trianon pour respirer et cacher un peu sa vie. Mais l’épée d’Achille, qui avait fatigué Achille, devait être d’un poids insupportable pour un successeur mirmidon.

Trianon, ce rapetissement de Versailles, parut encore trop pompeux à Louis XV, qui se fit bâtir par l’architecte Gabriel le petit Trianon, pavillon de soixante pieds carrés.

À gauche de ce bâtiment, on construisit un carré long sans caractère et sans ornements : ce fut la demeure des gens de service et des commensaux. On comptait là environ dix logements de maîtres, et la place de cinquante serviteurs. On peut voir encore ce bâtiment dans son intégrité. Il se compose d’un rez-de-chaussée, d’un premier étage et de combles. Ce rez-de-chaussée est garanti par un fossé pavé qui le sépare des massifs ; toutes les fenêtres en sont grillées comme celles du premier étage. Vues du côté de Trianon, ces fenêtres éclairent un long corridor pareil à celui d’un couvent.

Huit à neuf portes, percées dans le corridor, conduisent aux logements, tous composés d’une antichambre avec deux cabinets, l’un à droite, l’autre à gauche, et d’une basse chambre, voire même de deux, éclairées sur la cour intérieure de ce bâtiment.

Au-dessous de cet étage, les cuisines.

Dans les combles, des chambres de domestiques.

Voilà le petit Trianon.

Ajoutez-y une chapelle à vingt toises du château, dont nous ne ferons pas la description, parce que nous n’en avons aucun besoin, et que ce château ne peut loger qu’un ménage, ainsi qu’on le dirait aujourd’hui.

La topographie est donc celle-ci : un château voyant avec ses larges yeux sur le parc et sur les bois ; voyant à gauche sur les communs, qui ne lui opposent que des fenêtres grillées, fenêtres de corridors ou de cuisines masquées par un épais treillis.

Du grand Trianon, demeure solennelle de Louis XV, on se rendait au petit par un jardin potager qui joignait les deux résidences, moyennant l’interjection d’un pont de bois.

Ce fut par ce jardin potager et fruitier qu’avait dessiné et planté La Quintinie, que Louis XV mena M. de Choiseul au petit Trianon, après la laborieuse séance que nous venons de raconter. Il voulait lui faire voir les améliorations introduites par lui dans le nouveau séjour du dauphin et de la dauphine.

M. de Choiseul admirait tout, commentait tout avec la sagacité d’un courtisan ; il laissait le roi lui dire que le Petit Trianon devenait de jour en jour plus beau et plus charmant à habiter ; et le ministre ajoutait que c’était pour Sa Majesté la maison de famille.

— La dauphine, dit le roi, est encore un peu sauvage, comme toutes les Allemandes jeunes ; elle parle bien le français, mais elle a peur d’un léger accent qui la trahit Autrichienne à des oreilles françaises. À Trianon, elle n’entendra que des amis, et ne parlera que lorsqu’elle le voudra.

— Il en résulte qu’elle parlera bien. J’ai déjà remarqué, dit M. de Choiseul, que Son Altesse Royale est accomplie et n’a rien à faire pour se perfectionner.

Chemin faisant, les deux voyageurs trouvèrent M. le dauphin arrêté sur une pelouse et qui prenait la hauteur du soleil.

M. de Choiseul s’inclina fort bas, et, comme le dauphin ne lui parla pas, il ne parla pas non plus.

Le roi dit assez haut pour être entendu de son petit-fils :

— Louis est un savant, et il a bien tort de se casser la tête à des sciences, sa femme en souffrira.

— Non pas, répliqua une douce voix de femme sortie d’un buisson.

Et le roi vit accourir à lui la dauphine, qui causait avec un homme farci de papiers, de compas et de crayons.

— Sire, dit la princesse, M. Mique, mon architecte.

— Ah ! fit le roi, vous avez aussi cette maladie, madame ?

— Sire, c’est une maladie de famille.

— Vous allez faire bâtir ?

— Je vais faire meubler ce grand parc, dans lequel tout le monde s’ennuie.

— Oh ! oh ! ma fille, vous dites cela bien haut ; le dauphin pourrait vous entendre.

— C’est chose convenue entre nous, mon père, répliqua la princesse.

— De vous ennuyer ?

— Non, mais de chercher à nous divertir.

— Et Votre Altesse Royale veut faire bâtir ? dit M. de Choiseul.

— De ce parc, monsieur le duc, je veux faire un jardin.

— Ah ! ce pauvre Le Nôtre, dit le roi.

— Le Nôtre était un grand homme, sire, pour ce que l’on aimait alors, mais pour ce que j’aime…

— Qu’aimez-vous, madame ?

— La nature.

— Ah ! comme les philosophes.

— Ou comme les Anglais.

— Bon ! dites cela devant Choiseul, vous allez avoir une déclaration de guerre. Il va vous lâcher les soixante-quatre vaisseaux et les quarante frégates de M. de Praslin, son cousin.

— Sire, dit la dauphine, je ferai dessiner un jardin naturel par M. Robert, le plus habile homme du monde pour ces sortes de plans.

— Qu’appelez-vous jardins naturels ? dit le roi. Je croyais que des arbres et des fleurs, voire même des fruits, comme ceux que j’ai cueillis en passant, étaient des choses naturelles.

— Sire, vous vous promèneriez cent ans chez vous que vous verriez toujours des allées droites, ou des massifs taillés à angle de quarante-cinq degrés, comme dit M. le dauphin, ou des pièces d’eau mariées à des gazons, lesquels sont mariés à des perspectives, ou à des quinconces, ou à des terrasses.

— Eh bien, c’est donc laid, cela ?

— Ce n’est pas naturel.

— Que voilà une petite fille qui aime la nature ! dit le roi avec un air plus jovial que joyeux. Voyons ce que vous ferez de mon Trianon.

— Des rivières, des cascades, des ponts, des grottes, des rochers, des bois, des ravins, des maisons, des montagnes, des prairies.

— Pour des poupées ? dit le roi.

— Hélas ! sire, pour des rois tels que nous serons, répliqua la princesse sans remarquer la rougeur qui couvrit les joues de son aïeul, et sans remarquer qu’elle se présageait à elle-même une lugubre vérité.

— Alors, vous bouleverserez ; mais qu’édifierez-vous ?

— Je conserve.

— Ah ! c’est encore heureux que dans ces bois et dans ces rivières vous ne fassiez pas loger vos gens comme des Hurons, des Esquimaux ou des Groenlandais. Ils auraient là une vie naturelle, et M. Rousseau les appellerait les enfants de la nature… Faites cela, ma fille, et vous serez adorée des encyclopédistes.

— Sire, mes serviteurs auraient trop froid dans ces habitations-là.

— Où les logez-vous donc, si vous détruisez tout ? Ce ne sera pas dans le palais ; à peine y a-t-il place pour vous deux.

— Sire, je garde les communs tels qu’ils sont.

Et la dauphine indiqua les fenêtres de ce corridor que nous avons décrit.

— Qui est-ce que j’y vois ? dit le roi en se mettant une main sur les yeux, en guise de garde-vue.

— Une femme, sire, dit M. de Choiseul.

— Une demoiselle que je prends chez moi, répliqua la dauphine.

— Mademoiselle de Taverney, fit Choiseul avec sa vue perçante.

— Ah ! dit le roi ; tiens, vous avez ici les Taverney ?

— Mademoiselle de Taverney seulement, sire.

— Charmante fille. Vous en faites ?…

— Ma lectrice.

— Très bien, dit le roi sans quitter de l’œil la fenêtre grillée par laquelle regardait, fort innocemment et sans se douter qu’on l’observait, mademoiselle de Taverney, pâle encore de sa maladie.

— Comme elle est pâle ! dit M. de Choiseul.

— Elle a failli être étouffée le 31 mai, monsieur le duc.

— Vrai ? Pauvre fille ! dit le roi. Ce M. Bignon méritait sa disgrâce.

— Elle est rétablie ? dit M. de Choiseul très vite.

— Dieu merci, monsieur le duc.

— Ah ! fit le roi, elle se sauve.

— Elle aura reconnu Votre Majesté, et elle est timide.

— Vous l’avez depuis longtemps ?

— Depuis hier, sire ; en m’installant, je l’ai fait venir.

— Triste habitation pour une jolie fille, dit Louis XV ; ce diable de Gabriel était bien maladroit : il n’a pas pensé que les arbres, en grandissant, éborgneraient ce bâtiment des communs, et qu’on n’y verrait plus clair.

— Mais non, sire, je vous jure que le logement est supportable.

— Ce n’est pas possible, dit Louis XV.

— Votre Majesté veut-elle s’en assurer ? dit la dauphine jalouse de faire les honneurs de chez elle.

— Soit. Venez-vous, Choiseul ?

— Sire, il est deux heures. J’ai un conseil de parlement à deux heures et demie. Le temps de retourner à Versailles.

— Eh bien ! allez, duc, allez, et secouez-moi les robes noires. Dauphine, montrez-moi les petits logements, s’il vous plaît. Je raffole des intérieurs.

— Venez, monsieur Mique, dit la dauphine à son architecte, vous aurez l’occasion de recevoir quelques avis de Sa Majesté, qui s’entend si bien à tout.

Le roi marcha le premier, la dauphine le suivit.

Ils montèrent le petit perron qui conduit à la chapelle, laissant de côté le passage des cours.

La porte de la chapelle est à gauche ; à droite l’escalier, droit et simple, qui mène au corridor des logements.

— Qui demeure ici ? demanda Louis XV.

— Mais personne encore, sire.

— Voilà une clé sur la porte du premier logement.

— Ah ! c’est vrai, mademoiselle de Taverney se meuble aujourd’hui et emménage.

— Ici ? fit le roi en désignant la porte.

— Oui, sire.

— Et elle est chez elle ? N’entrons pas, alors.

— Sire, elle vient de descendre ; je l’ai vue sous l’auvent de la petite cour des cuisines.

— Alors, montrez-moi ses logements comme échantillon.

— À votre désir, répliqua la dauphine.

Et elle introduisit le roi dans l’unique chambre, précédée d’une antichambre et de deux cabinets.

Quelques meubles déjà rangés, des livres, un clavecin, attirèrent l’attention du roi, et surtout un énorme bouquet des plus belles fleurs, que mademoiselle de Taverney avait déjà mis dans une potiche du Japon.

— Ah ! dit le roi, les belles fleurs ! et vous voulez changer de jardin… Qui diable fournit vos gens de fleurs pareilles ? En garde-t-on pour vous ?

— En effet, voilà un beau bouquet.

— Le jardinier soigne mademoiselle de Taverney… Qui est jardinier ici ?

— Je ne sais, sire. M. de Jussieu se charge de me les fournir.

Le roi donna un coup d’œil curieux à tout le logement, regarda encore à l’extérieur, dans les cours, et se retira.

Sa Majesté traversa le parc, et revint au grand Trianon ; ses équipages l’attendaient pour une chasse en carrosse après le dîner, de trois à six heures du soir.

Le dauphin mesurait toujours le soleil.


LXXXI

LA CONSPIRATION SE RENOUE.


Tandis que le roi, pour bien rassurer M. de Choiseul et ne pas perdre son temps à lui-même, se promenait ainsi dans Trianon en attendant la chasse, Luciennes était le centre d’une réunion de conspirateurs effarés qui arrivaient à tire-d’aile auprès de madame Du Barry, comme des oiseaux qui ont senti la poudre du chasseur.

Jean et le maréchal de Richelieu, après s’être longtemps regardés avec humeur, avaient pris leur essor les premiers.

Les autres étaient les favoris ordinaires qu’une disgrâce certaine des Choiseul avait affriandés, que le retour en faveur avait épouvantés, et qui, ne trouvant plus le ministre sous leur main pour s’accrocher à lui, revenaient machinalement à Luciennes pour voir si l’arbre était assez solide pour que l’on s’y cramponnât comme par le passé.

Madame du Barry, après les fatigues de sa diplomatie et le triomphe trompeur qui l’avait couronnée, faisait la sieste lorsque le carrosse de Richelieu entra chez elle avec le bruit et la célérité d’un ouragan.

— Maîtresse du Barry dort, dit Zamore sans se déranger.

Jean fit rouler Zamore sur le tapis, d’un grand coup de pied qu’il appliqua sur les broderies les plus larges de son habit de gouverneur.

Zamore poussa des cris perçants.

Chon accourut.

— Vous battez encore ce petit, vilain brutal ! dit-elle.

— Et je vous extermine vous-même, poursuivit Jean avec des yeux qui flamboyaient, si vous ne réveillez pas la comtesse tout de suite.

Mais il n’était pas besoin de réveiller la comtesse : aux cris de Zamore, au grondement de la voix de Jean, elle avait senti un malheur et accourait enveloppée dans un peignoir.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, effrayée de voir que Jean s’était vautré tout du long sur un sofa pour calmer les agitations de sa bile, et que le maréchal ne lui avait pas même baisé la main.

— Il y a, il y a, dit Jean, parbleu ! il y a toujours le Choiseul.

— Comment ?

— Oui, plus que jamais, mille tonnerres !

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Monsieur le comte du Barry a raison, continua Richelieu ; il y a plus que jamais M. le duc de Choiseul.

La comtesse tira de son sein la petite lettre du roi.

— Et ceci ? dit-elle en souriant.

— Avez-vous bien lu, comtesse ? demanda le maréchal.

— Mais… je sais lire, duc, répondit madame du Barry.

— Je n’en doute pas, madame ; voulez-vous me permettre de lire aussi ?

— Oh ! certainement ; lisez.

Le duc prit le papier, le développa lentement et lut :

« Demain, je remercierai M. de Choiseul de ses services. Je m’y engage positivement.

Louis. »

— Est-ce clair ? dit la comtesse.

— Parfaitement clair, répliqua le maréchal en faisant la grimace.

— Eh bien, quoi ? dit Jean.

— Eh bien, c’est demain que nous aurons la victoire, rien n’est encore perdu.

— Comment, demain ? mais le roi m’a signé cela hier. Or, demain c’est aujourd’hui.

— Pardon, madame, dit le duc ; comme il n’y a pas de date, demain sera toujours le jour qui suivra celui où vous voudrez voir M. de Choiseul à bas. Il y a, rue de la Grange-Batelière, à cent pas de chez moi, un cabaret dont l’enseigne porte ces mots en lettres rouges : « Ici, on fait crédit demain. » Demain, c’est jamais.

— Le roi s’est moqué de nous, dit Jean furieux.

— C’est impossible, murmura la comtesse atterrée ; impossible ; une pareille supercherie est indigne…

— Ah ! madame, Sa Majesté est fort joviale, dit Richelieu.

— Il me le paiera, duc, continua la comtesse avec un accent de colère.

— Après cela, comtesse, il ne faut pas en vouloir au roi, il ne faut pas accuser Sa Majesté de dol ou de fourberie ; non, le roi a tenu ce qu’il avait promis.

— Allons donc ! fit Jean avec un tour d’épaules plus que peuple.

— Qu’a-t-il promis ? cria la comtesse : de remercier le Choiseul ?

— Et voilà précisément, madame ; j’ai entendu, moi, Sa Majesté remercier positivement le duc de ses services. Le mot a deux sens, écoutez donc : en diplomatie, chacun prend celui qu’il préfère ; vous avez choisi le vôtre, le roi a choisi le sien. De cette façon, le demain n’est plus même en litige ; c’est bien aujourd’hui, à votre avis, que le roi devait tenir sa promesse : il l’a tenue. Moi qui vous parle, j’ai entendu le remerciement.

— Duc, ce n’est pas l’heure de plaisanter, je crois.

— Croyez-vous, par hasard, que je plaisante, comtesse ? demandez au comte Jean.

— Non, pardieu ! nous ne rions pas. Ce matin, le Choiseul a été embrassé, cajolé, festoyé par le roi, et, à l’heure qu’il est, tous deux se promènent dans les Trianons, bras dessus, bras dessous.

— Bras dessus, bras dessous ! répéta Chon, qui s’était glissée dans le cabinet, et qui leva ses bras blancs comme un nouveau modèle de la Niobé désespérée.

— Oui, j’ai été jouée, dit la comtesse ; mais nous allons bien voir… Chon, il faut d’abord contremander mon équipage de chasse, je n’irai pas.

— Bon ! dit Jean.

— Un moment ! s’écria Richelieu, pas de précipitation, pas de bouderie… Ah ! pardon, comtesse, je me permets de vous conseiller ; pardon.

— Faites, duc, ne vous gênez pas ; je crois que je perds la tête. Voyez ce qu’il en est : on ne veut pas faire de politique, et le jour où on s’en mêle, l’amour-propre vous y jette tout habillée… Vous dites donc…

— Que bouder aujourd’hui n’est pas sage. Tenez, comtesse, la position est difficile. Si le roi tient décidément aux Choiseul, s’il se laisse influencer par sa dauphine, s’il vous rompt ainsi en visière, c’est que…

— Eh bien ?

— C’est qu’il faut devenir encore plus aimable que vous n’êtes, comtesse. Je sais bien que c’est impossible ; mais enfin, l’impossible devient la nécessité de notre situation : faites donc l’impossible !…

La comtesse réfléchit.

— Car enfin, continua le duc, si le roi allait adopter les mœurs allemandes !

— S’il allait devenir vertueux ! s’exclama Jean saisi d’horreur.

— Qui sait, comtesse, dit Richelieu, la nouveauté est chose si attrayante !

— Oh ! quant à cela, répliqua la comtesse avec un certain signe d’incrédulité, je ne crois pas.

— On a vu des choses plus extraordinaires, madame, et le proverbe du diable se faisant ermite… Donc, il faudrait ne pas bouder. Il ne le faudrait pas.

— Mais j’étouffe de colère !

— Je le crois parbleu bien ! étouffez, comtesse, mais que le roi, c’est-à-dire M. de Choiseul, ne s’en aperçoive pas ; étouffez pour nous, respirez pour eux.

— Et j’irais à la chasse ?

— Ce serait fort habile !

— Et vous, duc ?

— Oh ! moi, dussé-je suivre la chasse à quatre pattes, je la suivrai.

— Dans ma voiture, alors ! s’écria la comtesse, pour voir la figure que ferait son allié.

— Comtesse, répliqua le duc avec une minauderie qui cachait son dépit, c’est un si grand bonheur…

— Que vous refusez, n’est-ce pas ?

— Moi ! Dieu m’en préserve !

— Faites-y attention, vous vous compromettrez !

— Je ne veux pas me compromettre.

— Il l’avoue ! il a le front de l’avouer ! s’écria madame du Barry.

— Comtesse ! comtesse ! M. de Choiseul ne me pardonnera jamais.

— Êtes-vous donc déjà si bien avec M. de Choiseul ?

— Comtesse, comtesse, je me brouillerai avec madame la dauphine.

— Aimez-vous mieux que nous fassions chacun la guerre de notre côté, mais sans partage du résultat ? Il en est encore temps. Vous n’êtes pas compromis, et vous pouvez vous retirer encore de l’association.

— Vous me méconnaissez, comtesse, dit le duc en lui baisant la main. M’avez-vous vu hésiter, le jour de votre présentation, quand il s’est agi de vous trouver une robe, un coiffeur, une voiture ? Eh bien ! je n’hésiterai pas davantage aujourd’hui. Oh ! je suis plus brave que vous ne croyez, comtesse.

— Alors, c’est convenu. Nous irons tous deux à la chasse, et ce me sera un prétexte pour ne voir personne, n’écouter personne et ne parler à personne.

— Pas même au roi ?

— Au contraire, je veux lui dire des mignardises qui le désespéreront.

— Bravo ! c’est de bonne guerre.

— Mais vous, Jean, que faites-vous ? voyons, sortez un peu de vos coussins ; vous vous enterrez tout vif, mon ami.

— Ce que je fais ? vous voulez le savoir ?

— Mais oui, cela nous servira peut-être à quelque chose.

— Eh bien, je pense…

— À quoi ?

— Je pense qu’à cette heure-ci tous les chansonniers de la ville et du département nous travaillent sur tous les airs possibles ; que les Nouvelles à la main nous déchiquettent comme chair à pâté ; que le Gazetier cuirassé nous vise au défaut de la cuirasse ; que le Journal des observateurs nous observe jusque dans la moelle des os ; qu’enfin nous allons être demain dans un état à faire pitié, même à un Choiseul.

— Et vous concluez ?… demanda le duc.

— Je conclus que je vais courir à Paris pour acheter un peu de charpie et pas mal d’onguent, pour mettre sur toutes nos blessures. Donnez-moi de l’argent, petite sœur.

— Combien ? demanda la comtesse.

— La moindre chose, deux ou trois cents louis.

— Vous voyez, duc, dit la comtesse en se tournant vers Richelieu, voilà déjà que je paie les frais de la guerre.

— C’est l’entrée en campagne, comtesse ; semez aujourd’hui, vous recueillerez demain.

La comtesse haussa les épaules avec un indescriptible mouvement, se leva, alla à son chiffonnier, l’ouvrit, en tira une poignée de billets de caisse, qu’elle remit sans compter à Jean, lequel, sans compter aussi, les empocha en poussant un gros soupir.

Puis, se levant, s’étirant, tordant les bras comme un homme accablé de fatigue, Jean fit trois pas dans la chambre.

— Voilà, dit-il en montrant le duc et la comtesse ; ces gens-là vont s’amuser à la chasse, tandis que moi je galope à Paris ; ils verront de jolis cavaliers et de jolies femmes, moi je vais contempler les hideuses faces des gratte-papier. Décidément, je suis le chien de la maison.

— Notez, duc, fit la comtesse, qu’il ne va pas s’occuper de nous le moins du monde ; il va donner la moitié de mes billets à quelque drôlesse, et jouer le reste dans quelque tripot : voilà ce qu’il va faire, et il pousse des hurlements, le misérable ! Tenez, allez-vous-en, Jean, vous me faites horreur.

Jean dévalisa trois bonbonnières, qu’il vida dans ses poches, vola sur l’étagère une chinoise qui avait des yeux de diamants, et partit en faisant le gros dos, poursuivi par les cris nerveux de la comtesse.

— Quel charmant garçon ! dit Richelieu, du ton qu’un parasite prend pour louer un de ces terribles enfants sur lequel il appelle tout bas la chute du tonnerre ; il vous est bien cher… n’est-ce pas, comtesse ?

— Comme vous dites, duc, il a placé sa bonté sur moi, et elle lui rapporte trois ou quatre cent mille livres par an.

La pendule tinta.

— Midi et demi, comtesse, dit le duc ; heureusement que vous êtes presque habillée ; montrez-vous un peu à vos courtisans, qui croiraient qu’il y a éclipse, et montons vite en carrosse : vous savez comment se gouverne la chasse ?

— C’était convenu hier entre Sa Majesté et moi : on allait dans la forêt de Marly, et l’on me prenait en passant.

— Oh ! je suis bien sûr que le roi n’aura rien changé au programme.

— Maintenant, votre plan à vous, duc, car c’est à votre tour de le donner ?

— Madame, dès hier j’ai écrit à mon neveu, qui, du reste, si j’en crois mes pressentiments, doit déjà être en route.

— M. d’Aiguillon ?

— Je serais bien étonné qu’il ne se croisât pas demain avec ma lettre, et qu’il ne fût pas ici demain ou après-demain au plus tard.

— Et vous comptez sur lui ?

— Eh ! madame, il a des idées.

— N’importe, nous sommes bien malades ; le roi même céderait, mais il a une peur horrible des affaires.

— De sorte que ?…

— De sorte que je tremble qu’il ne consente jamais à sacrifier M. de Choiseul.

— Voulez-vous que je vous parle franc, comtesse ?

— Certainement.

— Eh bien, je ne le crois pas non plus. Le roi aura cent tours pareils à celui d’hier, Sa Majesté a tant d’esprit ! Vous, de votre côté, comtesse, vous n’irez pas risquer de perdre son amour par un entêtement inconcevable.

— Dame ! c’est à réfléchir.

— Vous voyez bien, comtesse, que M. de Choiseul est là pour une éternité ; pour l’en déloger, il ne faudrait rien moins qu’un miracle.

— Oui, un miracle, répéta Jeanne.

— Et malheureusement les hommes n’en font plus, répondit le duc.

— Oh ! répliqua madame du Barry, j’en connais un qui en fait encore, moi.

— Vous connaissez un homme qui fait des miracles, comtesse ?

— Ma foi, oui.

— Et vous ne m’avez pas dit cela ?

— J’y pense à cette heure seulement, duc.

— Croyez-vous ce gaillard-là capable de nous tirer d’affaire ?

— Je le crois capable de tout.

— Oh ! oh ! et quel miracle a-t-il opéré ? dites-moi un peu cela, comtesse, que je juge par l’échantillon.

— Duc, dit madame du Barry en se rapprochant de Richelieu et en baissant la voix malgré elle, c’est un homme qui, il y a dix ans, m’a rencontrée sur la place Louis XV et m’a dit que je serais reine de France.

— En effet, c’est miraculeux, et cet homme-là serait capable de me prédire que je mourrai premier ministre.

— N’est-ce pas ?

— Oh ! je n’en doute pas un seul instant. Comment l’appelez-vous ?

— Son nom ne vous apprendra rien.

— Où est-il ?

— Ah ! voilà ce que j’ignore.

— Il ne vous a pas donné son adresse ?

— Non. Il devait venir lui-même chercher sa récompense.

— Que lui aviez-vous promis ?

— Tout ce qu’il me demanderait.

— Et il n’est pas venu ?

— Non.

— Comtesse ! voilà qui est plus miraculeux que sa prédiction. Décidément, il nous faut cet homme.

— Mais comment faire ?

— Son nom, comtesse, son nom !

— Il en a deux.

— Procédons par ordre : le premier ?

— Le comte de Fœnix.

— Comment, cet homme que vous m’avez montré le jour de votre présentation ?

— Justement.

— Ce Prussien ?

— Ce Prussien.

— Oh ! je n’ai plus de confiance. Tous les sorciers que j’ai connus avaient des noms qui finissaient en i ou en o.

— Cela tombe à merveille, duc, son second nom finit à votre guise.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Joseph Balsamo.

— Enfin, n’auriez-vous aucun moyen de le retrouver ?

— J’y vais rêver, duc. Je crois que je sais quelqu’un qui le connaît.

— Bon ! Mais hâtez-vous, comtesse. Voici les trois quarts avant une heure.

— Je suis prête. Mon carrosse !

Dix minutes après, madame du Barry et M. le duc de Richelieu couraient côte à côte à la rencontre de la chasse.


LXXXII

LA CHASSE AU SORCIER.


Une longue file de carrosses encombrait les avenues de la forêt de Marly, où le roi chassait.

C’était ce que l’on appelait une chasse d’après-midi.

En effet, Louis XV, dans les derniers temps de sa vie, ne chassait plus ni à tir, ni à courre. Il se contentait de regarder chasser. Ceux de nos lecteurs qui ont lu Plutarque se rappelleront peut-être ce cuisinier de Marc-Antoine qui mettait d’heure en heure un sanglier à la broche, afin que parmi les cinq ou six sangliers qui rôtissaient, il s’en trouvât toujours un cuit à point pour le moment précis où Marc-Antoine se mettrait à table.

C’est que Marc-Antoine, dans son gouvernement de l’Asie Mineure, avait des affaires à foison : il rendait la justice, et, comme les Ciliciens sont de grands voleurs — le fait est constaté par Juvénal, Marc-Antoine était fort préoccupé. Il avait donc toujours cinq ou six rôtis étagés à la broche, pour le moment où par hasard ses fonctions de juge lui laisseraient le temps de manger un morceau.

Or, il en était de même chez Louis XV. Pour les chasses de l’après-midi, il avait deux ou trois daims lancés à deux ou trois heures différentes, et, selon la disposition où il était, il choisissait un hallali prompt ou éloigné.

Ce jour-là, Sa Majesté avait déclaré qu’elle chasserait jusqu’à quatre heures. On avait donc choisi un daim lancé depuis midi, et qui promettait d’aller jusque-là.

De son côté, madame du Barry se promettait de suivre le roi, aussi fidèlement que le roi avait promis de suivre le daim.

Mais les veneurs proposent et le hasard dispose. Une combinaison du hasard changea ce beau projet de madame du Barry.

La comtesse avait trouvé dans le hasard un adversaire presque aussi capricieux qu’elle.

Tandis que, tout en causant politique avec monsieur de Richelieu, la comtesse courait après Sa Majesté, laquelle de son côté courait après le daim, et que le duc et elle renvoyaient une portion des saluts qu’ils rencontraient en chemin, ils aperçurent tout à coup, à une cinquantaine de pas de la route, sous un admirable dais de verdure, une pauvre calèche brisée qui tournait piteusement ses deux roues du côté du ciel, tandis que les deux chevaux noirs qui eussent dû la traîner rongeaient paisiblement, l’un l’écorce d’un hêtre, l’autre la mousse qui s’étendait à ses pieds.

Les chevaux de madame du Barry, magnifique attelage donné par le roi, avaient distancé, comme on dit aujourd’hui, toutes les autres voitures, et étaient arrivés les premiers en vue de cette calèche brisée.

— Tiens ! un malheur, fit tranquillement la comtesse.

— Ma foi, oui, fit le duc de Richelieu avec le même flegme, car à la cour on use peu de sensiblerie ; ma foi, oui, la calèche est en morceaux.

— Est-ce un mort que je vois là-bas sur l’herbe ? demanda la comtesse. Regardez donc, duc.

— Je ne le crois pas, cela remue.

— Est-ce un homme ou une femme ?

— Je ne sais trop. J’y vois fort mal.

— Tiens, cela salue.

— Alors ce n’est pas un mort.

Et Richelieu à tout hasard leva son tricorne.

— Eh ! mais, comtesse, dit-il, il me semble…

— Et à moi aussi.

— Que c’est Son Éminence le prince Louis.

— Le cardinal de Rohan en personne.

— Que diable fait-il là ? demanda le duc.

— Allons voir, répondit la comtesse. Champagne, à la voiture brisée, allez.

Le cocher de la comtesse quitta aussitôt la route et s’enfonça sous la futaie.

— Ma foi, oui, c’est monseigneur le cardinal, dit Richelieu.

C’était en effet Son Éminence qui s’était couchée sur l’herbe, en attendant qu’il passât quelqu’un de connaissance. En voyant madame du Barry venir à lui, il se leva.

— Mille respects à madame la comtesse, dit-il.

— Comment, cardinal, vous ?

— Moi-même.

— À pied ?

— Non, assis.

— Seriez-vous blessé ?

— Pas le moins du monde.

— Et par quel hasard en cet état ?

—Ne m’en parlez pas, madame : c’est cette brute de cocher, un faquin que j’ai fait venir d’Angleterre, à qui je dis de couper à travers bois pour rejoindre la chasse, et qui tourne si court qu’il me verse, et en me versant, il me brise ma meilleure voiture.

— Ne vous plaignez point, cardinal, dit la comtesse ; un cocher français vous eût rompu le cou, ou tout au moins brisé les côtes.

— C’est peut-être vrai.

— Consolez-vous donc.

— Oh ! j’ai de la philosophie, comtesse ; seulement, je vais être obligé d’attendre, et c’est mortel.

— Comment, prince, d’attendre ? un Rohan attendrait ?

— Il le faut bien.

— Ma foi, non ; je descendrai plutôt de mon carrosse, que de vous laisser là.

— En vérité, madame, vous me rendez honteux.

— Montez, prince, montez.

— Non, merci, madame, j’attends Soubise, qui est de la chasse, et qui ne peut manquer de passer d’ici à quelques instants.

— Mais s’il a pris une autre route ?

— N’importe.

— Monseigneur, je vous en prie.

— Non, merci.

— Mais pourquoi donc ?

— Je ne veux point vous gêner.

— Cardinal, si vous refusez de monter, je fais prendre ma queue par un valet de pied, et je cours dans les bois comme une dryade.

Le cardinal sourit ; et, songeant qu’une plus longue résistance pouvait être mal interprétée par la comtesse, il se décida à monter dans son carrosse.

Le duc avait déjà cédé sa place au fond, et s’était installé sur la banquette de devant.

Le cardinal se mit à marchander les honneurs, mais le duc fut inflexible. Bientôt les chevaux de la comtesse eurent regagné le temps perdu.

— Pardon, monseigneur, dit la comtesse au cardinal, mais Votre Éminence s’est donc raccommodée avec la chasse ?

— Comment cela ?

— C’est que je vous vois pour la première fois prendre part à cet amusement.

— Non pas, comtesse. Mais j’étais venu à Versailles pour avoir l’honneur de présenter mes hommages à Sa Majesté, quand j’ai appris qu’elle était en chasse : j’avais à lui parler d’une affaire pressée ; je me suis mis à sa poursuite ; mais, grâce à ce maudit cocher, je manquerai non seulement l’oreille du roi, mais encore mon rendez-vous en ville.

— Voyez-vous, madame, dit le duc en riant, monseigneur vous avoue nettement les choses… ; monseigneur a un rendez-vous.

— Que je manquerai, je le répète, répliqua l’Éminence.

— Est-ce qu’un Rohan, un prince, un cardinal, manque quelque chose ? dit la comtesse.

— Dame ! fit le prince, à moins d’un miracle.

Le duc et la comtesse se regardèrent, ce mot leur rappelait un souvenir récent.

— Ma foi, prince, dit la comtesse, puisque vous parlez de miracle, je vous avouerai franchement une chose, c’est que je suis bien aise de rencontrer un prince de l’Église pour lui demander s’il y croit.

— À quoi, madame ?

— Aux miracles, parbleu ! dit le duc.

— Les Écritures nous en font un article de foi, madame, dit le cardinal essayant de prendre un air croyant.

— Oh ! je ne parle pas des miracles anciens, repartit la comtesse.

— Et de quels miracles parlez-vous donc, madame ?

— Des miracles modernes.

— Ceux-ci, je l’avoue, sont plus rares, dit le cardinal. Cependant…

— Cependant, quoi ?

— Ma foi ! j’ai vu des choses qui, si elles n’étaient pas miraculeuses, étaient au moins fort incroyables.

— Vous avez vu de ces choses-là, prince ?

— Sur mon honneur.

— Mais vous savez bien, madame, dit Richelieu en riant, que Son Éminence passe pour être en relation avec les esprits, ce qui n’est peut-être pas fort orthodoxe.

— Non, mais ce qui doit être fort commode, dit la comtesse.

— Et qu’avez-vous vu, prince ?

— J’ai juré le secret.

— Oh ! oh ! voilà qui devient plus grave.

— C’est ainsi, madame.

— Mais si vous avez promis le secret sur la sorcellerie, peut-être ne l’avez-vous point promis sur le sorcier.

— Non.

— Eh bien ! prince, il faut vous dire que le duc et moi nous sommes sortis pour nous mettre en quête d’un magicien quelconque.

— Vraiment ?

— D’honneur.

— Prenez le mien.

— Je ne demande pas mieux.

— Il est à votre service, comtesse.

— Et au mien aussi, prince ?

— Et au vôtre aussi, duc.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Le comte de Fœnix.

Madame du Barry et le duc se regardèrent tous deux en pâlissant.

— Voilà qui est bizarre, dirent-ils ensemble.

— Est-ce que vous le connaissez ? demanda le prince.

— Non. Et vous le tenez pour sorcier ?

— Plutôt deux fois qu’une.

— Vous lui avez parlé ?

— Sans doute.

— Et vous l’avez trouvé ?…

— Parfait.

— À quelle occasion ?

— Mais…

Le cardinal hésita.

— À l’occasion de ma bonne aventure, que je me suis fait dire par lui.

— Et il a deviné juste ?

— C’est-à-dire qu’il m’a raconté des choses de l’autre monde.

— Il n’a point un autre nom que celui de comte de Fœnix ?

— Si fait : je l’ai entendu appeler encore…

— Dites, monseigneur, fit la comtesse avec impatience.

— Joseph Balsamo, madame.

La comtesse joignit les mains en regardant Richelieu. Richelieu se gratta le bout du nez en regardant la comtesse.

— Est-ce bien noir, le diable ? demanda tout à coup madame du Barry.

— Le diable, comtesse ? Mais je ne l’ai pas vu.

— Que lui dites-vous donc là, comtesse ? s’écria Richelieu. Voilà, pardieu ! une belle société pour un cardinal.

— Est-ce que l’on vous dit la bonne aventure sans vous montrer le diable ? demanda la comtesse.

— Oh ! certainement, dit le cardinal ; on ne montre le diable qu’aux gens de peu ; pour nous, on s’en passe.

— Enfin, dites ce que vous voudrez, prince, continua madame du Barry ; il y a toujours un peu de diablerie là-dessous.

— Dame ! je le crois.

— Des feux verts, n’est-ce pas ? Des spectres, des casseroles infernales qui puent le brûlé abominablement.

— Mais non, mais non ; mon sorcier a d’excellentes manières ; c’est un fort galant homme, et qui reçoit très bien, au contraire.

— Est-ce que vous ne vous ferez pas tirer votre horoscope par ce sorcier-là, comtesse ? demanda Richelieu.

— J’en meurs d’envie, je l’avoue.

— Faites, madame.

— Mais où cela se passe-t-il ? demanda madame du Barry, espérant que le cardinal allait lui donner l’adresse qu’elle cherchait.

— Dans une belle chambre fort coquettement meublée.

La comtesse avait peine à cacher son impatience.

— Bon, dit-elle ; mais la maison ?

— Maison décente, quoique d’architecture singulière.

La comtesse trépignait de dépit d’être si peu comprise.

Richelieu vint à son secours.

— Mais vous ne voyez donc pas, monseigneur, dit-il, que madame enrage de ne point savoir encore où demeure votre sorcier.

— Où il demeure, avez-vous dit ?

— Oui.

— Ah ! fort bien, répliqua le cardinal. Eh ! ma foi, attendez donc… non… si… non. C’est au Marais, presque au coin du boulevard, rue Saint-François, Saint-Anastase… non. C’est un nom de saint, toujours.

— Mais quel saint, voyons, vous qui devez les connaître tous ?

— Non, ma foi ! au contraire ; je les connais fort peu, dit le cardinal ; mais attendez donc, mon drôle de laquais doit savoir cela, lui.

— Justement, dit le duc, on l’a pris derrière. Arrêtez, Champagne, arrêtez.

Et le duc tira le cordon qui correspondait au petit doigt du cocher. Le cocher arrêta court sur leurs jarrets nerveux les chevaux frémissants.

— Olive, dit le cardinal, es-tu là, drôle ?

— Oui, monseigneur.

— Où donc ai-je été un soir, au Marais, bien loin ?

Le laquais avait parfaitement entendu la conversation, mais il n’eut garde de paraître instruit.

— Au Marais… dit-il, ayant l’air de chercher.

— Oui, près du boulevard.

— Quel jour, monseigneur ?

— Un jour que je revenais de Saint-Denis.

— De Saint-Denis ? reprit Olive, pour se faire valoir et se donner un air plus naturel.

— Eh ! oui, de Saint-Denis ; la voiture m’attendit au boulevard, je crois.

— Fort bien, monseigneur, fort bien, dit Olive, un homme vint même jeter dans la voiture un paquet fort lourd ; je me rappelle maintenant.

— C’est possible, répondit le cardinal ; mais qui te parle de cela, animal ?

— Que désire donc monseigneur ?

— Savoir le nom de la rue.

— Rue Saint-Claude, monseigneur.

— Saint-Claude, c’est cela ! s’écria le cardinal.

— Rue Saint-Claude ! répéta la comtesse en lançant à Richelieu un regard si expressif que le maréchal, craignant toujours de laisser approfondir ses secrets, surtout lorsqu’il s’agissait de conspiration, interrompit madame du Barry par ces mots :

— Eh ! comtesse, le roi.

— Où ?

— Là-bas.

— Le roi, le roi ! s’écria la comtesse ; à gauche, Champagne, à gauche, que Sa Majesté ne nous voie pas.

— Et pourquoi cela, comtesse ? dit le cardinal effaré. Je croyais, au contraire, que vous me conduisiez près de Sa Majesté.

— Ah ! c’est vrai, vous avez envie de voir le roi, vous ?

— Je ne viens que pour cela, madame.

— Eh bien, l’on va vous conduire au roi.

— Mais vous ?

— Nous, nous restons ici.

— Cependant, comtesse…

— Pas de gêne, prince, je vous en supplie ; chacun à son affaire. Le roi est là-bas, sous ce bosquet de châtaigniers, vous avez affaire au roi, à merveille ; Champagne !

Champagne arrêta court.

— Champagne, laissez-nous descendre, et menez Son Éminence au roi.

— Quoi ! seul, comtesse ?

— Vous demandiez l’oreille du roi, monsieur le cardinal ?

— C’est vrai.

— Eh bien, vous l’aurez tout entière.

— Ah ! cette bonté me comble.

Et le prélat baisa galamment la main de madame du Barry.

— Mais vous-même, où vous retirez-vous, madame ? demanda-t-il.

— Ici, sous ces glandées.

— Le roi vous cherchera.

— Tant mieux.

— Il sera fort inquiet de ne pas vous voir.

— Et cela le tourmentera, c’est ce que je désire.

— Vous êtes adorable, comtesse.

— C’est justement ce que me dit le roi quand je l’ai tourmenté. Champagne, quand vous aurez conduit Son Éminence, vous reviendrez au galop.

— Oui, madame la comtesse.

— Adieu, duc, fit le cardinal.

— Au revoir, monseigneur, répondit le duc.

Et le valet ayant abaissé le marchepied, le duc mit pied à terre avec la comtesse, tandis que le carrosse voiturait rapidement Son Éminence vers le tertre où Sa Majesté Très Chrétienne cherchait, avec ses mauvais yeux, cette méchante comtesse que tout le monde avait vue, excepté lui.

Madame du Barry ne perdit pas de temps. Elle prit le bras du duc, et, l’entraînant dans le taillis :

— Savez-vous, dit-elle, que c’est Dieu qui nous l’a envoyé, ce cher cardinal !

— Pour se débarrasser un instant de lui, je comprends cela, répondit le duc.

— Non, pour nous mettre sur la trace de notre homme.

— Alors nous allons chez lui ?

— Je le crois bien. Seulement…

— Quoi, comtesse ?

— J’ai peur, je l’avoue.

— De qui ?

— Du sorcier, donc. Oh ! je suis fort crédule, moi.

— Diable !

— Et vous, croyez-vous aux sorciers ?

— Dame ! je ne dis pas non, comtesse.

— Mon histoire de la prédiction…

— C’est un fait. Et moi-même…, dit le vieux maréchal en se frottant l’oreille.

— Eh bien ! vous ?

— Moi-même, j’ai connu certain sorcier…

— Bah !

— Qui m’a rendu un jour un très grand service.

— Quel service, duc ?

— Il m’a ressuscité.

— Ressuscité ! vous ?

— Certainement, j’étais mort, rien que cela.

— Contez-moi la chose, duc ?

— Cachons-nous, alors.

— Duc, vous êtes horriblement poltron.

— Mais non. Je suis prudent, voilà tout.

— Sommes-nous bien ici ?

— Je le crois.

— Eh bien, l’histoire, l’histoire.

— Voilà. J’étais à Vienne. C’était du temps de mon ambassade. Je reçus le soir, sous un réverbère, un grand coup d’épée tout au travers du corps. C’était une épée de mari, chose malsaine en diable. Je tombai. On me ramassa ; j’étais mort.

— Comment, vous étiez mort ?

— Ma foi, oui, ou peu s’en faut. Passe un sorcier qui demande quel est cet homme que l’on porte en terre. On lui dit que c’est moi. Il fait arrêter le brancard, il me verse trois gouttes de je ne sais quoi sur la blessure, trois autres gouttes sur les lèvres. Le sang s’arrête, la respiration revient, les yeux se rouvrent, et je suis guéri.

— C’est un miracle de Dieu, duc.

— Voilà justement ce qui m’effraie, c’est qu’au contraire je crois, moi, que c’est un miracle du diable.

— C’est juste, maréchal. Dieu n’aurait pas sauvé un garnement de votre espèce : à tout seigneur, tout honneur. Et vit-il, votre sorcier ?

— J’en doute, à moins qu’il n’ait trouvé l’or potable.

— Comme vous, maréchal ? Vous croyez donc à ces contes ?

— Je crois à tout.

— Il était vieux ?

— Mathusalem en personne.

— Et il se nommait ?

— Ah ! d’un nom grec magnifique, Althotas.

— Oh ! que voilà un terrible nom, maréchal.

— N’est-ce pas, madame ?

— Duc, voilà le carrosse qui revient.

— À merveille.

— Sommes-nous décidés ?

— Ma foi, oui.

— Nous allons à Paris ?

— À Paris.

— Rue Saint-Claude ?

— Si vous le voulez bien… Mais le roi qui attend !…

— C’est ce qui me déciderait, duc, si je n’étais déjà décidée. Il m’a tourmentée ; à ton tour de rager, la France.

— Mais on va vous croire enlevée, perdue.

— D’autant mieux qu’on m’a vue avec vous, maréchal.

— Tenez, comtesse, je vais être franc à mon tour : j’ai peur.

— De quoi ?

— J’ai peur que vous ne racontiez cela à quelqu’un, et que l’on ne se moque de moi.

— Alors on se moquera de nous deux, puisque j’y vais avec vous.

— Au fait, comtesse, vous me décidez. D’ailleurs, si vous me trahissez, je dis…

— Que dites-vous ?

— Je dis que vous êtes venue avec moi, en tête-à-tête.

— On ne vous croira pas, duc.

— Eh ! eh ! si Sa Majesté n’était pas là…

— Champagne ! Champagne ! ici, derrière ce buisson, qu’on ne vous voie pas. Germain ! la portière. C’est cela. Maintenant, à Paris, rue Saint-Claude, au Marais, et brûlons le pavé.


LXXXIII

LE COURRIER.


Il était six heures du soir.

Dans cette chambre de la rue Saint-Claude, où nous avons déjà introduit nos lecteurs, Balsamo était assis près de Lorenza éveillée, et essayait par la persuasion d’adoucir cet esprit rebelle à toutes les prières.

Mais la jeune femme le regardait de travers, comme Didon regardait Énée prêt à partir, ne parlait que pour faire des reproches, et n’étendait la main que pour repousser.

Elle se plaignait d’être prisonnière, d’être esclave, et de ne plus respirer, de ne plus voir le soleil. Elle enviait le sort des plus pauvres créatures, des oiseaux, des fleurs. Elle appelait Balsamo son tyran.

Puis, passant du reproche à la colère, elle mettait en lambeaux les riches étoffes que son mari lui avait données pour égayer par des semblants de coquetterie la solitude qu’il lui imposait.

De son côté, Balsamo lui parlait avec douceur et la regardait avec amour. On voyait que cette faible et irritable créature prenait une énorme place dans son cœur sinon dans sa vie.

— Lorenza, lui disait-il, mon enfant chéri, pourquoi montrer cet esprit d’hostilité et de résistance ? Pourquoi ne pas vivre avec moi, qui vous aime au delà de toute expression, comme une compagne douce et dévouée ? Alors vous n’auriez plus rien à désirer ; alors vous seriez libre de vous épanouir au soleil comme ces fleurs dont vous parliez tout à l’heure, d’étendre vos ailes comme ces oiseaux dont vous enviez le sort ; alors nous irions tous deux partout ensemble ; alors vous reverriez non seulement ce soleil qui vous charme tant, mais les soleils factices des hommes, ces assemblées où vont les femmes de ce pays ; vous seriez heureuse selon vos goûts, en me rendant heureux à ma manière. Pourquoi ne voulez-vous pas de ce bonheur, Lorenza, qui, avec votre beauté, votre richesse, rendrez tant de femmes jalouses ?

— Parce que vous me faites horreur, répondit la fière jeune femme.

Balsamo attacha sur Lorenza un regard empreint à la fois de colère et de pitié.

— Vivez donc ainsi que vous vous condamnez à vivre, dit-il, et puisque vous êtes si fière, ne vous plaignez pas.

— Je ne me plaindrais pas non plus, si vous me laissiez seule ; je ne me plaindrais pas, si vous ne vouliez point me forcer à vous parler. Restez hors de ma présence, ou, quand vous viendrez dans ma prison, ne me dites rien, et je ferai comme ces pauvres oiseaux du sud que l’on tient en cage : ils meurent, mais ils ne chantent pas.

Balsamo fit un effort sur lui-même.

— Allons, Lorenza, dit-il, de la douceur, de la résignation ; lisez donc une fois dans mon cœur, dans un cœur qui vous aime au-dessus de toute chose. Voulez-vous des livres ?

— Non.

— Pourquoi cela ? des livres vous distrairont.

— Je veux prendre un tel ennui que j’en meure.

Balsamo sourit ou plutôt essaya de sourire.

— Vous êtes folle, dit-il, vous savez bien que vous ne mourrez pas tant que je serai là pour vous soigner, et vous guérir si vous tombez malade.

— Oh ! s’écria Lorenza, vous ne me guérirez pas le jour où vous me trouverez étranglée aux barreaux de ma fenêtre avec cette écharpe.

Balsamo frissonna.

— Le jour, continua-t-elle exaspérée, où j’aurai ouvert ce couteau et où je me le serai plongé dans le cœur.

Balsamo, pâle et couvert d’une sueur glacée, regarda Lorenza, et, d’une voix menaçante :

— Non, dit-il, Lorenza, vous avez raison, ce jour-là je ne vous guérirai point, je vous ressusciterai.

Lorenza poussa un cri d’effroi : elle ne connaissait pas de bornes au pouvoir de Balsamo ; elle crut à sa menace.

Balsamo était sauvé.

Tandis qu’elle s’abîmait dans cette nouvelle cause de son désespoir, qu’elle n’avait pas prévue, et que sa raison vacillante se voyait enfermée dans un cercle infranchissable de tortures, la sonnette d’appel agitée par Fritz retentit à l’oreille de Balsamo.

Elle tinta trois fois rapidement et à coups égaux.

— Un courrier, dit-il.

Puis, après un court intervalle, un autre coup retentit.

— Et pressé, dit-il.

— Ah ! fit Lorenza vous allez donc me quitter !

Il prit la main froide de la jeune femme.

— Encore une fois, dit-il, et la dernière, vivons en bonne intelligence, vivons fraternellement, Lorenza ; puisque la destinée nous a liés l’un à l’autre, faisons-nous de la destinée une amie et non un bourreau.

Lorenza ne répondit rien. Son œil fixe et morne semblait chercher dans l’infini une pensée qui lui échappait éternellement, et qu’elle ne trouvait plus peut-être pour l’avoir trop poursuivie, comme il arrive à ceux dont la vue a trop ardemment sollicité la lumière après avoir vécu dans les ténèbres et que le soleil a aveuglés.

Balsamo lui prit la main et la lui baisa sans qu’elle donnât signe d’existence.

Puis il fit un pas vers la cheminée.

À l’instant même Lorenza sortit de sa torpeur et fixa avidement ses yeux sur lui.

— Oui, murmura-t-il, tu veux savoir par où je sors, pour sortir un jour après moi, pour fuir comme tu m’en as menacé ; et voilà pourquoi tu te réveilles, voilà pourquoi tu me suis du regard.

Et, passant sa main sur son front, comme s’il s’imposait à lui-même une contrainte pénible, il étendit cette même main vers la jeune femme, et d’un ton impératif, en lui lançant son regard et son geste comme un trait vers la poitrine et les yeux :

— Dormez, dit-il.

Cette parole était à peine prononcée, que Lorenza plia comme une fleur sur sa tige ; sa tête, vacillante un instant, s’inclina et alla s’appuyer sur le coussin du sofa. Ses mains, d’une blancheur mate, glissèrent à ses côtés en effleurant sa robe soyeuse.

Balsamo s’approcha, la voyant si belle, et appuya ses lèvres sur ce beau front.

Alors toute la physionomie de Lorenza s’éclaircit, comme si un souffle sorti des lèvres de l’amour même avait écarté de son front le nuage qui le couvrait. Sa bouche s’entrouvrit frémissante, ses yeux nagèrent dans de voluptueuses larmes, et elle soupira comme durent soupirer ces anges qui, aux premiers jours de la création, se prirent d’amour pour les enfants des hommes.

Balsamo la regarda un instant, comme un homme qui ne peut s’arracher à sa contemplation ; puis, comme le timbre retentissait de nouveau, il s’élança vers la cheminée, poussa un ressort, et disparut derrière les fleurs.

Fritz l’attendait au salon avec un homme vêtu d’une veste de coureur et chaussé de bottes épaisses armées de longs éperons.

La physionomie vulgaire de cet homme annonçait un homme du peuple, son œil seul recelait une parcelle de feu sacré qu’on eût dit lui avoir été communiquée par une intelligence supérieure à la sienne.

Sa main gauche était appuyée sur un fouet court et noueux, tandis que sa main droite figurait des signes que Balsamo, après un court examen, reconnut, et auxquels, muet lui-même, il répondit en effleurant son front du doigt indicateur.

La main du postillon monta aussitôt à sa poitrine, où elle traça un nouveau caractère qu’un indifférent n’eût pas reconnu, tant il ressemblait au geste que l’on fait pour attacher un bouton.

À ce dernier signe, le maître répondit par l’exhibition d’une bague qu’il portait au doigt.

Devant ce symbole redoutable, l’envoyé plia un genou.

— D’où viens-tu ? dit Balsamo.

— De Rouen, maître.

— Que fais-tu ?

— Je suis courrier au service de madame de Grammont.

— Qui t’a placé chez elle ?

— La volonté du grand Cophte.

— Quel ordre as-tu reçu en entrant à son service ?

— De n’avoir pas de secrets pour le maître.

— Où vas-tu ?

— À Versailles.

— Qu’y portes-tu ?

— Une lettre.

— À qui ?

— Au ministre.

— Donne.

Le courrier tendit à Balsamo une lettre qu’il venait de tirer d’un sac de cuir attaché derrière son dos.

— Dois-je attendre ? demanda-t-il.

— Oui.

— J’attends.

— Fritz !

L’Allemand parut.

— Cache Sébastien dans l’office.

— Oui, maître.

— Il sait mon nom ! murmura l’adepte avec une superstitieuse frayeur.

— Il sait tout, lui répliqua Fritz en l’entraînant. Balsamo resta seul : il regarda le cachet bien pur et bien profond de cette lettre que le coup d’œil suppliant du courrier semblait lui avoir recommandé de respecter le plus possible.

Puis, lent et pensif, il remonta vers la chambre de Lorenza et ouvrit la porte de communication.

Lorenza dormait toujours, mais fatiguée, mais énervée par l’inaction. Il lui prit la main qu’elle serra convulsivement, et appuya sur son cœur la lettre du courrier toute cachetée qu’elle était.

— Voyez-vous ? lui dit-il.

— Oui, je vois, répondit Lorenza.

— Quel est l’objet que je tiens à la main ?

— Une lettre.

— Pouvez-vous la lire ?

— Je le puis.

— Lisez-la donc alors.

Alors Lorenza, les yeux fermés, la poitrine haletante, récita mot à mot les lignes suivantes que Balsamo écrivait sous sa dictée à mesure qu’elle parlait :

« Cher frère,

« Comme je l’avais prévu, mon exil nous sera au moins bon à quelque chose. J’ai quitté ce matin le président de Rouen ; il est à nous, mais timide. Je l’ai pressé en votre nom. Il se décide enfin, et les remontrances de sa compagnie seront avant huit jours à Versailles.

« Je pars immédiatement pour Rennes, afin d’activer un peu Caradeuc et La Chalotais qui s’endorment.

« Notre agent de Caudebec se trouvait à Rouen. Je l’ai vu. L’Angleterre ne s’arrêtera pas en chemin ; elle prépare une verte notification au cabinet de Versailles.

« X… m’a demandé s’il fallait la produire. J’ai autorisé. Vous recevrez les derniers pamphlets de Thévenot, de Morande et de Delille contre la du Barry. Ce sont des pétards qui feraient sauter une ville.

« Une mauvaise rumeur m’était venue, il y avait de la disgrâce dans l’air. Mais vous ne m’avez pas encore écrit, et j’en ris. Cependant, ne me laissez pas dans le doute, et répondez-moi courrier par courrier. Votre message me trouvera à Caen, où j’ai quelques-uns de nos messieurs à pratiquer.

« Adieu, je vous embrasse.

« Duchesse de Grammont. »

Lorenza s’arrêta après cette lecture.

— Vous ne voyez rien autre chose ? demanda Ralsamo.

— Je ne vois rien.

— Pas de post-scriptum ?

— Non.

Balsamo, dont le front s’était déridé à mesure qu’il lisait, reprit à Lorenza la lettre de la duchesse.

— Pièce curieuse, dit-il, que l’on me paierait bien cher. Oh ! comment écrit-on de pareilles choses ! s’écria-t-il. Oui, ce sont les femmes qui perdent toujours les hommes supérieurs. Ce Choiseul n’a pu être renversé par une armée d’ennemis, par un monde d’intrigues, et voilà que le souffle d’une femme l’écrase en le caressant. Oui, nous périssons tous par la trahison ou la faiblesse des femmes… Si nous avons un cœur, et dans ce cœur une fibre sensible, nous sommes perdus.

Et en disant ces mots, Balsamo regardait avec une tendresse inexprimable Lorenza palpitante sous ce regard.

— Est-ce vrai, lui dit-il, ce que je pense ?

— Non, non, ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle ardemment. Tu vois bien que je t’aime trop, moi, pour te nuire comme toutes ces femmes sans raison et sans cœur.

Tout à coup un double tintement de la sonnette de Fritz résonna deux fois.

— Deux visites, dit Balsamo.

Un violent coup de sonnette acheva la phrase télégraphique de Fritz. Et, se dégageant des bras de Lorenza, il sortit de la chambre, laissant la jeune femme toujours endormie.

Balsamo rencontra le courrier sur son chemin : celui-ci attendait les ordres du maître.

— Voici la lettre, dit-il.

— Qu’en faut-il faire ?

— La remettre à son adresse.

— C’est tout ?

— C’est tout.

L’adepte regarda l’enveloppe et le cachet, et les voyant aussi intacts qu’il les avait apportés, manifesta sa joie et disparut dans les ténèbres.

— Quel malheur de ne pas garder un pareil autographe, dit Balsamo, et quel malheur surtout de ne pas pouvoir le faire passer par des mains sûres entre les mains du roi !

Fritz apparut alors devant lui.

— Qui est-là ? demanda-t-il.

— Une femme et un homme.

— Sont-ils déjà venus ici ?

— Non.

— Les connais-tu ?

— Non.

— La femme est-elle jeune ?

— Jeune et jolie.

— L’homme ?

— Soixante à soixante-cinq ans.

— Où sont-ils ?

— Dans le salon.

Balsamo entra.


LXXXIV

VOCATION.


La comtesse avait complétement caché son visage sous une mante ; comme elle avait eu le temps de passer à l’hôtel de famille, son costume était celui d’une petite bourgeoise.

Elle était venue en fiacre avec le maréchal qui, plus timide, s’était habillé de gris, comme un valet supérieur de bonne maison.

— Monsieur le comte, dit madame du Barry, me reconnaissez-vous ?

— Parfaitement, madame la comtesse.

Richelieu restait en arrière.

— Veuillez vous asseoir, madame, et vous aussi, monsieur.

— Monsieur est mon intendant, dit la comtesse.

—Vous faites erreur, Madame, répliqua Balsamo en s’inclinant, monsieur est M. le duc de Richelieu, que je reconnais à merveille, et qui serait bien ingrat s’il ne me reconnaissait pas.

— Comment cela ? demanda le duc tout déferré, comme dirait Tallemant des Réaux.

— Monsieur le duc, on doit un peu de reconnaissance à ceux qui nous ont sauvé la vie, je pense.

— Ah ! ah ! duc, dit la comtesse en riant ; entendez-vous, duc ?

— Eh ! vous m’avez sauvé la vie, à moi, monsieur le comte ? fit Richelieu étonné.

— Oui, monseigneur, à Vienne, en 1725, lors de votre ambassade.

— En 1725 ! mais vous n’étiez pas né, mon cher Monsieur.

Balsamo sourit.

— Il me semble que si, monsieur le duc, dit-il, puisque je vous ai rencontré mourant, ou plutôt mort sur une litière ; vous veniez de recevoir un coup d’épée au beau travers de la poitrine, à telles enseignes que je vous ai versé sur la plaie trois gouttes de mon élixir… Là, tenez, à l’endroit où vous chiffonnez votre point d’Alençon, un peu riche pour un intendant.

— Mais, interrompit le maréchal, vous avez trente, à trente-cinq ans à peine, monsieur le comte.

— Allons donc, duc ! s’écria la comtesse en riant aux éclats ; vous voilà devant le sorcier. Y croyez-vous ?

— Je suis stupéfait, comtesse. Mais alors, continua le duc s’adressant de nouveau à Balsamo… Mais alors, vous vous appelez…

— Oh ! nous autres sorciers, monsieur le duc, vous le savez, nous changeons de nom à toutes les générations… et, en 1725, c’était la mode des noms en us, en os et en as, et il ne m’étonnerait pas quand, à cette époque, il m’aurait pris la fantaisie de troquer mon nom contre quelque nom grec ou latin. Ceci posé, je suis à vos ordres, madame la comtesse, à vos ordres, monsieur le duc…

— Comte, nous venons vous consulter, le maréchal et moi.

— C’est beaucoup d’honneur que vous me faites, madame, surtout si c’est naturellement que cette idée vous est venue.

— Le plus naturellement du monde, comte ; votre prédiction me court par la tête ; seulement, je doute qu’elle se réalise.

— Ne doutez jamais de ce que dit la science, madame.

— Oh ! oh ! fit Richelieu, c’est que notre couronne est bien aventurée, comte… Il ne s’agit pas ici d’une blessure que l’on guérit avec trois gouttes d’élixir.

— Non, mais d’un ministre que l’on renverse avec trois paroles…, répliqua Balsamo. Eh bien ! ai-je deviné ? dites, voyons.

— Parfaitement, dit la comtesse toute tremblante. En vérité, duc, que dites-vous de tout cela ?

— Oh ! ne vous étonnez pas pour si peu, madame, dit Balsamo, qui, voyant madame du Barry et Richelieu inquiets, doit deviner pourquoi, sans sorcellerie.

— Aussi, ajouta le maréchal, vous adorerai-je si vous nous indiquez le remède.

— À la maladie qui vous travaille ?

— Oui, nous avons le Choiseul.

— Et vous voudriez bien en être guéris ?

— Oui, grand magicien, justement.

— Monsieur le comte, vous ne nous laisserez pas dans l’embarras, dit la comtesse ; il y va de votre honneur.

— Je suis tout prêt à vous servir de mon mieux, madame ; cependant, je voudrais savoir si M. le duc n’avait pas d’avance quelque idée arrêtée en venant ici.

— Je l’avoue, monsieur le comte. Ma foi, c’est charmant d’avoir un sorcier que l’on peut appeler monsieur le comte : cela ne vous change pas de vos habitudes.

Balsamo sourit.

— Voyons, reprit-il, soyez franc.

— Sur l’honneur, je ne demande pas mieux, dit le duc.

— Vous aviez quelque consultation à me demander ?

— C’est vrai.

— Ah ! sournois, dit la comtesse ; il ne m’en parlait pas.

— Je ne pouvais dire cela qu’à M. le comte, et dans le creux le plus secret de l’oreille encore, répondit le maréchal.

— Pourquoi, duc ?

— Parce que vous eussiez rougi, comtesse, jusqu’au blanc des yeux.

— Ah ! par curiosité, dites, maréchal ; j’ai du rouge, on n’en verra rien.

— Eh bien, dit Richelieu, voici ce à quoi j’ai pensé. Prenez garde, comtesse, je jette mon bonnet par-dessus les moulins.

— Jetez, duc, je vous le renverrai.

— Oh ! c’est que vous m’allez battre tout à l’heure, si je dis ce que je veux dire.

— Vous n’êtes pas accoutumé à être battu, monsieur le duc, dit Balsamo au vieux maréchal enchanté du compliment.

— Eh bien, donc, reprit-il, voici : n’en déplaise à madame, Sa Majesté… comment vais-je dire cela ?

— Qu’il est mortel de lenteurs ! s’écria la comtesse.

— Vous le voulez donc ?

— Oui.

— Absolument ?

— Mais oui, cent fois oui.

— Alors, je me risque. C’est une chose triste à dire, monsieur le comte, mais Sa Majesté n’est plus amusable. Le mot n’est pas de moi, comtesse, il est de madame de Maintenon.

— Il n’y a rien là qui me blesse, duc, dit madame du Barry.

— Tant mieux mille fois, alors je serai à mon aise. Eh bien, il faudrait que M. le comte, qui trouve de si précieux élixirs…

— En trouvât un, dit Balsamo, qui rendit au roi la faculté d’être amusé ?

— Justement.

— Eh ! monsieur le duc, c’est là un enfantillage, l’a b c du métier. Le premier charlatan trouvera un philtre.

— Dont la vertu, continua le duc, sera mise sur le compte du mérite de madame.

— Duc ! s’écria la comtesse.

— Eh ! je le savais bien que vous vous fâcheriez ; mais c’est vous qui l’avez voulu.

— Monsieur le duc, répliqua Balsamo, vous avez eu raison : voici madame la comtesse qui rougit. Mais tout à l’heure nous le disions, il ne s’agit pas de blessure ici, non plus que d’amour. Ce n’est pas avec un philtre que vous débarrasserez la France de M. de Choiseul. En effet, le roi aimât-il madame dix fois plus qu’il ne le fait, et c’est impossible, M. de Choiseul conserverait sur son esprit le prestige et l’influence que madame exerce sur le cœur.

— C’est vrai, dit le maréchal. Mais c’était notre seule ressource.

— Vous croyez ?

— Dame ! trouvez-en une autre.

— Oh ! je crois la chose facile.

— Facile, entendez-vous, comtesse ? Ces sorciers ne doutent de rien.

— Pourquoi douter, quand il s’agit tout simplement de prouver au roi que M. de Choiseul le trahit, au point de vue du roi, bien entendu, car M. de Choiseul ne croit pas trahir en faisant ce qu’il fait.

— Et que fait-il ?

— Vous le savez aussi bien que moi, comtesse ; il soutient la révolte du parlement contre l’autorité royale.

— Certainement, mais il faudrait savoir par quel moyen.

— Par le moyen d’agents qui les encouragent, en leur promettant l’impunité.

— Quels sont ces agents ? Voilà ce qu’il faudrait savoir.

— Croyez-vous, par exemple, que madame de Grammont soit partie pour autre chose que pour exalter les chauds et échauffer les timides ?

— Certainement qu’elle n’est point partie pour autre chose, s’écria la comtesse.

— Oui ; mais le roi ne voit dans ce départ qu’un simple exil.

— C’est vrai.

— Comment lui prouver qu’il y a dans ce départ autre chose que ce qu’on veut y laisser voir ?

— En accusant madame de Grammont.

— Ah ! s’il ne s’agissait que d’accuser, comte !… dit le maréchal.

— Il s’agit malheureusement de prouver l’accusation, dit la comtesse.

— Et si cette accusation était prouvée, bien prouvée, croyez-vous que M. de Choiseul resterait ministre ?

— Assurément non ! s’écria la comtesse.

— Il ne s’agit donc que de prouver une trahison de M. de Choiseul, poursuivit Balsamo avec assurance, et de la faire surgir claire, précise et palpable aux yeux de Sa Majesté.

Le maréchal se renversa dans son fauteuil en riant aux éclats.

— Il est charmant ! s’écria-t-il ; il ne doute de rien ! Trouver M. de Choiseul en flagrant délit de trahison !… voilà tout !… pas davantage !

Balsamo demeura impassible et attendit que l’accès d’hilarité du maréchal fût bien passé.

— Voyons, dit alors Balsamo, parlons sérieusement et récapitulons.

— Soit.

— M. de Choiseul n’est-il pas soupçonné de soutenir la rébellion du parlement ?

— C’est convenu, mais la preuve ?

— M. de Choiseul ne passe-t-il pas, continua Balsamo, pour ménager une guerre avec l’Angleterre, afin de se conserver un rôle d’homme indispensable ?

— On le croit ; mais la preuve ?…

— Enfin, M. de Choiseul n’est-il pas l’ennemi déclaré de madame la comtesse que voici, et ne cherche-t-il pas par tous les moyens possibles à la renverser du trône que je lui ai promis ?

— Ah ! pour cela c’est bien vrai, dit la comtesse ; mais encore faudrait-il le prouver… Oh ! si je le pouvais !

— Que faut-il pour cela ? Une misère.

Le maréchal se mit à souffler sur ses ongles.

— Oui, une misère, dit-il ironiquement.

— Une lettre confidentielle, par exemple, dit Balsamo.

— Voilà tout… peu de chose.

— Une lettre de madame de Grammont, n’est-ce pas, monsieur le maréchal ? continua le comte.

— Sorcier, mon bon sorcier, trouvez-en donc une ! s’écria madame du Barry. Voilà cinq ans que j’y tâche, moi ; j’y ai dépensé cent mille livres par an, et je ne l’ai jamais pu.

— Parce que vous ne vous êtes pas adressée à moi, madame, dit Balsamo.

— Comment cela ? fit la comtesse.

— Sans doute, si vous vous fussiez adressée à moi…

— Eh bien ?

— Je vous eusse tirée d’embarras.

— Vous ?

— Oui, moi.

— Comte, est-il trop tard ?

Le comte sourit.

— Jamais.

— Oh ! mon cher comte…, dit madame du Barry en joignant les mains.

— Donc, vous voulez une lettre ?

— Oui.

— De madame de Grammont ?

— Si c’est possible.

— Qui compromette M. de Choiseul sur les trois points que j’ai dit…

— C’est-à-dire que je donnerais… un de mes yeux pour l’avoir.

— Oh ! comtesse, ce serait trop cher ; d’autant plus que cette lettre…

— Cette lettre ?

— Je vous la donnerai pour rien, moi.

Et Balsamo tira de sa poche un papier plié en quatre.

— Qu’est cela ? demanda la comtesse, dévorant le papier des yeux.

— Oui, qu’est cela ? interrogea le duc.

— La lettre que vous désirez.

Et le comte, au milieu du plus profond silence, lut aux deux auditeurs émerveillés la lettre que nos lecteurs connaissent déjà.

Au fur et à mesure qu’il lisait, la comtesse ouvrait de grands yeux et commençait à perdre contenance.

— C’est une calomnie, diable ! prenons garde ! murmura Richelieu, quand Balsamo eut achevé.

— C’est, monsieur le duc, la copie pure, simple et littérale, d’une lettre de madame la duchesse de Grammont, qu’un courrier expédié ce matin de Rouen est en train de porter à M. le duc de Choiseul, à Versailles.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria le maréchal, dites-vous vrai, monsieur Balsamo ?

— Je dis toujours vrai, monsieur le maréchal.

— La duchesse aurait écrit une semblable lettre ?

— Oui, monsieur le maréchal.

— Elle aurait eu cette imprudence ?

— C’est incroyable, je l’avoue ; mais cela est.

Le vieux duc regarda la comtesse, qui n’avait plus la force d’articuler un seul mot.

— Eh bien, dit-elle enfin, je suis comme le duc, j’ai peine à croire, pardonnez-moi, monsieur le comte, que madame de Grammont, une femme de tête, ait compromis toute sa position et celle de son frère par une lettre de cette force… D’ailleurs… pour connaître une semblable lettre, il faut l’avoir lue.

— Et puis, se hâta de dire le maréchal, si monsieur le comte avait lu cette lettre, il l’aurait gardée : c’est un trésor précieux.

Balsamo secoua doucement la tête.

— Oh ! monsieur, dit-il, ce moyen est bon pour ceux qui décachettent les lettres afin de connaître des secrets… et non pour ceux qui, comme moi, lisent à travers les enveloppes… Fi donc !… Quel intérêt d’ailleurs aurais-je, moi, à perdre M. de Choiseul et madame de Grammont ? Vous venez me consulter… en amis, je suppose ; je vous réponds de même. Vous désirez que je vous rende un service, je vous le rends. Vous ne venez pas, j’imagine, me proposer le prix de ma consultation comme aux devineurs du quai de la Ferraille ?

— Oh ! comte, fit madame du Barry.

— Eh bien ! je vous donne un conseil et vous ne me paraissez pas le comprendre. Vous m’annoncez le désir de renverser M. de Choiseul, et vous en cherchez les moyens ; je vous en cite un, vous l’approuvez, je vous le mets en main, vous n’y croyez-pas !

— C’est que… c’est que… comte, écoutez donc…

— La lettre existe, vous dis-je, puisque j’en ai la copie.

— Mais enfin, qui vous a averti, monsieur le comte ? s’écria Richelieu.

— Ah ! voilà le grand mot… qui m’a averti ? En une minute, vous voulez en savoir aussi long que moi, le travailleur, le savant, l’adepte, qui ai vécu trois mille sept cents années.

— Oh ! oh ! dit Richelieu avec découragement, vous allez me gâter la bonne opinion que j’avais de vous, comte.

— Je ne vous prie pas de me croire, monsieur le duc, et ce n’est pas moi qui ai été vous chercher à la chasse du roi.

— Duc, il a raison, dit la comtesse. Monsieur de Balsamo, je vous en supplie, pas d’impatience.

— Jamais celui qui a le temps ne s’impatiente, madame.

— Soyez assez bon… joignez cette faveur à toutes celles que vous m’avez faites, pour me dire comment vous avez la révélation de pareils secrets ?

— Je n’hésiterai pas, madame, dit Balsamo aussi lentement que s’il cherchait mot à mot sa réponse ; cette révélation m’est faite par une voix.

— Par une voix ! s’écrièrent ensemble le duc et la comtesse, une voix qui vous dit tout ?

— Tout ce que je désire savoir, oui.

— C’est une voix qui vous a dit ce que madame de Grammont avait écrit à son frère ?

— Je vous affirme, madame, que c’est une voix qui me l’a dit.

— C’est miraculeux !

— Mais, vous n’y croyez pas ?

— Eh bien, non, comte, dit le duc ; comment voulez-vous donc que l’on croie à de pareilles choses ?

— Mais y croiriez-vous, si je vous disais ce que fait à cette heure le courrier qui porte la lettre de M. de Choiseul ?

— Dame ! répliqua la comtesse.

— Moi, s’écria le duc, j’y croirais si j’entendais la voix… Mais MM. les nécromanciens ou les magiciens ont ce privilège que seuls ils voient et entendent le surnaturel.

Balsamo attacha les yeux sur M. de Richelieu avec une expression singulière, qui fit passer un frisson dans les veines de la comtesse et détermina chez le sceptique égoïste qu’on appelait le duc de Richelieu, un léger froid à la nuque et au cœur.

— Oui, dit-il après un long silence, seul je vois et j’entends les objets et les êtres surnaturels ; mais, quand je me trouve avec des gens de votre rang, de votre esprit, duc, et de votre beauté, comtesse, j’ouvre mes trésors et je partage… Vous plairait-il beaucoup d’entendre la voix mystérieuse qui m’avertit ?

— Oui, dit le duc serrant les poings pour ne pas trembler.

— Oui, balbutia la comtesse en tremblant.

— Eh bien, monsieur le duc, eh bien, madame la comtesse, vous allez entendre. Quelle langue voulez-vous qu’elle parle ?

— Le français, s’il vous plaît, dit la comtesse… Je n’en sais pas d’autres, et une autre me ferait trop peur.

— Et vous, monsieur le duc ?

— Comme madame… le français. Je tiens à répéter ce qu’aura dit le diable, et à voir s’il est bien élevé et s’il parle correctement la langue de mon ami M. de Voltaire.

Balsamo, la tête penchée sur sa poitrine, marcha vers la porte qui donnait dans le petit salon, lequel ouvrait, on le sait, sur l’escalier.

— Permettez, dit-il, que je vous enferme, afin de ne pas trop vous exposer.

La comtesse pâlit et se rapprocha du duc, dont elle prit le bras.

Balsamo touchant presque à la porte de l’escalier, allongea le pas vers le point de la maison où se trouvait Lorenza, et, en langue arabe, il prononça d’une voix éclatante ces mots, que nous traduirons en langue vulgaire :

— Mon amie !… m’entendez-vous ?… Si vous m’entendez, tirez le cordon de la sonnette et sonnez deux fois.

Balsamo attendit l’effet de ces paroles en regardant le duc et la comtesse, qui ouvraient d’autant plus les oreilles et les yeux qu’ils ne pouvaient comprendre ce que disait le comte.

La sonnette vibra nettement à deux reprises.

La comtesse bondit sur son sofa, le duc s’essuya le front avec son mouchoir.

— Puisque vous m’entendez, poursuivit Balsamo dans le même idiome, poussez le bouton de marbre qui figure l’œil droit du lion sur la sculpture de la cheminée, la plaque s’ouvrira ; passez par cette plaque, traversez ma chambre, descendez l’escalier, et venez jusque dans la chambre attenante à celle où je suis.

Un moment après, un bruit léger comme un souffle insaisissable, comme un vol de fantôme, avertit Balsamo que ses ordres avaient été compris et exécutés.

— Quelle est cette langue, dit Richelieu, jouant l’assurance, la langue cabalistique ?

— Oui, monsieur le duc, le dialecte usité pour l’évocation.

— Vous avez dit que nous comprendrions ?

— Ce que dirait la voix, oui ; mais non pas ce que je dirais, moi.

— Et le diable est venu ?

— Qui vous a parlé du diable, monsieur le duc ?

— Mais il me semble qu’on n’évoque que le diable.

— Tout ce qui est esprit supérieur, être surnaturel, peut s’évoquer.

— Et l’esprit supérieur, l’être surnaturel… ?

Balsamo étendit la main vers la tapisserie qui fermait la porte de la chambre voisine.

— Est en communication directe avec moi, monseigneur.

— J’ai peur, dit la comtesse, et vous, duc ?

— Ma foi, comtesse, je vous avoue que j’aimerais presque autant être à Mahon ou à Philipsbourg.

— Madame la comtesse, et vous, monsieur le duc, veuillez écouter, puisque vous voulez entendre, dit sévèrement Balsamo.

Et il se tourna vers la porte.


LXXXV

LA VOIX.


Il y eut un moment de silence solennel. Puis Balsamo demanda en français :

— Êtes-vous là ?

— J’y suis, répondit une voix pure et argentine qui, perçant les tentures et les portières, retentit aux oreilles des assistants plutôt comme un timbre métallique que comme les accents d’une voix humaine.

— Peste ! voilà qui devient intéressant, dit le duc ; et tout cela sans flambeaux, sans magie, sans flammes du Bengale.

— C’est effrayant ! murmura la comtesse.

— Faites bien attention à mes interrogations, continua Balsamo.

— J’écoute de tout mon être.

— Dites-moi d’abord combien de personnes sont avec moi en ce moment ?

— Deux.

— De quel sexe ?

— Un homme et une femme.

— Lisez dans ma pensée le nom de l’homme.

— M. le duc de Richelieu.

— Et celui de la femme ?

— Madame la comtesse du Barry.

— Ah ! ah ! murmura le duc, c’est assez fort ceci.

— C’est-à-dire, murmura la comtesse tremblante, c’est-à-dire que je n’ai rien vu de pareil.

— Bien, fit Balsamo ; maintenant, lisez la première phrase de la lettre que je tiens.

La voix obéit.

La comtesse et le duc se regardaient avec un étonnement qui commençait à toucher à l’admiration.

— Cette lettre que j’ai écrite sous votre dictée, qu’est-elle devenue ?

— Elle court.

— De quel côté ?

— Du côté de l’occident.

— Est-elle loin ?

— Oh ! oui, bien loin, bien loin.

— Qui la porte ?

— Un homme vêtu d’une veste verte, coiffé d’un bonnet de peau, chaussé de grandes bottes.

— Est-il à pied ou à cheval ?

— Il est à cheval.

— Quel cheval monte-t-il ?

— Un cheval pie.

— Où le voyez-vous ?

Il y eut un moment de silence.

— Regardez, dit impérieusement Balsamo.

— Sur une grande route plantée d’arbres.

— Mais sur quelle route ?

— Je ne sais, toutes les routes se ressemblent.

— Quoi ! rien ne vous indique quelle est cette route, pas un poteau, pas une inscription, rien ?

— Attendez, attendez : une voiture passe près de cet homme à cheval ; elle le croise, venant vers moi.

— Quelle espèce de voiture ?

— Une lourde voiture pleine d’abbés et de militaires.

— Une patache, murmura Richelieu.

— Cette voiture ne porte aucune inscription ? demanda Balsamo.

— Si fait, répondit la voix.

— Lisez.

— Sur la voiture, je lis Versailles en lettres jaunes presque effacées.

— Quittez cette voiture, et suivez le courrier.

— Je ne le vois plus.

— Pourquoi ne le voyez-vous plus ?

— Parce que la route tourne.

— Tournez la route et rejoignez-le.

— Oh ! il court de toute la force de son cheval : il regarde à sa montre.

— Que voyez-vous en avant du cheval ?

— Une longue avenue, des bâtiments superbes, une grande ville.

— Suivez toujours.

— Je le suis.

— Eh bien ?

— Le courrier frappe toujours son cheval à coups redoublés ; l’animal est trempé de sueur ; ses fers font sur le pavé un bruit qui fait retourner tous les passants. Ah ! le courrier entre dans une longue rue qui va en descendant. Il tourne à droite. Il ralentit le pas de son cheval. Il s’arrête à la porte d’un vaste hôtel.

— C’est ici qu’il faut le suivre avec attention, entendez-vous ?

La voix poussa un soupir.

— Vous êtes fatiguée. Je comprends cela.

— Oh ! brisée.

— Que cette fatigue disparaisse, je le veux.

— Ah !

— Eh bien ?

— Merci.

— Êtes-vous fatiguée encore ?

— Non.

— Voyez-vous toujours le courrier ?

— Attendez… Oui, oui, il monte un grand escalier de pierre. Il est précédé par un valet en livrée bleu et or. Il traverse de grands salons pleins de dorures. Il arrive à un cabinet éclairé. Le laquais ouvre la porte et se retire.

— Que voyez-vous ?

— Le courrier salue.

— Qui salue-t-il ?

— Attendez… Il salue un homme assis à un bureau et qui tourne le dos à la porte.

— Comment est habillé cet homme ?

— Oh ! en grande toilette, et comme pour un bal.

— A-t-il quelque décoration ?

— Il porte un grand ruban bleu en sautoir.

— Son visage ?

— Je ne le vois pas… Ah !

— Quoi ?

— Il se retourne.

— Quelle physionomie a-t-il ?

— Le regard vif, des traits irréguliers, de belles dents.

— Quel âge ?

— Cinquante à cinquante-huit ans.

— Le duc ! souffla la comtesse au maréchal, c’est le duc.

Le maréchal fit de la tête un signe qui signifiait : « Oui, c’est lui… mais écoutez. »

— Ensuite ? commanda Balsamo.

— Le courrier remet à l’homme au cordon bleu…

— Vous pouvez dire le duc : c’est un duc.

— Le courrier, reprit la voix obéissante, remet au duc une lettre qu’il tire d’un sac de cuir qu’il portait derrière son dos. Le duc la décachette et la lit avec attention.

— Après ?

— Il prend une plume, une feuille de papier et écrit.

— Il écrit ! murmura Richelieu. Diable ! si l’on pouvait savoir ce qu’il écrit, ce serait beau, cela.

— Dites-moi ce qu’il écrit, ordonna Balsamo.

— Je ne puis.

— Parce que vous êtes trop loin. Entrez dans le cabinet. Y êtes-vous ?

— Oui.

— Penchez-vous par-dessus son épaule.

— M’y voici.

— Lisez-vous maintenant ?

— L’écriture est mauvaise, fine, hachée.

— Lisez, je le veux.

La comtesse et Richelieu retinrent leur haleine.

— Lisez, reprit Balsamo d’un ton plus impératif encore.

— « Ma sœur », dit la voix en tremblant et en hésitant.

— C’est la réponse, murmurèrent ensemble le duc de Richelieu et la comtesse.

— « Ma sœur, reprit la voix, rassurez-vous : la crise a eu lieu, c’est vrai ; elle a été rude, c’est vrai encore ; mais elle est passée. J’attends demain avec impatience ; car demain, à mon tour, je compte prendre l’offensive, et tout me porte à espérer un succès décisif. Bien pour le parlement de Rouen, bien pour milord X…, bien pour le pétard.

« Demain, après mon travail avec le roi, j’ajouterai un post-scriptum à ma lettre, et vous l’enverrai par le même courrier. »

Balsamo, la main gauche étendue, semblait arracher péniblement chaque parole à la voix, tandis que, de la main droite, il crayonnait à la hâte ces lignes qu’à Versailles M. de Choiseul écrivait dans son cabinet.

— C’est tout ? demanda Balsamo.

— C’est tout.

— Que fait le duc maintenant ?

— Il plie en deux le papier sur lequel il vient d’écrire, puis en deux encore, et le met dans un petit portefeuille rouge qu’il tire du côté gauche de son habit.

— Vous entendez ? dit Balsamo à la comtesse plongée dans la stupeur. Et ensuite ?

— Ensuite, il congédie le courrier en lui parlant.

— Que lui dit-il ?

— Je n’ai entendu que la fin de la phrase.

— C’était ?…

— « À une heure, à la grille de Trianon. » Le courrier salue et sort.

— C’est cela, dit Richelieu, il donne rendez-vous au courrier à la sortie du travail, comme il dit dans sa lettre.

Balsamo fit un signe de la main, pour commander le silence.

— Maintenant que fait le duc ? demanda-t-il.

— Il se lève. Il tient à la main la lettre qu’on lui a remise. Il va droit à son lit, passe dans la ruelle, pousse un ressort qui ouvre un coffret de fer. Il y jette la lettre et referme le coffret.

— Oh ! s’écrièrent à la fois le duc et la comtesse tout pâles : oh ! c’est magique, en vérité.

— Savez-vous tout ce que vous désiriez savoir, madame ? demanda Balsamo.

— Monsieur le comte, dit madame du Barry en s’approchant de lui avec terreur, vous venez de me rendre un service que je paierais de dix ans de ma vie, ou plutôt que je ne pourrai jamais payer. Demandez-moi ce que vous voudrez.

— Oh ! madame, vous savez que nous sommes déjà en compte.

— Dites, dites, ce que vous désirez.

— Le temps n’est pas venu.

— Eh bien, lorsqu’il sera venu, fût-ce un million…

Balsamo sourit.

— Eh ! comtesse, s’écria le maréchal, ce serait plutôt à vous de demander un million au comte. L’homme qui sait ce qu’il sait, et surtout qui voit ce qu’il voit, ne découvre-t-il pas l’or et les diamants dans les entrailles de la terre, comme il découvre la pensée dans le cœur des hommes ?

— Alors, comte, dit la comtesse, je me prosterne dans mon impuissance.

— Non, comtesse, un jour vous vous acquitterez envers moi. Je vous en donnerai l’occasion.

— Comte, dit le duc à Balsamo, je suis subjugué, vaincu, écrasé ! Je crois.

— Comme saint Thomas a cru, n’est-ce pas, monsieur le duc ? Cela ne s’appelle pas croire, cela s’appelle voir.

— Appelez la chose comme vous voudrez ; mais je fais amende honorable, et, quand on me parlera désormais de sorciers, eh bien ! je saurai ce que j’ai à dire.

Balsamo sourit.

— Maintenant, madame, dit-il à la comtesse, voulez-vous permettre une chose ?

— Dites.

— Mon esprit est fatigué. Laissez-moi lui rendre sa liberté par une formule magique.

— Faites, monsieur.

— Lorenza, dit Balsamo en arabe, merci ; je t’aime ; retourne à ta chambre par le même chemin que tu as pris en venant, et attends-moi. Va, ma bien-aimée !

— Je suis bien fatiguée, répondit en italien la voix, plus douce encore que pendant l’évocation ; dépêche-toi, Acharat.

— J’y vais.

Et l’on entendit avec le même frôlement les pas s’éloigner.

Puis Balsamo, après quelques minutes pendant lesquelles il se convainquit du départ de Lorenza, salua profondément, mais avec une dignité majestueuse, les deux visiteurs, qui, effarés tous deux, tous deux absorbés par le flot des tumultueuses pensées qui les envahissaient, regagnèrent leur fiacre plutôt comme des gens ivres que comme des êtres doués deraison.


XXXV

DISGRACE.


Le lendemain, onze heures sonnaient à la grande horloge de Versailles, quand le roi Louis XV, sortant de son appartement, traversa la galerie voisine de sa chambre, et appela d’une voix haute et sèche :

— Monsieur de La Vrillière !

Le roi était pâle et semblait agité ; plus il prenait de soin pour cacher cette préoccupation, plus cela éclatait dans l’embarras de son regard et dans la tension des muscles ordinairement impassibles de son visage.

Un silence glacé s’établit aussitôt dans les rangs des courtisans, parmi lesquels on remarquait M. le duc de Richelieu et le vicomte Jean du Barry, tous deux calmes et affectant l’indifférence et l’ignorance.

Le duc de La Vrillière s’approcha et prit des mains du roi une lettre de cachet que Sa Majesté lui tendait.

— M. le duc de Choiseul est-il à Versailles ? demanda le roi.

— Sire, depuis hier ; il est revenu de Paris à deux heures de l’après-midi.

— Est-il à son hôtel, est-il au château ?

— Il est au château, sire.

— Bien, dit le roi ; portez-lui cet ordre, duc.

Un long frémissement courut dans les rangs des spectateurs, qui se courbèrent tous en chuchotant, comme les épis sous le souffle du vent d’orage.

Le roi, fronçant le sourcil, comme s’il voulait ajouter par la terreur à l’effet de cette scène, rentra fièrement dans son cabinet, suivi de son capitaine des gardes et du commandant des chevau-légers.

Tous les regards suivirent M. de La Vrillière, qui, inquiet lui-même de la démarche qu’il allait faire, traversait lentement la cour du château et se rendait à l’appartement de M. de Choiseul.

Pendant ce temps, toutes les conversations éclataient, menaçantes ou timides, autour du vieux maréchal, qui faisait l’étonné plus que les autres, mais dont, grâce à certain sourire précieux, nul n’était dupe.

M. de La Vrillière revint et fut entouré aussitôt.

— Eh bien ? lui dit-on.

— Eh bien ! c’était un ordre d’exil.

— D’exil ?

— Oui, en bonne forme.

— Vous l’avez lu, duc ?

— Je l’ai lu.

— Positif

— Jugez-en.

Et le duc de La Vrillière prononça les paroles suivantes qu’il avait retenues avec cette mémoire implacable qui constitue les courtisans :

« Mon cousin, le mécontentement que me causent vos services me force à vous exiler à Chanteloup, où vous vous rendrez dans les vingt-quatre heures. Je vous aurais envoyé plus loin si ce n’était l’estime particulière que j’ai pour madame de Choiseul, dont la santé m’est fort intéressante. Prenez garde que votre conduite ne me fasse prendre un autre parti. »

Un long murmure courut dans le groupe qui enveloppait M. le duc de La Vrillière.

— Et que vous a-t-il répondu, monsieur de Saint-Florentin ? demanda Richelieu, affectant de ne donner au duc ni son nouveau titre ni son nouveau nom.

— Il m’a répondu : « Monsieur le duc, je suis persuadé de tout le plaisir que vous avez à m’apporter cette lettre. »

— C’était dur, mon pauvre duc, fit Jean.

— Que voulez-vous, monsieur le vicomte, on ne reçoit pas une pareille tuile sur la tête sans crier un peu.

— Et que va-t-il faire ? savez-vous ? demanda Richelieu.

— Mais, selon toute probabilité, il va obéir.

— Hum ! fit le maréchal.

—Voici le duc ! s’écria Jean, qui faisait sentinelle près de la fenêtre.

— Il vient ici ? s’écria le duc de La Vrillière.

— Quand je vous le disais, monsieur de Saint-Florentin.

— Il traverse la cour, continua Jean.

— Seul ?

— Absolument seul, son portefeuille sous le bras.

— Ah ! mon Dieu ! murmura Richelieu, est-ce que la scène d’hier va recommencer ?

— Ne m’en parlez pas, j’en ai le frisson, répondit Jean.

Il n’avait pas achevé que le duc de Choiseul, la tête haute, le regard assuré, parut à l’entrée de la galerie, foudroyant d’un coup d’œil clair et calme tous ses ennemis ou ceux qui allaient se déclarer tels en cas de disgrâce.

Nul ne s’attendait à cette démarche après ce qui venait de se passer ; nul ne s’y opposa donc.

— Êtes-vous sûr d’avoir bien lu, duc ? demanda Jean.

— Parbleu !

— Et il revient après une lettre comme celle que vous nous avez dite ?

— Je n’y comprends plus rien, sur ma parole d’honneur !

— Mais le roi va le faire jeter à la Bastille.

— Ce sera un scandale épouvantable !

— Je le plaindrais presque.

— Ah ! le voilà qui entre chez le roi. C’est inouï.

En effet, le duc, sans faire attention à l’espèce de résistance que lui opposait l’huissier, à la figure toute stupéfaite, pénétra jusque dans le cabinet du roi, qui poussa, en le voyant, une exclamation de surprise.

Le duc tenait à la main sa lettre de cachet ; il la montra au roi avec un visage presque souriant.

— Sire, dit-il, ainsi que Votre Majesté voulut bien m’en avertir hier, j’ai reçu tout à l’heure une nouvelle lettre.

— Oui, monsieur, répliqua le roi.

— Et, comme Votre Majesté eut la bonté de me dire hier de ne jamais regarder comme sérieuse une lettre qui ne serait pas ratifiée par la parole expresse du roi, je viens demander l’explication.

— Elle sera courte, monsieur le duc, répondit le roi. Aujourd’hui, la lettre est valable.

— Valable ! dit le duc, une lettre aussi offensante pour un serviteur aussi dévoué…

— Un serviteur dévoué, monsieur, ne fait pas jouer à son maître un rôle ridicule.

— Sire, dit le ministre avec hauteur, je croyais être né assez près du trône pour en comprendre la majesté.

— Monsieur, répartit le roi d’une voix brève, je ne veux pas vous faire languir. Hier au soir, dans le cabinet de votre hôtel, à Versailles, vous avez reçu un courrier de madame de Grammont.

— C’est vrai, sire.

— Il vous a remis une lettre.

— Est-il défendu, sire, à un frère et à une sœur de correspondre ?

— Attendez, s’il vous plaît, je sais le contenu de cette lettre.

— Oh ! sire…

— Le voici… j’ai pris la peine de le transcrire de ma main.

Et le roi tendit au duc une copie exacte de la lettre qu’il avait reçue.

— Sire !…

— Ne niez pas, monsieur le duc, vous avez serré cette lettre en un coffret de fer placé dans la ruelle de votre lit.

Le duc devint pâle comme un spectre.

— Ce n’est pas tout, continua impitoyablement le roi, vous avez répondu à madame de Grammont. Cette lettre, j’en sais le contenu également. Cette lettre, elle est là, dans votre portefeuille, et n’attend pour partir qu’un post-scriptum, que vous devez ajouter en me quittant… Vous voyez que je suis instruit, n’est-ce pas ?

Le duc essuya son front mouillé d’une sueur glacée, s’inclina sans répondre un seul mot, et sortit du cabinet en chancelant, comme s’il eût été atteint d’apoplexie foudroyante.

Sans le grand air qui frappa son visage, il fût tombé à la renverse.

Mais c’était un homme d’une puissante volonté. Une fois dans la galerie, il reprit sa force, et traversant, le front haut, la haie des courtisans, il rentra dans son appartement pour serrer et brûler divers papiers.

Un quart d’heure après, il quittait le château dans son carrosse.

La disgrâce de M. de Choiseul fut un coup de foudre qui incendia la France.

Les parlements, soutenus en effet par la tolérance du ministre, proclamèrent que l’État venait de perdre sa plus ferme colonne. La noblesse tenait à lui comme à un des siens. Le clergé s’était senti ménagé par cet homme, dont la dignité personnelle, exagérée souvent jusqu’à l’orgueil, donnait un air de sacerdoce à ses fonctions ministérielles.

Le parti encyclopédiste ou philosophe, fort nombreux déjà et surtout très fort, parce qu’il se recrutait chez les gens éclairés, instruits et ergoteurs, poussa les hauts cris en voyant le gouvernement échapper aux mains du ministre qui encensait Voltaire, pensionnait l’Encyclopédie, et conservait, en les développant dans un sens d’utilité, les traditions de madame de Pompadour, Mécènes femelle des gens du Mercure et de la philosophie.

Le peuple avait bien plus raison que tous les mécontents. Il se plaignait aussi, le peuple, et sans approfondir, mais, comme toujours, il touchait la grosse vérité, la plaie vive.

M. de Choiseul, au point de vue général, était un mauvais ministre et un mauvais citoyen ; mais, relativement, c’était un parangon de vertu, de morale et de patriotisme. Quand le peuple, mourant de faim dans les campagnes, entendait parler des prodigalités de Sa Majesté, des caprices ruineux de madame du Barry, lorsqu’on lui envoyait directement des avis comme l’Homme aux quarante écus, ou des conseils comme le Contrat social, occultement des révélations comme les Nouvelles à la main et les Idées singulières d’un bon citoyen, alors le peuple s’épouvantait de retomber aux mains impures de la favorite, moins respectable que la femme d’un charbonnier, avait dit Rousseau, aux mains des favoris de la favorite, et, fatigué de tant de souffrances, s’étonnait de voir l’avenir plus noir que n’avait été le passé.

Ce n’était pas que le peuple eût des antipathies ou des sympathies bien marquées. Il n’aimait pas les parlements, parce que les parlements, ses protecteurs naturels, l’avaient toujours abandonné pour des questions oiseuses de préséance ou d’intérêt égoïste ; parce que, mal éclairés par le faux reflet de l’omnipotence royale, ces parlements s’étaient imaginés être quelque chose comme une aristocratie entre la noblesse et le peuple.

Il n’aimait pas la noblesse par instinct et par souvenir. Il craignait l’épée autant qu’il haïssait l’Église. Rien ne pouvait le toucher dans le renvoi de M. de Choiseul, mais il entendait les plaintes de la noblesse, du clergé, du parlement, et ce bruit, ajouté à ses murmures, faisait un fracas qui l’enivrait.

La déviation de ce sentiment fut du regret et une quasi-popularité acquise au nom de M. de Choiseul.

Tout Paris, le mot peut ici se justifier par une preuve, accompagna jusqu’aux portes l’exilé partant pour Chanteloup.

Le peuple faisait la haie sur le passage des carrosses ; les parlementaires et les gens de cour, qui n’avaient pu être reçus par le duc, embossèrent leurs équipages devant la haie du peuple pour le saluer au passage et recueillir son adieu.

Le plus épais de la bagarre fut à la barrière d’Enfer, qui est la route de Touraine. Il y eut là une telle affluence de gens de pied, de cavaliers et de carrosses, que la circulation en fut interrompue pendant plusieurs heures.

Lorsque le duc réussit à franchir la barrière, il se trouva escorté par plus de cent carrosses qui faisaient comme une auréole au sien.

Les acclamations et les soupirs le suivaient encore. Il eut trop d’esprit et de connaissance de la situation pour ne pas comprendre que tout ce bruit était moins du regret de sa personne que de l’appréhension pour les inconnus qui surgiraient de ses ruines.

Une chaise de poste arrivait au galop sur la route encombrée, et, sans un violent effort du postillon, les chevaux, blancs de poussière et d’écume, allaient se précipiter dans l’attelage de M. de Choiseul.

Une tête se pencha hors de cette chaise, comme aussi M. de Choiseul se pencha hors de son carrosse.

M. d’Aiguillon salua profondément le ministre déchu, dont il venait briguer l’héritage. M. de Choiseul se rejeta dans la voiture : une seule seconde venait d’empoisonner les lauriers de sa défaite.

Mais au même moment, comme compensation sans doute, une voiture aux armes de France, qui passait conduite à huit chevaux, sur l’embranchement de la route de Sèvres à Saint-Cloud, et qui, soit hasard, soit effet de l’encombrement, ne traversait pas la grande route, cette voiture royale croisa aussi le carrosse de M. de Choiseul.

La dauphine était sur le siège du fond avec sa dame d’honneur, madame de Noailles.

Sur le devant était mademoiselle Andrée de Taverney.

M. de Choiseul, rouge de plaisir et de gloire, se pencha hors de la portière, en saluant profondément.

— Adieu, madame, dit-il d’une voix entrecoupée.

— Au revoir, monsieur de Choiseul, répondit la dauphine avec un sourire impérial et le dédain majestueux de toute étiquette.

— Vive M. de Choiseul ! cria une voix enthousiaste après ces paroles de la dauphine.

Mademoiselle Andrée se retourna vivement au son de cette voix.

— Gare ! gare ! crièrent les écuyers de la princesse, en forçant Gilbert, tout pâle et tout avide de voir, à se ranger le long des fossés de la route.

C’était en effet notre héros qui, dans un enthousiasme philosophique, avait crié : « Vive M. de Choiseul ! »


LXXXVII

M. LE DUC D'AIGUILLON.


Autant l’on promenait à Paris et sur la route de Chanteloup de mines grimaçantes et d’yeux rouges, autant à Luciennes on apportait de visages épanouis et de sourires charmants.

C’est qu’à Luciennes, cette fois, trônait, non plus une mortelle, la plus belle et la plus adorable de toutes les mortelles, comme disaient les courtisans et les poètes, mais une véritable divinité qui gouvernait la France.

Aussi, le soir du jour de la disgrâce de M. de Choiseul, la route s’éncombra-t-elle des mêmes équipages qui avaient couru le matin derrière le carrosse du ministre exilé ; de plus, on vit tous les partisans du chancelier, de la corruption et de la faveur, ce qui faisait un cortège imposant.

Mais madame du Barry avait sa police ; Jean savait, à un baron près, le nom de ceux qui avaient été jeter la dernière fleur sur les Choiseul expirés ; il disait ces noms à la comtesse, et ceux-là étaient exclus impitoyablement, tandis que le courage des autres contre l’opinion publique était récompensé par le sourire protecteur et la vue complète de la divinité du jour.

Après la grande file des carrosses et les encombrements généraux, eurent lieu les réceptions particulières. Richelieu, le héros de la journée, héros secret, il est vrai, et modeste surtout, vit passer le tourbillon des visiteurs et des solliciteurs, et occupa le dernier fauteuil du boudoir.

Dieu sait la joie et comme on se félicita ! — Les serrements de main, les petits rires étouffés, les trépignements enthousiastes semblaient être devenus le langage habituel des habitants de Luciennes.

— Il faut avouer, dit la comtesse, que le comte de Balsamo ou de Fœnix, comme vous voudrez l’appeler, maréchal, est le premier homme de ce temps-ci. Ce serait bien dommage qu’on brûlât encore les sorciers.

— Oui, comtesse, oui, c’est un bien grand homme, répondit Richelieu.

— Et un fort bel homme. J’ai un caprice pour cet homme-là, duc.

— Vous allez me rendre jaloux, dit Richelieu en riant, et pressé d’ailleurs de ramener la conversation à un sérieux plus prononcé… Ce serait un terrible ministre de la police que M. le comte de Fœnix.

— J’y songeais, répliqua la comtesse. Seulement, il est impossible.

— Pourquoi, comtesse ?

— Parce qu’il rendrait impossibles ses collègues.

— Comment cela ?

— Sachant tout, voyant tous leurs jeux…

Richelieu rougit sous son rouge.

— Comtesse, répliqua-t-il, je voudrais, si j’étais son collègue, qu’il lût perpétuellement dans le mien, et qu’il vous communiquât les cartes, vous y verriez toujours le valet de cœur aux genoux de la dame et aux pieds du roi.

— Il n’y a personne qui ait plus d’esprit que vous, mon cher duc, répliqua la comtesse. Mais parlons un peu de notre ministère… Je croyais que vous aviez dû faire avertir votre neveu.

— D’Aiguillon ? il est arrivé, madame, et dans des conjonctures qu’un augure romain eût jugées les meilleures du monde : son carrosse a croisé celui de M. de Choiseul partant.

— C’est, en effet, d’un augure favorable, dit la comtesse… Donc, il va venir ?

— Madame, j’ai compris que M. d’Aiguillon, s’il était vu à Luciennes par tout le monde et dans un moment comme celui-ci, donnerait lieu à toutes sortes de commentaires ; je l’ai prié de demeurer en bas, au village, jusqu’à ce que je le mande d’après vos ordres.

— Mandez-le donc, maréchal, et tout de suite, car nous voilà seuls ou à peu près.

— D’autant plus volontiers que nous nous sommes tout à fait entendus, n’est-ce pas comtesse ?

— Absolument oui, duc. Vous préférez… la Guerre aux Finances, n’est-ce pas ? ou bien, est-ce la Marine que vous désirez ?

— Je préfère la Guerre, madame ; c’est là que je pourrai rendre le plus de services.

— C’est juste. Voilà donc le sens dans lequel je parlerai au roi. Vous n’avez pas d’antipathies ?

— Pour qui ?

— Pour ceux de vos collègues que Sa Majesté présentera.

— Je suis l’homme du monde le moins difficile à vivre, comtesse ; mais vous permettez que je fasse appeler mon neveu, puisque vous voulez bien lui accorder la faveur de le recevoir.

Richelieu s’approcha de la fenêtre ; les dernières lueurs du crépuscule éclairaient encore la cour. Il fit signe à un de ses valets de pied, qui guettait cette fenêtre, et qui partit en courant, sur son signal.

Cependant on commençait à allumer chez la comtesse.

Dix minutes après le départ du valet, une voiture entra dans la première cour. La comtesse tourna vivement les yeux vers la fenêtre.

Richelieu surprit le mouvement, qui lui parut un excellent pronostic pour les affaires de M. d’Aiguillon et par conséquent pour les siennes.

— Elle goûte l’oncle, se dit-il, elle prend goût au neveu ; nous serons les maîtres ici.

Tandis qu’il se repaissait de ces fumées chimériques, un petit bruit se fit entendre à la porte, et la voix du valet de chambre de confiance annonça le duc d’Aiguillon.

C’était un seigneur fort beau et fort gracieux, d’une mise aussi riche qu’élégante et bien entendue. M. d’Aiguillon avait passé l’âge de la fraîche jeunesse, mais il était de ces hommes qui, par le regard et la volonté, sont jeunes jusqu’à la vieillesse décrépite.

Les soucis du gouvernement n’avaient pas imprimé une ride sur son front ; ils avaient seulement agrandi le pli naturel qui semble, chez les hommes d’État et chez les poètes, l’asile des grandes pensées. Il tenait droite et haute sa belle tête pleine de finesse et de mélancolie, comme s’il savait que la haine de dix millions d’hommes pesait sur cette tête, mais comme si, en même temps, il eut voulu prouver que le poids n’était pas au-dessus de sa force.

M. d’Aiguillon avait les plus belles mains du monde, de ces mains qui semblent blanches et délicates, même dans les flots de la dentelle. On prisait fort en ce temps une jambe bien tournée ; celle du duc était un modèle d’élégance nerveuse et de forme aristocratique. Il y avait en lui de la suavité du poète et de la noblesse du grand seigneur, de la souplesse et du moelleux d’un mousquetaire. Pour la comtesse, c’était un triple idéal : elle trouvait en un seul modèle trois types que d’instinct cette belle sensuelle devait aimer.

Par une singularité remarquable, ou, pour mieux dire, par un enchaînement de circonstances combinées par la savante tactique de M. d’Aiguillon, ces deux héros de l’animadversion publique, la courtisane et le courtisan, ne s’étaient pas encore vus face à face, à la cour, avec tous leurs avantages.

Depuis trois ans, en effet, M. d’Aiguillon s’était fait très occupé en Bretagne ou dans son cabinet ; il avait peu prodigué sa personne à la cour, sachant bien qu’il allait arriver une crise favorable ou défavorable. Que dans le premier cas, mieux valait offrir à ses administrés les bénéfices de l’inconnu ; dans le second, disparaître sans trop laisser de traces pour pouvoir facilement sortir du gouffre plus tard avec une figure neuve.

Et puis une autre raison dominait tous ces calculs ; celle-ci est du ressort du roman, elle était pourtant la meilleure.

Avant que madame du Barry ne fût comtesse et n’effleurât chaque nuit de ses lèvres la couronne de France, elle avait été une jolie créature souriante et adorée, elle avait été aimée, bonheur sur lequel elle ne devait plus compter jamais depuis qu’elle était crainte.

Parmi tous les hommes jeunes, riches, puissants et beaux qui avaient fait leur cour à Jeanne Vaubernier, parmi tous les rimeurs qui avaient accolé au bout de deux vers ces mots Lange et ange, M. le duc d’Aiguillon avait autrefois figuré en première ligne ; mais soit que mademoiselle Lange n’eût pas été aussi facile que ses détracteurs le prétendaient, soit qu’enfin, et ceci n’ôtera de mérite ni à l’un ni à l’autre, soit que l’amour subit du roi eût divisé les deux cœurs prêts à s’entendre, M. d’Aiguillon avait rengainé vers, acrostiches, bouquets et parfums ; mademoiselle Lange avait fermé sa porte de la rue des Petits-Champs ; le duc avait tiré vers la Bretagne étouffant ses soupirs, et mademoiselle Lange avait envoyé tous les siens du côté de Versailles, à M. le baron de Gonesse, c’est-à-dire au roi de France.

Il en résulta que cette disparition subite de d’Aiguillon avait fort peu occupé d’abord madame du Barry, parce qu’elle avait peur du passé, mais, qu’ensuite voyant l’attitude silencieuse de son ancien adorateur, elle avait été intriguée, puis émerveillée, et que, bien placée pour juger les hommes, elle avait jugé celui-là un véritable homme d’esprit.

C’était beaucoup, cette distinction, pour la comtesse ; mais ce n’était pas tout, et le moment allait venir où peut-être elle jugerait d’Aiguillon un homme de cœur.

Il faut dire que la pauvre mademoiselle Lange avait ses raisons pour craindre le passé. Un mousquetaire, amant jadis heureux, disait-il, était entré un jour jusque dans Versailles, pour redemander à mademoiselle Lange un peu de ses faveurs passées, et ces paroles, étouffées bien vite par une hauteur toute royale, n’en avaient pas moins fait jurer l’écho pudique du palais de madame de Maintenon.

On a vu que, dans toute sa conversation avec madame du Barry, le maréchal n’avait jamais effleuré le chapitre d’une connaissance de son neveu et de mademoiselle Lange. Ce silence, de la part d’un homme aussi habitué que le vieux duc à dire les choses du monde les plus difficiles, avait profondément surpris, et, faut-il le dire, inquiété la comtesse.

Elle attendait donc impatiemment M. d’Aiguillon pour savoir enfin à quoi s’en tenir, et si le maréchal avait été discret ou était ignorant.

Le duc entra.

Respectueux avec aisance et assez sûr de lui pour saluer entre la reine et la femme de cour ordinaire, il subjugua tout d’un coup, par cette nuance délicate, une protection toute disposée à trouver le bien parfait, et le parfait merveilleux.

M. d’Aiguillon prit ensuite la main de son oncle, qui, s’avançant vers la comtesse, lui dit de sa voix pleine de caresses :

— Voici M. le duc d’Aiguillon, madame ; ce n’est pas mon neveu, c’est un de vos serviteurs les plus passionnés que j’ai l’honneur de vous présenter.

La comtesse regarda le duc sur ce mot, et elle le regarda comme font les femmes, c’est-à-dire avec des yeux à qui rien n’échappe ; elle ne vit que deux fronts courbés respectueusement, et deux figures qui remontèrent calmes et sereines après le salut.

— Je sais, répondit madame du Barry, que vous aimez M. le duc, maréchal ; vous êtes mon ami. Je prierai monsieur, par déférence pour son oncle, de l’imiter en tout ce que son oncle fera d’agréable pour moi.

— C’est la conduite que je me suis tracée à l’avance, madame, répondit le duc d’Aiguillon avec une révérence nouvelle.

— Vous avez bien souffert en Bretagne ? dit la comtesse.

— Oui, madame, et je ne suis pas au bout, répondit d’Aiguillon.

— Je crois que si, monsieur ; d’ailleurs, voilà M. de Richelieu qui va vous aider puissamment.

D’Aiguillon regarda Richelieu comme surpris.

— Ah ! fit la comtesse, je vois que le maréchal n’a pas encore eu le temps de causer avec vous ; c’est tout simple, vous arrivez de voyage. Eh bien, vous devez avoir cent choses à vous dire, je vous laisse, maréchal. Monsieur le duc, vous êtes ici chez vous.

La comtesse, à ces mots, se retira.

Mais elle avait un projet. La comtesse n’alla pas bien loin. Derrière le boudoir, un grand cabinet s’ouvrait où le roi souvent, lorsqu’il venait à Luciennes, aimait à s’asseoir au milieu des chinoiseries de toute espèce. Il préférait ce cabinet au boudoir, parce que, de ce cabinet, on entendait tout ce qui se disait dans la chambre voisine.

Madame du Barry était donc sûre d’entendre de là toute la conversation du duc et de son neveu ; c’est de là qu’elle allait se former sur ce dernier une opinion irrévocable.

Mais le duc ne fut pas dupe, il connaissait une grande partie des secrets de chaque localité royale ou ministérielle. Écouter pendant que l’on parlait était un de ses moyens, parler pendant qu’on écoutait était une de ses ruses.

Il résolut donc, tout chaud encore de l’accueil que venait de faire madame du Barry à d’Aiguillon, il résolut de pousser jusqu’au bout la veine et d’indiquer à la favorite, sous bénéfice de son absence supposée, tout un plan de petit bonheur secret et de grande puissance, compliquée d’intrigues, double appât friand auquel une jolie femme, et surtout une femme de cour, ne résiste presque jamais.

Il fit asseoir le duc et lui dit :

— Vous voyez, duc, je suis installé ici.

— Oui, monsieur, je le vois.

— J’ai eu le bonheur de gagner la faveur de cette charmante femme qu’on regarde ici comme reine, et qui l’est de fait.

D’Aiguillon s’inclina.

— Je vous dis, duc, poursuivit Richelieu, ce que je n’ai pu vous apprendre comme ça en pleine rue, c’est que madame du Barry m’a promis un portefeuille.

— Ah ! fit d’Aiguillon, cela vous est bien dû, monsieur.

— Je ne sais pas si cela m’est dû, mais cela m’arrive, un peu tard, il est vrai. Enfin, casé comme je le serai, je vais m’occuper de vous, d’Aiguillon.

— Merci, monsieur le duc, vous êtes un bon parent, j’en ai eu plus d’une preuve.

— Vous n’avez rien en vue, d’Aiguillon ?

— Absolument rien, sinon de n’être pas dégradé de mon titre de duc et pair, comme le demandent messieurs du parlement.

— Vous avez des soutiens quelque part ?

— Moi ? Pas un.

— Vous fussiez donc tombé sans la circonstance présente ?

— Tout à plat, monsieur le duc.

— Ah çà ! mais vous parlez comme un philosophe… Que diable, aussi, c’est que je te rudoie, mon pauvre d’Aiguillon, et que je te parle en ministre plutôt qu’en oncle.

— Mon oncle, votre bonté me pénètre de reconnaissance.

— Si je t’ai fait venir de là-bas et si vite, tu comprends bien que c’est pour te faire jouer ici un bon rôle… Voyons, as-tu bien réfléchi parfois à celui qu’a joué pendant dix ans M. de Choiseul ?

— Oui, certes ; il était beau.

— Beau, entendons-nous, beau lorsque avec madame de Pompadour il gouvernait le roi et faisait exiler les jésuites ; triste, fort triste, lorsque, s’étant brouillé comme un sot avec madame du Barry, qui vaut cent Pompadour, il s’est fait mettre à la porte en vingt-quatre heures… Tu ne réponds pas ?

— J’écoute, monsieur, et je cherche où vous en voulez venir.

— Tu l’aimes, n’est-ce pas, ce premier rôle de Choiseul ?

— Certainement.

— Eh bien, mon cher ami, ce rôle, j’ai décidé que je le jouerais.

D’Aiguillon se tourna brusquement vers son oncle.

— Vous parlez sérieusement ? dit-il.

— Mais oui ; pourquoi pas ?

— Vous serez l’amant de madame du Barry ?

— Ah diable ! tu vas trop vite ; cependant je vois que tu m’as compris. Oui, Choiseul était bien heureux, il gouvernait le roi et gouvernait sa maîtresse ; il aimait, dit-on, madame de Pompadour… Au fait, pourquoi pas ?… Eh bien, non, je ne puis être l’amant aimé, ton froid sourire me le dit bien : tu regardes avec tes jeunes yeux mon front ridé, mes genoux cagneux et ma main sèche, qui fut si belle. Au lieu de dire, en parlant du rôle de Choiseul : « Je le jouerai », j’aurais donc dû dire : « Nous le jouerons. »

— Mon oncle !

— Non, je ne puis être aimé d’elle, je le sais, pourtant je te le dis… et sans crainte, parce qu’elle ne peut le savoir, j’aimerais cette femme par-dessus tout… mais…

D’Aiguillon fronça le sourcil.

— Mais ?… continua-t-il.

— J’ai fait un plan superbe ; ce rôle, que mon âge me rend impossible, je le dédoublerai.

— Ah ! ah ! fit d’Aiguillon.

— Quelqu’un des miens, dit Richelieu, aimera madame du Barry… Parbleu ! la belle affaire… une femme accomplie.

Et Richelieu haussa la voix.

— Ce n’est pas Fronsac, tu comprends : un malheureux dégénéré, un sot, un lâche, un fripon, un croquant… Voyons, duc, sera-ce toi ?

— Moi ? s’érria d’Aiguillon. Êtes-vous fou, mon oncle ?

— Fou ? Quoi ! tu n’es pas déjà aux pieds de celui qui te donne ce conseil ! quoi ! tu ne fonds pas de joie, tu ne brûles pas de reconnaissance ! quoi ! à la façon dont elle t’a reçu, tu n’es pas déjà épris… enragé d’amour ?… Allons ! allons ! s’écria le vieux maréchal, depuis Alcibiade, il n’y a eu qu’un Richelieu au monde, il n’y en aura plus… je vois bien cela.

— Mon oncle répliqua le duc avec une agitation, soit feinte, et en ce cas elle était admirablement jouée, soit réelle, car la proposition était nette ; mon oncle, je conçois tout le parti que vous pourriez tirer de la position dont vous me parlez ; vous gouverneriez avec l’autorité de M. de Choiseul, et je serais l’amant qui vous constituerait cette autorité. Oui, le plan est digne de l’homme le plus spirituel de la France ; mais vous n’avez oublié qu’une chose en le faisant.

— Quoi donc ?… s’écria Richelieu avec inquiétude : n’aimeraistu pas madame du Barry ? Est-ce cela ?… Fou ! triple fou ! malheureux ! est-ce cela ?

— Ah ! non, ce n’est pas cela, mon oncle, s’écria d’Aiguillon, comme s’il eut su que pas une de ses paroles ne devait être perdue ; madame du Barry, que je connais à peine, m’a semblé être la plus belle et la plus charmante des femmes. J’aimerais, au contraire, éperdument madame du Barry, je l’aimerais trop : ce n’est pas là la question.

— Où est-elle donc la question ?

— Ici, monsieur le duc ; madame du Barry ne m’aimera jamais, et la première condition d’une alliance pareille, c’est l’amour. Comment voulez-vous qu’au milieu de celle cour brillante, au sein des hommages d’une jeunesse fertile en beautés de tout genre, comment voulez-vous que la belle comtesse aille distinguer précisément celui qui n’a aucun mérite, celui qui déjà n’est plus jeune et que les chagrins accablent, celui qui se cache à tous les yeux, parce qu’il sent que bientôt il va disparaître ? Mon oncle, si j’avais connu madame du Barry au temps de ma jeunesse et de ma beauté, alors que les femmes aimaient en moi tout ce qu’on aime dans un jeune homme, elle aurait pu me garder à l’état de souvenir. C’est beaucoup ; mais rien, ni passé, ni présent, ni avenir. Mon oncle, il faut renoncer à cette chimère ; seulement, vous m’avez percé le cœur en me la présentant si douce et si dorée.

Pendant cette tirade, débitée avec un feu que Molé eût envié, que Lekain eût jugé digne d’étude, Richelieu se mordait les lèvres en se disant tout bas :

— Est-ce que le drôle a deviné que la comtesse nous écoutait ? Peste ! qu’il est adroit ! C’est un maître. En ce cas, prenons garde à lui !

Il avait raison, Richelieu ; la comtesse écoutait, et chacune des paroles de d’Aiguillon lui était entrée bien avant dans le cœur ; elle buvait à longs traits le charme de cet aveu, elle savourait l’exquise délicatesse de celui qui, même avec un confident intime, n’avait pas trahi le secret de la liaison passée, de peur de jeter une ombre sur un portrait encore aimé peut-être.

— Ainsi tu me refuses ? dit Richelieu.

— Oh ! pour cela, oui, mon oncle, car malheureusement je vois la chose impossible.

— Essaie, au moins, malheureux !

— Et comment ?

— Te voici des nôtres… tu verras la comtesse tous les jours : plais-lui, morbleu !

— Avec un but intéressé ?… non, non !… Si j’avais le malheur de lui plaire, avec cette amère pensée, je m’enfuirais tout au bout du monde, car j’aurais honte de moi-même.

Richelieu se gratta encore le menton.

— La chose est faite, se dit-il, ou d’Aiguillon est un sot.

Tout à coup on entendit un bruit dans les cours, et quelques voix crièrent : « Le roi ! »

— Diable ! s’écria Richelieu, le roi ne doit pas me voir ici, je me sauve.

— Mais moi ? dit le duc.

— Toi, c’est différent, il faut qu’il te voie. Reste… reste… et, pour Dieu, ne jette pas le manche après la cognée.

Cela dit, Richelieu se déroba par le petit escalier, en disant au duc :

— À demain.
TROISIÈME VOLUME
Chapitre LXIV. — Ce qui arriva à M. de Vauguyon, précepteur des enfants de France, le soir du mariage de Monseigneur le dauphin 
 xx
  1. Ô jeunesse, printemps de la vie !
  2. « Fais ce que tu fais. »