L’Encyclopédie/1re édition/VALEUR
VALEUR, PRIX, (Synonym.) le mérite des choses en elles-mêmes en fait la valeur, & l’estimation en fait le prix.
La valeur est la regle du prix, mais une regle assez incertaine, & qu’on ne suit pas toujours.
De deux choses celle qui est d’une plus grande valeur, vaut mieux, & celle qui est d’un plus grand prix, vaut plus.
Il semble que le mot de prix suppose quelque rapport à l’achat ou à la vente : ce qui ne se trouve pas dans le mot de valeur. Ainsi l’on dit que ce n’est pas être connoisseur que de ne juger de la valeur des choses que par le prix qu’elles coûtent. Girard. (D. J.)
Valeur des notes, en Musique, outre la position des notes qui en marque le ton, elles ont toutes quelque figure déterminée qui en marque la durée ou le tems, c’est-à-dire qui détermine la valeur de la note.
C’est à Jean de Muris qu’on attribue l’invention de ces diverses figures, vers l’an 1330. Cependant le pere Mersene, qui avoit lu les ouvrages de cet auteur, assure n’y avoir rien vu qui pût appuyer cette opinion. De plus, l’examen des manuscrits de musique du quatorzieme siecle qui sont à la bibliotheque du roi, ne portent point à juger que les diverses figures de notes qu’on y voit, fussent de si nouvelle invention. Enfin c’est une chose qui me paroît difficile à croire que durant trois cens ans & plus qui se sont écoulés entre Gui Aretin & Jean de Muris, la musique ait été entierement privée du rhythme & de la mesure, qui en font l’ame & le principal agrément.
Quoi qu’il en soit, il est certain que les différentes valeurs des notes sont de fort ancienne invention. J’en trouve dès les premiers tems de cinq sortes de figures, sans compter la ligature & le point. Ces cinq sont la maxime, la longue, la breve, la semi-breve & la minime. Toutes ces différentes notes sont noires dans les manuscrits de Guillaume de Machaut ; ce n’est que de plus l’invention de l’Imprimerie qu’on s’est avisé de les faire blanches, & ajoutant de nouvelles notes, de distinguer les valeurs par la couleur, aussi bien que par la figure.
Les notes, quoique figurées de même, n’avoient pas toujours une même valeur. Quelquefois la maxime valoit deux longues, ou la longue deux breves ; quelquefois elle en valoit trois, cela dépendoit du mode. Voyez Mode. Il en étoit de même de la breve par rapport à la semi breve, & cela dépendoit du tems. Voyez Tems ; & de même enfin de la semibreve par rapport à la minime, & cela dépendoit de la prolation. Voyez Prolation.
Il y avoit encore beaucoup d’autres manieres de modifier les différentes valeurs de ces notes par le point, par la ligature & par la position de la queue. Voyez Ligature, Point, Queue.
Les figures qu’on ajouta dans la suite à ces cinq premieres, furent la noire, la croche, la double-croche, la triple & même la quadruple croche ; ce qui feroit dix figures en tout : mais dès qu’on eut pris la coutume de séparer les mesures par des barres, on abandonna toutes les figures de notes qui valoient plusieurs mesures, comme la maxime qui en valoit huit, la longue qui en valoit quatre, & la breve ou quarrée qui en valoit deux ; la semi-breve ou ronde, qui valoit une mesure entiere, fut la plus longue valeur de note qui demeura en usage, & sur laquelle on détermina les valeurs de toutes les autres notes ; & comme la mesure binaire qui avoit passé longtems pour moins parfaite que la mesure à trois tems, prit enfin le dessus, & servit de base à toutes les autres mesures, de même la division soudouble l’emporta sur la division soûtriple qui avoit aussi passé pour la plus parfaite ; la ronde ne valut plus que quelquefois trois blanches, mais toujours deux seulement ; la blanche deux noires, la noire deux croches, & ainsi toujours dans la même proportion jusqu’à la quadruple croche, si ce n’est dans quelques cas d’exception où la division soûtriple fut conservée & indiquée par le chiffre 3 placé au-dessus ou au-dessous des notes. Voyez Planches & fig. les figures & les valeurs de toutes ces différentes especes de notes.
Les ligatures furent en même tems abolies, du moins quant aux changemens qu’elles produisoient dans les valeurs des notes. Les queues, de quelque maniere qu’elles fussent placées, n’eurent plus qu’un sens fixe & toujours le même ; & enfin la signification du point fut aussi bornée à valoir exactement la moitié de la note qui est immédiatement avant lui. Tel est l’état où les figures des notes ont été mises par rapport à la valeur, & où elles sont actuellement.
L’auteur de la dissertation sur la musique moderne trouve tout cela fort mal imaginé ; nous avons exposé au mot Note quelques-unes de ses raisons. (S)
Valeur, s. f. (terme de lettre-de-change.) ce mot signifie proprement la nature de la chose, comme deniers comptans, marchandises, lettres-de-change, dettes, &c. qui est donnée, pour ainsi dire, en échange de la somme portée par la lettre dont on a besoin. Ricard. (D. J.)
Valeur intrinseque, (Monnoie.) ce mot se dit des monnoies qui peuvent bien augmenter ou baisser suivant la volonté du prince, mais dont la véritable valeur ne dépend que de leur poids & du titre du métal. C’est toujours sur cette valeur intrinseque des especes qu’elles sont reçues dans les pays étrangers, bien que dans les lieux où elles ont été fabriquées, & où l’autorité souveraine leur donne cours, elles soient portées dans le commerce sur un pié bien plus fort ; mais c’est un mal de plus dans l’état. (D. J.)
Valeur, s. f. (Hydr.) la valeur des eaux est l’estimation de ce qu’elles peuvent produire en un certain tems. L’expérience y est plus nécessaire que la démonstration ; c’est elle qui a fait connoître ce que fournit par minute un ruisseau, une riviere, un pouce d’eau, une ligne ; c’est par son moyen qu’on sait qu’un muid d’eau contient 288 pintes mesure de Paris, & qu’on peut l’évaluer à 8 piés cubes valant chacun 36 pintes 8e de 288. (K)
Valeur, (Morale.) la valeur est ce sentiment que l’enthousiasme de la gloire & la soif de la renommée enfantent, qui non content de faire affronter le danger sans le craindre, le fait même chérir & chercher.
C’est ce délire de l’héroïsme qui dans les derniers siecles forma ces preux chevaliers, héros chers à l’humanité, qui sembloient s’être approprié la cause de tous les foibles de l’univers.
C’est cette délicatesse généreuse que l’ombre d’un outrage enflamme, & dont rien ne peut désarmer la vengeance que l’idée d’une vengeance trop facile.
Bien différente de cette susceptibilité pointilleuse, trouvant l’insulte dans un mot à double sens, quand la peur ou la foiblesse le prononce, mais dont un regard fixe abaisse en terre la vue arrogante, semblable à l’épervier qui déchire la colombe, & que l’aigle fait fuir.
La valeur n’est pas cette intrépidité aveugle & momentanée que produit le desespoir de la passion, valeur qu’un poltron peut avoir, & qui par conséquent n’en est pas une ; tels sont ces corps infirmes à qui le transport de la fievre donne seul de la vivacité, & qui n’ont jamais de force sans convulsions.
La valeur n’est pas ce flegme inaltérable, cette espece d’insensibilité, d’oubli courageux de son existence, à qui la douleur la plus aiguë & la plus soudaine ne peut arracher un cri, ni causer une émotion sensible : triomphe rare & sublime que l’habitude la plus longue, la plus réfléchie & la mieux secondée par une ame vigoureuse, remporte difficilement sur la nature.
La valeur est encore moins cette force extraordinaire que donne la vue d’un danger inévitable, dernier effort d’un être qui défend sa vie ; sentiment inséparable de l’existence, commun, comme elle, à la foiblesse, à la force, à la femme, à l’enfant, seul courage vraiment naturel à l’homme né timide. A votre aspect, que fait le sauvage votre frere ? il fuit. Osez le poursuivre & l’attaquer dans sa grotte, vous apprendrez ce que fait faire l’amour de la vie.
Sans spectateurs pour l’applaudir, ou au-moins sans espoir d’être applaudi un jour, il n’y a point de valeur. De toutes les vertus factices c’est sans doute la plus noble & la plus brillante qu’ait jamais pu créer l’amour propre ; mais enfin c’est une vertu factice.
C’est un germe heureux que la nature met en nous, mais qui ne peut éclore, si l’éducation & les mœurs du pays ne le fécondent.
Voulez-vous rendre une nation valeureuse, que toute action de valeur y soit récompensée. Mais quelle doit être cette récompense ? L’éloge & la célébrité. Faites construire des chars de triomphe pour ceux qui auront triomphé, un grand cirque pour que les spectateurs, les rivaux & les applaudissemens soient nombreux ; gardez-vous sur-tout de payer avec de l’or ce que l’honneur seul peut & doit acquitter. Celui qui songe à être riche, n’est ni ne sera jamais valeureux. Qu’avez-vous besoin d’or ? Un laurier récompense un héros.
Il s’agissoit au siege de *** de reconnoître un point d’attaque ; le péril étoit presque inévitable ; cent louis étoient assurés à celui qui pourroit en revenir ; plusieurs braves y étoient déjà restés ; un jeune homme se présente ; on le voit partir à regret ; il reste longtems ; on le croit tué ; mais il revient, & fait également admirer l’exactitude & le sang froid de son récit. Les cent louis lui sont offerts ; vous vous mocquez de moi, mon général, répond-il alors, va-t-on là pour de l’argent ? Le bel exemple !
Que l’on parcourre dans les fastes de l’histoire, les siecles de l’ancienne chevalerie, où tout jusqu’aux jeux de l’amour avoit un air martial ; où les couleurs & les chiffres de la maîtresse ornoient toujours le bouclier de l’amant ; où la barriere des tournois ouvroit un nouveau chemin à la gloire ; où le vainqueur aux yeux de la nation entiere recevoit la couronne des mains de la beauté ; qu’à ces jours d’honneur l’on compare ces tems d’apathie & d’indolence ; où nos guerriers ne souleveroient pas les lances que manioient leurs peres, on verra à quel point les mœurs & l’éducation influent sur la valeur.
La valeur aime autant la gloire qu’elle déteste le carnage ; cede-t-on à ses armes, ses armes cessent de frapper ; ce n’est point du sang qu’elle demande, c’est de l’honneur ; & toujours son vaincu lui devient cher, sur-tout s’il a été difficile à vaincre.
Du tems du paganisme elle fit les dieux, depuis elle créa les premiers nobles.
C’est à elle seule que semblera appartenir la pompe fastueuse des armoiries, ces casques panachés qui les couronnent, ces faisceaux d’armes qui servent de support aux écussons, ces livrées qui distinguoient les chefs dans la mêlée, & toutes ces décorations guerrieres qu’elle seule ne dépare pas.
Ces superbes priviléges, aujourd’hui si prisés & si confondus, ne sont pas le seul appanage de la valeur ; elle possede un droit plus doux & plus flatteur encore, le droit de plaire. Le valeureux fut toujours le héros de l’amour ; c’est à lui que la nature a particulierement accordé des forces pour la défense de ce sexe adoré, qui trouve les siennes dans sa foiblesse ; c’est lui que ce sexe charmant aime sur-tout à couronner comme son vainqueur.
Non contente d’annoblir toutes les idées & tous les penchans, la valeur étend également ses bienfaits sur le moral & sur le physique de ses héros ; c’est d’elle sur-tout que l’on tient cette démarche imposante & facile ; cette aisance qui pare la beauté ou prête à la disgrace un charme qui la fait oublier ; cette sécurité qui peint l’assurance intérieure ; ce regard ferme sans rudesse que rien n’abaisse que ce qu’il est honnête de redouter ; & la grandeur d’ame, & la sensibilité que toujours elle annonce, est encore un attrait de plus dont toute autre ame sensible peut malaisément se défendre.
Il seroit impossible de définir tous les caracteres de la valeur selon ceux des êtres divers que peut échauffer cette vertu ; mais de même que l’on peut donner un sens définitif au mot physionomie, malgré la variété des physionomies, de même peut-on fixer le sens du mot valeur, malgré toutes ces modifications.
Pour y parvenir encore mieux, l’on va comparer les mots bravoure, courage, & valeur, que l’on a toujours tort de confondre.
Le mot vaillance paroît d’abord devoir être compris dans ce parallele ; mais dans le fait c’est un mot qui a vieilli, & que valeur a remplacé ; son harmonie & son nombre le fait cependant employer encore dans la poésie.
Le courage est dans tous les événemens de la vie ; la bravoure n’est qu’à la guerre ; la valeur par-tout où il y a un péril à affronter, & de la gloire à acquérir.
Après avoir monté vingt fois le premier à l’assaut, le brave peut trembler dans une forêt battue de l’orage, fuir à la vue d’un phosphore enflammé, ou craindre les esprits ; le courage ne croit point à ces rêves de la superstition & de l’ignorance, la valeur peut croire aux revenans, mais alors elle se bat contre le phantome.
La bravoure se contente de vaincre l’obstacle qui lui est offert ; le courage raisonne les moyens de le détruire ; la valeur le cherche, & son élan le brise, s’il est possible.
La bravoure veut être guidée ; le courage sait commander, & même obéir ; la valeur sait combattre.
Le brave blessé s’enorgueillit de l’être ; le courageux rassemble les forces que lui laisse encore sa blessure pour servir sa patrie ; le valeureux songe moins à la vie qu’il va perdre, qu’à la gloire qui lui échappe.
La bravoure victorieuse fait retentir l’arène de ses cris guerriers ; le courage triomphant oublie son succès, pour profiter de ses avantages ; la valeur couronnée soupire après un nouveau combat.
Une défaite peut ébranler la bravoure ; le courage sait vaincre & être vaincu sans être défait ; un échec desole la valeur sans la décourager.
L’exemple influe sur la bravoure ; (plus d’un soldat n’est devenu brave qu’en prenant le nom de grenadier ; l’exemple ne rend point valeureux quand on ne l’est pas) mais les témoins doublent la valeur ; le courage n’a besoin ni de témoins ni d’exemples.
L’amour de la patrie & la santé rendent braves ; les réflexions, les connoissances, la Philosophie, le malheur, & plus encore la voix d’une conscience pure, rendent courageux ; la vanité noble, & l’espoir de la gloire, produisent la valeur.
Les trois cens Lacédémoniens des Termopiles, (celui qui échappa même) furent braves : Socrate buvant la ciguë, Regulus retournant à Carthage, Titus s’arrachant des bras de Bérénice en pleurs, ou pardonnant à Sextus, furent courageux : Hercule terrassant les monstres ; Persée délivrant Andromede ; Achille courant aux remparts de Troie sûr d’y périr, étonnerent les siecles passés par leur valeur.
De nos jours, que l’on parcourre les fastes trop mal conservés, & cent fois trop peu publiés de nos régimens, l’on trouvera de dignes rivaux des braves de Lacédémone ; Turenne & Catina furent courageux ; Condé fut valeureux & l’est encore.
Le parallele de la bravoure avec le courage & la valeur, doit finir en quittant le champ de bataille. Comparons à présent le courage & la valeur dans d’autres circonstances de la vie.
Le valeureux peut manquer de courage ; le courageux est toujours maître d’avoir de la valeur.
La valeur sert au guerrier qui va combattre ; le courage à tous les êtres qui jouissant de l’existence, sont sujets à toutes les calamités qui l’accompagnent.
Que vous serviroit la valeur, amant que l’on a trahi ; pere éploré que le sort prive d’un fils ; pere plus à plaindre, dont le fils n’est pas vertueux ? ô fils désolé qui allez être sans pere & sans mere ; ami dont l’ami craint la vérité ; ô vieillards qui allez mourir, infortunés, c’est du courage que vous avez besoin !
Contre les passions que peut la valeur sans courage ? Elle est leur esclave, & le courage est leur maître.
La valeur outragée se vange avec éclat, tandis que le courage pardonne en silence.
Près d’une maîtresse perfide le courage combat l’amour, tandis que la valeur combat le rival.
La valeur brave les horreurs de la mort ; le courage plus grand brave la mort & la vie.
Enfin, l’on peut conclure que la bravoure est le devoir du soldat ; le courage, la vertu du sage & du héros ; la valeur, celle du vrai chevalier. Article de M. de Pezay, capitaine au régiment de Chabot, dragons.